AU MONT-BLANC
LES «BEAUX PAYS»
Volumes parus dans cette collection:
Gabriel FAURE
AUX LACS ITALIENS
Henri FERRAND
GRENOBLE: Capitale des Alpes Françaises
Henri FERRAND
LA ROUTE DES ALPES
P. DEVOLUY & P. BOREL
AU GAI ROYAUME DE L'AZUR
Gabriel FAURE
AU PAYS DE St FRANÇOIS D'ASSISE
Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous pays, y compris la Hollande, la Suède,
la Norvège et le Danemark.
Copyright by B. Arthaud, 1924.
Editions J. Rey
Roger TISSOT
AIGUILLES—SOMMETS—VALLÉES ET GLACIERS
ASCENSIONS et EXCURSIONS
SPORTS D'HIVER
Préface de M. Léon Auscher,
Président du Comité de Tourisme en Montagne
du Touring-Club de France
Editions J. REY
GRENOBLE
JUSTIFICATION DU TIRAGE:
De cet ouvrage, le sixième paru dans la collection
"Les Beaux Pays", il a été tiré 20 exemplaires
sur Japon des Manufactures impériales numérotés de
1 à 20 et 480 exemplaires sur Hollande au
filigrane de la collection, numérotés de 21 à 500.
L'Édition anglaise de cet ouvrage est publiée
par Medici Society, Grafton Street, Londres.
Elle est vendue en France et en
Italie par les Éditions J. Rey.
Arrêtons-nous encore un peu, Hugues!
Il est si beau de se reposer sur la cime,
et, pour quelques instants de la vie,
parmi les nuages, rêver!
Guido Rey
«En cette saison d'automne, pleine de langueur, je suis revenu au Mont-Blanc...»
«Il est plus beau que jamais, avec son piédestal d'arbres roux, d'herbes brûlées, d'airelles rouges, qui fait à sa dalmatique de neige, une bordure de velours aux couleurs changeantes...»
C'est là le tableau inédit que nous brosse, de main de maître, l'alpiniste doublé d'un poète qu'est l'auteur de ce livre, Roger Tissot. Heureuse inspiration, grâce à laquelle nous allons parcourir la «Vallée des merveilles» alors que la montagne, solitaire de par le snobisme ou l'ignorance des foules, s'illumine du rutilant éclat de sa parure d'automne en attendant qu'elle s'ensevelisse sous la somptueuse hermine de ses neiges. Excellente propagande aussi, qui enseignera au peuple des touristes que l'Alpe n'est pas un spectacle fugace sur lequel le rideau tombe fin septembre pour ne se relever qu'à l'été suivant, mais que sa beauté est de toutes les saisons—de tous les instants, pourrait-on dire—et qu'à la voir dans le recueillement de la solitude, on est imprégné au maximum de sa grandeur.
Il était cependant difficile, et presque risqué, après tant d'illustres devanciers, d'écrire un livre sur le Mont-Blanc. Il y avait une certaine audace—et même une audace certaine—à aborder un sujet sur lequel les de Saussure, les Durier, les Bourrit, les Alexandre Dumas, les Whymper, les Mummery, les Javelle, les Vallot, les Henri Ferrand..., ont laissé si peu à glâner. Qu'il s'agisse de l'histoire ou de l'anecdote, de la science ou de la littérature, de l'alpinisme pur ou du tourisme, il semble que tout ait été dit sur le géant de nos montagnes. Ce n'est donc pas un des moindres mérites de Roger Tissot, que de nous avoir donné le régal d'une œuvre bien personnelle qui ne doit rien à quiconque et d'avoir su nous révéler un «Mont-Blanc inconnu», dont la lecture est d'un rare attrait.
Qu'après Henri Ferrand, Grenoblois de race comme lui, Roger Tissot ait subi l'attirance de Chamonix, de sa vallée et de son sublime encadrement de montagnes, cela démontre d'abord que les Dauphinois ne sont pas exclusifs, et qu'à côté des merveilles de leurs Alpes, ils savent l'hommage dû aux beautés d'ailleurs. Mais cela ne prouve-t-il pas aussi la hantise qu'exerce—même de loin—la montagne géante sur tous ceux dont elle enorgueillit l'horizon? Or, s'il est un ciel sur lequel, au cours des moindres promenades, surgisse—en un toujours émouvant effet de surprise—la masse blanche qui domine tous ses satellites de sa majesté [Pg 11] incontestée, c'est bien le ciel de Grenoble et l'on s'explique ainsi l'appel impérieux, l'attirance irrésistible qu'exerce sur des alpinistes d'élite le grand sommet savoyard.
Alpiniste d'élite, l'auteur l'est au premier chef. Il n'est pas que cela. Lettré subtil, avocat de valeur, il joint à la maîtrise de la plume et de la parole, le don de l'action. Cet ancien combattant de la grande guerre, que l'estime de ses compagnons d'armes a appelé à la présidence de leur groupement, a puisé ses qualités d'énergie et de courage dans la saine pratique des sports de la montagne. Militant fervent de l'alpinisme et des sports d'hiver, il fait partie de cette pléiade d'initiateurs dont l'incessante propagande a eu une telle portée sur le développement du tourisme dans notre pays. Fondateur avant la guerre du Ski Dauphinois, organisateur de multiples manifestations sportives et alpines, lauréat du Club Alpin pour un remarquable manuel de ski, il est, à l'heure actuelle, président de la jeune et active Fédération Alpine Dauphinoise. Il est peu de hauts sommets qu'il n'ait abordés et vaincus. Mais—comme on le constatera à maintes reprises à la lecture de ce beau livre—l'ardeur de la lutte n'a jamais étouffé en lui l'admiration du poète et de l'artiste pour les merveilles dont il faisait la conquête. Et c'est un des charmes de ses récits d'ascensions ou de promenades que cette spontanéité avec laquelle réagissent sur lui tous les éléments de beauté qui l'entourent. Certains effets descriptifs d'une rare puissance—comme l'épisode émouvant d'une ascension du Mont-Blanc sans guides, en pleine tempête—produisent [Pg 12] une sensation d'angoisse intense. Puis, ce sont des pages d'une émotion presque religieuse consacrées à la description de l'admirable glacier d'Argentière, et d'autres—l'ascension de la Dent du Géant—où l'alpiniste vibre tout entier, aussi bien de la joie de l'effort surhumain que de l'incomparable splendeur de ce qui l'entoure.
Remercions donc Roger Tissot de nous avoir donné ce livre: remercions aussi son éditeur de lui avoir fait un cadre digne de lui.
Notre regretté camarade Jules Rey avait eu pour ambition de créer à Grenoble un centre d'édition et de bibliophilie digne de la région Dauphinoise, et grâce à ses efforts, et au travail d'une laborieuse existence vouée à l'art et aux recherches, il avait eu la satisfaction de voir aboutir son intéressante tentative de décentralisation. Malgré les difficultés de sa tâche, son successeur a su la continuer, et le tourisme français lui est reconnaissant de son bel effort de vulgarisation. Ce sont de bons serviteurs de leur pays—auteur et éditeur—que ceux qui se vouent à la noble tâche de le faire connaître et aimer.
Le succès couronnera donc ce livre. Puisse-t-il inciter les touristes à ne pas limiter à la courte saison d'été leur séjour en montagne. Elle est belle et accueillante toujours, et c'est travailler à la prospérité de la France, soutenir les courageux efforts de nos montagnards et lutter contre la dépopulation de nos vallées, que d'assurer à nos plus beaux sites ce regain de visiteurs qui leur a trop manqué jusqu'ici. En concluant ainsi, je suis certain de répondre au patriotique désir de l'auteur.
Léon Auscher,
Président du Comité de Tourisme en Montagne
du Touring-Club de France.
L'Envoûtement des cimes
Les portes de la montagne
m'ouvrent une vie nouvelle
qui n'aura pas de fin.
Ruskin.
J'ai voulu revoir la vallée de Chamonix. Est-ce bien «revoir» qu'il faut dire? Je l'avais traversée jadis en alpiniste toujours pressé: ou bien je cherchais les cimes et n'avais d'yeux que pour elles; ou bien je me hâtais vers le train du retour, l'esprit trop plein de la féerie des monts pour prêter attention aux choses de la vallée. Je me souciais fort peu d'ailleurs, de me mêler à la foule élégante des citadins, qui chaque année se pressent au pied des cimes éminentes sans les désirer. A vingt [Pg 14] années de distance, le même désir de ne point coudoyer les profanes de la montagne persiste et c'est pour fuir cette foule bruyante et sans cesse renouvelée que j'ai voulu visiter Chamonix à l'arrière-saison. Dans la bourgade déserte, je veux être seul avec la vieille race celte, qui à travers les siècles se perpétue à l'ombre des monts.
En fermant les yeux, je revois l'éblouissement des jours d'été, l'ardeur des chauds après-midi de juillet: sous le soleil éclatant, les roches brûlent, les glaciers brillent d'un éclat insupportable; les paupières mi-closes, papillotent sous le jet de lumière ardente que renvoie la neige; dans le ciel resplendissant, la Coupole terminale scintille et paraît seule capable de résister à l'anéantissement de fournaise sous lequel la vallée halète et semble mourir.
A regret j'ouvre les yeux encore éblouis par la vision de la magie estivale. Aujourd'hui, c'est un après-midi d'automne à son début, une légère brume tamise les rayons du soleil. Et tandis que le train s'élève au-dessus de la plaine des Fins, qui prolonge celle d'Annecy vers La Roche-sur-Foron, je regarde surgir peu à peu dans les lointains voilés [Pg 15] d'une buée violacée les cimes immatérielles des montagnes amies de cette Savoie si bien décrite par P. Guiton dans son livre: «Au cœur de la Savoie» [1].
[1] Voir P. Guiton «Au Cœur de la Savoie.» Collect. des Beaux Pays.
Ce n'est plus le midi chanteur et provocant où la nature pantelait n'ayant plus qu'un souffle, où les cultivateurs accablés sommeillaient dans l'ombre bleue des arbres; où le grand soleil éclatant et pur répandait dans les vallons les plus encaissés son torrent de lumière.
Maintenant les fruits mûrs pendent sous l'or roux des feuilles d'automne; dans les champs les enfants jouent, profitant des derniers beaux jours; sous un ciel de gaze bleu tendre, une mélancolie enveloppe toute la nature. On sent comme un regret du passé et une crainte mal définie de l'hiver.
D'un œil distrait, je suis sous les feuilles rouges, un torrent qui coule rapide, dans son lit étroit; les [Pg 16] flots se précipitent, pressés de gagner la plaine avant que l'hiver ne les emprisonne dans l'immobilité des glaciers, dans le grand silence des espaces déserts.
Immobilité, silence! Les glaciers que j'ai parcourus naguère avec tant de joie seraient-ils l'image de la mort? Faut-il donc penser avec Chateaubriand que «c'est la jeunesse de la vie, que ce sont les personnes, qui font les beaux sites?»
L'émotion avec laquelle je revois de la gare de La Roche-sur-Foron le sommet neigeux du Buet, au fond de la vallée de l'Arve, me démontre bientôt que la splendeur des monts n'est pas un simple état d'âme.
A Sallanches, je me demande comment j'ai pu être assailli d'un pareil doute, comment j'ai pu dans un moment d'oubli, ne plus me souvenir des nuits passées à la belle étoile, au bord des glaciers, à écouter le mugissement des cascades qui s'atténue vers le matin, le fracas des pierres dans les crevasses, les craquements sourds par lesquels le glacier accompagne sa marche irrésistible, tous ces bruits par lesquels se manifeste sa calme activité.
Sallanches est, avec le site délicieux de Combloux récemment aménagé par la Compagnie des chemins de fer P.L.M., un des points les plus favorables d'où l'on puisse embrasser le massif du Mont-Blanc dans son ensemble. La cime [Pg 17] apparaît encadrée par les gigantesques sommets qui lui font un merveilleux cortège. A gauche, c'est l'entassement prodigieux des Aiguilles proprement dites; à droite se succèdent, harmonieusement espacés, les sommets plus majestueux du Dôme et de l'Aiguille du Goûter, les Aiguilles de Bionnassay, de Miage et de Trelatête.
«Qu'il est difficile, disait Victor Hugo, de ne point éprouver quelque profonde émotion lorsque par une belle matinée d'août, en descendant la pente sur laquelle Sallanches est assise, on voit se dérouler devant soi cet immense amphithéâtre de montagnes toutes diverses de couleur, de forme, de hauteur et d'attitude.»
Mais l'apparition n'est que de courte durée; aussitôt Sallanches quittée, à mesure qu'on s'avance dans la direction de Saint-Gervais, le Mont-Blanc rentre sous terre. Du Fayet, il n'est pas visible: la vue se heurte à la chaîne du Reposoir, aux à pics de l'Aiguille de Varens et du désert de Platé. Cependant, fait observer Charles Durier, «la pitoyable nature a prodigué des dédommagements au Fayet-Saint-Gervais». Trois sources d'eaux thermales, qui sourdent dans la gorge du Bas-Nant, attirent les valétudinaires. Un climat plus doux que celui de Chamonix, [Pg 18] y rend le séjour particulièrement agréable, à ceux qui supportent mal l'air rude de la montagne et ses environs offrent au touriste une diversité très remarquable de promenades délicieuses. C'est le lieu de prédilection des promeneurs, où s'attardent indéfiniment dans les douceurs d'une vie facile et luxueuse, ceux qui n'ont pas la hantise des monts et de la nature farouche.
Et c'est peut-être précisément parce que la nature y est trop riante et trop accessible, que délaissant le Fayet-Saint-Gervais, l'alpiniste préfère pousser plus au cœur de la montagne.
D'autres sommets que celui du Mont-Blanc le tentent en effet: les objets de ses convoitises, ce sont toutes ces aiguilles aériennes, tous ces monolithes qui dominent la vallée de l'Arve, cimes altières qui présentent, dit Guido Rey, «l'aspect d'une cité fantastique, ceinte d'inaccessibles murailles, couronnée de clochers, flèches et clochetons qui se profilent nettement sur le ciel d'une couleur de brique ancienne dorée par des siècles de soleil».
Saint-Gervais est trop loin de cette «cité de songe» pour ceux dont le but n'est pas la cime la plus élevée, «mais la plus difficile».
Depuis la création de la Route des Alpes, Saint-Gervais est devenu l'un des plus importants centres de cet admirable parcours: située à la sortie du magnifique trajet du Col des Aravis, il est le point de bifurcation d'où les cars gagnent Évian ou Chamonix.
Du Fayet-Saint-Gervais à Chamonix la différence de niveau est de près de 500 mètres; l'Arve la franchit avec impétuosité dans sa descente irrésistible vers la plaine. Le chemin de fer électrique en remonte le cours, tantôt sous la pierre par des tunnels, tantôt au-dessus du torrent, par d'impressionnants viaducs.
Peu après avoir dépassé Servoz, de magnifiques échappées sur l'aiguille du Goûter font pressentir l'approche de la terre promise. On y pénètre enfin par le tunnel de la cascade.
La vallée de Chamonix! Que de souvenirs s'attachent à cet étroit couloir serré entre le Mont-Blanc et le Brévent, qui s'étend de l'est à l'ouest sur 23 kilomètres, du col de la Voza au col de Balme. Quelle fascination n'a-t-elle point exercée depuis l'époque lointaine où le Mont-Blanc s'appelait déjà dans les anciens textes «rupes quae vocatur Albae».
Et depuis sa révélation, que de visites et que d'hommages rendus au petit village savoyard isolé du reste du monde dans le «campus munitus» d'où il tirera son nom.
A l'origine, c'est l'incertitude. Tout ce que l'on peut affirmer, à la suite de Charles Durier, c'est qu'un peuple d'origine celtique a vécu à l'ombre du grand Mont. Puis une pierre plate, de forme régulière, trouvée dans le vallon marécageux de Larioz, portant une inscription romaine et une date précise, permet de penser qu'il y a dix-huit siècles, la vallée de Chamonix avait connu la civilisation gallo-romaine. Et c'est à nouveau le silence jusqu'au XIe siècle. Alors pour nous, commence l'histoire. On sait, en effet, par un acte en date du pontificat d'Urbain II que le comte Aymar de Genève, concéda au Prieuré qu'avaient fondé les Bénédictins de Saint-Michel-de-Cluze «toute l'étendue du pays comprise entre le torrent de la Diosaz, le Mont-Blanc et le Col de Balme».
Édouard Wymper raconte dans son guide de Chamonix et du Mont-Blanc
[Pg 21]
[Pg 22]
ce que furent les siècles qui suivirent cette donation. Les hommes
libres qui peuplaient cette vallée «n'étaient guère mieux traités que des
esclaves, de temps à autre, ils étaient brûlés au pilori pour leur bonheur
futur et pour le bénéfice immédiat du Prieuré».
