PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
Auteur du Négrier.
SECONDE ÉDITION.
1
DÉNAIN ET DELAMARE,
LIBRAIRES-ÉDITEURS,
16, rue Vivienne, à l’entresol.
1834.
IMPRIMERIE DE COSSON,
9, Saint-Germain-des-Prés.
— Mon cher Édouard, il faut définitivement que ce soir je te présente à notre société.
— Quelle société ?
— Oh ! une société choisie, va ; six aspirans de marine ; trois du vaisseau le Régulus, deux de la frégate l’Indienne, et puis moi. C’est une vraie réunion académique, présidée par la décence et embellie par les grâces. On y fume vingt pipes dans la soirée, et pour peu qu’on en ait envie, on y travaille la géométrie et l’algèbre après avoir joué de la bière à l’écarté ou au domino.
— Et d’où vous est venue l’idée de former cette société académique où l’on boit, où l’on fume, et où l’on joue au domino ?
— Le hasard seul, ou plutôt la Providence, nous a conduits à l’établir sur la base en apparence la plus folle, et en réalité la plus sage du monde. Mais c’est toute une histoire que j’aurais à te raconter, ou pour mieux dire tout un roman. Imagine-toi qu’un soir en me promenant avec Lapérelle, tu sais bien cet aspirant de première classe du Régulus, avec qui je partage depuis long-temps ma chambre ; une petite fille de quatorze à quinze ans vint nous demander l’aumône, de la voix la plus douce et la plus pénétrante que j’aie entendue de ma vie. Elle grelottait de froid sous des haillons, la pauvre enfant ! Tu sais combien j’ai toujours eu le cœur accessible à toutes les émotions inattendues. A la lueur d’un réverbère et en tirant quelques sous de ma poche, je remarque que la jeune mendiante est jolie comme un amour ; et je dis à Lapérelle : Tiens, vois donc, si ce n’est pas dommage ! — Effectivement, me répond-il avec le sang-froid mathématique que tu lui connais : C’est dommage, mais ce n’est pas autre chose. — Je questionne la petite fille… Elle me répond avec ingénuité qu’elle est orpheline, qu’elle se meurt de faim, et qu’elle ne sait même où aller coucher. Cet aveu tout naïf me fait naître de suite une idée. Il tombait une pluie froide comme glace.
— Une idée, je crois bien ! J’aurais eu probablement la même idée que toi à ta place.
— Oui, une idée, non pas l’idée de calomnier le malheur, mais bien celle d’une bonne action. Je propose à mon camarade de chambre de faire souper l’orpheline, de lui offrir un gîte ; et nous l’amenons chez nous. Si tu avais vu avec quelle avidité elle dévora quelques gâteaux que je lui apportai, cela t’aurait fait à la fois plaisir et pitié…
— Et où coucha-t-elle ?
— Sur deux chaises, entre le lit de Lapérelle et le mien. Parole d’honneur !
Le lendemain en nous réveillant nous trouvâmes nos bottes admirablement cirées, et notre chambre balayée comme elle ne l’avait pas encore été depuis plus de six mois.
— Et que fîtes-vous de la petite ?
— Ce que nous en fîmes ? Un bijou, mon ami, un bijou ! nous commençâmes par lui dire de se nettoyer, c’était je crois la chose la plus urgente ; 30 et quelques francs que j’avais gagnés à la poule, par une faveur du ciel, car tu sais combien je suis malheureux au jeu, y passèrent et servirent à lui acheter quelques vêtemens simples, mais propres… La malheureuse enfant se nommait Françoise ou Marguerite, je crois ; nous l’appelâmes Juliette, de notre autorité privée. Ce nom nous parut plus relevé, et il est de fait qu’il convient bien mieux maintenant à la situation dans laquelle nous l’avons mise, que celui qu’elle portait sous les haillons d’où nous l’avions si heureusement tirée.
— Et quelle est donc sa situation présente ?
— Juliette, mon ami, est devenue notre gouvernante. Quatre de nos amis, qui logeaient dans la même maison que nous, se sont associés à notre acte de bienfaisance. Ils ont donné leur pratique à l’orpheline. C’est elle qui raccommode, qui repasse notre linge, qui fait notre ménage et le reste ; mais qui fait tout cela avec une intelligence peu commune, je t’assure. Les petits profits du métier lui reviennent, elle vit comme elle peut et elle ne vit même pas trop mal. Les soins qu’elle a pour nous lui sont payés avec usure, en égards, en amitié, en toute espèce de bonnes choses enfin.
— Et en amour, peut-être ?
— Mais non ; pas trop ! Il est convenu qu’elle n’aura jamais parmi nous que deux amans à la fois, et encore à son choix ; et il y a trois ou quatre semaines que Lapérelle et moi, qui te parle, nous nous trouvons en pied ; car il était bien juste, n’est-ce pas, que nous exerçassions sur le cœur de la petite Juliette certain droit de priorité, eu égard à la précieuse découverte que les premiers nous avions faite ?
— C’était de toute justice ; mais quel avantage si grand avez-vous trouvé à vivre ainsi ?
— Un avantage immense. Celui des mœurs d’abord ; et de l’économie ensuite. Nous n’allons presque plus au café ; nous travaillons en nous amusant, et dans la douce intimité et la concorde que Juliette sait entretenir entre nous tous, nous fuyons l’ennui que nous allions payer fort cher au billard ou au spectacle, au profit des jouissances très-peu dispendieuses que nous trouvons chez nous. Tout ce que je te conte là doit te paraître étrange, je le sens bien ; mais il ne tient qu’à toi de t’assurer ce soir par toi-même, de la vérité du petit tableau de famille que je viens de te faire là. Adieu, n’oublie pas qu’à six heures je veux te présenter à notre société.
A l’heure indiquée je me trouvai au rendez-vous. Mon collègue Mathias me prit par dessous le bras, et nous voilà en route pour nous rendre au lieu de réunion des six aspirans de marine.
Après avoir monté quatre étages, nous nous trouvons rendus à la porte de la mansarde qu’occupaient collectivement nos amis. Mon guide entre d’abord, me prend par la main et d’un air affectueux et demi-grave, il dit à ses cinq confrères qu’éclairaient les rayons vacillans d’un seul bout de chandelle :
— Messieurs, je vous présente mon ami Édouard, aspirant de première classe à bord du même vaisseau que moi.
— Tiens, te voilà ! me dit Lapérelle en levant les yeux sur moi et en interrompant le cent de piquet qu’il faisait avec un de ses camarades.
— Ah ! mais, messieurs, s’écrie un des sociétaires, voilà qui n’est pas de jeu ! Nous étions convenus qu’aucun des membres de la société ne présenterait d’étranger.
J’allais répondre à cette observation assez peu encourageante pour moi, lorsque mon ami Mathias, mon introducteur, crut devoir prendre la parole, et d’un air un peu piqué, il répliqua à celui qui avait accueilli avec répugnance mon entrée dans la maison :
— Messieurs, j’étais loin de penser que notre collègue Édouard fût pour nous un étranger, il est notre ami à tous, et si j’ai pu commettre une indiscrétion en le présentant dans le sein de notre réunion, c’est sur moi et non sur lui que devait tomber le poids d’une observation au moins fort inconvenante. On pouvait fort bien, ce me semble, me faire en particulier le reproche qui vient de m’être adressé en présence de mon camarade ; et j’y aurais alors répondu comme j’aurais cru devoir le faire.
— Tiens, le voilà qui se fâche lui à présent, s’écria celui qui m’avait fait la mine en entrant. Tu sais bien que ce n’est pas pour Édouard que j’ai fait cette observation, mais pour ceux que chacun de nous pourrait vouloir introduire à l’avenir.
— L’observation n’en est pas moins fort déplacée et je vous la rappellerai en temps et lieu, reprit Mathias avec énergie.
— Comme tu voudras, au reste !
Je jugeai qu’il était convenable que je prisse la parole dans un débat dont j’étais devenu l’objet.
— Mes amis, dis-je en m’adressant à toute la société, je conçois ce que ma présence inattendue au milieu de vous peut offrir d’étrange. Je ne veux pas qu’il soit dit que je puisse être devenu le prétexte ou le motif de la plus petite mésintelligence au sein de votre réunion, et je vais me retirer sans la moindre rancune, en vous priant d’excuser mon indiscrétion et en vous souhaitant très cordialement le bonsoir.
— Non pas, non pas ! s’écria Mathias en me retenant de toutes ses forces par la main, je veux que tu restes ici, pour moi, si ce n’est pour toi. Je me ferai plutôt écharper que de souffrir que tu sortes d’un lieu où je t’ai présenté sous ma responsabilité. Il y va de mon honneur et tu resteras, ne fût-ce que par amour-propre pour moi ; ou bien, s’il faut que tu t’en ailles, je m’en irai avec toi pour nous retrouver demain matin, dans un autre endroit, avec chacun de ces messieurs.
L’affaire allait devenir sérieuse, je ne le prévoyais que trop bien, et je ne savais que faire.
Lapérelle, le moins emporté de toute la réunion crut devoir interposer sa grave autorité dans le petit conflit qui venait de me mettre assez mal à l’aise.
— Édouard, me dit-il, tu ignores sans doute le but et l’espèce de notre société. Nous nous sommes réunis ici pour travailler ensemble de manière à pouvoir nous préparer à subir l’examen de première classe qui va bientôt s’ouvrir pour nous. Le motif qui nous a rassemblés nous imposait l’obligation d’éviter toute cause de distraction qui pût nuire à l’application qui nous était si nécessaire pour terminer des études trop tard commencées. Tu es reçu aspirant de première classe, toi, tu n’as plus besoin de te casser la tête pour le même examen que nous. Nous autres, au contraire, nous ne sommes que de seconde classe, et malheureusement il nous reste beaucoup à apprendre…
— Raison de plus pour qu’Édouard vienne nous aider quand nous nous trouverons embarrassés dans une démonstration.
— Mathias, veux-tu bien me laisser achever ?
— Parle, puisque tu y tiens ; mais je t’avertis d’avance que tout cela ne signifie rien, absolument rien pour moi.
— Je disais donc que nous avons encore beaucoup à acquérir. Sans doute que si tu voulais nous aider de tes conseils et de ton instruction tu pourrais nous être utile. Mais comment t’assujettirais-tu à repasser encore des leçons de géométrie et de trigonométrie pour l’amour de nous ?
— Je l’eusse fait volontiers, si j’avais cru pouvoir vous être bon à quelque chose.
— Assurément qu’il l’eût fait, et avec plaisir encore ; aucun de vous n’en a douté, mais vous avez voulu trouver un prétexte, et voilà tout.
— En ce cas, je n’ai plus aucune objection à faire, et c’est avec infiniment de plaisir même que je verrais notre camarade prendre place au milieu de nous.
Lapérelle me serra la main en prononçant ces derniers mots ; tous les autres camarades en firent autant. Celui-là même qui s’était montré le moins disposé à m’accueillir au sein de la société, vint me présenter ses excuses avec cordialité, et dès cet instant-là je comptai parmi les habitués de la maison, à la grande satisfaction de Mathias que tous ses amis eurent un peu de peine à apaiser, tant l’avait agité la petite discussion soulevée par mon introduction. Mais quelle maison était celle-là ! je vais vous dire l’impression que l’aspect de ce gîte presque aérien produisit sur moi à la première vue.
Je crus d’abord, en prenant connaissance des lieux, être dans une sorte de prison au milieu de laquelle six à sept captifs cherchaient à tuer le temps en se livrant à différens travaux. Je dis six à sept captifs, parce que je trouvai sept personnes en entrant dans l’appartement que j’ai à vous décrire, et dans lequel je n’avais cru rencontrer qu’une demi-douzaine d’aspirans ; vous saurez bientôt quel était le septième membre de l’heptarchie.
L’appartement n’était qu’une mansarde assez vaste ; deux tables, un tableau de mathématiques, quelques chaises dépaillées, une ruine de fauteuil, deux petits lits, bon nombre de pipes suspendues à la cloison enfumée, et trois ou quatre malles enfin formaient l’ameublement complet du logis. A chacune des tables, une couple d’aspirans faisaient la partie de cartes ; au pied du tableau un des sociétaires cherchait, un morceau de craie à la main, et un volume de Bezout sous les yeux, à tracer une figure de trigonométrie rectiligne. Tout ce monde-là fumait, à l’exception toutefois d’une petite fille qui tricotait à côté de deux ou trois tisons qu’elle avait pris soin de rassembler sur le foyer d’une étroite cheminée. Chacun des acteurs de cette scène d’intérieur était vêtu fort négligemment ; l’un portait une casquette et un frac râpé, l’autre une veste et un chapeau qui paraissait avoir fait un assez long service de mer. La petite fille seule semblait être toilettée avec un peu plus de recherche et de fraîcheur que les cavaliers inattentifs, au milieu desquels on l’aurait crue jetée comme une fleur parmi quelques arbustes incultes.
Je pris place auprès du tableau, en m’efforçant d’aider de mon mieux, dans la recherche d’un problème, celui de mes collègues qui paraissait poursuivre péniblement sa fugitive proposition de trigonométrie.
Une fois que la conversation eut repris l’activité et la mobilité que mon apparition soudaine avait un instant interrompue, je pus examiner plus à l’aise les détails dont je n’avais encore saisi que très-imparfaitement l’ensemble à la première inspection des lieux.
La petite fille assise au coin du feu était jolie, mais elle avait paru prendre, à mon aspect, un air boudeur qui ne m’avait pas prévenu très-agréablement en sa faveur.
Mathias, en remarquant que je la regardais avec une certaine attention, s’approcha de moi pour me dire à l’oreille, d’un air de satisfaction et de mystère : C’est Juliette, la petite orpheline que tu sais bien !
— Mais elle me semble assez passable, Juliette ; elle a même un extérieur plus distingué que je ne l’aurais supposé avant de l’avoir vue.
— Et puis, mon cher ! c’est obéissant et raisonnable ; tu vas voir : — Juliette !
— Plaît-il, M. Mathias ? dit la petite fille en levant la tête avec vivacité et en posant son bas de tricot sur une escabelle.
— Allez nous chercher une demi-once de tabac fin frisé et huit petits verres de liqueur pour toute la société : c’est moi ce soir qui régale. Vous entendez bien, n’est-ce pas ? une demi-once de frisé et huit petits verres ?
— Oui, M. Mathias, une demi-once et huit petits verres.
Juliette s’empressa d’exécuter l’ordre de mon ami, et en s’en allant je remarquai dans la tournure que cherchait à se donner la pauvre enfant, un certain air de coquetterie qui n’allait pas encore très-bien à son inexpérience.
— Tu vois là, me dit Lapérelle quand elle fut partie pour aller chercher son tabac et sa liqueur, tu vois là, mon bon ami, notre gouvernante en chef, et notre élève de prédilection à tous.
— Oui, je le sais ; Mathias m’a tout conté.
— C’est un agneau, un agneau que nous pouvons dire avoir arraché à la fureur des mauvaises passions, dans le coin de la rue.
— Oh ! c’est bien vrai ce que tu dis là, s’écrièrent en chorus les sociétaires ; Juliette est un véritable agneau, et qui sans nous n’aurait pas tardé à trouver des loups pour la croquer.
— Une petite fille douée des meilleures dispositions naturelles.
— Ça n’a pas un seul vice.
— Pas même un défaut ; il n’y a que quelques jours que nous l’avons et elle connaît son service comme une vieille ménagère qui aurait fait notre chambre toute sa vie.
— Jamais je n’ai eu encore mes bottes aussi bien cirées que par ses jolies mains.
— Elle fait nos lits cent fois mieux que l’ancienne domestique édentée de la maison.
— Je ne sais en vérité pas comment elle vit ; elle ne nous coûte rien.
— Oui, mais nous nous sommes arrangés de manière à lui assurer cependant un petit sort. Il est convenu que chacun de nous lui donnera six francs par mois… sur nos épargnes. Le superflu des riches doit être consacré au nécessaire des pauvres.
— Vous me permettrez aussi, je l’espère bien, messieurs, de joindre ma quote-part au fonds commun destiné à l’entretien de Juliette !
En ce moment-là Juliette rentra ; elle ne parut pas avoir entendu les derniers mots qui la concernaient ; mais je crus m’apercevoir cependant qu’elle n’avait plus son air boudeur, en élevant sur moi ses deux yeux bleus, limpides et purs comme les yeux de l’innocence.
Lapérelle, après m’avoir fait un signe, comme pour me donner à entendre qu’il fallait changer de conversation en présence de la petite, m’adressa ces paroles d’initiation :
« Mon cher Édouard, toutes les fois que tu nous feras le plaisir de venir nous visiter, et le plus souvent ne sera que le mieux, tu trouveras chez nous place au feu et à la table, et ta pipe suspendue au milieu des nôtres. Ce sera le calumet de l’amitié et l’emblème de la communauté de biens et de plaisirs sous l’empire de laquelle nous vivons ici. Juliette, vous reconnaîtrez monsieur pour un des sociétaires, et comme tel je vous engage à lui faire en tout temps le meilleur accueil qu’il vous sera possible. »
Juliette leva encore sur moi ses deux grands yeux : un demi-sourire timide et bienveillant anima ses lèvres un peu pâles, et tout fut dit.
Deux ou trois de mes aspirans se placèrent en travers sur les deux petits lits en continuant la conversation qui commençait un peu à languir, depuis que les huit verres de liqueur avaient été vidés. Les deux bouts de chandelle qu’on avait allumés pour donner plus de solennité à ma réception se trouvaient presque consumés, la cloche de la retraite se faisait déjà entendre en ville ; je pensai qu’il était temps de laisser là mes amis et de me retirer chez moi. Je saluai la société, et mon confrère Mathias, après avoir pris son chapeau et avoir prévenu Juliette qu’il rentrerait dans un quart d’heure, vint me reconduire jusqu’à mon domicile.
Très-peu de jours après mon introduction dans le cercle des aspirans, je me trouvai installé parmi eux comme si depuis un an j’eusse cultivé la société au sein de laquelle ils avaient bien voulu m’admettre. Ma pipe, comme me l’avait annoncé le président Lapérelle, prit rang au nombre de celles des fondateurs. Il ne se buvait pas une bouteille de bière ou un verre de punch en famille, sans que mon verre n’allât se mêler à celui de tous mes joyeux amis. Juliette qui, à ma première apparition, avait semblé me voir avec une certaine répugnance surgir au milieu du cercle dont elle était la reine, commença à me traiter avec la bienveillance qu’elle étendait à peu près également à tous les habitués du logis. C’était aussi une si bonne petite créature ! et je crois même sans trop me flatter qu’il lui fallut très-peu de temps pour m’accorder une confiance que ne lui avaient pas inspirée au même degré mes autres collègues. Quelques-uns d’entr’eux crurent même bientôt remarquer qu’elle comptait avec impatience les jours où le service que je faisais à bord de mon vaisseau, m’empêchait de venir passer mon temps auprès d’elle et de mes confrères. Mais cette observation était bien loin d’être inspirée par la jalousie. A l’âge que nous avions alors, et dans la profession qui nous était commune, trop de sentimens généreux emplissent le cœur pour qu’il puisse être accessible encore à de basses ou indignes rivalités. C’est plus tard, quand les conquêtes sont devenues plus difficiles, qu’on attache par amour-propre plus d’importance à la préférence exclusive que peuvent accorder les femmes. Mais à seize ou dix-huit ans, on a trop d’avenir devant soi, trop de rêves enchanteurs dans l’imagination, pour disputer aux autres des avantages que l’on peut perdre à cet âge-là comme à un autre, mais que l’on est toujours sûr de rencontrer à la première occasion.
Mathias, le bon Mathias qui, avec quelque raison, aurait pu s’arroger des droits à l’unique possession de la beauté qu’il avait un des premiers recueillie pour ainsi dire dans son sein, se montrait plus heureux que tous les autres encore de l’intimité qui s’était établie entre Juliette et moi. Comme nous étions, ainsi que je l’ai déjà dit, embarqués à bord du même vaisseau, et qu’il arrivait rarement que nous nous trouvassions à terre ensemble, il ne manquait jamais, quand je quittais le bord sans lui, de me recommander de chauffer notre gouvernante, pour mon compte et même pour le sien : « Elle t’aime, me répétait-il sans cesse ; mais comme les réglemens de notre société portent qu’elle ne peut avoir que deux amans à la fois parmi nous, je te céderais bien volontiers la place que je partage depuis un mois avec Lapérelle, pour peu que cela te fît plaisir. »
— Mais pourquoi ce sacrifice si tu tiens à la petite ? lui répondais-je.
— Oui, j’y tiens sans doute ; mais je tiens cent fois plus encore à ce qui peut t’être agréable. L’amour est bien quelque chose, mais l’amitié, c’est tout.
— Et si plutôt je pouvais supplanter l’ami Lapérelle et partager avec toi les bonnes grâces de la petite, à qui les réglemens ont laissé la liberté du choix ?
— L’affaire serait excellente et elle me paraîtrait d’autant meilleure, que notre président croit avoir produit sur le cœur de notre innocente une impression des plus profondes.
— Bah ! il croirait réellement que… ?
— Sans doute, il le croit : c’est Juliette elle-même qui me l’a dit.
— En ce cas laisse-moi faire ; je menerai les choses de manière à donner à la substitution une tournure plaisante, je t’en réponds.
— Tant mieux, car nous rirons alors comme des fous, aux dépens de notre mentor ; et c’est si amusant de rire d’un désappointement d’amoureux ! Moi, je raffole, pour ma part, de toutes ces petites mystifications sentimentales ; mais il faudrait une occasion…
— Elle viendra cette occasion. Je la chercherai, et si celle sur laquelle je compte n’arrive pas, j’en ferai naître une. Mais avant tout, tu sens bien, il faut que je sonde la petite sur ses sentimens intimes.
— Oui, c’est cela ; sonde ses sentimens intimes comme tu dis, et nous verrons après à voguer à pleines voiles ensemble et bord à bord, sur un océan de félicité…
J’eus bientôt une explication avec notre jeune ménagère.
Comment, lui demandai-je, dans un tête-à-tête que je m’étais ménagé à grand’peine avec elle, as-tu pu te résoudre à avoir deux amans en même temps, toi pour qui l’amour devait être une chose si étrange ?
— Comment ? mais ce sont ces messieurs qui ont décidé que j’en aurais deux.
— Et tu y as consenti sans difficulté et sans aucune répugnance ?
— Ah dam ! ils avaient fait un réglement pour cela, ils sont d’ailleurs si bons pour moi, que je n’avais rien à leur refuser.
— Et tu n’as attaché aucune importance au sacrifice qu’ils exigeaient de ton cœur, de tes goûts peut-être ?
— Non ! pas la moindre importance. Cela coûte si peu à une pauvre fille comme moi, et ça paraissait leur faire tant de plaisir !
— Quelle naïveté ! Mais si tu avais été libre de ton choix, aurais-tu pris deux amans ?
— Je n’en aurais pris aucun. C’est pour leur obéir en tout, ce que j’en ai fait, et je me suis conformée au réglement.
— Toujours le réglement ; mais c’est une plaisanterie que ton réglement ! Tu n’as donc aucune préférence marquée pour l’un de nous ?
— Aucune ; vous êtes tous de si bons enfans, que je vous aime tous la même chose… Cependant, s’il me fallait choisir un maître, un protecteur, ou tout ce que vous voudrez enfin, je crois qui je choisirais…
— Eh bien, que tu choisirais ?
— M. Mathias… ou peut-être bien encore…
— Ou bien encore, qui ? achève donc !
— M. Mathias…
— Eh ! tu l’as déjà nommé !
— Ou vous !
— Ah ! c’est bien cela. Et je reconnais dans cet aveu ton discernement naturel ; mais dis-moi donc, tu n’aimes donc pas Lapérelle ?
— Si je l’aime ; il a tant de soins de moi : c’est lui qui me donne les meilleurs conseils. Mais M. Mathias est si drôle et il a si bon cœur !… Et puis vous, quand vous êtes là, je ne m’ennuie jamais.
— Mais cette préférence, quelque flatteuse qu’elle soit, est encore trop peu de chose pour nous ; ce n’est pas là ce qu’on peut appeler de l’amour.
— De l’amour ! Voilà ce qu’ils me demandent toujours quand je me trouve seule avec l’un ou l’autre d’entre eux. Ils disent qu’ils en ont beaucoup pour moi de l’amour, et que je n’en ai pas pour eux. Oh ! que je voudrais en avoir assez de ce maudit amour pour les contenter tous à la fois ! Mais je ne sais comment faire pour y parvenir : ce n’est pas au reste de ma faute, car si je pouvais !…
— Quoi, Mathias te dit quelquefois, lui aussi ?…
— Qu’il donnerait sa vie pour être aimé de moi autant qu’il m’aime ; mais il ne me dit cela que quand nous sommes bien seuls. Alors il a un tout autre air que lorsqu’il y a du monde.
— Le sournois ! J’étais à cent lieues de m’en douter. Mais je lui en parlerai à la première occasion.
— Gardez-vous-en bien ; il me prie et me supplie de n’en rien dire à personne.
— Le dissimulé ! ne pas confier une faiblesse aussi excusable à ma discrétion ! et jouer presque l’indifférence pour elle avec moi, le plus discret et le plus indulgent de tous les amis !
— Est-ce qu’il y aurait par hasard du mal dans ce qu’il me dit, quand nous sommes seuls ?
— Non, non ; cela ne te regarde pas. C’est quelque chose qui me passait par la tête. Occupons-nous d’autre chose. — Et le président Lapérelle ?
— Oh ! lui, c’est encore dix fois pire ! Il pleure quand il dit que je ne sais pas aimer.
— Il pleure !…
— Oui, il pleure, et tout de bon encore, et de manière même à me fendre le cœur, et moi, ma foi, pour le consoler, je pleure aussi ; alors il paraît plus content, et moi je me sens plus à l’aise avec lui.
— Mais quels hommes sont donc ces deux gaillards-là ?… Au surplus laissons-les agir comme bon leur semblera. Moi, je veux aussi te faire la cour, et une cour assidue encore, mais à ma façon. Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas, Juliette ?
— Hélas ! je connais à peine mes lettres, monsieur, et c’est là ce qui bien souvent me fait rougir ; car j’ai honte d’être si ignorante en compagnie de jeunes messieurs aussi bien éduqués que vous l’êtes tous.
— Eh bien ! moi, je veux devenir ton professeur de lecture.
— Oh ! que je vous aimerais si vous étiez assez bon pour m’apprendre à lire couramment quelques jolis livres que j’ai déjà commencés.
— Je t’apprendrai même à écrire…
— A écrire !… Quoi, vous croyez qu’un jour je pourrais savoir écrire à la plume ?
— A faire tes quatre règles !
— Ah mon Dieu ! que je serais heureuse si je pouvais penser…
— Un peu d’histoire par dessus le marché, de géographie, peut-être…
— De GÉROGRAPHIE ! quel bonheur ! moi qui aime tant la musique !
— La guitare viendra ensuite, et quelques petites romances sont si tôt apprises, pour peu que l’on ait de l’oreille et la voix juste. A-propos, as-tu de la voix ?
— De la voix, pas trop ; mais je retiens cependant assez passablement les airs que j’entends chanter.
— Voyons, quels airs as-tu retenus ?
— Attendez ! J’en chantais encore un ce matin, quand vous êtes venu. C’est sur l’amour…
— Sur l’amour ? Voyons ; l’air doit être intéressant et il sera en situation.
— Ah ! m’y voici, mais n’allez pas au moins vous moquer de moi !
A ce dernier vers de la romance sentimentale de Juliette, j’embrassai ma virtuose avec un emportement de plaisir, tel, qu’elle ne put se défendre que très-imparfaitement contre la brusquerie de ma galante tentative. Le murmure du baiser alla se confondre avec le bruit expirant du refrain de la chanson commencée.
— Fort bien, ne vous gênez pas, s’écria une voix que nous reconnûmes pour être celle de notre président Lapérelle. Il paraît, ajouta notre grave ami en entrant dans l’appartement, que, lorsque vous êtes seuls, vous passez votre temps de manière à faire marcher vos affaires plus vite que celles de la maison ! mais j’y mettrai bon ordre.
Notre président était bien évidemment fâché contre nous. Je jugeai à propos de lui laisser exhaler toute sa mauvaise humeur, sans m’exposer à l’irriter encore par quelques observations dont la pauvre Juliette aurait plus tard à supporter les conséquences. Et puis Lapérelle venait de me surprendre dans une circonstance si embarrassante pour moi, que j’aurais été ma foi fort en peine de trouver assez de sang-froid pour lui répondre quelque chose de convenable.
Il continua en s’adressant à notre ménagère sur le ton piqué qu’il avait pris d’abord.
— Et vous, mademoiselle, qui, depuis quelque temps, négligez tous les devoirs que, par reconnaissance pour nous, vous devriez vous attacher à remplir avec zèle et ponctualité, ne croyez pas que je tolère, comme j’ai eu la faiblesse de le faire jusqu’ici, votre négligence et votre paresse.
— Ma paresse, monsieur ! Mais en quoi donc ai-je manqué à mes devoirs ?
— En quoi, dites-vous ? et vous avez encore le front de me demander cela à moi ?
— N’ai-je pas fait ce matin le ménage comme à l’ordinaire ?
— Parbleu, il ne vous manquerait plus que de passer toute la journée à chanter et à vous amuser comme vous le faisiez tout à l’heure quand je suis entré !
— Tous mes lits sont faits depuis plus d’une heure.
— Vos lits sont faits, vos lits sont faits ! Pardieu la belle avance ! Mais est-ce là une raison, quand vous employez la moitié du temps à vous parer et à vous toiletter comme s’il s’agissait pour vous d’aller au bal ?
— A me parer !
— Oui sans doute, à vous parer, et je suis bien aise de saisir cette occasion pour vous dire combien les airs que vous vous donnez depuis que notre indulgence a encouragé votre coquetterie, me déplaisent et déplaisent aussi à tous nos camarades. Quand, recueillie parmi nous, par pure commisération, il fut convenu que nous vous chargerions du soin de faire notre ménage, nous décidâmes unanimement que jamais nous ne vous laisserions prendre un ton qui ne conviendrait ni à votre modeste situation ni à la modicité de nos moyens. Mais malgré cette sage résolution, on vous voit chaque jour maintenant donner tous vos soins à votre toilette. Pourriez-vous me dire, par exemple, qui vous a permis d’acheter ce bonnet monté sur lequel vous n’avez pas craint, sans nous consulter, de faire mettre ce ridicule paquet de rubans bleus et roses ?
— Ce bonnet… ce bonnet… C’est celui que vous m’avez permis d’acheter, il y a trois jours, le jour, vous savez bien, où vous me disiez que vous étiez si content de moi ?
— Moi content de vous, il y a trois jours ! je vous répondrai qu’il doit y avoir plus long-temps que cela, car je puis me flatter de posséder une mémoire aussi bonne que la vôtre, et depuis long-temps, ce me semble, je n’ai eu l’heureuse occasion de vous témoigner ma satisfaction. Mais le mensonge vous coûte si peu !
— Je ne mens cependant pas. Je m’en souviens bien. C’était un jour où nous étions seuls.
— A merveille, un jour où nous étions seuls ! Et vous avez bien soin de ne me rappeler qu’une circonstance où les témoins qui pourraient vous confondre, s’il y en avait eu, manquaient… Et ces souliers de prunelle achetés sans doute en même temps que le bonnet monté, est-ce aussi de mon consentement que vous les avez pris chez la marchande du coin ?
— Ces souliers ?… C’est M. Mathias qui m’en a fait cadeau pour lui avoir raccommodé son gilet d’uniforme.
— Quelle générosité ! Un gilet qui ne vaut pas la paire de souliers qu’il a donnée pour le raccommodage ! Au surplus M. Mathias nous fournira lui-même à ce sujet, les éclaircissemens nécessaires. Mais en attendant et avant que les désordres nouveaux, que je redoute pour vous, n’aient tout-à-fait compromis la responsabilité que j’ai acceptée, je vais consulter ces messieurs sur les mesures que la prudence nous conseillera de prendre à votre égard. Et puisqu’aujourd’hui nous en sommes venus au chapitre des informations, vous trouverez bon que je révèle à nos amis les petites irrégularités que j’ai particulièrement à vous reprocher. Je n’avancerai rien sans preuves, et les preuves contre votre légèreté et votre coquetterie ne me manqueront pas. Je les ai réunies là, dans ce cabinet dont voici la clef. Vous devez m’entendre, et nous allons voir.
Jusque-là Juliette, qui m’avait paru conserver toute la présence d’esprit nécessaire pour répondre sans trop d’embarras aux vives interpellations de Lapérelle, ne put dissimuler, aux mots de cabinet et de clef, le trouble que la menace de notre président venait de lui causer. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes et à solliciter avec les plus vives instances le pardon de sa faute, sans que je pusse deviner le motif de son affliction subite, ni la faute qu’elle semblait se reprocher avec tant d’amertume. Fatigué du rôle passif que je venais de jouer dans cette petite scène de famille, ou plutôt ému de pitié par les sanglots de notre intéressante ménagère, j’allais prendre la parole pour essayer de tempérer la colère de notre mentor, et peut-être même me permettre quelques remontrances sur sa vivacité, lorsque le bruit de quelques personnes qui montaient les escaliers quatre à quatre, vint faire diversion à tout cela, et m’épargner sans doute des frais inutiles d’éloquence. C’étaient nos amis qui arrivaient.
— Tiens, c’est notre grave président ! s’écria Mathias en ouvrant brusquement la porte. Qu’as-tu donc aujourd’hui, l’ami ?
— J’ai… j’ai de l’humeur !
— Et de l’humeur à propos de quoi, s’il vous plaît ? Est-ce qu’il serait par hasard permis d’en avoir, à toi surtout, le plus impassible des mauvais sujets qui composent le noble corps des aspirans de marine !
— Impassible, oui pour certaines choses. Mais il est des circonstances où, malgré toute la longanimité possible, on perd patience et on éclate.
— Éclate, mon ami, éclate ! Et surtout explique-toi clairement, car je n’ai pas l’honneur de te comprendre. Voyons quelles sont les circonstances dont tu veux parler ?
— Vous allez bientôt le savoir ; et je suis flatté que vous soyez arrivés pour entendre ce que depuis long-temps mon devoir me prescrivait de vous révéler.
— Oh ! dites donc, les amis ! Voyez le ton solennel et pénétré que prend notre président ! Que peut-il donc avoir à nous apprendre ?… Ah ! je commence à m’en douter à présent !… Juliette toute en pleurs ;… Édouard, à peu près interdit et Lapérelle presque indigné… C’est une scène de ménage. Tant mieux, nous allons rire encore une bonne fois dans notre vie !
— Je souhaite en effet que cela vous amuse ; mais j’en doute, répondit le président, et en prononçant ces dernières paroles, Lapérelle se dirigea à pas comptés vers le petit cabinet dont il nous avait montré la clef ; au bout de quelques secondes, il en sortit tenant à la main une grande boîte de carton et plusieurs colifichets, qu’il déposa, avec une austérité toute magistrale, sur la table du logis, au milieu des pipes et des verres qui couvraient déjà ce meuble principal de notre salon.
— Que diable prétends-tu faire avec toutes ces guenilles ? lui demanda l’un des assistans, en riant aux éclats.
— Ce que je prétends faire ? répondit-il, vous allez bientôt le savoir. Mais avant tout, messieurs, ce que je sollicite de votre amitié et de votre indulgence, c’est un peu de silence et d’attention.
Chacun comprit ou crut comprendre qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux, et sans trop nous douter encore de ce qui allait se passer, nous nous disposâmes à laisser parler notre respectable doyen.
L’attitude calme et imposante qu’il avait prise depuis l’arrivée de nos collègues, était du reste assez propre à obtenir de nous l’attention qu’il réclamait pour la communication qu’il avait à nous faire. Les sanglots que Juliette, tapie dans un petit coin de l’appartement, laissait échapper par intervalles, nous indiquaient d’ailleurs que c’était d’elle qu’il allait être question ; et sa douleur seule aurait suffi, sans la recommandation de notre président même, pour exciter l’intérêt général ou tout au moins la plus vive curiosité.
Après avoir secoué une seconde fois les chiffons avec lesquels il était sorti du cabinet, Lapérelle s’exprima en ces termes d’une voix assez ferme, mais cependant encore légèrement émue :
— Vous savez tous, messieurs, les sacrifices que nous avons faits pour mettre mademoiselle Juliette dans la position où elle se trouve maintenant, et je ne vous rappellerai les déterminations que nous avons prises à son égard, que pour lui demander en votre présence comment elle a répondu jusqu’ici à nos bienfaits et à notre prévoyance ?
A ces mots l’accusée leva sur son interpellateur ses beaux yeux noyés de larmes, et du ton le plus suppliant elle s’écria : — Grâce, grâce, mon bon monsieur Lapérelle, je vous jure que je ne le ferai plus !
— Doucement, mademoiselle ; on ne vous prie pas encore de parler. Votre tour viendra quand je jugerai à propos de vous questionner. Mais, avant tout, permettez-moi d’expliquer à ces messieurs les raisons qui m’ont déterminé à rompre le silence sur votre conduite.
— Ma conduite, monsieur ! Quant à cela vous savez bien si j’ai manqué au réglement.
— Ah ! vous pensez donc que c’est rester strictement dans les termes de nos conventions, que de faire à notre insu, et en cherchant à me cacher vos petits désordres, des dépenses que tout l’argent dont nous pouvons disposer ne suffirait pas pour payer ! Oserai-je, par exemple, vous demander d’où vous vient ce fichu si élégant que vous avez eu soin de cacher sous votre oreiller ?… Vous voilà maintenant fort embarrassée de me répondre, n’est-ce pas, vous qui tout à l’heure cependant paraissiez si pressée de prendre la parole ?…
— Ce fichu-là… ce fichu…
— Eh bien, c’est moi qui lui ai donné quinze francs pour l’acheter, répondit Mathias pour tirer d’embarras la prévenue.
Le regard qu’en ce moment-là Juliette jeta sur mon généreux ami dut le payer du service qu’il venait de rendre à la pauvre fille.
