The Project Gutenberg EBook of Lettres d'une amoureuse, by Brada This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Lettres d'une amoureuse Author: Brada Release Date: November 29, 2020 [EBook #63914] Language: French Character set encoding: UTF-8 Produced by: Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES D'UNE AMOUREUSE ***
PAR
BRADA
(COMTESSE DE PULIGA)
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1897
DERNIÈRES PUBLICATIONS
Format grand in-18 à 3 fr. 50 le volume.
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Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
PARIS. — IMPRIMERIE CHAIX. — 13932-6-97. — Encre Lorilleux.
LETTRES
D'UNE AMOUREUSE
Amor con le sue man gli occhi m'asciuga,Promettendomi dolce ogni fatica ;Chè cosa vil non è chi tanto costa.MICHELANGELO BUONARROTI.
… J'entends le bruit de tes pas… et cependant je voudrais que tu n'entres jamais : t'attendre est une volupté si enivrante! Il me semble alors me sentir soulevée de terre par une force invisible ; mon âme s'élance hors de moi et va à ta rencontre… Puis, comme un événement inattendu qui me fait tressaillir, la porte s'ouvre, tu parais, je te vois, tu t'approches et tes lèvres froides d'émotion s'appuient sur les miennes… O mon amour, on me dit que tu ne m'aimeras pas longtemps, et je le sais : je le sais ; j'ai passé mon midi, et, toi, tu te lèves dans la vie, rayonnant comme la jeunesse… Mais tu m'auras aimée… J'aurai été serrée dans tes bras, et tes mains, tes belles mains, si fortes et si douces, se seront attachées éperdument aux miennes… J'écris ces lettres pour que tu les lises lorsque tu ne m'aimeras plus : peut-être feront-elles courir en toi un léger frémissement de volupté ; peut-être ton visage se revêtira-t-il de cette tristesse qui précède le désir… Tu te souviendras… Lorsque je ne serai plus qu'une pauvre cendre dispersée, je veux que tu te souviennes! Cela et rien de plus! que tu revoies les lieux où nous nous sommes aimés, que tu sentes encore l'odeur de la terre matinale qui montait vers nous des jardins, quand, serrés l'un contre l'autre, nous allions saluer le jour nouveau.
Hier, en ouvrant les yeux, j'ai vu derrière les vitres le brouillard, si doux, si triste ; il semblait nous envelopper, toi et moi, et nous cacher à tous… Je me suis levée, j'ai regardé à la fenêtre qui donne sur la plaine, ensuite à celle qui domine les collines… Tout était clos : la vapeur blanche, impalpable, dérobait tout à mes yeux. Oh! que j'ai aimé ce silence, cette prison légère! Il m'a semblé que nous vivions parmi les nuages, ces nuages mystérieux qui roulent sur le ciel bleu… Je suis retournée près de toi et me suis blottie sur ton cœur… Tout se taisait ; seule la flamme du foyer s'élançait de temps en temps, vive et subite comme des cris de volupté. Tu m'as regardée sans même me donner un baiser ; et cependant j'ai senti mon cœur fondre d'amour ; la langueur éternelle des désirs assouvis remplissait mon être! Qu'il aurait fait bon mourir là, côte à côte…
Plus tard je suis allée au bord de l'eau ; j'aime, tu le sais, toutes les choses qui sont dans le ciel et sur la terre, mais, au-dessus de toutes, j'aime l'eau. Le fleuve m'appelle, il m'attire invinciblement ; il me semble toujours qu'il fuit avec tant de regrets!… L'eau courait hâtivement, comme pressée par l'inexorable fatalité. Je marchais sur la berge verte, et, de l'autre côté, les ramures dépouillées des peupliers inégaux se profilaient sur le ciel clair, et semblaient former une vaste harpe, faite pour les doigts des anges. Entre les troncs d'arbres quelques brebis paissaient, se mouvant d'une allure lente et insensible, créatures de paix et d'amour…
Tu m'as dit que mes baisers avaient un goût de fleurs ; et le parfum d'orange dont mes mains restaient imprégnées est entré dans ta chair. C'est que, dès le matin, j'avais fait répandre à terre des fleurs… J'en avais jonché le sol de la vaste chambre… j'en avais mis tout autour du grand lit d'amour… des fleurs blanches, jaunes et violettes : ma fantaisie n'en voulait point d'autres. Elles étaient si délicates, si odorantes, avec des tiges flexibles d'un vert si tendre!… Je les tenais dans mes mains, qui jouaient aussi avec des oranges d'or dont la senteur subtile me grise. Le soir seulement, j'ai fait balayer cette moisson de fleurs…
Que cet après-midi a été délicieux dans la chambre de la tour! Tu l'aimes comme moi, ce coin retiré, cette pièce silencieuse, chaude et paisible. Nous étions là, toi et moi, ravis de la joie simple de respirer le même air. Je me sentais lasse… Enveloppée dans la grande robe de fine laine violette toute doublée d'une fourrure douce, cette robe que tu préfères à toutes les autres, je m'étais étendue à terre, devant le feu crépitant, et, la tête sur des coussins soyeux qui sentent bon, je vivais et j'étais heureuse. Toi, assis dans l'embrasure profonde de l'unique fenêtre, tu lisais, et la lumière rougissante du soir t'éclairait seule. Tout le reste de la pièce était dans la pénombre, cette pénombre exquise, qui la rend mystérieuse même aux heures du midi. De temps en temps, je soulevais mes paupières et je regardais autour de moi, dans une sorte d'ivresse endormie dont rien ne peut rendre le charme. Je te voyais, immobile et vivant, avec le jour sur ton front blanc ; tu portais d'un mouvement intermittent la main à ta barbe pour la caresser. Un de tes bras s'appuyait à la table sur laquelle j'aime à écrire, et sur laquelle je t'écris en cet instant… Dans l'angle à droite, je distinguais les fleurs claires de mon camélia rose, dont les feuilles d'émail vert brillaient dans la demi-lumière… Puis mes yeux, lentement se portaient vers la bibliothèque pleine de livres à reliures blanches ; ces livres, dans cette paix enchantée, semblaient les dépositaires de secrets merveilleux, mais que ma paresse ne chercherait jamais à pénétrer… Plusieurs fois je t'ai vu te détourner un peu et me contempler de loin. Ton regard d'amour me brûlait, comme la flamme vers laquelle, exprès, pour souffrir un peu, j'étendais ma main. Graduellement, le jour baissant et l'air se faisant plus lourd de volupté pénétrante, j'ai eu conscience que le sommeil s'emparait de moi ; puis il m'a semblé que tu t'approchais, que quelque chose intervenait entre moi et le foyer, et que ma tête soudain était soutenue et enveloppée…
Irène est arrivée hier ; elle savait que tu n'étais pas là, et elle m'a demandé de la laisser demeurer un jour et une nuit. Elle est encore auprès de moi ; elle ne me quittera qu'après le coucher du soleil. Elle est heureuse ici… du moins aussi heureuse qu'elle peut l'être. Tu sais combien elle m'est chère, cette créature charmante et tendre… et qui souffre. Je suis descendue à sa rencontre, et nous nous sommes embrassées en silence. Au milieu du vestibule elle s'est arrêtée, et, me serrant dans ses bras, elle m'a dit :
— Claudia, laisse-moi te respirer, tu sens l'amour…
Et ses yeux sombres se sont mouillés de larmes.
Elle, vers qui tous les cœurs se portent, elle n'aime que cet homme, son mari, qui ne l'aime point… A cela toutefois elle ne peut croire encore… Car il est parvenu à l'abuser longtemps… Elle m'a redit pour la centième fois l'enchantement de ces premières années où elle s'est crue aimée… Puis la trahison découverte… et maintenant, toujours l'abandon, la tristesse pour cette créature d'amour, qui meurt de sa cruelle solitude… Longtemps, longtemps nous avons marché ensemble dans la longue allée entre les murailles de lauriers ; parfois elle levait les yeux vers les vieux bustes de marbre qui s'y appuient et interrogeait leurs visages.
— Dis, Claudia, penses-tu qu'ils ont aimé et souffert? penses-tu que toujours on aimera? Et, quand je serai morte, que deviendra mon cœur? mon cœur tout brûlant de passion?…
Avec sa robe d'un rouge brun et l'ample auréole noire de ses cheveux, elle évoquait le souvenir d'une de ces figurines égyptiennes à la silhouette de gazelle, qu'on voit gravées sur la pierre. Je le lui ai dit, et elle a souri de ce sourire étincelant qui illumine tout son visage, mais qui est rare chez elle.
— Tu es bonne, parce que tu es heureuse. Raconte-moi ton bonheur, ma Claudia ; ne laisse pas mes tristesses assombrir tes joies… Où est-il? Garde-le bien, Claudia, garde-le pour toi seule!
La fraîcheur soudain nous a saisies : nous sommes rentrées dans le grand salon des peintures. Elle préfère les vastes pièces et les hautes fenêtres qui ouvrent les larges horizons… Je m'étais assise dans le vieux fauteuil à dos raide, où tu aimes à me voir : soudain, elle est venue se jeter à mes pieds, et, abattant sa tête sur mes genoux, elle a pleuré des larmes désespérées.
Monter ensemble l'escalier : je trouve à accomplir cet acte si simple une douceur exquise! L'escalier fermé, des deux côtés, avec sa voûte et ses murs décorés de fresques fragiles et délicates, revêt à mes yeux une signification mystérieuse… En gravissant lentement les degrés, je perçois de loin l'odeur des muguets et des narcisses qui, dans le vestibule, embaument l'air. Ce parfum de fleurs invisibles me pénètre et m'enchante… Je me figure que nous nous en allons tous deux dans un monde où l'amour règne seul… Hier, à mi-chemin, envahi sans doute par ces mêmes pensées confuses qui remplissaient mon cœur, tu t'es arrêté, et tu as attiré ma tête vers toi, nous avons échangé un de ces baisers lents et fermés où nos âmes se mêlent… puis, les mains unies, nous pénétrant par ce seul contact, nous avons franchi les dernières marches…
Lorsque tu n'es pas là, je demeure toujours longtemps devant le miroir appendu près de mon lit, ce vieux miroir ovale qui depuis trois cents ans est à cette place, sur la tenture de soie aux gros nœuds d'amour… Je ne puis plonger mes yeux dans un miroir sans avoir le sentiment d'être regardée par tous les yeux que ce miroir a réfléchis… Toujours il me semble qu'il doit rester quelque chose des ombres qui ont flotté dans cette transparence. J'ai pensé à toutes celles dont les doux yeux ont cherché leur reflet sur cette glace un peu trouble : il est impossible qu'il ne demeure pas quelque chose des regards… J'y crois voir les tiens, lorsque ta tête apparaît au-dessus de mon épaule et que tes yeux bruns sourient à côté des miens. Ne pouvant baiser tes lèvres, j'ai baisé le miroir ; mon souffle l'a terni un moment, et, du lointain de la profondeur, il m'a semblé que tu venais vers moi. J'avais dénoué mes cheveux, mes cheveux longs, souples et mouvants, dont tu aimes à enrouler les mèches soyeuses autour de ton cou… L'amour me rend belle, et j'ai souri à ma propre image. Puis j'ai enlevé mon collier de perles : ce rang unique de perles nacrées comme des roses thé ; je l'ai suspendu à côté du miroir. J'aime mes perles, j'aime les sentir caresser ma chair ; et leur ombre a des lueurs rosées comme une carnation d'enfant.
Quelque chose m'a réveillée en sursaut : la lumière voilée s'éteignait. Je n'avais d'autre sensation que celle qui me venait de frôler avec ma main la toile fine et fraîche des draps. Je l'ai compris dans ces ténèbres : en amour une seule chose importe : la présence de l'être aimé. Je ne voyais rien, je n'entendais rien que ton souffle, et c'était assez. Baignée dans l'obscurité profonde, j'étais entièrement, parfaitement heureuse. Je ne désirais rien, j'osais à peine bouger pour ne point te réveiller, mais tout mon être palpitait à la pensée que tu étais là, tout à moi, mort à tous, sauf à moi. Je suis restée longtemps sans même ouvrir les yeux ; j'écoutais l'heure battre et continuer sa marche forcée, emportant l'une après l'autre des parcelles de notre vie. Une tristesse infinie m'écrasait, au sentiment de la fuite éternelle de ces instants délicieux. Entre mes paupières closes, les larmes chaudes ont commencé de couler… Peu à peu mon âme a flotté dans une torpeur sans pensée, et puis elle m'a échappé.
Que la vie est belle, ô mon amour, et que je suis heureuse! Chacun de tes retours est pour moi une joie inexprimable. Hier, tu avais une gaieté délicieuse, une joie de vivre, un bonheur d'aimer qui faisait déborder mon cœur : tes yeux brillaient d'un éclat satisfait, tu avais légèrement, de la main, repoussé en arrière tes cheveux courts, ce qui donnait à ton visage comme une lumière nouvelle ; et tu souriais. O l'heure charmante de folie! ton allégresse m'avait gagnée, et il me semblait ne plus tenir à la terre… Soudain, tu t'es mis à marcher, en chantant… Tu sais combien j'aime ta voix, profonde et douce ; elle pénètre mon âme et la bouleverse… Tu chantais presque bas, t'arrêtant sur les syllabes tendres. Alors j'ai ouvert mon piano et je me suis mise à jouer des fragments de cette España qui nous plaît tant : ce sont des rentrées d'une vie si amoureuse et folle, où tout vibre, où tout chante, des courses éperdues sur des roules ensoleillées… De son socle de porphyre, la tête antique d'un jeune satyre nous regardait : la bouche ouverte, les cheveux frisés, il est là criant sa joie voluptueuse de vivre. J'aime sa laideur saine et forte ; j'aime à me le figurer dans l'ombre des matins, courant par les allées de cyprès aux floraisons dorées, suivi d'une théorie de jeunes bacchantes dont les pieds blancs sentent le thym… L'autre jour, j'ai vu un bas-relief de pierre, figurant la mort d'une bacchante, et je me suis étonnée. Quoi, ces créatures d'amour meurent donc aussi? Puis j'ai pensé qu'elles mouraient, comme le fleuve se perd dans la mer, et qu'en s'évanouissant, elles revivent dans l'immortelle nature et continuent de participer à sa vie inépuisable.
Je ne sais si c'est d'aimer qui me rend ainsi, mais j'attache maintenant une importance irraisonnée au premier objet qui frappe mes yeux. Ce matin, à peine descendue, et comme je marchais entre les tulipes, j'ai vu, volant bas, un papillon vert, d'un vert pale et brillant. Il s'ébattait doucement dans l'air limpide, il allait devant moi, et instinctivement je le suivais ; à un moment, j'ai été si proche, et son vol était si lent, que j'ai pu le saisir. Je l'ai posé dans le creux de ma main : il est demeuré là, sans autre mouvement que le frémissement de ses ailes ; son corps ténu était comme enveloppé d'une ouate très légère… J'ai écarté ses ailes pâles : il en avait d'autres, intérieures, marquées d'un écu noir et or. J'ai regardé longuement cette fleur vivante, puis je l'ai laissé tomber sur une jeune pousse de blé, avec laquelle elle a semblé se confondre. Comment te dire le plaisir que j'ai pris à ce vol de papillon?… Il me semblait que ma propre âme flottait devant moi.
Lorsque je me sens comme écrasée sous le poids de mon bonheur, je vais errer dans le vieux cloître de Sainte-Euphrasie : là seulement, je retrouve un peu de ce calme nécessaire pour continuer de vivre. Irène est avec moi : nous y sommes venues ensemble. Elle aussi, comme moi, comme toutes celles qui aiment, elle est attirée par les couvents, les cellules fermées et l'odeur de l'encens. La lourde porte nous a été ouverte par une sœur au voile blanc ; elle est retombée avec un bruit sourd : porte si forte, si épaisse, derrière laquelle le monde s'évanouit comme dans un brouillard. La paix était absolue, une sorte de paix triste qui fait penser que la mort est très douce. Le grand cloître clos baignait dans la lumière ; et sur le cadran solaire qui raye de ses lignes le mur laiteux, l'ombre tombait à peine oblique. Irène m'a dit de sa voix caressante :
— O Claudia, il me semble que j'aurais été si bien ici!
La sœur Marcelle, qui marchait devant nous, s'est retournée et a souri. Elle est notre amie pitoyable, et surtout elle chérit Irène. Nous ne lui disons jamais rien, mais elle semble toujours deviner et comprendre… Elle a le plus ardent visage, dans une pâleur surnaturelle, et des yeux noirs sous des paupières bistrées et battues ; elle met son bandeau blanc très bas, au ras de ses sourcils sombres. Elle aussi, c'est une amante… elle en a les langueurs, les espérances, les transports. Elle aime souffrir, comme nous aimons souffrir, et elle aspire à une félicité sans fin… Irène a continué de marcher… et moi, j'ai été m'asseoir sur les marches du puits, à l'endroit où la margelle jetait une ombre. Cette cour de cloître est un jardin ; il a des massifs d'herbes odorantes, il a des citronniers et des orangers, et des plantes fines et éternellement vertes — toute une floraison mystérieuse et chaste. Au-dessus du puits monte un grand lis en fer forgé : « le lis énamoure », dit le vieux proverbe ; et il paraît bien ici… Je regardais les arcades, et les colonnes de pierre : elles sont de cette pierre bleue qui a des reflets comme un ciel légèrement nuageux ; au-dessus des arcades, les médaillons, sur fond d'azur pâle, détachent encore leurs motifs élégants relevés de dorures à peine effacées. Oh! que le charme de certains lieux est grand et profond! Dans ces cloîtres, l'âme tout d'un coup cesse de vouloir… A la galerie supérieure deux religieuses lavaient ; leurs silhouettes blanches se profilaient, incroyablement paisibles, avec une grâce harmonieuse dans leurs mouvements mesurés. Tout le reste était silence et portes closes. — L'une arrêtait mes yeux ; elle porte au fronton ces mots latins : Ofigina Aromatria. Les aromates semblent faits en effet pour les mains sales cachées dans ces longues manches croisées sur la poitrine. Quelle fonction exquise que celle, dans un cloître plein à la fois de soleil et d'ombre, de préparer les aromates!… Irène et la sœur avaient disparu… J'étais seule ; je regardais le cadran solaire. La ligne du style, toute droite, indiquait midi : tout à coup les cloches ont frémi ; comme un ramage soudain d'oiseaux réveillés, elles ont éclaté… en même temps j'ai été saisie d'un besoin de franchir la porte, de retrouver le bruit et la vie.
Lorsque tu es loin de moi, je deviens semblable à la cigale : la forme extérieure de mon corps demeure inerte et passive aux endroits où je suis, mais mon âme s'en va aimant et chantant aux lieux où tu respires. Il m'importe peu alors de faire cette chose ou celle-là, d'être ici ou d'être ailleurs. Partout je me sens étrangère à moi-même, et je t'attends. Je ne trouve d'attrait qu'aux spectacles qui, malgré la distance, frappent tes yeux en même temps que les miens. J'épie avec un intérêt passionné le lever de la première étoile, et je la salue à la seconde, où perçant la nue, elle frémit blanche et claire dans l'empyrée. Je reste des heures à contempler ces astres qui palpitent éperdument sans jamais se lasser, comme des cœurs dévorés de tendresse ; je me dis que tu les vois et je les baise de loin.
Irène a voulu que je vienne à elle. Il y avait longtemps que je n'étais descendue à la ville endormie, que je n'avais franchi le seuil du vieux palais où je suis née. Ces lieux familiers me semblaient inconnus puisque je n'y ai vécu aucune de nos heures d'amour… Cet amour qui remplit mon âme a passé consumant tout sur son passage ; et c'est la plus singulière sensation que cette indifférence complète pour ces choses jadis aimées : mon cœur ne les reconnaît plus… Mais la poussière sur laquelle nous avons marché ensemble, volontiers je m'y agenouillerais… Irène m'a reçue avec une si tendre joie! Toute vêtue de blanc, ses yeux noirs étincelants, elle avait la mine la plus noble et la plus fière ; il y a en elle une vitalité si intense que, fine et souple comme les pousses de vigne qui rayonnent entre les mûriers, elle donne l'idée d'une force. L'accent fébrile de sa voix, la précipitation de ses paroles me découvraient pourtant l'agitation de son âme. Elle me conduisait d'un bout a l'autre de la galerie, hâtivement, nerveusement, et me montrant les choses rares et ingénieuses qu'elle a groupées autour d'elle : soudain sa main a tremblé, puis elle s'est retournée brusquement, faisant face à Maurice qui entrait. Il s'avançait de son air fastueux et indulgent, les yeux caressants… Il m'a baisé les mains avec de grandes protestations de joie, me faisant doucement des reproches :
— Claudia, vous êtes trop avare de vous-même, pourquoi nous abandonnez-vous parce que vous êtes heureuse?… Au fond, chère, vous avez raison, ce n'est pas moi qui vous blâmerai. Je le dis toujours à Irène : « Laisse donc Claudia, ne l'importune pas ; elle aime!… »
En disant ces paroles, il a osé sourire à Irène. Elle l'a regardé, ses lèvres flexibles se sont écartées comme pour parler… puis se sont fermées d'un mouvement résolu ; elle s'est alors tournée vers moi, et comme une enfant affectueuse, elle a posé sa tête sur mon épaule.
