Par
Pierre de Coulevain
Nelson
Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Paris Calmann-Lévy
Éditeurs
3, rue Auber
Paris
COLLECTION NELSON
Publiée sous la direction de
CHARLES SAROLEA,
Docteur ès lettres : Directeur de la Section
française à l’Université d’Édimbourg.
ÈVE VICTORIEUSE
Victor Hugo.
Il n’est guère de femme du monde, en Amérique, qui n’ait un dada artistique ou une spécialité d’élégance. Les unes recherchent les bronzes, les ivoires ; les autres, les tapisseries, les étoffes anciennes. Celle-ci est renommée pour son service de table ou pour son argenterie, celle-là pour ses bijoux ou ses dentelles. Presque toutes sont des collectionneuses passionnées, qui, sans remords, viennent dépouiller le Vieux Monde de ses reliques. Le Nouveau, grâce à elles, voit son trésor d’art s’accroître avec une rapidité prodigieuse, et le vil dollar se transforme en objets rares et précieux.
Hélène Ronald, la femme d’un des futurs grands hommes des États-Unis, était considérée comme une autorité en matière de décoration et d’arrangements intérieurs. Elle se flattait elle-même de pouvoir, au besoin, refaire une fortune en mettant son goût au service des nouveaux riches.
Sa maison de New-York était située dans cette partie de la Cinquième avenue où sont les résidences des plus notables millionnaires. Elle donnait sur le Parc Central et avait la vue de ses pelouses veloutées, de ses arbres superbes. A côté des palais Gould et Vanderbilt, elle paraissait petite et assez modeste, mais elle n’en était pas moins une merveille de goût et de confort. Hélène y travaillait sans cesse, la retouchant comme une œuvre d’art, enlevant ici un meuble, là un tableau ou un bibelot. Et elle la montrait avec orgueil, de la cuisine au grenier. La pièce dont elle tirait surtout vanité était son cabinet de toilette. Elle avait mis tout son génie féminin dans ce décor intime. D’aucuns l’eussent voulu plus sobre et plus simple ; un artiste pourtant l’eût trouvé délicieux. Les murs, entre les hautes glaces, étaient tendus de brocart gris bleu à reflets irisés, et le parquet recouvert d’un de ces tapis Morris qui sèment comme des fleurs vivantes sous les pieds. Sur les panneaux des meubles, d’un bois blanc, poli et chaud comme l’ivoire, étaient incrustés des salamandres, des oiseaux exotiques, des papillons diaprés, dont les couleurs s’harmonisaient avec les soies jaunes, bleues, roses, des sièges, des coussins et des rideaux. Sur ce fond, d’une tonalité très douce, se détachaient des aquarelles de maîtres, la garniture de vieux Dresde qui ornait la cheminée, des baguiers, des coupes anciennes, des vases de formes curieuses, enfin la large table, surmontée d’un miroir, où les ustensiles de toilette en or, en argent, en écaille blonde, parsemaient avec ordre un merveilleux dessus en vieux point de Venise.
Un Européen, transporté subitement au seuil de ce sanctuaire, n’eût pas manqué, d’abord, de se croire chez une grande demi-mondaine parisienne ; mais, pour peu qu’il eût été doué de ce sixième sens qui pénètre les gens et les choses à la manière des rayons Rœntgen, il eût vite reconnu, malgré cette recherche et ce raffinement suspects, l’atmosphère saine de la femme honnête. Et madame Ronald était bien la figure qu’un coloriste eût placée dans ce cadre ultra-moderne. Il fallait là son corps élégant, toujours délicieusement déshabillé ou habillé, ses cheveux chatoyants, nuancés de divers tons d’or, sa blancheur mate, ses grands yeux bruns qui promenaient autour d’elle une caresse inconsciente, ses belles lèvres bien dessinées, dont le sourire découvrait des dents parfaites. Il fallait là cette tête qui donnait une impression de « blondeur » et de lumière, ce visage de charmeuse ennobli par un air d’intelligence et de supériorité.
Un soir, vers la fin de mars, Hélène s’habillait pour l’Opéra. Vêtue d’une robe d’un jaune très doux, dont le décolleté laissait voir toute la perfection de ses épaules, elle était assise devant son miroir. Pendant qu’elle refrisait avec soin, elle-même, quelques mèches folles, une seconde figure se refléta dans la glace, celle d’un homme de haute taille, aux cheveux noirs, aux yeux bleus.
— Ah ! Henri ! — s’écria la jeune femme sans interrompre sa frisure ; — vous êtes en retard, il me semble.
— Oui, j’ai eu un après-midi très chargé.
Les époux échangèrent une poignée de main et un regard affectueux, puis le nouveau venu se jeta dans un fauteuil à bascule, qui avait l’air d’être sa propriété, et qui se trouvait placé auprès de la table de toilette, mais à contre-jour.
— Eh bien, ma chérie, vous êtes-vous amusée aujourd’hui ? demanda-t-il avec une expression de grande bonté.
— Assez. Le déjeuner de madame Barclay a été très brillant, très gai… un succès…
— Vous avez dit beaucoup de mal des hommes ?
— Nous n’en avons pas parlé.
— C’est pire ! fit M. Ronald en souriant.
— Nous avons discuté une foule de questions intéressantes… Des Européennes ne sauraient imaginer comme c’est agréable, un déjeuner de femmes.
— Elles n’ont pas encore appris à se passer de nous.
— Tant pis pour elles ! répliqua Hélène avec une expression qui tempérait l’impertinence de sa réponse.
— Nous avons eu une belle séance d’ouverture, à notre congrès.
— Ah !
— Rauk, de Boston, a prononcé un discours remarquable. Il a passé en revue les découvertes de la chimie moderne et fait pressentir celles de l’avenir ; il a retracé le rôle et la mission des hommes de science. Je n’ai jamais rien entendu de plus magistral.
Hélène avait tranquillement suivi le fil de ses pensées.
— Imaginez, dit-elle, que madame Barclay, à son déjeuner, inaugurait un service en cristal de Bohême taillé sur ses propres dessins, une nappe et des serviettes brodées à Constantinople par des femmes syriennes.
— C’était joli ?
— Oui, original, byzantin… un peu trop riche.
— Vous savez que je dois parler, au congrès, la semaine prochaine, — fit M. Ronald revenant de son côté à ce qui l’intéressait. — Je me propose de dire leur fait aux philosophes et aux littérateurs.
— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?
— A moi, personnellement, rien ; mais leur ignorance m’exaspère. Ils ne voient pas que la science est la nature, et la nature la science même. Ils affectent de la mépriser. Ils ont proclamé sa banqueroute. Ils l’accusent d’avoir augmenté la somme des maux de l’humanité. Ils applaudissent aux échecs des savants, se moquent de leurs tâtonnements, de leurs erreurs. C’est idiot ! Ils devraient plutôt s’associer à leurs travaux, propager leurs découvertes, faire accepter la vérité. Ils rendraient ainsi l’évolution présente moins douloureuse, — car toute évolution est douloureuse !… Ils vont jeter les hauts cris, lorsqu’un de ces jours nous leur prouverons, à ces fameux idéalistes, que l’amour n’est autre chose qu’un fluide comme la lumière, comme l’électricité.
Hélène, tout occupée à bien placer dans ses cheveux de petits peignes d’écaille ornés de diamants, n’avait prêté qu’une oreille distraite à ce qui précède. Ces dernières paroles arrivèrent pourtant à son esprit et, de saisissement, son bras demeura en l’air.
— L’amour, un fluide comme la lumière ! — répéta-t-elle avec une petite grimace d’horreur, — vous vous moquez de moi !
— Pas le moins du monde.
— Ah ! ils ont bien raison de détester la science, les poètes ! N’a-t-elle pas déclaré que le baiser est un véhicule de germes infectieux ?… Et maintenant, elle viendrait proclamer que l’amour est un fluide !… Pourquoi pas un microbe, pendant qu’elle y est ?
— Parce que c’est un fluide… un fluide perceptible, enregistrable peut-être, un de ces jours, qui va touchant ici une cellule inactive, là une fibre insoupçonnée, une corde muette, pour produire chez l’individu les effets nécessaires.
— Et le libre arbitre, qu’en faites-vous ?
— Le libre arbitre ! Ils n’ont jamais passé dans nos laboratoires, ceux qui ont l’orgueil d’y croire. Nous sommes les créatures de Dieu entièrement, ses collaborateurs dociles. Nous ne sommes ici-bas que pour travailler à son œuvre, à l’œuvre universelle.
— L’amour, un fluide ! — redit encore Hélène, mal revenue de sa surprise. — En tout cas, j’espère que ce n’est pas vous qui démontrerez cela ! Je ne me soucierais pas d’être la femme de l’homme qui attachera son nom à cette abominable découverte.
— Pourquoi abominable ? Nous commençons à connaître le rôle des infiniment petits. Grâce à l’électricité, nous allons pouvoir étudier ces fluides qui sont nos fils conducteurs et parmi lesquels se trouve l’amour. La vérité est plus belle que la fable. Il y aura pour les dramaturges et les romanciers des effets puissants à en tirer ; c’est la science qui leur ouvrira une source nouvelle, inépuisable, d’émotions et de sentiments… Qu’est-ce qu’ils ont fait pour l’humanité, vos philosophes et vos poètes ? Ils l’ont leurrée d’utopies, bercée de fausses espérances ; ils ont mis un biberon vide à ses lèvres. Et c’était nécessaire, puisque cela a été. Mais le rôle des hommes de science va devenir de plus en plus grand. Ils perfectionneront et embelliront le corps humain, prolongeront la vie. Ils inventeront de nouveaux moyens de locomotion. Grâce à eux, on pourra dire dans quelques siècles : « L’homme est un être qui a marché. » Ils feront plus, eux qu’on accuse d’impiété : ils révéleront le vrai Dieu à l’humanité, et ils l’amèneront purifiée, ennoblie, croyante, au pied de ses autels.
La physionomie d’Hélène eût indiqué clairement à un observateur qu’elle n’avait point suivi son mari dans son ascension intellectuelle, mais qu’elle l’avait lâché en route ; cela lui arrivait souvent, du reste.
— Henri, — fit-elle en polissant avec un fin mouchoir de batiste les pierreries de ses bagues, — j’ai envie de fonder une ligue contre le luxe. C’est une intempérance comme une autre, après tout !
— Vous dites ?
— Que je veux fonder une ligue contre le luxe et mettre la simplicité à la mode.
— Cela ne manquerait pas d’originalité, venant de vous surtout !
— Sérieusement, si une réaction ne se fait pas, nous tomberons en plein dans l’extravagance et le mauvais goût. Pourvu que nous n’y soyons pas déjà ! Cette orgie de richesses commence à m’écœurer. Il me vient parfois l’envie d’habiter un cottage meublé du strict nécessaire, et de n’avoir que du linge uni et des robes de bure.
— Un cottage, du linge uni, des robes de bure !… Ma chère amie, vous m’effrayez : il faut que vous soyez malade pour avoir de semblables fantaisies.
— Moquez-vous, mais en vérité, j’éprouve la fatigue d’une personne qui aurait regardé trop longtemps une surface brillante. J’ai besoin de voir des choses vieilles, douces, laides même, de sortir de cette ronde effrénée que nous menons, pour respirer un peu… Oh ! je suis lasse, lasse à pleurer… L’Europe nous fera du bien, à tous les deux, car vous aussi vous êtes surmené.
— Moi ? pas du tout ! — protesta M. Ronald, — je ne me suis jamais mieux porté.
Puis, arrêtant le balancement de son fauteuil :
— Hélène, — dit-il d’un air embarrassé, presque timide, — il faut que vous me rendiez ma parole. Il m’est absolument impossible de quitter l’Amérique avant quelques mois.
La surprise fit tomber des doigts de la jeune femme la grosse perle qu’elle était sur le point d’attacher à son oreille.
— Quoi ? s’écria-t-elle avec une flambée de colère dans les yeux, — vous voulez que, maintenant, je renonce à mon voyage en Europe ?
— Non, ma chérie, je ne suis pas aussi égoïste que cela. La preuve, c’est qu’en sortant du congrès, je suis allé retenir votre cabine pour le 8 avril, à bord de la Touraine.
— Oh ! Henri, y pensez-vous ? Nous ne nous sommes jamais séparés depuis neuf ans que nous sommes mariés ! fit la jeune femme avec un joli regard tendre.
— Ce sera dur pour moi qui resterai, mais qu’y faire ? Il y a longtemps que mon préparateur n’a eu de congé. Si je ne le mets pas tout de suite au vert, il va tomber malade. En outre, je suis sur la voie d’une importante découverte, je ne puis interrompre mes travaux… Il y a encore le mariage de Dora. Elle n’a plus de père et je suis obligé de le remplacer en ma qualité de tuteur.
— Le mariage de Dora ! Vous croyez donc qu’elle a l’intention de tenir sa parole ?
— Je l’espère.
— Eh bien, elle travaille justement à la reprendre. Elle veut remettre la petite fête à l’automne et venir avec nous en Europe.
— Ce serait abominable de désappointer Jack pour la seconde fois ! Sa maison et son yacht sont tout prêts.
— Oh ! si je ne me trompe, yacht et maison attendront quelque temps encore leur maîtresse. Vous savez que Dora se vante de n’avoir jamais fait à personne le sacrifice de sa volonté ou d’un plaisir.
— Oui, pour l’égoïsme féminin, elle détient le record !…
— Voyons, Henri, vous ne me laisserez pas aller seule en Europe !
— Vous aurez tante Sophie et votre frère.
— Et vous ne serez pas jaloux ?
— Non, car j’ai une confiance absolue en votre affection et en votre honneur.
— Vous avez bien raison… Mais cela bouleverse tous mes arrangements : je comptais envoyer les domestiques à la campagne et fermer la maison.
— Fermez-la. Il me serait impossible de l’habiter sans vous. Ma mère me donnera l’hospitalité.
— Ah ! je vois que vous avez déjà fait tous vos plans ! dit Hélène un peu piquée.
— Oui, afin que vous n’ayez ni soucis ni regrets.
— Et ce que l’on va me critiquer dans votre famille !… Votre sœur s’élève sans cesse contre les Américaines qui abandonnent leurs maris pour aller s’amuser en Europe.
— Du moment que je le trouve bon, personne n’a rien à dire. Partez en paix, ma chérie.
— Oh ! si je n’avais pas un réel besoin de changement, je remettrais le voyage à l’automne ; mais j’ai les nerfs dans un état !…
— Je m’en suis aperçu ! fit M. Ronald avec un léger sourire.
— Vous ne savez pas, vous autres hommes, ce qu’est la tenue d’une maison dans ce pays de toutes les libertés. Les Européennes s’étonnent de ce que, de temps à autre, nous nous délivrons de nos ménages ! Je voudrais les voir à notre place… Oh ! le luxe de manger des dîners dont on n’a pas discuté le menu, de s’asseoir à table sans avoir à craindre quelque manifestation de mauvaise humeur de son chef ou de sa cuisinière, sous la forme d’un plat manqué !… Et le plaisir d’être servie par ces gentilles filles de chambre en bonnets blancs !… Voilà ce dont nous jouissons le plus en Europe, voilà ce dont j’ai besoin.
— Eh bien, mon amie, allez vous reposer un peu. Faites une grande provision de santé et de gaieté. Achetez de jolies choses, pendant que vous y êtes… Pas de linge uni, pas de robes de bure. Cela ne vous siérait pas du tout.
— Vous croyez ? fit la jeune femme, se regardant dans la glace d’un air sérieux.
— J’en suis sûr. Vous êtes une créature brillante : il vous faut de la soie, des dentelles, des bijoux… Ne songez plus à fonder une ligue contre le luxe. Achetez, entassez ; nos petits-enfants feront la sélection. Nous n’avons pas encore droit à la simplicité et au loisir : nous devons acquérir, travailler, créer. Nous sommes des ancêtres ! ajouta-t-il avec un accent de fierté.
A ce moment, on frappa à la porte et, avant que le mot : « Entrez » fût prononcé, une jeune fille en toilette d’Opéra, une de ces jeunes filles femmes, dont l’Amérique a la spécialité, fit son apparition.
— Dora ! s’écria madame Ronald en se tournant vers la nouvelle venue. — Il n’est pas encore sept heures et demie, j’espère !
— Oh ! je n’en sais rien, — répondit mademoiselle Carroll avec un petit rire nerveux. — Je viens de livrer une grande bataille et de remporter une victoire. Mon mariage est remis à l’automne ; ma mère et moi, nous partons pour l’Europe avec vous tous.
— Là !… que vous disais-je ? fit Hélène en regardant son mari.
— J’aime à croire que vous plaisantez ! dit Henri Ronald devenu subitement sévère.
— Non, mon cher oncle : ma mère a besoin des eaux de Carlsbad ; je ne puis l’y laisser aller seule. Il n’est personne qui ne m’approuverait de vouloir l’accompagner : eh bien, Jack, lui, le trouve mauvais, et j’ai eu grand’peine à lui faire comprendre que mon devoir filial m’oblige encore à retarder son bonheur ! conclut mademoiselle Carroll avec son ironie habituelle.
— C’est indigne, vous n’avez pas plus de parole que de cœur !
Dora se laissa tomber dans un fauteuil :
— Je m’assieds, pour ne pas être renversée par toutes les gentillesses que vous allez me lancer à la tête.
— Jack est d’une faiblesse stupide ! Il n’aurait jamais dû céder à ce nouveau caprice.
— Oh ! il n’a pas cédé de bonne grâce, allez ! Nous avons eu une de ces querelles !… J’ai été sur le point de lui jeter sa bague à la figure. Il l’a bien vu, et, plutôt que de risquer de me perdre, il a baissé pavillon et consenti à ce que je voulais. Il aime mieux épouser Dody tard que jamais… Je comprends cela !
— Pas moi.
— Je le regrette pour vous… Alors, j’ai été bien gentille : nous avons fait la paix, et je l’ai amené dans ma voiture. Il est là, au salon, tirant probablement sur sa moustache, dompté, sinon tout à fait calmé.
— Et c’est ainsi que vous autres femmes américaines, vous vous jouez de l’affection et de la dignité de l’homme. Vous vous imaginez, ma parole d’honneur, qu’il a été fabriqué pour vous servir de pantin ! Vous le harassez de vos exigences, vous le torturez par votre coquetterie, et, quand vous en avez fait un imbécile, vous le plantez là et il cherche l’oubli dans l’ivresse.
— Bravo, mon oncle ! fit mademoiselle Carroll, — quel dommage que vous ne soyez pas entré dans les ordres ! Vous auriez sûrement pris place parmi les grands sermonnaires.
Un peu de couleur monta aux joues d’Henri Ronald.
— C’est vrai, reprit-il, vous traitez vos montres avec plus de respect que vous ne traitez ces cerveaux d’hommes créés pour de si hautes besognes et auxquels vous devez tout. Vous les détraquez avec moins de regret que vous ne feriez d’une pièce d’horlogerie. Vous êtes par trop égoïstes, par trop indépendantes ! Croyez-moi, ce n’est pas le droit de vote, ce n’est pas le savoir qui élèveront la femme à notre niveau, mais le dévouement et l’abnégation. Et voulez-vous que je vous dise ? Ce sont ces vertus qui donnent son charme à l’Européenne et qui font sa supériorité.
— Ah bah ! vous croyez ? Si j’en étais sûre, je me mettrais bien vite à les pratiquer.
— Cela vous serait difficile, car vous êtes absolument gâtée par trop de liberté et trop de bonheur. L’automne dernier, vous avez pris le prétexte de votre santé — qui ne laissait rien à désirer — pour remettre votre mariage ; ce printemps, vous trouvez celui de la santé de votre mère. Si vous n’aimez pas assez Jack pour l’épouser, rompez avec lui. Soyez honnête, que diable !
— C’est bien ce que je m’efforce d’être, mon bon oncle. J’aime M. Ascott, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait plu davantage ; je ne voudrais le céder à aucune femme, mais voilà !… je ne me sens pas tout à fait mûre pour le mariage. Il me faut encore un petit tour en Europe. J’y vais uniquement pour atteindre le degré de perfection nécessaire au bonheur de Jack. Si ce n’est pas de l’amour et de l’honnêteté, cela, je ne m’y connais pas !… Une fiancée retour d’Europe, c’est comme du bordeaux retour des Indes… Plaisanterie à part, je n’aurais jamais pu me résigner à me marier en votre absence ; j’aurais eu l’air trop orpheline.
Hélène se mit à rire.
— Ah ! vous êtes bien bons tous les deux !… Henri vient de m’annoncer qu’il ne peut s’absenter cet été, et une des raisons qu’il me donne pour ne pas m’accompagner est justement votre mariage.
— Quoi ! Henri ne vient plus en Europe ! — s’écria mademoiselle Carroll avec un subit rayonnement, — ah ! tant mieux ! nous allons joliment nous amuser !
— Merci, fit M. Ronald d’un ton sec. — Je vais retrouver Jack, ajouta-t-il en se levant, et lui dire qu’il fera bien de vous accompagner.
Dora sauta sur ses pieds, et, par un bond de chatte, elle arrêta son oncle.
— Non, non, je vous en prie ! dit-elle en le retenant par les revers de son habit. — Ce serait une vengeance mesquine, indigne d’un grand homme comme vous. — Je vous aime tout plein, vous savez, mais vous êtes un peu un empêcheur de danser en rond et je veux jouir de mes derniers mois de liberté. Après cela, je reviendrai me placer dans le brancard du mariage. Vous verrez comme je trotterai droit et sans broncher aux côtés de M. Ascott !
L’image de Dora trottant droit et sans broncher aux côtés de M. Ascott amena un sourire sur les lèvres du savant. Il ne résistait pas mieux qu’un autre aux bouffonneries de sa nièce.
Elle vit qu’il était à demi désarmé et, pour achever sa victoire, elle lui passa son bras droit autour du cou.
— Soyez bien gentil, — dit-elle en l’accompagnant jusqu’à la porte ; — allez pacifier Jack et tâchez de le remettre de bonne humeur. Faites-le pour l’amour de Dody ! — murmura-t-elle, en appliquant sur sa joue un baiser sonore de petite fille. — Et de deux ! — fit-elle en se jetant dans le fauteuil de son oncle. — Ah ! que la vie est dure !
— C’est Jack qui aurait le droit de dire cela, — répondit madame Ronald en souriant, — vous agissez mal avec lui. Je ne crois pas que vous ayez l’intention de l’épouser jamais.
— Si, si, je l’épouserai quelque jour, mais que voulez-vous ? le mariage me fait l’effet d’un nœud coulant où je n’ai nulle hâte de passer la tête. Je suis certaine de n’être jamais aussi heureuse que je le suis maintenant. Alors, à quoi bon me presser ?
— Si vous aimiez M. Ascott, vous ne feriez pas tous ces raisonnements.
— Oh ! je n’éprouve certainement pas pour lui cet amour dont il est parlé dans les romans français. Je me demande même s’il existe en réalité. En tout cas, nos hommes sont trop positifs pour l’inspirer, et nous, trop occupées pour le ressentir.
Madame Ronald parut réfléchir.
— Non, dit-elle, je ne crois pas que nous ayons le tempérament des grandes amoureuses.
— Tant mieux ! elles ne font que des sottises… Quant à moi, j’ai pour Jack une affection solide, à durer toute la vie ; mais, depuis deux ans que nous sommes fiancés, nous nous sommes vus presque chaque jour. Je suis trop habituée à lui. Après cinq ou six mois de séparation, il aura l’air plus nouveau et me fera plus d’effet. Les hommes ne savent jamais ce qui est bon pour eux !
— Oh ! Dody ! Dody ! s’écria Hélène en riant, vous ne vous doutez pas de ce que vous dites.
— Si, si, parfaitement ! Honni soit qui mal y pense !… A propos, je suis joliment étonnée qu’Henri vous envoie seule en Europe. C’est contre les principes de la famille Ronald, cela !
— Oh ! il est si peu égoïste ! Il paraît qu’il est sur le point de faire une grande découverte : si je refusais de le quitter, il m’accompagnerait pour ne pas me priver de ce voyage ; mais je le connais, il aurait tout le temps l’esprit dans son laboratoire et ne jouirait de rien. D’autre part, je suis réellement fatiguée, énervée au dernier point, je me sens devenir tout à fait désagréable. Pour ce mal-là, il n’y a que l’Europe.
— Évidemment ! Toutes les deux, nous nous porterons beaucoup mieux quand nous aurons dépensé quelques milliers de dollars en bibelots et en chiffons, visité quelques églises, quelques musées, passé cinq ou six mois dans des appartements d’hôtel plus ou moins laids, plus ou moins confortables… Je compte bien, pourtant, que nous varierons un peu le programme. D’abord, nous emporterons nos bicyclettes pour faire des excursions à droite et à gauche ; puis votre frère nous conduira dans les petits théâtres, au café-concert, au Moulin-Rouge, chez Loiset ! Toutes nos amies y sont allées. Il paraît que c’est l’endroit le plus choquant de Paris… et ce que j’ai besoin d’être choquée !
— Il n’est pas dit que Charley veuille nous conduire dans ces endroits-là.
— Eh bien, nous l’y conduirons, nous ! répondit bravement la jeune fille.
— J’espère que cette fois-ci, — fit Hélène, — les Kéradieu et les d’Anguilhon seront à Paris. A mes voyages précédents, je les ai toujours manqués. Cela a été comme un fait exprès. Avec deux amies mariées au faubourg Saint-Germain, je n’ai jamais vu l’intérieur d’un hôtel français.
— Et moi qui ai eu le guignon de ne pas me trouver à Newport, l’été dernier, pendant que ce fameux marquis d’Anguilhon y était !… Croyez-vous qu’Annie nous invitera ?
— Sûrement.
— Quel bonheur ! Mais, pour l’amour de Dieu, ne dites pas devant Jack que nous avons la perspective d’aller un peu dans le monde : il s’imaginerait que je suis capable de me laisser entortiller par quelque Français et je n’aurais plus un moment de tranquillité.
Madame Ronald avait tiré, d’un coffre-fort dissimulé dans un meuble élégant, sa boîte à bijoux. Elle promena, pendant quelques instants, ses doigts effilés parmi les gemmes étalées sur le velours blanc, puis elle choisit un splendide collier composé de perles et de diamants. Lorsqu’elle l’eut attaché à son cou, elle se tourna vers mademoiselle Carroll :
— Suis-je bien ainsi ? demanda-t-elle.
— Vous êtes adorable ! répondit la jeune fille avec un accent de sincérité. — A côté de vous, j’ai l’air d’une araignée ! ajouta-t-elle en venant se placer devant une des grandes glaces.
Et la glace refléta un corps mince et élégant aux lignes bien modernes, vêtu de soie blanche, une tête fine et brune, un visage aux traits un peu aigus, un teint un peu noiraud, mais embelli par des yeux merveilleux, où la vie rayonnait en des prunelles claires d’un bleu gris et dont le regard filtrait entre des cils presque noirs, épais et frisés.
— Je ne devrais jamais me risquer dans votre voisinage ! fit Dora en remontant son haut collier de petites perles.
— Ne dites pas de sottises : vous ne voudriez changer de physique ni avec moi, ni avec personne… et vous auriez bien raison !… Allons rejoindre ces messieurs. J’espère que Jack ne sera pas de trop méchante humeur et ne gâtera pas notre soirée.
Au premier coup d’œil, les deux femmes devinèrent que M. Ronald n’avait pas réussi à infuser la résignation dans l’esprit du jeune homme : celui-ci avait une expression de chagrin qui ne fut pas sans causer un fugitif remords à sa fiancée. Et c’était un fort beau garçon que M. Ascott. Son visage n’était pas d’un type très élevé, mais ses yeux noirs, vifs, intelligents, son sourire joyeux, son air de bonté le rendaient sympathique à tous, et son entrain infatigable faisait de lui un des favoris de New-York.
— Eh bien, on vous traite mal, mon pauvre Jack ! dit madame Ronald en lui donnant la main. — Croyez que je ne suis pour rien dans ce nouveau caprice de Dora.
— J’en suis sûr. Elle est de ces Américaines qui ne peuvent voir une amie faire ses malles sans être tentées de l’imiter !… L’Europe est la perdition de nos femmes, la destruction de nos foyers.
— Mais non, mais non… ne soyez pas injuste !… Pour ma part, je suis contente que votre mariage soit ajourné à l’automne. Cela me permettra d’y assister.
— S’il se fait jamais !
— Oh ! il se fera bien assez tôt pour votre tranquillité ! — dit M. Ronald en posant affectueusement sa main sur l’épaule du jeune homme.
— C’est justement ce que j’ai dit à Jack ! fit mademoiselle Carroll, imperturbablement.
A ce moment, le dîner fut annoncé.
— Pressons-nous un peu, dit Hélène, je ne veux pas perdre l’entrée de Tamagno et cette première phrase d’Othello qui est comme un cri de triomphe et donne le frisson de la victoire.
Il y a quelques années seulement, en Amérique, la femme mariée avait une vie sérieuse, plutôt cachée ; elle passait au second plan et y demeurait avec plus ou moins de résignation. C’était le temps où les divorces étaient rares et les scandales plus rares encore ; mais, dans ce pays d’évolutions rapides, les mœurs changent presque aussi vite que les modes. Les jeunes filles, de plus en plus désireuses de se soustraire à la surveillance maternelle, ont demandé aux femmes mariées de les chaperonner au bal, à l’Opéra, sur les mails, sur les yachts de leurs amis et dans toutes ces dangereuses parties de plaisir, excursions, pique-niques, soupers, qui leur sont permises. Et les femmes mariées ne se sont pas fait prier. Sous prétexte de sauvegarder les convenances par leur présence, elles sont rentrées en scène. Elles exhibent maintenant les plus jolies toilettes. Elles veulent des hommages, des offrandes, des fleurs, des tributs d’admiration. Elles fleurtent avec une audace, une science qui rendent redoutables leurs prétentions rivales. Elles commencent à patronner les jeunes filles, elles réussiront peut-être à les détrôner. Elles l’ont déjà fait à Washington.
Les salons sont la synthèse d’une époque. Il n’y en a plus en Europe, il n’y en a pas encore en Amérique. Cependant, quelques femmes ont déjà un certain pouvoir individuel : madame Ronald était de ce nombre. Elle recevait avec un luxe de bon goût, un luxe qui, peut-être, eût paru excessif à Paris, mais qui, à New-York, était modeste. Ses invitations étaient convoitées comme des faveurs. Elle avait besoin de sympathie et d’admiration et rien ne lui coûtait pour se les attirer. Par un don ou par une règle de conduite assez rare chez ses compatriotes, elle avait l’accueil toujours égal et gracieux. Et par là surtout elle avait triomphé comme maîtresse de maison. Elle était devenue l’une des puissances féminines de New-York. Madame Ronald pouvait décider du succès d’un artiste, lancer une mode, changer un usage, tenir en respect une parvenue trop envahissante, mettre au ban de la société une divorcée trop heureuse. Elle était l’esprit dirigeant de plusieurs belles œuvres et, pour comble d’honneur, elle avait été élue présidente des Colonial Dames, — une association caractéristique, s’il en fut !
Les cadets de familles anglaises, les Hollandais, tous ceux qui jadis vinrent chercher en Amérique la liberté et la fortune, avaient rompu sans désir de renouer avec la mère patrie. Devenus riches et indépendants, ils eussent volontiers laissé leurs ancêtres dormir en paix sous les voûtes des cathédrales et des églises d’Europe et dédaigné de se prévaloir d’eux. Les femmes ne l’ont pas permis. Une fois de plus, elles ont manqué l’occasion de prouver leur supériorité. Au lieu de créer dans leur pays l’aristocratie de l’intelligence, du savoir et du talent, elles ont ambitionné celle de la naissance. Au moyen des reliques emportées dans l’exode, des vieilles bibles sur les premiers feuillets desquelles étaient inscrits les mariages et les naissances, elles ont retrouvé les traces de leurs aïeux et se sont réclamées de leurs familles existantes. Elles tirent plus de vanité d’être les branches d’arbres vieux et pourris que d’appartenir aux souches nouvelles et vigoureuses qui ont poussé en Amérique. Elles se montrent plus fières de l’ancêtre inconnu, un homme inutile souvent, mauvais parfois, que de l’aïeul à qui elles doivent tout. Et, saisies de cette douce folie, bon nombre de parvenues vont feuilleter les archives du British Museum, les registres des églises ; pour peu qu’elles aient quelque habileté, elles ne manquent pas de rapporter des preuves d’origine ancienne, des armoiries même.
Pour défendre l’intégrité de leur caste, les femmes de l’aristocratie américaine ont imaginé de fonder l’association des Colonial Dames, où sont admises les seules personnes qui peuvent montrer deux cents ans de filiation et prouver qu’elles ne descendent pas d’émigrants, mais d’émigrés ! La présidence de ce clan d’élite revenait, en quelque sorte, à madame Ronald, car elle était incontestablement bien née. Sa mère avait appartenu à une des meilleures familles de la Nouvelle-Orléans, et son père, le commodore Beauchamp, faisait remonter son origine jusqu’au Beauchamp venu en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, dont le nom se trouve inscrit sur le portail de la cathédrale de Caen. Hélène était non seulement bien née, mais elle avait été bien élevée. Sa mère étant morte quelques semaines après son arrivée en ce monde, une sœur de son père, une de ces délicieuses vieilles filles qui ont l’instinct de la maternité, l’avait prise dans ses bras et dans son cœur et s’était donnée toute à elle et à son frère Charley. La petite Hélène avait été une de ces enfants qui, par leur beauté, par un précoce pouvoir de séduction, désarment parents et instituteurs. Mademoiselle Beauchamp, elle, puisait dans le sentiment du devoir une force de volonté par où elle avait réussi à discipliner la fillette, à lui enseigner le bon ton, de jolies manières. Si elle ne put empêcher le développement de sa vanité, de sa coquetterie innée, elle sut lui donner les principes qui pouvaient y faire contrepoids, et elle imprima au caractère de l’enfant sa propre droiture.
Hélène fit de brillantes études. On craignit même qu’il ne lui prît fantaisie de devenir doctoresse en droit ou en médecine. Sa beauté la sauva. Elle comprit vite qu’il y avait plus d’agrément à être une femme qu’une féministe.
A dix-sept ans, au sortir de pension, pour ainsi dire, elle eut une cour d’admirateurs, des invitations plus qu’elle n’en pouvait accepter. Tout à coup, elle fut saisie d’un de ces dégoûts qui devaient souvent l’assaillir encore et qui témoignaient de sa supériorité. Elle déclara alors à son père et à sa tante qu’elle voulait aller passer une année à Paris, dans un couvent, pour perfectionner son français, sa musique et sa voix. « Si je ne m’éclipse pas pendant quelque temps, — ajouta-t-elle avec ce sens pratique qui n’abandonne jamais l’Américaine, — mes débuts dans le monde seront manqués. On m’aura trop vue, je ne ferai aucune sensation. »
M. Beauchamp et sa sœur jetèrent d’abord les hauts cris, puis ils finirent par reconnaître que la jeune fille avait raison et par convenir entre eux que ses succès précoces ne pouvaient que lui être nuisibles. Ils consentirent donc à ce qu’elle voulait, s’opposant toutefois au séjour dans un couvent. Hélène tint bon. Les pensionnats bourgeois de Passy et de Neuilly ne lui disaient rien. Un couvent chic, aristocratique autant que possible, voilà ce qu’il lui fallait ! La vie religieuse lui avait toujours semblé si extraordinaire qu’elle en avait une curiosité excessive. L’idée de s’emprisonner entre de hauts murs, d’obéir au son d’une cloche, de se soumettre à une discipline sévère, de se trouver dans un milieu français avec des jeunes filles d’une race et d’une éducation différentes, tentait son imagination chercheuse de nouveau.
En conséquence de cette fantaisie, assez étrange chez une mondaine comme l’était déjà Hélène, mademoiselle Beauchamp et elle partirent pour Paris. Après bien des recherches, elles donnèrent la préférence au couvent de l’Assomption à Auteuil, où il y a de l’air, de l’espace et de la verdure. Tante Sophie était résolue à ne pas quitter sa nièce. A aucun prix, elle n’eût voulu la laisser en des mains étrangères et catholiques. Dominée, comme toujours, par le sentiment du devoir, elle fit taire ses répulsions de protestante et prit un appartement dans ce que l’on appelle le « Petit Couvent », une maison de retraite où des femmes du monde viennent souvent chercher le repos et l’oubli. Hélène eut sa chambre dans le couvent même.
Les Américaines, qui ont passé quelque temps dans les pensionnats de Paris, déclarent les Françaises mal élevées, corrompues, hypocrites. De leur côté, les Françaises considèrent les Américaines comme des païennes en religion et en morale. Ces méprises viennent de ce qu’elles ont de la vie une conception différente.
Depuis des siècles, le catholicisme a tourné l’âme latine vers l’au-delà. Il persuade à la jeune fille qu’elle a été mise en ce monde uniquement pour gagner le ciel. Il s’efforce de lui inculquer le mépris du bonheur humain, des vanités de la terre, le dédain de son corps, l’amour de la souffrance. Il a obtenu ainsi des renoncements sublimes, des puretés exquises. Cet idéal favorise chez la femme naissante la vie intérieure, et l’espèce de claustration à laquelle nos mœurs la condamnent, fait d’elle un être concentré, — en qui la sève refoulée produit parfois des rêves dangereux, toute une végétation folle d’idées malsaines, de désirs morbides, de sentiments bizarres.
L’Américaine, au contraire, croit qu’elle a été créée pour jouir des biens d’ici-bas, pour développer son intelligence et prendre part à l’activité universelle. Elle n’a aucune préoccupation d’outre-tombe, aucune ambition de bonheur éternel. Elle se sent entre les mains d’une grande Providence et s’y abandonne joyeusement ; son esprit est ouvert à toutes les idées, son corps est fortifié par la vertu de l’eau, du plein air, du mouvement. Ses sens ne sont pas aiguisés par des pudeurs apprises. Elle se placera devant son miroir dans une nudité absolue, sans éprouver un frisson de volupté. Elle se félicitera d’être belle, s’ingéniera à diminuer ses imperfections, indiquera tranquillement à la masseuse le membre à repétrir. Son innocence faite, non pas d’ignorance, mais d’honnêteté, a moins de charme et plus de valeur. Ce que nous appelons mal et péché, elle le nomme infériorité ou grossièreté. Dans cette distinction réside toute la différence qui existe entre la psychologie du Vieux Monde et celle du Nouveau, entre la psychologie du passé et celle de l’avenir peut-être.
Les élèves du couvent de l’Assomption appartiennent en général à l’aristocratie de province et à la haute bourgeoisie. Hélène se sentit singulièrement dépaysée dans la société de ces jeunes filles. Elles lui furent un continuel sujet d’étonnement. Les libertés que la plupart prenaient avec la vérité la scandalisaient. Leur avidité à pénétrer les mystères de la vie la choquait. L’amour, qu’elle considérait comme une des belles choses de la nature, qu’elle attendait paisiblement, semblait être pour ces Françaises un fruit défendu, une sorte de péché, autour duquel, cependant, tournaient toutes leurs pensées, toutes leurs conversations. Elles se plaisaient même à lire et à relire dans leur livre d’heures, les quelques versets du Cantique des Cantiques qui y sont insérés et rêvaient de ce « Bien-Aimé qui arrive bondissant par-dessus les collines ». Les dévotes priaient avec une ferveur mystique, s’imposaient des privations pour être agréables à Dieu. Ceci paraissait à l’Américaine le comble de l’enfantillage. Et il y avait chez toutes ces pensionnaires des besoins de dévouement, de sacrifice, des aspirations, qui en faisaient à ses yeux des créatures extravagantes et romanesques, mais auprès desquelles, par moments, elle se sentait une véritable enfant.
A son tour, Hélène fut incomprise et critiquée sans merci. On prit sa franchise pour de la rudesse ; son indépendance de caractère parut une preuve de mauvaise éducation. Son élégance précoce, ses dessous de soie et de batiste, qui excitaient bien des envies, furent considérés comme des indices de coquetterie coupable. Sa beauté lui valut des admirations passionnées qui ne laissèrent pas que de la flatter ; mais, pendant son séjour au couvent d’Auteuil, elle ne s’y fit pas une amie vraie.
Dans ce milieu français et catholique, Hélène, à son insu, enregistra une foule d’impressions qui, plus tard, bien plus tard, devaient reparaître et aider à l’accomplissement de sa destinée. Tous les dimanches, avant déjeuner, elle allait à l’église protestante de l’avenue de l’Alma ; l’après-midi, avec son bel éclectisme américain, elle assistait aux vêpres et même chantait à l’orgue. Les cérémonies du culte catholique n’étaient pour elle qu’un spectacle ; elle avait toutefois la conscience que ce spectacle l’élevait spirituellement, — was elevating. — L’odeur de l’encens, les mots mystérieux de la langue liturgique, la bénédiction du Saint-Sacrement lui plaisaient particulièrement. De temps à autre, le frisson religieux passait à la surface de son âme, mais sans la remuer. La chapelle de l’Assomption avait pour elle un attrait curieux. Elle demandait souvent qu’il lui fût permis d’aider la religieuse à décorer l’autel. Elle le faisait comme une profane, avec des mouvements vifs, le rire aux lèvres, la voix un peu trop haute, insensible à la grande Présence qui rendait la sœur si craintive et si respectueuse. Les jours du marché de la Madeleine, elle revenait à Auteuil, sa voiture remplie de fleurs ; elle allait déposer les plus belles aux pieds de la Vierge. C’était un hommage qu’en vraie Américaine elle voulait rendre à son sexe. Elle aimait le catholicisme parce que, disait-elle avec un sans-gêne d’hérétique, il possède une déesse et que, seul de toutes les religions chrétiennes, il a élevé des autels aux femmes.
Hélène s’était promis de bien employer son temps à Paris, et elle se tint parole. Elle suivit les classes de français, de littérature et d’histoire, prit des leçons de diction, des leçons de chant d’un grand professeur italien. Elle avait une voix extrêmement belle et pure, à laquelle cependant manquait encore la chaleur de l’âme. Elle le sentait et s’en désespérait. Elle avait beau évoquer successivement la figure de ses admirateurs, aucun ne la « dégelait », comme elle le disait plaisamment, et à dix-huit ans, elle était obligée de tricher sur la prononciation pour donner aux paroles d’amour un peu d’expression.
Mademoiselle Beauchamp chaperonna si habilement sa nièce qu’elle n’eut pas l’occasion de faire la connaissance d’un seul Français. Elle ne put voir que de loin ces comtes et ces marquis dont elle avait entendu dire tant de mal et qui, à cause de cela, excitaient sa curiosité.
Cette année d’étude et de repos fit le plus grand bien à la jeune Américaine. Elle rapporta d’Europe quelque chose d’indéfinissable qui ajoutait à sa beauté un charme nouveau.
Les débuts dans le monde d’Hélène Beauchamp furent un succès dont on parla longtemps. Elle devint une des plus triomphantes « belles » de la société de New-York. — Une « belle » est une de ces créatures brillantes, jolies, possédant le secret pouvoir qui fait les conquérants : c’est à elle que vont tous les hommages ; on la couvre de fleurs, on mendie ses sourires, les maîtresses de maison se disputent sa présence, les hommes par vanité deviennent ses courtisans et ses esclaves. Cette royauté dure une ou deux saisons mondaines, pendant lesquelles il faut gagner le Grand Prix : position ou fortune. La « belle » qui n’y réussit pas est considérée comme — a living failure, un « insuccès vivant ». — Elle vieillit vite et passe pour toujours au rancart. Sic transit gloria mundi !
La fortune d’Hélène n’était pas en rapport avec ses goûts : aussi avait-elle déclaré qu’elle ferait un mariage riche ou qu’elle resterait vieille fille. Elle avait été créée, disait-elle, pour avoir des voitures, des chevaux, des toilettes élégantes, une maison luxueuse ; il lui fallait tout cela. Elle fut demandée par plusieurs parvenus milliardaires, elle les refusa haut la main. Elle n’était pas ambitieuse à demi : elle voulait encore un homme de bonne famille, intelligent, qui fût ou pût devenir quelqu’un. L’Américaine, en général, tient à ce que son mari lui fasse honneur, soit par ses capacités, soit par sa puissance commerciale. S’il possède une haute stature, elle s’en montre particulièrement fière et répète avec une vanité un peu sauvage : « Il a six pieds sans ses souliers. »
Henri Ronald semblait être le rêve d’Hélène fait homme. Il réunissait tout ce qu’elle désirait rencontrer : beauté physique, capacités de premier ordre et fortune. Quoiqu’il ne fût pas aussi bien né qu’elle, il avait derrière lui trois générations de bourgeoisie riche et honnête, ce qui dans tous les pays du monde peut constituer une petite noblesse. Henri était le grand parti de la saison où mademoiselle Beauchamp fit ses débuts.
La vue d’Hélène éveilla tout ce qu’il y avait en lui de poésie et de jeunesse. Ses cheveux d’un coloris si merveilleux, ses yeux bruns rayonnant de vie, sa personne élégante se photographièrent instantanément dans le cerveau du jeune homme et ne s’effacèrent plus. Dès le premier moment, mademoiselle Beauchamp devina qu’il était en son pouvoir. Elle commença par jouer un peu cruellement avec lui, mais elle était trop réellement intelligente pour ne pas sentir sa supériorité et en éprouver le respect. Comme il arrive souvent chez la femme, l’amour suivit de près.
La mère et la sœur de M. Ronald, deux bourgeoises austères, essayèrent de le détourner de la brillante jeune fille dont la mondanité et la frivolité les effrayaient. Les forces du Destin se trouvaient contre elles : pour la première fois, leurs paroles et leurs remontrances furent sans effet sur Henri ; à la fin de la saison, il était fiancé à Hélène.
Le mariage, retardé par la mort du commodore Beauchamp, n’eut lieu que dix-huit mois plus tard.
Et jusqu’alors, ce mariage avait été des plus heureux. M. Ronald était devenu le propriétaire d’une des grandes revues scientifiques de l’Amérique, et ses travaux en toxicologie l’avaient rendu célèbre, même hors de son pays. En Europe, savants et littérateurs sortent, pour la plupart, du peuple et de la petite bourgeoisie, où se trouvent les forces vives des nations. Ils n’ont pas reçu cette éducation qui raffine et polit l’individu. Ils sont à la fois au-dessus et au-dessous des gens du monde. Aux États-Unis, ils appartiennent, de plus en plus, à la classe riche et ils en ont les habitudes. S’ils ne les avaient pas, du reste, leurs femmes auraient tôt fait de les leur donner.
M. Ronald avait un laboratoire comme on a une écurie de courses. Il était un de ces athlètes de l’Université d’Harvard, dont les muscles et tous les sens sont exercés par un entraînement continuel, au moyen de ces sports qui décuplent la force de l’homme, qui le rendent gracieux au repos, redoutable à l’heure du combat, et qui, quoi qu’en disent les éducateurs français, peuvent se concilier avec l’étude, comme on le voit en Angleterre et en Amérique. Entre deux expériences de chimie, Henri Ronald allait faire une partie de cricket ou de foot-ball et, à trente-huit ans, l’âge qu’il avait maintenant, son corps était d’une vigueur, d’une agilité qui, en quelques jours, pouvaient faire de lui un soldat de premier ordre.
Hélène aimait son mari, non pas passionnément peut-être, mais aussi profondément qu’elle croyait pouvoir aimer, et elle était, elle, la joie de cet homme, son orgueil, sa vanité, son amour unique.
Aux États-Unis, chez les gens riches, il y a peu de vie de famille. Les femmes qui se sentent quelque intelligence se font un devoir de la cultiver : à la manière des héroïnes d’Ibsen, elles veulent développer leur individualité et rêvent de se séparer de l’homme : elles se jettent éperdument dans l’étude, passent leur temps dans les clubs littéraires ou scientifiques et abandonnent maison et enfants à la grâce de Dieu. Les mondaines ne songent qu’au plaisir. Les maris des unes et des autres sont pris toute la journée par les affaires. Quand ils rentrent chez eux, ils n’y trouvent pas l’intimité du foyer. On ne leur permet pas de dételer, mais seulement de changer de harnais, et le plus lourd souvent n’est pas celui du travail.
M. Ronald, lui, sacrifiait son club pour venir assister à la toilette de sa femme. Il aimait à la voir au milieu de toutes les choses jolies, soyeuses, brillantes, qui servaient à sa parure. Dans cette heure de tête-à-tête, chacun parlait de ce qui l’intéressait, conjugalement. Lui, causait art, science, politique ; elle, à son tour, racontait sa journée de mondaine, les potins recueillis çà et là. Hélène eût été très froissée que son mari ne l’associât pas à sa vie intellectuelle ; cependant elle ne l’écoutait guère que d’une oreille. Ni l’un ni l’autre ne remarquait, heureusement, combien était rare et léger le contact de leurs esprits.
Madame Ronald avait l’activité de toutes ses compatriotes. Plus elle pouvait accumuler, dans sa journée, de visites, de plaisirs et d’actions, plus elle était satisfaite. Malgré cela, elle avait parfois la conscience qu’elle vivait à vide.
Après une longue fréquentation des Américaines, on peut reconnaître au premier coup d’œil celles qui ont du sang latin ou celte. Il y a plus de rêve dans leurs yeux. Elles possèdent plus de charme et de sensibilité physique. Leur caractère a plus de nuances et moins de fermeté ; leur moralité n’est pas aussi soutenue. L’arrière-grand-père de madame Ronald était un huguenot de Toulouse. Il y avait en elle des éléments étrangers à la race saxonne, et ces éléments, non utilisés, produisaient une certaine agitation intérieure, un mécontentement sans cause qu’elle appelait nervosité. Les plaisirs mondains ne l’avaient jamais entièrement satisfaite. Elle avait étudié les choses les plus extraordinaires : le bouddhisme, les sciences occultes, les questions sociales, — étudié à la manière des femmes, s’entend ! — Quand elle lisait dans un roman français l’analyse de quelque grande passion, et c’était toujours ce qu’elle recherchait, elle se dépitait de n’avoir jamais rien éprouvé de pareil. Il lui semblait qu’elle était lésée, traitée comme une enfant. Elle se demandait si l’âme européenne avait plus de cordes que la sienne, ou si, chez elle, ces cordes n’avaient pas vibré. L’amour que lui avait inspiré son mari lui paraissait banal. Elle lui en voulait, à son insu, de n’avoir jamais remué la lie de son être ; elle se disait avec un haussement d’épaules : « Il est trop parfait ! »
Chez une Française, semblable curiosité eût été toute sensuelle et une bonne catholique n’aurait pas manqué de s’en confesser. Chez l’Américaine, quand elle s’éveille, et elle s’éveille souvent, ce n’est qu’une curiosité de l’esprit. Hélène désirait savoir, tout simplement ; elle ne se souciait pas de sentir. Elle regrettait de n’avoir pas connu les tortures de la jalousie, le combat des tentations ; elle se croyait si forte, si incapable d’une chute, qu’elle aurait voulu jouer avec toutes ces choses dangereuses. Après deux ou trois ans du surmenage auquel la condamnait sa mondanité, il se déclarait chez Hélène une fatigue morale, un immense dégoût, un besoin de repos et de simplicité. Alors, il lui fallait la vieille Europe maternelle et douce. Elle en revenait toujours renouvelée et guérie.
Jusqu’alors, M. Ronald avait accompagné sa femme, mais ces voyages périodiques, sans grand intérêt pour lui, commençaient à lui devenir pénibles. Les quelques entretiens qu’il avait avec ses confrères étrangers ne le dédommageaient pas suffisamment de la privation de ses livres et de son laboratoire. Il ne pouvait s’empêcher de frémir quand il se rappelait les promenades sans but à travers Paris, les déjeuners retardés par les essayages, les soirées dans les théâtres les plus mal ventilés du monde, l’invasion matinale de son appartement par les fournisseurs, l’étalage des robes et des chapeaux sur tous les meubles. Les mille choses désagréables auxquelles un mari américain est soumis en Europe étaient encore si présentes à son esprit qu’il n’était pas fâché d’avoir un bon prétexte pour rester à New-York.
Hélène, elle, avait depuis longtemps l’envie secrète, si secrète qu’elle ne se l’avouait même pas, d’aller seule à Paris. Il lui semblait que ce serait — great fun — très amusant — de s’y sentir tout à fait libre et émancipée. Le péril de l’expérience la tentait sans qu’elle s’en doutât. Le puritanisme de M. Ronald ne laissait pas que de lui imposer quelque contrainte. Il ne s’amusait jamais dans les petits théâtres. Bien qu’il eût une connaissance assez particulière du français, les finesses de la langue parlée lui échappaient. Par l’expression des physionomies, il devinait les allusions grossières ; il en ressentait une sorte de malaise que la jeune femme devinait à son tour et qui l’empêchait de rire.
Quoi qu’on en dise, le niveau moral de la généralité des Américains est au-dessous du niveau moral des Européens ; mais on trouve, parmi eux, des hommes d’une austérité de mœurs, d’une pureté d’esprit incroyables, et qui ont, dans leur conversation, infiniment plus de retenue que les femmes. M. Ronald appartenait à cette élite. Son élévation inspirait à Hélène un respect involontaire. Devant lui, elle était plus réservée dans ses propos. Au théâtre, à Paris, il lui était arrivé souvent d’arranger pour ses oreilles, en les lui traduisant, les phrases un peu raides de certaines pièces, ce qui, à des Français, eût sans doute paru d’un haut comique. Elle n’eût jamais osé lui demander de la conduire au Moulin-Rouge, dans les cafés-concerts, et, naturellement, elle mourait d’envie d’y aller. Aussi, la perspective d’un séjour à Paris avec sa tante, mademoiselle Beauchamp, et cet indulgent mentor qu’était son frère Charley lui causait-elle une joie qu’elle avait peine à dissimuler.
Elle ne regrettait pas, au fond, que mademoiselle Carroll eût remis son mariage : elle la considérait comme un appoint peu négligeable d’entrain et de gaieté.
Dora était la nièce de M. Ronald par une demi-sœur. Elle appartenait à ce type, particulier à l’Amérique, que l’on nomme the society girl. Aucun mot français ne saurait traduire exactement cette dénomination.
The society girl — la jeune fille mondaine — est en général assez mal élevée, plutôt brillante qu’intelligente. Tour à tour polie et impolie, généreuse et mesquine, bonne et méchante, amie dévouée, ennemie impitoyable, fleureteuse enragée, elle est une vivante macédoine américaine de défauts et de qualités. Signes particuliers : elle joue du banjo, — la mandoline nègre, — et sable le champagne à la manière d’une demi-mondaine parisienne ; plus tard, elle entretiendra sa verve avec des cocktails. La society girl ignore la ponctualité, la correction sous toutes ses formes. Il manque toujours un bouton ou une agrafe à sa toilette et, en dépit des meilleures femmes de chambre, elle est souvent habillée avec des épingles et semble faite pour créer le désordre.
Mademoiselle Carroll offrait un assez grand nombre de ces caractéristiques, mais elles se détachaient pour ainsi dire sur un fond d’honnêteté et de droiture qui les rendait supportables. De plus, elle avait été élevée à la campagne ; le plein air avait laissé en elle quelque chose de sain que les succès, le plaisir à outrance, le fleuretage n’avaient pu altérer.
Dès son enfance, elle avait eu la bride sur le cou. On avait cédé à toutes ses volontés, ses parents d’abord, puis ses amis et le monde. Était-ce faiblesse chez son entourage ou force supérieure chez elle ? Toujours est-il qu’elle était devenue égoïste par simple habitude de tout attendre des autres et de ne leur rien sacrifier. Elle jouait bien du banjo et en artiste, mais elle ne buvait que modérément du champagne, se flattant de n’avoir pas besoin de lui demander la gaieté. Elle semblait vraiment en avoir une source inépuisable ; et, de cette source, l’esprit jaillissait en boutades, en saillies, en traits aigus, dont l’originalité désarmait ceux mêmes qu’ils atteignaient. Mademoiselle Carroll n’était pas jolie, mais comme elle le disait plaisamment, elle était née « chic ». Elle avait une de ces ossatures élégantes, nettes, qui défient plus tard la maternité et l’âge ; elle était une merveilleuse écuyère. Son unique rêve de jeune fille avait été de perdre sa fortune et d’aller exhiber son talent de haute école sur l’arène des grands cirques d’Europe, moyennant des cachets fabuleux. A la voir en selle, formant avec sa monture une ligne parfaite, un roi, homme de cheval, s’en fût épris follement. Il n’y avait pas à s’étonner qu’elle eût tourné la tête à M. Ascott et à bien d’autres.
Jack s’était montré le plus dévoué, le plus persévérant de ses admirateurs et il avait réussi à éveiller en elle quelque chose qui ressemblait à l’amour, d’assez loin, il est vrai. Lui seul savait ce que cette conquête lui avait coûté d’angoisses et de sacrifices. Possesseur d’une grande fortune, il avait cru pouvoir se dispenser de choisir une carrière. A sa sortie de l’Université de Harvard, il avait mené la vie d’un mondain ; vie plus inepte encore en Amérique qu’en Europe. Il avait exhibé des voitures de tous les modèles, promené à deux et à quatre chevaux les plus jolies jeunes filles, colporté de réception en réception mille petites histoires qu’il disait bien, — talent très apprécié des femmes, — et passé le reste du temps au club, à ressasser les questions politiques entre plusieurs cocktails ou autres « remontants ».
L’Américaine est trop active elle-même pour souffrir l’homme oisif : elle le méprise hautement et, dans son pays, elle le trouve déplacé et ridicule. Mademoiselle Carroll ayant déclaré à M. Ascott qu’elle ne serait jamais la femme d’un inutile, il s’était associé avec un banquier de ses amis et, les qualités héréditaires aidant, s’était révélé au bout de quelques mois ce que l’on appelle aux États-Unis a splendid business man, — un grand homme d’affaires. — Dora, touchée de cette conversion au travail, lui avait finalement accordé sa main. Puis, comme furieuse d’avoir été entraînée à aliéner sa liberté, elle ne manqua pas de lui faire payer cher cette victoire. Elle était avec lui exigeante, capricieuse, fantasque. Quand elle sentait qu’elle l’avait poussé aux dernières limites de la patience, elle venait lui dire, comme une petite fille, avec un joli air pénitent qu’elle savait irrésistible : « Jack, I am good now, I am good. — Jack, je suis sage maintenant, je suis sage… » Elle ne lui faisait pas même la grâce de dire : « Je serai sage », pour ne pas engager l’avenir sans doute. Et le bon garçon pardonnait quand même. Comme elle l’avait déclaré à son oncle. Dora n’avait rencontré personne qui lui plût davantage, et elle n’eût voulu céder son fiancé à aucune autre femme : en deux phrases, elle avait donné la hauteur et la profondeur de son amour. Un amour semblable pouvait attendre. De fait, lorsqu’elle apprit que son oncle et sa tante allaient en Europe, le regret lui vint aussitôt d’avoir fixé son mariage au mois de juin. De ce regret au désir de le remettre une seconde fois, il n’y avait pas loin. Elle résista pendant quelque temps à cette fantaisie ; un jour même, elle se mit en devoir de commander sa toilette à Doucet. Mais, par un de ces phénomènes qui servent à nous conduire où nous devons aller, une série d’images se développa instantanément dans son cerveau : elle vit la rue de la Paix avec ses vitrines étincelantes de joyaux et de pierreries, ses étalages d’artistiques chiffons… Fascinée irrésistiblement par cette vision tentatrice, elle jeta sa plume loin d’elle, déchira en petits morceaux la lettre commencée et, tout haut, de son ton le plus résolu, elle dit :
— J’irai choisir ma robe de mariage !
Afin de ménager l’amour-propre de M. Ascott, plutôt que par crainte d’être blâmée, Dora déclara que la santé de sa mère l’obligeait à l’accompagner aux eaux de Carlsbad. Madame Carroll ne demandait pas mieux : l’Américaine, pour qui le joug conjugal est cependant si léger, préfère toujours voir sa fille y échapper et rester libre.
Jack fut profondément blessé du nouveau caprice de sa fiancée. Il eut le tort de s’emporter, l’accusa d’aller chercher en Europe un mari titré. Elle, en vraie femme, se montra offensée aussitôt d’un pareil soupçon et finit même par l’amener à lui en demander pardon.
Hélène et Dora croyaient aller à Paris uniquement pour s’amuser, pour acheter des chiffons. En réalité, elles y étaient envoyées par la Providence, l’une afin de recevoir le baptême du feu, l’autre afin d’apprendre une grande leçon, — toutes deux, pour donner la floraison entière de leurs êtres et vivre leur destinée.
Madame Ronald avec sa tante et son frère, mademoiselle Carroll avec sa mère étaient à Paris depuis quinze jours. Elles occupaient un des grands appartements de l’Hôtel Continental, et le magnifique salon qui donne sur les rues de Castiglione et de Rivoli était tout décoré de fleurs et déjà rempli de jolies choses découvertes çà et là.
En se séparant de son mari pour la première fois, Hélène avait éprouvé un petit déchirement intérieur très douloureux. Pendant qu’elle faisait ses préparatifs de départ, elle avait eu le cœur soudainement serré comme par un pressentiment de malheur. Son âme avait été traversée de regrets, de craintes, et, comme prise de remords, elle avait même dit à M. Ronald :
— Est-ce bien sûr que ce voyage ne vous contrarie pas ?
Et lui, de répondre avec sa grande bonté :
— Parfaitement sûr, ma chérie, puisque vous le faites pour votre santé et votre plaisir.
Au moment de quitter le compagnon aimable et tendre de sa vie, elle s’était cramponnée à son cou comme une enfant effrayée de quelqu’un ou de quelque chose. Henri, très ému, l’avait pressée fortement contre sa poitrine, puis détachant doucement ses bras :
— Au revoir, en septembre… N’allez pas me demander une prolongation de congé ! avait-il dit en s’efforçant de sourire, — je ne pourrais pas vivre plus longtemps sans vous.
— Je l’espère bien ! avait répondu Hélène. Et, avec un dernier serrement de main :
— Je voudrais déjà être au moment du retour !
Dora, de son côté, avait eu quelque regret de sa conduite envers Jack. Elle avait même été tentée de lui dire, comme tant de fois : « I am good now, I am good. — Je suis sage maintenant, je suis sage… » et de renoncer à son voyage, mais le leurre des plaisirs qu’elle s’était promis avait agi, comme il le devait, sur son imagination, — et elle était partie.
Toutes ces impressions d’adieu s’étaient vite effacées chez les deux femmes et rien ne les troublait plus. Chaque courrier emportait de longues lettres où elles racontaient, l’une à son mari, l’autre à son fiancé, tout ce qu’elles faisaient, scrupuleusement, et, ce devoir accompli, elles se sentaient en paix avec leur conscience. La saison parisienne était commencée, elles n’avaient que l’embarras du choix des plaisirs, Charley Beauchamp les conduisait partout où elles voulaient aller.
Le frère d’Hélène était un de ces célibataires comme il n’en existe qu’aux États-Unis et dont les Américaines peuvent revendiquer la création.
En Europe, un homme riche et non marié a généralement une maîtresse en titre, une femme qu’il a découverte et lancée ou qu’il a enlevée à un autre. Il l’entretient plus ou moins luxueusement et s’en glorifie autant que de ses chevaux ou de ses voitures. Les femmes de son monde ne lui en font pas un crime, au contraire. Elles regardent curieusement la « favorite », admirent ou critiquent sa beauté et ses toilettes. La générosité, dont témoignent bijoux et équipages, donne même à cet heureux du prestige et du relief.
L’Américaine, elle, n’autorise pas ces « à côté ». Elle ne souffre de rivales ni dans sa maison ni sur le pavé. Selon elle, les fleurs rares, les bijoux, les dentelles de prix, les plus belles choses de ce monde doivent revenir de droit aux femmes honnêtes. C’est un principe dont elle exige l’application autant que possible. L’audacieux qui étalerait une liaison se verrait fermer toutes les portes et serait impitoyablement mis au ban de la société. Faute de pire, la vanité masculine est obligée de se rabattre sur les bonnes grâces des jeunes filles et des femmes comme il faut, et ces bonnes grâces coûtent cher.
Certains hommes dépensent chaque année une fortune, en fleurs, en bijoux, en loges de théâtre, en parties fines offertes aux femmes de la société. L’Américain, bien que plus chevaleresque et plus désintéressé que l’Européen, n’est pas parfait. Une paie pour toutes, en général, et, par les autres, ces pachas en chapeau de soie sont choyés, fêtés, portés aux nues. On fait bonne garde autour d’eux. D’un accord tacite, on ne leur laisse pas le loisir de songer au mariage et, sans s’en apercevoir, ils deviennent de vieux garçons.
Charley Beauchamp était une de « ces bêtes à bon Dieu ». Il avait tout un essaim brillant d’amies qu’il promenait dans ses voitures, sur son yacht, auxquelles il offrait d’exquis dîners dans sa garçonnière, dîners correctement présidés par mademoiselle Beauchamp, sa tante, ou par sa sœur. Il aimait à être entouré de jolies femmes. C’était là sa faiblesse, son unique vanité. Sa générosité princière lui avait fait une popularité qui le rendait très heureux.
Charley était un homme de trente-huit ans, aux cheveux bruns, déjà grisonnants, au corps maigre et musclé, aux traits fins, réguliers, fermes. Toute sa personne donnait une impression d’énergie, d’activité, de volonté. Son visage un peu sec de lignes était adouci par des yeux bleus, merveilleusement enchâssés, — une caractéristique de la race américaine, — des yeux qui avaient toujours fait l’envie d’Hélène. Dans sa physionomie comme dans celle de sa sœur, il y avait un peu de ce charme latin que tous deux tenaient de leurs ascendants.
M. Beauchamp était en train de faire une de ces fortunes colossales qui sont l’étonnement de notre vieux monde. La lutte qu’il soutenait depuis une dizaine d’années, et dont il ne pouvait se retirer, n’avait pas été sans altérer sa constitution. Comme la plupart de ses compatriotes, il ne venait guère en Europe que lorsqu’il était à bout de forces et sentait son cerveau près d’éclater. Alors il jetait quelques hardes dans une malle et fuyait par le premier transatlantique. Il aimait passionnément la peinture. L’air ambiant, le silence de nos musées, causaient chez lui une détente soudaine qui le délassait merveilleusement. Il ne recherchait pas les tableaux connus et cotés ; c’était son plaisir d’aller à la découverte. Sa collection prouvait un véritable sentiment de l’art et de la beauté.
Le séjour à Paris, avec sa sœur qu’il adorait et mademoiselle Carroll qui le divertissait comme personne, était pour lui une joie de toutes les minutes, et son visage en reprenait une physionomie juvénile.
Quant à Hélène et à Dora, elles s’amusaient comme deux petites filles en vacances. Chaque beau matin, escortées par Charley, elles partaient à bicyclette, — « sur leurs roues », selon la si graphique formule américaine, — filaient sur quelque bourg ou village des environs de Paris et revenaient déjeuner au pavillon d’Armenonville.
Le soir, tandis que tante Sophie et madame Carroll restaient sagement à l’hôtel, M. Beauchamp les menait dîner dans l’un ou l’autre des grands restaurants, puis les conduisait au théâtre. En sortant, on soupait ou l’on entrait dans l’un des bars à la mode, soi-disant pour entendre la musique des tziganes. Le grain de perversité qui existait chez les deux Américaines leur faisait trouver un agrément qu’elles n’analysaient pas dans cette atmosphère alourdie par la fumée des cigares, l’odeur des alcools et les parfums des femmes. Tout en grignotant les pommes de terre frites des petites corbeilles, elles ne se lassaient pas de regarder les demi-mondaines, et de détailler leurs toilettes. Elles estimaient leurs bijoux, leurs fourrures, et s’efforçaient à deviner le charme qui pouvait leur valoir toutes ces richesses… Et ces études de mœurs parisiennes se prolongeaient jusqu’à deux ou trois heures du matin. C’était là le repos que madame Ronald était venue chercher.
Entre temps, elle assistait aux concerts Colonne et Lamoureux, visitait les expositions de peinture, y trouvait de véritables jouissances. A Paris, du reste, tout l’intéressait. L’Américaine, en général, n’est encore qu’une visuelle ; Hélène, elle, était déjà mieux que cela : le modelé de son front l’indiquait bien. Comme la majorité de ses compatriotes, elle connaissait le goût français, l’esprit français, celui qu’on sert volontiers au théâtre, mais l’âme française lui était aussi étrangère que l’âme orientale : ce qu’elle en avait vu naguère, ou entrevu, étant jeune fille, au couvent de l’Assomption, lui revenait maintenant à la mémoire et lui donnait le désir de pénétrer plus avant. Elle ne manquait jamais de causer avec les ouvriers et ouvrières qui travaillaient pour elle. Elle était charmée de leur affinement. Elle démêlait chez tous des sentiments délicats, exquis souvent, comme elle n’en avait jamais rencontré en Angleterre ou en Allemagne chez des personnes de même condition. Elle avait remarqué la façon gentille, presque tendre, dont modistes, couturières, lingères maniaient l’ouvrage de leurs doigts, — façon qui révélait l’artiste. Les femmes de chambre d’hôtel même semblaient mettre quelque orgueil à bien faire leur service ; elles avaient des soins, des attentions que le pourboire seul ne pouvait payer. Aux Champs-Elysées, Hélène s’arrêtait souvent pour voir jouer les enfants : elle les trouvait moins beaux que les bébés anglais ou américains, mais elle demeurait toujours frappée de la profondeur de leur regard. Elle sentait, sans pouvoir lui donner un nom, cette puissance d’idéalité, cette étincelle du feu divin qui est la force occulte de la France.
Les mondains, que madame Ronald voyait dans la rue de la Paix, au Bois ou au théâtre, l’intriguaient singulièrement. L’expression de leurs visages, quand ils causaient avec une femme, lui faisait toujours désirer de savoir ce qu’ils lui disaient. L’un d’eux surtout avait éveillé sa curiosité. Elle le rencontrait à chaque instant. Elle l’avait vu au Bois, à plusieurs expositions de peinture, au restaurant, chez Voisin, chez Joseph. C’était un homme d’une soixantaine d’années, de haute taille, de large carrure, avec une tête presque blanche, des yeux noirs qui avaient dû être d’une éloquence dangereuse et qui ne reflétaient plus qu’une grande tristesse ou un ennui profond, traversé, de temps à autre, par un fin sourire, un sourire relevé et moqueur. A l’observer de près, on devinait que ses ancêtres avaient porté de la soie, des plumes et des dentelles, commandé des armées, servi le « Roy » et les femmes. Ce quelque chose de rare, ce quelque chose d’autrefois qui distinguera toujours les hommes de l’aristocratie, — de la vraie, — se reconnaissait dans toute sa personne, et lui donnait un charme particulier qui agissait sur madame Ronald, irrésistiblement. Elle l’avait surnommé « le Prince ». Elle était ravie quand le hasard l’amenait dans le restaurant où elle dînait. Elle l’épiait à la dérobée, fascinée par sa haute allure. De son côté, le vieux gentilhomme la regardait avec un plaisir visible. Charley avait tiré de là quelques taquineries, déclarant que, si cet admirateur avait vingt ans de moins, il se croirait obligé d’avertir son beau-frère.
Un soir, M. Beauchamp eut l’inspiration de conduire Hélène, Dora et un de ses amis, Willie Grey, un jeune peintre américain, élève de Jean-Paul Laurens, au Café de Paris. « Le Prince » y était justement. On plaça les nouveaux venus à une table toute proche de la sienne. Il leur tournait les épaules, mais il pouvait les voir dans la glace qui lui faisait face. Il venait d’arriver, sans doute, car Hélène l’entendit commander son dîner, un vrai dîner de gourmet, fin et léger.
— Notre voisin sait manger ! dit-elle en anglais.