Notre président devinant, selon toute apparence, le motif qui venait d’engager notre camarade à prendre sur lui la responsabilité de la faute de la coupable, continua son interrogatoire d’un ton qui n’annonçait rien moins que la confiance qu’il avait placée dans la déposition de Mathias.
— Je veux bien admettre, ajouta-t-il, puisque M. Mathias se trouve là pour vous disculper des soupçons que j’avais élevés sur vous à propos de ce fichu, je veux bien admettre que vous ayez payé cet objet de toilette à la marchande chez qui vous l’avez pris sans me consulter ; mais si ma mémoire ne me trompe pas, je crois me rappeler qu’il vous avait été expressément défendu, d’après nos arrangemens antérieurs, d’abandonner la mise simple qui convenait à votre situation, pour adopter un costume qui ne va ni à votre tournure ni à nos goûts. Est-ce bien pour vous, je vous le demande, qu’a été monté le chapeau rose que contient ce carton, et que voici ?
— Oui sans doute, c’était pour moi ; mais je ne l’aurais pas mis, je vous le jure bien, sans vous en avoir demandé la permission.
— Je ne m’abusais donc pas lorsque le hasard m’a fait tomber cette parure sous la main, en pensant qu’elle vous était destinée ! Et pourrions-nous savoir comment vous vous êtes procuré la somme nécessaire pour payer tout ce luxe ?…
— C’est encore moi qui lui ai donné l’argent qu’il fallait pour acheter ce chapeau, répondit Mathias.
— Mais, mon ami, tu n’y songes donc pas ? reprit le président, si les folies que tu fais pour elle ou plutôt contre elle, n’épuisaient que ta bourse, nous pourrions te laisser libre de te ruiner à ta fantaisie, sans avoir le droit de t’adresser des reproches. Mais il n’en est pas malheureusement ainsi. Le ton que prend depuis quelque temps mademoiselle, et les airs d’opulence qu’elle se donne, ont déjà attiré sur elle l’attention des personnes dont nous devrions craindre d’éveiller la susceptibilité ou la malignité. Je dois même vous avouer que je sais de bonne part que le Major-général de la marine a été informé par une de ces langues officieuses que l’on rencontre partout, de la manière dont nous vivons ensemble. Il n’y a rien sans doute dans notre conduite qui puisse nous faire redouter, Dieu merci, l’investigation la plus sévère. Mais si mademoiselle, par son imprudence ou sa coquetterie, vient à se faire remarquer et à attirer sur nous des soupçons que nous ne méritons pas, on finira par nous accuser peut-être bien d’inconséquence ou même d’immoralité.
— D’immoralité ! oh ! par exemple !
— Oui d’immoralité, messieurs ; et si l’on voulait appuyer cette accusation calomnieuse de preuves en apparence irrévocables, croyez-vous donc qu’il fût si difficile à la méchanceté d’en réunir contre nous ? Ne suffirait-il pas, par exemple, de savoir quels sont les livres que cherche à épeler mademoiselle Juliette, pour prouver que nous nous efforçons de corrompre l’esprit de cette jeune fille par des lectures mal choisies ?
— Ce serait là, il faut en convenir, une calomnie qui n’aurait pas le sens commun. Elle ne sait même pas encore assez bien lire pour se corrompre en lisant.
— Non, mais elle n’en fait pas moins tous ses efforts pour lire de mauvais livres, tandis qu’elle ne touche seulement pas aux bons ouvrages, dans lesquels elle pourrait tout aussi bien apprendre à connaître ses lettres.
— Et quels sont donc les mauvais livres dans lesquels elle étudie sa leçon ?
— Ce sont, messieurs, puisqu’il faut vous le dire encore, les Aventures du chevalier de Faublas et le Compère Mathieu. Et pour preuve de ce que j’avance, voici le volume dont les premières pages ont été froissées sous les doigts de notre modeste écolière. Voyez.
— Oui sans doute, nous voyons bien. Mais Faublas après tout n’est pas ce qu’on peut appeler un ouvrage immoral, et le Compère Mathieu est même un livre philosophique, sous certains rapports.
— Pour nous, j’en conviens, ces deux ouvrages peuvent être sans danger, parce qu’à notre âge et avec notre éducation… Mais pour une jeune fille, le cas, à mon avis, est tout différent… Voyez un peu cependant avec quelle fatalité les jeunes personnes sont entraînées d’elles-mêmes vers le mal ! Depuis un an bientôt qu’elle nous entend soir et matin répéter nos leçons de mathématiques, elle n’en a pas retenu un mot, et je suis bien sûr que seule et sans savoir à peine déchiffrer deux syllabes de suite, elle est parvenue à apprendre les premières pages de Faublas.
— Faublas ! Non, monsieur, je vous assure, je n’ai seulement pas pu apprendre encore par cœur les premières lignes.
— Bon, je veux bien admettre que vous ne sachiez pas Faublas ; mais comment se fait-il que vous ignoriez les plus simples démonstrations de géométrie que vous entendez rabâcher toute la journée par chacun de nous ?
— J’en sais aussi quelques-unes.
— Ah ! vous en savez quelques-unes ! Je prends note de l’aveu, et nous allons bientôt voir jusqu’à quel point vous parviendrez à nous en imposer par votre assurance. Messieurs, je vous en prie, ne riez pas. La chose en elle-même est plus sérieuse que vous ne pensez. Voyons, mademoiselle, faites-moi le plaisir de me dire ce qu’on entend par deux lignes parallèles ?
— On entend par deux lignes parallèles, deux lignes qui prolongées indéfiniment ne peuvent jamais se rencontrer.
— Bravo, bravo ! c’est cela, s’écrièrent tous les examinateurs.
Le président Lapérelle, un peu piqué de la justesse avec laquelle l’interrogée avait répondu à sa question, réclame de nouveau l’attention de l’auditoire et poursuit ainsi son interrogatoire géométrique.
— Pourriez-vous me dire, à présent que l’approbation de ces messieurs a dû faire disparaître votre timidité naturelle, à quoi équivalent les angles d’un triangle rectiligne ?
— Les angles d’un triangle rectiligne équivalent à 180 degrés ou à la somme de deux angles droits.
— Bravo, bravissimo ! s’écrièrent une seconde fois les auditeurs enchantés. Président, c’est assez : il y a des capitaines de vaisseau qui n’en savent pas autant qu’elle. Bravo, Juliette ! reçue aspirante de marine d’emblée ! tu viens de satisfaire à toutes les conditions d’examen. Vexé le président, vexé !
— S’il en est ainsi, reprend avec dépit notre doyen, il n’y a plus moyen de vous parler raison. On n’a pas d’idée d’une extravagance pareille ! Mais puisque je n’ai pu réussir à vous faire comprendre tout ce qu’il y avait de sérieux et de sensé dans mes observations, je ne souffrirai pas du moins que les désordres auxquels je voulais mettre un terme se prolongent sous ma surveillance, et dès cet instant j’abdique mes fonctions ; messieurs, choisissez, s’il vous plaît, un autre président.
— Et ta place auprès de la petite, l’abdiques-tu aussi ?
— Ma place auprès d’elle ! s’en charge qui voudra, ma foi. Je serais bien bon, au bout du compte, d’aspirer à plaire à une petite fille pour qui je ne puis plus conserver aucune espèce d’estime.
— Oh ! monsieur Lapérelle, s’écria Juliette, que vous ai-je donc fait pour que vous me traitiez ainsi ?
— Ce que vous m’avez fait, mademoiselle ? Vous avez voulu porter chapeau et vous donner des airs qui ne me convenaient pas. Vous avez voulu, en un mot, faire la grande dame, lorsque j’attachais le plus grand prix à vous voir toujours rester ce que vous êtes, une petite grisette, une fille du commun et rien de plus. Mais au surplus comme il n’est nullement indispensable que je vous explique pourquoi j’ai ou je n’ai pas de considération pour vous, et qu’il me suffit de penser ce que je dois penser sur votre compte, je vous abandonne à votre malheureux sort et je cesse dès aujourd’hui, pour toujours, de me mêler de ce qui concerne notre société.
— Plus de président, tant mieux et tant pis. Nous vivrons tous alors sur le pied d’une parfaite égalité. Gloire à la république une et indivisible !
— Dites plutôt à l’anarchie et au désordre ! reprit Lapérelle tout irrité, et il s’en alla pour ne revenir au logis que lorsque sa colère se trouva un peu calmée.
[1] Voir la note première, à la fin de l’ouvrage.
Peu de jours après l’abdication de notre président, je devins, de compagnie avec mon ami Mathias, un des favoris de Juliette, aux termes du réglement qui, comme je vous l’ai déjà dit, lui permettait d’avoir deux amans à la fois, mais rien que deux. Le choix de notre ménagère en ma faveur avait été déterminé surtout par l’espoir des services que j’avais promis de lui rendre, en consacrant une partie de mes loisirs à diriger le goût naturel qu’elle paraissait avoir pour la lecture.
Comme la pauvre fille avait déjà cherché à épeler les premières pages des Aventures du chevalier de Faublas, je jugeai à propos de lui laisser continuer un ouvrage pour lequel elle avait montré un penchant que lui avait reproché selon moi avec trop de vivacité notre camarade Lapérelle. En quelques semaines les progrès de mon élève surpassèrent toutes mes espérances, et excitèrent l’admiration de mes collègues. Bientôt même, grâce aux commentaires dont j’enrichissais le texte de notre auteur dans chacune de mes leçons, la petite se trouva d’une force supérieure sur plusieurs chapitres de ce livre d’éducation. Pour peu qu’il prît envie à l’un de nous de l’interroger sur quelques passages du roman qu’elle étudiait sous ma direction, elle répondait toujours de manière à mériter des éloges dont j’avais aussi ma part. On aurait dit, en l’écoutant parler des principaux personnages, dont elle lisait et relisait l’histoire, qu’elle eût passé toute sa vie avec le marquis de Rosambert, madame de Lignolles et la marquise de B***. C’était, au dire de mes collègues, une éducation qui ne pouvait manquer de me faire un jour le plus grand honneur.
Un tel succès, en flattant mon amour de professeur, encouragea aussi mon zèle. Je fis passer mon écolière à l’écriture.
Les premiers exemples que je lui donnai à copier retracèrent à ses yeux des maximes assez mondaines, et si la morale n’eut pas toujours à se féliciter du choix des préceptes que je cherchais à graver dans sa jeune mémoire, la philosophie épicurienne eut au moins quelquefois à s’applaudir des efforts que je faisais pour inculquer à mon élève les principes qui réglaient déjà notre conduite.
Quand mon Héloïse se trouva assez exercée dans l’art de former correctement ses lettres, je crus prudemment que, pour son utilité personnelle, je ne ferais pas mal de lui apprendre à écrire, sous ma dictée, quelques petits billets d’amour. Ce genre d’exercice épistolaire parut lui plaire beaucoup, et en très-peu de temps elle réussit à tracer, imparfaitement il est vrai, mais en gros caractères fort lisibles pourtant, des réponses fictives aux épîtres que, pour lui faire la main et le style, nous lui adressions par pure plaisanterie.
Un jour je surpris mon écolière, seule dans notre appartement, écrivant avec mystère une lettre qu’à coup sûr personne, pour cette fois, ne lui avait dictée. Arrivé derrière elle à pas de loup et sans en avoir été aperçu, je jouissais déjà, en professeur confiant, des progrès et de l’application de mon élève… Mais en suivant avec des yeux ravis le mouvement gracieux de la plume de mon apprentie, je crus remarquer qu’elle avait tracé sur le haut de la feuille un titre qui n’était ni le mien ni celui de mes collègues. Il y avait très-distinctement : Monsieur le Major-général… Avec plus de sang-froid et moins de maladresse, j’aurais laissé la main furtive de notre gouvernante me révéler le secret que je me croyais intéressé à connaître. Mais, par une de ces sottes impulsions de curiosité dont on ne calcule que trop tard les conséquences, je me précipitai sur la lettre à peine commencée… Juliette jette un cri d’effroi en se retournant vers moi pour m’arracher son épître. Il n’était plus temps pour elle : j’avais tout lu, et mon front sévère dut lui dire assez les soupçons qui m’agitaient… Elle tomba presque à mes pieds en me demandant pardon de m’avoir caché un secret qu’elle aurait dû peut-être, disait-elle, me confier depuis long-temps.
— Quel motif, lui demandai-je, a pu vous porter à adresser ce billet au major-général de la marine ?
— Vous ne me tutoyez plus, M. Édouard, vous êtes donc bien fâché contre moi ?
— Voyons, mademoiselle, il ne s’agit pas de faire ici du sentiment : il faut répondre catégoriquement à la question que je vous fais. Pourquoi écrivez-vous au major-général, et quel rapport peut-il exister entre vous et lui ?
— Je vous dirai tout, monsieur, mais je vous en supplie, ne m’appelez plus mademoiselle, cela me fait trop de mal.
— Mais, encore une fois, expliquez-moi à l’instant même la cause qui a pu vous porter à écrire une lettre à l’un de nos chefs. Parlez et parlez de suite, je l’exige. Vous ne sauriez mieux faire dans votre intérêt, car si vous continuiez à prendre des détours, je pourrais commencer à supposer…
— Eh mon Dieu ! que pourriez-vous supposer ?
— Tout !
— Mais quoi, encore ? Je sais bien que l’autre jour j’ai eu tort en achetant à crédit le chapeau que M. Mathias a eu la bonté de dire qu’il m’avait donné. J’ai été bien coupable sans doute ; mais c’est là tout ce que j’ai fait de mal, et vous dites que vous supposez…
— Oui, puisqu’il faut vous le dire, votre silence m’autoriserait à soupçonner que dans le sein même de notre réunion, la délation soudoyée par la malveillance, aurait pu s’introduire par vous et contre nous…
— La délation ! Oh ! apprenez-moi, je vous en prie, ce que veut dire ce vilain mot qui me fait peur, sans que je sache pourquoi.
— Ce vilain mot veut dire l’espionnage. Me comprenez-vous maintenant ?
— Oui, je vous comprends, monsieur ; ah ! je ne me croyais pas si malheureuse, ô mon Dieu ! Si vous vouliez m’écouter, vous seriez bientôt fâché de m’avoir dit ce que vous venez de me dire !
— Parlez donc : justifiez-vous si vous le pouvez ! Depuis une heure je ne vous demande pas autre chose.
— Oui, je vais parler et vous raconter tout, puisqu’il le faut… Mais avant de vous apprendre une chose qui va, je le sais bien, m’ôter toute l’amitié que vous aviez pour moi, je vous demanderai une grâce.
— Quelle grâce, encore ? parlez, je vous l’accorde cette grâce, car si vous continuez ainsi, nous n’en finirons jamais.
— C’est la grâce de ne pas dire à ces messieurs ce que je vais vous confier.
— Je m’en doutais, et mes craintes se trouvent justifiées par vos hésitations et les précautions que vous croyez déjà devoir prendre. Mais commencez ; quelle que soit votre faute, j’aime mieux encore un aveu fait avec franchise, que le mystère dont vous chercheriez à entourer une conduite coupable. Je vous promets ce que vous exigez de moi : je me tairai ; mais voyons.
— Vous allez savoir pourquoi, monsieur, je cherchais à écrire au major-général ; et vous ne m’en voudrez plus peut-être, quand je vous aurai appris ce que je ne voulais pas encore vous dire.
En ce moment-là même, un bruit infernal se fit entendre dans nos escaliers : nos amis arrivaient. Il fallut remettre à un instant plus opportun la confidence que Juliette se disposait à me faire, et que je me préparais à écouter avec la plus vive curiosité… Le diable s’en mêle ! m’écriai-je en entendant les fous qui venaient envahir notre logis. Mais essuie tes larmes, prends si tu peux un air gai, dis-je à la petite : ce soir nous serons seuls, et alors tu m’avoueras tout, tout, sous peine de malédiction et de mépris.
— Ah ! que je suis contente, me répondit-elle en se mettant à sauter de joie et en pressant sa jolie bouche sur une de mes mains. Voilà que vous me retutoyez !
Oui, mais en me baisant la main dans l’excès de sa joie, la rusée friponne avait eu soin de rattraper la lettre dont je m’étais emparé comme d’une pièce de conviction, au moment où elle traçait une épître au major-général…
Jamais je n’ai été aussi exact, depuis, à voler à un rendez-vous d’amour, que je le fus à me trouver à l’heure que j’avais indiquée, pour recueillir la confidence que devait me faire Juliette.
Je remarquai à peine en la revoyant, sur sa physionomie, les traces de l’émotion que lui avait causée la scène de la matinée ; elle me parut même tellement remise du trouble que je lui avais fait éprouver quelques heures auparavant, qu’en y regardant de plus près j’aurais pu deviner tout le parti qu’elle avait dû tirer de l’intervalle qui s’était écoulé entre le moment de la surprise et celui de la confidence. Juliette avait eu, bien évidemment, tout le temps nécessaire pour se préparer à me tromper ; et ce qu’il y avait encore de plus évident pour moi, c’est qu’elle avait mis ce temps-là à profit, de la manière la plus admirable. Cependant, malgré la défiance qu’avaient dû m’inspirer, sur sa sincérité, l’affaire du chapeau et la scène plus récente de la lettre, je me résignai à être abusé par elle, s’il le fallait encore… La défiance pèse trop au cœur des jeunes gens, et l’illusion qui les charme ne vaut-elle pas, au bout du compte, cent fois mieux pour eux que la triste réalité, qui les désabuserait si impitoyablement sur les choses de ce pauvre monde ?
— Eh bien ! lui dis-je en me plaçant auprès d’elle, les aveux vont-ils venir, maintenant que nous voilà seuls ?
— Les aveux ?… C’est plus que cela ; c’est une histoire que j’ai à vous dire.
— Ou à me faire, peut-être ; et quelle histoire encore ?
— La mienne.
— Ton histoire, à toi ? Parbleu, je ne m’attendais guère, je te l’avoue, à trouver une héroïne dans une petite fille de ton âge et de ton humeur !
— Oui, riez bien, je vous le conseille, et moquez-vous tout à votre aise de moi… Vous ne rirez peut-être plus quand je vous aurai appris qui je suis !
— Une princesse sans doute, ou tout au moins l’héritière de quelqu’une de ces familles illustres qui pullulent en Bretagne ?
— Voilà bien comme vous êtes, vous autres beaux messieurs !… Vous vous moquez des malheureux qui sont nés au-dessous de vous, et qui cependant n’ont rien fait au ciel pour mériter leur sort.
— Allons, enfant que tu es, te voilà encore tout en pleurs pour une plaisanterie innocente. Songeons plutôt à bien employer le temps où nous nous trouvons ensemble, sans avoir à redouter les importuns qui sont venus nous déranger ce matin. Voyons, ne nous attendrissons plus à tous propos et causons tranquillement. Que voulais-tu me dire ?
— Je voulais vous dire, d’abord… que je suis une pauvre fille…
— Je ne le sais que de reste ; mais ce n’est pas ta faute, et jamais, je crois, nous n’avons pensé à t’en faire un crime : on ne se donne pas la naissance…
— Je suis née dans l’île d’Ouessant…
— Tiens ! et tu nous avais toujours dit que tu étais née à Douarnenez !
— C’est que j’avais mes raisons pour vous cacher l’endroit où était ma famille.
— Et quelle était donc ta famille ?
— « Mon père était pêcheur… Un jour qu’il faisait bien mauvais temps, et où il était allé à la mer, on n’entendit plus parler de lui ni de son bateau. Plusieurs barques s’étaient perdues dans le coup de vent, et tout le monde crut que mon père s’était noyé, comme les autres pêcheurs qui n’étaient pas rentrés.
» Ma mère était restée avec moi et un autre enfant en bas-âge. Nous étions bien pauvres : le peu d’argent que mon père gagnait à la pêche nous avait fait vivre jusque-là ; mais, après notre malheur, ma mère, malgré tout le mal qu’elle se donnait, avait bien de la peine à nous avoir un peu de pain et à nous élever…
» Au bout d’une année, cependant, on remarqua dans l’île que nous commencions à n’être plus aussi misérables qu’auparavant. Ma mère quitta la petite cabane où nous demeurions sur le bord de la mer, pour aller dans une maison d’un fort loyer ; et alors les autres femmes de pêcheurs commencèrent à se dire entre elles : Comment vit Marie-Françoise ? Elle ne fait plus rien, elle qui était si pauvre il n’y a qu’un an, et voilà ses petits enfans qui sont plus cossus que les nôtres, nous pourtant qui avons des maris qui travaillent ! Oh ! il y a quelque chose là-dessous ; et il n’est pas possible que ce soit une honnête femme !
» D’autres croyaient que ma mère avait trouvé un trésor qu’elle n’avait pas déclaré à la justice. Plusieurs fois on était venu faire des visites chez nous ; mais, malgré la méchanceté du monde, jamais on n’avait pu rien découvrir contre maman.
» Le malheur voulut qu’au bout d’un certain temps elle devînt enceinte, elle qui n’avait plus de mari ! Oh ! alors, il n’y eut plus moyen de retenir la médisance… On entendait conter partout que c’était un homme bien riche qui vivait avec Marie-Françoise et qui lui donnait beaucoup d’argent pour payer sa maison et pour nous élever comme nous l’étions mon frère et moi. Quand nous passions devant les maisons du village, les autres petits enfans nous criaient que notre mère était une mauvaise femme et qu’elle serait damnée ; la nuit, tous les voisins veillaient près de notre porte, pour voir entrer, à ce qu’ils disaient, le monsieur qui venait soi-disant chez nous et qui faisait le déshonneur de l’île. C’est pour le coup que ma mère pleurait ! Je me rappelle encore, comme si j’y étais, qu’un soir où les forts tiraient de grands coups de canon sur des embarcations anglaises qui avaient voulu débarquer à Ouessant, maman passa toute la nuit à prier le bon Dieu, et qu’elle nous fit mettre à genoux à côté d’elle pour réciter aussi nos prières. Quand les embarcations anglaises se trouvèrent hors de portée de canon et qu’on eut fini de tirer dessus, elle promit même de brûler pendant un mois un cierge aux pieds de la sainte vierge Marie. Je me souviens de son vœu comme si c’était hier…
» Une autre année se passa, et Marie-Françoise mit un second enfant au monde. »
— Quelle mystérieuse fécondité ! Et quel était définitivement le père de cette nombreuse et inconcevable lignée ?
— « Laissez-moi finir ; vous le saurez tout à l’heure. Tout Ouessant jeta les hauts cris, mais elle ne voulut pas quitter le pays, où pourtant elle était si à plaindre : elle disait qu’elle aurait mieux aimé mourir. Pour cette fois, il ne nous fut plus possible de sortir de chez nous, et le chagrin de ma mère la mit bientôt à deux doigts de la mort.
» Vous savez bien qu’il y a environ dix-huit mois que, pendant trois jours, il y eut sur la côte une tempête comme on n’en avait jamais vu encore. Plusieurs vaisseaux anglais qui croisaient devant l’île, ne pouvant soutenir la force du vent de la mer, furent jetés au plein et tout le monde périt. Une frégate vint s’échouer, toute démâtée, sur les récifs d’Ouessant et tout près de notre maison. Une partie de l’équipage se noya, et la lame était si grosse qu’on ne put pas porter secours aux pauvres malheureux qui criaient : Sauvez-nous ! Sauvez-nous ! Quelques marins pourtant eurent le bonheur d’être poussés sur le sable, et, tout blessés par la pointe des rochers, ils coururent dans le village demander un peu de feu et de pain. Il y avait trois jours qu’ils n’avaient ni dormi ni mangé. Les officiers et les soldats des forts les laissèrent d’abord libres ; mais le lendemain on les fit prisonniers, pour les mener à Brest quand le temps serait apaisé.
» Dans la nuit où la frégate anglaise était venue à la côte, j’avais vu un homme tout mouillé entrer dans notre maison, et quoique maman fût au lit, bien malade dans le moment, elle se leva pour donner un peu de nourriture au pauvre marin, et puis elle le cacha dans un petit coin, en défendant à mon frère et à moi de dire qu’il était venu quelqu’un chez nous. Ce matelot anglais, avant de nous quitter, nous embrassa en pleurant, et ma mère paraissait avoir bien du chagrin. Pour moi, je ne savais pas encore pourquoi maman nous avait recommandé de ne rien dire ; mais elle nous fit entendre que c’était parce qu’elle voulait empêcher les soldats de mettre la main sur ce malheureux prisonnier qui avait l’air d’un bien bon homme.
» En courant dans l’île avec mon frère, j’entendis des pêcheurs qui disaient aux autres qu’on savait qu’il y avait à bord de la frégate perdue, un homme d’Ouessant qui servait de pilote aux Anglais, et que ce traître à son pays, c’est comme ça qu’ils l’appelaient, avait eu le bonheur de se sauver, mais que bientôt on saurait le dénicher dans l’endroit où il s’était fourré.
» Nous allâmes rapporter à maman tout ce que nous venions d’entendre, et elle se mit à pleurer comme jamais elle n’avait encore pleuré.
» Bientôt, comme les pêcheurs l’avaient dit, tous les soldats du fort et les gendarmes commencèrent à fouiller partout. La garde vint chez nous avec le maire et des messieurs en habits galonnés. On commanda à ma mère de faire sa déclaration et elle ne voulut rien dire… On nous demanda aussi ce que nous avions vu, et mon frère et moi nous répondîmes que nous n’avions rien vu… Enfin, voyez le malheur !… le dernier enfant qu’avait eue maman, et qui savait à peine parler, montra avec sa petite main la niche où le pauvre matelot anglais s’était caché… et aussitôt deux gendarmes se jetèrent avec leurs sabres dégaînés dans le trou que mon petit frère avait montré… Les gendarmes revinrent avec l’homme de la frégate entre eux deux… ma mère tomba sans connaissance sur son lit… C’était mon père qui venait d’être arrêté ! »
— Quoi ! ce misérable que l’on avait cru noyé servait à bord de la frégate ennemie ! l’infâme !
— Ah ne vous fâchez pas, je vous en prie, monsieur Édouard. Je savais bien qu’en vous racontant ce malheur, je vous mettrais en colère contre moi ; mais ce n’est pas ma faute si mon père a eu le tort de s’engager au service des Anglais.
— Et qu’est-il devenu ? de quelle manière a-t-on puni son crime ?
— De quelle manière ? Vous ne vous rappelez donc pas ce pilote qui a été fusillé il y a dix-huit mois, ici, à Brest, sur la place du château, vingt-quatre heures après sa condamnation !
— Kermaës ! et c’est toi qui es la fille de ce traître ?[2]
— O mon Dieu ! Est-ce qu’il dépendait de moi d’être la fille d’un autre ! moi qui croyais ma mère veuve depuis tant d’années !
— Et par quel moyen avait-il réussi pendant si long-temps à vous procurer de l’argent et à voir quelquefois ta mère ; car c’était lui sans doute qui jusque-là vous avait entretenus dans une certaine aisance et qui était parvenu à s’introduire de loin en loin dans votre maison ?
— Quand il faisait beau temps, voyez-vous, d’après ce que j’ai entendu dire depuis, il se rendait à terre dans un petit canot de sa frégate, et lorsqu’il avait le bonheur de n’être pas aperçu des douaniers et des gendarmes qui gardaient la côte, il venait voir ma mère et s’en retournait ensuite à bord dans l’embarcation qui l’attendait, cachée entre les rochers de l’île.
— Et que devîntes-vous après l’exécution de ce… de ton père enfin ?
— « Cette aventure aurait dû, n’est-ce pas ? rendre l’honneur à ma mère, puisqu’elle venait de faire voir au monde que c’était une honnête femme qui n’avait pas voulu perdre son mari, ni se séparer de lui… Mais au contraire, depuis la mort de mon père, on ne voulut plus nous souffrir dans l’île. En nous voyant, les pêcheurs et leurs femmes se mettaient à crier : Voilà les enfans de Marie-Françoise, la femme du pilote des Anglais. Il faut les chasser, car ils porteront la malédiction sur le pays !
» Maman, qui avait dépensé pour nous tout l’argent que papa lui avait donné de son vivant, ne se releva pas de sa maladie. Quand on vint lui dire, par méchanceté, que son mari venait d’être fusillé à Brest, la tête lui tourna. Nous n’avions plus un seul morceau de pain, et lorsque nous allions demander l’aumône pour avoir quelque chose pour notre mère, partout on nous chassait comme des enfans maudits de Dieu…
« Le ciel eut enfin pitié de maman : elle trépassa ; mais avant de mourir, elle se mit à crier d’une voix creuse que j’entends encore souvent la nuit : O malheureux enfans, que vous êtes à plaindre ! vous mourrez misérables !… Oui, je vous le dis… vous mourrez misérables !… Et pendant plus de deux heures maman en nous sentant pleurer mon frère et moi, tout seuls entre ses bras, ne fit que crier jusqu’à sa mort : Malheureux enfans !… vous mourrez misérables !… » — Tenez, monsieur Édouard, rien qu’en vous parlant de maman, et de ce qu’elle disait en se débattant sur son lit, il me semble encore voir sa bouche toute noire, et ses yeux égarés ; et l’entendre crier jusqu’au dernier souffle : Vous mourrez misérables ! Oh ! donnez-moi votre main, monsieur Édouard, j’ai peur ! ne vous en allez pas, car je ne veux pas rester seule ici. J’ai trop peur encore !
La terrible émotion qu’éprouvait Juliette en m’adressant précipitamment ces paroles entrecoupées, l’expression de sa figure bouleversée et l’accent de sa voix pénétrante, me glacèrent moi-même de terreur. Ses mains convulsives tremblaient dans les miennes, et je sentis la fièvre qui l’agitait passer dans tout mon corps avec l’effroi qu’elle venait de me communiquer. Je craignis un moment de la voir tomber dans les spasmes les plus violens ; mais rappelant à moi toute la force qui m’était nécessaire dans une épreuve aussi nouvelle pour mon cœur et pour mes sens, je lui dis avec tout le sang-froid que je pus retrouver encore :
— Eh bien ! petite folle, vas-tu me jouer maintenant une scène de tragédie ? songe plutôt, crois-moi, à mieux employer le temps, et à donner un coup de balai à ta chambre !
Ces mots si vulgaires et si inattendus, en contrastant avec la situation dans laquelle nous nous trouvions et en rappelant à mon héroïne les devoirs de sa vie présente, produisirent sur elle tout l’effet que j’en attendais. A peine les eus-je prononcés, qu’elle s’écria comme en sortant d’un songe pénible :
— Ah c’est vrai, j’avais oublié de balayer la chambre… Mais que vous disais-je donc tout à l’heure ?
— Des enfantillages et de grandes phrases de roman.
— Ah ! j’en étais je crois à la mort de ma malheureuse mère… Non, je vous avais déjà conté ce qu’elle nous avait dit en mourant, je crois… « Les deux petits enfans qu’elle avait eus pendant l’absence de mon père, ne tardèrent pas à mourir comme elle… Ils étaient si malheureux, les pauvres innocens ! nous manquions de tout, et tout le monde nous abandonnait… Mon frère et moi, plus forts qu’eux, nous pûmes résister un peu ; mais comme personne ne prenait pitié de notre misère et de notre infortune, et qu’on nous disait des injures quand nous demandions l’aumône, nous nous en allâmes de l’île pour venir à Brest dans un bateau où l’on ne consentit qu’avec peine à nous donner par charité une petite place pour la traversée, qui n’est cependant que de cinq à six lieues. Une fois rendus dans la ville de Brest, que nous n’avions jamais vue, nous fûmes plus contens, parce qu’au moins on ne nous connaissait pas, et que nous pouvions demander un peu de pain aux passans et à la porte des maisons, sans être chassés de partout comme dans notre pays. Mon frère, au bout d’un mois ou deux, trouva à s’embarquer pour mousse sur un bâtiment qui partait, et qui doit revenir bientôt. Moi je restai toute seule, et sans la charité de quelques personnes qui me donnaient de temps en temps un peu de nourriture ou quelques sous, je serais morte de faim il y a bien long-temps. Un soir, je n’avais pas mangé depuis deux jours, je rencontrai deux messieurs qui se promenaient ; il faisait mauvais temps, je tremblais de froid et de besoin. Je me risquai à leur demander quelque petite chose, car ils étaient jeunes, et les jeunes messieurs avaient toujours été plus charitables pour moi que les autres : c’étaient deux aspirans d’ailleurs, et j’avais, je ne sais pas pourquoi, dans l’idée qu’ils auraient pitié de ma misère. L’un de ces deux messieurs me regarda et parla à son camarade, et ils me dirent, après s’être parlé, de les suivre dans leur maison. M. Mathias et M. Lapérelle vous ont conté, vous le savez bien, comment peu à peu je me suis trouvée sortie de mon malheureux état, et vous voyez bien, Dieu merci, que je ne m’étais pas trompée le soir où j’ai eu le bonheur de les rencontrer, en pensant que c’étaient de bons enfans ! » A présent, vous me croirez si vous voulez, monsieur Édouard, mais je ne donnerais pas mon sort pour celui de la plus grande dame du monde.
— Tout ce que tu viens de me conter là, Juliette, est sans doute fort attendrissant, et l’adversité qui semble s’être attachée à tes premières années, est bien faite pour inspirer le plus vif intérêt en ta faveur. La petite histoire de ta vie m’a paru même empreinte d’une sincérité qui à mes yeux honore ton cœur. Mais comment se fait-il que jusqu’ici tu aies cru devoir cacher à tes bienfaiteurs le secret de ta naissance, le nom de ton pays et celui de tes parens, et que tu m’aies choisi, moi, par exemple, pour me rendre si tard le confident de ce mystère ?
— Vous ne savez donc pas combien ces messieurs détestent les Anglais et ceux qu’ils appellent des traîtres à leur pays ! Tous les jours de la vie, je les entends jurer contre eux et se mettre en colère comme s’ils voulaient les tuer jusqu’au dernier, et j’ai pensé que si j’avais été leur dire que j’étais la fille du pilote Kermaës ils m’auraient chassée comme un enfant maudit !
— Il est possible en effet que de ce côté-là tu n’aies pas eu tort. Mais, encore une fois, par quel motif as-tu pensé que je serais pour toi plus indulgent que mes camarades, après avoir reçu la confidence que tu viens de me faire ?
— Mais il fallait bien tout vous dire, à vous, puisque c’est vous qui avez mis la main sur la lettre que j’écrivais à M. le major-général !
— Ah ! c’est ma foi vrai ! mais à propos de cela, dis-moi, puisque tu m’as remis sur la voie que ton histoire m’avait fait un instant oublier, dis-moi quel rapport il peut y avoir entre cette histoire et le major-général à qui tu adressais une lettre au moment où je suis entré ?
— Un rapport tout simple, pardienne ! j’écrivais au major-général pour mon frère !
— Et qu’avais-tu encore à lui demander pour ton frère ?
— Je voulais lui demander la grâce de ne pas le faire débarquer à son arrivée, du bâtiment où il a eu la bonté de le placer.
— Oui, au fait cela s’explique assez bien maintenant… Cependant il me semble que tu aurais pu tout aussi bien t’adresser à l’un de nous pour le charger de la démarche que tu te proposais de faire ?
— Oui, n’est-ce pas ? j’aurais été parler à l’un de ces messieurs de mon frère, pour qu’il me dît : Ah ! tu as un frère ! A bord de quel navire est-il embarqué ?… Comment se nomme-t-il ?… D’où est-il ?… Que faisait ton père ?… Il aurait autant valu tout avouer, et j’aurais été obligée de mentir ou de raconter ce que je voulais cacher pour ne pas mettre ces messieurs en colère.
— Ces diables de femmes ! elles vous ont toujours d’excellentes raisons pour faire tout ce qu’elles font ! Qui dirait qu’à cet âge et avec aussi peu d’expérience, on pût avoir autant de prévoyance ! Le diable m’emporte si moi qui ai déjà vu le monde et qui ai vécu parmi des hommes faits, j’eusse trouvé tout cela… Allons, mademoiselle ! venez ici… venez donner un baiser à votre confident… là, bien gentiment… mais surtout soyez bien sage et soyez toujours fidèle, pour que l’on continue toujours à vous aimer… A présent j’espère que te voilà tout-à-fait remise de ta frayeur de tout à l’heure ?
— Oui, à présent je n’ai plus peur ; tenez, voyez : je ne tremble plus qu’un peu.
— Mais sais-tu bien que j’ai cru un instant que tu allais devenir folle ?
— Ah ! c’est plus fort que moi ! toutes les fois que je pense à cela…
— Eh bien ! il ne faut plus penser à rien… C’est-à-dire si, il faut penser à l’heure qu’il est… Peste ! déjà cinq heures ! comme le temps s’est passé vite… je croyais qu’il était tout au plus… Mais je te quitte, le dîner m’attend et les indiscrets vont arriver… Adieu, Juliette, encore un baiser… un baiser d’amour.
— Non, un baiser d’amitié : ce sera plus solide.
— Voyez-vous encore, comme elle sait vous faire la distinction ! En vérité ces petites filles vous savent tout sans avoir jamais rien appris… maudit instinct des femmes, qui leur donne cent fois plus d’esprit, qu’à nous toute notre éducation ! A ce soir, intéressante orpheline ! à ce soir !…
— A ce soir, M. Édouard !…
Et je partis, heureux du calme que je venais de faire renaître dans l’esprit de la petite, et enchanté surtout de la confidence qu’elle venait de déposer dans mon cœur à l’insu de mes autres amis !
Pauvre heureux sot que j’étais !