« Claudia, je l'aime! » — c'est son cri toujours, — et elle ajoute : « Comment puis-je l'aimer encore? » Pour moi, si, étant à sa place, je l'aimais comme elle l'aime, voyant sa vie, il faudrait que je meure ou qu'il meure. Elle mène une existence si solitaire. Sa musique seule la console et l'apaise, car elle n'a jamais de repos. Quand il est absent, elle sait où il est, et la jalousie la consume ; quand il est là, sous le même toit, près d'elle, elle souffre peut-être plus encore. Un des charmes de son palais est cette terrasse intérieure du premier étage, avec la vasque transparente où retombe le jet d'eau vive qui ne s'arrête jamais : la nuit, dans son ardente solitude, elle ne trouve de calme que là ; elle quitte sa chambre où elle ne peut dormir, elle regarde, elle écoute l'eau sans se lasser ; ce mouvement monotone et vif, cet élancement, ce brisement, cette poussière humide, ce murmure presque humain lui font un bien inexprimable. Elle m'a menée hier avec elle, et j'ai compris la fascination que cette fontaine exerce sur elle. Le jardin était plein de lucioles ; elles flottaient dans l'air, étincelles brillantes paraissant et disparaissant, jamais immobiles. Irène a soupiré :
— Ah! Claudia, sans amour, il n'y aurait rien sous le ciel!
Tu m'as demandé si j'avais été chagrine de quitter si tôt Irène, et j'ai cherché, oui, mon amour, j'ai cherché ce que ta question voulait dire. Ne sais-tu donc pas qu'il n'y a de place dans mon cœur, lorsque tu es là, près de moi, pour rien que pour toi? O bien-aimé! à Claudia, ne parle que de Claudia et de toi, de toi surtout!… Devines-tu la plénitude de joie que je trouve à être près de toi, le fulgurant éclair qui traverse mon être, lorsque seulement ton épaule effleure la mienne? Même te voir sans te toucher est un délice que je ne saurais dire! Mes yeux t'enveloppent, et, lorsque ton regard croise le mien, que tes lèvres sourient à mon sourire, et que, sans bouger, sans nous rapprocher, je sens que tu es mien, la vie vulgaire qui était en moi devient une vie sublime ; vivre me paraît alors l'acte le plus magnifique, le plus libre, car dans de pareils instants il me semble que je suis maîtresse de mon âme et de mon corps et que nul ne peut m'en ravir la possession!
J'ai dit ce matin à mes yeux : « O mes yeux chéris, que je vous aime ; c'est par vous qu'il est entré dans mon cœur ; c'est vous qui me le rendez d'abord, quand il revient vers moi! » Sais-tu combien tu as de visages? J'en découvre toujours un que je ne connaissais point. Je ne sais lequel me séduit le plus ; parfois, il me semble que c'est le visage voluptueux et dominateur que tu penches sur moi à l'heure de nos baisers ; parfois, je préfère celui, mélancolique et doux, des heures tristes et lasses, ou même celui que tu as en dormant ; oh! que je l'aime celui-là!… Combien de fois j'ai appuyé délicatement mes lèvres sur tes tempes fines sans que tu en perçoives le frôlement!… O mes yeux chéris, que je vous aime, à qui je dois la joie de le regarder!
C'est une étrange pensée que celle d'imaginer qu'un jour, sûrement, tu disparaîtras pour moi, tu cesseras de m'aimer, tu t'en iras au loin… Je ne puis me figurer ce que sera le monde pour moi quand cette heure viendra — car elle viendra… Ces temps derniers, Irène et moi, nous avons vu un enterrement, le soir ; sur le seuil de l'église, ceux qui escortaient le mort éteignaient leurs torches : ils les écrasaient contre la pierre, et la flamme résistait et les étincelles crépitaient, mais enfin elles s'éteignaient… L'action me paraissait cruelle comme celle de broyer un cœur — et le jour viendra pourtant où il faudra étouffer cette flamme de mon amour!…
Quand tu me dis ce seul mot, ce mot magique : « Viens », si tu pouvais comprendre de quel élan tout mon être te répond! Hier soir, lorsque tu te tenais debout sur le perron à regarder dans la nuit, je ne bougeais pas pour ne pas te troubler ; mais je désirais, oh! je désirais ardemment être à ton côté. Tout à coup tu t'es retourné et tu m'as murmuré très bas : « Viens! » O charme incomparable de cet appel — tout amour, tout désir est enfermé en lui : « Viens! » aussi longtemps que tes lèvres et ton cœur le prononceront, mon âme sera rassasiée. Tout de suite j'ai été près de toi, et tu m'as serrée d'une étreinte presque douloureuse, et d'un geste si doux tu m'as passé ta main libre sur le visage ; puis, nous avons parlé de la sublime beauté de l'heure et de cette nuit toute pleine de parfums et de frémissements ; nous avons descendu les marches, et nos pas ont fait crier le gravier : — j'aime tant le bruit des pas dans la nuit! — Alors tu m'as dit des paroles d'amant. Je les ai bus comme les fleurs boivent la rosée, ces mots fous et charmants que je me répète quand tu n'es plus là : « Ma reine… ma fleur de verveine… maîtresse de ma vie… » Une sorte d'inquiétude semblait t'agiter. Tu me faisais te répéter les assurances de ma tendresse, et tu me baisais les yeux et les lèvres… puis la nuit est devenue très noire ; une crainte, une peur folle de te perdre m'a envahie — j'ai pleuré, et tu n'as pas compris pourquoi.
J'ai sur les lèvres le goût de ton baiser d'adieu, et je regarde tomber la pluie. Le ciel, qui était si divinement beau hier soir, s'est voilé comme une veuve ; il est terne et opaque, sans clarté et sans reflet ; les feuilles, que l'eau agite, frémissent légèrement mais sans joie, et, sur la terrasse déserte, au milieu des orangers et des jasmins, seules les corolles des volubilis font une tache lumineuse. Le silence monte des champs abandonnés et s'étend sur toute chose ; il pénètre dans la maison, emplit les grandes pièces désertes, et semble vouloir tout étouffer. Oh! si dans un moment je pouvais entendre le bruit de tes pas, le son de ta voix! Musique unique et parfaite que celle de la voix que nous chérissons : elle ravit l'âme, elle apaise le corps ; quelques paroles murmurées par elle, et ce ciel si gris, cet horizon fermé s'éclaireraient soudain. Il me semble que lorsque tu es là, à mes côtés, je ne sais pas jouir des ineffables bonheurs que me donne ta présence. Parfois je détourne mes yeux des tiens, et j'écoute d'autres voix… puis, lorsque tu disparais, lorsqu'au bout de la longue allée de cyprès je ne te vois plus, un froid mortel me saisit, et je ne vis que dans le passionné désir de te retrouver. Aujourd'hui cette faim que je ne puis assouvir arrache à mes entrailles presque des cris ; mes bras s'ouvrent ; ma voix t'appelle, et l'implacable indifférence des choses extérieures m'oppresse comme une torture.
Quelle folie mon bien-aimé que celle des heures perdues! L'homme seul dans la nature gaspille ainsi ce temps qui passe, qui lui donne tout et lui reprend tout. Pour moi, regardant déjà vers le déclin du jour, je deviens avare des secondes qui tombent dans le sablier de l'éternité, et alors la nuit qui arrive et la pensée du sommeil m'affligent et m'effrayent : je suis jalouse d'une seule de ces minutes pendant lesquelles je puis me dire que tu m'aimes, que tu es mien et que je t'attends, et que ma vie se confondra dans la tienne.
Irène est revenue ; elle est arrivée à cheval, et, dans ce costume qui la rend plus mince et plus gracile encore, elle avait une grâce charmante. Elle s'en va seule ainsi, pendant des heures, galopant au bord du fleuve, dans des courses effrénées, essayant de ne pas se souvenir. Elle prend à ces fugues un plaisir sauvage et raffiné : le monde, qu'elle compte pour bien peu toujours, cesse d'exister ; la nature, qu'elle goûte avec passion, lui verse ses fortes et puissantes consolations ; elle se sent alors libre comme un oiseau, son cœur bat éperdument, et son âme tendre s'abandonne à cet assoupissement de la blessure qui la fait toujours souffrir. Ne pouvant être la servante et l'esclave de celui qu'elle adore, elle éprouve de furieux besoins de liberté ; et son imagination vive et folle l'emporte au delà des limites de notre horizon restreint, vers des pays imaginaires qu'elle parcourt au galop de sa jument Zuleika… Sa beauté s'ennoblit alors d'un caractère presque surhumain : l'ardeur de son visage, la force de son corps souple, la vibration de sa voix grave, la font paraître une jeune guerrière amoureuse, telle que les poètes en ont chanté… J'ai à la regarder et à l'écouter un plaisir et un attendrissement profonds, et, en découvrant la sombre tristesse qui nage au fond de ses yeux noirs, je me reproche presque la joie qu'elle lit dans les miens… Oh! que ne puis-je lui être utile et secourable!
Irène et moi, nous ne nous lassons pas de nous promener, au déclin du jour, sur la terrasse, dans les senteurs des orangers, le parfum fin des jasmins, parmi les verveines rampantes, les œillets pourpres à feuillage pâle, les enlacements des géraniums grimpants. Au-dessus de nos têtes se croisent les pampres, qui protègent les grappes sombres et serrées, lourdes de vie, de sève et d'ivresse. Tout à l'heure Irène en a détaché une ; elle en a frôlé sa joue ; puis, très légèrement, elle a appuyé ses dents éclatantes sur les grains durs, d'un suc généreux et cet acte ressemblait à un baiser. Toujours nous répétons les mêmes paroles ; elle a des mouvements brusques et soudains, provoqués par le moindre bruit qui vient vers nous ; son cœur sans cesse en éveil attend sans se lasser… Elle se figure qu'elle le verra revenir un jour avec le visage et les yeux d'amant qu'elle a connus autrefois. Si au moins il avait le courage d'être rude pour elle, peut-être guérirait-elle! Mais sa douceur indifférente l'attire et la trompe ; et, quand je lui dis qu'elle devrait le haïr, elle me regarde sans me comprendre.
De trop écouter Irène me fait mal, et jette dans mon âme une angoisse inquiète. Je voudrais ne plus penser à elle. Au fond du cœur je lui en veux presque de venir troubler mon ardent bonheur… Et cependant je la chéris. Son beau sourire se fait si rayonnant, lorsqu'elle m'entend proclamer combien je suis heureuse et ce que tu es pour moi, sang de mes veines et vie de ma vie! Mais elle, à ma place, te voudrait toujours à ses côtés ; elle ne comprend pas que je me résigne jamais à te rendre à ta vie extérieure…
— Comment peux-tu le laisser partir? n'es-tu point jalouse?
— Non, je crois en lui ; et s'il ne voulait plus m'aimer, il me le dirait, mon Irène…
— Moi je ne pourrais pas!… misérable que je suis, qui demeure près de celui que ma présence fatigue!…
Ses belles mains sont couvertes de bagues magnifiques, et dans son agitation fébrile elle fait sans cesse mouvoir et scintiller les gemmes qui les ornent ; elle prend à les toucher et à les manier un plaisir qui l'apaise ; souvent elle en laisse tomber à terre, et, si c'est un diamant, elle dit que c'est une larme, si c'est un rubis une goutte de son sang… car toutes ses actions, même les plus indifférentes, semblent se relier par un fil invisible à cet amour qui est le fond de son être, le ressort qui la fait agir et vivre.
Je t'ai revu, et Irène est oubliée. Tu m'as défendu de te parler d'elle, ni de jalousie et d'abandon, mais seulement de joie, et de la beauté de l'heure présente. Tu es là, je t'écoute marcher, et je frémis d'un trouble qui fait mes délices. — Tu t'es couché à mes pieds hier et tu m'as demandé de me taire ; de te donner seulement une de mes mains… Tu es resté longtemps, le front appuyé sur le revers de celle que tu avais prise, et ainsi, dans un silence exquis, nous avons laissé venir la nuit. Que cela est inexplicable que si peu de chose puisse rassasier le cœur qui aime! Il voudrait tout, et semble ne pouvoir jamais donner assez : la vie même paraît un sacrifice sans valeur ; et un rien, le contact presque imperceptible de ce qu'il aime lui suffit et l'enchante. O chose vraiment ineffable que l'amour pour qui tout est rien, pour qui rien est tout! Je suis donc chérie des dieux puisque, parmi tant de créatures humaines qui sont privées de ces joies sans nom, elles me sont prodiguées, puisque la vie n'aura pas été pour moi un vain mot! Oui, bien-aimé, sûrement toujours tu te souviendras de nos heures d'amour ; elles t'apparaîtront, comme la pensée du matin revient vers la fin du jour, — avec mélancolie et tu en aimeras la mémoire. Moi je cesserai d'exister pour toi : mais les joies que tu auras goûtées demeureront à jamais une partie de ton être… Oh! que cette pensée est douce!
Je suis effrayée parfois, chose fragile que je suis, des puissances de ce faible cœur, qu'un rien arrêterait, pour sentir la joie ; je me dis que je prends à la vie les mêmes délices qu'éprouverait une créature humaine qui, comme Ève, y naîtrait femme. — Je me sens souvent comme seule sur les confins d'un monde, d'un monde qui n'existe que depuis que je t'aime. Tout m'enivre et tout m'étonne : voir, entendre, respirer, se souvenir, rêver, tout me paraît merveilleux et comme incompréhensible ; tout me ramène à toi, ou te ramène à moi.
Quand tu caressais mon cou, ce soir, et que ton souffle faisait voler mes cheveux, le doux frisson dont je frémissais, ce n'était rien dans l'ordre des choses, et en cet instant ma vie entière y était concentrée. Tu l'as compris, et tu m'as dit seulement :
— Claudia, tu es mienne.
Tu as répété, sans attendre de réponse :
— Claudia, tu es mienne.
Et tes yeux qui étaient tristes, je ne sais pourquoi, plongeaient dans les miens.
Je me demande quelle est la raison qui nous porte, seuls et libres dans la grande maison et le vaste jardin, à nous parler bas? Quelle jalousie craignons-nous d'éveiller en nous disant tout haut nos mots d'amour, et pourquoi les plus fous et les plus doux sont-ils murmurés cœur à cœur? Nous avons parlé si longtemps aujourd'hui, et insensiblement nos voix s'abaissaient, et nous y trouvions un subtil plaisir : il aurait semblé que la saveur cachée de nos paroles pouvait s'évanouir et que nous la voulions conserver et transmettre presque bouche à bouche, car nos mots se faisaient plus rares ; et enfin, en silence, nos lèvres se sont rejointes, et cela a été la parole suprême.
Tu ne saurais croire combien Irène met d'elle-même en toutes choses, et le charme que sa seule présence répand autour d'elle. Là, dans cette vieille habitation où se sont écoulées des vies ternes d'épouses délaissées et résignées, elle a communiqué à l'atmosphère comme une qualité neuve ; où elle passe, passe la lumière. Je m'imaginais ne pouvoir trouver bon aucun lieu du monde où tu n'es pas ; et je comprends maintenant que tu as eu raison, en voulant que j'aille auprès d'Irène pendant cette séparation, la plus longue de celles qui nous auront divisés… Mais le retour, oh! bien-aimé, le retour, y songes-tu? t'en imagines-tu la douceur?… Je ne peux, je n'ose y arrêter ma pensée : car alors le poids des heures va m'accabler… et Irène ne me retrouvera plus… Or je m'efforce d'être à elle, de lui prêter mon cœur. C'est ici, dans cette maison, qu'elle passe les jours les plus cruels, parce que le voisinage du Pioggio, qui appartient aux Riva, l'oblige souvent à voir celle qui est sa rivale et qui la comble de ses tendresses fausses ; et c'est pour elle un martyre, mais elle s'y soumet, car il le veut.
Je ne connais point de cœur de femme semblable à celui d'Irène. Maurice, l'autre jour, a ramené avec lui le fils cadet de la Riva : elle sait que c'est son fils à lui, et elle l'aime… Quand ce bel enfant est entré, vif, noble et gracieux, et lui a baisé la main avec respect, elle a pâli, puis, à son tour, elle l'a embrassé tendrement, et son visage, chargé de langueur inquiète, se tournait sans cesse vers l'enfant avec un intérêt passionné. Il a dix ans, car il est né avant le mariage d'Irène ; et ce qui a été longtemps un mystère caché avec jalousie, est devenu aujourd'hui un fait avoué que nul ne s'efforce de dissimuler. La Riva est follement orgueilleuse de cet enfant, et Maurice s'en pare avec un cynisme inconscient ; il en parle volontiers à Irène, et elle l'écoute sans colère et presque avec joie, comme heureuse de trouver un sujet sur lequel leurs cœurs se rencontrent… Je ne la comprends pas, car en même temps ses regrets passionnés pour l'enfant qu'elle a perdu avant la fin de sa première année ne s'apaisent point. Ici est la petite chapelle où dorment les morts de la famille, et sur une plaque de marbre blanc, le plus beau qu'il soit, on lit le nom de « Madeleine, fille chérie de Maurice et d'Irène, ses malheureux parents »… Irène reste perdue en contemplation devant cette pierre ; elle trouve une douleur voluptueuse à voir ainsi son nom et celui de Maurice, fondus ensemble pour ainsi dire dans celui de leur enfant ; je l'ai vue s'étendre à terre, baiser ce marbre en sanglotant, les bras ouverts comme pour reprendre sa petite créature et la réchauffer sur son cœur… Et pourtant elle ne peut pas ne pas aimer le fils de Maurice, elle me l'a avoué là, en pleurant, dans cette chapelle étroite… « Il a ses yeux, Claudia ; il a son sourire… il me semble qu'il est à moi… » Un cœur si fier, qui est un cœur si humble, et tout cela pour l'amant heureux d'une autre!… car la Riva le tient tout entier, et il marcherait sur le corps d'Irène pour aller à elle.
Elles sont encore revenues, la Riva et sa belle-sœur : celle-ci est une créature toute douce, tout ignorante, qui vit dans leurs terres l'année entière et ne sait rien de ce que le monde dit ; jamais un soupçon n'a effleuré son âme de vieille enfant ; elle aime sa belle-sœur et l'admire ; elle ne comprend point pourquoi son frère et sa femme se rencontrent si rarement et, d'une de leurs maisons à l'autre, font un chassé-croisé continuel… Un mot d'Irène pourrait lui ouvrir les yeux ; je ne crois pas qu'Irène le dise jamais. Cette vieille fille compatissante et dévote lui porte d'ailleurs grand intérêt, et regrette ouvertement de la voir sans enfants.