Si l'on en croit le même auteur, les rudes montagnards n'auraient pas supporté facilement cette oppression.
De telles idées d'indépendance peuvent surprendre chez ces montagnards vivant isolés dans leur vallée.
C'est à la neige qu'ils les devaient? Cette neige ennemie, qui recouvrait leurs pâturages durant de longs mois, les avait poussés, en effet, à chercher en dehors de leur vallée natale dans des régions moins ingrates, un supplément de ressources. Dès une période reculée, ils prirent l'habitude de s'expatrier en France, en Allemagne et en Italie. Chaque année, ils vont louer leurs services. Ils exportent aussi les produits de [Pg 23] la vallée: à travers les cols ils font un important trafic de miel et de fromages.
En échange de leurs services et de leurs produits, ils rapportent au pays natal non seulement de l'argent, mais des idées. C'est ce qui frappera le plus les premiers visiteurs de Chamonix vers le milieu du XVIIIe siècle: là, où ils ne croyaient trouver que l'ignorance et la misère, ils constateront avec stupéfaction l'aisance et l'instruction.
C'est grâce au développement intellectuel et moral de ses habitants que Chamonix pourra recevoir ses premiers hôtes, sans les rebuter.
Mais Chamonix ne sera pas seulement apte à recevoir ses visiteurs. Il sera à même de leur fournir des guides. Ses chasseurs de bouquetins et [Pg 24] de chamois ont, en effet, mille fois parcouru les roches avoisinantes; de leur côté les chercheurs de cristaux ont poussé leurs investigations sur les hauteurs, dont ils ont en certains points aménagé l'accès. Chasseurs et chercheurs apparaîtront donc aux premiers visiteurs, comme des hommes nés pour les guider dans la montagne. La destinée de Chamonix allait se réaliser d'elle-même: la montagne avait enfanté ceux qui allaient la vaincre.
Le premier amant qui se présente
est un gentilhomme anglais de 23 ans:
William Windham. De Genève, où il
séjourne en 1741, il a été séduit par
l'éclat «des glacières du Faucigny» qu'il
apercevait des bords du lac, resplendissants
dans l'azur du ciel. «Il est[Pg 25]
[Pg 26]
vraiment dommage, s'était-il dit, qu'une si grande merveille ne soit
pas connue.» Et il était venu à elle insouciant des dangers que les prudents
Genevois lui avaient signalés, et malgré «la terrible description
qu'on lui avait faite». Il met trois jours pour atteindre Chamonix. Le
quatrième jour, guidé par des paysans, des chasseurs et des «crystalliers»
il gagne le Montenvers par un sentier, qui déjà à cette époque
avait été ouvert, et que l'on appelait le sentier des crystalliers. Il atteint
la partie inférieure du glacier de Tacul, qui portera plus tard le nom de
Mer de glace, et après avoir séjourné une demi-heure sur cette glace qu'il
compare à un lac subitement figé, il gagne Chamonix, puis Genève déclarant
«sa curiosité pleinement satisfaite».
Mais en satisfaisant sa curiosité Windham a surexcité celle de ses contemporains. Le compte rendu qu'il en écrit a un retentissement indéniable.
Le courant de visiteurs ne va d'ailleurs pas s'établir immédiatement, car Windham n'avait été qu'un curieux: il lui manquait l'enthousiasme [Pg 27] qui fait les apôtres et qui donne à ceux-ci le pouvoir d'entraîner les foules. Aussi pendant vingt ans le nombre des visiteurs de Chamonix est assez réduit.
Cependant l'époque de la révélation approche; les temps sont révolus. Ils sont marqués par la venue de Horace Bénédict de Saussure et de Marc Théodore Bourrit. Le premier, professeur à l'Académie de Genève; le second, artiste peintre et chantre à l'église cathédrale. Tous deux avaient un tel désir de réussite, qu'il serait difficile de discerner le plus enthousiaste, si Saussure n'avait lui-même déclaré: «M. Bourrit mettait encore plus d'intérêt que moi à la conquête du Mont-Blanc.»
Leur passion n'est d'ailleurs point jalouse des concurrents. Ils ne vont pas à la montagne comme à une course ou à un pari; ils vont à elle simplement, parce qu'elle les attire l'un par l'intérêt scientifique, l'autre par l'intérêt artistique. Durant vingt-sept années, Bourrit et Saussure vont tenter l'ascension par les voies les plus diverses. Les phases de cet assaut, décrites avec fougue par Bourrit, dépeintes avec une précision, qui n'est point exempte de poésie par Saussure, auront un énorme [Pg 28] retentissement dans le monde. L'opinion publique va suivre les péripéties de cette lutte et s'y intéresser à tel point, qu'au lendemain de sa conquête, le nom du Mont-Blanc était sur toutes les bouches.
A vrai dire, les premiers visiteurs qu'attire la victoire définitive ne dépassent guère le Montenvers; il est le belvédère d'élection où viennent prendre contact avec la montagne, les souverains, les poètes, les écrivains, les savants et la foule. Bientôt l'affluence est telle que Bourrit songe à aménager le Montenvers.
Dès 1795, un édifice est terminé: il est dédié à la «Nature». Désormais le Montenvers est aménagé; il est accommodé au goût du jour, il va être à la mode.
Le Mont-Blanc reçoit alors les visites des plus illustres personnages. C'est d'abord, en 1779 celle de Gœthe, accompagné du duc de Weimar. Lui aussi est séduit par la beauté du spectacle. C'est le 4 novembre à la nuit, qu'il entre dans la vallée: «Nous remarquâmes, dit-il, au-dessus de la montagne, à droite, devant [Pg 29] nous, une lumière que nous ne pouvions expliquer. La beauté de ce spectacle était tout à fait extraordinaire.»
Chateaubriand y vient à son tour, en 1805. Seul dans le concert des admirateurs, il donne une note discordante. «Ceux, dit-il, qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers, sont plus heureux que moi, mon imagination n'a jamais pu découvrir ces trésors... quant au voyageur de la vallée de Chamonix, c'est en vain, qu'il attend ce brillant spectacle. Il voit comme du fond d'un entonnoir au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur, sans couchant et sans aurore; triste séjour où le soleil jette à peine un regard, à midi, par-dessus une barrière glacée.»
Un pareil jugement devait rester sans écho: il sera d'ailleurs très vivement critiqué par la suite. Vingt ans plus tard, Victor Hugo devait lui donner le plus éclatant démenti: il trouvera que la vallée de Chamonix est «un temple», le glacier des Bossons «une ville d'obélisques, de cippes, de colonnes et de pyramides».
Alexandre Dumas, George Sand, Napoléon III, Tyndall, Pasteur [Pg 30] viennent tour à tour attirés, les uns par la curiosité, les autres par leurs recherches scientifiques.
Théophile Gautier arrive en mai 1868, rendre au Mont-Blanc l'hommage que lui doit la littérature; il décrit en de belles pages, l'impression qu'il ressentit au débouché de la vallée de Magland: «Le Mont-Blanc se découvrit soudain à nos regards, et nous eûmes en ce moment la sensation complète du beau, du grand, du sublime.»
La littérature contemporaine ne lui consacre pas seulement des articles; mais elle le prend comme un des éléments de l'action de ses romans avec l'«Alpe Homicide», avec «Tartarin sur les Alpes». La mode si capricieuse et si changeante pour une fois est fidèle et se fixe: le Mont-Blanc reste à la mode. Pour le public, un voyage à Chamonix s'impose comme une convenance mondaine; pour les alpinistes, le Mont-Blanc est un sommet qu'il faut avoir «fait»; pour les amateurs d'alpinisme acrobatique, les Aiguilles du Mont-Blanc sont une consécration.
Près de deux siècles se sont écoulés depuis le jour où la lumineuse coupole haussée par-dessus les montagnes, fit à ses premiers amants le [Pg 31] signe fatidique. Ils sont venus à elle fascinés, et lui ont consacré la plus grande partie de leur existence, leur art, leur énergie, leur science. D'autres leur ont succédé, certains lui ont sacrifié leur vie; qu'importe, d'autres sont venus, et la foule de ses admirateurs croît chaque jour.
C'est que chaque saison révèle quelque beauté nouvelle. Après la conquête du sommet ce furent les cols qui tentèrent les explorateurs, puis les aiguilles fantastiques; enfin les «minces esquilles de roc» se révélèrent plus attirantes encore.
L'art de conquérir les cimes a évolué à mesure que les pointes à conquérir étaient plus inaccessibles. L'homme s'est haussé à la grandeur des difficultés.
Qu'importe la position du corps, pourvu qu'il adhère à la muraille; qu'importent les mains déchirées pourvu qu'elles tiennent la prise; qu'importe la morsure du gel si elle ne fait pas ouvrir les doigts: petites souffrances qui passent inaperçues dans l'ardeur de l'assaut violent, oubliées dans les joies d'un retour victorieux, blessures glorieuses qui en prouvant l'âpreté de la lutte, exaltent l'importance de la victoire.
Lorsque le Mont a étendu sa grande ombre envahissante sur l'âme de l'alpiniste, celui-ci ne peut résister à l'envoûtement. Malgré l'angoisse des positions vertigineuses le long des parois abruptes, il revient à la montagne. Dans les dures épreuves des couloirs glacés, des escarpements effroyables, il est tenté de faire le même vœu que Tonia de Maurin des Maures: «Bouan Dioù, bouano mère! que l'ooublidi.» Mais le Mont est là qui l'attire invinciblement.
Et c'est pourquoi, subissant le sort commun de mes frères de la montagne, en cette saison d'automne pleine de langueur, je suis revenu au Mont-Blanc.
Il est plus beau que jamais avec son piédestal d'arbres roux, d'herbes brûlées, d'airelles rouges, qui fait à sa dalmatique de neige une bordure de velours aux couleurs changeantes. Mais l'homme ingrat l'a déserté: partout on ferme; le funiculaire du glacier de Bionnassay ne monte plus aux flancs du Mont-Lachat; le Montenvers est clos; clos aussi le refuge du col du Bonhomme; clos le chalet de Lognan. Et cependant! que de courses sont encore praticables; que de féeries se jouent encore, sur les monts, avant que commence le grand drame silencieux de l'hiver!
Vallée
Pour eux aussi refleurissaient
les prairies et se doraient les
moissons.
Guido Rey.
Il faudrait la fine et précise observation d'un Devambez pour dépeindre toutes les choses menues que l'alpiniste, du haut des Aiguilles, aperçoit au fond de la vallée lilliputienne: les petites maisonnettes, disposées avec grâce sur les prairies vert tendre, les petits traits blancs qui relient les villages comme avec des rubans de poupées, le petit train mécanique, le filet d'eau capricieux de l'Arve, les arbres minuscules groupés en petits bois, les imperceptibles pucerons roux qui se déplacent lentement dans des pâturages de rêves enfantins, portant d'invisibles clochettes dont le son grêle se répercute et monte comme une lointaine [Pg 34] musique de nains. Toutes les couleurs, toutes les teintes sont fraîches, comme si le peintre venait de donner son dernier coup de pinceau.
Comme tout cela respire l'ordre, l'harmonie, l'aisance! Rien ne permet de penser avec Chateaubriand que c'est là «un triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi, par dessus une barrière glacée». Demandez aux habitants des villages qui se succèdent au bord de l'Arve, depuis le Col de Voza jusqu'au Col de Balme, à ceux des Houches, des Bossons, ou de Chamonix, à ceux des Praz, des Tines ou d'Argentière, s'ils «se regardent comme en exil»? Tout le passé se dresserait contre une pareille pensée.
Avant l'invasion pacifique des touristes, qui en amenant la richesse a stabilisé la population, les Chamoniards émigraient pour gagner quelque argent, puis les économies réalisées, ils revenaient à la terre de leurs aïeux, à l'ombre des grands pics, appelés par eux. Sans regret, ils quittaient la riante Italie, ou la belle terre de France, pour regagner leur vallée. Et pourtant! ils avaient goûté d'une civilisation différente, d'une [Pg 36] existence nouvelle; ils avaient vu les merveilles des villes, les magasins magnifiques, la vie facile.
Mais tout cela ne valait pas pour eux, l'éblouissement des midis ensoleillés dans l'atmosphère transparente, ni la montée de l'air brûlant qui, en août, fait vaciller les glaciers, ni même ces heures exquises où la neige redoutable, fondant sous les brises chaudes du printemps, se mue en mille petits ruisseaux qui dansent et chantent au soleil, sur les pentes, entre les racines des mélèzes et des bouleaux.
D'ailleurs leur vallée n'est point pauvre. Au printemps, suivant
l'effort du vent, d'innombrables arbres
fruitiers effeuillent sur les jardins et
les prés, leurs pétales blancs comme
une légère neige d'arrière saison. A
l'époque de la miellée, c'est un bourdonnement
continu d'abeilles affairées,
apportant aux ruches symétriquement
disposées, le butin[Pg 37]
[Pg 38]
qu'elles sont allées dérober
aux fleurs jusqu'à
la limite des glaciers.
Dans les prairies
et les alpages,
sur les plateaux, graves
et solennelles, les
vaches se gorgent
d'herbe parfumée;
dans les rochers les
chèvres, cabriolent au
soleil. L'orge et les
pommes de terre germent
rapidement dans
la terre fertilisée par
les apports des glaciers.
Terre vraiment sainte, conquise sur le torrent, la forêt et la montagne, par le travail millénaire de la race on la transporte depuis des siècles à dos d'homme, dans de grandes hottes d'osier en forme d'amphore, pour la placer sur le banc de rocher le plus ensoleillé. Chaque hiver la neige l'entraîne avec elle, dans son avalanche vers les bas-fonds, mais chaque printemps, l'homme avec cette obstination farouche que seul possède le montagnard, la recharge dans sa hotte et la remonte. Curieux spectacle pour le touriste que celui de ce geste ancestral, par lequel le paysan, d'un pas lent et assuré, va, sûr de lui, par les rochers et les fondrières, portant sur son dos l'espoir des moissons futures.
Non, la montagne n'est pas une marâtre, à ceux qui l'aiment assez pour vivre en elle de sa vie.
Et l'hiver! Lorsqu'arrive son cortège de gel et de bises, dans le repos forcé, c'est la douce intimité de la maison étanche, tiédie par les bûches de sapin, abattues durant la saison favorable. Dehors, tandis que les blancs flocons tombent continûment, dans la grande paix, noyant palissades et rochers sous un froid manteau, c'est le grand silence, rompu seulement par intervalle par les sonnailles assourdies des bêtes, qui reposent dans l'étable proche. Journées monotones où se redisent cent fois les prouesses accomplies sur les Aiguilles durant l'été; longues soirées douces où l'on se réunit autour du foyer entre voisins, où l'on chante ces lentes mélopées, qui vibrent de toute la rude nature alpestre, ces chants que les montagnards, dit Guido Rey, ont appris «du vent qui siffle à travers les fentes des roches et du torrent qui mugit au fond de la vallée». Puis la soirée terminée de bonne[Pg 40] heure, c'est le retour hâtif à travers la nuit glaciale, infiniment limpide, sur la neige tassée qui crisse sous les pas, vers la maison qui dort sous la lune, avec son balcon de bois et ses larges auvents.
Le village des Ouches, première commune que l'on traverse après avoir franchi le Col de Voza en venant de Saint-Gervais, représente bien le type parfait du village de la vallée de Chamonix. Un tout petit groupe de maisons serrées autour du clocher blanc, puis, épars le long des pentes jusqu'à mi-hauteur du col, toute une série de chalets. Les Ouches! c'est la porte d'entrée de la vallée. Le paysage, sauvage jusque là, devient infiniment gracieux et varié. Les hameaux succèdent aux hameaux, toujours pittoresques, avec leurs noms rappelant les accidents du sol, assortis avec les glaciers; c'est la Griaz, c'est au Pont, c'est au Cret, c'est Vers-le-Nant, c'est Taconnaz, ce sont les Bossons.
Chamonix! «Aucune localité du monde, dit encore Guido Rey, ne fut peut-être plus célébrée par les voyageurs, les romanciers et les poètes, davantage reproduite par les peintres et les photographes. Ce fut la conquête du Mont-Blanc qui rendit d'abord célèbre le petit village savoyard; puis ses maisonnettes blanches aux toits d'ardoise luisant parmi les frondaisons de pins, virent méditer Byron et Shelley, Chateaubriand et Théophile Gautier, Alexandre Dumas converser avec l'humble montagnard qui avait gravi le sommet le plus élevé d'Europe... Aujourd'hui le mont n'a plus de mystères, sur ses pentes sont disséminés [Pg 41] d'hospitaliers refuges et la cime est devenue un observatoire astronomique. Le petit Chamonix est maintenant un élégant rendez-vous cosmopolite». Par une singulière destinée, le vieux Prieuré aura cette particularité d'être toujours trop petit pour contenir la foule sans cesse croissante des visiteurs, au nombre de 200.000 environ chaque année. Les auberges se sont multipliées, elles n'ont point été en nombre suffisant; elles se sont agrandies et elles se sont révélées encore trop exiguës; les palaces leur ont succédé avec leurs nombreuses chambres, et leurs innombrables fenêtres n'ouvrent pas encore assez de vues sur la chaîne du Mont-Blanc.
