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MAURICE MAETERLINCK

LE TRÉSOR
DES
HUMBLES

PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

M DCCC XCVI

Tous droits réservés.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Neuf exemplaires
sur Japon impérial, numérotés 1 à 9, et vingt exemplaires
sur Hollande van Gelder, numérotés 10 à 29.

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Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.

DU MÊME AUTEUR :
Serres Chaudes 1 vol.
La Princesse Maleine 1 vol.
Les Aveugles (l'Intruse, les Aveugles) 1 vol.
L'ornement des Noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et précédé d'une Introduction 1 vol.
Les Sept Princesses 1 vol.
Pélléas et Mélisande 1 vol.
Alladine et Palomides, Intérieur et la Mort de Tintagiles, trois petits drames pour marionnettes 1 vol.
Annabella (traduit de Ford) 1 vol.
Les Disciples a Saïs et les Fragments de Novalis, précédés d'une Introduction 1 vol.
POUR PARAITRE :
Aglavaine et Sélysette, drame. 1 vol.

a Madame Georgette Leblanc

I
LE SILENCE

« Silence and Secrecy! s'écrie Carlyle, il faudrait leur élever des autels d'universelle adoration. (Si ces jours étaient de ceux où l'on élève encore des autels). Le silence est l'élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu'enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu'elles vont dominer. Ce n'est pas seulement Guillaume le Taciturne, ce sont tous les hommes considérables que j'ai connus, et les moins diplomates et les moins stratégistes de ceux-ci, qui s'abstenaient de bavarder de ce qu'ils projetaient et de ce qu'ils créaient. Et toi-même, dans tes pauvres petites perplexités, essaie donc de retenir ta langue durant un jour ; et le lendemain, comme tes desseins et tes devoirs seront plus clairs! Quels débris et quelles ordures ces ouvriers muets n'ont-ils pas balayés en toi-même, tandis que les bruits inutiles du dehors n'entraient plus! La parole est trop souvent, non comme le disait le Français, l'art de cacher la pensée, mais l'art d'étouffer et de suspendre la pensée, en sorte qu'il n'en reste plus à cacher. La parole est grande, elle aussi ; mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus grand. Comme l'affirme l'inscription suisse : Sprechen ist Silbern, Schweigen ist Golden, la parole est d'argent, et le silence est d'or, ou comme il vaudrait mieux le dire : La parole est du temps, le silence de l'éternité.

» Les abeilles ne travaillent que dans l'obscurité, la pensée ne travaille que dans le silence et la vertu dans le secret… »

Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres. Les lèvres ou la langue peuvent représenter l'âme de la même manière qu'un chiffre ou un numéro d'ordre représente une peinture de Memlinck, par exemple, mais dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire ; et si dans ces moments nous résistons aux ordres invisibles et pressants du silence, nous avons fait une perte éternelle que les plus grands trésors de la sagesse humaine ne pourront réparer, car nous avons perdu l'occasion d'écouter une autre âme et de donner un instant d'existence à la nôtre ; et il y a bien des vies où de telles occasions ne se présentent pas deux fois…

Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous ne voulons pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part. Aussi sommes-nous très avares du silence ; et les plus imprudents d'entre nous ne se taisent pas avec le premier venu. L'instinct des vérités surhumaines que nous possédons tous nous avertit qu'il est dangereux de se taire avec quelqu'un que l'on désire ne pas connaître ou que l'on n'aime point ; car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s'il a eu un moment l'occasion d'être actif, ne s'efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n'est faite que de silence. Souvenez-vous ici, dans ce silence auquel il faut avoir recours encore, afin que lui-même s'explique par lui-même ; et s'il vous est donné de descendre un instant en votre âme jusqu'aux profondeurs habitées par les anges, ce qu'avant tout vous vous rappellerez d'un être aimé profondément, ce n'est pas les paroles qu'il a dites ou les gestes qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus ensemble ; car c'est la qualité de ces silences qui seule a révélé la qualité de votre amour et de vos âmes.

Je ne m'approche ici que du silence actif, car il y a un silence passif, qui n'est que le reflet du sommeil, de la mort ou de l'inexistence. C'est le silence qui dort ; et tandis qu'il sommeille, il est moins redoutable encore que la parole ; mais une circonstance inattendue peut l'éveiller soudain, et alors c'est son frère, le grand silence actif, qui s'intronise. Soyez en garde. Deux âmes vont s'atteindre, les parois vont céder, des digues vont se rompre, et la vie ordinaire va faire place à une vie où tout devient très grave, où tout est sans défense, où plus rien n'ose rire, où plus rien n'obéit, où plus rien ne s'oublie…

Et c'est parce qu'aucun de nous n'ignore cette sombre puissance et ses jeux dangereux que nous avons une peur si profonde du silence. Nous supportons à la rigueur le silence isolé, notre propre silence : mais le silence de plusieurs, le silence multiplié, et surtout le silence d'une foule, est un fardeau surnaturel dont les âmes les plus fortes redoutent le poids inexplicable. Nous usons une grande partie de notre vie à rechercher les lieux où le silence ne règne pas. Dès que deux ou trois hommes se rencontrent, ils ne songent qu'à bannir l'invisible ennemi, car combien d'amitiés ordinaires n'ont d'autres fondements que la haine du silence? Et si, malgré tous les efforts, il réussit à se glisser entre des êtres assemblés, ces êtres tourneront la tête avec inquiétude, du côté solennel des choses que l'on n'aperçoit pas, et puis ils s'en iront bientôt, cédant la place à l'inconnu, et ils s'éviteront à l'avenir, parce qu'ils craignent que la lutte séculaire ne devienne vaine une fois de plus, et que l'un d'eux ne soit de ceux, peut-être, qui ouvrent en secret la porte à l'adversaire…

La plupart d'entre nous ne comprennent et n'admettent le silence que deux ou trois fois dans leur vie. Ils n'osent accueillir cet hôte impénétrable que dans des circonstances solennelles, mais presque tous, alors, l'accueillent dignement ; car les plus misérables même ont dans leur existence des moments où ils savent agir comme s'ils savaient déjà ce que savent les dieux. Rappelez-vous le jour où vous rencontrâtes sans terreur votre premier silence. L'heure effrayante avait sonné ; et il venait au devant de votre âme. Vous l'avez vu monter des gouffres de la vie dont on ne parle pas, et des profondeurs de la mer intérieure de beauté ou d'horreur, et vous n'avez pas fui… C'était à un retour, sur le seuil d'un départ, au cours d'une grande joie, à côté d'une mort ou au bord d'un malheur. Souvenez-vous de ces minutes où toutes les pierreries secrètes se révèlent et où les vérités endormies se réveillent en sursaut ; et dites-moi si le silence, alors, n'était pas bon et nécessaire, et si les caresses de l'ennemi sans cesse poursuivi n'étaient pas des caresses divines? Les baisers du silence malheureux — car c'est surtout dans le malheur que le Silence nous embrasse — ne peuvent plus s'oublier ; et c'est pourquoi ceux qui les ont connus plus souvent que les autres valent mieux que les autres. Ils savent seuls, peut-être, sur quelles eaux muettes et profondes repose la mince écorce de la vie quotidienne, ils sont allés plus près de Dieu, et les pas qu'ils ont faits du côté des lumières sont des pas qui ne se perdent plus ; car l'âme est une chose qui peut ne pas monter, mais qui ne peut jamais descendre…

« Silence, le grand Empire du silence », s'écrie encore Carlyle — qui connut si bien cet empire de la vie qui nous porte — « plus haut que les étoiles, plus profond que le royaume de la Mort!… Le silence et les nobles hommes silencieux!… Ils sont épars çà et là, chacun dans sa province, pensant en silence, travaillant en silence, et les journaux du matin n'en parlent point… Ils sont le sel même de la terre, et le pays qui n'a pas de ces hommes ou qui en a trop peu n'est pas en bonne voie… C'est une forêt qui n'a pas de racines, qui est toute tournée en feuilles et en branches, et qui bientôt doit se faner et n'être plus une forêt… »

Mais le silence véritable, qui est plus grand encore et qu'il est plus difficile d'approcher que le silence matériel dont nous parle Carlyle, n'est pas un de ces dieux qui peuvent abandonner les hommes. Il nous entoure de tous côtés, il est le fond de notre vie sous-entendue, et dès que l'un de nous frappe en tremblant à l'une des portes de l'abîme, c'est toujours le même silence attentif qui ouvre cette porte.

Ici encore nous sommes tous égaux devant la chose sans mesure ; et le silence du roi ou de l'esclave, en face de la mort, de la douleur ou de l'amour, a le même visage, et cache sous son manteau impénétrable des trésors identiques. Le secret de ce silence-là, qui est le silence essentiel et le refuge inviolable de nos âmes, ne se perdra jamais, et si le premier-né des hommes rencontrait le dernier habitant de la terre, ils se tairaient de la même façon dans les baisers, les terreurs ou les larmes, ils se tairaient de la même façon dans tout ce qui doit être entendu sans mensonges, et malgré tant de siècles, ils comprendraient en même temps, comme s'ils avaient dormi dans le même berceau, ce que les lèvres n'apprendront pas à dire avant la fin du monde…

Dès que les lèvres dorment, les âmes se réveillent et se mettent à l'œuvre ; car le silence est l'élément plein de surprises, de dangers et de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent librement. Si vous voulez vraiment vous livrer à quelqu'un, taisez-vous : et si vous avez peur de vous taire avec lui, — à moins que cette crainte ne soit la crainte ou l'avarice auguste de l'amour qui espère des prodiges — fuyez-le, car votre âme déjà sait à quoi s'en tenir. Il est des êtres avec qui le plus grand des héros n'oserait pas se taire, et des âmes qui n'ont rien à cacher cependant tremblent que certaines âmes les découvrent. Il en est d'autres aussi qui n'ont pas de silence, et qui tuent le silence autour d'eux ; et ce sont les seuls êtres qui passent vraiment inaperçus. Ils ne parviennent pas à traverser la zone révélatrice, la grande zone de la lumière ferme et fidèle. Nous ne pouvons nous faire une idée exacte de celui qui ne s'est jamais tu. On dirait que son âme n'a pas eu de visage. « Nous ne nous connaissons pas encore, m'écrivait quelqu'un que j'aimais entre tous, nous n'avons pas encore osé nous taire ensemble. » Et c'était vrai ; déjà nous nous aimions si profondément que nous avions eu peur de l'épreuve surhumaine. Et chaque fois que le silence, ange des vérités suprêmes et messager de l'inconnu spécial de chaque amour, descendait entre nous, nos âmes à genoux semblaient demander grâce et implorer encore quelques heures de mensonges innocents, quelques heures d'ignorance ou quelques heures d'enfance… Et néanmoins il faut que son heure vienne. Il est le soleil de l'amour et il mûrit les fruits de l'âme, comme l'autre soleil les fruits de notre terre. Mais ce n'est pas sans raison que les hommes le redoutent ; car on ne sait jamais quelle sera la qualité du silence qui va naître. Si toutes les paroles se ressemblent, tous les silences diffèrent, et la plupart du temps, toute une destinée dépend de la qualité de ce premier silence que deux âmes vont former. Des mélanges ont lieu, on ne sait où, car les réservoirs du silence sont situés bien au-dessus des réservoirs de la pensée ; et le breuvage imprévu devient sinistrement amer ou profondément doux. Deux âmes admirables et d'égale puissance peuvent donner naissance à un silence hostile, et se feront dans les ténèbres une guerre sans merci, au lieu que l'âme d'un forçat viendra se taire divinement avec l'âme d'une vierge. On ne sait rien d'avance, et tout ceci se passe dans un ciel qui ne prévient jamais ; et c'est pourquoi les amants les plus tendres retardent bien souvent jusqu'aux dernières heures la solennelle entrée du grand révélateur des profondeurs de l'être…

C'est qu'ils savent aussi — car l'amour véritable ramène les plus frivoles au centre de la vie — c'est qu'ils savent aussi que tout le reste était des jeux d'enfant tout autour de l'enceinte, et que c'est maintenant que les murailles tombent et que l'existence est ouverte. Leur silence vaudra ce que valent les dieux qu'ils renferment, et s'ils ne s'entendent pas dans ce premier silence, leurs âmes ne pourront pas s'aimer, car le silence ne se transforme point. Il peut monter ou bien descendre entre deux âmes, mais sa nature ne changera jamais ; et jusqu'à la mort des amants, il aura l'attitude, la forme et la puissance qu'il avait au moment où, pour la première fois, il entra dans la chambre.

A mesure qu'on avance dans la vie, on s'aperçoit que tout a lieu selon je ne sais quelle entente préalable dont on ne souffle mot, à laquelle on ne pense même pas, mais dont on sait pourtant qu'elle existe quelque part, au-dessus de nos têtes. Le plus inefficace d'entre les hommes sourit, aux premières rencontres, comme s'il était le vieux complice du destin de ses frères. Et dans le domaine où nous sommes, ceux-là mêmes qui savent parler le plus profondément sentent le mieux que les mots n'expriment jamais les relations réelles et spéciales qu'il y a entre deux êtres. Si je vous parle en ce moment des choses les plus graves, de l'amour, de la mort ou de la destinée, je n'atteins pas la mort, l'amour ou le destin, et malgré mes efforts, il restera toujours entre nous une vérité qui n'est pas dite, qu'on n'a même pas l'idée de dire, et cependant cette vérité qui n'a pas eu de voix aura seule vécu un instant entre nous, et nous n'avons pas pu songer à autre chose. Cette vérité, c'est notre vérité sur la mort, le destin ou l'amour ; et nous n'avons pu l'entrevoir qu'en silence. Et rien, si ce n'est le silence, n'aura eu d'importance. « Mes sœurs, dit une enfant dans un conte de fées, vous avez chacune votre pensée secrète et je veux la connaître. » Nous aussi nous avons quelque chose que l'on voudrait connaître, mais elle se cache bien plus haut que la pensée secrète ; c'est notre silence secret. Mais les questions sont inutiles. Toute agitation d'un esprit sur ses gardes devient même un obstacle à la seconde vie qui vit dans ce secret ; et pour savoir ce qui existe réellement, il faut cultiver le silence entre soi, car ce n'est qu'en lui que s'entr'ouvrent un instant les fleurs inattendues et éternelles, qui changent de forme et de couleur selon l'âme à côté de laquelle on se trouve. Les âmes se pèsent dans le silence, comme l'or et l'argent se pèsent dans l'eau pure, et les paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles baignent. Si je dis à quelqu'un que je l'aime, il ne comprendra pas ce que j'ai dit à mille autres peut-être ; mais le silence qui suivra, si je l'aime en effet, montrera jusqu'où plongèrent aujourd'hui les racines de ce mot, et fera naître une certitude silencieuse à son tour ; et ce silence et cette certitude ne seront pas deux fois les mêmes dans une vie…

N'est-ce pas le silence qui détermine et qui fixe la saveur de l'amour? S'il était privé du silence, l'amour n'aurait ni goût ni parfums éternels. Qui de nous n'a connu ces minutes muettes qui séparaient les lèvres pour réunir les âmes? Il faut les rechercher sans cesse. Il n'y a pas de silence plus docile que le silence de l'amour : et c'est vraiment le seul qui ne soit qu'à nous seuls. Les autres grands silences, ceux de la mort, de la douleur ou du destin, ne nous appartiennent pas. Ils s'avancent vers nous, du fond des événements, à l'heure qu'ils ont choisie, et ceux qu'ils ne rencontrent pas n'ont pas de reproches à se faire. Mais nous pouvons sortir à la rencontre des silences de l'amour. Ils attendent nuit et jour au seuil de notre porte et il sont aussi beaux que leurs frères. Grâce à eux, ceux qui n'ont presque pas pleuré peuvent vivre avec les âmes aussi intimement que ceux qui furent très malheureux ; et c'est pourquoi ceux qui aimèrent beaucoup savent aussi des secrets que d'autres ne savent pas ; car il y a, dans ce que taisent les lèvres de l'amitié et de l'amour profonds et véritables, des milliers et des milliers de choses que d'autres lèvres ne pourront jamais taire…

II
LE RÉVEIL DE L'AME

Un temps viendra peut-être et bien des choses annoncent qu'il approche ; un temps viendra peut-être où nos âmes s'apercevront sans l'intermédiaire de nos sens. Il est certain que le domaine de l'âme s'étend chaque jour davantage. Elle est bien plus près de notre être visible et prend à tous nos actes une part bien plus grande qu'il y a deux ou trois siècles. On dirait que nous approchons d'une période spirituelle. Il y a dans l'histoire un certain nombre de périodes analogues, où l'âme, obéissant à des lois inconnues, remonte pour ainsi dire à la surface de l'humanité et manifeste plus directement son existence et sa puissance. Cette existence et cette puissance se révèlent de mille manières inattendues et diverses. Il semble qu'en ces moments, l'humanité ait été sur le point de soulever un peu le lourd fardeau de la matière. Il y règne une sorte de soulagement spirituel ; et les lois de la nature les plus dures et les plus inflexibles fléchissent çà et là. Les hommes sont plus près d'eux-mêmes et plus près de leurs frères ; ils se regardent et s'aiment plus gravement et plus intimement. Ils comprennent plus tendrement et plus profondément, l'enfant, la femme, les animaux, les plantes et les choses. Les statues, les peintures, les écrits qu'ils nous ont laissés ne sont peut-être pas parfaits ; mais je ne sais quelle puissance et quelle grâce secrètes y demeurent à jamais vivantes et captives. Il devait y avoir dans les regards des êtres une fraternité et des espérances mystérieuses ; et l'on trouve partout, à côté des traces de la vie ordinaire, les traces ondoyantes d'une autre vie qu'on ne s'explique pas.

Ce que nous savons de l'ancienne Égypte permet de supposer qu'elle traversa l'une de ces périodes spirituelles. A une époque très reculée de l'histoire de l'Inde, l'âme doit s'être approchée de la surface de la vie jusqu'à un point qu'elle n'atteignit jamais plus ; et les restes ou les souvenirs de sa présence presque immédiate y produisent encore aujourd'hui d'étranges phénomènes. Il y a bien d'autres moments du même genre où l'élément spirituel paraît lutter au fond de l'humanité comme un noyé qui se débat sous les eaux d'un grand fleuve. Rappelez-vous la Perse, par exemple, Alexandrie et les deux siècles mystiques du moyen-âge.

En revanche, il y a des siècles parfaits où l'intelligence et la beauté règnent très purement, mais où l'âme ne se montre point. Ainsi, elle est très loin de la Grèce et de Rome, du XVIIe et du XVIIIe siècle français. (Du moins, de la surface de ce dernier siècle, car ses profondeurs, avec Claude de Saint-Martin, Cagliostro qui est plus grave qu'on ne croit, Pascalis et tant d'autres, nous cachent encore bien des mystères). On ne sait pas pourquoi, mais quelque chose n'est pas là ; des communications secrètes sont coupées, et la beauté ferme les yeux. Il est bien difficile d'exprimer ceci par des mots et de dire pour quelles raisons l'atmosphère de divinité et de fatalité qui entoure les drames grecs ne semble pas l'atmosphère véritable de l'âme. On découvre à l'horizon de ces tragédies admirables un mystère permanent et vénérable aussi ; mais ce n'est pas le mystère attendri, fraternel et si profondément actif que nous trouvons en maintes œuvres moins grandes et moins belles. Et plus près de nous ; si Racine est le poète infaillible du cœur de la femme, qui oserait nous dire qu'il ait jamais fait un pas vers son âme? Que me répondrez-vous si je vous interroge sur l'âme d'Andromaque ou de Britannicus? Les personnages de Racine ne se comprennent que par ce qu'ils expriment ; et pas un mot ne perce les digues de la mer. Ils sont effroyablement seuls à la surface d'une planète qui ne tourne plus dans le ciel. Ils ne peuvent pas se taire, ou ils ne seraient plus. Ils n'ont pas de principe invisible, et l'on croirait qu'une substance isolante a été interposée entre leur esprit et eux-mêmes, entre la vie qui touche à tout ce qui existe et la vie qui ne touche qu'au moment fugitif d'une passion, d'une douleur, d'un désir. Il y a vraiment des siècles où l'âme se rendort et où personne ne s'en inquiète plus.

Aujourd'hui, il est clair qu'elle fait de grands efforts. Elle se manifeste partout d'une manière anormale, impérieuse et pressante, comme si un ordre avait été donné et qu'elle n'eût plus de temps à perdre. Elle doit se préparer à une lutte décisive, et nul ne peut prévoir tout ce qui dépendra de la victoire ou de la fuite. Jamais peut-être elle n'a mis en œuvre des forces plus diverses et plus irrésistibles. On dirait qu'elle se trouve acculée à un mur invisible, et l'on ne sait si c'est l'agonie ou une vie nouvelle qui l'agite. Je ne parlerai pas des puissances occultes, qui se réveillent autour de nous : du magnétisme, de la télépathie, de la lévitation, des propriétés insoupçonnées de la matière radiante et de mille autres phénomènes qui ébranlent les sciences officielles. Ces choses sont connues de tous et se constatent aisément. Encore ne sont-elles probablement rien à côté de ce qui s'opère en réalité, car l'âme est comme un dormeur qui du fond de ses songes fait d'immenses efforts pour remuer un bras ou soulever une paupière.

En d'autres régions, où la foule est moins attentive, elle agit plus efficacement encore, quoique cette action soit moins sensible aux yeux qui ne sont pas accoutumés à voir. Ne dirait-on pas que sa voix est sur le point de percer d'un cri suprême les derniers sons de l'erreur qui l'enveloppent encore dans la musique ; et sentit-on jamais plus lourdement le poids sacré d'une présence invisible qu'en telles œuvres de certains peintres étrangers? Enfin, dans les littératures, ne constate-t-on point que quelques sommets s'éclairent çà et là d'une lueur d'une toute autre nature que les lueurs les plus étranges des littératures antérieures? On approche de je ne sais quelle transformation du silence, et le sublime positif qui a régné jusqu'ici paraît près de finir. Je ne m'arrête pas sur ce sujet parce qu'il est trop tôt pour parler clairement de ces choses ; mais je crois que rarement une occasion plus impérieuse d'affranchissement spirituel fut offerte à notre humanité. Même par moments, cela ressemble à un ultimatum ; et c'est pourquoi il importe de ne rien négliger pour saisir cette occasion menaçante qui est de la nature des songes qui se perdent sans retour si on ne les fixe pas immédiatement. Il faut être prudent ; ce n'est pas sans raison que notre âme s'agite.

Mais cette agitation, qu'on ne remarque clairement que sur les hauts plateaux spéculatifs de l'existence, se manifeste peut-être aussi et sans que l'on s'en doute dans les sentiers les plus ordinaires de la vie ; car nulle fleur ne s'ouvre sur les hauteurs qui ne finisse par tomber dans la vallée. Est-elle tombée déjà? Je ne sais. Toujours est-il que nous constatons dans la vie quotidienne, entre les êtres les plus humbles, des rapports mystérieux et directs, des phénomènes spirituels, et des rapprochements d'âmes dont on ne parlait guère en d'autres temps. Existaient-ils moins indéniablement avant nous? Il faut le croire, car à toutes les époques il y eut des hommes qui allèrent jusqu'au fond des relations les plus secrètes de la vie et qui nous ont transmis tout ce qu'ils ont appris sur les cœurs, les esprits et les âmes de leur temps. Il est probable que ces mêmes rapports existaient alors ; mais ils ne pouvaient avoir la force fraîche et générale qu'ils ont en ce moment ; ils n'étaient pas descendus jusqu'au fond de l'humanité, sans quoi ils eussent arrêté les regards de ces sages qui les ont passés sous silence. Et ici, je ne parle plus du « spiritisme scientifique », de ses phénomènes de télépathie, de « matérialisation », ni d'autres manifestations que j'énumérais tout à l'heure. Il s'agit d'événements et d'interventions d'âme qui ont lieu sans relâche dans l'existence la plus terne des êtres les plus oublieux de leurs droits éternels. Il s'agit aussi d'une psychologie tout autre que la psychologie habituelle, laquelle a usurpé le beau nom de Psyché, puisqu'en réalité elle ne s'inquiète que des phénomènes spirituels les plus étroitement liés à la matière. Il s'agit, en un mot, de ce que devrait nous révéler une psychologie transcendante qui s'occuperait des rapports directs qu'il y a d'âme à âme entre les hommes et de la sensibilité ainsi que de la présence extraordinaire de notre âme. Cette étude qui élèvera l'homme d'un degré est à peine commencée, et elle ne tardera pas à rendre inadmissible la psychologie élémentaire qui a régné jusqu'à ce jour.

Cette psychologie immédiate, descendant des montagnes, envahit déjà les plus petites vallées et sa présence se remarque jusque dans les plus médiocres écrits. Rien ne prouve plus clairement que la pression de l'âme a augmenté dans l'humanité générale, et que son action mystérieuse s'est vulgarisée. Nous effleurons ici des choses à peu près indicibles, et l'on ne peut donner que des exemples incomplets et grossiers. En voici deux ou trois qui sont élémentaires et sensibles : autrefois, s'il était question, un moment, d'un pressentiment, de l'impression étrange d'une entrevue ou d'un regard, d'une décision qui était prise du côté inconnu de la raison humaine, d'une intervention ou d'une force inexplicable et cependant comprise, des lois secrètes de l'antipathie ou de la sympathie, des affinités électives ou instinctives, de l'influence prépondérante de choses qui n'étaient pas dites, on ne s'arrêtait pas à ces problèmes, qui, d'ailleurs, s'offraient assez rarement à l'inquiétude du penseur. On ne semblait les rencontrer que par hasard. On ne soupçonnait pas de quel poids prodigieux ils pèsent sans relâche sur la vie ; et l'on se hâtait de revenir aux jeux habituels des passions et des événements extérieurs.

Ces phénomènes spirituels, dont les plus grands, les plus pensifs d'entre nos frères s'occupaient à peine autrefois, les plus petits s'en inquiètent aujourd'hui ; et cela prouve une fois de plus que l'âme humaine est une plante d'une unité parfaite, et que toutes ses branches, lorsque l'heure est venue, fleurissent en même temps. Le paysan à qui le don d'exprimer ce qu'il y a dans son âme serait brusquement accordé, exprimerait en ce moment des choses qui ne se trouvaient pas encore dans l'âme de Racine. Et c'est ainsi que des hommes d'un génie bien inférieur à celui de Shakespeare ou de Racine ont entrevu une vie secrètement lumineuse dont celle que ces maîtres avaient uniquement connue n'était que le revers. C'est qu'il ne suffit pas qu'une grande âme isolée s'agite çà et là, dans l'espace ou le temps. Elle fera peu de chose si elle n'est pas aidée. Elle est la fleur des multitudes. Il faut qu'elle arrive au moment où l'océan des âmes s'inquiète tout entier, et si elle est venue dans l'instant du sommeil, elle ne pourra parler que des songes du sommeil. Hamlet, afin de prendre un exemple illustre entre tous, Hamlet, dans Elseneur, s'avance à chaque instant jusqu'au bord du réveil, et cependant, malgré la sueur glaciale qui couronne son front pâle, il y a des mots qu'il ne parvient pas à nous dire et qu'il pourrait sans doute prononcer aujourd'hui, parce que l'âme du vagabond lui-même ou du voleur qui passe, l'aiderait à parler. Hamlet, lorsqu'il regarde Claudius ou sa mère, apprendrait à présent ce qu'il ne savait pas, parce qu'il semble que les âmes ne s'enveloppent déjà plus du même nombre de voiles. Savez-vous bien — et c'est une vérité inquiétante et étrange — savez-vous bien que si vous n'êtes pas bon, il est plus que probable que votre présence le proclame aujourd'hui cent fois plus clairement qu'elle ne l'eût fait il y a deux ou trois siècles? Savez-vous bien que si vous avez attristé une seule âme ce matin, l'âme de ce paysan avec qui vous allez vous entretenir de l'orage ou des pluies, a été avertie avant même que sa main ait entr'ouvert la porte? Assumez le visage d'un saint, d'un martyr, d'un héros, l'œil de l'enfant qui vous rencontre ne vous saluera pas du même regard inaccessible si vous portez en vous une pensée mauvaise, une injustice ou les larmes d'un frère. Il y a cent ans, son âme eût peut-être passé, à côté de la vôtre, inattentive…

En vérité, il devient difficile de nourrir dans son cœur, à l'abri des regards, une haine, de l'envie ou une trahison, tant les âmes les plus indifférentes sont sans cesse sur leurs gardes tout autour de notre être. Nos ancêtres ne nous ont pas parlé de ces choses, et nous constatons que la vie où nous nous agitons est absolument différente de la vie qu'ils ont peinte. Ont-ils trompé ou ne savaient-ils pas? Les signes et les mots ne servent plus de rien, et presque tout se décide dans les cercles mystiques d'une simple présence.