« C'est mieux ainsi, dit Irène ; j'aime ma vie libre, mes grandes promenades à cheval, mes lectures très avant dans la nuit ; un enfant me gênerait… » Et l'autre l'assure que non, et parle avec abondance de leur Gino, si beau, si charmant, « et qui t'aime tant, chère!… »
La Riva a été très tendre pour moi ; elle est toujours belle, de cette beauté lourde qui ne te plaît point ; elle a lavé ses cheveux au henné, et ses yeux bruns sont plus insolemment languissants que jamais. Elle s'habille d'étoffes légères et transparentes, et laisse voir tout ce qu'elle peut de ses épaules et de ses bras : l'éclatante blancheur de sa peau est vraiment extraordinaire ; cette peau satinée et parfumée est, il me semble, sa plus grande beauté, car son visage n'a point d'expression, c'est toujours son même regard presque impudique fixé continuellement sur Maurice, ou, si elle se détourne pour causer avec d'autres, elle porte une de ses mains à ses cheveux ou à sa nuque afin d'attirer son attention. Irène et elle forment le plus étonnant contraste, car la sorte de grâce aérienne un peu sauvage d'Irène augmente encore lorsqu'elle se trouve en présence de la Riva : elle semble une bête fière et délicate qu'on vient de blesser et qui veut cacher sa blessure ; elle se redresse dans la souplesse si jeune de son corps mince, elle mord ses lèvres d'un mouvement intermittent, et puis cause et plaisante avec une grâce polie qui m'émerveille. La Riva, qui a l'esprit lent, ne la comprend qu'à demi ; mais elle lui sourit car elle la craint si peu, que j'imagine qu'elle ne la hait pas du tout… Je n'ai pas parlé à Irène, mais, plus tard, elle-même m'a dit spontanément :
— Et sais-tu, Claudia, je ne crois pas même qu'elle l'aime véritablement!…
Nous étions alors dans l'étroite cour intérieure aux angles de laquelle s'élèvent quatre lauriers étoilés, admirables ; la verveine qui, aux heures du soleil se dresse forte et droite, penchait ses tiges, et les fleurs n'exhalaient plus qu'une senteur si atténuée qu'elle ressemblait à un murmure. Le charme indéfinissable de cet instant qui précède la nuit est dans tout ce qu'il semble renfermer de tendresses étouffées et mourantes que tout à l'heure l'ombre va ensevelir ; tous les parfums du jour s'évanouissent dans l'air léger, mais l'arôme en est peut-être plus pénétrant. Irène était immobile ; mais, à coup, froissant contre ses mains des fleurs de jasmin et les portant avec emportement à son visage, elle a dit d'une voix de désir et de désespoir :
— Oh! Claudia, avoir encore une nuit d'amour, une de ses nuits à elle…
Tout à l'heure j'entendais un carillon, oh! si joyeux et si fou! et j'aurais voulu être cloche aussi pour chanter mon allégresse et faire retentir l'air du cri de ma joie. Je venais de lire ta lettre, bien-aimé : quelle lettre! j'en ai bu les paroles ; elles prenaient à mes yeux une forme, une couleur, un parfum. Je suis donc le désir de tes yeux… la douce chaleur de ton cœur — et toi, aimé, que n'es-tu pour moi? dis, le sais-tu?… Il importe peut-être peu que tu le saches : que connaissons-nous, même de notre propre âme? Nous lui obéissons sans la comprendre, elle règne comme un hôte tout-puissant, mais dont on ne saurait pas le nom, ni d'où il vient, ni où il va. Parfois mon cœur se lasse de chercher et se débat dans l'obscurité qui l'étouffe ; et puis, soudain, je pense combien de ces choses qui sont sous mes yeux, à la portée de ma main, demeureront ignorées pour moi à tout jamais. N'est-ce pas triste, tant d'émotions divines perdues, tant de joies exquises que nous ne pourrons jamais savourer! Tu ne saurais te figurer, toi qui es si sage, ce que cette idée me cause de mélancolie. Je voudrais tout goûter, tout voir, tout lire, tout apprendre, avoir une part à toutes les merveilles du monde, depuis les étoiles jusqu'aux insectes, — et devant mes faibles yeux les choses passent et glissent, et à peine si mes bras tremblants peuvent en arrêter quelques-unes!… Nous ne pouvons sans efforts supporter notre félicité inquiète : que serait-ce si elle devenait parfaite?
C'est une joie pour moi, aimant Irène comme je le fais, que de constater combien ici son influence est grande et l'ascendant que cette créature si jeune encore a su prendre sur les autres femmes qui l'entourent. Toutes, en effet, la craignent et lui sont dévouées ; elles ont un pressentiment confus qu'elle est malheureuse et que sa fierté n'a jamais fléchi ; ces belles filles nu-pieds et heureuses la regardent avec une sorte de pitié ; elles qui, dans leurs vies humbles, goûtent si parfaitement l'amour, ont pour exprimer leurs joies des mots d'une naïveté et d'une force délicieuses ; elles savent dire d'une façon incomparable l'abandon de l'être humain se donnant totalement à celui qui est aimé, et parfois j'ai vu Irène pâlir en les entendant parler. Elle aime participer à leur existence, et, les chaudes nuits d'été, lorsque garçons et filles décortiquent le maïs en écoutant des récits d'amour, elle reste là au milieu d'eux, goûtant l'infinie poésie de ces heures nocturnes, et enviant, j'en suis sûre, ces êtres simples.
Je suis restée seule hier ; tous sont partis dès le matin, et j'ai pu jouir en paix, occupée de ta seule pensée, du charme paisible de cette vieille demeure. J'avais pris possession de la vaste pièce au rez-de-chaussée qu'Irène s'est réservée et où sont ses livres et les choses qui lui appartiennent ; cette grande chambre qui fait angle est éclairée par une large fenêtre grillée donnant sur le jardin fermé, qui est encore rempli de fleurs odorantes.
A la tombée du jour, j'avais fait allumer du feu dans l'énorme cheminée ; les longues bûches brûlaient sur les hauts landiers, jetant des lueurs claires ; à mesure que l'ombre s'épaississait autour de moi, je remettais des sarments sur le foyer afin de raviver la flamme et la faire pétiller. Les portes épaisses de bois sombre semblaient presque infranchissables, et j'avais un sentiment inouï de liberté absolue, de pleine possession de moi-même. Je n'avais besoin ni de lire, ni de chercher aucune occupation : vivre et me sentir penser était assez ; je contemplais le feu dont le mystère, qui m'a toujours attirée, me semblait plus beau que jamais. Je comprenais comment l'entretien du feu sacré devait suffire pour nourrir la vie des vestales ; ce feu devenait pour moi comme un verbe lumineux parlant à mon âme par mes yeux. C'était toi, c'était moi, cette chaleur, cette clarté, cette ivresse ; c'était l'amour qui ranime et dévore. La pièce était devenue tout à fait obscure, toute la lumière se concentrait dans le foyer, qui restait ardent et solitaire : un moment, je me suis tenue debout sous le manteau de la cheminée, le visage penché vers la flamme dont j'aurais voulu pouvoir braver la caresse! O mon amour, si tu étais entré, de quel élan je me serais portée vers toi! Je t'ai désiré avec une véhémence insupportable… puis j'ai compris tout à coup que, t'aimant comme je t'aime, je t'ai toujours avec moi. Ce qui jaillit de mon cœur en le brûlant, ce n'est pas ma tendresse, c'est ton amour : je le porte dans ma poitrine. Que tu le veuilles ou non tu dors toujours dans mes bras.
Le jour déjà frémit à l'horizon dans la tristesse humide du matin : je suis lasse ; mais je ne puis me coucher sans te parler. Je me regarde dans le miroir, surprise d'être là, debout, dans cette robe… Mais Irène l'a voulu ; elle me l'a demandé avec tant de douceur persuasive que j'ai cédé : j'ai été hier soir, avec eux, chez la Riva. Cette femme veut du monde toujours autour d'elle, afin d'être encensée et adulée ; et, comme on célébrait le jour de sa fête, elle avait conjuré Irène de ne pas lui manquer.
— Et vous verrez Ludovic (c'est son mari) ; il sera là ; oh! il n'oublie jamais cette occasion.
Elle disait cela avec une sorte de fierté fatiguée, comme s'il l'importunait habituellement d'un amour qu'elle repousse. Et, alors, vraiment j'ai eu envie de voir comme était fait le cœur de cette femme et de quelle allure elle marcherait entre tous.
Quand Irène est entrée, — elle s'était parée avec une grâce exquise, — la Riva, toute belle et triomphante, comme défaite dans une robe couverte de dentelles magnifiques, ses lourds cheveux relevés en une sorte de diadème sur sa tête, souriait avec une grâce languissante à un homme très jeune qui lui parlait avec attention. J'ai surpris le regard de Maurice, puis celui d'Irène, qui m'a dit ensuite que c'était le jeune prince Aurèle, arrivé, l'autre jour, chez la vieille douairière sa grand'mère : il a un peu plus de vingt ans, avec des traits fins, et l'air triste des voluptueux ; il a une voix plutôt âpre, mais séduisante. Se tenant proche de la Riva avec une persistance altière, il la suivait des yeux presque avec insolence lorsqu'elle bougeait. Elle a accueilli Irène en l'embrassant, et l'a remerciée des fleurs que Maurice avait envoyées ; lui, comme de coutume, il lui a baisé la main longuement, et j'ai vu qu'elle appuyait cette main sur les lèvres qui la pressaient ; puis elle est venue à moi, m'a prise par le bras, et, s'éloignant un peu, elle m'a murmuré :
— Vous voyez, Claudia, je me fais faire la cour par le prince Aurèle ; n'êtes-vous pas satisfaite?
Et, sans attendre ma réponse, arrachant d'un vase une poignée de roses et, de son mouchoir, en essuyant les tiges, elle me les a présentées d'un geste gracieux et s'en est allée de son pas qui a quelque chose de rythmique dans sa lenteur. Irène avait été entourée tout de suite, et, de loin, j'entendais son rire un peu saccadé. L'orchestre était placé dans un des balcons intérieurs qui font saillie aux quatre angles de l'immense salon, spacieux et haut comme une église. La salle de billard ouvre sur un de ces balcons : tout à coup, j'y ai aperçu la Riva avec Maurice ; ils faisaient mine de se pencher pour contempler le spectacle au-dessous d'eux, et, ainsi isolés et vus de tous, ils étaient aussi libres de leurs propos que dans un désert. On levait les regards vers eux avec des sourires. Le marquis Ludovic, qui est impertinent, leur a fait des signaux avec une palme qu'il a brisée exprès, et elle a répondu en laissant tomber quelques fleurs du bouquet qu'elle tenait en main. Les yeux très bruns et comme gloutons du petit prince Aurèle se sont tournés vers ce balcon ; mais la Riva n'a pas paru le remarquer, et, de fait, la hauteur est trop grande pour qu'on puisse aisément croiser des regards. Irène, qui les observait, s'est approchée du prince Aurèle, et ils ont commencé de causer ; avec une sorte de hardiesse exaspérée, elle excitait sa jalousie ; il l'écoutait très pâle et lui répondant à peine. A la fin, je suis parvenue à l'entraîner et je lui ai demandé :
— Pourquoi as-tu fait cela, Irène?
— Ma Claudia, parce qu'il y a des moments où je suis folle!
Nous nous étions retirées dans l'embrasure profonde d'une fenêtre, lorsque Maurice, le visage fermé, le regard voilé, s'est dirigé vers nous ; Irène ne l'a pas laissé parler ; mais, l'interpellant d'une voix très gaie :
— Danse donc une fois avec moi, Maurice!
Et elle s'est coulée dans ses bras sans qu'il pût se dérober. En un instant elle l'eut entraîné au milieu des autres couples ; et moi, je l'admirais de loin comme une chose exquise, car elle dansait avec une légèreté, une grâce voluptueuse dont rien ne peut donner une idée : ses pieds légers ne tenant pas à la terre, toute proche de Maurice et paraissant à peine le frôler, son corps si souple à la fois redressé et abandonné, elle allait dans une ivresse muette, les yeux dans les yeux de l'homme qu'elle adore ; et le croissant de diamant qui brillait dans ses cheveux sombres frémissait et étincelait. Quand la musique a cessé, elle s'est arrêtée avec un rire triomphant ; elle a regardé une seconde autour d'elle, puis, prenant le bras d'un homme qui s'approchait pour lui parler, elle est partie sans se retourner. Maurice souriait sans embarras, et, comme quelques applaudissements moitié ironiques moitié sympathiques éclataient sur son passage, il a salué, et a marché droit à la Riva qui paraissait l'attendre, puis bientôt, une nouvelle valse commençant, ils l'ont dansée à leur tour. Oh! que Maurice a fait payer cher à Irène son triomphe d'un moment! La Riva, que déjà l'embonpoint épaissit, danse lentement, mais en y mettant toute cette impudeur inconsciente qui la rend si séduisante aux yeux des hommes : presque pâmée sur la poitrine de Maurice, sa tête se penchait à gauche pour qu'il pût plus librement approcher son visage du cou rond et parfumé qu'elle lui offrait ; par instants leurs lèvres se frôlaient presque ; et Irène les voyait…
Mon amour, mon bien-aimé, mon cœur frémissait dans ma poitrine. J'aurais voulu fuir ; je me sentais atteinte je ne sais comment dans mon amour à moi ; j'étais oppressée de toutes ces présences qui m'entouraient ; tout me faisait mal, la lumière, la musique, les voix, les rires ; il me semblait que je profanais le secret de mon cœur en le promenant au milieu de ces créatures humaines indifférentes ; Irène me faisait une horrible pitié… Et pourtant il m'a été impossible de lui dire un mot… Nous sommes rentrées seules dans la voiture, Maurice étant demeuré là-bas pour jouer, et, tout à l'heure seulement, nous avons entendu des roues sur l'allée… Elle est montée dans ma chambre, et elle m'a demandé d'y rester un peu ; elle s'est assise, muette et comme insensible ; puis elle a dénoué ses cheveux d'un mouvement fébrile qui révélait une extraordinaire souffrance. J'ai voulu l'aider, mais elle m'a repoussée de la main ; puis elle m'a attirée vers elle et a appuyé sa tête une seconde sur mon bras : ses cheveux tombaient en mèches lourdes et souples ; elle les écartait de ses doigts fins, les secouait, les rejetait en arrière, puis les prenait à poignées, les tordant lentement ; son visage devenait par instants si farouche qu'il me semblait qu'elle allait mourir de sa douleur étouffée. J'ai essayé quelques paroles apaisantes, et peu à peu j'ai vu sur son cou passer des mouvements spasmodiques comme lorsque le souffle revient après une suffocation. Enfin, elle m'a embrassée d'un baiser léger comme un soupir, et elle est partie. J'ai entendu un moment le frôlement de ses pas ; une porte s'est ouverte et refermée, et je suis restée seule… Non pas seule, bien-aimé, puisque je te parlais! Où es-tu en ce moment? dors-tu encore, ou regardes-tu, comme je le fais, l'aube pâle se lever comme une messagère fatiguée? Mon âme est lasse, brisée par l'angoisse d'une autre ; je ne pourrais rester ici longtemps ; il faut à mon amour le voile de l'isolement : être seule avec toi, ou, sans toi, seule avec mon propre cœur. Je n'en épuise jamais les ressources ; tu y vis ; je t'y vois, je t'y entends ; tout ce qui se met entre moi et cette image adorée m'importune… J'aime Irène, oui je l'aime ; et, néanmoins, je puis en un instant, sans effort, dès qu'elle m'a quittée, l'oublier, oublier ses larmes. Mais, toi, le monde entier entre nous ne pourrait même affaiblir ton image dans ma pensée.
Je croyais partir demain ; une hâte inexprimable me pressait de retourner là où s'écoule ma vie d'amour, ma vie avec toi, bien-aimé! Et je suis ici encore. Lorsque j'ai dit à Irène mon intention de la quitter, ses grands yeux tristes, dont les paupières sont si lourdes se sont arrêtés sur moi avec une intraduisible expression de crainte.
— Non, Claudia, ne pars pas, m'a-t-elle dit, ne pars pas, ma Claudia!…
Son regard s'était détourné de moi et semblait contempler quelque vision qui l'angoissait… Je ne lui ai fait aucune question : elle aime, elle souffre, oh! comment ne l'aimerais-je pas?…
— Seulement quelques jours, Irène : il faut que je le voie…
— Oui, Claudia, seulement quelques jours ; mais ne me quitte pas aujourd'hui ni demain.
Sa main, qui est si délicate et si douce, s'était emparée des miennes, et elle les serrait éperdument… Nous n'avons pas parlé, mais nous sommes demeurées ainsi à côté l'une de l'autre, sans autre bruit perceptible que celui du mouvement de nos cœurs : le sien battait si fort dans la lutte intérieure dont je ne lui demandais pas le secret, que ses lèvres étaient entr'ouvertes pour reprendre le souffle qui paraissait lui manquer ; puis, comme un domestique entrait, elle s'est brusquement retournée, et l'a écouté de cet air de hauteur sans aucune dureté, où s'affirme la noblesse naturelle de cette âme fière.
La porte était restée ouverte, et dans le vestibule, au même moment, elle a vu passer Maurice ; elle s'est assise et a saisi un livre ; une minute après, il est entré, nous a saluées et a dit à Irène :
— Chère, je ne déjeunerai pas : il faut absolument que j'aille à la ville aujourd'hui ; ne m'attendez pas non plus pour dîner, je pourrais rentrer tard.
Il parlait sans embarras et sans observer les yeux étincelants levés vers lui. Comme elle ne répondait pas, il s'est penché et l'a baisée sur le front à la naissance des cheveux.
— Au revoir, Claudia, bonne journée.
Un moment après, les sonnailles au cou de son cheval tintaient gaiement le long de l'avenue : il était parti.
J'ai vu qu'Irène a éprouvé comme une délivrance de cette absence ; sans doute, elle avait eu peur d'elle-même et des paroles qui auraient pu lui échapper.
— Nous voilà seules, ma Claudia, a-t-elle dit d'une voix caressante, tu vois qu'il ne faut pas m'abandonner.
Nous ne sommes pas sorties de tout le jour ; le temps avait cette tristesse délicieuse de la fin de l'automne ; une sorte de moiteur était dans l'air ; nos âmes ramassées sur elles-mêmes ne vivaient que de notre pensée intérieure, et la mienne me présentait avec une force irrésistible la certitude de l'heure fatale de la mort de ton amour, sûre comme la mort de nos corps. La lassitude qui semblait se lever de la terre et s'abattre sur les créatures humaines était le signe visible de l'impossibilité de durer qui marque toutes choses terrestres. Comme les parfums s'évanouissent, comme l'été triomphant décline et disparaît, l'amour le plus ardent périra ; mais, bien-aimé, cela n'enlève rien à la douceur de tes baisers : ton embrassement, serait-il le dernier, me donnerait une joie assez forte pour me consoler de le perdre. C'est de ton amour même que me viendra la force d'y renoncer : il aura procuré à mon âme, à mes sens, à tout ce qui est moi, des félicités qui demeureront incorruptibles. Le problème de la souffrance n'est que le mystère de l'amour. Je ne pourrai jamais maintenant être atteinte par certaines peines qui existaient pour moi avant de t'aimer. Il a passé dans ma vie, sur mon cœur, un souffle vivifiant que rien ne pourra plus éteindre! — Ne laisse jamais ma pensée t'attrister : j'ai été trop heureuse pour être malheureuse. Aussi longtemps que mon cœur battra, il battra pour toi ; et toi, c'est l'amour, c'est la joie! Cet amour et cette joie, je les emporterai dans la mort.
Oh! qu'il y a des êtres doux et simples! Nous avons été surprises, Irène et moi, par la visite de donna Angela, belle-sœur d'Hortense de Riva, venue avec l'enfant.
Maurice, qui a envoyé avertir hier qu'il devait coucher à la ville, n'était pas là, et Irène, tout oppressée, n'avait pas dit un mot pendant notre déjeuner solitaire.
Aussitôt après, elle s'était mise aux grands livres de compte : car c'est elle qui est le soutien de leur maison ; elle a pris pour elle tout ce qui pouvait ennuyer Maurice, et elle trouve dans cette occupation ardue une distraction forcée à ses pensées. Elle était si absorbée, et moi j'étais si loin avec toi, que nous n'avons pas pris garde au bruit d'une voiture qui s'arrêtait. Quand Irène a su, d'un domestique, qui la demandait, son visage s'est illuminé, et elle s'est levée hâtivement :
— Viens, Gino est là.
L'enfant s'est jeté à sa rencontre avec un emportement joyeux, il a saisi sa main et il l'a baisée à plusieurs reprises avec une tendresse ingénue, levant en même temps vers elle un regard d'admiration.
Irène a répondu à cette caresse avec la plus séduisante douceur.
Angela, laissant épanouir sa figure de béguine heureuse, souriait avec fierté, ravie de la grâce de l'enfant. A son tour elle a embrassé Irène, lui demandant avec empressement de ses nouvelles.
— Hortense aurait voulu venir elle-même, mais elle est très fatiguée, elle a dû rester au lit et a déclaré ne vouloir voir personne aujourd'hui, pas même nous.
Il y a eu un silence auquel Angela n'a rien compris ; silence d'inquiétude chez Irène, de certitude chez moi : car je sais que parfois les maladies de la Riva sont une feinte. Elle a une femme à son service qui lui est dévouée et défend la porte de sa chambre, la disant malade, alors qu'elle sort rejoindre Maurice… Irène en a un vague soupçon, auquel cependant elle n'ose pas donner une confirmation ; et, malgré tout, l'assurance innocente d'Angela est contagieuse : à travers la porte close sa certitude lui ferait voir sa belle-sœur, lui ferait l'entendre. Aussi a-t-elle ajouté avec une candeur parfaite :
— Nous avons été lui dire adieu au moment de sortir : Marietta a entr'ouvert la porte ; mais elle dormait… Oh! elle sera tout à fait bien demain.
