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RÉCITS D’AUTREFOIS

LE DIX-HUIT
BRUMAIRE

PAR JACQUES BAINVILLE

LIBRAIRIE HACHETTE

RÉCITS D’AUTREFOIS

ONT PARU OU PARAITRONT DANS CETTE COLLECTION

Les volumes en vente sont marqués d’un astérisque

* LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE

par René Arnaud.

* LE MARIAGE DE L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE

par Ferdinand Bec.

* LE 18 BRUMAIRE

par Jacques Bainville.

* LE 9 THERMIDOR

par Louis Barthou
de l’Académie Française.

* LA JOURNÉE DES DUPES

par Louis Batiffol.

* BABEUF ET LE PARTI COMMUNISTE EN 1796

par Pierre Bessand-Massenet.

* LA FIN TRAGIQUE DU MARÉCHAL NEY

par Pierre Bouchardon.

* L’ATTENTAT DORSINI

par Marcel Boulenger.

* LES PREMIÈRES JOURNÉES DE LA COMMUNE

par Georges Bourgin.

* LA MORT DU PRINCE IMPÉRIAL

par Charles Derennes.

* VOLTAIRE ET FRÉDÉRIC II

par Émile Henriot.

* LA PROSCRIPTION DES GIRONDINS

par G. Lenotre.

* L’ÉVASION DE LAVALLETTE

par J. Lucas-Dubreton.

* LES CONSPIRATIONS DE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

par Gabriel Perreux.

* L’AVENTURE DE LA DUCHESSE DE BERRI

par Armand Praviel.

* LES TROIS GLORIEUSES : 27, 28, 29 Juillet 1830

par Paul Reynaud.

* L’ARMISTICE DE 1871

par le Lieutenant-Colonel Rousset.

* LE MARIAGE DE LOUIS XIV

par Mme Saint-René Taillandier.

* LES JOURNÉES DE JUIN 1848

par Charles Schmidt.

* LA CONJURATION DE CINQ-MARS

par P. de Vaissiere.

L’AFFAIRE PIERRE BONAPARTE
(Le meurtre de Victor Noir.)

par Alexandre Zévaès

LA PRISE D’ALGER

par Henriette Celarié.

AU CAMP DU MARÉCHAL DE SAXE

par Frantz Funck-Brentano.

LE PAPE ET L’EMPEREUR A FONTAINEBLEAU

par Louis Madelin.

LE 10 AOÛT

par Albert Mathieu.

LE 4 SEPTEMBRE

par Raymond Recouly.

QUATORZIÈME MILLE

Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette, 1925.

RÉCITS D’AUTREFOIS

Drame à cent actes divers, l’Histoire est la plus riche mine d’évènements romanesques qui puisse être. Par l’imprévu des situations, la vérité tragique des scènes, le développement étrange de certains faits, ou la psychologie des personnages, elle dépasse souvent ce que peut concevoir le talent le plus fertile des romanciers.

A tous ceux que passionnent les ouvrages d’imagination, les Récits d’autrefois apportent des œuvres aussi passionnantes, faites uniquement de vérité et de vie. Ce ne sont pas des romans historiques où la fiction se mêle à la réalité, mais des reconstitutions vivantes, colorées, émouvantes et pittoresques des événements les plus attachants du passé — où rien n’est avancé qui ne soit d’une scrupuleuse authenticité, où nulle part n’est laissée à l’invention, mais où l’attrait de la chose vécue ajoute à l’intérêt du récit.

Chaque génération voit autrement que ses devancières les faits d’autrefois ; elle apporte à les juger plus de liberté d’esprit peut-être ou plus d’indulgence. Tout en gardant ses préférences personnelles, chaque auteur de la Collection a voulu retracer objectivement les événements qu’il avait à raconter en laissant au lecteur le soin de dégager lui-même les conclusions et d’établir les rapprochements entre ce qui fut et ce qui est.

Ces Récits d’autrefois offrent ainsi une suite d’exposés attrayants, pleins de mouvement, de vie et de lumière. En rendant actuels, afin de les mieux faire comprendre des faits ou des personnages d’autrefois, ils aident à une connaissance meilleure du passé comme à un meilleur jugement des temps présents.

LES ÉDITEURS

LE
DIX-HUIT BRUMAIRE

CHAPITRE PREMIER
LES ANTÉCÉDENTS ET LES CAUSES

Sainte-Beuve remarque dans ses Lundis que les trois mots qui caractérisent les principales époques de la Révolution ont été prononcés par Sieyès, homme sentencieux. Au mouvement de 1789, il avait donné sa formule : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Rien. Que doit-il être ? Tout. » De la Terreur, Sieyès disait simplement : « J’ai vécu. » A la fin du Directoire, il murmurait : « Je cherche une épée. »

La Révolution en était là en 1799. Elle avait besoin d’une épée, d’un militaire et d’un coup d’État. Il faut donc se défaire tout de suite de l’idée que le 18 brumaire ait été, dans son principe, un attentat réactionnaire. On ne comprend bien cette « journée » fameuse, qui continue tant de « journées » révolutionnaires, qu’à la condition de savoir qu’elle a été provoquée dans l’intérêt de la Révolution, pour raffermir la Révolution et en poursuivre le cours, par des hommes qui tenaient au nouvel ordre de choses comme à leur propre bien.

Il y avait déjà longtemps que les affaires allaient mal. Les inquiétudes des dirigeants n’étaient pas nouvelles. Et la principale de ces inquiétudes, c’était que la France, lasse du désordre, de la détresse financière et surtout de la guerre sans fin, ne retournât à la monarchie.

A cette époque, la réaction était le parti de la paix. La Révolution voulait et devait continuer la guerre. Deux ans plus tôt, les élections ayant donné une majorité de modérés et de royalistes, il avait déjà fallu appeler un soldat. Augereau et les grenadiers avaient chassé les Conseils par le coup d’État de fructidor. Et Augereau avait été désigné et prêté pour cette opération par le général en chef de l’armée d’Italie, qui, en vendémiaire, s’était signalé à l’attention des républicains en réprimant à Paris une insurrection royaliste.

Ainsi les hommes de la Révolution comptaient sur les militaires et les militaires étaient du parti de la Révolution, qui était le parti de la guerre, contre la « faction des anciennes limites, » laquelle voulait la paix et tendait au rétablissement de la monarchie. Les intérêts des révolutionnaires se confondaient avec ceux de l’armée. Leurs intérêts, leurs sentiments aussi. Hommes politiques et généraux avaient l’habitude de travailler ensemble. Il n’est donc pas étonnant que Sieyès, en 1799, alarmé par l’état désastreux des affaires publiques, ait « cherché une épée. » Il n’innovait même pas.

Mais s’il fallait un général, ce n’était plus seulement pour écraser la contre-révolution, comme en vendémiaire et en fructidor. C’était pour rendre de la force au gouvernement lui-même. Le Directoire n’en pouvait plus. Fructidor, coup de barre à gauche, avait rendu le pouvoir aux jacobins : les choses n’avaient pas mieux marché. La violence s’était épuisée vite. Elle n’avait pas ramené la victoire ni rempli les caisses de l’État. L’anarchie et la misère avaient encore grandi, le mécontentement avec elles. Dans le monde politique lui-même, personne n’était satisfait, ni les jacobins ardents, ni un groupe nouveau, celui qu’on voit toujours se former aux époques troublées de notre histoire, une sorte de « tiers-parti, » comme on disait au temps de la Ligue, et qui se composait de révolutionnaires authentiques mais assagis, sinon dégoûtés.

De ce groupe, Sieyès était l’âme. Déjà une élection l’avait introduit dans le vieux Directoire, qui tombait en pourriture, et là, aidé dans les Conseils à la fois par ses amis et par les jacobins, il avait conduit l’attaque contre ses collègues. Au cours des journées de prairial (juin 1799) Sieyès avait réussi à se défaire de trois des plus discrédités, Treilhard d’abord, puis La Revellière et Merlin. Le cinquième, l’intrigant Barras, avait été son complice. Cette fois, il n’avait pas été besoin d’un « appel au soldat. » L’action parlementaire avait suffi. Mais, dans la coulisse, des généraux se tenaient prêts, s’il l’avait fallu, pour expulser les Directeurs récalcitrants. Fructidor et prairial n’étaient que les étapes de brumaire, les écoles du coup d’État que méditait Sieyès et que favorisaient des républicains anxieux de se sauver eux-mêmes en sauvant la République.

La situation ne s’améliorait pas sous le Directoire « épuré, » remanié, désormais composé de Collier, jacobin banal, d’un général qui devait tout à la politique, Moulin, également venu du jacobinisme, de Barras, de Roger-Ducos et enfin de Sieyès. Pour peindre l’état des choses, à tous les égards calamiteux, de ces derniers mois, on disait à Paris, d’un mot qui faisait fureur : « le margouillis national. » C’est que l’alliance des jacobins et des néo-modérés n’avait pas survécu à la reconstitution du Directoire. Le Conseil des Cinq-Cents était démagogique et tumultueux. Le gouvernement était toujours aussi faible. Seulement Sieyès en était le maître avec son confident Roger-Ducos. Il savait qu’il n’y avait rien à craindre, ni de Barras, dénué de convictions, ni de Collier et de Moulin, anciens conventionnels, hommes obscurs, dépourvus de clairvoyance, médiocres en tout, même par le caractère, et qui représentaient la gauche dans le Directoire.

Sieyès jugeait bien que les choses ne pouvaient continuer sans une catastrophe à l’extérieur et à l’intérieur. Nos armées fléchissaient sous la coalition. Le pays était plus que las. Sieyès voyait venir la contre-révolution et il la redoutait comme théoricien et comme régicide. Il était temps de recourir à un « acte sauveur. » Il s’agissait de sauver la Révolution elle-même et, pour la sauver, de lui rendre ce que Sieyès et ses amis se sentaient incapables de lui donner, ce qui était devenu un besoin impérieux, l’autorité et l’ordre, que seul apporterait un homme fort, accoutumé à commander et à se faire obéir.

Comment cela pouvait-il être obtenu ? Par un appel à la raison, à l’intérêt même des révolutionnaires ? Sieyès ne le pensait pas et il n’avait pas tort. Il connaissait l’esprit du Conseil des Cinq-Cents : tous les jacobins crieraient à la dictature. Il ne se fiait pas davantage au public qui ne cessait de se plaindre du gouvernement des « avocats » mais que le jacobinisme intimidait. Et puis, les seuls éléments agissants étaient royalistes et l’on risquait, en excitant la foule, de donner la haute main aux partisans de la monarchie. Pas de délibération, placer tout le monde devant un fait accompli, c’était la seule ressource. Il n’y avait pas d’autre voie à suivre. Un homme de grand sens, Portalis, une victime de fructidor, qui, de l’exil, suivait les événements de France, annonçait la venue d’un « libérateur, » mais il ajoutait : « Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer… Il faut venir avec un plan fait, qui serait adopté dans le premier moment, qui sera celui de la lassitude, et qui ne le serait plus dans le second. Dans le premier moment, les ambitieux se taisent, la masse seule se meut et compte ; dans le second, la masse disparaît, et les ambitieux ou les raisonneurs reprennent le dessus. »

Il fallait donc un coup d’État organisé de l’intérieur, ce qui est toute la définition du 18 brumaire, et il ne manquait pas de généraux pour se charger de cette besogne. Mais tous n’y étaient pas propres et celui que désignaient en première ligne ses antécédents et son prestige était malheureusement absent. Bonaparte était en Égypte. Malgré sa récente victoire d’Aboukir, malgré les succès de ses lieutenants en Syrie, sa situation restait d’ailleurs difficile, puisqu’il se trouvait bloqué par la flotte anglaise. Il semblait plus que douteux qu’il pût revenir à temps. En tout cas, on ne pouvait l’attendre, et le rappeler eût été donner réveil.

A défaut de Bonaparte, Sieyès avait choisi Joubert, jeune héros républicain que l’on comparait à Hoche pour ses vertus. Cependant Joubert n’était pas une figure de premier plan. Pour qu’il pût s’imposer, il lui fallait une grande victoire. Dans cette idée, Sieyès le chargea du commandement de l’armée d’Italie. A Novi, au lieu de la victoire, Joubert trouva la défaite et la mort. Double catastrophe puisqu’elle accroissait les dangers de la France et de la République et puisqu’elle détruisait les plans de Sieyès.

Au fond, c’était un mal pour un bien. Même si Joubert était revenu vainqueur, il n’est pas dit que son coup d’État ne se fût pas heurté à des difficultés bien supérieures à celles que devait rencontrer Bonaparte. Mais les conséquences du désastre d’Italie rendaient encore plus sensibles et plus pressantes les raisons d’en finir.

Le péril extérieur avait été grand après Novi. Non seulement l’Italie était perdue, mais il semblait qu’après sept ans de guerre la coalition fût sur le point de venir à bout de la France épuisée. Par un suprême effort, Masséna et Brune avaient réussi à l’arrêter, l’un à Zurich, l’autre en Hollande. Les Russes, battus en Suisse, toujours facilement découragés, s’étaient retirés de la lutte. Mais l’Angleterre restait, opiniâtre. Dans la coalition ennemie, elle était l’âme et la caisse. Les hommes clairvoyants comprenaient que la France serait en danger tant que les Anglais ne désarmeraient pas. Ils ne désarmeraient pas tant que les Français occuperaient la Belgique, et la Révolution ne pouvait renoncer à ses conquêtes. L’invasion n’était que retardée. Pour combien de temps ?

A l’intérieur, la situation devenait intolérable. D’août à novembre, les jacobins, par leurs violences, par leurs menaces de recourir à la Terreur, par la mise en vigueur d’un impôt progressif sur le capital, revêtu du nom d’emprunt forcé, achevèrent de désorganiser le pays. Ils achevèrent aussi de se rendre odieux. Le « libérateur » n’en fut que plus désiré. L’opinion mûrissait à vue d’œil. Une réaction semblait inévitable et elle se ferait contre la Révolution si le gouvernement lui-même n’en prenait l’initiative pour la diriger. Les révolutionnaires assagis avaient des raisons de plus en plus fortes d’entreprendre sur de nouvelles données leur opération de salut individuel et public.

Sieyès n’avait pas été découragé par la mort de Joubert. Tenace, il cherchait toujours un général digne de confiance et qui réunît les conditions nécessaires. En attendant de le découvrir, il méditait les moyens d’assurer le succès du coup d’État, il serrait de plus près ses plans, se procurait de nouveaux concours. Il était déjà arrivé à la conclusion que le consentement ou la dissolution du Conseil des Cinq-Cents, — la Chambre, — ne pourrait être obtenu qu’avec l’appui du Conseil des Anciens, — le Sénat. Déjà aussi il s’était mis d’accord avec Lucien Bonaparte. Tous les éléments de la conjuration étaient prêts. On peut même dire que le 18 brumaire était préparé autant qu’il devait l’être, et pas plus, d’ailleurs, qu’il ne le serait. Il ne manquait plus que l’homme, quand, par une sorte de miracle, il survint.

CHAPITRE II
LA PRÉPARATION

Le 13 octobre 1799, Joséphine dînait au Luxembourg, chez Gohier, dont c’était le tour, à ce moment-là, de présider le Directoire. Elle se laissait faire la cour par cet ancien terroriste, ce républicain d’allure austère, qui savait la jolie créole peu farouche, et qui espérait son heure.

Il y avait bien longtemps que Joséphine n’avait eu de nouvelles de son mari. Elle était fâchée avec la famille Bonaparte, elle était couverte de dettes, et, pendant l’absence du général, elle avait été plus que légère. Elle avait ridiculisé le héros, allant jusqu’à s’afficher avec une espèce de boulevardier, M. Charles. Joséphine était justement inquiète de l’avenir. Ou Bonaparte ne reviendrait pas de son aventureuse expédition, ou, s’il revenait, il la répudierait, étant déjà informé de sa conduite. Gohier la pressait de prendre les devants et de divorcer. Quant à Joséphine, il lui était commode d’avoir son couvert mis dans le ménage du Directeur, et ce soupirant haut placé, cette belle relation (elle avait l’habitude, en femme qui a beaucoup vécu, de soigner les siennes), lui apparaissaient comme une garantie pour l’avenir. En effet, elle se servirait bientôt du sentiment que Gohier avait pour elle, mais ce serait pour aveugler le Directeur jusqu’au jour même du coup d’État.

Elle dînait donc avec ses amis lorsque cette nouvelle tomba « sur la nappe : » le général Bonaparte venait de débarquer en France. Gohier, à tous les égards, ne savait trop que penser. Quant à Joséphine, elle eut aussitôt l’intuition du rôle à tenir. D’abord ressaisir son mari, tout de suite, le rejoindre avant son arrivée à Paris, sans perdre une minute. Et tandis qu’on commandait pour elle des chevaux de poste, elle jeta au vieux jacobin ces paroles de grande rouée : « Président, ne croyez pas que Bonaparte vienne avec des intentions fatales à la liberté. Mais il faudra nous réunir pour empêcher que des misérables ne s’emparent de lui. »

A la même heure, une autre scène se passait dans un autre appartement du Luxembourg, celui qu’occupait le directeur Sieyès. Résolu à en finir, Sieyès croyait avoir trouvé son épée : c’était le général Moreau qui avait, après Novi, sauvé l’armée par une habile retraite. Sieyès attendait le général, revenu d’Italie le jour même, lorsque le retour de Bonaparte lui fut annoncé. Il appela aussitôt Baudin, son ami intime, le confident de ses projets.

Baudin, député des Ardennes, républicain sincère, révolutionnaire authentique, était convaincu qu’un coup d’État était nécessaire, mais il se désolait « de ne pas voir où prendre le bras d’exécution. » Baudin entra chez Sieyès en même temps que Moreau et, en même temps que lui, apprit la grande nouvelle. « Voilà votre homme, dit Moreau à Sieyès, en parlant de Bonaparte. Il fera votre coup d’État bien mieux que moi. » Cependant Moreau devait vouer une haine mortelle à celui qui, par un hasard extraordinaire, venait lui souffler son rôle. Quant à Baudin, il sortit du Luxembourg « ivre de bonheur. » Après avoir désespéré de la République, il la voyait enfin sauvée. Le lendemain matin, on le trouva mort et il ne fit de doute pour personne qu’il était mort de joie.

Bonaparte en France : l’opinion générale était que, depuis longtemps, la Révolution n’avait eu de jour plus heureux. Il y avait un renouveau de confiance chez ses partisans. Ses adversaires étaient abattus. La nouvelle du retour, communiquée aux Cinq-Cents par les Directeurs, fut accueillie au cri de « Vive la République ! » Seuls, quelques groupes jacobins, ceux qu’on appelait les « exclusifs, » ne cachaient pas qu’ils redoutaient un dictateur. Cependant les royalistes consternés se disaient : « Nous voilà en République pour longtemps. »

Bonaparte avait débarqué à Fréjus le 9 octobre. Tout, dans son retour, était audacieux, incroyable et irrégulier. Il avait, sans l’autorisation du gouvernement, laissé son armée en Égypte. Il avait échappé aux Anglais dont les escadres surveillaient la Méditerranée. Il n’avait même pas, en touchant la terre de France, subi la quarantaine qui s’imposait, puisqu’il venait d’un pays où il y avait la peste, et il avait piqué droit sur Paris. Déjà renseigné sur l’état des affaires, l’accueil qu’il avait trouvé lui avait appris tout de suite qu’il était l’homme attendu. A Fréjus, le lieutenant de port avait, le premier, annoncé la nouvelle en ces termes : « Vive la République ! Le sauveur de la France est arrivé dans notre rade. » Et il n’y avait pas eu assez de barques pour conduire les Provençaux à bord de la frégate la Muiron.

Tout le long de la route, Bonaparte avait rencontré le même enthousiasme : seuls les bandits de grand chemin, qui infestaient alors la France, avaient été insensibles à sa gloire car ils avaient, sans vergogne, pillé ses bagages. A Lyon, ç’avait été du délire. Édifié désormais, Bonaparte ne voulut pas à Paris d’un triomphe qui aurait pu le rendre suspect aux uns ou aux autres. Il allait conduire prudemment sa partie. Ayant décidé de rentrer incognito, il revint par la route du Bourbonnais tandis que Joséphine courait au-devant de lui par la route de Bourgogne. Elle avait manqué son coup de surprise. La grande scène de la réconciliation, il faudra la jouer, non plus dans l’émotion d’une rencontre sur les grands chemins, mais à froid, dans la petite maison de la rue Chantereine, qui serait nommée désormais, à cause de lui, rue de la Victoire.

C’est là que Bonaparte était descendu sans que Paris, où il n’était bruit que de son retour, se doutât de sa présence. Au débotté, il s’était présenté chez le président Gohier, et la garde, le reconnaissant, avait crié Vive Bonaparte ! Ainsi tous les présages étaient heureux. Il était l’homme de la situation. Sa campagne d’Égypte ne l’avait pas fait oublier mais désirer. L’idée qu’il avait déjà conçue au moment de Campo-Formio, qu’il venait de mûrir en Orient, devenait réalisable. Diriger la France était son but. Il semblait qu’il n’eût plus qu’à tendre la main pour prendre le pouvoir : il en était encore séparé par des obstacles, que, seules, des circonstances favorables lui permettraient de franchir.

Nous sommes toujours portés à croire que ce qui a réussi devait réussir, que ce qui a échoué était voué à l’échec. Les raisons pour lesquelles le coup d’État serait mené à bien étaient puissantes. Et pourtant, toutes ces raisons auraient pu ne pas suffire. Il s’en est fallu de peu que l’entreprise ne fût manquée. C’est assez d’une maladresse, d’un grain de sable, pour changer le cours de l’histoire, et l’insuccès trouve ensuite dans la « fatalité » ou dans la « force des choses » les mêmes justifications que le succès.