Bien que Chamonix soit un petit chef-lieu de canton de trois mille habitants seulement, sa propreté, son luxe, l'importance des magasins qui bordent ses deux rues principales, lui donnent le droit de revendiquer le nom de ville.
Le tour en est vite fait, car deux rues seulement sont à parcourir: la rue Nationale, orientée dans le sens de la vallée parallèlement à l'Arve, et l'avenue de la Gare, perpendiculaire à la rue Nationale. Cette dernière, de construction plus récente, donne à Chamonix son air de ville, avec ses magasins élégants et modernes, son jardin public et ses salons de thé.
Si quelques instants suffisent pour parcourir Chamonix, il faudrait des mois pour visiter ses environs: c'est que nulle ville au monde n'est ceinte d'une aussi belle couronne d'aiguilles cravatées de glaces, et de dômes neigeux.
Sur la rive droite de l'Arve s'étend la belle zone cristalline de roches granitiques et de schistes houillers qui forme les sommets du Brévent et des Aiguilles Rouges. Cette magnifique muraille de 3000 mètres d'altitude, en tout autre lieu du monde serait vouée à l'admiration des touristes, [Pg 43] mais, en cette région où tout est gigantesque, elle est réduite au rôle de simple belvédère d'où l'on va contempler le Mont-Blanc.
En face, sur la rive gauche, l'imposant massif des Aiguilles et du Mont-Blanc écrase tout par sa masse énorme et ses sept langues de glace qui descendent jusque dans la vallée de Chamonix.
Dans ces deux chaînes parallèles, que de promenades, que de courses, que d'escalades, aussi diverses d'aspect que de durée et de difficulté! Tout chemin conduit à une merveille.
Disposez-vous d'une heure? Sortez de Chamonix à côté de l'Hôtel Beau-Site, suivez la route de Sallanches entre les jardins coquettement tenus et les prairies émaillées de fleurs, une demi-heure de flânerie vous conduira jusqu'à une boucle[Pg 44] de l'Arve; derrière une haie de peupliers, scintille une nappe claire et limpide, où se mirent les monts avoisinants: c'est le lac des Gaillards avec ses deux vasques, séparées par une bande pierreuse; deux vasques jumelles qui ont la coquetterie de n'être pas semblables: l'une est assombrie par des herbes, l'autre est toute brillante des clartés d'une eau limpide dormant sur un fond de sable blanc.
Si le temps maussade n'encourage pas à s'élever sur les hauteurs et ne se prête pas aux vues panoramiques, descendez le cours de l'Arve, gagnez Servoz et de là, remontez les fameuses gorges de la Diosaz, sauvages à souhait; ne manquez pas de goûter aux fameuses écrevisses qui gîtent sous les roches.
Peut-être serez-vous attiré dans la direction du Mont-Blanc,
vers le glacier des Bossons, dont on voit la croupe
à travers les sapins. Traversez alors l'Arve par les hameaux
des Praz-Conduits, des Barats, et des Tissours,
gagnez la forêt. En une demi-heure par des sentiers
faciles et bien jalonnés, vous aurez atteint le torrent
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des Tissours. Traversez-le; bientôt vous entendrez mugir la cascade du
Dard avec ses deux chutes de treize et cinquante mètres. Puis, vous
n'aurez que l'embarras du choix: Pierre Pointue sur la route du
Mont-Blanc avec son interminable montée en forêt, ou le glacier des
Bossons. Décidez-vous pour ce second itinéraire—puisque vous vous
promenez seulement—prenez à droite, descendez sur le hameau des
Pèlerins et bientôt vous saluerez à l'entrée du village la maison de
Jacques Balmat, le vainqueur du Mont-Blanc. Vous regagnerez Chamonix
à travers champs, en écoutant le concert continu des cloches et clochettes.
Dans la chaîne du Brévent et des Aiguilles Rouges les excursions sont innombrables, par des sentiers en lacets sous les grands sapins: promenade exquise de deux heures, qui vous paraîtront deux minutes, à travers bois, jusqu'au plan des Chablettes; promenade de Planpraz dont l'amorce se trouve derrière la petite église de Chamonix.
Le fond de la vallée même de Chamonix offre une promenade délicieuse aux visiteurs les moins entraînés. A l'amont de la ville, derrière le Casino Municipal, s'étale en effet une petite plaine boisée: c'est le bois Bouchet poussé dans les délaissés de l'Arve. C'est là qu'il faut aller rêver le [Pg 47] soir, à la nuit tombant des cimes, ou le matin lorsque le brouillard se perd dans l'Arve, aux heures des jeux changeants de lumière et d'ombre, pour lesquelles Virgile paraît avoir écrit ce beau vers:
«Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.»
Le bois Bouchet se prolonge jusqu'au village des Praz, joliment situé entre l'Arve et l'impétueux torrent de l'Arveyron échappé de la Mer de glace. Les Praz sont une annexe de Chamonix dont ils ne sont d'ailleurs distants que de deux kilomètres et demi.
Au delà, le bois Bouchet reprend plus solitaire et moins humide. Mais il a changé de nom. Est-ce parce qu'on aperçoit l'obélisque du Dru entre les sapins qu'on l'a appelé le Paradis des Praz? C'est de là qu'il faut aller guetter le Dru dans ses incessantes transformations.
La petite plaine de Chamonix se termine à quatre kilomètres des Praz au village des Tines, à l'entrée d'une région plus sauvage et plus boisée.
L'Arve s'est frayé un passage étroit entre les deux barres rocheuses: les remous de ses eaux tumultueuses ont creusé dans le rocher de vastes trous circulaires appelés marmites de géants. Frappés par la ressemblance que ces excavations ont avec une cuve ou un tonneau, les habitants de [Pg 48] la vallée les ont appelées des «tines» du mot latin «Tina». Le village a pris à son tour le nom de la gorge où se trouvaient les tines.
Au delà de ce village, la vallée est étroitement encaissée, la route, le chemin de fer, l'Arve se disputent le passage et se superposent parfois, mais bientôt la vallée s'élargit à nouveau et ce sont encore des pâturages, coupés de bosquets gracieusement disposés, des clairières, avec des chalets rappelant ceux de la Suisse: ainsi nous arrivons à la partie supérieure de la vallée de Chamonix où rit au soleil, abrité contre les sapins des Aiguilles Rouges, le gai village d'Argentière.
Section de commune de Chamonix, Argentière rivalise avec elle: plus élevée que cette dernière de 200 mètres, elle est plus ensoleillée grâce à la large brèche du glacier d'Argentière qui descend jusqu'à proximité de la gare: aussi son climat est plus sec que celui de Chamonix. Située au pied de l'Aiguille Verte et de l'Aiguille du Chardonnet, elle jouit d'une vue incomparable sur ces deux sommets; dans la direction de Chamonix la vue s'étend sur le magnifique groupe des Aiguilles.
C'est le point de départ de nombreuses courses. Sans parler des ascensions proprement dites qu'on peut effectuer dans le merveilleux cirque du Glacier d'Argentière, il faut citer d'abord, parmi les courses à la portée de tous les touristes, celle du Planet. C'est un des plus beaux belvédères de la vallée de Chamonix, il présente une vue admirable sur l'Aiguille Verte. Sur la rive droite de l'Arve c'est une longue série de promenades délicieuses parmi lesquelles il faut citer celle du lac Cornu qui dort à 2277 mètres d'altitude dans un site sauvage et grandiose.
La course classique entre toutes, est celle de la Flégère, encore plus facile à atteindre d'Argentière que de Chamonix.
En remontant enfin la vallée de l'Arve vers le nord, on atteint bientôt le dernier hameau de la Commune de Chamonix, le Tour, à 1462 mètres d'altitude en face du glacier qui porte son nom.
Au-delà les alpages se prolongent jusqu'au Col de Balme, par de longues pentes herbeuses à perte de vue, irriguées par l'Arve, qui y prend sa source. D'innombrables troupeaux peuplent ces prairies, et [Pg 50] toujours le son des clochettes monte dans l'air pur et transparent: grosses cloches à son grave portées solennellement par les vaches qui conduisent le troupeau, cloches grêles des chèvres capricieuses, le tout fondu en une mélodie étrange et charmante.
Au Col de Balme, un immense tableau s'offre à la vue. Alexandre Dumas déclare qu'il y resta anéanti dans la contemplation du panorama, sans s'apercevoir qu'il faisait quatre degrés de froid. C'est qu'il avait sous les yeux tous les géants des Alpes françaises: le Buet, les immenses escarpements des Aiguilles Rouges, les pentes impressionnantes du Brévent, la vallée de Chamonix jusqu'au Col de Voza, puis l'Aiguille et le Dôme du Goûter, le Mont-Blanc lui-même, l'Aiguille Verte, les Droites, l'Aiguille du Dru et celle du Tour.
Au delà du col c'était le Valais, c'était toute la Suisse s'ouvrant pour une féerie nouvelle.
Voies d'accès
Ils arrivent, pareils à des Chevaliers
errants pour conquérir les belles Vierges
des Alpes.
Guido Rey.
D'abord il fut un simple récif sous-marin, puis il émergea, modeste îlot battu par les flots de la mer triasique, ayant l'apparence d'un plateau parsemé de lacs et de dépressions marécageuses. A la fin de l'époque miocène tout parut s'effondrer à l'entour. Mais les temps étaient révolus, l'aurore de l'époque pliocène vit l'immense rocher jaillir en quelques instants; des siècles, les siècles étant secondes pour les savants qui mesurent la longue suite des temps géologiques.
Cependant les forces intérieures qui avaient poussé le majestueux édifice jusqu'à 5000 mètres d'altitude étaient épuisées et désormais [Pg 52] c'est aux agents atmosphériques qu'allait incomber le soin de terminer l'œuvre et de la parachever lentement à travers les âges.
Dès l'époque quaternaire le mont semble avoir eu la forme qu'il présente aujourd'hui: celle d'une formidable pyramide quadrangulaire, dont la face Nord regarde la vallée de l'Arve et dont les trois autres faces ne sont visibles que du côté Italien.
Observons le Mont-Blanc depuis Chamonix: on voit le glacier des Bossons, dont la base atteint presque le bord de l'Arve, se prolonger à sa partie supérieure par un berceau de neige enserré entre le Dôme du Goûter à l'Ouest et la ligne des rochers des grands Mulets à l'Est. La vallée neigeuse s'élève jusque sous la cime, sans ressaut apparent, sans pente impressionnante et il semble que la remontée de ce vaste couloir ne doive demander que de la patience. Vers le haut il s'élargit en un large cirque d'où il paraît que l'on peut facilement gagner soit l'arête Ouest, qui vient de l'Aiguille du Goûter, soit l'arête Est, qui joint le Mont-Maudit et l'Aiguille du Midi. D'en bas on jurerait qu'une fois sur l'arête on sera au sommet en une facile enjambée.
Comme tout est commode, depuis la vallée, lorsqu'on regarde le Mont avec une jumelle, assis commodément dans un fauteuil, tandis qu'autour de soi la vie bourdonne joyeuse. Cependant combien d'années, et hélas combien d'existences faudra-t-il sacrifier pour réaliser la conquête et asseoir définitivement les divers itinéraires par lesquels on accède au sommet.
La fin du XVIIIe siècle va voir s'ouvrir la lutte entre le Mont et l'homme. Bourrit et de Saussure lancent le défi à la montagne, l'un par amour de la nature, l'autre par amour de la science.
«Dans mes premières courses à Chamonix, en 1760 et 1761, dit de Saussure, j'avais fait publier dans toutes les paroisses de la Vallée, que je donnerais une récompense assez considérable à ceux qui trouveraient une route praticable pour y parvenir.»
C'est sur cette promesse que vont commencer les tentatives. Période héroïque qui durera vingt-cinq années.
C'est d'abord en contournant le Mont-Blanc par l'Est, à travers le Glacier du Géant qu'on va tenter de forcer le passage: non point tant [Pg 55] parce que la voie paraît plus facile, mais parce que la région est mieux explorée. Depuis longtemps, en effet, les crystalliers vont par le Montenvers et la Mer de glace chercher des quartz dans le cirque de Talèfre au pied des Droites et des Courtes; de là ils ont aperçu la calotte du Mont qui paraissait toute proche. Ignorants de la montagne ils croient au début qu'ils pourront atteindre directement ce qui paraît si près des yeux. Mais les crystalliers se heurtent au Mont-Maudit et se rendent vite compte que le Mont-Blanc est inaccessible pour eux par cette voie.
Leurs efforts vont alors se concentrer sur les deux voies d'accès qui se présentent tout naturellement à l'esprit lorsqu'on regarde le Mont-Blanc depuis le Prieuré: l'arête occidentale par le Col de Voza, l'Aiguille du Goûter et le Dôme du Goûter, et la route des Bossons qui monte directement sans barre rocheuse interposée, comme une immense langue de neige ininterrompue.
Plus accoutumés au rocher qu'au glacier, les crystalliers et les chasseurs vont chercher à s'élever le plus haut possible vers le Mont-Blanc par le rocher. C'est pourquoi on les voit dès leurs premières explorations, escalader l'arête rocheuse qui sépare le glacier des Bossons de celui de Taconnaz et porte le nom de Montagne de la Côte. En 1775, Michel et François Paccard, Victor Tissai et Couteran, remontent la rive gauche du [Pg 56] Glacier des Bossons le long de la Montagne de la Côte jusqu'au sommet et parviennent à prendre pied sur le glacier. Ils traversent alors la région crevassée appelée aujourd'hui la Jonction, et atteignent ainsi le pied du Dôme du Goûter. Mais pressés par le temps, n'osant passer la nuit sur le glacier, ils ne voulurent pas ce jour-là aller plus avant et battirent en retraite. Cependant leur tentative n'avait pas été inutile. Ils avaient découvert une voie d'accès permettant d'atteindre au-dessous de la cime du Mont-Blanc le cirque qui s'étend entre le Dôme et le Mont-Maudit et que l'on appellera bientôt le Grand Plateau. Il restait toutefois à sortir de ce cirque et à gagner l'arête terminale.
Continuer droit dans la direction du Mont-Blanc, c'était impossible, car la pente de neige se redresse en un escarpement formidable, sur 800 mètres de haut. Il apparaissait dès lors nécessaire de tenter de gagner l'arête, soit à droite, soit à gauche pour la suivre ensuite dans la direction du sommet. Le premier itinéraire qui s'offrait, consistait à gagner la dépression située dans l'arête Ouest entre le Dôme du Goûter et le Mont-Blanc. L'expérience démontra que dans la direction du sommet l'arête se rétrécissait de plus en plus et finissait à droite et à gauche sur des à pics formidables.
Restait alors l'arête Est: elle paraissait vulnérable entre le Mont Maudit et le sommet. A gauche, en effet, du Grand Plateau, la calotte du Mont-Blanc est supportée par deux lignes de rochers parallèles appelés [Pg 57] Rochers Rouges. Entre ces deux barres rocheuses descend une langue de neige de 500 mètres de haut environ, qui aboutit au grand Plateau.
Ce couloir glacé, deux hommes vont tenter de le remonter. L'un était non point un guide, mais un simple chasseur de cristaux et de chamois. Il s'appelait Jacques Balmat, et il était âgé de 25 ans; un passe-port du 18 Nivôse an VII, lui donne la taille de cinq pieds, trois pouces; mais s'il avait le «nez ordinaire, la bouche moyenne et le front ordinaire», il était doué d'une énergie peu commune. Déjà, comme les autres crystalliers, ses collègues, il avait essayé de gagner le sommet du Mont-Blanc par le Glacier du Géant, mais la face Est lui avait été interdite par [Pg 58] les abîmes du Mont-Maudit; il avait alors tenté l'ascension par la face méridionale et il avait échoué devant les pentes effrayantes du Glacier de Miage; il s'était rallié à l'arête Ouest par le Dôme du Goûter et il avait dû fuir devant la tempête et la terrifiante arête de glace. Seule, la face Nord restait inexplorée par lui. Or, un jour qu'il s'était attardé dans les parages du Grand Plateau, il y avait été pris par la nuit et avait dû y coucher. Avant de redescendre, il avait étudié les murailles qui l'entouraient et les Rochers Rouges ne lui avaient pas paru trop rébarbatifs. Descendu à Chamonix il avait tu, à tous, ses observations, sauf au médecin du pays, le Dr Paccard.