— Oui, oui, tout à fait bien demain! — a répété le petit Gino, comme chassant une idée importune qui semblait gâter sa joie présente.
Et il s'est retourné vers Irène. Elle l'a serré sur son cœur, et, pendant qu'Angela de sa voix pacifique me disait avec orgueil :
— Elle aime tant notre enfant!…
Irène demandait au petit :
— Tu m'aimes, dis, Gino?
L'enfant s'est reculé un peu, et, levant le bras en montrant la campagne au dehors :
— Dame Irène, le monde est bien grand… mais le bien que je te veux est encore plus grand que le monde!
Et il s'est précipité tête baissée sur la poitrine d'Irène en poussant comme un cri de triomphe. Elle avait pâli, et des larmes roulaient dans ses yeux. Elle a seulement répété :
— « Le bien que tu me veux » ; oui, il faut m'en vouloir beaucoup!…
Donna Angela qui n'a qu'un besoin sur terre, aimer et consoler, a été émue du son de voix d'Irène, et elle s'est rapprochée d'elle. Elle s'explique toutes ses tristesses par son regret de n'avoir pas d'enfant ; aussi a-t-elle dit, se figurant répondre à sa pensée :
— Il vous en viendra un, j'en suis sûre, chère : il faut le demander à Dieu.
— Qu'est-ce qu'il faut demander à Dieu? a interrogé Gino dont le ton naturel est celui du commandement.
— Rien, amour, rien, a répondu Irène ; viens me parler.
— Oui, je veux bien parler avec toi.
Cet enfant, évidemment, n'est nulle part plus heureux que près d'Irène, elle exerce sur lui une attraction que ne possède pas sa mère : il arrête sur elle des yeux d'adoration ; et l'on sent qu'il la voudrait à lui seul ; — l'attention incessante et la parole lente de sa tante l'importunent et lui causent comme de l'impatience.
— Mène-moi dans ta grande chambre! a-t-il dit à Irène.
Elle l'y a conduit plusieurs fois, pour lui faire des présents en secret ; et il est jaloux de cette faveur qu'il croit réservée à lui seul.
— Allons dans ta chambre, a-t-il répété avec insistance en l'entraînant.
Irène s'est levée et lui a dit :
— Non, pas dans ma chambre aujourd'hui, Gino. Veux-tu venir avec moi à la chapelle.
— Oui, partout avec toi.
Ils sont partis, l'enfant se serrant contre elle, et elle lui couvrant la tête d'un geste de maternelle protection.
Au bout de quelques minutes, l'attraction de la chapelle a été trop forte pour Angela, et elle m'a demandé timidement :
— Ne pourrions-nous pas les rejoindre, Claudia?
Je l'ai menée à la tribune qui domine l'autel, et d'où l'on arrive sans sortir des appartements intérieurs : c'est un lieu de recueillement que j'affectionne. Angela s'est laissée tomber sans bruit sur un des épais coussins qui servent d'agenouilloirs. L'étroite chapelle était plongée dans une véritable obscurité ; la lampe qui toujours y brûle vacillait, et la lumière du jour finissant mourait derrière le vitrail épais. Irène était à genoux sur la tombe de sa fille ; Gino se tenait debout à son côté ; elle appuyait sa tête sur le flanc de l'enfant… elle lui murmurait d'une voix très distincte dans l'absolu silence :
— Prie pour ton père, Gino, qu'il ne lui arrive aucun mal.
— Non, j'aime mieux prier pour toi, dame Irène.
— Prie pour moi, et aussi pour ton père.
Malgré notre immobilité, elle a eu conscience d'une autre présence, car elle a levé les yeux et elle a parlé plus bas. C'était un spectacle qui m'oppressait le cœur d'une inquiétude mystérieuse que de la voir enlaçant, d'un geste de mère, le fils né de cette femme qui est sa mortelle ennemie, et de l'homme qui est son unique amour. Elle trouvait évidemment une consolation puissante au contact de cet enfant qui peut devenir pour elle une source nouvelle de tragiques douleurs : elle est jalouse à mourir du père, et elle deviendra jalouse aussi du fils. On devine en elle un besoin impérieux de s'emparer de lui, de le faire sien d'une manière quelconque ; elle veut qu'il l'aime, et elle y parvient. Comme nous sortions de la tribune, Angela m'a dit :
— Il rêve d'elle, croiriez-vous, Claudia! Son lit, vous savez, est dans ma chambre, et parfois je l'entends murmurer le nom d'Irène dans son sommeil. Dans tous les tableaux qu'il voit il cherche des ressemblances avec elle… et un jour en secret, il m'a confié qu'il la trouvait plus belle que sa mère. N'est-ce pas singulier?
Je lui ai répondu que rien ne me paraissait singulier des enfants, et que nous ne connaissons pas la force des instincts qui les guident. Elle a été aussitôt d'accord avec moi, craignant presque, dans son humilité, d'avoir exprimé un doute sur quelque réserve sacrée de l'âme. Nous sommes demeurées ensemble, elle et moi, encore un long moment avant le retour d'Irène et de Gino ; et je ne puis te dire, bien-aimé, le plaisir paisible, le rafraîchissement de cœur que j'éprouvais à causer avec cette créature si simple! Elle n'a jamais été jolie, elle n'est plus jeune, et l'extraordinaire modestie de son ajustement ne relève guère son visage aux traits virils ; sa taille, en outre, est un peu tournée ; et cependant, ainsi faite, elle a une dignité inexprimable ; au milieu de ses gros traits, ses yeux un peu saillants, sombres et superbes, brillent d'un éclat de douceur et de bonté, et sa bouche exprime la mansuétude de son cœur. Elle a conservé l'innocence d'une enfant ; et cependant, dans une heure de douleur, il me semble que ce serait si bon de sentir sur soi son regard, et qu'elle doit connaître des baumes pour toutes les souffrances. Je lui parle avec une confiance et un abandon dont je ne suis pas maîtresse. J'ignore si elle sait quelque chose de ma vie : je ne le crois pas ; mais d'une façon inexplicable, elle a l'intuition de tous les états d'âme, et les paroles qui rassérènent lui montent naturellement aux lèvres. Dans la maison de son frère, elle vit comme une recluse. La Riva lui témoigne de grands égards ; et, pour quelques concessions matérielles qu'elle lui a faites, pour lui avoir laissé la chambre de sa mère et lui avoir remis absolument la chapelle et le soin des pauvres, elle s'est acquis sa reconnaissance tendre. Et puis, il y a Gino qu'elle idolâtre avec une simplicité païenne. Elle trouve tout simple que chacun éprouve ce même sentiment pour l'enfant, et l'intérêt que Maurice lui témoigne constamment ne lui a jamais été suspect. Elle craint et respecte son frère, et ne se demande pas pourquoi il s'occupe aussi peu de son fils ; elle le juge égoïste, elle pense qu'un enfant l'importune, et ses suppositions ne vont jamais plus loin. La langue de l'amour est la seule qu'elle comprenne et parle ; son cœur ardent brûle d'une pure flamme pour son Dieu, et elle a des élancements d'une tendresse infinie qui me font l'aimer. Lorsqu'elle se croit comprise, elle se livre facilement, et, quand je lui ai dit comment je comprenais l'amour, sans me demander de quel amour je parlais, elle m'a répondu en me découvrant son cœur à elle, que l'amour remplit et enflamme, que l'amour occupe depuis qu'elle peut penser. Elle parle de ses parents morts, elle parle des siens, de son Gino, avec des accents qui pénètrent l'âme. Laide, négligée, oubliée presque, elle n'a jamais fait qu'aimer, et sa vie en a été illuminée. Elle m'a confié qu'à mesure qu'elle vieillit sa faculté d'aimer, au lieu de diminuer, s'accroît. Sa chaude bonté s'étend sur tout, pas un vagissement ne la laisse indifférente ; tout ce qui respire lui semble avoir droit à une part de sa compassion ; sa vie, qui paraît mesquine, car elle s'enferme dans les menues pratiques d'une étroite dévotion, est au contraire magnifique et généreuse. Elle a fini par me dire :
— Et je sens, Claudia, que vous entrez dans mon cœur! Je penserai beaucoup à vous, là où je pense à ceux que j'aime ; je vous regarderai dans la lumière, dans cette « lumière qui illumine toute chose », et, si je puis vous être bonne un jour, vous savez, personne n'a besoin de moi, j'irai vous trouver tout de suite.
Mon amour, cette promesse m'a fait du bien.
Nous avons revu Maurice à déjeuner ; il s'efforçait de montrer un visage souriant et a pris sa place avec une affectation de bonne humeur ; il s'est mis tout de suite à entretenir Irène de questions d'affaires, afin de bien témoigner qu'il s'en était occupé à la ville ; elle lui répondait posément, n'essayant pas de détourner l'entretien, comme au contraire contente de le poursuivre sur les sujets qu'il voulait. A la fin, lorsqu'ils ont été épuisés, il a demandé avec une intonation banale :
— Vous n'avez vu personne hier?
— Si, nous avons vu donna Angela et Gino.
Il a paru étonné et a répété :
— Gino!
— Et tu n'as pas eu occasion d'apprendre, a continué Irène, si sa mère va mieux?
— Mais elle n'est pas malade?
— Il paraît qu'elle l'était hier.
— Hier, mais elle accompagnait son mari! — Et il a ajouté hâtivement : — Du moins j'avais cru le comprendre ainsi.
— Je ne sais pas ce qui était convenu, je sais seulement ce qu'Angela m'en a dit.
Il avait repris tout son aplomb, et dominé la surprise qu'il avait d'abord éprouvée.
Irène qui le regardait avec insistance a eu évidemment la conviction qu'il n'avait pas vu la Riva pendant cette absence. Aussi, d'une voix gaie, elle a ajouté :
— Nous pourrions aller prendre des nouvelles tantôt ; veux-tu, Claudia?
— Oui, certainement, a appuyé Maurice avec empressement ; vous ferez bien, elle en sera reconnaissante… Comment se portait Gino?… C'est un bel enfant, n'est-ce pas, Claudia?
— Il m'aime plus que jamais, a dit Irène avec une expression indéfinissable.
— Très bien… très bien… il a raison… Peut-être, si vous voulez bien m'emmener, j'irai avec vous jusqu'au Pioggio.
Et il s'est fait très aimable pour Irène, causant avec habileté de toutes les choses sur lesquelles leur intérêt se rencontre et devient commun. Il la flatte avec une fausseté cruelle et elle, qui est si perspicace, paraît sans aucun pouvoir pour se défendre. Il la mène où il veut, et elle subit fatalement sa volonté. Elle ne se reprend un peu que lorsqu'il disparaît ; pendant quelques moments alors, elle secoue son joug, et je suis certaine qu'il y a des secondes, fugitives et brèves, pendant lesquelles elle le hait : cela dure le temps d'un éclair ; mais cet éclair traverse son âme. Je ne saurais expliquer ce qui me donne cette certitude, et cependant je l'ai. Ainsi aujourd'hui, après avoir ri avec lui, parce qu'il l'a forcée à plaisanter, dès qu'il a eu fermé la porte, elle m'a dit, les dents serrées :
— Il l'a attendue évidemment, et elle n'est pas venue.
Une lueur sauvage a brillé dans ses yeux ; puis, presque aussitôt, elle a été comme reconquise à sa faiblesse, et son regard n'exprimait plus qu'angoisse aimante. Je voudrais qu'elle pût le détester : elle ne s'en affranchira qu'ainsi.
Quand nous sommes arrivés au Pioggio, chez la Riva, nous avons trouvé la porte défendue par une consigne formelle : « Non, la marquise ne recevait pas. »
Le vieux valet de pied tout blanc, répétait cela obséquieusement, en regardant Maurice avec humilité.
— Va avertir ta maîtresse, va, te dis-je! a-t-il commandé avec autorité.
Et, comme Irène ne voulait pas qu'on insistât :
— Quelle idée! Elle serait désolée… Elle ne soupçonne pas ta visite, voilà tout.
Au bout de quelques minutes la réponse est venue : on nous recevait.
Je n'avais jamais pénétré dans la chambre de la Riva : on nous y a menés à travers l'immense salon auquel elle attient. — C'est une pièce énorme aussi, toute peinte à fresque, avec un plafond voûté ; devant les hautes fenêtres tombaient des stores de soie blanche, et les lourds rideaux cramoisis se croisaient très bas. On aurait dit la chambre d'une reine. Le lit, tout de soie rouge sur des pieds dorés très larges, a un baldaquin triomphant. En face, entre les fenêtres, un immense canapé, rouge aussi, et deux ou trois grands meubles, raides et lourds contre le mur.
Sur un lit de repos ancien, la Riva, drapée d'une longue robe de satin blanc, était étendue ; devant un fauteuil, le jeune prince Aurèle se tenait debout. Même immobile, il a je ne sais quoi d'insolent dans la mine ; on ne peut cependant être plus gracieux et plus courtoisement aristocratique. Son teint était un peu coloré, ses yeux brillaient ; il dissimulait mal une vive contrariété. La Riva nous a tendu les bras, et a forcé Irène à l'embrasser :
— Que vous êtes bonne! Je suis si misérable depuis deux jours… une migraine horrible… Mon jeune voisin me faisait la lecture… vous le connaissez tous, n'est-ce pas?
Le prince Aurèle s'est incliné et s'est effacé pour permettre à Maurice de s'approcher de la Riva : — elle avait enfoncé sa tête dans le large coussin de soie blanche qui lui servait d'appui, et, ainsi affaissée, dans la splendeur de cette chambre sévère, elle paraissait vraiment belle. Elle a allumé une cigarette et s'est mise à fumer, avec des gestes gracieux. Le petit prince, silencieux et farouche, avait pris place sur un tabouret au pied du lit de repos, tout contre, et fumait, lui aussi, sans regarder personne ; la Riva causait avec Irène, avec moi, et de temps en temps disait quelques mots à Maurice que, même devant Irène, elle a coutume de traiter comme sa chose ; elle se plaignait de sa santé, puis de son mari en termes couverts : c'est son habitude d'essayer toujours de lui donner des torts mystérieux. Irène répondait avec une ironie dont la Riva n'avait pas conscience ; elle n'a aucune perception du caractère d'Irène, elle la croit une enfant un peu sauvage, et jamais elle ne s'en inquiète sérieusement. L'entretien se traînait péniblement, quand Maurice finit par demander Gino :
— Est-ce que nous ne le verrons pas?
— Il n'est pas là aujourd'hui, je le regrette.
Le prince Aurèle a paru se réveiller d'un songe et a dit :
— Je viendrai le prendre demain matin de bonne heure, comme je le lui ai promis.
— Prendre qui? a demandé Maurice.
— Le petit Gino ; la marquise me permet de l'emmener chez nous pour la journée.
Là-dessus, il s'est levé, a baisé très longuement la main de la Riva, nous a salués avec cérémonie, et s'est retiré. Il n'avait pas disparu derrière la porte que Maurice s'est écrié impérieusement :
— Je pense que vous ne laisserez pas votre fils aller avec ce fou.
— Pourquoi fou? a demandé la Riva.
— Mais il est connu pour ses prouesses téméraires, il a des chevaux impossibles ; il se fera tuer, un jour.
— Quelle idée, cher!… vous exagérez beaucoup… Cette promenade amusera Gino.
Il y a eu un moment d'embarras silencieux qu'Irène a rompu en disant à la Riva que nous ne voulions pas la fatiguer ; elle nous a remerciés avec des mots très doux, et elle a exprimé ses regrets de ce que sa belle-sœur ne fût pas là.
Quand nous avons été en voiture, la colère de Maurice a éclaté :
— Quelle infatuation ridicule pour ce prince Aurèle! Lui confier Gino, un enfant qui n'est déjà que trop hardi! A quoi peut-elle penser? Les femmes sont folles!
Irène a répondu :
— Je suppose qu'elle sait qu'il n'y a pas de véritable danger pour le petit.
Il a mâchonné quelques paroles heurtées, puis il n'a plus fait le moindre effort pour continuer la causerie. Je regardais Irène avec étonnement. Très certainement elle aussi ressentait l'intrusion d'un étranger dans la vie de l'enfant, et elle n'en voulait pas à Maurice de son indignation. Il lui est possible, presque sans souffrance, de supporter la pensée que Gino est le fils de son mari : cette idée la détourne parfois de songer à la Riva ; elle y trouve des excuses pour sa propre faiblesse, et elle croit que Maurice comprend sa générosité. Il est vrai qu'il lui arrive de la remercier de ses bontés pour Gino ; mais il y est sensible uniquement parce que cette conduite lui est commode et rend les choses moins difficiles pour lui. Plus je vis entre eux, plus je suis persuadée qu'il a pris dans son for intérieur l'habitude absolue de ne pas compter avec Irène. Elle doit se plier à ses désirs et accomplir ses volontés : c'est, pour lui, un fait acquis ; l'idée qu'un jour elle puisse l'entraver ou lui résister, l'idée qu'elle serait capable de s'affirmer d'une façon hostile ne lui vient jamais. Il accorde à sa femme toute l'indépendance dont il la croit jalouse, et de cette façon il se juge quitte envers elle.
Irène me rend ma liberté ; je pars et la laisse à sa solitude. Pauvre âme tendre! il n'en est pas de plus abandonnée. Tous les jours ses beaux yeux s'ouvrent à la lumière, mais cette lumière ne sert qu'à faire éclater la désolation de sa destinée. Tous les élans de son cœur sont refoulés ; elle les contient elle-même d'une main impitoyable ; cette créature si ardente, faite pour les joies les plus fortes, végète dans l'existence la plus terne, la plus morne. Elle sait, en se levant, que nul regard d'amour ne cherchera le sien, que nul ne se préoccupera si elle est gaie ou triste ; qu'on attend tout d'elle et, qu'en échange rien ne lui sera donné. Je suis parfois épouvantée en songeant aux réserves qui s'accumulent dans son cœur, et je me demande vers quoi elle marche : car il est impossible qu'à une heure qui sonnera sûrement elle ne se révolte ou ne se brise pas ; il est impossible que le cours des années s'écoule de la sorte. Je ne sais d'où viendra le heurt, mais je le pressens. Elle m'a promis, si son cœur lui faisait trop mal, de venir me trouver.
— Mais ne t'inquiète pas de moi, Claudia ; je suis accoutumée à souffrir. Et, vois-tu, peut-être est-ce mieux ainsi : cela m'occupe.
Quels sont donc ceux qui disent que les lendemains d'amours sont tristes! Oh! qu'ils sont doux pour moi, me laissant un cœur tout rempli de feu et de clarté!… Je t'ai retrouvé, mon être tout entier s'est donné à toi dans une joie triomphante, et je me lève aujourd'hui dans la vie comme une créature nouvelle. Tout me paraît beau, une pitié immense, une sympathie infinie dilatent mon âme. Je me sens en communion avec la nature généreuse et je crois lui avoir dérobé son secret, car je n'y vois plus qu'amour : il règne souverainement, il est tout, il est partout! La vie, la vie, ce don magnifique, ne vaut que pour connaître l'amour. Te dis-tu, mon bien suprême, quand tu respires là, près de moi, comme il est beau de vivre! de penser, de vouloir, de parler, de commander à ces sens admirables qui, tel un accord parfait, renferment toutes les harmonies? Pour moi le son d'une voix humaine, avec ses nuances insaisissables et si pénétrantes, m'exalte en un ravissement d'admiration, et le seul écho de la tienne, lorsqu'il frappe mon oreille, me donne une vie et des sens nouveaux ; je peux vivre d'une parole, d'une intonation, d'un murmure ; et, quand tu me dis « Claudia », tu t'empares de moi avec autant de force que si tes bras m'enlaçaient de leur plus puissante étreinte.
Tu es curieux d'apprendre tout ce que j'ai pensé et fait loin de toi ; et moi je ne t'interroge pas, je ne cherche même pas : le bonheur de ton retour, l'exquis épanouissement de mon cœur en ta présence, le bien-être profond qui m'envahit de te savoir là, dans la maison, absorbent toutes mes pensées ; il me paraît que ce serait me voler moi-même que de te parler des moments où je n'étais pas auprès de toi. Je te vois, tes regards percent les miens, nos lèvres s'unissent ; ni le passé ni l'avenir n'existent plus pour moi, je ne puis être ni jalouse de l'un, ni inquiète de l'autre. Je n'ai que juste assez de vie pour la concentrer dans la joie de l'heure qui m'appartient. Lorsque tu n'es pas là, je puis compatir aux angoisses et aux inquiétudes des autres ; lorsque tu es là, il m'est impossible de souffrir : ton image chasse tous les fantômes.