Plus tard, Napoléon lui-même avait oublié les incertitudes qui avaient entouré l’opération, les accidents qui avaient failli l’arrêter. A Sainte-Hélène, il disait à Las Cases : « Toute ma part dans le complot d’exécution se borna à réunir à une heure fixe la foule de mes visiteurs, et à marcher à leur tête pour saisir la puissance. Ce fut du seuil de ma porte, du haut de mon perron, et sans qu’ils en eussent été prévenus d’avance, que je les conduisis à cette conquête : ce fut au milieu de leur brillant cortège, de leur vive allégresse, de leur ardeur unanime que je me présentai à la barre des Anciens pour les remercier de la dictature dont ils m’investissaient. » A distance, Napoléon abrégeait. La vérité est moins simple. La marche des événements fut moins unie.

Elle demandait surtout une préparation soigneuse et de hautes complicités. En rapportant à lui-même et à son prestige personnel l’heureuse issue de l’affaire, Napoléon omettait de dire que, si son coup d’État avait bien tourné, c’était à cause du concours qu’il avait trouvé dans le gouvernement et parce que ce coup d’État avait été organisé à l’intérieur de l’État.

Car il y eut bien conspiration. Si Bonaparte était revenu avec l’intention de prendre le pouvoir, si l’opinion publique lui était favorable, encore fallait-il savoir par quel bout engager l’affaire. Sieyès, prudent et rusé, s’était gardé de se jeter dans les bras du général. Il l’attendait, il voulait le laisser venir. Quant à Bonaparte, dans son hôtel de la rue de la Victoire, il recevait beaucoup de visites, beaucoup d’hommages. Quoi qu’il en ait dit, ce n’est pas avec un simple cortège d’admirateurs qu’il pouvait dissoudre les Conseils et former un nouveau gouvernement.

Tandis qu’il réfléchissait à tout cela, et que les difficultés lui apparaissaient plus grandes qu’il ne l’avait cru d’abord, il avait un autre souci : Joséphine. Oh ! sans doute, il était bien résolu à la répudier. Il était d’accord là-dessus avec sa famille. A ceux de ses amis qui lui représentaient que peut-être il vaudrait mieux qu’il évitât le scandale d’un divorce, qu’il ne prît pas publiquement la figure d’un mari trompé, il répondait avec fermeté qu’elle partirait, que peu lui importait ce qu’on pourrait dire. Au fond de lui-même, il l’aimait toujours. Il lui venait aussi à la pensée que le concours d’une femme, et d’une femme qui savait plaire, qui avait beaucoup de relations, ne lui serait pas inutile. Ces calculs, son orgueil d’homme, sa passion encore vivante, tout se combattait en lui, lorsque Joséphine, après son voyage manqué, le rejoignit rue de la Victoire. Il eut beau lui faire dire que tout était fini, s’enfermer dans sa chambre, refuser de la recevoir. Elle insista, pleura derrière la porte, amena enfin, pour l’attendrir, ses enfants, Eugène et Hortense, qui unirent leurs sanglots aux siens : après une journée entière, il céda, ouvrit, et, versant lui-même des larmes, la serra dans ses bras. Avec la femme que, malgré tout, il ne cessait d’aimer, il retrouvait un apaisement du cœur et des sens, l’équilibre et la liberté de son esprit. Ce précoce génie n’était tout de même qu’un jeune homme de trente ans troublé par l’amour. Il retrouvait aussi une auxiliaire qui ne serait pas négligeable. Soulagé de ce drame intime, il allait être tout à l’action.

Il fallait encore que quelqu’un se chargeât de la mettre en train, et, contre la vraisemblance, le plus malaisé fut d’aboucher Sieyès et Bonaparte. L’un et l’autre devaient bien savoir qu’ils travailleraient ensemble ou qu’ils ne feraient rien. Cependant, il était difficile que Bonaparte se présentât chez le Directeur et lui dît : « Vous avez besoin d’une épée. Prenez-moi. » Il était aussi difficile que Sieyès fît appeler Bonaparte et lui dît : « Voulez-vous être l’exécutant du projet que j’ai conçu ? »

Trop grands personnages tous deux, et trop méfiants pour s’aborder dans des termes aussi sommaires, ils n’avaient pas non plus l’occasion de se rencontrer, sinon dans des circonstances officielles. L’amour-propre s’en mêlait. Sieyès, déjà âgé, était susceptible et Bonaparte ombrageux. L’un attendait les premiers pas de l’autre. Ils auraient pu s’observer longtemps s’il ne s’était rencontré des hommes décidés à les mettre en rapports pour provoquer et hâter l’événement.

Dans ce coup d’État d’apparence militaire, ce furent, au fond, des parlementaires, des politiciens, qui jouèrent le principal rôle, celui d’organisateurs. Quant aux préparateurs, ce furent des civils aussi et particulièrement des intellectuels. Bonaparte eut pour lui l’Institut et la plus grande partie des gens de lettres, ce qui fait l’opinion dans un pays. Il eut Benjamin Constant. Il eut même, par Volney, les « idéologues » : Cabanis, Tracy, le cercle des « républicains d’Auteuil, » les derniers encyclopédistes, les philosophes voltairiens et athées qui le considéraient comme le seul homme capable de relever la Révolution expirante et de la continuer par des moyens autoritaires. Voltaire, qui n’était ni un libéral ni un démocrate, mais un partisan de l’autorité, eût été de cette école-là. Avec Volney, un homme de théâtre, Arnault, issu de la bourgeoisie d’ancien régime, un journaliste, futur académicien, Regnault de Saint-Jean-d’Angély, tous modérés et du « tiers parti, » comptaient parmi les familiers du général. Regnault en amena d’autres, et, dans le nombre, un écrivain de talent, esprit pratique, caractère décidé, Rœderer, par qui l’entreprise, après avoir un peu trop langui, allait enfin prendre forme.

Nous touchons ici à un point important pour la suite de cette histoire, un point qui en explique beaucoup d’autres et qui rend compte des raisons pour lesquelles l’affaire fut près de manquer. Le bon côté de ce coup de force, c’est qu’il était désiré et provoqué par des juristes et par des penseurs, par des hommes du Code et par des hommes d’étude, en un mot par des civils. Mais, pour le succès, c’en était aussi le côté faible. La préparation et l’exécution se sentiraient de ces origines. Ce qui, d’une part, donnait des chances en retirait de l’autre. Le 18 brumaire serait le triomphe de ceux qui voulaient, comme Portalis, « des lois raisonnables et non des lois de passion ou de colère. » Ce ne serait pas le triomphe de la soldatesque, plutôt portée vers les jacobins, comme on l’avait vu en fructidor. Dans tout cela, les hommes de loi et les hommes de lettres dominaient. Ils croyaient seulement un peu trop à la vertu des idées. Ils croyaient un peu trop que le nom et la présence de Bonaparte suffiraient pour permettre une épuration des Conseils suivie d’un renforcement du pouvoir. De là les incertitudes de la grande journée, où l’on ne fut pas tout à fait sûr de l’armée, où tout dépendit de l’attitude de la troupe au moment décisif. Il peut sembler surprenant que, dans le coup d’État de Bonaparte, la partie la plus incertaine et aussi la moins bien préparée ait été la partie militaire. Rien n’est plus vrai. C’est qu’en réalité ce coup d’État, à l’origine, fut moins celui de Bonaparte que celui de Sieyès.

Il s’en fallait d’ailleurs de beaucoup que tous les officiers généraux fussent disposés à renverser le gouvernement. Jourdan, par exemple, était un fervent jacobin. Il s’en fallait de beaucoup aussi que le vainqueur d’Arcole et des Pyramides fût en bons termes avec tous ses camarades. Quelques-uns avaient leurs ambitions personnelles, le jalousaient, se jugeaient bien dignes de tenir sa place. D’autres craignaient que, s’il devenait le maître, les commodités que leur offrait un état de quasi anarchie ne vinssent à disparaître. L’avantageux Augereau, qui le flattait, eut, jusqu’à Saint-Cloud, l’arrière-pensée que le pain pourrait bien cuire pour lui. Bernadotte avait été d’avis que Bonaparte fût mis aux arrêts à cause de son départ irrégulier d’Égypte. Le ministre de la Guerre, Dubois-Crancé, n’était même pas de la combinaison, et l’on a l’habitude de penser, non sans motifs, que, pour un coup d’État, le concours du ministre de la Guerre n’est pas de trop.

Ainsi, tout avait paru facile dans les heures qui avaient suivi le retour de Bonaparte. A l’examen, l’entreprise présentait des difficultés que l’on n’avait pas soupçonnées d’abord. Il faudrait compter avec des résistances, des questions de personnes, avec les obstacles mêmes qu’offrait la Constitution existante. Car il fallait renverser une machine politique qui, après tout, continuait à fonctionner. D’autre part, il n’y avait pas de temps à perdre. Si les dispositions favorables qui venaient de se révéler au retour d’Égypte n’étaient pas exploitées rapidement, l’enthousiasme pouvait s’éteindre. La confiance que la foule avait en Bonaparte disparaîtrait s’il n’agissait pas. Nouveau, malgré tout, dans le monde politique et dans le monde parisien, sollicité par des conseils souvent contradictoires, Bonaparte cherchait et il hésitait.

Il a raconté plus tard qu’il pouvait choisir, pour faire son coup, entre trois éléments : le Manège, c’est-à-dire les jacobins ; les Pourris, c’est-à-dire Barras ; et les Modérés, c’est-à-dire Sieyès. Il avait refusé de marcher avec les jacobins, dont il avait reçu quelques avances, parce qu’il voulait justement affranchir la France du jacobinisme. Il avait écarté les « pourris » sur lesquels, par définition, on ne pouvait s’appuyer pour créer un régime sain. Et il avait opté pour les modérés parce que c’était parmi eux que se trouvaient les hommes les plus honnêtes, les plus aptes à restaurer une bonne administration, ceux qui répondaient le mieux aux aspirations moyennes du pays.

Le choix fut un peu moins délibéré qu’il ne l’a dit : il arrangeait volontiers les choses dans ses dictées de Sainte-Hélène. Les trois groupes qu’il distinguait étaient représentés dans le Directoire et c’était avec une partie du Directoire qu’il devait marcher contre l’autre. Les deux jacobins du pouvoir exécutif, le président Gohier et le « général » Moulin, étaient des nullités ou peu s’en faut. Il les fréquenta les premiers, ayant été naturellement introduit auprès d’eux par Joséphine, et il ne tarda pas à se rendre compte qu’il se fourvoierait avec ces hommes-là et avec leur parti.

Mais Barras le retint plus longtemps qu’il ne voulait bien l’avouer par la suite. Avec ce Directeur, il avait de bonnes relations qui remontaient déjà loin. C’était Barras qui l’avait distingué au siège de Toulon, qui lui avait mis « le pied à l’étrier » en vendémiaire. Pour cette raison aussi, Barras était porté à le regarder comme une de ses créatures, à le traiter d’un peu haut. Et puis, Barras ne travaillait pas pour les autres, ni pour le bien public, mais pour lui-même. Il avait la réputation méritée de trahir tout le monde. Il était trop voluptueux et trop repu pour être propre à l’action. En outre il était déconsidéré. Le public le méprisait. En dépit de Joséphine et de Fouché qui, par un goût commun du faisandé, donnaient la préférence à Barras, Bonaparte évita de se compromettre avec lui, tout en continuant à cultiver des relations qui ne seraient pas inutiles.

Il ne restait plus que les modérés, Sieyès et Roger-Ducos. Les données même de la situation ramenaient l’un vers l’autre Sieyès et son « épée. » Cette solution, Talleyrand, qui voyait beaucoup Bonaparte, ne cessait de la lui recommander, ses frères Joseph et Lucien aussi et c’était la plus sage.

Là non plus, pourtant, tout n’était pas simple. L’influence de Joséphine s’exerçait en faveur de Barras et n’était pas sans balancer celle de Joseph et de Lucien qui l’avaient poussé au divorce et qui étaient dans une situation assez fausse depuis la réconciliation du ménage. Lucien était un haut personnage politique, pénétré de son importance. Il était capable de rendre les plus grands services et, sans lui, en effet, la journée de brumaire aurait fort mal tourné. Mais, de même que Barras, il se fût volontiers servi de Napoléon comme d’un instrument. « Il se croyait, dit Sorel, un Bonaparte supérieur, étant un Bonaparte civil ». L’éclat du nom qu’il portait, la renommée du jeune général, lui avaient déjà permis, à lui, qui était pourtant plus jeune encore, de se pousser dans la politique. Il allait même parvenir à la présidence de l’Assemblée, ce qui devait d’ailleurs aider puissamment au succès de brumaire. Lucien ne demandait qu’à continuer et à profiter du succès de son frère, à confisquer au besoin le coup d’État. Bonaparte, dont Joséphine excitait la méfiance, sentait ces calculs et se montrait peu docile aux conseils des siens. Là encore on piétinait. Les jours passaient sans qu’on aboutît.

On allait entrer dans le mois de brumaire. Bonaparte et Sieyès n’avaient pas encore causé intimement. Cependant le bruit courait partout que le général préparait quelque chose, des inquiétudes naissaient dans le clan jacobin, des soupçons aussi. Il fallait se hâter et le contact entre les deux hommes, pour avoir tardé, attirerait davantage l’attention. Une « pique, » survenue bien mal à propos, recula encore l’entrevue que Bonaparte avait fini par demander et que Sieyès différa, s’excusant sur ce que l’heure choisie par le général était celle où le Directoire tenait conseil. Bonaparte, assez sottement froissé, dit, devant vingt personnes, que si le Directeur voulait le voir, il n’avait qu’à se déranger. Au fond, ils n’avaient pas de sympathie l’un pour l’autre. « Ce prêtre, » disait Bonaparte avec dédain en parlant de Sieyès. Leurs natures étaient opposées. Ils ne pouvaient être réunis que par la circonstance et pour la circonstance. Ils sentaient qu’ils ne seraient pas longs à suivre des chemins séparés. Cet incident, presque puéril, était significatif. Il risquait de gâter tout s’il ne s’était trouvé deux hommes habiles, aptes à négocier, et décidés à prendre l’initiative du rapprochement : ce furent Talleyrand et Rœderer, le premier plus près du tempérament de Sieyès, le second plus enclin vers Bonaparte.

Dès 1795, dans le Journal de Paris, Rœderer avait réclamé « un gouvernement énergique, républicain sans popularité, un gouvernement qui ramène tous les royalistes de bonne foi, ceux qui ne veulent que la sûreté des personnes et des propriétés. » Quatre ans plus tard, ses idées n’avaient pas changé. Elles étaient devenues celles d’une large partie du public, et il en voyait la réalisation possible. Rœderer, dit Sainte-Beuve qui l’a bien étudié, « fut l’agent le plus actif peut-être de ce qu’il se plaisait à appeler une généreuse et patriotique conspiration. » Ce fut lui qui mit Sieyès et Bonaparte en contact, aidé par un homme qui était trop compromis dans la Révolution pour ne pas désirer la sauver et pour ne pas appréhender le retour de l’ancien régime : Talleyrand, ancien prêtre et « défroqué » comme Sieyès lui-même. Rœderer a raconté les circonstances dans lesquelles se produisit son intervention. Son récit montre les précautions qu’il fallait prendre et rend bien la physionomie et le caractère de la situation telle qu’elle s’offrait à ce moment délicat :

Bonaparte, dit-il, ne voulait rien faire sans Sieyès. Sieyès ne pouvait provoquer Bonaparte. Talleyrand et moi fûmes les deux intermédiaires qui négocièrent entre Sieyès et Bonaparte. Tous les yeux étaient ouverts sur l’un et sur l’autre. Nous nous étions interdit toute entrevue particulière et tout entretien secret. Talleyrand était l’intermédiaire qui concertait les démarches à faire et la conduite à tenir. Je fus chargé de négocier les conditions politiques d’un arrangement : je transmettais de l’un à l’autre leurs vues respectives de la Constitution qui serait établie et de la position que chacun y prendrait. En d’autres mots, la tactique de l’opération était l’objet de Talleyrand, le résultat était le mien.

Talleyrand me mena deux fois le soir au Luxembourg, où Sieyès logeait comme directeur. Il me laissait dans sa voiture et entrait chez Sieyès. Quand il s’était assuré que Sieyès n’avait ou n’attendait chez lui personne d’étranger (car, pour ne pas donner d’ombrage à ses quatre collègues logés comme lui dans le petit hôtel du Luxembourg, il ne fermait jamais sa porte), on m’avertissait dans la voiture où j’étais resté, et la conférence avait lieu entre Sieyès, Talleyrand et moi. Dans les derniers jours, j’allais ouvertement chez Sieyès, et même j’y dînai.

Il fallait donc être prudent. Il fallait être discret. Et le 18 brumaire est loin d’avoir été préparé au grand jour. En même temps, il fallait aller vite. Aux Cinq-Cents, une partie de la majorité jacobine commençait à se rendre compte du danger, un danger qui résidait dans le jacobinisme lui-même, dans la crainte et la répulsion qu’il inspirait. Cette Chambre devenait plus sage. Elle abrogeait l’odieux emprunt forcé. Si ce mouvement de modération continuait, l’opinion publique allait se détendre. Le coup d’État perdrait ses raisons d’être. On retournerait pour quelque temps à une demi-tranquillité qui n’arrangerait et ne sauverait rien, en attendant une nouvelle crise. L’occasion aurait été perdue et peut-être ne s’offrirait-elle plus, ou bien elle se présenterait moins favorablement. Les circonstances ne seraient plus les mêmes, les bonnes volontés se seraient attiédies. Sieyès, homme de système, Bonaparte, homme d’action, comprirent que, s’ils laissaient passer l’heure, elle risquait de s’envoler pour toujours. Leur prise de contact décisive eut lieu le 30 octobre-8 brumaire. En dix jours, tout fut monté.

CHAPITRE III
L’ORGANISATION

Comme Bonaparte, à ce moment-là, demandait à Rœderer s’il ne voyait pas de trop grandes difficultés à ce que la « chose » se fît, la réponse fut : « Ce que je crois difficile, même impossible, c’est qu’elle ne se fasse pas, car elle est aux trois quarts faite. » Mais on en était toujours au même point. Les trois premiers quarts s’étaient faits tout seuls. Le quatrième ne pouvait pas être laissé à la simple action de la nature. Il voulait une intervention de main d’homme, une sorte d’intervention chirurgicale, dont le succès était moins certain que ne l’affirmait Rœderer, désireux d’inspirer confiance à l’exécutant principal. Rœderer savait qu’il est utile, pour réussir, de croire à ce que l’on espère.

En attendant le grand jour, celui de l’exécution, la difficulté était d’unir un complot presque public à un complot occulte. Pour susciter et entretenir l’état d’esprit nécessaire, pour recruter des adhérents, il fallait donner l’impression qu’on allait agir. Il ne fallait pas, d’autre part, alarmer ceux qu’on se proposait de renverser.

Sans doute, ce n’était pas des trois Directeurs sacrifiés d’avance qu’on avait quelque chose à craindre. On avait le moyen de rendre Barras inoffensif. Moulin ne comptait pas. Quant à Gohier, aveuglé par Joséphine qui tenait très bien son rôle, il venait presque tous les jours rue de la Victoire sans comprendre ce qui se passait. Mais, au-dessous du Directoire, souverain constitutionnel à cinq têtes, il y avait le ministère et un seul des ministres était acquis, le ministre de la Justice, Cambacérès. Il y avait enfin les Conseils, et celui des Anciens était favorable. Quant à celui des Cinq-Cents, à qui il s’agissait d’imposer la nouvelle forme de gouvernement, il était rempli de jacobins et il pouvait, se sentant menacé, prendre le premier l’offensive. C’était ce dont les « brumairiens » avaient peur. Les principaux conjurés étaient si peu tranquilles qu’un soir où ils étaient réunis avec Bonaparte chez Talleyrand, rue Taitbout, tout le monde se tut et quelques-uns pâlirent au bruit d’un escadron de cavalerie qui avait paru s’arrêter à la porte. Ce n’était qu’un détachement de gendarmes qui, tant Paris était peu sûr, escortait la recette des jeux du Palais-Royal.

De quoi parlait-on dans ces réunions secrètes ? En somme, on ne parlait pas de grand chose. On cherchait surtout sur qui l’on pouvait compter. On pointait des noms dans les Conseils, dans l’administration. Berthier, qui connaissait bien le monde militaire, dressait des listes. Quant au plan d’action, il existait déjà. Bonaparte n’eut à s’en occuper d’aucune manière. Tout son rôle fut d’être au service de Sieyès qui, bien avant le retour d’Égypte, avait arrêté ses dispositions de concert avec quelques républicains de ses amis, pour la plupart membres des Anciens. Cornet, le futur comte Cornet, assure que la première idée avait été donnée par Baudin des Ardennes.

Avec de pareils inspirateurs, il ne pouvait s’agir de rien que de constitutionnel. Au risque de nous répéter, nous dirons encore que Sieyès et son groupe, loin de tendre au renversement de la République, se proposaient de la consolider. Ils voulaient changer la Constitution, mais la changer par des moyens constitutionnels, par un vote régulier des deux Assemblées. Le Conseil des Anciens était acquis. Celui des Cinq-Cents n’étant pas sûr, il fallait s’y prendre en sorte qu’il fût dans la nécessité d’accepter la Constitution nouvelle qui lui serait soumise.

Et comment créer une situation telle que le Conseil des Cinq-Cents dût voter ce qu’on n’osait proposer à sa libre discussion ? On avait beau retourner la question dans tous les sens, il avait fallu se résoudre à recourir à la force. Mais quelle sorte de force ? L’armée ? Il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût unanime. Parmi les soldats et parmi les officiers, il y avait des jacobins. Les parlementaires dont on devait forcer le vote étaient pour les uns des « avocats, » pour les autres des « patriotes. » Et puis, comme nous l’avons vu, le ministre de la Guerre n’était pas de la combinaison. Il faudrait passer par-dessus sa tête, se priver par conséquent de l’appui de la discipline. La seule ressource était de se confier à un général assez influent sur la troupe pour la rendre favorable à l’opération. Les Cinq-Cents comprendraient alors qu’ils n’avaient qu’à s’incliner.

