BIBLIOTHÈQUE COSMOPOLITE
PAR
RUDYARD KIPLING
Traduction de
ALBERT SAVINE
1922
HUITIÈME ÉDITION
LIBRAIRIE STOCK
DELAMAIN, BOUTELLEAU ET Cie, ÉDITEURS — PARIS
155, Rue Saint-Honoré, Place du Théâtre-Français et 7, Rue du Vieux-Colombier.
BIBLIOTHÈQUE COSMOPOLITE
5 fr. 75 le volume.
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
De cet ouvrage il a été tiré à part, sur papier de Hollande, huit exemplaires numérotés et paraphés par l’éditeur.
A LA MÉMOIRE
DE
PÉTRUS DUREL
A. S.
Rudyard Kipling, au temps où il prenait ses congés de journaliste, fut un grand voyageur devant l’Éternel.
Le présent volume se compose du récit de deux de ses promenades de globe-trotter.
Dans la première, il visite Calcutta, la cité de l’épouvantable nuit, et en décrit les bouges.
La seconde nous conduit jusqu’à Hong-Kong.
Ces souvenirs anecdotiques et pleins d’humour seront certainement goûtés du public français, car ils tranchent sur le ton pudibond et abusivement moralisateur des voyageurs anglais.
A. S.
(Janvier-février 1888)
Nous sommes, tous tant que nous sommes, des pionniers, des Barbares, nous autres qui habitons au delà du Fossé, dans les ténèbres extérieures du Mofussil.
Il n’y a ici rien qui ressemble à des commissaires, à des chefs d’administration et il n’existe dans l’Inde qu’une Cité.
Bombay est trop vert, trop joli, a des détours trop compliqués et il y a si longtemps que Madras est défunt.
Tirons notre chapeau devant Calcutta, la ville aux multiples facettes, enfumée, magnifique, lorsque nous passons en voiture sur le pont de l’Hughli, à l’aube d’une calme matinée de février.
Nous avons laissé l’Inde derrière nous à la gare d’Howrah, et maintenant nous entrons en territoire étranger.
Non, pas tout à fait étranger.
Disons plutôt trop familier.
Tous les hommes d’un certain âge connaissent l’irritation que cause le sentiment qu’on est en cage.
Une illustration du Graphic — une portée de musique ou les propos légers d’un ami qui arrive du pays, peuvent la faire flamboyer — cette sensation qui a sa source dans ce que nous savons de notre paradis perdu de Londres.
Au pays, eux, les autres, nos égaux, ont sous la main tout ce que la ville peut donner, le bruit sourd de la rue, les lumières, la musique, les endroits charmants, des millions de leurs semblables, une immensité peuplée de jolies Anglaises aux fraîches couleurs, des théâtres, des restaurants.
Ils sont dans leur droit.
Ils considèrent qu’il en est ainsi et ils se donnent même des airs de n’en pas faire grand cas.
Et nous… nous n’avons rien que les quelques distractions que nous nous organisons à grand-peine, les douloureux divertissements de gymkhanas où tout le monde, de part et d’autre, se connaît, où les antécédents d’un chacun sont aussi notoires que sa façon, à lui ou à elle, de valser.
Nous avons été dépouillés de notre héritage.
Ce sont les gens du pays de là-bas qui en jouissent en totalité, sans se douter combien il est beau et riche, et nous, tout ce que nous pouvons faire, se réduit à gagner l’Occident pour quelques mois et à nous gaver de ce qui, en des circonstances convenables, représenterait sept, huit, dix années de liesse.
Voilà ce qu’est notre héritage londonien perdu et la conscience de cette perte, volontaire ou forcée, hante en certains temps, en certaines saisons, la plupart d’entre nous et nous rend de mauvaise humeur.
Calcutta offre des espérances trompeuses de quelque compensation.
La fumée dense forme un nuage bas, dans la fraîcheur glaciale des matins, sur un océan de toits, et à mesure que la cité s’éveille, il monte vers cette fumée un ronflement grave, sonore de vie, de mouvement, de masse humaine.
Aussi, quiconque voit Calcutta pour la première fois, met joyeusement le nez hors du tikka-gharri[1], flaire la fumée et tourne la figure vers la cohue.
[1] Fiacre de place.
Il se dit :
— Voilà enfin une parcelle de mon héritage qui me rentre. Voilà une Cité : il y a de la vie ici et, le fleuve passé, sous la fumée il y aura mille choses agréables à posséder.
Cette litanie dit bien des choses et décrit exactement les premières émotions d’un sauvage vagabond, échoué à Calcutta.
L’œil a perdu son instinct des proportions. Le foyer est raccourci par l’effet d’une résidence trop prolongée dans les stations du haut pays — vingt minutes de trot pour aller de l’hôpital au terrain de manœuvres, — et l’esprit a subi le même rétrécissement que le champ visuel.
Tous deux disent ensemble en prenant mesure du mouvement naval, au dessus et au dessous du pont de l’Hughli :
— Tiens ! mais c’est Londres ! Voici les Docks. Voici qui est impérial ! Voici un coup d’œil qui méritait bien le voyage de l’Inde.
Alors une idée nettement canaille s’empare de l’esprit :
— Quel endroit divin ! Quel endroit céleste pour razzier !
Et elle cède la place à un démon bien pire encore, celui du conservatisme.
On en vient à se figurer que c’est non seulement une faute, mais un crime d’accorder aux indigènes le moindre accès à l’administration d’une Cité pareille, qui doit son embellissement, ses docks, ses quais, ses façades, son hygiène à des Anglais, qui n’existe que parce que l’Angleterre existe et dont l’existence dépend de l’Angleterre.
Toute l’Inde connaît la Municipalité de Calcutta.
Mais est-il un homme qui ait étudié à fond la Grande Puanteur de Calcutta ?
Elle est unique.
Bénarès est plus infect au point de vue de l’odeur concentrée, renfermée.
Il y a à Peshawar des puanteurs plus fortes que la grande Puanteur de Calcutta, mais au point de vue de la diffusion, de la faculté à faire pénétrer partout l’écœurement, la puanteur de Calcutta laisse bien loin et Bénarès et Peshawar.
Bombay masque ses infections sous un vernis d’assa fœtida et de tabac : Calcutta est au-dessus de toute ostentation.
Il est impossible d’assigner une source quelconque au fléau de Calcutta : c’est ténu, c’est écœurant, cela ne peut se décrire, mais les Américains qui habitent le Grand Hôtel d’Orient disent que cela rappelle l’odeur du Quartier Chinois à San Francisco.
Ce n’est certainement pas une odeur indienne.
On dirait de l’essence de pourriture qui aurait subi une seconde pourriture, — l’odeur gluante de la colle de pâte tournée au bleu.
Et nul moyen de la fuir !
Elle souffle à travers le Maidân ; elle pénètre par rafales dans les corridors du grand Hôtel d’Orient.
Ce qu’on se plaît à appeler « les Palais de Chowringhi », la promène.
Elle tournoie autour du Club du Bengale.
Les ruelles la déversent avec une intensité qui vous donne la nausée et la brise matinale en est chargée.
On la trouve, cette odeur, en dépit de la fumée des machines, à la Gare de Howrah.
Elle semble empirer dans les petites ruelles de derrière Lal-Bazar, où se trouvent les boutiques à saouler, mais elle est presque aussi accentuée en face du palais du Gouvernement et dans les administrations publiques.
Cette puanteur est intermittente.
On peut avaler sans inconvénient six gorgées d’un air relativement pur. Puis à la septième vague l’estomac, qui n’a pas subi d’entraînement, se soulève.
Quand on habite Calcutta assez longtemps, on finit par s’y habituer.
Les résidents réguliers avouent bien l’existence du fléau, mais voici leur réponse.
— Attendez que le vent ait desséché les marais salés où aboutit le système d’égouts, et alors vous m’en parlerez.
Voilà comment ils se défendent ! Rien d’étonnant à ce qu’ils regardent Calcutta comme un séjour qui convient parfaitement à un vice-Roi permanent.
Des Anglais, qui sont capables d’atténuer une honte par une autre, sont gens à demander n’importe quoi et à compter qu’ils l’obtiendront.
Si une station des montagnes contenant trois mille hommes de troupes et une vingtaine de fonctionnaires civils possédait une propriété analogue à celle que possède Calcutta, le sous-commissaire ou le magistrat du cantonnement chasserait du bureau administratif tous les indigènes, ou les jetterait décemment d’un coup de pelle à l’arrière-plan, jusqu’à ce que l’inconvénient eût été supprimé.
Alors on leur permettrait de se remettre en avant, de parler tant qu’ils voudraient « d’oppression, d’arbitraire ».
Cette puanteur, pour un nez dépourvu de préjugés, ôte à Calcutta tout droit d’être une Cité des Rois.
Et en dépit de cette puanteur, on admet, on encourage même, les indigènes à se mêler des affaires locales !
Le sol moite, saturé par le drainage, est empoisonné par le foisonnement de la vie depuis cent ans, et la liste de la municipalité est encombrée de noms indigènes, — gens nés, élevés, grandis aux dépens de cet amas de débris accumulés ! Ils figurent comme propriétaires, ces charmants Aryas, dans le conseil municipal, dans le conseil législatif du Bengale.
Lancez une proposition de les taxer comme tels et tout naturellement ils se mettent à hurler.
On hurle aussi dans le haut pays, mais les locaux pour des meetings monstres sont rares, et avec un secrétaire et un Président énergiques dont la faveur est chose précieuse, et dont la colère n’est point chose désirable, on maintient les gens dans la propreté, bon gré mal gré, pour qu’ils ne puissent pas empoisonner leurs voisins.
— Alors, demande un sauvage, pourquoi leur accorder un vote quelconque ?
Ils sont capables de s’accommoder de cette saleté. Ils sont incapables d’aucun sentiment qui vaille un fétu.
Qu’on les laisse vivre tranquilles, et sous notre protection, faire leur bas de laine !
D’autre part, nous les taxerons jusqu’à ce que l’état de leur bourse leur donne la mesure de leur négligence passée.
Puis, quand l’odeur aura un peu diminué, nous les laisserons reparaître et bavarder, et attribuer le progrès à leurs lumières.
Les classes supérieures ont leurs broughams et leurs barouches ; les basses sont capables de jeter d’un coup d’épaule un Anglais dans le chenil et de lui parler comme s’il était un cuisinier.
Ils peuvent s’exprimer sur une dame anglaise en la qualifiant d’aurat.
On leur permet une liberté — pour ne pas employer un terme trop gros — une liberté de langage qui ne tarderait pas à amener des bagarres sérieuses, si un Anglais en usait de même avec un autre Anglais.
Ils sont entourés de barrières protectrices. On les rend inviolables.
Assurément, ils devraient se contenter de toutes ces choses, sans se mêler d’affaires auxquelles ils ne peuvent rien comprendre, étant donné leur origine.
On se demandera si cette diatribe pleine de feu est le produit d’un esprit indépendant, le résultat premier de la nausée que donne cette féroce puanteur ou le résultat fécond de la migraine contractée à force de fumer tout le jour pour combattre l’odeur.
En tout cas, Calcutta est un endroit redoutable pour quiconque n’y a pas été élevé.
Un bon conseil à d’autres barbares.
N’amenez pas à Calcutta un domestique originaire du haut pays.
Il aura certainement des désagréments parce qu’il ne pourra comprendre les usages de la Cité.
Un Punjabi, qui arrive pour la première fois ici, se croit tenu en conscience d’aller à l’Ajaibghar, le Museum.
Plus d’un y est allé, et en est revenu de très mauvaise humeur, et l’esprit troublé.
— Je suis allé au Museum, dit-il, et personne ne m’a dit d’injures. Je suis allé acheter mes provisions au marché, et je me suis assis. Alors est venu un homme en uniforme qui m’a dit : « Ote-toi de là que je m’y mette ». J’ai répondu : « J’y étais le premier ». Il a dit : « Je suis un chaprassi. Va-t’en », et il m’a frappé. Or, comme cet endroit pour s’asseoir était public, je l’ai battu jusqu’à le faire pleurer. Il a couru chercher la police, et je me suis sauvé aussi, car ici tous les gens de la police sont des Sahibs. Puis-je avoir congé, à partir de deux heures, pour me mettre à la recherche de cet homme et le battre encore ?
Voyez-vous la situation ?
Une Cité inconnue, pleine d’une senteur qui vous fait rechercher le repos et la retraite, et un domestique qui ronge son frein, qui n’est pas encore depuis six heures dans le four, et qui s’est engagé dans une querelle à mort avec un Chaprassi inconnu et réclame à grands cris la permission d’aller poursuivre la dispute.
Hélas ! Où est l’illusion de l’héritage qu’on allait reprendre ?
Dormons, dormons, et prions pour que Calcutta se porte mieux demain.
Pour le moment, ce sommeil-là ressemble étonnamment au sommeil en compagnie d’un cadavre.
La nuit porte conseil.
Après tout, Calcutta exhale-t-il une odeur aussi empestée ?
Il a beaucoup plu pendant la nuit. La Cité est lavée de frais et la clarté du soleil la montre sous son jour le plus avantageux.
Où donc, où donc un homme irait-il dans ce désert de vie ?
Le Grand Hôtel d’Orient bourdonne de vie dans toutes ses cent chambres.
Des portes battent gaîment et toutes les nations de la terre montent et descendent les escaliers en courant.
Cela suffit pour vous remonter, parce que les passants vous heurtent et vous prient de vous écarter.
Figurez-vous, en dehors de la salle de réception de la Reine, un endroit où il y ait un tel entassement d’Anglais ?
Figurez-vous soixante-dix personnes à la table d’hôte, et ce bruit assourdissant de couteaux et de fourchettes ?
Figurez-vous que vous trouvez un véritable bar où l’on puisse faire servir à boire, et, joie suprême, figurez-vous qu’en mettant les pieds hors de l’hôtel, vous tombez dans les bras d’un Bobby[2] tout vivant, habillé de blanc, casqué, boutonné, armé de sa massue ?
[2] Agent de police.
Qu’arriverait-il si l’on adressait la parole à ce Bobby ? Se fâcherait-il ?
Il ne se fâche point ! Il est affable.
Il est chargé d’inspecter le pavé devant le Grand Hôtel d’Orient et d’empêcher les encombrements inextricables de voitures.
Quand il a affaire à un blanc qui paraît respectable, il se conduit en homme, en frère.
Il n’y a en lui aucune trace d’arrogance.
Toutefois, en l’examinant de plus près, on reconnaît que ce n’est point un Bobby authentique.
C’est un je ne sais quoi de la Police municipale, et son uniforme n’est pas correct, si toutefois là-bas, au pays, on n’a rien changé à la tenue des hommes.
Mais peu importe !
Plus tard nous nous informerons au sujet du Bobby de Calcutta, parce que c’est un blanc, et qu’il doit se mesurer avec certains des types les plus redoutables que leur malice ait jamais portés à peindre en vermillon la cité de Job Charnock.
Vous ne devez pas, vous ne pouvez pas traverser Old Court House Street sans regarder attentivement si vous ne courez aucun risque d’être écrasé par un véhicule.
Voilà qui est beau.
Il y a un grondement continu de trafic, interrompu de deux en deux minutes par le roulement sourd des tramways.
La façon de conduire est excentrique, je ne dis pas mauvaise, mais enfin il y a le trafic, il y en a plus que n’en ont vu pendant un certain nombre d’années des regards sans préjugés.
Cela signifie que les affaires marchent, qu’on gagne de l’argent. Cela évoque la vie qui s’entasse, qui se hâte. Cela vous entre dans le sang et le fait circuler.
Voici de vastes magasins aux devantures formées par des glaces, et qui tous vous présentent les noms de maisons bien connues avec lesquelles nous autres, sauvages, ne correspondons que par l’intermédiaire des Colis postaux.
Les voici tous ici, de grandeur naturelle, prêts à fournir tout ce dont vous avez besoin, et vous n’avez rien à faire qu’à signer.
C’est bien tentant que de pouvoir se faire donner une chose séance tenante sans être obligé d’écrire pour une semaine déterminée, puis d’attendre pendant un mois, et alors de voir arriver une chose tout autre.
Rien d’étonnant à ce que les jolies dames, qui habitent à une distance raisonnable, viennent elles-mêmes faire leurs emplettes.
— Voyez-vous ? Si vous tenez à être considéré, il ne faut pas fumer dans la rue. Personne ne le fait.
Cet avis vous est donné avec bienveillance par un ami en habit noir.
Il n’y a pas de réception, non plus que de Lieutenant-Général en vue, mais il porte l’habit noir, parce qu’il fait grand jour et qu’il peut être vu.
C’est pour le même motif qu’il s’abstient de fumer.
Il admet que la Providence a fait le grand air pour qu’on puisse y fumer, mais il dit que « ce n’est pas à faire ».
Cet homme a un brougham, une jolie petite boîte à bonbons, dont le roulement a un bizarre mouvement de tangage.
Il monte dans le brougham, et se coiffe d’un chapeau haut de forme, un huit-reflets bien luisant.
Il y avait une fois, dans le haut pays, un individu qui possédait un haut de forme.
Il le loua à des sociétés d’acteurs amateurs, jusqu’à ce que le bord en eût disparu, au bout de quelques saisons.
Alors il le jeta dans un arbre et des abeilles sauvages vinrent y essaimer.
Il arrivait de temps à autre que l’on venait contempler le chapeau, dans ses jours de prospérité, dans le but de se donner le mal des pays.
Toute la station s’y intéressait, et il mourut avec deux seers[3] de miel de fleur de babul dans son intérieur.
[3] Cinq livres.
Mais les chapeaux hauts de forme ne sont point faits pour être portés dans l’Inde. Ils sont aussi sacrés que les lettres du pays et les vieux boutons de roses.
L’ami ne peut pas comprendre cela.
Il reconnaît que s’il descendait de son brougham et se promenait en plein soleil pendant dix minutes, il attraperait un fort mal de tête, et, au bout d’une demi-heure, probablement une insolation mortelle.
Il convient de tout cela ; mais il persiste à porter son chapeau et ne peut concevoir pourquoi cette vue plonge un barbare dans un accès de rire inextinguible.
Tous ceux qui possèdent un brougham et bon nombre de ceux qui n’usent que des tikka-gharris, portent le chapeau haut de forme et l’habit noir.
L’effet est curieux et frappe de surprise celui qui le voit pour la première fois.
Et maintenant :
— Allons voir les belles demeures où habitent les opulents Nobles.
Au nord s’étend la grande jungle humaine qu’est la ville indigène, et qui va du bazar Burra jusqu’à Chitpore.
Dans la direction du sud se trouvent le Maidân et Chowringhi.
Si vous vous placez au centre du Maidân, vous comprendrez pourquoi Calcutta est appelée la Ville des Palais.
Ainsi avait parlé l’Américain du Grand Hôtel d’Orient, homme qui avait vu du pays.
Il y a une tour peu élevée, improprement qualifiée de monument commémoratif, qui se dresse sur un désert de gazon mou, d’un vert cru.
Il vaut autant se rendre à ce point-là qu’à un autre.
Les dimensions du Maidân sont propres à décourager tous ceux qui sont accoutumés aux « jardins » du haut pays, tout comme on dit que la lande de Newmarket impressionne un cheval habitué à un champ de courses mieux clos.
L’immense plaine est parsemée de statues de bronze représentant des gentlemen montés sur des chevaux capricieux et hissés sur des piédestaux aux lignes d’une sévérité excessive.
L’immensité donne à ces statues des proportions de nains ; elle donne d’ailleurs des proportions minuscules à toutes choses, excepté aux façades lointaines de la route de Chowringhi.
C’est énorme, c’est impressionnant.
C’est un fait auquel il est impossible de se soustraire.
On bâtissait des maisons à l’époque où la roupie valait deux shillings et un penny.
Ces maisons ont trois étages. Elles sont ornées d’escaliers de service pareils à des maisons dans la montagne.
Elles sont très rapprochées et ont leurs jardins clos de murs en maçonnerie, percés d’une seule porte cochère.
Elles sont bien anglaises avec leur air chez soi. Elles sont orientales par leurs vastes proportions, mais ces escaliers de service ne donnent pas l’idée de la santé.
Nous allons former une commission hygiénique d’amateurs et nous rendrons une visite à Chowringhi.
Ce n’est pas une chose fort agréable que d’être présenté pour la première fois à un durwân, ou portier de Calcutta.
Lorsqu’il est en train de chiquer du pân, il ne se donne pas la peine d’enlever sa chique.
S’il est assis sur sa couchette et occupé à mâcher de la canne à sucre, il ne croit pas devoir se lever.
Ce sont là des choses qu’il faut lui enseigner, et il n’arrive pas à comprendre pourquoi on le blâme.
Évidemment il est le survivant d’un système qui a fait son temps.
La Providence n’a jamais voulu faire de l’indigène un concierge plus insolent qu’aucun de ceux de la variété française.
A Calcutta, on installe un homme dans une logette près de la porte de sa demeure afin de détourner les rôdeurs et de protéger sa maison contre le vol.
Il en résulte que le durwân traite comme rôdeurs tous ceux qu’il ne connaît pas, qu’il a une connaissance approfondie et véritable de tout ce qui concerne le dehors et le dedans de la maison et qu’il a une influence assez considérable sur le choix des domestiques.
On dit qu’un membre de cette estimable classe est maintenant en procès avec une banque au sujet de trois lakhs de roupies.
Dans le haut pays, le domestique d’un lieutenant-gouverneur est obligé de travailler trente ans avant de pouvoir se retirer avec soixante mille roupies d’économies.
Le Durwân de Calcutta est une grande institution.
Ce qui constitue le principal, le plus visible de ses défauts, c’est qu’il s’obstine à vouloir parler anglais.
Comment il défend les maisons, Calcutta seul le sait. Il suffit de lui parler avec rudesse pour lui faire perdre la tête, et généralement aux heures des visites, il dort.
Si l’on fait un circuit quelque peu régulier de visites, trois fois sur sept, il pue la boisson.
Voilà pour le Durwân. Maintenant parlons de la maison qu’il garde.
C’est une sensation fort agréable que d’être introduit dans un salon empesté d’un relent d’écurie.
— Est-ce que c’est toujours comme cela ?
— Non, non, à moins que vous ne teniez la chambre fermée pendant quelque temps, mais si vous ouvrez les volets, alors ce sont d’autres odeurs. Comme vous le voyez, les écuries et les logements des domestiques sont tout près.
On paie cinq cents roupies par mois pour une demi-douzaine de pièces remplies de ces odeurs-là.
On ne se plaint pas.
Quand on croit que l’honneur de la Cité est en jeu, on dit d’un air de défi :
— Oui, mais vous devez vous rappeler que nous sommes une capitale. Nous sommes très serrés ici. La place nous manque. Nous ne sommes pas comme dans vos petites fractions.
Chowringhi est une localité imposante, pleine de maisons somptueuses, mais ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de la visiter à la hâte.
Arrêtez-vous un instant à considérer à quoi correspondent ces logements rétrécis, ce sol noir et détrempé, les réseaux compliqués des escaliers de services, les écuries bondées, le bouillonnement de vie humaine tout autour des loges des Durwâns, et le curieux arrangement des canaux de décharge à découvert et vous qualifierez le tout de sépulcre blanchi.
Des gens, qui habitent des logis vastes, souffrent d’angine chronique et vous diront d’un air réjoui :
— Nous avons maintenant la fièvre typhoïde à Calcutta.
La peste la quitte-t-elle jamais ?
Tout paraît disposé pour l’entretenir confortablement. Elle peut s’installer à son aise sur les toits, grimper le long du chéneau jusque sur la terrasse, monter de l’évier à la vérandah et de là jusqu’à l’étage le plus élevé.
Mais Calcutta dit que tout est pour le mieux, et invoque des chiffres pour le prouver.
En même temps, elle convient qu’une coupure dans la chair saine ne s’y guérit pas facilement.
On peut se dispenser de chercher d’autres preuves.
Voici qu’arrive à travers Park Street, et en route pour le Maidân, un flot de broughams, de bogheys proprets, de gigs les plus légers possible, de brownberries, de victorias étincelantes, et une pincée de vrais hansom-cabs.
Dans les broughams se trouvent des hommes en chapeau haut de forme. Dans les autres véhicules, des jeunes gens, tous presque pareils, tous en tenue absolument irréprochable.
Un nouveau flot, venu de Chowringhi, se joint au détachement de Park-Street et tous deux roulent ensemble à travers le Maidân, vers le quartier des affaires.
C’est ainsi qu’à Calcutta on se rend à son bureau, les fonctionnaires civils dans les bâtiments du Gouvernement, les jeunes gens à leurs maisons de commerce, à leurs magasins, à leurs quais.
C’est là qu’on voit que Calcutta a la meilleure voie d’évitement qu’il y ait dans l’Empire.
Chevaux et voitures sont également propres à exciter l’envie par leur perfection, et remarquez ce détail : c’est la pierre de touche de la civilisation, les lanternes sont dans leurs montures.
Ici le cheval du pays est un animal rare. Sa place est prise par le gallois, et le gallois, quoique canaille au fond de l’âme, peut être dressé de façon à avoir l’air d’un gentleman.
Il paraît inconvenant de remarquer trop élogieusement le brillant des harnais, le vernis irréprochable des panneaux et les livrées des saïs.
Tout cela fait bonne figure sur les routes de belle apparence extérieure dans l’ombre des Palais.
Combien de catégories de la société complexe de cette contrée trouve-t-on dans les voitures ?
En premier lieu, le fonctionnaire civil du Bengale qui se rend aux Bureaux des Scribes, travaille dans un bureau absolument irréprochable, et parle d’un ton détaché, « d’envoyer les choses aux Indes », ce qui signifie simplement qu’il en réfère sur les affaires au Gouvernement Suprême.
C’est un grand personnage, et il a la bouche pleine de propos de sa boutique : « avancement, nomination ».
Généralement, quand on parle de lui, c’est en disant : « Un homme qui s’élève. » On dirait que Calcutta est plein d’hommes qui s’élèvent.
En second lieu, c’est l’homme du Gouvernement de l’Inde qui, figure bien connue à Simla, loue un rez-de-chaussée quand il n’est pas dans les Collines, et se montre raisonnable sur le sujet des inconvénients de Calcutta.
En troisième lieu, c’est l’homme des maisons de commerce, le personnage franchement non-officiel qui se bat sous le drapeau d’une des grandes maisons de la ville, ou bien pour son propre compte dans un bureau bien tenu, ou parcourt à toute la vitesse de son brougham Clive-Street pour jouer « sa partie d’associé » ou quelque chose de ce genre.
Il ne redoute point « le Bengale » et « l’Inde » ne lui inspire pas grand respect.
Il peste impartialement après l’un ou l’autre quand leurs actes troublent ses opérations.
Son jargon de boutique est tout à fait inintelligible.
Il ressemble au marchand de la Cité qu’on aurait dépouillé de son air glacial.
Il vit largement et reçoit d’une façon hospitalière.
Au temps jadis, il tenait plus de place qu’aujourd’hui, mais il n’en est pas moins assez volumineux.
Il se montre raisonnable jusqu’au point de faire écho lorsqu’on injurie la Municipalité, mais il devient femme, par son insistance à parler des supériorités de Calcutta.
Bien au-dessus de tous ces gens qui courent à leur besogne, sont les diverses brigades, escadrons, détachements des autres classes. Mais ce sont des coteries et non des sections, et cela tourne autour du Belvédère, du Palais du Gouvernement, du Fort William.
Simla les réclame dans la saison chaude.
Qu’ils y aillent !
Ils portent le haut de forme et l’habit noir.
Il est temps de nous enfuir loin de la route de Chowringhi et d’aller trouver les habitants de la longue ligne de rives, qui n’ont point de préjugé contre le tabac, et qui portent presque tous les mêmes chapeaux.
Il posa des conclusions au nombre de neuf mille sept cent soixante-quatre… Il alla ensuite à la Sorbonne, où il soutint argument contre les Théologiens l’espace de six semaines, depuis quatre heures du matin jusqu’à six du soir, excepté un intervalle de deux heures pour le rafraîchissement d’iceux, et prendre leurs repas, auxquels étaient présents la plupart des Seigneurs de la Cour, les Maîtres des requêtes, Présidents, conseillers, ceux des Comptes, Secrétaires, Avocats et autres ; et aussi les eschevins de la dicte ville.
Pantagruel.
— Le Conseil législatif du Bengale est actuellement en séance. Vous le trouverez dans l’aile octogone des Bâtiments des secrétaires, tout droit en traversant le Maidân. Cela vaut la peine d’être vu.
— Quel est l’objet de leur séance ?
— Affaire municipale. Des débats à n’en plus finir.
Voilà qui m’apprendra à fréquenter la basse société. Les flâneurs de la longue rive doivent demeurer dans le vague.
Sans doute ce Conseil fera pendre quelqu’un à cause de l’état où se trouve la Ville et Sir Stewart Bayley sera le bourreau.
On ne se trouve pas tous les jours en présence d’un Conseil.
Les Bâtiments des Secrétaires sont vastes.
Vous pouvez déranger les travailleurs affairés d’une demi-douzaine de services avant de tomber sur l’escalier semé de taches noires qui mène à une chambre d’un étage supérieur d’où l’on a vue sur une rue populeuse.
Des plantons sauvages encombrent la route.
Les Conseillers sahibs sont en séance mais tout le monde peut entrer.
— A la droite de la chaise du Lât Sahib et marchez sans faire de bruit !
Larbin mal éduqué ! S’attendrait-il à ce que le spectateur, frappé d’un saint respect, bondisse en avant en poussant le cri de guerre, ou qu’il fasse la roue tout autour de cette somptueuse chambre octogone au toit en dôme bleu ?
Les piliers sont surmontés de chapiteaux dorés et un stencillage à fleurs de lotus de style égyptien égaie les murs.
Un tapis d’une épaisseur moelleuse couvre le parquet : ce doit être délicieux quand il fait chaud.
Sur un trône de bois noir, confortablement capitonné de cuir vert, se tient Sir Stewart Bayley, gouverneur du Bengale.
Tous les autres sont des personnages considérables, sans quoi ils ne seraient pas ici.
Ne pas les connaître, c’est prouver qu’on est soi-même un inconnu.
Ils sont là une douzaine, en deux groupes de six à deux rangées légèrement courbes de bureaux d’un beau poli.
Ainsi Sir Stewart Bayley occupe la fourchette d’un fer à cheval mal fait, qui serait fendu à l’endroit de la pince.
Devant lui, à une table couverte de livres et de brochures, besogne un secrétaire.
Il y a un banc pour les reporters.
C’est tout.
L’endroit est plongé dans un demi-jour adouci, et son atmosphère suffit à vous remplir de respect.
Cela, c’est le cœur du Bengale, et il est remarquablement bien meublé.
Si la besogne est en rapport avec l’ameublement qui est de première classe, avec les encriers, avec le tapis, avec le plafond resplendissant, ce sera quelque chose qui méritera d’être vu.
Mais où est le criminel qui doit être pendu pour expier cette puanteur, qui monte et descend à travers les escaliers des Bâtiments des secrétaires, pour expier les tas de décombres sur la route de Chitpore, pour expier l’odeur écœurante qui règne à Chowringhi, pour expier les sales petites mares qu’on voit derrière le Belvédère, pour expier la rue pleine de varioleux, la station de fiacres qui fume et empeste en dehors du Grand Hôtel d’Orient, l’état du pavé de pierre et de boue, celui des ravins de Shampooker, cent autres choses ?
— Ceci, j’en conviens, c’est un plan artificiel pour remplacer l’unité naturelle, l’individu.
L’orateur est un indigène, de construction légère et maigre, coiffé d’un chapeau-turban plat, et vêtu d’un habit noir en alpaga.
Des pieds à la tête, il a une tournure de scribe. Avec son sourire invariable et ses gestes réglés, il rappelle des souvenirs de tribunaux du haut pays.
Il n’hésite jamais, n’est jamais embarrassé pour trouver ses mots, et jamais il ne se répète dans une même phrase.
Il parle, parle, parle, d’une voix égale, qui s’élève de temps en temps d’un demi-octave, quand il s’agit d’un argument à faire entrer.
Certaines de ses périodes ont l’air de vieilles connaissances.
En voici, par exemple, une qui pourrait provenir du Mirror :
— Voilà pour le principe. Examinons maintenant jusqu’à quel point il est confirmé par les précédents.
Ceci est de fâcheux augure : lorsqu’un indigène loquace se lance dans les « principes » et dans les « précédents », il y a des chances pour qu’il marche un bon bout de temps.
Et puis, où est-il, le criminel, et que signifient tous ces propos sur des abstractions ?
Ce sont des pelles qu’il faut, et non des sentiments, dans cette partie du monde.
Un murmure d’encouragement apporte quelque lumière.
— On y bûche ferme sur le Bill municipal de Calcutta : pluralité des votes, vous savez ; voici les journaux.
Et c’est cela en effet. Une masse de motions, d’amendements sur des matières relatives à des votes par quartier.
A. peut-il être admis à avoir deux voix dans un quartier, et une dans un autre ?
Doit-on omettre la section 10, et doit-on donner à chaque homme un vote, pas davantage ?
Combien de votes comporte une propriété foncière valant trois cents roupies ?
Vaut-il mieux embrasser un poteau, ou bien le jeter au feu ?
Pas un mot au sujet de l’acide phénique ou des bandes de balayeurs !
Le petit homme en habit noir se délecte dans son sujet.
Il est très fort sur les principes et les précédents, sur la nécessité « de populariser notre système ».
Il sent que dans certaines circonstances, « le statut des candidats déclinera ».
Il se vautre dans les « majorités de compensation automatique » et dans « l’influence salutaire des classes moyennes instruites ».
En guise de réponse pratique, il entre furtivement dans la Salle du Conseil une légère bouffée de l’infection.
On dirait quelqu’un qui rit tout bas, d’un rire amer. Mais personne n’y prend garde.
Les Anglais ont l’air démesurément ennuyé. Les membres indigènes leur font face, les yeux d’une fixité stupide.
La figure de Sir Stewart Bayley est aussi fermée que celle du Sphinx.
Il reçoit son traitement pour discuter ces choses-là, un traitement faible pour une aussi lourde besogne.
Mais l’Orateur, maintenant à la dérive, n’est pas absolument à blâmer.
C’est un Bengali, et qui a trouvé devant lui un sujet tel que les aime son âme, une question de réforme académique qui ne mène nulle part.
Voici une salle tranquille, pleine de plumes et de papiers.
Voici des hommes qui sont obligés de l’écouter. Il paraît qu’il n’y a pas de limite à la durée des discours.
Étonnez-vous donc qu’il parle !
Il dit : « j’admets » une fois toutes les quatre-vingt-dix secondes. Il varie la forme en disant : « Je reconnais » que l’élément populaire du corps électoral devrait avoir la supériorité.
C’est tout à fait vrai.
Pour le prouver, il cite un certain John Stuart Mill.
Alors l’auditeur se sent envahir par la sensation engourdissante d’un cauchemar. Il a déjà entendu tout cela quelque part, mais où ? Et jusqu’à l’allusion à J. S. Mill, et aux « Vrais intérêts des contribuables » ? Il devine ce qui va suivre.
Oui, voici la formule journalistique du Vieux Sabha, l’anjuman : « L’Éducation occidentale est une plante exotique d’introduction récente. »
Comment diable cet homme a-t-il pu amener l’éducation occidentale dans ce débat ?
Qui le sait ?
Sir Stewart Bayley le sait peut-être. On dirait qu’il écoute.
Les autres regardent leurs montres.
Le charme de cette voix monotone plonge l’auditeur dans un coma de plus en plus profond.
Il est hanté par les fantômes de tout le cant de tous les tréteaux politiques de la Grande-Bretagne.
Il entend les vieilles, vieilles phrases de sacristie, et une fois encore il perçoit l’Odeur.
Cela, ce n’est pas un rêve.
L’éducation occidentale est une plante exotique.
C’est l’arbre upas, et tout cela par notre faute.
Nous l’avons apportée d’Angleterre, tout comme nous avons apporté les encriers et les modèles des chaises.
Nous l’avons plantée, et elle a poussé, monstrueuse comme un figuier banian.
Maintenant nous voilà étouffés sous l’abondance de ces racines qui s’étalent si dru dans le sol gras du Bengale.
L’orateur continue.
Nous avons construit morceau par morceau ce dôme tant visible qu’invisible, qui forme une couronne à l’édifice des secrétaires, tout comme nous avons bâti et peuplé l’édifice. Maintenant nous sommes allés trop loin pour battre en retraite, « étant liés, enchaînés par la chaîne de nos propres fautes ».
Le discours continue.
C’est nous qui avons fait cette phrase fleurie. C’est à nous, ce torrent de verbiage.
Nous lui avons enseigné ce qui était constitutionnel et ce qui était inconstitutionnel, au temps où Calcutta puait.
Calcutta pue toujours, mais Nous, nous sommes tenus d’entendre tout ce qu’il aura à dire au sujet de la pluralité des votes, du vent à battre au fléau, de la manière de faire des cordes avec du sable.
C’est notre faute.
Le discours prend fin.
Alors se lève un Anglais grisonnant en habit noir.
Il a l’air d’un homme fort et qui a du monde.
Assurément, il va dire :
— Oui, Lât Sahib, il se peut que tout ce que vous avez dit soit vrai, mais il règne une odeur abominable, et il faut que tout soit nettoyé en huit jours, sans quoi le sous-commissaire ne fera aucune attention à vous au Durbar.
Il ne dit rien de pareil. Ce Conseil est un parlement où l’on se qualifie mutuellement d’« Honorable Tel ou Tel ».
L’Anglais en habit noir prie tout le monde de se souvenir « que nous discutons des principes et qu’aucune considération des détails ne devrait influencer une décision sur les principes. »
Est-il donc comme les autres ?