Ce soir, quand la nuit venait et que nous étions tous deux recueillis sans échanger un mot, mon âme était comme baignée dans l'atmosphère de notre tendresse. Je te regardais comme si je ne t'avais jamais vu ; toi, penché en arrière dans ton fauteuil profond, tu semblais ne pas sentir mon regard, et je suis sûre pourtant qu'il arrivait dans l'ombre jusqu'à ton cœur. Je guettais chacun de tes mouvements, comme les mères épient leur nouveau-né, avec une curiosité passionnée ; j'écoutais le bruit imperceptible de ton souffle ; par moments je fermais les yeux pour avoir la joie de les rouvrir et pour te retrouver, tout proche ; je n'avais qu'à me lever, qu'à étendre le bras pour t'enlacer ; un mot et tu serais venu à moi, et je ne le souhaitais pas ; je goûtais un plaisir délicieux à te posséder ainsi dans cette paix des sens. Oh! il doit y avoir de secrètes délices à vieillir en s'aimant encore! Je ne les connaîtrai point… Et lorsqu'enfin, cédant à l'appel de ma contemplation, tu as levé les yeux et tu m'as souri avec un sourire d'amour, j'ai tressailli d'une ivresse que rien ne peut exprimer. Ce regard silencieux me ferait, j'imagine, me lever morte de mon cercueil : à la fois j'éprouve une terreur délicieuse, un choc comme si l'on venait de me frapper, et un ravissement qui fait fondre mon âme… Regard d'amour de mon bien-aimé qui m'arrache des larmes!… Nos cœurs en de pareils instants flottent dans nos prunelles et deviennent visibles l'un à l'autre! Ce que tes lèvres ne me diront peut-être jamais, tes yeux me l'apprendront.
Auprès de toi, je ne suis jamais pressée de parler et, maintenant, après ces longs jours d'absence, je crois te révéler mon âme en me taisant. J'ai le sentiment que tu lis en moi, et il ne me semble pas avoir même le pouvoir de te dérober mes pensées ; il me paraît puéril de te les confier, car tu les sais toutes. Si, après un de ces silences d'amour, ton visage m'interroge, le mien te répond, et aucune parole ne peut compléter ce que nous nous sommes dit.
J'aime ces brèves journées d'hiver, et les heures mystérieuses d'obscurité ; le soleil à cette époque se couche dans une splendeur qui surpasse pour moi celle des jours d'été : lorsque les grandes ombres violettes tombent sur toutes choses, j'éprouve je ne sais quelle ardeur triste, avec une crainte confuse de voir arriver la nuit, et un désir qui l'appelle : c'est comme un frisson de mort qui glace mon âme, et lui donne cependant le goût de la vie. Il y a dans la grande maison un moment de paix solennelle, durant lequel la vie des êtres et des choses semble suspendue jusqu'au réveil des lumières. Il m'arrive alors de perdre pendant une seconde la perception de ta présence ; tu disparais dans les ténèbres… Puis je te revois, et je me dis que jusqu'au jour rien ne nous troublera, que nul ne viendra, et que toutes les heures sont à moi, à moi seule. Cette sécurité double ma joie, je me sens défendue par la nuit…
Ces heures d'isolement parfait, oh! que je les aime! Je ne m'en lasserai jamais… Mais toi? Quand je t'ai vu, l'autre soir, marcher de long en large, le visage sérieux, ce mouvement, dont tu as éprouvé le besoin, m'a fait peur. Moi, lorsque tu es à mon côté, je ne ressens jamais le désir de bouger, et nous avons passé souvent de longues soirées dans une immobilité délicieuse ; la paresse est une des jouissances de l'amour. Pourquoi s'agiter, pourquoi se charger d'inutiles tâches? Ces efforts sont bons pour ceux qui souffrent, pour ceux qui n'aiment point.
Tu veux maintenant que je te lise les lettres d'Irène : tu l'aimes de m'aimer, et tu l'aimes d'aimer ; en écoutant le cri amer de sa tristesse jalouse, tu m'as dit que je te devenais plus chère encore, tu as appuyé ta tête sur mon épaule en me murmurant que ma douceur d'amour était la joie de ton âme. Je t'écoute et je te crois. Oh! entendre dire ces paroles par l'élu de son cœur! Te sentir trembler en me serrant dans tes bras, et la caresse presque impalpable, le frôlement de ta barbe sur mon oreille et mon cou, devenir le baiser fou qui scelle nos lèvres, et me fait mourir de joie! Lorsque, les yeux dans les yeux, nos bouches sont jointes, j'aimerais, oh! j'aimerais passionnément mourir… si j'osais, je dirais que j'aimerais mourir de ta main! Je comprends que le fardeau de voluptés trop intenses ne peut être porté longtemps par des créatures humaines faibles et changeantes.
Sais-tu, mon amour, une de mes tristesses? C'est de penser que jamais je ne pourrai te faire un sacrifice : car il suffit que tu formules un désir pour que soudain mon cœur souhaite cette même chose passionnément. Ce n'est pas un effort, ce n'est pas une marque de ma tendresse, c'est un instinct plus fort que ma volonté : tes paroles me font vouloir ce qu'elles disent ; je ne suis ni triste ni gaie, je suis ce que tu me veux. Je croyais, tu le sais, ne pouvoir vivre que dans ma maison solitaire, loin de toute contrainte… tu m'as demandé de venir ici : me voici, et je m'aperçois que, pour mon âme, les choses extérieures n'existent plus en elles-mêmes ; elles ne sont que le reflet des joies qui me viennent de toi. Je n'ai besoin au monde que de ton amour, mais cet amour change la face du monde ; je reprendrai sans un regret toutes les servitudes que j'ai rejetées, si elles amusent ta fantaisie.
L'incroyable oubli où le passé est tombé pour moi prête à tout ce qui m'entoure l'aspect de l'inconnu. Cette ville que jadis j'ai parcourue cent fois, il m'a semblé la découvrir hier, lorsque nous marchions dans la nuit, par les rues étroites qui laissent à peine deviner le ciel étoilé entre les toits qui s'avancent ; ces rues closes et silencieuses sont faites pour les pas des amants : les nôtres résonnaient légèrement dans l'air sec ; nous allions lentement ; ton visage avait une expression de vie si débordante, tous tes gestes étaient si libres et si fiers, qu'une jalousie folle et inquiète m'a monté au cœur. J'ai compris Irène : il me semblait que, cachée derrière ces hautes façades sombres, d'une de ces portes épaisses, une femme allait sortir pour t'enlever à moi, que le danger me cernait de partout…
Et sans doute je ne me trompais pas ; chaque heure d'amour me rapproche de celle où je te perdrai… Et ces lendemains que ma tendresse appelle me mènent à l'instant où tu ne seras plus là, où d'autres bras de femme t'enserreront… Et cette heure, bien-aimé, je ne la retarderai pas : il suffira d'une parole, d'un regard de toi, et tu seras libre. Je ne lutterai point, je ne ternirai jamais le souvenir de mes félicités, tu ne me verras pas souffrir, tu ne me connaîtras que dans l'assurance triomphante d'être aimée de toi, et les seules larmes qui s'échapperont de mes yeux en ta présence seront des larmes de volupté, celles que tu bois sur mes cils.
Tu m'as répété que jamais tu n'avais trouvé à m'aimer plus de joie que maintenant :
— Parfois tu étais un peu grave, ma Claudia, mais maintenant tu es exquise.
Je me suis tue, et je me suis serrée contre ton cœur. Je me suis abandonnée au refuge de tes bras ; mais je sais que je ne suis pas autre. Je vois que ta vie en ce moment souhaite l'agitation et la lumière, et je ne veux être aimée de toi que pour achever tes plaisirs et pour y ajouter ; en même temps, l'idée qu'il y a d'autres créatures au monde que toi et moi demande à certains moments un effort de ma pensée pour en être persuadée. Ici, dans ces rues que tu me fais parcourir, je regarde les hommes et les femmes qui s'y meuvent, avec une surprise étonnée ; ces yeux curieux qui s'arrêtent sur moi me dérobent, il me semble, quelque chose de moi-même. Je ne respire qu'à l'heure où nous partons ensemble pour nos longues promenades hors la ville. Tu ne sais pas quelle est alors la délivrance de mon âme ; tu ne sais pas la peur du retour. Lorsque, la barrière franchie, je sens que nous sommes rentrés au milieu de la foule, le sentiment de solitude, que je ne connais jamais là où je suis seule en effet, m'envahit malgré moi ; et je comprends à quel point mon cœur est différent des cœurs qui m'entourent… Je suis avec toi, j'aime ton goût de la vie, bien-aimé, l'ardeur qui te porte vers la lutte ; mais je pressens que je ne pourrai te suivre longtemps…
Le frisson de l'hiver a passé ; tout le jour, par rafales, la neige est descendue, barrant la route aux choses du dehors. Tu ne m'as point quittée : j'ai éprouvé à nouveau l'impression d'être dans le jardin enchanté, dans le monde irréel où s'épanouit notre amour. Il faut des cloîtres et des thébaïdes aux cœurs que l'amour dévore : la vue des autres humains est mauvaise à ceux qui s'aiment uniquement. J'ai peur, parfois, que ce pauvre cœur qui ne te cache rien, qui t'appartient sans réserve, ne te paraisse presque méprisable dans son abandon et sa soumission… O bien-aimé! quand tu liras ces lignes, rappelle-toi combien ce cœur t'a chéri!… Il se soulève dans ma poitrine, il monte jusqu'à mes lèvres ; il déborde de mes yeux rien qu'à prononcer ton nom. Toute seule je frémis et soupire à évoquer ton visage adoré ; et lorsque ce visage s'enflamme, que tes regards dardent sur moi leur magie et leur amour, je connais ce que la vie peut donner de félicité.
Qu'il a été doux de te garder près de moi toute cette longue journée! Tu étais fou et tendre ; tu as dénoué mes cheveux, et, pour te divertir, tu m'as couronnée de lierre comme une faunesse… Moi je suis ce que tu veux : il suffit que tu le veuilles pour que je sois belle ; tout ce qui fait ton plaisir fait aussi mon orgueil, puisque ma gloire est de te plaire. Tu m'as juré que ta Claudia était la maîtresse de ton cœur, la lumière qui t'enchante! Et pour m'entendre dire cela, je n'ai fait que t'aimer… Mais le jour viendra où ma tendresse sera appelée à d'autres sacrifices, et ce jour-là elle n'y faillira pas… Je veux apparaître à jamais dans ta vie comme celle qui t'a aimé d'une façon suprême, je veux être l'unique ; et cette espérance surpasse même celle d'être aimée toujours. C'est la certitude de souffrir pour toi qui donne à mon amour une force invincible ; je le porte dans mes bras, comme les mères tiennent leurs enfants à l'heure du péril, je l'élève au-dessus de ma tête, et, même si les grandes eaux me submergent, il surnagera.
Pendant toutes mes journées d'abattement et de souffrance, tu ne m'as pas quittée ; lorsque je soulevais mes paupières fatiguées, je te voyais, et je me laissais aller avec douceur à l'assoupissement de sentir ma vie fondre et disparaître. — J'entendais ta voix me reprocher tendrement l'imprudence qui me valait le mal qui m'accablait ; tu as voulu que je t'en demande pardon et je l'ai fait ; mais, si la maladie ne m'avait pas frappée, je n'aurais pas connu ces heures qui sont parmi les meilleures de ma vie. Je me sentais, plus complètement encore que d'habitude, dépendante de toi et de ton amour ; le contact de ta main fraîche — l'une remplaçant l'autre — sur mon front, cette main que tu faisais si caressante, me pénétrait d'un calme inexprimable ; je ne pensais plus, mais j'avais une perception vague et bienfaisante d'être protégée par toi ; c'était comme mon âme d'enfant qui vivait en moi, une âme toute sûre des tendresses qui l'entourent, et qui s'y endort abritée. Je t'appelais, d'instinct, si la douleur devenait plus vive, et, les minutes de véritable angoisse, alors que le souffle paraissait me manquer, je les ai passées soutenue dans tes bras, ma tête contre ta poitrine, et, dans l'excès de ma détresse, je ressentais la joie d'être là! Souffrant, il me semblait que toi seul pouvais me soulager ; épuisée à m'évanouir, un de tes baisers sur mes yeux clos me faisait revivre et lutter. — Mon bien-aimé, j'ai souhaité de guérir, d'être heureuse encore par toi… Le soir où tu m'as sue hors de péril, quand tu t'es agenouillé près de mon lit et que tu as baisé ma main qui reposait sur le drap, j'ai senti, j'ai senti une larme y couler! Tu m'as ordonné en termes véhéments et tendres de vivre pour être tienne encore : tu voulais mon amour, tu ne pouvais t'en passer, et, de toutes les femmes sur terre, moi seule j'existais pour toi… Oh! as-tu pu lire dans mes yeux les délices surhumaines dont mon âme était inondée?… Je le crois, car tu es demeuré à genoux, me regardant avec un sourire sur ta bouche et la tendresse dans tes yeux. Ces instants, ces minutes fugitives où nos deux âmes se sont touchées, où ce que notre amour contient de plus noble a dominé tout le reste, tu t'en souviendras, je le sais : il y a des émotions qui passent comme le feu sur les âmes et y laissent des cicatrices indélébiles ; mon orgueil, ma consolation à jamais sera d'en avoir fait naître de telles en toi ; car, au delà, pour des êtres mortels, il n'est plus rien.
J'ai été si surprise en voyant Irène entrer dans ma chambre!… Tu ne m'avais pas prévenue, et ma tendresse égoïste n'avait eu besoin que de toi. Cependant lorsque Irène a paru, apportant avec elle une odeur de violette, que ses beaux yeux sombres tachetés d'or se sont levés doucement sur moi, j'ai éprouvé une grande joie. J'étais seule, car j'avais voulu que tu ailles respirer au dehors ; étendue sur le lit de repos, près du feu, une lente tristesse me gagnait. Je n'ai pu trouver néanmoins qu'une seule parole :
— Irène!
— Oui, Claudia, c'est moi qui viens pour te guérir et t'emporter.
Et elle m'a dit, de sa voix qui me prend toujours l'âme, que tu lui avais écrit mon danger, et qu'aussitôt libre, elle était accourue, et qu'elle allait m'emmener : je retournerais avec elle dans ma maison familière, elle y resterait avec moi. Se faisant grave, elle ajouta :
— Obéis-moi, Claudia, et laisse-le un peu se reposer, revivre, être libre d'inquiétudes.
J'ai compris qu'elle avait raison, j'ai mesuré l'esclavage et l'ennui pour toi de ces jours d'anxiété, et j'aurais voulu les expier ; cela me faisait mal de te quitter : pourtant j'y fus résolue en un instant.
— Oui, mon Irène, car il doit être bien las ; mais toi, pourras-tu demeurer près de moi?
— Ma Claudia, cela me fera tant de bien, à moi aussi! J'ai été bien malade, je t'assure, autrement que toi ; prends-moi un peu avec toi, si tu m'aimes.
Lorsque tu es revenu, tu as trouvé Irène à mes côtés ; elle t'a dit notre résolution, de cet air fier et noble qui donne un charme à ses moindres paroles. Tu l'as écoutée, et tu lui as baisé la main ; puis tu t'es approché de moi, et je t'ai prié de consentir à mon désir, t'assurant que j'éprouvais la nostalgie des lieux qui me sont chers. Tu m'as crue. Cependant, lorsque nous avons été seuls, tu m'as conjurée de ne rien cacher de mes désirs : si je souhaitais ta présence, tu viendrais, tu quitterais tout.
— Irène m'assure que je t'empêcherais de guérir tout à fait, que tu as besoin de calme, qu'elle veillera sur toi, et que tu seras mieux quelques jours seule et tranquille ; est-ce vrai, Claudia?
Je voyais dans le miroir mon visage pâle et défait ; je t'ai juré sans hésiter que, de ce repos complet, je m'en sentais le besoin, — et tu m'as laissée partir.
Quand, toute frissonnante et languissante, j'ai été étendue dans mon grand lit, j'ai ressenti en regardant autour de moi une douceur qui m'a révélé que je revenais pourtant d'un exil. Dans cette chambre, la mienne, où tu m'as aimée, je respirais une vie nouvelle. Le parfum d'héliotrope qui a tout pénétré flottait autour de moi ; Irène avait tiré les rideaux d'un côté de mon lit afin que je ne visse pas la flamme du foyer qui aurait pu me fatiguer : c'était un repos ineffable. Je n'ai aucunement eu le sentiment de t'avoir perdu : plutôt celui de t'avoir retrouvé… Le silence que nous avons écouté tant de fois ensemble me berçait ; Irène se mouvait légèrement ; et, avec cette assurance qui ne la quitte jamais :
— Tu dormiras, Claudia, tu te tairas, tu l'oublieras quelques jours, — et elle souriait avec une si compatissante sympathie! — je suis là, je ne te quitterai pas, et tu guériras tout à fait.
Et j'ai fait comme elle m'a ordonné ; j'ai dormi de longs sommeils profonds : ceux que tu veilles ne le sont jamais, car il y a comme une lutte en moi pour ne pas perdre le sentiment de ta présence. Irène est couchée dans ma chambre. Si je m'agite la nuit, elle m'appelle, et le son de sa voix dissipe les cauchemars qui parfois m'oppressent ; elle prononce ton nom chaque fois que j'ai envie de l'entendre, comme si elle me devinait.
L'autre nuit, je ne parvenais pas à surmonter l'insomnie. Je ne souffrais pas, et même je ne souhaitais point de dormir. Je ne pouvais voir Irène qui s'est fait dresser un petit lit au pied du mien ; mais de temps en temps quelque léger mouvement d'elle se communiquait jusqu'à moi, et j'aimais la sentir là. Mes yeux étaient grands ouverts et plongeaient dans la pénombre tranquille ; je revivais les heures évanouies ; seulement je les revivais comme si déjà j'eusse été morte, comme de très loin… J'avais l'illusion d'être transportée sur une terre inconnue, et j'aurais voulu penser que, pendant un temps indéterminé, je demeurerais là, dans cette chambre close et gardée. Toutes nos heures d'amour défilaient devant moi ; ta voix, tes baisers, les murmures confus de nos cris de volupté résonnaient à mon oreille, puis s'évanouissaient dans le silence : c'était comme un enivrant adieu au passé… Mais ce passé, il est à moi et je ne veux pas m'en séparer ; je le recueille et n'en veux rien perdre ; je l'ensevelis au plus profond de mon cœur ; je le conserve dans la myrrhe et les arômes précieux ; je lui garderai une jeunesse éternelle. Tout d'un coup, sans l'avoir entendue, j'ai vu Irène à mon côté ; en longue robe blanche, ses cheveux noirs nattés en une seule tresse tombant jusqu'à sa taille, pâle et le visage battu, elle me regardait avec inquiétude.
— Pourquoi ne dors-tu pas, ma Claudia ; pourquoi ne dors-tu pas depuis si longtemps?
— Et toi, mon Irène, tu ne dormais donc pas non plus?
— Non, Claudia, je pense à lui… Il y a des heures où je suis torturée : je le vois ; je le vois devant mes yeux ; peux-tu te figurer ce que je souffre?…
Et soudain, frappant de son poing serré ses épaules délicates :
— Corps misérable, corps que je hais, qui n'as pas su retenir près de toi celui qui t'a enseigné l'amour!… Je t'afflige, ma Claudia, pardonne-moi ; mais ton cœur aussi est agité, cette nuit, je le sens… Parlons un peu, cela nous soulagera toutes deux, et après nous pourrons peut-être dormir.
Elle s'est jetée à terre, appuyant son coude sur mon lit bas, son visage à hauteur du mien ; la veilleuse nous éclairait seule, et au bord des volets fermés un rayon de jour faible traçait une ligne blanchâtre. Irène m'a dit :
— Parle-moi de Luc, Claudia ; dis-moi ton bonheur… Comment fais-tu pour qu'il t'aime ainsi?
— Irène, il ne m'aimera pas toujours.
— Pourquoi? A-t-il jamais été plus aimant? Lorsque je l'ai vu te descendre dans ses bras, j'ai eu envie d'aller m'asseoir à votre porte, comme une mendiante… Je suis une mendiante d'amour, moi… et toi, tu es si riche!
Elle a continué d'une voix sourde, semblant se parler à elle-même, sa main gauche, où brillait l'anneau nuptial, couvrant ses yeux.