Il fallait encore leur ôter l’espoir qu’un mouvement parti des faubourgs révolutionnaires leur vînt en aide. Sans doute l’ardeur de la révolution semblait bien éteinte. Mais on restait à la merci d’un brusque réveil, d’un hasard, d’un accident. L’idée à laquelle on s’était arrêté, c’était de faire voter d’abord par les Anciens le transfert des deux assemblées hors de Paris, sous le prétexte d’un complot anarchiste organisé dans la capitale, ce qui justifierait en outre des précautions militaires et une délégation extraordinaire du commandement de la garnison de Paris à un général. On avait choisi Saint-Cloud qui offrait diverses commodités, notamment pour un déploiement de troupes.

Tel quel, au fond assez vague, et laissant une large part à l’imprévu, ce plan, tout fait avant le retour de Bonaparte, était celui qui devait servir. C’était un coup d’État monté par des parlementaires contre d’autres parlementaires, qui devait se passer tout entier dans une séance parlementaire et se terminer par un vote qui en proclamerait le succès. Qu’arriverait-il ensuite ? C’était plus vague encore. Sans doute une place serait donnée dans le nouveau gouvernement au général dont le concours était indispensable et dont la popularité, après avoir été une garantie pour le grand jour, en serait une pour la solidité de la nouvelle Constitution. De cette Constitution même on ne savait pas grand chose, sinon qu’elle devait renforcer le pouvoir exécutif. Là encore le projet était nébuleux et livrait beaucoup à l’incertain.

Ce projet plein de trous, Bonaparte l’accepta et s’en fit l’instrument. D’abord, c’était ce que Sieyès lui offrait. C’était cela, à prendre ou à laisser, et non autre chose. Chicaner Sieyès, changer ses batteries, refaire ses plans, qui sait si ce n’était pas tout compromettre, si le susceptible Directeur ne l’enverrait pas promener ? Et puis l’imperfection même de cette combinaison et l’incertitude qu’elle laissait ne déplaisaient pas à Bonaparte. « Ceux qui ont le sentiment et le goût de l’action, a dit Anatole France, font, dans les desseins les mieux concertés, la part de la fortune, sachant que toutes les grandes entreprises sont incertaines. La guerre et le jeu enseignent ces calculs de probabilité qui font saisir les chances sans s’user à les attendre toutes. » Ainsi Bonaparte se fiait à son étoile. Il se disait que les choses tourneraient peut-être autrement qu’on n’imaginait, le jour de l’opération, et, pour le lendemain, il y avait d’amples perspectives. Sans doute ce n’était pas ainsi qu’il eût monté l’affaire. Mais il n’avait pas le choix et il accepta, pour ainsi dire les yeux fermés, le programme de ces parlementaires et de ces idéologues qu’au fond du cœur il méprisait.

On s’explique par toutes ces raisons que le 18 brumaire ait été aussi aventureux, aussi décousu. On s’explique aussi qu’il n’ait pas tourné comme le croyait Sieyès, et même qu’il ait failli très mal tourner.

Le point le plus faible de ce programme saute aux yeux : c’était une manœuvre en deux temps. Il fallait réussir deux fois, d’abord quand il s’agirait de transférer les Cinq-Cents à Saint-Cloud, ensuite lorsqu’il s’agirait de leur imposer la réforme constitutionnelle. Enfin on ne savait pas très bien par quel régime on remplacerait celui qu’on voulait supprimer. Il avait fallu, pour intéresser des ambitions à l’entreprise, s’abstenir de désigner les personnes qui entreraient dans le gouvernement nouveau. On ne placerait donc les Conseils ni devant un fait accompli ni même devant un fait défini. On s’exposait, jusqu’au dernier moment, à des discussions, à des intrigues, à des surprises. Ce qui restait l’élément le plus favorable, c’était l’atmosphère, la fatigue du public, son indifférence aux agitations de la politique. C’était aussi le prestige personnel de Bonaparte. Mais alors, si le coup réussissait, il était clair que Bonaparte récolterait ce que Sieyès avait semé.

Sieyès prenait des leçons d’équitation, ce qui est le trait comique de ces journées. Il estimait qu’un dictateur doit se présenter à cheval devant les foules. Et puis, à la manière de M. Prudhomme, dont il tenait un peu, ce cheval lui servirait à ne pas être éclipsé par Bonaparte en cas de succès et à prendre une fuite salutaire en cas d’échec. Personnage attachant, singulier, celui de Sieyès. Ce n’était pas seulement un métaphysicien des Constitutions. C’était un orgueilleux. Un jour qu’il disait la messe, étant aumônier chez le duc d’Orléans, il s’aperçut que les princes étaient sortis pendant l’office. Là-dessus, il quitta l’autel en criant qu’il ne disait pas la messe pour la canaille. C’est à peu près de la même manière qu’il s’en ira lorsque son chef-d’œuvre constitutionnel aura été malmené par Bonaparte. Il avait bien dit un jour à Lucien : « Ce n’est plus le temps où cedant arma togae. » Il ne croyait pourtant pas qu’après avoir appelé les armes à son aide, la toge leur céderait si vite. Mais comme il était loin d’être sot, il savait aussi qu’il jouait gros jeu, le « quitte ou double » de sa carrière. Un ami lui demandait à ce moment-là quelle était sa garantie dans ses tractations avec Bonaparte. « Nulle part, répondit-il avec brusquerie. Mais, dans une grande affaire, on est toujours forcé de donner quelque chose au hasard. » C’était justement ce que pensait Bonaparte. Là encore, Sieyès se rencontrait avec son complice.

Ce vétéran de la politique s’était livré au jeune général, dont la conduite était loin d’être irréprochable à son égard. Ce serait trop de dire que Bonaparte trahissait Sieyès. Du moins il ne se comportait pas très loyalement. Bien résolu à ne pas travailler pour un autre, il évitait de se livrer, de se fermer des portes, il était en coquetterie avec les adversaires de son haut associé. Mme de Rémusat tenait de lui-même ce mot : « Je recevais les agents des Bourbons. » Il n’écartait pas non plus les jacobins. Ceux-ci essayaient de le séparer de Sieyès et il consentait à les écouter. Albert Vandal pense que c’était pour leur « donner le change. » C’est possible : en attendant, il promettait aux jacobins, c’est-à-dire au parti de la guerre, de reconquérir l’Italie et de « relever les Républiques-sœurs. » Et cette promesse, il l’accomplira. Cependant, il se laissait acclamer dans les rues au cri de « Vive la paix ! » car c’était la paix que la masse du public attendait d’un coup d’État. Jourdan, général jacobin, était venu, au nom d’un groupe de gauche, lui offrir de « le placer à la tête du pouvoir exécutif, pourvu que le gouvernement représentatif et la liberté fussent garantis par de bonnes institutions. » Bonaparte ne dit pas non et il invita Jourdan à dîner pour le 16 brumaire. C’était une façon de cacher son jeu, mais ce jeu était un peu double. Il mettait beaucoup de complaisance à se laisser appeler le « général Vendémiaire. » S’il est vrai qu’il finit par prendre dans ses filets Jourdan qui était chargé de le mettre dans ceux des jacobins, ce ne fut pas sans qu’il eût donné lui-même quelques gages au jacobinisme.

Un moment, il s’était également laissé rechercher par Barras et si le Directeur n’eût été maladroit, Bonaparte eût peut-être marché avec ce thermidorien, son ancien protecteur, qui savait mieux que Sieyès ce que c’était qu’une « journée, » car il en avait fait, et de fameuses. Mais Barras lui proposa ce dont Bonaparte ne voulait à aucun prix : un partage, le commandement des armées pour l’un, le pouvoir civil pour l’autre. Le pouvoir civil, c’était ce que Bonaparte désirait le plus. Il continua ses relations avec Barras, promit de le tenir au courant de tout, et le berna jusqu’à la fin.

Ce qu’il y a de plus singulier, dans ces événements, c’est leur confusion, mêlée à leur rapidité. Ces allées et venues, ces intrigues, ces préparatifs, tout eut lieu dans l’espace de quelques jours avec une sorte de légèreté. Il fallait que le régime fût bien bas, bien usé, pour ne pas mieux se défendre contre une entreprise dont l’organisation était, somme toute, aussi imparfaite et même si peu consistante que le principal exécutant, jusqu’à l’avant-veille ou peu s’en faut, hésitait encore sur le choix des moyens.

Et tout ce que nous avons vu jusqu’ici montre assez qu’on aurait grand tort de considérer le 18 brumaire comme un coup d’État militaire. Il est, à cet égard, fort différent du 2 décembre. L’oncle était même dans des conditions beaucoup moins bonnes que ne le serait le neveu. Le prince-président, en 1851, devait agir avec l’armée contre l’Assemblée. Le général Bonaparte avait pour lui une partie de l’Assemblée. Quant à l’armée, il n’en était pas sûr. Albert Vandal, fort pénétrant dans son récit et dans son analyse[1], montre très bien que les soldats de ce temps étaient aussi différents que possible de ce qu’on appelle des prétoriens. S’il y en avait parmi eux, c’étaient plutôt des prétoriens de la Convention. Les célèbres « grenadiers de Brumaire » étaient des espèces de gendarmes politiques, le résidu des gardes françaises, ces troupes émeutières, toujours choyées par les gouvernements révolutionnaires pour les services qu’elles leur avaient rendus. On y comptait des « gaillards d’un passé louche, de purs chenapans… des sacripants de faubourg enrôlés à différentes époques. » Pour la plupart ils n’avaient jamais quitté Paris, et leurs campagnes se réduisaient à une brève apparition en Vendée. Ce n’étaient pas de véritables militaires et la gloire de Bonaparte les laissait à peu près indifférents. Ils formaient la garde du Directoire et des Conseils. Ils seraient, à Saint-Cloud, au premier rang et nul ne pouvait répondre d’eux.

[1] L’avénement de Bonaparte, Plon, éditeur, t. I, chap. VII. C’est le récit d’Albert Vandal, complet et vrai, que nous suivrons presque toujours pour les deux journées.

La garnison de Paris, la cavalerie surtout, donnait plus d’espoir. Il y avait là des hommes qui avaient fait campagne, de dures campagnes, hors de France, et pour qui Bonaparte était un vrai chef. C’étaient les 8e et 9e dragons qu’il avait eus sous ses ordres en Italie ; le 21e chasseurs qu’il avait réorganisé autrefois. De plus, cette troupe souffrait du dénuement général. Elle était mal nourrie, mal habillée. Elle n’avait aucune raison de tenir au régime et de le défendre. Seulement son attitude dépendrait de celle de ses officiers qui n’étaient pas tous acquis. Et puis elle n’était pas très nombreuse : sept mille hommes environ. Si les grenadiers n’étaient que 1200, ils seraient placés par leurs fonctions aux abords immédiats de la salle où délibéreraient les Cinq-Cents. C’étaient eux qui, en définitive, décideraient du sort de la journée et les conjurés n’avaient à cet égard qu’une garantie : Blanchard, qui commandait la garde des Conseils, avait aidé Augereau pour le coup de fructidor. Les jacobins victorieux lui avaient laissé son poste en remerciement du service qu’il leur avait rendu. Grave imprudence. Ce Blanchard, ayant trahi une fois, trahirait encore. Après avoir manqué de parole aux modérés, il manquerait de parole aux jacobins.

Une chose dont le complot paraît bien ne pas avoir été dépourvu, c’est le nerf de la guerre, c’est l’argent. On manque de précisions sur les sommes qui furent mises à la disposition de Sieyès et de Bonaparte. On en manque sur les bailleurs de fonds. En tout cas, rien ne fit défaut, ni pour la propagande, ni pour les affiches, grâce au concours de quelques hommes d’affaires qui en avaient assez de l’anarchie, que le babouvisme avait effrayés et qui étaient exaspérés par l’impôt forcé et les mesures démagogiques contre les fortunes. On cite Collot, qui s’était enrichi dans les fournitures de guerre. Symptôme curieux : la finance classée, régulière, s’abstint, bien qu’elle désirât la chute d’un gouvernement qui l’inquiétait. Elle s’abstint par sa timidité naturelle. Au fond, elle désirait le succès, mais elle n’en était pas sûre et la prudence de ces hommes habitués à calculer et à prévoir montre que l’issue apparaissait comme douteuse. La banque sera prête à fournir tout ce qu’il faudra quand le coup d’état aura réussi, rien avant.

Le meilleur des auxiliaires, c’était encore l’usure du régime. C’était l’impuissance de la Révolution à fonder un gouvernement stable. La chimère de Sieyès était de croire qu’après tant de Constitutions il en construirait une qui serait meilleure que les autres. Le public était indifférent aux Constitutions. Il était sceptique. Il était las. Tout lui était égal pourvu qu’il eût l’ordre, le repos, des finances saines, la paix. Si l’on cherche la raison pour laquelle devait bien finir une affaire aussi insuffisamment préparée et, comme nous allons le voir, aussi mal conduite dans sa seconde partie, on ne peut la trouver que là, dans l’atmosphère qui favorisait la conspiration.

Quelques jours avant le coup, Bonaparte disait à Rœderer : « Il n’y a pas un homme plus pusillanime que moi quand je fais un plan militaire. Je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances, je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître fort serein devant les personnes qui m’entourent. Je suis comme une fille qui accouche. Et, quand ma résolution est prise, tout est oublié, hors ce qui peut la faire réussir. »

Il paraissait en effet « fort serein. » Ses allures étaient dégagées. Il recevait beaucoup. Il allait même dans le monde. Parfois, devant les personnes sur lesquelles ces propos étaient de nature à produire un effet favorable, il s’emportait contre le régime qui ruinait la France, contre les hommes qui la menaient à sa perte. Prudent avec ceux qu’il ne connaissait pas, séduisant et cajoleur avec ceux qu’il voulait conquérir, il ne redoutait pas l’emphase quand il croyait l’occasion bonne pour placer un mot à effet. Il s’essayait au rôle qu’il devait jouer bientôt, d’ailleurs mal, à Saint-Cloud. Un jour, à table, devant l’adjudant général Thiébault, tout de suite conquis, il prononça une de ces phrases, faites pour être répétées, auxquelles il donnait un tour historique : « Ces hommes ravalent au niveau de leur impéritie la France qu’ils dégradent et qui les réprouve. »

La maison de la rue de la Victoire ne désemplissait pas. Le général y tenait table ouverte. Les savants, les « idéologues » étaient particulièrement choyés. On tenait à donner au coup d’État l’aspect d’une protestation des intellectuels contre un régime avilissant. C’était, selon l’expression de Taine, « la République intelligente contre la République stupide. » Il y eut visite solennelle chez Mme Helvétius, à Auteuil, comme pour honorer la philosophie du XVIIIe siècle dans la personne de cette veuve illustre. Cette espèce de mise en scène n’empêchait pas des soins plus directement utilitaires. A mesure qu’on approchait de la date fixée, les conciliabules se multipliaient. Parmi les militaires qui étaient à craindre, il y avait Moreau, qu’on savait ambitieux. Bonaparte sentait que celui-là était, au fond, son ennemi. Du moins fallait-il le neutraliser pour le moment décisif. Bonaparte, qui ne l’avait jamais rencontré, le connut par Gohier, éternel Géronte de cette histoire. Par des compliments aussi bien placés que ses cadeaux, Bonaparte désarma celui qui deviendrait bientôt son rival et son adversaire.

Ces conquêtes personnelles, où il fallait user de tous les moyens de séduction et d’influence, alternaient avec des intrigues romanesques, de véritables histoires d’espionnage, comme celle du Corse Salicetti, agent des jacobins, et qui finit par les trahir. L’approche de l’événement levait une lie d’aventuriers. Là, on allait un peu au hasard parce que Bonaparte se méfiait, non sans raison, du maître de la police, Fouché, favorable au coup d’État, mais trop porté vers Barras et qui gardait un faible pour les jacobins. D’ailleurs, dans les derniers temps, Fouché ne croyait pas au succès ou affectait de n’y pas croire. Pour lui, il y avait trop de gens de lettres et de gens de loi dans l’affaire. Il s’en moquait. Il pensait vraiment, et il ne se gênait pas pour le dire, que ce n’était pas ainsi que l’on renversait un régime, mais à main armée. Fouché, d’autre part, craignait Bonaparte et, bien qu’il sût ce qui se préparait, il se gardait d’avertir le gouvernement : il servait la conspiration en la niant et répétait avec une sorte de sincérité qu’il n’en voyait nulle part les traces. Jusque dans le salon de Bonaparte, il tournait l’idée du complot en ridicule, affirmant que, s’il y avait complot, la plaine de Grenelle, où l’on avait plusieurs fois, dans les temps troublés du Directoire, fusillé des séditieux, n’existait pas pour rien. Feinte ou vraie, l’incrédulité de Fouché rendait service : elle rassurait les trois Directeurs dont on voulait se débarrasser. En tout cas, il est certain que Bonaparte et lui n’avaient pas la même conception du coup. Le général voulait réussir au grand jour, dans un sentiment unanime, comme porté par le flot de l’opinion. Fouché voyait moins haut, mais son expérience des choses lui enseignait qu’il ne serait pas superflu de prendre quelques précautions policières.

A la veille du grand jour, nombreux étaient ceux qui jouaient au plus fin. Le plan de Sieyès, avec ses initiés, ses demi-initiés, ses incrédules et ses dupes ne se précisait pas autant qu’il aurait fallu. A la veille de la réalisation, il semblait même devenir plus brumeux. Quant au public, ce qui dominait chez lui, c’était l’indifférence. Comme, depuis le retour d’Égypte, il ne voyait rien venir, l’enthousiasme était un peu tombé. Il fallait, pour le réveiller, que le héros lui-même parût. Sa stature brève, sa figure olivâtre et amaigrie, le costume moitié civil et moitié militaire qu’il portait, sa redingote grise, son sabre arabe attaché par un cordon de soie, son escorte de mamelucks : tout cet extérieur, qu’il soignait, le rendait populaire.

Le 15, une cérémonie eut lieu qui montre à quel point, dans les milieux politiques, on refusait encore de croire qu’il se préparât quelque chose. Un banquet par souscriptions, en l’honneur de Bonaparte et de Moreau, « le Scipion et le Fabius français » avait été organisé par des membres des Conseils. Il eut lieu dans l’église de Saint-Sulpice, alors désaffectée et baptisée temple de la Victoire. Gohier présidait : il était décidément de toutes les fêtes. Il y avait là sept cent personnes, dont cinq cents députés, quelques affiliés du coup, beaucoup d’autres qui ne se doutaient de rien. Au dehors, la foule, assez nombreuse, n’était guère sympathique. On entendait dire qu’au moment où les finances étaient si basses, ce dîner était de l’argent dépensé mal à propos. Dans le quartier, on craignait que des anarchistes ne fissent sauter l’église. Pourtant la curiosité était la plus forte. On se nommait les plus connus parmi les invités et, quand Bonaparte arriva, il fut acclamé, en même temps qu’on criait : « Vive la paix ! » L’équivoque ne se dissipait pas. C’était un général que le peuple appelait pour avoir la paix tant désirée. On ne se doutait pas encore que l’avènement de Bonaparte serait celui du « dieu de la guerre. »

A ce dîner, on dit que Bonaparte mangea à peine, craignant qu’on ne mît la circonstance à profit pour l’empoisonner. Il prononça, au dessert, quelques paroles vagues et but « à l’union de tous les Français, » une sorte de programme assez timide de « Bloc national. » Avant la fin, il fit le tour des tables et, sans bruit, quitta Saint-Sulpice. Dans la nuit même, il avait rendez-vous avec Sieyès pour prendre avec lui les dernières dispositions. C’est dans cette entrevue qu’ils se mirent d’accord sur ce qui suivrait le coup d’État : suspension des Conseils pour trois mois ; substitution de trois consuls, qui seraient Sieyès, Bonaparte et Roger-Ducos, aux cinq Directeurs. Et pendant que les Conseils seraient suspendus, les trois consuls élaboreraient une Constitution définitive. C’était là que Sieyès se proposait de jouer Bonaparte et que Bonaparte attendait Sieyès. Quant aux moyens d’exécution, ils étaient toujours les mêmes : on commencerait par un vote brusqué du Conseil des Anciens où Sieyès était sûr de la majorité.

La date du 16 avait d’abord été choisie. Au dernier moment, il apparut que les Anciens hésitaient. Leur concours sans réserve était indispensable. Rien, dans le plan, ne se pouvait sans eux. Tout à coup le courage leur manquait, ou la confiance. Cette hésitation annonçait les autres, celles qui, le 19, pendant quelques instants, risqueraient de perdre tout.

Du 16, la manœuvre prévue de concert avec la majorité des Anciens fut reportée au 17. Le 17 était un vendredi. On a prétendu plus tard que Bonaparte n’avait rien voulu tenter un jour néfaste. Arnault rapporte les choses autrement. Le 16 au soir, il était chez Talleyrand avec Regnault, Rœderer, tous attendant le mot d’ordre qui ne venait pas. Arnault court rue de la Victoire. Il y trouve Fouché et, comme toujours, Gohier fasciné par Joséphine. Là on parlait avec enjouement, avec scepticisme, du coup d’État qui était le sujet des conversations du jour. Comment y croire, lorsque, dans le salon du dictateur présumé, un des chefs de l’État et le ministre de la police en plaisantaient ? Gohier et Fouché sortirent enfin. Alors Arnault interroge avidement le général :

A quelle heure demain ? dis-je à Bonaparte dès que le départ des deux témoins m’eut permis de lui parler librement. — Rien demain, me répondit-il. — Rien ! — La partie est remise. — Au point où en sont les choses ? — Après-demain, tout sera terminé. — Mais demain, que n’arrivera-t-il pas ? Vous le voyez, général, le secret transpire. — Les Anciens sont gens timorés ; ils demandent encore vingt-quatre heures de réflexion. — Et vous les leur avez accordées ? — Où est l’inconvénient ? Je leur laisse le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je veux faire avec eux. Au 18 donc, » ajouta-t-il, avec cet air de sécurité qu’il conservait sur le champ de bataille, où il me semblait ne s’être jamais autant exposé qu’il s’exposait alors au milieu de tant de factions, par ce délai que rien ne put le déterminer à révoquer.

