The Project Gutenberg eBook of Comment on devient écrivain, by Antoine Albalat
Title: Comment on devient écrivain
Author: Antoine Albalat
Release Date: February 13, 2022 [eBook #67400]
Language: French
Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
ANTOINE ALBALAT
LA VOCATION ET LE SUCCÈS — COMMENT ON ÉCRIT UN ROMAN — LA TECHNIQUE ET LES PROCÉDÉS DU ROMAN — COMMENT ON ÉCRIT DES LIVRES D’HISTOIRE ET DES LIVRES D’ÉRUDITION — CE QUE DOIT ÊTRE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE — COMMENT ON FAIT UN SERMON — LA TRADUCTION COMME MOYEN DE FORMER SON STYLE — LE JOURNALISME ET LES CONFÉRENCES — GUIDES ET CONSEILLERS LITTÉRAIRES.
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
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DU MÊME AUTEUR :
L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons. Un vol. in-18, broché. 50e mille. (Colin, édit.).
La Formation du style par l’assimilation des auteurs. Un vol. in-18. 19e mille, broché. (Colin, édit.).
Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Un vol. in-18. 17e mille. Ouvrage couronné par l’Académie française. (Colin, édit.).
Comment il faut lire les auteurs classiques français. Un vol. in-18. 10e mille. Ouvrage couronné par l’Académie française.
Comment il ne faut pas écrire. Un vol. in-18. 10e mille. (Plon, édit.).
Souvenirs de la vie littéraire. Un vol. in-18. 3e mille. (Crès, édit.).
Les Ennemis de l’art d’écrire. Un vol. in-18. (Librairie Universelle). (Épuisé).
Ouvriers et procédés (critique littéraire). Un vol. in-18. (Havard, édit.). (Épuisé).
Le Mal d’écrire et le roman contemporain. Un vol. in-18. (Flammarion, édit.). (Épuisé).
Marie, roman. Un vol. (Colin, édit.). (Épuisé).
L’Amour chez Alphonse Daudet. Un vol. (Épuisé). (Ollendorff, édit.).
Une Fleur des tombes, roman. (Havard, édit). (Épuisé).
L’Impossible pardon, roman. Un vol. (Épuisé).
Lacordaire. Un vol. (Vitte, édit.).
Joseph de Maistre. Un vol. (Vitte, édit.).
Pages choisies de Louis Veuillot. Avec une introduction critique. Un vol. in-18. (Vitte, édit.).
Frédéric Mistral. Son génie et son œuvre. (Sansot, édit.).
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1925.
Copyright 1925 by Plon-Nourrit et Cie.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
A
MONSIEUR ET MADAME LOUIS PETERS
Hommage de fidèle et respectueuse amitié.
La vocation littéraire est une disposition générale pour l’art d’écrire, qui se développe par la lecture et qui peut s’appliquer à tous les genres de productions, romans, histoire, érudition, critique… On se trompe très souvent sur sa propre tournure d’esprit ; tel débute par des essais philosophiques qui excelle plus tard dans la peinture des réalités vivantes. Il est difficile de bien connaître les premières raisons de nos goûts, et de démêler les influences qui déterminent le choix d’un sujet ou d’un livre. La plupart du temps, au lieu de se recueillir et de mûrir son talent, on est pressé d’écrire, on publie à la hâte, au hasard, sans réflexion et sans but.
Pour éviter les fâcheuses conséquences qu’entraîne cette précipitation, il m’a paru utile de donner quelques conseils de conduite et de travail à ceux qu’un goût invincible pousse vers la carrière littéraire.
On nous dira : « Vous voulez nous enseigner à faire du roman et de l’histoire ? Quelle est votre compétence ? Quels sont vos titres ? Voyons vos œuvres. »
L’objection est nulle. Si je dénonce dans ces pages la médiocrité du roman contemporain, je ne conserve personnellement aucune illusion sur la valeur des quelques romans que j’aie pu écrire. Je crois voir nettement ce qui m’a manqué, et non moins clairement ce qui manque aux autres ; et voilà pourquoi je suis persuadé que mes conseils peuvent être profitables, n’eussent-ils pour résultat que de mettre mes lecteurs en garde contre les défauts que je n’ai pas su ou pas eu le temps d’éviter. Trente ans de labeur et de lectures me semblent une expérience suffisante pour guider et conseiller ceux qui sont aux prises avec la difficulté d’écrire. La plupart des Cours et des Manuels ont été rédigés par des professeurs qui ne passent pas pour des prosateurs de génie, et je ne sache pas qu’on leur en ait fait un reproche. Qu’on ait publié des livres passables, qu’on en ait publié d’excellents, qu’on n’en ait point publié du tout, chacun peut enseigner la littérature et le style, s’il a du jugement, du sens critique, de la lecture, — et surtout s’il croit avoir quelque chose à dire.
A. A.
L’ambition d’écrire. — La carrière littéraire. — Les dispositions littéraires. — La question du talent. — La vraie vocation. — Le public et le succès. — Comment se fait le succès. — Le rôle de la critique. — Le lancement d’un livre. — Les prix littéraires. — La réclame et la vente.
Écrire est une noble ambition, mais pour écrire il faut avoir du talent. Êtes-vous sûr d’avoir du talent ? La nature donne souvent la vocation sans donner le talent. Un poète médiocre a autant de prétention qu’un grand poète. Les fausses vocations ressemblent aux vocations véritables : elles ont les mêmes exigences, elles procurent les mêmes joies, elles inspirent le même orgueil. Je connais un auteur qui n’a aucune espèce de talent, qui a déjà publié bien des volumes et qui s’indigne à l’idée qu’on veuille enseigner à écrire. « Non, dit-il, mille fois non, ça ne s’enseigne pas. On est écrivain ou on ne l’est pas. » Le malheureux est lui-même, sans le savoir, le pire des écrivains. On refait ses phrases à mesure qu’on les lit. Il écrit naturellement mal, comme d’autres écrivent naturellement bien. Sa vanité et son mauvais goût lui ont fait une sorte de réputation à rebours. Il a le verbe haut, il dit : « Mes livres, mes œuvres, mon métier… » Il est fier d’être homme de lettres.
La nature n’accorde pas à tout le monde les mêmes dons. Vous êtes peut-être né pour être un écrivain de troisième ordre, comme tel autre est peut-être né pour être un écrivain de premier ordre. Il existe un exemple célèbre de la fausse vocation : c’est Chapelain. Sa famille, chose rare, le destinait à la poésie ; il passa pour un grand poète pendant les vingt années qu’il mit à composer la Pucelle. Dès que l’ouvrage parut, Chapelain eut la réputation du plus mauvais poète de son temps.
La poésie est la première des tentations ; très peu y échappent. Quel littérateur ne s’est pas cru poète ? Sainte-Beuve même, esprit critique s’il en fut, débuta par la poésie. Chateaubriand ne consentit jamais à avouer qu’il faisait de mauvais vers ; il en appelait timidement à M. de Fontanes : « M. de Fontanes, disait-il, prétendait que j’avais les deux instruments. » Méry, débutant en littérature, fit ses offres de services à un directeur de journal, qui lui demanda : « Que savez-vous faire ? — Tout ! dit Méry, jusqu’à un poème épique » et c’était vrai. Les hommes les plus prosaïques ont d’abord commencé par faire des vers, s’il faut en croire le vieux dicton : « Grattez le financier, vous trouvez le poète. » « Il n’y a rien de plus intéressant, disait Chateaubriand, dans son style sérieux, qu’un jeune homme qui cultive les Muses. » Nous avons tous connu des camarades de collège qui écrivaient leurs dissertations philosophiques aussi facilement en vers qu’en prose ; et des esprits distingués ont mis en alexandrins le Code et la géométrie, tout comme Benserade mettait l’histoire romaine en rondeaux.
L’ambition d’écrire fait partie de ce fond de vanité qui est le propre de tous les mortels. On veut écrire, non pas parce qu’on croit avoir quelque chose à dire, mais pour le plaisir de faire parler de soi. Rien n’est plus commun que la vocation littéraire ; rien n’est plus rare que le talent. Parmi nos centaines d’auteurs contemporains, à peine quelques noms originaux méritent-ils de survivre. Le reste constitue l’innombrable armée des assimilateurs qui vivent du talent d’autrui.
Le choix d’une carrière a dans la vie une importance que les natures positives comprennent de bonne heure et que les rêveurs de la plume entrevoient toujours trop tard. L’effort très moyen de discipline et de recherche qu’exigent la plupart des positions libérales est presque toujours assez rapidement récompensé par le gain d’une situation pratique. On peut devenir un bon avocat ou un bon médecin sans avoir une très forte vocation. La vocation littéraire est bien différente. Elle est irrésistible, rien n’en garantit le succès. Un bon avocat eût pu être un bon médecin ; un mauvais littérateur ne fera jamais un bon avoué.
Si la littérature est difficilement une carrière pour un homme, c’est encore pire pour une femme. Les femmes s’imaginent avoir la vocation parce qu’elles écrivent plus naturellement que les hommes, quand elles écrivent pour elles. Mais autre chose est de rédiger son journal ou des lettres d’amies, autre chose est d’écrire pour le public. Même si l’on s’obstine, même si la vocation est véritable, à quoi arrive-t-on ? « Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, dit Néera, on perd un peu plus de temps, un peu plus de force, un peu plus d’argent, un peu plus d’illusions. La proportion de la réussite étant de un sur cent (je la mets à ce taux pour ne pas décourager les néophytes, mais en réalité elle est bien moindre), il est fatal que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont espéré, lutté, travaillé en vain. »
Ce sera toujours une grosse question que de savoir si l’on a vraiment les qualités nécessaires pour être un bon écrivain. Lorsqu’on voit Flaubert, à la lecture des essais de Maupassant, se contenter de dire : « Je ne sais pas si vous aurez du talent ; pour le moment, vous avez des dispositions », il est permis d’excuser les parents qui ne croient pas aveuglément à l’avenir littéraire de leur fils. D’incontestables écrivains n’ont pas montré dans leur jeunesse des aptitudes bien décisives. On sait après quels tâtonnements Balzac a fini par trouver sa voie. Pierre Loti ne fit pas preuve dans ses classes d’un bien précoce talent[1]…
[1] Le succès dépend souvent de très peu de chose. Sait-on comment débuta Charles Monselet ? La Renaissance nous l’apprend : par une lettre d’Émile de Girardin adressée à M. Rouy, gérant de la Presse :
« Monsieur Rouy,
« Je donne cette lettre à M. Charles Monselet qui est un jeune homme plein de mérite, qui a une charmante écriture, et que je vous engage à prendre avec vous pour mettre vos livres à jour, faire la correspondance et vous servir d’intermédiaire. Il se contente de 1 200 francs par an. Je pourrai lui faire gagner un supplément dans le feuilleton. Il a vraiment du talent (il est tout à fait hors ligne). Il a été dans le commerce à Bordeaux.
« E. de Girardin. »
Le spirituel Monselet recommandé par Girardin, pour mettre « les livres à jour » !…
On ne réfléchit pas ; on se dit : « Pourquoi ne tenterais-je pas la fortune littéraire ? Ce n’est pas par le talent qu’on arrive, mais par la camaraderie et les relations. L’homme de génie reste à la porte d’un journal où trône une rédaction médiocre. Un quart d’heure de recommandation vaut dix années de travail. Librairies, théâtre ou journaux, la littérature est une organisation commerciale dont les débouchés industriels se multiplient tous les jours. Pourquoi n’y aurait-il pas une place pour moi, quand il y en a pour tant d’autres ? »
Et on se lance.
L’avenir seul dira si l’on a eu tort ou raison…
En attendant, puisque le choix est fait et que le sort en est jeté, prenez la plume et écrivez, à condition toutefois d’assurer d’abord votre vie matérielle. Soyez fonctionnaire, ayez une situation ou des rentes, et vous pourrez vous permettre de « faire de la littérature ». Flaubert prétendait que les Lettres sont un luxe et Buffon déclarait qu’il faut mettre des manchettes pour écrire. On dit que la misère est un stimulant. Je n’en crois rien. La misère tue l’inspiration ; elle a fait un révolté de Vallès.
Béranger disait aux jeunes gens : « Ne comptez pas sur les Lettres pour vivre. La littérature doit être une canne à la main, jamais une béquille. Si vous n’avez aucune autre ressource pour vivre, la profession des lettres vous tiendra incessamment dans de telles incertitudes sur les moyens d’exister, que vous ne pourrez sans imprudence ni fonder une famille, ni être assuré d’échapper à la pauvreté dans votre vieillesse. »
Qu’on ait du talent ou non, l’enjeu est terrible : on est un raté, si on échoue. Daudet a été dur pour les ratés. La vie est si injuste ; le succès si incertain ; tant de méchants auteurs réussissent, que le mot raté ne devrait plus être un terme de mépris. Où commence le raté et où finit-il ? Un écrivain connu, et qui meurt pauvre, est-il plus raté qu’un écrivain riche mais ignoré ? On peut avoir de la réputation et ne pas avoir de succès. Barbey d’Aurevilly, Gilbert, Hégésippe Moreau, Verlaine, Glatigny, Villiers de l’Isle-Adam, Gérard de Nerval furent des bohèmes ; peut-on dire qu’ils ont été des ratés ?
En somme, on joue sa vie pour savoir si on aura du talent. Évidemment la confiance en soi est nécessaire ; mais qui peut se croire capable d’écrire pendant des années des ouvrages intéressants ? Je connais des malheureux qui ont eu ce courage et auxquels un beau jour le souffle a manqué. Libraires et revues ont fini par refuser leurs œuvres, et ils se sont trouvés au seuil de la vieillesse à peu près sans notoriété et sans fortune. Ils ont eu du talent ; ils n’avaient pas prévu qu’ils n’en auraient plus.
Il y a deux sortes de vocations : les vocations précoces et les vocations tardives. La plupart des débutants ont le tort de débuter trop tôt. La démangeaison d’écrire les pousse à barbouiller du papier à un âge où l’on ne peut faire que de l’imitation et du pastiche. Les enfants sublimes sont rares, Victor Hugo célèbre à dix-huit ans, Flaubert bon prosateur au sortir du collège, Bossuet prêchant à quinze ans à l’hôtel de Rambouillet…
Il y a aussi les vocations tardives, celles qui hésitent, qui se cherchent, les tâtonnements de Balzac, Rousseau écrivain à quarante ans, Lamartine imitant Parny. Par contre, des jeunes gens qui n’annonçaient que de faibles dispositions se mettent tout à coup à avoir du talent.
D’autres ont non seulement la production facile, mais possèdent surtout l’art de la faire valoir. Perpétuels geignards, quémandeurs infatigables, on les rencontre dans tous les cabinets de rédaction. Aucune humiliation ne les rebute. A force de démarches et d’intrigues, ils réussissent à placer dans les journaux leur inlassable manuscrit, article, nouvelle ou roman, en attendant l’occasion de se présenter à l’Académie. Leur méthode n’est pas à la portée de tout le monde.
La lecture est la grande créatrice des vocations littéraires. On lit et, à force de lire, l’envie vous prend aussi d’écrire.
« La plupart des enfances littéraires, dit Marcel Prévost, sont caractérisées par cette boulimie qui fait absorber pêle-mêle les classiques, les vieux feuilletons, les bouquins religieux, les préfaces des dictionnaires, la collection du Conservateur et Jean-Nicolas Bouilly… L’enfant qui a envie de lire n’importe quoi a l’étoffe d’un intellectuel, voire d’un écrivain et d’un savant[2]. »
[2] Revue de France, 15 novembre 1922.
La vocation littéraire consiste essentiellement dans ce don d’imitation et d’assimilation qui vous pousse à écrire à votre tour un livre, un roman, des pensées ou des impressions personnelles.
Il ne faudrait pas s’imaginer que les écrivains les plus précoces sont ceux qui se débrouillent le mieux et arrivent le plus vite. Ce sont quelquefois les moins doués qui montrent le plus d’ambition.
Il y a une autre catégorie d’auteurs, mais beaucoup plus rares. Ce sont les « modestes ». Ceux-là ne demandent rien à personne, passent leur vie à l’écart et, n’ayant, comme dit George Sand, « d’autres richesses que leur encrier », se considèrent comme arrivés, dès qu’ils ont conquis un peu d’indépendance et trouvé quelque débouché.
On trouve cependant des gens qui sont rebelles à leur propre vocation. Nous avons tous connu l’amateur qui n’écrit pas et qui pourrait écrire. On a beau le solliciter : « Pourquoi ne publiez-vous rien ? » Il sourit : « A quoi bon augmenter la quantité des mauvais ouvrages ? » Ce dilettante, bon juge des autres et de lui-même, est extrêmement rare.
Mais à quoi bon les exemples ? Il faut se décider. Si la vocation est indomptable, si l’inspiration est irrésistible, alors, encore une fois, n’hésitez pas, entrez dans la mêlée, acharnez-vous à vaincre l’indifférence du public et combattez sans illusion. La lutte sera dure, l’encombrement est inouï.
On est épouvanté, quand on suit d’un peu près le mouvement littéraire de notre époque. Jamais on n’a vu se déchaîner une telle frénésie de production, de publicité, d’argent, de réclame. Certes, de tout temps les écrivains ont cherché le succès, mais jamais avec cette soif de réalisation cynique et immédiate.
Qu’est-ce donc que le succès ?
Dans un livre très intéressant, M. Gaston Rageot définit le succès : « Le fait que l’œuvre d’une personnalité a été adoptée par une collectivité. » La définition est un peu vague. Tout dépend du sens qu’on donne au mot adopté. En disant « adopté par le public », M. Rageot a certainement voulu dire : qui plaît au public. Même avec ce sens-là, l’affirmation garde encore quelque chose de trop absolu. Un livre comme Nana ou la Terre de Zola peut avoir un succès de scandale, sans qu’on puisse dire qu’il ait plu ou qu’il ait été adopté par le public. On dit quelquefois d’une pièce de théâtre : « C’est un succès » et la pièce ne va pas loin. Il y a des succès passagers et il y a des succès durables. Au fond qu’est-ce qui prouve le succès ? Le tirage même d’un volume n’est pas une présomption. Il y a de faux tirages, des affiches menteuses, des ouvrages dont on parle peu et qui se vendent, et des ouvrages dont on parle beaucoup et qui ne se vendent pas.
« La richesse et la réussite, dit M. Alfred Mortier, ont un pouvoir si enivrant que j’ai vu de grands écrivains ne faire état que de cela, et raisonner sur ce point comme le dernier des librettistes de music-hall. Je me rappelle à ces propos une phrase d’Émile Zola. Un jour qu’on vantait devant lui le talent d’un de ses rivaux : « Peuh ! fit-il dédaigneusement, il ne tire qu’à 50 000 ! » Ne croirait-on pas entendre quelque Félix Potin raillant le petit chiffre d’affaires d’un épicier concurrent ?
« Mais que prouve le succès ?
« Raisonnons. Est-ce le suffrage de mille, de dix mille, de cent mille, de cinq cent mille personnes ? Est-il fonction du nombre, les romans-cinéma ont bien plus de lecteurs qu’Anatole France ; s’il est fonction de la partie cultivée de la nation, il y a encore une élite dans cette élite ; les avocats, professeurs, médecins, bref « les humanistes » ne sont-ils pas mieux qualifiés pour juger que les négociants, les financiers, les gens de cercle, les sportsmen ?
Il y aurait donc plusieurs espèces de publics ! Il semblerait. Un auteur applaudi cinquante fois à la Comédie-Française estimera bien plus son succès que celui d’un de ses confrères joué trois cents fois à l’ancien Ambigu.
En vérité, je vous le dis, le succès est une énigme singulière. Peut-être, pour la résoudre, faudrait-il tenir compte de l’épreuve du temps[3]. »
[3] Comedia, 31 mars 1922.
Voyez, en effet, la destinée des œuvres célèbres. La publication des Odes et ballades de Victor Hugo n’eut pas grand retentissement. Vigny vendit peu ses premiers poèmes. On préférait Frédéric Soulié à Balzac. D’Arlincourt fut aussi illustre que Chateaubriand. Stendhal n’a été compris que quarante ans après sa mort[4]…
[4] Cf. H. d’Alméras, Ce qu’on lisait il y a un siècle. Grande Revue, décembre 1923.
« Il suffit, dit Rosny aîné, de fréquenter divers milieux littéraires pour se rendre compte de l’instabilité et de la cocasserie de la gloire. Il fut un temps où Alfred de Musset était tombé dans le troisième dessous parmi la génération alors nouvelle (hélas !). On entend de nos jours couramment dire dans les milieux jeunes : « Hugo ? Ça n’existe pas. Loti n’offre aucun intérêt. Flaubert, il faut le déboulonner. » Mais c’est dans le grand public, loin de Paris et des villes importantes, que la gloire révèle toute sa misère. On peut à peine se figurer le nombre de gens qui ignorent totalement Rabelais, Molière, Racine, Lamartine, Baudelaire — ou Ampère, Berthelot, Lavoisier, Lamarck…
« Depuis plus de vingt ans, je m’amuse à interroger, sur ce sujet, au cours de mes voyages ou de mes villégiatures, des gens très simples. J’obtiens les réponses les plus ahurissantes.
« Dans les milieux simples, la gloire apparaît comme une balançoire. Les plus grands des humains n’y laissent qu’un sillage très indistinct, et le plus souvent rien du tout…
« Même dans les milieux moins simples, la renommée est fréquemment une chose ridicule et désordonnée. Personne à peu près ne connaît les plus grands savants, ceux qui ont contribué à nous faire pénétrer dans le mystère du monde. La gloire des écrivains et des artistes va au petit bonheur.
« Une jeune dame, grande lectrice, me disait, il y a trois ans, sur une plage :
« — Le livre de vous que j’aime le plus, c’est Fromont jeune et Risler aîné.
« Pauvre Daudet ! »
Comment expliquer le succès ? Le fabrique-t-on ? Peut-on lancer un livre comme on lance un produit commercial ? On a prétendu que le succès dépendait d’un bon éditeur. « L’argent est là pour activer les choses, dit Albert Cim… Et soyez tranquille, si inepte, si piètre et pitoyable que soit ce fruit de votre veine, il se vendra, atteindra même un mirobolant chiffre de tirage, pourvu seulement que vous ne lésiniez pas, que la réclame soit copieuse et variée, incessante, étourdissante et infatigable[5]. »
[5] le Dîner des gens de Lettres, p. 46.
La prédiction est exagérée. La réclame seule n’a jamais fait réussir un livre ; on n’impose pas au public un ouvrage insignifiant… Qu’un bon lancement pousse les lecteurs, c’est possible, mais ce n’est pas tout. Quand le succès de Kœnisgmark, le premier livre de Pierre Benoit, s’est déclaré en librairie, on avait déjà lu le roman en revue, on en parlait, la rumeur montait. L’éditeur n’eut qu’à activer le mouvement. De même pour Maria Chapdelaine d’Hémon. Le public donna le signal ; la réclame ne vint qu’après. On a vu des éditeurs dépenser beaucoup d’argent sans pouvoir lancer un livre. Si l’ouvrage ne plaît pas, les plus belles annonces du monde, « chef-d’œuvre du jour… cent mille exemplaires vendus »… rien ne soulève l’indifférence du public. Qui pouvait prévoir la vogue de Georges Ohnet ? Son premier volume, Serge Panine, ne se vendait pas ; tout à coup sans bruit, sans réclame, le roman s’enlève, on en charge des wagons…
Les trois quarts du temps, le succès se fait de vive voix, de bouche à bouche, par les femmes, les conversations et les salons. Comme pour la calomnie, la rumeur se propage, désigne l’œuvre. On redoutait, au dix-huitième siècle, les arrêts de Mme Geoffrin. C’est Mme de Tencin qui fit lire l’Esprit des lois. Toutes les dames voulurent avoir cet ouvrage, qui n’est pourtant pas folâtre. L’influence même des salons n’est pas toujours infaillible. On sait comment Paul et Virginie fut accueilli chez Mme Necker. M. de Buffon regarda sa montre et demanda ses chevaux.
En réalité, le succès ne vient pas du dehors, mais du dedans d’un livre. Pour que le bruit éclate, il faut que le livre plaise, qu’il réponde à ce qu’attend le public.
Tout livre est susceptible de donner une sensation ; cette sensation diffère suivant les lecteurs. C’est nous qui faisons la signification d’un ouvrage. Un volume ne contient jamais que ce que nous y mettons, et ne nous plaît que si nous y trouvons l’écho de nos sentiments et de nos idées. C’est en partant de ce principe que le docteur Roubakine a écrit son Introduction à la psychologie bibliographique[6], où il examine la possibilité d’une enquête à faire sur l’influence intellectuelle et morale des livres. Le docteur Roubakine voudrait établir cette enquête en demandant directement aux lecteurs comment ils lisent, ce qui les frappe, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils aiment, ce qui les froisse… Le résultat de ce referendum pourrait être curieux.
[6] Deux vol. Povolovsky.
Le succès d’un volume se fait surtout sous forme de conversations, de relations sociales. L’admiration est contagieuse. « La gloire d’un écrivain, dit Flaubert, ne relève pas du suffrage universel, mais d’un petit nombre d’intelligences qui, à la longue, impose son jugement. » Il suffit même parfois d’une seule personne pieusement obstinée. Mlle Read a plus fait pour Barbey d’Aurevilly que cent réclames d’éditeurs. En continuant à publier ses œuvres posthumes, elle a donné à la mémoire de Barbey une survivance de gloire que le grandiloquent romantique n’eût peut-être pas obtenue après sa mort.
La critique littéraire crée quelquefois la renommée et le succès. Gœthe fit connaître Manzoni ; Balzac signala Stendhal ; La Boétie fut mis en lumière par Montaigne ; Lamartine lança Mistral ; Mirbeau découvrit Maeterlinck ; Scherer inventa Amiel. Dominique de Fromentin n’a commencé à être lu que depuis l’article de Paul Bourget en 1882, et c’est l’étude de Taine qui a définitivement établi la réputation de Stendhal. Le nom est lancé, l’œuvre s’impose, le public suit. C’est en ce sens qu’on peut dire très justement que les critiques sont des créateurs de valeur.
Les auteurs les plus célèbres n’ont pas toujours conquis la gloire du premier coup. Balzac avait contre lui la critique et le journalisme. « Personne ne prononçait le nom de la Chartreuse de Parme dans le Paris lettré de 1838. » Le livre de l’Amour eut une vente dérisoire. Les Goncourt ne connurent jamais les grands tirages. Les livres de Jules Vallès, ces monographies si vivantes d’un homme « qui avait de l’inouï plein ses poches », n’ont eu que très peu d’éditions. M. d’Alméras a publié deux volumes d’interviews où nos contemporains les plus notoires ont raconté les difficultés de leurs débuts. Un premier ouvrage n’est pas toujours une réussite, mais une amorce, un commencement de capital, les premiers cent sous d’un livret de caisse d’épargne.
Aujourd’hui, pour lancer un ouvrage, ce n’est plus à la critique qu’on s’adresse. On exploite des moyens plus violents, exorbitantes réclames, fausses éditions, surenchères de publicité, insertions à prix d’or. Le moindre volume est présenté comme un événement : « Œuvre magistrale… Chef-d’œuvre attendu… Immense retentissement… » Cette débauche de réclame a pris des proportions qui dépassent tout ce qu’ont pu faire nos aïeux dans l’art d’exploiter la vente et d’attirer les lecteurs. « En Afrique, disait Henri Heine, cité par Stapfer, quand le roi du Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix la plus éclatante : « Voici le buffle, le vrai buffle, le seul buffle ! » Ainsi Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. Le doux Lamartine lui-même répondait aux amis qui lui reprochaient d’utiliser la réclame : « Dieu lui-même a besoin qu’on le sonne. » Quant à Victor Hugo, il s’entendait comme pas un à se mettre en valeur. La veille de la publication du Roi s’amuse, il fit annoncer que mille exemplaires étaient retenus d’avance. La huitième édition de Notre-Dame de Paris n’était, en réalité, que la seconde, et Victor Hugo accuse quinze éditions des Orientales en trois mois, ce qui est un colossal mensonge. »
Très souvent, c’est le scandale qui pousse un livre. 55 000 exemplaires de Nana se vendirent en un jour, après l’Assommoir, il est vrai. Sans le procès intenté à l’auteur, Madame Bovary eût-elle si bien réussi ? Le manuscrit avait été vendu 400 francs à l’éditeur.
Il y a des succès spontanés, que rien ne fait prévoir. Personne n’a lancé Pierre Loti. Célèbre le lendemain de la publication de Rarahu, Loti ne fréquentait ni les journaux ni les salons et n’habitait même pas Paris. Il a conservé sa réputation jusqu’au bout ; on n’a jamais cessé de la lire.
Par contre, certains auteurs n’arrivent pas à prolonger leur vogue. Georges Ohnet a toujours gardé son dialogue dramatique, sa séduction romanesque, le même art de camper ses personnages, la même artificielle supériorité d’exécution ; et pourtant le succès est toujours allé décroissant. Essayez de relire le Maître de forges ou la Comtesse Sarah, vous vous demanderez ce qui a bien pu causer un tel engouement.
Les auteurs peu lus s’indignent de voir le succès de certains confrères qui ne leur sont pas sensiblement supérieurs. Ils ont raison de s’étonner. On n’arrivera jamais à comprendre pourquoi tel auteur se vend et pourquoi tel autre auteur ne se vend pas. Je m’explique très bien la réputation des romans d’Henry Bordeaux ; je m’explique beaucoup moins que les romans de Barracand soient si peu connus. Parmi les auteurs qui ne se vendent pas, beaucoup méritent leur sort ; parmi ceux qui se vendent, en trouverez-vous beaucoup qui méritent leur vogue ?
On croit quelquefois tenir le succès, et c’est la déroute qui arrive, comme pour la publication du Député d’Arcis de Balzac. Imitant l’exemple du Journal des Débats et du Constitutionnel, qui s’étaient très bien trouvés d’avoir publié l’un les Mystères de Paris, l’autre le Juif errant, un grand journal royaliste de l’époque voulut, pour refaire sa prospérité, donner en feuilleton la nouvelle œuvre de Balzac, le Député d’Arcis. La chose fut annoncée bruyamment et on comptait sur un triomphe. Le roman souleva de telles protestations chez les abonnés, qu’on dut en suspendre la publication. Balzac consentit à ne recevoir que 5 000 francs, au lieu des 15 000 qu’on lui devait, ce qui prouve qu’il n’était pas toujours un homme d’argent[7].
[7] Anecdotes et souvenirs, par Th. Muret, p. 64.
Si la Critique n’est plus capable aujourd’hui de créer le succès, elle peut encore l’arrêter, comme on l’a vu pour Georges Ohnet, après l’article de Jules Lemaître.
Les romanciers tiennent à l’estime de la Critique, mais ils tiennent encore plus à vendre leurs livres. Ceux qui écrivent bien et ne se vendent pas, méprisent ceux qui se vendent bien et écrivent mal. Le succès et le talent seront toujours deux choses distinctes et qui quelquefois se nuisent. Certains romans ne réussissent pas, uniquement parce qu’ils sont trop bien écrits. « Le style gêne le public », disait Girardin à Théophile Gautier, chargé de continuer dans la Presse un roman d’Alexandre Dumas.
Un bon procès est souvent le meilleur des lancements. Il éclate parfois sans qu’on le cherche, comme pour les Fleurs du mal et Madame Bovary, et c’est alors une chance que de mériter par son talent la notoriété que donne le scandale.
« Cependant aucun de nos écrivains, dit Paul Acker[8], n’a encore tenté ce que tenta dernièrement un journaliste américain. Il avait publié un roman dont personne ne parlait. Afin d’attirer l’attention sur lui, il tua un Chinois. Le jour du jugement, il avoua avec une grande aisance qu’il avait tué ce Chinois afin qu’on connût le meurtrier et qu’on achetât son roman. Je ne sais si on acheta le livre, mais lui fut condamné à mort. Je voudrais qu’on l’eût condamné à mort, moins encore pour avoir voulu tuer un Chinois, que pour s’être formé de la réussite littéraire une idée si méprisable. »
[8] Correspondant, 10 juillet 1906.
De nos jours, les grands dispensateurs de gloire, ce sont les prix littéraires (prix Goncourt, prix Balzac, Vie heureuse). Le public n’a plus confiance dans la critique, mais il éprouve toujours le besoin d’être guidé dans ses lectures. Malheureusement il y a trop de prix. Un prix ne prouve qu’une chose : c’est qu’un livre, comme dit Musset, a plu à une dizaine de personnes, ce qui peut arriver à bien des livres. La conséquence des prix officiels, c’est de frapper d’une présomption d’infériorité tous les ouvrages qui ne portent pas l’estampille d’une récompense. Il ne serait pourtant pas difficile de trouver chaque année vingt volumes qui méritent le prix qu’on accorde à un seul.
« Il nous fallait, dit Maurice Prax, cinq ou six prix littéraires pour couronner les cinq ou six beaux livres qui peuvent paraître chaque année. Nous les avons. C’est très bien… Il faut couronner les beaux livres…
« Mais s’il y a cent, deux cents, trois cents prix littéraires, ces prix, fatalement, ne peuvent aller à de bons livres — car il n’y a pas trois cents bons livres dans une année… Ces prix vont forcément à des œuvres sans mérite, à des œuvres nulles… Or, dans un pays où il y a des malheureux, des familles nombreuses écrasées de charges, des malades, des infirmes, c’est un gros péché d’aller pécuniairement encourager la nullité, le non-talent, le temps perdu… »
Le public n’est qu’à moitié dupe de cette comédie : il achète le volume couronné, mais il ne se croit pas tenu de suivre l’auteur. L’année d’après, c’est le nouveau prix qu’il achètera. Encore ne lit-on pas ces ouvrages pour le plaisir de les lire, mais pour pouvoir dire qu’on les a lus. Un auteur couronné est oublié le lendemain ; les plus beaux débuts restent les trois quarts du temps stériles.
« Si je réprouve l’institution de ces innombrables jurys où mes maîtres et mes cadets s’unissent pour juger mes confrères, dit Binet-Valmer, c’est que le retentissement de leur verdict entraîne une confusion regrettable entre le talent d’un auteur et la valeur commerciale de son livre. Je sais des romans vendus à 300 000 exemplaires l’an dernier, qui ne se vendront plus l’an prochain. Je sais des romans vendus à 2 ou 3 000 exemplaires, il y a moins d’un siècle, et que des millions de Français ont lus aujourd’hui. Les prix littéraires procurent la vente immédiate, mais nuisent au développement du jeune homme qu’ils mettent en vedette. En effet, le public n’achète plus que les livres primés, et comme le lauréat ne peut espérer que chacun de ses volumes recevra chaque année une récompense quasi officielle, il se trouvera bientôt victime de ces mœurs qui lui parurent si belles. »
Les prix sont une obsession pour les débutants. On ne travaille plus pour faire une œuvre, mais pour toucher l’argent qui en assure la vente. Les éditeurs s’en mêlent ; des auteurs riches se les font attribuer ; et, comme il n’y a de prix que pour le roman, tout le monde fait du roman.
On cherche à atteindre le succès par tous les moyens possibles, et ce succès, on le veut complet, gloire et argent. « Nous ne nous vendrons jamais », disait Alphonse Daudet à Zola ; et cependant tous les deux connurent les grands tirages. Peu d’auteurs se résignent à n’être appréciés que d’une élite, quoi qu’en dise Flaubert : « Que ferai-je maintenant que mon pauvre Bouilhet est mort ? Je n’écrivais que pour lui. » On se vante de n’écrire que pour un seul, mais on ne se console pas de n’être pas lu des autres, et la chute de l’Education sentimentale fut pour Flaubert une grosse déception. « Expliquez-moi, répétait-il, pourquoi ce bouquin ne s’est pas vendu. » Flaubert lui-même, dit Stappfer, « entendait aussi l’art de soigner sa gloire, puisqu’il donnait à Louis Bouilhet des conseils très pratiques sur ce point capital. Il avait aisément consenti à servir Madame Bovary par tranches, dans une feuille périodique, et c’est une voie de publicité autrement rapide et large que le livre ».
Qu’est-ce, en effet, qu’un chef-d’œuvre qui n’est pas lu, ou une pièce de théâtre qu’on ne joue pas ? et de quoi Flaubert se plaignait-il ? S’il est vrai, comme il le disait, que ce qu’il y a de meilleur dans l’art ne sera jamais compris du public, pourquoi s’étonnait-il que son livre n’eût pas réussi ? Mais Flaubert avait trop d’esprit pour ne pas se consoler. Il savait mieux que personne, par l’exemple de ses confrères, que le succès ne signifie rien et n’est que la constatation d’un fait. On peut être à la fois illustre et inconnu. Mistral se vantait de ne chanter que pour les bergers et les paysans, et on ne trouverait pas un cultivateur dans tout le département du Var qui ait lu Mireille ou sache à peu près ce que c’était que Mistral.
Devant les incertitudes et les mécomptes du succès, le mieux est de s’en tenir aux grands principes, et de mettre le plus de chances de son côté, en écrivant des œuvres de bonne exécution littéraire et où il y ait le plus de talent possible.
L’envahissement du roman. — L’argent et le roman. — La loi du travail : George Sand, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Arène, Baudelaire. — Le mauvais style.
M. Gaston Rageot se demandait, il y a une vingtaine d’années, « si le public français avait jamais eu le goût du roman. Le bourgeois français, dit-il, l’ancien voltairien, a l’esprit plus positif que romanesque[9] ».
[9] Le Succès, p. 16.
Voltairien ou non, je crois, au contraire, que le public français a toujours lu beaucoup de romans.
Claveau raconte à ce sujet une anecdote caractéristique. « Lorsque Bonaparte s’embarqua sur l’Orient pour son expédition d’Égypte, il eut soin d’emporter à bord toute une bibliothèque, d’ailleurs composée à l’impromptu et au hasard, et il comptait sérieusement sur cette littérature pour tromper les ennuis de la traversée. Il s’aperçut bientôt qu’il n’y avait pas compté en vain, car il trouva un jour tous les personnages, déjà illustres, qu’il emmenait avec lui, plongés dans leurs lectures au point de ne pas même remarquer sa présence. Et alors, avec ce curieux besoin d’inquisition qui était en lui : « Que lisez-vous là, Muiron ? — Un roman, général ! — Et vous, Berthollet ? — Un roman ! — Et vous, Desaix ? — Un roman ! — Et vous, Monge ? — Un roman ! Tous, et même Monge, des romans ! » Bonaparte les plaisanta un peu sur ce goût ; mais que lisait-il donc lui-même ? Homère et Ossian, c’est-à-dire les deux plus grands romanciers connus, qui ont sur tous les rivaux cet avantage inappréciable, cette supériorité extraordinaire et essentiellement romanesque de n’avoir peut-être jamais existé ni l’un ni l’autre ![10]. »
[10] A. Claveau, Contre le flot, p. 159.
La vérité, c’est qu’à toutes les époques on a dû lire des romans en France ; je crois cependant qu’on n’en a jamais autant lu ni autant publié qu’aujourd’hui.
Cette surproduction a fini par tromper quelques esprits optimistes, qui entrevoient déjà l’éclosion d’une prochaine renaissance littéraire. Examinant notre école de romans contemporains, Rosny, Benoit, Hamp, Colette, Bourget, Hermant, Duvernois, etc., M. Strowski est d’avis que « la littérature contemporaine s’est épanouie comme un jardin au soleil de mai ; que des talents nouveaux se sont révélés, et que nous allons voir des Chateaubriand, des Hugo et des Lamartine, ou plutôt que nous les avons déjà sans savoir encore les reconnaître[11] ».
[11] La Renaissance littéraire, préface.
Je n’aperçois pas encore très bien, pour ma part, ces nouveaux Chateaubriand et ces futurs Lamartine qui vont régénérer les lettres françaises. Je suis seulement frappé par le monstrueux débordement de tant d’œuvres d’imagination insignifiantes et médiocres.
« Il est actuellement impossible, dit un programme de la Chronique des lettres, de suivre le mouvement littéraire. Le nombre des livres nouveaux augmente sans cesse. C’est ainsi que le bulletin d’un éditeur annonçait dernièrement la publication imminente de plusieurs milliers de volumes, à raison de dix à vingt par jour ! Même en tenant compte d’une exagération évidente, il n’est pas moins certain que ceux des lecteurs qui cherchent dans les livres autre chose que la distraction d’une heure, ne peuvent plus s’y reconnaître. »
Le roman, il faut bien le dire, forme le fond de cette effroyable production, que la bourgeoisie française ne suffit pas à dévorer et qui va alimenter le public européen. Pannes de librairies, psychologies pédantes, livres licencieux ou ennuyeux, c’est sur ces milliers de spécimens au rebut que l’étranger nous connaît, nous juge, — et nous méprise.
Le roman a tout envahi. On fait des romans avec n’importe quoi, sur n’importe quoi. « Le roman, dit Lucien Delpech (Revue de Paris, 15 juillet 1923), n’est plus un genre, c’est un dépotoir. Il n’a pas plus d’existence littéraire que le journal, puisqu’on y trouve tout… Non seulement on est en train de tuer le roman, mais on le déshonore. »
Sur dix volumes qui paraissent, on compte bien neuf romans, de tout format et de tout prix, populaires ou illustrés, célèbres ou inconnus, fignolés ou bâclés, passionnés ou douceâtres. Le roman pullule, comme l’herbe pousse, comme le blé mûrit. On réédite les ancêtres, les Gaboriau, Frédéric Soulié, Paul Féval, Eugène Sue, Ponson du Terrail, Richebourg, Paul de Kock, Alexis Bouvier, Ulbach, Champfleury… Les auteurs tombés dans le domaine public sont ramassés et remis à neuf. Et on ne s’arrêtera pas là : on rééditera la comtesse Dash, Émile Souvestre, Clémence Robert, Louis Énault, Alexandre Lavergne, Charles Deslys, Alfred de Bréhat, Roger de Beauvoir, Octave Féré, Amédée Achard…
Devant ces torrentielles résurrections, le public s’affole et finit par tout accepter. « J’ai entendu un petit bourgeois me dire ; Monsieur, nous prenons ce qu’on nous donne ; nous aimerions mieux des choses plus belles. Mais, quand on a l’habitude d’aller au théâtre, il faut bien écouter ce qu’on a mis sur l’affiche[12]. »
[12] Alfred Mortier, Dramaturgie de Paris, p. 240.
D’après la Bibliographie de la France, notre confrère M. André Billy a établi la statistique comparative des ouvrages littéraires publiés au cours des deux dernières années :
En 1923 ont paru 1 579 volumes ressortissant à la littérature d’imagination ; 1009 romans, 284 pièces de théâtre, 286 volumes de vers.
En 1922, on avait publié 976 volumes, 366 pièces de théâtre, 395 volumes de vers.
« Il est curieux de noter qu’en 1913 il avait paru 860 romans et 457 volumes de vers, et qu’en 1875 on éditait 707 romans et 680 volumes de vers. En somme, on éditerait de moins en moins de vers et de plus en plus de romans. »
Le roman est devenu un commerce comme celui de la betterave ou de la pomme de terre. Les Revues payent le manuscrit, l’éditeur lance le volume, il se vend, et on recommence. L’écrivain ne travaille que pour gagner de l’argent.
Le mal n’est pas nouveau, dira-t-on. De tous temps, les romanciers ont recherché l’argent. Qui fut plus intéressé que Balzac ? A en croire Veuillot, qui raconte le trait dans Çà et là, quelqu’un ayant demandé à l’auteur du Père Goriot quel but il se proposait en écrivant tant de volumes, le grand romancier répondit : « Mon but est tout simplement de me faire 50 000 francs de rente. » Le mot est-il exact ? Balzac n’a-t-il pas voulu mystifier son auditeur ? Traqué par ses créanciers, renonçant au luxe de ses débuts, qui blâmerait Balzac d’avoir voulu gagner de l’argent pour payer ses dettes ? L’auteur d’Eugénie Grandet rêva toute sa vie la fortune ; mais ses besoins d’argent n’influencèrent jamais sa conscience d’artiste. Fidèle historien des mœurs de son temps, il poursuivit son œuvre sans sacrifier son idéal, et il n’eût pas retranché une description de ses livres pour plaire à des lecteurs qu’il se proposait non pas d’exploiter, mais de conquérir. Il fut harcelé, non dominé par ses dettes, et il sauva du naufrage l’honneur du talent. Balzac écrivait vite et expiait sa hâte sur les épreuves ; mais il ne bâclait ni son sujet, ni ses personnages, ni l’observation, ni la vérité humaine. Stendhal aussi produisait fiévreusement, et celui-là non plus n’a pas travaillé pour le succès. Il acheva sans faiblesse une œuvre qu’on ne devait lire qu’après sa mort, à une date qu’il fixait lui-même.
Ce type d’écrivain est aujourd’hui introuvable. Seul Marcel Proust a donné cet exemple de désintéressement et de patience. On n’écrit plus des livres ; on en fabrique. Je connais des auteurs qui refont chaque année l’ouvrage à la mode. Ils écriraient un poème épique, si on en publiait encore.
La question d’argent ravage la littérature. On ne parle plus que traités, droits d’auteurs, tirages. Les commerçants ne sont pas plus âprement hypnotisés par le problème des débouchés et des ventes. Les prix littéraires n’ont fait qu’exaspérer cette soif de rémunération immédiate. C’est ce qui explique la mauvaise qualité du roman à notre époque. Sauf quelques exceptions, trois ou quatre noms peut-être, il n’y a plus ni écrivains, ni créateurs, ni artistes. Il n’y a que des improvisateurs. On n’est écrivain, artiste et créateur que par la persévérance et le travail. Victor Hugo travaillait avec la régularité d’un fonctionnaire, utilisant tout ce qui lui tombait sous la main, dictionnaires, vieilles rimes de Delille, anciennes épopées, articles de magazines. Musset aimait mieux attendre la seconde inspiration, et refaire, au lieu de corriger ; et on voit bien, en effet, tout ce qui traîne de négligences et de lambeaux de prose dans ses meilleurs poèmes. Les romantiques se donnèrent d’abord comme des inspirés et commencèrent par monter sur un trépied. Lamartine croyait à l’inspiration spontanée. « Créer est beau, disait-il, mais corriger, changer, gâter est pauvre et plat. C’est l’œuvre des maçons et non pas des artistes. » Les manuscrits de Lamartine portent pourtant de nombreuses traces de tâtonnements, variantes, essais plus ou moins heureux, et même pas mal de surcharges. « Tout doit se faire à froid », disait Flaubert, qui ne cachait pas son admiration pour Buffon et le Discours sur le style. On connaît la facilité de Théophile Gautier. L’auteur du Roman de la momie soutenait les deux théories, celle de l’inspiration et celle du labeur[13]. S’il faut en croire Goncourt, Gautier était de ceux qui prenaient la plume sans songer à ce qu’il allait écrire. En réalité Gautier a toujours été partisan du travail. Les romantiques avaient, au fond, les mêmes doctrines que les classiques, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Champfleury lui-même mettait deux ou trois ans à faire un livre, à lire, étudier, compulser. « J’ai écrit longuement, goutte à goutte, le livre qui paraîtra en deux mois à la Presse et qui, en volume, demandera à peine huit heures de lecture[14]. »
[13] Théorie de l’art pour l’art, par A. Cassagne, p. 413.
[14] Firmin Maillard, Cité des intellectuels, p. 148.
Parlant « du labeur qu’exige la poésie », Baudelaire, qui fut un admirateur de Buffon, ne se gênait pas pour déclarer que « l’inspiration consistait à travailler tous les jours ». « L’orgie, disait-il, n’est plus la sœur de l’inspiration… Une nourriture substantielle, mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme la digestion, comme le sommeil[15]. »
[15] Baudelaire, Pages de critique.
Certains écrivains comme Stendhal et George Sand, furent radicalement incapables de refaire et de corriger. Le cas de George Sand est déconcertant. Elle était de la grande race des prosateurs classiques. Très liée avec Flaubert, George Sand s’ébahissait de voir le malheureux auteur de Madame Bovary suer sang et eau, crier jour et nuit son martyre, « tourner et retourner deux jours entiers un paragraphe sans en venir à bout », et presser sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. Devant de pareilles souffrances, George Sand en arrivait à douter d’elle-même et à se demander si sa propre facilité n’était pas un signe d’infériorité. « Quand je vois, disait-elle, le mal qu’il se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature de savetier[16]. »
[16] Cité par Firmin Maillard, Cité des intellectuels, p. 150.
Il est intéressant de constater cette inquiétude chez un auteur qui a publié près de cent volumes et dont la fécondité troublait même Buloz. L’incomparable diction de George Sand ne compense pas toujours, en effet, son absence de relief et sa timidité descriptive, bien que son sens de la nature lui ait souvent inspiré des descriptions très vivantes, notamment dans ses Lettres d’un voyageur. On peut dire de ses meilleurs romans champêtres ce que Gœthe disait de Claude Lorrain : « Il a atteint la vérité, mais non la réalité. » En tous cas, le style et le dialogue de George Sand ont quelque chose de divinement contagieux. Ouvrez ses livres : c’est la vie même. Fermez le volume, réfléchissez, vous avez l’impression qu’il manque à cette prose je ne sais quelle résistance, l’épaisseur, la solidité de couches seules capables de braver le temps. George Sand n’avait pas besoin de cultiver son champ, tandis que d’autres terrains demandent à être travaillés pour donner toute leur récolte.