Celui-ci, Chamoniard d'origine, avait trente ans, et comme ses contemporains l'idée de conquérir le Mont le hantait: lui aussi avait déjà pris part à quelques expéditions. Comme les autres, il avait fait une tentative par le Géant, une autre par la Montagne de la Côte, une troisième par l'Aiguille du Goûter. Il se préparait à une quatrième tentative, peut-être était-il attiré lui aussi par l'Arête Est, c'était la seule qu'il n'eût point encore tenté comme Balmat.
Le 7 août 1786, ces deux hommes également énergiques et courageux, [Pg 59] partent seuls tenter leur chance sur le versant Nord. A quatre heures du matin, le lendemain, ils abordent le glacier; d'en bas, les Chamoniards les suivent à la jumelle avec anxiété, et les voient disparaître sur le Grand Plateau. L'attente inquiète se prolonge durant le reste de la journée. Soudain à six heures vingt-trois du soir, on voit se détacher sur le sommet du Mont-Blanc, simultanément, deux points noirs perdus dans l'immensité des cieux: c'étaient Balmat et Paccard, que saluait avec émotion toute la population de Chamonix. Les Rochers Rouges s'étaient laissés tourner. Le Mont-Blanc était vaincu. Avec une émotion indicible les deux hommes avaient entendu leur voix rompre pour la première fois un silence qui, comme le dit Javelle, «durait là depuis le commencement du monde».
Dès le lendemain, de Saussure avisé de l'événement, partait pour courir sur leurs traces: mais la pluie et la neige le forcèrent à renoncer momentanément à son projet. Il lui faudra attendre l'été de l'année suivante.
Le point de départ de la route du Mont-Blanc se trouve à Chamonix, près du monument qui a été élevé à sa mémoire. Après dix [Pg 60] minutes d'une marche facile à travers les prairies on atteint la lisière de la forêt par les Praz-Conduits, les Buats et les Tissours. Puis, le sentier devient plus rapide sous les grands pins. Il franchit la cascade du Dard et s'élève par des lacets innombrables à travers les bois de mélèzes qui peuplent les flancs de l'Aiguille du Midi. Enfin ce sentier quitte la forêt: c'en est fini de la campagne gaie et fleurie montant à l'assaut de la montagne sur les deux rives du Glacier des Bossons. En trois heures, on a atteint le chalet de Pierre Pointue. Ses environs sont parsemés de gros blocs de granit abandonnés par le glacier lors de son retrait; quelques-uns de ces blocs ont une forme pyramidale; ils ont donné au lieu son nom de «Pierres Pointues». Du chalet, la vue est admirable: au-dessous du sentier, le Glacier des Bossons se déploie en replis majestueux formant d'immenses crevasses qui suivant l'heure du jour se teintent de couleurs brutales ou délicates. C'est là que se termine la route muletière; elle est prolongée par un sentier étroit, taillé par endroit en corniche dans le rocher et par lequel on approche graduellement du Glacier des Bossons. Encore 400 mètres de montée et l'on atteint Pierre [Pg 61] à l'Échelle, limite extrême de la terre: au delà, le domaine de la glace commence, et aussi, l'ascension proprement dite du Mont-Blanc.
Depuis Pierre à l'Échelle, on aperçoit très nettement, à deux kilomètres de distance, émergeant du glacier, les rochers des Grands Mulets où se trouve le chalet du même nom. C'est le premier relais sur la route du Mont-Blanc. On s'y rend en traversant le glacier de biais, dans sa partie la moins tumultueuse, aussi est-il relativement facile de démêler sa route à travers le dédale des crevasses. Bientôt on entre dans la région proprement dite de la Jonction, ainsi appelée parce que c'est là que se réunissent le glacier de Taconnaz et celui des Bossons. Les deux courants glaciaires provoquent en se heurtant, d'immenses vagues de glace et de nombreuses crevasses, que l'on franchit sur de rudimentaires échelles: c'est la partie la plus pittoresque de la course, pour le simple touriste. Il circule dans un labyrinthe de murs tantôt blancs, tantôt bleus, tantôt verdâtres, parfois violacés ou nacrés suivant l'incidence de la lumière. Après quelques instants de marche dans ce dédale, la route devient à nouveau facile, le névé apparaît, et on aborde enfin la langue de neige [Pg 62] qui permet de gagner la marge de rocher où se trouve l'hôtellerie des Grands Mulets.
Cet îlot de rochers qui émerge sur la rive gauche du glacier supérieur des Bossons, forme le seuil du prodigieux couloir de glace qui mène au sommet du Mont-Blanc, à travers des régions désertiques et silencieuses. D'abord ce fut une simple plateforme sur l'éperon rocheux, à 3051 mètres d'altitude, au pied de l'Aiguille Pitchner: sa situation abritée des avalanches, l'avait fait choisir par les guides pour y passer la nuit. En 1886, la plateforme fut aménagée, un chalet y fut édifié que l'afflux des touristes poussa à transformer en véritable hôtellerie, en 1896. Depuis lors, les Grands Mulets sont réputés l'un des plus beaux belvédères des Alpes et nul titre ne paraît mieux mérité.
Au delà des Grands Mulets commence l'ascension proprement dite du Mont-Blanc; c'est là que commence une région qui suivant le caprice du temps est un paradis ou un enfer, une zone de vie intense ou de mort. Par le beau temps, c'est la montée lente à travers les champs de neige éblouissants, scintillants de mille feux sous le soleil éclatant, véritable [Pg 63] voyage dans un pays de rêve où tout est d'un blanc si pur qu'un lys y serait terne, d'un bleu si profond que le ciel y paraît noir. Mais par la tourmente c'est un voyage effroyable et lugubre, dans lequel le vent vous entraîne, la neige vous aveugle, où l'on aperçoit à travers le voile blanc de la tempête, les reflets inquiétants des crevasses qui vous entourent et vous cernent de toutes parts, comme les lèvres du Mont prêtes à vous happer.
Au départ du chalet, on se dirige d'abord vers le Dôme du Goûter, en longeant le mur de glace qui court des rochers Pitchner jusqu'à la base de l'arête Nord du Dôme. Puis, on prend résolument une direction Nord-Sud et par les Petites Montées, on gagne le Petit Plateau, à 3635 mètres, courte plaine faiblement inclinée au-dessous de laquelle brillent les séracs du Dôme. C'est là un attirant spectacle, dont il convient toutefois de ne point trop chercher à s'approcher, car souvent les séracs s'écroulent en une redoutable avalanche; malheur au touriste qui se trouve sur son passage! c'est là, qu'en 1891, M. Rothe et le guide Simond furent ensevelis par une avalanche détachée du glacier suspendu aux flancs du Dôme. Pour éviter ce danger, l'itinéraire s'éloigne le plus possible du Dôme par une longue pente connue sous le nom de «Grande Montée», [Pg 64] qui aboutit au Grand Plateau, vaste champ de neige de un kilomètre carré environ, dont la pente moyenne ne dépasse pas huit degrés.
Du Grand Plateau trois voies d'accès s'offrent à l'alpiniste.
Tout à fait à gauche, entre les parois verticales des Rochers Rouges et du Mont-Maudit, s'ouvre une vallée profondément encaissée, pleine de neige poudreuse et molle, où l'on enfonce jusqu'aux genoux, dissimulant de nombreuses et dangereuses crevasses; c'est le Corridor. Il se termine au Col de la Brenva au-dessus des célèbres escarpements du même nom. De là, on gagne le Mur de la Côte, constitué par une pente de glace haute de 60 à 70 mètres de cinquante degrés d'inclinaison. Une fois le mur franchi, on suit l'arête Est du Mont-Blanc dans la direction du sommet par les Petits Rochers Rouges et les Petits Mulets: une pente douce conduit alors au point culminant, 4810 mètres.
La seconde voie d'accès est «l'ancien passage» celui dans lequel s'engagèrent Balmat et le Dr Paccard; elle suit le flanc droit des Rochers Rouges.
Le passage le plus fréquenté est celui du Col du Dôme que l'on
aperçoit droit devant soi, lorsqu'on arrive au Grand Plateau. Il n'offre
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aucune difficulté. Et puis l'arête des Bosses dans l'air transparent est là,
tentante, lumineuse, rassurante: c'est la route sûre.
Au Col du Dôme du Goûter, la route de Chamonix rejoint celle qui monte de Saint-Gervais par l'Aiguille du Goûter. Non loin de là, émerge un petit rocher plat, presque au niveau de la neige. Longtemps, les guides eurent le projet d'y construire un refuge. Ils avaient dans ce but, ouvert une souscription à l'auberge des Grands Mulets; mais le projet était resté sans suite. En 1890, M. Joseph Vallot construisit une modeste maisonnette de bois. Puis, en 1893, il agrandit le refuge primitif et fit édifier sur la pointe du rocher la plus voisine un refuge pour les voyageurs. Grâce à cette initiative, aujourd'hui, dans le désert effroyable, deux toits bravant les hivers et les vents, offrent au voyageur l'hospitalité.
La route des Bosses, dernière section de l'arête occidentale, commence au refuge Vallot. C'est là que s'étaient arrêtés jadis les guides de Saussure et de Bourrit quand ils avaient tenté l'ascension du Mont-Blanc par Saint-Gervais.
C'était en septembre 1784. Bourrit, découragé par plusieurs tentatives [Pg 67] malheureuses faites depuis Chamonix commençait à douter de l'accessibilité du Mont par la vallée des neiges, comme on appelait alors l'itinéraire des Grands Mulets. Il avait appris que deux chasseurs de la Gruaz prétendaient avoir escaladé l'Aiguille du Goûter; et il était allé s'entendre avec eux pour rééditer cet exploit. Sous leur conduite il s'était élevé le long de la rive droite du Glacier de Bionnassay par les rampes du Mont de Lar et le triste plateau de Pierre Ronde, mais impressionné par l'aspect désertique de la région, trahi par ses forces, il avait dû abandonner la partie. Deux de ses compagnons, Couttet et Cuidet avaient continué; il les avait vu escalader l'Aiguille du Goûter et disparaître. Le lendemain, alors qu'on commençait à désespérer de leur retour, ils étaient apparus, affirmant qu'ils étaient allés jusqu'au Mont-Blanc, ou tout au moins si près, qu'ils n'en étaient plus séparés que par «une ravine». A la vérité ils ne paraissaient avoir atteint que le rocher des Bosses et ils avaient encore 400 mètres de différence de niveau à gravir.
Il faudra attendre soixante-quinze ans avant que «la ravine» soit traversée.
Aujourd'hui, la route de Saint-Gervais, qui fut la dernière découverte, paraît sur le point de devenir la plus fréquentée de toutes voies d'accès, grâce à la construction du tramway du Mont-Blanc. Celui-ci s'élève, en effet, par la vallée de Montjoie, le Col de Voza et le Mont-Lachat, jusqu'à peu de distance du grand glacier de Bionnassay. Du terminus actuel on peut en deux heures atteindre le chalet de Tête Rousse, deux heures encore d'escalade facile et l'on est au sommet de l'Aiguille du Goûter. Une heure trois-quarts, on gagne aisément le refuge Vallot d'où l'on n'est plus qu'à une heure un quart du sommet. Sept heures donc suffisent actuellement pour atteindre la cime qui déjoua les efforts des premiers alpinistes durant vingt-cinq années.
De même que les rochers des Grands Mulets et des Bosses, le plateau
de Tête Rousse fut un lieu de repos avant d'être une hôtellerie. Dès
1785, Saussure y avait fait édifier une hutte de pierre? C'est là qu'il avait
passé la nuit du 14 septembre. Cette nuit splendide, passée dans le nid
d'aigle juché au-dessus du glacier de Bionnassay, laissa dans l'esprit du
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savant un inoubliable souvenir. «La vapeur du soir, dit-il, qui comme une
gaze légère tempérait l'éclat du soleil, et cachait à demi l'immense étendue
que nous avions sous nos pieds, formait une ceinture du plus beau pourpre,
qui embrasait toute la partie occidentale de l'horizon; tandis qu'au
levant, les neiges des bases du Mont-Blanc, colorées par cette lumière,
présentaient le plus grand et le plus singulier spectacle.» La nuit vient
et Saussure est impressionné par «le profond silence qui règne dans cette
vaste étendue, agrandie encore par l'imagination». Une sorte de terreur
l'envahit, il lui semble qu'il a «seul survécu à l'univers et qu'il voyait
son cadavre étendu à ses pieds».
Aujourd'hui, une accueillante hôtellerie de montagne offre aux voyageurs un confort très suffisant. C'est là qu'on va passer la nuit avant de tenter l'ascension du Mont-Blanc. Le lendemain de grand matin, on part car il faut avoir gravi l'Aiguille du Goûter avant que le soleil ait provoqué des avalanches de rochers. Cette ascension n'offre d'ailleurs aucun danger sauf les chutes de pierres. Une cabane construite sur le plateau terminal de l'Aiguille permet une halte agréable; puis [Pg 71] on monte sur les larges flancs du Dôme du Goûter, laissant à gauche de débonnaires séracs, tandis qu'à droite la magnifique Aiguille de Bionnassay paraît s'enfoncer sous terre, avec sa délicate arête aérienne et sa formidable corniche de glace. Bientôt, on atteint le Col du Dôme, le passage des Alpes le plus battu par les vents et le plus baigné par les nuages; on y rejoint la route qui monte des Bossons par la «vallée de neige». Alors commence l'ascension des Bosses: gigantesque et raide escalier, prodigieusement escarpé au-dessus du glacier de Miage, dangereux par le grand vent. Enfin, la crête s'élargit peu à peu, en même temps que la pente diminue, et l'on arrive sans peine sur la croupe arrondie tout à fait confortable qui forme la cime du plus haut sommet des Alpes.
Du panorama du Mont-Blanc, que dire? Dénombrer les sommets
qui l'entourent serait fastidieux; il suffit, d'ailleurs, de recourir à un
atlas de géographie. Nommer les milliers de pics visibles autour de
l'horizon, à quoi bon? Les pics n'existent plus pour l'œil; chaque massif,
si grand soit-il, ne devient lui-même qu'un simple détail dans l'océan de
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cimes où moutonnent par grandes ondes toutes les Alpes: au Nord,
l'Oberland Bernois, à l'Est, les géants du Valais, au Sud, le Piémont.
Et vous, massifs des Alpes françaises, Oisans, Maurienne, Tarentaise,
comme il faut attentivement scruter l'horizon pour distinguer vos cimes
familières si grandes de près, bien petites choses de là-haut! Visages
amis vous vous cachez derrière tant d'autres sur la toile paisible et
claire déroulée à mes pieds! Dans ces sommets qui émergent et se pressent
autour du colosse, que de pointes rallument des souvenirs éteints, tellement
enfouis sous la cendre du passé qu'ils paraissaient oubliés! Que de
rochers éveillent aussi de nouveaux désirs de conquête!
Sous les pieds de l'alpiniste s'ouvrent les scabreuses mais belles routes d'Italie; quelles descentes émouvantes à tenter dans les à pics formidables de la Brenva. A une heure de marche du sommet se dresse le Mont-Blanc de Courmayeur avec sa vue plongeante sur le versant italien. C'est par là qu'il faut descendre si l'on veut éprouver toutes les angoisses de la mort, mais seulement si l'on est alpiniste de tout premier ordre. Qui se douterait à voir ces prodigieux escarpements au-dessus du Glacier de la [Pg 74] Brenva, bordé des Aiguilles de Peteret, que ce soit un lieu de passage? Et cependant dès 1863, d'intrépides alpinistes n'hésitaient pas à en tenter la montée. Cette escalade ardue fut ce qu'elle paraissait devoir être; elle se termina par une terrible chevauchée sur un mur de glace vive, arête glacée tellement étroite que les pieds ne trouvaient plus la place de se poser, sur laquelle on avançait à califourchon.
Aujourd'hui, l'itinéraire est mieux précisé, mais il subsiste avec ses dangers dont le principal consiste dans des chutes de séracs.
D'autres voies moins[Pg 75] périlleuses conduisent en Italie. L'une, que l'on pourrait qualifier d'internationale, suit l'arête Est du Mont-Blanc, et, par les Petits Mulets, le Mur de la Côte, le Mont-Maudit, les pentes neigeuses du Mont-Blanc de Tacul, aboutit au refuge du Col de l'Aiguille du Midi. De là, on descend sans aucune difficulté par la vallée blanche et le glacier supérieur du Géant, au col du même nom, puis à Courmayeur par la croupe du Mont-Frety.
Une autre voie d'ascension part de Courmayeur, remonte le cours de la Doire dans la direction du gracieux lac Combal et du Col de la Seigne. Puis elle remonte le Glacier de Miage sur sa rive gauche le long des contreforts du Mont du Brouillard; elle traverse enfin la base de l'affluent le plus méridional du Glacier de Miage, appelé Glacier du Mont-Blanc et rejoint au Sud-Est de la Tourette non loin des Bosses, la route de Saint-Gervais.