Bonaparte s’était aperçu que les Anciens étaient timorés. Il s’en apercevait peut-être un peu tard, Il était trop engagé pour reculer, Sieyès aussi et, s’ils reculaient, tout était perdu. Quels que fussent les risques qu’on courût en agissant, il y en avait de plus graves à ne pas agir.

Le 16 et le 17 furent bien employés. En ne changeant rien à sa vie mondaine, Bonaparte dissimulait des occupations plus sérieuses. Déjeuners, dîners, invitations furent encore d’un grand secours. Le jeudi, à table et en tête à tête, il acquit la neutralité de Jourdan, s’ouvrant à moitié de son dessein, obtenant l’aveu que la République avait besoin d’un gouvernement fort, promettant au militaire jacobin des compensations avantageuses. Il fallait penser aussi aux trois Directeurs qui devaient « sauter. » Les avis ne leur manquaient pas sur ce qui se préparait. Mais Barras simplifiait la tâche : il fermait les yeux, persuadé qu’il était indispensable et qu’au dernier moment on aurait recours à lui. Réellement stupide, Moulin ne voulait rien comprendre. Quant à Gohier, Joséphine le tenait toujours sous le charme. « En fait de conspiration, tout est permis, » disait Bonaparte. Il tolérait que le Président fît la cour à sa femme et le ménage joua des tours de Scapin au vieillard amoureux. Joséphine le pria à déjeuner pour le matin du 18 et Bonaparte s’invita à dîner au Luxembourg pour le soir du même jour. Gohier, dans ses Mémoires, a reproduit le billet effronté que la citoyenne Bonaparte lui avait fait porter par son fils Eugène : « Venez, mon cher Gohier, et votre femme, déjeuner avec moi demain à huit heures du matin. N’y manquez pas, j’ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes. Adieu, mon cher Gohier. Comptez toujours sur ma sincère amitié… » De vraies roueries de femme galante achevaient le complot.

Quant aux préparatifs immédiats du coup d’État lui-même, ils se réduisaient à peu de chose. Le plan de Sieyès servait toujours et, à l’épreuve, il se révélait un peu grêle. Le premier acte, c’était le décret par lequel les Anciens transféreraient les Conseils à Saint-Cloud et confieraient à Bonaparte le commandement de la force armée. On avait heureusement pour soi les présidents des deux assemblées, plus, aux Anciens, les « inspecteurs de la salle, » nous dirions les questeurs, qui avaient le pouvoir de convoquer une séance extraordinaire. Le décret de translation, sur lequel reposait tout le coup d’État parlementaire, fut rédigé d’avance ainsi qu’une adresse aux Parisiens, dont le premier jet, de la main de Rœderer, fut corrigé par Bourrienne, sous la dictée du général. Pour imprimer cette affiche, le fils de Rœderer s’était engagé dans une imprimerie et composa en secret le document qui semble avoir été dissimulé à Sieyès. Quant à la presse, on s’en occupa à peine, peut-être parce qu’on la savait sympathique. On ne s’en servit que pour répandre le bruit d’un attentat imminent des terroristes contre la représentation nationale, ce qui devait bien disposer les Parisiens et justifier le vote du décret par les Anciens. Enfin Talleyrand tint toute prête la lettre de démission qu’on ferait signer à Barras.

Il fallait, en effet, démolir le Directoire en obligeant, par la persuasion ou d’une autre manière, trois des Directeurs à se démettre, comme il fallait, par des moyens encore moins définis, obtenir l’adhésion des Cinq-Cents. Il y avait en somme deux contraintes à exercer, deux batailles à gagner.

Cependant Bonaparte s’assurait de tous les éléments militaires qu’il pouvait embaucher, et c’était moins qu’on ne croit d’ordinaire. Le général Sébastiani, tout dévoué, fut mis dans la confidence : on compta sur lui et sur ses dragons. Enfin des lettres individuelles furent envoyées à tous les officiers amis qui étaient présents à Paris, comme si chacun d’eux devait se trouver seul, le 18 de bon matin, rue de la Victoire, pour une audience privée.

Le soir du 17, soir suprême, il y avait dîner chez Cambacérès, l’unique complice sérieux qu’on eût dans le ministère. Quelques-uns des initiés étaient là. Contrairement à la légende, on ne fit ni grandes phrases ni plans d’avenir. On ne jeta pas les bases du Code Civil. On ne se jura pas de sauver la France. Les convives étaient préoccupés, certains anxieux, comme à la veille d’une journée où ils joueraient leur carrière, leur liberté, peut-être leur vie.

Si Bonaparte dormit bien, personne ne l’a su. Mais il dormit peu. A deux heures du matin, il faisait dire à Moreau et à Macdonald d’être chez lui à la pointe du jour. A cette heure matinale, le Conseil des Anciens serait convoqué d’urgence, comme s’il y avait péril public et imminent.

CHAPITRE IV
LE 18, JOURNÉE FACILE

On a pris l’habitude de dire « le 18 brumaire », comme si tout s’était décidé ce jour-là. Ce fut, à la vérité, la journée la plus facile. Elle préparait l’autre. Elle n’en préjugeait pas l’issue.

Les sénateurs qui furent tirés de leur sommeil, entre cinq et six heures, par la convocation des « inspecteurs de la salle », ne furent pas très étonnés. Ils étaient tous ou presque tous consentants. Pendant la nuit, les inspecteurs avaient fait du bon travail. D’abord ils avaient mis en scène la conspiration anarchiste qui devait servir de prétexte à la translation. Ils avaient donné à la garde l’ordre de prendre les armes, comme si les Tuileries allaient être attaquées par des bandes venues des faubourgs. En hâte, volets clos et rideaux fermés pour que la lumière dans le palais, à cette heure insolite, ne donnât pas de soupçons, ils avaient écrit des billets de convocation qui ne parvinrent guère qu’à ceux des Anciens qu’on savait favorables à l’opération. C’était sans doute la majorité. Mais le choix avait été arrêté d’avance, et avec discernement.

Il ne faisait pas encore jour lorsque les Anciens, — ceux du moins qu’on n’avait pas oubliés tout exprès, — se rendirent à cette séance véritablement extraordinaire qui devait se tenir à sept heures du matin. Peut-être auraient-ils répondu avec moins d’empressement, s’ils avaient su que le gouvernement était déjà prévenu et se méfiait. Cependant, fidèle à la parole qu’il avait donnée à Bonaparte, Sébastiani avait fait sonner le boute-selle pour une revue et ses dragons étaient prêts, lorsque, du ministère de la Guerre, on lui apporta l’ordre, signé Dubois-Crancé, de consigner son régiment à la caserne. Sébastiani passa outre. S’il avait obéi, la suite des choses eût été changée.

Les ministres étaient donc avertis. Le président du Directoire également. L’invitation de Joséphine à ce breakfast, à ce petit déjeuner de huit heures du matin, lui avait déjà semblé bizarre. Étant donné les rumeurs qui étaient parvenues dans la nuit au gouvernement, Gohier flaira un piège et se contenta d’envoyer sa femme rue de la Victoire.

Un étrange spectacle y attendait la citoyenne Gohier. Elle vit la maison de la rue de la Victoire pleine d’officiers généraux et d’officiers supérieurs qui débordaient jusque dans la cour et le jardin. Bonaparte, sur le perron, recevait les arrivants. Il retenait ceux qui, ayant compris ce qu’il attendait d’eux, s’effarouchaient et faisaient mine de se retirer. Il fut fort contrarié de voir la citoyenne Gohier venir seule et insista, peu adroitement, pour qu’elle priât son mari de la rejoindre. Il proposa même de faire porter un mot d’elle au Luxembourg. Plus fine que lui, la citoyenne Gohier ne refusa pas. Mais, dans sa lettre, elle mit son mari au courant de ce qu’elle avait vu et de ce qui se passait et lui conseilla de rester chez lui s’il ne voulait pas être pris dans une souricière.

A ce moment-là, heureusement pour les conjurés, le principal était fait. Dès huit heures, les Anciens avaient voté le décret de translation du Corps législatif, à la demande du président de la commission des inspecteurs et sur un rapport pathétique de Cornet qui dénonçait une subversion imminente, le fameux complot anarchiste, la conjonction des terroristes de Paris avec des bandes venues des départements. Par mesure de sécurité, pour le salut de la représentation populaire et de la République, les Conseils ne devaient plus tenir séance avant le lendemain midi, au palais de Saint-Cloud, sous la protection de la force armée dont le commandement était confié, avec l’exécution du décret, au général Bonaparte. Bien que les assistants eussent été triés sur le volet, ce nom émut quelques membres qui voulurent demander des explications, formuler des réserves : on leur ferma la bouche. Les Anciens votèrent en outre un message à la nation pour l’informer du danger qu’elle avait couru et promettre que l’ordre serait maintenu. On ajoutait que l’ordre à l’intérieur était la condition de la paix à l’extérieur. Message habile, puisqu’il répondait aux vœux du plus grand nombre, et qui se terminait, comme on pense bien, par une profession de foi républicaine.

Dès huit heures du matin, les trois Directeurs, ainsi que les ministres hostiles ou étrangers au coup d’État, étaient placés devant un fait accompli qui était un fait légal, ou du moins revêtu des apparences de la légalité. Le gouvernement qui allait être renversé n’avait pas tout ignoré mais il était resté presque inerte. En cela, il était à l’image de la population. Un rapport du député Lacuée l’avait constaté peu de temps avant : « L’esprit public se trouve amorti et comme nul. » Paris, en s’éveillant, assista à cette prise d’armes sans s’émouvoir et sans s’étonner. Le gouvernement ne trouvait personne pour le défendre. Pour les mêmes raisons, il faudrait aussi que Sieyès et Bonaparte réussissent par eux-mêmes. S’ils échouaient, ils rencontreraient la même indifférence et la même atonie.

En attendant qu’on lui apportât le décret d’où découlerait son autorité, Bonaparte continuait sur place ses embauchages. Bernadotte avait été convoqué comme les autres et il était venu. Voyant de quoi il s’agissait, le subtil Béarnais glissa, s’échappa. Mais, comme on la craignait, sa dérobade avait été prévue. Joseph Bonaparte, son beau-frère, se chargeait de lui et le retint à déjeuner avec quelques parlementaires qu’on se proposait de « chambrer. » La cuisine continuait à jouer un rôle important dans l’affaire.

Si Bernadotte misait sur deux tableaux, il y avait un mécontent dont il fallait s’assurer sans aucune espèce d’hésitation ni de doute. C’était Lefebvre, commandant de la place de Paris, et que Bonaparte allait déposséder tout à l’heure. Il était accouru, hors de lui, pour protester. Mais le mari de « Madame Sans Gêne » était un cœur simple, droit et sentimental. Il admirait le héros d’Arcole et des Pyramides. Il fut ému par une éloquente peinture des maux de la patrie, par une adjuration pathétique, plus encore par le don que lui fit Bonaparte du cimeterre qu’il portait en Égypte. « Pleurant et sacrant à la fois, » dit Albert Vandal, il promit « de jeter ces b… d’avocats à la rivière. » Recrue trop précieuse pour la laisser se reprendre : Lefebvre ne fut plus quitté des yeux, jusqu’au moment où Bonaparte eut en main le décret.

Il arriva enfin, porté par un « Messager d’État » en grand uniforme, qui n’était autre que le dévoué Cornet, qu’accompagnaient deux questeurs du Conseil des Anciens. Aussitôt en possession du précieux papier, Bonaparte le lut attentivement et nota qu’il plaçait sous son autorité tous les effectifs de la garnison de Paris, excepté la garde du Directoire. Soit que les Directeurs récalcitrants voulussent employer la garde pour se défendre, soit que Sieyès (et il en eut l’intention), se proposât d’avoir une force à son service quand le coup serait fait, il y avait là un oubli qui pouvait devenir fâcheux. Bonaparte s’empressa de le réparer en nommant la garde dans l’ordre du jour qu’il rédigea sur-le-champ pour avertir la garnison de Paris qu’il devenait son chef. D’ailleurs, il avait des intelligences avec le commandant de ces gardiens constitutionnels qui s’empressa de le rejoindre, abandonnant le Luxembourg.

Bonaparte donna rapidement les ordres nécessaires. Cette partie du programme était son œuvre et elle était prévoyante. Pour tout ce qui dépendait de lui, il avait mis les chances de son côté. Les affiches, les brochures de propagande étaient prêtes : il ordonne de poser les unes, de distribuer les autres. Il concentre autour des Tuileries toutes ses troupes afin de les avoir sous la main et de faire corps avec l’Assemblée dont il tient ses pouvoirs : elle aussi doit être dans l’impossibilité de se reprendre. Ensuite, instruit par l’expérience des journées révolutionnaires, où une seule « section » avait parfois décidé de tout, il s’assure de la garde nationale tandis que Réal, autre complice, commissaire près du « département, » suspend les douze conseils municipaux parisiens. Il était douteux qu’un mouvement fût à craindre dans Paris. Mais, après tout, on n’avait aucune certitude. Dans le doute, mieux valait se prémunir contre un hasard.

Ces mesures prises, c’était pour Bonaparte le moment de payer de sa personne et de jouer le grand jeu. Un peu de théâtre devenait nécessaire. A neuf heures, en uniforme sans chamarrures, coiffé du petit chapeau, conforme à l’image sous laquelle il était déjà connu et populaire, il avance sur le perron, le décret à la main, tenant toujours Lefebvre à côté de lui, et jette ces paroles à la foule des militaires : « La République est en danger, il s’agit de la sauver ! » Depuis le jour de son débarquement à Fréjus, le salut de la République c’est une idée, ce sont des mots qui n’ont cessé de l’accompagner et dont il n’a cessé de se servir. Sous ces mots, chacun place ce qu’il veut. La République, pour les militaires qui sont réunis là, c’est la continuation de la Révolution guerrière. Ils veulent un pouvoir plus vigoureux tandis que la masse aspire à la paix du dedans et du dehors et qu’elle est lasse d’un régime à la fois faible et tyrannique. C’est sur ces sortes de malentendus que se font presque toujours en politique les grands changements.

A la brève proclamation du chef, la foule des officiers répond par une clameur enthousiaste et jure de le suivre. Aussitôt Bonaparte prend la tête de la plus brillante cavalcade qu’on pût voir, une revue des gloires du prochain Empire : Murat, Lannes, Marmont, Berthier, Lefebvre, Macdonald sont là. Le cortège se rend aux Tuileries par les boulevards, grossi des détachements de cavalerie disposés d’avance sur la route. Partout les passants sont sympathiques. On sait déjà ou l’on comprend ce qui va se passer. C’est la fin du Directoire et personne ne le regrette. Personne ne lèverait seulement le petit doigt pour le défendre. Mais il faudra aussi que Bonaparte réussisse tout seul : Paris est trop usé par dix ans de révolutions pour prendre n’importe quelle initiative. Littéralement, c’est une poignée d’individus qui doit décider du sort de la masse. Cependant les hommes qui ont du flair croient au succès. Un encouragement arrive : de ses fenêtres, le financier Ouvrard a vu passer le cortège. Aussitôt, il écrit à l’amiral Bruix, avec qui il est en relations, et le prie de faire connaître à Bonaparte qu’il met à son service tous les fonds nécessaires. Avec son instinct de spéculateur, Ouvrard se met à la hausse sur le général : symptôme tout à fait bon.

A mesure que le cortège approchait des Tuileries, on se pressait sur son passage. Le bruit se répandait qu’il se préparait quelque chose. Les curieux sortaient de leurs maisons. Il en venait de tous ces quartiers du centre, bourgeois et commerçants, où s’étaient déjà trouvées les « sections » modérées de thermidor, et qui étaient les plus dégoûtés du Directoire. Lorsque Bonaparte arriva aux Tuileries, il rencontra une foule assez nombreuse d’où partirent des cris de : « Vive le libérateur ! » Paris était évidemment favorable. On apprit que les faubourgs eux-mêmes, où la nouvelle parvint plus lentement, ne donnaient pas le moindre signe qu’ils eussent envie de bouger.

Pendant ce temps, une autre scène se passait au Luxembourg. Des cinq Directeurs, nous savons déjà que deux étaient les principaux auteurs du complot, qu’un troisième, Barras, jouait au plus fin et que les deux autres devaient être les victimes de la journée. Sieyès et Roger-Ducos étaient, naturellement, tenus au courant de tout. Averti que les Anciens avaient bien voté le décret et que le décret était entre les mains de Bonaparte, Sieyès se disposa à se rendre de son côté aux Tuileries, comme il était convenu. Seulement une surprise désagréable l’attendait. Il avait prévu son arrivée, une arrivée presque aussi imposante que celle de Bonaparte. Il voulait se montrer entouré de la garde directoriale. Lorsqu’il chercha la garde, il s’aperçut qu’elle était déjà partie : son associé la lui avait soufflée. Force fut à Sieyès, qui ne renonçait pas à se montrer à cheval, de trotter vers les Tuileries accompagné, en tout et pour tout, de deux aides de camp. Son entrée fut peu triomphale. Toujours prête à rire, la foule parisienne s’amusa de ce défroqué, de ce philosophe des constitutions, médiocrement assuré sur la selle, et qui faisait ses débuts de cavalier. Avant de partir, il avait pris une suprême leçon d’équitation dans le jardin du Luxembourg.

Quant à Roger-Ducos, il feignait de ne rien savoir. Gohier, déjà averti par sa femme, venait de tout apprendre. Plus de doute : jusqu’au dernier moment, dans la maison de la rue de la Victoire, on l’avait endormi, on l’avait berné. Cette friponne de Joséphine, ce coquin de Bonaparte, qui simulait le mari complaisant, s’étaient moqués de lui : mais tout était encore pire que le pauvre homme n’imaginait. Usant de ses pouvoirs présidentiels, il fit convoquer d’urgence ses collègues. Seuls, Moulin et Roger-Ducos se rendirent à sa convocation. L’huissier vint dire au président que Sieyès était déjà sorti. Quant à Barras, il fit répondre qu’il prenait son bain. Comme le président insistait, Barras demanda une heure pour achever sa toilette. Gohier et Moulin trépignaient. Roger-Ducos, le plus subtil de tous, profita de ce répit et dit qu’il sortait un instant pour aller aux nouvelles. Il ne reparut pas. Sans bruit, sans l’apparat de Sieyès, il se rendit aux Tuileries où son entrée passa inaperçue : bonne note aux yeux de Bonaparte. Le rusé garçon gagna là son siège de consul.

Le tête-à-tête de Gohier et de Moulin se prolongeait. Les deux Directeurs commençaient à sentir que leur situation devenait ridicule. Ils attendaient toujours Barras pour délibérer. Quand Barras fut sorti de son bain, il se déclara malade et resta chez lui. En réalité, il ne doutait pas que Bonaparte ne pensât à lui et ne lui réservât une place dans le nouveau gouvernement. Il attendait ses émissaires et il ne devait pas tarder en effet à les recevoir mais chargés d’une autre mission que celle qu’il espérait.

L’absence voulue de Barras mettait Gohier et Moulin dans l’impossibilité d’agir. A trois, ils étaient la majorité. Ils représentaient le pouvoir exécutif. Ils pouvaient refuser de promulguer le décret des Anciens, inconstitutionnel dans la partie où il nommait Bonaparte chef suprême de la force armée. Alors, faisant appel au Conseil des Cinq-Cents, ils auraient réuni tout ce qui était hostile au coup d’État, rallié ce qu’il y avait de jacobins dans les assemblées, dans l’armée, dans la rue même, sans compter qu’ils auraient le prestige que confère toujours l’exercice de l’autorité régulière. Réduits à eux deux, ils ne pouvaient rien. La défection de Barras les paralysait et ils n’avaient ni assez de caractère ni assez d’énergie pour tenter quelque chose par eux-mêmes. Leur seule ressource était dans les formes légales. Cette ressource leur échappait du moment qu’ils ne pouvaient, faute de Barras, faute d’une voix, représenter la légalité. D’ailleurs, ils n’avaient même pas entre leurs mains le texte sur lequel ils auraient pu fonder une protestation. Les inspecteurs des Anciens s’étaient gardés de leur communiquer la partie du décret qui investissait Bonaparte du commandement.

Déjà très désemparés, les deux Directeurs échangeaient des propos aussi amers que vains lorsqu’ils reçurent la visite du ministre de la police. Tenu hors de la confidence, Fouché n’avait été averti que le matin par Bonaparte que c’était pour ce jour-là. Il n’avait fait aucune opposition, aucune critique, se renfermant dans le rôle d’observateur des événements pour son compte personnel. Sa ligne de conduite était toute tracée. Gardien de l’ordre public, il se contenterait de veiller au maintien de l’ordre dans une affaire où la légalité pouvait se trouver d’un côté aussi bien que de l’autre. Il venait au Luxembourg, non pour offrir ses services à ce qui restait du Directoire, mais pour prendre la température de la maison. Il la trouva fort basse. Gohier ne sut que récriminer contre la police qui n’avait rien vu, rien empêché. Pas plus que son collègue, il ne donnait l’impression d’avoir un plan arrêté, une décision nette. Fouché était édifié. Il n’hésita plus. Laissant ces deux hommes à la dérive, il courut se mettre, cette fois sans réserve, au service du coup d’État, et il donna l’ordre de fermer les portes de Paris.

Retombés dans leur solitude et leur inaction, Gohier et Moulin finirent par prendre le parti d’aller, eux aussi, aux Tuileries. Quant à Barras, sa belle confiance commençait à faiblir. Ne voyant rien venir, il s’impatientait, et il chargea, assez naïvement, son secrétaire Bottot d’aller rappeler à Bonaparte qu’il attendait quelque chose.