On est surpris quand on lit sa correspondance avec Flaubert. On aperçoit bien ce qui devait les séparer ; on ne voit pas très bien ce qui pouvait les rapprocher. Ils représentent deux méthodes inconciliables. L’un incarnait la rature laborieuse ; l’autre la facilité intarissable. Tous deux, par des procédés différents, font figure de grands écrivains. Avec trois ou quatre volumes, Flaubert a atteint la réputation des cent volumes de George Sand.
Villiers de l’Isle-Adam est un autre exemple des inconvénients qui résultent du manque de travail. Avec du travail il eût fait une œuvre de premier ordre ; faute d’effort et de labeur, son Axel, par exemple, quoique plus dramatique, n’a pas dépassé l’Ahasvérus de Quinet. Le dialogue entre Axel et maître Janua, qui ouvre la troisième partie, le début de la scène I de la première partie, les deux longues tirades de l’archidiacre, à la prise de voile (scène VI, 1re partie), les adjurations amoureuses et tentatrices de Sara dans la salle des tombeaux, sa logique invitation aux voyages exotiques, tout cela est du pur Ahasvérus… Même prose sans plasticité, même déclamation sans relief, même rhétorique inexpressive. Ahasvérus, c’est Axel, avec beaucoup de la première Tentation de saint Antoine de Flaubert. Quinet fait parler le Sphinx, la reine de Saba, les mages, les fées, Attila, les cathédrales, Charlemagne, Babylone, Béatrix, Héloïse, Rome, l’Océan, Athènes, le Vatican, le Christ[17].
[17] On peut comparer ce style poétique avec celui du vrai Flaubert (dernier texte) en relisant ce que dit Quinet de la Pythie (p. 359 et 303) et la tirade du désert (p. 129).
On ne peut pas dire pourtant que Villiers ne travaillait pas. « Il éprouvait, dit M. Bersaucourt, une peur presque maladive du mot impropre ou de la locution vicieuse. » « Il n’y a pas en cette matière de petites choses, confiait-il à Adrien Remacle, le directeur de la Revue contemporaine. On écrit : l’Heure s’avance. Soit. L’heure féminine, personnification du temps, peut s’avancer ; mais croyez-vous qu’il m’était arrivé dans un conte, de laisser écrit : l’Heure était avancée, comme le coupé de la marquise ou un fromage[18] ? »
[18] Au temps des Parnassiens, p. 47.
Delacroix s’était très bien rendu compte des difficultés que présente l’art d’écrire, supérieures, selon lui, aux difficultés de l’art de peindre. Il semble parfois avoir pressenti le terrible labeur de Flaubert :
« Pour le peu que j’aie fait de littérature, dit-il, j’ai toujours éprouvé que, contrairement à l’opinion reçue et accréditée, il entrait véritablement plus de mécanique dans la composition et l’exécution littéraire que dans la composition et l’exécution en peinture. Il est bien entendu qu’ici mécanisme ne veut pas dire ouvrage de la main, mais affaire de métier, dans laquelle n’entre pour rien l’inspiration. J’ajouterai même, mais pour ce qui me concerne et eu égard au peu d’essais que j’ai faits en littérature, que, dans les difficultés matérielles que présente la peinture, je ne connais rien qui réponde au labeur ingrat de tourner et retourner des phrases et des mots, pour éviter soit une consonance, soit une répétition. J’ai entendu dire à tous les gens de lettres que leur métier était diabolique, et qu’il y avait une partie ingrate dont aucune facilité ne pouvait dispenser[19]. »
[19] Delacroix, Œuvres littéraires, t. I, p. 92.
Tous les écrivains n’ont pas également compris la nécessité du labeur littéraire. Sainte-Beuve avait de la peine à se persuader que La Fontaine « fabriquait du naturel avec du travail ». L’effort est pourtant sensible chez le fabuliste. Sa naïveté est réelle ; on sent seulement qu’elle vient de loin, qu’elle est d’une qualité réfléchie. Même trompe-l’œil pour les contes de Paul Arène, merveilles de simplicité familière. On jurerait que celui-là non plus ne travaillait pas. On se tromperait :
« A cette écriture qui nous semble si facile, nous dit son ami Léopold Dauphin, Arène ne parvenait qu’à force de soins, récrivant des feuillets entiers, raturant sans cesse des mots, des passages, jusqu’à ce qu’il fût complètement satisfait. Personne ne soupçonnait la peine infinie dont il souffrait. Ainsi un jour nous nous trouvions ensemble chez Ferdinand Fabre. L’auteur des Courbezon avait une crise de goutte qui le clouait dans son fauteuil, la jambe allongée sur une chaise basse. Fabre se plaignait des difficultés qu’il éprouvait à mettre d’aplomb une bonne page et enviait Paul Arène d’arriver si aisément à la perfection du style : « Vous êtes bien heureux, dit-il, d’écrire sans effort. Arène ne répondit que par un haussement d’épaules, que Fabre n’aperçut pas[20]. »
[20] Georges Baume, Parmi les vivants et les morts, p. 40.
Il y a dans le travail, refontes et ratures, une vertu intérieure, une ressource de résistance qui n’ont pas échappé à des écrivains comme Malherbe, Boileau, Buffon et Flaubert. L’auteur de Salammbô se méfiait de tout ce qui était trop facilement écrit.
Une femme d’esprit, Mme de Charrière, disait avec beaucoup d’à-propos : « Quand la plume ne va pas comme d’elle-même, il n’en faut pas moins qu’elle aille. On s’imagine qu’elle ira mal, mais point du tout : les plumes qu’on gouverne sont à la longue les seules qui aillent bien. On attend qu’on soit en train, tandis qu’il ne tient qu’à nous de nous y mettre… Je ne recommence que pour faire plus mal, disent beaucoup de gens. Qu’en savent-ils ? Ont-ils jamais bien obstinément recommencé ? L’esprit est comme la main, comme le pied, la jambe, et l’on devient capable de penser, de parler, d’écrire, comme de danser et de jouer du clavecin, à force d’exercice… Vouloir fortement, décidément et obstinément vouloir, fait venir à bout de tout ; mais vouloir ainsi est déjà un don du ciel, un talent très rare. »
Ces questions de travail et de métier sont très importantes. Quand Alphonse Daudet publia l’Histoire de mes livres et raconta comment il composait ses romans, Jules Lemaître signala l’intérêt que présentait ce genre de confidences ; et, à ce propos, dans la Revue bleue du 25 février 1888, M. Henri Berr recommandait aux auteurs « de nous faire connaître par le menu le tempérament, l’origine de leur vocation, la formation intérieure de leurs œuvres, les influences qu’ils ont subies », et il ajoutait judicieusement que cela pouvait rendre possible « la création d’une esthétique expérimentale et historique[21] ».
[21] L’Algérie d’Alphonse Daudet d’après « Tartarin de Tarascon », par Léon Degoumois, p. 158.
Baudelaire a insisté sur l’utilité pratique de ces confidences de travail et de métier :
« Bien souvent, dit-il, j’ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter pas à pas la marche progressive qu’a suivie une quelconque de ses compositions, pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l’expliquer ; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu’aucune autre cause. Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poètes, aiment mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une espèce de frénésie subtile ou d’intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson, s’il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d’œil derrière la scène et à contempler les laborieux et indécis embryons de pensées, la vraie décision prise au dernier moment, l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de désespoir comme étant d’une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations, — en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les échelles et les trappes, — les plumes de coq, le rouge, les mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l’apanage et le naturel de l’histrion littéraire[22]. »
[22] Œuvres critiques. La Genèse d’un poème.
Les débutants s’imaginent qu’il suffit, pour être écrivain, d’avoir de la facilité et du naturel. Ils ne se doutent pas qu’il y a une fausse facilité et un faux naturel, et ils croient avoir un style à eux, quand leur style est tout simplement celui de tout le monde. On est dupe de sa verve, la phrase coule, le dialogue pétille ; on ne prend pas garde que le fond et la forme sont du déjà lu, et que tout cela ne peut faire qu’une œuvre insignifiante.
Balzac signalait ce genre de style, dans sa Revue parisienne, à propos d’Eugène Sue :
« M. Sue écrit comme il mange et boit, par l’effet d’un mécanisme naturel ; il n’y a là ni travail ni effort. La phrase est d’une désespérante uniformité. Pas une idée, pas une réflexion, pas un seul de ces traits incisifs, concis, qui doivent distinguer l’écrivain français entre les écrivains, ne relève cette prose molle et lâche. La forme que M. Sue a trouvée une fois est comme le moule qui sert à une cuisinière pour toutes ses crèmes[23]. »
[23] Cité par M. Bersaucourt, Études et Recherches, p. 40.
Encore s’agit-il ici d’une prose banale, très reconnaissable, dont on peut se méfier. Il est une autre prose plus dangereuse, que j’appellerais l’émail du bon style, les jolis clichés de ceux qui écrivent bien. Je connais des jeunes gens qui ont attrapé ce ton et s’imaginent avoir un style, alors qu’ils écrivent, non pas cette fois avec le style de tout le monde, mais avec le style d’un autre. Ils diront par exemple : « Exquises, ces figues cueillies dans la rosée matinale, aux premiers feux du soleil montant », sans voir qu’ils refont la phrase d’Alphonse Daudet : « Délicieuse, cette soirée passée dans le jardin du presbytère, au parfum des roses finissantes, etc. » Les naïfs adoptent un gaufrier qui leur permet d’avoir du talent ; seulement ce talent n’est pas à eux, et ceux qui savent ne sont pas dupes.
Parmi les défauts à éviter, en voici un très répandu, que je trouve indiqué dans le précieux Jacques Amyot de M. Sturel (p. 235). Il s’agit du redoublement inutile de la même idée ou des mêmes expressions synonymes, comme dans ce passage d’un traducteur de Plutarque, Jehan Lodé : « Après la couple et lien nuptial par lequel le prestre et le ministre de la noble déesse Cérès vous a accouplés et conjoincts par mariage, selon la teneur et autorité de la loi du païs, mon jugement et réputation est que le doux parler et amoureux langage, entre vous deux commun et mutuel, vous est moult profitable et nécessaire aussi, pareillement à vostre loy très convenable et correspondant. »
Remarquons qu’aucun de ces termes n’est répété dans le texte grec. Ce redoublement symétrique a été exploité en grand par Massillon[24].
[24] Il ne faut pas confondre ce genre de répétition avec le parallélisme biblique (le deuxième verset paraphrasant le premier) qui est un rythme poétique tout différent.
Du temps d’Arlincourt, on s’imaginait bien écrire en écrivant « comme M. de Chateaubriand », c’est-à-dire en imitant ses défauts, comme dans cette phrase, où M. de Marcellus multipliait les épithètes banales :
« Lorsqu’on admire à loisir la fierté de ces roches sauvages et la grâce de ces vallons ombragés ; qu’on a tour à tour promené ses regards sur le mont escarpé et sur la prairie émaillée, sur l’humble violette et sur l’orgueilleux sapin, il reste dans l’âme, etc. Nous contemplâmes avec effroi un profond et vaste gouffre, dont les bords revêtus d’un gazon glissant étaient parsemés d’œillets embaumés et de fraises vermeilles ; mais nous résistâmes avec courage à ces appas trompeurs, emblème funeste des plaisirs perfides d’un monde trop séduisant[25] »
[25] Cité par Raynaud dans son Manuel de style, p. 358.
Alexis de Tocqueville, qui fut un grand travailleur, avait signalé cette manie d’amplification, « cette tendance à renfermer toutes sortes de nuances d’idées dans la même phrase, de façon que, tout en complétant et en étendant la pensée, on énerve et on affaiblit l’expression ».
Il avait raison. Il ne faut mettre dans une phrase ni trop de choses semblables ni trop de choses différentes. Les phrases de Pascal, Rousseau, Montesquieu, Buffon, Voltaire ne contiennent pas énormément de choses à la fois. Bossuet lui-même, dans ses belles périodes, ne verse ses idées ni à droite ni à gauche : il va droit son chemin.
Tocqueville savait mieux que personne ce que le labeur peut ajouter à une première rédaction : « Le premier jet, dit-il, est souvent, comme forme, très préférable à tout ce que la réflexion ajoute après. Mais la pensée elle-même gagne à être longuement creusée, remaniée et reprise, tournée et retournée par mon esprit dans tous les sens. L’expérience m’a appris qu’elle obtenait souvent ainsi sa valeur véritable. Le difficile est de combler une rédaction primesautière avec une pensée très mûrie. Je ne sais si j’y parviendrai jamais. Ce serait déjà beaucoup que de voir clairement ce qu’il faut faire pour cela[26]. »
[26] Cité par Firmin Maillard.
Certains écrivains voient très bien ce qui leur manque et éprouvent cependant une difficulté invincible à se corriger.
« Je suis le premier, dit Ovide, à voir le côté faible de mes ouvrages, quoique un poète s’aveugle souvent sur le mérite de ses vers. Pourquoi donc faire des fautes, puisque aucune ne m’échappe, pourquoi en souffrir dans mes écrits ? C’est que sentir sa maladie et la guérir sont deux choses bien différentes. Souvent je voudrais changer un mot, et pourtant je le laisse, la puissance d’exécution ne répondant pas à mon goût. Souvent (car pourquoi n’avouerai-je pas la vérité ?) j’ai peine à corriger et à supporter le poids d’un long travail : l’enthousiasme soutient, le poète qui écrit y prend goût, l’écrivain oublie la fatigue, et son cœur s’échauffe à mesure que son poème grandit. Mais la difficulté de corriger est à l’invention ce qu’était l’esprit d’Aristarque au génie d’Homère. Par les soins pénibles qu’elle exige, la correction déprime les facultés de l’esprit. C’est comme le cavalier qui serre la bride à son ardent coursier[27]. »
[27] Ovide, Pontiques, III, 9.
La prose actuelle. — Doit-on bien écrire le roman ? — L’effort et l’originalité. — La sincérité littéraire. — Le cas de Lamennais. — L’éternel roman d’amour. — Le roman drôle. — Le roman psychologique.
La nécessité du travail doit donc être considérée comme un principe au-dessus de toute contestation. Une prose n’est parfaite que si elle a été travaillée. Le travail contient toutes les possibilités de perfection.
Il y a des centaines de manières de mal écrire ; toutes sont le résultat du manque de travail.
« On pourrait, dit Philarète Chasles, composer un bon livre et très utile sur les diverses maladies du style en France. Je serais heureux d’y essayer mes forces, si je n’avais entrepris une œuvre que je continue modestement et assidûment, œuvre que les plus superbes de mes contemporains daignent alimenter avec constance. Cette cacographie illustre, ou ces exemples de mauvais style tirés des œuvres de nos grands hommes, me donne fort à faire, et le choix m’embarrasse. Les grands hommes qui basent leurs opinions et qui ne tarderont pas sans doute à les chapitonner ou à les archivolter, sont devenus nombreux. Quand on parle d’une maison, l’on dit en général que son toit est pointu ; en parlant d’une femme, au contraire, on n’est plus amoureux d’elle, on en est amoureux (en, d’une chose). Nos meilleurs écrivains aujourd’hui ne s’expriment guère autrement. Près de mourir devient prêt à mourir, chose très différente. Quand on a l’intention de rendre un service, on est près (voisin) de le rendre, ce qui n’est pas du tout le même sens. Pourquoi y regarder de si près, ou de si prêt ? Un t, un s, la précision est inutile. Un peu de vague fait grand bien… Quant à la particule y, ses droits se sont étendus comme ceux de la particule en ; des autorités très considérables prouvent que l’on peut très bien écrire : Dans cette maison où l’on y danse. Je lisais récemment avec satisfaction cette phrase de M. Cousin, qui eût épouvanté Vaugelas : Dans ce portrait gravé on y sent des yeux très attendris. Sentir des yeux ! Et sentir des yeux attendris ! O Voltaire ! O Bossuet ! O Molière…[28] »
[28] Mémoires, t. II, p. 224.
» Que dirait aujourd’hui Philarète Chasles ? Le style français est en pleine décadence. Il n’y a plus de style ; il n’y a que des styles. Le barreau, la finance, la politique, la philosophie, le sport sont en train de faire de notre langue un prétentieux charabia qui n’est presque plus du français. M. Jacques Boulenger a relevé au Journal officiel les locutions favorites de nos députés et de nos ministres. Le mot propre est presque toujours rejeté par les orateurs comme indigne de la majesté de la tribune.
» Le Journal des Débats (3 avril 1924) cite quelques-unes de ces formules toutes faites : « Une idée, en style parlementaire, se nomme une conception, une vue, une vision qui ne manque presque jamais d’être une claire vision. La Chambre ne résout pas, elle solutionne ; ses désirs ou ceux des électeurs ne sont point des désirs, ils prennent le nom auguste de desiderata ; les propositions qu’on lui fait s’appellent des suggestions. Elle ne finit pas, elle met fin (sauf au vote du budget). Ses actes — et ceci est sans doute un aveu — se nomment des attitudes ou encore des gestes ; ils n’ont pas de conséquences ni d’effets, mais des répercussions. Au lieu de l’inviter à choisir ou à fixer la date de sa prochaine séance, on la prie de « statuer en ce qui concerne la fixation de la date ». Veut-on lui proposer un classement des incorporés selon leur santé ou leur force, on proposera « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle », sans se demander si, par hasard, le mot « robustesse » ne serait pas suffisant. Voulant obtenir la construction d’usines frigorifiques, on sollicitera d’elle « un effort à faire sous forme de construction d’usines frigorifiques », ce qui est une forme bien étrange d’effort. On ne dit point à la Chambre : « Nous tiendrons compte de vos propositions quand nous réglerons l’administration de ceci ou de cela », mais : « Nous aurons égard à vos suggestions dans l’élaboration du règlement d’administration de… ». Une secrète malchance oblige les orateurs à prendre toujours par le plus long, à moins toutefois qu’ils ne considèrent quelque chose comme étant de leur devoir, auquel cas ils diront : « Je considère de mon devoir », ce qui n’est pas français. »
Appliquée au roman, la question du style soulève une objection qui mérite d’être examinée. Balzac, Soulié, Eugène Sue, Dumas père, Charles de Bernard et même Stendhal n’ont pas eu besoin, dit-on, d’être de grands écrivains pour être de grands romanciers. De nos jours, un puissant créateur de spectacles psychologiques, Marcel Proust, emploie un style à faire frémir. Entre la prose de Flaubert et celle de Balzac il y a un abîme. En d’autres termes, il existe une langue que l’on parle et une langue que l’on écrit, une prose ordinaire et une prose d’art. Laquelle faut-il choisir ? demande M. Henri Massis, dans un excellent article[29].
[29] Revue Universelle, 1er octobre 1922.
Au point de vue perfection, l’hésitation n’est pas permise : faites deux ou trois volumes comme Flaubert, votre réputation est assurée. Si, au contraire, vous vous sentez de taille à publier de vastes œuvres, à embrasser tout un ensemble d’observations humaines, n’hésitez pas non plus, écrivez, créez, amassez. Ce qui arrivera, nul ne le sait, par la bonne raison que personne ne peut savoir s’il peut avoir assez de génie pour se passer de talent.
Le principe indiscutable, c’est que le style domine tout, consacre tout. Ce qui sauve une œuvre et l’immortalise, Chateaubriand a raison de le proclamer, c’est le style. C’est parce qu’Homère est un grand écrivain que ses poèmes sont arrivés jusqu’à nous. Ils eussent péri, s’ils n’eussent été écrits en beaux vers. Certaines œuvres ne survivent que par le style, comme le Second Faust de Gœthe et la Tentation de Flaubert. D’autres, au contraire, mais plus rarement, comme Balzac et Stendhal, arrivent à s’imposer par leur seul fond de vérité et l’analyse des passions.
« Malheur à qui méprise la forme, dit Anatole France. On ne dure que par elle. Une idée ne vaut que par la forme, et donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art et la seule création possible à l’humanité[30]. »
[30] Cité par Michaut, Anatole France, p. 235.
Le docteur Toulouse me fit un jour cette objection : « Pourquoi, me dit-il, attachez-vous tant d’importance à la forme et au style, puisque la forme et le style changent comme la langue ? La durée d’une œuvre doit être indépendante de ces conditions périssables. »
Oui, sans doute, les styles changent, mais la nécessité du style subsiste. Les façons d’écrire se modifient, mais l’art d’écrire demeure. La peinture aussi change ; on ne peint plus comme Raphaël ou Rembrandt ; mais chaque peintre continue à chercher la forme et la perfection.
Pour le moment, retenons bien ceci : c’est que le style, quel qu’il soit, doit être vivant. Le travail est nécessaire, mais trop de travail stérilise. La perfection sent souvent le pastiche. La spirituelle prose qu’Anatole France doit à Renan semble elle-même avoir déjà pris quelque chose d’artificiel, un air de pastiche délicieusement suranné, parce qu’Anatole France n’a écrit que pour le jeu des idées, au lieu de chercher la vie et l’observation humaines.
Bien écrire, en somme, c’est avoir un style à soi, un style original. Tout le monde n’atteint pas l’originalité. Il n’y a point de recette pour devenir grand écrivain. A peine peut-on proposer des méthodes et des conseils pour développer les qualités que nous octroie la nature. On n’apprend à écrire que si on a la vocation d’écrire, de même qu’on n’enseigne la peinture qu’à ceux qui ont le goût de peindre, la musique à ceux qui aiment la musique, les mathématiques aux esprits portés vers les mathématiques. Le difficile, c’est l’originalité.
En réponse à une enquête sur la crise de l’intelligence, M. Pierre Lasserre a raison de dire : « Je refuse ma sympathie intellectuelle et mon admiration aux écrivains dont la forme n’est pas originale ; mais je voue mon exécration à ceux qui sont préoccupés de leur originalité. Ceux-là surtout la ratent, et nous n’avons à en espérer que des grimaces laborieuses. » C’est fort bien dit. Nous avons toujours signalé nous-mêmes (notamment dans notre dernier livre) les ravages qu’exerce la recherche de l’originalité à tout prix.
Quand on dit : « Ayez un style original », cela signifie : « Ayez un style vivant, un style en relief, qui frappe, qui attache. Ce besoin d’originalité a rendu les romantiques injustes envers nos classiques. On reprochait aux classiques leur imitation des Anciens. « Dans la vieille école, disait Raynaud en 1839, on se faisait un titre de gloire de l’absence d’originalité, on se disait nourri de la lecture des Anciens, quand on les avait imités : de là toutes ces copies de batailles, de tempêtes, cette imitation des épisodes des épopées grecques et latines dans les essais qui ont été tentés chez nous. Boileau copiait Horace et Juvénal ; Fénelon puisait dans l’Iliade et l’Odyssée ; ces facilités que se procurait l’écrivain tournaient à sa gloire ; et, nourri comme on le disait alors, de la lecture des Anciens, sa mémoire pouvait en toute sûreté venir au secours de son génie. Aujourd’hui il faut de l’originalité ; aujourd’hui que toutes les idées et toutes les images ont été importées dans nos livres, si l’on se bornait à ressasser ce qui a été imprimé, autant vaudrait-il ne pas prendre la plume[31]. »
[31] Raynaud, Manuel du style, p. 119.
Il n’y a peut-être pas plus de trois ou quatre écrivains par siècle qui ont vraiment ce qu’on peut appeler un talent original : les autres en vivent et l’exploitent. Dieu sait la quantité de romans épistolaires qui suivirent l’Héloïse de Rousseau, et ce qu’on a publié après Montesquieu de lettres persanes, turques ou péruviennes ! Un poète anglais a dit : « Nous naissons tous originaux et nous mourons tous copistes. » — « Ce poète, ajoute Villemain, est dépité de ce que tous et lui-même nous ne pouvons échapper à l’action des hommes de génie qui nous ont précédés, et secouer le joug de leur idée[32]. »
[32] Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle, t. III, p. 229.
Ce serait une grosse erreur de croire que le travail et l’étude des procédés suffisent à créer l’originalité. L’originalité consiste surtout dans la façon personnelle de sentir. C’est la force de la sensation qui crée la force de l’expression.
La soif d’originalité engendre la bizarrerie ; et cependant la nouveauté sera toujours la première condition de l’art. « Lorsqu’une technique a produit son chef-d’œuvre, dit très justement M. Cocteau, elle est épuisée et il faut chercher autre chose. » C’est ainsi que l’art se transforme : classiques, romantiques, réalisme, symbolisme, cénacles et petites chapelles, tout passe, tout se renouvelle.
Ce serait une autre erreur de s’imaginer que, pour rester personnel et éviter les réminiscences, il faut s’abstenir de lire. On doit, au contraire, se tenir très au courant. Tout connaître est le meilleur moyen, non seulement de tout éviter, mais de tout apprendre. On ne diminue pas l’originalité de Montaigne, quand on constate qu’il s’est formé par l’étude d’Amyot et de Sénèque, comme Bossuet par Tertullien et la Bible. Le Socrate chrétien de Balzac a précédé les Pensées de Pascal, et Chateaubriand sort de Bernardin de Saint-Pierre.
« Certes, dit un bon critique d’art, si un peintre doit à un autre peintre, on peut dire que Van Dyck doit à Rubens. Ajoutez à cela que les Italiens marquèrent sur lui d’une façon formidable, et que Samuel Cooper lui donnera peut-être la clef de sa dernière manière, dite manière anglaise. Van Dyck est-il pour cela un plagiaire, ou l’un des maîtres du portrait, au génie le plus pur, à la plus aristocratique personnalité ? Titien a-t-il moins de grandeur parce que Giorgione, en quelques œuvres, a exprimé une forme d’art par lui reprise durant une longue vie ? Pater et Lancret n’ont-ils pas une personnalité, bien qu’ils ne soient sortis ni du genre ni de la technique de Watteau ? Fragonard aussi a emprunté à Watteau, comme Delacroix à Rubens et Prudhon à Corrège, et ils ont une grande personnalité[33]. »
[33] J.-G. Goulinat, La Technique des peintres, p. 158.
Rien de plus vrai.
Il n’en reste pas moins certain qu’un artiste doit toujours avoir le souci de dégager sa personnalité et de ne pas ressembler aux autres. C’est par la nouveauté des procédés que l’art évolue et qu’on arrive à Cézanne. Il y a en art et en littérature une part d’inspiration et une part de volonté.
« La principale cause des changements esthétiques est un simple jeu d’action et de réaction. Il s’agit de faire autre chose que ses prédécesseurs immédiats, et une école artistique et littéraire se définit surtout par opposition à une autre école, celle qui régnait jusqu’alors, celle qui triomphait et dont on juge qu’elle a trop duré[34]. »
[34] Maurice Brillant, Le Procès de l’intelligence, p. 51.
« Edgard Poë, dit Baudelaire, répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage[35]. » Dans sa Philosophie de la composition, Poë ajoute textuellement ces paroles : « Le fait est que l’originalité… n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre. »
[35] Baudelaire. Traduction des Histoires grotesques et sérieuses.
Nous avions, dans nos premiers livres, essayé de démontrer qu’à force d’assimilation et de volonté, Taine était parvenu à modifier son style. Remy de Gourmont contesta le fait, en disant qu’on ne change pas son style, et que si Taine était devenu un descriptif, c’est qu’il avait sans le savoir la vocation descriptive. A l’époque où Gourmont écrivait ceci, le tome II de la Correspondance de Taine n’avait pas encore paru. Or, c’est Taine lui-même, cette fois, qui s’est chargé de nous donner raison, en racontant dans ce volume par quel travail il a réussi à changer toutes les allures de sa pensée et à apprendre le style descriptif. Taine était persuadé qu’on peut apprendre à écrire[36].
[36] Correspondance, t. II, p. 261, 81, 76, 77, 240 et 250.
Répétons-le donc en finissant : Rien n’est plus nécessaire que l’originalité, et rien n’est plus périlleux que la recherche de l’originalité. On dépasse le but, le bizarre vous séduit, et l’on tombe dans le Cubisme, l’Orphéisme, Naturisme, Simultanéisme, Futurisme et jusqu’au récent Dadaïsme, c’est-à-dire, d’après Nicolas Bauduin, à « une phonétique personnelle proche des tressaillements de la subconscience ». Les symbolistes s’efforçaient de traduire les infinies nuances de l’émotion ou de la sensation. Les dadaïstes veulent exprimer l’inexprimable, traduire jusqu’au bégaiement et au silence. On prend le cerveau pour une lanterne magique ; on y rassemble des sensations et des images. On obtient ainsi de singulières descriptions. Un homme se promène sur le boulevard, on note le bruit des pieds que font les passants, les affiches qu’il voit, les bouts de conversations entendues, le ronflement des voitures, les feuilles qui tombent, les cris des camelots, les mots échangés devant les kiosques, la poussière sur les cils, le claquement d’un fouet, une mouche qui passe… On peut évidemment avec cela faire quelque chose de très neuf ; mais est-on bien sûr que ce sera encore de la littérature ? Outrer l’originalité n’est pas une esthétique. Il faut sentir les choses, les attirer à soi, et non pas aller artificiellement à elles.
« Ce n’est point nécessairement, dit Jules Lemaître, une marque de génie ni même de grand talent que d’inventer une forme d’art. Je dirai presque que c’est à la portée de tout le monde, et que les inventions de cette sorte ont été souvent le fait d’esprits médiocres, car les formes anciennes suffisent presque toujours aux grands écrivains, ou, s’ils les modifient, c’est sans trop s’en apercevoir. Boursault a inventé un genre ; Beauchamps dans les Amants réunis a inventé un genre. Inventer une forme, ce n’est donc rien. Il faut voir ce que vaut l’invention[37]. »
[37] Impressions de théâtre, 11e série, p. 116.
C’est souvent pour forcer l’attention et faire du nouveau que l’on fonde une école. L’éclosion du roman réaliste au commencement du dix-septième siècle en France est certainement due à un mouvement de réaction contre le roman chevaleresque. « Il faut compter avec cette perpétuelle démangeaison du changement qui agite les hommes en des âges trop civilisés, avec le besoin enfin de frapper violemment l’attention. Il n’y a d’abord que l’ordinaire bouleversement d’une technique. Puis le rationalisme doctrinal et le culte de l’intelligence sont venus à point pour donner de la cohésion au mouvement et lui fournir une belle théorie, chose essentielle, comme on sait[38]. »
[38] Maurice Brillant, le Procès de l’intelligence, p. 56.
On croit quelquefois qu’il suffit d’être sincère pour atteindre l’originalité ; on peut être pourtant parfaitement sincère et écrire quelque chose de très banal. C’est très sincèrement qu’on croit avoir du talent, même quand on n’en a pas. La sincérité d’auteur n’a rien à voir avec la sincérité d’homme. L’athéisme du Pérugin ne l’empêchait pas de peindre de beaux sujets religieux. Léonard de Vinci, qui a donné le même sourire équivoque à saint Jean-Baptiste, à Bacchus, à Léda et à la Joconde, n’en a pas moins réalisé dans la Cène la plus idéale figure de Christ qui existe peut-être en peinture. En littérature et en art, être sincère, c’est arriver à sentir ce qu’on veut se faire sentir. Une page est sincère, quand elle est sentie, et c’est la qualité de l’expression qui révèle si elle est sentie.
Ne confondons pas surtout la sincérité avec la naïveté. « Ce qui est insupportable, dit Sayous, c’est la naïveté contrefaite, la naïveté singée, celle par exemple qu’à une certaine époque on s’évertuait à produire en imitant les vieux auteurs français, en supprimant les articles et en usant puérilement d’inversions réputées naïves. Il semblait à Rivarol voir un poltron dans la cuirasse de Bayard. »
Cette naïveté singée exerce encore aujourd’hui ses ravages sous le masque du style archaïque, que nous avons dénoncé dans notre dernier livre : Comment il ne faut pas écrire.
On arrive quelquefois par l’imitation à se faire une fausse réputation d’originalité ; c’est le cas de Lamennais. Le style de l’Essai sur l’indifférence, qui fit tant de bruit, n’est qu’un naïf pastiche de l’Émile. Lamennais venait de lire l’Émile et les Lettres de la montagne, quand il écrivit son fameux ouvrage. « On voit, dit Villemain, que Lamennais s’est formé d’abord à cette école bien plus qu’à celle des Pères. L’imitation du style est parfois si marquée, qu’elle rappelle ces ouvrages de la Renaissance où un moderne s’appropriait sous un cadre chrétien soit Florus, soit Térence[39]. »
[39] Tableau de la Littérature du dix-huitième siècle, t. II, p. 308.
On n’imagine pas à quel point Lamennais a poussé le pastiche de Rousseau. On retrouve dans l’Essai sur l’indifférence les tours de phrases de Rousseau, ses antithèses, sa dialectique, ses interjections, son éloquence insolente, la même emphase et jusqu’à ce ton romanesque que le philosophe de Genève conservait dans ses discussions les plus abstraites. C’est du Rousseau, moins le charme et l’harmonie. Lamennais ne fut jamais qu’un imitateur. Après Rousseau, c’est la Bible qu’il a imitée dans les Paroles d’un croyant.
On a raison, certes, de chercher l’originalité ; mais l’originalité qu’il faut éviter à tout prix, c’est celle qui résulte de l’imitation étroite et servile[40].
[40] Sur les Paroles d’un croyant, pastiche du style biblique, voir le Bossuet et la Bible, du père de la Broise, p. 73.
Malgré leur soif du nouveau et leurs efforts d’originalité, nos romanciers contemporains ne sont pas parvenus à renouveler le roman. Les surenchérisseurs ont beau se démener, tous nos romans se ressemblent ; quand on en a lu un, on les a tous lus ; ils n’ont qu’un thème : l’amour ; qu’un héros : l’amant ; qu’un type de femme : la maîtresse. On n’écrit des romans que pour exalter l’amour, pour déshonorer l’amour, pour peindre l’amour dans tous ses gestes, sous toutes ses formes. Quelques auteurs gardent bien encore le culte du mariage et des bonnes mœurs (Maria Chapdelaine, etc) ; la majorité ne voit dans un roman qu’une histoire sexuelle. On dédaigne les sentiments et les caractères ; le but, l’idéal, c’est l’alcôve.
« Voilà pourquoi, dit Claveau, le roman paraît souvent faux et fade aux hommes mûrs, qui ont généralement sous les yeux des réalités toutes différentes de ces chimères. Voilà pourquoi le rôle que l’amour y joue, et, je le répète, la place qu’il y tient se présentent à leurs yeux désabusés comme un rôle et une place de convention, une sorte d’usurpation sentimentale et littéraire où la vérité n’a rien à voir, un mensonge pour les dames. Entre nous, est-ce que l’amour, tel qu’on le rencontre dans les romans, gouverne notre existence aussi complètement que les romanciers veulent bien le dire ? Est-ce que vraiment il l’accapare et l’absorbe, d’un bout à l’autre, au point où ils le prétendent ? Et surtout est-ce qu’il y fait autant de bruit qu’il en fait chez eux ? Les vrais héros de roman, les agités, les emballés, les romantiques d’autrefois, les Antonys qui poussent des cris et commettent des crimes, sont des exceptions. Nous ne voyons rien de pareil autour de nous. »
On s’explique très bien, au fond, que les trois quarts des écrivains écrivent des romans d’amour. Tout le monde n’est pas capable de créer des personnages vrais, mais chacun se croit compétent en amour, parce que l’amour est la passion la plus générale, la plus littéraire, bien qu’elle soit absente de pièces de théâtre comme Athalie et Mérope. Un auteur de talent, Gaston Chérau, consacre deux volumes à décrire les vertiges de la corruption la plus basse chez une malheureuse créature, qui parcourt toute la carrière du vice, jusqu’au couronnement conjugal, offert par un idéaliste et peu scrupuleux militaire. On n’a pas besoin d’expérience pour écrire des romans d’amour ; l’imagination suffit. Voilà pourquoi les jeunes gens font des œuvres fausses. Ces brûlants Eliacins sont peut-être de parfaits amants ; en littérature ce sont presque toujours de mauvais auteurs.
Les femmes et les jeunes filles, quand elles se mêlent d’écrire, tombent dans le même travers. On n’imagine pas la quantité de romans ultra-passionnés que ces sentimentales bas-bleus viennent proposer aux grands journaux.
J’en connais une, la plus honnête créature du monde, qui, non seulement n’écrit que du roman passionnel, mais à qui l’amour ordinaire ne suffit pas ; elle complique les crises les plus raffinées par des efforts d’analyse qui n’arrivent pas à leur donner la vie, parce qu’il n’y a rien de plus difficile que de donner la vie à ce qui est faux ou exceptionnel. Son talent (car elle en a) cherche de préférence les terrains stériles où ne pousse aucune fleur respirable ; si bien qu’après avoir fermé ses livres, on ne sait plus trop ce qu’on a lu et qu’il n’en reste absolument rien. Et cette aimable personne s’étonne de n’avoir pas de succès !
Et non seulement tous les romans se ressemblent, mais chaque auteur recommence le même livre. Très peu éprouvent le besoin de se renouveler comme Flaubert. L’auteur de Madame Bovary, qui semblait destiné à publier toute une suite de romans modernes, donne un roman antique, Salammbô ; puis, revenant au genre contemporain, il écrit l’Education sentimentale, récit haché menu, train-train du détail quotidien, qui devait servir de modèle à toute l’école réaliste. Continuant son évolution, Flaubert produit la Tentation de saint Antoine, un dialogue d’érudition historique, Trois contes, dont un antique, et Bouvard et Pécuchet, œuvre d’une originalité déconcertante. Ce besoin de renouvellement ne tourmente pas nos romanciers contemporains.
Mais la vraie et la grande cause de la décadence du roman français, ce qui l’empêche de se renouveler, on ne le redira jamais assez, c’est son rabâchage autour du même et éternel sujet : l’amour.
Les écrivains anglais ont, sous ce rapport, une compréhension bien plus large des réalités qui peuvent entrer dans le roman.
La supériorité du roman anglais, c’est que l’adultère, la passion, l’amour, y sont choses secondaires, qui n’accaparent ni toutes les situations du récit, ni toutes les préoccupations de l’auteur. En France, un roman a toujours pour sujet l’idée d’une faute. Le roman anglais, au contraire, vit d’honnêteté et tire des gens honnêtes l’intérêt que les auteurs français tirent d’un coquin ou d’une femme équivoque.
En dehors des sujets à thèse, nos romanciers ne prennent au sérieux ni le mariage, ni la famille, ni les enfants, ni la vie domestique, ni les caractères, ni les manies, ni les types. C’est avec cela, au contraire, que les Anglais composent leurs livres. Ils savent regarder autour d’eux, sans quitter leur salle à manger, sans sortir de leur maison. La valeur qu’ils accordent à l’honnêteté et à la famille non seulement leur crée une originalité, mais leur donne un ton que nous ne connaissons pas, un ton de naïveté et de profondeur qui rend parfois leur dialogue d’une drôlerie inimitable. En France, nous nous imaginons être profonds quand nous sommes ennuyeux, et nous jugeons toujours le vice plus intéressant que l’honnêteté. Sauf de rares publications, dont l’audace dépasse alors notre réalisme, la passion est presque toujours au second plan dans la production anglaise, et elle est rarement cynique.
Sous peine de stérilité ou de rabâchage, il faut donc absolument réagir contre cette tournure d’esprit qui consiste à ne concevoir le roman français que sous sa forme passionnelle, et à croire que le roman honnête ne relève pas des procédés d’observation. On a le plus grand tort de considérer comme des données invraisemblables les sentiments nobles et supérieurs qui sont l’honneur de la nature humaine. Le sacrifice, l’héroïsme, le devoir, le désintéressement, l’idéal sont des choses qui existent et qui peuvent devenir des réalités vivantes, comme le prouve le succès du Rosaire de Mme Barclay, de Maria Chapdelaine et des œuvres d’Henry Bordeaux.
Au surplus, quel qu’il soit, il faudra vous décider et savoir bien choisir, le genre de romans que vous voulez écrire. Tout dépendra de votre tournure d’esprit. Si vous êtes un homme sérieux, vous ferez du roman sérieux ; si vous avez de la verve et de l’esprit, vous ferez du roman gai. Le roman gai est un genre spécial. Il n’est pas facile d’émouvoir le lecteur ; il est encore plus difficile de le faire rire, bien que le rire « soit le propre de l’homme ». Le roman d’observation est généralement peu compatible avec le rire, « La plaisanterie, dit Pierre Lasserre, ne va pas sans une certaine charge, qui est très vite de la fiction et du mensonge. L’observation vraie n’est, au fond, ni spirituelle ni bouffonne : elle est volontairement sérieuse[41]. »
[41] Cinquante ans de pensée française, p. 41.
Pour un Courteline, qui s’est fait un nom dans le genre comique, cent auteurs grimacent et végètent. Rien ne vieillit comme l’esprit. Le persiflage ne survit pas à l’actualité. On me dispensera de citer les noms des malheureux auteurs qui s’évertuent à être amusants sans parvenir à dérider le public. L’inconvénient du comique est de forcer la note. La plaisanterie est toujours déformatrice de vérité, et, quand elle n’est pas ennuyeuse, elle est menteuse. Même à dose discrète, l’esprit fatigue. Voyez comme Sterne et Xavier de Maistre paraissent aujourd’hui insignifiants. On se demande comment on a pu admirer des livres comme le Voyage autour de ma chambre.
Évitez avant tout ce genre d’esprit facile, qui fait dire à un jeune auteur, à propos de son chien et à la manière de Sterne : « Je résolus de lui faire observer que la vie qu’il menait autour de nous ne convenait guère à un chien de bonne maison. Asseyez-vous, lui dis-je. Il s’assit. Écoutez-moi bien. Il retourna la tête et affecta de ne pas m’entendre. Je lui expliquai les raisons qui devaient le forcer à réfléchir et à se mieux conduire. Il n’eut pas l’air de me comprendre et je commençai à suspecter sa bonne foi… etc. »
Ce ton est démodé.
Mais prenons garde de ne pas tomber dans l’outrance pour vouloir éviter la fadeur. La drôlerie est à la mode ; on cultive le baroque et le pince-sans-rire. Laissons ces clowneries à l’esprit anglais. Une caricature géniale comme Ubu roi finit par n’être plus qu’une farce de collégien. On ne se maintient pas longtemps dans la drôlerie. Le roman vit de vérité, non de déformation.
Signalons également le goût de la complication psychologique, qui séduit si souvent les jeunes gens et les femmes. Nous avons dit dans notre dernier volume ce qu’il fallait penser de la psychologie ; nous avons essayé de montrer par quelques exemples en quoi consiste la mauvaise psychologie. Nous ne reviendrons pas là-dessus.
La vraie psychologie est une décomposition des mouvements de l’âme par petits faits réels et précis. Elle consiste à montrer les sentiments en marche et en action. C’est la psychologie de Marivaux dans Marianne, de Stendhal et de Tolstoï. Elle ne vieillira pas.
La mauvaise psychologie n’est qu’un énoncé de motifs, le commentaire des dispositions intérieures d’un personnage, un train-train narratif, un examen sur place d’hypothèses monotones. Un personnage est-il en face d’une situation donnée, aussitôt le bavardage commence ; on rôde autour, on pèse le pour et le contre, on déduit les possibilités et les conséquences. Qu’allait-il faire ? Où irait-il ? Qu’adviendrait-il ? Et ainsi pendant trois cents pages. N’en eût-il que cent, un tel roman serait encore trop long. Avec Fumées de Tourguénieff et Notre cœur de Maupassant, qui n’en font qu’un, le mauvais psychologue trouvera le moyen de faire un livre de radotages qui n’aura plus l’apparence de la vie.
Il faut donc très sérieusement se méfier de ce qu’on appelle pompeusement la psychologie, le point de vue psychologique. L’abbé Prévost se préoccupait très peu du point de vue psychologique quand il écrivait Manon Lescaut, ni Richardson non plus, ni Cervantès, ni même Balzac dans Eugénie Grandet et les Parents pauvres. Ils ont simplement créé des personnages vivants.
Il est des auteurs qui surenchérissent, à qui la psychologie ne suffit pas et qui ont la prétention de mettre dans le roman de la philosophie et même de la sociologie. C’est le comble. Un roman évidemment a toujours une portée philosophique ou sociale. Quelle œuvre eut plus d’influence sociale que Werther et René ? Ni Gœthe ni Chateaubriand n’ont pourtant voulu faire de la philosophie. Quant à écrire des romans pour moraliser le peuple, c’est une chimère qui ne pouvait tenter que des esprits généreux, comme Lamartine et George Sand[42].
[42] Voir la préface de Geneviève.
La philosophie n’est ni un but ni un programme. Balzac appelait Études philosophiques des romans d’observation comme les autres. Celui qui porte le titre le plus abstrait, la Recherche de l’absolu, est justement un de ses récits les plus profondément humains, celui où il a dessiné quelques-unes de ses créations les plus humaines, Balthazar Claës, Mlle et Mme Claës. Les romans proprement philosophiques, comme Louis Lambert et Séraphita, condamnent le genre par l’ennui qu’ils dégagent. Presque tous les romans philosophiques de George Sand ont vieilli, tandis que Valentine, le Marquis de Villemer, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au diable, conservent toute leur fraîcheur.
« George Sand, dit très justement Mazade, fait des ouvriers déclamateurs, des paysans presque philosophes. Dans ses personnages on cherche des hommes ; on trouve des sophismes qui marchent[43]. »
[43] Cité par Mme Pailleron, Les Derniers Romantiques, p. 19.
Laissons donc de côté la philosophie. Elle n’a rien de commun avec la littérature et ne peut que lui nuire. Mieux vaudrait plutôt transporter dans le roman les mœurs électorales de notre temps. Nous avons sur ce sujet quelques livres excellents, et le champ est loin d’être épuisé. Le monde de la politique est un bon terrain pour la peinture des ambitions et des caractères.
Balzac et le vrai réalisme. — Flaubert et le roman. — La signification de Madame Bovary. — Faut-il copier la vie ? — Le procédé de Tourguénieff. — Les caractères et les personnages. — Balzac copiait-il ? — La « documentation ». — Les noms des personnages.
Le roman est la grande tentation des débutants. Aucun genre de production n’offre une plus riche perspective de développements faciles. Et pourtant le roman ne s’est pas beaucoup modifié depuis Balzac. Ce qu’on cherche encore, ce qu’on doit toujours chercher à peindre, c’est la vérité, la vie, le réalisme, le vrai réalisme, celui qui admet ce que la nature a de bon et non pas seulement ce qu’elle a de mauvais. Il faut bien se rendre compte qu’il existe une autre réalité que celle de la Garçonne et du Journal d’une femme de chambre. Il faut arriver à comprendre le réalisme comme le comprenait Balzac. L’auteur du Père Goriot a peint des êtres bons et des êtres méchants, des gens dévoués et des coquins, les vertus et les vices, les dévouements et les bassesses, d’abominables créatures comme Mme Marneffe, et d’idéales jeunes filles comme Mlle Claës, Modeste Mignon, Ursule Mirouet, Eugénie Grandet. Balzac a vu l’humanité complète, l’humanité de tous les temps. Il a incarné dans ses personnages les éternelles passions humaines.
« Comme Eschyle, dit Théodore de Banville, comme Aristophane, comme Shakespeare, comme Molière, comme tous les maîtres, Balzac a pris pour ses héros l’Avidité, la Luxure, la Haine, l’Amour de l’or, l’Ambition, et il prête à ces démons toujours jeunes les oripeaux, les modes et le langage de l’époque où il a vécu ; tout en les montrant terribles comme ils sont, il a su les rendre comiques et amusants, Balzac seul a montré comment on peut appliquer à la vie contemporaine les procédés éternels de la poésie, et créer des types modernes, généraux et absolus, en ne tenant pas compte des petites circonstances par trop frivoles et transitoires[44]. »
[44] Banville, Critiques, p. 451 et 454.
George Sand a indiqué avec finesse en quoi consiste le vrai réalisme.
« L’art, dit-elle, doit être la recherche de la vérité, et la vérité n’est pas la peinture du mal. Elle doit être la peinture du mal et du bien. Un peintre qui ne voit que l’un est aussi faux que celui qui no voit que l’autre. La vie n’est pas bourrée que de monstres. La société n’est pas formée que de scélérats et de misérables[45]. »
[45] Correspondance avec Flaubert, p. 450.
Si le fond et la forme du roman sont à peu près restés les mêmes depuis Balzac, on peut dire cependant que Flaubert a renouvelé le roman, en y ajoutant l’effort d’écrire, le souci plastique, le parti pris d’en faire un objet d’art et de n’y mettre que de l’observation pessimiste et des personnages médiocres. Malgré l’exemple de certains écrivains scandaleusement dédaigneux du style, comme Marcel Proust, il est bien difficile aujourd’hui de concevoir le roman sous une autre forme que Madame Bovary, qui date de 1857, et de ne pas adopter l’esthétique de Flaubert, ses procédés d’exécution, sa sensation descriptive, la vérité de ses personnages. Il existe certainement d’autres héros qu’Emma Bovary ; on peut rêver un abbé Bournisien moins bête, un Rodolphe moins grossier, un Léon moins nigaud, des caractères plus nobles, moins d’automatisme psychologique ; en d’autres termes, je crois qu’il serait parfaitement possible d’écrire, avec les procédés de Flaubert, un roman qui serait plus moral et tout aussi vrai que Madame Bovary.
