RENÉ BOYLESVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
« Qui a la priorité : l'homme ou les hommes? »
(Emerson, Société et Solitude.)
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
1921
DU MÊME AUTEUR
CONTES | |
LES BAINS DE BADE | 1 vol. |
LE BONHEUR A CINQ SOUS | 1 — |
LE DANGEREUX JEUNE HOMME | 1 — |
LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC | 1 — |
LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS | 1 — |
NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES | 1 — |
ROMANS | |
LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS | 1 vol. |
SAINTE-MARIE-DES-FLEURS | 1 — |
LE PARFUM DES ILES BORROMÉES | 1 — |
MADEMOISELLE CLOQUE | 1 — |
LA BECQUÉE | 1 — |
L'ENFANT A LA BALUSTRADE | 1 — |
LE BEL AVENIR | 1 — |
MON AMOUR | 1 — |
LE MEILLEUR AMI | 1 — |
LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE | 1 — |
MADELEINE JEUNE FEMME | 1 — |
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
Il a été tiré de cet ouvrage
CENT SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
tous numérotés.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright, 1921, by CALMANN-LÉVY.
A
ANDRÉ CHAUMEIX
ÉLISE
D'un carnet de notes qui date d'une vingtaine d'années, j'extrais les quelques pages suivantes où je ne modifierai que les noms de personnes.
« Granville, 17 août 189…
» Je suis assis, à table d'hôte, en face d'un couple dont je redoute les avances. Pour avoir entendu l'homme et la femme échanger entre eux quelques mots, j'ai l'appréhension d'être amené à « faire connaissance ». Pourquoi cette crainte? Ces gens sont simplement ordinaires. La femme n'a guère plus de trente ans et n'est pas laide. L'homme a la quarantaine ; il est décoré ; il est quelconque ; il n'a pas l'air d'un sot. Mais quelle façon de parler à sa femme! Et ils s'entretiennent d'une « madame de Vamiraud », d'un « monsieur » et d'une « madame de La Hotte-Saint-Pair ». Seraient-ils les domestiques endimanchés ou les régisseurs de quelque hobereau?
» Et pourquoi aussi me donné-je la peine, moi, de griffonner ces notes à leur propos? Je le sais bien! C'est parce que je les ai vus, tantôt, adresser un salut, très bref, à cette jeune femme à l'air triste et singulier, que j'ai tant regardée sur la terrasse du Casino. Ils la connaissent. Par eux je pourrais savoir qui elle est. Et cependant je me refuse à « faire connaissance ».
» Ce n'est pas vilain du tout, cette plage de Granville. Elle s'arrondit en hémicycle. Trop de galets ; mais de beaux rochers ; et puis, là-haut, sur la gauche, la vieille ville bien perchée. Des remparts, et un bon clocher de granit qui a dû essuyer des tempêtes. Comme de juste, on a gâché la vue en construisant un Casino en planches, affreux, et qui a l'air d'une gare provisoire de chemin de fer départemental. Mais, pour que les hommes se plaisent en un endroit, il faut qu'ils y abîment quelque chose.
» Si l'on a les chevilles solides, on peut faire une jolie promenade sur les rochers au pied des remparts de la vieille ville. Les baigneurs ne s'y hasardent guère ; on y touche la mer brutale et sa côte rugueuse ; on y perd de vue tout ouvrage rappelant une station d'été ; et les filles du port qu'on y surprend parfois, à leur bain, sans les troubler le moins du monde, nues comme Ève, ou se dévêtant dans une crique, me font, au soleil couchant, plutôt penser à des René Ménard ou à la simplicité des temps primitifs.
» On m'a dit que, tout près d'ici, les îles Chausey, minuscule archipel de rocs arides ou couverts de goémons, vous laissent imaginer que vous êtes à mille lieues du monde habité. »
« 18 août.
» On est informé de tout malgré soi, et jusque même des choses que l'on ne désire pas connaître.
» Tantôt, j'apprends le nom du couple qui me fait vis-à-vis, par un grand et fort homme qui vient demander « monsieur et madame Saulieu » et à qui l'on répond : « Les voici, monsieur Le Coûtre. » Je sais donc le nom d'un Le Coûtre, par-dessus le marché.
» Dès lors, mon attention se porte sur les enveloppes, assez nombreuses, déposées dans le casier de « M. Saulieu ». Ce M. Saulieu est joaillier, je ne sais quel numéro, rue Daunou.
» Tout cela ne m'intéresse absolument pas. Mais ce joaillier, du nom de Saulieu, donne des coups de chapeau à la jeune femme triste et singulière. Et le nommé Le Coûtre en fait autant.
» L'un et l'autre saluent cette jeune femme et ne lui parlent pas.
» L'un, Saulieu, a parlé tantôt à une jeune femme qui accompagne celle à qui il ne parle pas, et, pendant le colloque, cette dernière a ostensiblement affecté de s'écarter… Quant à l'homme, grand et fort, qui salue aussi, il n'accomplit cet acte de politesse que dans la rue ou sur le cours ; je ne l'ai jamais vu au Casino ni sur la plage.
» Encore une fois, qu'est-ce que cela peut me faire? Mais je suis seul ; je ne m'amuse guère ; et j'aime à regarder, à deviner. »
« Iles Chausey, 19 août.
» Ça y est. J'ai fait la connaissance du joaillier Saulieu, de son épouse et de l'homme grand et fort dont j'avais oublié le nom : Le Coûtre. Ce qui est étonnant est que j'ai fait leur connaissance parce que je l'ai voulu! Ce qui est stupéfiant est que je l'ai voulu dans le moment où ces gens-là m'agaçaient le plus. A seulement les entendre parler, je m'irrite ; et leurs sujets d'entretien, qui sont d'assez ordinaires commis voyageurs, étaient particulièrement désobligeants cette après-midi aux îles Chausey, poétique désert au parfum de varechs. Oui ; mais ils mêlaient à leurs propos vulgaires le nom cent fois répété de madame de Vamiraud, et ils avaient ajouté à ce nom, — mais avec quels airs! et de quel ton tout à coup abaissé! — le modeste nom d'« Élise », qui ne saurait, à cause de ce ton et de ces airs, appartenir à madame de Vamiraud, ni cependant à la femme de chambre de celle-ci, mais vraisemblablement à quelqu'un qui, pour un motif que je n'ai pu démêler, n'est jamais ni nommé à haute voix ni appelé de son nom de famille. J'ai été démangé tout à coup d'une curiosité exaspérée ; je me suis rapproché un peu d'eux à la table d'auberge où nous étions seuls. J'en ai été d'ailleurs pour mon geste inconsidéré : ma présence les a fait taire.
» Nous avons échangé des banalités. Tout le reste de l'après-midi, en les rencontrant dans l'île, qui n'est pas très grande, j'ai dû croiser mes mots stupides avec ceux de mes nouvelles connaissances, ce qui, pour moi, a rompu en petits morceaux le plaisir, que je m'étais promis, de rêvasser solitairement dans ce désert marin. »
« 20 août.
» Une journée torride. Je cherche de l'ombre. Je me réfugie sous les vieux ormes du cours Jonville, qui répandent une nuit assez épaisse. Un ruisseau, canalisé, court près de là ; on entend le bruit des laveuses, et cela vous confirme la proximité de l'eau et vous donne l'illusion d'un peu de fraîcheur.
» Mais je m'ennuie presque aussitôt, et alors me voilà échoué à la salle de lecture du Casino. Un soleil implacable incendie la faible toiture. Comment ces baraques ne prennent-elles pas feu! Je me balance dans un rocking pour me laisser croire que l'air s'agite, et je m'évente à l'aide d'un journal que je ne lirai pas.
» Peu de monde ; mais, parmi les oisifs désemparés, je vois entrer la jeune femme triste et singulière. Pourquoi me plaît-elle? Est-ce à cause de la façon dont j'ai entendu que l'on parlait d'elle? Est-ce qu'elle excite ma compassion par son visage malheureux? Est-ce parce que, simplement, elle me plaît?
» Elle a été s'asseoir à table ; elle a écrit, longtemps. Elle ne lève les yeux sur personne. Se réfugier, comme un étranger, comme moi-même, sous les planches brûlantes d'un lieu public quand on a sa famille et sa maison de famille dans la ville! Car, aux bribes de conversation saisies par moi hier à Chausey, j'ai compris ce détail. Elle est bien de Granville ; elle est parente de madame de Vamiraud et des La Hotte-Saint-Pair. Saint-Pair est le nom d'une commune des environs.
» Je suis resté là longtemps, parce qu'elle a écrit longtemps. Quand elle s'est levée, elle tenait à la main deux enveloppes fermées ; elle a passé tout près de moi. J'ai aspiré son parfum. Je l'ai suivie! Mon désœuvrement a quelque chose de pitoyable.
» Elle n'a pas fait timbrer ses lettres ; elle ne les a pas jetées à la boîte ; elle les a conservées à la main. Elle est descendue sur la plage et s'est dirigée tout droit vers une cabine. Il n'y avait pas encore trois personnes à l'eau. Elle se baigne seule et de bonne heure. Je l'ai regardée, ensuite, de loin. Elle nage bien ; je me suis fatigué les yeux à ne pas perdre de vue son bonnet de bain, bleu clair. »
Le carnet de poche d'où sont extraites les notes précédentes en contient beaucoup d'autres, dont je fais grâce au lecteur, parce qu'elles s'éloignent de l'unique sujet que j'ai dessein de traiter ici. Je tourne quatre pages en tête desquelles on lit : « Il pleut » ; « Il pleut toujours » ; « Pluie diluvienne ». J'ai dû passer ces mornes journées à me morfondre dans une chambre d'hôtel et à jeter rageusement sur mon calepin des projets de romans, de nouvelles, de réflexions professionnelles comme celle-ci, par exemple, qui m'était sans doute inspirée par la lecture d'un livre alors à la mode ; « La description oiseuse : grande erreur du temps… Avant tout, ne jamais décrire un objet, qu'il ne soit traversé d'un rayon de lumière spirituelle, etc. » Il faut arriver au 25 août pour trouver une page, mais il est vrai, capitale, sur notre sujet.
« 25 août.
» J'essaie d'écrire comme si je n'étais pas ému. Mais ma main tremble. Allons, je veux rapporter fidèlement, posément, en témoin étranger, ce que j'ai vu.
» Le beau temps revenu, la température était délicieuse. On pouvait se promener au soleil. J'ai fait les cent pas sur la plage, aussitôt après le déjeuner. J'ai été m'asseoir sur les rochers. L'heure du bain m'a ramené vers la plage. Comme je posais le pied sur les premiers galets, j'ai vu sortir d'une cabine et puis descendre en courant vers la mer le bonnet de soie bleue. C'est évidemment lui que je cherchais, mais, l'ayant vu, je suis ainsi fait que je n'ai pas voulu avoir l'air de m'intéresser à lui outre mesure et qu'au lieu de le regarder approcher de la mer, j'ai poursuivi ma marche jusqu'à l'autre extrémité de la plage, sans presser aucunement le pas. Je ne me suis donc retourné qu'après avoir heurté les autres rochers, ceux qui sont hérissés au pied du bloc où s'assoit la vieille ville.
» Mais, à peine avais-je fait demi-tour, que je fus frappé par un mouvement inusité parmi les baigneurs : ils s'aggloméraient en un point ; d'autres, au contraire, quittaient rapidement la mer, empoignaient leur peignoir, remontaient la plage, s'arrêtaient tout à coup, et quelques-uns redescendaient, presque aussitôt, pendant que la terrasse du Casino se garnissait ; une quantité de gens apparaissaient sur la plage. « Un accident! » pensai-je. Et simultanément, j'avais la conviction qu'une seule personne pouvait avoir été victime d'un accident : celle qui portait le bonnet bleu. La troisième idée et les suivantes qui m'ont frappé ont été celles-ci : « Je n'y peux rien!… Il est trop tard!… C'est affreux!… »
» A peine accélérai-je mon pas, en m'approchant de la foule à présent compacte. J'avais vu, du canot où pagaye continuellement un maître-nageur, deux hommes plonger sur le probable « lieu du sinistre ».
» Mais, ayant, je ne sais vraiment pas pourquoi, la conviction que l'accident était arrivé au « bonnet bleu », comme, d'autre part, je savais que le « bonnet bleu » était excellent nageur, l'accident ne devait être causé ni par la fatigue, ni par une imprudence ou une maladresse, ni vraisemblablement par la crampe d'un membre, mais par l'asphyxie. Je déclarai le cas désespéré, apportant à cette conclusion pessimiste la conviction que nous inspire tout malheur qui semble dirigé contre nous, personnellement.
» Les plongeurs remontaient, soufflaient, s'agrippaient au canot et replongeaient ; un maître-baigneur avançait avec peine, à la nage, gêné par son lourd pantalon. Hélas! bientôt dix minutes allaient être écoulées depuis le moment où j'étais revenu sur mes pas, et l'« accident » avait dû se produire bien auparavant, c'est-à-dire au moment que tout doucement je m'éloignais après avoir vu courir le « bonnet bleu ».
» Car la victime était bien la jeune femme au bonnet bleu ; je le sus, sans étonnement, mais non pas sans pâlir, dès que je me mêlai aux groupes. Je sus même aussitôt son nom : on l'appelait madame Destroyer.
» Les recherches durèrent encore un grand quart d'heure ; mais elles devaient être vaines. Je m'indignai que le bain ne fût pas manqué pour tous. Peu de temps après ces quelques minutes dramatiques, le public habituel s'agitait dans l'eau indifférente ; le canot contenant le maître-baigneur se balançait et semblait danser parmi des vivants, au-dessus d'un cadavre. Et un soleil, d'une splendide magnificence, s'abaissait sur une mer parfaitement calme. »
« 26 août.
» Je ne veux pas rester ici. Je m'en vais. J'ai retenu ma place au bateau de Jersey.
» La mer n'a rien rapporté… Cela « s'explique, paraît-il »?
» Voici la version que l'on donne. Madame Destroyer était en effet une bonne nageuse ; née à Granville, elle avait une complète expérience de la mer. Elle aurait pris tout simplement son bain trop tôt après le repas. Cependant, je l'ai vue entrer à l'eau, alors que de nombreuses personnes y étaient déjà, et certainement après quatre heures et demie. Oui ; mais elle appartenait à une famille soumise aux anciennes mœurs, qui a coutume de faire venir chaque année ses membres jusque du fond des plus lointaines provinces et qui les réunissait, le jour fatal, en un déjeuner plantureux, lequel s'est prolongé plus que de coutume.
» On dit, depuis, que ce déjeuner était une sorte de fête de famille dans le genre de celle qui fut donnée, selon l'Écriture, pour le retour de l'enfant prodigue. Tels sont les termes qu'ont employés les Saulieu, sans vouloir dire davantage. Ces termes ne font qu'accroître l'intensité du brouillard qui plane sur l'aventure, mais, précisément à cause de cela, ils s'harmonisent avec ce qu'il y avait d'incertain, d'embarrassé et, ma foi, disons : de mystérieux, dans l'attitude de madame Destroyer au milieu des siens, et dans l'attitude vis-à-vis d'elle de plusieurs personnes amies de sa famille. Enfin, je n'oublierai pas que les Saulieu disaient : « madame de Vamiraud » pour désigner cette jeune femme, compagne ordinaire de madame Destroyer, et à qui ils parlaient, tandis qu'ils disaient : « Élise » pour désigner madame Destroyer, à qui ils ne parlaient pas.
» On jase. Toute la ville parle de l'événement et ne parle que de cela. Que n'ai-je pas entendu dire?
» Le curieux est que les Saulieu, qui la connaissaient, puisqu'ils avaient prononcé son petit nom, et qui naturellement sont interrogés par tout l'hôtel, se tiennent sur une réserve presque exagérée. Je sais qu'ils ont été faire visite à la famille, à madame de Vamiraud notamment, qui est bien la propre sœur de celle qu'on nommait Élise. Et ils sont muets comme des tombeaux, comme cette mer qui a englouti Élise et ne la rend pas.
» Je les ai interrogés moi-même. A la suite d'un événement pareil, jusqu'à des étrangers s'informent, que diable! Ils m'ont dit, l'un et l'autre séparément, ces rustres :
— C'est très délicat.
» Ce qui n'est pas délicat, c'est de dire cela d'une jeune femme morte. Cela laisse supposer… Au fait, laisse supposer quoi?
» Je ne sais en vérité que penser, mais ma curiosité touchant cette jeune morte est piquée au vif.
» Un fait à retenir : j'ai croisé, ce soir, dans l'ombre, sur la jetée, le couple Saulieu accompagné du grand homme robuste dont j'ai encore une fois oublié le nom. A mon approche, ils se sont tus. Je ne les ai pas abordés. Mais, en les croisant de nouveau plus près des lumières du port, j'ai distingué nettement que le grand homme robuste pleurait!… il pleurait : je l'ai vu s'éponger les yeux avec son mouchoir, pendant qu'il marchait à côté de ses amis ; et, tout à coup, je l'ai vu s'asseoir sur une borne. Il s'est pris la tête à deux mains. Il a une chevelure épaisse et grisonnante qu'il secouait en désespéré. Il pleurait comme un enfant.
» J'ai entendu madame Saulieu lui dire à demi-voix :
— Allons, allons, Jean-Marie!…
» Je me souviens que l'homme grand et fort, Jean-Marie, causait aux îles Chausey, familièrement, avec les Saulieu, quand ceux-ci ont prononcé le nom d'Élise. Lui ne l'avait pas nommée.
» Un roman entre la jeune femme trop charmante qui répondait au nom d'Élise et l'homme que j'ai vu secouer ses cheveux poivre et sel, après s'être affalé, comme un matelot du port, sur une borne! Non, voyons…
» Ma remarque ne vaut absolument rien : je le sais, car les grandes amours sont extraordinaires en tout. »
« 27 août.
» Le plus curieux est que je ne pars pas pour Jersey. J'apprends trop de choses. Je suis trop homme de lettres : un événement qui a failli me toucher le cœur s'enrichit de détails innombrables qui m'atteignent l'esprit ; et me voilà accaparé par un « sujet ». Je n'ai plus besoin de m'informer : on me renseigne. Les langues ne se tiennent plus ; elles se délient outre mesure. L'inconvénient est qu'on dit trop ; il faut mettre de l'ordre, trier, user plus que jamais de ce sixième sens, qui consiste à percevoir le « vraisemblable ».
» Un hasard précieux me sert. Il se trouve qu'un des hommes en qui j'ai le plus de confiance, un vieil écrivain de valeur et méconnu, s'est trouvé mêlé de la façon la plus baroque au mystère que je cherche à éclaircir. Il est discret, mais ne me refusera rien de ce que sa conscience l'autorisera à m'apprendre. Du diable si, avec le goût que je me suis senti pour mon héroïne, je ne tire pas de là quelqu'une de ces histoires, comme je les aime, c'est-à-dire qui ne ressemblent que le moins possible à ce qu'on appelle « un roman »! »
Élise de La Hotte-Saint-Pair naquit en 1872, à Granville, d'une très ancienne famille de la région. On voit encore, sur la route de Saint-Pair, les restes d'un vieux château bâti en granit, dont le vent de mer a décoiffé un pignon et tordu la girouette rouillée ; c'est de là qu'ont essaimé jadis tous les La Hotte, de mémoire d'homme, officiers de marine, magistrats ou prêtres. Mais ce manoir était abandonné et déjà dans un grand délabrement quand Élise était une petite fille, et il ne servait plus que de grange. On allait le visiter, à intervalles presque réguliers, pour enseigner aux enfants leurs origines, ce dont ceux-ci profitaient surtout pour jouer à saute-mouton sur un foin sec contenant toujours quelques chardons des dunes, qui leur piquaient les mollets.
Les parents d'Élise habitaient alors, au centre de Granville même, une maison d'aspect modeste, mais largement étendue sur un des côtés du triangle de la place dite « cours Jonville ». Cette place, au sol non pavé, était plantée d'ormes très vieux, en quinconces, qui assombrissaient beaucoup les pièces, mais dont l'ombrage touffu ne laissait pas d'être agréable en été. Sous ces beaux arbres se tenait le marché deux fois la semaine. On voyait ces jours-là, le matin, madame de La Hotte, qui connaissait par leur nom toutes les bonnes femmes, les appeler de sa fenêtre et faire ainsi ses provisions sans sortir de chez soi, et en papillotes.
Toute la journée, c'était alors, sous les grands ormes, un bavardage frénétique, qui ne saurait être comparé qu'à la piaillerie des moineaux à leur coucher. Élise, sa sœur aînée, nommée Marie, et ses deux frères, à l'époque des vacances, se tenaient aux appuie-mains du rez-de-chaussée, criant plus fort que les maraîchères et jouant à vendre ou à acheter des denrées fictives, à moins que l'un des garçons, suspendu par les poignets, ne dégringolât, en écorchant le crépi de chaux grisâtre et ses propres genoux, pour aller chiper en bas ou se faire offrir pour sa bonne mine quelque poireau, un trognon de chou, une laitue piétinée, des cosses de petits pois verts dont il logeait jusqu'à trois à califourchon sur son nez, ou bien des cerises en pendants d'oreilles.
L'odeur des légumes et des fruits montait et se répandait dans la maison, vers le soir, en même temps que s'apaisait la rumeur et que baissaient les prix. M. de La Hotte-Saint-Pair, gourmand de sa nature et en même temps un peu serré, descendait de sa bibliothèque, invariablement, à cette heure. Il aimait à faire les cent pas sur le cours, entre chien et loup, humant les parfums agrestes, sa canne normande à la main, sans avoir l'air de rien, sinon de songer aux paperasses qu'il avait remuées ; et, tout à coup, on le voyait aviser un panier de fraises ou un melon, qu'il rapportait, l'un assis sur son bras replié et l'autre suspendu par l'anse à son petit doigt.
Ex-capitaine de mobiles, blessé grièvement, M. de La Hotte-Saint-Pair vivait enfermé chez lui, depuis 1870. Il avait le goût de la généalogie et de l'histoire ; il s'occupait à classer d'innombrables papiers de famille ou à s'essayer en des biographies ancestrales. A des dates régulières, sa documentation s'enrichissait, grâce à des réunions auxquelles, lui comme sa femme, tenaient, semblait-il, plus qu'à tout. Très bien apparentés l'un et l'autre, ils demeuraient ainsi en contact avec le moindre membre des deux lignées, et leurs déplacements n'avaient jamais pour but que d'assister à des baptêmes, à des mariages ou à des obsèques, parfois fort éloignés de Granville, mais pour lesquels on ne lésinait ni sur l'argent ni sur la peine. Pendant toute leur jeunesse, Élise, sa sœur et ses frères, furent à peu près toujours en deuil. Et il venait à Granville des tantes, des oncles, des cousines, des cousins, d'Avranches, de Saint-Malo, de Coutances, de Cherbourg, de Rennes, de Saint-Brieuc, et jusque de Nantes et d'Angers, voire de Paris. En ces réunions, espacées tout au long de l'année, et ménagées adroitement selon les affinités et même selon les besoins d'apaiser des dissensions ou d'éclaircir des malentendus, on se perdait en souvenirs, en exercices de mémoire, en rappels pénibles et interminables de dates, en escalades hardies de telle branche minuscule ou de tel rameau de l'arbre généalogique, qui n'amusaient certes pas tout le monde, mais créaient cependant une atmosphère, indéfinissable, une sorte d'élément que chacun sentait propre à soi-même, autant qu'au groupe tout entier, où chacun, plus ou moins consciemment, se complaisait.
Après la famille, il y avait les relations, qui ne comptaient pas peu. Elles grevaient le budget par les cadeaux, les transports, les dîners, sans compter les écritures innombrables, mais étaient tenues comme essentielles à la vie, au premier chef, et les personnes qui en faisaient partie constituaient une petite humanité à part, contre quoi ne s'exerçait pas, du moins ne devait pas s'exercer, la critique, humanité qu'on admettait pour bonne et impeccable, une fois pour toutes, qu'on soutenait en cas de malheur, et défendait au besoin généreusement, sauf le cas de manquement grave aux règles imposées par l'honneur, le savoir-vivre, l'usage.
Élise, de qui la tête était très bonne, semblait avoir hérité du goût de son père pour ce que les garçons appelaient irrévérencieusement « l'art de grimper à l'arbre » ; elle connaissait sur le bout du doigt plus d'un siècle de générations non seulement de la famille, mais de mainte famille amie, et, avant qu'elle eût atteint ses dix ans, elle se montrait extrêmement comique, lorsqu'elle accompagnait sa mère, car on l'interrogeait à perte d'haleine, — et c'était devenu un jeu commun par la ville, — sur des faits datant de quatre-vingts ans, comme si elle eût été une vieille dame. Ce n'étaient pas évidemment ces embranchements, ces ramifications, ces cousinages, ces noms et ces dates qui l'excitaient beaucoup, mais bien le succès qu'elle obtenait en se montrant si savante.
Et cela lui fut une excellente préparation pour ses études qu'elle alla faire pendant cinq ou six ans au couvent des religieuses de l'Assomption d'Avranches. Quand elle venait à Granville, au jour de l'an, à Pâques, aux vacances, elle poussait bel et bien des « colles » d'histoire à son papa, qui demeurait à la fois ravi et un peu vexé de l'érudition de sa fille souvent supérieure à la sienne propre. Avec ses connaissances, toutes locales, il avait l'air bien provincial, avouait-il, vis-à-vis de mademoiselle de La Hotte, qui vous parlait de l'histoire universelle comme il parlait, lui, de celle de sa grand'mère.
Au temps où Élise eut une quinzaine d'années, les choses commencèrent à se modifier beaucoup à Granville. La saison des bains de mer amenait de Paris, notamment, une quantité de gens que l'on n'avait jusque-là jamais vus ; les trains fonctionnaient un peu plus rapidement, et la mode était lancée de se déplacer, d'aller au loin à chaque période de vacances ; les médecins aussi tenaient la mer pour indispensable aux enfants. Cela créa une animation inusitée sur la plage ; on fabriqua des cabines ; on édifia une sorte de baraquement de bois qui fut baptisé Casino, devant quoi fut cimentée une terrasse assez spacieuse, garnie d'une balustrade de poutres croisées, d'où l'on dominait la mer, la petite plage arrondie, semée de galets, et, sur la gauche, le rocher pittoresque qui porte la vieille ville et son clocher. Un orchestre fut attaché à l'établissement ; il y eut des concerts, et le soir, dans une assez vaste salle, bien parquetée, on dansait. Les « petits chevaux » ne devaient apparaître que plus tard. Autour des Parisiens, nouvellement débarqués, cela ramassait chaque jour les officiers du 11e régiment d'infanterie.
Pour les enfants, pour les jeunes gens et jeunes filles, comme pour la plupart des parents, cette animation, avec ce qu'elle apportait de nouveau et d'imprévu, devait être extrêmement goûtée ; et les réunions de famille, un peu mornes, ne pouvaient pas tenir longtemps contre l'agréable vibration que causaient les gens de Paris, les plaisirs de la plage et du Casino, les jeux, les papotages, l'élégance, les aventures, la musique, le flirt et la danse. Au lieu de se contenter des figures éternellement identiques ou progressivement ridées et jaunies de l'oncle et de la tante de Saint-Malo et des chers cousins de Carentec, on s'exaltait sur les charmes des figures nouvelles, toujours exquises durant un mois ou six semaines, disparues après cela, il est vrai, et à jamais, pour la plupart, mais remplacées l'année suivante par des figures nouvelles encore auxquelles l'imagination prête si aisément toutes les qualités qu'elle a le désir d'apprécier.
Pour le coup, adieu les généalogies et l'historique des familles amies! Car il va sans dire qu'au bout d'une semaine les « figures nouvelles » étaient liées et formaient corbeille non seulement entre elles, mais avec les plantes indigènes, comme si elles se fussent développées et eussent fleuri côte à côte depuis vingt ans. De ces amis de fraîche date, on savait ce qu'il plaisait à ceux-ci de vouloir bien dire d'eux-mêmes. Les renseignements, d'ailleurs, reconnus bientôt controuvés, on devait, en conscience, les déclarer négligeables. Et madame de La Hotte elle-même, jadis si farouche, si difficile en ses liaisons, en arrivait à dire à propos de personnes avec qui ses filles passaient la journée : « Que voulez-vous? Elles sont agréables ; elles ont l'air comme il faut… Pour le reste, l'un sur elles dit blanc, l'autre dit noir. C'est à donner sa langue au chat. »
Que la résignation est vite venue, même aux parents les plus sages, quand le plaisir des enfants s'en mêle et quand on est entraîné par l'exemple universel et contagieux! Madame de La Hotte, qui avait opposé une des résistances les plus énergiques à ces liaisons faciles et promptes, s'y était faite au bout de peu d'années, d'une part dans la crainte de demeurer isolée, — en toutes matières, une de ses plus grandes terreurs, — et, d'autre part, entraînée qu'elle était par les propres cousines et cousins, venus de loin jusqu'à Granville, et qui prétendaient ne pas s'y morfondre à l'écart, alors qu'on s'y pouvait amuser.
Un fait, d'ailleurs, ne sembla-t-il pas donner raison à l'opportunité de cette mêlée d'éléments neufs, venus des quatre points de l'horizon? Marie, la fille aînée des La Hotte, épousa un jeune homme de Paris, le vicomte de Vamiraud, venu là, simplement, par hasard, en attendant le bateau de Jersey, et de qui tout le monde ignorait complètement les origines. Il avait eu, en apercevant mademoiselle de La Hotte, l'aînée, le coup de foudre ; il était demeuré quinze jours, le temps de se faire aimer d'elle, quinze autres jours pour séduire la famille ; il avait épousé, deux mois après ; et voilà que ce monsieur s'était trouvé le mari rêvé, irréprochable, muni de tous les dons et appartenant à une famille d'autant plus ignorée qu'elle était plus honorable. Une rencontre de hasard avait formé un excellent ménage.
— Il est bien difficile, opinait depuis lors madame de La Hotte, de dire de prime abord ce qui est bon et ce qui est mauvais ; il y a tant d'exceptions à la règle!… Dans nos familles, jusqu'au mariage de Marie, exclusivement, on ne s'est jamais marié sans connaître l'un de l'autre tous les tenants et aboutissants, et encore faisait-on remonter son enquête jusqu'aux temps immémoriaux. Or, voilà un mariage d'amour bâclé en quatre semaines, qui réussit à merveille et qui est tel qu'on n'en eût point pu souhaiter de plus satisfaisant. Je m'en suis rendu compte d'ailleurs, maintes fois, au cours de ma vie : bien des choses sont déconcertantes…
Il résulta de cette aventure qu'on lâcha un peu la bride à la sœur cadette, Élise, durant les vacances à Granville, qui devenaient franchement divertissantes.
Élise, à peine au sortir du couvent, eut une toquade pour un sous-lieutenant, du nom de Piédoie, le boute-en-train de toute cette jeunesse, quoiqu'il ne fût pas, loin de là, le plus jeune de son grade. Et c'était une chose comique, de voir avec quel calme madame de La Hotte, quelques années auparavant si intransigeante et hautaine, acceptait ces amours naissantes. Dieu sait jusqu'où elle les eût laissées croître, si l'on n'eût appris, tout à coup, que le lieutenant Piédoie était fils d'un aubergiste du Mans, était sans fortune, sorti du rang, et obligé pour vivre de contracter des dettes. Ah! ce fut une alarme chaude. Comment ne s'était-on pas avisé que ce garçon n'avait pas plus d'éducation première?
— Mais aussi, disait la pauvre madame de La Hotte, je le connaissais encore si peu! Lui ai-je parlé seulement deux fois?… Il venait prendre Élise à côté de moi, me saluait très poliment en souriant… Il avait, il faut le reconnaître, un charmant sourire, et de fort belles dents… Sous cet uniforme, que l'on se laisse aisément prendre!
— Mais toi! s'écria-t-elle, tout à coup, s'adressant à sa fille, toi qui dansais avec lui, comment, mon enfant, n'as-tu pas remarqué que ce n'était pas un homme distingué?
— Mais je le trouvais, moi, beaucoup mieux que les autres!
— C'est impossible! C'est insensé! Ma pauvre fille, tu manques complètement de finesse. Qu'as-tu donc appris? A quoi la science te sert-elle?…
— Mais, maman, tu le regardais plus que moi ; tu avais sans cesse les yeux braqués sur nous, quand nous dansions…
— Ah! en dansant tu regardais ta mère? Voilà où nous en sommes! Ces demoiselles dédaignent d'examiner celui qui peut devenir leur mari, mais elles épient leur mère qui les gêne dans leurs tournoiements!…
— Voyons! maman, qu'aurais-tu dit si tu m'avais vue le regarder dans les yeux?… Et papa, lui, qui avait causé avec ce jeune homme et à qui j'ai entendu dire : « C'est un garçon très intelligent! »
— Ton père, ton père!…
— Alors, et moi?…
Madame de La Hotte faisait en outre la remarque que, dorénavant, les enfants, sans en savoir plus long qu'autrefois, ont cependant réponse à tout. Et elle laissait tomber les deux bras, en signe d'impuissance.
Fallait-il donc que sa fille vécût calfeutrée en compagnie de sa seule cousinerie? Mais, cousins et cousines, on ne les tenait plus à l'attache, eux non plus ; ils voulaient sortir et prendre du large. Et elle-même enfin reconnaissait, en son for intérieur, qu'elle se priverait aujourd'hui difficilement de passer une partie de l'après-midi et la soirée au Casino, d'où la vie avait décidément un autre aspect que de la fenêtre donnant sur le marché du cours Jonville.
Elle pensait : « La vie a un autre aspect. »
Fidèle à la tradition, elle avait consacré, de tout temps, sa vie aux « relations » ; mais les relations d'à présent, sans cesse changeantes, renouvelées, illimitées, prenaient à ses yeux un charme insoupçonné. Ces relations nouvelles étaient quelconques à la vérité ; par elles, elle se sentait heurtée, choquée même quelquefois. Cependant, ces chocs et ces heurts, sans qu'elle y prît garde, ne lui devenaient-ils pas agréables, comme certains coups, douloureux d'abord, amusent petit à petit le boxeur qui s'y accoutume? Le seul mouvement, l'agitation pour elle-même en arrivaient à l'étourdir et à la fasciner. Elle s'encanaillait, un tout petit peu, elle aussi, comme allait le faire toute la société contemporaine. Et elle demeurait stupéfaite que sa fille, âgée de seize ans, s'amourachât d'un officier non tombé d'un arbre généalogique, d'un homme non « distingué », selon la formule!
L'incident, grâce à Dieu, fut dépourvu de suites fâcheuses ; mais Élise n'en demeura pas moins dolente et meurtrie tout l'hiver, et il fallut recourir à mille stratagèmes pour réduire autant que faire se pouvait les risques de rencontres entre le sous-lieutenant et la jeune fille. Une année entière, la famille n'eut pas d'autre souci. On regrettait que la petite folle n'eût pas fixé son caprice sur quelque baigneur étranger, qui, du moins, eût disparu dès septembre. Et, lorsque la saison se rouvrit, puisque aussi bien il ne fallait pas songer à boycotter le Casino ni la plage, on appliqua tout un programme longuement et minutieusement élaboré par M. de La Hotte en sa chambre aux paperasses.
Il consistait à couper, par des excursions, voire par un voyage, la période d'inévitables contacts avec la compagnie hétéroclite du Casino, avec cette turbulente société où l'on attendait pourtant que l'idéal fiancé se révélât!
Dès le commencement de la saison, on remarqua, parmi les baigneurs et les danseurs, un très beau garçon nommé M. Destroyer. C'était un ingénieur des arts et manufactures ; il dirigeait une usine dans le département de la Loire.
Il parut immédiatement dangereux, soit à cause de sa beauté physique, soit parce qu'on l'avait vu, pendant la première semaine, rejoindre sur la plage une femme aux cheveux teints et qui ne se mêlait à aucun groupe.
Madame de La Hotte avait une si vive crainte que sa fille ne tombât amoureuse de ce bellâtre qu'elle s'en ouvrait à tout venant.
— Voyons, chère madame, ou chère cousine, lui répliquait-on, pourquoi si tôt vous alarmer? Élise semble-t-elle avoir remarqué ce monsieur?
— Non.
— Eh bien?
— Justement! C'est un très beau garçon. Elle ne lève pas les yeux sur lui ; du moins je ne l'ai pas vue le regarder une seule fois ; ne cacherait-elle pas son jeu?
— Oh! Madame, qu'allez-vous chercher là? Élise n'est pas dissimulée…
— Non! mais il y a eu l'expérience de l'année dernière ; nous avons dû nous montrer extrêmement sévères pour la malheureuse enfant, et elle s'en souvient. Si son cœur parlait cette année, elle le serrerait dans un étau!…
— Voilà le résultat de l'expérience!…
Élise ne levait pas les yeux sur le bel étranger qui, cependant, dansait le soir avec plusieurs jeunes filles. Madame de La Hotte faisait tous ses efforts pour éloigner le cœur inflammable d'Élise jusque même des jeunes filles avec qui dansait le bel étranger. Et le mot d'ordre était donné, dans la famille, de ne jamais parler de ce monsieur en présence d'Élise.
Il y avait alors, dans la maison du cours Jonville, la tante de Saint-Brieuc et sa fille, celle-ci du même âge à peu près qu'Élise, nommée Anne, assez disgraciée de nature et qui, à cause de cela, ne causait point les mêmes alarmes que sa cousine. Anne répéta, sans retard, à Élise le mot d'ordre qu'elle avait reçu. Élise s'exclama :
— On peut bien parler de lui en ma présence, dit-elle : je ne suis pas près de m'emballer pour sa figure. Je le trouve ridicule.
— Je pensais bien, dit la cousine Anne, que tu n'avais pas manqué de le regarder…
— Bien sûr, que je l'ai regardé. Il est grotesque avec sa raie jusqu'au milieu du dos et ses moustaches deux fois trop longues : il me fait l'effet d'une réclame pour cosmétique, ou d'un tzigane.
Anne répéta les propos d'Élise. Madame de la Hotte fut enchantée, parut rassurée ; puis tout à coup :
— De deux choses l'une, dit-elle : ou bien c'est Élise qui a parlé spontanément à sa cousine de ce monsieur, et c'est donc qu'elle pense à lui ; ou bien c'est Anne qui a pris les devants en transgressant la défense de parler…
Anne évidemment n'en mena pas large lorsqu'il fut avéré que c'était elle qui avait parlé. Il n'en demeura pas moins qu'elle avait ramené la sécurité dans l'esprit des parents. Élise était raisonnable ; même en présence d'un si beau garçon, elle demeurait impassible ; elle n'avait donc pas ce cœur d'étoupe tant redouté. D'ailleurs, faisait-on observer, de l'aventure de l'année précédente il ne demeurait en elle aucune trace. Elle avait recouvré son entrain, sa belle humeur, et tout le monde avait pu remarquer que de fréquentes rencontres avec le sous-lieutenant Piédoie la laissaient très indifférente. Allons! Allons! Élise était une jeune fille avec qui l'on ne désespérait pas de pouvoir parler raison lorsqu'il s'agirait de la marier.
Quelle imprudence de s'être tant échauffés! Ne se donnant pas trois semaines pour que s'imposât quelque dérivatif aux plaisirs de la plage, les parents n'avaient-ils pas fixé la date d'une excursion à Jersey! Cette excursion était devenue inutile. Eh bien, cette excursion, ce fut Élise qui la réclama.
Ah! par exemple, on ne s'était pas attendu à cela.
Cette excursion coûteuse et superflue, il fallut ruser pour en détourner la jeunesse, affirmer que les matelots pronostiquaient une mer démontée pour la semaine suivante, et se prêter plus que jamais aux divertissements du Casino, afin que tout le petit monde eût au moins une compensation.
Une fête, au profit des « Terres-Neuviens », devait précisément avoir lieu dans la huitaine. Après le feu d'artifice, serait donnée une grande soirée dansante. La jeunesse se résigna, non sans maugréer, disant que ces saisons de bains de mer, « c'était toujours la même chose ». Les fameux plaisirs du Casino, qui avaient tout bouleversé peu d'années auparavant, cette génération trépidante les avait déjà épuisés.
La fête eut lieu, qui fut déclarée insipide, et la soirée, d'un mortel ennui. Le baromètre, entre parenthèses, s'était maintenu au beau fixe.
Il se trouva que madame de La Hotte eut un motif de partager l'humeur bougonne des jeunes gens.
Madame de La Hotte jugea, et elle en avait fait la remarque notamment à la grande soirée, qu'on faisait peu danser sa fille. Non qu'Élise s'en plaignît! De la danse, mon Dieu, elle n'était pas folle, et elle prétendait même que rien ne lui répugnait davantage que de passer des bras d'un monsieur en ceux d'un autre. Élise était très droite, très sincère ; il fallait la croire. Mais sa mère fut un peu froissée dans son amour-propre.
Toutes les jeunes filles s'arrachaient M. Destroyer, le si beau garçon, malgré les insuffisantes références et malgré la femme aux cheveux teints. M. Destroyer avait pénétré dans plusieurs familles des plus honorables.
Il n'avait pas même cherché à se faire présenter Élise! Madame de La Hotte, sans souffler mot de l'impression qu'elle en ressentait, avait des suffocations. C'était elle, non sa fille, qui désormais suivait de l'œil, à la dérobée, le jeune homme à la « raie jusqu'au milieu du dos » et à la moustache victorieuse, et elle blêmissait de voir telle et telle des amies d'Élise paraître charmées en valsant entre ses bras.
Élise, non pas jolie précisément, était grande, souple, et fine ; elle avait des cheveux blonds, abondants, une bouche un peu large sur des dents moins régulières que pures ; et elle avait aussi ces yeux longs, facilement alanguis, où l'on devine d'infinies possibilités de tendresse, ces yeux légèrement relevés vers les tempes, où la prunelle glauque, comme un étrange animal sous-marin, blotti dans sa grotte, semble se dissoudre tout à coup dans une belle eau d'émeraude ; les sourcils rapprochés entre eux et rapprochés des cils ; le nez petit, bien taillé, net et décidé. On lui reconnaissait d'un commun accord une séduction assez particulière. Sa famille, bien qu'un peu hautaine, était excellente ; ses parents pleins de bonté ; et enfin, indépendamment de son avenir, tout le pays savait que le chiffre de sa dot serait appréciable.
M. Destroyer ne faisait pas danser Élise.
Madame de La Hotte en conçut d'abord un violent dépit, qui faillit éclater. Mais elle se contint. Elle attendit avec une patience peu ordinaire à son tempérament vif.
Une après-midi de la fin d'août, par une très grande chaleur, madame de La Hotte, laissant sa famille, alla se réfugier dans la salle de lecture ombreuse, où une grande table revêtue d'un tapis vert portait les journaux, les périodiques illustrés, le Correspondant, la Revue Britannique et la Revue des Deux Mondes. La belle raie s'allant perdre sous le faux-col, les deux pointes symétriques de la moustache noire, elle les vit, en entrant, balancées suivant l'oscillation d'un rocking-chair! Le visage de M. Destroyer disparaissait derrière l'emboîtage aux coins cuivrés de quelque journal amusant. Elle alla s'asseoir à une petite table à écrire, située tout à côté de lui ; et, presque aussitôt — patatras! — laissa tomber son sac contenant son étui à lunettes, une lorgnette de théâtre, des ciseaux, des aiguilles, une boîte de perles à enfiler qui s'ouvrit et laissa échapper mille petites boules vagabondes et multicolores.
M. Destroyer rompit aussitôt le rythme de l'oscillation et fut debout, puis à genoux sur le tapis végétal.
— Oh! monsieur, je me confonds en excuses! Vous êtes vraiment trop complaisant, monsieur! Je vais appeler le garçon, qui me connaît bien, je suis madame de La Hotte ; il apportera un balai et une petite pelle ; vous n'en viendriez pas à bout, monsieur, et d'ailleurs, je serais très confuse de mettre ainsi à contribution votre complaisance… Voilà ce que c'est que d'être vieille et de n'y plus voir goutte!… Je crois poser mon sac sur la table : je le laisse tomber dans le vide.
— Mais, madame… il fait si sombre ici… Les meilleurs yeux du monde… Je vais, si vous le permettez, appeler moi-même le garçon.
Et M. Destroyer de se précipiter vers l'entrée du Casino où se tenait dans sa guérite un homme à tout faire.
Quand M. Destroyer revint à la salle de lecture, un balourd, en entrant, posait son énorme pied sur les perles qui crépitaient comme un feu de sarments. M. Destroyer et madame de La Hotte levèrent simultanément les deux bras en un même geste de détresse, souriant toutefois, l'un et l'autre, lui, parce qu'on rit toujours un peu de tels minuscules malheurs, elle, le sacrifice volontiers fait de ses perles à enfiler, toute au plaisir d'être autorisée dorénavant à adresser des sourires de reconnaissance au beau dédaigneux M. Destroyer.