L'ancienne volonté, elle aussi, la vieille volonté si bien connue et si logique, se transforme à son tour et subit le contact immédiat de grandes lois inexplicables et profondes. Il n'y a presque plus de refuges et les hommes se rapprochent. Ils se jugent par-dessus les paroles et les actes, et jusque par-dessus les pensées, car ce qu'ils voient sans le comprendre est situé bien au delà du domaine des pensées. Et c'est l'une des grandes marques auxquelles on reconnaît les périodes spirituelles dont je parlais tantôt. On sent de tous côtés que les relations de la vie ordinaire commencent à changer, et les plus jeunes d'entre nous parlent et agissent déjà tout autrement que les hommes de la génération qui les précède. Une foule de conventions, d'usages, de voiles et d'intermédiaires inutiles retombent aux abîmes, et presque tous, sans le savoir, nous ne nous jugeons plus que selon l'invisible. Si j'entre pour la première fois dans votre chambre, vous ne prononcerez point, d'après les lois les plus profondes de la psychologie pratique, la sentence secrète que tout homme prononce en présence d'un homme. Vous ne parviendrez pas à me dire où vous êtes allé pour savoir qui je suis, mais vous me reviendrez, chargé du poids de certitudes ineffables. Votre père, peut-être, m'eût jugé autrement et se serait trompé. Il faut croire que l'homme va bientôt toucher l'homme et que l'atmosphère va changer. Avons-nous fait, comme le dit Claude de Saint-Martin, le grand « philosophe inconnu », avons-nous fait un « pas de plus sur la route instructive et lumineuse de la simplicité des êtres »? Attendons en silence ; peut-être allons-nous percevoir avant peu « le murmure des dieux. »

III
LES AVERTIS

Ils sont connus de la plupart des hommes et presque toutes les mères les ont vus. Ils sont peut-être indispensables comme toutes les douleurs, et ceux qui ne les ont pas approchés sont moins doux, moins tristes et moins bons.

Ils sont étranges. Ils semblent plus près de la vie que les autres enfants et ne rien soupçonner, et cependant leurs yeux ont une certitude si profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils aient eu plus d'un soir le temps de se dire leur secret. Au moment où leurs frères tâtonnent encore autour d'eux entre la naissance et la vie, ils se sont déjà reconnus, ils sont déjà debout, les mains et l'âme prêtes. A la hâte, sagement et minutieusement, ils se préparent à vivre, et cette hâte est le signe que les mères, à leur insu discrètes confidentes de tout ce qui ne se dit pas, osent à peine regarder.

Souvent, nous n'avons pas le temps de les apercevoir ; ils s'en vont sans rien dire et ceux-là nous demeurent à jamais inconnus. Mais d'autres s'attardent un peu, nous regardent en souriant attentivement, semblent sur le point d'avouer qu'ils ont tout compris, et puis, vers la vingtième année, s'éloignent à la hâte, en étouffant leurs pas, comme s'ils venaient de découvrir qu'ils s'étaient trompés de demeure et qu'ils allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils ne connaissaient pas.

Eux-mêmes ne disent presque rien et s'entourent d'un nuage au moment où ils se sentent blessés et où l'homme est sur le point de les atteindre. Il y a quelques jours ils semblaient être au milieu de nous, et ce soir, tout à coup, ils sont si loin que nous n'osons plus les reconnaître ni les interroger. Ils sont là, presque de l'autre côté de la vie, et l'on sent que c'est l'heure enfin d'affirmer une chose plus grave, plus humaine, plus réelle et plus profonde que l'amitié, la pitié ou l'amour ; une chose qui bat mortellement de l'aile tout au fond de la gorge, et qu'on ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est plus possible de dire, car tant de vies se passent à se taire!… Et le temps presse ; et qui de nous n'a attendu ainsi jusqu'au moment où l'on ne pouvait plus lui répondre?

Pourquoi sont-ils venus et pourquoi s'en vont-ils? Ne naissent-ils que pour nous affirmer que la vie n'a pas de but? A quoi sert-il d'interroger puisqu'on ne répondra jamais? J'ai été plusieurs fois témoin de ces choses, et un jour je les ai vues de si près que je ne savais plus s'il s'agissait d'un autre ou de moi-même…

Un frère est mort ainsi. On eût dit que lui seul avait été prévenu, sans le savoir, tandis que nous savions peut-être quelque chose sans avoir reçu cet avertissement organique qu'il recélait depuis les premiers jours. A quoi distingue-t-on les êtres sur lesquels va peser un événement très grave? Rien n'est visible et cependant nous voyons tout. Ils ont peur de nous, parce que nous les avertissons sans cesse et malgré nous ; et à peine les avons-nous abordés qu'ils sentent que nous réagissons contre leur avenir. Nous cachons quelque chose à la plupart des hommes et nous ignorons nous-mêmes ce que nous leur cachons. Il passe entre deux êtres qui se rencontrent pour la première fois, d'étranges secrets de vie et de mort ; et bien d'autres secrets qui n'ont pas encore de nom, mais qui s'emparent immédiatement de notre attitude, de nos regards et de notre visage ; et lorsque nous serrons les mains d'un ami notre âme a des indiscrétions qui ne s'arrêtent peut-être pas sur le seuil de cette vie. Il se peut qu'il n'y ait aucune arrière-pensée entre deux hommes, mais il y a des choses plus impérieuses et plus profondes que la pensée. Nous ne sommes pas maîtres de ces dons inconnus et nous trahissons sans cesse le prophète qui ne sait pas parler. Nous ne sommes jamais avec les autres tels que nous sommes avec nous-mêmes, ni même tels que nous sommes avec eux dans l'obscurité et nos regards se transforment selon le passé et l'avenir qu'ils aperçoivent, et c'est pourquoi nous vivons malgré nous sur nos gardes. En rencontrant ceux qui ne vivront pas, ce n'est pas eux que nous voyons, mais ce qui va leur arriver. Ils voudraient nous tromper pour se tromper. Ils font tout pour nous dérouter et cependant, à travers leur sourire et leur ardeur à vivre, l'événement transparaît déjà comme s'il était le soutien et la raison même de leur existence. Une fois de plus, la mort les a trahis, et ils voient avec tristesse que nous avons tout vu et qu'il y a des voix qui ne peuvent se taire.

Qui dira la force des événements et s'ils sont nous-mêmes ou si nous ne sommes qu'eux? Naissent-ils de nous, ou bien naissons-nous d'eux? Les attirons-nous, ou nous attirent-ils? Les transformons-nous ou nous transforment-ils? Ne se trompent-ils jamais? Pourquoi viennent-ils à nous comme l'abeille à la ruche et la colombe au colombier ; et où se réfugient ceux qui ne nous trouvent pas au rendez-vous? D'où viennent-ils à notre rencontre ; et pourquoi nous ressemblent-ils comme des frères? Agissent-ils dans le passé ou dans l'avenir et les plus puissants sont-ils ceux qui ne sont plus ou ceux qui ne sont pas encore? Est-ce hier ou demain qui nous transfigure? Qui de nous ne passe la plus grande partie de sa vie à l'ombre d'un événement qui n'a pas encore eu lieu? J'ai vu ces graves attitudes, cette marche qui semblait avoir un but trop prochain, ce pressentiment des grands froids et cet œil qui ne se laissait pas distraire, en ceux même dont la fin devait être accidentelle et sur qui la mort allait s'abattre inopinément du dehors. Et cependant, ils se hâtaient autant que leurs frères qui la portaient en eux. Ils avaient le même visage. A eux aussi la vie semblait plus sérieuse qu'à ceux qui doivent vivre. Ils agissaient avec la même attention sûre et silencieuse. Ils n'avaient plus de temps à perdre, ils devaient être prêts à la même heure ; tant cet événement qu'un prophète n'aurait pu prévoir, était, à leur insu, la vie même de leur vie.

C'est notre mort qui guide notre vie et notre vie n'a d'autre but que notre mort. Notre mort est le moule où se coule notre vie et c'est elle qui a formé notre visage. Il ne faudrait faire que le portrait des morts, car eux seuls sont eux-mêmes et se montrent un instant tels qu'ils sont. Et quelle vie ne s'éclaire dans la pure, froide et simple lumière qui tombe sur l'oreiller des dernières heures? Est-ce cette même lumière qui baigne déjà ces visages d'enfants lorsqu'ils nous sourient fixement, et qui nous impose un silence qui ressemble à celui de la chambre où quelqu'un se tait pour toujours? Lorsque je me rappelle ceux que j'ai connus et que la même mort menait tous par la main, je vois une troupe d'enfants, d'adolescentes et d'adolescents qui semblent sortir de la même maison. Ils sont déjà frères et sœurs, et l'on dirait qu'ils se reconnaissent entre eux à des marques que nous ne voyons pas, et qu'ils se font, au moment où nous ne les observons plus, le signe du silence. Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce. Au collège nous les discernions obscurément. Ils semblaient se chercher et se fuir à la fois comme ceux qui ont la même infirmité. On les voyait à l'écart sous les arbres du jardin. Ils avaient la même gravité sous un sourire plus interrompu et plus immatériel que le nôtre, et je ne sais quel air d'avoir peur de trahir un secret. Presque toujours ils se taisaient lorsque ceux qui devaient vivre s'approchaient de leur groupe. Parlaient-ils déjà de l'événement, ou bien savaient-ils que l'événement parlait à travers eux et malgré eux, et l'entouraient-ils ainsi afin de le cacher aux yeux indifférents? Ils semblaient par moments nous regarder du haut d'une tour ; et bien qu'ils fussent plus faibles que nous, nous n'osions pas les molester. Il est vrai que rien n'est caché ; et vous tous qui me rencontrez, vous savez ce que j'ai fait et ce que je ferai, vous savez ce que je pense et ce que j'ai pensé ; vous savez exactement le jour où je dois mourir, mais vous n'avez pas encore trouvé le moyen de le dire, fût-ce à voix basse et à votre propre cœur. Nous avons l'habitude de passer sous silence tout ce que notre main n'atteint pas, et peut-être saurions-nous trop de choses si nous savions tout ce que nous savons. Nous vivons à côté de notre véritable vie et nous sentons que nos pensées les plus intimes et les plus profondes même ne nous regardent pas, car nous sommes autre chose que nos pensées et que nos rêves. Et ce n'est qu'à certains moments et presque par distraction que nous vivons selon nous-mêmes. Quel jour deviendrons-nous ce que nous sommes? En attendant, nous étions devant eux comme devant des étrangers. Ils intimidaient notre vie. Parfois ils se promenaient avec nous par les corridors et les cours, et nous avions peine à les suivre. Parfois ils se mêlaient à nos jeux, et le jeu ne semblait plus le même. Quelques-uns ne trouvaient pas leurs frères. Ils erraient seuls au milieu de nos cris et n'avaient pas d'amis parmi ceux qui n'allaient pas mourir. Et cependant nous les aimions, et aucun visage n'était plus amical que le leur. Qu'y avait-il entre eux et nous et qu'y a-t-il entre nous tous? Au fond de quelle mer de mystères vivons-nous? Ici régnait aussi cet amour qui ne s'exprime plus parce qu'il ne participe pas à la vie de ce monde. Il ne supporterait peut-être aucune épreuve, il semble à chaque instant trahi, et la moindre amitié ordinaire a l'air de le vaincre, et cependant sa vie est plus profonde que nous-mêmes et peut-être ne nous semble-t-il indifférent que parce qu'il se sait réservé pour des temps plus longs et plus sûrs.

Il ne parle pas ici parce qu'il sait qu'il parlera plus tard ; et ce n'est jamais ceux que nous embrassons que nous aimons le plus profondément. Il y a ainsi une part de la vie, — et c'est la meilleure, la plus pure et la plus grande, — qui ne se mêle pas à la vie ordinaire, et les yeux, des amants eux-mêmes, ne percent presque jamais cette digue de silence et d'amour.

Ou bien les laissions-nous seuls parce que, quoique plus jeunes, ils étaient nos aînés?… Savions-nous qu'ils n'avaient pas le même âge et les redoutions-nous comme des juges? Leurs regards étaient déjà moins mobiles que les nôtres, et lorsqu'ils s'appuyaient, par hasard, sur nos agitations, elles s'apaisaient sans raison, et un silence incompréhensible s'étendait un instant. Nous nous retournions : ils nous observaient et ils riaient sérieusement. Je me rappelle le visage de deux d'entre eux qu'une mort violente attendait. Mais presque tous étaient timides et tentaient de passer inaperçus. Ils avaient je ne sais quelle pudeur mortelle et semblaient demander pardon d'une faute inconnue et prochaine. Ils s'avançaient, nous échangions un regard, nous nous écartions sans rien dire et nous comprenions tout sans rien savoir.

IV
LA MORALE MYSTIQUE

Il n'est que trop vrai que les pensées que nous avons donnent une forme arbitraire aux mouvements invisibles des royaumes intérieurs. Il y a ainsi mille et mille certitudes qui sont les reines voilées qui nous guident à travers l'existence et dont nous ne parvenons pas à parler. Dès que nous exprimons quelque chose, nous le diminuons étrangement. Nous croyons avoir plongé jusqu'au fond des abîmes et quand nous remontons à la surface, la goutte d'eau qui scintille au bout de nos doigts pâles ne ressemble plus à la mer d'où elle sort. Nous croyons avoir découvert une grotte aux trésors merveilleux ; et quand nous revenons au jour, nous n'avons emporté que des pierreries fausses et des morceaux de verre ; et cependant le trésor brille invariablement dans les ténèbres. Il y a quelque chose d'imperméable entre nous-mêmes et notre âme, et à certains moments, dit Emerson, « nous en arrivons à désirer ardemment la souffrance dans l'espoir que là enfin nous trouverons de la réalité et sentirons les pointes aiguës et les angles de la vérité ».

J'ai dit ailleurs que les âmes semblent se rapprocher : et cela n'a d'autre valeur que la valeur que peut avoir une impression permanente, mais obscure, qu'il est bien difficile d'étayer sur des faits, car les faits ne sont que les vagabonds, les espions ou les traînards des grandes forces qu'on ne voit pas. Et pourtant, l'on dirait que, plus profondément peut-être que nos pères, nous sentons, par instants que ce n'est pas en présence de nous seuls que nous sommes. Ceux qui ne croient en aucun dieu aussi bien que les autres n'agissent pas en eux-mêmes comme s'ils étaient sûrs d'être seuls. Il y a une surveillance générale qui s'exerce ailleurs que dans les ténèbres indulgentes de la conscience de chaque homme. Est-il vrai que les vases spirituels soient moins strictement scellés qu'autrefois et que les oscillations de la mer intérieure deviennent plus puissantes? Je ne sais ; tout au plus pouvons-nous constater que nous n'attachons plus la même importance à un certain nombre de fautes traditionnelles, et c'est déjà le signe d'une conquête spirituelle.

Il semble que notre morale se transforme et qu'elle s'avance à petits pas vers des contrées plus hautes qu'on ne voit pas encore. Et c'est pourquoi le moment est peut-être venu de se poser quelques questions nouvelles. Qu'arriverait-il, par exemple, si notre âme devenait visible tout à coup et qu'elle dût s'avancer au milieu de ses sœurs assemblées, dépouillée de ses voiles, mais chargée de ses pensées les plus secrètes et traînant à sa suite les actes les plus mystérieux de sa vie que rien ne pouvait exprimer? De quoi rougirait-elle? Que voudrait-elle cacher? Irait-elle, comme une femme pudique, jeter le long manteau de ses cheveux sur les péchés sans nombre de la chair? Elle les a ignorés, et ces péchés ne l'ont jamais atteinte. Ils ont été commis à mille lieues de son trône ; et l'âme du Sodomite même passerait au milieu de la foule sans se douter de rien, et portant dans ses yeux le sourire transparent de l'enfant. Elle n'est pas intervenue, elle poursuivait sa vie du côté des lumières, et c'est de cette vie seule qu'elle se souviendra.

Quels péchés et quels crimes ordinaires aura-t-elle pu commettre? A-t-elle trahi, a-t-elle trompé, a-t-elle menti? A-t-elle fait souffrir et a-t-elle fait pleurer? Où était-elle tandis que celui-ci livrait son frère aux ennemis? Elle sanglotait peut-être loin de lui, et à partir de ce moment, elle sera devenue plus profonde et plus belle. Elle n'aura point honte de ce qu'elle n'a pas fait ; et elle peut rester pure au centre d'un grand meurtre. Souvent, elle transforme en clartés intérieures tout le mal auquel il faut bien qu'elle assiste. Tout dépend d'un principe invisible et de là naît sans doute l'inexplicable indulgence des dieux.

Et notre indulgence, elle aussi. Nous ne pouvons nous empêcher de pardonner ; et quand la mort, « la grande réconciliatrice », a passé, qui de nous ne tombe sur les genoux et ne fait en silence sur l'âme délaissée le geste du pardon? Si je viens me pencher sur le corps immobile de mon pire ennemi, croyez-vous donc qu'en regardant ces lèvres pâles qui m'ont calomnié, ces yeux éteints qui firent pleurer les miens, et ces mains froides qui m'ont peut-être torturé, je songe encore à la vengeance? Tout a été payé par la mort au passage. L'âme ne me doit plus rien et instinctivement je la mets au-dessus des torts les plus cruels et des fautes les plus graves. (Que cet instinct est admirable et significatif!) Et si je regrette quelque chose, ce n'est pas de ne pouvoir faire souffrir à mon tour, mais peut-être de n'avoir pas aimé suffisamment ou pardonné plus tôt…

On dirait que déjà nous comprenons ces choses tout au fond de nous-mêmes. Ce n'est pas sur leurs actes, et ce n'est même pas d'après leurs pensées les plus secrètes que nous jugeons nos frères, car les pensées secrètes ne sont pas toujours illisibles ; et nous allons bien au delà de l'illisible. Un homme aura commis tous les crimes réputés les plus vils sans que le plus grand de ces crimes altère un seul instant le souffle de fraîcheur et de pureté immatérielle qui entoure sa présence ; au lieu que l'approche d'un martyr ou d'un sage pourra couvrir notre âme d'épaisses et insupportables ténèbres. Un héros ou un saint choisira son ami au milieu des visages sur lesquels se lit sans peine l'habitude de toutes les pensées basses, et ne se sentira pas dans « une atmosphère fraternelle ou humaine » à côté d'un autre être dont le front s'illumine des rêves les plus hauts et les plus magnanimes. Qu'est-ce que cela signifie? et quelles nouvelles ces choses apportent-elles? Il y a donc des lois plus profondes que celles qui président aux actes et aux pensées? Que nous a-t-on appris et pourquoi agissons-nous toujours selon des règles dont on ne parle pas et qui seules sont sûres? Car l'on peut affirmer qu'ici, malgré les apparences, le héros et le saint ne se sont point trompés. Ils n'ont fait qu'obéir, et si le saint est trahi et vendu par l'homme qu'il a choisi, quelque chose d'inébranlable restera cependant, qui lui dira qu'il n'y eut pas d'erreur et qu'il n'a rien à regretter. L'âme n'oubliera jamais que l'autre âme était claire…

Tandis que l'on remue la pierre presque inconnue qui couvre ces mystères, on respire l'odeur trop forte de l'abîme et les mots en même temps que les pensées tombent autour de nous comme des mouches empoisonnées. La vie intérieure elle-même paraît une petite chose auprès de ces profondeurs invariables. Serez-vous fier, en présence d'un ange, d'être celui qui n'a jamais eu tort et n'existe-t-il pas une innocence inférieure? Lorsque Jésus lit les pensées misérables des Pharisiens qui entourent le paralytique de Capharnaüm, êtes-vous sûr qu'il juge aussi leur âme d'un coup d'œil analogue, qu'il la condamne en même temps et qu'il n'aperçoive pas, par delà ces pensées, une clarté peut-être inaltérable? Et serait-il un Dieu si sa condamnation était irrévocable? Mais pourquoi parle-t-il comme s'il s'arrêtait aux dehors? La pensée la plus basse ou l'idée la plus noble laissera-t-elle une trace sur le pivot de diamant? Quel Dieu, s'il est vraiment sur les hauteurs, pourra s'empêcher de sourire à nos fautes les plus graves, comme on sourit aux jeux des petits chiens sur le tapis? et que serait un Dieu qui ne sourirait pas? Croyez-vous que vous prendrez la peine, si vous devenez vraiment pur, de soustraire aux regards des anges assemblés les petits mobiles de vos grandes actions? Et pourtant n'y a-t-il pas en nous plus d'une chose qui peut faillir aux yeux des dieux assis sur la montagne? Il est sûr qu'il y en a, et notre âme n'ignore pas qu'elle aura des comptes à rendre. Elle vit, sans rien dire, sous la main d'un grand juge dont nous ne parvenons pas à saisir les sentences. Mais quels seront ces comptes? Où trouver la morale qui le dise? Y a-t-il une morale mystérieuse qui règne en des régions plus lointaines que celles de nos pensées ; et un astre central que nous ne voyons pas et dont nos plus secrets désirs ne sont que les planètes impuissantes? Existe-t-il, au centre de notre être, un arbre transparent dont toutes nos actions et toutes nos vertus ne sont que les fleurs et les feuilles éphémères? Au fond, nous ignorons quel mal notre âme peut commettre et nous ne savons pas encore de quoi nous rougirions devant une intelligence supérieure ou devant une autre âme ; et cependant qui de nous se trouve pur et ne redoute pas un juge? et quelle âme n'a pas peur d'une autre âme?


Ici, nous ne sommes plus dans les vallées connues de la vie animale ou psychique. Nous arrivons aux portes de la troisième enceinte : celle de la vie divine des mystiques. Ce n'est qu'en tâtonnant qu'on en franchit le seuil. Et puis le seuil franchi, où sont les certitudes? Où se cachent ces lois admirables que sans relâche nous transgressons peut-être sans que notre conscience le soupçonne, bien que notre âme soit avertie? Et d'où provenait donc l'ombre de ces transgressions mystérieuses qui s'étendait parfois sur notre vie et la rendait soudain si redoutable à vivre? Quels sont les grands péchés spirituels que nous pouvons commettre? Aurons-nous honte d'avoir lutté contre notre âme ou notre âme lutte-elle invisiblement contre Dieu? Et cette lutte est-elle silencieuse à tel point que pas un soupir ne force les parois? Y a-t-il un moment où nous pouvons entendre la reine aux lèvres closes? Elle se tait sans espoir dans tous les événements de la surface, mais n'en est-il pas d'autres que l'on remarque à peine et qui touchent cependant à des forces éternelles et profondes? Voici quelqu'un qui meurt, qui regarde ou qui pleure ; un autre qui s'approche pour la première fois ou votre ennemi qui passe ; n'est-ce point alors qu'elle chuchote peut-être? Et si vous l'écoutiez, tandis que déjà vous n'aimez plus dans l'avenir l'ami auquel vous souriez en ce moment? Mais tout cela n'est rien et n'approche même pas des clartés extérieures de l'abîme. Il n'est pas possible de parler de ces choses, parce qu'on est trop seul. « Actuellement, dit Novalis, l'âme ne bouge que çà et là ; quand donc remuera-t-elle entièrement, et quand l'humanité commencera-t-elle à prendre conscience en masse? » C'est à cette condition seulement que quelques-uns apprendront quelque chose. Il faut attendre patiemment que cette conscience supérieure se forme peu à peu. Il se peut qu'alors l'un de ceux qui viendront parvienne à exprimer ce que nous sentons tous de ce côté de l'âme, qui est comme la face de la lune qu'on n'a pas aperçue depuis le commencement du monde.

V
SUR LES FEMMES

En ces domaines aussi, les lois sont inconnues. Au-dessus de nos têtes brille, au centre du ciel, l'étoile de l'amour qui nous est destiné ; et toutes nos amours naîtront, jusqu'à la fin, dans les rayons et l'atmosphère de cette étoile. Nous aurons beau choisir à droite ou bien à gauche, sur les hauteurs ou bien dans les bas-fonds ; nous aurons beau, pour sortir de ce cercle enchanté que nous sentons autour de tous les actes de notre vie, violer notre instinct et tenter de choisir contre le choix de notre étoile, nous élirons toujours la femme descendue de l'astre invariable. Et si, comme don Juan, nous en embrassons mille et trois, lorsque viendra le soir où les bras se délient et où les lèvres se séparent, nous reconnaîtrons que c'est encore la même femme, la bonne ou la mauvaise, la tendre ou la cruelle, l'aimante ou l'infidèle, qui se tient devant nous…

En vérité, nous ne sortons jamais du petit cercle de clarté que notre destinée trace autour de nos pas, et l'on dirait que les hommes les plus éloignés connaissent la nuance et l'étendue de cet anneau infranchissable. C'est la teinte de ces rayons spirituels qu'ils aperçoivent tout d'abord et qui fait qu'ils nous tendent la main en souriant ou qu'ils la retirent avec crainte. Nous nous connaissons tous dans une atmosphère supérieure, et l'idée que je me fais d'un inconnu participe immédiatement à une vérité mystérieuse et plus profonde que la vérité matérielle. Qui de nous n'a éprouvé ces choses qui se passent dans les régions impénétrables de l'humanité presque astrale? Si vous recevez une lettre venue du fond d'une île perdue dans le grand cœur des océans, et écrite par une main dont vous ignoriez l'existence, êtes-vous bien sûr que ce soit un inconnu qui vous écrive et n'éprouvez-vous pas, dans le moment que vous lisez, sur l'âme qui vous rencontre ainsi — les dieux savent seuls dans quelles sphères, — des certitudes plus infaillibles et plus graves que toutes les certitudes ordinaires? Et, d'un autre côté croyez-vous que cette âme qui songeait à la vôtre, au hasard de l'espace et du temps, n'avait pas, elle aussi, des certitudes analogues? Il y a de toutes parts d'étranges reconnaissances, et nous ne pouvons pas cacher notre existence. Rien ne semble jeter sur les liens subtils qui doivent exister entre toutes les âmes un jour plus spécial que ces petits mystères qui accompagnent l'échange de quelques lettres entre deux inconnus. C'est peut-être une des étroites fentes, — misérable sans doute, mais il en est si peu que nous devons nous contenter des lueurs les plus pâles — c'est peut-être une des étroites fentes dans la porte de ténèbres par où nous pouvons soupçonner un instant ce qui doit se passer dans la grotte des trésors qui ne furent jamais découverts. Examinez la correspondance passive d'un homme et vous y trouverez je ne sais quelle unité singulière. Je ne connais ni celui-ci ni celui-là qui m'interrogent ce matin, et cependant je sais déjà que je ne pourrai pas répondre au premier de la même manière que je vais répondre au second. J'ai vu quelque chose d'invisible. Et, à mon tour, si quelqu'un m'écrit que je n'ai jamais aperçu, je suis sûr que sa lettre n'est pas exactement la même que celle qu'il eût écrite à l'ami qui me regarde en ce moment. Il y aura toujours une différence spirituelle insaisissable. C'est le signe de l'âme qui salue invisiblement une autre âme. Il faut croire que nous nous connaissons dans des régions que nous ne savons pas et que nous possédons une patrie commune où nous allons, où nous nous retrouvons et d'où nous revenons sans peine.