Mais Flaubert n’a pas suffi ; il a été dépassé ; on a outré sa manière, et nous avons vu Zola, au nom d’un faux naturalisme, que Flaubert lui-même répudiait, ne plus peindre que la bassesse et l’ignominie. C’est Zola et les Goncourt, dans Germinie Lacerteux (1865), qui ont inauguré ce que Weiss appelait la littérature brutale, ces interminables épopées de vice et d’ennui, qui ont fini par engendrer les œuvres à gros numéros de notre temps.
Après « avoir cru découvrir le premier l’observation et la vérité humaine », Zola a fini par remplir artificiellement des cadres épiques et industriels, comme les grands magasins, la Terre, les chemins de fer, les mines. Avec un spiritualisme plus lyrique et des préoccupations plus sociales, Paul Adam a continué la tradition de ces grandes fresques, tandis que l’ancien fond de Zola inspirait Mirbeau et toute une école de nouveaux romanciers, Chérau, Hirsch, Lapaire, Maran, Margueritte, etc. Si bien qu’aujourd’hui, si l’on veut éviter l’excès réaliste, c’est encore à Flaubert qu’il faut revenir.
L’écrivain qui veut faire du roman ne doit donc perdre de vue ni les romans de Balzac ni les romans de Flaubert.
On a dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de Madame Bovary. Évitons le dénigrement et l’idolâtrie. Ce qu’on reproche surtout à Flaubert, c’est sa conception pessimiste des passions et des personnages. Comment expliquer ce goût de médiocrité morale chez un homme qui n’a connu que des êtres d’une parfaite honnêteté ? C’est qu’au fond, comme Baudelaire et Leconte de Lisle, Flaubert était un romantique, et un romantique qui détestait le bourgeois. Sa haine le portait à prendre le contre-pied des opinions reçues et, par conséquent, à faire des romans qui étaient la négation de l’idéal bourgeois. Ceci est curieux à constater chez un artiste qui ne fut jamais lui-même qu’un bourgeois ayant horreur de la vie de bohème. « La glorification de la libre et joyeuse bohème, dit Albert Cassagne, n’est qu’un thème littéraire, un souvenir de 1830, époque où la bohème et l’art pour l’art se confondirent quelque temps. Mais, pour la vraie bohème, celle du présent, que l’on rencontre et que l’on coudoie dans la vie réelle, il en va autrement. C’est justement au nom de l’art pur qu’on la rejette. Joignez-y, si vous voulez, un sentiment que Flaubert ou les Goncourt ne se seraient pas avoué volontiers : le sentiment de la distance qui sépare l’homme dont la vie matérielle est assurée, dont les affaires sont en ordre, de l’irrégulier qui vit on ne sait trop comment, de besognes hâtives et de revenus incertains. N’étaient-ils pas, eux, quant à la condition matérielle s’entend, des bourgeois, de vrais bourgeois, vivant bourgeoisement ? »
C’est la vérité. Flaubert tremblait à l’idée de perdre la fortune qui lui assurait la possibilité du travail régulier qu’il appréciait chez les autres, chez George Sand notamment. A l’époque où ils se lièrent d’amitié, l’auteur d’Indiana avait depuis longtemps dit adieu à la bohème des Musset et des Pagello, pour devenir la bonne dame de Nohan, pacifiquement installée, comme Flaubert, dans ses chères habitudes de travail. Cette vie laborieuse formait leur idéal commun. Quant à la littérature, ils étaient tous deux aux antipodes, non seulement pour la forme, comme nous le disions plus haut, mais pour le fond. Madame Bovary n’est qu’une effroyable satire de tous les romans de George Sand, Indiana, Valentine, Jacques ou Lelia. J.-J. Weiss a signalé cette contradiction dans une étude injuste, mais originale[46]… Flaubert, direz-vous, était bien pourtant un romantique ? Oui, mais un romantique désabusé. Il y a en lui une Emma Bovary, mais une Emma Bovary qui n’est plus dupe, qui sait le néant de l’amour, et dont la vie et la mort proclament la faillite de la passion. A chaque page du roman, à travers les regrets d’un ancien croyant, on sent une foi qui blasphème et une désillusion qui se venge. Les ravages de ce mensonge s’étendent à tous les personnages. Amour, rêves, sentiments, conversations, tout s’exprime dans ce livre en clichés ironiques, en moquerie sourde et féroce. Les femmes ne s’y trompent point ; elles n’aiment pas Madame Bovary[47].
[46] Essais sur l’histoire et la littérature françaises.
[47] Le tempérament de Flaubert n’avait rien de féministe. Il parle des toilettes de Mme Bovary, mais il n’est jamais question de sa couturière. Où Emma s’habille-t-elle ? On ne le dit pas. Pour justifier ses voyages à Rouen, elle invente des visites, non pas chez sa couturière, mais chez sa maîtresse de piano. Elle porte un costume d’amazone. D’où lui vient ce costume ? Elle monte à cheval et galope. Quand a-t-elle appris à monter à cheval ? Ces contingences ne préoccupent pas Flaubert. Il voit humain, cela lui suffit.
Qu’il ait eu tort ou non de railler la passion et de scandaliser le bourgeois, Flaubert n’en a pas moins fait une œuvre vivante, et créé un type de femme qui existe en province à des milliers d’exemplaires. On peut répondre à J.-J. Weiss : « Y a-t-il en province des femmes qui rêvent la passion ? Oui. L’adultère et la passion finissent-ils, les trois quarts du temps, dans l’oubli et dans la boue ? Oui. Alors que reprocherez-vous à Flaubert ? Son pessimisme n’est-il pas justifié ? En quoi a-t-il déshonoré l’amour ? »
Si Madame Bovary n’était qu’une œuvre de scandale, il y a longtemps qu’elle serait oubliée. Deux autres romans eurent à cette époque l’honneur de partager son succès, la Fanny de Feydau et l’Antoine Quérard de Charles Bataille. Histoire à la fois sentimentale et brutale d’une épouse qui veut garder le mari et l’amant, l’affection et la sensualité, Fanny n’est qu’une production d’amateur, dont tout l’intérêt se réduit à une scène équivoque qu’on retrouve dans Sous les tilleuls d’Alphonse Karr. Quant à Antoine Quérard, c’est tout simplement Madame Bovary à rebours ; un médecin de campagne intelligent, romanesque, marié à une calme créature, a pour maîtresse sa jeune belle-sœur, une vraie Madame Bovary qui, non seulement aime le médecin, mais adore aussi un jeune homme à peine sorti du collège. Henriette Quérard meurt empoisonnée par une drogue suspecte que le docteur lui donne pour la deuxième fois. Tous les éléments de Madame Bovary semblent réunis dans ce long roman, description, paysages, lyrisme d’amour, la passion sombrant dans la platitude ; il y a même une sorte d’Homais plus provincial encore, une distribution de prix et un grand enterrement ! Plus réalistes que le roman de Flaubert, ces deux livres sont aujourd’hui aussi oubliés que Sous les tilleuls d’Alphonse Karr.
Ce qui fait, au fond, de Madame Bovary un chef-d’œuvre, c’est qu’elle est non seulement un modèle d’exécution, mais un modèle d’observation humaine. M. Thibaudet a mis la question au point dans un excellent livre[48]. Le chapitre sur le style de Flaubert, ses constructions, sa langue et ses phrases, est d’une démonstration définitive. M. Thibaudet appelle Flaubert « un des plus grands créateurs de formes qu’il y ait dans les Lettres françaises », et il se moque agréablement de ceux qui prétendent que Flaubert écrit mal. « Madame Bovary, dit-il, reste une merveille de style français. » Le livre de M. Thibaudet est un monument élevé à la gloire de Flaubert, un monument qui écrase les ironies et les attaques, y compris les vaines négations de Pierre Gilbert, où M. Thibaudet ne voit qu’un « jeu habile, mais un jeu ».
[48] Gustave Flaubert, 1 vol.
Jules Lemaître avait magistralement résumé ce qu’il faut penser sur ce sujet :
« Je crois, dit-il, que Gustave Flaubert a réalisé pleinement et dans toute sa pureté une espèce de roman qui est tout simplement la peinture de la vie humaine telle qu’elle est (qu’on appelle cela si l’on veut le roman réaliste). On dira que, si la réalité est laide, il ne faut pas la peindre telle qu’elle est, parce que cette peinture ne saurait être belle. En quoi l’on se trompe. D’abord, l’homme étant un être imitatif par nature, une imitation exacte, même d’un vilain objet, lui fait plaisir, je ne sais comment, par la surprise qu’elle lui cause, par la clairvoyance et l’habileté qu’elle suppose chez l’imitateur ; et ce plaisir, ceux mêmes qui ne l’avouent pas le sentent toujours, à moins que leur sincérité n’ait été altérée par l’affectation de dégoûts bien portés… La peinture de la réalité non arrangée, mais complète, donne l’idée de la beauté, parce qu’elle nous présente quelque chose de compliqué, un jeu de causes et d’effets, de forces subordonnées les unes aux autres. La beauté naît encore de ce que les traits, tous copiés sur la réalité, sont cependant choisis, sinon modifiés… La beauté est encore dans les forces naturelles et fatales que le roman réaliste est toujours amené à peindre. Elle est aussi dans le style, dès qu’il possède certaines qualités, force, concision, harmonie, couleur, qui sont belles indépendamment des sujets où elles s’emploient. La beauté peut être enfin dans l’attitude dédaigneuse, bienveillante ou impassible de l’écrivain, attitude que l’on pressent aisément à travers son œuvre. Voilà à peu près pour quelles raisons la peinture de la vie toute crue peut n’être pas si répugnante[49]. »
[49] Les Contemporains, 8e série, p. 92.
Répétons-le donc pour en finir : il faut étudier et adopter Madame Bovary comme un modèle, non pas pour l’imiter servilement, mais pour faire des romans différents, des romans honnêtes au besoin, où l’on peindra dans toute leur réalité les êtres, les choses et les paysages. Il s’agit d’appliquer en littérature ce que le grand pastelliste La Tour disait à Diderot. Il lui disait que « la fureur d’embellir et d’exagérer la nature s’affaiblissait à mesure qu’on acquérait plus d’expérience et d’habileté, et qu’il venait un temps où on la trouvait si belle, qu’on penchait à la rendre telle qu’on la voyait ».
Suivez le conseil de La Tour : copiez la nature telle qu’elle est, telle que vous la voyez, d’aussi près que vous le pourrez… Mais, direz-vous, ce sera de la photographie !… Non, ce ne sera pas de la photographie, parce que la photographie est une reproduction mécanique et sans interprétation, tandis que c’est avec vos yeux et votre cerveau que vous copiez, c’est-à-dire avec une lentille qui interprète et transpose. Vous croirez copier, vous interpréterez malgré vous. Mettez dix peintres devant le même paysage. Ils feront tous un paysage différent. « Au musée de Montpellier, dit Alfred Mortier, j’ai vu une dizaine de portraits d’un Mécène, que peignirent successivement Delacroix, Ricard, Courbet et d’autres artistes éminents. Pas une de ces figures ne ressemble à l’autre. On dirait parfois que ce n’est pas le même individu qui a posé. Et cependant, tous ces artistes s’efforçaient de copier, de faire ressemblant[50]. » Ingres lui-même et ses disciples s’illusionnaient, en croyant être « les très humbles serviteurs du modèle ». Ils copiaient tout simplement dans le modèle la beauté qu’ils y voyaient ou croyaient y voir[51]. Un peintre ne peint jamais la réalité, mais sa propre interprétation. De là, tant de façons de peindre. La couleur même ne signifie plus rien ; on peut peindre en bleu ou en noir.
[50] A. Mortier, Dramaturgie de Paris.
[51] Essai sur le principe et les lois de la critique d’art, par André Fontaine.
Il ne saurait donc y avoir, pour le peintre et l’écrivain, aucune espèce d’inconvénient à copier la nature. Des fantaisistes, comme Théodore de Banville, peuvent seuls déconseiller l’étude de la réalité. L’auteur des Odes funambulesques dit, à propos d’une comédie : « On assure (ô triste infirmité de la réclame !) que le type de Mme Calendel a été copié ou plutôt photographié sur nature. C’est donc pour cela qu’il est si faux et si chimérique[52]. » Déplorable malentendu !… D’abord, il n’est pas vrai du tout qu’un personnage soit faux parce qu’il est copié sur nature. Même servile, la copie n’est qu’une adaptation involontaire. Théophile Gautier prétend qu’un acteur, qui parviendrait à imiter parfaitement le langage et les gestes d’un savetier, ne l’amuserait pas plus qu’un savetier. Ce n’est pas sûr. Une imitation est toujours amusante.
[52] Critiques, p. 251.
Il faut donc copier la vie, pour rendre la vie ; et copier vos personnages dans la vie, si vous voulez que vos personnages vivent. On n’invente ni un personnage ni un caractère. On doit ou les prendre tels qu’ils sont, ou les imaginer d’après ceux que l’on connaît. Et ne dites pas qu’un portrait particulier n’est pas un type général. Un individu peut parfaitement représenter un type général, puisque cet individu existe certainement à des milliers d’exemplaires.
Des personnages inventés ne seront jamais que des fantoches. Faites, au contraire, une liste de vos héros, donnez-leur le caractère, le langage, les manies de telle ou telle personne que vous connaissez. Celui-ci sera Mlle X…, celui-là M. Z… Vous verrez alors le relief que prendra votre récit et comme il vous sera facile de savoir ce que vos personnages devront dire et penser dans telle ou telle circonstance. Nous rencontrons tous les jours des types ; chacun de nous est un type ; pourquoi en met-on si peu dans les livres ? C’est qu’en art, le difficile, c’est de voir. Un romancier doit, comme un peintre, prendre des notes et écrire d’après l’esquisse. Don Juan, Faust, Hamlet, Tartuffe, Othello ont certainement existé[53].
[53] cf. A. Mortier, Faust, p. 10.
« Je tiens de M. Paul Bourget, dit Edmond Jaloux, ce détail, que Tourguénieff écrivait la biographie complète de ses personnages, même des moindres. C’est là, justement, ce qui fait leur extraordinaire vérité ; ils ne prononcent jamais ces paroles vaines, ni ne font ces gestes hasardeux que nous voyons accomplir dans la majorité des romans… Tourguénieff poussa si loin ce scrupule, que, lorsqu’il écrivit Pères et Enfants, il fit plus encore : il tint un journal de Bazaroff (son principal personnage). Quand il lisait un livre nouveau, quand il rencontrait un homme intéressant, ou bien s’il arrivait un événement politique ou social important, il l’inscrivait aussitôt, en le jugeant du point de vue de Bazaroff. Il en résulta un cahier volumineux, qu’il finit, bien entendu, par perdre ; mais on se rend mieux compte maintenant des raisons profondes qui donnent une telle vie aux créations de Tourguénieff… Quel que soit le don, seul un travail de cette conscience et de cette subtilité donne aux œuvres cette solidité que rien ne remplace[54]. »
[54] Dimitri Roudine, préface.
La première condition d’un caractère ou d’un personnage (on l’oublie toujours et on ne saurait trop le redire), c’est sa permanence, sa fidélité à lui-même. Harpagon et Othello restent jusqu’au bout des avares et des jaloux. Alceste et le baron Hulot ne se démentent jamais, ou, s’ils se démentent, c’est par certaines contradictions conformes à leur nature. Ulysse est, sous ce rapport, une création étonnante, « le plus fort caractère de l’antiquité », dit Flaubert. La dissimulation, qui résume les qualités de sa race, ne l’abandonne pas un instant. « Ce que les Grecs estimaient surtout en lui, c’est la souplesse et les ressources inépuisables de son génie. L’Avisé, le Sage, l’Ingénieux, l’Artisan de ruses, le Patient, l’Éprouvé, l’Esprit aux mille nuances, l’Homme qui sait se retourner, tels sont les surnoms que leur admiration lui prodigue, comme si, en le louant, ils sentaient qu’ils font leur propre éloge. Tous les peuples apprécient la ruse presque à l’égal du courage. Mais, pour un peuple fin et délié comme les Grecs, la ruse est un don divin, qui se confond avec la sagesse[55]. »
[55] Ordinaire, Rhétorique nouvelle, p. 63. Voyez dans Philoctète jusqu’à quel point Ulysse pousse la fourberie.
Homère avait du génie. Le génie n’est pas donné à tout le monde. A défaut de génie, on peut toujours, avec du talent, animer des fictions, inventer des êtres humains. Voyez par quel effort Flaubert arrive à mettre en scène et à faire agir et parler deux insignifiants personnages comme Bouvard et Pécuchet, destinés à supporter seuls le poids d’une érudition ennuyeuse. Zola avait raison de répéter qu’un ouvrage n’est vivant qu’à la condition d’être vrai, d’être vécu par un auteur original… « On gagne, dit-il, l’immortalité en mettant debout des créatures vivantes, en créant un monde à son image. » Oui, sans doute ; mais Zola avait tort d’ajouter que le style ne faisait rien à l’affaire, sous prétexte « que nous ne pouvons pas aujourd’hui juger du style d’Homère et de Virgile ». C’est une erreur de croire qu’on peut créer des œuvres durables sans le secours du style ; et, précisément, répétons-le, Homère et Virgile ne sont parvenus jusqu’à nous que grâce à la réputation de leur forme. Sans le style, ce qu’ils ont mis de vivant dans leurs œuvres n’eût pas suffi à les immortaliser.
On dira : « Vous enfoncez une porte ouverte. On sait très bien qu’il faut écrire en bon style et faire vivre ses personnages. » Oui, le conseil est vieux, mais on s’obstine à ne pas le suivre, et la preuve qu’on l’oublie, ce sont les trois quarts des romans actuels. Y a-t-il là, sauf exceptions, quelque souci des « types » ? Se préoccupe-t-on des caractères ? Peint-on les choses d’après la vie ?
Il y a peu de personnages, même dans les œuvres célèbres, qui soient des figures vraiment vivantes.
La comédie et la musique ont immortalisé le Figaro de Beaumarchais. Figaro n’est pourtant pas un type, mais un rôle. Il ne reste pas dans la mémoire, et, hors de la scène, il n’existe plus. Figaro, c’est Beaumarchais lui-même. Relisez sa fameuse tirade : elle résume la vie de Beaumarchais. Intrigant, pamphlétaire, frondeur, il a fait tous les métiers, se moque de tout, critique chacun, se rit du mépris et, malgré ses vantardises et son persiflage, le moins qu’on puisse dire de lui, c’est que c’est à peine un honnête homme.
Gil Blas aussi est moins un type qu’un porte-voix. On retient son nom ; on oublie le personnage. Ce n’est pas lui, ce sont les autres qui nous intéressent, l’archevêque de Grenade, les comédiens, le chanoine, Sangrado, etc…
Joseph Prudhomme, au contraire, est un type définitif. Henri Monnier l’avait trouvé en se copiant lui-même. Faites de Prudhomme un anticlérical, vous avez M. Homais, l’inoubliable Homais, un des personnages les plus réussis que le roman ait créés, et qui pourtant ne sera jamais populaire, parce que le peuple et la politique ont aujourd’hui les idées de M. Homais. Poussez-le : vous avez le Tribulat Bonhommet de Villiers de l’Isle-Adam, Bonhommet, le Joseph Prudhomme macabre et bouffon, qui sourit de pitié en voyant des gens croire encore à Dieu et à l’immortalité de l’âme.
Pour qu’un roman soit intéressant, il n’est pas absolument nécessaire que les personnages soient nombreux. Un seul suffit pour l’intérêt, comme l’inoubliable beau-père de Fumées dans la campagne d’Edmond Jaloux. Il n’a fallu que deux héros à Cervantès pour faire un chef-d’œuvre. Avec une simple femme, directement prise sur la vie, un certain Pecméja a écrit un livre admirable : l’aventure d’une pauvre fille du peuple qui va rejoindre à pied son amant journaliste à Paris. Flaubert dit dans sa lettre-préface que c’est « une chose exquise, à la fois simple et forte, une histoire émouvante comme celle de Manon Lescaut, moins l’odieux Tiberge, bien entendu ».
On n’a plus réédité ce petit livre. Il devrait être entre toutes les mains[56].
[56] Rosalie, par Ange Pecméja. Lettre-préface de Gustave Flaubert.
Balzac, dit-on, ne copiait pas ses modèles. Je n’en sais rien. C’est une question à débattre. Balzac était évidemment avant tout un créateur et un intuitif ; mais le fond de son intuition consistait surtout à incarner dans un type les traits observés chez d’autres. On peut parfaitement peindre Eugénie Grandet, Modeste Mignon, Ursule Mirouet et Mlle Claës d’après certaines jeunes filles de province. « Imaginer une composition, dit Delacroix, c’est combiner les éléments d’objets qu’on connaît avec d’autres qui tiennent à l’intérieur même, à l’âme de l’artiste. »
Est-il bien exact, d’ailleurs, que Balzac ait toujours inventé ? On ferait une belle étude, si l’on voulait relever tout ce qu’il a vraiment pris dans la vie. Son mot sur Eugénie Grandet : « Puisque l’histoire est vraie, comment veux-tu que je fasse mieux que la vérité ? » pourrait s’appliquer à beaucoup de ses romans. Le père Grandet a existé à Saumur. Il s’appelait Niveleau. Balzac a profondément modifié son modèle. En tous cas, il est allé écrire son roman sur les lieux et il « s’est inspiré de plusieurs autres types que lui offrait la vie provinciale d’alors »[57].
[57] Autour d’Eugénie Grandet, par Maurice Serval.
Ce qui fait la valeur de certaines œuvres populaires, comme Manon Lescaut ou la Dame aux camélias, c’est que ces livres sont vrais, ont été vécus. « Si l’on savait, disait Dumas fils à Jules Claretie, ce que j’ai mis de moi dans mon œuvre, ce que j’ai utilisé de ma vie dans mon théâtre, ce qu’il y a de dessous dans mes pièces !… Je raconterai, autant que je le pourrai, ce passé ; je montrerai ces sources d’émotion et d’études… Mais que voulez-vous ? On ne peut tout dire, même à voix basse, et ce qu’on ne peut imprimer, c’est le plus curieux de la vie d’un homme[58]. »
[58] Alexandre Dumas et Marie Duplessis, par Johannès Gros, p. 200.
On a bien vu, pendant la guerre, les résultats saisissants qu’a donnés la peinture des choses vécues. Il reste sur la guerre de 1914 une dizaine d’excellents livres, dont une bonne moitié écrite par des personnes qui n’avaient encore rien publié. L’intensité du vécu a inspiré à ces débutants des pages dignes de nos meilleurs écrivains.
La documentation sur nature, le roman-reportage, peindre la vie, regarder autour de soi, transposer la réalité, copier des caractères, voilà la vraie méthode, la seule méthode à suivre. Max Jacob a écrit deux curieux volumes, rien qu’avec les dialogues, manies et mœurs locales d’une petite ville. A l’exemple d’Alphonse Daudet, M. Abel Hermant s’est fait une réputation en nous donnant, sous forme de roman, des revues de fin d’année où défilaient les derniers événements contemporains. Ces sortes d’évocations sont évidemment délicates et demandent du tact. On tombe malheureusement très vite dans l’artificiel, un volume sur les Inventaires, un volume sur les Congrégations, la politique, les procès célèbres. C’est le défaut du genre. Une copie sur nature ne doit être ni longue ni exagérée et donner la sensation exacte de la vie.
Cette illusion du vrai est indispensable, même pour le nom des personnages. Balzac les copiait quelquefois sur les enseignes des magasins. Les noms heureux abondent dans la Comédie humaine : Modeste Mignon, Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Vautrin, Rubempré, Rastignac, César Birotteau, Mme Marneffe… Flaubert suppliait un jour Zola de lui céder le nom de Bouvard pour le mettre dans Bouvard et Pécuchet. George Sand a toujours de jolis noms : les Beaux Messieurs de Bois-Doré, la Dernière Aldini, Consuelo, Mauprat, le Marquis de Villemer, Flamarande. Le nom du héros de Paul Féval, Lagardère, sonne comme une fanfare, et Dumas père en a inventé d’harmonieux, comme le comte de Monte-Christo, Cavalcanti, le Vicomte de Bragelonne. Il est vrai qu’Athos, Portos et Aramis n’ont rien de bien retentissant pour des noms de mousquetaires.
Les noms propres ont leur physionomie et leur beauté. Il en est qui ne vieillissent pas. D’autres marquent une époque. En 1840, tous les personnages s’appelaient Borval, Clairval, Dorival, Blainville, Sainville, Meurville. D’Arlincourt avait popularisé les Ipsiboë, Eulodie, Ismalie, Izèle, Dalguiza… Il est des noms éclatants, comme ceux du début de Ratbert, dans la Légende des siècles, et il y en a de ridicules, comme Pascal Geffosses, Éparvier, Mitre, que je trouve chez Paul Margueritte et qui rappellent ceux que je cueillais dernièrement dans un roman mondain : M. Mélissier, M. Métardier, Mme Gilletard, M. Dégustai, M. Deprivière, etc.
« Quelques noms, dit Israëli, ont été regardés comme présentant des auspices plus favorables que d’autres. Cicéron nous apprend que lorsque les Romains levaient des troupes, ils montraient le plus grand désir que le nom du premier soldat porté sur la liste fût d’un bon augure. Lorsque les censeurs faisaient le dénombrement des citoyens, ils commençaient toujours par un nom fortuné, tels que celui de Salvius, Valérius.
« Un homme appelé Régillanus fut choisi pour être empereur, par la seule raison que son nom avait une consonance royale ; et Jovien fut promu à la souveraineté, parce que son nom approchait le plus de celui de Julien[59]. »
[59] Curiosités de la littérature, t. I, p. 221.
Les Annales du dix-septième siècle racontent que Molière, cherchant un nom pour un des personnages du Malade imaginaire, celui qui est chargé de donner des clystères, rencontra par hasard un garçon apothicaire, auquel il demanda : « Comment vous nommez-vous ? — Fleurant. — Mon cher, dit Molière, que je vous embrasse. Je cherchais un nom pour un personnage tel que vous ; vous me tirez d’embarras en m’apprenant le vôtre. » Comme on sut l’histoire, tous les petits maîtres allèrent à l’envi voir l’original du Fleurant de la comédie. La célébrité que Molière lui donna, lui attira la plus grande vogue, dès qu’il devint maître apothicaire. En le ridiculisant, Molière lui ouvrit la voie de la fortune. »
Faut-il écrire ses souvenirs ? — L’emploi du je. — Le choix du sujet. — Faut-il écrire pour le public ? — Le public et Théophile Gautier. — Le plan et la composition. — Flaubert et l’impassibilité. — La couleur locale. — La description exotique.
Le meilleur moyen de faire un bon roman d’observation, ce serait peut-être de raconter tout simplement sa propre vie. Quelqu’un a réalisé ce programme et a été célèbre. C’est Marcel Proust.
L’originalité de Marcel Proust n’est pas d’avoir beaucoup parlé de lui, mais de nous présenter dans un vaste tableau d’ensemble les caractères et les personnages qu’il a connus. Sa psychologie ne nous fait grâce de rien ; tout est haché, éparpillé, examiné, classé. Si l’on surmonte l’ennui que dégagent ces compilations héroïques, on est largement récompensé par la vision des êtres et des choses et l’humanité des milieux et des sentiments. En tous cas, personne, sauf M. Pierre Hamp, n’avait encore affiché un pareil mépris du style. On a comparé Proust à Saint-Simon. C’est une plaisanterie. Saint-Simon était un prodigieux écrivain.
Ces réserves faites, on ne peut que louer Marcel Proust d’avoir songé à écrire sa vie. Malheureusement son exemple a été funeste. Tout le monde s’est mis à publier des souvenirs. Maurice Prax a raison de s’indigner contre tous « ces jeunes littérateurs qui ne savent plus rien nous raconter, hormis leurs petites histoires. C’est tout juste s’ils ont quelques poils au menton, et déjà ils veulent rédiger leurs mémoires. Il faut à tout prix qu’ils nous disent les impressions qu’ils ont ressenties quand ils ont reçu leur première fessée et quand, pour la première fois, ils ont mangé de la crème au chocolat. Souvenirs de tartines… Souvenirs de bahut… Souvenirs de bachot… Souvenirs de cousines… Ces jeunes gens, on le sent, n’ont pas d’autre souci que de s’admirer. »
Il y a abus, évidemment. Il est intéressant de raconter sa vie ; mais trop de gens la racontent et la racontent mal. Ce n’est pas notre faute, si on ne sait pas se servir d’un bon instrument. Même autrefois, quand nous signalions les ravages du mal d’écrire, nous faisions une distinction capitale. « Gardons-nous, disions-nous en propres termes, gardons-nous de confondre le vrai don d’écrire, qui a en lui quelque chose de divin, avec le funeste mal d’écrire qui nous dévore. L’inspiration n’est ni une fièvre ni un surmenage. C’est le résultat d’une application constante. » Les souvenirs personnels sont à la portée de tout le monde ; ce n’est pas une raison pour que tout le monde y excelle.
Il y a peut-être un moyen d’éviter l’inconvénient des souvenirs personnels : c’est de supprimer le je et d’employer le il, comme s’il s’agissait d’un héros fictif. L’emploi du je facilite la rédaction ; mais le moi est toujours haïssable, et on doit s’en passer quand on le peut. Tâchez, du moins, d’y mettre du tact, ne l’étalez pas, disparaissez le plus possible. Le je n’est supportable que chez quelqu’un d’illustre qui mérite qu’on l’écoute.
L’emploi du : il, au lieu du : je, a son importance dans le style. Le mauvais usage du il peut produire bien des équivoques. M. Moufflet signale, à ce propos, un curieux spécimen de prose administrative :
« M. le chef du personnel fait savoir à M. le directeur des Constructions navales, en réponse de sa note du… transmettant son rapport relatif à… qu’il sera prochainement statué sur la question dont il l’a entretenu, et qu’il ne manquera pas de le tenir au courant de la suite qui sera donnée aux propositions qu’il lui a soumises dans la mesure où il aura été possible de le faire ; il lui appartient du reste de, etc. » Le chef du personnel n’avait qu’à écrire directement : « Je vous fais savoir, en réponse à votre demande, etc… » et il n’y avait plus d’équivoque, d’autant plus qu’on écrit directement au ministre : « M. le ministre, vous…, etc… » (Revue maritime, octobre 1922.)
Au surplus, qu’on emploie je ou il, le ton direct ou le ton indirect, il sera toujours plus facile, comme nous le disions, de raconter ses souvenirs que de faire du roman objectif et de traiter la grande comédie de la vie, des types et des sujets comme César Birotteau, Eugénie Grandet, le Nabab, les Rois en exil. »
Quand on dit : « Il faut peindre la vie », cela ne signifie pas qu’on peut traiter n’importe quoi, comme le pensaient Tchékhov et Goncourt. Il y a dans la vie des choses ennuyeuses, des gens insupportables, et rien n’est fatigant comme un dialogue d’Henri Monnier.
L’important, pour faire un bon roman, c’est de choisir des sujets intéressants. Il y en a de ridicules ; il y en a d’odieux. Si vous choisissez mal, ne vous étonnez pas de ne pas avoir de succès.
Avez-vous quelquefois remarqué l’incroyable quantité d’aquarelles qui sont en vente dans les grands magasins de gravures ? Tous ces peintres ont du talent ; aucun n’a de personnalité. Pourquoi ? Parce qu’ils font tous le même tableau et traitent tous le même sujet : chromos, chemins, rivières, sous-bois, moulins, clochers, vieilles rues, sempiternels quais de la Seine, berges de la Cité, marché aux fleurs, place de la Concorde, etc. Pourquoi ces peintres ne choisissent-ils pas un motif plus rare, un site plus original ? Ils sont incapables de peindre autre chose, je le veux bien ; mais pourquoi ne pas essayer au moins une fois ?
Les romanciers sont comme les peintres : ils traitent tous le même sujet, sous prétexte que le sujet ne signifie rien et que tout dépend de la façon de le traiter. Mais qui donc est sûr d’avoir assez do talent pour pouvoir rajeunir les vieux thèmes ?
N’allez pas, pour éviter un défaut, tomber dans un autre, et ne vous croyez pas obligé de compliquer vos sujets. On peut écrire de beaux récits sur une donnée très simple, comme Adolphe, Werther, René, Paul et Virginie. Faire quelque chose avec peu de chose fut toujours le rêve des grands artistes. « Toute l’invention, dit Racine (préface de Bérénice), consiste à faire quelque chose avec rien. » « Ce que je voudrais, disait Flaubert, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force intense de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air. » Goncourt, dans la préface de Chérie, déclarait « qu’il voulait du roman sans péripéties, sans intrigues, sans bas amusement »… Le conseil n’est pas bon pour les débutants. Écrire des monographies documentaires ou des descriptions psychologiques, c’est aller au-devant d’un insuccès, et il faut être bien sûr de soi pour en courir le risque. Il est très vrai qu’il n’y a presque rien dans des livres comme René, Werther et Adolphe ; ce sont cependant des œuvres substantielles, lourdes de drame intérieur et qui contiennent, comme un fort parfum dans un coffret, d’énormes portions de sensibilité humaine, tandis qu’il n’y a guère que de l’ennui dans des livres comme Chérie, où l’auteur se vantait de ne vouloir mettre à peu près rien.
Quel que soit votre sujet, d’ailleurs, l’essentiel est de le prendre dans la vie. Faguet conseillait d’aller les chercher dans l’Histoire de France et de les habiller ensuite à la moderne. On peut très bien, en effet, emprunter au passé une intrigue, des aventures, et même des personnages qui représentent le vrai cœur humain et sont de tous les temps, précisément parce qu’ils ont existé.
Un roman n’est pas toujours nécessairement composé de situations dramatiques. On peut parfaitement traiter un cas de conscience, une crise d’âme, l’étude d’un caractère comme René ou Adolphe. Le désenchantement de René était quelque chose de très nouveau pour l’époque. L’histoire de la satiété en amour, qui fait le fond d’Adolphe, était également un thème très original. Werther lui-même n’est qu’un fait-divers transfiguré par la passion. L’émotion de Julia de Trécœur vient de sa seule simplicité, et de ce qu’on ne nous dit pas, bien plus que de ce qu’on nous dit. Quelques pages suffisent à Duclos pour fixer dans ses Amours de Madame de Selves (Mémoires du comte de…), un cas de fine psychologie féminine. Depuis nos classiques jusqu’au Lion amoureux de Soulié et à la Sylvie de Gérard de Nerval, bien des œuvres ont été écrites sur une donnée très simple.
L’exemple d’Edgard Poë et de Villiers de l’Isle-Adam pousse trop souvent les jeunes écrivains à choisir des cas bizarres, à peindre le rebours des sentiments ordinaires. Ils ne soupçonnent pas tout ce qu’il faut de talent pour donner quelque apparence de vérité à des choses qui n’ont pas le sens commun. Voyez les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. L’éblouissement du style arrive à peine à faire supporter l’invraisemblance de ces extravagantes histoires.
Il faut se demander avant tout si ce qu’on se propose d’écrire plaira au public. Ceci est capital, et c’est malheureusement la dernière chose dont on se préoccupe. Voyez Balzac. Ses prétentions philosophiques ne lui font jamais perdre de vue l’intérêt et le récit. Ses descriptions sont ennuyeuses, sa psychologie vous rebute ; mais avec quel art il développe ses sujets les plus simples, comme Eugénie Grandet, où il n’y a pourtant ni situation ni intrigue.
On ne vous dit pas de chercher le succès par tous les moyens possibles, y compris le roman-feuilleton. On vous conseille d’écrire des choses qui plaisent : « Souvenez-nous, dit Hector Malot, que vous écrivez pour le public. Si vous voulez vous l’attacher, racontez-lui des histoires comme à un enfant, charpentez solidement votre drame, corsez vos intrigues. Le public n’a pas le temps de s’intéresser à vos rêves[60]. » Le conseil était bon, à condition toutefois d’ajouter que le public n’aime pas seulement le drame et les histoires, mais l’étude de mœurs et le roman d’observation. Hector Malot le savait bien, lui qui n’avait pas seulement écrit Sans famille et le Docteur Claude, mais les Victimes d’amour, peinture implacable de la passion rassasiée et déçue.
[60] Parmi les vivants et les morts, par Georges Beaume, p. 215.
Voltaire dit dans sa préface de Marianne : « C’est contre mon goût que j’ai mis la mort de Marianne en récit, au lieu de la mettre en action. Mais je n’ai pas voulu combattre en rien le goût du public. C’est pour lui et non pour moi que j’écris. »
Mais, dira-t-on, pourquoi chercher la faveur du public ? Si l’on veut vraiment écrire quelque chose de bon, c’est pour soi-même qu’il faut écrire et non pour le public. L’art et le public n’ont rien de commun. « L’art ne sera jamais que l’apanage d’une élite. » « Ce n’est que par une rencontre tout à fait singulière et rare, dit Jules Lemaître, que de belles œuvres ont pu de notre temps contenter à la fois le peuple et les habiles (tels les drames de Dumas fils, les romans de Daudet et de Zola). Et il n’en est pas moins vrai que les œuvres qui jusqu’ici et sans comparaison possible ont eu le plus de lecteurs et de spectateurs, c’est encore tel roman du Petit Journal, tel mélodrame et telle opérette, et que, d’autre part, les choses les plus fortes, les plus originales et les plus belles qui aient été écrites en ce siècle, n’ont été et ne devaient être connues et aimées que d’un public excessivement restreint. Il serait puéril de s’en étonner ou de s’en fâcher. Plus l’art se vulgarise en bas, plus il s’affine en haut, par dédain de la foule[61]. »
[61] J. Lemaître, Impressions de théâtre, p. 151, 2e série.
C’était l’avis de Flaubert, qui pensait lui aussi que ce qu’il y a « de meilleur dans l’art échappera toujours au grand public ». Le grand public, c’est entendu, est incapable de comprendre intégralement un chef-d’œuvre. Est-ce une raison pour ne pas écrire des œuvres qui lui plaisent ? Don Quichotte s’adresse à tout le monde et passionne même les enfants.
Théophile Gautier lui-même, sur les supplications de son éditeur Charpentier, consentit à changer la fin de son Capitaine Fracasse et à donner au public un dénouement heureux, au lieu d’un dénouement malheureux. On sait comment se termine son célèbre roman :
Sigognac s’est battu avec Vallombreuse, et il l’a grièvement blessé ; mais Vallombreuse guérit de sa blessure, Sigognac épouse Isabelle et rentre triomphalement dans son château restauré, qui a été le château de la misère et qui est devenu le château du bonheur.
« Cette fin satisfaisante, dit Arnold Mortier, à qui j’emprunte ces lignes, n’est point celle qu’avait primitivement conçue Théophile Gautier. Dans la pensée première de l’illustre écrivain, Vallombreuse ne guérissait pas, Sigognac ne pouvait épouser la sœur de celui qu’il avait tué, et le triste capitaine Fracasse rentrait seul dans le château de la misère, où il retrouvait plus mornes, plus maigres le vieux chien Miraut, le vieux chat Belzébuth, le vieux maître d’armes Pierre. Sûr de son admirable palette, le poète-peintre reprenait la description déjà si désolée du château de la misère. Il mettait plus de toiles d’araignée dans les angles, plus de poussière sur les meubles rompus, plus de tristesse dans les yeux des ancêtres peints. Les jours passaient. Le chien mourait, le chat mourait ; un matin, le vieux serviteur ne se relevait plus de son grabat dans la salle basse, et Sigognac pauvre, délaissé, oublié par Isabelle elle-même, se mourait d’inanition dans le Château de la misère, devenu le Château de la famine. »
« Pourquoi Gautier a-t-il changé son dénouement primitif ? A-t-il été vaincu par le préjugé des dénouements heureux ? A-t-il cédé à quelques conseils ? Je l’ignore. »
Judith Gautier nous a donné l’explication de ce changement, il a voulu plaire au public :
Au surplus, vous avez parfaitement le droit de dédaigner le public et le succès immédiats et, comme Stendhal, de n’écrire que pour la postérité. Se consoler d’être inconnu pendant sa vie, en se disant qu’on sera célèbre après sa mort, c’est un noble idéal, à condition de ne pas se tromper sur la valeur de son propre talent.
En attendant, le mieux est de donner aux lecteurs les romans qui leur plaisent[62].
[62] Soirées parisiennes, 1878, p. 223.
Une des premières conditions d’un bon roman, c’est un bon plan. Un bon plan est nécessaire, aussi bien pour un roman d’action que pour un roman psychologique. Les crises passionnelles sont des choses qui s’enchaînent comme des événements matériels. Tout cela doit être rigoureusement déduit.
Faites d’abord un plan complet, un plan détaillé de chaque scène, de chaque chapitre. Il vous restera toujours assez de jeu pour les fantaisies de l’exécution.
Nous n’insisterons pas là-dessus. Chacun a sa méthode, et les meilleurs conseils n’ont rien d’absolu. George Sand ne faisait jamais de plan. Quand elle avait fini un livre, elle prenait du papier et en commençait un autre. Stendhal non plus ne se préoccupait pas beaucoup de la composition. Il se contentait souvent de dicter et ne se rappelait plus le lendemain ce qu’il avait écrit la veille.
Les auteurs qui ont le travail facile n’ont pas le temps de soigner leur plan. Comment un producteur comme Lope de Vega se fût-il imposé cette discipline ? A cinq ans, il lisait le latin et, avant de savoir tenir une plume, il dictait des vers. A treize ans, il composait des comédies en quatre actes. Il a publié cent vingt volumes, soit mille deux cents pièces de théâtre. Il en écrivait en moyenne trente par an !
Cervantès l’appelle le « prodige de la nature ». « Le nombre de ses pièces, dit-il, serait incroyable, si je ne pouvais attester que je les ai vu représenter toutes, ou que je parle de leur existence d’après des témoins oculaires. Tous ses concurrents ensemble n’ont pas donné autant d’ouvrages que lui seul. » Il lui arriva de composer une comédie de trois mille vers en vingt-quatre heures ; et un témoin affirme qu’il écrivit quinze actes en quinze jours ! Lope de Vega travaillait même à bord d’un navire pendant la tempête.
Une telle fécondité tient du miracle. Il est vrai que la poésie espagnole est la chose la plus facile du monde. En Espagne, tout le monde est poète, et l’on fait des vers comme on fait de la prose. Lope de Vega avait une mémoire exceptionnelle. Il composait souvent ses pièces de tête, les apprenait par cœur et les écrivait ensuite. Crébillon père possédait aussi ce don merveilleux. Point de plan ; il n’écrivait pas un mot. Il savait sa pièce par cœur, et c’est ainsi qu’il récita un jour aux comédiens sa tragédie de Catilina, qu’il transcrivit ensuite. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, lorsqu’on lui proposait une critique, il faisait les ratures dans sa tête et oubliait ensuite totalement ce qu’il avait voulu effacer.
Le peu de succès des trois quarts des romans contemporains s’explique non seulement par une fécondité déplorable, mais par le manque de plan, le défaut de composition, la disproportion des développements, la longueur de la mise en train.
« Un des axiomes favoris d’Edgard Poë, dit Baudelaire, était celui-ci : « Tout, dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première. » Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin et travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle partie. Les amateurs du délire seront peut-être révoltés par ces cyniques maximes, mais chacun peut en prendre ce qu’il voudra. Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l’art peut tirer de la délibération, et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe, qu’on nomme Poésie. »
C’est toujours faute d’un bon plan qu’on fait des romans trop longs. « Trop de papier », écrivait Flaubert à Alphonse Daudet, après avoir lu les deux volumes de Jack, un beau livre tout frémissant de pitié et de souffrance, mais un peu encombré d’épisodes. Un autre roman remarquable, l’Epithalame, aurait certainement gagné à n’avoir qu’un volume. Ce qu’on raconte en deux volumes peut très bien se dire en un seul. La Chaussée des géants, de Pierre Benoit, eût également demandé une mise au point plus rapide. Les œuvres de longue haleine sont devenues à la mode : les Thibaut, trois volumes ; les Rabevel, trois volumes, etc…
Il faut avoir un genre de talent très spécial pour pouvoir se passer de composition. Edmond Jaloux, par exemple, ne s’est jamais soucié de suivre un plan. Il écrit à bâtons rompus ; les histoires qu’il raconte commencent au milieu du livre, comme dans Fumées dans la campagne ; et avec cela, il vous prend et vous mène jusqu’au bout. Son Escalier d’or, qui n’a rien encore d’un roman, relate les aventures de quelques personnes, de quelques amis, types d’hommes et de jeunes filles, scènes et choses vécues, beaucoup de dialogues, de la vie qui passe à travers un fond de mélancolie maladive.
Marcel Proust méprise également la composition. C’est le maquis psychologique, l’analyse insatiable, qui ne dégage la vie qu’à force de répétitions et d’ennui.
S’il est malaisé de faire, à soi tout seul, un bon plan, il est encore plus difficile de le faire en collaboration avec deux ou trois personnes. On l’a tenté. La Croix de Berny fut écrite par Gautier, Méry, Sandeau et Mme de Girardin, et le livre n’en fut pas meilleur. La même tentative a été renouvelée de nos jours. Le Roman des quatre, on le sait, a pour auteurs Paul Bourget, Gérard d’Houville, Duvernois et Pierre Benoit. Ces écrivains établirent un plan d’ensemble, puis, convenant qu’ils représenteraient chacun l’un des personnages du drame, ils s’écrivirent des lettres, et Gérard d’Houville raconte dans une interview que les lettres de ses collaborateurs étaient toujours par elle impatiemment attendues.
Cette collaboration piquante n’a pas produit un chef-d’œuvre. Le plan avait été pourtant minutieusement fixé et scrupuleusement suivi par le noble quatuor. Quatre, c’était trop. « On ne voit pas bien, me disait Jean Giraudoux, un roman écrit par les quatre frères Tharaud. »
Gœthe, qui s’y connaissait, disait que tout dépendait du plan, et Flaubert répétait le mot avec enthousiasme. Gœthe n’a pas toujours suivi le conseil qu’il donnait aux autres. Wilhem Meister et les Affinités électives restent des œuvres à peu près fermées à des tournures d’esprit françaises ; mais Gœthe a fait Werther. Les rêveries qui encombrent certaines lettres de ce court récit sont là pour montrer le caractère du héros et justifier sa fin tragique. Cette part faite à la psychologie, l’histoire est un chef-d’œuvre d’émotion et d’intérêt.
Et maintenant une question se pose, une question très discutée et qui a son importance. Quel ton faut-il prendre quand on écrit un roman ? L’auteur doit-il intervenir, juger ses personnages, commenter leurs actes, ou garder la froideur d’un procès-verbal, l’indifférence d’un historien qui enregistre des faits ? Flaubert voulait que l’auteur fût absent de son œuvre, comme Dieu est absent de l’univers, qu’on sente partout sa main, sans qu’on la voie nulle part. « Les grandes œuvres, disait-il, sont impassibles. L’art est la peinture des choses éternelles. » Flaubert voulait donner aux lecteurs une impression de stupeur, et qu’on se demandât en fermant le livre comment cela s’était fait.
Cette doctrine de l’impassibilité, Flaubert ne l’a pas inventée. Barbey d’Aurevilly croyait qu’il la tenait de Gœthe : « Théophile Gautier, dit-il, Sainte-Beuve, Leconte de Lisle, Flaubert, tous ces petits soldats de plomb de la littérature réaliste d’hier et naturaliste d’aujourd’hui, les impassibles, relèvent tous plus ou moins de Gœthe, qui est naturellement le dieu des secs et des pédants[63]. »
[63] Barbey d’Aurevilly, Gœthe et Diderot. Cité par Alfred Mortier.
Non, ce n’est pas chez Gœthe que Flaubert a pris sa théorie de l’impassibilité ; c’est dans l’Odyssée et l’Iliade. Il n’avait même pas besoin d’aller si loin. La vie de Jésus-Christ, ses souffrances, la passion, le Calvaire, tout cela est raconté dans les Évangiles sans intervention d’auteur, sans un mot de pitié pour la victime, sans un mot d’indignation contre les bourreaux. L’impassibilité des Évangiles est plus frappante encore que celle d’Homère, qui a, du moins, de temps à autre, une approbation, un compliment pour le prudent Ulysse.
Madame Bovary a inauguré le premier modèle de ce genre de roman automatique, dont l’Assommoir et Germinie Lacerteux sont le plus brutal exemple. L’inconvénient de cette impassibilité, qui s’est continuée avec Maupassant jusqu’à Charles-Louis Philippe et Marguerite Audoux, c’est que le public, n’étant plus en communication avec l’auteur, reste froid comme lui et résiste à l’émotion qu’on veut lui donner sans être ému.
Je crois qu’il y a tout profit pour un romancier à ne pas se désintéresser de ses personnages, à juger et à partager leurs souffrances. Alphonse Daudet et Dickens ont toujours été en étroite communion avec leurs lecteurs.