Le garçon vint avec la pelle à poussière et un petit balai, afin de ramasser le reste des gouttelettes de verre coloré, et il fut secondé dans cette tâche par Élise et sa cousine, qui, à genoux sur le tapis végétal, entre les fines extrémités de leurs doigts, allaient pincer les perles dans les anfractuosités du tissu grossier. M. Destroyer avait écarté le rocking, et, par discrétion, il continuait de se balancer, le nez dans son journal amusant, n'osant se mêler à la chasse des jeunes filles.
Lorsqu'il quitta la salle de lecture, il fit un grand salut à madame de La Hotte et donna même un coup de tête supplémentaire à l'adresse d'Élise et de la cousine, qu'il n'avait pas l'honneur de connaître. Elles virent, entre les cheveux noirs parfaitement lustrés, la belle courbe de la raie droite qui semblait n'avoir pas de fin.
— Ce jeune homme, dit madame de La Hotte, est tout à fait bien élevé… Il a été d'une complaisance!…
Et elle raconta ce qu'elle appelait sa mésaventure. Élise étouffait une envie de rire.
Le soir même, M. Destroyer croisant madame de La Hotte, lui adressa un cérémonieux salut. Elle suspendit son pas et crut devoir renouveler au jeune homme ses remerciements. Il se nomma. Elle lui dit qu'elle avait déjà beaucoup entendu parler de lui par des amies à elle, et comme danseur et comme galant homme. Élise venait par derrière avec sa cousine et allait esquiver la présentation, quand madame de La Hotte, l'arrêta :
— Je te présente, mon enfant, monsieur Destroyer, qui a eu pour ta mère les attentions les plus délicates,… et j'ajouterai les plus rares par le temps qui court…
On plaisanta à propos des perles. M. Destroyer demanda une valse à Élise. Madame de La Hotte se rengorgea.
Elle regarda danser sa fille avec ce beau jeune homme ; et elle regarda aussi tous ceux et toutes celles qui les regardaient. Il ne serait pas dit qu'un garçon que l'on se disputait avait négligé mademoiselle de La Hotte. Elle ne pensait même pas : « Mais, en fait, jusqu'ici, il l'a négligée, puisqu'il n'a pas paru faire attention à elle!… »
— Comment trouves-tu ce jeune homme? demanda-t-elle à Élise.
— Très bien, dit Élise ; on a envie de l'ébouriffer et de lui couper la moustache.
— Tu es difficile. A-t-il été aimable avec toi?
— Comme les autres. Il m'a débité les banalités ordinaires.
— Fichtre! les jeunes Perceville et mademoiselle du Haussier, pour n'en pas nommer d'autres, ne le trouvent pas si commun!
— C'est leur goût, maman.
Chaque soir, M. Destroyer vint demander à Élise soit une valse, soit un quadrille. Il la reconduisait à sa mère et demandait à celle-ci des nouvelles du petit ouvrage de perles qu'elle faisait. Il était correct, et non pas plus. Madame de La Hotte recommença bientôt de pester. Était-ce la peine de se mettre en branle à propos de ce monsieur, si l'on n'avançait pas d'un cran? Il semblait être plus familier avec d'autres jeunes filles.
Comme il adressait pour la dixième fois à madame de La Hotte sa question sur l'ouvrage de perles, madame de La Hotte lui dit :
— Mon ouvrage de perles va être interrompu : nous avons promis à la jeunesse un petit voyage à Jersey. Connaissez-vous Jersey, monsieur?
— Non, madame. Je me propose de faire cette petite expédition avant mon départ.
— C'est une excellente idée. Il ne faut pas attendre la mauvaise saison.
Il fallut, en effet, exécuter la promesse faite aux enfants, et bien qu'elle ne répondît en rien au but qu'on s'en était proposé. Ils la réclamaient tous les jours.
On prit, un beau jour, le bateau commandé par un blond et rougeaud capitaine anglais ; on fit une heureuse traversée de trois heures, et on était, le surlendemain, sur la terrasse de Montorgueil-Castle, d'où l'on aperçoit sous un soleil de plomb, au delà d'une mer calme comme un bol de lait, la côte de France, fine, transparente et rose, lorsqu'on vit émerger, par l'escalier de pierre, de magnifiques cheveux noirs couchés de part et d'autre d'une interminable raie, puis les deux pointes des moustaches de M. Destroyer, qui, ayant chaud, montait, sa casquette anglaise à la main.
Se retrouvant, par hasard, à l'étranger, il sembla qu'on eût été jusque-là très liés ; et ce furent des saluts, des shakehands, des cris de surprise joyeuse. M. Destroyer était un de ces hommes qu'amusent la société des femmes et, à défaut de femmes, celle des jeunes filles. Privé de la guirlande que lui tendaient le soir les beautés granvillaises, il appréciait la rencontre d'Élise, à qui il n'avait accordé aucune attention particulière, mais qui ne lui déplaisait certes pas. Élise, il est vrai, n'était guère encourageante ; mais sa mère y suppléait par l'entrain qu'elle apportait à mettre à profit l'occasion présente afin de se créer avec M. Destroyer une intimité exceptionnelle et qui l'emportât haut la main sur les relations qu'il avait pu nouer avec les autres familles.
La femme aux cheveux teints ne l'accompagnait pas. Ce charmant homme n'était même pas embarrassé d'une liaison!
Il conquit M. de La Hotte, au cours de la conversation, en prononçant le nom d'un sien cousin, conservateur des hypothèques à Quimper, que le généalogiste avait connu et de qui il établit aussitôt des liens de parenté avec trois autres groupes de parents de M. Destroyer.
On fit de concert la visite du romantique Montorgueil, et l'on se promit de se retrouver pour les promenades classiques de l'île : Sainte-Brelade, le Trou du Diable, etc… Malheureusement, M. Destroyer n'était pas descendu, à Saint-Hélier, au même hôtel. On tomba d'accord que c'était dommage, ce qui prouvait que la compagnie du jeune homme était désirable.
Elle le fut si bien que l'économe M. de La Hotte se laissa convaincre par le nouveau compagnon de voyage d'échanger ses billets de retour par Granville directement, pour des billets de retour par Saint-Malo, ce qui allongeait l'excursion.
De Saint-Malo, on fit ensemble la promenade de la Rance, pittoresque et charmante rivière que l'on redescend à la tombée de la nuit, pour revenir à l'estuaire admirable où se croisent les feux de Saint-Servan, de Dinard et de Saint-Malo.
Élise enveloppée de châles et de foulards, à l'avant du bateau, le nez fouetté par l'air marin, où se mêlait le parfum des foins qui venait des rives, s'entretint presque toute la soirée avec M. Destroyer. Les longues moustaches de celui-ci étaient rejetées en arrière.
En retour du sacrifice que la famille de La Hotte lui avait consenti, M. Destroyer, galant homme, qui devait, de Saint-Malo, rentrer à Paris, prolongea d'une huitaine sa saison à Granville.
Mais les La Hotte, désormais, le possédaient. Grande déception pour les jeunes filles, triomphe inopiné d'Élise, qui, d'ailleurs, n'y tenait pas outre mesure, mais le savoura presque autant que sa mère.
M. Destroyer s'était montré assez généreux durant le voyage ; on crut devoir l'inviter à dîner. Toute la ville sut qu'il avait dîné chez les La Hotte, et l'opinion le maria avec Élise.
Il ne demanda cependant pas la main d'Élise, et il n'y avait même entre elle et lui aucun flirt. Mais il dut s'informer d'elle et de sa situation. C'était un homme accoutumé de voir les femmes se jeter à ses pieds ; il demeurait dans l'expectative ; quand les avances étaient faites et se trouvaient acceptables, il les examinait volontiers.
Il quitta Granville sans avoir dit un mot qui pût faire pressentir une intention matrimoniale. Élise, de le voir partir, n'eut aucun chagrin, quoiqu'elle ne le jugeât pas déplaisant, quand il était là. Madame de La Hotte, seule, était désolée.
Mais, quatre semaines après, un monsieur de soixante-cinq à soixante-dix ans, parfaitement conservé, et qui était, en blanc, le vivant portrait du beau jeune homme disparu, vint sonner à la porte de la maison, cours Jonville, en sortant de chez le notaire, de qui il portait une carte d'introduction. Et il demanda pour son fils la main de mademoiselle de La Hotte.
Élise consultée ne dit ni oui ni non.
— Mais, pourquoi ne dis-tu pas oui?
— Je ne sais pas. Mais puisque je ne dis pas non…
Au fond, la famille était ravie de la voir agréer un mariage qui semblait en tous points raisonnable. Madame de La Hotte se réjouissait, comme pour elle-même, de ce que sa fille épousât un beau garçon.
Toutes les amies vinrent féliciter. Et pas une qui ne dît, la visite accomplie, en s'éloignant de la maison La Hotte, sous les quinconces :
— Ah! bien, qui est-ce qui eût cru ça pendant les trois premières semaines!…
— Il faisait une cour à la petite de Mouchain!…
— Et à Blanche Épouville donc!…
— Et à combien d'autres!…
— Sans compter la femme aux cheveux teints, qui était sa maîtresse!…
— Et qui l'est encore! C'est une femme qui était descendue à l'hôtel Guérin, où elle a dit, en partant, qu'elle n'était pas jalouse des pimbêches à qui elle le laissait.
— C'est peut-être qu'elle ne l'aimait pas! hasarda une jeune fille.
— Qu'elle n'aimait pas un homme comme ça! dit une autre, est-ce que c'est possible?
Après le voyage aux lacs italiens, qui était de la plus élémentaire convenance aux yeux d'une famille provinciale, Élise vint s'installer à Paris, boulevard Malesherbes, non loin de l'église Saint-Augustin. Elle était très contente, sinon heureuse. Évidemment, un ou deux ans auparavant, elle imaginait le mariage sous un jour bien différent. Du temps, par exemple, qu'elle tournoyait, avec une sorte d'ivresse, aux bras du sous-lieutenant Piédoie, et sans qu'elle se fît une image précise de quoi que ce fût, un mari lui semblait devoir être un homme idolâtré, de qui tout vous ravit : il vous emmène n'importe où, où il veut, et l'on sera comblée de joie par le seul fait qu'il est là ; sa seule présence signifie l'état paradisiaque ; ou bien on l'attendra, on ne pensera qu'à l'attendre, s'il s'absente ; et l'instant de l'embrassement, au retour du bien-aimé, apparaissait comme une félicité que l'esprit a de la peine à concevoir.
Eh bien, ce n'était pas cela, voilà tout.
Non, fût-ce au souvenir des premiers libres baisers sur ces trop délicieux rivages, ce n'était pas cela. Les rivages? Hélas! ils lui semblaient plus beaux que l'état de son cœur! En les admirant, elle avait fait effort pour admirer son bonheur… Est-ce qu'en disant, en écrivant sa satisfaction, elle attribuait celle-ci aux beaux paysages ou au fait qu'elle était une heureuse nouvelle mariée?… Elle se le demandait, mais, toutefois, elle se déclarait très contente.
Elle trouvait son mari fort gentil ; elle ne le voyait plus du tout ridicule ; elle appréciait sa longue moustache et elle s'amusait même à dessiner et lisser la belle raie dont elle avait tant ri. Elle voyait bien que madame de La Hotte, comme les jeunes filles de Granville, avaient eu raison de le juger si beau, puisque partout où il se montrait, à l'hôtel, dans les jardins, sur les bateaux ou en chemin de fer, les femmes le regardaient d'un œil béat, cynique ou simplement rendu. D'un tel succès, elle n'était pas jalouse. Elle était très contente.
Son appartement, boulevard Malesherbes, lui semblait aisément plus gai que la maison paternelle.
C'était du temps que les rues de Paris étaient agréables. A cette époque de l'année, les vieux chevaux, cahin-caha, y roulaient les fiacres découverts, un peu bruyamment à cause de leurs roues cerclées de fer sur le pavé, mais si lentement, si paresseusement, avec une telle bonhomie, menés par leurs cochers à trogne! On montait dans ces voitures, on en descendait, presque sans qu'il fût besoin d'arrêter le cheval. On prenait, on quittait l'omnibus comme un tapis roulant ; et des messieurs très bien et de belles dames qui payaient, sans croire déroger, six sous leur place d'intérieur, y compris la « correspondance », ne paraissaient pas éprouver pour ce véhicule moins de sympathie que le trottin avec son carton à chapeau, ou le vieillard assez ingambe pour escalader l'échelle de perroquet ou l'escalier tournant et faire cette course idéale des beaux jours de mai et de juin, dernier plaisir modeste, irremplaçable à jamais : une tournée dans Paris sur l'impériale.
Il était délicieux pour Élise, avant l'heure du déjeuner, de descendre, seule, d'errer devant les magasins et de se pencher sur les voiturettes ambulantes des marchandes de fleurs, jusqu'au parc Monceau vert et frais, ou bien, dans la direction opposée, d'aller, par la rue de la Pépinière, ayant jeté un coup d'œil à la boutique d'antiquaire, jusqu'aux environs de la vieille gare Saint-Lazare en bois où pullulaient les étalages de volaille, de charcuterie ou de primeurs ; elle poussait plus loin, jusqu'au Printemps, ou même par la rue Auber jusqu'à l'Opéra et aux boulevards où, à midi précis, elle était certaine de se heurter à son mari, qui descendait de son bureau. On revenait alors, en humant des odeurs de légumes, qui rappelaient le marché du cours Jonville.
M. Destroyer avait présenté très rapidement sa jeune femme dans le monde qu'il fréquentait, de sorte qu'Élise, accoutumée dès le plus bas âge à la vie de relations, ne se trouvait pas trop dépaysée, malgré le changement des visages et celui des thèmes de conversation. Elle était très souple ; elle avait vite fait de contracter une habitude nouvelle. D'ailleurs, malgré mille différences de détail ou d'apparence, le monde qu'elle voyait à Paris et celui qu'elle avait quitté se ressemblaient étrangement. Les opinions, les usages fondamentaux, les exigences, les susceptibilités étaient les mêmes. Seuls différaient en réalité les toilettes, certaines expressions employées pour relever le langage, et le nombre des domestiques. Ne faire allusion qu'à l'événement du jour ou de la veille, au lieu de ressasser de vieux sujets, cela était à sa portée. Une petite provinciale bien faite, et qui a le goût de s'habiller, s'acclimate comme par enchantement à Paris. Élise n'éprouva point de transition pénible. Et puis, au bout de quatre mois de mariage, la voilà enceinte, et non pas séparée de son nouveau milieu, tant s'en faut, mais préoccupée davantage d'elle-même et devenue presque sans frais intéressante à son nouveau milieu. Nombre de femmes, amoureuses de la maternité, deviennent aussitôt pour elle des amies, la viennent voir hors des « jours », lui prodiguent les conseils, lui narrent surtout leur propre histoire, les péripéties de leurs accouchements, la biographie de leurs enfants et les vicissitudes de leur vie conjugale. En deux semaines, Élise fut plus renseignée sur toutes choses qu'elle ne l'eût été à continuer de fréquenter restaurants, théâtres, Montmartre et même le monde. Car beaucoup d'hypocrisies tombent spontanément entre femmes qui s'entretiennent du fruit de leurs entrailles.
Élise eut un fils. On revit, à l'occasion de cette naissance, une grande partie des membres de la famille, qui, de tous les points de la France de l'Ouest, accoururent entendre le marmot gémir sur les fonts baptismaux de Saint-Augustin.
Il n'y avait pas une grande différence, c'est entendu, entre le monde qu'Élise voyait à Paris et celui qu'elle avait connu à Granville ; et cependant, quand elle revit les membres de sa famille, elle les jugea aussi surannés, anciens et décrépits que le manoir de Saint-Pair. Elle jugea Granville fort éloigné dans l'espace et les fameux divertissements du Casino tout à fait primitifs. Ces gens, et leurs souvenirs ne laissaient pas d'être gentils, oui, mais quelque chose, — en vérité, savait-elle quoi? — les séparait d'elle. Parmi ses parents, quelques-uns la trouvèrent distante et un peu fière.
Moins d'un an plus tard, tous ces bons, fidèles et cérémonieux parents de province revenaient au boulevard Malesherbes et aussi, hélas! à Saint-Augustin : c'était pour les obsèques du pauvre petit, mort de la diphtérie, mal contre quoi, alors, on luttait peu efficacement. La jeune mère n'était plus cette fois, ni distante, ni fière ; elle était abîmée, anéantie ; elle maudissait Paris qui lui avait pris son enfant. Si son enfant eût vécu sur la plage et non dans la poussière des squares, il vivrait, affirmait-elle ; et elle conçut un tel dépit et demeura dans un désespoir si grand qu'il apparut à tous qu'elle n'éprouvait pas pour son mari une tendresse suffisante à y puiser un réconfort. Elle donnait l'impression que, son enfant disparu, il ne lui restait aucun motif de vivre.
Ni sa sœur aînée, madame de Vamiraud, ni ses deux frères, qu'elle aimait tendrement, dont l'un était à Polytechnique et l'autre sous-lieutenant à Vincennes, ni les amies qu'elle s'était faites, ne furent de taille à la tirer de la prostration où elle gisait. Une seule chose l'émut.
Elle remarqua un jour que son mari tirait de la poche de sa jaquette, parmi d'autres papiers, une lettre dont elle avait déjà vu l'écriture dans le courrier. Simple observation due à ce qu'Élise avait la vue bonne. Mais, à quelque temps de là, son mari, en retard pour l'heure du dîner, reçut plusieurs jours de suite un télégramme qui demeura dans l'antichambre, sur le plateau d'argent, et qu'elle voyait, malgré elle, en allant épier dans l'escalier les pas du retardataire. Un soir que, sans l'avoir avertie, son mari l'avait laissée dîner seule, le télégramme arriva ne portant ni mention « Monsieur » ni mention « Madame », mais seulement le nom « Destroyer ». Elle se crut autorisée à l'ouvrir, et elle lut : « Impossible supporter délaissement. T'attends en vain depuis cinq jours. Je sais tout. Baisers quand même. Renée. » C'était clair. Elle surprenait qu'elle était trahie par son mari en apprenant que son mari trahissait une maîtresse.
Elle ne dit rien. Son mari ayant risqué une tentative d'explication, elle la repoussa. Elle fit faire ses malles et partit pour Granville, sous prétexte que les médecins lui ordonnaient l'air natal et le repos.
Évidemment, tout portait à croire que, jusqu'à présent, Élise n'avait pas éprouvé de passion pour son mari ; mais son éducation, les mœurs auxquelles elle appartenait, l'obligeaient à tenir la trahison comme un impardonnable manquement, une offense capitale. Son union étant, en fait, sans amour, et toute conventionnelle, le premier accroc fait à la convention ne laissait rien subsister. La trahison, au lieu d'être un drame qui a une période aiguë et une fin, était dans son esprit une annulation. L'habitude, qui dans le ménage tient lieu de tant de sentiments, n'avait pas encore été contractée ; l'enfant, qui est entre époux indifférents l'un à l'autre un lien si ferme, avait disparu. A son mari, plus rien ne rattachait Élise, en vérité, plus rien.
Si elle eût parlé avec une mère intelligente ou un homme éclairé, elle eût reconnu sans doute qu'en dépit de tout il demeurait entre son mari et elle quelque chose ; elle avait de la religion et un attachement aux coutumes plus profond qu'elle ne le croyait ; mais elle ne parla pas à sa mère ; elle n'avoua rien à un confesseur parce qu'elle n'avait pas de faute à se reprocher ; et elle ne possédait qu'un ami sûr, un compagnon d'enfance, de quelque quinze ans plus âgé qu'elle, qu'elle appelait Jean-Marie, mais qui précisément n'avait jamais pu souffrir M. Destroyer.
A Granville, autour d'elle, on eut tôt fait de remarquer la rareté de la correspondance entre elle et son mari. Il lui arriva maintes fois de dire : « Mais si! j'ai reçu une lettre… hier… J'ai écrit quatre pages tantôt à la salle de lecture… » alors que ce n'était pas vrai.
Et elle reprit insensiblement sa vie de jeune fille. On la vit, les jours de marché, les coudes appuyés à la fenêtre sur la place. Elle adressait des bonjours à ses vieilles amies les maraîchères ; elle réentendait avec mélancolie leur caquetage, leurs marchandages et leurs disputes ; et le soir, en tombant sur ces bonnets blancs et sur ces détritus, le soir ramenant le silence et les souvenirs de jeunesse, lui faisait parfois chavirer le cœur et verser des larmes. A cette fenêtre, en écoutant ces bruits, en respirant ces odeurs, elle avait conçu toutes les espérances. Ah! les espérances folles d'une tête de dix-sept ans! Image insensée et merveilleuse du monde! création poétique! féerie! jeune homme adorable, amours éperdues, baisers sans fin, beauté, bonheur!… A vingt ans, elle revenait déjà là, jeune mère endeuillée, tous songes d'amour à jamais interdits.
Dès le mois de juin, le Casino commença de se ranimer. Élise ne parut pas, bien entendu, à la salle de bal, où d'ailleurs, en attendant l'orchestre d'été, un médiocre piano tenu par une femme se bornait à distraire les quelques jeunes filles de l'endroit ; mais, l'après-midi, sur la terrasse, avec un petit ouvrage de main, à la salle de lecture, où toujours quelque flaneur se balançait dans le rocking-chair d'impérissable mémoire, on voyait la jeune madame Destroyer plus charmante que jamais en ses sombres vêtements et en sa tristesse. Le noir exaltait la lumière de ses cheveux blonds, et sa tristesse lui donnait, semblait-il, ce qui lui avait peut-être manqué pour qu'elle fût belle. On l'abordait avec ménagement et respect. Les jeunes filles, ses anciennes amies, l'ennuyaient en l'entretenant de M. Destroyer ; les jeunes gens, les officiers, bien qu'ils la trouvassent exquise, ne faisaient pas auprès d'elle de très longues stations, écartés par la contrainte que commandait son malheur récent. Son « vieil ami » Jean-Marie, qui l'avait fait sauter jadis sur ses genoux, alors qu'il avait, lui, quelque dix-sept ans, fit seul exception ; il se plaisait en la compagnie d'Élise ; il évoquait avec elle des souvenirs qui déjà paraissaient très anciens ; et il ne parlait pas de M. Destroyer.
Quand madame de La Hotte eut vent du désaccord existant entre Élise et son mari, ce fut un désespoir au prix de quoi la douleur résignée d'Élise était peu. Quels griefs la malheureuse articulait-elle? Elle n'en précisait aucun ; elle négligeait même de dire qu'il l'avait trompée, tant, pour elle, ce grief, s'il avait été la cause déterminante de son départ, était maigre cause de l'état de tiédeur qui l'écœurait. A sa mère, à son père, à ses frères et à sa sœur aînée qui la pressaient de leurs questions : « Mais que t'a-t-il fait?… Qu'as-tu à lui reprocher?… » elle répondait : « Rien… rien… » Aucun d'eux ne comprenait que ce « rien » était pire cent fois que le fait qu'elle eût pu citer. « Rien… rien… » cela signifiait qu'elle ne l'aimait pas, ne l'avait jamais aimé, ne l'aimerait jamais. Le fait précis, comme elle l'eût accepté, avec une pieuse et silencieuse résignation, si elle eût aimé! Le fait précis, elle dut pourtant le dire pour avoir la paix. Alors, tous comprirent, s'indignèrent, et donnèrent à Élise leur compassion, non pas tant en raison de l'horreur que le fait lui-même inspirait, mais parce que « le fait » était intervenu si tôt. Chacun, en ses doléances, faisait allusion à une époque si proche du mariage!
— Oh! disait Élise, est-ce que plus tard c'eût été mieux?
— On aurait pu, du moins, croire à quelques années de sincérité!…
— De la sincérité? soupirait Élise. Qui sait? Il a peut-être essayé, comme moi-même, d'en avoir…
— C'est donc vrai? s'écriait la sœur aînée, tu ne l'aimais pas! Mais pourquoi l'as-tu épousé?
— Est-ce que je sais? faisait la malheureuse Élise. Maman, elle, l'aimait tant!…
En effet madame de La Hotte ne concevait pas encore, malgré tout, que sa fille n'eût pas été éprise, éperdument, d'un si bel homme.
— Quant à elle, elle lui eût tout pardonné, disait-elle.
— Ton père m'a trompée, disait madame de La Hotte en un besoin de confidence : je lui ai pardonné… Je le voyais, par cette fenêtre : il allait me tromper ; je le revoyais par cette fenêtre : il venait de me tromper! Je le regardais marcher : il était tellement bel homme!… Tout ça est fini, bien fini, ajoutait-elle… Mais si j'étais partie quand il a été infidèle, vous ne seriez pas là!…
— Mais, ma pauvre maman, disait la fille aînée, Élise n'aime pas son mari! Avant de l'épouser, souviens-toi, elle le trouvait ridicule.
— Et elle trouvait Piédoie charmant! Ah! Élise a de singuliers goûts!
Somme toute, les premiers moments d'indignation passés, la commisération épuisée, et dans une famille où il ne fallait pas songer au divorce, on commençait secrètement à ne soutenir que mollement Élise. « Monsieur Destroyer, disait son père, avait une très belle situation… »
La situation de M. Destroyer était si absorbante qu'elle ne lui permettait pas de s'éloigner du centre de ses affaires. Il n'était pas à Paris, affirmait Élise. Il était dans la Loire, à ses usines. Il ne vint à Granville que quarante-huit heures, au fort de la saison, et pour sauver la face des choses. Les jeunes filles le jugeaient beaucoup moins bien, depuis qu'il était marié. Mais madame de La Hotte, en le contemplant, d'une figure attendrie, pensait : « Il est impossible qu'Élise ne se réconcilie pas avec cet homme-là! »
Et toute la famille, à qui mieux mieux, de s'employer à cette réconciliation. On le faisait d'une façon hâtive et maladroite. Élise subissait chaque assaut d'un œil distrait et sans seulement répondre.
Elle montra un visage plus chagrin que de coutume, après le départ de son mari. Les optimistes en augurèrent bien. Ils concluaient qu'elle n'était pas détachée de lui. Ne regrettait-elle pas de n'avoir pas signé une paix définitive?
Elle s'irritait. Entre autres sujets propres à produire l'exaspération, elle avait sa sœur, madame de Vamiraud, toujours éperdument éprise, elle, de son époux, et qui ne pouvait se tenir de parler d'amour et de narrer ses félicités. Attitude peu généreuse envers une infortunée, de cela précisément dépourvue. Mais il y avait eu toujours quelque rivalité entre les deux sœurs. Marie avait le privilège d'être l'aînée ; mais Élise passait pour plus jolie, mieux faite, et, de l'avis de certains, plus intelligente. Marie triomphait, et faisait valoir, sans aucun ménagement, sa chance.
Le soir, à cause de la grande chaleur d'août, et bien qu'elle n'entrât pas à la salle de danse, Élise allait s'asseoir sur la terrasse du Casino, où la brise de mer était caressante. Et là, dans l'ombre, souvent seule, Élise, le cou abrité par un voile de gaze noire, rêvait.
La mer au loin déroulait ses soieries, ou bien, sur les galets de la plage, déferlait en lançant jusque très haut de fines gouttelettes d'embrun ; de gros rocs sombres supportant la vieille ville s'allongeaient sous les remparts ; le ciel d'été était criblé d'étoiles ; ces immensités, cette mélancolie, ces bruits si charmants et si graves, et, par contraste, la musique aux lumières, tantôt vulgaire, tantôt ensorcelante, les parfums provenant des femmes, et cette réunion enfin de jeunesse heureuse, oublieuse, abandonnée à l'étourdissement, ne pouvaient être sans effet sur un cœur de jeune femme.
Madame de Vamiraud, toute moite d'avoir dansé un « boston idéal », disait-elle, avec le petit Descouzergues, qui était meilleur danseur encore que son mari, venait tenir compagnie à sa sœur. Et là, dans l'encoignure de cette terrasse, les coudes appuyés à la balustrade de bois, la gorge offerte aux câlineries du vent marin, elle parlait comme font les femmes qui croient avoir domestiqué la poésie parce que leur chair est satisfaite.
Enivrement nocturne ; entretiens dits philosophiques, et éperdus, sur l'infini ; roucoulements à propos de la pluralité possible des mondes habités ; pot-pourri de tous les grands noms de la musique au sujet des bruits de la mer ; aspirations à l'au-delà ; théosophie et spiritisme innocemment mêlés ; désincarnation, réincarnation, migration dans les astres ; Camille Flammarion, Sar Péladan, et jusque même fragments profanés de Pascal ; puis, soudain, rappel d'une rosserie, d'un potin ramassé par la traîne sur le parquet de la salle de danse ; à bout de souffle, enfin, le grand secours : l'obsession du mot et des choses de l'amour. Telle était la matière des éloquents épanchements de Marie.
Une pensée charitable, et commandée d'ailleurs par leur commune mère, relevait le finale du discours adressé par madame de Vamiraud à sa sœur Élise : ramener par d'adroits détours l'infortunée à son mari. Et alors, c'était le tumulte des confidences, l'aveu habilement ménagé, rendu sensationnel, que toutes les belles choses auxquelles on vient de faire allusion sont méprisables si on les compare à la seule volupté de rentrer dans sa chambre, le bougeoir à la main, derrière les pas de l'homme aimé. Des chuchotements alors : allusion au bougeoir posé au hasard, sur la cheminée, sur la commode ou sur un pouf : et l'on est tombée, toute chaude et parfumée, entre les bras du chéri!…
— Tu m'agaces, disait Élise, avec tes histoires et ton bougeoir et ton chéri!…
— Ah! ma chère, c'est que tu ne sais pas!… Non, en vérité, tu me fais l'effet d'être encore une jeune fille…
— Eh bien, en ce cas, parle-moi comme à une jeune fille, c'est tout ce que je te demande.
— Ma pauvre Élise, ce n'est pas seulement moi qui le dis : tu gâcheras toute ta vie, à plaisir! Mais tu ne sais donc pas ce que c'est que des baisers?
— J'ai eu un enfant. Tu n'en as pas eu. Il ne m'est pas venu par l'oreille.
— Eh bien! moi, à ta place, sais-tu ce que je ferais? Je recommencerais.
— On t'appelle, Marie. Va danser. Ne te prive pas pour moi.
Le cas d'Élise n'était pas sans préoccuper la famille. Lorsque Élise avait le dos tourné, on s'entretenait aussitôt d'elle. A son âge, demeurer comme une veuve, était-ce possible? Tant qu'elle semblait se remettre à Granville du chagrin causé par la perte de son enfant, c'est-à-dire tant qu'elle était en convalescence pour ainsi dire, passe encore! Mais à la rentrée, et l'hiver prochain, qu'allait dire l'opinion publique? Comment faire admettre que madame Destroyer ne rejoignait pas son mari? Madame de Vamiraud prétendait avoir avec elle longuement causé et « à cœur ouvert » ; et son opinion était que la pauvre Élise appartenait au groupe de ces femmes particulièrement mal favorisées du sort, et qui, disait-elle, « n'ont ni cœur ni sens » :
— Je ne prétends pas qu'Élise soit dépourvue de sentiments, loin de là ; mais elle est atteinte de ce qu'on appelle l'impuissance d'aimer… Elle n'a jamais aimé son mari ; elle ne l'aimait pas avant qu'il l'eût trahie… Eh! mon Dieu! qui sait si la trahison du mari ne provient pas de l'inaptitude de la femme?… Les hommes sont comme nous : ils aiment à être aimés.
L'opinion de la sœur aînée trouvait créance chez madame de La Hotte pour qui n'avoir pas aimé un M. Destroyer constituait un phénomène monstrueux, incompréhensible. Et, par contre, on rappelait l'épisode du lieutenant Piédoie.
— Une plaisanterie! lui répliquait-on de toutes parts, une amourette de pensionnaire, une illusion de petite oie blanche!
— Le fait est, disait madame de La Hotte, que ce garçon était bien peu distingué.
La distinction, la beauté, — du moins selon un type convenu, — et l'amour s'unissaient indissolublement dans l'esprit de madame de La Hotte.
L'époque de la rentrée arriva ; madame de Vamiraud regagna Paris ; l'automne s'écoula ; puis vint l'hiver. Élise ne donna pas signe qu'elle entendît s'éloigner de la maison paternelle.
Elle passait pour être tellement « nerveuse » que personne n'osait s'aventurer à lui parler de sa situation. On la tenait pour malade. Le médecin de la famille adopta volontiers la thèse que le climat de Paris était funeste à l'ex-mademoiselle de La Hotte, de qui la double ascendance avait vécu sur les côtes de la Manche. En moins de six mois, après quelques convulsions de l'opinion touchant le cas de madame Destroyer, la soumission générale des esprits était accomplie : Élise vivait près de ses parents et non avec son mari. L'exception à la règle commune avait presque cessé d'être intéressante.
Le séjour à Granville, il le fallait reconnaître, était favorable à la jeune femme éprouvée, qui, aux yeux de tous, recouvrait ce que l'on appelle « de l'embonpoint et des couleurs ». Élise menait une vie en tous points conforme à celle de son enfance ; elle était environnée des mêmes visages ; comme à douze ans, elle ne parlait que fort peu à son père toujours adonné aux mêmes occupations ; elle répondait par des phrases courtes à madame de La Hotte ; et de tout temps elle s'était volontiers entendue avec la vieille bonne, Jeannette, ou avec M. Le Coûtre, lui, comme à ses quinze ans, ami des bateaux et de la mer, mais maintenant armateur de son métier.
C'est à M. Le Coûtre, familièrement appelé Jean-Marie, qu'on s'en rapportait, chez les La Hotte, d'abord pour les pronostics du beau et du mauvais temps, et c'est lui qu'on interrogeait sur l'heure des marées, dont nul n'avait d'ailleurs absolument que faire. Par de minimes services de cet ordre, la plupart du temps inutiles, mais assidûment rendus, de fortes amitiés se nouent. Élise avait, toute sa vie, été accoutumée à tenir son « vieil ami » comme l'homme indispensable. Par le « vieil ami », toute la famille de La Hotte était informée, chaque jour, des choses de la ville, du port, de la mer, des îles Chausey, et aussi de Jersey, dont M. Le Coûtre faisait fréquemment la traversée.
Une ou deux personnes se joignaient avec ponctualité à ces réunions du soir autour de la lampe. On jouait aux cartes, aux dominos, au jacquet. Les fêtes du jour de l'An passées, M. Le Coûtre partait pour Paris, où il avait aussi un domicile, et des affaires.
Ce n'était ni gai ni intolérable ; la parfaite régularité des actions, même ennuyeuses, en rend presque doux le retour. Et Élise se portait bien.
A la fin des vacances de Pâques, — qui tombait tard cette année-là, — quand elle annonça qu'elle avait l'intention de rentrer à Paris, la joie de la nouvelle fut presque mitigée par l'étonnement. Néanmoins on ne pouvait qu'approuver une détermination conforme aux exigences du bon ordre. En conduisant Élise ainsi que la vieille Jeannette à la gare, on était de fort bonne humeur, et madame de La Hotte se permit une plaisanterie : comme M. Le Coûtre, venu pour huit jours, prenait, en s'en retournant, le même train qu'Élise, la maman dit à l'armateur :
— Ne la compromettez pas!
Ce qui fit simplement sourire.
Élise était accompagnée, dans son voyage, par sa vieille bonne, Jeannette, une honnête et dévouée Normande, qui ne l'avait jamais quittée. Jeannette, bien entendu, n'ignorait rien de la mésentente du ménage ; elle en concevait, en femme d'âge, attachée à la famille et à toutes les coutumes traditionnelles, un chagrin cuisant, mais se fût fait couper en petits morceaux plutôt que d'en dire mot. Élise ne lui expliqua point, durant le trajet de Granville à Paris, pourquoi elle réintégrait le domicile conjugal. Jeannette s'étonnait que sa maîtresse le fît sans qu'aucun motif apparent déterminât une résolution si grave. Monsieur n'était pas venu voir Madame depuis plus de trois mois, et on savait que Monsieur écrivait rarement à Madame ; les télégrammes qu'il envoyait, ils traînaient partout ; chacun pouvait les lire, et par eux Jeannette savait que Monsieur était actuellement dans la Loire. Était-ce à cause de cela que Madame avait l'air si tranquille et même d'une si parfaite bonne humeur?
Lorsque, dès le lendemain de l'arrivée au boulevard Malesherbes, Jeannette se disposa à défaire les grosses malles, Élise l'interrompit, l'appela dans la chambre où elle avait passé la nuit, et s'y enferma avec elle.
— Ma bonne Jeannette, lui dit-elle, j'ai du nouveau. Je te le confie à toi ; je ne l'ai confié à personne…
La vieille servante s'inquiéta.
— A personne, Jeannette. Et tu ne le rediras à personne, pas même à maman, surtout pas à maman, entends-tu?
— Madame me fait peur.
— N'aie pas peur, Jeannette. Je vais être heureuse.
— Madame est réconciliée avec Monsieur! Madame repart, comme qui dirait, en voyage de noces?…
— Non. Je vais habiter ailleurs, tout uniment. Tu vas m'emballer ici tout ce qui est à moi, et nous allons faire un petit déménagement.
Jeannette s'effondra ; et elle était au comble de la stupeur :
— Madame serait séparée de Monsieur?… divorcée, comme ils disent?…
— Tu n'y penses pas : ce n'est pas possible! Papa et maman en mourraient… Et ma sœur, et mes frères?… Quelle affaire!… Non : je m'en vais habiter ailleurs, ni plus ni moins.
— Et où ça?
— Tu le verras. Tu feras bientôt appeler un fiacre, nous mettrons une première malle dessus, et en un quart d'heure nous serons chez nous.
— Chez nous? Madame ne va pas habiter toute seule?… Madame va chez madame de Vamiraud!
— Oh! non!
— Madame va habiter avec un de ses frères, alors?
— Non.
— Madame ne peut pas habiter seule, à l'âge et avec la figure qu'elle a. Les cancans auraient beau jeu!
— Je me moque des cancans. Jeannette, je veux être heureuse, et j'irai habiter où il me plaît, comme il me plaît.
Jeannette hochait la tête ; elle ne pressentait là-dessous rien de bon. Élise lui posa un doigt sur la manche et dit :
— Écoute, Jeannette… Oui, tout ça est difficile à comprendre pour toi ; mais j'ai besoin de savoir : est-ce que tu viendras avec moi?
— Pourquoi est-ce que Madame me pose une pareille question? Est-ce que j'ai jamais vécu sans Madame depuis que Madame est au monde? Pourquoi est-ce que j'abandonnerais Madame?… Où c'est-il que je pourrais aller sans Madame?
— Oui, je connais ton dévoûment, Jeannette, mais enfin, je te disais tout à l'heure que je me moquais du qu'en-dira-t-on : te sens-tu de force à le mépriser comme moi?
— Un faux pas est vite fait quand l'âge tourmente et qu'on a du sang!…
— Tu ne craignais donc que les commérages! Mais tu avais ta conscience. Tu crois en Dieu?
— Le bon Dieu est loin ; les commères aux portes. Il a de l'indulgence encore, Lui ; mais non pas elles…
— En province, admettons ; mais à Paris, quand on veut ne plus connaître personne?
— Madame compte ne plus connaître personne?… Madame ne veut pas courir à sa perte?…
— Allons! tu prends tout au tragique, ma bonne Jeannette ; on voit bien que tu n'es plus une jeunesse. Moi, c'est drôle, je n'ai peur de rien ; je romps avec tout le monde ; je vais habiter, toute seule, un petit appartement de rien du tout. Plus de visites, plus de dîners ; la liberté complète. Honni soit qui mal y pense!
— Madame est jeune, elle, comme elle dit. Oh! oui! Madame est jeune, Madame ne sait pas ce qu'elle fait. Madame veut-elle me permettre de lui dire ce qu'elle fait? Je supplie Madame de faire appel à toute ma vie de dévoûment à elle et à sa famille pour me passer la liberté que je prends en lui disant un pareil mot?…
— Mais, quel mot? ma pauvre Jeannette, dis-le, dis-le ; oui, je te le pardonne d'avance.
— Le voilà, Madame! Je me perds peut-être en le disant : Madame fait une inconséquence.
Élise éclata de rire. Puis elle embrassa sa vieille bonne.
— Ah! tu es une brave femme, va, toi! Je peux partir, renoncer à tous… Un être comme toi, cela me suffit.
Jeannette se retira de trois pas. Elle devint sombre, et il sembla que tout ce qu'elle avait redouté jusque-là ne fût rien auprès de ce qui lui apparaissait.
— Madame me cache quelque chose… Madame ne va pas vivre toute seule et dans un désert… Il y a des choses possibles ; il y en a qui ne se peuvent pas…
— Eh bien! Jeannette, et quand je ne serais ni tout à fait seule, ni dans un désert?…
Jeannette sentit les jambes lui manquer. Elle aurait voulu s'asseoir, mais elle ne l'osait faire devant sa maîtresse.
Elle se traînait, s'agrippant aux meubles :
— Madame ne m'a pas tout dit! Madame a… une affection!…
— Il m'aime et je l'aime, Jeannette! Nous ne pouvons pas nous épouser ; je t'ai dit que le divorce m'est interdit.
Jeannette n'eut pas une seconde d'hésitation :
— J'aiderai Madame pour son déménagement, dit-elle ; mais Madame voudra bien chercher une autre personne pour son service.
— C'est bon, Jeannette, c'est tout ce que je désirais savoir.
Élise s'employa avec un calme presque tragique à la confection de ses paquets, petits et grands. On eût juré qu'elle procédait aux préparatifs d'un voyage désiré. Ce qui lui rappelait son enfant, seul, projetait une ombre sur son visage ; mais elle empaquetait l'objet ; ce souvenir cher la suivait. Et de distraire cent menus objets de ceux qui lui semblaient un prolongement de l'homme à la raie la rassérénait, la libérait. Devant un crucifix en vieil ivoire, qui lui venait de sa famille et qu'elle avait placé à la tête du lit conjugal, elle s'arrêta et hésita ; elle subit une gêne imprévue à ce point qu'elle tomba assise sur un siège bas, au pied du lit. Le crucifix était à elle, après tout : pourquoi ne l'enlèverait-elle pas? Mais la pensée se présenta : « Où le mettrai-je là-bas? » En une place identique? Non. Ailleurs?… Elle réfléchit à des conséquences sur lesquelles elle n'avait pas délibéré ; puis elle chassa ses réflexions, se releva, laissa le crucifix à la place où il était, et continua son paquetage. Jeannette l'aidait, comme elle l'avait dit ; mais Jeannette était transformée, bougonne et triste, essuyant par moments une ride humide. Élise lui dit :
— Jeannette, tu ne t'accoutumeras pas à vivre sans moi. Viens avec moi.
— Mon plan est fait, dit Jeannette ; je m'en vais à Ecquevilly, chez mon fils…
— Qui est alcoolique et si mauvais coucheur! qui te battra comme sa femme!…
— Je me dirai que c'est là ma place…
— Pourquoi ne retournerais-tu pas à Granville, chez maman? Elle te garderait volontiers.
Jeannette laissa tomber ses bras comme si on lui posait une question monstrueuse. Et elle cherchait que répondre.
— Rentrer chez Madame!… Madame n'y pense pas!
Elle se sentait salie à jamais d'avoir vu seulement son Élise sortir du chemin commun. Si elle l'assistait en ces maudits préparatifs, c'était bien en vertu d'un grand et long amour. Mais avoir à raconter à madame de La Hotte ce qu'elle avait vu? Non, elle préférait avoir les os rompus par son soudard de fils. Elle empoigna le crucifix, elle ; elle l'enveloppa soigneusement et le coucha dans une malle. Élise la regardait faire. Quand la vieille eut le dos tourné, Élise alla retirer l'ivoire enveloppé et le déposa dans un placard vide, en rougissant comme lorsqu'elle était petite et se cachait pour un mauvais coup. Puis, quand ce fut fini, Jeannette héla, du balcon, plusieurs de ces fiacres maraudeurs qui allaient si lentement sur le boulevard ; et Élise, toute seule, s'installa dans l'un d'eux en disant adieu à Jeannette et au concierge.
— Madame a bien laissé son adresse? demanda celui-ci.
— Jeannette vous dira.
Mais Jeannette ignorait l'adresse. Élise la confia au cocher, et elle fit signe aux autres de prendre la suite.
Cahin-caha, les trois fiacres découverts descendirent le boulevard Malesherbes jusqu'à la Madeleine, prirent la rue Royale et la rue de Rivoli. On passa devant l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. Élise eut encore une idée imprévue. Elle pensa, en femme accoutumée aux pratiques pieuses : « C'est là ma nouvelle paroisse », et l'ancienne élève forte en histoire se rappela une parole de son professeur qui l'avait toujours frappée : « Aux premiers siècles, ceux qui n'avaient pas reçu le baptême n'étaient pas admis à pénétrer dans la nef et demeuraient hors de l'église pendant les offices. » Et elle se vit sur cette place, sous la pluie. Est-ce qu'elle n'avait pas reçu le baptême?…
L'appartement retenu pour elle par les soins de M. Le Coûtre était situé quai du Louvre. Elle pénétra dans sa nouvelle demeure par un corridor long et sombre qui s'ouvrait entre des volières d'oiseaux. Elle n'avait vu, en arrivant, que cages, que grainages, que volettement d'ailes multicolores ; et un pépiement âcre, aigu et joyeux l'avait accueillie à la descente du fiacre : le bruit du cours Jonville à l'aube, les matins de bals, ou celui du coucher du soleil dans les vieux arbres de Saint-Pair.
