par
A. Robida
Imp. Eug. Marx (Atelier Belfand) Paris
Table des Chapitres
Table des Illustrations
Planches hors texte
Notes
LA VIEILLE FRANCE.—Normandie. Bretagne. Provence. Touraine. Quatre volumes in-4º, illustrés de très nombreuses gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)
LES VIEILLES VILLES D’ITALIE. Un volume in-8º raisin, illustré de nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)
LES VIEILLES VILLES DE SUISSE. Un volume in-8º raisin, illustré de nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)
LES VIEILLES VILLES D’ESPAGNE. Un volume in-8º raisin, illustré de nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)
VOYAGES TRÈS EXTRAORDINAIRES DE SATURNIN FARANDOUL. Un fort in-8º jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la Librairie illustrée.)
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE. Un volume in-8º jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la Librairie illustrée.)
LE VINGTIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)
VOYAGE DE MONSIEUR DUMOLLET. Un volume in-8º colombier, illustré de gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)
LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de gravures dans le texte et hors texte. (A la Librairie illustrée.)
ŒUVRES DE RABELAIS, illustrées de très nombreuses gravures dans le texte et de gravures hors texte en couleurs. (A la Librairie illustrée.)
MESDAMES NOS AIEULES, DIX SIÈCLES D’ÉLÉGANCES. Un volume in-18 couronne illustré de très nombreuses gravures en noir et en couleurs. (A la Librairie illustrée.)
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
TEXTE, DESSINS ET LITHOGRAPHIES
PAR
A. R O B I D A
PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits réservés.
A MON AMI
CHARLES NORMAND
PARISIEN DE PARIS
Secrétaire général des Amis des Monuments Parisiens
Le cœur de Paris et ses déplacements.—Lutèce gauloise.—Le village insulaire entre marais et forêts.—L’arrivée du Romain.—Premier siège et premier incendie.—Camulogène et Labiénus.—Lutèce gallo-romaine.—Le premier coup d’État militaire.—Un Empereur de Paris.—Le Palais de Julien aux Thermes.—Les Nautes.—Les arènes parisiennes.—Lutèce mérovingienne.—Sainte-Geneviève.—Le Palais des Comtes de Paris dans la Cité.—Les marchands de l’Eau.
A chaque étape de sa vie, à chaque mouvement de sa croissance, les siècles passés ont vu notre Paris, faisant craquer sa ceinture et se dépouillant de son enveloppe, s’épanouir en d’autres conditions au soleil des idées nouvelles, revêtir, sous une armure de défense plus solide et plus large, un vêtement tout neuf, enrichi et décoré suivant les modes alors triomphantes, lesquelles constituent parfois un progrès et un embellissement, mais parfois aussi, par malheur, n’apportent que de regrettables modifications.
Une capitale est un organisme et Paris plus que nulle autre.
Mais dans cet organisme de la ville en perpétuelle trans{2}formation, en même temps que l’enveloppe se modifie, le cœur change de place. Il était ici, en ce siècle, sur cette rive du fleuve; au siècle prochain, il sera là-bas, de l’autre côté. Il fut au milieu du fleuve d’abord, aux premiers vagissements de Paris, dans l’île où naquit la petite Lutèce, puis il passa l’eau, sembla se fixer un instant sur la montagne Sainte-Geneviève, à l’ombre des palais gallo-romains, qu’après Constance Chlore, Julien et les magistrats romains, habitaient les terribles chefs francs,—pour revenir en son île avec les évêques et les rois, entre la cathédrale et le palais, ensuite pour refranchir encore le fleuve, mais de l’autre côté, et gagner la ville nouvelle, la ville bruyante et commerçante qui s’agite sur la rive droite...
Et le cœur vagabond ne quittera plus cette rive, il se contentera d’avancer bond par bond, du côté où va le soleil, pendant que la ville se gonfle et s’agrandit, pousse au loin ses rues interminables, dévore les marais, les champs, les vignes, les parcs, les taillis, boit les petites rivières qu’elle rencontre, absorbe les villages, les châteaux, les bourgs, étale à l’infini ses palais et ses maisons sur un territoire qui, pour le bourgeois de jadis, était l’horizon lointain, perdu dans le vague du couchant!
Le cœur de Paris, ce fut d’abord l’île-berceau, où, dans un paysage vide et silencieux, au seul murmure du fleuve, tranquille alors et libre de s’élargir à l’aise sur des berges incertaines, s’éveilla la Lutèce gauloise, sous les saules, entre quelques chaumières rondes à toits coniques.
Le cœur de Paris, de la Lutèce gallo-romaine et mérovingienne, ce fut la Cité naissante, l’île déjà pleine et débordant sur la rive gauche; ce fut aussi la montagne de Geneviève, où montèrent la garde le soldat gaulois des empereurs romains et le rude compagnon de ces chefs francs qui devinrent les rois de la petite France naissante aussi,—la montagne que se partagèrent le cloître qui prie et l’université qui médite et enseigne; ce fut le quartier des manoirs féodaux groupés autour de l’hôtel Saint-Paul et de l’hôtel des Tournelles,—palais des rois de France alors que le Louvre attend encore son heure,—le quartier du Marais—lequel, avec la place Royale aux arcades simples et nobles, resta centre aristocratique jusqu’au grand siècle;—ce fut aussi le Pont-Neuf, la grosse artère où toute la vie de Paris passe et repasse.
Puis, étape nouvelle, le cœur de Paris avance et se fixe tout près des édifices royaux du Louvre et des Tuileries, abandonnés par leurs hôtes pour Versailles où se ressentent moins les soubresauts du Paris toujours bouillonnant et grondant en perpétuelles mutineries. Le cœur de Paris bat sous les galeries du Palais-Royal, demeure élevée par le grand cardinal et devenue le palais de la branche cadette des Bourbons.
Il oscille pendant un siècle, retournant parfois, aux jours sombres, vers la Grève où le terrible Hôtel de Ville couve les révolutions; il monte au commencement de notre temps vers les nouveaux boulevards brillants, étincelants et bourdonnants, jadis simples fossés d’enceinte sur la campagne et devenus centre de la vie parisienne pendant la course de notre XIXᵉ siècle.{3}
On perçoit le battement de ce cœur entre l’Opéra flamboyant et l’église de la Madeleine, temple grec dédié à la Gloire par Napoléon; mais ce cœur jamais fixé se porte de plus en plus en avant et marche vers les Champs-Élysées, vers l’ouest, vers les immenses quartiers aux splendides hôtels tout battant neufs, quartiers trop cosmopolites, où peut-être, de transformation en transformation, naîtra un Paris trop différent du Paris de l’histoire, une grande Cosmopolis, capitale internationale aux qualités essentielles évaporées et n’ayant point gardé la saveur du terroir lutécien.