Il ne faut pas, bien entendu, pousser cette intervention jusqu’à l’analyse des moindres actes de son héros ; mais que l’auteur soit juge, qu’il condamne, qu’il s’apitoie, qu’il prenne parti, je ne vois à cela que des avantages pour le récit.
On exagérait autrefois ces familiarités. Un auteur se croyait obligé d’accompagner son héros pour ainsi dire par la main. On excitait la curiosité par le titre des chapitres : « Chapitre III : Où notre héros va subir une grande épreuve… Chapitre IV : Où l’on fait une mauvaise rencontre… Chapitre V : Où le lecteur fait la connaissance d’un personnage inattendu…, etc. »
Balzac a toujours éprouvé le besoin d’être en tiers avec ses héros. Il s’improvise leur témoin et leur biographe ; il fait de l’histoire et de la politique, ce qui ne l’empêche pas de savoir se taire quand il le faut, et de tirer grand effet de son silence, comme dans son admirable Curé de village, tout imprégné de mystère et d’émotion.
Barbey d’Aurevilly blâme cette rage d’intervention dans les Misérables, ouvrage plein de vaticinations et de hors-d’œuvre. « Hugo, dit-il, qui ne veut plus de l’art pour l’art, n’en a aucun dans sa manière de conter. Il y intervient incessamment de sa personne. Or, l’intervention personnelle d’un conteur dans ses récits donne à ces récits éternellement l’air de préfaces. Il faut qu’ils soient impersonnels dans le roman, ou faits par un personnage du roman même. Le reste est inférieur, parce que le reste est commode. Hugo interrompt son récit, l’arrête, le coupe de réflexions, de contemplations, qui durent parfois tout un chapitre, puis il le reprend… »
Parmi les éléments indispensables à la composition d’un bon roman, il ne faut pas oublier non plus la couleur locale. On ne conçoit plus aujourd’hui un roman sans couleur locale, c’est-à-dire sans une peinture fidèle du milieu, des circonstances et de l’époque où se passe le récit.
Jules Lemaître a spirituellement raillé la couleur locale des romantiques, telle que la comprenaient Victor Hugo et le grand « teinturier » Théophile Gautier. Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo a surtout décrit l’architecture et les cloches de la vieille cathédrale. Vous ne trouverez pas un mot sur les chants, les offices et les orgues, qui sont pourtant l’âme d’une église. Sa cathédrale n’est habitée que par Quasimodo.
Les Idylles de Théocrite peuvent passer pour le modèle de cette couleur de mœurs et de langage que nous demandons à l’antique. Lisez ses idylles dans la traduction Leconte de Lisle et comparez-les avec celles de Virgile. Le poète latin a beau imiter servilement Théocrite, il n’a fait que des bergers philosophes, tandis que ceux de Théocrite sont des êtres réels, qui ont des âmes de bergers, la préoccupation de leurs travaux, le dialogue de leur profession.
N’abusez pas cependant de la couleur locale ; prenez bien garde surtout qu’elle ne sente le plaqué, et tâchez de la mêler constamment à la trame du récit.
Au fond, la couleur locale n’est pas autre chose que la description qui, appliquée aux contrées lointaines, a pris le nom d’exotisme. Faire l’histoire de la couleur locale, ce serait faire l’histoire de l’exotisme, depuis les Incas jusqu’à Chateaubriand et Loti. C’est le contraste et l’éloignement qui créent l’exotisme. Une dame, qui a longtemps habité Beyrouth, me disait un jour : « Ah ! votre couleur d’Orient ! Si vous la voyiez de près ! Si vous saviez à quel point c’est sale et répugnant ! »
« L’exotisme, dit Joseph Aynard, est aussi vieux que le monde. Toujours, l’étrange et le lointain aura eu un attrait ; on se sera raconté avec émerveillement des récits fabuleux sur les joyaux, les royaumes, les capitales de rêve des pays inconnus. Vers la fin de la civilisation antique comme à son commencement, les récits des navigateurs, les importations de cultes mystérieux venaient flatter l’espoir d’un merveilleux nouveau, comme dans Baudelaire. L’ignorance augmente le charme et la puissance de cette illusion ; les traités de géographie s’intitulent Abrégé des merveilles ; les récits de Marco Polo, de Mandeville, enchantent le moyen âge, qui distingue mal entre les réalités et les fables. »
L’attrait de l’exotisme remonte à Robinson Crusoé et aux Mille et une nuits. Au dix-huitième siècle, on en mettait déjà partout, et je ne suis pas sûr que les Lettres persanes, si artificiellement persanes, n’aient pas exercé un certain mirage exotique. Le public parisien devait garder longtemps ce goût du mystère « persan ». Un siècle plus tard, en 1845, Gustave Claudin nous dit dans ses Mémoires qu’il y avait au passage de l’Opéra un Persan légendaire, qui intriguait aussi étrangement son quartier « et que tout Paris connaissait ». Il vivait riche, seul, sans parler à personne, sans fréquenter personne. Il mourut sous le second Empire. Après les Persans, ce sont les Turcs qui furent à la mode. On écrivit des Lettres turques. Après les Incas et les Lettres péruviennes, vint le tour de l’Ile de France avec Bernardin de Saint-Pierre, et les sauvages d’Amérique avec Chateaubriand. L’Égypte fut à la mode après le Roman de la momie, et le Sahara après Fromentin ; et il n’y a pas si longtemps que Loti nous a bouleversés avec l’Océanie et l’Islam. Aujourd’hui, c’est le Maroc qui triomphe dans les livres des Farrère, Tharaud, Bertrand, Adès, Elissa Rhaïs, Naudeau, Daguerches, etc…
L’exotisme offre d’inépuisables ressources. Chacun ayant sa façon de sentir, il est toujours possible d’écrire quelque chose de nouveau sur l’Orient.
La première condition pour faire de la bonne description exotique, c’est de voyager, de prendre des notes, d’utiliser ses souvenirs. Paul et Virginie a été fait avec le Voyage à l’Ile de France, de Bernardin de Saint-Pierre. La forte sensation de Pierre Loti provient des notes de voyages dont il composait parfois tout un livre, comme Mon frère Yves et le Désert. Atala fut extrait d’un manuscrit de notes. Si l’on ne décrit pas sur place et d’après la chose vue, on fait du mauvais exotisme, l’exotisme livresque de Séthos, Aménophis, les Incas, la Guerre du Nizam…
On a poussé si loin la manie de l’exotisme à notre époque, qu’un certain mouvement de réaction s’est produit contre la description de Bernardin et de Chateaubriand. MM. Cario et Régismanset ont pris la peine de publier un livre pour la discréditer. Chateaubriand ayant fait beaucoup de descriptions emphatiques, ou simplement banales et féneloniennes, ces messieurs ne veulent plus distinguer entre lui et Marchangy, et se moquent de Sainte-Beuve qui, avec toute la critique française, admire le talent des deux plus grands peintres de notre littérature. MM. Cario et Régismanset citent une des belles descriptions d’Atala, la nuit dans les solitudes d’Amérique, et trouvent que c’est du « fatras », et qu’elle est aussi « insipide que celle de Bernardin ». Cela prouve qu’il y a encore des gens qui ne savent pas reconnaître les bonnes et les mauvaises descriptions. Le phénomène n’est pas nouveau. Morellet et Ginguené se sont rendus célèbres par leur critique d’Atala. Les vieux classiques voltairiens critiquèrent Chateaubriand, non pas tant à cause de ses descriptions (puisqu’ils admettaient Rousseau, Delille et Saint-Lambert) qu’en haine du christianisme présenté comme une thèse. Plus tard, on continua à attaquer Chateaubriand, mais ses ennemis littéraires furent presque toujours des adversaires politiques.
Persuadés que le romantisme a défiguré le style français et que la prose n’est pas faite pour la couleur, mais pour l’exactitude, MM. Cario et Régismanset ont voulu rajeunir ces attaques surannées. Toute l’école qui nous vient de Bernardin et de Chateaubriand serait du « faux exotisme », Mais alors où est le « vrai exotisme » ? Il en existerait très peu, ou même pas du tout, puisque toute notre littérature descriptive procède de Chateaubriand. Comment donc faut-il écrire, et qui faut-il admirer ? C’est bien simple. Les modèles sont Stendhal, Mérimée, les écrivains secs et précis, les voyageurs comme Charlevoix. Dix lignes de Charlevoix, paraît-il, sont supérieures au « style gonflé et prétentieux de Chateaubriand ». Stendhal allait plus loin. Il ne se contentait pas de railler le style de Chateaubriand, qu’il confondait avec Marchangy et d’Arlincourt ; il déclarait qu’il préférait les mémoires du maréchal Gouvion de Saint-Cyr à Homère !
Voilà où on en arrive, quand on n’aime ni la description, ni la couleur locale, et qu’on ne veut voir partout que de la rhétorique.
Paul et Virginie. — Don Quichotte. — La Nouvelle Héloïse. — Clarisse Harlowe. — Tourguénieff. — Balzac. — Manon Lescaut et Barbey d’Aurevilly. — Le roman d’aventures. — Le roman rustique. — Ferdinand Fabre. — Le roman mondain. — Le roman et la couleur historiques. — Le roman et la « nouvelle ».
Résumons-nous. Voulez-vous faire du roman ? Prenez des notes, copiez la vie et les personnages, choisissez bien votre sujet, soignez le plan, la composition, la couleur et le style.
C’est quelque chose ; mais ce n’est pas tout.
Pendant votre travail de rédaction, pendant l’élaboration de votre œuvre, il est profitable, il est nécessaire d’entretenir vos facultés d’écrivain, de tenir en éveil votre inspiration ; et, par conséquent, vous ferez bien de lire, de temps à autre, quelques romans, quelques bons romans.
Quels sont les meilleurs romans à lire ?
Pour la description vivante, je conseillerai d’abord Paul et Virginie.
Il y a quelques années, un grand journal parisien demandait à ses lecteurs de vouloir bien indiquer quel était, à leur avis, le faux chef-d’œuvre de la littérature française. La majorité dénonça Paul et Virginie !
Je ne sais si ce petit livre est réellement un chef-d’œuvre ; mais c’est certainement une œuvre extraordinaire de réalité et de vérité. Vous ne retrouverez ce ton nulle part.
Paul et Virginie s’égarent dans la forêt. Paul, désespéré, monte au sommet d’un arbre et crie au milieu de la solitude : « Venez, venez au secours de Virginie ! » comme si tout le monde connaissait Virginie. « Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix et répétèrent à plusieurs reprises : « Virginie ! Virginie ! » La négresse marronne, le corps tout rouge des coups de fouet qu’elle a reçus, vient implorer Virginie, qui lui dit : « Pauvre misérable, j’ai envie d’aller demander votre grâce à votre maître. En vous voyant, il sera touché de pitié, » comme si ce n’était pas son maître qui l’avait mise dans cet état… Après les imprécations romanesques de Paul apprenant le prochain départ de Virginie, avec quel art l’auteur reprend le ton des détails domestiques : « Je n’y puis tenir, dit Mme de La Tour. Mon âme est déchirée. Ce malheureux voyage n’aura pas lieu. Mon voisin, tâchez d’amener mon fils. Il y a huit jours que personne ici n’a dormi. » Relisez la lettre de Virginie à ses parents. Il faut faire effort pour se persuader que c’est une lettre inventée. C’est l’illusion même, cette petite sauvage inconsolable, qui envoie des semences et des noyaux dans son pays natal, et à qui on apprend à monter à cheval à Paris : « J’ai de si faibles dispositions pour toutes ces sciences, et je crois que je ne profiterai pas beaucoup avec ces messieurs… » On comprend que le vieux Flaubert, qui s’y connaissait, n’ait jamais pu lire cette lettre sans « fondre en larmes ». Quant au célèbre naufrage, il est traité comme un fait-divers, avec les particularités d’un procès-verbal…
Parmi les anciens romans dont on peut encore recommander la lecture, le plus intéressant est peut-être celui qui n’a qu’un seul personnage : Robinson Crusoé. Voilà une histoire où il ne se passe rien, où on voit seulement un homme vivre dans une île déserte, avec sa chèvre, son chien et son perroquet ; et la force du détail est telle, la précision si vivante, que ce simple récit est aussi émouvant que n’importe quel roman d’aventures.
Les imitations de Robinson n’ont pas manqué. On a doublé les personnages, on a mis des enfants, une famille, le Robinson suisse, le Robinson de douze ans, etc. Rien ne vaut le monologue de Daniel de Foë.
Il y a un autre ouvrage qui devrait être le livre de chevet de tous les futurs écrivains : c’est Don Quichotte, l’histoire la plus impersonnelle et la plus illusionnante que nous ayons depuis l’Odyssée, Jamais auteur n’a si étonnamment disparu de son œuvre. Don Quichotte et Sancho ont une sorte « d’existence historique, comme César », dit Flaubert. « Quel gigantesque bouquin ! ajoute-t-il. Y en a-t-il un plus beau ? » Le peintre Delacroix l’appelle « le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre »[64]. Une pareille création dépasse les possibilités du talent humain. Nous ne connaîtrions pas mieux les deux héros de cette aventure, eussent-ils été nos contemporains et les eût-on fréquentés pendant des années. Scènes, dialogues, ton, milieu, tout est génial. Voilà le grand modèle qu’il faut étudier pour apprendre à créer de la vie.
[64] Œuvres littéraires, t. I, p. 97.
Un livre d’un autre genre et qui passe pour ennuyeux, la Nouvelle Héloïse, mérite pourtant d’être lu, pour la sincérité, la passion et le style. Émile Faguet a hautement rendu justice à cette œuvre trop oubliée et dont Nisard s’est complu à relever les défauts. J.-J. Weiss reproche à Nisard d’avoir le goût triste. « Avoir le goût triste, dit-il, c’est, quand on arrive à une œuvre aussi mêlée que la Nouvelle Héloïse, s’arrêter à ce qui n’est que sentiment faux, style impropre, expression déplacée, absence de tact et de délicatesse ; ne lire que les lettres, fort nombreuses, il est vrai, « où les mots sont brûlants et les choses sont froides » ; s’étendre à l’aise sur les déclamations consciencieuses et à la Prudhomme en l’honneur de la « vertu et du sexe » ; et c’est, alors qu’on a subi tout ce dégoût, ne pas se donner la peine de tourner le feuillet pour arriver enfin à ce qui est de l’inventeur de génie. Oh ! que j’aurais bien envie de venger Claire d’Orbe et Julie d’Étanges des mépris de M. Nisard ! Ce sont des chefs-d’œuvre que la plupart des lettres de Claire, et presque rien après cent ans n’en paraît fané. C’est tout un roman, d’une simplicité et d’une passion admirable que la première lettre écrite par Julie à Saint-Preux, après son mariage avec M. de Wolmar. Viendra-t-il jamais un temps où elle cessera d’être trempée des larmes de ceux qui aiment ! A peine Werther est-il au-dessus. Dans cette lettre, comme dans les riants tableaux de vie intime que retrace Claire, comme dans les pages les plus pénétrantes des Confessions, on sent naître et se développer un monde qui n’existait pas encore[65]. »
[65] Essais sur l’histoire de la littérature française, p. 57.
Le grand tort de la Nouvelle Héloïse, c’est d’être un interminable roman épistolaire. En dehors du roman-feuilleton, qui est un genre spécial, le public, en général, n’aime pas les romans trop longs. La plupart des grands romans qui ont enchanté nos pères, comme Clarisse Harlowe et Gil Blas, ont mis longtemps à paraître. Les quatre volumes de Gil Blas furent publiés de 1715 à 1735, et les dix volumes de Clarisse Harlowe de 1734 à 1741. On attendait la suite. Richardson recevait des lettres où on le suppliait de ne pas faire succomber son héroïne. Gil Blas et Clarisse n’eussent peut-être pas eu le même succès, si on avait dû les lire d’un trait, comme nous les lisons aujourd’hui. Les redites et les longueurs encombrent les dix volumes de Richardson. Jules Janin a eu l’heureuse idée de réduire l’ouvrage en deux volumes parfaitement lisibles.
Avec un peu de persévérance, on s’aperçoit vite que Clarisse Harlowe est une œuvre de premier ordre, et qu’il fallait avoir du génie pour faire vivre jusqu’à l’obsession un sujet aussi invraisemblablement romanesque et qui se résume à une situation unique, toujours la même, la poursuite, le péril de la chute, situation que Clarisse peut dénouer d’un moment à l’autre, en allant trouver un pasteur, un prêtre, ou tout simplement son amie miss Howe.
Il ne s’agit pas de lire beaucoup de romans, il s’agit d’en lire d’excellents et qui soient de bons excitateurs d’idées. Pour tout le monde, la lecture est une agréable distraction. Pour un écrivain, elle doit être un moyen de fécondation perpétuel. Ce que vous devez rechercher dans un livre, c’est le talent et l’exécution.
Il est bien entendu qu’un romancier doit avoir lu Tolstoï, Stendhal et leur source commune, la fameuse Marianne, de Marivaux. Nous n’en reparlerons pas. Mais il y a un auteur russe qu’il faut particulièrement recommander : c’est Tourguénieff.
Vous ne saurez vraiment ce que c’est que la vie et l’observation, que le jour où vous aurez lu les Eaux printanières, Fumées, une Nichée de gentilshommes, Mémoires d’un chasseur, etc… Si vous n’admirez pas ces récits, si vous ne trouvez pas avec Flaubert que l’Abandonnée est un chef-d’œuvre ; si vous ne vous écriez pas avec lui : « Ce Scythe est un immense bonhomme ! », la question est jugée : vous n’êtes pas né pour le roman. Faites de l’histoire ou de la critique, et laissez là le roman.
Mais le grand modèle, la lecture formatrice par excellence, c’est encore et toujours Balzac. Quand vous serez las des surenchérisseurs et des raffinés, des Mirbeau et des Goncourt, des pince-sans-rire et des fumistes, vous reviendrez à Balzac. Celui-là vous délivrera des formules et vous enseignera vraiment l’art de faire un livre. Il faut lire Eugénie Grandet, Pierrette, la Vieille Fille, les Parents pauvres, le Curé de Tours, etc… Une création comme le père Grandet suffit à immortaliser un homme.
On a critiqué le style de Balzac. Son intempérance descriptive, son mauvais goût même prouvent pourtant qu’il savait écrire. S’il ne travaillait pas sa prose sur le papier, il se rattrapait sur les épreuves et faisait toujours son profit des critiques qu’on lui adressait. Sainte-Beuve se donna le malin plaisir de citer la phrase suivante, extraite de la première page d’Eugénie Grandet : « S’il y a de la poésie dans l’atmosphère de Paris, où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs, n’y en a-t-il pas aussi dans la lente action du siroco de l’atmosphère provinciale, qui détend les plus fiers courages, relâche les fibres et désarme les passions de leur acutesse. »
Balzac supprima docilement cette phrase dans toutes les éditions postérieures[66].
[66] André Hallays, Eugénie Grandet. Préface.
Un roman qui n’a pas vieilli non plus et qu’il faut relire, c’est Manon Lescaut.
Excepté Lamartine, tout le monde est d’accord sur Manon Lescaut. Des Grieux et Manon sont deux petits escrocs si naïvement sincères, qu’on n’a pas la force de les mépriser et que leur inconscience fait oublier leur indélicatesse. Tout le livre n’est qu’un cri d’adoration éperdue. Des Grieux a des mots inoubliables. Il sait que sans argent on ne peut pas compter sur Manon. Quand on lui vole sa fortune, il n’a qu’une pensée : « Je vais perdre Manon. » Il parle d’elle comme d’une divinité. Manon lui est si nécessaire, qu’il trouve lui-même naturel de vivre avec l’argent de ses adorateurs. Le livre est écrit sur un ton d’exaltation qui oscille entre ces deux cris : « Cruelle, perfide Manon ! » « Adorable, divine Manon ! » Le plus étonnant, c’est que Manon aussi est sincère, et on avouera qu’il fallait quelque talent pour nous faire admettre la sincérité d’une créature si ignominieusement infidèle. Manon n’a pas l’ombre de sens moral jusqu’à sa mort. C’est seulement au moment de mourir que lui revient la conscience de son indignité. Alors le sentiment de ses fautes, le pardon qu’elle demande, sa vie misérable, sa suprême expiation arrachent la pitié et la sympathie du lecteur.
Ce roman est unique. On le relira toujours ; et le comble de l’art, c’est qu’avec un tel sujet l’auteur ait fait une œuvre si chaste.
Manon Lescaut n’est pourtant pas compris de tout le monde. Qu’il ait déplu à des poètes comme Lamartine, cela peut s’admettre ; mais que ce roman ait été méconnu par un homme comme Barbey d’Aurevilly, voilà qui passe la vraisemblance. Transporté d’indignation vertueuse, Barbey d’Aurevilly ne pardonne pas à Sainte-Beuve, Gustave Planche, Arsène Houssaye, Jules Janin, Dumas fils, etc., d’avoir fait l’éloge d’un pareil ouvrage.
« Eh bien, moi dit-il, je demanderai la permission de rester assis, au beau milieu de cette farandole universelle, et de ne pas me lever devant cette Hélène, cette ignoble Hélène de Manon Lescaut… Alfred de Musset, qui a osé traiter de Sphinx cette fille, au cœur ouvert comme la rue et dans lequel il est aussi facile de descendre, a dit là une sottise de poète. Ne mettons pas une sottise de critique par-dessus… Ce n’est pas Manon qui est un sphinx, c’est son succès ! Et c’est incroyable, car, ce succès, on le tuerait peut-être en l’expliquant ; et certes, avec les mœurs et les idées de ce temps, il n’est pas difficile de l’expliquer. »
Barbey d’Aurevilly accuse Manon Lescaut d’avoir produit les Dame aux camélias, les Madame Bovary, les Fanny ; il traite Dumas fils de « sauvage », Sainte-Beuve de « tricoteur », Gustave Planche « d’ivrogne infiltré de madère ». « Il a fallu, dit-il, le dévergondage romantique pour voir dans ce livre, que je ne crains point d’appeler une pauvreté littéraire, des beautés qui n’y étaient pas… Les benêts corrompus s’attendrissent sur l’histoire naturelle de Manon… Il faut flétrir cette sale histoire qui révoltait le génial bon sens de Napoléon et où, dit-il, le grotesque, l’incroyable et le ridicule s’ajoutent agréablement au crapuleux. »
Quand on a lu les romans de Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom, Ce qui ne meurt pas, le Prêtre marié et la Vieille Maîtresse, on se demande qui ce prétendu moraliste a voulu mystifier. Je crois qu’on trouverait peu d’exemples d’une pareille inconscience.
Lire les romans anciens, remonter aux traditions classiques ne signifie pas qu’on doive négliger la lecture des romanciers contemporains. Il faut suivre, au contraire, avec attention le mouvement de notre époque, sa production, son effort d’originalité, tout en gardant la conviction qu’aucun de nos conteurs n’est supérieur aux grands créateurs du dix-neuvième siècle.
Quelques auteurs de notre temps nous ont apporté du nouveau et méritent leur réputation. Lisez Estaunié, Jaloux, Vaudoyer, Boylesve, Duvernois, Henriot et bien d’autres encore ; et, pour des qualités d’originalité plus aiguë, lisez aussi Giraudoux et la nouvelle école humoristique et pince-sans-rire, Morand, Cocteau, Ramuz, Max Jacob, Soupault, etc… Il y a là des écrivains sérieux, d’autres qui caricaturent la vie, font de l’observation comme on fait du cubisme et continuent la tradition du roman rosse de Toulet, en supprimant toute sentimentalité, toute poésie, tout paysage.
Ces nouveautés de procédés et de visions sont dignes de curiosité, d’étude et d’estime. Mais ce sont des chemins de traverse, des sentiers dangereux, souvent des impasses. Ne quittez jamais le grand chemin de l’observation humaine, la grande route des chefs-d’œuvre, celle qu’ont suivie Marivaux, Prévost, Bernardin, Constant, Balzac et Flaubert.
Quant aux auteurs réalistes actuels, Hirsch, Chérau et leur école, il n’est pas permis non plus de les ignorer. Ils n’ont pas dépassé, d’ailleurs, la facture et l’esthétique de Zola, qui sort lui-même de Germinie Lacerteux et de Madame Bovary, et nous voilà de nouveau ramenés à Flaubert…
Deux livres, l’Assommoir et Germinal, peuvent suffire à connaître Zola : ce sont ses deux grandes créations.
Il est des auteurs, comme Guy de Maupassant, qui résument à la fois le réalisme brutal (Bel-Ami, la Maison Tellier) et la psychologie pénétrante (Fort comme la mort, Pierre et Jean). On sent un talent bien plus qu’une âme dans l’œuvre de Maupassant, qui ne travaillait pourtant pas beaucoup sa prose. Il avait commencé par écrire des vers, et Louis Bouilhet eût fait de lui un poète, si Flaubert ne lui eût donné le goût du roman.
Mais ce n’est pas tout de lire les auteurs, les vieux et les jeunes, ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui ; il faut se décider et bien savoir quel genre de roman vous voulez écrire, celui qui répond le mieux à votre tournure d’esprit.
Le roman d’aventures semble avoir reconquis la faveur publique. A vrai dire, le goût ne s’en est jamais perdu ; il s’est même produit une sorte de surenchère, due à l’influence de Wells et de Kipling et à l’introduction de nouveaux éléments modernes, torpillages, aviation, découvertes scientifiques, etc. Les timides audaces des Robida et des Jules Verne font aujourd’hui sourire les lecteurs des Wells, Farrère, Bizet, Mac Orlan, Arnoux et autres amusants inventeurs de voyages dans la lune. D’autre part, Rosny, dans le genre préhistorique, a montré que le roman d’aventures pouvait être aussi une œuvre littéraire ; et qui sait si le roman feuilleton lui-même n’entrera pas dans la littérature, le jour où un bon prosateur se donnera la peine de l’écrire ?
Le roman d’aventures, c’est le règne de la fantaisie et de l’invention. On peut tout imaginer, explorations fantastiques, dernier jour de la terre, les espaces astronomiques, cataclysmes, destruction du globe… Il faut du nouveau, « n’en fût-il plus au monde ». La difficulté est de donner à l’extravagance l’apparence du vrai.
Le défaut du roman d’aventures, c’est la digression. On bavarde, on éparpille l’intérêt, on oublie que la valeur d’un récit est dans la sobriété des épisodes. Toute description inutile doit être impitoyablement bannie. La rapidité du dialogue est également une chose importante dans le roman d’aventures. On abuse du dialogue. Tout se passe en conversations ; on impatiente le lecteur.
Pierre Benoit a donné au roman d’aventures un ton de distinction auquel nous n’étions pas habitués et qui relève singulièrement l’intérêt des situations dramatiques. Le succès de Pierre Benoit est une spirituelle réaction contre les lourds romans psychologiques dont on a tant abusé et dont le public a si stoïquement supporté l’ennui.
Un autre genre de roman tente encore les débutants de province. C’est le roman rustique.
Le roman rustique n’a jamais obtenu que des succès d’estime, et peu d’auteurs y excellent, parce qu’il est très difficile de peindre les mœurs rurales. Le paysan garde le mutisme de la terre. Il ne se livre pas ; il faut le deviner. Faites-le parler comme dans la vie, vous choquez les lecteurs ; ennoblissez son langage, vous tombez dans les délicieux mensonges de George Sand, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au Diable, où des paysannes disent élégamment : « Germain, vous n’avez donc pas deviné que je vous aime ? » Il faut une façon de parler qui ne soit ni artificielle ni triviale. Les dialogues de Maupassant représentent assez bien la note juste.
Le vrai roman « paysan » est rare. Balzac lui-même raconte dans ses Paysans l’histoire d’une rivalité entre le château et une poignée de gredins et de braconniers, mais il n’a pas fait la peinture des mœurs rurales. La vie des champs est absente de son récit.
Quand Zola a voulu peindre les paysans, il a écrit un livre immonde : la Terre ; et, par contre, l’idéalisme d’Henri Conscience n’a produit qu’une insignifiante grisaille.
Quelques romanciers contemporains ont le tort de considérer les paysans comme des monstres de dépravation. Le paysan n’est pas un être raffiné, mais il est foncièrement honnête. Ne cherchez ni à l’idéaliser, ni à le rabaisser. Ne lui prêtez surtout ni raisonnement, ni psychologie ; il ne discute pas, il va droit son chemin.
« On sait, dit Jacques Boulenger, que, depuis la Terre, depuis les nouvelles de Maupassant, il s’est créé un type artificiel et littéraire de paysan avare, âpre, d’une dureté inhumaine à l’égard des pauvres et des vieux qui ne peuvent plus travailler et gagner leur vie, fussent-ils même le père et la mère. C’est là un poncif de l’école et qui n’est pas moins conventionnel, dans son genre, que les bergers de l’Astrée et les pâtres de Gessner, les bons villageois du dix-huitième siècle et les laboureurs de George Sand[67]. »
[67] … Mais l’art est difficile, 3e série, p. 165.
Je voudrais mettre en garde les débutants contre ce faux réalisme qui va jusqu’à peindre l’inceste comme un vice particulier aux paysans. Non, quoi qu’on dise, il n’est pas encore prouvé qu’on soit un être abominable parce qu’on habite la campagne, au lieu d’habiter la ville.
Évitez cette brutalité mensongère. Tâchez de peindre chez le paysan les luttes de conscience, les réactions passionnelles, les souffrances que dégagent les grands sentiments naturels : l’amour, la maternité, le travail, l’esprit de famille. Ne quittez pas les bons terrains où poussent les belles plantes humaines. Ferdinand Fabre se contentait d’une donnée très simple et, sans rien déformer, il a fait des romans qui méritent de franchir le cercle des lettrés et d’aller jusqu’au grand public. Malheureusement Fabre a abusé de la description et, pour garder le ton paysan, tout en évitant la grossièreté, il employait un dialogue hybride, faussement naïf, sorte de bégaiement à phrases courtes, qui consiste surtout à supprimer les articles :
« Il me faudra travailler pour gagner pain…
« Point ne m’était arrivé de l’embrasser et désormais possible ne serait de la rencontrer… »
« Poules picoraient sur la table, pintades sautelaient sur les chaises, lapins grignotaient sous le bahut, dindonneaux becquetaient au long des murailles…
« Vrai est que Félice possédait mon âme…
« Après telles réflexions avec moi-même, me fut avis que je devais secouer mon chagrin…
« Possible ne m’avait été de me débarrasser de ma charge…
« Oui, monsieur, le pays est triste, la culture misérable ; raison pourquoi Cévenols dès le berceau s’endurcissent le corps… »
Ce dialogue rend la lecture du Chevrier insupportable. Par contre, le dialogue ecclésiastique est admirable chez Fabre.
La plupart des paysans s’exprimant en patois, le plus simple serait de traduire leur langue en français, en conservant le plus fidèlement possible les expressions originales.
En tous cas, il y a une chose aussi dont on abuse : c’est la description rustique. Les trois quarts des romanciers ne résistent pas à la tentation de décrire le milieu champêtre, les travaux de la campagne, fêtes, saisons, récoltes, larges fresques, tableaux plaqués qui paralysent le récit. L’art consiste, au contraire, à distribuer habilement la description à travers les faits, l’épisode ou l’état d’âme que vous peignez. Tâchez que le lecteur soit dupe et qu’il ne remarque pas le procédé. Rien n’est ennuyeux comme une longue description rustique.
Évitez encore, dans les peintures villageoises, de prendre vous-même le ton de vos personnages ; ne vous croyez pas obligé de parler en paysan, sous prétexte que vous faites parler des paysans, et de dire à chaque instant, par exemple : « Ah ! elle était fière, la Rosalie… Il ne fallait pas s’attaquer à elle… Ah ! mais non !… Ah ! pour un beau gars, c’était un beau gars, etc… » Cette affectation est choquante. Gardez toujours le ton d’un simple narrateur.
Voulez-vous faire de bons romans rustiques ? Allez au village ; écrivez-les sur place. On ne sait pas toutes les ressources que peut offrir l’observation de la vie villageoise. Il existe dans beaucoup de communes des amateurs archéologues, qui consacrent leurs loisirs à écrire l’histoire de leur pays. C’est en groupant ces louables travaux qu’on arrivera peut-être un jour à avoir un tableau complet de l’ancienne France. Mais pourquoi s’en tenir au passé ? Le récit des mœurs d’aujourd’hui serait tout aussi intéressant que l’histoire des mœurs d’autrefois. J’ai connu une jeune femme très intelligente, qui, habitant un village avec sa famille, a écrit au jour le jour tout ce qui se passait dans ce bourg perdu où il ne se passait rien. A la fin de l’année, cela faisait le journal le plus curieux que j’aie jamais lu. Quel cadre pour un roman paysan !…
Quant à avoir la prétention d’être lu par les gens de la campagne, il faut y renoncer. Mistral déclarait qu’il ne chantait que « pour les pâtres et les gens des bastides ». J’ignore ce qui se passe dans le Comtat et à Arles ; mais dans tout le département du Var, et sur tout le littoral, que je connais bien, on ne trouverait pas un paysan qui ait lu Mireille ou qui sache à peu près ce que c’était que Mistral.
Si le roman rustique tente l’observateur de province, le roman mondain exerce encore plus d’attraction sur les débutants qui viennent vivre à Paris.
Pour faire du roman mondain, il est absolument nécessaire d’aller dans le monde. Vous aurez beau, si vous n’y allez pas, traiter les sujets les plus aristocratiques, il vous manquera toujours ce ton d’autorité, d’élégance et de distinction qui doit caractériser le roman mondain. Paul Hervieu avait vécu dans le monde et l’avait étudié de près, avant d’en devenir le peintre impitoyable.
Balzac lui-même, malgré tout son génie, n’a pu réussir à écrire de vrais romans mondains. Ses artificielles duchesses de Langeais et de Maufrigneuse ne donnent ni la sensation de la haute élégance, ni le ton des conversations aristocratiques. Balzac excelle, au contraire, dans la peinture de la vie bourgeoise, qui est à peu près le milieu naturel de la moyenne des écrivains.
On a nié ces diverses nécessités de compétence, comme on a nié qu’il existe une vocation spéciale d’auteur dramatique. Flaubert avait tort de les contester. On n’a qu’à relire l’Education sentimentale pour voir ce qui manque au salon de Mme Dambreuse. Le ton humain y est ; le ton mondain n’y est pas.
Je ne défends pas ici les gens du monde. Je connais leur aimable néant, et je suis tout à fait persuadé qu’ils n’ont jamais eu que l’esprit qu’on leur prête. Je dois reconnaître cependant qu’il y a un ton de conversation et des manières qu’il faut absolument attraper, si l’on veut peindre les personnes du monde.
Les romans d’Octave Feuillet sont restés, dans ce genre, des modèles de romans distingués.
On reproche à Octave Feuillet d’être romanesque. « C’est un étrange reproche, dit justement Franc-Nohain. On a pu se mettre à écrire des livres, en racontant n’importe comment n’importe quelles histoires arrivées à n’importe qui. Pourquoi ne représenterait-on pas des personnages à qui il arrive quelque chose, des personnages solidement établis, des aventures solidement construites[68] ? »
[68] Le Cabinet de lecture, p. 38.
On aurait tort de s’imaginer que tout est mensonge dans le roman romanesque. Il contient certainement lui aussi une part de vérité humaine qui mérite d’être prise au sérieux et qui l’a été, depuis la Princesse de Clèves jusqu’à Dominique et Julia de Trécœur. Peindre des sentiments héroïques, c’est encore faire de l’art, et même du grand art. Corneille l’a prouvé, et Racine n’a pas supprimé Corneille. Le roman romanesque et mondain a eu ses heures de légitime succès. Le beau existe. Il s’agit de le rendre vraisemblable par les mêmes procédés d’observation qu’on emploie à peindre le vrai. En d’autres termes, il faut ajuster le romanesque à la vie. C’est une question de talent.
Ce qui est vraiment trop facile, c’est le mauvais roman mondain, le roman-snob, celui qui continue à exploiter l’éternel vieux jeu, la femme fatale, la contessina, l’aventurière, jalousies gantées, passions tragiques, adultères de balcon, lacs italiens, Florence, Venise, voyages en sleeping, étrangères énigmatiques, la criarde Riviera, le Brésilien exalté, byronisme de palace et de wagons-lits, défroque usée et rapiécée dont s’habille encore de nos jours la néo-banalité romantique.
Il faut voir le ton idolâtrement prétentieux que prennent nos faiseuses de romans-snobs, pour dire : « My dear… Dearest… Darling… chère petite chose. » Ou : « Smoking ? en tendant une cigarette. Les amies s’appellent Daisy… On affecte l’esprit, le laconisme : « Étrange, cette impression qu’elle m’a donnée… Inouïe, la figure qu’elle a prise… Très curieux, ce paysage… Oh ! très. Pas très… Oh ! combien !… » C’est à grand renfort de five o’clocks, footings, tennis et dancings qu’on excite l’admiration des petits jeunes gens qui s’imaginent que c’est distingué de retrousser ses gants, et des petites femmes qui affectent de porter une canne dont elles ne savent pas se servir.
Cela ne veut pas dire que ce genre de roman est faux en soi. Il est simplement ridicule par sa prétention, et aussi parce qu’on n’y trouve jamais la moindre parcelle de vérité humaine. Autrement le roman mondain pourrait très bien être une œuvre de talent, comme le roman rustique ou le roman bourgeois.
En somme, le roman mondain demande des dispositions particulières et l’expérience personnelle d’un genre de vie qui n’est pas à la portée de chacun.
Le roman historique non plus n’a rien perdu de sa vogue et peut rivaliser d’intérêt avec le roman mondain. J’entends par roman historique un récit de faits accompagné d’une reconstitution du passé.
Le roman historique peut fournir des thèmes d’inspiration très variée. Alexandre Dumas voulait mettre en romans toute l’histoire de France, et il était parfaitement capable de réaliser ce beau dessein, du moment qu’il ne cherchait que l’action et les aventures. L’exemple de Salammbô nous a malheureusement donné d’autres exigences. L’exécution d’un roman historique est devenu un travail auquel tout le monde n’est pas disposé à consacrer, comme Flaubert, quatre années de sa vie. D’autre part, il n’est plus possible de se soustraire aux nécessités de couleur et de vraisemblance qu’on demande aujourd’hui à l’évocation d’une époque. Vous n’avez plus le droit de faire du roman historique sans documentation archéologique.
« Tout, dit M. Marcel Prévost, prépare les générations actuelles au roman historique documenté, respectueux de l’histoire : aussi bien le renouvellement des méthodes de nos modernes historiens que les habitudes quasi scientifiques introduites dans le roman par les naturalistes et les psychologues du dix-neuvième siècle. Il fallait donc s’attendre à voir se dessiner une formule neuve du roman historique. Les caractéristiques en sont les suivantes : une documentation aussi exacte et, s’il est possible, aussi nouvelle que pour un ouvrage d’histoire proprement dite ; — toutes les facultés imaginables de l’auteur concourant à ressusciter le milieu, les faits, les mœurs, les personnages qu’il raconte ; exclusion de tout procédé théâtral. En somme, raconter ce que raconterait un témoin qui aurait su voir. L’imagination, cette fois, s’interdit d’inventer : elle a assez affaire d’évoquer, de reconstituer, de donner au passé la vie du présent.
« Il y a très peu d’exemples de tels romans historiques dans la littérature du siècle dernier. Il y a Balzac, naturellement, qui, par fragments, dans sa Comédie humaine, a tracé des scènes de la Restauration et du temps de Louis-Philippe que nul historien ne fera oublier. (Relisez aussi : Sur Catherine de Médicis.) »
Il est de mode aujourd’hui, dans une certaine école, de mépriser la documentation historique. A propos d’une conversation de M. Paul Morand avec un banquier qu’il avait consulté pour Lewis et Irène, un écrivain original, M. t’Sterstevens, déclare que la documentation lui apparaît comme l’erreur la plus manifeste de cette littérature indigente qui a rempli la seconde moitié du dix-neuvième siècle ». Ce que M. t’Sterstevens appelle la littérature indigente, c’est tout simplement Flaubert, Daudet, Zola, Goncourt, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Michelet… « C’est Flaubert » dit-il, qui a commencé. Il s’imaginait que, pour écrire un livre, il fallait, au préalable, avaler trois cents bouquins sur la matière… Il y avait en Flaubert bien plus de Bouvard qu’il ne le croyait lui-même, et j’ai quelquefois l’idée qu’on pourrait intituler son dernier livre : Flaubert et Pécuchet, par Bouvard. » « Cette honnête conscience le paralyse, il n’ose plus rien écrire sans être appuyé sur un texte. » Il en résulte (pour Salammbô) « une antiquité conventionnelle, livresque, évidemment, puisqu’elle est tout entière sortie des livres. »
M. t’Sterstevens aurait pu se contenter de blâmer l’abus du document, et surtout du document insignifiant ou encombrant. Pense-t-il sérieusement qu’un roman historique, purement fantaisiste et sans documentation, sera moins livresque et plus vrai qu’un roman documenté ?
A côté des nouvelles nécessités du roman historique, renseignements, exactitude et couleur, la formule de Walter Scott, romancier pourtant très supérieur à Dumas, nous paraît bien insuffisante. L’idéal serait le mélange des deux méthodes. On peut très bien concevoir un roman genre Walter Scott, où l’on atténuerait le romantisme des personnages et où l’on accorderait plus de place à la description plastique, tout en maintenant l’intérêt, l’action et le dialogue, choses indispensables au succès d’un livre. Depuis Maurice Maindron, qui a fait si voluptueusement revivre la sensualité violente du seizième siècle, on a publié de nombreux romans historiques sur des époques diverses remontant jusqu’aux plus vieux âges ; aucun ne fera oublier l’éclatante couleur de Maindron.
Il ne faut pas surtout, dans un roman historique, que le document et les tableaux de mœurs étouffent la narration. Trop de description éloigne le public, qui demande avant tout le drame et la vie.
Voyez l’exemple de Léon Cahun. Visionnaire du passé, sorte de Zola épique, Cahun a évoqué avec une extraordinaire intensité la ruée des Barbares, les invasions mongoles, batailles furieuses, migrations des peuples, incendies des villes et des châteaux… Ses livres sont cependant restés ignorés du public. Le récit se perd dans des matériaux en fusion. La virtuosité seule n’a pu faire vivre de pareilles œuvres, parce qu’elles ont été écrites, non pour plaire au public, mais pour la satisfaction personnelle de brosser de truculents tableaux de batailles. C’est un peu ce qui est arrivé à Judith Gautier. Les ruissellements d’images, la splendeur féerique n’ont pas suffi à populariser ces fresques éblouissantes, qui enthousiasmaient Heredia.
Rappelez-vous, au contraire, le succès de Quo Vadis. Loin de moi la pensée de conseiller la froide imitation d’un roman qui compte déjà deux modèles : Fabiola, de Wisemau et Acté, d’Alexandre Dumas. Je ne dis pas non plus que tout le roman historique consiste dans l’affabulation, l’intrigue et le dialogue. Je dis seulement que la description archéologique, devenue désormais une condition du roman historique, ne doit ni submerger l’action ni être plaquée ou distribuée par morceaux.
Je connais un auteur qui s’est spécialisé dans l’évocation antique et qui n’a écrit que des œuvres ennuyeuses. Il recommence les Quo Vadis, les Acté et les Fabiola, et il s’étonne de n’avoir pas de succès. Avec un bon Dezobry, Flaubert nous eût donné une admirable reconstitution du monde romain. Il a préféré choisir le monde carthaginois, qui était à peu près inconnu.
Faut-il classer dans le genre historique des livres comme le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier, et certaines œuvres d’Henri de Régnier ? Pastiche du Roman comique, le Capitaine Fracasse n’a évidemment rien de commun avec les romans de Walter Scott, et ne rentre dans l’histoire que par la peinture des mœurs et le ton du style. Le pastiche avoué, à la façon d’Henri de Régnier, est intéressant. Ce sont les imitateurs des imitateurs qui sont haïssables. Pas un élève de Pierre Loüys n’est parvenu à se faire un nom.
La couleur historique a ses adversaires. « Vos visions sont fausses ! disent-ils. La Carthage de Flaubert n’est pas la vraie Carthage ; la Grèce de Pierre Loüys n’est pas la vraie Grèce. » C’est possible, et on peut gloser là-dessus. Laissons dire ; tenons-nous-en aux principes. La méthode est bonne, et on n’a pas le droit de supprimer l’effort, sous prétexte que la réalisation est difficile.
Mais, encore une fois, l’exactitude seule ne donne pas la vie, et la couleur seule n’est que la moitié de la vérité. Il faut réunir les deux choses, établir sa documentation d’après des sources de première main, et se familiariser avec les mœurs d’une époque, de façon à en être saturé. Alors seulement vous aurez quelque chance de rendre la vérité du langage et des mœurs, telle qu’on la trouve, par exemple, dans les dialogues de Walter Scott.
Ces questions sont très complexes ; tous les excès ont leurs inconvénients. A force d’archéologie, Jean Lombard a sombré dans le peinturlurage criard. Évitez le bric-à-brac ; n’oubliez jamais que le roman historique, comme les autres romans, n’a de valeur que par la clarté, le plan, la composition, l’intérêt, et qu’il ne faut jamais écrire en style byzantin, même pour raconter l’histoire de Byzance.
Le bibliophile Jacob avait raison de dire « qu’un auteur de romans historiques doit être à la fois archéologue, alchimiste, philologue, linguiste, peintre, architecte, financier, géographe, théologien, et qu’il doit avoir « une teinture de toutes sciences, suffisante pour une appréciation vraie des choses »[69].
[69] Romans relatifs à l’histoire de France. Préface.
Je crois utile de terminer ce chapitre par quelques réflexions sur le conte et la nouvelle, qui sont, au fond, des romans en réduction.
La « nouvelle » exige de grandes qualités d’exécution. Certains auteurs de nouvelles, comme Paul Arène, sont incapables de réussir un roman, témoin Domnine. Par contre, quand Flaubert a fait des nouvelles, il nous a donné trois chefs-d’œuvre : Saint Julien l’Hospitalier, Hérodias et Un Cœur simple ; et quand un conteur de nouvelles comme Maupassant a abordé le roman, il a réalisé des œuvres supérieures, comme Pierre et Jean et Fort comme la mort. Je crois donc qu’on aurait tort de dire : « Je puis écrire une nouvelle ; je ne pourrais pas écrire un roman. » Si on a assez de talent pour faire court, on doit avoir assez de talent pour faire long. Un conte n’est qu’un chapitre de roman, qui a, comme lui, son plan, son début et son dénouement.
L’habitude de publier des contes dans les journaux remonte à la fondation du Gil Blas, il y a une quarantaine d’années. Ce qui fit leur succès, c’est qu’ils furent d’abord licencieux. Peu à peu cependant le scandale s’apaisa et la nouvelle continua à sévir. Le nombre des lecteurs qu’elle intéresse encore diminue de jour en jour. Je suis convaincu qu’on pourrait la supprimer sans aucun inconvénient ; mais la routine l’emporte et les journaux persistent à encombrer leurs colonnes de ces puérils et monotones récits. La nouvelle est certainement en ce moment le genre de production littéraire le plus médiocre. Comment en serait-il autrement ? Qui peut être sûr de découvrir chaque semaine un sujet original ? Si encore ces fabricateurs à la grosse étaient de pauvres débutants obligés de gagner leur vie ! Mais la plupart n’ont pas besoin de ce superflu. Comment de vrais écrivains peuvent-ils accepter une pareille besogne ?
Il est pitoyable de voir tant de contes insignifiants jetés en pâture à un public rassasié qui ne les lit plus que par routine. Les trois quarts méritent à peine le nom de littérature. « La littérature, dit très justement Pierre Veber, est en train de mourir écrasée sous le poids de la nouvelle, ou plutôt des nouvelles. On range sous ce nom tous les petits essais que chaque journal publie en troisième page : la longueur varie d’une demi-colonne à deux colonnes. C’est, dans le quotidien, la part sacrifiée à la littérature. Et rien n’est moins littéraire ! Et rien n’est moins séant au journalisme !… L’effort quotidien du journaliste est fécond, parce qu’il se renouvelle sans cesse à même la vie ; l’effort quotidien du conteur se stérilise peu à peu, parce qu’il s’exerce sur des souvenirs, sur des impressions. Les Maupassants à la petite semaine travaillent à la grosse ; ils fabriquent leurs nouvelles en quelque sorte au pochoir. Petites anecdotes, petits récits vagues, petits étalages de sensibilité mesquins, petits fragments d’autobiographie, petites imitations, petits plagiats, petites poussières d’énergies paresseuses… Littérature au compte-gouttes, littérature de commerce, littérature agonisante[70]. »
[70] Figaro, 15 mars 1923.