Elle entra dans le corridor long et obscur, toute seule, sans domestique, car elle avait ingénument compté sur Jeannette ; et M. Le Coûtre, par une sorte de décence assez saugrenue, mais ordinaire aux personnes qui n'ont pas coutume de violer les usages reçus, ne devait que plus tard venir voir Élise, en ami. La concierge, nommée madame Courvoisier, à l'aspect de l'âge, de la toilette et de tout cet air de bon aloi qu'Élise répandait, était dévorée de curiosité. Elle comprit aussitôt qu'elle n'avait pas affaire à une femme ordinaire. Mais qui était sa nouvelle locataire? Pour une jeune femme si bien mise, l'appartement du quai du Louvre était trop modeste. Un revers de fortune? Mais toute seule atteinte? sans mari, ni parents?… Le monsieur qui avait retenu l'appartement « pour une dame seule », qui était-il par rapport à elle? Énigmes difficiles à résoudre et qui tourmentaient d'autant plus madame Courvoisier, que la nouvelle locataire ne se montrait pas prodigue en paroles confidentielles. La concierge s'appliqua à la gagner par ses prévenances. Elle promit de lui monter à dîner, de lui procurer une femme de ménage. Elle déballa elle-même ce qui était immédiatement nécessaire. Mais devant les malles béantes, dans cette chambre si médiocre, au sol carrelé, encore sans tapis, aux parois toutes nues, Élise fut prise soudain d'un accès de mélancolie. Elle laissa tout, malles et concierge, et s'en fut s'accouder à la fenêtre qui donnait sur le quai.
C'était un jour ordinaire ; une agitation bruyante rendait mouvants à ses yeux et le trottoir aux oiseaux, et la chaussée, et l'autre trottoir, sous les arbres, où toutefois quelques flâneurs semblaient s'endormir en regardant le fleuve. Voitures, tramways, trains de péniches, remorqueurs sifflants, cochers à voix rauque, vacarme dans les cages où l'on discernait la note aiguë des pinsons et les interjections des perroquets terminées sur une note trop humaine. L'air poussiéreux contenait un mélange des odeurs les plus variées ; une impression agréable provenait du feuillage neuf, incomplet encore et frissonnant des peupliers ; infiniment plus frais que les vieux ormes du cours Jonville, ils semblaient sourire d'aise parce que leur pied baignait dans la rivière. Sous leurs jeunes frondaisons reposantes, on voyait doucement avancer les chalands, grosses masses que seul un homme, à la barre, animait. Et chacun d'eux était orné de quatre pots de géraniums ou de fuchsias.
Élise demeura là longtemps, laissant flotter son rêve au gré du lent mouvement aperçu à travers les feuilles. Maintenant qu'elle avait accompli un acte dont le caractère insolite et l'importance la confondaient elle-même, elle éprouvait le besoin d'un repos sans fin. Mais, en même temps, le repos dans la solitude absolue lui semblait pire que la mort, et quand elle se retourna vers la pièce en désordre, vit les malles et valises, les unes défaites, les autres closes et ficelées, un étourdissement la jeta toute vêtue sur son lit, et elle s'endormit profondément jusqu'au crépuscule.
Elle eut alors le plus affreux réveil de sa vie. Le lieu où elle était lui parut sinistre ; les bruits inusités du dehors évoquaient une contrée étrangère, une autre planète même, pensa-t-elle, où elle avait peut-être émigré, seule de son espèce, seule à jamais. A aucun moment passé elle ne s'était sentie si seule, ni lorsqu'elle s'était trouvée chez son mari, sans amour ; ni quand elle avait perdu son pauvre petit enfant ; ni quand elle avait acquis l'assurance que son mari la trompait doublement ; ni lorsque, à Granville, environnée d'une famille qui ne comprenait rien de sa pensée ni de son état, elle avait dû cacher l'une et l'autre à tout le monde ; non, non, jamais elle n'avait eu jusqu'ici l'impression de la solitude.
Pourtant elle avait presque toujours vécu au milieu d'êtres étrangers à son âme et très ignorants de ce qu'il y avait d'essentiel en elle-même. Or, tout au contraire, elle venait dans cette chambre se réfugier pour attendre le seul homme qui l'eût vraiment environnée de tendresse, le seul homme qu'elle aimât. Et ne fallait-il pas qu'elle l'aimât pour être ici à l'attendre? Il viendrait demain. Elle l'aimait. C'était lui qui avait choisi cet appartement pour elle. Il avait choisi l'appartement modeste, parce qu'il vivait modestement lui-même, et puis que savait-il, et que savait Élise elle-même sur l'état prochain de sa fortune? Pourquoi n'éprouvait-elle aucune complaisance pour cet appartement? Une nuit à attendre l'ami, qu'était-ce, en comparaison de tant de nuits passées dans une chambre voisine de celle d'un mari indifférent, ou de tant de nuits, dans sa famille, entre une mère si peu intelligente, cause inconsciente de son malheur, et une sœur dont la stupidité l'exaspérait? Pourtant, ni à Granville, ni au boulevard Malesherbes, elle n'avait éprouvé quoi que ce fût de comparable. Ce soir, au quai du Louvre, elle se sentait perdue. Jamais elle n'avait accompli un acte plus libre, jamais fait un pas plus délibéré, mieux voulu ni plus longuement prémédité ; jamais elle n'avait été poussée d'un élan plus indépendant vers un être. Il ne lui semblait pas qu'elle laissât rien d'elle au mari qu'elle quittait, et, s'il ne lui seyait pas certes de contrister gravement sa famille, qu'était-ce que cette contrariété pour une femme amoureuse qui se donnait de plein cœur à l'homme qui la désirait et qu'elle voulait?
Cependant, elle se sentait perdue. Pourquoi?
Vers huit heures, madame Courvoisier ouvrit la porte, et le fumet, d'ailleurs appétissant, du potage, se répandit dans la pièce en désordre.
— Où c'est-il que je vais poser mon dîner? On se croirait ici à la consigne, rapport aux bagages! Ne manquent que les employés de l'octroi. Madame aurait bien dû me laisser au moins déballer ses affaires de nuit. Madame est « éclassée », je le vois bien ; je parie que Madame aura passé la nuit dans ces maudits chemins de fer… J'ai fait une gibelotte de lapin : c'est le régal de Courvoisier, et de bien d'autres : Madame ne sait pas qu'un de ces messieurs du journal qu'est situé juste par derrière, attiré par l'odeur, est venu un soir me demander la permission, et moyennant rétribution, bien entendu, de s'asseoir à notre table… Ah! il y en a qui sont rigolos, chez ces journalistes, — et c'est des sérieux, ceux-là, qu'on assure. — Madame se reposera ; Madame peut compter sur une bonne nuit ; le voisinage de l'eau est calmant…
Et madame Courvoisier parlait toujours. Son bavardage ne distrayait aucunement Élise.
Un sombre nuage que balaie le vent du matin : il ne restait rien à Élise de son accablement lorsqu'elle s'éveilla avec l'aube, tout habillée, telle qu'elle s'était étendue la veille sur son lit, les persiennes étant demeurées grandes ouvertes. Elle alla à la fenêtre, où l'air frais faisait frémir les platanes et où le silence à peine troublé par quelques premiers pas, par un roulement de charrette à bras, l'étonna. Elle n'avait jamais vu ni respiré Paris de si bonne heure, et le quartier qu'elle habitait ne lui rappela plus du tout le Paris connu d'elle. Elle identifiait certains monuments, nommait des rues, n'ignorait pas la Seine ; et cependant elle se trouvait transportée en un lieu nouveau. La flèche aiguë de Notre-Dame perçait un ciel incertain, vaporeux, que l'on croyait tantôt lilas et tantôt rose ; la statue équestre d'Henri IV sur le Pont-Neuf, en face des deux charmants bâtiments Louis XIII, donnait un air vieille France au paysage ; le dôme du Panthéon, assis sur ses colonnes, commençait d'étinceler dans le lointain à gauche ; à l'opposé, la petite calotte de l'Institut restait grisonnante et tassée ; entre les cimes légères et mobiles des grands peupliers, l'hôtel des Monnaies était un palais, un peu solennel, étranger, glacial, tout en lignes, comme un beau dessin d'architecture ; sur tout cela un air moins guindé, plus sans façon, plus libre que les lieux habités jusque-là par elle. Non, en vérité, ni le profil de Saint-Augustin, ni les verdures du parc Monceau, ni les quinconces assombris du cours Jonville, ne lui avaient soufflé une si riche bouffée d'oxygène. Elle aspira ce vent léger avec enivrement ; et, ayant pensé que son ami viendrait la voir aujourd'hui même, elle arracha vite ses vêtements et se recoucha, d'un bond, comme une enfant, réfugiée contre l'image de cet homme puissant et protecteur qui lui plaisait, quasi grisée, d'avance, par un tourbillonnement de nouveautés.
Ce fut madame Courvoisier qui la réveilla en lui apportant un mot de M. Le Coûtre. Elle annonçait en même temps à sa nouvelle locataire qu'elle avait sous la main la femme de ménage indispensable : une fille peu chanceuse, nommée Mélanie, qui venait de déposer son enfant à la Maternité, une fille adroite de ses mains « comme une fée », et qui se présenterait, toute prête au travail, dans la matinée, pour faire au besoin le déjeuner de Madame. Mais M. Le Coûtre, par son télégramme, annonçait qu'il viendrait vers midi prendre Élise pour l'emmener au restaurant.
Élise fit sa toilette et s'habilla avec l'allégresse d'une pensionnaire un jour de sortie. Ah! qu'elle avait en elle de jeunesse contrainte! et quelle grâce inaccoutumée accompagnait le moindre de ses gestes dans cette chambre rudimentaire, au milieu de ces malles éventrées qui faisaient pousser des exclamations désespérées à madame Courvoisier et à Mélanie : « Où est-ce que Madame va loger toutes ses robes? Madame devrait prendre en sus le petit appartement du sixième, qui a une terrasse avec vue et tonnelle… Avec la vigne vierge et des volubilis, Madame serait là, sauf votre respect, comme une Mimi-Pinson!… »
Mélanie était une fille blonde, au nez épais et arrondi, mais ornée de cheveux qui projetaient une auréole étincelante autour de son front ; elle paraissait serviable, honnête, de cette honnêteté des êtres qui, ayant commis une faute, se reconnaissent humblement descendus d'un degré dans leur caste, ont perdu toute morgue, sont reconnaissants et comme confus qu'on veuille les employer, et plus dociles que les impeccables. Et il y avait entre elle et sa nouvelle maîtresse, dont la situation ambiguë était interprétée par madame Courvoisier comme le résultat d'une déchéance, quelque secrète connexité dont, au premier abord, s'incommoda Élise.
M. Le Coûtre arriva vers midi. C'était la première fois qu'il se trouvait seul à seule avec Élise. Mais il la respectait trop pour abuser de la circonstance, et il semblait avoir peur de tout, de madame Courvoisier, de Mélanie, des murs nouveaux, de la lumière et jusque d'Élise elle-même, qu'à vrai dire il était surpris de trouver là, n'ayant jamais tout à fait cru qu'elle prendrait une si grave détermination.
Il aimait Élise assurément. Sans cela eût-il endossé une pareille responsabilité? Mais il était à ce point troublé par l'aventure que son embarras paralysait tout épanchement et presque toute expression. S'il eût voulu être l'amant d'Élise, sur l'heure, elle se fût donnée à lui. Elle l'avait élu dans son cœur, plus solennellement, plus gravement qu'elle n'avait pris jadis, devant les autels, un époux. Ils s'étreignirent simplement les mains, avec émotion, avec tendresse. Elle était plus joyeuse que lui, parce qu'il pensait à plusieurs choses ; elle ne pensait qu'à une seule chose : qu'elle l'aimait.
Ensemble ils suivirent le quai, dans le calme relatif de midi passé, puis le Pont-Neuf. Et ils allèrent déjeuner au restaurant Lapérouse, où M. Le Coûtre avait retenu un cabinet. Élise ne s'informait seulement pas si elle allait déjeuner dans une salle commune ou à part. Elle ne s'effraya pas non plus lorsqu'elle se vit dans un cabinet, à part. Les yeux baissés, la mine discrète du maître d'hôtel, du sommelier, et du garçon, elle n'y prenait pas garde, parce que l'idée ne l'effleurait pas qu'elle fût en train de commettre ce qui s'appelle une escapade.
Quand ils furent seuls, M. Le Coûtre, assis en face d'elle, se leva et vint l'embrasser. Elle pâlit, et lui devint écarlate. Lui seul avait conscience de faire une chose irrégulière. Elle n'était agitée que d'amour. Il était un honnête homme. Elle n'était qu'une femme heureuse.
— Tant que votre salle à manger ne sera pas installée, lui dit-il, nous pourrons venir là…
— Mais, dit-elle ingénument, et chez vous?…
Il était stupéfait qu'elle lui parlât la première d'aller chez lui. Il ne l'avait connue qu'à Granville, environnée de sa famille, et il n'était pas accoutumé aux audaces des femmes innocentes.
— Chez moi! dit-il, mais, ma petite chère amie, quand je viens à Paris, je ne prends jamais mes repas chez moi. Je vais au restaurant ; c'est plus gai. Je viens ici, où je suis connu.
— On y est bien… Oh! quant à ma salle à manger, ce ne sera pas long : madame Courvoisier aidant, je pense que dès ce soir…
— Malheureusement, ce soir, je ne pourrai pas dîner avec vous, Élise…
Elle sentit son cœur chavirer et faire une chute. Comment! il ne dînerait pas avec elle, ce soir!… Le petit mot souvent si terrible : « déjà! » se formula sur ses lèvres. Elle ne le prononça pas ; elle ne dit rien, ou plus exactement ne dit que : « C'est dommage », ce qui n'était rien au prix de ce qu'elle eût voulu dire.
Il répliqua :
— Si vous voulez venir voir comment je suis logé, ce sera tantôt, n'est-ce pas? en sortant d'ici…
Et il se leva de nouveau pour venir l'embrasser.
Elle espérait qu'il lui dirait pourquoi il ne pouvait pas dîner avec elle, ce soir, le premier soir. Son mari lui donnait autrefois, au moins, toujours des raisons ; mais M. Le Coûtre n'en prit pas la peine.
Il n'était tenu à rien, en effet, à aucune formalité, à aucune convenance particulière. Elle piétinait avec lui les convenances et les formalités. Elle pénétrait aujourd'hui même dans la vie libre.
Il vit à quel point, malgré son silence, elle était contristée ; mais, soit inconscience des motifs du chagrin perçu, soit égoïsme naturel d'homme attaché à ses libertés, il ne s'en émut point. A part lui, il pensait, faisant ce qu'il faisait, faire déjà beaucoup pour cette pauvre femme.
M. Le Coûtre habitait non loin de là, rue Guénégaud, un petit appartement assez sombre et peu gai. Ce n'était pour lui qu'un pied-à-terre où il descendait depuis longtemps lors de ses voyages à Paris, où il demeurait à peine durant le jour, où il ne rentrait pas toujours la nuit. C'était un logement d'étudiant, rudimentaire, et dont le seul ornement, composé d'éventails en papier, d'ombrelles et de sabres japonais, eût décelé pour toute autre qu'Élise la main d'une de ces maîtresses dont on ne tire pas vanité.
Élise, accoutumée à plus de luxe, fut touchée de la simplicité de l'endroit, touchée bien plus encore que son ami lui fît les honneurs de son home, touchée à perdre la raison quand, une fois seul avec elle, entre ces murs sombres, il lui manifesta cette tendresse qu'elle appelait de tous ses vœux, pour laquelle elle était faite et qu'elle n'avait jamais connue. Elle, qui se flattait devant sa sœur de connaître l'amour parce qu'elle avait épousé un bel homme et qu'elle avait eu de lui un enfant, elle ignorait pourtant complètement l'amour. Entre les bras de Jean-Marie, qui ne faisait pas figure d'amant aux yeux des autres, mais lui plaisait à elle, dans cette chambrette vulgaire et désolée, le plus triste lieu qu'on pût imaginer pour une femme gracieuse, élégante, même jolie et qui ne fut pas déplacée dans les salons du parc Monceau, Élise connut l'inexprimable bonheur d'aimer. Tout lui fut transformé, comme était transfiguré à ses yeux cet armateur de quarante ans, habitué des ports, de la pipe et des bouges à matelots. Elle le revêtit tout entier, lui, son grand corps, son visage, de cet idéal travestissement que nous portons, chacun, en nous, tout prêt, pour nous donner la comédie dont nous avons tant besoin. Jean-Marie était beau, il était jeune et généreux, et il adorait son amante. Dans son inexpérience, elle ne savait comment lui manifester sa joie complète et sa reconnaissance. Elle dit :
— Que c'est joli chez vous!
Il en rit ; il ne put la croire ; il s'imagina même que c'était de sa part un mot de femme du monde. Il en retint la petite flatterie d'avoir aimé une femme du monde, mais ne sut pas lui en avoir la gratitude qu'elle méritait, elle qui jadis, en son voyage de noces aux lacs enchanteurs, et des balcons de la villa Serbelloni, n'avait jamais eu envie de dire à son mari que le paysage était beau!
Elle le nomma pour la première fois Jean-Marie. Et ces syllabes passèrent sur ses lèvres charmantes, comme une mélodie. Puis, tout à coup, elle se grisa du plaisir de proclamer sa foi, son credo : « Je t'aime!… Je crois en ton amour!… Tu m'as prouvé que tu m'aimais, toi, tu m'as arrachée à tout. Tu as fait de moi une autre femme ; je ne me reconnais plus ; personne ne me reconnaîtra plus ; je suis recréée par tes mains!… Je t'aime! je t'aime! » Elle n'avait jamais été loquace ni même expansive. C'était bien en effet une autre femme qui parlait. La mémoire même ne subsistait pas en elle de ce qu'elle avait été, de ce qu'elle laissait derrière elle ; et la plus légère représentation ne se formait pas en son imagination de la catastrophe que devait produire, à l'heure qu'il était, sa fuite du domicile conjugal.
« Je t'aime!… Je t'aime!… » Il semblait que l'univers fût contenu dans ces petits mots.
Jean-Marie était lui-même très épris. A la vérité, il n'avait jamais possédé une maîtresse ni de telle condition ni de pareille beauté, ni qui manifestât pour lui tant de sincère ardeur. Quoiqu'il eût beaucoup hésité à pratiquer, en son propre pays, un enlèvement si grave ; quoiqu'il n'y eût été poussé que petit à petit et pour ainsi dire par les suggestions d'Élise même, il était charmé, et rendu aussi un peu fat. Néanmoins, avant que six heures eussent sonné, il rappela à Élise qu'il était requis par ses affaires avant le dîner, et ne se montra pas plus généreux en explications qu'il ne l'avait été au début de cette inoubliable après-midi. Il était clair que, dès le premier jour, il tenait à sauvegarder son indépendance, et qu'il le faisait comme en vertu d'un privilège indiscutable que lui conférait son union irrégulière.
Élise n'en pensa pas si long. Elle était désolée de le quitter, mais tout son être avait atteint le ravissement ; une douce fatigue lui ralentissait les idées ; elle voyait le monde à travers une buée, de l'autre côté des nuages, comme si elle l'eût vu de très haut et de très loin. Elle s'en alla toute seule au Bon Marché pour quelques emplettes nécessaires à son ménage.
Dans le magasin, elle fut abordée par une dame qu'elle fréquentait au temps du boulevard Malesherbes, et qui lui dit : « Vous voilà donc enfin de retour!… Et comment va monsieur Destroyer?… Vous recevrez de moi un petit mot… » Élise répondit, comme en un rêve, sans entendre elle-même le son de ses paroles, sans leur accorder assez d'importance pour se les rappeler par la suite. Et le fait est que, la femme disparue, elle se souvint à peine de la rencontre, ne l'évoqua même pas dans sa songerie, le soir, à son dîner, ni durant la soirée solitaire. Elle avait eu pourtant un imperceptible et malicieux sourire quand on lui avait dit : « Vous recevrez de moi un petit mot ». Et ce n'était pas de sa situation renversée, et qui rendait le mot si vain, qu'elle souriait, mais de cette idée ingénue et puérile : un petit mot jeté à la boîte et qui ne parviendra pas à sa destinataire…
Que de telles rencontres, que de telles promesses d'entrevues dussent se produire dans la suite, lorsqu'elle irait et viendrait dans Paris, la perspective ne l'en effraya, ne la toucha même pas. Elle était morte à une vie, elle naissait à une autre ; elle avait cette étrange fierté commune à tous les hommes qui ont franchi une frontière ou changé de condition. S'il est un réveil au delà de la mort et si quelque chose d'humain persiste en nous, ce doit être la vanité mesquine d'avoir franchi un pas fameux.
Et Élise rentra, seule, chez elle, par le long corridor étroit du quai du Louvre. Madame Courvoisier sortit de sa loge pour lui annoncer qu'il n'y avait pas de courrier à son nom et lui parler de Mélanie, qui, à son dire, avait travaillé toute la journée comme un cheval. Pour la cuisine, elle-même avait un peu donné la main.
— Mais il ne fallait pas, madame Courvoisier! il faut laisser cette fille se débrouiller…
— C'est mon plaisir, Madame. Madame aura un petit pigeon en salmis… Madame m'en dira des nouvelles… Mon rédacteur à l'Écho…
— Je monte, madame Courvoisier… Oh! j'aurai vite fait de dîner, et ma soirée ne sera pas longue.
— Madame est fatiguée… Oh! Madame a dû trotter… Les premiers jours qu'on s'installe… Il ne manque pourtant quasi rien à l'appartement…
L'appartement se composait, outre la chambre à coucher dépourvue de cabinet de toilette, d'une salle à manger meublée dare-dare par M. Le Coûtre, Dieu sait comme! d'une petite pièce ressemblant à un corridor, dont Élise pensait faire sa garde-robe, et de la cuisine sur la cour ; il y avait d'amples placards jusque dans l'entrée : les portes s'en ouvraient avec un bruit de papiers déchirés, et une personne eût pu coucher sur chaque tablette. Les fenêtres des trois pièces regardant le quai étaient ouvertes sur un soir tiède et paisible. Le grave sifflet d'un train de bateaux rendait un air marin aux oreilles de la Granvillaise ; sur les bancs elle apercevait, dès cette heure, entre les branches des arbres, des couples d'amoureux assis. Elle ne pensait qu'à aimer. Elle se disait : « Je vais m'endormir en songeant à l'après-midi écoulée, et, demain, je le reverrai. »
Il lui fallut bien, avant de s'endormir, essuyer l'histoire de Mélanie ; mais son sommeil fut lourd et reposant. Le lendemain en s'éveillant, elle s'aperçut qu'il lui manquait un tub, et ce fut toute une affaire que d'expliquer à Mélanie ce que c'était, et qu'elle n'avait qu'un saut à faire pour aller au magasin du Louvre et lui en rapporter un. Pendant l'absence de Mélanie, madame Courvoisier vint, s'excusant encore et déçue de n'avoir point de courrier pour Madame :
— Que Madame soit seule au monde, c'est une chose qui n'est pas croyable et qui me tord le creux de l'estomac…
Élise se montrait d'une discrétion tenace.
— Ça n'est pas à moi de dire du mal de l'appartement, sûr et certain, reprenait madame Courvoisier, surtout si Madame y joint celui du haut, avec tonnelle et vue. Mais si Madame reçoit, une supposition, où c'est-il que ça sera? Pas dans l'antichambre ou la salle à manger, je présume?…
— Et si je ne reçois personne, madame Courvoisier?
Madame Courvoisier levait les bras au plafond, considérait Élise de la tête aux pieds, des pieds à la tête ; semblait entendre d'elle qu'il n'y avait plus de classes dans la société, ou bien donc qu'elle était, elle, madame Courvoisier, devenue aveugle ou imbécile, et incapable de discerner entre une femme du monde et une femme perdue. Que sa locataire fût une créature légère, non, on ne le lui ferait pas admettre ; d'ailleurs le rédacteur à l'Écho du Parlement l'avait aperçue de sa loge et avait dit : « Madame Courvoisier, votre appartement n'est pas occupé pour trois semaines : c'est une petite femme qui a fait un coup de tête ; vous allez voir rappliquer ici le mari, la famille, sinon le curé pour une réconciliation… » Madame Courvoisier s'attendait à des drames, parce qu'Élise n'avait pas une tournure à vivre indépendante.
Qu'Élise fût une victime d'un coup de tête, comme le voulait le rédacteur à l'Écho, passe encore, mais en cette hypothèse une chose chiffonnait madame Courvoisier : M. Le Coûtre, en faveur de qui semblait se compromettre une si charmante créature, M. Le Coûtre n'avait pas la tête d'un héros de roman. M. Le Coûtre, aux yeux de madame Courvoisier, ne représentait pas le type convenu de l'amant, du moins pour une personne du « rang » qu'occupait certainement Élise ; et autant madame Courvoisier eût volontiers protégé, dorloté des tourtereaux, même des plus coupables, pourvu qu'ils eussent l'un et l'autre la figure classique, autant madame Courvoisier était tourmentée par une intrigue qui dérangeait l'ordonnance définitive de ses idées.
Contre le préjugé de madame Courvoisier, rien à faire. Son mari d'ailleurs était de son avis ; Mélanie de même.
Élise avait trop de retenue naturelle et une éducation trop excellente pour aller prendre une concierge comme confidente ; mais Élise éprouvait aussi une sorte de volupté à se sentir abaissée, à cause de la grandeur de son amour.
Madame Courvoisier, timorée en face d'elle, se tenait non sans difficulté la bouche cousue pour ne point témoigner son mécontentement d'une aventure qui ne se présentait pas conforme à son goût.
Sur M. Le Coûtre, outre qu'il ne lui plaisait pas qu'Élise eût un amour, qu'était-ce qu'un homme qui laissait se consumer toute seule une petite dame si comme il faut, au déjeuner, bien souvent, et régulièrement au dîner, et à la soirée, et la nuit?
Et cependant Élise, vivant la plupart du temps seule, était bien la femme la plus heureuse qu'elle eût vue. Élise vivait dans l'attente d'un rendez-vous de Jean-Marie ou dans le souvenir des heures passées avec lui. Elle avait oublié le reste ; son amour la comblait.
Quoique Élise aimât ses parents, elle s'interdisait de penser à eux ; elle ne se demandait pas s'ils lui avaient écrit, boulevard Malesherbes, s'ils attendaient avec anxiété de ses nouvelles. « Nous aurons le temps de revenir là-dessus! » se disait-elle en sa demi-conscience. L'état dans lequel elle vivait, durerait-il? Elle le souhaitait éternel, et elle n'osait pas raisonnablement le voir se prolonger trois semaines. Bien qu'elle n'imaginât en aucune façon par quel procédé il y serait mis fin, elle ne pouvait le croire définitif, soit à cause du caractère par trop insolite qu'il avait, soit à cause de l'intensité de la joie qu'il lui procurait : « Cela passera ; d'ici là, n'approfondissons pas! » Elle vivait dans une béatitude provisoire.
Elle ne recevait pas de lettres. Sa concierge le lui faisait assez remarquer! Donc, son refuge était demeuré ignoré. Et cela contribuait pour un peu à lui faire oublier ce qu'elle avait quitté.
Lorsqu'elle avait vu son amant dans la journée, elle demeurait dans une extase. Mélanie la trouvait étendue sur sa chaise longue, ou bien à la fenêtre et songeant, avec un air d'élue qui entend les orgues célestes.
— Madame doit s'ennuyer à ne rien faire, disait la bonne aux cheveux blonds.
— A ne rien faire!… soupirait Élise.
Et elle se retenait pour ne pas répliquer à cette fille que sa réflexion était stupide.
Elle regardait par la fenêtre. Le papillotage produit par les jeunes feuilles luisantes des peupliers de la berge l'étourdissait, l'hypnotisait comme le miroir une alouette. Et de ces innombrables points lumineux et de cette danse imaginaire de milliards de petits personnages frais, des visions naissaient, exquises, imprécises, mais aussi efficaces par leur effet qu'une musique enchanteresse.
Les bruits nombreux du quai, piaulements des oiseaux encagés, cornes ou timbres des tramways et des omnibus, roulements des fiacres sur le pavé et bavardage de la foule, étaient plus suaves à son oreille que la soie déchirée de la mer basse, à Granville, que la montée émouvante du flot, ou bien que le rythme de valse qui, au Casino, ne faisait que la suffoquer du plaisir d'autrui. La vue interceptée, contrariée, des dômes, du cheval d'Henri IV et de l'Hôtel des Monnaies avait plus de charme à ses yeux que toute l'imagerie romantique de Montorgueil Castle ou que le paysage si beau pourtant des rives de la Rance. Mais, à travers les feuilles des peupliers, sur les coupoles du Panthéon et de l'Institut ou sur la croupe du cheval de bronze, tout ce qu'elle avait vu jadis de beau, entendu d'émouvant ou senti d'extraordinaire, apparaissait aussi en remembrances embellies ; le présent pour elle s'alliait au passé, allait même chercher le plus profond passé pour le transporter et l'exalter : « Comment, se disait-elle, n'ai-je pas été ce jour-là plus émue?… » Et il s'agissait d'un jour quelconque perdu dans sa mémoire. « Mais je ne savais donc rien voir! Mais je n'étais donc qu'une sotte!… » Un magicien lui avait ouvert le passé, illuminé le présent, enfin rendu l'avenir indifférent, — ce qu'on peut faire pour celui-ci de plus favorable.
Un magicien avait fait cela pour elle. Un magicien!… Comment cet homme de nature si positive, cet armateur, de qui pas un mot ne la soulevait jamais au-dessus du terre à terre, avait-il pu produire ce fait merveilleux? Oh! elle ne se demandait pas cela. Certes, il n'y avait ni armateur, ni homme commun pour elle! Non, elle ne s'étonnait pas que M. Le Coûtre eût suffi à opérer un tel miracle. Elle voyait son ami égal au rôle qu'il jouait ; elle se révoltait même qu'on ne comprît pas qu'il jouait ce rôle sublime, qu'il était éminemment apte à le jouer, qu'il était le seul homme capable de le jouer. Et, au travers des feuillages mobiles, et sur l'eau de la Seine aux myriades d'yeux clignotants, suivant le mouvement lent des longues péniches à géranium ou à basilic, elle voyait partout l'image du magicien ; elle l'admirait ; elle l'adorait… Et elle avait l'orgueil d'être la seule à recevoir le don ineffable de celui qui pouvait transformer toutes choses et faire du monde si banal un paradis de beauté.
Lorsqu'elle consentait à retoucher le sol, son étonnement était que Mélanie ne remarquât pas qu'elle descendait du ciel, ou bien était que, tout au moins, la bonne ne s'écriât pas, à propos de bottes, par exemple : « Dieu! que Monsieur est beau! »
Ayant un si violent désir que quelqu'un lui dît cela, après l'avoir tant attendu en vain, elle se résigna à demander à Mélanie :
— N'est-ce pas que Monsieur est beau?
Mélanie tomba de son haut :
— Bien sûr, dit-elle, que Monsieur est de belle taille…
Ce n'était pas cela que demandait Élise. Elle haussa les épaules. Dérision aussi de vouloir que cette fille comprît une telle chose! Elle ne put toutefois s'empêcher de lui dire :
— Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un bel homme?
Mais Mélanie, du centre de son auréole de cheveux blonds, laissa échapper sa sagesse populaire :
— Oh! le bel homme, Madame, c'est toujours celui qui est le meilleur pour se blottir.
Un matin, dans l'antichambre, la voix de madame Courvoisier fut entendue, à la fois rauque et à bout de souffle, faisant présager quelque importante nouvelle. Élise, dans le lit, sursauta. Puis Mélanie frappa à la porte et l'ouvrit sans plus attendre :
— Madame! c'est une lettre…
Élise n'avait pas reçu de lettre jusqu'ici. Qui donc eût pu lui écrire, puisque personne ne connaissait sa retraite? M. Le Coûtre lui-même, quand il s'absentait, se gardait de confier à la poste une adresse qui devait demeurer ignorée. A première vue, entre les doigts de Mélanie, Élise reconnut l'écriture de son mari.
M. Destroyer écrivait à sa femme une lettre digne, sévère, et tout ensemble un peu tendre, très composée, compassée comme lui-même. Il avait appris « l'abandon du domicile conjugal » en arrivant à Paris, par le concierge de l'immeuble, par le départ de Jeannette, et enfin par de nombreuses lettres de madame de La Hotte à sa fille. Ces lettres, il avait pris la liberté de les ouvrir, disait-il, afin de s'informer, et il les renvoyait ci-jointes, espérant qu'à défaut de sa propre prière l'angoisse d'une mère ferait réfléchir l'imprudente. Il suppliait Élise de rentrer, jurait de reprendre avec elle une vie exemplaire ; il terminait par des considérations, d'ailleurs justes, sur l'effroyable avenir réservé à une femme jeune, inexpérimentée et fugitive. Il semblait ignorer la liaison. Pouvait-il en concevoir une?
Élise lut cette lettre sans émotion. Elle était intriguée par le fait que son mari avait découvert sa retraite, et impatientée qu'il ne lui dît pas comment il s'y était pris pour arriver à cette fin. Les lettres de madame de La Hotte la touchèrent davantage. Élise n'avait pas songé jusqu'à cette heure, tant son ivresse était complète, que l'on pût dans sa famille s'inquiéter de son silence, et la pensée soudaine du tourment de son père et de sa mère l'atteignait. Elle se mit, au sortir du lit, à écrire une lettre explicative. Puis, cette tâche achevée, Élise s'aperçut que dévoiler sa situation nouvelle, même en cachant bien entendu la liaison, c'était ouvrir avec sa famille des hostilités sans fin : son père, sa mère, ses frères, sa sœur et tout ce qu'elle possédait d'oncles, de tantes et de cousins allaient venir ici lui donner l'assaut! C'en était fait de la paix! Et jamais plus elle ne pourrait recevoir chez elle M. Le Coûtre.
Elle n'expédia point sa réponse avant le déjeuner. D'ailleurs, elle attendait son ami : ne valait-il pas mieux prendre l'avis de celui-ci avant d'agir?
Jean-Marie arriva à midi sonnant. Sa seule vue allégeait Élise de tout souci : elle l'aimait ; il l'aimait ; et puis il était si grand, si fort! Et il était son protecteur.
Rassérénée aussitôt par la présence chérie, Élise le fut à ce point qu'elle négligea même de demander à son ami ce qu'il convenait de faire, d'urgence, et s'il était nécessaire d'expédier à sa famille la lettre. Il ne subsistait plus pour elle de piquant, dans cette affaire, que le dépit d'avoir été découverte par son mari en ce qu'elle croyait ingénument être sa cachette.
— Mais, ma bonne amie, lui dit M. Le Coûtre, c'était par plaisanterie que nous appelions « cachette » votre appartement, quai du Louvre! Croyez-vous vraiment pouvoir nous dissimuler en plein Paris, vous avec la figure que vous avez, et moi avec ma taille? L'étonnant est que vous n'ayez pas reçu la lettre de votre mari trois semaines plus tôt! Qu'il fût à Paris ou au loin, cent personnes pouvaient l'informer!…
— C'est égal, soupirait Élise, je donnerais quelque chose pour savoir si c'est lui qui m'a suivie, ou quelque autre.
Elle en revenait sans cesse à ce petit problème, avec une obstination puérile. Elle s'attachait à un détail qui importait peu, et elle demeurait insouciante du reste.
M. Le Coûtre, bien qu'il eût prévu l'événement, ne le considérait pas d'un œil serein. Il dit à Élise :
— Qu'allez-vous répondre à votre mari et à votre famille?
— Répondre à mon mari?… A quoi bon? A ma famille, c'est déjà fait : voici la lettre…
— Ah!
— Il est vrai, ajouta-t-elle en riant, que je ne la mettrai pas à la poste!…
— Qu'est-ce que vous y dites donc?
— La vérité.
— C'est absurde!
— Mais, mon chéri, puisque vous êtes vous-même d'avis que nous ne pouvons rien cacher…
— Entre ne rien cacher et s'empresser de tout dire!…
— Aussi, je ne mettrai pas la lettre à la poste.
— Mais, avec votre mari, ma pauvre enfant, vous avez des intérêts à régler…
— Allons, allons, à table! Ne sentez-vous pas qu'il y a une matelote de madame Courvoisier?
Élise ne voulait rien entendre de ce qui n'était pas ce qu'elle appelait « son bonheur ». Dans « son bonheur » elle refusait d'être troublée. Elle remettait à plus tard tout ce qui pouvait l'importuner. Il fut impossible à M. Le Coûtre de la ramener à un sujet qui ne lui permettait point, à lui, l'insouciance.
L'après-midi, elle alla rue Guénégaud, et là, moins encore, fut-il question du sujet.
A une interrogation de son ami, elle dit :
— Je vais avoir le temps de penser à tout cela, une fois seule…
Il sourit, hocha la tête ; et, en lui-même, ce grand gaillard apte à porter des fardeaux disait : « Au diable!… »
En rentrant quai du Louvre, vers la fin de la journée, Élise fut comme happée par madame Courvoisier, qui, ouvrant la porte de sa loge et s'effaçant pour inviter sa locataire à entrer, sembla faire le vide en son réduit. Aucun mot, nul cri de la part de la concierge, mais cette porte ouverte précipitamment, cet effacement de toute la personne de la concierge replète, et Élise se crut appelée à l'intérieur de la loge où elle n'avait jamais mis le pied à cause de l'épaisse odeur culinaire et de l'humaine qui s'y superposaient désagréablement. Elle entra. Madame Courvoisier ôta ses lunettes d'une main, et, de l'autre, tâtonnant, elle arracha d'un coin de la vitre où elles étaient fichées une carte de visite cornée et une lettre. Puis, remettant tout à coup et précipitamment ses lunettes, la concierge s'approcha du visage de sa locataire et l'examina.
Le visage de la locataire exprima assurément la surprise, mais non pas du tout celle qui paraissait escomptée. Toutes choses ne pouvaient affecter qu'à la surface cette femme à peine échappée des bras de son amant et encore toute ravie d'amour.
La carte cornée était celle de M. Destroyer. Sur l'enveloppe de la lettre, Élise reconnut l'écriture de son mari.
Et pendant qu'Élise ouvrait la lettre et en prenait connaissance, la concierge, pourtant attentive à l'examiner, parlait :
— Ce Monsieur est venu, Madame n'avait pas tourné le coin du quai…
Ce qui expliquait que la lettre, écrite dans un café du voisinage, probablement, avait eu le temps de parvenir à son adresse avant que sa destinataire fût rentrée.
La lettre était brève. Élise l'eut vite déchiffrée. Madame Courvoisier, qui ne se tenait plus, s'écria :
— C'est donc ça le mari de Madame!… Ça n'est pas Dieu possible que Madame soye sans miséricorde pour un si bel homme!…
Élise sourit.
— Courvoisier était encore là, Madame : il est de mon sentiment exact ; ça n'est pas mon sexe qui me fait parler : « C'est une paire de moustaches, » — voilà les propres paroles de Courvoisier, — « qui doivent prendre comme à l'hameçon tous les cœurs de femmes… »
Et, comme toujours, lorsqu'il s'agissait de son mari ou de tout ce qui ne concernait pas son amour, Élise cessa de penser à la lettre ainsi qu'aux suites qu'elle pouvait comporter. Remontée chez elle, elle se remémora sa journée, ses heures de bonheur.
La lettre pourtant comportait des suites. M. Destroyer savait désormais où habitait sa femme. Il annonçait qu'il voulait détruire une situation irrégulière et pour lui intolérable. Il tenait désormais la transfuge au gîte, il promettait nettement qu'il ne la lâcherait plus.
Et s'il était, en effet, comme tant de ses pareils, homme à manquer à son serment de fidélité quant à la chair, il était, comme autant de ses pareils, homme à ne pas faillir à une parole donnée, fût-ce à soi-même.
Si Élise n'avait pas été possédée par un démon ou par un dieu, elle n'eût pu s'empêcher de prévoir en ses détails la poursuite qui la menaçait, la chasse dont elle allait être, dès le lendemain, le gibier forcé, la meute qu'on allait incessamment lancer contre son corps de Diane impure, et la course excessive pour ses jambes légères, et l'inévitable curée. Elle était sans défense. Jean-Marie lui-même l'en avait avertie en lui conseillant de se rendre.
Cependant elle ne pensa à rien qu'à son amour et à sa béatitude. Elle se laissa endormir par son heureuse fatigue. Son sommeil ne fut troublé par aucun rêve fâcheux. Elle se réveilla, toute fraîche, dans la fraîcheur du matin, la fenêtre ouverte sur les peupliers frissonnants, au chant déjà familier pour elle des marchands ambulants, au sifflement des remorqueurs de Seine.
M. Destroyer, pour arriver quai du Louvre à l'heure fixée par lui dans sa lettre, prit son café trop chaud, et, l'œil aux horloges, quitta le restaurant de la rue Royale où il avait déjeuné. Il traversa la place de la Concorde et le jardin des Tuileries, en consultant plusieurs fois sa montre. Il était ponctuel, méticuleux, consciencieux même, eût-on pu dire, en admettant que la fidélité conjugale, tout au moins du côté du mari, ne fait pas partie de ces règles qu'un homme du monde interprète d'une manière étroite.
Il ne doutait pas que sa femme ne le reçût, étant donnée la lettre écrite par lui, et vraisemblablement remise la veille, entre les mains de sa destinataire. Et, par une attention galante envers Élise qui n'aimait pas l'odeur du cigare, il s'abstenait de fumer ; il en éprouvait une gêne réelle et aspirait de temps en temps de l'air par la bouche.
Il allait revoir sa femme, qui avait « abandonné le domicile conjugal » depuis six semaines. Il n'était pas dépourvu d'émotion. Pratiquant, sans examen, les mœurs de son temps, celles qui régnaient parmi ses amis, parmi ses connaissances, il n'admettait à aucun degré qu'en ayant une maîtresse, et plusieurs maîtresses, il eût failli, lui. Il ne se reprochait absolument rien. Prendre une maîtresse n'était pas même signe que l'on fît chez soi mauvais ménage ; ç'avait été signe tout au plus qu'il ne trouvait pas, dans son ménage, le confort parfait auquel un garçon de trente-cinq ans s'est accoutumé, ou bien qu'il s'offrait, sans y ajouter d'importance, de ces distractions d'homme, comme le tabac, le billard ou la salle d'armes, qui constituent, dans la vie masculine, un domaine réservé, où nul n'a rien à voir. C'était, par ailleurs, une manifestation de prospérité matérielle qui s'allie tout naturellement au fait d'avoir un bon tailleur, un bottier renommé.
Par contre, si d'aventure la femme légitime avait vent de cet acte désinvolte et s'avisait d'en prendre ombrage, il était non moins admis que l'homme s'inclinât devant ses prétentions. Sacrifier à la femme la maîtresse était un acte de courtoisie apprécié et normal. Congédier la maîtresse, au moins momentanément, pour la forme, et ne fût-ce que par simulation, n'altérait pas l'acte de courtoisie. A tel congé M. Destroyer eût consenti avec l'affabilité la plus déférente pour peu qu'Élise se fût plainte. Mais Élise, sans proférer une seule parole, avait « abandonné le domicile conjugal ». Cette dernière expression, consacrée par le Code, dispensait l'esprit d'un mari de méditer sur le fond de la situation et de prononcer un jugement quelque peu nuancé. Élise, non pas lui, avait mis le contrat de mariage en état d'être rompu. Dans l'âme conventionnelle, dans l'âme sociale de M. Destroyer, une malchance avait voulu qu'Élise eût l'occasion de lui reprocher à lui une peccadille ; mais Élise était la coupable.
Il ignorait qu'elle eût un amant.
Il avait vécu deux ans et demi avec elle ; il avait eu d'elle un enfant ; mais ni présence, ni absence, ni paroles, ni silence, ni caresses ne semblaient, à aucun moment, avoir éveillé en elle le moindre symptôme de l'amour. Et il n'en concluait nullement qu'elle ne l'aimât point, car, l'esprit entièrement soumis aux manières de penser communes, il se jugeait beau, bien fait, proprement tenu, bien élevé, galant même, tel enfin qu'il est convenu qu'est un homme agréable aux femmes. Et il savait, pardieu! qu'il plaisait aux femmes. Pourquoi une petite fille de province, et qui, en somme, n'avait jamais rien vu, eût-elle fait la rebelle? Il la jugeait seulement peu démonstrative, jusqu'à présent dépourvue de sens, peut-être un peu baroque, originale, tenant de son père, en somme, un caractère difficile et secret qu'en habile homme il devait dompter un jour. Allant la voir aujourd'hui, après la frasque commise par elle, lissant ses longues moustaches, époussetant d'une chiquenaude un grain de poussière sur le revers de sa jaquette, il croyait qu'il ramènerait sa femme.