— Avec un dos comme le sien, cela ne m’étonne pas ! répondit mademoiselle Carroll dans la même langue. — A voir ce dos-là j’aurais pu deviner son menu.
— Qu’est-ce que le dos peut avoir à faire avec la façon de manger ? demanda Willie Grey.
— Tout ! répliqua Dora d’un air entendu. — Le dos a beaucoup de physionomie. Celui-ci, — désignant d’un mouvement de menton le dos du « Prince », — appartient à… comment dirai-je ?… to an old sinner, à un viveur.
— Est-ce que mon dos rentrerait dans cette catégorie ? fit M. Beauchamp, tournant la tête avec effort comme pour apercevoir cette partie de son individu.
— Non, non, mon bon Charley, rassurez-vous, vous avez un dos vertueux ! répliqua mademoiselle Carroll avec une nuance de dédain.
A ce moment, madame Ronald, ayant jeté un regard oblique vers l’inconnu, rencontra ses yeux dans la glace et surprit sur ses lèvres un sourire qui la fit rougir violemment.
— Taisez-vous ! dit-elle alors à la jeune fille ; — je suis sûre que notre voisin comprend l’anglais.
— Pas de danger ! Il n’y a que les Français mariés à nos compatriotes qui le parlent un peu… Quand ce monsieur était jeune, l’Amérique était bien découverte, mais pas l’Américaine.
Hélène ne fut point rassurée : pour changer la conversation, elle parla au jeune peintre de son tableau exposé au Salon des Champs-Élysées et qu’elle avait vu la veille. Pendant ce temps-là, Dora promenait les yeux autour d’elle, les fermant légèrement à la manière des chats, puis les rouvrant de toute leur grandeur, quand l’impression était prise : — une grimace qui lui était particulière, une grimace pas déplaisante du tout, et qui avait même un certain attrait.
— Ah ! je sais enfin pourquoi les Français ont l’air si drôle ! dit-elle tout à coup, avec un accent de triomphe.
— « L’air drôle ! » se récria Willie Grey. Je les trouve intéressants, moi !
— Oui, sûrement, ils sont intéressants… N’empêche qu’ils ont l’air drôle, et cela vient de ce que leurs moustaches appartiennent à une autre époque.
— Ah bah !
— Oui, elles sont moyen âge, dix-huitième siècle, royalistes, impérialistes, fanfaronnes, héroïques, spirituelles. Elles ont toujours l’air de s’insurger contre quelqu’un ou quelque chose. Ce sont les plus jolies moustaches du monde, mais elles ne vont pas du tout avec le costume moderne, non, pas du tout ! répéta la jeune fille, après avoir examiné de nouveau les dîneurs qui se trouvaient là.
— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mademoiselle Carroll, fit le jeune peintre ; ajoutez que les Français ont d’assez mauvais tailleurs.
— Vous avez raison, dit madame Ronald, leurs habits n’ont jamais l’air d’être faits pour eux. En Angleterre, c’est le contraire : les hommes sont admirablement habillés, et les femmes très mal. Je me demande pourquoi.
— Parce que l’Anglais, généralement bien taillé, inspire l’ouvrier, tandis que l’Anglaise… hem ! On dirait que le Créateur a employé toute l’argile à faire l’homme et qu’il n’en est pas resté suffisamment pour la femme. Il lui manque toujours quelque chose.
— Eh bien, ne vous gênez pas, monsieur Grey ! dit Dora, on voit que vous êtes devenu Parisien.
— Je vous ai choqué ? Je croyais que vous étiez venue en Europe pour cela ; du moins, c’est vous qui l’avez avoué.
— J’aime à être choquée par des étrangers, mais non par mes compatriotes.
— Cette distinction me plaît, — fit M. Beauchamp d’un air moqueur. — A nous, on ne nous passe rien, on ne nous permet rien.
— Oh ! il fait bien meilleur être homme en Europe qu’en Amérique ! ajouta Willie Grey.
— C’est flatteur pour les femmes de votre pays ! dit mademoiselle Carroll. — Si je répétais cela à New-York, vous seriez joliment reçu à votre retour !
— Savez-vous, reprit madame Ronald, ce qui, selon moi, ne va pas à la France ? C’est la république. A chacun de mes voyages, j’y trouve moins d’élégance et d’urbanité.
— Il est impossible de nier qu’une cour ait une influence considérable sur le goût et sur les manières, dit le peintre. Ainsi, dans les petites villes de province où il y a un château royal, comme à Fontainebleau, par exemple, l’intérieur des maisons est moins banal, moins bourgeois. J’ai trouvé là des femmes du peuple qui, enrichies dans un tout petit commerce, n’ont acheté que des meubles de style, non par « chic », mais par un sens artistique, dû aux modèles que leurs grands-parents ou elles-mêmes avaient eus sous les yeux.
— Je suis comme Hélène, dit M. Beauchamp, je ne puis m’empêcher de regretter que la France ne soit pas un royaume ou un empire.
— Sûrement, un de ces régimes serait plus décoratif, aurait plus de prestige ; mais je crois après tout que la France avait la république dans le sang, comme on dit, puisqu’elle y est revenue trois fois. Quand on lit son histoire, on est étonné qu’il se trouve encore des candidats à la royauté. Allez, la France, quoique ou parce que républicaine, est bien puissante !
— Moins que l’Angleterre, cependant ! fit madame Ronald.
— Non. La grandeur de l’une est en largeur, et la grandeur de l’autre est en hauteur : voilà toute la différence.
— Savez-vous, dit Charley, je crois que la force de la France réside surtout dans sa raison d’être. Si certaines nations étaient rayées du globe, on s’en apercevrait à peine ; mais qu’elle vînt à disparaître, il y aurait joliment moins de lumière, de gaieté, de beauté en ce monde !
— Parbleu !… Je suis un fidèle de la rue de la Paix, elle a pour moi une séduction toujours nouvelle. Je m’arrête comme une femme devant toutes ses vitrines. Telles pièces d’orfèvrerie, telles parures, exposées chez Boucheron, me ravissent. Il a fallu des siècles d’efforts, de recherches, pour obtenir cette invraisemblable douceur de contours, pour arriver à idéaliser ainsi la matière. Je me rends compte du chemin qu’il nous reste à faire pour atteindre à cette perfection. Je me dis alors : tant que la France produira ces petits chefs-d’œuvre, elle ne périra pas, car elle est destinée à maintenir le goût, à lancer les idées de la Providence même. Le peuple qui a reçu cette mission peut, sans crainte d’être anéanti, passer sous tous les engins de mort : il porte en lui l’Indestructible.
— Monsieur Grey, — fit Dora avec sa malice ordinaire, — on voit que votre tableau a été reçu. Continuez à louer les Français, et il sera acheté par l’État.
— La réception de mon tableau n’a pas modifié mes impressions, faites-moi l’honneur de le croire ! Je vis ici depuis trois ans et j’ai eu le temps et l’occasion de prendre une idée plus nette de la valeur des gens. Tenez, il y a quelques mois, je me trouvais dans un restaurant de Bruxelles. A une table voisine de la mienne dînaient quatre Français, d’apparence commune, habillés par le mauvais faiseur et cravatés à la diable. La serviette sous le menton, ils suçaient leurs côtelettes et semblaient ignorer l’art de manger avec élégance. Tout à coup, je fus empoigné par leur conversation. L’un, dans une langue délicieuse, parla des nouvelles découvertes astronomiques. Il avança qu’il devait y avoir un moyen de communication entre les planètes d’un même système solaire : « Nous le trouverons, nous le trouverons ! » affirma-t-il. Puis, le regard étincelant, il dit comme un poète l’émotion qu’il ressentait, lorsque, le télescope braqué sur le ciel, son œil se promenait parmi les étoiles et qu’en présence de l’infini, dans le silence de là-haut, il entendait le tic-tac de l’horloge sidérale, égrenant les secondes : « Quelles émotions ! fit-il ; on a le vertige, la respiration vous manque, on a peur, positivement peur !… Vrai », — conclut-il, en frappant la table du plat de sa main, — « il n’y a pas de nuits d’amour… » — c’est un Français qui parle, mademoiselle Carroll — « il n’y a pas de nuits d’amour qui vaillent ces nuits d’observatoire. » Ses compagnons parlèrent à leur tour des agents chimiques récemment inventés : « Nous ralentirons la destruction, nous transformerons le sol, nous découvrirons l’origine de l’homme, la vraie ! » disaient-ils. Je les écoutais, ébloui et charmé. Et, d’abord, je m’étonnais bêtement que des hommes d’apparence si négligée pussent remuer des idées si grandes… En écoutant ces bourgeois qui venaient de représenter leur pays à un congrès scientifique, j’ai compris, comme je ne l’avais jamais fait, pourquoi, en France, les hommes de l’aristocratie ont cessé d’être la classe dirigeante.
— Oh ! eux ils n’ont plus que la moustache ! fit Dora avec son inconsciente brutalité.
De nouveau, madame Ronald jeta un coup d’œil dans la glace. Elle vit passer comme une flamme d’émotion sur le visage du « Prince » et, convaincue qu’il avait entendu, elle marcha sur le pied de mademoiselle Carroll.
— Faites attention, je vous en supplie ! dit-elle à voix basse ; je suis sûr qu’il comprend l’anglais.
— Tant pis ! il ne devait pas écouter.
— Franchement, vous me semblez encore plus mal élevée en Europe qu’en Amérique.
— Merci… Eh bien ! parlons politique.
Et, pour rompre les chiens, la jeune fille lança la conversation sur les affaires de son pays.
« Le Prince », après avoir achevé son dîner, savouré une tasse de café turc et allumé un cigare, se leva. En passant devant la table des Américains, il appuya sur mademoiselle Carroll un regard où il y avait une telle sévérité, une telle hauteur, qu’elle en fut toute décontenancée et ne put s’empêcher de rougir.
Hélène pria son frère de demander au garçon le nom de leur voisin.
— C’est M. le comte de Limeray, répondit-il, un vrai comte, un de ceux qu’il fait bon servir.
— Le comte de Limeray ! répéta Hélène. Je le savais bien, que c’était un gentilhomme !… Pourvu que nous ne le rencontrions pas chez madame d’Anguilhon ou chez les de Kéradieu ! Je mourrais de honte.
— Pas moi ! répliqua Dora, qui avait déjà retrouvé tout son aplomb.
Hélène était liée depuis l’enfance avec Annie Villars, la riche héritière qui avait épousé le marquis d’Anguilhon.
Ce mariage avait été blâmé, déploré par toute la haute société américaine. Il enlevait au pays une immense fortune, une jeune fille de bonne maison ; ces deux pertes avaient été vivement ressenties. Hélène, elle, en avait eu un réel chagrin.
Pendant quatre ans, on avait attendu vainement la visite de la marquise et de son mari. L’été précédent, ils avaient cependant fait leur apparition à Newport : ce fut l’événement de la saison. Madame Ronald vit alors le jeune ménage dans l’intimité ; beaucoup de ses craintes et de ses préjugés disparurent. Elle fut séduite aussitôt par la figure et les manières de Jacques d’Anguilhon, le déclara fascinating — fascinant — et créa tout un courant de sympathie en sa faveur. La marquise, secrètement reconnaissante à Hélène, l’engagea à venir à Paris au printemps et lui promit de la présenter à ses amis français. Et c’est un peu pour cela qu’Hélène avait fixé son voyage au mois d’avril, car elle avait le plus vif désir de pénétrer dans ce faubourg Saint-Germain qui lui semblait une arche sainte.
La marquise d’Anguilhon et la baronne de Kéradieu ne rentrèrent que dans la première semaine de mai. Le lendemain de son retour, Annie vint faire sa visite à ses compatriotes et les invita d’emblée à son dîner du jeudi, à ce dîner franco-américain qui était devenu comme une institution chez elle. Madame Ronald, Dora et M. Beauchamp acceptèrent seuls ; madame Carroll et tante Sophie, qui n’aimaient pas les étrangers, prirent prétexte de leur santé pour refuser.
Madame Ronald n’avait pas revu le marquis depuis Newport ; elle était désireuse de connaître ses impressions d’Amérique et de causer de nouveau avec lui. Il l’avait vivement intéressée et elle avait été flattée des attentions toutes particulières qu’il avait eues pour elle.
En se rendant chez les d’Anguilhon, Hélène recommanda pour la dixième fois à Dora de s’observer, de ne pas dire tout ce qui lui passerait par la tête. La jeune fille, qui avait cependant assez bon caractère, finit par se fâcher :
— A vous entendre, dit-elle, on croirait que je viens du Far West !
— Non, mais vous êtes un peu étonnante, vous savez, et des Français pourraient s’y tromper. Il faut toujours tâcher de faire honneur à ses amis. Annie ne serait pas contente, si l’on venait à vous trouver vulgaire.
Mademoiselle Carroll haussa les épaules, comme c’était son habitude quand elle ne pouvait rien répondre.
La marquise d’Anguilhon était enchantée que madame Ronald la vît dans son intérieur, dans le cadre de ce vieil hôtel qui lui était devenu cher. Elle savait qu’une fidèle description en serait envoyée à New-York et arriverait sûrement par Hélène au clan aristocratique des Colonial Dames. Avec les de Kéradieu, le prince de Nolles, le vicomte de Nozay et deux autres amis, elle invita le marquis et la marquise Verga, — lui, un Romain qui occupait une haute situation à la cour d’Italie ; elle, une Américaine remarquablement jolie. Ce dîner de douze personnes seulement fut un de ces repas comme Annie avait appris à en donner. Madame Ronald et mademoiselle Carroll s’étaient attendues à plus de splendeur, mais elles étaient trop habituées aux belles choses pour ne pas reconnaître, au second coup d’œil, la recherche, le grand luxe qu’il y avait dans la simplicité apparente du service et du décor. Madame d’Anguilhon avait confié Dora aux soins du vicomte de Nozay, sûre que ces deux esprits indépendants et originaux tireraient l’un et l’autre tout l’amusement imaginable. « C’est la jeune fille du monde dernier modèle, — avait-elle dit. — Ne la jugez pas mal : au fond, elle est très comme il faut. »
Au grand soulagement de madame Ronald, et au désappointement du vicomte, mademoiselle Carroll parla peu, occupée qu’elle était à observer ses hôtes. D’une autre volée qu’Annie, elle ne l’avait que fort peu connue, mais leurs mères étaient très liées : elle avait beaucoup entendu parler d’elle. En voyant son élégance sobre, sa dignité, elle se dit que cette marquise-là faisait honneur à l’Amérique. Le maître de la maison l’intéressa plus encore. C’était la première fois qu’elle voyait de près un homme de race ancienne, et, chose curieuse, elle, si moderne, en subit le charme tout de suite. Le marquis, avec son type affiné, ses yeux brun doré au regard lointain, était bien fait pour l’étonner. Ce soir-là, il était nerveux, singulièrement distrait ; sa femme fut souvent obligée de lui répéter la même question. Elle le fit avec une douceur charmante, et lui, revenant à elle, eut toujours un sourire affectueux, un joli mot d’excuse. Rien de tout cela n’échappa à Dora.
Après le dîner, madame Ronald prit Jacques à partie :
— Vous savez, lui dit-elle, qu’on ne vous a pas encore pardonné d’avoir quitté Newport aussi vite. Est-ce que vous ne l’avez pas aimé ?
— Franchement non ; il y a trop de luxe, trop de bruit, trop d’éclat. Les Indiens, qui le nommaient « Île de Paix », l’avaient mieux compris. Une île de paix, voilà ce qu’il devait être. La vie mondaine m’y a semblé déplacée. Ces châteaux, ces palais de marbre sans espace, entourés de murs et sur une plage aussi fréquentée qu’une rue, m’ont fait l’effet d’un non-sens. Quand je pense qu’à quelques milles de là on aurait eu un décor merveilleux, de beaux ombrages et du silence !…
— Du silence ! interrompit le baron de Kéradieu, — tu oublies que les Américains n’ont pas encore besoin de silence.
— C’est vrai, je suis absurde, confessa Jacques, de bonne grâce.
— Est-ce que Newport n’est pas quelque chose comme Trouville ? demanda le vicomte de Nozay.
— Oui, mais il est infiniment plus brillant, répondit Henri de Kéradieu. — C’est la grande « foire aux vanités » des États-Unis, l’endroit de notre planète où l’on s’amuse et où l’on fleurte le plus.
— Et où l’on voit le plus de jolies femmes ! ajouta le marquis Verga.
— D’accord. En Europe, Brighton seul pourrait lui être comparé, et encore, à Brighton, il y a la foule, des gens pauvres, mal habillés, tandis qu’à Newport tout est de première classe, pas une ombre au tableau.
— Si ce n’est, dit Jacques, la vue des travailleurs qui fournissent à tout ce luxe et dont l’air harassé fait peine.
— C’est vrai, mais qui diable y pense ? Pour ma part, quand j’ai passé quinze jours à Newport, j’éprouve la fatigue d’une grande personne qui aurait supporté longtemps le bruit des jeux d’enfants. L’été dernier, d’Anguilhon et moi, nous avons été heureux de fuir au Canada. Il nous a semblé délicieux comme un verre d’Appollinaris après un dîner trop succulent.
— En vérité, reprit Jacques, le Canada m’a donné une inoubliable sensation de repos. Québec, avec ses grands toits, ses couvents, ses églises, m’a fait l’effet d’un coin de notre vieille France provinciale.
Annie se mit à rire :
— Vous entendez ? dit-elle. Est-ce assez Français, cela ! Ces messieurs font sept jours de mer pour voir quelque chose de nouveau et, au bout d’un mois, ils recherchent les endroits qui ressemblent à leur pays.
— C’est vrai ! Et rien ne m’a fait plaisir comme de retrouver l’accent normand chez les Canadiens et de les entendre prononcer « poëvre », au lieu de « poivre ». J’ai été ému plus d’une fois en voyant combien le culte de la France est encore vivant parmi eux.
— Nous avons eu, un jour, une délicieuse surprise, dit M. de Kéradieu. Dans une de nos promenades à cheval, assez loin de Québec, nous sommes arrivés devant la grille d’une belle propriété et nous avons poussé un cri en voyant sur les piliers de l’entrée, inscrit en grosses lettres, le nom de « Milly ». Milly, la terre de Lamartine ! Sûrement une femme devait demeurer là qui aimait et comprenait le poète. Ceci nous a montré de combien le Canada retarde sur la France d’aujourd’hui. Il en est encore au sentiment… Jacques et moi, mus par une même pensée, nous avons levé nos chapeaux à l’inconnue et au souvenir de notre compatriote. On se serait probablement moqué de nous, de l’autre côté du Saint-Laurent, mais que voulez-vous ? nous sommes bien Français ! fit le baron avec un sourire à l’adresse d’Annie.
— J’espère, monsieur d’Anguilhon, — dit Charley Beauchamp, — que vous n’avez pas seulement admiré le Canada et que l’Amérique ne vous a pas fait une trop mauvaise impression.
— Une mauvaise impression ! Au contraire… Mon séjour aux États-Unis m’a aidé à comprendre la vie moderne mieux que tous les livres que j’aurais pu lire. Si je n’ai pas été charmé toujours, j’ai toujours été émerveillé. Chicago, entre autres, m’a stupéfait. La hauteur de ses maisons, la hardiesse de ses bâtisses m’ont donné une idée unique de grandeur et de fragilité. Vingt fois, il m’est arrivé de m’écrier : « Comme c’est beau et comme c’est laid ! »
— Êtes-vous allé dans le Far West ?
— Oui, et c’est là que j’ai été le plus vivement frappé. Le déploiement de force et d’activité que j’y ai vu m’a si bien secoué moi-même que j’ai voulu essayer mes muscles : j’ai jeté la cognée dans les arbres, aidé au lancement de quelques radeaux… Pendant plusieurs mois, j’en ai eu les mains calleuses, et ces marques-là m’ont rendu très fier.
— Je ne serais pas étonnée, dit Annie, qu’un de ces jours mon mari eût un ranch quelque part. Ce serait plus nouveau qu’une écurie de courses.
— Et plus sain, surtout, dit Jacques. Les quinze jours que nous avons passés, de Kéradieu et moi, dans l’État de Nevada, chez un compatriote, resteront un de mes meilleurs souvenirs. Nous avons partagé la vie frugale de notre hôte, fait des kilomètres à la poursuite des chevaux. Le soir, quand je fumais mon dernier cigare sous le ciel aux brillantes étoiles, dans le silence de la Prairie, l’existence mondaine, le Bois, le club, m’apparaissaient si bêtes et si mesquins ! Dans cet air pur du large, comme chargé de sève, on se sent renouvelé physiquement et moralement. C’est bien l’air dont nous aurions besoin, nous autres ! Pour mon compte, j’irai aussi souvent que possible m’y retremper.
— Et nos villes de l’Est, quel effet vous ont-elles produit ? demanda M. Beauchamp qui, comme la plupart de ses compatriotes, était curieux de l’opinion des Européens.
— Excellent. Vos universités, vos collèges, vos hôpitaux, les institutions dues à l’initiative privée vous font le plus grand honneur. En vérité, votre œuvre est colossale.
Le visage de l’Américain rayonna de satisfaction.
— Il y a bien peu d’étrangers qui nous rendent cette justice !
— Parce qu’on a le tort de chercher dans votre pays ce qu’il n’a pas encore, au lieu de voir ce qu’il a.
— Ah ! il y a deux grandes belles choses en Amérique, dit le marquis Verga : les femmes de Baltimore et les chevaux du Kentucky.
— Voilà qui est bien italien ! fit sa femme.
— Que voulez-vous, ma chère amie, il ne faut pas demander à un homme né entre le Vatican et le Quirinal de comprendre un pays aussi renversant que le vôtre. Pendant les trois mois que j’y ai passés, j’ai eu à chaque instant la respiration coupée comme dans vos terribles ascenseurs, ces ascenseurs qui ne vous montent pas, mais qui vous enlèvent !… Tout le temps, je me suis senti bousculé moralement, et j’ai eu le sentiment qu’on me marchait sur les pieds.
— Voilà au moins une impression nouvelle ! dit M. Beauchamp avec bonne humeur.
— Par exemple, reprit le marquis d’Anguilhon, je n’ai pas été édifié de vos mœurs politiques. Elles sont pires que les nôtres, et ce n’est pas peu dire.
— C’est que chez nous, comme chez vous, les honnêtes gens ont le tort d’être égoïstes, — répondit Annie avec son franc parler habituel. — Au lieu de lutter contre les intrigants, les ambitieux sans scrupules, ils leur laissent le champ libre : alors, la corruption et la concussion entrent partout.
— Vous avez raison, avoua M. Beauchamp ; mais voilà ! il est peut-être impossible de trouver chez des gens arrivés, indépendants, le moteur nécessaire pour donner l’impulsion aux affaires d’un grand pays.
— Eh bien, c’est triste ! fit Hélène. L’honnêteté devrait être une force motrice plus puissante que celle de l’ambition personnelle.
— Ah ! madame Ronald, vous demandez trop à la nature humaine, plus que ne fait la Providence ! dit Jacques. C’est incroyable comme vous avez toutes l’instinct de la combativité.
— A propos, monsieur d’Anguilhon, que pensez-vous des Américaines en masse ? Vous m’avez promis de me le dire.
— Elles m’ont semblé faites pour leur pays admirablement. Elles ont les qualités qui le caractérisent : la jeunesse, l’audace, la vitalité.
— Comme c’est vrai ! dit Charley Beauchamp.
— De plus, elles sont bien jolies, continua Jacques. A ma grande surprise, j’ai retrouvé aux États-Unis le type féminin du XVIIIe siècle, qui a disparu en Europe. J’ai vu nombre de visages ressemblant à ceux qu’ont peints Latour et Greuze. En toute sincérité, je n’ai rencontré nulle part autant de beauté, ou serré des mains aussi petites et aussi fermes.
— Sûrement, — fit Dora avec son expression aiguë, — après toutes ces choses flatteuses nous pouvons nous attendre à un « mais » correctif… et c’est ce « mais » qui m’intéresse.
— Eh bien, mademoiselle, j’ajouterai : mais… pour que les Américaines aient le charme et le fini, l’harmonie suprême, enfin, il leur faut un siècle de plus.
— Je préfère l’avoir de moins ! répliqua mademoiselle Carroll.
— Vous avez raison, la jeunesse est un beau défaut.
— Si vous n’avez que celui-là à nous reprocher, dit madame Ronald, nous ne nous plaindrons pas. Et vous, Annie, quelle impression l’Amérique vous a-t-elle faite après six ans d’absence ?
— N’allez pas croire à une affectation de ma part, mais je vous avoue que beaucoup de choses m’ont choquée. J’ai été frappée de la nervosité universelle. Le niveau moral m’a semblé considérablement baissé. De mon temps, il y avait des jeunes filles — fast, — « vites », j’en ai trouvé de — rapid, — « rapides », et je me suis aperçue qu’on parlait de divorces autant que de mariages. Le bruit et l’activité excessifs, dont je suis déshabituée, m’ont causé une fatigue réelle. Les maisons de nos milliardaires m’ont fait apprécier certains intérieurs français. Je suis rentrée dans notre vieux Blonay avec un plaisir inimaginable. Je n’aurais jamais cru cela possible.
Puis, avec un joli air de sagesse :
— Je crois, après tout, que la vie n’est qu’une suite de leçons… et j’en ai déjà, pour ma part, appris ou reçues quelques-unes. Ah ! Monsieur de Limeray !
A ce nom, Hélène, qui avait le dos à la porte, se retourna vivement. C’était bien le « Prince » ; elle échangea un regard de détresse avec son frère et Dora.
— Je craignais de ne pas vous voir, — dit Annie au nouveau venu. — C’eût été dommage, car, aujourd’hui, le poker sera sérieux : l’Amérique est en force.
Et, là-dessus, la jeune femme présenta le comte de Limeray à ses compatriotes. En retrouvant là, dans ce salon ami, les étrangers qui, la veille encore, avaient retenu son attention, le « Prince » eut un air de surprise et de plaisir.
— Je ne me doutais pas de la bonne fortune qui m’attendait ce soir, — dit-il en s’inclinant profondément devant Hélène, — mais je l’avais un peu espérée. J’ai remarqué déjà que l’on finit par connaître, un jour ou l’autre, les gens que l’on rencontre souvent.
— Vous avez rencontré souvent madame Ronald ? fit madame d’Anguilhon tout étonnée.
— Oui, plusieurs fois. Le hasard… est-ce le hasard ?… nous a menés dans les mêmes restaurants… Pas plus tard qu’hier, au Café de Paris, nous avons dîné à des tables voisines.
L’embarras d’Hélène augmenta, au point de devenir visible.
— Vous comprenez l’anglais ? demanda tout à coup et assez crânement mademoiselle Carroll.
— Parfaitement ! Et je ne m’en suis jamais autant félicité qu’hier soir, — dit le comte avec un sourire un peu moqueur.
Guy de Nozay, un de ces terribles myopes à qui rien n’échappe, le remarqua et devina que la jeune fille s’était rendue coupable de quelque indiscrétion.
— J’espère pour vous, mon cher, que vous n’avez entendu que des choses agréables, — dit-il malicieusement. — C’est assez rare, lorsqu’on surprend une conversation qui n’est pas pour votre oreille.
— J’en ai entendu d’agréables… de sévères… de bien instructives, surtout. J’ai appris que l’on peut deviner le caractère d’un individu, le menu même de son dîner par la seule vue de son dos, et que les moustaches des Français sont d’une autre époque qu’eux-mêmes, ce qui les rend drôles comme des anachronismes vivants.
— Ah bah !… Je parie que c’est mademoiselle Carroll qui a découvert cela ! fit Guy de Nozay avec un pétillement de malice derrière son monocle.
— Oui, c’est bien moi, — répondit Dora qui ne se laissait pas déconcerter pour si peu. — Sans doute, en France, une jeune fille comme il faut ne parlerait pas de dos ou de moustache, mais je suis étrangère : il m’est permis de dire ce que je veux, et j’en profite.
— Vous avez raison, fit M. de Limeray. Je ne m’en plains pas, pour ma part ; vos remarques originales m’ont beaucoup amusé.
— J’en suis bien aise !
— Est-ce dans les pensionnats américains que l’on apprend à connaître la physionomie du dos et des moustaches ? demanda le vicomte, emporté par son amour de la taquinerie.
— Non, non… on n’y enseigne rien d’aussi utile. C’est une connaissance que j’ai acquise toute seule, le fruit de mes observations.
M. de Nozay s’inclina en souriant, comme battu par la franchise de la jeune fille.
— Vous avez un ami, monsieur, — dit le comte de Limeray en s’adressant à Charles Beauchamp, — qui a bien compris notre pays. Je n’ai jamais entendu d’appréciations aussi justes de la part d’un étranger.
— Oh ! il vit à Paris depuis trois ans.
— On peut y vivre vingt ans, toujours même, et ne pas sentir l’âme française comme le fait votre ami.
— C’est que Willie Grey est un artiste, lui ! Je ne serais pas étonné qu’un de ces jours l’Amérique fût très fière de son talent. Il a un tableau au Salon des Champs-Elysées, la Méditation de Jésus, qui révèle une grande puissance. Si j’avais la place nécessaire, je l’achèterais.
— J’irai le voir. J’ai moi-même un goût très sincère pour la peinture. Je serais charmé de faire la connaissance de M. Grey.
— Je puis vous conduire à son atelier, si vous le désirez.
— Vous me ferez grand plaisir.
Annie ayant invité ses hôtes à prendre place à la table de jeu, le poker commença. Il fut des plus animés, grâce aux Américains qui, comme d’habitude, y apportèrent une véritable passion.
Après la partie, le comte de Limeray vint causer avec Hélène.
— Vous avez l’air de vous amuser à Paris, dit-il.
— Immensément.
— Monsieur Ronald est resté en Amérique ?
— Oui ; il n’a malheureusement pu m’accompagner.
— Et vous le regrettez beaucoup ? demanda le comte, d’un ton où perçait l’impertinence d’un doute.
A son extrême dépit, Hélène se sentit rougir.
— Assurément !
— Excusez-moi, mais comme tous les Européens, je ne puis m’empêcher d’être étonné de la confiance des maris américains, qui laissent leurs femmes, de très jolies femmes souvent, venir seules à Paris.
— Oh ! ils savent que nous sommes honnêtes.
— Et que vous n’avez pas de tempérament, dit assez brutalement le marquis Verga.
— Mais j’aime à croire que, même avec un tempérament, une femme bien élevée ne manquerait pas à ses devoirs.
— Vous pensez que la bonne éducation est une sauvegarde contre la tentation ? demanda M. de Limeray.
— J’en suis sûre ! répondit Hélène d’un ton positif.
Le comte la regarda d’un air où il y avait de la curiosité, de l’étonnement, le regret de ne pouvoir la mettre à l’épreuve.
— Je voudrais bien savoir ce que l’on entend par « tempérament » ? dit Dora. Personne n’a su me l’expliquer, et le dictionnaire même ne m’a pas renseignée.
Il se fit un de ces silences terribles que produisent les indiscrétions et les impairs.
— Le tempérament est un défaut selon les uns, une qualité selon les autres… une chose très dangereuse, en somme ! répondit le vicomte de Nozay du ton le plus sérieux ; — et il est impossible de l’expliquer aux jeunes filles.
— C’est dommage, car cela doit être intéressant ! fit étourdiment mademoiselle Carroll.
Puis, ayant conscience tout à coup de ce qu’elle venait de dire, elle rougit légèrement et lança une question étrangère au sujet, ce qui était sa façon de se rattraper.
Comme on allait se séparer, le comte de Limeray s’approcha de Dora :
— Mademoiselle, — fit-il en appuyant sur elle ses yeux tristes, — depuis que j’ai le plaisir de connaître madame de Kéradieu et madame d’Anguilhon, je sais que la vérité ne fâche jamais une Américaine ; c’est pourquoi je vais me permettre de vous dire qu’hier soir vous avez porté sur l’aristocratie française un jugement sévère et injuste. A tort ou à raison, ma génération s’est tenue à l’écart ; mais nos enfants rentrent peu à peu dans la lutte et ils n’ont pas seulement la moustache d’autrefois, croyez-le : ils ont aussi l’audace, l’héroïsme, qui lui donne ce tour hardi et particulier que vous avez remarqué. Mon fils aîné est allé se faire tuer en Afrique pour une idée… pour donner, en un certain point, l’avance à la France sur l’Angleterre. D’autres suivront son exemple, je n’en doute pas.
Dora se sentit couverte de confusion et singulièrement petite devant ce vieux gentilhomme si digne.
— Je parle souvent sans réfléchir, — dit-elle, surmontant assez rapidement son embarras, — mais je le regrette toujours lorsque j’ai dit une sottise et fait de la peine à quelqu’un.
— Je le crois. Quant à moi, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de modifier votre opinion. Vous ne m’en voulez pas ?
— Au contraire.
Le comte tendit la main à mademoiselle Carroll, qui lui donna la sienne avec une vivacité pleine d’excuses et de repentir.
A peine en voiture et en route pour l’Hôtel Continental, madame Ronald demanda à Dora ce que « le Prince » lui avait dit. La jeune fille répéta exactement ses paroles.
— N’est-ce pas jouer de malheur ? ajouta-t-elle en riant. M. de Limeray est peut-être le seul Français de cet âge, dans tout le Faubourg, qui comprenne l’anglais et il faut qu’il se trouve notre voisin de table !
— Quelle délicieuse soirée ! dit Charley Beauchamp. — C’est étrange, j’ai eu dans cette société, dans ce vieil hôtel, la même sensation de repos que je trouve dans une salle du Louvre. Et j’ai remarqué dans les yeux de ces hommes de l’aristocratie cette lueur particulière qu’ont les portraits anciens. Ah ! non, ils ne sont pas faits pour le costume d’aujourd’hui, et pour la vie moderne encore moins !… Je ne m’étonne plus qu’Annie se soit éprise de M. d’Anguilhon ; il m’a absolument charmé.
— Oui, il est très curieux… très intéressant, — fit mademoiselle Carroll comme si elle parlait d’un bibelot. — Cependant je ne me sentirais jamais bien à l’aise avec lui. Il ferait un mari des dimanches, mais, pour tous les jours, je préfère Jack… Et puis, si j’étais sa femme, je voudrais savoir à qui il pense quand il est distrait comme ce soir.
— Chez Loiset, rue Royale.
Cet ordre, donné à son cocher par M. Beauchamp, au sortir du Théâtre de la Renaissance, représentait encore une victoire de la femme sur l’homme.
Charley avait, non sans protester, conduit sa sœur et mademoiselle Carroll au Moulin-Rouge, à l’Olympia, dans tous les cafés-concerts excentriques. La pensée que, pas plus que lui, elles ne comprenaient les grossièretés qui se débitent sur les tréteaux à la mode rassurait sa conscience. Il s’étonnait naïvement qu’elles voulussent entendre à Paris des choses auxquelles, à New-York, elles eussent vertueusement bouché leurs oreilles. Plusieurs fois, elles lui avaient demandé de les conduire au fameux restaurant de nuit de la rue Royale, mais il avait toujours trouvé un prétexte pour refuser.
A la prière d’Hélène, il avait loué, ce soir-là, une avant-scène à la Renaissance et invité le marquis et la marquise Verga, avec Willie Grey. Au dernier entr’acte, les trois femmes déclarèrent qu’elles voulaient aller souper chez Loiset. C’était bel et bien un complot organisé entre elles et force fut de céder à leur persistante fantaisie.
Comme les voitures arrivaient devant la porte du restaurant, deux messieurs qui faisaient les cent pas s’arrêtèrent pour échanger quelques dernières paroles. A ce moment, Hélène, mettant le pied sur le trottoir, se trouva, à sa grande consternation, face à face avec « le Prince ».
Celui-ci, ayant reconnu les amis de la marquise d’Anguilhon, prit hâtivement congé de son compagnon et s’approcha d’eux.
— Vous n’allez pas chez Loiset ? dit-il vivement.
— Si fait ! répondit la marquise.
— Mais c’est un endroit où ne vont pas les honnêtes femmes !
— Les honnêtes femmes françaises, dit madame Ronald, peut-être… mais nous autres Américaines, nous avons une honnêteté robuste, nous pouvons tout voir, tout entendre. N’ayez crainte.
— Enfin, Hélène, si ce restaurant est impossible !… fit M. Beauchamp.
— Impossible ! mais toutes nos amies y ont soupé ! Il est connu à New-York comme la tour Eiffel.
— Eh bien, moi, je n’y ai jamais mis les pieds et il est à la porte de mon club.
— Alors, venez avec nous manger les Welsh rarebits… Vous savez que ce sont de vulgaires croûtes au fromage, un plat d’après-minuit ; il paraît qu’ici elles sont délicieuses.
— Va pour les Welsh rarebits ! dit le comte. C’est assez piquant de voir un vieux Parisien comme moi conduit pour la première fois chez Loiset par des Américaines.
Un des garçons s’empara des arrivants et, les ayant reconnus pour des étrangers, il les conduisit tout au fond du restaurant, à une sorte de plate-forme, élevée de deux marches, séparée par une balustrade du reste de la salle. Au bas de cette plate-forme, à droite, se trouvait un orchestre de tziganes.
— Mettez-vous là ! dit l’employé gracieusement en désignant une des tables, — vous verrez tout.
Ces mots firent dresser l’oreille à M. de Limeray. Il se demanda ce qu’ils pouvaient signifier.
M. Beauchamp commanda le souper. Les trois femmes jetèrent aussitôt un regard curieux autour d’elles et eurent une même déconvenue à voir les proportions mesquines et le décor banal du célèbre cabaret.
— Pas beau, Loiset ! fit le marquis Verga.
Les habitués arrivèrent peu à peu, les fêtards jeunes et vieux, accompagnés de femmes plus ou moins jolies, plus ou moins élégantes. Et la salle s’anima. Il y eut bientôt un scintillement d’yeux, des fusées de rire, des éclats de joie fausse et vulgaire. L’atmosphère se chargea de fumets, d’odeurs diverses, de parfums violents. Elle devint lourde et mauvaise. M. de Limeray sentit arriver jusqu’à lui comme une marée montante de lie humaine. Et tout cela, vu de la hauteur de ses soixante ans, lui parut hideux et écœurant. Il regarda ses compagnons. Charley Beauchamp et Willie Grey s’amusaient du spectacle sans en paraître troublés. Quant aux trois Américaines, elles détaillaient les toilettes des femmes, échangeaient quelques remarques à voix basse, babillaient gaiement, visiblement enchantées de voir des choses choquantes. Dans ce milieu surchauffé de sensualité, elles demeuraient froides, l’œil limpide, la physionomie sereine.
Le marquis Verga, surprenant l’air étonné de M. de Limeray, se pencha vers lui :
— Vous les voyez, fit-il, pas pour un sou de tempérament !
— Tant mieux pour elles !
— Et pour leurs maris donc !
Le regard de Dora avait été attiré par une vieille femme vêtue de noir, dont les cheveux grisonnants étaient recouverts d’un fichu de dentelle espagnole et qui dormait dans un coin, entourée de paniers remplis de fleurs. Son sommeil résista quelques moments encore au bruit croissant des voix et à la musique même ; elle finit par se réveiller et, avec des mouvements las, commença à trier ses fleurs, à les arranger en touffes.
— Voyez donc le charmant visage de cette pauvre femme, dit mademoiselle Carroll. Je suis sûre qu’elle a une histoire.
Le « Prince » se retourna.
— Mais c’est Isabelle ! s’écria-t-il, une vieille amie.
La bouquetière, entendant son nom, leva les yeux ; des yeux bleus qui avaient encore du charme et de la beauté. Elle regarda le comte, un moment, puis le souvenir épanouit tout à coup sa figure et, obéissant au signe qui lui était fait, elle vint sur la plate-forme.
— Comment, je te retrouve ici ! dit M. de Limeray. Je croyais que tu vivais de tes rentes dans quelque village des environs de Paris.
— Des rentes ! moi, monsieur le comte ! et d’où me viendraient-elles ? Je n’ai que ce que je gagne. Je travaille pour élever une nièce qui étudie au Conservatoire et pour achever de payer les vingt pour cent que j’ai promis à mes créanciers.
— Où demeures-tu ?
— A Sannois.
— Et tu passes toutes les nuits dans cet enfer ?
— Oui, jusqu’à l’heure du premier train qui me ramène chez moi.
— C’est dur.
— J’aime mieux cela que d’être clouée dans un fauteuil. Il me faut la vie de Paris, même celle-ci… et des fleurs. Je ne pourrais pas m’en passer.
— Fais-tu de bonnes affaires, au moins ?
— Non. Autrefois, quand les jeunes gens avaient été heureux au jeu ou en amour, ils vous jetaient un louis pour une fleur. Aujourd’hui, ils sont mesquins, jusque dans le bonheur. Oh ! ils sont rats ! rats ! répéta Isabelle avec une intense expression de mépris.
Le comte ne put s’empêcher de sourire.
— Eh bien, va… fleuris-nous tous ce soir, dit-il ; nous ne serons pas rats.
Puis, se tournant vers Dora :
— Vous avez deviné, mademoiselle. Cette brave femme a une histoire. Elle était, sous l’Empire, la bouquetière du Jockey-Club et portait toute l’année les couleurs du cheval qui avait gagné le Derby de Chantilly. Elle était jolie, passait pour honnête, gagnait de l’argent à pleines mains. Cela excita l’envie dans sa famille. Sa mère, sur le conseil d’une parente, je crois, l’accusa de la laisser mourir de faim et lui intenta un procès qui fit beaucoup de bruit. Le Jockey la répudia et lui retira ses honneurs. Elle ouvrit alors une boutique de fleuriste et fit faillite. Je l’avais complètement perdue de vue.
Isabelle revint, apportant des touffes de roses adroitement arrangées, qu’elle présenta aux trois Américaines ; puis, s’approchant de M. de Limeray, elle mit à sa boutonnière un superbe œillet blanc.
— En souvenir d’autrefois ! dit-elle gentiment.
Le comte lui glissa un billet de cent francs dans la main.
— Je viendrai de temps en temps prendre de tes nouvelles, ajouta-t-il avec bonté.
— C’est un fait exprès, — dit la marquise Verga en promenant les yeux autour d’elle, — il ne se passe rien d’extraordinaire. L’autre soir, paraît-il, une princesse russe a dansé sur les tables.
— Une princesse russe ? répéta le comte de Limeray. — Vous m’étonnez.
— Quelle belle chose que l’éducation ! fit Dora avec la plus drôle de mine. — Vous pensez, je suis sûre, qu’une princesse américaine serait seule capable de se livrer à de tels exercices. Mais voilà ! par politesse, vous ne le dites pas.
— Eh bien, vous vous trompez, mademoiselle, mon éducation n’est pas que de surface. En compagnie d’Américaines comme il faut, une pareille pensée ne me viendrait pas.
— Allons, il est dit que j’aurai toujours tort avec vous ! confessa gaiement la jeune fille.
A ce moment, quatre couples entrèrent bruyamment et vinrent s’asseoir à une longue table, dressée en face de la plate-forme où l’on avait placé les étrangers. On servit un homard énorme et l’on remplit les coupes de Champagne. Bientôt, les voix s’élevèrent, des interpellations triviales se croisèrent. La musique des tziganes se fit plus sauvage, plus endiablée, comme pour servir d’excitant et d’accompagnement à la débauche. Une des femmes porta aux lèvres de son voisin la coupe où elle venait de boire, et lui en ingurgita de force le contenu. Une autre passa son bras autour du cou de l’individu qui était à sa gauche et frotta sa joue contre la sienne.
Les trois Américaines jubilaient intérieurement de voir que la scène se corsait. Madame Ronald prenait un joli air de sévérité et, par un mouvement de dignité instinctif, redressait la tête comme pour se mettre au-dessus de ces choses grossières.
Au premier coup d’œil, M. de Limeray avait deviné à quelle catégorie appartenaient ces hommes vêtus avec une certaine élégance, le gardénia à la boutonnière, et ces filles flétries, parées de bijoux faux. Après quelques instants d’observation, il se mit à rire :
— Ah ! la bonne farce ! la bonne farce ! s’écria-t-il ; mais ces gens-là jouent la comédie ! Ils sont payés pour être inconvenants, pour faire du potin ! Elle était payée, votre princesse russe, madame Verga ! Je comprends maintenant le « Vous verrez tout » du garçon.
— Ma parole d’honneur, je crois que vous avez raison ! dit Willie Grey stupéfait.
— Et tous ces gens, — ajouta le comte en faisant des yeux le tour de la plate-forme, — des Anglais, des Américains, des Hollandais, des Norvégiens… il y a même des Norvégiens !… s’en iront persuadés qu’ils ont assisté à une scène de la vie de Paris, de la grande vie encore ! Ils affirmeront que notre ville est la plus immorale du monde, qu’il y a des restaurants où l’on s’embrasse publiquement ; et la petite représentation de débauche est pour eux seuls, pour satisfaire aux goûts qu’on leur prête ! Voyez, les Parisiens qui sont ici ne s’occupent pas de cette table, ils connaissent le truc, probablement… Je me félicite d’être venu et d’avoir pu vous éclairer, vous !
— Vous croyez vraiment, — dit Hélène d’un air penaud, — que ces messieurs…
— De jolis messieurs ! interrompit le comte. Regardez ce qui se passe.
Une des soupeuses semblait avoir jeté son dévolu sur un jeune Anglais à figure rasée, de physionomie très pure, qui fumait son cigare et buvait de la bière à une table voisine. Elle lui lançait, une à une, les fleurs d’une corbeille qui se trouvait devant elle.
— Si son compagnon payait le souper, — dit M. de Limeray à Charley Beauchamp, — il ne souffrirait pas cette provocation.
— Assurément non ! Vous ne vous êtes pas trompé, nous sommes volés. Sur cette certitude, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à nous en aller.
— Oh ! attendons de voir comment cela finira avec cet Anglais ! pria la marquise.
Les fleurs continuaient à pleuvoir sur l’étranger ; quelques-unes l’atteignirent à la tête, d’autres en plein visage, sans le tirer de son impassibilité. Il prit, tour à tour, une rose, un œillet, une tubéreuse, les respira longuement, les froissa entre ses doigts ; son regard demeura vague et lointain, un sourire erra sur ses lèvres minces, un sourire où il y avait du défi. On eût dit qu’il avait fait un pari avec lui-même et qu’il le tenait.
La femme qui l’avait provoqué, exaspérée de cette indifférence, se leva brusquement, vint s’asseoir à ses côtés et, le coude sur la table, elle lui parla de près. Le champagne avait redonné un éclat passager à son visage ; elle était belle encore à tenter quelqu’un. Le jeune homme l’écouta sans sourciller, puis après l’avoir examinée un instant, avec des yeux froids comme l’acier, il se leva.
— Je ne comprends pas votre langage, dit-il en anglais.
Et, la plantant là, il se dirigea vers la porte.
Suffoquée, humiliée, la fille le regarda s’éloigner avec une expression effrayante. On pouvait craindre qu’elle ne s’élançât sur lui.
— Mufle ! cria-t-elle de toute sa voix.
Et, soulagée par cette injure, dissimulant la colère de sa défaite sous un sauvage éclat de rire, elle alla reprendre sa place.
— Cette fois, nous en avons eu pour notre argent ! dit Willie Grey en riant. — Nous pouvons partir, je crois.
— Êtes-vous suffisamment édifiées, mesdames ? demanda le marquis.
— Oui, oui ! répondirent les Américaines.
— Ce n’est pas malheureux.
Au sortir du restaurant, tous eurent une aspiration profonde.
— Comme c’est bon, l’air propre ! fit Hélène.
— La vie propre aussi ! ajouta Charley Beauchamp, d’un ton où perçait le regret d’avoir cédé à la fantaisie de sa sœur.
Les Verga, qui demeuraient aux Champs-Elysées, hélèrent une voiture.
— Rentrons à pied, — proposa Hélène, — et aussi lentement que possible : cette nuit est divine.
— Et quel contraste avec ce que nous quittons ! dit le comte de Limeray, s’arrêtant au milieu de la rue Royale. Voyez.
Sous un ciel infiniment pur et très haut, dans la lumière douce de la lune, la place de la Concorde paraissait immense et étrange. A cette heure, ce n’était plus un carrefour de Paris, avec son obélisque aux lignes hiératiques, la voie blanche du pont menant à un palais d’architecture grecque, la large avenue des Champs-Élysées fuyant mystérieusement sous la verdure, les terrasses désertes et les jardins silencieux des Tuileries, elle ressemblait à l’agora de quelque ville de rêve sur laquelle planait le sommeil et qui donnait une délicieuse sensation d’immobilité, d’apaisement et de repos.
— En effet, dit Hélène, quel contraste ! Savez-vous ? ce que nous nommons le mal et le laid, ce n’est que les ombres nécessaires pour mettre en relief le bon et le beau. Sans ces ombres, nous ne les verrions peut-être pas.
M. de Limeray regarda avec surprise cette jolie femme lançant tranquillement une pensée philosophique d’une telle portée.
— C’est bien hardi ce que vous avancez là.
— Oui, choquant même, mais cette idée m’est souvent passée par la tête. Ce soir, elle me revient forcément. Il fallait que j’allasse dans ce vilain restaurant pour sentir toute la beauté de cette nuit de printemps. J’ai pour mari un savant doublé d’un philosophe. Il cause volontiers avec moi. Je ne lui prête pas toujours une attention bien soutenue, mais nombre de ses paroles se fixent dans mon cerveau, je ne sais comment. Cela me fait des pensées, des pensées qui vont et viennent à travers mes plaisirs, mes préoccupations de toilette… Il faut croire que je ne suis pas aussi frivole que j’en ai l’air.
— Alors, vous ne regrettez pas d’avoir été chez Loiset ?
— J’en suis ravie !
— Et toutes vos compatriotes ont la curiosité de ces endroits-là ?
— Oh ! non, — rectifia honnêtement madame Ronald. — La majorité même des Américaines ne mettrait pas le pied dans un restaurant de nuit… Les mondaines de ma génération, par exemple, ont toutes de ces curiosités ! C’est amusant de jeter, de temps à autre, un coup d’œil sur l’abîme quand on se sent la tête solide.
— Vous aimez le danger ?
— Je l’adore.
— Vous l’avez bravé souvent ?
— Souvent, oui… Le fleuretage a cela de bon qu’il finit par rendre réfractaire, et comme, en Amérique, nous le pratiquons dès l’enfance, nous sommes à peu près incombustibles. Quant à moi, j’ai pris pour emblème une salamandre. Je l’ai mise sur les panneaux de mon cabinet de toilette, fait graver sur mon cachet, et tenez !…
Hélène, entr’ouvrant son collet, montra du doigt, piquée à son corsage, tout contre sa gorge et brillant d’un éclat froid et cruel, une petite salamandre en diamants avec des yeux d’émeraude.
— Ne dites jamais cela à un Européen jeune. Vous lui donneriez une terrible tentation… Vous me faites regretter de n’avoir pas trente ans de moins.
— Oh ! je ne crains rien, ni personne ! répliqua madame Ronald avec un beau rire de défi.
— Eh bien, c’est plus fort que moi, je ne puis croire à votre insensibilité.
— Pourquoi ?
— Je ne saurais vous l’expliquer, c’est une impression, et avec la liberté d’un vieil ami, je vous dirai : « Prenez garde ! Il ne faut pas tenter Dieu, il faut encore moins tenter l’homme : il pourrait avoir son heure ! »
Madame Ronald ne répondit rien. Ces mots jetèrent en elle un vague malaise et elle changea brusquement la conversation.
Dora marchait devant et babillait gaiement avec Charley Beauchamp et Willie Grey.
— Enfin, vous vous êtes amusée, ce soir, chez Loiset ? demanda Willie.
— Énormément ! Puis j’ai eu ces belles roses… J’ai vu l’ex-bouquetière du Jockey-Club sous l’Empire et appris son histoire qui m’a vivement intéressée. Ensuite j’ai assisté à la victoire de la vertu britannique sur la perversité parisienne et j’ai appris qu’on se moque de nous chez Loiset. Je n’ai pas perdu ma soirée ! Mon courrier de demain fera venir l’eau à la bouche à toutes mes amies.
Willie Grey ne put s’empêcher de sourire.
— Parlez-moi d’une Américaine pour savoir tirer parti des gens et des choses !
— Mufle !
— C’est à moi que vous dites cela ? fit le jeune peintre suffoqué.
— Non, non ! répondit mademoiselle Carroll en riant de tout son cœur. — Je répète ce mot pour ne pas l’oublier.
Comme la jeune fille finissait sa phrase, tout le monde se trouva devant la porte de l’Hôtel Continental.
On échangea les adieux et les poignées de main.
Et dans l’ascenseur, au grand ahurissement du garçon, Dora avançant, arrondissant les lèvres, haussant comiquement la tête, lança tout à coup :
— Mufle ! mufle !… Ah ! non, je n’ai pas perdu ma soirée !
— Quel est le programme pour cet après-midi ? demandait, quinze jours plus tard, Charley Beauchamp à sa sœur, en déjeunant.
— Eh bien, répondit Hélène, nous devons aller faire visite à Annie. Elle quitte Paris après-demain… Il faut que vous y veniez aussi. J’ai commandé la voiture pour quatre heures et demie. Jusque-là, vous êtes libre.
— Très bien.
— Je suis sûre que si madame d’Anguilhon n’attendait pas un bébé, elle nous aurait tous invités à Blonay ! fit Dora.
— Probablement.
— C’eût été plus amusant que notre voyage en Hollande… Ce que je donnerais pour voir une de nos compatriotes dans le rôle de châtelaine !
— Annie doit y être charmante, parce qu’elle est simple et naturelle, répondit tante Sophie. Du reste, je la trouve beaucoup mieux que lorsqu’elle était jeune fille.
— C’est aussi mon impression, dit M. Beauchamp. Elle a acquis un certain fini, dans ce milieu français. Malgré tout, elle est restée très américaine… Et cela prouve que nous avons déjà une forte individualité nationale.
— Oh ! le milieu n’est pour rien dans le changement que j’ai remarqué chez Annie. C’est la vie, c’est le temps qui l’a perfectionnée… Elle sortait d’une classe qui, pour la valeur morale et pour l’éducation, n’est pas inférieure à celle où son mariage l’a fait entrer ! dit mademoiselle Beauchamp d’une voix âpre.
— D’accord, ma bonne tante ; mais l’Europe, avec ses mœurs différentes, la soumission conjugale, la dépendance qu’elle impose aux femmes, agit visiblement sur nos compatriotes et leur fait des physionomies plus douces, plus sympathiques… Comme nous connaissons mal la société du vieux monde ! Nous venons visiter les musées, les monuments d’un pays, et nous n’étudions ni l’âme ni le caractère de ses habitants. C’est stupide !
— Oui, mais les gens civilisés ne vivent pas sous des tentes ; on ne peut pas les interviewer comme des Peaux Rouges ! dit mademoiselle Carroll. — Si nous n’avions pas eu des amies mariées au faubourg Saint-Germain, nous nous serions longtemps cogné le nez contre la porte cochère de l’hôtel d’Anguilhon sans savoir comment on y vivait ou même comment on y mangeait.
— Et d’ailleurs, les Français, qui paraissent si en dehors, sont très exclusifs, ajouta Hélène. Ils n’ouvrent pas facilement leurs portes aux gens d’un autre pays.
— Ils ont tort, car ils gagneraient à être connus ! fit Charley.
— Ils gagneraient surtout à connaître des étrangers ! déclara péremptoirement tante Sophie.
Elle était de ces Américaines qui, de bonne foi, se figurent que toute morale, toute lumière vient de leur pays.
— Assurément ! répondit M. Beauchamp avec un malicieux clignement d’œil. — Ainsi, je ne doute pas que mon exemple, ma manière de voir, n’aient eu déjà une influence salutaire sur MM. de Kéradieu, d’Anguilhon et de Limeray… Quant à moi, après ce que j’ai vu et entendu, je ne suis plus aussi sûr que la race anglo-saxonne arrive à dominer le monde. Elle est destinée à faire le gros œuvre des civilisations, mais pour le reste, pour le couronnement de l’édifice, il faudra toujours la race latine.
— On voit que Willie Grey vous a converti ! fit Dora.
— Vous me supposez bien un peu capable de juger par moi-même, j’espère !
— Je trouve les Français décidément amusants ! reprit mademoiselle Carroll. — Ils sont curieux, avec leur manière de chercher midi à quatorze heures. Et ce sont de fameux interviewers de femmes ! Ils veulent savoir ce que vous pensez, ce que vous sentez, une foule de choses dont un Américain ne se préoccupe pas. Ils vous démontent, littéralement, pour savoir comment est faite la petite bête que nous avons à gauche !… Ainsi, cet abominable vicomte de Nozay m’a retournée comme un gant.
— Alors, Jack peut être tranquille : si M. de Nozay connaît votre envers, il ne vous demandera pas en mariage ! s’écria Charley Beauchamp avec un sourire qui adoucissait la taquinerie.
Dora lui jeta sa serviette à la tête.
— C’est mal, ce que vous dites là, car je vaux mieux en dedans qu’en dehors.
— Est-ce que vous allez sortir tout de suite ? demanda madame Carroll à sa fille.
— Non… j’attends une demoiselle de chez Virot avec des chapeaux.
— Encore !
— Oui, j’en ai vu de si jolis, ce matin, que je n’ai pu résister. Cela me dégoûte moi-même d’avoir tant de choses… et puis j’achète toujours ! En Europe, c’est le besoin qui est cause des suicides ; chez nous ce sera bientôt la satiété.
— Ne dites donc pas de sottises ! fit mademoiselle Beauchamp, d’un air mécontent.
Hélène se leva de table et s’approcha de la glace. Elle était en toilette du matin et avait déjeuné le chapeau sur la tête, comme il arrive souvent aux Américaines. Elle s’aperçut qu’elle était dans un de ses jours de grande beauté : elle s’envoya un sourire de félicitations.
— Il me vient une idée ! dit-elle en passant un des petits peignes de sa coiffure dans les beaux cheveux chatoyants relevés sur sa nuque. — Je vais aller chez madame Kevins. On ne la trouve plus après trois heures. Elle m’a promis des adresses d’hôtels hollandais.
— Demandez-lui, pendant que vous y êtes, tous les renseignements qu’elle possède, recommanda Charley. — Cela facilitera notre voyage… Je vais descendre avec vous et vous mettre en voiture.
— Inutile, j’irai à pied. Il ne fait pas trop chaud et j’ai besoin de marcher.
Au moment même où cette inspiration venait à madame Ronald, un jeune Romain, le comte Sant’Anna, qui achevait de déjeuner chez Voisin avec un ami, se rappelait tout à coup un engagement pris la veille. Il regarda sa montre.
— Per Bacco ! déjà une heure et demie ! Je suis obligé de te lâcher !… J’ai un rendez-vous, avenue d’Antin avec Binder. Il doit me montrer un modèle de phaéton.
Hélène était à peine à dix mètres du Continental que l’Italien sortait du restaurant, le cigare allumé. Et, sans s’en douter, tous deux obéissaient à la volonté suprême qui avait marqué leur rencontre pour ce jour, pour cette heure.
Le comte Sant’Anna remonta la rue Cambon et tourna dans la rue de Rivoli. La beauté du temps lui donna l’envie de marcher, à lui aussi, et il marcha !
Soudain, son regard tomba sur madame Ronald et ne la quitta plus.
Elle était vêtue d’un costume tailleur, en petit drap beige clair, dont la jaquette courte, la jupe collante moulaient audacieusement les formes de son corps élégant. Le chapeau rond, relevé derrière par une touffe de roses pâles, laissait voir sa chevelure ondulée, d’un blond si merveilleux qu’il semblait artificiel.
« Une cocotte, sûrement ! » pensa l’Italien. Et, trompé par cet ensemble provocant, il allongea le pas, dépassa la jeune femme, se retourna et la dévisagea sans façon.
« Non, une étrangère, se dit-il, mais diantrement jolie ! »
Et, sur cette impression, il fit aussitôt machine en arrière afin de pouvoir la suivre.
L’Américaine est beaucoup plus femme en Europe que chez elle. Est-ce l’air ambiant qui développe sa fémininité ou ose-t-elle davantage ? Toujours est-il qu’à Paris elle aime à être remarquée et admirée dans la rue. C’est un plaisir qu’elle n’a pas dans son pays et qu’elle recherche d’autant plus. Quand il arrive à une Française d’être suivie avec quelque persistance, elle en reste toujours troublée. Si elle est vraiment honnête, elle regrette l’incident et se le reproche comme une faute. L’Américaine, elle, ne s’émeut pas pour si peu. Il arrive souvent qu’un oisif, tenté par sa beauté ou par son allure coquette, la prend pour une étrangère en quête d’aventures et s’amuse à la suivre. Loin de s’effaroucher de l’impertinence, elle en est flattée. Elle ralentit même imprudemment le pas, s’arrête devant les vitrines, et, lorsque le « marcheur », se croyant encouragé, lui adresse la parole, elle le foudroie d’un regard dur, le repousse avec une expression d’honnêteté si glaçante qu’il se retire plus ou moins penaud. Elle rentre alors chez elle, ravie d’avoir humilié un représentant du sexe fort, et sans éprouver autre chose qu’une satisfaction d’amour-propre.
Madame Ronald recevait souvent, au cours de ses promenades, des marques indiscrètes d’admiration. Elle y prenait toujours un très vif plaisir, et ne se plaignait pas moins, avec indignation, comme toutes ses compatriotes, qu’il fût impossible de sortir sans être suivie dans ce Paris pervers, — wicked Paris. — C’est ainsi que l’on qualifie habituellement la grande ville, en Angleterre et aux États-Unis. On eût assez difficilement persuadé à Hélène que la provocation venait d’elle et de ses toilettes, trop séduisantes pour la rue. De fait, le Français a plus qu’aucun homme le respect de la femme qu’il juge comme il faut.
Cet après-midi-là, madame Ronald eut bien vite la conscience qu’elle venait de faire une conquête. L’étranger qui s’était retourné si hardiment la suivait. Elle s’en aperçut aussitôt. Comme d’habitude, cela l’amusa et flatta sa vanité, — d’autant mieux qu’elle avait eu le temps de voir qu’il était beau et élégant. — Sous l’influence magnétique de l’admiration et du désir qu’elle avait excités, elle sentit la joie de vivre, d’être belle ; sa démarche devint plus élastique, son allure plus fringante. Après avoir traversé la place de la Concorde, elle prit l’avenue Gabriel. Et l’un et l’autre, guidés par l’Invisible, ils cheminèrent pendant quelques minutes, presque seuls, sous l’allée ombreuse, dans l’air chargé des parfums qui s’exhalaient des massifs environnants. L’Italien éprouvait un plaisir croissant à suivre cette femme. Il se mit à la détailler en connaisseur, et le désir éclata dans sa chair. Son pas s’accéléra, la distance se raccourcit. Hélène, s’en apercevant, obliqua brusquement à gauche et rentra dans la clarté des Champs-Elysées.
Le jeune homme comprit vite que l’inconnue ne se promenait pas, mais qu’elle allait chez quelqu’un ou rentrait à la maison. Il voulut l’accompagner jusqu’au bout de sa course et, comme hypnotisé par la lumière de sa chevelure, par les jolies lignes de sa personne, il passa devant l’avenue d’Antin sans la voir, oubliant carrossier et phaéton.
Madame Kevins habitait tout près de l’Arc-de-Triomphe. Arrivée à l’avant-dernière maison des Champs-Élysées, dont l’entrée se trouvait rue de Tilsitt, Hélène s’engouffra sous la porte cochère. Sant’Anna resta un moment planté sur le trottoir. Demeurait-elle là ? Poussé par une irrésistible curiosité, il entra à son tour au numéro 154 et demanda à la concierge si la personne qui venait de monter était une de ses locataires. La bonne femme le regarda d’abord avec quelque méfiance, puis, comme il avait l’air d’un gentleman, elle finit par lui répondre que c’était une visiteuse seulement.
L’appartement de madame Kevins se trouvait à l’entresol, et le salon où elle recevait avait deux fenêtres de coin, ce qui permit à Hélène de voir son admirateur en faction.
Cette vue ne laissa pas que de la rendre un peu nerveuse et distraite, et il n’est pas bien sûr qu’elle entendît la moitié des renseignements que son amie lui donna sur la Belgique et la Hollande.
Sa visite terminée, madame Ronald descendit l’escalier, non sans ressentir une petite émotion. Pour échapper à l’indiscret, elle pria la concierge de lui appeler un fiacre et demeura invisible dans le renfoncement de la porte cochère. Dès que la voiture accosta, elle y monta lestement en jetant au cocher le nom de l’avenue Friedland.
Le jeune homme, qui faisait les cent pas, aperçut la voiture au moment où elle filait dans la direction indiquée. Il devina qu’elle emportait son inconnue et qu’il était joué. Il eut alors ce geste du bras qui trahit le dépit, cet inimitable mouvement de tête, d’épaules remontées, avec lequel l’Italien accepte ses défaites, et exprime son impuissance devant le fait accompli.
— Je la rattraperai, dit-il ; une jolie femme se retrouve toujours.
Et, comme il l’avait espéré, deux jours plus tard, il se rencontra face à face avec Hélène dans la rue de la Paix. Elle lui parut plus désirable encore. La chaude coloration de ses cheveux le frappa au cerveau comme un coup de soleil. Il la regarda avec des yeux ardents : elle n’eut pas l’air de le voir. Lorsqu’il eut fait quelques mètres dans le sens opposé, il rebroussa chemin et se mit à la suivre. Elle le sentit magnétiquement et fut de nouveau flattée. Sans se presser, elle continua sa promenade, prit le boulevard des Capucines, remonta la rue Royale. Son intention était bien de rentrer à l’hôtel, mais, s’apercevant que l’étranger ne la lâchait pas et ne voulant pas qu’il sût où elle demeurait, elle fit signe à un cocher, lui donna l’ordre de la conduire aux Magasins du Louvre. Là, par une porte ou par une autre, elle était sûre de réussir à « semer » le jeune homme… Sant’Anna, qui connaissait le grand bazar et la perfidie de ses sorties multiples, ne lui donna pas cette satisfaction. Il se faisait fort, maintenant, de la retrouver. Le lendemain et le surlendemain, il arpenta, sans succès pourtant, la rue de Castiglione et la rue de la Paix : il avait deviné que son inconnue était Américaine et qu’elle devait habiter un des hôtels environnants.
Comme la plupart de ses compatriotes, Sant’Anna était grand chasseur de femmes et amateur d’aventures amoureuses. Ce genre de sport lui donnait des émotions dont il était friand. Il y mettait l’ardeur, la ruse de sa race, ses superstitions puériles. Rien ne lui coûtait pour satisfaire le désir éveillé par un joli visage ou par une tournure élégante. Quand il lui arrivait, ce qui était du reste assez rare, de revenir bredouille, il acceptait son échec avec philosophie. Soit qu’il y ait chez l’Italien moins de combativité, soit que sa nature extrêmement affinée sente mieux l’inéluctable de la vie, il s’y abandonne sans résistance, avec autant de résignation que l’Oriental, quoique avec plus d’intelligence. « C’est la fatalité ! C’est le destin !… È la fatalità ! È il destino ! » Ces paroles, qui lui viennent d’instinct à la bouche, le consolent aisément, lui enlèvent tout remords, tout regret. Très superstitieux, le jeune homme se dit que cette Américaine lui avait fait une trop forte impression pour qu’elle ne fût pas appelée à jouer un rôle dans sa vie. Lequel, il ne le soupçonnait guère !… Il se mit donc à la chercher des yeux un peu partout. Le matin du quatrième jour, il l’aperçut soudainement, devant lui, qui traversait la place Vendôme. Il eut un éblouissement, un violent battement de cœur, un élan vite réprimé. Décidé à apprendre où elle demeurait, il la suivit de loin et réussit à la voir entrer à l’Hôtel Continental. Cela lui suffit. Il continua son chemin, très heureux d’avoir atteint son but.
Le soir même, comme madame Ronald, en compagnie de son frère, prenait le café dans la galerie du Continental, elle vit arriver son admirateur. Cette apparition inattendue lui causa un léger saisissement. Elle ne douta pas un instant qu’il ne fût venu pour elle. Il l’avait donc dénichée ! C’était joliment habile !… Sa vanité exulta et la rendit subitement joyeuse. Ses yeux brillèrent davantage, sa parole devint inégale et rapide. Le comte s’était assis à une table voisine de la sienne. Elle subit plusieurs fois l’attraction de son regard, mais le brava aussitôt avec une parfaite expression d’indifférence. Tout en causant, elle se dit qu’il devait sûrement être un Italien ou un Espagnol. D’un coup d’œil, elle vit son teint mat, ses traits réguliers ; d’un autre, elle saisit sa taille élégante et tous les signes extérieurs qui révélaient l’homme du monde. Décidément, cette conquête lui faisait honneur. L’idée lui vint qu’il devait prendre Charley pour son mari, et aussitôt, avec sa naturelle et mesquine cruauté de femme, elle voulut le supplicier un peu et se mit à parler à son frère d’un air tendre. Elle se laissa complaisamment admirer pendant un bon quart d’heure encore, riant à la pensée que le lendemain elle quittait Paris, et à celle de sa mine déconfite lorsqu’il apprendrait ce départ. Sur cette réjouissante imagination, elle se leva, redescendit la galerie, se dirigeant vers l’ascenseur. Au moment où, très fière, très digne, elle passait devant l’étranger, les paroles du « Prince » lui revinrent à la mémoire. Sa lèvre eut une jolie inflexion de défi et de dédain :
« Ce n’est pas encore cette fois-ci, se dit-elle, que l’homme aura son heure avec moi ! »
Le lendemain, par le premier train, Hélène, son frère et sa tante, Dora et sa mère quittèrent Paris.
Le voyage de Belgique et de Hollande fut un continuel enchantement pour Charley. Son ami Willie Grey vint le rejoindre à Bruxelles et l’accompagna de musée en musée. Dans le trésor de la vieille Europe, ce trésor si lentement et si douloureusement amassé, il trouva, comme nombre de ses compatriotes, les sensations qui seules peuvent rafraîchir les cerveaux brûlés par la fièvre des affaires.
Hélène et Dora ne connaissaient ni la Belgique ni les Pays-Bas. Ce fut une page nouvelle de l’ancien monde qu’elles déchiffrèrent avec une curiosité extrême et qui les ravit par son étrangeté. Les petites villes qui finissent dans le silence et la prière, dont la vieillesse est si touchante, leur causèrent un étonnement respectueux. Les costumes lourds et bizarres, les visages placides, la vie humaine ainsi menée sur un mode lent et grave ne cessa de les amuser et de les intéresser. Pourtant madame Ronald ne voyait pas sans plaisir approcher l’heure de partir pour la Suisse et d’aller rejoindre le marquis et la marquise Verga. Elle s’était liée extraordinairement vite avec cette compatriote rencontrée chez madame d’Anguilhon.
Madame Verga sortait d’une bonne famille de Washington. Jeune fille, elle avait beaucoup hanté la colonie étrangère. C’est là qu’elle avait fait la connaissance de son mari, un Romain, attaché militaire à l’ambassade d’Italie.
Elle avait un visage de très jolie poupée, animé par des yeux bleus qui reflétaient une petite âme joyeuse et bonne. Plus brillante qu’intelligente, elle se montrait naïvement heureuse d’être marquise, d’avoir sa place dans la haute société de Rome. Son excellent caractère, sa loyauté, lui avaient valu nombre d’amis. Son salon était un des plus fréquentés. Sa nature simple et honnête l’empêchait de voir la moitié des intrigues qui se nouaient et se dénouaient sous ses yeux. Elle aimait les Italiens, disait-elle, parce qu’ils sont silencieux et qu’elle pouvait, avec eux, parler tant qu’elle voulait. Le marquis passait pour le mari le moins fidèle. Les uns croyaient qu’elle ignorait tout, les autres qu’elle ne voulait rien savoir.