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Temps lointains;—pour la Gaule aux vastes forêts, l’histoire commence à peine et pourtant les légions de Rome, bientôt, vont y trouver des villes importantes, du commerce, quelques routes—peu nombreuses il est vrai, fleuves et rivières en tenant lieu,—des tribus puissantes mais mal confédérées, des peuples divisés qui ne sauront point se réunir contre l’ennemi commun. Des cités en nombre considérable existaient. Sans parler des côtes méditerranéennes, aux villes prospères et policées étendant au loin leur commerce maritime, l’intérieur du pays présentait d’importantes agglomérations urbaines, s’élevant à quelque point de passage sur les rives des fleuves principaux, ou serrées dans des murailles de défense sur la crête de quelque abrupt mamelon. Parmi des centaines de petites{4} cités dont beaucoup gisent encore en ruines sous quelques pouces de terre en des coins inconnus, Chartres, Tours, Rouen, Bordeaux, Reims, Nevers, Sens, Beauvais, etc., possédaient déjà des édifices imposants et une certaine splendeur, telle Bourges, que les Bituriges au temps de Vercingétorix ne purent se résoudre à détruire pour faire le désert à l’approche des Romains.
Alors que plusieurs de ces villes formaient un chapelet de petites capitales pleines de sève ardente, ayant même une vie politique, dans cette Gaule déjà même livrée au pouvoir dangereux de l’éloquence, Lutèce, plus modeste, toute petite et ne pressentant point ses destinées, vivait dans son île du commerce de sa batellerie, du transport des marchandises lui arrivant du Sud-Est par la haute Seine, et du Nord par les affluents divers.
Le long de halliers et de taillis se ramifiant aux profondes forêts au milieu desquelles l’Oise se fraie un chemin, la Seine, large et semée d’îlots, descend lentement vers la mer, coulant en méandres gracieux à travers des plaines fertiles et de belles collines.
Ici, à la place des immenses murs de pierre qui l’encaissent aujourd’hui et contiennent aux grandes eaux ses désirs de flâneries en dehors du lit régularisé, c’est à cette époque une verdoyante plaine basse, aux arbres mouillés, que nous apercevons, un marécage où le vent fait onduler avec de soudains et harmonieux frissons, les longues étendues de roseaux où s’abritent des barques de pêcheurs, et sur lesquels planent des vols d’oiseaux de rivière et tournoient les canards sauvages.
Un archipel non moins verdoyant balance ses grands arbres au milieu de la Seine, c’est une flottille d’îles et d’îlots dont beaucoup ont disparu aujourd’hui, rongés peu à peu, dévorés par le fleuve, ou bien que l’homme a supprimés.
Iles et îlots se suivent ainsi à la file jusqu’à l’horizon; la plus grande île de l’archipel parisien, c’est la Cité d’aujourd’hui, grande et noble nef suivie de ses chaloupes, les deux îles qui se nomment au moyen âge l’île Notre-Dame et l’île aux Vaches et qui, réunies sous Louis XIV, s’appellent maintenant l’île Saint-Louis, plus loin l’île aux Javiaux ou Louviers, maintenant soudée à la rive droite sous l’ancien Arsenal.
Une quatrième et une cinquième île, deux îlots plutôt, précèdent la grande nef que forme la Cité, ce sont les îlots de Bussy et de la Jourdaine où Philippe le Bel brûla les templiers et qui, réunies et constituées en terre-plein du Pont-Neuf, portent aujourd’hui la statue du Vert-Galant. Deux ponts de bois reliaient Lutèce aux oseraies de la rive, deux ponts bien modestes, qui cent fois détruits se perpétueront à peu près sur le même point et deviendront le pont au Change et le pont Saint-Michel.
Voilà le calme paysage parisien de ces temps, le premier décor de la série aux immenses changements; des îles au fil de l’eau, des marécages pour premier plan, marais dont le souvenir se retrouve encore dans le nom du quartier aux vieux et riches hôtels; au loin, de vertes collines, dominées par les croupes bien dessinées de Montmartre, puis des bois, des taillis où se cachent des villages qui{5} sont alors peut-être aussi importants que Lutèce en son île et que Lutèce, débarquant en terre ferme, englobera l’un après l’autre.
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Depuis des années, la Gaule lutte contre l’envahisseur, contre le Romain, âpre conquérant qui n’apporte sa civilisation aux peuples qualifiés par lui de barbares,
que pour organiser l’exploitation savante et régulière de ces peuples, pour pomper leur or et leur sang, destinés à alimenter son luxe et ses plaisirs. La civilisation romaine s’avance précédée du carnage et de l’incendie. La Gaule sans cohésion, morcelée en cent peuples rivaux l’un de l’autre, est dévorée morceau par morceau, malgré la bravoure de ses enfants, qui se brise devant la tactique supérieure des légions romaines.
Cependant ce fut dans un moment où la Fortune semblait se retourner et, attendrie par tant d’efforts désespérés, gagnée par tant de farouche courage, se déclarait un instant pour la Gaule, que tomba la pauvre petite Lutèce. Les Romains venaient de subir une défaite au siège de Gergovie, suivie d’autres revers sur la Loire. Vercingétorix, le généralissime des nations celtiques un instant réunies, tenait César en échec; l’espoir renaissait.
Ce fut alors que le lieutenant de César, Labiénus, manœuvrant avec quatre légions entre Sens et Paris pour venir en aide à César arrêté sur la Loire, s’approcha du pays des Parisii.{6}
Pour l’histoire, c’est la première fois que la bourgade gauloise à peine née, future capitale de la France, entend sous ses murs gronder la terrible rumeur de la guerre, qu’elle entendra si souvent ensuite dans le cours des siècles,—rugissement des luttes intestines ou bien heurt violent des invasions étrangères aux tours de bois des Gaulois, aux donjons des rois de France, aux bastions à la Vauban du Paris de 1870.
Les buccins des légions romaines vont sonner sous les faibles murs de Lutèce, premières clameurs de l’immense vacarme que ce petit coin des rives de la Seine, marqué par le destin, entendra maintenant, de siècle en siècle, des cris de carnage asiatiques des hordes d’Attila, des stridents ronflements de la trompe de guerre des barques normandes aux ronflements des bombardes des Anglais,—des arquebusades de la Ligue aux roulements de tambours des sections révolutionnaires,—des hourras des cosaques de 1814 aux sifflements des obus Krupp de la Germanie reconstituée, ou des canons révoltés de 1871...
Sous les maisonnettes en flammes de la pauvre Lutèce, la tactique romaine eut encore raison des armes gauloises. Le vieux Calmuken ou Camulogène, chef aulerque de la basse Seine, menant des contingents aulerques, bellovaques et parisiens, chercha vainement le corps à corps avec l’ennemi pour le jeter dans le fleuve. Mais par des voltes rapides, des contremarches, des passages soudains de la rive gauche de la Seine à la rive droite, Labiénus trompa le chef gaulois: les Romains, après une tentative avortée dans les marais à l’embouchure de la Bièvre, passèrent la Seine à Melun pour attaquer par la rive droite. Mais sur cette rive, devant Lutèce incendiée et abandonnée, avec Camulogène en face, et par derrière un corps de Bellovaques qui approchait, Labiénus se trouva tout à coup en un péril pressant; il en sortit par un coup d’audace heureux, par un passage nocturne du fleuve sur cinquante bateaux amenés de Melun.