Comment une chose pareille est-elle possible ?
Peut-être cet aménagement si complet de bureau à l’anglaise est-il cause de cette réformation ?
La salle du Conseil pourrait être une salle de Conseil à Londres.
Peut-être quand ceux qui y siègent ont passé un nombre d’années parmi les papiers et les plumes, en sont-ils arrivés à croire qu’il en est ainsi et, dans cette conviction, donnent-ils des résumés de l’histoire du Self-Government local.
L’habit noir, soulignant les arguments avec son étui à lunettes, raconte à ses amis comme quoi la paroisse fut la première unité du self-government.
Il explique ensuite comment on élut des électeurs, et prenant un accent de ferveur profonde, il annonce que « les commissaires des Égouts sont élus de la même façon ».
A quoi bon cette conférence ? Est-ce qu’il tenterait de faire passer une proposition à la faveur d’un nuage de mots, suivant le stratagème de la seiche, si connu en Occident ?
Il abandonne un moment l’Angleterre et maintenant nous entrevoyons une seconde le pied fourchu dans une allusion incidente aux Hindous et aux Mahométans.
Les Hindous ne perdront rien à ce qu’on établisse complètement la pluralité des votes.
Ils auront la surveillance de leurs quartiers, comme ils l’avaient auparavant.
Il y a donc le sentiment de race à faire taire par des explications, même parmi ces superbes bureaux.
Grattez le Conseil, et vous ferez reparaître les difficultés d’il y a longtemps, bien longtemps.
L’habit noir se rassied, et un Anglais aux yeux vifs, à la barbe noire, se lève, une main dans la poche, pour expliquer ses vues relativement à une modification du Statut électoral.
Il semble que l’idée d’un amendement vienne à l’instant de se présenter à lui.
Il donne à entendre qu’il la formulera un peu plus tard.
Il est académique comme les autres, mais il ne parle pas la moitié aussi bien.
Pourquoi parler, et parler encore de propriétaires, d’occupants, d’électeurs en Angleterre, et du développement d’institutions autonomes, alors que la Cité, la grande Cité, demande à grands cris qu’on la nettoie ?
Quelle affaire a l’Angleterre du fléau de Calcutta, et pourquoi forcer les Anglais à se perdre dans des labyrinthes d’inutile argumentation contre des hommes qui ne peuvent comprendre que la saleté est chose abominable ?
Une pause après le discours de l’homme à la barbe noire.
Un autre indigène, un Babou de construction lourde, en robe noire et coiffé d’étrange façon se lève.
Une bande d’étoffe, blanche comme la neige, est jetée, à la façon d’un plumeau, par-dessus ses épaules.
Sa voix est perçante et il n’en est pas toujours le maître.
Il débute ainsi :
— Je m’efforcerai d’être aussi bref que possible.
Voilà qui n’est pas rassurant.
Pour le dire en passant, il semble qu’en Conseil tout exorde soit superflu.
Les orateurs plongent in medias res et ce n’est que quand ils sont bien lancés, qu’ils adressent un « Sir » par hasard à Sir Stewart Bayley, qui reste assis, une jambe ployée sous lui, et tenant à la main une plume non trempée dans l’encre.
Cet orateur n’est pas fameux.
Il parle, mais ne dit rien, et lui seul sait où il aboutira.
Il dit :
— Nous devons nous rappeler que nous légiférons pour la capitale de l’Inde et que dès lors nous devrons emprunter nos institutions aux grandes villes d’Angleterre et non à des institutions paroissiales.
Si vous réfléchissez une minute, ce raisonnement vous prouvera une large et saine connaissance de l’histoire du Self-Gouvernement. Il révèle aussi l’attitude de Calcutta.
Si la Cité voulait bien cesser de se considérer comme une capitale et se regarder un peu plus comme une sorte de tanière, cela n’en vaudrait que mieux.
L’orateur parle d’un air protecteur de « mon ami ». C’est ainsi qu’il qualifie l’habit noir.
Puis, il chavire de nouveau.
Sa voix parcourt au galop toute la gamme pendant qu’il fait cette déclaration.
— Et c’est pourquoi cela fait toute la différence.
Il parle vaguement de menaces, de quelque chose à faire à l’égard des Hindous et des Mahométans, mais il n’est pas aisé de deviner ce qu’il veut dire.
Voici toutefois une phrase reproduite mot pour mot ; il n’est guère à présumer qu’elle reparaisse sous cette forme dans les journaux de Calcutta.
L’habit noir avait dit que si un indigène opulent disposait de huit votes, sa vanité le pousserait à se présenter aux guichets de vote, parce qu’il se sentirait bien supérieur à une demi-douzaine de gharriwans[4] ou de petits commerçants.
[4] Cochers de fiacre.
Qu’on se figure un gharriwan qui vote : il en est encore à apprendre comment on conduit.
Sur cela, le gentleman à l’étoffe blanche, de dire :
— Alors la chose qu’on regrette est que les électeurs influents ne prennent pas la peine de voter ? Selon mon humble opinion, s’il en est ainsi, adoptez des bulletins de vote. C’est la façon convenable pour leur répondre. De la même façon — l’association commerciale de Calcutta — vous abolissez toute pluralité des votes et c’est la bonne façon de leur répondre.
C’est lucide, n’est-ce pas ?
Et alors s’élève la voix irresponsable, qui émet cette déclaration :
— Dans une élection à la Chambre des Communes, la pluralité est admise pour les personnes ayant des intérêts dans différentes circonscriptions.
Puis brouillard, brouillard impénétrable.
C’est grand dommage que l’Inde ait jamais eu affaire à des gens d’un grade supérieur à celui de chef de l’administration civile.
Encore une bouffée de la Puanteur.
Le gentleman secoue son étoffe blanche d’un air de défi et s’asseoit.
Alors Sir Stewart Bayley :
— La question soumise au conseil est… etc…
Il y a des vagues successives de oui, de non, et les non l’emportent, quelle que soit la question.
Le gentleman à barbe noire fait éclater son amendement au sujet des droits électoraux.
Un gros sénateur en gilet blanc, au sourire le plus cordial, se lève et se dispose à pulvériser l’amendement.
Ne peut pas comprendre à quoi cela sert ; qualifie cela de détritus tout simplement.
L’homme en robe de chambre noire, celui qui a pris le premier la parole, la reprend, parle du passager, qui vient ici pour peu de temps et ensuite quitte le pays.
Il est fort heureux pour la robe noire que le passager vienne, sans cela il n’y aurait pas d’endroits bienheureux où l’on parle du pouvoir qui peut se mesurer à la fortune et de l’intelligence, « chose qui, Monsieur, je vous le dis, n’est pas susceptible de mesure ».
L’amendement est rejeté et l’auditeur est trois fois, quatre fois battu.
Au nom de la saine raison, et ne fût-ce que pour conserver un lambeau de l’illusion détruite, sauvons-nous.
Le voilà le Bill municipal de Calcutta.
Ils y ont passé plusieurs samedis.
Le dernier samedi, Sir Stewart Bayley fit remarquer que s’ils continuaient du même train, ils mettraient deux ans pour en finir.
Et maintenant, voilà qu’ils vont siéger jusqu’à la tombée de la nuit, à moins que Sir Stewart Bayley, qui tient à voir partir Lord Connemara, ne fasse lever l’habit noir pour qu’il propose un ajournement.
Il n’est pas bon de contempler de près un Gouvernement.
Cela vous amène à prononcer des jugements d’une fatuité flatteuse pour l’amour-propre et qui peuvent être aussi faux que le système étouffant dont nous nous sommes emmaillottés.
Et dehors, dans la rue, des Anglais résument la situation en ces termes brutaux :
— Tout cela ce n’est qu’une farce. Pour nous, le temps c’est de l’argent. Nous ne pouvons admettre ces discours interminables qui se tiennent à la Municipalité. Les indigènes nous chassent sous leur nombre. Mais nous savons que si les choses vont trop mal, le Gouvernement entrera en scène et interviendra et dès lors nous supportons ces ennuis tant bien que mal.
Et, en attendant, Calcutta continue à réclamer le seau et le balai.
Les horloges de la Cité ont sonné deux heures.
Où peut-on trouver à manger ?
Calcutta n’est pas riche en cuisine attrayante.
Vous pouvez vous fortifier l’estomac chez Peliti ou chez Bonsard, mais leurs établissements ne se trouvent point dans Hastings Street, ni dans les endroits où les courtiers vont et viennent en tournée d’affaires, suant et s’enrichissant à vue d’œil.
Il doit y avoir quelque sorte de restaurants dans les quartiers où les marins s’assemblent.
« L’Honnête Bombay Jack » ne vend que des cigares de Birmanie et ne sert que du whisky dans des verres à liqueur, mais au Lal-Bazar, non loin du « Café des Marins », une enseigne annonce audacieusement que « les officiers et les gentlemen peuvent trouver à se loger confortablement ».
Et la preuve, c’est que voici une rangée d’officiers proprets et de marins assis sur un banc près de la porte de l’« Hôtel » et en train de fumer.
Il y a dans leur costume une analogie presque militaire.
Peut-être « l’Honnête Jack Bombay » ne tient-il qu’une sorte de chapeau de feutre et un seul modèle d’habillement.
Lorsque Jack, de la marine marchande, est sobre, il est tout à fait sobre. Quand il est ivre, il est… mais demandez à la police du fleuve de quoi est capable avec ses ongles et ses dents un Yankee maigre et enragé.
Ces gentlemen, qui fument sur le banc, sont presque aussi impassibles que les Peaux Rouges.
Leurs attitudes sont dépourvues de contrainte, et ils ne portent pas de bretelles.
En outre, à en juger d’après la carte, ils ne sont pas difficiles sur ce qu’on leur sert quand ils s’installent à la table d’hôte et le cran réglementaire (chaque maison a son cran à une hauteur déterminée, jusqu’à laquelle Gamymède continuera à verser si vous ne l’arrêtez pas) est à une profondeur étonnante.
Trois doigts et un peu plus, tel paraît être l’usage des officiers et des marins qui causent si tranquillement sous l’entrée.
L’un d’eux, qui, évidemment, vient de terminer un long récit, dit :
— Ainsi donc il s’embarqua pour quatre livres dix avec un certificat de premier quartier-maître et tout, et c’était sur un navire allemand.
Un autre crache avec conviction et dit d’un air de bonne humeur, sans élever la voix :
— C’était un enfer de vaisseau. Qui est-ce qui le connaît ?
Personne de l’assemblée ne répond, mais un Danois ou un Allemand demande si la Myra est encore « à flot ».
Un homme sec, aux cheveux rouges, indique sa place exacte sur le fleuve (comment diable peut-il la connaître) et l’heure probable de son arrivée.
Ce grave débat se transforme en discussion au sujet d’un accident survenu sur le fleuve, par suite duquel un gros steamer fut endommagé et dut s’amarrer et rompre charge.
Un gros gentleman, qui faisait la promenade hygiénique au Lal Bazar, arrive, et dit :
— Je vous certifie qu’il a cassé ses propres chaînes avec son ringeau.
— Avez-vous vu les plaques de blindage ?
— Non.
— Alors comment les… comment un… homme de votre sorte… peut-il… dire ce que… bon, ce que c’était.
Et il passe son chemin, après avoir formulé son opinion en langage épicé, mais sans chaleur, sans colère.
Personne n’a l’air de se fâcher de l’assaisonnement.
Descendons le fleuve pour aller voir de plus près ce type d’hommes.
Clark Russell[5] nous a appris qu’on peut, en toute conscience, trouver leur existence pénible.
[5] Le plus célèbre romancier maritime de notre temps. Son Naufrage du Grosvenor a atteint les plus forts tirages connus en Angleterre.
Quels sont leurs plaisirs, quelles sont leurs distractions ?
Le Bureau du Port, où se tiennent les gentlemen qui font des améliorations dans le port de Calcutta, doit être en mesure de donner des renseignements.
C’est un vaste et bel édifice, construit dans un style orientalisé d’après l’italien, à l’angle de Fairlie Place, sur la grande route du rivage.
La clameur continuelle du trafic par terre et par eau bat tout le jour et jusqu’à une heure avancée de la nuit contre les fenêtres.
Voilà un endroit où l’on doit entrer avec plus de respect qu’au Conseil législatif du Bengale, car on y exerce le contrôle sur l’incertain Hughli jusqu’aux pointes de sable en aval.
On y possède une richesse énorme.
On dépense des sommes fabuleuses à encaisser de murs les bords du fleuve, à prolonger les jetées, à créer des docks qui coûteront deux cents lakhs de roupies.
Deux millions de tonnes de fret maritime remontent et descendent chaque année le fleuve sous la direction du Bureau du Port, et les gens du Bureau du Port en savent plus qu’il ne convient à des hommes de mettre dans leur tête.
Ils sont en état de donner, sans consulter les bulletins télégraphiques, la position de tous les grands steamers qui montent ou descendent, depuis l’Hughli jusqu’à la mer, et cela jour par jour, avec leur tonnage, le nom de leur capitaine et la nature de leur chargement.
Lorsqu’ils regardent de la vérandah de leur bureau ces mâts qui font l’effet d’un régiment de lanciers, ils sont capables d’indiquer sans se tromper le nom de chaque navire qui se trouve dans leur champ visuel, ainsi que le jour et l’heure de son départ.
Dans une pièce à l’arrière de l’édifice, flânent de gros hommes, habillés avec soin.
Voici maintenant le type de figure qui appartient presque exclusivement aux officiers de cavalerie du Bengale majors au choix.
Tout le monde connaît l’officier indigène de cavalerie à la figure bronzée, à la moustache noire, au langage clair.
Les romans le montrent à l’état imaginaire ; la frontière nous le montre à l’état naturel.
Ces hommes qui se trouvent dans la vaste pièce ont son type de figure si fortement marqué, qu’on se demande avec étonnement ce que font des officiers aux environs du fleuve.
Sont-ils venus se faire inscrire comme passagers pour retourner chez eux ?
— Ces hommes-là ? Ce sont des pilotes. Il en est parmi eux qui touchent de deux à trois mille roupies par mois. Ils sont responsables de chargements dont la valeur s’élève parfois à un demi-million de livres.
Certainement, ce sont des hommes, et leur port l’indique assez.
Ils confèrent ensemble par groupes de deux ou trois, et consultent fréquemment les listes d’embarquement.
— Un pilote n’est-il pas un homme, qui porte une jaquette d’étoffe à pointillé et qui crie à travers un porte-voix ?
— Eh bien, vous pouvez, si cela vous plaît, faire cette question à ces gentlemen.
L’idée que vous vous faites d’eux est empruntée à celle des Pilotes de chez vous.
Les nôtres ne sont pas tout à fait de cette sorte.
Ils forment un corps d’élite, aussi soigneusement sarclé que le corps des fonctionnaires civils de l’Inde.
Plusieurs y ont des frères, et d’autres appartiennent à d’anciennes familles militaires de l’Inde.
Mais ils ne sont pas tous également bien payés.
Les journaux de Calcutta retentissent des gémissements des jeunes pilotes auxquels on ne permet pas le maniement de navires au-dessus d’un certain tonnage.
Comme chaque année on dépense moins d’argent à construire un grand steamer qu’à en bâtir deux petits, ces jeunes sont chassés par l’encombrement, et pendant que les anciens gagnent leur millier de roupies, il y en a parmi les jeunes qui, à la fin du mois, ont fait tout juste leurs trente roupies.
C’est un de leurs griefs, et il paraît bien fondé.
Dans les étages au-dessus de la salle des pilotes sont des bureaux où règne un silence de chapelle, tous somptueusement meublés, où des Anglais écrivent, téléphonent, télégraphient, où des Babous adroits sont sans cesse occupés à dresser la carte du changeant Hughli.
Tout espoir de comprendre quelque chose à l’œuvre des commissaires du port fait naufrage quand on le promène parmi les cartes du Port qui datent d’un quart de siècle.
Les hommes se sont joués avec l’Hughli comme des enfants avec le ruisseau d’une rue, et de son côté l’Hughli s’est soulevé une fois, et s’est joué avec les hommes et les navires au point que la Rive était couverte de débris et de carcasses de grands navires.
Il y a aux murs des photographies du cyclone de 1864, où le Thunder fut lancé en pleine terre et tomba sur une barque américaine, obstruant toute circulation.
Très curieuses, ces photographies : c’est à ne pas croire à leur exactitude.
Comment un grand et fort steamer peut-il avoir ses mâts rasés jusqu’au niveau du pont ? Comment une lourde péniche peut-elle être projetée en travers de la poupe d’un vaisseau de ligne à hauts bords ? Enfin comment un navire peut-il être littéralement éventré par un côté ?
Les photographies constatent que toutes ces choses-là sont possibles et on avoue qu’un cyclone peut revenir et disperser les charpentes comme de la paille.
En dehors des bureaux du Port se trouvent les hangars pour l’exportation et l’importation.
Chacun de ces bâtiments peut contenir le chargement d’un vaisseau, et tout cela est construit sur des terrains reconquis.
Il y a là une variété d’odeurs fortes, une foule de lignes de rails, une multitude d’hommes.
— Voyez-vous ce gros trolley arrêté derrière la case destinée à ce gros steamer de la Peninsular and Oriental Co. C’est dans ce même endroit, ou aussi près de là que possible, que le Govindpur coula à fond il y a une vingtaine d’années.
— Mais c’est la terre ferme ?
— C’est là qu’il s’enfonça. La marée suivante creusa une fosse le long d’un de ses flancs. La marée suivante l’y jeta. Puis la vase remplit la place qu’il avait occupée à la marée suivante. Ce phénomène recommença : toujours le creusement de la fosse, et le remplissage par la vase. Le vaisseau se déplaça ainsi, fut poussé en dehors jusqu’à ce qu’il finît par devenir un obstacle à l’embarquement et qu’il fallût le faire sauter. Quand un vaisseau coule sur un fond de vase ou sur des bas-fonds de sable, il se creuse une véritable tombe et à force de se démener, de se remuer, il s’enfonce davantage, jusqu’à ce qu’il rencontre une couche d’une résistance suffisante. Alors il ne bouge plus.
Quelle idée horrible, n’est-ce pas, que de s’enliser de plus en plus à chaque marée dans l’immonde vase de l’Hughli ?
Tout près des bureaux du Port, se trouvent les Bureaux d’embarquement, où les capitaines engagent leurs équipages.
Les hommes doivent montrer leur congé de leur dernier navire en présence du maître d’embarquement, ou, comme ils disent, du « sous-embarqueur ».
Il les inscrit après s’être assuré que ce ne sont point des déserteurs d’un autre navire, et alors ils signent les conventions pour la traversée.
C’est une cérémonie qui commence par les formules amicales du bien-aimé capitaine en quête d’un équipage, pour finir à « l’ahurissement » du déserteur.
Il y a un édifice enfumé, tout près de la Maison du Marin, à la porte duquel sont groupés les déchets de toutes les mers, en toutes sortes de costumes.
On y voit de jeunes Seedee, des Serangs de Bombay, des pêcheurs de Madras et des villages à salines, des Malais qui s’entêtent à épouser des femmes de Calcutta, deviennent jaloux et courent amok ; des Malais-Hindous, des Hindous-Malais-Blancs, des Birmans, des Birmans Blancs, des Birmano-indigènes-blancs, des Italiens aux pendants d’oreille en or, fanatiques des jeux de hasard, des Yankees de tous les États ; ainsi que des Mulâtres, et des nègres pur-sang, des Danois rouges et grossiers, des Cingalais, des jeunes Cornouaillais qui viennent de quitter la charrue, des épis de blés venus des vaisseaux des colonies, où ils gagnaient quatre livres dix par mois comme marins ; des Allemands ventrus comme des tonneaux, des matelots du port de Londres, qui se tiennent un peu à l’écart de la foule et forment de petits groupes : des gens en qui on reconnaît infailliblement le soldat de la ligne tombé dans la carrière maritime par suite de quelque coup de tête, des Gallois à crête de Kakatois qui crachent et ronronnent comme des chats ; des flâneurs usés jusqu’à la corde, à la tête grisonnante, sans le sou, pitoyables, des adolescents fanfarons, et des hommes très calmes avec des cicatrices et des entailles sur la figure.
C’est un musée ethnologique où tous les spécimens sont des acteurs comiques ou tragiques.
Le chef de tout ce monde est le Sous-Embarqueur, et il siège, avec le concours d’un policeman anglais aux poings noueux, sur un trône imposant par son air officiel.
Le Sous-Embarqueur est au courant de tous les méfaits commis sur l’eau.
Il connaît tous les navires, tous les capitaines, et une bonne proportion des hommes.
Il est séparé de la foule par une forte barrière de bois derrière laquelle sont rassemblés les sans-travail de la marine marchande.
Ils ont fait leur noce, — les pauvres diables, et maintenant ils consentent à reprendre la mer à un salaire qui peut descendre jusqu’à trois livres dix par mois, et qu’ils jetteront à la fin dans quelque mauvais lieu de Shanghaï, dans quelque enfer de San-Francisco.
Ils ont tourné le dos aux séductions des pensions d’Howrah et aux délices de Colootollah.
Si le Destin le veut, la maison du Rossignol ne les connaîtra plus de la saison.
Mais quel armateur voudra de ces épaves battues, ruinées, qui ont les mains tremblantes et les yeux rougis ?
Entre soudain un capitaine barbu qui a fait son choix la veille dans le troupeau, et maintenant vient faire signer ses hommes.
Il n’est pas difficile dans son choix.
Ses onze hommes ont l’air d’une troupe bien dure à manier pour cet homme au regard doux, au langage civil. Mais le capitaine à l’office d’embarquement et le capitaine à son bord sont deux personnages distincts.
Il amène son équipage à la barre du Sous-Embarqueur et lui fait passer leurs congés tachés de graisse et froissés.
Mais le Sous-Embarqueur a le cœur en proie à une ébullition intérieure, parce que deux jours auparavant, un racoleur de Howrah a volé tout un équipage à un navire qui descendait, de sorte que le capitaine s’est vu dans la nécessité de revenir en arrière et d’embaucher un nouvel équipage à une heure du matin.
Gare, si le Sous-Embarqueur découvre un de ces gas qui reçoivent une avance et vous font faux bond, dans l’équipage choisi pour le Blenkindoon !
Le Sous-Embarqueur s’anime en contant l’affaire.
— Je ne savais pas qu’on fît des choses pareilles à Calcutta, dit le Capitaine.
— Des choses pareilles ! mais, Capitaine, ici on vous volerait votre dent de l’œil.
Il prend un congé et appelle Michall Donelly, un Irlandais américain dégingandé, à l’air mauvais et qui chique.
— Debout, l’homme, debout !
Michall Donelly tient à s’appuyer contre le bureau, et le policeman anglais tient à s’y opposer absolument.
— Quel était votre dernier vaisseau ?
— La Reine des Fées.
— Quand l’avez-vous quitté ?
— Environ onze jours.
— Nom du capitaine.
— Flatry.
— Voilà qui fera l’affaire.
Au suivant : Jules Anderson.
Jules Anderson est un Danois.
Les affirmations concordent avec le certificat de décharge des États-Unis ainsi que l’atteste l’Aigle.
Il est admis et se retire en arrière.
Slivey l’Anglais et David, un énorme nègre couleur de pruneau, qui s’embarque comme cuisinier, sont pareillement admis.
Alors se présente Bassompra, un petit Italien, qui parle anglais.
— Votre dernier vaisseau ?
— Le Ferdinand.
— Non, après celui-là ?
— Un navire allemand.
Bassompra n’a pas l’air content.
— Quand a-t-il mis à la voile ?
— Il y a environ six semaines.
— Quel était son nom ?
— Haïdée.
— Vous en avez déserté ?
— Oui, mais il a quitté le port.
Le Sous-Embarqueur parcourt rapidement une liste de départ et la jette avec un coup de poing.
— Ça n’est pas exact. Pas de navire allemand nommé Haïdée ici, depuis trois mois. Est-ce que je sais si vous ne faites pas partie de l’équipage du Jackson ?… Capitaine, je crains que vous n’ayez à enrôler un autre homme. Celui-là doit être écarté. Prenez les autres et faites-les signer.
Bassompra, l’homme aux petits yeux, paraît avoir perdu sa chance d’embarquement.
On fera une enquête sur son cas.
Le capitaine rassemble ses hommes qui signent le contrat, pendant que le Sous-Embarqueur fait d’étranges récits sur la vie du marin.
— Ils sont gens à abandonner un bon vaisseau rien que pour faire une noce, et ensuite s’embaucher pour trois livres dix, et puis, par Jupiter, les pauvres diables ne se laissent-ils pas payer par l’armateur sur le pied de dix roupies au souverain ! Aussitôt que l’argent est parti, ils cherchent à s’embaucher, mais pas avant. Ici tout le monde s’engage, au-dessous du grade de capitaine. La concurrence fait parfois qu’on embarque des premiers matelots pour cinq livres, et même à quatre livres par mois.
Comme vous le voyez, le gentleman de la pension avait raison.
Les gages d’un premier matelot sont sept livres dix ou huit livres, et les capitaines étrangers s’embarquent pour douze livres par mois et fournissent un petit équipement, c’est-à-dire tout, excepté le bœuf, les pois, la farine, le café, la mélasse.
Il n’est pas agréable d’entendre raconter ces choses-là pendant que des hommes dont le regard exprime la faim, et qui sont en guenilles, flânent, grattent, traînent, de l’autre côté de la grille.
Qu’advient-il d’eux, à la fin ?
Ils meurent, à ce qu’il paraît, bien que cela ne soit pas absolument étrange.
Ils meurent en mer de façons singulières et horribles.
Il en est, en petit nombre, qui meurent dans les Kintals, étant perdus, étouffés dans ce vaste évier de Calcutta.
Ils meurent dans de singuliers endroits de la rive et l’Hughli les charrie sous les chaînes d’amarrage et les bouées, pour les rejeter plus loin sur les sables, lorsqu’ils ont échappé à la Police du Fleuve.
Ils prennent la mer parce qu’il faut vivre, et leur labeur n’en finit jamais.
Petit, bien petit est le nombre de ceux qui trouvent enfin un port de n’importe quelle sorte, et la terre, dont ils ne comprennent pas les coutumes, leur est cruelle, quand ils y descendent pour boire et s’amuser, comme des bêtes.
Jack, à terre, fait bonne figure dans un livre, ou sous la jaquette bleue de la Marine royale.
Le Jack de la marine marchande n’est pas aussi charmant.
Plus tard nous verrons à quoi le mènent ses « bamboches ».
C’était une Cité de Nuit, — de mort peut être. Mais certainement de nuit.
La Cité de l’épouvantable nuit.
Jadis la Police s’estimait responsable.
Elle disait d’un air protecteur qu’elle aimerait mieux promener elle-même un vagabond tout autour de la grande Cité que de le laisser se faire casser la tête de sa propre initiative dans les bouges.
Elle disait qu’il y avait des endroits, bien des endroits, où un blanc, qui ne serait pas secouru par le bras de la Loi, pourrait être volé et cerné par une foule, et qu’il y avait d’autres endroits où des matelots ivres lui rendraient la vie fort difficile.
— Montez au poste-vigie d’incendie, tout d’abord, et alors vous pourrez voir la ville.
C’était au numéro 22 de Lal Bazar où se trouve le Quartier-Général de la Police de Calcutta, le centre de ce grand réseau de fils téléphoniques, où la justice siège jour et nuit, occupée à surveiller un million d’habitants et une population flottante de cent mille personnes.
Mais nous nous occuperons plus tard de sa tâche.
Le poste-vigie est une petite guérite au-dessus du bâtiment à trois étages des Bureaux de la Police.
Un veilleur indigène s’y tient pour avertir quand il voit de la fumée pendant le jour ou des flammes pendant la nuit dans quelque quartier de la ville.
Du haut de ce nid d’aigle, par une chaude nuit, on entend battre le cœur de Calcutta.
Au nord, la Cité s’étend sur trois longs milles, que prolongent encore trois milles de faubourgs, jusqu’à Dum-Dum et Barrackpore.
De ce côté-là, l’obscurité piquée de lampes est pleine de bruits, de cris, d’odeurs.
Tout près du Bureau de la Police, de joyeux marins hurlent des refrains au Café des matelots.
Au sud, les lumières confuses de la ville font place aux rangées régulières de becs de gaz du Maidân et de Chowringhi, qu’habitent les gens respectables, et où la police a fort rarement affaire.
De l’Est montent au ciel la clameur de Séaldah, le roulement des tramways, toutes les voix du bazar aux arcades, se chamaillant ou plaisantant.
Vers l’Ouest sont les quartiers des Affaires, plongés maintenant dans le silence, les lanternes des boutiques sur le fleuve, et les lumières clignotantes du quartier d’Howrah.
— Est-ce que le vacarme du trafic se poursuit pendant toute la saison des chaleurs ?
— Naturellement les mois de chaleurs sont ceux où l’on fait le plus d’affaires dans l’année et où l’argent est le plus serré. Il faudrait voir que les courtiers s’arrêtent en cette saison-là ! Calcutta ne peut pas s’arrêter, mon cher Monsieur.
— Qu’arrive-t-il alors ?
— Il n’arrive rien. La moyenne des décès s’élève quelque peu. C’est tout.
Même en février, la température est telle que dans le haut pays on la qualifierait de lourde et suffocante, mais Calcutta est convaincue que c’est là la saison froide.
Les bruits de la cité s’accroissent maintenant d’une façon imperceptible.
C’est le Calcutta nocturne qui s’éveille et se met en mouvement.
Jack chante joyeusement au café des Marins :
On entend un bruit de fers à cheval dans la cour en bas : c’est un homme de la Police montée qui arrive de quelque part ou d’ailleurs à travers une épaisse obscurité.
On entend ensuite la danse de la bourrée exécutée par des sabots de cheval, puis la voix d’un Anglais tâchant de calmer un cheval agité qui a l’air de se dresser sur ses jambes de derrière.
Plusieurs hommes de la Police montée s’en vont dans la profonde nuit.
— Qu’y a-t-il ?
— Un bal au Palais du gouvernement.
Les hommes du Piquet se forment en ligne là-bas ; on fait l’appel.
Les hommes du Piquet sont tous anglais, et même de gros Anglais.
Ils se forment sur quatre et traversent de leur pas cadencé la cour, pour aller s’aligner sur la place du Gouvernement et veiller à ce que le brougham de M. Lollipop ne soit pas mis en pièces par la barouche encombrante aux ressorts C, du Sirdar Chuckerbuky Bahadur et ses deux gallois mal dressés.
Les hommes de la Police de Calcutta sont des hommes fort militaires dans leur organisation, et ceux qui connaissent la composition de leur corps pourraient raconter d’étranges histoires de gentlemen du rang, etc.
En dépit du climat qui use si rapidement, en dépit de la besogne fatigante qui leur incombe, c’est le plus beau corps de cent vingt Anglais qu’on trouve à l’est de Suez.
Écoutez pendant un instant, du poste-vigie, les voix de la nuit, et vous verrez pourquoi elles sont telles.
Deux mille marins de cinquante nationalités sont lâchés tous les dimanches dans Calcutta, et sur ce nombre, il y en a peut-être deux cents qui sont franchement ivres.
Il y a justement, en ce moment ici, une petite bagarre quelque part derrière le Bazar aux arcades qui, à la tombée de la nuit, se remplit de matelots doués d’un talent merveilleux pour se mettre à dos la population indigène.
Maintenir le bon ordre, c’est là naturellement une très faible partie de la tâche de la Police, mais c’est une partie fort difficile.
Le gros personnage qui est préposé au violon de Calcutta pour les ivrognes européens, — et le violon central de Calcutta vaut la peine d’être vu, — jouit, en ce moment même, d’un pouce luxé qui l’oblige en conséquence à faire la besogne de la main gauche.
Mais sa main gauche est merveilleusement persuasive, et quand il est de service, ses manches de chemise, relevées jusqu’à l’épaule, annoncent au jovial matelot qu’il n’aura pas de déception.
La tâche du préposé est compliquée de ce fait que la route qui mène le délinquant au violon traverse un petit jardin sauvage.
Les allées de briques sont creusées par les traces de bien des pas d’ivrognes.
Un homme peut vous y donner rudement de la peine en plantant ses orteils dans le sol et en s’accrochant à la masse confuse des arbrisseaux.
Un chemin tout droit serait bien plus avantageux tant pour le préposé que pour l’ivrogne.
En restant dans les généralités, et sur ce point l’expérience a donné à la Police des idées à peu près analogues dans tous les pays du monde, une femme ivre est bien plus difficile à manier qu’un homme ivre.
Elle égratigne et mord comme un Chinois. Elle jure comme plusieurs démons.
On peut déterrer d’étranges créatures dans les violons.
Voici une histoire absolument vraie et qui date de trois semaines à peine.
Un visiteur, personnage non officiel, se hasarda dans la partie indigène du vaste local disposé pour ceux qui ont mal tourné ou mal agi.
Un Babou au regard sauvage se leva du lit de camp fixé au mur et lui dit en bon anglais :
— Bonjour, Monsieur.
— Bonjour. Qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous en prison ?
Le Babou répondit :
— Je tiens à ce que vous sachiez que je suis en prison non point comme criminel, mais comme réformateur. Vous avez lu le Vicaire de Wakefield ?
— Oui, oui.
— Eh bien, moi, je suis le vicaire du Bengale, — ou du moins c’est le titre que je me donne.
Le visiteur s’effondra : il n’avait plus assez de sang-froid pour continuer la conversation.
Alors l’agent, qui représentait l’autorité, prit la parole :
— Il est ici pour sa participation à une escroquerie commise à Serampore. Peut-être simule-t-il la folie, mais on y regardera en temps utile…
Le meilleur endroit pour se renseigner sur la Police, c’est le poste-vigie d’incendie.
De ce nid d’aigle, on peut se rendre compte de la difficulté qu’il y a de veiller sur cette énorme et grondante bête de cité.
Disons tout le mal que nous voudrons de la Police, mais voyons ce que ces pauvres gens ont à faire, à trois mille indigènes et cent Anglais qu’ils sont.
Il vient d’Howrah, de Balli et des autres faubourgs au moins cent mille personnes à Calcutta, qui y passent le jour et s’en retournent le soir.
Puis, Chandernagor est tout près, ouvrant ses portes au fugitif qui a violé la loi.
Il peut entrer le soir et s’esquiver avant midi le jour suivant, après avoir marqué la maison où il fait son coup et s’y être introduit par effraction.
— Mais comment se fait-il que dans une ville pareille, le méfait le plus commun soit le vol par effraction ?
— C’est assez aisé à comprendre, et vous le comprendrez, quand vous n’auriez vu qu’une petite partie de la ville. Les indigènes couchent en plein air, dorment en plein air de tous les côtés, et il y a des endroits qui sont de véritables garennes à lapins. Attendez d’avoir vu le Bazar Machua.
Eh bien, outre les petits vols et le cambriolage, nous avons de grosses affaires de faux en écriture, d’escroqueries, qui nous obligent à lutter d’ingéniosité avec les ressources d’un Bengali.
Lorsqu’un coquin bengali travaille à quelque canaillerie qui est à son goût, c’est bien l’être le plus retors que vous puissiez désirer.
Il vous organise des coups qu’on est un an à élucider.
Puis il y a les assassinats dans les maisons mal famées. Ce sont des choses fort curieuses.
Vous verrez la maison où fut tué Sheikh Babou et vous comprendrez.
Les Sections du Bazar Burra et de Josa Bagan sont les deux pires pour les gros crimes, mais Colootollah est celle qui donne le plus de tintoin.
Voici Colootollah, là-bas, cette tache sombre sur la limite de la région éclairée.
Cette section fourmille de délits qui roulent sur une valeur d’un demi-penny à deux pence.
Ils tiennent nos hommes occupés toute la nuit et leur arrachent des jurons.
Vous verrez Colootollah, et alors vous comprendrez peut-être.
Banum Bustee est le quartier le plus tranquille de tous, et le Bazar aux arcades, comme vous pouvez en juger par vous-même, le plus tapageur.
Vous ne vous douteriez guère des motifs qui amènent les indigènes au poste de police.
Un homme, par exemple, entre et demande qu’on assigne son maître pour lui avoir refusé une permission d’une demi-heure.
Cela, je suppose, paraîtrait révolutionnaire à un homme du haut pays, mais on s’y essaie ici.
Maintenant, attendez une minute avant que nous descendions dans la ville, et que nous assistions à une sortie de la brigade des pompiers.
La besogne ne presse pas pour eux pour le moment, mais vous vous trouverez là au bon moment et vous verrez.
On donne un ordre : une cloche sonne trois petits coups.
Des hommes sortent en courant.
On entend un bruit de déclic.
Une pompe toute rouge qui crache, jure, et du foyer de laquelle volent des étincelles, est traînée hors de sa remise.
Elle est suivie d’un immense chariot, attelé de chevaux de renfort, où il y a des hommes, des haches, puis, en troisième lieu, un char qui porte les tuyaux.
Les pompiers poussent toutes ces lourdes choses comme si c’étaient des joujoux en moelle de sureau.
Les pompiers grimpèrent à leurs places.
Quelqu’un dit à demi-voix :
— Tout est prêt ici.
Et, jetant un sifflement colérique, la pompe à incendie, suivie des deux autres voitures, vole vers Lal Bazar.
Il a fallu une minute et quarante secondes.
— Ce sera une fausse alerte. Ils seront de retour dans cinq minutes.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a pas de constables de service pour leur indiquer l’adresse de l’incendie, et parce qu’on n’a pas indiqué le quartier au conducteur lorsqu’il est parti.
— Voulez-vous dire que vous pouvez localiser un quartier du haut de cet absurde pigeonnier ?
— A quoi donc servirait un poste-vigie, si de là un homme ne pouvait pas dire où se trouve le feu ?