En revenant le soir à notre gîte commun, je m’imaginais retrouver Juliette encore un peu émue des fortes impressions qu’elle avait éprouvées le matin en ma présence, et qui m’avaient paru l’avoir si profondément agitée. J’avoue même que l’idée de saisir, dans ses traits et son attitude, les traces des émotions auxquelles elle m’avait semblée livrée pendant quelques minutes, ne déplaisait pas trop à mon imagination déjà avide de sensations délicates et raffinées. Chemin faisant je me disais même à part moi, et avec un certain épicurisme de jouissances intellectuelles : « La pauvre enfant ! je vais lire, j’en suis bien certain sur sa jolie petite physionomie, le secret de la mélancolie qui a succédé à l’ébranlement qu’a si vivement éprouvé sa sensibilité ! Tous mes amis ignoreront la cause de la tristesse de Juliette, et moi seul je jouirai en silence du mystère de sa pâleur, du désordre inexplicable que les autres auront remarqué sans doute dans son esprit encore préoccupé de la scène qui s’est passée entre nous deux. Car enfin c’est à moi seul qu’elle a confié tout ce que jusqu’ici elle avait caché si soigneusement ! Mais aurait-on jamais pu deviner que cette petite fille, sous les haillons d’où nous l’avons tirée, recélât une âme si impressionnable ! C’est qu’il y a aussi, dans l’histoire de sa vie, une fatalité presque romanesque ! Sa naissance, la mort tragique de son père, l’agonie terrible de sa mère, et la manière dont elle a été recueillie par nos deux camarades, tout enfin dans son étrange destinée me paraît marqué au coin du sort qui fait les héroïnes ! »
La tête toute remplie de ces réflexions, j’arrivai à la porte de notre maison. En montant les longs escaliers qui conduisaient à notre logis aérien, je crus entendre nos joyeux amis causer à voix très-haute et chanter une ronde. Il me sembla même, en prêtant attentivement l’oreille à ce qu’ils faisaient, deviner qu’ils dansaient. Tiens, me dis-je, ils sautent comme des fous ! Il faut donc que Juliette se soit assez parfaitement remise de son émotion de ce matin, pour qu’ils se livrent ainsi à toute leur gaîté habituelle… Mais Dieu, me pardonne, je crois que c’est Juliette elle-même qui chante la ronde aux sons de laquelle ils ébranlent le plancher du grenier…
J’entrai brusquement dans l’appartement, et c’était en effet notre ménagère qui, à la tête de mes cinq collègues, faisait avec ses grâces et sa bonne volonté ordinaires, les frais de ce bal improvisé à notre cinquième étage.
— Et quel motif, s’il vous plaît, demandai-je à la bruyante société, peut vous porter ce soir à vous réjouir si fort ?
— Aucun, me répondirent mes sylphes légers. Mais comme nous n’avons pas plus de raison pour être plus tristes aujourd’hui que les autres jours, nous dansons comme des perdus avec notre gouvernante, qui est ce soir d’une gaîté folle. Allons mets-toi dans le rond et chante comme nous !
— Non, merci, messieurs, je ne me sens pas maintenant d’humeur à faire des folies.
— Et pourquoi donc, notre ami ? Explique-nous un peu comme quoi tu ferais plutôt le philosophe que nous, ce soir ?
— Pourquoi !… Parce que ce matin il m’est arrivé quelque chose qui m’a laissé dans l’âme une impression de tristesse dont je n’ai pu encore me débarrasser…
— Et à quelle occasion, une impression de tristesse ? Écoutez bien, messieurs ; ceci paraît plus grave qu’on ne le pense peut-être. Voyons, raconte-nous ton impression, mon ami, cela nous amusera.
— Non, cela ne vous amusera pas, attendu que je ne vous raconterai rien.
— Alors il ne fallait pas nous parler de ton impression de tristesse.
— Si j’en ai parlé, c’est parce que vous m’avez questionné. Mais je ne puis rien vous dire, au reste. Je craindrais d’ailleurs, en vous entretenant de ce qui m’est resté de pénible dans l’esprit, d’altérer l’excessive gaîté de mademoiselle Juliette. Continuez par conséquent à danser, et laissez-moi tranquille.
Juliette baissa les yeux, et prit un air pensif… Mais un des danseurs, sans trop remarquer ce que je venais de dire et sans faire attention à la contenance embarrassée de notre jeune personne, s’écria en tirant l’orpheline par la main : Et laissons-le ce bourru puisqu’il n’est pas en train de s’étourdir avec nous !
Et la ronde continua de plus belle.
Quand enfin les danseurs eurent fini d’ébranler le plancher de notre fragile appartement sous le poids de leurs pas retentissans, et que la fatigue eut succédé à l’effervescence du bal, chacun éprouva le besoin de se livrer au repos ou du moins à des plaisirs plus paisibles que ceux qui jusque-là avaient occupé la société.
L’un prit sa pipe et se mit à fumer avec la rêveuse gravité d’un musulman.
L’autre s’empara de l’unique jeu de cartes du logis, en demandant un vis-à-vis pour jouer une bouteille de bière à l’écarté.
Un troisième, relevant le tableau de mathématiques, déplacé quelques minutes auparavant pour laisser l’espace libre aux sinuosités capricieuses de la danse, se prit, nouvel Euclide, à chercher dans les lignes d’une figure géométrique la démonstration d’une proposition qu’il avait étudiée vainement depuis le matin.
L’ami Mathias, toujours philosophe, toujours disert, s’était emparé de la parole ; et pendant que mes autres camarades se livraient aux occupations ou aux distractions qu’ils avaient choisies selon leurs goûts divers, lui s’était étalé dans l’unique fauteuil que nous eussions, et du fond de cette espèce de siége présidental, notre ami s’était pris à nous dire d’un ton d’inspiré :
— Combien, mes chers camarades, nous devons nous féliciter d’avoir vécu comme nous l’avons fait jusqu’ici dans la plus touchante intimité et la plus inaltérable concorde ! Nos autres collègues, pour s’étourdir sur le vide de leur existence oisive, ou pour chercher des plaisirs que la morale condamne, dépensent beaucoup d’argent ou font beaucoup de dettes, sans réussir à chasser l’ennui ou à saisir une lueur de jouissance, tandis que nous, retirés tranquillement dans ce modeste asile, protégé par le mystère et embelli par l’amitié, nous rencontrons sans efforts un bonheur qui ne coûte rien à personne, ni même à nous qui le savourons avec tant de délices… Hein, que dis-tu, Édouard, de mes réflexions et du bonheur économique que nous goûtons ici en famille ?
— Je dis que ton bonheur, qui ne coûte rien à personne, pourrait bien n’être pas du goût de notre voisin du quatrième étage, dont vous avez enfoncé le plafond, peut-être, en sautant comme vous venez de le faire.
— Quoi ! le voisin qui habite les appartemens de dessous ? Eh bien ! si c’est un bon diable, il ne dira rien, et si c’est un mauvais garçon et qu’il se plaigne, on lui donnera un coup d’épée.
— Bon moyen d’empêcher les gens de se plaindre légitimement, et de faire justice !
— Sans doute que les coups d’épée sont un bon moyen, et le meilleur moyen même d’arranger les choses à l’amiable entre gens d’honneur ! Je ne connais pas, moi, pour ma part, de législation plus équitable, plus noble, plus conciliante en un mot, que celle qui repose sur le duel, mais sur le duel bien compris, bien entendu et employé comme moyen social. Devant ces tribunaux aux pieds desquels, par exemple, un malotru, expert en mauvaise chicane et bien fourni d’argent, vient attaquer un honnête homme inhabile à plaider et à court d’espèces, ne voit-on pas la justice des juges se prononcer en faveur du manant qui a tort, contre l’homme de cœur qui, selon les lois de l’honneur, a presque toujours raison ? Eh bien, je te le demande, est-ce là de l’équité, de la raison même, ou tout au moins du simple bon sens ? Non certes, et les juges qui, en dépit de leur conscience et de leur instinct d’homme, condamnent l’individu qu’ils estiment pour absoudre le malotru qu’ils méprisent, font la critique la plus amère, la plus sanglante de la fausseté des lois qu’ils croient qu’il est de leur devoir d’appliquer. Au lieu que dans toutes les contestations qui se vident l’épée à la main, en champ-clos et en présence de deux braves témoins, c’est le courage, ou en mettant tout au pis, c’est le hasard qui décide de la querelle ; et jamais, devant ce tribunal-là du moins, on n’est appelé à contempler le spectacle dégoûtant d’un homme de cœur terrassé par un lâche truand, qui, pour défendre ce qu’il nomme son droit, a pu choisir et payer un avocat bavard et outrageux.
— Tout cela serait fort beau en faveur de la législation équitable du duel, si comme tu parais le supposer, le courage seul ou le hasard même prononçaient souverainement entre les parties adverses. Mais tu ne comptes pour rien aussi, dans ces sortes de procès à coups d’épée, l’adresse du lâche spadassin qui, sans danger pour sa vie, peut faire pencher, contre un adversaire inexercé, la balance de cette justice de sang dont le droit paraît être écrit, avant tout, sur le plastron des maîtres d’escrime, avec la pointe d’un fleuret démoucheté.
— Oui, il est vrai que l’adresse peut entrer pour quelque chose d’abusif dans la législation souveraine des coups d’épée. Mais là du moins l’abus est l’exception, et la généralité des bons effets du duel, la règle. Au surplus, comme je l’ai déjà dit, si le voisin d’en bas n’est pas content, je lui laisserai le choix des armes, et je commencerai par l’assommer s’il fait l’insolent. Mais ce n’était pas de cela précisément qu’il était question quand nous avons entamé la conversation… Où diable donc en étais-je ?
— Aux douceurs de la tranquillité dont nous jouissons, quand nous faisons ici un vacarme à faire monter la garde dans notre appartement.
— Ah ! c’est vrai, c’est là que j’en étais. Je reprends le fil de mon discours et m’y revoici. Je disais donc que la vie en quelque sorte collective que nous menons depuis quelques mois ici, me paraît exquise et admirable. Exempte de nuages et de soucis, elle m’a semblé s’écouler paisiblement comme un de ces beaux jours que l’on craint de voir finir trop tôt. Et en effet, vois combien nos occupations sont douces et nos jouissances innocentes ! Les études mêmes, qui, pour chacun de nous, auraient été arides et rebutantes sur les bancs d’un cours public de mathématiques, sont devenues, au sein de l’amitié, des espèces de récréations instructives. Aussi, que de progrès n’avons-nous pas faits dans une science plus redoutable encore aux écoliers ordinaires par l’ennui qu’elle leur inspire, que par les difficultés réelles qu’elle leur oppose ! Pour moi, j’avoue franchement ici, et avec toute l’humilité qui convient à mon insuffisance, que partout ailleurs je n’aurais jamais réussi probablement à me fourrer dans la tête les quatre volumes de mathématiques que je puis maintenant me flatter de posséder sur le bout du doigt… Mais c’est qu’aussi avec vous autres, messieurs, il est si facile de se conformer au précepte du sage et de s’instruire en s’amusant… Tiens, Édouard, remarque un peu, par exemple, en ce moment, le tableau délicieux que nous formons sans nous en douter… Non, mais c’est qu’il règne parmi nous, et au sein de ce désordre apparent, une harmonie enchanteresse qui prête un charme presque indéfinissable à toutes nos réunions de famille ; et pour qui voudrait ou saurait rendre cette scène pittoresque, il y aurait ce soir une peinture des plus piquantes à faire passer de notre appartement sur la toile d’un Rembrandt ou plutôt d’un Téniers.
— Le sujet serait en effet des plus piquans à traiter, si toutefois l’artiste pouvait entrevoir ses personnages à travers le nuage de fumée qui nous suffoque.
— Tu crois ! mais certainement que le sujet serait piquant, et même très-piquant. Vois notre ami Lapérelle jouant son cent de piquet à cinquante centimes, avec autant de gravité que s’il s’agissait pour lui de se faire sauter la cervelle à la suite d’une partie perdue !
— Laisse-nous donc un peu tranquilles, babillard, avec tes réflexions héroï-burlesques.
— Ah ! l’ex-président n’est pas ce soir de belle humeur. Puis dans ce coin, et sans que cela paraisse à peine, notre collègue Eugène retournant artistement sa cravate pour s’épargner des frais de blanchissage et pour reparaître demain, avec un certain éclat de linge blanc, au bal de la préfecture maritime.
— Si tu voulais bien te mêler des affaires de ton intérieur et ne pas tant t’occuper des miennes, tu me ferais plaisir, toi.
— Autre bourrade ! mais peu importe, continuons notre revue critique, et ne laissons pas passer l’ardeur avec laquelle le studieux Adolphe cherche à se former l’esprit et le cœur en lisant, nonchalamment couché dans le hamac qu’il vient de suspendre au plancher, les Liaisons dangereuses.
— Pourquoi ne lirais-je pas les Liaisons dangereuses tout aussi bien qu’un autre livre ? Crois-tu donc que les ouvrages qui peuvent prémunir notre inexpérience contre les périls qu’offre la société, ne soient pas aussi bons à consulter que ceux qui nous cachent la séduction du monde sous l’apparence des illusions les plus trompeuses et les plus funestes ?
— Si je le crois ! mais certes que je le crois ! et très-fermement encore ! Preuve nouvelle que la lecture des Liaisons dangereuses a profité à notre homme, qui déjà, comme tu le vois, Édouard, me paraît atteint d’une certaine dose de philosophie misanthropique.
Et plus loin enfin, pour achever notre galerie de portraits, nous arriverions à une jeune personne, type d’innocence, modèle de grâces, qui, tricotant modestement une paire de bas qu’elle ne finira jamais, savoure au milieu de ce camp, composé d’assez mauvais sujets, les parfums de cinq brûlantes pipes de tabac… Oh ! que le tableau qui rendrait cette petite scène domestique serait délicieux, s’il pouvait conserver à chacun des personnages sa physionomie, son attitude, et son caractère original ! Quelle singulière harmonie de couleur locale il faudrait dans l’ensemble, et quels contrastes bizarres dans les détails ! car rien ne se ressemble moins que tous ces visages si disparates en apparence et pourtant si bien faits les uns pour les autres ; car enfin, en nous voyant réunis ici comme nous le sommes, un étranger lirait au premier coup d’œil l’accord parfait, la touchante concorde qui n’a cessé de régner au sein de notre petite association… Mais ce qui m’enchante le plus, mes bons amis, ce n’est pas la bonne intelligence qui depuis si long-temps semble avoir présidé aux rapports qu’a établis entre nous notre continuelle intimité. Ce que j’admire par-dessus tout, c’est l’espèce de mystère impénétrable dont nous avons su entourer l’asile de nos jouissances privées et de nos plaisirs casaniers. Jamais en effet aurait-on pu penser que sept jeunes évaporés de notre façon fussent parvenus à cacher sous l’aile discrète du sentiment, six à sept mois d’une existence pour ainsi dire tout intellectuelle, toute platonique…
— Joliment intellectuelle en effet ! une existence de pipes de tabac, de bouteilles de bière et de petits verres de Cognac !
— Ah, ah, ah !… c’est bien répondu ! se mirent à crier tous nos amis. Tu as bien fait, Édouard, d’arrêter cet éternel phraseur au beau milieu de son interminable panégyrique.
— Je te reconnais bien là ce soir, Édouard, avec tes interruptions chagrines et tes saillies moroses. Mais toute ta mauvaise humeur ne m’empêchera pas de dire, et à notre louange infinie, que nous avons su rendre notre humble et heureux domicile tellement impénétrable à force de discrétion et de réserve, que jamais la curiosité ou la médisance n’a osé encore en franchir le seuil ; car je parierais bien que personne au monde ne se doute du bonheur mystérieux et innocent dont nous jouissons à l’heure qu’il est…
Au moment même où notre éloquent ami achevait ces mots, nous crûmes entendre sur le plancher criant du couloir qui conduisait à notre logis, retentir des pas lourds et chancelans.
Tous nous nous levâmes en nous demandant qui pouvait, à une heure aussi avancée, vouloir nous rendre visite. Nous n’attendions personne, chacun était présent au logis, et l’approche inaccoutumée d’un étranger nous étonna et nous donna à réfléchir un peu, sans que nous pussions bien nous rendre compte du motif pour lequel nous nous sentions un peu déconcertés.
Bientôt les pas, dont nous avions distingué le bruit, cessèrent de se faire entendre. Mais une main qui nous parut très-ferme et très-assurée, frappa trois coups à notre porte.
Nous demandons tous à la fois : Qui est là ?
Une voix qu’il nous sembla reconnaître, mais encore assez vaguement, nous répondit : C’est moi, messieurs.
— Entrez ! nous écriâmes-nous alors sans savoir à qui nous allions avoir l’honneur de parler.
La porte s’ouvre, un homme vêtu d’une grande redingote bleue paraît : c’est le major-général de la marine !
— Messieurs, nous dit-il d’un ton familier et en se baissant un peu pour entrer le chapeau à la main dans notre salle de compagnie, ma brusque visite à cette heure vous surprendra un peu, sans doute ?
— En effet, général, lui répondit Lapérelle avec quelque embarras, nous ne nous attendions pas à l’honneur que vous voulez bien nous faire…
— Je le crois bien ; mais le motif de la démarche que j’ai cru devoir tenter auprès de vous suffira, je l’espère bien, pour vous faire excuser l’indiscrétion de ma visite nocturne. J’ai à vous parler d’une chose sérieuse, mes bons amis ; et pour me mettre tout-à-fait à l’aise avec vous, je vous prierai d’abord de faire sortir, pour un petit instant seulement, cette jeune personne.
— Général, c’est une jeune orpheline que nous avons recueillie ici, et qui depuis cette époque nous a tenu lieu de gouvernante.
— Oui, oui, je sais tout cela, messieurs, et c’est précisément pour…
— Quoi ! on vous aurait déjà appris, mon général, que…
— Que mademoiselle Juliette a été recueillie par vos soins et élevée au milieu de vous ! Mais pardieu, c’est l’histoire de toute la ville. En attendant, faites-moi l’amitié de prier mademoiselle Juliette de nous laisser un moment seuls…
— Juliette, vous avez entendu ?…
Et la petite s’éloigna lentement sans oser proférer une seule parole, et en jetant sur les acteurs de la scène qui allait se passer en son absence, des regards où se peignaient à la fois la curiosité et la crainte.
— Écoutez, mes camarades. Comme vous j’ai été jeune ; comme vous aussi j’ai eu, dans l’âge de la dissipation et de l’entraînement, mes années de folies et d’imprudences ; et sans vouloir ici me faire meilleur que je ne l’étais, pour me donner le droit frivole de vous sermonner comme un pédant, je vous avouerai même que j’ai peut-être été, dans mon temps, plus bambocheur à moi tout seul que vous ne pourriez l’être tous à la fois. Mais je vous dirai aussi que, quelque emportement que j’aie pu mettre dans ce que l’on appelait alors mes farces, je n’ai jamais eu à me reprocher aucune de ces faiblesses dangereuses que l’on commence par se cacher à soi-même, et qui finissent par nous dégrader insensiblement aux yeux des autres… Je ne sais en ce moment si je m’explique comme je voudrais pouvoir le faire sans vous blesser, tout en touchant un sujet aussi délicat à aborder, mais il me semble que vous devez déjà avoir compris où je veux en venir… Hein ! n’y êtes-vous pas un peu, monsieur Lapérelle ?
— Mais, mon général, je cherche à deviner, et je vous avouerai que je ne comprends pas bien encore…
— Non ! vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! je vais m’exprimer plus clairement. Mon intention en venant vous voir sans cérémonie, et comme un vieux camarade qui vous veut du bien, était de vous dire que, sans vous en douter peut-être, vous teniez à l’égard de cette jeune personne que je vous ai prié de faire sortir, une conduite que, dans l’intérêt de votre réputation et de votre avenir, des chefs qui vous aiment ne peuvent plus tolérer…
— Général, nous pouvons tous vous assurer que l’hospitalité seule nous a engagés jusqu’ici à retenir au milieu de nous la jeune fille que vous venez d’y rencontrer.
— Oui ! et de quel prix ne lui avez-vous pas fait payer cette prétendue hospitalité ? Votre première intention a pu être bonne, car à votre âge les premiers mouvemens du cœur sont presque toujours généreux. Mais à votre âge aussi, on peut se perdre par ignorance de ce qui est coupable. Il n’y a pas encore de vice dans votre fait, je veux bien le croire encore. Mais qui vous dit que, bientôt, votre faiblesse ne vous conduira pas à une corruption d’autant plus redoutable, que vous vous serez caché le danger de votre conduite ? Je ne suis pas rigoriste, et je sais combien serait déplacée, avec des jeunes gens de votre profession, l’austérité d’une morale inflexible. Ma tolérance va même si loin, que si l’on était venu me rapporter que vous eussiez bouleversé une maison publique, brisé des glaces, battu des filles de joie et la garde même, comme il arrive assez souvent aux mauvais petits sujets de votre connaissance, je vous aurais volontiers pardonné vos fredaines et réparé de ma bourse, s’il l’avait fallu, le dommage que vous auriez fait dans une nuit de folie et d’exaltation. Oui, messieurs, et ce que je dis là est très-sérieux et ne doit nullement vous faire rire ; j’aurais cent fois mieux aimé vous savoir coupables des plus insignes désordres, que menant tranquillement la vie dans laquelle vous croupissez depuis quelques mois. C’est à un tel point que, dès que j’ai appris l’espèce d’existence que vous vous étiez créée ici, je n’ai pas balancé à venir vous arracher au péril que vous couriez sans vous en douter. Ma visite n’a pas au fait d’autre but, et ce soir même il faudra mettre un obstacle infranchissable entre l’abîme où vous vous plongiez, et les passions qui vous entraînaient vers lui.
— Et comment, général, voulez-vous que nous fassions ?
Comment, messieurs ? C’est à moi que vous demandez cela ? n’avez-vous pas un état qui réclame impérieusement le sacrifice de tous vos instans, de votre jeunesse et même de votre vie ? La mer n’est-elle pas là pour effacer jusqu’aux traces des folies que l’on serait en droit de vous reprocher déjà, et n’est-ce pas sur l’Océan qu’est ouverte la carrière que vous devez vous attacher à parcourir avec honneur et avec gloire ?
— Aller à la mer ! Nous ne demanderions pas mieux, général. Mais les places sur les navires en croisière ne sont accordées qu’aux protégés, et nous…
— Et n’êtes-vous pas ceux que je dois protéger avant tous les autres, quand je vous vois exposés au danger de vous perdre, malheureux que vous êtes !
— Quoi ! il se pourrait que vous eussiez songé à nous faire partir ?
— Sur les navires de la division qui doit appareiller demain matin ; et pour vous prouver que je pensais depuis long-temps à vous, voici vos ordres d’embarquement, signés du préfet maritime et de moi. Oh ! vous pouvez voir ! rien n’y manque : c’est que quand je me mêle de servir mes amis, j’ai pour habitude de ne pas faire les choses à moitié, voyez plutôt !
Messieurs Lapérelle et Eugène B…, tenez, voilà votre ordre d’embarquement pour la frégate la Foudre.
Messieurs Mathias et Édouard, le même ordre pour le vaisseau l’Indomptable.
— Et quant à vous trois, messieurs, vous irez, si vous le voulez bien, à bord du Majestueux.
— Oh ! combien, général, nous vous devons de reconnaissance pour l’extrême bonté que vous avez eue…
— Eh ! folles têtes, ne faut-il pas avoir de la prévoyance pour vous et prendre en commisération l’heureuse imprudence de vos belles années ? Mais entendons-nous bien avant de nous quitter, mes petits messieurs : vous avez vos ordres d’embarquement bien en règle, n’est-ce pas ?
— Oh ! parfaitement en règle, général ; rien n’y manque, ainsi que vous le disiez tout à l’heure.
— Demain, par conséquent, vous serez tous à bord avant six heures ?
— A cinq heures, général, chacun sera rendu à son poste nouveau.
— J’y compte, mes amis, et avec d’autant plus de confiance, que ce poste-là sera celui de l’honneur. C’est une belle croisière que vous allez faire… Ah ! mais, à propos, j’oubliais une chose importante, et la plus importante même après vos ordres d’embarquement.
— Et laquelle ?
— Pardieu ! laquelle ! le paiement du traitement qui vous est dû. C’est un article essentiel que je n’aurais pas dû omettre, et que j’ai cependant oublié. Mais comme je puis en votre absence faire ordonnancer le solde de votre arriéré, et que nous sommes gens de revue, je vais vous faire, sur votre bonne mine, les avances du traitement qui vous est indispensable pour entrer en campagne. Combien de mois vous faut-il ?
— Il nous est dû trois mois, général ; mais, avec deux mois, nous pourrons fournir à la gamelle du bord la quotité exigible pour chacun de nous.
— Trois mois à trente francs pour chacun, cela doit faire six cent trente francs, à moins que je ne me trompe, car je ne suis pas un mathématicien de votre force, messieurs. Tenez, voilà trente-deux napoléons, et rendez-moi le reste.
— Pour le moment, nous serions assez embarrassés de vous rendre entre nous tous l’excédant du compte, et par une assez bonne raison. Mais on peut trouver de la monnaie dans la maison.
— Ah ! que je me reconnais bien là ! pas le sou entre sept ! Ah ! c’était là aussi mon bon temps ! Mais qu’à cela ne tienne ; au retour, vous me rendrez de la monnaie avec les espèces que vous aurez conquises sur l’ennemi.
— Nous vous le promettons, général. Les premières prises seront pour vous, et nous jurons que le premier coup de sabre que nous frapperons, sera donné à votre intention.
— C’est bien, fort bien, mes jeunes camarades ! Que le ciel vous conduise en vous maintenant dans ces bonnes dispositions ! Adieu ! Je ne vous souhaite pas bon voyage, car cela, disent les vieux marins, porte malheur, et je ne désire rien tant que votre prospérité… Mais ne vous dérangez pas, je vous en prie ; donnez-moi seulement un bout de chandelle, si vous en avez un dont vous puissiez disposer en ma faveur ; je le laisserai au bas de l’escalier. C’était ainsi que dans mon temps encore on se faisait soi-même la conduite.
— Non, non ; tous, général, nous voulons et nous devons vous accompagner jusqu’à notre porte. C’est bien la moindre des choses que nous puissions faire pour reconnaître la bonté que vous avez eue de venir nous rendre visite si haut.
— Et c’est justement là ce que je ne souffrirai pas. En faisant ainsi des cérémonies avec moi, vous me feriez croire que je ne suis pas venu vous voir comme un ami ; et, pour peu que vous reconnaissiez encore mon autorité, je vous ordonne, s’il est nécessaire, de ne pas vous déranger et de me prêter un bout de chandelle.
— Puisque vous l’ordonnez, général, et que nous n’avons rien à vous refuser, nous resterons en place, et voici un chandelier.
— A revoir donc, mes amis, à revoir !
— Adieu, général, adieu ! nous avons tous l’honneur de vous saluer et de vous remercier du fond du cœur.
Nous nous regardions tous sans trouver à nous dire un mot, après le départ du major-général[3], tant nous étions encore étonnés du but et du résultat de sa visite, lorsque nous vîmes arriver à nous la pauvre Juliette fondant en larmes et sanglotant de manière à nous briser l’âme. Elle venait d’entendre tout, et la semonce de notre vieux mentor, et la résolution que nous avions prise de partir le lendemain matin sur la division qui allait mettre sous voiles. Dans toute autre circonstance, chacun de nous n’aurait certainement pas manqué de blâmer l’indiscrétion de notre gouvernante ; mais, au moment de la quitter peut-être pour toujours, nous sentîmes qu’il y aurait eu de la cruauté à lui reprocher la curiosité qui l’avait portée à écouter notre entretien avec le vieux major. Et puis la douleur de cette pauvre enfant paraissait si sincère et si naturelle, qu’il nous aurait fallu une force que nous n’avions certainement pas, pour la gronder comme il nous arrivait quelquefois. Mathias fut le premier qui osât ou qui sût lui adresser la parole dans cette pénible conjoncture.
[3] Voir la note troisième, à la fin de l’ouvrage.
— Eh bien ! Juliette, ma pauvre fille, lui dit-il, tu sais tout ? Tes larmes nous apprennent que tu n’ignores pas que demain matin il faudra nous séparer ?
— Oui, sans doute, que je sais tout… C’est ce vieux général qui a fait mon malheur… Ah ! ah ! ah !… Oui, c’est même lui qui est venu vous dire que j’étais une fille corrompue, et que je vous perdrais… Je l’ai bien entendu, allez… Et vous autres, vous ne lui avez rien répondu…
— Il n’a pas dit, ma bonne amie, que tu fusses une fille corrompue, et tu as très-mal entendu ou très-mal compris. Il nous a seulement parlé de la corruption qui pourrait résulter d’une intimité innocente dans ses motifs, mais dangereuse dans ses effets. Du moins, c’est ainsi que je crois avoir saisi les paroles du général. N’est-ce pas, messieurs ?
— Oui, sans doute ; il n’a pas dit que Juliette fût une fille corrompue.
— Corrompue ou non, ça m’est égal ; et, puisque je me trouvais bien avec vous, cela ne regardait que moi… Et, à présent, je ne vais plus savoir que devenir… Mais mon parti est déjà pris… j’irai me jeter à l’eau.
— Non, non, repris-je à mon tour avec autant de calme qu’il me fût possible d’en mettre dans ma harangue, tu n’iras pas te jeter à l’eau, et c’est à nous d’assurer ton avenir… Messieurs, m’écriai-je, en m’adressant à mes amis, qui déjà m’avaient compris, nous sommes riches maintenant de trois mois de traitement, n’est-ce pas ? Est-ce que deux mois ne nous suffiraient pas pour payer notre bien-venue à la table des navires sur lesquels nous venons d’être embarqués ?
— Si certainement ! répondirent unanimement mes camarades. Donnons un mois de traitement à Juliette pour lui assurer une existence honorable et digne de nous, pendant notre absence.
— Oui, ajouta avec plus d’énergie que tous les autres notre ami Mathias, donnons-lui un mois de traitement pour qu’elle puisse vivre convenablement et nous rester fidèle.
— C’est cela ; voici d’abord la part de Mathias et la mienne, soixante francs !
Tous les autres imitèrent mon acte de générosité, et je présentai à l’orpheline les deux cent dix francs provenant de notre collecte spontanée. Notre modeste et inconsolable ménagère refusa d’abord cette offrande de l’amitié, avec une résolution qui paraissait ne nous laisser que peu d’espoir de la lui faire accepter. Mais à force de prières, d’instances et de caresses, nous parvînmes enfin à vaincre ses scrupules et sa résistance. Dieu, que l’expression de sa reconnaissance et de ses regrets nous sembla alors touchante ! La pauvre petite ne nous avait jamais encore paru aussi belle de sensibilité et de candeur. Elle nous inondait de ses pleurs en nous pressant tour à tour dans ses bras avec une sorte de tendresse muette et convulsive. Peu ne s’en fallut que chacun de nous ne trouvât des larmes pour répondre à sa douleur, et des soupirs pour répondre à ses sanglots.
Lapérelle seul entre nous tous, puisant dans son stoïcisme assez de sang-froid pour prévenir une explosion d’attendrissement, qu’il aurait cru indigne de la dignité de notre position, nous rappela à des sentimens plus virils en nous disant :
— Messieurs, je crois devoir vous faire observer que nous n’avons pas de temps à perdre, pour peu que nous voulions faire nos préparatifs de départ et nous amuser un peu.
— Nos préparatifs de départ ! lui répondit Mathias ; chacun de nous porte sur lui philosophiquement, je crois, tout ce qu’il a au monde. Ainsi notre malle, par conséquent, sera bientôt faite. Le loyer du logis est payé. Quant aux petites dettes criardes que nous laissons après nous, elles ne nous importuneront plus, puisque nous allons mettre l’Océan entre nous et nos Anglais[4], en sorte que tout, selon moi, est à peu près fait… Mais tu nous as parlé de nous amuser un peu, et c’est ce à quoi nous devons sérieusement songer… Comment nous amuserons-nous ? Maintenant voilà la question importante ; et toi, Lapérelle, tu vas nous donner tes idées là-dessus.
[4] Les créanciers.
— Volontiers ; voici mon plan : vous allez le concevoir à l’instant même. Que chacun de nous consente à sacrifier cinq francs seulement sur les deux mois de traitement qui nous restent, et avec cette somme Juliette nous improvisera un petit festin, un bon souper d’adieux.
— Cinq francs, ce n’est pas assez. Chacun de nous mettra dix francs s’il le faut.
— Oui, mettons chacun dix francs. Ce n’est pas trop pour nous étourdir sur le coup inattendu qui vient de nous frapper, et pour noyer notre chagrin dans des flots de bon punch au rhum, avec de jolis zestes de citron, car tous nous aimons le goût stimulant du citron, n’est-ce pas vrai, les enfans ?
— C’est cela, mes amis, du punch comme s’il en pleuvait, du Champagne même avec son écume enivrante, car nous avons tous besoin d’endormir notre douleur.
— Tiens, Lapérelle, voilà vingt francs, tu me rendras le reste.
— Ajoutes-y les miens.
— Et les miens aussi, et que cela dure jusqu’au moment de notre séparation !
— C’est fort bien, messieurs, dit Lapérelle quand il eut nos soixante et dix francs dans la main. Maintenant, Juliette, ma bonne petite Juliette, essuie tes larmes, et va nous chercher un jambon, un pâté si tu peux en trouver un, quelques poulets froids, du fromage, trois bouteilles de rhum, deux fois autant de bouteilles d’eau-de-vie, et six ou sept bonnes fioles de Champagne… Ah ! tu n’oublieras pas de nous acheter aussi trois livres de sucre.
— Oui, M. Lapérelle, mais attendez que je prenne un panier pour mettre tout cela… Vous m’avez dit un jambon, un pâté, du rhum, du Champagne et de l’eau-de-vie, n’est-ce pas ?
— Oui, va vite, ma tendre amie, et fais surtout pour le mieux ; mais fais vite.
— Voilà que j’y cours… Mais si vous saviez combien j’ai de chagrin en pensant que demain vous allez tous partir, et que je vais rester seule, toute seule ici… Ah ! ah, mon Dieu, que j’en veux à ce vilain général !… Du jambon, un pâté, quatre bouteilles de rhum…
La reine du logis partit avec son panier sous le bras et sa douleur profonde dans le cœur.
— Savez-vous bien, messieurs, nous dit Lapérelle dès qu’elle fut sortie, que le Major-général a eu raison ?
— Sans doute, lui répondis-je. Mais il aurait bien dû nous donner nos ordres d’embarquement sur la division en partance, quelques jours au moins avant l’appareillage, pour nous laisser le temps de respirer.
— Non, reprit Mathias ; je trouve pour ma part qu’il a agi prudemment en nous forçant à nous éloigner d’ici sans nous laisser le temps de la réflexion ! Le général est un brave homme, qui a vécu et qui aime les jeunes gens. Il a parfaitement compris tout le danger qui pourrait résulter pour notre avenir, de la conduite que nous tenions ; et, quelque agréable que fût pour nous la vie de famille à laquelle nous nous étions habitués, il n’en est pas moins vrai qu’elle était trop irrégulière pour qu’elle pût continuer, et pour que lui, notre chef et notre ami, pût la tolérer.
— C’est juste, ajouta Lapérelle. Ce vieux général est un homme d’esprit et d’excellentes mœurs. Il nous a parlé le langage d’un patriarche. Juliette nous avait trop affriandés, messieurs, ou plutôt vous avait trop affriandés vous autres, à cette existence molle et sédentaire qui ne pouvait plus convenir à des jeunes gens comme nous.
— Oh ! dis donc, toi, ne fais-donc pas tant, s’il te plaît, le philosophe. Il a été un temps où tu en tenais pour elle tout autant et peut-être plus que nous tous !
— Moi, messieurs, jamais ! J’ai été, j’en conviens, comme chacun de vous, son amant en titre à mon tour ; mais c’était plutôt pour me conformer au réglement que nous avions établi, que pour céder à l’entraînement d’une passion qui, Dieu merci, me possède moins que je ne la possède. Mais jamais, je vous jure…
— Allons, allons, notre président, ce n’est plus le moment de dissimuler les faiblesses passées. Avoue que tu en tenais, et très-vigoureusement, pour ton propre compte, et que même tu nous as donné plusieurs fois des preuves non équivoques de la jalousie que t’inspirait la préférence que la petite avait pour quelques-uns de nous.
— Moi, messieurs, de la jalousie ? Vous me connaissez mal.
— Oui, toi, et une fameuse jalousie encore !
— Allons, je le veux bien, puisque vous le voulez tous et que cela paraît vous faire plaisir… Mais je vous jure, la main sur la conscience, que je consens que le diable m’emporte si jamais…
Ici Juliette rentra, chargée des provisions qu’elle avait réussi à récolter à la hâte, dans le voisinage.
En un instant, un feu aussi grand que le permettait l’exiguïté de notre cheminée fut allumé ; la table se trouva dressée et couverte des objets précieux que nous nous empressâmes de retirer du panier et des mains de notre ménagère. Notre gaîté naturelle, qui pendant quelque temps paraissait nous avoir abandonnés, nous revint à tous, à la vue des apprêts du festin, auxquels chacun s’efforçait de contribuer. Mille bons mots ne tardèrent pas à s’échapper de nos bouches animées par le goût exquis du Champagne mousseux. On mangea à peu près tout, d’abord, pour arriver plus tôt au vaste punch que nous nous proposions de faire flamber pour couronner le banquet. Juliette seule paraissait ne se livrer qu’à moitié à la joie que nous cherchions à lui faire partager, et ce ne fut qu’après l’avoir déterminée à essayer avec nous quelques verres d’Aï que nous parvînmes à suspendre, jusqu’à l’heure de la séparation, le cours des pleurs qu’elle versait en pensant à ce moment fatal. Ce fut alors qu’en voyant notre gouvernante s’abandonner au milieu de nous à quelques élans de folle ivresse, nous parvînmes à jeter sur notre repas d’adieu une de ces teintes de fumeuse orgie, si douces pour des yeux accoutumés comme les nôtres au spectacle délirant des grosses fredaines.
— Brûlons tout ce qu’il y a ici, s’écria l’un, à l’exception de la maison et de Juliette !
— Oui, brûlons tout, mettons tout en cendres, en commençant par ce tableau de mathématiques, qui nous rappelle le mal que nous avons eu à nous fourrer quatre volumes de Bezout dans la tête.
— C’est cela ! au feu ce coquin de tableau.
— Approuvé à l’unanimité ! au feu le tableau et tous nos livres d’études ! Il faut que demain il ne reste plus rien dans le logis qui puisse rappeler douloureusement, à cette pauvre Juliette, le souvenir de ses chers aspirans.
— Au feu aussi les Aventures du chevalier de Faublas !
— Non, messieurs, non ; moi, je m’oppose à cet holocauste, par égard pour Juliette. N’oublions pas que c’est dans cet ouvrage que notre élève a commencé son éducation.