De ce côté, les variantes sont nombreuses, leur tracé peut changer suivant les saisons et les années au gré des caprices de la glace. Car le glacier est capricieux, et ses oscillations tendent perpétuellement à modifier [Pg 76] les itinéraires et les aspects de la montagne au-dessous du sommet du Mont-Blanc.
Seule, la cime reste intangible, éternelle, telle qu'elle apparut à la fin de l'époque quaternaire, défiant les éléments, le temps et l'homme. Depuis des siècles, immuable dans le ciel profond, la coupole de glace brille infiniment pure. Un jour, l'homme essaya de lui imprimer définitivement son empreinte et il voulut surélever le sommet glacé de quelques mètres par une misérable cahutte de bois, péniblement dressée, dans laquelle il avait enfermé pour l'hiver des instruments de physique. Afin d'assurer la solidité de l'édifice il avait voulu creuser jusqu'au rocher que depuis la fin du temps pliocène, la neige dérobe aux regards de l'homme. Mais la neige a gardé son secret! l'homme alors a ingénieusement amarré son édifice sur la glace elle-même. Insensiblement, en quelques années, la selle de glace s'est dérobée, la construction a marché vers l'abîme. Alors, l'homme a piteusement enlevé les débris, avant que le glacier inférieur ne les happe. La neige a retrouvé sa virginité, et le sommet l'altitude que les forces réunies de la nature lui ont imposé depuis des milliers de siècles.
Dans la nef d'Argentière
Montagnes! Pourquoi y a-t-il en vous tant de beauté?
Byron.
Je ne suis pas de ceux qui prennent la montagne pour un champ de course, et qui, mettant leur idéal à monter en courant et à descendre au galop, semblent souhaiter d'y séjourner le moins longtemps possible: je suis au contraire de l'école des alpinistes qui, ne pouvant s'arracher à la montagne, prennent leur plaisir à flâner indéfiniment sur les glaciers éblouissants et à se réchauffer le long des parois rocheuses dorées par le soleil.
C'est pourquoi ce matin, sans hâte, dans le froid aigrelet du petit jour d'automne, je suis parti paisiblement vers le glacier d'Argentière. Dans le village, tout dort: vide, la route bordée d'hôtels qui s'ouvre devant la gare déserte: silencieux, le chemin que l'on suit à droite à quelque [Pg 78] cents mètres de la station. Au delà de l'église dont les cloches sommeillent encore, c'est le vieux village. Déjà, on entend remuer dans les étables; attaché à la porte d'une écurie, un mulet attend, placide, qu'on le bâte; un chien me témoigne quelque animosité au sortir du village et je gagne les prairies imprégnées de rosée. La voie du chemin de fer franchie, un maigre bois de pins parsemé de rochers commence, il est noyé dans la brume matinale. La route muletière tourne sur la droite pour gagner la moraine gauche; au passage du pont de bois, sur le torrent grondeur, quelques embruns me fouettent le visage, et dissipent les brouillards du sommeil qui traînent encore dans mon cerveau. Un regard vers le chalet de Lognan, me le montre très haut sur la croupe, minuscule, à peine perceptible dans la buée de l'aurore.
Au delà du pont, le sentier bifurque.
A gauche, il conduit vers la base du glacier que l'on aperçoit confusément, masse bleuâtre dans la grisaille de la nuit finissante.
A droite, la route muletière gagne la moraine parmi les roches et les éboulis. Une végétation d'abord rare, puis luxuriante, à mesure que l'on s'élève, tapisse toute la croupe sur laquelle serpente le chemin: arbrisseaux [Pg 79] nains, au feuillage déjà rougi par l'automne, petites plaques d'herbes émaillées de fleurs aux couleurs délicates, mousses roses égayant la rocaille. La forêt commence bientôt: une vieille forêt de pins décharnés aux bras cassés par les avalanches; un bois tout peuplé de troncs séculaires à demi rongés par le temps. Le sentier gagne de la hauteur par mille détours sous les dômes silencieux. Enfin la forêt s'éclaircit, les mélèzes branchus et tortueux, rois de cette zone subalpine, abritent quelques maigres prés-bois. A travers leurs branches on aperçoit, bien haut encore, d'immenses formes encapuchonnées de blanc, immobiles comme en prière dans le calme solennel du matin. Mais les arbres et les capricieux détours du chemin les dissimulent bientôt à la vue, et le sentier s'élève, toujours tournant, dans les maigres pâturages rocheux qui ont succédé aux prés-bois.
Maintenant on aperçoit distinctement le chalet-hôtel de Lognan à faible distance; et tandis que le soleil levant fait courir un trait d'or sur les cimes, je distingue mieux les formes qui m'intriguaient tout à [Pg 80] l'heure figées dans je ne sais quelle attitude de supplication: ce sont les immenses séracs du glacier d'Argentière.
Le courant glaciaire franchit les derniers kilomètres de sa course
dans un lit extrêmement incliné et resserré; l'étranglement du passage
qui compte à peine 400 mètres de large est tel, qu'il provoque la dislocation
complète de la masse, un peu au-dessus de Lognan. Il se forme
ainsi d'immenses obélisques aux aspects les plus inattendus: pyramides
bleuâtres supportant des cubes de glaces semblables à de grosses têtes
inertes, minces tours encapuchonnées de neige, longs prismes enchevêtrés
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entre lesquels joue une lumière
phosphorescente et
mystérieuse. C'est tout un
peuple d'aiguilles glacées,
qui descend d'une marche
insensible et irrésistible vers
le fond de la vallée.
Les arêtes nettes et symétriques du chalet de Lognan se détachent sur cette étrange toile de fond. Outre un bâtiment aménagé en hôtel, le groupe de Lognan comporte quelques modestes maisonnettes et quelques abris rudimentaires aménagés sous les roches. La route muletière s'y arrête. Au delà, le sentier ne consiste plus qu'en une trace assez bien marquée, courant sur la crête de la moraine entre les blocs de granit. Puis la crête devient plus étroite, dominant à gauche les séracs d'une vingtaine de mètres; les herbes maigres disparaissent.
En se retournant, on aperçoit la cime neigeuse du Buet: devant soi c'est le vaste glacier, éblouissant sous le soleil, encerclé de falaises abruptes, dominé par les glaciers suspendus qui descendent de l'Aiguille-Verte. On est sur le seuil du plus beau et du plus théâtral glacier des Alpes.
Le Glacier d'Argentière, en effet, mesure 11 kilomètres de longueur; il se déroule suivant une ligne absolument droite; aussi est-il remarquable par sa symétrie harmonieuse. Les pics qui l'entourent se correspondent et se font face des deux côtés du courant glaciaire. M. E.-A. Martel le compare [Pg 83] très justement «à une de ces majestueuses nefs ruinées, dont les voûtes et les arcades sont effondrées, et les piliers seuls sont restés debout. C'est simple, homogène et impressionnant, comme un grandiose vaisseau gothique».
Pour accéder au chœur de cette immense cathédrale qui a le ciel pour voûte, le Mont-Dolent et l'Aiguille du Triolet pour abside, et un transept de 4500 mètres de large compris entre l'Aiguille Verte et l'Aiguille du Chardonnet, on gravit le plus grandiose escalier d'ivoire que l'imagination puisse créer. Sur 1600 mètres, à partir des séracs de Lognan, le glacier s'élève par une pente douce, coupée de crevasses étroites, parallèles, symétriquement espacées, qui déterminent des murs de glace si régulièrement superposés qu'on a l'impression d'une longue suite de gradins d'ivoire ombrés d'azur; c'est un véritable escalier de Titans, conduisant au temple du lourd silence, où dort un immense lac polaire entre de fantastiques merlons de glace étincelants.
Lorsqu'après avoir remonté sa rive gauche on est parvenu vis-à-vis de l'Aiguille du Chardonnet, on voit le glacier se coucher aux pieds des falaises pour devenir à peu près plat. Le cirque supérieur n'a en effet, qu'une dénivellation de 300 m. sur 4 kilom. d'étendue. A l'entour s'élèvent les immenses escarpements qui sur la rive gauche portent le nom de Droite et de Courtes, et où dorment de petits glaciers sournois et méchants.
Plutôt que d'aller chercher une impossible route dans les couloirs qui strient la roche, il est préférable pour l'alpiniste de force moyenne de gagner la rive droite du glacier dans la direction de l'arête de l'Aiguille d'Argentière. Au sud du Glacier du Chardonnet existe en effet une cabane qui porte le nom de refuge du Glacier d'Argentière. Elle est construite à 2822 mètres d'altitude, non loin d'un point d'eau dans la moraine des Améthystes, sur un emplacement d'où l'on peut embrasser la totalité du bassin.
Ce qui frappe tout d'abord c'est que, contrairement à la configuration habituelle des glaciers, celui d'Argentière n'a ni coude, ni tributaire. C'est un véritable cercle de géants sans issue. Il est entouré de prodigieux escarpements, que coupent des couloirs sauvages où tonnent les rochers, et que terminent des merlons aigus, armés eux-mêmes de lances de granit.
Au moment de la pleine lune il faut aller passer la nuit au refuge
d'Argentière: autour du cirque fantastique dorment dans un funèbre
silence les grandes formes fracassées par je ne sais quel effrayant
cataclysme: nuit de grandiose horreur sous la lumière crue qui projette sur
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la glace les ombres des Aiguilles, tandis que les couloirs emplis de ténèbres
impénétrables semblent receler je ne sais quels effroyables démons.
On ne saurait trouver nulle part, ailleurs, un pareil entourage. Si l'on suit des yeux le pourtour de l'immense vaisseau en commençant par Lognan, c'est-à-dire par le Nord, le regard se heurte d'abord à une arête découpée en dents de scie, qui culmine à 4127 mètres sous la forme d'un immense dôme de glace vert foncé auquel on a donné le nom d'Aiguille Verte. Puis l'arête s'abaisse légèrement et se prolonge par une des plus impressionnantes murailles des Alpes.
Les deux pointes principales portent les noms redoutés de Droites et de Courtes; un peu plus loin vers le Sud-Est se dresse un roc cylindrique, coté 3692 mètres appelé Tour des Courtes. Au-delà, l'arête se creuse pour se relever ensuite en un «cône de rochers noirs cuirassé de glaces grises et tout en affreux précipices» connu sous le nom d'Aiguille du Triolet par les alpinistes, qui redoutent ses rochers délités et abrupts. De cette aiguille part ce que M. Martel appelle une «bizarre courtine», mur de falaises tellement verticales que la neige ne peut y séjourner. Cette [Pg 87] muraille forme la paroi de l'abside de l'immense cathédrale. Appuyée à l'Aiguille du Triolet à droite, elle aboutit à gauche, à un élégant cône de neige qui orne le fond du Glacier d'Argentière et en atténue l'austérité: c'est le Mont-Dolent, triple borne frontière de la France, de la Suisse et de l'Italie.
Entre l'Aiguille de Triolet et le Mont-Dolent s'ouvre un ravin plein de neige, qui conduit à une dépression assez marquée au delà de laquelle on aperçoit le beau ciel d'Italie: «C'est le Beau Idéal d'un col» dit Wymper qui le traversa, alors qu'il cherchait dans le massif, un col comparable à celui du Géant.
A partir du Mont-Dolent, qui ferme le Glacier d'Argentière au Sud-Est, la crête tourne franchement vers le Nord-Ouest, formant[Pg 88] une magnifique paroi qui porte le nom de Rochers Rouges d'Argentière; arête infernale, couronnée d'un hérissement de lances à 3691 mètres, elle ne le cède en rien en sauvage beauté aux pentes des Droites et de l'Aiguille Verte. Puis l'arête s'abaisse de 200 mètres environ pour former le Col d'Argentière. A la gauche du col et le dominant, un pic à l'aspect impressionnant: Javelle, son premier conquérant, le célèbre sous le nom de Tour Noir, «tour informe, lourde tour de 200 mètres, penchée de tout son incalculable poids sur le Glacier d'Argentière». Grimpé jusqu'au col par le versant du Glacier de la Neuvaz, Javelle traversa la face orientale de l'Aiguille sur une étroite corniche et atteignit ainsi l'arête: «Alors, écrit-il, délicieux souvenir, alors commence la grande gymnastique [Pg 89] aérienne, la vertigineuse grimpée comme aux flèches de Strasbourg, alors viennent ces émouvants passages où, suspendu sur 1000 mètres d'abîme, on tient du bout des doigts, du fin bord de la semelle à de simples rugosités de granit... de temps en temps, on regarde entre ses pieds, ou l'on penche la tête par-dessus son épaule pour contempler les profondeurs. Ah! les bons moments, et l'indicible plaisir.»
A côté du Tour Noir, et à peine plus haut que lui, se dresse la splendide Aiguille d'Argentière. A la cathédrale incomparable qui contiendrait sans peine toutes celles que le génie de l'homme a édifiées au cours des siècles, il fallait des orgues dignes d'elle: l'Aiguille d'Argentière située dans le transept gauche forme ces orgues avec ses fins rochers élancés [Pg 90] groupés par faisceaux comme d'immenses tuyaux. Comprise entre les Glaciers de Saleinaz et d'Argentière, elle fait le pendant des Droites.
Course d'un rare intérêt, l'Aiguille d'Argentière ne présente que peu de danger: des couloirs rocheux nécessitant une bonne habitude de l'escalade, des pentes de glaces abordables, des crevasses facilement franchissables. Il ne faut point cependant négliger les précautions en usage dans les grandes ascensions. Lors de sa première tentative, Wymper accompagné de Reilly et de ses guides Croz et Couttet s'était engagé sans méfiance sur une pente de neige glacée qui présentait toutes les apparences de la solidité et de la sécurité, mais, frappant fortement la croûte de glace pour se réchauffer les pieds, il y fit subitement un trou et entendit au-dessous de lui comme un fracas de vaisselle cassée. Il s'aperçut alors que lui-même et toute sa cordée étaient arrêtés sur une caverne qui était recouverte par une mince voûte de neige d'où pendaient des touffes de grandes stalactites... Toute la caravane aurait pu dégringoler dedans à n'importe quel moment. «Allez plus haut, Croz, nous sommes sur une crevasse»—«Nous le savons, répliqua-t-il»... D'une manière douce, mon camarade s'enquit si ce que nous faisions n'était pas ce qu'on appelle tenter la Providence? La réponse fut affirmative.
Du sommet de l'Aiguille, la vue est incomparable: elle embrasse toutes les Alpes Pennines et Bernoises, le Chablais et le Bas-Valais, tandis qu'à ses environs immédiats, le Mont-Dolent, le Tour Noir, l'Aiguille d'Argentière, et la paroi des Droites et des Courtes forment d'admirables premiers plans.
A côté de l'Aiguille d'Argentière et sur le même alignement se dresse l'Aiguille du Chardonnet; un col, bien connu des alpinistes de moyenne force, sépare les deux sommets.
Durant la montée du Glacier du Chardonnet jusqu'au Col, on a le loisir d'examiner la très curieuse face méridionale de l'Aiguille: celle-ci est toute hérissée de petites pyramides rocheuses superposées en gradins. Du côté d'Argentière, la crête rocheuse descend en pente rapide vers le Nord-Ouest, tombant en précipices sur la langue terminale du Glacier d'Argentière où se pressent les formes blanches qui dans l'air transparent du matin semblaient des êtres figés dans une interminable prière.
Et dans la douceur apaisante du bel après-midi d'automne, j'ai descendu à regret les marches de cristal, seuls vestiges intacts de la grande cathédrale gothique effondrée. Sous le soleil, les pierres croulaient dans les profondeurs sonores, les séracs s'éboulaient par intervalle en [Pg 92] de sourds craquements, les cascades bondissaient dans la plaine en grondant, tandis qu'on entendait l'imperceptible et continuel crépitement des gouttes d'eau tombant dans les anfractuosités de la glace.
Par le sentier qui serpente sur la crête de la moraine, à travers l'herbe rousse parsemée de rochers, j'ai regagné Lognan déserté par les troupeaux. Les pâturages rocheux étaient vides et silencieux; les mélèzes des prés-bois portaient des aiguilles d'or; entre leurs racines les ruisselets chantaient; les mouches bourdonnaient joyeusement. Les airelles portaient des feuilles pourpres comme les pampres leurs sœurs, car l'airelle est la vigne de la montagne. C'était le moment de la vendange: une nuée de vendangeurs ailés s'était abattue sur les buissons, on les entendait piailler et se disputer sous les branches, qui descendent en terrasses successives jusqu'au glacier que l'on aperçoit très bas en-dessous de l'encorbellement. Le bruit de mes pas dérangeait les vendangeurs de leur agréable besogne; les merles s'envolaient effarouchés et plongeaient vers la glace bleue en criant; de toutes parts flottait l'odeur de sapins et de fruits mûrs. Toute la montagne vivait joyeuse sous les derniers rayons[Pg 93] du soleil couchant, tandis que déjà la brume montant de l'Arve envahissait la vallée.