Toujours est-il qu’elle se proclamait la plus heureuse des femmes. Madame Verga avait entretenu souvent madame Ronald et Dora du monde où elle évoluait. Elle les avait engagées à passer l’hiver à Rome, leur promettant de leur donner a good time, tous les plaisirs imaginables, de les présenter dans telle et telle maison de l’aristocratie.
Sous cette suggestion répétée, Hélène avait commencé à se demander s’il serait possible de décider son mari à faire ce voyage. Une idée, bien digne d’Ève 1ère, lui vint à l’esprit. M. Ronald, qui s’occupait surtout de toxicologie, avait maintes fois exprimé le regret de n’avoir pu retrouver le poison des Borgia. Elle raviverait sa curiosité, lui ferait entrevoir que, par le marquis Verga ou par ses amis, il obtiendrait toutes les facilités pour fouiller les archives les plus secrètes du Vatican.
De son côté, mademoiselle Carroll était séduite par la perspective d’une saison à Rome et de ces belles chasses au renard que madame Verga lui avait décrites. Et puis, aller à la cour, voir de près ces princes, ces ducs, dont les noms historiques et haut sonnants l’avaient toujours charmée, c’était bien tentant, d’autant plus tentant qu’elle avait un excellent prétexte pour prolonger son séjour en Europe : la santé de sa mère, qui laissait beaucoup à désirer, et qui, d’après l’avis des médecins, exigeait un climat doux et une vie tranquille.
Dans l’imagination des deux femmes, les paroles de la marquise faisaient leur œuvre sourdement et sûrement.
D’Amsterdam, Hélène écrivit à son mari une de ces jolies lettres, toujours pleines d’observations fines et originales. Selon son habitude, elle la saupoudra de tendresse, de mots affectueux. Puis elle finit par exprimer le désir de passer l’hiver en Italie. Elle assura M. Ronald qu’il avait besoin d’un congé, lui aussi, et qu’il ne saurait l’avoir plus agréable qu’à Rome. Elle ne manqua pas de l’amorcer, comme elle se l’était promis, par l’appât des recherches à faire sur le fameux poison des Borgia. Cette épître était un vrai chef-d’œuvre de diplomatie féminine. Elle la glissait sous enveloppe lorsque Dora entra dans sa chambre, un paquet de lettres à la main.
— Avez-vous quelque chose pour la poste ? demanda-t-elle.
— Oui, fit madame Ronald en lui remettant son courrier.
— Je parie que je devine ce que vous écrivez à Henri !
— Eh bien, qu’est-ce que je lui écris ?
— Que vous voulez passer l’hiver en Italie, tout simplement… Je dis la même chose à Jack.
— Oh ! Dody ! c’est mal de votre part !… Moi, je suis mariée, rien n’empêche M. Ronald de venir me rejoindre… tandis que vous…
— Je retarde le malheur de M. Ascott, voilà tout !… Plaisanterie à part, ces messieurs ne seront pas contents. Tant pis ! Cela leur formera le caractère. Je sais bien que nous sommes toujours libres de faire ce que nous voulons ; mais ils peuvent gâter notre plaisir avec des tracasseries, des reproches assommants. Il faut que nous nous soutenions mutuellement… Henri vous donnera du fil à retordre. Vous avez promis de rentrer au mois d’octobre : si vous le désappointez, il sera furieux. Il ne peut pas supporter un manque de parole. Ils sont si terriblement honnêtes, ces Ronald !
Un souffle de révolte enfla légèrement les narines d’Hélène.
— C’est bien, dit-elle, nous verrons.
L’anatomiste qui étudie le corps humain est toujours saisi d’étonnement et d’admiration lorsqu’il voit la minutie des détails qui le composent, le parti que la nature tire de la fibre la plus ténue, de la molécule la plus petite. Dans la destinée des individus la Providence apporte la même prodigieuse recherche. Elle amène de loin, de très loin, les agents qui lui sont nécessaires. D’un mot, d’un regard, d’un geste, elle fait sortir un drame poignant ou une joie divine qui produisent à leur tour une foule de sentiments et qui ont des conséquences incalculables.
La venue à Paris de madame Ronald et de mademoiselle Carroll, leur liaison avec la marquise Verga, la rencontre d’Hélène et du comte Sant’Anna, représentaient déjà un énorme travail providentiel, un écheveau effrayant de circonstances, un concours d’êtres, de choses, de fluides, où se perdrait l’esprit d’un simple romancier, mais dans l’étude desquels le philosophe, le psychologue pourraient facilement se reconnaître et trouver des enseignements, un peu de lumière peut-être.
Dans la première semaine d’août, mademoiselle Carroll et sa mère partirent pour Carlsbad ; Hélène, tante Sophie, Charley Beauchamp et Willie Grey allèrent rejoindre les Verga à Lucerne, à l’Hôtel National.
La petite ville suisse parut d’abord assez triste à madame Ronald. Elle ne tarda pas cependant à prendre goût aux excursions alpestres, aux longues promenades en voiture, en bateau, à pied, que le marquis savait rendre amusantes. Au bout de quelques jours, madame Verga et elle devinrent le centre d’une petite coterie qui excitait l’envie de tout le monde par son entrain et sa gaieté. Après le dîner, pour lequel l’une et l’autre se mettaient en frais de toilette, les deux Américaines allaient s’asseoir dans le hall de l’hôtel, lieu de rendez-vous général, et là, entourées d’amis et d’admirateurs, elles se balançaient dans leurs rocking-chairs en écoutant des chansons napolitaines ou autres. Les musiciens italiens, qui chaque été viennent à Lucerne, lui prêtent un attrait que tous les Jodler du Tyrol seraient impuissants à lui communiquer. Après une journée passée sur le lac gris, sur les hauteurs vertes ou neigeuses, dans le froid décor des Alpes, on goûte un plaisir exquis à recevoir soudainement cette sensation de soleil, de chaleur et d’amour que donnent la musique et les chants d’Italie. Hélène en était pénétrée plus que toutes les femmes présentes. Elle ne comprenait pas le sens des paroles, mais son oreille en était singulièrement charmée. Elle y trouvait l’expression de sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés, quelque chose de passionné, de lumineux et de fugitif. Elle était fascinée par la mimique des chanteurs napolitains, par ces yeux noirs qui flambaient tour à tour d’amour et de colère ou s’embuaient subitement de tristesse, par la mobilité excessive de ces visages latins, si différents des visages impassibles et fermés de ses compatriotes. Elle avait été plusieurs fois à Rome, à Naples, à Florence. Le son musical, coloré pour ainsi dire, de la langue italienne n’était pas nouveau pour elle, mais jamais il ne l’avait si curieusement affectée. Son âme avait-elle été sensibilisée à dessein, ou était-elle remuée par un obscur pressentiment ?
Un soir, Hélène et madame Verga occupaient leurs places habituelles dans le hall et causaient joyeusement avec quelques personnes. Le marquis était allé à l’hôtel Schweizerhof voir si un ami qu’il attendait depuis huit jours, et que le baccara retenait à Aix-les-Bains, était finalement arrivé.
Madame Ronald, très jolie dans une robe de batiste écrue garnie de rubans vert pâle, se balançait doucement. Tout à coup, la surprise immobilisa son visage et son fauteuil : M. Verga entrait avec le jeune homme qui l’avait si obstinément suivie à Paris et à qui elle avait cru échapper pour tout de bon ! C’était donc lui, ce comte Sant’Anna dont, ces jours-ci, on l’avait si souvent entretenue ! Elle demeura littéralement suffoquée par la surprise, un peu confuse, un peu effrayée. L’Italien ne l’aperçut pas d’abord ; lorsque son ami l’amena devant elle pour le présenter, il eut un sursaut intérieur, un éclat de triomphe dans les yeux, un sourire moqueur sous la moustache, tout cela dissimulé par une inclination profonde.
La marquise accapara le nouveau venu pendant quelques minutes, l’accablant de questions sur toutes les personnes de leur connaissance qui se trouvaient à Aix-les-Bains. Aussitôt qu’il fut libre, il s’approcha d’Hélène et le marquis lui céda le fauteuil qu’il occupait à ses côtés.
— Il ne m’est pas arrivé souvent d’être aussi heureux, — dit-il en appuyant ses magnifiques yeux noirs sur la jeune femme. — La fortune me devait bien ce dédommagement, car elle m’a passablement maltraité au baccara ! ajouta-t-il avec une audace qui frisait l’impertinence. — Si j’avais pu deviner que cette amie dont Verga me parlait dans ses lettres était vous, madame, il y a longtemps que je serais ici.
— Mais je ne vois pas pourquoi ? dit Hélène froidement.
— Parce que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer plusieurs fois à Paris et que, pour vous revoir, je serais allé au bout du monde.
Il était impossible à Hélène de laisser passer une invite au fleuretage sans y répondre.
— Si loin que cela ! fit-elle d’un ton railleur.
— Si loin que cela, — répéta sérieusement le jeune homme. — Nous autres Italiens, nous sommes sujets à éprouver des antipathies ou des sympathies subites. Quand une femme provoque en nous une certaine émotion, elle nous oblige irrésistiblement à la suivre : c’est un hommage qu’elle nous force de rendre à sa beauté et dont elle ne saurait prendre offense.
Madame Ronald fut tellement interloquée par la subtilité de l’explication qu’elle ne trouva pas un mot à répondre.
— Et c’est ce qui m’est arrivé… Il m’a semblé qu’avant vous je n’avais jamais vu de femme blonde.
— Je ne savais pas que ma blondeur eût rien d’extraordinaire.
— Ce devait être celle d’Ève.
— Vous croyez ?… Mais ce n’est pas rassurant pour moi !
— Encore moins pour les autres ! répondit l’Italien avec son fin sourire. — J’avais deviné que vous étiez Américaine.
— A quoi donc ?
— A votre élégance d’abord, puis à votre allure vive et décidée. Je la connais bien, car nous avons beaucoup de vos compatriotes à Rome. Le matin, quand elles sortent, elles éclairent le Corso.
— Je suis charmée d’apprendre cela !
— Vous n’êtes pas venue directement ici en quittant Paris ?
— Non, j’ai passé par la Belgique et la Hollande.
— Aimez-vous Lucerne ?
— Beaucoup.
— Vous comptez y rester jusqu’à la fin de la saison ?
— Aussi longtemps que je m’y amuserai.
A ce moment, mademoiselle Beauchamp qui venait de lire son New York Herald au salon, s’approcha de sa nièce.
— Montez-vous maintenant ? lui demanda-t-elle.
— Oui, ma tante, je vous attendais, répondit la jeune femme.
Elle s’était levée avec un empressement qui n’était qu’une manœuvre de sa coquetterie instinctive.
Puis, en manière d’excuse au comte Sant’Anna :
— Nous avons fait aujourd’hui une longue excursion ; demain nous devons déjeuner au Righi : si je veux être alerte, il faut que je me retire de bonne heure.
Hélène, ayant pris congé de tout le monde, alla dire un mot à son frère, qui causait dans un coin avec Willie Grey.
L’Italien la suivit du regard.
— Cristi ! quelle jolie femme ! dit-il à son ami Verga. — Le mari ? demanda-t-il.
Et, de la tête, il désignait M. Beauchamp qui, en vrai Américain, accompagnait sa sœur et sa tante à l’ascenseur.
— Non, le frère.
— Elle est veuve ?
— Veuve par grâce, par permission, comme on dit si drôlement en anglais : a grass widow[1]… M. Ronald est resté en Amérique.
[1] Grass widow du français « grâce », traduit d’une manière erronée par « grass » « herbe ».
— Diablement imprudent de sa part !
— Oh ! il ne risque rien. Sa femme est très comme il faut, d’une des meilleures familles de New-York… toutes les garanties morales et celle, plus rassurante, d’un tempérament honnête.
— Oui, oui, connu ! vienne une bonne tentation… et patatras, les principes ! fondue, la glace !
— Tu ne connais pas encore bien les Américaines : ce ne sont que des cerveaux. Je crois que si la Providence est vraiment en train de créer un troisième sexe, comme le ferait supposer le féminisme, ce sont les États-Unis qui en fourniront les premiers spécimens : des prêtresses, des doctoresses…
— Oh ! horreur !… C’est égal, si avec des cheveux comme les siens, son teint de rousse, et veuve par grâce depuis plusieurs mois, madame Ronald était invincible, ce serait surhumain… inhumain, même !… Je suis bien tenté de la mettre à l’épreuve.
— Je te parie vingt louis que tu en seras pour tes frais.
— Tenu !
A ce moment, madame Verga s’approcha des deux hommes pour leur souhaiter le bonsoir.
— Qu’est-ce que vous complotez là ? demanda-t-elle.
— La perdition d’une femme, répliqua Sant’Anna.
— Naturellement ! fit la marquise avec un joli rire.
Bien qu’il ne fût ni prince ni duc, Emmanuel Sant’Anna appartenait à la grande noblesse. Sa famille, originaire d’Espagne, venue à Rome au XIIIe siècle, y avait joué un rôle politique considérable et, par son passé, se trouvait étroitement liée à la papauté.
Donna Teresa, sa mère, était une Salvoni, la sœur d’un cardinal papabile, — « papable », — une vraie éminence dans le sacré collège. Son père avait été un de ces beaux nobles romains dont la vie se passait entre la place du Gesù et la place du Peuple et que l’on voyait autrefois, à l’heure de la promenade, au Corso ou au Pincio, la canne aux lèvres, guetter les jolies femmes pour échanger avec elles des saluts, des œillades, des signes mystérieux.
Après 1870, l’espoir enfantin de refaire avec des Italiens seuls la Rome de jadis, formée de « vingt peuples divers », fut jeté comme un leurre à ces hommes ignorants des affaires. Le comte Sant’Anna y fut pris l’un des premiers. Il acheta de vastes terrains, entra dans des spéculations insensées, s’y ruina, et mourut de chagrin. Un an plus tard. Donna Teresa, sa femme, hérita de la fortune paternelle. Lorsqu’elle eut marié et doté sa fille, il lui resta une terre en Ombrie, une villa à Frascati et, à Rome, le palais Sant’Anna, sauvé du naufrage. Elle vivait avec une stricte économie afin que son fils pût dépenser largement. Elle avait pour lui un de ces amours maternels excessifs qui contiennent tous les sentiments bons et mauvais du cœur humain. Avant Lelo, — comme on le nommait par abréviation d’Emmanuel, — il n’y avait rien, et après lui, rien encore. Quand, du fond de son modeste coupé attelé d’un seul cheval, elle l’apercevait, à la villa Borghèse ou au Pincio, conduisant avec maëstria une paire de pur sang, elle était heureuse, et, pendant le reste de sa promenade, elle ne voyait plus que sa belle carrure et sa silhouette élégante. Sa beauté faisait l’orgueil et la joie de sa mère. Il avait un de ces visages italiens aux traits d’une régularité et d’une fermeté classiques, éclairés par ces yeux lumineux, caressants, mélancoliques, qui peuvent être d’une dureté sauvage ou d’une douceur féminine, un de ces visages sans grande puissance intellectuelle, sans indication d’idéalité, mais revêtu d’un charme particulier, charme fait d’impressionnabilité extrême et de sensualité fine.
Comme tous ses contemporains, Sant’Anna était le Romain de la transition, un être affiné, déraciné, ignorant, sans conviction, qui n’ose ni renier le passé ni accepter l’idéal nouveau.
Pour les jeunes gens de l’aristocratie française, l’évolution est infiniment moins difficile et moins douloureuse. Ils ont une religion et une patrie : rien ne les empêche de pratiquer l’une et de servir l’autre. La religion des nobles romains était la papauté ; leur patrie, la Ville Éternelle : toutes les deux ont été mutilées et transformées. Ils étaient habitués à considérer l’Italie comme l’ennemie, et on les a enrôlés de force sous son drapeau. Ils doivent oublier et renaître pour ainsi dire. Toutes les facultés, atrophiées par une longue oisiveté, les servent mal, et, conscients de leur infériorité, ils se tiennent à l’écart. On ne saurait les blâmer.
Lelo fut élevé dans un collège de jésuites. Là, on ne lui enseigna pas l’histoire vraie de l’Italie, celle qui raconte ses luttes douloureuses, ses longs efforts vers l’unité, efforts toujours déjoués par la trahison, mais qui devaient forcément aboutir au fait accompli de 1870 ; il apprit, comme tous ses condisciples, une histoire tronquée, édifiée sur cette fable ingénieuse du patrimoine de Saint-Pierre et où le rôle glorieux appartient à la papauté. Il fut leurré de l’espoir que le pape, grâce à l’une ou l’autre des grandes puissances, ne tarderait pas à reconquérir sa souveraineté temporelle, et que les Italiens seraient forcés de se chercher une autre capitale. Cependant Rome n’était plus la cité fermée où aucune idée philosophique, aucune découverte scientifique, aucune nouvelle même ne pouvait pénétrer sans être contrôlée, examinée par une théocratie absolue. Les journaux de toutes les opinions se criaient dans les rues ; les livres, les revues entraient librement ; la vie moderne s’épanouissait audacieusement sous les fenêtres des vieux palais, autour des basiliques, des églises. Par la brèche de la Porta Pia, le XIXe siècle avait fait irruption et projeté sa lumière jusque dans les coins les plus obscurs du Transtevère. Et l’atmosphère même de la Ville Éternelle fut changée. Elle perdit à jamais sa beauté de sanctuaire, et entra, elle aussi, dans l’âge ingrat et douloureux de la transition. En dépit des précautions, le nouvel air ambiant, chargé d’idées de liberté, de patriotisme, agit sur le comte Sant’Anna. Et, irrésistiblement poussé dans le courant nouveau par toutes ces choses infimes et grandes, il commença de fréquenter la société étrangère, puis il se glissa, timidement d’abord, dans quelques salons « blancs ». Il y rencontra la princesse Marina, une des sirènes qui ornaient le parti de la cour.
C’était une Italienne svelte et fine, au bel ovale latin, aux lourds cheveux noirs, avec des yeux bleus très foncés d’un ardent magnétisme. Mariée à un homme dévot, tyrannique et brutal, elle l’avait quitté avec les honneurs de la séparation, et la garantie d’une rente suffisante. Par haine du prince, qui appartenait au « monde noir », elle s’était ralliée aux blancs, et était devenue l’une des amies les plus dévouées du Quirinal.
Lelo s’éprit de Donna Vittoria avec l’ardeur d’une jeunesse qui avait été bien gardée et forcément chaste. Il avait vingt-deux ans ; elle, trente-quatre. Cet amour acheva de l’émanciper. Il se fit présenter au roi et à la reine d’Italie, mais il ne se montra que de loin en loin à la cour. Cet acte de foi peut sembler assez platonique ; étant données son éducation, les attaches de tous les siens avec le Vatican, il dut lui coûter un très grand effort moral ; il n’en eût pas été capable sans l’influence et les conseils de Donna Vittoria. Cette défection lui attira de cruelles scènes de famille et lui fit perdre même l’héritage d’un oncle intransigeant.
Après cela, le comte Sant’Anna crut avoir acquis le droit de rester tranquille. Il se laissa vivre, avec cette indifférence de philosophe qui distingue la plupart de ses compatriotes.
Pour comprendre le caractère d’un peuple, il faut savoir sa langue et son histoire. Aucune nation n’a acheté son unité aussi cher que l’Italie. Pendant des siècles, elle a été travaillée, déchirée, déçue par des partis divers. Si elle n’a pas péri dans la lutte, c’est qu’elle portait en elle la beauté, l’art, la poésie. Et dans chacun de ses fils on voit, plus ou moins, la lassitude qui suit les longues crises, le scepticisme qu’engendrent les trahisons répétées, la prudence, la ruse, la subtilité que développe la tyrannie. Tout cela se retrouvait chez le jeune Romain. Le travail acharné de l’Anglo-Saxon, l’activité de l’Américain, la fièvre créatrice du Français lui faisaient hausser les épaules et dire avec un mépris hautain : « A quoi bon !… A che serve ! » Les émotions de l’amour et du jeu, la passion des chevaux, de la chasse, remplissaient suffisamment sa vie. Il était joueur, mais par accès seulement. Il pouvait rester des mois sans toucher une carte, puis le goût lui en revenait soudain. Ses accès avaient déjà coûté gros à sa mère, mais il en sortait avec des regrets si sincères qu’elle n’avait pas même le courage de lui faire des reproches.
Le comte Sant’Anna, comme la majorité de l’aristocratie italienne, aimait Paris, sinon la France. Il y avait des parents, des amis, et y passait chaque année une partie de la « saison ». Avant de rentrer chez lui, il s’arrêtait à Aix-les-Bains, où le baccara l’appauvrissait plus souvent qu’il ne l’enrichissait, ce qui l’obligeait à aller faire des économies à la campagne. La chasse l’aidait à attendre patiemment le moment de rentrer à Rome, où, en novembre, il reprenait le cycle de sa vie mondaine.
Les travailleurs méprisent les hommes de cette catégorie. Ils ont tort : si une telle existence manque de relief et de but, elle est loin d’être inutile. Lelo occupait bien la place qui lui avait été assignée ici-bas. Avec ses inférieurs, il avait cette bonté familière et digne qui n’humilie jamais. Ses serviteurs et ses fermiers l’adoraient et ressentaient pour lui un respect presque féodal. De son côté, il les considérait comme faisant partie de sa famille. Ceci ne se voit plus guère qu’en Italie. Lorsque, parmi ses gens et ses fermiers, il rencontrait quelque garçon intelligent, il l’aidait à se faire une position. Rien ne lui donnait autant de plaisir que de voir un de ses domestiques, marmiton ou groom, monter en grade, et il ne le perdait jamais de vue. En un mot, il était un vrai grand seigneur ; — et un vrai grand seigneur entend mieux la fraternité qu’un bourgeois ou un socialiste.
Parmi les hommes de la haute société romaine, Sant’Anna était un de ceux qui avaient le plus de prestige ; sa belle mine excitait surtout l’admiration des étrangères. Il faisait de nombreuses infidélités à la princesse Marina ; elle fermait héroïquement les yeux, pour éviter les scènes qui l’eussent mis en fuite, et il lui revenait toujours.
Le Français est peut-être, de tous les hommes, celui qui met dans l’amour le plus d’idéalité, le plus d’intelligence, le plus d’éléments élevés. Pour l’Italien, pour celui de l’aristocratie en particulier, l’amour n’est guère qu’une aventure où il apporte une ardente jalousie, une méfiance instinctive, une sensualité d’Oriental. La femme, à laquelle il ne demande que certaines satisfactions, l’ennuie ou l’agace vite ; et il lui préfère ses amis et son club. Dans sa jeunesse, il est moins fidèle que le Français ; dans sa maturité, il l’est davantage, non par vertu, mais par indolence native : il trouve inutile de refaire des frais pour arriver au même résultat.
Lorsque Lelo fut mis à l’improviste en présence de madame Ronald, il éprouva une commotion qui lui parut un présage. Avec son esprit superstitieux, il considéra cette rencontre comme une fatalité encourageante. Avec sa frivole conception de l’amour et de la femme, il se dit que cette Américaine, éloignée de son mari, visiblement coquette, serait enchantée de trouver une distraction. Il remercia sa bonne étoile qui lui envoyait une aussi délicieuse aventure pour l’arracher au baccara et à l’écarté.
La religion, pour une grande part, contribue à former le caractère de la femme. Le catholicisme fait des cérébrales, le protestantisme des intellectuelles ; la fémininité est catholique, le féminisme est protestant. L’Américaine, qui est une intellectuelle, se glorifie de son insensibilité physique ; la Française, une cérébrale par excellence, tire vanité de sa sensibilité, elle l’exagère même : lorsqu’elle n’a pas de tempérament, elle s’en fait un par l’imagination. Dans l’amour, ce qu’elle ambitionne, ce dont elle jouit, c’est le pouvoir de donner du bonheur ; l’Américaine, elle, veut en recevoir. Pour la première, l’homme est le but ; pour la seconde, il est le moyen. Cette manière de sentir les rend aussi diverses que peuvent l’être deux créatures de même espèce.
Les quinze jours qui suivirent la présentation du comte Sant’Anna furent pour Hélène comme un joli rêve, où il y eut de ravissantes promenades à travers monts et bois, au-dessus des lacs bleus, des haltes délicieuses, des causeries gaies, des tête-à-tête innocents, mais singulièrement agréables, avec un homme beau, de grande race, à la voix chaude et nouvelle. Ce rêve fut vécu dans l’atmosphère enivrante que créent le désir, l’admiration, la sympathie amoureuse, ces fluides qui enveloppent la femme de chaleur et de lumière, qui « champagnisent », pour ainsi dire, l’air qu’elle respire… Et madame Ronald n’en fut point troublée.
Lelo ne tarda pas à reconnaître la vérité de ce que lui avait dit son ami Verga, mais il n’en fut pas découragé : en amour, la résistance charme l’Italien. La coquetterie ouverte de la jeune femme ne laissa pas cependant que de le déconcerter. Elle paraissait naïvement heureuse de lui plaire, elle y tâchait même : tout ce qu’elle voulait, c’était de l’admiration et encore de l’admiration. Les paroles de tendresse qu’il lançait au milieu de leurs causeries provoquaient sa raillerie, une raillerie très sincère. Pour la première fois, il se trouvait en présence de l’honnêteté féminine absolue.
De fait, cette intimité agréable n’avait pas éveillé chez madame Ronald une pensée qui pût alarmer sa conscience. Le jeune Romain l’intéressait à titre d’exotique, parce qu’il était différent des hommes qu’elle avait connus. Les variations de son humeur, son excessive sensibilité, ses accès de mélancolie, de paresse, l’étonnaient et l’amusaient. Puis ce titre de comte sonnait bien à l’oreille, donnait au porteur un certain prestige. Elle n’était pas loin de le considérer comme un être d’une essence supérieure.
Ainsi que Dora l’avait prévu, M. Ronald fut blessé, irrité, de voir que sa femme allait lui manquer de parole. La chance de découvrir le poison des Borgia le laissa parfaitement froid. Il répondit à Hélène qu’en aucun cas il ne pourrait passer l’hiver à Rome. Il espérait qu’elle ne se laisserait pas tenter par les Verga ; il comptait qu’elle reviendrait au mois d’octobre comme elle l’avait promis. A son insu peut-être, il employa un ton sévère, impérieux. Hélène n’y était pas habituée. C’était la première fois, du reste, qu’elle subissait l’affront d’un refus. Sous l’impulsion de la colère ou d’un sentiment encore obscur, elle écrivit une de ces lettres qui semblent dictées par un mauvais esprit, que l’on regrette, que l’on est tenté de renier et qui ont des conséquences imprévues : — elle tenait à profiter de l’occasion qui lui était offerte de passer une saison agréable à Rome ; si Henri l’aimait mieux que son laboratoire, ce dont elle avait toujours douté, il viendrait la rejoindre ; sinon, elle ne se ferait aucun scrupule de prolonger un peu son séjour en Europe.
Lorsque madame Ronald annonça sa résolution à son frère et à sa tante, ils jetèrent les hauts cris et la blâmèrent énergiquement. Charley Beauchamp, qui était la bienveillance même, avait, dès le premier moment, éprouvé une profonde antipathie pour le comte Sant’Anna. Il s’aperçut bientôt que le nouveau venu faisait la cour à sa sœur. Il l’avait toujours vue entourée d’admirateurs, mais, pour une cause ou pour une autre, les attentions du jeune Romain lui déplurent et il en fut comme personnellement offensé.
— Prenez garde, dit-il un jour à Hélène : ce comte ne m’inspire aucune confiance. Les étrangers se croient tout permis avec une femme coquette… et vous l’êtes terriblement !
— N’ayez pas peur, personne ne me manquera jamais de respect ! répondit madame Ronald avec son assurance habituelle.
— Je l’espère ; seulement, il serait prudent de ne pas vous y exposer. Vous ne vous doutez pas à quel point les Italiens sont différents des Américains. Je ne l’aurais jamais su si je n’avais pas connu aussi intimement le marquis Verga. Méfiez-vous, je vous le répète.
Quelques jours plus tard, Charley reçut un câblogramme qui le rappelait d’urgence à New-York. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ainsi ses vacances coupées court, mais jamais il n’en avait éprouvé une telle contrariété.
— Je suis désolé de devoir vous quitter ! dit-il à sa sœur. Si mes intérêts seuls étaient en jeu, je ne partirais pas. Promettez-moi, pour me tranquilliser, que vous rentrerez au mois d’octobre.
— Je ne promets rien ! répondit madame Ronald d’un ton sec.
— Ce serait cruel de désappointer Henri. En outre, vous donneriez le mauvais exemple à Dora… Si vous allez à Rome, elle voudra vous suivre : Jack se fâchera, et il pourrait en résulter une rupture.
— Dody est assez grande pour savoir ce qu’elle doit faire. Je ne suis pas responsable de ses actions.
M. Beauchamp ne voulut pas discuter davantage : il savait qu’il était dangereux de pousser Hélène à exprimer sa volonté, car ensuite elle n’en démordait pas.
Avant de partir, toutefois, il pria tante Sophie de faire son possible pour obtenir qu’elle renonçât à ce projet. Il fut même tenté de lui dénoncer le comte, au moins d’éveiller sa méfiance ; il en fut empêché par un sentiment de loyalisme fraternel.
En recevant à la gare, les adieux de sa sœur, il eut le cœur fortement serré.
— Au revoir… dans six semaines ! lui cria-t-il par la portière.
Hélène détourna la tête et ne répondit pas.
Madame Ronald avait dit à M. de Limeray qu’elle aimait le danger, et en vérité, depuis trois semaines, elle jouait, comme une enfant, avec le désir, avec les sens, avec la vanité d’un homme, sans se douter du péril auquel elle s’exposait. L’éducation morale et physique de l’Américain n’est pas celle de l’Européen ; elle sauvegarde la femme plus que ses principes mêmes ou son honnêteté. Hélène avait impunément tyrannisé, tantalisé ses admirateurs : aucun n’était allé plus loin qu’elle n’avait voulu. Le comte Sant’Anna, lui, était d’un autre tempérament. Ce fleuretage platonique, auquel on le soumettait, lui semblait une insulte à sa virilité et, par moments, l’exaspérait jusqu’à la plus sauvage colère. Le départ de M. Beauchamp lui avait causé une vive satisfaction : il avait deviné son hostilité, il s’était imaginé qu’elle contrariait son succès ; maintenant, il sentait la jeune femme davantage en son pouvoir.
Dans la première semaine de septembre, toute la petite coterie italo-américaine quitta Lucerne pour Ouchy et s’installa à l’Hôtel Beau-Rivage.
Bien que Romain, le marquis Verga avait une certaine activité physique. Forcé par son service d’accompagner la reine d’Italie dans sa villégiature des Alpes, il avait pris goût à la montagne et venait de préférence en Suisse où il pouvait s’entraîner à la marche. Lelo, qui n’aimait pas la nature, qui détestait les excursions, était enchanté d’être débarrassé du Righi et du Pilate et de n’avoir plus en perspective que de belles et faciles promenades sur le lac Léman. L’Hôtel Beau-Rivage était infiniment plus intime que l’Hôtel National. Il y avait un beau parc, de jolis coins où l’on pouvait s’isoler, où les mots d’amour devaient mieux porter, un décor exquis, mille choses qui pouvaient devenir complices de son désir. Et son désir flambait de plus en plus. La beauté brillante de l’Américaine, ses cheveux qu’on eût dit passés dans un bain d’or, son éclat de blancheur, de santé physique et morale, étaient une tentation au-dessus de ses forces. Il lui semblait que cette femme si blonde lui appartenait de droit, à lui si brun. Et cependant, il sentait bien qu’elle demeurait réfractaire à la séduction qu’il s’efforçait d’exercer sur elle. Ni ses paroles, ni son admiration muette, ni la caresse enveloppante de son regard, ne parvenaient à la troubler. Le soir, lorsqu’elle lui tendait sa main, il la trouvait toujours fraîche comme celle d’une petite fille. Un après-midi que, par extraordinaire, il était seul avec elle dans son salon, il s’enhardit à lui parler de tendresse, de passion ; il l’amena habilement au bord du gouffre fleuri. Elle écouta toutes ces jolies choses, elle se laissa conduire sans résistance, puis, soudainement :
— Croyez-vous que l’amour soit un fluide comme la chaleur, comme l’électricité ? demanda-t-elle avec le plus grand sang-froid.
Sant’Anna tressauta sous l’étrange question :
— L’amour un fluide !… répéta-t-il, ahuri, suffoqué.
— Oui, les savants affirment qu’ils pourront l’analyser, l’enregistrer au galvanomètre, le photographier même…
En entendant ce propos énorme qui, à son ignorance moyenâgesque, à sa jeunesse surtout, sonnait comme un blasphème, il se leva, prit son chapeau et sortit, laissant madame Ronald stupéfaite. Quelques heures plus tard, elle voulut lui expliquer gentiment qu’elle ne s’était point moquée de lui.
— Laissez, fit-il, je ne veux pas connaître le secret des dieux. Pour moi, comme dit Carmen :
Une Française, honnête comme l’était madame Ronald, n’eût point permis qu’on lui fît ainsi la cour. Non contente de ne pas pécher, elle se fût fait un scrupule d’exciter la convoitise d’un homme et de le rendre malheureux. L’Américaine, elle, ne se refuse jamais ce qu’elle appelle an admirer, — « un admirateur ». — C’est ainsi qu’Hélène considérait le comte Sant’Anna, mais lui, malheureusement, n’avait pas le platonisme qui distingue ce genre d’amoureux essentiellement transatlantique. Et, pour comble d’imprudence, elle était fort aimable avec Willie Grey, qui, à la prière de son frère, les avait accompagnées, elle et sa tante, à Ouchy. Chaque matin, elle faisait avec le marquis Verga et le jeune peintre une promenade à bicyclette. Lelo, qui avait horreur de cet exercice, n’était pas de la partie. Lorsqu’il voyait madame Ronald, très séduisante, avec son chapeau anglais, sa jaquette courte, sa jupe collante sur les hanches et la croupe, sauter lestement en selle et, le buste droit, filer comme un trait, il éprouvait une rage de jalousie qui exaltait sa passion.
Le marquis Verga s’amusait infiniment de la petite comédie qui se jouait sous ses yeux, et non pas, certes, par amour de la vertu, mais par rivalité masculine, il se réjouissait de voir l’insuccès de son ami.
— Avais-je raison ? dit-il un soir que Lelo, après avoir accompagné madame Ronald à l’ascenseur, revenait s’asseoir près de lui en tordant rageusement sa moustache. — Que penses-tu maintenant de l’honnêteté américaine ?
— Qu’elle ressemble joliment à de la perversité !… Ce n’est pas le respect de soi-même, c’est plutôt le plaisir d’embêter l’homme et de ne pas permettre qu’il triomphe.
— C’est cela même !
— Eh bien, je crois que toute femme a dans sa vie un moment de défaillance. Madame Ronald, elle, n’a pas encore eu le sien ; c’est ce qui la rend si audacieuse, mais, per Bacco ! je saurai le provoquer et en profiter ! Elle est décidée à venir à Rome cet hiver…
— Oui, c’est moi qui lui ai mis cela dans la tête… du diable si je me doutais que je te pavais la route !… C’est égal, je crois que tu perds ton temps.
— Possible !… mais madame Ronald ne me rendra pas ridicule à mes propres yeux. Si je ne peux lui donner le respect de l’homme, je lui en donnerai la crainte, aussi vrai que je suis un Sant’Anna ! fit l’Italien avec un air mauvais.
Malgré sa témérité, Hélène ne s’exposait point à des tête-à-tête dangereux. Elle se laissait faire la cour, mais sous les yeux de tout le monde, sinon à la portée des oreilles. En dépit de son habileté italienne, Lelo n’avait pas réussi à la séquestrer une seule fois. Il lui avait bien tendu des pièges ; mais, comme elle était sincèrement honnête, elle les avait aperçus : la femme est rarement surprise, bien qu’elle prétende toujours l’être. Le jeune homme était persuadé que, s’il pouvait pendant quelques moments lui parler seul à seule, il saurait l’émouvoir, et il cherchait sans cesse le moyen d’y arriver.
Un matin, en passant par le corridor, il vit que le salon et la chambre à coucher qui séparaient madame Ronald de sa tante étaient libres. Cette vue lui inspira une idée diabolique. Il entra, inspecta les lieux, et, descendant quatre à quatre au bureau, il annonça l’arrivée de son beau-frère et de sa sœur et retint pour eux l’appartement. Il parla aux Verga, à Hélène, de la visite qu’il attendait et fit mettre ostensiblement des plantes et des fleurs dans le salon. Il avait trouvé là une position unique, il s’agissait d’en profiter.
Le lendemain soir, après le dîner, tout le monde alla dans le jardin. La nuit était d’une beauté rare, douce, éclairée par la lune. Sant’Anna emmena la jeune femme au bord du lac. Elle avait jeté sur sa robe légère une mante bretonne, et, au-dessus du vêtement sombre, dans la lumière argentée, sa tête nue paraissait d’une blondeur merveilleuse. Elle seule soutenait la conversation. Son compagnon marchait à ses côtés, la tête basse, visiblement absorbé par une pensée quelconque.
— Qu’avez-vous donc, ce soir ? lui demanda-t-elle : vous êtes de mauvaise humeur ?
— Pas du tout ! je cherche la solution d’un problème.
— De mathématiques ?
— Non, de psychologie.
— Ah ! cela m’intéresse. Puis-je le connaître ?
— Parfaitement, et vous pourrez m’aider à le résoudre mieux que personne, car c’est vous-même qui êtes ce problème.
— Moi ?
— Oui. Je me demande comment avec votre jeunesse, votre beauté et votre intelligence, il vous est possible de vivre sans amour.
— Sans amour !… mais j’aime mon mari : il me suffit parfaitement, je vous assure… C’est une splendide créature, — dit Hélène, employant pour qualifier M. Ronald une expression tout à fait anglaise. — Je n’ai jamais rencontré d’homme qui le vaille, je n’en rencontrerai probablement jamais.
— Et cependant vous êtes ici loin de lui, volontairement. Je finis par croire que, vous autres Américaines, vous avez pour vos maris un sentiment spécial, un sentiment qui vous permet de voyager, de vous amuser, d’être heureuses sans eux… Quand on aime, la séparation est un déchirement.
Madame Ronald se mit à rire.
— Dieu merci, nous n’éprouvons rien de si gênant… D’ailleurs, nous ne vivons pas uniquement pour l’homme.
— Non ? Et pour qui vivez-vous ?
— Mais pour la famille, pour la société, pour nos amis. Puis, nous devons développer notre esprit, progresser, travailler à l’amélioration de nos semblables.
A l’énoncé de ce programme si moderne, Lelo, stupéfait, s’arrêta net et regarda la jeune femme.
— Vous vous moquez ?
— Pas le moins du monde !
— Et cela vous suffit ?
— Pleinement.
— Vous n’avez pas besoin d’autre chose, vous ?
— J’ai besoin encore d’une affection solide, durable, et je l’ai !… répondit madame Ronald avec dignité.
Sant’Anna reprit sa marche.
— Je l’avais bien deviné, dit-il ; il y a en vous une virginité que j’ai sentie, qui m’a étonné, m’a charmé. Vous ignorez encore ce que la vie renferme de divin. Vous le saurez un jour… et je donnerais dix ans d’existence pour être celui qui vous l’apprendra ! ajouta-t-il d’une voix basse et émue.
Pour la première fois, Hélène parut troublée, mais se ressaisissant aussitôt :
— Ne dites pas de sottises ! fit-elle d’un ton sec, et rentrons.
Lelo se mordit la lèvre.
— Comme vous voudrez, répondit-il froidement.
Madame Ronald acheva la soirée sous la véranda, avec les Verga, Willie Grey et quelques personnes de connaissance. Par extraordinaire, elle fut distraite et silencieuse. Quand elle rencontrait les yeux de Sant’Anna, assis un peu à l’écart dans un coin d’ombre, le mouvement de son rocking-chair s’accélérait et trahissait sa nervosité.
Vers dix heures, elle remonta chez elle. Désireuse d’être seule, elle se débarrassa promptement de sa femme de chambre. Il y avait en elle une sorte d’exultation. Tout en allant et venant par la pièce inondée de clarté, elle fredonnait une chanson italienne qu’elle aimait particulièrement. Après s’être déshabillée, elle passa un peignoir de surah blanc garni de merveilleuses dentelles, puis, éteignant l’électricité, elle vint s’asseoir près d’une fenêtre ouverte pour admirer un instant le paysage auquel la pleine lune prêtait une beauté idéale. Pendant que son regard se promenait, sans les voir peut-être, sur le lac lumineux, sur les montagnes divinement estompées, les paroles entendues se répétèrent dans son cerveau. Depuis l’Éden, les moyens de séduction, les causes de faiblesse n’ont pas changé : la ruse et la curiosité sont parmi les facteurs immuables de l’âme humaine ; cela réussit toujours à l’homme de persuader à la femme que l’arbre de vie a des fruits dont la saveur lui est inconnue. Le travail de la tentation se fit chez madame Ronald, cette Américaine ultra-moderne, comme il se fit, d’après le poète sacré, chez Ève.
Sant’Anna déclarait qu’il y avait dans la vie quelque chose de « divin » qu’elle n’avait pas éprouvé. Elle se rappela les jours de ses fiançailles, les premiers temps de son mariage. Oui… elle avait été heureuse, d’un bonheur joyeux, profond, mais sans ivresse et bien humain… Cette certitude réveilla le désir de savoir, et les regrets qu’elle avait eus quelquefois en lisant des pages passionnées. Bizarrement, elle se ressouvint des confidences qu’échangeaient ses compagnes, jadis, au couvent de l’Assomption. Toutes avaient un idéal, des rêves merveilleux, toutes semblaient dans l’attente de quelque mystère. Avec leurs âmes d’ingénues, elles avaient donc pressenti ce qu’elle, Hélène, ignorait… C’était trop fort !
Comme elle formulait en elle-même cette expression de dépit, elle entendit remuer, puis marcher dans la pièce contiguë à sa chambre, et qu’elle savait inoccupée. Elle prêta l’oreille, et, aussitôt, elle eut l’intuition que le comte de Sant’Anna était là. L’artère de sa gorge battit violemment. Elle eut peur. Elle se dit que le verrou la défendait, qu’elle n’avait rien à craindre ; pourtant, son front s’emporta d’une sueur froide. Elle arrêta sa respiration pour mieux écouter. Tout à coup, une main toucha le bouton de la porte, le tourna hardiment, et Lelo, très beau de passion et d’audace, parut sur le seuil de la chambre.
L’épouvante mit Hélène debout.
— How dare you ?… Comment osez-vous ? — cria-t-elle d’une voix étranglée, instinctivement assourdie pour ne pas attirer l’attention des voisins de droite. Sortez à l’instant !
Au lieu d’obéir, le comte s’avança vers la jeune femme et, pliant un genou sur le siège dont elle s’était fait un rempart :
— Il faut que vous m’entendiez, lui dit-il. Venez là, dans le salon. C’est pour vous y recevoir que j’y ai mis des fleurs.
— C’est indigne ! indigne ! répéta Hélène, serrant avec des mains crispées le dossier du fauteuil qui la séparait de l’Italien.
— Je vous demande une audience comme à une reine. Vous n’avez rien à redouter, sur mon honneur !
— Votre honneur ! Jolie garantie !… vous n’êtes pas un gentleman !
— Si je n’étais pas un gentleman, — répondit Lelo en baissant la voix, — je serais venu deux heures plus tard et je vous aurais trouvée sans défense.
Un flot de sang monta au visage de madame Ronald.
— Comme les brigands de votre pays, alors ! dit-elle, avec un cinglant mépris.
Sant’Anna pâlit de colère.
— Et qui m’a poussé à cet acte d’audace, si ce n’est votre coquetterie ? fit-il avec une violence concentrée. — Dès le premier moment, je vous ai laissé voir l’admiration que vous m’inspiriez. Vous avez accepté mes hommages, vous m’avez tenté impitoyablement… et je vous aime !
Hélène mit ses mains à ses oreilles. Le jeune homme les enleva, et, les retenant de force :
— Je vous aime ! reprit-il.
La flamme chaude de son regard sembla toucher le front de la jeune femme : les paupières d’Hélène battirent, une sorte d’ivresse envahit son cerveau. Mais sa volonté la secourut, elle put réagir :
— Je ne vous aime pas, moi ! dit-elle, en dégageant brusquement ses mains. — J’ai eu tort, je le reconnais. Vous m’avez donné une leçon dont je profiterai… Maintenant partez !
— Pour toujours, alors ?
— Je l’espère bien !
Cette réponse si peu féminine dégrisa subitement le comte et, comme par miracle, éteignit son désir.
Il se redressa de toute sa hauteur :
— Je m’étais trompé sur vous, dit-il. Adieu.
Et il sortit lentement, sans retourner la tête.
Hélène attendit quelques secondes encore, puis courant à la porte, elle en poussa le verrou qui avait été perfidement tiré.
— Quelle aventure ! quelle aventure ! murmura-t-elle, toute secouée d’un tremblement nerveux.
Sant’Anna chez elle, à onze heures et demie du soir ! Il avait osé cela ! Il avait loué cet appartement pour l’y entraîner !…
Madame Ronald rougit… Et elle avait été tentée de le suivre dans ce salon rempli de fleurs ! oui, tentée !… mais elle avait résisté !… A cette pensée, son orgueil s’exalta, elle eut un petit rire de satisfaction. Ah ! on n’a pas aussi facilement raison d’une Américaine ! A sa place, une Française eût été perdue irrévocablement. Quelle horrible fascination !… Elle revit le jeune homme comme il était, le genou plié devant elle, le visage transfiguré par la passion. Les paroles de M. Ronald lui revinrent à la mémoire. « La science a raison, se dit-elle : l’amour est un fluide, un magnétisme, une force qui attire les êtres les uns vers les autres. » A une certaine minute, elle l’avait senti ; l’atmosphère de la chambre était devenue particulière et elle avait eu comme un éclair de joie exquise, non encore éprouvée, la sensation de quelque chose d’éblouissant… Ah ! elle avait compris ! Le « divin », c’était l’amour porté à son plus haut degré d’intensité, pour un moment. A ce degré, il ne dure pas, il ne peut pas durer : il échappe à nos facultés imparfaites. Elle vit cela clairement, avec sa lucidité d’intellectuelle, et sa lèvre eut un pli de dédain. Dieu merci, il y avait en elle une force supérieure à la tentation du bonheur défendu et fugitif. Elle avait reçu une leçon, mais elle en avait donné une aussi !
Sur cette idée consolante, madame Ronald se leva. Avec des mouvements lents et distraits, elle acheva sa toilette de nuit. Une vague inquiétude la tint éveillée ; elle demeura l’oreille aux aguets assez longtemps ; puis, tout à fait rassurée, elle s’endormit avec un agréable sentiment de triomphe et d’honneur sauf.
Le lendemain matin, Hélène descendit vers dix heures et s’installa dans un coin du jardin pour lire son New York Herald. Il lui fut impossible de fixer son esprit sur la politique ou sur les nouvelles mondaines. Elle s’attendait à voir paraître le comte, d’un instant à l’autre. Quelle attitude prendrait-il ? Aurait-il l’air fâché ou honteux ? Quant à elle, elle serait très digne, très froide… Au bout d’une heure, elle vit venir, non pas le jeune Romain, mais les Verga. Le marquis tenait une lettre ouverte à la main.
— Madame Ronald, — dit-il avec un sourire malicieux, — vous avez perdu votre admirateur. Sant’Anna a reçu hier, à minuit, une dépêche lui annonçant que sa sœur ne viendra pas et que sa mère est dangereusement malade. Il est parti, ce matin, par le premier train. Il me charge de vous exprimer ses regrets et de vous présenter ses hommages.
— Ah !… fit Hélène du ton le plus indifférent qu’elle put prendre.
Le marquis n’ajouta pas, cela va sans dire, qu’au billet de son ami était joint un chèque de vingt louis, — le galant aveu de sa défaite.
— Eh bien, moi, je ne crois pas à cette maladie de sa mère ! déclara madame Verga. C’est tout simplement Donna Vittoria qui le rappelle.
— Qui est-ce, Donna Vittoria ?
— Une amie de Lelo, ses premières amours, une femme qui a douze ou quinze ans de plus que lui et qui le tient toujours… un crampon, quoi !… una strega, comme disent ces messieurs. Les Italiens ne sont pas fidèles, mais ils sont constants.
— Brava, Lili ! s’écria le marquis en riant, — votre définition est absolument juste et nous fait grand honneur. La constance est une vertu, tandis que la fidélité n’est que le manque de fantaisie ou d’imagination.
— Entendez-vous cela, Hélène ? fit madame Verga, — comme c’est rassurant !
La jeune femme eut un vague sourire : elle n’avait pas entendu.
Parti ! Sant’Anna était parti ! Elle ne pouvait le croire. Elle se dit que c’était un faux départ. Malgré elle, elle l’attendit pendant les deux jours qui suivirent. Elle essaya ensuite de se persuader qu’elle était bien aise d’être débarrassée de lui, mais Ouchy lui sembla infiniment moins agréable. Il avait bien besoin de gâter les dernières heures d’une saison qui avait été parfaite, qui leur eût laissé un si joli souvenir ! Elle lui en voulait naïvement de l’avoir privée de son admiration, de ses hommages, d’avoir si brutalement coupé court à un fleuretage qui l’amusait.
Le surlendemain, madame et mademoiselle Carroll arrivèrent de Carlsbad. Dans toutes ses lettres à Dora, madame Ronald avait parlé du Romain. Le désir de le connaître s’était emparé de la jeune fille ; elle avait hâté sans scrupule la cure de sa mère.
— Je vais enfin faire la connaissance de ce fameux comte Sant’Anna ! dit-elle.
— Le comte Sant’Anna ? fit Hélène avec un petit rire nerveux ; — il est parti avant-hier.
— Ah ! c’est trop fort ! s’écria la jeune fille avec un visage déconfit. — Parti ! Quel guignon !
Au mois d’octobre, la petite coterie s’éparpilla forcément. On se sépara avec la promesse de se revoir à Rome, dans les premiers jours de janvier. Les Verga retournèrent en Italie ; les quatre Américaines rentrèrent à Paris et s’installèrent à l’hôtel Castiglione, que leur avait recommandé la marquise d’Anguilhon.
La lettre de madame Ronald à son mari était faite pour le blesser au vif. Sans qu’elle s’en rendît compte, chaque mot devait irriter sa susceptibilité, provoquer son obstination et déterminer une de ces bouderies d’homme bon qui sont particulièrement opiniâtres. De fait, il ne répondit pas à sa femme. Ce silence étonna d’abord Hélène, puis lui causa une peine mêlée de colère. Elle crut y reconnaître l’influence de sa belle-mère et de sa belle-sœur. Cette opinion s’implanta dans son esprit, la rendit injuste et absolument déraisonnable. Mademoiselle Beauchamp lui représenta en vain que c’était trop exiger de vouloir qu’un homme pareil abandonnât ses travaux pour venir s’ennuyer dans une société étrangère de mondains et d’oisifs. Hélène déclara qu’elle valait bien ce sacrifice. Du reste, Henri avait besoin de repos et de changement ; elle n’entendait pas permettre qu’il s’absorbât dans la science : elle avait épousé un homme et non pas la chimie.
Lorsqu’une femme peut apporter, dans sa volonté ou son désir, un semblant de logique, il n’y a point de recours. Madame Ronald arriva non seulement à se convaincre elle-même, mais à convaincre sa tante, dont le sens était si droit pourtant, que la raison était de son côté. Malgré elle, chaque lundi et chaque jeudi, elle avait une petite fièvre d’attente, et quand, dans son courrier toujours volumineux, elle ne voyait rien de son mari, elle ne pouvait se défendre d’un serrement de cœur, et le chagrin qu’elle éprouvait augmentait sa rancune. Charley Beauchamp la blâmait sans réserve ; dans toutes ses lettres, il l’engageait à rentrer. Voyant qu’il n’obtenait rien, il finit par garder le silence sur ce sujet.
En annonçant à Jack Ascott que sa mère ne pourrait passer l’hiver en Amérique et qu’on ne les reverrait pas à New-York avant la fin de la saison, mademoiselle Carroll l’avait invité à venir les rejoindre à Rome, en des termes qui, une fois de plus, avaient désarmé le pauvre garçon. Dora, du reste, commençait à désirer la présence de son souffre-douleur et, de temps à autre, elle se prenait à dire : « I miss Jack. — Je regrette Jack… »
Tout cela n’empêchait pas les deux Américaines de s’amuser, Willie Grey remplaçait de son mieux auprès d’elles Charley Beauchamp. Il les conduisait au théâtre, les escortait à bicyclette. Elles étaient fort contentes de l’avoir. Comme la généralité de leurs compatriotes, elles proclamaient volontiers leur indépendance à l’égard de l’homme, et n’aimaient cependant pas être sans cavalier.
La scène d’Ouchy n’était pas de celles qu’une femme peut oublier facilement fût-elle une Américaine et une intellectuelle. Madame Ronald se rappelait son « aventure » avec d’autant plus de plaisir qu’elle y avait joué le beau rôle ! Elle désirait revoir le jeune Romain pour triompher une seconde fois. Lui garderait-il rancune ? En tout cas, il ne recommencerait pas à lui faire la cour ; elle pouvait être bien tranquille. Malgré elle, à chaque instant, les paroles entendues se réimprimaient dans son cerveau, l’émotion ressentie se renouvelait à loisir. Elle se demandait si le comte Sant’Anna l’avait réellement aimée ou s’il n’avait eu pour elle qu’un caprice violent. Sa figure, au lieu de s’effacer, devenait plus nette, le son de sa voix musicale encore plus distinct. Hélène se laissait absorber par le souvenir de cette tentation délicieuse, qu’elle croyait sans péril désormais, qui lui donnait tout juste un frisson de peur rétrospective.
Sans que madame Ronald lui eût fait la moindre confidence, mademoiselle Carroll avait deviné d’instinct qu’il y avait eu quelque fleuretage entre elle et l’Italien. Elle ne cessait de la questionner sur lui, et se réjouissait ouvertement de pouvoir à son tour faire sa connaissance.
— Heureusement que Jack sera là pour vous surveiller ! lui dit un jour Hélène.
— Si Jack est désagréable, je l’enverrai à Jéricho ! répondit lestement la jeune fille.
C’est à Jéricho, qu’Anglais et Américains envoient les gêneurs et les importuns.
— En tout cas, je ne vous conseille pas de fleurter avec le comte Sant’Anna.
— Pourquoi ?
— Parce que les étrangers sont plutôt dangereux à ce jeu-là.
— Tiens ! vous en avez donc fait l’expérience ? demanda Dora en regardant Hélène.
Puis, surprenant sa rougeur :
— Je suis fixée ! dit-elle en riant. J’imagine que vous lui avez donné une leçon, à ce beau comte !… S’il en veut une de ma part, il l’aura. De cette manière, il ne pourra manquer d’avoir une bonne opinion des Américaines.
Dans la première quinzaine de décembre, la marquise d’Anguilhon, accompagnée de madame Villars, sa mère, vint à Paris afin d’acheter les mille objets dont elle avait besoin pour le gigantesque arbre de Noël qu’elle offrait chaque année aux enfants de Blonay.
Elle descendit à l’hôtel Castiglione, comme elle le faisait souvent, pour ne pas ouvrir sa maison. Elle aimait à se retrouver dans l’appartement qu’elle avait occupé étant jeune fille, où elle s’était mariée : l’Américaine, qui n’est pas sentimentale, a cependant la religion du souvenir. Annie fut charmée de revoir ses compatriotes ; elle les invita à venir passer les fêtes à Blonay. Mademoiselle Carroll en eut une joie extravagante.
— Et dire que nous aurions manqué cela, si nous étions retournées en Amérique !… Quelle veine nous avons !
Le 20 décembre, Hélène et Dora, chaperonnées par mademoiselle Beauchamp et madame Carroll, partirent pour le Bourbonnais. La vue du château de Blonay, un des plus beaux de France, leur arracha des cris d’admiration. Elles furent émerveillées et stupéfaites de voir Annie si at home dans cette demeure grandiose.
Vers le milieu de l’été, la marquise d’Anguilhon avait eu le triomphe de donner un second fils à son mari. Il y avait sur son charmant visage un rayonnement de satisfaction. Elle montra fièrement à ses amies les améliorations qu’elle avait décrétées autour d’elle, les cottages en brique rouge ornés d’arbustes qui devaient les fleurir au printemps, la maison d’assemblée pourvue d’une bibliothèque, d’un billard, où se réunissaient les ouvriers et les paysans. Au lieu de joindre ses compliments à ceux d’Hélène et de Dora, tante Sophie pinçait les lèvres et gardait le silence ; puis, comme elle avait toujours de la peine à taire sa pensée, elle finit par dire à Annie :
— C’est très beau, tout cela, mais vous savez que je suis patriote avant tout ; je ne puis m’empêcher de regretter que votre activité, votre bienfaisance (elle eut le tact de ne pas ajouter : « votre argent »), soient perdues pour votre pays.
La jeune châtelaine sourit :
— Eh bien, puisque vous êtes si bonne patriote, vous devez vous réjouir de mon mariage avec M. d’Anguilhon.
— Pourquoi ?
— Parce que l’arrière-grand-oncle de mon mari est mort pour l’indépendance de l’Amérique. Il était l’ami intime de Lafayette. Il s’embarqua avec lui et prit part au siège d’York. C’est même sur ses ordres que les grenadiers et les chasseurs français montèrent à l’assaut, et il fut tué l’un des premiers.
— Ah ! c’est assez curieux ! fit mademoiselle Beauchamp, un peu interloquée.
— J’ai découvert cela dans les archives de la famille ; Jacques l’ignorait. Il m’a semblé, alors, que j’avais été chargée par la Providence d’acquitter cette dette de mon pays.
— Et vous n’en avez pas l’air fâché ! dit Dora en souriant.
— J’en suis bien heureuse, au contraire !
Parmi les hôtes du château se trouvaient le vicomte de Nozay et M. de Limeray.
« Le Prince » fut enchanté de revoir, dans l’intimité de la campagne, cette Américaine dont la beauté seule lui était un plaisir et qui l’intéressait à titre de nouveauté féminine. C’était le premier spécimen d’intellectuelle qu’il approchait. Comme Sant’Anna, il s’étonnait du peu de place que l’amour et le sentiment semblaient tenir dans la vie de madame Ronald. Bien qu’il fût hors de cause, il en ressentait comme une sorte d’injure faite à son sexe. Et la jeune femme était sincère absolument. Malgré son beau coloris, son expression brillante, son visage était froid, dur même. Il lui manquait la lumière douce, chaude, vivante, qui vient de l’âme : le comte le regrettait en artiste et en homme. Lorsqu’il regardait Hélène, il lui arrivait souvent de se dire, comme devant une œuvre manquée : « Quel dommage ! quel dommage ! » Il ne tarda pas cependant à s’apercevoir qu’elle avait un souci, une préoccupation ; elle était distraite, parfois. Sa gaieté ne paraissait pas aussi franche, son esprit aussi libre qu’à leurs premières rencontres. Un jour, en disant à M. de Limeray les joies qu’elle se promettait de son séjour à Rome, elle se laissa peu à peu aller à lui confier les griefs qu’elle avait contre son mari. Le comte la regarda avec étonnement.
— Et, de bonne foi, vous croyez que c’est M. Ronald qui est dans son tort ?
— De la meilleure foi du monde !
— Eh bien, excusez ma franchise… Il me semble, au contraire, que les torts sont de votre côté entièrement et que vous êtes hors du devoir.
— Pourquoi ? Si mon mari était malade ou qu’il eût besoin de ma présence, je partirais ce soir même ; s’il y avait un empêchement sérieux à ce qu’il quittât l’Amérique, j’irais le rejoindre. Mais rien de tout cela n’existe et je me considère comme parfaitement libre de rester en Europe quelques mois de plus.
— Et l’obéissance conjugale, qu’en faites-vous ?
Madame Ronald eut un joli rire :
— L’obéissance conjugale ! C’est bon pour le harem ou la tente. Nous sommes les égales de nos maris. Nous pouvons vendre, acheter, disposer de notre fortune sans leur consentement.
— Alors, en vous mariant, vous ne promettez pas l’obéissance avec l’amour et la fidélité ?
— Oh ! l’antique serment se trouve encore, il est vrai, dans notre office de mariage, parce que c’est celui de l’Église anglicane ; mais beaucoup de clergymen le suppriment, sachant bien que nous ne le tiendrions pas. Certaines jeunes filles ont la précaution d’exiger qu’il soit omis. Cela même a failli amener une rupture entre une de mes amies et son fiancé. Il a fini par se soumettre… comme les autres.
— La bonne histoire ! fit M. de Limeray en riant.
— Une histoire ?… mais c’est la pure vérité !…
— Vous ne plaisantez pas ?
— Pas du tout.
— Alors, chez vous, les femmes ont aboli le serment d’obéissance ?
— Absolument. Entre égaux il ne saurait être question de soumission.
— C’est juste… Voilà un progrès que j’ignorais ! Je ne suis plus étonné si nous voyons tant d’Américaines seules en Europe… Je crois cependant que madame Verga vous a rendu un mauvais service en vous mettant dans la tête de passer l’hiver à Rome.
— Oh ! M. Ronald finira par venir me rejoindre. Il m’adore.
— Je comprends cela ! dit galamment « le Prince » en regardant la jeune femme avec admiration.
La marquise d’Anguilhon était ravie de pouvoir donner à ses compatriotes l’impression de ce doux Noël du vieux monde qui, en province et à la campagne surtout, a conservé la poésie de la tradition et de la foi.
Madame Ronald et mademoiselle Carroll l’aidèrent à préparer l’arbre de Noël, à déballer les caisses arrivées de Paris, à décorer le château de gui et de houx. Elles s’y employèrent avec un entrain contagieux. Dora, étourdissante de gaieté, essayait les trompettes, les tambours, jouait avec les poupées, tirait les ficelles de tous les pantins, s’écriait à chaque instant « What fun !… Comme c’est amusant !… » Et, à la voir, personne n’eût imaginé qu’elle était une des grandes mondaines de New-York. L’Américaine a cela de bon qu’elle n’est jamais blasée ; mieux encore, elle ne prétend pas l’être.
La veille de Noël, les châtelains et leurs hôtes, escortés par les valets de pied portant des torches, descendirent la colline pour se rendre à l’église du bourg. Il n’y avait pas de lune, mais la nuit était splendidement étoilée. Sur tous les chemins de la vallée, on voyait s’avancer de petites lumières mouvantes, des silhouettes sombres, une procession d’êtres humains poussés par la même force invisible qui guidait les rois mages, et conduits à la même adoration. La vieille église romane de Blonay avait, ce soir-là, une beauté particulière. La nef était sombre, mais le chœur tout illuminé mettait comme un éclat d’apothéose autour de la crèche où un gentil enfant-Jésus tendait les bras à la foule humble et croyante. Le curé, inspiré par la solennité, célébra la messe avec une foi pathétique. De sa belle voix grave, faite pour les paroles liturgiques, il entonna le Gloria et le Credo. Les élèves des sœurs chantèrent les vieux cantiques aux paroles naïves ; un amateur fit entendre, pour terminer, le triomphant Noël d’Adam. Cette cérémonie touchante dans sa simplicité remua profondément madame Ronald et ramena sa pensée au couvent de l’Assomption. Il lui sembla subitement que depuis lors elle avait fait un long chemin et qu’aujourd’hui elle était autre. Quant à Dora, à mademoiselle Beauchamp et à madame Carroll, cette messe de minuit les étonna par son étrangeté, elles n’en perdirent rien et jugèrent qu’elle seule aurait valu le voyage d’Europe ; mais elles n’en furent pas autrement émues.
Toute la jeunesse voulut remonter à pied au château et y rapporta un bel appétit pour le réveillon.
La salle à manger était décorée de gui et de houx ; ces sombres verdures s’harmonisaient bien avec les boiseries de vieux chêne. La bûche de Noël brûlait dans la cheminée monumentale, mettait çà et là des lueurs joyeuses, et mêlait sa flamme chaude aux reflets de l’argenterie et des cristaux. Le repas fut des plus gais. Il y avait sur toutes les physionomies une joie douce. Les Américaines étaient tout étonnées de se trouver dans ce milieu étranger et aristocratique, et plus surprises encore de s’y sentir parfaitement à l’aise. Le marquis d’Anguilhon promena les yeux autour de lui, à plusieurs reprises, avec une expression de tendresse, et finit par dire :
— Après tout, il n’y a de bon que le réveillon précédé de la messe de minuit et mangé en compagnie des siens. Ceux qu’on fait au restaurant sont bêtes et vous laissent tristes.
— Tu as mis tout ce temps pour reconnaître cela ? dit le comte de Froissy à son neveu.
— Non, mais je ne l’avais jamais si bien senti que ce soir ! répondit Jacques en regardant sa mère et sa femme.
— Et vous, madame Ronald, que pensez-vous de nos vieilles coutumes ? demanda M. de Limeray.
— Je leur trouve un très grand charme… La vie en Europe a des éléments qui n’existent pas encore chez nous, et c’est ce qui nous attire et nous retient… Voyez-vous, mes autres Noëls ne m’ont laissé aucun souvenir, mais celui-ci, je suis sûre que je ne l’oublierai jamais !…
Le lendemain, dans l’après-midi, Annie et sa belle-mère reçurent les enfants de Blonay ; le soir, il y eut un bal pour les parents et pour les serviteurs du château. Il fut ouvert par Jacques et sa femme. Dora était ravie. Il lui semblait vivre en plein roman.
— Comme tout cela est intéressant ! dit-elle à madame Ronald.
Puis, à voix basse :
— Jack a de la chance que je ne sois pas venue plus tôt à Blonay !
Les quatre Américaines emportèrent de leur visite une impression des plus agréables. A peine dans le train, Hélène s’écria :
— Dody, vous méritez une bonne note. Vous avez eu une tenue parfaite. Jamais je ne vous aurais crue capable d’être si convenable !
— Merci !
— Avouez-le : c’est la marquise douairière qui vous a imposé.
— C’est vrai : pour rien au monde, je n’aurais voulu choquer cette grande dame si simple, si bienveillante. Du reste, j’ai tout de suite senti que, dans ce milieu, il fallait mettre une sourdine à notre modernité pour ne pas détonner… Et, par parenthèse, j’ai été très fière d’Annie. Ma parole d’honneur, je crois qu’une Américaine bien née, bien élevée, peut se mettre à la hauteur de n’importe quelle situation. Si l’on a besoin d’une reine quelque part en Europe, on n’a qu’à venir la demander chez nous.
— Eh bien, vous n’êtes pas modeste, au moins ! dit madame Ronald en souriant.
Le 2 janvier, madame Ronald et ses compagnes partirent pour Rome. Elles avaient engagé un de ces courriers italiens qui sont la providence des Américaines seules, qui apportent dans leur service la souplesse, le savoir-faire de leur race et souvent un dévouement chevaleresque. Par les soins de Giovanni, elles parvinrent avec un confort royal au terme de leur voyage et trouvèrent préparé pour les recevoir, à l’Hôtel du Quirinal, un bel appartement exposé au midi, donnant sur le jardin, et composé d’un salon, d’une salle à manger et de quatre chambres.
Comme elles devaient arriver le matin, par le premier train, elles n’avaient pas prévenu les Verga, mais, le jour même, entre trois et quatre heures, Hélène et Dora, impatientes de les revoir, se firent conduire chez eux. Par raison d’économie, ils avaient loué leur palais et pris une villa dans le quartier du Macao, où ils étaient en train de s’installer. L’étiquette n’était pas bien sévère in casa Verga ; le valet de pied conduisit les visiteuses dans le grand salon où se trouvaient ses maîtres. Elles s’arrêtèrent, une seconde, sur le seuil, assez surprises. Il y avait là un pêle-mêle de meubles et de bibelots. Le marquis et deux messieurs très élégants, grimpés sur des échelles, essayaient des tableaux contre le mur tendu de brocart, tandis que la marquise, debout au milieu de la pièce, le chapeau sur la tête, jugeait de l’effet. A la vue de ses compatriotes, elle eut un cri de joie ; les trois hommes sautèrent lestement à terre. M. Verga vint souhaiter la bienvenue aux Américaines et leur présenta ses amis :
— Le prince Viviani, le duc Marsano.
En entendant ces titres, madame Ronald et mademoiselle Carroll ouvrirent de grands yeux, et, aussitôt qu’elles furent seules avec la marquise. Dora lui demanda si c’était un vrai prince et un vrai duc qu’elle venait de voir.
— Je crois bien, et avec des généalogies d’un kilomètre de long… Cela les amuse, de nous aider à arranger notre maison. Les Italiens n’ont aucune morgue, vous verrez.
Après l’échange des nouvelles d’Amérique et de Paris, madame Verga insista pour emmener ses amies à la promenade. Le temps, très doux, permettait la voiture ouverte. On traversa lentement le Corso.
— Chère vieille Rome ! fit Hélène en regardant autour d’elle d’un air attendri. — On est toujours heureux de la revoir ! J’y suis venue avec Henri dans les premiers mois de notre mariage. J’en ai conservé un souvenir très vif. Je crois que je reconnaîtrais toutes les rues anciennes, tous les palais.
— Oh ! moi, fit Dora, il y a bien huit ans que je ne l’ai vue. Mes jambes ont gardé la mémoire des interminables galeries du Vatican, à travers lesquelles on m’a traînée. J’ai souvent pleuré de fatigue en rentrant à l’hôtel. J’avais pris les statues en haine, excepté pourtant l’Apollon du Belvédère, cette belle figure ailée.
— Ailé, l’Apollon ! Dody ! quelle mythologie ! s’écria madame Ronald. Vous confondez avec Mercure.
— Du tout. Je sais bien qu’il n’a pas d’ailes aux talons, mais il m’a donné l’impression d’un être qui pouvait marcher sur l’air et sur l’eau, d’un vrai homme-dieu. Je ne l’ai jamais oublié… A propos, madame Verga, si vous apercevez le comte Sant’Anna, montrez-le-moi.
La marquise se mit à rire :
— Ah ! le comte Sant’Anna à propos de l’Apollon !… Il serait joliment flatté, s’il savait cela !
Mademoiselle Carroll rougit, puis vivement :
— Il aurait bien tort… chez moi, les pensées se suivent, mais ne s’associent pas toujours, et, comme je ne le connais pas, je ne peux faire une comparaison.
— C’est vrai. Du reste, il est très beau, n’est-ce pas, Hélène ?
— Très beau, répondit la jeune femme, d’un ton indifférent.
— Vous allez le voir tout à l’heure : il sera sûrement au Pincio.
Ces mots causèrent un émoi soudain à madame Ronald. Elle comprit alors combien le souvenir d’Ouchy serait gênant. Elle eut, en même temps, le sentiment très net qu’elle n’aurait pas dû venir à Rome de sitôt.
Il avait plu la veille : madame Verga, craignant que la villa Borghèse ne fût trop humide, donna l’ordre à son cocher d’aller au Pincio.
La voiture monta lentement la colline ensoleillée pour arriver à la terrasse où les mondains viennent échanger des saluts, des banalités, et les artistes s’imprégner de la divine mélancolie que répand à Rome le soleil couchant.
Les trois Américaines étaient là depuis quelques minutes, quand la marquise s’écria :
— Tenez, voici justement Sant’Anna !
Dora eut assez de pouvoir sur elle-même pour ne pas détourner la tête.
Lelo, ayant reconnu madame Verga, quitta les amis avec lesquels il causait et se dirigea vers sa voiture.
A la vue d’Hélène, il eut un mouvement de surprise ; mais, bien vite, sans embarras, sans hésitation, il lui tendit la main.
— Benvenuta ! Soyez la bienvenue ! — dit-il du ton le plus naturel. — Je suis charmé de vous revoir.