— Il a raison ; épargnons Faublas, en faveur de Juliette ; mais brisons, brûlons ou saccageons tout le reste.
— Pein, pan, vlin, vlan ; tiens, voilà le cas que je fais de nos chaises et de nos tabourets. A propos, mes amis, si, pendant que nous sommes en train d’anéantir les monumens de notre séjour ici, nous jetions ces lits et ces matelas au feu ?
— Non pas, dites donc vous autres ! nous pourrions mettre le feu à la cassine, et brûler là des objets qui ne nous appartiennent pas.
— Et voyez le grand mal, quand nous rôtirions nos voisins et notre propriétaire ! est-ce que nous ne partons pas demain ?
— Ah ! dites donc, si vous vous décidez à mettre le feu à la maison, prévenez-nous-en d’avance, car j’ai l’intention de sauver Juliette des flammes, comme ce citoyen espagnol qui brûla, vous le savez bien, sa turne, pour avoir le plaisir d’enlever sa maîtresse au beau milieu de l’incendie.
— Non ; si l’on met le feu, c’est moi qui sauverai Juliette.
— Non, ce sera moi.
— Non, c’est moi qui veux la sauver, cette chère enfant ; mais, en attendant, buvons vite notre punch, pour casser ensuite les bols et la table.
— Buvons ! oui, buvons tout, mes amis !… Juliette, ma fille, viens m’embrasser encore une fois… Embrasse-moi là ; mais aussi tendrement que tu le pourras…
— Juliette, embrasse-moi aussi, ma bonne et tendre amie !
— Mais, messieurs, je vous embrasserai tous, tant que vous voudrez ; mais j’ai une prière à vous faire, et vous ne me refuserez pas ce que je vais vous demander.
— Voyons, parle, âme de ma vie. Tu sais bien qu’aujourd’hui nous sommes trop faibles pour avoir quelque chose à te refuser. Que demandes-tu, belle odalisque ?
— Que par amitié pour moi, vous ne brûliez pas la maison.
— Messieurs, vous venez d’entendre la réclamation de notre suppliante amie ? Etes-vous d’avis d’y faire droit, et de ne pas incendier la case, par égard pour elle ?
— Oui, oui ! Suspendons l’exécution. Du punch, du punch ! Plus on en boit, et plus on en a soif !
— O mes amis ! Un instant, il me vient une idée lumineuse. Avant que nous ayons entamé notre dernier bol, il faut que Juliette coupe une mèche de ses beaux cheveux blonds, et qu’après avoir brûlé cette dépouille précieuse à la flamme de cette liqueur ardente, nous avalions avec le punch la cendre des cheveux de cette chère petite.
— Bien trouvé ! C’est vrai, et moi qui n’y avais pas pensé ! Voyons, Juliette, vite une mèche de tes cheveux. J’ai déjà soif de boire, avec amour, quelque chose de toi.
— Mais où faut-il que je vous coupe de mes cheveux ?
— Là, tiens, à l’endroit où je viens de te donner un baiser. Détache la plus longue et la plus belle de celles de ces tresses onduleuses dont tu pourras disposer en notre faveur.
— La voilà, messieurs ; voyez la belle espèce de cheveux ! C’est moi qui vais l’offrir à l’ardeur de la flamme dévorante. Remarquez le sublime effet que ces belles boucles blondes font au-dessus de ces flammes légères et bleues qui vont les consumer pour toujours !
— Oui, mais pour passer dans notre sein, là, sur notre cœur !
— Allons, verse-nous toi-même ce punch cinéraire, ma fille ! Nous venons de faire là un sacrifice à la manière des anciens ; car nous autres nous serons toujours pour toi aussi les anciens, n’est-ce pas ?
— Je bois à toi, Juliette, à ton bon cœur !
— Moi aussi, je bois à elle, à sa sensibilité !
— Moi, à son attachement pour le corps des aspirans de marine !
— Moi, à sa reconnaissance et à la douceur inaltérable de son caractère !
— Moi, à sa prospérité future !
— Moi, à sa gentillesse et à ses grâces naturelles !
— Et moi, au bonheur de la revoir bientôt !
— Messieurs, messieurs, embrassons-la tous à la fois, en un seul baiser général ; pressons tous ensemble cette chère amie dans nos bras fraternels !
— Oh ! messieurs, combien je suis touchée de votre attachement pour moi !… mais ne m’étouffez pas, je vous en prie…
— Elle a raison, ne l’étouffons pas… Elle a bien assez de son émotion, la pauvre petite, pour la suffoquer ! Maintenant, mes chers amis, savez-vous ce qu’il nous reste à faire ? Il nous reste à danser sur ces débris de chaises, de tableaux, de tables et de vaisselle. Dansons donc tous en rond, Juliette au milieu. Il faut que le jour nous surprenne tous, fumant encore du punch que nous avons bu, et narguant le chagrin qui n’a jamais franchi le seuil de cet asile qu’il va nous falloir bientôt abandonner.
— Oui, oui, chantons, dansons, crions, sautons jusqu’au jour ; et si personne ne peut dormir dans le quartier avec le tintamarre que nous allons faire, demain tout le monde dira au moins : Les aspirans de marine ont fait un bruit d’enfer pour passer du sein de la bamboche sur le sein de l’Océan.
— Bravo, bravo ! En avant la contredanse et les rondes. En avant !
Le jour vint, et nous surprit dansant comme des perdus et ébranlant la maison au bruit de nos infernales chansons et sous la cadence de nos pas alourdis… L’heure du départ se fit bientôt entendre. La scène changea alors… Chacun de nous rétablit autant qu’il put le désordre de sa toilette, sauta sur son épée et sur son chapeau. Il fallut se séparer de Juliette qui se mit à sangloter dans nos bras comme si elle eût perdu tout au monde en nous perdant. Que de baisers, de tendres caresses, lui furent prodigués dans les quelques minutes qui précédèrent notre séparation ! Vingt fois chacun de nous franchit le seuil fatal de notre porte, pour rentrer encore et dire un dernier adieu à notre amie inconsolable. Force fut enfin de prendre une résolution énergique et de se déterminer à fuir… Lapérelle nous donna le premier l’exemple du courage dans ce moment cruel et décisif… Il tendit la main à la main presque inanimée de Juliette… et il sortit. Nous imitâmes tous sa résolution, et nous laissâmes, presque évanouie, notre malheureuse orpheline inondée de ses larmes, couverte de nos baisers, et pouvant à peine nous dire de l’œil et du geste un dernier, un tendre, un douloureux adieu.
J’allai, moi, en sortant de notre ancien gîte, prendre congé de ma famille. Les canots des nouveaux navires sur lesquels nous allions faire voile nous attendaient le long des quais du port. A l’heure dite, tous nous nous trouvâmes prêts à nous rendre à bord de la division qui, déjà, avait fait entendre au loin le lugubre coup de canon de partance.
Là encore il fallut nous arracher des bras de nos amis. Mais entre nous l’affaire fut bientôt faite… On s’embrassa, on se serra la main en se promettant du plaisir au retour de la croisière, et les canots de nos vaisseaux nous enlevèrent à nos plus chères affections, aux liens si doux que nous avions formés pour si peu de temps, hélas !…
Nos yeux, en se portant avec distraction sur le sillage rapide de nos embarcations, se tournèrent tristement vers les navires à bord desquels nous devions aller à la gloire… C’était là qu’était tout notre avenir : le passé fut emporté avec la brise, dans le premier nuage qui vint rouler sur nos têtes.
Malheureux ! Nous venions de laisser bien loin derrière nous, avec la trace des canots qui nous emportaient, nos plus belles et nos plus folles années !…
Un sillage d’embarcation, que les vents en se jouant, allaient effacer pour toujours sur l’onde, et le souvenir de tant de bonheur perdu pour jamais, ah ! c’était, hélas ! la même chose ![5]
D’autres, bien avant moi, vous ont dit, mieux que je ne pourrais le faire, ce que c’est qu’un vaisseau de ligne, cette vaste machine de guerre, à la fois si mobile et si lourde, si élégante et si formidable ; cette forteresse ailée qui vole avec la rapidité d’une flèche, sur l’élément le plus indomptable, pour aller promener ses foudres d’un bout du monde à l’autre ; qui porte et nourrit pendant une année, dans ses flancs hérissés de canons, la multitude de matelots qui lui donnent la vie, et qui lui empruntent sa puissance pour régner sur les mers et soumettre les flots rebelles, à la volonté et aux caprices de l’homme. Un vaisseau considéré dans son ensemble et son but matériel, est peut-être le signe le plus frappant auquel on puisse reconnaître le perfectionnement de la civilisation. Rien de plus beau, de plus noble, et de plus complet, n’est sorti, au bout de plusieurs siècles d’études et d’efforts, de la main des arts. C’est le chef-d’œuvre du génie, de l’audace et du temps.
Mais en admirant l’extérieur et les détails même de cette miraculeuse conception, on se ferait difficilement une idée des longs efforts qu’il a fallu pour régler intérieurement la discipline et l’ordre qui donnent, pour ainsi dire, le mouvement et l’existence à un appareil aussi vaste et aussi compliqué. C’est au moral surtout, s’il est possible de s’exprimer ainsi, qu’un vaisseau de guerre mérite d’être étudié. Quelle constance dans les habitudes en quelque sorte contre naturelles, sous le joug desquelles on a fait plier le caractère rebelle de tous ces marins ! Quelle sévère hiérarchie dans ce service si bien réglé, tendu si constamment, comme un ressort inusable, vers le même but ! Et quel but encore !
Des hommes que l’on renfermerait pour quelques années seulement dans une prison pareille à un vaisseau de ligne, et sous l’empire d’une discipline semblable à la discipline maritime, se révolteraient, à coup sûr, contre une aussi insupportable réclusion, et un joug encore plus intolérable que cette réclusion même. Comment se fait-il donc que tant d’individus réunis dans un aussi petit espace, sous la verge de fer du service, non seulement se laissent conduire avec docilité, mais qu’ils volent encore avec zèle partout où la voix de leurs chefs les appelle, en exigeant quelquefois d’eux le sacrifice de leur existence ? Quelle magie emploie-t-on pour étouffer leurs plaintes et pour enflammer leurs cœurs ? Une magie toute simple, un moyen irrésistible dont le secret est contenu dans un seul mot. On a dit à cette multitude d’hommes : La patrie a besoin de vous ; l’honneur est là ; marchons ensemble où est l’honneur ! Et cette multitude d’hommes s’est résignée à devenir esclave du devoir le plus pénible et le plus difficile, ilote du sentiment le plus puissant sur le cœur des hommes assemblés en société : L’HONNEUR !
Le personnel d’un vaisseau de guerre se compose de différentes parties fort distinctes entre elles, et qui, toutes, concourent au service nécessaire à la manœuvre et à la conservation du navire.
Ces différentes parties sont :
L’état-major, c’est-à-dire la réunion des officiers, depuis le commandant jusqu’au dernier aspirant.
La maistrance. C’est la réunion de tous les maîtres du bord, maître-d’équipage, maître-canonnier, capitaine d’armes, chef de timonerie, maître-voilier, maître-charpentier, maître-calfat, et enfin le maître-coq, le chef de la cuisine du bord.
Chacun de ces maîtres a, sous ses ordres, un second-maître au moins, et plusieurs contre-maîtres chargés de surveiller les détails de la spécialité qui leur est confiée.
Ce que l’on nomme l’équipage du navire, par opposition à l’état-major, se divise en diverses classes affectées aux différentes branches du service général.
La classe des gabiers se présente d’abord comme la plus remarquable dans la démocratie navale.
Les gabiers sont la fleur des matelots. C’est à eux que sont attribués la visite et l’entretien du gréement. Leur poste le plus ordinaire est dans les hunes, sur les barres de perroquet ou de cacatois : leur spécialité enfin est en l’air, au haut de la mâture, sur le bout des vergues, le long de la ralingue des voiles. Lorsque, dans les momens du plus grand danger, soit au sein d’une tourmente, ou dans le feu d’un combat, il faut qu’un homme se dévoue pour exécuter un ordre périlleux duquel peut dépendre le salut d’un mât, ou même la simple conservation d’un hunier ou d’une basse-voile, soyez sûr que cet homme intrépide sera un gabier, ou autrement dit un des voltigeurs du bord, car c’est là le nom que les autres matelots donnent à ces gens d’élite de leur classe. C’est de cette pépinière si précieuse et si lente à croître et à se former, que sont tirés les quartiers-maîtres qui, à leur tour, deviennent contre-maîtres, et ensuite maîtres d’équipage. Tout ce qui, à bord, possède le grade qui répond à celui de sous-officier dans l’armée de terre, est désigné sous le nom générique d’officiers mariniers.
Après les gabiers, viennent les canonniers ou chefs de pièce. Ce sont eux qui manœuvrent, chargent, et dirigent les canons de la batterie et des gaillards pendant le combat. Chaque chef de pièce a, sous son commandement immédiat, un certain nombre d’hommes attachés au service du canon qu’il fait charger, qu’il pointe, et dont il envoie le boulet à l’ennemi.
Les canonniers, eu égard à l’importance et à la gravité de leurs fonctions à bord, forment, au milieu de l’équipage, un corps qui se distingue presque toujours par l’austérité que les habitudes de la profession ont dû apporter dans toutes les manières des hommes de choix qui l’exercent. Si les gabiers sont des voltigeurs, dans le langage figuré des marins, les canonniers pourraient être appelés les réfléchisseurs ou les penseurs du bord. A son attitude sévère et méditative seule, on pourrait reconnaître un chef de pièce, de tous les autres individus du vaisseau, quand bien même aucun signe particulier ne le distinguerait extérieurement des marins avec lesquels il vit.
Les timoniers forment encore une classe à part. Ils hantent, pour le besoin du service auquel ils sont affectés, le gaillard d’arrière et la dunette, parties réservées, comme on le sait, aux officiers, aspirans et chirurgiens du navire. Aux timoniers, appartient l’honneur de gouverner le bâtiment, et de lui faire suivre la route indiquée par l’officier de quart. Ce sont eux qui sont chargés de faire les signaux au moyen de la série de pavillons dont la surveillance et l’entretien leur sont particulièrement affectés. La manœuvre du mât de l’arrière leur est dévolue comme une des prérogatives attachées au domaine sur lequel on leur permet de s’établir. C’est par l’intermédiaire des timoniers ou des pilotins, que les officiers communiquent entre eux dans la pratique ordinaire du service. C’est un timonier qui réveille les officiers et les aspirans qui, à leur tour, doivent monter au quart. C’est lui qui leur porte de la lumière quand ils en demandent et qui, lorsque l’officier de service ne peut quitter son poste, dans les circonstances fortuites, va informer le commandant ou le capitaine de frégate de ce qui vient de se passer de nouveau sur le pont pendant l’absence d’un de ces chefs.
Ces relations fréquentes entre les officiers et les timoniers, cette cohabitation du gaillard d’arrière, qui rapproche sans cesse les subalternes de leurs supérieurs, inspirent souvent aux timoniers des velléités de bon ton, qu’il ne leur est pas toujours donné de manifester impunément. Pour peu qu’un timonier se hasarde à copier les manières d’un officier, dans ses rapports assez rares avec les autres hommes de l’équipage, Dieu sait les plaisanteries qu’attire, sur le matelot fashionable, son talent d’imitation quelque modeste qu’il soit !
« Gare devant ! disent les matelots à leurs camarades. Place à la macaque du lieutenant qui fait encore de ses farces ! » Les timoniers forment à bord la petite aristocratie de l’équipage, ou la bonne bourgeoisie qui veut se donner des airs de noblesse ; et, sous ce rapport, l’on peut dire que les classes démocratiques épargnent assez peu cette autre espèce de petite noblesse.
Les soldats de la garnison, quoique affectés à un tout autre genre de fonctions que les timoniers, ne partagent que trop souvent avec ceux-ci les effets de la petite jalousie qu’excite dans la partie populaire de l’équipage, la prétention de vouloir se distinguer du gros des matelots. Les soldats ne sont pour les marins, que ce que ceux-ci appellent des pousse-cailloux ; et les matelots, pour les pousse-cailloux, ne sont autre chose que des gouins, ou quelquefois même, qu’on nous passe le terme, des C*** goudronnés : c’est l’épithète qui répond par opposition à celle des C*** blancs, assez généralement lancée aux militaires par les goguenards du gaillard d’avant.
Les militaires embarqués sur les vaisseaux de guerre montent la garde à bord comme dans une citadelle. On les aposte chaque jour à midi, avec les cérémonies d’usage, et après la parade, dans tous les lieux où la surveillance d’une sentinelle est jugée nécessaire ; à la porte du commandant, à la porte de la grande chambre, à celle de la sainte-barbe, à l’entrée de la cuisine, etc.
Pendant le combat, la garnison, rangée sur les passavans, est chargée de faire la fusillade. Dans les exécutions disciplinaires du bord, elle sert, par sa présence, à maintenir l’ordre et à donner de la solennité à l’application des arrêts de la justice martiale.
En parcourant, comme nous venons de le faire, l’échelle hiérarchique des grades et des classes du personnel des vaisseaux de guerre, nous voici arrivés à parler d’une classe fort intéressante, et, pour l’ordinaire, assez peu considérée à bord. Cette classe est celle des cambusiers et des coqs composant tout l’attirail humain chargé du soin de distribuer les vivres et de faire la cuisine de cette petite république flottante, qu’on nomme un équipage.
Le commis aux vivres, ou autrement dit le maître-commis placé sous les ordres directs de l’agent-comptable, que l’on nomme hyperboliquement le commissaire du vaisseau, est le chef suprême des cambusiers ; les cambusiers, ou, pour nous exprimer proverbialement, les rogneurs de portions, distribuent, sous les yeux d’une commission temporaire, les rations de pain, de vin et de viande, à l’homme ou au mousse délégué par chaque plat, pour recevoir la pitance dévolue aux sept commensaux qui forment ce plat.
Les cambusiers habitent la cambuse, partie obscure de la cale du vaisseau, destinée à contenir les victuailles du bord. C’est dans ce magasin sous-marin que s’exercent, au dire des matelots, tous les actes iniques au moyen desquels les pauvres cambusiers, quelque probes qu’ils soient, passent pour augmenter leurs rations aux dépens de celles de l’équipage.
Les cambusiers comme les caliers, ou les distributeurs d’eau, ne voient qu’accidentellement le jour, et seulement lorsque les besoins du service les appellent de l’antre où ils sont renfermés, sur le pont où leur présence est quelquefois remarquée comme celle de gens qui paraissent usurper un privilége, en venant respirer le grand air.
L’état de réclusion dans lequel vivent les matelots de la cale, semble donner à leur physionomie et à leurs habitudes, une empreinte d’étrangeté dont la superstition des anciens marins a souvent, dit-on, tiré parti. Autrefois, à ce qu’on m’a assuré, les caliers étaient presque des personnages cabalistiques, tirant les cartes aux matelots crédules, et prédisant, par don de science divinatoire, le beau ou le mauvais temps, du fond de leur trou d’où à peine ils pouvaient, par l’ouverture du grand panneau, entrevoir l’azur du ciel roulant sur leur tête au balancement du navire.
Mais, dans notre siècle de lumières, la cale n’a pu même servir de refuge à la barbarie. Les caliers ont cessé d’être les Bohémiens de ce vieux et antique peuple de matelots, autrefois si dévôt à la Sainte-Vierge et à Notre-Dame-de-Bon-Secours. Les caliers eux-mêmes ne croient plus, et ils se contentent tout simplement aujourd’hui de jouer aux dames ou à la drogue, quand un rayon de jour perce les ténèbres au milieu desquelles ils vivent, sans trop s’occuper de ce qui se passe au-dessus d’eux à bord du navire.
Le maître-coq[6], ce grand-prêtre des cérémonies culinaires du vaisseau, est assisté, dans ses importantes fonctions, par plusieurs aides, matelots-coqs et marmitons. Le temple de ce pontife de la mauvaise chère, est situé sur l’avant de la batterie haute, entre un treillage en bois, et l’étroite issue qui de la cuisine conduit à la poulaine, la partie à coup sûr la moins noble du navire. Les autels de ce grand sacrificateur alimentaire sont un large fourneau sur lequel on hisse chaque jour, à la force du palan, l’immense chaudière disposée à recevoir une barrique et demie d’eau qui, grâce aux trois ou quatre cents livres de viande qu’on y laisse tomber, compose, en quelques heures d’ébullition, un vaste potage au milieu duquel pourraient nager aisément un ou deux hommes.
[6] Le mot français coq n’est qu’une corruption du mot anglais cook (cuisinier), qui lui-même n’est probablement qu’une déviation du substantif latin cocus.
La propreté n’est pas toujours une chose très-facile à observer dans l’exercice d’un ministère aussi pénible que celui que remplissent les coqs à bord d’un vaisseau. Les gens de l’équipage, quoique peu exigeans en général sur la délicatesse des procédés culinaires employés dans la préparation des alimens, ne laissent pas quelquefois que d’élever des plaintes très-sévères sur la négligence des chefs ou des aides de cuisine.
C’est l’officier de quart qui reçoit ordinairement les réclamations de ce genre ; et la rigueur d’une punition exemplaire suit, presque toujours, la preuve des fautes imputées à la coquerie.
Lorsque l’aide-coq, chargé du service de la journée, juge que la soupe a suffisamment bouilli et que le potage collectif peut être offert à l’appétit de ses nombreux convives, il s’adresse au mousse de l’officier de quart pour obtenir de lui le couvert dont se sert son maître.
Muni de ce couvert, la serviette sur le bras et un bol à la main, l’aide-coq présente à l’officier de quart l’échantillon du bouillon qui doit être servi à l’équipage. L’officier savoure le précieux breuvage en faisant, à celui qui l’a confectionné, les observations que lui suggère cette dégustation officielle, ou en lui adressant les reproches qu’a mérités sa maladresse ou sa négligence. Si le potage est jugé présentable, l’ordre de sonner la cloche pour faire manger le monde est donné au maître d’équipage. Si la soupe préparée ne satisfait que médiocrement le goût quelquefois fort capricieux du chef de quart, l’aide-coq se trouve vertement réprimandé, ou souvent même rudement puni, et alors Dieu sait les grosses plaisanteries ou les impitoyables récriminations que les matelots font pleuvoir sur lui !
La fatalité qui semble déterminer la vocation de certaines malheureuses gens, peut seule expliquer la résignation avec laquelle il est des hommes qui se font coqs à bord des navires. Certes, il ne faut rien moins qu’une influence irrésistible, pour se vouer à une profession qui impose à ses initiés l’obligation de vivre dans cette atmosphère de fumée qui remplit l’espace étroit et sale qu’on nomme la cuisine d’un vaisseau. Mieux vaudrait cent fois être condamné à ne pas vivre du tout. Cependant, malgré le mépris qu’inspire presque toujours le service rebutant des coqs, et malgré les souffrances et les fatigues que ce triste métier fait souffrir aux malheureux qui l’exercent, on trouve, presque toujours plus qu’on n’en veut, des humains ambitieux de parcourir une carrière qui commence par le grade de marmiton de navire, et qui finit, pour le petit nombre d’élus, par le grade de maître-coq.
Après cette nomenclature bigarrée de grades, de postes et de fonctions diverses dont nous venons de donner une idée, arrive, dans l’ordre hiérarchique des classes du bord, le peuple si vif, si varié et si remuant des matelots, novices et mousses. C’est au centre de cette masse mobile et forte, ardente et soumise, qu’un seul coup d’œil du chef enflamme, qu’un seul coup de sifflet du maître-d’équipage suffit pour appeler au combat, qu’il faut étudier les habitudes, les mœurs, les caprices et les passions de l’homme de mer. Voyez tous ces groupes de matelots épars dans les batteries, se promenant sur les passavans, couchés nonchalamment entre les canons, ou se livrant avec une ardeur d’enfant à tous ces jeux qui amuseraient à peine de jeunes écoliers ; un mot, un seul mot jeté au milieu d’eux, en sera assez pour faire de cette multitude en désordre, une troupe de guerriers obéissante et calme. Essayez ce mot magique dans la bouche du commandant. Que ce commandant crie à son équipage : Branle-bas général de combat ! et en un clin d’œil vous verrez tous ces groupes oisifs et tumultueux se ranger en ordre et en silence, le long de ces canons devenus mobiles, voltiger sur ces vergues suspendues, orienter comme par enchantement ces voiles immenses, et attendre, avec le sang-froid héroïque du courage qui sait obéir, le signal du combat et le moment d’aller à la mort.
Ce qui m’a toujours le plus frappé dans les prodiges d’ordre et d’activité que la discipline navale est parvenue à opérer à bord, c’est la promptitude et la précision de certaines manœuvres dans les circonstances les plus périlleuses et les plus imprévues.
Souvent j’ai vu, au sein des nuits les plus douces, un vaisseau cheminer nonchalamment avec la moitié de son équipage sur le pont, et l’autre moitié de ses hommes endormis dans leurs hamacs et bercés mollement par le roulis indolent du navire : l’officier de quart se promenait sur le gaillard, causant de folies avec un des aspirans de service : les matelots oisifs, livrés de leur côté au charme de leur gais entretiens, attendaient, sans souci, sans prévoyance, le terme de leur longue veille ; leurs voix, confusément mêlées, interrompaient à peine le calme qui régnait sur les flots, dans les airs, et qui semblait s’étendre du point où se trouvait le bâtiment, jusqu’aux bornes de l’immense horizon au milieu duquel il voguait. Tout à coup un des hommes placés en surveillance aux deux bossoirs, crie : Navire devant nous ! L’officier s’arrête : il porte, avec la vivacité de l’éclair, son œil inquiet dans la direction qu’on lui indique. Un ordre subit est donné, et en quelques secondes le commandant est réveillé, l’état-major est debout. Le branle-bas général de combat vient d’être ordonné : quatre cents hamacs portés par les matelots qu’ils contenaient, sont logés, en un clin d’œil, dans les bastingages : des fanaux éclairent les batteries, une minute auparavant si obscures et si silencieuses : la soute aux poudres est ouverte : les pièces sont démarrées et détapées : chacun enfin se trouve placé à son poste, tout prêt à exécuter le commandement qui va se faire. Le combat peut alors commencer : les gens de la manœuvre sont à la manœuvre, les gens de la batterie à la batterie ; eux qui à peine viennent de se réveiller, se trouvent disposés à faire feu sur l’ennemi ou à sauter à l’abordage ; et cette multitude armée a mis moins de temps à se ranger à son poste, qu’il n’en faut au citadin le plus alerte pour chausser seulement ses pantoufles. C’est tout un vaisseau de guerre cependant qui vient de passer du repos le plus parfait, à l’état d’hostilité le plus redoutable et le plus actif, et ce miracle de célérité a été fait en trois ou quatre minutes !
Voilà ce qu’on est parvenu à obtenir de la discipline maritime et des facultés de l’homme de mer. Un pareil résultat ne vous semble-t-il pas dépasser toutes les possibilités humaines ?
En rade, les matelots vivent à bord de leur navire comme dans une petite cité. Le commerce, le jeu et l’industrie, les arts même quelquefois reçoivent une sorte de culte dans cette espèce d’association dont les femmes sont presque toujours exclues. Dans les batteries, les marchands de fromage, de saucisson et de tabac, élèvent de mobiles échoppes. Des jeux de dames appellent, entre deux canons de 36, les méditations des têtes spéculatives. Plus loin, des maîtres d’armes et de bâton, ou de gracieux professeurs de danse, font retentir, sous les pieds un peu lourds de leurs élèves, le tillac qui sert de théâtre à ces nobles exercices, en attendant qu’il devienne l’arène des jeux sanglans de la guerre. Dans les parties les plus tranquilles du vaisseau, les érudits du gaillard d’avant donnent gravement des leçons de lecture ou d’écriture, aux jeunes gens qui aspirent à se mettre la science en tête, et un peu d’orthographe au bout des quatre doigts et le pouce, comme ils disent. C’est dans cette espèce de pays latin du vaisseau, que sortent, de la plume banale des écrivains matelots, ces lettres d’amour, ces tendres déclarations de sentiment, qui, bien qu’elles comptent déjà plusieurs siècles de date, paraissent avoir conservé, dans le style de leurs auteurs, leur forme antique et leur grâce primitive.
Un amant qui, comme la Nérine de l’Irato, sait aimer et ne sait pas écrire, achète d’abord au marchand de tabac de la batterie de 18, une feuille de papier à lettres, timbrée à l’un de ses angles supérieurs d’une pensée coloriée, ou de deux cœurs enflammés. Il s’arrange, moyennant l’offre de son quart de vin ou l’abandon de sa prochaine ration d’eau-de-vie, avec un des écrivains élégiaques du bord, pour que celui-ci consente à revêtir des charmes de son style, la tendre déclaration ou l’amoureux aveu qu’il s’agit de faire à la servante d’un cabaret fameux, ou à la cuisinière d’une maison cossue.
L’amant s’explique, le secrétaire écrit :
« Mademoiselle,
» Je mets la main à la plume pour vous écrire ces trois lignes, et pour m’informer de l’état de votre santé. Quant à la mienne elle est fort bonne, et je souhaite que la présente vous trouve de même.
» J’ai celui de vous saluer et d’être, si j’en étais capable, à votre égard, votre très humble et très obéissant.
Un tel.
P. S. « J’oubliais de vous dire que celle-ci n’est que pour vous demander pour le moment actuel, à vous réitérer deux paroles en particulier ; en le faisant, vous obligerez celui qui a, comme ci-dessus, la chose d’être très-parfaitement.
» Signé ledit, comme plus haut. »
Les mousses. C’est la classe qui, à bord, a toujours joui du privilége d’inspirer le plus d’intérêt, et presque toujours même le plus de commisération aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec le genre de vie que mènent les équipages des vaisseaux de guerre.
Les faiseurs de sensibilité littéraire ont, depuis peu de temps, tellement outré le tableau des mauvais traitemens que la prétendue brutalité des marins faisait subir à ces enfans adoptifs du bord, qu’aujourd’hui il serait sans doute fort difficile de faire revenir la plupart des lecteurs, étrangers à la marine, d’une erreur que la légèreté de quelques écrivains n’a que trop bien réussi à graver dans beaucoup d’esprits, plus disposés à s’apitoyer sur le sort des jeunes mousses, qu’à examiner la vérité des faits qu’on livrait à leur avidité d’émotions.
Une réflexion assez simple cependant aurait suffi, ce me semble, pour prouver l’exagération des contes au moyen desquels on est parvenu à faire croire que le plus doux délassement que pût se procurer un capitaine, un officier, ou un matelot, consistait à faire fouetter, sans nul motif plausible, un pauvre petit mousse bien soumis et bien docile.
Croit-on, par exemple, que si les marins se conduisaient aussi inhumainement qu’on le dit à l’égard de leurs mousses, on trouvât beaucoup d’enfans qui voulussent se résigner à subir, pendant trois ou quatre ans, les tortures que les capitaines passent pour leur infliger, avant que ces petits martyrs puissent devenir novices ou matelots ? Quel est le bambin de dix à douze ans qui n’aimerait pas mieux, s’il en était ainsi, se faire enfermer pour vol dans une maison de réclusion, que de continuer un état dans lequel il n’aurait à recueillir que des tapes et des coups de martinet ? Non, ce qui prouve le mieux, par un seul fait et par un seul chiffre, l’invraisemblance des contes que l’on a inventés pour dramatiser la position des mousses à bord des navires, c’est le nombre considérable d’enfans qui se présentent sans cesse aux bureaux des classes, pour obtenir la faveur d’être embarqués en qualité de mousses ; c’est surtout le grand nombre de ces jeunes gens qui, après avoir embrassé la carrière de marin à l’âge de dix ou douze ans, ont continué à la suivre malgré les épreuves toujours pénibles auxquelles l’on est assujetti, comme dans tous les états, aux débuts de cette profession si rude entre toutes les professions.
Les mousses sont, en quelque sorte, les femmes de ménage de la vie maritime. C’est un mousse qui va chercher à la cambuse ou à la cuisine la ration du plat auquel il est attaché. C’est lui qui nettoie les cuillers, le bidon et la gamelle des sept à huit matelots qu’il doit servir. C’est un mousse qui remplit auprès de chaque officier les fonctions de domestique ; et, quelque rebutant que soit quelquefois le service qu’on exige de ces jeunes marins, c’est par ce pénible noviciat qu’il faut passer dans la marine pour devenir novice, matelot, officier, général, et aussi amiral de France. Les Jean-Bart, les Duquesne, les Duperré et les Willaumetz, n’ont pas eu d’autres commencemens.
Les mousses, outre l’utilité de leurs fonctions dans les choses ordinaires de l’existence du bord, jouent, dans les circonstances graves qui grandissent les hommes avec le péril, un rôle qui les place momentanément au-dessus de leur position habituelle. C’est un mousse qui, pendant le combat, va chercher à la Sainte-Barbe la charge du canon auquel il est attaché. C’est le mousse de chaque pièce qui, en revenant avec son gargoussier rempli de poudre, crie : Gargousse de 36 ! Gargousse de 18 ! et qui, seul avec les officiers du bord, a le privilége de faire entendre sa voix dans ces momens solennels où tout le monde se tait à bord, pour n’écouter que l’ordre et le commandement imposant et bref des chefs de service. Et lorsqu’après un engagement meurtrier, on compte les morts qui gisent sur les bordages ensanglantés du pont ou des batteries, on retrouve, parmi les cadavres, les corps de ces jeunes enfans dont l’ordre impérieux du service maritime a fait des hommes pour l’heure du combat ! C’est alors que les mousses peuvent dire avec cet orgueil qui les place quelquefois au-dessus de leur âge et de leurs humbles fonctions : « Nous aussi nous avons payé de notre sang la dette que le vaisseau vient d’acquitter envers la patrie ! »
Plusieurs mousses, pendant la guerre de l’empire, ont obtenu la croix d’honneur pour des actions d’éclat dont les plus intrépides marins se seraient honorés. L’un de ces enfans, une heure après avoir reçu le fouet à bord d’une frégate, monta le premier à l’abordage à bord d’une frégate anglaise. Aussi, les matelots français, témoins de cet acte prodigieux, disaient-ils de l’héroïque mousse, qu’il avait gagné la croix, les culottes à la main.
Dans l’esquisse rapide que je viens de tracer, j’ai donné, je crois, une idée assez complète des élémens qui composent le personnel d’un bâtiment de guerre, pour qu’à présent je puisse parler même aux personnes les plus étrangères à la marine, d’une circonstance où le vaisseau de ligne sur lequel je me trouvais embarqué, figura glorieusement.
Ce fut, comme je l’ai déjà dit, sur l’Indomptable[7], qu’en quittant Juliette et son doux refuge, Mathias et moi nous allâmes nous jeter, par ordre du major-général, afin de faire une croisière.
[7] Ce nom, que plusieurs vaisseaux français ont porté, et non sans gloire, n’est ici que supposé.
Nos camarades de l’Indomptable, en nous voyant arriver au milieu d’eux pour partager leurs provisions, leur service et les périls qu’ils allaient courir, ne s’expliquèrent pas bien d’abord le motif qui avait pu engager le major-général à nous faire faire à l’improviste la petite campagne du vaisseau. Mais, après avoir raconté à nos collègues l’incident auquel nous devions l’avantage de nous trouver au milieu d’eux, ils comprirent à merveille l’intention du vieux général et la promptitude avec laquelle nous avions exécuté l’ordre qu’il nous avait donné.
— C’est une croisière morale, nous dirent-ils, qu’on a voulu vous faire faire pour vous arracher à une dangereuse oisiveté, une espèce de campagne disciplinaire. Oui, nous connaissons ce moyen-là. Tant mieux, ma foi ! plus nous serons de bons enfans ici, et moins mal ira la barque. Car il ne faut pas se dissimuler que nous avons affaire à un commandant et à des officiers un peu drôlement taillés pour la gloire et la navigation, allez ! Dans quelque temps, vous nous en direz des nouvelles.
L’Indomptable appareilla bientôt avec les autres bâtimens que nous devions commander, et qui devaient rester sous nos ordres, pendant l’excursion maritime que nous nous proposions de faire. La brise était ronde et la mer assez belle. En quelques heures, nous perdîmes la terre de vue, et la nuit vint nous envelopper de ses voiles favorables comme pour nous donner la facilité d’échapper, sans être vus, à la vigilance de l’escadre anglaise qui bloquait le port d’où nous sortions.
Quand l’aurore de notre premier jour de mer se montra à l’horizon et nous laissa voir l’immensité de la route que nous avions parcourue pendant la nuit, nous nous mîmes à chercher, autour de nous, les bâtimens en compagnie desquels nous avions appareillé la veille. Mais, à notre grande surprise, tous avaient disparu, malgré les ordres qu’ils avaient reçus de se tenir toujours à vue de nous, leur commandant et leur guide. Chacun des capitaines de la division avait apparemment jugé à propos de s’affranchir, en faisant fausse route, de l’obéissance à laquelle il aurait fallu s’assujettir en naviguant de conserve avec l’Indomptable.
C’était ainsi, que sous l’empire la discipline régnait dans cette armée navale pour laquelle la France fit tant et de si grands sacrifices. Chaque commandant en faisait à sa tête, et l’on sait les admirables effets que produisirent cette triste suffisance et cet amour funeste d’une indépendance militaire si peu faite pour des officiers aussi incapables que quelques-uns de ceux que nous avions le malheur de posséder alors !
Notre commandant, en se voyant si tôt abandonné par les bâtimens sur lesquels il avait dû compter pour établir sa croisière, se plaignit un peu de cette conduite intolérable, mais sans trop s’emporter en apparence contre un acte d’insubordination qu’intérieurement cependant il condamnait probablement de toutes ses forces.
Notre capitaine de frégate, plus emporté et plus brouillon, criait tant qu’il pouvait que s’il avait l’honneur de commander l’Indomptable, il ferait fusiller au retour les capitaines qui s’étaient rendus aussi visuellement coupables du dédit de réveillon à main armée contre l’autre-orité de leur chef direct et naturel.
Mais, avant d’aller plus loin, il n’est peut-être pas inutile que j’entre ici dans quelques détails biographiques sur les deux officiers supérieurs à qui nous avions affaire à bord de l’Indomptable.