Lorsque Bottot arriva aux Tuileries, la séance des Anciens venait de s’achever à l’avantage de Bonaparte qui recevait de tous côtés des félicitations. Il est vrai que si la séance s’était bien terminée, ce n’avait pas été sans un passage difficile à franchir. Entré au palais un peu avant dix heures, Bonaparte avait été introduit aussitôt dans la salle des séances, accompagné de son état-major. Là, il avait fallu prendre la parole : épreuve à laquelle il n’était pas préparé, et son inexpérience, qui ne fut pas trop sensible le 18, allait être dangereuse le 19. Le général, en recevant l’investiture, devait prêter serment, et ce serment, qui impliquait fidélité à la Constitution, lui brûlait la langue. Aussi Bonaparte avait-il pris le parti de le noyer dans un petit discours qu’il avait appris par cœur mais qu’il récita assez mal et qui était ainsi conçu :

« Citoyens représentants, la République allait périr, votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient s’opposer à son exécution ; aidé de tous mes compagnons d’armes rassemblés ici autour de moi, je saurai prévenir leurs efforts. On cherche en vain des exemples dans le passé pour inquiéter vos esprits ; rien dans l’histoire ne ressemble au XVIIIe siècle, et rien, dans ce siècle, ne ressemble à sa fin… Nous voulons la République. Nous la voulons fondée sur la vraie liberté, sur le régime représentatif… Nous l’aurons, je le jure, en mon nom et au nom de mes compagnons d’armes. »

Berthier, Lefebvre et les autres appuyèrent par un sonore « Nous le jurons ! » auquel les tribunes firent écho. Toutefois la harangue, débitée avec une certaine hésitation, n’était pas très adroite. Un législateur méticuleux, Garat, celui qu’on surnommait le « jacobin malgré lui, » remarqua aussitôt que le général n’avait pas dit un mot de la Constitution. Au fond, ce langage et cette manifestation militaire avaient troublé un certain nombre d’Anciens. Si Garat avait eu le loisir de développer ses observations, la séance aurait pu prendre une tournure désagréable. Le président Lemercier tira Bonaparte d’embarras, comme Lucien, le lendemain, devait le tirer d’une situation beaucoup plus critique. Il invoqua le décret, aux termes duquel aucune discussion parlementaire ne pouvait plus avoir lieu qu’à Saint-Cloud, et la séance fut levée.

Les Cinq-Cents avaient été convoqués à la même heure pour entendre le message des Anciens. Dans la majorité jacobine du Palais-Bourbon, il y avait une grande agitation, une violente colère : l’affaire, avec ces gens-là, n’irait pas toute seule. La lecture du décret fut accueillie par du tumulte, coupée d’interjections. De tous côtés on demandait la parole. Lucien présidait. Comme Lemercier, il ne permit aucune discussion, renvoya tout au lendemain, à Saint-Cloud, et leva la séance. Les députés durent se séparer. Les opposants avaient vingt-quatre heures pour organiser leur résistance, soulever les organisations jacobines, et le bruit courait que, dans le faubourg Saint-Antoine, jusque-là inerte, le fameux Santerre ameutait les « patriotes. » Heureusement des dragons de bonne mine, rangés autour du Palais-Bourbon, conseillaient la prudence aux plus enragés des jacobins.

En sortant de la salle des Anciens, Bonaparte s’était rendu à la questure où il retrouva les inspecteurs des deux Assemblées, Sieyès, Roger-Ducos, un certain nombre d’hommes politiques. On se congratula. L’affaire commençait bien. Le premier obstacle était franchi. Toutefois le général était sourdement mécontent de lui-même. Il s’était senti inférieur dans son rôle d’orateur et il en restait irrité. Il descendait au jardin pour se montrer aux troupes lorsqu’il rencontra l’émissaire de Barras. Ce fut sur le malheureux Bottot qu’il passa sa mauvaise humeur. Il avait une revanche d’éloquence à prendre. Saisissant Bottot par le bras, le fixant au sol à trois pas de lui, et comme si ce petit secrétaire avait été à lui seul toute la pourriture du Directoire, il lui adressa devant cent personnes l’apostrophe fameuse : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé les millions d’Italie, j’ai retrouvé partout des lois spoliatrices et la misère ! Qu’avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts. Cet état de choses ne peut durer. Avant trois ans, il nous conduirait au despotisme… Il est temps enfin de rendre aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. »

Peu de paroles de Napoléon ont eu autant d’écho que celles-là, bien qu’elles aient été prononcées presque par hasard et adressées à un personnage infime. Dans la circonstance, elles étaient bien faites pour produire l’impression que Bonaparte cherchait. Elles résumaient en traits vigoureux la situation. Elles étaient fortement scandées. Chose curieuse : elles n’étaient pas de Bonaparte. Les grands hommes prennent leur bien où ils le trouvent. Quelques jours plus tôt, le club jacobin de Grenoble, « une jacobinière de province, dit Albert Vandal, enragée contre l’oppression et la corruption directoriales », avait envoyé au général, encore considéré là-bas comme le « général Vendémiaire » et le véritable sauveur de la République, un témoignage d’admiration et de fidélité qui était une charge à fond contre le Directoire. C’est là que Bonaparte avait pris, non seulement l’idée, mais le mouvement, plusieurs phrases mêmes de l’apostrophe dont il avait foudroyé Bottot.

Ce qui donne bien la couleur de ces événements et la vraie note sur les incertitudes qui subsistaient encore, c’est qu’aussitôt après cette théâtrale algarade, destinée à la galerie, Bonaparte glissa quelques paroles rassurantes à l’envoyé de Barras. On continuait de penser à l’ami des anciens jours, on ne ferait rien sans lui… C’est qu’il fallait ménager Barras pour ne pas donner l’éveil au Luxembourg.

Après cette scène, véhémente autant qu’arrangée, Bonaparte, montant à cheval, avait parcouru les rangs des troupes. Sa monture, une belle bête, mais difficile, ne l’aidait guère à haranguer les soldats. Là encore il fut peu satisfait de son éloquence. Il fallut que Berthier, plusieurs fois, l’aidât à terminer ses phrases. Néanmoins le succès fut vif et fort propre à donner confiance pour la suite. Le général put même approcher la foule qui devenait de plus en plus nombreuse et se massait contre les grilles des Tuileries. Il lui adressa quelques paroles. D’ailleurs, Paris n’ignorait plus rien. Les affiches étaient déjà posées. Les brochures préparées par les écrivains du complot étaient distribuées en abondance. On y prolongeait, bien entendu, la grande équivoque de l’accord avec Sieyès : Bonaparte venait sauver la République et non la renverser. Il n’était ni César ni Cromwell. Au contraire, il venait chasser les bas tyrans, ceux qui en avaient « tant fait » qu’il n’y avait « plus de Constitution. »

La Constitution, il restait à la démolir et c’est à quoi les principaux conjurés s’employèrent sur l’heure. Pour le moment du moins, il n’y avait rien à craindre du Conseil des Cinq-Cents. Pendant vingt-quatre heures on était tranquille de ce côté-là. Dans l’intervalle, il fallait avoir obtenu autre chose : c’était qu’il n’y eût plus de pouvoir exécutif lorsque, le lendemain, les deux Assemblées se réuniraient à Saint-Cloud. Pour cela, il importait de disloquer tout de suite le Directoire, ce qui fut rondement et habilement mené.

De retour dans le salon des inspecteurs, Bonaparte y retrouva, autour de Sieyès et de Roger-Ducos, Cambacérès et quelques autres ministres, venus d’ailleurs sans beaucoup d’empressement. On avait besoin d’eux pour donner force exécutoire au décret, toujours dans le dessein de garder les apparences de la légalité. Là, une difficulté se présentait. Pour que le décret devînt loi, il fallait qu’il fût signé par le président du Directoire, et, sur l’ordre du président, revêtu du sceau de la République. Le sceau, on l’avait bien : Lagarde, le secrétaire du Directoire, affilié au complot, l’avait apporté.

Mais Gohier n’était pas là. Cambacérès, ministre de la Justice, fut prié d’apposer le sceau sans attendre l’ordre du pouvoir exécutif. Pris de timidité ou de scrupules, il s’y refusait et mettait en avant des raisons juridiques. On se regardait et Bonaparte s’impatientait. Allait-on butter sur un obstacle aussi ridicule ? Cambacérès consentit enfin à se tenir pour satisfait si, en l’absence de Gohier, Sieyès signait et scellait. En lui-même, l’incident était de peu d’importance. Il prouvait du moins que le Directoire ne pouvait subsister sans de graves inconvénients.

Pour le jeter par terre, Sieyès et Roger-Ducos étaient résolus à donner leur démission. Mais il fallait qu’un troisième Directeur se fût démis, sinon ayant une majorité, l’Exécutif restait viable. A cet instant même, au Luxembourg, Talleyrand et l’amiral Bruix persuadaient Barras qu’il n’avait plus qu’à s’en aller.

Depuis le moment où, prétextant son bain puis une migraine, il avait refusé de se joindre à Gohier et à Moulin, Barras attendait que Bonaparte lui fît signe. Il commençait à se dépiter et Bottot, en lui rendant compte de sa mission, avait accru ses inquiétudes. Lorsque Talleyrand et Bruix se firent annoncer, il eut un moment d’espoir qui ne dura pas. Les deux envoyés de Bonaparte le mirent au fait sans tarder. Talleyrand lui donna lecture de la lettre de démission, fort pompeuse, et qu’en style noble on avait rédigée pour lui. Barras écouta, comprit, signa sans protestations, sans histoires. Tout se passa le mieux du monde, avec douceur et courtoisie. Les arguments dont Talleyrand, — ce genre de mission lui convenait à merveille, — était chargé de se servir étaient probablement de deux sortes : si le Directeur voulait résister, il y avait beaucoup de choses à dire et à révéler sur son compte et on ne le ménagerait pas. Mais s’il s’en allait gentiment, on lui accordait une indemnité fort tentante pour un homme qui aimait l’argent. Bien que le secret ait été gardé sur cette affaire, il y a lieu de croire que Bonaparte avait pensé que le meilleur était de traiter ce « pourri » en « pourri. »

Barras, sans esclandre, avait vidé la place. Sur l’heure, il avait pris sa voiture pour se retirer dans sa terre de Grosbois, escorté par un peloton de dragons qui ne lui permettrait pas de revenir sur Paris. Grand soulagement pour les conjurés. Sa démission désorganisait le Directoire. Elle servait à autre chose encore. Elle faisait une dupe et une dupe d’importance : Gohier. Joséphine n’avait pas perdu son temps. Elle avait chapitré la femme du président, l’avait rassurée, avait feint de la mettre dans la confidence, et, cette fausse confidence, c’était que Bonaparte voulait renvoyer Barras, mais Barras tout seul et qu’avec les autres il ne refuserait pas de s’arranger. Mis au courant, Gohier fut alléché. L’abandon, l’impuissance où il se se sentait dans le Luxembourg vide lui donnaient envie d’aller à son tour aux nouvelles. Il finit par entraîner Moulin aux Tuileries.

Lorsqu’ils arrivèrent, Sieyès venait de signer le décret. Ils arrivaient à point. On leur laissa l’illusion qu’on n’en avait voulu qu’à Barras, et Gohier fit bonne mine à Bonaparte, lui rappela qu’ils devaient dîner ensemble le soir. De bonne grâce, il consentit à signer lui-même le décret, dès lors tout à fait régulier. Mais à peine en possession de la précieuse pièce, les conjurés changèrent de ton. Sieyès et Roger-Ducos annoncèrent qu’eux aussi avaient donné leur démission. Trois des Directeurs sur cinq étant partis, le Directoire n’avait plus qu’à se dissoudre pour fonder un nouveau pouvoir exécutif. Gohier ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre. S’il y avait un pouvoir nouveau, il devait en être. Il fatiguait tout le monde de sa loquacité, de son insistance, de son dîner dont il ne démordait pas. Bonaparte finit par lui dire brutalement que ce n’était pas le jour de dîner en ville. Ce qu’on voulait de lui, c’était sa démission.

On le lui répéta plus doucement, mais sans ambages. Alors il refusa net. Le bonhomme se fâchait, invoquait la Constitution, la République, son honneur. La dispute eût pris un caractère désagréable, peut-être dangereux, si Moulin, de son côté, ne fût resté complètement apathique. On prétendait que Moulin avait des liens de parenté avec Santerre, et Bonaparte venait d’être instruit que le vieil agitateur tentait de soulever les faubourgs. Bonaparte saisit cette occasion de bousculer le Directeur. « Général Moulin, lui dit-il, vous êtes parent de Santerre ? — Non, répondit l’autre, je ne suis pas son parent mais son ami. — J’apprends, poursuivit Bonaparte, qu’il remue dans les faubourgs. Dites-lui qu’au premier mouvement, je le fais fusiller. » Moulin protesta d’abord. Puis, Bonaparte ayant répété, avec une fermeté convaincante, qu’il ferait comme il avait dit et que, si Santerre bougeait, il serait fusillé, — ce qui était assez menaçant pour les autres jacobins, — Moulin se radoucit. Il jugeait bien la situation et sentait qu’il n’y avait rien à faire. « Santerre, dit-il, ne réunirait pas quatre hommes, » ce qui était d’ailleurs vrai.

Cette réponse plut à Bonaparte parce qu’elle entrait dans ses idées. Comme nous le verrons encore, il désirait que son coup d’État se fît sans effusion de sang ni violence. Il n’en était que plus acharné à vouloir la démission des deux Directeurs. Mais, à toutes ses objurgations, à celles des autres assistants, les deux hommes opposaient la force d’inertie. Bonaparte, se tournant maintenant vers Gohier, voulut emporter le morceau. Il parla sur le ton du commandement : « La République est en péril. Il faut la sauver. Je le veux. Sieyès et Ducos ont donné leur démission. Barras vient de donner la sienne. Vous êtes deux, isolés, impuissants, vous ne pouvez rien. Je vous engage à ne pas résister. » De son côté, Boulay de la Meurthe, qui serait bientôt le comte Boulay, murmurait à l’oreille du président rétif : « Vous ne voulez pas, citoyen Gohier, qu’on mette à cette demande plus que de l’invitation. » Tout fut inutile. Les deux Directeurs répondirent qu’ils n’abandonneraient pas le poste que la République leur avait confié, qu’ils resteraient fidèles à la Constitution et à la loi.

Cette conversation ne pouvait pas se prolonger. Elle devenait même assez embarrassante. L’obstination des deux Directeurs n’était pas dangereuse. Ils ne laissaient paraître aucune intention d’organiser une résistance. Mais c’était à eux, c’était autour de leur nom que les opposants pouvaient se rallier. Surtout, le plan des conjurés rencontrait là un point d’arrêt. Au lieu d’une opération légale et constitutionnelle d’un bout à l’autre, telle qu’elle eût été par la démission volontaire des deux Directeurs, il fallait recourir à d’autres moyens. La difficulté qui se présentait n’était pas insurmontable, mais c’était une difficulté.

Il entrait si peu dans le dessein des auteurs du coup d’État d’user de violence qu’ils laissèrent partir Gohier et Moulin. Tous deux, d’ailleurs, rentrèrent sagement au Luxembourg. S’ils eussent pensé à appeler le peuple aux armes, l’aspect seul de Paris les en eût dissuadés : dans cet ordre d’idées il n’y avait rien à faire.

Cependant, on ne pouvait les laisser livrés à eux-mêmes. Après leur départ, on se concerta rapidement et il fut décidé que les deux récalcitrants seraient mis en surveillance, consignés, ou plutôt séquestrés dans le Luxembourg. Moreau fut chargé de monter cette garde peu glorieuse qui lui devint encore plus déplaisante par un incident qui vaut la peine d’être rapporté : car il montre bien que la troupe n’était ni si docile, ni si sûre. Trois cents hommes avaient été commandés pour aller au Luxembourg. Au moment de partir, des murmures s’élevèrent dans leurs rangs et Bonaparte, averti, accourut. Les hommes se plaignaient que Moreau fût un modéré, un « patriote » suspect, un républicain douteux. Était-ce à un chef pareil qu’on pouvait se fier pour « sauver la République » ? Bonaparte dut intervenir, parler aux soldats, se porter garant de Moreau. La troupe se laissa convaincre, obéit, et, d’ailleurs, remplit fort bien sa mission. Mais il y avait là un indice qui n’était pas à négliger.

L’histoire ne dit pas ce que devint le dîner pour lequel le président, une heure plus tôt, comptait encore sur Bonaparte. A peine les deux Directeurs étaient-ils rentrés au Luxembourg que Moreau se présentait. Il voulut remplir sa mission avec tact, en homme du monde. Mais Moulin lui montra la porte et lui indiqua que, s’il voulait le garder, sa place était dans l’antichambre. Le geste du jacobin ne manquait pas de dignité et la position de Moreau était assez humiliante. Qui sait si, pendant cette désagréable faction, ne naquirent pas les sentiments de jalousie qui devaient un jour associer le vainqueur de Hohenlinden aux complots contre le Premier Consul ?

Cependant les soldats prenaient des précautions qui n’étaient pas inutiles. Ils visitaient les appartements du Luxembourg, en fermaient toutes les portes, installaient un poste à l’entrée du palais où se rendaient déjà des visiteurs, surtout des parlementaires, qui se heurtaient à la consigne : « On n’entre pas. » Les deux Directeurs voulurent envoyer une protestation aux Conseils. Elle fut aussitôt interceptée et la surveillance se resserra. Gohier s’est même plaint qu’une sentinelle fût restée le soir au pied de son lit. D’ailleurs son histoire, comme celle de Moulin, finit là. Le lendemain, le coup d’État ayant réussi, ils n’eurent plus, l’un et l’autre, qu’à disparaître. L’un et l’autre, plus tard, accepteront des emplois de l’Empire.

Qu’il eût fallu garder manu militari deux des personnages les plus importants de la République et couper leurs communications avec le dehors, c’était déjà le signe que le coup d’État ne se ferait pas tout seul, que le vœu public, la persuasion, une habile manœuvre parlementaire pourraient ne pas suffire. Chose curieuse : Sieyès paraît avoir compris l’avertissement mieux que Bonaparte. Ce fut le civil qui recommanda des mesures de rigueur dont ne voulut à aucun prix le militaire. Bonaparte crut en avoir assez fait en disposant ses troupes sur les points principaux de Paris et sur la route de Saint-Cloud ainsi qu’en réglant le service pour le lendemain. Le calme était complet dans la rue, Santerre lui-même et les faubourgs se tenaient tranquilles : Bonaparte ne voulut pas sévir contre les personnes. Déjà il s’était emporté contre Fouché, l’accusant de tout gâter par excès de zèle, parce que le ministre de la Police avait fait fermer les barrières de Paris. Pendant le Conseil qui se tint aux Tuileries dans l’après-midi et qui se prolongea dans la nuit fort tard, deux conceptions se heurtèrent.

Sieyès, comme Fouché, avait l’expérience des « journées » révolutionnaires. Ils savaient comme elles se faisaient, comment elles réussissaient. Canons pointés sur la Convention le 2 juin 1793 pour achever la déroute des Girondins ; appel aux sections modérées de la garde nationale pour renverser Robespierre en thermidor ; irruption d’Augereau et de ses grenadiers en fructidor : c’était, dans la Révolution, une règle presque constante. Il avait fallu aider ou achever du dehors ce qui s’était fait à l’intérieur des Assemblées. Sieyès était convaincu que, cette fois encore, les choses se passeraient de la même manière. Lorsque la Convention avait mis Robespierre « hors la loi, » elle avait réussi à abattre le dictateur parce qu’un secours extérieur lui était venu. Que Bonaparte fût mis hors la loi à Saint-Cloud, que la troupe fût émue par cet appel, qui sait ce qui pouvait se passer ? La séance de pure forme qui s’était tenue le matin avait assez montré que les dispositions du Conseil des Cinq-Cents étaient mauvaises. Il fallait prendre les devants si l’on ne voulait s’exposer à de grands risques. Sieyès proposait donc que l’on arrêtât tout de suite quarante députés parmi les jacobins les plus farouches. De cette manière, on intimiderait les autres et l’on serait sûr de la majorité.

Cette épuration violente, Bonaparte s’y refusa obstinément. On a dit qu’il ne voulait pas suivre le précédent des journées révolutionnaires, justement parce qu’il voulait rompre avec les procédés révolutionnaires, les méthodes insurrectionnelles, et montrer que sa révolution nationale terminait la révolution. Peut-être avait-il une autre pensée. Que l’opération parlementaire fût trop facile, qu’elle réussît trop vite et trop bien, les parlementaires seraient les maîtres. Il n’ignorait pas que Sieyès l’avait pris comme exécutant, comme instrument. Il savait que l’ambition de son frère Lucien était de devenir le Bonaparte civil. Il se voyait, le coup fait, éloigné du pouvoir et relégué aux armées. Par une contradiction apparente, il semblait donc trouver les plans de Sieyès à la fois trop mous et trop violents, écoutant avec quelque pitié l’exposé de la procédure qui serait appliquée le lendemain à Saint-Cloud, s’opposant, d’autre part, à l’arrestation des meneurs jacobins qui eût facilité cette procédure. Bonaparte tenait à garder ses coudées franches, à se réserver un rôle personnel aussi large et aussi décisif que possible. Il continuait à jouer tout ou rien afin de réduire dans les bénéfices la part de ses associés. Ce conseil des Tuileries avait commencé dans l’enthousiasme. Le succès de la matinée, l’affluence des ralliements, l’attitude de Paris, avaient mis tout le monde de bonne humeur. Lorsque les conjurés se séparèrent au milieu de la nuit, ils étaient un peu plus froids, un peu moins contents les uns des autres. Finalement, on n’avait rien décidé pour le lendemain. Il s’agissait toujours d’obtenir des Conseils, par un vote régulier, l’abolition du Directoire et le principe d’une réforme constitutionnelle qui permettrait la création légale d’un Consulat. Mais comment, sur l’initiative de qui, cette réforme serait-elle proposée au vote ? Qui dirigerait les débats ? Lucien, sans doute, le président. Mais il fallait prévoir des incidents de séance, se partager les emplois. Et, sur tous ces points importants, on avait émis des avis contradictoires, les tacticiens parlementaires n’avaient pu se mettre d’accord et l’on n’avait pas pris de décision ferme, c’est-à-dire qu’on livrait la journée du lendemain à de singuliers hasards.