— Mais il fait noir comme dans un four, et ces lumières sont si aveuglantes.
— Vous serez encore plus aveuglés dans dix minutes. Vous aurez perdu votre route comme jamais vous ne l’avez perdue jusqu’à présent. Vous allez faire le tour de la section du Bazar aux Arcades.
— Et que Dieu ait pitié de mon âme !
Calcutta, dans sa partie la plus sombre, n’a point un aspect qui vous encourage à vous y plonger pendant la nuit.
Et puisqu’ils ne savent point dépenser, employer sagement le court espace de temps qui leur fut confié, mais qu’ils le gaspillent en monotones occupations, en sot labeur, en tourments, en querelles, en plaisirs, ils trouvent naturel de prétendre comme par héritage à l’éternel avenir afin que leur mérite ait libre carrière… ainsi que le veut la justice.
La Cité de la nuit terrible.
Le difficile, c’est d’empêcher que ce récit n’ait de fatales et durables conséquences pour la santé du lecteur. Après tout, on ne peut rouler à travers une très grande ville sans ramasser de la boue.
Le Policier a tenu parole. En moins de cinq minutes, comme il l’avait prédit, l’expédition était égarée comme elle ne l’avait jamais été.
— Où sommes-nous à présent ? — Quelque part sur la route de Chitpore, mais vous ne comprendriez pas si on vous le disait. Suivez-nous maintenant, et mettez bien exactement vos pas dans les nôtres. Il y a par ici de la saleté en quantité notable.
La nuit épaisse, graisseuse, enveloppe tout.
Nous avons dépassé les demeures ancestrales des Ghoses et des Boses, dépassé les becs de gaz, les odeurs, et la cohue de la route de Chitpore, et nous voici arrivés à un vaste fouillis de maisons serrées, un de ces amas de logements pleins de mystères et de complots, tel que l’eût aimé Dickens.
Ici il n’y a point de brise et l’air est sensiblement plus chaud.
Si Calcutta se donne un luxe tel que celui d’avoir des commissaires pour les égouts et le pavage, assurément ils doivent mourir avant d’en arriver là de leur tâche.
L’air est chargé d’une puanteur lourde, aigre, l’essence de toutes les horreurs laissées depuis longtemps à l’abandon, et cette odeur ne peut s’échapper d’entre les hautes maisons à trois étages.
— Ce quartier-ci, mon cher Monsieur, est un quartier parfaitement respectable, autant que peut l’être un quartier. La maison au bout de l’allée, avec ses ornements compliqués en stuc au fronton de la porte, a été bâtie il y a longtemps par une accoucheuse célèbre. Des personnes de distinction y habitaient jadis. Maintenant c’est le… Aha ! regardez-moi cette voiture !
Un vaste phaéton à impériale sort à grand fracas de l’obscurité et disparaît conduit avec une témérité de casse-cou.
On se demande comment il a pu seulement pénétrer dans ce labyrinthe de rues étroites, où personne ne semble se remuer, et où la sourde pulsation de la vie de la cité ne s’entend que faiblement et par intervalles incertains.
— Maintenant, qu’est-ce que cela ?
— C’est le Bois de Saint-John pour les riches Babous. Ce fiton[6] appartenait à l’un d’eux.
[6] Phaéton.
— Eh bien, c’est un endroit qui ne mérite guère un coup d’œil.
— Ne jugez pas sur les apparences. Par ici habitent des femmes qui ont réduit des rois à la mendicité. Nous ne voulons pas vous faire plonger brusquement dans le vice tout nu. Il faut que vous le voyiez d’abord avec sa dorure… mais faites attention à cette planche pourrie.
Tenez-vous au bas d’un puits d’ascenseur et regardez en haut. Cela vous donnera une idée de la dimension et de la forme de la courette autour de laquelle est construite une de ces grandes et sombres maisons.
Le carré central peut bien avoir dix pieds de côté, mais les balcons de l’intérieur s’avancent au-dessus, et prennent une moitié de l’espace libre.
Pour arriver à ce carré, il faut tourner bien des angles, descendre par un corridor voûté, descendre encore deux ou trois escaliers compliqués :
— Maintenant, vous comprenez, dit le Policier avec indulgence tandis qu’il bronche, le mollet en avant, dans un escalier tournant très sombre, voilà un endroit qu’il n’est pas bon de visiter seul.
Qui donc le voudrait ? S’il est des cavernes dégoûtantes, inaccessibles, ô saint Cupidon, qu’est celle-ci ?
Une lumière crue au haut de l’escalier, un tintement d’innombrables bracelets, un bruissement de gaze très fine, et alors apparaît la coquette Iniquité, resplendissante, littéralement resplendissante de bijouterie, de la tête aux pieds.
Prenez une des plus jolies miniatures qu’aient exécutées les peintres de Delhi et multipliez-la par dix. Ajoutez-y un des meilleurs portraits de la main d’Angelica Kaufmann. Complétez cela par tout ce que pourront vous inspirer vos souvenirs, depuis Beckford jusqu’à Lalla Rookh, et vous resterez encore à bonne distance des charmes de cette figure parfaite.
Pendant un instant, la gravité farouche, professionnelle du Policier se détend en présence de la mignonne Iniquité aux pierres précieuses, qui invite si gentiment le premier venu à s’asseoir et offre les rafraîchissements qu’elle juge au goût des Barbares.
Ses bonnes sont à peine un peu moins somptueuses qu’elle.
Un demi lakh, ou la valeur de cinquante mille livres, — il est plus aisé de croire à la seconde appréciation qu’à la première — est épars sur son petit corps.
Chaque main est ornée de cinq bagues à pierreries, réunies par une chaîne d’or à un grand bijou avec pierres précieuses fixé sur le dos de la main.
Des pendants d’oreilles chargés d’émeraudes et de perles, des anneaux à diamants, pour le nez, et je ne sais combien de centaines d’autres joyaux complètent l’assortiment.
Un mobilier anglais, de la somptueuse camelote, des chandeliers à n’en plus finir, et une collection d’abominables gravures venues du continent sont disséminés dans la maison.
Sur le carré est accroupi ou vautré un Bengali qui parle l’anglais avec une volubilité inquiétante.
Ce tableau suggère — suggère seulement, entendez-moi bien, — l’idée terrible d’une affectation de vertu excessive pendant le jour, tempérée par quelque sorte d’amusement malsain la nuit tombée, — ces poses abandonnées, cette façon de faire galerie, de bavarder, de fumer, lors même qu’il n’y aurait pas là des bouteilles renversées, parmi les servantes aux propos lascifs, de la Mignonne Iniquité.
Combien d’hommes mènent cette double existence si délétère ?
Le Policier garde un silence discret.
— Mais n’allez donc pas parler « de visites domiciliaires », tout simplement parce qu’il s’agit d’une jolie femme. Nous en sommes venus à l’obligation de connaître ces créatures. C’est grâce à elles que le riche et le pauvre dépensent leur argent, et quand un homme ne peut en gagner honnêtement pour elles, c’est alors que nous le remarquons. Maintenant, voyez-vous, s’il s’agissait réellement d’une visite domiciliaire, toute la maisonnée se serait éclipsée de manière à défier toute recherche, dès que nous aurions mis le pied dans la cour. Nous sommes des amis jusqu’à un certain point.
Et, en effet, il paraissait être assez facile d’être des amis jusqu’à un certain point avec la Mignonne Iniquité qui différait d’une façon si extraordinaire de la beauté d’Orient, celle que nous connaissons par expérience.
C’était là une figure propre à inspirer des Lalla Rookh à la douzaine et à faire croire à chaque vers de ces poèmes.
Sa beauté était celle que Byron chantait lorsqu’il écrivit…
— Souvenez-vous-en, si vous venez seul ici, il y a toutes les chances pour que vous soyez assommé, poignardé, ou cerné d’une façon ou d’une autre. Il faut que vous sachiez que cette partie du monde est interdite — absolument — aux Européens. Faites attention aux marches, et continuons.
La vision s’efface dans les senteurs et l’épaisse obscurité de la nuit, dans des constructions en mauvaises briques, à moitié vermoulues, et un autre entassement de maisons closes.
Nous continuons toujours.
Après un autre plongeon qui nous fait passer d’une cour dans un corridor, nous montons un escalier, et voici qu’apparaît un Vice Gras dans lequel ne se trouvera rien de romanesque, aucune beauté, mais un fond de grossier humour sans bornes.
Elle aussi est toute pavée de pierreries, et sa demeure est même plus belle encore que celle de la précédente.
Elle est plus encore infestée de ces hommes extraordinaires qui parlent si bien l’anglais et qui témoignent tant de déférence à la police.
Le Vice Gras a jadis été l’arbitre de la mode.
Elle dépouilla de son dernier acre un zemmindar Raja, si bien qu’il a fini à la Maison de Correction à cause d’un vol commis pour elle.
Dans l’opinion des indigènes, c’est une femme « monstrueusement bien conservée ».
Sur ce point comme sur quelques autres, les races sont d’accord… pour avoir chacune ses idées propres.
La scène change brusquement, comme si on posait un autre verre dans la lanterne magique.
La Mignonne Iniquité et le Vice Gras défilent en s’éloignant sur un rouleau de rues et d’allées, dont chacune est plus sordide que celle qui la précède.
Nous voici « quelque part » en arrière du Bazar Machua, au cœur même de la ville.
Là, point de maisons, rien que des acres et des acres, à ce qu’il semble, de vilaines huttes en pisé dont la première venue serait une honte pour un village de la frontière.
Tout cet emplacement est admirablement disposé pour les pestes et les incendies et il fait grand honneur à la Municipalité de Calcutta.
— Qu’arrive-t-il lorsque ces souilles à cochons prennent feu ?
— On les rebâtit, répond le Policier comme si c’était dans l’ordre naturel des choses. Le terrain est hors de prix ici.
Raison de plus, alors, pour lâcher sur la Cité un certain nombre d’Haussmanns, ayant pour instructions de construire des casernes pour la population qui n’arrive pas à trouver place dans les huttes, et qui dort en pleine rue, en tenant sur son sein jamais lavé des chiens et des animaux pires, bien pires.
— Voici un café qui a une licence. C’est là que vos domestiques vont s’amuser et goûter les joies du beuglant.
C’est un vaste hangar au toit de chaume, ingénieusement orné de lampes à essence assujetties d’une façon peu rassurante, et bondé de cochers, de cuisiniers, de petits boutiquiers et gens de même sorte.
Jamais trace d’Européen.
Pourquoi ?
— Parce qu’un Anglais qui s’y hasarderait, risquerait sa peau. On ne vient ici que quand on est ivre ou qu’on s’est égaré.
Les cochers de fiacre, ils ont le droit de voter, n’est-ce pas ? ont l’air assez tranquille, accroupis sur des tables ou entassés près des portes pour guigner de l’œil le beuglant.
Cinq malheureuses dépenaillées sont entassées sur un banc, au-dessous d’une des lampes, pendant que la sixième se démène et crie devant la foule impassible.
Elle dit une chanson d’amour, de l’amour tel qu’on le conçoit en Orient, qui dessèche le cœur et ronge le foie.
En cet endroit, les mots qui font si bonne figure sur le papier ont un sens mauvais, affreux.
Les hommes regardent fixement ou dégustent des verres et des tasses d’une sale décoction et la Kunchenee hurle avec un redoublement de vigueur devant la Police.
Ce que la Mignonne Iniquité portait partout sur elle en or et en pierres précieuses, celle-ci le porte en étain et verroteries, et ce qui était une lourde broderie sur la toilette du Vice Gras, est reproduit en double exact de clinquant dépoli, bossué, sur les atours jaunis de la Kunchenee.
Deux ou trois hommes, dont la conscience n’était pas tranquille, se sont esquivés du café dans les labyrinthes des huttes.
Le Policier rit et ceux qui se trouvent près de lui rient d’un air approbateur, comme s’ils y étaient tenus.
C’est ainsi que les lapins ont un rire forcé quand le furet arrive au fond du terrier et se met à faire des vides dans la garenne.
— Les boutiques à chandoo se ferment à six heures. Si donc vous voulez un jour voir fumer l’opium, il faudra y aller avant la tombée de la nuit… Non, non, vous n’y tenez pas.
Le détective se dirige vers la porte entr’ouverte d’une hutte d’où s’exhale l’arôme de la fumée noire.
Ceux des habitants, qui sont en état de décamper, le font aussitôt. Ils n’ont point d’affection pour la police.
Il ne reste plus que quatre hommes couchés, et un debout.
Ce dernier a un ichneumon apprivoisé autour du cou.
Il parle constamment l’anglais.
Non, il n’a pas peur. C’était une réunion privée de fumeurs.
— On ne vient pas pour affaires ce soir. Montrez-nous comment vous fumez l’opium ?
— Ah ! ah ! vous tenez à voir. Très bien, je montre… Hiya, vous, dit-il en donnant un coup de pied à un homme étendu par terre.
Celui qui a bénéficié du coup de pied grogne languissamment et se relève sur son coude.
L’ichneumon, toujours au cou de l’homme, redresse tous ses poils comme un chat en colère, et jacasse à l’oreille de son maître.
La lampe, qui sert pour l’opium, est la seule qui se trouve dans la chambre et éclaire une scène aussi désordonnée qu’un sabbat de sorcières, où l’ichneumon joue le rôle d’esprit familier.
Une voix, partant du sol, dit avec une expression d’infinie lassitude :
— Vous prenez de l’afim comme ceci.
Puis un long, un long silence, et autre coup de pied donné par l’homme possédé du diable, de l’ichneumon.
— Vous prenez de l’afim.
Il prend au bout d’une aiguille à tricoter une petite boule de la substance noire, poisseuse.
— Et vous allumez l’afim.
Il plonge la petite boule dans la lumière qui fait la nuit, et elle s’y gonfle en fumant comme de la graisse.
— Et puis vous la mettez sur votre pipe.
La petite boule fumante est enfoncée dans le fourreau étroit de la pipe à gros tuyau de bambou, et tout le monde se tait, excepté l’ichneumon qui persiste à jacasser d’une voix qui n’a rien de terrestre.
L’homme étendu à terre suce sa pipe, et quand la petite boule aura fini de fumer, il sera à mi-chemin du Nibban[7].
[7] Nirvana.
— Maintenant allez-vous-en, dit l’homme à l’ichneumon. Je vais fumer.
La porte de la hutte se ferme sur une perspective de jambes et de corps sous une lumière rouge.
L’homme à l’ichneumon fléchit, fléchit sur ses genoux, la tête penchée en avant, et le petit démon velu continue à piailler sur sa nuque.
Après cela, l’air fétide de la nuit donne presque une sensation de fraîcheur, car dans cette hutte il fait une odeur de four.
— Maintenant en route pour Colootollah. Passez entre les huttes : ce vice-là se passe de décor.
Aux huttes ont succédé des maisons très hautes, très vastes, très sombres.
N’eût été l’étroitesse des rues, nous aurions pu nous croire à Chowringhi, la nuit.
Une heure et demie s’est écoulée, et nous n’avons jamais passé deux fois par le même endroit.
— Vous pourriez errer toute la nuit dans Calcutta sans traverser une seconde fois la même ligne. Rappelez-vous que Calcutta n’est pas une de vos méchantes petites villes du haut pays où l’on trouve un lakh et demi d’habitants.
— Combien faut-il de temps alors pour la connaître ?
— A peu près la durée d’une vie, et même alors il y a des rues qui vous mettent dans l’embarras.
— Combien de rues un chef de quartier doit-il connaître ?
— Il faut qu’il connaisse, s’il le peut, toutes les maisons, qu’il sache quel est le propriétaire, de quelle sorte sont les habitants, qui ils fréquentent, qui y entre, qui en sort, qui rôde aux alentours pendant la nuit, etc., etc.
— Et il faut qu’il sache cela la nuit comme le jour ?
— Évidemment, pourquoi ne le saurait-il pas ?
— Pour aucune raison que je sache. Seulement, à présent il fait noir comme dans un four, et je serais curieux de savoir où aboutit cette allée.
— Autour de l’angle formé par ce mur sans ouverture. Il y a une lampe. Vous pourrez le voir.
Une ombre voltige hors d’un ravin et disparaît.
— Qui est-ce ?
— C’est un sergent de police qui vient voir où nous allons, en cas d’accidents.
Une autre ombre passe, en chancelant, dans l’obscurité.
— Qu’est-ce que celui-là ?
— Un soldat qui vient du Fort, ou un marin qui vient des vaisseaux, je n’ai pas pu le bien voir.
Le policier ouvre une porte fermée dans une haute muraille et tombe sans cérémonie sur une bande de femmes qui faisaient cuire leur nourriture.
Le sol est de terre battue. Les marches qui conduisent aux étages supérieurs sont d’une noirceur incroyable, et la chaleur est celle d’Avril.
Les femmes se lèvent en hâte, et la lumière de la lanterne sourde — car le Policier a allumé maintenant une lanterne, tout comme si nous étions à Londres, — nous montre six figures hâves, l’une d’une femme à demi indigène, à demi chinoise, et les autres, Bengalis.
— Il n’y a pas d’hommes ici, crient-elles. La maison est vide.
Alors elles ricanent et jabotent, et chiquent du pain et crachent et se sauvent dans les ténèbres de l’escalier.
Trois chambres contiguës ont été réunies en une seule très grande, et il y a là des nattes qui ont l’air d’être alignées. Mais en général un rustre de village est plus somptueusement couché dans une écurie anglaise.
Un cheval renâclerait contre cette installation.
— Un bien joli endroit, n’est-ce pas ? dit le Policier d’un ton jovial. C’est là que les matelots viennent se faire voler et enivrer.
— Il faut qu’ils soient absolument gris avant de venir.
— Non, non ; pas hommes matelots, ee-yah, fait le chœur des femmes, en saisissant au vol le mot qu’elles comprennent, sont partis.
Le Policier n’y prend pas garde, mais il traverse la vaste pièce, où sont les caisses garnies de nattes.
Dans l’une d’elles une femme grelotte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Fièvre. Malade, très, très malade.
Elle se recroqueville en un tas sur la couchette et geint.
Un tout petit cabinet, noir comme la poix, s’ouvre au bout de la grande chambre, et c’est là que le Policier se plonge.
— Hallo ! qui est là ?
La lanterne s’abaisse, et de l’obscurité sort une main blanche aux ongles noirs.
Quelqu’un est endormi ou cuve sa boisson sur la couchette.
Le rond de lumière projetée par la lanterne se promène tout le long du corps.
— Un marin des navires. Très probablement il sera volé avant le jour.
L’homme dort comme un petit enfant, les deux bras au-dessus de sa tête, et il n’est point laid.
Il est sans souliers, et il a de très grands trous à ses bas.
C’est un blanc pur sang et il a sur les joues la teinte rose vif du sommeil de l’innocence.
La lanterne se détourne, et le Policier s’en va pendant que la femme de la caisse à nattes grelotte et dit qu’elle est malade, très, très malade.
Je me suis bâti une maison de plaisance seigneuriale,Pour y demeurer toujours en mes aises.J’ai dit : ô mon âme, réjouis-toi, fais bombance,O ma chère âme, car tout est bien.Le Palais de l’Art.
— Où allons nous ensuite ? Colootollah n’est guère à mon gré.
Le Policier et son protégé se sont arrêtés au milieu de l’interminable étendue de maisons, sous la lueur des étoiles.
— Au fin fond de l’évier, mais vous ne le croiriez pas si on vous le disait.
Ils vont jusqu’à ce qu’ils arrivent au dernier cercle de l’Enfer, par un chemin long, tranquille, tournant.
— Vous y voici, vous pouvez regarder.
Mais il n’y a rien à voir.
D’un côté, des maisons hautes et sombres, nues, sans meubles, de l’autre de basses et laides échoppes, éclairées, avec les portes effrontément ouvertes, où des femmes sont debout, marmottent, et se parlent à voix basse.
Ici règne le silence, ou du moins le silence occupé d’un bureau, d’un comptoir aux heures de travail.
Un regard jeté dans la longueur de la rue, et c’est assez !
Marchez en tête, meneurs de la Police de Calcutta. Nous n’aimons pas cette rangée de portes ouvertes, ces lampes qui flamboient à l’intérieur, cette vision furtive de tables de toilette en camelote, qui ont pour ornements des petits chiens en plâtre, des boules de verre provenant d’arbres de Noël, et aussi, — on a beau être des femmes déchues, on ne méprise pas pour cela la religion — des gravures de piété, et des statuettes de la Vierge.
Cette rue-là est longue, et il en part d’autres rues pleines de ces pitoyables marchandises.
— Pourquoi sont-elles si tranquilles ? Pourquoi cette absence de vacarme, de chansons, de cris ?
— Pourquoi en feraient-elles, les pauvres diablesses ? dit le Policier.
Et il conte d’horribles histoires de femmes attirées par ruses, et tuées d’une balle dans ce piège.
Puis ce sont d’autres récits qui réduisent à rien votre croyance aux choses et aux gens de bonne réputation.
— Vous autres, de la Police, comment pouvez-vous avoir foi en l’espèce humaine ?
— C’est que vous voyez tout cela en un tas, en même temps, et de cette façon-là, ce n’est pas très beau. Il y a de quoi vous faire bondir, n’est-ce pas ? Mais, ne l’oubliez pas, vous avez demandé à voir les pires endroits, et vous n’avez pas le droit de vous plaindre.
— Qui est-ce qui se plaint ? Sortez vos atrocités. Cette femme sur cette porte-ci, n’est-ce pas une Européenne ?
— Oui, mistress D… veuve d’un soldat, et mère de sept enfants.
— Pardon, neuf, et je vous souhaite le bonsoir, dit d’une voix criarde mistress D…, adossée à un des côtés de la porte et les bras croisés sur sa poitrine.
C’est une Eurasienne assez jolie, le corps assez grêle, et si jamais elle a eu quelque pudeur, elle s’en est défaite, il y a longtemps de cela.
Une jument birmane, informe, aux pommettes extrêmement saillantes, et une bouche comme la gueule d’un requin, appelle mistress D…, Mem Sahib.
Cette appellation détonne d’une façon qui ne peut se rendre.
Pour la façon de vivre, c’est affaire entre elle et son Créateur. Mais étant la veuve d’un soldat de la Reine, et tombée à cette bassesse triviale, à la face de la Ville, elle a commis un délit envers la Race blanche.
— Vous êtes du Haut Pays, et naturellement vous ne le comprenez pas. Il y en a un tas de cette sorte dans la Ville, dit le Policier.
Voilà le secret de l’insolence de Calcutta expliqué.
Comment s’étonner que les indigènes manquent de respect envers les Sahibs, étant donné ce qu’ils voient et ce qu’ils savent.
Au bon vieux temps les honorables Directeurs déportaient celui ou celle qui se conduisait grossièrement mal, et l’homme blanc sauvait sa face.
Il avait pu être un bandit, mais il était un bandit de grande envergure. Il ne faisait pas le plongeon devant le monde.
Les indigènes ont parfaitement le droit de ne pas céder le pas à un Sahib qui s’est donné beaucoup de peine pour prouver qu’il est de leur chair et de leur sang.
Pendant tout ce temps-là, mistress D… reste sur le seuil de sa chambre et regarde les hommes avec aplomb.
Mistress D… est une dame qui a une histoire.
Elle n’est pas fâchée de la raconter.
— Quelle était donc… ahem… cette affaire… ahem… à laquelle vous fûtes mêlée, mistress D… ?
— On disait que j’avais empoisonné mon mari en versant quelque chose dans l’eau qu’il buvait…
Voilà qui est intéressant.
— Ah ! ah ! vous avez fait cela.
— Ça n’a pas été prouvé, dit mistress D…, avec un rire agréable, de vraie dame, et qui fait le plus grand honneur à son éducation et à son instruction.
Digne mistress D., vous feriez un succès à un romancier — disons-le, à la mode française — un écrivain qui vous sortirait de cette bauge et vous ferait causer.
Le Policier fait un mouvement en avant, dans une Légion peuplée de mistresses D…
Partout les maisons vides, et les femmes qui bavardent, en robes de cotonnades imprimées.
Les horloges de la ville vont sonner minuit, mais le Policier ne paraît pas prêt à s’arrêter.
Il fait des plongeons d’ici, ou de là, comme des naufrageurs, et à chaque plongeon rapporte un spécimen de misère, de saleté, de souffrance.
Une femme, une Eurasienne, se lève assez pour se mettre sur son séant dans la couchette, et clignote d’un air endormi du côté du Policier :
— Qu’avez-vous ?
— Je demeure dans Markis Lane et…
Elle reprend avec une gravité intense.
— Je suis tellement saoule !
Elle a une physionomie de gipsy assez frappante, mais son langage aurait besoin de retouches.
— Marchons toujours, dit le Policier, nous allons revenir à Bentinck-Street et vous mettre sur le chemin du Grand Hôtel d’Orient.
On marche longtemps sans s’arrêter, et la conversation roule sur les tapis-francs.
— Il faudrait que vous vissiez nos hommes faire irruption dans quelqu’un d’eux. Lorsque nous avons marqué un enfer, nous postons des hommes à l’entrée, et nous le prenons d’assaut. Parfois les Chinois mordent, mais généralement ils se battent loyalement. C’est dommage que nous n’ayons pas un enfer à vous montrer. Entrons ici, il y aura peut-être quelque chose en train.
Ici paraît être au cœur d’un quartier chinois, car les queues de cochon (leur arrive-t-il de se coucher) fourmillent dans les rues.
— N’allez jamais seul dans une niche à Chinois, dit le Policier, en ouvrant brusquement une porte bâtarde dans une porte cochère solide verte.
Deux Chinois apparaissent.
— Qu’allons-nous voir ?
— Des petites Japonaises peut-être…
— Non, certes, par Jupiter. Attrapez ce Chinois, vite !
L’homme à la queue de cochon tâche de se sauver à travers une cour pour se réfugier dans une chambre intérieure, mais une grosse main posée sur son épaule lui fait faire volte-face et le ramène en arrière de la ligne des Anglais qui font un bruit considérable avec leurs bottes, il faut le reconnaître.
Une seconde porte est ouverte, et les visiteurs s’avancent dans une vaste pièce carrée, flamboyante de gaz.
Là, treize queues de cochons, sourds et aveugles quant au monde extérieur, sont penchés au-dessus d’une table.
Le Chinois prisonnier se démène d’un air embarrassé à l’autre bout du cortège.
Cinq… dix… quinze secondes se passent. Les Anglais sont debout en pleine lumière à moins de trois pas de la troupe, si absorbée qu’elle ne voit rien.
Alors le solide surintendant laisse tomber sa main sur sa cuisse avec un bruit comparable à une décharge de pistolet, et crie :
— Comment va, John ?
Et aussitôt, bousculade frénétique de Célestes effarés, qui tombent presque les uns sur les autres dans leur hâte à s’esquiver.
Une des queues de cochon rafle une pile de monnaie de billon.
Un autre chipe une soupière de porcelaine et il ne reste plus qu’un petit tas de cauries accusatrices sur la natte blanche qui couvre la table.
En moins de deux minutes, deux faits se sont imposés à la conviction du visiteur.
D’abord, que la queue de cochon se compose de soie en grande proportion et graisse le creux de la main pendant qu’elle y glisse ; en second lieu, que l’avant-bras d’un Chinois est étonnamment musclé et développé.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Rien. Nous ne sommes que trois et les meneurs s’échapperaient. Nous nous sommes assurés d’eux de façon à les prendre quand nous voudrons, si cette petite visite ne leur donne pas l’idée de déménager… Hi John ! pas de prise cette nuit. Montrez-nous comment vous faites jouer. Celui qui nous a renseignés, c’est ce gros jeune homme.
La moitié des queues de cochon s’est sauvée dans l’obscurité, mais les autres, ayant reçu l’assurance, la triple assurance que ce soir la Police ne veut pas faire de capture, retournent autour de la table pendant que le croupier manipule les cauries, le petit râteau de bambou recourbé, et la soupière.
Ils ne jouent jamais aux jeux de hasard, ces innocents.
Ils sont seulement venus pour regarder et aller fumer l’opium dans la chambre voisine.
Toutefois, à mesure que la partie marche, leurs yeux s’allument l’un après l’autre, ils mettent de l’argent sur pair ou impair, le nombre de cauries qui se trouvent couvertes ou non couvertes par la petite soupière.
Cet amusement-là s’appelle Mythan, et quelle que soit sa gravité, il est propre.
La police regarde pendant qu’ils risquent la somme énorme de deux annas distribués par fractions sur une horreur peinte sur parchemin, — un des Struldbrugs de Swift, qui aurait perdu le chemin de Laputa[8].
[8] Voir les Voyages de Gulliver, 3e partie.
Quand cette somme fabuleuse revient doublée, à son propriétaire, le perdant n’est pas loin de se casser le front contre la table, pour manifester sa reconnaissance.
— Très immoral, ce jeu-là ? On pourrait perdre cinq roupies si on commençait à jouer au coucher du soleil, et que l’on continuât pendant toute la nuit. Est-ce que vous ne jouez pas au whist, de temps en temps ?
— Ah ! si nous vous promenons, ce n’est pas pour que vous tourniez notre admiration en blague. On peut perdre autant qu’on veut et se battre tout aussi bien, et quand on perd tout son argent, on vole pour en gagner davantage. Le Chinois a une passion folle pour les jeux de hasard et la moitié de ses crimes viennent de là. Il faut enrayer cela. Nous voici à Bentinck-Street, et en quelques minutes une voiture vous ramènera au Grand Hôtel d’Orient… Les Temples à idoles locales. Oh ! oui. Si vous tenez à voir d’autres horreurs, le surintendant Lamb vous emmènera dans sa tournée demain à cinq heures du soir. Bonne nuit !
Le Policier s’en va.
Quelques minutes plus tard, me voici dans le quartier respectable de l’ancienne rue du Conseil, au bout de laquelle est l’édifice rébarbatif de l’Église libre.
Tout ce qu’il y a d’honnête à Calcutta est au lit ! le dernier tram est passé et la paix de la nuit s’étend sur l’Univers.
Serait-il sage et raisonnable de grimper au haut du clocher de cette Église, et de crier : « O vrais croyants, la décence est une supercherie, un masque. Il n’y a rien de propre, rien de propre sous les étoiles, et nous allons à la perdition tous ensemble. Amen ! »
Tout bien considéré, ce ne serait pas sage, car le clocher est glissant, la nuit est chaude, et la Police s’est fait un devoir spécial d’avertir son protégé de ne pas se laisser entraîner trop loin par la vue d’horreurs qu’on ne peut décrire telles quelles ni par allusion.
— Bonne nuit, dit le Policeman qui arpente le pavé en face du Grand Hôtel d’Orient.
Et il hoche la tête d’un air agréable, pour montrer qu’il est le représentant de la Loi et de la Paix, et que la Cité de Calcutta n’a rien à craindre d’elle-même pour le moment.
Il me faut tuer le temps d’une façon quelconque jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Alors le surintendant Lamb me dévoilera de nouvelles horreurs.
Pourquoi donc, les trams aidant, ne pas aller au vieux cimetière de Park-Street ?
— Vous allez à Park-Street. Pas de tram qui mène à Park-Street. Sortez d’ici.
Les conducteurs de trams, à Calcutta, ne sont pas polis.
Le tram descend la rue d’un air indifférent, et l’homme qui en est évincé échoue dans Dhurrumtollah, qui est à Calcutta l’équivalent de la Grande Route de Hammersmith.
La Providence a combiné cette méprise et préparé les voies pour une grande Découverte pour la première fois confiée à l’imprimerie.
Dhurrumtollah est pleine d’habitants de l’Inde. Ils se promènent en familles, en groupes, et en couples sentimentaux.
Les habitants de l’Inde ne se composent ni d’Hindous, ni de Musulmans, ni de Juifs, ni d’Ethiopiens, ni de Guêbres, ni d’Anglais expatriés.
Les habitants de l’Inde, ce sont les Eurasiens, et il y en a des centaines et des centaines en ce moment à Dhurrumtollah.
Voici le Papa avec un chapeau noir reluisant, tel qu’il convient à un Conseiller de la Reine, et la Maman dont la robe de soie se colle sur son imposante personne, et la Nichée, composée de bambins en chapeaux de paille, aux joues olivâtres, aux yeux vifs, et de jeunes personnes aux longues jambes, avec des bas blancs à jour bien faits pour mettre en valeur la poussière.
Voilà des jeunes gens qui fument de mauvais cigares, et prennent des airs de lords, — ceux du moins qui ont de la galette.
Voilà aussi des jeunes femmes aux beaux yeux et aux merveilleuses toilettes qui leur vont si étonnamment mal. Elles portent des livres de prière ou des paniers parce que les unes vont à la messe et les autres au marché.
C’est la population de l’Inde, à n’en pas douter.
Ils y sont nés. Ils y ont été élevés. Ils y mourront.
Quant à l’Anglais, il ne fait qu’y venir. Naturellement l’indigène y était dès l’origine, mais ces gens-là y ont été fabriqués, et tout ce qu’on a fait pour eux, c’est de parler et d’écrire sur eux.
Et pourtant il en est parmi eux qui appartiennent à d’anciennes et honorables familles, qui ont des maisons à Sealdah ; il en est de riches dans le nombre.
Tous ont l’air prospère et satisfait. Ils babillent ensemble dans ce curieux dialecte qu’on n’est pas encore arrivé à imprimer.
A l’exception du peu qu’il leur plaît d’en révéler de temps à autre dans les journaux, nous ne savons rien de leur genre de vie, de cette vie en contact si intime d’un côté avec les Blancs, et de l’autre avec les Noirs.
Elle doit être intéressante, plus intéressante que l’incolore produit anglo-indien, mais qui en a traité ?
Il y eut jadis un roman dont l’héroïne de second plan était une Eurasienne. C’était un rôle strictement subalterne et elle finit mal.
Le poète de la race, Henry Derozio, celui dont M. Thomas Edwards a écrit l’histoire, fut dévoyé par l’imitation de Keats, de Scott et de Shelley, et en quête de matériaux littéraires, il ne vit pas ce qui se trouvait juste à portée de sa main.
Tout ce fragment d’humanité de Dhurrumtollah est inexploité, et presque ignoré.
On demande donc un écrivain sorti d’entre les Eurasiens, qui écrive de telle sorte qu’on ait du plaisir à lire une histoire de la vie eurasienne.
Alors les profanes prendront intérêt aux gens de l’Inde et admettront que c’est une race d’avenir.
Une tentative infructueuse de gagner Park-Street en partant de Dhurrumtollah aboutit au marché, le marché Hogg, comme on l’appelle. Il a peut-être été bâti par un chevalier de ce nom.
Il n’est pas à moitié aussi joli que le Marché Crawford, à Bombay, mais il a l’air d’être… le lieu des rendez-vous amoureux de la jeunesse de Calcutta.
La jeunesse a un penchant naturel à faire la grasse matinée et à laisser toute la grosse besogne à ses anciens.
C’est pourquoi Pyrame qui a pour tâche de régler du papier pour des comptes, à dix heures, et Thisbé, qui ne saurait prendre aucun intérêt au prix du bœuf de seconde qualité, se promènent en atours d’une correction étudiée, d’étals en étals, avant que le soleil monte dans le ciel.
Pyrame porte une canne où sont incrustées des imitations de ciselures en argent, et ses bottines ont des bouts en étoffe, mais son faux col a deux jours de date.
Thisbé couronne sa noire chevelure d’un chapeau mou en velours bleu, mais il manque un bouton à l’une de ses bottines, et le gant de sa main gauche a une déchirure.
Maman, qui dédaigne les gants, se hâte d’emplir un panier à fond plat, que porte le domestique coolie, de légumes, de pommes de terre, d’aubergines et — ô Pyrame, vous arrive-t-il d’embrasser Thisbé quand Maman n’est pas là ? — d’ail. Oui, Maman a des vues larges en matière d’ail.
Pyrame tourne l’angle de l’étal, en paraissant ne regarder personne en particulier, — il s’en garderait bien — et il est avec Maman d’une politesse recherchée.
De façon ou d’autre, lui et Thisbé s’en vont ensemble à la dérive, et Maman très imposante, très loquace, est abandonnée à ses marchandages, tout entière à sa tâche de faire son choix, de marchander et de s’approvisionner.
Au nom des Unités sacrées, gardez-vous, jeunes gens, de vous retirer dans les étals de boucherie pour échanger des confidences. Réservez ce sacrifice pour le temps où les roses arrivent en grandes corbeilles plates, où l’air est tout imprégné du parfum des fleurs, où les jeunes boutons et les plantes vertes encombrent le sol.
Ils ne s’en soucient pas. Ils préfèrent causer dans le voisinage des moutons morts, prosaïques là où les acheteurs sont moins nombreux.
Thisbé secoue le feutre mou de velours bleu, et dit, d’un ton dédaigneux :
— Aoh ! yes !
Et Pyrame de répondre :
— No-a, no-a, ne faites pas ça.
Le panier de Maman est plein et elle ramasse vivement Thisbé.
Pyrame s’en va.
Lui, il n’est pas venu au marché pour faire des achats. Il est venu pour rencontrer Thisbé, qui dans dix ans aura une tournure fort semblable à celle de Maman.
Puisse la route être libre devant eux et Pyrame, après avoir honnêtement servi le Gouvernement, prendre sa retraite avec deux cent cinquante roupies par mois et s’installer dans une jolie maisonnette quelque part dans Mongyr ou dans Chunar.
L’amour nous conduit à la mort par une transition naturelle.
Où est le cimetière de Park Street ?
Une centaine de cochers de fiacre sautent à bas de leurs sièges, envahissent le marché, et après un court engagement l’un d’eux débarque son prisonnier dans un lieu de sépulture, un endroit tout neuf d’aspect lugubre, près d’un tramway.
Ce n’est point ce qu’il cherchait.