La marquise le présenta à Dora. Il s’inclina profondément et, revenant à la jeune femme :
— Vous avez bien tardé, fit-il. Nous craignions que vous n’eussiez changé vos plans.
— Nous avons voulu attendre la fin de votre mauvaise saison.
— Vous avez sagement fait… Maintenant, nous allons pouvoir vous offrir du soleil tant que vous en voudrez.
Puis, mettant familièrement ses bras sur le rebord du landau, il demanda à madame Ronald des nouvelles de sa tante, de son frère, de son mari même. Il parla de Paris, s’informa de ce qu’il y avait de bon au théâtre. De temps en temps, il coulait un regard curieux vers mademoiselle Carroll, comme si elle l’eût intéressé. Dans ses yeux, il n’y avait plus de flamme ; sur ses lèvres, plus d’émotion ; dans sa voix, plus de chaleur. Éteint le désir qui rendait sa physionomie si ardente ; éteinte, la passion qui la faisait si éloquente… Stupéfaite, Hélène répondait à peine. Était-ce bien là l’homme qui s’était déclaré avec cette violence ! qui avait pénétré dans sa chambre à onze heures du soir !… L’avait-elle donc rêvé ? A le voir et à l’entendre, elle éprouvait une curieuse sensation de froid intérieur, il lui semblait qu’autour d’elle tout devenait gris et triste. Et son visage s’altéra légèrement, elle frissonna.
— Voici le soleil qui se couche, dit la marquise. C’est l’heure dangereuse pour qui n’est pas acclimaté.
Le comte, alors, demanda la permission à madame Ronald d’aller lui faire visite, se mit à sa disposition avec une courtoisie parfaite ; puis, ayant pris congé, il fit quelques pas en arrière et de nouveau salua les trois femmes.
— Il est tout simplement superbe ! déclara mademoiselle Carroll aussitôt que les chevaux eurent tourné.
— Eh bien, mais il est à marier ! dit madame Verga en souriant, — et il épouserait, je crois, très volontiers, une Américaine.
— Pour l’amour de Dieu, ne lui mettez pas cela dans la tête ! fit vivement Hélène. — Elle serait capable de lâcher Jack.
— Merci ! répondit la jeune fille d’un ton sec.
Lelo était sorti absolument dégrisé de cette chambre où il avait surpris en vain madame Ronald. L’Italien, très sensuel de sa nature, très païen dans sa conception de l’amour, a une répugnance instinctive pour la femme froide. A Ouchy, dans cette chambre éclairée comme pour une nuit de bonheur, seule avec un homme jeune, vivement épris, l’Américaine était demeurée maîtresse d’elle-même, le corps rigide, la voix ferme. Cela avait paru monstrueux à Sant’Anna, contre nature presque, et son désir en avait été tué du coup. Il n’avait emporté aucun regret, mais seulement l’impression aussi nouvelle que désagréable d’un échec. On affecte de mépriser les blessures de la vanité, on a grand tort ; quoi que nous en ayons, elles sont les plus douloureuses et les plus longues à se cicatriser. En manière de distraction, Lelo s’était arrêté à Aix-les-Bains, où il avait joué désespérément et perdu la forte somme : il n’avait pas manqué de rendre Hélène responsable de sa déveine et de l’appeler « una jettatrice ». La princesse Marina, depuis, l’avait dédommagé de son fiasco sans le lui faire oublier ; il était resté dans l’âme du jeune homme une sourde rancune.
La nouvelle que madame Ronald arrivait prochainement ne l’avait point ému : au fond, elle avait dû être plus flattée qu’offensée de son audace. Comme il tenait à conserver avec elle une apparence d’intimité, à cause des Verga, et peut-être aussi parce qu’elle était jolie femme, il résolut de se montrer très repentant, convaincu à jamais de l’honnêteté américaine, et de mettre aussitôt leurs relations sur un pied amical.
Lorsqu’il se retrouva à l’improviste en présence d’Hélène, il n’éprouva aucun trouble. La vue de sa beauté le laissa calme. En causant avec elle, il l’examinait curieusement, l’esprit lucide. Si froide avec ses cheveux aux tons d’or fauve, cette chair reflétant la lumière, ces lèvres pleines ! Quel trompe-l’œil !… Tout à coup, il saisit l’effet de son attitude nouvelle, il vit le désappointement assombrir le visage de madame Ronald. Il eut un battement de cœur, un éclair dans les yeux. Quand la voiture s’éloigna, il la suivit du regard.
— Tiens ! tiens ! fit-il tout haut.
Un sourire cruel passa sur sa belle bouche romaine, il se mit à fredonner :
Si tu m’aimes, prends garde à toi !
Et, tout en redescendant le Pincio, dans une exaltation de vanité, de joie mauvaise, il fit à plusieurs reprises tournoyer sa canne. Ce geste, pas beau, de triomphe masculin, marqua une fois de plus la défaite probable d’une femme.
Le lendemain même, le comte Sant’Anna se rendit à l’Hôtel du Quirinal. Il trouva madame Ronald seule. Elle le reçut avec un joli air de dignité.
— J’avais hâte de vous présenter mes hommages et de solliciter mon pardon, — dit Lelo après l’échange d’une cordiale mais brève poignée de main. — J’ai eu un accès de folie qui m’a fait beaucoup souffrir et que je regrette, parce qu’il vous a offensée. Nous autres Italiens, nous croyons difficilement à l’honnêteté féminine ; mais quand nous la rencontrons sincère, nous saluons très bas… c’est ce que je fais… Je craignais que vous ne m’eussiez gardé rancune.
— Je n’en avais pas le droit, — confessa madame Ronald avec sa droiture habituelle, — puisque ma manière d’agir vous avait permis de me mal juger… J’ai fleurté toute ma vie, et je n’avais jamais eu l’occasion de m’en repentir.
— Vous avez fleurté avec des hommes en chair et en os ?
— Mais… je le crois ! dit-elle.
— Il faudra qu’un de ces jours j’aille demander aux Américains le secret de leur stoïcisme ! dit Lelo avec un faux sérieux. — Cette fois-ci, votre coquetterie m’a trouvé sans défense. C’est là toute mon excuse ; mais, comme je vous sais très juste, j’espère que vous voudrez bien l’accepter et me pardonner.
— Oui, oui, c’est entendu, je vous pardonne ! fit Hélène avec un petit rire nerveux.
A ce moment, Dora entra, le chapeau sur la tête, fort élégante. Et son visage, à la vue du jeune homme, eut une expression de plaisir.
— J’ai souvent entendu parler de vous cet été, mademoiselle, — ajouta le comte après l’échange de quelques lieux communs ; — j’avais le plus grand désir de faire votre connaissance.
— On vous a donc dit bien du mal de moi ?
— Du mal ? répéta Lelo, un peu interloqué. — Avez-vous si mauvaise opinion des Italiens ?
— Des Italiens en particulier, non, mais des Européens en général.
— Ah ! vous en avez beaucoup connu ?
— Pas un ! répondit-elle franchement ; — et, à dire vrai, ceux que j’ai rencontrés à Paris, chez la marquise d’Anguilhon, m’ont paru charmants ; seulement à New-York, ils ne sont pas en odeur de sainteté.
— Eh bien, vous verrez que nous valons mieux que notre réputation. Quand vous aurez passé quelque temps parmi nous, vous nous rendrez justice.
— En attendant, je suis ravie et surprise de l’aspect de Rome. Elle m’avait laissé le souvenir d’une ville-église, où l’on osait à peine parler haut. Ce matin, je l’ai parcourue un peu et elle m’a semblé vraiment gaie et tout à fait modernisée.
— Oui, on l’a rajeunie, mais sans art : l’effet, pour moi, est plutôt pénible. Quand je traverse les quartiers neufs, j’éprouve un indéfinissable malaise, je cligne des yeux comme s’il y avait trop de lumière. Je me sens blessé, offusqué par quelque chose… C’est étrange…
— Non, dit Hélène, puisque nous continuons nos ascendants : ce sont vos ancêtres qui souffrent dans la Rome ouverte d’aujourd’hui.
Une rougeur légère monta au visage du jeune homme ; il regarda l’Américaine avec un air d’émerveillement :
— C’est possible, dit-il. Voilà une explication que je n’aurais pas trouvée !… Si les Sant’Anna d’autrefois se mêlent aussi de protester contre l’état de choses présent, il n’est pas étonnant que je sois nerveux.
— Vous êtes pourtant de la société blanche ? demanda mademoiselle Carroll.
— Oui, j’y ai mes meilleurs amis, je la fréquente de préférence et mes sympathies sont de ce côté ; mais je n’ai pas rompu complètement avec le monde noir, auquel appartient ma famille… Cela me permettra de vous obtenir toutes les permissions que vous pourrez désirer du Vatican.
— Prenez garde ! fit madame Ronald ; nous allons vous demander des choses extraordinaires !
— Demandez, je suis entièrement à votre disposition ! répondit le jeune homme en se levant.
Les deux femmes remercièrent et le visiteur prit congé.
La marquise Verga était toujours ravie d’avoir quelque compatriote intéressante à présenter : cela lui donnait de l’importance, et les jeunes gens se montraient plus assidus à ses réceptions, ce qui lui causait un plaisir extrême. Madame Ronald était une très jolie femme, éminemment décorative ; Dora, une riche héritière, d’un type original et attrayant : avec elles deux, sa saison ne pouvait manquer d’être agréable. Elles les exhiba dans sa voiture, à l’Opéra, les introduisit dans son cercle intime, dans les salons de la société blanche. Partout elles furent accueillies avec cette amabilité simple, cette courtoisie gracieuse qui caractérisent l’aristocratie italienne. Elles se sentirent tout de suite à l’aise dans ce monde romain où l’on parle indifféremment anglais et français, qui devient de plus en plus cosmopolite, dont l’Américaine a forcé les portes et qu’elle est peut-être appelée à renouveler.
Hélène et mademoiselle Carroll eurent bientôt plus d’invitations qu’elles n’en pouvaient accepter. Elles allèrent partout, correctement chaperonnées par mademoiselle Beauchamp et les Verga. Il ne se passait guère de jour qu’elles ne rencontrassent Lelo. Poursuivant la douce vengeance qu’il avait entrevue, il témoignait à madame Ronald une amitié respectueuse, tandis qu’il avait pour Dora des empressements d’admirateur. Dès le premier moment, un courant de sympathie s’était déclaré entre lui et elle ; il n’avait pas eu de peine à donner un air de fleuretage à leurs relations. Il ne manquait aucune occasion de se trouver avec les deux Américaines. Il sollicita même, un jour, la permission de les accompagner dans leur « sight seeing », dans leurs pèlerinages artistiques et historiques.
— Non pas en qualité de cicerone, car je ne connais pas Rome ! avait-il ajouté avec une belle candeur. J’ai toujours attendu de trouver une jolie femme qui voulût bien me l’enseigner… Puisque la Providence m’en envoie deux, il faut que je profite d’une gracieuseté qu’elle ne renouvellera peut-être pas.
La requête fut accueillie : on put voir Lelo parcourir les galeries du Vatican, visiter les basiliques, se promener à travers le forum et le palais des Césars. Madame Ronald et Dora s’aperçurent vite de son ignorance réelle, de son impuissance à traduire une inscription latine. Elles le taquinèrent sans merci, et il ne s’en offensa pas. L’Italien n’a jamais honte de ne pas savoir, il aurait plutôt honte de ne pas sentir. Il possède un don d’intuition qui lui fait mépriser la science acquise, et cette intuition le sert constamment et suffisamment.
Avec son sans-gêne habituel, Dora mit le Baedeker entre les mains de Sant’Anna et l’obligea de le lui lire. Il fit cela d’abord comme une corvée, puis ces informations quelque peu succinctes lui donnèrent le désir d’en apprendre davantage sur certains sujets. Il se plongea même dans la lecture de Suétone. Un membre du Club de la Chasse lisant Suétone ! C’était un vrai phénomène. Par un mystère d’atavisme, Lelo entrait plus vite et plus profondément en communication avec les êtres et les choses de Rome que ne le pouvaient faire ses compagnes. Souvent, devant quelque relique du moyen âge, des reflets d’émotion traversaient son visage, la mélancolie de son regard s’aggravait, sa tête se courbait légèrement comme si, pour quelques secondes, le passé l’eût repris.
Au cours de ces promenades, c’était Dora qu’il suivait. Elle l’amusait, avec son franc parler et ses idées originales. D’un accord tacite, tous deux ne tardaient pas à s’isoler en restant près d’une statue ou d’un tableau. Cette manœuvre causait à Hélène une sorte d’exaspération. Elle pressait le pas comme pour fuir quelque chose de douloureux : tante Sophie, qui était toujours de la partie, avait peine à la suivre. Quand les jeunes gens la rejoignaient, il y avait sur son visage une inquiétude nerveuse qui faisait briller de malice et de satisfaction les yeux de Sant’Anna.
Un après-midi que la marquise Verga avait emmené Dora et sa mère, mademoiselle Beauchamp et madame Ronald sortirent seules en voiture. Hélène donna l’ordre au cocher de les conduire hors de la Porte Saint-Sébastien. Le désir lui était venu, subit comme une inspiration, d’aller sur la voie Appienne. Et cela se trouvait un de ces jours qui sont les grands jours de la campagne romaine, où, soit par un effet de lumière, soit par des causes plus difficiles à démêler, elle est d’une tristesse infinie, presque surnaturelle. Hélène en fut saisie.
— On dirait un coin de planète morte ! fit-elle en promenant les yeux autour d’elle.
— Pas tout à fait, répondit mademoiselle Beauchamp ; car voici là-bas la voiture de madame Verga et, si je ne me trompe, en avant, à pied, le comte Sant’Anna et Dora.
Madame Ronald, à son tour, distingua parmi les tombes qui bordent la voie antique, les silhouettes des deux jeunes gens : son cœur se contracta. Elle vit mademoiselle Carroll se baisser pour déchiffrer une inscription, se redresser, puis, la tête tournée vers son compagnon, reprendre la marche lente qui indique une causerie intime.
— Oui, c’est eux ; ils font de l’archéologie ! dit-elle d’un ton sarcastique.
— Où donc ont-elles trouvé le comte ? fit mademoiselle Beauchamp.
— Au Corso, probablement : ces Romains sont toujours dans la rue.
— Ce n’est pas étonnant que l’on dise partout que Dora l’épouse.
— Ah ! on dit cela partout ?
— Oui, plusieurs personnes en ont parlé à Mary. Elle a paru plus flattée que mécontente de la supposition. Je crois vraiment qu’elle ne serait pas fâchée de voir sa fille devenir comtesse.
— Comtesse ! elle, Dody, avec son sans-gêne et ses manières ! Jolie comtesse, en vérité !… J’espère qu’elle aura assez de bon sens pour ne pas s’engouer d’un titre et assez d’honneur pour ne pas rompre son engagement… Jack, qui la connaît, ne devrait pas la laisser seule ici avec tous ces étrangers. Il est stupide.
— Mais, ma chère, vous oubliez que son associé est à San-Francisco et qu’il n’est pas libre. Elle l’a voulu dans les affaires : il y est.
— Eh bien, moi, je vais lui écrire aujourd’hui même. Il m’a particulièrement recommandé Dora : je veux mettre ma responsabilité à couvert.
— Vous avez raison.
— Rentrons, il fait lugubre ! dit Hélène en frissonnant.
Et sans attendre l’assentiment de mademoiselle Beauchamp, elle donna l’ordre au cocher de retourner. Pendant tout le reste du chemin, elle demeura silencieuse. Arrivée à l’hôtel, sans prendre le temps d’ôter son chapeau, elle écrivit à M. Ascott. Elle n’aurait pu tarder d’une minute, possédée de cette fièvre qui, dans certains moments, vous ferait chauffer une locomotive, gonfler un ballon, pour que votre lettre arrive plus vite, — une lettre qu’ensuite on donnerait sa vie pour n’avoir pas écrite !… Sans nommer personne, elle prévint Jack que l’on faisait la cour à Dora, que l’on convoitait sa fortune, que son bonheur, à lui, était en danger. Elle savait que le jeune homme, aussitôt averti, rappellerait son associé et s’embarquerait pour l’Europe.
— Voilà qui est fait ! dit-elle à mademoiselle Beauchamp, après avoir hâtivement écrit l’adresse.
Puis, tout en séchant à grands coups de main sur le buvard l’écriture humide, elle ajouta, avec une sorte de colère :
— Nos hommes américains sont par trop stupides ! Il faut que nous soyons joliment honnêtes pour qu’il ne leur arrive pas de pires mésaventures !
En reportant sur mademoiselle Carroll son admiration et ses affections, le comte Sant’Anna n’avait pas eu d’autre but que d’exciter les regrets de madame Ronald et de piquer sa vanité. Peu à peu, cependant, une chaleur de sentiment avait passé dans ses paroles ; sans s’en apercevoir, il avait pris le ton et les manières d’un amoureux.
Il avait été séduit par le visage brun aux yeux clairs de Dora, par sa ressemblance avec la princesse Marina. Toutes deux étaient sveltes et fines : Donna Vittoria avait la grâce, l’ondoiement d’un grand félin, et la jeune Américaine la forte souplesse de l’acier bien trempé. L’homme n’est pas souvent fidèle à une femme, il l’est presque toujours à un type. Dora, en outre, avait le don d’amuser et d’intéresser Lelo. Il lui semblait qu’avant elle il n’avait jamais vu de créature vraiment libre. Son indépendance d’esprit l’étonnait à chaque instant, elle avait l’air de marcher dans la vie sans entraves d’aucune sorte. Avec sa volonté et la fortune dont elle disposait, elle lui faisait l’effet d’une puissance au petit pied. Et elle avait autant que lui la passion des chevaux. Tous deux eussent interrompu un duo d’amour pour regarder passer un bel animal, discuter sa robe ou son allure. La première fois que Lelo vit mademoiselle Carroll à la chasse au renard, il eut comme un tressaillement d’amoureux ; fasciné par son irréprochable équitation, il ne la quitta pas un moment et la complimenta en termes qui lui donnèrent la plus délicieuse sensation de plaisir et de triomphe qu’elle eût jamais éprouvée.
La marquise Verga, dont le secret désir était de voir l’élément américain s’augmenter à Rome et qui ne connaissait pas M. Ascott, ne se faisait aucun scrupule de travailler contre lui. Elle répétait sans cesse au comte Sant’Anna que mademoiselle Carroll, avec cinq millions de dot, était la femme qu’il lui fallait. Il commençait à se demander de quel œil sa mère et sa sœur verraient ce mariage avec une étrangère et une protestante. Elles le considéreraient sans doute comme le complément de ce qu’elles appelaient son apostasie. Il était obligé de s’avouer que cette Américaine ultra-moderne ferait avec les siens un contraste un peu violent, mais il se disait aussi que l’argent peut adoucir toutes choses.
Lelo n’ignorait pas que Dora était fiancée. Dans les premiers temps, elle lui avait souvent parlé de Jack Ascott et de son prochain mariage. Maintenant elle n’en disait plus rien. Pourrait-il l’amener à rompre cet engagement ? L’aimerait-elle assez pour braver le scandale de la rupture ? Sous sa frivolité, il avait senti une fermeté de caractère qui pouvait lui réserver un obstacle sérieux. Il remarquait cependant avec une vive satisfaction qu’elle semblait de plus en plus affectée par sa présence. A son approche, les longs cils battaient, les coins des lèvres minces se contractaient légèrement et, pendant les premières minutes, la voix de la jeune fille était émue, rapide et nerveuse. Avec lui, elle était infiniment plus douce, et, quand elle marchait à ses côtés, il y avait dans toute sa personne une inconsciente soumission.
Le changement était encore plus profond que Lelo n’eût osé l’imaginer. La première fois que, dans une lettre d’Hélène, le nom de Sant’Anna avait frappé ses yeux, Dora en avait été comme fascinée. Elle s’était figuré celui qui le portait grand, brun, avec des traits réguliers. Non seulement elle n’eut point de désillusion, mais, lorsque ses prunelles claires, hardies et moqueuses rencontrèrent en plein le regard lumineux de l’Italien, elle éprouva un choc, un trouble subit. A ce moment-là, si, par impossible, il lui eût demandé sa main, elle l’aurait accordée. Jamais elle n’eût voulu convenir de cela ; c’était pourtant ainsi qu’elle avait été conquise. Les attentions du comte, de ce beau patricien, la flattèrent prodigieusement. Elle s’avisa de le comparer à Jack, et la comparaison ne fut pas à l’avantage de celui-ci. La présence de Sant’Anna lui apportait une joie qu’elle n’avait jamais ressentie ; ses regards, ses paroles, lui laissaient une impression qui ne s’effaçait pas. Les objets qui lui appartenaient, les plus vulgaires, semblaient différents au contact, comme s’ils étaient revêtus d’une sorte d’électricité. Dora, qui n’avait jamais aimé, s’étonnait de ces phénomènes ; elle considérait l’homme qui les déterminait comme un être tout à fait supérieur. Et au cours de leurs promenades, de leurs causeries, le fluide divin allait bien, comme l’avait expliqué Henri Ronald, « touchant ici une cellule inactive, là une fibre insoupçonnée, une corde muette », pour produire le grand miracle de l’amour.
Mademoiselle Carroll avait toujours eu une secrète faiblesse pour les titres. Depuis qu’elle était à Rome, ils lui plaisaient davantage encore. Elle en arriva à se dire qu’avec sa fortune elle aurait pu se marier dans l’aristocratie. Le regret de son engagement commença de poindre dans son esprit ; il s’augmenta à mesure que son intimité avec Sant’Anna devint plus étroite. Elle le repoussa énergiquement d’abord, puis de plus en plus faiblement, et l’infidélité peu à peu s’élabora dans son cœur.
Dora voyait bien que dans la société romaine on croyait à son mariage avec le comte de Sant’Anna. Quand il s’approchait d’elle, on les regardait, on chuchotait. Pendant qu’il était dans sa loge à l’Opéra, les lorgnettes demeuraient braquées sur eux avec persistance. Elle avait peine à dissimuler la joie qu’elle en éprouvait.
Hélène n’avait pas manqué de lui raconter ce qu’elle savait des relations de Lelo avec Donna Vittoria. Un jour même, elle lui dit en plaisantant :
— Prenez garde de rendre jalouse cette belle princesse avec votre fleuretage : elle pourrait vous le faire payer cher, vous poignarder peut-être.
La jeune fille rougit, haussa les épaules, puis gaiement :
— Je ne crains que le vitriol, répondit-elle, et c’est une arme trop plébéienne pour une grande dame.
Madame Ronald suivait avec une angoisse croissante ce roman qui se vivait sous ses yeux. Elle essayait de s’en désintéresser, cela ne lui était pas possible. Il avait en elle un écho direct et profond, elle s’y trouvait inéluctablement mêlée. Son âme, jusqu’alors si sereine, si joyeuse, était troublée par les sentiments les plus extraordinaires. La vue de l’intimité de Dora et de Sant’Anna lui causait une irritation qu’elle attribuait à son amitié pour Jack. La pensée qu’ils pourraient se marier lui était si pénible qu’elle ne s’y arrêtait pas longtemps. Elle eût donné n’importe quoi pour hâter l’arrivée de M. Ascott. Sans doute il la débarrasserait de ce poids qui lui était tombé sur le cœur, — celui de sa responsabilité, croyait-elle.
Lelo comptait sur le carnaval pour avancer ses affaires. Depuis que l’Église ne prête plus son patronage à cette explosion de folie, nécessaire comme toutes choses probablement, le carnaval de Rome a perdu son bel aspect moyen-âge et son originalité, mais il favorise toujours merveilleusement les amoureux. Masques, déguisements, confetti, moccoletti, servent à ébaucher de jolis romans, à produire des effets tragiques ou comiques, à ménager des rencontres imprévues, — en un mot, à varier les destinées humaines.
Le bal masqué en Italie, le veglione, a un caractère tout à fait mondain et intime. Rien d’échevelé, rien d’inconvenant. Grandes dames et bourgeoises y viennent pour intriguer sérieusement leurs amis ou leurs connaissances, leur jeter dans l’oreille des révélations perfides, des mots troublants, quelques-unes pour le plaisir spécial de se promener avec impunité au bras d’un amant. La Romaine pense des mois d’avance au veglione. Elle espère toujours y trouver quelque aventure agréable. Madame Verga, elle, en était fanatique. Afin d’y avoir plus de liberté, elle s’y rendait généralement avec des compatriotes, et s’y amusait de la manière la plus innocente. Elle y arrivait bien renseignée, habilement déguisée. Ses amis finissaient toujours par la reconnaître, mais, pour ne pas gâter son plaisir, ils n’en laissaient rien voir. Cette année, la maladie d’un de ses enfants l’empêcha de prendre part aux premiers veglioni. Se trouvant libre pour le dernier, elle loua une loge au théâtre Costanzi, invita deux Américains, puis Hélène et Dora. Elle commanda trois dominos noirs pareils, pas trop laids, mais déguisant bien la taille et la tournure. Ensuite, elle initia ses amies à l’esprit du bal masqué, tel qu’il se pratique à Rome, les exerça à la voix de fausset et leur livra de petits secrets sur les jeunes gens connus. Le grand soir arrivé, elle les mena au Costanzi. Toutes trois portaient sur l’épaule gauche une branche des mêmes orchidées. Aussitôt dans la loge, madame Ronald et mademoiselle Carroll regardèrent avec un peu d’effroi cette foule étrange et masquée qui grouillait au-dessous d’elles et semblait de la vie en fusion. Impatiente de s’amuser, la marquise rendit bientôt la liberté aux deux Américains et emmena ses deux amies dans la salle. Là, elle leur fit encore quelques recommandations, entre autres, celle de ne pas se laisser conduire dans une loge, sous aucun prétexte, et d’échapper vivement aux indiscrets. Puis elle se faufila dans la mêlée et disparut.
Pendant les huit derniers jours, Hélène et Dora n’avaient pensé qu’à ce veglione. C’était pour elles un plaisir tout nouveau qui avait singulièrement excité leur imagination. Elles s’étaient promis d’avoir de l’audace et de l’esprit pour dix. Cependant, lorsqu’elles se trouvèrent seules au milieu de la salle, elles furent toutes déconcertées. Elles virent passer des jeunes gens qu’elles s’étaient proposé d’intriguer, sans avoir le courage de leur adresser la parole. Il n’est pas si facile qu’on croit, à une femme comme il faut, de sortir du convenu. L’homme même, lorsqu’il sent une main inconnue se poser sur son bras, ne peut se défendre d’un certain trouble qui le rend souvent muet ou lui fait dire quelque sottise. Le masque, au lieu d’enhardir les deux Américaines, comme elles y comptaient, semblait les paralyser, et cette voix de fausset, qu’elles croyaient posséder admirablement, ne voulait pas sortir de leur gosier. Leurs premiers essais furent assez maladroits. Mais, une fois lancées, elles rentrèrent vite en possession de leurs moyens et surent bientôt provoquer l’ahurissement et la curiosité ; ce jeu leur parut extrêmement amusant — great fun !
Au fond, pour toutes deux, sans qu’elles se l’avouassent, le grand attrait de ce bal était le comte Sant’Anna. C’était lui surtout qu’elles désiraient intriguer et étonner. Elles le cherchèrent tout de suite du regard. Il était bien là. Debout, en pleine lumière, le dos contre le montant d’une loge, à droite de la porte d’entrée, la boutonnière fleurie d’un œillet blanc, il paraissait avoir plus de succès qu’aucun des hommes présents et était entouré de dominos avec qui il échangeait des propos joyeux. Ainsi assiégé, il fut inabordable pendant la première partie de la soirée. A la fin, il entra dans la foule et, examinant de près tous les masques, il eut l’air de chercher quelqu’un. Plusieurs femmes essayèrent de l’accaparer ; il s’en débarrassa lestement. Hélène, qui ne l’avait pas perdu de vue, le rejoignit et se mit à le suivre, le cœur battant, presque éblouie par son émotion. Un groupe l’ayant arrêté, il se trouva tout à coup à ses côtés. C’était le moment ou jamais : brusquement, elle saisit son bras. Lelo la regarda curieusement et son visage s’éclaira.
— Est-ce vrai que vous vous mariez ? demanda madame Ronald en français et d’une voix admirablement fausse.
— Encore !… Ah ! mais c’est une gageure !… Voici la vingtième fois, au moins, que l’on me pose cette question.
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Que j’y étais tout disposé si l’on m’acceptait.
Sous l’impression qu’elle reçut, Hélène, d’un mouvement instinctif, chercha à dégager son bras. Le comte le retint en le serrant fortement contre lui, et cette étreinte rendit à la jeune femme l’étrange bonheur qu’elle avait connu à Ouchy.
— Pourquoi veux-tu me quitter sitôt ? dit Sant’Anna doucement. — Mon mariage te fait donc du chagrin ?
— A moi ?… Ah ! si vous saviez comme vous m’êtes indifférent !
Lelo ne douta plus qu’il n’eût affaire à madame Ronald : une idée vraiment perfide lui vint à l’esprit.
— Indifférent ? répéta-t-il, — je te suis indifférent ?… Je n’en crois rien, car mon amour a toujours attiré l’amour.
— Pas toujours.
— Toujours… tôt ou tard. J’ai résolu de te conquérir, de te faire oublier Jack Ascott.
Hélène eut un éclat de rire forcé.
— Ah ! ah ! vous me prenez pour votre Américaine !… Eh bien, pour un amoureux, vous n’avez guère de flair !
Sant’Anna, feignant d’être surpris et déconfit, s’arrêta net :
— Qui es-tu donc ?
— Cherchez !
Sur ce mot, la jeune femme se dégagea, et lui tournant le dos, elle se perdit dans la foule.
Un sourire moqueur brilla dans les yeux du comte. « La voilà avertie, pensa-t-il, et furieuse ! »
Dora, qui de loin avait vu la scène, lâcha aussitôt le malheureux qu’elle était en train d’ahurir, et vint rôder autour de Lelo. Deux fois, elle l’effleura sans oser lui parler, prise d’une timidité invincible. Lui, l’examina de la tête aux pieds. Une autre branche d’orchidées ! C’était sûrement mademoiselle Carroll.
— Veux-tu accepter mon bras ? Ta silhouette me plaît.
La jeune fille posa une main émue sur le bras qui lui était offert.
— Sortons de cette fournaise. Allons dans les couloirs, il y fait meilleur.
Puis, voyant que son domino n’ouvrait pas la bouche :
— Tu n’es pas muette, j’espère !
Dora enfin avait retrouvé son bel aplomb.
— Non, non. Dieu merci ! se hâta-t-elle de répondre d’une voix méconnaissable, — et je suis même très bien documentée sur vous.
— Vraiment ?
— Oui, vous êtes léger, inconstant comme Don Juan, incapable d’un sentiment sérieux, tout en ayant l’art de persuader aux femmes que vous êtes amoureux d’elles.
— Tes documents sont faux, archifaux ! Je puis te le prouver… Tiens, entrons dans cette loge.
Mademoiselle Carroll, se souvenant de la recommandation de madame Verga, voulut s’échapper. Lelo mit vivement sa main sur la sienne.
— Je ne te lâche pas avant que tu m’aies entendu. Un accusé a le droit de se défendre.
Et, avec une autorité qui agit comme un charme sur la jeune Américaine, il la conduisit dans la loge du rez-de-chaussée qui lui appartenait, lui offrit une chaise et se plaça vis-à-vis d’elle, le dos tourné à la salle.
— On vous a donc dit que je suis incapable d’un sentiment sérieux ? demanda-t-il en abandonnant le tutoiement du bal masqué.
Dora fit un signe affirmatif.
— Eh bien, on vous a trompée, car je suis sincèrement épris d’une jeune fille.
— Ah bah !
— C’est la vérité pure.
— Une jeune fille blonde ?
— Non, elle est brune.
— Jolie ?
— Pour moi, oui.
— Cela veut dire qu’elle est laide pour les autres ?
— Jamais de la vie !… Elle a les plus beaux yeux du monde, et elle est intelligente, originale, délicieuse. Je l’aime comme je n’ai jamais aimé ! C’est si vrai que, pour la première fois, je songe au mariage… Voulez-vous que je vous dise son nom ? demanda Lelo en baissant la voix.
— Non, non, je ne suis pas curieuse.
— Parce que vous le connaissez, ce nom, parce que vous savez que c’est le vôtre.
Mademoiselle Carroll se leva, en proie à une émotion visible malgré son masque et son domino.
— Quelle folie ! fit-elle brusquement.
Lelo se leva à son tour, et, prenant les deux mains de la jeune fille, il les tint fermement entre les siennes.
— Une folie ! pourquoi ? Je n’aurais pas dû vous faire une déclaration dans un lieu comme celui-ci, mais vos paroles m’y ont poussé. Dites-moi que vous croyez à mon amour ?
— A quoi bon ? Je ne suis plus libre, vous le savez bien.
— Oui, et la vue de cette bague que vous portez m’est devenue odieuse. Je ne serai heureux que quand vous l’aurez rendue à celui qui vous l’a donnée.
— Rompre mon engagement ! Oh ! c’est impossible !… impossible !… M. Ascott ne mérite pas un tel affront. Ce serait briser sa vie. Il m’aime uniquement.
— Mais, vous ne l’aimez pas, vous ! fit hardiment le comte. Et si vous osez regarder tout au fond de votre cœur, ou je me trompe fort, ou vous sentirez que vous ne pouvez plus épouser M. Ascott.
Dora dégagea violemment ses mains : un ami de Lelo, croyant la loge vide, y faisait irruption avec deux dominos. Il y eut une bousculade de chaises et, avant que les indiscrets eussent pu se retirer, la jeune Américaine s’était enfuie.
Quand mademoiselle Carroll rentra à l’hôtel, vers trois heures du matin, Giovanni, le courrier, lui remit un télégramme arrivé dans la soirée. Elle devina instantanément de qui il était et pâlit un peu.
— Jack arrive jeudi, dit-elle après avoir lu.
— Ce n’est pas trop tôt ! fit sèchement madame Ronald.
— Non, c’est plutôt trop tard ! répondit Dora en déchirant la dépêche avec de petits mouvements durs qui révélaient une résolution prise.
Les paroles de Sant’Anna avaient d’abord effrayé et bouleversé mademoiselle Carroll ; mais, lorsqu’elle fut seule, elle éprouva en se les rappelant une allégresse nouvelle, un sentiment d’orgueil, un trouble délicieux. Il l’aimait ! Il le lui avait dit avec ses lèvres, avec ses yeux, avec toute sa physionomie, et il ne tenait plus qu’à elle de devenir sa femme. Elle, Dora, la femme de ce grand seigneur romain ! Cette idée l’éblouit au point qu’elle n’osa pas tout de suite la regarder en face. Le comte s’était permis de lui dire qu’elle ne pouvait plus épouser Jack ! Il croyait donc qu’elle l’aimait ? Une vive rougeur monta au visage de la jeune fille. Elle essaya de protester, de s’indigner, de se moquer, mais sa révolte finit pitoyablement par un petit rire ému. Non, elle ne pouvait pas le nier : Lelo, par sa présence, lui apportait une joie extraordinaire ; près de lui, elle perdait la notion du temps, le souvenir du passé. L’amour seul pouvait produire ces phénomènes. Pourquoi Jack n’avait-il pas su l’éveiller en elle ? C’était sa faute après tout !… Sa faute ! Elle avait enfin trouvé un grief contre le pauvre garçon. Il était bon, loyal, dévoué, mais il ressemblait à tous les autres jeunes gens. Son regard n’avait jamais eu cette flamme qui fait baisser les yeux et battre le cœur. Elle le connaissait trop. Quand il la quittait, elle éprouvait une sorte de soulagement. Avec le comte Sant’Anna la vie lui semblerait trop courte, et avec Jack trop longue ! Non, elle ne pourrait jamais le rendre heureux. Elle comprenait cela, maintenant. Donc, c’était son devoir de rompre. Oui, son devoir. Elle demeura sur cette idée, pour se cacher à elle-même l’odieux et la cruauté de l’action qu’elle allait commettre. Et tout le monde la blâmerait ! Personne n’apprécierait la loyauté qui avait dicté sa conduite. Comment s’y prendrait-elle pour dégager sa parole ? En se posant cette question, elle tournait, par un mouvement réflexe, son anneau de fiançailles autour de son doigt. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur l’admirable perle rose qui en faisait un joyau rare ; cette vue réveilla une foule de souvenirs et un remords soudain éclata dans son âme.
— Pauvre Jack ! fit-elle tout haut ; puis, avec des yeux voilés de larmes, elle ajouta : I wish I were dead ! — Je voudrais être morte !… — un souhait qui n’a pas l’ombre de sincérité, mais au moyen duquel l’Américaine a l’habitude de soulager sa conscience.
Le combat qui se livra dans l’âme de mademoiselle Carroll, pendant une partie de la nuit et toute la journée du lendemain, prouvait chez elle une profondeur de pensée et de sentiment que personne n’eût soupçonnée. Si elle eût été la jeune fille frivole et égoïste qu’elle s’efforçait de paraître, elle eût jeté lestement par-dessus bord son fiancé, mais elle valait mieux qu’elle ne le croyait elle-même. Au premier moment, elle n’avait senti que la joie d’être aimée de Lelo et la satisfaction de pouvoir devenir comtesse ; maintenant elle éprouvait le regret de la douleur qu’elle allait causer. L’idée de manquer à sa parole lui était insupportable, la rendait honteuse d’elle-même. Elle se détesta, se dit des sottises, se traita plus sévèrement que personne n’eût osé le faire. Elle eût donné beaucoup pour rompre son engagement par lettre, mais c’était matériellement impossible. Elle était condamnée à affronter le chagrin de Jack, à subir ses reproches. S’il pouvait au moins se laisser emporter par la colère, se mettre dans son tort ! Une bonne querelle pourrait seule faciliter l’inévitable rupture. Plus l’heure de l’entrevue approchait, plus sincèrement mademoiselle Carroll répétait : « I wish I were dead !… » Mais aucun signe de fin prématurée ne se déclarait chez la jeune fille et M. Ascott arrivait à toute vapeur. Comme l’avait supposé madame Ronald, il avait rappelé son associé au plus vite et s’était embarqué sur le premier transatlantique en partance. Pendant toute la durée de son voyage, il avait subi des alternatives de foi et de doute, et ces vibrations diverses avaient provoqué en lui cette espèce de mal de mer moral plus intolérable qu’une douleur déterminée.
Lorsque, le jeudi matin, vers onze heures et demie, on remit à Dora la carte de M. Ascott, le cœur lui battit. En arrangeant ses cheveux, en refaisant le nœud de sa cravate, ses doigts tremblaient visiblement, puis, subjuguée par l’inéluctable et toute pensée annihilée, elle se rendit au salon.
— Hallo, Jack ! fit-elle, saluant son fiancé, comme si elle l’eût quitté la veille, de ce mot amical et familier, bien américain, qui lui était habituel.
Les regards des deux jeunes gens se rencontrèrent en même temps que leurs yeux, et tout à coup ils se sentirent étrangers l’un à l’autre. Il y eut entre eux un moment d’embarras, un silence ému. Ce fut mademoiselle Carroll qui se remit la première.
— C’est comme cela que vous tombez sur les gens sans crier gare ! dit-elle en essayant de plaisanter. — Votre associé est donc revenu plus tôt que vous ne comptiez ?
— Non, je ne l’ai pas attendu. J’ai laissé la maison et les affaires entre les mains de mon premier commis.
— Aviez-vous une telle hâte de me revoir ? demanda Dora avec son incurable coquetterie.
— Cela vous étonne ? Le chagrin de notre séparation vous a sans doute été léger. Mais le fait n’est pas là. J’ai reçu une lettre où l’on me prévient qu’un certain comte italien vous fait la cour, et où l’on m’avertit que le bruit de votre mariage avec lui se répand de plus en plus. Je n’aurais jamais pu attendre que le courrier m’apportât votre dénégation, je suis venu la chercher.
Il y avait dans le ton du jeune homme une autorité qui imposa à mademoiselle Carroll. Elle essaya pourtant de parer à la manière des femmes.
— Et quelle est la personne qui vous a rendu ce joli service ?
— Peu importe… Dody, au nom du ciel, — fit Jack en prenant les mains de sa fiancée, — mettez fin au supplice que j’endure ; il est intolérable. Dites-moi que ce fleuretage ne signifie rien et que vous êtes toujours mienne.
Mademoiselle Carroll, paralysée par la honte, par la conscience de son indignité, demeura silencieuse, ses lèvres s’agitèrent plusieurs fois sans émettre un son, puis, avec un accent de véritable détresse :
— Je le voudrais, Jack, je le voudrais… mais je ne le puis pas.
M. Ascott lâcha brusquement les mains qu’il tenait et recula de quelques pas, très pâle, la moustache frémissante.
— Alors, ce mariage dont on parle est vrai ?… demanda-t-il d’une voix rauque.
— Non, non, il n’est pas question de mariage. Personne ne m’a demandée ; seulement… seulement… je ne peux plus devenir votre femme.
— Parce que vous en aimez un autre ?
La jeune fille rougit violemment.
— Parce que je crois que nous nous rendrions mutuellement malheureux. La vie d’Europe me plaît ; maintenant que j’en ai goûté, je ne serais plus satisfaite de la nôtre. Une femme mécontente est la créature la plus incommode (uncomfortable) qui existe.
— Ah ! je comprends, je comprends !… vous avez fréquenté des grandes dames, et il vous faut un titre ! Si ce n’est que cela, je puis en acheter un. Moyennant une cinquantaine de mille francs… ou moins… le pape fera de moi un baron, le premier baron américain ! Ce sera très ridicule, mais immensément chic !… La baronne Ascott… Qu’en dites-vous ?
Jack eut le trait malheureux en ce qu’il était un peu injuste, et cette injustice donna à mademoiselle Carroll le courage de tailler dans le vif.
— Eh bien, vous vous trompez, dit-elle sèchement ; fussiez-vous prince, je ne vous épouserais pas davantage.
— C’est donc ma personne qui vous est devenue antipathique ?… par comparaison, sans doute ?
Les meilleures fibres de Dora furent de nouveau touchées.
— Votre personne antipathique ! s’écria-t-elle, oh ! n’en croyez rien ! J’ai pour vous une affection réelle. Je comprends tout ce que vous valez, et cela me fait une peine atroce de devoir reprendre ma parole et de vous causer un tel chagrin. Je voudrais être morte !…
L’accent sincère de la jeune fille détendit la colère qui soutenait M. Ascott ; le cœur défaillant, les jambes cassées, il se laissa tomber dans un fauteuil, passa et repassa la main sur son front, puis d’une voix angoissée :
— Dody, Dody, fit-il, est-ce que ce n’est pas un cauchemar ? une de vos plaisanteries habituelles ?… n’allez-vous pas me dire, comme vous l’avez fait tant de fois : « Je suis sage maintenant… »
Mademoiselle Carroll, très émue, secoua la tête.
— Je le voudrais, mais c’est impossible ; ne le désirez pas. Mieux vaut une rupture maintenant qu’un divorce à Dakota plus tard (a Dakota divorce), et nous en arriverions là… Les mariages sont écrits, on a bien raison de le croire ; le nôtre ne l’était pas, probablement. — Et, Jack… après tout, je ne vaux pas tant de regrets ! ajouta mademoiselle Carroll avec une humilité assez extraordinaire chez elle. Il y a des jeunes filles plus belles, meilleures que moi. J’en connais vingt pour une qui seraient fières de devenir votre femme, et qui pourraient vous rendre heureux.
— C’est possible, mais elles n’existent pas pour moi.
— Vous oublierez ; les hommes oublient toujours.
— Vous croyez ?
— Oui, ils ont mille occasions, mille moyens.
— En effet, le jeu… la boisson… le suicide.
— Oh ! Jack, taisez-vous !… Promettez-moi, jurez-moi que vous n’aurez recours à aucune de ces choses affreuses, dégradantes.
— Je n’ai rien à vous promettre, — répondit M. Ascott en serrant avec des doigts crispés les bras de son fauteuil. — Je ne me connais pas. Je peux valoir mieux, je peux valoir moins que je ne l’imagine. La fin le montrera. C’est ma faute, ma très grande faute : je n’aurais pas dû vous laisser venir seule en Europe ; mais j’avais une telle confiance en vous ! Je croyais que vous m’aimiez.
— Je le croyais aussi, puisque je vous avais accepté. Je sais maintenant que le sentiment que j’avais pour vous, que j’ai encore, n’est pas de l’amour.
— Vous savez cela ? demanda Jack, tous les muscles du visage étirés par la douleur.
Dora fit un signe affirmatif.
— Alors, vraiment, il est trop tard ? dit M. Ascott en se levant.
La jeune fille l’imita.
— Oui… il est trop tard… Il faut que je vous rende ceci.
Et, toute pâle d’émotion, elle retira sa bague de fiançailles, cette bague qu’elle avait portée deux ans, et la tendit à Jack.
Lui la prit et, sous une irrésistible impulsion de douleur et de colère, il la lança dans la cheminée où brûlait un grand feu.
Mademoiselle Carroll jeta un cri et, instinctivement, saisit les pincettes pour l’arracher aux flammes.
M. Ascott retint son bras, et le serrant avec force :
— Laissez-la, dit-il, vous n’avez plus le droit d’y toucher. Je désire qu’elle soit détruite.
Puis avec une ironie cinglante :
— Voilà bien la femme ! elle se précipite pour sauver un bijou de la destruction, et elle y envoie un homme… Que Dieu vous pardonne ; moi, je ne le peux pas.
Et Jack s’éloigna sans retourner la tête, tandis que Dora, comme pétrifiée, demeurait, pincettes en mains, le regard sur le foyer ardent, avec la sensation qu’il se consumait là quelque chose d’elle. Elle se redressa très pâle, l’instrument de fer s’échappa de ses doigts et, secouée d’un tremblement nerveux, elle tomba dans un fauteuil en murmurant :
— C’est horrible !… horrible !
Et alors, de ses yeux brillants et moqueurs, les larmes jaillirent ; elle les essuya rageusement, mais, à son honneur, elles continuèrent de couler.
Deux minutes après, madame Ronald fit irruption dans le salon.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. On vient de me remettre la carte de Jack ; il a écrit dessus : « Je repars, ne veux voir personne. » Vous vous êtes querellés ?
— Nous avons fait mieux, nous avons rompu ! répliqua mademoiselle Carroll en détournant la tête.
Le visage d’Hélène s’altéra comme si elle eût été frappée personnellement.
— Vous avez repris votre parole, vous ? Quelle indignité !
Ce mot suffit à remettre Dora debout moralement et à lui rendre tout entier son beau pouvoir de défense et d’attaque.
— Une indignité ? répéta-t-elle. Je ne vois pas cela. Quand on a conscience de ne pas aimer un homme suffisamment, il vaut mieux ne pas l’épouser.
— Et cette conscience vous est venue depuis que vous connaissez M. Sant’Anna.
— Peut-être… A propos, est-ce vous qui avez écrit à M. Ascott ?
— C’est moi.
— Vous n’aviez pas le droit de vous mêler de mes affaires.
— Je vous demande pardon : c’était mon devoir de prévenir Jack et, toute ma vie, j’aurai le remords de ne pas l’avoir fait à temps… Mais je n’aurais jamais cru que l’ambition de devenir comtesse eût pu vous pousser à commettre une si mauvaise action.
— L’ambition de devenir comtesse !… M. Sant’Anna n’a pas besoin d’un titre pour plaire, vous le savez bien !… Je parie que si vous aviez été la fiancée d’Henri, au lieu d’être sa femme, vous l’auriez lâché…
Hélène devint toute blanche.
— Vous êtes folle ! dit-elle.
— Je serai sûrement très contente d’avoir un titre, continua la jeune fille, je ne m’en cache pas ; mais quant à épouser quelqu’un pour cela, jamais.
— Alors, vous comptez épouser M. Sant’Anna ?
— S’il me demande, oui.
— Il demandera sûrement votre dot !
— Eh bien, je la lui donnerai, je la lui donnerai !
— Vous l’aimez donc ?
— Je l’aime… Oui, je l’aime !… Oh ! sûrement ! fit mademoiselle Carroll avec une soudaine douceur.
— Quand vous l’aurez accepté, je quitterai Rome. Je ne veux pas être témoin d’un mariage qui brisera la vie de Jack.
Et sur ces mots, prononcés d’un ton froid et tranchant, mais avec des lèvres amincies par la colère, madame Ronald quitta le salon.
La jeune fille, qui tenait par les deux bouts son mouchoir encore mouillé de larmes et le faisait tourner, en accéléra le mouvement et le réduisit en corde, puis, le nouant rageusement, elle le lança au beau milieu de la pièce en répétant :
— I wish I were dead !
En se rendant au veglione du Costanzi, le comte Sant’Anna ne se doutait pas qu’il serait entraîné à faire à mademoiselle Carroll une déclaration aussi formelle. Quand il s’était trouvé dans la demi-obscurité d’une loge de rez-de-chaussée, en tête à tête avec ce svelte domino, le souvenir d’autres aventures, le charme du masque avaient produit en lui une soudaine ivresse, et sans le vouloir, il avait prononcé des paroles décisives.
Bien que Dora ne lui inspirât pas une de ces passions ardentes qu’il avait connues, il en était très amoureux et n’avait pas de plus vif désir que celui de l’épouser. L’idée d’enlever à un autre homme une fiancée qui lui était probablement chère ne lui causait pas un remords bien gênant. Il aurait préféré qu’il n’y eût pas de Jack dans la vie de mademoiselle Carroll, mais celui-là ne lui portait pas ombrage. Dès les premiers moments, il avait deviné que le sentiment de Dora pour M. Ascott n’était qu’une grande amitié. A vingt-trois ans, émancipée comme elle l’était, elle ignorait les sensations de l’amour plus qu’une petite Italienne de quatorze ans. Et c’était lui, Lelo, qui, le premier, les avait éveillées en elle. Ceci le flattait et le charmait au plus haut point : l’homme, l’Italien surtout, est plus jaloux des sensations de l’amour que de l’amour même.
Lelo était résolu à demander la main de la jeune Américaine, mais la pensée du chagrin qu’il allait causer à sa mère et à la princesse Marina, l’appréhension des scènes et des reproches qui l’attendaient, lui auraient fait reculer encore la démarche officielle, si la Providence ne l’y eût poussé. Le mariage lui avait toujours semblé une dure nécessité, un risque terrible. Il n’avait qu’une foi très faible en l’honnêteté féminine ; la plupart des jeunes filles lui avaient, jusqu’alors, inspiré une invincible méfiance, et voilà qu’après quelques semaines de relations frivoles, il allait confier l’honneur de son nom, de sa maison, à une étrangère. Et il se trouvait, sans avoir eu le temps de se reconnaître, de discuter, jeté dans le sérieux de la vie ! Il n’en revenait pas. Comment réconcilier sa famille avec ce mariage ? La grosse dot de mademoiselle Carroll ferait peut-être ce miracle ; mais sa mère était si sincère dans son intransigeance !… Le mieux était de n’y pas penser d’avance, puis de se fier à l’inspiration. C’était généralement ainsi que le jeune homme traitait les difficultés.
Pendant les deux jours qui suivirent le veglione, Lelo fut inabordable, nerveux comme un Italien seul sait l’être, de cette nervosité farouche, qui tient à distance amis et importuns. Il ne se montra nulle part, excepté au Club de la Chasse, le « Jockey » de Rome. Là, il demeura des heures étendu dans un fauteuil ou allongé sur un divan, la cigarette aux lèvres, l’œil vague, revivant avec volupté ce passé auquel il devait dire adieu et qui, par là même, lui devenait soudainement si précieux. Dans sa rêverie, femmes, chevaux, équipages, triomphes d’amour, beaux coups de fusil, heureuses séries au jeu défilèrent tour à tour et lui redonnèrent des sensations de bonheur, des satisfactions de vanité.
Peu à peu, une sorte de brume tomba sur ces pitoyables souvenirs de mondain, et la fine silhouette de Dora, ses yeux aux prunelles claires, aux cils frisés, son visage piquant se détachèrent en lumière dans sa pensée et il ne vit plus qu’elle : l’avenir ! Elle lui apparut si loyale, si vivante, si rassurante, avec son activité ! Et elle l’aimait ! Il avait sur elle un pouvoir magnétique, le seul qu’il crût nécessaire avec la femme, le seul qui, selon lui, pût assurer la soumission et la fidélité. Non, il ne regrettait pas sa déclaration de la veille. Et puis, cinq millions de dot, pour commencer !… Il y avait là de quoi remettre sa maison sur le pied d’autrefois, restaurer cette villa historique de Frascati qui lui était si chère, avoir de beaux équipages, une écurie de premier ordre. En vérité, c’était une chance !
Et maintenant, comment madame Ronald accueillerait-elle la nouvelle de ce mariage ? Elle avait beau être maîtresse d’elle-même, parfois sa physionomie trahissait un peu plus que du dépit. A cette idée, le sourire cruel qu’il avait rarement, qui ne semblait même pas à lui, passa sur les lèvres du comte et se refléta dans ses yeux en une lueur dure.
« Nous allons voir, se dit-il, si une intellectuelle est une femme !… »
C’était, naturellement. Dora qui lui avait révélé ce nouveau type féminin, presque inconnu en Italie, et auquel l’Américaine se vante d’appartenir : afin de rendre son explication plus claire, elle lui avait désigné Hélène comme un type du genre, et lui, se souvenant de la scène d’Ouchy, s’était pris d’une antipathie subite et bien masculine pour le nom et l’espèce. Puis, la jeune fille lui ayant avoué qu’elle-même n’était qu’une toute petite intellectuelle, il l’en avait félicitée avec une chaleur comique.
De madame Ronald, la pensée de Sant’Anna alla à la princesse Marina. Il n’y a pas d’homme à qui le souvenir du premier amour soit plus cher qu’à l’Italien de toutes les classes, et Donna Vittoria avait été celui de Lelo. Pendant quelques instants encore, l’image d’autrefois le retint captif ; sa physionomie s’adoucit, ses yeux s’emplirent de passion ; il y eut sur son visage comme un éclat de jeunesse ; puis tout s’éteignit, et le présent reprit ses droits.
Lelo se dit qu’il devait avant tout faire part de son mariage à la princesse. Dernièrement, elle l’avait beaucoup questionné au sujet de Dora, et, avec l’idée de la préparer, il lui avait laissé deviner ses intentions. Depuis longtemps, il n’avait plus pour elle qu’une sorte d’amitié amoureuse, mais elle, l’aimait encore : il savait qu’il allait lui porter un coup cruel, infiniment douloureux. Il redoutait d’être témoin de sa peine : la vue du chagrin de la femme affecte l’homme plus que ce chagrin même.
Le lendemain, avant de revoir mademoiselle Carroll, le comte se rendit chez Donna Vittoria. Comme tous ses compatriotes, il excellait dans les scènes de rupture. Il mit dans celle-ci une habileté, une finesse merveilleuses, et ne manqua pas de répéter la fameuse phrase italienne : « Ci vuol della filosofia… — Il faut avoir de la philosophie… » La princesse n’en avait pas assez, sans doute, pour supporter la suprême infidélité, car les larmes jaillirent de ses yeux. Alors il lui reprocha de l’affliger, de manquer de générosité ; il lui représenta qu’il ne pouvait laisser éteindre son nom, que sa position l’obligeait à se marier, et il ajouta que, si elle l’aimait, elle devait l’y encourager et ne point lui rendre son devoir trop pénible. Il se posa en victime des circonstances. La grande dame tomba dans le piège comme la plus simple des femmes. Elle crut que son ami avait besoin de consolations ; elle fit taire sa douleur pour lui en donner, et il la quitta, le cœur allégé, emportant une assurance délicieuse d’indépendance reconquise.
Le lendemain, mademoiselle Carroll et le comte Sant’Anna, mus par la volonté suprême qui s’incarnait dans leurs cœurs, allèrent au-devant l’un de l’autre. C’était vendredi, le jour où la société romaine se donne rendez-vous dans les beaux jardins de la villa Panfili. Dora s’y rendit, accompagnée de la marquise Verga. Le temps était beau, déjà printanier. Sur ces hauteurs, où l’on va instinctivement pour chercher plus de clarté et échapper à l’oppression du passé, on trouve deux choses exquises : la lumière et l’air de Rome, sa lumière fine, opalisée, si douce aux grandes ruines, son air étrangement silencieux, d’une singulière morbidezza, qui donne une fatigue voluptueuse, une sorte de bien-être sensuel.
Pour la première fois, mademoiselle Carroll fut affectée par cette atmosphère. Tout en se promenant sur la pelouse émaillée de petites marguerites, bordée de fleurs aux tons violents, elle se sentit envahie par une tristesse agréable, et qui mit comme du silence dans son âme ; ce fut si nouveau, si extraordinaire, qu’elle regarda naïvement autour d’elle pour savoir d’où cela lui venait. Tout à coup, elle eut un grand battement de cœur : Sant’Anna, en compagnie de son ami le duc de Rossano, se dirigeait vers elle. Lorsqu’il lui tendit la main, que leurs yeux se rencontrèrent, elle rougit follement, balbutia et, selon elle, fut tout à fait ridicule.
— Je n’ai vu personne depuis mardi, — dit Lelo, s’adressant à la marquise pour que la jeune fille pût reprendre contenance. — C’est très curieux, après le dernier veglione, les femmes s’éclipsent et ont l’air de vous fuir : on dirait qu’elles n’ont pas la conscience bien nette à notre égard.
— C’est plutôt qu’elles sont fatiguées d’avoir entendu tant de folies et de mensonges.
— Mensonges !… Mais le masque provoque souvent des déclarations très sincères, fit le comte en regardant mademoiselle Carroll.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr ; j’ai de bonnes raisons pour cela.
Madame Verga, à qui rien n’échappait, surprit l’air embarrassé de Dora, et, souriant :
— Alors il vous est arrivé de faire une déclaration sincère au veglione ? Tant mieux pour celle à qui vous l’avez adressée !
Sur ces mots, la marquise se remit à marcher. Le duc de Rossano, qui savait à merveille son rôle de confident, l’accapara aussitôt en lui demandant si elle s’était amusée au Costanzi.
Lelo prit alors les devants avec la jeune Américaine et se dirigea vers l’allée de chênes-verts qui a entendu tant de doux propos. Il y eut entre eux un de ces silences que l’on voudrait prolonger éternellement, où d’invisibles fluides créent du bonheur et des sensations presque divines.
Mademoiselle Carroll n’avait plus l’air délibéré, le nez au vent. Elle marchait, la tête un peu baissée, les yeux fichés en terre.
— Est-ce que vous ne savez pas que j’étais sincère, l’autre soir ? fit tout à coup Lelo d’une voix émue. — Je regrette que des paroles comme celles que je vous ai dites aient été mêlées à des plaisanteries de carnaval, mais elles n’en sont pas moins vraies. Je vous aime.
Dora parvint à réagir contre son trouble.
— A combien de femmes avez-vous déjà dit cela ? demanda-t-elle d’un air moqueur.
— A beaucoup, vous n’en doutez pas, répondit le comte sans se laisser déconcerter, mais à aucune je n’ai offert mon nom, et je vous l’offre, à vous, parce que vous m’avez inspiré une affection sérieuse, une confiance absolue, et aussi parce que je sais que vous m’aimez.
Mademoiselle Carroll, suffoquée par cette hardiesse, se tourna vers le jeune homme, une dénégation sur les lèvres ; mais, en rencontrant le regard lumineux de ces yeux latins dont elle ne s’était pas assez méfiée, elle rougit et ne put que balbutier :
— Well ! I never !… Eh bien ! je n’ai jamais…
— Vous n’avez jamais entendu de si audacieuse assertion ? interrompit Lelo en souriant. — Je l’espère !… Pourquoi auriez-vous honte de ce sentiment qui a fleuri dans votre cœur malgré vous, oh ! bien malgré vous ! (Cela fut dit avec une exquise raillerie.) En suis-je donc indigne ?
— Non, non ! protesta Dora, touchée par cette fausse humilité.
— Vous vous êtes enfuie l’autre soir, quand je vous ai priée de descendre en vous-même. Promettez-moi que vous vous interrogerez…
— C’est fait, répondit mademoiselle Carroll en étirant nerveusement sa voilette.
Lelo, saisi de cette réponse, s’arrêta court. Les deux jeunes gens se regardèrent ; une onde d’émotion allait de l’un à l’autre.
Sant’Anna se remit à marcher.
— Et, en votre âme et conscience, croyez-vous pouvoir encore épouser M. Ascott ?
— Non… et j’ai rompu.
— Vrai ! s’écria le comte avec un éclair de joie dans les yeux. — Vous êtes libre ?
— Je suis libre, — dit mademoiselle Carroll, non sans une désagréable sensation de honte.
— Vous avez écrit pour dégager votre parole ?
— Cela n’a pas été nécessaire ! M. Ascott est arrivé jeudi matin et il est reparti le soir même.
— Vous lui avez rendu sa bague ?
La jeune fille retira lentement son gant, et, montrant sa main nue :
— Voyez ! dit-elle, avec un petit rire nerveux.
— Oh ! Dora, vous me comblez de joie !… Et maintenant, ne consentirez-vous pas à devenir ma femme ?
— Vous n’avez donc pas peur d’épouser une jeune fille nouveau jeu, très américaine, très indépendante de caractère, pleine de défauts ?
— Non, je n’ai pas peur. Je vous aime telle que vous êtes. Vous avez toutes les qualités qui me manquent. Nous ferons un ménage parfait.
— Alors…
— Alors, vous consentez ?
Mademoiselle Carroll tourna la tête vers le comte et, devant l’ardente prière de son regard, elle rougit, puis, levant les épaules :
— Le moyen de refuser à vous et à moi ! fit-elle avec un sourire ému.
Lelo, dans ce lieu public, ne pouvait baiser la main qu’on venait de lui accorder ; il se découvrit.
— Merci, Dora, vous me rendez très heureux, dit-il d’une voix grave. Vous ne regretterez jamais d’avoir écouté votre cœur.
— J’en suis sûre.
A ce moment, madame Verga, qui avait achevé de raconter ses aventures de veglione, s’aperçut que l’ombrage des chênes-verts, le sol pointillé de soleil étaient d’un effet triste.
— Sortons de cette allée ! cria-t-elle aux jeunes gens ; — elle est bonne pour les amoureux.
— Et qui vous dit que nous n’en sommes pas ? fit Lelo en se retournant.
— En effet, pourquoi n’en seriez-vous pas ? On a vu des choses plus invraisemblables.
Les quatre promeneurs émergèrent en pleine lumière. Le duc de Rossano regarda le visage de mademoiselle Carroll : en voyant le coloris avivé de ses joues et de ses lèvres, la lueur humide de ses prunelles, et surtout son joli air de confusion, il ne douta pas du succès de Lelo.
En rentrant à l’hôtel, Dora s’enferma dans sa chambre. Depuis deux jours, Hélène lui tenait rigueur ; sa mère et mademoiselle Beauchamp lui avaient fait d’assez vifs reproches au sujet de sa rupture avec Jack : elle se trouvait donc en froid avec tout le monde. Madame Carroll, une de ces charmantes vieilles femmes américaines aux cheveux gris soyeux, au visage serein, était la faiblesse même. La jeune fille savait que son mécontentement n’était jamais de longue durée et qu’au fond ce mariage avec un gentilhomme n’était pas pour lui déplaire. Cependant elle était un peu effarée elle-même de se voir fiancée pour la seconde fois, et se demandait comment elle allait s’y prendre pour annoncer une nouvelle que personne n’attendait de sitôt. Elle fit d’abord une très jolie toilette pour le dîner, puis, en se mettant à table, elle commanda du champagne. Pour l’Américaine, le champagne est le vin de la consécration, celui avec lequel, de préférence, elle baptise ses triomphes.
Madame Ronald et sa tante avaient passé la journée à Albano avec des compatriotes. Pendant le repas, elles racontèrent ce qu’elles avaient vu et fait ; Dora n’entendit qu’un mot par-ci, par-là ; contre son habitude, elle fut silencieuse. Hélène l’observait à la dérobée. Lorsqu’ils eurent apporté le dessert, les garçons se retirèrent comme de coutume. Mademoiselle Carroll prit des fraises avec lesquelles elle sembla jouer, les roulant indéfiniment dans le sucre en poudre avant de les porter à sa bouche. Tout à coup, elle releva la tête, rapprocha ses cils, regarda alternativement ses compagnes, puis prenant sa coupe pleine de champagne :
— Au bonheur de Dody ! fit-elle le visage rayonnant de joie.
Mademoiselle Beauchamp et madame Carroll levèrent aussitôt leurs verres ; Hélène les imita machinalement.
— Serait-ce votre jour de naissance ? demanda tante Sophie.
— Non, mais mon jour de fiançailles.
Comme si ces paroles eussent frappé madame Ronald au cerveau, ses doigts se détendirent, la coupe qu’ils tenaient s’échappa et se brisa en éclats. Très pâle, elle regarda les morceaux de cristal et le vin répandu.
— Comment est-ce arrivé ? fit-elle stupéfaite.
Dora se mit à rire.
— Eh bien, vrai, je ne croyais pas vous causer un tel saisissement !
Puis, avec un peu d’inquiétude :
— J’espère que cela ne va pas me porter malheur !
— Aussi, quelle idée de faire une telle plaisanterie ! dit madame Carroll.
— Une plaisanterie ? Mais rien n’est plus sérieux. Cet après-midi, à la villa Panfili, M. Sant’Anna m’a répété la déclaration qu’il m’avait faite l’autre soir, au veglione, et m’a simplement demandé ma main, que je lui ai tout aussi simplement accordée, — ajouta Dora avec une bouffonnerie émue. — Tant pis pour ceux qui ne seront pas contents ! moi, je suis bien heureuse !
— Et ce pauvre Jack ! fit madame Carroll.
— Oh ! pour l’amour de Dieu, maman, ne rappelez pas la seule chose qui gâte mon bonheur. Puisque je ne puis guérir le chagrin que j’ai causé, laissez-moi l’oublier.
— Je savais parfaitement comment ce fleuretage finirait ! dit sèchement mademoiselle Beauchamp.
— Vraiment ? Vous en saviez plus que moi, alors, car je ne me doutais guère qu’un mariage semblable m’était réservé.
— Ah ! vous vous trouvez très honorée, sans doute, d’être épousée par un comte… Je ne vous croyais pas tellement parvenue que cela !
Dora rougit. Elle n’était pas aussi bien née que madame Ronald et sa tante : elle n’aimait pas qu’on le lui rappelât. Pourtant, elle surmonta vite sa colère.
— Oui, je serai très fière de devenir la femme de M. Sant’Anna, — répondit-elle avec sa crânerie habituelle, — et je connais bon nombre de jeunes filles, parmi celles que vous considérez comme de toute première classe, qui m’envieront.
— Oh ! Dora, ne vous laissez pas entraîner par la vanité ! dit madame Carroll.
— N’ayez pas peur, maman, c’est bien le cœur qui est pris chez moi. Je ne suis pas aussi vaniteuse que j’en ai l’air.
— Avec un caractère comme le vôtre, je me demande comment vous endurerez les exigences d’un mari européen, fit mademoiselle Beauchamp.
Dora mit ses coudes sur la table, son menton entre ses mains, puis, dévisageant la vieille fille de son regard aigu :
— Avez-vous jamais aimé ? lui demanda-t-elle avec le plus grand sérieux.
Tante Sophie devint cramoisie et, suffoquée par cette question hardie, elle se contenta de pincer les lèvres.
— Si vous avez aimé, continua mademoiselle Carroll, vous devez savoir que l’amour rend tout facile, tout possible ; si vous ne le savez pas, eh bien, rapportez-vous-en à moi, car je viens d’en faire l’expérience ; je l’ignorais encore, il n’y a pas longtemps.
— Alors vous aimez vraiment M. Sant’Anna ? demanda madame Carroll.
— Je l’adore !
Et la jeune fille, mettant son bras autour du cou de sa mère, appuya sa joue contre la sienne.
— Ne vous tourmentez pas, mammy ! les Italiens font de très bons maris, demandez à la marquise. En outre, les Américaines sont tout à fait chez elles à Rome. Elles y ont bâti des palais, elles ont marié leurs enfants dans des maisons princières, elles occupent les premières places à la cour. Je me trouverai entourée de compatriotes… Et puis, c’était ma destinée, paraît-il. Voyez, j’ai été amenée en Europe, conduite chez Annie d’Anguilhon, où je devais rencontrer les Verga, et enfin attirée ici par eux. Oh ! oui, nous sommes menés ! Inutile de regimber ! Pour mon compte, je ne m’en plains pas ; je suis très reconnaissante à la Providence du sort qu’elle m’a réservé.
— Eh bien, Hélène, que dites-vous de cela ? demanda mademoiselle Beauchamp d’un ton ironique.
Madame Ronald tressaillit légèrement.
— Moi ? Rien… J’écoute et j’admire.
Mademoiselle Carroll se leva de table.
— Vous avez bien raison, fit-elle, car, moi, je m’aime mieux aujourd’hui qu’avant.
Au lieu de suivre Dora au salon, Hélène rentra chez elle. Arrivée dans sa chambre, elle tourna le bouton de la lumière électrique, et, comme une somnambule qui, dans le sommeil, reprend son occupation favorite, elle s’assit devant sa table de toilette, passa et repassa un peigne dans ses cheveux, promena la houppe sur ses joues, respira un flacon de sels de lavande, polit ses ongles, puis, son activité mécanique cessant peu à peu, elle demeura immobile, les prunelles dilatées, sans regard, fixées sur le miroir.
Dora et Sant’Anna ! Ces deux noms, en se formant et se reformant derrière son front, lui causaient une douleur dont le reflet changeait étrangement sa physionomie. Ce mariage se ferait donc ! Elle n’y avait pas cru, elle essayait encore de n’y pas croire. Et, pour la millième fois, elle se rappela la scène d’Ouchy. Ce merveilleux enregistreur qu’est la mémoire lui rendit l’expression ardente de Lelo et toutes les notes de sa prière d’amour. Dora ne se doutait guère que son fiancé avait été amoureux d’elle, Hélène, qu’il était entré un soir dans sa chambre comme un voleur ! Si elle apprenait cela, l’épouserait-elle ? Non, peut-être… Qui sait pourtant ? Elle l’aimait si follement !… Qu’est-ce que Sant’Anna lui avait dit à la villa Panfili ? Hélène l’imagina penché vers la jeune fille, lui parlant de sa voix chaude, l’enveloppant de son regard de charmeur. Cette vision lui fut si douloureuse qu’elle se leva et marcha un peu pour la dissiper. Elle se regarda dans la glace placée au-dessus de la cheminée et, prise d’un frisson qu’elle attribua au froid, elle sonna pour qu’on fît du feu. Aussitôt qu’il fut allumé, elle présenta à la flamme ses paumes rosées, ses pieds chaussés de soie. La chaleur, en pénétrant sa chair, lui donna une sorte de bien-être physique qui agit sur le moral. Elle se sentit mieux et respira plus librement. Sa pensée, alors, se tourna vers Jack. Elle le vit dans un coin de wagon, les mains dans les poches, le chapeau sur les yeux, l’âme ravagée par l’infidélité de Dora, emporté loin d’elle par les forces de la destinée, et, saisie de compassion, elle dit tout haut :
— Poor boy !… Pauvre garçon !…
Elle ressentit une vive irritation contre madame Verga : ce mariage était son œuvre ; elle avait excité chez Dora la convoitise d’un titre et n’avait manqué aucune occasion de la faire rencontrer avec Sant’Anna, sachant bien qu’elle était fiancée et à la veille de se marier. C’était indigne ! « Il n’y a pas de doute, pensa-t-elle, l’Europe démoralise les Américaines. » Pourvu que Jack ne crût pas à sa complicité ! Elle allait lui écrire tout de suite. Que dirait M. Ronald en apprenant que sa nièce avait rompu son engagement ? Sûrement, il ne lui pardonnerait pas ! Et pourtant c’était sa faute : s’il était venu à Rome, rien de tout cela ne serait arrivé !… L’idée que son mari s’obstinait à rester en Amérique ranima toute sa colère contre lui. Il y avait maintenant sept mois qu’il ne lui avait écrit. Cinq mois encore, et elle aurait le droit de demander le divorce pour cause d’abandon…
Cette pensée, qui avait jailli des profondeurs de son âme, amena une vive rougeur sur son visage. Divorcer, elle, Hélène ! Ah ! ce serait drôle !… Elle eut un petit éclat de rire. Puis, comme pour échapper à elle-même, elle fit deux ou trois tours dans sa chambre, et, enfin, saisissant son buvard et sa plume, elle revint s’asseoir près du feu et se mit en devoir d’écrire à Jack. Par un phénomène psychologique assez curieux, les paroles de sympathie qu’elle adressa au jeune homme lui firent du bien, l’attendrirent, comme si on les lui eût dites à elle-même.