C’était peut-être ce que désirait Bonaparte. Il en avait, en tout cas, si bien le sentiment, qu’il prit quelques assurances à l’insu de ses associés. Dire qu’il les trahissait serait trop. Mais enfin, il agissait et négociait sans eux. Par le Corse Salicetti, que nous avons déjà vu apparaître, il se tenait en communication avec les jacobins. Il leur faisait savoir que Sieyès avait voulu mettre quarante d’entre eux en prison préventive et que lui, Bonaparte, s’y était opposé. Il leur promettait pour le lendemain une explication franche, amicale même, à table, car la politique se conduit toujours par des déjeuners et des dîners. Là encore, sans doute, il suivait son idée d’union nationale tout en essayant de neutraliser ses adversaires ou de ne pas les rendre irréconciliables dans l’avenir. Mais plus on avance dans ce récit et moins on peut s’empêcher de croire qu’il se ménageait des sympathies à gauche pour s’imposer plus facilement à Sieyès et à ses autres complices.

C’eût été peut-être habile si Bonaparte n’avait lui-même gâté ce jeu par ses écarts de langage. Il faisait répéter partout qu’il n’était ni un César ni un Cromwell. Une brochure répandue à profusion depuis le matin, Dialogue entre un membre du Conseil des Anciens et un membre du Conseil des Cinq-Cents tournait en ridicule l’idée qu’il pût aspirer à la dictature. Son refus de frapper à la tête le parti jacobin était sans doute d’accord avec cette apologie. Mais, pendant cette journée, il avait parlé à maintes reprises en dictateur. Il s’était montré brutal et autoritaire. Parmi les membres des deux Assemblées qui lui étaient le plus favorables, beaucoup commençaient à se demander s’il venait bien sauver la République, s’ils n’allaient pas se donner sinon un tyran, du moins un maître. On avait remarqué aussi que Bonaparte parlait en petit comité avec une rudesse impérieuse, mais qu’il manquait d’éloquence et même d’idées et de sang-froid en présence d’une assemblée. Ses débuts dans l’enceinte des lois avaient été mauvais. Il n’était guère plus brillant parlementaire que Sieyès n’était brillant cavalier. Bonaparte, mieux doué pour le commandement que pour la délibération, pourrait-il faire un chef civil ? Malgré ses prudences et ses dénégations, ne serait-il pas poussé vers la dictature militaire ?

Ces appréhensions naissaient chez certains modérés qui, partisans du coup d’État pour sauver le pays et la République, restaient attachés au régime de libre discussion. D’autres, moins sensibles au succès obtenu qu’aux faiblesses qu’on avait pu observer dans les événements qui s’étaient accomplis depuis le matin, se demandaient si l’on ne se trouverait pas, à Saint-Cloud, devant de grandes difficultés, et leur résolution mollissait un peu. Enfin, les jacobins, sachant par Bonaparte lui-même qu’ils ne seraient ni arrêtés ni inquiétés, s’enhardissaient, s’excitaient les uns les autres et les députés du parti se concertaient pour le lendemain.

A l’heure où chacun s’en fut coucher, il y avait du doute chez les uns, une volonté de résistance chez les autres. Quand Bonaparte se retrouva seul, il se sentit lui-même un peu moins confiant. Il pleuvait. La nuit était noire. Il faisait un de ces temps qui pèsent sur les âmes, détrempent les caractères, ouvrent les cœurs les plus solides à des craintes mystérieuses. Bonaparte, arrivé rue de la Victoire, se contenta de dire à son fidèle Bourrienne ce qui résumait ses réflexions : « Cela n’a pas été trop mal aujourd’hui ; nous verrons demain. » C’était juste. Ce n’était pas enthousiaste.

Avant de s’endormir, il s’assura que ses pistolets étaient chargés et les laissa à portée de sa main.

CHAPITRE V
A SAINT-CLOUD, LE 19

Avec les ténèbres, s’éloignèrent les angoisses et les défaillances. Lorsque Bonaparte sauta du lit, « la diane chantait dans la cour des casernes. » Les hommes d’action étaient dispos. Chez les autres, au contraire, chez ceux que nous avons déjà vus hésitants, la nuit avait encore porté conseil et leurs doutes n’étaient pas dissipés. Ils s’étaient plutôt accrus.

Mais la partie était engagée et il n’y avait plus qu’à jouer la partie. Les ordres de Bonaparte recevaient leur exécution. La cavalerie était en route pour Saint-Cloud, conduite par Murat. Le général Sérurier suivait avec les fantassins. Tout allait dépendre de l’élément militaire, et comment répondre de l’attitude de la troupe dans tous les cas qui pouvaient se produire ? Les grenadiers de la garde constitutionnelle étaient les moins sûrs. Il n’en fut envoyé à Saint-Cloud que la moitié environ, ceux, semble-t-il, qui n’étaient pas connus pour avoir des opinions trop jacobines.

Les Conseils étaient convoqués à Saint-Cloud pour midi. Le général eut encore le temps de recevoir des visiteurs. Ses compagnons d’armes s’empressaient. « Croyez-vous donc qu’on va se battre ? » leur disait-il en riant d’un air de confiance. Mais des amis dévoués tenaient à l’accompagner, à lui servir de gardes du corps. Berthier, qui avait un clou et souffrait horriblement, insista pour être de la partie. Il fallut enjoindre à Lannes, dont une blessure s’était réveillée, de rester dans sa chambre. On emmena aussi Gardanne qui aimait le général et que le général aimait bien. C’était un homme de Marseille qui avait l’air peu martial. Il avait un gros ventre et le souffle court. Mais il ne manquait pas de coup d’œil. Lui et Berthier rendraient service au moment psychologique.

Bonaparte avait moins de satisfaction avec les civils. Il connaissait leurs hésitations et leurs murmures. Cambacérès, qui avait déjà fait tant d’objections, était venu rue de la Victoire pour en apporter de nouvelles et pour prodiguer les conseils de prudence. N’ayant pas assisté à la délibération nocturne de la veille, il était d’abord allé chez Chazal et s’était enquis des décisions prises. « On n’est fixé sur rien, lui avait répondu Chazal. Je ne sais trop comment tout cela finira. » Cambacérès était inquiet et ne fut pas plus tranquille après avoir vu Bonaparte, au point qu’il crut bon de contracter une sorte d’assurance contre les risques de la journée. Si les choses tournaient mal à Saint-Cloud, les complices restés à Paris seraient en péril. Et les choses pouvaient mal tourner. Bonaparte pouvait être arrêté ou assassiné. Sieyès n’avait-il pas fait préparer une bonne chaise de poste qui l’attendrait non loin de l’Orangerie pour l’emmener en cas d’échec ? Cambacérès songea que la vengeance des jacobins ne manquerait pas d’atteindre ceux qui s’étaient, comme lui, compromis dans l’aventure. Après avoir quitté la rue de la Victoire, ayant trouvé Bonaparte inaccessible à ses craintes, il se mit en quête d’hommes capables d’organiser comme un coup d’État de rechange. A qui Cambacérès pensa-t-il ? Peut-être à Moreau. Bonaparte eût été bien surpris et profondément irrité de savoir qu’on lui cherchait déjà des remplaçants. Ce qui était peut-être plus grave, c’était l’insécurité où se sentaient des hommes qu’on pouvait ranger au nombre des « brumairiens » et qui, maintenant, avaient peine à croire au succès et même à la solidité de ce qui allait se faire. Quelques instants plus tard, en traversant la place où la guillotine s’était tenue si longtemps en permanence, Bourrienne disait à Lavalette : « Nous coucherons demain au Luxembourg ou nous finirons ici. »

La séance des Conseils devait s’ouvrir à Saint-Cloud à midi. Il fallait partir. Joséphine demanda à voir encore une fois son mari, un peu comme avant une bataille. Cette marque de tendresse plut à Bonaparte, toujours plus amoureux qu’il ne voulait bien se l’avouer. « Pourtant, cette journée n’est pas une journée de femmes, » dit-il comme il allait l’embrasser.

Il monta en voiture avec ses aides de camp, son cheval ayant été conduit d’avance à Saint-Cloud. Un peloton de cavalerie l’escortait. La pluie avait cessé. Il faisait assez beau. Dans la rue, on reconnaissait le général, on le saluait. L’accueil des Parisiens, comme la veille, était confiant. Le matin, la presse avait été bonne. Les journaux modérés étaient naturellement favorables au coup d’État. Quant aux feuilles jacobines, laissées libres de paraître, elles étaient d’une prudence remarquable. La plus violente reprochait à Barras, à Gohier et à Moulin de s’être laissés débarquer : elle ne parlait pas de ceux qui avaient exigé leur démission, moyen de crier sans danger aux dépens des victimes en ménageant les plus forts.

L’aspect de Paris promettait à Bonaparte que la capitale, derrière lui, resterait tranquille en attendant son retour, le coup réussi. D’ailleurs Fouché, fidèle à sa ligne de conduite, répondait de l’ordre et faisait dire que le premier qui bougerait serait « jeté à la rivière. » Il s’occupait de Paris : au général de s’occuper de Saint-Cloud. Paris, toute la journée, resta à l’affût des nouvelles sans qu’un jacobin osât remuer.

Sur la route qu’on suivait alors pour aller à Saint-Cloud, c’était un défilé prodigieux de gens qui se rendaient là comme au spectacle. D’abord tous les hommes que nous avons vus à l’œuvre, dans la préparation du 18 brumaire : Talleyrand, Rœderer, Arnault, Benjamin Constant, Collot le financier, muni de dix mille francs qui pourraient être utiles. Sans compter, bien entendu, tous ceux, militaires, fonctionnaires, parlementaires qui étaient en service commandé, sans compter aussi les informateurs et les correspondants de journaux, les agents diplomatiques ou leurs espions, enfin la foule des simples curieux. On allait voir le dompteur entrer dans la ménagerie, quelques-uns avec l’espoir qu’il serait mangé.

Saint-Cloud ressemblait à Chantilly un jour de courses ou à Versailles le jour où l’on élit un président de la République. Les restaurants étaient pris d’assaut. Les déjeuners, par groupes, étaient fort gais, abondaient en mots d’esprit. C’était un de ces moments où tout semble facile. Le coup d’État prenait l’allure d’une partie de plaisir. Bonaparte lui-même se laissait aller à l’illusion qu’il ne rencontrerait pas plus d’obstacles que la veille aux Tuileries. Il disait à Le Couteulx, à qui il parlait à cœur ouvert : « Si les députés ne sont pas entraînés par la force des choses, subjugués par un événement dont la toute-puissance est dans l’opinion publique, alors nous leur ferons sentir leur faiblesse. » Des mots… Un incident, un rien pouvaient étrangement compliquer le programme.

Un détail, d’apparence peu grave, faillit tout gâter. Il était convenu, comme nous l’avons dit, que la séance des Conseils s’ouvrirait à midi. C’était pour cette heure-là qu’ils étaient convoqués. Les parlementaires avaient été exacts. Menuisiers et tapissiers étaient en retard. Ce retard matériel, que Sieyès et les organisateurs civils de la journée avaient oublié de calculer, eut des conséquences qu’ils n’avaient pas calculées davantage.

Le château de Saint-Cloud n’existe plus aujourd’hui : les Allemands l’ont brûlé en 1870. C’était un fort joli palais, plein de souvenirs. Henriette d’Angleterre y avait vécu. Louis XIV s’y était épris de La Vallière. Il s’agissait de loger là-dedans plusieurs centaines de législateurs et l’arrangement n’était pas terminé. On avait bien prévu que le Conseil des Anciens siégerait au premier étage, dans la galerie d’Apollon, tandis que l’Orangerie, annexe du château, était réservée aux Cinq-Cents. Grâce à ces dispositions, les deux Chambres devaient être séparées et il serait facile d’empêcher les communications de l’une à l’autre.

Mais, à midi, la galerie d’Apollon et l’Orangerie étaient encore occupées par des équipes d’ouvriers qui rangeaient des banquettes, clouaient des planches et des tentures, au milieu d’un flot de poussière et dans le vacarme des marteaux. Ne pouvant entrer dans leurs salles respectives, les membres des deux Assemblées, vêtus de leurs pompeux uniformes, — toge romaine, écharpe et toque, — revenaient sur l’esplanade. Des groupes s’y formaient, des conversations s’engageaient, et les jacobins des Cinq-Cents, mêlés aux modérés des Anciens, les harcelaient de questions embarrassantes. Pourquoi avaient-ils voté le décret, éloigné les Conseils de Paris ? Que voulait-on faire ? Renverser la Constitution ? Donner le pouvoir à Bonaparte ? Alors, c’était la dictature ? On voulait renverser la République ?

Les Anciens étaient encore plus troublés lorsqu’on leur disait : « Au fond, vous pensez que le gouvernement ne vaut rien, qu’il ne peut plus durer. Eh bien ! nous sommes d’accord avec vous. Seulement, pourquoi renverser la Constitution ? A quoi bon un coup d’État, un bouleversement dont nul ne peut prévoir les suites ? Voulez-vous reconstituer le Directoire, y porter des hommes éminents ? Nous y consentons. Voulez-vous même y introduire Bonaparte ? Il n’a pas l’âge pour être Directeur, mais on pourra faire une exception pour lui. » Et les Anciens restaient perplexes parce que, s’ils refusaient ces propositions, ils avouaient que leur but était bien de changer le régime. Et, s’ils les acceptaient, on rentrait dans l’ornière d’où Sieyès et les réformateurs voulaient sortir.

Véhémentes ou habilement conciliantes, ces objections étaient propres à ébranler des hommes qui, nous l’avons vu, commençaient à se demander depuis la veille si, en introduisant Bonaparte au gouvernement, ils n’allaient pas se donner un maître. Tout ce que ces modérés avaient fait jusque-là, c’était par peur des jacobins. Cette peur leur avait donné du courage. Elle pouvait leur en retirer si elle devenait trop vive. Le contact direct de l’extrême-gauche ne valait rien pour les hommes du juste milieu. Ils répondaient faiblement aux questions dont ils étaient pressés, se défendaient de comploter contre la République. Finalement ils ne savaient plus bien si ce qui dominait en eux c’étaient les scrupules républicains, la crainte du despotisme ou celle du terrorisme.

Les Anciens étaient fort troublés lorsqu’après cette sorte de longue séance en plein vent, qui n’était pas au programme, ils montèrent vers deux heures à la galerie d’Apollon tandis que les Cinq-Cents prenaient place dans l’Orangerie. Cette heure perdue et dangereusement perdue avait paru longue à Bonaparte qui l’avait employée à hâter l’installation, à se rendre compte de la disposition des lieux. Plusieurs fois, pendant ses allées et venues, des mots mal sonnants, tels que « brigand, scélérat, » étaient venus jusqu’à ses oreilles. Des témoins observèrent qu’il devenait nerveux. Un grand cabinet lui avait été réservé. Sieyès et Roger-Ducos s’y étaient établis tandis que le général entrait et sortait « avec assez d’agitation, » bousculait les sous-ordres, se montrait exigeant et brutal, et, pour tout dire, déplaisant. Thiébault, comme il le raconte dans ses Mémoires, s’esquiva pour échapper à ses colères et blâma ce manque d’égards pour les inférieurs.

On s’esquivait beaucoup, en vérité, et sous les prétextes les plus divers. Il semblait que le vent eût tourné. Il y avait moins d’empressement vers Sieyès et Roger-Ducos qui commençaient à se morfondre au coin du feu, vers Bonaparte dont l’énervement grandissait.

La séance s’était ouverte enfin pour les deux assemblées après ce retard désastreux. Les nouvelles qui en arrivaient n’étaient pas bonnes. Elles expliquaient la demi-solitude où se trouvaient soudain ceux qu’une vraie foule félicitait la veille. D’abord, les Anciens, impressionnés, menaçaient d’aller à la débandade. Il n’y avait chez eux qu’une minorité jacobine, mais elle fut tout de suite agressive, intimidant la majorité. Quelques membres de cette minorité se plaignirent d’avoir été oubliés dans la distribution des lettres de convocation pour la séance du 18. Ils demandèrent sur ce point, à la commission des inspecteurs, des explications qui furent naturellement embarrassées. Triomphant de cet embarras, ils voulurent que la commission s’expliquât en outre sur les motifs du transfert des Conseils à Saint-Cloud. La veille, aucun débat n’avait été permis sur ce sujet qui était pourtant le principal. Aujourd’hui, il fallait justifier le transfert et le décret.

A des moments pareils, tout est perdu dans une Assemblée, si quelqu’un ne trouve un dérivatif, avec la connivence du président. Soutenu par le président Lemercier, un brumairien, Cornudet, apporta une motion préjudicielle qui coupait court à une dangereuse discussion en rappelant le Conseil au respect de la forme. Brid’oison allait peut-être sauver Bonaparte. Les spécialistes du droit parlementaire venaient en effet de découvrir que les Conseils, pour délibérer valablement dans leur nouvelle résidence, devaient se notifier entre eux et notifier au Directoire qu’ils étaient réunis, formalité vide mais salutaire : les Cinq-Cents, de leur côté, l’avaient oubliée. Quant au Directoire, il n’existait plus. La notification servit de prétexte à ce qui devenait urgent : une suspension de séance. Pendant ce temps-là, aux Cinq-Cents, les protestations avaient été encore plus violentes. Dans cette assemblée, c’était la majorité qui était jacobine. Lucien, devenu président par une sorte de surprise, n’ignorait pas que la séance serait chaude. Mais la précaution qu’il avait prise pour détourner l’orage devait être inutile. D’accord avec lui, un député brumairien, Émile Gandin, émule de Cornudet, avait préparé un projet de résolution qui tendait à nommer une commission chargée d’examiner si le décret de transfert était fondé en fait, si le complot anarchiste était réel. Le renvoi à une commission, c’est le moyen classique d’enterrer une affaire. Les Cinq-Cents le savaient bien. Aussi Gandin fut-il interrompu dès les premiers mots par des clameurs violentes et obligé de descendre de la tribune. Les jacobins criaient à tue-tête : « A bas les dictateurs ! Pas de dictature ! Nous n’avons pas peur des baïonnettes ! » Vainement Lucien rappelle à l’ordre les députés les plus bruyants. On le hue, on le menace. Nul ne sait comment ce charivari va finir, lorsque, bien innocemment, un des exaltés propose une diversion : que, sur-le-champ, par appel nominal, les députés viennent prêter serment à la Constitution menacée. Manifestation purement théâtrale qui ne pouvait être bonne, par la lenteur du défilé, qu’à ramener le calme dans les esprits. Un autre jacobin, plus subtil, proposait qu’en même temps le Conseil des Anciens fût invité à donner des explications sur l’initiative qu’il avait prise la veille. Les Cinq-Cents ne se rendirent pas compte de la portée de cette manœuvre. Ils l’écartèrent, préférèrent la plus tapageuse. Un à un les députés vinrent à la tribune jurer fidélité à la Constitution et la cérémonie dura jusqu’à quatre heures.

C’était autant de gagné si, pendant ce temps, les Anciens avaient fait quelque chose. Mais leur assemblée hésitait, ne savait à quoi se résoudre. A trois heures et demie, ils étaient rentrés en séance pour entendre la réponse à leur message. La réponse, c’était une lettre par laquelle le secrétaire du Directoire faisait savoir que le Directoire n’existait plus, trois de ses membres (on disait même faussement quatre) ayant donné leur démission.

L’effet qu’on attendait de cette lettre, c’était que le Conseil des Anciens, prenant acte de la carence du pouvoir exécutif, décidât sur-le-champ d’en créer un nouveau. La proposition Cornudet avait été faite à dessein, d’accord avec Sieyès et Bonaparte. C’était le moyen d’introduire la nomination d’un autre gouvernement.

Mais les Anciens semblaient avoir épuisé la veille toute leur énergie. Ils étaient frappés de timidité et d’une sorte de stupeur. Abolir la Constitution, en voter une nouvelle tandis qu’à côté, dans l’Orangerie, les députés prêtaient serment à l’ancienne, c’était une hardiesse dont ils se sentaient incapables. Les mots d’illégalité, d’usurpation, les épouvantaient. Alors, dans la « plaine, » entre les brumairiens décidés et les antibrumairiens ardents, le flottement grandit. On négociait, on parlementait entre les groupes. Si, au lieu de supprimer le Directoire, on le reconstituait, Sieyès y entrerait avec Roger-Ducos, Bonaparte et deux hommes choisis par eux. Ce serait une solution moyenne qui ne froisserait personne. On ferait l’économie d’un bouleversement. Enfin, on échapperait au reproche de prêter la main à la dictature, et peut-être beaucoup de ces modérés, qui avaient réfléchi depuis vingt-quatre heures, voulaient-ils échapper à la dictature elle-même.

Ce qu’ils ne voyaient pas, c’était que leur solution moyenne, étant une concession, allait encourager les jacobins et surexciter les Cinq-Cents. Déjà, comme une traînée de poudre, la nouvelle s’était répandue que le coup d’État languissait, qu’un échec était possible. Et le bruit, sans doute, était venu jusqu’à Paris. On signalait à Saint-Cloud « des gens de mauvaise mine, » appelés, disait-on, par les agents des jacobins. Et ce qui n’était plus un « on dit, » c’était la présence d’Augereau et de Jourdan. Les deux généraux du jacobinisme, à la suite des promesses secrètes de Bonaparte, avaient cru bon de faire les morts. Avertis que le coup était sur le point de manquer, ils accouraient pour en prendre la suite et pour jouer la partie avec les antibrumairiens. Augereau vint même jusqu’à Bonaparte. « Te voilà dans une jolie position, » lui dit-il. Feignant de l’intérêt pour son vieux camarade, il lui conseilla, en le tutoyant toujours, de renoncer à son entreprise. Bonaparte répondit alors selon les uns : « Le vin est tiré, il faut le boire ; » selon les autres : « Les affaires allaient plus mal à Arcole. » Et il se défit de l’importun.