M. Pierre Veber a essayé d’établir une statistique de cette effroyable production. Il y aurait à peu près quinze grands journaux parisiens et cinq grands journaux régionaux qui insèrent régulièrement un conte par jour. Cela représente 7 200 nouvelles par an ; or, comme cela dure depuis quarante ans, cela fait au total 288 000 nouvelles. « J’ai horreur des personnalités, dit Pierre Veber ; je pourrais citer tel écrivain qui, depuis trente ans, écrit au moins quatre nouvelles par semaine ; il donne, en conséquence, 208 nouvelles par an ; il a donc à son compte 6 240 nouvelles, plus de 300 volumes. Et il continue, le malheureux ! Il a une dizaine de concurrents de son âge ; voit-on ce que cela représente ? »
C’est qu’au fond, rien n’est plus facile que de bâcler une nouvelle. Le difficile est de réaliser quelque chose qui ait de l’unité, de l’intérêt, de l’émotion et de la facture. Alphonse Daudet et Paul Arène nous ont laissé dans ce genre des modèles de grâce et de naturel. Le grand point est d’éviter l’imitation. Je connais des écrivains qui, avec le ton d’Arène et de Daudet, se sont fait une sorte de notoriété, comme d’autres pour avoir attrapé le style d’Anatole France ou de Barrès. Il en est qui affectent, au contraire, l’absence de procédés et continuent ainsi à leur façon l’école impassible de Maupassant. C’est le cas de Charles-Louis Philippe, Marguerite Audoux, Jules Renard, Tristan Bernard, etc. On dit que Daudet et Arène travaillaient ensemble et pouvaient échanger leurs signatures sans que le public s’en aperçût. Leur facture est cependant très différente. L’auteur des Lettres de mon moulin est bien plus parisien ; Paul Arène est bien plus provençal. Daudet a la légèreté, la câlinerie, l’esprit français le plus fin. Arène a la bonhomie tranquille de la langue provençale transposée dans la prose française. Le style de Paul Arène est calqué sur le provençal.
Pour apprendre à écrire des nouvelles, il faut en lire beaucoup. On relira toujours avec plaisir celles de Maupassant, Arène et Daudet, et même celles de Mérimée. Très artiste malgré sa sécheresse, l’auteur de Carmen emploie peut-être un peu trop souvent, comme le lui reprochait Flaubert, le style cliché et l’expression banale, surtout quand il fait du récit mondain ; mais c’est un beau conteur tout de même, et qui cherchait avant tout la vie, le relief, la netteté. Carmen et Colomba sont des œuvres, et la Prise de la redoute un modèle à ne pas perdre de vue. Larroumet a bien défini Mérimée quand il a dit : « Il était romantique par les sujets, classique par la forme serrée, et réaliste par la vie et la crudité. » Philarète Charles appelle Mérimée : « Un grand maître de la réticence et d’une justesse admirable. » (Mémoires, II, p. 97.) On pourrait extraire de Carmen des descriptions d’une concision homérique, comme ce duel au couteau, que j’ai déjà cité quelque part :
« Il se lança sur moi comme un trait ; je tournai le pied gauche et il ne trouva plus rien devant lui ; mais je l’atteignis à la gorge, et le couteau entra si avant, que ma main était sous son menton. Je retournai la lame si fort, qu’elle cassa. C’était fini. La lame sortit de la plaie, lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur le nez raide comme un pieu[71]. »
[71] Carmen, p. 82.
Ces lignes pourraient être signées Maupassant ou Flaubert…
Nous avons aujourd’hui quelques conteurs, comme Henri Duvernois, qui maintiennent la réputation du genre et se sont fait une place distinguée dans la nouvelle. Un sonnet sans défaut vaut un long poème. Une nouvelle parfaite vaut un long roman.
Qu’est-ce que l’érudition ? — M. Marcel Prévost et les fiches. — La fausse érudition. — La vie et les idées générales. — La vie et l’érudition. — Le style et l’Histoire. — Tacite, Carlyle, Michelet, Tillemont.
On a pu croire un moment, après la Grande Guerre, que la hausse du prix des livres nuirait à la vente, sinon des romans, du moins des ouvrages d’histoire. Il n’en a rien été. Les livres d’histoire ont gardé leur public et sont toujours très lus.
C’est qu’on s’aperçoit de jour en jour que l’histoire est mille fois plus passionnante que le roman. « Si j’avais le talent d’écrire l’histoire, disait Mérimée, je ne ferais pas de contes. » L’histoire abonde en situations dramatiques ; ses héros ont existé ; ils ont leur psychologie ; on peut discuter leurs crimes, réviser les légendes, reprendre les thèses et les problèmes. Les plus insignifiantes personnalités sont aujourd’hui l’objet d’énormes études qui rappellent les agrandissements de Victor Cousin et de Louis Vitet, contre lesquels protestait déjà Philarète Chasles. « Vitet, dit-il, a été de ceux qui ont mis à la mode les immenses monographies ; un volume pour un atome ; Boisrobert trois volumes ; Mlle de Soudéry cinq volumes. On emprunte à la science ce défaut de proportion. Des moindres réputations du passé on fabrique des volumes sérieux ; les plus inconnus ou les moins méritants du temps passé, d’Assoucy ou Trublet ou même La Calprenède deviennent prétextes à documents, à dissertations infinies et à prix d’académie. Le mémoire à consulter nous déborde. Dans un siècle on refera tous nos livres[72]. »
[72] Ph. Chasles, Mémoires, t. I, p. 186.
Philarète Chasles voyait juste. On n’a pas attendu un siècle pour refaire les anciens livres. On publie aujourd’hui des volumes sur n’importe quelle personne ayant joué un bout de rôle dans la tragédie du passé. On immortalise même les parents des grands hommes ; nous avons un gros ouvrage sur le père de Richelieu !
L’exécution d’un livre d’histoire demande des qualités très spéciales de jugement, de patience et de travail. Malgré l’abus qu’on a fait du renseignement et des papiers d’archives, le public attache de plus en plus d’importance à la documentation de l’œuvre historique. Il n’admet plus qu’on puisse écrire un travail un peu sérieux en dehors des éléments d’informations paléographique, archéologique et épigraphique. L’histoire présentée comme une simple suite de vulgarisations aimables n’a presque plus de partisans et trouverait peu, de lecteurs. C’est la documentation seule qui maintient encore l’autorité de certaines œuvres, comme celle de M. Thiers, par exemple, qui peut certainement passer pour un des premiers modèles de l’histoire officiellement renseignée. Le style prudhommesque de M. Thiers n’est pas parvenu à discréditer l’intérêt que présente, par exemple, le grand tableau d’ensemble des campagnes militaires de Napoléon Ier, établies sur les rapports du ministère de la guerre. Des volumes comme ceux de Fustel de Coulanges supposent des années de labeur et de lectures. Renan a inauguré dans ses Origines du christianisme une méthode d’exposition dont il n’est plus possible de s’écarter et qu’ont suivie Camille Jullian et Gsell et, sur un plan plus modeste, les orthodoxes Fouard et Le Camus.
Quoi qu’il en soit, qu’on le veuille ou non, faire de l’histoire, aujourd’hui, c’est faire de l’érudition. Et alors la question se pose : Quel est le rôle de l’érudition dans l’histoire ? Quel genre d’érudition faut-il avoir, et comment l’employer ?
Une érudition générale n’est évidemment pas nécessaire pour traiter un point d’histoire particulier ; mais, sur un sujet donné, il est de toute nécessité d’être renseigné à fond, de connaître les sources et les travaux qui se rapportent à ce sujet.
On croit généralement que l’érudition est une affaire de mémoire. La mémoire est une faculté précieuse, plus précieuse peut-être que l’intelligence, puisqu’elle arrive quelquefois à la suppléer. Nous connaissons tous des personnes dont la mémoire est une sorte de bibliothèque qu’on peut toujours consulter. Mais tout le monde n’a pas le bonheur d’avoir une excellente mémoire. On se dit à chaque instant : « Où donc ai-je lu cela ? » La mémoire peut être considérée comme une faculté qui oublie ou, si l’on veut, qui ne retient que pour oublier. Elle ne consiste pas à se rappeler, mais à retrouver ce qu’on a oublié. Or, pour retrouver ce qu’on a oublié, il n’y a qu’une ressource, qu’un moyen : prendre des notes, faire des fiches.
Il existe des préjugés contre les fiches d’érudition. On a raison évidemment de railler les maniaques, et M. Marcel Prévost n’a pas tort de penser que les fichards ont une mentalité de clercs d’huissiers : « Vous savez, dit-il, ce que c’est que de faire des fiches : c’est découper de petits cartons identiques, les numéroter, les classer dans une boîte ad hoc et les couvrir de notes, extraits de livres qu’on a lus[73]. » Et il ajoute : « L’erreur du fichard, c’est de s’imaginer qu’on est un savant dès qu’on a constitué un répertoire… La science puisée aux livres, ce n’est pas dans une boîte à fiches qu’il importe de la transférer, mais dans sa tête. Je sais un jeune docteur de lettres qui a noté ainsi tous les couchers de soleil dans l’œuvre de J.-J. Rousseau ; il en a constitué de belles et copieuses fiches ; après quoi il a de ses fiches élaboré sa thèse. On l’a reçu docteur pour cela. Moi, la seule idée qu’on puisse lire Jean-Jacques dans cet esprit, me consterne. »
[73] L’Art d’apprendre, p. 131.
Oui, il y aura toujours des Bouvard et des Pécuchet, des collectionneurs de bilboquets et de manches à parapluies. Il n’en reste pas moins vrai qu’il n’existe pas d’autre moyen de faire des travaux historiques sérieux, et qu’on ne devient un savant qu’avec des fiches. C’est grâce à des milliers de fiches que Boislisle a préparé sa monumentale édition de Saint-Simon, Regnier son Molière et Camille Jullian son Histoire de la Gaule. J’ai vu, chez M. Camille Jullian, dans un grand tiroir, les fiches de son dernier volume. « Vous voyez, me disait-il, le livre est fait. Je n’ai plus qu’à l’écrire. »
Une fiche peut être très bête. Tout dépend de ce qu’on y inscrit. Elle est faite pour retenir ce qu’on lit, pour fixer des documents et des citations. La première fois que j’ai lu Balzac dans ma jeunesse, j’ai pris la peine de résumer le sujet de chaque roman, et je m’en suis félicité. Il y a longtemps sans cela que j’aurais tout oublié.
J’ai sous les yeux les deux volumes des Mémoires de Gibbon. C’est un bel exemple de fiches bien faites. Gibbon notait au jour le jour les impressions de lectures qu’il se proposait d’utiliser pour son grand ouvrage sur la décadence de l’empire romain.
M. Marcel Prévost admet cependant qu’on lise « la plume à la main » ; qu’on prenne « des notes » ; qu’on résume ce qu’un livre contient, et qu’on réduise ce contenu à « quelques pages, à une page » qui remplacera tout le livre. Eh bien, mais c’est cela, les fiches, des notes, des résumés, citations justificatives, appréciations, renseignements, éclaircissements, détails. Prendre ce genre de notes, c’est faire des fiches. M. Prévost ajoute que, pour retenir, il faut écrire. « La chose qu’on a écrite remplace d’abord la chose qu’on devrait se rappeler ; il suffit de se rappeler qu’on l’a écrite et de savoir la retrouver[74]. » Et voilà les fiches justifiées… Alors pourquoi se moquer des fichards ?
[74] L’Art d’apprendre, p. 157.
Évidemment, tant vaut l’homme, tant vaut la fiche ; mais, en soi, le procédé est bon et, encore une fois, il n’y en a pas d’autres ; et si on enseignait aux élèves à faire des fiches, ils retiendraient infiniment plus de choses, et beaucoup plus facilement, parce que l’obligation seule de les écrire les leur graverait dans l’esprit, parce que relire c’est continuer à apprendre, et parce qu’enfin il y a toujours quelque chance de mieux retenir ce qu’on a pris la peine de ne pas perdre de vue.
Le travail des fiches est donc absolument nécessaire pour l’exécution d’un livre d’histoire dont on doit préparer à l’avance les matériaux, les documents et les reports. Ce labeur de documentation, dût-il n’être pas utilisé, est déjà en soi une occupation attrayante, qui suffirait à vous passionner.
« Apprendre n’est pas une duperie, dit M. Marcel Prévost, même quand l’objet n’est pas de gagner son pain ou de la gloire avec ce qu’on apprend. Apprendre, c’est s’accroître ; apprendre, c’est agrandir sa vie. A chacun de nous de choisir le bonheur de Gœthe ou le bonheur du lazzarone ; mais sachons qu’apprendre est bien un outil de bonheur. »
On a raison de railler les mauvais faiseurs de fiches. Tous les documents, en effet, ne sont pas intéressants. Il ne s’agit pas de compiler. On n’est ni un critique ni un savant parce qu’on a secoué la poussière des vieux livres, commenté des choses insignifiantes, ressuscité des auteurs de cinquième ordre. Philarète Chasles signale avec indignation ces maniaques de l’érudition, « pesant les syllabes, comptant les virgules, se claquemurant dans le technique, amoureux d’une variante, pleins de scrupules sur la manière dont s’écrit Pocquelin ou Poquelin, préférant Suétone à Tacite, Dangeau à Suétone et ne pardonnant pas à Saint-Simon de s’être trompé sur la date de l’exil d’un courtisan. Mme de Sévigné s’écrivait-elle Sévigny ? La cour de Blois avait-elle deux cent cinquante-six ou deux cent cinquante et un pieds de large ? La belle affaire ! et les beaux problèmes à résoudre ! Et comme cela importe à la littérature, à l’humanité, à l’histoire ! »
Philarète Chasles a mille fois raison de dénoncer ces grignoteurs d’écorces, qui s’intéressent « à la chasse et non à la prise », qui font des travaux sur Racine et Molière, sans s’occuper de leur talent, et qui ne recherchent que le document, la bibliographie, l’édition, le commentaire…
Il faut aussi blâmer ceux qui, pour trop se documenter, s’encombrent ; ceux qui font leur feu avec trop de broussailles, battent tous les sentiers, rabâchent ce qui a été dit, répètent ce que chacun sait, et noient l’intérêt de leur livre en racontant l’histoire d’une époque bien plus que celle d’un personnage.
D’autres font des inventaires, comme les Goncourt, cataloguent les meubles et les chaussettes, comme Frédéric Masson.
D’autres pèchent par sécheresse, et, pour ne pas sortir de leur sujet, négligent des détails intéressants. Il n’est pas admissible, par exemple, que, dans une grande histoire du duc d’Épernon, on n’accorde que quelques lignes à la journée des barricades ou à l’assassinat d’Henri III.
L’emploi de l’érudition exige du tact et de la modestie. On perd tout crédit à vouloir éblouir le lecteur. Le public n’aime pas qu’on lui en impose. Il sait très bien que rien n’est plus facile que de paraître érudit. Il suffit de quelques bons répertoires.
L’érudition aura toujours pour ennemis les faiseurs d’hypothèses, les pontifes et les philosophes, ceux qui méprisent les faits et voudraient surtout enseigner l’histoire par les idées générales. Certes l’historien a le devoir d’expliquer les causes et de dégager les conséquences des événements ; mais on ne doit pas uniquement considérer l’histoire comme un champ d’abstraction et de généralisation. Faire la synthèse de l’Europe, bâtir des systèmes, suivre le développement des doctrines, ce sont de beaux programmes, mais d’une application délicate, si l’on veut éviter le pédantisme et le paradoxe. Tout peut se soutenir ; on peut tout justifier, la théorie des milieux, l’évolution des genres, les dragonnades, le despotisme, l’inquisition. On ne prouve rien quand on prouve trop. Jules Lemaître a bien vu le côté artificiel de ces explications paradoxales. « Vous savez, dit-il, ce que c’est que la philosophie de l’histoire. Cela consiste à démontrer les effets et les causes et toute la liaison des événements humains, à expliquer comme quoi tout ce qui arrive ne pouvait arriver autrement. On y réussit toujours, car la matière de l’histoire est infinie et d’ailleurs très malléable. On prend dans cette multitude de faits ce qui se suit, ce qui s’enchaîne, ce qui peut être expliqué ; on néglige tout ce qui ne peut pas l’être[75]. » Ce qui veut dire, au fond, que ceux qui font de la philosophie de l’histoire ont toujours tort, — parce qu’ils ont toujours raison.
[75] Impressions de théâtre, 2e série, p. 107.
Cet abus des idées générales rend certains sujets ridicules, parce qu’ils sont trop faciles à traiter. Comment prendre au sérieux des ouvrages ayant pour titres : « Du sentiment de l’honneur ou du sentiment du devoir dans la littérature française. La famille dans le théâtre français… Le rôle de la jeune fille dans notre littérature… Histoire du sentiment rationaliste à travers les lettres françaises… L’adultère au théâtre ou dans le roman, etc… »
Documentaire, anecdotique ou philosophique, de quelque façon qu’on envisage l’histoire, ce qu’il faut chercher, la première condition à réaliser, c’est la vie. Faire vivant, voilà le grand point. Faire vivant, c’est-à-dire animer la documentation, imposer l’illusion du vrai. Les historiens français ne perdent jamais tout à fait de vue cette nécessité. Autant l’érudition allemande est inorganique, autant l’érudition française possède le sens de la réalité et le souci de la couleur. Taine est sous ce rapport un excellent modèle. Quoi de plus vivant que la Jeanne d’Arc et les guerres d’Italie de Michelet ? De nos jours, M. Lenôtre a su, lui aussi, rendre l’histoire séduisante comme un roman. Peut-être même arrange-t-il un peu trop les choses et donne-t-il quelquefois à la vérité l’air d’une aimable fiction ? Ces défauts seront toujours préférables à l’ennui que dégagent certaines compilations, et mieux vaut écrire des récits pittoresques, comme le réveil du château après la fuite de Louis XVI à Varennes, que d’empiler de mornes herbiers diplomatiques, destinés à la poussière des bibliothèques administratives.
Voyez avec quel art Voltaire met en valeur ses sources d’information dans l’étonnante Histoire de Charles XII. L’abondante documentation n’empêche pas les Sorel et les Vandal d’avoir peint d’admirables tableaux, comme le passage du Niémen, notamment… Napoléon et Alexandre et l’Avènement de Bonaparte sont, sous ce rapport, de purs chefs-d’œuvre.
Le Port-Royal de Sainte-Beuve (cinq gros volumes) peut encore passer pour un modèle de mise en œuvre. « C’est, dit Brunetière, un tableau complet au-dessus duquel on ne peut mettre aucun roman de Balzac, aucune histoire de Michelet, aucun drame d’Hugo[76]. » C’est très juste. Avec des doctrines et des idées, avec des dévots et des érudits, Sainte-Beuve a fait un roman passionnant. Il est intéressant de le constater, quand on songe au violent article que publia Balzac dans sa Revue parisienne contre le célèbre ouvrage de Sainte-Beuve. Celui-ci répondit en signalant les incompétences et les sottises de Balzac, à qui il refusait surtout la qualité de génie. Sainte-Beuve n’abuse jamais de sa documentation ; il n’a pas l’air de s’y complaire ; on ne sent jamais chez lui, comme chez Brunetière, le lettré et le pédant.
[76] Évolution des genres, t. I, p. 234.
Mais le document n’est pas tout. On ne peut pas avoir la prétention de découvrir toujours du nouveau. L’élévation des jugements, la noblesse des tableaux suffisent quelquefois à établir la réputation d’un ouvrage. Nous avons dans ce genre de beaux livres, comme le Siècle de Louis XIV de Voltaire, le Discours de Bossuet, les Études de Chateaubriand et Grandeur et décadence des Romains. Par sa seule compréhension politique et sans le secours de l’archéologie, Montesquieu a renouvelé l’histoire et fondé la sociologie en France. La magnificence du style a fait de Chateaubriand un vulgarisateur de génie. Ferrero nous a montré dans Rome la crise économique et sociale, trop négligée chez Mommsen ; et Saint-Évremond, par sa seule observation piquante, a mérité le titre de prédécesseur de Montesquieu. Ces auteurs n’ont pas eu besoin de documents nouveaux pour être de bons historiens, tandis que les Rollin et les Vertot, qui n’ont ni style ni document, ne seront jamais que de funèbres compilateurs. Gibbon lui-même, si épris de renseignements et d’érudition, avait énormément corrigé son style et faisait tous ses efforts pour s’assimiler la prose de Pascal et de Montesquieu.
C’est que l’Histoire, encore une fois, n’est pas seulement un travail de recherches et de découvertes, mais surtout une œuvre de littérature. Les grands historiens sont presque toujours de grands écrivains, malgré l’exemple de M. Thiers et sa mauvaise réputation littéraire. Bossuet et Montesquieu furent des prosateurs admirables. C’est par la vie du style que Saint-Simon a conquis l’immortalité ; et Tacite, le plus grand des historiens, est avant tout un artiste de mots et d’images.
Racine a appelé Tacite le plus grand peintre de l’antiquité. Les meilleurs écrivains ont pris Tacite pour modèle. C’est par l’étude de Tacite que Mirabeau s’est formé, et c’est chez lui qu’il a pris son irrésistible violence oratoire. On connaît la façon d’écrire de Tacite. Quelques phrases peuvent la caractériser :
« La servitude, dit-il, était si grande, que nous eussions même perdu le souvenir avec la parole, si l’homme pouvait oublier comme il peut se taire.
« Othon n’avait plus assez d’autorité pour empêcher les crimes, bien qu’il en eût assez pour les commander. »
Et ceci sur un jour d’émeute :
« La journée se passa au milieu des pillages et des crimes, et le pire des malheurs fut l’allégresse du soir… »
On retrouvé chez Louis Blanc ce procédé d’antithèses. Le style de Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution, rappelle de très près le style de Tacite.
« Autrefois, dit Louis Blanc, on avait le pain sans la liberté ; aujourd’hui, on a la liberté sans le pain.
« Le cardinal Dubois mourut entouré de quelques amis, car il eut des amis. »
Sur le régent soupçonné d’inceste : « L’histoire ne peut l’affirmer ; mais c’est son arrêt qu’on en doute… »
Sur Marat : « Et maintenant, qu’on l’admire, si on l’ose ; et, si on l’ose, qu’on le méprise… »
Le succès des Girondins de Lamartine n’est dû également qu’au style, qui surpasse en énergie tout ce que ce grand poète a pu écrire en prose.
Un homme comme Michelet n’a dû sa gloire qu’à la magie de la forme. Ses débordements d’inspiration, son anticléricalisme, sa sensibilité maladive, ont parfois fâcheusement influencé ses jugements. A partir du règne de Louis XIV, il n’est peut-être pas toujours un guide très sûr, mais quelle évocation ! Quelle vision du passé ! Quelles merveilleuses fresques d’âmes, de faits et de couleurs !
Quelqu’un le dépasse pourtant : c’est Carlyle. Michelet est un volcan éteint, à côté de Carlyle. Carlyle a donné le premier la sensation tumultueuse de la Révolution. C’est quelqu’un de l’époque. Il prend parti, il interpelle, il accuse, il éclate en clameurs et en blasphèmes. Tour à tour terroriste, royaliste, peuple, il se mêle au drame, on entend ses cris, on voit ses gestes. C’est un convulsionnaire. Il a des pages d’hallucination tragique, comme le procès de Louis XVI à la Convention et la journée du 9 Thermidor.
En résumé, la vie, le mouvement, la création et le style seront toujours les premières qualités d’un bon historien. Quand elles s’ajoutent à la valeur documentaire, ces qualités donnent de parfaits ouvrages, comme l’Ancien Régime de Tocqueville, ou des œuvres de fiévreuse résurrection, comme les Origines de la France contemporaine de Taine.
Dans son Traité sur la manière d’écrire l’histoire, Lucien a tort de recommander aux historiens l’impassibilité absolue ; mais il a raison d’insister sur l’importance de la forme, et de faire du style la condition essentielle de l’œuvre historique. Un historien qui n’est pas écrivain n’aura jamais que la réputation d’un chercheur de documents ignoré du public, comme l’incomparable et célèbre Tillemont.
Gibbon s’est beaucoup servi de Tillemont pour son grand ouvrage sur la décadence de l’empire romain. Il dit qu’il le préfère aux originaux et que « son exactitude inimitable prend le caractère du génie. » De Maistre le méprisait. Sainte-Beuve ne l’a pas oublié dans son Port-Royal (III, liv. 4, V). Tillemont a publié une Vie de saint Athanase, saint Basile, saint Louis (6 vol.), seize volumes d’Histoire ecclésiastique, une Histoire des empereurs (6 vol.), etc. C’est le type du grand érudit. On pourrait aussi mentionner Mabillon, le P. Pétau, Richard Simon et bien d’autres. Mais cela nous entraînerait loin.
La vraie critique. — La lecture et la critique. — Les divergences d’opinions. — Lamartine critique. — Dante et Tolstoï. — La morale et la critique. — Les parti-pris de la critique. — L’influence de la littérature. — Les lois littéraires. — La mauvaise critique. — La critique-cliché.
Rien n’est plus facile que de faire de la critique littéraire. Quand on dit : « Ce livre est stupide. L’auteur n’a aucun talent », on fait de la critique littéraire. La critique littéraire consiste à dire son opinion. Tout le monde a le droit d’exprimer une opinion. Les personnes les plus incompétentes sont même quelquefois les plus affirmatives. Les ignorants ne doutent jamais d’eux-mêmes… Je causais un jour avec un honorable commerçant, grand liseur de romans et qui, comme Charles Bovary, « aimait à se rendre compte ». A force de nous entendre parler d’Homère, il se décida à le lire. Le malheureux, malgré toute sa bonne volonté, ne put achever l’Iliade ; et, sachant désormais à quoi s’en tenir, il nous disait en riant, avec une condescendance amicale : « Allons, allons, vous êtes des farceurs… Vous répétez ce qu’on vous a dit. » Évidemment, personne ne pourra jamais démontrer à cet homme que l’Iliade est un chef-d’œuvre, et l’Odyssée une histoire plus amusante que Simbad le marin. Que de prétendus critiques pensent comme ce commerçant !
Pour faire de la bonne critique littéraire, il faut d’abord aimer la littérature, et ce n’est pas un mince mérite. Aimer la littérature, cela ne consiste pas à être au courant de l’actualité et à lire des romans ; aimer la littérature, c’est se passionner pour les classiques, pour Montesquieu, Rousseau, Bossuet, Montaigne et tous les grands écrivains, en dehors de toute préoccupation d’écoles. Or, il faut bien l’avouer, les trois quarts de nos jeunes critiques ignorent les classiques, n’ont ni le temps ni le courage de les lire, et ne connaissent de la littérature française que les jugements des Manuels et quelques vagues extraits d’auteurs. « L’ignorance des gens de lettres est monstrueuse, disait Flaubert. Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu Voltaire. »
C’est une chose monstrueuse, en effet, qu’un pareil mépris des classiques. Se figure-t-on un critique musical qui n’aurait entendu ni Bach, ni Beethoven, ni Gluck, ni Haendel ? La différence d’opinions entre critiques littéraires scandalise le public. Le manque d’instruction et de lectures explique très bien ce désaccord. La formation d’esprit étant une chose personnelle qui varie pour chaque individu, il y a des chances pour qu’un homme nourri des classiques n’ait ni les mêmes goûts ni les mêmes jugements que le journaliste qui n’a lu que des romans contemporains ; de même qu’un jeune homme de province, qui vient à Paris avec des traditions de vie familiale, n’aura pas la même mentalité qu’un enfant de Paris ayant mené la vie de bohème au sortir du collège. Nous parlons, vous et moi, de Montesquieu ; je sens très bien que vous n’avez lu ni les Considération sur les Romains ni l’Esprit des lois. Comment voulez-vous que nous discutions ? Nos opinions ne peuvent s’accorder, et c’est la vôtre qui est nulle.
Nous causions un jour avec des amis du sentiment de la nature dans la description française. Selon eux, tout venait de Rousseau, tout remontait à Rousseau. Sans doute, disais-je, mais si Rousseau a été personnellement très sensible à la nature, sa description garde encore très souvent l’ancien vocabulaire inexpressif, « riants coteaux, chastes plaisirs, frais ombrages », etc… (On a publié des livres là-dessus.) C’est Bernardin de Saint-Pierre qui a inauguré le premier la description vivante, réelle, particularisée et pittoresque. On me contestait ce point de vue. Je finis par demander : « Avez-vous lu le Voyage à l’Ile de France ? — Non. — Alors, arrêtons la conversation. La discussion n’est plus possible. »
L’éducation littéraire par la lecture est une chose si importante, qu’elle a presque pu remplacer toutes les autres qualités critiques chez un homme comme Brunetière, qui ne fut qu’un lettré et un liseur et n’eut jamais à sa disposition, comme disait Gourmont, que les idées qu’on trouve dans les livres. A force de documentation et de travail, Brunetière a créé la critique d’érudition, pressentie par Sainte-Beuve, ce qui est bien déjà quelque chose. C’est grâce à la lecture que Brunetière est arrivé à se faire une personnalité et à exercer une influence sur le public universitaire et féminin. A peine s’en cachait-il, d’ailleurs. On sait avec quelle complaisance il accumulait les citations et les renvois de notes ! A chaque page de son Évolution de la poésie lyrique, il veut qu’on sache bien qu’il a lu les plus vieux livres, qu’il connaît les plus vieilles éditions, Scaliger, d’Aubignac, Chapelain, etc…
Malgré l’abus qu’en font les pédants, la lecture restera donc toujours la première condition de toute bonne critique, et c’est la différence ou l’insuffisance de lectures qui produit entre juges littéraires cette divergence de goûts et d’opinions dont le public n’a pas tort de se scandaliser.
Parmi les raisons qui aggravent encore ce conflit, il faut compter les antagonismes d’écoles, le besoin qu’éprouve la jeunesse de réagir contre les opinions anciennes. C’est intentionnellement que certains manuels se contentent d’accorder quelques lignes rapides à Dumas fils et Émile Augier et consacrent de longues pages à des écrivains dont les noms n’ont aucune chance de survivre. On prend au sérieux des poètes dadaïstes, et d’une chiquenaude on efface Sully Prudhomme. Ces déplacements de valeurs font le plus grand tort à la Critique. Il est toujours imprudent de vouloir faire entrer dans l’histoire des noms qu’il n’appartient qu’à la postérité de choisir…
Ne nous étonnons pas que MM. les critiques ne soient pas toujours d’accord entre eux. Comment s’entendrait-on avec autrui, quand on change si souvent d’opinion soi-même ? Nous n’avons pas toujours les mêmes goûts ; nous n’aimons pas toujours les mêmes choses. Des livres qui nous plaisaient autrefois nous deviennent insupportables. Alphonse Daudet me disait qu’il avait adoré Montaigne et qu’il ne pouvait plus le souffrir. Passionné d’abord pour Flaubert, M. Bourget pense aujourd’hui qu’il faut traverser ses romans sans s’y attacher. Après une période d’oubli, qui s’étend jusqu’en 1882, l’œuvre de Chateaubriand, que Zola croyait définitivement morte, a brillé d’une splendeur nouvelle. La religion wagnérienne elle-même a perdu ses premiers adorateurs mystiques. Il est rare qu’un ouvrage s’impose du premier coup ; on n’entre pas de plain-pied dans l’art, et il faudra toujours une certaine culture pour sentir la beauté littéraire, artistique ou musicale. « La première fois, dit Saint-Saëns, que j’entendis le célèbre quintette de Schumann, j’en méconnus la haute valeur à un point qui m’étonne encore quand j’y pense. Plus tard, j’y pris goût et ce fut pendant plusieurs années un enthousiasme débordant, furieux. Depuis, cette belle fureur s’est calmée. A cette œuvre hors ligne, je trouve de graves défauts, qui m’en rendent l’audition presque pénible. On devient amoureux des œuvres d’art. Tant qu’on les aime, les défauts sont comme s’ils n’existaient pas, ou passent même pour des qualités ; puis l’amour s’en va et les défauts restent[77]. »
[77] Boschot, Chez les musiciens, p. 137.
On peut faire la même remarque en littérature. L’âge et l’expérience modifient nos jugements. Rappelez-vous vos premières lectures de jeunesse, et essayez de relire un de ces livres qui vous ont tant émus autrefois. L’intérêt s’est évanoui ; vous n’y retrouvez plus votre âme d’enfant. C’est qu’au fond, comme nous le disions, un livre ne contient que ce que nous y mettons et ne nous plaît que s’il répond à notre changeante sensibilité. Les vrais chefs-d’œuvre eux-mêmes ont de la peine à se maintenir à la hauteur d’admiration où les place la postérité. Il y a encore des gens qui n’aiment pas notre grand Molière. Son naïf métier dramatique, le ton suranné de ses dialogues, empêchent bien des personnes de voir sa profondeur d’humanité éternelle. Lamartine n’a jamais pu supporter La Fontaine. L’auteur des Méditations n’avait pas tort, à la rigueur, de désapprouver sa morale et d’en signaler les inconvénients pour les enfants, qui cependant n’y regardent pas de si près. Mais que La Fontaine soit un grand poète, c’est une vérité qui domine même la qualité inférieure de sa morale. On s’explique que Vacquerie ait nié Racine, que Théophile Gautier n’ait pas eu le sens de Molière. Mais comment un poète comme Lamartine n’a-t-il pas compris un poète comme La Fontaine ? Il s’agit bien de fable et de morale ! Il s’agit de littérature et de poésie.
Lamartine avait une autre lacune : il n’admettait pas Rabelais. Ceci se conçoit mieux. Il est très naturel que l’auteur du Lac et du Crucifix n’ait aimé ni l’énormité truculente ni l’ordure lyrique. « Dernièrement, disait Victor Hugo, un cygne a traité Rabelais de porc. » On pardonne donc à Lamartine de n’avoir vu dans Rabelais que le côté qui, d’après La Bruyère, fait le « charme de la canaille », et de n’avoir pas senti « ce qui plaît aux plus délicats ». Tout le choquait dans le grand créateur du rire gaulois, ses plaisanteries, sa scatologie, son impudeur bouffonne, sa raillerie colossale, sa verve qui bafoue tout ce que respectait l’auteur des Méditations. Ces deux esprits n’avaient aucun point de contact.
Mais, si Lamartine a nié Rabelais, de grands écrivains n’ont pas aimé non plus Lamartine. Flaubert ne lui reconnaissait aucun talent, et cette injustice est plus grave, parce qu’elle est moins motivée. Ce que le romancier réaliste lui reprochait surtout, c’était le mensonge de son idéal et la médiocrité de sa langue. Insensible à l’émotion intérieure de ce style, Flaubert n’en voyait que la simplicité sans effort, qu’il jugeait incurablement banale. Il signalait avec indignation les expressions clichées de Jocelyn, la faible prose de Graziella, et il soutenait que Théophile Gautier avait cent fois plus de talent. Cependant Flaubert était lettré, artiste, et d’un rare éclectisme d’intelligence. Il aimait même Boileau et adorait les classiques. Il y a peu d’auteurs qu’il n’ait pas compris.
Parmi ces derniers, celui qu’il détestait le plus, c’est Alfred de Musset. Il l’appelait ironiquement : « M. de Musset. » Il lui reprochait de ne jamais avoir aimé l’art, et de ne chanter dans ses vers que ses passions et ses souffrances d’amour.
Flaubert n’admirait pas non plus la Divine Comédie de Dante, et en cela il était d’accord avec Tolstoï, qui ne comprenait ni Shakespeare ni Dante. M. Ugo Arlotta voulut un jour connaître les raisons de cette opinion. « Je vais, lui dit l’écrivain russe, me faire des ennemis de tous les Italiens ; mais je dois vous dire exactement ce que je sens et ce que je pense. Eh bien, je n’ai jamais rien compris dans l’œuvre de Dante. Je n’ai jamais pu vaincre, en le lisant, un ennui terrible. Mais vous, dites-le-moi franchement, y comprenez-vous quelque chose ? Qu’y trouvez-vous de beau ? » Tolstoï du moins se contentait de déclarer qu’il ne comprenait pas. Il faut lui savoir gré de ne pas avoir pris la plume pour démontrer que Dante est un poète inférieur.
Je me figure l’étonnement de M. Ugo Arlotta en écoutant cette déclaration, et son embarras pour expliquer ce qu’il pouvait bien trouver de beau dans la Divine Comédie. Après un instant de réflexion, M. Arlotta renonça à cette entreprise. Il se contenta de faire remarquer que c’était peut-être par ignorance de la langue italienne que M. le comte Tolstoï n’était pas arrivé à saisir les beautés de Dante. Tolstoï admit cette hypothèse optimiste, qui sauvait l’amour-propre de sa critique. Il est tout de même étonnant qu’un Russe, qui a fait du latin, ignore l’italien au point de ne pouvoir lire Dante en s’aidant d’une traduction. Mais, même au courant de la langue, il n’est peut-être pas certain que Tolstoï eût aimé le grand évocateur italien, qui serait le Tacite de la poésie, s’il ne dépassait pas Tacite de toute la hauteur du vers sur la prose. On peut ne pas goûter le Paradis ; le Purgatoire est plus accessible ; mais, dans une traduction un peu concise, l’Enfer est une chose admirable.
Chez les très grands écrivains, de pareilles incompréhensions sont dues, la plupart du temps, à des différences radicales de tournures d’esprit. Chez les critiques ordinaires, elles s’expliquent par le manque de lectures et, par conséquent, de comparaisons et de points de vue. On ne lit plus, et on ne lit plus parce qu’on écrit trop. La multiplicité des journaux et des revues a produit une maladie terrible, qui étend tous les jours ses ravages : la polygraphie. L’ignorance juge tout et règne partout. Le monde intellectuel est devenu la proie de l’incompétence. Au lieu des bons et sérieux articles d’autrefois, qu’on savourait à loisir au coin du feu, le public se contente de comptes rendus bâclés, ou même de simples annonces de librairie ; si bien que le lecteur, faute de guide, ne prend plus la peine de choisir et n’achète plus que les « prix littéraires ».
« La critique n’existe pas, disait déjà George Sand en 1854, dans une lettre à Champfleury. Il y a quelques critiques qui ont beaucoup de talent ; mais une école de critique, il n’y en a pas. Ils ne s’entendent sur le pour et sur le contre d’aucune chose. Ils vont sabrant ou édifiant sans raison, ils vont comme va le monde… Ils sont ingénieux, ils ont du style. Mais de tout cela il ne sort pas l’ombre d’un enseignement. Rien ne se tient dans leur dire, et ce n’est pas trop leur faute. Rien ne se tient plus dans l’humanité. »
L’examen du rôle et des responsabilités de la critique soulève une question toujours d’actualité qui, vers les derniers temps de sa vie, a beaucoup préoccupé Brunetière. Il s’agit de savoir si la Critique a le droit de juger les œuvres littéraires sans se soucier de leur valeur morale, ni du bien ou du mal qu’elles peuvent causer. En principe, évidemment, la Critique a le devoir de prendre très au sérieux les conséquences morales d’une œuvre. La première condition de l’art, c’est d’être moral. Tout le monde est d’accord là-dessus.
Il n’est cependant pas toujours facile de concilier le véritable esprit critique avec des principes de moralité trop rigoureuses. Barbey d’Aurevilly, l’intraitable catholique, ne croyait pas devoir s’interdire, comme romancier, la peinture des vices les plus audacieusement équivoques, comme dans la Vieille Maîtresse, l’Histoire sans nom et l’abominable Ce qui ne meurt pas, dont le héros a en même temps pour maîtresse une mère et sa fille. Barbey d’Aurevilly n’hésitait pas non plus à se ranger parmi les défenseurs de Baudelaire, lors du fameux procès intenté à l’auteur des Fleurs du mal, sœurs bien authentiques des fleurs pestilentielles du Cotentin.
A propos des obligations morales de la Critique, M. Alfred Mortier, dans sa remarquable Dramaturgie de Paris, note cette observation faite par Corneille : « Que les anciens se sont souvent contentés de la naïve peinture des vices et des vertus, sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises. » Une moralité trop intransigeante engendre souvent le parti-pris. La foi religieuse empêche certains catholiques de rendre justice à Renan, que Veuillot jugeait plus sommairement encore, quand il disait : « Cet homme vous donne envie de lui courir sus. » Bossuet et Veuillot n’aimaient ni Molière, ni Rabelais, ni Montaigne. Il y eut un moment où la Critique catholique parut combattre le Réalisme comme un scandale religieux. Par contre, des esprits réactionnaires semblent croire aujourd’hui qu’on ne peut aimer sincèrement les classiques que si l’on est royaliste, et que la bonne poésie est inséparable de la bonne politique.
Si la critique religieuse a des préjugés, la critique anticléricale est encore plus insupportable, parce qu’on admet, à la rigueur, l’intolérance chez quelqu’un qui croit à quelque chose, tandis que l’intolérance de celui qui ne croit à rien est toujours choquante. Le croyant peut s’alarmer ; le sceptique a le devoir de comprendre. Le critique anticlérical est un personnage ridicule. Il ne pardonne pas à Molière d’avoir été l’ami de dévots tels que Boileau et Racine ; il voudrait faire expier à Bossuet son titre d’évêque ; il aperçoit la main des jésuites même en littérature, et se sent offensé dès qu’on touche à Rousseau ou à Voltaire.
Évitez ce parti pris. Rien n’est plus vain que de s’irriter contre les opinions qui ne sont pas les vôtres. Auguste Vacquerie n’aimait pas Racine et le disait crûment. Tâchez de comprendre cette aberration, au lieu de vous fâcher. Victor Hugo n’a pas vu la puérilité de ses sujets dramatiques. Votre rôle est d’expliquer ce manque de goût chez un homme de génie, et de montrer comment l’ambition d’être chef d’école et l’aveugle imitation de Shakespeare ont achevé de déformer une imagination séduite de très bonne heure par l’exceptionnel et l’énorme (Habibrah, Han d’Islande, le Géant)[78].
[78] Ébloui par l’enthousiasme de ses admirateurs, Victor Hugo croyait faire du Shakespeare, parce qu’il mettait comme lui, dans ses pièces, des empoisonnements, des cercueils, des meurtres, des duels, des énormités et des rires. Le génie de Shakespeare, sa profondeur, son éternelle humanité, tout cela est absent du théâtre d’Hugo, qui n’avait pour lui que le don de poésie. Dumas père était un bien plus puissant constructeur dramatique. Il le savait et il disait souvent : « Si j’avais su faire les vers comme Hugo, j’aurais été le premier. »
Pour en finir avec cette question de moralité, constatons que tout le monde est d’accord et sera toujours d’accord sur la nécessité de ne pas séparer l’art de la Morale. Mais qu’il soit bien entendu, en principe, qu’en aucun cas, l’art ne peut avoir pour mission d’enseigner la Morale ; chaque fois que l’art se donne une mission doctrinale, il produit des œuvres inférieures (les romans philosophiques de George Sand) ou des théories ridicules (les malédictions de Tolstoï et les pages prétentieuses de Proudhon sur l’art social). On ne fait ni de l’art ni de la critique au nom de la Religion et de la Morale. On fait de la critique au nom de la littérature.
« Sans doute, dit le peintre Delacroix, tout ce qui est beau doit faire naître des sentiments généreux, et ces sentiments excitent à la vertu ; mais, dès qu’on a pour objet de mettre en évidence un précepte de morale, la libre impression que produisent les chefs-d’œuvre de l’art est nécessairement détruite ; car le but, quel qu’il soit, quand il est connu, borne et gêne l’imagination[79]. »
[79] Œuvres littéraires, t. I, p. 65.
Mais, dira-t-on, la littérature, précisément, s’est toujours proposé d’enseigner quelque chose. Bossuet, Massillon, Bourdaloue, ont mis leur talent au service de la religion. Rousseau propageait des idées philosophiques. Le Génie du christianisme était une démonstration apologétique. Buffon lui-même, Montesquieu, Diderot, Voltaire…
Oui, évidemment, on n’écrit que pour prouver quelque chose, et personne ne peut vous empêcher de mettre l’art au service d’une doctrine ; seulement, c’est à vos risques et périls, et pour le résultat et pour la qualité de l’œuvre. En tous cas, si l’on veut mettre de l’art dans ce qu’on écrit, il faut que ce soit vraiment de l’art, de l’art pour lui-même, qui ait sa valeur propre et indépendante, car voyez ce qui arrive quand on veut prouver : ce qui a passé le plus vite dans les Sermons de Bossuet, c’est la chose à laquelle il attachait le plus de prix, la démonstration religieuse, qui est de lui et qui pourrait être d’un autre, et ce qui est resté, c’est l’art et la forme, qu’il méprisait. Ce qui a péri chez Rousseau, c’est la doctrine, et ce qui a survécu, c’est encore l’art et la forme. Des romans comme Sibylle et Mademoiselle de la Quintinie sont justement oubliés parce que ce sont des thèses.
Bonne ou mauvaise, il est incontestable que la littérature doit exercer et exerce une influence dont, encore une fois, il faut sérieusement tenir compte. « Cette influence peut être éducatrice ou corruptrice, dit M. Georges Renard, mais dans quelle mesure ? Le problème ne pourrait être résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques, qui aurait établi le bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une génération[80]. »
[80] La méthode scientifique de l’histoire littéraire, 1 vol.
Il y a certainement des ouvrages qui ont bouleversé l’imagination des lecteurs, comme la Femme de trente ans, Indiana, Werther, Lélia, Volupté, Obermann, le Lys dans la vallée. Antonin Bunand en fait la remarque, en signalant les dangers de l’analyse à propos de Chambige et de Paul Bourget ; mais on peut se demander avec lui si la faute est imputable au livre ou au lecteur qui a bu prématurément un breuvage trop capiteux. « Non, dit-il, ces chefs-d’œuvre sont innocents du mal que les réquisitoires leur attribuent trop gratuitement. L’écrivain nous donne dans une œuvre sa conception personnelle de la vie, sa façon de la voir et de la sentir. Il n’a pas à se préoccuper des sillons et des trous que ses théories peuvent creuser dans une âme dont le terreau n’est pas encore d’une essence préparée à recevoir une telle semence. Malgré l’épidémie de suicide que Werther a fait éclater, au lendemain de sa publication, il serait bien regrettable que Gœthe n’eût pas écrit ces pages de verve délirante, Werther, noir flacon précieux, où le grand poète a scellé le plus pur de ses larmes et de son sang[81] ».
[81] Petits Lundis, p. 9.
Quelles que soient vos opinions et votre esthétique, votre devoir de bon critique est donc de juger sans colère les productions qui vous déplaisent. Si vous êtes classique, il faut arriver à aimer le romantisme ; si vous êtes romantique, il faut vous efforcer d’aimer les classiques. La littérature française doit vous apparaître comme un vaste enchaînement logique d’œuvres et de procédés, se développant suivant les lois d’une filiation qui reste à étudier, mais qui ne mérite ni indignation, ni colère. Filiation et descendance, ces deux mots doivent résumer le programme de la Critique.
Jules Lemaître comprenait très bien l’importance que peut avoir en littérature l’étude des lois et des causes ; il suspectait seulement les conclusions trop hâtives, et il ne pensait pas que ce genre de diagnostic fût facile à établir.
« Nous ne pouvons, en ces matières, disait-il, tenir le vrai, mais seulement imaginer le probable. Celui qui connaîtrait parfaitement l’état actuel de la littérature et des esprits n’en serait pas moins incapable de prévoir ce que sera la littérature dans cinquante ans, et même cette impossibilité où nous sommes de deviner l’avenir est, quand on y songe, pleine d’angoisse. Or, si nous ne pouvons, bien qu’ayant dans le présent un point de départ solide, enchaîner avec quelque certitude les effets aux causes dans l’avenir, comment le pourrions-nous dans le passé, où tout est si confus et où nous manque même l’appui de ce point de départ[82] ? »
[82] J. Lemaître, Impressions de théâtre, 2e série, p. 121.
Jules Lemaître exagère. S’il est difficile, en effet, de préciser les causes et les conséquences d’une évolution littéraire pour l’avenir, nous avons tout de même plus de chance d’y parvenir pour le passé, parce que, pour le passé, nous connaissons les points de départ et les points d’arrivée, et nous avons pour nous aider tout ce qui peut éclaircir l’œuvre d’un écrivain, sa vie, ses lectures, sa correspondance, ses amis…
Il est un principe, en tous cas, qui domine toutes les théories, un principe sur lequel nous devons tous être d’accord, c’est l’effort d’écrire, c’est le souci du style. On bâcle aujourd’hui la critique comme on bâcle le roman. La critique n’est plus qu’une rubrique de journal. On peut à la rigueur bâcler des articles de journaux ; mais la critique n’a d’autorité que si elle est honnêtement écrite, c’est-à-dire écrite avec netteté, en toute conscience, avec l’amour de la forme, le goût du travail, la volonté de dire quelque chose de nouveau.
Évitez surtout la virtuosité facile. Le développement fantaisiste, si étincelant qu’il soit chez un Barbey d’Aurevilly, fatigue à la longue. Voyez, au contraire, comme Jules Lemaître vous étreint par sa sobriété et sa bonhomie.
Il y a en critique un mauvais style, le style contourné, qu’il faut fuir à tout prix, tel qu’on le trouve, par exemple, dans les phrases suivantes :
« Il ne fallait pas voir dans cette méthode une raison de mépriser une culture qui avait fait ses preuves intellectuelles et qu’avaient adoptée, à travers la vicissitude des luttes et des partis, les hommes les plus éminents par leurs œuvres et leur position sociale, auxquelles tout le monde, à quelque opinion qu’il appartînt, rendait hautement justice. »
Ou cette autre encore : « Cette théorie séduisit un certain nombre d’écrivains, qui eussent cru manquer au respect des idées de progrès et de démocratie, en défendant les doctrines d’un passé auquel ils devaient une renommée, qu’ils ont le dépit de voir aujourd’hui mépriser par une élite ayant adopté des idées de plus en plus en faveur par la jeunesse toujours avide de nouveautés. »
Rien n’est pire que ce genre de phrases, qui manquent de point fixe et pivotent sur elles-mêmes.