Le lendemain, Hélène, qui n’avait jusqu’alors connu que des réveils joyeux, sentit en ouvrant les yeux cette douleur d’amour qui, pendant des mois et des mois, ne devait plus la quitter, et sous l’action de laquelle son âme allait se développer et se transformer.
La pensée que le comte Sant’Anna viendrait probablement, le jour même, faire sa demande officielle affola un instant la jeune femme. Elle ne voulait pas rester à l’hôtel et se trouver là. Se hâtant à sa toilette, elle se rendit chez une de ses compatriotes et lui proposa une excursion à Frascati, qui fut aussitôt acceptée.
Comme toutes les Américaines, madame Ronald avait le culte de la volonté ; elle avait même une foi exagérée en cette puissance intérieure. La sienne ne l’avait jamais trahie ; elle lui avait souvent demandé des miracles : ainsi, dans l’aventure d’Ouchy, en cette occasion, elle y fit appel de nouveau, et le soir, lorsqu’elle rentra à l’hôtel, elle était parfaitement maîtresse d’elle-même. Lelo était venu : elle dut entendre le récit détaillé de sa visite ; madame Carroll, encore sous le charme de ses manières, se répandit en éloges. La froideur avec laquelle mademoiselle Beauchamp et Hélène écoutèrent tout cela ne parvint pas à affecter Dora ; elle avait en elle une joie qui l’eût rendue indifférente à la désapprobation de l’univers entier. Au moment où madame Ronald se disposait à rentrer chez elle, elle lui dit que le comte avait l’intention de venir la voir le lendemain, vers deux heures.
— Ne soyez pas trop désagréable avec lui, ajouta-t-elle ; il pourrait croire que vous lui en voulez de ce qu’il se marie. Les hommes sont si présomptueux !
La jeune femme pâlit légèrement, puis, ouvrant les yeux de toute leur grandeur, avec une affectation d’étonnement :
— Lui en vouloir de ce qu’il se marie, moi ! et pourquoi ?
— Ah ! voilà ! parce que vous avez fleurté ensemble. Il vous a fait la cour… en m’attendant, probablement ! dit mademoiselle Carroll d’un ton moqueur.
— Est-ce que les grandeurs vous auraient déjà tourné la tête ?
— Non, non, elle est encore en parfait état.
— On ne s’en douterait guère ! répondit sèchement Hélène.
Dora avait un flair extraordinaire, un esprit pénétrant comme un rayon X. Les paroles qui traduisaient ses impressions premières portaient souvent très loin et très juste. Celles de ce soir cinglèrent au vif madame Ronald. Grand Dieu ! si le comte allait s’imaginer qu’elle éprouvait des regrets ?… Des regrets !… elle ! ce serait trop absurde !… Oui, ce mariage lui déplaisait, lui faisait mal même, mais seulement parce qu’il brisait la vie de Jack, parce que l’infidélité de mademoiselle Carroll causerait un scandale dans la société de New-York, un scandale qui rejaillirait sur la famille. Elle expliquerait cela à M. Sant’Anna, et, à moins qu’il ne fût un fat ou un imbécile, il ne se tromperait pas sur ses sentiments.
Hélène se suggestionna si bien que le lendemain, lorsqu’on lui annonça le comte, elle était en pleine possession de son sang-froid et de sa dignité.
— Toutes mes félicitations ! lui dit-elle d’un ton quelque peu railleur, mais en lui tendant la main avec un naturel parfait.
Lelo fut désarçonné, un moment, par cet accueil. Dora lui avait dit que madame Ronald était furieuse ; il espérait la pousser à bout et l’amener à se trahir afin de savourer sa vengeance. Il se remit vite, cependant.
— J’accepte vos congratulations avec d’autant plus de plaisir que je les sais sincères… comme tout ce qui vient de vous !
Les paupières d’Hélène battirent légèrement, ses narines s’enflèrent un peu, elle redressa la tête.
— Je vous félicite très sincèrement, dit-elle, parce que vous épousez une Américaine. Ce n’est peut-être pas modeste de ma part, mais je crois que nous sommes honnêtes, intelligentes, que nous possédons quelques qualités, enfin.
— Vous en avez beaucoup… et des meilleures. Pour ma part, je m’estime très heureux d’avoir réussi à gagner le cœur de mademoiselle Carroll. Est-ce vrai que vous n’approuvez pas son choix ?
Le regard de madame Ronald ne fléchit pas sous cette question directe.
— Ce n’est pas son choix que je désapprouve, croyez-le bien ; c’est la rupture de son engagement. En Amérique, cela nous paraît presque aussi mal qu’un divorce. J’ai connu M. Ascott toute ma vie, et, je vous le déclare franchement, je me range de son côté. Il ne méritait pas l’affront qui lui est fait. C’est le cœur le plus loyal, le meilleur qu’il y ait ! ajouta Hélène, avec l’espoir que ces paroles seraient désagréables au comte.
— Je le crois, répondit tranquillement Lelo, mais les hommes parfaits ont si peu de chance avec les femmes ! Malgré toutes ses qualités, M. Ascott n’avait pas réussi, évidemment, à éveiller l’amour chez mademoiselle Carroll. Elle croyait l’aimer, elle a reconnu son erreur à temps.
— C’est possible, la méprise n’en est pas moins regrettable pour tous deux. Mon mari ne lui pardonnera jamais.
— Est-ce que Dora n’est pas la nièce de M. Ronald ?
— Sa demi-nièce seulement.
Sant’Anna eut un éclat de rire.
— Mais alors, je serai votre neveu ? Non, c’est trop drôle ! La vie est curieuse quelquefois.
— Mon neveu ! répéta Hélène avec un effarement comique.
Puis, saisissant la bizarre réalité, elle pâlit un peu.
— C’est vrai, je n’avais pas songé à cela. J’ai toujours considéré Dora comme une jeune sœur, elle ne m’a jamais appelée « ma tante »… Du reste, elle n’est aussi que ma demi-nièce.
— Eh bien, je serai votre demi-neveu, c’est déjà joli !… Qui m’eût dit une chose pareille, le jour où je vous ai vue pour la première fois… sous les arcades de la rue de Rivoli… vous souvenez-vous ? fit le comte en appuyant sur la jeune femme un regard d’une douceur perfide. — Je m’imaginais vous suivre, et c’était vous qui, comme une bonne fée, me conduisiez au mariage… dont je me croyais si éloigné !
— Et pour lequel, entre parenthèses, vous sembliez avoir peu de vocation ! répondit Hélène, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir plaisanter.
— En effet !… mais la vocation vient quand on rencontre la femme qui vous est destinée… Vraiment, mon mariage a commencé comme un joli roman.
— Je souhaite qu’il continue et finisse de même. Votre famille l’approuve-t-elle ?
— Ma famille n’approuve rien de ce que je fais, — répondit Lelo qui avait encore sur le cœur l’amertume d’une scène récente. — Je suis d’une autre époque.
— Vous êtes de l’époque des Américaines, vous ! fit madame Ronald, d’un ton un peu sarcastique.
— Précisément !… Et je m’en félicite. J’ai besoin d’une femme qui m’infuse l’esprit nouveau.
— Oh ! Dora se chargera de cela. A New-York même, on la trouve trop moderne.
— L’atmosphère de Rome agira sur elle, comme elle a agi sur toutes vos compatriotes. Le milieu où elle va se trouver l’enrayera forcément, sans lui faire perdre, je l’espère, son entrain et sa gaieté. Je suis sûr de ne jamais m’ennuyer avec elle.
— Vous aurez toujours la ressource de parler chevaux ! fit Hélène avec une nuance de dédain.
— Mais c’est déjà quelque chose d’avoir un goût ou plutôt une passion en commun !… Alors, sûrement, vous ne m’en voulez pas ? demanda Lelo en scrutant impitoyablement la physionomie de la jeune femme.
— A vous ? pas du tout ! répondit-elle en le regardant bravement. — Vous n’auriez pas fait la cour à Dora si elle ne vous y avait autorisé. Je tâche toujours d’être juste.
— Tâchez aussi d’être indulgente, mademoiselle Carroll compte sur vous pour apaiser son oncle.
— Elle a tort : je ne m’y emploierai pas, par loyalisme envers M. Ascott. Le temps arrangera tout sans que je m’en mêle. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter beaucoup de bonheur.
— Et beaucoup d’enfants !
Hélène rougit jusqu’aux cheveux.
— Oh ! excusez-moi ! J’oubliais que ces choses-là ne se disent pas à une Américaine.
— En effet ! répondit froidement la jeune femme.
A ce moment, le courrier vint annoncer la voiture. Le comte se leva et madame Ronald l’imita.
— Je ne vous retiens pas, dit-elle, car j’ai un après-midi très chargé… Au revoir.
Sant’Anna prit la main qui lui était tendue et la baisa lentement, sans sentir sous ses lèvres le plus léger frémissement.
« Elle enrage, j’en suis sûr, pensait-il en descendant l’escalier de l’hôtel ; mais du diable si on s’en douterait !… »
Puis, avec une rancune plaisante :
« C’est joliment fort, une intellectuelle ! »
La société romaine n’accepta pas sans protester le mariage du comte Sant’Anna avec mademoiselle Carroll. Dans le monde noir, il fut hautement et sévèrement blâmé ; dans le monde blanc, il excita beaucoup d’envie et de violentes jalousies. En revanche, le clan italo-américain tout entier exulta ouvertement de pouvoir ajouter un grand nom sur son livre d’or.
Quant à la comtesse Sant’Anna, la nouvelle des fiançailles de Lelo lui causa un choc qui ébranla profondément son corps et son âme. Son fils épouser une étrangère, une protestante, son fils, à elle, une Salvoni, la sœur du cardinal que la voix publique désignait comme le successeur probable de Léon XIII !…
Donna Teresa avait été très belle, ardemment courtisée. La religion, l’orgueil d’une race dure et hautaine, l’avait préservée de ces entraînements auxquels l’Italienne cède si facilement, mais qui ne marquent pas dans sa vie. Elle vieillissait comme avaient coutume de vieillir autrefois les grandes dames romaines ; elle retardait beaucoup sur son époque. Après le mariage de sa fille, elle avait réduit son train de maison et s’était cantonnée au second étage de son palais. Elle n’allait plus dans le monde, mais le monde venait encore à elle. Elle recevait tous les jours, après cinq heures, et son salon n’était jamais vide. Sans en avoir l’air, elle exerçait une influence considérable. Les années en s’écoulant avaient peu à peu diminué le cortège d’admirateurs qui avait été le triomphe de sa jeunesse, mais elle avait encore autour de son fauteuil de sexagénaire un cercle d’amis dévoués. Parmi les compagnons de la dernière étape, se trouvait le marquis Boni, un homme d’autrefois lui aussi. Il avait eu pour elle un de ces amours platoniques qui sont devenus des raretés psychologiques, et dont on ne rencontre plus guère d’exemples qu’en Italie. Il l’avait aimée enfant, jeune fille et femme, avait vécu dans le rayonnement de sa beauté, l’avait protégée d’une manière occulte, servie avec un dévouement infatigable et, par son respect, avait imposé à la calomnie et à la médisance. Depuis tantôt quinze ans, il dînait avec elle chaque soir et faisait sa partie de cartes. En la quittant, il lui baisait la main, et elle lui disait invariablement :
— Buona sera, marchese, domani, alle sette (Bonsoir, marquis, demain, à sept heures).
C’était son invitation. Et le lendemain, il était là, en tenue irréprochable, et il serait là, probablement, jusqu’à ce que la mort vînt le relever de son servage chevaleresque.
Dans son intimité, la comtesse Sant’Anna avait encore don Salvatore, — un jésuite austère, son directeur spirituel ; monsignor Capella, — un petit prélat mondain, à figure poupine ; le docteur Masso, dont la science se bornait au traitement de la fièvre romaine et qui était plus fort en archéologie qu’en médecine ; et enfin l’indispensable avvocato (avocat), que l’on rencontre dans toutes les familles de l’aristocratie, où il est reçu, sinon sur un pied d’égalité, du moins comme un confident et un familier. L’avocat se dévoue à telle ou telle maison, il prend en main ses affaires, travaille à sa prospérité et devient un auxiliaire précieux pour des gens que leur ignorance hautaine de la vie moderne laisse désarmés. Il fait cela moins par spéculation souvent que par sympathie instinctive pour ses clients. L’Italie est peut-être le seul pays du monde où un homme d’affaires puisse être mû et gouverné par cette puissance mystérieuse.
Ces fidèles (fedeloni) composaient une sorte de cour à la comtesse Sant’Anna. Bien qu’ils appartinssent au parti clérical, ils avaient des intelligences dans la société blanche et savaient ce qui se disait et se faisait partout. Ils étaient pour Donna Teresa des gazettes vivantes : c’était à qui aurait le plus gros sac de nouvelles et de potins à lui apporter. Tous, à l’envi, entretenaient ses espérances et ses illusions. Malgré la réalité présente, elle croyait encore qu’un jour ou l’autre, le pape rentrerait en possession de Rome. Par quel cataclysme, elle ne l’imaginait pas, mais aucun miracle ne lui semblait impossible. Elle se flattait surtout de ramener son fils dans ce qu’elle appelait la bonne voie, par un mariage de son choix : aussi avait-elle jeté les yeux sur une petite princesse de seize ans, encore au couvent. A sa prière, le cardinal avait sondé la famille et s’était assuré que, de ce côté-là, il n’y aurait aucun obstacle. Sur ces entrefaites, mademoiselle Carroll arriva à Rome. Donna Teresa connut bientôt l’assiduité de son fils auprès de la jeune fille, mais ne s’en alarma pas, tant elle était loin de croire à la possibilité de ce qui devait être. Les Américaines lui avaient toujours inspiré une antipathie instinctive ; maintes fois elle avait déclaré que Lelo n’en épouserait jamais une avec son consentement. Après cela il est facile d’imaginer sa douleur, son humiliation, lorsque le jeune homme vint lui apprendre qu’il avait demandé et obtenu la main de mademoiselle Carroll. Pour la première fois, elle eut un cri de révolte contre la Providence, qui permettait que ses espérances fussent encore si cruellement trompées. Elle traita son fils avec une sévérité inusitée, refusa pendant plusieurs jours de l’écouter, se raidit contre lui, l’accabla de reproches. Elle aurait peut-être fini par l’emporter, si le jeune homme n’avait pu se retrancher derrière le fait accompli.
Le chiffre de la dot de Dora ne laissa pas que d’impressionner les amis de la comtesse et d’atténuer leur indignation. L’avocat Orlandi parla des exigences croissantes de la vie moderne, de l’impossibilité pour Lelo d’être heureux sans une grande fortune. Le marquis Boni commença à dire timidement que les Américaines avaient du bon, qu’elles étaient honnêtes et faisaient d’excellentes épouses. Don Salvatore et monseigneur Capella reconnurent qu’avec les millions de mademoiselle Carroll, un Sant’Anna pourrait faire beaucoup de bien. Le cardinal Salvoni se rabattit sur l’espoir que la jeune fille se convertirait peut-être au catholicisme et, plus tard, dans le zèle de sa foi nouvelle, finirait par ramener son mari au Vatican. Donna Teresa fut stupéfaite, scandalisée, de la facilité avec laquelle ses fidèles, son frère même, se réconciliaient avec ce mariage. Il lui sembla que tout croulait autour d’elle : principes, convictions, religions. Rien n’eût pu vaincre sa résistance, hormis la crainte de perdre son fils. Il était son orgueil, sa joie vivante : elle ne voulait pas le laisser entièrement à une femme étrangère. Pour cela seul, elle céda et pardonna. Depuis deux mois, une attaque de rhumatisme la retenait prisonnière. Elle se félicita secrètement de ne pouvoir faire à madame Carroll la visite officielle prescrite par les convenances, mais elle consentit à la recevoir, elle et sa fille, et le jour de l’entrevue fut fixé.
Le sentiment filial est très puissant chez l’Italien ; lorsqu’il peut estimer sa mère entièrement, qu’il la sait irréprochable, son amour devient une sorte de culte. Lelo était très fier de la sienne. Il admirait sa beauté de vieille femme, sa dignité, son intransigeance même. Il demeurait avec elle. Bien qu’il dînât généralement en ville et passât ses soirées dans le monde, il trouvait toujours un instant pour venir lui demander sa bénédiction. Après lui avoir souhaité une bonne nuit, il inclinait devant elle son front d’homme ; elle y traçait, du pouce, le signe de la croix en disant, avec une ferveur de croyante : « Dio ti benedica, figlio mio… — Dieu te bénisse, mon fils… » Puis elle posait sa belle main patricienne contre les lèvres de Lelo, pour qu’il la baisât. C’était un échange du meilleur de leurs âmes. Et cette bénédiction maternelle tombait comme une rosée sur le cœur souvent troublé du jeune homme, calmait sa nervosité, mettait en lui un espoir de bonheur.
Maintenant que Sant’Anna avait obtenu le consentement de sa mère à son mariage avec une Américaine, il s’étonnait d’avoir eu le courage de lui forcer la main comme il l’avait fait. Il se rendait bien compte qu’entre elle et sa future belle-fille il ne pouvait y avoir ni sympathie ni entente. Cette certitude ne laissait pas que de diminuer sa satisfaction. Il avait souvent parlé des siens à sa fiancée, essayé de lui faire comprendre leurs caractères, leurs idées, mais il s’était vite aperçu que le sens de certaines choses lui échappait complètement. Elle riait à la pensée qu’elle, Dora, allait devenir la nièce d’un cardinal, d’un pape, peut-être ! Cela lui semblait irrésistiblement drôle. En présence de cette âme saxonne, claire, active, et brillante, d’une essence si différente, Lelo, qui n’était pas un penseur pourtant, aperçut tout à coup ce qu’était l’âme latine. Il eut la révélation de sa profondeur, de sa subtilité, et fut un peu effrayé de se sentir tellement autre que la future compagne de sa vie.
Madame Verga avait prévenu mademoiselle Carroll que les Sant’Anna n’aimaient pas les Américaines et qu’elle devait s’attendre à être accueillie plutôt froidement. La jeune fille avait haussé les épaules. La conscience de posséder une très grande fortune ajoutait considérablement à son aplomb naturel. Incapable de concevoir l’hostilité créée par la différence de race et de religion, elle s’imaginait que sa qualité de riche héritière suffirait à lui assurer une réception cordiale, et ne se doutait guère de ce qu’il avait fallu mettre en jeu de forces morales pour amener Donna Teresa à l’accepter. Sa toilette pour la visite de présentation la préoccupa seule. Après de nombreuses délibérations devant son miroir, elle donna la préférence à un costume de petit drap gris clair garni de zibeline, avec toque assortie. Lorsque au jour dit, Lelo vint la chercher pour la conduire chez sa mère, elle lui parut très fine et très élégante, ainsi vêtue, mais terriblement moderne. Madame Carroll, dans sa robe noire de la bonne faiseuse, avait l’air tout à fait comme il faut et ne pouvait que produire une impression favorable.
Le palais Sant’Anna, célèbre par la beauté et la pureté de son architecture, occupe tout un côté d’une de ces petites places oubliées de Rome où l’on retrouve encore la sensation du passé. Dora le connaissait bien ; elle s’était efforcée de l’admirer, mais elle le jugeait affreusement triste et d’aspect rébarbatif.
En franchissant le seuil de cette vieille demeure, la jeune Américaine sentit un manque subit de lumière et de chaleur : elle frissonna légèrement, son babil cessa, et, à mesure qu’elle montait le large escalier, les battements de son cœur s’accéléraient. De son côté, Lelo était visiblement nerveux. Il savait que beaucoup allait dépendre de cette première entrevue. Il n’avait pas voulu paralyser sa fiancée par des recommandations, il préféra qu’elle se montrât telle qu’elle était : son naturel, son originalité, avaient chance de plaire. Il ne redoutait que son irrépressible franchise et ses réparties souvent trop vives.
La porte fut ouverte par un serviteur très correct qui remplissait les fonctions de maître d’hôtel et de valet de pied ; le comte lui donna le nom de madame et de mademoiselle Carroll. Sur ses pas, les deux Américaines traversèrent une vaste antichambre avec de hauts bancs sculptés, des panneaux de tapisserie ancienne et les armes des Sant’Anna sous un riche baldaquin, puis elles passèrent par trois salons en enfilade, où sofas, fauteuils, chaises étaient plaqués contre des murs tendus de brocart, ornés de tableaux, de consoles dorées qui supportaient des glaces magnifiques. Toutes ces choses anciennes, cet intérieur nu et riche, froid et rigide, augmentèrent le malaise de Dora. Arrivée sur le seuil du grand salon vert, style Empire, elle s’entendit annoncer et se trouva en présence de la comtesse Sant’Anna, de la duchesse Avellina, sa fille, et du cardinal Salvoni. Alors, entre ces êtres d’origines diverses, inconnus les uns aux autres, et dont les destinées allaient se mêler par un jeu de la Providence, il y eut une sorte d’émoi, un passage de fluides, un échange rapide de ces premiers regards qui prennent souvent d’ineffaçables instantanés.
La comtesse Sant’Anna, vêtu d’une robe de laine un peu longue, un collet de dentelle jeté sur les épaules, était une figure altière et noble, au profil de médaille romaine encadré de cheveux gris, encore abondants, légèrement crêpelés ; le trait impérieux de ses sourcils ajoutait à l’expression de ses yeux noirs très vifs, et sa bouche sévère donnait au visage une sorte d’immobilité. C’était une tête que les chagrins n’avaient pas courbée, une physionomie que l’âge n’avait pas adoucie et, dans toute sa personne, il y avait une irréductible intransigeance. Son frère, le cardinal Salvoni, avait le grand air d’un prélat aristocratique. Son front, d’un modelé puissant, indiquait des capacités peu ordinaires. Ses yeux, souvent baissés, qui se relevaient avec des regards rapides, pénétrants, ses lèvres fermes à garder tous les secrets de l’Église, son menton carré, donnaient une impression de ruse et de force concentrée.
La duchesse Avellina, — Donna Pia, — elle, était la beauté du parti noir. On l’avait comparée à toutes les madones. Elle en avait les traits réguliers et purs, mais la ressemblance s’arrêtait là. Le jeu de sa physionomie révélait une coquetterie savante et sensuelle mitigée par un tempérament religieux.
Il ne fallut pas de nombreux coups d’œil à Dora pour saisir les traits caractéristiques de ces trois Sant’Anna. Elle eut la curieuse impression qu’elle se trouvait sous le feu d’une foule d’yeux noirs et elle en éprouva un indéfinissable malaise.
Donna Teresa indiqua des sièges aux deux Américaines, puis, s’adressant en français à madame Carroll, elle s’excusa de n’avoir pu lui faire visite.
— Je vous remercie, madame, — ajouta-t-elle cérémonieusement, — d’avoir agréé la demande de mon fils. J’espère que nos enfants seront heureux.
— Je l’espère aussi ; ils ont tout ce qu’il faut pour cela.
— Ce doit être un grand sacrifice pour vous de donner votre fille à un étranger ?
Cela impliquait naturellement la réciprocité du sacrifice.
— Un sacrifice ? Oh ! n’en croyez rien, madame ! fit vivement mademoiselle Carroll pour venir au secours de sa mère, qui avait à parler le français une timidité nerveuse. — Maman a reconnu, presque aussi vite que moi, les qualités de Lelo, ajouta-t-elle en adressant un regard malicieux à son fiancé. — Elle est sûre qu’il fera un mari modèle. Cela lui suffit.
En entendant le petit nom de son fils jeté ainsi familièrement, la comtesse éprouva une crispation intérieure ; la colère, l’orgueil gonflèrent ses narines.
— Et vous, mademoiselle, croyez-vous pouvoir vous faire à notre vie, à nos usages ? demanda la duchesse Avellina.
— Parfaitement ! Aussi bien que la princesse Branca, la marquise Terrant… Autrefois, je ne dis pas, Rome m’eût effrayée, mais aujourd’hui, elle est gaie, vivante, tout à fait cosmopolite.
Aucun mot ne pouvait être plus malheureux ; Lelo baissa les yeux avec embarras.
— C’est vrai, elle est cosmopolite, — fit Donna Teresa, — tellement que les étrangers seuls s’y sentent chez eux. Elle devient de plus en plus banale.
— Banale ! se récria Dora. Oh ! elle ne sera jamais cela ! Voyez, elle n’est pas grande et elle paraît immense.
Un éclair de plaisir illumina le visage du cardinal. Il regarda la jeune Américaine avec une expression bienveillante.
— Vous avez raison, mademoiselle, et c’est Saint-Pierre, c’est le Vatican, qui la font immense.
— C’est aussi le Colisée, le Forum, le palais des Césars, — répondit mademoiselle Carroll avec ce franc-parler que rien ne gênait. — Je me suis rendu compte, l’autre jour seulement, que les dimensions ne font pas toujours la grandeur. A côté du temple de Vesta si parfait de proportions, de lignes, nos maisons de vingt-cinq étages me paraissent singulièrement petites.
Donna Pia regarda avec surprise cette jeune fille qui avait des idées sur les gens et sur les choses, et qui les énonçait d’une manière si claire.
— Avez-vous visité Rome entièrement ? demanda le cardinal.
— A peu près, et par la même occasion, je l’ai montrée à Lelo qui ne la connaissait pas du tout. Je l’ai obligé à me lire des pages et des pages de Baedeker. Quand j’ai vu qu’il ne regimbait pas, j’ai commencé à croire à la sincérité de ses sentiments.
— Vous n’aviez pas tort, — répondit le comte en souriant ; — je n’ai jamais fait cela pour personne.
— Un Sant’Anna étudiant Baedeker en compagnie d’une Américaine, c’est un signe des temps ! fit la duchesse Avellina avec une nuance de dédain et d’amertume.
— C’est vrai, répondit tranquillement Dora. Toute chose doit être arrangée par la Providence.
— Il est impossible d’en douter, dit le cardinal.
— Je le croyais vaguement, mais maintenant, j’en suis sûre. Jugez donc ! J’étais venue en Europe pour m’amuser : je rencontre M. Sant’Anna, et me voilà fixée pour toujours de ce côté-ci de l’Océan. A chaque instant, je me frotte les yeux pour savoir si je ne rêve pas.
— J’ai entendu dire que l’Amérique est le paradis des femmes, fit la duchesse Avellina ; je m’étonne que vous la quittiez toutes avec tant de facilité.
— Pour essayer du purgatoire, sans doute !… Et puis, nous nous croyons un peu citoyennes du monde. Lorsqu’on a passé sa vie de jeune fille en Amérique et qu’on se marie en Europe, c’est presque naître une seconde fois. Je vais faire un tas d’expériences nouvelles, apprendre une autre langue, « it will be great fun, ce sera très amusant… » Ainsi, j’aurais été fâchée de ne pas connaître le plaisir et les émotions de cette belle chasse au renard à travers la Campagna. Quand, sur cent cinquante, on arrive bonne seconde ou première, eh bien, c’est quelque chose ! Un triomphe !
Un sourire un peu moqueur passa sur les lèvres de Donna Pia. La découverte de ce nouveau type de jeune fille tenait la comtesse Sant’Anna muette d’étonnement.
— Vous avez déjà de belles églises catholiques à New-York, dit le cardinal.
— Oui, la cathédrale de Saint-Patrick, l’église Saint-Léon… La haute société va à Saint-Patrick, le jour de Pâques, pour entendre la musique, qui y est superbe. Tous les grands artistes de passage ont chanté là.
— Aimez-vous le culte catholique ?
— Je le trouve très joli, très poétique. Le culte de l’Église épiscopale, à laquelle j’appartiens, lui ressemble beaucoup. Nous avons les cierges, l’encens, des offices compliqués. J’imagine qu’à la confession près, c’est la même chose.
Chacune de ces paroles montrait toute la distance spirituelle qui existait entre la jeune Américaine et la famille de son fiancé. Lelo, comme honteux, baissa les yeux de nouveau.
Un prodigieux dédain arqua les lèvres de Donna Teresa.
— La même chose, le culte de l’Église épiscopale ! fit-elle. Oh ! non, mademoiselle. Entre le catholicisme et les autres religions, il y a l’abîme qui sépare la vérité de l’erreur.
— Ah ! voilà ! mais ce qui est erreur pour celui-ci ne l’est pas pour celui-là. Je suppose que la diversité des cultes est nécessaire comme la diversité des gens et des choses.
En l’entendant décider ainsi et trancher des questions pareilles, le cardinal ouvrit tout grands ses magnifiques yeux noirs et les fixa sur la jeune fille comme sur un prodige. Elle lui parut si inconsciente de l’énorme hérésie qu’elle venait de lancer qu’il jugea inutile de lui démontrer la nécessité d’une foi unique.
Madame Carroll, sentant que cette première visite avait duré suffisamment, se leva.
— Aussitôt que l’on me permettra de sortir, je me ferai le plaisir d’aller vous voir, — dit la comtesse poliment. — Un de ces jours nous aurons un dîner de famille qui nous permettra de faire plus ample connaissance. Si la société d’une vieille femme ne vous fait pas peur, ajouta-t-elle en s’adressant à Dora, vous me trouverez tous les jours après cinq heures.
— J’espère, ma fille… figlia mia, dit le cardinal, que Dieu bénira votre mariage. Je ne cesserai de le lui demander.
Et, comme s’il eût voulu prendre possession de l’esprit de sa future nièce, le prélat traça sur son front le signe de la croix.
Le comte, respirant enfin, accompagna les deux Américaines à leur voiture. Aussitôt que la portière eut été refermée sur elle et sa mère, Dora s’écria :
— Que d’yeux noirs ! Lelo prétend que sa sœur a des prunelles violettes ; elles m’ont semblé comme des charbons !… Je voudrais qu’elles fussent bleues, vertes, rouges même, afin qu’il y eût moins d’yeux noirs in casa Sant’Anna !…
Madame Carroll ne put s’empêcher de rire.
— Vous n’avez pas l’air enchantée de votre nouvelle famille.
— Elle est plutôt formidable, mais ce n’est pas elle que j’épouse.
— Non… cependant je crains qu’elle ne soit un obstacle sérieux à votre bonheur. Elle ne vous comprendra jamais. Elle est d’une autre époque que nous… J’ai idée que ce mariage est une sottise. Réfléchissez, il est encore temps.
— Non, mammy, il n’est plus temps, car j’aime Lelo, — fit Dora avec une soudaine douceur. — Je ne pourrais plus être heureuse sans lui. La comtesse et Donna Pia me détestent, c’est certain ; mais je crois que j’ai fait la conquête du cardinal. J’entretiendrai sa sympathie avec soin. Il me plaît, mon futur oncle. Il a une belle contenance. Cette calotte rouge qui met comme de la lumière sur sa tête est très imposante, symbolique, je suppose. Son signe de croix m’a drôlement remuée, même à travers ma voilette. S’il devient pape, je me ferai catholique.
— Dieu nous en préserve ! s’écria madame Carroll avec ferveur. — Il ne manquerait plus que cela !
Après avoir mis sa fiancée en voiture, Lelo remonta chez sa mère afin de connaître son impression et d’en finir avec les choses désagréables.
— Eh bien, comment la trouvez-vous, madre mia ? demanda-t-il en rentrant dans le salon.
— Vous appelez cette personne une jeune fille ? fit Donna Teresa.
— Mais ce n’est pas une veuve, que je sache ! dit Sant’Anna en riant nerveusement.
— Elle pourrait l’être, avec son aplomb… Je me demande ce qui vous a charmé en elle. Elle est laide.
— Laide ! avec des yeux et des cheveux comme les siens ! Allons, c’est du parti pris.
— Eh bien, elle ne me déplaît pas, à moi, cette Américaine, fit le cardinal. Il y a en elle une franchise un peu crue, mais qui laisse voir le fond de son esprit. Elle est intéressante.
— Si jamais cette femme-là se fait catholique !… dit la duchesse Avellina.
— N’importe ! répondit brusquement Lelo ; mademoiselle Carroll possède toutes les qualités qui rendent la vie agréable : elle est gaie, originale, elle a un excellent caractère ; de plus, elle est honnête comme le jour. Je ne l’ai jamais surprise à dévier de la vérité, même dans les petites choses. Connaissez-vous beaucoup de jeunes filles de qui vous en puissiez dire autant ?
— Espérons pour notre pays que les Américaines n’ont pas le privilège de la sincérité ! répliqua sèchement Donna Pia.
Sant’Anna s’assit en face de sa mère, et, lui prenant les mains :
— Voyons, madre mia, dit-il, quittez cet air navré.
— J’avais fait un rêve si différent pour toi !
— Oui, je sais, vous aviez comploté un mariage qui devait me ramener, pieds et poings liés, dans votre parti. Ne le regrettez pas : à cause de cela même, je n’y eusse jamais consenti. Tous, tant que vous êtes, vous me faites l’effet de gens qui marcheraient avec la tête tournée en arrière pour ne pas voir devant eux. Les yeux ont été faits, cependant, pour regarder en avant.
— Et en haut ! fit le cardinal.
— Et en haut, si vous voulez. Vous devriez être convaincus que l’Église a été jetée définitivement dans une autre voie, et qu’elle doit la suivre bon gré mal gré. Tenez, étant enfant, j’ai été témoin d’une scène dont l’impression ne s’est jamais effacée. Le jour de l’entrée des Italiens, je me trouvais dans la lingerie avec les femmes de service. Elles étaient toutes rassemblées là comme des fourmis effrayées, dans l’attente et la terreur de ce qui allait se passer. Mary, ma bonne irlandaise, — une petite théière brune à la main, cette théière apportée de son pays à laquelle elle tenait comme à la prunelle de ses yeux, — pérorait au milieu de la pièce, dans son italien baroque ; elle affirmait que les ennemis du pape n’entreraient jamais dans Rome. « Jamais ! jamais ! répétait-elle en étendant le bras droit avec un geste tragique, — Dieu ne le permettra pas ! » Et Dieu le permit ! A cette minute même, on entendit le canon de la victoire : les Italiens étaient entrés. Du coup, la précieuse théière brune, s’échappant de la main de Mary se brisa sur le carreau. Et la brave femme, foudroyée jusqu’à l’âme, se laissa tomber sur une chaise ; de grosses larmes coulèrent de ses yeux ; elle ne put que balbutier : « Jésus ! est-ce bien possible !… La fin du monde, alors ! » C’était la fin d’un système seulement… A ce moment-là, je n’avais pas compris grand’chose à cette scène, — je n’avais que cinq ans, — mais plus tard, elle prit un sens, une signification dans mon esprit. Et maintes fois, en me la rappelant, j’ai associé le sort du pouvoir temporel avec celui de la petite théière brune : comme elle, il m’a paru irrémédiablement brisé.
Ce récit semblait avoir affecté l’âme du cardinal ; son visage eut une contraction de douleur.
— Le Pape et l’Église n’en sont pas moins grands, ajouta le jeune homme, au contraire !… Il m’est arrivé, ces derniers temps, de me promener souvent avec mademoiselle Carroll autour du Vatican ; dans son silence et sa solitude, il m’a semblé plus formidable que le Quirinal.
— Ci fai troppo onore, figlio mio… (Tu nous fais trop d’honneur, mon fils…), dit le prélat d’un ton amer et sarcastique.
Sous l’impression d’un sentiment passionné, l’Italien trouve toujours des mots et des idées, qui semblent jaillir d’une réserve inconnue à lui-même ; le comte avait parlé avec conviction et fermeté, comme il le faisait rarement, mais sans réussir à ébranler ses auditeurs. S’apercevant que la physionomie de sa mère demeurait comme figée par le chagrin et le désappointement, il se mit à lui baiser les mains.
— Madre mia, — fit-il en la magnétisant avec des yeux brillants d’amour filial, — pardonnez-moi. Soyez tout à fait généreuse.
— Au lieu de pouvoir me réjouir de ton mariage, comme je l’avais espéré, il faut que je m’y résigne. C’est dur.
— Jamais vous ne vous seriez réjouie de mon mariage, dit Lelo en souriant ; vous m’aimez trop jalousement pour cela. Vous devriez être heureuse de me voir épouser une Américaine. Une étrangère prendra moins de moi que n’aurait fait une Italienne.
L’esprit subtil du jeune homme avait trouvé le seul argument qui pût consoler Donna Teresa. Tous les muscles de son visage se détendirent, ses yeux devinrent humides, elle regarda son fils avec un rayonnement de tendresse, puis elle dit doucement :
— Oh ! les enfants, les enfants !… quel tourment et quelle joie !
— Je suppose, dit Donna Pia de sa voix aiguë, que je dois aller faire visite à ces Américaines ?
— Oui, si tu ne veux pas te brouiller avec moi, répondit Lelo.
— C’est bien, on ira.
« Elle enrage ! » avait dit le comte Sant’Anna en quittant madame Ronald. Ce qu’Hélène éprouvait était bien plus grave et plus douloureux qu’une blessure d’amour-propre. Après le départ de son visiteur, elle demeura debout, pétrissant son mouchoir, aspirant largement pour dégager son cœur du poids qui l’oppressait, mais sans y réussir.
Et cette entrevue n’était que la première station de ce chemin de croix de l’amour douloureux que tant de femmes ont fait avant elle. Elle dut subir les félicitations de ses connaissances et les confidences de Dora. La jeune fille avait une manière si naturelle d’oublier ses torts, de ne pas s’apercevoir du mécontentement des gens, qu’il était difficile de la tenir à distance. Elle avait ainsi obligé Hélène à faire une sorte de paix. A tout moment, elle entrait chez elle pour lui parler de son fiancé, de son mariage, de ses projets d’avenir. Madame Ronald fermait désespérément les oreilles, essayait de penser à autre chose ; malgré elle, cependant, les mots s’enregistraient dans son cerveau et, lorsqu’elle était seule, elle les entendait de nouveau et ils lui faisaient mal. A la place de la bague bien moderne de Jack Ascott, mademoiselle Carroll portait maintenant à son doigt l’anneau de fiançailles des Sant’Anna, une sardoine sur laquelle étaient gravées les armes de la famille avec ce mot : Semper. La vue de cette bague historique, portée par une célèbre beauté française que Louis XIV avait mariée à un ancêtre de Lelo, causait à Hélène une envie douloureuse, exerçait sur elle une sorte de fascination. Elle avait le bizarre sentiment qu’elle lui appartenait, cette bague : le désir lui venait de l’essayer, de la sentir à son doigt, ne fût-ce que pour un instant.
Chaque jour, Lelo déjeunait ou dînait à l’hôtel du Quirinal. Par pur instinct féminin, sans désir consenti de le reconquérir, Hélène mettait à sa parure un soin extrême. Quoi qu’elle en eût, la présence du comte lui apportait un bonheur que nul être humain ne lui avait jamais donné ; mais ce bonheur était traversé d’angoisses, coupé de brusques serrements de cœur, qui faisaient de ces repas quotidiens des heures d’exquise souffrance. Dans la crainte que sa froideur ne fût attribuée au dépit, elle s’efforçait d’être aimable, sans parvenir à rendre son accueil égal et tout à fait naturel. Lelo, lui, la traitait avec une familiarité affectueuse, il l’appelait souvent « ma tante », et ce titre qui la vieillissait lui causait une irritation qu’elle avait peine à maîtriser. Dora amusait Sant’Anna, mais Hélène l’intéressait. Sa conversation avait plus de suite, il aimait à l’entendre causer. Quand elle demeurait trop longtemps silencieuse, il lui disait avec un sourire :
— Eh bien ! vous êtes muette aujourd’hui ?
Et cette simple parole donnait à Hélène une joie extraordinaire. Parfois, l’éclat de sa beauté arrêtait les yeux du jeune homme, mais sans y ramener ce qu’elle y avait vu ; alors, sous le coup d’une inconsciente douleur, elle devenait dure, tranchante, sarcastique. Lorsqu’elle se laissait ainsi emporter, il tournait vers elle un regard surpris, interrogateur, un sourire passait sous sa moustache : ce sourire la blessait comme une insulte et la poursuivait pendant des journées entières.
A la place de madame Ronald, une Européenne, une catholique, habituée à examiner sa conscience, aurait bientôt su à quoi s’en tenir sur ses sentiments envers Sant’Anna. Selon son degré d’honnêteté, elle aurait lutté plus ou moins énergiquement contre son amour et n’aurait pas manqué de trouver dans ce combat moral de fines voluptés et des jouissances spéciales. Hélène, malgré son intelligence développée et cultivée, n’avait, comme la majorité de ses compatriotes, qu’une connaissance enfantine du cœur humain. Elle croyait, et elle répétait sans cesse, que les principes, la bonne éducation, suffisaient non seulement à préserver une femme de toute chute, mais encore à la rendre invulnérable. Et, en dépit de ces défenses, l’amour avait pénétré en elle comme font les agents de la nature. Il était là, l’infiniment grand, dans quelque cellule inconnue, accomplissant son travail mystérieux, touchant toute une zone de son cerveau qui n’avait pas encore été mise en activité, transformant son caractère.
Les réunions élégantes lui causaient un agacement nerveux, les admirations la laissaient indifférente, sa vie lui apparaissait morne et stupide. Poussée par le besoin d’échapper à la société de mademoiselle Beauchamp, des Verga, de Dora surtout, elle se faisait conduire à droite et à gauche pour visiter à nouveau les lieux qui l’avaient intéressée ; et c’était un spectacle singulier que de voir cette mondaine de New-York, cette femme brillante, errer toute seule à travers le Colisée, le cirque de Maxence, les tombes de la voie Appienne, et, comme un être désemparé, essayer d’accrocher sa pensée à quelque chose de grand. Au cours de ces promenades solitaires, l’âme travaillée d’Hélène entra soudainement en communication avec cette âme de Rome qu’il est donné à si peu de sentir. Toutes ces lignes de beauté et d’harmonie si cruellement brisées, toutes ces œuvres humaines mutilées à travers les siècles, emplirent son cœur d’une tristesse impersonnelle et apaisante. Les églises, surtout l’attiraient. Jusqu’alors, elle les avait admirées en tant que monuments ; maintenant, à son insu, elle y cherchait quelqu’un. Elle aimait leur odeur même, cette odeur de sépulcre, de vieillesse, de cierges éteints, d’encens refroidi, qui est particulière aux églises de Rome et qui les ferait reconnaître entre toutes celles du monde. Elle s’approchait des autels, épiait la prière des humbles, s’émerveillait de leur foi et, instinctivement, levait aussi ses regards anxieux vers les madones rayonnantes.
Saint-Pierre l’émouvait d’une manière étrange. Ni l’or ni le génie n’ont pu faire de la grande basilique chrétienne un lieu de dévotion et de prière. Malgré la majesté de ses proportions, la froideur de ses marbres, la sévérité de ses symboles, elle éveille les sens plus qu’aucun autre temple catholique. Vers le soir il y a, sous le dôme de la Confession, des ombres mystérieuses, des clartés exquises, un ensemble de choses visibles et invisibles, qui vous enveloppe, vous étreint, qui exalte l’amour ou la foi. L’âme païenne s’est réfugiée là. Le sacrifice de la messe, les exorcismes, les bénédictions papales n’ont pu l’en chasser. Elle erre encore, cette âme, derrière les blanches statues et répand dans le sanctuaire une pénétrante volupté, à laquelle ne sauraient échapper ceux qu’une grande douleur ou quelque grande passion a sensibilisés. Madame Ronald y devenait wicked, — « perverse », — et souvent, saisie d’une terreur irraisonnée, elle s’enfuyait pour chercher au dehors la protection de la pleine lumière.
Ces déconcertantes impressions effrayaient la jeune femme et lui faisaient croire qu’elle était menacée de quelque grave maladie. Pour la première fois elle se sentait seule, toute seule. Le silence persistant de son mari l’irritait de plus en plus. Elle s’était crue nécessaire à son bonheur, et cela l’humiliait profondément de voir qu’il pouvait se passer d’elle. Il viendrait la retrouver, ou elle ne rentrerait jamais à New-York. Cette résolution, qu’elle prenait vingt fois par jour, ne laissait pas que de lui être douloureuse. Elle pensait souvent avec regret à cette belle demeure qu’elle avait créée, qui était son œuvre, qui renfermait une si grande part d’elle-même. Il lui venait parfois une envie folle de la revoir. Elle serrait alors obstinément ses lèvres pour réagir contre sa faiblesse, elle faisait quelque projet extravagant, celui d’aller aux Indes, par exemple, ou de divorcer et de s’établir à Paris avec mademoiselle Beauchamp. Elle essayait de se résigner au mariage de Dora, de s’y habituer ; elle ne le pouvait pas. Il l’oppressait comme un cauchemar, lui barrait le cœur. Elle attribuait ce trouble à son amitié pour M. Ascott. Elle se croyait retenue à Rome seulement par la crainte du mauvais effet que produirait son départ subit ; elle l’était surtout par le charme occulte qu’exerçait sur elle la présence de Sant’Anna. Contre ce charme, cependant, et sans que sa volonté s’en mêlât, ses belles facultés d’intellectuelle la défendaient vaillamment. Elle sentait de plus en plus le besoin d’échapper à quelqu’un ou à quelque chose, le désir de fuir bien loin ; elle cherchait un prétexte qui lui permît de partir sans faire jeter les hauts cris à madame et à mademoiselle Carroll.
La Providence allait l’aider d’une manière inattendue. Un soir, pendant le dîner, on lui remit une dépêche. La pensée qu’elle pouvait être de son mari communiqua à ses doigts un léger tremblement. Après l’avoir lue, elle eut un cri de joie.
— Ah ! la bonne surprise ! fit-elle, le visage rayonnant, — Charley est à Monte-Carlo ! Il nous invite, tante Sophie et moi, à venir l’y rejoindre. C’est la chose que je désirais le plus. Nous irons sûrement.
— Parions que votre frère vous ramène Henri et vous ménage une nouvelle lune de miel ! dit étourdiment mademoiselle Carroll.
Hélène rougit violemment, ses yeux rencontrèrent le regard moqueur de Lelo, ses paupières battirent.
— M. Ronald n’a pas l’habitude de se laisser amener ou ramener ! répondit-elle de son ton le plus sec.
— Non ; mais, dans les bouderies conjugales, l’intervention d’une tierce personne peut être très utile pour sauver l’amour-propre, — expliqua Dora tout aussitôt, avec ce sens pratique qui aurait pu faire croire à une expérience achevée de la vie. — En tout cas, si mon cher oncle vient, réconciliez-le avec moi, pendant que vous y êtes ! Je lui ai écrit deux fois, il ne m’a pas répondu. Oh ! ces hommes parfaits, quelle peste !
— Vous n’allez pas nous laisser seules ici ! dit madame Carroll avec un air de détresse.
— Vous avez les Verga ; il vous seront mille fois plus utiles que tante Sophie et moi ! répondit Hélène.
— Oui, mais la famille !…
— Ne vous tourmentez pas, mammy ! interrompit Dora ; nous irons la rejoindre, la famille. Nous avons un projet magnifique… n’est-ce pas, Lelo ?
Le comte répondit par un signe affirmatif, puis, s’adressant à madame Ronald :
— Je suis sûr que vous allez faire sauter la banque, à Monte-Carlo ! dit-il en souriant.
Sant’Anna avait lancé cette phrase sans songer au proverbe qui promet la fortune aux malheureux en amour. Le dicton se formula dans l’esprit de la jeune femme : elle pâlit un peu et ses lèvres se contractèrent.
Lelo saisit cette expression fugitive : il en devina la cause et demeura confus de son étourderie.
— Pourquoi êtes-vous sûr que je serai heureuse au jeu ? demanda bravement Hélène.
Cette espèce de défi irrita l’Italien ; il eut un sourire railleur.
— Parce que je vous crois capable d’influencer même cette satanée roulette ! répondit-il avec une galanterie perfide. — C’est une impression de joueur. Si j’étais avec vous à Monte-Carlo, je suivrais aveuglément votre inspiration. Je vous le répète, vous êtes capable de faire sauter la banque.
— J’espère que non ! fit sèchement mademoiselle Beauchamp.
Charley Beauchamp n’était jamais parvenu à dissiper les inquiétudes qu’il avait emportées d’Ouchy. Bien qu’il sût Hélène sous le chaperonnage vigilant de tante Sophie, il n’était pas rassuré. Il donnait tort maintenant à M. Ronald et blâmait son entêtement ; mais, fidèle au principe américain de ne pas intervenir dans les affaires d’autrui, il ne lui avait pas dit un seul mot pour l’engager à aller chercher sa femme. La tristesse, la lassitude qu’il voyait se marquer de plus en plus fortement sur son visage, lui donnaient l’espoir que l’amour ne tarderait pas à l’emporter sur l’orgueil. En attendant, la pensée de la solitude où se trouvait sa sœur l’angoissait. Elle était trop jeune et trop belle pour demeurer en Europe sans la protection d’un homme. Il se dit que son devoir était de l’aller rejoindre et il commença d’arranger ses affaires en vue d’une absence prolongée. Il lui fallut, pour cela, quelque temps. En apprenant les fiançailles de Dora avec le comte Sant’Anna, il éprouva une joie secrète, un allégement soudain, dont il ne voulut pas voir la cause. Il s’indigna contre la jeune fille, sympathisa vivement avec Jack Ascott, mais au fond il fut très content. L’annonce de ce mariage lui rappela Lucerne, le fleuretage d’Hélène et une foule de souvenirs qui le poussèrent à hâter ses préparatifs. La veille de son départ, il vit son beau-frère et lui dit simplement :
— Je m’embarque demain pour l’Europe… Vous n’avez aucune commission ?
— Aucune ! répondit M. Ronald en détournant la tête pour dissimuler son émotion.
Là-dessus, Charley était parti. Comme il ne se souciait pas d’aller à Rome et de revoir Sant’Anna, il décida de s’arrêter à Monte-Carlo, certain qu’Hélène viendrait l’y rejoindre avec plaisir.
Rien n’altère autant le visage de la femme que l’amour ou la maternité. Quand Charley revit sa sœur, il fut frappé de son changement.
— Que vous est-il arrivé ? s’écria-t-il. Avez-vous été malade ?
Sans savoir pourquoi, madame Ronald rougit.
— Malade ?… pas le moins du monde !
Puis avec une feinte alarme :
— Suis-je donc vieillie, enlaidie !
— Non, différente seulement.
— Cela prouve que vous m’aviez un peu oubliée, car je me vois toujours la même, moi !
Charley n’insista pas, mais il fut ressaisi par cette inquiétude qui, dernièrement, avait dominé ses préoccupations d’affaires.
Le changement de milieu donna à madame Ronald un soulagement immédiat. Elle fut comme pénétrée par la lumière vibrante de Monte-Carlo. La musique, les fleurs, le bleu qui l’environnaient, agirent sur elle d’une façon bienfaisante. Sous l’influence de ces choses belles et douces, son cœur se desserra peu à peu, elle se crut sortie d’un cauchemar. La première lettre de Dora l’y rejeta, corps et âme.
Dans cette lettre, où le nom de Lelo revenait à chaque ligne, la jeune fille lui annonçait que son mariage était fixé au mois de juin et se ferait probablement à Paris… A la nouvelle de l’événement si proche, Hélène manifesta son indignation contre mademoiselle Carroll, sa sympathie pour Jack Ascott, d’une telle manière que le visage de M. Beauchamp prit une expression grave et peinée ; elle ne s’en aperçut même pas. Mais aussitôt le ciel, la mer, le paysage divin, lui semblèrent durs, d’une tristesse éclatante, — et elle ne manqua pas d’attribuer au mistral l’irritation causée par la douleur qui s’était réveillée en elle.
En manière de distraction, elle essaya du jeu et se passionna vite pour la roulette. Malgré les remontrances de son frère et de sa tante, elle passait une bonne partie de son temps au casino. Elle eut des séries de veine extraordinaire. Elle exultait alors, elle oubliait momentanément Lelo et Dora. Elle ne tarda pas à être remarquée ; on l’appela « la belle Américaine », on la dit millionnaire, on la crut veuve ou divorcée, et il ne fallut rien moins que la présence constante de M. Beauchamp pour assurer sa liberté et tenir en respect les chercheurs d’aventures.
Un après-midi que Charley était allé à Cannes voir un compatriote malade, Hélène se rendit au casino avec des amis de Boston. Ces derniers s’attardèrent à la table du trente-et-quarante. Elle, qui aimait un jeu plus animé, ne tarda pas à les lâcher pour courir à la fascinante roulette. Un jeune homme brun, à cravate rouge, piquée d’une grosse perle noire, qui, depuis huit jours, s’était attaché à ses pas, l’y suivit et se glissa derrière elle. Madame Ronald plaçait avec persistance une petite pile de neuf louis sur le nombre neuf qui, le matin, au réveil, s’était présenté à son esprit : elle était sûre qu’il sortirait. Quatre fois déjà, son attente avait été trompée. Haletante, elle suivait l’opération du croupier et s’efforçait de le suggestionner par l’effet de sa volonté, lorsqu’elle sentit deux mains étreindre sa taille à la faveur du collet qu’elle portait.
Elle se retourna, les yeux pleins d’éclairs, le visage pâle de colère ; comme dans un rêve, elle vit tout à coup son mari surgir près d’elle et, d’un formidable coup de poing, écarter son insolent admirateur. Au milieu de la bousculade, elle entendit distinctement le dialogue des deux hommes.
— Votre carte ! votre carte !… Vous me rendrez raison ! disait l’un, avec un fort accent étranger.
— Je n’ai pas à vous rendre raison, répondait l’autre, je vous ai surpris insultant ma femme : je vous ai châtié à la manière américaine ; c’était mon droit. Je suis satisfait.
Toujours sous l’impression de l’irréel, d’une sorte d’horreur, produite par la multitude d’yeux qui la regardaient, Hélène saisit le bras de M. Ronald, se pressa contre lui et se laissa emmener. Lorsqu’elle fut hors du casino seulement et en plein air, elle se rendit compte que tout cela était arrivé. Alors, dégageant son bras, elle s’arrêta net, leva sur son mari des yeux étonnés et, d’une voix un peu rauque :
— Henri, d’où sortez-vous ?
Sans répondre tout de suite, M. Ronald regarda avec admiration le beau visage qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps.
— Je sors du train, ma chérie, — dit-il enfin, avec un sourire ému. — J’ai vu tante Sophie ; elle m’a dit que vous étiez au casino avec les Carrington ; j’ai voulu aller vous surprendre et je suis arrivé à temps. Je ne savais trop quel accueil je recevrais ; j’ai fait le voyage avec un poids de cent livres sur l’esprit… et un incident de roman vous a forcée à reprendre mon bras. C’est merveilleux ! c’est providentiel !
Hélène se remit à marcher.
— Je croyais que vous ne vous décideriez jamais à venir ! dit-elle un peu froidement.
— Et que je laisserais passer l’année sans vous donner signe de vie ?… Mais vous auriez pu demander le divorce pour cause d’abandon !
La jeune femme ne put s’empêcher de rougir : elle y avait pensé !
— C’est Charley qui vous a appelé ici ? dit-elle, essayant de lutter contre son émotion.
— Charley ? Non, ma chérie : il ignore mon arrivée. J’ai appris indirectement que vous aviez quitté Rome pour Monte-Carlo. Personne ne m’a appelé. Je suis venu parce que, sans vous, la vie m’était un fardeau insupportable. J’ai beaucoup souffert, ces derniers mois surtout ; pour rien au monde, je ne voudrais repasser par une semblable épreuve. Nous avons eu tort tous les deux, pardonnons-nous mutuellement.
Sur ces mots, les époux arrivèrent devant l’Hôtel des Anglais. M. Ronald suivit sa femme chez elle. Aussitôt la porte refermée, il lui ouvrit les bras : elle tomba sur sa poitrine. Et là, pendant qu’elle écoutait les battements passionnés de ce cœur viril et fort, l’image de Lelo, une image démesurée, se dressa derrière son front. La conscience lui vint, comme un coup de foudre, de son amour pour le jeune homme. Elle s’arracha doucement de l’étreinte de son mari et le regarda avec cette expression douloureuse, pathétique, de l’animal atteint ; puis, les lèvres sèches et blanches, elle balbutia, sans trop savoir ce qu’elle disait :
— Pourquoi avez-vous tant tardé ? Pourquoi avez-vous tant tardé ?…
Lelo avait demandé à mademoiselle Carroll que leur mariage fût célébré le plus tôt possible, et elle, qui s’était montrée si peu empressée à devenir la femme de Jack Ascott, y avait consenti joyeusement. Elle avait aussitôt fait hâter l’envoi des actes nécessaires. Son trousseau avait été réexpédié de New-York à Paris. Et, riant de la surprise qu’elle allait causer à la lingère, non sans éprouver cependant un peu de honte et de remords, elle avait donné l’ordre qu’on y brodât une couronne de comtesse, la couronne qui, décidément, devait marquer sa destinée.
Maintenant, la jeune fille nageait dans le bonheur, dans l’orgueil, dans la vanité. Elle avait feuilleté les archives de la famille Sant’Anna, vu les bijoux dont elle pourrait se parer, et s’était rendu compte qu’elle serait une très grande dame, l’égale des Princesses romaines. Quelle revanche, quel triomphe pour elle. Dora, que beaucoup dans la société de New-York ne trouvaient pas assez bien née ! Il lui semblait que sa fortune était peu de chose à côté de ce qu’elle allait gagner. Mais, soit dit à son honneur, ces considérations matérielles et mondaines traversaient seulement son esprit. C’était bien Lelo qu’elle aimait par-dessus tout. A la voir si différente de ce qu’elle avait été, il était impossible d’en douter. L’amour augmente l’égoïsme chez l’homme, il le diminue ou le détruit chez la femme. Dora craignait de déplaire à son fiancé, étudiait ses goûts, subordonnait sa volonté propre à celle de son fiancé. Pour la première fois, elle avait conscience qu’elle dépendait d’un autre être, et cette dépendance, au lieu de l’irriter ou de l’humilier, la rendait heureuse et fière.
Une seule chose troublait sa joie : c’était l’hostilité de cette famille romaine, dans laquelle elle allait entrer, une hostilité sourde, recouverte d’une politesse parfaite, mais qu’elle sentait distinctement. Elle avait dîné plusieurs fois au palais Sant’Anna et, tout le temps, elle avait eu l’impression qu’elle déplaisait, que chacune de ses paroles portait à faux. De son côté, elle ne comprenait pas ces gens figés dans le passé. Ils lui faisaient l’effet d’horloges arrêtées, et, un jour, dans un accès de mauvaise humeur, elle avait exprimé à Lelo le désir de faire passer un courant électrique dans leurs esprits afin de les renouveler et les débarrasser des préjugés accumulés qui les encrassaient.
Dans le cercle de la comtesse Sant’Anna, Dora avait cependant réussi à se faire deux amis : le cardinal Salvoni et l’avocat Orlandi. Elle n’avait pas négligé de cultiver la sympathie du prélat. Il lui plaisait de plus en plus. Elle savait, d’instinct, qu’il était une force, et elle avait le respect de toute force, comme le mépris de toute faiblesse. Il la mettait toujours sur le sujet de l’Amérique et l’écoutait avec un intérêt marqué. Les boutades originales de sa future nièce amenaient souvent de fugitifs sourires dans ses yeux noirs, et plusieurs fois elle avait eu ce triomphe de le voir, dans la discussion, prendre parti pour elle. L’avocat Orlandi, émerveillé de son intelligence pratique, de son activité physique et mentale, de sa netteté, n’avait pas craint de déclarer que cette Américaine était la vraie femme qu’il fallait à Lelo. Il la défendait, en toute occasion, d’une façon habile, et ne manquait pas de faire ressortir ses qualités. Sur sa demande, il lui avait raconté l’histoire des Sant’Anna, et, avec l’autorisation de la comtesse, l’avait mise, dans une certaine mesure, au courant des affaires de la famille.
Mademoiselle Carroll, qui traitait sa mère comme une sœur aînée, avait été bien surprise du respect un peu cérémonieux que Lelo témoignait à la sienne. La première fois qu’elle l’avait vu s’incliner devant elle comme un petit enfant, et ensuite lui baiser la main, elle était demeurée muette d’étonnement, interdite, et, non sans un léger serrement de cœur, elle avait conçu l’idée que son fiancé n’était pas tout à fait du même siècle qu’elle.
Dora avait d’abord désiré que son mariage fût célébré à Rome, avec toute la pompe de l’Église catholique ; quand elle sut que sa qualité de protestante l’obligerait à une cérémonie privée, elle opta pour Paris, et Lelo en fut secrètement ravi. Un mariage à la nonciature lui convenait infiniment mieux. C’était un immense soulagement pour lui de penser que ni sa mère ni la princesse Marina ne seraient présentes à la cérémonie.
L’avocat Orlandi avait en vain négocié avec les locataires qui occupaient le premier étage du palais Sant’Anna, pour obtenir la résiliation de leur bail. En l’apprenant, mademoiselle Carroll eut grand’peine à se retenir d’esquisser un joyeux pas de danse. La perspective de demeurer sur une petite place oubliée, entre des murs d’un mètre d’épaisseur et sous le même toit que sa belle-mère, l’avait terriblement effrayée. En voyant l’air désappointé de Lelo, elle lui dit gaiement :
— Ne vous tourmentez pas. Il est toujours facile de se loger princièrement à Rome… Et puis, nous pourrons bâtir un palais.
— Bâtir un palais ! se récria le comte, quand nous en possédons un qui est une merveille d’architecture !
— Oui, mais il manque d’air et de lumière, de cette bonne lumière qui tue les microbes… et les préjugés !
Une crispation soudaine, douloureuse, altéra le visage de Lelo. L’âme des ancêtres, des Sant’Anna d’autrefois, protestait sans doute, comme l’avait dit madame Ronald, contre l’esprit nouveau et le modernisme sacrilège.
Sa petite aventure du casino avait dégoûté madame Ronald de Monte-Carlo ; elle avait voulu partir pour Cannes dès le lendemain. Après un séjour d’une semaine, elle était rentrée à Paris avec son mari, son frère et sa tante, et tous s’étaient logés à l’Hôtel Castiglione.
La conscience de son amour pour Sant’Anna avait causé à Hélène une sorte de stupeur, puis une horreur d’elle-même, une humiliation profonde. Sa victoire d’Ouchy n’avait été, après tout, qu’une défaite. L’avertissement prophétique dont elle avait ri, lui revenait à la mémoire. Elle avait tenté l’homme, il l’avait prise malgré elle ; il s’était emparé de son cœur à son insu ; elle était tombée dans le piège comme une petite pensionnaire. A cette pensée, une rougeur pénible lui montait au visage. Et elle s’était crue invulnérable, et elle avait choisi pour emblème la salamandre ! Quel mensonge ! Quelle dérision !… Et, s’en prenant à l’innocente bestiole, qui ne lui avait pas communiqué sa puissance réfractaire, elle rejeta au fond de son coffret le cachet où l’emblème était gravé, puis le bijou en diamants et en émeraudes qu’elle avait porté si orgueilleusement.
Le désarroi moral ne fut pas de longue durée chez Hélène. Sa dignité, son honnêteté prirent aussitôt les armes contre ce sentiment qui l’offensait, qui lui semblait une tache. Elle avait étudié un peu toutes les croyances, s’était même intéressée pendant quelque temps à ces Christian Scientists dont il se trouve un groupe en plein Paris, rue de l’Arcade, et qui pratiquent la guérison métaphysique. Elle croyait avec eux que la volonté persistante est capable de faire des miracles, et que la pensée suffit à aggraver le mal, quel qu’il soit, en le réimprimant dans l’organisme. Résolument elle écarta la sienne de son amour douloureux. Mais dans ce curieux dédoublement de l’individu soumis à une haute pression, l’amour vécut en elle et sans elle, produisant une foule de sentiments qui parfois la dominaient absolument. Elle causait, s’amusait, combinait ses toilettes, et, à travers tous les phénomènes de sa vie extérieure, elle entendait la voix chaude de l’Italien, elle sentait la caresse de ses yeux. Ses paroles d’admiration, ses déclarations se répétaient dans le cerveau de la jeune femme. Les impressions reçues à Lucerne et à Ouchy, ces impressions qui semblaient avoir effleuré son âme, y avoir glissé, y étaient demeurées, au contraire, et maintenant reparaissaient plus nettes, exerçaient sur elle une sorte de séduction rétrospective. Hélène se débattait en vain sous cette possession occulte ; un jour, dans l’angoisse de son impuissance à y échapper, il lui arriva de s’écrier tout haut :
— Oh ! sûrement, je dois cela à cet horrible sang latin que j’ai dans les veines !
Elle se mit à errer dans Paris, comme elle avait erré à Rome, au hasard et toute seule. Un curieux instinct lui faisait éviter l’avenue Gabriel ; la vue même de l’allée ombreuse où Sant’Anna l’avait suivie lui était douloureuse, elle y jetait toujours en passant un regard rapide et effrayé.
Au cours de ces promenades sans but, il lui arrivait souvent d’entrer dans quelque église. La chapelle des Passionnistes, avenue Hoche, celle des Dominicains, faubourg Saint-Honoré, l’attiraient irrésistiblement. Dans ce silence particulier aux sanctuaires catholiques, elle éprouvait un bien-être instantané. Elle aimait les cérémonies religieuses, elle les sentait maintenant. Les ondes de la musique sacrée, les notes graves des chants liturgiques, calmaient sa peine de femme, comme les berceuses de sa nourrice avaient endormi ses chagrins d’enfant. Bien que protestante, elle connaissait saint Antoine de Padoue, devenu curieusement populaire en Amérique aussi bien qu’en France, et, dans sa détresse morale, elle était allée jusqu’à l’enfantillage de lui promettre une grosse somme s’il lui obtenait l’oubli. Avec le sens pratique qui ne l’abandonnait jamais, elle se dit que, puisque sa volonté seule ne suffisait pas à la débarrasser de cet amour cruel qui empoisonnait sa vie, il fallait appeler d’autres forces à son aide. Elle se souvint qu’un jour, à Rome, devant le Bambino qu’on lui montrait et qui n’était pour elle qu’une affreuse poupée de bois, elle avait vu dans les yeux d’une vieille paysanne une lueur extraordinaire, celle de la foi, sans doute, une lueur qui l’avait transfigurée, qui avait effacé ses rides et donné à son visage une beauté surnaturelle. Ce souvenir la hanta. Elle se rappela les cérémonies où elle avait assisté au couvent de l’Assomption, puis cette douce messe de minuit au château de Blonay. Il y avait sûrement une force mystique dans cette vieille religion romaine : pourquoi n’y aurait-elle pas recours ? Du reste, on commençait à parler beaucoup du catholicisme en Amérique. Il gagnait de jour en jour, et provoquait d’ardentes controverses. Elle ne serait pas fâchée de le connaître à fond, ne fût-ce que pour le discuter. Elle pria donc madame de Kéradieu de lui indiquer un prêtre avec qui elle pût s’entretenir de ces matières. La baronne la conduisit chez l’abbé de Rovel, un cousin de son mari, un desservant libre de la paroisse de Sainte-Clotilde. Il l’accueillit avec une bonté paternelle. Se tenant sur la réserve, Hélène commença par dire qu’elle n’était point décidée à changer de religion : elle trouvait le culte catholique fascinating, — fascinant, mais elle craignait que les dogmes fussent inacceptables à son esprit moderne.
— On ne peut pas retourner en arrière, vous comprenez ! ajouta-t-elle avec un joli air sérieux.
— Assurément non, répondit le prêtre en souriant, mais je suis persuadé que le catholicisme n’arrêtera pas la marche en avant de votre esprit… au contraire ! Et je me mets à votre disposition pour vous éclairer et répondre à toutes vos questions.
Sur ce, il fut convenu qu’Hélène viendrait tous les jours, entre deux et trois heures, causer de religion avec M. de Rovel, et elle partit enchantée d’avoir trouvé une distraction nouvelle et bien permise.
Dès son arrivée à Paris, madame Ronald avait fait visite à la marquise d’Anguilhon ; elle avait appris avec un véritable soulagement que M. de Limeray était encore à Pau : elle redoutait la pénétration de son regard et la fine raillerie de son sourire. Au premier dîner du jeudi où elle fut priée avec son mari, son frère et sa tante, elle le rencontra. Elle eut beau s’observer, s’efforcer de paraître insouciante et gaie, il ne tarda pas à être frappé de son changement. Le haut du visage lui sembla différent ; la physionomie, moins brillante et plus douce ; il y avait, par moments, dans ses grands yeux bruns, des reflets d’angoisse et de peine. Tantôt elle fuyait son regard, tantôt elle le bravait avec un petit éclat de rire nerveux. En un mot, elle avait l’air d’une enfant coupable et honteuse. Et le vieux gentilhomme, qui avait acquis une jolie connaissance de la femme, se demanda aussitôt : « Qui est-ce ? »
Inévitablement, on parla du mariage de mademoiselle Carroll. La marquise d’Anguilhon, qui connaissait Sant’Anna, déclara que c’était un charmeur et bien fait pour plaire à une Américaine. M. Ronald se montra sévère pour sa nièce. Hélène ajouta que M. Ascott eût beaucoup mieux convenu à Dora et qu’elle s’en apercevrait avant longtemps. Dans sa voix, il y avait un accent de passion qui fit dresser l’oreille à M. de Limeray. Il la questionna sur le mariage de sa nièce, demanda des détails, la poussa à fond très habilement et fut fixé. Il examina ensuite M. Ronald.
C’était bien là le type de l’homme supérieur que toutes les femmes d’une certaine élévation rêvent, et qui, dans la réalité, ne les contente jamais. Elles sentent d’instinct qu’il n’est pas fait pour elles, qu’il leur échappe : de là leur déception. Le savant américain possédait une beauté virile, marquée de puissance intellectuelle ; mais son visage rasé avait cette expression de pureté, de sérénité, qui s’acquiert seulement dans les hautes régions de la pensée. Ses magnifiques yeux d’un bleu vert, ses yeux de chercheur au regard lointain, n’avaient pas la lueur magnétique de la passion humaine, et sa bouche ferme et sévère excluait toute idée de sensualité.
Comme si Hélène eût deviné les réflexions de M. de Limeray, elle eut pour son mari de jolis regards tendres, des paroles charmantes, — ce qui acheva de la trahir. — Alors le comte se rappela leur conversation de naguère, au sortir de chez Loiset. Il revit la jeune femme telle qu’elle était ce soir-là, si blonde, si blanche, si désirable, cheminant lentement à ses côtés, tournant vers lui son visage serein, rayonnant de la joie de vivre, se proclamant invulnérable, s’arrêtant pour lui montrer son emblème, une petite salamandre aux yeux d’émeraude, froide et brillante, nichée dans la dentelle de son corsage. Il se rappela l’avertissement qu’il lui avait donné, la regarda de nouveau, et, avec une intime satisfaction bien humaine, bien masculine, il se dit :
« Sûrement, l’homme a eu son heure !… »
Les fiancés arrivèrent à Paris dans la première semaine de juin. L’entrevue de Dora et de son oncle fut plutôt orageuse. Pour la première fois, elle ne réussit pas à l’apaiser ni à le désarmer. Il lui reprocha, en termes très vifs, son manque d’honneur envers Jack Ascott. Il lui déclara que s’il avait consenti à assister à son mariage, c’était seulement par considération pour sa mère. Puis, dépassant un peu la mesure, il lui dit qu’une fois ce dernier devoir de tuteur rempli, il entendait n’avoir plus aucunes relations, soit d’affaires, soit d’amitié, avec la comtesse Sant’Anna. Là-dessus, mademoiselle Carroll s’emporta et répondit que Lelo lui suffirait, qu’avec lui, elle pourrait se passer du monde entier.