Le choc eut lieu sur la rive gauche au-dessus ou au-dessous de Paris, on ne sait au juste: pour les uns entre Choisy-le-Roy et Vitry, pour les autres entre Sèvres et Meudon, à l’endroit où fument les cheminées de tant de bruyants restaurants alignés sur les berges d’une gracieuse boucle de la Seine aimée de nos pêcheurs à la ligne et de nos canotiers,—probablement sur les deux points à la fois, Labiénus ayant passé à Sèvres et s’étant rabattu de là sur les positions occupées par le gros de l’armée gauloise en amont de Lutèce. Camulogène et tous ses soldats cramponnés au sol se firent tuer jusqu’au dernier et, sur les rangs accumulés de cadavres gaulois et romains, Labiénus, ayant conquis un passage chèrement payé, eut tout juste la force de conduire les débris de ses légions chez les Senones.
Que reste-t-il de cette première Lutèce entrée dans l’histoire par sa destruction au temps de César? quelles traces matérielles des Parisiens du temps pourrions-nous aujourd’hui retrouver encore? Rien ou presque rien, peut-être quelques pierres grossières ressaisies au plus profond de notre sol, dans les fouilles opérées pour la construction des édifices de la Cité actuelle.
Une seconde Lutèce allait renaître bientôt des cendres de la première. La{7} guerre terminée, les Romains définitivement établis en Gaule, le nouvel ordre de choses accepté, de grands progrès matériels s’effectuèrent rapidement. La paix romaine opère une complète transformation, les villes détruites se relèvent, de grandes voies parfaitement entretenues relient les unes aux autres ces vieilles cités gauloises devenues municipes romains, qui se parent bien vite de grands monuments taillés sur le patron des édifices de la métropole lointaine.
Après les légions, c’est l’invasion des lettres et des arts latins, qui s’infiltrent avec une surprenante facilité jusqu’aux extrémités de la terre des Druides et font marcher ensemble la transformation matérielle et la transformation morale; les mœurs, les usages, les costumes de Rome sont adoptés partout et font de l’ancienne Gaule chevelue une Gaule à toges très romaine.
Cette Lutèce gallo-romaine, il nous est plus facile de nous la figurer que la petite Lutèce gauloise; quatre siècles de vie romaine en avaient fait une jolie ville décorée de vrais monuments, blanche et riante dans sa ceinture mouvante, si limpide alors.{8}
L’empereur Julien l’appelle sa chère Lutèce; il y a passé quelques-unes des saisons de loisir que pouvaient lui laisser et tous les soucis de l’empire, et les armées à conduire contre les Francs et les Germains,—ce nouveau péril s’élevant à l’horizon de la ville latine. Il vint en 358 et 359, après sa victoire sur les Germains dans les plaines d’Argentoratum (Strasbourg), s’y reposer au milieu de ses amis lettrés et philosophes, et il a tracé de la ville et de la vie qu’il y menait un intéressant croquis:
«Je me trouvais pendant un hiver à ma chère Lutèce (c’est ainsi qu’on appelle dans les Gaules la ville des Parisiens); elle occupe une île au milieu d’une rivière: des ponts la joignent aux deux bords. Rarement la rivière croît ou diminue: telle elle est en été, telle elle demeure en hiver: on en boit volontiers l’eau très pure et très riante à la vue. Comme les Parisiens habitent une île, il leur serait difficile de se procurer d’autre eau. La température de l’hiver est peu rigoureuse, à cause, disent les gens du pays, de la chaleur de l’Océan, qui n’en étant éloigné que de neuf cents stades, envoie un air tiède jusqu’à Lutèce: l’eau de mer est en effet moins froide que l’eau douce. Par cette raison, ou par une autre que j’ignore, les choses sont ainsi. L’hiver est donc fort doux aux habitants de cette terre; le sol porte de bonnes vignes; les Parisii ont même l’art d’élever les figuiers en les enveloppant de paille de blé comme d’un vêtement, et en employant les autres moyens dont on se sert pour mettre les arbres à l’abri de l’intempérie des saisons.»
Ces figuiers que les Parisii savaient protéger contre les rigueurs de l’hiver sont encore cultivés de la même façon sur un point des environs de Paris, à Argenteuil, où, souvenir plus ancien, sur les hauteurs dominant la Seine et l’immense{9} plaine parisienne, un dolmen recouvre les os de quelque chef parisien préhistorique.
Le palais où ces lignes furent écrites par l’empereur existe encore, il n’était point dans l’île, car déjà Lutèce avait débordé sur les rives, couvrait de naissants faubourgs le débouché des voies romaines de la rive droite et se doublait presque d’une seconde ville sur la rive gauche.
Le grand palais romain si longtemps enfoui et méprisé, aujourd’hui annexe de notre musée de Cluny, était construit depuis une cinquantaine d’années peut-être lorsque Julien, vers 356, y résidait. Il présentait un très grand développement et bien des parties, les plus importantes probablement, ont dû se perdre sous les constructions élevées au moyen âge à leurs dépens. Ces superbes voûtes romaines, ces salles majestueuses que nous admirons enchâssées dans la verdure d’un beau jardin, précieuses reliques servant elles-mêmes de reliquaire à tant de joyaux du passé, disparaissaient naguère sous un amas de maisons serrées, de bicoques accrochées aux vieilles pierres, entassées sur les reins des voûtes, heureusement d’une solidité à toute épreuve. Des salles étaient à peu près bouchées par les décombres, d’autres défigurées, éventrées, misérables, servaient de caves, écuries ou remises, à une foule de petites industries.
Derrière des murs énormes au fond de ces voûtes obscures, aux sombres pierres coupées d’assises de briques, des chevaux au râtelier frappaient de leurs fers le pavé romain et des tonneliers chantaient en cognant sur les douves de leurs ton{10}neaux; au-dessus, dans l’enchevêtrement des bâtisses, des jardins s’étaient établis sur six pieds de terres rapportées on ne sait quand ni comment, de vrais jardins suspendus où poussaient des légumes et des arbres fruitiers. L’entrée des ruines à la fin du siècle dernier était rue de la Harpe, au fond de la cour d’une maison à l’enseigne de la Croix de fer, où les coches de Laval et différents services de messageries avaient leur installation.
Racheté par l’État sous la Restauration, le palais des Thermes, ou ce qu’il en restait, apparut au jour, désobstrué, débarrassé des maisons assises sur ses puissantes épaules, de tous les appentis parasites et de son clos de pommiers aériens. Les parties consacrées à l’habitation ont disparu complètement; seuls les Thermes ont survécu à tant de causes de destruction et nous pouvons à Paris admirer ces vastes salles purement romaines, le tepidarium, salle des bains chauds et le frigidarium, la grande salle des bains froids, immense et haute nef au berceau majestueux, aux fortes murailles percées de niches profondes et d’arcades robustes, les unes bouchées, les autres encadrant de leurs doubles archivoltes un coin de la verdure lumineuse des jardins.
Quelles étaient l’étendue, la physionomie d’ensemble et les dispositions exactes du palais des Thermes? Avec ce qui nous en reste nous ne pouvons plus que chercher à le deviner. Tant de salles ont été complètement détruites autour du noyau subsistant. Un écrivain qui l’a vu au XIIᵉ siècle, Jean de Hauteville, dit emphatiquement du palais: «Les cimes s’élèvent jusqu’aux nues et les fondements atteignent l’empire des Morts.» La deuxième partie de la phrase est toujours exacte, tant de souterrains ou de tronçons de souterrains circulent sous les constructions restées debout et s’enfoncent sous les terrains environnants.