S'il faut qu'après la mort, nos âmes changent d'enveloppe, je forme le souhait, divinité bienfaisante, de devenir l'un des merles du bois de Lognan. La nuit venue, je volerai jusque dans la plaine, et perché sur quelque pommier non loin d'un palace dans la nuit claire et sereine, j'écouterai les airs de danse. Le jour j'élirai domicile dans quelque buisson à l'abri d'un rocher non loin du sentier, et si quelque touriste élégant s'égare près de ma demeure, inquiet, soufflant et peinant, je lui sifflerai, moqueur, les airs de danse que j'aurai appris sous la lune blafarde.
Mais je n'aurai plus peur de l'alpiniste, du bruit de ses souliers ferrés, ni du son du piolet frappant le granit. Caché sous les feuilles, je le regarderai de mon petit œil noir très vif; invisible sous les brindilles, j'accompagnerai ses pas jusqu'à la limite supérieure des prés-bois, me souvenant que dans une autre existence, j'étais monté moi aussi dans la grande nef, silencieuse, qui dort sous la lune, entre les piliers à demi écroulés, que l'homme a baptisés la Verte, les Courtes, les Droites, le Triolet, le Dolent, Argentière et Chardonnet.
Au cirque des géants
Ce nain de pierre pétulant et ridicule
semblait nous dire: «Moi aussi je suis
méchant, venez-voir!»
Guido Rey.
Compagnon fidèle de mes belles ascensions, O ami infortuné, comment ai-je pu venir sans vous jusqu'à cette «cité des songes» que nous avions rêvé de visiter ensemble? Lorsqu'en septembre 1906, un camarade commun, vous apportait, au pied des Aiguilles d'Arves où vous guettait la mort, l'expression de mes regrets et de ma rage d'être retenu loin de vous, votre cœur d'alpiniste avait trouvé pour moi une parole de consolation: «Tu lui diras que l'été prochain nous ferons les Aiguilles de [Pg 96] Chamonix.» Hélas! votre promesse, vous l'avez emportée avec vous au fond de la crevasse où vous êtes tombé à bout de corde!
Sans vous, mais votre souvenir en moi, j'ai gagné l'immense Glacier du Géant où de toutes parts se dressent les fières obélisques, les hauts bastions, les crêtes hérissées de hallebardes que vous aimiez escalader.
Le chemin de fer du Montenvers m'avait remorqué le long des contreforts du Planaz, dans le souterrain du Grépon, puis sur les flancs du socle qui porte les Charmoz, et par le grand viaduc qui tourne au-dessus du Glacier des Bois, j'avais abordé la terrasse du Montenvers. En contemplant l'insigne panorama je comprenais pourquoi le contempteur du Mont-Blanc, Chateaubriand lui-même n'avait pu rester insensible à sa vue:
«Qu'on se représente une vallée, dit-il, dont le fond est entièrement couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée laissent pendre au-dessus de ce fleuve une masse de rochers, les Aiguilles du Dru, du Bochard, des Charmoz. Dans l'enfoncement, la vallée et le fleuve se divisent en deux branches, dont l'une va aboutir à une haute montagne, le Col du Géant, et l'autre aux rochers des Jorasses. Au bout opposé de cette vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamonix. Cette [Pg 97] pente, presque verticale est occupée par la portion de la Mer de glace, qu'on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc un rude hiver survenu; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et ses pentes, a été glacé jusqu'au fond de son lit; les sommets des monts voisins se sont chargés de neige partout où les flancs du granit ont été assez horizontaux, pour retenir les eaux congelées: voilà la Mer de glace et son site...»
Le grand écrivain n'avait eu des yeux que pour les glaciers, seuls à la mode à son époque. Aujourd'hui, les visiteurs partagent leur admiration entre le fleuve glacé et les aiguilles qui dressent leurs impressionnants escarpements autour de Montenvers.
Le simple touriste peut sans peine accéder jusqu'au pied de ces cimes [Pg 98] ardues. Du Montenvers, en effet, part un sentier charmant qui conduit à Pierre Pointue, en suivant le sommet verdoyant de la falaise qui domine la vallée de Chamonix. C'est le sentier du plan des Aiguilles. Il va, pittoresque, au bord de cette grandiose terrasse où viennent aboutir les glaciers des Charmoz, de la Blaitière et du Plan; un léger détour permet de passer au bord du lac du Plan, limpide miroir oublié par je ne sais quelle nymphe sur les hauteurs où dorment les Glaciers des Pèlerins de la Blaitière et des Nantillons.
La gloire du Montenvers est sans contredit l'Aiguille du Dru, magnifique obélisque qui sur la rive opposée dresse ses pics vertigineux à 2000 mètres au-dessus du glacier. Étrange par la pureté de ses lignes, elle surprend également par la couleur changeante de ses roches; son nom «semble celui d'un nain difforme et méchant». Il n'est jusqu'au nom du glacier, qui dort à ses pieds, qui n'étonne à son tour par sa bizarre consonance: La Charpoua; c'est là que l'on va passer la nuit avant l'escalade du Dru.
Au bas de l'escarpement, le plus grand des Alpes, le Glacier du [Pg 99] Géant déroule paisible son fleuve de glace. Celui-ci, en effet, coule majestueux et solennel entre les hautes digues que forment le Dru et l'Aiguille du Moine à l'Est et les assises des Charmoz à l'Ouest. Au départ de Montenvers, on remonte d'abord sa rive gauche par un sentier suspendu aux flancs de grandes dalles rocheuses munies de mains courantes. Puis en un point appelé l'Angle, un couloir de terre descend rapidement jusqu'au glacier. Dans cette partie qui est plane, la glace est unie et monotone. On remonte le glacier sans aucune peine dans la direction de l'Aiguille du Géant qui s'avance comme un éperon rocheux au milieu du courant. A sa surface courent des ruisseaux rapides, qui ont creusé dans la glace des cavités auxquelles on a donné le nom de «moulins».
Au delà des Moulins, les hautes parois qui enserrent le cours inférieur du glacier s'écartent. A gauche, dans la direction de l'Est, s'ouvre un magnifique cirque: c'est le Glacier de Talèfre.
Il fut jadis un des glaciers les plus explorés du massif. Avant que fut née l'idée de parcourir la montagne pour elle-même, les crystalliers allaient chercher les gemmes au pied des Droites et des Courtes qui forment le fond du glacier. Le milieu en est marqué par un îlot rocheux coté 2787 mètres d'altitude que l'on appelle Jardin de Talèfre. Chaque [Pg 100] année, le mois d'août le voit se revêtir d'une riche parure composée des plus belles fleurs de l'Alpe; ainsi le rocher solitaire et perdu dans le désert immense et désolé devient durant quelques semaines la plus gracieuse des oasis, c'est un rappel de vie dans l'éternelle désolation.
A l'Est, l'Aiguille de Talèfre avance un long promontoire rocheux
jusqu'au milieu de la vaste échancrure. Elle sépare le Glacier de Talèfre,
de celui de Leschaux plus sauvage encore. La formidable paroi des
Grandes Jorasses encercle de noir cet austère glacier; à l'Est, une mince
bande de neige coupe la falaise verticalement et l'on aperçoit au sommet
une brèche perdue dans l'azur: elle porte le nom poétique de Col des
Hirondelles. Sir Leslie Stephen raconte dans «l'Alpine Journal» les circonstances
qui ont entouré son baptême: «En commençant à escalader
les pentes de neige, nous observâmes un peu au-dessous de nous de
mystérieux objets symétriquement arrangés en cercle sur la glace. C'était
une vingtaine de points noirs parfaitement immobiles. En approchant,
nous découvrîmes leur nature, non sans une certaine tristesse, je l'avoue.
Les vingt objets étaient des corps, pas des corps humains, ce qui à un
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certain point de vue eût été
moins étonnant... Les pauvres
petits cadavres étaient les restes
mortels d'hirondelles... Les oiseaux
s'étaient peut-être rassemblés
pour se tenir chaud, ou
ils avaient été subitement stupéfiés
par les tourbillons... Ils
étaient unis dans la mort et paraissaient,
je le confesse, étrangement
pathétiques au milieu
de la solitude des neiges.»
En amont de l'échancrure de Talèfre s'ouvre, en un prodigieux amphithéâtre, la cuvette glaciaire du Géant.
Si le Glacier d'Argentière a pu être comparé à une cathédrale gothique on peut comparer le Glacier du Géant à un temple rond antique. Lorsque Vipsanius Agrippa construisait à Rome, au centre du champ de Mars, son célèbre Panthéon, il devait avoir je ne sais quelle divination du cirque des Géants. Le plan d'ensemble comporte les mêmes dispositions et la même orientation. Une façade au Nord avec un formidable portique, dont subsistent les deux colonnes latérales, l'Aiguille du Plan à l'Ouest et l'Aiguille du Géant à l'Est; d'interminables gradins éboulés appelés séracs [Pg 103] du Géant marquent encore la place de l'escalier de marbre. On le gravit par la droite à travers un dédale des blocs de glace, qui forme la plus belle chute de séracs de l'Europe. L'escalier franchi, on débouche dans le temple. Ses murailles sont revêtues de plaques de glace, comme les murs du Panthéon étaient plaqués de marbre. Dans l'épaisseur des parois, comme dans le temple romain, des ædicules, des absidioles, portant le nom des Aiguilles qui les dominent.
De même aussi que le Panthéon était consacré à tous les dieux, le Glacier du Géant est consacré à toutes les divinités de la montagne. Elles entourent le vaste amphithéâtre. A l'Est, qui est la gauche en entrant, ce sont les Périades, le Mont-Mallet, l'Aiguille du Géant et les Aiguilles Marbrées; au Sud, se dresse la Vierge, puis on découvre successivement le Flambeau et la Tour Ronde; à l'Ouest, le Mont-Maudit, le Mont-Blanc de Tacul, et l'Aiguille du Midi. Enfin vers le Nord, un peu plus loin, pressées les unes contre les autres les divinités de second ordre, moins parfaites que les Dieux, mais plus vénérées et redoutées. Ce sont: le Grépon, les Grands Charmoz, la République; elles sont précédées dans [Pg 104] le tour d'horizon par les pointes Saumon, l'Aiguille de la Baitière, l'Aiguille Dufour et l'Aiguille du Plan. Dans le fond de l'amphithéâtre autour duquel siègent les géants, la divinité suprême, toujours présente, bien que parfois invisible, immuable et mystérieuse: le dôme du Mont-Blanc, aux lignes pures comme aux premiers jours du monde, aveuglant avec sa neige sans tache, car à mesure que le glacier monte vers le ciel il se débarrasse de tout ce qui pourrait le ternir afin de n'être plus autour du Dieu, que splendeur, pureté, ineffable beauté.
Durant de longues heures, le pèlerin gravit l'escalier triomphal fait de murs de glace successifs. Puis il gravit par une pente facile un large vallonnement glacé, qui aboutit au Col du Géant.
Au delà du col, la paroi plonge presque verticalement jusqu'à Courmayeur à plus de 2 kilomètres en dessous, dans la haute vallée de la Doire: c'est l'Italie.
Nulle situation n'est comparable à celle du Col du Géant. Théodore Camus déclare: «Bien qu'on en ait dit des merveilles j'ai trouvé la réalité [Pg 105] encore plus merveilleuse... C'est une véritable vue de haut sommet, mise à la portée de tous, et qu'on peut admirer largement à son aise, dans les gloires du soleil qui se couche, ou du soleil qui se lève, ou dans les blancheurs lumineuses de la lune.» Un excellent refuge édifié par le Club Alpin Italien dès 1876, offre un agréable séjour dans ce nid d'aigle situé à 3323 mètres d'altitude: il porte le nom de Rifugio Albergo Torino.
Quelques heures suffisent pour descendre du Col du Géant à Courmayeur. On suit d'abord une crête facile, dominant des à pics, puis des éboulis granitiques. Un passage de rochers escarpés lui succède, enfin un sentier muletier, qui s'améliore à mesure que l'on descend, mène au Pavillon du Mont-Frety. On atteint ensuite une superbe forêt de mélèzes et l'on arrive à Entrèves,[Pg 106] d'où une route de chars commode conduit au Chamonix italien.
Le panorama du Col du Géant compte parmi les plus réputés: de gauche à droite, la vue s'étend sur les Alpes Pennines, le Mont-Rose, le Grand Combier, le Cervin, le Massif du Grand Paradis, la Grivola, la Grande Casse, l'Argentera, les Alpes-Maritimes, les Écrins et toutes les Alpes Dauphinoises.[Pg 107] Tout près, formant un impressionnant premier plan, on distingue les Aiguilles Noire et Blanche de Peteret et le versant Est du Mont-Blanc qui s'élève encore à 1440 mètres au-dessus du col.
A gauche du col, se dresse la flèche sans rivale que les Français appellent Aiguille du Géant et les Italiens Dente del Gigante!
Elle demeura longtemps inaccessible. Autour d'elle succombaient
successivement toutes les aiguilles. Les Grandes Jorasses étaient domptées
dès 1865, le Mont-Mallet était gravi en 1871, l'Aiguille de Rochefort
en 1873, le Flambeau et l'Aiguille de Saussure en 1876. Seule, grâce à ses
parois abruptes, l'Aiguille du Géant déjouait toutes les tentatives. C'est
en vain, que les meilleurs alpinistes lui donnaient assaut: elle défiait
leurs efforts. Mummery vient, en 1880, escorté de son célèbre guide
Alexandre Burgner, et celui devant qui avait cédé le Grépon dut s'avouer
vaincu devant la grande plaque lisse qui défend le sommet de l'Aiguille.
En se retirant de la lutte inégale, le grand alpiniste déclara que l'ascension
était impossible par les seuls moyens humains. Cet aveu d'impuissance
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était en même temps un conseil. Dès 1882, les frères Sella s'installent
dans la cabane du Géant: ils vont attaquer l'Aiguille au burin et
au marteau; ils entaillent la roche, y scellent des crampons de fer et
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finissent par enserrer
l'obélisque dans un
réseau de cordes par
lesquelles à la force
des bras, ils se hissent
jusqu'au sommet.
Désormais,
l'Aiguille enchaînée
sera maintes fois
gravie.
Elle est si tentante cette pointe d'or qui se détache dans le ciel rose du couchant: si lointaine, si aérienne, qu'elle paraît irréelle. Et puis elle ne comporte pas de bien grandes fatigues: elle n'exige qu'une tête exempte de vertige et de bons bras. Ceux que la nature a ainsi doués, peuvent en six heures accomplir à l'aller et au retour cette escalade inouïe.
Vous aurez le temps de paresser quelque peu dans le bon lit du refuge Torino, car il ne faut pas partir de grand matin. Laissez au chaud soleil d'Italie le soin de dégeler les cordes que le Club Alpin Italien a placées sur la face Ouest. En pleine saison, il vous suffira de partir à 6 heures. C'est l'heure propice. Le soleil n'a point encore amolli la neige et vous gagnerez rapidement et sans peine le plateau supérieur du Col du Géant qui se redresse près des Aiguilles Marbrées. Depuis cet endroit, l'ascension se fait en deux temps et beaucoup de mouvements. Les gestes les plus compliqués sont réservés au second temps: pour les faciliter, il est bon de s'encorder avec de très longs intervalles.
Durant le premier temps, les efforts tendent à atteindre une sorte d'épaule, située à l'Est de l'Aiguille. L'escalade des premières assises est agréable; partout le rocher est excellent.
Une fissure dans les rochers, inclinée mais assez large, s'offrira bientôt à vous; elle est idéale par sa commodité et ses dimensions: le corps entier y tient à l'aise; jamais vous n'avez rencontré fissure aussi praticable. Cependant bientôt, elle se rétrécit: qu'importe, elle reste assez large pour contenir votre jambe droite: c'est amplement suffisant[Pg 112] pour un alpiniste; tant pis pour la jambe gauche, elle battra le vide de l'autre côté de la lame de rocher. Mais cela se complique, voici que la jambe droite enfle, elle ne tient plus dans la fissure: c'est peut-être la fissure qui se rétrécit? Contentez-vous dès lors, de laisser votre coude dans la fente et continuez hardiment. Encore quelques mètres et vous vous apercevez que votre coude est trop gros: jamais vous n'auriez cru avoir d'aussi gros bras, ni d'aussi grosses mains. Et alors, vous vous agrippez à une corde qui est là, comme un serpent dormant sur le rocher, le long de la rainure; laissez cependant quelques doigts dans les lèvres de la roche car il ne faut jamais se fier complètement aux cordes, et puis, que diable, le rocher est plus solide que le chanvre.
Et c'est ainsi que vous atteignez «la salle à manger», petit névé suspendu dans le vide au pied de l'Aiguille. La partie facile de l'ascension est terminée, les difficultés commencent; laissez sacs et piolets, mais ne laissez pas l'espérance, ni le courage, il vous en faudra beaucoup pour ce qui reste à faire.