Il tira encore une fois de son gousset sa montre, et en confronta l'indication avec celle d'un cadran ; il dépassa le café formant le coin du quai et pénétra dans l'étroit couloir de la maison où habitait Élise. Il ouvrit sans frapper la porte de la loge, et vit se décomposer le visage de madame Courvoisier :
— Madame n'a pas déjeuné là,… dit celle-ci.
— Cependant!… fit vivement M. Destroyer.
— Oh! Madame ne manquera pas de rentrer, surtout si Monsieur a donné rendez-vous à Madame!
Il était furieux ; mais il prit un air dégagé, ne voulant pas faire figure d'un qui a donné rendez-vous et à qui l'on manque.
Madame Courvoisier, qui se repaissait de la vue d'un si bel homme, lui offrit de s'asseoir et d'attendre une petite minute. M. Destroyer humait les relents de la loge et regardait autour de lui ; il refusa. Il dit qu'il repasserait peut-être.
En effet, il repassa, trois quarts d'heure après, saturé de la vue des grainages, des oiseaux, des instruments aratoires, ayant poussé jusqu'au chevet de Notre-Dame et jusqu'à la Morgue, s'étant assis sur un banc du quai.
Madame n'était pas rentrée.
Il prit à peine le temps de recueillir le mot de la bouche de la concierge qui le prononçait avec confusion, presque avec un sentiment de honte personnelle, comme si elle-même eût été coupable vis-à-vis de cet homme si bien et, qui plus est, de cet homme qu'elle sentait armé de ses droits.
M. Destroyer s'éclipsa.
Il perdait malaisément l'équilibre. Cette fois, la stupeur, bientôt transformée en colère, lui fouetta le sang, lui remua les entrailles. Il résolut de faire ce qui répugnait à son habituelle correction : épier la rentrée de la femme qui se moquait de lui et saisir celle-ci à son retour, car il fallait en finir.
Il s'assit à la terrasse du café qui occupait le coin du quai, regardant d'un œil la colonnade du Louvre. Consommation sur consommation ; point de journaux de peur de perdre le moindre passant. Le rôle singulier auquel il était réduit lui donnait la nausée. Il paya, et se mit à faire les cent pas ; mais il craignit d'être aperçu par la concierge, et revint s'asseoir au café. Le garçon, soupçonnant ce qu'il faisait là, se mit à regarder pour lui, en amenuisant les yeux, comme s'il savait quelle personne cherchait son client. Le manège dura une heure, longue.
A six heures et demie, dans la magnificence du soleil déclinant, Élise parut, son buste entier dépassant le parapet du pont, et fut parfaitement reconnue de son mari. Elle était aise, souriante et tranquille ; elle sortait de chez son amant. Elle ne pensait pas plus à son mari que s'il n'eût pas existé.
Celui-ci, la tenant, s'efforça de ne pas la regarder pendant qu'il réglait ses consommations. Il calcula bien la durée de ses gestes et atteignit la jeune femme à temps pour la saluer, faire quatre pas à côté d'elle et obtenir l'autorisation de poursuivre l'entretien, avant de pénétrer avec elle dans le couloir, tout en causant. Les voix des deux époux, confondues et accordées en un ton conventionnel et mondain qui simulait la belle humeur, firent lever la tête de madame Courvoisier. Celle-ci, à la vue du couple souriant et faisant des phrases, demeura ahurie, plus bête, raconta-t-elle plus tard, que le jour où elle avait eu la révélation, cela ne datait pas d'hier, que les enfants ne viennent pas sous les choux.
Élise, au premier heurt contre son mari, avait elle-même adopté ce mode enjoué qui lui semblait plus facile, plus décent dans la rue que tout commencement d'explication, et aussi, peut-être, parce qu'il était en accord avec l'indifférence totale qu'elle éprouvait pour son mari.
Et elle eût soutenu ce ton, une fois arrivée dans son petit appartement, tant elle éprouvait de bonheur à montrer à son maître selon la loi l'ivresse que lui causait la vue de ces pauvres meubles, de ces pièces exiguës, de ces tentures surannées, de ce carrelage de mansarde, mais qui étaient pour elle symboles de la liberté, de l'heureuse possession de soi dans l'amour ; elle eût soutenu ce ton s'il n'eût été trop difficile de l'employer avec un homme dénué d'humeur et de fantaisie, même à l'état normal, et aujourd'hui intimement convaincu de la gravité des circonstances. Au premier abord, l'harmonieux accord de cette jovialité avec l'aspect physique de sa femme rajeunie, ranimée, embellie, avait troublé M. Destroyer jusque dans sa chair, et il avait soudain trouvé désirable cet être qui, près de lui, jusqu'à présent s'était si peu fait désirer. Le rire aidant et les propos badins, une bouffée de chaleur lui était montée au visage, et la pensée l'avait effleuré de devenir là, dans cette chambre de couturière, l'amant de sa légitime épouse. Mais l'homme le plus dépourvu de finesse est glacé, à certains moments, par le secret que la femme, avec impertinence, lui présente à déchiffrer. Il n'avait certes jamais bien compris Élise, mais, mieux qu'aucun jour, mieux qu'aucune nuit de leur vie commune, il recevait aujourd'hui l'assurance qu'il existait en cette fille de petite noblesse provinciale quelque chose d'aussi étranger à lui que l'âme d'une Lapone ou d'une indigène de la Malaisie. Il en fut incommodé, puis intimidé ; et, comme sa vanité d'homme refusait de s'incliner, il se réfugia, pour plus de confort, dans la persuasion que cette femme était un peu folle. Il recourut soudain à l'attitude de la protection ; il eut des mots de tuteur attendri qui vient visiter sa pupille au sortir du couvent.
Élise en fut blessée à vif. En femme heureuse et fière de l'état merveilleux et rare qui était le sien, elle regimba ; et, en femme heureuse qui a besoin de crier sa félicité, elle dit qu'elle était heureuse, pleinement, incomparablement, que cela se voyait, d'ailleurs, que des gens inconnus, dans la rue, en la voyant passer, le lui déclaraient tous les jours.
Il la regardait, bouche bée. Oui, il était hors de doute qu'elle semblait heureuse : l'éclat de son teint et de ses yeux le disait comme les inconnus de la rue : sa taille pleine, ses bras arrondis, sa bouche fraîche, son pied, qui jouait comme un jeune chat, le disaient aussi. Mais comment, mais pourquoi était-elle heureuse? Il ne se l'expliquait en aucune manière. Il ne concevait absolument pas qu'une femme comme elle, et surtout sa femme, pût avoir un amant. Et il revenait, avant d'oser aborder le chapitre de la défaillance morale, — pour lui caractérisée par l'abandon du domicile conjugal, — il revenait à l'aspect lamentable du pauvre appartement :
— Comment pouvez-vous vous dire heureuse ici?
Elle éclata d'une sorte de rire surhumain, d'un rire d'ange à qui un naïf mortel demanderait comment on peut vivre et chanter lorsque l'on n'a ni eau ni gaz à son étage céleste. Son rire décelait une supériorité mystérieuse et un dédain plutôt pitoyable que méchant, le dédain de ceux qui savent pour ceux qui ignorent, le dédain de ceux qui éprouvent pour ceux qui ne sentent rien. Elle dérouta l'homme encore davantage. Il eut presque peur d'elle. Alors, comme tous les individus humiliés par une loi dont ils ignorent la date de promulgation et les termes précis, il eut recours aux articles du Code qui condamnent l'épouse fugitive ; il les possédait par cœur ; il en savait les numéros.
Elle lui lâcha :
— Mais, mon cher monsieur, je suis amoureuse, amoureuse à perdre la raison! Qu'est-ce que vous voulez que me fichent vos articles?…
M. Destroyer s'effondra. En vérité, il sembla qu'il ne restait plus rien ni de ses longues moustaches ni de sa belle raie, ni de tout cet air satisfait qui environnait sa personne. Non, il ne s'attendait pas à cela ; il n'avait pas, il n'eût même jamais soupçonné cela. De la part de la fille de M. de La Hotte-Saint-Pair, qu'il avait épousée à Granville, il lui semblait que ce fût une chose extraordinaire et qui renversait toutes les notions acquises par un homme comme il faut. Sous les rideaux soyeux que formaient ses beaux cheveux noirs complaisamment séparés, comme en une alcôve tranquille, une idée sereine s'était cristallisée dès sa jeunesse, à savoir qu'il existe une race de femmes fidèles, de femmes qui, aimantes ou non, heureuses ou non, trahies ou non, demeurent fidèles, par nature et par destination, enfin présentent à l'homme une sécurité absolue. Pour posséder cette merveille, un jeune homme de son monde consentait quelques sacrifices sinon sur la dot, du moins sur les qualités de séduction proprement dite : il ne demandait point à la jeune fille de posséder la beauté qu'il avait recherchée en ses maîtresses ; il se privait, en ses rapports avec la nouvelle épousée, de certains transports qui menaceraient de dérégler une nature pondérée ; il prisait au-dessus de tout qu'on dît d'elle : « C'est une femme irréprochable. » Et, à ses yeux, le manque d'amour, la lassitude avouée, et jusque même le fameux abandon du domicile conjugal qui ébranlait la loi, n'entamaient point encore une femme telle que la sienne. Mais, que cette femme fût amoureuse, ah! cela, par exemple, non!…
Il lui dit :
— Vous voulez vous moquer de moi!… Vous falsifiez la vérité!
— Je vous dis la pure et simple vérité, fit Élise. Qu'a donc de si étrange ce que je vous dis?
— Mais cela est indigne de vous!
Elle abaissa les yeux sur ses bras, sur ses jambes ; elle se regarda dans la glace :
— De quelle matière voulez-vous donc que je sois faite? Est-ce que je ne suis pas construite comme tout le monde? Est-ce que je n'ai pas un cœur comme les autres?
— Vous avez engagé tout cela.
— Si vous parlez d'engagement, permettez! Car vous vous étiez engagé aussi bien que moi, et vous avez violé vos serments.
— Je sais, je sais, dit-il. Mais nous sommes placés, vous et moi, devant l'opinion publique. Eh bien! elle ne nous juge pas de la même façon.
— Je le sais bien. C'est cela que je ne comprends pas ; et je me révolte contre l'opinion publique. Voilà tout.
— Oui, « voilà tout »! Mais vous ne savez pas ce que ce « voilà tout » signifie. Il ne s'agit pas de juger, nous, l'opinion publique. Nous ne pouvons pas nous passer d'elle.
Élise encore une fois éclata de rire.
— Nous ne pouvons pas nous passer de l'opinion publique? Mais regardez-moi donc! Est-ce que j'ai l'air de manquer de nourriture? Est-ce que la vie s'est retirée de moi? Est-ce que je demande quelque chose? J'ai l'opinion publique contre moi, dites-vous? Mais cela ne me gêne pas tant qu'une mouche qui s'appuie sur ma main…
— Vous parlez comme une enfant! Vous faites l'innocente de village! Sachez que vous jouez avec un monstre : sa griffe terrible s'abattra sur vous.
— Soit! dit-elle, j'y consens.
Il semblait à M. Destroyer qu'il entendît parler quelque habitant de la lune. Il fit un geste comme pour balayer les traces matérielles, sans doute visibles à ses yeux, des paroles prononcées, et il dit :
— Tout cela, c'est de l'enfantillage : il y a une situation irrégulière et qui demeure à régler. Vous ne pouvez pas compter sur un divorce…
— Pourquoi donc? dit-elle.
Il parut encore recevoir une volée de cailloux par la figure. C'était l'ex-mademoiselle de La Hotte-Saint-Pair qui lui disait cela!…
— Mais, malheureuse, s'écria-t-il, votre famille en mourrait!
L'évocation de sa famille, dont elle faisait en réalité si peu de cas en sa folie amoureuse, la gêna. Elle consentait bien à être irrévérencieuse envers sa famille, mais elle n'avait pas pensé lui causer un grand malheur. A part elle, elle songeait : « C'est ma famille qui a voulu la grande erreur de ma vie » ; mais elle se refusait à toute idée de représailles.
— Eh bien! dit-elle, point de divorce. En avez-vous besoin pour prendre une autre femme? Moi, je n'en ai que faire. S'il vous déplaît que je porte votre nom, rien de plus facile pour moi que de l'abandonner : voyez, je vis à l'étranger, dans un quartier peuplé d'inconnus pour moi. Je ne fréquente personne…
— Assez! dit-il, exaspéré ; je vois que j'ai affaire à une démente. Si votre coup de tête datait d'hier soir, je pourrais croire à une crise passagère ; mais vous avez eu tout le temps de délibérer, et je pense, ajouta-t-il amèrement, que vous avez des conseils… Nous obtiendrons une séparation.
Elle ouvrit les deux mains et souleva l'arc de ses sourcils. On ne pouvait imaginer un geste de tranquillité plus débonnaire, et rien ne pouvait paraître plus impertinent à un homme.
Il fut aussitôt debout, la tête inclinée cérémonieusement. Il souleva d'une main sa chaise pour la reculer un peu en faisant glisser sa semelle sur le sol, suivant une courbe, — un de ces gestes empruntés au Répertoire et où il excellait. — Puis il salua très bas, en inclinant la tête, de façon qu'Élise aperçût jusqu'à sa naissance cette raie magnifique, infinie, qui jadis l'avait fait tant rire. Et elle avait encore envie de rire, ingénument, aussi éloignée de tout souci aujourd'hui qu'elle l'avait été dans ce passé puéril.
Aussitôt que M. Destroyer fut sorti, Élise se mit à songer, non pas à lui, en vérité, car il avait le singulier privilège de ne pas compter à ses yeux. Mais il lui avait parlé de sa famille ; et il était vrai qu'elle avait négligé sa famille, et d'inconvenante manière. Jean-Marie aussi lui parlait quelquefois de cette famille ; mais Élise, entre les bras de son amant, ne parvenait pas à fixer sa pensée sur ce sujet ; elle se faisait d'ailleurs scrupule, sous les baisers de Jean-Marie, de penser à ce sujet. Pour la première fois elle reconnaissait qu'il avait fallu qu'elle fût, depuis six semaines, démente, ainsi qu'on le lui avait dit, pour ne pas se représenter l'angoisse que devait éprouver sa famille.
Elle en eut un frisson. Et, tout aussitôt, elle pensa : « Pour que j'en sois arrivée à négliger cela, quelle est donc l'importance de ce qui s'est introduit dans ma vie? »
Et ce ne fut pas encore cette fois sur sa famille que sa rêverie se posa, mais sur ce qui avait eu le pouvoir de lui faire oublier sa famille.
Ainsi l'amour a raison de tout ; et il semble qu'il soit toujours le plus fort.
Ce ne fut qu'après avoir savouré dans une songerie prolongée les délices dont l'amour la comblait, qu'elle fit la revue, un par un, des visages de sa famille.
Elle les aimait, cela ne laissait à son esprit aucun doute. Si quelqu'un fût venu lui dire qu'elle n'aimait pas sa famille, elle l'eût foudroyé ; si elle eût pu croire qu'il disait vrai, elle se fût tenue pour damnée.
Cependant, elle jugeait chacun des membres de sa famille froidement, nettement, impitoyablement.
Elle aimait sa mère. La seule idée de crier « maman! » dans un instant de détresse lui faisait presque monter les larmes. Pourtant elle se souvenait très bien qu'étant petite, ce n'était pas « maman » qu'elle appelait lorsqu'elle était malade ou lorsqu'elle se réveillait la nuit avec un cauchemar, mais sa vieille bonne, Jeannette, qui avait toujours couché à côté d'elle. Elle n'avait jamais eu la moindre idée, le moindre goût, communs avec sa mère. Sa mère avait été élevée aux « Oiseaux », à Paris, et avait toujours considéré avec un dédain marqué tout ce qu'Élise rapportait de son pensionnat d'Avranches. Sa mère avait, sur la toilette, des idées arrêtées à une certaine date, et tout ce qui se portait depuis lors lui paraissait « inconvenant et d'un genre!… » Avec cela sa mère aimait les hommes de figure convenue et d'éducation polie, qui ne disaient jamais rien d'intéressant, mais qui ne s'exprimaient que dans la forme adoptée par la société. Qui est-ce qui lui avait fait épouser M. Destroyer? Sa mère. Et pourquoi? Parce que M. Destroyer était personnellement « le type » de madame de La Hotte. Qui avait éloigné durement Élise d'un jeune officier qu'elle aimait? Sa mère. Avec sa mère elle n'avait jamais eu aucune conversation franchement amicale et confidentielle. Cependant sa mère était sa mère. Elle la respectait et l'aimait.
Sur son père, ses idées étaient plus courtes. C'était un homme que personne n'avait jamais vu que dans sa bibliothèque, au milieu de ses archives, ou faisant le tour du cours Jonville à la tombée de la nuit. Il n'était méchant envers personne ; il parlait très peu ; les quelques paroles qu'on retenait de lui touchaient le regret du passé, le mépris du présent, une appréhension chagrine de l'avenir. Dans quel siècle excellent avait-il vécu pour le pleurer si amèrement? Une seule chose lui paraissait valoir quelque intérêt, c'était les connaissances généalogiques. C'était de bien connaître tous les liens de sa parenté, et c'était de réunir, en chair et en os, si on le pouvait, les moindres débris de ce groupe familial dont les noms et les dates de naissance figuraient dans des médaillons inscrits au compas, à l'encre de Chine, et appendus aux branches de l'arbre fameux qu'il dessinait et redessinait. Un assez gentil maniaque, au résumé, dont le fonds d'idées était peut-être supérieur à ce qu'il en laissait paraître, mais dont les rengaines ennuyaient. Avec cela, il était complaisant, indulgent, sociable et bon, et il menait Élise et ses frères à la campagne, quand ils étaient petits. Elle le respectait et l'aimait. C'était son père.
Dans sa songerie, elle revoyait les réunions de famille ; et son esprit, porté à la critique pour tout ce qui n'était pas son amour, s'exerçait aux dépens de cette assemblée.
A peu près jamais elle n'en avait éprouvé d'agréments. C'étaient de bonnes gens que l'on ne voyait en somme qu'à des intervalles assez longs, à qui l'on n'avait rien à dire et qui ne vous disaient guère que des choses relatives à des lieux lointains, dépourvues pour vous d'intérêt. Chacun parlait de ses petites affaires, qui ne pouvaient prendre d'attrait pour autrui. L'éternel sujet des dates! La date précise d'un mariage, celle d'une naissance ou d'un décès qui remontaient à quatre-vingts ans! Les toilettes portées à telle noce, les maladies, ou bien la nomination de tel cousin ou arrière-grand-oncle à la fonction de préfet ou au grade de général, ce dont la tribu entière était secouée.
Elle se souvenait que la consigne était d'éviter d'une manière radicale les questions touchant la politique ou la religion, à quoi on ne perdait pas grand'chose, mais ce qui causait une gêne et creusait comme un abîme visible où l'on avait toujours peur de trébucher. Les cadeaux aux enfants? La plupart des membres provinciaux étaient assez chiches ; si quelqu'un s'avisait de se fendre d'un jouet, d'un manchon ou d'un livre, une fatalité voulait que ce fût d'un objet qu'on possédait déjà, d'un ouvrage qu'on savait par cœur ou d'une fourrure démodée. Un seul sujet, hélas! semblait unir tout ce monde, et les enfants n'y gagnaient rien ; c'étaient les grandes calamités publiques : la guerre de 1870 et ses suites. Dans ce temps-là, le monde ne communiait véritablement que dans le souvenir du malheur national.
Élise avait eu de la sympathie pour quelques bonnes figures de cousins très éloignés, que l'on rapprochait de soi en leur donnant un titre de parenté usurpée mais plus proche. Il y avait aussi l'oncle et la tante de Saugeon-en-Saintonge. On prétendait que la tante de Saugeon avait « la dent dure », et les enfants lui regardaient constamment la mâchoire, ne sachant pas le sens de l'expression et n'ayant pu jamais obtenir là-dessus un éclaircissement suffisant. L'oncle de Saugeon, lui, était « complètement nul »! Autre mystère. On ne lui avait jamais entendu dire que quelques calembours ; il était gros, quoiqu'il mangeât peu, ce qui peut-être le rendait intéressant. Car, enfin, comment expliquer que l'on fût attaché à ces deux figures comme à toutes autres, que l'on fît le voyage de Saugeon-en-Saintonge, et en plein hiver, sous le prétexte que leur belle-fille se remariait ou que l'on baptisait l'enfant issu de cette union nouvelle? Comment expliquer qu'à la mort de ces braves gens, qui n'avaient eu qu'une existence de fantômes, on prît non seulement un deuil rigoureux, ce qui était coûteux et désagréable, mais aussi de très sincères figures d'enterrement, et qu'on pleurât?
On pleurait pour la perte de membres de la famille qui même ne lui avaient jamais causé que des ennuis. On pleurait pour des parents qu'on avait obligés ou secourus dans la détresse, ce qu'ils ne vous pardonnaient jamais, à propos de quoi il se creusait infailliblement entre eux et la famille un mur de chiffres, un tableau noir, véritable cloison, avec le mot « Reconnaissance » et des additions, écrites à la craie, qu'aucune éponge n'effaçait jamais. A peine était-on décédé, derrière la cloison, on était loué et pleuré.
Tout pour Élise restait incompréhensible qui ne correspondait pas à un élan spontané du cœur. Elle se demandait ce que pouvait être pour elle un parent, même proche, qui n'avait jamais causé avec elle, ou ne s'était pas accolé à elle par cette liane de la sympathie dont on ne saurait définir la nature et qui unit tout aussi bien et sur-le-champ deux personnes de sang étranger.
Cependant le seul mot « famille » la troublait. Et, essayant de raisonner à ce propos, elle en venait invariablement à cette conclusion naïve : la famille est la famille. A la suite d'une telle proposition, elle se voyait plaçant un point. C'était tout. L'esprit n'allait pas plus loin.
Le lendemain, chez son amant, Élise oubliait déjà la visite de M. Destroyer et elle ne s'en fût peut-être pas souvenue si Jean-Marie ne lui eût demandé à brûle-pourpoint :
— Mais enfin, votre mari ne vous a pas encore dénichée?
Car il était fort préoccupé, lui.
— Je l'ai vu hier, mon mari, dit-elle : il m'attendait à ma porte.
Si Jean-Marie Le Coûtre avait été plus averti des mille et une dissimulations de la femme, il eût dû croire que sa maîtresse avait voulu lui cacher cette visite ; et il se fût complètement trompé, comme cela arrive à tant de gens avertis ; car il était exact qu'Élise, durant l'heure bienheureuse qu'elle passait, reléguait loin d'elle le souvenir du tête-à-tête fastidieux de la veille. Mais Jean-Marie n'en cherchait pas tant ; et il ne tomba pas dans l'erreur de soupçonner Élise.
Il était seulement anxieux de savoir le résultat de la visite.
— Le résultat? dit Élise, mais le monsieur s'en est allé comme il était venu. Nous avons échangé pendant trois quarts d'heure des paroles inutiles.
— Inutiles?… En êtes-vous bien sûre? C'est un homme à ne pas perdre son temps, et vous êtes, vous, un peu insouciante : il aura appris quelque chose de vous ; il aura tiré de votre conversation quelque motif à régler vos situations respectives. Je parie que vous lui avez dit que vous aviez un amant?
— Certainement!…
— Ça y est! Vous ne pouvez pas vous taire.
— Mais, je suis fière d'avoir un amant et d'être heureuse ; je voudrais le crier de ma fenêtre!
— Vous n'êtes qu'une enfant. Votre mari ne venait pas chez vous pour jouer ; il venait vous chercher ou trouver les bases d'une séparation. Ce n'est pas un homme à demeurer dans le vague.
— Eh bien! il aura trouvé des bases, comme vous dites. Je n'habite pas non plus, moi, dans le vague. J'ai tout rejeté de ce qui était hier ; j'appartiens à un homme que j'adore. Je t'adore!
— Hélas! dit Jean-Marie, toute la vie n'est pas là!
— Où est-elle donc!
C'était à cette différence de points de vue qu'ils en venaient toujours. Et, quand ils s'étaient heurtés contre la borne, ils n'ajoutaient plus un mot. Les caresses et les seuls mots d'amour emplissaient le temps qu'il leur restait à passer côte à côte, lui résigné, avec une nuance de pitié, à ne jamais causer, ce qu'il appelait « sérieusement », avec Élise ; elle, passionnément convaincue que rien d'autre n'importait que ce temps consacré à l'unique amour.
A l'heure où Élise avait, la veille, rencontré son mari, et au même lieu, elle fut tout à coup nez à nez avec sa sœur Marie, madame de Vamiraud. Le fait était à prévoir, pour peu qu'Élise eût consenti à réfléchir aux suites logiques de la visite de M. Destroyer. Mais Élise ne réfléchissait pas à cela, et voyant sa sœur, elle eut une surprise, après tout, non désagréable. Et tandis qu'elle montait l'escalier derrière sa sœur, elle se demanda même : « Pourquoi ai-je presque du plaisir à la voir, alors que cette femme, autrefois, m'a tant exaspérée? »
Mais, en refermant la porte de sa chambre et en embrassant Marie de Vamiraud, elle comprit par quel sortilège, pour la première fois, en se trouvant seule avec sa sœur, elle éprouvait un contentement. C'était qu'à sa sœur et uniquement à sa sœur elle sentait qu'il était possible de parler de son bonheur. Non que Marie fût apte à saisir l'immensité du bonheur d'Élise! Élise soupçonnait bien qu'évidemment elle ne pouvait tout dire à sa sœur, mais sa sœur, heureuse et amoureuse, n'avait autrefois aux lèvres que le mot « amour » ; sa sœur la suffoquait autrefois avec ses récits ou ses exclamations de volupté ; sa sœur lui avait été odieuse autrefois par l'abondance de ses allusions à une félicité ignorée d'elle : aujourd'hui, grâce à la liberté qu'autorisait le langage trop connu de sa sœur, elle allait, à son tour, pouvoir lui dire : « Je suis heureuse!… j'aime!… Ah! je ne t'avais pas comprise autrefois!… A présent, je sais… J'aime!… »
Et, avec la même liberté, — sinon avec le même cynisme d'expressions, — qu'employait autrefois madame de Vamiraud pour exprimer ses joies intimes, Élise, s'étonnant elle-même, mais soumise à une force irrésistible, raconta la joie de son évasion et les transports éprouvés par elle dès l'instant qu'elle s'était jetée entre des bras aimés.
Elle allait ; elle parlait ; elle se grisait de ses paroles tout en s'émerveillant de leur facilité. Elle n'avait point goûté jusqu'ici le plaisir de la confidence. Elle n'avait eu précédemment à confier que des tristesses, des écœurements, ou bien de ces sentiments de tiédeur qui donnent la nausée. Depuis qu'elle éprouvait l'incomparable joie d'aimer, elle en tenait enfermée en elle-même l'enivrante vapeur. Aujourd'hui elle s'ouvrait. Son besoin d'épanchement était trop grand pour qu'elle le contînt. C'était la première fois qu'elle voyait une femme de son monde! Elle s'interdisait de penser : « Mais Marie, quoique de mon monde et quoique ma sœur, n'a jamais rien compris aux affaires de mon cœur!… » Marie avait connu le bonheur de l'amour avant qu'Élise le soupçonnât ; Marie savait exalter l'amour. Et Élise parlait de son amour.
Madame de Vamiraud, immobile, le masque austère sous la voilette, laissait parler sa sœur. Celle-ci, peu à peu, commença à s'étonner d'une réserve si complète et si prolongée. Elle dit tout à coup :
— Mais, enfin, toi, tu sais ce que c'est que l'amour? Tu as éprouvé cela, toi? Je te répète peut-être les mêmes mots que je t'ai entendue dire dans tes grands épanchements?…
Madame de Vamiraud fit un peu la pincée et dit :
— Mes grands épanchements, ma petite, étaient ceux d'une femme légitime, d'une femme mariée, heureuse entre les bras de son mari…
— Ah! dit Élise, c'est vrai : tu as de la chance!…
— Je comprends l'amour, certes! reprit Marie, mais quand il est permis, sanctifié pour ainsi dire.
— Sanctifié? fit Élise. Ah! tu appelles sanctifiées les petites choses que tu racontais à tout venant et qui faisaient rougir maman et ma pauvre vieille bonne. Eh bien, c'est une veine de pouvoir faire bénir tout cela! Vous avez un fier privilège, vous autres qui avez eu la main heureuse dans le mariage! Mais, ma chère, as-tu jamais songé à celles que le mariage n'a pas contentées et qui errent par le monde en se demandant ce qui leur manque? Non, tu n'as pas eu le loisir de songer à ces femmes-là. Eh bien, Marie, pense un instant à elles, je te prie, et sache que, parmi elles, a végété ta sœur, pas plus indigne qu'une autre d'être aimée, peut-être pas faite d'un autre bois que toi, après tout, et nullement préservée du désir d'adorer un homme…
— Adorer, adorer! c'est très gentil, c'est très bien! Mais si l'amour est libre, à présent, que devenons-nous!
— Et, hélas! que devenons-nous si nous sommes sans amour?
— Ton mari est un très bel homme!…
— Voilà!… Toi aussi!… Toujours la même rengaine me poursuivra. Mon mari est un très bel homme! Mais qu'est-ce que cela me fiche! Est-ce qu'on m'a élevée dans les ateliers de peinture ou de sculpture? Est-ce qu'on m'a enseigné à me pâmer devant les modèles et les plâtres? Est-ce qu'on m'a appris, au couvent, à me soumettre aux règles de l'esthétique? N'a-t-on pas tout fait, au contraire, pour que je me méfie de ce piège? Et puis, couvent ou non, qu'est-ce que c'est que la beauté en amour, sinon une idée qui ne dépend que de nous, non de la barbe ou des cheveux de celui que nous aimons, puisque, dès que nous aimons un homme, nous ne voulons même pas que l'on estime qu'il n'est pas beau?
— Oh! tu as toujours été forte en matière de raisonnement. Moi, je ne vais pas si avant. Puisque tu parles de couvent et d'éducation, je te dirai une chose, c'est qu'on m'a enseigné qu'il y a des règles du jeu, des règles de société, si tu veux, et qu'il ne faut pas tricher…
— Tu oublies qu'il s'agit là d'un jeu où votre adversaire ne vous accorde pas la « belle ». Si on perd, c'est définitif, c'est pour toute la vie… Moi, j'ai perdu.
Madame de Vamiraud eut un geste qui signifiait : « Oui, mais qu'y faire? »
— Oui, oui, dit Élise, toi, tu as gagné ; voilà la différence entre nous.
Elles restèrent séparées par un silence glacial. Madame de Vamiraud se leva :
— Voyons, ma petite Élise, nous sommes tous désolés de cette malencontreuse aventure… J'espère bien que tu ne vas pas persister dans tes fantaisies et donner lieu à un scandale qui retomberait sur tous les membres de ta famille!
Élise, démunie de tout son lyrisme du premier quart d'heure, reconnut enfin sa sœur et ne put que lui répliquer avec un amer sourire :
— Tu as gagné, tu as toutes les chances, et tu ne voudrais pas qu'une seule d'elles fût diminuée par le fait que j'essaie, moi, de corriger mon malheur!… Mille regrets si le scandale vous gêne!
— Blasphème pendant que tu y es! prononça solennellement madame de Vamiraud ; couvre d'opprobre ton père et ta mère. Ah! on le dit bien à propos, je le vois décidément : le vice mène à tout.
Élise ne put s'empêcher de sourire, ainsi qu'elle le faisait jadis lorsque sa sœur proférait de grands ou de gros mots ridicules. Et elle lui dit, s'accompagnant d'un geste tragique :
— Madame de Vamiraud! le Vice, pour le moment, met la Vertu à la porte. Allons, ouste!
— C'est un comble! fit Marie. Et dire que tu es ma cadette!…
Cette dernière expression était bien de la fille de M. de La Hotte-Saint-Pair, le généalogiste. La sœur aînée insultée par sa cadette, cela constituait une anomalie qui signifiait que l'ordre du monde était bouleversé, et qu'étaient enchevêtrées ou tordues par la tempête les branches de l'arbre. Et la sœur aînée mêlait le dépit d'une telle constatation au regret de n'avoir pas mené à meilleure fin une entrevue diplomatique à elle confiée par ses parents « en raison, lui avait dit M. de La Hotte, de ta qualité d'aînée, de ton rang et du nom que tu portes… ».
Aussi revint-elle, à la fois humiliée, altière et courroucée, retrouver les malheureux parents, tout de frais débarqués de Granville, après un voyage accompli au reçu d'un télégramme de M. Destroyer, et installés à l'étroit dans l'appartement des Vamiraud, rue de Sèvres. Marie leur représenta « sa cadette » comme le monstre de la rébellion et de l'impudeur. M. de La Hotte-Saint-Pair, qui avait eu, depuis son mariage, une douzaine de maîtresses au vu et au su de tout le pays et de sa femme, fut sincèrement indigné et non moins ingénument stupéfait. Madame de La Hotte affirma qu'elle avait de tout temps prédit que le fonds d'indépendance dont était affligée sa fille Élise devait conduire l'infortunée aux abîmes. Elle rappela tous les soins accordés par elle à Élise lors de ses maladies de jeunesse : elle insista sur la surveillance attentive dont elle l'avait entourée, sur l'angoisse éprouvée lors du premier penchant de la jeune fille, celui qui avait failli la jeter dans les bras du lieutenant Piédoie, enfin sur la prestance de M. Destroyer, qui, par ailleurs, était un homme sérieux et faisant d'excellentes affaires. « Quand elle a procuré à sa fille un mari de la figure de celui-là, ajouta-t-elle, une mère devrait avoir le droit de dormir sur les deux oreilles… »
Madame de Vamiraud avait été chargée de fixer à Élise une entrevue avec ses parents, ceux-ci se refusant, comme de juste, à aller la joindre dans son logis de fortune ; mais, la fin malencontreuse de l'entretien lui ayant fait oublier la commission, il fallut écrire à la dévoyée.
Il se trouva qu'on lui donna rendez-vous précisément à l'heure où Élise allait d'ordinaire rue Guénégaud. L'amoureuse considéra cette désobligeante coïncidence comme une catastrophe. Elle annonça à son amant qu'elle était convoquée par sa famille le lendemain.
— Eh bien? dit Jean-Marie.
— Comment! « eh bien? » Mais c'est demain dans l'après-midi : alors, je ne te verrai pas.
— C'est vrai.
— … A moins que…
Elle avait les larmes aux yeux. Elle espérait que Jean-Marie lui proposerait de la voir à une autre heure.
M. Le Coûtre, pour la consoler, essaya de lui faire entendre qu'il ne résulterait probablement de cette entrevue avec la famille rien de plus grave que ce qui était déjà. Elle le regardait, sans le comprendre, et ses yeux restaient tout humides.
— Mais,… demain? insista-t-elle, demain!…
— Allons, il ne faut pas dire des bêtises. Vous verrez vos parents demain et nous nous verrons après-demain.
Alors Élise fut secouée par les sanglots.
Elle attendait qu'il lui proposât pour demain une autre heure, le soir par exemple, l'heure du dîner, peut-être!… ou après… ou le matin… ou la nuit!… Ah! que savait-elle! toute heure eût été bonne. Elle se fût bien privée de manger et de dormir pour ne pas manquer de voir Jean-Marie demain!
Elle n'osa pas insister, parce qu'il ne comprenait pas.
Elle le quitta, désolée, comme pour une longue séparation.
Elle baissa sa voilette ; elle sentait qu'elle allait pleurer dans la rue. Lui, il avait souri en l'embrassant dans l'antichambre ; il dodelinait de la tête et il pensait : « Quelle Mimi-Pinson! »
Le lendemain, Élise, plus raisonnable, s'achemina vers la rue de Sèvres, en s'accordant, toutefois, quelques minutes d'illusion un peu gamine : du quai du Louvre, elle alla, par un détour, chercher la rue Guénégaud pour gagner le faubourg Saint-Germain. Et, jusqu'à la porte de la maison habitée par son amant, elle voulut croire qu'elle allait chez lui. Mignardises ridicules de la femme qui aime pour la première fois, ou simplement de la femme qui aime.
Mais, passé la porte cochère, après un regard rapide sur la vieille cour pavée où jouait un enfant qu'elle avait coutume de voir chaque jour, et qui lui sourit, elle pensa au lieu où elle se rendait effectivement et aux êtres qu'elle allait voir, sinon aux choses qu'elle devrait leur dire, car elle était complètement dépourvue de diplomatie.
Elle avait été fréquemment chez madame de Vamiraud du temps qu'elle menait, comme elle disait elle-même en souriant : « la vie d'une femme comme il faut ». Ce n'étaient pas des réunions très plaisantes. Madame de Vamiraud, qui s'entourait de quelques dames titrées du faubourg, abdiquait alors toute espèce de naturel et semblait invariablement répéter un rôle où l'on eût aimé que quelque metteur en scène invisible l'interrompît d'un juron : « De l'aisance! de l'aisance! N. de D…, vicomtesse!… » Le mari, on ne le voyait jamais : il était à son cercle, disait-on ; en réalité, à son bureau. Le soir, on recevait peu, car on n'était pas riche. Élise ne gardait de ces thés qu'un souvenir d'ennui morne ou de propos drolatiques qu'elle rapportait, alors, le soir, à M. Destroyer, lequel n'en saisissait aucunement la saveur, n'ayant pas le moindre esprit d'observation ni d'ironie.
Élise fut introduite par un valet de chambre qui ne leva les yeux sur elle qu'à la dérobée, ce qui, à tort ou à raison, lui donna à penser que son cas était connu dans la maison et avait peut-être été discuté à table. Elle pensa qu'elle pénétrait ici en accusée ; elle eut la vision du tribunal, de la cour d'assises… C'était un commencement! On allait sans doute la livrer un jour ou l'autre aux hommes d'affaires, aux avoués, aux avocats…
Pendant qu'elle considérait ce sombre avenir, elle se trouva assise, non pas dans le petit salon intime, non pas dans une pièce quelconque où l'on reçoit une sœur, mais dans le grand salon. Tout était prémédité, ici. On la recevait avec cérémonie. Avec une cérémonie d'été tout au moins, car les meubles étaient recouverts de housses. C'étaient les vacances ; on n'était point censé habiter Paris. Et il fallait marquer, en outre, que la sœur aînée et les vieux parents étaient venus là à cause d'Élise. Le cas anormal d'Élise, et nulle autre cause, obligeait à se mouvoir tous ces personnages esclaves d'habitudes et de gestes arrêtés depuis des siècles. Élise fut effrayée. Dans son extase amoureuse, elle ne s'était pas représenté que tout un monde gravitait autour d'elle et qu'en se dérangeant elle dérangeait autrui, elle déplaçait des individus nombreux, elle entraînait dans son orbite déréglée toute sa famille!… Qui pense à cela quand il aime? N'aurait-on donc point de vie personnelle?
Pendant qu'elle attendait là, et qu'elle entendait, à l'étage supérieur, des pas qui faisaient tinter les cristaux du lustre embobeliné, elle songea à son père et à sa mère qui allaient paraître. Ses juges!… Elle eut un frisson. Elle n'imaginait pas du tout ce qui pourrait se passer, parce que ni son père ni sa mère ne lui avaient jamais fait de scène. Sa mère, il est vrai, élevait la voix assez facilement, mais cela ne tirait guère à conséquence ; quant à son père, il se mêlait de peu de choses, et, avec ses enfants, n'avait jamais été qu'un répétiteur d'histoire et un homme bon. Mais c'est parce qu'Élise n'imaginait rien, qu'elle avait peur. Le caractère insolite de la circonstance lui en imposait.
Tout à coup, ils entrèrent.
Madame de La Hotte parut d'abord, regardant la coupable bien en face. M. de La Hotte venait derrière, s'attardant trop à refermer la porte, sans doute afin de laisser à sa femme le soin d'engager le feu.
Élise les trouva vieillis. Ils avaient l'un et l'autre blanchi. Leur teint était mauvais. Elle eut honte. Et, d'un coup, elle se jugea perdue. Non, elle ne résisterait pas à la pitié qu'ils lui inspiraient, au vieil amour qu'elle avait pour eux. Elle allait se jeter à leurs pieds, leur demander pardon, les accompagner à Granville par le premier train, afin de permettre à ces bonnes gens de réintégrer leur domicile qu'ils avaient eu, évidemment, beaucoup de mal à quitter!
Madame de La Hotte dit, de loin :
— Tu nous vois. Nous avons fait treize heures de chemin de fer… avec les retards. Nous avons failli dérailler à Folligny… Et nous voilà ici, à Paris, à une époque où les honnêtes gens sont à la campagne. Tout Granville doit se demander si nous sommes devenus fous! Que dire, en effet, pour expliquer ce déplacement? Nous avons dû fournir, comme prétexte, de mauvaises nouvelles reçues de toi. Que dirons-nous lorsqu'il faudra s'expliquer sur ces mauvaises nouvelles?
— Nous voilà… dit le pauvre M. de La Hotte, après avoir enfin lâché la porte.
Élise se sentit émue.
— Papa!… Maman!… dit-elle, et sa voix fut étranglée.
— Ta conduite est une honte, lui dit son père. Quelle figure allons-nous faire à présent devant la famille?
Madame de La Hotte, qui avait préparé sa première phrase, à son entrée, et y avait, à son insu, inséré tout, ne savait plus quoi dire. Alors, elle s'adonna à la passion. Elle murmura :
— Jamais cette fille-là n'est née de moi. Je n'ai pas donné le jour à un monstre…
M. de La Hotte reprit en s'adressant à sa fille qui ne parlait pas :
— Tais-toi! Tout ce qui pourrait sortir de ta bouche en présence de ta mère serait indécent. Tais-toi. Taisons-nous. Nous sommes venus te chercher.
Alors Élise sursauta :
— Cela, dit-elle, non. Ce n'est pas possible.
— Pas possible! s'écria M. de La Hotte, mais c'est ton père qui te l'ordonne!
— Papa, ne m'obligez pas à vous contrarier. Je suis mariée ; c'est vous qui avez voulu que je me marie. Je ne suis plus une enfant. Je suis libre…
— Mariée!… parlons-en! Et tu es libre de nous assassiner? de nous ravir plus que la vie : l'honneur?
— Papa, pourquoi de si grands mots? Je ne pense à attenter ni à vos jours ni à votre dignité. Vous connaissez l'histoire de mon ménage? Dans mon ménage, la vie est impossible. Mon mari ne m'a jamais aimée ; je n'ai jamais aimé mon mari…
Madame de La Hotte l'interrompit :
— Si tu étais bâtie de chair et d'os, tu aurais adoré cet homme-là! Si tu l'avais aimé comme il faut, il t'aurait adorée…
— Je me crois bâtie de chair et d'os, maman ; mais je n'ai pas pu aimer cet homme-là.
— Personne ne t'a forcé la main, je suppose!…
— Sans doute!… sans doute… Mais une jeune fille ne sait pas…
— Tu avais des goûts extraordinaires!…
— Les goûts, les goûts, ce sont des fantaisies, dit M. de La Hotte : on t'a enseigné, je pense, quels étaient tes devoirs!
— Je ne tiens pas à m'innocenter, dit Élise ; je dis seulement : je n'ai pas pu demeurer avec un homme antipathique et qui vivait à la fois avec moi et avec des filles…
— Ce n'était pas une raison pour chercher un autre homme!
— Je ne dis pas que c'était une raison. Je ne suis pas de ces femmes qui vont fonder leur conduite sur des théories. Je ne nie pas ce que j'ai fait, voilà tout. Je ne pense pas à le regretter non plus, sauf en ce qui concerne les ennuis que je peux vous causer.
— Oui, mais ceci est secondaire pour toi.
— Tout simplement, je n'y ai pas pensé… C'est un tort, mais, si j'avais pensé à cela avant tout, je n'aurais pas eu de raison pour faire ce que j'ai fait…
— Que veut-elle dire? firent les deux parents à la fois.
— Je veux dire que, quand on aime vraiment, c'est à ceci qu'on pense et à rien d'autre…
— Assez! Ne vois-tu pas que tu touches le fond de la turpitude? Je te défends, encore une fois, d'ouvrir la bouche devant ta mère, fit M. de La Hotte. Je te renie.
Puis il trouva le moyen de reporter son esprit à la chose qui le captivait exclusivement d'ordinaire, et il dit avec une certaine emphase :
— J'entends le bruit d'une branche fracassée qui tombe en traversant rameaux et rameaux…
Il voyait son arbre généalogique : il entendait dégringoler la branche représentant Élise.