Au temps de Julien, au temps des rois mérovingiens, qui succédèrent aux empereurs, le palais des Thermes, les dépendances et les jardins occupaient un immense terrain depuis Saint-Germain des Prés jusqu’à la rue Saint-Jacques, sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève (mons Lucotitius), où des vignes et des maisons de campagne se chauffaient au soleil; le vieil aqueduc d’Arcueil amenait aux hôtes du palais l’eau des sources de Rungis que l’aqueduc moderne verse encore à Paris. Sur l’emplacement du jardin du Luxembourg était un camp romain. C’est là, en 360, Julien n’étant encore qu’un général victorieux, rival malgré lui de l’empereur Constance, que les légions rassemblées à Lutèce, parmi lesquelles se trouvaient deux légions gauloises, proclamèrent Julien empereur. Au milieu de la nuit, échauffés par un banquet, les légionnaires gaulois, brandissant des torches et des épées, forcèrent les portes du palais barricadé, saisirent Julien, l’élevèrent comme un roi barbare sur un bouclier. Première révolution dont Paris ait été le théâtre, quelque chose comme un 18 Brumaire exécuté un peu malgré celui qui en profitait.
Au moyen âge ces jardins du palais si étendus, enclos de fortes murailles, devinrent le Clos de Laas qu’envahirent peu à peu, en le morcelant, des couvents et des maisons.
Lutèce proprement dite, dans son île, quatre siècles après l’arrivée des Romains{11} et peu avant celle des Francs, ne ressemblait plus à la bourgade gauloise bercée par la rivière. Elle avait l’aspect de toutes les villes romaines; l’île couverte de maisons de pierres, entourée d’une enceinte à tours carrées, montrait çà et là quelque colonnade, quelque monument à la forte carrure. En avant des deux ponts qui la reliaient aux rives, s’élevaient des ouvrages militaires; tout à fait à la pointe de l’île se trouvait le palais habité par les préfets de l’empereur, magistrats de la région, construction dont on a retrouvé des traces nombreuses dans les fouilles du Palais de justice et à laquelle succédèrent sur le même emplacement le palais de Saint-Louis, le logis de Philippe le Bel, ce précieux édifice qui fut retrouvé il y a trente ans noyé dans les bâtiments de l’ancienne préfecture de police et que la pioche, irrespectueuse de l’histoire, démolit sans pitié, pour l’édification de l’énorme façade égyptienne (!) de la cour d’assises, imitation d’un temple de Dendérah (!) aussi peu à sa place que les imitations de Parthénons qui se voient, hélas! en tant d’endroits n’ayant rien de grec ni d’égyptien.
Devant le palais s’étendait le forum, puis venaient les maisons pressées de la ville et à l’autre extrémité de l’île, la première cathédrale de Paris, c’est-à-dire un temple dédié à Jupiter, dont il subsiste encore sans doute bien des débris sous Notre-Dame, outre ceux qu’on en a retirés. Dans le chœur de la cathédrale, juste sous les autels chrétiens, des fouilles en 1711 mirent au jour des débris de l’autel de Jupiter, des bas-reliefs grossiers représentant les dieux gaulois et romains fraternellement réunis, Jupiter, Vulcain, Esus, le Mars des Gaulois, et Cernunnos ou Cervunnos, sculptures d’un style barbare accompagnées de l’inscription suivante:
«Sous Tibère Auguste, les Nautes parisiens ont publiquement élevé cet autel à Jupiter très bon, très grand.»
Les précieuses pierres ont été rejoindre au musée des Thermes bien d’autres débris de la même époque, déterrés un peu partout dans la Cité et sur différents points du sol parisien. Ces trouvailles fournissent une nouvelle preuve de cette sorte de loi historique que les monuments de même ordre se perpétuent généralement à la même place, le palais sous le palais, le temple sous l’église.
En avant du palais, sur le petit bras de la Seine, la muraille d’enceinte de Lutèce, trempant dans l’eau, s’ouvrait pour une porte de rivière, un débarcadère monumental pour les bateaux des Nautes, orné d’un portique dont les colonnes, retrouvées en 1848, portaient la trace profondément marquée des cordages ayant amarré les barques à leur base. En arrière de ce portique s’élevait, pense-t-on, un temple de Mercure, qui sans doute était en même temps une sorte de bourse, un lieu de réunion pour les Nautes, près du port de débarquement de leurs marchandises.
Elle était bien petite encore, notre Lutèce, car son mur d’enceinte retrouvé sur divers points, près de Notre-Dame ou sous le palais, s’alignait assez fortement en arrière des quais actuels, et cette fortification était assez faible, car elle avait été élevée à la hâte, avec des débris d’édifices rasés dans les faubourgs par mesure de défense, afin de dégager les abords de la place lors des invasions barbares. Ces faubourgs formés le long des voies au nord et sur les pentes du mont Lucotitius au sud, au pied du grand palais, devaient former avec la cité une agglomération{12} d’une certaine importance déjà, si l’on en juge par les ruines des Arènes parisiennes, dégagées depuis 1869.
Le gallo-romain de Lutèce, le négociant affairé sur ses ballots de marchandises arrivant par les routes de terre ou par bateau, plaidait devant les magistrats au Palais actuel, faisait ses dévotions au temple de Jupiter, où ses fils des siècles suivants ont élevé la majestueuse Notre-Dame; ou s’en allait pèleriner aux temples de Mercure et de Mars qui couronnaient la colline de Montmartre et dont les ruines ont subsisté côte à côte avec les moulins et l’abbaye, jusqu’au XVIIᵉ siècle, édifices considérables puisqu’il paraît que de la plus grande partie du territoire des Parisii on pouvait les apercevoir, comme on peut de nos jours, au-dessus de Montmartre enveloppé par la grande ville, apercevoir de si loin la colossale masse de l’église du Sacré-Cœur, toute blanche et non terminée encore.
Ce Parisien gallo-romain, nous pouvons également nous le représenter assis sur les gradins de l’amphithéâtre, dont les hautes arcades superposées se dressaient parmi les verdures, sur le versant oriental du mont Lucotitius; après tant d’années, après quinze siècles d’enfouissement et d’oubli, depuis le temps où la crainte des invasions franques fit jeter bas les hautes arcades et employer leurs pierres à la construction du rempart de Lutèce, ces gradins ont été enfin en partie{13} remis au jour. L’existence de ces arènes sous les maisons du quartier Saint-Victor était connue depuis longtemps; cela s’appelait au moyen âge, par tradition, le Clos des Arènes sur le territoire de l’abbaye de Saint-Victor, mais l’emplacement exact était oublié; des maisons serrées s’étaient juchées sur les arènes remblayées par
les décombres, et beaucoup possédaient des caves pratiquées dans les couloirs, des trous inconnus et mystérieux revêtus de puissantes maçonneries dont on ne s’expliquait pas l’origine. En 1869, lors du percement de la rue Monge, une moitié de l’amphithéâtre reparut soudain à la lumière, profondes excavations, gradins écroulés, tas de pierres bouleversées. La découverte de ces arènes perdues fit du bruit quelque temps, puis survint 1870 et Paris sous les obus eut à songer à bien autre chose qu’à déterrer ses antiquités. Une invasion avait{14} causé la ruine des arènes, une autre invasion fut cause de la ruine de ces ruines, remblayées de nouveau impitoyablement et recouvertes par les bâtiments des dépôts et ateliers de la Compagnie des omnibus, malgré la défense désespérée d’un Comité de savants. Quelques sculptures furent envoyées dans les musées et ce fut fini du monument. C’était une moitié de l’hémicycle qui redisparaissait ainsi après avoir quelque temps revu le ciel de la Gaule.