Le portrait de ces deux vieux loups de mer pourra même servir à rappeler comme étude historique ce que devait être l’armée navale de ce temps, avec des chefs modelés en assez grand nombre sur le patron de ceux dont je me contenterai d’esquisser le profil.
Le commandant de l’Indomptable était un de ces braves et anciens matelots dont la révolution, cette fée des temps modernes, avait fait, au moyen d’un des coups de sa baguette tricolore, des officiers de marine.
Cette multitude d’enseignes, de lieutenans, de capitaines de frégate et de vaisseau, éclos comme par magie à la voix des besoins de la patrie, avaient presque tous eu le tort de grandir beaucoup moins que leur fortune ; et leur fortune, trop lourde pour eux, avait fini par les accabler en route.
Notre commandant passait pour savoir se battre ; mais il passait aussi pour ne savoir écrire, même son nom, qu’avec la plus grande difficulté. C’est à peine même s’il réussissait à parler de manière à se rendre intelligible ; car le brave homme, en cherchant à employer les termes un peu distingués dont il avait indigestement chargé sa mémoire, martyrisait quelquefois ses expressions d’une manière tellement cruelle, qu’il aurait fallu tout l’art d’un Œdipe pour démêler le bon sens ordinaire de ses idées à travers le nuage cacophonique dont il avait trouvé le secret d’envelopper sa période.
Quand il fallait donner brièvement des ordres et nous faire manœuvrer avec promptitude, le bonhomme pouvait à la rigueur se tirer passablement d’affaire. Mais, dès qu’il s’avisait de vouloir mettre quelque suite dans ses rapports journaliers avec nous, ou de l’éloquence dans les harangues qu’il nous adressait presque quotidiennement, il ne lui restait plus le sens commun ; et, pour comble de malheur, il avait, comme tous les parvenus sans instruction, la terrible manie des harangues solennelles.
Notre capitaine de frégate, avec autant d’ignorance que notre cher commandant, offrait un type grotesque d’un tout autre caractère que celui-ci. Le commandant était grave et sententieux dans l’importance officielle qu’il cherchait à se donner. Le capitaine, par opposition, était brouillon, familier, impétueux, bavard, mais sans prétention, et beaucoup plus jaloux de l’autorité de son grade que de l’ascendant qu’en s’abusant un peu, il aurait pu prétendre à exercer sur ses inférieurs par la puissance seule d’un mérite personnel qu’il n’avait pas.
On pense bien qu’entre deux personnages de cette force et de ce caractère, il avait dû s’établir des relations assez singulières et assez fécondes en ridicule.
Pour peu que le commandant entendît quelque bruit dans la batterie, il appelait gravement son capitaine, et il lui disait de manière à nous donner le temps de recueillir une à une chacune de ses paroles :
— Monsieur le capitaine, je vous ordonne de vous superposer particulièrement de votre propre personne dans la partie collatérale de la batterie, afin de vous pénétrer par la voie la plus courte et la plus prompte, de l’escandale incandescent qui s’y comête.
— J’y vole de mes propres ailes, commandant, et je reviens directement à l’instant vous en réciter des nouvelles toutes fraîches remoulues.
Le commandant, pendant l’inspection que passait le capitaine, se promenait de long en large sur la dunette, jusqu’à ce qu’il vît revenir, tout essoufflé, son pauvre subordonné, qui s’empressait de lui dire le chapeau à la main :
— Commandant, je viens d’exécuter vos ordres en me superposant en bas. Il n’y a rien de nouveau, si ce n’est qu’une partie de l’équipage se trouvait en pleine combustion. J’en ai fait mettre quinze aux fers, de ces mutiniers, et le reste va recevoir vingt-cinq coups de bout de corde sur les homme-aux-plaques. Tout, au surplus, était parfaitement tranquille et sain. Un vrai rien, moins qu’une demi-f..taise, comme j’ai eu l’honneur de vous le certifier ci-dessus.
— Vous appelez cela un vrai rien ? mais ceci me semble au contraire être un vrai quelque chose ! un quelque chose même qui a revêti le sacré caractère d’une révolte plus ou moins cratéristique. Mais je vais en surplus m’aviser au moyen d’y mettre indéfiniment un obstacle termal, pour que ces scènes impudiques, ainsi que l’hydre à sept têtes, ne renaisse pas immédiatement de ses cendres pernicieuses.
— Comme il vous plaira, commandant ; mais il me semble que vingt bons coups de garcette sur les homme-aux-plaques des susdits enmutinés, suffiraient, et haut la main, pour rétablir les choses dans leur état direct et naturel.
— Ordonnez au maître de quart, M. le capitaine, de faire resplendir un coup de sifflet de silence, afin que j’adresse à tout l’équipage, aggloméré attentivement à ma parole, le discours que son insubordination incompréhensible a encouru de ma part.
Et alors des flots d’éloquence coulaient, comme un torrent écumeux, des lèvres encore corrodées de tabac de notre incurable orateur.
Toutes ces facéties faisaient nos délices, à nous jeunes gens, toujours disposés à nous emparer, comme d’un bien acquis d’avance à notre joyeuseté, des ridicules de nos chefs. Nous trouvions si doux de rire, dans nos instans perdus, aux dépens de ceux de nos supérieurs qui nous vexaient dans les détails du service ! Cela rétablissait une espèce d’égalité entre eux et nous. A eux l’autorité et l’ignorance, disions-nous, mais à nous l’esprit et l’éducation… Et l’avenir de la marine française, ajoutaient les plus ambitieux… Et alors nous pouffions de rire en reproduisant, avec des embellissemens et des variantes, les pompeux barbarismes de notre commandant, et les naïvetés bouffonnes de notre cher capitaine. Mais lorsque, après nous être moqués jusqu’à l’épuisement de nos forces sarcastiques, de notre commandant, de notre capitaine et de tous nos officiers, assez bonnes gens aussi, nous venions à réfléchir au sort qu’un état-major ainsi composé pouvait réserver au vaisseau qui nous portait, nous nous sentions, tout écervelés que nous pouvions être, assez sérieusement alarmés sur l’avenir de notre croisière.
— Comment ferions-nous, je te le demande, me répétait souvent mon ami Mathias, avec des gaillards de cette espèce, si nous venions à tomber dans une division anglaise, ou à rencontrer un vaisseau ennemi avec lequel nous serions forcés d’en découdre ?
— Eh bien ! lui répondais-je, nous prendrions chasse devant la division, ou nous combattrions le vaisseau. L’Indomptable marche bien, et notre commandant passe pour être brave et pour savoir, par routine, assez passablement manœuvrer un navire.
— Oui, mais crois-tu qu’il puisse passer pour savoir être brave ? voilà ce que je te demande et ce qui m’inquiète ; car il ne s’agit pas de se battre comme des portefaix pour ne pas se déshonorer dans notre métier, il faut encore savoir se battre en galant officier, et non à coups de manche de gaffe. Au surplus, ajoutait mystérieusement notre intrépide camarade, j’ai un moyen, moi, non pas de faire que l’Indomptable sorte vainqueur de sa lutte possible avec un vaisseau anglais, mais un moyen d’empêcher au moins que le pavillon qui flotte sur notre arrière, ne soit déshonoré dans une action indigne d’un vaisseau français.
— Et quel moyen, toi, pauvre petit aspirant de deuxième classe, condamné comme moi à rester le sabre à la main à ton poste de combat, sans avoir le droit de dire un mot, de faire le moindre petit commandement ?
— Quel moyen, me demandes-tu ? De faire sauter le vaisseau en mettant le feu à la soute aux poudres avant que l’on n’amène ce pavillon-là !
Et, en confiant à voix basse ces mots épouvantables à mon oreille troublée, la bouche de mon ami se contractait avec énergie ; ses grands yeux noirs s’enflammaient de tout le feu qui bouillonnait au fond de son cœur soulevé. Puis, après un moment de silence, il continuait à se promener à mes côtés, et en me disant avec une nouvelle véhémence :
— Me crois-tu capable d’exécuter cette résolution, moi ?
— Toi ?
— Oui, moi, m’en crois-tu capable ?
— Sans doute.
— A la bonne heure ; et, à la prochaine occasion, tu verras !
Et Mathias alors se redressait sur ses jarrets nerveux avec un impétueux mouvement d’orgueil, en passant sur son large front et dans les boucles épaisses de ses longs cheveux noirs, sa main tout humide de sueur et toute tremblante encore de l’agitation de ses nerfs. Puis il chantonnait un petit refrain de vaudeville, et notre conversation changeait bientôt de ton et d’objet.
J’avais demandé à faire le quart avec mon ami, et cette légère faveur, qui ne contrariait en rien le service du bord, et qui nous rendait les heures de veille moins pénibles à tous les deux, m’avait été accordée sans peine par notre capitaine.
Pour consumer tout le temps qu’il nous fallait rester sur le pont, de la manière la moins ennuyeuse qu’il nous fût possible, nous nous promenions, côte à côte, mon ami et moi, pendant quatre à cinq heures, en parlant de nos amis, de nos fredaines passées, de nos jeunes espérances, et de Juliette surtout, car l’image de Juliette était restée dans ma mémoire et dans le cœur de Mathias, embellie de toutes les illusions qu’à notre âge l’absence d’une femme que l’on a aimée, sait donner à un tendre souvenir. Et lorsqu’après avoir bien causé et nous être bien promenés, les tintemens redoublés de la cloche du vaisseau nous annonçaient que le quart était fini, nous allions nous coucher dans nos cadres, la tête encore toute remplie des objets sur lesquels notre longue conversation avait capricieusement roulé. C’était là, comme nous le disions, faire une provision de jolis rêves pour nos instans de sommeil, et vivre par l’imagination tout en dormant pour réparer les fatigues du corps. Oh ! combien à dix-huit ans on porte en soi de moyens d’être heureux, même en dépit de la profession la plus pénible et de la position la plus humble !
Une nuit où, comme à l’ordinaire, je faisais les cent pas sur le pont avec mon camarade de quart, il prit envie à Mathias de philosopher et de s’inspirer des réflexions que devait faire naître le magnifique spectacle qui se déployait en ce moment à nos yeux. Le plus beau clair de lune argentait la surface de la mer la plus calme que nous eussions encore sillonnée depuis notre départ. La brise s’était éteinte sur les flots polis et lustrés qui allaient se perdre en houles presque insensibles aux bords circulaires de l’immense horizon que formait autour de nous la voûte diaphane d’un ciel sans nuages. La majestueuse voilure de notre vaisseau, enchaîné pour le moment dans sa course au milieu des vagues devenues muettes et immobiles, battait mollement, à chaque coup de roulis, notre haute mâture qui semblait se balancer avec paresse dans l’air qu’elle faisait retentir de ses légers craquemens ; et, sur les bordages de nos larges gaillards éclairés par la vive lumière de l’astre des nuits, l’ombre fantastique de nos voiles et de notre gréement venait, au mouvement du navire, passer et repasser comme ces rians fantômes qui, dans les illusions de l’optique, mêlent leurs formes aériennes à la clarté resplendissante des flambeaux.
Ce repos harmonieux des flots, des vents, du ciel et de notre vaisseau qui paraissait s’endormir sur le sein des mers, bercé lentement par le roulis, n’était interrompu que par le bruit presque insensible des matelots qui causaient entre eux, ou par le froissement régulier de nos huniers et de nos perroquets s’affaissant de temps à autre sur leurs empointures au balan de leurs longues vergues.
— Quelle belle nuit ! me disait Mathias en respirant avec une sorte de volupté l’air humide et fin qui semblait s’allier imperceptiblement à la transparence des flots ! Mais que cette nonchalance des élémens nous fatiguerait si nous étions condamnés à passer quinze jours seulement dans une pareille inaction !
— Que veux-tu, lui répondais-je, il faudrait bien se résigner à supporter cette contrariété si ordinaire dans la vie des marins ! On a vu quelquefois, dans la saison où nous nous trouvons, des navires éprouver des mois entiers de calme plat.
— Tiens, ne me parle pas de cela ! J’aimerais mieux cent fois me jeter, un boulet au cou, le long du bord, que d’avoir à subir une aussi longue et aussi insupportable quarantaine au milieu de l’Océan. Ce qui me plaît à moi dans ce calme délicieux dont nous jouissons depuis hier, c’est la prévoyance de l’état d’agitation et de péril qui peut succéder à tant de repos et de sécurité. Le métier que nous faisons serait pour moi un supplice, sans les brusques transitions qu’il nous ménage et les rudes épreuves auxquelles il nous condamne. Croirais-tu, par exemple, que j’éprouve une certaine jouissance à penser que dans un moment, dans une minute, dans une seconde, peut-être, ces matelots qui dorment si tranquillement auprès de nous, seront réveillés à la hâte, pour sauter d’un seul bond le long de ces pièces et se faire tuer à leur poste ; que ces flots si paisibles pourront être bientôt rougis de notre sang ; qu’à ce silence si doux qui règne à bord, pourra succéder le fracas de l’artillerie, le tumulte d’un abordage, et que l’azur de ce ciel immobile sur nos têtes, s’obscurcira d’un nuage de poudre au fort d’une de ces tempêtes de feu, que l’on nomme un combat sur mer !…
Au moment où mon éloquent collègue prononçait ces dernières phrases en jetant ses yeux sur les gerbes de rayons étincelans que nous envoyait la lune du côté de tribord, je le vois interrompre tout d’un coup sa promenade et son beau discours, et arrêter ses regards sur quelque chose qu’il paraît vouloir me montrer au large.
— Qu’as-tu ? lui dis-je avec un peu d’inquiétude.
— Tiens, me répond-il brusquement et en me prenant vivement le bras pour me faire tourner la tête du côté vers lequel il veut appeler mon attention ; tiens, ne vois-tu pas quelque chose là ?
— Là ?
— Oui, là, regarde bien ; ne vois-tu rien dans la direction des rayons de la lune ?
— J’ai beau regarder, je n’aperçois rien…
— Eh bien ! moi, je vois quelque chose. Et, sans me donner le temps de m’expliquer avec lui, voilà mon homme qui se met à brailler de toutes ses forces : Navire, navire à tribord à nous ! Je viens de voir un navire !
Le lieutenant de quart, tout ému à ce cri, revient avec Mathias à l’endroit où j’étais resté pour chercher à distinguer l’objet que je n’avais pu apercevoir d’abord. Tous les yeux des gens de l’équipage se tournent, comme les miens, dans la direction que nous a indiquée mon confrère, et, au bout de quelques minutes, on entend dire partout : C’est un navire, oui, le voilà qui noircit sous le brillant de la lune !
On réveille notre commandant, le capitaine et les officiers. Le commandant, armé de sa longue vue de nuit, se frotte les yeux, il regarde, il examine. L’état-major forme un groupe autour de lui, et lui ne cesse de tenir sa lunette fixée sur le prétendu navire découvert par l’aspirant, que pour dire en s’adressant au capitaine de frégate :
— Monsieur le capitaine, faites faire le branle-bas général de combat.
— A moi le pompon ! s’écrie Mathias, c’est moi qui l’ai vu le premier ce navire, et nous allons enfin nous taper !
Long-temps avant que le capitaine eût ordonné au maître d’équipage de donner le coup de sifflet pour transmettre à nos gens l’ordre du commandant, le branle-bas de combat avait commencé.
Les matelots, couchés dans la batterie, montent en double pour porter dans les bastingages, les hamacs dans lesquels ils dormaient comme des souches, une minute auparavant. Les canons sont démarrés, les mèches sont allumées, les fanaux de combat circulent dans les batteries, les mousses vont chercher de la poudre à la sainte-barbe, chacun court se ranger à la place d’honneur qui lui est assignée ; on se croise, on se serre fortement la main en passant ; on se parle à demi-voix pour s’entendre sur ce que l’on a à faire dans ce moment solennel où tout devient sublime à bord d’un vaisseau de guerre ; et, lorsqu’au bout de quelque temps, les officiers se sont placés à leur poste le sabre nu à la main ; que les gabiers se sont élancés dans leurs hunes ; que la garnison s’est alignée sur les passavans pour faire la fusillade ; que les hommes des batteries et des gaillards se sont mis les uns en face des autres le long de leurs canons prêts à tonner, et que les gens de la manœuvre enfin se sont disposés à exécuter les ordres qui leur seront transmis aux sons aigus du sifflet du maître d’équipage et dans le fracas épouvantable de l’action, le capitaine arrive sur le gaillard d’arrière pour dire au commandant perché tranquillement sur son banc de quart :
— Commandant, le branle-bas de combat est fait à bord !
C’est la phrase officielle la plus imposante et la plus belle que l’on puisse entendre à bord d’un vaisseau de ligne, tant les mots les plus vulgaires tirent de valeur de la situation où ils sont placés ! Vous figurez-vous une action sur mer, commençant par ce simple avertissement et se terminant au sein du carnage par l’explosion de l’un des deux navires qui s’avancent silencieusement l’un vers l’autre dans ce champ clos sans limites où se livrent ces vastes duels à mort que l’on nomme un combat naval ?
Trois heures encore il nous fallut attendre le jour sans quitter nos postes de combat ; car le calme qui continuait à régner ne nous permettait pas d’approcher assez du navire en vue pour reconnaître sa force et ses intentions. Que de conjectures nous formions à bord pendant ce temps si lent à s’écouler au gré de nos désirs ! Que d’espérances surtout concevaient nos jeunes têtes sur l’événement que le sort nous réservait ! Je gagerais que c’est à une frégate que nous allons avoir affaire, disaient les uns. — Non, pensaient les autres, c’est un vaisseau de la compagnie que nous allons amariner, chargé de piastres et de lingots… Oh ! si ce pouvait être un marchand de boulets de notre force, s’écriaient les jeunes gens, jaloux de signaler pour la première fois leur courage, avec quel plaisir nous lui tâterions les côtes, rien que pour savoir s’il les a aussi dures que nous. Mais le jour ne vient pas, et il semble que le soleil ait oublié de se lever aujourd’hui ! Jamais la nuit n’a été si longue !
Ce jour tant désiré se leva enfin sur le magnifique horizon qu’abandonnait dans l’Ouest, le globe pâlissant de la lune. Les premiers rayons de l’aurore ne nous montrèrent d’abord qu’une masse informe sur la partie des flots, où nous cherchions à saisir les contours du navire que nous avions réussi à ne pas perdre de vue pendant la nuit. Mais peu à peu, à la clarté naissante du matin, nous pûmes apercevoir à une lieue de nous un bâtiment très-élevé sur l’eau, et présentant un fort entre-deux de mâts dans l’énorme distance qui séparait sa guibre allongée de son immense poupe. Toutes les lunettes d’approche disponibles furent à la fois braquées sur notre voisin, et il nous fallut très-peu de temps pour reconnaître à la vue de ses deux longues batteries peintes en blanc et au nombre de ses larges sabords, qu’il nous était facile de compter un à un, un vaisseau de quatre-vingts canons !
Nos regards, après cette découverte, se portèrent, du tube visuel de nos longues vues, sur le visage de notre commandant. Il nous parut calme et grave ; c’était bon signe.
Le soleil levant était radieux. Nous livrâmes notre plus beau pavillon de poupe à ses premiers rayons, et les deux tambours que nous avions à bord battirent un ban pour saluer les couleurs nationales que les timoniers hissaient lentement sur la drisse de notre pic.
Le vaisseau aperçu ne tarda pas à en faire autant que nous ; mais il nous sembla, en voyant son pavillon s’élever sur son couronnement, entendre à son bord les sons d’une musique guerrière.
Le calme était encore si plat, qu’il nous fut à peine possible de reconnaître parfaitement le pavillon pendant sur la drisse à laquelle il était frappé. Toutefois nous crûmes distinguer que c’étaient les couleurs anglaises.
Tout le monde se tut dès-lors à notre bord.
Bientôt un autre pavillon carré, plus petit que celui qu’il avait arboré sur l’arrière, monta majestueusement au haut du mât d’artimon de notre compagnon de route.
— C’est un vaisseau anglais de quatre-vingts, monté par un contre-amiral, nous disons-nous. Et le plus profond silence continua à régner à bord de l’Indomptable.
Mon ami Mathias seul se frotta les mains, en allant reprendre joyeusement son poste de devant, qu’il avait quitté un instant pour venir flâner sur le gaillard d’arrière.
Un souffle de vent vint rider pendant quelque temps la surface des flots, et sembla vouloir soulever nos voiles hautes, sur leurs vergues encore orientées au plus près depuis la veille.
Le vaisseau ennemi, profitant de cette légère risée, laissa arriver debout sur nous, et l’Indomptable, au lieu de laisser porter pour fuir, continua à tenir le cap dans la direction où il se trouvait auparavant.
Mathias, dont j’observais tous les mouvemens, se frotta une seconde fois les mains. Je m’approchai de lui et il me dit : « Il est possible, d’après ce que je vois jusqu’à présent, mon bon ami, que je ne sois pas réduit à la nécessité de faire sauter la barque, et je m’en félicite. Le commandant m’a l’air de ne pas prendre trop mal la chose. Nous verrons ; mais en tout cas je ne ferai rien sans t’en prévenir une minute au moins d’avance. »
— Grand merci de la politesse !… Je crois que voilà la brise qui se fait…
Mais cette folle brise, sur laquelle nous comptions, s’évanouit bientôt entre les deux navires, et nous restâmes encalminés encore à une trop grande distance de l’ennemi pour commencer le combat, mais à une assez petite portée cependant pour observer toutes ses dispositions, et pour entendre même le bruit des sifflets de ses bossmen.
— Voilà le vaisseau anglais qui met ses embarcations à l’eau ! s’écrièrent nos hommes placés en vigie !
— C’est bon, répondit notre commandant. Je le vois aussi bien que vous. Puis, s’adressant au capitaine de frégate, il ajouta : Faites amener aussi nos canots à la mer pour nager sur notre avant à la rencontre de cet anglais !
Mathias fut désigné pour commander le canot-major chargé d’aller, comme les autres embarcations du bord, prendre une touline devant, et traîner l’Indomptable dans la direction de l’ennemi. Avant de partir pour sa petite expédition, ce cher ami m’embrassa en me donnant à l’oreille, pour mot d’ordre et de ralliement avant le combat, ces deux noms : Juliette et jubilation ! Jamais je ne l’avais vu si gai.
Les canotiers des cinq embarcations qui nous remorquaient, se mirent à chanter gaîment en donnant des coups d’aviron à casser leur touline.
Les canotiers anglais en firent autant ; et, à la fin de chaque couplet, ils répondirent par un hurra universel à nos cris délirans de : Vive l’empereur !
Au bout d’une heure d’efforts inouïs, les deux vaisseaux purent échanger enfin quelques coups de canon d’essai, et les premiers boulets qui nous dépassèrent, allèrent couler le canot-major que commandait Mathias.
Tous les hommes qui le montaient se dispersèrent sur les flots pour regagner le bord ; quelques-uns d’entre eux, grièvement blessés, disparurent en criant : Vive l’empereur ! Mathias, deux ou trois minutes après son naufrage, regrimpait le long du vaisseau ; et, sortant du sein de la mer, tout aussi dispos que s’il fût revenu de terre, il alla joyeusement trouver notre commandant, en lui disant : Commandant, me voilà à bord !
Cette saillie de l’intrépide aspirant arracha un sourire à la gravité ordinaire de notre chef.
Le feu que le vaisseau anglais commençait à diriger avec succès sur les embarcations qui continuaient à nous remorquer, engagea le commandant à les faire rappeler à bord. Nous les rehissâmes sur leurs palans aussi vivement qu’il nous fut possible ; et, après cette opération, il nous fut facile de prévoir que l’action allait prendre une tournure tout-à-fait sérieuse.
Nous ne nous trouvions plus qu’à une assez petite portée de canon de l’ennemi. Les boulets qu’il nous avait envoyés, et ceux que nous avions dirigés sur lui, avaient produit un effet d’autant plus sûr, que l’immobilité presque absolue des deux navires avait permis à nos chefs de pièce de mieux pointer leurs canons. Nos batteries se disposaient déjà à lancer toute une volée, lorsqu’un coup de sifflet de silence vint nous annoncer que notre commandant allait parler à l’équipage.
Une bordée entière du vaisseau anglais ne nous aurait pas causé, certes, autant d’effroi. Le moment nous paraissait si imposant, que tous nous redoutions le ridicule que la harangue officielle pourrait jeter sur la solennité de la circonstance. Que diable va-t-il encore nous conter ? se dirent entre eux les officiers et les aspirans. Il choisit bien son temps, le brave homme, pour nous lancer ses cuirs à la figure ! Croit-il donc que le vacarme de l’artillerie ne suffise pas pour nous écorcher le tympan !
Le commandant avait déjà pris la parole, et l’équipage écoutait. Il fallut se résigner.
— Mes enfans, s’écria l’orateur guerrier avec un accent et un ton que nous ne lui connaissions pas encore :
« L’empereur, en me confiant le commandement du vaisseau l’Indomptable, a compté sur mon honneur comme je compte aujourd’hui sur votre courage. Je viens de réussir à vous mettre en face de l’ennemi ; et, dans un moment où nous avons de la gloire à acquérir, je suis sûr que vous ne voudrez pas déshonorer les cheveux blancs de votre vieux commandant, et trahir l’espoir que la patrie a placé en vous. Moi, je jure pour mon compte de mourir en défendant le noble pavillon que voilà. C’est tout ce que je puis faire de mon côté. Jurez-vous, mes amis, d’en faire autant que moi ? »
Un cri général de : Oui ! oui ! nous le jurons ! accueillit cette simple et énergique allocution, qui venait d’exciter, au plus haut degré, l’enthousiasme belliqueux de notre équipage.
Le vieux marin, enflammé lui-même par l’exaltation puissante qu’il venait de produire, ajouta :
— Je n’en attendais pas moins de vous, mes amis, et vous êtes tous de bons b… ou je ne m’y connais pas. Vive l’empereur, mort à l’anglais !… Vive l’empereur !
Pour le coup nous restâmes ébahis de l’effet de cette proclamation et de l’éloquence miraculeuse de notre commandant. Jamais nous ne l’avions vu s’exprimer avec autant de simplicité et de bonheur. Ce n’était plus son langage que nous avions entendu, ce n’était plus lui-même enfin qui avait parlé : c’était un homme inspiré par un sentiment sublime, s’élevant, malgré lui pour ainsi dire et subitement, à la hauteur d’une circonstance solennelle. Ce vieil officier, qui quelques minutes auparavant nous paraissait si plaisant et si grotesque, venait de se dépouiller de son enveloppe ridicule pour revêtir, comme par magie, une forme héroïque. Quelle est donc cette puissance mystérieuse qu’empruntent quelquefois les êtres les plus vulgaires à la magie des circonstances ? Y a-t-il chez quelques hommes une faculté supérieure qui ne se révèle qu’au moment de périls extrêmes ou dans l’excès des fortes émotions ? Nous nous perdions à chercher, à nous expliquer le changement qui venait de s’opérer dans le langage et la personne de notre chef !
Les sons éclatans de la musique guerrière que nous avions déjà cru entendre à bord de l’anglais, vinrent fixer notre attention. Cette musique jouait l’air national God save the King ; et la singularité d’un tel concert, exécuté sur l’immensité de l’Océan au commencement d’un combat terrible, sembla faire un instant diversion aux pensées qui nous agitaient encore.
— Ils jouent un petit air, s’écria le commandant, eh bien ! apprêtons-nous à leur envoyer notre ritournelle quand ils auront fini… Et vous autres, continua-t-il en s’adressant aux chefs de pièces du gaillard d’arrière, n’oubliez pas que c’est sur la dunette de ce gueux de quatre-vingts que sont réunis les musiciens qu’il faut faire danser.
Attention au commandement : Feu tribord, feu !
L’effroyable détonation de toute notre volée ébranla notre vaisseau de la girouette à la quille, et nous permit à peine d’entendre le fracas de la bordée que nous envoya presque en même temps l’ennemi. Un lourd nuage de fumée, s’étendant sur les flots immobiles, enveloppa les deux vaisseaux, et la masse de cette vapeur suffocante devint bientôt si épaisse, que les éclairs qui jaillissaient de nos canons ne purent plus la percer. Pendant une heure et demie une trombe horizontale de feu, de boulets et de mitraille parut lier étroitement le vaisseau anglais au nôtre. Les débris de notre gréement criblé de projectiles, pleuvaient sur notre pont ruisselant de sang, jonché de blessés et de cadavres. Cinq des sabords de notre batterie haute finirent par n’en faire plus qu’un, et le commandant toujours guindé sur son banc de quart nous répétait dans son porte-voix de combat : Feu tribord, feu, mes amis ! le voilà qui mollit !
L’épuisement de nos forces parut un moment faire trêve à la vivacité du feu, et pendant près d’une minute aussi la canonnade de l’ennemi sembla s’être ralentie… Ce court intervalle que nous acceptions déjà comme un indice favorable de l’issue de l’action, fut accueilli avec trop de joie à notre bord, par un cri unanime de Vive l’empereur. Mais bientôt nous entendîmes encore s’élever dans les airs, un instant reposés, les sons de l’infernale musique du 80. Cette fois cependant nous crûmes remarquer, au bruit affaibli de la fanfare, que le nombre des exécutans avait diminué.
Nous avions eu le temps, dans ce moment de répit, de recharger toutes nos pièces : elles étaient disposées à tonner à la fois au commandement de feu partout. Cette nouvelle volée alla foudroyer encore notre adversaire, et après ce coup de tonnerre auquel succéda une seconde ou deux de silence, nous n’entendîmes plus la musique ; elle venait probablement d’être anéantie !…
Ce combat affreux se prolongeait sans nous faire prévoir quel serait son résultat. Les flots de fumée couvraient nos ponts, remplissaient nos batteries et obscurcissaient le ciel qu’ébranlaient depuis si long-temps les coups redoublés de cent canons vomissant sans cesse la foudre et la mort. On ne se voyait plus à bord de notre vaisseau. La voix du commandant ne se faisait plus entendre ; le feu qui, jusque-là avait été nourri de part et d’autre avec une ardeur à peu près égale, semblait se ralentir tout de bon pour cette fois. Les officiers redoublaient en vain de zèle et d’énergie… Nous commencions à redouter que l’ennemi n’obtînt sur nous quelque avantage… Le premier moment de découragement enfin allait peut-être s’emparer de notre équipage, et nous nous sentions presque trembler de la peur de succomber…
Tout à coup l’air embrasé que nous respirons avec effort dans l’atmosphère épaisse qui nous enveloppe, paraît devenir plus frais. Un léger souffle de vent a fait frémir nos voiles hautes, et le faible sifflement d’une risée naissante s’est prolongé dans notre gréement… Voilà la brise qui vient ! s’écrie avec transport notre capitaine, placé à son poste sur le gaillard d’avant.
Le commandant ne répond pas à cet avertissement.
C’était en effet la brise qui, balayant devant elle la longue traînée de fumée dont les flots sont couverts, nous permet enfin de voir le vaisseau ennemi percé presque à jour par nos boulets, criblé de mitraille dans sa voilure, haché dans son gréement, mais pouvant encore manœuvrer.
Avec le vent qu’il reçoit le premier par tribord, nous remarquons qu’il a laissé arriver pour se diriger sur nous : ses bastingages à moitié écrasés sont couverts de monde : ses grappins se balancent au bout de ses vergues. Plus de doute, c’est à l’abordage qu’il veut en venir !
Au moment où il s’approche, et lorsque déjà l’ombre de son orgueilleuse voilure va se projeter sur nous, les gabiers perchés dans nos hunes crient de toutes leurs forces : Le feu est à bord de l’anglais : laisse arriver ! laisse arriver ! ou nous sommes perdus !
Notre barre est mise brusquement au vent : notre vaisseau arrive et s’éloigne sous toutes voiles, avec la vitesse que lui imprime la brise, du vaisseau ennemi par les panneaux duquel s’échappe une large et épaisse colonne de fumée… Les groupes de matelots, debout un instant auparavant sur ses bastingages, ont quitté leur poste d’abordage… La plus grande confusion règne sur son pont, et à la fumée qui s’élève au-dessus de ses mâts les plus hauts, se mêlent les jets étincelans de ses pompes à incendie…
Ce spectacle effrayant nous a glacés de terreur, et tous les regards restent stupidement attachés sur le navire dont nous sommes parvenus à nous écarter encore trop peu…
Bientôt nos yeux épouvantés se ferment avec horreur. Sous nos pas chancelans, notre propre vaisseau a paru s’engloutir au fond des eaux soulevées par l’explosion d’un volcan. Un lourd bourdonnement remplit nos oreilles : nos mains se sont collées sur nos figures livrées à l’ardeur d’un brasier. Le soleil s’est caché dans un nuage de feu et de fumée ; tous nous nous croyons anéantis, et lorsqu’au bout de quelques minutes de suffocation, nos yeux se rouvrent pour se porter sur les flots troublés qu’a balayés la brise, lorsque nos oreilles assourdies se prêtent au bruit que font le vent et la mer, plus de vaisseau auprès de nous, plus rien au-dessus des vagues, que des lambeaux de voiles, des déchirures de bordages entourés de cadavres et de membres épars, plus rien que des débris de mâture que battent des flots courroucés, teints encore de sang et noircis de poudre.
Le vaisseau anglais venait de sauter à une encâblure de nous !
Cette scène de désolation et d’effroi aurait long-temps encore absorbé notre avide attention, si le sentiment de notre propre conservation n’était venu nous rappeler les dangers que nous pouvions courir nous-mêmes, après l’explosion du navire ennemi. Nous sautons à nos pompes : on sonde l’eau de la cale, et l’Indomptable paraît n’avoir éprouvé aucune avarie dans ses fonds, malgré l’ébranlement terrible qu’il a essuyé. Le capitaine de frégate passe sur l’arrière pour demander au commandant ce qu’il juge à propos d’ordonner. Mais quelle est sa surprise en voyant le commandant attaché droit sur son banc de quart, couvert de sang, et ne répondant rien… On interroge les timoniers et l’aspirant qui pendant le combat se sont toujours tenus auprès de leur chef, et ces hommes répondent que le commandant, se sentant blessé d’un biscaïen à la poitrine, leur a ordonné de l’amarrer sur son banc de quart et de ne rien dire de peur d’effrayer l’équipage.
Cet intrépide officier, que nous avions si mal jugé avant de le voir à l’œuvre, venait de mourir cloué, si l’on peut s’exprimer ainsi, à son poste d’honneur. Quelques instans même avant d’expirer, il avait dit aux hommes qui l’entouraient : Silence ; ne leur dites pas que je suis mort ; amarrez-moi là debout : ils croiront que je les commande encore !
« Et moi, répétait avec douleur le capitaine de frégate en fixant ses yeux pleins de larmes sur le corps sanglant et inanimé de son chef, et moi qui me plaignais de ne plus entendre son commandement ! Le pauvre commandant n’était plus et je l’accusais presque… »
L’officier de manœuvre vint proposer en cet instant même au capitaine devenu commandant de l’Indomptable, de mettre nos canots à la mer pour tâcher de recueillir les malheureux Anglais qui pouvaient avoir survécu sur quelques débris, à l’explosion du bâtiment ennemi. Cet avis parut sage et généreux ; on se disposait à le suivre ; mais un grain furieux qui vint nous assaillir, comme pour ajouter encore un nouveau degré d’horreur à la teinte lugubre de tant d’événemens déchirans, nous empêcha de mettre nos canots à l’eau ; nos embarcations d’ailleurs, toutes percées d’outre en outre par la mitraille, n’auraient pas probablement pu tenir une seule minute à flot.
Force fut de se décider à faire route en fuyant en désordre avec la violence du grain, et en abandonnant, à regret, le champ de bataille où venait de s’entr’ouvrir le vaste tombeau d’un vaisseau de ligne !
Quelques morceaux de bordage percés de boulets, quelques bouts de mâture, que les lames soulevées par la rafale commençaient à battre avec fureur, voilà les indices passagers que nous laissâmes sur ce mobile tombeau, sur cet immense champ de carnage : indices fugitifs, traces vaines, que le premier souffle de la tempête vint effacer pour toujours !
Avec quel plaisir, quel transport, après cette action terrible, j’embrassai mon bon ami Mathias et ceux de mes jeunes collègues que le feu ennemi avait épargnés ! Oh ! comme on s’aime quand on se retrouve sains et saufs à la suite d’un combat aussi meurtrier !
— Eh bien, demandai-je à mon intime en le revoyant tout débraillé, la bouche noircie de poudre et le visage inondé d’une glorieuse sueur ; comment trouves-tu celle-là ?
— Mais assez passable, mon brave, pour une première affaire. Notre vieux commandant était un galant homme, ma foi, et tout s’est assez bien passé. C’est ainsi que j’aime que se fassent les choses à la mer. Il y a même dans notre aventure, une circonstance piquante à laquelle je n’avais pas songé dans mes rêves de gloire, et qui embellit singulièrement notre affaire à mes yeux.
— Et quelle circonstance ? L’explosion du vaisseau anglais ?
— Mais sans doute. Sais-tu le nom de ce vaisseau, toi ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Il n’en est pas resté un seul indice peut-être sur les flots qui l’ont englouti !
— Eh bien ! voilà précisément ce que je trouve de plus admirable dans l’action que nous venons de soutenir. Conçois-tu tout ce qu’il y a de beau et de vague dans cette incertitude ! Venir, au bout d’un engagement meurtrier de plusieurs heures, de faire sauter un vaisseau avec les sept ou huit cents hommes qui le montaient, et ne pas retrouver le nom de ce vaisseau, et ne pas pouvoir même découvrir une seule de ses traces sur les lames au milieu desquelles il s’est engouffré ! Oh ! c’est là qu’est pour moi le sublime de notre affaire ! Et tiens, vois-tu, je me sens tellement organisé pour les choses remuantes, que je ne donnerais pas le sentiment que me fait éprouver cet événement, pour toutes mes parts de prise sur un galion chargé de piastres… Mais trêve de réflexions pour le moment. Je crois que l’on s’occupe là-haut d’enterrer nos morts dans la mer. Montons sur le pont, mon ami, pour assister à la cérémonie. Le service avant tout, et je vole à de nouvelles émotions[8].