Là ce sont des morts vivants, des gens dont les noms ne sont pas encore oubliés et dont on entretient les tombes.
Où sont les vieux morts ?
— Personne n’y va, dit le cocher, c’est là-haut sur cette route.
Et il montre une longue route absolument déserte, qui file entre de hautes murailles. C’est là l’endroit.
Voici l’entrée.
Voici le jardinier qui attend, une rose roussie, fripée, à la main pour l’offrir au visiteur.
Voici la grille, avec les écriteaux professionnels. Elle offre une hideuse ressemblance avec l’entrée du cimetière de Simla.
Mais lorsqu’il est entré, le chercheur de pittoresque se trouve au milieu de la désolation la plus complète, d’autant plus complète qu’on veut la bannir.
La partie basse de Park Street coupe un grand cimetière en deux.
Les guides du voyageur vous diront à quelle époque il a été ouvert, à quelle époque il a été fermé.
L’œil est prêt à jurer qu’il est aussi vieux qu’Herculanum et Pompéi.
Les tombes sont de petites maisons. On croirait se promener dans les rues d’une ville, tant elles sont hautes et rapprochées, dans une ville ratatinée par l’action du feu et qui porterait les cicatrices de la gelée et d’un siège.
Les gens ont dû craindre que leurs connaissances ne ressuscitent avant l’heure, pour les avoir accablées sous le poids de telles masses de maçonnerie.
Que ce soit un homme fort, une faible femme, ou le tout petit « enfant de quinze mois », sur eux pèsent l’obélisque trapu, ou bien le temple classique défiguré, la cellule de Chunam, le chandelier en briques, la lourde dalle, les grilles rongées par la rouille, les chérubins aux joues bouffies, les anges apoplectiques.
L’on était riche en ce temps-là, et on pouvait s’offrir la dépense de cent pieds cubes de maçonnerie, même sur la tombe d’une personne aussi humble que « Jno. Cléments, capitaine du service de campagne, 1820 ».
Quand le « très-cher » avait occupé une situation correspondant à celle de commissaire, les efforts sont encore plus somptueux, et la poésie…
Mais voici un spécimen qui en dira plus long :
Espérons que faute d’avoir exécuté les termes du contrat, le cautionnement ne sera pas perdu, sans quoi les « morts honorés » ne seraient pas contents.
La dalle n’est plus à sa place et prend une sotte attitude contre la tombe.
La grille d’entourage a péri du fait de la rouille, et comme ornements durables, il ne reste plus que des crevasses et des taches, qui sont l’œuvre du temps, et non point celle « d’une larme brûlante, mais inutile ».
Poursuivons notre promenade en faisant de la morale à bon compte, et traînant la robe de la pieuse réflexion par les sentiers entre les tombes.
Voici un gros, un imposant monument consacré à « Lucia », morte en 1776, à l’âge de vingt-trois ans.
Voici également les vers cachés sous le lichen qu’un pouce téméraire a pu ramener à la lumière.
C’est ainsi qu’on écrivait quand on avait le cœur gros, il y a cent seize ans :
Voilà qui est bien, même après tant d’années, n’est-ce pas ? et qui ramène Lucia tout près de nous, en dépit de ce que la dernière génération s’est plu à qualifier de poésie montée sur des échasses, en parlant des vers d’autrefois.
Qui fera connaître les mérites de Lucia, morte en son printemps, avant même que la Gazette de Hickey existât pour enregistrer les divertissements de Calcutta et publier, avec de facétieux astérisques, les liaisons des chefs de ministères.
Quel fut l’homme de l’Inde Orientale, le personnage au gros ventre, qui fit remonter le fleuve à la « vierge vertueuse » et demanda à Lucia de « conclure l’affaire » selon le jargon social de l’époque, le premier, le second, le troisième jour après qu’elle fut arrivée ? Ou bien donna-t-elle, en compagnie de toute la troupe, un bal de vieilles filles, comme tentative suprême, conformément à l’usage du pays ?
Non. C’était une blonde fille du Kent, expédiée, moyennant la somme de cinq cents livres en monnaie anglaise, sous la protection du capitaine, pour épouser l’homme qu’elle avait choisi.
Et cet homme-là connaissait bien Clive, il avait eu affaire à Omichand, et causé avec les gens qui avaient survécu à la terrible nuit du Trou Noir.
C’était un homme riche, ainsi que le prouve la tombe presque ruinée de Lucia, et il donna à Lucia tout ce qu’elle pouvait désirer dans son cœur : un bateau peint en vert pour prendre l’air, le soir, sur le fleuve, de jeunes esclaves coffrees qui savaient jouer du cor français, et même aussi une voiture très élégante, très coquette, dont le dessus, de très noble style, était orné de fleurs d’un travail achevé, dix belles glaces très polies ornées de plusieurs jolis médaillons enrichis de nacre afin qu’elle pût faire sa promenade sur le Cours, ainsi qu’il convenait à l’épouse d’un courtier de commerce.
Il lui donna toutes ces choses.
Et lorsque les convois remontèrent le fleuve, que les canons tonnèrent, que les serviteurs de la très honorable compagnie des Mines Orientales burent à la santé du Roi, soyez certain que Lucia put faire, avant toutes les autres dames du Fort, son choix dans les étoffes tout récemment arrivées d’Angleterre, et que cela lui valut d’être cordialement détestée.
Tilly Kettle fit son portrait un peu avant qu’elle mourût.
De jeunes et bouillants écrivains se battirent en duel à l’épée dans les fossés du Fort à qui aurait l’honneur de la piloter dans un menuet au théâtre de Calcutta ou à la maison de Punch.
Mais ce fut Warren Hastings qui dansa à leur place et les écrivains furent confondus, depuis le premier jusqu’au dernier.
On lui porta des toasts bien loin en amont du fleuve.
Et le soir elle se promenait sur les bastions du Fort William, et disait : « Là ! je proteste ! »
Ce fut là qu’elle échangea des congratulations avec tous ses amis le 20 octobre, jour où ceux qui restaient en vie se réunirent pour se féliciter mutuellement d’avoir survécu à une autre saison chaude.
Les hommes, — le prudent courtier lui-même n’y trouva point à redire, — se grisèrent de la façon la plus royale, la plus anglaise, avec du Madère qui avait doublé deux fois le Cap.
Mais Lucia tomba malade, et le médecin, — celui qui retourna au pays avec cinq lakhs et demi, et un coin de ce vaste cimetière sur la conscience, — déclara que cette maladie était la pukka ou fièvre putride, et que l’organisme avait besoin d’être fortifié.
En conséquence, on nourrit Lucia de curries brûlants, de vin sucré, renforcé d’épices, pendant près d’une semaine.
Au bout de ce temps, elle ferma pour toujours les yeux sur le fleuve monotone et le Fort, et un galant, qui avait quelque teinture de belles-lettres, pleura franchement, ainsi qu’on le faisait alors, sans honte.
Il composa les vers reproduits plus haut et pensa qu’il s’entendait fort bien à manier la plume.
Mais le courtier fut si chagrin qu’il ne put rien écrire du tout, — il ne put que dépenser de l’argent — et il comptait sa fortune par lakhs — à élever un somptueux tombeau.
Un peu plus tard il se consola, et à l’arrivée de la nouvelle fournée…
Mais cela n’a rien à voir dans l’histoire de Lucie « la vierge vertueuse, l’épouse fidèle ».
Son fantôme alla, cette nuit, à un grand bal en coiffures poudrées qui se donnait et il fut très beau.
Je l’y ai rencontré.
(1889)
Au bout de sept ans, il plut à la Nécessité, dont nous sommes tous les serviteurs, de s’adresser à moi en ces termes :
— Maintenant vous avez besoin de ne plus rien faire du tout. Vous êtes libre de vous donner du bon temps. J’ôterai de votre cou le joug de l’esclavage pendant un an. Quel usage comptez-vous faire de mon présent ?
Et je considérai la chose sous plusieurs aspects.
Tout d’abord, j’eus quelque idée de régénérer la société, mais il me parut que cela demanderait plus d’un an, et d’ailleurs peut-être la Société n’en serait pas du tout reconnaissante.
Puis je songeai à une « noce » monumentale, mais je réfléchis que mes ressources à ce train-là ne pouvaient durer que trois mois, tandis que le mal aux cheveux en durerait neuf.
Alors entra en scène l’être que je déteste par excellence, un Globe-Trotter.
S’asseyant sur ma chaise, il éplucha l’Inde avec l’arrogance sans frein que confère un billet Cook pour cinq semaines.
Il était tout frais émoulu d’Angleterre et avait laissé choir tout ce qu’il avait de politesse dans le canal de Suez.
— Je vous assure, dit-il, que vous autres qui vivez en contact si intime avec la réalité des faits, vous ne sauriez vous former une opinion impartiale sur leur importance. Vous en êtes trop près. Tandis que moi…
Il eut un mouvement de main plein de modestie et me laissa le soin d’achever la phrase.
Je le considérai du haut en bas, depuis son casque neuf jusqu’à ses souliers de bain de mer, et je m’aperçus que ce n’était qu’un homme ordinaire.
Je pensai à l’Inde, à l’Inde calomniée et silencieuse, livrée aux pérégrinations déréglées de ses pareils, au pays dont les habitants ont trop à faire pour répondre aux propos où l’on travestit leur vie et leurs mœurs.
Il était dans ma destinée de venger l’Inde sur les trois quarts de l’univers, rien moins que cela. Idée qui exigeait des sacrifices, — de douloureux sacrifices — car il me fallait devenir un Globe-Trotter, en casque, en souliers de toile.
Je supporterais cela, et plus encore, dans l’intérêt de notre petit univers ; je formulerais « des jugements braillards pendant tout le jour, sans aucune retenue, à propos de quoi que ce soit ».
Je me dirigerais vers le soleil levant, jusqu’à ce que j’arrive au cœur du monde et que je sentisse l’odeur de l’asphalte de Londres.
Le public de l’Inde ne me donna point de mission : je me la donnai moi-même, en m’instituant Commissaire-général de nos excellentes personnalités.
Dès lors, les aspects de la vie changèrent, de même que, dit-on, l’aspect de sa propre chambre change aux yeux d’un mourant le jour de sa mort, quand il sait qu’il ne la reverra plus.
De mon propre gré, je m’étais éloigné de notre existence courante, je cessais de participer à tous nos intérêts.
Dans le haut pays, les pêchers commençaient à fleurir, et on disait que comme il avait beaucoup neigé sur les montagnes, les chaleurs seraient courtes.
Cela m’était égal.
Les punkahs et leurs tireurs étaient entassés dans la vérandah et les édifices publics se couvraient d’anti-caloriques. Le chaudronnier chantait dans le jardin ; la guêpe, apparue prématurément, faisait entendre son bourdonnement sourd autour de la poignée de la porte, et ils prophétisaient l’approche des chaleurs.
Ces choses-là ne me touchaient point.
J’étais mort, et je considérais l’existence passée sans intérêt, sans attention.
C’était une vie étrange : l’avais-je vécue sept ans ou un jour, je ne savais plus.
Tout ce que je savais, c’était qu’il m’était permis de regarder les gens aller à leur bureau alors que je faisais la grasse matinée. C’était que je pouvais sortir à n’importe quelle heure de la journée et veiller jusqu’à n’importe quelle heure de la nuit, avec la certitude que le matin ne m’apporterait aucune besogne.
Je compris l’émotion qu’éprouve le condamné mis en liberté quand il regarde la prison qu’il a quittée, — sensation qui m’avait été jusqu’alors interdite.
Je vis en outre combien intense est l’égoïsme de l’homme qui n’a aucune responsabilité.
Certains disaient que l’année à venir serait une année de disette et de détresse, à cause de l’abondance déraisonnable des pluies.
Cela me faisait de la peine.
Je craignais que les Pluies ne coupassent la ligne ferrée qui conduit à la mer et qu’il ne s’ensuivît un retard dans ma mise en route.
En outre, ce serait une saison malsaine.
Je m’imaginais que peut-être la Nécessité regretterait son cadeau et que par pure plaisanterie elle m’effacerait de la surface terrestre avant que j’eusse vu quelque chose de ce qui s’y trouvait.
Il y avait de l’agitation à la frontière afghane ; peut-être on mobiliserait un corps d’armée et peut-être beaucoup d’hommes mourraient, laissant des familles en deuil dans les nations des montagnes.
Ce que je craignais, c’était qu’un vaisseau de guerre russe n’arrêtât le steamer qui porterait ma précieuse personne de Yokohama à San-Francisco.
Qu’Armageddon soit ajourné dans mon intérêt, que rien ne vînt troubler mes distractions, les miennes ! La guerre, la famine, l’épidémie seraient choses si ennuyeuses pour moi.
Et je m’avilis devant la Nécessité, la grande Déesse, et je dis avec ostentation :
— Ce n’est rien, ce n’est rien, et ce n’est pas la peine de me suivre du regard dans mes allées et venues.
Assurément, si nous sommes vertueux, c’est qu’il le faut absolument pour gagner notre pain quotidien.
Ainsi donc je regardais les hommes avec de tout autres yeux et vraiment ils me faisaient grand’pitié.
Ils travaillaient. Ils y étaient forcés.
Moi, j’étais un aristocrate : je pouvais leur rendre visite à des heures indues et leur demander pourquoi ils travaillaient et s’ils le faisaient souvent.
Toutefois, je n’osais pas les railler d’une façon trop piquante, de peur que la Nécessité ne me saisît par le collet pour me remettre à côté d’eux, à ma place encore toute chaude.
Lorsque j’eus excédé tous ceux qui me connaissaient, je m’enfuis à Calcutta.
Je fus peiné de reconnaître qu’elle s’obstinait à être une ville et à s’occuper de transactions commerciales, alors que j’avais formellement pesté contre cela un an plus tôt.
Cette malédiction, je la réitère dans l’espoir que cette capitale malodorante sera anéantie.
On est obligé de se mettre à fumer dès cinq heures du matin, — alors qu’il ne fait ni jour ni nuit, — en passant le pont d’Howrah, car mieux vaut avoir la migraine, grâce à l’honnête nicotine, que d’être empoisonné par des puanteurs.
Et un homme qui était d’ailleurs un homme distingué, bien qu’il travaillât et des mains et de la tête, me demanda pourquoi l’on permettait au scandale de l’exode pour Simla de se perpétuer.
A cet homme je répondis :
— C’est parce que cet égout n’est point fait pour être habité par des hommes. C’est parce qu’à vous tous, vous êtes une gigantesque erreur, — vous et vos monuments, et vos négociants, et tout le reste de vos affaires. Je me réjouis qu’on ait prodigué par vingtaines les lakhs de roupies pour installer des administrations publiques à Simla, qu’on en dépense des vingtaines et des vingtaines pour la ligne Delhi-Kalka, afin que les gens civilisés puissent s’y rendre commodément. Lorsque la ligne sera ouverte, votre grande cité sera morte et enterrée, il ne sera plus question d’elle, et j’espère que cela vous servira de leçon. Votre cité pourrira, Monsieur.
Et il dit :
— Lorsque les gens meurent ici, au bout de cinq jours ils sont transformés en adipocire, si le temps est pluvieux. Ils se saponifient, vous savez.
Je dis :
— Allez vous saponifier, car je hais Calcutta.
Mais au lieu de le faire, il m’emmena aux jardins d’Eden et me conjura, dans mon propre intérêt, de ne point entreprendre mon tour du monde dans ces idées préconçues.
J’étais malheureux et malade, mais il me jura que mon spleen était dû « à ce que je voyais toutes choses à travers les idées de Simla ».
Tout cet univers, qui est le nôtre, s’est fait une idée des jardins d’Eden. C’est le luxe doré de la capitale, pour tous ceux du Mofussil qui ne sont point initiés.
La vérité est qu’ils sont hideusement mornes.
Les indigènes s’y montrent en hauts de forme et habits noirs, et y vont et viennent, l’air lamentable, sous la lumière aveuglante de lampes électriques, à la flamme spasmodique, alors qu’ils devraient être assis en manches de chemise autour de petites tables et offrir à leurs femmes de la bière de conserve frappée.
Mon ami — c’était par une brumeuse soirée de mars — s’enveloppa des vêtements prescrits et dit gracieusement :
— Vous pouvez porter un chapeau rond, mais vous ne devez pas vous chausser de bains-de-mer. Puis, je vous en conjure, mon cher, ne fumez pas sur la Route Rouge. On y trouve tous les gens qu’on connaît.
La plupart des gens, qui étaient des personnages, étaient dans leurs voitures, roulant en dehors des jardins au milieu d’une atmosphère sentant la sueur de cheval, le harnais, le vernis de voiture.
Les autres, à pied, allaient et venaient, par deux ou trois, sur de l’herbe d’un vert flétri, jusqu’à ce qu’ils en eussent assez, pendant qu’un orchestre jouait pour eux.
— Et c’est là tout ce que vous faites ? demandai-je.
— Mais oui, dit mon ami, n’est-ce pas très bien ? On rencontre ici toutes les personnes de sa connaissance, et on fait un tour avec lui ou avec elle, à moins qu’il ou elle ne soient en voitures.
Au-dessus de vous un ciel laineux et chaud, sous les pieds une herbe fiévreuse et molle. De tous côtés vous arrive la brise languissante, chargée de vagues et fades réminiscences d’égouts.
Tout autour de l’horizon, les voitures forment des lignes successives, et le flamboiement de la lumière électrique fait naître des élancements dans les sourcils convulsionnés.
C’est un tableau étrange qui vous fascine.
Les sacrées créatures vont et viennent sans interruption, car lorsque l’une d’elles s’enfuit dans les ténèbres ponctuées de lampes, vingt autres viennent prendre sa place.
Des officiers de la marine marchande en chapeaux d’occasion, des négociants arméniens, des fonctionnaires bengalais, des demoiselles et des employés de magasin, des Juifs, des Parthes, et des Mésopotamiens, tout ce monde-là dans la chaleur tiède et les odeurs fétides.
— Voilà, disait mon ami, comment nous nous donnons du bon temps. Voici les livrées vice-royales. C’est Lady Lansdowne qui arrive.
On eût dit qu’il me lisait la liste du personnel du Gouvernement du Paradis.
Tous ces gens-là, pensai-je, continueront à aller et à venir jusqu’à leur mort, altérés, poussiéreux, mélancoliques et pâlis.
Dans ces derniers mots j’ai commis une erreur.
Calcutta n’est pas plus Anglo-Indien que West Brompton.
Tout comme Bombay, elle est arrivée à se fixer dans une attitude mentale qui est en avance de plusieurs décades sur l’Inde, dans sa crudité, dans la brutalité de sa nature réelle.
Un financier, intelligent et de poids, qui discutait au sujet de l’Empire, disait :
— Mais pourquoi avons-nous besoin d’une si forte armée dans l’Inde ? Regardez le pays tout autour de nous.
Je crois qu’il ne parlait pas de plus loin que la route circulaire, ou peut-être Raneegunge.
Un de ces jours, lorsque la voix des deux cités qui ne veulent rien entendre portera jusqu’à Londres, et qu’on agira d’après des avis de ce genre, les difficultés ne tarderont pas à surgir.
Jusqu’à ce second voyage à Calcutta, je n’avais pas encore pu m’expliquer le ton aigre et la vision si bornée des journaux de la Présidence. Je vois à présent que ce sont des journaux de quartier et qu’ils devraient être traités comme tels.
En prenant votre temps — car rien ne pressait, imaginez-vous, ô vous qui restez dans vos foyers à travailler — que je m’embarquai et m’enfuis de Calcutta par la voie qu’on nomme le train des Moutons, parce qu’on expédie par là des moutons… et la correspondance pour Rangoon.
La moitié du Punjab partait avec nous pour servir la Reine dans la Police militaire de Birmanie et était heureuse d’entendre les sons rudes, rocailleux de la langue du haut pays, parmi le jacassement du Birman et du Bengali.
En route donc pour Rangoon, à bord du Madura !
Descendez avec moi l’Hughli et tâchez de comprendre quelque chose à l’existence que mènent les pilotes, ces hommes étranges qui paraissent ne connaître la terre ferme que pour la voir du fleuve.
— Et j’ai remonté le long de la Berge du Nord, avec six pouces d’eau sous moi, et avec une mousson soufflant du sud-ouest et sans plus savoir que les morts… en paradis… où je le conduisais, — dit une voix de basse.
— Hé !… A quoi pouvez-vous vous attendre ? dit une autre. Il ne faudrait pas partout des feux à occultation. Qu’on me donne un feu rouge avec deux éclipses pour marquer un endroit dangereux. Cet Hughli est le pire fleuve du monde. Tenez, au large du bas Gasper, pas plus tard que l’année passée…
— Et puis voyez comme le gouvernement vous traite…
Le pilote de l’Hughli est un homme.
Il se peut qu’il parle grec dans l’exercice de sa profession, mais il est capable de jurer après le Gouvernement comme s’il était un civil affranchi de tout engagement.
La vie qu’il mène est pénible, mais il abonde en récits étranges, et si on le traite avec les égards convenables, il condescendra peut-être à vous en conter quelques-uns.
Quand il a servi six ans sur le fleuve, en qualité de « cabot » et qu’il n’est ni mort, ni décrépit, il peut, je crois, gagner plus de cinquante roupies en faisant franchir le parcours, à raison de douze milles à l’heure, par un navire de deux mille tonnes qui porte quelques centaines de passagers.
Puis, il sort par la coupée, chargé de nos dernières lettres d’amour, et il va et vient sur un esquif dans l’estuaire, en quête d’un autre steamer qui remonte le fleuve.
Il ne faut pas grand chose pour le rendre heureux.
Quelque part en pleine mer ; quelques jours plus tard. J’y renonce. Impossible d’écrire, et quant à dormir, je n’en ai nulle vergogne.
Une flemme superbe s’est emparée de tout mon être.
Le journalisme est une imposture : la littérature de même, et l’Art pareillement.
Toute l’Inde a disparu de la vue hier et le brick de pilote qui se balance aux Bancs de sable, a emporté mon dernier message à la prison d’où je sors.
Nous voici en pleine eau bleue, — du saphir liquide, — et une légère brise fait gonfler la tente.
Trois poissons-volants ont été signalés ce matin.
Le thé, au chotohazri[9], n’est pas bon, mais le capitaine est charmant.
[9] Petit déjeuner.
Cette poignée de nouvelles est-elle assez émouvante, ou faut-il que je vous raconte à l’oreille l’histoire du Professeur et de la boussole ?
Plus tard, vous en saurez davantage au sujet du professeur, si toutefois je reprends la plume.
Lorsqu’il était dans l’Inde, il travaillait environ neuf heures par jour.
Aujourd’hui, vers midi, il s’est pris d’intérêt pour les cyclones et autres phénomènes de ce genre, il s’est mis en tête de descendre dans sa cabine, de se procurer une boussole et un livre de météorologie.
Il s’est mis en route, mais il s’est arrêté, les lèvres au bord d’un verre, pour réfléchir.
— La boussole est dans une malle, a-t-il dit d’un air endormi, mais l’ennuyeux c’est qu’il va me falloir tirer la malle de dessous ma couchette. Tout bien considéré, ce n’est pas la peine.
Il a flâné sur le pont, et je crois que pour le moment il est profondément endormi.
Sa voix n’avait nulle honte de sa souveraine paresse.
Je lui aurais fait des reproches, mais les mots s’éteignaient sur ma langue : j’étais plus coupable que lui.
— Professeur, dis-je, il y a à Allahabad un imbécile de petit journal qui a pour titre le Pionnier. On suppose que je lui écris une lettre — une lettre de ma plume ! Avez-vous jamais entendu pareille absurdité ?
— Je me demande si vraiment les amers à l’angostura sont bons avec le whisky, dit le Professeur en caressant le col de la bouteille.
L’Inde ! cela n’existe nulle part : il n’y eut jamais un journal intitulé le Pionnier. Tout cela c’était un rêve pénible.
Les seules réalités de ce monde, ce sont des mers azurées, des ponts bien balayés, des tapis moelleux, de chauds rayons de soleil, l’air chargé d’une odeur saline, et une indolence futile, insondable.
Il y avait donc un fleuve et une barre, un pilote et une forte proportion de mystère nautique.
Le capitaine dit que le voyage de Calcutta touchait à son terme et que dans quelques heures nous serions à Rangoon.
Le fleuve n’est point un majestueux cours d’eau : il a des rives basses. Il est sale, boueux, mais comme nous forcions à s’écarter les bateaux de riz à l’allure incertaine, je me dis que je contemplais le fleuve des Pas-Perdus, la route par où étaient partis, pour ne plus revenir, tant et tant de gens de ma connaissance.
Un tel était allé ouvrir la Haute Birmanie, et avait été lui-même ouvert par un dah[10] birman dans la cruelle jungle au-delà de Minhla.
[10] Pieu.
Tel autre était allé gouverner le pays au nom de la Reine, mais il n’avait pu commander à un torrent de la montagne et avait été entraîné sous son cheval.
Un autre avait été tué d’un coup de feu par son domestique ; un autre l’avait été par un Dacoit pendant qu’il était à table.
C’était une liste lamentable dans sa longueur sans fin que celle des gens qui n’avaient eu que la fièvre de la jungle pour récompense « des difficultés et des privations que comporte nécessairement le service militaire », ainsi que s’exprime l’ordonnance de l’armée de Bengale.
Je passai en revue une dizaine de noms, policemen, sous-officiers, jeunes employés civils, employés de grandes maisons de commerce et aventuriers.
Ils avaient remonté le fleuve et ils étaient morts.
J’avais à côté de moi un des pionniers de la Nouvelle Birmanie, qui allait à Rangoon faire part de sa rentrée, et il me fit quelques récits de chasses interminables après d’imprenables Dacoits, de marches, de contre-marches qui n’aboutissaient à rien, de morts aussi nobles que navrantes en plein désert.
Puis, un mystère doré monta à l’horizon, une belle et papillottante merveille qui flamboyait au soleil, sous une forme qui n’était ni la coupole musulmane, ni la haute tour hindoue.
Elle s’élevait sur un tertre vert, et au-dessous il y avait des rangées de magasins, de hangars, d’ateliers.
— Sous quel nouveau dieu, me demandai-je, nous trouvons-nous en ce moment, nous autres Anglais que rien n’arrête ?
— C’est le vieux Shway Dagone (prononcez Dagoné, et non Dagon comme pour le Dieu de la Bible) dit mon compagnon. Au diable soit-il !
Mais ce n’était point un dieu qui mérita l’anathème.
En premier lieu la merveille expliquait pourquoi nous avions pris Rangoon pour objectif, et en second lieu, pourquoi nous allâmes de l’avant afin de voir les autres trésors, les autres raretés qui pouvaient se trouver dans le pays.
Jusqu’au moment où je la vis, mes yeux ignorants ne trouvèrent pas grande différence d’aspect entre ce pays et les Sunderbuns, mais le dôme doré disait : « Ceci, c’est la Birmanie, et elle sera tout à fait différente de tout autre pays que vous connaissez ».
— C’est, à ce qu’il paraît, un sanctuaire fameux, dit mon compagnon, et maintenant que la ligne de Tounghoo à Mandalay est ouverte, les pèlerins accourent par milliers pour le voir. Il a perdu sa grosse extrémité dorée, — son ’htée comme ils l’appellent — par suite d’un tremblement de terre. C’est pourquoi ce sanctuaire est entouré d’une enveloppe de bambous sur un tiers de sa hauteur. Il faudrait que vous le voyiez quand il sera entièrement découvert. On est en train de le redorer.
Comment se fait-il que lorsque vous contemplez pour la première fois une des merveilles du monde, quelqu’un se trouve juste à point pour dire : « Il faudrait que vous voyiez cela quand… etc. » ?
De pareilles gens, si on leur laissait vingt minutes après la Résurrection, au Jugement Dernier, prendraient des airs protecteurs avec les pauvres âmes toutes nues, qui se redresseraient avec la lueur de Tophet sur la figure, et ils leur diraient :
— Il aurait fallu que vous voyiez cela quand Gabriel a sonné le premier coup de trompette.
Quant à ce qu’est réellement le Dagon Shway, quant au nombre des livres qui ont été écrits sur son histoire et ses antiquités, ce n’est point mon affaire.
Ce monument, qui dominait tous les alentours, semblait expliquer toutes les choses de Birmanie, pourquoi les jeunes gens étaient allés mourir dans le Nord, pourquoi les troupiers battirent le pays en tous sens, pourquoi les steamers de la flottille de l’Irraouaddy ressemblaient, sur l’eau, à des mouettes au dos noir.
Alors nous allâmes dans un pays nouveau, et la première chose que nous dit un des résidents réguliers, ce fut :
— Ce pays n’a rien de commun avec l’Inde. On aurait dû en faire une colonie de la Couronne.
En jugeant l’Empire comme il doit être jugé, par ses traits les plus saillants, — videlicet par ses odeurs, — il avait raison. Car bien qu’il y ait une puanteur à Calcutta, une autre à Bombay — une troisième, et plus piquante encore, dans le Punjab, ce sont des puanteurs apparentées entre elles, tandis que dans la Birmanie, c’est une chose absolument distincte.
Ce n’est pas tout à fait l’odeur qu’on sentira en Chine, mais ce n’est point l’Inde.
— Qu’est-ce donc ? demandai-je.
Et l’homme répondit Napî, c’est-à-dire du poisson mariné qui aurait dû être enfoui depuis longtemps.
Cet aliment, ainsi que s’expriment les Guides, consommé en quantité énorme par… mais quiconque se sera trouvé sous le vent de Rangoon sait ce que signifie napî.
Quant aux autres, ils ne comprendraient pas.
Oui, c’est un pays très nouveau, un pays où les gens s’entendaient en fait de couleur, — un pays délicieusement paresseux, où abondent les jolies filles et les très mauvais cigares.
Le pis de tout cela, c’est que l’Anglo-Indien y est un étranger, un être qui ne compte pas.
Il ne sait pas le birman, ce qui est une perte peu considérable et le Madrassi s’entête à lui parler anglais.
Pour le dire en passant, le Madrassi est une institution importante.
Il remplace le Birman, qui ne veut pas travailler et, au bout de peu d’années, il revient à son rivage natal avec des anneaux aux doigts et des grelots aux orteils.
Les conséquences se voient aisément.
Le Madrassi demande, — et il les obtient — des gages énormes et arrive à savoir qu’il est indispensable.
Le Birman jouit de la beauté de la vie, pendant que les Birmanes épousent des Madrassis et des Chinois, qui ne les laissent manquer de rien.
Lorsque le Birman éprouve le désir de travailler, il cherche un Madrassi pour le faire à sa place.
Où trouve-t-il l’argent pour payer le Madrassi ?
On ne m’en a pas informé, mais tout le monde était d’accord pour dire qu’en aucune circonstance le Birman n’est capable d’un effort pour suivre le chemin d’une honnête activité.
Or, si une bienveillante Providence vous avait habillé d’un jupon couleur pourpre, vert, ambre, ou puce, et vous avait coiffé d’un turban fait d’une écharpe couleur rose rouge, si elle vous avait placé dans un pays agréablement humide, où le riz pousse tout seul, où le poisson vient se faire prendre à la main, tout pourri, tout salé, est-ce que vous travailleriez ?
Ne préféreriez-vous pas allumer un cigare et flâner par les rues, à regarder ce qu’il y a à voir ?
Si les deux tiers de vos jeunes filles étaient des personnes rieuses, accortes, et l’autre tiers des personnes vraiment jolies, ne passeriez-vous pas votre temps à leur faire la cour ?
Le Birman s’occupe à ces deux choses, et l’Anglais, qui, après tout, s’est introduit péniblement en Birmanie, se hâte de le juger avec sévérité.
Pour mon compte personnel, j’aime le Birman avec ce parti-pris aveugle qui naît d’une première impression.
Je veux, après ma mort, devenir un Birman, avec autour du corps vingt yards de vraie soie royale tissée à Mandalay, et les cigarettes se succèderont sur mes lèvres.
Je balancerai ma cigarette pour souligner ma conversation, qui sera pleine de plaisanteries et de reparties, et je me promènerai toujours avec une jolie fille couleur d’amande qui rira et plaisantera de son côté, ainsi qu’il sied à une jeunesse.
Elle ne mettra point un sari sur sa tête quand un homme la regardera pour lancer sous cet abri des œillades suggestives par derrière ; elle ne marchera point d’un pas lourd, à ma suite, quand je me promènerai.
Ces usages-là sont particuliers à l’Inde.
Elle regardera tout le monde entre les deux yeux d’une façon honnête, et en bonne camaraderie, et je lui apprendrai à ne point salir sa jolie bouche en y mettant du tabac haché dans une feuille de chou, mais à humer d’excellentes cigarettes égyptiennes de la meilleure marque.
Parlons sérieusement.
Les jeunes Birmanes sont fort jolies, et après les avoir vues je compris très bien ce que j’avais entendu dire de… mettons des exploits que notre armée accomplit en Flandre.
La Providence aide réellement ceux qui ne s’aident point eux-mêmes.
Je suivais une rue au nom inconnu, attiré par la couleur qui s’épandait au hasard, à profusion, dans toute sa longueur.
Il y a de la couleur dans le Rapjutana, et dans l’Inde méridionale, et vous pouvez trouver toute une palette de teintes crues, dans n’importe quel durbar de cette région, mais le genre de coloris est différent dans la Birmanie.
Pour les femmes, l’écharpe, le jupon et la veste sont de trois couleurs vives, pour les hommes le putso et le turban sont somptueux.
Et vous avez vos couleurs plaquées en taches sur un fond de maison en charpente de teinte sombre, encadrées de feuillage vert.
Nulle part de canons artistiques : tout effet, toute distribution de couleurs dépendent de la force du soleil qui tombe.
C’est pour cela que dans le brouillard de Londres des gens croient aux verts pâles et aux rouges mélancoliques.
Parlez-moi du lilas, du cramoisi, du vermillon, du lapis-lazuli, de l’aveuglant rouge sang, sous une ardente lumière solaire qui fond et modifie tout.
Je venais de faire cette découverte, et je remarquais que les gens traitaient leur bétail avec douceur, quand le conducteur d’une absurde petite voiture de louage bâtie en proportion avec un poney birman bien gras, s’offrit à me charger et nous partîmes dans la direction du quartier anglais de la ville, où les sahibs habitent de mignonnes maisonnettes faites avec d’anciennes boîtes à cigares.
On dirait qu’il suffit d’un coup de pied pour les démolir — et rapportez-vous-en à un globe-trotter pour vous fabriquer une théorie sur demande — c’est pour échapper à ce destin qu’elles sont, pour la plupart, montées sur des jambes.
Ces maisons n’ont rien qui tienne du cantonnement, et d’ailleurs le sol inégal et les routes poudreuses et rougeâtres ne se trouvent à leur place en aucun endroit de l’Empire, si ce n’est peut-être à Ootacamund.
Le poney s’égara dans un jardin parsemé de charmants petits lacs, parsemés eux-mêmes d’îles, et il y avait dans les bateaux des Sahibs en costumes de flanelle.
En dehors du parc, on voyait de charmants petits monastères pleins de gentlemen tondus ras, en robes de couleur d’ambre doré, qui apprenaient à renoncer au monde, à la chair et au diable, en bavardant furieusement entre eux.
A chaque cour on trouvait les trois fillettes revenant de l’école. On eût dit absolument qu’elles sortaient des coulisses du Savoy-théâtre, après la représentation du Mikado, et ce qu’il y avait de plus étrange dans tout cela, c’est que tous ces gens riaient, riaient, on l’eût dit, au ciel, parce qu’il était bleu, au soleil parce que c’était un coucher de soleil, et riaient les uns aux autres parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire.
Celui qui riait le plus fort, c’était un gros bébé, et cela bien qu’il fumât un cigare qui eût dû le rendre malade à mourir.
La pagode était toujours tout près, — mystère aussi brillant que quand elle m’avait apparu pour la première fois au bout du fleuve ; mais lorsque nous fûmes plus près, sa forme avait changé, et on la voyait comme nichée au milieu de centaines de pagodes plus petites.
Je vis tout à coup sur une pente deux tigres gigantesques, conformément aux proportions classiques, en plâtre.
C’étaient les gardiens de la pagode la plus grande qu’il y ait en Birmanie.
Autour d’eux se mouvait à grand bruit une foule de gens heureux, en jolis costumes, et les pas de tous ces gens se dirigeaient vers une grande chaussée dallée qui passait d’entre les tigres et allait jusqu’au sommet du tertre.
Mais les marches de cet escalier étaient singulières. Elles étaient couvertes pour la plupart d’un tunnel, ou peut-être d’une colonnade murée, car on voyait çà et là dans l’obscurité des piliers à dorures épaisses.
L’après-midi était avancé quand j’arrivai dans cet étrange endroit, et je vis que j’aurais à gravir une longue montée de marches en pente douce pour parvenir jusqu’à la pagode.
Une ou deux fois en ma vie, j’ai vu un globe-trotter haleter littéralement d’émotion jalouse parce que l’Inde était bien des fois plus vaste et plus charmante qu’il ne l’avait jamais rêvé, et parce qu’il n’avait réservé que trois mois pour l’explorer.
Mon séjour à Rangoon ne se comptait que par heures.
On peut donc me pardonner d’avoir piétiné d’impatience au bas de cet escalier, parce qu’il m’était impossible de m’arranger pour voir entièrement, complètement, exactement tout ce qu’il y avait à voir.
La signification des tigres gardiens, le mystère intérieur de la pagode principale, et des innombrables petites pagodes, tout cela m’était caché.
Je me demandais en vain pourquoi les jolies filles, fumant des cigares, vendaient de petits bâtons et des bougies de couleur qu’on devait brûler devant l’image de Bouddha.
Tout était inintelligible pour moi, et personne n’était là pour me donner des explications.