Enfin tout récemment de nouveaux travaux dégagèrent à son tour l’autre moitié, le second demi-cercle apparut avec une dizaine des gradins sur lesquels venaient s’asseoir pour les jeux sanglants importés de Rome, les Lutéciens romanisés du IVᵉ siècle et qui servent aujourd’hui aux ébats des gamins de la rue Mouffetard, assez peu soucieux de leurs ancêtres.
Peut-être un jour recherchera-t-on l’autre moitié volontairement perdue, afin de rendre à Paris son amphithéâtre complet, dont l’ampleur permettra d’évaluer, par la comparaison avec les amphithéâtres d’Italie ou de France le chiffre de la population de la Lutèce gallo-romaine.
Le monde romain attaqué sur tous les points s’écroulait ou s’émiettait sous le choc des armées barbares. Chaque chef de tribu important cherchait à se tailler sa part, Sicambres, Francs, Alains, Burgondes, Wisigoths s’arrachaient des morceaux de la Gaule. A barbare, barbare et demi; derrière ceux-ci qui s’étaient établis et lotis, et cessaient de ravager le pays où ils se fixaient, s’avançait un ennemi plus farouche, l’effroyable ravageur asiatique, poussé par le vertige du carnage et de la destruction. C’était Attila et ses hordes qui venaient de saccager toutes les villes de l’est, Trèves, Reims, Metz. Devant l’ouragan dévastateur, la pauvre Lutèce, derrière son faible rempart, dut se croire à son dernier jour.
C’est à ce moment que se place la légende de sainte Geneviève de Nanterre, non simple bergère quand elle prit le voile, mais fille d’habitants notables, chrétiens ardents en relation avec l’évêque saint Germain d’Auxerre. Comme les Parisiens découragés à l’approche des terribles Huns allaient se décider à abandonner leur ville, Geneviève s’interposa, elle leur rendit le courage et leur prédit que l’invasion respecterait Paris. L’événement ayant réalisé ses prédictions, Geneviève, fixée à Paris, écoutée, vénérée, devint à côté des évêques comme une bergère d’âmes. Elle mourut au temps de Clovis et fut enterrée dans la basilique de Saint-Pierre-et-Saint-Paul fondée par Clovis sur le mont Lucotitius, où Clovis et Clotilde eurent à leur tour leur sépulture, et qui devint par la suite, de reconstruction en reconstruction, l’abbaye de Sainte-Geneviève, c’est-à-dire le lycée Henri IV actuel et notre Panthéon, sarcophage des grands hommes.
Que devient Paris dans la confusion de ces temps, quand les royaumes francs se font, se défont et se refont, et qu’un monde nouveau s’organise? L’obscurité enveloppe ces commencements laborieux, il ne surnage d’autres souvenirs que les grands faits, les guerres, les massacres, les alliances, les absorptions de peuples...
Le municipe gallo-romain, peu à peu, devient la capitale politique de ces rois barbares qui, lorsqu’ils ne sont pas en expéditions, vivent au loin, dans leurs châteaux de bois entourés de fermes et de forêts.{15}
Paris christianisé remplace ses temples par des églises, les édifices romains disparaissent; les monuments qui s’élèvent sont rudes et grossiers, mais si leur architecture n’est plus la copie régulière des monuments de Rome elle laisse deviner, sous sa rudesse barbare, la sève d’un art national qui s’élabore et se prépare à dominer tous les autres, quels qu’ils soient, par les merveilles romanes et ogivales.
Le roi ou quelque leude investi du titre de comte de Paris, ou bien un maire du palais de rois fainéants, réside dans le Palais de Julien ou dans celui de la Cité. Paris, malgré les désordres et les misères du temps, continue à prospérer matériellement, puisqu’il s’agrandit et déborde sur les deux rives.
Les grandes abbayes se fondent dans la banlieue, s’entourent de murailles à l’abri desquelles viennent se grouper des habitations, embryons de bourgs que Paris enveloppera et absorbera un jour: l’abbaye de Sainte-Geneviève, proclamée patronne de Paris, sur qui elle semble veiller de la hauteur où le monastère est assis; l’abbaye de Saint-Germain des Prés, au milieu des prairies, presque sur la Seine, fondée par Childebert au VIᵉ siècle; l’abbaye de Saint-Denis, bourg plus éloigné, annexe de Paris que Paris n’a pas encore atteint, fondée en l’honneur du légendaire évêque de Lutèce, au IIIᵉ siècle, martyrisé à Montmartre, patron de Paris et des vignobles parisiens, quand il y avait encore des vignobles parisiens. Des églises s’élèvent dans les faubourgs et dans l’île, petites églises de la cité{16} qui se perpétueront, et qui disparaîtront dans les démolitions de la Révolution ou dans la grande transformation entreprise de nos jours dans l’île mère.
Et les siècles passent. La France et Paris se bâtissent peu à peu sous la rude main des chefs mérovingiens, sous celle des maires du palais quand la race de Klodowig s’abâtardit, quand le trône hissé sur les cadavres de frères, d’oncles ou de neveux n’est plus qu’un simple fauteuil pour ses faibles successeurs.
... ils le promènent de Paris à ses villas des environs, tandis que le duc Pépin ou Charles-Martel conquiert le pouvoir réel, gouverne et guerroie en son propre nom sans s’occuper du faible titulaire de la couronne.
Le commerce de Paris prospère, les Nautes, ces négociants lutéciens, s’appellent maintenant les marchands de l’eau, et forment une hanse ou ligue marchande dont les opérations s’étendent au loin, association qui deviendra au moyen âge la corporation prépondérante parmi les métiers et fournira les Prévôts des marchands.—Là est l’origine de la municipalité parisienne, le lien qui rattache à travers les âges les édiles de nos jours, les terribles hommes de la commune de 1793, les chaperons bleus et rouges d’Étienne Marcel, les négociants de la rivière d’il y a dix siècles aux nautes gallo-romains. La nef qui vogue sur l’écusson de Paris, on la trouve déjà au palais des Thermes, figurée par les proues des navires sculptées aux retombées des voûtes, et s’il faut choisir parmi les étymologies incertaines, il est bien probable que cette nef emblématique rappelle aussi le nom de la ville, Paris en langue celtique devant signifier Bateau et Parisii bateliers, comme Lutèce signifiait, dit-on, habitation au milieu de la rivière, ou l’île aux Corbeaux, ou l’île blanche, ou autre chose, au gré des étymologistes.