Madame de La Hotte, moins compliquée, revenait à la seule idée qu'évoquait pour elle le mot amour :
— Mais, tu as donc, dit-elle, découvert un Adonis?…
Élise ne put s'empêcher de sourire, soit qu'elle comparât cette image de la beauté idéale avec celle de son grand ami, soit qu'elle prît en pitié ces malheureuses idées cristallisées dans les cerveaux, qui sont si innocentes par elles-mêmes et qui, pourtant, peuvent introduire le désordre dans toute une vie. Que lui reprochait-on, en somme, en ce pénible moment? Pourquoi était-elle reniée par son père? Pourquoi ses parents avaient-ils fait treize heures de voyage dont ils semblaient tout flétris? Pourquoi cet appareil de justice dans un salon où chaque meuble, chaque objet, la pendule, les tableaux et le lustre, semblaient voilés de pudeur sacrée? Pourquoi? sinon parce qu'Élise avait un jour doucement acquiescé au choix que madame de La Hotte lui faisait d'un mari conforme à son propre penchant pour les Adonis?
Élise souriait, tristement, dérisoirement. Madame de La Hotte pouvait-elle songer à ce point initial d'une série de faits enchevêtrés? Nous oublions si vite! Nous nous rendons si peu compte des motifs de nos actes!
Madame de La Hotte ne comprit pas ce que signifiait ce sourire. Elle crut qu'il répondait par une timide affirmative à la question posée par elle. Elle crut que sa fille, ayant, — ceci était admissible, — à se plaindre gravement de son mari, avait trouvé un plus bel homme encore! Et, à cause de cette possibilité, elle conçut tout à coup pour sa fille une secrète indulgence.
Elle s'approcha d'Élise et lui prit la main :
— Ton père est sévère, lui dit-elle ; mais songe que tu nous fais beaucoup de chagrin…
— Il ne s'agit pas de chagrin! s'écria M. de La Hotte, il s'agit d'une brisure infligée à l'institution de la famille qui est la base de la société. Vous ne vous souciez guère de ces choses-là, vous autres femmes ; vous en venez toujours à vos petits chagrins, à vos satisfactions personnelles. Flattez vos instincts, vos goûts ou vos passionnettes comme vous l'entendez, sapristoche! Mais ne délogez pas un membre de la famille de la place qu'il occupe, une fois pour toutes, de par les actes de l'état civil…
Dès qu'il escalada ces hauteurs, ni sa femme ni sa fille ne l'écoutèrent plus. L'une et l'autre pensaient : « Le voilà sur son dada favori. » Et un imperceptible lien se formait entre la mère et la fille.
Madame de La Hotte était assurément imprégnée des principes qui rendent auguste l'institution familiale ; elle les savait par cœur et les observait elle-même volontiers, mais c'étaient en elle comme de ces notions apprises à l'école, ressassées souvent, et qui n'ont jamais pénétré jusqu'au vif de nous-mêmes ; et, dans la pratique, elle n'obéissait en définitive qu'à ses inclinations. Si elle était demeurée fidèlement attachée à son mari, malgré les innombrables manquements de celui-ci, c'était qu'il était à ses yeux le « bel homme » que nul autre ne saurait dépasser ni remplacer. Elle était simple, n'avait que quelques instincts et quelques idées, et cette heureuse pénurie lui avait constitué une vertu. Elle était, comme presque tout le monde, incapable de se transporter jusqu'au point de vue d'autrui, et elle concevait de la complaisance pour sa fille au moment exact où il lui semblait possible que sa fille eût enfin acquis sur l'homme les vues mêmes qui étaient les siennes.
M. de La Hotte eût pu introduire dans les cœurs les sages notions qu'il possédait s'il se fût heurté à un peu moins d'inintelligence, ou s'il eût eu moins vite un si complet dédain pour les petites cervelles qui l'environnaient. Faute d'être cultivées par lui, celles-ci s'étaient vengées en le rapetissant lui-même : de concepts élevés et féconds, il en était descendu à l'adoption de son humble image d'Épinal : l'arbre généalogique, d'aspect ingrat et ennuyeux, dépourvu de fruits comestibles.
Si madame de La Hotte eut quelques paroles sensées à adresser à sa fille, ce ne fut pas aux profondes sources de son mari qu'elle les puisa, mais au réservoir de son expérience personnelle, et peut-être aussi les dut-elle à cette disposition qu'elle avait à cueillir de la vie ce que celle-ci pouvait offrir de moins amer :
— Ma pauvre enfant, dit-elle, avant de te maudire, moi, je veux encore te laisser le temps de penser à ton principal intérêt. Ne fais fi ni de ta famille ni du monde auquel tu appartiens, parce que tu ne les remplaceras pas. Il nous faut quelqu'un auprès de nous : mieux vaut encore celui qui nous incommode un peu que celui qui peut à chaque instant nous quitter.
M. de La Hotte parut approuver ces paroles. Il avait peu envie d'en ajouter d'autres.
— Eh bien, Élise? dit la mère afin d'aboutir à une conclusion.
Élise sentit les larmes lui venir ; elle se jeta au cou de sa mère et lui dit à l'oreille :
— Maman… Tout ça, c'est très bien, mais je suis amoureuse…
Madame de La Hotte se tut, et, bien qu'elle connût ce qui lui était révélé, elle s'affaissa dans un fauteuil en faisant craquer la housse. L'attention qu'elle dut porter à la déchirure produite la dispensa de retrouver ses esprits. Et ses esprits se concentraient autour de cette idée : « Elle a rencontré un homme plus beau que monsieur Destroyer!… »
A la fin, le temps s'écoulant, personne ne reprenant la parole, madame de La Hotte, incitée à la complaisance par l'image qu'elle se faisait d'une aubaine qu'elle eût jadis secrètement souhaitée pour elle-même, laissa tomber ces mots qui clôturèrent l'entretien :
— Cela passera ; prenons patience. Tout vaut mieux qu'un divorce.
Alors M. de La Hotte retourna vers la porte, sans mot dire. Élise vit son père qui s'éloignait d'elle. Madame de La Hotte se leva ; elle s'approcha de sa fille pour lui dire un dernier mot à voix basse, qui fut :
— Petite sotte! rentre donc chez ton mari tout de même…
Élise fit : « Ho!… » regarda sa mère avec stupeur, et s'en alla.
Elle se trouva dans la rue, et la tête lui tournait. Elle avait l'esprit bien fait, quoiqu'elle n'eût pas beaucoup réfléchi ; peut-être à cause de cela… Et elle essayait de préciser ce qu'il résultait d'un entretien si important avec ses parents, d'un entretien qui avait motivé de leur part un déplacement extraordinaire, d'un entretien dont les plus graves choses semblaient dépendre, tant pour la morale publique que pour les intérêts privés. Elle se souvenait d'avoir entendu dire à son mari : « On a réuni le Conseil d'administration. — Ah, et qu'est-ce qu'il en est résulté? — Rien. On a parlé… »
Aujourd'hui, on s'était réuni, qu'en résultait-il? Rien. On avait parlé. C'était une formalité accomplie. Les parents allaient s'en retourner à Granville, refaire treize heures de chemin de fer, avec les retards… et peut-être dérailler encore à Folligny… Qu'avaient-ils appris de leur fille? Rien qu'ils ne connussent précédemment. Que lui avaient-ils enseigné? Rien qu'elle ne sût déjà. Quelles considérations pouvaient tenir devant cette formule : « Je suis amoureuse »?… Cette formule, exprimée tout bas, semblait subsister, seule, de l'entretien confus. Madame de La Hotte, avec ses treize heures de chemin de fer, son déraillement, et toutes ses idées excellentes, avait été plus touchée de cet aveu brûlant qu'Élise ne l'avait été, elle, par les quelques mots de sagesse ou de bon sens échappés à sa mère. A cet aveu, madame de La Hotte, révoltée d'abord, s'était affaissée, et encore Élise ignorait-elle quelle pensée inouïe tenait sa mère écrasée sur son fauteuil. Sa mère, qui venait tout exprès pour la tirer d'un malheur personnel et pour éviter une calamité familiale et sociale, sa mère ne pouvait se défendre d'être envieuse, oui, rétrospectivement envieuse, pour son compte, du fait qui motivait un tel désordre! Toutes les idées de madame de La Hotte étaient mises en déroute par ce seul fait : que sa fille avait pu rencontrer un plus bel homme que M. Destroyer!
Pour le reste, Élise pensait : « Oui, il y a des choses qu'on dit, des principes qu'on agite au grand air comme s'ils étaient inscrits sur des banderoles, et des raisonnements qu'on soutient avec éloquence, et tout cela est le fruit de l'expérience de nombreuses générations et doit correspondre à des conclusions raisonnables et de première nécessité ; et puis, en fait, chacun à part soi se conduit à peu près à sa guise, les uns inconsciemment, les autres en pleine connaissance de cause, les uns avec de l'audace, les autres avec de l'hypocrisie. L'arbre généalogique de papa? Oui, ça fait un dessin décoratif et ça aide pour la rédaction des lettres de faire-part. Il porte quelques fleurs illustres : un évêque qui fut un saint, dit-on, plusieurs généraux, et des receveurs de finances dont on n'a pas critiqué les comptes, une forte majorité d'honnêtes gens, en somme, et nombre de femmes vertueuses d'autrefois qui passèrent leur jeunesse et quelquefois leur vie à porter des enfants et à les mettre au monde. Cependant, je me souviens des histoires que l'on racontait, quand j'étais toute petite, sur tel ou tel de ces chers parents dont les noms sont si bien calligraphiés dans des médaillons! ce n'étaient pas des histoires pour les enfants, on se cachait de nous, mais on riait avec indulgence en s'en communiquant les péripéties : tous les hommes sont secoués par le démon de l'amour et refusent d'en convenir parce que l'amour est comme un grand vent qui dérange les étiquettes et menace de les faire tomber de l'arbre. Les grands vents règnent parmi les arbres généalogiques comme sur les forêts. Il y a partout du grabuge, et cela fait de la matière pour les narrateurs d'anecdotes qui divertiront un jour les réunions de familles… sans cela un peu mornes… »
Puis, arrivée chez elle bien plus tôt qu'elle ne rentrait de coutume, et n'ayant pas vu ce jour-là son amant, elle fut saisie d'une crise de tendresse, mais de tendresse pour qui?… Pour ses parents!
Elle fut tout à coup au désespoir en songeant à la peine qu'ils devaient éprouver d'une entrevue si mal terminée. Elle se souvint de son enfance, de sa jeunesse. Elle revit Granville, les arbres du Cours, madame de La Hotte à la fenêtre, en bigoudis, le matin ; M. de La Hotte si calme, un peu original, mais bon homme et vraiment peu gênant. Elle le retrouvait en pensée le soir, à la fin du marché, allant chercher des friandises dont toute la maisonnée profitait ; et l'odeur du marché finissant lui montait aux narines… Alors, elle pleura. Tout en pleurant, elle se demandait : « Qu'est-ce que je pleure? A l'époque où je remonte, je n'étais pas heureuse, je n'avais aucun bonheur… » Elle s'étonnait de pleurer ; mais il n'en était pas moins vrai qu'elle regrettait ce passé et qu'elle était liée indissolublement à ces figures d'autrefois.
Peut-être était-elle incitée à songer à cela non seulement parce qu'elle avait vu ses parents, mais parce que M. Le Coûtre lui parlait souvent de Granville. M. Le Coûtre, lui, souffrait de la nostalgie de Granville. Il n'y allait plus qu'autant exactement que ses affaires l'exigeaient ; mais, s'il n'y allait pas davantage, c'était parce qu'Élise ne consentait pas à se séparer de lui. Lorsqu'il faisait mine de vouloir s'absenter un seul jour, elle manifestait un tel désespoir qu'il en demeurait paralysé, bien qu'il tînt à ses aises, à ses volontés et plus encore à ses affaires. Mais comme il était en même temps de forme rude, il commettait de grandes maladresses en ses façons d'accéder aux désirs de son amie. Il pliait pour ne pas lui causer trop forte peine, mais il le lui faisait payer quelquefois cher, involontairement. Il savait, par exemple, mettre en valeur le mot qui signifiait que ses affaires souffraient de son inertie. Élise, quoique élevée au milieu de gens économes et ayant appris toute la valeur de l'argent, était devenue totalement indifférente à des questions de cette sorte. On lui avait enseigné à vivre non pour aujourd'hui, mais pour les jours à venir. Et elle ne voyait plus rien hors des limites de l'heure présente, pourvu qu'elle la passât près de son amant. Et elle enjambait avec insouciance et mépris les heures qui la devaient séparer de l'heure pareille, de l'heure qu'elle avait pris l'habitude d'exiger pour demain, toujours pour demain au plus tard.
M. Le Coûtre disait aussi que l'été était odieux et insipide à Paris ; il rappelait à chaque instant des choses de là-bas. Il respirait tout à coup avec ivresse :
— Que sens-tu? lui demandait Élise.
— L'air du port!…
Et il ajoutait quelquefois, pour la taquiner davantage : « La morue! » Il sentait la morue déchargée de ses bateaux comme Élise sentait les odeurs du marché finissant, les légumes piétinés, le thym, la ciboule, les melons et les fraises plus délectables encore,… comme chacun sent son passé, sa jeunesse.
Jean-Marie avait nettement proposé d'aller à Granville cette année. Pourquoi Élise n'eût-elle pas passé l'été chez ses parents? Il l'eût vue en ville, au casino, comme autrefois.
Un tel projet avait causé à Élise la première grande douleur éprouvée en son idylle. Aller à Granville? Mais est-ce qu'elle eût pu s'y rencontrer avec son amant entre quatre murs, comme elle le faisait ici? Est-ce qu'il lui eût été possible même de lui parler? « On s'arrangera!… répondait Jean-Marie. C'est déjà beaucoup de ne pas se perdre de vue!… » « Comment! c'est beaucoup? » Il appelait cela « beaucoup »! Elle en avait cru étouffer. Il fallut l'abandon total du projet, et l'oubli quotidien de tout, oui, de tout, même du mauvais, entre les bras du bien-aimé, pour que fussent effacées les traces de cette alerte.
Cependant M. Le Coûtre, qui, tout gentil qu'il fût, était lourd, disait encore : « Ne pas aller, moi, à Granville, pour la première fois de ma vie, alors que tu n'y vas pas, toi, non plus, pour la première fois, n'est-ce pas leur envoyer à tous nos deux photographies unies sur une même carte? — Et cela ne me déplairait pas, » disait Élise. Il en demeurait abasourdi. Elle était tout à fait sincère.
Son amour l'aveuglait à ce point, et elle était, par sa passion, plongée dans un tel état d'ébriété qu'elle ne redoutait même pas que cet égoïste bonheur produisît une irritation funeste chez son amant.
Élise n'allait pas jusqu'à penser qu'elle pût nuire à l'amour en privant son amant d'aller aspirer l'air marin dont il vivait depuis quarante ans. Elle n'en était pas à ce temps de la vie amoureuse où celui qui aime davantage devient un calculateur et un diplomate, un avisé conservateur de son bien et même, pour ainsi dire, un homme d'affaires plein de rouerie. Elle était pareille à un fils de famille trop riche, qui dissipe sa fortune sans aucun souci du lendemain. L'heure du rendez-vous, la chambre vulgaire, autrement dit : l'instant incomparable, le lieu du monde le plus magnifique valaient qu'on ne se préoccupât de rien d'autre.
Un double fait contribua à entretenir en elle cet aveuglement, c'est d'abord que M. Le Coûtre se soumit, timide encore devant sa maîtresse ou touché de son ardeur extrême, et c'est, en second lieu, qu'Élise se trouva libérée de ce qui lui avait causé une appréhension relative : la visite de son mari, la visite de ses parents. Il s'écoula un temps assez long, pendant lequel elle n'entendit plus parler de rien ni de personne. Elle n'entendit pas parler de requêtes, pas parler d'avoués, pas parler de son mari, pas même de ses malheureux parents. Son attendrissement pour ceux-ci n'avait pas tenu devant le premier rendez-vous d'amour. Elle put, durant deux bons mois, n'être plus qu'à ses rendez-vous d'amour.
Ils emplissaient toutes ses journées, quoiqu'ils fussent courts.
A l'ordinaire, elle ne voyait son amant qu'à la fin de l'après-midi, et il ne lui donnait pas sa soirée. Ces conditions avaient paru très dures à Élise, dans les premiers temps. Puis, par une sorte d'accommodement miraculeux, comme l'amour en produit, cette heure et demie, ces deux heures à peine, s'étaient répandues sur tout le jour. Élise se préparait dès le matin à les atteindre : ainsi les vivait-elle un peu déjà ; et elle vivait, le soir, de leur souvenir enchanté. Elle ne trouvait jamais le temps ni désagréable ni long. Elle avait quotidiennement, en s'éveillant, la vision d'un point fixe autour duquel gravitaient toutes les heures ; sa journée avait un centre, comme un fruit a son noyau ; et cela procurait de la stabilité à chacune de ses pensées, à chacun de ses actes. Elle ne faisait rien sans but ; elle ne pensait jamais dans le nébuleux ou le vide ; il y avait une fin à tout, et cette fin était l'heure bienheureuse.
La bonne ou sa concierge regardaient Élise parfois avec compassion, sous le prétexte qu'elle était seule. Élise remarquait l'apitoiement et en souriait, parce qu'elle n'était pas seule. Bien plutôt, elle songeait à ces fausses compagnies que nous procure la visite de telle personne ; on croit que l'on a vu quelqu'un, que l'on a cessé d'être seule, mais en réalité qu'a-t-on fait? qu'a-t-on ressenti? qu'a-t-on dit? Rien qui vaille. Tout instant du jour, pour elle, dans sa solitude, lui causait un tressaillement, et elle avait la foi que le reste des choses était méprisable et nul. Il semblait à tous qu'elle fût à plaindre, et, en son for intérieur, elle plaignait sincèrement tout le monde.
Cet état s'exalta durant les mois de vacances. Bien qu'à l'ordinaire elle ne se laissât guère intimider par la foule, le désencombrement de Paris lui parut fait exprès pour fournir plus de place à sa marche glorieuse. Elle allait à l'aise par les rues sans se soucier de la poussière ni de la chaleur. L'orage autrefois l'effrayait ; maintenant, non. La pluie ne l'attristait plus. Par contre, la splendeur de certaines journées, à laquelle elle avait toujours été sensible, lui semblait décuplée, et, quand elle se promenait avec son amant, celui-ci se moquait d'elle sous le prétexte qu'elle admirait tout, confusément.
Elle admirait l'eau de la Seine parce que cette eau miroitait, les péniches parce qu'elles portaient un pot de fleurs ou parce qu'elles avaient à l'avant un disque de couleur vive, les arbres parce qu'ils jaunissaient, une petite rue parce qu'elle était déserte, une autre parce qu'il s'y produisait un embarras de voitures, un enfant parce qu'il était « si frais! » disait-elle, et un autre parce qu'il était « si drôle! » étant barbouillé.
Car elle se promenait avec son amant. Elle ne sortait pas tous les jours avec lui, en vérité ; mais cette aubaine lui arrivait depuis que, selon l'expression de M. Le Coûtre, « il n'y avait plus personne à Paris ». Jean-Marie sortait avec elle depuis que le risque était moindre de tomber nez à nez avec quelque habitant de Granville, et surtout depuis que ses amis à lui avaient, pour les vacances, quitté la Taverne de l'Opéra. Il n'était pas de force à sacrifier ses anciennes habitudes : la partie de jacquet, de dominos, ou la manille, au café et entre hommes ; mais, les partenaires lui manquant, il se trouvait désœuvré. Élise et lui suivaient alors les quais jusqu'à Passy et s'embarquaient pour le Point-du-Jour ou Saint-Cloud. Elle était enfant, turbulente, éperdument tendre, et oubliait, — chose invraisemblable, — les notions les plus élémentaires de la tenue ; elle adorait s'asseoir dans les guinguettes, manger une gibelotte ou simplement des « frites ». Jean-Marie lui disait, en s'étonnant, qu'il y avait en elle de la grisette, car il ignorait qu'il y en a au fond de toute femme vraiment amoureuse.
Ou bien, quand le temps était menaçant, sans aller si loin, ils se risquaient au Jardin du Luxembourg, vidé de son public ordinaire. On y trouvait encore des gaufres qu'Élise mangeait en s'enfarinant les joues et riant de tout son cœur. Des étrangers seuls y erraient. Les parterres désertés, le grand jet d'eau, les frondaisons roussies, l'odeur des buis chauffés et la fine pluie du tuyau d'arrosage pouvaient émouvoir à l'extrême une âme prédisposée. Élise demeurait extasiée auprès de son amant, qui, lui, regrettait « l'air marin » et condescendait à ne pas le dire.
Il jugeait son amie un peu folle, mais vraiment charmante. Et il croyait, quant à lui, mettre le comble à la gentillesse dont un homme est capable, en s'efforçant de ne pas trop répéter à sa maîtresse qu'il endurait le supplice du fumeur sevré, lorsque, à cause d'elle, il manquait à ses habitudes de célibataire.
Élise le devinait parfois soucieux. Il écoutait distraitement ce qu'elle lui disait ; il y répondait à peine ; il demeurait absorbé durant de longues périodes ; l'on eût jugé alors que son grand corps, seul, était présent. Élise ne concevait qu'une interprétation à ces états, et elle la traduisait aussitôt :
— Tu ne m'aimes plus!…
— Que tu es bête! s'écriait-il en s'éveillant soudain, et il tâchait, à sa manière, de lui prouver la continuité de sa tendresse.
Mais elle n'oubliait pas le moment d'alarme. Le souvenir de nombreux moments pareils commençait à tacher sa vie. Tout à coup, même au milieu d'une conversation, elle adressait à son amant l'éternelle question dont les femmes aimantes trouvent l'inspiration en leur cœur et qu'elles redisent, malgré elles, même après en avoir éprouvé le désastreux effet :
« M'aimes-tu? »
Intelligentes ou sottes, jamais elles ne se lassent, les amoureuses, de poser la question qui est la plus maladroite ennemie de l'amour.
Patient, nullement nerveux, mais point habile, Jean-Marie ne s'entendait ni à dissimuler l'ennui qu'il éprouvait de l'interrogation, ni à le dissiper par une réplique un peu avisée ou seulement sincère. Certainement! il aimait son amie. Mais il la laissait souvent sur l'impression qu'en effet il ne l'aimait plus.
Elle contenait tant d'amour qu'elle puisait en ses réserves de quoi s'étourdir, s'illusionner, voire se consoler. Et, somme toute, les jours, comme les scènes, se terminaient assez bien.
Une après-midi de la fin d'août, elle s'acheminait avec son allégresse ordinaire vers la rue Guénégaud.
Jamais elle n'avait pu apercevoir l'entrée de cette vieille et sombre rue, sur le quai, ni avancer vers le porche de la maison où habitait Jean-Marie sans éprouver que son cœur s'émouvait davantage.
Une petite porte, dans le vantail fermé, demeurait entre-bâillée. C'était là qu'en passant dernièrement, le jour de la visite aux parents, elle avait vu l'enfant qui lui souriait. Il était encore aujourd'hui près du porche, sur les pavés de la rue, et occupé, comme un chimiste sur ses cornues, à transvaser l'eau du ruisseau dans l'intérieur d'une chaussure immonde, à l'aide d'une cuiller à salade. Élise se pencha vers lui, mais il était si malpropre qu'elle n'osa le toucher ; et le jeune descendant d'une longue race de concierges, sans se détourner de son occupation absorbante, trouva le moyen de reconnaître l'habituée de la maison, à son pied sans doute, car il ne leva pas la tête, et, alors, égouttant sa cuiller de bois, il dit, du ton classique de ses pères :
« Y a personne. »
Ce mot de l'enfant fit seulement rire Élise. Sans lui accorder d'importance, elle franchit le seuil avec légèreté et passa, rapide, devant la loge. Elle gravit les marches de pierre usée, qui lui représentaient le chemin du ciel ; et, arrivée au second étage, elle tira le long cordon de laine, à gland, qui, par une suite de fils de fer, mettait en branle, au loin, une sonnette fêlée. Elle attendit. Nul bruit de pas à l'intérieur. Elle sonna de nouveau. Elle avait sa manière de sonner, convenue : on entendait la voix centenaire de la clochette s'éteindre ; on recommençait. Moyennant ce procédé, le locataire était assuré de la présence de la seule Élise, et il s'approchait, à pas de loup, pour ouvrir lui-même. Quand l'ouïe fine d'Élise avait perçu que son ami, dès le premier tintement, stationnait dans l'antichambre, elle abrégeait le cérémonial en laissant reconnaître sa voix.
Aujourd'hui elle agita la sonnette une fois, une seconde fois, et puis une troisième, ayant toussé durant chaque intervalle. Et, après que le troisième tintement se fut dispersé comme une voix de moribond expirant, Élise, arrivée joyeuse sur le palier, crut que tout son sang se retirait de ses veines.
Elle recommença cependant de sonner, et trois fois, nerveusement, raccourcissant les intervalles ; elle arracha même son gant pour frapper du doigt contre la porte, signal d'ailleurs hors de toute convention, peine absurde. Aucune réponse.
Alors elle redescendit et frappa de son doigt nu à la vitre de la loge close. Elle frappa fort ; son doigt, à la fin, lui faisait mal. Elle s'efforça de voir dans l'intérieur de la loge : peut-être découvrirait-elle une lettre qui lui fût destinée, ou, à la rigueur, le courrier de M. Le Coûtre, ceci, après tout, n'ayant aucune signification. Mais ce qu'elle eût pu apercevoir, fût-ce le plus banal objet, lui semblait devoir être pour elle un secours.
Elle bondit jusqu'au porche d'entrée où jouait, seul, l'enfant :
— Dis-moi, mon petit, ta maman n'est pas là?
— Y a personne, répondit le gamin, toujours sans lever les yeux et sans interrompre ses opérations aquatiques.
— Ah! mais alors, dis-moi : tu connais bien les locataires de la maison, toi?
L'enfant, habile à couper au plus court, jeta ces mots à la dame :
— M'sieu Le Cout'e, il est « parti à Granville ».
— A Granville!… Quand ça? quand ça?
— A l'heure du train.
Élise crut qu'elle allait tomber dans la rue. Elle se raidit, blême.
— Ta maman, tu ne sais pas quand elle rentre?
L'enfant se leva, et, les poings sur les hanches, il contemplait son ouvrage. L'eau bourbeuse débordait de la vieille bottine :
— J'ai fini, dit-il. Voilà mon tonneau rempli : avec quoi, à présent, que je vais le percer?
Il cherchait, agitant sa jeune imagination, et les soucis d'autrui ne l'atteignaient pas. Élise comprit qu'il était superflu d'insister. Une idée venait de la saisir : si l'enfant lui avait appris une nouvelle véridique et si M. Le Coûtre avait été appelé d'urgence à Granville sans avoir même le temps de lui dire adieu, — et il était homme à plutôt ne pas lui venir dire adieu qu'à se présenter chez elle à une heure insolite, — si tel était le cas, elle devait avoir chez elle, à cette heure, ou bien elle aurait d'ici peu, un pneumatique. Il ne lui restait plus qu'à courir chez elle. Et la voilà traversant le pont, comme une hallucinée.
Il y avait un « bleu » pour elle chez madame Courvoisier. Et il était de l'écriture souhaitée. Elle ne put le lire dans la cage obscure de l'escalier ; elle contint son cœur jusqu'au quatrième. Chez elle, elle se laissa tomber dans un fauteuil, près de la fenêtre ouverte. La soirée était magnifique ; les platanes jaunissants illuminaient la belle journée d'été. Un remorqueur sifflait. L'air était, à cette altitude, presque parfumé, ou semblait l'être à cause de la splendeur du ciel. Elle lut :
« Ma chère Élise, le voyage de Granville est indispensable à mes affaires. Je n'ai pas voulu te dire que je partais, de peur de te troubler inutilement pendant plusieurs jours. J'espère pouvoir rentrer d'ici peu. Si tu veux me faire plaisir, ne t'inquiète pas, ne te chagrine pas. Je ne peux, tu devrais le comprendre, abandonner ma maison de commerce, et d'autre part il est préférable, même pour toi, que l'on me sache à Granville en ce moment et pendant que tu n'y es pas, puisque nous avons commis l'imprudence de ne pas y venir ensemble, au grand jour, avec tout le monde, au commencement de la saison.
» Je t'embrasse tendrement comme je t'aime. Un peu de patience et de raison, Élise, et tu me diras, à mon retour, que j'ai bien fait. »
Élise resta hébétée. Elle regardait les feuilles des platanes, le ciel et ce qui était visible du dôme du Panthéon entre les branches. Qu'était-elle en ce désert de Paris? Rien. Et rien non plus n'avait désormais ni couleur, ni forme, ni nom, ni raison d'être. Un instinct la poussa à se lever, mais elle se demanda aussitôt : « Pourquoi changer de place? » En effet, qu'irait-elle faire à un autre endroit de la pièce ou dans la pièce voisine? Rien. Elle n'avait aucun motif d'agir ; tout était indifférent. Elle demeura assise ; et la seule idée qui la retint à la vie fut, après un certain temps, que le temps passait… Le temps était le seul remède : il passait.
Quand le temps aurait beaucoup passé, mais beaucoup, Jean-Marie reviendrait repeupler cet insipide désert…
Alors elle se leva pour remettre sa pendule à l'heure, en la réglant sur sa petite montre qui allait bien. Et elle regarda les aiguilles de la pendule avancer…
Ce fut lentement qu'elle reprit conscience de ce qui était arrivé. La première soirée tout entière ne fut pour elle que néant. Elle attendit d'abord le moment du dîner. Puis il lui fut impossible de dîner, au grand désespoir de Mélanie, qui la combla de réflexions et de maximes sur une aussi importante abstention. Après quoi, Élise attendit le moment du sommeil. Elle s'accouda à sa fenêtre. La soirée tiède invitait tous les hommes et surtout les amants à la promenade. La Seine roulait son eau pesante et sombre. On entendait çà et là aux horloges tinter les heures : c'était le temps qui s'écoulait. Et quand chacune des heures sonnait, Élise, en ayant compté attentivement les coups, se confirmait, en regardant sa pendule, que cette heure était bien, décidément, tombée dans le passé. Sa pauvre tête était vide. Rien, rien, rien… était la seule notion qui se présentât à sa conscience. Et le sommeil ne vint pas.
Ce fut donc dans l'insomnie qu'elle commença, couchée, de réaliser l'événement. Loin de le tenir pour un fait naturel et simple, tel que la lettre très franche de Jean-Marie le qualifiait, elle ne le considéra, bien entendu, que du point de vue de l'amour, de la privation qu'il lui causait et du danger futur dont il pouvait être l'indice. Thème à riches développements pour un esprit enfiévré.
Elle s'était obstinément refusée jusque-là à admettre le moindre nuage en son idylle ; elle voulait et créait un bonheur immaculé. Les taches, à la vérité, n'étaient encore que de provenance extérieure. Cette fois, bien que l'amour fût, en soi, exempt de toute blessure, et qu'il ne s'agît en somme que d'affaires, une sinistre nuée lui semblait voiler l'amour : elle se figurait du moins ainsi l'événement ; elle ne pouvait réussir à le considérer d'une autre manière : « Si Jean-Marie m'aimait, pensait-elle, il ne se fût pas éloigné. » Est-ce qu'elle s'occupait, elle, d'intérêts, d'affaires? Alors, Jean-Marie, lorsqu'il était entre ses bras, il pensait donc à ses bateaux, à ses cargaisons! Mais, donc, comme un mari! C'est ainsi que M. Destroyer, jadis, songeait à ses conseils d'administration jusque dans la chambre à coucher. Tout ce qu'Élise avait de romantisme en son âme était en rumeur. Elle n'aimait pas moins son amant, mais elle avait pour la première fois la révélation qu'il était possible que son amant ne l'aimât pas comme il faut.
Cependant quelle différence essentielle entre le fait d'aller à Granville « pour ses affaires » et celui d'être séparé d'elle, à Paris, tout le jour, sous le même prétexte, en somme, et de la quitter, chaque soir, pour un motif encore moins plausible? Elle n'avait pas songé sérieusement jusqu'à présent à la conduite de M. Le Coûtre à Paris, à cause de l'infini bonheur qu'elle goûtait pendant les deux heures passées avec lui. Cette nuit seulement elle songea : « Mais qu'est-ce qu'il fait dans la journée? où déjeune-t-il? qui voit-il? » Son élan généreux avait été jusque-là si puissant qu'elle n'avait même pas subi, au côté de Jean-Marie, le supplice du doute qu'endurent infailliblement les couples lorsqu'ils ne mettent pas toute leur existence en commun. Il ne plaisait pas à M. Le Coûtre de lui dire tout : elle s'abstenait de l'interroger. L'entretien était de tendresse ; l'amour étouffait le reste.
Et, songeant maintenant à ces réticences, elle en souffrit rétrospectivement et se jugea plus malheureuse qu'elle ne l'avait été d'abord du départ subit pour Granville. Elle passa une nuit de douleur. Et l'avenir lui semblait perdu.
Mélanie, au matin, crut sa maîtresse malade et parla d'aller chercher un médecin. Madame n'avait pas dîné la veille ; Madame n'avait pas dormi de la nuit ; et Madame, avec ses traits tirés, était méconnaissable. Mais Élise refusa tout secours médical et dit qu'elle savait bien ce qu'elle avait. Mélanie ne tarda pas à comprendre que quelque chose n'allait pas dans la liaison de sa maîtresse. Sans insister, elle s'en alla à son travail et réfléchit ; et quand sa maîtresse la sonna, Mélanie n'était plus là : elle était déjà descendue afin de faire part de ses réflexions à la concierge et de recevoir l'opinion de celle-ci.
Quand Mélanie remonta, elle était, elle aussi, transformée ; mais, contrairement à ce que l'on eût pu attendre d'une fille si dévouée et qui ne cherchait d'ordinaire que le « bonheur de Madame », Mélanie portait sur toute la face l'expression d'une satisfaction qu'elle ne put même pas dissimuler. Élise lui demanda :
— Mais, Mélanie, il vous est arrivé quelque chose : vous avez retrouvé un bon ami!
— Oh! pas de danger, Madame, que je me laisse faire une seconde fois autrement que pour le bon motif!
— Eh bien! c'est peut-être pour le bon?
Mélanie dit avec amertume :
— Le bon se trouve difficilement quand une fois il y a eu le mauvais.
Mais Mélanie n'était pas portée aujourd'hui à s'attrister sur son cas. Deux idées n'habitent pas volontiers en même temps une même cervelle. Et il était clair que Mélanie en logeait une heureuse.
Elle étourdit sa maîtresse par sa bonne humeur. Élise lui attribua l'attention charitable de lui vouloir « remonter le moral ». Mais l'effet était, en attendant, fâcheux. A mesure que sa femme de chambre se montrait plus gaie, Élise était plus triste. Nulle considération ne calma la jovialité de Mélanie ; tout lui était beau, tout lui était bon, tout pour elle servait de prétexte à bavardage.
— Taisez-vous, lui dit sa maîtresse, vous me faites, à vous seule, l'effet d'une cage d'oiseaux d'en bas.
Avant le déjeuner, heure où parfois M. Le Coûtre se montrait, on vit apparaître madame Courvoisier. Elle causa longuement à la porte d'entrée, puis fit demander si elle ne pouvait pas présenter ses respects à Madame. On laissa entrer madame Courvoisier qui venait simplement prendre des nouvelles de Madame, Madame n'ayant pas dîné, la veille, au dire de Mélanie, et Madame ayant passé une mauvaise nuit. Élise dut ferrailler pour écarter les questions indirectes. Malgré la tristesse qu'Élise ne dissimulait pas, mais sous le prétexte que Madame affirmait n'être aucunement malade, la concierge exhibait une figure épanouie, gloussait, riait, vantait le bel été, et pour la première fois ne faisait pas remarquer à sa locataire : « Dire que Madame se prive de la campagne! » Non, non, madame Courvoisier ne vantait aujourd'hui ni la campagne ni la mer ; elle jugeait Paris salubre et hospitalier, et elle ajouta que ce beau temps-là, avec une petite promenade le matin et le soir, était le plus sûr remède contre les idées grises.
Mais, précisément, la mélancolique locataire se refusa toute promenade, tant du matin que du soir. Elle ne souhaitait d'aller ni ici ni là. Sortir le matin n'était pas conforme à ses habitudes, et traverser le pont ou errer sur les quais à l'heure de son rendez-vous coutumier lui donnait mal au cœur. Outre cela, une humeur de dépit, insensée d'ailleurs, lui commandait de rester enfermée et comme prisonnière, afin de l'écrire à Jean-Marie et d'effrayer celui-ci par tous les effets de la cruauté qu'il avait commise : « Tu es parti, tu m'as quittée, tu vois la mer, tu respires l'air marin : eh bien! moi, je me ronge, je suis cloîtrée, je ne prends pas même l'air de Paris. »
Et, ne fût-ce que pour ne lui point avoir menti, elle ne sortit pas, de plusieurs jours, et elle le fit savoir par lettre à Jean-Marie.
Cette lettre, ces lettres plus exactement, furent la seule occupation d'Élise durant plusieurs jours. Elle analysa longuement et finement tout ce qu'elle éprouvait ; elle amoncela des subtilités sentimentales auxquelles ne comprit certainement rien celui qui respirait l'air marin et la morue sur le port, à Granville. Si elle eût pensé un moment que tout ce qu'elle souffrait, tout ce qu'elle s'imposait comme surcroît de souffrance, et que tout ce qu'elle mettait d'exquise grâce en sa douleur, était perdu, totalement perdu, elle eût senti le désespoir mortel.
A force de la voir écrire à M. Le Coûtre et se priver de toute sortie, Mélanie perdit sa gaieté. Cette excellente fille, comme la concierge, ayant tendance à ramener toutes choses au simple, et surtout à comprendre d'un événement ce qui était le plus conforme à ses souhaits personnels, n'avait pas donné au fait si pénible pour sa maîtresse une interprétation plus compliquée que celle-ci : « L'amant est parti sans tambour ni trompette : c'est la conclusion d'une situation fausse et qui ne convenait pas à une femme comme Madame. »
Mais Madame écrivait! Elle écrivait à M. Le Coûtre, à Granville, nulle part ailleurs ; et elle écrivait sans cesse! Madame savait où trouver son ami ; il était même arrivé déjà deux lettres de Granville, qui devaient être des réponses. Il s'agissait donc d'une séparation momentanée, nullement d'une brouille, ni du « lâchage » que ces femmes avaient escompté parce qu'elles le croyaient le plus grand bien de Madame, et parce qu'elles croyaient ce procédé possible de la part d'un homme qui n'était pas le type de l'amant rêvé. Alors il n'y avait plus à chanter, plus à fêter d'événement favorable ; au contraire, Madame se consumait, Madame ne se nourrissait plus, Madame refusait de prendre l'air… Les figures furent retournées, et ce fut, autour d'Élise, tantôt un solo, tantôt un duo de lamentations, quand madame Courvoisier montait prendre des nouvelles.
Lamentations, monologues ou dialogues au plus haut point désobligeants, car le thème en demeurait indéterminé, nébuleux, réduit au genre ambigu et fatigant des paraboles.
Il va sans dire que personne n'osait faire allusion directe au sujet.
Élise regrettait les rires, les chants et les félicitations dissimulées qui l'agaçaient moins que la compassion.
Elle fut chassée de sa retraite et condamnée à « prendre l'air » pour échapper à ces persécutions affectueuses.
Mais alors la claustration volontaire, la grande bouderie, cette espèce de mutilation en quoi elle avait trouvé une apparence de soulagement, tout cela avait été vain, puisque c'était sans durée? Hélas! Et Jean-Marie qui, de Granville, non plus, n'appréciait nullement ces façons! Quelle amertume!
« Pour qui agissons-nous? » se demandait Élise, la première fois qu'elle revit les cages d'oiseaux, les instruments aratoires, les grenages. « Est-ce pour autrui? Est-ce pour nous? » Elle avait cru agir pour elle-même, ou tout au moins en faveur de quelque idée supérieure. Elle s'apercevait qu'en définitive c'est pour le jugement des autres que nous faisons ce que nous croyons le plus intime et le plus personnel.
Désormais, en passant devant la loge de la concierge, elle s'arrêtait, ce qu'elle ne faisait pas avant l'absence de M. Le Coûtre. C'est que, jamais auparavant, elle ne songeait au courrier, tandis qu'à présent elle attendait continuellement une lettre. Elle ne voulait pas toutefois avoir l'air d'en attendre s'il n'en était pas arrivé. Ce dernier cas provoquait chez la concierge une singulière expression de physionomie. Et Élise redoutait de paraître parler à madame Courvoisier pour le plaisir de parler. D'où il résultait un nouveau supplice chaque fois qu'elle descendait de son appartement ou y remontait. En outre, depuis que Jean-Marie n'était plus là, elle se heurtait dans la rue, oui, même à cette époque de l'année, à des personnes qu'elle avait connues au temps où elle était « du monde » ; et elle en éprouvait de la gêne. Auprès de son amant, sans doute, ne les voyait-elle pas? Alors elle imagina de sortir à une heure où l'on ne sort pas.
Elle sortait aussitôt après son déjeuner, entre midi et une heure, ou le soir, très tard, après son dîner, à huit heures. Elle trouvait alors dans la loge les concierges attablés, et aussi un monsieur d'une soixantaine d'années, le rédacteur à l'Écho du Parlement, vieux célibataire, pauvre et gourmand, qui appréciait la cuisine de madame Courvoisier.
Il arriva que, le mari étant absent et madame Courvoisier à la porte de la rue afin de reconduire une personne qui venait de visiter quelque appartement, ce fut le journaliste sexagénaire qui eut à répondre à Élise : il avait vu une lettre à son nom ; la concierge devait la tenir dans sa poche, à moins qu'elle ne l'eût changée de place… Et il eut la bonté de se lever de table, de chercher. Élise se confondait en excuses. Il se déclarait trop heureux. Il dit quelques paroles qui décelaient un homme d'une excellente éducation ; et, ayant sa petite vanité, afin de ne pas être pris pour un cousin ou beau-frère des concierges, il se présenta : « Benedict Angelus, rédacteur…, etc. » L'Écho du Parlement était un journal d'ancienne date, sérieux, et renommé de tout temps par une rédaction brillante. M. de La Hotte le lisait à Granville ; Élise dit qu'elle avait vu la feuille célèbre dans la maison paternelle, depuis son enfance. Prétexte à flatteries, à politesses. La connaissance était faite. Dorénavant Élise ne vit plus M. Angelus dans la loge sans lui adresser un sourire ; et lui, dans la rue, la saluait.
Cette connaissance nouvelle ne plut pas outre mesure à Élise, qui voyait en M. Angelus un juge de sa situation, et, sans trop savoir pourquoi, se méfiait des journalistes. Elle annonça par lettre le petit incident à M. Le Coûtre, qui n'y attacha, lui, aucune espèce d'importance.
Mais, depuis les premières paroles échangées entre M. Angelus et Élise, le vieux rédacteur à l'Écho du Parlement déposait pour elle, chaque soir, dans la loge, un exemplaire du journal. De quoi il fallut naturellement le remercier. Il était d'une si parfaite politesse, et même il se montrait si respectueux, que, chez la jeune femme, l'appréhension du début de leurs relations tomba ; elle n'éprouva même pas d'embarras lorsque, ayant lu le premier article de M. Angelus, elle dut en complimenter l'auteur.
M. Benedict Angelus, à qui le sort facétieux avait donné un nom fleurant l'encens et évoquant des patenôtres, n'y répondait en rien. Il en jouait lui-même, car il signait « Fra Angelico » des feuilletons touchant les Beaux-Arts, et qui, peu à peu, grâce à la liberté que leur avait donnée l'estime publique, débordaient sur le domaine de la littérature et de la morale. C'était un homme érudit, de grand sens et de beaucoup de goût ; il savait toucher jusqu'aux profanes. Aussi Élise, qui, en qualité de fille bien élevée, et de peur de s'embourber en quelque ouvrage dangereux, n'avait pour ainsi dire jamais rien lu, trouva, dans le feuilleton qui traitait de la supériorité des styles français, des choses qui se rapportaient à sa situation présente! Elle ne le dit pas à l'auteur, mais put lui avouer sans flagornerie que l'article l'avait intéressée. Les colonnes de Fra Angelico étaient toujours encadrées par un gros trait au crayon bleu.
Réfléchissant à ce qui l'effarouchait le moins en M. Angelus, Élise découvrit que c'était qu'il n'avait pas l'air de la prendre en pitié, comme faisait madame Courvoisier, par exemple, de qui il recherchait le fricot. Son esprit cultivé, sa situation d'écrivain masqué, sa pauvreté même, — car le relatif succès dans un journal grave procure rarement la fortune, — et le contentement de son sort modeste, le plaçaient au-dessus de toutes les conventions. Il s'intéressait à cette jeune et jolie locataire qui vivait seule dans un appartement du temps de Béranger ; et, garanti par son âge et sa mine contre toute interprétation équivoque de ses relations, il laissait son libre esprit prendre plaisir au caractère aventureux de la rencontre. Il craignait seulement que celle qu'il nommait à part lui « sa nouvelle amie » fût peu flattée s'il lui parlait dans la rue, — et c'était là seulement qu'il pouvait lui parler, — à cause de l'habit trop médiocre qu'il portait. Mais Élise, au contraire, qui n'avait pas manqué de remarquer le pantalon élimé et la barbe mal taillée, estimait ces particularités propres à écarter d'elle d'emblée, dans la rue, toute ancienne et inopportune connaissance. « Je croiserais mon mari, se disait-elle, qu'il s'éloignerait de moi!… » Et elle en était bien aise.