C'est aussi dans cette patrie commune que nous choisissons nos amantes, et c'est pourquoi nous ne nous trompons pas et nos amantes ne se trompent pas non plus. Le royaume de l'amour est avant tout le grand royaume des certitudes, parce que c'est celui où les âmes ont le plus de loisirs. Ici, elles n'ont vraiment pas autre chose à faire qu'à se reconnaître, à s'admirer profondément et à s'interroger, les larmes dans les yeux, comme de jeunes sœurs qui se retrouvent, tandis que les bras s'entrelacent et que les lèvres s'entre-croisent si loin d'elles… Elles ont enfin le temps de se sourire et de vivre un instant pour elles-mêmes dans la trêve de la vie dure et quotidienne ; et c'est peut-être des hauteurs de ce sourire et de ces regards indicibles que se répand, sur les minutes les plus fades de l'amour, le sel mystérieux qui conserve à jamais le souvenir de la rencontre de deux bouches…

Mais je ne parle ici que de l'amour prédestiné et véritable. Lorsque nous retrouvons une de celles que le sort nous a réservées et qu'il a fait sortir du fond des grandes villes spirituelles où nous vivons sans le savoir, pour l'envoyer au carrefour de la route par où nous devrons passer à l'heure dite, nous sommes avertis dès le premier regard. Quelques-uns tentent alors de violer le sort. Il se peut que nous mettions furieusement les mains sur les paupières pour ne plus voir ce qu'il a fallu voir et qu'en luttant de toutes nos petites forces contre des forces éternelles, nous parvenions à traverser la route pour aller vers une autre envoyée qui n'est pas là pour nous. Mais nous aurons beau faire, nous ne réussirons pas à « agiter l'eau morte dans les grandes cuves de l'avenir ». Il n'arrivera rien ; la force pure des hauteurs ne voudra pas descendre et ces baisers et ces heures inutiles refuseront de s'ajouter aux heures et aux baisers réels de notre vie…

La destinée ferme parfois les yeux, mais elle sait bien que nous lui reviendrons le soir, et que c'est elle qui doit avoir le dernier mot. Elle peut fermer les yeux, mais le temps qu'elle les ferme est du temps qui se perd…

Il semble que la femme soit plus que nous sujette aux destinées. Elle les subit avec une simplicité bien plus grande. Elle ne lutte jamais sincèrement contre elles. Elle est encore plus près de Dieu et se livre avec moins de réserve à l'action pure du mystère. Et c'est pour cette raison, sans doute, que tous les événements où elle se mêle à notre vie paraissent nous ramener vers quelque chose qui ressemble aux sources mêmes du Destin. C'est près d'elles surtout que l'on a, par moments, en passant, « un clair pressentiment » d'une vie qui ne semble pas toujours parallèle à la vie apparente. Elle nous rapproche des portes de notre être. Qui sait si ce n'est pas dans un de ces instants profonds qu'ils dormirent sur son sein que les héros apprirent la force et la fidélité de leur étoile, et si l'homme qui n'a pas reposé sur le cœur d'une femme aura jamais le sentiment exact de l'avenir?

Nous entrons une fois de plus dans les cercles troublés de la conscience supérieure. Ah! qu'il est vrai qu'ici aussi « la soi-disant psychologie est une de ces larves qui ont usurpé, dans le sanctuaire, la place réservée aux images véritables des dieux »! Car il ne s'agit pas toujours de la surface ; il ne s'agit même pas des arrière-pensées les plus graves. Croyez-vous donc que dans l'amour il n'y ait que des pensées, des actes et des paroles, et que les âmes ne sortent pas de ces prisons? Ai-je besoin de savoir si celle que j'embrasse aujourd'hui est jalouse et fidèle, rieuse ou triste, sincère ou bien perfide? Vous imaginez-vous que ces petits mots misérables vont monter jusqu'aux cimes où nos âmes sont assises et où notre destin s'accomplit en silence? Que m'importe qu'elle me parle de pluie ou de bijoux, de plumes ou d'aiguilles, et qu'elle ait l'air de ne pas me comprendre ; croyez-vous que j'aie soif d'une parole sublime, lorsque je sens qu'une âme me regarde dans l'âme, et que je ne sache pas que les plus admirables pensées n'ont pas le droit de relever la tête en face des mystères? je suis toujours au bord de l'océan ; et si j'étais Platon, Pascal ou Michel-Ange, et que mon amante me parlât de ses pendants d'oreilles, tout ce que je dirais, tout ce qu'elle me dirait, flotterait avec le même aspect sur les profondeurs de la mer intérieure, que nous contemplons l'un dans l'autre. Ma pensée la plus haute ne pèsera pas plus dans les balances de la vie ou de l'amour que les trois petits mots que l'enfant qui m'aimait m'aura dits sur ses bagues d'argent, sur son collier de perles ou de morceaux de verre…

C'est nous qui ne comprenons pas, parce que nous sommes toujours dans les bas-fonds de notre intelligence. Il suffit de monter jusqu'aux premières neiges de la montagne, et toutes les inégalités s'aplanissent sous la main purificatrice de l'horizon qui s'ouvre. Quelle différence y a-t-il alors entre une parole de Marc-Aurèle et la phrase de l'enfant qui constate qu'il fait froid? Soyons humbles et sachons distinguer l'accident de l'essence. Il ne faut pas que « des bâtons flottants » nous fassent oublier les prodiges de l'abîme. Les pensées les plus belles et les idées les plus basses n'altèrent pas plus l'aspect éternel de notre âme que les Himalayas ou les gouffres ne modifient, au milieu des étoiles du ciel, l'aspect de notre terre. Un regard, un baiser, et la certitude d'une présence invisible et puissante : tout est dit ; et je sais que je suis aux côtés d'une égale…

Mais l'égale est vraiment admirable et étrange ; et, dès qu'elle aime, la dernière des filles possède quelque chose que nous n'avons jamais, parce que, dans sa pensée, l'amour est toujours éternel. Est-ce pour cette raison qu'elles ont toutes, avec les puissances primitives, des rapports qui nous sont interdits? Les meilleurs d'entre nous se trouvent presque toujours à de grandes distances de leurs trésors de la seconde enceinte ; et, lorsqu'un moment solennel de la vie exige un des joyaux de ce trésor, ils ne se souviennent plus des sentiers qui y mènent, et ils offrent en vain des bijoux faux de leur intelligence à la circonstance impérieuse et qui ne se trompe pas. Mais la femme n'oublie point le chemin de son centre, et, que je la surprenne dans l'opulence ou la misère, dans l'ignorance ou dans la science, dans la honte ou la gloire ; si je lui dis un mot qui sorte réellement des gouffres vierges de mon âme, elle saura retrouver les sentiers mystérieux qu'elle n'a jamais perdus de vue, et, sans hésitations, elle me rapportera simplement, du fond des inépuisables réserves de l'amour, une parole, un regard ou un geste qui sera aussi pur que le mien. On dirait que son âme est toujours à portée de sa main ; elle est prête, jour et nuit, à répondre aux plus hautes exigences d'une autre âme ; et la rançon de la plus pauvre ne se distingue pas de la rançon des reines…

Approchons-nous avec respect des plus petites et des plus fières, de celles qui sont distraites et de celles qui songent, de celles qui rient encore et de celles qui pleurent ; car elles savent des choses que nous ne savons pas, et elles ont une lampe que nous avons perdue. Elles habitent au pied même de l'Inévitable et en connaissent mieux que nous les chemins familiers. Et c'est pourquoi elles ont des certitudes étonnantes et des gravités admirables, et l'on voit bien que, dans leurs moindres actes, elles se sentent soutenues par les mains sûres et fortes des grands dieux. Tout à l'heure, j'affirmais qu'elles nous rapprochaient des portes de notre être, et vraiment l'on croirait que toutes nos relations avec elles ont lieu par l'entre-bâillement de cette porte primitive et dans les chuchotements incompréhensibles qui accompagnèrent sans doute la naissance des choses, alors qu'on ne parlait encore qu'à voix basse, de peur de ne pas entendre une défense ou un ordre imprévu…

Elle ne franchira pas le seuil de cette porte, et elle nous attend du côté intérieur, où se trouvent les sources. Et lorsque nous venons frapper, du dehors, et qu'elle ouvre, sa main n'abandonne jamais la clé ni le vantail. Elle regarde un instant l'envoyé qui s'approche, et, dans ce bref moment, elle a appris tout ce qu'il faut apprendre, et les années futures ont tressailli jusqu'à la fin des temps… Qui nous dira ce que contient le premier regard de l'amour, « cette baguette magique qui est faite d'un rayon de lumière brisée », rayon qui est sorti du foyer éternel de notre être, qui a transfiguré deux âmes et les a rajeunies de vingt siècles? La porte s'ouvre encore ou se referme ; ne faites plus aucun effort, car tout est décidé. Elle sait. Elle ne tiendra plus compte de vos actions, de vos paroles, de vos pensées, et si elle les surveille encore, elle ne le fera plus qu'en souriant ; et elle rejettera, sans le savoir, tout ce qui ne vient pas confirmer les certitudes de ce premier regard. Et si vous croyez l'induire en erreur, sachez bien qu'elle a raison contre vous-même et que c'est vous seul qui errez, car vous êtes plus réellement ce que vous êtes à ses yeux que ce que vous croyez être en votre âme, alors même qu'elle se trompe sans cesse sur le sens d'un sourire, d'un geste ou d'une larme…

Trésors cachés, qui n'ont même pas de nom!… Je voudrais que tous ceux qui éprouvèrent qu'elles sont mauvaises le proclamassent à leur tour et nous dissent leurs raisons, et si ces raisons sont profondes, nous serons étonnés et nous irons bien loin dans le mystère. Elles sont vraiment les sœurs voilées de toutes les grandes choses qu'on ne voit pas. Elles sont vraiment les plus proches parentes de l'infini qui nous entoure et, seules, savent encore lui sourire avec la grâce familière de l'enfant qui ne craint pas son père. Elles conservent ici-bas, comme un joyau céleste et inutile, le sel pur de votre âme ; et si elles s'en allaient, l'esprit régnerait seul sur un désert. Elles ont encore les émotions divines des premiers jours, et leurs racines trempent bien plus directement que les nôtres dans tout ce qui n'eut jamais de limites. Je plains vraiment ceux qui se plaignent d'elles, car ils ne savent pas sur quelles hauteurs se trouvent les baisers véritables. Et cependant, qu'elles semblent peu de chose quand les hommes les regardent en passant! Ils les voient s'agiter, au fond de leurs petites demeures ; celle-ci se penche un peu ; là-bas, l'autre sanglote ; une troisième chante, et la dernière brode ; et pas un ne comprend ce qu'elles font!… Ils viennent les visiter, comme on visite des choses qui sourient ; ils ne s'approchent d'elles que l'esprit aux aguets, et l'âme ne peut entrer que par le plus grand des hasards. Ils interrogent avec méfiance ; elles ne leur disent rien parce qu'elles savent déjà ; et voici qu'ils s'en vont en haussant les épaules, persuadés qu'elles ne comprennent pas… « Mais qu'ont-elles besoin de comprendre ceci, nous répond le poète, qui a toujours raison ; qu'ont-elles besoin de comprendre, ces âmes bienheureuses qui ont choisi la part la meilleure et qui, telles qu'une pure flamme d'amour en ce monde terrestre, ne resplendissent que sur le faîte des temples ou à la cime des navires errants, en signe du feu céleste qui inonde toutes choses? Bien souvent, ces enfants qui aiment surprennent, en des heures sacrées, d'admirables secrets de la nature et les révèlent avec une ingénuité inconsciente. Le savant les suit à la trace pour recueillir tous les joyaux qu'en leur innocence et leur joie elles ont semés par les routes. Le poète, qui sent ce qu'elles sentent, rend grâce à leur amour et cherche, par ses chants, à transplanter cet amour, germe de l'âge d'or, en d'autres temps et en d'autres contrées. » Car ce qu'il a dit des mystiques s'applique surtout aux femmes qui nous ont conservé jusqu'ici le sens mystique sur notre terre…

VI
RUYSBROECK L'ADMIRABLE

Un grand nombre d'œuvres sont plus régulièrement belles que ce livre de Ruysbroeck l'Admirable. Un grand nombre de mystiques sont plus efficaces et plus opportuns : Swedenborg et Novalis, entre plusieurs. Il est fort probable que ses écrits ne répondent que rarement aux besoins d'aujourd'hui. D'un autre côté, je connais peu d'auteurs plus maladroits que lui ; il s'égare par moments en d'étranges puérilités ; et les vingt premiers chapitres de l'Ornement des Noces spirituelles, bien qu'ils soient une préparation peut-être nécessaire, ne renferment guère que de tièdes et pieux lieux communs. Il n'a extérieurement aucun ordre, aucune logique scolastique. Il se répète souvent, et semble parfois se contredire. Il joint l'ignorance d'un enfant à la science de quelqu'un qui serait revenu de la mort. Il a une syntaxe tétanique qui m'a mis plus d'une fois en sueur. Il introduit une image et l'oublie. Il emploie même un certain nombre d'images irréalisables ; et ce phénomène, anormal dans une œuvre de bonne foi, ne peut s'expliquer que par sa gaucherie ou sa hâte extraordinaire. Il ignore la plupart des artifices de la parole et ne peut parler que de l'ineffable. Il ignore presque toutes les habitudes, les habiletés et les ressources de la pensée philosophique ; et il est astreint à ne penser qu'à l'incogitable. Lorsqu'il nous parle de son petit jardin monacal, il a de la peine à nous dire suffisamment ce qui s'y passe ; il écrit alors comme un enfant. Il entreprend de nous apprendre ce qui se passe en Dieu, et il écrit des pages que Platon n'aurait pu écrire. Il y a de toutes parts une disproportion monstrueuse entre la science et l'ignorance, entre la force et le désir. Il ne faut pas s'attendre à une œuvre littéraire ; vous n'apercevrez autre chose que le vol convulsif d'un aigle ivre, aveugle et ensanglanté au-dessus de cimes neigeuses. J'ajouterai un dernier mot en manière d'avertissement fraternel. Il m'est arrivé de lire des œuvres qui passent pour fort abstruses : Les Disciples à Saïs et les Fragments, de Novalis, par exemple ; les Biographia litteraria et l'Ami, de Samuel Taylor Coleridge ; le Timée, de Platon ; les Ennéades, de Plotin ; les Noms divins, de Saint Denys l'Aréopagite ; l'Aurora, du grand mystique allemand Jacob Bœhme, avec qui notre auteur a plus d'une analogie. Je n'ose pas dire que les œuvres de Ruysbroeck soient plus abstruses que ces œuvres, mais on leur pardonne moins volontiers leur abstrusion, parce qu'il s'agit ici d'un inconnu en qui nous n'avons pas confiance dès l'abord. Il me semblait indispensable de prévenir honnêtement les oisifs sur le seuil de ce temple sans architecture ; car cette traduction n'a été entreprise que pour la satisfaction de quelques platoniciens. Je crois que tous ceux qui n'ont pas vécu dans l'intimité de Platon et des néo-platoniciens d'Alexandrie, n'iront pas bien avant dans cette lecture. Ils croiront entrer dans le vide ; ils auront la sensation d'une chute uniforme dans un abîme sans fond, entre des rochers noirs et lisses. Il n'y a dans ce livre ni air ni lumière ordinaires, et c'est un séjour spirituel insupportable à ceux qui ne s'y sont pas préparés. Il ne faut pas y entrer par curiosité littéraire ; il n'y a guère de bibelots, et les botanistes de l'image n'y trouveront pas plus de fleurs que sur les banquises du pôle. Je leur dis que c'est un désert illimité, où ils mourront de soif. Ils y trouveront fort peu de phrases que l'on puisse prendre en mains pour les admirer à la manière des littérateurs ; ce sont des jets de flammes ou des blocs de glace. N'allez pas chercher des roses en Islande. Il se peut que quelque corolle attende entre deux icebergs, et il y a, en effet, des explosions singulières, des expressions inconnues, des similitudes inouïes, mais elles ne paieront pas le temps perdu à les venir cueillir de si loin. Il faut, avant d'entrer ici, être dans un état philosophique aussi différent de l'état ordinaire que l'état de veille diffère du sommeil ; et Porphyre, dans ses Principes de la théorie des intelligibles, semble avoir écrit l'avertissement le plus propre à être mis en tête de cette œuvre : « Par l'intelligence, on dit beaucoup de choses du principe qui est supérieur à l'intelligence. Mais on en a l'intuition bien mieux par une absence de pensée que par la pensée. Il en est de cette idée comme de celle du sommeil, dont on parle jusqu'à un certain point à l'état de veille, mais dont on n'acquiert la connaissance et la perception que par le sommeil. En effet, le semblable n'est connu que par le semblable, et la condition de toute connaissance est que le sujet devienne semblable à l'objet. » Je le répète, il est bien difficile de comprendre ceci sans préparation ; et je crois que, malgré nos études préparatoires, une grande partie de ce mysticisme nous paraîtra purement théorique, et que la plupart de ces expériences de psychologie surnaturelle ne nous seront accessibles qu'en qualité de spectateurs. L'imagination philosophique est une faculté d'éducation très lente. Nous sommes ici, tout à coup, aux confins de la pensée humaine et bien au delà du cercle polaire de l'esprit. Il y fait extraordinairement froid ; il y fait extraordinairement sombre, et cependant, vous n'y trouverez autre chose que des flammes et de la lumière. Mais à ceux qui arrivent, sans avoir exercé leur âme à ces perceptions nouvelles, cette lumière et ces flammes sont aussi obscures et aussi froides que si elles étaient peintes. Il s'agit ici de la plus exacte des sciences. Il s'agit de parcourir les caps les plus âpres et les plus inhabitables du divin « Connais-toi toi-même » et le soleil de minuit règne sur la mer houleuse où la psychologie de l'homme se mêle à la psychologie de Dieu. Il importe de s'en souvenir sans cesse ; il s'agit ici d'une science très profonde, et il ne s'agit pas d'un songe. Les songes ne sont pas unanimes ; les songes n'ont pas de racines, tandis que la fleur incandescente de la métaphysique divine, épanouie ici, a ses racines mystérieuses dans la Perse et dans l'Inde, dans l'Égypte et la Grèce. Et cependant, elle semble inconsciente comme une fleur et ignore ses racines. Malheureusement, il nous est à peu près impossible de nous mettre dans la position de l'âme qui, sans effort, a conçu cette science ; nous ne pouvons l'apercevoir ab intra et la reproduire en nous-mêmes. Il nous manque ce qu'Emerson appellerait la même « spontanéité centrale ». Nous ne pouvons plus transformer ces idées en notre propre substance ; et, tout au plus, nous est-il possible d'en approuver, du dehors, les prodigieuses expériences, qui ne sont à la portée que d'un très petit nombre d'âmes dans la durée d'un système planétaire. « Il n'est pas légitime, dit Plotin, de s'enquérir d'où provient cette science intuitive, comme si c'était une chose dépendant du lieu et du mouvement ; car cela n'approche pas d'ici, ni ne part de là, pour aller ailleurs ; mais cela apparaît ou n'apparaît pas. En sorte qu'il ne faut pas le poursuivre dans l'intention d'en découvrir les sources secrètes, mais il faut attendre en silence jusqu'à ce que cela brille soudainement sur nous, en nous préparant au spectacle sacré, comme l'œil attend patiemment le lever du soleil. » Et ailleurs il ajoute : « Ce n'est pas par l'imagination ni par le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses principes d'ailleurs, que nous nous représentons les intelligibles (c'est-à-dire ce qui est là-haut) : c'est par la faculté que nous avons de les contempler, faculté qui nous permet d'en parler ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant en nous, ici-bas, la même puissance que nous devons éveiller en nous quand nous sommes dans le monde intelligible. Nous ressemblons à un homme qui, gravissant le sommet d'un rocher, apercevrait, par son regard, les objets invisibles pour ceux qui ne sont pas montés avec lui ». Mais, bien que tous les êtres, depuis la pierre et la plante, jusqu'à l'homme, soient des contemplations, ce sont des contemplations inconscientes, et il nous est bien difficile de retrouver en nous quelque souvenir de l'activité antérieure de la faculté morte. Nous sommes semblables ici à l'œil dans l'image néo-platonicienne : « Il s'éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et, par cela même, il ne voit pas ; car il ne peut voir les ténèbres avec la lumière, et cependant, sans elle, il ne voit pas ; de cette manière, en ne voyant pas, il voit les ténèbres autant qu'il est naturellement capable de les voir. »

Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre d'un moine halluciné, d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y verront un rêve extravagant et noir, traversé de grands éclairs, et rien de plus. C'est l'idée ordinaire que l'on se fait des mystiques ; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. Au surplus, s'il est vrai comme on l'a dit, que tout homme est un Shakespeare dans ses songes, il faudrait se demander si tout homme, dans sa vie, n'est pas un mystique informulé, mille fois plus transcendental que tous ceux qui se sont circonscrits par la parole. Quelle est l'action de l'homme dont le dernier mobile n'est pas mystique? Et l'œil de l'amant ou de la mère, par exemple, n'est-il pas mille fois plus abstrus, plus impénétrable et plus mystique que ce livre, pauvre et explicable, après tout, comme tous les livres, qui ne sont jamais que des mystères morts, dont l'horizon ne se renouvelle plus? Si nous ne comprenons pas ceci, c'est peut-être que nous ne comprenons plus rien. Mais, pour en revenir à notre auteur, quelques-uns reconnaîtront sans peine que, loin d'être affolé par la faim, la solitude et la fièvre, ce moine possédait, au contraire, un des plus sages, des plus exacts et des plus subtils organes philosophiques qui aient jamais existé. Il vivait, nous dit-on, en sa cabane de Groenendael, au milieu de la forêt de Soignes. C'était à l'entrée de l'un des siècles les plus sauvages du moyen âge : le quatorzième. Il ignorait le grec et peut-être le latin. Il était seul et pauvre. Et cependant, au fond de cette obscure forêt brabançonne, son âme, ignorante et simple, reçoit, sans qu'elle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la Grèce ; il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de l'Inde et le bouddhisme du Thibet ; et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de siècles ensevelis et prévoit la science de siècles qui ne sont pas nés. Je pourrais citer des pages entières de Platon, de Plotin, de Porphyre, des livres Zends, des Gnostiques et de la Kabbale, dont la substance presque divine se retrouve, intacte, dans les écrits de l'humble prêtre flamand. Il y a ici d'étranges coïncidences et des unanimités inquiétantes. Il y a plus ; il semble, par moments, avoir exactement supposé la plupart de ses prédécesseurs inconnus ; et de même que Plotin commence son austère voyage au carrefour où Platon effrayé s'est arrêté et s'est agenouillé, on pourrait dire que Ruysbroeck a réveillé, après un repos de plusieurs siècles, non pas ce genre de pensée, car ce genre de pensée ne sommeille jamais, mais ce genre de parole qui s'était endormi sur les montagnes où Plotin ébloui l'avait abandonné en se mettant les mains sur les yeux, comme devant un immense incendie.

Mais l'organisme de leur pensée diffère étrangement. Platon et Plotin sont avant tout les princes de la dialectique. Ils arrivent au mysticisme par la science du raisonnement. Ils font usage de leur âme discursive et semblent se défier de leur âme intuitive ou contemplative. Le raisonnement se contemple dans le miroir du raisonnement et s'efforce de demeurer indifférent à l'intrusion de tous les autres reflets. Il continue son cours comme un fleuve d'eau douce au milieu de la mer, avec le pressentiment d'une absorption prochaine. Ici, nous retrouvons au contraire les habitudes de la pensée asiatique ; l'âme intuitive règne seule au-dessus de l'épuration discursive des idées par les mots. Les fers du rêve sont tombés. Est-ce moins sûr? Nul ne saurait le dire. Le miroir de l'intelligence humaine est entièrement inconnu dans ce livre ; mais il existe un autre miroir, plus sombre et plus profond, que nous recélons au plus intime de notre être ; aucun détail ne s'y voit distinctement et les mots ne peuvent se tenir à sa surface ; l'intelligence le briserait si elle y reflétait un instant sa lumière profane ; mais autre chose s'y montre par moments ; est-ce l'âme? est-ce Dieu lui-même? ou l'un et l'autre à la fois? On ne le saura jamais ; et cependant ces apparitions presque invisibles sont les uniques et effectives souveraines de la vie du plus incrédule et du plus aveugle d'entre nous. Ici, vous n'apercevrez autre chose que les miroitements obscurs de ce miroir ; et comme son trésor est inépuisable, ces miroitements ne ressemblent à aucun de ceux que nous avons éprouvés en nous-mêmes ; et, malgré tout, leur certitude paraît extraordinaire. Et c'est pourquoi je ne sais rien de plus effrayant que ce livre de bonne foi. Il n'y a pas au monde une notion psychologique, une expérience métaphysique, une intuition mystique, si abstruses, si profondes et si inattendues qu'elles puissent être, qu'il ne nous soit possible, s'il le faut, de reproduire et de faire vivre un instant en nous-mêmes, afin de nous assurer de leur identité humaine ; mais ici, nous sommes semblables au père aveugle qui ne peut plus se rappeler le visage de ses enfants. Aucune de ces pensées n'a l'aspect filial ou fraternel d'une pensée de la terre ; nous semblons avoir perdu l'expérience de Dieu et cependant tout nous affirme que nous ne sommes pas entrés dans la maison des songes. Faut-il s'écrier avec Novalis que le temps n'est plus où l'esprit de Dieu était compréhensible et que le sens du monde est à jamais perdu? Qu'autrefois tout était apparition de l'Esprit, mais qu'aujourd'hui nous n'apercevons que des reflets morts que nous ne comprenons plus, et que nous vivons uniquement sur les fruits de temps meilleurs?

Je crois qu'il faut s'avouer humblement que la clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes ordinaires de l'esprit humain. Cette clef n'est pas destinée à des portes terrestres et il faut la mériter en s'éloignant autant que possible de la terre. Un seul guide se rencontre encore en ces carrefours solitaires et peut nous donner les dernières indications vers ces mystérieuses îles de feu et ces Islandes de l'abstraction et de l'amour ; c'est Plotin qui s'est efforcé d'analyser, par l'intelligence humaine, la faculté divine qui règne ici. Il a éprouvé, ce que nous appelons d'un mot qui n'explique rien, les mêmes extases, qui ne sont, au fond, que le commencement de la découverte complète de notre être ; et au milieu de leurs troubles et de leurs ténèbres, il n'a pas fermé un instant l'œil interrogateur du psychologue qui cherche à se rendre compte des phénomènes les plus insolites de son âme. Il est ainsi le dernier môle d'où nous puissions comprendre un peu les vagues et l'horizon de cette mer obscure. Il s'efforce de prolonger les sentiers de l'intelligence ordinaire, jusqu'au cœur de ces dévastations, et c'est pourquoi il faut y revenir sans cesse ; car il est le seul mystique analytique. A ceux que tenteraient ces prodigieuses excursions, je veux donner ici une des pages où il a essayé d'expliquer l'organisme de cette faculté divine de l'introspection.

« Dans l'intuition intellectuelle, dit-il, l'intelligence voit les objets intelligibles, au moyen de la lumière que répand sur eux le Premier, et, en voyant ces objets, elle voit réellement la lumière intelligible. Mais, comme elle accorde son attention aux objets éclairés, elle ne voit pas bien nettement le principe qui les éclaire ; si, au contraire, elle oublie les objets qu'elle voit pour ne contempler que la clarté qui les rend visibles, elle voit la lumière même et le principe de la lumière. Mais ce n'est pas hors d'elle-même que l'intelligence contemple la lumière intelligible. Elle ressemble alors à l'œil qui, sans considérer une lumière extérieure et étrangère, avant même de l'apercevoir, est soudain frappé par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon qui jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu des ténèbres ; il en est de même quand l'œil, pour ne rien voir des autres objets, ferme ses paupières et tire de lui-même sa lumière, ou que, pressé par la main, il aperçoit la lumière qu'il a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur, il voit ; il voit même plus qu'à tout autre moment, car il voit la lumière. Les autres objets qu'il voyait auparavant, tout en étant lumineux, n'étaient pas la lumière même. De même, quand l'intelligence ferme l'œil en quelque sorte aux autres objets, qu'elle se concentre en elle-même, en ne voyant rien, elle voit non une lumière étrangère qui brille dans des formes étrangères, mais sa propre lumière qui, tout à coup, rayonne intérieurement d'une pure clarté.

» Il faut, nous dit-il encore, que l'âme qui étudie Dieu s'en forme une idée en cherchant à le connaître ; il faut ensuite que, sachant à quelle grande chose elle veut s'unir, et persuadée qu'elle trouvera la béatitude dans cette union, elle se plonge dans les profondeurs de la divinité, jusqu'à ce que, au lieu de se contempler, de contempler le monde intelligible, elle devienne elle-même un objet de contemplation et brille de la clarté des conceptions qui ont là-haut leur source. »

C'est à peu près tout ce que la sagesse humaine peut nous dire ici ; c'est à peu près tout ce que le prince des métaphysiques transcendantales a pu exprimer ; quant aux autres explications, il faut que nous les trouvions en nous-mêmes dans les profondeurs où toute explication s'anéantit dans son expression. Car ce n'est pas seulement au ciel et sur la terre, c'est surtout en nous-mêmes qu'il y a plus de choses que n'en peuvent contenir toutes les philosophies, et dès que nous ne sommes plus obligés de formuler ce qu'il y a de mystérieux en nous, nous sommes plus profonds que tout ce qui a été écrit, et plus grands que tout ce qui existe.