La cité de Paris.—Le temple de Jupiter devient l’église cathédrale Notre-Dame de Paris.—Les petites églises de la Cité.—Saint-Jean le Rond et les Enfants trouvés.—Très haut et très puissant seigneur le chapitre de Notre-Dame.—Le cloître et ses premières écoles.—Guillaume de Champeaux et Abélard.—Naissance de l’Université.—Les légendes: le diable Biscornette.—L’anneau de la Vierge.—Le grand Jeusneur.—Folies et mascarades des fêtes de l’âne, des fous et des innocents.—Diables, guivres et chimères.
ENFIN le XIIIᵉ siècle,—qui mérite autant que le XVIIᵉ, pour la France arrivée à son complet développement, le nom de grand siècle,—le grand siècle du moyen âge va se lever sur un monde sortant de la confusion, rajeuni, plein de sève et de force, et sur une société organisée tout autrement que nous la comprenons maintenant, posée sur d’autres{18} bases, mais fortement constituée et douée d’une vitalité assez vigoureuse pour affronter les siècles d’orages qu’elle aura bientôt à traverser.
C’est l’époque où le moyen âge, dans toutes ses institutions, se rapproche le plus de son idéal et donne sa plus complète expression en tout. C’est le siècle où la pensée s’efforce de se dégager des ténèbres et des enveloppements de la scolastique, et entrevoit la science; où l’Université fait de Paris la grande école des peuples et de la montagne Sainte-Geneviève le plus haut sommet d’Europe; où l’art, le grand magicien décorateur de la vie, après des siècles de tâtonnements et de progrès vers le beau, arrive à un merveilleux et vraiment sublime épanouissement.
Le cœur de Paris, à ce moment de son histoire, il est vraiment là, dans l’île de l’antique Lutèce, dans cette glorieuse Cité où la grande cathédrale, la nouvelle Notre-Dame, achève de se construire et domine de ses tours, de sa flèche élancée, de ses mille pinacles dissemblables, clochers, flèches, tours et tourelles hérissant l’île et les deux rives du fleuve.
La Cité d’ailleurs est centre religieux par sa cathédrale et centre politique par son palais, qu’habitent les rois, seigneurs de ce petit jardin d’île de France auquel peu à peu, par l’adresse, la politique ou la force, ils réunissent les seigneuries, les terres, les provinces, arrondissant de plus en plus le domaine royal, noyau d’agglomération dans le morcellement féodal.
Bien des édifices se sont remplacés l’un l’autre, sur l’emplacement du temple gallo-romain où le Christ a succédé à Jupiter, en attendant qu’il soit un instant remplacé par l’Être Suprême et la déesse Raison de 93.
Il y a eu d’abord au IVᵉ siècle une première église dédiée à saint Étienne martyr, église à côté de laquelle s’éleva la cathédrale mérovingienne bâtie au commencement du VIᵉ siècle par le roi Childebert, en reconnaissance de la guérison d’une grave maladie. De cette cathédrale, d’art encore à demi romain et non roman, il reste quelques débris et une description du moine poète Fortunat qui célèbre ses splendeurs en vers enthousiastes; les débris, des fragments de colonnes, des chapiteaux corinthiens se peuvent voir au palais des Thermes. Une particularité de cette église signalée par Fortunat, c’est que là pour la première fois les fenêtres furent garnies de verrières transparentes où «les feux tremblants de l’aurore naissante semblent se jouer jusque dans les lambris»...
Près de dix siècles, la basilique mérovingienne, maintes fois réparée, vécut cependant, malgré bien des accidents et des désastres soufferts au temps des Normands. Elle avait presque l’âge de la cathédrale actuelle lorsque fut décidée sa démolition. Cette basilique et la vieille église Saint-Étienne accolée à son flanc sud tombaient sans doute en ruines, malgré les incessantes réparations, et l’édifice ne répondait plus aux exigences du temps. La cathédrale, comme on la concevait alors,—église mère de la Cité, centre commun à tous, la maison de Dieu la plus solennelle, autel privilégié entre tous, lieu de réunion du peuple pour toutes les occurrences, joyeuses ou funestes, et pour certains, donjon d’une puissance supérieure à toutes, ou pour le moins allant de pair avec la plus haute,{19}—la cathédrale demandait une ampleur de proportions refusée aux autres églises et voulait être revêtue de toutes les magnificences de l’art.
Développement naturel et superbe des beautés en germe dans l’art roman, éclosion de toutes les fleurs poussées sur sa tige puissante, un art nouveau surgit juste à point pour satisfaire aux conditions nouvelles, au moment où jaillissent du sol de l’Ile de France agrandie de quelques provinces, ces grandes cathédrales de Paris, Chartres, Laon, Reims, Amiens, Senlis, Bourges, condensant tous les arts sublimes, toutes les aspirations élevées, miracles de pierre pour lesquels les peuples semblent avoir jeté comme en un brasier leur âme ardente, leur foi et leurs trésors.
Et Notre-Dame de Paris, sous l’effort d’une génération, naquit, poussée en cinquante années de travaux dans l’ensemble de sa structure, mais demandant pour l’achèvement de sa merveilleuse parure de sculptures, encore un siècle de labeurs et des centaines d’existences d’artistes, de savants maîtres de l’œuvre et d’imagiers au patient ciseau.
La Cité après saint Louis, c’est-à-dire lorsque Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, ces deux splendides joyaux de la couronne de Paris, s’élèvent parfaits et achevés vers le ciel, forme un merveilleux ensemble d’édifices et pendant trois siècles, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’on commencera à détruire ou dénaturer sa parure du moyen âge, elle figurera au milieu de la Seine comme la gigantesque représentation de la nef symbolique de son blason.
Cet aspect de nef moyen âge baignée par le flot de la Seine a frappé tout le monde et, oubliant les Nautes, les bateliers de Lutèce, on a voulu y voir l’origine de son emblème héraldique. C’est une de ces nefs à château d’avant, et château d’arrière: à la proue le palais de saint Louis, avec son jardin entouré de murs crénelés et la maison des étuves en extrême pointe; la flèche aérienne de la Sainte-Chapelle au centre pour grand mât; et vers la poupe, Notre-Dame élevant, majestueuse, sa haute façade à grandes lignes régulières que dorent ou rougissent les soleils couchants.
Dans ce noble vaisseau, d’un bord à l’autre il y a, outre ces deux châteaux d’avant et d’arrière, des écoles, des hôpitaux, deux couvents, cinquante-deux rues{20} à maisons forcément bien serrées, bien enchevêtrées les unes dans les autres, six impasses, des places, dix paroisses, vingt et une églises ou chapelles.
Le dit des rues de Paris, rimé par Guillot vers la fin du XIIIᵉ siècle, nomme seulement trente-six rues, certaines modifications, certains percements de voies sur des emplacements d’hôtels ayant eu lieu seulement après lui.
Ces rues de la Cité du moyen âge, notre époque les a connues avant le grand déblaiement de la Cité,—qui n’en a laissé que quelques-unes toujours blotties à l’ombre de Notre-Dame—et les a remplacées par un colossal amas de cubes de pierre tristes et monotones, par des casernes et par un hôpital formidable, successeur du vieil Hôtel-Dieu, qu’on eût mieux fait de transporter ailleurs, vers les coins inoccupés des bastions de l’enceinte moderne.