L’accueil que M. Ronald fit à son futur neveu se ressentit de ces paroles. Il fut strictement poli, et glacial. Les deux hommes s’examinèrent avec curiosité. Le comte trouva à l’Américain l’air d’un clergyman, puis, se rappelant les paroles d’Hélène, il se dit en lui-même : « Une splendide créature, oui… mais faite pour autre chose que pour l’amour. — Je me suis découragé trop tôt ! » ajouta-t-il, avec son joli cynisme italien.
M. Ronald ne put s’empêcher d’admirer Sant’Anna. Ce spécimen d’une race ancienne et très belle ne laissa pas que de lui en imposer. Il eut de lui pourtant une impression peu favorable :
— Un inutile dangereux, — déclara-t-il en entrant chez Hélène, — un de ces hommes qui prennent, sans scrupule, les femmes et les fiancées des autres… Une nullité par-dessus le marché ; seule une linotte comme Dora pouvait le préférer à Jack Ascott !
Ces paroles cinglantes comme des coups de fouet, et qui ne la visaient pas, atteignirent cependant madame Ronald en plein amour-propre, en plein cœur. Une colère instinctive enfla ses narines, puis, voulant frapper à son tour :
— Voilà bien les savants ! fit-elle d’un ton dédaigneux. — A les entendre, on pourrait croire que leur connaissance plus approfondie du mystère de la vie leur donne une résignation supérieure, et, à la moindre contrariété, ils oublient leurs principes, leurs théories, et n’ont pas plus de philosophie que le commun des mortels… Vous, par exemple, qui croyez que nous sommes les créatures de Dieu entièrement, qui proclamez à chaque instant l’impossibilité du libre arbitre, vous faites un crime à Dora de son mariage : est-ce logique ?
M. Ronald parut décontenancé, troublé pendant quelques secondes, puis, se ressaisissant, il mit affectueusement la main sur l’épaule de sa femme.
— Vous avez raison, — dit-il avec ce rare et merveilleux sourire des hommes de pensée. — Rappelez-moi toujours ainsi à la vérité lorsque, par habitude séculaire, je m’en écarterai. Il devait probablement y avoir une infidélité dans la vie de Dora : s’il est injuste de la lui reprocher, on ne peut s’empêcher de la regretter, surtout lorsque cette infidélité fait le malheur d’un brave garçon comme Jack Ascott.
Hélène, calmée par ces paroles humbles et loyales, continua d’un ton plus doux :
— En vérité, tout ce qui est arrivé depuis notre départ d’Amérique, tout montre bien que nous marchons vers des buts inconnus. Du reste, si les musiciens d’un orchestre étaient libres de se livrer à leur inspiration individuelle, ils ne produiraient qu’un horrible assemblage de sons discordants. Puisque nous sommes ici-bas pour exécuter l’œuvre du Maître suprême, chacun de nous doit arriver avec sa partie écrite, et, belle ou laide, gaie ou triste, il est obligé de la jouer telle quelle, jusqu’au bout. Sans cela, il n’y aurait pas d’harmonie possible.
— Votre comparaison est très juste, — dit M. Ronald avec une expression de plaisir, — et l’on peut imaginer un univers sans lumière, mais pas sans harmonie.
— Oh ! si cette croyance à l’inéluctable de la vie pouvait s’imposer définitivement à notre esprit, quel repos ! quelle paix ! fit Hélène, avec son regard pathétique.
Et pendant tout le mois qui suivit, ce mois qui fut le plus douloureux de son existence, elle se cramponna désespérément à l’idée qu’elle vivait sa destinée. En apprenant que le mariage de Dora se ferait à Paris, son premier mouvement avait été de fuir ; puis elle se souvint bizarrement d’avoir entendu dire que, pour ôter le feu d’une brûlure, il faut la représenter aux charbons ardents : elle avait voulu essayer du procédé. Oui, elle allait souffrir terriblement en assistant à cette odieuse union ; mais, sûrement, cela la guérirait d’une manière radicale. Il était impossible qu’elle continuât à aimer le mari de Dora. Ce serait trop fou, trop ridicule !… Nous ne sommes jamais aussi habilement trompés que par nous-mêmes : ce n’était pas seulement l’espoir de guérir qui la retenait à Paris, mais le désir secret, inavoué, de revoir Lelo.
L’amour d’Hélène pour Sant’Anna était celui d’une intellectuelle : grâce à une imagination que le respect de soi avait rendue chaste, grâce aussi au tempérament américain, il entrait peu de matérialité dans sa composition. Bien qu’il n’éclatât pas en désirs passionnés, en jalousie sauvage, il n’en était pas moins douloureux. Chose curieuse, il avait éveillé chez la jeune femme un besoin de dévouement et de sacrifice. Elle se rendait compte maintenant qu’elle avait appartenu à son mari, mais qu’elle ne s’était pas donnée, et, un jour qu’elle était seule, il lui arriva instinctivement de tendre les bras. Alors, rougissant de colère et de honte, elle s’écria :
— Je suis folle ! folle !
En attribuant au sang latin qu’elle tenait d’un ascendant maternel ce qu’elle appelait sa faiblesse, elle n’avait pas tout à fait tort. C’était à lui qu’elle devait ce sentiment de la beauté et de l’harmonie qui avait donné prise sur elle à Lelo. Et, hypnotisée par ces dons qu’il possédait, elle le voyait comme un être tout à fait supérieur, dont les facultés n’avaient pas été développées par une culture suffisante. Elle croyait, sans se l’avouer, qu’elle aurait pu le conduire à un but plus élevé que ceux qu’il poursuivait, et tout son être demeurait tourné vers lui comme si elle eût été réellement créée pour le compléter.
Son amour n’était pas exempt d’alliage. L’amour absolument pur n’existe pas. C’est l’alliage qui fait souvent la force des sentiments humains, aussi bien que celle de certains métaux. Hélène enviait à Dora l’orgueil de porter ce beau nom de Sant’Anna, ce joli titre de comtesse, le privilège de continuer une race ancienne, et cela encore était un élément de souffrance. Maintenant qu’elle avait conscience d’aimer Lelo, sa présence la troublait comme elle n’avait jamais fait. Pendant quelques minutes, lorsqu’elle le revoyait, sa voix était émue, sa nervosité manifeste. Lui, s’en apercevait et l’observait malignement. Il se plaisait, par des regards appuyés, à accélérer les battements de son cœur. Il usait et abusait sans pitié du pouvoir magnétique qu’il avait sur elle. Une lueur caressante et perfide brillait dans ses yeux, la joie de son triomphe d’homme rougissait ses lèvres sensuelles. Hélène, qui sentait tout cela, ne tardait pas, sa volonté aidant, à reprendre possession d’elle-même ; elle le bravait avec une audace qui excitait son admiration et parfois lui donnait un désir sauvage de la marquer d’un baiser.
A la vive satisfaction de madame Ronald, Dora et sa mère, n’ayant pu avoir un des grands appartements de l’Hôtel Castiglione, s’étaient logées au Continental. Sans se douter du supplice qu’elle infligeait, mademoiselle Carroll venait chaque jour mettre sa tante au courant de ses faits et gestes. Elle la traînait chez les couturières, chez les bijoutiers, lui répétait les paroles de son fiancé, lui parlait de leurs beaux projets d’avenir. Quand Hélène se retrouvait seule, elle se sentait meurtrie comme si on l’eût battue. Elle n’éprouvait pas de haine contre la jeune fille ; seulement, sa présence et celle de la marquise Verga lui causaient cette impression désagréable que donne la vue d’un instrument qui vous a blessé grièvement.
Rien n’apportait à madame Ronald autant de réconfort que ses entretiens quotidiens avec M. de Rovel. Il y a dans le catholicisme une puissance occulte qui agit sur l’âme comme l’amour agit sur le cœur et à laquelle on échappe difficilement. La parole convaincue et persuasive du prêtre ne tarda pas à développer chez madame Ronald ce vague désir de conversion, né dans son esprit tourmenté : un jour, elle demanda à son mari s’il lui serait désagréable qu’elle se fît catholique.
M. Ronald, un peu saisi, regarda sa femme avec surprise.
— Désagréable ? pas du tout, mais quelle drôle d’idée ! Les religions ne sont que des forces spirituelles diverses. La vôtre ne vous suffit-elle pas ?
— Non, répondit Hélène en détournant la tête.
— Alors, ma chérie, faites-vous catholique si cela vous amuse ! dit-il, souriant comme il eût fait à un caprice d’enfant.
La société de M. de Limeray fut encore pour Hélène une précieuse distraction. Après le premier contentement de la voir ainsi terrassée par l’amour qu’elle avait bravé, le comte, qui la savait foncièrement honnête, ressentit pour elle une pitié affectueuse. Pourtant l’artiste qui était en lui, jouissait de la voir mise au point si merveilleusement. Sa beauté s’était adoucie, comme veloutée. Son présent état d’âme avait donné à sa physionomie un jeu nouveau, ses lèvres avaient de petits frémissements nerveux, ses narines étaient plus mobiles. Elle avait été une de ces femmes aux yeux brillants et ouverts ; maintenant, sans s’en apercevoir, par un instinctif besoin de garder son secret, de cacher ses pensées, de dérober son émotion, elle abaissait ses paupières aux long cils. Ce mouvement, qui voilait tout à coup les larges prunelles brunes, était si joli que M. de Limeray se plaisait un peu cruellement à le provoquer, soit par l’insistance du regard, soit par quelque parole intentionnellement maladroite.
Pour la distraire, il lui avait offert de lui montrer le vieux Paris, qu’il connaissait bien. Il lui fit visiter les anciens hôtels de l’île Saint-Louis, du Marais, lui racontant leur histoire, heureux de pouvoir, pendant quelques moments, l’arracher à elle-même. Bien que sa culture fût un peu superficielle, il avait beaucoup lu et beaucoup retenu. Il sentait la musique et la peinture et parlait de l’amour d’une manière exquise, en homme qui a aimé souvent, plus que profondément, et qui a gardé un joli culte de reconnaissance pour la femme. La causerie française, menée par un vrai gentilhomme, est exquise comme la cuisine française mangée dans de la porcelaine de Sèvres. Les paroles éloquentes et spirituelles ne suffisent point à créer ce qu’on appelle la causerie : il faut s’extérioriser pour ainsi dire, entrer en communication magnétique avec son auditeur. Le Saxon, Anglais ou Américain, a trop de réserve ou d’égoïsme pour cela : il parle, et ne cause jamais. Hélène ne se lassait pas d’entendre M. de Limeray ; sa conversation, traversée par un courant de sympathie et de sensibilité, était pour elle un plaisir nouveau. Il n’eût pas demandé mieux que de devenir son confident. Une Française n’eût peut-être pas résisté à la tentation de se confesser à ce vieux gentilhomme chevaleresque et tendre, mais madame Ronald avait le caractère trop ferme pour se laisser aller à ouvrir ainsi son cœur : par loyalisme envers son mari, par respect pour lui, elle ne se fût jamais accordé cette douceur ; elle sentait qu’à un prêtre seul il lui serait permis de confier son amour.
Quelque bonne volonté que les fiancés eussent mis à hâter les préparatifs de leur mariage, il ne put se faire aussi vite qu’ils espéraient et fut fixé au 11 juillet. Soit que, pour quelque raison inavouée, M. Beauchamp ne voulût pas y assister, soit que ses affaires le rappelassent en Amérique, il annonça qu’il était obligé de repartir et résista à toutes les prières de Dora. Tante Sophie, qui avait assez de l’Europe, voulut l’accompagner, et tous deux quittèrent Paris dans la dernière semaine de juin.
Charley avait annoncé à sa sœur qu’elle recevrait de sa part un tableau de Willie Grey, — « un chef-d’œuvre », avait-il ajouté, refusant toutefois de lui en dire le sujet. Huit jours après son départ, on l’apporta à madame Ronald dans une caisse non clouée, qu’elle ouvrit avec une vive curiosité. Elle se trouvait seule, heureusement, car, en le voyant, elle devint toute pâle : son frère avait deviné son secret.
Le tableau représentait la folie de Titania, cette reine des fées, qui, sous l’influence d’un philtre, tombe amoureuse d’un monstre, d’un être humain à tête d’âne. Dans un coin de forêt, auquel les premières lueurs de l’aube prêtaient un jour mystérieux, Titania, une femme à la lourde tresse blonde, d’une beauté noble, vêtue d’une robe blanche bordée d’or, était à demi couchée sur un banc de mousse et de fleurs. Un peu au-dessus d’elle on voyait la tête d’un âne, dont le corps disparaissait dans la broussaille : au cou de cet âne elle avait jeté une guirlande de roses, sa parure sans doute, et ses doigts fuselés en retenaient les extrémités. L’animal la regardait d’un air étonné, stupide. Ses yeux, à elle, étaient pleins d’une muette adoration, sa bouche entr’ouverte avait un sourire d’extase, son visage était éclairé par tous les rayons de la transfiguration. A droite et à gauche, parmi le feuillage, on distinguait des figures humaines, savamment effacées, qui épiaient le délire de la pauvre amoureuse et exprimaient le dédain, la moquerie, la pitié.
C’était une œuvre de peintre et de poète, une merveille de couleur et de sentiment. Madame Ronald regarda longuement la toile, ses yeux devinrent humides, puis s’emplirent de larmes, et, tout en replaçant le couvercle sur la caisse, elle murmura :
— La folie d’Hélène ! la folie d’Hélène !…
Le mariage civil de mademoiselle Carroll et du comte Sant’Anna fut célébré le 10 juillet. En sortant du consulat d’Italie, Lelo mit la jeune fille en voiture avec sa mère et M. et madame Ronald. Il lui baisa la main, puis la saluant de son titre, selon l’usage italien :
— Au revoir, comtesse ! dit-il avec un sourire ému.
Dora rougit de plaisir et de surprise.
— Vous ne voulez pas dire que je suis mariée ! s’écria-t-elle avec un effarement comique.
— Absolument !… Si je le voulais, je pourrais vous emmener chez moi, au Grand Hôtel. La loi m’y autorise.
— Mariée ! Ah ! c’est trop fort !… Et je n’ai pas écouté ce qu’on nous a lu ! Qu’est-ce que je vous ai promis ?
— Soumission aveugle, obéissance parfaite.
— Mais c’est effrayant !
— N’ayez crainte, je me charge de vous rendre la soumission et l’obéissance très douces, fit le comte audacieusement.
Comme le landau se mettait en mouvement, les yeux de Lelo rencontrèrent le visage d’Hélène, un visage pâle et contracté, mais où se lisait un défi hautain. Leurs regards se croisèrent comme deux épées, puis un sentiment de vengeance satisfaite ramena aux lèvres du jeune homme ce sourire cruel des Sant’Anna, qu’un des plus grands peintres italiens a fixé sur la toile.
Le mariage religieux fut célébré le lendemain, à la nonciature, par monseigneur Clari. Le marquis et la marquise d’Anguilhon, les de Kéradieu, les Verga, le vicomte de Nozay, le comte de Limeray et quelques Romains y assistèrent seuls. Dans la chapelle toute décorée de fleurs, la cérémonie fut intime et charmante. Dora, merveilleusement habillée, était gracieuse et élégante. Jamais son visage n’avait eu une expression aussi sérieuse et aussi élevée. On déjeuna ensuite à l’Hôtel Continental. Pendant le repas, les époux reçurent un télégramme qui leur apportait la bénédiction de Léon XIII, obtenue, sans doute, par le cardinal Salvoni.
Avec le fardeau vient la force : Hélène eut, tout le temps, comme il arrive dans les grandes journées de la vie, l’impression du rêve, de l’irréel. A la réception qui suivit le déjeuner, elle joua brillamment son rôle de parente. Elle causa gaiement avec l’un et avec l’autre. Ses joues avaient bien un peu trop de roses aux pommettes, sa voix détonnait par moments, son rire était nerveux, mais M. de Limeray fut le seul à le remarquer.
Les époux, qui allaient passer les premiers jours de leur lune de miel à Fontainebleau, partirent de bonne heure. Madame Ronald embrassa Dora, échangea une poignée de main avec Lelo. Cette petite cérémonie des adieux accomplie, elle s’approcha de M. de Limeray, qui la regardait avec admiration.
— Croyez-vous, lui demanda-t-elle abruptement, croyez-vous que l’amour soit un des grands fluides de la nature ?
Le comte regarda la jeune femme avec une certaine anxiété, comme s’il eût craint que sa raison n’eût été ébranlée subitement. Sa physionomie le rassura.
— L’amour, un fluide ! répéta-t-il, un peu surpris, comme naguère Sant’Anna. — Je ne sais pas, je ne l’ai jamais étudié scientifiquement, — ajouta-t-il avec un sourire. — Cela se peut, au fait !…
— Cela est, dit Hélène d’un ton positif. Quand mon mari a émis cette théorie devant moi, je me suis moquée de lui et de la science. Maintenant, je suis sûre qu’ils sont dans le vrai.
— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— Le mariage de Dora.
Puis, comme elle craignait de céder au besoin d’ouvrir son cœur gonflé de regrets inavoués, de douleur et de colère, elle tendit brusquement sa main au comte. Le vieux gentilhomme s’inclina et la baisa un peu plus longuement que de coutume.
— Je livre l’idée et le fait à vos méditations de philosophe ! dit madame Ronald avec une ébauche de sourire. — Au revoir.
— Ces Américaines sont étonnantes, étonnantes ! murmura M. de Limeray en s’éloignant.
Pendant tout le mois qui avait précédé le mariage de mademoiselle Carroll, madame Ronald avait poursuivi courageusement son instruction religieuse. Presque chaque jour, entre deux essayages souvent, elle était allée chez M. de Rovel. Elle ne se doutait pas combien elle paraissait étrange dans cet austère cabinet de travail : un cabinet de travail vert foncé, rempli de livres, sur lequel planait pour ainsi dire un grand christ d’ivoire. La vue de cette jolie Américaine, d’une élégance recherchée, le corps moulé par une robe d’une coupe savante, assise là dans un fauteuil à haut dossier, en face d’un vieux prêtre lui enseignant le catéchisme, eût ravi un psychologue aussi bien qu’un artiste.
M. de Rovel était un théologien de premier ordre. Il eût volontiers mis la cognée dans toutes les petites superstitions, dans les croyances ridicules qui, comme des végétations parasites, étouffent le grand arbre du catholicisme et en détruisent les belles lignes. Il les écarta délibérément pour madame Ronald et s’attacha à faire ressortir la logique et l’unité du dogme, cette logique et cette unité si bien faites pour frapper et attirer l’esprit saxon. L’abbé, qui avait instruit madame de Kéradieu, qui la voyait fréquemment et dans l’intimité familiale, connaissait déjà quelque chose de l’Américaine. Hélène, plus moderne, plus développée intellectuellement, fut pour lui un intéressant sujet d’étude, et bien actuel. Il demeura à la fois ravi et effrayé par la simplicité, l’indépendance, la hardiesse de cet esprit qu’elle personnifiait, l’esprit du Nouveau Monde, et il entrevit là pour l’Église un aide puissant ou un ennemi redoutable, un enfant terrible, difficile à discipliner. Quand madame Ronald lui annonça qu’elle était décidée à devenir catholique, elle le fit en des termes qui lui causèrent une violente secousse.
— J’avais craint, dit-elle, que le catholicisme ne fût trop arriéré. Je vois, au contraire, qu’il est plutôt trop avancé pour nous ! Il contient des éléments scientifiques et une puissance d’idéalité, qui peuvent satisfaire l’esprit moderne. Je crois même que personne ne l’a encore compris : c’est à cela que sont dues les horreurs de l’Inquisition et tout ce qu’on reproche à votre Église. Le burin, au moyen duquel un artiste gravera des chefs-d’œuvre, peut devenir une arme meurtrière aux mains d’un sauvage !
En entendant ces paroles prononcées du ton le plus naturel, M. de Rovel demeura muet de surprise pour quelques secondes. Il avait souvent cherché, avec une angoisse filiale, à justifier les cruautés commises par l’Église, par cette Église dont le premier principe avait été : « Tu ne tueras point ! » Il avait eu secrètement honte de ses bûchers, de ses crimes ; il les avait expiés, à sa manière, par un sacrifice quotidien de soi, par un redoublement de charité. Et la justification qu’il avait tant cherchée, cette Américaine, cette mondaine, dans sa claire vision de la réalité, venait de la découvrir. Elle était dans l’ignorance des temps. Il regarda madame Ronald avec une expression de reconnaissance, puis, voulant la pousser jusqu’au bout :
— Les premiers chrétiens n’avaient-ils pas compris ? demanda-t-il.
— Pas tout à fait ! Ils sont morts, les Barbares ont tué : il faut vivre, travailler, s’entr’aider… Vous verrez, monsieur l’abbé, que le catholicisme aura son évolution définitive en Amérique.
Le prêtre ne put s’empêcher de sourire.
— L’Amérique respectera ses dogmes, j’espère ?
— Parfaitement ! Mais elle en découvrira l’esprit, l’esprit qui vivifie.
Le séjour d’Hélène au couvent, ses visites à Rome, surtout la dernière, l’avaient déjà familiarisée avec une foule de choses qui, sans cela, l’eussent effarouchée. Les cérémonies de la religion, le culte, la liturgie lui plaisaient entièrement. Lorsque le prêtre lui eut expliqué les sacrements, son visage s’éclaira.
— Je comprends, dit-elle, ce sont de magnifiques symboles.
— Des symboles ! se récria M. de Rovel ; mais, mon enfant, vous n’avez pas compris du tout ! Ce sont des vérités absolues.
Hélène eut un petit sourire, puis, de ce ton décidé avec lequel l’Américaine exprime ses idées, fait table rase de tout ce qui représente les sentimentalités du vieux monde :
— Des vérités absolues pour les simples, pour les enfants ; pour vous, pour moi, des symboles.
Le théologien allait protester, contredire ; quelque chose dans la physionomie de la jeune femme l’en empêcha.
Ce mot de « symbole » fut pour le prêtre un éclair, à la lueur duquel il put lire dans l’esprit de sa catéchumène. Le dogme du péché originel, les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, étaient pour elle des symboles seulement ! C’est ainsi qu’elle les comprenait ! M. de Rovel fut saisi d’horreur, troublé jusqu’au fond de l’âme. Il passa toute une nuit à délibérer avec sa conscience s’il devait admettre madame Ronald dans l’Église. Sentant l’impossibilité de lui faire accepter les dogmes autrement, il se dit que, par la pratique de la religion, la foi plus complète lui viendrait. La foi seule pouvait la rendre orthodoxe ; elle avait fait bien d’autres miracles ! L’abbé avait deviné, d’ailleurs, que la jeune femme souffrait de quelque peine secrète, que ce n’étaient pas des émotions nouvelles qu’elle venait demander au catholicisme, mais une aide morale. Il ne se crut pas le droit de la lui refuser. Et puis… et puis son exemple pouvait amener tant d’autres conversions !
Madame Ronald pensait sans cesse à la confession qu’elle aurait à faire. Par moments, elle croyait ne pouvoir s’y résoudre ; d’autres fois, c’était un besoin irrésistible. Lorsqu’elle entrait dans une église, la vue du confessionnal lui donnait un petit frisson : il l’attirait, l’effrayait, la fascinait. Elle connut, du reste, les angoisses, les regrets, les révoltes que tout converti a éprouvés.
Chaque fois qu’elle était revenue à Paris, elle n’avait pas manqué d’aller au couvent de l’Assomption. L’année qu’elle avait passée là, dans l’étude et la retraite, lui avait laissé un souvenir très doux, comme parfumé d’encens. La supérieure, qui n’avait pas été changée, l’accueillait toujours avec une affection maternelle. Mère Émilie avait subi le charme de sa saine et libre jeunesse. De toutes les étrangères qu’elle avait eues sous sa direction, c’était celle qui lui avait inspiré le plus de sympathie et d’estime. Lorsque Hélène lui apprit qu’elle était décidée à se faire catholique, son visage rayonna ; elle lui prit les mains et, les serrant dans les siennes :
— Ah ! mon enfant, quel bonheur ! s’écria-t-elle ; puis, avec sa foi naïve : — C’est la Sainte Vierge, à qui vous avez offert tant de fleurs, qui vous a obtenu cette grâce.
Madame Ronald mit le comble à sa joie en lui exprimant le désir de faire son abjuration dans la chapelle du couvent. Elle voulait être reçue devant cet autel qu’elle avait en effet souvent décoré de fleurs et qui lui était comme familier.
En disant à sa femme que cela lui était égal qu’elle se fît catholique, M. Ronald avait un peu trop présumé de sa propre largeur d’esprit. Après réflexion, il se rendit compte du scandale que l’événement causerait dans la société de New-York, dans sa famille, et il regretta l’adhésion qu’il avait donnée. Hélène l’avait d’abord fidèlement tenu au courant des progrès de son instruction religieuse, puis, ayant remarqué que ce sujet amenait sur son visage un air de déplaisir et de froideur, elle avait cessé de lui en parler. M. et madame de Kéradieu, le comte de Limeray et la supérieure de l’Assomption furent seuls dans sa confidence ; elle en exclut soigneusement son frère, sa tante et Dora. Comme elle devait partir pour l’Écosse le 1er août et retourner de là en Amérique, elle demanda à être reçue le 20 juillet. M. de Rovel y consentit sans difficulté.
La veille, elle subit la terrible épreuve de la confession. Cet acte, pour ceux qui ne l’ont pas pratiqué dès l’enfance, ne demande rien moins que de l’héroïsme. Pendant quelques minutes, Hélène demeura muette, les tempes et le cœur battants, incapable d’articuler un seul mot. Alors le prêtre vint à son aide. Il l’encouragea à l’aveu avec une pénétrante bonté. Le magnétisme spirituel ne tarda pas à agir sur son âme, et, hypnotisée par ce chuchotement mystérieux, cette voix sortant de l’ombre, elle ne vit plus M. de Rovel. Les yeux rivés sur le surplis blanc plaqué contre la grille, elle fit sa confession. A son insu, elle y apporta l’esprit nouveau. Sans aucune conscience de péché, de faute personnelle, comme elle eût raconté au médecin ses maux et ses infirmités physiques pour qu’il l’en guérît, elle mit sous les yeux du prêtre ses imperfections, sa frivolité, sa vanité, son envie mesquine, son amour douloureux, afin qu’il l’aidât à s’en débarrasser, à s’élever moralement. Rarement, M. de Rovel avait dû rencontrer un désir de bien aussi sincère, une pénitente amoureuse aussi résolue à chasser de son âme le larron d’honneur. Lorsqu’il eut entendu la jeune femme, il l’assura qu’elle trouverait dans le catholicisme la force dont elle avait besoin. Puis il prononça sur elle les paroles de l’absolution et ajouta doucement :
— Allez en paix.
Hélène sortit du confessionnal comme dans une transe, les jambes fléchissantes, la vue incertaine. Lorsqu’elle revint à elle, elle éprouva un allégement délicieux, un contentement intime qu’elle n’avait jamais connu.
Le lendemain, elle annonça à son mari qu’elle allait à Auteuil pour une cérémonie religieuse, se réservant de lui dire laquelle à son retour. Son émotion ne l’empêcha pas de se parer avec coquetterie. Elle avait, d’ailleurs, combiné très heureusement sa toilette d’abjuration. C’était une robe en mousseline de soie noire avec application de chantilly, un collet assorti, une toque pareillement noire, avec des touffes de violettes de Parme.
La chapelle du couvent était décorée comme pour un jour de grande fête ; les pensionnaires avaient été invitées à la cérémonie. A neuf heures précises, madame Ronald fit son entrée, accompagnée du baron et de la baronne de Kéradieu, son parrain et sa marraine. Par permission de l’archevêque, elle avait été dispensée de la cérémonie un peu barbare qui arrête le néophyte à la porte de l’église. Elle s’avança donc librement jusqu’au prie-Dieu qui lui avait été préparé, tandis qu’une voix très belle et très pure chantait le Veni Creator. Alors M. de Rovel, revêtu de riches ornements, monta à l’autel. La jeune femme reçut d’abord le baptême sous condition, puis, la main sur l’Évangile, elle prononça les paroles d’abjuration et le credo de sa nouvelle foi. L’abbé dit la messe et lui donna la communion ; quand elle eut reçu la blanche hostie, elle n’éprouva pas cette ivresse religieuse dont jouissent les dévots, mais elle eut la sensation, bien caractéristique de sa « mentalité », qu’elle communiait avec le divin, avec tout ce qu’il y a de beau et d’élevé dans la nature. Pendant quelques moments, elle plana très au-dessus de Dora, de Lelo, de l’amour mesquin, des vanités puériles. Puis, touchant terre de nouveau, elle songea tout à coup avec un étonnement mêlé d’effroi à l’étrangeté de ce vouloir providentiel, qui avait décidé que ce voyage d’Europe se terminât, pour Dora Carroll et pour elle, au pied d’un autel catholique, par un mariage et par une conversion.
La messe fut suivie d’un Te Deum ; Hélène redescendit la chapelle accompagnée par ce cantique d’actions de grâces.
Mère Emilie offrit à M. de Rovel, à madame Ronald et aux de Kéradieu un déjeuner exquis. La règle lui défendait d’y prendre part, mais elle y assista et, tout le temps, s’empressa auprès de son ex-pensionnaire avec une tendresse maternelle, la couvant du regard et se flattant à part soi d’avoir préparé sa conversion.
En rentrant à l’hôtel, Hélène alla droit à son mari, et, lui mettant les bras autour du cou :
— Henri, — fit-elle les yeux brillants de joie, — je viens d’être reçue dans l’Église catholique.
M. Ronald ne put réprimer un sursaut et une expression de mécontentement.
— Je finirai, dit-il, par me ranger du parti de ceux qui prétendent que l’Europe ne vaut rien aux Américaines. Les unes s’y ruinent, y font des mariages stupides, les autres divorcent ou changent de religion… On croirait, ma parole d’honneur, que toutes y viennent pour faire quelque sottise ! ajouta-t-il, en dénouant les bras de sa femme.
Vingt mois se sont écoulés. Ces vingt mois, dans la vie de Dora Sant’Anna, furent une période d’activité extraordinaire.
Il y eut d’abord son voyage de noces, avec deux étapes délicieuses : la première, Fontainebleau ; la seconde, Saint-Moritz ; puis l’arrivée en Italie, l’installation dans cette villa princière de Frascati où Lelo était né. La jeune femme trouva une demeure grandiose, une galerie peinte par Jules Romain, des salles dallées de marbres rares, mais un défaut de confort qui la glaça. Elle n’avait pas le sens artistique très développé. Le goût des choses anciennes est-il, comme on l’affirme, un signe de dégénérescence ? Dora en était exempte : elle avait une préférence décidée pour tout ce qui était moderne. Les gobelins qui recouvraient les murs, les cabinets précieux, les coffres italiens, la laissaient froide. Elle eût préféré des chambres confortables, des salles de bains bien outillées, à tous ces salons dorés ; un lit de cuivre anglais, à cette magnifique couche drapée de vieux brocart, surmontée d’amours qui tenaient entre leurs mains l’écusson des Sant’Anna. Elle se mit à l’œuvre, et aussitôt, en quelques jours, au moyen de meubles épars çà et là, de trouvailles faites dans les combles, elle s’arrangea un appartement plus habitable, plus chaud d’aspect.
Au mois d’octobre, Lelo la conduisit chez sa mère, à Sora, dans l’Ombrie. La perspective de cette visite l’avait importunée comme un cauchemar. Elle arriva bien décidée à être aimable, à essayer de gagner les sympathies de sa nouvelle famille. Elle se heurta à une hostilité trop solide pour que sa gentillesse pût la vaincre. L’accueil de la comtesse Sant’Anna fut poli, mais d’une frigidité décourageante. La duchesse Avellina, sa belle-sœur, lui témoigna une sorte d’amitié protectrice qui lui porta sur les nerfs. Dès les premiers moments, la conscience de déplaire lui causa une dangereuse irritation : par bravade, elle exagéra sa modernité, montra les plus mauvais côtés de son caractère et fit si bien qu’en famille on déplora de plus en plus le choix de Lelo.
Dans l’impossibilité de déloger les locataires qui habitaient le premier étage du palais Sant’Anna, les jeunes gens louèrent le palais Fardelli, via Bocca di Leone, un palais de financier plutôt que de prince, mais admirablement meublé, avec une serre magnifique, unique, qui faisait l’envie de toutes les maîtresses de maison.
Madame Verga, malgré son air étourdi, possédait un véritable savoir-faire mondain. Elle connaissait à fond la société romaine et donna à sa compatriote des conseils qui lui permirent de bien lancer sa barque. Dora ne tarda pas à se créer un cercle agréable. Pour que l’Italien fréquente assidûment une maison, il faut qu’il y trouve une hôtesse sympathique, aimable et peu exigeante ; la jeune Américaine avait toutes ces qualités, et, de plus, elle était amusante, originale, elle avait des yeux merveilleux, une tournure élégante : tous les amis de Lelo la portèrent aux nues. Elle eut beaucoup moins de succès auprès des femmes. Faute de mieux, elles critiquèrent, sans merci, ses manières brusques, sa voix un peu haute, son sans-façon. De son côté, elle n’éprouva aucune sympathie pour les Italiennes. Elle ne les comprit pas du tout. Leur grâce innée, leur coquetterie subtile, l’inquiétaient vaguement. Elle avait beau se dire qu’elle leur était supérieure par l’instruction, par l’intelligence de la vie, elle sentait en elles une puissance occulte qu’elle ne pouvait définir, qui l’irritait secrètement et lui paraissait redoutable. Obligée de fréquenter chez sa belle-sœur, elle s’y trouva en contact avec le monde noir. Là, elle rencontra beaucoup de courtoisie et d’amabilité ; on lui témoigna une bienveillance marquée, on lui fit des avances flatteuses, mais elle en flaira la raison et se tint sur la défensive.
Bien que Dora s’efforçât de paraître tout à fait à l’aise dans ce milieu romain, elle y éprouvait une sorte d’oppression, une nostalgie de liberté, un besoin de « s’étirer », selon son expression pittoresque. Elle s’estimait très heureuse d’avoir sa mère auprès d’elle : madame Carroll n’était pas retournée en Amérique ; elle avait un appartement à l’Hôtel du Quirinal. La jeune femme venait la voir chaque jour ; cette visite était le but de sa promenade matinale. L’après-midi même, elle tombait souvent au milieu de sa réception quotidienne, parmi un tas de vieilles filles et de vieilles femmes américaines, qui autrefois l’auraient mise en fuite et qui maintenant la reposaient. Madame Carroll était dans les meilleurs termes avec son gendre. Il avait toujours pour elle de charmantes paroles, de jolies attentions, et, par reconnaissance, elle se plaisait à combler de cadeaux le jeune ménage.
Entre Dora et la comtesse Sant’Anna, les rapports étaient moins cordiaux. Leur mutuelle hostilité perçait à propos de tout et à propos de rien. La famille de son mari était, à vrai dire, le seul nuage qu’il y eût dans la vie de la jeune femme. Elle avait réussi cependant à faire, comme elle se l’était promis, la conquête du cardinal. Les combinaisons de la vie humaine ressemblent à celles d’un jeu de patience : telles cartes attendent longtemps celles qui doivent amener la réussite. Le père de Dora, qui avait été un grand joueur de billard, lui avait enseigné cet art aussitôt que ses petites mains avaient pu manier l’instrument à pousser les billes. Elle y était devenue d’une belle force. Et ce talent devait contribuer puissamment à lui gagner les bonnes grâces de Son Éminence. De fait, le cardinal Salvoni aimait passionnément le billard : il fut surpris et charmé de trouver dans la jeune Américaine une adversaire digne de lui ; la sûreté de son coup d’œil, son jeu si hardi et si franc, lui donnèrent la meilleure idée de son caractère. Au cours des nombreuses parties qu’ils firent ensemble, il apprit à la mieux connaître et à l’apprécier. C’était la première fois qu’il se trouvait en contact avec l’esprit américain, cet esprit brillant, clair comme la lumière électrique, et comme elle sans chaleur. Il l’étudia, avec d’autant plus d’intérêt qu’il le voyait se manifester maintenant, d’une manière inquiétante, dans les questions religieuses, et, plus d’une fois, ses paupières baissées dissimulèrent l’étonnement et le trouble qu’il en ressentait.
Malgré son extérieur froid et hautain, le cardinal était pitoyable aux souffrances humaines. Don Agostino, le ministre de ses bonnes œuvres, était un simple prêtre de campagne, avec un cœur de saint Vincent de Paul. Il habitait un coin du palais Salvoni, passait sa vie à porter des secours et des consolations, et avait, à toute heure, ses entrées chez le prélat. Lelo avait raconté cela à sa femme. Un soir, après une partie chaudement disputée, que le cardinal avait gagnée, Dora se trouva un moment seule avec lui. Elle se mit à pousser nerveusement les boules sur le billard, puis, avec un peu de rose aux pommettes :
— Je voudrais vous demander quelque chose, fit-elle.
— Demandez, demandez, ma fille ! répondit le cardinal que sa victoire avait mis de bonne humeur.
— Voilà… je n’ai pas l’habitude de manger toute seule les bonnes choses qui m’ont été données. Puisque je vis ici, je dois en faire profiter les pauvres de Rome. Je voudrais que vous m’indiquiez des familles, des gens que je puisse aider à sortir de la misère, mettre en état de se suffire à eux-mêmes. Je m’y emploierais avec plaisir, à la seule condition qu’ils rendront à d’autres ce que j’aurai fait pour eux. Pas de charité, l’aide mutuelle seulement : c’est mon système.
Cette fois, le cardinal ouvrit largement les yeux et laissa voir tout le plaisir que cette offre lui causait.
— Eh bien, je vous enverrai Don Agostino, vous lui expliquerez votre système, — dit-il en souriant. — Il faudra en surveiller l’application, car il est, à l’endroit des malheureux, d’une faiblesse déplorable.
Puis, posant la main sur l’épaule de sa nièce :
— Dio vi benedica, figlia mia ! Dieu vous bénisse, ma fille ! — ajouta-t-il affectueusement. — Je suis content de voir que, sur ces questions-là au moins, nous serons toujours d’accord.
Et Dora n’avait pas manqué d’expliquer à Don Agostino ses idées en matière de bienfaisance. Elles lui causèrent, naturellement, une profonde stupéfaction, puis il finit par reconnaître qu’elles avaient du bon et entra, corps et âme, dans le système de la jeune Américaine. Il était ravi de voir l’intérêt qu’elle prenait à ses protégés, il lui pardonnait d’être hérétique, chantait ses louanges à tout venant et priait pour elle avec une ferveur naïve et touchante.
Dix mois après son mariage, la comtesse eut la joie de donner un fils à son mari, un rejeton d’une beauté et d’une vigueur merveilleuses. Elle en éprouva une satisfaction d’autant plus vive qu’elle avait eu le temps d’apprendre combien le sentiment de la race et de la paternité est fort chez l’Italien. La naissance d’un héritier ne détendit pas ses relations avec sa belle-mère. Se sentant plus forte, de par sa maternité, elle se montra encore plus cassante. Chaque matin, la nourrice portait le petit Guido au palais Sant’Anna. La comtesse s’arrangeait toujours de manière à l’aller revoir l’après-midi au Pincio. L’hygiène anglaise à laquelle il était soumis la remplissait d’appréhensions : la tête nue, les membres libres, le grand air, les sorties par tous les temps, et cela, à Rome ! C’était de la folie pure. A la prière de sa mère, Lelo avait essayé quelques représentations : la jeune femme avait catégoriquement déclaré qu’elle entendait élever son fils à l’américaine, lui faire des muscles, une santé propre à la vie active. La crainte perpétuelle que le bébé ne fût la victime de ces innovations entretenait au cœur de la grand’mère une colère latente.
En somme, pendant les vingt mois qui venaient de s’écouler, Dora avait eu beaucoup de bonheur. Un soir, dans les premiers jours d’avril, elle inaugurait, à sa réception du jeudi, la lumière électrique qu’elle avait fait mettre à grands frais au palais Fardelli. Ces beaux salons italiens, aux plafonds peints, aux dorures merveilleuses, en avaient reçu comme une vie nouvelle. Les fleurs, les verdures, la disposition des meubles, la serre artistement éclairée, les portes ouvertes sur la salle de billard, la fumée de quelques cigares et de quelques cigarettes féminines, faisaient un ensemble sympathique, tiède au regard et bien moderne. On causait, on discutait, on fleurtait. Il y avait là des grandes dames italiennes aux physionomies ardentes et mobiles, portant admirablement des toilettes d’un goût douteux, des bijoux royaux, puis des Américaines aux visages sereins et froids, mieux habillées et moins élégantes. C’était un contraste curieux de races et d’éducations diverses, une illustration vivante du Vieux Monde et du Nouveau. Et parmi ces femmes apparaissaient de belles têtes d’hommes aux yeux mélancoliques, des figures masculines dont les lignes sculpturales prêtaient à l’habit noir quelque chose de noble et de vraiment viril.
Dora, toujours svelte, embellie par le mariage et la maternité, vêtue d’une robe de dentelle blanche sur fond rose, se promenait de long en large dans la serre avec le marquis Verga.
— Croyez-vous, demanda celui-ci, que votre mari accepte cette place de maître des cérémonies qu’on lui a fait offrir officieusement ? Je lui en ai parlé ce matin, il m’a répondu qu’il y penserait.
— Mauvais signe ! dit la jeune femme en secouant la tête. — Quand un Italien vous répond : « Ci pensero… », c’est parce qu’il n’a pas le courage de formuler le refus qu’il a dans la tête. Je ne sais si c’est faiblesse ou bonté.
— L’un et l’autre ! répliqua le marquis avec un sourire.
— Peut-être… Non, voyez-vous, Lelo n’acceptera pas. Il a trop d’attaches de l’autre côté. Et sa famille a sur lui une influence occulte. Il ne veut pas en convenir, mais je le sens, il est plutôt moins « blanc » que lorsque je l’ai connu. C’est un peu humiliant pour moi. Je me console en me disant que sa chère amie, la princesse Marina, n’a pas mieux réussi à le convertir ! fit-elle avec un petit rire nerveux. — Du reste, le caractère italien me déconcerte au point de me faire perdre tous mes moyens. Vous êtes charmants, mais glissants comme des anguilles. Par exemple, quand je fais un reproche à Lelo, si je lui donne une minute pour réfléchir, une seule, il me prouvera que c’est moi qui ai tort et, sur le moment, j’ai la bêtise de le croire !
— C’est cela, c’est cela même ! fit le marquis en riant de bon cœur.
Puis, reprenant son sérieux :
— Votre mari fait cependant grand cas de votre jugement ; il demande toujours votre avis.
— Pour ce qui regarde les affaires, la maison… mais, pour le reste, il m’échappe.
— C’est un grand bonheur que vous ayez eu un fils. Il vous donne une puissance que vous n’auriez jamais obtenue du vivant de votre belle-mère.
— Je le sais… Vous autres Italiens, vous n’êtes que des Orientaux, vous ne savez pas encore ce que c’est que la femme.
— Possible ! possible !… Mais, pour en revenir à notre affaire, il faut que vous tâchiez de décider Lelo à demander cette place.
— J’essayerai… sans espoir de réussir ! Il ne voudra pas porter un autre coup à sa mère. Elle n’est pas encore remise de celui qu’il lui a donné en épousant une Américaine.
— N’importe, ne vous découragez pas. Voyez, la marquise d’Anguilhon a obtenu de son mari qu’il se présente à la députation. Et il vient d’être élu.
— Ah bah !
— Oui. Et, si quelqu’un avait l’air d’être décidé à ne rien faire, c’était bien lui.
— Mais elle a mis du temps à le convertir !… Les Européens me font l’effet d’êtres enracinés. Quand on propose quelque chose à un Américain, il a bientôt répondu oui ou non ; vous autres, vous semblez descendre en vous-mêmes, à des profondeurs effroyables, avant de vous décider. Je commence à m’y accoutumer, mais ce que cela m’a donné de grincements de dents !… Savez-vous qu’en vingt mois j’ai fait merveille, étant donnés les obstacles connus et inconnus, les préjugés auxquels je me suis heurtée ! Quand j’y réfléchis, je ne peux m’empêcher de ressentir un peu d’admiration pour moi-même. Si j’étais restée en Amérique, je n’aurais jamais su ce que je valais.
— J’avoue que, connaissant votre caractère et celui de Lelo, j’aurais cru que votre char conjugal crierait davantage.
— Ah ! c’est que je mets de l’huile dans les roues, constamment, de l’huile de sagesse, qui coûte très cher ! fit la comtesse avec une mine sérieuse.
Puis, comme pour changer le sujet de la conversation :
— A propos, vous savez que les Ronald sont à Paris…
— Vraiment ?
— Henri a été envoyé pour représenter les États-Unis au Congrès international de chimie.
— Viendront-ils à Rome ?
— A Rome ! oh ! sûrement non : mon cher oncle ne m’a pas encore pardonné mon mariage. Nous ne nous écrivons plus. Les lettres d’Hélène même ne sont pas très cordiales. J’ai continué la correspondance avec elle pour ne pas rompre ce lien de famille qui me rattache aussi à mon pays… C’est curieux, je n’ai jamais tant aimé l’Amérique que depuis que j’en suis éloignée.
— Quand vous écrirez à madame Ronald, présentez-lui mes hommages.
— Ce sera fait. Je vais justement lui écrire, ce soir même, pour la prier de me choisir quelques jolies toilettes de printemps… Et puis, je vous promets de livrer un dernier assaut à mon cher époux au sujet de cette place. Si j’échoue cette fois, je reviendrai à la charge quand il y aura une autre vacance. Donnez-moi du temps : vous savez que Lelo est un enraciné !
Comme la jeune femme disait cela, la soirée tirait à sa fin. Plusieurs de ses hôtes se levèrent et vinrent prendre congé d’elle : ce fut le signal du départ ; il n’était pas loin de minuit.
— Attends-moi, dit Lelo à un de ses amis, je t’accompagne jusqu’au club.
— Vous sortez, à cette heure-ci ? fit Dora d’un air mécontent.
— Oui, j’ai besoin de prendre l’air. (Prendre l’air est le prétexte favori du mari italien.) Je reviens dans quelques minutes.
Après avoir donné l’ordre de tout éteindre, la comtesse alla faire sa visite accoutumée au petit Guido. Debout près du berceau, avec une expression de douceur très rare sur son visage, elle regarda l’adorable tête couverte d’épaisses boucles brun cuivré, observa le sommeil de l’enfant ; puis, ayant pris d’une tendre pression la température des petites mains, elle se retira à pas légers.
Malgré la défense répétée de son mari, elle l’attendait presque toujours. Ses journées étaient si remplies que souvent elle ne trouvait pas un autre moment pour faire sa correspondance. Ce soir, elle voulait non seulement écrire à madame Ronald, mais tenir la promesse qu’elle avait faite au marquis Verga. Elle avait elle-même le plus vif désir de voir Lelo à la cour. Il l’avait présentée au roi et à la reine. Sur ses instances réitérées, il l’avait conduite, cet hiver, à deux bals du Quirinal. Ces démarches avaient en quelque sorte inspiré l’offre officieuse qui lui était faite, mais Dora sentait bien qu’il ne se compromettrait pas davantage.
Elle quitta sa toilette de soirée, enfila une merveilleuse robe de chambre rose pâle, garnie de flots de dentelles et de rubans, puis elle vint s’asseoir auprès du feu, et, son buvard sur les genoux, sous la lumière électrique d’une haute lampe, elle se mit à écrire. Elle remplit huit pages de son écriture mince et grande, une écriture extravagante, bien caractéristique de son originalité. Sa lettre achevée, elle jeta un regard sur la pendule : il était une heure, Lelo avait promis de rentrer tout de suite et, comme d’habitude, il n’avait pas tenu sa parole. Cette réflexion amena une petite contraction au coin des lèvres de la jeune Américaine. Au moment où le comte faisait une promesse à sa femme, il avait bien l’intention de la tenir ; mais, habitué à ne jamais remonter le courant, il se laissait entraîner par un ami, par la tentation d’une partie de cartes, par un rien. Il avait ensuite des excuses géniales, comme l’Italien seul sait en trouver, avec des mots tendres, qui désarmaient Dora. Elle pardonnait, et s’en voulait bientôt de sa faiblesse.
Pendant qu’elle était là, à attendre, dans le silence de la nuit, elle se prit à songer à tout ce qui s’était passé depuis vingt mois. Peu à peu, sa pensée s’engourdit de fatigue, les images devinrent confuses derrière son front et, renversant la tête en arrière, elle s’endormit profondément.
Sant’Anna, au lieu d’accompagner son ami jusqu’au club, comme il en avait d’abord l’intention, était monté. On lui avait proposé cinq parties d’écarté ; il en avait joué dix, quinze, avec une déveine croissante. La déveine exaspère l’Italien bien plus que la perte d’argent : lorsque, vers deux heures, Lelo entra dans le petit salon, le bougeoir à la main, le paletot jeté sur les épaules, le chapeau un peu de côté, il avait l’air de très mauvaise humeur.
La jeune femme, plongée dans le premier sommeil, ne l’entendit pas.
— Dora ! appela-t-il.
Et Dora eut un sursaut, elle ouvrit les yeux et se mit debout.
— Pourquoi n’êtes-vous pas couchée ? C’est insupportable de vous trouver toujours pelotonnée comme un chat à guetter mon retour !
— Vous aviez promis de revenir tout de suite ; j’avais une lettre à écrire, et puis je voulais vous parler à propos de cette place.
Si Dora n’avait pas eu les yeux encore pleins de sommeil, elle aurait vu, à la physionomie de son mari, que le moment était mal choisi.
— Nous y voilà ! fit le comte posant sa lumière sur la cheminée.
— Avez-vous réfléchi, comme vous l’aviez promis à Verga ?
— Parfaitement.
— Et qu’allez-vous faire ?
— Remercier… et refuser.
— Oh ! Lelo, j’avais espéré…
— Vous avez eu tort. Je ne veux pas aliéner ma liberté et m’attirer des seccature, des tracasseries.
— Dites-moi plutôt que vous craignez de déplaire à votre famille.
— C’est cela même. Vous avez deviné.
— Mes désirs ne comptent donc pour rien ? Votre mère, votre sœur, vous sont plus que votre femme ?
— Vous voulez me faire une scène ? Alors, bonsoir !
Et Lelo reprenant son bougeoir tourna les épaules et quitta le salon.
La jeune femme demeura, pendant quelques secondes, comme pétrifiée par le saisissement, puis un flot de sang rougit jusqu’à ses oreilles, deux grands éclairs jaillirent de ses yeux, la colère amincit le bas de son visage.
— Ah ! c’est ainsi ! s’écria-t-elle tout haut, eh bien, nous verrons !
En général, on connaît peu et mal les Italiens. On les croit volontiers ardents, passionnés, enthousiastes, faux et traîtres. Rien n’est moins exact. Le feu qui anime leurs yeux, leurs gestes, et colore leurs lèvres, n’est qu’à la surface. Ce sont des esprits froids, calculateurs et subtils, des sages avec des flambées de passion, des faibles avec des accès de force, des égoïstes avec des élans de bonté et de dévouement. Leur langue, que l’on imagine faite pour la guitare, est au contraire sévère, noble, difficile à manier. Elle ne se prête ni à la conversation ni au roman, mais elle est, par excellence, l’instrument de la poésie et de la philosophie. Race et langue italiennes ont conservé longtemps une harmonie et une rigidité classiques. Elles ont enfin commencé leur évolution ; et cette évolution, hâtée par la liberté reconquise, par la science et par les mariages étrangers, tend à une résurrection glorieuse.
Les Italiens et les Français ont bien eu la même mère, mais non le même père. Les Italiens sont les fils aînés et légitimes de la race latine ; elle leur a donné sa beauté, sa noblesse d’allures, sa douceur féminine. Puis, la grande dame a été violée par les Barbares, sur les champs de bataille, et de ce viol les Français sont nés. Gaulois et Francs ont laissé en eux leur empreinte, quelque chose de leurs rêves, de leur génie ; ils leur ont fait des corps agiles, des traits heurtés et irréguliers, qu’ennoblit et idéalise toujours l’âme maternelle. Cette demi-fraternité explique l’antagonisme latent qui existe entre les deux peuples, leurs brouilles, leurs réconciliations, leurs accès de haine et de tendresse. La dissemblance atavique de leurs caractères est surtout remarquable dans l’amour et dans le mariage. C’est un article de foi, chez les Américaines, que l’Italien fait pour l’étrangère un meilleur mari que le Français, et c’est incontestable. Sa nature, bien qu’affinée, est beaucoup plus simple. Dans sa vie conjugale, il n’a pas besoin d’art, d’illusions, d’idéalité. Il demande que sa femme soit jolie, qu’elle lui donne des enfants, qu’elle empiète le moins possible sur sa liberté, ne l’excède pas avec des sentimentalités et tienne compte de ses nerfs. Comme l’avait dit la marquise Verga, il est infidèle, mais constant. Si quelque bonne fortune se présente, il y fait honneur par dignité masculine : c’est une infidélité d’épiderme, et chez lui l’épiderme est très sensuel. Il a un goût prononcé pour la race saxonne : un secret instinct de sélection lui fait rechercher l’Anglaise et l’Américaine. De leur côté, l’Anglaise et l’Américaine sont irrésistiblement attirées par l’Italien. Elles, qui sont accoutumées à des hommes d’action, s’éprennent avec une facilité extraordinaire de cet être de paresse et de rêve. Elles ne le comprennent pas, mais elles l’aiment avec d’autant plus d’illusions. C’était le cas de Dora. Son mari était pour elle un mystère vivant qui l’intéressait, l’exaspérait et la charmait.
Comme la plupart de ses compatriotes, Lelo avait la colère prompte et vite apaisée, puis des accès de mutisme nerveux encore plus déconcertants, causés par une légère contrariété, un mot trop vif de sa femme, la présence même d’une personne antipathique, déterminés souvent par ces passages de mélancolie, ces curieuses rêveries auxquelles sont sujets les hommes de race très ancienne. Dora prétendait qu’alors il se mettait en boule à la manière des hérissons ; parfois, elle lui disait avec le plus grand sérieux : « Lelo, je vous en prie, ne vous mettez pas en boule !… » Le mot, très juste et irrésistiblement drôle en anglais : « Don’t curl up ! » avait fait fortune dans le clan italo-américain et on l’y répétait couramment. Lorsque la comtesse voyait son mari en boule, elle se faisait toute petite et ne s’en approchait pas. Quand il revenait à l’attitude normale, il la remerciait par un sourire, par un mot affectueux, de l’avoir laissé tranquille. Un jour, il dit à sa femme, à propos d’une divergence d’idées, qu’elle ne comprendrait jamais l’âme latine ; elle en fut piquée au vif. Le mot et la chose excitèrent ses railleries, elle s’en moqua impitoyablement, mais au fond elle sentait bien que l’âme latine était un ensemble de sentiments, de sensations, qui lui échappait.
Aussi bien elle ne s’était pas vantée, en disant au marquis Verga qu’elle mettait de l’huile dans les roues du char conjugal. Elle avait appris à peser ses paroles, s’était efforcée d’atténuer sa brusquerie. Madame Carroll, qui connaissait son caractère, n’en revenait pas. Jusqu’à son mariage, Dora n’avait vraiment songé qu’à elle-même ; elle s’oubliait maintenant, et cela ne lui coûtait pas. Lelo était devenu son objectif unique ; c’était son bon plaisir qu’elle consultait, et non plus le sien propre. Elle voyait très clairement les défauts et les faiblesses de son mari, mais elle les attribuait à son éducation. Elle rendait sa famille responsable de sa mauvaise humeur, de ses petites injustices, de ses entêtements. C’était contre cette famille, contre elle seule, que se tournait la colère de la jeune femme… C’était à sa belle-mère, à sa belle-sœur qu’elle en voulait, après cette fin de soirée orageuse, tandis qu’elle se déshabillait avec des doigts tremblant de rage et répétait :
— Ah ! c’est ainsi !… Eh bien, nous verrons !
L’homme, en général, a une facilité admirable pour oublier ses torts. L’Italien sait les réparer comme pas un : rimediare, « réparer » est son fort. Le lendemain matin, Lelo entra chez sa femme avec un visage reposé, rayonnant de bonne humeur, et lui proposa pour l’après-midi une promenade en phaéton. C’était un des plus grands plaisirs qu’il pût lui faire. Elle n’eut pas le courage de se punir elle-même en refusant : elle accepta, mais avec un air d’indifférence parfaitement digne. Du reste, à son réveil, une idée géniale lui était venue, une idée qui lui avait fait pousser un petit cri de joie et l’avait remise promptement sur pied.
L’hiver précédent, Dora, dont l’installation était incomplète, avait imaginé de donner des dîners, des soupers, des thés au Grand-Hôtel. Lelo y avait consenti non sans peine. Cette innovation provoqua de vives critiques ; dans la société noire, on s’en moqua spirituellement. Mais dîners, soupers, thés eurent un succès inattendu. Des princes, des ducs, possesseurs de palais, de maisons royalement montées, se mirent à recevoir, eux aussi, au Grand-Hôtel, et trouvèrent cela plus simple et plus économique. Leur exemple fut suivi. Et maintenant, à Rome, de très grandes dames viennent exhiber leurs toilettes, leurs épaules, leurs bijoux héréditaires, dans le décor banal d’un restaurant, comme des enrichies de la veille. Ces dînettes à l’américaine, succédant aux beaux repas aristocratiques d’autrefois, sont plutôt pénibles à voir, et Dora, qui les a mises à la mode, a sans s’en douter un gros péché sur la conscience. Cette année, cependant, l’état de sa maison, tout à fait organisée, lui avait permis de recevoir chez elle, et son mari entendait bien que désormais il en fût toujours ainsi.
Le lendemain de la scène qui l’avait si cruellement mortifiée, la jeune femme offrait un grand dîner à l’ambassadeur des États-Unis, un ami particulier de sa famille. Les invitations étaient lancées depuis huit jours. Ce dîner, auquel étaient priés des membres du corps diplomatique, des Romains, son beau-frère et sa belle-sœur, ce dîner, par la décoration de la table, serait blanc. Blanc ! tout blanc ! Voilà l’idée triomphante qui lui était venue. Ah ! on voulait ramener son mari dans le parti noir ! Eh bien, elle ferait un coup d’État et lancerait définitivement sa profession de foi. Quel jolie revanche ! Cette pensée mit toute la journée des lueurs de malice dans ses yeux clairs. Elle demanda à Lelo de lui laisser l’entière responsabilité des ordres et des arrangements : elle voulait, dit-elle, essayer de se tirer d’affaire toute seule. Il ne devait rien voir, rien savoir. Il promit gaiement de ne pas regarder.
Le hasard favorisa le plan de Dora. A déjeuner, le comte reçut une dépêche de Frascati, son chef d’écurie lui annonçait que son cheval favori était malade. Il partit aussitôt, emmenant le vétérinaire. Toutes les fleurs que la comtesse avait commandées arrivèrent dans l’après-midi et, portes fermées, elle passa plusieurs heures à en parer la table. Elle y travailla sous l’impulsion de sa rancune, jouissant d’avance de la figure que feraient son beau-frère et sa belle-sœur… et son mari. Son mari ! Ah ! ceci l’amusait moins. Serait-il bien en colère ? Elle aperçut tout à coup la hardiesse de l’acte qu’elle allait commettre. Un instant, elle le regretta, à cause du cardinal, qui le désapprouverait, puis elle haussa les épaules. « Tant pis ! il fallait bien donner une leçon à tous ces Sant’Anna et leur montrer de quoi l’Américaine est faite ! »
Lelo rentra de Frascati juste à temps pour s’habiller. A huit heures, tout le monde se trouvait réuni au salon. Lorsque le maître d’hôtel eut lancé la phrase d’étiquette, le comte offrit son bras à l’ambassadrice des États-Unis. Comme il arrivait au seuil de la salle à manger, ses yeux tombèrent sur la table magnifiquement dressée. Il pâlit de saisissement et dut se mordre la lèvre pour réagir contre la colère soudaine qui éclatait en lui. Un dîner blanc !… Sa femme avait osé cela !… Personne ne pouvait s’y méprendre. Les ors du plafond, les boiseries d’acajou, les livrées rouges et vertes des valets de pied, faisaient ressortir impitoyablement la couleur symbolique. Blancs, les petits abat-jour des flambeaux ; blanches, les roses qui s’élançaient du surtout d’argent ; blancs, les camélias, les œillets, les muguets jetés harmonieusement sur la nappe de Flandre où étaient tissées les armes des Sant’Anna. En prenant sa place vis-à-vis son mari, Dora rencontra ses regards étincelants : elle les soutint sans bravade et sans faiblesse, serrant un peu les lèvres pour se raidir en elle-même. Puis, tournant la tête vers le duc et la duchesse Avellina, elle vit, avec une satisfaction intense, leurs physionomies altérées et déconfites.
Donna Pia se remit très vite et, promenant les yeux sur la table :
— On dirait un dîner de fiançailles, fit-elle assez imprudemment.
— Un dîner politique, plutôt ! répliqua la comtesse. Le blanc est de mise, lorsqu’on reçoit un ambassadeur auprès du roi d’Italie, — ajouta-t-elle avec un sourire à l’adresse de son compatriote.
— Ah ! c’est vrai, j’avais oublié ! fit la duchesse avec une impertinence de grande dame. C’est une très jolie idée que vous avez eue là.
— N’est-ce pas ? fit Dora de l’air le plus innocent. Je suis contente qu’elle vous plaise.
Seuls, les Romains qui se trouvaient là sentirent l’animosité, la colère qui se cachaient sous ces paroles aimables. Il y eut un moment de froid et de malaise produit par les fluides qui extériorisaient l’hostilité des deux jeunes femmes. Avec sa belle humeur, la comtesse l’eut bien vite dissipé et, pendant le reste du repas, elle sut éviter tout ce qui aurait pu troubler de nouveau la sérénité de l’atmosphère. Le dîner devait être suivi d’une réception au cours de laquelle il y aurait de la musique. Aussitôt après le café, le duc et la duchesse Avellina se retirèrent, sous prétexte d’un engagement. Aucun des invités ne s’y trompa : cette manœuvre était bel et bien une protestation politique.
Le marquis Verga fut le seul, cependant, à soupçonner toute la vérité. Curieux de savoir s’il avait deviné juste, il saisit un moment propice et séquestrant son ami :
— Quelle bonne inspiration tu as eue de donner ce dîner blanc !
— Tu trouves ?… Eh bien, tu peux féliciter ma femme : car l’idée est d’elle, tu aurais dû t’en douter. C’est une surprise qu’elle m’a faite.
— Ah, elle est bien bonne ! elle est bien bonne ! s’écria le marquis en riant.
— Elle me semble mauvaise, à moi ! — fit Sant’Anna sans se dérider. — Ces Américaines ont le diable au corps !
— A qui le dis-tu !… Là pourtant, la comtesse t’a rendu un service, en arborant la couleur vraie de tes opinions. Cela fermera la bouche à ceux qui prétendent que tu te réserves pour le cas où ton oncle serait élu pape.
Une flamme passa sur le visage de Lelo.
— Imbecilli ! imbéciles ! — fit-il avec l’expression de dédain cinglant que l’Italien sait donner à ce mot. — Ceux-là me connaissent mal. Si mon oncle, devenu pape, suivait la politique de ses prédécesseurs, je solliciterais immédiatement un office à la cour, pour montrer mon loyalisme envers l’Italie : car je suis Italien… je l’ai senti dans toutes mes fibres lors de la défaite d’Adoua ! conclut-il en abaissant ses paupières.
— Je n’en doute pas. En attendant, ce dîner blanc, offert à l’ambassadeur des États-Unis, sera considéré comme une courageuse initiative. Ne t’avise pas de la renier.
— Si je ne le fais pas, c’est par respect pour moi-même. Dora mériterait une leçon.
Pendant cette conversation, dont elle devinait le sujet, la jeune femme avait épié, non sans inquiétude, la physionomie de son seigneur et maître ; elle ne l’avait point trouvée rassurante. Quelques minutes plus tard, le marquis la tirait à part et lui disait avec un sourire :
— Ah ! comtesse, comtesse ! vous allez trop vite en besogne !
— Vous me blâmez ?
— Comme mari, oui. Une femme n’a pas le droit de prendre de telles initiatives. Maintenant, Lelo, par esprit de contradiction, pour apaiser les siens, va faire un pas en arrière.
— N’importe, j’ai eu ma petite satisfaction. Et tout le monde saura demain de quel parti nous sommes.
— Oui, mais rappelez-vous notre proverbe : Chi va piano va sano !
Pendant le reste de la soirée, Dora chercha en vain à rencontrer le regard de son mari. Malgré sa bravoure naturelle, elle ne laissait pas que de redouter le moment où il lui faudrait affronter ses reproches. A mesure que les groupes de ses hôtes s’éclaircissaient, son appréhension augmentait. Lorsque vers une heure du matin tout le monde fut parti, elle donna ses derniers ordres et alla rejoindre Lelo qui, ce soir-là, n’avait pas eu besoin de prendre l’air.
En entrant dans le petit salon où il l’attendait, debout devant la cheminée, la physionomie « sauvage », comme disent les Anglais, elle eut un petit rire nerveux ; puis, s’approchant de lui, elle baissa la tête, croisa ses doigts endiamantés au-dessus de son front comme pour se préserver de quelque projectile :
— Ne me foudroyez pas ! dit-elle.
Elle était si drôle ainsi, que Lelo eut de la peine à réprimer un sourire.
— J’ai eu tort, ajouta la jeune femme en se redressant.
— Ah ! vous me faites la grâce de le reconnaître !
— Oui, parce que ma conscience me l’a dit… un peu tard, c’est vrai. Je me suis laissée emporter par le plaisir de me venger de votre rebuffade de l’autre soir… et par le désir que j’ai de vous voir Italien.
— Italien ! répéta Lelo, en ouvrant tout grands ses yeux magnifiques. — Et qu’est-ce que je suis, s’il vous plaît !
— Romain. Votre famille est romaine ; elle a une religion, et pas de patrie. La patrie, c’est le drapeau, ce n’est pas l’église.
Sant’Anna demeura comme saisi.
— Elle est forte, celle-là ! balbutia-t-il.
— C’est la vérité. Votre fils sera Italien, du reste ; vous ne pouvez pas être dans un autre camp que lui.
Les paupières du comte battirent, il effila nerveusement sa moustache. La comtesse reprit :
— Je ne blâme pas les vôtres…
— Vous êtes bien bonne !
— Je ne les blâme pas, — continua-t-elle imperturbablement, — parce qu’ils ne peuvent guère penser autrement qu’ils ne font ; mais ils cherchent à vous ramener au Vatican, c’est ce qui m’enrage.
— Ce qui vous enrage, c’est de ne pas faire partie de la cour. Votre ambition n’est pas tant de me voir maître des cérémonies que de devenir dame d’honneur de la reine. Vous autres Américaines, vous êtes insatiables. Un de ces jours, vous allez me demander de prendre ce titre de prince napolitain qui est dans la famille !
— Non, non, jamais. Je ne suis pas assez stupide pour vouloir changer ce beau nom historique de Sant’Anna contre un nom que personne n’aura jamais entendu à Rome. Du reste, une couronne fermée m’effrayerait.
— C’est heureux !… Et maintenant que nous sommes blancs… blancs ! — répéta rageusement le comte, — vous l’avez proclamé et je ne vous démentirai pas : que cela vous suffise… Mais tant que ma mère vivra, nous nous en tiendrons là de nos démonstrations politiques. Je ne veux ni l’offenser, ni la peiner davantage. Vous considérez ces égards comme des sentimentalités méprisables : ces sentimentalités sont dans mon caractère latin, je vous prie de les respecter à l’avenir. Demain, ces satanés journaux feront de votre dîner blanc le sujet de leur chronique mondaine ; les uns me loueront, les autres m’insulteront. Voilà ce que vous aurez gagné !
— Je n’avais pas prévu cette conséquence, fit Dora confuse, je le regrette…
— Non, vous n’aviez pas prévu ! S’il y a des femmes qui pensent, il y en a joliment peu qui réfléchissent, et, sûrement, vous n’êtes pas de celles-là… Vous auriez dû savoir que l’on n’en use pas si librement avec les gens et les choses du Vieux Monde. Rome, qui n’a pas été bâtie en un jour, selon le proverbe, ne saurait non plus être démolie en un jour, même par les Américaines.
— Après tout, — fit la jeune femme avec un peu d’impatience, — le mal n’est pas si grand. Il est toujours honorable d’avoir le courage de ses opinions.
— Quand cela est nécessaire, oui… mais quand cela ne sert qu’à vous attirer des ennuis, c’est idiot !
La comtesse, qui était restée debout, mit ses bras autour du cou de son mari.
— Voyons, Lelo, ne croyez-vous pas que vous m’avez dit assez de choses désagréables pour ce soir ? Vous devez être soulagé.
La jeune femme était là devant son mari, les joues colorées, les yeux luisants entre leurs longs cils, très jolie dans sa toilette de souple satin blanc, toute parfumée par les fleurs de son corsage. Sant’Anna détourna son regard pour échapper à la séduction de cette jeunesse et de cette élégance ; il essaya même de se dégager de l’étreinte, mais elle la resserra, puis, par une inspiration assez extraordinaire chez celle qui avait été mademoiselle Carroll :
— Allons voir bébé ! dit-elle.
Et le comte, subitement pacifié, la physionomie détendue par la pensée de son fils, se laissa emmener sans résistance.
L’amour avait donné à la vie de madame Ronald, aussi bien qu’à celle de Dora, une autre direction, et les vingt mois écoulés furent également pour elle une période de grande activité.
Son changement de religion avait mis en émoi toute la société de New-York. La présidente des Colonial Dames abandonnant cette élégante Église épiscopale d’Amérique pour se faire catholique romaine ! C’était outrageant. On fut assez libéral pour ne pas lui retirer ses honneurs, mais sa conversion choquait d’autant plus qu’aux États-Unis le catholicisme est généralement considéré comme la religion des Irlandais et des pauvres. La vanité lui est un obstacle formidable. Le jour où quelques converties de première classe le mettront à la mode, il sera bien près d’avoir gagné la bataille. En attendant, il semble faire d’assez rapides progrès. Prendra-t-il définitivement racine ? Les croyances sont comme les germes : le sol où elles tombent les nourrit ou les tue. Si le catholicisme vit aux États-Unis, il y aura son évolution, il s’y développera comme il s’était développé dans l’âme de madame Ronald. Le cerveau américain sera le creuset d’où il sortira purifié de ses scories. Il deviendra plus viril et plus sain, moins sensuel et moins mystique. Il acceptera les découvertes de la science comme des révélations, reconnaîtra les forces psychiques et naturelles qui font les miracles. Il pratiquera, non plus la charité qui humilie, mais la fraternité qui relève. Il enseignera décidément à l’homme sa vraie mission, son rôle d’artiste et d’ouvrier dans l’œuvre universelle. Il deviendra cela, ou il demeurera l’apanage des Irlandais, des petits et des ignorants. Du reste, le catholicisme, intangible dans son essence, a autant de caractères qu’il y a de peuples et de races. En Angleterre, il est rigide, simple et mâle ; en Espagne, sensuel, sauvage et fanatique ; en Italie, faible et superstitieux ; en France, sentimental et idéaliste… On peut dire qu’il a son corps dans la race saxonne, son âme dans la race latine et qu’il aura probablement son esprit en Amérique.