La seule chose qui me parût claire, c’est que sous peu de jours le grand ’htée qui avait été détérioré par le tremblement de terre serait hissé de nouveau en place au milieu des fêtes et des chants, et que la moitié de la Haute Birmanie viendrait contempler ce spectacle.
Je m’avançai entre les deux gros monstres, à travers une cour blanchie à la chaux jusqu’à ce que je fusse arrivé sous une arche à cintre plat que gardaient des boiteux, des aveugles, des lépreux, des estropiés.
Pendant que je passais, ils me tiraient par mon habit, en geignant, en pleurnichant, mais le flot de gens qui s’engouffraient sur la pente douce ne faisaient aucune attention à eux.
Et je montai dans la demi-obscurité d’un long, long corridor flanqué de boutiques, et pavé de dalles que les pieds humains avaient rendue très lisses.
Tout au bout du corridor voûté, une large ouverture laissait voir le ciel du soir.
De cet endroit partait une seconde montée d’escalier beaucoup plus raide, conduisant tout droit au Shway Dagone.
Je m’arrêtai à ce point, parce qu’il y avait là une très belle arche de style birman, ornée d’une inscription chinoise juste en face de moi, et je m’imaginai sottement qu’en allant plus loin je ne trouverais rien de plus agréable à voir.
En outre, je tenais à comprendre pourquoi ce peuple était capable de produire le dacoit des journaux, et je savais qu’on apprend des choses de bien des sortes en s’arrêtant au bord de la grande route.
Alors j’aperçus une figure… qui m’expliqua bien des choses.
Le menton, les joues, les lèvres et le cou étaient modelés fidèlement d’après les lignes de la pire des Impératrices romaines, de ces « femmes haletantes, bouillonnantes » que chante Swinburne et dont nous voyons parfois des portraits.
Au-dessus de cette massive perfection de formes apparaissaient le nez mongoloïde, le front étroit et les yeux luisants du porc.
Je regardai avec une fixité intense.
L’homme me rendait mon regard avec une insolence admirable, qui plissait au coin de sa bouche.
Puis, il reprit sa marche en avant, avec son air de fanfaron, et j’enrichis ma mémoire d’une figure nouvelle et d’une notion de plus.
— Il faudra que je me renseigne plus exactement au Club, dis-je, mais voilà un homme qui paraît réaliser tout à fait le type du devoir. A l’occasion, il serait capable de crucifier sa victime.
Puis parut un bébé brun dans les bras de sa mère, et il se mit à rire. Sur quoi, je désirai vraiment lui donner une poignée de main et dans ce but je lui adressai un sourire.
La mère tendit le mignon petit bonhomme, et le bébé rit, et nous nous mîmes à rire tous les trois, parce que cela paraissait être l’usage du pays.
Puis je rentrai dans le corridor sombre, où les lampes des boutiquiers clignotaient, et où des tas de gens firent écho à nos rires.
Ce doit être une race aux mœurs douces que la nation Birmane, car ils laissent les petits enfants de trois ans à la garde de tout un monde de poupées en terre cuite ou d’une ménagerie de tigres articulés.
Je n’avais pas réellement pénétré dans le Shway Dagon, mais j’étais aussi content que si je l’avais fait.
Au Club du Pégu, je trouvai un ami, un Punjabi, sur la vaste poitrine duquel je me jetai, en lui demandant de me nourrir et de me distraire.
Peu de temps auparavant il avait reçu une visite du Commissaire de Peshawar, une localité bien inattendue, et il n’était point d’humeur à se laisser bouleverser par des arrivées imprévues.
Il avait hideusement baissé.
Quelques années auparavant, il parlait aisément la langue courante, et il était l’Un de nous.
— Daniel, combien de socques ton maître possède ?
La perche que j’allais lui tendre, s’échappa de ma main :
— Grand Dieu ! dis-je, est-il possible que vous… vous parliez à votre nauker ce dégoûtant pidgin[11]. C’est à faire pleurer. Vous ne valez pas mieux qu’un homme de Bombay.
[11] Argot Chinois.
— Je suis un Madrassi, dit-il avec calme. Ici nous parlons tous anglais à nos boys ? N’est-ce pas beau ? Maintenant venez faire un tour au Gymkhana, et nous y dînerons. Daniel, le chapeau et la canne de maître va chercher.
Il doit exister quelques centaines de gens au plus qui soient au fait des dessous de la guerre de Birmanie, — l’une des moins connues et des moins appréciées de toutes nos petites affaires.
Le Club de Pégu paraissait plein de gens qui partaient pour l’intérieur ou en revenaient.
La conversation était un simple écho du bruit sourd des conquêtes qui se faisaient bien loin dans le Nord.
— Vous voyez cet homme là-bas ? Il a reçu une entaille sur la tête l’autre jour à Zounglounggoo. Ce doit être un dur à cuire. Cet autre type, près de lui, s’est livré à la chasse au dacoit pendant près d’une année. Il a détruit la bande de Boh-Mango. Il a capturé Boh dans un champ de riz. L’autre homme rentre au pays avec un congé de convalescence. Il a reçu un morceau de fer quelque part dans le corps… Goûtez de notre mouton. Je vous assure que le Club est le seul endroit de Rangoon où vous trouviez du mouton… Faites attention, il ne faut pas parler la langue courante à nos boys. Hé ! boy, apportez maître de la glace encore ! Ce sont tous des gens de Bombay ou bien des Madrassis. Ici sur le pont, il y a quelques domestiques birmans, mais un véritable Birman ne travaillera jamais. Il aime mieux être un simple petit daku.
— Comment dites-vous ?
— Un bon petit Dacoit. Nous les appelons Dakus pour abréger. C’est en quelque sorte un petit nom d’amitié. Ceci c’est le poisson-beurre. J’oubliais que vous manquez un peu de poisson dans le haut pays. Oui, je suppose que Rangoon a ses bons côtés. Vous payez princièrement. Vous vous installez comme le feraient des gens mariés, une petite maison meublée ; cent cinquante roupies. Les gages des domestiques se montent à deux cent vingt, deux cent cinquante roupies. Cela fait quatre cents roupies d’un seul coup. Mon cher, ici un balayeur n’accepte pas moins de douze à seize roupies par mois, et même alors il travaillera pour d’autres maisons. C’est pire qu’à Quetta. Un homme qui viendrait dans la Basse Birmanie avec l’espoir de vivre sur son traitement serait un imbécile.
Voix venant du bas bout de la table. — Quel sot ! C’est tout différent dans la haute Birmanie, où vous recevez des allocations de commandement et de voyage.
Autre voix, au cours d’une conversation. — On n’a jamais mis cette histoire-là dans les journaux, mais je puis vous assurer que nous n’avons pas été si vifs à prendre le fort qu’on voudrait le faire croire. Voyez-vous, Bob Gure nous avait littéralement pris au piège, et au moment où l’on en vint aux mains, nos hommes reçurent des pruneaux par devant et par derrière. Cette guerre dans la jungle, c’est le diable et le reste ! Encore de la glace, s’il vous plaît !
Alors on me conta la mort d’un de mes anciens camarades d’école, sous la rampe de la redoute de Minhla.
Quelqu’un se rappelle-t-il l’affaire de Minhla qui ouvrit le troisième bal birman ?
— J’étais tout près de lui, dit une voix. Il est mort, je crois, entre les bras de A : mais je n’en suis pas bien sûr. En tout cas, je sais qu’il est mort sans souffrances. C’était un bon garçon.
— Merci, dis-je, et maintenant je crois que je vais partir.
Et je m’en allai à travers les vapeurs de la nuit, la tête pleine d’un bruit de batailles, d’assassinats, de morts subites.
J’avais mis la main sur la frange du voile qui cache la Haute-Birmanie. J’aurais payé bien cher pour remonter le fleuve et aller voir une vingtaine de vieux amis, maintenant gens de guerre usés par la jungle.
Toute la nuit, je rêvai d’escaliers interminables que descendaient des milliers de jolies filles, aux toilettes si brillantes qu’elles me faisaient mal aux yeux.
Il y avait au haut des marches une grosse cloche d’or, et au bas, gisait la figure tournée vers le ciel le pauvre D, mort à Minhla, autour duquel une troupe de déguenillés, en Khaki, montait la garde.
Voilà ce que c’est que de se faire d’avance un programme de voyage bien défini.
J’ai dit que je me rendrais tout droit de Rangoon à Penang.
Et maintenant nous voici au large de Moulmeïn dans un steamer tout neuf qui n’a pas l’air de se rendre à une destination bien arrêtée.
Pourquoi irait-il à Moulmeïn ? C’est un mystère. Mais comme tous les gens qui sont de ce bord sont comme moi des flâneurs, personne n’est mécontent.
Figurez-vous une équipe de passagers pour lesquels le temps ne compte pas, qui ne désirent pas autre chose que trois repas par jour, et pas d’autres émotions que celles que produit de temps à autre la vue d’un cafard.
Moulmeïn est situé en amont de l’embouchure d’un fleuve qui devrait traverser l’Amérique du Sud, et une variété infinie de lascifs bateaux indigènes semble s’être installée à demeure en cet endroit.
De vilains steamers chargeurs que les initiés appellent : « les chemineaux de Geordie » grondent et crachent leur fumée aux belles collines qui dominent le port, et les vaisseaux de ligne de l’Inde, aux flancs ventrus, se meuvent lourdement près des côtes.
Les visiteurs sont rares à Moulmeïn, si rares que bien peu de navires, en dehors des vaisseaux de transports, trouvent quelque avantage à s’éloigner de la côte.
Je vous dirai, d’une façon froidement confidentielle, que Moulmeïn n’est pas du tout une cité de notre planète.
Sindbad le Marin, si vous vous en souvenez, y passa lors de ce mémorable voyage où il découvrit le cimetière des éléphants.
Comme le steamer remontait le fleuve, nous aperçûmes un éléphant, puis un autre activement occupés dans les chantiers de charpente qui faisaient face à la rive.
Certaines gens à l’esprit étroit, munis de jumelles, dirent qu’il y avait des mahouts sur leurs dos, mais cela ne fut jamais clairement prouvé.
Je préfère croire à ce que j’ai vu, une ville endormie, avec une seule rangée de maisons éparpillées le long d’un beau cours d’eau, et ayant pour habitants des éléphants lents, solennels, qui construisaient des barricades pour leur propre agrément.
Il y avait dans l’air une forte senteur de teck fraîchement scié — nous ne pûmes voir aucun éléphant occupé à scier — et de temps à autre le tiède silence était interrompu par le craquement de la poutre.
Lorsque les éléphants s’étaient aiguisé l’appétit pour le lunch, ils se rendaient en flânant, par couples, à leur club.
Ils ne se donnèrent pas la peine de nous envoyer leur salut non plus que les derniers journaux arrivés par la malle, ce qui nous causa un vif désappointement, mais nous reprîmes de l’entrain en voyant sur une colline une grande pagode blanche entourée d’une vingtaine de petites pagodes.
— Voilà, dîmes-nous, d’une seule voix, voilà qui indique une excursion à faire.
Et aussitôt nous frissonnâmes en pensant à notre exclamation profane, car nous tenions, par-dessus toutes choses, à ne point nous conduire comme de vulgaires touristes.
Les tikka-gharries de Moulmeïn sont trois fois plus petits que ceux de Rangoon, car les poneys ne sont pas plus gros que des moutons respectables.
Leurs cochers leur font monter et descendre la côte, et comme le gharri est extrêmement étroit, que les routes ne sont rien moins que bonnes, c’est un exercice fortifiant.
Ici encore, les cochers sont des Madrassis.
Je devrais me rappeler à quoi ressemblait cette pagode, si je n’étais pas tombé profondément, irrévocablement amoureux d’une petite Birmane qui se trouvait au bas du premier étage des degrés.
Sans le fait que le steamer partait le même jour à midi, rien n’eût pu m’empêcher de me fixer pour toujours à Moulmeïn et d’y devenir possesseur d’une paire d’éléphants.
Ils sont si communs qu’ils se promènent par les rues, et qu’on peut, je n’en doute pas, les avoir pour un morceau de canne à sucre.
Laissant là cette jeune personne par trop aimable, je montai quelques degrés seulement, et, faisant demi-tour, je contemplai un tableau formé d’eau, d’une île, d’un beau fleuve, d’un superbe pays à pâturage, et borné par une ceinture de bois qui me fit me réjouir d’être vivant.
La pente, au-dessus et au-dessous de moi, flamboyait de pagodes, depuis celle qui était d’une dorure somptueuse, d’un vermillon splendide, jusqu’à une autre en pierre d’une délicate nuance grise qu’on venait d’achever en l’honneur d’un prêtre éminent, décédé depuis peu à Mandalay.
Bien au-dessus de ma tête, se faisait entendre un vague tintement. On eût dit des cloches en or et le babillage des brises dans les cimes des palmiers-arack.
En conséquence, je montai, je montai encore d’autres marches, et finis par arriver à une retraite de paix profonde, toute parsemée de figures birmanes d’une propreté immaculée.
Des femmes étaient là rendant leurs hommages multipliés.
Elles baissaient la tête, et leurs lèvres s’agitaient, parce qu’elles disaient des prières.
J’avais à la main un parapluie, — un parapluie noir.
J’étais chaussé de souliers bains de mer, et j’étais coiffé d’un casque.
Je ne priais point, je pestais contre moi d’être un globe-trotter, et j’aurais voulu savoir assez de birman pour expliquer à ces dames que j’étais désolé, et que sans le soleil j’aurais ôté mon chapeau.
Un globe-trotter est une bête.
J’eus la grâce de sourire, tout en faisant le tour de la pagode.
Il me sera tenu compte de cela, en toute justice.
Mais je contemplai avec une horrible fixité un temple latéral or et rouge, qui contenait une image de Bouddha, artistement dorée, puis des figures farouches dans les niches qui se trouvaient à la base de la pagode principale, les petits palmiers qui sortaient des fentes entre les briques qui formaient le pavé de la cour — les grands palmiers au-dessus de moi, et les cloches de bronze suspendues à une faible hauteur à chaque angle, pour que les femmes pussent les frapper avec des cornes de cerf.
Sur une d’elles se lisait cet étonnant tristique en anglais, composé évidemment par le fondeur, lequel avait achevé son œuvre, et, espérons-le, atteint le Nibban[12], trente-cinq ans auparavant :
[12] Nirvana.
J’ai du respect pour un homme qui ne sait pas écrire correctement le mot Enfer : cela prouve qu’il a été élevé dans une croyance aimable.
Vous qui viendrez à Moulmeïn, soyez pleins de respect pour cette cloche, et évitez de jouer avec elle, car cela blesse les sentiments des fidèles.
Dans la base de la pagode il y avait quatre chambres, où trois côtés étaient couverts de colossales figures en plâtre, et devant chacune d’elles brûlait une solitaire lampe à huile dont les rayons luttaient avec les flots de lumière vespérale qui entraient par les fenêtres.
Il en résultait dans cet éclairage d’un jaune pâle une sensation qui n’avait rien de terrestre.
De temps à autre une femme se glissait dans une de ces chambres pour prier, mais presque toute la troupe restait dans la cour.
Toutefois celles qui faisaient face aux figures priaient plus ardemment que les autres, par où je jugeai que leurs soucis devaient être les plus grands.
Ce que je savais sur la réalité de ce culte était moins que rien, car les livres anglais élégamment reliés que nous lisons ne parlent point de brins de paille à bout rouge qu’on présente à une figure dorée, ni de la cloche qu’on fait sonner dans un temple hindou, en signe cultuel.
Mais ce doit être un culte fort intéressant : d’abord tout s’y passe tranquillement, et dans le milieu le plus charmant qu’ait jamais offert un paysage.
Dans ce cas particulier la massive et blanche pagode surgissait dans le bleu, à l’ouest d’une colline murée, d’où la vue s’étendait sur quatre perspectives distinctes et aussi charmantes qu’il était à souhaiter. Les regards pouvaient se porter soit en bas sur le steamer, soit sur l’étendue argentée, vers la gauche, ou bien sur la forêt, à droite, ou enfin du côté de la terre, sur les toits de Moulmeïn.
Entre chaque pause du froufrou des costumes, et des causeries à voix basse des femmes, descendait de là-haut le tintement d’innombrables feuilles de métal, suspendues au ’htée de la pagode, lorsque la brise les agitait.
Une image dorée clignotait au soleil.
Celles qui étaient peintes regardaient fixement et tout droit devant elles par-dessus les têtes des fidèles.
Quelque part là-bas un maillet et un rabot, sans se presser, aidaient à construire encore une autre pagode en l’honneur du Seigneur de la Terre.
Resté assis, dans ma méditation, pendant que le Professeur circulait armé d’un appareil photographique, à la grande terreur de la jeunesse birmane, je fis deux découvertes notables, sur lesquelles je faillis m’endormir.
La première, c’est que le Seigneur de la Terre, c’est l’Indolence, une Indolence en couche épaisse, où l’on mêle et agite un peu de religion pour lui conserver sa douceur.
La seconde, c’était que la forme de la pagode tirait son origine de celle du renflement qu’offre le tronc du palmier-arack.
Il y en avait un entre moi et la lointaine ligne du ciel, et son profil reproduisait exactement celui d’un petit édifice de pierre grise.
Pourtant il se présenta plus tard à mon esprit une troisième découverte, et celle-là bien plus importante.
Un sale petit lutin d’enfant passait, plus ou moins vêtu d’un putso en soie magnifiquement ouvrée, et tel que j’avais inutilement cherché à en trouver l’analogue à Rangoon.
Un assistant me dit qu’un article pareil coûterait cent dix roupies, — juste dix roupies de plus que le prix demandé à Rangoon, — après que je me fus montré peu courtois envers une jolie Birmane aux oreilles ornées de diamants, en la traitant comme si elle était une boutiquière de Delhi.
— Professeur, dis-je, lorsque l’appareil photographique sur ses pattes d’araignée parut au tournant de l’angle, il y a quelque malentendu sur ces gens-là. Ils ne travaillent pas. Ce ne sont point des dacoits et leurs babies ont des putsos de cent dix roupies sur le dos, si toutefois leurs parents ne mentent point. Je me demande comment ils gagnent leur vie.
— Ils vivent en beauté, dit le professeur, et je n’ai apporté qu’une demi-douzaine de plaques. Je reviendrai demain matin avec d’autres. Avez-vous jamais rêvé d’un endroit comme celui-ci ?
— Non, dis-je, c’est la perfection, et quand j’y passerais ma vie, je n’arriverais pas à voir où réside précisément ce qui en fait le charme.
— Dans cette indolence bestiale, dit le Professeur en repliant son appareil.
Et nous nous en allâmes à regret, poursuivis par les voix d’innombrables cloches qu’agitait le vent.
A moins de dix minutes de la Pagode, nous vîmes un véritable kiosque à musique anglais, un hangar étiqueté : Bureau municipal, une collection de mesquins bungalows qui s’efforcent, mais en vain, de gâter le paysage, et une troupe de soldats de Madras.
Je n’avais pas encore vu de soldats de Madras. Ils paraissent habillés exactement comme les Tommies et ont l’air très civilisé, très raffiné.
On dit qu’ils lisent des livres anglais et sont très ferrés sur leurs droits et privilèges.
Pour détails supplémentaires s’adresser au Club du Pegu, seconde table de la rangée de gauche à partir de l’entrée.
En une heure maudite, j’essayai de rendre la vie au commerce mouvant de Moulmeïn, et dans ce but, je fis promettre à un indigène de l’endroit de venir le lendemain matin à bord du steamer avec un assortiment de soieries birmanes.
C’était une traversée de cinq minutes et il aurait pu rester tout ce temps à la poupe.
Le matin vint, mais non l’homme.
Pas un bateau de melons d’eau, de melons d’eau charnus, cramoisis, ne s’approcha du navire.
Comme nous glissions sur le fleuve, en route pour Penang, je vis les éléphants jouer avec les poutres de teck, l’air aussi solennel, aussi mystérieux que jamais.
Ils étaient les principaux habitants, et, autant que je pus le voir, les maîtres de l’endroit.
Leur léthargie avait corrompu la ville, et lorsque le professeur voulut les photographier, je crois qu’ils s’en allèrent avec dédain.
Nous voici maintenant en route pour Penang avec une température de 70 degrés centigrades dans les cabines, et, sur le pont, la température que vous voudrez.
Nous avons épuisé toute notre littérature, bu deux cents limonades au citron, joué à quarante jeux de cartes différents (en grande partie, des patiences), organisé une loterie sur la course (si l’enjeu avait été de mille roupies au lieu de dix je ne l’aurais pas gagné !) enfin nous avons passé dix-sept heures sur vingt-quatre à dormir.
Il est absolument impossible d’écrire, mais vous ne vous en trouverez que mieux au point de vue moral, si l’on vous conte l’histoire des Vauriens d’Iquique, et « comme vous ne l’avez point entendu raconter, je vais vous la rapporter ».
Un Allemand qui fait la chasse aux orchidées, vient justement de me la dire toute fraîche. Il a failli ces jours-ci laisser sa tête dans les montagnes de Lullaï, et cela après avoir fait presque le tour du monde.
Iquique est situé quelque part dans l’Amérique du Sud, au fond du Brésil, ou peut-être au delà.
Une fois il y arriva une tribu d’indigènes des forêts. Ils étaient si innocents qu’ils ne portaient aucun, mais aucun vêtement.
Ils avaient un grief mais point de costume.
Ils exposèrent le premier en présence de son Excellence le Gouverneur d’Iquique. Mais la nouvelle de leur arrivée et de leur absolue nudité les avait précédés, et les bonnes dames Espagnoles de la ville décidèrent unanimement qu’il fallait tout premièrement habiller ces païens.
Elles organisèrent donc une séance de couture, et le résultat, qui consistait principalement en des tabliers, fut mis à la disposition de ces vilaines gens, avec des indications sur la façon de s’en servir.
Ils parurent vêtus de leurs tabliers, devant le gouverneur, et toutes ces dames d’Iquique, rangées sur les degrés de la cathédrale, mais ce fut seulement pour apprendre que le gouverneur ne pouvait déférer à leur demande.
Et savez-vous ce que firent ces enfants de la nature ?
En un clin d’œil, ils avaient enlevé leurs tabliers, pour les rouler autour du cou, et se mirent à danser, nus comme l’Aurore, devant les dames scandalisées d’Iquique, qui s’enfuirent en se cachant leurs yeux avec leurs éventails jusque dans le sanctuaire de la cathédrale.
Et lorsque les marches furent désertes, les Vauriens s’en allèrent, jetant de grands cris, sautant, leurs tabliers toujours autour du cou, car le bon drap est une chose de valeur.
Et comme ils connaissaient leur pouvoir, ils campèrent en dehors de la ville.
Il était impossible d’envoyer de la troupe contre eux. Il était également impossible de laisser les Señoritas courir le risque d’être offusquées quand elles sortaient.
Nul ne savait si à une heure ou à une autre, les Vauriens ne feraient pas irruption dans les rues.
On leur accorda donc ce qu’ils demandaient, et Iquique retrouva le repos. Nuda est veritas et prævalebit.
— Mais, dis-je, qu’y a-t-il de si terrible chez un Indien nu ou même chez deux cents Indiens nus ?
— Mon ami, dit l’Allemand, c’étaient des Indiens de l’Amérique du Sud, et je vous dis qu’ils ne sont pas beaux à voir en déshabillé.
Je mis ma main sur ma bouche et m’en allai.
Certains soupirent après les gloires de ce monde, et certains soupirent après le paradis que promet le Prophète.
Ah ! prenez l’argent comptant, et laissez là le crédit. Ne prêtez pas l’oreille au roulement d’un tambour lointain.
Il y a quelque chose de très fâcheux dans le caractère anglo-saxon.
A peine l’Afrique avait-elle jeté l’ancre dans les Détroits de Penang que deux de nos compagnons de voyage furent frappés de folie, en apprenant qu’à ce moment même un autre steamer partait pour Singapour.
S’ils s’embarquaient, ils gagneraient plusieurs jours.
Dieu sait pourquoi le temps leur semblait si précieux.
A cette nouvelle, ils s’élancèrent vers leurs cabines et se mirent à faire leurs malles comme si leur salut en dépendait.
Ensuite ils coururent à la coupée, et un sampan les emporta, en nage, mais heureux.
Ils faisaient un voyage d’agrément, et ils avaient peut-être gagné trois jours.
Le voilà leur agrément.
Vous rappelez-vous la description, que fait Besant[13], de l’Ile Palmiste, dans Ma fillette et Ce fut ainsi qu’ils se marièrent ?
[13] Walter Besant (1838-1902) romancier fécond, qui connut les gros succès soit seul, soit en collaboration avec James Rice.
Penang, c’est l’Ile Palmiste.
Je fis cette découverte sur le navire, en contemplant les collines boisées qui dominent la ville et les régiments de palmiers qui, à la distance de trois milles, signalaient la côte de la Province de Wellesley.
L’air était doux, chargé d’indolence, et le long des flancs du navire, des bateaux circulaient surchargés de Madrassis aux nombreux bijoux, — ceux-là même auxquels Besant fait allusion.
Un furieux coup de vent passa sur l’eau et effaça les rangées de maisons basses, couvertes en tuiles rouges, qui constituent Penang, et les ombres de la nuit succédèrent à l’orage.
Je mis dans ma poche la règle de douze pouces qui devait me servir à mesurer l’Univers, et je pleurai presque d’émotion, lorsque en mettant le pied sur la jetée, je tombai sur un Sikh, — un Sikh à barbe magnifique, avec des molletières blanches, et un fusil.
Telle l’eau froide dans un pays altéré, telle la vue d’une figure du vieux pays.
Mon ami était de Jandiala, dans le district d’Umritsar.
Je connaissais bien Jandiala, n’était-il pas vrai ?
Je me mis à lui débiter toutes les nouvelles que je pus me rappeler, au sujet des récoltes, et des armées, et des déplacements des grands personnages dans le Nord lointain.
Mon Sikh rayonnait.
Il faisait partie de la police militaire.
C’était un service agréable, mais naturellement cela vous retenait loin du vieux pays.
La besogne n’était point pénible et les Chinois n’étaient pas très ennuyeux.
Ils se battaient entre eux, mais « ils ne tiennent pas du tout à se montrer effrontés avec nous ».
Et le gros homme se dandina avec le lent roulis et le balancement de tout un régiment de vapeurs, pendant que j’étais tout ragaillardi à l’idée que l’Inde — l’Inde que je me donne le genre de haïr, — n’était pas si loin que cela, après tout.
Vous connaissez notre tendance incorrigible à tout blâmer en province.
Calcutta feint de s’étonner qu’Allahabad possède une bonne salle de danse ; Allahabad se demande s’il est vrai, bien vrai que Lahore ait une fabrique de glaces, et Lahore se donne l’air de croire qu’à Peshawar, on dort avec ses armes au côté.
Ce fut d’une façon fort semblable que je me divertis en voyant à Rangoon un tramway à vapeur, et après notre départ de Moulmeïn, nous nous attendions absolument à trouver les confins de la civilisation.
Vanité et ignorance reçurent un rude choc en se trouvant en présence d’une longue rue, le quartier des affaires, une rue dont les maisons avaient deux étages, une rue remplie de voitures de louage, d’enseignes, et où pullulaient les jinrickshaws.
Vous autres, gens de l’Inde, vous n’avez jamais vu un véritable ’rickshaw.
Il y en a environ deux mille à Penang, et il n’y en a pas deux qui se ressemblent.
Ils sont laqués de figures hardies représentant des dragons, des chevaux, des oiseaux, des papillons.
Leurs brancards sont d’un bois noir renforcé de métal blanc, et si solides que le coolie s’asseoit dessus pendant qu’il attend son client.
Il n’y a qu’un seul coolie, mais il est vigoureux, il court tout aussi vite que six hommes des Collines.
Il tient sa queue de cochon roulée, car il est de Canton, — et c’est un inconvénient pour les Sahibs qui ne savent point parler tamil, malais ou cantonais.
N’était cela, on le dirigerait aussi aisément qu’un chameau.
Les hommes des ’rickshaws sont patients, endurants.
L’individu de mauvaise mine, qui conduisait ma voiture, les cinglait quand ils se trouvaient à portée de son fouet, et faisait tout son possible pour passer sur eux, en se dirigeant vers les cascades, qui sont à cinq milles plus loin que la ville de Penang.
Je m’attendais à voir les bâtisses s’arrêter par crainte d’être étouffées dans l’épaisseur des bois de cocotiers. Mais elles s’y continuaient en rues nombreuses, qui ressemblent beaucoup à Park Street et Middleton Street, à Calcutta, où les maisons à volets, sortes d’hybrides, entre un bungalow indien et une cabane à lapins de Rangoon, luttaient contre la verdure et des crotons aussi gros que de petits arbres.
Par intervalles, flamboyait la façade d’une maison chinoise toute découpée à jour, avec son vermillon, son noir de fumée et ses ors, avec ses lanternes chinoises de six pieds suspendues au-dessus des entrées, et ses échappées sur des arbustes taillés en formes bizarres, dans des jardins bien soignés.
Nous nous engageâmes dans des routes bordées de maisons indigènes qu’ombrageaient les palmes toujours vertes des cocotiers chargés de jeunes fruits.
L’air chaud était chargé des aromes de la végétation, parfum différent de celui qu’exhale la terre après la pluie.
Un oiseau, je ne sais lequel, lança un appel dans les profondeurs du feuillage, et un vague murmure de tonnerre se faisait entendre dans les montagnes, comme nous en approchions, mais partout ailleurs, calme complet, et la sueur gouttelait sur nos figures.
— Maintenant il faut que vous montiez à pied cette côte, dit le conducteur, en nous montrant une petite barrière fermant un jardin botanique bien tenu. Toutes les voitures s’arrêtent ici.
Nos membres se mouvaient comme s’ils étaient de plomb. Nous respirions péniblement.
A chaque pas nous aspirions en quelque sorte la vapeur d’un bain turc.
Le sol était tout vivant de moiteur et de chaleur ; et les arbres — j’étais trop ensommeillé pour lire les étiquettes qu’avait écrites un homme d’une activité farouche, — étaient, eux aussi, moites et chauds.
La voix de l’eau murmurait quelque chose à mi-chemin de la hauteur, mais j’étais trop ensommeillé pour prêter l’oreille, et sur le sommet de la colline un gros nuage était posé, tout à fait pareil à un édredon sous lequel tout se tasse bien confortablement.
Je m’assis à l’endroit où je me trouvais, car je voyais que le chemin montant était très raide, et grossièrement taillé en degrés, et je succombais à un irrésistible besoin de sommeil.
J’étais à l’entrée d’une toute petite gorge, à l’endroit même où les mangeurs de lotus s’étaient assis quand ils avaient commencé leur chanson, car je reconnus la Cascade, et l’air qui flottait autour de mes oreilles « respirait comme un homme qui a le cauchemar ».
Je regardai et compris qu’il me serait impossible de rendre par des mots le génie de cet endroit.
— Je ne sais pas jouer de la flûte, mais j’ai un cousin qui joue du violon.
Je connaissais un homme qui le savait.
Certains disaient que ce n’était point un homme chic et que je courrais peut-être le risque de prêter à mal penser de ma morale, mais en un tel climat cela importe peu.
Voyez-vous, prenez le pire de tous les romans de Zola, et lisez-y la description qu’il fait d’une serre chaude.
C’était bien cela.
« Plusieurs mois s’écoulèrent, mais il n’y avait ni gelée, ni chaleur brûlante qui marquât le passage du temps ».
Je sentais seulement, et avec une acuité des plus douloureuses, que je devais « faire » la Cascade.
Je gravis donc les degrés de la côte, bien que chaque tas de pierres me criât : « Assieds-toi », et je finis par découvrir un petit cours d’eau qui glissait sur la face d’un rocher, pendant qu’un cours d’eau bien plus considérable descendait sur la mienne.
Puis, nous partîmes pour déjeuner, l’estomac méritant toujours plus d’égard qu’aucun stock de sentiment.
Un détour de la route fit disparaître les jardins et taire le bruit des eaux et cette aventure finit pour toujours.
Les aventures sont comme les cigares. Elles commencent désagréablement. Au milieu elles ont un goût parfait, et quand on arrive au bout, ce sont choses bonnes à jeter et qu’il ne faut jamais ramasser…
Il se nommait John et avait une tresse de cinq pieds de long, en vrais cheveux et non en soie tressée.
Il tenait un hôtel sur la route et nous fit manger un poulet dans la chair innocente duquel avaient été introduits de force des oignons et d’étranges légumes.
Jusqu’alors nous avions redouté les Chinois, surtout quand ils cuisinaient, mais en ce moment nous aurions mangé tout ce qu’ils nous auraient servi.
Le repas se termina par une pomme de pin, d’une demi-guinée, et une sieste.
C’est là une belle chose, que nous autres gens de l’Inde — mais je ne suis plus de l’Inde, — nous ne comprenons point.
Vous vous allongez et vous laissez le temps passer.
Vous n’éprouvez aucune lassitude, et vous ne voudriez pas dormir. Vous êtes pénétré d’une divine somnolence, bien différente du lourd et morne engourdissement d’une chaude journée de dimanche, ou du repos affairé d’une matinée européenne.
Maintenant je commence à mépriser les romanciers qui parlent de siestes dans les climats froids.
Je connais le véritable sens de ce mot.
J’ai tâché de faire diverses emplettes, un sarong, qui n’est autre chose qu’un putso, qui n’est autre chose qu’un dhoti ; une pipe, et un « maudit kris malais ».
Les sarongs viennent presque tous d’Allemagne ; les pipes, de chez les prêteurs sur gages ; et en fait de kris, on ne voit guère que des espèces de petits cure-dents bien incapables de traverser le cuir d’un Malais.
Dans la ville indigène, j’ai trouvé une nombreuse armée de Chinois — je n’aurais pas cru qu’il y en eût autant, même en Chine — campée dans des rues et des maisons spacieuses, les uns expédiant à Singapour de l’étain en barres, d’autres conduisant de belles voitures, d’autres fabriquant des chaussures, des chaises, des habits, en un mot tout ce qu’on peut souhaiter dans une grande ville.
C’étaient les corps d’avant-garde de l’armée mongole en marche.
Les éclaireurs sont à Calcutta.
Il y a une colonne volante à Rangoon.
Mais ici commence le corps principal, fort de quelques centaines de mille, à ce qu’on dit.
N’était-ce pas De Quincey qui avait en horreur les Chinois, leur inhumanité et leur nature impénétrable[14] ?
[14] Voir Confession d’un mangeur d’opium, trad. V. Descreux.
Certainement les gens de Penang ne sont pas beaux : ils sont mêmes terribles à contempler.
Ce sont des travailleurs énergiques, chose évidemment malhonnête dans ce climat, et leurs yeux ressemblent parfaitement à ceux des dragons, leurs animaux favoris.
Nos dieux indous sont passables. Il en est même de facétieux — témoin notre gros pansu de Ganesh, mais que faire d’un peuple qui se complaît en des monstres rampants et met aux arêtes de ses toitures des guirlandes de flammes, ou des vagues marines ?
Ils fourmillaient partout, et toutes les fois qu’il s’en trouvait trois ou quatre ensemble, ils mangeaient des choses innommables.
Ne raffolent-ils pas des boyaux de canard ?
Nos passagers du pont, je le sais, faisaient un somptueux festin avec des détritus mendiés au maître d’hôtel et assaisonnés de poudre insecticide pour écarter les fourmis.
Cela, je le répète, n’est point naturel : quand on travaille comme un homme, on doit se nourrir comme un homme.
J’arrivai à comprendre très bien, après une couple d’heures (cette expression sent bien son Globe-trotter) une couple d’heures passées dans la ville chinoise, pourquoi l’Anglo-Saxon de caste inférieure déteste le Céleste.
— Il m’a fait peur : en conséquence, je n’ai pris aucun plaisir à regarder ses demeures, ses marchandises, et sa personne…
L’odeur de l’encre d’imprimerie est étonnamment pénétrante.
Elle m’attira, me fit monter deux étages pour me conduire dans un bureau où les services d’échange étaient épars dans un charmant désordre, où une petite presse à main tirait à grand bruit des épreuves à la bonne vieille mode.
Une feuille qui ressemblait un peu à la Gazette de l’Inde prouvait que les Établissements des Détroits, — eux aussi ! — avaient bien leur gouvernement à eux, et je poussai un soupir de regret pour un passé défunt, lorsque mes yeux tombèrent sur la belle phraséologie officielle qui ne varie jamais.
Comme nous sommes toujours les mêmes, nous les Anglais !
Voici un extrait d’un rapport : « Et les décors à la Chinoise qui ornaient jadis les murs du bureau ont été couverts de badigeon ».
C’était justement de cela que j’allais m’enquérir.
De quelle façon allait-on traiter les décors chinois dans tout Penang ? Est-ce qu’on tenterait sagement de les faire disparaître ?
Le Conseil des Établissements des Détroits qui habite à Singapour venait justement de voter un bill (ici on appelle cela une ordonnance) supprimant toutes les sociétés secrètes chinoises dans la Colonie, et cette mesure n’attendait plus que la sanction impériale.
Un petit accident s’était produit à Singapour, à propos de je ne sais quel arrêté municipal, ayant pour objet de supprimer les vérandahs en surplomb.
Il en était résulté une bourrasque, et pendant ces trois jours ceux qui se trouvaient là reconnurent que la ville était entièrement à la merci des Chinois, qui s’étaient soulevés en masse et rendaient l’existence impossible aux autorités.
Cet incident força le gouvernement à tenir sérieusement compte des sociétés secrètes qui pouvaient exercer une telle influence.
La conséquence en fut une mesure qu’il ne sera pas facile d’imposer.
Un Chinois doit être affilié à une société secrète, n’importe laquelle.
Il a été élevé dans un pays où ces institutions étaient nécessaires pour assurer son bien-être, le protéger et lui assurer le maintien du taux de son salaire.