Que faut-il dire de cette gymnastique? Une petite corniche à gauche permet de gagner la face Nord-Ouest de l'Aiguille et l'on se trouve au [Pg 113] pied d'un mur. Heureusement, les câbles se succèdent à peu près sans interruption. Les bras font tout; les jambes se contentent de battre la mesure dans le vide. On parvient ainsi à une grande dalle triangulaire au pied de laquelle s'arrêta Mummery: c'est la plaque Burgener. Imaginez une énorme paroi lisse et sans aspérité, inclinée de 75°, entourée de trois côtés par le vide et vous aurez une faible idée de cette plaque, car il manquera encore l'image du vide très présent en cet endroit. Bien bas, le Glacier du Géant brille au soleil. Au-dessus de la tête le mur perpendiculaire continue sans trêve. L'arête gauche vous servira à franchir la première partie de la difficulté. Puis une marche de flanc dans une fissure, en équilibre contre le rocher fait un divertissement assez peu agréable. Bientôt la rude gymnastique recommence le long de la verticale. Quelques cheminées mettent encore à dure épreuve vos nerfs et votre tête, et vous vous trouvez subitement sur le premier sommet qui penche d'inquiétante façon sur le versant italien. Pourquoi cette aiguille persiste-t-elle à vouloir regarder ainsi je ne sais quel objet en retrait sur les rives de la Doire?
Le sommet de l'Aiguille comprend deux pointes: la pointe Sella et la pointe Graham. Elles sont reliées par une petite muraille étroite et croulante, bordée de chaque côté par 600 mètres d'à pics. Au delà du petit mur, il n'y a plus grand'chose: le vide tout simplement. Cependant, c'est quelque chose que le vide lorsqu'il atteint de semblables dimensions.
Courmayeur dort là-bas, encaissé dans la vallée profonde où la[Pg 114] Doire déroule son ruban d'argent; vers le Sud-Ouest, les Aiguilles de Peteret montent à l'assaut du Mont-Blanc. Au Nord-Ouest, dans un farouche silence dorment les lacs glaciaires et le gigantesque fleuve du Géant, au pied des Aiguilles de Chamonix, que l'on voit d'ici «élevées et grandioses, dit Théodore Camus, ruines idéales de cathédrales gothiques que des peuples de géants auraient mis cent siècles à construire. De leurs croulantes murailles brunies par le temps, les clochetons de pierre ciselée, instables, jettent leur ombre sur les blanches draperies déployées, sur les arêtes et sur les toits d'argent... tout à l'heure, draperies de pourpre, arêtes et toits d'or quand le soleil va descendre.»
Aiguilles de Chamonix, dont je ne veux rien dire, car Guido Rey vous a placées trop haut, vous qui deviez être pour nous le merveilleux pays où nous aurions fait ensemble le plus pieux des pèlerinages, dites-moi si mon pauvre ami si cher, du fond de l'effroyable crevasse des Aiguilles d'Arves, a vu passer devant ses yeux votre image mystérieuse en une dernière vision de l'Alpe?
«Ah! que ne nous a-t-il été donné, de nous retrouver réunis encore une fois, ami, sur un sommet du monde[1].»
[1] Guido Rey: Alpinisme Acrobatique.
Ténèbres blanches
Dans l'inconnu, dans le mystère
nous allons, tel un vaisseau fantôme
perdu sur une mer sans fin.
Albert Gos.
C'est sans doute à la fatigue qu'il faut l'attribuer: j'ai passé dans la couchette du refuge Torino une nuit fort agitée. Pendant de longues heures je me suis débattu avec des difficultés insurmontables; mon esprit surexcité m'a fait ascensionner à nouveau l'Aiguille du Géant par bribes; je me suis vu à califourchon sur des rochers bizarres, j'ai dormi sur d'étroites corniches, la gorge brûlante, en des bivouacs insensés. Les souvenirs du passé ont défilé devant mes yeux et je me suis accompagné [Pg 116] moi-même à vingt ans de distance dans ma première ascension au Mont-Blanc.
C'étaient d'abord les préparatifs: l'étude des articles de revues, l'examen des cartes, la critique des itinéraires, puis le baromètre cent fois tapoté; enfin les provisions et le matériel de course étalés sur la table avant de s'empiler dans le sac. J'ai assisté à notre départ dans la gare animée et bruyante au milieu des sifflets, des jets de vapeur, et aussi de la curiosité quelque peu hostile des compagnons de route, enfin à l'arrivée en pleine nuit au Fayet-Saint-Gervais. La pluie s'était mise à tomber. Nous n'étions que deux alpinistes, nous n'avions jamais fait de course dans le massif du Mont-Blanc, mais nous étions pleins d'ardeur et de courage. Dans la nuit, nous montions jusqu'aux Houches par le chemin de fer électrique. Au village la pluie avait cessé. Mais de gros nuages noirs voilaient à chaque instant la pâleur de la lune. Nous avions erré dans le village endormi en quête d'un gîte partout refusé et nous avions échoué dans une pièce délabrée et nue qu'un habitant avait bien voulu nous prêter pour quelques heures.
Le lendemain matin malgré la pluie qui tombe par averses, nous partons gaiement. Nous montons par le sentier jusqu'au chalet de Bellevue et de là nous nous élevons par le sentier forestier qui longeant à gauche le glacier de Bionnassay, conduit à celui de Tête Rousse. Pendant que devisant tranquillement, nous gravissons le sentier qui monte indéfiniment, le bruit sourd d'une avalanche de pierres, parvient jusqu'à nous. Plus loin, nous nous apercevons que le chemin est coupé par l'avalanche.
Nous traversons le plateau des Rognes: désolé et aride, il donne une impression de solitude qui vous angoisse; entassement prodigieux de blocs ébranlés, il forme un immense clapier au-dessus duquel nous nous élevons peu à peu, laissant à droite le glacier de Bionnassay, par le sentier qui mène à Tête Rousse. Nous nous arrêtons un moment pour nous restaurer, au chalet-hôtel situé au pied de l'Aiguille du Goûter, puis nous en repartons bientôt avec l'intention de monter dès ce soir coucher au refuge Vallot.
Pour éviter les chutes de pierres qui, à cette heure de la journée [Pg 118] sont fréquentes, nous décidons de faire l'escalade de l'Aiguille non pas par le couloir habituel, mais par l'arête Nord. Il y a là 1000 mètres d'une escalade intéressante qui demande quelqu'attention par un beau temps, mais qui devait par suite des circonstances atmosphériques présenter beaucoup de difficultés.
A peine avons-nous commencé l'escalade que le ciel se couvre de nuages menaçants. Le vent souffle avec rage. Il faut se cramponner avec force au rocher pour ne pas être enlevé. Puis la tempête se déchaîne. Le grésil se met à tomber. Lancé par la tourmente avec violence, il cingle la figure et l'on croirait ressentir autant de brûlures; la fureur de la tempête devient telle qu'il nous paraît imprudent de rester plus longtemps sur l'arête trop exposée au vent. Abandonnant alors les traces laissées par ceux qui nous précédèrent sur cette voie, nous décidons de chercher beaucoup plus à gauche, notre chemin, dans les hasards d'une route nouvelle. Où nous mena une marche[Pg 119] de flanc assez osée? il me serait difficile de le préciser: l'endroit était précipitueux. L'escalade devient plus difficile, l'inclinaison des roches étant plus sensible. Nous grimpons au hasard dans le rocher, sans relâche, à travers le brouillard. Nos gants mouillés et gelés se déchirent aux aspérités, d'ailleurs il faut les quitter car la main n'est pas assurée dans cette enveloppe mi-durcie par le gel, mi-gluante. La pierre est glacée, le verglas commence à la recouvrir. Nos doigts engourdis ne nous offrent pas de sécurité: qu'importe, il faut avancer, au risque de glisser dans l'abîme invisible qui se creuse sous nos pieds. Nous montons ainsi, sans relâche et sans repos, haletants, étouffés par le vent glacial. Cela dure deux longues heures. Après ces interminables moments, il nous est enfin donné de fouler le plateau terminal couvert d'une épaisse couche de neige dans laquelle nous nous enfonçons jusqu'au ventre. Il fait horriblement froid. Le plateau, balayé sans cesse par le vent, est aussi peu hospitalier que possible. Le brouillard est [Pg 120] intense: à quelques mètres de moi, mon compagnon d'infortune et d'angoisse est une ombre grise à peine visible: où est le refuge? La tourmente nous aveugle. Nous tournons, cherchant l'abri: c'est en vain! Allons-nous passer la nuit sur le sommet, dans la neige glacée? Soudain, mon camarade pousse un cri: du bras, il me montre une tache noire rectangulaire, à quelques mètres; c'est la porte, ou plutôt l'emplacement de la porte du refuge, car celle-ci a disparu.
Le chalet, plein de neige, est si bas que l'on est obligé de s'y tenir courbé. Qu'importe, c'est un abri où nous pourrons passer la nuit, car il ne faut plus songer à gagner aujourd'hui le refuge Vallot? Notre demeure est dans un état de malpropreté et de vétusté qui dépasse tout ce que l'on pourrait imaginer. Le vent entre[Pg 121] partout. Le carton goudronné qui tapissait jadis l'extérieur de la baraque a disparu, et le poêle sans tuyau, gît disloqué sur la glace. Pourtant une joie nous est réservée. Voici un peu de bois, nous le considérons avec attendrissement.
Nous avons tenté d'allumer le feu: c'est en vain. Mais nous avons pleinement réussi à nous enfumer. Il faut sortir pour éviter la toux qui nous gagne. Heureusement un coup de vent a entraîné la tempête chevaucher sur d'autres cimes, découvrant un coucher de soleil magnifique. Spectacle grandiose qui nous fait oublier le froid et la fatigue. Le soleil descend peu à peu: il s'enfonce derrière un rideau de nuages que sa lumière rouge éclaire d'une lueur sanglante. Le vent balayant les cieux amasse les nuées au fond de l'horizon, puis sous son effort brutal, elles bondissent dans notre direction, elles courent avec rapidité sur les cimes inférieures qui les déchiquettent, le soleil les teint de pourpre. Tout est rouge autour de nous: les glaciers qui scintillent comme des rubis, l'Arve qui roule des eaux ensanglantées, les brouillards eux-mêmes qui noient Chamonix dans le sang. Symphonie en rouge majeur, qui va en s'atténuant à mesure que le soleil disparaît, comme s'éteint une chanson, quand le chanteur disparaît au tournant du sentier.
Les nuages viennent se briser contre l'Aiguille du Goûter puis roulent dans l'abîme pour remonter de nouveau: pendant un instant l'Aiguille victorieuse émerge des[Pg 122] nuées. Nous profitons de l'éclaircie pour jeter un coup d'œil sur Tête Rousse que nous apercevons bien bas au-dessous de nous. Les habitants sont dehors, points noirs sur la blancheur du glacier; nous crions en vain dans le vent qui emporte nos cris sur d'autres cimes.
Nous avons dit un dernier adieu aux hommes, nous sommes seuls désormais, solitude impressionnante et pénible. L'âme oppressée est inquiète en quelque sorte de je ne sais quel péril imaginaire, crainte étrange de l'inconnu, presque de l'au-delà; malaise indéfinissable et irrésistible, qui étreint et accable l'esprit endeuillé, veuf par son divorce momentané d'avec les hommes.
C'est l'heure exquise où le jour qui décline laisse l'ombre envahissante noyer les contours des objets dans une demi-obscurité. Dans la demeure close et tiède, on aime à attendre que la nuit ait voilé les formes indécises et familières qui nous entourent, avant d'allumer la lampe. Les pieds sur les chenets on se plaît à regarder la flamme joyeuse qui danse dans l'âtre souple et ondoyante. Moment délicieux où l'esprit erre sans contrainte, où, se laissant aller au charme pénétrant de l'heure tranquille du chien et loup, on est heureux de se sentir vivre calme, sans souci, où l'on apprécie le bonheur d'être à l'abri au chaud, en bonne santé.
Pour nous, perdus au milieu des solitudes glacées, nous regardons avec angoisse le grésil qui tisse dans l'air, autour de nous, un voile blanc impénétrable. Nous songeons à la chance que nous avons eue cependant [Pg 123] d'arriver à temps. Quelques instants plus tard, touristes égarés, nous nous serions agités en vain dans la tourmente. Nous appellerions, et la tempête seule répondrait à nos cris de détresse. Sans relâche la neige autour de nous continue sa trame: nuit blanche, plus terrifiante que la nuit la plus noire, parce que plus mystérieuse encore. L'âme emprisonnée se débat en vain contre la stupeur qui l'accable. Rentrés dans la cabane, nous attendons, silencieux, la pensée vague et morne: la nuit qui tombe vient seconder la nuit blanche dans son œuvre destructive de la volonté.
Dehors, l'obscurité règne, totale. Le trou de la porte absente ouvre sur le néant: nous allumons notre lanterne. Avec elle notre pensée se ressaisit. Point brillant dans l'obscurité vers lequel les yeux se tournent avec joie, sa lumière dissipe les ténèbres qui envahissent le refuge, et jette en même temps un peu de clarté dans les âmes: l'horreur a disparu, la vie renaît et se concentre autour de cette flamme pâlotte et vacillante.
La nuit est lente à s'écouler, sans sommeil, avec des alternances de hurlements effroyables de la tempête, et de calme subit encore plus terrifiants. Lorsque le vent se tait, le silence et la nuit reprennent leur empire, silence horrible qui frappe l'imagination peut-être davantage que la tourmente: il semble que le silence hurle à son tour. La[Pg 124] neige alors tombe, légère, avec un imperceptible bruissement, comme un frôlement de jupe de crêpe sur l'herbe fine d'un cimetière abandonné: musique monotone et triste, semblable aux airs que l'on chante dans la montagne pour endormir les nouveaux-nés, elle nous berce avec son ronronnement doux, pour nous endormir d'un sommeil dont on ne se réveille plus.
Dans la somnolence qui me gagne j'entends des sons de cloches, de cloches qui sonnent un glas qui peut-être sera le nôtre. Mon compagnon gît sans mouvement, respire-t-il? La tempête m'empêche de l'entendre, on le croirait mort.
Et voilà que soudain, dans l'énervement de cette nuit sans sommeil, je ne sais comment, je me prends à penser aux Djinns de Victor Hugo. Ce sont eux que l'on entend hurler dehors, ce sont leurs griffes qui raclent le toit du refuge, et machinalement je récite:
Je remarque en passant, que ces démons d'aujourd'hui sont blancs et d'apparence pure, et cette observation me fait oublier la suite. Ma mémoire fatiguée est incapable de retrouver le vers suivant. Je cherche surexcité, et mon cerveau est vide: le vent a entraîné mes idées errer dans les précipices, avec les flocons de neige.
Je répète le vers, comme un écolier récite une leçon mal apprise. Je veux penser à autre chose, fuir cette idée obsédante et bête à la fin, et toujours hallucinants, lancinants, douloureux, les mots reviennent
Enfin! un rayon blafard se glisse entre les planches, comme hésitant à entrer dans la demeure glacée et ténébreuse. C'est l'aube lugubre. Dehors tout est blanc, les rochers par lesquels nous sommes montés hier sont verglacés. La retraite nous est coupée, il faudra aller jusqu'au bout de [Pg 127] notre calvaire. Et nous partons pour le Dôme, lentement dans la neige fraîche, tandis que peu à peu, le temps se lève et le ciel s'éclaircit.
Qu'il fait froid sur l'arête! Le vent me jette au visage la neige que mon compagnon soulève dans sa marche. Autour de nous, la poussière de grésil tourbillonne un moment, formant une colonne torse, transparente et blanche; puis la colonne se déplace légèrement, et le tourbillon recommence, avec d'autres colonnes, valse échevelée de formes vaporeuses et blanches qui semblent des elfes ou des lutins.
Le ciel est maintenant très pur, mais vers l'ouest, une légère bande noire strie le ciel au-dessus de l'horizon, c'est le signe mystérieux d'une nouvelle tempête. Et nous nous hâtons par le Dôme et le Col du Dôme, vers le refuge Vallot que nous apercevons sur une petite éminence: tout près! Nous l'atteindrons sûrement avant la tourmente.
Mais la faim nous affaiblit, nos jambes fatiguées glissent dans la neige fraîche sur la pente rapide. Et le nuage grossit, le vent s'élève à nouveau; hâtons-nous si nous voulons être en sûreté avant d'être enveloppés [Pg 128] de neige. Enfin! après des efforts surhumains, nous atteignons la plateforme du refuge au moment où la tempête nous attrape à son tour. C'est trop tard pour elle, nous avons gagné.