Un autre mauvais style est celui qui consiste à arrondir de beaux clichés prétentieux comme ceux-ci :
« Aucune déclaration d’indépendance ne saurait davantage nous émouvoir. Qu’il nous suffise, pour le moment, de dégager quelques aspects de cette fructueuse démonstration, qui est pour nous d’un heureux augure et qui nous apporte, en quelque sorte, les prémices d’un esprit à l’état naturel et éminemment prime-sautier. L’ouvrage, tel qu’il est, atteste un vaste dessein, une œuvre totale où tout concourt à l’ensemble et qui, par sa propre vertu d’exécution, révèle une expérience consommée, une imagination débordante. Rompu avec la familiarité des bons auteurs, il faut bien reconnaître l’incomparable maîtrise avec laquelle M. X… est sorti victorieux de cette tâche malaisée et délicate. Quand nous aurons loué, comme il sied, l’éminente dignité de cette conception magistrale, nous pourrons dire de ce livre qu’il est une manière de chef-d’œuvre. »
Et encore :
« Dans le vaste dessein qu’il avait entrepris, ses idées s’alimentaient à la même source. C’est dans ce creuset que se retrempait sa sensibilité intérieure et où s’affirmait le plus fortement sa maîtrise. Ce dernier livre mit le sceau à sa réputation et, s’il faut énumérer, en toute indépendance de jugement, le bilan de ses travaux, nous dirons qu’il n’a pas démenti les espoirs qu’on avait fondés sur un talent qui se meut avec aisance dans les plus hautes spéculations et qui s’apparente directement aux œuvres les plus authentiques de notre patrimoine littéraire… Il sied donc de louer comme il convient cet observateur sagace, rompu aux subtilités d’analyse et à la complexité des problèmes. Esprit fougueux et enthousiaste, d’une indépendance irréductible, il a exercé sa méthode d’investigation sur les sujets les plus vastes et les moins connus du domaine intellectuel. Son exemple devait susciter de nombreux travaux, etc… etc… »
Mais, direz-vous, prendre le contre-pied, écrire tout bêtement, tout simplement, n’est-ce pas tomber dans un autre genre de clichés prosaïques et plus terre à terre ? Certainement non. Je prends au hasard quelques phrases d’un simple critique courriériste : « Dans ce roman de mœurs parisiennes et sentimentales, l’auteur évoque de jolis croquis du Paris qui s’amuse, et de délicates silhouettes de femmes un peu folles, aimées et même adorées avec un élégant et conciliant scepticisme. » Ou encore : « Cet ouvrage, grand travail d’érudition, ironiquement et spirituellement écrit, aura certainement beaucoup de lecteurs. » Ou encore : « Livre étrange, d’allure mystérieuse, où une créature énigmatique traîne sa passion et ses rêves dans les lassitudes de la vie parisienne… » Ou encore : « M. X… nous transporte en plein désert, dans un poste avancé, dont le pauvre commandant, affolé par la coquetterie d’une infernale Parisienne, perd la tête et se suicide. M. de Maigret peint ardemment la vie passionnante du Sahara, dans la flamme de l’amour et du soleil. » Ou ceci : « M. Géniaux se délasse cette fois dans le roman d’aventures. Il nous raconte une pittoresque histoire de contrebandiers pyrénéens, haines et rivalités de familles, l’amour triomphant au milieu des mœurs brutales d’une ancienne population qui compte des ascendants arabes, récit plein de péripéties mystérieuses et romanesques, brillamment écrites et dialoguées. »
Écrire ainsi, ce n’est pas faire du cliché. Dire, par exemple : « Il pleut. Je vais prendre mon parapluie. Le temps sera mauvais. Je suis pressé », ce n’est pas du tout parler par clichés, c’est employer, au contraire, le mot propre, le style simple. Le cliché, c’est l’expression qui a servi, mais pompeuse et prétentieuse, et qu’on emploie au lieu du mot propre[83].
[83] Au surplus, répétons ici ce que nous avons dit cent fois : On ne peut pas écrire sans clichés. C’est la continuité et l’abus qui sont insupportables.
Le style-cliché prend parfois des apparences dogmatiques qui le rendent encore plus ridicule. Je lis dans un volume sur l’art d’écrire les pensées suivantes :
« Corneille, c’est la vigueur et la sublimité ;
« Racine, c’est la pureté, la grâce, la profondeur et l’harmonie ;
« Molière, c’est la facilité, la souplesse, la vivacité et la profondeur ;
« Boileau, c’est la sobriété et la propriété ;
« La Fontaine, c’est l’esprit de détail et la naïveté ;
« Lamartine, c’est l’élévation, la facilité et l’harmonie ;
« Victor Hugo, c’est la recherche et l’invention du nouveau et de l’étonnant, l’ampleur, l’énergie, le trait, la verve, le relief et le coloris ;
« Alfred de Musset, c’est la jeunesse désillusionnée, la facilité, la grâce et l’envolée ;
« Béranger, c’est la finesse, l’esprit de détail et le calcul de l’effet ;
« Bossuet, c’est l’amplitude de l’envergure, la vigueur et la majesté ;
« Fénelon, c’est l’abondance, l’élégance et le calme ;
« Pascal, c’est l’exactitude, la concision et la clarté ;
« Montaigne, c’est la pénétration et le naturel. »
Ces jugements sont insignifiants, parce qu’ils font double emploi et s’appliquent aussi bien à un auteur qu’à un autre. On peut tout aussi bien dire de Bossuet, comme de Lamartine, qu’il a la facilité, l’élévation et l’harmonie ; Pascal a, comme Montaigne, de la pénétration et du naturel, et Fénelon autant de pureté, de grâce et d’harmonie que Racine, etc. Tout cela ne signifie rien. Il faudrait, au contraire, tout différencier et ne dire que ce qui caractérise chaque auteur.
Mme de Staël faisait également de la mauvaise critique quand elle écrivait : « Fénelon accorde ensemble les sentiments doux et purs avec les images qui doivent leur appartenir ; Bossuet les pensées philosophiques avec les tableaux imposants qui leur conviennent ; Rousseau les passions du cœur avec les effets de la nature qui les rappellent ; Montesquieu est bien près, surtout dans le dialogue d’Eucrate et de Sylla, de réunir toutes les qualités du style, l’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments et la force des images. On trouve dans ce dialogue ce que les grandes pensées ont d’autorité et d’élévation, avec l’expression figurée nécessaire au développement complet de l’aperçu philosophique ; et l’on éprouve, en lisant les belles pages de Montesquieu, non l’attendrissement ou l’ivresse que l’éloquence passionnée doit faire naître, mais l’émotion que cause ce qui est admirable en tout genre, l’émotion que les étrangers ressentent quand ils entrent pour la première fois dans Saint-Pierre de Rome et qu’ils découvrent à chaque instant une nouvelle beauté, qu’absorbaient pour ainsi dire la perfection et l’effet imposant de l’ensemble[84]. »
[84] Cité par Raynaud, Manuel du style, p. 362.
On voit l’insignifiance de pareils jugements. Pourquoi louerait-on chez Montesquieu plutôt que chez Buffon, Bossuet ou Rousseau, « l’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments, la force des images, l’autorité, l’élévation, l’éloquence passionnée » ? etc.
Les difficultés de la critique. — L’envahissement des livres. — Comment juger un livre. — Un devoir d’élèves. — La critique irascible. — Les critiques à lire : Sainte-Beuve, Jules Lemaître, Émile Faguet, Philarète Chasles, Gustave Planche, Vacquerie. — George Sand et la critique. — Les enseignements de la critique.
La vérité, c’est que la Critique est un art très difficile, qui exige non seulement une tournure d’esprit spéciale, mais beaucoup de culture et de goût. On s’étonne que le premier venu puisse se croire capable d’apprécier un roman ou une pièce de théâtre, sans avoir jamais fait du roman ni du théâtre. Pour être réellement bon juge, ne faudrait-il pas avoir mis soi-même la main à la pâte, comme le voulait Flaubert ?
Tout bien réfléchi, je ne le crois pas. La compétence technique a aussi ses inconvénients. Les gens du métier sont injustes pour leurs rivaux. On se heurte aux antagonismes d’écoles et de procédés. « Si on est soi-même producteur et artiste, dit Sainte-Beuve, on a un goût décidé qui atteint vite la restriction ; on a son œuvre propre derrière soi ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. » Et Sainte-Beuve conclut en disant : « Pour être un grand critique, le plus sûr serait de n’avoir jamais concouru, en aucune branche, sur aucune partie de l’art. » Les deux théories peuvent se défendre. Sainte-Beuve n’a pas été plus mauvais critique pour avoir écrit Volupté et Joseph Delorme, et Gœthe fut à la fois bon auteur et bon critique.
Je crois qu’on peut être en même temps mauvais producteur et bon juge, et qu’un écrivain ordinaire est parfaitement capable de comprendre le style et les procédés des grands écrivains. Le don critique est très différent du don de production. L’idéal serait d’avoir les deux vocations, comme Fromentin, qui fut également bon peintre et bon critique d’art.
On nous trouvera peut-être un peu sévère pour la Critique et messieurs les critiques. J’admire pourtant sincèrement ceux qui ont le courage de donner publiquement leur opinion. C’est une mission délicate, qui n’aboutit trop souvent qu’à mécontenter tout le monde. Le public reproche aux critiques de faire très mal leur métier, de louer des œuvres insignifiantes, de ne pas mentionner les œuvres de valeur. On ne soupçonne pas les angoisses du malheureux bibliographe chargé de mettre les lecteurs au courant de la production contemporaine.
« Personnellement, dit M. de Pawlowski, je rends compte de dix volumes par mois, alors que j’en reçois dix par jour. Le critique littéraire doit donc faire une formidable sélection. Il choisit les œuvres intéressantes, il ne parle que de celles-là. Imaginez un instant qu’il lui faille rendre compte indistinctement de tous les livres nouveaux qui paraissent, qu’il soit contraint de parler un jour du nouvel indicateur d’été des chemins de fer, le lendemain du guide des plaisirs nocturnes de Paris et le surlendemain d’un recueil de calembours pour le jour de l’an, on aurait vite fait de parler de l’abaissement inouï de la critique littéraire.
« C’est exactement ce qui se passe pour la critique dramatique. Nos journaux quotidiens ont presque supprimé la critique littéraire, l’ouvrage le plus considérable passe inaperçu ; quant à la critique d’art, c’est à peine si l’on consacre, dans le compte-rendu des Salons, trois lignes à un tableau ou à une sculpture qui réclama de son auteur dix ans de travail désintéressé. On se croit obligé, au contraire, par habitude, de rendre compte du plus insignifiant vaudeville joué par un théâtre d’amateur, qui prend pour la circonstance un nom ronflant d’avant-garde[85]. »
[85] Candide, 8 mai 1924.
Il faut bien le dire aussi : Beaucoup de lecteurs de journaux ne lisent pas la critique littéraire. « C’est pourquoi, à notre époque, où le journal est devenu un agent d’information universelle, faisant voisiner dans ses colonnes les radio-télégrammes de Tombouctou avec les questions d’hygiène scolaire et les derniers « tuyaux » de Chantilly, la place de la critique littéraire s’y trouve calculée d’une façon tout empirique et arbitraire, d’après l’importance relative qu’elle est censée avoir pour la moyenne des lecteurs. Une colonne et demie ou deux colonnes par semaine, c’est la mesure adoptée un peu partout.
« Au surplus, si les critiques dramatiques sont tous peu ou prou auteurs dramatiques, les critiques littéraires font tous des livres, pour lesquels leurs confrères en critique ont des égards, ce qui entraîne à des politesses réciproques, à toute une politique, à toute une comptabilité. Il ne s’agit pas ici d’intérêts littéraires, mais d’intérêts sociaux, d’intérêts mondains, car un livre peut très bien réussir sans la critique et même contre elle, et la critique ne contribue guère à la formation des réputations. Elle ne peut que les contrôler, ce qui est déjà beaucoup. La critique ne « lance » plus les livres[86]. »
[86] André Billy et Jean Piot, le Monde des Journaux, p. 96.
Ne pouvant faire un choix dans l’avalanche des volumes qui se publient, le critique littéraire est obligé de signaler d’abord les ouvrages qu’on lui recommande, ceux qui portent un nom connu, ceux qui ont obtenu des prix littéraires. Il tâche ensuite de parcourir les autres volumes, et il s’aperçoit, au bout de l’année, qu’il n’a pas lu le quart des livres parus, et qu’il est, par conséquent, dans l’impossibilité matérielle de découvrir le fameux chef-d’œuvre toujours si impatiemment attendu. Et les rancunes qui poursuivent le malheureux rédacteur bibliographique ! Qu’un exemplaire dédicacé tombe entre les mains d’un confrère qui le prête ou le vende, l’auteur le retrouve sur les quais, et le lendemain un écho de l’Intransigeant vous reproche votre indélicatesse. Si l’on faisait un ouvrage sur les critiques critiqués, on verrait qu’ils reçoivent peut-être plus de coups qu’ils n’en donnent, et que les plus tolérants ne sont pas toujours les plus épargnés…
Enfin, pour l’instant, le livre est là, entre vos mains. Vous l’avez lu et bien lu. Qu’allez-vous faire ? Comment en parler ? Que faut-il dire ?… Il y en a qui font de l’esprit et causent de toute autre chose. D’autres découragent les lecteurs par leur cuistrerie fatigante.
Le mieux est de résumer d’abord le sujet. Résumez l’ouvrage, jugez-le en toute simplicité ; dites en quoi et pourquoi il vous paraît bon ou mauvais. Le lecteur se méfie. C’est à vous de gagner sa confiance.
Tous les auteurs n’aiment pas qu’on raconte à l’avance leur sujet. Le vicomte d’Arlincourt écrivait au journaliste Charles Maurice, en lui envoyant son livre Les Écorcheurs : « Veuillez constater le succès des Écorcheurs dans une annonce pour demain, en attendant les grands articles. Vous seriez bien aimable d’en faire plusieurs. Mais, je vous le demande en grâce, point d’analyse. Cela déflore mon roman et ôte l’envie de le lire. Quand les secrets du livre sont sus d’avance, le charme est détruit. Traitez-moi en ami[87]. »
[87] Histoire anecdotique du théâtre et de la littérature, t. II, p. 54.
D’Arlincourt avait tort. Beaucoup de lecteurs, les femmes surtout, sont impatients de connaître le sujet, et vont d’abord à la dernière page, pour savoir « comment ça finit », sans que cela leur ôte l’envie de lire le volume.
Les conseils qu’on peut donner, pour l’enseignement d’une bonne méthode critique, peuvent se ramener à deux ou trois principes très simples.
Pour bien juger un livre, il faut se demander d’où il vient, à quelle école il se rattache, en quoi consiste son originalité, ce qu’il apporte de nouveau, sa genèse, son histoire, son but, ses idées et son art. Vous examinerez ensuite la valeur du sujet, la vie des personnages, la vérité humaine, la qualité de la facture et du dialogue, les rapprochements que dégage l’œuvre… Ces éléments d’examen suffisent pour un compte rendu ordinaire ; mais on peut élargir les points de vue. Prenons un devoir qui a été donné dernièrement à des élèves de seconde. On demandait d’indiquer le but que Bernardin s’était proposé en écrivant Paul et Virginie. La réponse générale fut que l’auteur aurait voulu démontrer que la vie champêtre était préférable à l’existence des grandes villes. Que nous montre-t-on, en effet ? Une famille vivant heureuse dans un lointain pays, tant qu’elle demeure hors des atteintes de la civilisation. Le bonheur de cette famille est détruit le jour où on cède à la tentation d’envoyer Virginie faire fortune en France. Cette résolution jette le trouble dans l’âme des parents et désespère deux enfants, qu’un amour naissant rendait déjà inséparables. Virginie s’embarque pour l’Europe. Douleurs de l’absence, attente du retour ; puis, le voyage, le naufrage et la mort. L’auteur a atteint son but… Ce développement obtint de très bonnes notes. La thèse n’était pas mauvaise.
Il y avait cependant quelque chose de plus à demander, même à des élèves. On pouvait mettre en lumière des considérations aussi intéressantes qu’une étude sur les intentions de l’écrivain. On eût pu, par exemple, essayer d’indiquer les origines de Bernardin de Saint-Pierre, qui sort directement de Rousseau, étudier son style descriptif, fait de sensations si vivantes ; signaler l’entrée en scène de la description exotique, le sentiment de la nature, l’émotion si profondément humaine de cette idylle, admirée par des réalistes comme Maupassant et Flaubert. Enfin, chaque élève pouvait noter les qualités d’exécution qui l’avaient frappé. Ces questions valaient la peine d’être traitées, même par de jeunes esprits critiques.
Il y aurait encore bien des conseils à proposer. Il faut nous borner.
En tous cas, retenez bien une chose, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir raison, de penser justement, d’être dans la vérité littéraire. Vos opinions n’auront d’autorité que si vous les exprimez noblement, impartialement, avec sévérité s’il le faut, mais sans méchanceté et sans colère et, par conséquent, sans vous fâcher.
MM. les critiques sont, en général, des gens irritables. Il y en a qui s’énervent et ne peuvent supporter la contradiction. Racine était très sensible à la critique et avouait qu’elle lui donnait plus de chagrin que les louanges ne lui causaient de plaisir. Montesquieu en souffrait aussi. Pellisson raconte qu’un jeune auteur fut si malheureux de la façon dont on jugea sa pièce, qu’il s’en retourna de dépit dans sa province. Les jeunes gens d’aujourd’hui se découragent moins vite.
On a dit que Le Batteux avait tenté de se suicider en voyant le peu de vogue de ses ouvrages. Newton ne voulait pas publier son Traité sur l’optique, à cause des objections qu’on lui faisait. « Je me reprocherais mon imprudence, disait-il, si j’allais perdre une chose aussi réelle que mon repos pour courir après une ombre. » On dit que Pythagore, ayant fait quelques remarques un peu rudes à un de ses disciples, celui-ci alla se pendre, et depuis ce temps le grand philosophe ne reprit plus personne en public. D’Israëli cite, dans son Recueil, un homme qui « était tombé dans une si profonde tristesse, à cause de quelques vers qu’on avait faits contre lui, qu’il en mourut ». Il ajoute que « George de Trébizonde mourut de chagrin après avoir vu les fautes de sa traduction de Ptolémée censurées par Regiomontanus. » « L’histoire littéraire, dit-il, fait connaître la destinée de beaucoup de personnes qui, à proprement parler, sont mortes de la critique. »
Il faut avoir l’âme plus forte, ne tuer personne et ne pas se laisser mourir soi-même.
Je crois qu’il serait peut-être utile, en terminant ce chapitre, d’indiquer les noms de quelques auteurs dont la lecture nous paraît indispensable pour la bonne formation de l’esprit critique. Rien n’est plus profitable que de connaître les jugements de ceux qui furent par excellence des excitateurs littéraires. Il est important de savoir, par exemple, ce que pensaient Faguet ou Jules Lemaître sur tel ou tel écrivain, d’abord pour ne pas répéter ce qu’ils ont dit, ensuite pour l’éveil d’idées que vous donneront leur tournure d’esprit et l’originalité de leurs appréciations. Les critiques se peignent en critiquant ; on les lit pour leur talent ; ils nous intéressent autant que les auteurs qu’ils expliquent. Nous ne sommes pas fâchés, par exemple, de savoir par quelles raisons Veuillot et Barbey d’Aurevilly peuvent justifier leur violent éreintement des Contemplations et de la Légende des siècles.
Dire qu’il faut lire les critiques, c’est dire qu’il faut lire d’abord Sainte-Beuve. Admirable pour l’étude des classiques, Sainte-Beuve ne fut pas un homme d’avant-garde ; il n’a pas pressenti l’avenir ; il n’a compris ni Stendhal, ni Baudelaire, ni Balzac, et il n’a pas soupçonné le mouvement littéraire qui s’annonçait, à tort ou à raison, avec Flaubert et Goncourt. On ne peut pas dire non plus que Sainte-Beuve ait été un critique de métier spécialement attiré par l’étude du style, bien qu’il ait quelquefois analysé de très près les procédés d’écrire, et notamment, dans ses deux volumes sur Chateaubriand, le mécanisme descriptif de la prose d’Atala et des Martyrs.
Malgré ces hésitations et ces flottements, Sainte-Beuve reste le seul juge qui fasse encore autorité de nos jours. La lecture de ce vaste répertoire des lettres françaises, comparable aux Mémoires de Saint-Simon, à la Comédie humaine de Balzac ou au théâtre de Shakespeare, renouvellera votre inspiration et entretiendra votre verve, car cette œuvre prend ses racines dans un champ de culture très étendu, qui va des grandes idées classiques jusqu’au dernier renseignement bibliographique. En général, Sainte-Beuve voit juste, en profondeur et en nuances. Quelques-unes de ses sévérités, qui paraissaient choquantes, il y a cinquante ans, sont aujourd’hui à peu près admises. Ainsi le Chateaubriand qu’il nous a légué a bien des chances d’être définitivement celui de la postérité.
Je ne recommanderai pas longuement la lecture de Jules Lemaître, Émile Faguet et Brunetière, encore trop proches de nous pour qu’on les ait oubliés.
Jules Lemaître est à lire, pour le ton extraordinaire de son style et sa forte simplicité de diction. Personne n’a jamais écrit avec une étreinte si familière, tant de bonhomie émue, tant de sensibilité contagieuse.
Pour Émile Faguet, ses Politiques et Moralistes et ses Études sur le dix-huitième et le dix-neuvième siècles sont des œuvres de tout premier ordre. Nous n’avons pas eu, depuis Sainte-Beuve, un critique qui ait possédé à ce suprême degré l’esprit d’assimilation et de filtration. On peut seulement regretter que Faguet, vers la fin de sa vie, ait trop écrit d’articles sur un ton de conversation à la portée de tous les mauvais imitateurs. On a effroyablement pastiché Faguet. J’en connais qui croient s’être fait une originalité, en écrivant des phrases de ce genre :
« Il est intéressant, très intéressant, de lire ces petits auteurs du dix-huitième siècle. Ils sont souvent prétentieux, quelquefois même ridicules ; mais enfin ils ont des qualités, de très grandes qualités… Leur sommes-nous vraiment supérieurs ? C’est une autre question. Je n’en suis pas très sûr. Je n’en suis pas très sûr, parce qu’au fond, avec plus d’orgueil (c’est un fait), nous avons plus de vanité. »
Ou encore :
« Il y a beaucoup de poètes, il y a trop de poètes, il n’y a pas assez de poètes. Ceci peut sembler un paradoxe ; mais regardez les choses d’un peu près, et vous tomberez d’accord avec moi que nous avons certainement trop de poésies, et certainement aussi que nous avons très peu de bons poètes. »
Ou encore ceci :
« Je disais dernièrement que les femmes ont l’esprit faux ou, si vous aimez mieux, une sorte de faux esprit pratique. Je le disais, mais je n’en étais pas très sûr, et, n’en étant pas très sûr, je suis heureux d’avoir lu le livre de M. X…, livre original, touffu, ouvertement écrit en faveur des femmes. L’auteur expose des arguments qui confirment ma thèse, et d’autres arguments aussi qui la détruisent, je le reconnais. Il est possible, il est très possible que j’aie tort, et que j’aie tort même en ayant raison, etc… »
Voilà le pastiche-Faguet. Il est devenu une profession.
Quelqu’un qu’on ne songe pas à pasticher, c’est Brunetière. Celui-là n’eut d’autre mérite que d’être un érudit qui a passé sa vie à étudier, non pas la littérature, mais l’histoire de la littérature. En dehors de son attirail livresque, Brunetière représente assez bien l’absence de toute espèce d’originalité. Il prenait pour des idées personnelles la manie du classement, l’abus de la logique et certaines inventions stériles, comme sa théorie de l’évolution des genres, qui n’avait pas l’ombre du sens commun et à laquelle il fut promptement obligé de renoncer. Ses conférences à l’Odéon et son Manuel de l’histoire de la littérature française restent néanmoins d’excellents guides de travail.
Il y a un critique injustement oublié et qu’on a le tort de lire toujours trop tard. C’est Philarète Chasles, un passionné d’histoire et d’érudition, qui a débroussaillé bien des sentiers où l’on se promène aujourd’hui à l’aise, et qui fut un des premiers à propager le goût des littératures étrangères et l’amour de nos vieux classiques. Philarète Chasles avait un style fruste, pédant, mais sanguin et dont la forte allure éclate surtout dans ses Mémoires trop peu lus.
Philarète Chasles n’est pas le seul critique oublié. On ne fréquente plus beaucoup Villemain, qui a pourtant laissé une réputation respectable. Villemain a rôdé toute sa vie autour de la littérature, et, s’il est vrai qu’il n’en a compris que les idées et les doctrines, son goût, sa noblesse d’esprit, son éducation classique lui donnèrent pendant très longtemps l’autorité d’un patriarche intellectuel. Son mérite (Philarète Chasles le signale)[88], c’est d’avoir fondé en France l’Histoire littéraire, et « d’avoir ouvert la route des littératures comparées », que Chasles lui-même devait encore exploiter et agrandir. Villemain a fait rentrer la Critique dans l’Histoire, comme Buffon et Montesquieu ont fait rentrer la Science et le Droit dans la Littérature.
[88] Mémoires, t. II, p. 173.
Les vieux articles de Gustave Planche ne sont pas non plus à dédaigner et, bien que froidement écrits, contiennent des enseignements du plus vif intérêt. Le recul du temps permet aujourd’hui de ne plus trouver si injustes les sévérités avec lesquelles ce négateur impitoyable a jugé l’œuvre de Victor Hugo, et particulièrement son théâtre.
Nisard est lui aussi un homme à connaître. Auteur d’une Histoire de la littérature française qui, malgré ses parti-pris et ses lacunes, demeure un spécimen très séduisant de jansénisme littéraire, Nisard n’était pas du tout le cuistre que nous dénoncent les boutades romantiques de Victor Hugo et de Vacquerie. C’était un homme aimable et de beaucoup d’esprit, qui garda toujours quelque chose de sa première jeunesse élégante. Même à l’époque où il dirigeait l’École normale, on le voyait au café Voltaire, en « habit noir, lorgnon, pantalon gris-perle, bottes fines et luisantes », en homme qui « a lu le Brummel de son ami secret, le romantique Barbey d’Aurevilly ».
Il faudrait peut-être lire aussi un ouvrage qui eut du succès autrefois, les Profils et Grimaces d’Auguste Vacquerie, si l’on veut voir à quel excès de violence l’École romantique a poussé le mépris de nos grands classiques. De pareilles négations dépassent les bornes de la cécité et font aujourd’hui sourire ; il faut cependant savoir les comprendre ; l’ouvrage de Vacquerie est à cet égard un document très curieux.
Résumons-nous :
Ce n’est pas tout que de lire et de chercher du profit dans la lecture des autres. Il faut soi-même apporter sa pierre à la construction commune. Le grand reproche qu’on fait à la Critique, c’est d’être stérile. La critique explique, commente, mais n’enseigne rien ; et, quand elle se pique d’enseigner, elle se noie dans l’idéologie ou le didactisme, comme le prouvent l’Art d’écrire de Rondelet et l’Art d’écrire de M. Payot.
Un vrai critique doit proposer une doctrine, dégager une démonstration. Taine eut des théories ; Villemain faisait de l’histoire. Chasles comparait les valeurs. Jusqu’ici on n’a rien bâti de solide, faute de tuf et de fondations.
« La Critique n’existe pas encore, dit George Sand, et fait généralement plus de bruit que de besogne. Si vous pouviez mettre la main sur la vraie, vous feriez une fière trouvaille et une révolution en littérature. Mais où la pêcher ? Je ne saurais vous dire. Avec la réflexion pourtant, vous verriez pourquoi, avec tant de talent et de savoir, les critiques ne font que donner des coups d’épée dans l’eau[89]. »
[89] Cité par Mme Pailleron, les Derniers Romantiques.
« La Critique est encore à créer, dit Flaubert ; on n’arrivera à rien tant qu’on n’aura pas fait l’anatomie du style. J’ai frappé sur la poitrine de tous ces cocos-là, les Villemain, les Cuvillier-Fleury, les Saint-Marc Girardin ; il n’y a rien là dedans. »
Dans sa correspondance avec Gœthe, Schiller parle d’une « critique nouvelle » qu’il voulait « fonder sur une méthode génésiaque, si toutefois cette méthode est possible, ce que je ne sais pas encore ».
Je crois, pour ma part, qu’elle est possible, et que c’est même la seule bonne, la seule vraie, celle qui permettra d’en finir avec les idées générales et les explications abstraites. Étudions les ouvrages de style, non en dehors du style, mais par le style, non par les idées, mais par la forme. La matière est sous nos yeux : interrogeons-la, décomposons-la. Si l’on publiait une Histoire de la littérature française d’après ces principes, on se convaincrait aisément qu’il n’y a jamais eu chez nous qu’une seule école, et que depuis trois siècles tous nos auteurs se sont engendrés les uns les autres par une unité de procédés qui s’est perpétuée jusqu’à Flaubert. Il s’agirait, en somme, de fonder une sorte d’embryogénie des talents, qui enseignerait comment ils se forment, quel est leur noyau constitutif, les éléments qu’y ajoutent l’assimilation et les lectures, et peut-être alors arriverait-on à reconstituer les procédés d’exécution d’une œuvre et l’originalité productrice d’un écrivain.
J’ai moi-même essayé, avec mes faibles moyens, de mettre en pratique cette méthode, en expliquant dans mes ouvrages comment on peut se former soi-même et comment se sont formés les grands écrivains. Malgré les railleries de certains confrères, qui persistent à ne vouloir connaître que les titres de mes livres, je reste plus que jamais convaincu avec Flaubert que l’anatomie du style doit être le grand principe des études littéraires, comme l’anatomie humaine et la dissection sont le fondement des bonnes études médicales.
Les mauvais sermons. — Le style de la chaire. — Les sermons ridicules. — L’improvisation et le travail. — Les procédés de Bossuet. — Les Sermonnaires. — Le sermon au théâtre — Nécessité du style. — Le réalisme de Bossuet. — Bossuet le grand modèle.
Les grands genres de production littéraire, comme le Roman, la Poésie et le Théâtre, se sont développés en France selon une loi constante de transformation et de progrès. Seule l’éloquence de la chaire, depuis le dix-septième siècle, est restée à peu près stationnaire et médiocre. Aucun genre ne fut plus universellement exploité ; et cependant, parmi les milliers de prêtres qui prêchent, vous n’en trouverez peut-être pas dix qui sortent de l’ordinaire. Rien n’est plus déconcertant que cette immuable banalité de l’éloquence religieuse, non seulement en France, mais dans presque tous les pays d’Europe. Pourquoi n’y a-t-il pas de bons prédicateurs, comme il y a de bons critiques et de bons romanciers ? Une pareille décadence est inexplicable. En dehors de Bossuet, Bourdaloue et Massillon, quels noms peut-on citer au dix-huitième et même au dix-neuvième siècle, quand on aura nommé le grisâtre Frayssinous et le romantique Lacordaire, qui fut célèbre à juste titre par son audace et son magnifique romantisme ?
Née avec Du Perron au seizième siècle, l’éloquence de la chaire mit longtemps à dépouiller la vulgarité qui déshonora les premières improvisations bouffonnes des prédicateurs mendiants.
On cite un sermon de cette époque, qui est le comble de l’extravagance. L’orateur prend pour texte l’exclamation du prophète Gérémie : « Ah ! Ah ! Ah !… » et ensuite il s’écrie : « Telles sont les paroles, chrétiens, mes frères, que Marie entendit aujourd’hui dans le ciel, lorsqu’elle y parut, habillée depuis la tête jusqu’aux pieds de toutes les vertus et de toutes les grâces dont la puissance divine peut enrichir une âme d’un ordre tout singulier : Ah ! Ah ! Ah ! Le père Éternel lui dit : Ah ! bonjour ma fille ! Jésus-Christ lui dit : Ah ! bonjour ma mère. Le Saint-Esprit lui dit : Ah ! bonjour mon épouse… Ah ! Ah ! Ah ! seront les trois parties de ce discours. »
Les grands orateurs n’ont pas toujours évité ces puérilités. S’il faut en croire l’abbé Ledieu, Bossuet lui-même aurait prêché à Jouarre, pour la Toussaint, un discours ayant pour sujet : Amen et Alléluia.
L’éloquence de la chaire n’eut un peu d’éclat qu’au dix-septième siècle, avec Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Fléchier. Avant Bossuet, on bourrait les sermons de citations profanes et latines ; la trivialité sévissait partout, malgré les efforts de Mgr Camus, du père Coton, du père Senault et de Claude de Lingendes.
Dans son discours de réception à l’Académie française, Massillon eut le courage de l’avouer : « La chaire, dit-il, semblait disputer ou de bouffonnerie avec le théâtre ou de sécheresse avec l’école ; et le prédicateur croyait avoir rempli le ministère le plus sérieux de la religion, quand il avait déshonoré la majesté de la parole sainte, en y mêlant ou des termes barbares qu’on n’entendait pas, ou des plaisanteries qu’on n’aurait pas dû entendre. »
Au dix-huitième siècle, d’Alembert signalait le mauvais style académique, « ce langage poétique chargé de métaphores et d’antithèses et qu’on pourrait appeler avec bien plus de raisons le style de la chaire. C’est, en effet, celui de la plupart de nos prédicateurs modernes. Il fait ressembler leurs sermons, non à l’épanchement d’un cœur pénétré des vérités qu’il doit persuader aux autres, mais à une espèce de représentation ennuyeuse et monotone, où l’acteur s’applaudit sans être écouté… Voilà l’image de la foule des prédicateurs. Leurs fades déclamations doivent paraître encore en dessous des pieuses comédies de nos missionnaires, où les gens du monde vont rire et d’où le peuple sort en pleurant. Ces missionnaires semblent du moins pénétrés de ce qu’ils annoncent ; et leur élocution brusque et grossière produit son effet sur l’espèce d’hommes à laquelle elle est destinée. Faut-il s’étonner, après cela, que l’éloquence de la chaire soit regardée comme un mauvais genre par un grand nombre de gens d’esprit, qui confondent le genre avec l’abus[90]. »
[90] D’Alembert, Mélanges de littérature et d’histoire, t. II, p. 354.
Ce n’est pas seulement chez nous que l’éloquence religieuse est en décadence, mais en Angleterre, en Italie, et surtout en Espagne, où l’exagération méridionale se donne libre carrière et où la grossièreté corrompt davantage un clergé moins instruit que le nôtre.
Il faut lire dom Gerondio, dans le Journal étranger (t. VII, 1757). « Cet ouvrage, dit l’auteur des Aménités littéraires, met sous les yeux des lecteurs toutes les inepties et toutes les idées gigantesques de certains prédicateurs espagnols… On y trouve un sermon sur l’Annonciation qu’on peut appeler le comble du burlesque. Le prédicateur, après avoir débuté par l’exode le plus extravagant, peint l’archange Gabriel comme une poupée que toutes les planètes et toutes les étoiles ont habillée d’une manière ravissante. Il lui fait parcourir toutes les grandes villes du monde, sans pouvoir y trouver une personne digne d’être la mère du Messie, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à Nazareth, où, loin de s’arrêter aux portes du palais, il va tout droit à une petite chaumière où il se présente en faisant tic tac. A ce bruit, la très sainte Vierge qui se trouvait en compagnie avec Mme Prudence, Mme Chasteté, Mme Oraison et Mme Humilité, délibère si elle ouvrira sa porte ou si elle ne l’ouvrira pas. Les vertus confèrent et enfin il est résolu qu’on verra de quoi il s’agit. Mais quelle surprise, lorsqu’on aperçoit une figure radieuse comme le soleil ! Alors on tremble, on repousse la porte avec précipitation et l’on s’approche de la cheminée. Cependant Gabriel est le député du ciel même ; il l’annonce, il se fait entendre, de sorte que, pour s’en assurer, on le prie de montrer ses ailes afin qu’on examine quel en est le tissu et la qualité. Ce n’étaient ni des plumes de phénix, ni des plumes de faisan, mais un plumage qui n’avait pas son pareil… Cela ne contente point encore, et il faut que l’archange montre ses lettres-patentes qu’il tenait du père Éternel. Eh ! quelles lettres ! Elles étaient écrites en caractères de lumière, scellées de quatre étoiles et paraphées de la Sainte Trinité. A cet aspect, Marie ne peut plus douter de la vérité du grand événement dont Gabriel est le porteur et le messager. Elle s’excuse, elle s’incline et s’humilie, et prononce enfin le bon mot qui nous a tous sauvés. »
Il n’est pas bien sûr que ce conte du dix-huitième siècle n’obtiendrait pas aujourd’hui le même succès dans une église de village espagnol.
Tel qu’il est, le sermon est un genre faux. Il faudrait avoir le courage de le remplacer par une simple allocution familière, prise dans les choses de la religion ou l’expérience de la vie.
« Je constate, dit le père Longhaye, qu’à la suite des pseudo-Lacordairiens, très factices et très convenus, le factice et le convenu ont pénétré et règnent souvent dans la chaire contemporaine… Je ne rejette de la chaire aucun ton, aucune nuance d’éloquence ; je veux seulement y entendre un homme qui parle, une âme qui parle à mon âme, selon les très vraies et très profondes lois de la légitime nature, et non d’après une pure forme traditionnelle[91]. »
[91] Cité par Pierre Lhande, le Père Longhaye, p. 117.
Ce qu’il faudrait peut-être supprimer, c’est la chaire, ce tremplin en bois qui n’est bon qu’à dénaturer la voix humaine et à déformer le débit. Quittez le spectacle de la rue, où tout est naturel, les rumeurs et les gestes, et entrez dans une église où l’on prêche. Vous voilà immédiatement transporté dans l’artificiel. Ces déclamations menaçantes, ce ton chromatique, cette emphase pédante, ce retentissement de mots vides, vous les retrouvez dans toutes les églises, dans toutes les chaires de France.
Rien n’est plus facile à faire qu’un sermon. Bossuet prêchait à l’âge de douze ans dans le salon de Mme Rambouillet. Diderot écrivait des sermons pour des prêtres qu’il connaissait. Un missionnaire les lui payait cinquante écus pièce. « A ce prix, disait-il, j’en ferais tant qu’on voudra. »
Avec un peu d’imagination et de style, on arrive aisément à rédiger un sermon à peu près passable. Cette facilité explique qu’il y ait tant de mauvais sermons, mais n’explique pas qu’il y en ait si peu de bons, et qu’un esprit mieux doué ne s’y montre pas tout à coup supérieur. Il y a là des raisons de facture et de procédés qu’il serait intéressant d’éclaircir.
Et d’abord, comment fait-on un sermon ? Rien de plus simple. On prend un texte ; de ce texte on tire des développements, on fait sortir des idées, un plan, des divisions, des subdivisions, premier point, deuxième point, troisième point ; on établit ses preuves, on affirme, on démontre, on accumule les paraphrases, les interprétations, les allégories et les clichés… Et cela s’appelle un sermon.
Il y a deux sortes de sermons : le sermon improvisé et le sermon écrit. Les partisans de l’improvisation prétendent qu’elle est la pierre de touche de l’éloquence. « On n’est orateur, disent-ils, que si l’on parle d’abondance. La véritable éloquence consiste dans le don immédiat de la parole, et non pas dans une rédaction de phrases savamment et longuement préparées. Un Lamartine soulevant l’enthousiasme, un avocat réfutant un adversaire, voilà la vraie éloquence… L’éloquence est une inspiration spontanée et non un ajustage laborieux qui calcule ses effets, ses arguments, ses exclamations. Sans cela, avec du travail et de la patience, tout le monde pourrait être orateur. »
Certaines personnes croient, en effet, qu’avec de l’aplomb et en possédant bien son sujet, tout le monde est capable de parler. C’était l’avis de Socrate.
« Socrate, dit un critique de bon sens, tenait ce langage après que l’étude, la méditation, l’exercice, la connaissance de l’homme et des hommes, et tout ce que la culture peut ajouter à un beau naturel, avaient fait de lui, non seulement le plus subtil des dialecticiens, mais le plus éloquent des sages. Bon Socrate, aurait-on pu lui dire, vous qui méprisez l’art dans l’éloquence, croyez-vous ne devoir qu’à la simple nature les agréments, la variété, l’abondance, qu’on admire dans vos discours ? Vous êtes riche ; laissez-nous travailler à le devenir[92]. »
[92] Rhétorique nouvelle, par M. Ordinaire, p. 200.
Me Henri-Robert n’a pas grande confiance dans la facilité oratoire que de fortes études n’ont point précédée et que le travail ne soutient pas. « Elle pourra, dit-il, donner des premiers succès éclatants, gros de promesses en apparence. Mais, grisé par ses débuts, l’avocat qui se fiera uniquement à sa facilité pour réussir n’ira pas loin[93]. »
[93] L’Avocat, par Henri-Robert, p. 29.
Quelques auteurs conseillent la demi-improvisation, c’est-à-dire la méthode qui consiste à faire d’abord un plan, à noter les points de repère et les idées principales, en laissant la porte ouverte aux développements possibles. Le conseil n’est pas non plus sans danger ; on peut toujours se demander s’il ne vaut pas mieux se fier à sa mémoire plutôt qu’à sa verve.
Ces questions seront encore longtemps discutées. Ce qui est sûr, c’est que les maîtres de l’art oratoire, Démosthène, Cicéron, Bossuet, Bourdaloue, écrivaient d’avance leurs discours et les apprenaient par cœur, et la plupart de ces discours restent encore très séduisants, tandis que les plus célèbres improvisations de Vergniaud, Mirabeau ou Gambetta ne supportent plus la lecture.
Bossuet écrivait toujours ses sermons. « Les manuscrits de Bossuet, dit l’abbé Vaillant, démontrent un travail pénible, tandis que le texte imprimé ferait croire à une improvisation où l’orateur, oubliant les règles de l’art, ne repousse aucun des termes, aucune des images qu’il croit propres à rendre sa pensée. Il reproduisait des morceaux, les mêmes dans plusieurs sermons ; il les répétait mot à mot ou quelquefois corrigés, tant pour l’idée que pour la forme[94]. »
[94] Études sur les sermons de Bossuet, p. 32, 38. Voir aussi nos deux ouvrages : Le Travail du style et Comment il faut lire les classiques.
Le plus sûr est donc de ne pas se fier à l’inspiration, et, comme Démosthène et Bossuet, d’écrire ses discours. Un jour qu’on lui demandait : « Quel est votre meilleur sermon ? » Massillon répondit : « C’est celui que je sais le mieux. » J’ignore s’il disait vrai ; mais, si le meilleur sermon n’est pas celui qu’on sait le mieux, c’est certainement celui qui est le mieux écrit. L’art de bien parler n’est pas autre chose que l’art de bien écrire, et c’est pour cela que nous avons voulu consacrer un chapitre aux sermons. L’idéal serait le sermon bien écrit et bien appris par cœur.
C’est par l’exercice de la mémoire qu’un orateur acquiert l’autorité de la parole. Les prédicateurs dominicains savent par cœur une série de sermons qu’ils adaptent à leurs différents auditoires. Ce sont des spécialistes de l’éloquence religieuse.
Le débit d’un sermon est une chose très importante, aussi importante que le fond et la forme. Le meilleur discours du monde, s’il est mal dit, ne produit aucun effet.
Un jeune abbé, neveu d’un prédicateur célèbre, étant venu saluer l’archevêque de…, ce prélat lui demanda des nouvelles de son oncle et ce qu’il faisait. « Monseigneur, dit l’abbé, il fait imprimer ses sermons. — Dites-lui de ma part, répliqua le prélat, qu’il fasse aussi imprimer le prédicateur, car les meilleurs sermons sans le prédicateur ne sauraient plaire à personne[95]. »
[95] Vigneul-Marville, t. II, p. 58.
En général, messieurs les ecclésiastiques ne travaillent pas beaucoup leurs sermons. Ils s’en débarrassent comme d’une corvée et ne sont pas difficiles sur les procédés d’exécution. Au dix-septième siècle, un professeur de style nommé Richesource se fit une réputation en enseignant l’art de transposer la prose des grands orateurs et de démarquer leurs expressions et leurs tours de phrases. On dit que Fléchier prenait des leçons chez ce charlatan d’éloquence. Fléchier n’était pas très regardant. D’Alembert dit qu’il n’hésitait pas à prendre dans les vieux sermonnaires toutes les pensées heureuses qu’il y trouvait et dont il ornait ses discours.
Il existe des manuels qui enseignent la manière de faire un sermon, qui donnent des recettes pour bâtir un plan, organiser des divisions et des subdivisions, avec des modèles sur les principaux sujets de morale et de dogme. Le patron n’a pas varié depuis le dix-septième siècle. Un sermon se fait toujours de la même façon dans tous les diocèses de France.
Ce qui n’a pas changé, non plus, c’est le mauvais style de ces discours, ce style d’amplification facile, qui consiste à répéter, les mêmes idées, comme dans ce morceau :
« Ce jour de ta justice, ce beau jour de lumière, qui éclairera, qui illuminera, qui éblouira le monde, je l’attends, Seigneur, je l’espère, je le désire avec toute l’ardeur, avec toute la fièvre de ma foi invincible et inébranlable. Oui, je le sais, j’en suis sûr, nous en avons l’assurance, ce jour viendra confondre la folie humaine, assoupie dans son indifférence, endormie dans sa volupté, engourdie dans l’oubli de Dieu. Réveil terrible, inouï, imprévu… Que ferons-nous ? Que dirons-nous ? Que répondrons-nous à ce justicier apparu sur les nuées avec la rapidité, la soudaineté, la violence de l’éclair ? Quelles paroles aurons-nous sur les lèvres ? Quelle justification sortira de notre bouche ? »
Ou encore cet autre exemple pris dans un Sermonnaire :
« Mes très chers frères, je voudrais, en traitant ce magnifique sujet, chanter un hymne à la gloire du Créateur, vous faire bien comprendre comme est belle et grande cette royauté qu’il nous a donnée sur tout ce qui nous entoure… Ne parlons plus du corps humain, de ce port noble et majestueux donné à l’homme, de cette tête élevée, de ces yeux appelés à contempler le ciel… Non, je ne veux plus revenir sur ces bras, sur ces mains, instruments de tout progrès, donnant au corps de l’homme une supériorité incomparable sur celui des autres animaux. Jusques ici, ô mon Dieu, nous admirons les belles formes que vos mains divines ont données à ce limon dont vous avez voulu former nos membres. Mais vous vous inclinez de nouveau sur votre œuvre ; quelles paroles allez-vous donc prononcer, ô Créateur à jamais adorable ? Qu’ai-je entendu ? Frères bien-aimés, écoutons et méditons chacune de ces paroles ; faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Faciamus hominum ad imaginent et similitudinem nostram, etc. »
Le discours continue sur ce ton. Un pareil style suffirait à ridiculiser les sermons les plus sérieux. Un prédicateur raillait certainement cet abus des énumérations et des divisions, quand il disait : « Il y a, messieurs, trois têtes coupées dans les Écritures : la première, tête en pique ou tête de Goliath, signifie l’orgueil ; la seconde, tête en sac ou tête d’Holopherne, est le symbole de l’impureté ; la troisième, tête en plat ou tête de saint Jean, est la figure de la sainteté. Je dis donc : plat, sac et pique ; pique, sac et plat ; sac, pique et plat, et c’est ce qui va faire le partage de ce discours. »
La parodie du sermon est aussi une chose très facile. Ce genre de charge avait même un moment gagné le théâtre. Boursault considérait comme un vrai sermon, dans l’École des femmes, le discours d’Arnolphe à Agnès, où il est question de l’enfer et de chaudières bouillantes.
« Je ne me porterais pas garant, dit Jules Lemaître, de l’entière orthodoxie de la pensée et des intentions de Molière. Si l’on met à part les chefs-d’œuvre de nos grands orateurs chrétiens, il est certain que le « discours moral » d’Arnolphe ne ressemble pas mal à la moyenne des sermons religieux, en reproduit avec un peu d’exagération scénique le tour et le style, surtout le ton affirmatif et la grossièreté des arguments. Arnolphe prenant tout à coup pour exécuter son abominable plan le langage de la chaire chrétienne, et ce langage s’adaptant le mieux du monde à la pensée de l’ingénieux tyran et paraissant lui être naturel, voilà qui donnait à songer. Nous comprenons que les « faux dévots » et peut-être aussi quelques dévots sincères se soient scandalisés, et que les ennemis de Molière aient exploité et traduit cette indignation[96]. »
[96] Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 2e série, p. 67.
C’est ce moule-cliché, ce sont ces procédés artificiels du sermon, avec ses divisions et subdivisions arbitraires, qui continuent à maintenir l’éloquence de la chaire dans un état d’incroyable décadence. Il faudrait avoir le courage de supprimer ces vieux gaufriers. Tout le monde en demeure d’accord, et chacun reconnaît qu’une pareille réforme est une chose impossible. L’habitude est prise. Hors de ces conditions de facture, un sermon ne serait plus un sermon. Il faut donc en prendre son parti ; et, puisqu’on ne peut briser le cadre, tâcher du moins de sauver le sermon par le style.
C’est ce qu’a fait Bossuet. Le grand orateur a beau conserver les anciennes formules, rhétorique podagre, amplifications surannées, allégories, subtilités et commentaires, il a vaincu l’artifice, et, à force de génie, il a eu la gloire d’être, dans le plus faux de tous les genres, le plus grand créateur de style qui ait jamais paru. Sa phrase foudroyante, la magnificence de sa diction, sa perpétuelle explosion d’images gardent une modernité qui fait dire, par exemple, à des spécialistes de la langue comme M. Brunot, que Bossuet a plus abusé du substantif que les romanciers réalistes de notre époque. La splendeur de cette prose fait oublier la routine des démonstrations.
C’est donc Bossuet qui doit être le modèle des orateurs chrétiens, et ce n’est que par l’éclat de la forme qu’ils arriveront comme lui à rajeunir le sermon. Pour cela, il faut renoncer à tout prix au style banal, au style poétique, qui est le style obligatoire des prédicateurs.
Entrez de plain-pied dans votre sujet, contentez-vous d’un plan très simple, et laissez jaillir les pensées qui se presseront certainement sous votre plume, si votre sensibilité et votre imagination ont été préparées et fécondées par les lectures avec lesquelles Bossuet lui-même entretenait son propre génie. Suivez sa méthode. Bossuet était un grand théologien qui affectait de ne voir dans la littérature qu’un moyen d’enseignement doctrinal. Ce dédain de la beauté littéraire ne l’a pas empêché de travailler sans cesse à perfectionner son style par la lecture assidue des Pères de l’Église, comme nous le verrons plus loin, au chapitre de la Traduction.
On peut suivre pas à pas l’évolution des procédés oratoires de Bossuet, depuis les débuts de sa carrière. Avant d’atteindre la pompeuse sécheresse des Oraisons funèbres, Bossuet avait déjà parcouru toutes les étapes du réalisme. La trivialité de ses premiers discours, celui sur saint Gorgon, par exemple, annonce l’audace et la verve des futurs sermons sur la Passion, où l’orateur n’a pas peur des mots, les « coups de bâton », la « casaque », son « corps écorché », les « crachats de la canaille », etc…
Même plus tard, c’est-à-dire à partir de 1660, devenu plus sévère et plus délicat, Bossuet ne renonce pas au réalisme. Il s’en excuse, mais il l’emploie. « L’éloquence, dit l’abbé Maury, partage avec la poésie le privilège de revêtir d’expressions nobles des objets et des images qui, sans cet artifice, ne sauraient appartenir au genre oratoire. Bossuet excelle dans ce talent ou dans cette magie d’assortir les récits les plus populaires à la majesté de ses discours. Le songe de la princesse palatine eût embarrassé, sans doute, un autre orateur ; et il faut avouer que l’histoire d’un poussin enlevé par un chien sous les ailes de sa mère n’était pas aisée à ennoblir dans une oraison funèbre, où la narration d’un pareil songe ne semblait guère pouvoir être admise. Bossuet lutte avec gloire contre la difficulté de son sujet ; et d’abord il se hâte d’imprimer un respect religieux à son auditoire. « Écoutez, s’écrie-t-il, et prenez garde surtout de n’écouter point avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce. Dieu, qui fait entendre ses vérités sous telles figures qu’il lui plaît, continue à instruire la princesse comme autrefois Joseph et Salomon ; et durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole, si semblable à celle de l’Évangile : elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme une image de sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour de ses petits, qu’elle conduisait. »
« Voyez avec quel art admirable l’orateur rapproche toutes ces allégories d’une imagination riche et brillante, l’intervention de la Divinité, la préparation oratoire d’un sommeil mystérieux, le songe de Joseph, celui de Salomon, la parabole de l’Évangile. Il vous familiarise d’avance avec le merveilleux, en vous environnant d’un horizon qui vous présente de tous les côtés de pareils prodiges ; et, par ses ornements accessoires, il vous prépare, il vous amène à entendre sans surprise les détails d’un rêve où il n’est question que d’une poule, dont il semblait impossible, ou, pour mieux dire, presque ridicule de parler[97]. »
[97] Maury, Éloquence de la chaire, p. 23.
Une autre fois, dans le même discours, Bossuet n’hésite pas à employer les mots les plus familiers. « On ne peut retenir ses larmes, dit-il, quand on voit cette princesse épancher son cœur sur de vieilles femmes qu’elle nourrissait. Otons vitement, disait-elle, cette bonne femme de l’étable où elle est, et mettons-la dans un de ces petits lits. Je me plais à répéter ces paroles, malgré les oreilles délicates ; elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne plus parler que ce langage. Malheur à moi, si dans cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes invitations, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse qui peuvent vous convertir ! Je n’ai regret qu’à ce que je laisse. »
En résumé, il n’existe qu’un modèle et qu’un Sermonnaire : c’est Bossuet. En dehors de lui, toute imitation est inutile, tout enseignement est vain, Bossuet représente à lui seul la langue oratoire, la forme souveraine, la leçon totale, le plus beau spectacle de création parlée que nous offrent les Lettres françaises.
Quant aux autres orateurs classiques, je ne crois pas qu’on trouve beaucoup de profit à lire des sermons comme ceux de Massillon, qui sont des modèles de banalité supérieure, ou ceux de Bourdaloue, dont la belle éloquence laïque est essentiellement inféconde.
C’est à Bossuet qu’il faut toujours en revenir.
Quand on dit qu’il faut étudier Bossuet, il s’agit, bien entendu, de s’assimiler sa tournure d’esprit, son effort d’écrire, son besoin d’originalité, la séduction de sa forme, et non pas de copier des passages de ses sermons. Il existe des Répertoires qui contiennent des passages entiers de Bourdaloue ou de Bossuet, destinés à être appris par cœur par MM. les ecclésiastiques. Le fait s’est produit, il y a quelques années à Toulon ; un prédicateur étranger se fit pendant le Carême une réputation de grand orateur dont tout le mérite revenait à Bossuet.
On peut étudier Bossuet sans tomber dans de pareils plagiats. Les sermons de Bossuet devraient être le bréviaire de tous les prédicateurs. Ses sujets n’ont pas vieilli et ne peuvent pas vieillir, parce que ce sont les thèmes éternels de l’éloquence chrétienne, grandes fêtes, dogmes catholiques, la Pénitence, la Purification, la Rédemption, la Passion, la Providence, l’Épiphanie, Noël, Pâques, nos péchés, nos repentirs, l’orgueil et la misère de l’éternel cœur humain. L’Église n’a pas varié son enseignement. Ses sources d’inspiration s’épanchent intarissablement par la voix immortelle de Bossuet. C’est là qu’il faut aller se former, se retremper, se renouveler et se rajeunir.
La traduction et l’art d’écrire. — Les contre-sens. — La traduction et les savants. — Les traductions littérales. — La vraie traduction. — Tacite et Rousseau. — Péguy et la traduction. — Chateaubriand et la littéralité. — Henri Heine et la littéralité. — Les idées de Gœthe.
Nous croyons répondre au désir de bien des lecteurs en consacrant ici quelques pages à l’art de traduire et à la lecture des traductions, considérés comme moyens directs de formation littéraire. Le souci du resserrement, l’obligation de choisir ses mots, de varier ses tournures, de pétrir sa forme sur la forme d’autrui, font de la traduction un vivant enseignement de l’art d’écrire. Ce perpétuel effort contre la difficulté d’expressions est non seulement un travail utile aux traducteurs, mais la simple lecture d’une traduction peut être encore pour tout le monde un précieux exercice de style.
C’était l’avis de Rivarol. « La langue française, dit-il, ne recevra toute sa perfection qu’en allant chez ses voisins pour commercer et pour reconnaître ses vraies richesses, en fouillant dans l’antiquité, à qui elle doit son premier levain, et en cherchant les limites qui la séparent des autres langues. La traduction seule lui rendra de tels services. Un idiome étranger, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire dans tous les sens ; bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue ; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces, surtout lorsqu’il traduit les ouvrages d’imagination, qui secouent les entraves de la construction grammaticale et donnent des ailes au langage[98]. »
[98] Rivarol, préface de l’Enfer.
Tous les grands écrivains, depuis Ronsard jusqu’à Chateaubriand, recommandent la traduction comme un des meilleurs moyens de former son style.
« Ce fut surtout par la traduction des auteurs anciens, dit Victor Vaillant, que Malherbe prétendit donner à notre langue de la correction et de l’élégance. Il estimait que les efforts et les luttes pénibles de l’esprit, pour reproduire toutes les beautés d’un ancien auteur, étaient merveilleusement propres à assouplir et à embellir le style[99]. » Malherbe renvoyait à sa traduction du vingt-troisième livre de Tite-Live « ceux qui lui demandaient des règles pour bien écrire ». Du Vair dans son Traité de l’éloquence française conseille les traductions d’anciens auteurs.
[99] Études sur les sermons de Bossuet, p. 180.
Deux choses sont à envisager dans une traduction : le style et le document. S’agit-il d’un poème, c’est le style qui importe. S’agit-il d’histoire, le document a autant d’intérêt que le style. Un texte peut être bien traduit et contenir cependant des contre-sens. Le contre-sens regarde l’historien et l’archéologue ; nous ne nous en occuperons pas. Pour le lecteur vraiment artiste, une traduction qui s’efforce de rendre la saveur originale, sera toujours supérieure, malgré ses contre-sens, à une traduction incolore, mais fidèle. Il nous est parfaitement indifférent que Plutarque nous dise que l’armée prit la droite, au lieu de prendre la gauche, et qu’un général ait mis trois jours à chercher la bataille, alors qu’il faisait tout son possible pour l’éviter, ou que l’armée cheminait par une nuit sombre, alors qu’elle marchait par une nuit claire. Ces infidélités n’ôtent rien à la valeur d’une traduction. Ce que nous demandons à une traduction, c’est d’être avant tout une œuvre de style. Les meilleurs traducteurs ne sont ni les grammairiens ni les savants, mais les écrivains et les artistes. Grammairiens et professeurs sont compétents pour le sens des phrases, mais très rarement pour le style. Les traductions les plus célèbres sont des traductions d’écrivains : le Plutarque d’Amyot, le Diodore de Seyssel, l’Hérodote de Saliat, le Tacite de Lavigenère, l’Homère de Leconte de Lisle, le Faust de Gérard de Nerval, le Corbeau de Baudelaire, les citations bibliques de Bossuet, le Journal de Bernal Diaz d’Heredia, le Shakespeare de François Victor Hugo, certains passages de Saavedra où la phrase de Tacite est comme coulée vivante, l’Aminta de Juan Jauregui, qui vaut presque son modèle, etc…
Je vais plus loin. Si un bon helléniste vous dit : « Cette traduction est mauvaise, » ce n’est pas une raison pour le croire, parce que cet helléniste est parfaitement capable de préférer une traduction banale, mais exacte, à une traduction originale, mais fautive. Les savants sont peu sensibles aux qualités littéraires. Leur compétence est souvent dangereuse.
C’étaient des savants et de bons hellénistes, ceux qui propagèrent chez nous les erreurs de Wolf, la pluralité des Homère, la formation de l’Iliade par superpositions de textes et collaborations de rapsodes. C’est contre les savants, qui pendant plus d’un siècle enseignèrent ces absurdités, que des littérateurs sans diplôme défendaient les droits du bon sens et répétaient avec Chateaubriand : « Qu’il y ait eu plusieurs Homère, je laisse aux érudits cette hérésie littéraire. » C’était au nom de la science linguistique que ces messieurs déclaraient péremptoirement : « Ceci est d’Homère. Ceci n’est pas d’Homère. » Aujourd’hui encore, si les théories de Wolf sont à peu près abandonnées, c’est grâce à l’effort de simples écrivains, préoccupés avant tout de juger une œuvre par les procédés d’exécution, le métier et la facture[100].
[100] M. Joseph Bédier a dû faire le même effort contre la science philologique, qui avait embarrassé de tant de rédactions et de traditions la formation de la Chanson de Roland.
La traduction est un gros travail. Filbert Bretin disait dans son vieux langage : « Je publierai hardiment que le travail de traduire est beaucoup plus grand que d’inventer chose nouvelle, ayant déjà essayé et effectué l’un et l’autre, autant que mes trente ans me l’ont permis ; et si a tel acte beaucoup plus d’audace que de récompense, et y a mille fois plus à faire à suivre le frayer d’un autre que de passer librement son chemin. »
Qu’est-ce, en effet, que bien traduire ? Ce n’est pas seulement donner le sens des phrases ; c’est rendre autant que possible les surprises de style, l’audace des mots, le relief d’expressions d’un texte étranger. Bien traduire, c’est faire appel à toutes les ressources de l’art d’écrire ; c’est enrichir sa propre langue de transpositions et d’assimilations infiniment précieuses.
Ce résultat, il faut le dire nettement, ne peut être obtenu que par les traductions qui se rapprochent le plus possible de la littéralité. Le principe de la littéralité rencontre encore des oppositions dans le monde universitaire, où l’on préfère, en général, la traduction bon français, la traduction libre. Sayous a naïvement résumé les objections de ces messieurs : « Je n’ai pas à mettre en présence, dit-il, pour les juger, les deux systèmes de la traduction littérale et de la traduction libre : il y a beaucoup à dire en faveur de l’un comme de l’autre. Chacun a ses avantages. Pour ma part, j’incline à penser qu’à traduire littéralement, le traducteur s’expose à être deux fois traître (vous savez le proverbe italien : traduttore traditore), d’abord envers la langue de son auteur, puis envers la sienne, et qu’il y a plus de fidélité réelle à s’attacher au sens des choses qu’à la couleur des mots[101]. »
[101] Conseils à une mère, etc., p. 191.
J’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi traduire littéralement, c’est s’exposer à être « deux fois traître », et je ne vois pas qu’il y ait contradiction entre s’attacher au sens des choses et s’attacher à la couleur des mots. En tous cas, Sayous demande qu’on « fasse passer dans sa traduction autant que possible les qualités essentielles du maître, celles qui font la physionomie de son style », et il avoue que, pour obtenir ce résultat, il faut être soi-même écrivain. Nous voilà d’accord. Mais ce que nous disons, nous, c’est que ce résultat ne peut être atteint que par la méthode de littéralité, qui, seule, peut rendre quelque chose des beautés de votre modèle. Nous ne demandons pas qu’un traducteur soit grand écrivain ; nous exigeons seulement qu’il soit écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui ait le sens du style, qui sente l’originalité, qui cherche à la rendre. On peut parfaitement avoir le sens du style sans être précisément ce qu’on appelle un grand écrivain. Le pire est de n’être pas écrivain du tout, comme la plupart des grammairiens et des savants.
« Mais, dira-t-on, traduire littéralement, ce n’est pas bien écrire, c’est même quelquefois très mal écrire. » Ce n’est peut-être pas, en effet, très bien écrire, au sens où l’entendent les partisans de la traduction bon français ; mais ce sera toujours une façon de bien écrire que de vouloir rendre la vie, le relief, la force expressive d’un texte étranger.
Ne nous laissons pas troubler par les protestations surannées des apologistes de la docte Mme Dacier. Sans nous attarder à des discussions qui durent depuis le seizième siècle (Dolet, d’Ablancourt, Estienne Pasquier, du Vair, etc.), je m’adresse ici aux personnes sans parti-pris, qui aiment avant tout le style, et je leur dis : « Tenez pour certain que la littéralité est la meilleure méthode pour bien traduire. » Quand nous disons qu’il faut suivre la littéralité, nous voulons dire, évidemment : autant qu’on le peut, car, prise à la lettre, la littéralité conduit à la barbarie. Rivarol cite une traduction de Dante, faite par un abbé Grangier, tellement calquée sur le texte, qu’elle est plus difficile à entendre que le texte même.
Quelques exemples montreront bien ce que nous voulons dire.
S’il y a dans Virgile : Majores cadunt altis de montibus umbræ, je traduirai : les ombres tombent plus grandes des montagnes[102]. S’il y a : Per amica silentia lunæ, je ne dirai pas : « Un clair de lune ami et silencieux, » mais « les silences amis de la lune. » Le mot silence au pluriel peut sembler hardi. Il a pourtant été magnifiquement employé par Chateaubriand : « Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux… » (Génie du christianisme) et par Victor Hugo : « Parmi les noirs déserts et les mornes silences » (Légende des Siècles, la Défiance d’Onfroy) et par Tailhade : « La brande verte et rose dort immobile dans les silences de midi » (Le Paillasson, p. 104). Si Tacite dit : Luna visa est languescere, je dirai : On vit la lune languir. Si je lis dans une comédie grecque : Mets un bœuf sur ta langue, pour signifier : Tais-toi, je dirai : « Mets un bœuf sur ta langue, » quitte à expliquer l’expression en note. Si je trouve dans Lucrèce : Rota solis, je n’écrirai pas : le char du soleil, mais : la roue du soleil, et je dirai : « Les astres tombants » pour le cadentia sidera de Virgile. Dante a dit : Per me si va nella citta dolente… Per me si va nel eterno dolore, je n’aurais pas traduit comme l’a fait Canudo : « On va par moi dans l’éternelle douleur… On va par moi, etc… » J’aurais conservé le tour si expressif qui existe en français : « Par moi l’on va dans la cité dolente… Par moi l’on va dans l’éternelle douleur… » Rivarol l’avait bien vu : « Il faut admirer, dit-il, ces formes de style : « C’est moi qui vis tomber… C’est moi qui vois passer… C’est par moi qu’on arrive… » Je n’aurais cependant pas traduit comme lui l’aer senza stelle par la nuit sans étoiles, sous prétexte « qu’il n’y a pas association dans notre esprit entre air et étoiles » ; j’aurais fidèlement écrit : l’air sans étoiles. Je ne ferai pas dire non plus, comme Vertot à Cicéron, s’adressant aux sénateurs romains : « Messieurs », mais : « Citoyens ».
[102] La Fontaine a admirablement rendu ce vers :
« Jamais je ne sentis davantage les grandes ombres qui descendent des monts, le froid des dernières feuilles ». Michelet, Lettres inédites, p. 41.
Prenons comme exemple le passage de Françoise de Rimini dans l’Enfer de Dante :
Voici la traduction de Rivarol. Je souligne tout ce qu’il ajoute au texte :
« Nous lisions un jour dans un doux loisir comment l’amour vainquit Lancelot. J’étais seul avec mon amant et nous étions sans défiance. Plus d’une fois nos visages pâlirent et nos yeux troublés se rencontrèrent ; mais un seul instant nous perdit tous deux. Lorsqu’enfin l’heureux Lancelot cueille le baiser désiré, alors celui qui ne me sera plus ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper ce livre par qui nous fut révélé le mystère d’amour. »
Voici maintenant la traduction que je proposerais comme la plus littérale possible :
« Nous lisions un jour par plaisir l’histoire de Lancelot et comment l’amour l’étreignit. Nous étions seuls et sans aucun soupçon. Plusieurs fois cette lecture nous troubla les yeux et nous décolora le visage ; mais un seul passage nous vainquit. Quand nous lûmes que ce sourire désiré était baisé par un tel amant, celui-ci, qui ne sera jamais séparé de moi, me baisa la bouche tout tremblant. Galeotti fut l’auteur et le livre. Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. Pendant que l’un des esprits disait cela, l’autre pleurait tellement, que, de pitié, je perdis connaissance, comme si je mourais, et je tombai comme tombe un corps mort. »
Le principe de la littéralité a des ennemis. Renan était du nombre. Voici ce qu’il dit à propos de Tacite :
« Quand vous traduirez Tacite, écrivez du français dans l’esprit de Tacite, car tous les styles ont leur caractère dans toutes les langues. Seulement ce n’est pas en traduisant mot par mot que vous aurez ce style. En un mot, que ce soit le style qui corresponde en français à celui de Tacite, appliqué aux pensées de Tacite, présentées sous le jour et dans l’ordre général de Tacite, voilà tout[103]. »
[103] Nouveaux Cahiers de jeunesse.
Oui, voilà tout. Seulement, je crois que c’est une erreur de s’imaginer qu’en s’éloignant du mot à mot on aura plus de chance de reproduire le style de Tacite ; c’est, au contraire, en se rapprochant le plus possible du mot à mot qu’on arrivera à rendre non seulement la force de chaque expression de Tacite, mais même son tour de style, puisque le style de tout écrivain, en fin de compte, se compose de mots.
Le style de Tacite est, d’ailleurs, si condensé et d’une telle énergie, qu’il faudrait évidemment être déjà soi-même grand écrivain pour le bien traduire. « Sainte-Beuve, dit Welschinger, fait observer que, pour obtenir une résurrection de cet auteur original, il faudrait, entre le traducteur et lui, une égalité, une identité de talent ; et quand même on l’obtiendrait par une sorte de métempsycose, le peu de ressemblance des idiomes empêcherait le succès. »
Rousseau, qui n’était pourtant pas très bon latiniste, essaya ce tour de force. Il osa, dit-il, traduire le premier livre des Histoires de Tacite, « pour apprendre à écrire », suivant le conseil de Boileau, qui demandait que les traductions fournissent des modèles pour bien écrire. « Entendant médiocrement le latin, j’ai dû faire, dit-il, bien des contresens particuliers sur ses pensées ; mais, si je n’en ai point fait en général sur son esprit, j’ai rempli mon but ; car je ne cherchais pas à rendre les phrases de Tacite, mais son style, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce qu’il eût dit en français. »
C’était très bien pour le but spécial que se proposait Rousseau. Il savait trop peu de latin pour aborder la littéralité.
On dit : La traduction littérale est une illusion. On ne traduit rien adéquatement ; on ne peut donner que des équivalents approximatifs. « Turannos, disait Péguy, ne signifie pas roi ; iereus n’est pas prêtre ; polis n’est pas la ville d’aujourd’hui ; ni techna les enfants de nos jours ; trophé non plus n’est pas nourriture. » Évidemment, les mots d’une langue ancienne ne correspondent plus aux mots des langues modernes. Foyer, maison, cirque, parents, clients, citoyens, n’ont plus en français le même sens qu’en latin. Rien de plus vrai et, sans remonter jusqu’au latin, que de mots ont changé de sens dans notre propre langue ! Gendarmes et sergents ne signifient plus ce qu’ils signifiaient il y a trois cents ans… Et Péguy concluait : « C’est pour cela que toute opération de traduction est essentiellement, irrévocablement, irrémissiblement, une opération misérable et vaine, une opération condamnée. »
Il faudrait donc renoncer à toute espèce de traduction, et ce serait tomber dans une autre absurdité. Efforçons-nous, au contraire, de rendre autant que possible les choses identiquement, et n’employons les équivalents que lorsqu’on ne peut faire autrement. On a beaucoup reproché à Amyot l’emploi des équivalents. M. Sturel l’en félicite. Il cite en exemple le mot grec ipparkos. Traduisez-le par l’hipparque, vous ne serez pas compris du public, qui ignore le grec. Amyot le traduit par capitaine de gendarmerie, et il a raison, parce qu’au seizième siècle, les troupes à cheval s’appelaient la gendarmerie ; seulement aujourd’hui gendarmerie n’a plus tout à fait le même sens que du temps d’Amyot.
On ne peut, même dans une traduction littérale, avoir la prétention de rendre les tours de phrases et l’ordre des mots de son modèle. Tout ce qu’on demande est de s’en rapprocher le plus possible. On ne doit employer deux mots pour un, ou recourir à la périphrase, que si l’on y est matériellement obligé, et surtout ne rien déblayer, ne rien raccourcir, ne pas imiter d’Ablancourt, qui supprimait tranquillement ce qu’il jugeait inutile.
Nous ne prétendons pas qu’un mot à mot de Platon ou d’Euripide soit l’idéal de la traduction. Non. Il y faut encore autre chose : il faut tâcher de donner une idée d’ensemble de la phrase écrite. Cela va de soi.
Nous recommandons l’effort vers la littéralité, parce que c’est la seule méthode qui permette de faire passer dans une langue quelque chose de l’originalité d’une autre langue, et de réaliser ce qui doit être pour vous le but de toute traduction : la formation et l’enrichissement du style.
Quand Chateaubriand, dans son Paradis de Milton, écrit : « Le parfum de la terre, après les molles pluies d’été », je ne sais si le mot est dans le texte ; s’il y est, je dis que c’est une bonne acquisition de style, de même que ces expressions de Dante : « Le soleil qui se tait… Un endroit muet de lumière… Une clarté enrouée… L’air noir… Le marais livide ; » et de Milton : « Les ténèbres visibles… Le silence ravi… Les ruisseaux fumants… » Comment ne pas savourer la traduction de Job par Chateaubriand : « La pourriture est dans mes os et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair. Le poil de mon corps s’est hérissé et j’ai senti passer sur ma face comme un petit souffle. »
« J’ai donné le plus souvent possible, dit M. Dauzat, des traductions personnelles dans lesquelles je me suis efforcé de serrer les originaux de très près, pour conserver le relief et la couleur, fût-ce au prix de quelque rudesse d’expression et d’alliances de mots inhabituelles en français. Jamais je n’avais autant remarqué combien les traducteurs sabotent et banalisent les textes[104]. »
[104] Le Sentiment de la nature, préface, p. 6.
Chateaubriand déclare dans la préface du Paradis perdu (avertissement) :
« La traduction littérale me paraît toujours la meilleure : une traduction interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu’elle a de sauvage. » Dans une lettre qu’il écrivait à Hippolyte Lucas (29 août 1836), Chateaubriand déclare qu’il à voulu faire « une traduction mot à mot, un ouvrage stéréotype »[105]. Il n’a peut-être pas tout à fait réalisé son rêve. Mais ceci est une autre affaire.
[105] Portraits et souvenirs, par H. Lucas, p. 10.
Henri Heine poussait très loin le principe de la littéralité : « Il cherchait, dit Gohin, à faire passer dans notre langue des audaces de mots, des « accouplements étranges que l’allemand peut se permettre, mais que le français ne peut accepter à aucun prix. » C’était là, prétendait l’auteur des Reisebilder, « un moyen de rajeunir notre langue et d’étendre nos idées »[106]. Et M. Gohin cite à l’appui ce que dit Édouard Grenier dans ses Souvenirs littéraires : « J’eus des luttes à supporter, dit E. Grenier, avec l’auteur pour cette traduction comme pour les autres. Il s’obstinait à vouloir faire passer dans le français des audaces de mots… Je ne pouvais lui faire entendre raison sur ce chapitre-là. Il s’en était fait un système, qu’il a exposé dans la préface de ses Reisebilder[107]. »
[106] La langue française, p. 26.
[107] Grenier, Souvenirs littéraires, p. 58.
Voici ce que dit Heine dans cette préface[108] :
[108] Reisebilder, 1re édition, 1834. Préface.
« Il sera toujours difficile de déterminer comment on doit traduire un auteur allemand en français. Doit-on modifier les images et les pensées, lorsqu’elles ne répondent pas au goût civilisé des Français, ou qu’elles leur semblent exagérées, désagréables et même ridicules ? Ou bien doit-on introduire dans le beau monde de Paris l’Allemagne mal léchée, avec toute son originalité d’outre-Rhin, avec tous ses germanismes fantastiquement coloriés, chargés de parures ultra-romantiques ? Pour ma part, je ne pense pas qu’on doive traduire l’allemand mal léché dans un français bien apprivoisé, et je me présente moi-même dans ma barbarie native. Le style, l’enchaînement des idées, les transitions, les saillies burlesques, les expressions inaccoutumées, tout le caractère de l’originalité allemande a été rendu mot à mot dans cette traduction française des Reisebilder, avec une fidélité qu’il était impossible de pousser plus loin. L’esthétique, l’élégance, le charme et la grâce ont été sacrifiés partout impitoyablement à la fidélité littérale. C’est maintenant un livre allemand en langue française, et ce livre n’a pas la prétention de plaire au public français, mais bien de faire connaître à ce public une originalité étrangère. Bref, je veux instruire et non pas seulement amuser. C’est de telle manière que nous autres, Allemands, avons traduit les auteurs étrangers, et nous avons eu l’avantage d’acquérir ainsi de nouveaux points de vue, de nouvelles formes de mots et des tournures nouvelles. Une acquisition semblable ne saurait vous nuire. »
Henri Heine a raison : c’est par la traduction littérale qu’on obtient l’enrichissement de la langue et du style.
Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la traduction est un travail très difficile, et la traduction des poètes plus encore que celle des prosateurs. Le talent poétique consistant surtout dans l’expression, plus un poète est original, plus il semble difficile à traduire. Je ne m’explique pas très bien, à ce propos, le mot de Gœthe, que cite M. Maurevert[109].
[109] Le Livre du plagiat, p. 73.
« Honneur sans doute au rythme et à la rime, caractères primitifs et essentiels de la poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l’impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral, dans une œuvre poétique, c’est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. »
Je me demande ce qui resterait des Orientales et des Contemplations traduites en prose anglaise ou allemande, et si ce qui pourrait en rester agirait avec « efficacité » sur le « moral » du lecteur et pourrait légitimement représenter la « valeur réelle » de ces poèmes. Je crois que c’est tout le contraire ; et Gœthe aurait dû dire : « Ce qui reste ordinairement d’un bon poète dans une traduction, ce n’est rien ou presque rien, car le talent d’un grand poète réside surtout dans la magie des mots et l’originalité de la forme. »
Les bonnes traductions. — La valeur d’Amyot. — Homère et Leconte de Lisle. — Leconte de Lisle et la littéralité. — Les traductions de Bossuet. — Bossuet et la Bible.
La France est un frappant exemple de l’influence que la traduction peut exercer sur la littérature et sur l’art d’écrire. C’est dans nos traductions grecques et latines qu’il faut chercher les origines et la formation de notre première grande renaissance littéraire au seizième siècle.
Ce sont les traducteurs, les Amyot, les Saliat, Vigenère, Seyssel, Pressac, etc., qui, en faisant passer dans leur style l’audace et l’originalité des textes, comme le conseillaient Ronsard et la Pléiade, ont été, plus encore que Rabelais et Calvin, les véritables fondateurs de la prose française. Notre prose française a débuté par être traductrice, et ce mouvement s’est continué longtemps encore au dix-septième siècle, avec la vogue de Machiavel, des Italiens et des Espagnols. Montaigne lui-même ne vient qu’après Amyot ; c’est un Amyot de génie, un Amyot supérieur, un Amyot rhétoricien et classique. Dieu sait tout ce qu’il devait à l’auteur français des Œuvres morales de Plutarque et plus étroitement encore à la langue latine, que Montaigne parlait depuis sa jeunesse. Un volume ne suffirait pas à montrer l’influence des grands traducteurs sur notre langue. Un spécialiste de Montaigne, M. Willey, a effleuré ce beau sujet d’étude dans un petit livre qui contient de précieux extraits d’auteurs.
La traduction est certainement le meilleur des exercices de style. Malheureusement tout le monde n’est pas capable de traduire. En ce cas, on peut parfaitement se contenter de lire de bonnes traductions. La lecture d’une bonne traduction est également un excellent moyen d’apprendre les secrets de l’art d’écrire.
Il y a peu de très bonnes traductions. On cite le Faust de Gérard de Nerval, qui, disait Gœthe à son secrétaire Eckermann, est un véritable prodige. Son auteur deviendra l’un des plus purs écrivains de la France ». Gœthe devinait juste. Tous ceux qui ont aimé et qui aiment encore le délicieux Virgile, liront avec plaisir la traduction des Bucoliques de M. Gaston Armelin. Après avoir fait dans sa préface une juste critique des mauvaises traductions de Virgile, bon français élégant, embellissements ou travestissements du texte, M. Armelin nous présente une traduction qui a ceci d’original qu’elle rend vers par vers le texte latin. M. Armelin a réussi ce tour de force. Il a fait passer chaque vers latin dans un vers français.
Citons encore la traduction de Shakespeare par François Victor Hugo, la meilleure et la plus fidèle. « J’ai simplement tâché, dit-il, d’être littéral et littéraire » et le Corbeau d’Edgard Poë par Baudelaire : « Ceux des Américains qui connaissent bien notre langue, disent qu’ils préfèrent lire les contes d’Edgard Poë dans la traduction de Baudelaire, et que c’est depuis cette lecture que leur compatriote leur est apparu comme un grand styliste. »
Le plus célèbre de nos traducteurs français est notre vieil Amyot qui nous a donné la Vie des grands hommes et les Œuvres morales de Plutarque. Il existe encore des préjugés contre Amyot. On dit : « C’est un autre Plutarque ; il ne savait pas le grec ; il a fait deux mille contre-sens. » Reproches injustes. Le fameux philologue Lambin disait qu’Amyot connaissait le grec mieux que tous les savants de son époque. Huet, dont on sait la haute compétence, louait la fidélité de cette traduction. Auteur d’un des meilleurs livres que nous ayons sur cette question, M. René Sturel affirme qu’Amyot est bien réellement le meilleur traducteur de Plutarque. C’est aussi l’opinion de Blignières dans son remarquable ouvrage resté classique[110]. Sans doute Amyot ne savait pas aussi bien le grec qu’Henri Estienne ; mais, quoique ne faisant pas profession d’érudition, il avait une chaire de grec et il étudia Plutarque pendant des années sur les manuscrits, avant de publier sa traduction de 1559.
[110] Essai sur Amyot, p. 193.
Dire que cette traduction n’est pas bonne, parce qu’il y a des contre-sens, c’est comme si on disait que Saint-Simon est un mauvais écrivain parce qu’il est incorrect. Sait-on à quoi se réduit cette légende des contresens d’Amyot, qui fait sourire avec raison M. Sturel ? Elle remonte à l’académicien Mériziac, écrivain obscur et lui-même auteur d’une traduction qui ne vit jamais le jour. Ce Mériziac, pour préparer son propre succès, ne trouva rien de mieux que de dénigrer Amyot ; et en 1635, dans un célèbre discours dont Ménagiana nous a conservé le texte, il refusa tout crédit à Amyot et se fit une gloire de signaler pompeusement ses prétendues faussetés, erreurs, additions et ignorances. Mériziac affirmait avoir découvert chez Amyot plus de deux mille contre-sens. Ce chiffre augmenta ; on le porta à huit mille, puis à dix mille. « Aucune critique, dit Blignières, n’avait établi ce chiffre. C’était un compte qui grossissait, comme il arrive, sous la plume des écrivains qui le rapportent (p. 202). « Et savez-vous, dit Blignières, à quoi se réduisent ces contre-sens, ces « méprises », ces « injustices » ? A quelques erreurs de mythologie ou d’histoire, traductions inexactes d’un mot sans valeur, altérations d’un obscur nom propre, quelque inadvertance qui bien rarement intéresse gravement le sens : voilà à quoi se réduisent ces fautes. » Blignières cite tout au long les erreurs et les bévues de Mériziac, qui a « tout grossi et dénaturé » ; et, en bon helléniste qui a vu les textes, il dit qu’il faut s’étonner, au contraire, qu’Amyot ait fait si peu de fautes.
Non seulement Amyot savait le grec ; mais, s’il faut en croire des juges compétents, son style prolixe et diffus est celui qui se rapprocherait le plus du style de Plutarque.
« La langue dont Amyot faisait usage, dit Philarète Chasles, s’accordait avec le caractère de l’écrivain original. La tournure d’esprit du traducteur se prêtait si bien à l’expression des pensées, à la reproduction du style de Plutarque, que souvent l’aumônier de Bellosane et l’écrivain de Cheronée semblent se confondre : vous êtes tenté de croire qu’Amyot, devenu Plutarque, vous parle en son propre nom. Cette harmonie du style et des idées, malgré l’inexactitude assez fréquente de la version et la prodigieuse abondance du style d’Amyot, a fait et conservé sa renommée. Jamais traducteur ne s’est plus intimement associé à son modèle : dans cette métamorphose, le génie national ne l’abandonne jamais… Amyot invente avec goût et ce qu’il tire du grec est encore français ; ses tournures, ses périodes ont toujours le caractère de notre idiome. Il fond si heureusement avec son français les expressions helléniques, qu’il semble nous rendre ce qu’il nous donne et retrouver ce qu’il emprunte[111]. »
[111] Ph. Chasles, Études sur le seizième siècle en France, p. 136.
C’est ce que dit Blignières : « Amyot imite et semble inventer ; il emprunte, et vous diriez que c’est son bien qu’il retrouve ; lisez ce passage, voici le tour grec, voilà la locution latine, et pourtant la phrase est toute française. C’est que ces nouvelles formes de langage sont si bien naturalisées dans notre idiome, qu’elles paraissent y avoir pris naissance[112]… »
[112] Essai sur Amyot, p. 193.
Universelle au seizième siècle, la réputation d’Amyot s’est continuée jusqu’à nos jours. Sa traduction, dit Vigneul-Marville, fera toujours « les délices des personnes qui préfèrent la naïveté d’un style qui n’est plus en usage à l’exactitude d’un auteur plus moderne ». Les vrais écrivains préféreront toujours Amyot à la traduction froide et correcte de Ricard[113].
[113] A Rome, à la table de l’ambassadeur de France, Montaigne défendit les mérites d’Amyot.
Cette naïveté dont parle Vigneul-Marville, on ne la trouve pas seulement chez Amyot, mais dans Montaigne, Rabelais et les auteurs du seizième siècle. Sainte-Beuve fait observer (M. Sturel le rappelle) que toutes les langues vieillies paraissent naïves. Rabelais, Montaigne, Amyot ne songeaient pas le moins du monde à être naïfs. Ils étaient naïfs sans le savoir, comme les peintres primitifs qui, dans la campagne florentine, copiaient en réalistes les paysages et les figures qu’ils voyaient.
Ce que nous disons de la traduction d’Amyot, nous pouvons le dire de la traduction de Saliat. L’Histoire d’Hérodote de Saliat est écrite dans une prose merveilleusement souple, moins touffue peut-être, mais plus dense que la prose d’Amyot. Saliat aussi a commis des contre-sens et il est peu fidèle, dit M. Villey ; mais son style, comme celui d’Amyot, a gardé la naïveté du texte grec.
Il y a une autre traduction qu’il faut absolument connaître, si l’on veut apprendre à écrire, ou même tout simplement si on veut se rendre compte de ce que c’est qu’une vraie description : c’est la traduction d’Homère par Leconte de Lisle. Le manque d’une bonne traduction a créé autour d’Homère une réputation d’ennui qui suffit à expliquer la querelle des Anciens et des Modernes et les blasphèmes académiques de Perrault. C’est ce qu’avait très bien compris Boileau, quand il précisait avec tant de compétence en quoi consistait le génie d’Homère, et quand il affirmait que, si on en donnait une belle traduction, il ferait certainement « l’effet qu’il doit faire et qu’il a toujours fait ». (Lettre à Brossette, 10 novembre 1699.)
Il n’existe qu’une traduction d’Homère qui soit réellement vivante : c’est celle de Leconte de Lisle. Les autres traducteurs (de Mme Dacier à Bitaubé) ne se sont jamais préoccupés de rendre ce qu’il y a de personnel et de réaliste dans Homère, ce qui constitue vraiment Homère, la vie, le relief, car il ne faut pas oublier qu’Homère est un réaliste à la façon de Gautier et de Flaubert. Homère détaille le fait, décompose le mouvement humain, isole la sensation, s’y complaît en peintre impassible. On a même signalé la vérité anatomique des blessures décrites dans l’Iliade. Ne reprochons donc pas à Leconte de Lisle une brutalité qui se trouve dans Homère. Qu’il manque à cette traduction la fluide douceur de la plus belle des langues, c’est incontestable ; mais il manque bien autre chose aux traductions classiques dont on vante la platitude blafarde et la niaiserie élégante.
On blâme chez Leconte de Lisle l’emploi excessif de la préposition et. Or, ces et sont presque tous dans le texte. On raille sa dureté, l’archaïsme de ses noms propres, Zeus pour Jupiter, Akhilleus pour Achille, Poséidon (Neptune), Athéné (Minerve), Andromakè (Andromaque), Akhaïen (grec), Arès (Mercure), Aïneias (Énée), Aidès (Enfer), Heré (Junon), Ouranos (le Ciel), Okeanos (Océan), Aias (Ajax), Peleus (Pelée), Menelaos (Ménélas), etc. Ces vieux noms sont évidemment inutiles et le traducteur eût très bien pu dire : Vénus, au lieu d’Aphrodite, Vulcain pour Hephaïstos, Saturne pour Kronos. Il ne faut voir dans ce parti-pris, auquel on s’habitue très vite, qu’un excès de réaction un peu puéril contre les fades appellations des mythologistes à la Desmoustiers.
On reproche encore à Leconte de Lisle ses infidélités et ses contre-sens. Il est possible, en effet, qu’il n’ait pas très bien su le grec, et cela n’a pas beaucoup d’importance[114]. Valait-il mieux ne point faire de contre-sens et être illisible ? Ce qui est sûr, c’est que, malgré tous ses défauts, sa traduction est certainement celle qui donne avec le plus d’intensité la sensation d’Homère. Grâce à Leconte de Lisle, nous avons enfin une traduction faite par un écrivain et un artiste, comme le demandait Taine, qui regrettait qu’on n’ait eu jusqu’alors que des traductions signées par des érudits et des hommes de cabinet.
[114] Traduire une langue ne prouve pas qu’on sache cette langue. Tout homme qui a fait ses classes peut traduire de l’italien sans savoir l’italien.
Le grand mérite de Leconte de Lisle, c’est son effort de littéralité. Il a osé faire ce que ses devanciers n’avaient pas fait. Il l’explique dans son avertissement. « Le temps des traductions infidèles est passé, dit-il. Il se fait un retour manifeste vers l’exactitude du sens et la littéralité. Ce qui n’était, il y a quelques années, qu’une tentative périlleuse, est devenu un besoin réfléchi de toutes les intelligences élevées. La traduction de l’Iliade que nous publions aujourd’hui offrira, ce nous semble, une idée plus nette et plus vraie de l’œuvre homérique, que celle qu’en ont donnée les versions élégantes de tant d’écrivains, remarquables et savants, sans doute, mais qui n’ont pas cru devoir reproduire dans son caractère héroïque et rude la poésie des vieux rapsodes connue sous le nom collectif d’Homère. »
Leconte de Lisle a été fidèle à son programme. Sa traduction est celle qui se rapproche le plus du mot à mot original. On peut s’en convaincre en la comparant aux traductions interlinéaires d’Hachette à l’usage des lycées. Prenons au hasard dans l’Odyssée (ch. XXII) le passage de la mort des prétendants :
Traduction littérale et juxta-linéaire |
Traduction Leconte de Lisle |
Il dit, et dirigea contre Antinoüs une flèche amère. Or celui-ci allait enlever une belle coupe d’or à deux anses ; et déjà il la maniait entre ses mains, afin qu’il bût du vin ; et le meurtre n’était pas à souci à lui dans son cœur. Qui aurait pensé qu’un (homme), seul au milieu de plusieurs parmi des hommes convives, même s’il était tout à fait fort, devoir apprêter à lui et la mort mauvaise et la Parque Noire ? | Il parla ainsi et il dirigea la flèche amère contre Antinoüs. Et celui-ci allait soulever à deux mains une belle coupe d’or à deux anses, afin de boire du vin, et la mort n’était point présente à son esprit ; et, en effet, qui eût pensé qu’un homme, seul au milieu de convives nombreux, eût osé, quelle que fût sa force, lui envoyer la mort et la Ker noire ? |
Et Ulysse ayant atteint frappa lui d’une flèche au gosier, et la pointe alla d’outre en outre à travers le cou tendre. Et il fut penché de l’autre côté, et la coupe tomba à lui de la main, (lui) ayant été frappé ; et aussitôt un jet épais de sang humain vint à travers les narines, et promptement (l’) ayant frappée du pied, il écarta de lui la table et renversa les mets à terre ; et le pain et les viandes grillées furent souillées. Et les prétendants firent du tumulte dans le palais, quand ils eurent vu l’homme tombé ; et ils se levèrent des sièges, s’étant élancés dans la salle, cherchant des yeux de tous côtés vers les murailles bien construites ; et ni bouclier n’était quelque part ni lance solide pour prendre… | Mais Odysseus le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou délicat. Il tomba à la renverse et la coupe s’échappa de sa main inerte, et un jet de sang sortit de sa narine et il repoussa des pieds la table, et les mets roulèrent épars sur la terre, et le pain et la chair rôtie furent souillés. Les prétendants frémirent dans la demeure quand ils virent l’homme tomber. Et, se levant en tumulte de leurs sièges, ils regardaient de tous les côtés sur les murs sculptés, cherchant à saisir des boucliers et des lances… |
Eurymachos tira (son) glaive acéré d’airain, aiguisé des deux côtés ; et il s’élança sur lui en criant d’une façon terrible ; mais en même temps le divin Ulysse, envoyant une flèche, (lui) frappa la poitrine auprès de la mamelle et enfonça dans le foie à lui le trait rapide, et donc il laissa tomber (son) glaive de (sa) main à terre et, se renversant en arrière, il tomba sur la table en tournant ; et il répandit à terre les mets et la coupe double, et celui-ci frappa la terre de (son) front étant affligé en (son) cœur et ruant de (ses) deux pieds, il ébranla (son) siège et l’obscurité se répandit sur ses yeux. | Eurymakos tira son épée aiguë à deux tranchants, et se rua sur Odysseus, en criant horriblement, mais le divin Odysseus, le prévenant, lança une flèche et le perça dans la poitrine, auprès de la mamelle, et le trait rapide s’enfonça dans le foie. Et l’épée tomba de sa main contre terre et il tournoya près d’une table, dispersant les mets et les coupes pleines ; et lui-même se renversa en se tordant et en gémissant, et il frappa du front la terre, repoussant un thrône de ses deux pieds et l’obscurité se répandit sur ses yeux. |
Et Amphinome fondit sur le glorieux Ulysse, s’étant élancé en face ; et il tira (son) glaive acéré, (pour voir) si de quelque façon (Ulysse) se retirerait à lui de la porte. Mais donc Télémaque prévint lui et, frappant par derrière, avec une lance garnie d’airain, entre les épaules, et fit passer (la lance) à travers la poitrine et, étant tombé, il retentit et frappa la terre de tout son front. Mais Télémaque s’élança loin (de lui) ayant laissé là même des Amphinome la lance à la longue ombre, car il craignait grandement que quelqu’un des Achéens ou, s’étant élancé, ne frappât de (son) glaive ou ne blessât (du glaive) penché en avant (lui) retirant la longue lance. | Alors Amphinomos se rua sur le magnanime Odysseus, après avoir tiré son épée aiguë, afin de l’écarter des portes ; mais Telemakos le prévint en le frappant dans le dos entre les épaules, et la lance d’airain traversa la poitrine, et le Prétendant tomba avec bruit et frappa la terre du front. Et Telemakos revint à la hâte, ayant laissé sa longue lance dans le corps d’Amphinomos, car il craignait qu’un des Achaïens l’atteignît, tandis qu’il l’approcherait et le frappât de l’épée sur sa tête penchée. |
(Traduction littérale juxtalinéaire par S. Sommer. Hachette.) | |
Citons encore le passage qui suit la mort des prétendants : | |
Traduction juxta-linéaire par E. Sommer |
Traduction Leconte de Lisle |
Ulysse dit ces paroles ailées : | Ulysse dit ces paroles ailées : |
« Commencez maintenant à emporter les cadavres et ordonnez aux femmes de les emporter ; puis ensuite songez à purifier les sièges très-beaux et les tables avec de l’eau et des éponges aux-trous-nombreux. Mais après que déjà vous aurez mis-en-ordre toute la maison, ayant emmené les servantes du palais solidement-établi, entre et le pavillon et l’enceinte irréprochable de la cour songez à les frapper avec des épées à longues pointes, jusqu’à ce que vous ayez enlevé la vie à toutes et qu’elles aient oublié Vénus (les plaisirs) que donc elles offraient aux prétendants et s’unissaient avec eux en cachette. » | « Commencez à emporter les cadavres et donnez des ordres aux femmes. Puis avec de l’eau et des éponges poreuses purifiez les beaux thrônes et les tables. Après que vous aurez tout rangé dans la salle, conduisez les femmes hors de la demeure, entre le dôme et le mur de la cour, et frappez-les de vos longues épées aiguës, jusqu’à ce qu’elles aient toutes rendu l’âme, et oublié Aphrodite, qu’elles goûtaient en se livrant en secret aux prétendants. » |
Il dit ainsi ; et les femmes vinrent toutes serrées, se lamentant terriblement, versant des larmes abondantes. D’abord donc elles emportaient les corps morts, et les déposaient donc sous le portique de la cour à-la-belle-enceinte, s’appuyant les unes sur les autres ; et Ulysse leur commandait, les pressant lui-même ; et celles-ci les emportaient aussi par nécessité. | Il parla ainsi et toutes les femmes arrivèrent en gémissant lamentablement et en versant des larmes. D’abord, s’aidant les unes les autres, elles emportèrent les cadavres, qu’elles déposèrent sous le portique de la cour. Et Odysseus leur commandait et les pressait et les forçait d’obéir. |
Puis ensuite elles purifiaient les sièges très-beaux et les tables avec de l’eau et des éponges aux-trous-nombreux. Cependant Télémaque et le bouvier et le porcher raclaient avec des pelles le sol de la demeure construite solidement ; et les servantes enlevaient (les ordures) et les déposaient dehors. Mais après que ils eurent mis-en-ordre tout le palais, ayant fait-sortir alors les servantes du palais solidement établi entre et le pavillon et l’enceinte irréprochable de la cour, ils les rassemblaient à l’étroit, (dans un endroit) d’où il n’était pas possible de s’échapper. Et le sage Télémaque commença à eux à parler : | Puis elles purifièrent les beaux thrônes et les tables avec de l’eau et des éponges poreuses. Et Telemakhos, le bouvier et le porcher nettoyaient avec des balais le pavé de la salle, et les servantes emportaient les souillures et les déposaient hors des portes. Puis, ayant tout rangé dans la salle, ils conduisirent les servantes hors de la demeure, entre le dôme et le mur de la cour, les renfermant dans ce lieu étroit d’où on ne pouvait s’enfuir. Et alors le prudent Telemakhos parla ainsi le premier : |
« Que donc je n’enlève pas la vie par une mort pure à celles qui donc ont versé les opprobres sur ma tête et sur notre mère et qui dormaient auprès des prétendants. » | « Je n’arracherai point par une mort non honteuse l’âme de ces femmes qui répandaient l’opprobre sur ma tête et sur celle de ma mère et couchaient avec les prétendants. » |
Il dit donc ainsi ; et ayant attaché à la grande colonne du pavillon le câble d’un vaisseau à-la-proue-azurée il le jeta autour d’elles, l’ayant tendu en haut, de peur que quelqu’une n’arrivât jusqu’au sol avec ses pieds. | Il parla ainsi et il suspendit le câble d’une nef noire, et il le tendit autour du dôme, de façon à ce qu’aucune d’entre elles ne touchât du pied la terre. » |
Et comme lorsque ou des grives aux-larges-ailes ou des colombes ont donné dans un filet, qui se trouvait sur un buisson, entrant (voulant entrer) dans leur nid, et une couche odieuse les a reçues ; ainsi celles-ci avaient leurs têtes à-la-file, et des nœuds étaient autour de tous les cous afin qu’elles mourussent de-la-façon-la-plus-déplorable ; et elles se débattirent avec les pieds un moment, non fort longtemps. | De même que les grives aux ailes déployées et les colombes se prennent dans un filet au milieu des buissons de l’enclos où elles sont entrées et y trouvent un lit funeste ; de même ces femmes avaient le cou serré dans les lacets afin de mourir misérablement ; et leurs pieds ne s’agitèrent point longtemps. |
On peut continuer ces citations. Partout la comparaison du texte montrera que le seul reproche ou plutôt le plus bel éloge qu’on puisse faire de la traduction Leconte de Lisle, c’est d’être la plus littérale, celle qui se rapproche le plus du mot à mot d’Homère.