Maintenant, si j'ai traduit ceci, c'est uniquement parce que je crois que les écrits des mystiques sont les plus purs diamants du prodigieux trésor de l'humanité ; bien qu'une traduction soit peut-être inutile, car l'expérience semble prouver qu'il importe assez peu que le mystère de l'incarnation d'une pensée s'accomplisse dans la lumière ou dans les ténèbres ; il suffit qu'il ait eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse être, les vérités mystiques ont sur les vérités ordinaires un privilège étrange ; elle ne peuvent ni vieillir ni mourir. Il n'y a pas une vérité qui ne soit, un matin, descendue sur ce monde, admirable de force et de jeunesse et couverte de la fraîche et merveilleuse rosée propre aux choses qui n'ont pas encore été dites ; parcourez aujourd'hui les infirmeries de l'âme humaine où toutes viennent mourir tous les jours, vous n'y trouverez jamais une seule pensée mystique. Elle ont l'immunité des anges de Swedenborg qui avancent continuellement vers le printemps de leur jeunesse, en sorte que les anges les plus vieux paraissent les plus jeunes ; et qu'elles viennent de l'Inde, de la Grèce ou du Nord, elles n'ont ni patrie ni anniversaire et partout où nous les rencontrons, elles semblent immobiles et actuelles comme Dieu même. Une œuvre ne vieillit qu'en proportion de son antimysticisme ; et c'est pourquoi ce livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est anormalement noir, mais je crois qu'un auteur sincère et de bonne foi n'est jamais obscur au sens éternel de ce mot, parce qu'il se comprend toujours lui-même et infiniment au delà de ce qu'il dit. Les idées artificielles seules s'élèvent en de réelles ténèbres et ne prospèrent qu'aux époques littéraires et dans la mauvaise foi de siècles trop conscients, lorsque la pensée de l'écrivain demeure en deçà de ce qu'il exprime. Là, c'était l'ombre féconde d'une forêt et ici c'est l'obscurité d'un caveau, où n'éclosent que de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi de ce monde inconnu que ses phrases devaient éclairer à travers les doubles et pauvres vitres de corne des mots et des pensées. Les mots, ainsi qu'on l'a fait remarquer, ont été inventés pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour d'un trône, lorsque de temps en temps, quelque âme royale les mène ailleurs. Et, d'un autre côté, la pensée est-elle jamais l'image exacte du je ne sais quoi qui l'a fait naître, et n'est-ce pas toujours l'ombre d'une lutte que nous voyons en elle, semblable à celle de Jacob avec l'ange, et confuse en proportion de la taille de l'âme et de l'ange? Malheur à nous, dit Carlyle, si nous n'avons en nous que ce que nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais qu'il y a sur ces pages, l'ombre portée d'objets que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont le moine ne s'arrête pas à élucider l'usage, et que nous ne reconnaîtrons que lorsque nous verrons les objets eux-mêmes de l'autre côté de la vie ; mais, en attendant, cela nous a fait regarder au loin, et c'est beaucoup. Je sais encore que maintes de ses phrases flottent à peu près comme de transparents glaçons sur l'incolore mer du silence, mais elles existent ; elles ont été séparées des eaux, et c'est assez. Je sais enfin, que les étranges plantes qu'il a cultivées sur les cimes de l'esprit sont entourées de nuages spéciaux, mais ces nuages n'offensent que ceux qui regardent d'en bas, et si l'on a le courage de monter, on s'aperçoit qu'ils sont l'atmosphère même de ces plantes, et la seule où elles pussent éclore à l'abri de l'inexistence. Car c'est une végétation si subtile, qu'elle se distingue à peine du silence où elle a puisé ses sucs et où elle semble encline à se dissoudre. Toute cette œuvre, d'ailleurs, est comme un verre grossissant, appliqué sur la ténèbre et le silence ; et parfois on ne discerne pas immédiatement l'extrémité des idées qui y trempent encore. C'est de l'invisible qui transparaît par moments, et il faut évidemment quelque attention à guetter ses retours. Ce livre n'est pas trop loin de nous ; il est probablement au centre même de notre humanité ; mais c'est nous qui sommes trop loin de ce livre ; et s'il nous paraît décourageant comme le désert, si la désolation de l'amour divin y semble terrible et la soif des sommets insupportable, ce n'est pas l'œuvre qui est trop ancienne, mais nous, qui sommes trop vieux peut-être, et tristes et sans courage, comme des vieillards autour d'un enfant ; et c'est un autre mystique, Plotin, le grand mystique païen qui a probablement raison contre nous, lorsqu'il dit à ceux qui se plaignent de ne rien voir sur les hauteurs de l'introspection : « Il faut d'abord rendre l'organe de la vision analogue et semblable à l'objet qu'il doit contempler. Jamais l'œil n'eût aperçu le soleil, s'il n'avait d'abord pris la forme du soleil ; de même l'âme ne saurait voir la beauté, si d'abord elle ne devenait belle elle-même, et tout homme doit commencer par se rendre beau et divin pour obtenir la vue du beau et de la divinité. »

VII
EMERSON

« Une seule chose importe, dit Novalis, c'est la recherche de notre moi transcendental. » Ce moi, nous l'apercevons par moments dans les paroles de Dieu, dans celles des poètes et des sages, au fond de quelques joies et de quelques douleurs, dans le sommeil, l'amour et les maladies, et en des conjonctures inattendues, où de loin il nous fait signe et nous montre du doigt nos relations avec l'univers. Quelques sages ne s'attachèrent qu'à cette recherche et ils écrivirent ces livres où ne règne que l'extraordinaire. « Qu'y a-t-il qui vaille dans les livres, dit notre auteur, si ce n'est le transcendental et l'extraordinaire? » Ils étaient comme des peintres s'efforçant de saisir une ressemblance dans les ténèbres. Les uns tracèrent des images abstraites, très grandes mais presque indistinctes. Les autres parvinrent à fixer une attitude ou un geste habituel de la vie supérieure. Plusieurs imaginèrent des êtres étranges. Il n'existe pas un grand nombre de ces images. Elle ne se ressemblent jamais. Quelques-unes sont très belles, et ceux qui ne les ont pas vues sont pareils toute leur vie à des hommes qui ne seraient jamais sortis vers le milieu du jour. Il en est dont les lignes sont plus pures que les lignes du ciel ; et alors, ces figures nous paraissent si lointaines que nous ignorons si elles vivent ou si elles furent transcrites selon nous-mêmes. Elles sont l'œuvre des mystiques purs et l'homme ne s'y reconnaît pas encore. D'autres, qu'on nomme les poètes, nous parlèrent indirectement de ces choses. Une troisième classe de penseurs, élevant d'un degré le vieux mythe des centaures, nous a donné de cette identité occulte une image plus accessible en mêlant les lignes de notre moi apparent à celles de notre moi supérieur. Le visage de notre âme divine y sourit par moments par dessus l'épaule de sa sœur, l'âme humaine, inclinée aux humbles besognes de la pensée ; et ce sourire qui nous fait entrevoir en passant tout ce qu'il y a par delà la pensée importe seul dans les œuvres des hommes…

Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous montrèrent que l'homme est plus grand et plus profond que l'homme, et qui parvinrent à fixer ainsi quelques-unes des allusions éternelles que nous rencontrons à chaque instant par la vie, dans un geste, dans un signe, dans un regard, dans une parole, dans un silence et dans les événements qui nous entourent. La science de la grandeur humaine est la plus étrange des sciences. Nul d'entre les hommes ne l'ignore ; mais presque tous ne savent pas qu'ils la possèdent. L'enfant qui me rencontre ne sera pas capable de dire à sa mère ce qu'il a vu ; et cependant, dès que son œil a touché ma présence, il sait tout ce que je suis, tout ce que j'ai été, tout ce que je serai, aussi bien que mon frère et trois fois mieux que moi-même. Il me connaît immédiatement dans le passé et l'avenir, dans ce monde-ci et dans les autres, et ses yeux à leur tour me révèlent le rôle que je joue dans l'univers et dans l'éternité. Les âmes infaillibles se sont entrejugées ; et dès que son regard a admis mon regard, mon visage, mon attitude, et tout l'infini qui les entoure et dont ils sont les interprètes, il sait à quoi s'en tenir ; et bien qu'il ne distingue pas encore la couronne d'un empereur de la besace d'un mendiant, il m'a connu, un moment, aussi exactement que Dieu.

Il est vrai que nous agissons déjà comme des dieux, et toute notre vie se passe au milieu de certitudes et d'infaillibilités infinies. Mais nous sommes des aveugles qui jouons avec des pierreries le long des routes ; et cet homme qui frappe à ma porte, dépense, au moment où il me salue d'aussi merveilleux trésors spirituels que le prince que j'aurais arraché à la mort. Je lui ouvre ; et en un instant il voit à ses pieds, comme du haut d'une tour, tout ce qui a lieu entre deux âmes. La paysanne à qui je demande le chemin, je la juge aussi profondément que si je lui demandais la vie de ma mère, et son âme m'a parlé aussi intimement que celle de ma fiancée. Elle remonta en hâte, jusqu'aux plus grands mystères, avant de me répondre ; puis elle m'a dit tranquillement, sachant tout à coup ce que j'étais, qu'il fallait prendre à gauche le sentier du village. Si je passe une heure au milieu d'une foule, j'ai jugé mille fois sans rien dire et sans y songer un moment, les vivants et les morts, et lequel de ces jugements sera réformé au dernier jour? Il y a dans cette chambre cinq ou six êtres qui parlent de la pluie et du beau temps ; mais au dessus de cette conversation misérable, six âmes ont un entretien dont nulle sagesse humaine ne pourrait approcher sans danger ; et bien qu'elles parlent à travers leurs regards, leurs mains, leur visage et toute leur présence, ils ignoreront toujours ce qu'elles ont dit. Il faut cependant qu'ils attendent la fin de l'insaisissable dialogue, et c'est pourquoi ils ont je ne sais quelle joie mystérieuse dans leur ennui, sans connaître ce qui écoute en eux toutes les lois de la vie, de la mort et de l'amour qui passent comme des fleuves intarissables autour de la maison.

Il en est ainsi partout et toujours. Nous ne vivons que selon notre être transcendental, dont les actions et les pensées percent à chaque instant l'enveloppe qui nous entoure. Je vais voir aujourd'hui un ami que je n'ai jamais vu, mais je connais son œuvre et je sais que son âme est extraordinaire et qu'il a passé sa vie à la manifester aussi exactement que possible selon le devoir des intelligences supérieures. Je suis plein d'inquiétudes et c'est une heure solennelle. Il entre ; et toutes les explications qu'il nous a données durant un grand nombre d'années tombent en poussière au mouvement de la porte qui s'ouvre sur sa présence. Il n'est pas ce qu'il croit être. Il est d'une autre nature que ses pensées. Une fois de plus nous constatons que les émissaires de l'esprit sont toujours infidèles. Il a dit sur son âme des choses très profondes ; mais en ce petit instant qui sépare le regard qui s'arrête du regard qui s'éloigne, j'ai appris tout ce qu'il ne pourra jamais dire et tout ce qu'il ne pourra jamais faire vivre en son esprit. Il m'appartient désormais sans retour. Autrefois nous étions unis par la pensée. Aujourd'hui, une chose mille et mille fois plus mystérieuse que la pensée nous livre l'un à l'autre. Il y a des années et des années que nous attendions ce moment ; et voilà que nous sentons que tout est inutile, et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui nous étions préparés à nous montrer des trésors secrets et prodigieux, nous nous entretenons de l'heure qui sonne ou du soleil qui se couche, afin de donner à nos âmes le temps de s'admirer et de s'étreindre dans un autre silence que le murmure des lèvres et de la pensée ne pourra pas troubler…

Au fond, nous ne vivons que d'âme à âme et nous sommes des dieux qui s'ignorent. S'il m'est impossible ce soir de supporter ma solitude, et si je descends parmi les hommes, ils me diront que l'orage vient d'abattre leurs poires ou que les dernières gelées ont fermé le port. Est-ce pour cela que je suis venu? Et cependant, je m'en irai tantôt, l'âme aussi satisfaite et aussi pleine de forces et de trésors nouveaux que si j'avais passé ces heures avec Platon, Socrate et Marc-Aurèle. Ce que disait leur bouche ne s'entendait pas à côté de ce que proclamait leur présence, et il est impossible à l'homme de n'être pas grand et admirable. Ce que pense la pensée n'a aucune importance à côté de la vérité que nous sommes et qui s'affirme en silence ; et si, après cinquante ans de solitude, Epictète, Gœthe et saint Paul abordaient en mon île, ils ne pourraient me dire que ce que me dirait en même temps et plus immédiatement peut-être le petit mousse de leur navire.

En vérité, ce qu'il y a de plus étrange dans l'homme, c'est sa gravité et sa sagesse cachées. Le plus frivole ne rit jamais réellement parmi nous, et malgré ses efforts ne parvient pas à perdre une minute, car l'âme humaine est attentive et ne fait rien d'inutile. Ernst ist das Leben, la vie est grave et au fond de notre être notre âme n'a pas encore souri. De l'autre côté de nos agitations involontaires, nous menons une existence merveilleuse, immobile et très pure et très sûre, à laquelle font sans cesse allusion les mains qui se tendent, les yeux qui s'ouvrent, les regards qui se rencontrent.

Tous nos organes sont les complices mystiques d'un être supérieur, et ce n'est jamais un homme, c'est une âme que nous avons connue. Je n'ai pas vu ce pauvre qui implorait l'aumône sur les marches de mon seuil ; mais j'apercevais autre chose : en nos yeux deux destinées identiques se saluaient et s'aimaient, et, au moment où il tendait la main, la petite porte de la maison s'entr'ouvrait un instant sur la mer. « Dans mes rapports avec mon enfant, dit Emerson, le grec, le latin, tout ce que je sais, tout l'or que je possède ne me servent de rien ; ce que j'ai d'âme importe seul. Si j'ai une volonté, il oppose sa volonté à la mienne, une contre une, et me laisse, si je veux, la honte d'abuser de ma force en le frappant ; mais si je renonce à ma volonté, et si j'agis au nom de l'âme, la plaçant comme arbitre entre nous deux, à travers ses jeunes yeux regarde la même âme ; il révère et il aime avec moi. »

Mais s'il est vrai que le dernier d'entre nous ne peut faire le moindre geste sans tenir compte de l'âme et des royaumes spirituels où elle règne, il est vrai aussi que les plus sages ne songent presque jamais à l'infini que déplace une paupière qui s'ouvre, une tête qui s'incline, une main qui se ferme. Nous vivons si loin de nous-mêmes que nous ignorons presque tout ce qui se passe à l'horizon de notre être. Nous errons au hasard dans la vallée, sans nous douter que tous nos gestes sont reproduits et acquièrent leur signification sur le sommet de la montagne, et il faut par moments que quelqu'un vienne nous dire : Levez les yeux, voyez ce que vous êtes, voyez ce que vous faites ; ce n'est pas ici que nous vivons ; c'est là-haut que nous sommes. Ce regard échangé dans l'ombre ; ces paroles qui n'avaient pas de sens au pied de la montagne, voyez ce qu'ils deviennent et ce qu'ils signifient par delà la neige des cimes ; et comme nos mains que nous croyons si faibles et si petites atteignent Dieu, à chaque instant, sans le savoir.

Quelques-uns sont venus nous frapper ainsi sur l'épaule en nous montrant du doigt ce qui se passe sur les glaciers du mystère. Ils ne sont pas nombreux. Il y en a trois ou quatre en ce siècle. Il y en a cinq ou six dans les autres ; et tout ce qu'ils ont pu nous dire n'est rien au regard de ce qui a lieu et de ce que notre âme n'ignore pas. Mais qu'importe? Ne sommes-nous pas semblables à un homme qui a perdu les yeux dans les premières années de son enfance? Il a vu le spectacle innombrable des êtres. Il a vu le soleil, la mer et la forêt. Maintenant, ces merveilles se trouvent à jamais dans sa substance ; et si vous en parlez, que pourrez-vous lui dire, et que seront vos pauvres mots à côté de la clairière, de la tempête et de l'aurore qui vivent encore au fond de son esprit et de sa chair? Il vous écoutera, cependant, avec une joie ardente et étonnée et bien qu'il sache tout, et que vos paroles représentent ce qu'il sait plus imparfaitement qu'un verre d'eau ne représente un grand fleuve, les petites phrases impuissantes qui tombent de la bouche des hommes illumineront un instant l'océan, la lumière et les sombres feuillages qui dormaient au milieu des ténèbres, sous ses paupières mortes.

Les faces de ce « moi transcendental » dont parle Novalis, sont probablement innombrables et aucun des moralistes mystiques n'est parvenu à étudier la même. Swedenborg, Pascal, Novalis, Hello et quelques autres examinent nos rapports avec un infini abstrait, subtil et très lointain. Ils nous mènent sur des montagnes dont tous les sommets ne nous semblent pas naturels et habitables et où nous respirons souvent avec peine. Gœthe accompagne notre âme sur les rivages de la mer de la Sérénité. Marc-Aurèle la fait asseoir au penchant des collines humaines de la bonté parfaite et lasse, et sous les feuillages trop lourds de la résignation sans espoir. Carlyle, le frère spirituel d'Emerson, qui en ce siècle nous avertit à l'autre extrémité de la vallée, fait passer comme des éclairs, les seuls moments héroïques de notre être, sur le fond d'ombre et d'orage d'un inconnu sans cesse monstrueux. Il nous mène comme un troupeau affolé par les tempêtes vers les pâturages ignorés et sulfureux. Il nous pousse au plus profond des ténèbres qu'il a découvertes avec joie, et qu'éclaire seule l'étoile intermittente et violente des héros et nous y abandonne, avec un mauvais rire, aux vastes représailles des mystères.

Mais en même temps, voici Emerson, le bon pasteur matinal des prés pâles et verts d'un optimisme nouveau, naturel et plausible. Il ne nous conduit pas du côté des abîmes. Il ne nous fait pas sortir de l'humble clos familier, parce que le glacier, la mer, les neiges éternelles, le palais, l'étable, le poële éteint du pauvre et le lit du malade, tout est situé sous le même ciel, purifié par les mêmes astres et soumis aux mêmes puissances infinies.

Il est venu pour plusieurs au moment où il fallait venir et à l'instant où ils avaient mortellement besoin d'explications nouvelles. Les heures héroïques sont moins apparentes, celles de l'abnégation ne sont pas encore revenues ; il ne nous reste plus que la vie quotidienne, et cependant nous ne pouvons pas vivre sans grandeur. Il a donné un sens presque acceptable à cette vie qui n'avait plus ses horizons traditionnels, et peut-être a-t-il pu nous montrer qu'elle est assez étrange, assez profonde et assez grande pour n'avoir besoin d'autre but qu'elle-même. Il n'en sait pas plus que les autres ; mais il affirme avec plus de courage, et il a confiance dans le mystère. Il faut vivre, vous tous qui traversez des jours et des années, sans actions, sans pensées, sans lumière, parce que votre vie, malgré tout, est incompréhensible et divine. Il faut vivre parce que nul n'a le droit de se soustraire aux événements spirituels des semaines banales. Il faut vivre parce qu'il n'y a pas d'heures sans miracles intimes et sans significations ineffables. Il faut vivre parce qu'il n'y a pas un acte, pas un mot, pas un geste qui échappe à des revendications inexplicables en un monde « où il y a beaucoup de choses à faire, et peu de choses à savoir. »

Il n'y a ni grande ni petite vie, et l'action de Régulus ou de Léonidas n'a aucune importance lorsque je la compare à un moment de l'existence secrète de mon âme. Elle pouvait faire ce qu'ils ont fait ou ne pas le faire, ces choses ne l'atteignent pas ; et l'âme de Régulus, lorsqu'il s'en retournait à Carthage, était probablement aussi distraite et aussi indifférente que celle de l'ouvrier qui s'en va vers l'usine. Elle est trop loin de toutes nos actions ; elle est trop loin de toutes nos pensées. Elle vit seule, au fond de nous, une vie qu'elle ne dit pas ; et des hauteurs où elle règne, la variété des existences ne se distingue plus. Nous marchons accablés sous le poids de notre âme et il n'y a pas de proportion entre elle et nous. Elle ne songe peut-être jamais à ce que nous faisons et cela se lit sur notre visage. Si l'on pouvait demander à une intelligence d'un autre monde quelle est l'expression synthétique de la face des hommes, elle répondrait, sans doute, après les avoir vus dans leurs joies, dans leurs douleurs et dans leurs inquiétudes : Ils ont l'air de songer à autre chose. Soyez grand, soyez sage et éloquent ; l'âme du pauvre qui tend la main au coin du pont ne sera pas jalouse, mais la vôtre lui enviera peut-être son silence. Le héros a besoin de l'approbation de l'homme ordinaire, mais l'homme ordinaire ne demande pas l'approbation du héros et il poursuit sa vie sans inquiétude, comme celui qui a tous ses trésors en lieu sûr. « Lorsque parle Socrate, dit Emerson, Lysis et Ménéxène n'éprouvent aucune honte de leur silence. Eux aussi ils sont grands. Et Socrate s'en réfère à eux et les aime tandis qu'il parle, parce que tout homme renferme et est la vérité même qu'articule un homme éloquent. Mais en l'homme éloquent, à cause de cela même qu'il peut l'articuler, il semble que cette vérité réside déjà moins ; et c'est pourquoi il se tourne vers ces silencieux admirables, avec une déférence et un respect plus grands. »

L'homme est avide d'explications. Il faut qu'on lui montre sa vie. Il se réjouit lorsqu'il trouve quelque part l'interprétation exacte d'un petit geste qu'il a fait il y a vingt-cinq ans. Ici, il n'y a pas de petit geste ; il y a la plupart des attitudes de notre âme quotidienne. Vous n'y trouverez pas le caractère éternel de la pensée de Marc-Aurèle. Mais Marc-Aurèle c'est la pensée par excellence. D'ailleurs, qui de nous mène la vie de Marc-Aurèle? Ici, c'est l'homme et rien de plus. Il n'est pas arbitrairement agrandi ; seulement, il est plus près de nous que d'habitude. C'est Jean qui taille ses arbres ; c'est Pierre qui bâtit sa maison, c'est vous qui me parlez de la moisson, c'est moi qui vous donne la main ; mais nous sommes mis au point où nous touchons aux dieux et nous sommes étonnés de ce que nous faisons. Nous ne savions pas que toutes les puissances de l'âme étaient présentes, nous ne savions pas que toutes les lois de l'univers attendaient autour de nous ; et nous nous retournons, et nous nous regardons sans rien dire comme des gens qui ont vu un miracle.

Emerson est venu affirmer avec simplicité cette grandeur égale et secrète de notre vie. Il nous a entourés de silence et d'admiration. Il a mis un trait de lumière sous les pas de l'artisan qui sort de l'atelier. Il nous a montré toutes les forces du ciel et de la terre, occupées à soutenir le seuil sur lequel deux voisins parlent de l'eau qui tombe ou du vent qui s'élève, et au dessus de deux passants qui s'abordent, il nous fait voir le visage d'un Dieu qui sourit au visage d'un Dieu. Il est plus près que nul autre de notre vie habituelle. Il est l'avertisseur le plus attentif, le plus assidu, le plus probe, le plus méticuleux, le plus humain peut-être. Il est le sage des jours ordinaires, et les jours ordinaires sont en somme la substance de notre être. Plus d'une année s'écoule sans passions, sans vertus, sans miracles. Apprenez-nous à vénérer les petites heures de la vie. Si j'ai pu agir ce matin, selon l'esprit de Marc-Aurèle, ne venez pas souligner mes actions, car je sais, moi aussi, qu'il est arrivé quelque chose. Mais si je crois avoir perdu ma journée en misérables entreprises ; et si vous pouvez me prouver que j'ai vécu cependant aussi profondément qu'un héros, et que mon âme n'a pas perdu ses droits ; vous aurez fait plus que si vous m'aviez persuadé de sauver aujourd'hui mon ennemi, car vous avez augmenté en moi, la somme, la grandeur et le désir de la vie ; et demain, peut-être, je saurai vivre avec respect.

VIII
NOVALIS[1]

[1] Fragment de la préface à la traduction des Disciples à Saïs.

« Les hommes marchent par des chemins divers ; qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures », dit notre auteur. J'ai choisi trois de ces hommes dont les routes nous mènent sur trois cimes différentes. J'ai vu miroiter à l'horizon des œuvres de Ruysbroeck les pics les plus bleuâtres de l'âme, tandis qu'en celles d'Emerson les sommets plus humbles du cœur humain s'arrondissaient irrégulièrement. Ici, nous nous trouvons sur les crêtes aiguës et souvent dangereuses du cerveau ; mais il y a des retraites pleines d'une ombre délicieuse entre les inégalités verdoyantes de ces crêtes, et l'atmosphère y est d'un inaltérable cristal.

Il est admirable de voir combien les voies de l'âme humaine divergent vers l'inaccessible. Il faut suivre un moment les traces des trois âmes que je viens de nommer. Elles sont allées, chacune de son côté, bien au delà des cercles sûrs de la conscience ordinaire, et chacune d'elles a rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas et que nous devons cependant accueillir comme des sœurs prodigues et retrouvées. Une vérité cachée est ce qui nous fait vivre. Nous sommes ses esclaves inconscients et muets, et nous nous trouvons enchaînés tant qu'elle n'a point paru. Mais si l'un de ces êtres extraordinaires, qui sont les antennes de l'âme humaine innombrablement une, la soupçonne un instant, en tâtonnant dans les ténèbres, les derniers d'entre nous, par je ne sais quel contre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés de quelque chose ; une vérité nouvelle plus haute, plus pure et plus mystérieuse prend la place de celle qui s'est vue découverte et qui fuit sans retour, et l'âme de tous, sans que rien le trahisse au dehors, inaugure une ère plus sereine et célèbre de profondes fêtes où nous ne prenons qu'une part tardive et très lointaine. Et je crois que c'est de la sorte qu'elle monte et s'en va vers un but qu'elle est seule à connaître.

Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi. Mettez dans un plateau de la balance toutes les paroles des grands sages, et dans l'autre plateau la sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle, Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne soulèvera pas d'une ligne les grands trésors de l'inconscience, car l'enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aurèle qui parle. Et, cependant, si Marc-Aurèle n'avait pas écrit les douze livres de ses Méditations, une partie des trésors ignorés que notre enfant renferme ne serait pas la même. Il n'est peut-être pas possible de parler clairement de ces choses, mais ceux qui savent s'interroger assez profondément et vivre, ne fût-ce que le temps d'un éclair, selon leur être intégral, sentent que cela est. Il se peut que l'on découvre un jour les raisons pour lesquelles, si Platon, Swedenborg ou Plotin n'avaient pas existé, l'âme du paysan qui ne les a pas lus et n'en a jamais entendu parler ne serait pas ce qu'elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi qu'il en puisse être, aucune pensée ne se perdit jamais pour aucune âme, et qui dira les parties de nous-mêmes qui ne vivent que grâce à des pensées qui ne furent jamais exprimées? Notre conscience a plus d'un degré, et les plus sages ne s'inquiètent que de notre conscience à peu près inconsciente parce qu'elle est sur le point de devenir divine. Augmenter cette conscience transcendantale semble avoir été toujours le désir inconnu et suprême des hommes. Il importe peu qu'ils l'ignorent, car ils ignorent tout, et cependant ils agissent en leur âme aussi sagement que les plus sages. Il est vrai que la plupart des hommes ne doivent vivre un moment qu'à l'instant où ils meurent. En attendant, cette conscience ne s'augmente qu'en augmentant l'inexplicable autour de nous. Nous cherchons à connaître pour apprendre à ne pas connaître. Nous ne nous grandissons qu'en grandissant les mystères qui nous accablent, et nous sommes des esclaves qui ne peuvent entretenir en eux le désir de vivre qu'à condition d'alourdir, sans se décourager jamais, le poids sans pitié de leurs chaînes…

L'histoire de ces chaînes merveilleuses est l'unique histoire de nous-mêmes ; car nous ne sommes qu'un mystère, et ce que nous savons n'est pas intéressant. Elle n'est pas longue jusqu'ici ; elle tient en quelques pages, et l'on dirait que les meilleurs ont eu peur d'y songer. Combien peu osèrent s'avancer jusqu'aux extrémités de la pensée humaine! et dites-nous les noms de ceux qui y restèrent quelques heures… Plus d'un nous l'a promise et quelques autres l'entreprirent un moment, mais peu après ils perdaient tour à tour la force qu'il faut pour vivre ici, ils retombaient du côté de la vie extérieure et dans les champs connus de la raison humaine, « et tout flottait de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux ».