Bien courte est notre joie. Un désordre indescriptible règne dans la première pièce qui sert de cuisine. Des bouteilles cassées jonchent le sol; des croûtes de pain et des boîtes de conserve vides, embarrassent les rayonnages. A droite, un banc a été cassé. Les différents morceaux du poêle sont dispersés çà et là: des vitres sont brisées. Ce spectacle nous impressionne désagréablement, et nous passons dans la seconde pièce avec une certaine appréhension. Là, règne le même désordre. Les couvertures sont jetées pêle-mêle, les matelas sont recouverts de débris de pain et de détritus de toute sorte. Une paillasse est à terre, couverte de glace. Tout en maudissant les touristes qui ont mis à sac le refuge, nous commençons à y mettre bon ordre, mais le vent qui s'élève peu à peu s'engouffre dans la pièce, par la porte mal jointe; nous la calfeutrons avec une couverture; avant de nous enfermer, nous sortons un moment pour jeter un coup d'œil autour de la cabane.
Des vapeurs de mauvais augure, sournoisement entourent le sommet du Mont-Blanc. Le vent souffle avec une violence croissante: la tourmente est imminente. Encore un coup de vent et le brouillard nous entoure; la tempête revient, et avec elle, son triste cortège de grésil et de neige. Le refuge va être notre prison. Pour combien de temps? Nul ne le sait, nous songeons avec angoisse que nos familles attendent ce soir même notre retour. Elles l'attendront peut-être toujours.
Nous nous couchons attendant le soir. Dehors, c'est toujours la tourmente. Le jour s'écoule, monotone et terrible avec la pensée inquiétante d'être prisonniers de longues heures, car, à la mi-septembre les tourmentes durent longtemps, et l'on ne peut pas espérer avoir demain le beau temps, comme cela se produit la plupart du temps en plein été.
La nuit vient avec toute son horreur. La tempête est à son paroxysme. Je sors chercher de la neige que nous ferons fondre pour boire, et l'on referme vite la porte sur moi, pour empêcher le grésil de rentrer. Me voilà seul dans une obscurité complète. Dehors c'est effroyablement [Pg 130] sinistre. Le vent s'efforce de m'arracher de l'étroite plateforme qui est devant le chalet. De silencieux éclairs illuminent sans cesse la tourmente.
Alors, tout apparaît rouge autour de moi; rouge terrifiant. Chaque particule de grésil qui voltige dans l'espace s'éclaire et scintille, rouge. On dirait autant de gouttes de sang qui continuellement tombent sur un tapis de pourpre. Le bruit est horrible.
A la hâte, je remplis de neige le seau que j'ai apporté et je rentre glacé. Une fort maigre soupe, faite des restes de la veille et de beaucoup de neige constitue un sommaire dîner, puis nous nous étendons sur les paillasses et la lanterne est éteinte pour ménager notre chandelle. Couchés côte à côte pour avoir plus chaud, sous un tas de couvertures, pour la première fois, depuis quarante-huit heures, nous éprouvons une sensation de chaleur et de bien-être. Qu'il fait bon ainsi, à l'abri du vent alors que la tourmente mugit dehors. Demain matin nous aurons du thé tiède car entre nous dort une gourde pleine de neige, de thé et de sucre: notre chaleur propre fera fondre la neige. La tempête secoue terriblement la cabane. Le vent s'irrite de trouver dans le col où il règne en souverain maître quelque chose qui lui résiste et qu'il ne puisse entraîner au son de sa musique effroyable, dans la valse folle, valse de mort, tourbillon macabre que des formes blanches esquissent dehors dans l'obscurité.
Le lendemain, les hurlements de la tempête nous réveillent. Toujours la tourmente, toujours le froid, que faire! Rien hélas! Attendre. Dehors, c'est toujours la même blancheur. Que nous réserve ce rideau inquiétant? Que cache-t-il dans ses plis? Mystère!
Le silence pèse dans le refuge et l'on n'entend plus que la grande voix du vent qui hurle sinistre dans le cornet du poêle éteint. Chacun triste et silencieux écoute mugir la bourrasque. La cabane tremble sous ses assauts furieux et incessants.
Nous avons écrit nos noms sur le registre du refuge. Ces quelques lignes seront peut-être les derniers vestiges que l'on trouvera de nous. A l'heure où des guides les trouveront, nous, nous serons étendus inanimés, au fond d'une crevasse livide, et nos âmes valseront déjà, avec les formes blanches qui virevoltent sur les arêtes, la valse des morts.
Car il faut partir. Il ne faut point attendre que la faim ait annihilé nos forces, que la neige fraîche plus épaisse rende nos pas plus incertains et couvre de ponts de neige trompeurs les crevasses béantes. Tout encordés nous ouvrons la porte. Quel temps il fait dehors! Tout est blanc, autour de nous, le vent souffle avec une violence inouïe. Hésitation de courte durée. Il faut que la situation soit bien désespérée pour courir l'aventure de s'enfoncer dans cette obscurité blanche; aveuglés par la neige, congestionnés par le froid, étouffés[Pg 132] par le vent, par cette poussière impalpable de neige que nous respirons avec l'air extérieur, et qui glace notre respiration. C'est fou de se jeter ainsi en pleine tourmente. Restons.
Rester? Alors c'est la faim et le froid!
Partir! ce sont les crevasses béantes, l'itinéraire perdu, mais c'est aussi plus bas, la vie. Partons la chercher à travers le labyrinthe de glace.
La porte du refuge est fermée, quelques pas nous en séparent à peine, et déjà il a disparu, déjà nous ne pourrions plus le retrouver.
A quel gouffre descendons-nous? Quelle crevasse nous guette? Peut-être avons-nous abandonné la route. C'est à peine si j'entrevois mon camarade dans la nuit blanche. Nous marchons des heures, et c'est toujours la même blancheur, le même froid; toujours la neige: qu'elle soit maudite! Elle couvre nos vêtements, se congèle avec celle qui déjà s'y est accrochée; elle forme une carapace de glace qui craque à chaque mouvement. J'ai soif! Mes doigts, à travers mes gants déchirés par l'escalade de l'Aiguille du Goûter gèlent autour de mon piolet, ma peau adhère au fer de la sape. J'ai soif! Le sang bat mes tempes, on dirait que mon front va éclater, mais l'étreinte du froid le cercle de fer.
La marche se prolonge indéfiniment, monotone, interminable, et toujours la même inquiétude, la même question: «sommes-nous dans la bonne voie?» Nous marchons, au hasard dans la nuit blanche, terrible [Pg 133] chose que cette nuit blanche! Quelle heure est-il? Ma montre est arrêtée. Il y a des siècles que nous avons abandonné le refuge. Nous devrions depuis longtemps avoir atteint les Grands Mulets. Sûrement, nous sommes égarés. Égarés. Je répète le mot à mi-voix. Et cette idée prend consistance dans mon cerveau. Elle chemine; le fait me paraît certain, indubitable. Nous avons perdu la route dans cette blancheur impénétrable. Nous nous agitons inutilement dans ce voile mystérieux où chaque pas nous égare davantage. A quoi bon marcher, peiner?
Mieux vaudrait se coucher sur la douceur de la neige fraîche et dormir. J'ai sommeil: ce vent qui me souffle au visage m'endort. C'est curieux; mes jambes sont maintenant insensibles à la fatigue, je suis très dispos, en somme, pour aller danser avec les formes blanches. Mieux vaut rester là et se joindre à la danse tout de suite. Maintenant que nous sommes perdus, égarés, sans espoir.
Dans quelques dizaines d'années le glacier nous rendra à la lumière du soleil, là-bas, sur la moraine des Bossons. Et les Chamoniards nous verront apparaître avec stupeur. Mais ce ne sera point nous. Nous! Il y [Pg 134] aura longtemps que nous valserons sur la neige au son infernal de la musique effrénée de la tourmente.
D'ailleurs, c'est fini! Un éblouissement me passe devant les yeux, je ne suis plus oppressé, je ne sens plus le vent, ni la neige, ni le froid. Quelque chose de noir se dresse devant moi tandis qu'à l'entour s'illuminent mille clartés.
Et je m'aperçois que sous un violent coup de vent, la brume compacte s'est déchirée. La vue s'étend sur une pente immense coupée de crevasses bleutées éblouissantes. A droite, à quelques pas de nous une aiguille de rocher se dresse. On y distingue un toit qui fume: c'est le refuge des Grands Mulets. Derrière nous un joli petit nuage rose, léger et coquet voile la coupole du Mont-Blanc. Eh quoi! C'était cela notre linceul?
Sur la plateforme des Grands Mulets, des gens nous font des signaux d'amitié, leurs appels viennent jusqu'à nous. Oh! dormir, pour de bon, en sécurité!
Dormir! Mais voilà précisément que je me réveille au bruit de mes voisins qui partent sans doute à leur tour faire l'ascension de l'Aiguille du Géant.
Il a neigé sur les hauteurs.
"Seigneurs, ce fu en cel termine
Que li douz temps d'esté décline
Et Yver revient en saison."
Roman du Renart.
J'aurais dû m'en douter hier au soir, et ne point m'attarder indéfiniment sur l'Aiguille du Géant, dans l'azur du ciel, au milieu des rêveries du passé. En cette arrière-saison, le temps change si vite! Le ciel d'apothéose était trop transparent, les lointains trop lumineux. Et cette nuit énervante n'était-elle pas, elle aussi, un signe certain que le vent de la pluie tenait dans les profondeurs du ciel. Aujourd'hui, tout est blanc autour du Rifugio Albergo Torino: il a neigé abondamment sur les hauteurs; la neige est descendue assez bas, couvrant les alpages supérieurs que l'on aperçoit [Pg 136] d'ici comme de grands draps blancs séchant sous le soleil. La descente promet d'être fatigante dans cette neige fraîche, inconsistante et molle.
Ce matin, les pâtres se sont réveillés plus tôt que de coutume, étonnés de voir la clarté envahir sitôt leur cabane. En hâte, ils ont rassemblé leurs modestes hardes, pressés de gagner au plus vite les pâturages inférieurs: l'exode de la population à quatre pattes a commencé. Poussant devant eux leur troupeau, tirant par la bride les mulets chargés des jeunes agneaux tard venus, ils sont partis abandonnant leur chalet dans la solitude. Ils ont disparu dans la forêt prochaine, sous les dômes de verdure poudrés par l'hiver, dans un tintement de clochettes et de sonnailles.
Pendant de
longs mois le silence
va régner
sur les alpages
glacés, c'est à peine si l'on
entendra le sanglot étouffé
de la source, fluant sous[Pg 137]
[Pg 138]
la neige. Adieu les lentes et nostalgiques chansons de pâtres, «mélodie
grave et triste comme la montagne, dit Guido Rey, chanson grise qui
monte avec lenteur le long des hautes parois, comme monte la fumée des
chalets dans la paix des soirs».
Chamonix derrière l'infranchissable mur de granit et de glace qui s'étale à perte de vue vers le Nord, va se contracter et se durcir dans le froid.
Mort Chamonix durant l'hiver? Lugubre sous un ciel gris?
Mais je raisonne en citadin des plaines! C'est pour la plaine seulement que la neige est une ennemie. En montagne la féerie continue. Dans quelques semaines les géants qui m'entourent siègeront en dalmatique d'hermine autour du temple entièrement remis à neuf, plaqué de marbre blanc, plus lumineux encore qu'il m'apparut avant-hier. Dans les bois, le cristal du givre sur les branches, égaiera le deuil perpétuel des sapins, et dans les forêts prochaines, les voix des skieurs réveilleront joyeusement les échos sommeillant sous leur fourrure hivernale. Non certes, pour Chamonix, l'hiver n'est point un long écheveau de laine blanche à dévider durant d'interminables et monotones journées.
Trop courtes, au contraires, sont les heures de l'hiver pour jouir de tous les plaisirs qu'il apporte.
Ce sont d'abord les joies du patinage sur l'immense miroir de glace, unique au monde avec son cadre grandiose de montagnes incomparables; puis l'ivresse de la folle descente le long des pistes de bobsleigh où l'on vire horizontalement comme dans une énorme vis. Enfin, et par dessus tout, ce sont les promenades à ski dans la splendeur des vastes champs de neige du côté du col de la Voza, ou du col de Balme; au glacier d'Argentière, à celui des Bossons, à celui du Géant. C'est aussi la course classique du tour du Mont-Blanc par le Col et la Croix du Bonhomme.
Chaque jour apporte au skieur des plaisirs nouveaux. Dès qu'il entend dans la rue, le gel de la nuit craquer sous le pas des laitiers matineux, il se hâte de quitter Chamonix encore endormi sous la brume. Dans le calme du matin glacé, il s'élève sur les flancs des montagnes. Entre les grands sapins couverts de givre, il va allègrement, bercé par le rythme de ses skis sur la neige nacrée, dans la solitude amie de la forêt, gagnant les hauts alpages où il s'ébattra sous le chaud soleil d'hiver. Puis lorsque [Pg 140] les rayons obliques étendront démesurément les ombres violettes sur la neige, il se laissera mollement tomber dans la vallée en une glissade qui a la grâce et l'harmonie d'un vol.
Le soir, dans les éclairs des phares électriques, sous la vive lumière des lustres, un orchestre endiablé rythmera ses pas dans les salons de la ville en fête, plus luxueuse encore que l'été, parce que les amants de la haute montagne inaccessible, ne viendront point y apporter la note grave et sévère de leurs habits couleur de roche...
La nuit nous a surpris au retour, en dessous de Montenvers, dans l'antique sentier que suivaient jadis les «crystalliers». Le calme est revenu dans la vallée, humble vestibule de la montagne. La brise tiède, qui remonte vers les hauteurs, chuchote comme des encouragements et des promesses, apportant quelques bruits confus: murmure des arbres serrés dont les branches se frôlent, grondement des cascades, puis par intervalles, suivant l'effort du vent, quelques notes éparses d'un instrument de musique lointain, si ténues qu'il faut prêter l'oreille pour les percevoir dans le sourd et majestueux concert des voix de la montagne. Quelques points lumineux trouent l'obscurité de la vallée. Et c'est là, Chamonix avec ses fêtes, son luxe éblouissant, si petit dans l'immensité de la montagne, à l'orée des grands bois où s'étale depuis des siècles la langue luisante des glaciers!
Préface de M. Léon Auscher, Président du Comité de Tourisme en montagne du Touring-Club de France.
PAGE | ||
I. — | L'Envoûtement des cimes | 13 |
II. — | La Vallée de Chamonix | 33 |
III. — | Voies d'Accès | 51 |
IV. — | Dans la Nef d'Argentière | 77 |
V. — | Au Cirque des Géants | 95 |
VI. — | Ténèbres blanches | 115 |
VII. — | Il a neigé sur les hauteurs | 135 |
Les relevés photographiques de cet ouvrage sont dus à l'auteur et à:
MM. | Arlaud, | de Lyon, |
Ballance, | de Menton, | |
Bisch, | de Lyon, | |
Boissonnas, | de Genève, | |
Chalonge, | de Paris, | |
Dr Desbrosses, | de Blanzy. | |
(Clichés des pages) | ||
8, 14, 24, 26, 28, 33, 34, 35, 38, 39, 41, 72, 81, 96, 97, 116, 117 | ||
Ferrand, | de Grenoble, | |
Gollion, | de Grenoble, | |
Jullien, | de Genève, | |
Ofterdinger, | de Genève, | |
Raillon, | de Lyon, | |
Réal, | de Grenoble, | |
Serbonnet, | de Grenoble, | |
Société des Amateurs Photographes, | de Grenoble, | |
Tairraz, | de Chamonix. |
Éditions J. REY, Grenoble
Les "BEAUX PAYS"
Collection d'ouvrages in-4o (16 × 21) illustrés en héliogravure
Volumes parus: (voir page 4 du volume)
En préparation:
C. Holland | La Belgique (2 vol.) Le tome I paraîtra en 1924 |
Paul Guiton | Au Cœur de la Savoie |
Raoul Blanchard | La Corse |
Henri Ferrand | La Route des Alpes |
Gabriel Faure | La Route des Dolomites |
Henry Debraye | La Touraine et les châteaux des bords de la Loire |
Pompeo Molmenti | Venise et sa lagune |
Gabriel Faure | Rome |
Gabriel Faure | Les Jardins de Rome et la Campagne romaine |
Francis Gourvil | En Bretagne |
Charles Baussan | Les Grands Pèlerinages de France et de Belgique (2 vol.) Introduction par René Bazin de l'Académie Française |
Paraîtront ensuite: | Florence, la Normandie, la Côte d'Argent, La Route des Pyrénées, l'Ile de France, etc. |
En faisant noter son ordre de suite le souscripteur s'assure une remise notable sur le prix à la parution.—Les spécimens des volumes en préparation et les conditions de souscription à ces ouvrages sont adressés sur simple demande.
SADAG DE FRANCE, BELLEGARDE (AIN).
Note de transcription: