The Project Gutenberg eBook of Sur la vaste Terre, by Pierre Mille

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Title: Sur la vaste Terre

Author: Pierre Mille

Release Date: January 25, 2022 [eBook #67245]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SUR LA VASTE TERRE ***

PIERRE MILLE

SUR
LA VASTE TERRE

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.

RAMARY ET KETAKA

La maison que louait aux étrangers le docteur Andrianivoune était à Soraka, faubourg de Tananarive, au-dessus du lac Anosy. Un ménage français l’avait habitée jadis, et s’y était sans doute aimé : deux pièces, tendues de délicates perses roses, indiquaient encore d’anciens raffinements, le passage d’une jeune Européenne dont les yeux et les doigts s’étaient distraits et charmés à orner la passagère demeure que lui donnait l’exil. Dans le jardin, des rosiers moussus achevaient de s’ensauvager et de mourir, des caféiers non taillés ne portaient plus de graines ; mais les lilas du Japon avaient crû, hauts à présent comme les ormeaux de nos contrées ; des pêchers en plein vent formaient une bruissante broussaille, qui se heurtait aux vieux murs.

Au-dessous, c’était le lac creusé par le roi Radame, à l’époque même où il voulut raser la montagne de Dieu, l’Ambohi-dzanahare stérile, qui offusquait ses regards de despote. La nappe d’eau, tranquille, presque ronde, brillait doucement dans l’air léger, puis fusait plus loin, par des arroyos et des mares, jusqu’à la grande plaine de l’Ikopa, dont les rizières sans limites ondulaient en vagues lustrées. Et au milieu de cet océan de verdure plate, lumineuse et joyeuse, — miracle ridicule et symbole de conquête, — se dressait la cheminée de la briqueterie Ourville-Florens.

C’est dans cette maison que nous vivions, mon ami Galliac et moi. Ce soir-là le soleil, derrière les monts de l’horizon occidental, glorifiait les choses et faisait battre le cœur. On buvait l’air comme un vin généreux ; les maisons, les arbres, les hommes, les grands troupeaux de bœufs pris sur les Fahavales, et que des soldats sénégalais, débraillés et superbes, poussaient aux routes montantes, tout se poudrait d’une poussière où dansaient des grains d’or, des grains de diamant, des grains de topaze et de rubis : et Tananarive entière, dressée dans la lumière heureuse, avec ses plans rapprochés, mêlés, confondus, avait l’air d’une peinture japonaise étalée sur un écran diapré. Parfois, un indigène, forme vague en lamba blanc, traversant la route inférieure, s’inclinait pour saluer le vazaha victorieux. Des cloches chrétiennes marquaient les offices et les heures, des clairons chantaient ces notes longues et tristes si souvent entendues très loin, là-bas, en France ; d’innombrables chiens roux aux oreilles droites aboyaient d’une façon sauvage : et dans tout cela, il y avait à la fois désaccord et séduction.

… Tout à coup des rires éclatèrent, les rires de deux voix très jeunes qui s’entrechoquaient, montaient l’une sur l’autre, s’arrêtaient pour repartir encore, et Kétaka bondit hors de la pièce que je lui avais attribuée comme gynécée, criant d’un air triomphal :

— J’en ai pris un, j’en ai pris un !

Au bout d’un fil blanc terminé par une épingle recourbée s’agitait un infortuné poisson rouge. Telle était, depuis une heure, la frivole occupation de mon amie malgache. Son esclave avait été avec une nasse prendre des cyprins dans le lac dont, par instant, ils venaient par milliers empourprer la surface. Kétaka avait mis ces poissons rouges dans un seau de toilette, et jouait à les repêcher, avec un beau sang-froid. Sa sœur Ramary, épouse quasi légitime de Galliac, l’avait imitée, assise en face d’elle. C’était un concours de pêche à la ligne. Mon ménage avait eu l’honneur de la victoire, Kétaka venait de prendre le dernier des cyprins.

Elles se tenaient maintenant toutes deux devant moi, crispant légèrement sur le plancher de la varangue les orteils de leurs pieds nus. Ramary prit à pleines mains sa natte de cheveux noirs, un peu rudes, mais très lisses, et la jeta en avant sur son épaule et sa gorge, en disant :

— Ramilina, tu n’as pas l’air content de ce qu’on joue avec les hazandrano-mena, les bêtes rouges qui nagent pour manger. Dis un peu, tu n’es pas content parce que c’est des bêtes françaises ?

— C’est des bêtes chinoises, Ramary, et tu n’entends rien à la géographie, répondis-je.

— J’ai appris la géographie à l’école d’Alarobia chez monsieur Peake, qui est un vazaha d’Amérique. Mais je sais aussi l’histoire des hazandrano, et toi, tu ne la sais pas. Il y avait monsieur Laborde, le vieux qui est mort, le mari de la reine Ranavalona-la-Méchante, morte aussi il y a longtemps. Ils se sont mariés dans le jardin de monsieur Rigaud, en bas, près du lac. Tous les Malgaches connaissent cela. Ce sont les « monpères » jésuites qui ont fait le mariage. Ils ont dit que c’était mieux… Alors monsieur Laborde est allé andafy, sur les infinis de l’eau sainte, la rivière qui n’a qu’un bord, et qui mène chez les blancs. Et il est revenu, et il a rapporté une chose toute ronde, en verre, avec de l’eau dedans et des poissons rouges qui mangeaient des grains de riz en ouvrant la bouche comme ça : aouf ! aouf ! La reine les aimait beaucoup, et elle en a fait mettre dans le lac sacré. Ils étaient si gauches et ils avaient l’air si bête ! Eh bien, Ramilina, ils sont descendus dans toutes les rivières, et ils ont mangé tous les autres poissons, excepté l’anguille, qui n’est pas un poisson, puisque c’est un serpent, et l’écrevisse qui était trop dure.

Les deux sœurs avaient la tête pleine d’histoires, et se passionnaient à les conter. Ramary et Kétaka après avoir passé par les mains des quakers, ne s’étaient faites catholiques qu’au moment de la conquête française, avec une docilité pleine d’ironie, d’indifférence et de respect étonné et dédaigneux pour les sympathies des vainqueurs. Mais, des tenysoa — c’est-à-dire des petits traités religieux et moraux des écoles protestantes, — elles n’avaient rien retenu que des hymnes, des cantiques, et une connaissance littérale assez approfondie de l’Écriture ; quant aux mystères, elles s’en inquiétaient peu, bien qu’elles fussent restées charmées du tour légendaire de la Bible et des Évangiles. D’ailleurs elles préféraient encore de beaucoup aux livres saints le recueil des contes et traditions malgaches du Norvégien Dahle. Durant des heures, le soir, elles le lisaient à haute voix, en mélopaient les chansons, des chansons aux vers courts, aux assonances longues et bizarres. Surtout l’histoire de Benandro les faisait beaucoup pleurer, Benandro, le bel adolescent qui mourut loin de son père et de sa mère, en des pays de fièvre et de faim, et dont un esclave fidèle, Tsaramainty, le beau noir, rapporta les pieds et les mains coupés afin qu’on pût lui offrir les funérailles sacrées, et que son fantôme habitât avec les fantômes de ses ancêtres, dans le tombeau fait de lourdes pierres non taillées, où les morts dorment ensemble, couchés sur des dalles, en des lambas tissés d’une incorruptible soie.

J’avais rendu le recueil, qui ne m’appartenait point, à son propriétaire, mais Ramary et Kétaka le savaient par cœur et mieux que par cœur. Dans ces légendes elles introduisaient de nouveaux éléments : Benandro avait vécu près de chez elles, des vazahas l’avaient emmené, des officiers au casque blanc l’avaient fusillé « parce qu’il avait fait quelque chose de fou ». Ainsi ces petites filles avaient des imaginations d’enfant, et d’enfant appartenant à une race rapprochée encore des origines de l’humanité. Dans leur langue, une langue non déformée de peuple jeune, le soleil se dit « l’œil du jour », la lune, « la chose en argent », et tandis qu’elles me parlaient, avec leurs larges yeux de bonté animale, leurs gestes menus et nobles, et les voiles blancs où leur corps était libre, je pensais à Homère et à Nausicaa.

Cependant je m’appliquai à leur dire, un peu trop gravement, que si les poissons rouges étaient des bêtes françaises, ce n’était pas une raison pour les martyriser, qu’on ne pêchait pas dans un seau de toilette quand on était bien élevé, et que pour les punir nous ne leur donnerions pas de souliers pour aller à la procession de la Vierge.

Ramary pinça les lèvres, décrocha le poisson rouge de son fil, et le jeta à un chat blanc, qu’on avait depuis quinze jours attaché par une corde à la balustrade de la varangue, sous prétexte de l’habituer à la maison. Cette précaution l’avait rendu tout à fait sauvage.

Pour Kétaka, elle boudait. C’était une femme convaincue de son mérite, et qui n’admettait point la possibilité d’un reproche. Au fond, j’étais dans mon tort. Nos amies ne sortaient du gynécée, étant des personnes convenables, qu’à de rares intervalles et par autorisation expresse. Au moins il leur fallait permettre quelques distractions. Je compris mon erreur. Trop digne, ou trop gauche, pour faire des excuses, j’envoyai mon boy chercher au lac de nouvelles victimes…

… C’est ainsi que nous vivions, gais comme des enfants un jour d’école buissonnière, depuis qu’en une chasse dans les marais d’Antsahadinta, la mystérieuse volonté du destin nous avait fait rencontrer des épouses.

*
*  *

Ils s’étaient faits si gentiment nos mariages. Nous n’y pensions pas ! Seulement un jour la reine — hélas ! que ces choses sont loin : alors, il y avait une reine ! — nous avait demandé si nous aimerions à tuer des arosy. Et l’arosy n’est rien de moins qu’une oie sauvage, et l’oie sauvage est un beau gibier. Nous avions dit : « oui » d’enthousiasme. Et dès le lendemain, munis d’une belle lettre pour les officiers de son domaine, lourds de cartouches, le fusil à l’épaule, nous voguions en pirogue sur le vivier royal d’Antsahadinta.

… C’était un large étang, aux eaux grises et calmes, encombré de joncs secs qui craquaient sous la poussée des pirogues. Au centre l’eau plus profonde apparaissait, débarrassée des joncs ; mais des lotus bleus, par milliers, y avaient fleuri, ouverts comme des yeux tendres au milieu des feuilles rondes qui les enveloppaient. Le cercle des collines, plus loin, brûlait de ce rouge uniforme des hauts plateaux de la terre malgache, un rouge éternel et rude dont on a la sensation alors même que des végétations le recouvrent.

Au-dessus de nos têtes, le ciel était plein du vol angulaire des oiseaux de marais, — les grandes oies sauvages, les canards pareils à ceux de nos contrées, les tsiriris au cri lamentable. Ils s’étaient levés tous ensemble au premier coup de fusil, tournoyant en tel nombre, avec un tel élan, qu’on entendait l’air sonner et frémir, malgré la hauteur, des coups de leurs ailes nerveuses ; et celle vibration perpétuelle, ces cris longs et désolés changeaient ce paysage froid, lui donnaient de la vie en lui laissant toute sa tristesse.

Les piroguiers malgaches pagayaient doucement, avec des gestes souples, comme s’ils eussent voulu ramper sur les eaux plates. Ils apercevaient des bêtes que je ne voyais pas, les montraient de leurs yeux brillants, sans quitter des mains la courte rame qui fendait la profondeur du lac dormant.

— Canard… tsiriri… oie sauvage… là, entre ces deux bouquets de roseaux ! fais aboyer ton fusil, monsieur le vazaha !

Dans une espèce de bassin en miniature toute une famille de petites sarcelles exotiques apparut, nageant avec une prudence inquiète, les becs de corail rose tournés à droite, et je lançai mes deux coups de fusil, avec la rage, avec la cruauté du chasseur maladroit qui assassine au posé.

Trois d’entre elles s’affaissèrent, inertes, surnageantes, tachant la surface claire de l’or, du blanc, du vert neuf et métallique de leurs plumes. D’autres oiseaux jaillirent de la forêt des plantes lacustres : une oie sauvage, tirée très haut, tomba avec un bruit énorme, éclaboussant les eaux, et resta toute droite, vivante encore, horrible, avec un œil crevé et une aile brisée. De belles aigrettes blanches s’envolèrent lourdement, pareilles, sous le soleil qui mourait à l’ouest, à des voiles de navire arrachées par le vent. Un grand aigle pêcheur, gris d’argent, monta lentement, comme plaqué sur le profil d’une colline chauve qui s’assombrissait dans le soir survenu.

— Il est blessé !

Il prenait son essor, simplement, et bientôt plana dans une immobilité sublime, attendant le départ des hommes pour se repaître des blessés, qu’il devinait tapis sous la chevelure emmêlée des herbes.

— Galliac, criai-je, on part : je n’y vois plus !

Et nos deux embarcations rejoignirent la terre.

Un indigène nous salua, d’une magnifique et pourtant servile inflexion d’échine, son chapeau de paille de riz balayant le sol. Il y avait douze heures qu’il attendait, immobile et debout. C’était Rainitavy, gouverneur d’Antsahadinta, avec les cadeaux que ses fonctions lui faisaient un devoir de nous offrir, puisque nous étions des vazahas d’importance, annoncés par la reine. Des indigènes portaient dans leurs bras ou sur leurs épaules des paniers remplis d’un riz blanc comme des grains d’ivoire ; des poules attachées par les pattes criaient la tête en bas ; un mouton brun bêlait, et ses cornes qui, par pompe, avaient été dorées, brillaient dans l’obscurité, pareilles à de grands coquillages lumineux. On mit ces choses devant nous, respectueusement, et tout à coup nos porteurs firent un bond, se jetèrent sur une muraille verdoyante de cannes à sucre fraîchement coupées, dont les verdures lancéolées bruissaient avec douceur : c’était leur part, la friandise naturelle dont le jus grise un peu, soutient dans les longues marches. Leurs mâchoires avides commencèrent de broyer.

Et des débris de la muraille effondrée sortirent deux petites filles de quatorze et de seize ans, aux yeux tranquilles, les dernières nées de Rainitavy.

— Ramatoa Mary, Ramatoa Kétaka ! dit Galliac qui les connaissait.

Il les embrassa sans façon, et leur bouche se mit à sourire. Leurs orteils nus griffaient légèrement le gazon court et dur, elles cambraient les reins et, leurs lambas s’étant ouverts, on vit un instant la pointe de leurs seins jeunes. Alors elles se voilèrent d’un geste sans embarras, comme une Européenne ferme un manteau. Elles étaient flattées d’avoir été appelées ramatoa, qui est une façon magnifique de dire : madame, ou mademoiselle. En général on emploie simplement la syllabe ra, qui reste accolée au nom. Dans l’intimité, cette syllabe tombe ou est maintenue, suivant l’euphonie des noms, ou le caprice des parents et des amis.

— Tsarava tompokolahy ? Te portes-tu bien, mon seigneur ?

Chacune avait tourné la main, du dedans au dehors, bizarrement, pour cette politesse rituelle. Nous partîmes et, d’une marche adroite et souple, elles nous précédèrent jusqu’au village. Rainitavy, leur père, tenait une lanterne, et se retournait parfois avec une courtoisie noble, pour nous éclairer.

*
*  *

… La nuit était tombée. L’air très froid entrait par la porte de notre case restée ouverte, et Ramary, avec sa sœur Kétaka, jouait à tirer des plumes au gibier mort étendu par terre.

— Kétaka, lui dis-je gaiement, tu vas passer la nuit avec moi, dans la case ?

Elle secoua la tête :

— Je ne suis pas une petite coureuse. A Tananarive, les filles font mitsangan-tsangana (ont beaucoup d’amants). Razafinandriamanitra est une petite coureuse. Cécile Bazafy est une petite coureuse, et Rasoa, et Mangamaso, et Ramaly (Amélie). Ici ce n’est pas la même chose.

Et réfléchissant une minute :

— Ici, c’est trop petit… On le dirait au « monpère » jésuite. Et il fait des histoires du haut d’une boîte, dans la chapelle. Vous viendrez à la messe demain ; il nous gronde quand nous n’emmenons pas les vazahas à la messe.

— Quel âge as-tu ? dit Galliac.

— Je suis née un an avant la grande guerre où les Hovas ont battu les Français.

Elle disait cela sans pose, sans fierté, comme l’expression d’une vérité incontestable, faisant allusion au bombardement infructueux de Tamatave par notre flotte en 1885.

— Kétaka, dit Galliac, j’ai l’honneur de t’apprendre que, depuis, le général Duchesne a pris Tananarive.

Mais Kétaka secoua la tête :

— Ce n’est pas le général Duchesne qui a pris Tananarive, c’est le Kinoly, l’ogre mort qui fait des morts, celui qu’on n’a jamais vu, parce que, lorsqu’on l’a vu, on n’est plus jamais, jamais un vivant, à moins de connaître l’herbe qui charme, l’herbe qui pousse sur les vieux tombeaux, et que les sorciers coupent en dansant… Quand les Français sont venus sur la côte de l’ouest, on l’a entendu rire trois nuits de suite dans le bois sacré d’Ambohimanga : il a des mâchoires de crocodile, son rire claque contre ses dents. Rafaralahy, mon frère, qui couchait près des tombes, s’est caché la tête pour ne pas le voir… Le Kinoly est descendu, il est allé au-devant des Français. Ils avaient débarqué plus de cent mille, des Français blancs, des Français noirs, qui viennent d’Afrique, des Français jaunes, très laids, qui sont des Arabous, et qui vivent sans femmes. Et tous grimpaient avec de gros fusils à roulettes, des mulets, des choses qui devaient monter en l’air comme des oiseaux, et du vin plein de grandes jarres. Ils jetaient des ponts sur les fleuves, coupaient les montagnes pour faire passer les voitures de fer : et ils riaient au soir tombé, couchés dans les maisons de toile. Le Kinoly est arrivé dans la grande plaine sakhalave. C’était de l’herbe, et encore de l’herbe, pas de riz, pas de cannes à sucre, pas de manioc. Les bœufs à bosse fuyaient devant l’ombre-qui-marche-toujours. Et l’ombre vint au premier des miaramila, des soldats. On ne voyait pas sa figure de crocodile, elle était cachée dans un grand lamba. Seulement ses yeux étaient rouges comme du sang dans un charbon. Il glissait avec douceur à côté des soldats, penchant la tête comme un mendiant. Et le miaramila français lui dit :

«  — Mendiant, tu as les ongles bien longs !

» Le Kinoly tira ses griffes et dit :

»  — Ils ont poussé dans la terre.

» Puis il entr’ouvrit son lamba. Et le miaramila français lui dit :

»  — Comme tu as le ventre creux !

»  — C’est qu’il a pourri dans la terre.

» Et le miaramila lui dit encore :

»  — Tes yeux sont bien rouges.

» Alors le Kinoly prit son linceul à pleines mains, le jeta, et dit :

»  — Regarde.

» Il n’avait pas d’yeux, mais deux trous avec du feu dedans, et de la viande morte sur les os de sa face.

» Les soldats devinrent tout pâles, la fièvre les prit et ils moururent.

» Le Kinoly descendit encore, il regarda les Arabous, il regarda les hommes bleus que vous avez fait venir de l’autre côté de l’Afrique, les officiers blancs vêtus de blanc. Il marchait au milieu d’eux, les réveillait la nuit, les arrêtait dans leurs repas, posait la main sur la croupe de leurs mulets. Et quand ils avaient vu cette goule morte qui fait mourir, ils pâlissaient et ils mouraient. Il en périt dans le sable, il en périt dans la terre rouge, il en périt dans les rivières : le Kinoly se réjouissait de la mauvaise odeur, et jouait avec les mouches… Cela dura deux cours de lune, et, après, tous étaient morts.

» Alors le Kinoly remonta vers Tananarive parce qu’il voulait voir Raini-laiarivony, le premier ministre, mari de la reine. Le vieil homme dormait sur un beau lit de cuivre, en une des chambres de son palais, au sein de ses grandes richesses. Il avait bu du vin à son repas du soir, les « symboles-de-la-longueur-du-jour, » les pendules en or et en verre, battaient contre le mur tendu d’un beau papier sur lequel étaient peints des batailles, des jardins, des gens en pirogue qui s’embrassaient ou jouaient des musiques, il y avait des vases en faïence peinte sur les étagères, et tout cela venait d’Europe.

» La lune entrait par la fenêtre et l’on voyait que le dormeur était plein d’âge, car ses doigts tremblaient tout doucement sur le drap blanc, pendant son sommeil. L’Ombre-qui-marche-toujours lui frappa l’épaule et lui dit :

»  — Raini-laiarivony, fils de Rainiary, je viens te chercher. J’ai fait mourir tous les Français. Maintenant, c’est ton tour. Tu es vieux, suis-moi de bonne volonté.

» Mais celui qui était tout-puissant alors à Madagascar s’éveilla sans rien craindre, et regarda le Kinoly sans mourir, car il avait l’herbe qui charme.

»  — Je ne te suivrai pas du tout, pas du tout, ô méchant !… Le souffle de la vie est doux, et j’aime encore ma puissance, mes palais, mes troupeaux de bœufs et le quotidien salut de mes esclaves. Je suis au-dessus de toi et tu peux t’en aller.

» Le Kinoly ne répondit rien. Il retourna dans la plaine sakhalave. Les morts français y dormaient toujours dans les broussailles, dans les sables et dans les rivières ; d’autres s’étaient pendus aux arbres, épouvantés de la tristesse des choses, et des conducteurs de mulets, tombés avec leur bête au moment où tous deux en même temps se penchaient pour boire, perdaient la chair de leurs os dans les ruisseaux salis.

» L’Ombre les toucha tous du doigt et leur dit :

»  — Levez-vous !

» Et tous se levèrent. Les mulets hennirent comme au réveil quand les clairons sonnent, et piétinèrent sur l’herbe. Les hommes prirent leurs fusils, les officiers tirèrent leurs sabres, ils se coupèrent des bâtons, gravirent les Ambohimena, coururent vers Tananarive. Alors le premier ministre dit :

»  — L’Ombre m’avait donc menti. Les voilà qui viennent, ces diables !

» La reine fit un grand kabary, et les miaramila malgaches allèrent à la rencontre des Français. Et ils étaient courageux, les Malgaches ! Est-ce qu’ils avaient eu peur contre les Betsimisaraka et les Bares ? Est-ce qu’ils ont peur, maintenant, les Fahavales ? J’en ai vu fusiller un l’autre jour, et ses lèvres étaient moins pâles que les tiennes maintenant, ô Ramilina, le jour qu’on l’a mené au poteau. Mais, quand ils arrivèrent devant les Français, Ramasombazana qui les commandait devint gris de terreur, et ses dents claquèrent. Ce n’étaient pas des hommes, ces Français, c’étaient des Kinoly ! Ils n’avaient pas d’yeux, mais des trous pleins de flammes, et de la chair décomposée et verte sur les os. On voyait le jour à travers leur ventre creux, des griffes leur sortaient des mains, et leurs mâchoires s’ouvraient comme la mâchoire des cadavres qu’on déterre. Ils marchaient vite, vite, leurs pieds ne faisaient pas de bruit, leurs fusils ne fumaient pas et tuaient comme la foudre… Ramasombazana jeta son chapeau à plumes, jeta son sabre et s’enfuit. Les soldats jetèrent leurs armes et s’enfuirent. Et les Français-cadavres continuaient d’approcher, ils grimpaient les côtes, ils redescendaient dans les vallées, les murs s’effondraient quand ils les touchaient du doigt, et puis, leurs regards rouges, leurs faces mortes… Le vieux, le premier ministre, qui avait épousé trois reines, se mit à pleurer, parce que le Kinoly avait vaincu.

» Et il rendit Tananarive aux ombres. »


Kétaka avait terminé son histoire. Elle l’avait dite accroupie sur les talons, sans un geste, avec volubilité, dans une langue surannée que je comprenais mal, et que Galliac traduisait par instants.

Sa sœur Ramary cria :

— Kétaka est une grande menteuse ! Elle invente des histoires tous les jours. C’est vrai qu’il y a des Kinoly, et je sais même les endroits où ils habitent, près des grosses pierres. Mais ce ne sont pas eux qui ont pris Tananarive. Ils sont vivants, les vainqueurs de la ville. Sary Bakoly, mon autre sœur, en a épousé un, le lieutenant Biret, qui est à Moramanga, près de la grande forêt.

— Tu as une sœur qui s’appelle Sary Bakoly, la statuette de terre cuite ? dit Galliac, c’est un beau nom et elle doit être jolie.

— Pas plus que moi, fit Kétaka.

Elle sortit ses bras fins de dessous son lamba, pencha la tête et apparut, petite, grêle, frêle, presque blanche de peau, comme le sont dans ce pays les filles de race noble ; un peu de rose même apparaissait à ses joues, et avec ses larges yeux très noirs, ses dents superbes, qu’elle frottait tous les jours de charbon et de cendre, malgré sa figure trop large et trop grasse, elle se savait digne d’être désirée entre celles de son peuple… Un enfant, une femme, un animal, on pensait tout cela en pensant à elle, et sans le vouloir, ensommeillé déjà, je souriais en la regardant…


Au ciel, la féconde poussière des astres avait germé ; la voie lactée traversait la profondeur bleu-sombre, si blanche, si clairement visible qu’on l’eût prise pour un immobile nuage. A un point donné elle bifurquait, et l’une de ses branches se perdait, s’évaporait graduellement dans l’infini de l’ombre. Les grands arbres faisaient frissonner leurs feuilles avec une douceur paternelle, car les hauteurs qui dominent Antsahadinta sont boisées, miracle de beauté et de majesté dans l’aride Imerina. Et c’est pour cela qu’elles sont saintes, comme les onze autres collines couronnées de forêts où les premiers rois hovas allaient entendre, sous les grandes ramures, le frôlement d’invisibles ailes, la passée dans le silence des esprits vazimbas, premiers possesseurs de la terre, vaincus et massacrés par les Hovas, et, par une mystérieuse compensation, devenus les démons protecteurs de leurs meurtriers. Sous les entrelacs des branches, de grands feux brillaient au loin, pareils à des yeux hardis ; on entendait à travers les espaces calmes, à intervalles mesurés, la voix des veilleurs malgaches entretenant ces feux, qui annonçaient par leur nombre et leur position que tout était tranquille aux alentours. Et dans les villages voisins, les gardiens fidèles à leur poste, près des monceaux de brousses incendiées, chantaient à leur tour, dans la nuit, le même cri simple et harmonieux.

Nos deux nouvelles amies nous regardèrent dresser les lits de camp, dérouler les couvertures, et s’éloignèrent en silence. Galliac assura la barre de bois qui fermait la porte, et nous nous endormîmes. Sous un auvent, presque en plein air, nos porteurs s’étaient couchés, mêlés les uns aux autres, étroitement serrés pour avoir moins froid, car les nuits, à cette époque de l’année, et sur ces hauts plateaux, sont aussi fraîches que celles de nos automnes d’Europe. Nous étions venus là malgré l’insurrection, malgré les attaques incessantes des Fahavales qui pillaient parfois les faubourgs mêmes de Tananarive. « Il n’y a jamais rien eu à Antsahadinta, m’avait affirmé Galliac, et Rainitavy est un vieil ami. »

Cependant, vers minuit, je crus entendre le bruit de coups de feu lointains, et Rainitavy nous réveilla. A trois lieues de là, les Fahavales venaient d’attaquer et de brûler Ambatomasina, dont les habitants s’étaient enfuis jusqu’à nous. Quelques-uns entrèrent dans la case, tout tremblants encore. Les ennemis étaient tombés sur le village, trois cents peut-être, avec des zagaies et deux fusils seulement ; mais eux, les pauvres gens, n’avaient rien pour se défendre : le gouvernement français leur avait pris leurs armes. Ils dressaient leurs mains jaunes, humides de sueur froide : « Veux-tu, ô vazaha, que nous combattions avec nos poings ? — Et le gouverneur d’Ambatomasina, un vieillard aux cheveux tout blancs, pleurait sa maison en flammes ; sa belle maison où il y avait des chaises cannées à filets d’or, des papiers de tenture où l’on voyait des Français sabrant des Arabes dans un paysage de palmiers verts, et des vitres aux fenêtres ! Il l’avait construite, sa demeure, avec le fruit des patientes rapines exercées sur ses administrés, mais il leur assurait pourtant — mieux que nous ! — un semblant de justice et de police. On ne pillait point du temps de ce prétendu voleur, et la longue accoutumance qu’ils avaient des abus d’un gouvernement sorti d’eux-mêmes, adapté à leur génie, empêchait les Malgaches de sentir leurs maux. Tous maintenant, ruinés, réunis par un commun désastre, regardaient avec inquiétude, et avec un dernier espoir, ces blancs qui les avaient asservis sans les protéger : nous ne pouvions rien.

Une crainte nous venait d’être attaqués nous-mêmes sur cette colline, dans ce village isolé, d’être livrés par notre ami Rainitavy, de devenir la rançon du village, qui pouvait être brûlé comme le voisin, s’il tentait de résister. Rainitavy, cependant, n’y pensait pas : il était partagé entre le respect que nous lui inspirions encore, et la peur qu’il avait des Fahavales. Kétaka et sa sœur pleuraient. C’est ainsi que le reste de la nuit s’écoula. Nous avions deux fusils de guerre, emportés par précaution. Nos armes de chasse et deux revolvers furent placés entre les mains de ceux de nos porteurs en qui nous avions le plus de confiance. Après quoi, il n’y avait plus qu’à monter la garde. A l’est, Ambatomasina brûlait comme une vaste meule, rougissant de ses flammes tout un pan de l’horizon. Cette clarté même nous rassurait : les hommes du poste français le plus proche allaient certainement accourir, et, dans cette espérance, nous tenions ardemment nos regards sur la pente noire qui dévalait devant nous. Un étrange sentiment nous étreignait l’âme, non pas la peur, mais la peur d’avoir peur, l’angoisse de l’imprévu, de ce qu’on ne voit pas, l’énervement quasi mystique que tout homme ressent dans les ténèbres, et qui le fait douter de son courage.

L’aube revint. Nous commencions à rire et à parler de marcher sur Ambatomasina. A huit heures du matin, un peloton de tirailleurs algériens arriva au pas de course, et nous nous trouvions assez ridicules et assez humiliés pour recevoir avec componction la vigoureuse semonce du capitaine des tirailleurs. Mais toute chose a deux côtés : je songeais en moi-même que notre chétive présence avait sauvé le village de notre ami Rainitavy du sort de son voisin. Pourtant le père de Ramary et de Kétaka demeurait sombre : le malheur évité aujourd’hui devait échoir le lendemain, ou dans quelques jours ; il contemplait avec une résignation morne le départ de ces Français qui avaient été ses hôtes, et qui l’abandonnaient sans armes à un ennemi presque créé par eux. Peut-être aussi songeait-il à ses cachettes d’argent, à des compromissions secrètes avec les insurgés, à des négociations anciennes, louches et nécessaires, qui le rassuraient, tout en lui imposant de mystérieux devoirs :

— Ramilina, Ragalliac, nous dit-il, je reste ici puisque je suis gouverneur. Le souffle de la vie est doux, mais nul ne peut fuir sa destinée. Seulement, j’ai peur pour mes deux filles. Les collines d’Antsahadinta ne sont point pour elles une retraite sûre, et je vous prie de les conduire chez leur oncle Rainimaro, à Tananarive, quartier d’Ambatovinaky.

Et, ma foi, je criai :

— Kétaka, petite Kétaka, si je t’emmène, je te garde !

Kétaka surveillait en cet instant, les lèvres serrées, une esclave occupée à ficeler une natte par-dessus un coffre en bois, son unique bagage. Elle répondit sans embarras :

— Oui, si tu n’as pas encore de femme chez toi.

Et c’est ainsi que je me fiançai après une chasse au marais, un conte de vocératrice, une veillée d’armes, et des inquiétudes qui maintenant se résolvaient en une sorte de joie exaltée. Le père s’inclina avec un simple sourire de courtoisie. Il n’avait aucune illusion sur ces mariages, toujours irréguliers, rarement fidèles, des blancs avec les filles de Madagascar ; pourtant il était heureux de trouver un protecteur pour son enfant, qu’il aimait, et peut-être pour lui-même. D’ailleurs, l’idée de continence et de vertu n’est point une idée malgache. La chasteté n’y existe point, même comme préjugé, et la liberté de la femme en amour égale la liberté de l’homme : tradition antique léguée à cette race par les Malayo-Polynésiens qui peuplèrent Madagascar. Et de même qu’aux terres océaniennes, d’où qu’ils viennent, les enfants sont accueillis par la famille de la mère, et toujours choyés.

Comme le pays par lequel nous avions passé pour venir n’était point sûr, nous suivîmes les tirailleurs kabyles qui regagnaient la route d’étapes habituelle, et, une fois sur celle-ci, notre petite troupe se joignit à l’escorte qui accompagnait le convoi quotidien des marchandises.

Après Alarobia, la caravane ne traversa plus que des villages brûlés. On apercevait de loin, du haut des innombrables collines de terre rouge que nous gravissions tour à tour, leur silhouette appauvrie, les maisons en briques crues où le pignon demeurait seul, veuf du toit effondré. Plus près, c’était l’odeur de l’incendie récent, une âcre senteur de paille grillée et fumante encore, de terre recuite d’où l’humidité ressortait en vapeurs chaudes. Entre les quatre murs des habitations désertées, le chaume consumé était tombé sur le sol même où avaient vécu des familles, et, par-dessous les décombres, les cendres de l’ancien foyer se distinguaient encore, plus hautes, entassées au coin sacré du nord-est, au milieu des jarres à eau, des plats à cuire le riz, de toute une pauvre vaisselle de terre rouge que le feu, par place, avait flambée ou noircie. Les choses semblaient d’autant plus désolées qu’elles avaient un air vaguement européen. Des fenêtres montraient encore des morceaux de vitres brisées ; des marches d’escalier grimpaient le long des murs ; des poulets, des dindons, revenant aux lieux d’habitude, cherchaient leur vie sur les fumiers ; et quelques demeures isolées, détruites aussi, avaient l’aspect familier d’une ferme de Beauce. Les champs de manioc indigène, de pommes de terre dont la semence était venue d’Europe, étalaient leurs quadrilatères réguliers, descendaient jusqu’aux vallées inférieures qu’illuminait le vert brillant, moiré, caressant des rizières. Des canalisations adroites conduisaient les eaux jusqu’au flanc des collines, et l’on devinait partout l’âpre travail d’un paysan passionné pour la propriété, amoureux des plantes qu’on peut vendre ou dont on se nourrit, qui croissent sous l’action du soleil, de l’eau, de la bêche et du fémur de bœuf, transformé en massue, et qui sert à briser les mottes de glèbe dure.

Mais combien tout cela était bouleversé, pillé, ravagé ! Parfois, sur une haute et lointaine colline, de confuses taches blanches s’agitaient, rayées de l’éclair d’un coup de fusil : c’étaient les Fahavales qui surveillaient la roule, épiant les caravanes. Alors les porteurs poussaient un cri, courant, se pressant contre les hommes d’escorte, des Sénégalais à la peau noir-bleu, qui marchaient accompagnés de leurs femmes aux longs seins, aux hanches larges et arrondies en lyre, couvertes de bijoux d’argent et de cuivre, d’amulettes et de colliers d’ambre jaune. Ces barbares, appelés par des civilisés pour réduire un peuple moins barbare et qui, vaincu par eux, continuait à les mépriser, nous précédaient sans ordre, avec des bondissements et des sursauts de bêtes farouches. A peine s’ils portaient un uniforme, mais on estimait leur courage indomptable et presque effrayant, leur santé robuste, leur passion de la lutte sanglante, de la mort reçue et surtout donnée de près.

Les pauvres et craintifs portefaix malgaches, agrégés, serrés par la frayeur les uns contre les autres, se racontaient leurs misères et leurs supplices, disaient l’histoire des camarades passés avant eux et pris par l’ennemi, qui leur avait coupé les jarrets. Puis, les insurgés disparaissaient à l’horizon, et la caravane, insouciante et bavarde, s’allongeait de nouveau, étalée sur des centaines de mètres, onduleuse, étroite, formée d’anneaux mal liés, d’hommes unis à deux ou à quatre pour le transport des lourdes malles, des caisses de vin et de pain, des lits de camp, de tout le bagage et de toutes les provisions emportées par les Européens, dans cet exil pour une contrée que leur imagination avait crue plus sauvage encore, et dénuée de tout.

— Nous arrivons, dit Galliac, voici l’observatoire des jésuites.

Au sommet d’une colline ronde se dressait une coupole à moitié démolie, un bâtiment resté banal et vulgaire, même après le drame de sa ruine.

— Ça ne te rappelle pas l’Évangile ? continua Galliac.

Et il ajouta, avec un sourire ironique :

— Nous ne sommes pas venus ici apporter la paix, mais la guerre !

A ce moment, les porteurs poussèrent tous ensemble un hurlement de joie, le cri classique, presque saint, toujours proféré à l’approche du but de leur long voyage : c’était la Ville, le miracle de civilisation poussé dans la barbarie de leur terre. Ils avaient assez longtemps couru, haleté, sué dans leur sac de rabane qui les laissait presque nus, glissé sur les argiles mouillées, frissonné sous l’ombre tragique des grands bois de l’Est. Maintenant, ils arrivaient.

— Antananarivo ! Antananarivo !

Devant nous la merveille énorme escaladait trois montagnes, singulière, hautaine, bâtie par ces gens sans comprendre ce qu’ils faisaient, comme jadis les Juifs quand ils construisirent une pyramide en Égypte, guidés par des génies sacerdotaux et altiers. C’était Tananarive. Elle allongeait sur plusieurs crêtes abruptes un entassement de maisons à étages et à vérandas, des églises rouges, grises et blanches dont on entendait les cloches, deux vastes palais, celui de la reine et celui du premier ministre, l’un surmonté d’un dôme aplati, l’autre encadré de quatre tours massives aux arcades romanes. La campagne, autour de nous, n’était plus qu’une rue, les maisons encombraient, cachaient la terre. Certaines avaient l’élégance recherchée d’une villa, affectaient, avec leurs bow-windows, leurs tennis-courts, l’air intime et confortable des cottages anglais, et partout les murs en grosses briques crues abritaient des plantations de pêchers et de manguiers, le mélange des cultures tropicales et des arbres fruitiers de France, ce mélange qu’on sentait dans tout le reste, dans l’air tiède mais vif, dans les demeures, dans le costume des indigènes vêtus de vulgaires pantalons confectionnés sous le lamba aux plis romains. Nos filanzanes — des chaises à brancards portées par quatre hommes qui se relayaient avec quatre autres de minute en minute, sans arrêter leur trot allongé — volaient sur des pistes élargies par les soldats du génie, et nous parvînmes aux premières maisons de la ville. Là, les pistes disparurent, les mpilanzas gravirent des rocs, escaladèrent des murs, traversèrent des cours. Il leur fallait grimper comme sur la pente d’un toit. Cent hommes auraient pu défendre cette forteresse qui s’était rendue sans coup férir, et l’inertie, en 1895, au moment opportun, de cette race qui maintenant, sans espoir, se révoltait contre nous, semblait un phénomène inexplicable.

… La place d’Andohalo, la rue du Zoma, des murs à sauter, des fossés à longer, des jardins privés dans lesquels on entre comme chez soi, et nous voilà enfin rendus. La nuit est tombée, et je prends le repas du soir seul avec Galliac, qui s’est fiancé lui-même avec Ramary, tranquillement.

— Et les femmes ? dis-je au boy qui nous sert à table.

— Leur esclave a fait cuire du riz, Ramilina, et elles ont mangé.

Je monte me coucher. Kétaka est là, qui fait de la dentelle sur un gros tambour, assise près d’une table. Elle a allumé la lampe, rangé mes livres, mis sa malle dans un coin, fermé les rideaux ; et il me semble qu’il y a des siècles qu’elle m’attend, ou plutôt qu’elle a toujours vécu près de moi. Elle a deux grosses masses de lourds cheveux noirs qui tombent de chaque côté de ses épaules, l’air sérieux, simple et sûr d’elle d’une matrone, une taille d’enfant, et des seins de petite fille, qui gonflent un peu sa brassière puérile.

— Kétaka, lui dis-je…

— Oui, mon seigneur.

Et elle me tendit ses lèvres comme une vieille épouse à un vieil époux, se dévêtit, alla chercher une belle natte de jonc toute neuve, l’étendit au pied de mon lit et se coucha dessus…

C’est ainsi qu’elle devint ma femme, bien que je ne puisse dire qu’elle ait partagé ma couche.

*
*  *

Mais la joie de la maison fut la petite Ramary, l’amie de Galliac. La demi-captivité volontaire où elle vivait avait plu à ses instincts d’enfant encore timide et que la vie extérieure effrayait ; elle l’avait acceptée avec joie. Et pourtant elle était femme, humblement et délicieusement femme. Quand j’allais le matin trouver Galliac dans sa chambre, je la trouvais couchée dans le même lit où elle sautait dès qu’arrivait l’aube, car elle passait comme Kétaka, le reste de la nuit étendue sur une natte. Elle me regardait alors avec des yeux de petite souris brune, en même temps joyeuse et effarouchée, et ne desserrait point l’enlacement de ses bras autour du cou de son ami. Galliac se laissait faire. Son cœur assez rude s’était peu à peu ouvert et ému ; il était pris par le charme de cette union étrange, il jouissait d’être maître, propriétaire et roi de ce presque animal, qui caressait, aimait, parlait.

— Si jamais tu me trouves en France la pareille de Ramary, me dit-il un jour, je l’épouse.

C’est ainsi que par degrés, il était arrivé à cette condescendance amoureuse qui favorise le mélange des races, en crée de nouvelles dont les futures destinées sont encore imprévues. Et puis, il y avait la séduction, l’irrésistible entraînement d’une volupté qui n’était point celle de nos pays, plus lente, plus indéterminée, sauvage et d’un rythme inconnu, comme les danses qu’on danse là-bas… A ce qui nous restait de besoins intellectuels nos conversations du soir, notre union d’intérêts, les analogies de nos esprits et de notre éducation suffisaient. La relative solitude nous avait faits très simples ; nous nous aimions tous deux, et nous aimions ces petites filles, avec une franchise encore discrète, sans le dire jamais, à cause d’une espèce de pudeur à nous avouer les changements profonds que si rapidement une autre vie sous des cieux nouveaux avait produits en nous. Étions-nous venus pour chercher de l’or, défricher la terre, bâtir des fortunes ? Nous ne le savions plus, et une honte nous venait parfois à sentir que nous commencions d’oublier la patrie ancienne, et que nos cœurs ne battaient plus pour les mêmes choses qu’en Europe.

Galliac surtout se livrait à ces nouveaux sentiments avec une fougue sombre, une ardeur concentrée. Il n’avait rien laissé de l’autre côté de l’eau, ni famille, ni amitiés, et, un jour qu’il le disait à Ramary, elle en pleura presque.

— Tu n’as pas de père, pas de mère, de frères ni de sœurs ! O mahantra, mahantra ianaho, malheureux que tu es !

— Au contraire, lui dis-je, essayant de tenter l’avarice malgache ; il est riche, c’est un héritier, Ramary !

Mais elle répéta :

— O mahantra, mahantra izy !

Elle ne concevait pas l’homme sans une famille, sans le père ou l’oncle maternel, en relations eux-mêmes avec d’autres humains expérimentés et puissants qui les appuient, les conseillent, les soignent dans les maladies, les défendent devant les tribunaux contre les autres familles qui attaquent l’homme seul et faible. Dans les petits traités moraux des pasteurs protestants et des missionnaires jésuites, une phrase revient comme un refrain dans une cantilène : « Ayez pitié des pauvres et des orphelins. » Être pauvre ou orphelin, c’est presque la même chose ; et détruire cette conception primitive que l’individu isolé peut être traité comme une bête fauve a été, depuis près d’un siècle et sans beaucoup de succès encore, une des tâches de la religion et de la civilisation chrétiennes…

Et peut-être entra-t-il, dans l’âme à peine née de la petite Ramary, l’idée délicieuse qu’elle devait avoir pitié de celui qu’elle aimait.

Malgré tout ce grand amour et ses jeunes quatorze ans, elle n’était point vierge et l’avouait sans honte, car la virginité, chez cette race, n’apparaît à beaucoup de mères que comme une possibilité de douleur qu’il importe de faire disparaître dès les premiers mois de la vie, alors que l’enfant est encore presque sans conscience du mal qu’il ressent. D’ailleurs, dès ses premières années, sous les ombrages saints d’Antsahadinta, près des tombeaux des nobles, surmontés d’une petite maison de bois où leur âme vient se reposer, elle avait eu des amis de son âge qui n’étaient point innocents et, plus tard, elle avait suivi, dans le Vonizongo aux vallées pleines de palmiers verts, un Anglais, fils de pasteur, qui l’avait un jour quittée pour aller dans le bas pays, emportant une ceinture pleine de poudre d’or. Il pensait bien revenir, mais, en traversant une des rivières de la côte, sa pirogue avait chaviré et sa lourde ceinture l’avait entraîné au fond. A l’anniversaire de cette mort, Ramary dénouait ses cheveux et portait des voiles bleu foncé, parce que, si elle avait négligé ces rites, le matotoa, le fantôme, aurait pu s’offenser ; mais elle n’était plus triste en pensant à lui, et de ses précédentes aventures ne songeait à rien cacher, puisque ces aventures, d’après son étrange morale, n’avaient rien de déshonorant. Elle savait seulement qu’elle ne pouvait s’unir qu’à des hommes appartenant comme elle à la première caste, ou à des vazahas, qui sont au-dessus de toutes les castes. Elle croyait aussi qu’une fois « mariée », il n’est point convenable qu’une femme sorte de la maison conjugale. Cela s’appelle mitsangan-tsangana, courir, et ôte de la considération. Il y avait dans Tananarive une foule de jeunes personnes distinguées par la naissance, même parmi les filles d’honneur de la reine, qui ne craignaient point d’aller faire en ville des visites dont le but était plus ou moins honorable : Ramary, qui conservait les mœurs austères de la campagne, ne cachait point son mépris pour ces demoiselles.

Mon amie Kétaka partageait sur ce point l’opinion de sa sœur, et même, plus rude, elle l’exagérait ; car Ramary, étant amoureuse, était indulgente, et cette indulgence lui avait donné une grande amie qu’elle protégeait un peu, ce qui la rendait fière : une jeune femme illustre mais mal vue, la princesse Zanak-Antitra.

Dans cette cour barbare de Ranavalona, où cependant les exigences de la morale n’avaient rien d’excessif, et qui ne péchait point par l’hypocrisie, la passion furieuse de la princesse avait fait scandale. C’est que des raisons puissantes, des raisons d’État s’opposaient à son amour pour le capitaine Limal. Il y avait alors autour du palais tant d’intrigues, tant d’arrivées louches d’émissaires venus on ne savait d’où, repartant pour des destinations inconnues après des visites secrètes à de très hauts personnages ! Et la princesse Zanak-Antitra disait tout au capitaine ; elle eût livré son mari, elle eût livré la reine et ses propres enfants, n’ayant plus ni patriotisme — si jamais le patriotisme a existé à Madagascar, — ni religion, ni même le respect des intérêts de la famille, ce principe sacré qui est la base de la véritable moralité malgache. De sorte que le chapelain de la reine, la reine elle-même, et le mari de la princesse, jusque-là débonnaire, suivant la coutume des maris bien élevés, intervinrent rudement : on défendit à la princesse de voir son grand ami, et elle le vit. On décida de l’enfermer, on la retint prisonnière, et alors elle rugit de fureur, déclara qu’elle était d’une caste à choisir elle-même ses amants. On lui envoya des pasteurs européens qui lui firent la leçon : alors elle demanda le divorce. Son amour était si vrai et si ardent qu’il allait jusqu’à l’enfantillage, qu’elle pleurait dans les cérémonies publiques, au temple, au bal, aux revues, les yeux dans le mouchoir que le capitaine, furtivement, lui avait passé. Cependant, n’osant plus le voir chez lui, elle lui donnait rendez-vous dans notre propre maison, arrivait en tempête, au trot de ses huit porteurs, toute vêtue de soie blanche, de lourds et laids bijoux d’or et de perles à son cou. Et c’était pendant des heures des babillages sans fin avec Ramary, des confidences heureuses, jusqu’à l’arrivée du capitaine Limal.


D’ailleurs, au milieu de la guerre qui la cernait, la ville entière vivait en une indifférence chantante, voluptueuse et séductrice. La saison des récoltes était venue, les grandes rizières avaient jauni ; courbées sur la glèbe molle, d’un coup rapide d’une faucille grossière, les jeunes filles coupaient au pied les gerbes. Vers le soir, on les voyait revenir, tenant dans leur main droite un des lotus violets éclos dans les marais féconds, au milieu des touffes pressées de la bonne plante nourricière. Elles remontaient ainsi les collines, leur frêle figure brune calmée et lassée de travail, la belle fleur pareille, sur leurs voiles blancs, à une étoile bleue, les cheveux aux épaules, le soleil derrière elles ; et de petits enfants nus les suivaient, couverts de boue, et riant d’une joie sans cause. Toutes, les maîtresses et les esclaves, ayant été à la moisson, se retrouvaient le soir autour des marmites de riz fumant, car une singulière égalité régnait entre les seigneurs et les serfs, et la simplicité d’une habitation et d’une nourriture communes adoucissait la barbarie de l’esclavage ; mais parfois on entendait une mère pleurer, comme Rachel, parce qu’elle allait être privée de son enfant, vendu au loin.


… Vers cette époque, la femme esclave que possédait Kétaka mit au monde une petite fille. Cette chose à peine vivante avait une mine noiraude et sérieuse, et ne pleurait pas comme les enfants d’Europe ; sa mère la portait sur son dos, emmaillottée dans les plis de son lamba, ou la posait toute nue, au grand soleil, sur le gazon du jardin. Kétaka fut bien heureuse. C’était pour elle un accroissement de fortune, un agrandissement de sa dignité ; d’ailleurs, d’après les coutumes, elle était moralement la seconde mère de ce tout petit, et cette responsabilité lui donnait à la fois de l’orgueil et de l’amour. La maison compta de la sorte un hôte de plus. Nous avions aussi un singe, un chien, un mulet, beaucoup de poules et de dindons et deux petits cochons noirs.

Ainsi notre vie coulait dans une paresse heureuse. Ramary avait choisi la meilleure part ; Kétaka s’inquiétait de beaucoup de choses et dirigeait la maison. Je croyais l’aimer seulement parce qu’elle m’appartenait, sans m’apercevoir que des sentiments plus intimes se mêlaient pour me lier à elle, et qu’en flattant mes sens, en m’épargnant des soins pénibles, elle s’était emparé de moi plus que je ne la possédais. Les grandes pluies estivales avaient cessé, la poussière rousse du sol desséché montait par larges cercles dans le ciel toujours pur, et le besoin me venait parfois d’associer cette beauté immuable et sèche du paysage avec la politesse immuable et réservée des habitants. Kétaka était bien de leur race. Elle en avait la fierté, l’avarice, l’esprit processif, formaliste et dominateur. Il y avait encore d’autres éléments, je le sais bien : une lâcheté qui s’écrasait devant la force brutale, un mépris déférent pour l’étranger auquel elle était soumise. Mais le fond de son âme obscure, au-dessous même de principes raides et solides, contraires aux nôtres, légués par l’hérédité et la tradition, c’était un orgueil aveugle ou dissimulé, une obstination farouche à ne jamais demander grâce, et à garder sa liberté, à vivre dans les idées qu’elle comprenait.

J’avais acheté un jour, dans une vente publique, une centaine de mètres de cretonne rouge, où étaient imprimées de grandes roses pâles. Tout de suite, Kétaka prit un marteau, des clous, fabriqua une espèce d’échelle, et commença elle-même de tendre la pièce où nous vivions, plaçant l’étoffe, dressant des plinthes de bambou, active, agile, infatigable, avec la vanité secrète de servir à quelque chose, d’être une maîtresse de maison qui sait créer un intérieur.

— Tu travailles très bien, petite Kétaka ! lui dit Galliac en riant ; mais tu ne coucheras jamais dans la belle chambre. Ne sais-tu pas que Ramilina trouve que tu n’es pas gaie, et en a assez de toi ?

C’était une plaisanterie, mais Kétaka n’entendait point la plaisanterie. Quand je revins pour le repas du matin, elle m’adressa d’un ton froid quelques paroles dans cette langue provinciale et surannée que j’avais parfois du mal à comprendre et que, cette fois encore, je ne compris pas…

Et je répondis : « Oui », malgré cela, suivant l’immémoriale habitude des sourds et de tous ceux qui, pour une raison quelconque, n’entendent pas ce qu’on leur dit. Elle prononça encore d’autres paroles, et je répondis « oui », encore au hasard sans même essayer de deviner. Le soir, elle avait disparu. Et c’était si imprévu, cette fuite de celle qui jamais ne quittait ma demeure, que je crus à une escapade et attendis avec sécurité. Mais Ramary me dit alors :

— Ma sœur ne reviendra pas. Elle t’a demandé si c’était vrai que tu ne voulais plus d’elle et tu lui as répondu « oui ». Elle t’a demandé s’il fallait chercher les menuisiers pour finir ta belle chambre, et tu lui as répondu que c’était bien. Elle a fait suivant ton désir.

Et je me sentis profondément seul. Je fus comme un enfant auquel il manque son jouet. Elle était chez son oncle Rainimaro. La faire chercher ? Et mon orgueil, à moi, mon orgueil blessé d’Européen ! Elle était partie sans un mot de reproche, sans une récrimination, sans une larme. J’étais plein de fureur devant une décision si vite prise, une résignation si dédaigneuse. Et ce fut la princesse Zanak-Antitra qui fit les démarches, finit par nous raccommoder, et Kétaka revint, toujours la même, avec une fierté de déesse et d’idole.

Et cela dura ainsi… Des joies de tous les jours qui n’étaient pas des joies, parce que c’est la loi humaine qu’il se faille blaser, des inquiétudes, de petits froissements, des soucis que je me rappelle maintenant comme des délices. Puis la maison se vida de Galliac, mon presque frère.

Il s’ennuyait, étouffait dans la ville, et partit malgré les incendies, les prédictions sinistres, les départs d’autres Européens qui n’étaient point revenus. Mais il avait goûté de la brousse et il la lui fallait. Ce n’était même pas un voyage qu’il allait accomplir ; quinze jours dans le sud, à une vingtaine de lieues de Tananarive ! Il en haussait les épaules. Le matin, au milieu de ses bagages et de ses porteurs, c’est à peine s’il s’émut, parce qu’il ne voulait point s’émouvoir. Pour Ramary, il allait à la chasse.

— Adieu, vieux !

— Adieu, vieux !

Le cœur qui se serre, l’ennui douloureux de celui qui reste, est-ce que cela se dit ? Ah ! que je l’aimais pourtant, et comme il m’aimait ! Mais l’avouer, mais s’embrasser, quand on vieillit, quand on a la peau durcie par les soleils de là-bas, et des lèvres viriles qui trembleraient dans un sanglot, si l’on tentait de leur faire dire la tristesse de l’abandon ? Non : « Adieu, tu m’écriras ? — Crois pas. Pas moyen. — Alors, adieu ! — Adieu ! »

La petite caravane s’éloigne, tourne le lac, se perd au delà de la place sainte, où chaque année la reine réunit son peuple derrière l’Ambohi-dzanahare stérile. Maintenant, même du haut de ma galerie, je ne vois plus rien. Mais j’entends un grand sanglot. C’est Ramary qui pleure, qui pleure à chaudes larmes, la figure cachée dans ses voiles, et ne veut pas être consolée :

— Il m’a dit qu’il allait tirer les oiseaux, mais ça n’est pas vrai. Il est allé se battre, et je ne le reverrai plus jamais !

*
*  *

— Ramilina, voici ma sœur Sary-Bakoly qui veut te faire visite, me dit Kétaka.

La « Statue-de-terre-cuite » est devant moi, accompagnée d’une esclave qui porte un panier de bananes et d’oranges, un poulet et des œufs, car il n’est point convenable de faire une visite de cérémonie sans offrir en même temps un cadeau. Elle est revenue de Mouramangue avec le lieutenant Biret, son ami. Elle est heureuse de retrouver ses sœurs unies à des vazahas illustres, et demande la permission de venir les voir souvent. J’accorde toutes les permissions possibles, sans hésiter.

Sary-Bakoly était grande, assez âgée déjà : figure intelligente et sèche, impénétrable et polie, avec d’âpres dessous de volonté qui la faisaient ressembler à Kétaka. Tout de suite elles commencèrent ensemble une longue, une interminable conversation, se donnant des nouvelles des frères, des parents, des bêtes et des hommes, des terres à riz et à manioc, allant soupeser la négrillonne, future esclave que sa mère esclave avait donnée à Kétaka. Et je compris combien les intérêts de la famille et du clan tenaient de place dans ces âmes, et combien mon fugace passage dans leur vie les occupait peu. Dans leur consentement à nous traiter en maîtres et en époux, il entrait autant de condescendance que de crainte et de faiblesse, et je devinais en elles des griefs silencieux, un mépris mérité pour notre ignorance de certains rites et de certains devoirs, des jugements portés d’après des principes moraux qui ne sont pas les nôtres… Sary-Bakoly revint souvent ; puis une fois elle m’annonça qu’elle allait passer quinze jours dans sa famille, avec la permission du lieutenant.

— Tu entends, Ramilina ? me dit mon amie.

Et je répondis, comme toujours, que j’entendais parfaitement. Ma quasi belle-sœur me fit alors un grand remerciement, avec un air de gratitude singulière, comme si je venais de prendre un engagement important.

Ramary n’assistait point à ces conversations. On la considérait comme une trop petite fille, et son grand amour pour Galliac en faisait une espèce de traîtresse, la mettait en dehors de la famille et des usages. C’est ainsi que se prépara la catastrophe, en même temps qu’une autre, plus tragique et irréparable.

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J’avais accueilli Sary-Bakoly avec une faveur un peu ironique, et toute particulière, parce que son ménage avec le lieutenant Biret me paraissait présenter des caractères intéressants. Il différait beaucoup des nôtres : c’était Sary-Bakoly qui tenait les cordons de la bourse. Tous les mois — un lieutenant, à Madagascar, n’a pas de gros appointements, et, quand il est amoureux, il faut bien qu’il consente à quelques sacrifices, — le lieutenant Biret remettait à son amie le montant total de sa solde. Sary-Bakoly tenait les comptes, lui donnait au jour le jour son argent de poche, et acquittait les notes de son tailleur. On eût dit, de la sorte, une revanche individuelle indigène contre notre système colonial. Et quel est, en effet, le principe de ce système ? que l’indigène paye, et que nous administrons avec son argent, après avoir prélevé, comme il convient, les appointements de nos fonctionnaires, et en gardant pour nous le bénéfice. Ici, c’était l’amant européen qui payait, la maîtresse indigène qui administrait, en gardant tous les profits : et ce renversement des rôles m’inspirait parfois de salutaires méditations. Mais on a tort de confondre les considérations générales de la politique, et la conduite d’un ménage. Le départ de Sary-Bakoly pour Mouramangue, le ton tout gracieux et dégagé des adieux que je lui fis, et aussi — cet aveu est humiliant, mais je le dois faire — l’indélicatesse avec laquelle le lieutenant Biret s’empressa de profiter d’une coutume malgache que j’ignorais, furent la cause de graves désordres.

Ce fut Joseph, mon boy, qui se chargea de m’avertir. Il advint qu’un soir, en servant à table, il manifesta qu’il avait quelque chose à me dire.

Les femmes faisaient cuisine à part : un plat de riz cuit à l’eau, avec du sel, du piment et du sucre ; des poissons secs ou un peu de viande dans les grands jours, telle était leur nourriture. Il n’eût point été digne de les recevoir à notre table, et d’ailleurs cette faveur les eût embarrassées, pour une raison matérielle bien simple : elles n’étaient point capables de se servir d’une fourchette. La cuiller seule a pénétré dans la civilisation malgache. J’ai dîné chez la reine, avec toute sa famille, avec les filles des ministres, avec les femmes de tous les grands de la cour — quelles femmes et quels grands !… — et je ne sais pas s’il en est cinq ou six qui connaissent l’usage d’un autre instrument de bouche. Aussi l’attitude de la reine, de ces dames, de ces demoiselles, était-elle héroïque : elles siégeaient, souriaient, et ne mangeaient point. Il est vrai que beaucoup se rattrapaient sur le champagne. Ajoutez que nos épouses, malgré toute leur noblesse, venaient des champs. Elles ne s’asseyaient sur une chaise que pour accomplir un certain nombre de gestes que leurs maîtres protestants et catholiques leur avaient appris : écrire, lire, travailler à l’aiguille. Mais on avait omis de leur enseigner à manger comme les blancs, il leur fallait être accroupies sur une natte, devant la marmite fumante. C’étaient encore de petites sauvages.

Donc Joseph, mon boy, servait mon repas, solitaire depuis le départ de Galliac, et j’avais pris l’habitude de le laisser parler, pour atténuer l’ennui de l’heure. Je l’estimais pour sa politesse, sa douceur, son hypocrisie, qui en faisaient un bon domestique ; enfin, il était assez délicieusement paresseux pour préférer l’ignominie ou la bizarrerie des tâches à leur rudesse. En ce moment, il était en train d’enlever avec gravité, du bout d’une paille, les fourmis qui nageaient dans ma tasse de café. Les fourmis étaient la plaie de la maison. Il y en avait partout, et surtout dans le sucrier. On avait beau cacher ce vase dans les endroits les plus clos et les plus altiers, l’entourer d’un océan de vinaigre, le fermer par des procédés perfectionnés, on y trouvait toujours autant de ces petites bêtes que de grains de sucre en poudre. Le plus simple était de se servir en faisant pour un instant abstraction de ces corps étrangers, et de les faire pêcher ensuite par son domestique. Joseph ne jugeait pas cela extraordinaire, ni moi non plus.

Mais, ce soir-là, il serrait les lèvres d’une façon inhabituelle, dont l’importance de l’opération précédemment exposée ne suffisait pas à rendre compte.

— Seigneur, dit-il enfin, savez-vous que Kétaka a passé la journée chez le lieutenant Biret ?

Joseph avait vu avec chagrin la régularité de nos mœurs. Il eût aimé être, dans la maison, non seulement Ganymède, mais encore Mercure, à cause des profits. Je lui déclarai tout net qu’il n’était qu’un vil calomniateur. Seulement, un quart d’heure après, j’avais la faiblesse d’interroger Kétaka.

— Si j’ai été chez le lieutenant Biret ? dit-elle. Oui ! Puisque la Statue-de-terre-cuite l’a quitté, et qu’il n’a plus de femme, et qu’elle est ma sœur.

— C’est bien. Tu vas partir ce soir.

— Il fait nuit. Attends jusqu’à demain, dit-elle tranquillement. Il n’est pas convenable qu’une femme sorte dans la rue à cette heure.

— Va-t’en ! dis-je.

Sa sœur Ramary accourut, m’embrassa :

— O Ramilina, pourquoi es-tu fâché ? Puisque c’est le lieutenant Biret, et puisque Sary-Bakoly est partie, elle devait la remplacer : ce sont les rites… elle aurait été montrée au doigt.

Dans sa douleur, elle appuyait son nez contre ma joue, à la mode de l’ancien baiser malgache, en aspirant l’air.

— Va-t’en ! dis-je encore à Kétaka, plus rudement.

Elle ne baissa pas son regard noir, et dit à sa sœur à voix haute, en me montrant :

— Afabaraka izy ! Il est déshonoré

Une heure après, elle était partie, sans faire de bruit, sans daigner même me revoir, incapable de demander grâce.

J’étais déshonoré. Ramary me le répéta. L’insulte que j’avais faite à sa sœur était impardonnable. La place que Sary-Bakoly avait quittée, les coutumes des ancêtres ordonnaient à Kétaka de la prendre, et c’était toute sa famille que j’avais insultée en la chassant pour avoir rempli l’antique et imprescriptible devoir.

— Moi, je te pardonne, me dit Ramary, parce que tu es l’ami de Galliac. J’aime mieux me compromettre moi-même, me fâcher avec les miens, que de quitter cette demeure où il reviendra… hélas ! reviendra-t-il ? — Mais les autres, ils l’auront toujours en mépris.

La princesse Zanak-Antitra elle-même me donna tort. Et, comme elle me voyait veuf, comme Ramary, esseulée, était très triste, elle ne trouva rien de mieux que de lui faire envoyer une invitation pour une sauterie d’après-midi chez la reine. En ma qualité d’Européen, on serait trop heureux de me recevoir ; Ramary me devancerait, et je la pourrais rejoindre discrètement. C’était un grand honneur que d’être prié à ces fêtes assez intimes : la petite abandonnée en sauta de joie.

— Tu vas me donner dix piastres, Ramilina, ton ami Galliac te les rendra. Il faut dix piastres au moins. D’abord, j’aurai des souliers de soie noire, des kiraro merinosy, c’est si joli ! J’ai la robe qui m’a servi pour la fête des tombeaux : elle est magnifique, couleur de cuivre rouge ; mais je mettrai un nouveau corsage, et, avec des bas blancs, un corset comme les dames blanches, je serai très belle.

Trois jours à l’avance, il vint une matrone pour préparer sa coiffure. Elle lui lava les cheveux, et les oignit de pommade à la rose. Puis, et cela dura près d’une demi-journée, elle les tressa en une infinité de petites nattes, comme on fait parfois en France pour la crinière des chevaux ; enfin, lorsqu’une nuit fut passée, on défit les nattes, les cheveux retombèrent, ondulés, pareils à des vagues noires et brillantes ; et le matin même de la fête, avec l’aide de mon domestique Joseph, enchanté de trouver une occupation peu pénible, on lui dressa un chignon compliqué. Elle partit dès deux heures sonnées, fière des quatre esclaves loués qui la portaient en filanzane, — car elle s’était payé un équipage ! — fière de sa robe aux reflets métalliques, où la taille, j’en ai bien peur, n’était pas tout à fait à sa place ; fière aussi d’avoir quitté sa puérile brassière pour ce raide corset ; pour cette contrefaçon de toilette parisienne, son lamba aux plis chastes, qui donnait de loin à sa mine de jeune singe adroit un peu de grâce antique, un charme léger, une élégance longue et souple ; elle partit, faisant sonner sur l’escalier ses souliers de mérinos, et, resté seul après elle, je songeai à sa démarche ancienne sur les bords du lac d’Antsahadinta — la démarche silencieuse de ses pieds nus sur l’herbe rude, quand ses talons roses, posés à plat sur le sol, lui faisaient cambrer les reins, et dresser sa jeune tête.

Et à mon tour j’appelai mes porteurs, pour me rendre au Petit-Palais où l’on dansait ce jour-là.

Tout au fond du Rouve, l’ancienne ville sainte qui jadis contenait Tananarive entière, au delà des tombeaux des vieux rois, il dressait ses arcades de bois légers qui s’enlevaient sur des chapiteaux de couleur brune et chaude. Du dehors, on entendait déjà le bruit d’un mauvais piano : j’entrai.

Au fond d’une salle carrée, dominée par une galerie circulaire, la reine était assise sur son éternel trône doré. Elle était laide, sèche, assez vieille déjà, et n’avait pas eu d’enfants. Si même elle était devenue mère, il était décidé d’avance, par la loi du royaume, que sa progéniture, ayant pour père légal Raini-laiarivony, qui n’était pas de caste noble, n’aurait pu régner. Pourtant, elle-même n’avait pas sans mélange, dans ses veines, le sang des Malais qui, après de longues aventures perdues dans l’obscurité des temps légendaires, avaient poussé jusque sur les plateaux rouges et stériles, d’où ils étaient ensuite, d’un mouvement énergique et prudent tout ensemble, descendus à la conquête de l’île. Les unions politiques de ses aïeux avec des filles sakhalaves aux mâchoires bestiales avaient noirci son teint, jeté en avant sa bouche dure, et l’on sentait dans tout son être, avec une dignité assumée mais habituelle, de l’intelligence, de l’astuce, une violence contenue, de longues rancunes, peut-être un désir de vengeance amer, muet et brûlant. Ce n’était un mystère pour personne que les conquérants français l’accusaient de conspirer, racontaient de louches histoires de lettres signées d’elle, scellées de son sceau, prises entre les mains des insurgés. Et cependant ces mêmes conquérants venaient en uniforme à ses fêtes, dansaient, courtisaient ses filles d’honneur ; et dans cette salle, tandis que leur taille se courbait pour des saluts, leurs yeux, leurs gestes, leurs voix semblaient prédire des exils et des poteaux d’exécution.

Ramary regardait tout cela avec des yeux gais, parce que l’heure était joyeuse et qu’elle ignorait tant d’intrigues et tant de menaces. Elle sautait, se laissait entraîner par les beaux officiers, retrouvant des amies, se faisant patronner par l’impérieuse Zanak-Antitra, furetant dans les salles voisines ; et tout à coup elle vint me dire en mettant un doigt sur sa bouche :

— Ramilina, viens voir !

Et ce qu’elle me montra, c’était, dans une pauvre chambre, étroite comme une prison, tendue d’un papier déteint, un vieil homme qui me reconnut et m’appela.

L’homme était Raini-tsimbazafy, le nouveau premier ministre. Et comme cette fonction jadis était terrible et auguste, pour l’amoindrir et la déconsidérer, on la lui avait donnée, parce qu’on le croyait inoffensif et bête. Caché dans ce trou, vêtu d’une sale robe de chambre, assis devant un papier qu’on lui avait envoyé de la Résidence, il considérait d’un œil anxieux l’espace laissé par l’écriture au bas de la page.

— J’ai reçu cela tout à l’heure, me dit-il à voix basse. Où faut-il signer ?

Et quand je lui eus montré la place du doigt, il continua timidement :

— Est-ce que c’est vrai que vous allez démolir la cabane d’Andrian-ampo-in-Imérina ?

C’était une humble hutte de bois et de paille, où vécut le fondateur de la dynastie, et de laquelle il avait marché à la conquête de l’île, aidé par les premiers Européens qui préparèrent du même coup la grandeur et l’anéantissement de la dynastie. Entre leurs larges palais modernes, dans l’orgueilleuse conscience du chemin parcouru, ses successeurs avaient conservé l’antique demeure. Elle penchait à droite, vaincue par le temps, pieusement étayée, révérée toujours, et, pour fouler la cendre du foyer de cette masure presque en ruine, il fallait être d’un sang noble. Depuis trente ans la vieille esclave, nourrice d’un roi, qui la gardait, n’avait jamais pénétré dans la partie réservée aux seuls hommes libres, derrière le poteau central ; et pour sortir de la hutte elle se faisait porter, afin de ne pas souiller, de ses pieds avilis de servitude, la meule ronde qui servait de marche au seuil sacré.

— Est-ce vrai, répéta-t-il humblement, que vous allez la démolir ?

Et je répondis vaguement :

— Il y a des projets aux Travaux publics pour l’embellissement du Rouve.

— On dit, murmura-t-il, honteux de sa superstition, que lorsque les cinq pierres de son âtre auront disparu, c’en sera fait du royaume… Tout ce que vous faites est bon, mais je ne comprends pas toujours. Je suis très vieux, très malade. Est-ce que vous croyez que la France voudra bien me laisser m’en aller ?

Comme je ne répondais pas, il considéra d’un air abattu le grand sceau, instrument de ses fonctions dérisoires, et ajouta :

— Je vous ennuie. Allez danser.

Si nous n’étions pas venus y substituer la nôtre, eût-elle pu vivre, la civilisation ébauchée qui avait bâti ce palais, créé cet empire en moins d’un siècle, commencé d’assimiler nos sciences et nos religions, sans trop de gaucherie, comme on retrouve une chose perdue, dont on reconnaît l’usage ? A cette heure je la voyais s’effondrer, et, comme si nous avions eu besoin d’une excuse, nous cherchions à nous repaître du spectacle de ses ridicules et de ses vices. Des danseurs avaient découvert dans une pièce écartée la princesse Rasendranoro, que la reine, sa sœur, avait fait enfermer parce qu’elle était ivre, comme tous les soirs ; et ils la ramenaient vacillante, injurieuse, roulant son corps énorme jusqu’au trône où elle vint s’appuyer en riant. Près d’elle, le prince Rakoto-mena, l’héritier présomptif, qui jadis avait fait assassiner des Français dans les rues de Tananarive, penchait son front bas et ses yeux sanglants, comme un taureau méchant mis sous un joug dont il frémit.

— Viens, dis-je brusquement à Ramary. Je me sens triste, ici. J’aime mieux visiter le grand palais. Je ne l’ai pas encore vu.

Ce n’était pas l’usage. Mais pouvait-on refuser quelque chose à un blanc ? Un des officiers s’incline, trouve ma fantaisie naturelle, ingénieuse, charmante, et il nous précède dans les escaliers aux marches basses et irrégulières. Nous traversons deux hautes salles, parquetées de bois de rose et d’ébène, et si pleines d’ombre, même à cette heure, qu’elles semblent des cavernes souterraines, qu’on s’y heurte à des lits, à de vulgaires meubles européens, à des cabinets en marqueterie hindoue, dont la bizarrerie orientale amusa quelques instants le caprice des anciens souverains, et qui maintenant pourrissent dans ces espèces de greniers. Enfin nous voici au sommet, accoudés à la balustrade qui entoure le toit.

L’oiseau de la force, l’aigle, que la dynastie a pris pour emblème, dresse au-dessus de nos têtes ses grandes ailes de bronze. Et devant nous, c’est toute l’Émyrne.

La lumière du jour vers l’ouest se teintait déjà d’écarlate et de cramoisi ; de grandes collines se heurtaient en désordre, baignant leur pied dans les rizières jaunies, tachées de marais, et la campagne sans arbres, onduleuse, immense, allait mourir au pied de l’Ankaratra dentelé, la montagne sainte, pleine du vol éternel des grands oiseaux de proie qui protègent cette demeure des morts divinisés. Sous nos pieds des maisons à arcades, des jardins, des églises, se pressaient, chevauchaient, dévalaient les pentes jusqu’à une large prairie verte, entre l’Ambohi-dzanahare, couturé de cicatrices, et le Lac sacré creusé par Radame : vue rapide et vraiment royale du miracle de cette ville fondée par l’hésitant génie d’un peuple qui maintenant se mourait.

Tout à coup, un murmure monta vers nous. Les taches blanches des lambas se précipitaient vers l’enceinte du Rouve ; il sortait de cette foule un cri de pitié, un gémissement d’horreur infinie, et un homme déguenillé, tremblant, s’abattit sur le seuil même, disant des choses affreuses que nous n’entendions pas.

— O mon Dieu, dit Ramary, qu’est-ce que c’est ?… Viens voir Ramilina, j’ai peur.

Et nous redescendons en courant. Les invités sont déjà dans la cour, et devant la reine, devant les Européens en habit noir et en uniforme, un nègre est accroupi, couvert de sang, d’un sang desséché qui fait des plaques sales sur sa peau poussiéreuse. Ses bras sont hachés, des muscles blanchâtres apparaissent sur la chair grelottante, et ses dents claquent de fièvre. C’est Rainibozy, le chef des porteurs de Galliac.

Il me reconnaît, et me dit d’un ton monotone, résigné, la phrase qu’il a peut-être répétée cent fois depuis son arrivée, qui n’est plus pour lui qu’un bout de rôle, une tragique leçon récitée.

— Efa maty Ragalliac ! On a tué monsieur Galliac !

Et je pousse un cri si furieux, si désespéré, qu’on n’entend pas le gémissement de Ramary.

… L’homme parla, tendant vers nous ses mains mutilées d’où le sang coulait, et ce qu’il disait était horrible et simple. Les Fahavales étaient venus, une première fois, la nuit, attaquer un petit village où couchait la caravane de Galliac, qui avait résisté victorieusement, gardant son beau sang-froid, barrant la seule entrée d’une lourde pierre ronde, confiant aux habitants les cinq mauvais fusils qu’il avait emportés. Le matin il avait tenté de faire retraite sur Tananarive. Ses porteurs s’étaient enfuis, il était presque seul. A midi, il arrivait à pied dans un autre village, Manantsoa, écrasé par la fatigue et la chaleur.

— Ne t’arrête pas, monsieur le vazaha, avait dit le gouverneur. Va-t’en vite, ils vont revenir.

Et ils étaient revenus, en effet, plus nombreux, entraînant avec leur bande tous les habitants du pays, qui avaient senti l’odeur du pillage, vu passer des caisses en métal brillant que leur rapacité croyait pleines de mystérieuses richesses. Pendant deux heures, blessé déjà, haletant, voyant venir la mort, il s’était défendu dans une maison bâtie de briques crues. A coups de bêche, on avait fait un trou dans la muraille pour parvenir jusqu’à lui. Mais la brèche faite, personne n’osait entrer. Alors on avait mis le feu au toit, et il avait péri brûlé, criant sa douleur, et sa peur même peut-être, son sang-froid et son courage vaincus par l’épouvante de la hideuse mort. Et le chef des rebelles avait attendu tranquillement la fin de l’incendie, il était entré, avait retrouvé en tâtonnant le cadavre sous la cendre, et, se penchant sur lui, un couteau à la main, s’était relevé en jetant à la foule un lambeau de chair dont l’arrachement avait laissé sur le ventre noirci une large blessure rouge, qui fumait. Rainibozy s’était lui aussi, défendu à la porte de la case, et on lui avait haché les mains.

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… Ramary s’était réfugiée chez son oncle Raini-maro. Là-haut, sur la galerie supérieure de la maison, elle hurle sa douleur, et, jaillissant d’une robe bleue déchirée, ses bras nus se lèvent et s’abaissent au-dessus de son corps vautré à terre. Elle crie sans fin, les yeux pleins de lourdes larmes, ces beaux yeux que j’aimais pour leur enfance et leur gaieté. Il fait nuit et de petites bougies ont été fichées en terre. Des formes humaines s’agitent tout autour, il en sort un murmure de causerie tranquille, et parfois un grand gémissement solennel et théâtral, répondant à quelque sanglot plus fort de la femme qui pleure sa misère, son gros chagrin fugace et violent d’enfant et de femelle. Ce sont nos porteurs, leurs femmes et leurs filles, les parents de la petite veuve, venus pour honorer le deuil terrible : et tous boivent du rhum que Ramary leur a fait offrir, selon les rites. Beaucoup sont ivres, et, accroupis ou couchés, ils écoutent les joueurs d’accordéon ou de guitare loués pour l’orgie des funérailles, tandis que d’autres font cuire des quartiers de bœuf, en plein air, au bout d’une baguette, et les mangent gloutonnement. Ces choses sont faites aux frais de Raini-maro et de sa nièce ; mais l’oncle, ivre lui aussi, et majestueux, surveille du coin de l’œil une assiette placée sur une table, et pleine déjà de petits morceaux d’argent : offrande des pleureurs et des pleureuses, qui de la sorte, paient discrètement l’hospitalité funéraire. Cependant, un des vocérateurs accorde sa valiha, la tige de bambou, dont on a soulevé à même la souple écorce pour en faire des cordes musicales, et il chante la chanson de l’abandonnée :

« Je ne suis plus qu’un errant morceau d’écorce, éclaté des jeunes pousses du bananier ; mais quand j’étais riche et heureuse, les amis de mon père et de ma mère m’aimaient. Quand je parlais, ils étaient confus ; quand je les prêchais, ils courbaient la tête. Aux parents de mon père, j’étais la protection et la gloire ; aux parents de ma mère, l’ombre large contre les soleils brûlants. J’étais pour eux comme la génisse née en été, leur joie et leur richesse, j’étais celle dont on dit : Voici le grand figuier, ornement des champs, voici la grande maison, ornement de la ville ; voici la protection, voici la gloire, voici la splendeur et l’orgueil, voici celle qui conserve la mémoire des morts ! Car ils m’admiraient comme une stèle funéraire, haute et droite, et ils me recevaient avec des cris d’amour, et des saluts sonores.

» Et maintenant je suis comme l’écorce errante, éclatée des jeunes pousses du bananier, je suis laissée seule, désolée, inutile, haïe par la famille de mon père, rejetée par la famille de ma mère, considérée comme une pierre sur laquelle on fait sécher les vêtements au soleil, et qu’on repousse quand le jour devient nuageux. O peuple ! durant que je parle, je me reproche moi-même, car je suis à la fois reprochable et déshonorée. »

Tous alors poussèrent de grands cris, et entonnèrent ensemble le lamento de la mort, sur un air harmonieux et lent. C’était à peine des paroles que ces paroles indéfiniment répétées, ce désespoir bégayé : « O tristesse, tristesse, larmes en la nuit !… O tristesse ! voici sa mère qui pleure, voici nos enfants, voici nos parents qui pleurent, voici les esclaves en larmes… Larmes, larmes, larmes en la nuit !… »


Elle ne reviendra plus à la maison du docteur Andrianivoune, à Soraka, faubourg de Tananarive, au-dessus du lac Anosy, la petite veuve désolée, et quand elle aura usé sa grosse douleur, elle s’en ira, les cheveux sur les épaules, vers la demeure de son père, où un ruisseau qui fait du bruit arrose les cannes à sucre… Et je ne la reverrai jamais, jamais, pas plus que je ne reverrai Galliac, dont le corps mutilé gît dans cette terre rouge, ni Kétaka, mon ancienne amie, qui n’oublie pas son injure. La princesse Zanak-Antitra sanglote, elle aussi, à côté de moi. Le capitaine Limal a quitté Tananarive et, de cet autre grand amour, il ne reste également que des ruines.

— Ramilina, me dit-elle, la chanson méchante dit vrai, nous sommes reprochables et déshonorées, nous sommes perdues… Perdues ! Auparavant, nous ne savions pas ce que c’était, nous ne savions même pas si un homme était notre amant ou notre époux. Et vous êtes venus, vous, les blancs, et nous vous avons aimés, et vous teniez à des choses que nous ne connaissions pas : la fidélité, la vertu, dont les missionnaires parlent aux ignorantes petites filles sauvages, durant les heures d’école, en attendant que les beaux officiers et les colons les ramassent à la sortie. Cependant, par insensibles progrès, nous arrivons quelquefois à croire que ces choses existent peut-être ; et alors, vous nous quittez. La chère Ramary a une consolation : au moins son grand ami est sous la terre, pour toujours ; il est mort, il ne l’a pas abandonnée. Mais crois-tu qu’elle pourra désormais vivre avec un mari malgache ? Elle essayera, je le sais bien, quand elle sera vieille, mais elle sera malheureuse, elle pensera toute sa vie au blanc qui est mort, à des plaisirs et des bontés que l’autre, le Malgache, ignorera toujours ; et il la battra, pour la punir d’avoir le cœur dans la pluie… Vois-tu, Ramilina, il en est de nos joies comme du royaume, elles s’écroulent. Vous viendrez en plus grand nombre, avec vos vraies épouses blanches, celles que vous gardez toute la vie, dont vous avez des enfants que vous ne jetez pas à la rue, et dont l’image est conservée dans un cadre d’or, sur la cheminée des belles chambres. Nous serons alors de petites malheureuses, méchantes et jalouses ; il n’y aura plus de nobles, plus de gouvernement malgache, plus d’honneurs ; le peuple sera comme de la poussière, et les femmes comme de la boue.

A ce moment la voix de l’un des chanteurs se fit entendre. Il prononçait, d’une voix rude et basse, un seul vers interrogatif, et le chœur des femmes et des enfants lui répondait :

— Ah ! dis, qui donc est devant toi ? — Je ne sais pas, je ne lui parle point. — Ah ! dis, qui donc est derrière toi ? — Je ne sais, elle n’a point parlé ! — Pourquoi es-tu immobile et raide ? — Laisse, je viens seulement de me dresser. — Pourquoi es-tu hagarde et hors de toi-même ? — Je ne suis pas hors de moi-même, je songe. — Mais tu trembles, tu sanglotes ? — Je ne tremble pas, j’ai froid. — Enfin, pourquoi es-tu si douloureuse ? — Ah ! je ne voulais pas avoir l’air douloureux, mais celui que j’aimais est mort !


— Non, il ne faut pas pleurer, me dit la princesse Zanak-Antitra. Si je dois finir dans le blâme, qu’importe qu’on me blâme aujourd’hui ou demain ? Heureux ceux qui vivent : regarde comme les étoiles sont claires ! Je suis seule, et tu es seul. Partons ensemble. Ne suis-je pas déjà ton amie, puisque j’ai été triste avec toi ?

BARNAVAUX, GÉNÉRAL

La voix criait, en malgache, des injures grandiloquentes :

— Vous êtes des lâches, fils de lâches ! Vos jambes ne tiennent plus debout, tant vous avez peur, et vous êtes tombés dans l’herbe, comme des vers ! Descendez, pour qu’on vous voie ! Descendez, pour qu’on vous tue ! Les Sakalaves ne sont pas du sang des Houves ! Ils ont des zagaies très longues, de la poudre plein des tonneaux, des cartouches plein de grandes boîtes, et que je devienne lépreux, et que mon roi devienne lépreux, et que tout son peuple devienne lépreux, si je ne me bats pas aujourd’hui ! Taïm-poury, taïm-poury, vous êtes des taïm-poury !

« Taïm-poury » est un très gros mot qu’il est inutile de traduire. Le Sénégalais Oumar N’diaye qui avait appris le malgache depuis son arrivée dans l’île — car il y avait épousé trois femmes — grinça des dents et se dressa sur les genoux et les mains en faisant le gros dos, comme une panthère noire prête à bondir.

— Couche-toi, Oumar, dit Barnavaux. Tu prendras ta revanche tout à l’heure, quand le détachement Limal les aura tournés.

Docilement, Oumar s’aplatit dans l’herbe. Barnavaux n’avait pas de galons, mais c’était un blanc, appartenant au respectable corps de l’infanterie de marine, et un bon soldat. Oumar savait cela : il avait confiance. Pourtant il lâcha un coup de fusil, au jugé, par manière de protestation, et ses douze camarades sénégalais firent comme lui. D’en bas, la détonation sourde et fêlée tout ensemble d’une trentaine de vieux mousquets sakhalaves répondit sans résultat.

On ne voyait rien — rien que le vaste épanouissement des lataniers du val inférieur, les beaux lataniers du Bouéni, qui sont des arbres nobles, d’une simplicité dédaigneuse. Ils étaient nombreux. Jusqu’aux limites de l’horizon, dans la lumière chaude du jour, ils dressaient au-dessus de la brousse vulgaire les colonnes de leurs troncs lisses, l’ombelle harmonieuse de leurs verts éventails ; mais chacun d’eux, en aristocrate un peu hautain, restait séparé des autres par un espace vide, maintenait autour de lui son domaine séparé d’air et de soleil. Ces arbres riches, distingués, égaux entre eux, eussent régné seuls sur l’étendue, sans la voix. Et encore, était-ce vraiment le petit lieutenant d’un roitelet sakhalave, qui depuis le matin proférait ces magnifiques invectives ? Elle semblait, cette voix exprimer la fureur même de la forêt que nous envahissions pour la détruire ; car il y a de l’or au Bouéni, et l’or est l’ennemi des arbres. On les arrache pour fouiller la terre, on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour fabriquer les canaux où l’or lourd s’accroche et brille, on les brûle pour faire de la place, pour le plaisir, pour rien : car l’animal qui gaspille et qui gâte le plus, ce n’est pas le singe, c’est l’homme.

Barnavaux, dans un langage où la condescendance se mêlait à quelque familiarité, daigna répéter aux Sénégalais les instructions du capitaine Limal. Il s’agissait de « laisser causer » les Sakalaves et de les retenir. Le capitaine arriverait par le nord, à l’autre bout du vallon, avant la fin du jour. Alors on pourrait s’amuser, pas avant. Les Sénégalais, grands enfants soumis et féroces, comprirent très bien, parce que le ton était ferme et les paroles puériles. Barnavaux se retourna sur le dos et bâilla.

— Je voudrais bien savoir, dit-il en s’adressant à moi, pourquoi ces Sakalaves se défendent si bien. Ils ne travaillent pas la terre, ils laissent leurs bœufs courir la brousse, mangent des racines les trois quarts du temps et appuient leurs fusils sur la cuisse, au lieu d’épauler, ce qui est contraire à la théorie. Mais ils se font tuer et vous tuent très proprement. Des gens qui ne font rien de leur pays et ne veulent pas qu’on y aille, c’est incohérent. En Émyrne, au contraire, les habitants savent lire, écrire et compter comme des bourgeois de France. Ils ont des champs, du bétail à l’engrais, des moissons, des églises, des gouverneurs, des pasteurs protestants, des curés catholiques, tous les plaisirs de la civilisation, et ils se sauvent pour une ombre. Je crois que c’est parce qu’ils ont trop d’imagination.

Je me mis à rire, et il continua :

— Oui, c’est parce qu’ils ont trop d’imagination ! Regardez les Sénégalais. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, qui est camus : aussi font-ils de très bons soldats. Mais ces gens d’Émyrne, ils prévoient, ils calculent et ils exagèrent, juste comme s’ils lisaient les journaux. Alors on leur fait prendre un épouvantail à moineaux pour une armée. Quand je me suis couvert de gloire, à Ambatoumalaze…

Et ce que Barnavaux me conta ce jour-là, sur le sommet d’un plateau calcaire, tandis que le chef sakhalave hurlait dans la vallée, que le soleil baissait tout doucement sur notre gauche, et que, dans l’énervement de l’attente, nous lancions parfois, au hasard, un feu de salve sur les lataniers dédaigneux, ce qu’il me conta, je vais le dire.


« … A l’époque dont je vous parle, mon camarade Razowski et moi nous gardions seuls le poste de Vouhilène. Car c’était ainsi que le général tenait le pays : des blockhaus assez éloignés les uns des autres, et, dans chaque village, un homme ou deux, de sorte que l’uniforme, étant partout, faisait régner une crainte universelle et salutaire. Mais vous savez s’il y a des villages en Émyrne ! Tout notre régiment de marsouins finit par être dispersé, homme par homme, à trente lieues à la ronde. Andral, notre colonel, n’était pas content. Il allait voir le général et lui disait :

»  — Je voudrais bien savoir ce qui me reste à commander : Une escouade ! Qu’on me remette caporal tout de suite, ce sera plus vite fait.

» Et le général répondait :

»  — De quoi vous plaignez-vous ? J’ai partagé le pays entre vos hommes, ils ont tous des gouvernements. Est-ce que ce n’est pas ainsi qu’on a créé la noblesse, dans la nuit des temps ? Vos marsouins ont eu de l’avancement. Ils sont devenus ducs, marquis ou barons.

» A ce compte, j’étais baron de Vouhilène, et le colonel Andral n’était rien, ce qui prouve que le général exagérait. Mais il y avait un peu de vérité tout de même. Ah ! ce temps, ce temps où moi, Barnavaux, avec ma solde de fusilier de deuxième classe, j’étais pourtant un seigneur ; où, quand je jetais les yeux autour de moi sur les hommes, les maisons, les terres, les eaux, je pouvais me dire : « C’est moi qui commande » ; où il n’y avait entre moi et le président de la République que deux personnes, le général et le ministre : ce temps-là, voyez-vous, je le regretterai toute ma vie. Voilà ce que c’est que d’avoir bu à la coupe du pouvoir.


» Comme tous les anciens villages d’Émyrne, Vouhilène était campé au sommet d’une bosse de terre rouge, et les habitants, à une époque que j’ignore, l’avaient fortifié en creusant tout autour un fossé, autrefois profond, maintenant à moitié comblé. On ne pouvait entrer que par deux portes faites, à la mode indigène, de longs blocs de granit qui servaient de piliers, et d’une énorme pierre ronde, qu’on roulait entre ces piliers. Chaque soir, on calait cette belle géante par derrière avec des cailloux : et c’était magnifiquement sauvage ! Quand je suis arrivé, cette enceinte ne contenait plus guère que des tombeaux, de très vieux tombeaux, couverts de larges dalles et surmontés de petites chapelles en bois, dans lesquelles jadis on déposait des nourritures pour les ombres des morts. Ces maisons en miniature étaient à peu près les seules, et les ombres étaient bien tranquilles, car les habitants, peu à peu, avaient redescendu la colline, traversé une grande rizière, bâti un village assez riche qui s’appelait Ambatoumalaze. Et au delà de ces maisons bien assises, presque confortables, proprement couvertes en paille, c’était une vaste plaine, à demi inondée, coupée de digues, cultivée partout, verte à ravir les yeux, semée de tant de hameaux qu’on eût dit, en très grand, une prairie avec ses taupinières. Puis les bosses de terre rouge recommençaient, et derrière elles, au crépuscule, on voyait monter des fumées : car tout ce pays, avant l’arrivée des Français, était grouillant d’hommes.

» La guerre et l’insurrection en avaient fait fuir beaucoup, qui vivaient de pillage ou qui mouraient de faim — qui mouraient, le plus souvent. C’étaient ces brutes affolées qu’on appelait des Fahavales. Le nombre de ces rebelles diminuait tous les jours, précisément parce qu’ils prenaient le parti de mourir ou de rentrer chez eux bien sagement. Mais, en rentrant, ils trouvaient leurs silos à riz vidés, leurs bœufs volés, et leurs champs n’ayant pas été semés cette année-là, ils étaient devenus terriblement misérables : d’autant plus que nous leur apportions toutes les beautés d’un gouvernement perfectionné, des impôts sur les terres, des impôts sur le bétail, des impôts sur les marchés, des contrats de travail obligatoires, des corvées pour faire des routes, tout ce qui permet d’écrire de beaux rapports, qui sont résumés dans les journaux de France. Il y avait des jours où je plaignais mes vassaux.


» Stewart, le pasteur protestant, qui possédait à Ambatoumalaze une école et une espèce de petite église, venait nous voir presque tous les jours et nous faisait ses doléances sur l’état du pays. Ce n’était pas un méchant homme. Depuis trente ans qu’il vivait à Madagascar, il était devenu plus Malgache qu’Anglais, et nourrissait en même temps pour ses ouailles, une incurable défiance et une indulgente sympathie. Il croyait savoir parler français — en quoi il se trompait scandaleusement — mais enfin, c’était un blanc, nous vivions à peu près d’accord. Mon camarade Razowski, que j’appelais par abréviation Razo, dévalisait peu à peu sa bibliothèque et passait des journées à lire la Vie de Jésus de Renan et une autre chose d’un docteur allemand sur le même sujet. C’était un garçon qui avait passé des examens en France, et fait des discours dans les réunions publiques avant de devenir marsouin. Il disait qu’il était positiviste, libertaire, et anticlérical. Nous en avons comme ça quelques-uns dans l’infanterie de marine, qui est un corps d’élite. Mais c’est encore plus beau dans la légion étrangère, où l’on prétend qu’il y a un évêque.

» Je ne sais pas si c’est l’eau de la rizière ou bien les bouquins, mais Razo tomba malade, très malade : de l’anémie tropicale. Vous savez comment on en meurt : d’une façon lâche et poétique. Une éternelle petite fièvre, qui élève à peine le pouls, des langueurs et puis des accès nerveux comme une jolie femme, l’impossibilité de manger, un grand dégoût de vivre. La fin arrive tout doucement, et on l’accepte sans ennui, pour mieux dormir.

» J’encourageais Razo. Je lui disais :

» Ne claque pas. Tu ne vas pas me laisser ma baronnie à moi tout seul !

» Il souriait, se replongeait dans ses livres, rêvassait, ou bien disait des bêtises. Un lieutenant, qui vint pour inspecter le poste, vit bien qu’il était très pris et dit qu’il allait envoyer le major. Le major se fit attendre, et, à sa place, sœur Ludine, du dispensaire, tomba chez nous un beau matin et prit l’habitude de passer ainsi, tous les quatre ou cinq jours, pour réconforter mon malheureux camarade.

» Le pasteur était très poli quand il la rencontrait. Elle donnait de bons conseils à Razo, lui parlait de sa mère, l’invitait à sauver son âme. Mais lui répondait toujours qu’il était anticlérical, positiviste, libre penseur, et qu’il voulait mourir comme un homme. Le pasteur arrivait là-dessus et prenait part à la discussion. De temps en temps, il était avec sœur Ludine contre Razo et de temps en temps il se mettait avec lui contre elle. A la fin, Razo, qui n’avait plus la force de crier, se retournait contre le mur et pleurait d’énervement.

» Quelquefois, Narcisse, le maître d’école mulâtre, montait au poste avec le pasteur, et c’était une autre comédie. Vous vous rappelez le fameux arrêté sur l’enseignement obligatoire du français dans toutes les écoles. Les pasteurs anglais auraient appris le grec à leurs élèves plutôt que de s’en aller ; ils s’étaient ingéniés pour obéir. Ils avaient demandé des livres en France, réquisitionné des répétiteurs, embauché jusqu’à des Sénégalais. Mais Stewart, lui, avait fait du zèle et recruté un mulâtre de la Réunion, en vertu de ce raisonnement bien simple que, cette île étant depuis des éternités une colonie française, les habitants en devaient parler notre belle langue. Narcisse lui-même était intimement convaincu de sa science, et nous amenait ses meilleurs élèves pour nous faire admirer leurs progrès.

»  — Eh bien ! disait Razo, voyons l’exercice de lecture : « La Seine fait de nombreux circuits ». Lis cela, toi, Rakoutou.

» Rakoutou lisait :

» La Seine fait de nombreux cirikits ». Car vous savez que les Malgaches ne peuvent pas prononcer les u et mettent des voyelles entre toutes les consonnes pour les faire glisser.

» M. Stewart et Narcisse se fâchaient tout rouge.

»  — Seurcouittes, disait Stewart, seurcouittes ! Il n’était pas difficile du tout, je pense !

»  — Ci’cuits, criait Narcisse. Toi y pouvé donc pas p’ononcé ?

» Alors les premiers sujets de l’école d’Ambatoumalaze, complètement ahuris, proféraient des sons qui n’avaient plus rien d’humain, et Razo empirait gravement son état en déclamant à perdre haleine contre une prétendue civilisation qui déracinait les indigènes, leur donnait tous les vices, leur désapprenait leur propre langue pour leur faire parler charabia, et fabriquait avec les libres enfants du tropique des caricatures dans le genre de Narcisse. Et Narcisse protestait qu’il était Français, électeur de la Réunion, et qu’il écrirait à Paris pour se plaindre des injures d’une vile soldatesque. Sœur Ludine, quand elle était là, faisait de la conciliation, rangeait les paquetages, engageait les boys à balayer le plancher, mettait un morceau de bœuf à bosse dans la marmite, et puis s’en retournait bravement dans son filanzane, comme elle était venue, c’est-à-dire sans escorte, disant qu’elle n’était qu’une vieille femme et n’avait rien à craindre, puisque tout le monde sur la route la connaissait honorablement. Ce qui était vrai.

» Moi, j’administrais. C’est un beau métier, très compliqué. J’avais des registres avec les noms de tous mes vassaux. On avait même essayé de les photographier, afin d’être sûr de les reconnaître, mais il avait fallu y renoncer, à cause de leurs préjugés. Ils se sauvaient, croyant que l’appareil leur volait leur ombre, qu’ils confondent avec leur âme. Je recevais deux ou trois arrêtés par semaine, et des instructions, et des circulaires. J’avais des tas de petites formules, toutes différentes, que je devais remplir et envoyer à Tananarive. Enfin, je levais des hommes pour les corvées, et, comme les chefs de cercle étaient plus ou moins bien notés selon le nombre de kilomètres de route tracés dans l’année, on faisait une énorme consommation de prestataires. Un arrêté décidait qu’on pouvait demander aux indigènes cinquante jours de travail par an, à quatre sous la journée. Mais comme beaucoup avaient disparu, ceux qui restaient prenaient la place des manquants, faisant ainsi jusqu’à cent ou cent cinquante journées de neuf heures. Au bout de six mois, les grandes pluies d’hivernage ayant démoli les routes, qui n’étaient que des pistes en terre, tout était à recommencer, et on recommençait ! Ce petit jeu était visiblement contraire à la santé de mes administrés. J’ai vu un jour partir quatre cents hommes, la bêche sur l’épaule. Il en est revenu deux cents ! Le reste était mort. Ces Houves sont une mauvaise race. Ils se nourrissent de peu de chose et meurent de rien. La forêt les tue comme si tous les arbres en étaient empoisonnés.

» Tant de misère m’inquiétait. Je me trouvais bien isolé au milieu d’une population qui, après tout, pouvait m’en vouloir, et, n’ayant rien fait de moi-même, à leurs yeux j’étais responsable.

» Cependant le pays paraissait calme, et les gens étaient délicieusement polis. Même Rakoutoumangue, le tompou-ménakèle, c’est-à-dire l’ancien seigneur, le vrai baron, celui que j’avais dépossédé, vint me rendre visite. Pensez que c’était lui qui avant moi percevait la dîme des rizières, lui qui se faisait payer pour intervenir dans les procès, lui que tout le monde saluait quand il parcourait solennellement son domaine, précédé de ses secrétaires, suivi d’esclaves et de parasites, couché dans un filanzane à l’ancienne mode : une corbeille en joncs tressés que portaient douze esclaves.

» En ma qualité d’usurpateur, je dissimulai la défiance et j’exagérai la majesté. Je me demandais ce que ce vieux singe venait faire.

» Il me raconta des histoires qui n’avaient pas de sens sur sa femme, qui venait de divorcer selon la loi malgache, pour épouser un personnage sans importance, et réclamait le tiers des acquêts de la communauté ; prétendant de plus que je ne sais quel champ faisait partie de son apport.

»  — Et les gens d’ici, ô seigneur, prêteront serment que ce champ était à mon père avant d’être à moi, et non pas à cette méprisable truie, mère de peu d’enfants.

» Tout cela au fond ne me regardait pas. Une table, sur laquelle j’avais fait servir le rhum, nous séparait tous les deux, et, pendant qu’il parlait, je voyais danser au-dessus du tapis de coton dix petites choses blanchâtres, qui ressemblaient à des marionnettes. C’étaient ses ongles, qu’il avait laissé pousser, par orgueil, ainsi que faisaient les nobles andrianes des anciens jours. Ce seul petit fait m’occupa beaucoup plus que ses paroles. Cet homme n’était pas civilisé, n’était pas gagné, puisqu’il conservait ces façons d’être qui font rire les Français, puisqu’il ne cherchait pas à nous flatter en nous imitant. Et son filanzane, sa suite, la langue même dont il se servait, tout cela sentait le passé et l’indépendance ! Plus je le regardais, plus je me sentais furieux et inquiet. Pourtant aucun de ses gestes ne trahit l’insolence ou la haine. Sa courtoisie fut noble et aisée. Il fit passer devant moi le bœuf qu’il avait amené en cadeau, exprima l’espoir que Razo, qui grelottait sur un lit de camp, se rétablirait bientôt, et partit cérémonieusement.

« Maintenant il connaît les ressources de Vouhilène, pensai-je. Commandant de place Barnavaux, chef d’état-major, Barnavaux, colonel, capitaine, lieutenant, artillerie, cavalerie, infanterie : Barnavaux ! Le reste de la garnison, à l’infirmerie du quartier, ne suis pas en force. »

» Le pasteur Stewart sentait encore mieux que les choses se gâtaient. Les Malgaches de sa mission ne lui disaient rien, bien qu’il vécût avec eux depuis vingt ans, et fût aussi brave homme qu’un Anglais peut l’être, c’est-à-dire charitable et concentré, orgueilleux et timide. Mais il augurait mal de l’avenir, parce que les honnêtes gens d’Ambatoumalaze envoyaient leurs bœufs sur les plateaux et enterraient leur riz en cachette, la nuit, tandis que tous les mauvais sujets prenaient des airs étrangement réjouis.

» Je lui conseillai de venir coucher tous les soirs au poste et de laisser ses paroissiens se débrouiller comme ils pourraient. Il refusa, disant que s’il donnait cette preuve de crainte, tout le monde croirait les blancs définitivement perdus.

» Car c’est ainsi que les choses se passent en Émyrne. Les Houves sont impressionnables comme des femmes. Le général a donné aux notables de chaque village deux ou trois fusils et quelques zagaies, pour qu’ils puissent faire la police et se défendre eux-mêmes. Mais, si les blancs ont l’air d’avoir peur, je demande ce que les notables feront de ces armes, et je préfère qu’on ne me réponde pas ! Quand ils se contentent de les cacher dans le fumier pour empêcher que les rebelles ne les prennent, il n’y a que demi-mal.

» Un lundi, sœur Ludine arriva de Tananarive. Razo allait très mal. Il ne pouvait, plus se lever, sa peau devenait jaune et transparente comme du papier huilé. Il disait des choses tristes. Tout à coup, comme nous tachions de le consoler, nous entendîmes un coup de fusil — non pas l’éclat sec du Lebel, mais la grosse pétarade du snyder des insurgés.

» Le premier coup de fusil, je ne l’ai jamais entendu sans un serrement de cœur, une sorte de maussaderie. Sait-on jamais ce qui va suivre ? Une fois la lutte commencée, on ne réfléchit plus, les événements pressent, on pare les coups comme on renvoie un volant, on saute à droite, on saute à gauche, on se débrouille, le sang va très vite dans les veines. Après, souvent on n’en peut plus ; avant, presque toujours, on a peur de ne pas pouvoir, et c’est un horrible sentiment. Sœur Ludine et moi, nous nous regardâmes en serrant les lèvres, et, sans rien dire, nous courûmes à la terrasse. Le soleil baissait déjà. La grande plaine verdoyait, les collines rouges gonflaient leur dos dans l’air lavé par l’averse quotidienne de midi. Çà et là, une place chauve dans la rizière montrait l’eau dormante, et la paillette d’un reflet dansait un instant. Mais deux grosses colonnes de fumée montaient à gauche au-dessus de Mangabé et d’Antsirika : les insurgés avaient passé là, tué, brûlé, détruit, et maintenant marchaient sur Ambatoumalaze, en deux groupes longs et confus, si loin encore, si insignifiants sur la face tranquille de la plaine, que je pensai à ces bandes de fourmis brunes qui traversent chez nous le sable des allées.

» Seulement, c’étaient des fourmis furieuses. En quelques minutes, leur trottinement se rapprocha ; les deux bandes se fondirent. Pleins de faim et de rancune, avec leurs sorciers en tête, qui hurlaient, avec leurs idoles rouges et grotesques qu’ils portaient sur un brancard, ils ressuscitaient la vieille sauvagerie, jetaient leurs anciens dieux eux-mêmes à l’assaut des écoles, des églises, de tout le christianisme, ce christianisme qui avait le premier envahi leur pays, avant les soldats, comme une espèce d’espion sournois.

»  — Et le pasteur, cria sœur Ludine, ce malheureux Stewart !

» Nous l’aperçûmes sur le terre-plein de l’école, qui rassemblait ses élèves pour les mener au poste.

» Il en eut à peine le temps. Les brutes déchaînées étaient déjà dans Ambatoumalaze, car il y en avait une avant-garde, que je n’avais pas aperçue d’abord, et qui s’était glissée dans les hautes tiges de riz. Ils apparaissaient maintenant, couverts de boue, ivres d’enthousiasme et de férocité. Un homme sortit d’une maison, joignit les mains, puis tomba la figure contre terre, dans une supplication désespérée. Ils lui firent sauter la cervelle à coups de bâton. Ce fut le premier meurtre.

» Les élèves et les habitants du village refluèrent dans l’école. Elle était heureusement construite en briques cuites, couverte en tuiles, et ceinte d’un gros mur. Stewart possédait deux vieux fusils, et c’était tout. Il pouvait tenir une demi-heure, et après… Le frisson me prit. Brusquement je me rappelai la visite de Rakoutoumangue. Ce vieux sauvage connaissait les forces de la garnison. Il savait que nous n’étions même pas deux, puisque Razo était mourant. Cela me mit en rage, et je bouclai mon ceinturon d’un tour de main.

»  — Où vas-tu ? me dit le pauvre Razo.

» Je répondis, en remplissant la culasse du lebel :

»  — Je me forme en colonne ! Est-ce que tu crois que je puis voir tranquillement piller mes terres et brûler les maisons de mes canailles de vassaux ? Je suis baron de Vouhilène. Et puis, laisser griller comme un rat ce pauvre père Stewart, et même cet imbécile de Narcisse ? Nous serions cernés et massacrés ensuite, tout le pays se soulèverait, et l’insurrection monterait jusqu’à Tananarive. Autant en finir tout de suite. C’est plus propre.

» Razo se leva et voulut passer sa culotte. Mais la tête lui tourna, ses yeux chavirèrent, et il serait tombé si je ne l’avais soutenu.

» Sœur Ludine ramassa la culotte et la mit sur une chaise. C’était une femme d’ordre.

» Puis elle prit le fusil de Razo et me dit d’un air ferme :

»  — Je descends avec vous.

» Et je compris : l’idée que ces pauvres petits enfants malgaches allaient être enfumés dans l’école lui fendait le cœur et lui bouleversait la cervelle. Mais je ne voyais pas sœur Ludine transformée en héroïque guerrier. C’était ridicule.

» Ne déshonorez pas votre cornette, lui dis-je. Est-ce qu’on porte les armes avec ce costume-là ? Ce qu’il nous faudrait, c’est le prestige de l’uniforme : le poste défendu par une femme ! C’est la meilleure façon de nous montrer perdus !

»  — Vous croyez ? Eh bien ! ce ne sera pas long.

» Elle défit le paquetage de Razo, y prit un pantalon, une tunique, et courut, sans ajouter un mot, dans la cuisine, qui était une petite hutte, à l’autre bout de la terrasse.

» Trois minutes plus tard, elle revenait habillée en marsouin, oui, en marsouin, avec un casque en moelle de sureau, un pantalon à passepoil jaune, qui lui tombait sur les talons, et une tunique qui faisait de bien drôles de plis, mais sans paraître embarrassée le moins du monde, tant elle avait la tête dans les nues. Et son petit corps de vieille bonne femme l’eût fait ressembler à un enfant de troupe, sans la figure, qui était vieille, ridée, ratatinée — mais toute luisante d’enthousiasme. Razo était suffoqué, et moi, je ne songeais pas à rire, ni à protester, j’avais les larmes aux yeux.

» Je lui disais :

»  — Sœur Ludine, vous êtes folle ; sœur Ludine, je vous aime bien ; sœur Ludine, nom de Dieu ! allons leur casser la figure.

» Et c’est vrai qu’à ce moment-là j’aurais démoli une armée de cent mille hommes à moi seul. Tout me paraissait joyeux, touchant, facile et sublime. Ce n’était pas de l’air que j’avais dans la poitrine, mais une espèce de flamme claire qui m’égayait le sang. J’étais fou, j’étais heureux, j’étais transporté ; j’avais besoin d’éclater en cris, en chansons, en grosses bêtises et en actions extraordinairement courageuses, faites pour me soulager, faites pour rire. Je vous dis cela comme je l’ai senti.

» Les choses pressaient. Cinq ou six maisons d’Ambatoumalaze flambaient déjà. Trois ou quatre hommes, assommés ou tués à bout portant, tachaient le sol rouge. Les insurgés tiraient leurs munitions pour rien, ou pour montrer qu’ils étaient beaucoup. Les hurlements, de loin, faisaient comme une litanie dans une église. Ils montaient, grandissaient, puis s’affaiblissaient, puis repartaient. La porte de l’école avait été fermée. Stewart, par une meurtrière faisait feu tout seul, et ce bruit unique, maigre et comme tremblant de la défense, me glaçait l’âme. Il était maintenant cinq heures. Le soleil, très bas, avait de grands rayons obliques tombant sur la rizière qui séparait le poste du village. Une rizière, au fond, c’est comme un fleuve où il y a de la boue au lieu d’eau, et des herbes vertes par-dessus la boue. On ne peut la franchir que sur les digues qui la traversent.

» Je dis à sœur Ludine :

»  — Il faut produire un effet grandiose et imprévu. Vous êtes le second corps d’armée. Descendez derrière le poste, tournez à droite, et passez la rizière sur la troisième digue que vous voyez là-bas. N’affaiblissez pas votre formation en vous attardant sur la route. Vous pourriez perdre des traînards ! Une fois que vous serez sur la digue, l’ennemi vous verra : alors tirez. Par tous les saints du paradis, ne vous inquiétez pas de viser, mais tirez toutes les cartouches du magasin, rechargez et recommencez. Il s’agit de faire beaucoup de bruit, voilà tout.

» La sœur se mit à rire comme un brave homme.

»  — Je ne suis pas ici pour autre chose, dit-elle. Mais comment est-ce qu’on remplit ça ?

» Elle montrait son lebel avec l’air d’un nègre à qui on a donné un bon de poste et qui ne sait pas la manière de s’en servir.

»  — Ah ! c’est vrai, répondis-je.

» Et je lui montrai le mécanisme du cher petit outil. Elle comprit presque tout de suite :

»  — Comme ça, et puis comme ça, et puis comme ça ? C’est bon. Au revoir.

» Et elle s’en allait, quand je la rappelai en criant :

»  — J’ai oublié de vous donner le point de direction.

»  — Sainte Vierge, répondit-elle, c’est l’école ! Vous n’avez pas besoin de le dire.

» Et elle partit pour de bon, en ordre de bataille à elle toute seule.

» Si je l’avais envoyée de ce côté, c’est que les gros murs en terre de quelques jardins la protégeaient pendant la première partie de la route, et aussi que la rizière, à la troisième digue, était moins large. Et vous comprenez bien que la traversée de la rizière était le passage dangereux, puisqu’il fallait avancer sur un petit mur où il était impossible de se dissimuler. J’attendais, pour l’appuyer, qu’elle se lançât dans cette traversée. Ce ne fut pas long. Elle avait couru comme une jeunesse et commença un feu roulant, hors de portée d’ailleurs. Mais ça ne faisait rien, la distance ne l’inquiétait pas, puisqu’à dix mètres elle n’aurait pas mis dans un porche de cathédrale.

» Je n’ai jamais vu travailler plus consciencieusement. Elle allait, tirait toutes les balles du magasin, faisait quelques pas, s’arrêtait pour recharger, repartait de plus belle avec la célérité d’un chasseur à pied, et du reste faisait tout comme moi, puisque de mon côté j’avançais sur ma digue comme un véritable Bonaparte au pont d’Arcole.

» Du poste de Vouhilène au village, il y a bien dix-huit cents mètres ; mais nous avions ouvert le feu quand même. L’effet de cette intervention fut visible. Les brutes qui attaquaient l’école se retournèrent d’un air étonné. Ils croyaient évidemment tous — je suis sûr qu’on les avait prévenus — qu’il n’y avait qu’un Français valide à Vouhilène, et qu’il ne serait pas assez fou pour sortir. Mon insolence les impressionnait, et la démonstration parallèle de sœur Ludine n’était pas dans le programme. Ces insurgés d’Émyrne, vous le savez, étaient des malheureux qui mouraient de faim. Leurs sorciers les avaient poussés en avant, et les corvées, exaspérant la population tranquille, leur avaient donné des recrues ; mais ce qui les avait rendus si hardis, c’était l’assurance que dans le village même personne ne résisterait, ni les gardes du poste, ni les habitants eux-mêmes. Or, voilà que ma garnison faisait une sortie. Devinez ce qui arriva ?

— Parbleu, dis-je, les vertueux notables d’Ambatoumalaze, en vous voyant venir, ont retrouvé tout à coup les fusils du gouvernement, et s’en sont servis pour défendre les nouvelles institutions de Madagascar, au lieu d’en user pour les combattre ; de quoi ils avaient eu la tentation violente.

— Vous connaissez le pays ! C’est exactement ainsi que les choses se sont passées. Les quelques bourgeois à la peau jaune auxquels nous avions donné des armes ressentirent à notre approche des remords utiles et de saines inquiétudes. Ils se virent tout de suite passant en jugement. Ils frissonnèrent à la pensée de leurs biens confisqués, de leurs bœufs versés à l’ordinaire de l’infanterie de marine, et ils vinrent à notre secours, oui, ils vinrent à notre secours, ils sortirent de chez eux entourés de leurs fils ou de leurs clients qui étaient armés de zagaies ! Sœur Ludine et moi n’étions pas à moitié chemin que déjà les insurgés recevaient des balles dans le dos.

— De sorte que, interrompis-je, vous vous êtes vus trois mille en arrivant au port ?

— Vous exagérez, répliqua naïvement Barnavaux. Les notables étaient trois, plus une douzaine de porteurs de zagaies. Du reste, avec une sage prudence, ils reculaient au lieu d’avancer, car ils ne tenaient pas du tout à se battre, mais à manifester la pureté de leurs sentiments ; aussi marchèrent-ils au-devant de nous, ce qui les éloignait du danger. Mais ce fut cependant un beau spectacle que celui qu’offrirent les colonnes Ludine et Barnavaux opérant leur jonction à la sortie de la rizière, et reçues par ces honnêtes alliés avec des protestations éloquentes de dévouement sans borne. J’admirai, sans m’en étonner, leur empressement à faire connaître leur identité.

»  — C’est moi, Ratsimamangue, tu me reconnais, héroïque chef de Vouhilène, respectable seigneur ? C’est moi, Rainimarou ; n’oublie pas de dire au général comme je suis courageux !

» Je serrai rapidement la main de ces braves gens. Et après tout, c’est vrai qu’ils ne manquaient pas d’un certain courage, puisque les insurgés étaient bien une centaine autour de l’école et nous tiraient dessus d’assez près. Je fis exécuter une décharge générale, puis abritai provisoirement ma troupe derrière un mur à moitié démoli, afin de reprendre haleine.

» Ce qui se passa ensuite est assez confus. Après un crépuscule de vingt minutes à peine la nuit était tombée, une nuit noire, et les incendies allumés éclairaient comme peuvent le faire ces grands feux de paillotte, c’est-à-dire très fort et très mal. Ils servaient surtout à dramatiser la situation. Il semble que les assaillants de l’école soient presque tous revenus sur nous, ce qui donna du répit au père Stewart. Notre situation était bonne, et ils hésitaient à nous attaquer franchement. J’en abattis quelques-uns. Cependant j’étais inquiet. Ils étaient trop, beaucoup trop, et si je recevais un mauvais coup, la partie était perdue pour tout le monde. Ce souci m’ôtait un peu mes moyens ; mon espoir avait toujours été que les notables des autres villages se mobiliseraient au bruit de mon attaque, et je trépignais en ne voyant rien venir.

» Tout à coup, il se passa une chose extraordinaire. Du haut du poste de Vouhilène, le canon se mit à tonner.

» Or, jamais, jamais il n’y avait eu de canon à Vouhilène ! Et cependant on apercevait une forte lueur rouge, on entendait une détonation sourde et étouffée qui ne pouvait être confondue avec celle du fusil Lebel : quelque chose de grave, de sérieux, d’impressionnant. Mais d’obus, il n’en tombait nulle part. Le résultat de cette canonnade demeurait invisible. Je n’en revenais pas. Ce fut sœur Ludine qui comprit la première.

»  — Ah ! Razo, cria-t-elle, le bon Razo ! Il allume les bombes du 14 Juillet !

» Et c’était ça ! Le pauvre camarade, à moitié mort, avait pris les bombes du feu d’artifice, et il tirait tous ces gros pétards, l’un après l’autre. Comme le pasteur avait tenu à contribuer à l’inévitable solennité patriotique, nous avions pas mal de ces pièces. C’est ainsi que l’élément anticlérical, représenté par Razo, eut son rôle dans la célèbre journée d’Ambatoumalaze, et prit part à la victoire.

» Car c’était la victoire ! Le poste de Vouhilène, entouré de flammes et de tonnerres, parut contenir une garnison invincible et des ressources militaires inépuisables. Et, naturellement, tous les villages environnants se levèrent enfin, marchèrent contre les pillards. Les notables armés sentirent partout s’éveiller leur vaillance. Il en vint d’Antsirika, il en vint de Talatakély, il en vint d’Ampasimbé-la-Sablonneuse ; en vingt-cinq minutes tout le pays se couvrit de défenseurs inébranlables du gouvernement légitime de la République française. Et parmi eux, intrépide et superbe, je vis arriver cette vieille canaille de Rakoutoumangue lui-même, avec une troupe presque bien armée ; les choses ayant tourné contre son attente, il tournait avec elles, et chargeait ses anciens amis. Comme il faisait bien les choses, il marchait drapeau français en tête, un drapeau français ramassé je ne sais où, pillé peut-être dans la maison d’un blanc ; et cela, c’est plus drôle que tout le reste !

» Mais, après tout, qu’importe ? Et même, obliger un ennemi à se battre pour vous, n’est-ce pas beaucoup plus fort que de le tuer ? et s’arranger pour qu’un traître trahisse en sens inverse de ses intentions, n’est-ce pas un tour assez beau pour être mis au théâtre ? Ce fut avec une sorte d’ivresse froide, une entière assurance, que tout de suite je lançai l’attaque, et on la mena d’une façon gaillarde. Rakoutoumangue faillit y rendre sa belle âme, son fusil Snyder ayant éclaté ; le second bénitany, c’est-à-dire un grand seigneur du pays, reçut une égratignure à l’aine. Un autre Houve fut entre-tué par un de ses camarades, ce qui ne l’empêche pas d’avoir été porté comme tué à l’ennemi ; donc ça compte tout de même, et c’est ainsi qu’on fait les bulletins de bataille. Tous ces guerriers, remplis d’une tardive ardeur, faisaient « hou ! hou ! » et tiraient sur les lambas des adversaires, qui fuyaient comme ils pouvaient et se faisaient ramener au demi-cercle, car, à présent, c’était leur tour d’être cernés. Les plus braves de ces Fahavales faisaient aussi « hou ! hou ! » et soufflaient dans des conques pour faire croire qu’ils se défendraient jusqu’à la mort. Mais, quand ils voyaient que c’était extrêmement sérieux, ils cherchaient à s’en aller, avec une docilité toute malgache. Ils n’en avaient pas le temps, ni le moyen. Alors ce fut le grand massacre final, les pauvres diables qu’on repêchait au fond d’un trou, qu’on rattrapait dans une rizière, qu’on fusillait sur place. Un vieux, couvert de grisgris, me léchait les souliers, j’aurais voulu le sauver ; mes alliés l’ont empoigné, collé au bord d’un fossé, lui ont fait sauter la cervelle, et je n’ai plus vu que deux jambes qui sortaient de l’herbe, avec des taches blanches sur la peau noire, comme si la mort avait donné à ce sauvage une subite maladie de peau. La guerre, quoi, la guerre ! Et ça n’est pas propre. Sœur Ludine tremblait d’horreur.


» Quelques-uns des vaincus, voyant qu’ils ne pouvaient pas fuir, prirent une résolution désespérée. Sans doute réfléchissant que, puisque Stewart et ses élèves y avaient tenu contre eux, la place était bonne, ils essayèrent une dernière fois d’entrer dans l’école, foncèrent jusqu’à la porte du bâtiment principal, l’abattirent avec une grosse poutre. Nous entrions dans la cour, juste au même moment, et je vis le pasteur Stewart, ce saint homme, ivre de fureur, qui passait la tête par une fenêtre du premier étage. Et il cria :

»  — Vous ne voulez pas vous en aller ? Vous ne voulez pas vous en aller ? Alors, que Dieu me pardonne mon péché !

» Il avait fait arracher les dalles de granit du rez-de-chaussée, pour se défendre si l’assaut venait jusqu’aux murs. Il prit une de ces dalles, et la lança de toutes ses forces sur la tête du Malgache le plus proche. Je vis l’homme tomber comme un paquet de linge en travers de la porte, et ce fut fini. Tous les autres jetèrent leurs armes. Il se fit dans la cour de l’école un effroyable silence. Ces hommes, fous de rage tout à l’heure, attendaient maintenant la mort, soumis, tranquilles, avec une incompréhensible et dédaigneuse indifférence. Ils se jugeaient morts, ils étaient déjà morts en esprit. C’est ainsi que sont les Houves. Je n’ai jamais pu comprendre comment ils pouvaient être en temps ordinaire si lâches, puis subitement si furieux, puis tout à coup si résignés, non seulement au poteau d’exécution, mais aux plus affreux supplices. Mes gens en tuèrent encore quelques-uns, désarmés. J’eus beaucoup de peine à leur faire épargner les autres.

» Quand j’eus fait mon devoir, je regardai la fenêtre, au-dessus de la porte. Le vieux Stewart était toujours là, complètement immobile, avec une des physionomies les plus stupides et les plus affreuses qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie : la figure figée, raidie, les yeux hors de la tête. La secousse avait été forte, et le pauvre homme, si vaillant durant l’action, avait à cette heure les nerfs en bouillie.

» Je lui criai :

»  — Eh bien ! monsieur Stewart, qu’est-ce que vous attendez pour ouvrir ?

» Il eut le geste d’un homme qui se réveille, descendit, fit enlever les pavés qui barricadaient la porte, tira les barres et poussa les vantaux.

» La première chose qu’il aperçut, juste en face de lui, fut l’homme qu’il avait assommé quelques minutes auparavant. Le cadavre était couché par terre, dans une posture douloureuse et tordue, et le gros bloc de granit, tout sanglant à l’un des angles, pesait encore sur son cou.

» Et voilà que le vieux Stewart, grelottant des pieds à la tête, se jeta à genoux en criant :

»  — J’ai tué un homme, j’ai tué un homme ! Ne me regardez pas, j’ai tué un homme !

» Les larmes lui coulaient sur la figure, et il gémissait tout haut, désespéré, comme s’il eût commis le plus grand crime et la plus grande lâcheté. Et les élèves, les convertis protestants qu’il avait abrités, qu’il avait défendus et sauvés, arrêtèrent leurs cris de joie, leurs rires, leurs embrassades, et muets tout à coup, le regardèrent avec étonnement.

» A ce moment, on entendit la voix de sœur Ludine qui disait :

»  — Eh bien ! moi, je puis bien jurer que je n’ai tué personne.

» Et c’était rigoureusement exact. Pour la maladresse, elle n’en craignait pas. Si quelqu’un peut aujourd’hui se vanter de n’avoir jamais touché à un cheveu de son prochain, c’est sûrement cette vieille innocente de sainte : ce qui prouve l’importance de la force morale, comme disent les journaux. Car ni Razo avec ses pétards, ni sœur Ludine avec son lebel n’avaient fait autre chose que de jouer une grosse comédie ; et cependant ils avaient gagné une grande bataille, sous les ordres de moi, Barnavaux, général. Mais ma nomination n’a jamais été à l’Officiel.

» Stewart leva les yeux en entendant la voix de sœur Ludine, et le costume dans lequel il la vit acheva d’obscurcir ses pensées.


» Or, la cour était pleine de cadavres qu’on dépouillait, de blessés qui se plaignaient tout doucement, à la mode malgache, laquelle est résignée ; et les femmes, commençant à revenir, faisaient une autre musique beaucoup plus insupportable, pleurant leurs défunts, leurs maisons et leur vaisselle avec les mêmes larmes et une éloquence qui perçait les oreilles. Enfin, il traînait dans l’air une vilaine odeur — une odeur de roussi et de boucherie, d’hommes vivants en sueur et d’hommes morts qui saignaient. Sœur Ludine devint toute pâle. Elle avait mal au cœur, une grosse envie de pleurer, et aussi je le vis bien, le désir d’une nouvelle besogne, sa vraie besogne, qui était d’organiser l’ambulance, de faire ce qu’elle faisait depuis trente ans par goût, par dévotion, par habitude et par amour. Et ce fut à cet instant que pour la première fois de la journée, elle se vit elle-même et eut conscience que son costume n’était peut-être pas très convenable pour une personne de sa sorte.

» J’ignore ce qui se passa dans l’esprit de monsieur Stewart, mais il eut un sourire.

»  — C’est vous, sœur Ludine, dit-il, vous ! Que Dieu nous juge et nous fasse grâce ! Mais, tant que nous serons sur cette terre, je crois qu’il vaudra mieux ne jamais parler de ce que nous avons fait aujourd’hui.


» Vous voyez combien ces Anglais sont hypocrites ! Et pourtant sœur Ludine, qui n’était pas anglaise, fut de son avis. Quand j’écrivis mon rapport, je racontai qu’elle s’était héroïquement conduite, et qu’elle avait délivré Ambatoumalaze, comme Jeanne d’Arc Orléans. Elle déchira mon papier et me déclara, exactement comme l’avait fait Stewart, qu’il ne fallait pas parler de ça. C’était une affaire entre elle et le bon Dieu, mais elle ne voulait pas être une pierre de scandale pour la communauté.

» Et cela fit… cela fit que j’écrivis un autre rapport, un glorieux rapport, où je prouvai clair comme le jour que c’était moi seul qui avais repris Ambatoumalaze, pendant que Razo tirait des bombes, sur la terrasse du poste, comme un véritable artilleur, et que Rakoutoumangue était venu à la rescousse, avec des bandes de notables dont la fidélité était digne des plus grands éloges. Et il en résulta que cette canaille de Rakoutoumangue fut nommé gouverneur de première classe dans l’Amboudirane, avec douze cents francs d’appointements, ce qui lui permet d’en faire suer douze mille à ses administrés ; que Narcisse reçut les palmes académiques, parce qu’il écrivit à Paris pour se déclarer l’auteur des hauts faits dont le vieux Stewart ne voulait pas prendre la choquante et antichrétienne responsabilité ; et qu’enfin Razo et moi, nous fumes nommés caporaux. Mais le pauvre Razo mourut et je le fis enterrer dans le petit cimetière d’Ambatoumalaze, et je fus triste pendant huit jours, et je suis encore triste quand je pense à lui, et moi… »


Mais Barnavaux n’acheva pas sa phrase. Des coups de feu éclatèrent à une demi-lieue : le détachement Limal arrivait ; les Sakalaves étaient pris comme des noisettes dans une pince. Ce sont là les minutes les plus passionnantes et les plus mélancoliques de la guerre sauvage. J’y ai toujours éprouvé un âpre plaisir mêlé à un sentiment désagréable, dois-je dire le mot, à un remords ! Car il n’y a plus égalité de partie, l’ennemi barbare, vaincu par l’esprit, plus que par la force, se démoralise et se dissout. Et c’est pourtant le moment critique : si les mailles du filet allaient se rompre, si l’adversaire allait décamper et se moquer de vous ? C’est le dernier coup à jouer ; et pour gagner la mise, obtenir la soumission de tout un pays, il faut abattre, à ce jeu d’échec, des pions vivants alors presque sans défense, et qui ne se relèveront plus.

Les coups de fusil devinrent plus nombreux dans le bois des lataniers. Un clairon retentit, évidemment embouché par un Sénégalais. Cette race a une façon de sonner qui fait grincer les dents et bondir le cœur. On y sent de l’intrépidité et de la barbarie, la joie féroce du meurtre, la volonté voluptueuse de mourir ou de tuer. Sûrement les Sénégalais de Limal avaient déjà senti le sang et il y avait des morts, voilà ce que disait le clairon. De notre côté, Oumar N’diaye regarda Barnavaux avec les yeux d’un chien de meute qui tire sur sa laisse pour qu’on le découple.

Et nous entendîmes la voix furibonde du chef sakhalave, qui traitait de lâches et de mangeurs d’herbe ses hommes, nous-mêmes, notre race, insultait nos aïeux, nos mères et nos femmes. Ne pouvant plus tenir dans son fourré, il se décidait à marcher vers nous pour rompre le cercle et pouvoir, le lendemain, n’importe où, recommencer la lutte telle qu’il la comprenait, par embuscade ou combat singulier, avec de beaux cris et de grands gestes. J’apercevais nettement sa crinière de cheveux ébouriffés, liés par des chapelets de coquillages, et sa grosse mâchoire de brute farouche, projetée au-devant de son front comme une gueule.

— Chut ! dit Barnavaux, je le tiens !

Il épaula longuement et fit feu. Le Sakhalave s’abattit, la face contre la terre.

— En avant, maintenant, continua Barnavaux. Et ne tirons plus : on attraperait les camarades.

Nous descendîmes la pente en courant comme des fous, baïonnette au canon. Mais pas un des Sakhalaves ne se rendit. Nous eûmes les morts et les blessés. Le reste passa entre les mailles du filet, avec des bonds de chats sauvages, puis une course si rapide, des mouvements si souples, qu’il me sembla que j’étais au spectacle, et que cette fuite élégante, héroïque, était réglée d’avance et comme indispensable.

— Nous avons le chef, dit Barnavaux, très fier. C’est l’essentiel.


Le cadavre gisait dans l’herbe. La balle tirée de très haut était entrée par le sommet de la tête et ressortie derrière le cou. Il y avait déjà des mouches sur le sang. Oumar N’diaye tira son coupe-coupe, et s’approcha sournoisement.

— Eh bien, Oumar, dit Barnavaux, rudement : tu veux encore couper la tête à celui-là ? Est-ce que ce sont les manières d’un soldat français ?

Oumar rentra son couteau, sans rien dire, et je lui donnai une cigarette. Le clairon du capitaine Limal chanta tout près, d’un accent triomphal. Barnavaux s’était assis sur une pierre et fumait sa pipe.

— A propos, demandai-je, vous disiez tout à l’heure que vous aviez été nommé caporal. Où sont vos galons ?

— L’air des grandes villes m’est malsain, répondit-il en soufflant, pour me mieux voir, sur le nuage qui l’entourait. Trois mois après l’affaire d’Ambatoumalaze, étant rentré à Tananarive, j’ai été cassé pour indignité. Mais ça, c’est une autre histoire…

RUY BLAS

— Que c’est loin ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu, que c’est loin !

— Et puis après ? répondit Barnavaux. Quand tu répéterais cent fois la même chose, crois-tu qu’il fera moins chaud ? Müller, mon vieux, tu files un mauvais coton : ça ne vaut rien pour la santé, dans ces pays-ci, de se faire des idées… Et tu vas casser ton chalit, tu vas casser ton chalit ! Quand on a un grand corps de malheur comme le tien, qui va sur les deux cents livres, on ne fait pas de la gymnastique sur les chalits. Avaries au mobilier du bataillon, destruction d’effets de campement en présence de l’ennemi : mort avec dégradation militaire. Tiens-toi tranquille, idiot !

Le chalit, fabriqué sur place avec les voliges d’une caisse d’emballage, et un cadre en palissandre brut coupé au bois voisin, craqua sous le poids de Müller qui envoya, sans répondre, son pied nu contre le mur de la case. Et comme ce mur n’était qu’un mince lattis de feuilles de bananiers, tressé sur des baguettes, ainsi que c’est la coutume à Madagascar, en pays betsimisarake, le pied passa au travers, et s’écorcha contre une dizaine de petits éclats de bois, qui le retinrent comme des griffes.

Le soldat se mit à jurer. La porte de la case était ouverte et la lune, au dehors, brillait d’un insupportable éclat. La terre rendait le soleil bu pendant la journée, elle suait sa chaleur, une chaleur humide et chaude qui sentait l’herbe meurtrie, la pluie, la boue et la fièvre. Autour d’une place ronde, où quelques huttes alignaient leurs taches basses, trois poteaux de sacrifice dressaient bizarrement un appareil barbare : des crânes de bœufs surmontés de leurs cornes, comme si jadis on eût crucifié là des taureaux, dont la tête seule fût demeurée clouée après l’effondrement du squelette. Ces cornes projetaient sur le sol des ombres assez troublantes, et la lueur lunaire, sèche, fausse, d’un bleu électrique, donnait aux choses, dans la nuit, un air méchant et prodigieux.

Ainsi l’astre régnait. Il régnait sur cette terre rouge et brûlante, seul, absolu, envahissant, douloureux à voir avec son étrange figure d’homme, sa bouche hilare, ses yeux de Chinois perfide. Ah ! on avait envie de pleurer, sous le regard de ces yeux célestes. Ils remplissaient le ciel et la terre de découragement, d’écœurement, d’ennui sans cause, de honteuse peur, de rancune contre tout. Les petits enfants malgaches eux-mêmes dans le village, s’appelaient comme pour une cérémonie.

— Koutou ! Koutoukély ! Regarde, il fait lune-jour !

Et ils chantaient à la lune : « O grand’mère, grand’mère, nous sommes tristes, tristes, tristes. Si tristes, si tristes sont tes petits enfants ! Tes petits enfants vont mourir ! » C’est un chant qui a des siècles et des siècles. Il remonte au temps où ces sauvages avaient encore moins de mots qu’aujourd’hui pour exprimer leurs idées, et des sentiments encore plus épouvantés devant la nature infinie. Les petites voix claires ne se lassaient pas de chanter, les dernières notes tombaient en refrain, cristallines, monotones, mélancoliques, comme des gouttes d’eau dans un bassin de cuivre.

— Do, ré, do, do !

Müller retira son pied et répéta :

— Que c’est loin ! bon Dieu de bon Dieu ! Nous ne reviendrons jamais, jamais !

La petite Rasoa, couchée sur une natte aux pieds de Barnavaux, son seigneur et maître, s’étira comme une chatte et dit doucement :

— Tésitra vé, Ianaho ? Pourquoi es-tu en colère ?

Müller ne comprit pas, mais Barnavaux répondit :

— Il n’est pas en colère, petite Rasoa. Il pense au pays.

Puis, brusquement, il dit à son camarade :

— Müller, tu nous rases. Tu vas réveiller le poste et te faire ramasser par l’adjudant. Le couvre-feu est sonné, fiche-nous la paix. Qu’est-ce que tu as bu, aujourd’hui ?

— Du rhum, répliqua Müller, du rhum de traite. Moitié d’eau dedans. Pas de quoi faire mal à un enfant.

— Donne-lui un peu d’eau, Rasoa, dit Barnavaux, en malgache, sans daigner discuter. Il a la fièvre et il a bu du rhum.

Rasoa se leva, prit la grande tige de bambou, longue de dix pieds, où se conserve l’eau dans ce pays — une espèce de tuyau fermé à l’une des extrémités — et en abaissa l’orifice prudemment, avec des précautions infinies, jusqu’à un quart de fer-blanc posé sur le plancher. Remplir une écuelle minuscule avec un bambou haut comme deux hommes, sans produire une inondation subite, est une opération très difficile. Pour la réussir, il faut avoir été pris tout petit, Rasoa savait. C’est pourquoi Barnavaux la laissa faire.

Elle traversa la case, toute nue sous son lamba blanc. Quelques secondes à peine, quand elle franchit le carré d’argent tracé par le clair de lune qui entrait par la porte ouverte, on aperçut sa figure jeune et un peu molle, et les seins droits, mais déjà trop forts, qu’ont les filles betsimisarakes à l’âge où celles d’Europe jouent à la poupée.

— Bois, dit-elle à Müller.

On entendit le bruit du métal qui se bosselait sur les cailloux de la place. Müller avait jeté le quart, sans boire. Puis il éclata en sanglots comme un gigantesque enfant.

— Tu es fou, ma parole d’honneur ! cria Barnavaux.

Et il frotta une allumette.

Alors la figure de Müller apparut, ruisselante de sueur, horrible et convulsée comme celle d’un homme qui aurait la rage. Il s’était couché avec son caleçon et sa chemise, et cette chemise large ouverte montrait une poitrine d’homme du Nord, blanche de peau sous une fourrure de poils blonds, et bondissante. Il dit d’une voix honteuse :

— Je m’ennuie. Je m’ennuie à crever ! Si ce pays était un homme, je le tuerais. Et ce n’est même pas un pays. Un pays, c’est un endroit où il y a des habitants, des villages, des champs, des labours, des choses qu’on connaît. Ici, il n’y a rien. Il n’y a pas de culture, il n’y a pas… il n’y a pas d’âme !

Barnavaux répondit tranquillement :

— Personne ne te forçait à rengager. Tu avais fait ton temps dans la ligne, en France. Tu es rentré dans le civil, c’est sur ton livret. Et puis, tu as rengagé dans l’infanterie de marine. Et puis tu viens faire le bébé de deux mètres qui appelle maman. Je te méprise.

Le bébé de deux mètres essaya de ricaner. C’est une habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimentale, et ne veut pas l’avouer. Les larmes perlaient sous les cils de Müller, mais il ricanait. Je vous dit que c’est une habitude française ! Il y a chez nous beaucoup de gens qui s’abîment le cœur à mentir de cette façon-là — même dans le peuple — et pourtant, même dans le peuple, tout le monde a le sentiment que c’est de mauvais goût. Mais personne ne peut s’en empêcher.

Müller, après avoir ricané, murmura :

— Je ne pouvais pas rester en France, je ne pouvais pas… A cause d’une femme. Je me suis fait soldat comme il y a des gens du monde qui se font curés. Je voulais être ailleurs, je ne respirais pas, j’avais besoin d’être loin, très loin, de faire des choses très difficiles, de recevoir des ordres, de marcher beaucoup, de penser à moi, à ma vie à moi, et quand on risque sa peau, qu’on attaque ou qu’on se défend, on ne pense qu’à soi. Alors j’ai rengagé, voilà ! Et maintenant, nous sommes dans ce poste, avec rien à faire, plus bêtes que des gendarmes, et tout me revient plus fort, le regret du pays, la couleur du ciel, l’odeur des labours en Saône-et-Loire, l’odeur des rues à Paris, et le souvenir, le souvenir ! Tout se mêle, je ne vois pas dans ma tête. Ce n’est pas seulement elle que je regrette, c’est tout ça. Tout ça tient avec elle, comme des habits. Et un tas de choses encore ; des ambitions pour ainsi dire ; oui, des ambitions, quelque chose de grand et d’impossible, des espèces d’idées de luxe moral. Tu ne peux pas comprendre, toi, Barnavaux.

— Non, dit Barnavaux en réfléchissant.


— Ma famille était alsacienne, continua Müller, mais elle était venue après la guerre à Digoin, travailler dans une faïencerie, pour ne pas être allemande. Moi, je suis né à Digoin… je suis de la classe 72. Le travail de l’usine ne m’a pas convenu. Je vois encore les grands moulins qui broyaient la terre pour en faire une sale boue jaune, qu’on pressait entre des toiles, et mes sœurs toutes jeunes, toutes blondes, les joues déjà couleur de plomb, d’avoir respiré le plomb du bain d’émail. Ah ! ce travail de machine au milieu des machines, toujours le même, sans rien à penser, et l’abomination d’obéir à des camarades mal élevés, pas à des supérieurs !

» J’allai me louer chez un jardinier. Je vivais presque seul, et j’aimais mieux ça. L’eau d’arrosage était prise au canal par un moulin à vent qui ressemblait à un très grand joujou. Les bourgeoises de la ville venaient le dimanche matin acheter des fleurs en pot, des fleurs coupées et des verdures. Beaucoup passaient chez nous avant d’aller au cimetière. Elles avaient un livre de messe à la main, des vêtements de deuil, un air convenable et réservé. Je les aimais pour leur politesse et leur douceur, et aussi parce qu’elles ressemblaient aux dames des romans que je lisais, l’hiver, quand le travail devient mou. Et pourtant, ce n’était que des bourgeoises !

» Cette vie-là dura jusqu’au moment du tirage au sort. Au régiment, je devins ordonnance de mon colonel, le marquis Forbart d’Ecquevilly, qui donna sa démission juste comme je finissais mon temps. Alors, je l’accompagnai à Paris comme valet de chambre.

» Je me rappellerai toujours combien j’ai été heureux. Ne ris pas, Barnavaux, ne ris pas, ou je te casse les reins ! Je n’ai pas de jalousie, moi, contre les supérieurs. De les voir et de les servir je me trouve, au contraire, comme rapproché d’eux. Monsieur le marquis était un homme qui allait régulièrement à l’église, s’occupait de musique et d’économie politique. Pas militaire du tout. Madame la marquise était une femme majestueuse, qui avait des filles et des fils mariés. Il venait beaucoup de monde dans l’hôtel de la rue de Varennes. Monsieur le marquis avait une façon différente de parler selon qu’il s’adressait à madame la marquise, ou à ses enfants, ou à ses gendres, ou à moi ; je me sentais très loin d’eux et pourtant avec eux, parce que je leur appartenais : et la valeur des gens d’après leurs titres, l’ancienneté de leur famille, leur façon de penser et leur place, j’arrivai assez vite à comprendre ces choses-là comme eux, qui se regardaient comme une espèce de résumé vivant de l’histoire de France.

» Ils n’élevaient jamais la voix. Ils avaient l’air de respecter leur âme et le souffle de leur bouche comme ils respectaient leurs mains, leur visage et tout leur corps, par une idée de propreté. Les enfants ne discutaient pas les opinions du père ; c’est une chose curieuse, quand j’y pense, comme cette famille si au-dessus des ouvriers et des bourgeois avait, en certaines choses, des façons d’être et de faire ressemblant à celles des vrais paysans.

— Et la femme ? demanda Barnavaux en sifflant tout bas.

Il laissait parler Müller pour le calmer, mais il s’ennuyait.

— Tu vas voir. Je t’ai dit que l’hôtel était rue de Varennes. Je crois qu’il avait été, dans les anciens temps, entouré d’un jardin ou d’une très grande cour. Mais les d’Ecquevilly n’étaient pas très riches, et plus tard on avait construit dans cette cour des maisons à appartements. La même porte cochère servait aux habitants de l’hôtel et aux locataires de ces appartements ; l’entrée de l’hôtel était sous cette porte, à droite. Dans le fond de la cour, en face des fenêtres de monsieur le marquis, il y avait les bureaux du Comité de défense du Commerce français.

» C’était une brave petite société qui faisait aussi peu de mal que de bien. Le secrétaire général, un monsieur décoré, venait deux ou trois fois par semaine chercher sa correspondance, et s’en allait au bout d’une heure ou deux. Il y avait aussi une bibliothèque, où entraient parfois quelques vieux messieurs qui n’étaient pas plus commerçants que moi ; on imprimait aussi beaucoup de brochures. Tout le travail, au bout du compte, était fait par une dame qui répondait aux lettres avec une machine à écrire, mettait les adresses sur les brochures, recevait les cotisations, dressait les fiches de la bibliothèque et classait les papiers.

» Et je la voyais très bien, à travers les fenêtres. Elle était toujours en deuil, ne marquait pas vingt-cinq ans. Ses cheveux pâles, légers comme la lumière, éclairaient son front. Pas un bijou, pas une bague, et des mains dont la vue seule était une caresse ! Chaque matin elle arrivait à neuf heures sonnantes, et je descendais mon escalier pour la voir passer, l’air sage et calme, ni triste ni gai, comme une personne à qui tout est égal, et qui pense à son affaire.

» Je lui disais :

»  — Bonjour, madame.

» Et elle répondait :

»  — Bonjour.

» Alors mon cœur devenait léger.

» Je ne peux pas dire comment je finis par penser à elle autrement que pour le plaisir de la voir passer. Je ne la désirais pas, je ne l’ai jamais désirée en pure brute. Je n’aime pas à parler de ces choses-là, mais ce ne sont pas les femmes qui manquent, et je ne suis pas un niais ! Ce qui m’a porté vers elle, c’est qu’elle avait l’air d’une dame, ses manières, sa réserve, et aussi son état ; car c’est beau d’écrire ! C’est parce que, je le comprends bien maintenant, elle me paraissait au-dessus de moi, mais non pas d’une façon infranchissable. Tous ces raisonnements, je ne me suis pas aperçu que je les faisais. Ils sont entrés en moi sans que j’en aie pu rien savoir, comme une maladie.


» Et puis, un jour, tout a éclaté. Il y avait un air très beau qu’on jouait quelquefois au salon pendant que je faisais mon service. Ça s’appelle la Danse hongroise, et je ne connais rien au monde de plus magnifique. Quand je l’entendais, il me semblait voir un grand escalier de marbre avec des balustrades éclatantes, et des seigneurs qui en montaient les marches à cheval, par défi, pour faire quelque chose de noble et d’extraordinaire. Les chevaux frappaient les degrés avec leurs pieds, en mesure, et pourtant d’une façon heurtée et dangereuse. Les seigneurs étaient vêtus comme ceux des portraits de l’hôtel ; et leurs galons d’or, leurs bijoux, les grandes décorations diamantées de leurs poitrines dansaient et brillaient, tandis qu’ils se tenaient fermes en selle, les yeux luisants. Ils montaient, et un orchestre pour les encourager frappait sur des tambours, comme les nègres d’ici. J’ai regardé comment on fait : c’est la main gauche, sur le piano, qui imite les tambours.

» Toutes les fois que j’entendais cet air-là, mon sang coulait plus vite, et mes idées devenaient fortes à me fatiguer. Un soir qu’on le jouait, je pensai qu’il fallait absolument me marier avec la dame. J’avais des économies, je ne resterais pas domestique avec elle, mais monsieur le marquis me nommerait garde particulier d’une terre, et elle pourrait donner des leçons, vivre comme une dame qu’elle était, puisque je serais devenu un presque-noble, une espèce de fonctionnaire. Je vis mon avenir comme sur un tableau, et le cœur me bondit. Pourtant, je gardai mon secret très longtemps encore. C’est une chose si jolie, un secret d’amour ! C’est comme une chanson. On l’entend à travers tout.

» Enfin, une fois, je vis le secrétaire de la Société qui traversait la cour et je pris mon parti. Il y avait longtemps que j’avais décidé de lui parler, à lui d’abord, puisqu’il était le patron de la dame.

» Je l’abordai les yeux baissés, mais l’esprit ferme, et je lui dis :

»  — Monsieur le secrétaire, pouvez-vous me recevoir dans votre cabinet ? Je voudrais avoir l’honneur de vous dire deux mots.

» Il me regarda et comprit que c’était sérieux. Il ouvrit une porte vitrée qui donnait sur la cour et directement je me trouvai dans son cabinet. Alors il s’assit, en demandant, d’un air un peu étonné :

»  — Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, mon garçon ?

» Et je lui répondis :

»  — Voilà. J’ai pensé à me marier. Depuis trois mois, j’y pense.

» Il écarquilla les yeux et se mit à sourire. C’était un homme presque vieux, l’air bon et un peu timide. Une tête de bourgeois qui aime à faire du bien, mais qui ne sait pas ce que c’est, qui ne sait pas mener les hommes. Et pour faire du bien aux hommes, il faut les mener.

» Il bégaya :

»  — Que puis-je faire ?…

»  — C’est la dame qui tient les livres que je veux épouser, monsieur, continuai-je, car j’étais lancé. Il n’y en a pas deux comme elle pour faire le bonheur d’un homme. On ne s’est jamais dit que bonjour et bonsoir, mais je suis sûr qu’il n’y en a pas deux comme elle.

» Et je voulus lui expliquer… Mais il cria — tu sais, Barnavaux, j’entends sa voix. Ah ! c’est affreux, j’entends sa voix ! Il pinçait les lèvres, il ouvrait les mains, il bredouillait, il ne songeait pas à déguiser, tant il était surpris. Il cria :

»  — Vous voulez… vous voulez épouser la princesse d’Udine !

» Et je criais à mon tour, le sang glacé :

»  — Quoi, monsieur, quoi !

» J’avais entendu parler de cette famille d’Udine chez monsieur le marquis : de la noblesse impériale, qui date du temps où les simples soldats devenaient princes, mais qui est maintenant aussi bonne, aussi haute que l’autre. Et j’avais entendu parler du prince d’Udine actuel, un fou méchant. Le secrétaire m’expliqua le reste. Le prince avait épousé une jolie institutrice sans fortune. Puis il l’avait quittée, et elle avait demandé sa séparation aux tribunaux. Depuis ce temps-là elle vivait toute seule, très fièrement, dans cette petite place que lui avaient trouvée des amis, ayant repris son nom de fille, ne gardant même pas son alliance au doigt, mais toujours princesse !

» Et même, quand elle aurait été divorcée ! Elle restait une grande dame. Je l’avais insultée. Je t’assure, Barnavaux, que je ne pensai pas à autre chose ; je l’avais insultée ! Je ne réfléchis pas une minute de plus, j’ouvris la porte de la bibliothèque où elle travaillait, je la vis près de la fenêtre, calme, à peine triste, avec son air honnête, fier, un peu têtu ; oui, oui, un air de princesse, je le reconnaissais bien, maintenant, et je lui dis tout d’un trait, en me tenant bien droit, comme un domestique :

»  — Je demande bien pardon à madame la princesse…

» Elle leva la tête et je compris ma sottise de lui avoir parlé, puisqu’elle ne pouvait rien savoir. Mais moi, il m’avait semblé que tout l’univers savait.

» J’entendis que le secrétaire lui disait ma folie et son indiscrétion. Elle avait d’abord rougi jusqu’à la racine des cheveux. Ensuite elle éclata de rire. Ah ! d’un rire méchant pour elle, méchant pour moi, méchant pour le monde, pour la vie, pour tout. Un rire où il y avait son dégoût pour ma personne, sa colère désespérée en comprenant que dans sa position il n’y avait plus que des gens comme moi pour la désirer honnêtement, pour vouloir en faire leur femme. Elle riait. Ah ! malheur de moi ! Tu ne crois pas, Barnavaux, qu’à ce moment-là, si je l’avais étranglée, si je lui avais donné un coup de pied dans le ventre, si je l’avais traînée par les cheveux, elle aurait été bien heureuse ?

» Je m’enfuis, je montai au sixième. Tout le jour et toute la nuit, je hurlai comme un sauvage. Les gens n’osaient pas approcher. Ils ne pouvaient pas dormir, mais ils ne disaient rien. Ils avaient peur. Depuis que mon grand bonheur était impossible, je le voyais mieux. Il vivait. Mes mains en tâtaient les formes ; mes larmes coulaient avec des délices que personne ne peut comprendre, des imaginations vicieuses et superbes, comme si les pieds nus de la princesse m’eussent passé sur le corps pour me faire mourir de douleur et de joie. Et je criais : « Faites-moi encore souffrir, madame, par pitié ! » Cette nuit-là, j’ai été aussi fou qu’un homme peut l’être.

» Je descendis le lendemain, la tête molle comme une éponge, étourdi, pour aller demander mon compte au marquis, en le suppliant de ne pas m’obliger à faire mes huit jours. Il consentit à tout, sans rien me dire, sans ricaner, sans avoir l’air de me plaindre. Il avait du cœur, ce vieux. Lui seul n’avait pas d’ironie dans la voix, en me parlant. Les autres, je les aurais tués.

» Quand je revins, deux jours après, pour chercher mes affaires, il me dit d’un air pensif :

»  — Vous auriez pu rester : madame la princesse d’Udine, aussi, a voulu partir. Vous ne la reverrez plus.

» J’avais causé sa misère, à elle ! Elle avait quitté la maison pour mon insulte. Je lui avais enlevé son pain. Qu’est-ce qu’elle fait, où est-elle aujourd’hui ? Il me semble que je vois des rues où elle marche, et l’ombre de son chapeau sur les pavés. Je m’étais engagé pour ne plus les voir ces rues et ces pavés. A quoi ça m’a-t-il servi ? L’autre jour le vent a passé dans les bambous, tu sais, les grands bambous d’en bas ; et les jeunes pousses vertes, en remuant, ont eu un reflet presque bleu. Ce n’est rien. Cependant j’ai pensé à un regard qu’elle avait eu, un jour. Ses yeux n’étaient jamais les mêmes. Son souvenir est mêlé au regret du pays, elle est confondue avec la France. Il me semble que, si j’arrivais à Marseille, je la verrais de loin venir à moi, sur une barque blanche, la tête sous des drapeaux. Elle aurait une robe rayée de vert et de jaune, comme les champs d’Europe. »


La voix de Müller était devenue tendre, étrangement calme, très basse. Son grand malheur lointain se mêlait d’un rêve magnifique, d’un orgueil infini et triste, où il y avait de la fatuité.

— Barnavaux, dit-il, tu n’as pas aimé une princesse, toi. Y en a-t-il, des marsouins, au 3e du corps, qui aient aimé des princesses, des princesses blanches ?

— Veux-tu boire ? répéta Barnavaux, patiemment. Bois un peu, mon vieux. Après, tu dormiras.

Rasoa versa de l’eau pour la seconde fois.

Müller prit le quart et but une longue gorgée.

Il soupira :

— Tout ça, c’était impossible, impossible… et tout de même si j’étais… si j’étais seulement adjudant !


— Ferme la porte, petite Rasoa, dit Barnavaux. Il est plus triste, quand il voit la lune.

Rasoa tira le vantail. Alors la lumière n’entra plus que par les trous du treillis de bananiers. Aux murs de la pauvre hutte, elle fit scintiller des milliers de petits diamants bleus. Dans la plaine, très loin, un bœuf éveillé par on ne sait quelle crainte se mit à mugir. Et puis, il n’y eut plus que les diamants, les merveilleux petits diamants, les yeux pacifiés de la lune magique. Müller s’endormit.

BARNAVAUX, HOMME D’ÉTAT

La dernière fois que j’eus l’honneur de rencontrer Barnavaux, c’est à l’Exposition de 1900 ; que c’est loin, déjà !

La petite cour sainte qui précédait le temple du Cambodge avait deux portes. Le public devait entrer par celle de gauche, et sortir par celle de droite. Et le public n’y manquait pas : il fait tout ce qu’on lui dit, et deux tirailleurs annamites étaient là pour le prévenir.

Ils avaient de gros chignons noirs remontant sous le salako, des mollets maigres couverts de bas bleu sombre, la cheville fine, et le pied minuscule. Ils ne sont pas noirs, ils ne sont pas blancs, ils ne sont pas jaunes. Ils ont ce teint brouillé des gamins vicieux de nos ateliers parisiens, avec quelque chose de plus malin, de plus efféminé, de plus pervers encore — quelque chose d’ambigu, d’intelligent et d’affreux. Et ils étaient assis sur des chaises, négligemment, les jambes croisées. On eût dit des dames cyclistes.

Barnavaux, qui mâchait une cigarette éteinte, gravit les degrés de la porte de droite. Il balançait les épaules, en vieux soldat, bien sanglé dans son uniforme de marsouin, astiqué de frais, et brillant comme un sou neuf. Mais il avait pris l’apéritif avant de déjeuner, une bouteille de vin blanc pendant son déjeuner, et deux verres de calvados après son déjeuner. Il était gai. Pas saoul, mais gai.

— A gauche, dit le tirailleur annamite en grasseyant, à gauche !

Il ne s’était même pas levé de sa chaise. Barnavaux le considéra d’un air profondément étonné, avec un mépris subit, immense, issu d’une majesté simple et indiscutable. Une seconde il hésita. Puis, d’un coup, il enleva le tirailleur de sa chaise, en le prenant d’une main au collet, de l’autre main par le fond de son pantalon, s’assit sur la chaise à sa place, l’attira sur ses genoux ; et d’un air câlin, galant, moqueur, lui posa sur les joues deux gros baisers.

Le public était ivre de joie. Le tirailleur plissa les yeux, montra ses dents noircies de bétel. Sa face bilieuse éclata de haine. Mais il ne dit rien. Barnavaux se leva, dédaigneux, et traversa la cour, environné de l’estime universelle.

Je lui frappai l’épaule. Il n’eut pas l’air surpris de me voir. Nous nous étions déjà rencontrés si souvent, sur la vaste terre ! Rien de moins singulier que de se retrouver à Paris.

— Avez-vous vu cette brute, qui voulait m’empêcher d’entrer ? me dit-il. Si c’était un Sénégalais ou un Haoussa ! Mais cette espèce de femme manquée, cette petite crapule habillée en cantinière, me donner des ordres, à moi Barnavaux, en uniforme : ça fait pitié. Et tout fait pitié, ici. Les expositions, c’est la ruine du respect qu’on doit aux blancs. Tous ces sales sauvages ne devraient jamais quitter leur pays, ils ne devraient même pas savoir que nous en avons un qui ressemble aux leurs, un pays où il y a de la terre, des pierres, des arbres comme chez eux, et des esclaves blanches qu’ils peuvent se payer pour vingt sous, derrière les Invalides. Quand nous sommes là-bas, une poignée, et que nous les faisons obéir, que nous les forçons à obéir, ce n’est pas parce que nous avons des fusils perfectionnés ou des locomotives, c’est parce que nous sommes intelligents, que nous comprenons nos chefs, que nous sommes unis comme des baïonnettes dans un faisceau, que nous devinons toujours ce qu’ils feront, ces sauvages, et qu’ils ne nous devinent jamais. Nous sommes des espèces de mystères, des bons dieux vivants. Ils se figurent que nous sortons de la mer, où nous avons un pays miraculeux qui ne ressemble à rien. C’est ça qu’il faut pour le mater. Mais nous les faisons venir en France, nous leur montrons qu’il y a parmi nous des espèces d’esclaves, qui font les besognes que pour rien au monde un blanc ne voudrait faire chez eux. Malheur ! C’est ça qu’on appelle les impressionner par notre civilisation ! Leur prouver qu’il y a chez nous des pauvres, des manœuvres qui ont la peau blanche, et des femmes qui pourraient être nos femmes, et avoir des enfants qui pourraient les commander si on les envoyait là-bas : et que ces femmes on les paie moins cher que leurs congaï ou leurs moussos. Vous croyez que c’est un moyen de les impressionner ? Ils nous méprisent.

» Moi je sais comment il faut parler aux noirs, et ce qu’il faut en faire. Je le sais, je vous dis, et vous, qui écrivez, vous n’en savez rien. Il ne faut pas leur apprendre le français, parce que, quand ils le savent, on en fait des électeurs, et qu’ils restent nègres, quand ils sont électeurs. Il faut être juste avec eux, très juste. Mais quand ils ont fait ce qu’on leur défend, on peut les battre, les tuer, leur couper les mains, ils ne réclament pas. C’est nous qui réclamons pour eux, et nous ne disons rien quand on les force à travailler, ce qui leur est beaucoup plus désagréable. Il faudrait être logique ! Il n’y a qu’une chose à faire pour nous, les blancs, en Afrique : c’est d’être convaincus, autant qu’eux, que nous leur sommes supérieurs.

» Il y a un poste sur la rive droite du Sénégal, qui s’appelle Kaédi. J’y ai passé six mois. Ce n’est pas un riche pays. Les Maures du désert y viennent comme à un marché ; on y a installé au bord de la rivière une colonie d’une centaine de captifs pris à Samory, et que nous avons affranchis. Ils vivent comme ils peuvent, en semant du mil dans la boue du Sénégal, au moment des basses eaux. Et ils ont des chèvres. Mais ce sont de très pauvres, très pauvres gens. Kaédi n’est pas un poste où l’on s’amuse, ni blancs ni noirs.

» Le chef de ces anciens captifs avait chez lui une femme, qui servait sa femme légitime, et qui n’était pas laide. J’allais souvent la voir piler du millet, et je lui parlais en jargon malinké. Elle riait, mais elle me respectait parce que j’étais un chef. Elle ne croyait pas que c’était sérieux, et que je m’abaisserais jusqu’à elle. Je lui donnais de la verroterie et quelquefois le fond d’une boîte de conserves.

» Le règlement du poste était sévère. On y vivait comme dans une garnison française ; il fallait être rentré pour l’appel du soir, car les Maures sont de mauvais voisins. C’est pourquoi, contrairement à l’usage général dans les postes moins menacés, où tous les soldats se font une petite famille, nous n’avions pas de femmes. En dehors du village de captifs, toute la population Kaédi était musulmane, on n’en voyait que les hommes. Les captifs au contraire étaient fétichistes. Je pensai qu’Anyane, la servante que j’avais vue chez le chef, pouvait bien m’aider à passer une minute. Je lui portai un cadeau, et je lui dis :

»  — Anyane, je veux coucher avec toi.

» Je sais avoir des manières quand je veux, mais ici ce n’était pas l’occasion.

» Elle se redressa si vite que ses seins, qui étaient très droits et fermes, tremblèrent drôlement. Il n’y avait personne à cette heure-là, autour de nous. Nous étions aussi seuls qu’un homme et une femme peuvent l’être. Comme les arbres ne poussent pas autour de Kaédi, les yeux voyaient loin, loin, librement, jusqu’aux collines qui sont des collines de désert. Leur terre recuite est pareille à de la brique qui chauffe dans un four. La chaleur me brûlait les pieds, car j’étais en plein soleil, et le sable était comme de la braise. Je me rappelle très bien ça.

» Anyane se mit à frissonner de tout son corps, ce qui était bon signe : une façon de faire des femmes qui ont envie. Je m’approchai, et lui mis une main sur le ventre, et l’autre sur la cuisse. Elle me repoussa en criant.

» Et elle avait l’air triste, triste de tout son cœur. Après cette sorte de grand étonnement, elle reprit son pilon et se remit à taper sur le millet, sans répondre. Je lui dis :

«  — Anyane, qu’est-ce que tu as ? Tu ne veux pas ?

» Je ne comprenais pas sa bêtise, et j’avais l’air très bête moi-même à côté d’elle. Ça me rendait furieux.

» Savez-vous ce qu’elle avait ? Vous ne pouvez pas savoir, on n’imagine pas ces choses-là — même vous, qui en avez vu un peu plus que tous les idiots qui roulent dans ces allées. Elle me montra son ventre.

»  — Si j’avais un enfant de toi, dit-elle, il serait esclave. Fils de blanc, et esclave : au chef, pas à toi. Esclave.

» Eh bien, voilà. Vous ne comprenez pas encore ? On avait délivré ces captifs de Samory, on les avait mis là, pour qu’ils fussent libres. Mais ils étaient venus avec leurs captifs à eux, et ils les avaient gardés, et ces captifs se regardaient toujours comme la propriété de ceux qui les avaient achetés, ou pris ! Nous avions supprimé un seul propriétaire, Samory. Les autres étaient, et ne se figuraient pas qu’ils pussent être, autre chose que des esclaves. Il n’y avait pas, dans ce village de libérés que nous avions cru créer, quatre ou cinq hommes libres, Anyane restait esclave ; et son enfant, le mien, aurait été esclave. Elle ne voulait pas ça, parce qu’elle ne croyait pas que je pusse le vouloir. Elle me respectait. C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que c’est qu’un blanc, un vrai blanc, qui a un fusil et qui se bat, pour les nègres. C’est un roi. Anyane aurait eu par moi un fils noble qui n’aurait pu faire admettre son titre. Elle ne voulait pas de cette chose-là. Eh bien, si elle était venue à Paris, qu’est-ce qu’elle aurait pensé ? Elle m’aurait remis à ma vraie place de rien du tout : Barnavaux soldat de deuxième classe, rien du tout, je vous dis, en France. Il y en a trop, ici, des Barnavaux comme moi. Non, il ne faut pas mener les nègres hors de chez eux, il ne faut pas nous montrer chez nous. C’est la mort du prestige. »

Il ajouta :

— C’est des choses que ne comprennent pas les civils.

LA PRÉCAUTION INUTILE

Quand j’apprends une grande nouvelle, une vraie nouvelle, une nouvelle qui donne à penser, j’ai coutume d’aller voir tout de suite l’homme qu’elle intéresse particulièrement. Dès que je sus que le Parlement belge avait interdit à ses électeurs le breuvage nommé absinthe — de deux mots grecs signifiant, comme on l’a fait remarquer, « qui ne peut pas se boire » — je courus chez mon vieil ami Barnavaux.

Car, pour l’instant, Barnavaux était à Paris, bien qu’il appartienne, on ne l’ignore plus, au noble corps de l’infanterie coloniale, au titre et à la haute paye de soldat de deuxième classe. Et il sait ce que c’est que l’absinthe : il en prend quatre fois par jour. Davantage quand il est indisposé : c’est pour se remettre. Mais pensez-en ce que vous voudrez, c’est un homme que j’aime : je l’ai trouvé pour la première fois sur ma route — et le sentier de la guerre — à Madagascar. Je l’ai revu au Soudan, puis en Crète, puis à Pho-Ban, plus loin que tous les diables de Chine, sur la frontière du Tonkin. Et si vous saviez comme il est ferré sur le savoir-vivre ! Sommes-nous sans témoins : il cause avec moi comme un égal. Y a-t-il du monde : il me traite en supérieur. Et quand il est tout seul, il me méprise profondément pour toutes les choses que j’ignore, et où il est maître : voler des poules, acheter du riz à la foire d’empoigne, construire une case en bambous, briques, pierres ou boîtes de sardines vides, faire « ami » avec les Sénégalais, qui sont les plus braves soldats de la terre, et pourtant taper sur les nègres, fabriquer des sous-ventrières de selle avec des mèches de lampes à pétrole, monter à cheval mais préférer le palanquin, administrer des provinces (ça consiste à faire rentrer l’impôt, dit-il simplement), tremper la soupe, manger tout ce qui se mange, et boire tout ce qui se boit. Spécialement l’absinthe, comme je vous ai dit.

Voilà même pourquoi je pensais que le projet vertueux des Belges devait l’avoir rempli d’indignation. Je me trompais. Barnavaux ne daigna manifester qu’un froid scepticisme.

— Alors, me dit-il, vous croyez que c’est possible d’empêcher les gens de boire ce qu’ils veulent ? C’est des idées de vieille dame. Si les Belges ne boivent plus d’absinthe sur les comptoirs, ils en boiront dans les caves. Et s’ils n’en boivent plus dans les caves, ce sera dans les greniers. J’ai connu un commandant, une fois…

— C’est une histoire ? fis-je.

— Oui, dit Barnavaux. Ça vous va ?

— Ça me va, répondis-je sérieusement.

Et c’est vrai que j’aime les histoires de Barnavaux : elles sont imprévues. Il commença :


— Il est arrivé d’abord que j’ai fait un congé dans la légion. Vous me regardez parce que je ne vous l’ai jamais dit ; mais je n’avais pas besoin de tout vous raconter d’un coup : c’est très mauvais pour l’amitié. Quand un homme a fait des sottises et qu’on lui défend de rengager dans les marsouins, où voulez-vous qu’il aille ? Dans la légion ! Donc, je suis allé à la légion, dans l’intérêt de mon honneur et de ma virginité. Vous avez compris ?

— J’ai compris, dis-je.

— Bon. J’étais donc dans la légion étrangère et on nous avait envoyés en colonne, plus loin qu’Aïn-Sefra, plus loin que Ben-Zireg, en plein Sahara, je ne sais où, très loin. Très loin, mais vous connaissez le pays. On raconte que dans la nuit des temps c’était une mer, et je le crois. Mais alors c’était une mer très accidentée. On dirait des tas de golfes desséchés, avec des falaises, de très hautes falaises de grès noir égratigné de blanc, et le fond de ces golfes est rasé, gratté, écorché par un vent qui rafle des cailloux tranchants, comme un soufflet de haut-fourneau rafle des escarbilles. Parfois, gravés par je ne sais qui, sur le flanc de ces falaises, les portraits d’animaux extravagants, qui n’existent plus. Une chaleur de bête, qui fait craquer les rochers, recroqueville les feuilles de papier à cigarette, rend les hommes secs comme des planches. Très rarement, des trous très profonds, pleins d’eau noire. Plus souvent, et pas assez souvent, des puits semés en chapelet le long d’une rivière souterraine. Alors on donne à boire aux chameaux et on remplit les outres. Seulement, c’est très difficile de boire à même une outre, sur un chameau qui marche. Ils vont pourtant, les chameaux, comme s’ils avaient des pantoufles ; c’est mou, c’est doux, on n’entend rien. Une fois dessus, quelle danse ! Il faut déjà avoir appris, pour se tenir. Quant à savoir téter l’outre, une fois que la brute fait aller ses grandes pattes, c’est une autre affaire. J’ai pris des douches et des frictions, je me suis arrosé le dos, la figure et les cuisses ; mais pour boire, j’y renonçai. Et d’abord, l’eau est mauvaise. On dit qu’elle est… je ne me rappelle plus le mot.

— Séléniteuse ?

— Oui. Et les eaux séléniteuses ne sont saines qu’avec de l’absinthe, continua Barnavaux gravement : c’est une vérité médicale. Et elle démontre le droit légitime et sacré qu’avaient les hommes de prendre l’absinthe à l’étape. Ils la prenaient : la première légère, la seconde moins légère, la troisième et la quatrième pour le plaisir, les autres par luxe. C’était bien le moins. Nous étions là des amis d’attaque. Il y avait Delebecque, un Belge précisément, Malpighi, un Italien, et Atchoum, qui était Anglais. Il s’est fait tuer à Figuig, depuis.

A ce moment malgré mon désir de ne pas interrompre, je me permis de lui faire remarquer que ce nom était extraordinaire.

— Puisque c’était un Anglais du pays de Galles, dit Barnavaux, étonné. Alors il avait un nom qui s’éternuait : quelque chose, quand c’était écrit, comme Lyllywin. Il fallait bien l’appeler Atchoum.

Je n’insistai plus. Il poursuivit :

— A la fin, le commandant prétendit que c’était très mauvais pour la discipline, que les traînards avaient, dans une certaine mesure, le droit de se faire couper le cou quand ils n’avaient plus leur tête, et que c’était même un débarras pour la société ; mais que nous avions perdu des chameaux par négligence, due à l’absinthe. C’est possible. Seulement le chameau est un animal très difficile à surveiller. Il est sobre, mais baladeur. Ce n’est pas tout à fait de sa faute : il mange de tout, excepté l’ail et l’oignon, qui lui font mal au ventre. Ce phénomène est constaté, bien qu’inexplicable pour une bête du Midi. Par malheur, dans le désert, les touffes d’herbes sont à dix mètres l’une de l’autre, et quand on laisse les chameaux s’offrir sans témoin à souper la nuit, le lendemain matin ils sont loin. Voilà pourquoi le grand chef, dans l’intérêt des montures, et dédaigneux du nôtre, décida de supprimer l’absinthe. Il fit venir le mercanti qui suivait la colonne et lui dit :

»  — En as-tu encore beaucoup ? »

» Le mercanti ne demanda pas de quoi il y avait beaucoup. Il répliqua :

»  — Six caisses et un petit tonneau.

»  — Je te les paye, parla cet homme impitoyable. Voilà ton argent. Et tu vas me faire le plaisir de vider tout ça, tout de suite, sur le sable. Tu me représenteras les caisses et le tonneau vides.

» Il y a des officiers qui n’ont pas de cœur. Celui-là ne buvait que de l’eau minérale.

— De l’eau de Vichy ?

— Non. Une autre saleté, qui sent l’encre.

— De l’eau de Pougues ?

— C’est bien ça. Il est mort plus tard d’une maladie d’estomac, à cause de cette mauvaise habitude. Mais enfin, pour le moment, il avait donné l’ordre. Ah ! ce fut le Sedan de l’infanterie coloniale ! Delebecque, il en pleurait. Malpighi nourrissait des idées d’assassinat. Atchoum, lui, ne disait rien. C’était un Anglais sournois. Il partit tout doucement. Et même nous le vîmes, cinq minutes plus tard, qui aidait le mercanti à porter au commandant les caisses et le tonneau vides. Horrible brute !

«  — Atchoum, lui dis-je, si jamais tu reçois une balle dans le dos, ne demande pas d’où elle vient.

» Mais il me coula quelque chose dans l’oreille, et il se mit à rire, et je me mis à rire ; et les camarades se mirent à rire, à rire ! Personne n’avait ri comme ça dans la colonne depuis sa première communion. Mais vous ne saurez pas encore pourquoi.


» … C’était un campement où nous devions passer deux ou trois jours. Le lendemain, le commandant était goguenard. Il disait :

»  — Maintenant, vous serez sages, mesdemoiselles.

» A dix heures, son ordonnance lui apporte à déjeuner. L’ordonnance ouvre une boîte de sardines et tombe le nez dedans. Il était gris comme une omelette au rhum. Le commandant lui précipite sur le crâne toutes les sévérités disciplinaires, mange ses sardines et sort de sa tente. La première chose qu’il voit, c’est Atchoum, qui déclamait l’Internationale. Un Anglais : des gens qui ne savent même pas ce que c’est que la Commune ! Malpighi était tout nu, mais il avait mis un turban pour la décence. Delebecque était triste, mais musicien : il chantait Van den Peereboom et la Marseillaise sur l’air d’A la Grâce de Dieu. C’est ce qu’on appelle, dans la légion, l’Hymne des Pacifiques, et l’effet en est déchirant. Toute la colonne était ivre-morte ! A dix heures du matin ! Et il ne devait pas y avoir d’absinthe ! C’était un mystère insondable. Le commandant fut tout de même très crâne. Il cria :

»  — Je vais tous vous faire amarrer par les goumiers arabes.

» Les goumiers arabes ronflaient au soleil. Ces pauvres musulmans n’ont pas l’habitude des bonnes choses, ils étaient comme assommés.

» Le commandant secoua du pied le premier venu. L’Arabe se réveilla, se mit sur ses pieds, trébucha, retomba et gémit :

»  — Ma commandant, ma commandant, les chameaux…

»  — Eh bien ?

»  — Ma commandant, les chameaux aussi, eux faire saouls !

» C’était vrai, les chameaux étaient saouls. On n’avait pas vu ça depuis Mahomet, on ne le reverra jamais, jamais ! Le chameau est un animal triste : ils étaient gais, follement gais. Ils dansaient sur la tête, ils dansaient sur la queue, ils dansaient sur leurs bosses. Et puis, de temps en temps, l’un deux, pris de remords, s’agenouillait sur le sable, mettait la tête entre les pattes, et avait l’air de dire : « Allah ! Qu’est-ce qui m’arrive ? » Il avait mal aux cheveux.

» Ce jour-là, le commandant a failli devenir fou.


— Mais, demandai-je, que s’était-il passé ?

— C’est bien simple, répondit Barnavaux : Atchoum et le mercanti avaient jeté toute l’absinthe dans l’eau du puits.

KIDI

HISTOIRE DU CONGO

Kidi est un noir du Loango qui inventa une religion, ne fit pas d’adeptes et mourut martyr. Mais nul ne le sait, excepté moi et quelques amis. Et Kidi, jadis « faisait boy » chez un blanc, sur les bords de l’Ogooué. Ce blanc était un bon blanc. Il y en a, je vous assure. Et il était même un peu chimérique. Au lieu d’acheter de l’ivoire et du caoutchouc comme les gens sensés, il avait planté des pieds de café et des arbres à cacao. Parfois, le matin, il montrait ses cacaoyers à Kidi en lui disant : « Ça, y en a faire chocolat ! » Mais Kidi n’en croyait rien. Il connaissait bien « chocolat » qui est une espèce de pierre brune et fond dans l’eau bouillante. Or, les arbres n’ont pas des pierres pour fruits, Kidi en était très sûr. Cependant, il crut plus tard des choses bien plus étranges : telle est l’inconséquence des hommes. Elles advinrent parce que le blanc était marié, très légitimement marié, et qu’il avait emmené sa femme au Congo. Je vous ai déjà expliqué que c’était un homme chimérique.

Cette femme était une pauvre petite créature toute frêle et blonde, avec des yeux beaux et malheureux, des yeux tirés à cause de la fièvre, et qu’elle allait avoir un enfant. Quand cet enfant naquit, l’ignorant Kidi fut tout étonné. Comme la plupart des Africains, il croyait que les blancs sortent de la mer, avec toute leur taille, et que c’est dans la mer qu’ils vont chercher leurs richesses. Et voilà même pourquoi beaucoup de blancs ont les yeux de la même couleur que l’eau, gris, bleus ou verts : c’est à cause de leur origine. Si vous voulez bien y réfléchir une minute, vous admettrez que cette supposition est très raisonnable. Mais voilà que la « madama » montrait tout à coup à Kidi un petit être vagissant, tout semblable aux enfants des hommes, excepté que son corps était pâle et rose. Cela lui parut très extraordinaire. Les dieux blancs sortis de la mer se mêlent quelquefois aux simples mortelles, qui sont noires, et alors ils font de petits métis ; tandis que celui-là était un véritable petit dieu blanc. Ce qui se passa ensuite ne fit que le confirmer dans cette conviction.

Car on fit venir de la côte un missionnaire qui baptisa l’enfant. C’était le Père Mottu, lazariste. Il avait de grandes jambes, une grande échine, une grande robe noire, toujours sale, une grande barbe, noire aussi, et mal peignée. Mais il aurait traversé l’Afrique sans un sou, dans l’intérêt de son commerce, qui ne lui rapportait rien, et parlait toutes les langues indigènes. Il laissait croire que c’était par un don du Saint-Esprit, et après tout c’est bien possible, puisque moi, qui n’ai pas de protection spéciale auprès du Seigneur, je n’ai jamais rien compris aux patois bantous.

Ces événements se passaient vers la fin de décembre, et quand le Père Mottu vit le bambino, tout menu et joli dans les bras de sa mère, vêtue d’une belle robe blanche sans taille, il s’écria du premier coup :

— Quelle jolie crèche pour la Noël !

Et l’on fit la crèche, dans une grande paillotte neuve, un simple toit dressé sur des poteaux, au bord de la rivière. Les eaux chantaient dans les rochers. Elles étaient blanches et bleues comme les voiles de la madone. Le bambino dormait dans un berceau de bois, les deux poings fermés et la bouche entr’ouverte. La madone était la « madama », et son mari représentait saint Joseph, comme il convient. Derrière eux étaient les animaux : deux cabris bien lavés, dont le poil brillait comme du sucre, et un bœuf très sérieux. On n’avait pas trouvé d’âne, mais la solennité se trouvait rehaussée par la présence d’un autre personnage : c’était Fritz, jeune éléphant qu’on essayait d’apprivoiser. Il contemplait ce spectacle avec gravité. Parfois, il balançait sa trompe : il encensait.

Alors parurent les rois mages. Ils étaient magnifiquement vêtus, suivant la tradition. Le premier était un commis aux affaires indigènes. L’autre, le Père Mottu lui-même. Et comme, tout le monde le sait, le mage Balthazar fut nègre, le troisième, c’était Kidi.

Et Kidi, éperdu, tremblait de joie et d’orgueil. Il portait sur la tête une couronne de cuivre clair. Une somptueuse pièce d’étoffe rouge drapait ses épaules, et sur sa poitrine, sanglée d’un rude gilet de cuir, brillaient des gouttelettes de verre, des grains d’ambre, toutes sortes de gemmes éclatantes, de colliers barbares. Il avait des caleçons verts, très bouffants, embellis de galons d’or, des bottes de cuir écarlate. Ses mains tenaient des épis de maïs, des bananes mûres, des palmes. Et jetant ces choses, il se prosterna de tout son cœur. Il ne comprenait rien, sinon qu’il avait la gloire de participer, changé en roi, à une cérémonie sacrée des blancs, à des rites très forts. Son âme était transportée de fierté, d’enthousiasme et de reconnaissance.

Personne ne pensa jamais à lui expliquer qu’il n’avait vu qu’un simulacre. Et d’ailleurs dans une cervelle bien faite, une cervelle d’enfant, de poète ou de nègre, peut-il y avoir aucune différence entre un simulacre et la réalité ? Et si le monde vraiment n’était qu’un simulacre, s’il ne faisait que refléter mal, comme un miroir brisé, quelque chose d’autre et d’inconnu, qui est loin, ineffablement loin, au delà de tout ? Ce ne fut certes pas pour ces profonds motifs qu’on négligea de détromper Kidi ; mais le fait est qu’on ne le détrompa point.

On l’avait autorisé à venir contempler, adorer et servir un dieu, un dieu blanc ! Il avait eu cette faveur insigne et particulière. Voilà tout ce qu’il démêla. A compter de ce jour, il ne marcha plus de la même façon. Le Père Mottu, en quittant la station, lui avait donné une image et une médaille figurant l’enfant divin avec sa mère. Il enferma l’image dans un sac de peau, suspendit la médaille à son cou, attribua sérieusement à ces objets une puissance surnaturelle. Il les considérait aussi comme le signe d’un engagement qu’il avait contracté, il était maintenant lié aux blancs par une opération de magie redoutable, de la même manière que les soldats sénégalais avec leurs décorations, ces autres amulettes mystérieuses que donnent les Européens, et qui portent malheur quand on n’est pas fidèle aux incompréhensibles paroles gravées dessus, ou écrites sur les papiers de recrutement. Car les mots créent les choses. Voilà ce que croient les peuples primitifs. En prononçant le mot « mort » ou le mot « amour », un sorcier peut produire la mort ou créer l’amour. Plus tard, Kidi s’enrôla dans la milice du Tchad et reçut une de ces décorations des Européens. Il la mit à côté de celle du Père Mottu, sans distinguer la différence. A ses yeux, il n’y en avait pas.

Si Kidi s’était engagé dans la milice du Tchad, c’est que son patron et la pauvre « madama » silencieuse et pâle, et le petit dieu blanc étaient repartis pour la France, ce qui voulait seulement dire, dans sa pensée, qu’ils avaient regagné les pays de la mer, patrie de ces dieux étrangers. Kidi avait été très malheureux mais non pas étonné : souvent les blancs meurent sur cette terre d’Afrique, preuve qu’ils n’y sont pas plus à leur aise que les véritables poissons ; ou bien ils retournent d’où ils sont venus. Jamais on n’en voit mourir de vieillesse.

Kidi fit donc campagne, très bravement. Il assista, sans s’émouvoir, à de très grands massacres. Il y prit part et « cassa » beaucoup de villages, c’est-à-dire qu’il les pilla fort proprement. Il y était encouragé par ses instincts, ses traditions, et aussi par les serments de sa religion particulière.

Et c’est ainsi que sa colonne parvint un jour, assez haut dans l’est, sur les bords de l’Oubangui. Et le chef de la colonne, qui était un blanc très petit, très dur, très tanné, très généreux, très brave, fit dresser un grand mât sur la rive du fleuve, hisser un drapeau sur le mât, et dit à Kidi :

— Ça, ça veut dire que le pays est à nous. Et quand il viendra quelqu’un, tu diras ce que ça veut dire. Nous autres, on s’en va.

Car c’est ainsi que les choses se passent. On dépense deux ou trois millions pour faire des colonnes, et puis on s’en va.

Le commandant ajouta :

— Tous les trois mois, si ça se peut, un bateau t’apportera ta solde. Si elle n’arrive pas, ça ne fait rien. Reste tout de même.

Kidi répondit poliment :

— Y a bon.

Et il demeura tout seul, au bord de l’eau, près du mât. Il tirait sur une corde pour faire monter le drapeau, tous les matins, et l’amenait tous les soirs, au coucher du soleil, pour obéir à sa religion. De plus, il acheta une femme au prix de six barrettes de cuivre. Car cette maxime est professée au Loango : qu’un homme qui n’a pas de femme, c’est qu’il n’a pas de quoi, ou qu’il est fou. Vous devez vous apercevoir que cette histoire est pleine de choses sensées, dites par des nègres. Kidi enfonça la pointe d’un couteau dans l’image de la « madama » et de l’enfant blanc. Ce n’était point pour leur faire mal. Il les avertissait seulement de faire attention à préserver de la petite vérole le fils qui venait de lui naître. Le bateau de ravitaillement n’arrivait point, mais il n’en avait souci. Au lieu du bateau de ravitaillement, ce furent des noirs de la rive belge qui traversèrent un jour le fleuve et se mirent à couper des lianes pour recueillir le caoutchouc. Kidi alla tout tranquillement vers eux et prononça :

— Y en a pas bon. Ça qu’y en a ici, y en a français. Vous faire f… le camp.

Mais les noirs éclatèrent de rire. C’étaient des cannibales de la tribu des Bangalas qui se font croître sur la tête, en y incisant la peau du front, une sorte de crête, d’aspect bestial. Kidi les considérait avec horreur. Ils répondirent qu’il n’y avait plus de caoutchouc chez eux, et qu’il y aurait « beaucoup mauvais » s’ils n’en apportaient pas aux Belges.

Mais Kidi répondait toujours :

— Vous y en a faire f… le camp.

Alors les noirs, voyant qu’il était seul, recommencèrent à rire. Et Kidi n’hésita pas une seconde, parce que, s’il avait hésité, il lui serait arrivé sûrement, pensait-il, après la mort des choses pires que la mort. Il ne pouvait pas désobéir aux fétiches des blancs. Donc, ne s’arrêtant pas à cette insignifiante considération qu’il était tout seul, il affirma simplement :

— Moi, il va faire guerre !

Voilà ce qu’il dit sans y rien voir d’étrange, à cause de sa religion. Personne n’a jamais été logique comme Kidi.

Il alla chercher son fusil et commença de tirer dans le tas. Et il était si brave que ce jour-là il fut vainqueur.

Mais les Bangalas revinrent la nuit tout doucement, et mirent le feu à sa paillotte. Et comme Kidi sortait, faisant retentir de cris sa gorge et sa poitrine, un couteau de jet lui trancha la tête. Et les Bangalas, ayant aussi tué sa femme, emmenèrent avec eux le petit enfant. Il pleurait sur la rivière et ses yeux étaient pleins de mouches.


Ainsi mourut Kidi, pour avoir incarné, un jour de décembre, le seigneur Balthazar, roi mage. Et cette histoire est très vraie.

LE DIEU

Kaméhaméha disait que, dix-huit générations avant lui, des hommes pâles, sortis de la mer, avaient apporté un dieu.

Depuis la veille, on voyait passer des mouettes. L’air sentait la vanille, les épices, l’herbe verte et la fécondité. Au coucher du soleil, des montagnes apparurent, si hautes que, sous cette latitude, elles avaient gardé de la neige à leur cime. Puis la sonde indiqua que le sol montait sous les vagues, et, quand la nuit fut tout à fait tombée, de grands feux brillèrent dans l’ombre. La terre était là, très près, une terre où il y avait des hommes. Plein d’un orgueil très noble et très pur, Félix-Hector de Beaussier-Larieuse fit jeter l’ancre.

La certitude d’une découverte, l’enivrement de ces parfums errant sur les flots, la contagion même de la joie plus grossière des marins qui riaient sur le gaillard, gonflaient ses narines et lui faisaient battre le cœur. Comme Bougainville, il avait rêvé de découvrir une terre nouvelle et de la donner à son roi. L’enthousiasme de sa jeune foi philosophique lui montrait dans les sauvages des frères doués de raison, des égaux, par conséquent, — des maîtres même, chez qui le contrat social n’avait pas corrompu la nature ; et il espérait, au bout de sa course, trouver enfin une race possédant le secret du bonheur.

A peine élevées au-dessus des vagues, toutes verdoyantes et rondes, avec un bassin circulaire en leur centre, les premières îles que rencontra le navire, après avoir franchi les caps patagoniens, paraissaient de grands lotus épanouis sur un étang sans bornes. Mais elles étaient désertes. Seuls, des lamantins à figure presque humaine en gardaient les rives, et leurs bosquets n’étaient peuplés que d’oiseaux. Non effrayés par la vue des hommes, ils se laissaient cueillir comme des fleurs. Les matelots, ébahis, leur arrachaient les plumes de la queue. Cependant, ils ne bougeaient pas, ne sachant d’où leur venait cette douleur.

Maintenant, sans doute, on avait touché le but. Ces terres plus grandes étaient le domaine cherché : et l’aube, en effet, révéla des merveilles. Aussi loin que les yeux pouvaient voir, un archipel de joie riait sur les flots. Quinze mille indigènes, arrivés dans trois mille pirogues, la figure très claire, agitaient en signe d’amour de grandes feuilles de bananier.

Beaucoup de femmes, repoussées des embarcations, s’étaient jetées à la nage. Dans l’eau, si transparente qu’elle semblait une seconde atmosphère, à peine plus épaisse que l’autre, elles étaient comme suspendues. Frêles, légères, rieuses, le corps d’un blond doré de soleil, elles sortaient parfois de la mer jusqu’à la taille, et des gouttelettes brillantes tombaient alors de leurs cheveux sur la pointe de leurs seins jeunes. Généreux et sensible, ami des lumières et de la philosophie, condescendant aux passions naturelles du cœur humain, Félix-Hector ordonna qu’on les fît monter sur le navire. Couronnées de fleurs, elles se jetèrent à ses pieds. Mais les matelots, les relevant, les entraînèrent dans le faux-pont. Elles s’y prostituaient sans résistance, avec une soumission flattée. Leurs amants étant allés chercher des miroirs, elles firent signe qu’elles préféraient des clous de fer, et, comme elles étaient nues, pour les emporter, elles les gardaient dans la bouche.

Cependant, d’autres pirogues quittèrent le rivage. Elles étaient très grandes, sculptées à l’avant et à l’arrière, peintes en rouge vif, munies d’un balancier. Et la première était celle des rois. Casqués de nacre et de plumes, ils portaient un manteau rouge, plusieurs couteaux de pierre bien polie passés à la ceinture ; graves et fermes, ils restaient immobiles, appuyés sur de longues piques en bois durci.

La seconde pirogue était celle des dieux. D’une taille gigantesque, ils balançaient gauchement, au-dessus de la mer, leurs torses d’osier, bourrés de crins blancs et jaunes. Des morceaux de nacre de perle, enchâssant une noix ronde et noire, figuraient leurs yeux. Leurs prêtres, à genoux, chantaient des hymnes. Tout leur aspect était formidable.

Le peuple criait : « Lono ! Lono ! Lono ! »

Et les rois, arrivés sur le navire, se prosternèrent. Et les dieux, secoués par leurs prêtres, saluèrent d’une façon farouche et grotesque. Un homme infiniment vieux, presque aveugle, jadis chef des guerriers, maintenant grand-pontife, s’approcha, les yeux baissés, ôta son manteau, ses colliers, ses fétiches, les jeta sur les épaules du capitaine, et, tout nu, chantant toujours, se précipita, lui aussi, sur le sol, où il demeura quelque temps, immobile comme un cadavre. Puis tous, se levant ensemble, firent signe à Félix-Hector d’entrer dans la pirogue des dieux.

Au milieu d’une foule immobile, étendue à plat ventre au bord des chemins, on le conduisit au temple. C’était un édifice bâti de pierres solides et carrées, dont la cime plate s’entourait d’une balustrade décorée de crânes humains. Ce Moraï était le Panthéon de l’île. La face contractée d’un rire ironique et féroce, douze divinités s’y rangeaient en demi-cercle autour de la table de proposition, et il y avait sur cette table des bêtes sacrifiées, des enfants mâles égorgés, et aussi les fruits de la terre. Et le grand pontife assit Félix-Hector sur un escabeau sculpté, au milieu des idoles, le revêtit d’un manteau d’écarlate, en lui tenant respectueusement le bras droit écarté du corps, tandis qu’un acolyte très grand, à la barbe longue, blanc de peau comme un Européen, lui prenait le bras gauche. Et Félix-Hector de Beaussier-Larieuse se tint ainsi debout, sur le haut du temple, dominant la mer, dominant les bois, les champs, les collines, les bras en croix, éperdu, devant tout un peuple qui l’adorait. Autour de lui, des flammes montèrent. On lui sacrifiait des cochons.

Or, abaissant ses yeux éblouis, il vit que le grand-pontife lui présentait, à genoux, une chose très vieille, rongée par les oxydes et la vétusté. Il reconnut une figure d’homme, en cuivre, les bras étendus comme lui, les pieds sur une espèce de plaque, et cette plaque ayant été frottée du doigt par le sacrificateur, il lut :

CHRISTUS VINCIT

puis plus bas, en lettres plus petites :

CAROLUS QUINTUS

Alors, il comprit la vérité. Deux siècles avant lui, ils étaient venus dans ces îles, les vieux conquistadores de Charles-Quint d’Espagne, découvreurs inlassables. Ils avaient rempli d’eau leurs tonnes, fait du bois, surtout cherché de l’or. N’en ayant pas trouvé, ennuyés, dédaigneux, ils s’étaient rembarqués, et jamais, jamais, suivant leur coutume, ils n’avaient indiqué ces îles sur la carte, craignant qu’une autre nation n’en profitât, n’y embusquât des navires pour les jeter sur leurs lourds galions. Mais avant de partir, sans doute, ils avaient planté des croix, maintenant pourries, fanatiquement prêché, sans même savoir la langue, montré le ciel, fait parler la foudre de leurs armes, peut-être magnifiquement massacré. Ils étaient partis, sur leurs vaisseaux pareils à des baleines ailées, laissant la mémoire d’un dieu blanc, maître du ciel, terrible et tout-puissant, et ce dieu, depuis plus de deux siècles, on l’avait attendu.

Oui, c’était cela ! Dans l’esprit du peuple, cette tradition s’était mêlée au nom d’un chef, Lono, qui, fou d’amour, de jalousie, avait tué sa maîtresse, puis, désespéré, avait fui dans un canot sur la mer infinie, annonçant que les générations futures le verraient aborder dans son île natale, divinisé, immortel, invincible. Mais les prêtres savaient mieux, et plus. Ils avaient le signe, l’image de cuivre, et l’enthousiasme aussi les pénétrait des premiers bégaiements d’une métaphysique. Ils connaissaient Pelé, déesse des feux souterrains, Kéna-Képa, qui donne la pluie, Kaïli, qui tue à la guerre. Mais ils avaient oublié le ciel qui couvre tout, embrasse tout, baigne tout dans la flamme légère du jour. L’arrivant était, certes, le Dieu du ciel. Sa majesté, l’éclat de son corps, la splendeur qui l’entourait, l’énormité de ses pirogues en étaient la preuve. Leur théogonie était désormais complète.

Et il ne s’agissait plus de foi, on voyait : un dieu, un dieu vivant était parmi eux, ils le touchaient, le servaient, participaient à sa gloire, s’abritaient derrière sa force. Une joie ineffable pénétra les âmes, un délire sacré les emporta.

Et Félix-Hector de Beaussier-Larieuse, lui-même, fut ravi hors de sa raison. On le croyait Dieu. Eh bien ! puisqu’on le croyait, il le serait, lui si supérieur et si bon. Il allait dicter librement les lois de l’humanité et de la sagesse, refondre ces peuples selon sa volonté, selon l’équité, la vertu, la nature, certain d’une obéissance absolue, sans avoir besoin d’imposer la contrainte. Il se félicita d’avoir interdit qu’on tirât même un coup de pistolet dans l’île.

Tout à coup, au bas du Moraï, vingt-quatre malheureux parurent, les épaules violettes de coups, claquant des dents, les doigts sur les yeux. Autant de bourreaux les abattirent à la fois, avec des casse-tête, et, se baissant, un couteau de jade à la main, leur ouvrirent la poitrine. Les prêtres prirent ces vingt-quatre cœurs palpitants, et, s’en étant frotté la poitrine, les joues et le front, ils firent la grande offrande. Car les dieux, qui sont immortels, toujours heureux, incapables de douleur, doivent se réjouir de la douleur des hommes. Elle leur fait mieux comprendre le bénéfice de leur impassibilité.

Félix-Hector, glacé d’horreur, poussa un cri, voulut s’élancer, trébucha par-dessus la balustrade du temple. On l’entendit gémir, on vit son sang couler. Et le grand-pontife, brusquement, cria :

— Nous nous trompions ! Il souffre, il crie, son sang est rouge. Il n’est pas Dieu !

Le peuple répéta :

— Son sang est rouge. Il souffre. Il n’est pas Dieu. Il a violé les tabous !

Un homme prit une grosse pierre et lui écrasa la tête. Un autre, penché vers le ventre, arracha un lambeau de chair hideuse et rouge, le brandit, en souffleta le cadavre. Et le cadavre même disparut, déchiqueté, émietté, évanoui. On poursuivit les matelots, la plupart moururent.

Mais ceux qui purent regagner le bord vengèrent leur maître. Du sein du navire, de la chose gigantesque, ailée, le canon tonna : les beaux cocotiers de la plage s’abattirent comme de l’herbe, des hommes fauchés par centaines, coupés en deux, le ventre ouvert, sans bras, sans tête, tombaient dans la ruine des arbres. Et ceux qui n’étaient pas touchés, terrifiés, se laissèrent rouler sur la plage sanglante.

Seul, le grand-pontife, l’homme presque aveugle, très vieux, très sage, ne courba pas la tête. Sous le vent de cette mort invisible, il pensa qu’ils avaient réellement tué le Dieu des nues, puisque son tonnerre le vengeait. Triste, furieux, indomptable, se sachant vaincu d’avance, il accepta cette lutte inégale, voulut, du moins, mourir en guerrier, puisque, prêtre, il avait commis le sacrilège irrémissible. Et, se faisant apporter un carquois et un arc, de ses mains débiles, il tira toutes ses flèches contre le ciel.

LA VENGEANCE DE MADAME MURRAY

— Madame Murray, madame Murray !… O mon Dieu ! il est arrivé un grand malheur ; le pauvre patron !

… Le plus vieil employé de la banque « Murray and Co », de Singapour, s’essuyait le front en sanglotant. Les yeux lui sortaient de la tête, d’avoir couru, d’avoir pleuré, d’avoir pensé tout le long de la route à la façon d’annoncer le malheur, un malheur « qui n’était pas fini » et de ne pas encore avoir trouvé comment l’annoncer. Il avait fait, sous le soleil de plomb, l’âpre route qui monte de la banque, tout près des docks de Singapour, jusqu’à la maison de campagne du patron, sur la colline. Maintenant, sous le ciel pâli de lumière, par delà les campongs indigènes couverts de légumes et de fruits, par delà les riches maisons anglaises, toutes pareilles à celles du pays natal, mais grimées sous les verdures furieuses du climat comme des Européennes vêtues en Chinoises pour un bal, il apercevait l’immensité du port plein d’hommes et de choses, de steamers et de voiliers, et au loin, entre des îles confuses, les premières de la Sonde, d’autres navires encore, d’autres steamers, d’autres voiliers aux belles ailes, et des jonques chinoises, et des praos malais, nombreux et divers comme les races humaines, et qui se croisaient là, à ce carrefour d’ondes, où trois mondes confluent.

Madame Murray se dressa toute pâle :

— Il est arrivé malheur à mon mari ?

Le livre qu’elle lisait était tombé par terre, et l’employé le ramassa, d’un geste machinal et méticuleux.

Alors elle dit, assez bas :

— Est-ce qu’il… est-ce qu’il est mort ?

— Oui, madame, fit-il.

Et après cette espèce d’aveu, il resta aussi angoissé qu’auparavant, parce qu’il n’avait pas tout dit. Elle, de son côté, s’étonnait de souffrir aussi peu, malgré son grand amour. Ce mot de mort lui paraissait vide de sens. Si elle eût pleuré, c’eût été par grimace : elle ne réalisait pas du tout que son mari pût être mort, toutes les images qu’elle avait de lui étaient des images de vie et d’activité. Mais elle eut une pensée terrible.

— Il ne s’est pas suicidé ? cria-t-elle.

— Non, madame, dit le vieux Jim Stevens, mais il a été assassiné. On l’a trouvé près du coffre-fort grand ouvert, avec un couteau planté entre les deux épaules. Bien sûr, il venait d’ouvrir la caisse lui-même pour y mettre les pièces et les valeurs du jour, comme il faisait chaque soir depuis que le caissier est malade… Il n’y a plus rien dans le coffre, ils ont tout enlevé.

— Qui ? demanda violemment madame Murray. Vous savez qui ?

— Weldon, le chef de la correspondance, et son ami, le petit Nathan, le courtier en cotons. C’est eux qui ont fait le coup. Nathan était venu voir Weldon, l’un des deux lui a pris les deux bras, probablement, l’autre a frappé.

Et il ajouta, pour tout lâcher enfin :

— Ils se sont sauvés, on ne les a pas retrouvés. Ils ont dû quitter Singapour.

Cependant madame Murray se disait, pleine de honte :

— Je ne sens rien, je ne souffre pas du tout. Je ne comprends pas.

Elle n’apercevait toujours Alfred Murray qu’à travers elle-même, pour ainsi dire, et la brusquerie du terrible événement laissait tout entiers ses souvenirs d’un homme solide, tranquille, pas causeur, sachant commander, auquel elle avait dévoué son corps comme épouse, ses mains et sa tête comme ménagère, ce qui l’avait rendue heureuse. Il lui fallut un effort pour se l’imaginer, dans le petit bureau grillé, étendu sur le ventre, tout raide, avec une large tache mouillant son habit et salissant le plancher. Même alors elle éprouva surtout de la colère mêlée à un vif besoin d’agir, de faire quelque chose ; elle voyait la caisse ouverte, elle revivait la douleur, la fureur de l’agonisant dépouillé. Tant qu’il avait été vivant, il n’avait pu avoir que des pensées de vivant, il aurait voulu courir, reprendre son bien. Cela lui paraissait si clair, si sûr, si véritablement lumineux, que madame Murray faillit crier :

— Il est dans mon crâne, c’est lui qui veut agir !

Car les impulsions d’un être humain, à de certains moments, sont si fortes qu’il ne peut croire qu’elles viennent de lui.

Cinq minutes après, elle descendait vers la ville, dans un palanquin porté par deux Chinois qui tendaient de toutes leurs forces les muscles de leurs jambes de chèvre, et Jim Stevens trottait derrière, éperdu. Les abords de la banque étaient envahis ; dans les bureaux, les employés s’agitaient à vide, en désarroi ; un coroner les interrogeait à tour de rôle, insistant sur tous les détails, importants ou non, de la même façon insignifiante et soigneuse. Le mort gisait, presque oublié, sur une chaise longue en bambous, un mouchoir sur la figure. Il y avait des paquets de mouches sur le mouchoir, et ce fut ce détail qui frappa la jeune femme, lui fit comprendre enfin ce que c’était que la mort, la décomposition finale. Elle se mit à sangloter près du cadavre, et tout le monde se tut, gêné.

Subitement, elle se dressa, et demanda, sans embarras, combien on avait volé. La question fut posée d’une façon si brutale qu’on en fut scandalisé, d’autant plus qu’on la savait sans avidité, ignorant même la valeur de l’argent. On lui répondit que l’examen des livres n’avait pas été fait complètement, mais que la somme enlevée pouvait monter à trois cent mille dollars en banknotes, sans compter les titres, les traites, qui doublaient probablement cette somme. Les assassins avaient dû retenir d’avance leur passage sur un des navires qui vont de Singapour à Yokohama, puis à San Francisco. Seul un steamer de cette ligne avait quitté le port après l’affaire.

— On a télégraphié, dit le coroner, et nous demanderons l’extradition.

Madame Murray haussa les épaules :

— Je ne connais rien à tout cela, dit-elle, mais je sais pourtant que Weldon et Nathan sont Américains, et que les États-Unis ne livrent pas leurs nationaux. Quant à les faire juger là-bas, vous savez bien qu’ils ont de quoi acheter les jurés. Il faut courir après, voilà tout.

Le coroner bondit :

— Courir après ! Mais avec quoi ? comment ? Ça ne nous regarde pas. Nous communiquons avec les justices étrangères, nous leur donnons tous les renseignements possibles, — à vos frais, bien entendu, — là se borne mon devoir !

— Je ne m’occupe pas de vous, dit-elle : je vais courir après. C’est mon mari qu’on a volé.

Le mort lui semblait un chef tombé dans le combat, et qu’il faut remplacer. Elle donna l’ordre à Stevens de le faire porter chez elle dans sa litière, de le veiller, et, comme elle partirait dans la nuit même, de conduire les funérailles. Tout le monde lui croyait la tête perdue, mais on la laissait agir parce que sa volonté effrayait, et qu’après tout on perdrait trop de temps à s’inquiéter des affaires des autres. On pensait d’ailleurs qu’elle ne pourrait quitter Singapour, s’arrêterait aux difficultés matérielles du projet ; elle passa à travers tout, furieusement, sans une hésitation.

Le long des quais, la plupart des steamers sommeillaient, muets et froids, avec leurs grosses cheminées, leurs maigres mâts sans voiles, et des coolies sans cesse versaient des hottes de charbon dans leurs entrailles. Un seul restait sous pression, mince, long, agile, l’air intelligent, sa carcasse de fer peinte en blanc, éclatante. Il portait des raisins et des pêches, toute une cargaison de fruits frais, jusque dans l’Inde. C’était une nouvelle entreprise, la tentative hardie d’un Yankee ; et comme il fallait aller rapidement pour que le chargement se conservât intact, le vaisseau avait été taillé pour la course.

Elle le nolisa, acheta son contenu, s’en débarrassa sur le marché de Singapour, à vil prix, paya en engageant sa maison, ses bijoux, en retirant un compte courant placé sous son nom. A huit heures du soir, elle partait, accompagnée de deux employés qui devaient lui servir de témoins, munie d’une copie des procès-verbaux du coroner. Sur les jetées, tout un peuple la regardait curieusement et en silence, car on la croyait folle.

Le capitaine yankee avait pris la direction de la chasse, et se passionnait.

— C’est une femme, ça, une vraie femme ! disait-il.

Elle, tout entière traînée vers son but, tragique dans les vêtements clairs qu’elle n’avait même pas pris le temps de quitter, se faisait expliquer la route. Elle sut ainsi qu’on passait au large de Saïgon, qu’on doublait Manille ; et les coups de l’hélice, dont toute la carène tremblait, retentissaient dans son âme. Le Yankee faisait pousser les feux, rasait les bas-fonds, coupait au plus court, lui montrait la carte, et s’étonnait qu’elle ne dormît point, semblât ignorer la fatigue. Enfin, sous le vent de Formose, on aperçut la fumée d’un grand steamer ; et c’était celui-là !

Les deux témoins, qui avaient le mal de mer, et faisaient piteuse mine en cette aventure, montèrent du coup sur le pont. Les hommes d’équipage hurlaient comme des chiens, le Yankee dansait de joie et parlait de tirer le petit canon-revolver de l’avant, précaution prise contre les pirates chinois. Le Sunbeam filait si vite qu’on eût cru qu’il sortait de l’eau comme un poisson volant ; on lâcha le beuglement de la sirène, un beuglement d’alarme qui s’étendait en s’assourdissant à travers les plats espaces de la mer : on fit trop. Le Swan of Japan crut à un pirate — il se trompait de peu — et n’arrêta pas.

— Allez toujours, criait le Yankee au mécanicien, nous l’aurons !

On l’eut ! Deux heures plus tard on le rangeait à vingt-cinq mètres. Sur le steamer, des femmes, croyant à une attaque, pleuraient très haut. Le commandant grimpa sur la passerelle avec son porte-voix.

— Qu’est-ce que vous avez à courir après un honnête navire ? Filez, ou je vous prends par le travers et je vous coule !

Le Yankee, à travers son propre porte-voix, commença par lui prouver qu’un Américain se faisait gloire de jurer mieux que n’importe qui au monde. Du reste, il était très embarrassé maintenant d’expliquer pourquoi il avait couru « sur un honnête navire » et n’en jurait que davantage.

— Passez-moi votre porte-voix, dit madame Murray.

Et elle cria :

— Vous ne nous coulerez pas parce que nous marchons mieux que vous. Je suis la femme d’Alfred Murray, assassiné par deux passagers de votre navire, Weldon et Nathan, qui sont inscrits sous de faux noms. Je viens les reconnaître, les prendre et reprendre mon argent. Mettez un canot à la mer.

La voix du commandant clama :

— Vous êtes folle, d’abord. Et puis, ça ne me regarde pas. Adressez-vous au Japon ou aux États-Unis, si vous voulez. Pour le moment, allez au diable !

— Arrêtez-vous et mettez un canot à la mer, répliqua madame Murray. Je vous expliquerai tout. Sinon je vous suis jusqu’au bout du monde. J’ai un hotchkiss. Je ne prétends pas vous couler avec, mais nous décrocherons quiconque restera sur votre pont, à commencer par vous. Mettez un canot à la mer !

A ce moment, Weldon et Nathan, très pâles, essayèrent de monter sur la passerelle.

— C’est eux, continua-t-elle, je les reconnais. Ils veulent vous acheter. S’ils font un pas, je fais tirer !

Le capitaine du Sunbeam avait déjà poussé la manivelle de son canon et un premier coup partit en l’air. Les passagers crurent que leur dernier jour était venu. Le commandant, qui trouvait la scène simplement ridicule, dit pour en finir :

— On va mettre un canot à la mer ; je vous fais remarquer que vous servirez d’otages, voilà tout.

Le canot accosta au Sunbeam, et madame Murray y prit place avec ses deux témoins. A ce moment, on entendit Weldon dire d’une voix claire et grelottante :

— Allons, la partie est perdue, il faut payer, n’est-ce pas, Nathan ?

Et Nathan répondit :

— C’est sûr ! Bonsoir.

Puis deux coups de revolver partirent et deux corps tombèrent : les assassins venaient de se faire sauter la cervelle.

— Tiens, dit le commandant, c’était donc vrai ? Eh bien ! voilà qui change la question.

Pendant qu’il regardait avec un grand sang-froid les deux agonisants, dont les jambes remuaient encore, d’un mouvement mécanique, madame Murray montait à bord.

— Ces messieurs sont venus avec moi… commença-t-elle en montrant ses compagnons.

— Parbleu, je n’ai pas besoin d’eux, dit le commandant. Les animaux qui salissent le pont ne se sont pas supprimés pour rien. Qu’on aille chercher le stewart.

Le stewart vint assez lentement ; il mourait de peur. En fouillant les malles des deux « animaux », des frissons lui couraient dans le dos. Mais il retrouva tout de même la somme entière volée chez Murray, plus quinze mille dollars, les économies des deux assassins.

— Gardez tout, mon commodore, dit le commandant à la jeune femme en lui donnant sérieusement le plus haut titre de la marine américaine. Gardez tout : ça couvrira vos frais.

Et comme elle lui tendait les procès-verbaux du coroner :

— Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça ? Dans notre race, et ici surtout, on se fait justice soi-même. Vous avez eu rudement raison. — Vous êtes toute pâle, voulez-vous un verre de champagne ?

En effet, elle défaillait. Tout son courage, toute sa force s’en étaient allés, son but une fois atteint. Le champagne l’assomma ; on dut la porter jusqu’au Sunbeam.

Les passagers du steamer, enfin rassurés, criaient :

— Hurrah pour la commodoresse !

Elle n’entendit pas. Durant le temps du retour, elle sanglota, prostrée. Il lui sembla qu’elle n’avait pas fait ce qu’elle aurait dû faire, qu’elle eût dû rester près de son mari, l’enterrer, le veiller, agir comme une femme ; et surtout elle éprouvait une gêne douloureuse, un trouble physique à n’être pas en deuil. Le bruit de ces deux coups de revolver, tout à l’heure, lui étourdissait la tête. Elle voyait ces deux corps dont les jambes s’agitaient au grand soleil, ces faces torturées, figées par la mort dans leur angoisse.

« C’est moi, moi qui ai fait tout cela, songeait-elle ; est-ce que je suis encore une femme ? »

Elle souffrait de s’être ôtée de son sexe. On arriva devant Singapour. Le Yankee fit des signaux au sémaphore, cria aux barques qui les entourèrent leur victoire, l’héroïsme de madame Murray, les coups de canon, la mort des deux fugitifs, toute cette histoire folle, superbe, invraisemblable ! Il s’en enivrait lui-même, il trouvait des mots emphatiques, gonflés, des mots de journal, qui grossissaient les choses ; il s’étonnait par choc en retour de tous les hauts faits auxquels il avait pris part, s’admirait et l’admirait, elle, l’indomptable femme qui en était le principal auteur.

— Écoutez, dit-il, écoutez. Je vais vous rendre votre argent ! Mais je vous l’ai dit tout de suite, vous êtes une femme ! Et puis maintenant il y a autre chose. Je ne sais pas comment diable expliquer… c’est comme pour les actrices, vous savez, on les désire, on les veut, avec toute la force des cent mille volontés qui les désirent et les veulent. Je vous en prie, épousez-moi. Nous posséderons la mer, si vous voulez, nous enlèverons tout le trafic, de San Francisco à la Chine : en dix ans on peut confisquer toutes les lignes de steamers, et pas un panache de fumée ne roulera sur ce grand Océan sans notre permission. Ou bien nous irons là-bas, aux États, nous jouerons sur les terres, sur l’or, sur tout ; nous créerons des villes dont nous serons rois, puisque tout nous y appartiendra, du sol aux cheminées, que nul n’y vivra sans notre consentement, n’y vendra, n’y achètera que ce que nous voudrons qu’on vende ou qu’on achète. Nous coulerons des peuples dans les moules fondus par nous, et nous donnerons des formes à la vie, avec nos volontés.

Mais elle ne répondit rien, tremblant tout doucement, la tête dans les mains. Quand le Sunbeam passa devant la petite île qui ferme le port, trente mille voix saluèrent le navire, hurlèrent leur admiration ; d’innombrables canots, des yachts, des sampangs lui firent cortège. Toutes les dames de la colonie européenne attendaient aux Victoria Docks avec des fleurs, des gerbes de fleurs, des montagnes de fleurs parfumées, colorées, croulantes. C’était une apothéose, et Jason revenant avec la Toison d’or, les caravelles de Colomb rentrant à Cadix chargées de toute la gloire de l’élargissement du monde, Nelson à Naples où l’attendait lady Hamilton, effroyable amoureuse, ne furent pas reçus comme fut reçue en ce jour la veuve d’Alfred Murray… Une passerelle glissa du navire jusqu’au quai, et l’on vit apparaître une malheureuse femme à l’air humble, avec des petites rides effrayées plein la figure, des cheveux blanchissants, une jupe en foulard jaune toute fripée, qui semblait sa seule préoccupation, sa honte.

— Pour l’amour de Dieu, donnez-moi une robe noire, dit-elle, je ne puis pas me montrer ainsi, ce n’est pas possible !

Un bruit alors commença de courir dans la ville.

— La pauvre femme est partie folle, dit-on, elle revient idiote !

On se trompait, elle était la même, une brave petite épouse anglaise attendant les ordres de son mari, calmant ses sens, nourrissant son appétit, soignant son confort, menant sa maison, ni trop mal ni trop bien : pour le reste, elle allait à la chapelle et respectait ce qu’on lui avait appris à respecter, obéissant aux lois du monde. Et maintenant son seigneur était mort, et elle avait commis un acte contraire à ces lois, un acte qui n’était pas modéré, qui n’était pas féminin. Elle était très malheureuse parce qu’elle ne se retrouvait plus, ne se comprenait pas. Son seul sentiment était un désespoir inconsolable de ne pouvoir porter l’écrasant fardeau de sa gloire. Les gens se battaient pour la voir ; on portait sa voiture, on la regardait comme un phénomène ; elle retrouvait dans tous les yeux, dans toutes les voix, les yeux et la voix du capitaine yankee ; on croyait qu’elle était une femme exceptionnelle, une volonté, et précisément elle était plus faible qu’elle n’avait jamais été. Toute sa mince et ordinaire volonté s’était usée, brûlée d’un seul coup dans une unique violence… Désormais on attendrait toujours d’elle des choses qu’elle ne pourrait pas donner ; elle était sortie du troupeau des femmes et n’avait plus de place dans le monde. Les seuls hommes qui la voudraient en mariage seraient des brutes ambitieuses comme ce marin, qu’elle aurait trompé en l’épousant, puisqu’elle ne pouvait plus lui donner que l’âme affaiblie d’un enfant. Cependant on l’applaudissait, on criait, on célébrait en elle la gloire et la fermeté de sa race… De tout son cœur, de tout son cœur en vérité, elle souhaita mourir !

Elle ne mourut point. Le bon Dieu qu’elle invoquait ne lui fit point cette grâce. Quand des hommes d’affaires eurent payé les dettes de la banque Murray, liquidé les comptes, vendu la maison, la clientèle et jusqu’au nom de celui auquel elle avait sacrifié sa destinée, il lui resta une toute petite rente, quelque chose de pauvre, de mesquin et de nul. Elle quitta cette chaude terre, regagna l’Angleterre, isolée dans son deuil, séparée de son sexe. C’est ainsi que je l’ai vue, à Londres, dans un boarding house, une vulgaire pension bourgeoise, où vivaient d’autres pauvres femmes vieillissantes, tristes, honnêtes et bêtes. Elle leur ressemblait tellement que personne ne croyait à son histoire quand elle était contée par un des rares amis qui la venaient voir quelquefois ; car elle a horreur de ces souvenirs et n’en parle point. Autour de ses yeux, de petites rides se plissent ; son nez est pâle, pointu, et ce qu’il y a de triste, surtout, de triste à pleurer, c’est la fausse jeunesse rose de son visage, les mille fibrilles injectées de sang de ses joues. C’est un corps séché et une âme morte.

LES CHINOIS

La fumée noire…

RUDYARD KIPLING.

Les barbares du ciel d’Occident, qui les avaient amenés là, les regardaient travailler et mourir. Eux-mêmes, d’ailleurs, travaillaient et mouraient.

On dit aujourd’hui qu’il y a un cadavre sous chaque traverse du chemin de fer, tout au long des quatre lieues de cette montée du Palaballa, que les petites locomotives gravissent en soufflant, cahin-caha, comme si leurs roues étaient retenues par des fantômes ! Il était mort des Belges, il était mort des Italiens, il était mort surtout des noirs du Bas-Congo, ceux-là salement, comme des porcs, car c’est une triste race, pourrie par l’alcool et qui n’est bonne à rien. Il y avait trois années que durait le massacre, et la voie douloureuse avait à peine avancé. Avez-vous vu des fourmis, chargées d’un gros œuf, escalader en file une branche d’arbre ? Elles vont, comme aveuglément, collées à l’écorce. Et au même endroit, qui n’a pas l’air plus difficile à franchir que tout le reste, il y a quelque chose. Quoi ? on ne peut savoir, mais toutes les fourmis glissent à leur tour, et il en vient d’autres, d’autres sans cesse. Le chemin de fer du Congo, au début, c’était cela. Les hommes tombaient, les millions s’effondraient sur la pente. L’Europe envoyait d’autres millions et d’autres hommes.

Le Chef, l’inventeur de ce chemin de fer, avait le génie des vrais conquérants, qui est de se croire vainqueur d’avance, ayant réuni tous les moyens de vaincre, et d’être un violeur de volontés. Les Italiens et les Belges, les Congolais et les noirs de Saint-Domingue, il les avait jetés à l’assaut, et leurs corps n’étaient plus qu’ossements et pourriture. Alors, il avait envoyé acheter des hommes en Chine. Il savait qu’on en trouve là quatre cents millions, serrés les uns contre les autres, s’empoisonnant de leur haleine. Il croyait que ces Chinois du Sud, sobres et durs au mal, nés près du tropique, leurs couches inépuisables étaient le fumier humain qui pouvait féconder l’Afrique. Gigantesque et pesant, levant le bras pour un ordre comme on soulève un poids, il était venu ce jour-là inspecter le travail dans la tranchée. L’ingénieur, Guilmain, lui dit :

— Ils meurent aussi !

Les Chinois travaillaient patiemment, ceux qui restaient : deux cents sur mille. Ils étaient maigres, avec des poitrines de poulet, des poitrines visibles parce qu’ils étaient nus jusqu’à la taille, et qu’ils n’avaient pas de culotte, mais un lambeau de toile bleue sur les reins. A cause de leur peau jaune et de l’élargissement de leur face, malgré leur maigreur, ils ressemblaient à des abcès mûrs. Ils avaient la figure en losange, les oreilles pointues, les yeux étroits, et leur bouche ricanait éternellement comme celle d’un gamin qui va pleurer. Ils se penchaient sur leurs outils, les vertèbres leur sortaient du dos. En avant ! il fallait que l’Asie fécondât l’Afrique, au bénéfice de l’Europe.

Guilmain regarda le Chef et vit une mare à ses pieds. L’homme du Nord, le lourd géant, fondait au soleil. Il laissait ainsi une trace de sueur derrière lui, tout le jour, et n’arrêtait ni sa marche, ni son vouloir. Eh bien ! lui aussi pouvait mourir. Il faisait son devoir dans la bataille.

— Il y a soixante-dix degrés dans la tranchée, dit Guilmain. On n’y tient pas. Un Chinois est un Chinois, mais c’est un homme : et le sang humain se décompose !

Le Chef haussa les épaules. Il regarda le sommet du Palaballa, et le col, un peu plus bas, où le projet mettait la voie : la brèche aride et triste par laquelle il rêvait de précipiter la fortune de l’Afrique centrale, les dents d’éléphant jaunies et dures, les balles rondes de caoutchouc, toutes les richesses que, depuis l’écoulement du grand lac préhistorique, le Congo accumulait dans sa panse énorme, qu’il fallait crever à coups de pioche.

A la surface du sol, le soleil et l’air avaient comme pourri le gneiss africain. Les Chinois grattaient proprement, doucement. Plus bas, la roche reprenait sa dureté impénétrable : on l’avait fait sauter à la mine. Trois Chinois achevaient de détacher avec des pics un bloc gros comme un pavé, qu’il eût arraché d’une seule main. Il désespéra.

Arriver au torrent de la M’poso ! Son esprit vaste et lucide, qui avait conçu l’ensemble, et l’embrassait réalisé, le tranchait en séries, se bornait par méthode à ne vouloir d’abord que chacune d’elles, dans son ordre : que le bataillon des Chinois parvînt jusqu’à la M’poso, dût-il en mourir ! Le Chef s’imaginait voir les eaux du torrent, et s’y plonger. Elles étaient bruyantes, heurtées, d’un vert profond et pur que blanchissaient par place les bulles d’air emprisonnées dans leur chute. L’œil ne pouvait s’en détacher, le mouvement rendait visible chaque molécule de leur fluidité. L’imagination était si forte chez cet homme fort qu’elle agissait en vérité sur sa chair. De penser au torrent, il se sentait rafraîchi. La sueur cessa de couler sur ses membres, son corps et son esprit redevinrent froids.

On avait ouvert plusieurs chantiers, attaqué la montagne comme les vers rongent un arbre, partout où se trouvait un point faible, une fissure où la pointe d’un outil pouvait entrer. On se battait contre elle plus loin encore. Ceci le rassura. Il avait à voir, à marcher, à peiner lui-même. Au-dessus de la falaise du Congo, la voie devait faire corniche, accrochée au roc comme un nid d’hirondelles. Plus tard, les locomotives rouleraient là, dominant le fleuve énorme et inutile, empêtré de blocs, que les navires ne franchissaient pas.

— Allons au Sept, dit-il à Guilmain.

Le Sept, c’était le kilomètre sept, on commençait la corniche. Sur le talus précipité de la falaise, on construisait un mur à pic, on gagnait, sur la pente, la largeur d’une main par mètre. En élevant ce mur, on trouverait à la fin la place de deux rails.

Guilmain dit :

— Il est tombé un Chinois, hier. Il a roulé jusqu’en bas.

— Eh bien, dit le Chef, on a été chercher le corps ?

— Les autres, murmura l’ingénieur, y sont allés. Et c’est pour ça…

Il termina sa phrase encore plus bas, très bas. Le Chef eut un grand sursaut :

— On ne les a pas emmenés ! On ne les a pas emmenés ! Est-ce que je vous avais dit de ne pas les emmener ? Nous avions signé. Et vous avez caché leurs boîtes, sous la falaise ? Un beau cimetière ! Qu’on prenne les cargo-boats, les chalands, tous les bateaux de Matadi ; qu’on les enlève, qu’on les conduise à Boma, en attendant. Nous avions promis !

— On ne trouve pas, répondit Guilmain. C’est un sale fret. Les bateaux n’en veulent pas.


On avait promis aux Chinois de rapporter leurs cercueils en Chine, s’ils mouraient. Et on n’avait pas tenu parole. Le Chef n’en savait rien, et la superstition de cet homme d’affaires, né paysan, passé soldat, devenu remueur de mondes, lui imposait le respect des paroles données. C’est une règle de jeu. D’abord on ne triche pas. Ça porte même malheur, de tricher : on peut violenter les hommes, on ne les vole pas. Guilmain courba la tête sous un flot d’injures en français-wallon, magnifiques et terribles.

— Il y en aurait pour cent mille francs, deux cent mille francs, il faudrait construire des bateaux-corbillards ! Après ? On leur a promis. Nous avons jeté ici vingt millions, et pour ça, pour ça !… Quand on veut créer un géant, on ne lésine pas sur les langes !

Il prononçait « créïer », « géïant ». Ses phrases lourdes traînaient dans l’espace comme des tombereaux. Il continua :

— Et s’ils savaient…

— Ils sont descendus pour chercher le camarade, dit Guilmain dans le même idiome. Il y en a « assez bien » qui savent.

*
*  *

Les Chinois savaient.

Ce même jour, Tchao-Ouang et Ah-Sing, descendus dans le ravin pour ensevelir le camarade tombé, avaient vu sous la falaise des cercueils en longue file. Il les reconnurent, car ils en avaient assemblé eux-mêmes les planches, gravant sur les couvercles l’invocation qui chasse les anciens génies, et protège aussi contre le génie du mort, plus acre, plus jeune et plus perfide.

Alors, ils sentirent battre au-dessus d’eux l’aile molle des Tchong-Toué.


Elle est faite d’eau et de vent, de ce qui est insaisissable et à demi saisissable. Tout est Tchong-Toué : la nature est pleine d’esprits jusqu’à s’en pourrir. Lorsque nous ne subissons pas l’influence des calomnies de marchands imbéciles, nous apercevons la Chine à travers l’enthousiasme de Voltaire, qui lui-même l’avait vue à travers les éloges intéressés des pères jésuites ; et nous n’y comprenons rien. C’est quatre cents millions d’animistes, dont l’aristocratie a passé au rationalisme, à cause d’un philosophe nommé Confucius. Mais les animistes y sont toujours. Voilà ce que ne disent pas les livres. Il y a des dragons sous la terre, qui la font trembler ; il y en a dans le ciel qui font les naufrages ; dans l’air qui roulent les maladies. Les fleuves ont les leurs, et les montagnes, les champs, les provinces, les maisons, tout au monde. Il y en a de bons, que l’empereur nomme mandarins, et qui reçoivent de l’avancement. Mais c’est comme les hommes, même les bons, il faut s’en méfier. Leur nombre croît tous les jours : de tous les morts distille une larve qui reste sur terre, invisible, perpétuelle, funeste presque toujours.

Ces larves flottantes, il est probable qu’elles sont pareilles au moule d’où elles sortent, aux malades et aux morts : par conséquent chagrines, visqueuses, irritables et corrompues. Rien n’est plus raisonnable et plus terrifiant que cette supposition chinoise, et c’est pourquoi le christianisme est une grande, une sainte, une précieuse religion. Les âmes de nos morts, à nous, sont au ciel ou en enfer, et bien gardées. Saint-Pierre a ses clefs, Satan sa fourche, les clôtures sont solides. Voilà dix-neuf cents ans aujourd’hui que nos défunts sont prisonniers, pour notre plus grande tranquillité. Nous les protégeons, même, nous prions pour eux, nous pouvons nous promener bien calmes sur la face de la terre, nous les Européens. Mais les Chinois ! Ils meurent de peur.

Quand l’équipe jaune du Palaballa connut que les cercueils étaient restés sous la falaise, elle comprit pourquoi le malheur la poursuivait : les Tchong-Toué des morts, qui n’avaient pas été ramenés dans leur pays, qui ne jouissaient pas des offrandes et des politesses de leur famille, se vengeaient sur les vivants. Bilieuse hématurique, accès pernicieux, disaient les médecins de l’hôpital — une grande baraque en planches faite comme un grand cercueil — lorsqu’il mourait un nouveau Chinois. Des mots ! La vérité, c’est que les Tchong-Toué revenaient pour faire des recrues, enrôler les camarades. Ils revenaient plus forts, plus méchants tous les jours, privés d’hommages, de parfums, de libations, de la fumée de l’alcool et des mets, nourriture impondérable de ces êtres impondérables, affamés sans pouvoir mourir de faim, et furieux.

Tchao-Ouang était le chef de ce qui restait de l’équipe. Il décida qu’on allait retourner en Chine.


Aucun bateau n’aurait voulu embarquer les Chinois, mais ils calculèrent qu’ils étaient venus par l’Est. Le navire qui les avait transportés avait marché dans le sens du soleil, courant comme s’il eût voulu atteindre chaque jour l’astre avant son coucher. Il n’avait penché au sud que pour regagner ensuite sa hauteur. Comme la plupart de leurs compatriotes, Tchao-Ouang et ses compagnons croyaient que la Chine est au milieu de la terre et que le soleil sort de l’eau, derrière elle tous les matins. Ils ignoraient l’immensité des distances, et la fluidité morne des eaux leur avait caché la rapidité de leur course. Ils crurent qu’à pied, en trois mois, ils seraient revenus à leur point de départ. Quand le soleil se couche, Ah-Sing jeta le manche de sa pioche vers l’astre, et le fer, faisant croix, indiqua le nord et le sud.


Ils avaient pris cette précaution parce qu’ils ne pouvaient fuir sous la lumière, et que les étoiles de cet hémisphère leur étaient inconnues : phénomène qui d’ailleurs n’avait pas peu contribué à leur inquiétude.

Par fortune pour leurs projets, les premières nuits après leur évasion furent lumineuses et la lune court dans le sens du soleil. Les Chinois marchèrent donc contre la lune, après avoir volé, dans un magasin, au bord de l’eau, du riz, d’autres grains et des poissons secs. Le jour, ils se cachaient, serrés les uns contre les autres, dans des trous, sous des brousses. Ils reprenaient leur marche quand l’obscurité était venue, et comme on les faisait chercher du côté de l’Atlantique, croyant qu’ils iraient s’embarquer dans un port de l’enclave portugaise, ils ne furent pas découverts. Plusieurs avaient des mœurs infâmes, et la cohésion de la petite troupe en augmenta.

Seulement, dès la première nuit, Ah-Sing, l’un des Chinois, dit :

— Olga est avec nous.

C’était la chienne européenne d’un docteur européen, qui était mort comme les autres, d’absinthe, d’épuisement et d’ennui — plus tristement que les autres parce qu’il s’était vu mourir. Olga n’avait laissé enlever son maître qu’avec une répugnance assez naturelle, car elle était européenne, mais chienne, et n’avait pas compris pour quelle cause, tout de suite, parce que le docteur ne remuait plus, les autres blancs l’avaient mis dans une caisse, et sous des pierres. Elle avait longtemps pleuré d’une manière très stupide, qui forçait les vivants à penser à la mort, et c’est pourquoi à cette époque les blancs vivants lui donnèrent un nombre infini de coups de pied. Alors, elle vint au camp des Chinois. Ah-Sing, très poliment, lui chercha ses puces. Quand il en trouvait une, il avait soin de ne pas la garder pour lui, et la lui donnait à manger.

Ce sacrifice courtois du produit de la chasse est d’usage entre mendiants bien élevés à Pékin : Olga s’en montra touchée. Elle était d’une nature passionnée, et quand elle désirait une chose, c’était toujours avec la dernière violence. Elle criait pour sortir, pour dormir, pour des caresses, et surtout pour manger. Les Chinois pensaient qu’elle savait parler, venant d’Europe, et que seulement ils ne comprenaient pas sa langue. Ils l’aimaient. C’était la seule personne de l’autre sexe qu’ils possédassent parmi eux, et, par conséquent, un élément de moralisation dans leur société. La troisième nuit, ils la tuèrent : elle était européenne, et ils ne voulaient plus d’Européens avec eux.


Ils franchirent l’Inkissi, le Kouilou, d’autres rivières, entre lesquelles le sol triste et montueux n’était couvert que d’herbes brûlées par les sauvages Ba-Kongo et de petits arbres agonisants. Puis, la terre s’étant abaissée sous leurs pieds, ils rencontrèrent une grande plaine herbeuse, qui paraissait comme un champ de riz sans graines, et, plus loin encore, une sorte de lac, avec une île au milieu. C’était le Stanley-Pool, au bord duquel sont les Belges et les Français. Sachant que ceux-ci ont leur ville au Nord-Ouest, Tchao-Ouang décida de tourner ce lac par le Sud.

C’est à partir de ce moment que les Chinois osèrent marcher au grand jour. Ils n’étaient plus qu’une centaine. A l’aube, quand ils virent le soleil, la Chine leur parut très proche. Pleins d’espoir, ils entrèrent dans la forêt.


Et ce fut dans la grande forêt qu’ils moururent. Il ne faut pas dire comment ils moururent, il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n’est-ce pas, et voilà tout, et ils allaient vers le soleil ! Et à la fin, comme vous le verrez, il ne resta que Tchao-Ouang.

Beaucoup furent mangés par les Bangalas. Car les Bangalas mangent les hommes. C’est un peuple très laid. Ils se font une incision qui va du nez au sommet du front, et y jettent des venins qui gonflent la peau. La cicatrice a l’air d’une crête, ils sont comme des coqs noirs et méchants. Et ils mangent les hommes. Ce n’était pas tout à fait des hommes, ces Chinois : personne dans l’humanité, même les nègres, ne croit que les Chinois sont tout à fait des hommes, ce serait trop bête. Mais c’était de la viande tout de même, et les Bangalas eurent un bon repas.

Les autres furent mangés par la forêt. Elle était monstrueuse et vide. Ils y marchèrent cinq mois, ne voyant le grand jour que si le fleuve venait à couper l’énorme moisissure verte. Mais ils faisaient des radeaux, des choses ingénieuses, des câbles de lianes, pour passer. Eux aussi, une fois, ils tuèrent des indigènes, pour leur voler des pirogues. Alors, pendant quelques jours, ils remontèrent le Congo.

L’air y était plein d’une brume bouillonnante et perpétuelle. Le matin, cherchant le soleil, les Chinois ne l’apercevaient qu’au milieu d’un brouillard, et chaque jour, à midi, une grosse pluie tombait. Il y avait aussi des tornades qui broyaient les arbres et soulevaient l’eau : aussi crurent-ils que le monde entier allait périr. Le Congo était si vaste que, lorsqu’il n’y avait pas d’îles dans son cours, du centre on ne voyait pas les bords. D’ailleurs, des vapeurs belges le parcouraient, et, lorsqu’il y avait des îles, on perdait la direction : de bizarres courants faisaient comme des marées.

Ayant préféré suivre un arroyo, ils s’égarèrent, tombèrent dans les filets que les Bangalas disposent pour prendre le poisson. Ce jour-là encore, les Bangalas eurent de la viande.

Ceux qui restaient — ils étaient dix — reprirent le sous-bois en évitant les villages : et il y en a peu, sauf au bord des fleuves. Nul ne vit, dans la forêt. Les arbres trop hauts tuent les petites plantes, et les animaux eux-mêmes ne trouvent rien à manger. On entend, sans les voir, chanter des oiseaux et passer des singes, en l’air. Il y a sur le sol des insectes, des serpents et des charognes. Les Chinois les ramassaient. Souvent l’odeur des fourmis-cadavres leur souleva le cœur. Un autre jour l’atmosphère leur parut douce comme le parfum d’une chambre aimée.

Pourtant ce n’était pas des fleurs qui sentaient de la sorte : c’étaient des champignons. Les premières bouchées qu’ils en mangèrent les firent vomir. Par bonheur ils surent trouver au même endroit, dans la pourriture des arbres, de gros vers d’aspect immonde, qui n’étaient pas empoisonnés, et ce fut dans cette région qu’Ah-Sing aperçut, en soulevant un tronc qui s’effondra en boue, une chose horrible, qui remuait. C’était une bête faite comme une boule, avec une arête transversale épineuse, et des yeux — des yeux tout en or vivant ! Une espèce de glu, qui la couvrait, accrochait la boue et les détritus. Avec une baguette, Ah-Sing gratta. Les deux flancs de la boule se gonflaient et s’abaissaient tour à tour, et la baguette ayant piqué la chose, elle marcha. C’était un crapaud.

Il était aussi gros qu’une tête d’homme. Les pustules jaunes qui remontaient de son ventre à son échine semblaient des fleurs corrompues sur du fumier, et l’arête de son dos était comme une broussaille. Il bava du venin, misérablement. Puis, s’étant caché de nouveau sous les débris, il rendit une plainte longue et claire, ainsi que font tous les crapauds, quand ils appellent les femelles crapaudes.

Ah-Sing, qui avait très faim, pensa que peut-être on pourrait le manger ! Mais cette bête lui faisait peur, et comme il cherchait une longue branche pointue, pour la crever de plus loin, Tchao-Ouang cria :

— Ne le tue pas ! il est si vieux ! c’est le Dieu de la forêt !

L’énormité du crapaud leur fit croire qu’il avait vu couler des siècles. Et s’il avait des siècles, il savait tout. Il dominait cette pourriture, puisqu’il y avait survécu. La sagesse du monde est dans les vieillards, et qui vit longtemps devient Dieu, connaissant le bien et le mal. Cette idée, que n’eussent pas eue les barbares d’Europe, n’était pas entièrement fausse. La Bête, du moins, était de race antique. Elle descendait des grands reptiles lourds qui régnaient seuls sur la terre, alors que tout entière elle était encore, comme aujourd’hui sous l’équateur, un mélange de fange chauffée et d’eau tiède, sous des nues éternelles, entre les laves ardentes de son centre et le soleil fou.

— Ne le tue pas ! C’est le Dieu de la forêt !


Oui, le crapaud paraissait incarner la forêt même. Il était sale, humide, verdâtre et jaune, gigantesque, magnifique, informe, frémissant, hérissé, tout gonflé d’une horrible sève, et ses yeux savaient tout, ses yeux d’or vivant, ses tristes beaux yeux ! Pourquoi était-il resté là, insensible à la peur, s’il n’était pas Dieu ?

Les flancs du crapaud palpitèrent. Il appelait éperdument les femelles. Sans doute l’endroit, dans son horreur marécageuse, était favorable à sa race, car beaucoup de femelles en effet étaient là, invisibles, vautrées sur leurs œufs qui, jaillis déjà de leur ventre ému, attendaient la fécondation. Cachées derrière les arbres enracinés, plus hauts que des tours, et les arbres tombés, plus infranchissables que des murs, elles répondirent, sur deux notes qui se succédaient sans arrêter. Les champignons exhalaient toujours leur bonne odeur, l’atmosphère était douce comme le parfum d’une chambre aimée.

Les Chinois s’étant prosternés, crièrent :

— Nous ne te tuerons pas, Monsieur-Dieu-Crapaud ! Protège-nous. Nous te donnerons à manger. Nous savons que tu es fort. Viens avec nous !

Ils allèrent chercher pour lui des vers et des mouches. Tchao-Ouang tressa une corbeille, réunit des haillons, en fit une couche sur laquelle il fit monter la Bête.

Et le crapaud vint avec eux. Il chantait tous les jours, et toutes les nuits.

*
*  *

Cependant la tristesse croissait sous les grands arbres.

Les Chinois côtoyèrent des fleuves silencieux et presque sans pente, dont la seule vue pénétrait d’une horreur indéfinissable. L’eau en était toute noire sous les arbres noirs, d’où ruisselait une humidité éternelle, et, sur leurs rives, il y avait une espèce de sous-bois impénétrable, des lianes énormes, tordues comme des racines, des orchidées parasites dont les fleurs étaient obscènes, des vanilliers et des serpents. Le soleil, le soleil, comment marcher vers le soleil ? On ne le voyait plus. Le jour était fait de brouillard, la nuit d’une obscurité si pesante qu’elle paraissait frapper la joue comme une aile de chauve-souris.

Mais un grand troupeau d’éléphants passa sur les Célestes, sans les voir, ainsi que les hommes passent sur des fourmis. Sortis de la rivière, où ils venaient de se baigner, ils fonçaient avec gaieté parmi les hautes plantes riveraines, qu’ils dominaient du dos et de la tête. Leurs masses énormes enfonçaient par les quatre pieds dans la terre mouillée. Mâchant des roseaux juteux, plus gros que la cuisse, ils s’éventaient à droite et à gauche, avec leurs grandes oreilles, si fort qu’un courant d’air remuait les feuilles autour d’eux. Les plus âgés avaient des défenses beaucoup plus longues que le corps d’un homme et toutes gercées à la surface, comme si la boue avait essayé de pourrir même cet impérissable ivoire.

Un Chinois fut écrasé. Mais quand les éléphants se furent éloignés, les autres Chinois virent qu’ils avaient tracé une large avenue dans les plantes, une avenue qui menait jusqu’aux eaux lourdes. Et ils virent aussi le soleil. Les feuilles sombres étaient devenues vertes, d’un vert éclatant et joyeux. Des coquillages, pareils à de gros colimaçons, montaient aux branches pour sucer la sève des cassures. Un oiseau entièrement bleu s’envola dans la lumière. Tchao-Ouang put montrer du doigt l’horizon d’Orient.


Peu après des échardes empoisonnées, fichées dans la terre, blessèrent les pieds des survivants, leur causant d’intolérables douleurs. La gangrène se mit dans leurs membres. Ils souffraient tant, que plusieurs d’entre eux se suicidèrent. Puis des flèches sifflèrent. Frêles comme des aiguilles, elles étaient chargées d’un venin presque foudroyant, et quand l’une d’elles avait touché le but, on voyait fuir, à travers les arbres, une ombre mince comme celle d’un enfant. C’était les nains de la forêt qui défendaient leur empire. N’étant pas anthropophages, ils tuaient pourtant avec férocité, une longue et cruelle expérience leur ayant appris à craindre les autres hommes.

Ah-Sing et Tchao-Ouang auraient été tués comme leurs compagnons sans une bizarre aventure.

Ils s’étaient tapis dans un fourré, et n’osaient en sortir. D’abord ils mangèrent des coquillages, des feuilles et des espèces de petites sangsues, qu’ils écrasaient. A la fin, se sentant très faibles, et croyant mourir, pour cacher leurs corps aux Tchong-Toué, ils se jetèrent l’un sur l’autre des brindilles de bois, et s’endormirent.

Ils s’éveillèrent sous une caresse et virent, penchée au-dessus d’eux, une des pygmées de la forêt.

Elle était toute nue, et non pas noire, mais couleur de cire jaune. La figure en losange, avec un crâne fuyant, des seins menus, et le ventre trop gros, elle les regardait d’un air sérieux, mais sans méchanceté, et montrait le crapaud du doigt. Tchao-Ouang se prosterna devant la Bête, et fit signe que c’était un Dieu : alors la pygmée s’inclina également devant la majesté du fétiche. Les Chinois témoignèrent qu’ils avaient faim : à l’aide d’un arc très petit, dont la flèche avait pour penne une feuille d’arbre, elle leur tua un singe. Et, les ayant ressuscités, elle les suivit. Mais quand Tchao-Ouang et Ah-Sing, dont les désirs s’allumèrent, voulurent la prendre, elle les considéra avec étonnement, s’échappa de leurs mains et fut longtemps sans revenir.

Plus tard, ils crurent comprendre par les signes qu’elle fit, et quelques mots qu’ils apprirent de sa langue, que les femelles et les mâles de sa race vivaient séparés presque toute l’année, et ne se réunissaient qu’à certaines époques où les prenait un grand délire d’amour, ainsi qu’il arrive chez nous pour les hordes de cerfs et de biches. Cette époque coïncide avec celle où le gibier, plus abondant et moins farouche, s’assemble aussi pour le rut : on le tue plus facilement, il y a plus à manger. L’estomac étant quotidiennement satisfait et le sang plus riche, l’instinct de la reproduction s’éveille, confond les sexes, la nuit, autour des grands feux, parmi des danses.

Mavê était vierge, et mûre pour la fécondation. Elle savait que la saison de l’amour viendrait bientôt, et qu’elle appellerait alors un mâle au lieu de le fuir. Pendant cette saison, nulle fille, nulle femme, ne peut et par conséquent ne doit résister.

En tout autre temps, toutes doivent fuir l’homme, le mordre et le tuer, l’amour n’étant plus qu’une blessure. Ainsi l’ordonnait leur instinct. Pourtant, un obscur besoin de maternité poussait parfois les vierges et les vieilles, qui n’avaient pas de petits, à secourir les blessés et les affamés. C’est à ce sentiment qu’avait obéi Mavê. Elle avait aussi la prescience que la grande saison était proche.

C’était une créature singulière, vive et peureuse comme une maque. La gaucherie même et la faiblesse des Chinois la rassuraient. Mais quand ils proféraient un son dans leur langue elle faisait un bond, et disparaissait pendant des heures. Ces paroles étrangères l’effrayaient plus qu’une tentative de viol. Elle montait aux arbres, non pas comme font les humains civilisés, en embrassant le tronc, mais en appuyant la paume des mains et la plante des pieds sur l’écorce, exactement à quatre pattes. Jamais ils ne purent la faire rire : les pygmées, étant des presque-animaux, ne savent pas rire. Elle était attentive, grave, presque triste, et par moments étrangement câline. Les Chinois s’amusaient à lui passer la main sur la poitrine et tout le long du dos, ainsi qu’on fait aux chattes : elle se pelotonnait de plaisir et ses lèvres se relevaient, montrant les gencives et les dents. C’est là une grâce que la nature fait aux êtres à qui l’amour est impossible, hors du moment très court de la fécondation ; tout leur corps, d’une façon diffuse, devient sensible aux caresses.

Pour les Chinois, la forêt changea d’aspect. Mavê la connaissait comme une fourmi connaît les herbes d’un pré. Elle n’en avait pas peur. La marche devint facile, et même délicieuse, les bois paraissaient rire devant ces deux hommes encore hagards, et l’espèce de statuette en vie qui courait à leurs côtés. Le soir ils faisaient des génuflexions devant le Dieu, que Tchao-Ouang portait toujours. Le monstre, maintenant, restait presque continuellement endormi. Quand il se réveillait pour manger des mouches, ses orbites d’or brillaient d’une façon extraordinaire, et il sifflait avec douceur.

Ah-Sing et Tchao-Ouang s’aperçurent que la pygmée avait les yeux tirés vers les tempes comme les femmes de leur pays. Leur affection s’en accrut. Leur commune continence les gardait contre la jalousie. Ces moments pour eux furent si doux qu’ils croyaient fumer l’opium.

Mais une espèce de savane s’ouvrit dans la haute verdure, la première qu’ils eussent rencontrée depuis le Stanley-Pool. Elle était semée de palmiers, de fromagers et de pandanus. De multicolores oiseaux-mouches en semblaient les seuls habitants. Agitant fiévreusement leurs toutes petites ailes pour se tenir immobiles dans l’air, ils suçaient du bout de leur bec, courbe et souple comme une trompe d’insecte, l’eau mielleuse contenue dans les urnes blanches, roses et violettes des fleurs. Au sommet des ramures de grosses araignées rouges avaient tissé leurs pièges, si haut qu’on n’en voyait plus les fils. On eût dit des étoiles arrêtées entre le ciel et la terre.

Mavê eut un cri d’admiration, et vint prendre la main d’Ah-Sing avec une figure qui n’était pas la même. On y voyait, pour la première fois, la confiance et la soumission. Elle commençait de penser à la grande saison. Tchao-Ouang devint très sombre et les fit marcher plus vite. Il fallut deux jours pour traverser cette savane. Ils rentrèrent ensuite sous l’obscurité des arbres.

Le soir, la halte eut lieu près d’une sorte de marécage, sous des palissandres au tronc blanchi de lichens. Une mousse épaisse et trempée couvrait le sol. Ils s’endormirent tous les trois près de leur feu qui s’éteignait.

Au milieu de la nuit Tchao-Ouang s’éveilla. Les frondaisons vibraient d’un bruit qu’une fois déjà il avait entendu : c’était l’appel des femelles crapaudes accroupies sur leurs œufs. Sûrement, il y en avait des centaines ! Et cette nuit n’était pas comme toutes les nuits, même pour Tchao-Ouang. Il avait mangé, ses terreurs s’étaient évanouies, la force s’élargissait dans son corps ; et le Dieu-Crapaud à ses côtés, gonflant ses poumons et sa gorge, sifflant très fort ses deux notes inégales, passionnées et funèbres, pareilles au cri d’une grande douleur qui pourrait devenir une joie, s’éleva péniblement sur les parois de la corbeille. Retombé sur le sol, il se traîna vers la boue voluptueuse où gémissait sa race. Tchao-Ouang étendit les mains vers la mousse où dormait Mavê.

Elle n’était plus là. Ah-Sing avait disparu avec elle. Il comprit : la grande saison était venue, la saison où les sexes s’unissent. Il cria :

— Ah-Sing ! Ah-Sing !

Il n’obtint pas de réponse : mais une flèche siffla contre ses oreilles. C’était Mavê qui voulait le tuer parce qu’elle avait choisi son mâle et pensait que, puisqu’elle avait choisi, il allait y avoir bataille.

Il cria encore :

— Ah-Sing, tue-la, et viens avec moi, viens avec moi !

Ah-Sing lui répondit :

— Va-t’en.

Il ajouta d’horribles injures, parce qu’il était fou, et s’enfuit très loin, très loin, à l’envers, du côté où le soleil se couche.

C’est ainsi que la forêt, n’ayant pu le faire mourir, s’empara tout de même d’Ah-Sing. Et elle le garda éternellement. Tchao-Ouang le chercha pendant plusieurs jours pour l’assassiner.

Les Chinois pleurent très rarement : il sanglotait.


A force d’errer sans savoir, pourtant, il parvint à l’orée de la silve terrible.

D’abord il n’en crut pas ses yeux quand il vit l’horizon. Des collines aux pentes douces étaient couvertes d’une herbe si fine, égale et courte qu’il y passa la main comme sur un tapis. Des troupeaux de buffles, de girafes et d’antilopes, ruminaient paisiblement sans montrer d’inquiétude. De grands vautours faisaient dans l’air des cercles qui lui montrèrent combien le ciel était haut, le fier ciel bleu ! Derrière lui, la forêt s’élevait comme une falaise.