En vérité, c'est qu'il est difficile d'interroger son âme et de reconnaître sa petite voix d'enfant au milieu des clameurs inutiles qui l'entourent. Et, cependant, que les autres efforts de l'esprit importent peu quand on y songe, et comme notre vie ordinaire se passe loin de nous! On dirait que là-bas n'apparaissent que nos semblables des heures vides, distraites et stériles ; mais, ici, c'est le seul point fixe de notre être et le lieu même de la vie. Il faut s'y réfugier sans cesse. Nous savons tout le reste avant qu'on nous l'ait dit ; mais, ici, nous apprenons bien plus que tout ce qu'on peut dire ; et c'est au moment où la phrase s'arrête et où les mots se cachent, que notre regard inquiété rencontre tout à coup, à travers les années et les siècles, un autre regard qui l'attendait patiemment sur le chemin de Dieu. Les paupières clignent en même temps, les yeux se mouillent de la rosée douce et terrible d'un mystère identique, et nous savons que nous ne sommes plus seuls sur la route sans fin…

Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la vie? Les métaphysiques vont à peine jusqu'aux frontières, et celles-ci dépassées, en vérité que reste-t-il? Quelques mystiques qui semblent fous, parce qu'ils représenteraient probablement la nature même de la pensée de l'homme, s'il avait le loisir ou la force d'être un homme véritable. Parce que nous aimons avant tout les maîtres de la raison ordinaire : Kant, Spinoza, Schopenhauer et quelques autres, ce n'est pas un motif pour repousser les maîtres d'une raison différente qui est une raison fraternelle, elle aussi, et qui sera peut-être notre raison future. En attendant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient indispensables. Ouvrez le plus profond des moralistes ou des psychologues ordinaires, il vous parlera de l'amour, de la haine, de l'orgueil et des autres passions de notre cœur ; et ces choses peuvent nous plaire un instant, comme des fleurs détachées de leur tige. Mais notre vie réelle et invariable se passe à mille lieues de l'amour et à cent mille lieues de l'orgueil. Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions ou de la raison pure. Il ne s'agit pas de nous dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle s'en va aujourd'hui ; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il se peut qu'elle apprenne l'événement et qu'elle le transforme en lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. Il se peut aussi qu'elle l'ignore ; et dès lors à quoi sert d'en parler? Il faut laisser ces petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si j'ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j'aie acquis des pensées qui me fassent homme davantage et que les anges dont il faut s'approcher jour et nuit me trouveront plus beau? Tout ce qui ne va pas au-delà de la sagesse expérimentale et quotidienne ne nous appartient pas et n'est pas digne de notre âme. Tout ce qu'on peut apprendre sans angoisse nous diminue. Je sourirai péniblement si vous parvenez à me prouver que je fus égoïste jusque dans le sacrifice de mon bonheur et de ma vie ; mais qu'est-ce que l'égoïsme au regard de tant d'autres choses toutes-puissantes que je sens vivre en moi d'une vie indicible? Ce n'est pas sur le seuil des passions que se trouvent les lois pures de notre être. Il arrive un moment où les phénomènes de la conscience habituelle, qu'on pourrait appeler la conscience passionnelle ou la conscience des relations du premier degré, ne nous profitent plus et n'atteignent plus notre vie. J'accorde que cette conscience soit souvent intéressante par quelque côté, et qu'il soit nécessaire d'en connaître les plis. Mais c'est une plante de la surface, et ses racines ont peur du grand feu central de notre être. Je puis commettre un crime sans que le moindre souffle incline la plus petite flamme de ce feu ; et, d'un autre côté, un regard échangé, une pensée qui ne parvient pas à éclore, une minute qui passe sans rien dire, peut l'agiter en tourbillons terribles au fond de ses retraites et le faire déborder sur ma vie. Notre âme ne juge pas comme nous ; c'est une chose capricieuse et cachée. Elle peut être atteinte par un souffle et ignorer une tempête. Il faut chercher ce qui l'atteint ; tout est là, car c'est là que nous sommes.

Ainsi, et pour en revenir à cette conscience ordinaire qui règne à de grandes distances de notre âme, je sais plus d'un esprit que la merveilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par exemple, n'étonne plus. Elle est définitive dans les premiers cercles de l'homme. Elle demeure admirable, pourvu que l'on ait soin de n'ouvrir ni portes ni fenêtres, sans quoi l'image tomberait en poussière au vent de tout l'inconnu qui attend au dehors. Nous écoutons le dialogue du More et de Desdémone comme une chose parfaite, mais sans pouvoir nous empêcher de songer à des choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique soit trompé ou non par la noble Vénitienne, il a une autre vie. Il doit se passer dans son âme et autour de son être, au moment même de ses soupçons les plus misérables et de ses colères les plus brutales, des événements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent point troubler, et à travers les agitations superficielles de la jalousie se poursuit une existence inaltérable que le génie de l'homme n'a montrée jusqu'ici qu'en passant.

Est-ce de là que naît la tristesse qui monte des chefs-d'œuvre? Les poètes ne purent les écrire qu'à la condition de fermer leurs yeux aux horizons terribles et d'imposer silence aux voix trop graves et trop nombreuses de leur âme. S'ils ne l'avaient pas fait, ils eussent perdu courage. Rien n'est plus triste et plus décevant qu'un chef-d'œuvre, parce que rien ne montre mieux l'impuissance de l'homme à prendre conscience de sa grandeur et de sa dignité. Et si une voix ne nous avertissait que les plus belles choses ne sont rien au regard de tout ce que nous sommes, rien ne nous diminuerait davantage.

« L'âme, dit Emerson, est supérieure à ce qu'on peut savoir d'elle et plus sage qu'aucune de ses œuvres. Le grand poète nous fait sentir notre propre valeur, et alors nous estimons moins ce qu'il a réalisé. La meilleure chose qu'il nous apprenne, c'est le dédain de tout ce qu'il a fait. Shakespeare nous emporte en un si sublime courant d'intelligente activité, qu'il nous suggère l'idée d'une richesse à côté de laquelle la sienne semble pauvre, et alors nous sentons que l'œuvre sublime qu'il a créée, et qu'à d'autres moments nous élevons à la hauteur d'une poésie existant par elle-même, n'appartient pas plus profondément à la nature réelle des choses que l'ombre fugitive du passant sur un rocher. »

Les cris sublimes des grands poèmes et des grandes tragédies ne sont autre chose que des cris mystiques qui n'appartiennent pas à la vie extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils jaillissent un instant de la vie intérieure et nous font espérer je ne sais quoi d'inattendu et que nous attendons cependant avec tant d'impatience! jusqu'à ce que les passions trop connues les recouvrent encore de leur neige… C'est en ces moments-là que l'humanité s'est mise un instant en présence d'elle-même, comme un homme en présence d'un ange. Or il importe qu'elle se mette le plus souvent possible en présence d'elle-même pour savoir ce qu'elle est. Si quelque être d'un autre monde descendait parmi nous et nous demandait les fleurs suprêmes de notre âme et les titres de noblesse de la terre, que lui donnerions-nous? Quelques-uns apporteraient les philosophes sans savoir ce qu'ils font. J'ai oublié quel autre a répondu qu'il offrirait Othello, le Roi Lear et Hamlet. Eh bien, non, nous ne sommes pas cela! et je crois que notre âme irait mourir de honte au fond de notre chair, parce qu'elle n'ignore pas que ses trésors visibles ne sont pas faits pour être ouverts aux yeux des étrangers et ne contiennent que des pierreries fausses. Le plus humble d'entre nous, aux instants solitaires où il sait ce qu'il faut que l'on sache, se sent le droit de se faire représenter par autre chose qu'un chef-d'œuvre. Nous sommes des êtres invisibles. Nous n'aurions rien à dire à l'envoyé céleste ni rien à lui faire voir, et nos plus belles choses nous paraîtraient subitement pareilles à ces pauvres reliques familiales qui nous semblaient si précieuses au fond de leur tiroir et qui deviennent si misérables lorsqu'on les sort un instant de leur ombre pour les montrer à quelque indifférent. Nous sommes des êtres invisibles qui ne vivent qu'en eux-mêmes, et le visiteur attentif s'en irait sans se douter jamais de ce qu'il eût pu voir, à moins qu'en ce moment notre âme indulgente n'intervienne. Elle fuit si volontiers devant les petites choses, et l'on a tant de peine à la retrouver dans la vie, qu'on a peur de l'appeler à l'aide. Et, cependant, elle est toujours présente et jamais ne se trompe ni ne trompe une fois qu'elle est mise en demeure. Elle montrerait à l'émissaire inattendu les mains jointes de l'homme, ses yeux si pleins de songes qui n'ont même pas de nom et ses lèvres qui ne peuvent rien dire ; et peut-être que l'autre, s'il est digne de comprendre, n'oserait plus interroger…

Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le mènerait parmi ceux dont les œuvres touchent presque au silence. Elle ouvrirait la porte des domaines où quelques-uns l'aimèrent pour elle-même, sans s'inquiéter des petits gestes de son corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts plateaux solitaires où la conscience s'élève d'un degré et où tous ceux qui ont l'inquiétude d'eux-mêmes rôdent attentivement autour de l'anneau monstrueux qui relie le monde apparent à nos mondes supérieurs. Elle irait avec lui aux limites de l'homme ; car c'est à l'endroit où l'homme semble sur le point de finir que probablement il commence ; et ses parties essentielles et inépuisables ne se trouvent que dans l'invisible, où il faut qu'il se guette sans cesse. C'est sur ces hauteurs seules qu'il y a des pensées que l'âme peut avouer et des idées qui lui ressemblent et qui sont aussi impérieuses qu'elle-même. C'est là que l'humanité a régné un instant, et ces pics faiblement éclairés sont peut-être les seules lueurs qui signalent la terre dans les espaces spirituels. Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre âme. Nous sentons que les passions de l'esprit et du cœur, aux yeux d'une intelligence étrangère, ressembleraient à des querelles de clochers ; mais dans leurs œuvres, les hommes dont je parle sont sortis du petit village des passions, et ils ont dit des choses qui peuvent intéresser ceux qui ne sont pas de la paroisse terrestre. Il ne faut pas que notre humanité s'agite exclusivement au fond de soi comme un troupeau de taupes. Il importe qu'elle vive comme si un jour elle devait rendre compte de sa vie à des frères aînés. L'esprit replié sur lui-même n'est qu'une célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y a autre chose que l'esprit, et ce n'est pas l'esprit qui nous allie à l'univers. Il est temps qu'on ne le confonde plus avec l'âme. Il ne s'agit pas de ce qui se passe entre nous, mais de ce qui a lieu en nous, au-dessus des passions et de la raison. Si je n'offre à l'intelligence étrangère que La Rochefoucauld, Lichtenberg, Meredith ou Stendhal, elle me regardera comme je regarde, au fond d'une ville morte, le bourgeois sans espoir qui me parle de sa rue, de son mariage ou de son industrie. Quel ange demandera à Titus pourquoi il n'a pas épousé Bérénice et pourquoi Andromaque s'est promise à Pyrrhus? Que représente Bérénice, si je la compare à ce qu'il y a d'invisible dans la mendiante qui m'arrête ou la prostituée qui me fait signe? Une parole mystique peut seule, par moments, représenter un être humain ; mais notre âme n'est pas dans ces autres régions sans ombres et sans abîmes ; et vous-mêmes, vous y arrêtez-vous aux heures graves où la vie s'appesantit sur votre épaule? L'homme n'est pas dans ces choses, et cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut n'en parler qu'entre soi, et il est convenable de s'en taire si quelque visiteur frappe le soir à notre porte. Mais si ce même visiteur me surprend au moment où mon âme cherche la clef de ses trésors les plus proches dans Pascal, Emerson ou Hello, ou, d'un autre côté, dans quelques-uns de ceux qui eurent l'inquiétude de la beauté très pure, je ne fermerai pas le livre en rougissant ; et peut être que lui-même y prendra quelque idée d'un être fraternel condamné au silence, ou saura, tout au moins, que nous ne fûmes pas tous des habitants satisfaits de la terre.

IX
LE TRAGIQUE QUOTIDIEN

Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le sentir mais il n'est pas aisé de le montrer parce que ce tragique essentiel n'est pas simplement matériel ou psychologique. Il ne s'agit plus ici de la lutte déterminée d'un être contre un être, de la lutte d'un désir contre un autre désir ou de l'éternel combat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt de faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le fait seul de vivre. Il s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en elle-même, au milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive. Il s'agirait plutôt de faire entendre par dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l'être et de sa destinée. Il s'agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu. Il s'agirait encore de nous montrer et de nous faire entendre mille choses analogues que les poètes tragiques nous ont fait entrevoir en passant. Mais voici le point essentiel : ce qu'ils nous ont fait entrevoir en passant ne pourrait-on tenter de le montrer avant le reste? Ce qu'on entend sous le roi Lear, sous Macbeth, sous Hamlet par exemple, le chant mystérieux de l'infini, le silence menaçant des âmes ou des Dieux, l'éternité qui gronde à l'horizon, la destinée ou la fatalité qu'on aperçoit intérieurement sans que l'on puisse dire à quels signes on la reconnaît, ne pourrait-on par je ne sais quelle interversion des rôles, les rapprocher de nous tandis qu'on éloignerait les acteurs? Est-il donc hasardeux d'affirmer que le véritable tragique de la vie, le tragique normal, profond et général, ne commence qu'au moment où ce qu'on appelle les aventures, les douleurs et les dangers sont passés? Le bonheur n'aurait-il pas le bras plus long que le malheur et certaines de ses forces ne s'approcheraient-elles pas davantage de l'âme humaine? Faut-il absolument hurler comme les Atrides pour qu'un Dieu éternel se montre en notre vie et ne vient-il jamais s'asseoir sous l'immobilité de notre lampe? N'est-ce pas la tranquillité qui est terrible lorsqu'on y réfléchit et que les astres la surveillent ; et le sens de la vie se développe-t-il dans le tumulte ou le silence? N'est-ce pas quand on nous dit à la fin des histoires « Ils furent heureux » que la grande inquiétude devrait faire son entrée? Qu'arrive-t-il tandis qu'ils sont heureux? Est-ce que le bonheur ou un simple instant de repos ne découvre pas des choses plus sérieuses et plus stables que l'agitation des passions? N'est-ce pas alors que la marche du temps et bien d'autres marches plus secrètes, deviennent enfin visibles et que les heures se précipitent? Est-ce que tout ceci n'atteint pas des fibres plus profondes que le coup de poignard des drames ordinaires? N'est-ce pas quand un homme se croit à l'abri de la mort extérieure que l'étrange et silencieuse tragédie de l'être et de l'immensité ouvre vraiment les portes de son théâtre? Est-ce tandis que je fuis devant une épée nue que mon existence atteint son point le plus intéressant? Est-ce toujours dans un baiser qu'elle est la plus sublime? N'y a-t-il pas d'autres moments où l'on entend des voix plus permanentes et plus pures? Votre âme ne fleurit-elle qu'au fond des nuits d'orage? On dirait qu'on l'a cru jusqu'ici. Presque tous nos auteurs tragiques n'aperçoivent que la vie violente et la vie d'autrefois ; et l'on peut affirmer que tout notre théâtre est anachronique et que l'art dramatique retarde du même nombre d'années que la sculpture. Il n'en est pas de même de la bonne peinture et de la bonne musique, par exemple, qui ont su démêler et reproduire les traits plus cachés, mais non moins graves et étonnants de la vie d'aujourd'hui. Elles ont observé que cette vie n'avait perdu en surface décorative que pour gagner en profondeur, en signification intime et en gravité spirituelle. Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des Cimbres ou l'assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie de la victoire ou du meurtre est élémentaire et exceptionnelle, et que le vacarme inutile d'un acte violent étouffe la voix plus profonde, mais hésitante et discrète, des êtres et des choses. Il représentera une maison perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d'un corridor, un visage ou des mains au repos ; et ces simples images pourront ajouter quelque chose à notre conscience de la vie ; ce qui est un bien qu'il n'est plus possible de perdre.

Mais nos auteurs tragiques, de même que les peintres médiocres qui s'attardent à la peinture d'histoire, placent tout l'intérêt de leurs œuvres dans la violence de l'anecdote qu'ils reproduisent. Et ils prétendent nous divertir au même genre d'actes qui réjouissaient des barbares à qui les attentats, les meurtres et les trahisons qu'ils représentent étaient habituels. Tandis que la plupart de nos vies se passent loin du sang, des cris et des épées, et que les larmes des hommes sont devenues silencieuses, invisibles et presque spirituelles…

Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je me retrouve quelques heures au milieu de mes ancêtres, qui avaient de la vie une conception simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle presque plus et à laquelle je ne puis plus prendre part. J'y vois un mari trompé qui tue sa femme ; une femme qui empoisonne son amant, un fils qui venge son père, un père qui immole ses enfants, des enfants qui font mourir leur père, des rois assassinés, des vierges violées, des bourgeois emprisonnés, et tout le sublime traditionnel, mais, hélas! si superficiel et si matériel, du sang, des larmes extérieures et de la mort. Que peuvent me dire des êtres qui n'ont qu'une idée fixe et qui n'ont pas le temps de vivre parce qu'il leur faut mettre à mort un rival ou une maîtresse?

J'étais venu dans l'espoir de voir quelque chose de la vie rattachée à ses sources et à ses mystères par des liens que je n'ai l'occasion ni la force d'apercevoir tous les jours. J'étais venu dans l'espoir d'entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité de mon humble existence quotidienne. J'espérais qu'on m'aurait montré je ne sais quelle présence, quelle puissance ou quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre. J'attendais je ne sais quelles minutes supérieures que je vis sans les connaître au milieu de mes plus misérables heures ; et je n'ai le plus souvent découvert qu'un homme qui m'a dit longuement pourquoi il est jaloux, pourquoi il empoisonne ou pourquoi il se tue.

J'admire Othello, mais il ne me paraît pas vivre de l'auguste vie quotidienne d'un Hamlet, qui a le temps de vivre parce qu'il n'agit pas. Othello est admirablement jaloux. Mais n'est-ce peut-être pas une vieille erreur de penser que c'est aux moments où une telle passion et d'autres d'une égale violence nous possèdent que nous vivons véritablement? Il m'est arrivé de croire qu'un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous la lampe, écoutant sans le savoir toutes les lois éternelles qui règnent autour de sa maison, interprétant sans le comprendre ce qu'il y a dans le silence des portes et des fenêtres et dans la petite voix de la lumière, subissant la présence de son âme et de sa destinée, inclinant un peu la tête, sans se douter que toutes les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-même soutient au-dessus de l'abîme la petite table sur laquelle il s'accoude, et qu'il n'y a pas un astre du ciel ni une force de l'âme qui soient indifférents au mouvement d'une paupière qui retombe ou d'une pensée qui s'élève, — il m'est arrivé de croire que ce vieillard immobile vivait en réalité d'une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que l'amant qui étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une victoire ou « l'époux qui venge son honneur. »

On me dira peut-être qu'une vie immobile ne serait guère visible, qu'il faut bien l'animer de quelques mouvements et que ces mouvements variés et acceptables ne se trouvent que dans le petit nombre de passions employées jusqu'ici. Je ne sais s'il est vrai qu'un théâtre statique soit impossible. Il me semble même qu'il existe. La plupart des tragédies d'Eschyle sont des tragédies immobiles. Je ne parle pas de Prométhée et des Suppliantes où rien n'arrive ; mais toute la tragédie des Choéphores, qui est cependant le plus terrible drame de l'antiquité, piétine comme un mauvais rêve devant le tombeau d'Agamemnon, jusqu'à ce que le meurtre jaillisse, comme un éclair, de l'accumulation des prières qui se replient sans cesse sur elles-mêmes. Examinez à ce point de vue quelques autres des plus belles tragédies des anciens : Les Euménides, Antigone, Electre, Œdipe à Colone. « Ils ont admiré, dit Racine dans sa préface de Bérénice, ils ont admiré l'Ajax de Sophocle, qui n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret à cause de la fureur où il est tombé après le refus qu'on lui a fait des armes d'Achille. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèches d'Hercule. L'Œdipe même, quoique tout plein de reconnaissances, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours. »

Est-ce autre chose que la vie à peu près immobile? D'habitude, il n'y a même pas d'action psychologique, qui est mille fois supérieure à l'action matérielle et qui semble indispensable, mais qu'ils parviennent néanmoins à supprimer ou à réduire d'une façon merveilleuse, pour ne laisser subsister d'autre intérêt que celui qu'inspire la situation de l'homme dans l'univers. Ici, nous ne sommes plus chez les barbares, et l'homme ne s'agite plus au milieu de passions élémentaires qui ne sont pas les seules choses intéressantes qu'il y ait en lui. On a le temps de le voir en repos. Il ne s'agit plus d'un moment exceptionnel et violent de l'existence, mais de l'existence elle-même. Il est mille et mille lois plus puissantes et plus vénérables que les lois des passions ; mais ces lois lentes, discrètes et silencieuses, comme tout ce qui est doué d'une force irrésistible, ne s'aperçoivent et ne s'entendent que dans le demi-jour et le recueillement des heures tranquilles de la vie.

Lorsqu'Ulysse et Néoptolème viennent demander à Philoctète les armes d'Hercule, leur action en elle-même est aussi simple et aussi indifférente que celle d'un homme de nos jours qui entre dans une maison pour y visiter un malade, d'un voyageur qui frappe à la porte d'une auberge ou d'une mère qui attend au coin du feu le retour de son enfant. Sophocle marque en passant d'un trait rapide le caractère de ses héros. Mais ne peut-on pas affirmer que l'intérêt principal de la tragédie ne se trouve pas dans la lutte qu'on y voit entre l'habileté et la loyauté, entre le désir de la patrie, la rancune et l'entêtement de l'orgueil? Il y a autre chose ; et c'est l'existence supérieure de l'homme qu'il s'agit de faire voir. Le poète ajoute à la vie ordinaire un je ne sais quoi qui est le secret des poètes, et tout à coup elle apparaît dans sa prodigieuse grandeur, dans sa soumission aux puissances inconnues, dans ses relations qui ne finissent pas, et dans sa misère solennelle. Un chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans un vase qui ne semble contenir que de l'eau claire : et aussitôt un monde de cristaux s'élève jusqu'aux bords et nous révèle ce qu'il y avait en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets n'avaient rien aperçu. Ainsi dans Philoctète, il semble que la petite psychologie des trois personnages principaux ne forme que les parois du vase qui contient l'eau claire, qui est la vie ordinaire dans laquelle le poète va laisser tomber les gouttes révélatrices de son génie…

Aussi, n'est-ce pas dans les actes, mais dans les paroles que se trouvent la beauté et la grandeur des belles et grandes tragédies. Est-ce seulement dans les paroles qui accompagnent et expliquent les actes qu'elles se trouvent? Non ; il faut qu'il y ait autre chose que le dialogue extérieurement nécessaire. Il n'y a guère que les paroles qui semblent d'abord inutiles qui comptent dans une œuvre. C'est en elles que se trouve son âme. A côté du dialogue indispensable il y a presque toujours un autre dialogue qui semble superflu. Examinez attentivement et vous verrez que c'est le seul que l'âme écoute profondément parce que c'est en cet endroit seulement qu'on lui parle. Vous reconnaîtrez aussi que c'est la qualité et l'étendue de ce dialogue inutile qui détermine la qualité et la portée ineffable de l'œuvre. Il est certain que dans les drames ordinaires le dialogue indispensable ne répond pas du tout à la réalité ; et ce qui fait la beauté mystérieuse des plus belles tragédies, se trouve tout juste dans les paroles qui se disent à côté de la vérité stricte et apparente. Elle se trouve dans les paroles qui sont conformes à une vérité plus profonde et incomparablement plus voisine de l'âme invisible qui soutient le poème. On peut même affirmer que le poème se rapproche de la beauté et d'une vérité supérieure, dans la mesure où il élimine les paroles qui expliquent les actes pour les remplacer par des paroles qui expliquent non pas ce qu'on appelle un « état d'âme » mais je ne sais quels efforts insaisissables et incessants des âmes vers leur beauté et vers leur vérité. C'est dans cette mesure aussi qu'il se rapproche de la vie véritable. Il arrive à tout homme dans la vie quotidienne, d'avoir à dénouer par des paroles une situation très grave. Songez-y un instant. Est-ce toujours en ces moments, est-ce même d'ordinaire ce que vous dites ou ce qu'on vous répond qui importe le plus? Est-ce que d'autres forces, d'autres paroles qu'on n'entend pas ne sont pas mises en jeu qui déterminent l'événement? Ce que je dis compte souvent pour peu de chose ; mais ma présence, l'attitude de mon âme, mon avenir et mon passé, ce qui naîtra de moi, ce qui est mort en moi, une pensée secrète, les astres qui m'approuvent, ma destinée, mille et mille mystères qui m'environnent, et vous entourent, voilà ce qui vous parle en ce moment tragique et voilà ce qui me répond. Sous chacun de mes mots et sous chacun des vôtres, il y a tout ceci, et c'est ceci surtout que nous voyons, et c'est ceci surtout que nous entendons malgré nous. Si vous êtes venu, vous « l'époux outragé » « l'amant trompé » « la femme abandonnée » dans le dessein de me tuer ; ce ne sont pas mes supplications les plus éloquentes qui pourront arrêter votre bras. Mais il se peut que vous rencontriez alors l'une de ces forces inattendues et que mon âme qui sait qu'elles veillent autour de moi, vous dise un mot secret qui vous désarme. Voilà les sphères où les aventures se décident, voilà le dialogue dont il faudrait qu'on entendît l'écho. Et c'est cet écho qu'on entend en effet, — extrêmement affaibli et variable il est vrai, — dans quelques-unes des grandes œuvres dont je parlais tantôt. Mais ne pourrait-on pas tenter de se rapprocher davantage de ces sphères où tout se passe « en réalité? »

Il semble qu'on veuille le tenter. Il y a quelque temps, à propos du drame d'Ibsen où l'on entend le plus tragiquement ce dialogue « du second degré », à propos de Solness le Constructeur, j'essayais plus maladroitement encore de percer ces secrets. Pourtant, ce sont des traces analogues de la main du même aveugle sur le même mur et qui se dirigent aussi vers les mêmes lueurs. Dans Solness, disais-je, qu'est-ce que le poète a ajouté à la vie pour qu'elle nous apparaisse si étrange, si profonde et si inquiétante sous sa puérilité extérieure? Il n'est pas facile de le découvrir et le vieux maître garde plus d'un secret. Il semble même que ce qu'il a voulu dire ne soit que peu de chose au regard de ce qu'il lui a fallu dire. Il a donné la liberté à certaines puissances de l'âme qui n'avaient jamais été libres et peut-être a-t-il été possédé par elles. « Voyez-vous, Hilde, s'exclame Solness, voyez-vous! Il y a de la sorcellerie en vous tout comme en moi. C'est cette sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors. Et il faut s'y prêter. Qu'on le veuille ou non, il le faut. »

Il y a de la sorcellerie en eux comme en nous tous. Hilde et Solness sont, je pense, les premiers héros qui se sentent vivre un instant dans l'atmosphère de l'âme, et cette vie essentielle qu'ils ont découverte en eux, par delà leur vie ordinaire, les épouvante. Hilde et Solness sont deux âmes qui ont entrevu leur situation dans la vie véritable. Il y a plus d'une manière de connaître un homme. Je prends, par exemple, deux ou trois êtres que je vois à peu près tous les jours. Il est probable que longtemps je ne les distinguerai que par leurs gestes, leurs habitudes extérieures, ou intérieures, leur manière de sentir, d'agir et de penser. Mais, en toute amitié un peu longue, il arrive un moment mystérieux où nous apercevons, pour ainsi dire, la situation exacte de notre ami par rapport à l'inconnu qui l'entoure, et l'attitude de la destinée envers lui. C'est à partir de ce moment qu'il nous appartient véritablement. Nous avons vu une fois pour toutes de quelle façon les événements se conduiront à son égard. Nous savons que celui-ci aura beau se retirer au fond de ses demeures et se tenir aussi immobile que possible dans la crainte d'agiter quelque chose dans les grands réservoirs de l'avenir, sa prudence ne servira de rien, et les événements innombrables qui lui sont destinés le découvriront en quelque endroit qu'il se cache et frapperont successivement à sa porte. Et d'un autre côté, nous n'ignorons pas que celui-là sortira inutilement à la recherche de toutes les aventures. Il s'en reviendra toujours les mains vides. Une science infaillible semble née sans raison dans notre âme le jour où nos yeux se sont ouverts de la sorte, et nous sommes sûrs que tel événement qui paraît être cependant à portée de la main de tel homme ne pourra pas lui arriver.