— Quand tu as été partie, Claudia, la vie a été plus dure encore… Il était bon pour moi… tu sais, je crois qu'il a pitié de moi… et aussi j'espère que peut-être il se souvient… Mais tous les jours il se rendait chez la Riva… et il y avait des luttes pour l'enfant…, pour Gino… Maurice ne veut pas qu'il aille avec le prince Aurèle, et Gino le veut ; il s'est attaché à lui… Je ne comprends pas la Riva… Maurice n'est pas changé pour elle… au contraire, je sens bien qu'elle l'occupe plus que de coutume… Mais écoute ce qu'il a fait, Claudia… ce qui m'a donné le courage de le fuir pour un temps… j'ai cru, un moment, que c'était pour jamais… hélas! je n'en aurai pas la force, je retournerai… Un jour… (Elle tenait toujours ses yeux voilés, mais elle avait rapproché sa bouche de la mienne…) Un jour, il a amené Gino et le prince Aurèle ; ils sont restés longtemps, et mon mari a demandé au prince de revenir… Nous l'avons eu à déjeuner… j'ai paru lui plaire, car il est revenu encore… et très souvent, sans bonne raison… Je m'en suis étonnée avec Maurice, et tout d'un coup, à l'expression de son visage, j'ai compris… il voulait rendre Aurèle amoureux de moi…, il aurait souhaité en faire mon amant, j'en suis sûre, je le jurerais, pour l'éloigner de la Riva…, de celle qu'il aime… Voilà ce que j'ai enduré, Claudia!…
Alors elle a laissé tomber la main qui tenait cachés ses grands yeux, et les a largement ouverts, comme pour me prendre à témoin de son outrage. — O mon amour, que je l'ai trouvée malheureuse! Je n'ai pu que l'embrasser en pleurant… Elle ne pleurait pas ; elle riait d'un rire sec et terrible…, puis elle s'est mise à me consoler.
— Ne pleure pas, Claudia ; tu es si douce à voir, avec ton regard tendre et tes beaux cheveux légers! reste belle pour être heureuse encore!… Tu vois, moi, je lutte pour demeurer jeune, afin de ne pas fléchir devant elle… Quand il m'aimait, Claudia… je t'assure qu'il m'a aimée, qu'il l'avait oubliée… il aimait tant ma taille fine!… il m'appelait une liane, une vigne flexible ; cette taille qu'il admirait, j'en suis fière…
Et, rassemblant les plis de sa robe flottante, elle la serrait étroitement autour d'elle, et semblait une belle statue longue et fine…
Après un silence, elle a murmuré :
— Oh! Claudia, je me meurs de désir, je me meurs d'espérance…
Le jour pointait… elle a ouvert les volets, et une lumière triste comme l'abandon est entrée dans la chambre… Elle est revenue près du lit et s'est assise à mon chevet.
— Dors, Claudia, ne parle plus, ne parlons plus, je resterai là, donne-moi ta main.
Je l'ai entendue soupirer deux ou trois fois, puis un lourd sommeil est descendu sur moi — et j'ai rêvé que tu étais mort.
Oh! qu'elles sont rares les créatures humaines qui, même pendant une heure, accomplissent leur destinée! Moi, cependant, j'ai monté jusqu'au sommet des joies… Ce matin, j'y songeais en ouvrant les yeux. J'aurai accompli ma vie, et c'est à toi, bien-aimé, que je l'aurai dû. Quelle pensée que la certitude d'avoir réalisé la pleine expansion de mon être! Je pourrai regarder en arrière sans un regret ; j'ai fait ma moisson, l'hiver peut venir, l'abondance est à jamais dans ma maison. O maître de ma vie, je suis partie avec toi vers ces régions où les cœurs et les âmes planent comme de grands oiseaux fiers au-dessus des misères humaines ; tu m'as aimée et mes jours et mes nuits n'ont plus connu que des heures enchantées : la terre, la terre aimante et féconde, s'unissait à nos tendresses : les frémissements du printemps, les halètements torrides de l'été, les mélancolies de l'automne, les ombres de l'hiver, tour à tour, ont servi à nous faire goûter plus divinement nos joies. Tant de femmes passent et meurent sans une heure véritable d'amour! Elles vont, oppressées comme des aveugles, souhaitant voir la radieuse lumière, et ne la connaissant jamais.
O mon amour, quelle souveraine joie de dormir dans le bonheur! Quand il vous enveloppe et vous ferme les paupières, il y a des sommeils immatériels tout baignés de lumière. Et ces demi-réveils où le cœur a juste la force de soupirer, pour retomber ensuite dans l'abîme d'une inconscience heureuse!… Dormir est pour moi une chose effrayante, et chaque nuit ramène dans mon âme cette sorte d'épouvante que j'éprouve à savoir que je vais oublier, que je vais devenir inattentive et sourde aux battements de mon cœur. Mais si je dors sur le tien, cette terreur disparaît, et j'aime à me sentir mourir pourvu que tu vives. — Je me le suis dit souvent : lorsque tu seras perdu pour moi, j'entrerai dans un sommeil sans réveil, car la vie aura cessé d'être ; mais il me restera les rêves où reviendront mes souvenirs!
J'ai demandé à Irène pourquoi maintenant elle me quitte si souvent, et si les heures lui semblent lourdes ici. Elle m'a dit :
— Non, ma Claudia ; mais tu sais que je suis une créature errante et tourmentée : il me faut me mouvoir, aller et venir pour tromper mon ennui.
— Ne peux-tu donc oublier, Irène?
— Non, jamais… Et ce qui est affreux, Claudia, c'est le besoin que j'ai de l'enfant, de son fils ; par peur qu'elle ne me prenne Gino, je crains de déplaire à la Riva…
Son ardent visage de sphinx était tourné vers moi ; toute vêtue d'un satin noir qui luisait comme un plumage, avec ses cheveux et ses yeux éclatants, sombres et lumineux, elle avait une beauté singulière qui m'a expliqué la parole que tu m'as dite : « Elle fait l'effet d'une étoile qui vibre dans la nuit! » Oui, la nuit l'enveloppe de toutes parts, et de sa personne émane comme un rayonnement. Elle a une façon d'avancer les lèvres comme une créature qui aurait soif, et la soif d'être aimée la dévore toujours… Quand nous sommes tristes, nous passons le temps dans la chambre de la tour : Irène a placé son métier à broder dans la profondeur de la fenêtre ; et moi, faible encore, je reste étendue sur un fauteuil, près du feu, dans la partie d'ombre de la pièce. Sa silhouette se détache nettement contre la lumière qui vient du jardin. Je la regardais aujourd'hui travailler : la façon si ferme et si sûre dont elle pique son aiguille dans la soie révèle la force d'âme dont elle est capable! Je lui ai dit soudain :
— Eh bien, Irène, puisqu'il en est ainsi, pourquoi ne t'en retournes-tu pas tout de suite, dès demain? Tu serais moins malheureuse qu'ici…
Elle m'a regardée avec avidité, et a soupiré à voix basse :
— Tu crois, Claudia?
— Oui, mon Irène, je le crois.
Alors elle a quitté son métier à broder, et elle est venue s'asseoir à mes pieds devant le feu ; elle m'a tendu une main que j'ai prise entre les deux miennes, et elle est restée longtemps sans parler ; puis, comme l'osant dire à peine, elle a murmuré :
— Tu as peut-être raison… Il m'a écrit qu'il m'attendait pour rentrer en ville… De loin comme de près, je serai avec toi, tu sais ; et je viendrai très souvent… D'ailleurs, ma Claudia, tu ne seras pas seule longtemps.
— Je ne suis jamais seule, Irène, puisqu'il m'aime.
Deux grosses larmes ont surgi sur le bord de ses paupières, et j'ai regretté mes paroles ; elle l'a compris.
— Pourquoi, ma Claudia?… Crois-tu que je ne sais pas que tu es heureuse?… Oui, je retournerai ; je veux essayer encore un peu de temps, et puis, si rien ne change, je verrai… je réfléchirai… je m'en irai comme Agar mourir dans le désert.
Je ne lui ai pas répondu. Je sens que les paroles irritent son angoisse : elle craint toujours d'y entendre la confirmation de ses pires craintes… Elle sait que je ne crois pas possible qu'il lui revienne ; elle sait qu'à sa place, je ne voudrais pas qu'il revînt… Elle a paru deviner mes pensées, car elle a repris :
— Tu me trouves lâche, Claudia ; oui, tu as raison… Mais, vois-tu, si je pouvais encore le conquérir une heure!… Pour cela, je suis capable de toutes les bassesses.
Et se redressant, presque farouche :
— Je veux un enfant, Claudia, un enfant de son sang…
Je me retrouve dans cette sérénité annonciatrice qui remplit mon cœur d'un charme si doux : je t'attends avec une certitude qui rend les heures légères, je t'attends comme on espère l'aurore, sûre qu'à sa venue, l'aspect de toutes choses changera. Tu occupes ma pensée et la rassasies parfaitement. Tu sais que j'aime, sur ma terrasse, entre les magnolias, les lauriers-roses et les mandariniers, revenir sans cesse sur mes pas, trouvant à cette promenade resserrée un plaisir et un apaisement que ne me donnent point des courses plus longues : lorsque tu es absent, je retourne de même sans me lasser sur les heures écoulées, j'en respire le parfum, j'en entends la musique ; silencieuse et recueillie, je l'écoute ; l'enchantement de tes paroles me berce, tes regards éclairent ma route, l'embrasement de mon cœur réchauffe ma poitrine. O mon amour, lorsque tu me serres dans tes bras, lorsque ma poitrine s'appuie sur la tienne, lorsque tes mains pressent mes épaules pour rendre notre embrassement plus étroit, un feu rapide court dans mes veines… Me sentir tienne est la somme de mon ambition! Tienne pour être heureuse, ou tienne pour souffrir, mais tienne toujours : voilà ce que nul ne peut me ravir. Ce don absolu, entier, que je t'ai fait de moi-même, me lie à toi à jamais, même si tu cesses d'être mien : tu ne peux faire, toi qui peux tout sur moi, tu ne peux faire que je ne t'appartienne pas, on me transporterait aux extrémités de la terre pour y mourir, que ce serait une âme t'appartenant qui, là-bas comme ici, quitterait mon corps. Dans quelque lieu que tu sois, rien ne peut empêcher ma tendresse de voler vers toi, de franchir les obstacles, de te retrouver par la force de son désir. Aussi longtemps que nous ne serons pas anéantis tous deux, tu seras mien, puisque je serai tienne! Aucune violence ne peut t'arracher de mon cœur : si tu m'appelais pour me tuer, je volerais encore vers toi et j'y trouverais une volupté.
Je suis allée à ta rencontre, et quand tu es descendu de voiture pour venir à moi, j'ai ressenti une fois de plus cet étonnement toujours nouveau que j'éprouve à te voir surgir devant mes yeux des profondeurs de l'absence. Il y a dans l'impression que laisse toute disparition de l'être aimé, ne fût-ce que pour une heure, que pour un jour, une sorte de vertige inquiet ; le voir revenir, retrouver la lumière de son regard, entendre la voix unique, est à l'âme une délivrance inexprimable. O bien-aimé, tu n'oublieras pas ces retours ; lorsque d'autres journées finiront pour toi, sûrement tu évoqueras parfois ces heures où, sur la route solitaire, nous avons cheminé ensemble, où la beauté parfaite du monde semblait complice de notre bonheur. Dans le ciel profond et bleu que nous regardions, il y avait à l'orient, au-dessous du mince croissant de lune, blanc comme un pétale de lis, une seule étoile ardente, mais sa beauté et sa sérénité suffisaient pour éclairer la nuit : une seule dans ce firmament immense (du moins notre faible vue n'en discernait pas d'autres) ; et j'ai pensé que, parmi les millions d'êtres humains qui peuplent la terre, un seul existe pour moi ; qu'il paraisse, et ma route est illuminée! — Que les cœurs sont merveilleux pour suivre les lois qui les ont créés! Plus j'aime, plus j'apprends à aimer ; comme des facultés ignorées naissent en moi ; je crois que si la terre et tout ce qui m'entoure me paraissent revêtus d'une splendeur et de charmes que je ne leur connaissais pas, ce n'est point le mirage de mon cœur qui les change : je vois ce que je ne voyais pas, l'amour m'a révélé l'univers.
Mes bras, qui s'ouvrent pour toi avec un élan si emporté, ne veulent néanmoins ni te retenir, ni t'arrêter. Tu vas t'éloigner et je te laisse partir… Tu as été surpris, lorsque, contre ton désir, je t'ai dit que je voulais demeurer, que les forces me manquaient pour quitter cette paix et cette solitude. Non, pas même avec toi ni pour toi… J'ai médité pendant mes longues heures de faiblesse… Souvent, à l'automne, j'ai regardé tomber les feuilles : elles se détachent et tournoient comme libérées et heureuses, sans effort et sans souffrance, conservant leur forme et presque leur beauté ; mais celles qui veulent résister à l'hiver, qui le traversent mornes et flétries, pour être arrachées ensuite par le tourbillon des vents du printemps, elles sont comme chassées par la vie nouvelle qui veut venir. Je serai, moi, la feuille qui s'envole à l'heure où elle doit mourir. Je ne pourrais supporter de voir vieillir ton amour. Aujourd'hui tes regards s'arrêtaient avec une complaisance émue sur ce qui nous entoure, et tu m'as dit :
— Claudia, j'aime cette maison ; j'aime l'air qu'on respire ici, je n'en connais point au monde qui me plaise autant… Ma Claudia, que de joies tu m'auras données!
Et j'ai senti que tu étais avide de mes baisers et de mes caresses, et que la crainte de les perdre pour un temps mettait une tristesse dans ton cœur, et une soif sur tes lèvres. Mon bien-aimé, je veux que, sur la route que tu suivras, alors même qu'elle sera belle, tu retournes parfois la tête.
Que j'ai pleuré de douces larmes! J'étais seule, et dans mes mains je tenais cette image de toi que j'aime tant ; je la baisais avec la tendresse désespérée qui par intervalles, et malgré mes efforts, me fait un cœur près d'éclater. Je ne croyais point te revoir avant la fin du jour, quand ton pas a frappé mon oreille, et dans le même instant tes bras chéris m'ont enveloppée, et sur mes cheveux, sur mes yeux, sur ma bouche, tes chauds baisers ont couru ; puis tu as pris ma tête entre tes mains, — j'avais appuyé les miennes légèrement sur tes épaules, — et tu me regardais, et moi je souriais à travers mes pleurs, j'avais envie de te crier :
— Ne m'aime point ainsi, ou fais que je meure tout à l'heure.
Tu me répétais avec emportement :
— Oui, je t'aime, ma Claudia ; pourquoi verses-tu des larmes lorsque je ne suis pas là?
Tu t'es assis, et tu m'as fait me blottir tout proche. Tu me tenais appuyée contre ton épaule, et lorsque je voulais me soulever un peu pour chercher ton visage, d'un mouvement ferme et doux tu m'en empêchais ; tu avais détourné la tête, et, comme obsédé par une pensée que tu me cachais, tu me serrais si fort qu'à peine je pouvais respirer. Tout à coup, d'un geste impétueux, tu m'as prise contre ton cœur que je sentais battre, et tu m'as dit d'une voix que je n'oublierai jamais :
— Pleure, ma Claudia, pleure, mais je t'aime…
Tu es parti, mon amour, tes pas se sont éloignés à regret, mais enfin tu m'as laissée ; tu es allé vers la vie et l'action, et moi je suis là… Elles sont évanouies pour toujours, ces heures que tu as rendues si précieuses à mon cœur ; elles ont été et elles ne seront plus. Je regarde dans le vide, surprise de ne plus rencontrer devant mes yeux cette forme et ce visage bien-aimés, cet être vivant et mystérieux, qui est toi, toi et nul autre… Comment à ce souverain et véhément besoin de s'unir l'absence peut-elle succéder? Comment deux êtres qui n'avaient qu'un cœur peuvent-ils vivre avec le monde entre eux? car c'est le monde qu'une distance! Aurai-je la force de résister au désir qui me presse, et demain n'irai-je pas te rejoindre? Je le puis ; nulle volonté extérieure ne m'en empêche, tu le souhaites, et cependant une voix secrète me dit que le salut de mon amour est dans le repos. Je veux avoir pour toi la douceur du crépuscule qui calme les agitations de l'âme, et lui fait oublier la fatigue et la chaleur du jour.
Irène m'a écrit qu'elle t'a vu et qu'elle t'a parlé. Je m'y attendais, et pourtant j'en ai été saisie. Il m'a paru affreux que d'autres puissent te voir et te parler, lorsque moi je ne te vois pas et je ne t'entends pas. Au sein de mon isolement protecteur, je suis arrivée pendant tes absences à me figurer que tu es dans un monde inconnu, et j'aime mieux cela ainsi. La certitude de la réalité différente a fait naître dans mon cœur une angoisse indéfinissable ; le poids de la séparation m'a oppressée comme il n'avait jamais fait. Je t'ai cherché par la maison et les jardins. Je me disais : « Il est là, il va venir », et je t'appelais, et le moindre bruit me causait un sursaut ; la force de mon aspiration vers toi a fini par me donner l'illusion que tu étais près de moi, et que d'une façon cachée nos âmes avaient communiqué.
Un malaise inquiet m'étreint, je souffre, mais tu ne le sais point, et c'est tout ce que je veux. Je suis retournée au couvent de Sainte-Euphrasie en respirer un peu l'atmosphère assoupie. J'ai demandé à la sœur Marcella de me laisser marcher à son côté dans le cloître, sans me parler, sans m'interroger : son seul contact, la vue de sa silhouette paisible et toujours pareille me rassérènent mieux qu'aucune parole. Elle a consenti et s'est mise à dire son bréviaire en remuant doucement les lèvres. Elle lisait, comme elle accomplit toutes ses actions, avec une placidité sans hâte ; elle se meut dans la vie avec cette certitude et cette exactitude que les astres empruntent à d'infaillibles lois ; elle parcourt son orbite avec la même régularité, indifférente au lendemain, occupée seulement à remplir son mandat dans l'ordre éternel des choses. Sans doute, pour conserver intact et parfait un amour, il faudrait ne jamais se quitter une heure, une minute, vivre dans la contemplation permanente des mêmes objets, entendre les mêmes voix. C'est ce qu'elles font ici, et leur inlassable persévérance est le ressort de leur fidélité ; elles nourrissent et attisent sans cesse leur amour afin d'en garder la flamme vivante et forte. Je suis allée à la chapelle ; chaque jour, et plusieurs fois par jour, elles y répètent leur clameur éperdue pour ne point défaillir… Oh! que cela est beau, la fidélité que rien n'abat! Celle que je te garde ne pourra jamais fléchir ; comme la leur, elle me met hors des atteintes de la souffrance extérieure ; si l'univers entier m'abandonnait, je pourrais, comme elles, répéter le cri consolateur : « Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui! » Et c'est assez.
Souffrir est donc le cri qui se lève de la terre : voici encore qu'Irène m'appelle pour la soutenir dans de nouvelles épreuves. Je ne puis lui refuser le faible appui de ma présence. Je vais donc quitter le lieu de mon repos et, pour un temps, aller habiter le vieux palais abandonné ; puis, quand les jours trop lents se seront écoulés, je penserai à venir t'attendre. Déjà tu me parles de retour, déjà tu soulèves doucement la pierre du tombeau, et j'aperçois un premier rayon de jour : car, bien-aimé, comment te dirai-je jamais la lourdeur et le vide des heures depuis que tu m'as quittée, l'espèce de nuit qui enveloppe ma pensée, l'égarement de douleur qui me bouleverse pendant ces secondes affreuses où l'idée me vient que peut-être, à ce moment déjà, tu es perdu pour moi?… Pourtant je sais que tu ne l'es pas ; j'entends de loin battre ton cœur ; et je crois, puisque tu me le dis, que tu désires encore dormir sur le mien… Oh! viens donc!… l'ombre arrive, le jour décline… laisse-moi jouir encore de la lumière!