Il venait pourtant de recevoir le plus net des avertissements. Son échec était escompté. Sa succession était presque ouverte. Les remplaçants rôdaient autour de lui. D’autre part, il était clair que le plan d’opérations de Sieyès, avec les moyens parlementaires qu’il avait prévus, faisait long feu. A la décharge de Sieyès, il convient de se rappeler que Bonaparte avait refusé d’épurer les Conseils et d’arrêter les meneurs, ce qui eût été pourtant le moyen sûr d’avoir la « plaine » avec soi. Toutefois les regrets étaient stériles autant que les reproches. A ce moment décisif, on s’apercevait qu’une aristocratie de légistes, de philosophes, d’hommes de lettres ne suffisait pas pour renverser un gouvernement, en fonder un autre, sauver le pays et l’État. Ce qui avait fait la force du mouvement en faisait, au moment de l’exécution, la dangereuse faiblesse. Albert Vandal dit, d’un mot qui résume tout : « L’Institut était en train de manquer son coup d’État. »

Il n’était pas encore quatre heures. Bientôt, dans l’Orangerie, le défilé à la tribune serait terminé et que feraient les Cinq-Cents ? Quant aux Anciens, ils avaient suspendu leur séance pour la seconde fois. C’était le moment de reprendre contact avec eux, de les décider à une attitude virile, de leur rappeler leur vote de la veille pour en tirer les conséquences. En d’autres termes, le moment était venu pour Bonaparte d’intervenir en personne, sinon tout allait à la dérive.

Accompagné de Berthier, de Bourrienne, de son frère Joseph, de Lavallette et de quelques aides de camp, le général se rend à la galerie d’Apollon. Les Anciens y causaient debout, par groupes. En voyant entrer le général qui venait comme pour leur rendre visite entre deux séances, ils regagnèrent leurs places. Au fond, les Anciens n’étaient pas mal disposés pour lui. Ils désiraient l’entendre. Peut-être leur apportait-il lui-même la transaction qu’ils appelaient de leurs vœux. Un grand silence s’établit et ce Sénat fut tout oreilles.

Pour Bonaparte, c’était l’épreuve pénible et redoutable. Ce qu’il venait dire, ce n’était pas du tout ce que les Anciens espéraient. Et il fallait parler d’abondance, prononcer un discours, la seule chose peut-être dont il ne fût pas capable. Déjà énervé par les incidents fâcheux qui se succédaient depuis midi, il fut saisi de cette timidité et de cette angoisse que les gens de théâtre appellent le trac. Une voix rauque, entrecoupée, des paroles à la fois violentes et sans suite, la personne malingre, étriquée du dictateur, son air de très jeune homme mal portant : en quelques instants, le héros perdait son prestige. Et, sur ces vieux routiers, sur ces politiciens experts dans l’art oratoire, il produisit tout d’un coup une piètre impression. Les « avocats, » chez eux, dans leur milieu, prenaient leur revanche du mépris dont le général les avait couverts depuis le moment où, quittant l’Égypte, il avait annoncé qu’il rentrait en France pour les chasser.

Cependant il fallait dire quelque chose. Bonaparte se jeta à l’eau. Sa harangue, dans la version officielle qui en a été donnée par le Moniteur, est décousue. Il n’est pourtant pas défendu de penser que cette version a été arrangée, ce qui laisse croire que, dans la bouche du général, les phrases se sont succédé avec une singulière incohérence, les phrases et aussi les métaphores banales auxquelles ne manquait même pas le : « Vous êtes sur un volcan. » Ce sont des lambeaux de discours qui sortent d’une poitrine oppressée. « Sa pensée même le fuit, » dit Albert Sorel. Bref une espèce de déroute.

Ce qu’il voulait dire, c’était que le Conseil des Anciens devait achever ce qu’il avait commencé la veille : « Qu’il prenne des mesures, qu’il parle ! me voici pour exécuter. » A ce moment, une voix l’interrompit : « Et la Constitution ? » s’écria Linglet. Désarçonné, Bonaparte garda le silence. Le compte rendu officiel porte que l’orateur « se recueille un moment. » Puis, fouetté par l’interruption, il réplique, et, dans ce mauvais monologue, c’est son meilleur passage : « La Constitution ! Vous l’avez vous-mêmes anéantie. Au 18 fructidor, vous l’avez violée. Vous l’avez violée au 22 floréal. Vous l’avez violée au 30 prairial. Elle n’obtient plus le respect de personne. Je dirai tout. »

Que va-t-il dire ? Ce qu’on attend, ce sont des révélations sur ce complot jacobin, anarchiste, qui sert de prétexte à tout depuis deux jours. Mais rien de précis ne sort de la bouche du général, et pour cause. Il parle vaguement de complot, d’attentat, d’hommes sinistres qui se préparent à relever l’échafaud. Mais, comme il sait peu de chose de leurs sanglants desseins, il en revient à parler de lui-même, à présenter une apologie emphatique : « Je ne suis point un intrigant : vous me connaissez. Je crois avoir donné assez de gages de mon dévouement à ma patrie. Si je suis un perfide, soyez tous des Brutus. »

L’orateur novice s’embourbait, et ses amis, dans le Conseil, commençaient à souffrir cruellement. Tour le tirer de là, il fallait en finir. Ils proposèrent de passer au vote et, avant de voter, de reprendre la séance régulière aux honneurs de laquelle Bonaparte serait admis.

Mais, dès qu’il s’agit de prendre une décision, l’incertitude des Anciens recommence. Ils ne sont plus dans le même état d’esprit que la veille. Ils hésitent à voter des mesures que n’approuveraient pas, à côté, les Cinq-Cents. Les conciliabules qui se sont tenus de midi à deux heures pèsent sur eux. Et puis les opposants, écartés la veille par un tour de passe-passe, sont là. Ils exigent maintenant sur le fameux complot des explications en règle. Plus d’allusions vagues. Le cri ordinaire de toutes les assemblées en pareil cas retentit : « Les noms ! Citez les noms ! » Bonaparte, pris au dépourvu, répond que Barras et Moulin lui ont fait part de projets révolutionnaires. Là-dessus, dans un vacarme effroyable, plusieurs représentants réclament une enquête.

L’affaire tournait mal. Non seulement Bonaparte n’avait pu convaincre celle des deux Assemblées qui lui était le plus favorable : il allait encore l’indisposer. S’irritant d’autant plus qu’il se sentait moins persuasif, il se mettait à menacer. Des mots qu’il avait dits ailleurs lui revenaient à l’esprit. Un jour, au Caire, il avait épouvanté une délégation de notables musulmans par une image de style oriental : « Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la victoire et du dieu de la guerre. » Cette phrase, il s’en resservit, et, sur une assemblée française, elle devait produire une impression détestable. Il y eut de violents murmures qui exaspérèrent Bonaparte. Il essaya encore de gagner les Anciens en les excitant contre les Cinq-Cents. Ses excitations tombèrent dans le vide. Alors, cherchant toujours un effet, il se tourna vers les grenadiers qui l’avaient accompagné et, s’adressant à eux : « Vous, mes camarades, vous, braves grenadiers, que je vois autour de cette enceinte, si quelque orateur, soldé par l’étranger, ose prononcer contre votre général les mots Hors la loi, que le foudre de la guerre l’écrase à l’instant. »

Bonaparte avait accumulé les maladresses. Il mettait ses amis à une dure épreuve. Les Anciens, déjà ébranlés, commençaient à craindre une dictature militaire et il les effrayait par un langage militariste. En vain le président Lemercier vient en aide au général, l’excuse, le ramène à la question. Bonaparte a pataugé. Il patauge encore. Ce que son intervention chez les Anciens devait produire, c’était, d’après le plan convenu avec Sieyès, une motion en faveur d’un gouvernement nouveau. Loin d’avoir fait jaillir cette initiative, il l’a empêchée et compromise. Il n’a plus qu’une chose à faire, c’est de sortir, laissant les Anciens poursuivre une discussion qui se perd dans les sables.

Lorsque Bonaparte quitta la Galerie d’Apollon, il ne paraissait pas se rendre compte de son échec. Il était redevenu maître de ses nerfs. « Tout ira bien, » fit-il dire à Joséphine. Dans un couloir, le fidèle Arnault l’attend. Talleyrand, touché aussi, sont inquiets. Ils ont envoyé Arnault vers le général pour lui conseiller de brusquer les choses. Bonaparte n’accepte pas de conseils et répète que tout ira bien. La garde ne vient-elle pas de l’acclamer à sa sortie du Conseil des Anciens ? Ces vivats n’ont-ils pas été entendus dans la galerie d’Apollon et jusque dans l’Orangerie ? Qu’on le laisse faire. La principale précaution est prise. Jourdan, Augereau, Bernadotte peut-être, rôdent par là : l’ordre est donné de sabrer le premier, quel qu’il soit, qui adressera la parole aux troupes sans la permission du commandant suprême de la force armée.

C’est une chose curieuse qu’après son fiasco chez les Anciens, Bonaparte ait voulu se rendre chez les Cinq-Cents. Il était pourtant renseigné. A l’Orangerie, la première partie de la séance avait été houleuse, son frère Lucien conspué. De leur côté, les Cinq-Cents étaient instruits des paroles qu’il venait de prononcer sur eux dans l’autre assemblée. Albert Vandal suppose donc qu’il venait parmi ces jacobins pour faire éclater une violence, un scandale, démontrer par le fait qu’une réforme profonde du régime était nécessaire. Lui-même a prétendu par la suite qu’il venait tenter une manœuvre de division et, en révélant les confidences de Jourdan, jeter l’une contre l’autre les deux fractions de la gauche. Il ne comptait pas, dans ses combinaisons, sur ce qui allait se produire, c’est-à-dire un vulgaire pugilat.

Bonaparte avait avec lui ses officiers et quelques grenadiers particulièrement sûrs. Il a raconté lui-même que deux de ces hommes lui dirent qu’il ne savait pas au milieu de qui il allait, que ces gens-là étaient « capables de tout. » Mais il était soldat, il savait payer de sa personne, et à la guerre comme à la guerre. Ce qu’il ne distinguait peut-être pas, c’était la différence entre le pont d’Arcole et une rixe à coups de poing avec les gaillards des clubs.

Le Conseil des Cinq-Cents attendait la communication officielle des Anciens au sujet du complot et de la translation. Lorsque l’on entendit le poste prendre les armes, on crut que c’était le messager d’État qui entrait. Mais une cohue obstruait la porte, comme on le voit au Palais-Bourbon les jours de grande séance. Bonaparte, séparé de sa suite, dut se glisser à travers cette foule et ne fut pas aperçu tout de suite. Comme il approchait de la tribune, il se heurta à un groupe de jacobins, hommes de poigne, qui avaient l’habitude d’en surveiller l’accès. A peine eurent-ils reconnu le général, qu’ils se mirent à crier : A bas le dictateur ! A bas le tyran ! Alors un tumulte effroyable éclate. Les députés se lèvent de leurs bancs en poussant des clameurs, des injures et des menaces : Hors la loi ! Tue ! tue ! au milieu de mots pompeux comme celui de Destrem : « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? »

L’espace qui séparait la tribune des banquettes s’était rempli d’une foule hurlante et gesticulante au milieu de laquelle, loin de pouvoir dire un mot, Bonaparte étouffait. Des poings tendus par quelques colosses étaient tout près de s’abattre sur lui et, dans cette rixe, il paraissait encore plus petit et plus frêle.

La scène menaçait de mal tourner. Et s’il n’est pas possible de dire qu’il s’en est fallu de peu que César ne tombât sous le poignard de Brutus, comme la légende créée et propagée par les brumairiens l’affirma tout de suite, il est vrai qu’il fut maltraité et même brutalisé. Il était en très mauvais état, fort pâle, respirant à peine et près de se trouver mal, lorsque Murat, Lefebvre et Gardanne s’élancèrent à son secours suivis des grenadiers qu’il avait laissés à la porte et qui vinrent le dégager. Ils le ramenèrent vers la sortie en lui faisant un rempart de leurs corps, non sans qu’il se produisît encore une bousculade sérieuse dans laquelle fut déchirée la manche d’un de ces soldats qui s’appelait Thomé.

La manche de Thomé, pièce à conviction, allait jouer un rôle aussi important dans la seconde partie de ce drame que le retard des menuisiers et des tapissiers dans la première. On commença, en effet, à répéter à travers Saint-Cloud que le général venait d’échapper à une tentative d’assassinat, ce qui devait servir puissamment, auprès de la troupe, à obtenir le mouvement décisif et final.

Car si l’intervention de Bonaparte au Conseil des Anciens avait été un fiasco, son entrée chez les Cinq-Cents était un désastre. Non seulement le plan de Sieyès, le plan d’action parlementaire, avortait, mais c’était l’Assemblée qui prenait l’offensive. Le cri de Hors la loi n’était ni un mot théâtral, ni une formule de style. C’était celui qui avait servi à renverser Robespierre. S’il trouvait de l’écho dans le public mêlé qui avait envahi Saint-Cloud, s’il en trouvait, chose plus grave, dans la garde, on pouvait considérer que tout était perdu. Il y aurait une journée jacobine au lieu d’un coup d’État des modérés. Assurément c’était Sieyès qui, la veille, avait raison lorsqu’il essayait de convaincre Bonaparte que leur plan n’était pas réalisable ou les exposait à de grands hasards si l’on ne battait pas le fer pendant qu’il était chaud et si l’on n’arrêtait pas préventivement une quarantaine de ces meneurs qui venaient, dans l’Orangerie, de montrer que, pour des « avocats, » ils s’entendaient assez à la boxe.

La sortie de Bonaparte, emporté à demi évanoui, n’avait pas été brillante. A son entrée dans le grand cabinet où se tenaient toujours Sieyès et Roger-Ducos de plus en plus inquiets, on ne l’eût pas reconnu. Le militaire, l’homme d’action, fourvoyé dans la bagarre, était défait, égaré, à peine remis de sa syncope. Il eut là sa défaillance. On raconte que, s’adressant à Sieyès, il l’appela « général » et lui dit presque plaintivement : « Ils veulent me mettre hors la loi. » Sieyès trouva la force de faire un mot historique : « Ce sont eux qui s’y sont mis, » répondit-il.

Il fallut quelque temps à Bonaparte pour reprendre ses esprits. Il avait reçu une violente commotion nerveuse. Ce furent ses associés, ce fut Sieyès, « ce prêtre, » qui durent, pendant quelques instants, avoir de l’énergie à sa place. Sa machine physique l’avait bien trahi.

Cependant la séance se poursuivait aux Cinq-Cents et elle prenait un tour dangereux. Au moment de la sortie de Bonaparte, le tumulte avait redoublé. Il y avait même eu une sorte de panique dans les tribunes réservées au public. Maintenant on délibérait. Les députés prenaient avantage de ce qu’ils considéraient comme l’expulsion d’un général factieux et ils voulaient contraindre Lucien à faire voter la mise hors la loi. Le jeune président, qui venait d’assister avec un serrement de cœur à la mésaventure de son frère, n’avait pas perdu son sang-froid. Il résista aux sommations, aux menaces que les jacobins les plus enragés, les boxeurs qui venaient de faire leurs preuves, apportaient jusqu’à son fauteuil en le tutoyant : « Marche donc, président ! Mets aux voix ! » Lucien s’efforce d’expliquer, au milieu des vociférations, que l’Assemblée n’a pas voulu entendre le général, qu’elle ne lui a pas laissé dire un mot. Elle ne peut pas prononcer contre ce héros la plus cruelle condamnation dont elle dispose sans lui avoir permis de parler. Mais les clameurs redoublent contre Lucien qui se couvre, cède la présidence à son ami Chazal, et, crânement, demande à prendre la parole comme simple député, marchant à l’assaut de la tribune, s’y cramponnant, malgré les bousculades, en attendant son tour de parole. Ces scènes violentes, qui n’étaient pas rares, ne donnaient-elles pas raison aux hommes qui voulaient en finir avec un régime qui offrait des spectacles aussi désordonnés ?

Cette fureur, dans la circonstance, eut pourtant l’avantage de ne pas laisser venir en discussion des propositions dont les conséquences auraient pu être sérieuses. Tandis que les enragés s’époumonnaient à crier Hors la loi ! de plus subtils demandaient que le décret qui nommait Bonaparte au commandement des troupes fût annulé pour cause d’illégalité. D’autres, heureusement, voulaient l’annulation de tout le décret, si bien qu’au milieu de trop de motions et d’ordres du jour, l’Assemblée, toujours troublée par des cris furieux, piétina sans se résoudre à rien et gaspilla un temps précieux. L’allégorie de Martin qui, pour un point, perdit son âne, est celle qui convient à toute cette histoire. Lucien avait pu dire tout bas à l’inspecteur de la salle Frégeville : « Il faut que la séance soit interrompue avant dix minutes, ou je ne réponds de rien. » D’eux-mêmes les Cinq-Cents accordèrent ce répit, tandis que Frégeville courait avertir Sieyès et Roger-Ducos.

Ces dix minutes furent remplies par deux scènes de véritable théâtre qui précipitèrent le dénouement.

Au premier étage, dans le salon où Bonaparte reprenait ses esprits, on se rendait compte que le coup d’État parlementaire était bien manqué et que la situation devenait périlleuse. Sieyès était catégorique : on ne pouvait plus en sortir que par la force. N’avait-il pas dit depuis plusieurs mois qu’il lui fallait une épée ? Cet homme qui avait porté pendant vingt ans la robe ecclésiastique était, dans le Conseil, le plus énergique et le plus clairvoyant. Murat, qui, ce jour-là, gagna la main de Caroline, et Leclerc, déjà mari de Pauline, étaient également d’avis qu’il fallait jouer le tout pour le tout. C’était, semble-t-il, Bonaparte qui hésitait encore, tant le cri de Hors la loi l’avait frappé. Il n’était toujours pas sûr que la garde constitutionnelle marchât, qu’elle ne fût pas sensible à un appel des représentants du peuple. Sans doute on pouvait compter sur les autres éléments de troupe, sur les vrais soldats. Mais allait-on risquer une collision, peut-être sanglante, entre les deux sortes de militaires ? Pour garder un semblant de légalité, pour agir sur la garde des Conseils, il faudrait montrer un papier. L’idée qu’on adopta fut de solliciter des Anciens un nouveau décret qui donnerait cette fois à Bonaparte le pouvoir civil.

C’était vraiment une idée de gens en déroute. On revenait à la situation de la veille. On tournait en rond. Quelle apparence y avait-il que l’Assemblée, mal disposée, effrayée par le déchaînement des Cinq-Cents, pût voter quelque chose d’aussi grave ? Néanmoins, Fargues, un des conjurés, Ancien lui-même, se chargea d’obtenir le décret en faisant à ses collègues un tableau pathétique de la situation, en leur représentant les périls qu’avait courus le général investi de leur confiance, l’attentat auquel les députés jacobins venaient de se livrer sur lui. Fargues ne devait d’ailleurs rien obtenir : les Anciens avaient peur. Ils se contentèrent de nommer une commission pour mettre leur responsabilité à l’abri. Si l’on avait attendu leur décret pour agir, on se fût trouvé devant le néant.

Mais à peine Fargues avait-il quitté le grand salon du premier étage où l’état-major du coup d’État restait perplexe, que deux messagers de Talleyrand entraient. Talleyrand s’était tenu toute la journée dans une autre partie du château, suivant les mouvements des deux Assemblées, surveillant les impressions des uns et des autres, renseigné minute par minute et prêt à corriger les défaillances. Ses confidents, Duquesnoy et Montrond, arrivèrent à point. Ils venaient dire qu’il n’était plus possible de retenir les Cinq-Cents et que le décret de proscription allait finir par être rendu contre le général, mis au ban de la République comme factieux.

A ces mots, Bonaparte sort de la prostration où il était depuis l’échauffourée de l’Orangerie. Selon le mot vulgaire, là très vrai, ses nerfs avaient repris le dessus. Tirant son épée, il s’approche des fenêtres qui donnent sur la grande terrasse, garnie de soldats et pousse le cri : « Aux armes ! »

Ce cri était un commandement, et, aussitôt, l’ordre du général fut répété par tous les chefs de section. Dans un bruit de fers tirés du fourreau, les hommes s’alignaient, prenaient leurs positions, les grenadiers de la garde constitutionnelle à portée immédiate du château. Derrière se trouvaient les fantassins de Sérurier, les dragons de Sébastiani. C’était toujours par ces énigmatiques grenadiers, par ces briscards de la Révolution qu’il fallait commencer et, à ce moment suprême, on était moins sûr que jamais de leur attitude.

C’était à eux que Bonaparte devait parler d’abord. Il était descendu dans la cour, escorté de son état-major et suivi des yeux, non sans angoisse, par les civils qui restaient dans le grand salon. Sieyès, à ce moment-là, songeait à la berline qu’il avait eu la prudence de commander en cas d’échec. Il n’était pas le seul qui se rendît compte des risques de la journée. Talleyrand, un peu pâle, étonnait par sa fermeté et sa présence d’esprit. Un des conjurés, Villetard, avait amené son fils et son neveu, presque des enfants, les avait laissés dans un des fourrés du parc et leur avait dit : « Si vous ne me voyez pas avant ce soir, sauvez-vous comme vous pourrez : c’est que je serai mort. »

Le soir tombait, un soir gris de novembre. On approchait de cinq heures et bientôt ce serait la nuit, il ne serait plus possible d’agir sur la troupe, de l’enlever par la mise en scène et le geste. Nouveau contretemps, le cheval destiné à Bonaparte et qu’avait prêté l’amiral Bruix était une belle bête, mais fougueuse, qui se cabrait et ruait. Le général eut toutes les peines du monde à se mettre et à se tenir en selle. Encore devait-il parler aux hommes en continuant à maîtriser sa monture. Dans cette attitude peu propre à en imposer, il parcourut les rangs des grenadiers, leur demandant s’il pouvait compter sur eux. Pas de réponse. Ces hommes restaient silencieux, immobiles sous les armes. Sieyès, qui suivait la scène du balcon, s’imagina un moment, paraît-il, qu’ils s’apprêtaient à cerner le général comme pour l’arrêter. A ce moment-là, c’était Sieyès qui avait les plus vives appréhensions, elles lui faisaient voir les choses sous un aspect tragique, et, lui qui avait été jusque-là d’un si beau sang-froid, il tournait au pessimisme.