De cet instant, une partie spéciale de l'âme règne sur l'amitié des êtres les plus inintelligents et les plus obscurs même. Il y a une sorte de transposition de la vie. Et lorsque nous rencontrerons par hasard l'un de ceux que nous connaissons ainsi, tout en nous entretenant de la neige qui tombe ou des femmes qui passent, il y a en chacun de nous une petite chose qui se salue, s'examine, s'interroge à notre insu, s'intéresse à des conjonctures et parle d'événements qu'il ne nous est pas possible de comprendre…

Je crois qu'Hilde et Solness se trouvent dans cet état et s'aperçoivent de cette façon. Leurs propos ne ressemblent à rien de ce que nous avons entendu jusqu'ici, parce que le poète a tenté de mêler dans une même expression le dialogue intérieur et extérieur. Il règne dans ce drame somnambulique je ne sais quelles puissances nouvelles. Tout ce qui s'y dit cache et découvre à la fois les sources d'une vie inconnue. Et, si nous sommes étonnés par moments, il ne faut pas perdre de vue que notre âme est souvent, à nos pauvres yeux, une puissance très folle, et qu'il y a en l'homme bien des régions plus fécondes, plus profondes et plus intéressantes que celles de la raison ou de l'intelligence…

X
L'ÉTOILE

On pourrait dire que de siècle en siècle, un poète tragique « a parcouru, la torche de la poésie à la main, les labyrinthes du destin. » Ils ont fixé de cette façon, chacun selon les forces de son heure, l'âme des annales humaines ; et ils ont fait ainsi de l'histoire divine. C'est en eux seuls que l'on peut suivre les variations sans nombre de la grande puissance immuable. Et il est intéressant de les suivre ; car le plus pur de l'âme des peuples se trouve peut-être au fond de l'idée qu'ils se sont faite de cette puissance. Elle ne mourut jamais entièrement mais il y a des moments où elle s'agite à peine et dans ces moments-là, on remarque que la vie n'est ni très forte ni très profonde. Elle ne fut adorée qu'une seule fois sans partage. Elle était alors pour les dieux mêmes, un épouvantable mystère. Il est assez étrange de constater que l'époque où la divinité sans visage parut la plus terrible et la plus incompréhensible, fut l'époque la plus belle de l'humanité ; et que ce fut le plus heureux des peuples qui se représenta le destin sous l'aspect le plus redoutable.

Il semble qu'il y ait une force secrète en cette idée ; ou que cette idée soit le signe d'une force. Est-ce que l'homme grandit dans la mesure où il reconnaît la grandeur de l'inconnu qui le domine ; ou est-ce l'inconnu qui grandit en proportion de l'homme? Aujourd'hui, l'on dirait que l'idée du destin se réveille. Peut-être n'est-il pas inutile d'aller à sa recherche. Mais où le trouve-t-on? Aller à la recherche du destin, n'est-ce pas aller à la recherche des tristesses humaines? Il n'y a pas de destin de la joie ; il n'y a pas d'étoile heureuse. Celle qu'on appelle ainsi est une étoile qui patiente. Il importe d'ailleurs que nous sortions parfois à la recherche de nos tristesses, afin de les connaître et de les admirer, alors même que la grande masse informe de notre destinée ne serait pas au bout.

C'est la manière la plus efficace de sortir à la recherche de soi-même ; car on peut dire que nous ne valons que ce que valent nos inquiétudes et nos mélancolies. A mesure que nous avançons, elles deviennent plus profondes, plus nobles et plus belles, et Marc-Aurèle est le plus admirable des hommes, parce que mieux qu'un autre il a compris ce que notre âme a mis dans le pauvre sourire résigné qu'elle doit avoir au fond de nous. Il en est de même des tristesses de l'humanité. Elles suivent une route qui ressemble à celle de nos tristesses ; mais elle est plus longue et plus sûre et doit mener à des patries que les derniers venus connaîtront seuls. Elle part aussi de la douleur physique ; elle vient de passer par la crainte des dieux et s'arrête aujourd'hui autour d'un nouveau gouffre dont les meilleurs d'entre nous n'ont pas encore sondé les profondeurs.

Chaque siècle aime une autre douleur ; parce que chaque siècle voit un autre destin. Il est certain que nous ne nous intéressons plus comme autrefois aux catastrophes des passions ; et les plus tragiques chefs-d'œuvre du passé sont d'une qualité de tristesse inférieure à celle de nos tristesses d'aujourd'hui. Il ne nous atteignent plus qu'indirectement et par ce que nos réflexions et la noblesse nouvelle que la douleur de vivre a acquise en nous-mêmes, ajoutent aux simples accidents de la haine ou de l'amour qu'ils reproduisent devant nous.

Il semble, par moments, que nous soyons au bord d'un pessimisme nouveau, mystérieux et peut-être très pur. Les sages les plus terribles, Schopenhauer, Carlyle, les Russes, les Scandinaves, et le bon optimiste Emerson, lui aussi, (car rien n'est plus décourageant qu'un optimiste volontaire) ont passé sans expliquer notre mélancolie. Nous sentons qu'il y a sous toutes les raisons qu'ils ont essayé de nous dire bien d'autres raisons plus profondes qu'ils n'ont pu découvrir. La tristesse de l'homme, qui depuis leur venue paraissait déjà belle, peut s'ennoblir encore infiniment, jusqu'à ce qu'un être de génie profère enfin le dernier mot de la douleur qui nous purifiera peut-être entièrement…

En attendant, nous sommes entre les mains de puissances étranges, et nous sommes sur le point de soupçonner leurs intentions. Au temps des grands tragiques de l'ère nouvelle, au temps de Shakespeare, de Racine et de ceux qui les suivent, on croit que les malheurs viennent tous des passions diverses de notre cœur. La catastrophe ne flotte pas entre deux mondes : elle vient d'ici pour aller là ; et l'on sait d'où elle sort. L'homme est toujours le maître. Au temps des Grecs il l'était beaucoup moins, et la fatalité régnait sur les hauteurs. Mais elle était inaccessible et nul n'osait l'interroger. Aujourd'hui, c'est elle qu'on interpelle, et c'est peut-être là le grand signe qui marque le théâtre nouveau. On ne s'arrête plus aux effets du malheur, mais au malheur lui-même, et l'on veut savoir son essence et ses lois. Ce qui était la préoccupation inconsciente des premiers tragiques et ce qui formait l'ombre solennelle qui entourait à leur insu les gestes secs et violents de la mort extérieure, la nature même du malheur, est devenue le point central des drames les plus récents et le foyer aux lueurs équivoques autour duquel tournent les âmes des hommes et des femmes. Et l'on a fait un pas du côté du mystère pour regarder en face les terreurs de la vie.

Il serait intéressant de rechercher sous quel angle nos derniers tragiques semblent envisager le malheur, qui est le fond de tous les poèmes dramatiques. Ils le voient de plus près que les Grecs et le pénètrent davantage dans les ténèbres fécondes de son cercle intérieur. C'est peut-être une divinité identique. Mais ils l'ignorent plus intimement. D'où vient-il, où va-t-il et pourquoi descend-il? Les Grecs le demandaient à peine. Est-il inscrit en nous ou naît-il en même temps que nous-mêmes? Est-ce celui qui s'avance à notre rencontre ou bien est-il appelé par des voix que nous nourrissons tout au fond de notre être et qui sont de connivence avec lui? Il faudrait pouvoir observer des cimes d'un autre monde les allures d'un homme auquel doit arriver quelque grande douleur ; et quel homme ne travaille sans le savoir à forger la douleur qui sera le pivot de sa vie?

Les paysans écossais ont un mot qui pourrait s'appliquer à toutes les existences. Dans leurs légendes ils appellent Fey l'état d'un homme qu'une sorte d'irrésistible impulsion intérieure entraîne, malgré tous ses efforts, malgré tous les conseils et les secours, vers une inévitable catastrophe. C'est ainsi que Jacques Ier, le Jacques de Catherine Douglas, était Fey en allant, malgré les présages terribles de la terre, de l'enfer et du ciel, passer les fêtes de Noël dans le sombre château de Perth, où l'attendait son assassin, le traître Robert Graeme. Qui de nous, s'il se rappelle les circonstances du malheur le plus décisif de sa vie, ne s'est senti possédé de la sorte? Il est bien entendu que je ne parle ici que de malheurs actifs, de ceux qu'il eût été possible d'éviter ; car il est des malheurs passifs, comme la mort d'un être adoré, qui nous rencontrent simplement et sur lesquels nos mouvements ne sauraient avoir aucune influence. Souvenez-vous du jour fatal de votre vie. Qui de nous n'a été prévenu ; et bien qu'il nous semble aujourd'hui que toute la destinée eût pu être changée par un pas qu'on n'aurait point fait, une porte qu'on n'aurait pas ouverte, une main qu'on n'aurait pas levée, qui de nous n'a lutté vainement sans force et sans espoir sur la crête des parois de l'abîme, contre une force invisible et qui paraissait sans puissance?

Le souffle de cette porte que j'ai ouverte, un soir, devait éteindre à jamais mon bonheur, comme il aurait éteint une lampe débile ; et maintenant, lorsque j'y songe, je ne puis pas me dire que je ne savais pas… Et cependant, rien d'important ne m'avait amené sur le seuil. Je pouvais m'en aller en haussant les épaules, aucune raison humaine ne pouvait me forcer à frapper au vantail… Aucune raison humaine ; rien que la destinée…


Cela ressemble encore à la fatalité d'Œdipe, et pourtant c'est déjà autre chose. On pourrait dire que c'est cette fatalité aperçue ab intra. Il y a des puissances mystérieuses qui règnent en nous-mêmes et qui semblent d'accord avec les aventures. Nous portons tous des ennemies dans notre âme. Elles savent ce qu'elles font et ce qu'elles nous font faire ; et lorsqu'elles nous conduisent à l'événement, elles nous préviennent à demi-mots, trop peu pour nous arrêter sur la route, mais assez pour nous faire regretter, lorsqu'il sera trop tard, de n'avoir pas écouté plus attentivement leurs conseils indécis et moqueurs. Où veulent-elles en venir, ces puissances qui désirent notre perte comme si elles étaient indépendantes et ne périssaient pas avec nous, encore qu'elles ne vivent qu'en nous? Qu'est-ce qui met en mouvement tous les complices de l'univers qui se nourrissent de notre sang?

L'homme pour qui a sonné l'heure malheureuse est pris dans un tourbillon que l'on n'aperçoit pas, et depuis des années ces puissances combinent les innombrables incidents qui doivent l'amener à la minute nécessaire, au point précis où les larmes l'attendent. Rappelez-vous tous vos efforts et vos pressentiments. Rappelez-vous les secours inutiles. Rappelez-vous aussi les bonnes circonstances apitoyées qui ont tenté de vous barrer la route et que vous avez repoussées comme des mendiantes importunes. C'étaient, pourtant, de pauvres sœurs timides qui voulaient vous sauver et qui se sont éloignées sans rien dire ; trop faibles et trop petites pour lutter contre les choses décidées, Dieu sait où…

Le malheur est à peine accompli que nous avons la sensation étrange d'avoir obéi à une loi éternelle ; et je ne sais quel soulagement mystérieux, au sein des plus grandes douleurs, nous récompense de notre obéissance. Nous ne nous appartenons jamais plus intimement qu'au lendemain d'une catastrophe irréparable. Il semble alors que nous nous soyons retrouvés et que nous ayons reconquis une partie inconnue et nécessaire de notre être. Il se fait un apaisement singulier. Depuis des jours, et presque à notre insu, tandis que nous pouvions sourire aux visages et aux fleurs, les forces rebelles de notre âme luttaient terriblement sur le bord de l'abîme, et maintenant que nous sommes au fond, tout respire librement.

Elles luttent ainsi, sans répit, en chacune de nos âmes ; et nous voyons parfois, mais sans y prendre garde, car nous n'ouvrons les yeux qu'aux choses sans importance, l'ombre de ces combats où notre volonté ne peut intervenir. Si je suis avec des amis, il se peut qu'au milieu des paroles et des éclats de rire, une chose qui n'est pas de ce monde ordinaire passe soudain sur la face de l'un d'eux. Un silence sans motif régnera tout à coup : et tous regarderont, sans le savoir, l'espace d'un instant, avec les yeux de l'âme. Après quoi, les sourires et les mots, qui avaient disparu comme les grenouilles effrayées d'un grand lac, remonteront, plus violents, à la surface. Mais l'invisible, ici comme en tout lieu, a perçu son tribut. Quelque chose a compris qu'une lutte était finie, qu'une étoile se levait ou tombait et qu'une destinée venait de se fixer…

Elle était peut-être fixée ; et qui sait si la lutte n'est pas un simulacre? Si je pousse aujourd'hui la porte de la maison où je dois rencontrer les premiers sourires d'une tristesse qui ne finira plus, je fais ces choses depuis plus longtemps qu'on ne croit. A quoi sert-il de cultiver un moi sur lequel nous n'avons presque aucune influence? C'est notre étoile qu'il nous faut observer. Elle est bonne ou mauvaise ; elle est pâle ou puissante ; et toutes les forces de la mer n'y pourraient rien changer. Quelques-uns qui peuvent avoir confiance en elle jouent avec elle comme avec une boule de verre. Ils la lancent et la risquent où ils veulent ; elle reviendra toujours, fidèle, dans leurs mains. Ils savent bien qu'elle ne peut se briser. Mais il en est tant d'autres qui ne peuvent lever un regard vers la leur sans qu'elle se détache du firmament et qu'elle tombe en poussière à leurs pieds…

Mais il est dangereux de parler de l'étoile. Il est même dangereux d'y songer ; car souvent c'est le signe qu'elle est sur le point de s'éteindre…

Nous nous trouvons ici dans les abîmes de la nuit et nous y attendons ce qui doit arriver. Il ne s'y agit plus de volonté, nous sommes à mille lieues au-dessus d'elle, et dans une région où la volonté même est le fruit le plus mûr du destin. Il ne faut pas s'en plaindre ; nous savons déjà quelque chose, et nous avons découvert quelques-unes des habitudes du hasard. Nous attendons comme l'oiseleur qui observe les mœurs des oiseaux migratoires et quand un événement est signalé à l'horizon, nous n'ignorons pas qu'il n'y restera pas solitaire et que ses frères vont s'abattre par bandes au même endroit. Nous avons appris vaguement qu'ils semblent attirés par certaines pensées et par certaines âmes et qu'il y a des êtres qui détournent leur vol, comme il y en a d'autres qui les font accourir des quatre coins du monde.

Nous savons surtout que certaines idées sont extrêmement dangereuses, qu'il suffit de se croire un instant à l'abri pour appeler la foudre, et que le bonheur forme un vide dans lequel ne tardent pas à se précipiter les larmes. Au bout de quelque temps, nous discernons aussi leurs préférences. Nous remarquons bientôt que si nous faisons quelques pas sur la route de la vie, à côté de l'un de nos frères, les habitudes du hasard ne seront plus les mêmes ; tandis qu'avec cet autre, des événements d'une nature invariable viendront régulièrement à la rencontre de notre existence. Nous éprouvons qu'il y a des êtres qui protègent dans l'inconnu ; et d'autres qui y mettent en péril, qu'il y en a qui endorment et d'autres qui réveillent l'avenir. Nous soupçonnons encore que les choses naissent faibles d'abord, puisent en nous leur force, et qu'en toute aventure il y a une brève minute où notre instinct nous avertit que nous sommes encore les maîtres du destin. Enfin, quelques-uns osent nous affirmer qu'on peut apprendre à être heureux, qu'à mesure que nous devenons meilleurs nous rencontrons des hommes qui s'améliorent, qu'un être qui est bon attire irrésistiblement des événements aussi bons que lui-même, et qu'en une âme belle, le hasard le plus triste se transforme en beauté…

Qui donc n'a éprouvé que la bonté fait signe à la bonté, et que ce sont toujours les mêmes pour qui l'on se dévoue et les mêmes qu'on trahit? Si la même douleur frappe à deux portes qui se touchent, agira-t-elle de façon identique dans la maison du juste et dans celle de l'injuste ; et si vous êtes pur, vos malheurs ne seront-ils pas purs? N'est-ce pas dominer l'avenir que d'avoir su transformer le passé en quelques sourires un peu tristes? Et ne semble-t-il pas que dans l'inévitable même nous puissions retarder quelque chose? Est-ce que de grands hasards ne dorment pas, qu'un mouvement trop brusque réveille à l'horizon, et ce malheur serait-il arrivé aujourd'hui, si des pensées en fête n'avaient fait trop de bruit dans votre âme ce matin? Est-ce là tout ce que notre sagesse a pu glaner dans ces ténèbres? Qui donc oserait dire qu'il y a dans ces régions des vérités plus fermes? En attendant, il faut savoir sourire, il faut savoir pleurer dans le silence d'une bonté très humble. Au dessus de ces choses s'élève peu à peu la face inachevée du destin d'aujourd'hui. Une petite partie du voile qui la couvrait jadis a été écartée, et dans la partie découverte, nous avons reconnu, non sans inquiétude, d'un côté, la puissance de ceux qui ne vivent pas encore, et de l'autre côté, la puissance des morts. Au fond, il n'y a là qu'un éloignement nouveau du mystère. Nous avons agrandi la main de glace du destin ; et voici que les mains de nos fils qui ne sont pas encore nés se joignent dans son ombre aux mains de nos ancêtres. Il y avait un acte que nous croyions l'asile de toutes nos libertés, et l'amour demeurait le suprême refuge de tous ceux qui sentaient trop durement les chaînes de la vie. Ici du moins, nous disions-nous, et dans l'isolement de ce temple secret personne n'entre avec nous. Ici, nous pouvons respirer un instant ; ici, notre âme règne enfin et elle a choisi librement dans ce qui est le centre de la liberté même. Mais maintenant, on est venu nous dire, que ce n'est pas pour notre propre compte que nous aimons. On est venu nous dire que dans le temple même de l'amour nous obéissons aux ordres invariables d'une foule invisible. On est venu nous dire que nous sommes à mille siècles de nous-mêmes, quand nous choisissons notre amante et que le premier baiser du fiancé n'est que le sceau que des milliers de mains qui demandent à naître, imposent sur la bouche de la mère qu'ils désirent. Et d'un autre côté nous savons que les morts ne meurent pas. Nous savons à présent que ce n'est plus autour de nos églises, mais dans toutes nos maisons, dans toutes nos habitudes qu'ils se trouvent. Qu'il n'y a pas un geste, une pensée, un péché, une larme ou un atome de la conscience acquise qui se perde dans les profondeurs de la terre ; et qu'au plus insignifiant de nos actes, nos ancêtres se lèvent, non pas dans leurs tombeaux où ils ne bougent plus, mais au fond de nous-mêmes où ils vivent toujours…

Nous sommes menés ainsi par le passé et l'avenir. Et le présent qui est notre substance tombe au fond de la mer comme une petite île que rongent sans répit deux océans irréconciliables. Hérédité, volonté, destinée, tout se mêle bruyamment dans notre âme ; mais malgré tout et au-dessus de tout c'est l'étoile silencieuse qui règne. On met des étiquettes provisoires sur les vases monstrueux qui contiennent l'invisible ; et les mots ne disent presque rien de ce qu'il faudrait dire. L'hérédité ou le destin lui-même n'est qu'un rayon perdu de cette étoile dans la nuit mystérieuse. Et tout a bien le droit d'être plus mystérieux encore. « Nous appelons destin tout ce qui nous limite », a dit un des grands sages de ce temps ; et c'est pourquoi il nous faut savoir gré à tous ceux qui tâtonnent en tremblant du côté des frontières. « Si nous sommes brutaux et barbares, ajoute-t-il, la fatalité prend une forme brutale et barbare. Quand nous nous raffinons, nos échecs se raffinent aussi. Si nous nous élevons à une culture spirituelle, l'antagonisme prend une forme spirituelle. » Il est peut-être vrai que notre âme, à mesure qu'elle s'élève, purifie le destin ; bien qu'il soit vrai aussi que les mêmes tristesses nous menacent, qui menacent les sauvages. Mais nous en avons d'autres qu'ils ne soupçonnent pas ; et l'esprit ne s'élève que pour en découvrir d'autres encore, à tous les horizons. « Nous appelons destin tout ce qui nous limite. » Tâchons que le destin ne soit pas trop étroit. Il est beau d'augmenter ses tristesses puisque c'est élargir sa conscience qui est l'unique endroit où l'on se sente vivre. Et c'est aussi le seul moyen de remplir son suprême devoir envers les autres mondes ; puisque c'est probablement à nous seuls qu'il incombe d'augmenter la conscience de la Terre.

XI
LA BONTÉ INVISIBLE

C'est une chose, me dit un soir ce sage que j'avais rencontré par hasard au bord de l'océan qu'on entendait à peine, c'est une chose que l'on n'aperçoit pas et sur laquelle personne n'a l'air de compter ; et cependant je crois que c'est l'une des forces qui conservent les êtres. Les dieux dont nous sommes nés, se manifestent en nous de mille façons diverses ; mais cette bonté secrète qu'on n'a pas remarquée et dont nul n'a parlé assez directement est peut-être le signe le plus pur de leur vie éternelle. On ne sait d'où elle vient. Elle est là simplement qui sourit sur le seuil de nos âmes ; et ceux en qui elle sourit le plus profondément ou le plus fréquemment, nous feront souffrir jour et nuit s'ils le veulent, sans qu'il nous soit possible de ne plus les aimer…

Elle n'est pas de ce monde et cependant se mêle à la plupart de nos agitations. Elle ne se donne même pas la peine de se montrer dans un regard ou une larme. Elle se cache au contraire pour des raisons qu'on ne devine pas. On dirait qu'elle a peur d'user de sa puissance. Elle sait que ses mouvements les plus involontaires feront naître autour d'elle des choses immortelles ; et nous sommes avares des choses immortelles. Pourquoi donc craignons-nous ainsi d'épuiser le ciel qui est en nous? Nous n'osons pas agir selon le Dieu qui nous anime. Nous redoutons ce qui ne s'explique pas par un geste ou un mot ; et nous fermons les yeux sur ce que nous faisons malgré nous dans l'empire où les explications sont superflues. D'où vient donc la timidité du divin dans les hommes? On dirait vraiment que plus un mouvement de l'âme s'approche du divin, plus nous mettons de soin à le dissimuler aux regards de nos frères. L'homme ne serait-il pas autre chose qu'un dieu qui aurait peur? ou bien nous est-il défendu de trahir des puissances supérieures? Tout ce qui n'appartient pas à ce monde trop visible a l'humilité tendre de la fillette infirme que sa mère n'appelle pas lorsque des étrangers entrent dans la maison. Et c'est pourquoi, notre bonté secrète n'a jamais franchi jusqu'ici les portes silencieuses de notre âme. Elle vit en nous comme une prisonnière à qui l'on a défendu d'approcher des barreaux. Du reste, il ne faut pas qu'elle en approche. Il suffit qu'elle soit là. Elle a beau se cacher, dès qu'elle lève la tête, qu'elle déplace un anneau de ses chaînes ou qu'elle ouvre la main, la prison s'illumine, les soupiraux s'entr'ouvrent à la pression des clartés intérieures, il y a tout à coup un abîme plein d'anges agités entre les paroles et les êtres, tout se tait, les regards se détournent un instant et deux âmes s'embrassent en pleurant sur le seuil…

Ce n'est pas une chose qui vient de notre terre ; et toutes les descriptions ne serviraient de rien. Il faut que ceux qui veulent me comprendre aient aussi en eux-mêmes, le même point sensible. Si vous n'avez jamais éprouvé dans la vie la puissance de votre bonté invisible, n'allez pas plus avant ; ce serait inutile. Mais en est-il vraiment qui n'aient pas éprouvé cette puissance ; et les pires d'entre nous ne furent-ils jamais invisiblement bons? Je ne sais ; il y a tant d'êtres en ce monde qui ne songent pas à autre chose qu'à décourager le divin dans leur âme. Il suffit d'un instant de répit, cependant, pour que le divin se redresse, et les plus méchants même ne sont pas sans cesse sur leurs gardes ; et c'est pourquoi, sans doute, tant de méchants sont bons sans qu'on le voie, tandis que bien des sages et bien des saints ne sont pas invisiblement bons…

J'ai fait souffrir plus d'une fois, ajouta-t-il, comme tout être fait souffrir autour de lui. J'ai fait souffrir parce que nous sommes dans un monde où tout se tient par des fils invisibles, dans un monde où personne n'est seul ; et que le geste le plus doux de la bonté ou de l'amour blesse souvent tant d'innocence à nos côtés! — J'ai fait souffrir aussi, parce que les meilleurs et les plus tendres ont quelquefois besoin de rechercher je ne sais quelle partie d'eux-mêmes dans la douleur d'autrui. Il y a vraiment des graines qui ne germent en notre âme que sous la pluie des larmes que l'on répand à cause de nous ; et cependant ces graines produisent de bonnes fleurs et des fruits salutaires. Que voulez-vous? c'est une loi que nous n'avons pas faite ; et je ne sais si j'oserais aimer l'homme qui n'aurait fait pleurer personne. Bien souvent ceux qui aimèrent le mieux firent souffrir le plus, car on ne sait quelle cruauté attendrie et timide est d'ordinaire la sœur inquiète de l'amour. L'amour cherche en tout lieu des preuves de l'amour et ces premières preuves, qui n'est enclin à les trouver d'abord dans les pleurs de l'aimée?

La mort même ne pourrait pas suffire à rassurer l'amant s'il osait écouter les exigences de l'amour ; car l'instant de la mort semble trop bref à l'intime cruauté de l'amour ; par delà la mort, il y a place encore pour une mer de doutes ; et ceux qui meurent ensemble ne meurent peut-être pas sans inquiétudes. Il faut ici de longues et lentes larmes. La douleur est le premier aliment de l'amour ; et tout amour qui ne s'est pas nourri d'un peu de douleur pure, meurt comme le nouveau-né que l'on voudrait nourrir comme on nourrit un homme. Aimerez-vous de la même façon celle qui toujours vous fit sourire et celle qui parfois vous fit pleurer? Il faut, hélas! que l'amour pleure, et bien souvent, c'est dans le moment même où les sanglots s'élèvent que les chaînes de l'amour se forgent et se trempent pour la vie…

J'ai fait souffrir ainsi parce que j'aimais, poursuivit-il, j'ai fait souffrir aussi parce que je n'aimais plus. Mais, quelle différence entre les deux douleurs! Ici, les lentes larmes de l'amour éprouvé, semblaient savoir déjà, tout au fond d'elles-mêmes, qu'elles arrosaient en nos deux âmes jointes, quelque chose d'indicible, et là ces pauvres larmes savaient de leur côté qu'elles tombaient seules sur un désert. Mais c'est dans ces moments où l'âme est vraiment tout oreille ou tout âme plutôt, que j'ai reconnu la puissance d'une bonté invisible qui savait accorder aux malheureuses larmes de l'amour qui mourait les illusions divines de l'amour qui va naître. N'eûtes-vous jamais un de ces tristes soirs où les baisers découragés ne pouvaient plus sourire et où l'âme sentait enfin qu'elle s'était trompée? Les paroles ne sonnaient plus qu'à grand peine dans l'air froid de la séparation définitive ; vous alliez vous éloigner pour toujours, et les mains presque inanimées se tendaient vers l'adieu des départs sans retour, lorsque l'âme, tout à coup, faisait sur elle-même un mouvement insaisissable. L'âme voisine s'éveillait à l'instant sur les sommets de l'être, quelque chose naissait bien plus haut que l'amour des amants fatigués, et les corps avaient beau s'écarter, les âmes désormais n'allaient plus oublier qu'elles s'étaient regardées un instant par dessus des montagnes qu'elles n'avaient jamais vues, et que l'espace d'un clin d'œil, elles avaient été bonnes d'une bonté qu'elles ne connaissaient pas encore…

Quel est donc ce mouvement mystérieux dont je ne parle ici qu'à propos de l'amour, mais qui peut avoir lieu dans les plus petites circonstances de la vie? Est-ce je ne sais quel sacrifice ou quel embrassement intérieur, le désir très profond d'être âme pour une âme, ou le sentiment sans cesse attendri de la présence d'une vie invisible et égale à la nôtre? Est-ce tout ce qu'il y a d'admirable et de triste dans le fait seul de vivre, et l'aspect de la vie une et indivisible qui dans ces moments-là inonde tout notre être? — Je l'ignore, mais c'est vraiment alors que l'on sent qu'il y a quelque part une force inconnue, que nous sommes les trésors de je ne sais quel Dieu qui aime tout, que pas un geste de ce Dieu ne passe inaperçu, et que l'on est enfin dans la région des choses qui ne trahissent pas…

Il est vrai que de la naissance à la mort nous ne sortons jamais de cette région définitive, mais nous errons en Dieu comme de pauvres somnambules, ou comme des aveugles qui cherchent éperdument le temple dans lequel ils se trouvent. Nous sommes là, dans la vie, homme contre homme, âme contre âme, et les jours et les nuits se passent sous les armes. Nous ne nous voyons pas, nous ne nous touchons pas. Nous ne voyons jamais que des boucliers et des casques et nous ne touchons rien que le fer et le bronze. Mais qu'une petite circonstance venue de la simplicité du ciel fasse un instant tomber les armes, n'y a-t-il pas toujours des larmes sous le casque, des sourires d'enfant derrière le bouclier et n'aperçoit-on pas une autre vérité?