La connaissance de M. Angelus ne tira d'ailleurs toute sa valeur que du fait qu'elle était unique en la vie actuelle d'Élise. Élise parcourait le journal par acquit de conscience, et le feuilleton, de temps à autre, où elle trouvait parfois matière à soutenir ses rêveries. Puis la pittoresque figure du journaliste venait à son secours dans sa correspondance avec Jean-Marie, qu'elle-même se prenait à juger trop uniquement sentimentale et peut-être fastidieuse pour son destinataire. La figure de M. Angelus, traitée légèrement, à la burlesque, fournissait un élément d'échange. Et quand Élise était par trop mélancolique, ou même désespérée par les retards de Jean-Marie à décider de son retour, de peur de l'importuner par les seules lamentations de son cœur, elle recourait à quelque nouveau croquis d'après la figure de M. Angelus. Le bon M. Angelus ne se doutait pas de l'usage singulier qu'on pouvait faire de sa personne, de sa barbe hirsute, de son misérable pantalon et des innocents désirs de son estomac à la table du ménage Courvoisier! Fra Angelico, du fameux journal où écrivit l'élite du XIXe siècle, servait de succédané à l'aliment d'amour dont manquait, par suite d'une délicate attention supérieure, la correspondance d'une femme passionnée.
Il servit à autre chose.
A mesure que se prolongeait à Granville le séjour de M. Le Coûtre, Élise, à qui il était interdit de se fixer une date pour le recommencement de son bonheur à Paris, Élise songeait à Granville et sentait naître en elle une nostalgie de Granville plus vive que celle dont avait souffert son amant avant d'y succomber. C'était un sujet auquel elle ne pouvait faire que de brèves allusions en ses lettres, M. Le Coûtre ayant toute prête la réponse déjà fournie, à savoir qu'il n'avait dépendu que d'Élise d'aller à Granville au commencement de la saison. Elle jeta, comme par hasard, le nom de Granville, lors d'une rencontre qu'elle eut avec M. Angelus. M. Angelus connaissait très bien Granville : il connaissait tout. Il lui promit de lui communiquer un feuilleton déjà vieux de quelques années, où il étudiait l'église de la haute-ville et les remparts, un autre où il était question de Saint-Pair, village dont les La Hotte portaient le nom, et de l'accès au mont Saint-Michel, le but des excursions d'enfance d'Élise et de ses frères. M. Benedict Angelus avait un nom à être tombé du ciel : il en venait, c'était évident.
Elle parla de Granville à M. Angelus sur un ton qui ne pouvait qu'achever d'instruire un homme si expérimenté sur l'état d'esprit d'une jeune femme. Par madame Courvoisier, il savait, cela va sans dire, qu'Élise avait fui son mari et pris un amant ; il n'ignorait pas que cet amant était pour le moment à Granville ; mais ce que madame Courvoisier, l'eût-elle su, n'eût jamais consenti à apprendre à personne, c'était la façon dont Élise aimait son amant. M. Le Coûtre n'étant point pour madame Courvoisier l'homme qui convenait à Élise, madame Courvoisier n'admettait pas qu'Élise aimât sérieusement M. Le Coûtre. Après un quart d'heure de conversation, le très avisé journaliste acquérait la certitude qu'il s'agissait, au contraire, de la part d'Élise, d'un amour éperdu. Il suffisait d'entendre celle-ci parler de Granville! Pour qu'une ville soit bien chantée par un poète, il faut que celui-ci y loge son amie. Nulle description de Granville, lieu d'ailleurs pittoresque, n'approchera de l'enchanteresse image qu'une pauvre jeune femme peu lettrée évoquait en marchant à côté d'un vieux feuilletoniste, sous les arbres du quai du Louvre. Sans doute, elle était à demi sincère en rappelant ses années de jeunesse, le casino de bois, la plage de galets, la dune, le cours Jonville et même le port et les îles Chausey : elle ne croyait pas, ce faisant, ne penser qu'à M. Le Coûtre. Cependant, trois mois auparavant, quand M. Le Coûtre lui avait proposé de passer la saison d'été à Granville, ce qui eût arrangé bien des choses, que ne lui avait-elle pas dit contre la ville même qu'elle avait, disait-elle, assez vue, où elle s'était trop ennuyée, enfin qui ne possédait aucun charme!
M. Angelus comprit rapidement que, quelle que fût la séduction de Granville, ce n'était pas sur son savoir archéologique touchant la vieille église, les anciens remparts, ou l'histoire du pays, qu'il convenait d'insister pour se placer à l'unisson avec sa compagne. En fait d'érudition, il recourut à la connaissance du cœur humain, plutôt ; et, aux souvenirs de la ville si chérie, il mêla adroitement des réflexions et sentences, parfois empruntées à nos moralistes, et parfois originaires de son propre cru, et qui avaient trait aux sentiments que les hommes nous inspirent plus sûrement que les paysages. Et, comme il était discret et suffisamment habile, il s'aperçut qu'Élise le suivait sur cette pente étrangère en apparence seulement, car en fait le sujet ne changeait point pour elle.
Il en résulta chez cet homme, accoutumé à la compagnie des sceptiques, un étonnement d'abord, puis une sympathie pour une âme trop éprise et, par conséquent, vouée à quelque insigne malheur.
Leurs entrevues étaient courtes, comme il convenait, dues seulement au hasard, mais secrètement recherchées de l'une et de l'autre. M. Angelus procurant par sa conversation quelque soulagement à Élise, Élise intriguant M. Angelus par son cas peu commun, par sa qualité de femme jeune et charmante et par le danger qu'elle courait.
C'était la première fois qu'Élise entendait des propos plus élevés que ceux du commun, mais, comme M. Angelus n'y mettait aucun pédantisme, elle s'en apercevait à peine. Il eût cité ses auteurs, elle eût été aussitôt intimidée par lui et l'eût juché à une grande altitude. Mais il avait coutume de dire des choses originales et souvent profondes sur le même ton qu'il eût dit : « Madame, le temps se couvre ; avez-vous pris un parapluie? » Et personne n'y faisait attention.
L'embarras consistait entre eux en ce qu'ils ne pouvaient pas parler du sujet qui précisément les unissait et inspirait leurs entretiens, car on était à une époque où le goût de la ligne la plus courte ne nous avait pas encore habitués à franchir, fût-ce avec brutalité, les obstacles. On a aimé longtemps les chemins sinueux qui contournent la place ; on s'y est attardé à cueillir mainte fleur exquise que nous ne connaissons plus, et ces atermoiements et ces précautions semblent aujourd'hui ridicules.
Élise faisait fi des convenances, ou plus exactement elle les immolait à son amour, toutes les fois qu'elle se trouvait en présence d'intimes, par exemple : de ses parents, ou bien de gens d'une autre condition qu'elle. Mais elle se fût jugée déshonorée de dire nettement : « j'ai un amant » à M. Angelus, rédacteur à l'Écho du Parlement, qui cependant le savait, ce dont elle n'avait pas le moindre doute. Elle l'eût trouvé malappris s'il avait, lui, seulement fait mine de savoir ce qu'elle n'ignorait pas qu'il savait, et alors même qu'un de ses plus vifs désirs eût été que cette glace tout artificielle entre eux fût rompue.
Un jour qu'elle avait rencontré M. Angelus au moment où il sortait de la loge, après son déjeuner, et qu'elle avait poussé avec lui la promenade jusqu'au pied de la terrasse des Tuileries, au bord de l'eau, elle vit sortir tranquillement du Jardin, traverser le quai et s'engager sur le pont de Solférino, — et son compagnon, tout en discourant, vit comme elle, — qui? Un homme grand, robuste, la mine fraîche et dorée : M. Jean-Marie Le Coûtre.
M. Angelus fit preuve de sang-froid en n'abandonnant pas le fil de son discours, car il était fort étonné ; mais Élise perdit complètement la tête. Elle était devenue livide ; elle n'entendait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle avait très bien vu que M. Angelus reconnaissait son amant. Cependant elle dit tout à coup à M. Angelus : « Au revoir, monsieur… », le planta là et courut derrière Le Coûtre, qu'elle rattrapa sur le sommet de la courbe du pont.
— Depuis quand êtes-vous ici? Vous ne m'avez pas avertie!…
M. Le Coûtre dit qu'il arrivait, qu'il ne l'avait point prévenue parce qu'il ne voulait pas lui adresser un télégramme de là-bas.
Il était inexact qu'il arrivât à l'instant, puisqu'il marchait, la canne à la main, sans sacoche, sans manteau, sans poussière sur son vêtement. Mais elle ne s'attarda point à l'interroger là-dessus, car elle percevait ces particularités à peine ; le doute n'avait pas pénétré en son âme, et, d'ailleurs, la joie de retrouver Jean-Marie, n'importe où, et quelle qu'en fût la manière, lui oblitérait l'intelligence. Elle suffoquait ; elle dut s'appuyer contre lui. Et lui, lui disait : « Tenez-vous! Prenez garde!… Nous ne sommes pas chez nous… » Il était réaccoutumé à sa vie solitaire et ressaisi par la terreur d'être aperçu dans la ville en compagnie d'une femme, surtout d'une femme qui se compromettait si aveuglément, surtout d'Élise.
Ces précautions, cette réserve extrême, cette possession de soi firent, par contraste, souvenir Élise de la désinvolture avec quoi elle venait de planter sur le quai le pauvre M. Angelus, et puis, par analogie, des réticences qu'elle-même s'imposait à d'autres moments avec le même M. Angelus. Elle ne lui eût jamais dit : « J'ai un amant », mais elle venait devant lui de se jeter sur cet amant! Et, chose singulière, au vif même du chagrin qu'elle éprouvait à la minute présente, elle eut presque un sourire. Elle souriait et se moquait d'elle-même. Inconséquences des natures façonnées par l'éducation et qui gardent par hasard une spontanéité, une fraîcheur.
Jean-Marie lui-même, qui se défendait contre le trop chaleureux élan de sa maîtresse, la tutoya en passant devant l'étalage d'un bouquiniste qu'il connaissait!
On arriva rue Guénégaud. Les bagages étaient sur le sol de l'antichambre, mais vidés, le linge et les effets rangés dans les armoires.
— Depuis quand es-tu là? demanda Élise.
— Depuis hier, dit Jean-Marie.
Il était de retour depuis la veille, et il n'avait pas cherché à la voir.
Elle fut ébranlée en toute sa chair ; c'étaient deux grandes émotions successives trop rapprochées ; elle tomba dans un fauteuil et pleura.
Jean-Marie trouvait cette scène ennuyeuse ; il bourra sa pipe, l'alluma et attendit.
Élise se redressa, s'épongea les yeux, se passa de la poudre, et elle dit :
— Je ne te ferai pas de scène.
Les sanglots la suffoquaient encore. Elle se contint et s'apaisa. Il ne disait rien, car il était maladroit au mensonge, et la vérité, il sentait que mieux valait la taire. Celle-ci était cependant simple : ayant repris coutume à sa vie de garçon, entièrement libre, il n'était pas plus fâché de revoir sa maîtresse à Paris, une fois réinstallé, qu'il n'était pressé de l'embrasser dès la descente du train.
Et Élise songeait : « Je ne lui dirai pas, non, je ne lui dirai jamais le mal que son absence a pu me faire. Cela l'ennuierait, simplement… Et toutes ces minutes, toutes ces heures comptées sur le cadran de ma pendule, et ces jours et ces nuits rayés de ma vie… Pourquoi, tout cela? Pourquoi, mon Dieu? puisque lui, le voilà revenu… et qu'il n'est pas pressé!… »
Mais tout à coup, M. Le Coûtre ayant regardé l'image aimable que faisait Élise dans le fauteuil, fut content d'avoir une jolie et bien charmante femme à lui, idée qui ne l'avait pas atteint depuis longtemps ; et, sans paroles, il se pencha vers Élise, qui en fut trop heureuse.
M. Le Coûtre était resté bel et bien près de deux mois absent. S'il eût annoncé avant son départ l'intention de prolonger ainsi son voyage, Élise fût partie pour Granville en même temps que lui, à tous risques. A son retour, il éprouva pour sa maîtresse une ardeur renouvelée qui rappelait les premiers temps de la liaison et qui eut tôt fait de replonger Élise dans une complète griserie. Cependant il cachait mal ses arrière-pensées. Il était soucieux. Élise attribua cela à l'état de ses affaires. Non, elles allaient relativement bien, malgré la perte de deux bateaux dans l'année. Est-ce que par hasard il songeait aux pauvres hommes disparus sur le banc de Terre-Neuve? à leurs familles? Nullement. Il était ennuyé, il finit par le dire, parce qu'à Granville on jasait…
Élise pensa à son père, à sa mère. Jean-Marie apprit à Élise que personne ne parlait plus d'elle ni à monsieur ni à madame de La Hotte… Elle sentit son estomac se contracter, mais chassa une douloureuse pensée.
— Eh bien! dit-elle, tout cela, c'est affaire à mes parents et à moi. Mais toi?
Il sursauta. Il était de petite ville ; et il apprit à Élise la peine qu'un homme peut y souffrir, tout comme une femme, dont les mœurs sont irrégulières.
On jasait. Tout le monde, à Granville, savait qu'Élise avait fui le domicile conjugal ; quelques personnes n'ignoraient pas qu'elle fréquentait M. Le Coûtre. Comment toutes les autres ne le savaient-elles pas déjà? En réalité, toutes l'avaient entendu dire, mais beaucoup estimaient la chose peu croyable. De ceci Jean-Marie n'était pas autrement flatté ; il disait à Élise : « Votre réputation n'est sauvée, en somme, dans la majeure partie des esprits, que parce que vous aimez un homme qui n'est ni beau ni jeune… »
Cela mettait l'amoureuse en rage :
— Je t'adore, disait-elle ; tu es beau, tu es jeune.
Peut-être n'avait-il pas séjourné plus longtemps à Granville à cause des racontars qui le poursuivaient. Par la ville, on lui faisait des allusions sournoises ; sur le port, on lui tapait sur le ventre ou l'épaule en le nommant « gros paillard ». Il le dit à Élise afin qu'elle ne lui demandât plus : « Qu'est-ce que ça peut te faire? » En effet ces précisions et cette interprétation, par le vulgaire, d'un amour si grand, la blessaient.
L'amertume de M. Le Coûtre provenait de ce que, pour lui, désormais, Granville n'était plus Granville ; il n'y sortait plus le nez au vent, bon garçon connu avantageusement de tous, serrant la main d'un chacun, croisant d'un regard franc le premier venu, sur la digue, sur le cours, et sur les galets de la plage. Il avait résisté depuis quinze ans aux propositions qu'on lui adressait de se présenter aux suffrages de ses concitoyens pour les élections municipales. Cette année, on ne lui avait adressé aucune proposition. Quelques messieurs, d'un œil malin lui avaient dit, faisant allusion tout au moins à sa longue absence : « Vous, vous n'êtes plus d'ici… » Certains l'appelaient « le Parisien » et d'autres « le citoyen de Babylone! »
Le Coûtre se sentait exilé de sa ville natale, du centre de ses affaires, de son atmosphère. Il n'était pas homme à en éprouver de ces dépits qui se transforment en haine et parfois vous soutiennent. Il possédait un épais fonds de bonhomie ; il avait simplement du chagrin.
Et le seul moyen qu'il eût de l'atténuer ou seulement de le supporter était d'en faire confidence. Et à qui eût-il pu le confier, sinon à sa maîtresse?
Il le lui confia abondamment ; il ne garda rien pour lui ; quelle que fût la difficulté qu'elle eût d'abord à comprendre qu'il pouvait être sérieusement atteint, elle dut se rendre à l'évidence et ne plus ignorer que son amant avait perdu ce qu'il tenait pour le plus cher au monde.
La confession était faite si spontanément, avec tant de naturel et d'innocence, qu'Élise ne put un seul instant le soupçonner de lui faire grief, à elle, du malheur qu'il décrivait. Elle était aussi trop aimante pour penser que l'autre pût l'aimer moins, c'est-à-dire n'être pas encore heureux, infiniment heureux, malgré les ennuis que l'amour lui pouvait causer. Les ennuis? est-ce qu'elle n'en avait pas, elle? Cependant, qu'étaient-ils pour elle en comparaison d'une seule entrevue?
En vérité, tout ce que son amant lui racontait ne l'atteignait pas elle-même, dans le fond intime de son cœur, et elle croyait sincèrement que les baisers qu'elle donnait et le seul espace qui s'étendait entre ses deux bras toujours prêts à l'étreinte valaient bien Granville.
Elle le crut si fort qu'elle parvint à faire oublier à Jean-Marie le chagrin éprouvé par lui à Granville. Ce chagrin n'était que le résultat d'une impression éphémère dans un milieu hostile à toute liaison. Quoi d'étonnant qu'une nature précisément honnête en eût été influencée? Élise, incitée à penser davantage, ne pouvait-elle pas diriger les sentiments de son amant? Elle y songea et elle trouva d'instinct, dans ses réserves de femme, les moyens d'arriver à une telle fin. Ainsi, cette femme dotée de la meilleure éducation et destinée plus qu'aucune à la vie régulière, était poussée — une fois engagée dans l'amour — à employer les procédés d'action propres aux créatures dont le métier est de séduire. Si pure qu'elle fût en ses sentiments, si élevée que semblât à son esprit la passion dont elle environnait Jean-Marie, dès l'instant qu'elle était livrée à cette passion, c'est à l'amour seul et aux particulières exigences du tyran qu'elle sacrifiait ; et elle en adoptait toutes les mœurs, en les improvisant à son insu, avec une touchante inconscience. C'est ainsi qu'elle arrachait sans pitié et sans nulle considération, sous les plus beaux prétextes, un homme à la voie tracée aussi à lui par l'éducation, par les amitiés, par les habitudes prolongées, et par ce goût de la vie civique qui s'empare de bon nombre d'entre nous à un certain âge.
Jean-Marie sentait tout cela, sans être amené jusqu'à le préciser ; mais aussitôt hors de vue de la Sirène, il était éloigné d'elle par les vents du large. Il se trouvait à l'aise sous les embruns du port, dans sa barque de pêche, parmi les matelots au milieu desquels il aimait à s'attabler, et à ses îles Chausey, désert de rocs et de goémons qui lui semblait un paradis terrestre. Aussitôt de retour, il lui suffit de quelques jours pour se soumettre à l'emprise de sa jolie maîtresse ; il s'étonna même d'avoir pu se passer des douceurs d'une pareille tendresse ; il se reprocha d'avoir durement négligé Élise ; il voulut faire quelque chose pour elle ; et, comme, après tout, la plupart de ses amis de café n'étaient point à Paris encore, il donna à l'insatiable amoureuse quelques soirées par semaine. Ils dînaient ensemble ; ils passaient ensemble les heures suivantes, et, alors, rien, en vérité, ne s'opposait à ce que la nuit fût le prolongement de ces heures.
Grave concession qu'il devait être difficile de retirer, même après le retour des amis. C'était le fugitif, qui, rentré à la cage, en refermait plus étroitement la porte. Danger des réactions : on décide de se libérer et l'on redevient prisonnier davantage.
Mais Élise exultait. Elle en oublia l'épreuve de la fuite à Granville, et, en amante, par définition insouciante du lendemain, elle s'abandonna à sa joie.
Ce furent ses beaux moments, son triomphe. L'automne fut radieux pour elle. Et quand l'hiver revint et que revinrent aussi les amis de Jean-Marie, elle eut peu d'efforts à accomplir pour retenir celui-ci près d'elle : il avait eu le temps de contracter des habitudes. Il faisait sa partie de dominos, deux ou trois fois la semaine, avec Élise, qui savait aussi lui préparer de bien meilleur café qu'il n'en trouvait en aucun endroit de Paris, et des breuvages dont elle avait autrefois appris la recette de madame de La Hotte. Elle savait préparer la liqueur de cassis et les cerises à l'eau-de-vie de telle manière qu'elle était parfois jalouse de son œuvre, se demandant si c'était par la gourmandise ou l'amour que Jean-Marie s'attachait à elle tous les jours un peu plus.
Sa personne physique se modifia beaucoup à cette époque. Comme un arbre favorisé par la saison, elle donna toute sa fleur. L'alerte avait eu ce résultat que le bonheur présent se trouvait plus précieux et plus grand. Celui qu'elle avait goûté avant l'alerte ne lui semblait avoir été qu'une joie enfantine, un divertissement de pensionnaires ; il avait eu le caractère et le charme d'une surprise ; elle y était demeurée dans l'étourdissement. Dorénavant, elle était à même d'apprécier et la face de son bonheur et son revers possible. Cela communiquait une maturité à son ardeur. L'amour ne participait plus chez elle de l'affolement, mais commençait à se laisser considérer de près, analyser, mesurer à sa juste valeur : et loin d'y perdre, il gagnait.
Dès lors commença pour Élise une période qu'elle nomma elle-même, plus tard, « le temps du Paradis terrestre ». Son farouche ami était apprivoisé : l'animal dompté est plus docile — ou du moins semble l'être — que celui qui naquit familier, à l'ombre de nos communs. Jean-Marie subissait le charme d'une amante chaque jour embellie et de qui la puissance s'augmentait à mesure que diminuait l'ingénuité première. Élise, à présent, raisonnait son empire : elle administrait son pouvoir ; elle savait quelles libertés il convient d'octroyer et tout ce qu'on achète de précieux moyennant ces largesses. Elle connaissait les points où il convient de ne jamais faire peser la tyrannie et ceux où un certain autoritarisme ne s'applique pas sans procurer, au lieu d'une douleur, un plaisir.
Certes, elle était aussi peu que possible femme à abuser de cette lumière nouvelle ; une telle science dans la conduite de l'amour n'ayant été formulée devant elle en aucune langue, était garantie des abus que comporte tout système : c'étaient moyens purement empiriques qui ne se superposaient même pas à sa tendresse, mais se fondaient en elle ; Élise eût été bien incapable de les enseigner à ses pareilles ; elle en usait ingénument et en parfumait son atmosphère enchantée. Les semaines, les mois passaient : comme un peuple heureux, Élise n'avait pas d'histoire.
Depuis qu'il consacrait plusieurs soirées par semaine à Élise, Jean-Marie subissait les taquineries de la « bande ». C'est le nom qu'il donnait lui-même aux amis, à qui appartenait l'autre partie de la semaine.
« La bande » était composée d'hommes de son âge, à peu d'années ou de mois près, les uns et les autres, « dans les affaires », gagnant gros pour la plupart, économes toutefois, comme les petits bourgeois de ce temps-là, et tous atteignant ce moment de la vie où l'encolure dépasse 43, et où ne connaît plus de limites la ceinture du pantalon. Au delà d'un certain embonpoint, l'homme infailliblement prend ses aises. C'était une petite compagnie, qui, où qu'elle allât, n'allait jamais que fort résolue à ne pas se laisser « embêter ».
Dans « la bande », Jean-Marie Le Coûtre, qui passait pour cultiver le mystère, avait bénéficié, un temps, de la parfaite discrétion par lui observée. Une aventure qu'on ne narre point, même aux amis, est interprétée tout d'abord dans un sens avantageux. Mais tout s'use ; à Paris, un loustic introduit vite un mot plaisant ; le mot tourne à la scie ; et, lorsqu'il s'agit d'amours, l'incertitude, l'obscurité et le silence qui semblent d'abord auréoler une princesse, peuvent tout aussi bien être tenus pour cacher un laideron… Sans doute M. Le Coûtre n'était pas de tempérament à se laisser importuner par une allusion désobligeante ; mais l'allusion repoussée, fût-ce du haut d'une taille herculéenne, elle renaît sous mille aspects inoffensifs. Finalement, sans que rien fût d'une façon positive formulé autour de lui, Jean-Marie Le Coûtre ne pouvait plus ignorer que les moins malveillants l'accusaient de tenir à la cave sa maîtresse, en barbon qu'il était.
D'autre part, se trouvait parmi ceux de « la bande » un important joaillier de la rue Daunou, nommé Saulieu, qui, célibataire comme Le Coûtre, possédait une maîtresse qu'il amenait parfois avec lui. Celle-ci plaisait beaucoup et était l'ornement des soirées à la taverne. Le moyen qu'on n'opposât pas l'attitude de Saulieu à celle de Le Coûtre? La situation de celui-ci en devenait, à la longue, difficile.
Jean-Marie ne s'ouvrait pas de l'aventure à Élise, parce qu'il était assez intelligent pour comprendre que le seul remède était de souffrir en se taisant ou bien d'abandonner ses amis. Or il n'était homme ni à supporter la contrainte, ni à s'écarter de son cercle masculin.
— Qu'as-tu? lui demandait Élise. Tu parais songeur?…
Il n'osait pas lui avouer l'objet de sa réflexion, comme s'il eût eu quelque chose d'indigne à proposer :
— Je songe, dit-il, cependant, que tu n'as pas tout ce qu'il te faut…
— C'est fou! s'écria Élise. Que me manque-t-il? Je t'ai.
— Tu es seule. On ne vit pas seul, quoique tu prétendes.
— Moi? je ne souhaite pas de voir un autre être que toi!
C'était manqué, encore une fois. Jean-Marie se mordait les pouces en maudissant sa maladresse.
Comme en tous les mauvais cas, il se sentait faible, il hésitait, il recourait aux demi-mesures.
Il voyait devant lui une balance ; il en discernait le fléau, et les deux plateaux tant bien que mal équilibrés. Dans l'un de ceux-ci il allait falloir ajouter un poids. L'un des plateaux était celui d'Élise, l'autre celui de « la bande ». Délibérer longuement n'était plus possible.
Il essaya de rogner un peu sur le temps consacré à Élise. Sous des prétextes, et même sans prétextes, il renonça, une fois, puis deux fois la semaine, à la camomille, aux pantoufles, aux douces gâteries, à la compagnie tendre de sa maîtresse. Et il espérait que, accordant davantage aux amis, ceux-ci petit à petit oublieraient la maîtresse. Il consentait plus volontiers à paraître lâcheur ou lâché qu'à demeurer en butte aux plaisanteries touchant le physique de sa belle!…
Ce parti ne donna de bons résultats ni d'un côté ni de l'autre. Du côté de « la bande » on ne lui cacha pas qu'on le tenait pour un homme trahi. Du côté d'Élise, ce fut simplement la douleur ; la douleur vraie, muette d'abord, puis s'exprimant par ces douces plaintes qui sont pires que des cris ; la douleur profonde qui vous touche, vous attendrit ou bien vous crispe.
En ces instants critiques, Jean-Marie n'était retenu près d'Élise que par la timidité, par l'ascendant qu'elle avait sur lui en qualité de « femme du monde ». Aussitôt que, chez lui, était détendu le lien amoureux, c'était par une telle valeur qu'Élise gardait son ascendant. Si elle ne l'eût ainsi maîtrisé, d'ailleurs à son insu, elle était perdue.
Jean-Marie en vint à commettre un acte qui n'était pas conforme à sa nature, mais qui lui était offert comme expédient de fortune. Il arrive que, dans un cas désespéré, l'instinct de la conservation — tout comme, d'ailleurs, à l'inverse, l'ivresse du sacrifice — fassent accomplir à un homme un geste exactement opposé à celui que l'on pouvait attendre de lui.
Jean-Marie, capable d'agir à la secrète, mais non de fourberie, ne s'avisa-t-il pas de vanter à son ami Saulieu le restaurant Lapérouse que celui-ci connaissait seulement par ouï-dire!
Jean-Marie vanta le restaurant Lapérouse à son ami Saulieu, célibataire pourvu d'une maîtresse, et à nul autre. Le négociant de la rue Daunou crut devoir entendre que Le Coûtre l'honorait d'une faveur ; Le Coûtre était timide, chacun savait cela ; Le Coûtre n'osait pas l'inviter tout de go à une partie carrée… Outre le plaisir de faire un bon dîner, la curiosité piqua le négociant Saulieu et piqua plus fort la maîtresse de celui-ci.
Saulieu et sa maîtresse allèrent dîner au restaurant Lapérouse et s'en trouvèrent bien ; mais ils n'y virent pas Le Coûtre. On ne s'était en effet donné aucun rendez-vous.
— Mais, c'est très bien, votre gargote, glissa Saulieu à l'oreille de Le Coûtre. Pourtant, la cuisine m'a paru fade…
— Vous m'étonnez!
— Vous manquiez. Comprenez-vous? Quel jour donc y allez-vous?
— Heu… fit Le Coûtre, mal préparé,… heu… eh! bien, mardi, par exemple.
— Ha.
Deux petits mots imprévus, n'ayant l'air de rien.
Cependant Jean-Marie sentit son cœur battre, trop fort. Ah! par exemple, voilà qui était nouveau pour un gaillard de sa trempe.
Ce colosse fut troublé comme une fillette, comme un gamin qui se jette en sa première aventure.
Cependant il fallait aller de l'avant.
Mais, aller de l'avant, c'était entraîner Élise dans un traquenard. De loin, oui, oui, il avait bien considéré l'événement comme inévitable. Mais l'événement, considéré de près, quelle différence!
Il avait dit : « Mardi », jour qui tombait le surlendemain, afin de se ménager le temps, tout juste, de préparer Élise, s'il adoptait le parti de la préparer, et afin de s'excuser vis-à-vis de lui-même de ne la point préparer, faute du temps qui eût été à cela nécessaire, s'il adoptait le parti un peu cavalier de ne la pas préparer.
Ce fut ce dernier parti qu'il adopta.
Jean-Marie n'eût jamais cru qu'il était si difficile de mal agir. Il fut, durant un jour et demi, poursuivi par le remords. Il ne parvenait pas à dissimuler son tourment. En le laissant apercevoir d'Élise, il se condamnait aux yeux de sa maîtresse, car elle était trop fine pour ne point attribuer plus tard un tel trouble à la préméditation de la rencontre, lorsque la rencontre, qu'on aurait prétendue fortuite, serait devenue un fait accompli. Or, Élise ne pouvait manquer d'apercevoir un état anormal en son amant. Elle le lui signala. Il le mit sur le compte de ces si complaisantes « affaires » qui sont toujours là pour un homme, toutes prêtes à expliquer tout.
— Il faut te reposer, dit Élise. Tu te couches trop tard… Je ne t'en dis rien, mais les soirées, de plus en plus fréquentes, que tu passes loin de moi, ne te sont pas bonnes!…
— Tu as peut-être raison, dit Jean-Marie. Tiens! nous allons dîner tous les deux…
Ah! voilà qui plaisait à Élise! On n'était encore qu'au lundi. Les deux amants allèrent ensemble chez Lapérouse et, comme à l'ordinaire, ne s'y heurtèrent à aucune figure connue. Élise était heureuse ; mais elle ne déridait pas Jean-Marie. Il pensait à la scène du lendemain, qu'il avait voulue et provoquée, et il avait l'œil du marin qui voit descendre régulièrement le baromètre.
Mais, pour Élise, le restaurant était la fête ; et, impuissante à rasséréner Jean-Marie, ce fut elle qui le lendemain lui dit :
— Si nous y retournions, qu'en dis-tu?
Par cette parole providentielle, il sembla soulagé. La puérilité de cet homme robuste était si grande, qu'il lui parut que ce n'était plus lui qui entraînait Élise vers le couple irrégulier auquel il y avait tant de chances qu'on se mêlât, peu ou prou, mais qu'un caprice de la seule Élise décidait du sort. Il eut l'astuce de répondre :
— Ce n'est pas moi qui t'y conduis!…
Élise était enivrée par la perspective d'un deuxième jour de liesse, à passer en compagnie de son amant.
Ils allèrent donc, le mardi, dîner chez Lapérouse, et d'assez bonne heure. Beaucoup de tables étaient inoccupées encore.
Jean-Marie, qui recherchait toujours le voisinage des fenêtres, s'installa près de l'une d'elles, dans une pièce petite au plafond bas, aux murs ornés de peintures vieillottes, et il commanda le menu, tout en reluquant les personnes qui entraient dans la même salle, celles qui passaient par cette salle pour pénétrer dans la suivante, et celles même que l'on voyait par la porte ouverte, passer directement de l'escalier à la salle du fond.
Élise et Jean-Marie n'avaient pas achevé le potage, que firent leur entrée Saulieu et sa maîtresse. Ceux-ci allèrent tout droit à une table située à l'encoignure opposée, c'est-à-dire qu'Élise, assise vis-à-vis de Jean-Marie, les voyait et voyait surtout la maîtresse de Saulieu, celui-ci tournant le dos à Jean-Marie.
Avant de s'asseoir, les hommes s'étaient reconnus et avaient échangé un signe. Jean-Marie, d'abord pâle, avait « piqué un soleil » comme un collégien.
Nullement troublée, Élise lui demanda :
— Tu les connais?
— C'est un joaillier de la rue Daunou ; je le rencontre à la brasserie…
— Elle est bien, dit Élise.
Jean-Marie se sentit d'une lâcheté totale. Il eût pu préparer Élise, la sonder, savoir ce que lui produirait un contact plus rapproché, et menaçant, avec un ménage irrégulier comme le sien… A vivre dans l'irrégularité on se donne à soi-même de bonnes raisons, mais aux autres?… Il n'ajouta pas un mot sur le couple voisin.
Élise demanda :
— Quel âge lui donnes-tu?
— A qui?
— A la femme de ton joaillier…
— Je ne sais pas… La trentaine peut-être.
— Tu la connais donc?
— Pourquoi?
— Tu lui donnes la trentaine, et tu ne la vois pas ; tu ne l'as pas regardée!
— Je la connais pour l'avoir vue à la brasserie.
— Ces messieurs, alors, amènent leur femme à la brasserie?
— Mais, voyons! Crois-tu que ce soit un mauvais lieu?
Élise, après tout, n'ayant été que fort peu parisienne, ignorait ce détail de mœurs. Et elle ne lui reconnaissait d'ailleurs pas d'importance. Mais elle regardait beaucoup la jeune femme, qui lui rendait la pareille amplement.
— Elle n'a pas l'âge que tu lui donnes, dit-elle à son ami. Elle est décidément bien.
— Ils s'adorent, dit Jean-Marie.
Il ne savait si Saulieu et sa maîtresse s'adoraient, mais l'optimisme et la bonne humeur d'Élise, après qu'il avait appréhendé des catastrophes, lui faisaient tout interpréter d'une manière favorable. Son bel appétit reprit. Élise, qui regardait toujours le couple, demanda :
— Est-ce qu'ils ont des enfants?
— Non, dit Jean-Marie.
— C'est dommage!
Il fut alors sur le point de lui dire qu'ils n'étaient pas mariés. Après quoi, tout eût été facile : Élise, sachant à quoi s'en tenir, les accueillerait ou non. Oui, mais s'il lui déplaisait de les accueillir? Et il ne dit rien. Il eût pu, par contre, pousser Élise vers le but qu'il souhaitait d'atteindre en entamant l'éloge soit de la jeune femme, soit de Saulieu. Mais rien de tout cela!
L'heure s'écoulait. Il était visible que, dans la salle du restaurant, les deux couples, seuls, étaient là « en partie », et décidés à dîner bien.
Aux autres tables, des clients habituels, appelant maître d'hôtel et garçons par leur prénom, causant familièrement avec le patron, déjà réglaient leur addition.
Élise, qui avait bu du champagne, eut une idée juvénile :
— Nous allons rester seuls, eux et nous, dit-elle.
Et cette constatation simplette la fit sourire. Jean-Marie était abasourdi, mais troublé encore.
Le moment vint, en effet, où les deux tables, seules, demeurèrent occupées. Il fallait parler très bas pour qu'on ne s'entendît point de l'une à l'autre. Alors le cœur de Jean-Marie se reprit à battre avec excès ; et celui d'Élise aussi, mais pour un motif différent.
— Si je n'étais pas avec toi, dit Élise, tu leur parlerais…
— Évidemment!
— Ils t'auraient peut-être invité à leur table?
— C'est probable. Et puis?
— Et puis, je te gêne : voilà ce que je constate.
Jean-Marie empoigna de sa main puissante les doigts menus d'Élise, et, très sincèrement, il les retint avec tendresse.
Élise demeura un moment mélancolique. Elle faisait un retour sur elle-même et sur les choses. Alors elle eut cette réflexion inattendue, qui stupéfia son amant :
— C'est bien la première fois, soupira-t-elle, que je regrette de n'être que ta maîtresse!…
Si une occasion de parler devait se présenter, c'était bien celle-là. Jean-Marie n'eût jamais osé souhaiter circonstance plus favorable à ses fins ; et il pouvait ainsi atteindre son but sans déloyauté finale. Mais il était trop surpris, trop ébaubi par la trop belle faveur du destin. Et en outre, comme toujours, se présentait l'idée de parler, de s'engager dans une explication, de dire par exemple : « Nous ne sommes qu'amants? Mais eux aussi!… Alors?… » Non ; il dit un mot quelconque et inutile :
— Pourquoi?
— Parce que, dit Élise, tu aurais pu te trouver avec des gens qui t'amuseraient peut-être… Et je serais tout de même restée avec toi…
Non, Jean-Marie n'était pas homme à piétiner si longtemps et à se donner des palpitations comme une femmelette!… Puisqu'il était encouragé par Élise elle-même, et sans bien saisir d'ailleurs ce qu'il y avait de charmant dans l'être délicat dont il retournait le sort comme une carte à jouer, sans s'incliner à gauche ni à droite, tout en savourant son café, il mima soudain, vulgairement, une scène de Footit et de Chocolat qui désopilait alors Paris, au Nouveau-Cirque. La scène était classique parmi les habitués de la brasserie fréquentée par Saulieu et Le Coûtre. On imitait le téléphone, instrument encore rudimentaire. Et Jean-Marie, prenant tout à coup un étrange accent anglais, dit :
— Allô!…
— Allô!… répondit sur le même ton Saulieu, sans plus bouger que n'avait fait Le Coûtre.
— Avez-vô bien dîné?…
Puis ils ajoutèrent quelques propos d'une parfaite niaiserie.
La maîtresse de Saulieu riait à s'étouffer.
Élise assistait à cela, sidérée, le jugement suspendu, ne sachant pas… N'avait-elle pas vu les choses les plus extraordinaires depuis qu'elle avait dit adieu aux mœurs des siens? N'avait-elle pas tout trouvé beau et bien, pourvu que son amour le couvrît? Elle faisait la figure d'une jeune femme mariée à un étranger et qui assiste pour la première fois à une représentation donnée dans une langue qu'elle ignore, mais qui est celle de l'homme aimé d'elle.
Élise éprouvait, par-dessus tout, la satisfaction de voir son amant rasséréné, rieur, et mieux dans son élément, sans aucun doute, qu'il ne l'avait jamais été depuis qu'elle le connaissait.
La farce des deux pantins se poursuivait, à l'inextinguible joie de l'amie de Saulieu, qui, parfois, d'une voix cristalline, ajoutait du sien aux communications téléphoniques. La glace, par le moyen de ce jeu, était rompue. Le moyen, après cela, de ne pas se rapprocher? Les présentations, du moins celles des deux femmes, furent faites en bredouillant. Parmi les rires, Élise ne remarqua même pas que son amant disait, non pas : « Monsieur et madame », mais « Monsieur Saulieu » et puis : « Madame… »
On se réunit pour prendre les liqueurs. Élise ne pensait pas à elle-même, pas davantage à la situation, mais seulement à la joie de Jean-Marie.
Quand on se quitta, Élise dit à son amant :
— Tout de même! j'ai un scrupule…
— Renfonce-le! dit Jean-Marie.
Il devenait brutal, comme il était devenu d'une assez lourde vulgarité, aussitôt en contact avec sa compagnie ordinaire.
Et il remit à plus tard l'ennui d'avouer à son amie que son scrupule était superflu et que le couple auquel il l'avait mêlée n'était pas plus régulier que le leur.
— Non!… quant à ça! non, dit Élise, je ne me vois tout de même pas assise sur la banquette d'une taverne, devant un bock, au milieu de la tabagie… Mais, ne te chagrine pas, mon chéri. Écoute la solution que j'ai décidé de te proposer et qui ne me paraît pas impossible. Voilà :
» Je ne songe pas, bien entendu, à te priver d'aller à la brasserie avec ta bande. Tu iras sans moi. Mais, pour ne pas te priver d'elle les jours que tu m'accordes, ou certains de ces jours, eh bien, pourquoi n'inviterions-nous pas ta bande à venir chez moi?… La pièce qui me sert de salle à manger peut se prêter à cette réunion ; j'achèterai des verres, des cartes à jouer, je me procurerai de la bière… On pourra à la rigueur compléter le mobilier…
— Tu ferais ça? dit Jean-Marie. Jamais on ne saura ce que tu peux être gentille!
— Tu crois que ça leur plairait?
— Il n'y a pas de doute… Ah! oui, mais… et Saulieu?
— Eh bien! Saulieu?
— Je veux dire : Saulieu et Clara?…
— Mais Clara viendra avec Saulieu! Je n'ai pas de raisons pour faire la prude… D'ailleurs, et elle se tient très bien, cette petite femme, elle est sympathique. A propos : d'où sort-elle?
— Je n'en sais rien. Elle a épousé un couturier qui l'a trompée avec toutes ses premières et avec quelques clientes et lui a fait mener une vie infernale. Elle est veuve depuis quatre ans, et, depuis deux, l'amie fidèle de Saulieu qui lui fait mener, brasserie à part, l'existence la plus bourgeoise.
Le terme « bourgeois » appliqué à quoi que ce fût, mais de non conforme aux lois, faisait toujours sourire Élise.
Jean-Marie était habitué à lui voir exprimer, par son visage fin, quantité de nuances qui, par leur nature, devaient échapper à un homme de son espèce. Depuis longtemps il ne s'inquiétait plus de cela, et il en résultait au contraire au bénéfice d'Élise un prestige.
Élise s'occupa dès lors à bouleverser son appartement. Bien qu'elle eût l'air de tenir l'opération comme légère, en fait, l'opération entraînait une quantité de petites opérations accessoires. Par exemple, il manquait des chaises, un canapé, des cendriers, la verrerie, les pots à bière, des plateaux et même un tapis dans la pièce dite salle à manger. Il manquait des porte-manteaux dans l'antichambre. Élise eût-elle jamais pensé être exposée à recevoir deux personnes à la fois dans son perchoir? Son perchoir représentait pour elle la solitude, la rêverie amoureuse pour quoi il suffit de peu de matière ; quelque négligence, un aspect quelque peu bohème ne la choquaient même pas, mais à la condition que ce fût dans la solitude. Dès l'instant qu'un rite quelconque rappelant, fût-ce du plus loin, les mœurs de la société, s'introduisait en son appartement, il fallait à tout prix qu'Élise donnât aux choses un aspect traditionnel et classique. Une nécessité s'imposait à elle, à savoir : que rien ne manquât.
Et tout manquait! Elle s'en apercevait après coup, la proposition de « recevoir » chez elle étant faite, et ayant enthousiasmé Jean-Marie. Tout manquait, non seulement dans la pièce destinée à accueillir « la bande », non seulement dans l'antichambre, mais dans la chambre à coucher, où il se pouvait que l'aimable Clara vînt ôter son chapeau, se laver les mains ou se trouver mal : que sait-on jamais?
Élise voulut qu'en huit jours tout fût prêt. Elle consacra à cette besogne son temps, ses économies aussi, voire davantage. Il est juste d'ajouter qu'elle fut ardemment secondée par la bonne Mélanie, heureuse de voir enfin du mouvement, du monde, d'entendre du bruit, et par madame Courvoisier, qui, ne pouvant faire de sa locataire ce qu'elle appelait une « femme comme il faut », exultait à la seule pensée que de la « femme comme il faut » Élise allait du moins accomplir un des gestes essentiels, qui est, disait-elle, de « recevoir bourgeoisement ».
Quand tout fut prêt ou fournit l'apparence de l'être, Élise ne manqua pas d'éprouver la satisfaction qui suit un effort accompli ; mais alors, c'était, depuis huit jours, le premier moment de réflexion qu'elle eût, et il lui semblait, sans qu'elle s'analysât bien, que tout cet ordre et tout ce confort introduits en son perchoir, et qui inspiraient l'admiration à la concierge et à la servante, lui laissaient à elle, par un contraste singulier, l'idée de ravage et de ruine…
« Pourquoi? » se demandait-elle. Et elle crut que cela provenait de ce que ces meubles, ces carpettes, ces ustensiles étaient trop neufs, sentaient l'installation rapide, provisoire, répandaient une odeur publique comme, par exemple, un box d'exposition. Et elle s'évertua à ajouter des inutilités, ou le superflu qui finit la grâce d'un appartement ; elle voulait imiter ce que la vie dépose jour après jour et qui, à la suite de longues années, communique aux murailles comme aux choses un peu de la personnalité des habitants. Vieux coussins, gravures anciennes, bibelots d'étagère, éventails si évocateurs lorsqu'ils vous viennent de famille, si muets quand on ignore à quelles haleines ils ont mêlé leur brise, silhouettes, miniatures! Elle croyait combler le vide, et elle le rendait plus sensible. Elle se rongeait. Elle contracta des dettes. Pour qui, pour quoi tout cela? Était-ce pour elle? Évidemment non. Pour son amant? Sans doute, mais exactement pour que Jean-Marie demeurât plus étroitement uni à « la bande »!…
Tous les sacrifices, elle les accomplissait en vue d'obtenir le résultat le plus opposé à ses fins personnelles les plus chères. Elle était venue ici pour être seule, ou pour y attendre, seule, chaque jour, le moment de voir l'homme qu'elle aimait. La nudité de ses trois petites pièces lui avait plu parce qu'elle-même peuplait chacune d'elles de ses rêves et de son intime bonheur. Ses pièces, désormais garnies, ne lui rappelaient plus seulement Jean-Marie mais une exigence inhérente au caractère de Jean-Marie, à savoir quel besoin Jean-Marie avait des autres et non pas d'elle!…
Cependant, ce qu'elle avait détruit là, en ayant l'air de construire, elle l'avait fait, c'était afin d'éviter un mal plus grand.