Quinze à vingt jours après notre combat, tout l’équipage était employé encore à réparer les avaries que nous avait fait essuyer le feu de l’ennemi, et tout en bouchant nos trous de boulets, tout en jumelant nos vergues, rapetassant notre gréement, et pompant surtout l’eau qui venait abondamment dans notre cale, nous réussîmes à regagner le port où nous espérions trouver le plus de secours.
Une escadre anglaise croisant sur les attérages que nous voulions atteindre, nous donna la chasse pendant toute une nuit, et ce ne fut qu’après avoir couru cent fois le danger d’être pris en vue des côtes de France, que nous parvînmes enfin à nous loger dans la rade de l’île d’Aix.
L’arrivée de l’Indomptable sur cette rade déjà occupée par une division française, fut un de ces événemens devenus depuis long-temps trop rares pour les armées navales de l’empire. On doit se rappeler sans doute encore, dans le pays, l’effet que produisit notre vaisseau, glorieusement délabré, louvoyant pour jeter son ancre entre cinq à six vaisseaux de ligne et autant de frégates, bien tenus, bien peints, bien espalmés ! Quel contraste offrit l’Indomptable criblé de boulets, mitraillé, éreinté, auprès de ces beaux bâtimens si frais et si brillans ! Oh ! combien les équipages de la division oisive au milieu de laquelle nous venions prendre place, semblaient envier notre sort ! Quel officier n’aurait pas donné tout ce qu’il possédait au monde pour la part de gloire qui revenait à chacun de nous, sur ce pauvre et noble vieux vaisseau si maltraité par l’ennemi !
Je me souviens encore avec ravissement du moment où nous hissâmes notre pavillon de poupe, percé à jour par les biscaïens et les balles, qui n’en avaient fait qu’un sublime lambeau. A l’aspect de ce signe éloquent du combat que nous avions soutenu, un hurra d’admiration, poussé par tous les équipages de la division, s’éleva dans les airs en même temps que les mâles couleurs qui montaient lentement au bout de notre corne d’artimon.
L’amiral commandant la rade, avant que nous allassions prendre notre mouillage, nous avait fait le signal de passer à poupe de lui.
Il se promenait dans sa galerie, attendant que nous eussions mis en panne derrière le vaisseau qu’il montait. Aussitôt que nous fûmes à portée de recevoir ses ordres, il prit son porte-voix, et dit à notre capitaine :
— J’ai l’honneur de saluer le commandant de l’Indomptable…
— Amiral, répondit aussitôt le capitaine avant de le laisser aller plus loin, nous avons perdu notre commandant.
— Et contre quelles forces avez-vous soutenu l’engagement qui a pu vous avarier de la sorte ?
— Contre un vaisseau anglais de quatre-vingts, qui, au moment de nous aborder, a sauté en l’air avec tout son monde.
— Avec tout son monde ?…
— Oui, mon général.
Après un instant de réflexion, l’amiral reprit :
— Quel est le nom du vaisseau que vous avez combattu, et qui a péri ainsi ?
— Nous l’ignorons, général. Il nous a été impossible de le savoir ; tout a disparu.
— Combien d’hommes tués ?
— Nous avons eu quatre-vingt-dix-sept morts et cent cinquante blessés.
— Faites-vous de l’eau ?
— Un peu ; mais nos pompes ont toujours franchi en les faisant jouer toutes les deux heures.
— Vous allez mouiller entre les vaisseaux l’Alcide et le Tonnant, et vous conserverez, capitaine, le commandement de l’Indomptable jusqu’à nouvel ordre.
— Merci, mon général ; vos ordres vont être exécutés.
Dès que nous eûmes pris notre poste d’embossage, une vingtaine d’embarcations se rendirent à notre bord. Nos blessés furent débarqués avec soin pour aller encombrer les hôpitaux. Le préfet maritime de Rochefort s’empressa de nous envoyer les secours que réclamait notre position, et le supplément d’équipage qui nous était devenu indispensable. On se mit en train le jour suivant de réparer aussi bien que possible notre pauvre Indomptable ; car, par une disposition dont nous fûmes plus tard à même d’apprécier la prudence, au lieu de nous faire entrer dans le port, pour nous radouber, on jugea à propos de nous laisser sur la rade de l’île d’Aix, afin de renforcer la division française, que bloquait depuis long-temps l’escadre anglaise à laquelle nous avions eu le bonheur d’échapper dans notre attérage.
Le repos qui nous était nécessaire et que commençait à goûter notre équipage, ne devait pas, hélas ! être de longue durée, et une nouvelle carrière de périls, mais de trop peu de gloire, allait encore s’ouvrir pour nous.
Depuis quelque temps, on avait cru remarquer dans l’escadre anglaise qui nous observait sans cesse, un mouvement inaccoutumé. Les frégates ennemies, qui, jusque-là, s’étaient contentées de ne nous approcher qu’à distance respectueuse, se hasardaient à nous explorer à petite portée de canon. On avait vu leurs embarcations même rôder la nuit autour de l’île d’Aix pour sonder les abords de la rade où nous étions mouillés sans défiance. Tous les navires du blocus enfin communiquaient entre eux plus souvent qu’ils ne l’avaient encore fait, et quelque inquiétans qu’eussent dû nous paraître ces indices des desseins de l’ennemi, nous aurions probablement ignoré le coup qui nous menaçait, sans l’arrivée très-significative d’un convoi, qui vint un beau jour se joindre aux bâtimens déjà fort nombreux de l’escadre anglaise.
Il ne nous fut plus dès lors possible de douter des dangers que jusque-là nous avions trop peu prévus. C’étaient des brûlots destinés à être dirigés sur nous, qui venaient de rallier la flotte du blocus.
L’amiral commandant notre division, après avoir commis la faute d’ignorer trop long-temps des projets hostiles qui devaient frapper tous les yeux, eut le tort plus grand encore de ne pas prendre contre l’imminence du péril, devenu évident, des précautions en rapport avec la gravité de l’attaque que tout le monde enfin prévoyait.
On ordonna bien cependant à tous les commandans d’envoyer les embarcations dont ils pouvaient disposer, travailler à la confection d’une estacade destinée à nous garantir extérieurement de l’approche des brûlots, et à renfermer, en quelque sorte, notre division dans les limites d’une chaîne flottante.
Les mâts de rechange de chaque navire, de mauvaises chaloupes, des radeaux faits à la hâte composèrent cette estacade mouillée au large sur de fortes amarres, dont la ligne s’étendait depuis l’angle nord-ouest de l’île d’Aix, jusqu’au point où étaient ancrés les derniers bâtimens de notre petite escadre.
Nous attendîmes ainsi, après avoir attaché trop peu d’importance à nos préparatifs, la funeste tentative à laquelle, je le répète, nous n’avions pas assez cru, car les nombreux revers qu’avait déjà essuyés notre marine, ne nous avaient même pas encore appris à redouter assez l’audace de nos heureux rivaux ; et la fatalité qui, depuis si long-temps, semblait poursuivre nos expéditions navales, était telle, qu’en nous ôtant la confiance que nous aurions dû avoir en nous-mêmes, elle nous avait ravi jusqu’à la défiance qu’aurait dû nous inspirer l’heureuse témérité des Anglais.
La nuit trop mémorable qui légua à l’histoire de nos désastres sur mer une page si humiliante et si sinistre, arriva pour nous, en portant dans son sein quelques-uns de ces lugubres indices qui précèdent et accompagnent presque toujours les grandes catastrophes.
Vers le soir, une brume épaisse et froide s’étendit sur les flots dont les sombres gémissemens allaient mourir sur les bords de la côte sauvage de l’île d’Aix. A la triste lueur du jour étouffé dans les limites étroites d’un horizon grisâtre, succéda la plus complète obscurité ; et au milieu des ténèbres descendues comme un crêpe funèbre sur les vaisseaux de la division, on entendait à peine, à de longs intervalles, la voix des équipages qui à chaque tintement des cloches glapissantes de leur bord, s’élevait pour crier : Bon quart partout, bon quart ! Puis le bruissement plaintif des vagues, et le sifflement aigu des vents, gémissant dans nos manœuvres, répondaient à ce cri lugubre et prolongé.
Nos vaisseaux et nos frégates s’étaient embossés sur leurs ancres. L’ordre de se préparer au combat avait été donné dès le soir à bord de tous les navires. Personne ne dormait : des rondes fréquentes parcouraient la rade, et une vingtaine d’embarcations se rendaient lentement des navires à l’estacade et de l’estacade à bord de chacun des navires. On s’attendait enfin à quelque funeste événement, et au sombre caractère qu’offrait, dans ces momens d’anxiété, la physionomie des équipages, on aurait pu, sans superstition, deviner que le sort nous réservait quelque grand malheur.
Vers minuit, au souffle de la brise devenue plus forte se mêle un bruit affreux, pareil à celui que produit l’ouragan quand il tombe subitement sur les flots qu’il semble vouloir comprimer dans leurs vastes limites. On croit avoir confusément entendu des cris d’hommes. A l’obscurité profonde qui règne autour de nous, succède l’éclat d’un vaste incendie, qui, comme une trombe de feu, promène en pirouettant, son brasier tournoyant sur la mer étincelante ; l’estacade vient d’être rompue et cinquante brulôts s’avancent à la lueur des éclairs qui jaillissent déjà de leurs bords entr’ouverts par la foudre qu’ils recèlent dans leurs flancs… Ils sont sur nous, au milieu de nous ! Ils nous abordent, ils nous enlacent pour nous embraser et nous faire sauter avec eux dans les airs qu’ils ébranlent de leurs épouvantables détonations… Leurs vergues garnies de grappins ardens accrochent nos vergues qui flamboient, se croisent sur nos têtes, au-dessus de notre pont qui se trouve inondé d’une pluie de feu. Leur gréement brûlant se colle à notre gréement dans lequel serpentent bientôt les flammes. Nos vaisseaux embossés présentent le travers aux autres brulôts qui arrivent sur nous ; et à demi-portée de pistolet nous lançons sur ces terribles assaillans, des volées effroyables qui les coulent ou qui les font sauter le long de nos bords… Deux fois l’Indomptable, accosté par d’énormes navires embrasés, a réussi à se dégager de leur fatale étreinte. Deux fois nos premières compagnies d’abordage se sont précipitées dans ces gouffres flottans pour éteindre le brasier qui menace de nous dévorer ou pour couper les manœuvres qui nous tiennent attachés à la gueule de ces cratères sortis du sein des eaux. Notre audace a triomphé : l’Indomptable s’est préservé de cette vaste destruction au milieu de laquelle deux autres vaisseaux et une frégate ont disparu. L’immensité de ces trois épouvantables explosions ne nous a que trop appris le sort de nos malheureux compagnons. L’air en a long-temps été bouleversé ; la mer elle-même s’en est ébranlée jusque dans ses fonds… Il fut, dit-on, pour nos glorieuses armées fuyant sur les précipices de glace de la Russie, des nuits plus cruelles que toutes ces nuits de terreur et de mort où des peuples entiers s’engouffrent dans les entrailles de la terre béante. Mais quelle nuit d’horreur pourra jamais être comparée à celle que nous passâmes sur la rade infernale de l’île d’Aix !
Nous avions cru, dans l’excès de nos angoisses, nous être fait, pendant cette nuit fatale, une idée assez terrible des désastres que nous aurions à déplorer le lendemain ; mais quand les pâles rayons du jour vinrent éclairer cette scène de désolation que nous avaient cachée si long-temps les ténèbres, l’affreuse réalité de nos malheurs se trouva avoir dépassé encore toutes les terreurs de notre imagination.
Quel spectacle nous offrit l’aurore de la terrible journée que nous avions encore à passer ! La mer était couverte au loin de débris à moitié brûlés et de bordages calcinés ; à quelques brasses de nous flottaient deux carcasses fumantes ; et dans ces squelettes de navires nous reconnûmes avec effroi, les restes de deux de nos vaisseaux de ligne. Sur les rivages désolés de l’île d’Aix et du continent, un autre vaisseau et une frégate avaient fait côte auprès des brulôts que le vent et la lame avaient chassés à terre et qui avaient éclaté en touchant le fond : entre tous ces débris encore enflammés, le long de ces fantômes de bâtimens, erraient des groupes de matelots naufragés. Partout enfin sur les flots, au bord des grèves, dans les airs même encore troublés des commotions de la nuit, partout l’image de la destruction et l’aspect du plus inconcevable bouleversement ! Aussi quelle consternation se peignit sur tous les visages à la vue de tant de désastres irréparables ! et lorsqu’après avoir contemplé long-temps cette scène terrible, nos yeux abattus se relevèrent pour se porter sur l’escadre anglaise qui louvoyait avec impassibilité devant nous, un cri d’indignation et de rage s’échappa de nos cœurs irrités pour maudire la déloyauté de nos ennemis.
Belle et noble victoire, disions-nous, que viennent de remporter les armes britanniques ! Au lieu de combattre nos vaisseaux, ils les incendient ! digne trophée à ajouter à la gloire du bombardement de Copenhague ! Oh ! si jamais nous pouvions prendre notre revanche, qu’ils nous paieraient cher la perfidie des brulôts de Rochefort !
Impuissantes clameurs de vengeance, menaces vaines et insensées ! Cette escadre anglaise, contre laquelle s’élevaient d’aussi unanimes imprécations, s’était rapprochée de nous à la faveur de la brise du matin pour nous présenter un autre genre de combat que celui qu’elle nous avait livré la nuit avec ses brulôts.
Le vaisseau amiral avait tenu bon à son poste, et était parvenu à se préserver comme nous et un autre vaisseau de 74, de l’incendie qui l’avait menacé pendant plusieurs heures. Malgré l’infériorité du nombre et des forces, il nous fallut soutenir avec le jour et à l’ancre, l’action qu’allaient nous présenter, sous voiles, les formidables bâtimens de la flotte ennemie.
Les Anglais, défilant en ordre sur la vaste rade des Basques, vinrent, beaupré sur poupe, nous ranger à portée de fusil. Chaque vaisseau et chaque frégate, en nous approchant à cette distance, nous envoyait toute sa volée, et puis après avoir reviré de bord, revenait sur sa route pour recommencer le même jeu. Nous ripostions de notre mieux à la régularité et à la vivacité du feu de nos assaillans, avec l’aide des batteries de terre. Mais il nous était trop facile de prévoir l’issue probable de cette lutte inégale pour ne pas éprouver un peu de découragement. L’engagement cependant se prolongeait sans qu’aucun de nos navires eût essuyé de fortes avaries et eût encore songé à abandonner la partie…
Vers onze heures du matin, l’officier chargé des signaux vint prévenir notre commandant qu’au-dessus des nuages de fumée qui enveloppaient notre petite escadre, il avait cru apercevoir au haut du mât d’artimon de l’amiral, le signal qui appelait à l’ordre tous les bâtimens de la division…
Aussitôt on demande un aspirant de corvée pour se rendre dans le grand canot à bord du général.
Mathias accourt, se présente devant le commandant et plus prompt que l’ordre qu’on a eu à peine le temps de lui donner, il saute dans le grand canot, armé à la hâte pour la périlleuse corvée.
Le commandant, dès qu’il voit le grand canot débordé du bord, crie au porte-voix, à notre ami :
« Monsieur Mathias, faites le plus de tour que vous pourrez, pour ne pas vous exposer à être coulé par les boulets de l’ennemi, avant de pouvoir vous rendre à bord du général. »
L’intrépide aspirant, debout sur le banc de l’arrière de son embarcation, fait signe de la tête et du bras qu’il a compris l’avis du commandant ; mais au lieu de se détourner de sa route et d’exécuter l’ordre de notre chef, nous le voyons couper droit vers le vaisseau amiral, et disparaître au milieu de la fumée du combat et sous la grêle de boulets qui tombe autour de nous.
— C’est bien lui ! s’écrient les matelots du gaillard d’arrière qui le perdent de vue. C’est le plus brave lapin du bord !
Le commandant, qui dans cet instant était loin de partager l’admiration que nous inspirait l’audace imprudente de notre camarade, frappe impatiemment du pied sur son banc de quart. Il veut rappeler à bord l’aspirant qui vient de lui désobéir si héroïquement. Mais il n’était plus temps. La foudre gronde, le vaisseau tonne, et Mathias est déjà bien loin.
Son heureuse destinée devait lui épargner la vue du triste spectacle qui se préparait pour nous, à bord de l’Indomptable.
Deux ou trois boulets nous percent à la flottaison. Le commandant est informé, un des premiers, de cette triste circonstance. Il ordonne de garnir les pompes ; et, au moment où cet ordre va être exécuté sous ses yeux, il reçoit à la hanche un éclat d’obus qui le force à s’asseoir sur son banc de quart et à ne plus le quitter.
On appelle aussitôt un chirurgien sur le pont pour donner des secours au commandant, qui refuse obstinément de se laisser transporter dans le faux-pont.
Les officiers, à la nouvelle de la blessure que vient de recevoir notre chef, se réunissent sur le gaillard d’arrière. On parle, et l’on parle même beaucoup trop en cette conjoncture critique. Un peu de désordre commence à se répandre dans les batteries. Le feu se ralentit. Un des maîtres, placé sur les passavans, annonce que les pompes qui jouent depuis quelque temps, n’ont pu franchir l’eau qui entre dans la cale. L’émotion visible qu’éprouve l’état-major se communique à l’équipage. Quelques pièces de la batterie de 36 sont abandonnées par l’effet de la terreur panique qui se communique de proche en proche. On a parlé d’abandonner le vaisseau, sans qu’on puisse savoir celui qui le premier a osé faire cette indigne proposition. Quelques officiers, et tous les aspirans irrités, menacent, en agitant leurs sabres, d’étendre à leurs pieds le premier qui fera un pas pour fuir… Mais leurs menaces sont à peine écoutées… Et la peur du danger est plus forte que celle qu’inspirent les menaces de nos officiers… On a fui déjà… L’ordre même de faire embarquer sans confusion l’équipage dans la chaloupe et les canots du bord, est donné… Par qui ? Personne n’ose encore nommer celui qui l’a donné… Tout le monde se précipite dans les embarcations : l’Indomptable va être abandonné en quelques minutes… Le commandant blessé est transporté dans son canot, sans qu’il ait la force de résister au mouvement général au sein duquel il se trouve entraîné loin du poste qu’il a conservé jusque-là malgré sa blessure, loin de son poste d’honneur !
Un aspirant seul propose, avant de délaisser le vaisseau, de couper les câbles, pour que l’Indomptable puisse au moins être jeté sur les vases et échapper aux Anglais… Mais cet avis n’est même pas écouté… La terreur parle plus haut que la voix du généreux jeune homme.
— Puisqu’il en est ainsi, s’écrie celui-ci avec la plus vive exaspération, l’Indomptable ne sera pas sauvé, mais il ne tombera pas du moins dans les mains de l’ennemi.
Et, saisissant comme un furieux une mèche enflammée, il s’élance dans la batterie basse pour mettre le feu aux poudres…
Mais le maître canonnier, devinant l’intention de l’aspirant, l’arrête par le bras et lui dit avec ce sang-froid que quelques hommes privilégiés savent seuls conserver au sein des grands événemens : Ne vous donnez pas tant de peine, monsieur, l’ordre de noyer les poudres vient d’être exécuté…
Il nous fallut fuir alors comme tout le monde, et nos sept ou huit embarcations, chargées à couler bas, nous jetèrent sur la plage, bien loin de notre pauvre vaisseau qui flottait encore majestueusement, mais qui ne tonnait plus et qu’une péniche anglaise, montée de cinq à six hommes, aurait pu impunément amariner.
Pour retracer ces pénibles incidens de l’abandon de l’Indomptable, nous avons oublié notre ami Mathias, envoyé comme on sait à bord de l’amiral pour recevoir l’ordre que le général avait voulu transmettre à tous les commandans de la division. Maintenant c’est à ce brave aspirant que nous allons revenir pour effacer, s’il est possible, de notre pensée, les émotions douloureuses par lesquelles il nous a fallu passer. C’est lui désormais que nous suivrons pas à pas dans la périlleuse corvée qu’il s’est chargé de faire, et qui pour un instant l’a éloigné de l’Indomptable en lui épargnant le malheur de partager notre fuite. Oh ! combien, me disais-je en songeant à lui, combien eût souffert son âme impétueuse si, réduit comme nous à abandonner notre vaisseau, il avait eu à dévorer la honte dont nous nous sommes couverts ! Le ciel a voulu sans doute lui épargner tant d’humiliation ; et si, comme nous avons lieu de le redouter, il a péri, en se rendant avec sa frêle embarcation à bord du général, il aura trouvé du moins, dans l’accomplissement de son devoir, une mort glorieuse cent fois préférable à l’existence que nous avons conservée en abandonnant notre poste.
La Providence avait ménagé à notre ami un sort moins rigoureux que celui que son intrépidité devait lui faire courir. Au lieu de rencontrer le trépas dans les dangers qu’affrontait son audace, il lui était réservé de recueillir quelque gloire au sein de ces dangers ; et lui seul, dans cette journée de fautes, de faiblesses et de désastres, devait, enfant nouvellement jeté dans l’arène des combats, devenir un héros, lorsque tant de vieux guerriers étaient redevenus de timides enfans.
Une heure environ après avoir réussi à se rendre à bord du vaisseau amiral, Mathias avait reçu l’ordre cacheté que le général destinait aux navires de la division. Cet ordre important prescrivait à chaque commandant, de n’abandonner son vaisseau qu’à la dernière extrémité. Mathias, porteur du précieux paquet que lui avait remis le chef d’état-major de l’armée, avait demandé plusieurs fois la permission de retourner à bord de l’Indomptable ; mais, pendant son séjour à bord de l’amiral, le feu entre l’escadre anglaise et nous était devenu si vif, que l’amiral n’avait pas cru devoir laisser partir les canots de corvée. Ce ne fut que lorsque la canonnade se fut un peu ralentie qu’il consentit à voir notre grand canot s’éloigner de son bord.
Le trajet qu’avait à faire pour la seconde fois notre ami Mathias, n’était pas long ; mais on concevra sans peine qu’il devait être aussi périlleux que difficile, pour peu que l’on se représente fidèlement les circonstances au milieu desquelles il fallait l’effectuer.
Une grêle de mitraille tombait de toutes parts, et sur la surface des flots criblés, pour ainsi dire, par une nuée continuelle de boulets et de biscaïens, s’étendait une traînée immense de fumée qui permettait à peine d’apercevoir, au-dessus de l’atmosphère de soufre et de salpêtre que la lueur de chaque coup de canon semblait embraser, l’extrémité de la mâture des vaisseaux les plus élevés sur l’eau.
Malgré l’audace et la difficulté de sa seconde tentative, notre aspirant de corvée fait ramer ses gens vers l’endroit où il suppose qu’est toujours mouillé l’Indomptable. Les canotiers, dociles à la voix de leur jeune et valeureux chef, nagent avec un courage qu’irrite et que soutient le bon exemple qu’ils reçoivent de lui. Au bout d’une demi-heure de recherches et d’efforts, Mathias, perché debout sur le banc de l’arrière, s’écrie : « Voilà le vaisseau ! Avant, mes fils !… Encore trois coups d’aviron, et nous sommes à bord. » Déjà le patron du canot aperçoit le large pavillon qui flottait encore sur la poupe de l’Indomptable que nous venions de quitter… de déserter peut-être !…
Mathias n’a pas trompé ses canotiers : en trois bons coups d’aviron, le canot qu’il monte élonge le vaisseau ; mais, au grand étonnement de l’aspirant et de tous ses gens, personne ne se présente pour leur élonger une amarre… Pas une seule voix n’a répondu à leurs cris de joie.
Surpris, déconcerté de cette immobilité étrange et du silence qu’il remarque, Mathias grimpe, avec la vivacité de l’éclair, l’escalier de tribord : son patron et ses dix-neuf hommes le suivent. Ils sont sur le pont du vaisseau ; et ce pont, encore ensanglanté, est désert ! Ils descendent et courent dans les batteries, et rien, personne dans ces batteries, rien que quelques cadavres qu’on n’a pas eu le temps de jeter à la mer. Ils visitent avec effroi le faux-pont, la cale y toutes les chambres… Personne ! des morts seulement, et pas une seule voix qui réponde à leurs voix inquiètes. Plus de doute pour eux, le vaisseau vient d’être abandonné ; et ce qui achève de les confirmer dans cette pénible certitude, c’est qu’aucune embarcation n’est restée à bord !
— Ils se seront sauvés en double ! s’écrie le patron.
— Oui, lui répond avec douleur l’aspirant, ils se sont sauvés ; mais c’est à nous, mes amis, de sauver le vaisseau.
— En ce cas, monsieur, nous n’avons pas de temps à perdre, car voilà, répond le patron, des péniches anglaises qui arrivent pour nous travailler sur le casaquin.
Et, en disant ces mots, le patron montre effectivement à Mathias trois embarcations anglaises qui s’avancent et qui ne sont plus qu’à quelques brasses de l’Indomptable.
Par l’effet d’un mouvement purement instinctif, l’aspirant et ses braves canotiers sautent tous ensemble sur les caronades du gaillard d’avant… O bonheur inespéré ! ces caronades sont encore chargées ; elles sont prêtes à faire feu… Une mèche allumée, s’écrie Mathias, vite, vite une mèche allumée !… Le patron accourt avec un bout de mèche à la main : la première caronade est pointée : elle part ; elle gronde et va foudroyer la péniche anglaise qui s’est avancée en tête des autres péniches… Un second coup aussi heureux, succède au premier. Toutes les pièces font feu l’une après l’autre, et au bout de quelques minutes, les péniches fracassées ou à moitié coulées, s’éloignent en désordre dans le tourbillon de fumée au milieu duquel elles semblent s’être englouties sur l’avant même du vaisseau sauvé par ce miracle !
Vive l’empereur ! vive l’empereur ! s’écrient les vingt-et-un braves tout surpris, tout émerveillés de leur inconcevable victoire ! Ils rient, ils pleurent de joie comme des fous ou comme des enfans en s’embrassant avec délire, en courant pêle-mêle sur le pont de l’Indomptable, dont ils se sont rendus maîtres et qu’ils ont reconquis, sans pouvoir s’expliquer encore l’événement qui de chacun d’eux vient de faire non pas un fou, non pas un enfant, mais un héros !
L’aspirant Mathias fut le premier à revenir de l’ivresse passagère de ce triomphe inespéré. La fortune, qui jusque-là l’avait si bien inspiré, ne devait pas l’abandonner au moment de couronner l’œuvre importante vers laquelle elle semblait l’avoir conduit, comme par la main. C’est trop peu, se dit-il en lui-même, d’avoir montré jusqu’ici cette bravoure qu’il est presque toujours si facile d’avoir dans les occasions où il faut se dévouer. C’est du sang-froid maintenant que j’attends de moi, et j’en aurai, ou que le ciel tombe plutôt en grand sur moi ! Et affermi par l’imminence même du péril, dans cette noble résolution, il rassemble autour de lui ses intrépides compagnons de gloire, et il leur dit avec ce calme que lui seul pouvait s’être imposé dans cette solennelle conjoncture :
— Mes enfans, savez-vous maintenant ce qu’il nous faut faire ?
— Ma foi non, pas encore, monsieur Mathias, lui répondent ses hommes tout haletans, mais nous ferons ce que vous voudrez.
— Eh bien ! il faut couper nos câbles, hisser un foc et étarquer un hunier si nous le pouvons, et avec la brise qui porte en côte, aller échouer le vaisseau sur les vases de la Charente !
— Vous croyez, monsieur Mathias ?
— Si je le crois ! Mais c’est le seul moyen que nous ayons d’échapper à l’Anglais et de sauver l’Indomptable.
— Oui, c’est votre idée ? Eh bien, soit ! Coupons nos câbles, enfans, et hissons le grand foc : tout est payé, puisque c’est notre brave commandant du moment qui nous le dit[11].
[11] Lorsqu’au départ d’un navire, on hisse le grand foc, les matelots disent que toutes les dettes sont payées. C’est un mot devenu proverbe dans la marine.
Et aussitôt à grands coups de hache, les deux câbles qui tenaient encore l’Indomptable amarré sur le fond, sont tranchés sur les bittes. On saute sur la drisse du grand-foc qui s’élève sur sa draye en livrant sa surface triangulaire au vent qui enfle et qui secoue violemment ses mouvantes ralingues. Le lourd vaisseau dérivant avec la lame qui le pousse par le bossoir de tribord, abat lentement en cédant à l’impulsion de la brise. Mathias et son patron se placent à la roue du gouvernail. Les hommes qui ont hissé et bordé le foc, s’élancent ensuite dans les haubans de misaine pour courir sur la petite vergue de hune et larguer le petit hunier sur ses cargues… Une frégate anglaise, en remarquant sans doute cet appareillage exécuté avec une si visible difficulté à bord de l’Indomptable, s’approche du vaisseau qui fuit et elle lui envoie une volée en poupe. Les boulets sifflent aux oreilles de l’intrépide aspirant et de son patron ; ils percent à jour la voile que les matelots perchés sur la vergue de hune ont réussi à déferler ; mais qu’importe, l’Indomptable poussé vent arrière échappe, en fuyant sur la lame, à la chasse tardive de l’escadre anglaise, et long-temps avant que son faible et vaillant équipage soit parvenu à établir son petit hunier, il s’échoue, hors désormais de toute dangereuse atteinte, sur les bords de la Charente, en s’enfonçant jusqu’aux préceintes dans la vase molle de ce rivage hospitalier…
On se figurerait difficilement, en lisant ces détails aujourd’hui si froids sur le papier, le bouleversement d’idées dans lequel nous jeta l’arrivée si inattendue de notre vaisseau, nous qui depuis plus de deux heures, errans sur la côte, avions eu sans cesse nos yeux fixés sur le navire qu’un moment de faiblesse et de confusion nous avait conduits à abandonner !
Aucun des principaux incidens du drame qui venait de se passer sur la rade de l’île d’Aix n’avait échappé à notre attention, depuis notre fatal débarquement à terre. Nous avions vu l’Indomptable repousser à coups de caronades les embarcations anglaises qui étaient venues pour l’amariner. Nous avions vu encore, lorsque par intervalle le vent chassait au loin la fumée dont les flots étaient couverts, le grand foc de notre vaisseau s’élever sur sa drisse, et nous avions entendu les battemens redoublés de ce foc retentir à nos oreilles… Mais personne parmi nous ne pouvait encore deviner quels étaient les hommes qui avaient osé s’emparer, après notre fuite, du bâtiment que nous avions en quelque sorte livré à l’ennemi. Tout le monde était bien loin de supposer alors que Mathias, à qui l’on ne pensait déjà plus, eût tenté, avec l’équipage de son grand canot seulement, une manœuvre aussi hardie ; et nous nous perdions en conjectures sur la nature surprenante de cet événement extraordinaire, lorsque l’Indomptable vint s’envaser vers l’endroit même de la côte où nous nous trouvions encore réunis.
Notre malheureux commandant, assis sur le sable dans l’état déplorable où l’avaient jeté les souffrances que lui faisait éprouver sa blessure se cacha le visage de ses deux mains à la vue de son vaisseau revenant, sans lui, s’échouer à l’entrée du port…
Nous ne tardâmes pas à acquérir la connaissance des faits dont nous n’avions pu encore pénétrer le mystère.
Un des canots de l’Indomptable, celui dans lequel j’étais venu à terre, se trouvait amarré sur le rivage. Quelques matelots et deux ou trois de nos confrères s’y précipitèrent, et je partis avec pour aller à bord de notre vaisseau, à bord de ce cher navire qui venait de nous être si miraculeusement rendu… Le premier je m’élance, en abordant, sur l’escalier de tribord, entraîné je crois par un vague instinct d’amitié qui me pousse à devancer mes autres collègues… Qui aperçois-je en montant sur le pont ? Mathias, mon brave, mon glorieux camarade Mathias !… A cet aspect inattendu je ne pus retenir un cri d’étonnement et d’admiration… Quoi ! lui dis-je, encore toi ?
— Eh mon Dieu ! oui, encore moi et toujours moi, me répondit-il en me serrant étroitement dans ses bras. Ne faut-il pas que les amis se retrouvent, et que quelqu’un se charge de sauver les vaisseaux de l’état que vous abandonnez vous autres comme une vieille paire de souliers !
La conversation entre notre camarade et nous roula pendant une demi-heure sur le ton d’enjouement qu’il semblait avoir voulu lui donner en nous parlant comme il venait de le faire. Il nous raconta tout naïvement son aventure, et nous lui apprîmes comme nous le pûmes les détails de notre fuite, de cette fuite humiliante qu’il venait de réparer si courageusement.
Il fallut lui dire aussi un mot de notre commandant, mais, au nom de notre chef, la figure de Mathias prenant une expression de mauvaise humeur qui nous révélait assez le sentiment qu’il éprouvait, me fit trop bien deviner sa pensée pour que je continuasse à m’entretenir de lui.
— Il s’est sauvé ! s’écria-t-il plusieurs fois avec agitation, il s’est sauvé !
— Oui, mon ami, c’est vrai, mais il était blessé.
— Il était blessé, à la bonne heure ; mais il était encore vivant !
— C’est toi maintenant qui vas disposer de son sort et de sa vie…
— Et lui ne tenait-il pas dans ses mains le sort d’un vaisseau de ligne ? Édouard, tu me connais et tu sais assez que je suis incapable d’un acte cruel ou vil ; mais je te promets ici que, pour peu qu’il existe des lois justes et que je puisse faire punir la faiblesse qui vient d’imprimer une tache si fatale à notre pavillon, je serai sans pitié pour ceux qui ont été sans énergie… Mais assez causé là-dessus pour le moment… Dites donc, vous autres, voulez-vous prendre un fin verre de schnick à bord du vaisseau de ligne dont j’ai l’honneur d’être encore le commandant ?
L’exaltation des idées que s’était formées notre jeune camarade sur le point d’honneur militaire venait d’éclater dans ce peu de mots ; je sentis qu’il eût été inutile d’essayer, en cet instant, de le faire revenir sur la sévérité d’une opinion que ne justifiait encore que trop le déplorable spectacle des événemens que nous avions encore sous les yeux.
Nous engageâmes vers le soir notre collègue à venir à terre avec nous pour nous rendre ensuite à Rochefort ; mais il s’y refusa nettement en nous disant qu’il ne quitterait le bord que lorsque des ordres supérieurs le forceraient à céder à un autre le commandement du vaisseau, et que jusque-là il défendrait à qui que ce fût de l’ancien équipage de l’Indomptable, de mettre le pied sur le pont du bâtiment que lui seul avait su arracher à l’ennemi. Il daigna toutefois nous assurer avec bonté, que nous nous trouvions exceptés de cette consigne rigoureuse, et que nous lui ferions toujours plaisir quand il nous plairait de lui rendre visite. Satisfaits de cette marque d’amitié nous prîmes congé du nouveau commandant de l’Indomptable, pour rejoindre nos compagnons d’infortune et leur raconter ce que nous venions d’apprendre de la bouche même de notre ami Mathias.
A notre arrivée à Rochefort, nous trouvâmes tout le pays déjà rempli du bruit de notre aventure, et tout ému du récit de l’événement extraordinaire qui l’avait suivie. Cette voix publique, qui se prononce avec une égale effervescence pour le mal et pour le bien, accusait la faiblesse de notre commandant, et portait aux nues le dévouement de l’aspirant qui venait de sauver l’Indomptable. Chacun nous arrêtait dans les rues, nous questionnait avec empressement pour nous demander le nom du jeune héros. Tout le monde voulait le voir, lui parler, lui toucher la main, le presser dans ses bras… Ah ! pourquoi notre ami ne se trouvait-il pas là, pour jouir de l’enthousiasme passager qu’avait fait naître sa belle action ? C’eût été son jour de triomphe, à lui qui ne devait n’en avoir qu’un seul dans sa vie !
Le préfet maritime de ce port, informé le premier des détails de l’événement qui nous avait conduits devant lui, s’empressa d’ordonner que notre commandant fût placé dans une des salles particulières de l’hôpital militaire, et qu’on le gardât à vue pendant le traitement de sa blessure, sans qu’il lui fût permis de communiquer avec personne.
La rigueur de cet ordre nous consterna. C’était une arrestation ; et ce fut alors seulement que nous pûmes apprécier, plus justement que nous ne l’avions encore fait, la gravité de la situation dans laquelle notre ancien chef allait se trouver placé.
On envoya dès le soir même une nombreuse corvée des matelots du port, pour ramener dans l’arsenal, sous le commandement d’un officier d’état-major, l’Indomptable, qui avait dû flotter à la pleine mer, sur les vases où nous l’avions vu s’échouer.
Le lendemain, en effet, nous vîmes arriver sur la Charente, notre malheureux vaisseau. Son état de délabrement, causé par le feu qu’il avait essuyé, aurait dû inspirer peut-être quelque pitié pour nous, à cette population qui encombrait les abords de l’arsenal. Mais les curieux ne laissaient échapper que des mots accusateurs contre le commandant, ou quelques paroles bienveillantes à la louange de Mathias.
Quant à notre brave ami, bien moins enivré de l’admiration fugitive dont il était l’objet, que satisfait d’avoir rempli son devoir, il sauta gaîment à terre en nous apercevant ; et, venant à nous avec bonhomie et simplicité, il nous dit : Chers camarades, je viens d’être démonté du commandement que m’avait donné le sort des combats. Voilà ce que c’est ! nous ne sommes quelque chose que pendant que le feu dure : une fois que les boulets ne ronflent plus, notre gloire s’évanouit avec la poudre qui flamboie, fume et s’éteint.
— Nous apprîmes à Mathias l’arrestation du commandant, et il se tut… Un des aspirans de la majorité vint l’informer que le préfet maritime voulait lui parler, et il nous quitta pour aller, nous dit-il, frotter sa grandeur déchue contre une grandeur encore debout.
En nous promenant dans la ville quelques jours après notre arrivée, nous remarquâmes, un beau matin, sur les portes de la préfecture maritime, une affiche nouvellement collée, et devant laquelle tous les passans s’étaient arrêtés… Nous nous glissons au milieu de la foule pour voir et pour lire… C’était une dépêche télégraphique, signée de l’empereur… Les premiers mots qui nous frappèrent nous apprirent assez le motif de cette dépêche, que nous eûmes à peine la force d’achever :
« Le commandant du vaisseau l’Indomptable sera jugé par un conseil de guerre, pour avoir abandonné, en face de l’ennemi, le bâtiment qui avait été confié à son honneur.