Il en est ainsi depuis un temps immémorial, et il les importera partout où il ira, comme il importe son opium et son cercueil.
— Vous attendez-vous à ce qu’une proclamation discrédite les sociétés secrètes ? demandai-je au docteur.
— Non, il y aura du tapage.
— Quel tapage ? Quelle sorte de tapage ?
— Il faudra un renfort de troupes peut-être, des canonnières peut-être. Vous voyez, nous aurons alors comme commandant en chef Sir Charles Warren à Singapour. Jusqu’à ce moment, notre administration militaire a été subordonnée à celle de Hong-Kong. Quand on en aura fini avec cet état de chose et que nous aurons Sir Charles Warren, les choses se passeront différemment. Mais il y aura du tapage. Ni vous, ni moi, ni personne ne serons capables de comprimer les turbulents. Toute chapelle d’idoles locales servira de centre à une société secrète. Que peut-on faire ? Jadis le gouvernement tirait d’elles quelque parti pour découvrir les crimes. Maintenant elles sont trop considérables, trop importantes pour qu’on les traite ainsi. Vous ne tarderez pas à savoir si nous avons réussi à les supprimer. Il y aura du tapage.
Il est certain que la grosse difficulté, à Penang, c’est la question chinoise.
On n’y serait pas des hommes si l’on n’y conspuait les commissaires municipaux et si l’on ne se plaignait de l’état peu hygiénique de l’île.
Si l’on s’en rapportait à son nez et à ses oreilles, Penang est bien plus propre, même dans ses rues, qu’aucun cantonnement de l’Inde, et son approvisionnement d’eau paraît parfait.
Mais j’étais assis dans le petit bureau du journal et j’écoutais des histoires d’intrigues municipales qui n’eussent pas été déplacées à Serampore ou à Calcutta.
Il n’y avait guère qu’une légère différence dans les noms.
Au lieu d’entendre parler de Ghose et de Chuckerbutty, il s’agissait de dénominations comme Yih Tat, Lo Eug, etc.
L’altruisme agressif de l’Anglais l’amène toujours à bâtir des villes pour autrui et incite des étrangers à s’introduire dans les municipalités.
Alors il en a assez de sa faiblesse et fonde des journaux pour s’infliger des blâmes.
L’année dernière, il y avait un Chinois dans la Municipalité.
Maintenant on s’est débarrassé de lui et l’assemblée actuelle se compose de deux personnages officiels et de quatre non-officiels.
En conséquence, on se plaint de l’influence qu’exerce l’administration.
Ayant donc réglé les affaires de Penang à mon entière satisfaction, je me transportai à un théâtre chinois planté au bord de la route et bâti en bambous et en sacs de jute.
L’orchestre suffit pour me convaincre qu’il y a quelque chose de radicalement de travers dans l’intelligence chinoise.
Autrefois, à Jummu, il y a de cela longtemps, j’entendis le vacarme infernal que produisaient les cors que sonnaient les Danseurs du Diable, venus de bien plus loin que Ladak en l’honneur d’un prince qui montait ce jour-là sur le trône.
Cela se passait à environ trois milles dans le Nord, mais le caractère de la musique était le même.
Un millier de Chinois, aussi tassés que possible, assistait à cet affreux vacarme et y prenait plaisir.
Je le répète encore, que peut-on faire à un peuple qui n’a point de nerfs, point de digestion, et qui manquerait également de morale, si ce qu’on dit est vrai ? Mais il n’est point vrai qu’ils naissent avec des queues de la longueur qu’on voit : ces choses-là poussent, et dans la toute première période, c’est la coiffure la plus jolie qu’on puisse imaginer, c’est d’un brun clair, très bouffant, cela a environ trois pouces de long, et le bout en est orné de soie rouge.
Une queue à l’état infantile ressemble exactement au tendre bouton qui pointe d’une tulipe.
Ce serait chose charmante si le baby chinois n’était pas aussi horrible par sa couleur et sa forme.
Il n’est pas aussi joli que le cochon qu’Alice nourrissait dans le Pays des Merveilles. Il reste toujours immobile et ne pleure jamais. C’est qu’il a peur d’être bouilli et mangé.
J’ai vu colporter dans le cœur même de la ville des babies bouillis et froids. On disait que c’étaient des cochons de lait, mais je savais à quoi m’en tenir. Les cochons de lait n’ont point ce ricanement dans leurs yeux ouverts.
A ce moment-là les figures des Chinois me firent plus de peur que jamais.
Je courus donc vers les confins de la ville et vis une maison sans fenêtre dont la porte était surmontée du carré et de la boussole, sculptés et dorés sur bois de teck.
Je repris du cœur à la vue de ces choses familières.
Je savais que partout où on les rencontre, on trouve bonne camaraderie, et beaucoup de charité, quoi qu’on puisse dire de toutes les sociétés secrètes du monde.
Il faut féliciter Penang de posséder une des plus charmantes petites Loges qu’il y ait en Orient.
— Je vous l’assure, Monsieur, voilà des années et des années qu’on n’a pas éprouvé de chaleurs pareilles à Singapour. Le mois de mars passe toujours pour le plus chaud, mais celui-ci est tout à fait anormal.
Et je répondis avec accablement à l’inconnu :
— Oui, naturellement. Dans d’autres endroits, on dit toujours cette menterie. Laissez-moi fondre en eau en paix.
C’est la chaleur qui règne dans une serre à orchidées, une chaleur collante, impitoyable, fumante, où l’on cesse de sentir une différence entre la nuit et le jour.
Singapour est un autre Calcutta et c’est bien plus encore.
Dans les faubourgs, on construit des rues de maisons à bon marché ; dans la cité, on court contre vous en vous bousculant, en vous jetant dans le ruisseau.
Il y a des indices infaillibles de prospérité commerciale.
L’Inde a pris fin depuis si longtemps que je ne suis pas même en état de parler des indigènes de l’endroit.
Tous sont Chinois, à moins qu’ils ne soient Français ou Hollandais ou Allemands.
Les gens peu au courant supposent que l’île est une possession anglaise. Le reste appartient à la Chine et au Continent, mais principalement à la Chine.
Je reconnus que je touchais aux frontières du Céleste-Empire quand je fus imprégné jusqu’à saturation de la fumée du tabac chinois, une herbe finement coupée, grasse, luisante, dont la fumée est telle qu’en comparaison, l’arome d’un huga fumé à la cuisine rappellerait tout un magasin de Rimmel.
La Providence me conduisit le long d’une plage, d’où la vue s’étendait à l’aise sur cinq milles couverts de navires, cinq milles où les mâts et les agrès ne formaient qu’une masse compacte, jusqu’à un endroit nommé l’hôtel Raffles.
La nourriture y est aussi bonne que les chambres sont mauvaises. Que le voyageur en prenne note. Mangez à l’hôtel Raffles et logez-vous à l’hôtel de l’Europe.
C’est ce que j’aurais fait sans l’apparition de deux grosses dames élégamment vêtues de chemises de nuit qui étaient assises les pieds posés sur une chaise.
A cette vue Joseph s’enfuit : mais il se trouva que c’étaient des dames hollandaises venues de Batavia, et que c’était là leur costume national jusqu’à l’heure du dîner.
— Puisque vous dites qu’elles avaient des bas et des toilettes de salon, vous n’avez point sujet de vous plaindre. Généralement elles ne portent qu’une chemise de nuit jusqu’à cinq heures, dit un homme versé dans les usages du pays.
Je ne sais s’il disait la vérité, je suis porté à croire qu’il en était ainsi, mais maintenant que je sais ce que signifie réellement la grâce de Batavia, je n’approuve pas cet usage.
Une dame en chemise de nuit jette le trouble dans l’esprit et vous empêche d’accorder toute l’attention qu’elle mérite à la situation politique à Singapour.
Singapour est actuellement pourvu d’un assortiment complet de forts et attend avec espoir quelques canons de neuf pouces se chargeant par la culasse, qui en feront l’ornement.
Il y a quelque chose de bien pathétique dans l’attitude obstinément fidèle des colonies, qui auraient dû depuis longtemps être aigries et méfiantes.
— Nous espérons que le gouvernement du pays peut faire ceci… Il se pourrait que le gouvernement métropolitain soit en état de faire cela.
Tel est le refrain de la chanson, et il continuera forcément à être le même partout où l’Anglais ne pourra se propager et prospérer.
Figurez-vous une Inde qui soit faite pour être le séjour permanent de notre race, et considérez ce que serait, à ce jour, un tel pays, si le câble d’amarrage avait été coupé il y a cinquante ans ? Il y aurait cinquante mille milles de chemins de fer posés, dix mille milles de plus projetés, et peut-être un excédent annuel.
Est-ce là une idée séditieuse ?
Qu’on me pardonne, mais c’est que de la vérandah, je contemple cette marine, les Chinois dans les rues, et les Anglais paresseux, languissants en chapeaux banians et jaquettes blanches, étendus sur les chaises de canne, et ces choses-là ne sont point belles.
En réalité, les hommes ne sont point fainéants, ainsi que je tâcherai de le montrer plus loin, mais ils flanent, ils musent et on dirait qu’ils vont au bureau à onze heures, ce qui doit être fâcheux pour travailler.
Et ils parlent tous de faire un tour au pays, à des intervalles ridiculement courts. On dirait qu’ils en ont le droit.
Encore une fois, si nous pouvions seulement produire des enfants qui ne pousseraient pas tout en nez et en jambes, dès la seconde génération, dans cette partie du monde et une ou deux autres, quelle étonnante dispersion en tous sens de l’Empire on verrait, avant que fût achevée à moitié la séance d’une commission sur l’affaire Parnell !
Et plus tard, quand les États affranchis se seraient nettoyés à l’eau chaude, auraient livré leurs batailles, auraient abusé des emprunts et des spéculations, se seraient conduits en toutes choses comme de jeunes étourdis, ils finiraient par former une vaste ceinture de fer autour du monde.
Et à l’intérieur, liberté complète du commerce. Au dehors, protection jalouse.
Ce serait un nid de guêpes tellement vaste qu’aucune combinaison de puissances ne pourrait le troubler.
C’est un rêve qui ne se réalisera pas de longtemps, mais nous accomplirons un de ces jours quelque chose d’approchant.
Les oiseaux de passage du Canada, de Bornéo — Bornéo, qui aura à subir un bouleversement, un remaniement complet avant qu’elle ne saisisse vigoureusement ses chances d’avenir, — ceux d’Australie, d’une centaine d’Iles éparpillées disent la même chose : « Nous ne sommes pas encore assez forts, mais nous le serons un jour ».
Oh ! chères gens, qui cuisez dans l’Inde, et pestez après tous les Gouvernements, c’est chose glorieuse que d’être un Anglais.
« Le sort nous a donné un beau terrain : oui, nous avons un magnifique héritage ».
Prenez une carte et regardez la longueur de la Péninsule Malaise. Elle se prolonge de mille milles dans la direction du Sud, n’est-ce pas ?
Penang, Malacca, Singapour y sont si modestement soulignés d’un trait rouge.
Voyez maintenant : nous avons un Résident auprès de chacun des États Malais indigènes de quelque importance, et tout le long de la ligne qui va de Kedah à Siam, notre influence domine et décide tout.
Dans ce pays-là, Dieu a mis tout d’abord de l’or et de l’étain, et après ces choses, des Anglais qui organisent des Compagnies, obtiennent des concessions et vont de l’avant.
Actuellement, il y a une compagnie qui, à elle seule, possède dans l’intérieur du pays une concession de deux mille milles carrés.
Cela se traduit en droit d’exploitation minière. Cela signifie qu’il y a là quelques milliers de coolies, et une administration bien établie, tout comme on en voit dans les grandes houillères de l’Inde, où les chefs des mines sont des rois responsables.
Avec les compagnies arriveront les chemins de fer.
Jusqu’à présent, les journaux des Détroits emploient leur papier à en parler, car en ce moment, il n’y a en exploitation que vingt-trois ou vingt-quatre milles de chemins de fer à voie étroite dans la Péninsule, dans un endroit appelé la Crique des Pirates. Le Sultan de Johore est, ou était indécis — au sujet d’une concession de railway, à travers son pays, qui finira par le mettre en relation avec la Crique des Pirates.
Singapour a formé le projet de construire un pont d’un mille et demi pour franchir le détroit qui la sépare de l’État de Johore.
Cela servira à amorcer le prolongement dans le sud de la grande ligne Colquhoun qui, disons-le, partira de Singapour, traversera les petits États, et le Siam, pour, de là, sans interruption, se réunir au grand réseau des chemins de fer de l’Inde, en sorte qu’on pourra prendre ici son billet pour Calcutta.
Il suffirait d’un résumé, en style d’affaires, de ces projets de chemins de fer, qu’on met sur le tapis de temps à autre, pour remplir deux de ces lettres, et ce serait une lecture d’une sécheresse peu ordinaire.
Vous savez à quel point les ingénieurs ont la rage d’employer le jargon professionnel quand il s’agit d’une ligne créée dans l’Inde, en quelque région que l’on connaît à fond, et dont le rendement en trafic peut être déterminé à l’avance jusqu’au dernier penny.
C’est à peu près la même chose ici, à cela près que personne ne connaît d’une façon certaine la physionomie du pays au delà du point atteint par les levées de plan, non plus que celui où les travaux devront s’arrêter.
Cela donne de l’air à la conversation.
L’audace des parleurs est stupéfiante pour quiconque est habitué à voir les choses avec les yeux d’un homme de l’Inde.
Ils parlent de « parcourir la Péninsule », d’établir des communications ou de consolider l’influence, et de bien d’autres choses connues de la seule Providence. Mais ils ne soufflent jamais un mot sur la nécessité d’augmenter l’armée pour soutenir et protéger ces petites opérations.
Peut-être tiennent-ils pour établi que le Gouvernement métropolitain y pourvoira, mais cela fait un singulier effet, de les entendre discuter de sang-froid des projets qui rendront absolument nécessaire le doublement des garnisons, pour empêcher les entreprises de passer aux mains des étrangers.
Toutefois, les négociants font leur besogne, et je suppose que nous trouverons bien à prélever quelque part trois escouades et un sergent quand le moment sera venu, quand on commencera à se douter de la valeur immense qu’ont pour nous les Établissements des Détroits.
On peut prophétiser à bon compte. Dans un avenir prochain, ils seront devenus les…
A cet endroit, le Professeur lut par dessus mon épaule.
— Peuh ! dit-il, ils deviendront tout simplement une annexe de la Chine, un autre champ pour la main-d’œuvre chinoise à bon marché. Lorsque les Établissements hollandais ont été restitués, en 1815, toutes ces îles, par ici, vous savez, nous aurions bien fait de les restituer par la même occasion. Regardez.
Et il me montra là-bas ce fourmillement des Chinois.
— Laissez-moi rêver mon rêve, Professeur. Dans une minute je prendrai mon chapeau et en cinq minutes j’aurai réglé la question de l’immigration chinoise.
Mais j’avoue que l’on éprouvait quelque chagrin à regarder dans la rue, qui aurait dû être pleine de Bêharis, de Madrassis, de gens du Konkan — de gens de notre Inde.
Alors se leva et prit la parole un homme recuit par le soleil qui avait des intérêts dans le haut Bornéo.
Il possédait des excavations dans les montagnes, quelques-unes de neuf cents pieds de hauteur et remplies de guano séculaire.
Il m’avait conté des histoires de sorcier à me donner la chair de poule.
— Il faut au Bornéo septentrional, disait-il tranquillement, un million de coolies pour en tirer quelque parti.
Un million de coolies ! Mais on demande des hommes partout : dans la Péninsule, à Sumatra pour la culture du tabac, à Java — partout.
Mais Bornéo, — c’est-à-dire les Provinces de la Compagnie, — a besoin d’un million de coolies.
On est enchanté de faire plaisir à un inconnu, et je sentis qu’en parlant j’avais l’Inde derrière moi :
— Nous pourrions vous en céder deux millions, vingt millions au besoin, si vous y teniez, dis-je généreusement.
— Vos hommes ne sont pas ce qu’il faut, dit l’homme du Bornéo septentrional. Quand un homme de chez vous part, il faut qu’il emmène tout un village pour pourvoir à ses besoins. L’Inde, comme terroir de main d’œuvre ne vaut rien pour nous et les gens de Sumatra disent que vos coolies ne savent ni ne veulent cultiver le tabac comme il faut. Pour que le pays rende tout ce qu’il peut, il nous faut des coolies chinois.
Oh ! Inde, ô mon pays. Voilà ce que c’est d’avoir hérité d’une civilisation profondément perfectionnée et d’un antique code de préséances.
Il en résulte que les étrangers railleront dédaigneusement tes enfants, êtres inutiles en dehors des provinces où ils sont prisonniers comme en des pots.
Il y avait là une issue pour la main-d’œuvre, une porte qui ouvre sur d’abondants dîners, et par cette porte passaient à flot — par myriades, — des hommes jaunes, à queue de cochon — et pendant ce temps-là, au Bengale, l’indigène civilisé, directeur de journal, poussait les hauts cris, parce qu’on avait commis une « atrocité » en déplaçant, de quelques centaines de milles dans l’Assam, quelques centaines de gens !
Lorsqu’on arrive dans une nouvelle station, la première chose à faire, c’est de rendre visite aux habitants.
J’avais négligé ce devoir, préférant fréquenter les Chinois jusqu’au dimanche, où Singapour, à ce qu’on me dit, allait aux Jardins botaniques et écoutait de la musique séculière.
C’était là que se réunissaient tous les Anglais de l’Ile.
Les Jardins botaniques auraient été charmants à Kew, mais ici, où tout le monde savait qu’ils étaient le seul endroit où pussent se distraire les habitants, ils n’avaient rien d’agréable.
Toutes les plantes des tropiques y croissaient pêle-mêle, et la serre des orchidées avait pour toit des lattes, juste assez pour empêcher l’action directe des rayons du soleil.
On y voyait des splendeurs d’un blanc de cire venant de Manille, des Philippines, de l’Afrique tropicale, plantes qui tenaient de la limace, et semblaient puiser leur nourriture dans leurs étiquettes de bois.
Mais il n’y avait aucune différence de température entre la serre aux orchidées et le plein air.
Ici comme là, elle était lourde, moite, chargée de vapeur.
J’aurais donné un mois d’appointements, — mais je n’ai point un mois d’appointements — pour une large aspiration du vent d’une chaleur étouffante qui vient des sables de Sirsa, pour les ténèbres d’un ouragan de poussière du Punjab, pour me changer des plantes toutes moites et des fougères arborescentes, dont la sueur coulait au point qu’on l’entendait.
Alors que je sentais plus que jamais la distance incommensurable qui me séparait de l’Inde, ma voiture s’avançait aux sons d’une musique lente et je me trouvai au milieu d’une station indienne, pas tout à fait aussi grande qu’Allahabad, mais infiniment plus jolie que Lucknow.
Elle dominait les jardins qui descendaient là-bas en pentes et en ravines.
Les cavernes étaient entourées d’une abondante verdure et il y avait un édifice pour le mess, qui suggérait de longues et rafraîchissantes rasades, et là on se promenait autour d’un orchestre anglais.
C’étaient bien là nos nobles personnes.
Au centre, la jolie Memsahib, aux cheveux de teinte claire, aux manières enchanteresses, et la petite et rondelette Memsahib qui parle à tout le monde, qui est la confidente de tout le monde, et la vieille fille, tout récemment arrivée de la métropole, et le sous-officier nourri de haricots, bien étrillé, en veste légère, et flanqué de son fox-terrier.
Sur les bancs étaient assis le gros colonel, et l’ample juge, et la femme de l’ingénieur et le négociant avec sa famille, chacun suivant son espèce, mâles et femelles.
Je les rencontrai, et sans ce léger détail, qu’ils m’étaient absolument inconnus, je les aurais salués comme de vieilles connaissances.
Je savais de quoi ils s’entretenaient.
Je devinais aisément qu’ils examinaient du coin de l’œil leurs toilettes respectives.
Je voyais aussi les jeunes gens se retirer en arrière et se répartir, pour se promener avec les jeunes personnes et j’entendais presque les « N’êtes-vous pas de cet avis ? » et les « non vraiment » de notre conversation polie.
C’est une chose terrible que d’être installé dans une voiture de louage, d’avoir devant soi vos propres concitoyens et de savoir que tout en connaissant leur genre de vie, vous ne pouvez ni y entrer, ni y participer :
dis-je d’un ton mélancolique au Professeur.
Il regardait Mistress — ou quelque autre qui lui ressemblait si complètement que cela revenait au même.
— Est-ce que je voyagerais autour du monde pour découvrir ces gens-là ? dit-il. Je les ai tous déjà vus : voici le Capitaine Chose, et le Colonel Machin, et Miss Une telle, en grandeur naturelle et deux fois plus pâle.
Le Professeur avait deviné.
La différence était bien là.
A Singapour, les gens sont d’une pâleur mortelle, — la pâleur de Naaman, — et les veines sur le dos de leurs mains sont dessinées en indigo.
On eût dit que la saison des pluies venait de finir et qu’on n’avait permis à aucune des femmes de se rendre dans la montagne.
Et cependant personne ne traite Singapour de pays malsain.
On y vit bien, on y est heureux jusqu’au jour où l’on commence à se sentir mal.
Et alors on va de mal en pis, parce que le climat ne nous laisse aucun moyen de réagir.
Alors on meurt.
La fièvre typhoïde est, à ce qu’il paraît, une des portes de la mort, tout comme dans l’Inde. Il en est de même du foie.
La chose la plus charmante qu’il y ait dans la station civile, qui naturellement est toujours à grande distance de la ville indigène, et qui est fière de ses jolis petits bungalows, c’est Thomas — ce cher Thomas, aux vêtements blancs, ce Thomas qui se dandine, qui fume, qui jure, cet immuable Thomas Atkins, qui écoute l’orchestre, qui rôde par les bazars et lance au sujet des palmiers son adjectif impossible à répéter tout comme s’il était à Mian-Mir[15].
[15] Voir Trois Troupiers et Autres Troupiers.
Le cinquante-huitième régiment (de Northampton) se trouve dans ces parages. Ainsi donc, vous le voyez, Singapour ne court aucun risque.
Dans les jardins, personne ne voulut m’adresser la parole, bien qu’à mon avis, leur devoir eût été de m’inviter à boire, et je revins tout honteux à mon hôtel pour manger six plats épicés différents, tous à la même sauce.
Je veux rentrer chez moi ! Je tiens à retourner dans l’Inde. Je suis malheureux.
A cette époque de l’année, le steamer Nawab devrait être vide, et, au lieu de cela, il s’y trouve cent passagers de première classe, et soixante-six de seconde.
Toutes les jolies filles sont dans cette dernière classe.
Il est arrivé une catastrophe à Colombo. Deux steamers se sont heurtés.
Nous avons devant nous les résultats de la collision et nous formons une ménagerie.
Le capitaine dit qu’il ne devrait y avoir selon les règlements que dix ou douze passagers, et que si l’on avait prévu cette cohue, on aurait fait partir un autre steamer.
Pour mon compte, je suis d’avis qu’on devrait jeter par-dessus bord une moitié de nos compagnons de voyage.
Ils ne font le tour du monde que par plaisir, et cette sorte de distraction conduit à des opinions précipitées et exagérées.
En tout cas, qu’on me rende la liberté et les cafards de l’Inde Anglaise, où nous dînions sur le pont, où nous changions les heures des repas, où nous étions maîtres de tout ce que nous voyions.
Vous connaissez les règlements de forçats qu’on impose dans la Peninsular and Oriental.
Vous ne devez aborder le capitaine qu’en marchant sur les mains, et en agitant respectueusement les jambes.
Vous devez ramper à plat-ventre devant le principal commis aux vivres et l’appeler « Trois fois puissant Rince-Bouteilles ».
Il vous est interdit de fumer sur le parc des moutons, de stationner sur la dunette, prescrit de mettre un habit neuf quand la bibliothèque du vaisseau est ouverte, et ce qui est le comble de l’injustice, de commander, un repas à l’avance, vos boissons pour le déjeuner et le dîner.
Comment un homme rempli de bière de Pilsen peut-il arriver à cet état de tranquillité clairvoyante qui est nécessaire pour commander ce qu’il boira à dîner. C’est montrer qu’on ignore la nature humaine.
La Peninsular and Oriental aurait besoin d’une bienfaisante concurrence.
Les capitaines y sont qualifiés de commandants, et à voir leurs façons, on croirait qu’ils vous font une faveur en vous prenant à leur bord.
Je le répète, la liberté de l’Inde anglaise pour toujours ! Et foin des conforts d’un vaisseau à coolies et à des prix qui conviendraient pour un palais.
Il y a environ trente femmes à bord, et j’ai été témoin avec un certain sentiment d’indignation de leur complot pour faire périr la femme qui est chargée des vivres, une dame délicate et de façons charmantes.
Je crois qu’elles arriveront à leur fin.
Le salon a quatre-vingt-dix pieds de long, et la maîtresse d’hôtel le parcourt dans toute sa longueur, pendant neuf heures par jour.
Dans les intervalles de repos, elle porte des tasses de thé au bœuf aux fragiles sylphes qui ne peuvent se passer de prendre de la nourriture entre neuf heures du matin et une heure du soir.
Ce matin, elle s’est avancée vers moi et a dit comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
— Monsieur, puis-je enlever votre tasse à thé ?
C’était une femme de vraie race blanche et le salon était plein de métisses portugaises, lourdes créatures.
Un jeune Anglais la laissa prendre sa tasse, et ne se retourna même pas quand elle la lui rendit !
Cela est terrible et me montre mieux que ne le fit quoi que ce soit, combien je suis loin du bienheureux Orient !
Elle (la maîtresse d’hôtel) parle debout à des hommes qui restent assis !
On croit couramment que nous, gens de l’Inde, nous manquons de bonté envers nos domestiques.
Je serais fort aise de voir un balayeur faire la moitié de la besogne que ces terribles dames et demoiselles de race blanche exigent de leur sœur.
Elles lui font transporter dix objets et ne disent pas même merci.
Elle n’a pas de nom, et si vous criez à tue-tête : « Maîtresse d’hôtel », il faut qu’elle vienne. N’est-ce pas dégradant ?
Mais le véritable motif qui me fait désirer de revenir, c’est que j’ai rencontré un tas de Juif de Chicago, et que je crains d’en rencontrer encore davantage.
Le navire est plein d’Américains, mais le jeune garçon Américain-Juif-Allemand est le plus terrible de tous.
L’un d’eux a de l’argent, et il erre de l’arrière à l’avant, en invitant les inconnus à boire, en organisant des loteries, et en commettant d’autres atrocités.
On dit couramment qu’il est mourant.
Malheureusement, il ne se dépêche pas assez de mourir.
Mais la véritable monstruosité qui se trouve sur le navire, c’est un Américain qui n’a pas encore atteint tout son développement.
Je ne puis pas l’appeler un gamin, quoiqu’officiellement il n’ait que huit ans, qu’il porte une jaquette à raies et qu’il mange avec les enfants.
Il a l’air fatigué d’un singe à l’âge d’enfance. Il a des rides autour de la bouche et sous ses yeux.
Quand il n’a pas autre chose à faire, il répond au nom d’Albert.
Pendant deux ans, il n’a cessé de voyager : il a passé un mois dans l’Inde, vu Constantinople, Tripoli, l’Espagne, a vécu sous la tente et à cheval pendant trente jours et trente nuits, ainsi qu’il s’est empressé de m’en informer, et il a épuisé la liste des félicités de ce monde.
Il n’a pas de chair sur les os, et il passe sa vie dans le fumoir à organiser la loterie quotidienne.
J’avais peur de lui, mais il me suivit, et m’expliqua d’une voix sans inflexions, sans expression, comment fonctionnaient les loteries.
Quand j’eus protesté que je le savais, il continua sans s’inquiéter de l’interruption, et finalement pour me récompenser de ma patience, il m’offrit de me dire les noms et les particularités de tous les passagers.
Puis il disparut par la fenêtre du fumoir, parce que la porte n’avait que huit pieds de haut, et que dès lors elle était trop étroite pour ce gigantesque et anormal phénomène.
Sur certains sujets, il possédait des notions partielles plus complètes que les miennes. Sur certains autres, il montrait la crédulité sans bornes de l’enfant de deux ans. Mais le regard las était toujours le même et il sera encore le même quand il aura cinquante ans.
Cela est plus désolant que je ne pourrais le dire.
Tous ses souvenirs s’étaient embrouillés les uns dans les autres et il plaçait en Turquie et dans l’Inde des incidents qui s’étaient passés en Espagne.
Quelque jour un maître d’école s’emparera de lui et tâchera de l’éduquer, et je donnerais bien des choses pour voir par quel bout il commencera.
La tête est déjà trop pleine, et… l’autre partie n’existe pas encore.
Albert n’est, à ce que je présume, qu’un enfant comme les autres enfants américains.
Il fut pour moi une révélation.
Maintenant je tiendrais à voir une fillette américaine — mais pas à présent, — pas tout de suite.
Mes nerfs n’en peuvent plus, après les Juifs et Albert, et à moins qu’ils ne reprennent leur ton, je reviendrai sur mes pas dès que j’aurai atteint Yokohama.
Où l’ignorance dans toute sa nudité prononce des jugements en criant à tue-tête, pendant tout le jour et sans vergogne, sur ces diverses choses.
Les quelques jours passés sur le Nawab se sont écoulés au milieu de gens nouveaux et bien étranges.
Il y avait là des spéculateurs de l’Afrique Australe, des financiers venant de la métropole (ils ne parlaient que par centaine de milliers de livres, et, je le crains, ils bluffaient terriblement). Il y avait des consuls de lointains ports de Chine, et des associés de maisons de transport chinoises : ils tenaient des propos et émettaient des idées aussi différentes des nôtres que notre langue courante est éloignée de celle de Londres.
Mais vous ne trouveriez rien d’intéressant à entendre l’histoire de notre chargement humain, à entendre le négociant écossais à la tête dure, qui a un faible pour le spiritisme, et qui me supplia de lui dire s’il y avait réellement quelque chose de sérieux dans la Théosophie, et si le Thibet était peuplé de chélas se livrant à la lévitation ; non plus qu’à entendre le petit vicaire de Londres qui est en vacances, et qui a vu l’Inde, et qui a espéré y voir prospérer l’œuvre des missions, qui croyait que le comité de la société des Missions entamait les idées et les convictions des masses et que la parole du Seigneur prévaudrait bientôt sur tous les autres conseils.
Celui-là, pendant les quarts de nuit, arrangeait et disposait les grands mystères de la vie et de la mort et envisageait la perspective d’une vie entière de labeur dans une paroisse où il n’y avait pas un riche.
Lorsque vous êtes dans les mers de Chine, ayez soin d’avoir toujours à votre portée vos dessous de flanelle.
En une heure, le steamer sortit de la région des chaleurs tropicales (y compris l’insolation) pour entrer dans un franc, un froid brouillard, aussi humide qu’une brume écossaise.
Le matin nous offrit un monde nouveau, — quelque part entre le Ciel et la Terre.
La mer était en verre fumé.
Des îles, d’un gris rougeâtre, s’éparpillaient sur elle au-dessous des bancs de brouillards qui flottaient à une cinquantaine de pieds par-dessus nos têtes.
Les voiles trapues des jonques dansèrent un instant comme des feuilles d’automne dans la brise et disparurent, et les îles, semblant avoir perdu toute solidité, formèrent un fond sur lequel les masses allongées se brisaient en flocons de neige.
Le steamer geignait, grommelait, criait, parce qu’il était si triste, si malheureux, et je gémis de mon côté parce que, selon le Guide des voyageurs, Hong-Kong était le plus beau port qu’il y eût au monde et que je ne voyais pas plus loin qu’à deux cents yards dans une direction quelconque.
Pourtant, ce glissement de fantôme, à travers la ceinture de brouillard, avait une animation mystérieuse, qui s’accrut lorsque l’agitation de l’air nous permit d’entrevoir un entrepôt et un derrick, qui paraissaient l’un et l’autre tout près de notre bord, puis en arrière d’eux, le profil d’une pente de montagne.
Nous nous frayâmes une route à travers une mer de bateaux à museau plat, tous montés par les plus musculeux des hommes, et le Professeur dit que le moment était venu maintenant d’étudier la question chinoise.
Mais nous apportions dans ces lieux-là un nouveau général.
De beaux uniformes neufs, bien seyants, vinrent lui souhaiter la bienvenue, et à contempler des choses dont j’avais été privé depuis longtemps, je ne songeai plus du tout aux Queues-de-Cochon.
Gentlemen de la chambre du Mess, vous qui porteriez des vestons de toile à la revue, si vous le pouviez, attendez d’être restés un mois sans avoir vu une jaquette de corvée, sans avoir entendu un éperon résonner clic-clac, et vous saurez pourquoi les civils voudraient toujours vous voir en uniforme.
Le Général, pour le dire en passant, était un général charmant.
Si je m’en souviens bien, il n’en savait pas très long sur l’armée des Indes, non plus que sur le caractère d’un gentleman nommé Roberts, mais il disait que Lord Wolseley allait devenir un de ces jours commandant en chef, à raison des besoins pressants de notre armée.
Ce fut une révélation parce qu’il ne parlait que des choses militaires anglaises, qui sont très, très différentes de celles de l’Inde, et qui se compliquent de politique.
Tout Hong-Kong est bâti de façon à faire face à la mer.
Le reste est du brouillard.
Une route boueuse passe d’une façon définitive devant une ligne de maisons qui tiennent à la fois de Chowringhi et de Rotherhithe.
Vous habitez dans les maisons, et quand vous en avez assez, vous traversez la route, et vous voilà dans la mer, si vous arrivez à trouver seulement un pied carré d’eau qui ne soit pas occupé.
Les chargements maritimes sont si considérables, et il en résulte une telle saleté contre le quai, que les habitants de la classe supérieure sont forcés de suspendre leurs bateaux à des davits au-dessus des bateaux du commun, qui sont grandement dérangés par une multitude de remorqueurs à vapeur.
Ceux-ci manœuvrent pour s’amuser et se donner le plaisir de siffler.
On les tient en si mince estime que chaque hôtel a les siens et que les autres ne sont à personne.
Au delà des remorqueurs, on voit des steamers en tel nombre que l’œil ne peut les compter et sur cinq de ceux-ci quatre nous appartiennent.
Je fus fier de voir le mouvement maritime de Singapour, mais je fus gonflé de patriotisme en contemplant du balcon de l’hôtel Victoria les flottes de Hong-Kong.
Je pourrais presque cracher dans l’eau, mais il y a en bas un grand nombre de marins et ce sont gens de forte race.
Comme un voyageur devient insouciant et égoïste !
Pendant plus de dix jours, nous avons laissé le monde extérieur en dehors de nos malles, et presque le premier mot que nous entendons à l’hôtel est celui-ci :
— John Bright est mort et il y a eu un terrible cyclone à Samoa.
— Ah ! c’est en effet bien triste, mais voyons, où dites-vous que se trouvent nos chambres ?
Au pays ces nouvelles auraient défrayé la conversation pendant une demi-journée et on en a fini avec elles avant d’être allé jusqu’à la moitié d’un corridor d’hôtel.
On ne saurait rester tranquille à méditer pendant qu’un monde nouveau bourdonne en dehors de la fenêtre, quand on va entrer en Chine et la posséder tout entière.
Un bruit de malles traînées dans le corridor, des talons sonores, — puis apparition d’une femme énorme, dégingandée qui lutte avec un petit domestique madrassi.
— … Oui… J’ai été partout et j’irai partout ailleurs. Maintenant je vais à Shanghaï et à Pékin. J’ai été en Moldavie, en Russie, à Beyrout, dans toute la Perse, à Colombo, Delhi, Dacca, Bénarès, Allahabad, Peshawar, dans cette passe à Rhi-Mujid, à Chalabar, Singapour, Penang, ici même, et à Canton. Je suis Autrichienne, Croate, et je visiterai les États d’Amérique, et peut-être l’Irlande. Je voyage sans cesse… je suis… comment appelez-vous cela ? Widow, veuve. Mon mari… il était mort, et par conséquent je suis triste, et je voyage. Évidemment je suis en vie, mais je ne vis pas. Vous comprendre ? Toujours triste. Voudrez-vous me dire le nom du vaisseau dans lequel on va jeter mes malles maintenant ?… Vous voyagez par plaisir ? Oui ? Moi, je voyage parce que je suis seule et triste, — toujours triste.
Les malles disparurent. La porte se ferma. Les talons sonnèrent dans le corridor, et je restai là, me grattant la tête dans mon étonnement.
Comment avait commencé la conversation ?
Pourquoi finissait-elle ?
A quoi bon rencontrer des excentricités qui ne donnent sur elles-mêmes aucune explication ?
Je n’aurai jamais de réponse, mais cette conversation est authentique d’un bout à l’autre.
Je vois maintenant comment se documentent les romanciers de l’école fragmentaire.
Lorsque je m’aventurai dans les rues de Hong-Kong, je marchai dans une épaisse et visqueuse boue de Londres, de cette sorte de boue qui fait pénétrer à travers les chaussures un froid glacial, et le bruit des roues innombrables était comme celui d’un nombre incalculable de hansoms.
Il tomba une pluie pénétrante, et tous les sahibs hélèrent des rickshaws, — ici on les nomme des ricks, — et le vent était plus froid encore que la pluie.
C’était la première sensation franchement hivernale depuis Calcutta.
Rien d’étonnant à ce que, grâce à un tel climat, Hong-Kong eût dix fois plus d’animation que Singapour, que partout on vît des signes de constructions, qu’il y eût des becs de gaz dans toutes les maisons, qu’on vît çà et là maintes colonnades et coupoles, et que les Anglais marchassent comme doivent le faire des Anglais, d’un pas hâtif, le regard en avant.