Voilà à quoi elle songeait, allongée sur une chaise longue nouvelle, en se reposant du tracas de toute une semaine.
Madame Courvoisier, prise d'un regain d'affection pour sa locataire, montrait le nez sous les prétextes les plus inattendus : un fournisseur s'était présenté avant l'heure du lever de Madame ; on n'avait pas voulu déranger Madame ; le fournisseur repasserait. Et Élise pestait, car il s'agissait précisément d'un objet dont elle avait un pressant besoin : une chope à bière qui certainement ferait dire à quelqu'un : « Mais on a tout ce qu'il faut dans cette maison! » Madame Courvoisier mettait à profit l'occasion pour reparler de son appartement du haut, avec terrasse et tonnelle… Elle ne l'avait toujours pas loué ; elle endossait la responsabilité de le réserver à Madame… Madame changerait bien un peu sa vie, un jour ou l'autre… Madame s'agrandirait… Le moment n'était-il pas venu? Eh! bien, l'été, est-ce que « Monsieur » ne serait pas mieux, là-haut, à respirer le bon air avec ces messieurs?… Il n'y avait pas un plus bel endroit à Paris, et c'était plus agréable que la campagne, où l'on est mangé par les insectes, où l'on entend le cri de la chouette et les hurlements des chiens à la lune…
— C'est bon! madame Courvoisier, c'est bon. Je viens de faire des frais considérables ; pour le moment, je n'ai pas le sou.
Cette réflexion avait pour invariable effet de faire sourire la concierge. Alors, celle-ci, se retirant, ajoutait :
— Monsieur Angelus ne cesse pas de dire de Madame que Madame est une femme si intelligente!
— L'excellent monsieur Angelus! Souhaitez-lui le bonjour de ma part.
Tout était en état, vraiment, autant que choses du monde peuvent l'être, lorsque tomba le premier soir où les gens de « la bande » étaient invités chez Élise.
Jean-Marie, par une discrétion étudiée, ce qui n'était guère dans ses manières, affecta d'arriver légèrement en retard, afin de n'avoir point l'air de faire le maître de maison. Saulieu et Clara étaient là, ainsi qu'un M. Grévillon, caissier principal dans une banque. Jean-Marie rencontra dans l'escalier le docteur Wormser, un chirurgien-dentiste. Il vint encore un nommé Basse, simple rentier. Mais trois s'étaient excusés : Legérant, principal clerc de notaire ; Juredieu, un chemisier connu, et Landais, professeur à Chaptal, de tous le plus habile joueur. Ces trois abstentions ne furent pas commentées, ce qui parut à tous pire que de l'être. Les trois hommes étaient des plus assidus à la taverne. Les deux premiers, mariés, pères de famille ; le troisième, célibataire et même en puissance d'une maîtresse qui venait le prendre à onze heures tapant. La maîtresse de Landais était cause de l'absence du professeur, on le pouvait supposer. Était-ce leurs mœurs régulières qui empêchaient Juredieu et Legérant de venir au quai du Louvre?
Cette première soirée, qui eût pu être satisfaisante, en une certaine mesure, se trouva alourdie par l'incident, qui pesait sur chacun, sans que personne l'osât dire.
Mais Élise échappait, quant à elle, à cet inconvénient grâce à des soucis de moindre importance, et par le babillage de Clara qui, ne se mêlant pas au jeu de ces messieurs, aimait à causer.
Hélas! la bière ne se trouva pas être du goût de tout le monde, et il était visible que plusieurs regrettaient celle de la brasserie ; de plus, bien qu'on eût cru penser à tout, il manquait un « jacquet »! Par contre la conversation de Clara, contrairement à ce qu'Élise en eût pu augurer, ne lui était pas désagréable.
Comme de juste, Clara, seule à seule avec une femme nouvelle venue, raconta aussitôt son histoire. Et, parce qu'en ce récit un bon chapitre était consacré à la trahison du mari, Élise l'écouta volontiers.
— L'aimiez-vous? interrogeait Élise.
— Je ne savais pas! répondait Clara… Aimer un homme, j'ai su ce que c'était plus tard…
— Alors, vous n'aimiez pas votre mari?
— Peut-être que si… Une jeune fille qui se marie : on aime toujours le mariage, les toilettes, les fêtes ; changer de vie n'est pas pénible non plus… Et puis, quand une jeune fille se marie, il y a toujours autour d'elle celles qui ne se marient pas… Amour ou non, d'ailleurs, être trompée, pour nous, est un vilain coup.
— C'est vrai.
— Maintenant, il y a manière et manière d'être trompée. Moi, je l'ai été royalement!
— Moi aussi, disait Élise.
La similitude des cas unit. Clara, quoique plus éveillée qu'Élise, était d'âme assez rudimentaire ; elle s'était, en sept ou huit années, laissé imprégner par ce que son mari d'abord, puis son amant avaient de vulgaire. Que ceci eût été insupportable à Élise s'il n'y avait eu, entre Clara et elle, la similitude des cas!
Non qu'elle fît part, elle-même, de son cas. Elle se tenait sur la réserve ; elle laissait parler Clara, qui ne demandait pas autre chose ; et elle éprouvait une secrète délectation à écouter une histoire qui, avec des variantes, ressemblait à la sienne.
Aussi le premier mot qu'elle adressa à Jean-Marie, en le retrouvant le lendemain, rue Guénégaud, ne fut pas : « Pourquoi ne sont-ils pas venus? » ni : « Quel ennui que cette bière!… etc. » mais bien :
« Cette Clara est tout à fait bonne fille. »
C'était précisément ce que Jean-Marie attendait le moins d'une femme telle qu'Élise. Et il lui sembla que toutes les autres difficultés devaient s'aplanir si le contact d'Élise et de Clara, qui était ce qu'il avait le plus redouté, devenait non seulement facile mais agréable.
Les sujets de conversation n'étaient pas nombreux entre les deux amants, elle ne voyant personne, lui ne disant que fort peu de chose de ses affaires, et guère plus de ses amis qu'Élise ne connaissait pas. Tout à coup des thèmes à bavardage abondèrent. Et qu'ils pussent devenir l'occasion de soucis ignorés la veille, qu'importait? Une petite société, munie de ses travers et de tous ses inconvénients naturels, se mêlait à eux. Ah! il y eut de quoi parler!
Le lendemain de la réunion chez Élise, « la bande » allait à la taverne, avenue de l'Opéra. Clara, avant de se séparer d'Élise, lui avait demandé :
— Est-ce qu'on vous y verra?
Élise, interloquée, avait dû répondre :
— Oh! moi, vous savez, on ne me fait pas sortir de chez moi.
— Cependant! répliquait aussitôt Clara, vous allez bien chez Lapérouse?
— Il faut manger quelque part, avait dit Élise.
A la taverne se retrouvèrent, comme de coutume, et les hôtes d'Élise et les trois abstentionnistes : le clerc de notaire, le chemisier, le professeur à Chaptal. Ils étaient tous les trois personnages d'importance, et à ménager. On leur dit, soit par conviction, soit par politesse envers Le Coûtre :
— Nous avons passé, hier, une excellente soirée!
A quoi le professeur s'inclinant dit :
— J'ai regretté…
— Nous avons regretté… firent en se regardant le négociant et le clerc de notaire.
Et chacun s'en tint là. On joua, on fuma, on but comme à l'ordinaire. La conversation, d'ailleurs, entre ces messieurs, était maigre. Elle se trouvait provoquée d'une manière intermittente par une réflexion de Clara, qui, regardant autour d'elle et ne jouant pas, s'ennuyait. Clara, peu politique de nature, et nullement réservée, ne voyait, elle, aucun obstacle à ce qu'il fût parlé de la soirée, et elle disait les choses comme elles lui venaient : par exemple qu'elle se « rasait » moins dans une maison particulière que dans un lieu public, ou bien que madame… — elle avait oublié le nom et le demanda sans hésiter à Le Coûtre — que madame Destroyer était une femme très sympathique.
A entendre ces propos, Jean-Marie se fût rengorgé s'il eût été certain qu'ils fussent agréés du professeur, du chemisier et du principal clerc. Mais ces messieurs s'étaient juré sans doute de tenir la soirée comme n'ayant pas eu lieu. Des autres même, Clara obtenait à peine un acquiescement, car l'ascendant sur eux des trois abstentionnistes était considérable. Quand le professeur fut parti, à onze heures précises, avec la petite Nadine, qui venait le prendre, disait bonsoir à la compagnie et ne s'asseyait jamais, il y eut toutefois une détente. On était moins gêné, semblait-il, en présence des deux hommes mariés et pères de famille. On parla ouvertement de menus incidents de la soirée ; on chargea Le Coûtre de donner des conseils à sa « charmante amie » à propos de la bière. Mais personne ne se risqua à dire : « Nous sommes invités chez madame Destroyer, mardi : viendrez-vous cette fois? »
Et la situation demeura identique, toute la semaine. Nul progrès, nul recul. Même incertitude touchant ce que pensaient ou préméditaient les trois personnages ; même déférence des autres vis-à-vis d'eux : même mémoire reconnaissante et charmée de Clara. Lorsque Jean-Marie avait quitté un soir ses amis pour rester avec Élise, il espérait qu'en son absence quelque chose aurait été dit. Mais, à son retour, le lendemain, il semblait bien que rien n'avait été dit : on l'eût vu écrit sur le seul visage de Clara.
Clara s'asseyait volontiers à côté de Jean-Marie et lui disait :
— Oh! vous, vous avez une amie « chic »!
Jean-Marie regardait Clara en souriant. Clara regardait Jean-Marie, l'examinait avec un regard d'enfant, et avec une inconscience cruelle d'enfant, lui disait :
— Vous pouvez vous flatter d'en avoir, une chance!…
Était-ce influence des opinions répétées de Clara? Était-ce impression réellement éprouvée par ceux qui avaient assisté à la soirée chez Élise? Jean-Marie, malgré l'angoissant mystère des trois boudeurs, recevait un rehaut du fait de posséder une telle amie. On l'enviait, c'est possible ; on s'expliquait mal sa chance, c'est certain ; mais à tout prendre il gagnait. Et il le sentait bien. En tout cas, de « la bande » s'il avait pour lui une majorité, il n'avait pas les têtes, quoiqu'il eût pour lui Clara, — la femme, — ce qui est beaucoup.
Dès la fin de la semaine, le professeur, le clerc de notaire et le chemisier firent entendre, chacun de son côté, qu'ils étaient précisément retenus le mardi suivant. On eut donc, avant la seconde soirée chez Élise, le loisir de se faire à la catastrophe.
Car enfin, et quoiqu'on en eût, c'était une catastrophe.
Il fallait, bon gré, mal gré, conclure de cette triple abstention renouvelée, et d'ailleurs aggravée par le mutisme de ces messieurs, que les deux hommes mariés et pères de famille se refusaient à aller chez une femme séparée de son mari et notoirement la maîtresse d'un de leurs amis. Le professeur, lui, peut-être, était-il empêché de s'y rendre par ses habitudes de maniaque, à moins que ce ne fût par une antipathie ou un dédain secret pour Le Coûtre? car il y a, sous l'apparente camaraderie des cercles, de ces sentiments cachés qui se manifestent pour peu que surgisse une occasion étrangère à la coutume du lieu.
Quelle allait être la répercussion de ce parti pris des trois abstentionnistes sur le succès des soirées chez Élise? Une première conséquence était déjà que ces soirées qui, dans la pensée de la jeune femme, devaient se renouveler deux fois la semaine, étaient réduites à être hebdomadaires. Le demeureraient-elles même? Cela dépendait du sort de la prochaine.
Or, à la prochaine soirée, quai du Louvre, deux abstentions nouvelles s'ajoutèrent aux trois premières. Il est vrai que l'une était celle du rentier Basse, qui venait de perdre sa mère. Mais, après l'absence exigée par le deuil, quel parti Basse adopterait-il? On demeurait d'ici-là en suspens. La seconde était celle de Grévillon, le caissier, appuyée sur un prétexte futile.
Il restait en tout et pour tout, à Élise, le docteur Wormser, Saulieu et Clara. Plutôt que de faire un mort au whist, ces messieurs préférèrent jouer à n'importe quoi. A n'importe quoi, c'est-à-dire à la manille, car les échecs, les dames, le jacquet, — la pauvre Élise avait fait emplette d'un jacquet! — ne pouvaient occuper que deux de ces messieurs sur trois qu'ils étaient y compris Jean-Marie. On finit par une partie de dominos. La bière fut jugée bonne. Mais on respirait, c'était net, une atmosphère de défaite.
Clara, insensible aux événements, se montrait de plus en plus enthousiasmée des grâces d'Élise ; que ces messieurs fussent nombreux ou non, qu'ils fussent attablés ici ou là, peu lui importait ; elle parlait, elle parlait, elle parlait…
La question ne fut pas agitée de savoir s'il convenait qu'Élise fît dire qu'elle serait encore chez elle le mardi suivant, mais Jean-Marie prit sur lui de la résoudre en annonçant, sans avoir consulté Élise, qu'il serait obligé de s'absenter dans la semaine.
On se sépara sans promesse d'aucune sorte, si ce n'est celle que Clara avait arrachée à Élise de faire ensemble un petit tour dans les magasins, le prochain samedi.
Et Élise demeura seule, cette nuit-là, dans le petit appartement garni par elle avec tant de rapidité et à si grands frais. Elle parcourut ses pièces, où trois personnes étrangères laissaient autant de désordre que six ou sept. La table était maculée, les verres poisseux, épars sur les meubles ; l'odeur nauséabonde de la bière et de la fumée du tabac envahissait la chambre à coucher. De cette réunion comme de la précédente, que restait-il, en somme, dans le souvenir? Un vain bruit. Et c'était l'échec de réunions pareilles qu'elle était réduite à déplorer! De réunions pareilles le destin voulait que son bonheur dépendît. Oui, elle déplorait d'être condamnée à ne pouvoir pas, une ou deux fois la semaine, contempler le désordre, les objets sordides, le brouillard empesté!
Et, pensant à Clara qui lui avait demandé un rendez-vous l'après-midi, elle se disait uniquement ceci : « Pourvu que celle-là n'aille pas me mettre en retard sur l'heure où je vais voir Jean-Marie! » Car elle ne croyait pas au déplacement annoncé par celui-ci.
Mais elle ne croyait pas non plus à la gravité du dépit éprouvé par Jean-Marie.
Elle fut stupéfaite, le lendemain, de trouver son amant en un tel état d'irritation. Lui si tranquille d'ordinaire, si incapable de réaction! C'est qu'il avait pris à cœur ce projet de réunions, c'est qu'il avait satisfait sa vanité d'homme en dévoilant à ses amis une maîtresse qui, selon son expression, « les enfonçait tous et toutes, eux, leurs maîtresses et leurs femmes légitimes »! Ne leur avait-il pas fait une proposition très décente? car enfin, il ne vivait pas irrégulièrement avec Élise ; Élise était une « femme du monde » digne, séparée de son mari et chez laquelle il allait, en invité, lui comme eux. Et ces messieurs faisaient la grimace, ils refusaient de se déranger! Pour qui donc prenaient-ils Élise?
— C'est une insulte qu'ils te font, qu'ils me font! disait-il à Élise. Nous allons bien voir!…
Il voulait les souffleter pour commencer. Après, c'était fini avec eux, fini avec « la bande », bien fini.
— Ils ne me reverront plus! s'écriait-il, tout congestionné ; tu entends : ils ne me reverront plus!…
— Chut!… faisait Élise.
— Pourquoi me taire?
— De peur qu'on n'entende de si grands mots!… Il ne faut jurer de rien. Sait-on comment les choses tourneront?
C'est que Jean-Marie était vraiment hors de lui. Il l'était si bien qu'il fit le voyage annoncé. Il le fit, non pour tenir sa parole, en vérité, mais parce qu'il avait besoin d'air.
Élise, non seulement en fut pour sa déconvenue et ses frais, mais l'échec des réunions lui valut d'être seule, une semaine durant, c'est-à-dire privée de Jean-Marie.
Madame Courvoisier, flairant la faillite d'une entreprise qu'elle avait approuvée, évitait de monter ; Mélanie hochait la tête et ne cessait de déplorer un trop calme ménage. M. Angelus fit visite à Élise, lui, totalement désintéressé, étranger aux contingences, heureux de pouvoir exposer ses idées devant une femme qui l'écoutait et paraissait le comprendre.
Mais Élise, pendant sa période de solitude, vit surtout Clara.
La possibilité de fréquenter Élise était un événement considérable dans la vie de Clara ; aussi en usait-elle avec un zèle qui eût vite fatigué Élise, n'eût été la « similitude des cas ». La similitude des cas fournissait des sujets de causerie dont le charme était ininterrompu, car chacune, en ces sujets plus parallèles que semblables, ne percevait que le sien. Et quoique Élise, toujours discrète et réservée, donnât peu de voix dans le duo, en écoutant l'autre partie elle s'entendait elle-même, elle repassait toutes les péripéties de son aventure, comme lorsqu'on lit un roman où l'on se substitue à l'héroïne ; et, continuant de bonne foi à chanter les délices de la solitude, elle se murmurait non moins sincèrement : « Je ne suis donc pas seule! »
Clara vint voir Élise quai du Louvre, et comme cela était inévitable, invita Élise à venir visiter son appartement quai de Béthune. Il s'agissait à peine de venir « chez Clara » ; il s'agissait de venir « par curiosité » visiter un appartement peu ordinaire. Pour Élise, aller là était en effet faire une simple promenade. Elle suivait le quai aux Fleurs, passait le petit pont Saint-Louis, et elle posait le pied dans l'Ile que se flattait d'habiter Clara. De vieilles maisons, une Seine qui, malgré la canalisation, conserve encore des airs de gravures de Rigaud. On passait devant de grands porches décelant une cour ornée d'un tronc d'arbre, d'un pavillon Louis XIII, d'un mur à balustres que surmontait le chevet d'une église. Et en gravissant le vieil escalier, Élise, à chaque étage, voyait en effet se dessiner le bras méridional de l'église Saint-Louis. Elle se souvenait d'Avranches et de Granville, et du culte de son père pour les « vieilleries ». Elle pensait à M. de La Hotte, à son arbre généalogique, à son culte pour tout ce qui concernait la famille et généralement le passé, à l'instant même où elle tirait le cordon de l'antique sonnette qui retentissait dans l'antichambre de Clara, femme divorcée, vivant maritalement avec le négociant Saulieu!…
De cette qualité dernière de Clara elle eut la révélation nette, en pénétrant dans l'antichambre où les cannes, les chapeaux, les pardessus d'hommes ne se cachaient pas. Élise était bien la maîtresse de Le Coûtre ; toutefois jamais elle n'eût laissé dans l'entrée, sauf durant le temps d'une visite, ni la canne, ni le chapeau, ni le pardessus… Mais Clara accourait, lui serrait tendrement les mains, et, aussitôt, l'enchantement de la vue emportait toute impression fâcheuse.
Un ciel immense, une éclatante lumière, le dôme du Panthéon couronnant les vieux toits de la montagne Sainte-Geneviève et de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la Seine miroitante, les bateaux ; et, du balcon où l'on se porte aussitôt : le chevet de Notre-Dame! Quel tableau, plus fait encore pour l'esprit que pour l'œil, ainsi qu'Élise, ignorante, en eut l'intuition en pensant immédiatement que ce serait un spectacle à montrer à M. Angelus.
Revenue de son émerveillement et ayant descendu la marche haute qui vous jetait sur le sol du petit salon, Élise eut un autre sujet d'admirer : ce fut le goût qu'elle découvrait chez les locataires de cet appartement.
— Est-ce vous qui avez l'amour du bibelot, ou monsieur Saulieu? demanda Élise.
— C'est lui, c'est moi, dit Clara. Nous furetons, chacun de notre côté. C'est chez un marchand de bric-à-brac que nous avons fait connaissance.
Et Élise rougissait à la pensée qu'elle avait cru éblouir ces gens-là avec son ameublement bourgeois improvisé. Elle ne plaçait pas en ce détail son amour-propre, mais, par une supériorité, et précisément de détail, Clara tout à coup grandissait à ses yeux. L'appartement de Clara — ou de Saulieu et de Clara — ressemblait à un petit musée.
— Et comment se fait-il, demanda Élise, que vous quittiez un si joli nid pour aller vous attabler le soir dans une taverne, avenue de l'Opéra?
— Mais il faut bien voir du monde! répondit Clara.
Elle ne faisait d'ailleurs point difficulté pour reconnaître que son ami, qui aimait follement dénicher un bon objet et se le procurer, le contemplait peu dès qu'il l'avait mis en place. Saulieu, fort occupé, ne venait guère là, d'ailleurs, que la nuit : il déjeunait au restaurant, y faisait venir Clara pour dîner, et ils restaient l'un et l'autre à la brasserie jusqu'à une heure avancée de la nuit.
— Cependant, m'avez-vous dit, vous vous ennuyez, à la brasserie? observa Élise.
— Je m'ennuie, oui, mais encore moins là qu'ailleurs, parce que c'est plein de gens et que ça remue…
— Mais vous avez dit aussi que vous préfériez passer la soirée chez quelqu'un plutôt qu'à la brasserie?
— Ça, c'était d'abord parce qu'il s'agissait de chez vous ; ensuite parce que c'était du changement.
— Vous avez besoin de changement?
— J'aime surtout, voyez-vous, que Saulieu ne s'ennuie pas, parce que, s'il s'ennuie, je m'ennuie.
— Avec une charmante amie comme vous, un si joli intérieur?… Que les hommes sont exigeants!
— Il leur faut une femme, oui ; mais ils ont encore plus besoin des hommes.
— Mais nous : est-ce que l'homme que nous aimons ne nous suffit pas?
— Ce n'est pas possible, chère madame…
— Qu'est-ce qui n'est pas possible? Que nous nous contentions d'un homme aimé?
— Je ne sais pas… Que nous nous contentions de lui, qu'il se contente de nous… Tout ce que je sais, c'est que ça ne va pas comme ça… Quand on se marie, on va faire un voyage de noces : c'est ce qui prouve déjà qu'on ne se suffit pas ; et dès qu'on est revenu, on se dépêche de voir du monde.
— Quand on se marie, s'entend, parce qu'on ne se marie pas toujours à son gré, — nous en savons quelque chose, vous et moi ; — mais entre amants?
— C'est tout pareil, dit Clara avec une parfaite et pure simplicité.
— Je ne vous comprends pas! s'écria Élise ; mais moi, j'aime! j'aime!…
— On jurerait, ma foi, que c'est vrai! dit Clara. Ah! madame, je ne vous le dirai jamais assez : vous m'êtes sympathique!…
Et Clara regarda Élise. Elle penchait un peu la tête sur l'épaule ; sa bouche dessinait un sourire tendre, peut-être malicieux aussi et peut-être pitoyable ; ses yeux s'efforçaient de ne pas dire tout ce qu'ils eussent voulu.
En réalité, Clara jugeait Élise ingénue, et elle éprouvait pour elle un peu de la tendresse qu'on a pour une petite fille ; mais la franchise et l'élan du cœur que l'on ne pouvait manquer de découvrir en cette femme lui paraissaient d'une beauté supérieure. Clara avait elle aussi son ingénuité, puisqu'elle ne se retint pas de dire à Élise, comme tant d'autres :
— Ah! quel dommage qu'une femme comme vous n'ait pas trouvé le bonheur dans le mariage!
— Dans le mariage? dit Élise, mais qu'importe? puisque je l'ai trouvé.
Elles descendirent ensemble, Clara ne se décidant pas aisément à quitter si tôt sa nouvelle amie. Et, tandis qu'Élise s'extasiait sur le joli décor que faisait le bras droit du transept et le chevet de l'église avec un acacia penché, au fin feuillage très tendre, elle lui dit :
— Si le cadre vous plaît, pourquoi n'y reviendriez-vous pas?
— Mais je reviendrai certainement! dit Élise.
— Oui, mais mieux, dit Clara. Par exemple, à déjeuner, je suis seule toujours : Saulieu n'est là que le dimanche, — et encore c'est pour nous en aller nous promener ailleurs ; — viendriez-vous déjeuner avec moi?
— C'est que… fit Élise hésitante.
— Monsieur Le Coûtre ne déjeune pas avec vous!
— Rarement, mais…
— Mais, d'abord en ce moment, il n'est pas ici!
— Précisément : il peut arriver d'un instant à l'autre…
— Eh bien! s'il arrive, — et pour déjeuner avec vous, — dit Clara, vous m'envoyez un bleu ou vous me posez un lapin. Je ne vous en voudrai pas. C'est dit?… Alors, pourquoi pas dès demain?…
— Allons, soit! dit Élise, vous êtes si gracieuse pour moi!
Sur les quais, les peupliers brodaient le ciel léger de leurs languettes vert clair, innombrables ; Notre-Dame se découpait sur un couchant rose auquel le reste visible de la voûte céleste, d'un bleu délicat, s'unissait avec d'angéliques douceurs. Clara dit à Élise :
— Vous ne sortez donc pas le dimanche?
— Monsieur Le Coûtre est toujours occupé…
— Mais, vous?
— Moi, mais je l'attends. Si par hasard il lui prenait fantaisie de venir me chercher!…
— Est-il venu quelquefois?
— Non, mais j'espère toujours…
— Oh! vous, dit Clara, je vous demande pardon de la familiarité, mais il faudra que je vous embrasse!…
— Pourquoi? dit naïvement Élise.
— Parce que je n'en ai jamais vu encore une comme vous!
— Moi? dit Élise, c'est bien simple : je suis amoureuse.
Élise se souvint que M. Angelus lui avait glissé un jour entre deux réflexions : « Il n'y a pas beaucoup d'amoureuses… » ce qui l'avait vivement étonnée. Elle s'imaginait que, dans le monde irrégulier, l'amour était de rigueur. En somme, Clara aimait-elle tant son amant! En déjeunant avec elle, le lendemain, Élise, qui avait été tourmentée par cette question, recueillit une série d'arguments favorables à une solution négative. Clara, il est vrai, ne se montra pas dans le tête-à-tête. Une autre jeune femme se trouvait là, comme par hasard, qui fut présentée sous le seul nom de « mon amie Violette ». Cette « amie Violette » parla aussitôt, à propos de tout et de rien, d'un « Hubert des Bruyères », romancier pourvu alors d'une certaine vogue, mais qu'Élise, très ignorante, ne connaissait même pas de nom. Violette l'appelait tantôt « Hubert », tantôt « des Bruyères », tantôt « le maître », et, comme ces mots ne disaient rien aux oreilles d'Élise, elle risqua même un sourd, un discret, un tout menu et tout plat « mon mari » destiné sans doute à vaincre un préjugé chez Élise, mais un « mon mari » si timide, si honteux qu'il ne put même pas être soutenu, et qu'Élise, inexperte, comprit à ce « mon mari » que le Hubert des Bruyères était seulement l'amant de Violette.
Et, certes, Élise avait encore des « préjugés ». Elle vantait sa propre liberté ; d'abord, évidemment, parce que c'était la sienne ; ensuite, parce que cette liberté lui semblait reposer sur quelque assise sacrée, à savoir un grand amour. Elle avait accepté la liaison de Clara, à la faveur de circonstances tout à fait extraordinaires. Elle se trouvait mise en rapport, par surprise, avec un couple « Violette — des Bruyères », noms qui fleuraient l'idylle et la pastorale beaucoup plus que le registre de l'état civil, et cela la faisait regimber. Mais, peu à peu, les personnages nouveaux sortirent des nuées et se précisèrent. Assurément l'union entre Violette et des Bruyères était libre, mais elle était féconde ; elle avait produit deux enfants. Ce fut Clara qui eut l'esprit de parler des enfants, tandis que Violette s'embourbait dans un étalage de titres littéraires qui, aux yeux d'Élise, étaient sans valeur. Élise adopta l'image évoquée des enfants. Son instinct la trahit ; elle dit un peu vite :
— Oh! pourquoi ne les avez-vous pas amenés?
Elle était prise. Violette dit :
— On se donnera rendez-vous et je vous les ferai connaître.
Dès lors Violette, en la qualité de mère, s'imposait. Violette sut se montrer aimable à souhait. Si elle faisait allusion, régulièrement, et pour ponctuer les chutes principales de ses phrases, à la renommée de son ami, elle avait le tact de ne se point mêler de littérature ; elle citait bien — la plupart du temps en pure perte — des « noms connus » parmi ses familiers, mais ses préoccupations allaient à son ménage, sa principale coquetterie était de paraître femme comme il faut. Son langage où se remarquait, quoi qu'elle fît, le défaut d'une éducation première, était appliqué comme une dictée, et l'on y sentait les corrections qu'elle s'infligeait elle-même impitoyablement. Elle avait peut-être eu de la grâce naturelle, mais elle l'avait perdue par le souci de la correction.
Élise ne pouvait guère éluder la proposition de rendez-vous, puisqu'elle-même avait exprimé le regret de n'avoir pas vu les enfants. Et voici sous quelle forme le rendez-vous fut offert, deux jours après : « Monsieur et madame Hubert des Bruyères », portait la carte d'invitation, « seront chez eux le…, etc. »
— Mais! dit Élise, en consultant Clara sur ce qu'elle devait faire, ils sont donc mariés?
— Oh! c'est tout comme… dit Clara. S'ils ne le sont pas, c'est uniquement parce que Violette est la femme d'un homme à qui ses croyances religieuses interdisent le divorce…
— Ah! elle est mariée! fit Élise.
— Lui aussi.
— Enfin, ils sont mariés, chacun de son côté.
— Elle n'était pas heureuse dans son premier ménage, dit Clara, et puis elle a eu un coup de foudre pour des Bruyères ; il faut ajouter qu'elle n'avait pas d'enfants…
— Mais, chez elle, ou chez eux, qui voit-on?
— Je n'y vais pas souvent, vous savez? C'est un honneur qu'elle vous fait et dont je suis gratifiée du même coup : elle vous trouve, elle aussi, une femme pas comme les autres. Elle tient à vous. Oh! elle ne vous laissera pas échapper.
— Vous savez bien que je tiens à ne voir personne : voyons, ma chère petite, pourquoi m'avez-vous obligée — par surprise! — à connaître cette Violette?
— Oh! je vous en demande pardon! Mais… on ne comprend pas… on ne… vous comprend pas!… Comment pouvez-vous demeurer dans la solitude?… Il n'y a personne qui ne croira vous être agréable en vous mettant en rapport avec du monde… Venez chez Violette! Ne me jouez pas le mauvais tour de ne pas m'y accompagner : je n'irais pas sans vous, et ce serait la brouille.
— Je ne peux pas y aller, dit Élise ; je n'ai pas de quoi m'habiller.
— Des Bruyères reçoit en veston. S'habille qui veut. Ce sont des artistes. Les meilleurs, paraît-il, ne sont pas les plus cossus. Vous entendrez de bonne musique… Oh! j'aurais une grande déconvenue si vous n'y alliez pas!…
Élise, tout en parlant, en s'informant, ne se laissait pas toucher à fond par le sujet traité. Entre ses interrogations et ses gestes instinctifs de défense, elle ne songeait qu'à ceci : qu'en rentrant chez elle, tout à l'heure, elle trouverait peut-être une lettre ou une dépêche de Jean-Marie ; que si Jean-Marie lui annonçait son retour, elle enverrait certainement au diable les des Bruyères! Non, elle ne sacrifierait à qui que ce soit une soirée avec son amant.
Et elle quitta sa nouvelle amie sans avoir accordé d'importance réelle à l'invitation.
Mais elle ne trouva ni dépêche ni lettre à la maison. Et si elle eut un petit mot de Jean-Marie, le lendemain, ce mot n'annonçait pas encore le retour du fugitif. Élise demeura dans le vide. Elle ne pensait plus à rien. Elle ne sortait pas, ne parlait à personne ; elle somnolait le jour et ne dormait pas la nuit.
C'est en cet état qu'elle fut relancée par Clara. Clara voulait qu'elle vînt chez les des Bruyères. Élise était alors incapable de résister à quoi que ce fût ; on l'eût menée où l'on eût voulu. Elle dit à Clara :
« J'irai. »
Lorsque Jean-Marie revint, après une absence d'environ trois semaines, il trouva Élise dans un état singulier. Elle venait d'assister, la veille, à une soirée où elle avait rencontré une quarantaine de personnes!
Nouvelle venue, ignorée de tous, pauvrement habillée, rendue quasi revêche par l'appréhension avant son entrée, puis par la soudaine découverte du piège, dès qu'elle eut pénétré chez Hubert des Bruyères, elle avait plu à tout ce monde, elle avait remporté, non seulement sans le vouloir, mais en ne voulant que s'effacer et disparaître, un véritable succès. On l'avait d'abord trouvée jolie. Pourquoi? Parce que, disait-on, elle avait une figure, un regard, une teinte de cheveux et une taille longue et mince, qui convenaient à l'esthétique du moment dans les groupes dits « d'avant-garde », chez les gens de lettres et les artistes.
Cette femme qui venait tout droit d'un passé périmé et qui avait paru un peu « province » dans le milieu bourgeois de M. Destroyer, son mari, se trouvait répondre exactement au goût de ceux qui ne croient qu'aux innovations radicales.
Elle était sortie de là, incertaine, affolée, flattée néanmoins, comme toute femme en un cas pareil, mais furieuse aussi. Elle avait failli dire des paroles désobligeantes à Clara, qui affirmait et jurait sur sa tête n'avoir pas su où elle conduisait Élise, et qui se refusait totalement à comprendre qu'un triomphe pût causer du chagrin. Élise avait pleuré, à côté de Clara, dans la voiture qui les ramenait aux quais. Et elle avait pleuré une partie de la nuit.
Pourquoi en effet pleurait-elle? Pourquoi semblait-elle si endolorie de ce qui eût été cause d'enivrement joyeux pour toute autre?
Elle n'analysait point son cas. Elle était désolée, et elle pleurait. Il est des circonstances où notre nature physique s'avise de faire, toute seule et sans nous avertir, ce dont nous ne comprenons l'à-propos qu'après de longues méditations.
Et Jean-Marie la trouva en larmes. Elle lui conta ce qui lui était arrivé.
— Je n'aime qu'être seule avec toi, lui dit-elle.
— Mais quand je ne serai pas là, il est bon que tu aies quelques figures pour te distraire.
— « Quand je ne serai pas là… » Tu vas donc t'en aller encore?
— Je veux dire : les soirs que je ne passerai pas avec toi.
— Où iras-tu? ces soirs-là, mon chéri?
— Mais là où j'ai l'habitude d'aller…
Elle le regarda sans plus rien dire. Il n'ajouta d'ailleurs pas un mot. Elle constatait que ses trois semaines d'absence et de vie sur le port lui avaient réussi. Évaporée la rancune, motif unique de son absence!…
Nulle mémoire en lui des agissements de « la bande »! Et il fut évident, dès le premier soir, que Jean-Marie avait surtout envie de retourner à la brasserie.
Élise elle-même lui en donna le conseil. Elle lui dit :
— Je suis fatiguée… fatiguée!… Je vais tâcher de dormir de bonne heure.
Jean-Marie ne se fit pas prier ; et il retourna près de ses amis, à la brasserie, comme si, entre eux et lui, rien ne s'était passé.
Élise se coucha de bonne heure, mais, malgré sa fatigue, dormit mal. Ce n'était plus le tumulte de la soirée qui se continuait à ses yeux, c'était l'acte tranquille de son ami, qui, revenu de Granville où il s'était réfugié pour apaiser son sang bouillant, retournait sans arrière-pensée à ses habitudes…
De tous les difficiles efforts tentés pour modifier ces habitudes, rien donc ne demeurait ; rien, sinon ceci : qu'elle-même, Élise, se trouvait engagée dans une voie nouvelle, non voulue par elle, certes! et qui lui déplaisait.
Élise se garda de demander, le lendemain, à Jean-Marie si « la bande » lui avait fait un accueil favorable, ou si lui-même s'était senti à l'aise au milieu de ses vieux amis. Jean-Marie ne fit aucune allusion à sa rentrée à la taverne. Mais Élise lui ayant dit qu'elle n'avait pas reçu dans la matinée moins de trois invitations de la part de gens rencontrés chez des Bruyères et qu'elle ne reconnaîtrait seulement pas, il lui dit :
— Je serais franchement satisfait si tu pouvais dénicher un sujet de distraction.
— … De distraction sans toi! dit Élise.
— Là n'est pas la question. Comme il y a des moments où je ne suis pas avec toi, mieux vaut encore, durant ces heures-là, t'agiter un peu que te morfondre.
Alors, Élise, en face de Jean-Marie, se reprit à pleurer comme s'il n'était pas là. Et elle fut surprise par ses larmes qui devançaient encore une fois sa pensée. Elle ne se figurait en effet nulle chose. Elle ouvrait ses yeux hagards en face de la destinée incompréhensible.
Peu à peu, seulement, le vœu exprimé par son amant pénétra son âme. Et elle associait l'idée de ce vœu à la présence de trois enveloppes étalées sur le petit bureau.
Telle était alors la solution admise par Jean-Marie aux difficultés qui les avaient, lui et elle, tant soulevés ces temps-ci! Ne pouvant réussir à amener « la bande » à la maison, il retournait tout seul à la « bande », et il envoyait Élise essaimer ailleurs!…
Elle ne tenta même pas de protester. Cependant elle murmura :
— Tu ne me demandes même pas qui sont ces gens qui m'invitent?
— Mais tu m'as dit que tu ne les connaissais pas.
— Je tâcherai donc de faire leur connaissance, dit Élise, amèrement.
Mais en elle l'amertume grandit, s'étala aussitôt qu'en eut perlé la première gouttelette, et, dès le soir, d'un mouvement de dépit ou de rage, bien insolite chez elle, Élise acceptait les trois invitations.
Pour remercier Élise d'avoir honoré sa soirée, Violette, dite madame des Bruyères, lui amena ses enfants, qui avaient servi de prétexte à l'invitation et cependant n'avaient point paru.
Ils furent les bienvenus auprès d'Élise. Elle goûta un mélancolique plaisir à parler de l'enfant qu'elle avait perdu : elle causa avec la jeune mère, l'interrogea sur les personnes présentes à la soirée et notamment sur celles chez qui elle s'apprêtait à aller.
Violette, qui avait débuté par des louanges sur ses invités, mit la sourdine aussitôt qu'il s'agit de ceux qui « vraiment étaient assez sans gêne », disait-elle, pour « sauter ainsi à la gorge d'une jeune femme dès la première rencontre ».
— Si vous m'en croyez, ajouta-t-elle, à votre place, je ne m'empresserais pas de les satisfaire…
Élise retint avec peine un sourire étonné.
— Mais, dit-elle, les personnes qui m'ont invitée sont de vos amis?
— Hubert est homme de lettres, et, comme tel, obligé d'étendre ses relations un peu hors du cercle de l'amitié proprement dite.
Élise n'obtint point de renseignements plus précis et ne tira de son entretien avec Violette qu'un avis : il était prudent à elle de s'abstenir.
Alors, Élise, qui avait accepté, dans un moment d'humeur, les trois invitations, résolut d'interroger Clara.
Elle voyait si fréquemment Clara, depuis quelque temps, qu'elle l'appelait par son nom :
— Ah! çà, dites-moi, Clara : qu'est-ce que c'est que les Van Dortmüde? Qu'est-ce que c'est que les Oppenor? Et qu'est-ce que c'est que les Torcelli?
— Vous les avez vus, l'autre soir, tout comme moi, dit Clara.
— Oui, mais j'en ai tant vus, d'un coup, que je m'y perds.
— Oppenor, c'est le pianiste chevelu qui a joué de sa musique.
— Ah! oui, je n'ai rien compris…
— On dit qu'il est très fort.
— Et sa femme?
— Sa femme n'est pas sa femme. C'est une élève du Conservatoire, très calée.
— Et les autres?
— Les autres! je ne sais pas trop. Demandez à Violette.
— J'ai déjà demandé à Violette : elle ne m'a rien dit.
— Je parie que vous avez été déjà invitée par ce monde-là!
— Qu'est-ce qui vous donne cette idée?
— Mais le fait que Violette n'a pas voulu vous répondre. Elle avait jeté sur vous son dévolu. Elle a peur qu'on ne vous enlève!… On vous a invitée, avouez-le.
— Mais vous devez bien le savoir, Clara ; on vous a invitée comme moi, je suppose?
— Moi? Jamais de la vie!… Mais, moi, je n'ai été invitée à la soirée de Violette qu'à cause de vous!… Oh! n'allez pas m'en croire jalouse : il n'y a pas de quoi!… Et la preuve que je ne suis pas jalouse, c'est que je ne vous dirai pas de mal des personnages sur qui vous m'interrogez. Le hasard fait que, sans les connaître positivement, je les ai vus plusieurs fois. Ils sont très gentils. Allez chez eux! Allez chez eux, comme vous le leur avez promis!…
Clara s'en tint à cette conclusion. Et elle rompit d'ailleurs assez brusquement l'entretien. Elle était piquée.
Élise demeura vis-à-vis de trois invitations acceptées d'inconnus, qui allaient la brouiller avec Violette et avec Clara…
Alors, comme une loque, et uniquement pour complaire à Jean-Marie, elle se traîna chez les Oppenor, chez les Van Dortmüde et chez les Torcelli.
Mais cela faisait plaisir à Jean-Marie qu'elle lui contât ce qu'elle avait vu! Non peut-être que ce qu'elle avait vu intéressât beaucoup un esprit peu curieux de nouveauté, mais parce que le cher ami éprouvait un soulagement à constater qu'Élise ne s'appuyait pas exclusivement sur lui. Qu'Élise fréquentât un être vivant, une maison quelconque, qu'elle trouvât l'emploi de quelques-unes de ses heures, il en était allégé, et il allait plus guilleret à ses affaires ou à sa brasserie ; il y allait d'ailleurs même quand il sentait sur son épaule tout le poids de sa charmante maîtresse…
Et pour faire plaisir à son amant, certes pour nulle autre raison, Élise allait traîner son drapeau déchiré de bourgeoise dans le monde qui, par rapport à la bourgeoisie, se croit situé aux antipodes.
Elle ne prenait à cela aucun goût, se sentait dans ces lieux constamment mal à l'aise ; mais elle s'efforçait d'y récolter une série d'anecdotes ou de menus faits plus ou moins burlesques, propres à distraire Jean-Marie.
Elle lui raconta, entre autres choses, qu'un jeune poète, que l'on nommait Romuald, lui faisait la cour, la suivait assidûment chaque fois qu'elle allait chez ceux-ci ou ceux-là, et avait fait nombre de tentatives pour l'accompagner le soir en voiture. N'avait-elle pas, en lui rapportant cet épisode de ses soirées, espéré rendre son amant jaloux? Jean-Marie n'était point jaloux : il avait pleine confiance en la vertu d'Élise. Et, lors de leurs rencontres, aussitôt qu'il l'avait embrassée, la repoussant au bout de ses vigoureux bras, il lui disait, spontanément :
— Et Romuald?
Et, comme il lui posait, un beau jour, cette question qui tournait à la scie, elle lui répondit ce qui était la vérité.
— Romuald? Je ne le vois plus.
Élise, en effet, ne voyait plus Romuald, et elle s'en inquiétait, non qu'elle fût privée par l'absence de l'innocent personnage, mais parce que de bonnes langues lui avaient insinué que le jeune poète, désespéré des rigueurs d'une femme aimée, s'était jeté à la Seine. Elle accordait peu de foi à cette version, mais, malgré tout, en demeurait un peu troublée. « Venez chez moi, lui avait dit la narratrice de ce fait divers, et je vous ferai rencontrer avec le secrétaire d'un commissariat qui vous donnera tous les éclaircissements… »
Ce n'était qu'une manière d'attirer Élise, qui, embarrassée, ne voulant pas paraître se désintéresser d'un malheur qu'elle eût pu causer, après tout, se laissait entraîner dans une maison nouvelle où le secrétaire du commissariat ne se trouvait point.