Il réfléchit encore ; puis il reprit plus tristement : Une femme, je croyais vous le dire tout à l'heure ; une femme que j'ai fait souffrir malgré moi, — car les plus attentifs répandent sans le savoir tout autour d'eux de la souffrance — une femme que j'ai fait souffrir malgré moi, m'a révélé un soir la puissance souveraine de cette invisible bonté. Il faut avoir souffert pour être bon ; mais peut-être faut-il que l'on ait fait souffrir pour devenir meilleur. Je l'éprouvai ce soir. Je me sentais arrivé seul en cette triste zone des baisers où il semble que l'on visite déjà les cabanes des pauvres, tandis que l'amante attardée sourit encore dans les palais des premiers jours. L'amour selon les hommes se mourait entre nous comme un enfant frappé d'un mal qui vient on ne sait d'où et qui ne peut avoir pitié. Nous ne nous sommes rien dit. Je ne pourrais même plus me rappeler à quoi je songeais en ce moment si grave. A des choses sans doute insignifiantes. Au dernier visage rencontré, à la clarté tremblante d'une lanterne au coin du quai désert et cependant, tout a eu lieu dans une lumière mille fois plus pure et mille fois plus haute que si toutes les forces de la pitié et de l'amour auxquelles je commande dans mes pensées et dans mon cœur fussent intervenues. Nous nous sommes quittés sans rien dire, mais nous avons compris en même temps notre pensée inexprimable. Nous savons maintenant qu'un autre amour est né qui n'a plus besoin des paroles, des petits soins et des sourires de l'amour ordinaire. Nous ne nous sommes plus revus, nous ne nous reverrons peut-être plus avant des siècles. « Il nous faudra, sans doute, oublier bien des choses, en apprendre bien d'autres, à travers tous les mondes par lesquels nous aurons à passer, » avant de nous retrouver dans le même mouvement d'âme qui a eu lieu ce soir ; mais nous avons le temps d'attendre…

Aussi, depuis ce jour, ai-je salué en tout lieu, et jusqu'au fond des moments les plus âpres, la présence bienfaisante de cette puissance merveilleuse. Il suffit qu'on l'ait vue clairement une seule fois, pour qu'on ne puisse plus éviter son visage. Vous la verrez sourire bien souvent dans les dernières retraites de la haine et jusqu'au fond des plus cruelles larmes. Et cependant elle ne se montre pas aux yeux de notre corps. Dès qu'elle se manifeste par un acte extérieur, elle change de nature ; et nous ne sommes plus dans la vérité selon l'âme, mais dans une sorte de mensonge selon les hommes. La bonté et l'amour qui ne s'ignorent pas n'ont aucune action sur les âmes parce qu'ils sont sortis des royaumes où elles vivent ; mais tant qu'ils sont aveugles ils pourraient attendrir jusqu'au Destin lui-même. J'ai connu plus d'un homme qui accomplissait toutes les œuvres de bonté et de miséricorde sans atteindre une seule âme ; et j'en ai connu d'autres qui semblaient vivre dans le mensonge et l'injustice sans écarter ces mêmes âmes et sans faire naître un seul instant l'idée qu'ils ne fussent pas bons. Il y a plus ; ceux mêmes qui ne vous connaissent point et à qui l'on rapporte simplement vos actes de bonté et vos œuvres d'amour, si vous n'êtes pas bon selon la bonté invisible, se douteront de quelque chose ; et ne seront jamais atteints dans les profondeurs de leur être. Comme s'il y avait quelque part un endroit où tout se pèse en présence des esprits ; ou bien, là-bas, de l'autre côté de la nuit, un réservoir de certitudes où le troupeau muet des âmes va s'abreuver chaque matin.

Peut-être ne sait-on pas encore ce que veut dire le mot aimer. Il y a en nous des vies où nous aimons sans le savoir. Aimer ainsi, ce n'est pas seulement avoir pitié, se sacrifier intérieurement, vouloir aider et rendre heureux, c'est une chose mille fois plus profonde que les mots humains les plus suaves, les plus agiles et les plus forts ne peuvent pas rejoindre. On dirait par moments que c'est un souvenir furtif mais extrêmement pénétrant de la grande unité primitive. Il y a dans cet amour une force à laquelle rien ne peut résister. Qui de nous, s'il s'interroge du côté des lumières que d'ordinaire on ne regarde pas, qui de nous ne retrouve en lui-même le souvenir de certaines œuvres étranges de cette force? Qui de nous, tout à coup, aux côtés d'un être indifférent peut-être, n'a senti survenir quelque chose que personne n'appelait? Était-ce l'âme ou bien la vie qui se retournait sur elle-même comme un dormeur qui se réveille? Je ne sais ; vous ne le saviez pas non plus et personne n'en parlait ; mais vous ne vous sépariez pas comme si rien n'était arrivé.

Aimer ainsi c'est aimer selon l'âme ; et il n'y a pas d'âme qui ne réponde à cet amour. Car l'âme humaine est un convive affamé depuis des siècles ; et il ne faut jamais qu'on l'appelle deux fois au festin nuptial.

Toutes les âmes de nos frères rôdent sans cesse autour de nous, en quête d'un baiser et n'attendent qu'un signe. Mais combien d'êtres n'ont jamais osé faire un de ces signes dans leur vie! C'est le malheur de toute notre existence, que nous vivions ainsi à l'écart de notre âme, et que nous ayons peur de ses moindres mouvements. Si nous lui permettions de sourire franchement dans son silence et sa lumière, nous vivrions déjà d'une vie éternelle. Il suffit de considérer un instant ce qu'elle parvient à faire dans les rares minutes où nous ne songeons pas à l'enchaîner comme une folle ; dans l'amour par exemple, où nous la laissons quelquefois s'approcher des grillages de la vie extérieure. Et ne faudrait-il pas, selon la vérité première, que dans la vie, tous les êtres se sentissent en face de nous comme l'amante en face de l'amant?

Cette invisible et divine bonté dont je ne parle ici que parce qu'elle est un des signes les plus sûrs et les plus proches de l'activité incessante de notre âme, cette invisible et divine bonté, ennoblit d'une façon définitive tout ce qu'elle a touché sans le savoir. Que tous ceux qui se plaignent d'un être, descendent en eux-mêmes et se demandent s'ils furent jamais bons en présence de cet être. Quant à moi, je n'ai jamais rencontré quelqu'un à côté de qui j'aie senti s'émouvoir ma bonté invisible, qui ne soit devenu, à l'instant même, meilleur que moi-même. Soyez bons dans les profondeurs et vous verrez que ceux qui vous entourent deviendront bons jusqu'aux mêmes profondeurs. Rien ne répond plus infailliblement au cri secret de la bonté que le cri secret de la bonté voisine. Tandis que vous êtes bon activement dans l'invisible, tous ceux qui vous approchent feront sans le savoir des choses qu'ils ne pourraient pas faire à côté d'un autre homme. Il y a là une force qui n'a pas de nom ; une rivalité spirituelle qui est irrésistible. On dirait que c'est exactement ici que se trouve le point le plus sensible de nos âmes ; car il y a de ces âmes qui semblent avoir oublié qu'elles existent ; et avoir renoncé à tout ce qui élève un être ; mais quand elles sont atteintes en cet endroit, elles se redressent toutes ; et dans les champs divins de la bonté secrète, la plus humble des âmes ne supporte pas la défaite.

Et cependant, il est possible que rien ne change dans la vie que l'on voit ; mais est-ce cela seul qui importe, et n'existons-nous vraiment que par des actes que l'on peut prendre en main comme les cailloux de la grand'route? si vous vous demandez comme il faut nous dit-on se le demander chaque soir : « Qu'ai-je fait d'immortel aujourd'hui? » Est-ce toujours du côté des choses que l'on peut compter, peser et mesurer sans erreur, qu'il vous faut chercher tout d'abord? Il est possible que vous répandiez des larmes extraordinaires, que vous remplissiez un cœur de certitudes inouïes, et que vous rendiez la vie éternelle à une âme sans que personne s'en aperçoive, sans que vous-même vous le sachiez. Il est possible que rien ne change ; il est possible qu'à l'épreuve tout s'écroule et que cette bonté cède à la moindre crainte. Il n'importe. Quelque chose de divin a eu lieu ; et notre Dieu doit avoir souri quelque part. N'est-ce peut-être pas le but suprême de la vie de faire renaître ainsi l'inexplicable en nous ; et savons-nous ce que nous ajoutons à nous-mêmes lorsque nous réveillons un peu de l'incompréhensible qui dort dans tous les coins? Ici, vous avez réveillé l'amour qui ne se rendort plus. L'âme que votre âme a regardé et qui a versé avec vous les saintes larmes de la joie solennelle que l'on n'aperçoit pas, ne vous en voudra pas au milieu des tortures. Elle n'aura même pas besoin de pardonner. Elle est si sûre d'on ne sait quoi que rien ne pourra désormais effacer ou pâlir son sourire intérieur ; car rien ne pourra séparer deux âmes qui durant un instant « ont été bonnes ensemble. »

XII
LA VIE PROFONDE

Il est bon de rappeler aux hommes que le plus humble d'entre eux « a le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin qu'il ne choisit pas, une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de l'idéal ; et que ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c'est cela. »

Il faut que tout homme trouve pour lui-même une possibilité particulière de vie supérieure dans l'humble et inévitable réalité quotidienne. Il n'y a pas de but plus noble à notre vie. Ce qui nous distingue les uns des autres, ce sont les rapports que nous avons avec l'infini. Le héros n'est plus grand que le misérable qui marche à ses côtés, que parce qu'à un certain moment de son existence il a eu une conscience plus vive, de l'un de ces rapports. S'il est vrai que la création ne s'arrête pas à l'homme et que des êtres supérieurs et invisibles nous entourent, ces êtres ne nous sont supérieurs que parce qu'ils ont avec l'infini des rapports que nous ne pouvons même pas soupçonner.

Il nous est possible de multiplier ces rapports. Dans la vie de tout homme il y a eu un jour où le ciel s'est ouvert de lui-même, et c'est presque toujours de cet instant que date la véritable personnalité spirituelle d'un être. C'est en cet instant que s'est formé sans doute l'invisible et l'éternel visage que nous montrons sans le savoir aux anges et aux âmes. Mais pour la plupart des hommes le ciel ne s'ouvre ainsi que par hasard. Il n'ont pas choisi le visage par où les anges les reconnaissent dans l'infini, et ils ne savent pas ennoblir et purifier ces traits. Ils ne sont nés que d'une joie, d'une tristesse, d'une terreur ou d'une pensée accidentelle.

Nous naissons véritablement le jour où pour la première fois nous sentons profondément qu'il y a quelque chose de grave et d'inattendu dans la vie. Les uns constatent tout à coup qu'ils ne sont pas seuls sous le ciel. Les autres en donnant un baiser ou en versant une larme s'aperçoivent brusquement que « la source de tout ce qu'il y a de meilleur et de saint, depuis l'univers jusqu'à Dieu est caché derrière une nuit pleine d'étoiles trop lointaines » ; un troisième a vu une main divine s'étendre entre sa joie et son malheur ; et un autre a compris que les morts ont raison. Un autre a eu pitié, un autre a admiré et un autre a eu peur. Bien souvent il ne faut presque rien ; un mot, un geste, une petite chose qui n'est même pas une pensée. « Auparavant je t'aimais comme un frère, dit un héros de Shakespeare devant un acte qu'il admire ; auparavant je t'aimais comme un frère, mais à présent je te respecte comme mon âme. » Il est probable que ce jour-là un être vint au monde.

Nous pouvons naître ainsi plus d'une fois ; et à chacune de ces naissances nous nous rapprochons un peu de notre Dieu. Mais presque tous nous nous contentons d'attendre qu'un événement plein d'une lumière irrésistible pénètre violemment dans nos ténèbres et nous éclaire malgré nous. Nous attendons je ne sais quelle coïncidence heureuse, où les yeux de notre âme sont ouverts par hasard dans le moment où quelque chose d'extraordinaire nous arrive. Mais il y a de la lumière dans tout ce qui arrive ; et les plus grands des hommes n'ont été grands que parce qu'ils avaient l'habitude d'ouvrir les yeux à toutes les lumières. Est-il donc nécessaire que votre mère agonise dans vos bras, que vos enfants périssent dans un naufrage et que vous-même vous passiez à côté de la mort pour que vous appreniez enfin que vous êtes dans un monde incompréhensible où vous vous trouvez pour toujours, et où un Dieu qu'on ne voit pas demeure éternellement seul avec ses créatures? Est-il donc nécessaire que votre fiancée meure dans un incendie ou qu'elle disparaisse sous vos yeux dans les profondeurs vertes de l'Océan, pour que vous entrevoyiez un instant que les dernières limites du royaume de l'amour vont peut-être bien au-delà des flammes presque invisibles de Mira, d'Altaïr et de la Chevelure de Bérénice? Si vous aviez ouvert les yeux, n'auriez-vous pas pu voir dans un baiser ce que vous apercevez aujourd'hui dans une catastrophe? Faut-il que la douleur réveille ainsi à coups de lance les souvenirs divins qui dorment dans nos âmes? Le sage n'a pas besoin de ces secousses. Il regarde une larme, le geste d'une vierge, une goutte d'eau qui tombe ; il écoute une pensée qui passe, presse la main d'un frère, s'approche d'une lèvre, les yeux ouverts et l'âme ouverte aussi. Il y peut voir sans cesse ce que vous n'avez entrevu qu'un instant ; et un sourire lui apprendra sans peine ce qu'une tempête et la main même de la mort ont dû vous révéler.

Car, qu'est-ce, au fond, que tout ce qu'on appelle « Sagesse » « Vertu » « Héroïsme » et « les heures sublimes, » et « les grands moments » de la vie, si ce n'est les moments où l'on est sorti plus ou moins de soi-même, et où l'on a pu s'arrêter, ne fût-ce qu'une minute, sur le pas de l'une des portes éternelles d'où l'on voit que le plus petit cri, la pensée la plus pâle et le geste le plus faible ne tombent pas dans le néant ; ou bien que s'il y tombent, cette chute même est si immense qu'elle suffit à donner un caractère auguste à notre vie? Pourquoi attendez-vous que le firmament s'ouvre au fracas de la foudre? Il faut être attentif aux minutes heureuses où il s'ouvre en silence ; et il s'ouvre sans cesse. Vous cherchez Dieu dans votre vie, et Dieu n'apparaît pas, nous dites-vous. Mais quelle vie n'a pas des milliers d'heures semblables à l'heure de ce drame où tous attendent l'intervention divine, et où personne ne l'aperçoit, jusqu'à ce qu'une pensée invisible qui a retourné la conscience d'un mourant se manifeste tout à coup, et qu'un vieillard s'écrie en sanglotant de joie et d'épouvante : « Mais Dieu, le voilà, Dieu!… »

Faut-il toujours que l'on nous avertisse et ne pouvons-nous tomber à genoux que si quelqu'un est là pour nous dire que Dieu passe? Si vous avez aimé profondément, personne n'a dû vous faire remarquer que votre âme était quelque chose d'aussi grand que les mondes, que les astres, les fleurs, les vagues de la nuit et celles de la mer n'étaient pas solitaires, que rien ne finissait et que tout commençait au seuil des apparences ; et que les lèvres mêmes que vous baisiez appartenaient à un être bien plus haut, bien plus beau, bien plus pur que celui que vos bras enlaçaient. Vous avez vu alors ce que l'on ne voit pas dans la vie sans ivresse. Mais ne peut-on pas vivre comme si l'on aimait toujours? Les héros et les saints n'ont pas fait autre chose. Ah! vraiment, nous attendons un peu trop dans l'existence, comme les aveugles de la légende qui avaient fait un long voyage pour venir écouter leur Dieu. Ils s'étaient assis sur les marches, et quand quelqu'un leur demandait ce qu'ils faisaient sur le parvis du sanctuaire : « Nous attendons, répondaient-ils, en secouant la tête, et Dieu n'a pas encore dit un seul mot. » Mais ils n'avaient pas vu que les portes d'airain du temple étaient fermées et ils ne savaient pas que la voix de leur Dieu remplissait l'édifice. Notre Dieu ne cesse point un instant de parler ; mais personne ne songe à entr'ouvrir les portes. Et cependant, si l'on voulait y prendre garde, il ne serait pas difficile d'écouter à propos de tout acte, le mot que Dieu doit dire.

Nous vivons tous dans le sublime. Dans quoi donc voulez-vous que nous vivions? Il n'y a pas d'autre lieu de la vie. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les occasions de vivre dans le ciel, c'est l'attention et le recueillement ; et c'est un peu d'ivresse d'âme. Si vous n'avez qu'une petite chambre, croyez-vous que Dieu ne soit pas là aussi ; et qu'il soit impossible d'y mener une vie un peu haute? si vous vous plaignez d'être seul, que rien ne vous arrive, que personne ne vous aime, que vous n'aimiez personne, croyez-vous que les mots ne trompent pas? qu'il soit possible d'être seul, que l'amour soit une chose que l'on sait, une chose que l'on voit ; et que les événements se pèsent comme l'or et l'argent des rançons? Est-ce qu'une pensée vivante, — qu'elle soit altière ou pauvre, peu importe, dès qu'elle vient de votre âme elle est grande pour vous ; — est-ce qu'un haut désir ou simplement un moment d'attention solennelle à la vie, ne peuvent pas entrer dans une petite chambre? Et si vous n'aimez pas ou qu'on ne vous aime pas, et que pourtant vous puissiez voir avec une certaine force que mille choses sont belles, que l'âme est grande et que la vie est grave presque indiciblement, n'est-ce pas aussi beau que si l'on vous aimait ou que si vous aimiez? Et si le ciel lui-même vous est caché ; « le grand ciel étoilé, dit le poète, ne s'étend-il pas malgré tout sur votre âme sous la forme de la mort?… » Tout ce qui nous arrive est divinement grand et nous sommes toujours au centre d'un grand monde. Mais il faudrait s'habituer à vivre comme un ange qui vient de naître, comme une femme qui aime ou comme un homme qui va mourir. Si vous saviez que vous mourrez ce soir ou simplement que vous allez vous éloigner pour toujours, verriez-vous une dernière fois les êtres et les choses comme vous les avez vus jusqu'à ce jour? et n'aimeriez-vous pas comme vous n'avez jamais aimé? Est-ce la bonté ou la méchanceté des apparences qui grandirait autour de vous? Est-ce la beauté ou la laideur des âmes que vous auriez le don d'apercevoir? Est-ce que tout, jusqu'au mal même et aux souffrances, ne se transforme pas alors en un amour plein de larmes très douces? Est-ce que chaque occasion de pardonner, comme l'a dit un sage, n'enlève pas quelque chose à l'amertume du départ ou à celle de la mort? Et cependant, dans ces clartés de la tristesse ou de la mort, est-ce vers la vérité ou vers l'erreur que l'on a fait les derniers pas qu'il soit permis de faire?

Sont-ce les vivants ou les mourants qui savent voir et ont raison? ah! bienheureux ceux qui ont pensé, ceux qui ont parlé, ceux qui ont agi de manière à recevoir l'approbation de ceux qui vont mourir ou qu'une grande douleur a rendus clairvoyants! Il n'y a pas de récompense plus douce pour le sage que personne n'écoutait dans la vie. Si vous avez vécu dans la beauté obscure ne vous inquiétez pas. Une heure de suprême justice finit toujours par sonner dans le cœur de tout homme ; et le malheur ouvre des yeux qui ne s'ouvraient jamais. Qui sait si vous ne passez pas en ce moment sur l'âme d'un mourant comme l'ombre de celui qui connaissait déjà la vérité? N'est-ce peut-être pas sur le lit des agonisants que se tresse la véritable et la plus précieuse couronne du sage, du héros et de tous ceux qui ont su vivre gravement dans les hautes, pures et discrètes tristesses de la vie selon l'âme?

« La Mort, dit Lavater, n'embellit pas seulement notre forme inanimée ; mais la seule pensée de la mort donne une forme plus belle à la vie elle-même. » Et de même, toute pensée infinie comme la mort, embellit notre vie. Mais il ne faut pas qu'on s'y trompe. Tout homme a de nobles pensées qui passent comme de grands oiseaux blancs sur son cœur. Hélas! elles ne comptent pas ; ce sont des étrangères que l'on est étonné de voir et qu'on écarte d'un geste importuné. Elles n'ont pas le temps d'atteindre notre vie. Pour que notre âme devienne grave et profonde comme celle des anges, il ne suffit pas d'entrevoir un instant l'univers dans l'ombre de la mort ou de l'éternité, dans la lumière de la joie ou dans les flammes de la beauté et de l'amour. Tout être a eu de ces moments qui n'ont laissé en lui qu'une poignée de cendres inutiles. Il ne suffit pas d'un hasard ; il faut une habitude. Il faut apprendre à vivre dans la beauté et dans la gravité coutumières. Dans la vie, les êtres les plus bas distinguent parfaitement quelle est la chose noble et belle qu'il faudrait faire ; mais cette chose noble et belle n'a pas assez de force en eux. C'est cette force invisible et abstraite que nous devons tâcher d'augmenter par avance. Et cette force ne s'augmente qu'en ceux qui ont pris l'habitude de s'asseoir plus souvent que les autres sur les sommets où la vie gagne l'âme et d'où l'on voit que tout acte et que toute pensée est infailliblement liée à quelque chose de grand et d'immortel. Regardez les hommes et les choses selon la forme et le désir de votre œil intérieur, mais n'oubliez jamais que l'ombre qu'ils projettent en passant sur la colline ou sur le mur n'est que l'image passagère d'une ombre plus puissante qui s'étend comme l'aile d'un cygne impérissable sur toute âme qui s'approche de leur âme. Ne croyez pas que de telles pensées soient simplement des ornements et qu'elles n'aient aucune influence sur la vie de ceux qui les admettent. Il importe bien moins de transformer sa vie que de l'apercevoir, car elle se transforme d'elle-même dès qu'elle a été vue. Ces pensées dont je parle forment le trésor secret de l'héroïsme et le jour où la vie nous oblige à ouvrir ce trésor, nous sommes étonnés de n'y plus trouver d'autres forces que celles qui nous poussent vers la beauté parfaite. Il ne faut plus, alors, qu'un grand roi meure pour nous rappeler « que le monde ne finit pas aux portes des maisons » ; et la plus petite chose suffit à ennoblir une âme chaque soir.

Mais ce n'est pas en vous disant que Dieu est grand et que vous vous mouvez dans sa clarté, que vous vivrez dans la beauté et dans les profondeurs fécondes où vécurent les héros. Il est possible que vous vous rappeliez matin et soir que les mains de toutes les puissances invisibles s'agitent comme une tente aux plis sans nombre au-dessus de votre tête, sans que vous aperceviez jamais le moindre geste de ces mains. Il faut être efficacement attentif ; et il vaut mieux veiller sur la place publique que de s'endormir dans le temple. Il y a de la beauté et de la grandeur en toute chose ; puisqu'il suffit d'une circonstance inattendue pour nous les faire voir. La plupart le savent, mais ils ont beau le savoir, ce n'est que sous le fouet du sort ou de la mort qu'ils rôdent autour du mur de l'existence à la recherche des crevasses sur Dieu. Ils n'ignorent pas qu'il y a des crevasses éternelles dans les pauvres parois d'une cabane et que les plus petites vitres n'enlèvent pas une ligne ou une étoile à l'immensité des espaces célestes. Mais il ne suffit pas de posséder une vérité, il faut que la vérité nous possède.

Et cependant, nous sommes en un monde où les moindres événements assument sans efforts une beauté de plus en plus pure et de plus en plus haute. Rien ne se mêle plus aisément que la terre et le ciel ; et si vous avez regardé les étoiles avant d'embrasser votre amante vous ne l'embrasserez pas de la même manière que si vous aviez regardé les murs de votre chambre. Soyez sûr que le jour où vous vous êtes attardé à suivre un rayon de lumière à travers l'une des fentes de la porte de la vie, vous avez fait quelque chose d'aussi grand que si vous aviez pansé les blessures d'un ennemi, car dans ce moment là vous n'aviez plus d'ennemi.

Il faut vivre à l'affût de son Dieu, car Dieu se cache ; mais ses ruses, une fois qu'on les a reconnues semblent si souriantes et si simples! Un rien, dès lors, nous révèle sa présence, et la grandeur de notre vie tient à si peu de chose! On trouve ainsi, dans les poètes, un vers qui çà et là, au milieu des humbles événements de nos jours ordinaires, semble entr'ouvrir soudain quelque chose d'énorme. Aucun mot solennel n'a été prononcé et l'on dirait que rien n'a été appelé ; et cependant, pourquoi une face ineffable nous a-t-elle fait signe derrière les larmes d'un vieillard, pourquoi toute une nuit peuplée d'anges s'étend-elle autour du sourire d'un enfant, et pourquoi, à propos d'un oui ou d'un non balbutié par une âme qui chante en travaillant à autre chose, nous sommes nous dit soudain en retenant un instant notre souffle : « ici, c'est la maison de Dieu, et voici l'une des entrées du ciel? »

C'est parce que ces poètes étaient plus attentifs que nous « à l'ombre interminable… » Au fond, la poésie suprême n'est que cela, et elle n'a d'autre but que de tenir ouvertes « les grandes routes qui mènent de ce qu'on voit à ce qu'on ne voit pas. » Mais c'est aussi le but suprême de la vie, et il est bien plus facile de l'atteindre dans la vie que dans les plus nobles poèmes, car les poèmes ont dû abandonner les deux grandes ailes du silence. Il n'y a pas de jours petits. Il faut que cette idée descende dans notre vie et qu'elle s'y transforme en substance. Il ne s'agit pas d'être triste. Petites joies, petits sourires et grandes larmes, tout cela occupe le même point dans l'espace et le temps. Vous pouvez jouer dans la vie aussi innocemment « qu'un enfant autour du lit d'un mort » et ce n'est pas les pleurs qui sont indispensables. Les sourires aussi bien que les larmes ouvrent les portes de l'autre monde. Allez, venez, sortez, vous trouverez ce qu'il vous faut dans les ténèbres, mais n'oubliez jamais que vous êtes près des portes.