Certes, nous les avons vues ces vieilles rues—ou ce qu’il en restait—étroites et sombres avec des recoins sinistres, des maisons noires et sordides, des carrefours moisis aux façades lépreuses renversées en arrière, mais ce n’est point sur ce qu’il nous en était parvenu, en certains endroits, vieux restes semblables à un décor de cour des miracles rongé par l’usure des siècles, bariolé de rafistolages, défiguré, enlaidi, dégradé par la misère, ce n’est point sur ces tristes débris que nous devons juger la Cité du moyen âge avec son enclos du Cloître, ses nombreux édifices religieux, grands ou petits, ses hôtels et ses rues marchandes.
Alors elles étaient jeunes, ces rues et ces maisons, alors elles n’étaient point noires et nullement fétides; le moyen âge qui jonchait de fleurs et de feuillages les nefs des églises et les cours des palais, et qui jetait des verdures odoriférantes dans les salles des tribunaux, partout où s’entassent des foules,—ce que nous ne songeons guère à faire maintenant, le moyen âge n’aimait pas plus que nous les mauvaises odeurs. Il n’aimait pas davantage l’obscurité et nous en avons pour preuve les vastes ouvertures, les grands fenestrages des façades d’autrefois, fenêtres qu’on a, depuis, bouchées et rapetissées en largeur et en hauteur pour nous marchander l’air et la lumière. De ce que nous les voyons en leur misère et leur décrépitude, ne concluons pas que ces rues et ces maisons ont toujours eu leur triste aspect d’aujourd’hui; le masque lamentable de la sénilité peut-il nous faire juger de la beauté d’une figure en son printemps.
Mais pénétrons dans ce dédale serré de petites rues et par la rue Neuve-Notre-Dame, débouchons sur le Parvis élevé sur un degré de cinq marches disparues depuis par le lent exhaussement du sol, devant la splendide et robuste façade agrandie encore par le voisinage des maisons qui semblent se rapetisser{21} soudain à ses pieds, apparaissant tout entière avec sa fantastique décoration, ses vastes portails béants où mille images sculptées se dessinent nettement au soleil ou se devinent dans l’ombre, avec ses deux grandes lignes horizontales coupant la masse: la Galerie des rois alignant ses majestueuses statues d’une tour à l’autre et la galerie des hautes arcades à jour au-dessus de la grande rosace;—avec les hautes ogives des tours d’où tombent sur la ville le carillon des cloches et, seulement pour les grandes joies ou les grandes alertes, la voix grave du bourdon.
En cette Cité où l’espace est mesuré, où palais, églises et maisons se serrent si bien les coudes, on ne saurait imaginer espace mieux rempli et plus meublé.
L’Hôtel-Dieu d’abord, au pied de la tour méridionale, se présente aux gens avec son petit porche d’entrée et ses bâtiments divers découpés très irrégulièrement. C’est ensuite l’église Saint-Christophe tournant son abside au parvis, devant le débouché de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs qui montre l’entrée de l’église Saint-Pierre à deux pas, derrière le pignon à tourelle du Bureau des pauvres. En face, juste sous la tour du Nord, s’accote la petite église Saint-Jean le Rond, humble et pauvre, toute petite, dont le pignon ne monte pas plus haut que l’ogive du portail de la cathédrale.
Cet humble Saint-Jean le Rond n’a rien de rond et s’appelle ainsi en souvenir d’une précédente chapelle Saint-Jean, qui était le baptistère de la cathédrale mérovingienne, bâti en rotonde, suivant l’usage. Simple chapelle extérieure, cette{22} annexe de la cathédrale disparut en 1790. Précédemment à la place de la porte gothique, on lui avait infligé une entrée surmontée d’un fronton à l’antique, sévice insignifiant pour la modeste chapelle, mais qui fait penser au péril incroyable couru par Notre-Dame elle-même, pendant les deux siècles de réaction classique, par cette splendide façade dont on voulut gratter la parure gothique pour la rhabiller en style jésuite au temps de Louis XIV, ainsi que l’on avait fait précédemment à la pauvre façade de Saint-Gervais, ou dont on faisait charcuter les portails au XVIIIᵉ siècle sous la direction de Soufflot!
Les marches de Saint-Jean le Rond ont entendu bien des vagissements de pauvres petits êtres abandonnés: les mères qui se résignaient à délaisser leurs enfants, les déposaient là comme le Quasimodo du poète, pour être recueillis par le chapitre de Notre-Dame. Qui pourrait compter leur nombre en tant de siècles! Des fondations pieuses s’efforçaient de subvenir à l’entretien des enfants trouvés, mais le vice, la misère multipliaient les abandons de malheureux poupons, au grand souci de l’évêque et des chanoines auxquels cette charge revenait par tradition; au XVIᵉ siècle elle était telle qu’il fallut faire contribuer les abbayes et les paroisses de Paris possédant fiefs de haute justice.
Un matin de 1717, sous le porche de Saint-Jean le Rond, un de ces petits abandonnés fut trouvé par un pauvre vitrier, qui touché de compassion le recueillit et l’éleva. L’enfant, baptisé sous le nom de Jean le Rond, devint le célèbre philosophe d’Alembert, l’un des fondateurs de l’Encyclopédie.
Sur le côté de Saint-Jean le Rond s’ouvre la porte principale du cloître, vaste enclos qui enferme toute la pointe orientale de l’île et qui, très diminué, est aujourd’hui à peu près la seule partie subsistante de l’ancienne cité. La muraille de cet enclos est représentée par la rue de la Colombe, la rue basse des Ursins et le quai.
C’est là que les derniers débris de la Cité, telle que les siècles l’avaient faite, peuvent encore se retrouver avec quelques vestiges d’une chapelle Saint-Aignan au fond d’un bâtiment; de tout le reste, il a été fait table rase pour le colossal Hôtel-Dieu et les grandissimes casernes, et pour la grande place actuelle du Parvis qui représente environ dix fois la grandeur de l’ancienne.
Les écoles de l’église donnent aussi sur le Parvis à côté de Saint-Christophe. Le Chapitre de Notre-Dame, haut justicier, a sa prison proche Saint-Pierre-aux-Bœufs et son échelle patibulaire sur le Parvis même, laquelle potence ne fut abattue qu’au XVIIᵉ siècle.
Sur cette place étroite, au débouché de ces rues où les processions doivent avoir peine à passer, où passeront pourtant les processions tumultueuses de la Ligue et tant de cortèges triomphants ou sinistres, voici donc des paroissiens de la cathédrale se rendant aux offices, des clercs du chapitre allant à leur collège, des pèlerins arrivant, de bien loin parfois, se prosterner devant le sanctuaire et vénérer les reliques du Trésor... Saluons le chanoine qui passe sur sa mule, c’est un cinquantième de très haut et très puissant seigneur le Chapitre. Il s’en va visiter en son logis quelque gros bourgeois, quelque dignitaire de l’Université, quelque abbé de l’un des innombrables couvents de la Ville.{23}
Qu’est-ce que ce rassemblement? C’est le marché au pain, marché franc où n’importe quel boulanger du dedans ou du dehors peut apporter ses pains.