Bossuet est encore un bel exemple du profit qu’on peut retirer du travail des traductions. C’est par la lecture ou la traduction des textes étrangers que Bossuet a trouvé ses hardiesses d’expressions, ses surprises d’images, ses audaces si personnelles, ses transpositions de mots, ses intarissables ressources de style. L’originalité de Bossuet s’est formée par l’étude familière des Pères de l’Église, Cyprien, Tertullien, Chrysostome et surtout saint Augustin, comme il le dit lui-même dans sa Lettre au cardinal de Bouillon. C’est à cette source qu’il a, pendant la première moitié de sa carrière, incessamment retrempé son imagination créatrice. Ce sont les Pères de l’Église qui lui ont donné ces singularités de style dont s’étonnaient ses contemporains, quand ils l’entendaient appeler Dieu, d’après Tertullien, le souverain grand, Jésus l’Illuminateur des antiquités, le corps de la Vierge une chair angélisée. « Il s’appuie sur la doctrine des Pères, dit Gandar ; il se sert même de leurs expressions ; il les imite, il les traduit ou les paraphrase. Et il nous faut les indications de l’orateur lui-même pour distinguer, dans la trame unie de son discours, ce qu’il emprunte de ce qu’il a tiré de son propre fonds… tant Bossuet est dans son naturel, lorsqu’il reprend la pensée des Pères. »
Mais ce que Bossuet doit aux Pères de l’Église n’est rien, à côté du travail de transfusion auquel il s’est livré en lisant la Bible, pendant la seconde partie de sa carrière d’orateur. Aucune littérature n’offre un tel exemple d’assimilation.
Et, notons-le tout de suite, Bossuet n’a pas hésité un instant entre les deux méthodes de traduction. Comme Chateaubriand, Leconte de Lisle et Henri Heine, et malgré les partisans du bon français, le père Bouhours, la Bible de Mons et les fades élégances de Sacy, Bossuet a adopté le principe de la littéralité pour ses traductions de l’Apocalypse, du Cantique des cantiques, des versets bibliques et celles des Évangiles faites au cours de ses Sermons.
Dans son remarquable ouvrage, la Bible et Bossuet, le père de La Broise montre par une série d’exemples jusqu’à quel point le grand orateur a poussé cet effort de littéralité : « Bossuet, dit-il, cherche à rendre fidèlement la phrase de l’auteur sacré, lors même qu’elle est obscure et hardie. Loin d’ajouter quoi que ce soit, comme Bouhours et Sacy, le grand orateur préfère rester obscur et bizarre, quitte à s’expliquer ensuite en marge ou en notes. »
Ainsi il est dit dans l’Apocalypse (XIII, 10) : Hic est patientia et fides sanctorum. La version de Mons traduit : « C’est ici que doit paraître la patience et la foi des saints. » Le père Bouhours : « Voici le temps de la constance et de la fidélité des saints. » Bossuet dit littéralement : « C’est ici la patience et la foi des saints. »
Les traductions de Bossuet, dit La Broise, l’emportent presque toujours sur celles de ses contemporains, parce qu’elles serrent davantage le texte, et qu’elles sont plus brèves et plus fortes.
L’Apocalypse dit : Et stellæ de cœlo ceciderunt super terram, sicut ficus emittit grossos suos, cum a venti magno movetur (VI, 13). Le P. Amelotte traduit : « Les étoiles du ciel tombèrent en terre, comme les figues tombent d’un figuier, lorsqu’il est agité par un grand vent. » Le P. Bouhours : « Les étoiles tombèrent du ciel sur la terre, de même que les figues qui ne mûrissent point tombent d’un figuier agité par un grand vent. » Richard Simon : « Les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues encore vertes tombent d’un figuier lorsqu’il est agité par un grand vent. » Godeau : « Et les étoiles tombèrent du ciel comme on voit tomber les figues-fleurs du figuier, lorsqu’elles sont secouées par un grand vent. » Bossuet dit : « Les étoiles tombèrent du ciel en terre, comme lorsque le figuier, agité par un grand vent, laisse tomber ses figues vertes. » Évidemment, c’est Bossuet qui est le plus près du texte. Pour ma part, j’aurais même dit, pour serrer de plus près les mots : « Et les étoiles tombèrent du ciel sur la terre, comme le figuier laisse tomber ses figues vertes, quand il est agité par un grand vent. »
Sacy atténuait les comparaisons trop imagées en ajoutant un : comme. « Votre nom est comme une huile qu’on a répandue… Mon bien-aimé est pour moi comme un bouquet de myrrhe… Vos yeux sont comme les yeux des colombes… » Bossuet traduit exactement : « Votre nom est un parfum répandu… Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe… Vous avez des yeux de colombe… »
Le grand orateur ne recule jamais devant l’expression forte. On lit dans Jérémie (XXXI, 7) : Exsultate in lætitia Jacob, et hinnite contra caput gentium. Sacy traduit : « Jacob tressaillez de joie, faites retentir des cris d’allégresse à la tête des nations. » Bossuet ose écrire : Réjouissez-vous, ô Jacob, hennissez contre les gentils », comme il a dit ailleurs : « Les hennissements de la passion. »
Bossuet dit le P. de la Broise, « semble prêt à faire violence à toute construction française. Il va aussi loin qu’il peut et ne s’arrête que devant l’impossible. » En signalant ses « hardiesses de mots ou de constructions », le P. de la Broise ne cesse de louer le grand orateur « d’avoir été littéral, d’avoir enrichi par une heureuse audace notre vocabulaire et notre syntaxe, d’avoir brisé les moules convenus ».
« Les traductions de Bossuet, dit-il, où les expressions de l’original sont si scrupuleusement respectées, ont par là même une certaine couleur locale. Cette qualité manquait souvent aux traducteurs du dix-septième siècle ; elle a été portée par ceux du nôtre jusqu’à l’exagération. Au temps de Louis XIV, on habillait les auteurs anciens à la française… De nos jours, on s’applique à conserver à Homère la barbarie de son époque, à Eschyle l’énergie sauvage de son style, aux historiens la valeur exacte de leurs termes militaires et administratifs ; et parfois, à force de traduire le latin par le latin et le grec par le grec, on fait une version inintelligible à quiconque ignore la langue originale. Bossuet est entre les deux, se ressentant parfois des défauts de son temps, ne tombant jamais dans les excès du nôtre[115]… »
[115] P. 29.
Bossuet, en effet, a souvent employé, lui aussi, pour son royal élève et devant son auditoire de Versailles, des traductions banales en « style poli de la Cour » ; mais ce n’est pas son habitude et il revient vite à ses règles ordinaires, qui sont, dit La Broise : « Recherche de la précision, plus que de la correction, langue légèrement archaïque, respect des traductions anciennes et traditionnelles. »
Bossuet va jusqu’à conserver le plus qu’il peut les hébraïsmes de son modèle. Vous retrouvez chez lui : « Le sang de Jésus a inondé nos têtes, (Innundaverunt aquæ super caput meum) « Versez des larmes avec des prières (Effundo orationem meam) et surtout l’incessant emploi des substantifs bibliques, que nous avons souvent signalés : « Nos ignorances (ignorantias meas), les profondeurs de Satan » (altitudines Satanæ).
L’exemple de Bossuet suffirait seul à prouver que traduire, c’est apprendre à écrire, et que les meilleurs traductions seront toujours les traductions littérales.
Le métier de journaliste. — Les grands journalistes. — Le journalisme et le style. — La manie des conférences. — Alexandre Dumas conférencier. — Le style et les conférences.
Un ensemble de conseils sur le métier de journaliste demanderait un volume. Jamais sujet ne fut plus d’actualité. Le journalisme a tout envahi. C’est plus qu’une carrière : c’est une immense réserve d’hommes, une salle d’attente où s’abritent, se préparent et s’épuisent les trois quarts des jeunes écrivains contemporains. Non seulement les débutants cherchent à gagner leur vie dans le journalisme ; mais des gens très arrivés, poètes, romanciers, auteurs dramatiques ou simples fonctionnaires, sont enchantés de remplir une rubrique dans un journal et d’aborder une carrière qui n’exige aucune compétence et où « il y a de la place pour tout le monde ». Un journal comprend une infinité de besognes, articles politiques, articles littéraires, grand et petit reportage, interviews, chroniques, échos, informations, dépêches, tribunaux, correspondances, théâtres. Celui qui a la vocation d’écrire ne demande qu’à entrer dans un journal pour assurer son indépendance et attendre l’avenir.
Le talent d’un homme faisait autrefois la réputation d’un journal. Du temps de Timothée Trimm, on achetait le journal pour lire un article. Il y avait de grands journalistes, comme Louis Veuillot, Carrel, Girardin, Hervé, John Lemoinne, qui furent la gloire de leur profession et quelquefois les maîtres de la politique. Un volume entier n’aurait pas eu plus de retentissement que le fameux article de Chateaubriand dans le Mercure : « En vain Néron prospère, Tacite est né… » L’avènement des feuilles d’information, la partie matérielle, publicité, dépêches, nouvelles, ont rejeté au second plan l’importance de l’élément littéraire, et peu à peu supprimé le rôle du talent personnel dans la presse. Le public a perdu l’habitude de penser et se contente d’être mis au courant de ce qui se passe. Les dispositions intellectuelles les plus géniales ne résistent pas aux déplorables conséquences de l’improvisation quotidienne. Les meilleurs dons d’un écrivain sont à peu près inutilisés dans un journal. On fait simplement partie d’un rouage qui fonctionne. Comme personne, pas même Émile de Girardin, n’est capable d’avoir une idée par jour, on use inutilement ses forces à remonter l’éternel rocher de Sisyphe, qui vous retombe sur les épaules.
Flaubert, dans sa Correspondance, parle des dures besognes auxquelles le journalisme condamne aujourd’hui un poète qui ne veut pas mourir de faim. « Qu’est-ce qu’ils vont encore nous faire faire ? » disait Gautier en arrivant à son journal.
Georges Duval conte, à propos des besognes journalistiques, une amusante anecdote :
« De retour à Paris, je trouvai un mot d’Émile de Girardin me priant de passer à la Liberté, rue Montmartre. Il me demande s’il me conviendrait d’entrer dans sa rédaction. J’accepte avec enthousiasme ; il me fait asseoir et me dit :
« — Écrivez de suite un article sur la marine du Brésil. Deux colonnes. Vite. Nous sommes en retard.
« Je n’oublierai jamais ma confusion. Je ne possédais sur la marine du Brésil aucun renseignement. Girardin m’aurait proposé d’improviser un discours sur les dépôts pélagiques de la Méditerranée, mon embarras n’eût pas été plus grand. Je lui avoue mon ignorance en la matière ; il rajuste son binocle, fronce les sourcils, resserre son nœud de cravate et, de sa petite voix grêle que j’entends encore :
« — Si vous voulez réussir dans le métier, il faut vous habituer à traiter tous les sujets, même ceux que vous ne connaissez pas. Le lecteur les connaissant encore moins, le journaliste a toujours sur lui la supériorité d’un professeur, fût-il mauvais, sur des élèves qui sont des cancres.
« J’avais, tout jeune, passé mes examens pour l’École navale, avant de préparer Polytechnique ; je réunis mes souvenirs et entrai bravement dans le vif de mon sujet, agrémenté d’expressions techniques qui me valurent les compliments de Girardin. L’article ne souleva pas une protestation ; pas une rectification n’en détruisit l’heureux effet et, pour que la honte fût complète, trois mois après, je recevais l’ordre du Christ du Brésil ! Girardin m’en félicita[116]. »
[116] G. Duval, Mémoires d’un Parisien, p. 130.
Quelquefois, c’est le contraire qui arrive : on oblige un homme intelligent à écrire des articles stupides.
« Si beaucoup de jeunes gens se croient destinés à briller dans la carrière, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est le journalisme. Un jeune licencié ès lettres, candidat à l’agrégation, fut admis un jour dans un journal. Il assista au premier « rapport ». Il lui échut une enquête à faire sur un cambriolage dans une bijouterie. Le lendemain, il eut à suivre un drame passionnel. Le surlendemain…
« Le surlendemain, il vint trouver son rédacteur en chef et lui expliqua naïvement :
— C’est que… je vais vous dire : mon affaire, à moi, c’est plutôt la politique.
« Il s’était figuré, de bonne foi, qu’on l’avait engagé pour écrire « des articles » et donner son opinion sur la situation européenne. Notez qu’il y serait peut-être parvenu : il suffisait d’une interview ou d’un reportage politique réussi pour le mettre tout de suite sur un autre plan. Mais il n’avait pas la patience d’attendre. Il se sentait humilié de travailler dans le « fait-divers ». Il ne comprenait pas le métier. Il n’avait donc, et c’était justice, aucune chance d’y réussir[117]. »
[117] André Billy et Jean Piot, le Monde des journaux.
Émile Zola considérait le journalisme comme un excellent exercice d’assouplissement. Il est possible que le journalisme enseigne à écrire vite ; je crois qu’il enseigne surtout à écrire mal.
L’article de journal est, par sa nature, voué à l’oubli. Henri Fouquier gagna une fortune à publier plusieurs articles par jour, pendant des années. Qui le lit aujourd’hui ? Et qui se souvient de Timothée Trimm ?
Voyez Rivarol. Celui-là fut un maître et méritait de survivre. Esprit léger et profond, espèce de Joseph de Maistre du journalisme, comme dit à peu près Sainte-Beuve, causeur étincelant, auteur d’une sérieuse étude sur la langue française, Rivarol n’a brillé que par la conversation et l’esprit journalistique. Presque rien de ce qu’il a écrit n’intéresse aujourd’hui le public. Son Almanach des grands hommes n’est plus qu’une lecture d’érudition.
On est effrayé quand on songe à l’énorme production que peut fournir une carrière de journaliste. Louis Veuillot a laissé plus de vingt volumes de Mélanges. M. de Sacy a écrit aux Débats, pendant trente ans, à peu près la valeur de trente volumes in-folio, à deux colonnes. « Dans cette vie laborieuse et dévorante qui use les plus forts, dit Labiche, M. de Sacy a trouvé le temps de dépenser, en mille sujets divers, et comme un prodigue, des trésors de talent qui, concentrés en une œuvre unique, eussent été peut-être un monument parmi les chefs-d’œuvre de notre littérature… Au nom des Lettres, regrettons, ce n’est pas assez, gémissons de voir tant de grands et beaux esprits ne pas faire le livre qu’ils nous doivent, éparpiller, émietter leur talent, leur verve, leur bon sens, leurs passions même, dans des œuvres que le soleil d’un jour doit seul éclairer, et qui vont aussitôt s’ensevelir dans ce que M. de Sacy appelait tristement « les catacombes du journalisme »[118].
[118] Labiche, Discours de réception à l’Académie.
Voilà les inconvénients du journalisme ; voilà les dangers contre lesquels il faudra vous défendre.
Mais si vous avez réellement la vocation ; si vous aimez le journalisme pour lui-même ; si vous voulez à tout prix suivre cette carrière, alors la question change. Il s’agit de tirer parti d’une inclination impérieuse et de vous créer une notoriété dans un monde composé de personnes profondément indifférentes aux questions d’art et de perfection. Or, cette notoriété, vous ne l’obtiendrez que par le style, l’expression, la forme, l’originalité, l’esprit, autant de choses, comme nous le disions, qui n’ont pas, en général, une grande valeur d’utilité dans un journal d’informations.
Il est difficile de bien écrire, quand on est forcé d’écrire tous les jours, à la hâte, presque sans retouches. A première vue, la plupart des articles de journaux semblent parfaitement bien écrits. Le lendemain, ils ont perdu leur saveur ; un an après, ils sont illisibles. Aucun article d’actualité ne survit à l’actualité. L’intérêt cesse avec l’intérêt du moment. Je ne connais que Veuillot qui supporte l’épreuve d’une seconde lecture.
Il faut donc, de toute nécessité, si vous choisissez la carrière journalistique, soigner votre improvisation, écrire lentement, ne rien laisser au hasard, se maîtriser, se condenser, ne pas craindre de refaire ses phrases et surtout (ceci est essentiel pour bien se juger) ne jamais livrer un article avec des ratures et des corrections, mais le recopier soigneusement, afin de pouvoir le relire sur page propre ; sans cela vous serez étonné, ayant cru bien écrire, de n’avoir produit qu’un style plein de négligences, un style à escaliers et à régimes indirects, contourné, bistourné, qui choquera ceux qui ont encore quelque souci de la diction et de la grammaire.
Le grand vice de l’article de journal est sa rapidité. On le fait toujours trop long, parce qu’on n’a pas le temps de le faire plus court. Que de choses pourraient être dites en moins de mots ! Un article ne porte que s’il fait balle, s’il va droit au but, si c’est un tout bien construit. M. Gauvain publie dans les Débats des modèles de ce genre.
Parmi les conditions essentielles à la rédaction d’un bon style de journal, le respect de la langue s’impose par-dessus tout. L’influence des journaux est désastreuse pour la langue française. Au nom des pures traditions classiques, par patriotisme autant que par goût, on doit réagir contre ce mouvement de décadence et de corruption qui déshonore l’art d’écrire. L’américanisme, les sports, l’automobile, l’aviation, la politique ont fait de la prose de journal une espèce de jargon, argot de courses et d’industries, anglicismes ridicules, néologismes barbares, imbécillités verbales, dont un collectionneur d’aberrations formerait un recueil scandaleusement drolatique. Jamais la langue française ne subit de tels ravages.
Ces habitudes de style nous ont fait oublier les spirituels articles des bons journalistes d’autrefois, car il y en a eu d’excellents et qui ont enchanté nos pères. Se rappelle-t-on le succès de Jules Lecomte dans le Monde illustré ? Qui relit Émile de Girardin ou Albert Wolff ? On s’est moqué des causeries anecdotiques que Jules Claretie alimentait par un intelligent système de fiches. Aurélien Scholl est mort tout entier. Qui lit Henri Fouquier et Armand Silvestre ? Rochefort lui-même est déjà bien loin de nous. Le journalisme ne laisse après lui que quelques rares noms, qui surnagent, comme les naufragés de Virgile, dans un océan d’oubli.
Encore une fois (ce sera la conclusion de ces courtes lignes), les écrivains de journaux doivent bien se persuader qu’on ne peut se faire un nom que par le talent, le souci du style, la facture, la forme. C’est toujours par la littérature qu’on arrive, même dans le journalisme, qu’on écrive ou qu’on parle, qu’on fasse des articles, des sermons ou des conférences.
Rarement improvisées, presque toujours écrites, les conférences sont un genre de littérature comme un autre et qui relève, par conséquent, lui aussi, de l’enseignement du style et de l’art d’écrire.
La manie des conférences nous vient d’Angleterre. Le sermon et le speech laïque furent toujours à la mode dans ce pays de discussion en plein air. La conversation publique y fut d’abord religieuse, et prit très vite une tournure politique qui élargit son champ d’action et son auditoire. Firmin Maillard nous a laissé là-dessus d’intéressants renseignements[119]. Dickens parcourut l’Amérique en lisant ses œuvres, comme plus tard Jean Aicard récitant chez nous sa Chanson de l’enfant et ses Poèmes de Provence. La mode des conférences commença sous le second Empire, avec Weiss, Philarète Chasles, Louis Ulbach, Élisée Reclus, Pelletan, Deschanel, Hébrard, Prévost-Paradol, Vallès, Méry, Weill, Baudelaire… Legouvé et Sarcey furent de célèbres conférenciers. Sarcey s’était fait une popularité avec sa brusquerie bon enfant, qui allait jusqu’à s’interrompre pour se plaindre d’un courant d’air. Mais le type du conférencier pour dames, celui que nul ne surpassera, c’est Caro. Qui n’a pas vu les pâmoisons qui accueillaient le cours de M. Caro, ignorera toujours la gloire que peut donner un public féminin. M. Caro enseignait la morale, la philosophie, la métaphysique. C’était du délire. M. Bergson lui-même n’a pas connu de pareils transports.
[119] Cité des intellectuels, p. 137.
Tout le monde n’est pas destiné à devenir l’idole des dames. Il y a des conférenciers sérieux qui cherchent le succès sans l’atteindre et il y a des conférenciers folâtres qui sont cependant très écoutés. On sait l’histoire de ce plaisantin, qui, commençant une conférence sur la littérature lapone, arrive sur l’estrade, une gorgée d’eau et prononce cette phrase : « Mesdames et Messieurs, il n’y a pas de littérature lapone. »
Un jour, un de nos amis essaya de démontrer devant un public mondain que Cyrano de Bergerac n’était pas un chef-d’œuvre. Il choisit et lut les vers les plus ridicules. Tous furent applaudis, et le succès de la conférence fut pour Rostand.
Depuis 1890, avec Faguet, Brunetière et Jules Lemaître, le fléau des conférences s’est scandaleusement propagé. La conférence est devenue aujourd’hui une profession internationale. Le conférencier boucle sa valise, touche des cachets, fait partie d’une troupe et, tout rayonnant de projections cinématographiques, parcourt la France et l’étranger, Hollande, Belgique, République Argentine ou Côte d’azur. Il existe des sociétés de conférences musicales, philosophiques, historiques, archéologiques, littéraires, pour dames, pour jeunes filles, pour enfants, pour rien du tout, pour le plaisir de débiter des anecdotes qui traînent dans tous les livres. Modes, chapeaux, toilettes, cuisine, érudition, grammaire, tous les sujets sont bons. Le temps d’ouvrir un volume et de prendre des notes, et on court se faire applaudir.
La conférence a un avantage : elle supprime l’effort. C’est à peine si l’on s’aperçoit qu’on vous enseigne quelque chose. Ce n’est pas apprendre, ce n’est pas s’instruire : c’est aller au théâtre ou dans le monde. On y retrouve l’atmosphère d’un salon où l’on cause. On ne prendrait pas la peine de lire une conférence dans une revue ; on va l’écouter parce que c’est la mode, parce qu’on y rencontre Mme X… ou Mme Z… et qu’on peut en parler chez ses amies : « Ah ! ma chère, vous y étiez ? C’était exquis ! »
La conférence est à la portée de tout le monde. On n’a même pas besoin d’être orateur. Il suffit de savoir lire. Jules Lemaître lisait admirablement et avait toujours l’air d’improviser. Il faut que la lecture donne cette illusion ; sans cela les auditeurs restent froids. On l’a bien vu pour Alexandre Dumas père. Ce fut une joie dans Paris, quand on apprit que le célèbre écrivain, l’intarissable causeur, allait probablement raconter de vive voix les pittoresques souvenirs de sa vie ! Au lieu de cela, qu’on se figure la déception de l’auditoire, lorsqu’on entendit l’auteur de Monte-Cristo parler tranquillement de Jules César, Virgile, Cicéron, Delacroix, etc. Ces amplifications furent froidement accueillies. « Dumas file sur la province, dit Firmin Maillard, le froid le suit à Valenciennes, à Lille où les ouvriers typographes l’ont prié de faire une conférence à leur bénéfice et auxquels il répond : « Mes enfants, vous êtes les mains avec lesquelles je mange depuis quarante ans ; il est bien naturel que la tête vienne au secours des mains. » Malgré cela, le froid persiste, Dumas gagne l’étranger ; Venise et Vienne ont pour lui le même climat, il ne retrouve un peu de chaleur qu’en Hongrie, où il a l’heureuse idée d’apparaître costumé en Hongrois. Cette attention lui concilie tous les cœurs. Pourquoi cet insuccès, lorsque tant d’autres… Tout simplement parce qu’au contraire de ce qu’on attendait de lui, il ne parle point, il lit, à la papa, sans lever les yeux, le nez dans ses papiers, trébuchant à travers les lignes et ne sortant des endroits difficiles qu’après un silence mortel pour celui qui lit et pour celui qui l’écoute…[120]. »
[120] Firmin Maillard, La Cité des intellectuels, p. 141.
« Les conférences, disait Mme Ancelot en 1860, c’est le monologue installé sur les ruines de la conversation. » Les radoteurs ont remplacé la conversation, en racontant ce que tout le monde sait. « Je ne connais pas ce sujet. Je vais écrire un livre là-dessus », disait un plaisant auteur.
On est stupéfait de songer qu’il y a des jeunes filles qui entendent quelquefois deux conférences par jour ! Dans quelle confusion doivent se débattre ces pauvres cervelles féminines qui croient pouvoir retenir quelque chose ! Si encore on prenait des notes ! Mais qui a le courage de prendre des notes ? Et puis, noter quoi ? L’histoire de France, l’histoire de la littérature ? A quoi bon ? On trouve tout cela dans les livres.
« Il ne faut pas s’imaginer, dit Marcel Prévost, que les conférences vont remplacer l’étude chez les auditeurs. Il ne faut pas même s’imaginer qu’elles peuvent remplacer des cours. Elles sont, sans plus, un studieux plaisir : ce qui est bien quelque chose. Même les parcelles de savoir qu’elles sèment dans telles têtes de linottes empanachées ne sont pas entièrement perdues ; snobisme pour snobisme, j’aime mieux celui d’Armande que le snobisme du bridge ou du tango. Vive la mode du savoir, de l’intelligence, de la culture, ne fût-ce qu’une mode pour quelques-uns et quelques-unes ! Le côté dangereux de la mode conférencière, c’est que, sous ce nom de conférences, on puisse abriter des denrées si diverses — quelques-unes nuisibles. Le choix des sujets n’exclut pas les pires niaiseries : on a conférencié sur la matchiche. Le choix des conférenciers est souvent quelconque, guidé surtout par le désir d’allécher le public en l’étonnant. Beaucoup de conférences sont préparées à la hâte, débitées au petit bonheur par des façons de bègues[121]. »
[121] l’Art d’apprendre, p. 117.
Tout cela n’est que trop vrai ; et que de choses il y aurait encore à dire !
Mais à quoi bon récriminer ? Prenons la conférence pour ce qu’elle est. Bonne ou mauvaise, c’est une œuvre littéraire. Tâchons donc de la bien écrire. Étudiez votre sujet ; efforcez-vous d’être original ; soignez le fond et la forme, et ne vous contentez pas de répéter ce que vos auditeurs peuvent lire dans n’importe quel ouvrage. Il est scandaleux de voir des conférenciers résumer tranquillement l’histoire grecque ou romaine, ou de simples manuels de littérature française.
Les conférences sont ordinairement fort mal écrites. Elles font illusion sur le moment ; en réalité, elles ne supportent pas la lecture.
On doit écrire une conférence comme on écrit un livre, et appliquer à ce genre de discours ce que nous disions des Sermons : « Ce sont les bons écrivains qui font les bons orateurs[122]. »
[122] En blâmant les conférences, je fais une exception, bien entendu, pour les leçons d’enseignement professionnel, conférences agricoles ou autres, qui peuvent être si utiles aux cultivateurs ou aux ouvriers.
Nécessité d’un guide. — Les conseillers de Flaubert. — Maupassant et Flaubert. — Racine et Boileau. — La docilité de Chateaubriand. — Les enquêtes de Mme de Staël. — La vanité littéraire. — Les avantages d’un bon conseiller.
Je voudrais, en terminant ce livre, présenter quelques réflexions sur l’utilité qu’il y aurait pour les débutants de lettres à s’assurer un guide dévoué et clairvoyant.
En général, on s’imagine avoir du talent, parce qu’on prend pour du talent le don d’assimilation et la facilité d’écrire.
Comment peut-on arriver à savoir si l’on a vraiment du talent et si ce qu’on écrit vaut quelque chose ? Il n’y a qu’un moyen : c’est de le demander aux autres.
Peu de gens sont capables de juger leurs propres ouvrages. Qu’on se loue ou qu’on se critique, on se trompe presque toujours : ou on est indulgent ou on est injuste. Lord Lytton, par exemple, se trompait, quand il écrivait à lady Blessington, à propos des Derniers jours de Pompéi : « Je crains que cet ouvrage ne plaise pas aux femmes. Elles n’aiment que les intrigues bien conduites ; elles demandent du sentiment et de l’esprit, et Pompéi n’a ni l’un ni l’autre. » Les auteurs, il faut bien l’avouer, n’ont pas l’habitude d’avoir si mauvaise opinion d’eux-mêmes.
Littérairement, personne ne se connaît, personne ne se voit. Pour se connaître et pour se voir, il faut faire appel aux lumières d’autrui. « Les Romains, dit Vigneul-Marville, avaient une coutume fort louable et très utile, tant qu’on sut bien en user : c’était de réciter les ouvrages de leur composition en la présence de leurs amis, avant que de le donner au public. Ils avaient en cela deux fins : la première de recevoir les avis et les corrections, dont les plus habiles gens ont toujours besoin ; et la seconde, qui était une suite de la première, de ne publier rien qui ne fût fort accompli… On envoyait des billets pour inviter les gens à ces sortes de récits. Les empereurs honoraient quelquefois de leur présence ces assemblées[123]. »
[123] Mélanges d’histoire et de littérature, t. I, p. 310.
Les plus grands maîtres ont éprouvé le besoin de soumettre leurs œuvres à des personnes éclairées. Il n’y a que les esprits médiocres qui sont toujours sûrs d’eux-mêmes. Avant de les offrir au public, Fontenelle voulut lire ses comédies dans le salon de Mme de Tencin ; on les jugea indignes de sa réputation, et c’est Mme de Tencin qui fut chargée de lui dire la vérité. Fontenelle s’inclina.
Quand Montesquieu eut terminé Arsace et Isménie, il se demanda si cette publication aurait du succès. « Tout bien pesé, écrit-il, à l’abbé de Guasco, je ne puis encore me déterminer à lire mon roman d’Arsace à l’imprimeur. Le triomphe de l’amour conjugal de l’Orient est peut-être trop éloigné de nos mœurs pour croire qu’il serait bien reçu en France. Je vous apporterai le manuscrit ; nous le lirons ensemble, et je le donnerai à lire à quelques amis. »
Roman, dialogue, poésie, nouvelles, on ne peut juger son œuvre qu’après l’avoir laissé refroidir pendant quelque temps. Il faudrait la relire six mois au moins après qu’on l’a écrite. Comme on ne peut attendre indéfiniment, le mieux est de soumettre sa production à des personnes de confiance.
On sait l’histoire de Flaubert. Le futur auteur de Madame Bovary réunit un soir ses amis, Bouilhet et Ducamp, pour leur lire la première version de la Tentation de saint Antoine. Le résultat de cette lecture fut désastreux. On jugea que c’était de la pure rhétorique et qu’il fallait tout recommencer. Le bon Flaubert n’accepta pas ce verdict sans résistance. Il se soumit cependant, et c’est alors qu’il se décida à écrire Madame Bovary, sujet réaliste qui devait refréner son tempérament lyrique.
La vie de Flaubert est le plus bel exemple de modestie et de travail que nous offre l’histoire des Lettres françaises. Il avait une confiance absolue dans les conseils de Bouilhet et lui soumettait tout ce qu’il écrivait.
Flaubert et Bouilhet se complétaient l’un l’autre, « Il est avéré, dit Cassagne, que le bon sens de Bouilhet a souvent tempéré les outrances d’imagination de Flaubert. Madame Bovary et Salammbô furent écrits sous les yeux et sous le contrôle de Bouilhet ; et, quand son ami mourut, Flaubert put dire avec raison qu’il « avait perdu sa conscience littéraire[124] ». En revanche, Bouilhet, de Mælenis aux Dernières Chansons, ne composa rien sans consulter Flaubert ; et, aux heures de découragement et de lassitude, c’est Flaubert qui lui rendait confiance et le réconfortait.
[124] A. Cassagne, la Théorie de l’art pour l’art, p. 132.
« Pendant trente ans, dit Étienne Frère, Flaubert n’a rien écrit sans le soumettre à Bouilhet, se conformant toujours à son avis. C’est Bouilhet qui lui trouva le sujet de Madame Bovary. Son influence a été énorme sur le talent de Flaubert : il l’a discipliné, il l’a émondé, châtié ; il en a fait ce qu’il est. Quand il mourut, Flaubert disait : « J’ai enterré ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole[125]. »
[125] Louis Bouilhet, p. 230.
L’auteur de Mælenis n’a peut-être pas laissé la réputation d’un poète de tout premier ordre ; mais on peut n’être pas un parfait exécutant et être cependant un excellent conseiller.
Maupassant, à ses débuts, soumettait à Flaubert tout ce qu’il écrivait. L’auteur de Madame Bovary lui faisait un véritable cours de style, supprimait les épithètes, enlevait les banalités, retranchait les verbes, et surtout l’empêchait de rien publier avant qu’il ne fût tout à fait mûr. C’est en écoutant docilement ces conseils que l’auteur de Boule-de-Suif se forma ce style d’une si admirable netteté, ce style vigoureux et sain, que les jeunes gens d’aujourd’hui ne connaissent plus.
Maupassant a raconté, avec sa modestie ordinaire, tout ce qu’il devait à Flaubert :
« Je travaillais, dit-il, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais, car il s’était mis à m’appeler en riant son disciple. Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien resté. Le maître lisait tout, puis, le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses critiques et enfonçait en moi peu à peu deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. Si l’on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager ; si l’on n’en a pas, il faut en acquérir une. Ayant posé cette vérité qu’il n’y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques phrases un être ou un objet, de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres objets de même race ou de même espèce. « Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique, contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier, ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir par un seul mot en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. »
Imitez l’exemple de Flaubert, Bouilhet et Maupassant : imposez-vous l’obligation de lire à quelqu’un ce que vous écrivez, dussiez-vous, comme Molière, recourir à votre servante. Molière ne lui lisait pas les vers d’Alceste ; Musset a raison de dire qu’à sa place il les lui aurait lus.
La Fontaine, Racine et Molière entretenaient leur amitié par un perpétuel échange de conseils et de lectures. C’est Boileau qui apprit à Racine à faire de beaux vers et à rompre la banalité de Quinault. L’auteur d’Andromaque ne publiait rien sans l’approbation de Boileau, qui applaudissait à ses triomphes et le consolait dans ses défaites, dont la dernière fut Athalie. La gloire de Racine ne fut pas du tout ce qu’on croit. Les contemporains lui préférèrent toujours Pradon.
Ces échanges de bons conseils étaient réciproques[126]. Racine, « qui a poussé le goût jusqu’au génie », dit Heredia, obligea Boileau à supprimer de sa Satire des femmes tout un passage réaliste qui ne figure pas dans la première édition. Le voici :
[126] « Racine et Boileau doivent tout à un travail obstiné. » Rivarol, Œuvres choisies, p. 33. Édition Mercure.
La Rochefoucauld montrait ses brouillons à tous ses amis et rédigeait avec eux ses Maximes. Chateaubriand suivait aveuglément les conseils de Fontanes et de Joubert. Fontanes lui fit refaire des chapitres entiers, notamment l’épisode de Velléda et le discours du père Aubry.
« Je n’arrive à quelque chose, dit Chateaubriand, qu’après de longs efforts ; je refais vingt fois la même page et j’en suis toujours mécontent. Je n’ai pas la moindre confiance en moi ; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me donner ; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que l’on juge ou que l’on voit mieux que moi. »
Et il ajoute, à propos de sa traduction de Milton :
« J’ai quelques amis, que depuis trente ans je suis accoutumé à consulter : je leur ai encore proposé mes doutes sur ce dernier travail ; j’ai reçu leurs notes et leurs observations ; j’ai discuté avec eux les points difficiles ; souvent je me suis rendu à leur opinion, quelquefois ils sont revenus à la mienne. »
Mme de Staël, toujours si sûre d’elle-même, non seulement consultait ses amis, mais elle les interviewait pour utiliser ensuite leur avis en écrivant ses chapitres. On eût rendu un immense service à Victor Hugo en lui montrant l’absurdité de ses conceptions dramatiques, les longueurs descriptives de l’Homme qui rit et des Travailleurs de la mer. Il eût fallu à ce torrentiel poète un conseiller toujours prêt à lui crier la vérité, comme ces esclaves antiques chargés d’insulter l’orgueil des triomphateurs romains. Il a manqué à beaucoup d’écrivains un gardien vigilant de leur production et de leur gloire.
L’incommensurable vanité des auteurs empêche, la plupart du temps, cet échange de directions et de bons conseils. Et pourtant les meilleurs écrivains ne font pas tous les jours des chefs-d’œuvre. Vous lisez un roman ; les cent premières pages sont parfaites, le ton excellent ; tout à coup, sans raison, c’est brutal, c’est faux ; on est consterné, on se dit : « Ah ! si l’auteur avait consulté quelqu’un qui l’eût remis dans le bon chemin ! »
On connaît la légendaire vanité de Victor Hugo, Dumas père, Lamartine et Chateaubriand. Ceux-là, du moins, eurent du talent et même du génie ; mais, en général, ce sont les auteurs les plus médiocres qui sont les plus orgueilleux. J’en sais qui parlent d’eux-mêmes comme ils parleraient de Byron ou de Shakespeare. Personne n’est dupe des compliments qu’ils recherchent ; seuls à prendre au sérieux la fausse monnaie qu’on leur donne, ils passent leur vie superbement ridicules, sans le savoir, sans qu’on le leur dise, et « ils mourront sans que les honnêtes gens soient vengés ».
L’orgueil d’écrire et l’amour de la gloire développent singulièrement ce mépris des conseils, ces sentiments de vanité et de suffisance si naturelles au cœur de l’homme et qui donnent aux âmes les plus hautes des faiblesses parfois étranges. Édouard Grenier raconte « qu’en se promenant avec Lamartine dans le petit jardin du Chalet, il le voyait s’approcher de la grille, sous prétexte d’admirer le mont Valérien ou les cimes du bois de Boulogne, et c’était, visiblement, pour s’exposer à la curiosité et à l’admiration des promeneurs qui passaient ».
Aucun compliment, dit-on, ne fit plus de plaisir à Bourdaloue que ce qu’il entendit dire à une poissarde qui le vit sortir de Notre-Dame, au milieu d’une foule de monde qui venait l’entendre : « Ce b… là, dit-elle, remue tout Paris quand il prêche. »
Je connais des écrivains qui se font gloire de leur orgueil. Il n’y a vraiment pas de quoi. Rien n’est plus ridicule que l’orgueil. C’est un sentiment qui ne va jamais sans envie et qui n’est que l’hypertrophie puérile de la vanité.
Les concours littéraires, les réclames, la concurrence exaspèrent l’amour-propre des écrivains — grands ou petits. On ne rencontre plus des modestes comme Berryer, « uniquement préoccupé de faire briller ses amis… et qui possédait au plus haut degré cette vertu si rare : le détachement de soi. Plus qu’à aucun des autres hommes de son temps, on peut lui appliquer ce mot de Bossuet : « L’Univers n’a rien de plus grand que les grands hommes modestes[127] ».
[127] Edmond Biré, Mémoires, p. 203, 204.
Le fameux d’Arlincourt, l’auteur du Solitaire, a passé sa vie dans l’admiration de lui-même. « Ce qu’il disait et faisait imprimer sur ses œuvres, traduites dans toutes les langues, sur l’incalculable débit qu’elles obtenaient, il l’avait répété tant de fois, qu’il avait probablement fini par le croire. Les compliments, si renforcée que fût la dose d’encens, ne lui étaient jamais suspects de malicieuse hyperbole ; mais il était toujours prêt à vous en rendre ; il vous louait presque aussi volontiers qu’il se louait lui-même[128]. »
[128] Th. Muret, Souvenirs et propos divers, p. 35.
C’est encore une forme de vanité très commune, celle qui consiste à louer les autres pour mieux se louer soi-même.
Les écrivains, depuis Horace, ont toujours été des personnes très susceptibles qui ne demandent jamais de conseils et sont même humiliés d’en recevoir. On regimbe à l’idée de retrancher un chapitre, de corriger une phrase. On cite le mot de Boileau : « Aimez qu’on vous conseille et non pas qu’on vous loue », mais on ne le met guère en pratique. Rien ne coûte plus à un homme de lettres que de demander l’avis d’un confrère. Chacun croit avoir plus de talent que le voisin.
Un auteur vint un jour me soumettre un manuscrit. Je me permis, après l’avoir lu, de lui faire remarquer que cela avait peut-être été un peu trop rapidement écrit et qu’une seconde rédaction me paraissait nécessaire. L’auteur indigné sortit en faisant claquer la porte : « C’est la première fois, cria-t-il, que quelqu’un se permet de me dire que j’écris mal. »
J’entends l’objection : « Les conseillers ne sont pas infaillibles, ils peuvent se tromper, eux aussi, comme tout le monde. » Oui, sans doute, les conseillers peuvent se tromper, mais moins souvent que vous, qui êtes ébloui par votre œuvre. On ne saura jamais tous les défauts qu’on peut éviter en écoutant des juges qui n’ont aucune raison de s’illusionner, qui représentent la majorité des lecteurs et dont il vous reste, en somme, le droit de contrôler vous-même l’arrêt. Il est de votre intérêt que le public ne soit pas trompé, et, pour ne pas tromper les autres, il faut d’abord ne pas se tromper soi-même.
Donc choisissez un juge. C’est de toute nécessité, Mais qui choisir ? Un professionnel ou un simple amateur ? L’un ou l’autre, tous les deux même, si c’est possible. L’essentiel est de choisir quelqu’un d’intelligent, qui ait sincèrement le souci de votre réputation et de votre avenir. Je ne crois pas qu’il soit absolument nécessaire d’être du métier pour bien juger une œuvre littéraire, la qualité d’un récit, la vie des personnages. Un simple dilettante aura peut-être quelque difficulté à s’expliquer ; mais, en l’aidant de vos questions, vous arriverez facilement à lui faire dire ce que vous voulez savoir. Par certains côtés, cependant, l’avis d’un professionnel pourrait être plus profitable, parce qu’un professionnel mêle à ses conseils d’intéressantes raisons techniques d’exécution et de facture.
C’est un grand bonheur, pour un homme de lettres de rencontrer un pareil guide. Il faut tout faire pour le trouver.
Paris, février 1925
FIN
Préface | |
CHAPITRE PREMIER La vocation et le succès | |
L’ambition d’écrire. — La carrière littéraire. — Les dispositions littéraires. — La question du talent. — La vraie vocation. — Le public et le succès. — Comment se fait le succès. — Le rôle de la critique. — Le lancement d’un livre. — Les prix littéraires. — La réclame et la vente | |
CHAPITRE II Le style et le roman | |
L’envahissement du roman. — L’argent et le roman. — La loi du travail : George Sand, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Arène, Baudelaire. — Le mauvais style | |
CHAPITRE III Comment on fait un roman | |
La prose actuelle. — Doit-on bien écrire le roman ? — L’effort et l’originalité. — La sincérité littéraire. — Le cas de Lamennais. — L’éternel roman d’amour. — Le roman drôle. — Le roman psychologique | |
CHAPITRE IV Comment on fait un roman (Suite.) | |
Balzac et le vrai réalisme. — Flaubert et le roman. — La signification de Madame Bovary. — Faut-il copier la vie ? — Le procédé de Tourguénieff. — Les caractères et les personnages. — Balzac copiait-il ? — La « documentation ». — Les noms des personnages | |
CHAPITRE V Comment on fait un roman (Suite.) | |
Faut-il écrire ses souvenirs ? — L’emploi du je. — Le choix du sujet. — Faut-il écrire pour le public ? — Le public et Théophile Gautier. — Le plan et la composition. — Flaubert et l’impassibilité. — La couleur locale. — La description exotique | |
CHAPITRE VI Quels romans faut-il lire ? | |
Paul et Virginie. — Don Quichotte. — La Nouvelle Héloïse. — Clarisse Harlowe. — Tourguénieff. — Balzac. — Manon Lescaut et Barbey d’Aurevilly. — Le roman d’aventures. — Le roman rustique. — Ferdinand Fabre. — Le roman mondain. — Le roman et la couleur historiques. — Le roman et la « nouvelle » | |
CHAPITRE VII L’érudition et le livre d’histoire | |
Qu’est-ce que l’érudition ? — M. Marcel Prévost et les fiches. — La fausse érudition. — La vie et les idées générales. — La vie et l’érudition. — Le style et l’Histoire. — Tacite, Carlyle, Michelet, Tillemont | |
CHAPITRE VIII Ce que doit être la critique littéraire | |
La vraie critique. — La lecture et la critique. — Les divergences d’opinions. — Lamartine critique. — Dante et Tolstoï. — La morale et la critique. — Les parti-pris de la critique. — L’influence de la littérature. — Les lois littéraires. — La mauvaise critique. — La critique-cliché | |
CHAPITRE IX Ce que doit être la critique littéraire (Suite.) | |
Les difficultés de la critique. — L’envahissement des livres. — Comment juger un livre. — Un devoir d’élèves. — La critique irascible. — Les critiques à lire : Sainte-Beuve, Jules Lemaître, Émile Faguet, Philarète Chasles, Gustave Planche, Vacquerie. — George Sand et la critique. — Les enseignements de la critique | |
CHAPITRE X Comment on fait un sermon | |
Les mauvais sermons. — Le style de la chaire. — Les sermons ridicules. — L’improvisation et le travail. — Les procédés de Bossuet. — Les Sermonnaires. — Le sermon au théâtre — Nécessité du style. — Le réalisme de Bossuet. — Bossuet le grand modèle | |
CHAPITRE XI La traduction comme moyen de former son style | |
La traduction et l’art d’écrire. — Les contre-sens. — La traduction et les savants. — Les traductions littérales. — La vraie traduction. — Tacite et Rousseau. — Péguy et la traduction. — Chateaubriand et la littéralité. — Henri Heine et la littéralité. — Les idées de Gœthe | |
CHAPITRE XII La traduction comme moyen de former son style (Suite.) | |
Les bonnes traductions. — La valeur d’Amyot. — Homère et Leconte de Lisle. — Leconte de Lisle et la littéralité. — Les traductions de Bossuet. — Bossuet et la Bible | |
CHAPITRE XIII Le journalisme et les conférences | |
Le métier de journaliste. — Les grands journalistes. — Le journalisme et le style. — La manie des conférences. — Alexandre Dumas conférencier. — Le style et les conférences | |
CHAPITRE XIV Le guide et les conseils | |
Nécessité d’un guide. — Les conseillers de Flaubert. — Maupassant et Flaubert. — Racine et Boileau. — La docilité de Chateaubriand. — Les enquêtes de Mme de Staël. — La vanité littéraire. — Les avantages d’un bon conseiller |
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 31686.
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