Tchao-Ouang se prit à ricaner très fort.

Il posa le crapaud à terre.

— Voici la Terre des Herbes, dit-il. Toi tu es le Dieu de la forêt ! Ici tu n’as plus de puissance — et… et je n’aime pas du tout la forêt !

C’est pourquoi, ayant pris une très grosse pierre, aussi lourde qu’il put, il la fit tomber sur la Bête. Elle éclata comme une outre, avec du sang, du venin, des liquides impurs ; elle éclata sur la terre radieuse et sans arbres.

Voilà comment Tchao-Ouang se vengea de la forêt.

*
*  *

Il fut recueilli par des noirs zanzibarites, musulmans et marchands d’esclaves. Non par pitié, mais il était une curiosité vivante. Sa tresse de cheveux, qu’il avait conservée, était défaite, et le reste de sa tête n’ayant pas été rasé, il avait le corps enseveli dans une espèce de crinière emmêlée, remplie de terre, de morceaux de bois et de vermine. Mais nu, il montrait la majesté d’un corps en ruines : une tumeur à l’aine, des ulcères aux jambes, deux orteils manquants, rongés par les chiques ; et ce qu’il y avait de plus étonnant encore, c’était sa barbe, qui avait poussé par grands poils rares et droits : un poil ici, un poil là, un autre à gauche, un autre à droite, des touffes clairsemées au menton pareilles à des bouquets de bambou, Enfin, il avait la tête brouillée, il délirait. Et ce fut la seule chose dont les Arabes ne s’aperçurent pas, car ils ignoraient son langage.

Ce ne fut qu’un peu plus tard que l’un d’eux s’avisa de prononcer devant lui quelques mots de mauvais anglais. Tchao-Ouang répondit par une contrefaçon qui n’était pas la même. Le noir zanzibarite eut la plus grande peine à le comprendre.

Déformant ce qu’il saisissait mal, et ne voulant pas avoir l’air d’hésiter, il dit à ses compagnons que l’idiot aux cheveux sales venait de la forêt, et qu’il y avait été poursuivi par des reptiles à figure humaine, qui lançaient des flèches. Tel fut le sens qu’il arrangea avec les paroles de Tchao-Ouang, et les autres ne furent pas étonnés. Ils se contentèrent de demander si l’idiot aux cheveux sales se souvenait d’avoir vu des hommes à tête de chien, et le roi du lac obscur qui est un serpent : il habite une magnifique case de pierre, dans une île ronde, servi par un grand nombre de femmes amoureuses. La grande forêt est comme la nuit et la mort : inexplorées, on les remplit de merveilles.

Tchao-Ouang leur demanda où ils allaient, et quand ils lui parlèrent de Zanzibar, il ne comprit pas ; mais la caravane allait vers l’Orient, cela lui suffit. On lui laissait des débris de nourriture, par charité. C’est ainsi qu’il boitilla sa route à côté des esclaves, dont les plus heureux devaient être vendus à des Arabes de l’Yémen, hommes justes et doux, tandis que les autres, repris par les croiseurs européens, et hypocritement libérés, étaient condamnés à mourir dans les plantations allemandes et anglaises, sous le nom fallacieux d’engagés volontaires.

Les étapes succédèrent aux étapes. Enfin, un jour, Tchao-Ouang aperçut, sous ses pieds même, une étendue d’eau qui n’en finissait pas. C’était l’Océan Indien. Sous une brise tiède, de petites vagues courtes clapotaient, une foule de crabes couraient sur le sable ; la mer, jusqu’à l’horizon, reflétait le ciel comme un miroir cassé.

*
*  *

Des boutres vinrent, qui emportèrent les esclaves. Un autre navire conduisit Tchao-Ouang à Zanzibar.

Les premiers humains qu’il y rencontra furent des Parsis célébrant un mariage. La nuit tombait, et les nouveaux époux marchaient vers leur demeure au milieu des cierges et des feux, symbole divin de l’éternelle lumière, principe bienfaisant du monde. Couronnés de fleurs, les amis des mariés chantaient.

— Voici l’Inde, songea le Chinois. Je ne me suis pas trop écarté de ma route vers l’Empire du Milieu.

Mais bientôt il retrouva des noirs, des noirs en masse : Mozambiques dont la peau sentait le poisson salé, Zoulous de haute taille et de mine guerrière. Souahélis des Comores, Somalis aux jambes sans mollets, et des juifs d’Abyssinie, qui sont noirs, et toutes les espèces de métis que produit le mélange de toutes les races, et des Européens enfin, Portugais, Anglais, Allemands, Français et Belges. Ils étaient là comme de l’autre côté de l’Afrique. Tchao-Ouang avait fait toute l’immense route, subi toutes les misères pour les retrouver, et les retrouver les mêmes — les mêmes de costume, d’insolence, d’incompréhension et de brutalité. Il était allé d’un océan à un autre, et ce n’était pas encore sa patrie !

La confusion de son cerveau fut à son comble. Nulle volonté ne le dirigea plus. Plus égaré que dans les bois de la pluie éternelle, sans nulle idée de suicide, devenu comme une bête, cherchant un coin pour s’y coucher et dormir, il erra dans les rues. Elles étaient plus bruyantes encore à ce moment de la nuit qu’à l’heure de son débarquement. Tous les blancs qui s’arrêtent à Zanzibar, qu’ils aillent aux mines du Transvaal ou à Madagascar, qu’ils aient été embauchés pour les travaux du chemin de fer de l’Ouganda, ou par les maisons de commerce allemandes, ont peur de mourir. Ce sont des malheureux ou des risque-tout, des gens de misère, de crime ou d’ambition ; non pas des philosophes, des curés ou des savants. Ils sont venus sur des steamers, sans prévoir, sans s’imaginer ce que pouvait être le monde où ils allaient, et combien ce monde était loin, et comme il était différent. C’est pourquoi ils éprouvent tout de suite le besoin d’être très saouls, et d’aller chez des femmes. Et ce n’est point par vice, allez ! Il y en a beaucoup qui ont bien envie de pleurer. Seulement, de boire leur cache ce qu’ils voient, et surtout évoque des images connues, des souvenirs ressuscités qu’ils content aux autres ivrognes. C’est ce qu’ils appellent faire connaissance. Et ils vont vers les femmes comme de petits enfants, parce qu’ils ont peur.

C’est pour cette raison qu’il y a beaucoup de femmes à Zanzibar, et pour tous les goûts : des Négresses, des Françaises, des Anglaises, des Valaques et même des Japonaises.

Les Japonaises sont près du consulat d’Allemagne, non loin de la rue des marchands d’ivoire. Et cela fit que, passant par là, Tchao-Ouang fut bien surpris d’entendre parler pidgin-english, qui est le sabir d’Extrême-Orient, et de comprendre.

Alors, il demanda l’aumône dans ce jargon, sur le ton désespéré des mendiants de Shanghaï.


Mademoiselle Chair-de-Baiser, qui guidait un midshipman anglais extrêmement ivre au milieu d’une véranda peuplée d’embûches, — caisses de champagne posées sur le plancher, guéridons, easy-chairs, dressa l’oreille à cette musique, qui lui rappelait des contrées jadis parcourues. Comme elle était bonne fille, elle fit monter Tchao-Ouang et lui mit sous le nez une écuelle pleine de riz et de petits poissons secs.

Et quand il eut mangé, elle lui demanda son histoire.

L’air sentait le champagne et le whisky aigris, le fard, les parfums à bon marché. Mais il y avait aussi dans la chambre l’odeur des poivriers, venue de la campagne, qui en est plantée, et la pleine lune descendait lentement vers l’ouest — une lune majestueuse et claire dont la lueur emplissait le ciel.

Tchao-Ouang dit tout : tout ce qui lui était arrivé, tout ce qu’il avait souffert. Et Chair-de-Baiser, dont l’âme était restée puérile, s’émerveillait, car le conte était beau et inouï.

Quand il eut terminé, Tchao-Ouang ajouta :

— Tu es presque de ma race, toi. Ta peau n’a pas l’horrible odeur de celle des blancs, une odeur pareille à celle des tigres, parce que comme les tigres ils se nourrissent de viande. Et je sais que ta patrie, si elle n’est pas la mienne, est celle du Soleil Levant. Assurément, c’est là que naît le soleil, et par conséquent la mienne est avant celle-là. Enseigne-moi ma route, je la ferai à genoux, s’il le faut.

Mademoiselle Chair-de-Baiser secoua la tête.

— Le soleil ne naît pas chez nous, dit-elle. Il sort de l’eau tous les matins, ou de derrière les collines, suivant l’endroit, au Japon comme ailleurs. J’ai interrogé les blancs, qui viennent ici. Ils m’ont répondu des choses incroyables, où j’ai compris que la terre est ronde. Tu marches vers un mensonge. Le soleil ne naît pas, et il ne meurt pas. Il n’y a que les hommes, les bêtes et les plantes qui meurent. Mais le soleil et la terre, ils sont éternels. Voilà ce que je crois parce que les blancs me l’ont dit, eux qui savent tout.

— Chair-de-Baiser, cria Tchao-Ouang en pleurant, tu dis un miracle impossible. Et si même cela était, si la terre est ronde, je n’ai qu’à en faire le tour pour revoir la Chine.

— Non, fit-elle : à cause des blancs !

— Tu es très bonne, dit Tchao-Ouang. Je suis pauvre et tu m’as fait donner à manger. Puissent les ombres de tes ancêtres jouir de tes mérites, et vivre éternellement dans la gloire. Explique-moi pourquoi les blancs m’empêcheront de revoir mon pays.

— Parce qu’ils ne t’y conduiront pas. Ils te mèneront là où ils auront besoin de toi. As-tu jamais vu un cheval ou un bœuf mourir dans la prairie où il est né ? La terre est vaste, et les blancs seuls savent s’y diriger. Pour les autres hommes aucune route ne mène jamais au point de départ. Et encore, ces blancs, combien il en est peu que je vois revenir ici, de ceux qui ont passé ! La terre est trop grande, même pour eux, elle les mange. Moi aussi, je voudrais revoir le Japon. Et me voilà.


Elle alla chercher une pipe au fourneau minuscule, avec un très gros tuyau de bambou, alluma une petite lampe, et fit griller quelque chose au bout d’une aiguille. Alors Tchao-Ouang lui demanda les yeux brillants :

— C’est au Japon que tu as appris à fumer l’opium ?

— Non, dit-elle, à Saïgon. C’est un Français qui m’a appris à brûler la fumée noire ! Il est mort. Et me voici.

— As-tu de l’argent ? fit le Chinois.

Elle ne répondit pas cette nuit-là parce qu’elle avait peur de lui. Mais plus tard, Tchao-Ouang lui expliqua ses plans.


Car Tchao-Ouang est resté à Zanzibar. Il y tient avec Chair-de-Baiser, une fumerie d’opium où viennent les Européens. Il a un coup d’œil particulier, Tchao-Ouang, pour reconnaître les Européens qui aiment l’opium ! Et quand ils ont les joues bien creuses, les mains bien mouillées, et tremblantes, il est très content dans son cœur, parce que ces blancs-là aussi ne reverront pas leur pays… à cause de la fumée noire.

L’AVEUGLE

A M. Anatole France.

… L’homme marchait, une main appuyée sur le bras d’un soldat du 75e de ligne, d’un pas très raide, la tête un peu renversée en arrière.

Les hautes collines du Rhône et de la Saône dévalaient devant eux, chargées de maisons à huit étages. L’église de Fourvières, dominant des jardins et des escaliers aux pentes précipitées trop neuve, ressemblait à ces faux châteaux forts que les Anglais bâtissent sur les falaises au-dessus des plages à la mode. Ce jour-là, bien qu’on fût en hiver, il n’y avait pas de brouillard, à cause du froid, qui était très sec. Le soleil brillait dans l’air transparent et les choses avaient l’air gai.

— C’est beau, Lyon ! dit le petit soldat, pour causer.

— Je ne sais pas, dit l’homme. Je suis de Romans.

— Et alors, maintenant vous n’y voyez plus, du tout, du tout ? Et vous n’étiez jamais venu ici, avant ? Vous êtes tout à fait aveugle ?

Et il répéta pour lui-même, afin de se bien représenter les choses par les images qu’évoquait sa propre parole, comme font presque tous les paysans et beaucoup d’ouvriers :

— Vous ne voyez pas les maisons, les bateaux, les chevaux ! Vous n’y voyez pas pour vous conduire ?

— Non, fit l’homme brièvement.

Le soldat parut triste ; de cette tristesse où il y a une part d’embarras, une espèce de confusion à l’idée que les gens sont malheureux, qu’il n’y a rien à faire pour les secourir, et qu’on n’entre même pas pleinement dans leur infortune, puisqu’il est impossible de la ressentir comme eux. Ils marchèrent en suivant les quais sans parler davantage, et longtemps.

— Voici l’hôpital militaire, dit le soldat, à la fin.

Et il respira, l’air soulagé.

Comme il s’était arrêté, l’homme s’arrêta. Et le soldat s’adressa tout de suite au portier. Le silence de son compagnon lui avait pesé.

— Voilà, expliqua-t-il. L’homme est arrivé tout seul, en chemin de fer, avec un papier signé du major de Romans. C’est-à-dire, tout seul… ceux qui l’avaient accompagné se sont arrêtés à Vaise, je ne sais pas pourquoi. Quand il a entendu crier : « Lyon ! » il est descendu, mais il est resté devant les wagons sans bouger.

»  — J’ai un papier pour l’hôpital militaire, qu’il disait seulement.

»  L’adjudant de service a lu son papier et lui a dit :

»  — Vous n’y voyez pas. On va vous conduire.

»  Moi, j’étais là, sur le quai. L’adjudant m’a réquisitionné.

»  — C’est bien, fit le portier. Vous pouvez vous en aller.

»  L’homme était resté parfaitement immobile et muet, à la place où son guide l’avait laissé.

»  — Votre feuille de route, la lettre du major ?

»  Il obéit et tira les papiers de sa poche.

»  — … Tiens, vous vous appelez Dieutegard ? Un drôle de nom.

»  Pas de réponse. Le portier continua :

»  — Vous êtes aveugle, mais muet ? Ça ne vous ferait pas mal aux yeux, de parler !

»  Cependant il fit conduire l’homme au premier étage par un infirmier. Et cet infirmier fut très doux, à cause de la grande pitié qui est dans le peuple pour les aveugles.

*
*  *

— … Dieutegard, de la classe 78, dit le major. Je sais ce que c’est. Mon confrère de Romans m’a écrit : un simulateur anarchiste. Apportez l’ophtalmoscope.

C’était un major à trois galons, jeune encore, avec une figure vive qui éclatait d’intelligence ; une intelligence de montagnard, faite d’un âpre vouloir et de suite dans les idées. Il aimait son métier, qui était resté pour lui neuf et passionnant comme au premier jour.

— Vous faisiez partie d’un club anarchiste, dit-il. Quelques jours avant de tirer au sort, vous n’êtes pas venu à votre atelier de la filature Magnabos, et vous avez prétendu être devenu subitement aveugle. Aveugle, comme ça, du jour au lendemain ? Je dois vous prévenir que c’est invraisemblable. A Romans, il n’y avait pas d’ophtalmoscope. Le major du dépôt vous renvoie ici. Vous êtes anarchiste, vous ne voulez pas servir, et vous simulez la cécité. Voilà ce qu’on suppose. Nous allons voir.

Il parlait avec une fermeté paisible et impersonnelle. N’était-ce pas son droit, à cet homme, de mentir ? Il s’agissait seulement de le convaincre qu’il mentait. Cela c’était son devoir à lui, le docteur Roger.

— Si encore, continua-t-il, vous aviez affecté la cécité partielle, un affaiblissement, rien qu’un affaiblissement de la vue. Cela se défend. Mais ça !… Comment dites-vous que c’est arrivé ?

— J’étais sur la route de Saint-Étienne, avec des amis, récita lentement Dieutegard. Le soleil tapait fort. Voilà que j’ai eu un éblouissement, et comme l’idée que la foudre m’entrait dans le crâne. Je suis tombé sur un tas de pierres, et j’ai dit aux camarades : « Je n’y vois plus ! »

Roger le laissait parler, affectant de ne pas le regarder, d’être tout à la mise en train de l’ophtalmoscope. Puis, brusquement, il envoya droit dans la figure de l’homme son index et son doigt du milieu, qui, faisant fourche, s’arrêtèrent à un centimètre à peine des paupières levées. C’est le moyen classique, le plus anciennement employé, le meilleur.

L’homme ne broncha pas.

— Diable, fit le médecin, vous êtes fort… Fermez tout, dit-il à un infirmier.

L’infirmier ferma la porte, les volets, fit tomber les rideaux verts des fenêtres. Une nuit artificielle et triste régna dans la pièce. L’ophtalmoscope était allumé ; le major en projeta d’un coup l’éblouissante lumière sur les deux pupilles. Ces rayons, réverbérés, ont une intensité blessante dont peuvent se rendre compte tous ceux qui ont seulement essayé de fixer une lanterne de locomotive ou d’automobile. Dieutegard ne cligna même pas les yeux.

— C’est bien travaillé, dit le docteur Roger, narquois. Vous vous êtes exercé longtemps, n’est-ce pas ? Seulement, on ne pense jamais à tout. Vos pupilles réagissent contre la lumière !

Lorsqu’un homme a été mis quelques secondes dans une obscurité presque complète, si quelque clarté vient subitement à lui frapper les yeux, ses pupilles se rétractent. Et il ne peut pas plus les empêcher de se rétracter qu’on ne saurait défendre à une sensitive froissée de replier ses feuilles. C’est la nature qui veut ça. Voilà pourquoi le major triomphait.

— Et il n’y a rien dans vos yeux, rien ! Pas l’ombre d’une lésion. Bon pour le service, mon ami !

— Ce n’est pas ma faute s’il y a des maladies que les médecins ne connaissent pas, répondit Dieutegard, avec une telle indifférence qu’il semblait parler pour un autre. Je vous dis que je n’y vois pas.

— C’est comme si vous me racontiez que vous n’avez pas de jambes. On voit que vous y voyez… Rompez !

*
*  *

Le soldat Dieutegard, définitivement incorporé, fit d’abord trente jours de prison pour avoir simulé une infirmité le rendant impropre au service. Durant trente jours et trente nuits, il vécut dans une cellule large de deux mètres, longue de quatre, où il n’y avait rien qu’un lit de bois scellé au mur. L’air y pénétrait, mais non la lumière ; il n’y régnait qu’un sombre crépuscule. Prendre ses repas, et quels repas ! dans la quasi-obscurité des cellules militaires est une des plus insupportables souffrances dont se plaignent ceux qu’on y enferme, — quand ils ont des yeux qui voient : Dieutegard perdit l’appétit. Mais ce n’était pas une preuve suffisante qu’il simulât. Le manque d’exercice pouvait expliquer, à lui seul, son dégoût de la nourriture. Pour faire prendre l’air aux prisonniers la coutume est de les astreindre à certaines corvées assez dures. Ils charrient des cailloux, portent des fardeaux. Mais le condamné persista dans son attitude : il n’y voyait pas, disait-il, donc il ne pouvait travailler. Les gradés et les hommes chargés de le faire sortir marchaient droit sur lui pour l’effrayer. Il ne se détournait pas et se laissait heurter. Certains, à cause de sa figure imberbe et pâle qui donnait de l’émotion, l’appelaient « Napoléon ». D’autres, à cause de la comédie qu’on l’accusait de jouer, le nommèrent « le Pitre ». A la fin, on unit les deux sobriquets en un seul. L’inertie de Napoléon-le-Pitre triompha de l’obstination qu’on lui opposait. On le laissa tranquille dans sa nuit. S’il était aveugle, ça ne pouvait pas lui faire de mal. S’il ne l’était pas, il n’avait que ce qu’il méritait.


Cependant, le matin du trente et unième jour la porte de sa prison s’ouvrit et deux soldats le conduisirent au fort Lamotte.


La tête trop haute, les yeux fixes, accompagné de ses gardes, il traversa le long faubourg de la Guillotière. La nuit avait été pluvieuse, et les pavés restaient boueux. Il mit le pied dans toutes les flaques.

— Si tu regardais par terre, comme tout le monde, tu éviterais de les mouiller, dit un des soldats.

— Puisque je suis aveugle ! répondit Dieutegard.

— Ou bien parce que tu veux avoir l’air aveugle ! Et si tu regardais par terre, tu ne pourrais pas t’empêcher d’éviter les trous, tu ne pourrais pas : les pieds et les yeux se mettent d’accord sans qu’on y pense. Baisse la tête, un peu, pour voir !

— Pour voir ? répéta l’autre ironiquement.

— Oui, pour voir, espèce de fumiste ! Et si tu ne le fais pas maintenant, fais-le tout à l’heure. C’est un conseil que je te donne pour ta santé.

Le deuxième soldat ricana. Il savait ce qu’on préparait. Dieutegard, dédaigneusement, garda le silence, sans se soucier d’obéir, et l’on comprenait que même il s’efforçait de penser à des choses très lointaines. On arriva au terme de cette longue promenade.

Le fort Lamotte a été construit jadis pour défendre Lyon contre l’attaque possible d’une armée étrangère. Plus tard il fut considéré comme une citadelle dominant le grand faubourg de la Guillotière, où bouillonnait alors, où sommeille maintenant, une population grave et violente. A cette époque, son enceinte assez vaste fut couverte de casernes, qui abritent encore aujourd’hui un régiment d’infanterie et un bataillon de chasseurs à pied. Toutefois ses bastions, ses remparts à la Vauban n’ont pas été détruits. Ils servent à séparer la congrégation militaire qui l’habite de l’agglomération civile qui l’entoure et, pour ainsi dire, l’assiège. L’air d’ailleurs y est pur, et, des fossés profonds rendant la surveillance plus facile, les hommes y sont défendus contre les tentations. On ose bien sauter un mur, mais un rempart haut de dix mètres… Les soldats y peuvent seulement rêver sur les glacis. C’est plus sain pour eux et pour la société.

Dieutegard franchit la grille sans saluer le poste. Ses gardes lui en firent des reproches, avec cette espèce de timidité inquiète des simples soldats qui craignent souvent d’être punis eux-mêmes, ou du moins mal notés, pour les fautes que commet leur voisin. Alors l’aveugle porta la main à son képi, en s’excusant. Après la première cour, où sont les casernes des chasseurs à pied, la côte est assez raide. Il butta fort naturellement à la montée. Devant les bâtiments du 75e de ligne, le major Roger l’attendait en causant avec quelques officiers. Et des sous-officiers aussi étaient là, en assez grand nombre, rieurs, empressés et déférents.

— Il joue bien son rôle en tout cas, dit l’un d’eux.

— Vous savez, dit le major Roger, que je proteste contre cette expérience.

— Protestez tant qu’il vous plaira, dit un capitaine. L’homme n’est plus à vous, il est inscrit à ma compagnie, et… vous avez déclaré qu’il y voyait. Donc…

— Mais si je m’étais trompé ? dit Roger.

— Si vous vous êtes trompé, ça vous regarde. Moi, j’ai reçu un homme qui voit, administrativement, qui voit tellement bien qu’il a fait trente jours de prison pour avoir prétendu n’y pas voir. C’est une preuve, ça ! Et par conséquent j’ai le droit de donner les ordres au soldat Dieutegard… Tout est-il prêt ? continua le capitaine, s’adressant à l’un des sous-officiers.

— Oui, mon capitaine. Il n’y a qu’à faire monter l’homme sur le glacis, par le petit escalier qui est derrière la cantine, et à le mettre sur le sentier. Il n’a pas dix mètres, ce sentier, et il aboutit au fossé, au-dessus de la casemate nord-est.

— Et… vous avez pris vos précautions ? demanda le major. C’est raide, vous savez.

— Raide ! fit le capitaine. Vous croyez qu’il parlera dans les journaux ?

— Non ! dit le major. Ou alors je me trompe beaucoup sur son compte. C’est peut-être un anarchiste ; ce n’est sûrement pas un cafard.

— Ni même un bavard ?

— Ni même un bavard. S’il avait voulu déjà… Et voulez-vous que je vous dise ? il m’est sympathique.

Le commandant Lecamus était présent. Envahi par l’obésité, il lisait beaucoup. Ses égaux en grade s’accordaient à lui reconnaître beaucoup d’intelligence ; car, ne se tenant plus à cheval, il devait bientôt prendre sa retraite. Et le commandant Lecamus prononça :

— Un simulateur ? Car, si vous lui laissez subir cette épreuve, c’est que vous le croyez un simulateur. Et il vous est sympathique ?

Le major Roger n’osa pas répondre. Il évitait même de descendre dans sa propre pensée, bien qu’il fût médicalement persuadé que l’homme avait menti. Et c’était même une sorte de dérision à la science que cette unique réponse : « Je n’y vois pas » à toutes les constatations qui, d’après les manuels et les autorités en la matière, devaient suffire à confondre Dieutegard.

Celui-ci attendait, immobile et indifférent, les yeux sans regard mais éclatants, trop éclatants sous la lumière. Et avec sa figure blême, maigre et triste, ses sourcils froncés, ses cheveux noirs, tout son masque impérieux et atone, tragique et falot, il ressemblait à la fois à Bonaparte et à Pierrot.

— Napoléon-le-Pitre, fit Lecamus. Ses camarades l’appelaient Napoléon-le-Pitre, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est trouvé.

Il ajouta d’un trait :

— Comme la vue est belle, d’ici !

Il n’y a rien de plus fort sur l’âme que les paysages qui la frappent en même temps qu’une émotion violente. Il est des gens qui ne peuvent se souvenir d’une journée de mai que s’ils ont entendu ce jour-là une voix de femme chanter dans un jardin. Pour qu’ils aient gardé la mémoire de telles fleurs, tels arbres, telles eaux courantes — parfois moins encore, tel petit caillou qui demeure tout droit dans leur cerveau vide d’images comme une stèle dans un cimetière, — il faut qu’un choc imprévu, échauffant leur âme sèche, l’ait rendue susceptible d’empreinte. Lecamus avait à peine parlé que tous les spectateurs pâlirent. Ayant embrassé du même coup d’œil Dieutegard et les choses qui l’entouraient, ils étaient sortis d’eux-mêmes.

Ils virent le petit sentier nu, l’herbe usée du glacis, l’homme habillé de treillis et les deux soldats gardiens. Puis subitement le rempart tombait. On n’apercevait plus qu’une large coupure d’air pâle au delà d’une bordure de grès rouge. Par une oblique assez douce, mais dont l’esprit réalisait avec un saisissement tragique le sens terrifiant, le regard plongeait jusqu’au fond du fossé, — le fond du fossé avec une flaque d’eau, des pierres et des ordures semées, de la vulgarité, de la laideur poignante, un gazon sale. Et au delà, encore au delà, des prairies vertes s’aplanissaient, des toits rouges éclataient, de petites cabanes rousses, dans des jardins maraîchers, avaient l’air de joujoux. Enfin, à l’horizon inaccessible, le brouillard du Rhône, grave et lourd, lent et blanc, roulait sous le soleil. « Que la vue est belle ! » avait dit Lecamus. Ah ! oui, elle était belle ! mais toujours l’œil revenait là, vers ce fond affreux de fossé, avec son herbe galeuse, ses pierres, sa flaque d’eau jaune, et ses ordures…

— Dieutegard, dit le capitaine, marchez devant vous !

L’homme tendit l’oreille très naturellement vers celui qui venait de parler. Le corps suivit la direction de la tête et marcha en s’éloignant du rempart.

— Droit devant vous, nom de Dieu !

Et toujours, au fond du fossé, les pierres, la flaque d’eau, les fragments de boîtes de conserves, brillaient d’un éclat insupportable.

— Droit devant vous !

Les deux soldats, gauches et un peu pâles, remirent Dieutegard dans l’axe du sentier. Et cette fois il marcha !

Ses lèvres se retroussaient sur ses dents. Il eut un instant la physionomie bouleversée. De l’expression sur cette face raidie et morte depuis si longtemps ! c’était comme si un portrait devenait vivant, par un étrange miracle, à mesure que la peinture s’en écaille… Et il marcha. Ce n’est pas long, dix mètres ! c’est douze ou quinze pas, même des pas d’aveugle.

… Un, deux, trois, quatre… Dieutegard, en avançant, reprenait sa figure inexpressive et blanche. Cinq, six, sept, huit, neuf… Il continua sans hésiter vers le vide… Dix, onze, douze, treize…

— Assez ! cria Lecamus qui étouffait. C’est idiot, arrêtez-le !

Quatorze, quinze… Le quinzième pas mit Dieutegard au-dessus de l’abîme, et il disparut, sans un cri, dans un grand et farouche silence. Tout le monde courut.

— Le filet était solide, dit le capitaine au major Roger. Il n’y a pas de crainte.

Mais il courait comme les autres. On avait fixé, sur des étais attachés dans la casemate, dont les meurtrières s’ouvraient dans les murs même du rempart, un filet vaste et solide. En vérité, on avait réglé ça comme au cirque, ainsi que l’avait dit le sergent. Et Dieutegard était là, intact et tranquille, couché sur ce lacis de cordes menues.

*
*  *

Quelques minutes plus tard le major et Dieutegard étaient seuls, face à face, dans le bureau d’un sergent-major. Et le médecin, debout, presque tremblant, tant il avait les nerfs secoués, semblait plus ému que son patient. Assis sur une chaise, les deux mains sur les cuisses, celui-ci souriait très doucement. Le commandant Lecamus avait beaucoup insisté pour qu’il prît un cordial réconfortant… « un bon verre de rhum, ou quelque chose comme ça ». L’homme avait refusé poliment, mais sur le ton d’un égal.

— Écoutez, dit le major. Vous venez d’être l’objet d’une expérience très rude Vous devez sentir, à sa rudesse même, que c’est la dernière. J’ai laissé faire parce que je voulais savoir la vérité, parce que c’est mon métier, mon devoir, ma passion de la savoir. Maintenant je vais demander votre renvoi devant la Commission de réforme. Vous n’ignorez pas que votre passage devant cette Commission est une pure formalité, qu’on acceptera sans discuter les conclusions de mon rapport : Mise en congé numéro 2, c’est-à-dire sans indemnité, du soldat Dieutegard, pour infirmité contractée avant l’entrée au service. Ce rapport, le voici, je l’avais préparé d’avance. Je le signe devant vous. Seulement, j’ai quelque chose à vous demander. On vous a soumis à une surveillance qui est allée jusqu’à la persécution, c’est possible. On vous a fait subir une terrible épreuve, je le reconnais. Eh bien, maintenant, croyez-vous… croyez-vous à ma parole ?

Dieutegard réfléchit et répondit simplement :

— J’y crois.

— J’en étais sûr, continua le major avec une égale simplicité. Je vous jure donc que, quoi que vous me répondiez, rien ne sera changé aux conclusions de mon rapport. Dans deux jours, à midi, vous serez définitivement réformé. Mais je veux savoir si la science a tort, si les indices qui m’ont fait croire que vous simuliez la cécité m’ont trompé. Vous répondrez ?

— Oui, fit l’homme de la tête.

— Je vous demande donc si vous êtes aveugle.

Alors Dieutegard se leva. Il souriait de plus en plus, indiciblement fier, victorieux. Faisant deux pas, il prit, d’un geste sec et précis, sur la table du serpent-major, un petit livre à couverture bleue que le médecin reconnut d’un coup d’œil : c’était la « Théorie du Service intérieur des Troupes d’infanterie ». Et l’ayant ouvert à la première page il lut sans hésiter, d’une voix froide :

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA SUBORDINATION

La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et de tous les instants ; que les ordres soient exécutés littéralement, sans hésitation ni murmure ; l’autorité qui les donne en est responsable, et la réclamation n’est permise à l’inférieur que lorsqu’il a OBÉI.

— Assez ! dit le docteur Roger.

— … Tout militaire, poursuivit Dieutegard, doit en toute circonstance, soit de jour, soit de nuit, même hors du service, de la déférence et du respect à ses supérieurs des armées de terre et de mer, quels que soient l’arme et le corps auxquels ils appartiennent.

L’aveugle, le faux aveugle, dont la figure pâle éclatait maintenant d’une quasi-insolence, voulut continuer à lire ; mais le major Roger l’interrompit d’un air si naturellement fier qu’il s’arrêta.

— Ce n’était pas le chef, qui vous interrogeait, fit le major, c’était un homme comme vous, qui vous a donné sa parole de ne jamais se souvenir de ce que vous avoueriez. Il ne faut pas lui rendre son serment trop rude ; parce que… parce que c’est lâche.

Les yeux de Dieutegard devinrent humides.

— Je vous demande pardon, fit-il d’une voix changée, sincère et triste, — une voix vivante. C’est une faiblesse que je ne devrais pas avoir, mais je ne peux pas supporter l’idée de passer pour un lâche !… Tout à l’heure, le filet pouvait casser, et vous avez risqué ou laissé risquer cela, avouez-le, beaucoup moins pour satisfaire votre curiosité scientifique que pour me vaincre. Mais vous étiez presque sûr qu’il ne casserait pas. Moi, c’est la même chose. Si tout le monde faisait comme moi, et en France seulement, sans que mon exemple fût suivi ailleurs, la France pourrait être envahie. Mais le risque me paraît si peu probable que j’ai le droit de le négliger. Et, après tout, si j’ai pu échapper à la servitude militaire, c’est au péril de ma vie.

— Ah ! fit Roger ironiquement, c’est un grand courage ! Et si l’événement que vous ne voulez pas prévoir arrive, vos compatriotes auront à défendre la vie que vous avez prudemment économisée, et celles de vos pareils. Et dire que la France est aujourd’hui le seul pays où les lois et les mœurs permettent de tout dire, de tout penser, de tout écrire ! le seul où, sans perdre sa place et crever de faim, on puisse nier Dieu, non pas dans de gros bouquins que personne ne lit, mais dans des papiers d’un sou ! le seul où n’importe qui prend le droit impunément d’engager le troupeau des hommes à vivre sans maître et sans lois — sans maître, et sans lois, ce troupeau qui n’a pas une pensée à lui : la bonne blague ! — le seul où tout ce qu’on aventure, à outrager les juges et les chefs, les juifs et les chrétiens, la postérité et les ancêtres, les étrangers et les fils du sol, les pauvres et les riches, les rêveurs d’un avenir d’égalité heureuse, et les voyageurs fatigués qui se sont couchés au pied d’une haie et ne veulent plus qu’on y touche, — le seul où tout ce qu’on aventure, je vous dis, c’est d’être décoré ! Ah oui ! une belle patrie, la vraie patrie pour un anarchiste ! Et ça vous est égal qu’on la détruise ! Où iriez-vous après ?

— Alors, dit Dieutegard, pourquoi est-ce vous qui voulez la défendre ?

— Pourquoi ? fit Roger. Eh bien ! même pour ça ! Pour qu’elle désorganise dans l’univers ce qui reste à désorganiser. Et puis pour les vérités, pour les possibilités de vérités qui bouillonnent dans cette chaudière ! Parce que nous sommes les gardiens d’un alambic dont peut-être il ne sortira rien, mais peut-être la pierre philosophale ! Et parce que c’est le pays, je crois, où l’on pense le moins platement.

— Et si mon acte était aussi un ingrédient pour votre alambic ? demanda Dieutegard.

Le major Roger ne répondit pas.

Un instant, qui fut très court, ces deux hommes eurent l’idée de s’ouvrir plus profondément leur âme, de s’avouer mutuellement le doute profond que laissent toujours, dans une âme juste, les arguments de l’adversaire. Et le même retour de pensée arrêta leur voix : A quoi bon ? Lorsqu’on est d’un camp, il faut rester de ce camp. Sans quoi l’on n’est rien, qu’un dilettante. Et alors à quoi sert-on ?

FIN

TABLE

RAMARY ET KÉTAKA
1
BARNAVAUX, GÉNÉRAL
95
RUY BLAS
149
BARNAVAUX, HOMME D’ÉTAT
175
LA PRÉCAUTION INUTILE
187
KIDI
201
LE DIEU
215
LA VENGEANCE DE MADAME MURRAY
229
LES CHINOIS
253
L’AVEUGLE
303

ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY — 18158-5-09.
E. GREVIN, SUCCr

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
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