Après ce long détour, j'en reviens à mon point de départ, à savoir « qu'il est bon de rappeler aux hommes que le plus humble d'entre eux a le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin qu'il ne choisit pas, une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de l'idéal. » Or cette « grande personnalité morale » ne s'est jamais sculptée que dans les profondeurs de la vie ; et la réserve de l'idéal nécessaire ne s'augmente que grâce à d'incessantes « révélations au divin. » Tout homme peut parvenir en esprit aux sommets de la vie vertueuse et savoir à tout moment ce qu'il faudrait faire pour agir comme un héros ou un saint. Mais ce n'est pas cela qui importe. Il faut que l'atmosphère spirituelle se transforme à tel point autour de nous qu'elle finisse par ressembler à l'atmosphère des beaux pays du siècle d'or de Swedenborg où l'air ne permettait pas au mensonge de sortir de la bouche. Il arrive alors un instant où le moindre mal que l'on voudrait faire tombe à nos pieds comme une balle de plomb sur un disque de bronze, et où presque tout se change à notre insu, en beauté, en amour et en vérité. Mais cette atmosphère n'enveloppe que ceux qui ont eu soin d'aérer assez souvent leur vie en entr'ouvrant parfois les portes de l'autre monde. C'est près de ces portes que l'on voit. C'est près de ces portes que l'on aime. Car aimer son prochain ce n'est pas seulement se donner tout à lui, servir, aider et secourir les autres. Il est possible que vous ne soyez ni bon, ni beau, ni noble au milieu des plus grands sacrifices, et la sœur de charité qui meurt au chevet d'un typhique a peut-être une âme rancunière, petite et misérable. Aimer son prochain dans les profondeurs stables, c'est aimer ce qu'il y a d'éternel dans les autres, car le prochain par excellence c'est ce qui se rapproche le plus de Dieu, c'est-à-dire de ce qu'il y a de pur et de bon dans les hommes ; et c'est seulement en vous tenant toujours autour des portes dont je parlais tantôt que vous découvrirez ce qu'il y a de divin dans les âmes. Alors vous pourrez dire avec le grand Jean-Paul : « Lorsque je veux aimer très tendrement une personne chère, et lui pardonner toute chose, je n'ai plus qu'à la regarder quelque temps en silence. » Il faut apprendre à voir pour apprendre à aimer. « J'avais vécu durant plus de vingt ans aux côtés de ma sœur, me disait un jour un ami, et je l'ai vue pour la première fois au moment de la mort de notre mère. » Il avait fallu qu'ici aussi la mort ouvrît violemment une porte éternelle, pour que deux âmes s'aperçussent dans un rayon de la lumière primitive. En est-il un seul parmi vous qui ne soit pas environné de sœurs qu'il n'a pas vues?

Heureusement, en ceux-là mêmes qui voient le moins, il y a toujours quelque chose qui agit en silence comme s'ils avaient vu. Il est possible qu'être bon ce ne soit qu'être en un peu de clarté, ce que tous sont dans les ténèbres. Voilà pourquoi, sans doute, il est utile que l'on s'efforce d'élever sa vie et que l'on tende vers les sommets où l'on atteint à l'impossibilité de mal faire. Voilà pourquoi il est utile d'habituer son œil à regarder les événements et les hommes dans une atmosphère divine. Mais cela même n'est pas indispensable ; et que la différence aux yeux d'un Dieu, doit paraître petite! Nous sommes dans un monde où la vérité règne au fond des choses et où ce n'est pas la vérité mais le mensonge qui a besoin d'être expliqué. Si le bonheur de votre frère vous attriste, ne vous méprisez pas ; vous n'aurez pas un long chemin à parcourir pour trouver en vous-même quelque chose qu'il n'attristera pas. Et si vous ne parcourez pas le chemin, peu importe ; quelque chose ne s'est pas attristé…

Ceux qui ne songent à rien ont la même vérité que ceux qui songent à Dieu ; elle est un peu moins près du seuil, et voilà tout. « Même dans la vie la plus vulgaire, dit Renan, la part de ce que l'on fait pour Dieu est énorme. L'homme le plus bas aime mieux être juste qu'injuste, tous nous adorons, nous prions bien des fois par jour sans le savoir. » Et l'on est étonné lorsqu'un hasard nous révèle soudain l'importance de cette part divine. Il y a tout autour de nous des milliers et des milliers de pauvres êtres qui n'ont rien vu de beau dans toute leur existence ; ils vont, ils viennent, dans l'obscurité ; on croit que tout est mort ; et personne n'y prend garde. Et puis voilà qu'un jour une simple parole, un silence imprévu, une petite larme qui vient des sources mêmes de la beauté, nous apprennent qu'ils ont trouvé moyen d'élever dans l'ombre de leur âme, un idéal mille fois plus beau que les plus belles choses que leurs oreilles ont entendues et que leurs yeux ont vues. O nobles et pâles idéaux du silence et de l'ombre! C'est vous surtout qui réveillez le sourire des anges et qui montez directement vers Dieu! Dans quelles cabanes innombrables, dans quelles chambres de misère, dans quelles prisons peut-être, ne vous nourrit-on pas en ce moment, des larmes et du sang le plus pur d'une pauvre âme qui n'a jamais souri ; de même que les abeilles, alors que toutes les fleurs sont mortes autour d'elles, offrent encore à celle qui doit être leur reine, un miel mille fois plus précieux que le miel qu'elles donnent à leurs petites sœurs de la vie quotidienne… Qui de nous n'a rencontré plus d'une fois, le long des routes de la vie, une âme abandonnée qui n'avait cependant pas perdu le courage d'allaiter ainsi dans les ténèbres, une pensée plus divine et plus pure que toutes celles que tant d'autres avaient eu l'occasion d'aller choisir dans la lumière? Ici aussi, c'est la simplicité qui est l'esclave favorite de Dieu ; et il suffit peut-être que quelques sages n'ignorent point ce qu'il faut faire, pour que le reste agisse comme s'il savait également…

XIII
LA BEAUTÉ INTÉRIEURE

Il n'y a rien au monde qui soit plus avide de beauté, il n'y a rien au monde qui s'embellisse plus aisément qu'une âme. Il n'y a rien au monde qui s'élève plus naturellement et s'ennoblisse plus promptement. Il n'y a rien au monde qui obéisse plus scrupuleusement aux ordres purs et nobles qu'on lui donne. Il n'y a rien au monde qui subisse plus docilement l'empire d'une pensée plus haute que les autres. Aussi, bien peu d'âmes sur la terre résistent-elles à la domination d'une âme qui se laisse être belle.

On dirait vraiment que la beauté est l'aliment unique de notre âme ; elle la cherche en tout lieu et même dans la vie la plus basse elle ne meurt pas de faim. C'est qu'il n'y a pas de beauté qui passe complètement inaperçue. Il se peut qu'elle ne passe jamais que dans l'inconscience, mais elle agit aussi puissamment dans la nuit qu'à la clarté du jour. Elle y procure une joie moins saisissable et c'est là la seule différence. Examinez les hommes les plus ordinaires, lorsqu'un peu de beauté vient frôler leurs ténèbres. Ils sont là, rassemblés n'importe où ; et lorsqu'ils se trouvent réunis, sans qu'on sache pourquoi, il semble que leur premier soin soit de fermer d'abord les grandes portes de la vie. Chacun d'eux cependant, lorsqu'il était seul, a vécu plus d'une fois selon son âme. Il a aimé peut-être ; il a souffert sans doute. Il a entendu lui aussi, inévitablement « les sons de la contrée lointaine des Splendeurs et des Terreurs » et a su bien des soirs s'incliner en silence devant des lois plus profondes que la mer. Mais quand ils sont ensemble ils aiment à s'enivrer de choses basses. Ils ont je ne sais quelle peur étrange de la beauté ; et plus ils sont nombreux, plus ils en ont peur, comme ils ont peur du silence ou d'une vérité trop pure. Et cela est si vrai, que s'il arrivait que l'un d'eux eût fait dans la journée une chose héroïque, il tâcherait de l'excuser en attribuant à son acte des mobiles misérables, des mobiles qu'il prendrait dans la région inférieure où ils sont réunis. Écoutez cependant : une parole haute et fière a été prononcée qui a rouvert en quelque sorte les sources de la vie. Une âme a osé se montrer un instant, telle qu'elle est dans l'amour, dans la douleur, devant la mort ou dans la solitude en présence des étoiles de la nuit. Il y a de l'inquiétude et les faces s'étonnent ou sourient. Mais n'avez-vous jamais senti en ces moments, avec quelle force unanime toutes les âmes admirent et comme la plus faible approuve indiciblement au fond de sa prison la parole qu'elle a reconnue semblable à elle-même? elles revivent brusquement dans leur atmosphère primitive et normale ; et si vous aviez les oreilles des anges vous entendriez, j'en suis sûr, des applaudissements tout puissants dans le royaume des lumières admirables où elles vivent entres elles. Croyez-vous que si une parole analogue était prononcée chaque soir, les âmes les plus craintives ne s'enhardiraient pas ; et que les hommes ne vivraient pas plus véritablement? Il ne faut même pas qu'une parole analogue revienne. Quelque chose de profond a eu lieu qui laissera des traces très profondes. L'âme qui a prononcé cette parole sera reconnue chaque soir par ses sœurs ; et sa seule présence va mettre désormais je ne sais quoi d'auguste sous les propos les plus insignifiants. Il y a eu en tout cas un changement que l'on ne peut déterminer. Les choses inférieures n'auront plus la même force exclusive et les âmes effrayées savent qu'il y a quelque part un refuge…

Il est certain que les relations naturelles et primitives d'âme à âme sont des relations de beauté. La beauté est le seul langage de nos âmes. Elles n'en comprennent pas d'autres. Elles n'ont pas d'autre vie, elles ne peuvent produire autre chose, elles ne peuvent pas s'intéresser à autre chose. Et c'est pourquoi, toute pensée, toute parole, tout acte grand et beau est immédiatement applaudi par l'âme la plus opprimée et la plus basse même, s'il est permis de dire qu'il y ait des âmes basses. Elle n'a pas d'organe qui la relie à un autre élément et elle ne peut juger que selon la beauté. Vous le voyez à chaque instant dans votre vie ; et vous même qui avez renié plus d'une fois la beauté, vous le savez aussi bien que ceux qui la cherchent sans cesse dans leur cœur. Si un jour vous avez profondément besoin d'un autre être, irez-vous à celui qui a souri d'un sourire misérable quand la beauté passait? Irez-vous à celui qui a souillé d'un hochement de tête un acte généreux ou simplement une tendance pure? Peut-être étiez-vous de ceux qui l'approuvèrent ; mais dans ce moment grave où c'est la vérité qui frappe à votre porte, vous vous tournerez vers cet autre qui a su s'incliner et aimer. Votre âme avait jugé dans ses profondeurs ; et c'est son jugement silencieux et infaillible, qui trente années après peut-être, remonte à la surface, et vous envoie vers une sœur qui est plus vous que tout vous-même parce qu'elle a été plus près de la beauté.

Il faut si peu de chose pour encourager la beauté dans une âme. Il faut si peu de chose pour réveiller les anges endormis. Il ne faut peut-être pas réveiller — il suffit simplement de ne pas endormir. Ce n'est peut-être pas s'élever mais descendre qui demande des efforts. Est-ce qu'il ne faut pas un effort pour ne songer qu'à des choses médiocres devant la mer ou en face de la nuit? Et quelle âme ne sait pas qu'elle est toujours devant la mer et toujours en présence d'une nuit éternelle? Si nous avions moins peur de la beauté nous arriverions à ne plus trouver autre chose dans la vie ; car en réalité, sous tout ce que l'on voit il n'y a que cela qui existe. Toutes les âmes le savent, toutes les âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne cachent pas leur beauté? Il faut bien cependant que l'une d'elles « commence. » Pourquoi ne pas oser être celle qui « commence »? Toutes les autres sont là, avides autour de nous, comme des petits enfants devant un palais merveilleux. Ils se pressent sur le seuil, ils chuchotent, ils regardent par les fentes, mais n'osent pas pousser la porte. Ils attendent qu'une grande personne vienne ouvrir. Mais la grande personne ne passe presque jamais.

Et cependant que faudrait-il pour devenir la grande personne qu'on espère? Presque rien. Les âmes ne sont pas exigeantes. Une pensée presque belle que vous ne dites pas et que vous nourrissez en ce moment vous éclaire comme un vase transparent. Elles la voient et vous accueilleront d'une tout autre manière que si vous songiez à tromper votre frère. On s'étonne quand certains hommes nous disent qu'ils n'ont jamais rencontré de laideur véritable et qu'ils ne savent pas encore ce que c'est qu'une âme basse. Mais cela n'est pas étonnant. Ils « avaient commencé. » C'est parce qu'eux-mêmes étaient beaux les premiers qu'ils appelaient à eux toute beauté qui passait, comme un phare appelle les navires des quatre coins de l'horizon. Il en est qui se plaignent des femmes, par exemple, et qui ne songent pas que la première fois que vous rencontrez une femme, il suffit d'une seule parole, d'une seule pensée qui nie ce qui est beau et ce qui est profond pour empoisonner à jamais votre existence dans son âme. « Pour moi, me dit un jour un sage, je n'ai pas connu une seule femme qui ne m'ait apporté quelque chose de grand. » Il était grand d'abord, c'était là son secret. Il n'y a qu'une chose que l'âme ne pardonne jamais ; c'est d'avoir été obligée de regarder, de coudoyer, de partager, une action, une parole ou une pensée laide. Elle ne peut pas le pardonner, car pardonner ici c'est se nier soi-même. Et cependant, pour la plupart des hommes, être ingénieux, être fort, être habile, n'est-ce pas éloigner avant tout son âme de sa vie, n'est-ce pas écarter avec soin toutes les tendances trop profondes? Ils agissent ainsi jusque dans l'amour même ; et c'est pourquoi la femme qui est encore plus proche de la vérité, n'a presque jamais un instant de vie véritable avec eux. On dirait qu'on a peur de rejoindre son âme et l'on a soin de se tenir à mille lieues de sa beauté. Il faudrait au contraire, qu'on tentât de marcher devant soi. Pensez ou dites en ce moment des choses qui sont trop belles pour être vraies en vous ; elles seront vraies demain si vous avez tenté de les penser ou de les dire ce soir. Tâchons d'être plus beaux que nous-mêmes ; nous ne dépasserons pas notre âme. On ne se trompe pas quand il s'agit de beauté silencieuse et cachée. Du reste il importe assez peu qu'un être se trompe ou ne se trompe pas, du moment que la source intérieure est bien claire. Mais qui donc songe à faire le moindre effort qu'on ne voit pas? Et pourtant, nous nous trouvons ici dans un domaine où tout est efficace parce que tout attend. Toutes les portes sont ouvertes ; il n'y a qu'à les pousser ; et le palais est plein de reines enchaînées. Bien souvent il suffit d'un seul mot pour balayer des montagnes d'ordures. Pourquoi n'avoir pas le courage d'opposer à une question basse une réponse noble? Croyez-vous qu'elle passe complètement inaperçue ou qu'elle n'éveille que de l'étonnement? Croyez-vous que cela ne se rapproche pas davantage du dialogue naturel de deux âmes? On ne sait pas ce que cela encourage ou délivre. Même celui qui repousse cette réponse, fait un pas, malgré lui, vers sa propre beauté. Une chose belle ne meurt pas sans avoir purifié quelque chose. Il n'y a pas de beauté qui se perde. Il ne faut pas avoir peur d'en semer par les routes. Elles y demeureront des semaines, des années, mais elles ne se dissolvent pas plus que le diamant et quelqu'un finira par passer, qui les verra briller, qui les ramassera et s'en ira heureux. Pourquoi donc arrêter en vous-mêmes une parole belle et haute parce que vous croyez que les autres ne vous comprendront pas? Pourquoi donc entraver un instant de bonté supérieure qui naissait parce que vous pensez que ceux qui vous entourent n'en profiteront pas? Pourquoi donc réprimer un mouvement instinctif de votre âme vers les hauteurs parce que vous êtes parmi les gens de la vallée? Est-ce qu'un sentiment profond perd son action dans les ténèbres? Est-ce qu'un aveugle n'a pas d'autres moyens que les yeux pour discerner ceux qui l'aiment de ceux qui ne l'aiment pas? Est-ce que la beauté a besoin d'être comprise pour exister, et d'ailleurs croyez-vous qu'il n'y ait pas en tout homme quelque chose qui comprenne bien au-delà de ce qu'il a l'air de comprendre, bien au-delà aussi de ce qu'il croit comprendre? « Même aux plus misérables, me disait un jour l'être le plus haut que j'aie eu le bonheur de connaître, même aux plus misérables je n'ai jamais le courage de répondre une chose laide ou médiocre. » Et j'ai vu que cet être que j'ai suivi bien longtemps dans sa vie avait sur les âmes les plus obscures, les plus fermées, les plus aveugles, les plus rebelles même, une puissance inexplicable. Car nulle bouche ne peut dire la puissance d'une âme qui s'efforce de vivre en une atmosphère de beauté, et qui est activement belle en elle-même. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, la qualité de cette activité qui rend la vie misérable ou divine?

Si l'on pouvait aller au fond des choses, il n'est pas dit que l'on ne découvrirait pas que c'est la puissance de quelques âmes belles qui soutient les autres dans la vie. N'est-ce pas l'idée que chacun se fait de quelques êtres choisis qui est la seule morale vivante et efficace? Mais dans cette idée quelle est la part de l'âme élue et quelle est la part de celui qui l'élit? Est-ce que cela ne se mêle pas très mystérieusement et cette morale idéale n'atteint-elle pas des profondeurs que la morale des plus beaux livres ne pourra jamais effleurer? Il y a là une influence d'une étendue dont les bornes sont bien difficiles à fixer ; et une source de force à laquelle chacun de nous va boire plus d'une fois par jour. Est-ce qu'une défaillance dans un de ces êtres que vous considériez comme parfaits et que vous aimiez dans la région de la beauté, ne diminue pas immédiatement votre confiance dans la grandeur universelle des choses et votre admiration pour elles?

Et d'un autre côté, je ne crois pas que rien au monde embellisse une âme plus insensiblement, plus naturellement, que l'assurance qu'il y a quelque part, non loin d'elle, un être pur et beau qu'elle peut aimer sans arrière-pensée. Lorsqu'elle s'est approchée véritablement d'un tel être, la beauté cesse d'être une belle chose morte qu'on montre aux étrangers ; mais elle prend soudain une vie impérieuse, et son activité devient si naturelle que plus rien ne résiste. C'est pourquoi songez-y ; on n'est pas seul ; il faut que les bons veillent.

Plotin au livre VIII de la cinquième Ennéade, après avoir parlé de la « beauté intelligible » c'est-à-dire divine, conclut ainsi : « Pour nous, nous sommes beaux lorsque nous nous appartenons à nous-mêmes ; et laids quand nous nous abaissons à une nature inférieure. Nous sommes beaux encore quand nous nous connaissons et laids quand nous nous ignorons. » Or, ne l'oublions pas, nous sommes ici sur des montagnes où s'ignorer n'est pas tout simplement ne pas savoir ce qui arrive en nous quand nous sommes amoureux ou jaloux, timides ou envieux, heureux ou malheureux. S'ignorer où nous sommes c'est ignorer ce qui se passe de divin dans les hommes. Nous sommes laids quand nous nous éloignons des dieux qui sont en nous ; et nous devenons beaux à mesure que nous les découvrons. Mais nous ne trouverons le divin dans les autres qu'en leur montrant d'abord le divin dans nous-mêmes. Il faut que l'un des dieux fasse signe à l'autre dieu ; et tous les dieux répondent au plus imperceptible signe. On ne saurait le redire trop souvent ; il ne faut qu'une fissure à peu près invisible pour que les eaux du ciel pénètrent dans une âme. Toutes les coupes sont tendues vers la source inconnue ; et nous sommes en un lieu où l'on ne songe qu'à la beauté. Si l'on pouvait demander à un ange ce que nos âmes font dans l'ombre, je crois qu'il répondrait, après avoir regardé de longues années peut-être, bien au delà de ce qu'elles ont l'air de faire aux yeux des hommes, « Elles transforment en beauté les petites choses qu'on leur donne ». Ah! il faut avouer que l'âme humaine a un courage singulier! Elle se résigne à travailler toute une vie dans les ténèbres où la plupart d'entre nous la relèguent et où personne ne lui parle. Elle y fait ce qu'elle peut sans se plaindre ; et s'efforce d'arracher aux cailloux qu'on lui jette, le noyau de lumière éternelle qu'ils renferment peut-être. Et tandis qu'elle s'applique, elle guette le moment où elle pourra montrer à une sœur plus aimée ou par hasard plus proche, les trésors laborieux qu'elle a amoncelés. Mais il y a des milliers d'existences où nulle sœur ne la visite ; et où la vie l'a rendue si timide qu'elle s'en va sans rien dire, et sans avoir pu se parer une seule fois des plus humbles joyaux de son humble couronne…

Et malgré tout, elle veille à toutes choses dans son ciel invisible. Elle avertit, elle aime, elle admire, elle attire, elle repousse. A chaque événement nouveau, elle remonte à la surface en attendant qu'on l'oblige à descendre, parce qu'elle passe pour importune et folle. Elle erre comme Kassandra sous le porche des Atrides. Elle y dit sans cesse des paroles dont la vérité même n'est que l'ombre et personne ne l'écoute. Si nous levons les yeux, elle attend un rayon de soleil ou d'étoile, dont elle veut faire une pensée ou bien une tendance inconsciente et très pure. Et si nos yeux ne lui rapportent rien, elle saura transformer sa pauvre déception en quelque chose d'ineffable qu'elle cachera jusqu'à la mort. Si nous aimons, elle s'enivre de lumière derrière la porte close, et tout en espérant, elle ne perd pas les heures ; et cette lumière qui filtre par les fentes devient de la bonté, de la beauté ou de la vérité pour elle. Mais si la porte ne s'ouvre pas, (et dans combien d'existences s'ouvre-t-elle?) elle s'en retourne en sa prison et son regret sera peut-être une vérité plus haute qu'on ne verra jamais, car nous sommes dans le lieu des transformations indicibles ; et ce qui n'est pas né de ce côté-ci de la porte n'est pas perdu, mais ne se mêle pas à cette vie…

Je disais tout-à-l'heure qu'elle transforme en beauté les petites choses qu'on lui donne. Il semble même, à mesure qu'on y songe, qu'elle n'ait pas d'autre raison d'être ; et que toute son activité s'emploie a réunir au fond de nous un trésor de beauté qu'on ne peut pas décrire. Est-ce que tout ne se changerait pas naturellement en beauté si nous ne venions pas troubler sans cesse le travail obstiné de notre âme? Est-ce que le mal même ne devient pas précieux lorsqu'elle en a extrait le diamant profond du repentir? Est-ce que les injustices que vous avez commises et les larmes que vous avez fait répandre ne finissent pas un jour par devenir, elles aussi, dans votre âme, de la lumière et de l'amour? Avez-vous jamais regardé en vous-même dans ce royaume des flammes purificatrices? On vous a fait un grand mal aujourd'hui ; les gestes étaient petits, l'acte était bas et triste, et vous avez pleuré dans la laideur. Pourtant, venez jeter un coup d'œil dans votre âme quelques années après ; et dites-moi si vous ne voyez pas sous le souvenir de cet acte quelque chose qui est déjà plus pur qu'une pensée, je ne sais quelle force qu'on ne peut pas nommer, qui n'a aucun rapport avec les forces ordinaires de ce monde, je ne sais quelle source « d'une autre vie » à laquelle vous pourrez boire sans l'épuiser, jusqu'à vos derniers jours. Et cependant vous n'avez pas aidé la reine infatigable ; et vous songiez à autre chose tandis que l'acte se purifiait à votre insu dans le silence de votre être, et venait augmenter l'eau précieuse de ce grand réservoir de vérité ou de beauté, qui n'est pas agité comme le réservoir moins profond des pensées vraies ou belles, mais demeure pour toujours à l'abri du souffle de la vie.

« Il n'y a pas un fait, pas un événement dans notre existence, dit Emerson, qui tôt ou tard ne perdra pas sa forme inerte, adhésive et qui ne nous étonnera pas en prenant son essor, du fond de notre corps, dans l'Empyrée. » Et cela est vrai à un degré plus haut encore qu'Emerson ne l'avait peut-être prévu, car à mesure qu'on s'avance en ces lieux, on découvre des sphères plus divines.

On ne sait pas assez ce qu'elle est, cette activité silencieuse des âmes qui nous entourent. Vous avez dit une parole pure à un être qui ne l'a pas comprise. Vous l'avez crue perdue et vous n'y songiez plus. Mais un jour, par hasard, la parole remonte avec des transformations inouïes, et l'on peut voir les fruits inattendus qu'elle a portés dans les ténèbres ; puis tout retombe dans le silence. Mais qu'importe? on apprend que rien ne se perd dans une âme et que les plus petites ont aussi leurs instants de splendeur. Il n'y a pas à s'y tromper ; les plus malheureux même et les plus dénués ont en dépit d'eux-mêmes, tout au fond de leur être, un trésor de beauté qu'ils ne peuvent appauvrir. Il s'agit simplement d'acquérir l'habitude d'y puiser. Il faut que la beauté ne demeure pas une fête isolée dans la vie mais devienne une fête quotidienne. Il ne faut pas un grand effort pour être admis parmi ceux « dans les yeux desquels la terre en fleurs et les cieux éclatants n'entrent plus par parties infinitésimales, mais en masses sublimes » et je parle de fleurs et de cieux plus durables et plus purs que ceux qu'on aperçoit. Il y a mille canaux par lesquels la beauté de notre âme peut monter jusqu'à notre pensée. Il y a surtout le canal admirable et central de l'amour.

N'est-ce pas dans l'amour que se trouvent les plus purs éléments de beauté que nous puissions offrir à l'âme? Il existe des êtres qui s'aiment ainsi dans la beauté. Aimer ainsi, c'est perdre peu à peu le sens de la laideur ; c'est devenir aveugle à toutes les petites choses et ne plus entrevoir que la fraîcheur et la virginité des âmes les plus humbles. Aimer ainsi c'est ne plus même avoir besoin de pardonner. Aimer ainsi, c'est ne plus rien pouvoir cacher parce qu'il n'y a plus rien que l'âme toujours présente ne transforme en beauté. Aimer ainsi c'est ne plus voir le mal que pour purifier l'indulgence et pour apprendre à ne plus confondre le pécheur avec son péché. Aimer ainsi, c'est élever en soi tous ceux qui nous entourent sur des hauteurs où ils ne peuvent plus faillir et d'où une action basse doit tomber de si haut qu'en rencontrant la terre elle livre malgré elle son âme de diamant. Aimer ainsi, c'est transformer sans qu'on le sache, en mouvements illimités, les intentions les plus petites qui veillent autour de nous. Aimer ainsi, c'est appeler tout ce qu'il y de beau sur la terre, dans le ciel et dans l'âme au festin de l'amour. Aimer ainsi c'est exister devant un être tel qu'on existe devant Dieu. Aimer ainsi c'est évoquer au moindre geste la présence de son âme et de tous ses trésors. Il ne faut plus la mort, des malheurs ou des larmes pour que l'âme apparaisse ; il suffit d'un sourire. Aimer ainsi, c'est entrevoir la vérité dans le bonheur aussi profondément que quelques héros l'entrevirent aux clartés des plus grandes douleurs. Aimer ainsi, c'est ne plus distinguer la beauté qui se change en amour de l'amour qui se change en beauté. Aimer ainsi, c'est ne plus pouvoir dire où finit le rayon d'une étoile et où commence le baiser d'une pensée commune. Aimer ainsi, c'est arriver si près de Dieu que les anges vous possèdent. Aimer ainsi, c'est embellir ensemble la même âme qui devient peu à peu l'ange unique dont parle Swedenborg. Aimer ainsi, c'est découvrir chaque jour une beauté nouvelle en cet ange mystérieux, et c'est marcher ensemble dans une bonté de plus en plus vivante, et de plus en plus haute. — Car il y a aussi une bonté morte qui n'est faite que de passé ; mais l'amour véritable rend inutile le passé et crée à son approche un inépuisable avenir de bonté sans malheurs et sans larmes. Aimer ainsi, c'est délivrer son âme et devenir aussi beau que son âme délivrée. « Si dans l'émotion que doit te causer ce spectacle, dit à propos de choses analogues le grand Plotin qui de toutes les intelligences que je connais est celle qui s'approcha le plus près de la divinité, si dans l'émotion que doit te causer ce spectacle tu ne proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant ton regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors le charme de la beauté, c'est en vain que dans une pareille disposition tu chercherais la beauté intelligible ; car tu ne la chercherais qu'avec ce qui est impur et laid. Voilà pourquoi, les discours que nous tenons ici ne s'adressent pas à tous les hommes. Mais si tu as reconnu en toi la beauté, élève-toi à la réminiscence de la beauté intelligible… »

TABLE

  Pages.
Le Silence
Le Réveil de l'Ame
Les Avertis
La Morale Mystique
Sur les Femmes
Ruysbroeck l'Admirable
Emerson
Novalis
Le Tragique quotidien
L'Étoile
La Bonté invisible
La Vie Profonde
La Beauté intérieure

ACHEVÉ D'IMPRIMER
le six février mil huit cent quatre-vingt seize
PAR
L'IMPRIMERIE Vve ALBOUY
POUR LE
MERCVRE
DE
FRANCE

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 64719 ***