» Signé : Napoléon.
» Pour copie conforme :
» Le ministre de la marine et des colonies,
» Signé : Decrès. »
En détournant nos regards de cette fatale affiche, nous les reportâmes sur les traits de Mathias ; sa figure n’exprimait ni étonnement ni pitié ; nous lui parlâmes de la dépêche, et il nous tourna le dos.
Cependant, le conseil qui devait prononcer bientôt sur le sort du commandant, avait été composé. Un contre-amiral, connu pour la sévérité de son caractère, le présidait. Les autres membres de ce jury redoutable paraissaient avoir été choisis parmi les officiels les moins disposés à pardonner le crime militaire qui allait amener devant eux notre infortuné supérieur.
Dans une aussi déplorable conjoncture, les officiers de notre bord et les amis de l’accusé cherchèrent à intéresser en sa faveur le témoin dont la déposition pouvait absoudre ou perdre le prévenu. Mais on connaissait trop bien le genre d’humeur de Mathias pour essayer de changer la résolution qu’on lui supposait, au moyen de quelques cajoleries ou de quelques flatteuses promesses. Pour aller à lui par le seul sentiment auquel on le croyait accessible, on vint me trouver. « Il s’agit, me dit-on, de sauver un vieux et honorable officier dont vous avez admiré le courage dans une noble circonstance, et dont vous avez dû excuser la faiblesse dans un moment d’effroi général. Vous êtes l’ami de M. Mathias : il écoutera votre voix mieux que la nôtre, et il fera à votre prière ce qu’il refuserait à nos instances. Parlez-lui, parlez-lui au nom de votre amitié et de l’humanité. Les amis et la famille de votre ancien commandant n’espèrent plus qu’en vous. »
Quelque délicate que me parût être la négociation qu’on me suppliait d’entamer avec mon jeune camarade, je me chargeai de tout, par élan de générosité d’abord, et par un peu d’orgueil humain ensuite, bien aise que j’étais, je l’avouerai, d’essayer, dans une circonstance aussi importante, l’influence que je pourrais exercer sur l’esprit de mon collègue devenu presque un grand personnage, pour quelques jours au moins.
A l’âge que nous avions tous deux, et dans la profession pour laquelle nous avions été élevés, on connaît peu l’usage des formes diplomatiques et l’emploi des circonlocutions parlementaires. Je jugeai à propos d’aborder franchement la question avec mon intime, et je lui demandai :
— Que prétends-tu dire, Mathias, devant le conseil de guerre ?
— Mais, me répondit-il… je dirai, ma foi,… je dirai ce qu’il me plaira !
— Mais sais-tu ce que diront les hommes de l’équipage, qui étaient avec toi, quand tu as sauvé le vaisseau ?
— Parbleu, ils diront ce que j’aurai dit !
— Tu le crois ?
— J’en mettrais ma main au feu. Tu ne sais donc pas l’empire qu’on peut exercer sur des hommes que l’on a conduits courageusement au feu ? Ah ! c’est chez ces braves gens-là, mon ami, que l’on trouve du noble et vrai dévouement. Il n’y en a pas un parmi eux qui ne se fît tuer pour moi et qui ne se fasse gloire de penser et d’agir comme je penserai et comme j’agirai. C’est là que l’on trouve de la générosité de cœur et de la grandeur de sentiment ; et tandis qu’aujourd’hui ces chefs orgueilleux dont j’ai humilié l’esprit de corps, commencent à m’en vouloir au fond de l’âme, pour une belle action qu’ils sont forcés d’applaudir tout haut, je ne rencontre de sympathie réelle que parmi ces valeureux matelots à la tête desquels je me suis élancé dans un trop court moment de péril et de gloire… Quel dommage que le danger n’ait pas duré plus long-temps et que mon rôle ait sitôt fini… A présent je ne recueille que des dégoûts pour prix de mon dévouement, et je ne vois plus qu’un malheureux à faire punir par des ambitieux qui ont déjà méconnu mes services, et qui tout en frappant l’infortuné, me sauront mauvais gré de ma franchise et de ma fermeté.
— Et c’est cependant cet infortuné que tu feras peut-être sacrifier !
— Écoute donc ; là-dessus, mon ami, je sais ce que j’ai à faire, et pour peu que tu tiennes à ne pas me désobliger, tu ne me parleras plus de cela. Dans ta position tu agis, je veux bien le croire, comme j’agirais peut-être à ta place. Mais dans la mienne tu ferais, sans aucun doute, ce que demain tu me verras faire, car c’est demain que le procès se jugera. Ainsi, plus d’entretien semblable entre nous sur ce qui touche à ce qu’on appelle, je crois, le for intérieur de la conscience. Quand je dis cependant plus d’entretien semblable, j’excepte de mon interdiction tout ce qui peut avoir rapport à la platitude et au vil égoïsme des hommes en place. Oh ! pour ceux-là, tu peux en parler tout à l’aise, si bon te semble, et je me sentirai toujours disposé à faire chorus avec toi… Mais quant à ce déplorable procès, silence encore !… J’en suis trop dégoûté, trop fatigué, trop affligé peut-être, pour vouloir en entendre un mot, une syllabe, une seule lettre encore !
— Changeons donc notre barre en conséquence et gouvernons ensemble sur une autre aire de vent.
J’étais sans doute encore fort novice dans l’art difficile de lire dans le cœur des hommes ; mais il est des choses qu’à tout âge on devine par instinct beaucoup plus que par expérience ou par habitude. Ce que venait de me dire mon jeune ami, dans un moment où il croyait m’avoir caché le sentiment qui l’affectait le plus vivement, m’avait révélé l’état d’agitation de son âme et le motif trop légitime du dégoût qu’il éprouvait avec toute l’impétuosité de son caractère. Accueilli comme un héros le premier jour de son arrivée à Rochefort, remarqué avec moins de bienveillance le lendemain, et un peu plus tard regardé comme ayant donné par son acte de dévouement, un exemple dangereux pour la discipline militaire, notre brave camarade avait subi, en quelques heures seulement, ces cruelles vicissitudes par lesquelles passent trop souvent les hommes qui ont eu le malheur de se faire trop tôt remarquer du vulgaire des autres hommes.
Avec plus d’adresse et de persistance que je n’en avais mis à sonder la disposition d’esprit dans laquelle j’avais trouvé Mathias, il m’eût été facile peut-être d’ébranler la résolution dont j’avais essayé de triompher. Mais il s’était exprimé avec moi, son meilleur ami, d’une manière qui me laissait en apparence si peu d’espoir de changer sa détermination, que je crus avoir fait humainement auprès de lui tout ce que je pouvais me permettre de tenter dans l’intérêt de notre pauvre commandant ; et lorsque, tout démonté du peu de succès de ma démarche, je revis les personnes qui avaient placé en moi leurs dernières espérances, je ne sus leur dire que ces seuls mots :
« Tout est perdu. Il s’est montré inflexible et il dira la vérité. »
La vérité, c’était la mort de l’accusé !
Dans l’arsenal de la marine de Rochefort, il existait une vieille salle, vaste, lugubre et depuis long-temps abandonnée. C’était le local qu’on avait choisi, et que l’on avait disposé pour la séance solennelle du conseil de guerre.
Dès la veille du jour où devait siéger la cour martiale, les murs délabrés de la vieille salle avaient été cachés sous les longues draperies d’une série de pavillons. De larges tapis bleus d’embarcation, parsemés d’N impériales découpées en drap jaune, avaient été étendus avec un certain luxe sur les siéges réservés aux juges et aux officiers supérieurs qui se proposaient d’assister à cette affaire mémorable. Tout, dans ce sanctuaire improvisé de la justice militaire, semblait rappeler la gravité de la cause que l’on allait juger, et l’étrangeté même de ce lieu, si long-temps oublié dans un des coins de l’arsenal, paraissait indiquer à tous les yeux le peu d’occasions qu’on avait eu jusque-là d’exercer la sévérité des lois maritimes.
Le matin même du jour fatal, un piquet de canonniers de marine, commandé par un capitaine d’artillerie, s’était emparé des abords de la salle de justice. A neuf heures précises, le contre-amiral chargé de présider le conseil passe devant le détachement qui lui présente les armes, et il va prendre place entre les sept officiers appelés, en vertu du décret impérial, au triste honneur de juger un de leurs plus vieux camarades.
Le secrétaire se tint debout pendant l’installation de ce tribunal institué la veille, et qui résignera ses fonctions après le jugement qu’il aura prononcé dans les vingt-quatre heures. Le livre des lois est déposé par la main de ce secrétaire sur la table qu’on a placée devant lui, et c’est de ce livre redoutable que sortira, avant qu’on ne le referme, la vie ou la mort de l’accusé, un arrêt d’infamie ou une éclatante réparation d’honneur.
Le président annonce que la séance est ouverte. Le détachement de service met alors l’arme au pied, et les soldats de marine restent immobiles, impassibles comme les juges qui prononceront bientôt la condamnation, que ces soldats seront peut-être chargés d’exécuter.
La multitude, contenue depuis plusieurs heures dans les couloirs, encombre, au signal qui vient d’être donné à son avidité, l’espace qu’on lui abandonne dans la salle. De jeunes femmes au maintien élégant, à la toilette brillante, se précipitent sur les bancs, où tout un peuple de curieux s’est déjà entassé avec un vague instinct de plaisir ; et la préoccupation de l’assemblée est telle en ce moment, qu’on remarque à peine toutes ces jolies figures sur lesquelles se peint l’ardente soif des fortes émotions, et toutes ces parures éblouissantes qui, en ce jour de deuil d’un accusé, contrastent pourtant si puissamment avec l’appareil austère des armes, le spectacle encore plus imposant de la justice maritime.
On a ordonné déjà d’amener l’accusé devant les juges.
Un vieillard souffrant, amaigri, que recouvre un uniforme de capitaine de frégate, se traîne avec peine, avec effort, sur le parquet de l’enceinte qu’on vient de lui ouvrir. L’avocat qu’il a choisi pour son défenseur lui offre le bras pour appuyer sa marche chancelante. Huit soldats d’artillerie accompagnent lentement le vieillard jusqu’au pied du tribunal, et le cachent au milieu d’eux, moins pour l’escorter sans doute avec défiance dans ce pénible trajet, que pour le dérober peut-être, pendant un instant encore, aux regards importuns qui cherchent à trouver, à saisir sur ses traits abattus, l’indice ou la trace d’un sentiment de crainte, d’espérance, de résolution ou de terreur.
Ce vieillard blessé, malade, désespéré, vous l’avez déjà deviné, c’est l’ancien commandant de l’Indomptable.
Le capitaine d’artillerie, chargé de la police de l’audience sous les ordres du président, se dirige vers l’accusé, il s’arrête devant lui et lui demande son épée.
L’officier, dont la main a reçu cette arme, la dépose sur le tribunal comme un gage de l’équité de l’arrêt qui va être rendu.
Désormais c’est un jugement qui va séparer l’accusé de cette épée dont il ne s’est défait qu’avec douleur, qu’avec désespoir. Cette arme lui sera-t-elle restituée jamais, ou sera-t-elle brisée honteusement à ses pieds au moment d’une exécution terrible ? Voilà ce que se demandent avec anxiété ceux qui attachent leurs regards sur cette épée, symbole éloquent de l’honneur, dans un jour de justice où la voix sévère de neuf juges militaires va rendre une sentence dictée par l’honneur.
Le secrétaire du conseil se lève. Il va lire l’acte d’accusation. Il lit… Chacune de ses paroles tombe comme un poids accablant sur la tête affaissée du prévenu dont la contenance est morne, dont les yeux restent attachés sur le parquet de la salle, la seule chose que l’infortuné ose encore regarder !
Les faits qui se succèdent dans ce long rapport sont effrayans… Le commandant a abandonné son vaisseau au milieu d’un combat qu’il pouvait encore soutenir avec avantage. La blessure qu’il avait reçue dans l’action n’a pu servir à excuser sa fuite ; car elle n’avait pas même forcé le blessé à quitter son banc de quart, lorsque le désordre le plus inconcevable s’est répandu dans l’équipage que son exemple devait retenir au poste de l’honneur. Le danger était même si peu pressant et la nécessité de l’abandon si peu démontrée, que plus d’une heure après cet acte funeste, un jeune aspirant aidé seulement de vingt hommes a su arracher l’Indomptable aux embarcations anglaises qui venaient pour s’en emparer, comme d’un bâtiment délaissé honteusement par six cents marins dont le devoir était de le défendre jusqu’au dernier soupir… Mais cet abandon inconcevable a été consommé sous le pavillon auquel la justice doit le châtiment du commandant coupable qui n’a pas craint de déserter son poste. C’est aux lois militaires à prononcer sur le cas inouï qu’elles ont prévu dans leur sagesse, et qui jusque-là cependant était resté sans exemple dans la marine française… Les juges sont là, l’accusé est devant eux, et le pays attend un arrêt mémorable !
La pénible lecture est achevée. Le président laisse s’écouler quelques instans avant d’interroger le prévenu. Au moment où il prend la parole pour remplir cette formalité, un bruit extraordinaire se fait entendre sur le pavé des cours extérieures. C’était le bruit des chaînes que traînaient des forçats employés dans le port, en se rendant à leurs travaux. Cet incident, si peu remarquable dans les jours ordinaires, sembla produire en ce moment l’impression la plus étrange sur tous les assistans… On vit l’accusé frémir en prêtant l’oreille au retentissement des fers des condamnés, sur la pierre sonore, et il ne parut se calmer un peu que lorsque l’ordre de faire éloigner les forçats du lieu de la séance, fut donné aux sentinelles posées à l’entrée de la cour martiale.
Le commandant, interrogé sur son âge, le lieu de sa naissance et son grade, fit vainement des efforts pour se tenir debout auprès du fauteuil qu’on avait placé pour lui en face du tribunal. Son état de souffrance et de faiblesse était tel, qu’il ne put quitter son siége.
— Accusé, lui dit le président, vous venez d’entendre les charges qui s’élèvent contre vous. Qu’avez-vous à répondre ? La parole vous est accordée et le conseil est disposé à vous entendre…
— Hélas, messieurs ! répondit le prévenu en balbutiant et d’un air découragé : il me serait impossible de vous dire ce que j’éprouve en ce moment… Tout ce qu’on vient de lire semblerait m’accuser de faiblesse et de lâcheté ; et si vous pouviez vous faire une idée de ce qui se passe en moi à l’instant où je vous parle, vous verriez cependant que je ne suis pas un lâche… Le malheur m’a accablé, voilà tout… A ma place chacun de vous peut-être, de vous qui allez me juger, aurait été entraîné, comme je l’ai été malgré moi, malgré ma résolution… C’est là tout ce que je puis vous dire… Mon défenseur que voilà a pu mieux que tout autre sonder dans le fond de mon âme. Je lui ai raconté la chose comme elle s’est passée… N’est-ce pas, monsieur l’avocat, que vous jureriez devant Dieu à présent, que j’ai dit la vérité !… C’est à vous d’ailleurs que j’ai remis le soin de parler pour moi à la justice, et de prêter l’appui de votre parole à un malheureux officier qui n’a plus en lui assez de force pour se défendre comme il voudrait… Mais, messieurs les juges, puisque je n’ai pas eu le bonheur de mourir de la blessure qui me tient cloué sur ce fauteuil, je vous prie, je vous supplie d’une chose, c’est, dans le cas où vous croiriez devoir me déclarer coupable, de me condamner plutôt à être fusillé, qu’à une peine déshonorante qui m’effraie mille fois plus que la mort… C’est une grâce que je vous demande à genoux, au nom du corps dont je fais encore partie, au nom de ma famille, au nom de tous mes anciens camarades. Oh ! faites-moi exécuter si vous pensez en conscience que je l’aie mérité, mais pas de déshonneur pour mes cheveux blancs, pas de honte pour ces épaulettes que j’ai portées avec gloire pendant vingt ans… Oh ! non, pas d’infamie surtout pour ma malheureuse famille ! En allant à la mort, je pourrai du moins vous prouver que je ne suis pas un lâche… O mon Dieu, mon Dieu ! moi couvert de cicatrices, un lâche… ! Où sont donc tous ceux auprès desquels j’ai combattu bravement dans plus de vingt affaires ! où sont-ils, pour souffrir que l’on me traite ainsi ! Suis-je donc assez malheureux de n’avoir pas été tué sur le banc de quart de mon pauvre vaisseau, pour m’entendre aujourd’hui appeler un lâche !
L’infortuné ne put en dire davantage, et ses larmes achevèrent de porter dans le cœur de tous ceux qui venaient de l’entendre, le sentiment le plus pénible et le plus profond. Les juges même, le regardant avec commisération, laissaient voir dans l’expression de leur visage contraint, le sentiment qu’ils cherchaient à cacher.
On va procéder à l’audition des nombreux témoins qui doivent déposer dans l’affaire.
Le président ordonne de faire comparaître l’aspirant Mathias, le premier inscrit sur la liste des témoins à charge.
A ce nom déjà si connu, un mouvement extraordinaire se fait remarquer dans tous les rangs de l’assemblée agitée. Les femmes se lèvent palpitantes : toutes les têtes de la foule attentive, se tournent du côté où le témoin appelé doit paraître. Les membres du conseil eux-mêmes, partageant le sentiment de curiosité et d’impatience qui s’est répandu dans la salle entière avec une sorte de rapidité électrique, s’agitent sur leurs siéges. Un jeune homme s’avance ; des trèfles en or tombent, de ses gracieuses et nobles épaules, sur un simple frac d’aspirant de marine. Sa main gauche s’appuie sur la garde du poignard qui brille à son côté. Sa physionomie, ouverte et tranquille, respire à la fois la modestie et la vivacité. Il fait d’abord quelque pas dans l’enceinte du tribunal, sans trop savoir où il doit se placer. Le président lui indique l’endroit où il lui convient de rester pour répondre aux questions qui vont lui être adressées. Mathias s’arrête alors. Il attend. Le silence le plus religieux a succédé déjà au murmure flatteur qui a précédé et accompagné son arrivée. Le président, au milieu de ce recueillement profond, s’adresse dans les termes suivans au témoin qui, debout devant lui, recueille, une à une, toutes ses paroles.
— Comment vous nommez-vous ?
— Achille Mathias…
Ce prénom d’Achille produit encore dans l’auditoire une légère émotion à laquelle le témoin seul reste étranger. Le calme se rétablit : les questions continuent :
— Quel est votre âge ?
— Dix-neuf ans et demi, général.
Et, en prononçant ces derniers mots, le regard assuré du marin adolescent s’anime d’une noble fierté, et se promène avec lenteur et dignité sur les vieux officiers qui assistent à l’audience.
— Où êtes-vous né ?
— A St-Brieuc, département des Côtes-du-Nord.
— Quelle est votre profession ?
— Aspirant de marine de seconde classe.
— Connaissez-vous l’accusé ?
— L’accusé ?… Oui, c’est… c’était mon commandant.
— Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?
Après un moment de réflexion, qui donne à sa physionomie un air distrait et embarrassé, Mathias répond en élevant la voix :
— Je le jure !…
— Vous savez les motifs qui vous ont amené aujourd’hui devant nous. Dites les faits qui sont parvenus à votre connaissance, et que vous allez révéler sous la foi du serment que vous venez de prononcer. Le conseil vous écoute.
— Ces faits sont fort simples, quoique très-importans ; et, si ma mémoire aujourd’hui ne me rappelle pas exactement tous les détails que je voudrais pouvoir vous donner, je crois du moins que je réussirai à n’omettre aucune circonstance majeure dans ma déposition…
« Dans la matinée qui suivit la nuit où la division de l’île d’Aix eut à résister à l’attaque des brûlots anglais, vers dix heures, je crois, le commandant fit demander l’aspirant de corvée… Je me présentai à lui… Il m’ordonna de me rendre à bord de l’amiral qui venait, au moyen des signaux qu’on avait aperçus de notre bord, d’appeler tous les navires de la rade à l’ordre ! Le feu de l’escadre ennemie était très-vif en ce moment. Le grand canot fut armé de dix-neuf hommes et de son patron. Je pris le commandement de cette embarcation ; et, malgré la mitraille et les boulets qui des deux bords se croisaient sur nous, j’eus le bonheur d’arriver sans accident à bord du vaisseau amiral, non pas en faisant le tour pour plus de prudence, comme on me l’avait bien recommandé en partant, mais en faisant tout bonnement nager droit sur le vaisseau commandant… Je voulais couper court pour ne perdre ni temps ni chemin… C’était ma manière à moi, et… »
— Permettez-moi, dit le président en interrompant Mathias, de vous faire remarquer qu’en agissant ainsi c’était déjà enfreindre témérairement les ordres que vous aviez reçus, exposer les hommes et l’embarcation qui vous avaient été confiés, en risquant même de compromettre l’accomplissement de votre importante mission ?
— C’est possible, M. le président, je ne dis pas non. Mais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le faire remarquer, c’est ma manière. D’ailleurs, quand on se trouve au feu, on a peut-être le droit d’exposer les autres lorsqu’on s’expose soi-même à leur tête, pour leur donner un bon exemple à suivre. Si l’empereur, qui s’y connaît, avait été là, et qu’il m’eût vu en ce moment, je suis convaincu qu’il aurait mieux aimé un imprudent comme moi, que… Mais je reviens aux faits qu’il me tarde de vous avoir rapportés…
Les dernières paroles de Mathias venaient de faire trembler tout l’auditoire, qui ne reprit une attitude plus calme que pour entendre la suite de la déposition du redoutable témoin.
« L’amiral, en me voyant arriver à bord de son vaisseau, bien avant les autres embarcations, qui, elles, avaient cru devoir faire le grand tour, me demanda brusquement mon nom et celui du vaisseau auquel j’appartenais. Je le lui dis ; et le chef d’état-major, me tendant la main avec affection, me conduisit dans la chambre où l’on écrivait les ordres du jour sous le feu des canons, et au bruit des boulets qui ronflaient à nos oreilles. Cette situation, ma foi, me plut, et j’attendis une heure environ le paquet que l’on destinait à notre commandant. L’amiral, malgré mes instances, ne voulait pas me laisser partir, disait-il, au moment le plus chaud du combat, de ce combat qui devait finir trop tôt… et trop mal… Enfin j’obtins cependant, après beaucoup de façons, la permission d’essayer de retourner à bord de l’Indomptable, par le chemin que je savais déjà… Une fumée noire, lourde, épaisse, obscurcissait le jour et pesait sur les flots contre lesquels il nous fallait nager en double pour arriver à notre destination. Je passai, avec mon grand canot, à poupe ou sur l’avant de plusieurs navires de la division mouillés entre l’amiral et l’Indomptable ; et, quoique je fusse exposé à essuyer le feu de ces bâtimens qui ne me voyaient pas, je trouvai qu’il était toujours bon de prendre connaissance de chacun d’eux ; ils me servaient de points de remarque, au milieu des débris entre lesquels je m’avançais… C’était encore à ma manière.
» A la fin, à force de chercher, j’aperçois, à travers le brouillard de fumée, la mâture de l’Indomptable. C’est cela ! criai-je alors à mes grands canotiers. Il y a double ration à bord de celui-ci. Avant un coup, garçons, et ne baissons pas la tête, car j’ai encore un sabre à la main pour relever la figure du premier qui se baisserait pour amarrer le cordon de ses souliers !
» Une chose me surprenait toutefois en approchant du vaisseau : c’est que les Anglais continuaient à taper sur lui, et que lui ne faisait plus feu !…
» Mon premier mouvement fut de regarder à la corne d’artimon… Le pavillon national y flottait encore… et je me dis avec joie : l’Indomptable tient bon encore ; ma corvée est finie. »
— Vous abordâtes, dites-vous, le vaisseau par tribord ?…
— Oui, général, par tribord, le long du grand escalier.
— Et quelqu’un vint-il vous recevoir, y eut-il quelques hommes disposés pour vous élonger une amarre, comme cela se pratique toujours en pareil cas ? Je crois devoir vous faire observer ici qu’il est d’autant plus nécessaire de préciser tous ces faits, qu’ils sont de la plus grande importance pour la cause.
— Personne ne se présenta pour nous recevoir à bord du vaisseau.
— Personne, dites-vous ?
— Non, personne, général !…
— Et dans quel état trouvâtes-vous le bâtiment ?…
— Abandonné ! ! !…
Il me serait impossible d’exprimer ici l’effet que ce dernier, que ce seul mot produisit sur l’assemblée. L’accusé, en l’entendant prononcer, porta convulsivement ses deux mains tremblantes sur son visage décomposé… Les sanglots de l’infortuné interrompirent un instant l’audience…
Mathias, seul, calme et impassible dans ce moment d’anxiété et de terreur, attendit que sa voix pût se faire entendre de nouveau, pour répéter :
« Oui, abandonné !… Je le croyais du moins, et je m’indignai en voyant l’Indomptable, mouillé sur ses deux ancres, pouvant encore combattre et ne combattant plus… Dans le coin du gaillard d’arrière, il me sembla cependant entendre, au bout de quelques instans, le bruit confus de quelques voix qui interrompaient le silence dont j’avais été d’abord si effrayé… J’accours ; c’était un officier blessé que plusieurs hommes cherchaient à soulever…
» Je reconnus, dans cet officier, le commandant que voilà, entouré des canotiers de sa yole qui voulaient le déterminer à s’embarquer pour fuir avec eux. Que vous dirais-je de plus, ma foi ! La présence de cet officier blessé pouvant contrarier la résolution que j’avais prise, de défendre jusqu’à la dernière extrémité l’Indomptable contre des péniches anglaises qui s’avançaient pour l’amariner, je me déterminai à forcer le commandant à se laisser entraîner à terre, et à s’éloigner porté par ses canotiers.
» Il partit, contraint par moi et à moitié évanoui, je crois. Je repoussai sans lui les péniches anglaises, qui nageaient sur nous à grands coups d’aviron ; et vaillamment secondé par mon patron et mes dix-neuf grands canotiers, je fis ensuite sans perdre de temps couper les câbles du vaisseau ; hisser le grand foc à bloc et un petit hunier à demi-mât ; et ma foi le vent ou la Providence nous conduisant, nous réussîmes à échouer en grand sur la vase ce vaisseau que d’ici vous pouvez voir flottant dans les eaux d’un port français !
» Voilà, messieurs, ce que je sais et tout ce que j’ai fait… Vous connaissez sans doute le reste tout aussi bien et peut-être mieux que moi… Par conséquent j’ai tout dit, et c’est encore une fois une autre corvée de faite. »
Il était temps pour le jeune témoin que sa narration finît… Sa voix, qui pendant presque toute la déposition qu’il venait de faire, s’était soutenue avec fermeté, nous avait semblé s’être sensiblement affaiblie depuis le moment où il lui avait fallu expliquer comment il avait forcé le commandant à quitter le vaisseau. Cette partie si pénible du récit de Mathias avait été écoutée avec un sentiment de surprise, dont lui-même nous avait paru embarrassé ; et quand il eut cessé de parler, il se trouva dans la position d’un homme que l’on vient de délivrer du poids d’un fardeau accablant.
L’impression générale causée par les dernières paroles du généreux aspirant, était indéfinissable. Le président, à qui l’émotion et l’embarras de notre ami n’avaient pu échapper, s’empressa, aussitôt que le reste d’agitation de l’assemblée lui eut permis de continuer ses questions, de présenter les objections suivantes au témoin.
— Comment expliqueriez-vous, lui demanda-t-il, la différence qui existe entre les réponses que vous avez cru devoir faire dans l’instruction du procès, et les faits que vous venez de révéler au conseil ? Les renseignemens antérieurs que vous avez donnés ne ressemblent nullement à ceux que nous venons d’entendre.
— Ces renseignemens, mon général, peuvent ne pas être les mêmes, j’en conviens ; mais ils ne se contredisent pas, que je sache. Dans l’instruction j’ai en quelque sorte refusé de m’étendre sur les faits, que je désirais ne faire connaître qu’en public. Que mes premières explications aient été incomplètes, cela se peut ; mais qu’elles se trouvent opposées à celles que je viens de faire entendre, je ne le crois pas.
— Le conseil, monsieur, appréciera cette circonstance, sur laquelle j’ai insisté à dessein. Mais comment justifierez-vous, si tout ce que vous venez de nous dire est, comme j’ai lieu de le penser, conforme à la plus exacte vérité ; comment justifierez-vous, je le répète, l’espèce de violence que vous avez cru devoir exercer pour forcer votre commandant blessé à quitter le vaisseau qu’il ne devait abandonner qu’avec la vie ?…
— Je ne cherche pas à me justifier, mon général, j’ai voulu rapporter seulement ce qui s’est passé, et je l’ai fait.
— Permettez-moi de vous faire observer encore, que s’il en était ainsi que vous le dites, vous auriez employé à l’égard de votre chef un moyen coupable pour l’empêcher de remplir son devoir le plus impérieux. Vous auriez même encouru dans cette circonstance, par un excès de zèle inconsidéré, la rigueur des lois qui doivent punir l’indiscipline et la rébellion.
— En ce cas-là, mon général, faites-moi juger comme coupable, si vous en avez le droit, et n’exigez pas que je dépose comme témoin dans une affaire où je ne devrais paraître que comme accusé. L’exemple serait édifiant pour ceux de mes collègues les aspirans, qui s’aviseraient de vouloir sauver des vaisseaux de ligne. Il ne manquerait plus que cela !
— Monsieur, retournez à votre place ; le conseil statuera sur la nature et le caractère de la déposition qu’il vient d’entendre.
Nous aurions tous voulu sauter au cou de notre camarade, sans trop savoir dire pourquoi encore. Il nous semblait qu’il venait de faire une action sublime. Notre vieux commandant pleurait, en jetant sur notre ami des regards qui exprimaient cent fois mieux que ses lèvres frémissantes n’auraient pu le faire, le sentiment qui l’agitait, qui le tourmentait, qui semblait l’étouffer… Oh ! combien cette scène muette entre le jeune témoin et l’accusé était attendrissante et noble !… Quelle tranquille sévérité dans les traits de Mathias, et quelle éloquence expressive de reconnaissance et d’humilité sur la physionomie du coupable qu’il venait de sauver !
On appela, comme pour faire brusquement diversion à l’opinion générale, les autres témoins à entendre dans la cause. Ils confirmèrent tous, comme ils le purent, la déposition faite par leur aspirant. La simplicité que le patron du grand canot mit dans ses réponses, fut remarquée, comme la seule chose qui pût peut-être égayer la gravité d’une affaire aussi sérieuse.
Ce brave homme raconta d’abord, dans le langage naïf et rude qui lui était ordinaire, son trajet à bord de l’amiral et son retour à bord de l’Indomptable. Parvenu, après bien des circonlocutions, au point important de l’abandon du vaisseau, le président lui demanda : — Le vaisseau était-il abandonné ?
— Abandonné ? répond le patron.
— Oui, le vaisseau était-il abandonné ? reprend le président.
— Ça c’est selon, mon général !
— Comment c’est selon ! un vaisseau est abandonné ou il ne l’est pas !
— Je sais bien ce que vous voulez dire. Ce n’est pas ce qui m’embarrasse, pardieu, et ce qui fait une coque dans le câble que je file. Mais faut-il vous dire tout ici entre nous, et devant tout le monde ?
— Mais certes, il faut dire tout ! vous êtes ici pour cela.
— Eh bien ! le vaisseau était abandonné plus ou moins. Voilà mon opinion du moment.
— Avez-vous ou n’avez-vous pas trouvé enfin quelqu’un à bord ?
— M. Mathias que v’là là, a dû vous conter tout cela, cent mille fois mieux que moi ; car il n’a pas la langue dans un sac, allez, lui. Ainsi ma voix serait censément inutile. Mais c’est-il cela un brave, que monsieur Mathias ! Dieu de Dieu ! c’est avec ça qu’il y aurait du plaisir à naviguer en course et à se taper au numéro Un… Si vous aviez vu comme il vous a fait mystifier les péniches anglaises, vous auriez dit tout le premier : c’est là un véritable Français, digne de sa gloire !
— Témoin, il ne s’agit pas ici de M. Mathias et de sa gloire. Répondez à la question que je vous adresse pour la troisième fois. Avez-vous trouvé quelqu’un sur l’Indomptable à votre arrivée à bord ?
— Oui, et non, comme on le voudra, mon général. Il y avait dans le fond du gaillard d’arrière quelque chose, mais je ne sais pas si c’était quelqu’un. Comme il fallait se donner une doudouille dans le moment actuel de l’instant, j’ai sauté primo mihi sur les caronades de l’avant qui avaient la jouissance d’être chargées… J’ai fait feu, sans vous offenser, et v’là tout… Une embarcation est partie du bord dans l’instant de la fumée et du charivari, à ce qu’on m’a appris depuis. M. Mathias, après le coup de temps, a eu même la bonté de me certifier que c’était le commandant blessé qu’il avait emballé dans sa yole pour l’envoyer subordonnément à terre aux non-combattans ; et comme M. Mathias est incapable de fausseté, je jure, s’il le faut, devant Dieu et devant les hommes, que c’était la chose et le commandant que v’là, et qui est, si je ne me trompe, assez bien malheureux comme ça de n’avoir point partagé notre belle conquête, à bon marché… c’est-à-dire avec sept coups de caronade envoyés du bon numéro, un peu plus vite que par la poste aux lettres, dont j’ai l’honneur d’avoir fait ma déposition à la justice, si toutefois et quantes j’en ai été capable, sans vous offenser.
Il fut impossible d’obtenir des renseignemens plus clairs des autres matelots du grand canot. C’étaient cependant les seuls hommes de notre équipage qui pussent affirmer ce qui s’était passé à bord pendant qu’ils avaient occupé le bâtiment. Les autres marins de l’Indomptable, appelés comme nous à déposer après les grands canotiers, étaient trop intéressés à ne pas charger le commandant, pour contredire la déposition des premiers témoins entendus dans la cause. Un incident dont nous n’avons point encore parlé, et qui avait eu lieu au moment de l’abandon du vaisseau, pouvait d’ailleurs laisser planer encore sur cette affaire, des doutes favorables au prévenu. Le commandant, n’ayant effectivement quitté l’Indomptable que le dernier dans la yole qui l’avait transporté à terre, pouvait à la rigueur passer pour être resté à son poste jusqu’à l’heure où Mathias disait l’avoir contraint à s’éloigner du bord.
Tout, à l’aide de cette circonstance, devenait doute, mystère, incertitude, excepté pour les yoliers du commandant et pour les compagnons d’armes de Mathias. Ces braves gens sauvèrent le coupable.
La tournure que, grâce à la déposition de l’aspirant, venait de prendre l’affaire, rendait la tâche du rapporteur aussi embarrassante, que celle du défenseur de l’accusé était devenue facile et simple.
L’accusation, quelque véhémente qu’elle fût, ne produisit aussi que l’effet le plus médiocre, sur un public qui déjà avait deviné que le témoignage de l’aspirant venait d’arracher le vieux commandant au coup qui d’abord avait paru le menacer. Le défenseur, prévoyant le triomphe réservé à son client, s’empara, avec cette adresse que donne la certitude du succès, de tous les faits qui pouvaient contribuer à l’acquittement de l’inculpé ; au bout de quelques heures de débats, le conseil se retira dans la salle des délibérations, pour rendre l’arrêt qui nous avait d’abord inspiré tant de craintes, et que depuis l’allocution de Mathias nous avions commencé à ne plus redouter pour notre malheureux chef.
Ce fut dans ce moment de suspension de la séance qu’il nous fut enfin permis de parler à notre ami, et de le féliciter sur la générosité de sa conduite. La foule des auditeurs l’entourait déjà avec admiration, et lui, toujours calme au sein de l’agitation qu’il avait fait naître, nous attendait, nous ses plus chers camarades, pour nous tendre la main et recevoir peut-être de nos bouches, les paroles de consolation dont il paraissait avoir déjà besoin…
Dès qu’il me vit auprès de lui, il pencha l’oreille vers moi ; car il lui semblait que je dusse avoir quelque chose à lui dire, et je sentis que c’était à moi de parler le premier…
— Bravo ! lui dis-je à voix basse ; tu viens de sauver le commandant !
— Oui, me répondit-il gravement : je viens de le sauver et de me perdre… Mais il fallait être parjure à la vérité ou parjure à l’humanité, et j’ai menti plutôt que de frapper.
De grosses gouttes de sueur inondèrent son beau visage, dès qu’il eut exhalé ces mots qui s’étaient échappés de sa poitrine avec un long soupir… Jamais je n’ai vu de figure aussi jeune exprimer un sentiment plus noble dans une circonstance aussi solennelle.
J’engageai mon ami à sortir avec nous pour prendre un peu l’air, et pour respirer plus à l’aise qu’il ne l’avait fait pendant ces pénibles débats… Il me répondit qu’il désirait rester, et qu’il voulait voir, en promenant ses yeux sur les personnes de l’assemblée, s’il parviendrait à découvrir dans les regards de quelqu’un, le reproche que pourrait lui avoir attiré ce qu’il appelait son mensonge. Une telle investigation était bien inutile : il n’y avait que bienveillance et admiration pour lui dans tout l’auditoire, et même parmi les individus qui attendaient la condamnation de l’accusé comme le châtiment le plus juste et le plus mérité.
La délibération des juges se prolongeait. L’anxiété renaissait autour de nous et redoublait à chaque minute d’attente. Quelques flambeaux allumés dans la salle immense où bouillonnait la multitude, jetaient leur pâle et insuffisante lueur sur les lugubres décorations de l’enceinte délabrée… L’épée de l’accusé, encore déposée sur le tribunal, brillait seule encore au reflet vacillant des deux girandoles entre lesquelles elle était restée passive, immobile. C’était là pour nous le signe le plus frappant auquel nous pussions apprécier toute la gravité et toute la portée de la cause, en l’absence momentanée de l’accusé. Aussi nous demandions-nous à chaque instant avec inquiétude : — Cette épée lui sera-t-elle rendue ou sera-t-elle brisée aux pieds de son maître ?
La rentrée des juges vint mettre enfin un terme à nos réflexions douloureuses et à notre vive impatience.