J'ai passé une première nuit dans cette chambre délaissée depuis bien longtemps. En y rentrant, j'avais éprouvé une mortelle tristesse, et, sans les supplications d'Irène, je n'aurais pu y rester, et je serais retournée là où tout me parle de toi, là où des échos de ta voix flottent dans toutes les pièces. Ici rien que silence ; les souvenirs du passé n'existent plus ; c'est une autre moi-même qui jadis a vécu dans cette demeure, une autre femme dont je ne reconnais aujourd'hui ni le regard, ni la voix… Sans trêve j'entendais le grondement sourd du fleuve : cette rumeur persistante et continue a sur mon âme une attraction indéfinissable ; j'imagine que des voix m'appellent. Je me suis levée, et j'ai ouvert les volets pour regarder au dehors ; le ciel était d'une clarté presque cruelle (il me semble toujours que les nuits sombres sont plus douces et miséricordieuses aux humains) ; de l'autre côté du pont, la vieille tour, avec son cadran éclairé, paraissait une sentinelle infatigable. Des lumières dessinaient la ligne du quai ; elles vacillaient, car il y avait un grand vent, un vent qui balayait et rendait luisantes les dalles blanches sous les reflets de lune. Tout cela était si triste, si angoissant!… Le fleuve lourd et bourbeux roulait sous les arches des ponts, où ses vagues paraissaient gémir en se brisant. Tous les êtres aussi courent en pleurant vers une issue certaine où ils se perdent.
L'influence des choses inertes, qui nous possèdent bien plus que nous ne les possédons, m'écrasait… Irène, dont la pensée pourtant me tenait éveillée, n'avait aucune forme distincte dans mon esprit. J'essayais de m'arracher à l'obsession déchirante de cette nuit, de retrouver les souvenirs d'autres nuits, nuits de félicité et d'amour… peu à peu ils remontaient, en foule, m'emportant loin de moi, loin de tout, pour me ramener dans tes bras.
Tu me reproches de trop te parler d'Irène ; mais, mon amour, devant ce pauvre cœur éperdu je m'oublie moi-même. Tous les jours elle me remercie de ma présence comme d'un secours inespéré, et j'ai la certitude que la violence qu'elle s'impose lui aurait fait perdre l'esprit, si au moins devant un être sur terre elle n'avait pu décharger le fardeau de sa pensée. Le drame qui se joue sous ses yeux, qui la touche de si près, et dont elle ignore les péripéties, qu'elle devine seulement, la jette dans un trouble qui l'affole. Maurice, qui avait toujours été doux pour elle, se montre maintenant dur et agressif ; il est certain qu'il doit y avoir entre lui et la Riva des scènes violentes ; il en sort en proie à une fureur jalouse qu'il ne sait dissimuler qu'en cherchant des prétextes à son irritation. Je devine qu'Irène déteste plus cette femme de le faire souffrir, qu'elle ne la haïssait de l'aimer. Si Maurice l'avait librement abandonnée, Irène en serait peut-être morte de joie, mais qu'il en soit abandonné, elle en ressent l'outrage. L'humiliation de Maurice est la sienne : lorsqu'il est sombre et triste, je vois bien qu'elle a envie de lui crier qu'elle est sa chose, sa créature, prête à pleurer de toutes ses douleurs. Mais lui, plus que jamais, la tient à l'écart, et moi je la conjure de ne rien hâter : si son heure doit enfin venir, — elle l'espère maintenant avec une véhémence qui m'effraie, — il faut l'attendre avec une longue patience… Du reste elle ne laisse voir aux indifférents que cette mine noblement fière qui arrête toutes les questions, tous les témoignages de pitié. Les habitudes anciennes ne sont point changées ; elle se rencontre avec la Riva comme elle l'a toujours fait, et Maurice y paraît aux heures accoutumées. La Riva, toute glorieuse de la nouvelle passion qu'elle inspire, plus belle et plus altière que jamais, semble défier le monde entier, et suscite en effet autour de sa personne un regain d'admiration et de désir.
Irène est dévorée par un besoin continuel de s'agiter et de se fuir ; à tout instant, elle vient me prendre pour des promenades qui sont, en vérité, son seul repos. Hier nous avons été loin dans la campagne, suivant le cours du fleuve, sur lequel glissaient, comme un vol d'énormes papillons au corselet noir, aux ailes roses, des barques, voiles gonflées ; elles passaient, entraînées par le courant, dans la splendeur d'incendie du couchant qui éclairait la plaine molle et tendre. Irène suivait des yeux leur mouvement doux et silencieux. Elle m'a dit sans presque élever la voix :
— Hélas! Claudia, la barque de ma vie lutte trop durement contre le courant ; il me semble que je vais me briser bientôt, — où, comment, je n'en sais rien ; mais je ne pourrai soutenir longtemps la torture d'être le témoin inutile de la puissance de cette femme pour le faire souffrir… Et Gino… car enfin, c'est son fils, à lui!… elle le sait bien, elle, et il est toujours avec l'autre, maintenant!… A quoi bon vivre? je ne puis rien, rien pour eux, pour lui. Je voudrais être emportée dans le sillon de ces barques, vers la mer, pour m'y perdre, y disparaître…
Alors, j'ai résolu de l'arracher de force à tout ce qui la fait souffrir. Et je lui ai répondu :
— Mon Irène, il faut disparaître peut-être, mais pour revenir. Que fais-tu ici, en ce moment? Viens avec moi dans ma maison solitaire, tu y seras mieux, je te le promets…
Elle m'a regardée, de ce regard interrogateur si profond qui m'émeut comme des larmes ; elle semblait me supplier de ne pas lui demander de partir, mais ma tendresse pour elle m'a donné la force d'insister… Elle a compris enfin, elle m'a juré… demain nous ne serons plus ici.
Nous avons laissé la ville derrière nous…
Voici que je viens d'entendre soudain un chant d'oiseau, tout mon être a vibré avec cette voix qui monte, et du fond de mon cœur s'élancent les tendresses qui y dorment.
Irène me dit sans cesse :
— Parle-moi, Claudia, ne me laisse pas songer à eux ; dis-moi ta vie, dis-moi ton amour.
Et je lui ai découvert mes joies, je lui ai lu quelques-unes de tes lettres : ces dernières, qui sont si douces, et dans lesquelles tu trouves des mots incomparables pour rassurer mes alarmes, et me répéter que tu me gardes ta tendresse. Tu m'écris que mon souvenir est avec toi comme un parfum précieux qui embaume ce qui t'entoure, que tu le respires partout, que tout te paraît fade et triste en regard de nos heures d'amour!… Irène m'écoute, et lorsque je veux m'arrêter, craignant de meurtrir son cœur, elle me fait signe de continuer ; son visage grave et affectueux demeure tourné vers moi avec une attention passionnée, des larmes qu'elle refoule embrument l'éclat de ses prunelles noires, sa lèvre supérieure se soulève, et entre ses dents serrées s'exhalent de courts soupirs. J'éprouve, à la voir malheureuse et dédaignée, cette sorte d'horreur dont me remplirait le spectacle de fleurs rares et magnifiques souillées de sang. Elle paraît tellement faite et créée pour l'épanouissement de toute la joie d'amour qui est en elle!… L'autre jour, en la regardant, gracieuse comme une jeune immortelle, descendre presque en volant les marches du perron, je n'ai pu me défendre de lui demander :
— O mon Irène, ne voudrais-tu pas être libérée de cette pensée qui te fait toujours souffrir, ne veux-tu pas essayer d'oublier?
Elle s'est arrêtée net, posée comme un oiseau qui écoute, et m'a répondu :
— Oui, Claudia, aujourd'hui je le voudrais ; mais je ne peux pas… La nuit, lorsque je ne dors pas et que je pense à lui, il me semble que des mains cruelles me broient le cœur, et cela me fait si mal, si mal… O Claudia, j'aurais tant aimé être heureuse, heureuse comme toi!…
Sa plainte m'a percé le cœur.
Les femmes qui enfantent dorment entre les crises qui les brisent, puis se réveillent pour recommencer leurs plaintes. Irène, de même, au bout de quelques jours, dans l'atmosphère paisible, bercée par le silence extérieur, a paru se reprendre et goûter un calme bienfaisant ; l'extrême fatigue de son âme la privait presque de la force de sentir ; mais soudain, comme réveillée d'un sommeil réparateur, elle a paru revenir à un sentiment plus aigu de la réalité. Au besoin d'être continuellement à mon côté a succédé un désir de solitude, et quand elle en sort c'est pour s'attacher à moi avec une sorte de passion, me conjurant de ne pas la laisser partir.
— Garde-moi ici, Claudia, garde-moi de force, s'il le faut! Ne me permets pas d'aller à lui!
Cette espèce de terreur devant l'inconnu que j'ai déjà observée chez elle, l'a ressaisie. Parfois elle frémit en silence, les mains crispées, la bouche dure, incapable de pleurer, comme figée par l'apparition d'une vision qui l'épouvante… Puis, quand elle parvient à parler, il monte à ses lèvres des phrases brisées et déchirantes ; une horrible impatience de sa destinée semble la torturer ; elle me demande où elle trouvera le repos, elle cherche à deviner ce que sera sa vie.
— Claudia, j'ai souvent le sentiment que je ne serai pas longtemps où je suis… Imagines-tu ce que je deviendrais si je devais vivre encore vingt ans comme je vis?
— Oui, je l'imagine ; tu serais résignée, et c'est ce qui arrivera.
— Non, Claudia, il arrivera autre chose, pas cela, j'en suis sûre…
J'ai vu aujourd'hui une des formes les plus poignantes de la douleur, et je ne sais par quelle sympathie obscure mon âme est lasse comme d'avoir porté un fardeau trop lourd.
En entendant tout à coup ce matin la rumeur sourde de roues sur le gravier, j'avais tressailli d'une espérance tumultueuse ; l'heure me disait que ton arrivée imprévue était possible. J'ai écouté… mais d'après les portes qui s'ouvraient, j'ai compris que ce n'était pas toi. Alors, par une brusque intuition j'ai pensé à Irène : j'ai eu la certitude qu'une douleur arrivait vers elle du monde extérieur, et c'est en tremblant que j'ai été à la rencontre de ceux qui venaient m'appeler. Quand j'ai su que Donna Angela m'attendait, mes pressentiments sont devenus une terreur inquiète qui sans doute s'est révélée sur mon visage, car, aussitôt qu'elle m'a aperçu, elle m'a dit en essayant de sourire :
— Vous êtes bien surprise de me voir, Claudia…
Je lui ai répondu que j'étais surtout heureuse, et j'ai baisé son vieux visage fané dont la peau est si fine. Elle m'a rendu mon étreinte en me regardant avec des yeux noyés de douleur. Je lui ai demandé si elle souffrait… elle a fait des efforts pour parler, mais les sons mouraient dans sa gorge. J'avais au cœur un effroi instinctif de ce qu'elle allait dire, et un besoin de cacher encore un peu de temps sa présence à Irène. Je lui ai demandé de monter en haut, où nous serions plus libres ; nous avons gravi l'escalier en silence ; elle allait si lentement, s'appuyant sur mon bras… Puis nous nous sommes assises côte à côte ; je lui ai pris les mains, des mains si diaphanes et agiles, et mes yeux avec mes paroles l'ont interrogée.
— Avez-vous besoin de moi, chère Donna Angela? Vous avez du chagrin, je vois.
— Du chagrin!… Ah! Claudia, je ne veux point dire que parmi tant d'êtres qui souffrent j'avais le droit d'être épargnée… mais j'aurais bien voulu mourir avant, mourir sans avoir vu cela.
— Vu quoi?…
Alors son visage s'est revêtu de cette expression de révolte angélique qui passe sur celui des enfants quand ils sont témoins d'une injustice ; elle regardait droit devant elle, et laissait tomber ses mots comme stupéfaite de les articuler :
— Ma belle-sœur… Je l'aimais beaucoup… Et Gino, mon Gino…
Elle a poussé un gémissement déchirant, et s'est retournée un peu vers moi.
— Il ne m'est rien… mon Gino, Claudia, rien… mon frère me l'a dit hier… notre enfant n'est pas notre enfant… Elle l'a emporté avec elle ; car elle est partie, Claudia ; elle est partie avec un homme…
J'ai pu à peine murmurer, car j'entrevoyais tout possible :
— Avec qui, Angela, dites qui?
Péniblement elle a prononcé le nom que j'espérais :
— Le prince Aurèle!… oh! c'est épouvantable… et c'est elle qui l'a écrit à mon frère : j'ai vu la lettre, l'horrible lettre, et quand je lui ai crié, à lui : « Mais ton fils, mais Gino! va le reprendre, va le chercher… » Claudia, Claudia… il m'a répondu que ce n'était pas son fils… qu'il ne pouvait pas être son fils… il m'a appris des choses affreuses… Mon petit Gino! en qui je chérissais le sang de ma mère, que j'aimais plus que ma vie, sur qui je comptais pour m'aider à mourir… il m'avait promis bien des fois que personne ne me toucherait, quand je serais morte, que lui… car il m'aime : j'ai été sa mère plus que sa mère, et il est parti!… parti avec cette femme de péché ; et je ne le verrai plus… J'ai cru mourir, Claudia ; et ce matin, j'ai pensé à vous, à Irène, à la chapelle où elle faisait prier Gino pour son père. Et je suis venue… Je ne sais pas pourquoi je suis venue ; sans doute parce que je suis folle… Mon Dieu!
Ce n'était pas un vain cri qui sortait de ses lèvres, mais une prière d'une ardeur inexprimable. Et moi, mon bien-aimé, je ne trouvais pas une seule parole à lui répondre! Tout se heurtait dans ma tête contre cette idée unique : Irène va paraître, je ne puis la prévenir? J'entendais son pas rapide au dehors ; la porte s'est ouverte, et elle a couru vers Angela :
— Angela, qu'y a-t-il? que venez-vous m'apprendre? qui est mort?… Maurice?…
— Non, non! je lui ai crié cela, non, Irène, rien de Maurice, rien, entends-tu!
Elle s'est redressée dans un mouvement subit qui disait clairement quel avait été son effroi. Angela s'est emparée de ses mains, et, sans que je pusse intervenir, en des phrases plus courtes, plus haletantes, elle a dit tout… La pâleur d'Irène ne ressemblait à rien de ce que j'aie jamais vu. Elle a répété à deux ou trois reprises, d'une voix sans expression, sans une intonation : « Gino… Gino!… » puis paraissant enfin comprendre la désolation de la pauvre femme qui lui parlait, elle lui a jeté les bras autour du cou et a éclaté en pleurs… Cette compassion a semblé rendre Donna Angela à elle-même ; elle a essayé de consoler Irène en répétant de sa voix pénétrante :
— Elle l'aimait tant, elle aussi!
L'idée de Maurice et de l'enfant ne s'associent à aucun moment dans son esprit ; la cruelle vérité dont son frère l'a foudroyée appartient pour elle à un passé ténébreux qu'elle ne cherche pas à sonder, et devant lequel sa pensée recule avec horreur. Elle n'a aucun soupçon du mal qu'Irène a souffert par la Riva… Tout le jour, elle nous a parlé, et la simplicité, la candeur de cette âme enfantine, ne se peuvent imaginer ; elle accepte sans murmurer la souffrance, mais en demeure étonnée, comme si la bonté de son propre cœur en était offensée. Vers le coucher du soleil, elle a voulu descendre à Sainte-Euphrasie où on lui a donné une cellule.
Je m'épuise à lutter contre l'effroyable agitation d'Irène ; son âme est pleine d'un trouble profond, son esprit paraît s'égarer entre ce qu'elle souffre pour Maurice, et ce qu'elle souffre pour elle-même. — Sa pensée se rejette avec désespoir sur l'enfant perdue qui serait en ce moment sa force :
— Ma fille à moi, si belle, si douce, qu'il chérissait…, elle est morte… O malheureuse!…
Puis elle s'imagine que Maurice ira rejoindre la Riva :
— Et je te disais, Claudia, qu'elle ne l'aimait pas, et c'est pour elle que je suis torturée depuis si longtemps!…
La résignation apparente dont elle s'était enveloppée la soutenait comme une armure, qui blesse mais protège ; son âme passionnée est aujourd'hui désemparée, et sa violence par instants m'épouvante… Elle me dit qu'elle partira, et je sens que je n'aurai pas le courage de l'en empêcher… Il y a en moi un égoïsme presque cruel qui me fait supporter avec impatience que des pensées étrangères à toi, étrangères à mon amour, dominent dans mon esprit : le contact avec ces cœurs dévastés semble consumer ma vie ; reviens, mon bien-aimé, reviens me rendre la joie d'aimer ; les yeux les plus beaux deviendraient ternes à demeurer dans la nuit — et tu es ma lumière.
Lorsque tu m'as murmuré en me baisant sur la bouche : « Enfin, enfin, ma Claudia », — je crois que j'aurais pu m'élever de terre par la force seule du bonheur qui soulevait mon âme… Rien, mon amour, ne pourra jamais exprimer ce que ta voix aura été pour moi : quoi qu'elle dise, elle remue mon âme, elle commande à mes sens, elle les asservit à une seule de tes paroles. J'aime à me figurer que plus tard tu prononceras quelquefois à haute voix ce nom de Claudia, et que, dans ces brèves syllabes, tu retrouveras l'écho de notre amour… Ce nom me sera toujours cher comme un vêtement que tu aurais porté. — Tu m'as demandé pourquoi je te regardais avec une telle intensité, pourquoi mes yeux semblaient perdus dans une contemplation mystérieuse. Mon bien-aimé, ce n'est point pour graver tes traits en moi : ils sont toujours devant mes yeux ; mais je voudrais que quelque chose de mon amour, comme un rayon brûlant, transverbère ton cœur et y vive, je voudrais que cette flamme devienne une part de toi-même… Quant à moi, je sais que je tiendrai dans mes mains, jusqu'à la mort, la lampe magique qui est une lumière pour mes pas ; mais je sais aussi que ni toi ni moi ne pourrons changer l'ordre immuable des choses, qui veut que ta tendresse meure pour aller refleurir ailleurs!
Irène t'a écouté : elle ne cherchera pas à voir Maurice encore, elle s'en ira à la campagne, attendre, seule et fidèle, l'heure où il ira la rejoindre — car elle espère, car elle l'aime malgré tout… comment peut-elle l'aimer? Elle s'en va vers un avenir obscur : ce cœur tourmenté connaîtra-t-il jamais le repos? il me semble qu'elle disparaît dans la nuit ; j'ai peur pour elle. Souvent j'ai pensé que cette vie d'Irène n'irait pas jusqu'à la vieillesse, que quelque chose de brusque et d'imprévu interviendrait pour elle ; maintenant qu'elle me quitte, je voudrais la retenir, lui donner dans l'oubli, l'apaisement qu'elle repousse… mais toi, tu me dis qu'il faut la laisser partir et accomplir sa destinée.
Les mois ont passé, mon amour. — J'ai un sentiment confus et profond que le soir approche pour moi… les aubes sont tristes, mais les couchants ne le sont point. Hier, comme mon cœur était ravi en ta pensée, et pénétré d'une tristesse délicieuse, toi qui m'observais sans que je le sache, tu m'as dit soudain en m'attirant dans tes bras :
— O ma Claudia, que je t'aime d'aimer comme tu aimes!… Ne me laisse pas aller, Claudia, mets les bras chéris autour de mon cou…
Tu as ajouté plus bas :
— Ne sois pas jalouse, ne le sois jamais…
Non, mon bien-aimé, je ne suis pas jalouse des ombres qui passent devant tes yeux : il est un degré d'amour qui ne connaît pas la jalousie et je sais y être parvenue. J'ai l'espérance que, si même tu croyais m'avoir oubliée, tu m'aimerais encore, et que même le voulant tu ne pourras reprendre tout à fait ce cœur que tu m'as donné ; toujours il en restera un lambeau pour moi. Tes yeux se levaient vers les miens avec supplication et je sentais toute ton âme venir à moi… et pourtant je n'ignore pas que dans ces mêmes minutes un attrait contraire te sollicite et veut t'enlever à moi… Tu me retiens parce que tu as peur de me perdre.
Il me semble que notre vie est comme une promenade très douce à travers une forêt ombreuse dont le calme nous enchante et nous trompe. Nous nous attardons dans les sentiers sans issue, comme craignant de trouver l'au-delà de ce qui nous entoure ; nous nous taisons, et nos regards se cherchent constamment. Les miens, mon amour, se fondent de tendresse en rencontrant les tiens, surtout lorsque j'y découvre un reflet douloureux ; les inquiétudes de l'avenir, dont tu as peur, je le devine, t'oppressent en ce moment, et donnent à ton visage une expression à la fois fatiguée et forte. Tu m'as laissée hier passer ma main sur ton front, et baiser tes paupières sur lesquelles une ombre bleue fait un reflet que j'aime, et pendant que ton front était soucieux encore, tes lèvres s'entr'ouvraient et souriaient ; je les voyais sous ta moustache sombre, comme avides et prêtes à boire les baisers, et cependant je ne t'ai pas offert les miens : je sentais que ma caresse légère te rassérénait.