Il y avait des vérandahs sur toute la longueur de la rue principale, et les magasins européens prodiguaient les glaces par yards carrés.
Nota bene : Partout ailleurs, comme à Simla, tenez en défiance les magasins qui ont des glaces : chacun de vos achats concourt à amortir cette installation.
La même Providence, qui fit passer les grands fleuves au voisinage des grandes villes, fait passer aussi les grandes rues près des grands hôtels.
Je descendis Queen Street, rue qui n’est pas très montueuse.
Toutes les autres rues que je regardai étaient construites en degrés comme à Clovelly, et par un ciel bleu elles eussent fourni au Professeur des vingtaines de bons clichés.
La pluie et le brouillard rendaient les plaques confuses.
Toutes les rues montantes allaient se perdre par en haut dans un brouillard blanc qui voilait les pentes d’une colline, et les rues descendantes se perdaient de même dans la vapeur des eaux du port, et les unes comme les autres étaient d’un aspect fort étrange.
— Hi-hi-yow, dit le coolie de mon rickshaw, en me versant par dessus une roue.
Je sortis et rencontrai d’abord un Allemand barbu, puis trois mousses en liesse, appartenant à un navire de guerre, puis un sergent de sapeurs, puis un Parsi, puis deux Arabes, puis un Américain, puis un Juif, puis quelques milliers de Chinois qui portaient tous quelque chose, et enfin le Professeur.
— On fabrique des plaques — des plaques instantanées à Tokio, à ce qu’on m’a appris. Que dites-vous de cela ? dit-il. Eh bien, dans l’Inde, le bureau du lever des plans est le seul qui fabrique ses propres plaques. Des plaques instantanées à Tokio, songez donc !
J’avais été pendant longtemps le débiteur du Professeur pour une de ces plaques.
— Après tout, répondis-je, ce qui me frappe, c’est que nous avons commis l’erreur de trop penser à l’Inde. Par exemple, nous nous figurions que nous étions civilisés. Mettons-nous à un rang inférieur. A côté de cette ville-ci, Calcutta n’est plus qu’un hameau.
Et il y avait en cela une bonne part de vrai, car la ville était d’une propreté peu ordinaire ; parce que les maisons étaient uniformes, à trois étages et avec des vérandahs, et parce que le pavé était de pierre.
Je rencontrai un cheval, qui était fort honteux de lui-même. Il suivait des yeux une charrette qui prenait la route de la mer, mais au haut des degrés on ne voyait en fait de véhicules que des rickshaws. Hong-Kong a détruit dans mon esprit le romanesque du rickshaw.
Ils devraient être consacrés aux jolies dames, et non aux hommes qui s’en servent pour aller à leurs affaires, aux officiers en grand uniforme, aux matelots qui se tassent pour y tenir deux de front, et d’après ce que j’ai entendu dire là-bas aux casernes, ils servent parfois à rapporter au violon le déserteur ivre.
— Il s’y endort, Monsieur, et cela évite bien des embêtements.
Les Chinois sont naturellement les maîtres de la ville. Ils profitent de tous nos progrès dans les constructions, de tous nos règlements de police.
Leurs enseignes dorées et rouges flamboient sur toute la longueur de Queen’s Road, mais ils ont soin d’y ajouter la traduction, en caractères européens habilement tracés.
Je n’ai trouvé qu’une exception, la voici :
Les boutiques sont faites pour arrêter le marin et l’amateur de curiosités : elles y réussissent admirablement.
Lorsque vous allez dans ce pays-là, placez tout votre argent dans une banque avec ordre du directeur de ne rien vous donner, quoi que vous demandiez.
Par ce moyen vous éviterez la faillite.
Le Professeur et moi nous fîmes un pèlerinage.
Partant de Kee-Sing, nous allâmes même jusque chez Yi King, qui vend la volaille décomposée, et chacune de ces boutiques prospérait.
Bien qu’il vendît des souliers et des cochons de lait, il y avait à la façade des sculptures, des dorures si déliées que l’œil s’y attachait, et chaque détail avait quelque chose d’original et de frappant en son genre.
Grâce à quelques simples traits, un fragment de racines entremêlées devenait un entrelacement de démons, une main courante, une corniche fleurie, un battant de porte rouge foncé et or, un écran en bambous refendus.
Tout cela était bon, d’un travail soigné dans la juxtaposition, le refendage, l’assemblage.
Les paniers des coolies avaient une forme convenable. Les attaches de rotin qui les assujettissaient au joug de bambou poli, étaient bien égalisées, de façon à ce qu’il n’y eût pas de brins pendants.
Vous pouviez ouvrir et fermer les tiroirs dans les commodes que portait suspendues l’homme qui vendait des repas aux coolies des rickshaws.
Les pistons des petites pompes à main en bois des boutiques fonctionnaient avec précision dans leur alvéole.
J’étais occupé à étudier ces choses-là pendant que le Professeur allait et venait à travers les ivoires sculptés, les soies brodées, les panneaux incrustés, les écailles à filigranes, les pipes aux becs de jade, une foule de choses, que seul connaît le Dieu de l’Art.
— Je n’ai plus une opinion aussi favorable sur lui que je l’avais jadis, dit le Professeur, qui songeait à notre artiste indien.
Il tenait en main un tout petit groupe grotesque en ivoire qui représentait un petit enfant s’efforçant de tirer de son repos un buffle d’eau.
C’était, sculpté dans le dur ivoire, tout le drame de la vie de la bête et de l’enfant.
Nous eûmes la même pensée au même instant. Nous nous étions déjà rapprochés une ou deux fois du sujet :
— Ils lui sont cent fois supérieurs par la simple conception, sans parler de l’exécution, dit le Professeur, la main sur une esquisse en bois et pierres précieuses représentant une femme assaillie par un coup de vent contre lequel elle protégeait son enfant.
— Oui, et ne voyez-vous pas qu’ils n’introduisent les couleurs d’aniline que dans les objets qu’ils nous destinent. Lui au courant, il les porte sur son corps toutes les fois qu’il le peut. Qu’est-ce qui a fait que ce marchand à peau jaune prend tant de plaisir à contempler un oranger nain dans un pot de couleur bleue-turquoise ? repris-je en complétant un assortiment de cuillers chinoises à bon marché, et toutes bonnes comme forme, comme couleur et comme commodité.
Les lanternes chinoises à grosse panse suspendues au-dessus de nous continuaient à se balancer avec un léger craquement de papier huilé, mais elles ne nous tentèrent pas, et le marchand en vêtement bleu en resta pareillement pour ses frais.
— Vous foulez acheter ? Cholies choses ici, dit-il, en remplissant sa pipe avec du tabac qu’il prenait dans une blague de cuir vert foncé, dont le col était serré par un petit anneau de composition, ou peut-être aussi de jade.
Il jouait avec un abaque de bois brun.
A côté de lui était son livre-journal relié en papier huilé, et le godet d’encre de Chine avec les pinceaux et leurs supports de porcelaine.
Il enregistra une mention sur son livre où il peignit en traits menus sa dernière affaire.
Naturellement, les Chinois pratiquent cet art depuis quelques milliers d’années, mais la Vie et ses Phénomènes sont chose aussi nouvelle pour moi qu’elle le fut pour Adam, et je m’étonnai.
— Vous foulez acheter ? répéta le marchand après avoir tracé son dernier coup de pinceau.
Et je dis dans la nouvelle langue que j’étais en train de m’assimiler :
— Voudrais savoir un renseignement qui appartient à mon métier. Regardez ces choses. Avez-vous une âme, vous ?
— Avez-vous quoi ?
— Avez-vous quelque chose d’une âme ? Avez-vous tous le même esprit ? Vous ne voyez pas ? Alors parlons autrement. Les gens de votre nation ont tous l’air du même diable incarné mais ils font curiosité de tout, même les idoles de poche, et jamais ne donnent d’explication. Pourquoi êtes-vous une aussi horrible contradiction ?
— Ne sais pas : deux dollars et demi, dit-il en tenant un cabinet en équilibre sur la main.
Le Professeur n’avait point entendu.
Son esprit était accablé par la pensée du sort qui pèse sur l’Hindou.
— Il y a trois races qui savent travailler, dit le Professeur, en jetant un regard sur la rue fourmillante où les Rickshaws pétrissaient la boue, et la Babel de cantonais et de pidgin montait en aboiements confus vers le brouillard jaune.
— Mais il n’y en a qu’une qui sache se multiplier, répondis-je. L’Hindou se coupe la gorge et meurt. Quant à la souche des Sahibs, ils sont trop peu nombreux pour durer toujours. Ces gens-là travaillent et gagnent du terrain. Ils doivent avoir des âmes. Sans cela ils ne pourraient concevoir de jolies choses.
— Je ne puis m’expliquer cela, dit le Professeur. Ils sont meilleurs artistes que l’Hindou. Pour le dire en passant, cette sculpture que vous regardez est japonaise. Meilleurs artistes, et ouvriers plus vigoureux, pris d’ensemble. Ils supportent l’entassement, ils mangent de tout, et ils sont capables de vivre avec rien.
— Et moi qui, toute ma vie, ai vanté les beautés de l’Art hindou.
C’était un petit désappointement quand j’y pensais, mais je tâchai de me consoler en songeant qu’ils étaient à une telle distance l’un de l’autre qu’aucune comparaison n’était possible. Et pourtant l’exactitude est assurément la pierre de touche de l’Art.
— Ils accablent l’univers, dit avec calme le Professeur.
Et il sortit pour acheter du thé.
Ni à Penang, ni à Singapour, pas plus qu’ici, je n’ai vu un seul Chinois dormir tant qu’il faisait jour.
Je n’ai pas vu non plus une vingtaine d’hommes qui fussent visiblement en train de flâner.
Tous allaient dans une direction définie, même le coolie sur le quai, qui trottait voler du bois dans l’échafaudage d’une maison à moitié construite.
Dans son propre pays, le Chinois est traité avec une certaine dose de sans-gêne, pour ne pas dire de férocité.
Où cache-t-il son amour de l’Art, c’est ce que sait seul le ciel qui a créé cette terre jaune qui recèle tant de fer.
Son amour se tourne vers les petites choses. Sans quoi comment pourrait-il se procurer de si singuliers pendants pour sa pipe et s’amasser, tout au bout de l’arrière-fond de sa boutique, une collection pareille à celle que se fait l’oiseau des arceaux de verdure, avec tant d’objets divers, hétéroclites, dont chacun a sa beauté, si vous le regardez d’assez près.
Je suis désolé de ne pouvoir rendre compte en quelques heures des idées de tant de millions d’hommes.
Toutefois, une chose qui paraît certaine, c’est que si nous avions à gouverner autant de Chinois que nous avons d’indigènes dans l’Inde, et que nous leur eussions donné seulement le dixième des caresses, des encouragements coûteux dans la voie du progrès, si nous avions tenu compte dans la même proportion de leurs intérêts et de leurs aspirations que nous l’avons fait pour l’Inde, nous en aurions été chassés depuis longtemps ou nous aurions reçu la récompense digne du pays le plus riche qui soit à la surface de la terre.
Une de mes paires de souliers a été enveloppée, par un hasard curieux, dans un journal qui porte pour devise ces mots : « Il n’y a pas de nation indienne, bien qu’existent les germes d’une nationalité indienne », ou quelque chose de fort approchant.
Cela m’a fait pouffer d’un éclat de rire sacrilège.
Ce grand fainéant de pays que nous soignons, que nous tenons dans du coton, et à qui nous demandons chaque matin s’il se sent assez fort pour quitter son lit, apparaît comme un nuage lourd et mou sur l’horizon lointain, et les vains propos que nous avions l’habitude de tenir entre nous sur son précieux avenir, sur ses ressources, ne semblaient pas différer des propos que tiennent les enfants dans les rues, quand ils ont fabriqué un cheval avec des gousses de haricot ou des bouts d’allumettes et qu’ils se demandent s’il est capable de marcher.
Je suis tristement désabusé sur le compte de mon autre patrie, non point la mère-patrie, maintenant qu’on me cire mes bottes dès l’instant même où je les ôte.
Le cireur ne le fait point en vue d’un pourboire, mais parce que c’est sa besogne.
Comme le castor de jadis, il lui fallait monter à cet arbre-là : les chiens étaient à sa poursuite.
Il y avait concurrence.
Y a-t-il réellement un endroit tel que Hong-Kong ? On le dit, mais je ne l’ai pas encore vu.
Une fois, il est vrai, les nuages s’étant élevés, j’aperçus une maison de granit perchée, comme un chérubin, sur rien du tout, à un millier de pieds au-dessus de la ville.
On eût dit, à la voir, que cela pouvait être une station civile à son début, mais un homme monta la rue et dit :
— Voyez-vous ce brouillard ? Ce sera ainsi jusqu’en septembre. Vous feriez mieux de vous en aller.
Je ne m’en irai point.
Je camperai devant la place jusqu’à ce que le brouillard se lève et que la pluie cesse.
Pour le moment, comme nous sommes au troisième jour d’avril, je suis assis devant un grand feu de houille et je pense au Caucase couvert de frimas.
O pauvres créatures qui êtes dans les tourments, bien loin.
Tout en vous rendant à votre bureau ou à la salle du rapport, vous vous dites que vous aidez l’Angleterre dans sa mission de faire progresser l’Orient.
C’est une jolie illusion, et je suis fâché de la détruire, mais vous n’avez pas conquis le pays qu’il fallait.
Annexons la Chine.
Me voilà bien au fait des dessous de la ville et le mot d’écœurement ne suffit pas pour rendre ce que j’éprouve.
Cela commença par un mot en l’air dans la salle d’un bar.
Cela finit Dieu sait où.
Que le monde contienne des dames françaises, allemandes, italiennes, appartenant à l’Ancienne Profession, ce n’est guère surprenant, mais pour un homme qui a vécu dans l’Inde, c’est quelque chose de choquant que de rencontrer encore des Anglaises dans cette confrérie.
Lorsqu’un papa opulent envoie son fils et héritier faire le tour du monde pour se développer l’esprit, réfléchit-il, je me le demande, aux endroits où l’innocent va se promener sous la conduite d’amis également inexpérimentés.
Je suis porté à croire qu’il n’en est rien. Dans l’intérêt de l’opulent papa, et poussé par un désir sincère de voir ce qu’on nomme la vie et un enfer de première classe, je parcourus Hong-Kong pendant la durée d’une nuit.
Je suis enchanté de n’être point un heureux père pourvu d’un fils qui, la bride sur le cou, croit connaître toutes les ficelles.
Le vice doit être la même chose, à bien peu de différences près, dans toutes les parties du monde, mais si l’on veut le séparer du plaisir, il faut aller à Hong-Kong.
— Certes, tout a de plus beaux dehors, tout est mieux à Frisco, dit mon guide, mais nous trouvons que ce n’est pas trop mal pour l’Ile.
Ce fut seulement quand une grosse personne en robe de chambre noire se fut mise à réclamer à grands cris cette horrible drogue qu’on appelle « une bouteille de vin » que je commençai à comprendre toute la beauté de la situation.
J’étais en train de voir « la Vie ».
« La Vie » c’est une grande chose.
« La Vie » consiste à sabler du champagne doux qui a été volé à un maître d’hôtel de la Peninsular and Oriental et à échanger des propos obscènes avec des créatures à figure pâle qui rient follement, sans effort comme sans émotion.
L’argot du véritable dessalé, — le dessalé, c’est un homme à la coule, un jeune homme à moitié gris, avec son chapeau en arrière de la tête — l’argot du véritable dessalé n’est point facile à acquérir. Il faut pour cela un apprentissage en Amérique.
Je restai immobile de saisissement, devant la profondeur et la richesse de la langue américaine, dont j’étais appelé, par un privilège spécial, à entendre un dialecte particulier.
Il y avait là des filles qui étaient allées à Leadville et à Denver, et dans les régions sauvages de l’Ouest le plus sauvage, qui avaient joué sur les plus petites scènes, qui, d’une façon générale, s’étaient galvaudées de cent façons diverses qu’il ferait fastidieux d’énumérer.
Elles jacassaient comme des geais et avalaient à grands traits le liquide malsain qui remplissait la pièce de sa vapeur.
Tant qu’elles parlèrent raisonnablement, la chose était divertissante, mais quand il y eut assez de liquide consommé pour faire tomber le masque, elles se mirent bel et bien à jurer par tous leurs dieux.
Bon nombre d’hommes ont entendu une femme blanche jurer, mais il en est quelques-uns, — et je suis de ceux-là, — auxquels cette expérience a été refusée.
C’est une véritable révélation, et si personne ne vous jette à bas de votre chaise d’une poussée dans le dos, vous pourrez réfléchir sur des tas de choses qui en découlent.
Elles juraient donc, et buvaient, et contaient des histoires, assises en rond, si bien que je compris que cela, c’était la Vie, que c’était une chose dont il fallait m’éloigner si je tenais à y prendre goût.
Le jeune homme, qui avait quelques bribes de connaissance du monde et qui permettait aux filles de l’acheter, si cela leur chantait, se trouvait là naturellement.
Les donzelles l’achetèrent tel qu’il était, au prix qu’il s’estimait lui-même, et j’assistai au jeu : le moyen le plus sûr d’être berné c’est de tout savoir.
Alors il y eut un intermède, et d’autres cris et hurlements, que le public, dans sa générosité, voulut bien prendre pour la preuve qu’on s’amusait énormément, et qu’on jouissait de la Vie.
De là j’allai dans un autre établissement où la tenancière avait perdu la moitié du poumon gauche, ainsi que sa toux l’indiquait, mais n’en fut pas moins amusante, dans le genre monotone, jusqu’au moment où elle laissa aussi tomber son masque, et où commencèrent les propos joyeux et les plaisanteries.
Toutes ces plaisanteries-là je les avais déjà entendues dans le premier établissement.
C’est une bien pauvre espèce de Vie que celle qui ne sait pas inventer chaque jour sa plaisanterie.
Plus que jamais le jeune homme mettait son chapeau de travers, expliquait qu’il était un vrai dessalé et qu’il n’était pas piqué des vers.
Le premier venu, qui n’aurait pas eu la tête en fer fondu, aurait été un vrai dessalé après un verre de ce champagne sirupeux.
Je comprends maintenant pourquoi les gens se croient insultés quand on leur offre un « champagne » doux.
Le second interview finit quand la tenancière, tout en toussant, nous reconduisit dans le corridor et que nous nous retrouvâmes dans l’air pur des rues silencieuses.
Elle était réellement très malade et annonça qu’elle n’avait plus que quatre mois à vivre.
— Est-ce que nous allons continuer toute la nuit cette assommante tournée ? demandai-je à la quatrième maison, où je craignais d’entendre une quatrième répétition de cette histoire trois fois ressassée ?
— C’est mieux à Frisco, mais il faut un peu faire rigoler les filles, voyez-vous. Allons, marchez, réveillez-les. C’est la Vie, cela. Vous n’avez jamais vu cela dans l’Inde ? me répondit-on.
— Non, Dieu merci, je ne l’ai pas vu. Une semaine de cette existence m’amènerait à me pendre, répliquai-je en m’adossant d’un air las à un montant de porte.
On entendait à l’intérieur le tapage des gens qui faisaient la fête cette nuit et celles qui étaient là n’avaient certes nul besoin d’être réveillées.
L’une se remettait à peine d’une noce de trois jours et l’autre allait commencer le même voyage.
La Providence me protégea tout le temps.
Une certaine beauté austère, répandue dans mes traits, avait fait croire à tout le monde que j’étais médecin ou clergyman, un clergyman comme on n’en voit guère, je suppose.
On m’épargna donc la plupart des plaisanteries trop épicées et je pus rester assis à contempler la Vie qui était si douce.
Ainsi je me rappelai l’Oxonien qui, dans Tom et Jerry, joue des gigues sur l’épinette — vous avez vu cette vieille gravure ? — pendant que le Corinthien Tom et la Corinthienne Kate dansaient une fière sarabande dans une petite chambre pourvue d’un tapis.
Ce qu’il y avait de pire, c’était que les femmes étaient de vraies femmes, et jolies, et ressemblaient à certaines personnes de ma connaissance, et quand elles cessaient un instant ce jeu insensé de raquette, elles se tenaient convenablement.
— Passeraient n’importe où pour de vraies dames, dit mon ami. Tout n’est-il pas parfait chez elles ?
A ce moment, la Corinthienne Kate se mit à mugir pour réclamer de quoi boire, — il était trois heures du matin — et le flot de hideux propos reprit son cours.
Elles se qualifiaient de femmes gaies.
Cela ne fait pas beaucoup d’effet sur le papier. Pour apprécier tout ce qu’il y a de sardonique dans ce sarcasme, il faudrait que vous l’entendiez tomber de leurs lèvres et au milieu de leur entourage.
Je clignai énergiquement des yeux, pour montrer que j’appréciais pleinement la Vie, que j’étais un vrai dessalé, et que, moi aussi, je n’étais pas piqué des vers.
Il naît en tête à tête une ivresse qui aboutit chez l’homme à une hilarité exagérée, mais quand une troupe de quatre partenaires se met de propos délibéré à boire et à jurer, l’amusement a quelque part une fuite, comme si son fond était percé.
Le dégoût, l’ennui, ne tardent guère.
Une nuit de réflexion m’a convaincu qu’il n’y a pas d’enfer dans l’autre monde pour ces femmes-là. Elles ont le leur dans leur existence, et j’y ai fait quelques pas.
Toujours affublé du titre de docteur, ce fut mon devoir de veiller depuis la nuit jusqu’à l’aurore une patiente — gaie, toujours gaie, souvenez-vous-en — et frissonnant à l’approche d’une crise, qu’on appelle le délirium tremens.
Kate la Corinthienne aura son tour plus tard.
Sa compagne, sortant à peine d’une lourde ivresse, était plus que je n’en pouvais supporter.
C’était une horreur sans circonstances atténuantes, et ma haine se fondit dans une sincère pitié.
La crainte de la mort pesait sur elle pour une raison que vous allez apprendre.
— Dites, vous dites que vous venez de l’Inde. Connaissez-vous quelque chose au choléra ?
— Un peu.
La voix, qui interrogeait, était fêlée et agitée.
Une longue pause.
— Dites, Docteur, quels sont les symptômes du choléra. Une femme est morte dans la rue la semaine dernière.
— Voilà qui est agréable, pensai-je, mais il faut me rappeler que c’est « la Vie ».
— Elle est morte la semaine dernière… choléra. Mon Dieu, je vous dirai qu’au bout de six heures elle était morte. Je parie que je vais attraper aussi le choléra. Non, tout de même, n’est-ce pas ? Est-ce que je peux l’attraper ? Il y a deux jours, j’ai cru que je l’avais. Cela me faisait terriblement mal. Je ne peux pas l’attraper, n’est-ce pas ? Il n’attaque jamais les gens deux fois, n’est-ce pas ? Oh ! dites que non et que le diable vous emporte ! Docteur, quels sont les symptômes du choléra ?
J’attendis qu’elle eût détaillé son attaque.
Je lui assurai que ces symptômes-là, et non point d’autres, étaient ceux du choléra, et — puisse-t-on porter cela à mon crédit — que le choléra n’attaquait jamais deux fois la même personne.
Cela lui donna dix minutes de tranquillité.
Puis, elle se leva en poussant un juron et hurlant :
— Je ne veux pas être enterrée à Hong-Kong. Ça me fait peur ! Quand je mourrai… du choléra… qu’on m’emporte à Frisco, et qu’on m’y enterre… A Frisco… A la Montagne solitaire, à Frisco, vous entendez, Docteur ?
J’entendais, je promis.
Au dehors les oiseaux gazouillaient déjà et l’aurore rayait les volets.
— Dites donc, Docteur, avez-vous jamais connu Cora Pearl ?
— Entendu parler d’elle.
Je me demandais si elle n’allait pas se mettre à faire éternellement le tour de la chambre, les yeux fixés au plafond, et entrelaçant et délaçant ses mains tour à tour.
— Eh bien, commença-t-elle en baissant la voix d’une façon expressive, le jeune Duval s’est brûlé la cervelle sur son paillasson et y a fait une mare de sang, — je veux dire de vrai sang. — Vous ne portez pas de pistolet, Docteur ?… Savile en portait un… Vous ne connaissez pas Savile ?… C’était mon mari, aux États-Unis… Mais moi je suis Anglaise, Anglaise pur sang. Voilà ce que je suis… Faisons venir une bouteille de vin. Je suis si nerveuse. Cela ne vaut rien pour moi ?… Que le… Non, vous êtes médecin. Vous savez ce qui est bon contre le choléra. Dites-moi, dites-moi…
Elle s’avança vers les volets et regarda fixement au dehors, la main sur le verrou, et le verrou faisait un bruit sec sur le bois, parce que la main était atteinte de tremblement.
— Je vous dis que Kate la Corinthienne est soûle, aussi pleine qu’elle peut en tenir. Elle ne fait que boire… Avez-vous jamais vu mon épaule ? Il y a deux marques dessus. Elles m’ont été faites par un homme, — un gentleman, — il y a deux nuits. Ce n’est pas parce que je suis tombée contre mes meubles. Il m’a frappée deux fois avec sa canne, cette brute, cette brute, cette brute. Si j’avais été saoule je lui aurais secoué sa poussière. La brute !… Mais je me suis contentée d’aller dans la vérandah pleurer à me briser le cœur… Oh ! la brute !
Elle arpentait la pièce, caressant son épaule en lui parlant comme elle eût fait à un animal.
Puis, elle jura après l’individu.
Ensuite elle tomba dans une sorte de stupeur mais en geignant, et en jurant après l’homme à travers son sommeil et appelant avec des gémissements son amah, pour venir lui panser son épaule.
Endormie, elle n’était pas dépourvue de charme, mais la bouche s’agitait convulsivement.
Le corps était secoué par des frissons. Elle n’avait de tranquillité nulle part.
A la lumière du jour je vis ses yeux rougis, ses joues creuses, ses yeux fixes.
Elle était tourmentée par une migraine et par des secousses nerveuses.
C’était vraiment « la Vie » que je voyais, mais elle ne m’amusait point, car je sentais que moi-même, pour avoir simplement été témoin de son extrême abaissement, j’étais coupable, comme le reste de mes semblables qui l’avaient amenée là.
Puis elle se mit à mentir.
Du moins j’appris par l’homme qui connaissait si bien le monde que c’étaient là des propos mensongers.
Ils avaient trait à elle-même, à sa famille, et, s’ils étaient faux, c’étaient des mensonges sans motifs, car tout y était bas et écœurant, malgré les efforts pour dorer la réalité à l’aide d’un album de photographies qui la rattachait à son passé.
N’étant point un homme à la coule, je préfère croire que ses histoires étaient vraies et lui savoir gré de l’honneur qu’elle me fit en me les racontant.
Je me figurais que la maison n’avait rien de plus triste à me montrer que sa figure.
En cela je me trompais.
Kate la Corinthienne s’était réellement livrée à la boisson.
Elle se leva, en chancelant d’ivresse, chose terrible à voir et qui vous donne un mal de tête par sympathie.
Il y avait eu quelque gaffe faite dans le ménage mal tenu, où les services à thé en plaqué étaient mêlés avec la porcelaine à bon marché, et la domesticité fut appelée pour s’expliquer.
Je vis Kate la Corinthienne saisir la moustiquaire pour se soutenir, chose horrible et offensante à la face du jour immaculé.
Je l’entendis jurer d’une voix épaisse et confuse, comme je n’ai jamais entendu un homme jurer, et je m’étonnai que la maison ne tombât pas, frappée de la foudre, sur nos têtes.
Sa compagne s’interposa, mais fut engloutie sous un torrent de blasphèmes, et la demi-douzaine de petits chiens qui infestaient la pièce s’esquivèrent d’eux-mêmes hors la portée des mains ou des pieds de Kate la Corinthienne.
Le fait que la femme était belle ne servait qu’à empirer la situation.
Sa compagne se laissa tomber frissonnante sur un des canapés.
Kate se balançait de droite et de gauche, jurait après Dieu, après les hommes, après le ciel et la terre à pleines lèvres.
Si Alma-Tadema avait pu la peindre, — cette combinaison de blanc, de cheveux noirs, d’yeux étincelants, et les pieds nus, — nous aurions vu le vrai portrait de l’éternelle Prêtresse de l’humanité.
Peut-être aurait-elle été mieux personnifiée encore, quand la colère de Kate fut éteinte et qu’elle allait trébuchant par la pièce, soulevant un verre à champagne bien au-dessus de sa tête, réclamant à grands cris, à dix heures du matin, une nouvelle tournée de l’infâme breuvage qui empoisonnait l’atmosphère dans toute la maison.
Elle but son liquide et les deux femmes s’assirent pour le partager.
Ce fut leur déjeuner.
Je m’en allai, écœuré, attristé, et comme la porte se fermait, je les vis toutes deux en train de boire.
— Là-bas, à Frisco, c’est bien mieux, disait le vrai dessalé, mais comme vous le voyez, elles sont diablement gentilles. Elles pourraient passer pour des dames si elles le voulaient. Je vous le dis, un homme n’a qu’à ouvrir les yeux et à faire un tour chez elles pour voir un peu de la vie amusante.
J’ai vu tout ce que je désirais voir, et désormais je passerai outre.
Il se peut qu’il y ait de meilleur champagne et de plus solides buveurs à Frisco et ailleurs, mais les propos seront les mêmes, l’odeur de rance et de moisi de tout cela sera la même jusqu’à la consommation des siècles.
Si c’est là la Vie, qu’on me donne une honnête mort, sans boissons, sans obscènes plaisanteries.
De quelque côté que vous regardiez ce spectacle, c’est une pitoyable comédie mal jouée et qui ressemble trop à une tragédie pour être agréable. Mais il paraît que cela amuse le jeune homme en train de faire son tour du monde et je ne saurais croire que ce soit tout à fait sain pour lui, — à moins, toutefois, que cela ne lui fasse aimer encore davantage son foyer domestique.
Et les torts les plus graves étaient de mon côté.
Je n’étais point emporté par une rafale de passion. J’allais de sang-froid à la découverte de cet Inferno sonder les misères insondables de la vie.
Pour les décrire, pour la somme insignifiante de trente dollars, je m’étais procuré plus de renseignements et plus de dégoûts que je n’en avais voulu, avec le droit de contempler une femme à moitié folle d’ivresse et de peur pendant le tiers d’une épouvantable nuit.
Les plus grands torts étaient de mon côté.
Lorsque nous rentrâmes dans le monde, je fus content de sentir planer le brouillard entre moi et le ciel, au-dessus de ma tête.
Hong-Kong était si animé, si bien bâti, si éclairé, et si bourré de richesse à la voir extérieurement que je tenais à savoir comment tout s’était fait.
Ce n’est pas en vain que vous prodiguez le granit par tonnes cubiques, que vous consolidez vos falaises avec du ciment de Portland, que vous construisez une jetée de cinq milles, que vous établissez un club qui a l’air d’un petit palais.
Je me mis en quête d’un Taipan : on désigne ainsi le chef d’une maison de commerce anglaise.
Ce Taipan-là était le plus considérable de l’île, et de beaucoup le plus charmant.
Il possédait des vaisseaux, et des quais, et des maisons et des mines, et cent autres choses.
Je lui dis donc :
— O Taipan, je suis un pauvre citoyen de Calcutta, et l’animation de votre ville me surprend. Comment se fait-il que tout le monde y sente l’argent ? D’où viennent les améliorations de votre ville ? Et pourquoi les hommes sont-ils si infatigables ?
Et le Taipan dit :
— C’est parce que l’île va hardiment de l’avant. C’est parce que tout rapporte. Jetez les yeux sur cette liste d’actions.
Il me tendit une liste de trente compagnies environ : compagnies pour le lancement de vapeurs, pour les mines, pour la fabrication de câbles, l’établissement de docks, le commerce, des compagnies pour l’exportation, pour toutes sortes d’objets.
A part cinq exceptions, toutes les actions faisaient prime, les unes de cent, d’autres de cinq cents, quelques-unes de cinquante seulement.
— Ce n’est pas du bluff, dit le Taipan. C’est sincère. Presque tous les gens que vous rencontrerez ici, sont des lanceurs d’affaires et organisent des compagnies.
Je regardai par la fenêtre, et je vis comment les compagnies se fondaient.
Trois hommes, gardant leur chapeau sur la tête, causent pendant dix minutes. Un quatrième se joint à eux, muni d’un carnet de poche.
Puis, tous les quatre font un plongeon dans l’Hôtel de Hong-Kong afin de se procurer les matériaux nécessaires pour mettre à flot l’affaire et voilà une compagnie de plus.
— C’est de là, dit le Taipan, que vient la richesse de Hong-Kong.
Ici toute idée rapporte, à commencer par celle d’une laiterie. Nous sommes sortis des mauvais jours et nous entrons dans la période des années grasses.
Il me conta des histoires du temps jadis, d’un ton apitoyé, parce qu’il savait qu’il m’était impossible de comprendre.
Tout ce que je pouvais dire, c’est que la ville prenait le genre américain, depuis les salons de coiffure jusqu’aux bars à liqueurs.
Les figures étaient tournées dans la direction de la Porte Dorée, alors même que les gens étaient le plus occupés à monter les compagnies de Singapour.
Il n’y a pas assez d’initiative à Singapour laissé à soi seul. Aussi Hong-Kong ajoute-t-il sa poussée. Sur les comptoirs des banques on trouve des prospectus des compagnies nouvelles.
Je me mouvais parmi un dédale d’intérêts si compliqué que je n’y pouvais rien comprendre.
Je parlai à des gens dont l’esprit se trouvait à Hankow, à Fouchou, à Amoy, plus loin encore, au delà des gorges du Yangtze, où l’Anglais fait du commerce.
Au bout d’un certain temps, j’échappai aux lanceurs de compagnies, parce que je savais que je n’arriverais point à les comprendre et je gravis une côte.
A Hong-Kong, on ne voit que montées, sauf quand le brouillard couvre tout, excepté la mer.
Des fougères arborescentes jaillissaient du sol. Des azaléas se mêlaient aux fougères et des bambous dominaient le tout.
Il était donc tout naturel que je trouvasse un funiculaire qui se tenait sur la tête et agitait les pieds dans le brouillard.
On appelait cela le tramway de la Fissure Victoria et on le hissait au moyen d’un câble.
Il escaladait une côte dans l’espace à un angle de 65 degrés, et pour ceux qui ont vu le Righi, le Mont Washington, un chemin de fer à crémaillère quelconque, il n’y aurait rien eu là de surprenant. Mais ni vous ni moi, n’avons jamais été hissés d’Annandale au Chanta-Maidan en ligne directe, avec un escarpement de cinq cents pieds du côté de la contre-voie, et nous avons le droit de nous émerveiller.
Il n’est pas usuel de courir en montant des plans inclinés au bout d’une corde, et surtout quand vous ne pouvez voir à deux yards devant vous, et que tout le globe, au-dessous de vous, ressemble à un chaudron où tournoie le brouillard.
En outre, à moins que vous ne soyez prévenu qu’il s’agit d’une illusion d’optique, il n’est guère amusant de voir, de l’endroit où vous êtes assis, les maisons et les arbres sous des angles de lanterne magique.
De telles choses, avant le déjeuner, sont pires que le long roulis des mers de Chine.
On me mit à terre à douze cents pieds au-dessus de la ville, sur la route militaire de Dalhousie, ainsi que cela se fera quand l’Inde aura un excédent.
Alors on m’amena un prétentieux dandy que, faute de nom meilleur, on appelait une chaise.
A cela près que ce véhicule est trop allongé pour tourner facilement les angles, une chaise est de beaucoup supérieure à un dandy.
Ce dandy ressemble davantage à un tonjon de la région de Bombay, de l’espèce que nous employons à Mahableshwar.
Vous êtes assis dans une chaise d’osier suspendue mollement sur dix pieds de bois élastique et vous avez de légers volets pour vous protéger contre la pluie.
— Nous voici maintenant, dit le Professeur en tordant son chapeau tout emperlé de rosée, nous voici en excursion de plaisir. Ceci, c’est la route de Chakrata dans la saison des pluies.
— Non, dis-je, c’est de Solon à Kasauli que nous allons. Regardez ces roches noires.
— Peuh ! dit le Professeur. C’est un pays civilisé, celui-ci. Regardez la route. Regardez les garde-fous. Regardez les caniveaux.
Et aussi vrai que j’espère ne jamais revenir à Solon, la route était cimentée, les barreaux des garde-fous étaient fixés avec du mortier dans des blocs de granit et les caniveaux pavés.
Ce n’était guère plus large qu’un chemin de montagne, mais quand cela aurait été la promenade favorite du Vice-Roi, on ne l’eut pas mieux entretenue.
Il n’y avait point de vue.
C’est pourquoi le Professeur s’était muni de son appareil photographique.
Nous dépassâmes des coolies qui élargissaient la route, des maisons fermées ou abandonnées, de solides petites maisons trapues, bâties en pierre, portant de jolis noms selon notre coutume dans les stations des montagnes : Issue de la Ville, — Pays des Rochers, — et autres de ce genre, et à cette vue mon cœur devint tout brûlant en moi.
Hong-Kong n’avait nul droit de copier de cette façon Mussoorie.
Nous arrivâmes au point où les vents se donnent rendez-vous, à dix-huit cents pieds au-dessus de l’univers entier, et je vis quarante milles de nuages.
C’était le Pic, le grand point de vue de toute l’Ile. Une boutique de blanchisserie, un jour de lessive, aurait été plus intéressante.
— Descendons, Professeur, dis-je, et réclamons notre argent. Ce n’est pas une vue.
Nous descendîmes par l’étonnant tramway. Chacun de nous faisait semblant d’être moins agité que l’autre et nous partîmes en quête d’un cimetière chinois.