L’accusé est de nouveau introduit pour entendre son arrêt : ce sera pour la dernière fois… Sa figure est calme ; il semble respirer avec plus de liberté qu’il ne l’a encore fait dans tout le cours de cette terrible séance… Les juges ont repris leurs places. Le président se lève ; ses traits n’expriment ni agitation ni joie. Il va parler ; et tous les cœurs, oppressés déjà par un sentiment de crainte et d’espoir, semblent s’être arrêtés et ne plus palpiter. Il parle, et sa voix retentit comme au sein de la solitude la plus profonde, tant la foule est recueillie et silencieuse… Les derniers mots de l’arrêt vont se faire entendre : chacun, en ce moment, réunit tout son courage, tout son sang-froid pour les écouter… L’accusé, les yeux fixés sur son épée, se dispose à recevoir le coup que la sentence va laisser peut-être tomber sur sa tête.
— L’accusé est acquitté… acquitté honorablement…
Le pauvre commandant, à ce magique mot qui vient de l’arracher à sa stupeur, à ses souffrances, à lui-même enfin, se lève sur son siége, se précipite sur son épée, qu’il ressaisit avec violence, qu’il baise, re-baise cent fois, mille, fois, avec délire… Et puis, succombant à sa propre exaltation et à l’ivresse du sentiment qui l’accable, il s’évanouit au milieu des applaudissemens qu’il n’entend plus, et entre les bras de ses amis que ses yeux égarés ne peuvent plus apercevoir.
FIN DU PREMIER VOLUME.
La malheureuse jeune fille que je viens de faire connaître à mes lecteurs n’est pas un personnage fictif, elle a existé ; et ceux de mes amis qu’ont épargnés les chances fatales de la carrière que nous parcourions ensemble, se rappelleront sans doute encore la pauvre créature dont il m’a plu de faire une héroïne de roman. Peut-être, après m’avoir taxé d’égoïsme en lisant ce que je dis de Juliette et de moi, m’accusera-t-on d’un peu de cruauté pour avoir livré au vent de la publicité la mémoire d’une infortunée, qu’il aurait sans doute mieux valu laisser dormir dans la tombe où elle était descendue en expiant les torts de toute sa vie. Mais est-on toujours libre, quand on écrit, de ne dire que ce que l’on veut, et l’indiscrétion de ceux qui une fois ont laissé courir leur plume, n’a-t-elle pas aussi sa fatalité ? Cette Juliette d’ailleurs, dont j’ai retracé les souffrances et les fautes, m’a toujours paru avoir si complétement effacé ses torts par ses malheurs, que j’ai cru pouvoir parler d’elle, comme j’aurais fait de la femme la plus chaste et la plus vertueuse. Au surplus, en me mettant moi-même en scène, comme j’aurais mérité d’y être mis sans ménagement par un autre, je n’ai pas essayé à me peindre plus moralement beau que je ne le suis réellement. J’ai dit, autant que j’ai eu la force de le faire, un peu de vérité de moi et à mes dépens ; et s’il y a du mauvais dans ma nature, on trouvera du moins qu’il ne saurait y avoir d’hypocrisie dans mon fait.
Avant de mettre en évidence une fille comme Juliette, entraînée par cette fatalité qui ne peut jamais être acceptée comme une excuse morale suffisante, à faire le métier de femme galante, j’avais calculé tout ce qu’il était nécessaire de trouver de hardiesse en soi, pour fournir ainsi bénévolement à la critique, des armes aussi redoutables contre soi-même. Mais l’avouerai-je ! c’est la difficulté que j’avais entrevue dans mon plan, qui m’a engagé le plus fortement à tenter un essai pour lequel je sentais bien qu’il fallait être doué de quelque force et de quelque témérité. J’ai osé enfin, satisfait d’avoir devant moi un obstacle à vaincre, et je laisse à ceux qui me liront le soin d’apprécier jusqu’à quel point j’aurai réussi dans ce que je regarde encore comme une tentative assez singulière.
Mais au degré de licence qu’a déjà atteint notre littérature, est-il bien encore nécessaire de chercher à se faire pardonner les libertés qu’on a cru pouvoir se permettre ; et doit-on raisonnablement se féliciter, comme d’une bonne action, d’avoir réussi à cacher, sous la timidité ou la subtilité des formes, le fond peu moral de certaines choses ? Dans ces deux cas, ce me semble, le scrupule et la vanité seraient également mal placés. On m’a déjà trouvé très-hardi, il est vrai, pour avoir dessiné à grands coups de crayon de bonnes et fortes natures de matelots tout naïfs et tout bruts, comme je les avais rencontrés dans le monde maritime. On a été même jusqu’à me reprocher, disons le mot, une espèce de diogénisme littéraire, et c’est là au moins une justice que je me plais à rendre à la pruderie de notre époque. Mais avec quelque humilité que je me sois soumis à subir la réputation de rudesse qu’il a plu à certains critiques de me faire dans l’opinion du public, je ne prétends pas passer aussi aisément condamnation sur l’article de la morale dont j’ai toujours cherché à revendiquer les principes, même dans mes plus grands écarts. Tous mes personnages, il s’en faut, sont bien loin d’être moraux ; j’aurais même été très-fâché quelquefois qu’ils le fussent. Mais dût-on m’appeler vieilliste ou classique, qui pis est, j’ai toujours voulu que les vices que j’ai mis en action ou en évidence, fussent punis comme le sont les vices, c’est-à-dire comme des causes de désordres sociaux qui doivent trouver leur châtiment dans la société même qu’ils tendent à troubler, si ce n’est dans la providence qui les condamne.
Juliette, ma pauvre et vulgaire héroïne, ne se sert pas toujours d’un langage très-choisi dans le cours de mon ouvrage. Elle raconte même à l’aspirant Édouard l’histoire de ses premières années, en des termes et dans un style qui seraient à peine avoués par le goût littéraire le moins exigeant. Mais il ne faut pas oublier que c’est une jeune fille de la Basse-Bretagne que je fais parler ainsi, alors qu’elle n’a pas encore assez fréquenté le monde pour user, dans la fréquentation des hommes un peu comme il faut, les habitudes et le ton qu’elle a dû contracter à Ouessant où elle a été élevée au milieu de bons et braves habitans de cette petite île. Les paysans bas-bretons qui commencent à s’exprimer passablement en français ont un idiome à eux, et cet idiome n’est ni tout à fait du breton pour les mots, ni tout à fait du beau français pour la construction grammaticale. C’est en quelque sorte une langue mixte, qu’il n’est peut-être pas inutile d’imiter quand on veut mettre en scène les hommes qui l’emploient, pour faire comprendre leurs pensées. Cette langue, ou si l’on veut, ce patois, a sa force, sa naïveté, et quelquefois même sa grâce, et souvent déjà j’ai essayé, avec un peu de succès je crois, à en donner une idée, en introduisant dans mes dialogues de marins et de femmes de la côte finistérienne, plusieurs expressions et plusieurs locutions, qui ne pouvaient appartenir bien sûrement qu’au pays où je les avais puisées.
Le langage de Juliette change, au reste, et se modifie avec les circonstances qui changent sa position. Elle devient presque une grande dame pour sa manière de parler, quand elle sait assez lire pour lire des romans, et quand, après avoir vécu quelque temps avec des aspirans de marine, elle se trouve être la maîtresse d’un général. C’est alors, mais alors seulement, qu’elle parle comme une personne du monde ; et cette transformation morale est la chose la plus facile à concevoir, car il n’y a rien de plus aisé pour une femme un peu intelligente qui lit des livres nouveaux et qui a une loge au spectacle, que d’apprendre le jargon de toutes les autres femmes en chapeau à plumes et en châle de cachemire.
Le pilote dont il est ici question fut exécuté à Brest, en 1805 ou 1806, pour avoir servi, en temps de guerre, sur les bâtimens anglais qui bloquaient la côte de Bretagne. La frégate la Blanche, à bord de laquelle on parvint à s’emparer de ce transfuge, se perdit près de Portsall et non sur les rochers d’Ouessant où j’ai jugé à propos de placer le lieu de l’événement que je retrace dans ce chapitre. Poursuivi long-temps par les agens de la force armée, appelés à surveiller le sauvetage du bâtiment naufragé, le pilote français fut retrouvé dans la maison qu’habitaient sa femme et ses enfans, sur les bords mêmes du rivage où ce malheureux avait long-temps fait la pêche. Vingt-quatre heures après avoir été conduit à Brest pour y être jugé par une cour martiale, il avait cessé de vivre.
L’histoire de la mystérieuse fécondité de la femme du pilote de mon roman est vraie. On la retrouve encore dans la tradition du pays. Mais la crainte de contribuer à perpétuer l’injuste flétrissure qui s’attacha dans le temps à la famille de ce misérable marin, m’a engagé à dénaturer le nom qu’il portait, et qu’il légua, comme un funeste héritage, à des enfans bien innocens du crime que venait d’expier si terriblement leur père.
A peine âgé de neuf à dix ans lorsque le naufrage de la Blanche eut lieu sur les côtes du Finistère, je me trouvais embarqué comme petit mousse, à bord d’un des bâtimens convoyeurs qui furent expédiés de Brest pour recueillir les débris de cette frégate anglaise. La moitié de l’équipage avait péri, et en arrivant sur le lieu du sinistre, nous n’eûmes d’abord à retirer de l’eau que des cadavres.
C’est dans cette circonstance funeste que les agens de la marine, appelés les premiers sur le théâtre de l’événement, eurent à déplorer les excès auxquels le défaut de civilisation pouvait encore porter les habitans de ces côtes abandonnées. L’épouse ou la fille du commandant anglais fut ramenée sur le rivage, mais presque morte. Une jeune paysanne, qui avait contribué, autant que les pêcheurs eux-mêmes, à retirer des flots, non pas les naufragés, mais les corps des noyés pour les dépouiller de leurs vêtemens, aperçoit la dame anglaise encore évanouie… Un diamant, qui paraissait de quelque valeur, brillait à l’un de ses doigts gonflés par la macération de l’eau. La jeune paysanne s’efforce d’arracher l’anneau, qu’elle veut s’approprier, du doigt sur lequel il est trop étroitement serré. Irritée de ses inutiles efforts, que fait la misérable ! Elle coupe, de ses dents de bête fauve, le doigt de la victime, et disparaît, toute fière de sa conquête, avec la bague qu’elle tient encore entre ses lèvres ensanglantées.
Nous trouvâmes, en arrivant à Portsall, les témoins de cette scène de cannibale, encore tout indignés de la férocité de la jeune sauvage. Mais le châtiment que méritait tant de cruauté ne se fit pas attendre. Je ne puis pas dire ici avoir vu de mes yeux le fait que je viens de rapporter ; mais je puis du moins affirmer qu’on le racontait comme une chose qui vient de se passer au vu et su de tout le monde, quand notre petit navire mouilla sur cette partie de la côte du Finistère pour diriger le sauvetage de la frégate la Blanche.
Ce major-général de la marine, qu’il m’a convenu de placer au port de Brest, est un personnage de pure invention, tant sous le rapport de la bienveillance que je lui suppose pour les aspirans, que sous celui de la partialité et des petites passions que je lui attribue envers ses jeunes subordonnés. La plupart des généraux appelés à ce poste n’avaient pour nous ni autant de libéralité ni autant d’injuste animosité que le major-général de mon roman.
Les officiers supérieurs chargés, dans les ports de mer, de ces fonctions sédentaires, avaient dans leurs attributions la surveillance spéciale des aspirans de marine ; et la sévérité qu’ils apportaient à l’égard de ceux-ci, dans l’exercice de leur ministère, était au moins égale à l’irrégularité de la conduite de leurs petits mauvais sujets de justiciables. Les officiers-majors, placés sous les ordres du major-général, avaient mission de pourchasser les aspirans partout où ces derniers se glissaient pour se livrer aux petites fredaines qui ne les rendaient que trop souvent passibles des rigueurs de la discipline maritime.
On trouvera peut-être que je retrace ici avec un peu trop de complaisance, les détails qui se rattachent à la vie que menaient à terre les aspirans de marine. Mais en me laissant aller au plaisir de raviver quelques-uns des souvenirs de ma jeunesse, j’ai cru qu’il pourrait devenir agréable à la plupart de mes lecteurs, d’apprendre quelle était l’existence de ces jeunes marins, abandonnés, loin de leur famille, aux mœurs qu’ils contractaient dans les habitudes du service de mer. Le motif qui m’a guidé expliquera et suffira pour justifier probablement la longueur des premiers chapitres de mon nouveau roman. Dans les œuvres maritimes que j’ai publiées jusqu’ici, on a pu voir, au surplus, que, pour me faire pardonner la forme frivole de ces sortes d’ouvrages, j’avais toujours cherché à mêler quelque chose de philosophique aux peintures en apparence les plus futiles ; car, à mon avis, dire ce que sont les hommes dont l’habitation de la mer a modifié le caractère et les passions, c’est faire de la philosophie, non pas comme il est convenu d’en bâcler aujourd’hui, mais comme il était encore permis d’en faire il y a quelques années.
Les aspirans d’autrefois sont, au surplus, ce qu’on pourrait appeler pour nous une espèce perdue, aujourd’hui que les élèves de la marine, disciplinés par l’esprit du siècle, ont pris dans toutes leurs habitudes une autre direction morale que leurs prédécesseurs, dominés, comme ils l’étaient au temps de l’empire, par les idées de cette époque célèbre. Ainsi donc, retracer maintenant la physionomie dont tout un corps d’officiers porta naguère l’empreinte, c’est écrire, selon moi, un peu d’histoire, et un peu d’histoire est toujours quelque chose de bon à trouver, même dans un roman maritime.
Cette circonstance de deux navires ennemis qui se rencontrent en mer, qui se combattent et qui se séparent sans avoir pu quelquefois se dire leur nom, m’a toujours paru un des faits les plus singuliers que pût présenter l’étrange carrière des marins. Un grand nombre de bâtimens de notre nation ont eu, avec des navires anglais, de ces sortes d’engagemens, pour ainsi dire anonymes ; et ce n’était que long-temps après avoir gagné un port de relâche, que les capitaines et les équipages des vaisseaux qui avaient ainsi combattu, apprenaient par les journaux, ou d’après les conjectures qu’ils pouvaient former sur les événemens publiés par les feuilles anglaises, le nom et l’espèce des bâtimens ennemis auxquels ils avaient eu affaire.
Un grand brick-corsaire de Nantes chasse, près des Açores, un trois-mâts anglais, qu’il suppose appartenir à la Compagnie des Indes. Les deux navires se canonnent d’abord. Le corsaire, profitant de l’avantage que lui offre le vent, et que lui assure la supériorité de sa marche, se décide à livrer l’abordage au trois-mâts, qu’il est fatigué de combattre de loin. Il l’approche ; mais au moment où il se dispose à élonger son adversaire par l’arrière, le malheureux trois-mâts prend feu, et bientôt il saute en l’air comme une bombe, en ne laissant, sur les flots au milieu desquels il vient de disparaître, que quelques débris de mâture et quelques bordages hachés par la mitraille ou déchirés par l’explosion. Le corsaire lui-même, avarié par l’effet de l’ébranlement terrible qu’il a éprouvé, s’éloigne, en arrivant à plat, du point fatal où il craint de rencontrer, entre deux eaux, la carcasse du bâtiment détruit. Mais l’espoir de recueillir encore sur les vagues soulevées, les infortunés qui ont pu survivre à une aussi funeste catastrophe, engage le capitaine français à faire mettre une embarcation à la mer. L’embarcation nage dans le nuage de fumée dont l’air est encore infecté : elles heurte des débris ; elle ramasse des tronçons de cadavres, des membres épars et des lambeaux de vêtemens ensanglantés… Mais pas un seul indice sur le nom du trois-mâts anéanti !… Pendant plus d’une heure elle rôde, elle cherche cet indice précieux à l’endroit même où, si peu de temps auparavant, le navire disparu flottait, combattait, tonnait encore… Rien sur les flots, que des cadavres déchirés et des épaves muettes !… La nuit vint : le vent s’éleva plus impétueux, et le bruit sinistre des vagues répondait seul aux questions lamentables des matelots du corsaire. L’embarcation regagna le bord sans avoir réussi à trouver le nom, à apprendre le lieu d’armement du bâtiment qui n’était plus.
Pendant les deux mois que dura encore la croisière du corsaire français, ce nom énigmatique, m’a rapporté le capitaine, occupa la tête de tout son équipage ! « Dire, répétaient sans cesse les matelots, qu’on réussisse à faire sauter en l’air un Anglais comme un bouchon de Champagne, et ne pas pouvoir ce qui s’appelle savoir seulement son nom ! n’est-ce pas fichant ! Coquin de métier, va ! il n’y a pas de plaisir à faire la course comme ça ! »
Ce ne fut que lorsque le capitaine du corsaire nantais apprit, par les journaux, qu’un trois-mâts de la Compagnie des Indes manquait depuis six ou huit mois en Angleterre, qu’il supposa que ce bâtiment, si long-temps et si vainement attendu, pouvait bien être le trois-mâts qu’il avait fait sauter auprès des Açores ! Le navire manquant à l’appel, comme disent les marins, se nommait, je crois, le Richmond ; et ce ne fut pas une petite satisfaction pour le capitaine et pour les œdipes de son équipage, que d’avoir pu enfin trouver le mot de l’énigme, qu’ils avaient cherché si long-temps sur les flots.
Un événement de cette nature m’a paru frappant, et cette incertitude, dramatique ; et c’est à cet incident de mer que je dois l’idée qui m’a conduit à terminer par une explosion semblable à celle du trois-mâts de la Compagnie, le combat de mes deux vaisseaux de ligne.
L’engagement brillant qu’eut la frégate française la Canonnière, dans les mers de l’Afrique, le 21 avril 1806, contre un vaisseau anglais de 74, qu’elle réussit à désemparer et à mettre en fuite, offre encore un exemple célèbre de ces rencontres maritimes qui laissent ignorer aux combattans le nom de l’adversaire à qui ils ont eu affaire. Le commandant Bourayne, capitaine de la Canonnière, quelques jours après la lutte glorieuse qu’il venait de livrer, écrivait au ministre de la marine :
« Monseigneur,
» La frégate la Canonnière, que j’ai l’honneur de commander, a désemparé, en vue de la Côte Natale, un vaisseau anglais de 74, dont je n’ai pu encore savoir le nom. Le combat a duré deux heures et demie, et c’est après avoir été mis hors d’état de continuer l’action, que le vaisseau ennemi a laissé arriver, en nous abandonnant le champ de bataille. »
Mon vaisseau anglais de 80 canons, faisant jouer des airs nationaux à ses musiciens au plus fort de l’action que je retrace, n’est pas au surplus un fait de mon invention, destiné à mêler un incident bizarre à l’horreur déjà assez grande que doit inspirer le tableau d’un engagement sur mer. A bord de la plupart des vaisseaux amiraux, et surtout des vaisseaux montés par des généraux anglais, il existe une musique comme dans les régimens de ligne ; et pendant le combat, cette musique fait entendre, autant qu’elle le peut, des airs guerriers propres à enflammer ou à soutenir l’ardeur des équipages.
On ne sera peut être pas fâché de retrouver dans ces notes, un article que j’ai récemment publié pour donner, aux personnes étrangères à la marine, une idée un peu complète de ce qu’on appelle des brûlots, dans le langage des hommes de mer.
Tous les navires, quelles que soient leur espèce et leurs dimensions, peuvent être transformés en brûlots. On a vu les Anglais consacrer jusqu’à de vieilles frégates à cet emploi tout spécial. C’est ainsi, par exemple, que dans la trop fameuse expédition incendiaire qu’ils dirigèrent contre la division française mouillée en rade de l’île d’Aix, près de Rochefort, ils parvinrent à faire sauter en l’air plusieurs de nos vaisseaux de ligne, au moyen des formidables brûlots qu’ils avaient lancés contre les bâtimens de cette division, et qui ne les quittèrent qu’après avoir couvert les flots de leurs propres débris et des débris, encore plus précieux, de notre malheureuse escadre. On choisit ordinairement, pour les convertir en brûlots, les vieux navires, que leur peu de valeur engage à sacrifier à cet usage ; et l’on retire même, du peu de solidité qu’offrent ces bâtimens détériorés, un avantage que ne présenteraient pas des constructions plus nouvelles ou plus fortes. Les vieux bâtimens, en n’opposant pas aux effets de l’explosion, l’obstacle qu’elle rencontrerait pour rompre subitement une membrure et des bordages neufs, favorisent, en éclatant tout d’un coup, le résultat qu’on veut obtenir par la dispersion soudaine des projectiles et des matières enflammées. Ainsi donc, en employant de préférence d’anciens navires comme machines incendiaires ou comme réceptacles de moyens d’explosion, on fait un sacrifice de moins et on obtient un avantage de plus. L’armement ou si l’on veut la préparation des brûlots, ne repose encore sur aucune donnée fixe, ou sur aucun système invariable. La disposition des lieux, les ressources qu’ils offrent, la nature des moyens que l’on a sous la main, et l’espèce de navires que l’on peut consacrer à ces sortes d’expéditions, modifient à l’infini l’installation générale des bâtimens de cette espèce. Dans les dernières années de la petite guerre maritime que se livrèrent les nations de l’Orient, les marins grecs réussirent à perfectionner, avec une supériorité jusque-là inconnue, la science qui présidait anciennement à ces funestes moyens de destruction. Mais on peut dire que si quelquefois l’habileté des artificiers du Péloponnèse et de l’Archipel, se signala avec avantage contre les flottes turques, le courage des corsaires de la Morée et de l’Attique eut encore plus de part que la science elle-même, aux succès que Canaris et ses émules obtinrent contre les navires ottomans. Avec une chemise soufrée, et trois hommes déterminés, cachés dans une mauvaise embarcation, il n’est pas de marin qui ne puisse réussir quelquefois à incendier, pendant la nuit, un vaisseau à trois ponts.
Le but qu’on se propose en envoyant un brûlot à l’ennemi, est de faire sauter avec ce brûlot le bâtiment sur lequel on a dirigé celui-ci, et d’incendier ainsi l’un par l’autre les navires de l’escadre, en jetant au milieu d’eux la confusion qui doit résulter d’une attaque aussi terrible et quelquefois si peu prévue. C’est surtout la nuit que l’on choisit pour ce genre d’expéditions, comme le moment le plus propre à cacher à l’ennemi que l’on veut assaillir, la marche et l’approche de ces mobiles gouffres de feu, qu’une étincelle suffit pour entr’ouvrir au sein des flots. Pour parvenir à obtenir l’effet qu’on attend de l’explosion de ces machines infernales, on place la plus grande quantité possible de barils de poudre dans la cale du brûlot, et on les arrime de manière à ce qu’ils puissent se communiquer, dans le moindre temps donné, le feu destiné à les embraser et à les faire sauter presque tous à la fois. On remplit l’entrepont et l’on couvre le pont de toutes les pièces d’artifice que l’on peut réunir dans ces parties du navire. On garnit le gréement de cravates et de panaches inflammables. On a soin de suspendre au bout de chaque vergue des grappins garnis de chaînes de fer, qui puissent s’accrocher sans avoir à craindre les effets de la combustion, aux manœuvres de chanvre et aux plats-bords en bois du bâtiment qu’il s’agit d’aborder.
Lorsque le brûlot qu’on arme se trouve avoir une batterie percée de sabords, on a la précaution de ménager, à l’incendie que l’on prépare, toutes les issues qu’il est utile d’offrir à la flamme pour qu’elle puisse se répandre à l’extérieur et embraser tous les objets qu’elle peut rencontrer et qu’on veut lui faire dévorer. Après avoir ainsi dispersé les matières qui doivent prendre feu instantanément, on verse sur la mâture, le gréement, le pont, les bordages intérieurs et extérieurs du brûlot, des flots d’huile et d’esprit de térébenthine. Cette substance si inflammable est destinée à donner au feu une nouvelle activité et à servir de conducteur à l’incendie dans les parties où il pourrait rencontrer des obstacles et des saillies propres à arrêter son impétuosité. Entre les barils de poudre arrimés dans la cale, entre les saucissons et les pots à feu placés dans l’entrepont, les batteries ou sur le pont, on fourre des bombes farcies, des grenades panachées, qui doivent éclater dans le temps calculé par les artificiers. La précision a quelquefois été poussée si loin dans ce genre de préparatifs destructeurs, que l’on a trouvé, parmi des débris de brûlot, des horloges grossièrement faites au moyen desquelles on était parvenu à régler mécaniquement l’heure à laquelle l’aiguille de ces horloges devait mettre le feu aux artifices moteurs de l’incendie.
Dans les diverses compositions les plus généralement adoptées pour le munitionnement des brûlots, on remarque les objets que l’on désigne sous les noms de fagots, saucissons, panaches, rubans à feu, cravates et barils ardens.
On nomme fagots, dans le langage des artificiers de brûlot, des sarmens de vigne que l’on trempe dans une mixtion de résine de brai sec, d’huile de térébenthine, de poudre et de salpêtre pulvérisés.
On donne le nom de saucissons à de longs sacs de toile goudronnée, farcis de soufre, de salpêtre et de poudre réduite en poussière.
Les panaches sont des mèches de chanvre trempées dans une mixtion de poudre, de soufre et d’esprit de térébenthine.
Les rubans à feu se font avec des paquets de copeaux de sapin que l’on plonge dans une décoction d’huile de lin, d’alcool et de térébenthine, saturée de poudre, de brai sec et de soufre pulvérisé.
Les cravates dont on enveloppe les haubans, les cale-haubans et les autres manœuvres dormantes du brûlot, sont de longues mèches d’étoupe ou de serpillière usée, que l’on plonge dans une préparation semblable à celle dont nous venons d’indiquer la composition.
Les barils ardens, destinés à être placés dans les plans supérieurs de l’arrimage de la cale, ou dans l’entrepont, renferment de la poudre, du suif et du goudron, quelquefois aussi on les remplit de grenades farcies et de lances à feu qui doivent éclater à l’instant même où le baril qui le contient fait explosion.
On concevra aisément, après avoir lu cette énumération des objets principaux qui entrent dans le munitionnement des brûlots, l’effet qu’on peut espérer de ces sortes d’appareils destructifs. Mais pour obtenir les résultats qu’on se propose en envoyant des brûlots à l’ennemi, il faut autant que possible que ces terribles expéditions n’aient lieu que la nuit. Pendant le jour il serait trop facile aux bâtimens qu’on veut incendier de se prémunir contre ce genre d’attaque, qui n’est jamais plus sûr que lorsqu’il prend le caractère d’une surprise, et lorsqu’il acquiert la promptitude d’un coup de main.
Des hommes dévoués à une mort presque certaine sont parvenus quelquefois à remplacer l’effet des brûlots, en se jetant dans une frêle embarcation, munis seulement d’une chemise soufrée qu’ils allaient clouer à l’improviste, sur les bordages des grands navires qu’ils voulaient livrer aux flammes. Mais le succès de cette audacieuse tentative était d’autant plus difficile à obtenir, que bien rarement les équipages des navires ennemis laissaient aux chefs de ces expéditions nocturnes le temps d’exécuter leur projet ; et la mort des intrépides incendiaires devenait presque toujours le châtiment que l’indignation de ceux qu’ils voulaient faire sauter infligeait à leur inutile témérité.
Anciennement l’usage des brûlots était une chose tellement consacrée par les droits de la guerre, et si scrupuleusement prévue pour les besoins du service maritime, qu’il existait dans le corps naval, des officiers que l’on désignait, par rapport à la spécialité de leurs fonctions, sous le nom particulier de capitaines de brûlot. Des bâtimens destinés à incendier les flottes de l’ennemi faisaient alors partie de nos escadres, comme les navires de transport consacrés à l’approvisionnement des expéditions lointaines ; et long-temps après qu’on eut renoncé à l’emploi permanent des brûlots la dénomination de capitaine de brûlot resta dans la marine, pour désigner le grade que l’on accordait dans ce temps à l’une des classes subalternes de ceux que l’aristocratie maritime appelait des officiers de fortune, ou mieux encore des officiers bleus.
Aujourd’hui que l’emploi des brûlots n’est devenu qu’accidentel, ou pour mieux dire exceptionnel, le titre de capitaine de brûlot a disparu pour faire place, dans la désignation des grades de la hiérarchie navale, à des dénominations plus en rapport avec les besoins du service ordinaire. La promptitude avec laquelle on peut d’ailleurs dans un temps donné et avec les ressources usuelles, transformer en brûlots, les navires et les embarcations que l’on a sous la main, rend en quelque sorte inutiles la longue prévoyance et les préparatifs dispendieux qui auparavant présidaient à l’armement des bâtimens de cette sorte. En perfectionnant les moyens de se faire la guerre, il semble que les nations se soient appliquées, ou du moins aient été conduites, à répudier l’emploi de ces grands appareils de destruction dont anciennement on avouait l’usage avec un certain orgueil. Les idées morales du siècle ont pénétré jusque dans ce qu’il y a de plus immoral au monde, l’art de vider les querelles politiques les armes à la main. Espérons que l’humanité, qui partout est en voie de progrès et qui doit aujourd’hui régler entre les peuples civilisés jusqu’aux moyens qu’ils ont de s’entre-détruire, finira par repousser, comme une chose honteuse et déshonorante pour les nations policées, l’emploi funeste des brûlots. C’est déjà bien assez que la guerre puisse subsister encore dans un siècle comme le nôtre, sans que le génie de l’homme cherche à ajouter aux horreurs qu’elle laisse sur ses traces, les ravages que les plus détestables inventions ont fait pleurer en larmes de sang aux générations passées. Les arts enfantés par la civilisation ne devraient tourner qu’au profit de l’espèce humaine.
Le fond de tous ces événemens est vrai, mais j’ai cherché autant qu’il m’a été possible à dénaturer les noms des vaisseaux et des hommes qui ont figuré dans cette cruelle conjoncture. J’ai même tronqué tous les détails, altéré les dates, et j’ai défait enfin de l’histoire, pour ne pas trop rappeler au souvenir de quelques marins, les estimables officiers qui se trouvèrent compromis dans cette malheureuse affaire, plus déplorable encore par la fatalité des circonstances, que par la faute des individus sur lesquels retomba plus tard l’accablante responsabilité de nos revers.
Plusieurs commandans s’élevèrent, dans cette débâcle de notre escadre de Rochefort, à la hauteur des plus terribles circonstances. Leur nom à ceux-là n’a pas besoin d’être rappelé ; mais celui des officiers moins heureux qu’eux devait être tu. Ce n’est pas encore à nous d’être inflexibles comme la loi qui depuis vingt-six ans a frappé les victimes de cette déplorable expédition.
Après l’affaire des brûlots de Rochefort, un capitaine de vaisseau fut fusillé, et un autre officier du même rang, dégradé. Sans désapprouver complétement la sévérité des arrêts que rendirent les conseils de guerre en cette fatale occasion, le corps de la marine ne put s’empêcher de déplorer le sort de ces deux hommes de mer, dont plusieurs actions d’éclat avaient autrefois illustré la carrière. L’un d’eux surtout, brave et vieil officier, aussi distingué par la bonté de son caractère que par l’instruction qu’il possédait, dans un temps où l’instruction était encore une chose assez rare dans les sommités de l’armée navale, emporta, avec la mort civile dont il venait d’être frappé, les regrets, et l’on peut même ajouter, l’estime de ses camarades et l’affection respectueuse de ses subordonnés. Un jeune aspirant de première classe eut le fatal avantage de sauver, à peu près comme je l’ai raconté, le vaisseau de ce commandant ; et l’intrépide aspirant, abreuvé de dégoûts et révolté de l’injustice qu’il rencontra partout après l’acte de dévoûment qu’il venait d’accomplir, alla plus tard chercher un asile à bord des corsaires de l’Amérique. Sur un de ces corsaires il trouva une mort ignorée, une mort trop différente de celle qu’il avait si héroïquement bravée à Rochefort en servant si courageusement son pays.
Cet aspirant, dont le nom commençait aussi par l’initiale que j’ai voulu conserver dans le nom que j’ai donné à l’aspirant Mathias, disait souvent à ses jeunes camarades, avant le jugement qui devait condamner le commandant L…, « J’ai ramené le vaisseau à terre, mais s’il fallait dire que je n’ai rien fait, pour sauver ce brave homme, j’irais dire partout et à qui voudra l’entendre, qu’il ne m’est rien arrivé de nouveau en faisant ma corvée ! »
L’aspirant M… sauva la tête de son vénérable commandant, mais moins heureux que le héros de mon roman, il ne put lui sauver le grade auquel cet officier tenait autant qu’à la vie.
Je le répète, au surplus, en terminant cette note : dans l’affaire de Rochefort, la fatalité qui poursuivait depuis long-temps notre marine, fut encore la plus forte. Quand le destin ouvre, pour un peuple, une carrière de désastres, il n’est pas d’efforts humains qui puissent arrêter la marche des événemens funestes ; et c’est alors que tous les actes prennent l’apparence de la faiblesse ou le caractère de l’incapacité.
L’ignorance que je prête au commandant et au capitaine de frégate de l’Indomptable, se retrouvait encore de mon temps chez quelques uns des officiers supérieurs de la marine. Mais en peignant mes personnages sur les traits généraux de l’époque que je rappelle, je dois affirmer ici que je n’ai voulu faire aucune allusion particulière, ni retracer aucun caractère individuel. C’est tout un âge maritime que j’ai essayé de peindre, et non pas une mesquine originalité que j’ai voulu caricaturer. Jamais l’impitoyable idée de livrer à la malignité des lecteurs les ridicules ou les faiblesses des hommes estimables avec lesquels ou sous lesquels j’ai servi, n’est entrée dans mes rêves d’écrivain ; et je proteste ici d’avance, de toutes mes forces, contre les interprétations affligeantes que l’on voudrait donner à quelques parties d’un ouvrage que j’ai voulu remplir de choses, et que j’aurais cru au dessous de moi de remplir de personnalités.
Aujourd’hui, que notre éducation politique et nos conquêtes révolutionnaires nous ont acquis le droit d’être exigeans sur les garanties que doit offrir l’administration de la justice, ceux qui ignorent la manière dont les choses juridiques se passaient sous l’empire, ne manqueront pas de trouver au moins très-étrange le sans-façon avec lequel je mène, dans mon ouvrage, toute la procédure relative au jugement du commandant de l’Indomptable. Mais ce qu’on serait tenté, au premier abord, de prendre pour un expédient commode assez propre à me débarrasser, au moyen d’une fiction permise, des longueurs et des formes ordinairement employées dans la justice criminelle, n’est malheureusement que la copie exacte de ce qui avait lieu dans les affaires capitales du temps dont je veux parler.
Alors, comme aujourd’hui, toute justice émanait du chef de l’état, et la justice était rendue sous l’empire comme elle l’est sous le régime actuel, c’est-à-dire au nom du chef du gouvernement. Mais l’empereur ne se bornait pas à prêter son nom aux formes de la justice rendue par les tribunaux qu’il avait institués : lui-même dictait souvent ses arrêts suprêmes aux juges temporaires qu’il s’était réservé le droit de choisir pour les affaires dans lesquelles il croyait devoir jeter le poids énorme de son autorité.
C’est en vertu de ce pouvoir despotique, qu’aucune force nationale ne pouvait plus lui contester, qu’il rendit un jour, comme j’ai eu le soin de le rappeler, le décret suivant :
« Le capitaine de vaisseau N*** sera jugé par un conseil de guerre, pour avoir préféré sa vie à son honneur. »
Autant aurait-il valu écrire : Le capitaine de vaisseau un tel sera condamné à être fusillé, pour avoir préféré, etc. Cette dernière manière de procéder aurait été encore plus expéditive et plus franche, et elle aurait épargné au moins des juges à un arrêt dicté d’avance, et des frais de procédure à l’état. Il n’y a rien qui prouve mieux le degré de servitude extrême auquel peut être réduite une nation, que la peine que daignent prendre encore les gouvernemens arbitraires, pour cacher sous les vaines apparences d’une légalité monstrueuse ce qu’il y a de plus illégal et de plus tyrannique au monde.
Le despotisme impérial fut peut-être une des nécessités de l’époque militaire que rappelle le règne de Napoléon, je veux bien l’admettre ; mais on conviendra du moins que ce fut une nécessité un peu dure pour les peuples qui eurent à la subir. Aujourd’hui cependant, il n’y a plus que des regrets en France pour le gouvernement impérial ; et si la génération nouvelle, qui s’exalte au seul souvenir de cet âge héroïque de notre histoire, avait à supporter la centième partie de l’arbitraire qui gouvernait alors, elle ne trouverait pas assez de mots peut-être dans notre langue, pour exprimer toute sa colère et son indignation. Mais c’est ainsi qu’est faite la postérité. Appelée à recueillir les bienfaits qu’ont fondés les règnes glorieux et à oublier les maux que les âges passés ont seuls éprouvés, c’est sur les monumens qui restent qu’elle établit ses jugemens, sans tenir compte des fautes passagères qui furent. Les douleurs d’une époque passent avec les générations qui eurent à les souffrir. Les monumens utiles survivent à ces douleurs, et c’est sur les monumens qui durent que la postérité juge les époques qui ne sont plus.
Pour en revenir à l’absence des garanties d’impartialité qui devait, sous l’empire, présider à la reddition de la justice militaire, je citerai ici une partie des dispositions du décret qui réglait les formes des conseils de guerre maritimes. Cette simple reproduction suffira pour faire entrevoir l’arbitraire que le chef du gouvernement pouvait se permettre avec de telles lois et avec un tel code disciplinaire.
L’art. 40 du décret du 22 juillet 1806, sur l’organisation des conseils de marine et des conseils de guerre, est ainsi conçu :
« Si c’est un officier ou tout autre ayant rang d’officier qui est traduit au conseil de guerre, les juges seront nommés par nous. »
Nous c’était l’empereur.
« Si le prévenu est tout autre qu’un officier, ils seront nommés, soit par le préfet maritime, soit par le commandant en chef de nos forces navales, selon que le conseil aura dû être convoqué par l’un ou par l’autre. »
FIN DES NOTES.
Les notes figurant à la fin de ce volume sont tirées de la fin du second volume de l’original.
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