Cependant Bonaparte avait hâte de se trouver parmi les vrais soldats et il avait galopé vers eux, sur la terrasse, certain d’être bien accueilli. En effet, à peine eut-il paru que des acclamations enthousiastes retentirent. Bonaparte profita aussitôt de ces bonnes dispositions. Par saccades, à mots coupés, ayant toujours peine à conduire son cheval, il accusa les Cinq-Cents d’avoir voulu l’assassiner, les couvrit d’injures, les accusa d’être à la solde de l’Angleterre. Ce fut une scène qui laissa à tous les témoins une impression profonde. Le visage de Bonaparte portait des traces de sang qui prêtaient à croire que la tentative d’assassinat n’était pas une fable. A la vérité, Bonaparte avait rapporté d’Égypte une irritation des humeurs, une sorte d’eczéma, et, dans son énervement, il venait d’écorcher ses boutons, ce qui lui donnait un aspect « sinistre. » Pour être dû au hasard, l’effet n’en fut pas moins violent. La troupe, qui avait déjà des rancunes contre les députés qu’elle rendait responsables de ses propres misères, fut saisie de colère et d’émotion. On pouvait la conduire où l’on voudrait. Elle était prête à marcher avec son général et à faire tout ce qu’il lui demanderait.

Il n’était pas possible d’en dire autant des grenadiers. Non seulement ils gardaient leur attitude incertaine, mais encore ils étaient travaillés par des jacobins, qui, sortant de l’Orangerie et bravant la défense de parler aux soldats, leur rappelaient leur devoir constitutionnel, les conjuraient de ne pas trahir la République, les assuraient que, dans un moment, Bonaparte serait mis hors la loi. Ce seul mot, la loi, inspirait du respect à ces hommes qui avaient été comme les gardes du corps de la Révolution. Sans l’autre scène dont nous parlions tout à l’heure, la seconde, qui au même moment, avait le Conseil des Cinq-Cents pour théâtre, il est peu probable que les grenadiers du Corps législatif, de qui tout dépendait, eussent été entraînés.

Cette scène, Lucien venait de la jouer « en grand acteur politique. » Nous l’avons laissé comme il s’efforçait à la tribune de défendre son frère, de le disculper, d’écarter le vote de proscription. L’Assemblée refusait de l’entendre. La partie était bien perdue. Alors Lucien eut une inspiration. Soudain, il se défait de sa toge. Il la jette sur le rebord de la tribune avec sa toque et son écharpe et, d’une voix qu’il rend pathétique et sonore, s’écrie : « Je dois renoncer à me faire entendre. Il n’y a plus de liberté. En signe de deuil public, je dépose ici les marques de la magistrature populaire. »

C’était encore du théâtre, mais du meilleur. Il ne faut pas oublier que les hommes de ce temps-là avaient l’expérience des journées de la Révolution, des moyens par lesquels s’étaient accomplis tant de thermidors et de fructidors, des subterfuges par lesquels, à travers tant de coups de force, les apparences de la légalité avaient toujours été maintenues. Ce que Lucien venait de tenter, c’était de se confondre avec la loi, de faire comme si le droit et la liberté de l’Assemblée venaient d’être violés en sa personne. Alors le scrupule des grenadiers céderait. Ces prétoriens de la Révolution seraient déliés par ce que Sorel appelle justement « un exorcisme sacré, » le président des Cinq-Cents appelant lui-même la force armée à faire respecter son autorité contre les Cinq-Cents.

Cependant, après son geste théâtral, Lucien n’était pas en meilleure posture. Furieux de cette diversion, les jacobins criaient plus fort que jamais hors la loi ! Ils assaillaient la tribune et s’efforçaient d’en arracher Lucien qui était sur le point d’être bousculé aussi gravement que l’avait été son frère quelques instants plus tôt. Tout à coup un capitaine à la tête de dix hommes entre dans l’Orangerie en criant Vive la République ! Ce sont des grenadiers envoyés au secours du président en danger. Cette intervention est conforme à leur devoir de gardiens du Corps législatif : la manœuvre de Lucien commence à réussir, et Bonaparte, averti par Frégeville, a compris tout de suite le parti qu’il était possible d’en tirer.

A l’entrée de ces soldats que leur capitaine annonce par un cri d’un loyalisme républicain si rassurant, les Cinq-Cents se calment. Sans doute c’est l’armée, fidèle à la Constitution, qui vient se mettre aux ordres des législateurs. Dans cette agréable illusion, les plus acharnés jacobins abandonnent même leur assaut de la tribune. Le capitaine y monte, avertit d’un mot Chazal qui maintenant préside, et, s’adressant à Lucien, lui dit qu’il vient le délivrer et lui demande de le suivre. Soit qu’il fût épuisé par ses efforts, soit qu’il eût une méfiance, Lucien ne répondit pas. Il semblait même ne pas voir. Alors le capitaine le prit sous les bras, le porta presque, avec un grand respect, « comme un corps saint, » puis le fit sortir entouré des dix grenadiers.

Tout cela avait été si rapide que le Conseil ne se ressaisit qu’après leur départ. A leur tour, les députés comprirent que la partie venait de se retourner brusquement. Quelques minutes plus tôt, ils pouvaient la gagner. Maintenant elle était bien perdue.

Aussitôt arrivé dans la cour, Lucien, qui avait retrouvé ses esprits, demande un cheval et voilà le président de l’Assemblée aux côtés de son frère. Il ne s’agit plus entre eux de rivalité. Il n’y a plus de Bonaparte militaire et de Bonaparte civil. Tous deux jouent leur destinée ensemble et ce sera la faute de Lucien si, plus tard, il gâche la sienne.

S’avançant vers les grenadiers de la garde, puisque c’était eux qu’il s’agissait de décider, il leur adressa avec feu et avec toute la force de conviction nécessaire une harangue où il leur démontrait que la liberté était violée. Il les appelait à la sauver et à la rétablir. Le président du Conseil des Cinq-Cents lui-même déclarait que la majorité, dont il était l’expression, se trouvait terrorisée par quelques représentants qui, armés de poignards, ne permettaient à personne de prendre la parole et menaçaient leurs collègues de mort. C’étaient des furieux, d’audacieux brigands, « sans doute soldés par l’Angleterre, » qui s’étaient révoltés contre le Conseil des Anciens, contre le décret régulier par lequel le commandement était donné au général Bonaparte. Par là, ils s’étaient mis eux-mêmes hors la loi. Alors il n’y avait plus de recours que dans la force armée. « Je confie aux guerriers, dit Lucien en terminant, le soin de délivrer la majorité de leurs représentants. Généraux, soldats, citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs en France que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui persisteront à rester dans l’Orangerie, il importe qu’on les expulse. Ce ne sont plus les représentants du peuple mais les représentants du poignard. »

Discours vraiment décisif. La vérité y était habilement déformée ou sollicitée. Mais il devait produire l’effet qu’il fallait parce qu’il était exactement dans le fil des choses, dans le sens de la journée, parce qu’il restait fidèle au caractère que le coup d’État devait avoir dans la pensée de ceux qui les premiers l’avaient conçu : continuation de la méthode et des idées révolutionnaires et non rupture avec elles ; participation directe des principaux personnages de l’État et des détenteurs de l’autorité publique.

Lucien, par sa harangue civile, avait produit sur la garde du Corps législatif l’effet que Napoléon avait obtenu sur la troupe. Celle-ci, par derrière, bouillait d’entrer en action. Il fallait presque la retenir et les grenadiers sentaient cette impatience dans leur dos. Lucien s’aperçoit qu’il a partie gagnée. Acteur excellent, fertile en ressources, il imagine encore un autre jeu de scène. Prenant une épée de la main d’un des officiers qui sont près de lui, il en met la pointe sur la poitrine de son frère et jure qu’il le tuera si jamais, au lieu de sauver la République, il viole la liberté.

Cette mimique, renouvelée du répertoire de la Révolution, devait être irrésistible. Les grenadiers retrouvent les gestes, l’éloquence, le style de tragédie dont ils ont été nourris depuis dix ans. Enfin, ils sont conquis. Ils sont à point. Bonaparte qui les surveille, qui lit leurs sentiments sur leur visage, donne un ordre. Les tambours battent la charge. Murat, avec son bel allant d’entraîneur d’hommes, se met à la tête d’un groupe de grenadiers et se fait suivre. Alors toute la garde constitutionnelle s’ébranle, et, au pas de charge, se dirige vers l’Orangerie tandis que la cour se vide devant elle et que, de loin, les curieux, qui ont compris, poussent des cris d’encouragement et conspuent les jacobins.

Au bruit qui se rapproche, au roulement des tambours, la panique a commencé dans l’Orangerie. Déjà le public, effrayé, a quitté précipitamment les galeries. Dans la salle, les Cinq-Cents éperdus voient que c’est la fin et ne savent plus que crier : « Vive la République ! Vive la Constitution de l’an III ! » lorsque les premières baïonnettes apparaissent. L’entrée était étroite et les soldats ne pénétraient dans la salle qu’assez lentement, tandis que des députés, à la tribune, leur criaient qu’ils « ternissaient leurs lauriers. » Mais le mouvement était lancé. Rien ne pouvait plus le retenir. Murat, toujours en avant, annonçait aux Cinq-Cents que l’Assemblée était dissoute. Les officiers répétaient ses paroles au milieu du tumulte, ordonnant à tous les représentants de sortir. Beaucoup ne se l’étaient pas fait dire deux fois. D’autres, les extrémistes, les enragés, ceux qui faisaient le coup de poing tout à l’heure, ne pouvaient que le tendre, impuissants, refoulés par le flot des hommes armés. En cinq minutes, la salle fut vide. Les uns avaient sauté par les fenêtres. Les autres avaient pris la porte avec plus de calme, protestant qu’ils cédaient à la violence. Rares furent ceux qui restèrent à leur banc, tentèrent une résistance. Les grenadiers soulevaient ces manifestants de leur siège. On n’insistait pas. Il n’y eut aucune violence contre les personnes, l’évacuation finale fut seulement un peu plus précipitée et laissa à la garde, qui prenait goût à sa besogne, une impression de ridicule. Le grenadier Thomas racontait plus tard : « Tous les pigeons pattus se sont sauvés par les croisées et nous avons été maîtres de la salle. » Le capitaine Coignet ajoute un trait : « Et puis nous voyons de gros Monsieurs qui passaient par les croisées ; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient à terre ; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux. »

Le lendemain, les habitants de Saint-Cloud ramassèrent des toques et des écharpes dans les bois. Car, une fois hors de l’Orangerie, les députés ne se trouvèrent pas dans une situation plus agréable. Les abords du palais étaient cernés par la troupe qui fit rapidement circuler les représentants empêtrés dans leur toge romaine : ce costume classique, bon pour la solennité des séances, ne valait rien pour la course à pied. Quand tout le monde fut dehors, les grilles furent fermées et les factionnaires goguenardaient : « On sort, mais on n’entre pas. »

Le coup d’État était accompli après des flottements qui avaient failli lui être funestes. Le reste n’était plus que formalités. Le Conseil des Anciens, fort penaud, siégeait toujours. Il écoutait un des Cinq-Cents, un obstiné qui ne renonçait pas et qui était venu lui dénoncer l’attentat commis contre la représentation populaire, lorsque Lucien entra et coupa court. Il raconta l’événement, le justifia encore par la tentative d’assassinat centre son frère. Les Anciens ne demandaient qu’à se laisser convaincre. Le coup étant fait, ils étaient déjà convaincus depuis dix minutes, et, cette fois, prêts à voter tout ce que l’on voudrait. L’empressé Cornudet, prompt à rendre service et à rédiger des textes, apporta le projet de Constitution provisoire, but des conjurés : trois Consuls, Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, ajournement des Conseils jusqu’à la Constitution définitive. Il n’y eut qu’un seul opposant. « La farce est jouée, » fit Réal.

Personne n’a répété ce qui se dit entre les conjurés lorsqu’ils se retrouvèrent dans ce salon où ils avaient vu de près la déroute et passé par de mortelles angoisses. On sait seulement que Talleyrand prononça ce mot sage : « Il faut dîner. » On ignore où Bonaparte et les principaux auteurs du coup d’État dînèrent. Ce dut être agréablement. Les nouvelles de Paris étaient bonnes. La population approuvait l’événement de Saint-Cloud et s’en réjouissait. Il n’y avait pas à craindre un retour offensif des jacobins : Fouché, plein de prévoyance, était sur le qui-vive. Ses agents surveillaient les portes de Paris pour interdire l’entrée aux « enragés » des Cinq-Cents qui eussent tenté une dernière chance de soulever les faubourgs. La tranquillité dans la capitale était parfaite. On joua dans les théâtres comme à l’ordinaire et le préfet de police y fit lire une notice officielle, relation succincte et d’un arrangement ingénieux. Le public était informé que le général Bonaparte « étant entré au Conseil des Cinq-Cents pour dénoncer des manœuvres contre-révolutionnaires, » avait failli être assassiné. Par bonheur, « le génie de la République avait sauvé ce général, » et « le Corps législatif avait pris toutes les mesures qui pouvaient assurer le triomphe et la gloire de la République. » La fable était audacieuse. Mais les Parisiens ne demandaient qu’à l’accepter.

On s’occupait, à Saint-Cloud, à donner à cette fable un semblant de consistance. Sieyès, Lucien, Bonaparte lui-même ne renonçaient pas à habiller le coup de force dans les formes parlementaires. Après avoir chassé et dispersé les Cinq-Cents, on se mit à la recherche de ceux qui, déjà consentants ou assouplis par l’épreuve, voudraient bien revenir siéger. Une curieuse chasse à l’homme commença dans la nuit. On courait maintenant après les fuyards. On put en ramener un certain nombre, cent cinquante environ, peut-être plus si l’on en juge par les compensations qui furent accordées plus tard à d’anciens membres des Cinq-Cents.

Aux chandelles, devant ce Parlement-croupion, Lucien, ayant repris le fauteuil de la présidence, fit voter le changement de Constitution que les Anciens avaient déjà adopté. Tout fut fait dans les règles. Une commission fut nommée. Des rapporteurs conclurent à l’adoption. Boulay et Cabanis justifièrent les événements de la journée, selon la doctrine brumairienne, par le besoin de renforcer le gouvernement afin de sauver la Révolution et la République, de les arracher aux partis et de concilier l’ordre et la liberté. C’est ce que Taine appelle « l’alliance de la philosophie et du sabre. » Tout brumaire est là. Et, pour consacrer l’alliance, les trois Consuls déjà désignés furent invités à prêter serment à la République une et indivisible et à ses principes. Les législateurs présents jurèrent à leur tour. Un orateur déclara que c’était aussi beau et aussi grand que le serment du Jeu de Paume. Peut-être était-il sincère. On cachait sous les fleurs de l’antiphrase le rôle que les baïonnettes venaient de jouer, — la force des baïonnettes, ô Mirabeau !

Cette régularisation du coup d’État, ces dernières formalités parlementaires durèrent jusqu’à onze heures du soir. Alors Bonaparte tira une proclamation au pays qu’il tenait toute prête. Il y insistait sur la tentative d’assassinat, vraiment précieuse, dont il avait failli être victime. C’était l’excuse du coup de force, il annonçait aussi qu’il n’était « l’homme d’aucun parti. » Et c’était ce qui devait le mieux plaire aux Français.

Tout était fini et finissait bien. On rentra tard à Paris dans des voitures qui avaient failli, quelques heures plus tôt, servir à la fuite. Bonaparte, qui avait pour compagnon le fidèle Bourrienne, resta silencieux jusqu’au retour rue de la Victoire. On est libre de penser qu’il méditait son gouvernement futur. Il avait aussi le droit d’être brisé par les émotions de ces deux jours.

Sieyès et Roger-Ducos n’avaient d’autre domicile que le Luxembourg. Ils y revinrent coucher à deux pas de Gohier et de Moulin toujours gardés à vue. Moreau n’avait pas quitté sa faction une minute. Comme il s’ennuyait, il avait beaucoup fumé, au point d’incommoder ses prisonniers. Moreau, qui avait failli être choisi par Sieyès pour exécuter le coup d’État, avait fumé la pipe pendant que Bonaparte prenait le pouvoir…

CHAPITRE VI
CONCLUSION

« Il me faut une épée, » avait dit Sieyès quelques mois plus tôt. L’homme aux sentences se défendait d’avoir dit, après le 18 brumaire : « Messieurs, nous avons un maître ; ce jeune homme sait tout, peut tout et veut tout. » Mais, ce qui revenait à peu près au même, Sieyès avait répondu à Bonaparte, qui lui offrait d’être deuxième consul : « Je ne veux pas être votre aide de camp. » Il sera comte de l’Empire.

Sieyès avait été l’instrument de toute cette affaire, et, à la vérité, le principal instrument. Rien n’eût été possible sans lui. Le 18 brumaire reste le type du coup d’État organisé de l’intérieur. D’ailleurs imparfaitement organisé. « Jamais coup d’État plus mal conçu ne fut plus mal conduit. » Coup d’État d’idéologues, servi par un général très jeune, novice en politique et passablement intrigant.

Et pourtant, cette opération césarienne restait dans le fil des traditions révolutionnaires. Si elle avait échoué, ce qui ne fut pas loin d’advenir, il se fût probablement produit ce que les conjurés cherchaient à éviter par-dessus tout, ce qui était reculé jusqu’en 1814 : une restauration de la monarchie. La logique de la situation voulait ou bien un dictateur pour continuer la Révolution, ou bien les Bourbons pour la finir. Le coup d’État une fois accompli, il n’y avait plus, pour ses promoteurs parlementaires, de place qu’en sous-ordre. Sieyès lui-même se résigna tout de suite aux coups de hache que Bonaparte donna dans sa Constitution.

Le lendemain de la journée de Saint-Cloud, la France entière se trouva consentante. Il ne devait plus y avoir d’adversaires et d’opposants sérieux que les royalistes intransigeants. C’était donc bien la France de la Révolution qui donnait à Bonaparte le pouvoir personnel. Thiers a dit pourquoi. Il l’a dit, sans doute, avec une emphase d’assez mauvais goût, mais avec assez de vérité pour que sa conclusion doive servir à tout récit de cet événement fameux :

Le 18 et le 19 brumaire, dit Thiers, étaient donc nécessaires. On pourrait seulement dire que le 20 fut condamnable et que le héros abusa du service qu’il venait de rendre. Mais on répondra qu’il venait achever une tâche mystérieuse, qu’il tenait, sans s’en douter, de la destinée et qu’il accomplissait sans le vouloir. Ce n’était pas la liberté qu’il venait fonder, car elle ne pouvait pas exister encore ; il venait, sous les formes monarchiques, continuer la révolution dans le monde ; il venait la continuer en se plaçant, lui, plébéien, sur un trône ; en conduisant le pontife à Paris pour verser l’huile sacrée sur un front plébéien ; en créant une aristocratie avec des plébéiens, en obligeant les vieilles aristocraties à s’associer à son aristocratie plébéienne ; en faisant des rois avec des plébéiens ; en recevant dans son lit la fille des Césars et en mêlant un sang plébéien à l’un des sangs les plus vieux de l’Europe ; en mêlant enfin tous les peuples, en répandant les lois françaises en Allemagne, en Italie, en Espagne ; en donnant des démentis à tant de prestiges, en ébranlant, en confondant tant de choses.

Faites abstraction de la redondance, tout cela est vrai. Le citoyen Bonaparte, premier consul, puis consul à vie, puis empereur, venait continuer la Révolution. Il venait aussi continuer la guerre révolutionnaire, la guerre pour les frontières naturelles, qui ne finira qu’à Waterloo. Si le 18 brumaire a trompé et dupé quelqu’un, c’est l’homme dans la rue qui voulait l’ordre mais qui criait aussi : « Vive la paix ! » Le coup d’État a été fait contre les « patriotes » jacobins, mais il les a presque tous ralliés ensuite parce qu’il devait anéantir la « faction des anciennes limites, » le parti des conservateurs et des « monarchiens. »

De l’ouverture des États Généraux au 18 brumaire, il y a dix ans et demi. Il y en a quinze du 18 brumaire à la première abdication. Tout cela est d’un seul tenant, dans un espace de temps relativement court. Et les contemporains savaient très bien dans quelles conditions Bonaparte avait pris le pouvoir. Ils savaient que la journée de Saint-Cloud, dont l’issue, jusqu’au dernier moment, était restée douteuse, n’avait été qu’une journée révolutionnaire comme une autre. L’impression dura. Il y eut des témoins et des acteurs de ces événements pour en retenir la moralité. Si la campagne de Marengo avait mal tourné, des remplaçants étaient prêts. Quand survinrent les revers d’Espagne, les premiers de l’Empire, quelques-uns des bénéficiaires du régime se demandèrent si ce n’était pas le moment de « réaliser. » Le général Malet lui-même, dans sa conspiration avortée, se souviendra des origines de l’Empire napoléonien. Enfin, le 31 mars 1814, le Sénat qui proclamera la déchéance de l’empereur sera le résidu des Conseils de 1799, eux-mêmes issus de la Convention. « On vit alors, dit Albert Sorel, les hommes qui l’avaient élevé en brumaire le renverser du pouvoir par les mêmes moyens, et, en quelque sorte, par une répétition des mêmes scènes. Parmi les maréchaux qui lui arrachèrent son abdication à Fontainebleau, on aurait reconnu des figurants de son escorte de Saint-Cloud. » De même Talleyrand et Fouché seront encore là, avec leurs procédés, leurs intrigues invariables. Ils seront là, cette fois, pour le renverser. La fragilité de l’Empire était dans les incertitudes du 18 brumaire.

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS
5
CHAPITRE PREMIER
LES ANTÉCÉDENTS ET LES CAUSES
7
CHAPITRE II
LA PRÉPARATION
15
CHAPITRE III
L’ORGANISATION
32
CHAPITRE IV
LE 18, JOURNÉE FACILE
53
CHAPITRE V
A SAINT-CLOUD, LE 19
83
CHAPITRE VI
CONCLUSION
122

IMPRIMERIE
PAUL BRODARD
COULOMMIERS

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 65213 ***