— Allez à la Vallée heureuse, nous dit un homme au fait du pays, à la Vallée heureuse, où se trouvent le champ de course et les cimetières.
— C’est Mussoorie, dit le Professeur. Je le savais d’avance.
C’était Mussoorie, bien que nous eussions à faire d’abord un demi-mille à travers Portsmouth Hard.
Des soldats nous jetèrent des sourires moqueurs, par les vérandahs de leurs solides casernes à trois étages.
Tous les élèves de marine de l’escadre de Chine étaient rassemblés au Club de la Marine Royale, et ils rayonnaient sur nous.
L’élève de marine est une belle créature, un être plein de santé… Mais il y a déjà longtemps que j’ai donné mon cœur à Thomas Atkins et c’est à lui que va mon affection.
A propos, comment se fait-il qu’un régiment écossais, celui du comté d’Argyll, ou celui du comté de Sutherland, par exemple, reçoive d’aussi bonnes recrues ?
Est-ce que le jupon et la bourse de renard attirent de jeunes gaillards de cinq pieds neuf pouces, avec trente-neuf pouces de tour de poitrine ?
La marine attire aussi de beaux hommes ; comment se fait-il que nos régiments d’infanterie soient si mal partagés ?
Nous arrivâmes à la Vallée heureuse en passant près d’un monument élevé à certain Anglais défunt.
Ces choses-là cessent de vous émouvoir au bout d’un certain temps. Elles ne sont que la semence de la grande moisson dont les enfants de nos enfants récolteront certainement les fruits.
Les hommes ont péri dans les combats ou par la maladie. Nous tenons Hong-Kong, et grâce à notre force et notre sagesse, c’est une grande Cité, bâtie sur un roc, et pourvue d’un charmant petit champ de course de quatorze cents yards de long, installé dans les montagnes, et bordé d’un côté par les demeures des morts, Mahométans, Chrétiens et Parsis.
Une clôture de bambous sépare des cimetières le champ de courses et la grande tribune.
Il est sans doute suffisant pour Hong-Kong, ce champ de course, mais tiendriez-vous à suivre des yeux les élans de votre poney, en ayant derrière vous, à moins de cinquante pas, ce terrible mémento ?
Ils sont fort beaux, ces cimetières, et tenus avec le plus grand soin.
La pente rocheuse commence si près d’eux que les morts les plus récents peuvent commander presque de leur place la vue de tout le champ.
Même à cette grande distance des querelles d’Église, on ensevelit à part les différentes sectes chrétiennes.
Une croyance peint son mur de blanc, l’autre de bleu.
Cette dernière, aussi rapprochée que possible de la tribune, écrit en grands caractères : Hodie mihi, cras tibi.
Non, je ne tiendrais guère à faire courir à Hong-Kong. Cette réunion dédaigneuse qui se trouve derrière la grande tribune suffirait pour tuer toute chance.
Les Chinois ne sont pas disposés à montrer leurs cimetières.
Nous cherchâmes le nôtre sur la pente de terrasse en terrasse, à travers des champs cultivés, puis des bois, puis encore des champs cultivés, et nous arrivâmes enfin à un village de cochons blancs et noirs, avec des rochers rouges et disloqués au delà desquels reposaient les morts.
C’était un endroit de troisième ordre, mais joli.
J’ai étudié pendant cinq jours au moins ce mystère en toile cirée qu’est le Chinois, et j’ai voulu savoir pourquoi il tient à être enseveli dans un beau paysage et de quelle façon il reconnaît un beau paysage quand il en rencontre un, mais cela est insondable pour moi. Il le possède quand il ne possède plus la facilité de voir, et ses amis font partir des pétards au-dessus de lui, en signe de triomphe.
Ce soir-là, je dînai avec le Taipan dans un palais.
On dit que le prince-marchand de Calcutta est mort, tué par la Bourse.
Hong-Kong devrait être en état d’en fournir un ou deux échantillons.
Ce qu’il y a de plaisant au milieu de toute cette opulence, — une opulence comme on en voit dans les romans, — c’est la singulière déférence qu’on témoigne à l’égard de Calcutta.
Consolez-vous grâce à cela, Gentlemen du Fossé, car, par ma foi, c’est bien la seule chose dont vous puissiez vous faire gloire.
A ce dîner, j’appris que Hong-Kong est imprenable et que la Chine se hâtait d’importer des canons de douze et de quarante tonnes pour la défense de ses côtes.
J’eus des doutes sur l’une de ces assertions, mais l’autre était la vérité.
Ceux qui ont occasion de parler de la Chine dans ces régions le font en termes respectueux, comme qui dirait : « L’Allemagne va faire ceci ou cela » ou bien : « Telle est la manière de voir de la Russie ».
Les mêmes hommes qui parlent ainsi font tout leur possible pour faire pénétrer dans le Grand Empire tous les stimulants de l’Ouest, chemins de fer, lignes de tramways, et le reste.
Qu’arrivera-t-il si la Chine se réveille pour tout de bon, crée une ligne de Shanghaï à Lhassa, puis une ligne de steamers pour les immigrants du drapeau impérial jaune, si elle se charge elle-même de diriger ses manufactures de canons et ses arsenaux ?
Les Anglais énergiques qui embarquent des canons de quarante tonnes concourent à ce résultat, mais ils disent tous : « Nous sommes bien payés pour ce que nous faisons. Il n’y a pas de sentiment dans les affaires, et, en tout cas, la Chine ne sera jamais en guerre avec l’Angleterre ».
C’est bien vrai : il n’y a point de sentiment en affaires.
Le palais du Taipan, plein de belles choses et de fleurs plus charmantes encore que les meubles pareils à des pierres précieuses, dont elles étaient l’ornement, aurait rendu heureux une centaine de jeunes gens qui soupirent après le luxe et fait d’eux des écrivains, des chanteurs, des poètes.
Il était habité par des gens à forte tête, qui regardaient bien droit, qui étaient assis parmi les splendeurs, et qui causaient affaires.
Si je ne devais pas devenir un Birman à ma mort, je souhaiterais d’être un Taipan à Hong-Kong.
Il en sait si long, il traite sur un si grand pied avec des Princes, avec des Puissances, et il a un pavillon à lui qu’il fait flotter sur tous ses steamers.
La chance bénie, qui veille sur les voyageurs, me fit le lendemain assister à un pique-nique, et tout cela parce que le hasard me poussa par erreur dans une maison.
Cela est parfaitement vrai et c’est bien là notre façon anglo-indienne de faire les choses.
— Peut-être, dit l’hôtesse, ce sera notre seule journée de beau temps, profitons-en pour lancer un vapeur.
Et aussitôt nous voilà embarqués sur un nouveau monde — celui du port de Hong-Kong — et avec un égard tout dramatique pour l’appropriation des choses et des noms, notre petit navire s’appelait le Pionnier.
Le pique-nique comprenait le nouveau Général, — celui qui était arrivé d’Angleterre sur le Nawab, et qui m’avait renseigné au sujet de Lord Wolseley, — et son aide-de-camp, un Anglais accompli, et fort différent d’un officier de l’Inde.
Jamais il ne parlait métier, et, quand il éprouvait quelque désappointement, il le cachait derrière sa moustache.
Le port est, à lui seul, un vaste monde.
D’après les photographies, il est charmant, et je serais porté à le croire par les échappées aperçues à travers le brouillard, pendant que le Pionnier se frayait passage à travers les lignes de jonques, les paquebots amarrés, les pontons à charbon qui se balançaient, et la coquette et basse corvette américaine, l’Oronte, énorme et laide, le Cafard presque aussi petit que son homonyme, l’ancien trois ponts converti en un hôpital militaire.
C’est, ce Cafard, l’occasion d’un changement d’air pour notre Tommy.
Nous allions à travers des milliers de sampans manœuvrés par des femmes qui ont leurs bébés attachés sur leur dos.
Puis, nous longeâmes la partie de la ville qui fait face à la mer et nous vîmes combien elle était grande.
Nous arrivâmes enfin à un fort inachevé, situé à une grande hauteur sur la pente d’une verte colline, et je contemplai le nouveau général comme les hommes contemplent un oracle.
Vous ai-je dit que c’était un général du Génie, envoyé tout exprès pour s’occuper des fortifications ?
Il jeta un regard sur la terre de couleur gris-vert et la maçonnerie de granit.
Il y avait dans ses yeux une expression d’intérêt professionnel. Peut-être allait-il dire quelque chose : dans cet espoir je me rapprochai de lui.
Il parla en effet :
— Du sherry et des sandwiches ? Merci, je veux bien. C’est extraordinaire comme l’air marin vous donne de l’appétit, dit le général.
Et nous continuâmes à longer la côte verdoyante, en contemplant d’imposantes maisons de campagne, bâties en granit, et qu’habitent des Pères Jésuites et des négociants opulents.
C’était le Mashobra de ce Simla. C’étaient aussi les Highlands, cela tenait encore du Devonshire.
C’était particulièrement gris et glacial.
Jamais le Pionnier ne circula en des eaux plus étranges.
D’un côté on voyait une multitude innombrable d’îlots, de l’autre les rivages profondément échancrés de l’île principale, qui parfois descendaient vers la mer en petites baies sablonneuses, parfois aussi tombaient en escarpements à pic, avec des grottes creusées par les flots et que remplissait le bruit sourd des brisants.
En arrière les collines montaient dans le brouillard, l’éternel brouillard.
— Nous allons à Aberdeen, dit l’hôtesse, puis à Stanley. De là nous traverserons l’île à pied par la route du réservoir de Ti-tam. Cela vous fera voir une grande partie du pays.
Nous entrâmes dans un fiord et découvrîmes un brun village de pêcheurs qui montait la garde entre deux docks, et un policeman sikh.
Tous les habitants étaient des femmes aux joues roses, dont chacune possédait le tiers d’un bateau, et un baby tout entier, enveloppé dans de l’étoffe rouge et attaché sur son dos.
La mère était vêtue de bleu, pour la raison suivante, si son mari lui donnait des coups par dessus les épaules, il y aurait eu bien des chances pour qu’il aplatît la tête du bébé, à moins que l’enfant ne fût d’une couleur différente.
Puis, nous quittâmes tout à fait la Chine, et nous naviguâmes en plein Lochaber, avec un climat correspondant au paysage.
Bonnes gens que rafraîchit le punkah, figurez-vous un instant des promontoires voilés de nuages, et s’avançant dans une mer d’un gris d’acier, crispée par une brise qui râpe les joues, vous oblige à vous asseoir au-dessous des bastingages et à reprendre difficilement haleine.
Figurez-vous le roulis et le tangage d’un petit navire qui va bourdonnant d’île en île ou se lance témérairement à l’entrée d’une baie d’un mille de large, pendant que vous sentez mûrir, au milieu d’un paysage tout nouveau, de propos nouveaux, de physionomies nouvelles, un appétit qui fera honneur au grand Empire sur une terre étrangère.
Nous nous trouvâmes en face d’un autre village qu’on nommait Stanley, mais il était tout autre qu’Aberdeen.
Des maisons inhabitées, en pierre brune, contemplaient fixement la mer du haut des dunes peu élevées, et en arrière rugissait une longue étendue de muraille battue des vents.
Inutile de demander ce que signifiaient ces choses : elles criaient bien haut. C’est un cantonnement abandonné. Sa population est dans le cimetière.
Je demandai :
— Quel régiment ?
— Le 92e, il me semble, répondit le général, mais c’était au temps jadis, vers mil huit cent soixante. Je crois qu’on mit en garnison ici quantité de troupes et que l’on construisit des casernes en cet endroit, mais la fièvre fit périr les hommes comme des mouches. N’est-ce pas un lieu de désolation ?
Mon esprit se reporta vers un cimetière négligé, à un jet de pierre du tombeau de Jehangir, dans les jardins de Shalimar, où les bestiaux et le bouvier voient le lieu de repos suprême des premières troupes qui occupèrent Lahore.
Nous sommes un grand peuple, un peuple très fort, mais nous avons bâti notre Empire bien coûteusement avec les os des hommes qui sont morts de maladie.
— Mais parlez-nous des fortifications, général. Est-il vrai que… etc…, etc. ?
— Les fortifications sont très suffisantes telles que les voilà. Ce qu’il nous faut, ce sont des hommes.
— Combien ?
— Mettons trois mille pour l’Ile. C’est assez pour arrêter toute expédition qui pourrait survenir. Regardez toutes ces petites baies et criques. Il y a vingt endroits derrière l’Ile, où l’on pourrait débarquer des hommes et causer bien des désagréments à Hong-Kong.
— Mais, hasardai-je, n’est-il pas théoriquement admis que notre flotte devrait arrêter toute expédition avant qu’elle parvînt ici ?… tandis qu’on suppose que les forts ont pour but d’empêcher que le passage ne soit coupé, qu’un bombardement ne soit exécuté, que la ville ne soit mise à contribution par un ou deux vaisseaux de ligne détachés.
— Si vous partez de cette théorie, dit le général, les navires de guerre devraient aussi être arrêtés par notre flotte. Tout cela, ce sont des sottises. Si une puissance quelconque parvient à jeter des troupes ici, il faudra que vous ayez des troupes pour les chasser, et… ne désirons-nous pas d’en avoir ?
— Et vous ? Vous commandez ici pour cinq ans, n’est-ce pas ?
— Oh ! non, au bout de dix-huit mois, il me faudra partir. Je ne tiens pas à rester collé ici. Pour mon compte j’ai d’autres idées, dit le général, enjambant des éboulis pour aller jusqu’à son déjeuner.
Et c’était justement ce qu’il y avait de pire.
Un excellent général qui venait aider à parachever les fortifications, un œil sur Hong-Kong, et l’autre, l’œil droit, sur l’Angleterre.
Il serait plus qu’un homme, s’il ne troquait son commandement et ses instructions pour le commandement d’une brigade dans la première bagarre qu’aurait l’Angleterre.
Il redouterait de rester trop longtemps perdu au loin. Il craindrait de se trouver trop en dehors du courant… et…
Eh bien ! Nous sommes justement comme cela dans l’Inde, et il n’y a pas le moindre espoir de lever une légion perdue pour le service colonial,… une légion composée d’hommes qui accompliraient leur tâche au même endroit sans jamais le quitter et n’auraient jamais d’autre perspective.
Mais souvenez-vous que Hong-Kong, avec cinq millions de tonnes de charbon, cinq milles de quais d’embarquement, de docks, de jetées, son énorme importance comme cité, son commerce de quarante millions, et les plus charmantes parties de pique-nique qu’on puisse voir, a besoin de trois mille hommes… et elle ne les obtiendra point.
Elle a deux batteries d’artillerie de garnison, un régiment, un tas d’artilleurs lascars, à peu près assez pour empêcher les canons de se rouiller sur leurs affûts.
Il y a trois forts sur une île, — l’Ile du Tailleur de pierres — entre Hong-Kong et le continent, trois forts sur l’île même d’Hong-Kong et trois ou quatre autres éparpillés çà et là.
Naturellement, l’armement complet en canons n’est point arrivé.
Même dans l’Inde, on ne saurait armer des forts sans artilleurs exercés.
Mais le déjeuner à l’abord d’un rocher était plus intéressant que la défense coloniale. On n’est pas en état de parler politique quand on a le ventre vide.
Notre unique journée de beau temps finit par du vent et de la pluie sur les assiettes vides, et la marche à travers les terres commença.
Lorsque l’esquif eut à demi disparu dans la buée, nous passâmes le long des champs de canne à sucre et de troupeaux de gros cochons, le long du morne cimetière des soldats sur la côte.
On traversa une étendue de lande, et on finit par rencontrer une route de montagne qui dominait la mer.
Les perspectives se mouvaient, changeaient comme dans un kaléidoscope.
Tout d’abord, ce fut une croupe rugueuse, toute semée de touffes ruisselantes, sans qu’on vît rien au-dessus, ni au-dessous, ni aux alentours, sinon du brouillard et les lances raides de la pluie. Puis, une route rouge balayée par de l’eau qui tombait dans l’inconnu. Puis, une combe, aux murs presque aussi droits que ceux d’une maison, au fond de laquelle se glissait la mer, verte comme du jade. Puis, une vue sur une baie, un banc de sable blanc, enfin une jonque à voilure rouge qui louvoyait sous les rafales. Enfin, plus rien que de la roche mouillée et des fougères, et la voix du tonnerre bondissant de cime en cime.
La route, revenant vers l’intérieur des terres, nous ramena près des bois de pins de Theog et des rhododendrons — mais on les appelait des azaléas — de Simla et la pluie ne cessait de tomber, comme si on eût été au mois de juillet dans les collines et non au mois d’avril à Hong-Kong.
Une armée envahissante marchant sur Victoria aurait eu bien de la peine, même si la pluie n’était pas tombée.
Il n’y a qu’une ou deux ouvertures dans les montagnes par où elle aurait pu passer, et on prépare un plan grâce auquel on pourra la couper et l’anéantir dès son arrivée.
Lorsqu’il me fallut escalader à reculons une montée, en plantant profondément mes talons dans la vase, je plaignis sincèrement cette armée d’invasion.
Le réservoir à parois de granit et le tunnel de deux milles, qui amènent l’eau à Hong-Kong, valent-ils une visite ?
Je ne saurais le dire.
Il y avait dans l’air trop d’eau pour qu’on goûtât quelque confort, même en tâchant de penser au pays.
Mais allez-y, faites le trajet — dix milles — et deux milles seulement sur un terrain de niveau. Allez en bateau à vapeur au cantonnement abandonné de Stanley, traversez l’île, et dites-moi si vous avez jamais vu rien de si sauvage, de si merveilleux en son genre que ce paysage.
Je remonte le fleuve jusqu’à Canton et ne puis m’arrêter pour faire de la peinture écrite.
La Providence se plaît aux sarcasmes. Elle nous envoya de la pluie et un vent glacial depuis le commencement jusqu’à la fin.
Voilà un des désagréments qu’on éprouve à quitter l’Inde. Vous coupez le câble qui vous retient sous le seul climat digne de confiance qu’il y ait dans le monde.
Je méprise un pays où il faut perdre la moitié de son temps à observer les nuages.
L’excursion de Canton (j’étais parti dans cette direction) vous fait faire la connaissance du steamer de fleuve américain, qui ne ressemble aucunement à un vaisseau de la flottille de l’Irraouaddy, non plus qu’à un omnibus, comme bien des gens le croient.
Il se compose exclusivement de peinture blanche, de plomb en feuilles, d’une corne de vache, d’un tremplin, et il contient un chargement presque aussi considérable qu’un navire de la Peninsular and Oriental.
Le commerce entre Canton et Hong-Kong paraît énorme, et un steamer couvre les quatre-vingt-dix milles qui séparent un port de l’autre en une journée.
Les passagers chinois n’en sont pas moins enfermés sous les écoutilles ou leur équivalent, dès qu’ils quittent le port, et une fois par jour, le râtelier de Sniders chargés dans la cabine est l’objet d’une inspection et d’un nettoyage.
Chaque jour aussi, à ce que je m’imagine, le capitaine de chaque bateau raconte à ses passagers globe-trotters la vénérable histoire du pillage d’un steamer fluvial, — comment deux jonques l’assaillirent à un tournant favorable du fleuve, pendant que les passagers indigènes qui s’y trouvaient se soulevaient et se conduisaient de manière à donner beaucoup d’occupation à l’équipage, ce qui finit par un nettoyage à fond de ce steamer.
Les Chinois sont un peuple étrange !
Il n’y a pas fort longtemps, ils eurent des difficultés à Hong-Kong, à propos de la photographie des coolies travailleurs, et dans l’agitation, qui fut considérable, une vieille jonque à moitié démolie prit position en face du quai, dans l’intention avouée d’envoyer un boulet de trois livres à travers les fenêtres de la maison de commerce qui avait donné l’idée de la photographie. Et cela bien qu’en moins de dix minutes, navire et équipage eussent pu être réduits en cendres de cigarettes.
Mais personne ne pilla le Ho-Nam, bien que les passagers eussent fait tout leur possible pour y mettre le feu en renversant les lampes de leurs pipes à opium.
Sa masse encombrante, mugissante, se fraya passage à travers les rangs serrés des navires du port, et partit par un brouillard gris, par une pluie battante.
Lorsque je dis que le paysage ressemblait à celui des Highlands, vous pensez ce que cela peut signifier dans un pareil moment.
De grands steamers à hélice, des bateaux chinois à porcs, à fort tirant d’eau, et chargés d’une cargaison vivante, des jonques qui se balançaient, des sampans prêts à faire le plongeon, remplissaient les parties navigables d’un cours d’eau aussi large que l’Hughli, et beaucoup mieux défendu, en ce qui regarde l’art humain.
La petite difficulté, que les Chinois avaient eue quelques années auparavant avec les Français, avait appris aux premiers bien des choses dont il eût mieux valu pour nous qu’ils ne prissent aucun souci.
Le premier objet qui frappe dans la ville de Canton, c’est le double clocher de la vaste église catholique.
Otez-lui votre chapeau, parce que cela signifie bien des choses et que c’est le drapeau visible d’une bataille qui doit être encore livrée.
Jamais les missionnaires de la Mère des Églises n’engagèrent une lutte aussi formidable que celle qu’ils eurent avec la Chine et jamais nation n’a déployé tant de science à torturer les missionnaires.
Peut-être un jour où il faudra examiner les livres de comptes de chaque race, donnerait-on raison aux deux races, la blanche et la jaune, pour avoir agi, chacune, selon ses lumières.
J’ai contemplé à loisir la cité du bord du steamer et j’ai jeté mes cartes.
— Je me sens hors d’état de décrire cet endroit et en outre je hais le Chinois.
— Peuh ! ce n’est que Bénarès multiplié huit fois. Allons, venez !
C’était Bénarès, mais sans larges rues ou chanks, et pourtant plus sombre que Bénarès, en ce que partout la mince ligne du ciel était masquée entièrement par des enseignes flottantes superposées en étages, rouge, or, noir ou blanc.
Les boutiques s’élevaient sur des soubassements de granit, avec des murs en brique pukka et des toits de tuiles.
Leurs façades étaient de bois sculpté, doré ou peint de façon sauvage.
John s’entend parfaitement à arranger une boutique, alors même qu’il n’aurait à y vendre, en fait de jolies choses, que des volailles aplaties et des tripes.
Une boutique sur deux était un restaurant, et l’espace qui les séparait bondé de créatures humaines.
Connaissez-vous ces horribles éponges pleines de vers, qui croissent dans les mers chaudes ? Vous en cassez un morceau et le ver se casse aussi.
Canton, c’était cette éponge :
— Hi ! Iow yah ! Tohoh wang ! hurlaient à la foule les porteurs de chaises, mais je craignais que si les perches écorchaient l’angle d’une maison, les briques elles-mêmes ne se missent à saigner.
Hong-Kong m’avait montré comment le Chinois était capable de travailler. Canton m’expliqua pourquoi il faisait si peu de cas de la vie.
La vie humaine est un article à meilleur marché que dans l’Inde.
Je haïssais déjà pas mal le Chinois. Ma haine doubla, lorsque je me sentis étouffer dans ses rues fourmillantes où la peste seule était capable d’ouvrir un passage.
Certes, ce n’était point défaut de civilité de la part des gens, mais l’entassement était à lui seul effrayant.
Il y a dans le monde trois ou quatre endroits où il est préférable pour un Anglais de se mettre promptement d’accord avec son adversaire, quelle que soit la nationalité de celui-ci.
Canton vient en tête de la liste. N’ayez jamais de discussion avec qui que ce soit dans Canton. Laissez cela au guide.
Alors les puanteurs montèrent et nous accablèrent. Sous ce rapport, Canton est égal à vingt fois Bénarès.
L’Hindou est un saint qui pratique l’hygiène quand on le compare au Chinois. C’est sous le même rapport un rigide Malthusien.
— Très mauvaise odeur dans cet endroit. Venez par ici tout droit, dit Ah Cum qui avait appris son anglais d’un Américain.
Il fut très bon.
Il me montra des boutiques de joaillerie en plume, où des gens étaient assis, découpaient dans les ailes brillantes des geais de tout petits carrés de plumes bleues et lilas, les collaient sur des montures dorées, de sorte que le tout ressemblait aux plus rares des émaux de Jeypore.
Nous entrâmes dans une boutique.
Ah Cum tira derrière lui la porte massive et mit le verrou, pendant que la foule s’entassait devant les fenêtres et les barreaux des volets.
Je pensais plus à la foule qu’à la joaillerie.
La cité était si sombre et la foule si nombreuse, et parmi elle il y avait tant de gens dont la figure n’avait rien d’humain !
La marche du Mongol est un joli sujet à traiter dans un article de magazine.
Entendez-la une seule fois dans le demi-jour d’une vieille boutique de curiosités, où les diables sans nom de la religion chinoise vous font des grimaces du haut des étagères du fond, où des dragons de bronze, révélateurs de malpropreté, s’accrocheront à vos pieds pendant que vous trébuchez sur le sol.
Écoutez le bruit de pas sur les blocs de granit de la route et la vague de voix d’hommes qui vient se briser, cela n’est pas humain !
Observez les faces jaunes qui vous dévisagent entre les barreaux, et vous serez effrayés comme je le fus moi-même.
— C’est du beau travail, dis-je au Professeur, qui se penchait sur un jupon de Canton, une merveille de vert pâle, de bleu et d’argent. Maintenant je comprends pourquoi les Européens civilisés, d’origine irlandaise, tuent les Chinois en Amérique. C’est chose justifiable que de les tuer. Il serait parfaitement juste d’effacer la ville de Canton de la surface du globe, d’exterminer tous ceux qui échapperaient au bombardement. Le Chinois ne devrait pas compter.
Je poursuivais mes propres idées, qui étaient de couleur noire, de saveur amère.
— Ne pourriez-vous donc pas regarder les lions et y prendre plaisir et laisser la politique aux gens qui prétendent s’y connaître ? dit le Professeur.
— Il ne s’agit pas de politique, répondis-je. Ce peuple devrait être exterminé parce qu’il n’a rien de commun avec aucun des peuples que j’ai rencontrés jusqu’à ce jour. Regardez leurs figures ; ils nous méprisent, vous pouvez voir cela, et ils ne nous redoutent pas le moins du monde.
Alors Ah Cum nous conduisit par des rues sombres au Temple des Cinq Cents Génies qui était une des choses à voir dans cette lapinière.
C’était un temple bouddhiste, avec les accessoires usuels : autels, lumières sur les autels, figures colossales de gardiens aux portes.
Autour de la cour intérieure s’étend un corridor dont les deux faces sont couvertes de figures de deux grandeurs représentant la plupart des races de l’Asie.
On dit que plusieurs Pères Jésuites figurent dans cette galerie. Vous trouverez cela indiqué en détail dans les Guides de voyageurs — et voici l’image d’un bon vivant en chapeau, avec toute la barbe, mais nu jusqu’à la ceinture, comme toutes les autres :
— Ce gentleman européen, dit Ah Cum, c’est Marco Polo.
— Tirez-en le meilleur parti possible, dis-je. Un temps viendra où il n’y aura plus de gentlemen européens, où il n’y aura plus que des Jaunes à l’âme noire — à l’âme noire, Ah Cum, et qui tiendront du diable leur père l’aptitude à faire plus de travail qu’ils ne devraient.
— Venez voir une horloge, dit-il, vieille horloge. Elle marche par l’eau. Allons, venez !
Il nous conduisit dans un autre temple et nous montra une vieille clepsydre contenant huit gurrahs, exactement le même genre d’objets dont on se servait dans les régions écartées de l’Inde pour tenir lieu de veilleurs.
Le Professeur jure que cette machine, qui est censée donner l’heure à la ville, se règle sur les cloches des steamers du fleuve, attendu que l’eau de Canton est trop épaisse pour couler dans un tube qui aurait moins d’un demi-pouce de diamètre.
De la pagode de ce temple nous pûmes voir que les toits de toutes les maisons au-dessous étaient couverts de cruches pleines d’eau.
Il n’y a dans la ville aucune organisation contre l’incendie : une fois allumé, il continue jusqu’à extinction.
Ah Cum nous conduisit au champ du Potier où les exécutions ont lieu.
Les Chinois massacrent par centaines et je suis loin de trouver qu’il y ait de la cruauté dans cette générosité à répandre le sang.
Ils pourraient faire marcher les exécutions sur le pied de dix mille par an à Canton, sans que cela influe sur le niveau constamment ascendant de la population. Un bourreau, qui avait vu du pays, sans doute étant sans place, nous offrit une épée en nous garantissant qu’elle avait coupé bien des têtes.
— Gardez-la, dis-je, gardez-la, et que la bonne besogne continue. Mon ami, vous ne sauriez exécuter trop librement dans ce pays. Vous avez, à ce qu’on m’apprend, le bonheur de posséder une aristocratie purement littéraire, recrutée, — reprenez-moi en cas d’erreur, — dans toutes les couches sociales, et plus particulièrement dans celles où l’idée de la cruauté commise de sang-froid, a jeté les plus profondes racines, pour ainsi dire. Or, quand, à la nature héréditairement diabolique, on ajoute une éducation purement littéraire consistant en tendances cruelles et formalistes, le résultat, ô mon ami à mauvaise mine, le résultat, je le répète, est un état de choses vaguement indiqué dans la description que fait le Petit Pèlerin de l’Enfer des Égoïstes. Vous n’avez pas lu, je suppose, les ouvrages du Petit Pèlerin ?
— On dirait, à sa figure, qu’il va sauter sur vous avec cette épée, dit le Professeur. Partons et allons voir le temple des horreurs.
Ce temple-là était en quelque sorte l’établissement d’une Mme Tussaud chinoise.
On y voyait des figures représentant en grandeur naturelle des hommes pilés dans des mortiers, coupés en tranches, fricassés, grillés, empaillés, et transformés par les diableries les plus variées, ce qui m’écœura et m’affligea.
Mais les Chinois sont miséricordieux, même dans leurs supplices.
Lorsqu’un homme est pilé dans un moulin, il y est jeté la tête la première, d’après les modèles.
C’est ennuyeux pour la foule qui est là pour voir la farce, mais cela évite de la peine aux exécuteurs.
Il faut surveiller attentivement un homme à moitié pilé. Sans cela il arrive à s’esquiver en se tortillant.
Pour couronner le tout, nous allâmes voir la prison, qui était un foyer de pestilence dans une rue écartée.
Le Professeur frissonna :
— C’est très bien, dis-je. Les gens, qui ont envoyé les prisonniers ici, n’ont aucun souci à leur sujet. Les gens doivent avoir l’air horriblement misérables, mais je suppose qu’ils ne s’en tourmentent pas beaucoup, et Dieu sait si je m’en soucie. Ce ne sont que des Chinois. S’ils se traitent entre eux comme des chiens, pourquoi les regarderions-nous comme des êtres humains ? Laissons-les pourrir. Je demande à retourner à bord du steamer. Je demande à rentrer sous les canons de Hong-Kong. Fi !
Puis nous parcourûmes une succession de rues et de maisons de second ordre, pour arriver enfin au mur de la ville, au côté de l’ouest, par un escalier aux marches nombreuses.
Il y avait de la propreté en cet endroit.
Le mur descendait de trente ou quarante pieds dans des champs de riz.
Au delà s’étendait un demi-cercle de collines où chaque yard carré est planté de tombes.
Canton l’abominable est sous la garde de ses morts et les morts sont plus que les myriades de vivants.
Sur la cime gazonnée du mur se trouvaient des canons anglais tout rouillés qui avaient été encloués et abandonnés après la guerre.
Ils ne devraient pas être là.
Une pagode de cinq étages nous permit de contempler la cité dans son ensemble, mais j’étais las de voir ces rats dans leurs trous. Je ressentais de la fatigue, de l’horreur et de la mauvaise humeur.
L’excellent Ah Cum nous mena à la villa du jardin d’été du Vice-Roi située sur la pente tournée vers la ville d’une colline couverte d’azalées et entourée de cotonniers.
Dans le sous-sol, il y avait une belle chapelle à idoles. En haut, un vestibule de réceptions officielles avec des vérandahs vitrées et des meubles en ébène rangés le long des murs en quatre lignes droites. Ce n’était qu’une oasis de propreté.
Dix minutes plus tard, nous rentrions dans la cité fourmillante, où nous étions privés de lumière et d’air respirable.
Une ou deux fois nous rencontrâmes un mandarin avec la mince moustache officielle et le petit bouton rouge au sommet de la coiffure.
Ah Cum était en train de nous expliquer la nature et les caractères distinctifs d’un mandarin, quand nous arrivâmes à un canal qu’on franchissait au moyen d’un pont anglais, et qui se fermait avec une porte de fer, confiée à la garde d’un policeman de Hong-Kong.
Nous étions dans une station indienne, avec des magasins européens, des boutiques de Paris et tout le reste assorti.
C’était le quartier anglais de Canton où il se trouvait deux cent cinquante Sahibs.
Il aurait mieux valu placer une mitrailleuse Gatling derrière la porte du pont.
Les Guides de voyageurs vous apprendront que ce quartier fut cédé par les Chinois, lors du traité de 1860, et que les Français obtinrent une égale tranche de territoire.
Grâce à la force comprimante de la bureaucratie française, la « concession française » n’a jamais été louée ni vendue à des particuliers, et maintenant c’est un régiment chinois qui y croupit.
Les hommes qui voyagent vous en diront à peu près autant de Saïgon et du Cambodge.
On dirait que le Français semble atteint d’une maladie, dès qu’il endosse un uniforme officiel. C’est la paperasserite aiguë, si l’on nous permet le néologisme.
— Maintenant où êtes-vous allé et qu’avez-vous vu ? dit le Professeur, d’un ton de pédagogue lorsque nous fûmes de retour sur le Ho-Nam et que nous rentrions avec toute la vitesse possible à Hong-Kong.
— Un vaste égout de cité, plein de tunnels et habité par des diables jaunes, une cité que Doré devrait bien avoir vue. Je suis enchanté de ce que rien ne m’oblige à y retourner. Le Mongol se mettra en marche quand le bon moment sera venu pour lui. J’attends qu’il se mette en marche de mon côté. Partons pour le Japon par le prochain bateau.
Le Professeur dit que j’ai complètement gâté le récit qui précède par ce qu’il qualifie de « calomnies exagérées sur le compte d’un peuple de rudes travailleurs ».
Il n’a pas vu Canton comme je l’ai vu, à travers une imagination enfiévrée.
Une fois, avant mon départ, je grimpai jusqu’à la station civile de Hong-Kong d’où l’on domine la ville.
Là, dans de somptueuses villas bâties en pierre et ayant leur façade sur des routes ombragées, dans un vrai paradis de fleurs magnifiques et dans un silence absolu que ne troublent pas même les bruits du trafic d’en bas, les résidents font de leur mieux pour copier l’existence d’une station indienne des Collines.
Ils s’en tirent mieux que nous.
Autour du kiosque à musique, on voit les dames vêtues de costumes assortis. Chaussures, gants, parapluies leur arrivent d’Angleterre avec les toilettes, et toute memsahib sait ce que cela veut dire.
La routine de leur vie est fort analogue.
Sur un point, elles ont l’avantage sur les dames des Indes.
Les dames de Hong-Kong ont un club à elles, dans lequel les hommes ne sont, je crois, admis que par tolérance.
Quand il y a un bal, il y a environ vingt danseurs pour une danseuse, et il n’y a, pour ainsi dire, pas de vieilles filles dans l’île.
Les habitants se plaignent d’être isolés, renfermés. Ils contemplent la mer au loin, et il leur tarde de s’en aller. Ils ont leurs jours à des jours réguliers chaque semaine, et en dehors de cela ils se rencontrent autant qu’ils veulent.
Ils ont des acteurs amateurs, et ils se querellent, et les hommes et les femmes prennent parti, et la station est divisée en deux camps du haut en bas de l’échelle sociale.
Ensuite ils se réconcilient, et ils écrivent aux journaux locaux pour blâmer les critiques du terroir. N’est-ce pas touchant ?
Une dame me conta cela un après-midi et je pleurai presque de nostalgie.
— Et alors, vous savez, après qu’elle eut dit qu’elle était dans la nécessité de donner le rôle à l’autre, cela les mit en fureur. Les courses étaient si proches qu’on ne put rien faire, et Mistress B. dit que la chose était décidément impossible. Vous comprenez, n’est-ce pas, combien cela doit être désagréable ?
— Madame, dis-je, je le comprends. J’ai déjà passé par là. Mon cœur quitte Hong-Kong. Au nom du grand Mofussil de l’Inde, je vous salue. A dater d’aujourd’hui, Hong-Kong est l’un de Nous : il prendra rang avant Meerut, mais après Allahabad dans toutes les cérémonies et revues.
Elle se figura, je crois, que j’avais un coup de soleil, mais vous, du moins, vous saurez ce que je voulais dire.
Nous ne rions plus à bord du steamer de la Peninsular and Oriental, l’Ancona, en route pour le Japon.
Nous avons terriblement le mal de mer, parce que nous avons au-dessous de nous une mer mauvaise et au-dessus de nous une voilure humide.
La voile sert à donner plus de stabilité au navire, qui refuse de se tenir en équilibre.
Il est plein de Globe-trotters, qui refusent également de se laisser remettre d’aplomb.
Un Globe-trotter pousse à l’excès le cosmopolitisme : il prétend être malade en n’importe quel endroit.
Préface | ||
La Cité de l’épouvantable nuit | ||
I. |
— Une cité de la vie réelle | |
II. |
— Les réflexions d’un sauvage | |
III. |
— L’assemblée des Dieux | |
IV. |
— Sur les rives du Hughli | |
V. |
— Avec la police de Calcutta | |
VI. |
— Chez les Iniquités | |
VII. |
— Plus bas, toujours plus bas | |
VIII. |
— Au sujet de Lucia | |
De Calcutta à Hong-Kong |
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