Je t'agite et te trouble en te parlant d'Irène. Tu ne crois pas que Maurice ait oublié la Riva, et tu ne peux comprendre l'ardente espérance qui perce dans les lettres d'Irène ; déjà je m'aperçois que le passé s'efface rapidement dans son esprit ; et à peine paraît-il qu'elle se souvienne de celle qui pendant si longtemps lui a pris Maurice. Son cœur, palpitant d'espoir, s'est redonné plus généreux et plus soumis ; je t'ai lu les cris d'amour qui lui viennent aux lèvres, mais qu'elle n'ose prononcer tout haut, on la sent frémir du désir d'ouvrir grandes les ailes qu'elle tient repliées.
Pourquoi soupçonnes-tu qu'il veuille la tromper encore? N'est-elle pas exquise dans sa jeunesse ardente, et que lui manque-t-il pour donner toutes les joies? Si je pouvais enfin la voir ayant rassasié la grande faim de son cœur!… Pourquoi sa longue patience d'amour ne recueillerait-elle pas son salaire?… Tu m'as dit que sûrement un jour Irène trouverait l'apaisement de son cœur, mais qu'il est impossible que ce soit Maurice qui le lui donne. Penses-tu donc qu'elle puisse en aimer un autre? Ton cœur d'homme peut imaginer cela?… Moi j'imagine qu'elle sera morte auparavant… Tu as peur pour elle ; — de quoi as-tu peur, mon amour?
L'obsession d'Irène nous faisant mal à tous deux, j'ai décide d'aller à elle ; tu m'as approuvée avec tendresse :
— Oui, ma Claudia, va ; car je suis certain qu'un malheur l'attend.
Puis la pensée d'une séparation nouvelle t'a ému. J'ai vu frémir tes narines, et tes yeux se remplir de cette belle flamme d'amour qui brûle mon cœur ; — un de tes bras m'a enserrée ; et, me renversant un peu la tête pour bien lire dans mes yeux, tu m'as dit :
— Ma Claudia, ton amour me paraît un autel, je voudrais y apporter des fleurs et de l'encens ; nulle femme sur terre ne m'a donné un tel sentiment de force et de joie, tes baisers m'infusent la vie, embrasse-moi, ma Claudia…
Et, en tremblant, je t'ai rendu tes baisers ; mais c'étaient des baisers tristes avec une saveur d'adieu.
A mon tour, je ne comprends plus. J'ai perçu clairement sous la douceur de l'accueil de Maurice un secret malaise de ma présence, et je suis persuadée qu'elle l'importune. Cependant, rien dans leur vie ne révèle les chocs anciens ni n'en fait pressentir de nouveaux. Il y a chez Maurice à l'égard d'Irène une familiarité presque tendre, comme une application pour l'asservir plus complètement ; chez elle, une douceur craintive, qui lui fait épier ses moindres mouvements et chercher à deviner ses volontés : — C'est déjà pour elle une profonde joie que de le voir maintenant demeurer au logis des semaines sans bouger : il apporte dans cette existence monotone une bonne humeur paresseuse, et aussi, dirait-on, un oubli entier du passé. Avec moi, et devant Irène, il parle volontiers de choses d'amour, mais comme de souvenirs lointains et un peu effacés. Quand nous sommes seules, Irène me demande avec angoisse :
— Claudia, crois-tu qu'il va m'aimer encore? pourquoi resterait-il si ma présence ne le consolait pas? O Claudia, je voudrais tant lui rendre son Gino, son fils, lui en donner un!… crois-tu que je puisse espérer?
— Oui, Irène, espère.
Elle a un attrait si puissant, — comme une grâce nocturne et voilée, — qu'il me semble impossible qu'il puisse vivre ainsi à son côté sans plus tôt ou plus tard subir la contagion de la force de désir qui émane d'elle.
Je suis montée seule au Pioggio voir Donna Angela ; elle est rentrée dans cette maison où elle est née, et d'où elle ne peut se détacher ; elle a repris sa vie solitaire et aimante, et au milieu des choses familières a presque retrouvé son Gino… Il lui a écrit, car pour lui elle est toujours ce qu'elle a été ; elle, de son côté, parle maintenant de l'avenir qui le lui ramènera, et les liens de l'amour vont remplacer ceux du sang, elle le chérit autant que jamais, il est devenu l'enfant de son élection que sa tendresse fidèle continue à envelopper de loin ; et même elle n'en veut à personne, une grande pitié règne seule dans son cœur :
— La vie est si brève, Claudia!… Il faut seulement ne pas faire souffrir, ne faire souffrir aucune créature.
La délicatesse de son âme lui a fait ressentir la douleur d'une façon si aiguë qu'elle recule devant la pensée d'en infliger à qui que ce soit ; la paix souveraine qu'elle répand autour d'elle passe en douceur ce que je puis exprimer. Je crois que je vais lui demander de m'accueillir près d'elle pendant quelques jours. J'ai besoin de laisser Irène, et même il me paraît que d'un peu loin je la verrai mieux ; je n'ose ni l'encourager ni la détourner ; je veux rester encore un temps à la portée de sa voix, mais je me figure que ma présence lui enlève sa pleine liberté. Elle marche à une crise, et il vaut mieux qu'elle soit seule.
Mon bien-aimé, ici, près de cette créature qui n'a jamais connu l'amour dont nous vivons, je te retrouve ; auprès d'Irène, dans l'atmosphère de cette passion tumultueuse qui la consume, tu m'échappais. Voici que tu me reviens, et que la grande paix d'amour, qui dissipe toutes les inquiétudes, renaît dans mon cœur. Je ne sais pourquoi, mais, avec Irène, j'ai maintenant comme un besoin jaloux de garder ton nom pour moi seule. Ici, je puis comprendre la volupté du renoncement, celle qui sera mienne et que rien ne peut me ravir : il y a des joies souveraines dans l'immolation, dans l'offrande volontaire de sa joie à l'âme dont vous vient toute joie ; déjà, j'en goûte les prémices.
Je vois avec un étonnement de chaque instant tout ce qu'il y a dans une vie où il n'y a rien, les sources inépuisables que sont l'amour et la compassion. Donna Angela s'étonne du plaisir que je trouve à être près d'elle. Elle me découvre avec une sorte d'humilité tous les mystères de sa vie laborieuse : tout y est doux, pur et délicat ; elle me représente ces lampes de sanctuaires qui brûlent dans la solitude d'une flamme toujours égale.
Je songe à toi avec la même plénitude que lorsque je suis seule, mais j'y pense autrement, sans peur, t'aimant avec une force grandissante.
Elle dort enfin! pour la première fois depuis cet appel qui m'a fait me lever au milieu de la nuit et venir ici.
O cette course effrénée à travers la campagne encore noire, à côté de ce paysan qui ne voulait rien m'apprendre, et me répétait seulement :
— Il y a un malheur, un grand malheur…
Et enfin l'arrivée : cette porte s'ouvrant devant le son des roues, les gens silencieux et atterrés me regardant passer, et en haut de l'escalier Irène, Irène elle-même, se jetant dans mes bras avec un cri d'angoisse tellement affreux que je l'entendrai toujours…
— Parle, parle, Irène! tu me rends folle…
Mais c'était déjà un soulagement inexprimable de la voir là, devant mes yeux… Et alors elle a parlé…
Hier était l'anniversaire de la mort de sa fille, et Maurice et elle avaient couvert de fleurs la tombe blanche ; ils s'étaient entretenus de leurs souvenirs communs et il avait paru à Irène que son mari tournait les yeux vers elle avec l'expression ancienne : — l'amour de toute sa vie de femme, l'amour de l'épouse et celui de la mère la possédaient toute… Lui cependant était sorti comme de coutume, et, le soir, avait marché sur la terrasse sans lui parler, mais passant et repassant devant elle ; et elle avait hésité à aller à lui, à tomber dans ses bras…
— Quand il m'a quittée pour la nuit, Claudia, et que je me suis vue seule, toujours seule, j'ai été prise d'une fureur de désespoir ; j'ai tout essayé pour retrouver le calme, je suis restée longtemps dehors frissonnante sous l'humidité de la nuit ; puis enfin je suis remontée… Lorsque je suis entrée dans cette chambre où je l'ai vu si souvent, où notre enfant est né, je ne saurais te dire ce qui s'est agité en moi. J'ai été possédée par une volonté qui me dominait, de vivre, ou du moins de lutter pour vivre ; la soif d'avoir un enfant à aimer me rendait folle ; je me suis dit : « J'en ai le droit, je le peux, je suis sa femme, je vais aller à lui, lui demander de m'accueillir… » J'ai pensé cela! j'ai envisagé l'humiliation possible d'être repoussée… mais je ne le croyais pas : « je l'aime tant! peut-être pourra-t-il m'aimer une heure ; peut-être m'attend-il… les plus misérables femmes inspirent le désir : pourquoi ne l'inspirerais-je pas, moi?… » Alors, Claudia, je suis sortie ; j'allais comme dans un rêve ; j'ai traversé le long vestibule et j'ai essayé doucement la porte qui conduit chez Maurice… elle était fermée… O Dieu! que ne suis-je retournée en arrière!… je ne l'ai pas fait ; je me disais que ce courage que j'avais, je ne l'aurais jamais plus, que cette heure ne reviendrait pas dans ma vie… et je suis descendue… Il m'était venu à l'idée que peut-être la porte du petit escalier intérieur qui mène chez lui du rez-de-chaussée était demeurée ouverte… elle l'était, Claudia, elle l'était…
Elle tremblait en parlant, et ses dents claquaient si fort que ses paroles sortaient difficilement, mais elle voulait parler. J'étais à genoux devant elle, les yeux fixés sur son visage de morte où brûlaient ses yeux ; elle s'attachait à moi d'un mouvement convulsif — car, par moments, son corps vacillait.
— Je suis montée, avec joie, oui avec joie : j'avais tout oublié, je pensais à lui comme il était autrefois… J'ai traversé deux pièces vides, et enfin je suis arrivée à sa chambre… je l'ai ouverte sans une hésitation ; j'ai franchi le seuil et rapidement j'ai marché vers le lit où je croyais qu'il dormait, pour y tomber à genoux et l'appeler de son nom… A ce moment-là seulement — et comme brusquement ; avec un cri, il se redressait — j'ai levé les yeux… Claudia, dans ce lit, où moi, moi j'allais comme une malheureuse implorer la grâce d'être reçue… une femme était couchée… une des filles qui travaillent ma terre… une créature que j'aimais… Elle était là, me regardant, terrifiée… O Claudia! ce qui a passé dans mon âme… l'horreur de vivre, l'horreur folle de leur donner un second regard, de voir cela encore… son revolver était là, à portée de sa main, comme toujours ; je l'ai saisi sans une hésitation, je l'ai levé à mon front dans une ivresse de délivrance… je ne sais pas ce qui est arrivé, mais mon bras a été frappé, et, dans le mouvement de défense que j'ai fait, car j'avais une hâte effroyable de mourir, le coup est parti…
Elle a été jusque-là de son récit ; puis une crise de nerfs l'a terrassée et elle est restée comme morte… Les autres m'ont dit le reste : — ce coup dévié a frappé Maurice à la tête ; et aux cris de la femme couchée à ses côtés, on est arrivé pour le trouver expirant, et Irène privée de ses sens, à terre, près du lit…
N'était cette porte entr'ouverte et la lumière voilée qui éclaire la chambre où Irène repose, je croirais, dans la délicieuse quiétude retrouvée, que je me réveille d'un sommeil tourmenté de rêves affreux. Puis, l'horreur de ces heures, de ces journées, de ces nuits surgit tout à coup devant moi, et Irène, que j'entends pleurer en dormant, me ramène à la réalité. Elle n'a pas eu besoin de me dire : « Claudia, mon cœur est mort, aie pitié de moi », pour que le mien défaille de ses souffrances et veuille les partager. La volonté de vivre semble éteinte en elle ; après les angoisses et les épouvantes des premières heures — on l'a crue tout de suite, et le témoignage du misérable témoin de la scène dernière a confirmé les paroles d'Irène — elle est tombée dans cette torpeur dont je ne sais comment l'arracher : elle n'a pas paru s'apercevoir du changement de lieux, les yeux obstinément clos, sans un geste, sans une larme, elle demeure affaissée ; elle entend mes paroles ; elle trouve une douceur aux baisers que je dépose sur son front, car sa main alors se soulève pour une caresse reconnaissante ; elle accepte un peu de nourriture, mais c'est tout. Elle n'a trouvé de forces que pour repousser la robe noire, la robe de veuve que nous lui présentions.
— Non, Claudia, non… Je ne l'aime plus, je ne veux point le pleurer… je ne veux point ce mensonge…
Ses soupirs étouffés sont plus déchirants que des cris de douleur : on dirait que son cœur se brise doucement avec cette rumeur assourdie.
Quand je lui ai dit que tu étais là et que tu souhaitais la voir, elle a fait un geste d'acquiescement. Tu juges que, même de force, il faut la faire pleurer et parler et qu'elle mourra si elle reste ainsi ; je crois qu'elle souhaite passionnément la mort et l'oubli, et que toute sa volonté tend à s'y enlizer peu à peu comme dans un sable mouvant. Moi, je n'ai pas le courage d'ouvrir sa plaie et de faire couler le sang, et cependant il faut la réveiller. Mais, ne sachant pas ce que la vie lui garde, j'aurai la faiblesse de respecter son assoupissement : il me semble malgré tout qu'elle souffre moins ; toi, tu penses, au contraire, qu'elle souffre plus.
Son âme oppressée commence à exhaler sa plainte, et lentement elle me révèle le fond de sa souffrance ; la violence et le retentissement du choc l'ont laissée étourdie, et j'imagine qu'il y a des instants où elle ne se rappelle pas de quoi elle souffre.
— Claudia, sais-tu ce qui me torture jour et nuit? C'est de ne plus l'aimer… Car je ne l'aime plus, Claudia : lorsque je l'ai vu là, dans ce lit, avec cette femme près de lui… mon amour est mort en une seconde ; cela a été comme une statue réduite en miettes… Ma vie s'est écroulée en entier… C'est ma main, ma main à moi, qui tenait l'arme d'où lui est venue la mort… et je ne peux pas avoir pitié ; je ne peux pas le pleurer… Il a tué mon cœur avant de mourir… Qu'ai-je donc aimé, Claudia? que suis-je?… Je croyais souffrir, je croyais être misérable, quand j'aimais si ardemment et en vain ; mais c'est maintenant que je souffre… Je voudrais me cacher, disparaître…
Et moi, je lui réponds :
— Pleure, Irène, pleure l'amour de ta jeunesse…
Et elle regarde couler mes larmes, mais il n'en jaillit pas de ses yeux, ternis par la fièvre et l'insomnie.
La terre brûle, et peu à peu l'abattement d'Irène devient une langueur ; elle se meut dans la maison assombrie et fraîche, elle cherche à fuir la vision funeste qui reparaît toujours ; je la vois porter ses doigts fins sur ses paupières, et les presser comme pour chasser ce qui trouble ses regards. Toute vêtue de blanc, elle a dans sa fragilité presque l'air d'une enfant, si peu faite pour les douleurs écrasantes! Elle ne parle pas, mais une vie intense éclate dans ses yeux chargés de passion et de tristesse ; elle demeure de longs, longs moments, le menton appuyé sur sa main ployée, dans une contemplation morne, perçant je ne sais quel avenir de son avide inquiétude… Quand je veux revenir sur le passé pour soulager son angoisse muette, elle me fait taire d'un geste, et aujourd'hui elle m'a dit :
— Ne m'en parle plus, Claudia, je commence à le haïr…
Par ce clair matin, je pleure avec Irène ; l'air est doux comme le miel, une illumination joyeuse rayonne de la terre et du ciel : à de pareilles heures, la souffrance apparaît comme un phénomène intolérable. Irène, dans sa douleur taciturne, semble perdue au milieu du triomphe de la nature en fleur…
Au dernier printemps, j'ai ramassé, un jour, une hirondelle blessée : elle était tombée à terre et y gisait dans une souffrance humaine ; je l'ai couchée dans la paume de ma main, et, lui effleurant l'aile je lui ai arraché des cris ; puis, doucement, j'ai baigné sa tête fine d'eau fraîche ; ses paupières frémissantes, toutes blanches, se sont entr'ouvertes sur ses yeux noirs comme l'onyx ; — as-tu jamais vu des yeux d'hirondelle, si mystérieux et profonds? — ils me troublaient comme me troublent ceux d'Irène ;… puis cette hirondelle est revenue à la vie, et, toute meurtrie, laissant soigner son aile blessée, elle est demeurée dans mon giron, où je la tenais en la caressant ; mais elle regardait vers le ciel où volaient ses compagnes, et, au bout d'un peu de temps, elle a pris son essor. — Irène me fait penser à cet oiseau des grands horizons jeté brutalement à terre : elle mourra, si aucune main secourable ne la relève et la soutient.
C'est un rien! et j'en ai frémi jusqu'au fond de moi-même comme d'un avertissement fatal, comme d'avoir vu l'ombre de ce qui doit être, malgré moi, malgré nous. Après l'oppressante chaleur, la fraîcheur venue, Irène était sortie respirer l'air de la nuit ; et, de la terrasse où j'étais assise, sans la voir, j'entendais le léger froissement de sa robe sur le gravier. Tout à coup elle m'est apparue, à gauche, dans le parterre de roses, et près d'elle ton chien Rex ; elle le tenait par la toison de son cou, et sa main s'y enfonçait, dominatrice. Je n'ai pu me défendre, sous une impulsion subite, d'appeler :
— Rex!
Il a levé la tête et m'a regardée de ses yeux superbes et fiers ; puis il s'est retourné vers Irène, qui le tenait toujours, et il a continué de la suivre!
Les heures viennent toutes. Irène, que je sentais d'une tristesse désolée, m'a dit en me quittant ce soir :
— Claudia, pourquoi ne m'as-tu pas laissé glisser dans la mort, quand je le souhaitais si ardemment…? Oh! je t'assure, il aurait fallu peu de chose alors… Il y avait des moments où je suspendais mon souffle, et où je croyais que la vie quittait mon cœur broyé ; tu aurais dû me laisser mourir, Claudia… Maintenant il me faut vivre, et, vois-tu, j'en trouve le fardeau écrasant. Je vais te quitter… Tais-toi… ne me réponds pas… Je vais te quitter, Claudia : ma vie ne doit pas, ne peut pas se confondre avec la tienne… Luc reviendra, et moi je veux essayer d'aller chercher la paix auprès de sœur Marcella ; elle m'a dit qu'elle trouverait pour ma vie les tâches qui font oublier… Il faut que j'oublie… Pas toi, ma Claudia : je te chérirai toujours, toujours ; et, rendue à ton bonheur, à ton bonheur si beau, tu penseras à ta pauvre Irène…
Nous nous regardions avec tant de tendresse!… Et, ce qui était le plus dur de tout, nous nous comprenions… L'instant pour moi était venu, celui de t'aimer plus que ma vie… Je l'ai serrée dans mes bras ; j'ai serré son jeune corps qui tremblait, j'ai baisé ce visage charmant, je l'ai contemplé en le tenant entre mes mains, et j'ai dit :
— Non, Irène, non, ne va pas rejoindre sœur Marcella ; la vie te réserve encore des joies, ses meilleures joies… Quitte-moi… mais pour être heureuse…
— Je ne peux pas… je ne veux pas être heureuse… ma Claudia! Je t'aime… Jamais, entends-tu, jamais je ne te ferai souffrir…
Je l'ai caressée comme j'aurais caressé mon enfant ; une force inconnue me soutenait, me porte encore.
— Tu ne me feras pas souffrir, Irène : accepte le bonheur, s'il vient à toi, accepte-le comme si j'étais morte. Si je ne dois plus peut-être revoir tes yeux tendres… que dans bien longtemps… n'importe, mon Irène, nos cœurs ne cesseront pas de s'aimer… Je vais rentrer dans la paix, Irène ; le temps m'avertit… je l'écoute…
Oui, bien-aimé, oui, — toi qui m'as faite si heureuse — Claudia cesse d'exister pour toi, je meurs pour que tu vives… Quel désert me semblerait aride, si je te savais arrivé à l'oasis?… Ne pleure pas, mon amour, je suis divinement heureuse.
FIN
PARIS. — IMPRIMERIE CHAIX. — 13932-6-97. — (Encre Lorilleux).
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES D'UNE AMOUREUSE *** This file should be named 63914-h.htm or 63914-h.zip This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/6/3/9/1/63914/ Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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