Dès son retour, Hélène fut interviewée, assaillie de questions. Elle eut de furieux assauts à soutenir. Ses amies s’étonnèrent qu’elle eût embrassé une religion faite de superstitions grossières. Elle leur répondit, de son ton le plus absolu, qu’elles parlaient de ce qu’elles ne connaissaient pas, qu’il y a un catholicisme inférieur et un catholicisme supérieur, — où avait-elle pris cela, bon Dieu ! — et que ce dernier, le sien, était une religion très avancée, la religion de l’avenir. Elle montra triomphalement la logique, l’enchaînement des dogmes symboliques, sortant de la légende de l’Éden, et la poésie, la spiritualité du culte. Elle déclara, enfin, qu’elle aimait mieux appartenir à une Église ayant un chef visible, attendu qu’un corps avec une tête, même imparfaite, est préférable à un corps sans tête. Dans sa bizarre apologie, elle mit cette ardeur caractéristique que l’Américaine emploie à propager une idée. Elle ne se douta pas un instant qu’elle nageait en pleine hérésie. L’abbé de Rovel eût été à la fois émerveillé et horrifié de voir comment la lettre du catéchisme s’était développée dans ce cerveau de Transatlantique.
Mademoiselle Beauchamp éprouva un très grand chagrin de ce qu’elle appelait la folie de sa nièce. Elle en accusait le séjour au couvent de l’Assomption. Elle ne fit jamais aucun reproche, pas même la plus légère allusion ; cette réserve seule montrait combien le sujet lui était pénible. Hélène, s’étant invitée à déjeuner chez elle un vendredi, on lui servit des aliments maigres. La jeune femme ne put s’empêcher d’admirer le sentiment du devoir dont témoignait cette attention.
— Un bon point pour vous, tante Sophie !… dit-elle en souriant. Vous mériteriez de devenir catholique.
— Merci ! répondit la vieille fille en se redressant de toute sa hauteur physique et morale. — La religion de mes parents me suffit ; elle a fait plusieurs générations d’honnêtes gens.
Madame Ronald trouva dans sa foi nouvelle, non pas la paix complète qu’elle avait espérée, mais des joies très douces et une croissante satisfaction intérieure : son âme s’affina, se nuança d’une façon merveilleuse ; elle resta incapable, cependant, de ces grands coups d’ailes qui rompent à jamais les liens terrestres. Hélène eut le bonheur de rencontrer parmi les prêtres de Saint-Patrick, sa paroisse, un Américain d’origine irlandaise sur qui semblait être tombé le manteau du cardinal Manning, un homme qui aimait l’humanité pour elle-même. Le père O’Neill sut tourner le cœur et l’esprit de la nouvelle convertie vers les malheureux. Sous son inspiration, madame Ronald mit en pratique le principe de cette assistance mutuelle qui est la forme élevée de la charité. Elle se livra à un véritable sauvetage matériel et moral d’êtres humains ; elle y trouva un intérêt — an excitement — de plus en plus vif, et des jouissances qui lui firent mépriser toutes les autres. Au lieu de cette fameuse ligue contre le luxe qu’elle avait rêvé un jour de créer, elle fonda une ligue contre le vice, la saleté, la laideur, la maladie. Elle enrôla comme apôtres des jeunes filles, des jeunes gens, des millionnaires, demandant aux uns de l’argent, aux autres leur concours actif. Personne n’eut jamais le courage de lui rien refuser. Sa beauté, son charme, ne lui valurent plus seulement d’inutiles admirations, mais des dons magnifiques, qui vinrent alimenter des œuvres humanitaires. En vingt mois, elle fit un bien considérable. Elle acquit un pouvoir tel que plusieurs de ses bonnes amies l’accusèrent de mettre la charité au service de la coquetterie.
Cette vie nouvelle l’arracha forcément aux souvenirs dangereux, sans la guérir de l’amour qu’elle avait rapporté d’Europe. Il semblait inexpugnable : les forces réunies de la religion et de la charité avaient été impuissantes à le chasser de son cœur. Quand elle recevait une lettre de Rome, elle demeurait troublée pendant des semaines entières. Dora, naguère, avait l’habitude de lui tout raconter : elle continuait, sans y être encouragée, pourtant. Le nom de Lelo revenait à chaque page, et ce nom n’avait pas perdu son pouvoir occulte sur madame Ronald. Lelo ! deux syllabes ! quatre menus caractères, noirs sur blanc ! A les voir, les mouvements de son cœur s’accéléraient, son visage se colorait, les coins de ses lèvres frémissaient. Comme un fer chaud sur l’encre sympathique, ce petit mot ravivait en sa mémoire les traits du comte Sant’Anna, le son de sa voix, et la rejetait toute vive dans ce joli rêve de Lucerne et d’Ouchy qui avait gardé la séduction de l’irréel. Elle s’apercevait, alors, avec colère, qu’elle n’avait point recouvré sa liberté. Elle redoutait et désirait l’arrivée de ces lettres. Elle les parcourait d’abord hâtivement, comme si elles l’eussent brûlée, puis les relisait. Toutes contenaient quelque message de Lelo, des paroles aimables, affectueuses, qui parfois lui semblaient ironiques et perfides, et lui donnaient une envie folle de se venger. Quand Dora laissait deviner quelques-unes de ses désillusions, elle éprouvait un mesquin plaisir qui, en lui montrant son infériorité, la rendait honteuse d’elle-même. Pendant ces crises, qui étaient autant de rechutes douloureuses, sa vie si brillante, si bien remplie, lui paraissait morne et vide. Un immense découragement s’emparait d’elle. « A quoi bon ? à quoi bon ? » Ce cri de lassitude lui venait sans cesse aux lèvres. Elle ne sentait plus même la répercussion de la joie qu’elle créait, sa pensée se détournait des malheureux et, comme d’eux-mêmes, ses yeux allaient au tableau de Willie Grey, la Folie de Titania, qu’elle avait placé dans son cabinet de toilette. Et ce n’était pas la piètre figure de l’âne qu’elle regardait, mais le visage transfiguré de la pauvre amoureuse. Elle aurait voulu aimer ainsi, avec ivresse, avec aveuglement. Ces défaillances d’honnêteté n’avaient chez elle que la durée d’un désir instinctif ; elle se ressaisissait aussitôt et remerciait sincèrement la Providence, qui n’avait pas permis qu’elle succombât à cette horrible tentation d’Ouchy.
Pendant ces heures mauvaises, Hélène se pressait désespérément contre son mari. Et c’était sa bonté, sa supériorité morale, sa beauté physique qui l’aidaient le plus efficacement à chasser l’image de Sant’Anna. Elle se rappelait avec orgueil la petite scène de Monte-Carlo, la manière virile dont il avait châtié l’insolence de son admirateur. Elle revoyait sa haute taille, ses yeux fulgurants. Ah ! c’était bien un homme, celui-là ! Elle aimait à se rappeler la sensation de sécurité qu’elle avait eue, en reprenant son bras, après tant de mois de séparation. La pensée qu’elle n’était pas la femme impeccable qu’il croyait la rendait plus humble. Elle se montrait moins exigeante, moins tyrannique avec lui et respectait mieux son travail. Quand il venait, suivant son habitude, s’asseoir à côté de sa merveilleuse table de toilette et causer avec elle avant le dîner, l’esprit d’Hélène ne s’égarait plus comme autrefois sur des riens, elle le suivait d’aussi près que possible. D’intéressantes discussions s’engageaient entre eux. Elle ne manquait aucune occasion de lui prouver que son catholicisme supérieur, — celui dont elle pouvait revendiquer la découverte, — était d’accord avec la science. Elle le faisait d’une manière triomphante, ingénieuse, qui amusait infiniment M. Ronald. Et, à chaque instant, elle ramenait son mari sur le sujet de l’amour. Elle se plaisait à l’entendre affirmer qu’il est une des forces de la nature, qu’il agit sur les êtres à la façon de la lumière. Alors elle interrompait sa toilette, demeurait immobile, le peigne ou la houppe à la main, ses beaux yeux bruns fixés sur lui, et, avec une attention passionnée, elle l’écoutait développer sa conception de la vie, de l’univers, sa philosophie scientifique, la seule capable d’arriver à la vérité, et, en l’entendant, la conscience qu’elle n’était qu’un acte vivant d’une volonté divine, lui venait plus nette, et cette conscience lui communiquait une paix que rien ne pouvait lui donner.
Quant à M. Ronald, il éprouvait pour sa femme cette tendresse éperdue que l’on a pour ceux qui ont failli vous être enlevés. Sans s’expliquer pourquoi, par une sorte d’intuition rétrospective sans doute, il s’étonnait souvent de la voir là à ses côtés, et frissonnait à la pensée qu’elle aurait pu ne plus y être. Il attribuait son changement, un changement qui le ravissait, à sa nouvelle religion, et, par reconnaissance, il l’accompagnait, de temps à autre, à Saint-Patrick ou à Saint-Léon. La Providence amène souvent certains résultats avec des éléments contraires, comme si elle avait un plaisir d’artiste à créer et à vaincre les difficultés. Et ainsi, tout ce qui semblait devoir séparer Hélène et son mari avait rendu leur union plus étroite et plus profonde.
Cependant, comme l’avait dit Dora au marquis Verga, M. Ronald avait été envoyé à Paris pour représenter les États-Unis au Congrès international de chimie. Sa femme l’avait accompagné ; tous deux se trouvaient de nouveau installés à l’Hôtel Castiglione.
Le climat et l’air peuvent réveiller d’anciens germes de fièvre ; la vue des lieux associés à un amour ou à un chagrin peut raviver cruellement l’un ou l’autre. Et madame Ronald s’en aperçut bien vite. La première fois qu’elle se retrouva dans la rue de Rivoli, au point précis où le comte Sant’Anna était survenu derrière elle, une vague d’émotion soudaine colora son visage, précipita les battements de son cœur. Par un phénomène psychologique entièrement subjectif, elle crut sentir la présence de Lelo et, comme poussée par une force irrésistible, elle refit le même chemin, s’aventura dans cette avenue Gabriel de dangereuse mémoire. A un certain endroit, elle eut l’illusion que le jeune homme était là tout près, tout près. Alors, elle redressa la tête, elle serra ses lèvres, avec un instinctif mouvement de dignité et de révolte. Elle marcha dans la curieuse atmosphère créée par son imagination, elle se revit telle qu’elle était en ce jour qui devait marquer sa vie d’une marque indélébile : elle avait un chapeau garni de roses pâles, un costume beige clair ; il faisait un temps splendide, il y avait dans l’air un parfum délicieux de fleurs et de verdure ; elle cheminait gaiement, le cœur léger, sans souci, sans pressentiment… « Non, pas plus que n’en a cette pauvre araignée de Madagascar, dont l’homme va s’approprier la substance et la liberté ! » se dit-elle avec amertume, tirant sa comparaison imprévue d’un article de magazine qu’elle venait de lire. — Cette promenade à pied, qui avait pour but apparent une visite à madame Revins, devait, en réalité, amener le mariage de Dora, le malheur de Jack Ascott, son épreuve douloureuse à elle, sa conversion au catholicisme… Sa conversion ! Ce souvenir fut comme un trait de lumière dans son âme troublée ; sa figure se détendit subitement, puis le désir lui vint de revoir le couvent de l’Assomption. Un coupé de remise descendait à vide les Champs-Elysées : elle l’arrêta, se fit conduire chez Lachaume, acheta des azalées, une énorme brassée de roses, et, une heure plus tard, elle arrivait au pensionnat avec sa riche offrande de fleurs.
La supérieure, agréablement surprise, la reçut, les bras et le cœur aussi largement ouverts que le permettait son austérité. Après une assez longue causerie, la jeune femme exprima le désir de parer elle-même la chapelle, comme autrefois. Mère Émilie y consentit volontiers et lui donna une sœur pour l’aider.
Hélène éprouva une vive émotion en pénétrant dans ce sanctuaire où elle était devenue catholique romaine. Et comme elle était changée ! Tout en allant et venant autour de l’autel à pas assourdis, elle se rappela son irrévérence de protestante. Cette petite porte d’or du tabernacle, qu’elle eût jadis ouverte hardiment, lui inspirait maintenant une vénération mêlée de crainte ; pour rien au monde, elle n’eût osé y toucher. Et tout en effleurant la nappe de lin, en maniant les vases et les chandeliers, elle sentit au bout de ses doigts de croyante une sorte de fluide, qui semblait la mettre en communication avec l’âme de ces choses bénites et lui en rendre le contact pénétrant et doux. Son travail terminé, elle s’agenouilla au pied de l’autel qu’elle venait d’orner comme pour un jour de fête. Avec sa lucidité d’intellectuelle, elle se rendit compte de la transformation qui s’était accomplie en elle, de sa vision intérieure agrandie, de la spiritualité qu’elle avait acquise : elle s’en félicita. Comme à la majorité de ses compatriotes, le progrès, le développement des facultés, lui paraissaient des choses désirables entre toutes. Avec une conviction profonde, une confiance touchante, elle murmura :
— In the end all will be well !
« A la fin, tout sera bien !… » Cet acte de foi, le plus simple et le plus haut qui puisse sortir de l’esprit de l’homme, qui vient naturellement aux lèvres de l’Américain, se formula de nouveau, avec plus de netteté encore, dans la pensée de madame Ronald :
— In the end all will be well ! répéta-t-elle d’une voix ferme en se relevant.
Le retour de madame Ronald à Paris causa un très vif plaisir à M. de Limeray. Pendant les vingt mois qu’avait duré son absence, une correspondance suivie avait donné à leurs relations un charmant caractère d’intimité. Le « Prince » chercha tout de suite à deviner l’état de cœur de son amie américaine. Il ne croyait pas à la durée d’un amour malheureux chez une jolie femme, pas plus qu’à la durée des regrets chez une femme aimant beaucoup la toilette. Il prétendait que les admirations et les chiffons ont vite raison d’une passion ou d’un chagrin. Cependant, à la première question qu’il fit sur le comte et la comtesse Sant’Anna, le retrait du regard d’Hélène, la dureté de son accent, lui prouvèrent qu’elle n’avait point recouvré sa belle indifférence d’autrefois. Bien que cela bouleversât ses petites théories, il fut charmé de voir qu’elle était capable d’un sentiment profond. Il eut mille occasions de constater que l’oubli n’était pas encore venu pour elle. De fait, le séjour d’Europe semblait être mauvais à madame Ronald. Était-ce la distance moindre entre elle et Lelo, étaient-ce les lettres dont Dora la persécutait ? Quoi qu’elle fit, quoi qu’elle dît, sa pensée demeurait tournée vers Rome.
Un soir, en revenant du théâtre, elle trouva sur sa toilette un grand pli jaune portant le timbre d’Italie. Elle le prit, le palpa, et, devinant ce qu’il contenait, elle l’ouvrit avec des doigts nerveux. C’était bien cela !… Deux photographies ! celles du comte et de la comtesse Sant’Anna ! Elle les rejeta vivement, et elles allèrent s’étaler sur ses brosses. Mais le mal était fait, le choc reçu : son regard avait rencontré la figure de Lelo, et elle en avait été touchée au cœur. Comme subitement gênée par la présence de sa femme de chambre, elle l’envoya se coucher. Restée seule, elle reprit le portrait de Dora, l’examina avec une fiévreuse curiosité. La jeune femme, en grand appareil de soirée, paraissait tout à fait jolie. Ses traits étaient moins aigus, son expression plus douce.
— Elle est bien capable d’avoir embelli ! dit madame Ronald à haute voix. — Elle est capable de tout ! ajouta-t-elle avec une colère presque comique, en lançant la photographie loin d’elle.
Hélène se mit ensuite à tourner dans sa chambre. Elle commença sa toilette de nuit, revint s’asseoir devant son miroir, brossa indéfiniment ses cheveux, les releva coquettement sur le sommet de la tête, résistant au désir de jeter un second coup d’œil sur l’autre portrait qui était là. A la fin, n’y tenant plus, elle le saisit brusquement, et, les lèvres serrées, la physionomie dure, elle le regarda un instant.
— Flatté ! retouché ! fit-elle avec une inflexion de dédain.
La photographie n’est pas artistique, mais elle est scientifiquement brutale et vraie. La lumière est implacable. Elle saisit les traits et l’âme de l’individu. Elle peut révéler la pensée criminelle, aussi bien que la maladie cachée. Nous ne savons pas encore lire ses révélations. Sur ce morceau de carton que tenait Hélène, la belle tête italienne de Sant’Anna se détachait avec une extrême vigueur. Il était vivant ; il la regardait comme il l’avait souvent regardée à Lucerne, à Ouchy : sous le magnétisme de sa caresse, le visage de la jeune femme se radoucit, revêtit un air de tendresse qu’il n’avait jamais eu.
Par une de ces ironies qui semblent voulues et donnent quelquefois à nos destinées un caractère de comédie, il se trouva que, le matin même, M. Ronald avait acheté une loupe, assurant qu’à Paris elles sont plus parfaites qu’ailleurs. Il était venu la montrer à sa femme et l’avait oubliée sur la toilette ; elle y était encore. Hélène, curieusement inspirée, la prit pour examiner la photographie de Lelo. Alors son cœur se mit à battre violemment. Elle les voyait tout proches, les yeux merveilleusement enchâssés, le nez finement modelé, les lèvres d’un dessin si pur. Et, dans les prunelles, il y avait cette chaude lumière qui est le reflet même de l’âme latine ; sur la bouche sensuelle flottait un sourire, quelque chose de tendre, un désir peut-être. L’illusion de la vie lui vint si foudroyante qu’elle laissa échapper la loupe. Elle se leva toute pâle, tremblant de la tête aux pieds, et, sous l’impulsion d’un remords, d’une souffrance aiguë, elle jeta le portrait dans la cheminée où pétillait une flambée de bois. Il tomba tout droit, la face vers elle. Le feu ne le saisit que lentement, comme à regret ; sous l’action combinée des acides et de la chaleur, le visage fixé sur le papier parut s’animer ; du milieu des flammes, les yeux la regardaient, la bouche lui souriait. Hélène en demeura glacée d’horreur. Elle suivit, avec des prunelles dilatées par l’angoisse, les progrès de son auto-da-fé. Quand l’image de Sant’Anna ne fut plus qu’une légère cendre grise, elle passa son mouchoir sur son front, humide d’une sueur de cauchemar.
— C’est affreux, affreux ! dit-elle tout haut.
En elle-même elle ajouta :
« Il y a peut-être bien quelques parcelles de vie humaine dans une photographie… »
Ce petit incident troubla l’âme d’Hélène plus profondément que rien n’avait pu le faire depuis vingt mois. Elle fut tout à coup reprise de cette nostalgie des choses irréalisables qui donne le dégoût des plaisirs, des affections simples, de la vie même, et qui est plus difficile à supporter qu’une douleur franche.
Et puis le comte et la comtesse Sant’Anna la pressaient de venir à Rome. De là-bas une force attirante semblait agir sur toutes les fibres de son cœur. Le désir insidieux de voir Dora dans son rôle de grande dame, et de la réconcilier avec son oncle, s’était emparé d’Hélène et menaçait d’avoir raison de sa volonté.
Le bonheur et la guérison arrivent souvent de manière aussi imprévue que le malheur et la maladie. Un matin, en lisant le New York Herald, les yeux d’Hélène tombèrent sur l’annonce d’une conférence qui serait donnée, l’après-midi même, à la Bodinière, par le brahmine Cetteradji, sur « l’influence des Maîtres disparus ». L’Hindou devait être présenté par Jules Bois, le grand-prêtre français de l’occultisme, dont le nom est bien connu aux États-Unis. La curiosité de la femme américaine peut être considérée comme une véritable force : son esprit, avide de lumière, d’espace, de savoir, cherche sans cesse du nouveau. Nulle part peut-être autant qu’en Amérique on ne s’occupe des sciences psychiques ; madame Ronald s’y intéressait avec passion. De plus, à New-York, à Philadelphie, à Boston, le bouddhisme est en grande faveur. Çakya-Mouni a des adoratrices ; Bouddha, symbole de paix et de repos, se rencontre aujourd’hui, par un contraste piquant, et comme une leçon peut-être, chez les femmes les plus actives, les plus remuantes de l’univers.
Une conférence d’un brahmine ! Cette friandise intellectuelle ne pouvait que tenter Hélène. Elle envoya immédiatement un mot à une de ses amies pour l’inviter à y venir avec elle. Celle-ci ayant accepté, les deux Américaines se rendirent à la Bodinière et furent assez heureuses pour trouver des fauteuils que l’on venait de rapporter au bureau. La petite salle se remplit d’un public très spécial, pas brillant, pas élégant, mais très intéressant. Il y avait là des hommes graves à crânes pointus, des prêtres, des pasteurs protestants, des femmes ayant dépassé la trentaine, vêtues à faire crier, avec des visages de névrosées, des yeux inquiets, des physionomies ardentes. Dans ce milieu de cérébrales, se distinguaient les visages paisibles et froids d’une demi-douzaine d’Américaines, jolies et bien habillées.
Et, sur la petite scène où se sont succédé tant de spectacles divers, parut le prêtre de Brahma, une figure jeune et majestueuse, encadrée par Jules Bois et un interprète. Cetteradji portait une robe de fine soie blanche, avec une espèce d’étole posée en travers, nouée à gauche, dont ses doigts bruns tenaient les bouts. Le gracieux turban de l’Inde, croisé au-dessus du front, était placé comme une mitre sur ses cheveux noirs un peu longs. Son teint avait la chaude coloration de l’Extrême-Orient. Son visage aux larges pommettes, aux traits lourds, eût semblé commun, s’il n’eût été transfiguré par des yeux pleins de feu mystique. Toute sa personne donnait une impression de force, de pureté, de douceur. Il promena, un moment, son regard lumineux sur l’auditoire, comme s’il eût voulu en prendre possession. Ce regard fit courir un léger frémissement chez les spectateurs, plus marqué chez les spectatrices. Puis, la communication psychique établie, Cetteradji, dans un anglais que l’accent hindou rendait singulièrement harmonieux, parla des « Maîtres disparus », de Platon, d’Aristote, de Bouddha, du Christ. Il affirma qu’ils n’avaient point quitté notre planète, qu’ils étaient autour de nous, dans l’éther où vivent les esprits, les grands invisibles, qu’ils avaient une action constante sur notre progrès, sur notre civilisation. Il assura, de plus, qu’il avait eu des preuves tangibles de leur présence et qu’il existait entre eux et nous des moyens de communication. A ces mots, tous les yeux suspendus à ses lèvres prirent une expression de religieuse attente. Le silence devint sensible. On espérait apprendre les paroles magiques qui ouvrent les portes de l’au-delà. Hélas ! le brahmine se déroba comme tous les autres, mais il le fit avec une habileté particulière. Il déclara que, pour entrer en communication avec les Maîtres, il fallait avoir atteint, par des incarnations successives, un haut degré de spiritualité. Alors s’éleva de l’assemblée ce soupir pathétique qui sort de la poitrine de l’humanité après chacune de ses espérances trompées. Afin d’adoucir la déception, Cetteradji ajouta que, par une vie très pure, une aspiration perpétuelle vers le bien, on pouvait cependant attirer vers soi les esprits supérieurs.
Bien que la traduction en français de chacune des phrases anglaises eût un peu gâté cette conférence pour madame Ronald, elle fut affectée très fortement par ce magnétisme d’apôtre que possédait le brahmine. Il ne lui avait rien appris de nouveau : mais, soit par un effet de son imagination, soit par une véritable action psychique, sa parole lui avait fait un bien extraordinaire. Son discours terminé, Cetteradji annonça qu’il recevrait chez lui, 4, rue Boccador, les personnes qui auraient des questions à lui poser.
Alors Jules Bois, se levant, ajouta quelques mots, de cette voix onctueuse qu’il s’est faite. Il dit que nous avions besoin des forces psychiques pour réagir contre le mal envahissant, contre les ténèbres du matérialisme : il espérait qu’un grand nombre de personnes iraient demander au brahmine le secours de ses prières, de sa volonté supérieure, et recevoir de lui l’impulsion nécessaire pour marcher sans défaillance vers la lumière.
Tout cela fut très joliment débité, sur le mode mineur, avec un air suffisamment mystique. Mais, après la parole ardente, convaincue, du prêtre hindou, la parole laïque de Jules Bois parut décolorée, sans relief. De plus, l’apôtre français de l’occultisme, avec ses vêtements étriqués d’Européen, faisait assez pauvre figure à côté du blanc brahmine à la robe de soie.
Madame Ronald aperçut tout de suite la cause de cette infériorité :
— Décidément, dit-elle à son amie, on ne peut pas parler de ces choses avec une barbe de mondain et une redingote. Il faudrait avoir la figure rasée, une robe, un vêtement qui drape… des ailes, même !
— Oh ! je l’ai toujours dit, répliqua madame Carrington, qui adorait la toilette, le costume est la moitié de l’individu.
— Tout, quelquefois ! déclara Hélène, avec son joli ton de philosophe.
Rue Boccador, 4 !… Pendant toute la soirée, cette adresse du brahmine se répéta dans le cerveau d’Hélène, et, tout à coup, lui vint une idée bizarre. Cetteradji avait certainement un pouvoir psychique supérieur : elle l’avait senti ; en l’écoutant, elle avait éprouvé quelque chose de pareil à cette chaleur spirituelle que la parole du Christ produisait dans le cœur des disciples. Pourquoi n’irait-elle pas lui demander son aide comme l’avait conseillé Jules Bois ? Au moyen de la suggestion, il saurait peut-être effacer cette figure de Sant’Anna qui s’était si profondément imprimée dans son âme et qui, à chaque instant, malgré sa volonté, reparaissait triomphante. L’hésitation n’est jamais longue chez l’Américaine : oui, elle essayerait de la suggestion ; c’était une expérience à faire.
Le lendemain, madame Ronald, avec une petite fièvre d’émotion, se rendit rue Boccador. Elle y fut avant deux heures, avec l’espoir de passer la première. Deux messieurs l’avaient précédée : l’un était un clergyman, l’autre un homme du monde d’un certain âge. Celui-ci l’examina avec une curiosité qui la fit légèrement rougir. Afin d’engager la conversation, il offrit de lui céder son tour. Elle accepta, mais d’un air distant qui l’obligea d’en rester là. En attendant, elle essaya de préparer son entrée en matière. Qu’allait-elle dire ? Elle n’en savait rien. Grand Dieu ! ce serait plus terrible encore que la confession !… Quelle idée folle et ridicule elle avait eue ! Elle fut tentée de s’enfuir ; la présence seule de ses compagnons la retint.
A deux heures précises, la porte de droite fut ouverte par un Hindou en robe et en turban de couleur sombre. Hélène se leva, plus morte que vive. D’un geste, le serviteur l’invita à le suivre. Il lui fit traverser une seconde pièce et l’introduisit dans un grand salon, au moment même où Cetteradji y entrait. Après une sorte de prosternement devant son maître, il se retira, de son pas silencieux d’Oriental. Le brahmine, ayant salué sa visiteuse d’une inclination de tête un peu raide, un peu hautaine, lui indiqua un siège et s’assit dans un fauteuil à haut dossier, près d’une table couverte de papiers, au milieu desquels on distinguait des parchemins roulés et jaunis.
Un roi n’eût pas impressionné Hélène autant que cette blanche figure hiératique du prêtre hindou. Il lui parut encore plus imposant ici que sur la scène de la Bodinière, et tellement au-dessus des autres hommes, des passions humaines, qu’en présence d’un pareil personnage son amour douloureux lui sembla tout à coup puéril et ridicule. Elle n’oserait jamais lui en parler. Il fallait dire quelque chose, pourtant ! Son habitude du monde lui vint en aide.
— J’ai assisté hier à votre conférence, commença-t-elle d’une voix troublée par les battements de son cœur. — Elle m’a vivement intéressée… Je suis Américaine ; à New-York, nous nous occupons beaucoup des phénomènes psychiques… Malheureusement, ils prêtent à l’imposture. Nous avons souvent été dupés par d’habiles prestidigitateurs… Je voudrais savoir si le magnétisme, la suggestion, l’hypnotisme, sont des forces naturelles ou surnaturelles.
Hélène avait pris, à la manière des femmes, un long détour pour arriver au sujet brûlant.
— Ce sont des forces naturelles, — répliqua le brahmine sans hésiter, — et les plus nobles de l’homme, mais dont le développement n’est pas facile. Pour devenir un vrai magnétiseur, il faut mener une vie très pure, avoir une santé parfaite et entraîner constamment sa volonté. Tous les prêtres ont plus ou moins, sans s’en douter, le pouvoir de la suggestion : c’est même là le secret de leur influence. Les saints, eux, l’ont possédé à un très haut degré, et c’est au moyen de cette force qu’ils ont guéri l’âme et le corps, fait des miracles.
— Oui, oui, ce doit être cela ! dit vivement madame Ronald. — Hier, en vous écoutant, j’étais comme soulevée intérieurement et prise d’un désir de bien.
Il y eut un rayonnement de joie dans les yeux du prêtre.
— Je suis heureux que ma parole ait eu cet effet sur vous !
— J’ai senti que vous aviez un pouvoir de maître et, comme l’a conseillé M. Jules Bois, je suis venue vous prier de m’aider…
— En quoi ?
Hélène rougit ; ses yeux exprimèrent la détresse ; ses lèvres se contractèrent. Oh ! si elle avait pu fuir…
— Parlez ! fit le brahmine avec une douceur impérieuse.
— Eh bien… voici… Je voudrais guérir d’un amour qui gâte ma vie, qui me rend mauvaise, qui est très douloureux enfin, — acheva madame Ronald avec une brusquerie nerveuse qui trahissait sa souffrance. — J’ai pensé que vous pourriez m’aider. Cela vous paraît étrange, peut-être…
Puis, regardant anxieusement le brahmine :
— J’espère que vous ne me croyez pas folle ?
— Je vous crois très sage, au contraire ! répondit gravement Cetteradji.
— Ah ! tant mieux ! fit la jeune femme avec un soupir de soulagement. — Voyez-vous, je sais que l’amour n’est pas autre chose qu’un fluide comme la lumière, une sorte d’éther.
— Vous savez cela, vous ! s’écria le prêtre, avec un sursaut d’étonnement qui rompit l’impassibilité de sa figure de bronze.
— Un savant me l’avait dit et j’en avais ri. Maintenant, je suis convaincue que c’est la vérité.
— C’est la vérité, affirma l’Hindou. Les savants sont inspirés. Ils sont les vrais médiums de Dieu. Les découvertes arrivent au moment voulu, mais ils les pressentent souvent. L’heure n’est pas éloignée où l’on étudiera scientifiquement l’amour. C’est un des grands fluides de la nature, celui qui va travaillant l’humanité, portant la vie, la joie, la douleur.
— Oui, oui, et j’ai pensé que la force psychique devait être supérieure à cet agent aveugle.
— Il n’y a pas de forces aveugles, — déclara le brahmine, — il n’y a que des hommes aveugles.
— Peut-être… Enfin, hier, après vous avoir entendu, je me suis dit que vous pourriez donner une autre direction à mes pensées, effacer certains souvenirs, me délivrer de cette obsession sous laquelle je me débats en vain, car c’est une obsession, — répéta Hélène avec une sorte de colère. — Puisqu’il vous est possible d’établir la communication entre les individus, il doit vous être facile de la couper aussi ! ajouta-t-elle, comme si elle eût parlé d’un courant électrique.
Le prêtre ne sourit pas.
— Je le puis, répondit-il avec assurance.
— Alors, délivrez-moi ! répondit madame Ronald d’une voix suppliante.
— A quelle religion appartenez-vous ?
— A la religion catholique. Je m’y suis convertie.
— Tant mieux. C’est un grand pas que vous avez fait vers la spiritualité. Avez-vous le désir sincère, la volonté ferme de recouvrer la paix ?
— Si je l’ai !… Oh ! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, vous, fit étourdiment Hélène, combien c’est douloureux, un amour sans espoir. C’est pire qu’un mal physique.
Une étrange expression, une onde légère d’émotion passa sur le visage du brahmine. Ce fut comme un reflet d’humanité. Sa physionomie redevint aussitôt impassible. Il appuya sur la jeune femme un regard qui ne voyait ni ses cheveux couleur d’hyacinthe, ni sa beauté, ni son élégance, mais qui semblait vouloir pénétrer derrière son front et lire son âme.
— L’épreuve que vous avez subie a été bonne pour vous, — prononça lentement Cetteradji : — elle a développé vos facultés supérieures, diminué votre vanité, votre frivolité. Puisque vous êtes venue à moi, c’est qu’elle a suffisamment duré. Je puis y mettre fin. Je puis tourner définitivement votre pensée vers le bien, vers les malheureux, vers les petits, et vous donner le sentiment de la fraternité qui fait de la charité une joie divine. Le voulez-vous ?
— De tout mon cœur !
A ce mot, Cetteradji se leva et, les doigts repliés à la façon de Bouddha, il vint appuyer son index et son médius sur le front de l’Américaine. Sa taille sembla grandir, sa physionomie prit un air d’énergie, de vouloir extraordinaire. Ses yeux devinrent des yeux de lumière et de force, ses lèvres remuèrent légèrement. Sous la pression de ses doigts chargés de fluide, il y eut chez Hélène une palpitation d’âme, un émoi violent, une résistance même, puis un calme subit.
— Allez en paix, maintenant ! ordonna le brahmine.
Et son bras, comme brisé par un effort surhumain, retomba le long de son corps.
Madame Ronald se leva. L’ébranlement que venait de subir son cerveau lui avait donné une sorte d’étourdissement, d’ivresse. Elle eut cette aspiration particulière, ce soupir d’allégement qui termine les crises.
— Je me sens bien, murmura-t-elle.
— Ma pensée, ma volonté resteront sur vous tant que cela sera nécessaire, jusqu’à ce que vous soyez guérie.
— Comment le saurez-vous ?
— Je le sentirai, dit simplement Cetteradji.
Madame Ronald était trop américaine pour ne pas comprendre que le prêtre doit vivre, aussi bien que le médecin, de son pouvoir et de sa science. Pour la première fois, cependant, elle éprouvait de l’embarras à donner de l’argent. Durant quelques secondes, elle pétrit nerveusement son porte-cartes, puis elle en tira une enveloppe où elle avait mis un billet de cinq cents francs, et, la posant sur la table :
— Pour faire du bien, ajouta-t-elle gentiment.
— Il en sera fait, — répondit le brahmine avec une légère inclination de tête.
Puis il toucha un timbre, et le serviteur hindou parut pour reconduire la visiteuse. Cetteradji éleva de nouveau les deux doigts :
— La paix soit avec vous, maintenant et toujours !
La volonté du brahmine avait agi, par une merveilleuse suggestion, sur l’âme de madame Ronald. Elle avait libéré sa pensée, rendu impuissant le souvenir de Sant’Anna. Ses effets ne furent point passagers ; ils se marquèrent de plus en plus fort, par un progrès mystérieux. Hélène, sans étonnement, éprouva de nouveau la joie de vivre, d’être belle. Son œil redevint limpide, sa physionomie sereine, sa gaieté naturelle. Elle envoya à Dora de jolies toilettes, elle lui demanda des nouvelles de son enfant, ce qu’elle n’avait jamais pu faire. Et tout cela sans effort : la direction de son esprit était changée, simplement. Elle avait cependant gardé sur le front l’impression légère et profonde des deux doigts du brahmine. Chaque jour, à l’heure où elle était entrée en communication avec lui, il se dressait dans sa mémoire avec une netteté extraordinaire ; elle ressentait le magnétisme de son regard, elle éprouvait quelques secondes d’émoi, puis un bien-être particulier.
M. de Limeray ne fut pas long à se douter de quelque chose. Madame Ronald avait manifestement recouvré son équilibre. Son visage était resté un peu grave, mais il avait perdu cette expression pathétique, qui, tant de fois, avait trahi sa douleur d’amour. Et, signe plus probant encore, si l’on parlait de Sant’Anna, ses yeux ne se dérobaient plus, ses lèvres demeuraient fermes. La joie de convalescente qu’elle éprouvait à être délivrée de ses regrets, de l’idée fixe qui l’avait si longtemps oppressée, lui donnait par moments une exubérance de vie qui parut suspecte au vieux mondain. Il se demanda encore : « Qui est-ce ? » Ses soupçons se portèrent sur Willie Grey. Il reconnut vite qu’il avait fait un jugement téméraire. Que s’était-il donc passé dans l’âme de l’Américaine ? Sa guérison avait-elle été opérée par un confesseur habile, ou par une forte désillusion ? Agacé de ne pouvoir le deviner, le comte espérait qu’un jour ou l’autre quelque parole inconsciente viendrait lui donner la clé de l’énigme.
Dans la semaine qui précéda le départ des Ronald pour l’Amérique, M. de Limeray, après avoir déjeuné avec eux, voulut conduire Hélène chez Georges Petit, à une exposition internationale de peinture. Il aimait particulièrement ces stations dans les musées et les galeries en compagnie d’une jolie femme. De l’Hôtel Castiglione à la rue de Sèze, la distance est courte ; ils s’y rendirent à pied. Chemin faisant, madame Ronald se mit à parler de cette conférence qu’elle avait entendue à la Bodinière, un mois auparavant. Un sentiment obscur lui avait fait, jusqu’alors, garder le silence sur ce sujet. Elle répéta ce que Cetteradji avait dit des Maîtres disparus. Elle décrivit sa personne, son costume, avec un enthousiasme, une admiration qui amusèrent le comte, puis, à brûle-pourpoint :
— Croyez-vous au pouvoir de la suggestion ? demanda-t-elle, tournant autour du secret qu’elle ne voulait pas dire, comme font les femmes et les enfants.
— Sans doute !… Du reste, nous l’exerçons constamment, plus ou moins, les uns sur les autres, et sur nous-mêmes quelquefois. C’est ce pouvoir qui est probablement la grande force des conquérants et des meneurs d’hommes. On affirme qu’il est un moyen de guérison dans les maladies mentales ou nerveuses, mais les guérisseurs sont rares, j’imagine.
— Eh bien, Cetteradji doit en être un. Il a dans le regard, dans la parole, une puissance extraordinaire. En l’écoutant, nous étions comme hypnotisés, « nos cœurs devenaient brûlants », selon l’expression de l’Évangile. Nous lui aurions donné tout ce qu’il aurait voulu, notre argent, notre concours…
— Et il ne vous a rien demandé ?
— Rien.
— Allons, tant mieux ! fit M. de Limeray d’un air moqueur. — En tout cas, gardez-vous de jouer avec le magnétisme, la suggestion et toutes ces choses dangereuses. S’il y a de bons esprits, il y en a aussi de mauvais… Rappelez-vous la leçon de l’Éden, ô Ève ! ajouta le comte avec son fin sourire.
L’exposition de la rue de Sèze ne pouvait guère intéresser que des artistes ou des amateurs sérieux. C’étaient des esquisses, des ébauches curieuses, révélant la genèse de tableaux connus et admirés. Il y avait peu de monde dans la salle, lorsque madame Ronald et M. de Limeray y arrivèrent. Après avoir promené les yeux autour d’eux pour s’orienter, ils se dirigèrent vers le panneau occupé par Willie Grey. La tonalité du jeune maître le leur avait fait reconnaître de loin.
— La Folie de Titania ! s’écria le comte avec une expression de plaisir. — Ah ! le cachottier ! il ne m’avait jamais parlé de ces études ! Il aurait pu me les céder, pour me consoler de la perte de ce tableau qui m’a échappé et que j’ai tant regretté… Mais, j’y pense, n’est-ce pas monsieur votre frère qui l’a acheté ?
Un reflet d’émotion passa sur le visage de la jeune femme.
— Précisément ! et pour m’en faire cadeau, — répondit-elle avec un singulier petit rire. — C’est moi qui possède la Folie de Titania. Elle est dans mon cabinet de toilette.
— Dans votre cabinet de toilette ! fit M. de Limeray d’un air étonné.
— En bonne compagnie, rassurez-vous ! avec des Leloir et des Corelli.
— Peste ! Vous le mettez bien, votre cabinet de toilette !
— Oui. Comme j’y passe pas mal de temps, j’y ai placé de jolis tableaux. Cela repose les yeux ; c’est toujours un peu de beauté qu’on absorbe…
M. de Limeray revint aux études de Willie Grey. Il examina la dernière, où le peintre avait fixé son inspiration.
— Un chef-d’œuvre ! dit-il. Ce coin de forêt donne une sensation d’aurore et de printemps. Titania est adorable sur cette couche de mousse et de violettes, une vraie couche de reine ou de fée. On devine qu’elle vient de s’éveiller. Dans les yeux levés vers l’âne, il y a cette ivresse du rêve et de l’amour qui crée les illusions… Mais voilà un exemple de suggestion ! s’écria le comte, le visage éclairé par une idée soudaine.
— Un exemple de suggestion ? répéta madame Ronald, ahurie.
— Parfaitement ! Et dans Shakespeare !… Ah ! c’est fort !…
En disant cela, M. de Limeray conduisit Hélène vers les chaises placées en face des tableaux. Tous deux s’assirent.
— Ne vous souvenez-vous pas ? Obéron et Titania, le roi et la reine des fées, sont venus assister et danser, invisibles, au mariage du duc Thésée. Ils sont venus séparément avec leur cortège d’êtres aériens, de génies et de sylphes. Ils sont brouillés, parce que Titania a refusé de céder à son mari un de ses pages, un bel enfant de l’Inde, le fils d’une amie morte. Ils se rencontrent dans un coin de la forêt, se querellent, s’injurient, se font des reproches comme de vulgaires époux. Titania s’obstine dans son refus : Obéron, furieux, imagine de l’obliger à aimer un être inférieur, un animal quelconque, un lion, un loup ou un singe, il n’a pas de préférence… Une vengeance pas banale, entre parenthèses !
— Très banale, au contraire ! dit Hélène. — Humilier la femme qui vous résiste, c’est bien le fait d’un homme.
— Allons, allons, nous ne sommes pas si mauvais que cela ! Toujours est-il qu’Obéron envoie son messager, Puck, lui cueillir certaine fleur, la petite fleur d’amour que la flèche de Cupidon a rougie. Il la presse sur les yeux de Titania en lui disant : « Tu t’éveilleras quand quelque être vil sera près de toi. Tu l’adoreras, tu languiras, tu souffriras pour lui, fût-ce un sanglier, un ours, un chat… » N’est-ce pas là la suggestion ?
— En effet !
— Et c’est un clown affublé d’une tête d’âne que Titania voit en ouvrant les yeux. Il lui semble divinement beau. Elle en tombe amoureuse. Elle le couvre de fleurs, elle persiste à lui offrir des mets exquis, bien qu’il lui demande du foin et de l’orge. Pour se faire pardonner sa folie, elle cède à son mari ce page qu’elle ne voulait pas échanger contre un royaume de fées. Obéron, satisfait, pris de pitié, se décide à lui rendre la raison. Pour cela, il presse une autre fleur, ou je ne sais quelle herbe, sur ses paupières et lui dit : « Vois comme tu voyais autrefois ! »
— Oui, et l’orgueilleuse reine des fées s’aperçoit qu’elle a aimé un être inférieur… Pauvre Titania !
— Qui de nous n’a pas eu une de ces désillusions ? Elles sont pénibles, mais point humiliantes : on possède généralement les qualités que l’on prête à une personne aimée. J’ai relu vingt fois cet épisode de la folie de Titania, qui est enchâssé comme un joyau dans le Songe d’une Nuit d’été. Chaque fois, j’y ai découvert quelque chose de nouveau, et maintenant j’y trouve encore la suggestion.
— Elle y est, elle y est ! fit madame Ronald. C’est merveilleux de modernisme !
— Je crois vraiment que ceux que nous appelons les maîtres ont écrit comme des médiums, sous une haute inspiration, les livres que l’humanité devait déchiffrer. Il lui faudra des siècles et des siècles pour arriver à les entendre. Ils la conduiront jusqu’au bout de sa course, car ils renferment toute philosophie, toute psychologie, toute science. L’homme est un être condamné à épeler et qui, ici-bas, ne saura jamais lire couramment. Nous n’avons pas encore compris la Bible, ni l’Évangile, ni Dante, ni Shakespeare. De là leur immortel attrait. Du reste, le livre compris à première lecture ne vit pas… A propos de la Bible, savez-vous qu’un évêque anglais de mes amis m’a signalé un passage de la vision d’Ézéchiel qui ferait croire que le prophète a vu les hommes à bicyclette ? Il dit ces propres paroles : « Où ils allaient, les roues allaient, et où l’esprit devait aller, les roues allaient, car l’esprit des créatures vivantes était dans les roues. »
— Oh ! c’est curieux, très curieux !
— Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez appris sur l’amour ?
— Je vous ai appris quelque chose sur l’amour, moi ? fit Hélène, riant pour dissimuler son trouble. Vous m’étonnez !
— Oui, le jour du mariage de mademoiselle Carroll, vous m’avez dit que l’amour n’était pas autre chose qu’un fluide. Si cela est, les poètes qui, dès le commencement, l’ont appelé un « dard de feu » auraient été inspirés.
— Sûrement !
— Cette idée, que vous avez livrée à mes méditations, m’avait causé un certain effarement. Elle m’avait d’abord paru abominable… venant d’une femme, surtout. Puis elle s’est imposée à mon esprit. Elle l’a obligé à un travail d’observation. Vous voyez que, sans vous en douter, vous m’aviez bel et bien suggestionné… Enfin j’en suis arrivé à me dire que tous nos sentiments, amour, amitié, haine, sympathie, antipathie, sont peut-être bien produits par des effluves magnétiques sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir. Il est de fait que, lorsqu’on se trouve dans une pièce avec deux amoureux, on se sent affecté comme par un courant électrique. J’ai eu de longues conversations avec votre mari là-dessus. Il prétend que, si nous n’étions pas mis en communication les uns avec les autres au moyen de fluides, nous ne pourrions ni nous voir ni nous entendre. Selon lui la nature seule sait où aller chercher les éléments qui lui sont nécessaires pour créer ses instruments, un Léonard de Vinci, un Napoléon ou un idiot. Toutes les découvertes de la science, dit-il, tendent à démontrer que l’homme est dirigé comme les atomes, les astres et les mondes. Et je suis persuadé qu’il a raison. L’humanité a d’abord cru à la fatalité, puis au libre arbitre : elle finira par croire à la Providence, tout simplement. Savez-vous, madame Ronald, que je vous dois une très grande reconnaissance ?
— A moi ?
— Oui, vous avez lancé mon esprit dans une voie nouvelle : vous m’avez aidé à sentir que je suis entièrement entre les mains de Dieu… Cette conviction me fera supporter avec plus de courage et de résignation les mauvais jours de vieillesse qui me restent à vivre. Et c’était une Américaine qui devait m’apporter ce viatique spirituel ! N’est-ce pas étrange ?
— Je voudrais pouvoir admettre que j’ai eu sur vous une influence aussi bienfaisante !
— Admettez-le, car c’est la vérité.
— Je suis étonnée que les poètes et les romanciers ne fassent pas encore usage des découvertes de la science. Elles pourraient leur inspirer des variations nouvelles sur les thèmes immuables.
— C’est vrai. Ainsi une guérison d’amour au moyen de la suggestion… ce serait superbe !
A ces mots, dits sans aucune arrière-pensée, une rougeur si vive se répandit sur le visage de madame Ronald que le comte en demeura saisi. Ce fut une révélation soudaine. Il l’avait, la clé de l’énigme !
— Par exemple, continua-t-il impitoyablement, un beau brahmine vêtu de blanc, comme votre Cetteradji, imposant les mains à une jolie femme, à une Ève moderne, pour chasser l’image du tentateur : la Guérison de Titania ! Quel adorable tableau ! J’en parlerai à Willie Grey. Je vois cela d’ici !
Hélène se leva brusquement.
— Et moi, je vois que nous ne regardons rien, dit-elle d’un ton un peu sec. Voici quelque chose de Carrier-Belleuse.
Sans insister, M. de Limeray suivit madame Ronald. Il fit consciencieusement avec elle le tour de la salle, mais il était visiblement distrait. Il l’observait à la dérobée. C’était donc Cetteradji qui avait fait le miracle ! Elle s’était confessée à lui ! Elle était allée lui demander la guérison ! Le petit tableau qu’il avait imaginé se reproduisit dans le cerveau du comte.
« J’aurai ma Titania », se dit-il.
Puis, regardant Hélène avec admiration, il répéta en lui-même :
« Ces Américaines sont étonnantes, étonnantes ! »
Le dîner blanc des Sant’Anna défraya pendant huit jours toutes les conversations, soit dans le monde blanc, soit dans le monde noir. A Rome, ces petites manifestations politiques produisent généralement dans les deux camps une recrudescence d’antagonisme et d’animosité ; tout s’apaise à la surface, mais il reste au fond des cœurs un peu plus de haine et de rancune. Comme Lelo l’avait prévu, ce dîner lui attira un essaim d’ennuis. Il eut à subir les commentaires des chroniqueurs, les félicitations des uns, le blâme des autres, et, par-dessus le marché, les reproches de sa mère et de son oncle le cardinal. Il n’en faut pas tant pour exaspérer ce sensitif qu’est l’Italien. En vrai mari, il ne manqua pas de faire supporter à sa femme la mauvaise humeur que tout cela lui causait. Il rentra souvent à la maison les yeux noirs de colère, les nerfs tendus, et se mit plus d’une fois « en boule ». Dora, consciente de ses torts, se montra d’une patience admirable, usa de sa fameuse huile de sagesse, et sut retenir ces mots vifs qui lui venaient si facilement aux lèvres.
Un soir, avant le dîner, elle alla trouver Lelo dans son cabinet de toilette pour le consulter sur quelque arrangement. Comme il ne répondait pas à sa question, elle lui reprocha doucement son manque d’amabilité.
— Amabilité !… Demandez donc à cette pelote d’être aimable ! dit-il, en fichant rageusement son épingle de cravate dans le coussinet de satin placé près de la glace. — Depuis huit jours, grâce à vous, je suis comme elle : on m’enfonce des pointes de tous les côtés.
La comparaison fit rire la jeune femme :
— Eh bien, dit-elle gaiement, ce n’est pas généreux de me rendre les piqûres que vous recevez. J’ai agi avec légèreté. Je ne m’étais pas rendu compte des conséquences de mon initiative. Je vous en ai exprimé mes regrets, que puis-je faire de plus ?
— Me laisser tranquille, répondit brutalement Sant’Anna.
— C’est bien.
Sur ces mots lancés d’un ton de colère, la comtesse quittait la chambre en faisant claquer la porte derrière elle.
Cet éclat d’humeur fut l’orage qui éclaircit le ciel.
Lelo sentit qu’à son tour il s’était mis dans son tort. Il redevint aimable comme par enchantement et réussit sans trop de peine à se faire pardonner. L’Italien est particulièrement habile et irrésistible dans le repentir. Il a une façon de s’accuser, de se charger, qui vous désarme et semble rendre tout reproche inutile. Aussi se tire-t-il toujours d’affaire à bon compte.
Dora se félicitait de ce que les conséquences de son coup d’État n’eussent pas été pires. Elle comptait sans ce caractère romain façonné par des siècles de tyrannie théocratique, caractère qui, dans le parti noir, est resté singulièrement vindicatif et implacable.
Un matin, comme elle achevait son petit déjeuner, on lui remit une lettre d’apparence élégante, d’un papier pelure fortement bleuté, portant le timbre de la ville. L’écriture de l’adresse lui était inconnue et lui parut singulière. Elle ouvrit l’enveloppe avec une certaine curiosité, parcourut rapidement les quelques lignes… Le sang afflua aussitôt à son visage, puis se retira au cœur, laissant ses lèvres blanches et sèches. Elle relut : « Si vous tenez à savoir où votre mari va chaque jour avant le dîner, faites une petite visite, entre six heures et demie et sept heures et demie, dans certaine villa de la Place de l’Indépendance, vous serez édifiée. On revient toujours à ses premières amours. » Pas de signature ! Une écriture habilement contrefaite, des lettres d’un centimètre de haut, pressées les unes contre les autres et tracées comme par le va-et-vient d’un insecte.
Le billet anonyme était en italien. Depuis son mariage, la jeune femme n’avait cessé d’étudier cette langue ; elle comprenait parfaitement ; chacun des mots cruels pénétrait jusqu’à son cœur et y faisait éclater une douleur intolérable.
« La princesse Marina !… » Son nom lui sauta tout de suite à l’esprit ! Elle habitait une villa dans le quartier du Macao, sorte d’Aventin où bon nombre de grandes dames en rupture de mariage se sont retirées, pour attendre la loi du divorce. Lelo avait été autrefois un de ses admirateurs ; la marquise Verga et Hélène l’avaient dit à Dora. Le mot « admirateur » a, en général, pour l’Américaine, un sens élastique ; il ne précise rien : Dora n’avait jamais imaginé, pas même depuis qu’elle était mariée, que Donna Vittoria eût pu être, à un moment lointain, la maîtresse de son mari. Elle la croyait trop bien élevée pour cela… Si elle avait eu le soupçon de la vérité, elle n’aurait jamais souffert que la princesse passât le seuil de sa porte. Les deux femmes se rencontraient chaque jour, car elles tournaient dans le même cercle. Elles se faisaient des visites, s’invitaient réciproquement à de grands dîners, à des soirées de gala, mais leurs relations avaient gardé un ton cérémonieux et froid. Elles se critiquaient volontiers avec une égale malice.
« On revient toujours à ses premières amours. » Ces paroles impliquaient évidemment que Lelo avait aimé la princesse et qu’il l’aimait encore : à cette idée, il y eut derrière le front de la jeune Américaine un tourbillon de pensées violentes, une succession d’images qui jetèrent des éclairs dans ses yeux et donnèrent une incroyable dureté à sa physionomie. Trompée, elle ! Ah ! si elle en avait la preuve, comme elle divorcerait vite !… Elle s’avisa que le divorce n’existait pas en Italie. Eh bien ! elle demanderait sa séparation, emmènerait son fils, irait vivre aux Indes, en Chine, n’importe où, et jamais elle ne reverrait Lelo. Elle eut un petit éclat de rire faux et nerveux. Ah ! elle n’était pas de celles qui pardonnent, non. Dieu merci !
Plus la femme est simple, et plus elle ressent l’infidélité de l’homme. C’est ce qui rend l’Américaine si intransigeante, si implacable en cette matière. L’Européenne pardonne souvent, parce qu’elle connaît mieux la vie, la nature humaine, et surtout parce qu’il reste chez elle moins de matérialité primitive. Elle pardonne sans oublier, d’ailleurs. L’infidélité, la trahison est pour la femme ce que la gelée blanche est pour la plante ; ses effets sont les mêmes et aussi irrémédiables.
Si Dora n’était pas de celles qui pardonnent, elle était en revanche de celles qui peuvent raisonner avec quelque lucidité. Lorsqu’elle eut recouvré un peu de calme, elle se mit à chercher des indices dans la manière d’être de son mari. Elle n’en vit d’abord aucun qui pût l’alarmer, au contraire. Il était certainement très empressé auprès de la princesse Marina, pas plus pourtant que le marquis Verga ou tel ou tel autre. C’était sûrement la grande dame influente que l’on courtisait, et non la femme… La femme ! mais elle avait au moins quarante-cinq ans ! cinquante peut-être ! Elle se teignait les cheveux, se retouchait les sourcils et les lèvres ! Et Lelo aimerait ce vieux tableau ! Allons, c’était impossible !
Un vieux tableau !… Le fin profil de Donna Vittoria, sa taille souple, sa démarche onduleuse, la manière inimitable dont elle se servait de son face-à-main d’écaille blonde se retracèrent instantanément dans le cerveau de Dora, et les coins de sa bouche se contractèrent. Bizarrement, une impression qu’elle avait eue, quelques jours auparavant, se raviva aussi. Donna Vittoria était arrivée très en retard à un grand dîner. Une autre eût été confuse, eût bredouillé des excuses bêtes ou maladroites, elle avait dit simplement : « Scusate mi tanto, tanto ! — Excusez-moi tant, tant ! » — Et avec quelle grâce, quelle désinvolture ! Dora l’avait enviée. Oui, impossible de le nier, cette femme possédait un charme extraordinaire. Et puis elle l’avait, cette âme latine que Lelo croyait si supérieure ! Pour le mariage, l’âme saxonne suffit ; pour l’amour, il faut peut-être l’âme latine ! Cette pensée broya le cœur de la jeune femme. Ne serait-ce point à cause de la princesse que son mari faisait la sourde oreille quand elle lui parlait d’accompagner madame Carroll en Amérique ? Il n’avait pas dit non positivement, mais il était évident que cela ne lui plaisait pas et il avait plusieurs fois exprimé le désir d’aller à Ceresole, en Piémont, où Donna Vittoria passait l’été.
Dora reprit le billet anonyme et se mit à l’examiner. Dans l’écriture contrefaite, le format, la qualité du papier, il y avait la marque d’un homme ou d’une femme du monde. Qui donc pouvait avoir intérêt à détruire son bonheur ?… Une vengeance, sûrement ! Celui ou celle qui était capable d’une action si vile devait être capable aussi d’une calomnie… Le nom de sa belle-sœur lui vint à l’esprit, puis elle se dit que Donna Pia ne trahirait pas son frère. Elle savait que son mari faisait des visites à la princesse Marina, mais qu’il y allât tous les jours, elle l’ignorait. Elle s’était figuré qu’il montait au club après la promenade. Il le lui avait donné à entendre : le mensonge est si facile aux Latins !… Lelo infidèle !… Et il était là, tout près, dormant paisiblement. Elle avait une envie folle d’aller le secouer, le réveiller, lui montrer cette lettre. Il lui prouverait, clair comme le jour, qu’il était innocent, et elle ne le croirait pas. Non, il fallait qu’elle fût convaincue par ses propres sens. Elle se rendrait chez la princesse entre six heures et demie et sept heures et demie, comme on le lui conseillait. Elle avait un excellent prétexte : la veille, un domestique s’était présenté avec un certificat de la princesse. Elle irait lui demander des renseignements supplémentaires. Elle verrait bien l’effet que son apparition produirait. On ne la recevrait peut-être pas ? Eh bien, elle attendrait dans sa voiture, à quelque distance : si elle voyait sortir son mari, elle saurait… elle saurait que cet infâme billet n’avait pas menti. Et alors !… Ah ! c’était trop douloureux !
Elle se leva brusquement, sonna sa femme de chambre et passa dans son cabinet de toilette. Tout en s’habillant, en se parant, elle souffrait d’une manière atroce. Il lui semblait qu’un nid de vipères s’était ouvert dans son cerveau. Elle songeait tout à coup à Jack Ascott. Y aurait-il quelque chose comme une rétribution de nos actes en ce monde, et allait-elle être punie de son infidélité envers lui ? Un remords lui vint, à l’idée qu’elle avait pu lui infliger une peine semblable à celle qu’elle éprouvait.
« Je ne savais pas que ce fût si cruel ! » Puis, haussant les épaules, avec cette ignorance enfantine que la plupart des femmes ont du cœur masculin : « Les hommes ne sentent pas autant que nous ! »
Au fond d’elle-même, Dora avait cependant l’impression que son mari l’aimait, et cette impression ne laissait pas que de la rassurer. Dans des circonstances pareilles, nous avons tous, plus ou moins, l’instinct infaillible de ce qui est ou de ce qui n’est pas, et c’est lui seul qu’il faudrait écouter. La comtesse se hâta fiévreusement à sa toilette ; elle avait besoin de sortir, de quitter la maison. Il fallait qu’elle retrouvât un peu de calme avant de revoir Lelo : sans cela, elle serait incapable de se contenir.
Elle se rendit d’abord à l’Hôtel du Quirinal, fit une assez longue visite à sa mère et puis redescendit au Corso. A cette heure matinale, il est fréquenté par de très jeunes gens en quête de bonnes fortunes, par quelques vieux beaux, toujours les mêmes. Des femmes du monde, parmi lesquelles beaucoup d’Américaines en costume tailleur, y font leur prétendue promenade de santé. Elles y rencontrent leurs fidèles, leurs admirateurs, échangent des poignées de main, des saluts, lancent les premiers potins, se font accompagner par l’un ou par l’autre, et rentrent chez elles, l’appétit bien aiguisé, la coquetterie aussi. La comtesse fut abordée par le marquis Peretti, un des amuseurs de la haute société. Il l’accompagna, comme il le faisait souvent. D’habitude, elle lui donnait brillamment la réplique. Ce matin-là, le frizzo romano, les saillies romaines furent perdues pour elle, et son air distrait, préoccupé, lui valut d’impitoyables taquineries.
La promenade lui fit du bien, pourtant : elle rentra plus calme, le nez pincé, les lèvres amincies par la tension de la volonté, résolue à ne pas se trahir, à ne pas souffrir même, avant de savoir. Elle se rendit tout droit dans son petit salon pour écrire un billet. Quelques minutes plus tard, Lelo vint l’y rejoindre. Elle le dévisagea d’un regard rapide : il lui parut presque insolent de beauté, d’insouciance et de bonne humeur.
— Come va, mia cara ? (Comment va, ma chérie ?) demanda-t-il avec une intonation caressante.
— Très bien, merci ! répondit la jeune femme, tout occupée en apparence à cacheter sa lettre.
A ce moment, on annonça le déjeuner, et les époux se dirigèrent vers la salle à manger.
— Per Bacco ! s’écria le comte en se mettant à table, — j’ai oublié d’inviter quelqu’un hier au soir.
— Pour une fois, vous pourrez bien supporter un repas en tête à tête ! vous n’en mourrez pas, — fit Dora d’un ton qui affecta désagréablement l’oreille de Lelo.
— Mais je ne crains pas le tête-à-tête ! répondit-il en souriant. — Seulement je n’aime pas à voir tant de places vides à table.
— Si j’avais su, j’aurais ramené Peretti. Je l’ai rencontré ce matin.
— Que vous a-t-il dit d’intéressant ?
— Rien du tout.
— Il serait joliment étonné, s’il vous entendait. Il y avait beaucoup de monde au Corso ?
— Une demi-douzaine de jeunes idiots.
— Ah mais !… vous êtes gentille aujourd’hui !… Est-ce que le baromètre est à l’orage ?
— Pour moi, peut-être bien ! répondit la comtesse avec un petit rire mauvais.
Sant’Anna regarda sa femme avec un peu de surprise. C’était la première fois qu’elle donnait de semblables signes d’humeur et de nervosité. Dora, à qui il était presque impossible de feindre, s’était laissée emporter ; s’apercevant qu’elle avait éveillé la curiosité de son mari, et craignant de s’attirer des questions, elle fit un grand effort pour se ressaisir.
— Avez-vous vu les chevaux ? demanda-t-elle de l’air le plus naturel du monde.
— Oui, ils sont en splendide condition… Caselli a déniché, paraît-il, une paire d’alezans merveilleux. Je dois les voir demain.
Une fois lancé sur ce sujet, Lelo oublia l’humeur de sa femme et causa gaiement. Elle, se contenta de jeter quelques monosyllabes dans la conversation, et pas toujours à propos. Cette angoisse particulière à la jalousie lui serrait la gorge et l’empêchait de manger. A chaque instant, elle rapprochait ses longs cils pour regarder son mari avec plus d’intensité. En le voyant si jeune et si beau, elle se dit qu’il ne pouvait pas aimer une femme de quarante-cinq ans. Elle se rappela tout à coup, avec un plaisir infini, ce proverbe romain qui avait excité son indignation : « A quarante ans, il faut jeter la femme à la rivière toute habillée. — A quarant’anni, bisogna buttar la donna al fiume con tutti panni… »
« Ah ! ils ont bien raison, pensa-t-elle drôlement ; — qu’on la jette, qu’on la jette ! »
Après le déjeuner, les époux retournèrent dans le petit salon, où l’on servit le café.
— Lelo, maman voudrait bien savoir si nous sommes décidés, oui ou non, à l’accompagner en Amérique, — dit Dora en observant la physionomie de son mari. — Dans le cas où cela vous ennuierait par trop, je pourrais toujours y aller avec elle, moi…
Sant’Anna, qui portait sa tasse de café à ses lèvres, fut tellement surpris qu’il la reposa dans sa soucoupe.
— Comment, comment ! dit-il, vous pourriez de gaieté de cœur me quitter ainsi ?… Joli amour que le vôtre ! Américain, hein ?
Oh ! le baume, la joie que ces paroles versèrent dans le cœur de Dora.
— Rien ne vous empêche de m’accompagner.
— Non… mais cela pourrait ne pas me convenir de faire le voyage cette année… Nous autres Italiens, nous ne nous résignerions jamais à vivre séparés de nos femmes comme font vos compatriotes. Quoi que vous en disiez, nous les aimons mieux.
— Et quand elles ont cessé de vous plaire, vous les trompez mieux aussi.
Le ton sarcastique dont ces mots furent prononcés fit dresser l’oreille à Lelo.
— Naturellement ! répondit-il avec bonne humeur. — Avez-vous donc une si grande envie d’aller en Amérique ?
— Oui, je crois en vérité que j’ai un peu de nostalgie. Il y a une foule de gens et de choses que je voudrais revoir.
— Pas M. Ascott, j’espère ! fit Sant’Anna avec un éclair de jalousie dans les yeux.
— Non, non… j’ai joué un trop triste rôle dans sa vie pour avoir jamais le désir de le rencontrer.
— Eh ! qui sait ! les femmes sont si perverses, si infernalement cruelles !
— Merci. Mais revenons à l’Amérique. Il me semble que nous ne pouvons guère laisser partir maman toute seule. Du reste, elle veut que vous voyiez Orienta, sa fameuse propriété, afin de savoir si elle doit la vendre ou la louer.
— Alors, nous laisserons Guido avec ma mère.
— Ah ! cela non, par exemple ! Bébé ne me quitte pas.
— Vous ne redoutez pas pour lui un si long voyage ?
— Avec sa nourrice, il pourrait faire le tour du monde.
— Peppa ne voudra jamais aller en Amérique.
— Peppa ! elle allait émigrer avec toute sa smala quand nous l’avons prise. Je me charge de la décider.
— Eh bien, nous verrons. Au fait, je ne vois pas d’empêchement sérieux, fit Sant’Anna, comme s’il en cherchait.
— Le mal de mer, peut-être !
Ceci fut dit d’un ton moqueur, singulièrement déplaisant.
La physionomie du comte prit une expression si hautaine que Dora en fut saisie.
— Je ne sais sur quelle herbe vous avez marché ce matin ! dit-il froidement ; mais vous êtes évidemment de fort méchante humeur, et, comme je ne veux pas me fâcher, je m’en vais. Au revoir !
— Lelo !
Sant’Anna, qui allait franchir le seuil de la porte, se retourna.
— Plaît-il ?
Dans le désir d’être délivrée de son angoisse, la jeune femme allait tout dire ; mais, comme elle était très forte, elle se contint.
— Rien, rien ! répondit-elle vivement.
Dora ne se rappela jamais ce qu’elle avait pu faire ou dire pendant le reste de l’après-midi. Un peu après six heures et demie, son coupé s’arrêtait devant la villa de la Place de l’Indépendance. Elle ne donna pas le temps au valet de pied d’ouvrir la portière, et ce fut elle-même qui, au mépris de toute correction, s’informa si la princesse était à la maison.
— Oui, madame la comtesse, mais…
— C’est bien, annoncez-moi ! fit-elle impérieusement.
Le vieux Luigi eut l’air un peu effaré, un peu embarrassé ; néanmoins il obéit et prit les devants. Dès l’entrée du grand salon, on entendit le son du piano et la voix de Donna Vittoria. Par cet instinctif respect que tout Italien a pour la musique, le serviteur ralentit et assourdit son pas et se retourna même vers la visiteuse comme pour lui demander s’il devait interrompre sa maîtresse : Dora s’arrêta et lui fit signe d’attendre. La vue de la porte grande ouverte, des portières relevées, l’avait calmée instantanément, presque rassurée. Elle n’était pas fâchée d’avoir quelques instants pour se remettre. A travers les battements de son cœur, elle écouta l’exquise mélodie que chantait Donna Vittoria et qui n’était autre que le Temps passé, de Gordigiani. Elle ne saisit point les paroles, heureusement pour elle, car ce regret du passé, exprimé avec une si ardente mélancolie, n’eût pas manqué de lui paraître suspect après l’insinuation du billet anonyme.
Aux dernières notes, Luigi s’avança vers le boudoir : Dora, qui le suivait de près, jeta du seuil un regard dans l’intérieur, et il y eut dans son âme une soudaine vibration de joie. Elle vit la princesse au piano, Verga tout près d’elle, et, un peu plus loin, au coin de la cheminée, son mari paresseusement étalé dans un grand fauteuil, les mains derrière la tête, les jambes allongées. Il était bien là, mais pas seul, pas en tête à tête ! Jamais la vue du marquis n’avait causé à Dora un tel plaisir.
Le nom de la comtesse Sant’Anna, lancé au milieu de cette petite scène intime, eut l’effet d’une surprise et sembla détonner étrangement ; Donna Vittoria et les deux hommes se levèrent tout d’une pièce.
— Vous, Dora !… s’écria Lelo, en haussant les sourcils.
— En personne !… répliqua la jeune femme d’un ton dégagé.
Puis, après avoir échangé une poignée de main avec la princesse et le marquis :
— Ma visite est un peu indiscrète…
— Pas du tout ! se hâta de répondre Donna Vittoria ; — je suis toujours charmée de vous voir… Asseyez-vous donc.
— Je sais que c’est l’heure réservée à vos intimes, mais j’avais quelques renseignements à vous demander et je suis entrée en passant. Si j’avais pensé que mon mari viendrait vous voir aujourd’hui, je l’aurais chargé de ma commission.
Dora, à sa grande horreur, entendait tous ces mensonges sortir de ses lèvres naturellement.
— Vous n’avez pas à vous excuser. Quand ma porte est ouverte, elle l’est aux amis de mes amis ; à leurs femmes, à plus forte raison !… ajouta la princesse avec un sourire énigmatique.
— C’est bien ce que je me suis dit… Mais je vous ai interrompue : ne voudriez-vous pas chanter encore quelque chose ?
— Volontiers.
— Redites-nous cette romance de Gordigiani, demanda Lelo avec sa belle inconscience d’homme.
Une expression de douleur contracta le visage de la princesse.
— Non, il ne faut jamais rien recommencer, — fit-elle avec une brusquerie nerveuse. — Je vous dirai plutôt une chanson morave de Monti, un jeune maître italien qui a composé de charmantes choses.
Et les doigts effilés de Donna Vittoria, sa voix d’un timbre délicieux, répandirent dans l’atmosphère du petit salon les notes d’une mélodie pleine de douceur et de tendresse, des paroles d’amour naïves et jeunes.
En regardant celle qu’elle avait qualifiée de vieille femme, le cœur de l’Américaine se gonfla légèrement d’envie. Elle était bien séduisante encore, avec son profil délicat, ses lourds cheveux rougis au henné, tordus bas sur la nuque, et ses lignes harmonieuses. Involontairement le regard de Dora alla à son mari. Il avait repris sa pose familière, et écoutait la musique les yeux fermés, selon son habitude. Elle sentit alors le lien de race qui existait entre lui et la grande dame romaine.
« Oh ! sûrement, ils sont bien du même sang ! » pensa-t-elle avec une sorte de colère jalouse.
Lorsque la princesse eut achevé la chanson morave les deux hommes l’applaudirent chaleureusement.
— Comme vous avez bien rendu le sentiment simple et vrai qu’il y a dans cette petite poésie musicale ! dit le marquis Verga.
— Je ne connais personne qui chante comme vous, ajouta la comtesse. Depuis que je suis en Italie, j’ai un peu honte de mon banjo ; il me semble tellement primitif, tellement nègre.