— Et Romuald? demandait alors Jean-Marie, car l'aventure commençait d'avoir pour lui l'intérêt d'un roman-feuilleton.
Un jour que Jean-Marie était venu prendre son amie pour l'emmener déjeuner, et que tous deux, coude à coude, suivaient le quai menant au Pont-Neuf, Élise se trouva nez à nez avec un jeune homme qui, au milieu d'une foule d'employés, semblait sortir de la Belle Jardinière. Elle sursauta et saisit le bras de son amant.
— Qu'avez-vous? dit Jean-Marie.
— Mais… c'est Romuald! dit Élise.
Romuald l'avait reconnue et saluée sans donner, par ailleurs, aucun signe d'émotion.
Élise se remit promptement et dit :
— Il y a une mauvaise farce là-dessous.
Enfin Jean-Marie s'amusait! Il eût voulu, sans souhaiter le moindre ennui à Élise, que l'aventure n'eût pas de fin.
Mais Violette des Bruyères, à qui le fil de l'histoire n'avait pu échapper et qui regrettait d'être privée d'Élise, saisit l'occasion de rentrer en ses bonnes grâces. Elle vint sonner à sa porte une après-midi, la trouva seule chez elle et lui confia qu'elle ne pouvait se résoudre à ne plus la voir.
— Ils sont tous comme moi, dit-elle. Ah! je leur pardonne de vous enlever de vive force!
— Dites qu'ils se servent de moi comme d'un bouffon! fit Élise. J'ai la preuve qu'ils se moquent de moi. Ils ne me reverront pas.
— Ce sera un malheur pour eux, dit Violette. Mais, quant à se moquer de vous, non! La vérité m'oblige à dire que ce n'est pas cela : je sais le fond de l'histoire du petit Romuald…
— Je ne serais pas fâchée de la connaître.
— C'est bien simple, dit Violette : ce garçon vous compromettait…
— Elle est bonne! dit Élise : qui est-ce qui craint de se compromettre, dans leur monde?
— C'est précisément pourquoi ils tiennent tant à avoir une femme de bonne tenue! Ils ne se moquent pas de vous : ils veillent sur votre vertu qui leur est précieuse.
— Alors, ils avaient écarté Romuald?
— Et avec quelle désinvolture! Et lui qui ne comprenait pas! Il est trop sincère, ce petit!…
— Ah! il était sincère, lui?
— Vous savez que je l'ai recueilli chez moi. S'il vous plaisait de le revoir, vous l'y trouveriez! il a appris à se conduire.
Élise regarda Violette comme elle eût fait d'un être étranger et tombant de la lune. La compagne d'un homme de lettres qui fréquentait une bonne partie du « Tout Paris », qui avait dû connaître des gens de toutes sortes, qui avait des raisons d'être plus clairvoyante qu'aucune autre, s'imaginait attirer Élise chez elle en lui disant qu'un gamin nommé Romuald l'y attendait.
Élise, en réalité, n'avait qu'un désir, c'était de s'enfermer dans son appartement trop meublé, mal meublé, avec les verreries inutiles et les grandes boîtes dérisoires qui contenaient les jetons du jeu de dames, les pions du jeu d'échecs, les cornets et les dés du jacquet et des dominos, « petits cercueils », disait-elle, d'une illusion qu'elle appelait « la dernière ». Pourquoi s'était-elle arrachée à sa solitude? Dans l'unique dessein de conserver près d'elle son amant. Ah! qu'elle fût donc volontiers retournée à la solitude, aujourd'hui, afin de jouir au moins sans mélange du peu qu'il plairait à son amant de lui donner!
Hélas! le plaisir de Jean-Marie consistait désormais à savoir qu'Élise « sortait ».
Il la voyait plus rarement qu'autrefois, et, lorsqu'il la voyait, c'était pour lui parler des « sorties » dont elle avait, à son sens, grand tort de s'abstenir.
Elle crut d'abord que ce souci de la voir « sortir » répondait à une conception de la vie qu'il avait sans qu'il s'en ouvrît ; il s'ouvrait de si peu de choses! A quoi elle eût pu présenter des objections et opposer sa conception personnelle. Mais elle démêla peu à peu que c'était chez lui simple préférence. A un sentiment, point d'objection possible. Elle se soumit donc. Elle n'avait plus qu'une phrase, toujours prête :
— Du moment, mon chéri, qu'il s'agit de te faire plaisir!…
Dépourvue qu'elle était, et de grande imagination et malignité et de la connaissance de l'esprit des hommes, dépourvue surtout de jugement en tout ce qui concernait l'homme adoré d'elle, elle n'allait pas jusqu'à concevoir que Jean-Marie, dans la famille des égoïstes, figurait l'égoïste inachevé, le pire : celui qui ne saurait se satisfaire s'il s'apparaît à lui-même peu généreux. Jean-Marie goûtait beaucoup mieux sa liberté lorsqu'il savait qu'Élise n'était pas seule chez elle à déplorer qu'il ne fût pas là.
Fourberie de l'honnêteté! Élise hors de chez elle, Élise en quelque maison que ce fût, les soirées de Jean-Marie à la taverne étaient beaucoup plus douces…
Et Élise sortit.
Car elle en était venue à appréhender d'avoir à dire : « Je ne suis pas sortie. »
D'abord frappée par les contrastes entre la vie de gens libérés des entraves bourgeoises et celle du monde qu'elle croyait avoir été jadis son bourreau, ce qu'elle remarquait aujourd'hui, c'étaient bien plutôt entre un monde et l'autre les analogies.
Ce qu'elle remarquait moins, c'était l'invincible penchant qu'elle avait à tout confronter avec le monde d'où elle s'était évadée. Elle eût éprouvé grand plaisir à rendre compte de ses visites et de ses soirées si Jean-Marie eût connu lui aussi ce penchant ; mais il ne l'avait à aucun degré.
Quant à lui, il ne parlait presque plus de ce qui se passait à la brasserie, et plus du tout de Clara.
— Mais, est-ce à ta brasserie que tu vas, au moins? lui demandait Élise.
Il jurait qu'il n'était pas homme à rompre ses habitudes. Et cela était bien vraisemblable.
— Il ne faut pas te croire obligé à ne plus me parler de Clara sous le prétexte qu'elle et moi ne nous voyons plus!…
— Que veux-tu que je te dise d'elle? faisait Jean-Marie.
Une inquiétude, encore confuse, planait sur la question de la brasserie et de Clara.
Élise, roulée comme un galet par le flot des relations souhaitées par son ami, fréquentait beaucoup pour le moment une famille Josse, qui la couvrait d'une paternelle affection.
M. Josse dirigeait une revue dite « politique, économique et sociale ». Cet organe était de ceux qui se créent perpétuellement dans le but d'écraser l'un des deux principaux et plus anciens périodiques. Ils semblent, dans leurs premiers numéros, apporter avec eux une aurore et devoir briller sur un monde renouvelé ; puis le beau rayonnement pâlit, devient pareil à tout ce qu'on connaît, puis il s'étiole en coûtant cher aux initiateurs.
M. Josse se laissait ruiner par sa revue. En faveur de sa revue, il croyait devoir inviter chez lui le monde de la politique, de la pensée et même des arts. Malheureusement pour cet homme non négligeable, Paris était alors, quoi qu'on en dît, assujetti, comme il le sera vraisemblablement toujours, à un formalisme qui s'ignore lui-même, et soumis, en ce qui concerne les mœurs, à une étiquette que chacun nie en même temps qu'il en observe scrupuleusement les articles. M. Josse n'était pas l'époux de celle qu'on nommait madame Josse.
Le cas d'Hubert des Bruyères se reproduisait chez lui avec exactitude et sans aucune variante. M. Josse était divorcé, mais il ne pouvait épouser la femme, d'ailleurs très digne, que l'on appelait « madame Josse », parce que celle-ci, issue d'une famille excellente et fort connue, ne pouvait obtenir le divorce contre son mari, un chenapan, qui faisait partout sonner très haut son opinion sur la sainteté et la pérennité du mariage.
A cause de cette particularité, M. Josse, malgré tout son mérite, ni ne recevait chez lui toutes les personnalités qui s'y fussent volontiers rendues, ni même, ce qui est moins croyable, ne possédait tous les collaborateurs dont les noms semblaient s'imposer au sommaire d'une telle publication. Mais les gens qu'on voyait chez lui étaient néanmoins fort loin d'être les premiers venus. La ressource du salon Josse était fournie par des célibataires éminents, quelques veufs ; et, pour sauvegarder le nombre, on suppléait à l'absence de ceux que le rigorisme de leur foyer retenait, en admettant ce que Josse appelait son « élément d'information », c'est-à-dire des industriels, des hommes de bourse, tout cela mêlé tant bien que mal aux hommes politiques, aux savants, aux artistes. L'élément mâle dominait ; mais pour qu'il ne privât point le lieu d'un certain caractère mondain considéré comme indispensable, on recevait et les femmes divorcées, et les femmes séparées de leur mari, comme Élise, et aussi des couples franchement irréguliers, — comme celui des maîtres de la maison, — auxquels on s'exténuait par mille stratagèmes à communiquer les apparences de la légitimité.
De la musique, et toujours de très bonne musique, de la tenue aussi, — beaucoup plus stricte qu'en maint ménage béni par le Nonce, — offraient une auguste suppléance pour cette société intéressante et non satisfaite, à qui ses grandes qualités jointes à son caractère de rébellion eussent pu donner des audaces heureuses, et qui cependant semblait toujours attendre d'en haut, d'on ne savait où, peut-être du plafond qui ne s'entr'ouvrait pas, l'apparition d'un Saint-Esprit, sous la forme d'une colombe, apportant, en bonne et due forme, la consécration sociale si ardemment convoitée.
C'est dans ce monde qu'Élise vit un soir s'avancer à petits pas, mais tout droit, un monsieur d'âge plus que certain et qu'elle faillit ne pas reconnaître, d'abord parce qu'elle ne l'avait jamais vu en habit, et puis parce qu'elle était fort loin de s'attendre à le voir : c'était M. Angelus. Il était vieil ami de la maison ; il initia Élise à toutes les particularités du milieu ; il continua de moraliser plaisamment avec elle. A lui seul elle pouvait communiquer une observation comme la suivante :
« Depuis que j'ai quitté Granville et me suis mariée, lui dit-elle, c'est la première fois que j'ai l'impression de me trouver au milieu de jeunes filles… »
M. Angelus crut qu'elle se forçait un peu pour pratiquer, comme il le faisait volontiers lui-même, le paradoxe.
— Mais non! dit Élise, ne voyez-vous pas que tout le monde ici n'aspire qu'au lien sacré du mariage?
M. Angelus était enchanté ; il ne la quittait plus. Ils étaient, elle et lui, au fort d'une causerie, lorsque Élise fut abordée par quelqu'un qu'elle n'avait point aperçu. C'était Saulieu.
Commerçant notable, Saulieu avait, en effet, ses entrées comme son utilité dans un groupe qui prétendait être informé de tout. Saulieu fut poli, réservé ; mais il avait, lui, quelque chose de satisfait dans le ton, voire d'un peu protecteur, qui tranchait et avec l'attitude qu'Élise lui avait connue et avec cet air d'attendre une grâce complémentaire qui caractérisait la plupart des hôtes de la maison Josse. Était-ce ce qu'il y avait en lui de commun qui s'exaltait sous le frac? Était-ce la réaction contre la gêne qu'il éprouvait peut-être à trouver ici Élise bien en cour et même choyée, alors qu'il n'avait jamais osé y introduire Clara? Qu'était-ce?
Élise ne put s'empêcher de communiquer à M. Angelus ce qu'elle venait de remarquer d'insolite en la personne de Saulieu :
— C'est un bijoutier, dit le vieux journaliste : il vous a présenté ce soir une facette à éclat vif, voilà.
— Après tout, dit Élise, pourquoi n'amènerait-il pas ici sa maîtresse? On ne la mettrait pas à la porte.
— Parce qu'il est bijoutier, dit M. Angelus. S'il était professeur au Collège de France et que sa bonne amie fût un laideron, vous les verriez ici côte à côte, comme ceux-ci ou ceux-là… Nulle part ne sont observées plus finement les nuances. Comprenez! Dans le monde régulier, tout est réglé, et en traits un peu gros. Les papiers de l'état civil, ou du moins une lettre de faire-part, un beau jour, décident de tout, pour la vie : les époux, après une formalité, peuvent avoir la conduite privée qu'il leur plaît, il faut un bien grand scandale pour effacer l'effet d'une bénédiction nuptiale. Au contraire, ici, chaque cas est soumis à un examen attentif et approfondi et constant, où il est tenu compte, chaque semaine, de la qualité des individus et de leurs faits et gestes ; rien d'assuré, nulle garantie pour ces malheureux ; nulle situation stable ; il leur faut mériter infatigablement la grâce par une quotidienne vertu. Croyez-vous qu'il y ait, « dans la capitale », couple plus pur que celui de ce Josse et de cette femme qui ne porte pas son nom? Non, madame, rapportez-vous-en à moi : il n'y en a pas. Eh bien, pour la plus petite peccadille, il serait pulvérisé!
— Mais il reçoit d'autres couples, irréguliers comme lui, et qui ne le valent pas?
— Sans doute! Et qui pénètre ici y est pour ainsi dire blanchi et purifié ; mais, ces couples, eux, qui reçoivent-ils?
— Grand Dieu! monsieur Angelus… Mais qui suis-je, moi? et en quelle qualité suis-je ici?
— On vous connaît, madame, simplement.
— Point de galanterie, monsieur Angelus! Les irréguliers, ici, se relèvent par quelque prestige, m'avez-vous dit : je ne suis pas professeur au Collège de France, moi!
— Vous êtes vous-même, je le répète… En outre, on connaît votre famille, je le sais… On n'ignore pas que vous êtes seulement séparée de votre mari… Séparée de biens, je crois, tout au plus…, et que le divorce est impossible dans votre monde : cela fait bien! Vous n'imaginez pas ce que cela fait bien!
Élise sourit tristement. Le journaliste, non ; il connaissait les mœurs ; elles ne le surprenaient pas.
M. Angelus offrit à Élise de la reconduire. Dans la voiture il la félicitait d'avoir, où qu'elle allât, le don de plaire.
— Mais, soupira Élise, je vais vous dire une chose qui résulte des petites expériences que j'ai faites et vous donnera peut-être à réfléchir : ce qu'ils aiment en moi, en définitive, ce n'est pas moi : c'est mon pauvre papa!…
Et, comme le moraliste, réfléchissant, se taisait, elle revit en pensée M. de La Hotte-Saint-Pair et son arbre généalogique ; elle revit sa famille innombrable et unie plus par un formalisme officiel que par des sentiments ; elle revit les cérémonies, elle se remémora les obligations ennuyeuses et coûteuses, la grande parade en un mot, — imitation de la cour du grand Roi par les fourmis de son royaume, — enfin tout un ensemble de mœurs plutôt de la place que de la maison, et dont les inconvénients ne trouvaient de compensation qu'en les libertés qu'un chacun pouvait s'octroyer impunément quand une fois il avait satisfait à la dette publique.
Élise ne vit Jean-Marie que deux jours après cette soirée :
— Eh bien! demanda-t-il aussitôt qu'il fut à portée de voix, qu'avez-vous vu d'intéressant « là-bas? »
— « Là-bas? » dit Élise. Ah! en effet, j'ai rencontré quelqu'un… Mais vous devez le savoir aussi bien que moi…
— Qui avez-vous rencontré?
— Comment! il ne vous l'a pas dit?… Saulieu.
— Saulieu!… Il ne m'a rien dit. Du moins, il m'a dit quelque chose, mais non pas qu'il vous avait vue.
— Pourquoi ces cachotteries?
— Ma chère amie, Saulieu avait plus important à raconter : il m'a annoncé son mariage.
— Ho?… C'est pour cela qu'il avait l'air si satisfait. Et qui épouse-t-il?
— Mais, Clara.
— Ah! bah!
— Quoi d'étonnant? Qu'est-ce qui s'oppose à cette régularisation?
— Ils ne s'aiment guère…
— Justement! Comme il le dit lui même : le mariage ne leur fera perdre aucune illusion ; ils n'en goûteront que les avantages.
— Ha!
Et l'un des premiers avantages que durent goûter Saulieu et Clara, légitimement — voire religieusement — unis, fut de se présenter ensemble chez les Josse et d'y jouir non seulement du prestige que donne toujours, pour un moment, une situation heureuse et nouvelle, mais de celui que leur conférait là une situation enviée de tous — et des maîtres de maison eux-mêmes!
Saulieu savait se tenir quand il le fallait. Il avait moins de suffisance aujourd'hui, uni et béni, qu'il n'en avait laissé paraître la dernière fois, alors qu'il portait son secret. Clara, encore jeune, pouvant passer pour jolie, mais dans une mesure à ne point porter ombrage en un milieu qui voulait être grave, Clara, femme d'un grand joaillier, était remarquable par sa simplicité et ne portait pas un bijou. On la trouva tout à fait bien. Élise entendit un dialogue entre deux hommes dont l'un disait : « Mais, c'est un vieux collage!… » et dont l'autre, vertement, répondait : « Qu'en savez-vous? des calomnies! »
Clara accorda à Élise tout juste l'attention qu'on ne saurait refuser à une femme déjà rencontrée. Saulieu, lui, affecta plutôt de ne lui en accorder aucune.
On allait chez les Josse le mercredi soir. Le mercredi suivant, Clara vint vers Élise, mais c'était pour lui dire les noms des personnes chez lesquelles elle avait dîné dans la semaine. La promotion de juillet, pour le ministère de l'Industrie et du Commerce, venait de paraître, et Saulieu était nommé chevalier de la Légion d'honneur. Comme il était, d'ailleurs, intelligent, et très capable en matières économiques et financières, Saulieu se haussait, chez les Josse, et sa femme partageait son sort.
Il y eut fête à la taverne, cela va de soi ; fête sur fête, car ces messieurs offrirent un banquet à Saulieu.
Et pendant ce temps Élise était privée de Jean-Marie.
Un autre soir, un soir sur lequel elle avait compté pour aller avec son ami, par le bateau, dîner à Saint-Cloud, — partie jadis si chère! — lui fut ravi en outre : les Saulieu offraient à dîner. Jean-Marie, invité, pouvait-il leur manquer? Non.
Et, dans la même semaine, les Saulieu commencèrent à recevoir.
C'était le tour de Jean-Marie à présent de « sortir ».
— Qui y avait-il? lui demanda mélancoliquement Élise.
— Oh! un monde différent de celui des Josse, moins savant sans doute, mais celui-là, enfin, régulier. Saulieu est très sévère : il a décidé de ne jamais admettre chez lui une femme non mariée à l'église.
Jean-Marie disait cela sans aucune ironie. Élise écouta cela sans ajouter aucun commentaire.
Arriva l'époque des vacances.
Comme toujours, à pareil moment, Jean-Marie se sentit envahi par la nostalgie de la mer et du pays natal. Élise le conduisit à la gare Montparnasse et revint seule jusqu'au quai du Louvre.
Encore si jeune, et de santé robuste, elle éprouvait que ses jambes ne la portaient plus ; elle crut aussi que les « choses tournaient ». Mais elle s'aperçut qu'il faisait extrêmement chaud, et aussi que sa vue était brouillée par les larmes. Jadis, en pareil cas, elle eût hélé un fiacre ; mais elle se souvint aussi que la plus étroite économie lui était imposée par les dépenses inconsidérées qu'elle avait faites en son appartement pour recevoir…
Pour recevoir!…
Elle poursuivit donc son trajet, à pied.
Quand elle passa devant la loge, madame Courvoisier, qui savait tout, détourna la tête pour ne point montrer à sa locataire la pitié que l'infortunée jeune femme lui inspirait.
La solitude, la solitude tant louée, alors Élise la goûta! Et elle la goûta pendant deux mois et demi…
Pour compagne, elle eut cette pendule de sa chambre à coucher, dont elle avait tant considéré les aiguilles lors de la première absence de Jean-Marie. De combien d'idées sont chargées par les solitaires ces petites tiges de métal au service du redoutable temps! Trois années auparavant, elles partaient d'une heure émue pour avancer vers une heure bienheureuse, car, si le départ déconcertait l'amante, le retour, croyait-elle, la devait combler. A présent, le départ, tout prévu qu'il fût, lui était aussi pénible que jadis, mais elle savait que le retour ne lui rendrait qu'un amant dispersé, occupé de soins étrangers auxquels elle le devrait disputer par lambeaux. Elle ne désirait pas moins ardemment ce retour, et son impatience était la même devant les signes tangibles de l'écoulement des heures.
L'été fut lourd. Tout Paris s'enfuit, jusque même M. Angelus. Élise baissait les stores, fermait les rideaux, demeurait dans l'obscurité, n'y pouvait rien faire, sommeillait, et attendait… Elle attendait quoi? D'abord la nuit, afin d'ouvrir et de faire effort, à la fenêtre, pour aspirer quelque air rafraîchi qui pouvait venir de la Seine. Il venait surtout des moustiques qui rendaient la nuit plus pénible que le jour.
Et un jour recommençait.
Élise s'obstinait à écrire à Jean-Marie de longues lettres qui n'exigeaient pas de réponse, les hommes faisant admettre une fois pour toutes que l'écriture n'est pas leur fait. En réalité, c'est dans la confection de ces lettres qu'Élise passait ses difficiles vacances. Elle y disait à Jean-Marie ce qu'elle n'osait jamais lui exprimer en face. Elle y disait surtout ses rêves, ses désirs, et la vie idéale qu'elle eût voulu mener avec lui. Ce qui eût paru ridicule en paroles semblait légitime à la malheureuse, en cette littérature épistolaire où la poésie est permise. C'était pourtant bien à Jean-Marie qu'elle s'adressait, à Jean-Marie qui n'écoutait guère de telles sornettes ; mais, à distance, elle se créait un Jean-Marie plus complaisant, d'esprit plus ouvert et capable de chevaucher avec elle les belles nuées des songeries éperdues.
D'ordinaire, et aux époques où elle se croyait presque heureuse, elle transposait, par le miracle de l'amour, la réalité désolante ; mais la vie devenue tout à fait misérable la rejetait, hors du réel, en plein rêve! Seule, en face de sa pendule, en ces lourdes journées d'été torride, c'est peut-être alors qu'elle se connut le mieux en toutes ses aspirations. C'est peut-être l'instant unique où elle poussa jusqu'à la qualité suprême tout ce que son destin avait déposé en elle d'excellent. Sans s'en douter, sans le vouloir, et croyant ne faire rien d'autre qu'écrire à son amant, elle participait à cette vie superposée des poètes, des grands libérés du monde par le colloque avec leur être intime, étonnant entretien que rend possible la nécessité de trouver l'expression qui ne s'adresse pas aux foules, pas à autrui, mais à un dieu intérieur difficile à contenter, et dont l'acquiescement seul apaise. Une circonstance, souvent assez vulgaire, sert habituellement de prétexte à ce voyage au plus haut de nous-même. Nulle proportion entre la valeur de l'occasion ni même entre notre propre valeur d'apparence habituelle, et l'ascension qui s'accomplit alors : nous sommes sur les sommets, les neiges éternelles nous entourent, au-dessus de notre tête est la nuit interplanétaire ; le monde vivant se tait, il est invisible, il semble détruit ; et une voix résonne auprès de nous, qui est la nôtre et que nous ne reconnaissons pas…
Un instant! un instant, la mesquinerie des hommes et la difficulté de leurs mœurs sont oubliées… Un instant, Élise croit qu'il n'y a plus d'obstacles devant sa générosité, sa bonté, ses désirs d'amour!… C'est qu'il fait si chaud dans la ville que tout le monde en est parti ; et c'est que le cœur de l'infortunée a subi de telles meurtrissures qu'il est passé par delà la région de la douleur, et il s'exalte en chantant…
Ces lettres d'Élise, griffonnées dans l'ombre d'une pièce étouffante, et dans les pires moments de détresse, étaient des descriptions idylliques d'un bonheur de féerie.
Elle voguait avec son bien-aimé sur un bateau à voile ; elle voyait fuir à l'horizon le rocher de Granville, et grossir, d'autre part, ces masses de goémons et de varechs que sont les îles Chausey. Ensemble ils abordaient là ; ils connaissaient la modeste auberge avec une chambre blanchie à la chaux. Dans l'île et dans les îlots, personne! Personne!… Des rochers, du sable, des filets à poisson, des lits d'algues et l'odeur iodée des plantes marines… Et puis rien, rien que le ciel, la mer et deux amants… Et à son bien-aimé Élise parlait comme elle ne faisait point d'ordinaire. Elle lui parlait et il la comprenait… Elle lui prêtait un esprit, un cœur… Elle lui transcrivait dans sa lettre tout ce qu'elle imaginait qu'il lui pouvait dire. Et elle s'évertuait à lui recommander : « Ne me réponds pas que tu ne me dirais pas cela! Tu ne sais pas… Tu ne sais pas… Mais, moi, je sais que tu le dirais, si, une fois, tu étais avec moi seul, bien seul!… »
Être seule et tout à fait seule avec lui, voilà, selon elle, la circonstance qui devait opérer le miracle et faire de Jean-Marie l'être qu'elle voulait qu'il fût. Elle n'avait jamais douté qu'il pût manquer à Jean-Marie autre chose que cette circonstance. C'était cette foi qui la maintenait constamment égale en sa passion. Que la circonstance se réalisât, et, tout simplement, c'était le bonheur!…
Jean-Marie répondait quelquefois à ces lettres, de façon à prouver qu'il les avait reçues, mais non qu'il en avait pris connaissance. Il parlait du temps, du nombre approximatif des baigneurs, et quelquefois de certains vieux matelots du port, qu'elle connaissait. Ce qui prouvait aussi ou qu'il n'avait pas lu ou qu'il n'avait pas compris les lettres, c'est qu'il disait être allé en bateau à voile aux îles Chausey… Il n'était pas méchant ; il ne se fût pas complu à la faire souffrir. Il ne risquait jamais une allusion, sinon à ce qu'il avait fait ou vu. Élise connaissait son style, et si elle ne s'étonnait pas de cette insuffisance, elle n'y trouvait pas non plus prétexte à se refroidir ou bien à retenir, elle, dans sa prochaine lettre, l'abondance de ses épanchements et les élans de son cœur.
Une chose, par exemple, l'étonna, un matin, la stupéfia même, et l'ébranla pour plusieurs jours, ce fut de recevoir une carte postale de Clara, une carte postale datée de Granville :
« Mille souvenirs. »
« CLARA. »
C'était tout.
Comment les Saulieu étaient-ils à Granville? Comment surtout y étaient-ils sans que Jean-Marie parlât d'eux dans sa lettre reçue en même temps que la carte postale?
Après des jours employés à imaginer toutes les hypothèses, Élise fut tirée de son incertitude par une seconde carte de Clara portant le timbre anglais de Jersey. Mon Dieu! c'était tout simple : les nouveaux époux faisaient par Granville cette excursion de Jersey, qu'elle avait faite jadis et où s'était noué son malheureux mariage. Peut-être n'avaient-ils pas même vu M. Le Coûtre au moment où Clara avait jeté sa carte à la boîte. Après tout, c'était plutôt gentil de la part de Clara d'avoir pensé à Élise qu'elle savait originaire de Granville.
La seconde carte était moins chiche de mots que la première. Clara décrivait l'île, et, dans un coin, en tout fins caractères, faute d'espace, elle disait : « Nous avons fait la connaissance de votre famille… »
Élise avait adressé, après réception de la première carte postale, une lettre à Jean-Marie, le priant instamment de lui répondre si, oui ou non, il avait vu les Saulieu. Et Jean-Marie ne répondait pas. La seconde et même une troisième carte postale parvinrent à Élise sans qu'elle eût le moindre mot de Jean-Marie.
Au bout de quinze jours seulement, quand une nouvelle carte de Clara annonça : « Nous voilà de nouveau à Granville », Jean-Marie écrivit, sans faire état de son retard ; il écrivit comme à l'ordinaire, et n'ayant d'ailleurs rien à dire. Pas un mot touchant les Saulieu ; pas un mot de la présence des Saulieu signalée à lui par Élise elle-même.
A la lettre anxieuse qu'Élise lui adressa là-dessus, il répondit simplement : « Les Saulieu sont encore là ; ils se plaisent beaucoup ici. »
Évidemment Jean-Marie était en voyage à Jersey. Mais pourquoi ne l'avoir pas dit? Élise se perdit en conjectures.
De Granville, Clara, après s'être exercée à correspondre avec Élise par le moyen de la carte postale, écrivit une lettre à la solitaire du quai du Louvre ; une lettre où elle disait à Élise : « Ma chère amie… »
Elle y parlait principalement de la famille de La Hotte ; elle en parlait comme de connaissances charmantes avec qui elle se trouvait agréablement sur un pied d'égalité, et elle en parlait sans jamais employer un seul terme de parenté qui liât à Élise ces nouvelles relations. Elle semblait ne même pas supposer qu'Élise eût pu être nommée dans les entretiens avec les La Hotte. Elle affectait de parler des La Hotte à Élise comme de gens que celle-ci eût connus autrefois, autrefois, dans un monde antérieur auquel elle n'appartenait plus… Manège innocent ou puéril? Effet d'un défaut d'usage? A moins que ce ne fût perfidie atroce?…
En post-scriptum, Clara ajoutait, sans commentaires : « Monsieur Le Coûtre nous a menés à la voile jusqu'aux îles Chausey. »
Élise pleura pendant plusieurs jours. Elle ne savait pas exactement la cause de son chagrin. Inaccoutumée au soupçon, dépourvue de méchanceté, elle commençait seulement à penser que Jean-Marie mettait bien quelque mauvaise volonté dans ses réticences, et elle ne s'en expliquait pas le motif. Un secret instinct l'avertissait que les lettres de Clara n'étaient inspirées ni par la pure bêtise ni par la sympathie ; mais, si elle cessa d'y répondre, ce fut surtout dans la crainte d'en provoquer de nouvelles. Et elle attendit, dans une tremblante incertitude.
De toute une vie d'amour le point le plus douloureux est probablement celui où la foi commence à être ébranlée. C'est alors que naît la remarque que toute volupté est dans la croyance, et que l'effort que l'on fait pour se tenir lié à cette foi nous meurtrit plus que ne ferait le si logique abandon aux raisons de douter.
Élise n'attendit pas un temps aussi long qu'elle eût craint, car Jean-Marie rentra à Paris d'assez bonne heure. Les quelques années précédentes, il s'attardait à Granville, où il était toujours vraisemblable que ses affaires l'eussent retenu. Il revint cette fois dès la fin de septembre.
Élise était malade d'anxiété. Pour la première fois, sa santé se trouvait sérieusement altérée. Elle vivait dans l'état d'une femme qui épie l'entrée du train dans la gare. Et quand le train fut arrivé, et quand Jean-Marie fut devant elle, elle s'aperçut de la vanité du tourment et de l'attente fébrile : Jean-Marie se tenait là, debout, en face d'elle, et l'énigme demeurait intacte. Ce grand corps robuste et cette figure si étrangère à toute complication sentimentale écartaient jusqu'à la velléité d'une question ; leur seul aspect dissolvait l'espoir même de jamais rien apprendre.
Ce n'était pas que cet homme fût fermé, que ce cerveau fût capable de combiner un secret, ni que cette bouche sût volontairement se clore ; non, pas cela ; mais Jean-Marie était un homme d'une si extraordinaire inertie devant tout problème d'ordre moral, qu'il paralysait par avance les moins clairvoyants et dissociait les termes de l'interrogation avant qu'ils n'eussent pris forme sur les lèvres. A distance, Élise, qui cependant le connaissait, avait pu croire qu'elle obtiendrait de lui la lumière désirée ; mais aussitôt qu'elle l'eut vu, elle lui demanda de ses nouvelles et comprit que la vie allait simplement reprendre comme par le passé.
Voilà donc ce qu'elle avait tant attendu, en regardant les aiguilles de la pendule!
Cependant elle interrogea doucement son ami sur le voyage à Jersey. Il lui répondit de la même manière, sans essayer de dissimuler : c'était un petit événement déjà ancien…
— Mais, pourquoi ne m'as-tu pas écrit pendant tout le temps du voyage?
— Tu sais combien j'écris difficilement. Et puis, madame Saulieu t'écrivait.
— « Madame Saulieu! » Tu l'appelles « madame Saulieu », à présent?… Mais « madame Saulieu » ne me parlait pas de toi!
— Non?… Oh! la rosse!…
— Ce n'est pas moi qui te le fais dire…
Et il passa aussitôt à des petits détails matériels du voyage.
— Voyons! écoute-moi, Jean-Marie : « Madame Saulieu » a fait la connaissance de ma famille!
— C'est exact. De ta sœur tout au moins et d'un de tes frères, si je ne me trompe. Ils se rencontraient tous les jours sur la plage…
— Et ils ont parlé de moi? Elle leur a dit qu'elle me connaissait?…
— Tu me pardonneras ce que je vais te dire… Avec des lascars comme il y en a dans ta famille, ça n'aurait pas été le moyen de se faire valoir…
Élise, en effet, s'oubliait. Elle perdait de vue très facilement les motifs qui l'éloignaient de sa famille. Tout entière à ses préoccupations personnelles, elle ne situait plus sa condition sur ce qu'on nomme l'échelle sociale. Et, de son amant même, si inhabile à traiter des choses morales, elle subit ce douloureux rappel à la notion de la valeur qu'elle représentait aux yeux du monde.
Dès lors elle évita de parler de « madame Saulieu ». Elle n'osa même pas dire à propos d'elle à Jean-Marie ce qu'elle avait eu l'intention de dire, à savoir : « Mais, puisqu'elle m'a écrit avec tant d'insistance, et si ce qu'elle a fait partait d'une bonne intention, je pense qu'elle me verra?… »
Car, comme tous les autres, Élise, Élise elle-même, malgré le passé, malgré l'ambiguïté des agissements de Clara à son égard, Élise eût volontiers vu celle qui était devenue « madame Saulieu »!
La vie reprit comme précédemment, avec cette différence que Jean-Marie parvint à distraire une soirée et puis deux sur le temps déjà court qu'il consacrait à son amie pendant la semaine. Que faisait-il de ces soirées? Il ne s'en cachait pas. Il y avait le soir de réception chez les Saulieu, et il y avait un autre soir où il était prié à dîner chez les Saulieu encore, avec quelques intimes.
Un soir d'octobre, presque toutes les habitudes d'hiver étant prises, — sauf les réceptions chez les Josse, de qui Élise n'avait point entendu parler, — Jean-Marie consacra toutefois à sa maîtresse une des soirées qu'il passait invariablement chez les Saulieu. Élise ne put s'empêcher de lui demander :
— Mais, enfin, comment se fait-il?…
Il sentait qu'il ne devait pas répondre :
— Eh bien! dit-il, enfin voilà : madame Saulieu, ce soir, a invité ta sœur… Tu comprends? il est préférable que je ne sois pas là…
— Jean-Marie! dit aussitôt Élise, comment peux-tu me dire cela?… Je comprends que tu aies eu de la peine à me le dire… Mon pauvre ami, si tu as consenti à me dire une pareille chose, c'est qu'on t'a prié… c'est même qu'on t'a ordonné de me la dire…
— « Ordonné! » Suis-je un homme?…
— Oui, précisément tu es un homme! Je ne te connais pas cruel… Tu m'aurais, de toi-même, épargné cette humiliation…
A part ce qui touchait directement à son amour, — mais ceci en était si proche! — rien n'avait été aussi blessant pour le cœur d'Élise que le contact établi entre sa famille, entre sa sœur, madame de Vamiraud, et le couple Saulieu. Madame de Vamiraud et Clara! Quel assemblage!… Sur les galets de Granville, encore, passe ; mais que Clara en vînt à inviter chez elle madame de Vamiraud, à Paris, et à faire annoncer cet événement à la sœur déclassée par l'amant de celle-ci! que ce grand Jean-Marie se prêtât à un tel jeu de tortionnaire! que Jean-Marie fût, hélas! d'une espèce d'hommes à qui il était vain d'essayer de faire comprendre le cynisme d'un tel procédé, ah! de cela Élise était bouleversée!
Lorsqu'elle revit Jean-Marie, elle ne songea pas à dissimuler sa préoccupation et demanda :
— Eh bien! madame de Vamiraud a-t-elle été chez vos amis?
Madame de Vamiraud s'était excusée ; elle n'était pas allée chez les Saulieu.
Élise en conçut une satisfaction qui, après coup, l'étonna elle-même ; non seulement elle se sentait redressée par le dédain qu'avait manifesté madame de Vamiraud pour les Saulieu, mais elle se découvrait avec madame de Vamiraud, sa sœur, une solidarité profonde et indépendante des incidents derniers. Elle dit à Jean-Marie :
— Madame Saulieu, parce qu'elle a fait la connaissance de ma sœur, croit connaître le monde auquel ma sœur appartient : dites-lui donc de ma part qu'elle se trompe!
Aucun esprit assez délié ne se trouvait là pour apprécier la ferveur de telles paroles prononcées par une femme en état de rébellion sincère contre la société qui l'avait formée. Et ces paroles sortaient si bien des profondeurs d'Élise qu'elle-même ne les reconnut point au passage, ne les estima point à leur valeur, et les oublia vite.
Jean-Marie, sans malice, répondait :
— Madame Saulieu se trompe : je le lui dis tous les jours. Mon avis est qu'il faut rester dans son milieu.
— Et que réplique-t-elle à cela?
— Elle réplique que c'est tellement son avis que, par exemple, elle n'ira pas chez les Josse…
— Pourquoi pas chez les Josse?
— Mais, ma bonne amie, songez que les Josse ne sont pas mariés!…
Élise ne s'attendait pas à cela. Elle faillit pouffer, mais elle se contint cette fois-ci.
— En effet, dit-elle, les Josse ne sont pas mariés!… Et les Saulieu, eux, désormais sont mariés, et religieusement!…
— C'est cela même.
— Mais, dit Élise, on parle bien tôt des Josse… Les Josse ne sont pas rentrés, que je sache?…
— Ils ont invité déjà deux fois les Saulieu à dîner.
Élise s'affaissa sur un siège et demeura silencieuse. Jean-Marie reprit tranquillement :
— Je ne crois pas que vous soyez exposée à rencontrer le nouveau ménage chez les Josse…
— Chez les Josse? dit Élise, mais je ne suis point invitée!
— Ah!
Élise regarda son amant :
— Cela a l'air de vous ennuyer? dit-elle.
— Moi? certainement! C'était une maison où j'aimais à vous voir passer la soirée quand je ne la passais pas avec vous.
— Eh bien! vous voyez, quelqu'un m'en a fermé la porte…
— Vos soupçons se portent sur une personne!
— Je n'ai guère été accoutumée à soupçonner, dit Élise, mais du jour où je suis obligée de constater un procédé infâme employé contre moi par une certaine personne, cela m'autorise à admettre qu'à un second coup la même personne a pu agir de même…
— Je ne comprends pas.
— Voyons, mon ami : ces lettres reçues de Jersey et de Granville, ces lettres adressées à moi par Clara qui m'avait auparavant boudée, qui ne me voyait plus, qui crevait de jalousie parce que j'étais invitée dans des maisons où l'on faisait fi d'elle, — et précisément chez les Josse ; — ces lettres qui, je le vois aujourd'hui, n'avaient pour but que de me narguer d'abord en m'obligeant à savoir que vous aviez fait un voyage dont vous ne vous vantiez pas ; ces lettres qui devaient ensuite m'apprendre que l'ancienne Clara, sortie on ne sait d'où, ex-maîtresse de Saulieu, se pavanait à Granville avec ma famille ; ces lettres, il faut bien que je les considère comme inspirées uniquement par la malveillance, puisque Clara, de retour à Paris, ne m'a donné signe de vie qu'en vous accaparant!…
— Elle n'a pas cherché à vous voir, dit Jean-Marie, mais vous pouvez constater qu'elle ne voit pas les Josse!…
— Avant de faire aux Josse cet affront, elle a dû prendre la précaution de m'exécuter dans leur opinion.
— Qu'aurait-elle pu inventer contre vous?
— Certes rien ; mais leur apprendre que je suis dans la même situation irrégulière qui était la sienne au temps où les Josse ne l'invitaient pas!…
— Mais les Josse en admettent bien d'autres, des situations irrégulières…
— Tout de même, ils n'admettaient pas Clara!
Jean-Marie, qui n'accordait aucune importance aux choses dites, Jean-Marie, dont l'attitude était toujours telle que si la vie morale n'existait pas, marqua, par un arrêt soudain de tous ses muscles, qu'il avait reçu le choc de l'émoi violent d'Élise. Et la riposte en coup de cravache dont Élise cinglait les épaules de l'ancienne Clara, il en parut lui-même frappé. Et, simultanément, il comprit combien Élise devait souffrir.
Il ne se l'était pas représenté jusque-là! Nulle méchanceté, nulle malice chez Jean-Marie. Il manquait seulement de la faculté qui consiste à se pouvoir mettre à la place d'autrui. Il n'avait point cessé d'aimer sa maîtresse ; il l'aimait exclusivement ; il n'eût jamais songé à lui être infidèle ; il n'eût pas consenti à lui faire de la peine. Mais Élise, douce, résignée, toujours heureuse dès qu'elle le voyait, ne lui manifestait pas sa douleur d'une façon assez bruyante pour que la dure écorce de cet homme fût percée ; et il avait l'instinct égoïste, assez fort pour chasser dès le premier aspect toute image importune. Tant que sa maîtresse ne disait point qu'elle souffrait, et à haute et intelligible voix, il l'ignorait. Le malheureux doit se plaindre ou se révolter, et ne jamais compter que celui de qui il dépend fera le premier pas vers sa misère.
Élise, après avoir dit son mot, qui eut, dans la petite pièce de la rue Guénégaud, l'éclat d'un coup de fouet, se tut un moment, ne remarqua même pas que son amant avait compris et, tout à coup, sanglota.
Peut-être s'était-elle trop contenue, et c'est pourquoi elle ne se contenait plus. Mais elle craignait un effet désastreux des larmes sur son amant.
Ce ne fut point cet effet qui se produisit. Certaines natures insensibles mais saines sont tout à coup soulevées par le sentiment du juste. Jean-Marie, qui détestait les scènes et se détournait de tout ce qui gémit, éprouva tout à coup que les pleurs d'Élise avaient un trop réel fondement. Non seulement il ne se détourna point de son amie larmoyante, mais il se pencha vers elle et la caressa. Peu habile à trouver les mots, il n'en chercha point, mais son attitude fut meilleure que tout langage ; des phrases qui eussent paru insolites à Élise furent heureusement remplacées par un élan de tendresse plus vif que l'ordinaire, mais non toutefois assez différent de l'ordinaire pour qu'Élise remarquât que l'excès de son chagrin avait modifié son amant.
Non ; elle eut la satisfaction de reconnaître son amant tout en le constatant plus tendre ; et parce que, précisément, elle le jugeait peu apte à comprendre son chagrin, elle goûta mieux des marques d'amour qui ne lui semblaient pas provoquées par un fait nouveau.
Alors, elle dit et répéta le mot ingénu et sublime :
— Tu m'aimes donc?…
Jean-Marie ne la laissa point douter qu'il l'aimât.
Ainsi, insensiblement, la grandeur même du chagrin d'Élise la sauva du désespoir en ne lui permettant pas d'analyser ce qui se passait en Jean-Marie et en la faisant glisser presque sans transition du cri de la douleur extrême à la volupté qui crie…
« Tu m'aimes donc?… Tu m'aimes donc?… »
Tous ses griefs contre la vie aboutissaient à cette ardente interrogation qui contient la réponse désirée. Entre les bras de celui pour qui elle avait tout renoncé, secouée à la fois par les sanglots et par l'ivresse heureuse, elle voyait apparaître les fantômes de tous les biens du monde qu'elle avait reniés en faveur du seul amour ; elle les pesait et elle pesait le néant de la condition où elle était réduite. Dans cette heure d'exaltation, toutes choses se précisaient à ses yeux avec une netteté implacable ; plus d'ignorance, plus d'illusions possibles pour elle : elle savait, elle jaugeait ; sa tête lucide n'éprouvait aucun vertige à contempler à la fois l'immensité du Paradis perdu et la modestie avouée, reconnue par elle, de l'objet qu'elle avait voulu en échange. Et comment le tumulte des pensées chez cette femme infortunée se traduisait-il? Uniquement par ces mots qui contiennent question et réponse et qui, à cause de cela, font peut-être l'expression la plus naturelle de la passion amoureuse qui veut être satisfaite, fût-ce au prix de la plus grande duperie :
« Tu m'aimes donc?… Tu m'aimes donc?… »
Après une journée si bien terminée, Élise, suspendue aux lèvres de son amant, lui demanda :
— Alors… demain, mon Jean, tu me restes?
— Mais non, dit Jean-Marie : demain, tu sais bien que je vais retrouver ces messieurs.
— Alors, dit Élise, après-demain?…
Jean-Marie hésita et puis dit :
— Ah! fichtre, après-demain, mais non : c'est le jour des Saulieu!…
FIN
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