— Vous avez tort, il est très original, répondit gracieusement Donna Vittoria, et vous en tirez un parti merveilleux.
— Oh ! il convient à mon caractère. Je ne me vois pas, avec une guitare enrubannée entre les mains, chantant des chansons sentimentales. On est ce qu’on peut !… Et maintenant, continua la jeune femme, il faut que vous ayez la bonté de me donner quelques renseignements sur un certain Battista Varano qui a été à votre service.
Lelo se leva :
— Je vous laisse parler ménage… Viens-tu, Verga ?
— Vous ne m’attendez pas ? s’écria Dora d’un air mécontent.
— Non… j’ai besoin de marcher, je rentrerai à pied.
— Comme vous voudrez.
Il n’avait pas été dupe, une seconde, de toute cette comédie. Il ne voulait pas se laisser emmener par sa femme comme un petit garçon et, ne pouvant décemment rester après elle, il devait partir le premier : c’est ce qu’il fit.
— Je suis contente de n’avoir que du bien à vous dire de Battista, — répondit la princesse quand les deux amis eurent quitté le salon. — Il a remplacé pendant trois mois un des valets de chambre. J’en ai été très satisfaite. C’est un bon serviteur.
— Ah ! tant mieux. Il me plaît.
— Aimez-vous les domestiques italiens ?
— Oui, ils sont fins, intelligents et susceptibles de s’attacher.
— Sûrement !
— Je préfère les Napolitains. Ils me paraissent plus alertes.
Dora n’aurait jamais voulu se l’avouer : cette prédilection venait surtout de ce que, suivant l’usage de leur pays, ils lui donnaient ce joli titre d’Eccellenza qui flattait délicieusement son oreille et sa vanité.
— Après tout, reprit-elle, je n’ai qu’à me louer de mes gens. Ils ont une certaine crainte de leur maîtresse américaine, et ma dureté saxonne s’adoucit devant… devant je ne sais quoi… le charme de la race, peut-être ! J’ai la faiblesse de les choisir aussi beaux que possible, et ils me désarment encore plus facilement.
Ceci fut dit avec une simplicité qui ne permettait aucune mauvaise interprétation.
— Vous aimez donc bien la beauté ?
— Oui, et je l’ai prouvé ! fit Dora avec un petit air triomphant.
Cette allusion au physique de son mari n’était pas de très bon goût, mais la jeune femme avait obéi à un obscur besoin de vengeance ; elle avait atteint sa rivale, sûrement ; les paupières de Donna Vittoria battirent.
— Vous l’avez prouvé, en effet ! dit-elle, donnant à ses lèvres fières une expression de dédain et d’ironie. — Au reste, Sant’Anna a toujours eu beaucoup de succès auprès des Américaines.
— Je n’en suis pas surprise du tout ! fit gaiement la comtesse.
Puis se levant :
— Excusez l’heure de ma visite. J’avais promis de donner une réponse immédiate à ce Battista. Je l’engagerai, sur votre recommandation… Viendrez-vous demain, au five o’clock de madame Swift ?
— Oui, ces petites fêtes cosmopolites m’amusent de plus en plus ; elles sont tout à fait intéressantes, — dit la princesse d’un ton protecteur. — Elles me permettent de faire connaissance avec la société américaine sans bouger de mon coin. Je suis de plus en plus étonnée de la différence de nos tempéraments, de nos caractères. On dirait vraiment que nous ne sommes pas de la même planète.
A son tour, la jeune femme était touchée : elle n’aimait pas qu’on lui fît sentir qu’elle était si loin de son mari.
— C’est vrai, nous sommes très différentes, — répondit-elle avec une intonation dure. — Je m’en aperçois aussi. Vous voyez la vie telle qu’elle a été ; et nous, telle qu’elle est. Malgré cela, le Vieux Monde et le Nouveau ne font pas trop mauvais ménage à Rome. S’ils ne se comprennent pas entièrement, ils s’entendent bien : c’est l’essentiel. Il faut croire qu’ils avaient beaucoup de choses à apprendre l’un de l’autre, puisqu’ils ont été mis en contact si intime !
— C’est possible.
— Alors, à demain au Grand-Hôtel, sous le pavillon étoilé… Ne soyez pas trop sévère dans vos critiques. Nous avons du bon, croyez-moi. Demandez plutôt à votre ami Lelo… au revoir…
Et Dora, enchantée de son coup de retour, s’éloigna d’un pas léger.
Donna Vittoria la suivit du regard pendant quelques secondes, puis elle eut un gracieux mouvement d’épaules, un sourire ironique.
— Gelosa ! (Jalouse !) fit-elle à haute voix.
Lorsque Dora fut dans son coupé, elle respira longuement : son cœur était tout à fait desserré, un peu douloureux encore peut-être. Elle savait que son mari n’était pas coupable. « Dieu soit loué ! » Sur cette fervente action de grâces, elle tira de sa petite bourse à mailles d’or le cruel billet qu’elle y avait enfermé, elle se mit à le relire.
— Ah ! les vilaines gens ! les vilaines gens ! fit-elle entre ses dents serrées.
Mais quelle semonce elle allait recevoir de Lelo ! Il l’avait devinée, et c’était pour lui témoigner son mécontentement qu’il s’en était allé le premier. Tant pis ! Il était bon qu’il sût de quoi elle était capable. Avait-il réellement aimé Donna Vittoria ? Ces mots : « On revient toujours à ses premières amours » ne laissaient pas que de la troubler. Le doute raye le cœur comme le diamant raye le verre et y laisse une trace indélébile : le cœur de la jeune Américaine était marqué à jamais.
Lelo arriva chez lui presque en même temps que sa femme. Il entra, l’air sévère et dur, dans le petit salon où elle se trouvait :
— Pouvez-vous me dire ce qui vous a amené chez la princesse Marina à cette heure insolite ? demanda-t-il. Ces fameux renseignements n’étaient qu’un prétexte.
Dora, irritée de ce ton de maître, entra aussitôt en révolte.
— En effet, c’était dans le seul espoir de vous y rencontrer que j’y suis allée.
— Je m’en doutais. Eh bien, cette manière de venir relancer son mari est abominablement vulgaire. Ces choses-là ne se font pas dans notre monde.
— Non, peut-être, mais il s’en fait de bien plus laides. Voyez vous-même.
Et, avec un petit rire de triomphe et de malice, la comtesse tendit à Lelo la malheureuse lettre anonyme.
Celui-ci, un peu saisi, prit la feuille bleutée, la parcourut rapidement tout en pâlissant de colère. Ensuite il la tourna, la retourna, la flaira même, puis son visage s’éclaircit, il se mit à rire.
— Encore une conséquence de votre dîner blanc, parbleu !
— Vous croyez ?
— Si je le crois !… Il n’y a pas à en douter. C’est ignoble, c’est infâme, mais cela vous apprendra à être plus prudente, à ne pas heurter des gens dont vous ne connaissez ni le caractère ni la force. Ici, en religion et en politique tout est permis.
Le comte relut le billet et le mit dans sa poche.
— Je finirai bien par en découvrir l’auteur ! Il est bon de connaître ses ennemis… Alors, continua-t-il avec un sourire, vous espériez me surprendre en conversation criminelle… Cette expression anglaise est délicieuse… Et vous m’avez trouvé écoutant bien innocemment une chanson. Vous avez été désappointée, hein ?
— Oh ! Lelo, ne plaisantez pas sur un sujet pareil ! Vous ne savez pas combien j’ai souffert. Pour rien au monde je ne voudrais revivre cette journée.
— Je plaisante pour ne pas me fâcher.
— Vous fâcher ! s’écria Dora, suffoquée. — C’est encore moi qui ai tort !
— Absolument ! répondit Sant’Anna.
Et, déployant la tactique italienne dans toute sa beauté :
— Vous auriez dû me montrer ce billet et me demander la vérité.
— Avec cela que vous me l’auriez dite !… J’ai mieux aimé la découvrir moi-même.
— Votre méfiance n’est flatteuse ni pour vous ni pour moi, et je ne la mérite pas, — dit froidement le comte. — Si vous étiez arrivée chez Donna Vittoria quelques minutes plus tôt, Peretti se serait trouvé là ; il aurait deviné le but de votre visite, et demain tout Rome aurait su que vous étiez jalouse de la princesse et que vous me surveilliez… Agréable pour vous et pour moi, n’est-ce pas ?
Dora ne répliqua rien. Elle était furieuse de voir que son mari allait encore lui prouver qu’il avait raison.
— Il faut, continua Lelo, que vous acceptiez les mœurs et les usages de la société dans laquelle vous êtes entrée. Vous ne pouvez pas compter que nous allons nous conformer à vos idées américaines.
— Je n’ai pas cet espoir, non.
— C’est heureux ! Eh bien, jusqu’à ce que vous connaissiez mieux notre monde, vous devriez vous laisser guider par moi. Ainsi, ce soir, en entrant comme dans un moulin chez une femme avec laquelle vous n’avez aucune intimité, vous avez manqué de savoir-vivre. Donna Vittoria n’aurait jamais pris cette liberté avec vous.
— Non… elle aurait probablement trouvé un moyen moins droit pour être renseignée.
— Mais, pour une personne qui se pique de respecter la vérité, vous l’avez assez légèrement traitée, ce soir, — fit Sant’Anna en souriant. — Ma parole d’honneur, je n’en croyais pas mes oreilles !
Cette fois, la jeune femme se sentit réellement coupable, elle ne put s’empêcher de rougir.
— C’est vrai, confessa-t-elle, et tous ces mensonges me venaient sans que je les eussent préparés. C’est effrayant ce que l’on peut dire et faire sous l’impulsion de… de…
— De la jalousie, allez-y carrément !
— De la jalousie, oui…
Puis, troublée de nouveau par les paroles perfides :
— Au fait, ce billet n’avait pas menti. Je vous ai trouvé chez la princesse Marina : vous y allez peut-être tous les jours.
— J’avoue que j’y suis allé très fréquemment, ces temps-ci, j’étais agacé, tiraillé. J’avais besoin d’entendre un peu de musique. Elle me fait un bien inouï aux nerfs.
— Les nerfs, les nerfs ! reprit Dora avec impatience, — un homme doit avoir des muscles.
— Vraiment ?… Vous auriez dû épouser un acrobate, puisqu’il vous faut des muscles !
— Oh ! Je n’en demande pas tant que cela, mais je voudrais que vous fussiez un peu moins nerveux et que vous n’eussiez pas de si étranges fantaisies.
— Il m’est impossible de changer mon tempérament, même pour vous plaire. Vous ne ferez jamais d’un cheval arabe un percheron… Et puis, croyez-moi, s’il faut des muscles pour accomplir de grandes choses, les nerfs sont nécessaires pour faire de belles choses ou pour les sentir.
Le comte, s’approchant de sa femme, lui mit le bras autour du cou et attira sa tête contre lui :
— Allons, mia cara, ne vous alarmez pas de mes fantaisies : elles sont bien innocentes, je vous jure ! Depuis tantôt deux ans que nous sommes mariés, je ne vous ai pas fait l’infidélité d’une pensée ou d’un désir… Nous pouvons être très heureux ensemble ; seulement, ne gâtez pas notre bonheur par des exigences mesquines, des jalousies bourgeoises. Quand j’étais enfant, si l’on se fiait à ma parole ou à ma sagesse, on n’était jamais trompé. Ayez confiance en moi.
Dora Sant’Anna — non plus Dora Carroll — tourna ses lèvres vers la main qui la caressait et la baisa rapidement, puis, se dégageant de l’étreinte, elle regarda son mari dans les yeux.
— Est-ce vrai que la princesse Marina a été vos premières amours ? demanda-t-elle, incapable de retenir la brûlante question.
— Elle a été la première femme que j’ai admirée, répondit le comte employant habilement l’euphémisme américain. — Et maintenant, tâchez d’oublier cette abominable lettre. En permettant qu’elle vous trouble, vous donneriez trop de satisfaction à la personne qui nous en veut.
En disant cela, Sant’Anna regarda la pendule.
— Il est sept heures et demie. Allons nous habiller.
Dora s’était trop féminisée depuis qu’elle était en Europe pour ne pas saisir ce moment unique et obtenir ce qu’elle voulait.
— A propos, Lelo, vous n’avez pas répondu au sujet du voyage en Amérique. Si vous disiez ce soir à maman que nous l’accompagnerons, j’ai idée que cela lui ferait grand plaisir.
— Et à vous aussi ?
— A moi aussi.
— Vous m’assurez que Bébé pourra supporter la traversée ?
— Parfaitement.
— Pour l’amour de Dieu, n’allez pas le tuer, dans le désir de lui faire des muscles !
— Ne craignez rien. J’en prends la responsabilité.
— Alors, nous partirons quand vous voudrez.
— C’est promis ?
— C’est juré.
Aussitôt chez lui, le comte, avant de sonner son valet de chambre, examina de nouveau la lettre anonyme. Comme s’il eût deviné l’auteur, une légère rougeur, un reflet d’émotion passa sur son visage, il se mordit la lèvre.
— Che streghe queste donne ! (Quelles sorcières que les femmes !) s’écria-t-il en jetant la feuille bleutée dans un des tiroirs de son bureau.
L’Italien marié à une Américaine éprouve dans les premiers temps une certaine fatigue morale. Son indolence est exaspérée par l’activité saxonne ; son esprit vagabond, erratique, ramené sans cesse à la ligne droite par l’esprit positif de sa femme, se révolte sous le joug nouveau. Les continuels à-coup provoqués par la différence de race et d’éducation irritent sa sensibilité nerveuse, surtout lorsqu’ils sont donnés par une main un peu dure. Le timbre monotone de l’étrangère est même pénible à son oreille musicale. Il finit par s’habituer à tout cela, ou plutôt par s’isoler. Il n’entend plus que ce qu’il veut, laisse faire et se trouve parfaitement heureux.
C’est un inconscient besoin de repos et d’harmonie qui attirait Lelo auprès de Donna Vittoria, cette grande dame avec laquelle il avait de si profondes affinités. Sa voix bien modulée, ses mouvements souples, sa grâce aristocratique, charmaient les yeux du comte. Elle savait quand elle devait parler ou se taire, elle devinait la chanson ou la mélodie qui convenait à son humeur. Lorsqu’il l’avait revue dans le monde après son mariage, il avait éprouvé un immense soulagement à la trouver cordiale et parfaitement naturelle. Il n’avait pu deviner son héroïsme : quand l’homme n’aime plus, il ne comprend pas que la femme puisse aimer encore et souffrir. Rassuré par l’attitude de Donna Vittoria, Sant’Anna lui avait fait visite à l’heure où elle recevait. Il s’était glissé d’abord assez timidement dans son petit salon, en compagnie de quelque ami, puis il y était retourné avec un plaisir croissant. On y était mieux qu’au club. Il n’avait, strictement parlant, aucun reproche à se faire : la princesse n’était plus pour lui qu’une vieille amie. Il aimait Dora, sa jeunesse, sa gaieté. Le foyer domestique tel qu’elle le lui avait fait, brillant et moderne, lui semblait agréable, sain, confortable ; il entendait bien y cantonner sa vie. Ce billet anonyme le troubla cependant. Oui, ces temps derniers, il était allé, non pas chaque jour, mais très souvent, chez Donna Vittoria. Il se rappela tout à coup les paroles de cette romance qu’elle avait chantée le soir même. Involontairement, ses lèvres répétèrent :
Et alors, comme pris de peur :
— Diavolo ! Diavolo ! s’écria-t-il, allons en Amérique !
« Que la paix soit avec vous, maintenant et toujours ! »
Ces paroles du brahmine n’avaient pas été vaines, la paix était demeurée avec madame Ronald. L’image de Sant’Anna était bien là, derrière son front, mais diminuée, effacée, impuissante à hâter les battements de son cœur, à lui causer un regret. Et l’Hindou lui avait fait un don plus divin encore : selon sa promesse, il lui avait inspiré le sens de la fraternité humaine, il l’avait mise en communion plus intime avec les petits, avec les êtres inférieurs, avec la nature même. Sa compréhension s’était développée, sa charité avait acquis plus de tendresse et de chaleur, et des événements inattendus étaient venus purifier son âme des scories que la passion y avait laissées.
A son retour en Amérique, Hélène avait trouvé le pays dans les premières convulsions de la fièvre guerrière. La majorité, parmi les femmes de la classe élevée, prêchait et désirait la paix. Beaucoup, d’ailleurs, connaissaient l’Espagne pour y avoir voyagé, avaient senti plus ou moins son charme, sa poésie, le rayonnement de son grand passé. Toutes éprouvaient une sympathie de sexe, une admiration sincère pour la reine régente, une pitié tendre pour le roi enfant. Sous l’empire de ces sentiments, elles avaient jugé cette guerre indigne d’une nation aussi civilisée que la leur, et dénoncé sans ménagements les intérêts et les ambitions qui se dissimulaient sous le pavillon humanitaire : le pavillon humanitaire est, du reste, celui qui couvre souvent les plus vilaines marchandises. Aussitôt la guerre déclarée, elles furent toutes prises aux entrailles par l’amour de la patrie, la haine de l’Espagnol. Il y eut, chez beaucoup, de magnifiques élans de générosité et de dévouement. Leur génération connut pour la première fois les affres de la bataille, les angoisses de la lutte homicide. Elles tremblèrent et prièrent pour les leurs, tressaillirent au canon de la victoire, vibrèrent au récit d’actes héroïques. Et toutes ces ondes d’émotion renouvelèrent plus d’un cœur de femme, aucun peut-être autant que celui d’Hélène.
Henri Ronald, Charley Beauchamp et Jack Ascott s’enrôlèrent des premiers et furent incorporés dans le 10e régiment de cavalerie.
A la bataille de San-Juan, le 1er juillet, en montant à l’assaut de la colline qui domine Santiago, Jack Ascott trouva la mort qu’il était venu chercher. Charley Beauchamp fut épargné ; M. Ronald reçut deux graves blessures à la cuisse gauche. Hélène, qui l’avait suivi jusqu’en Floride où, avec quelques amies, elle avait établi un quartier général de secours, trouva moyen d’arriver auprès de lui. Elle n’avait jamais eu l’occasion de faire quelque chose pour son mari ; elle avait tout reçu, tout exigé de lui. Pour la première fois, elle fut appelée à lui prodiguer des soins, car elle l’avait eu entre ses bras, faible comme un enfant. Elle passa des nuits et des nuits à son chevet. Une tendresse croissante rendit ses doigts merveilleusement habiles et légers. Elle disputa sa jambe au couteau du chirurgien et la sauva de l’amputation : à cette œuvre d’épouse et de femme, elle trouva les joies les plus douces qu’elle eût jamais connues, et de ses inquiétudes mêmes naquit pour Henri un amour qu’il avait été jusqu’alors impuissant à lui inspirer. Au mois de septembre seulement, elle put le ramener dans le Massachusetts, à Saint-Hubert, la belle propriété qui lui venait de son père. Là, il acheva de se remettre. Le temps de sa convalescence fut pour tous deux comme une seconde lune de miel, infiniment plus douce et plus heureuse que la première. Vers le milieu d’octobre ils rentrèrent à New-York, où M. Ronald se préparait à faire connaître la nouvelle force qu’il avait découverte.
Et nous retrouvons Hélène dans son fameux cabinet de toilette. Elle l’avait remanié entièrement. Plus de brocart changeant sur les murs, plus de salamandres, plus de papillons sur les panneaux. De la perse ancienne, des boiseries blanches, mates, des aquarelles de Leloir, de Corelli, et un seul tableau à l’huile, celui de Willie Grey : la Folie de Titania.
Vêtue d’une robe en étoffe souple, d’un gris mauve elle était assise devant son miroir, polissant distraitement ses ongles, et se regardant sans se voir. Son miroir, toujours le même, reflétait un visage bien différent, plus noble et plus doux d’expression. Entre les sourcils, le pli de la pensée s’était creusé. Il eût fallu pour la peindre une autre palette : sa beauté avait des tons plus riches et plus chauds ; ses cheveux étaient vraiment couleur d’hyacinthe. Sous ses grands yeux bruns, la passion avait laissé des cernes légers, ineffaçables.
Sur la table de toilette, se trouvait une lettre ouverte, et l’on pouvait reconnaître de loin l’écriture extravagante de Dora. La guerre ayant retardé le départ des Sant’Anna, ils n’étaient arrivés en Amérique qu’à la fin d’août et s’étaient rendus directement à la campagne, dans le Maine, où ils avaient passé septembre et octobre. La comtesse, rentrée à New-York le jour même, était descendue à l’hôtel Waldorf et avait annoncé sa visite à madame Ronald pour l’après-midi. Hélène l’attendait avec un peu d’émotion et une forte curiosité. Comme quatre heures sonnaient, un coup vif, reconnaissable entre mille, fut frappé à la porte et, selon sa vieille habitude. Dora fit aussitôt irruption.
— C’est moi ! c’est moi !
— Dody !
Ce diminutif affectueux et familier vint tout naturellement aux lèvres d’Hélène.
Les deux femmes s’embrassèrent avec un élan d’amitié sincère, puis elles se regardèrent dans les yeux pendant quelques secondes.
— Je suis si contente de vous revoir ! dit la comtesse.
— Alors les grandeurs ne vous ont pas fait oublier vos amis ?
Dora haussa les épaules.
— Non, non… ma vanité a beaucoup d’étendue, répondit-elle en souriant, — mais peu de profondeur ; elle n’arrive jamais jusqu’au cœur.
— Tant mieux ! Votre billet m’a causé une agréable surprise : je ne vous attendais que la semaine prochaine.
— Le temps est devenu trop mauvais pour rester plus longtemps à la campagne. Lelo a accepté une dernière partie de chasse ; j’ai pris les devants, avec maman. Vous la verrez tout à l’heure. Elle doit vous amener Bébé. J’ai hâte de vous le montrer, il est beau à faire envie à une reine.
— Il n’a pas souffert du voyage et du changement de climat ?
— Non, Dieu merci !… Il ne se doute pas combien je lui suis reconnaissante de s’être si bien porté. S’il lui était arrivé quelque chose, les Sant’Anna ne me l’auraient jamais pardonné.
— Allons dans le petit salon ! proposa madame Ronald.
— Oh ! je vous en prie, restons ici encore un moment. Nous sommes mieux pour causer… Mais vous avez tout changé ! s’écria la comtesse en promenant les yeux autour d’elle.
— Quand on vieillit, il est sage de se donner un cadre plus sobre.
— Vieillie, vous ! Vous êtes plus délicieuse à voir que jamais.
Puis, remarquant tout à coup le tableau de Willie Grey :
— Tiens, la Folie de Titania ! Pour avoir dans sa maison un sujet semblable, il faut qu’une femme ait comme vous un mari tout à fait supérieur. Chez beaucoup, il serait une jolie satire !
— En effet ! dit Hélène en souriant.
Dora ôta sa jaquette, ses gants, les lança sur une chaise longue et vint s’asseoir dans le rocking chair de M. Ronald.
— Le cher fauteuil ! dit-elle en caressant et serrant de ses mains fines les bras du siège favori. — Je n’en ai jamais trouvé un aussi confortable.
Hélène avait repris sa place devant sa table de toilette.
— Donnez-moi des nouvelles d’Henri, demanda la comtesse. Comment va sa jambe ?
— Elle marche… J’ai tellement craint qu’il ne la perdît !
— Oh ! je vous assure que j’ai bien partagé vos inquiétudes. Je me représentais ce que serait pour lui, si actif, la perte d’un membre. Je le voyais estropié, condamné aux béquilles, cela m’a été un cauchemar et, le jour où vous avez télégraphié que toute menace d’amputation était écartée, j’ai poussé un fameux ouf de soulagement.
— Et moi donc ! j’ai passé par de cruelles angoisses ; je suis étonnée de n’avoir pas de cheveux gris.
Dora imprima à son fauteuil un mouvement accéléré et inégal qui trahit une soudaine agitation nerveuse. Elle regarda Hélène entre ses cils rapprochés, ouvrit par deux fois la bouche sans pouvoir parler, puis d’une voix un peu rauque :
— Alors… Jack a été tué… fit-elle.
— Oui, le 1er juillet, à la bataille de San-Juan, et cela a été une grande miséricorde. Depuis qu’il avait quitté les affaires, il buvait et jouait d’une manière effrayante. Il s’était acheté un ranch dans l’ouest. De temps à autre, il allait s’y enfermer comme s’il eût voulu s’arrêter sur la pente, puis il revenait et recommençait de plus belle à descendre. C’était navrant. Il s’est engagé en même temps qu’Henri et Charley. Tous deux m’ont dit qu’au cours de la campagne, à El Caney surtout, il avait fait preuve d’un entrain et d’un sang-froid admirables. Sous le feu de l’ennemi, il courait transmettre des ordres, ramassait les blessés, les portait au bord de la rivière. Dans cette affaire du 1er juillet, où tant d’existences ont été sacrifiées, il avait bien des chances de trouver la mort. Sept mille hommes avaient été jetés dans la vallée, en face de la colline de San-Juan qui domine Santiago, et dont le sommet crachait du feu comme un volcan en éruption. Impossible de reculer : il fallait la prendre ou se faire tuer jusqu’au dernier. Ils s’en sont rendus maîtres, mais à un prix énorme de vies. Charley, Henri et Jack faisaient partie de la première ligne qui monta à l’assaut, une ligne mince, déployée en arc. Tous, ils grimpèrent lentement sous les batteries tonnantes. A chaque pas, le danger croissait et le feu de l’ennemi se faisait plus meurtrier. A la dernière décharge des Espagnols, Henri et Jack furent blessés. Henri, atteint à la cuisse, tomba. Jack, frappé en pleine poitrine, tout sanglant, les yeux hors de la tête, continua à monter. En guise d’arme, il tenait un drapeau. Par un miracle de vouloir et d’héroïsme, il arriva au sommet de la tranchée désertée, planta la bannière étoilée dans la terre molle et s’abattit, la face contre terre. Ce fut Charley qui le releva. Il vécut encore quelques minutes. A travers son agonie, il dut entendre les hourras de la victoire, car il mourut avec le sourire aux lèvres.
En écoutant ce récit. Dora, peu à peu, avait ralenti, puis arrêté le mouvement de son fauteuil à bascule. Des reflets d’émotion avaient passé et repassé sur son visage, ses yeux s’étaient mouillés, enfin, les larmes avaient jailli.
— Je ne vous ai pas raconté cela pour vous faire de la peine, dit madame Ronald, mais pour honorer la mémoire de Jack et pour que vous connaissiez bien toute sa valeur.
— Je la connais, je la connais ! répondit hâtivement la comtesse, en essuyant ses joues. — Je n’ai pas de remords, parce que je me doute bien que nous ne faisons pas nos destinées, pas plus que nous ne nous faisons nous-mêmes… mais j’aurais voulu qu’une autre eût été choisie pour envoyer Jack à cette mort glorieuse… Je ne l’aimais pas assez pour le rendre heureux. Avec moi, il aurait eu une vie tourmentée. Cette pensée me consolera toujours.
A ce moment, la femme de chambre vint annoncer que le thé était servi. Madame Ronald offrit son bras à Dora et la conduisit dans un ravissant petit salon vert d’eau très pâle, aux boiseries grises et dorées. Les deux femmes demeurèrent quelques instants silencieuses, émues.
— Comment votre mari trouve-t-il l’Amérique ? demanda enfin Hélène pour renouer la conversation.
— Elle lui plaît beaucoup plus que je n’osais l’espérer. J’avais une telle peur qu’il ne s’y ennuyât ! L’ennui lui tombe dessus comme ferait l’influenza, et alors il devient triste et ne parle plus, c’est agaçant. C’est bien heureux que les d’Anguilhon et les de Kéradieu soient venus, cette année : je les ai invités à Orienta, de sorte que nous avons eu là une société très agréable… Lelo a été charmant tout le temps. Il est vrai qu’il a eu un succès !… Je crois que j’aurais encore plus de peine à le garder ici qu’à Rome ! Les Américaines ont une manière détestable de provoquer la galanterie des hommes.
— Et c’est vous, vous, qui trouvez cela !
Dora rougit.
— Pardon, je n’ai jamais fleurté avec les maris des autres ! Du reste, je n’ai rien à craindre. Lelo m’aime, j’en suis sûre, et toujours davantage. Puis l’Italien est très sage, très égoïste : il sait, comme nous disons, de quel côté son pain est beurré. La femme qui a des enfants et de l’argent est bien puissante.
— J’ai eu les d’Anguilhon à dîner, la semaine dernière ; Annie a un air de béatitude !…
— Oh ! elle adore son mari. Quand on aime, tout est facile. En voilà une force que l’amour !
Le ton était si drôle que madame Ronald ne put s’empêcher de sourire.
— Le marquis est charmant, ajouta Dora, mais il m’inquiéterait : il est trop compliqué. On ne sait jamais de quoi ces Français sont capables. Lelo est plus simple. Il n’a pas un brin d’idéalité ou d’enthousiasme. Beaucoup de cœur, de l’intelligence, de l’esprit… et des nerfs… cela suffit pour Dody.
— Alors vous êtes contente de votre sort ?
— Archicontente !
— Ravie surtout d’avoir un titre !
— Mais oui, je ne m’en cache pas. Quand j’étais petite, j’anoblissais mes compagnons pour le plaisir de jouer avec des princes et des ducs. C’était un pressentiment.
— Et la société romaine, qu’en pensez-vous ?
— Oh ! j’en suis arrivée à la conclusion que toutes les « sociétés », française, anglaise, transatlantique, ne sont que des façades d’architectures diverses. Ce n’est pas chez les gens du monde qu’il faut chercher des sentiments profonds et des idées élevées. La société romaine est une façade, elle aussi. Elle a de belles lignes, nobles, simples, comme celles de ses palais, mais on ne les distingue presque plus, tant elles sont encrassées, noircies par la poussière des siècles, autrement dit par les préjugés, par un tas de choses antédiluviennes. Il y a maintenant, çà et là, de grands morceaux clairs, tout neufs : le clan italo-américain. C’est laid comme un raccommodage, je m’en rends compte. Ces morceaux se noirciront-ils pour être dans le ton, ou le reste blanchira-t-il ? Chi lo sa ?
Hélène regarda la jeune femme avec surprise.
— Je vois que vous n’avez pas perdu le don des comparaisons pittoresques… Celle-ci prouve que vous avez réfléchi et observé. Je la crois très juste. Tous mes compliments.
— Oh ! on vieillit vite… moralement, en Europe. Savez-vous ce qui m’étonne le plus ? c’est la place que l’amour tient dans la vie de tous ces Italiens. Il est le thème invariable de leurs conversations. C’est à lui qu’ils doivent, pour une bonne part, l’animation de leurs physionomies, la chaleur de leurs voix, de leurs regards, leur électricité… car ils ont de l’électricité comme les chats !… Là-bas, quand il y a deux personnes ensemble, elles parlent de leurs affaires de cœur ; s’il y en a plusieurs, elles parlent de celles des autres ; à travers la société il existe un courant d’intrigues, de fleuretage, de secrètes intelligences. Chez nous, l’amour est un hors-d’œuvre ; à Rome, c’est le plat de résistance.
— Oh ! Dody !…
— C’est la vérité, et cela m’exaspère. Grand Dieu ! mais il y a tant de choses plus intéressantes dans la vie ! Le comte Ripalta, qui est un peu français, fait des efforts louables pour arracher la société à ses amours, à ses potins, et tourner son esprit vers des sujets plus dignes d’elle. Par des conférences, par des matinées artistiques, il essaie de la mettre dans le mouvement, mais il aura du mal !
— C’est surprenant, tout de même, de voir comme nos compatriotes aiment la société romaine !
— Non, car elle a un grand charme. Je ne saurais pas dire en quoi il consiste, par exemple ! Quant à moi, je m’y plais de plus en plus. J’ai appris à peser mes paroles, à ne pas dire tout ce qui me passe par la tête ; ç’a été assez dur. Quand j’ai remis le pied en Amérique, je me suis écriée involontairement : « Ah ! enfin je vais pouvoir parler ! » Lelo en a ri pendant huit jours.
— Est-ce que vous comptez passer quelque temps à New-York ?
— Un mois, six semaines, peut-être… J’ai été assez heureuse pour obtenir, au Waldorf, ce joli appartement Empire qui fait le coin de la Cinquième avenue et de la 33e rue. J’espère qu’il plaira à mon cher époux. Et maintenant je viens vous inviter pour demain. Les d’Anguilhon et les de Kéradieu partent dans trois jours : j’ai voulu leur donner un dîner d’adieu. J’ai prié Willie Grey, votre frère, Mrs. Newton, Mrs. Loftus, Lili Munroë, Marguerite Daner, les femmes qui me jalousent le plus, qui ont été le plus enragées de mon mariage. Ce sera un dîner intime et charmant. Lelo ne rentrera que très tard, il ne pourra pas vous faire visite avant.
Une nuance d’émotion, d’embarras, passa sur le visage d’Hélène.
— Mais nous avons justement un engagement pour demain !
— Vous vous dégagerez.
— Et puis… je ne sais pas… si Henri…
— Si Henri consentira à accepter l’invitation du comte et de la comtesse Sant’Anna ? fit la jeune femme en riant. — Je me charge de l’y décider.
Comme elle disait cela, M. Ronald parut dans l’encadrement de la portière. Il avait pâli et maigri, les traces de ses souffrances physiques étaient encore très visibles.
Avec sa belle souplesse. Dora bondit à sa rencontre et lui jeta les bras autour du cou.
— Oncle, oncle, quel bonheur de vous retrouver sain et sauf ! s’écria-t-elle en l’embrassant comme autrefois.
Le savant se raidit sous les caresses de sa nièce, il serra ses lèvres minces, essaya de se dégager de cette affectueuse étreinte, mais elle la resserra.
— Comment ! c’est ainsi que vous me recevez, après m’avoir causé de si horribles inquiétudes ! Est-ce que votre rancune contre moi va durer toute la vie ? « Le cœur de l’homme bon est un abîme de perversité cachée. » Je suis sûre d’avoir lu ces paroles dans le Livre de la Sagesse, — fit audacieusement Dora. — Elles m’avaient bien paru un peu fortes, mais vous me feriez croire qu’elles sont vraies !
Cette fois M. Ronald n’y put tenir ; quelque chose comme un sourire passa dans ses yeux. La jeune femme le vit et, enhardie par ce premier succès :
— Venez vous asseoir là, — continua-t-elle en menant son oncle vers un fauteuil. — Nous allons vous offrir une tasse de thé, cela redonnera du ton à vos sentiments pour moi.
Après avoir servi Henri très gentiment, l’irrépressible Dora se percha sur le bras de son siège.
Tout en buvant son thé, M. Ronald l’examinait curieusement.
— Est-ce que vous me trouveriez embellie ?
— Je ne dis pas non !
— Dites oui, vous me ferez plaisir. Mes meilleures ennemies en conviennent. Cela ne m’étonne pas. Si, comme vous me l’affirmiez dans un de vos inoubliables sermons, c’est le dévouement et l’abnégation qui embellissent la femme, je dois être devenue une beauté.
Hélène se mit à rire :
— Vous pratiquez donc ces vertus-là, maintenant ? demanda-t-elle.
— Si je les pratique !… Mais je ne m’en plains pas…
— Votre mari non plus ne doit pas s’en plaindre !… fit M. Ronald.
— Lui ? Eh bien, voilà ce qui est vexant ! Il trouve ma manière de faire tout à fait naturelle. Il ne se doute pas de ce qu’était Dora Carroll. Ces Européens sont inouïs : de vrais pachas !
— Et comment vous entendez-vous avec votre oncle l’Éminence ?
— Nous sommes au mieux ensemble. C’est même le seul de la famille avec qui j’aie des relations agréables… A propos, Hélène ! puisque vous êtes catholique maintenant, si jamais vous avez besoin de la bénédiction papale ou d’une permission extraordinaire, adressez-vous à moi : je me charge de vous l’obtenir.
— Bien ! Je m’en souviendrai.
— Quand on pense que vous deviez devenir la nièce du cardinal Salvoni ! fit M. Ronald. C’est tout de même extraordinaire. Est-ce que vous l’appelez « Éminence » ?
— Non, je l’appelle tout simplement « zio », qui veut dire oncle en italien, mais le mot n’est pas aussi familier qu’en anglais et en français… Par exemple, quand je lui serre la main au lieu de la lui baiser, cela a toujours l’air de l’étonner.
— Oh ! il doit avoir des étonnements, avec vous !
— C’est-à-dire que je suis une révélation pour lui. Jugez donc, je crois qu’avant moi il ne s’était jamais rencontré avec un esprit indépendant et moderne. Nous causons beaucoup ensemble. Je lui suggère un tas de choses, d’idées américaines, avec l’espoir qu’il s’en souviendra s’il devient pape.
Un pape s’inspirant des idées de Dora, cela parut si énorme à Hélène, et même à son mari, que tous deux éclatèrent de rire.
— Moquez-vous, moquez-vous, mais le cardinal me questionne sans cesse sur l’Amérique. Il a tout l’air de lui tâter le pouls en ma personne.
— C’est fâcheux qu’il n’ait pas sous les doigts le pouls d’une femme plus sensée ! dit M. Ronald.
— Zio, zio, vous me manquez de respect ! fit Dora avec son imperturbable bonne humeur. — Plaisanterie à part, nous avons, le cardinal et moi, de très intéressantes conversations. Et savez-vous ? Je crois que je suis arrivée à comprendre l’organisation de l’Église catholique.
— Vraiment !… s’écria Hélène, ah ! cela m’intéresse.
— Eh bien, c’est tout simplement une formidable armée spirituelle dont le pape est le général en chef. Le haut clergé, les officiers, travaillent pour la puissance temporelle, pour leurs ambitions respectives : le bas clergé, les simples soldats, eux, croient travailler pour Dieu, pour gagner le ciel, et ils accomplissent des œuvres surhumaines ; en réalité, toutes ces œuvres ne servant qu’à augmenter la gloire de l’Église.
— Je crois que vous vous trompez, fit Hélène un peu sèchement.
— Pas du tout ! J’ai l’illustration du système sous les yeux, au palais Salvoni, en la personne du cardinal, qui ne songe qu’à devenir pape, qu’à accroître le pouvoir du Vatican, et en celle de Don Agostino, un pauvre prêtre qui est hypnotisé par un rêve de paradis et ne vit que pour sauver des âmes. C’est certain, pour le haut clergé le mot d’ordre est : « Tout pour l’Église » ; pour le bas clergé : « Tout pour Dieu ». Cela ne me scandalise pas ; au contraire ! Je trouve cette organisation admirable, nécessaire, et j’ai pour l’Église romaine beaucoup plus de respect qu’autrefois. Elle est vraiment très grande.
— Est-ce que le cardinal a essayé de vous convertir ? demanda M. Ronald en souriant.
— Non, jamais ; mais savez-vous ce qu’il a obtenu de moi ?… que l’on fasse maigre dans ma maison, le vendredi et la veille de certaines fêtes : il m’en a donné la liste. « Pour le bon exemple religieux », a-t-il dit. En réalité, c’est pour que l’on sache à Rome que chez les Sant’Anna, — in casa Sant’Anna, — on observe les commandements de l’Église. J’ai cédé, parce qu’il paraissait tenir à cela d’une manière extraordinaire, mais je lui ai laissé voir que j’avais compris la raison de son désir.
— Il a une fort belle tête ; le Scribner’s Magazine a donné son portrait il y a quelque temps.
— Oui, et il a surtout grand air. Il ferait un pape splendide.
— Vous le voyez souvent ? dit Hélène.
— Depuis six mois, nous dînons avec lui tous les dimanches. Il habite le palais Salvoni, un palais rempli de belles choses, mais glacial comme si jamais un rayon de soleil et une femme n’y étaient entrés. S’il contenait encore des microbes du moyen âge, cela ne m’étonnerait pas. Il y a là, dans ces magnifiques appartements, une curieuse odeur d’église, d’encens, de bouquins, de vieux garçon, de tabac, une odeur d’autres siècles… Elle a longtemps intrigué et taquiné mon nez ; il a fini par s’y habituer, par l’aimer, même.
— Oh ! Dody, Dody ! s’écria Hélène, vous n’avez pas changé.
— Je l’espère bien !… Enfin, je me suis familiarisée avec ce décor italien et tout le reste. Après le dîner, nous avons de glorieuses parties de billard ou de bésigue : Son Éminence apprécie mes petits talents de société, je vous assure !… Plaisanterie à part, je crois qu’il a vraiment de l’amitié pour moi. Ce printemps, j’ai fait une grosse sottise…
— Cela doit vous arriver quelquefois, dit M. Ronald.
— Oui… n’importe… Je vous la raconterai quelque jour, si vous êtes sage. Le cardinal croyait que Lelo avait été d’accord avec moi, et il lui faisait froide mine. Alors, j’ai tout confessé. Eh bien, il ne m’a pas grondée, il s’est contenté de me dire en me tapotant l’épaule : « Figlia mia, vous avez une bien mauvaise tête, mais un grand bon cœur… » Je parie qu’il me regrette !… Avant de partir, je lui ai amené Bébé : il lui a donné sa bénédiction ; puis il m’a fait le signe de la croix sur le front et a mis son anneau contre mes lèvres, — un rubis de toute beauté, — et je l’ai baisé, ma foi !… C’est drôle, je n’ai pas pu m’en empêcher ; il m’avait hypnotisée : je ne voyais plus mon adversaire au billard ou au bésigue, mais Son Éminence le cardinal Salvoni, un prince de l’Église, dans chaque pouce de sa personne. S’il devient pape, je suis parfaitement capable de m’agenouiller devant lui. Mais assez là-dessus !… Je vous ai raconté tout cela, pour que vous soyez aimable avec Lelo comme son oncle l’est avec moi. Du moment qu’un cardinal s’est résigné à avoir une nièce américaine et protestante, vous pouvez bien, vous, vous résigner à avoir un neveu italien et catholique. Ce serait du joli, si un Américain, un démocrate, avait les idées plus étroites qu’un prélat romain !… Lors de mon mariage, vous n’avez pas été gentil. On aurait dit un tuteur de comédie amoureux de sa nièce et obligé de la donner à un beau jeune homme. Lelo a été très froissé, je ne serais pas étonnée qu’il vous gardât encore rancune. Il est d’une susceptibilité toute latine, horriblement fier. Si vous lui faites froide mine, il vous tournera le dos et ne voudra jamais remettre le pied chez vous. Cela me causerait un grand chagrin et me gâterait tout le plaisir de mon voyage. Il faut que nous signions la paix tout de suite, et que vous me promettiez de bien accueillir Lelo et de redevenir ce que vous étiez autrefois : mon meilleur ami.
— Qu’avez vous besoin d’ami, vous qui n’en faites qu’à votre tête ! dit M. Ronald afin de lutter contre son attendrissement.
— Oui… et, pour une fois que j’ai écouté mon cœur, vous m’en voulez à mort ! Est-ce logique ?
— Non, dit enfin Hélène, — c’est même injuste, de la part d’un homme qui nie le libre arbitre, qui affirme que l’amour est une onde magnétique, un fluide, et qui cherche même à inventer les instruments nécessaires pour l’enregistrer ou le photographier.
La jeune femme sauta sur ses pieds. Ses yeux largement ouverts laissèrent deviner le travail rapide de sa pensée. Une sorte d’effroi mêlé de respect se peignit sur son visage.
— L’amour, un fluide ! répéta-t-elle, mais c’est cela, c’est cela même ! Lelo m’a attirée irrésistiblement. Quand il était près de moi, tout semblait plus beau, l’air était différent… Oh ! oncle, je crois que vous êtes vraiment un grand homme !
Comme la jeune femme prononçait ces paroles, madame Carroll entra, suivie d’une superbe nourrice romaine qui portait le petit Guido.
M. Ronald alla au-devant de sa sœur et l’accueillit très affectueusement.
Pendant ce temps, Dora avait enlevé le grand chapeau à plumes du Bébé, ébouriffé d’un habile coup de doigt les boucles épaisses de ses cheveux brun doré comme une châtaigne fraîche, puis elle le présenta à Hélène.
— La belle petite créature ! s’écria celle-ci, regardant sans trouble l’enfant de Sant’Anna.
— N’est-ce pas ? Ressemble-t-il assez à son père !
— Beaucoup, en effet.
Dora s’approcha de M. Ronald.
— Oncle, dit-elle gravement, voyez… — celui-ci devait naître.
Une émotion subite et profonde adoucit la figure du savant. Il regarda, un instant, le petit Guido, puis, entourant de son bras la mère et l’enfant, il les embrassa tous deux.
— Vous avez raison, dit-il, celui-ci devait naître… et un autre devait mourir ! ajouta-t-il plus bas.
L’Hôtel Waldorf, dont Dora avait fait sa résidence, est la propriété de M. Astor, le milliardaire américain qui vit en Angleterre. Nous n’avons rien encore de pareil en Europe. Il y a là des appartements Renaissance, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Empire. On y peut dîner à la lumière des bougies ou à celle de l’électricité, sur du linge de Flandre ou sur de la soie, dans de la porcelaine de Sèvres ou de Dresde, dans du vieux Vienne ou du vieux Chine. On y peut boire des vins de tous les grands crus dans les verres de Baccarat les plus fins, dans les cristaux de Bohême les mieux taillés. Et les chefs sont des artistes qui possèdent les meilleures recettes. Certaine « salade Waldorf » ne tardera pas à figurer sur nos menus élégants. La plupart des Altesses, des Princes de passage à New-York, ont logé dans cet hôtel de la Cinquième avenue et lui ont donné un prestige de « comme il faut ». Dora, qui avait appris à tenir compte du goût de son seigneur et maître, avait choisi un appartement Empire dont le style sobre et sévère reposait des splendeurs fantastiques du reste de la maison.
Ce dîner d’adieu, qu’elle avait imaginé de donner aux de Kéradieu et aux d’Anguilhon, n’était qu’un prétexte pour exhiber son mari, son titre, et se montrer dans tout l’éclat de sa nouvelle position sociale. Elle avait invité les quatre plus jolies mondaines de New-York. Elle les considérait, à tort ou à raison, comme ses ennemies, mais elle était sûre que, flattées de la préférence, elles parleraient avec enthousiasme du comte et de la comtesse Sant’Anna, exciteraient la curiosité et lui prépareraient ce succès de retour qu’elle désirait : l’Américaine sait admirablement choisir les instruments nécessaires pour arriver à ses fins.
Après la réconciliation entre l’oncle et la nièce, M. et madame Ronald avaient promis de se dégager et de se rendre à l’invitation de Dora. Pendant toute la journée qui précéda le dîner, Hélène éprouva une secrète angoisse. Elle eut beau se répéter que Sant’Anna lui était indifférent, la pensée de se retrouver en sa présence ne laissait pas que de la troubler. S’il allait la reconquérir avec son regard prenant, sa voix musicale ? Elle avait peur maintenant de ces forces inconnues dont l’être humain est le jouet. Elle évoqua alors la grande figure du brahmine et, comme si elle eût senti de nouveau sa puissance mystérieuse, elle reprit confiance.
Madame Ronald n’était pas une héroïne. Elle ne devait jamais atteindre ces hauteurs où cesse le désir de plaire et d’être admirée. Ève elle était, Ève elle resterait toujours. Elle apporta à sa parure tout son art, toute sa coquetterie. Elle tenait à paraître aussi belle que possible : pour rien au monde, elle n’aurait voulu que Lelo la trouvât enlaidie ou vieillie ; il fallait que son triomphe fût complet.
Selon sa promesse, elle arriva de bonne heure au Waldorf et, laissant son mari au salon, alla retrouver Dora dans son cabinet de toilette. Après l’échange de quelques paroles amicales, elle s’assit en face d’elle et, entr’ouvrant son grand manteau doublé d’hermine, elle apparut merveilleusement habillée, dans une robe de mousseline de soie noire sur fond blanc, toute ruisselante de paillettes.
— Oh ! la jolie robe !
— Elle m’est arrivée la semaine dernière ; vous en avez l’étrenne.
— C’est gentil, cela, et elle vous va à ravir.
— Tant mieux !
A ce moment même, la porte fut ouverte brusquement et Lelo parut.
— Prête ? demanda-t-il.
Puis, apercevant la visiteuse :
— Madame Ronald ! quel plaisir de vous revoir !
A l’apparition du comte, Hélène s’était levée d’un seul et irrésistible mouvement et lui avait tendu la main. Il la porta à ses lèvres, puis leurs regards se rencontrèrent. Il y eut alors entre eux une transmission plus rapide que l’éclair de pensées, de sentiments, une de ces secondes psychologiques qui font les destinées humaines. Madame Ronald n’eut pas un battement de paupières, pas un frémissement dans son âme ou dans sa chair. L’homme qui était là, devant elle, lui parut un autre que celui qu’elle avait aimé. Elle ne se rendit pas compte que c’était elle qui avait changé.
— Je suis charmée de pouvoir vous souhaiter la bienvenue en Amérique, — fit-elle du ton le plus naturel.
Quelque chose comme de l’étonnement, de la curiosité, se trahit sur la physionomie de l’Italien.
— Et moi, je regrette de ne pas être rentré assez tôt pour aller vous présenter mes hommages, dit-il poliment.
— N’importe. Comme compensation j’ai reçu la visite de votre fils, et nous sommes devenus de grands amis. Il m’a tout de suite tendu les bras.
— Ah ! je reconnais bien là mon sang ! Les Sant’Anna n’ont jamais pu voir une jolie femme sans lui tendre les bras.
— Lelo ! s’exclama Dora ; comment osez-vous ?
— Mais, mia cara, c’est un mouvement instinctif, naturel à tout homme de goût et de sentiment… Et puis, cela ne veut pas dire que nos avances aient toujours été bien reçues !
— Celles de votre petit Guido l’ont été, je vous assure, répondit Hélène gaiement.
— Il a de la chance !
— Au lieu d’échanger des madrigaux, regardez-moi ! dit la comtesse, s’éloignant de quelques pas pour mieux faire admirer sa toilette de dîner, une longue tunique en point de Venise sur une jupe en mousseline de soie hortensia.
Le souple tissu dessinait à la perfection ses lignes élégantes de fausse maigre. Sur le corsage montant et transparent ruisselait une cascade de diamants d’une incomparable beauté.
— Vous êtes ravissante ! s’écria Hélène.
— Oh ! elle sait s’habiller, la jeune personne ! dit Lelo en souriant.
— C’est heureux ! répondit Dora, très contente de l’approbation de son mari.
Puis, prenant son éventail et ses gants :
— En scène, maintenant ! Je débute ce soir à New-York dans le rôle de la comtesse Sant’Anna, fit-elle un peu nerveusement. — J’espère que tout le monde sera bien disposé et que nous aurons une soirée agréable.
Un quart d’heure plus tard, ce que l’on appelle au Waldorf la salle à manger Astor, une salle de belles proportions, boisée d’acajou, décorée de panneaux peints, offrait un joli tableau d’agapes modernes. La grande table ronde était étincelante d’argenterie et de cristaux ; au milieu, une artistique corbeille remplie de fruits merveilleux ; sur la nappe, une jonchée de roses et d’orchidées rares ; tout autour, des convives triés sur le volet, des femmes dont la beauté et la parure ajoutaient au plaisir des yeux. Parmi les Américaines, on reconnaissait au premier coup d’œil celles qui vivaient en Europe. Chez la baronne de Kéradieu, chez la marquise d’Anguilhon, la transformation était remarquable. On eût dit que la grande aïeule leur avait communiqué un peu de sa douceur, de son calme et de son indulgence. Leurs physionomies étaient moins dures, leur ton moins tranchant, leurs voix plus nuancées. Chez Dora, le changement qui étonnait tout le monde était dû surtout à l’amour. Il avait modifié son expression, ses traits, ses manières. Il avait mis de l’âme dans ses yeux moqueurs, lui avait fait une bouche de bonté, car ses lèvres n’étaient plus aussi minces. C’était lui, en un mot, qui l’avait féminisée.
Le baron de Kéradieu, le marquis d’Anguilhon et le comte Sant’Anna se détachaient curieusement sur ce fond américain. Il était facile de voir qu’ils appartenaient à une autre race que ces hommes d’action et de pensée aux yeux froids, aux visages énergiques. Leurs figures d’un type ancien donnaient une impression de fragilité et de faiblesse, mais semblaient traversées par de chauds rayons de sentiment : elles avaient plus de lumière, — et ces moustaches d’un tour hardi, que mademoiselle Carroll — d’heureuse mémoire — avait qualifiées d’anachronismes, ajoutaient à leur expression quelque chose d’audacieux et de chevaleresque.
En Amérique, depuis la guerre, la causerie mondaine avait pris un caractère spécial. Malgré l’effort des maîtresses de maison pour la maintenir sur des sujets indifférents, elle était, comme par un invisible courant, ramenée sans cesse aux questions brûlantes : un petit mot suffisait à provoquer des discussions interminables, à produire une mêlée d’opinions diverses, au milieu de laquelle amour-propre et convictions se trouvaient souvent blessés. Ce soir-là, au dîner des Sant’Anna, ce fut Jacques d’Anguilhon qui, inconsciemment, ouvrit le feu.
— Je vois avec plaisir, mesdames, — fit-il en promenant les yeux autour de lui, — que vous n’avez pas boycotté Paris : vos toilettes en sont la preuve.
— Nous n’avons pas eu le courage de le bouder longtemps, voilà le fait ! répondit Lili Munroë, une beauté brune aux yeux violets qui se trouvait à la droite de Lelo. — On nous en blâme dans certains milieux, et peut-être avec raison. Paris aurait bien mérité que nous le boycotassions… hein ? le joli subjonctif !… il n’a pas été gentil, gentil pour l’Amérique.
— Pas gentil, parce qu’il a pris parti pour l’Espagne ?… Allons, vous avez l’esprit trop juste pour ne pas comprendre le sentiment qui l’a porté vers une nation de sang latin, déjà dépossédée, incapable de lutter contre un ennemi jeune et riche, bien armé, tel que vous. Que penseriez-vous de Paris si ses sympathies étaient à vendre aussi bien que ses chiffons ? En exprimant sa désapprobation comme il l’a fait, il a manqué de « gentillesse », peut-être, mais cet élan de cœur, qui pouvait lui coûter ses plus jolies et ses plus riches clientes, a été une preuve de désintéressement, et toutes, j’en suis bien sûr, vous êtes capables de l’apprécier.
— Oh ! fit Charley Beauchamp, l’interdit contre la France avait été prononcé dans la première explosion du jingoïsme, qui chez vous s’appelle chauvinisme… Le chauvinisme a toujours enfanté plus de sottises que d’actions héroïques. Rien n’est plus éloigné du vrai patriotisme.
— Le vrai patriotisme ! répéta Jacques d’Anguilhon, eh bien, c’est une Américaine qui m’en a donné la note… Ma modestie m’empêche de la nommer, — ajouta-t-il en regardant sa femme. — Après avoir lu la déclaration de guerre, elle s’est écriée : « Pourvu que l’Amérique se conduise bien dans cette affaire !… Si elle venait à se montrer indigne ou seulement mesquine, I would sink into the ground !… Je rentrerais sous terre !… »
— C’est cela ! c’est cela ! fit Henri Ronald, avec cette belle expression qui mettait comme de la lumière sur son visage sévère, — le chauvinisme est le sentiment exalté que nous avons de la valeur de notre pays, simplement ; le vrai patriotisme est le désir exalté de le voir supérieur à tous les autres.
— Et supérieur surtout, continua M. Beauchamp, par la justice et par l’humanité, les génératrices de toute force et de toute grandeur.
— J’avais réellement cru, dit le baron de Kéradieu, que le chauvinisme était une effervescence de l’âme latine, qui est toujours comme une machine trop chargée. Je vois qu’il sévit aussi fort aux États-Unis qu’en France.
— Oui, mais, chez nous, répondit Willie Grey, il n’entre en action que dans les grandes circonstances, tandis que chez vous, il constitue un état d’âme et vous rend intolérants.
— Intolérants ! Vous nous trouvez intolérants ?
— Oh ! oui !… s’écria la marquise d’Anguilhon. Ainsi, en France, quand on est étranger, il faut toujours être de l’avis des autres.
— Annie ! fit Jacques d’un ton de reproche.
— Madame d’Anguilhon a raison ! continua Willie Grey. Dans les premiers temps de mon séjour à l’atelier de Jean-Paul Laurens, je m’étais fait une arme d’un certain guide de Paris où j’avais trouvé cette phrase, à la fois comique et naïve : « Si vous avez le malheur d’être étranger… » Je gardais sur moi le petit livre vert et, lorsqu’un de mes camarades se montrait agressif, je le tirais de ma poche et lisais à haute voix : « Si vous avez le malheur d’être étranger… » Il suffisait que je fisse mine de le prendre : on changeait de ton. A la fin, on me l’a brûlé ; mais je dois dire que, jusqu’à notre guerre avec l’Espagne, on ne m’avait plus fait sentir « le malheur d’être étranger !… »
— Ce chauvinisme excessif est fâcheux pour votre pays, ajouta Charley Beauchamp ; il en gêne le progrès, étouffe l’esprit libéral. Les adversaires de l’ordre établi s’en font un instrument de haine et de division… témoin l’antisémitisme, qui, chez vous, n’est qu’un parti politique.
Henri de Kéradieu et Jacques d’Anguilhon échangèrent des regards de surprise.
— L’antisémitisme un parti politique ! répéta le marquis. Vous avez eu cette impression d’ici ?
— Parfaitement. Nous aimons à le croire du moins. La France ! ce nom a quelque chose de clair, de brillant, de généreux, on ne peut pas l’associer avec une manifestation aussi barbare, aussi peu excusable que l’antichristianisme des Turcs.
— Je suis de votre avis, mais au fond, tout au fond, il y a cet antagonisme des races. Les Juifs sont des Orientaux et nous des Occidentaux !
— Eh bien, répliqua M. Ronald, utilisez leurs qualités d’Orientaux, ce sont autant de forces… et pas négligeables, je vous assure. Voyez l’Angleterre ! Elle s’est laissé conduire par un Disraëli. Elle l’a fait servir à son bien et à sa gloire. Puis, sans se soucier de ce que ses ancêtres avaient mangé les cailles et la manne dans le désert, elle l’a créé lord et pair, l’égal des plus hauts barons chrétiens. Voilà ce que j’appelle du bon patriotisme et de bonne politique.
— Une nation vraiment forte est toujours libérale, conclut Willie Grey.
— Et quelles pauvres questions, que ces questions de race ! ajouta le savant avec un peu de dédain. La religion a enseigné une fraternité idéale, à laquelle personne n’a jamais bien cru ; la science seule, en faisant connaître aux hommes les liens profonds et multiples qui les unissent, peut les conduire à la vraie fraternité.
— Vous ne vous fâcherez pas, monsieur de Kéradieu ? ni vous, monsieur d’Anguilhon ? — dit madame Newton, la voisine de Charley Beauchamp, — si je vous fais part d’une impression que je rapporte toujours de Paris et qui me taquine parce qu’elle m’empêche de l’aimer entièrement.
— Nous ne nous fâcherons pas, — répondit le baron de Kéradieu, souriant à la jolie femme qui s’excusait ainsi d’avance. — Voyons cette impression.
— Eh bien, je trouve que Paris n’est pas hospitalier.
— Pas hospitalier !
— Non, et c’est dommage, grand dommage : — ceci fut dit avec une gentillesse qui adoucissait le blâme. — Si quelques Françaises venaient visiter l’Amérique, nous nous ferions un plaisir de leur ouvrir nos maisons, un devoir de leur faciliter les moyens de connaître notre pays. Chez vous, personne ne s’avise de cela. Franchement, vous n’avez pas la bosse de l’hospitalité !
— Voilà un terrible reproche, est-ce que nous le méritons vraiment ?
— Vraiment… Tenez, j’ai une amie qui habite Paris depuis quinze ans. Elle y a des parents dans la meilleure société, car sa famille est d’origine française. Elle a essayé de créer un salon anglo-français et n’a jamais pu y réussir : présentations, dîners, five o’clocks, rien n’y a fait. On n’est pas allé, de votre côté, au delà de la carte de visite. A ses réceptions, elle a toujours le chagrin de voir les Parisiennes se grouper dans un coin et les Américaines dans l’autre.
— La différence de langue doit en être cause ! répondit le marquis d’Anguilhon.
— Elle y est certainement pour beaucoup, dit Antoinette de Kéradieu, mais selon moi, l’exclusivisme des Français a encore une autre raison. Dans leur vie intime, ils ont moins de tenue que les Anglais et même que les Américains : ils craignent que leur laisser-aller ne les fasse mal juger et préfèrent demeurer entre eux.
— Et puis, ajouta Annie, ils ont un tas de préjugés contre les gens qui ne sont ni de leur religion ni de leur race… J’essaie d’en détruire autant que possible, mais, dans ce cher Vieux Monde, il ne faut rien brusquer, sous peine de dépasser le but.
— Brava, madame d’Anguilhon ! s’écria Lelo, je vous félicite d’avoir compris cela. Prenez exemple. Dora !
— Bien ! bien ! fit la jeune femme.
— Une Française seule, continua la marquise, pourrait opérer cette fusion avec les étrangères, et elle serait profitable à toutes.
— Nul doute ! fit Henri Ronald. Ainsi, je l’ai remarqué souvent, la connaissance du français rend l’Anglais ou l’Américain plus aimable, plus délié d’esprit, tandis que la connaissance de l’anglais rend le Français plus correct dans sa tenue et dans ses dires.
— Eh bien, espérons qu’un de ces jours il se trouvera une Parisienne capable de rompre la glace entre nous, dit gaiement Lili Munroë. Nous lui élèverons une statue !
— Rompre la glace !… répéta Jacques en souriant. Oh ! elle n’est pas bien épaisse. Vous avez plus d’affinités avec nous qu’avec les Anglais. Vous n’êtes pas des Saxons, après tout !
— Non ? Qu’est-ce que nous sommes donc ? demanda Marguerite Daner ouvrant ses yeux tout grands.
— Des Américains.
— Vous avez raison, monsieur d’Anguilhon, dit Henri Ronald. La nature répète ici ce qu’elle a fait autrefois chez vous. Pour créer les Français, elle a croisé Celtes, Latins et Francs ; pour créer les Américains, elle est en train d’amalgamer Anglais, Irlandais, Écossais, Hollandais, Allemands, Latins, et, de son laboratoire des États-Unis, une race nouvelle sort peu à peu.
— Une race qui a probablement une haute destinée !
— Je le crois.
— A propos de race, dit Henri de Kéradieu, vous avez probablement lu certain article de revue où il est démontré qu’il n’y a plus de noblesse en France ?
Les yeux de toutes les femmes pétillèrent d’intérêt.
— En effet, beaucoup de journaux l’ont reproduit, fît madame Ronald.
— Naturellement !… Eh bien, rassurez-vous, La Révolution a certainement éclairci les rangs de l’aristocratie, mais elle ne l’a pas anéantie, pas plus que le phylloxéra n’a détruit tous nos clos célèbres. Il y a encore dans notre pays des hommes de race et des vins au bouquet rare, inimitable, comme celui-ci, — ajouta le baron en élevant son verre rutilant de vieux chambertin. — La race n’est pas chose si facile à détruire. J’ai vu, près de Tunis, une tribu arabe qui se nomme les Beni-Franzoun, « Fils de Français ». Elle a sur son étendard les lis de France et prétend descendre des compagnons de saint Louis. Les hommes sont blonds, avec des yeux bleus, et ils portent les moustaches tombantes comme les Gaulois.
— Ah ! c’est bien curieux, cela ! s’écria Lelo.
— Si, après les révélations de cette revue, il y avait encore des Américaines tentées d’accorder leur main à quelque noble français, ce dont je doute fort, — ajouta Henri de Kéradieu d’un ton plaisant, — je leur dirais : « Cherchez la race. Elle se devine au premier coup d’œil, elle est la meilleure garantie de l’origine et ne s’improvise pas comme les parchemins. Si un homme a de la race, épousez sans crainte : il est authentique. »
— Oui, oui, épousez ! fit Annie joyeusement.
— Ne dirait-on pas, conclut Willie Grey en riant, que nous avons été réunis au Waldorf pour nous permettre de nous expliquer sur ces petites questions qui avaient jeté un peu de froid entre nous ?
— Mais c’est bien possible ! dit Jacques, et je suis sûr que nous nous quitterons, ces jours-ci, en meilleure intelligence.
— Pourquoi ne nous attendez-vous pas, monsieur d’Anguilhon ? demanda Dora. Ce serait si amusant de faire le voyage ensemble !
— Il faut que je sois à Paris pour l’ouverture des Chambres.
— Ah ! c’est vrai, vous êtes député.
— Oui… Annie m’a persuadé que c’était mon devoir de prendre en mains les intérêts locaux. Je me suis présenté à la députation, par acquit de conscience, avec le secret espoir de ne pas être élu… et puis, je l’ai été. Quand on est marié à une Américaine, il est bien difficile de rester oisif.
— Dora ! s’exclama Lelo avec un air d’effroi. Vous n’allez pas me demander de faire le bonheur des populations ?… Je regimberais, je vous en préviens.
— N’ayez pas peur, je me contenterai que vous fassiez mon bonheur, à moi.
— Ah ! tant mieux ! C’est dans mes moyens, cela !
La conversation, ainsi lancée, demeura très animée, et ne fit plus qu’échauffer entre les convives la sympathie et la cordialité.
Pendant tout le dîner, bien que tyranniquement accaparé, interviewé sans merci par ses deux voisines, Sant’Anna ne cessa d’observer madame Ronald. Sans avoir jamais soupçonné la profondeur du sentiment qu’il lui avait inspiré, il était sûr qu’elle l’avait aimé. Le souvenir de l’expression douloureuse qu’il avait surprise sur son visage au sortir du consulat d’Italie, où il venait d’épouser Dora, avait maintes fois amené sur ses lèvres un sourire de triomphe mauvais. Depuis qu’il était en Amérique, il avait souvent pensé à elle et secrètement désiré la revoir. Il l’avait revue ; mais, avec sa fine intuition d’Italien, il avait senti aussitôt qu’il lui était devenu indifférent, que ce pouvoir magnétique, dont il était si fier, n’avait plus aucun effet sur elle. Il en éprouvait un vif désappointement, une belle rage d’homme vaincu. « Toutes les mêmes ! se disait-il en manière de consolation. — Quelqu’un d’autre, sans doute !… » Et jamais Hélène ne lui avait semblé aussi désirable. Sa robe pailletée rendait son corps tout chatoyant, faisait ressortir la riche nuance de ses cheveux, l’éclat de ses épaules. Sa « blondeur » le fascina de nouveau, lui remplit les yeux d’une chaude et sensuelle admiration.
Madame Ronald les rencontra souvent, ces yeux, les brava même avec une hardiesse tranquille, et ils furent impuissants à provoquer chez elle le plus léger trouble. Elle examinait le comte à la dérobée, et sa physionomie exprimait un étonnement mêlé de dédain. Sous l’influence de quelle magie l’avait-elle cru si supérieur ? Un grand seigneur, rien de plus… Il ne fallait pas lui demander autre chose que d’être beau, aimable et généreux. Elle le voyait maintenant tel qu’il était, avec son âme vieille, embuée par le passé, son incurable indifférence, sa faiblesse de caractère. Oui, avec de la culture, il aurait pu devenir un homme politique, un diplomate, mais cette culture lui manquait. C’était un esprit en jachère, incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux faits-divers de la vie mondaine, incapable surtout d’aimer avec profondeur et fidélité. Comme elle eût souffert par lui, grand Dieu ! Sur cette pensée, qui s’acheva dans un petit frisson, les regards d’Hélène se tournèrent vers M. Ronald. Quelle puissance intellectuelle dans le modelé de son front ! Quelle pureté dans ces yeux de chercheur, qui ne voyaient pas les choses basses ou indignes ! Quelle beauté dans cette bouche faite pour la vérité !… Elle avait vécu un rêve, — un cauchemar plutôt, et combien douloureux !… Elle avait été folle !… folle !…
Maintenant Sant’Anna pouvait aller, venir, partir, il pouvait fleurter, aimer, sans qu’un seul de ses actes ou de ses sentiments se répercutât en elle. Cette assurance la rendit joyeuse comme une enfant. Elle respira largement, à plusieurs reprises, pour le plaisir de sentir son cœur dégagé. Entre Lelo et elle, la communication avait bien été coupée ! Une fervente action de grâces s’éleva de son être tout entier vers le Maître qui avait accompli le miracle.
Après le dîner, Sant’Anna, curieux de savoir si l’indifférence d’Hélène n’était point simulée, manœuvra pour la tirer à l’écart.
— Eh bien, « ma tante » ! dit-il, en appuyant perfidement sur elle ses yeux de charmeur, — comment trouvez-vous cette dernière surprise que nous ménageait la destinée ? Moi, Lelo, vous recevant à New-York, à l’Hôtel Waldorf, Cinquième avenue, 33e rue !… Oh ! cette 33e rue !
— Mais je trouve la surprise très agréable ! Et vous ?
— Délicieuse, stupéfiante surtout !… Le moyen, après cela, de ne pas croire à la fatalité !
— Ne vous servez pas de ce mot : il implique une idée de hasard, de force aveugle et brutale. Nous sommes les ouvriers de Dieu, ses collaborateurs inconscients ; il nous conduit vers des buts lointains que nous ignorons, mais, à la fin, tout sera bien et pour tous.
Ses paroles impressionnèrent Lelo. Il sentit que la femme qui les avait prononcées était à jamais hors de son pouvoir. Cependant il risqua une ironie dernière :
— Alors, selon vous, de la rue de Rivoli où je vous ai rencontrée, jusqu’au Waldorf où nous nous retrouvons, toutes les péripéties étaient écrites d’avance. Toutes ?…
Hélène supporta sans fléchir le regard qui accompagnait ce dernier mot.
— Toutes, répéta-t-elle avec une belle crânerie. Elles étaient nécessaires, j’en suis convaincue.
— Si Ève devient philosophe, ce sera terrible ! dit Sant’Anna.
— Pour le tentateur, oui, — répliqua madame Ronald en souriant, — mais bien heureux pour Adam !… Et maintenant, « mon neveu », — ajouta-t-elle d’un ton tout à fait mondain, — nous allons vous gâter à qui mieux mieux et vous rendre le séjour de New-York si agréable que vous nous proclamerez les femmes les plus charmantes du monde : c’est là une de nos ambitions…
Pendant cette conversation, Charley Beauchamp, le frère chevaleresque et discret qui avait tout deviné, tout craint, ne quittait pas les causeurs des yeux. Il s’était isolé dans un coin pour les observer. Sa physionomie, d’abord inquiète, se rasséréna et, à la fin, il eut un soupir de soulagement. En s’éloignant de Lelo, madame Ronald se dirigea vers lui.
— Pourquoi me regardez-vous tant, ce soir ? demanda-t-elle en lui donnant un petit coup d’éventail sur le bras.
— Parce que je ne vous ai jamais tant admirée.
Une rougeur légère passa sur le visage de la jeune femme.
— Vous avez bien raison ! répondit-elle gravement.
Un peu plus tard, comme Hélène se trouvait seule avec son mari dans le coupé qui les ramenait chez eux, elle glissa soudainement sa main dans la sienne. Sans parler, Henri Ronald la pressa et la retint avec force. Alors, elle se blottit contre lui et, pendant tout le reste du trajet, elle demeura muette, profondément heureuse, avec une sensation exquise d’amour vrai et de sécurité parfaite. Arrivée dans son cabinet de toilette, encore enveloppée de son long manteau, elle alla tout droit au tableau de Willie Grey et, avec un accent de joie, de triomphe impossible à rendre, elle s’écria :
— Guérie, Titania ! guérie !
FIN
COLLECTION NELSON.
Chefs-d’œuvre de la littérature.
Chaque volume contient de 250 à 550 pages.
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Impression en caractères très lisibles sur papier de luxe.
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