Voici plus qu’un rassemblement, une foule qui se presse et se bouscule criant ou riant, plaignant ou se moquant suivant le cas, autour d’une charrette escortée par des archers en hoqueton aux armes de la ville. C’est quelque malheureux larron, quelque assommeur de carrefour que l’on va justicier à la potence du Parvis, ou bien un criminel qui vient du grand Châtelet faire amende honorable, pieds nus et torche en main sur les marches de Notre-Dame, après quoi le bourreau va le reprendre pour le conduire subir sa peine en place de Grève.
Nos seigneurs du Chapitre, les chanoines, sont gens puissants et riches! Notre-Dame possède des seigneuries, des fiefs dans Paris, des censives et des rentes, des droits, des terres considérables aux environs de la ville et bien loin, et même jusqu’à une terre en Provence qui fournit à l’église l’huile de ses lampes.
L’évêque et le Chapitre ont leurs menses parfaitement distinctes et séparées, leurs attributions et leurs droits particuliers. Le Chapitre, dont on fait remonter la fondation à Charlemagne, se compose, y compris les hauts dignitaires, de soixante chanoines; n’ayant pas tous reçu les ordres, tous doivent sous peine de suspension de bénéfice, porter la tonsure et avoir la barbe rasée, obligation qui donna lieu en 1555 au refus fait par le Chapitre, ennemi obstiné des longues barbes, «contraires à la modestie», d’admettre Pierre Lescot l’architecte, pourvu d’un canonicat, tant qu’il porterait sa longue barbe.
Ce Chapitre dans le cours de son existence a fourni à l’Église des papes, nombre de cardinaux et une foule d’évêques et d’archevêques; cela ne l’empêchait pas de se montrer fort soigneux de ses immenses richesses terrestres, fort jaloux de ses droits et privilèges, qu’il savait défendre du bec et des ongles même contre les rois. Ses vassaux n’étaient pas traités toujours avec la mansuétude qu’on eût été en droit d’attendre d’hommes d’église; l’illustre Chapitre se montrait pour tout ce qui regardait les redevances aussi rigoureux que n’importe quel seigneur rude et besogneux. On connaît l’histoire des pauvres habitants de Châtenay-sous-Paris, serfs de corps de Notre-Dame, qui en 1252, sur le refus de payer un surcroît d’impositions, furent appréhendés et jetés sans pitié dans la prison du Chapitre. Saisie d’une plainte, la reine Blanche, mère de saint Louis, intervint et pria les chanoines de rendre la liberté aux prisonniers. La demande de la reine fut repoussée avec une insolence cruelle et pour mieux établir ce qu’il prétendait être son droit sur les biens et la vie de ses sujets, le Chapitre fit saisir en masse et jeter avec les autres, les femmes et les enfants de Châtenay. Les malheureux, ainsi entassés dans tous les réduits ou cachots de cette prison trop étroite allaient périr de misère ou d’asphyxie, lorsque accourut la reine indignée, qui fit enfoncer les portes et délivra par la force les victimes du Chapitre.
Dans l’enclos du Chapitre il restait à la Révolution trente-trois maisons canoniales soumises à un régime particulier; chacune était propriété du chanoine qui l’occupait, sous réserve d’une redevance au Chapitre, mais ne pouvait être vendue qu’à un chanoine. Le cloître, c’est-à-dire l’ensemble de ces maisons et jardins{24} n’était pas cependant tout à fait le séjour de tranquillité que l’on peut supposer, le paisible asile d’hommes d’étude et de prières, à l’ombre de la cathédrale. Il se glissa des abus nombreux et des intrus dans la petite ville canoniale; des chanoines sous-louèrent et, malgré les défenses, permirent même à des tavernes de s’établir dans des dépendances de l’enceinte.
D’ailleurs, il y eut ici jusqu’au XIIᵉ siècle une population qui ne pouvait manquer d’amener quelques désordres et turbulences avec elle: c’étaient messieurs les écoliers, en tout temps amis du bruit et en tout lieu difficiles à tenir en bride. L’Université de Paris, poussin éclos sous l’aile de l’Église, mais qui devait bientôt réclamer indépendance et coudées plus franches, eut ses premières écoles dans l’enclos de Notre-Dame.
C’est dans le préau du cloître, jonché de bottes de paille en guise de sièges, et dans les différentes cours voisines que se réunissaient maîtres et écoliers, pour les leçons, cours et controverses. Bientôt ces assemblées, passionnées pour les grandes querelles philosophiques des Scolastiques du temps, pour la fameuse controverse des réalistes et des nominaux, se sentirent à l’étroit de toutes façons dans les bâtiments du chapitre; les écoliers après les cours, passionnés pour d’autres choses moins édifiantes, lâchés dans les tavernes de la rue de Glatigny ou chez les ribaudes du Val d’amour, trop voisines des maisons canoniales, durent émigrer sur la rive gauche, qui devint leur ville particulière, la ville de l’Université avec ses nombreux collèges, ses franchises, ses coutumes.
Mais les écoles épiscopales du cloître Notre-Dame eurent pour écolier Abélard et le virent revenir professeur à l’éclatante célébrité, traînant avec lui à son camp de la rive gauche une armée d’étudiants suspendus à ses lèvres, enfin, rival victo{25}rieux de Guillaume de Champeaux son ancien maître dont il combattait les idées. Hélas! la philosophie et la science ne suffisaient pas à remplir toute l’âme d’Abélard, il aima une femme, d’esprit supérieur comme lui, savante et belle, Héloïse, nièce du chanoine Fulbert. Le théologien, enflammé bientôt par cette élève charmante, se fit poète et musicien, compositeur de chansons amoureuses qui dirent le secret de ses amours à tous les échos scandalisés du cloître Notre-Dame. L’oncle Fulbert se montra un terrible gardien de la vertu de sa nièce et vengeur féroce de la morale; et l’on connaît la malheureuse aventure qui termina ce doux roman d’amour en jetant Héloïse chez les nonnes d’Argenteuil, en faisant d’Abélard un moine désespéré, cherchant l’oubli de couvent en couvent, de Saint-Denis jusqu’au fond de la Bretagne.
Abélard, mort en 1142, n’a point connu la cathédrale actuelle. Du temps où il écrasait sous son éloquence Guillaume de Champeaux, archidiacre de la cathédrale, c’était toujours la vieille église romane, qu’Étienne de Garlande{26} restaura vers 1140, restauration dont il fut utilisé des fragments à la porte Sainte-Anne.
Vingt ans après, vers 1163, commencèrent les travaux de la nouvelle cathédrale dont le pape Alexandre III vint poser la première pierre.
L’œuvre était dirigée par l’évêque Maurice de Sully, un prélat qui avait été l’un de ces pauvres étudiants mendiant le pain du corps aux portes des couvents, en sortant des écoles avec la nourriture de l’esprit. La foi soulève des montagnes, elle élève aussi des montagnes de pierre; alors se bâtissent également les grandes cathédrales du domaine royal par l’élan de tous, avec l’aide de dons considérables et d’oboles, avec le cœur et l’âme de tous,—constructions gigantesques qui nécessairement impliquent l’existence, dans cette société du moyen âge, d’un nombre considérable d’artistes, maîtres massons, tailleurs de pierre, sculpteurs non refroidis par Rome, par l’excès de science et d’érudition, naïfs imagiers du ciseau, dont l’œuvre, d’une imagination formidable, d’une originalité, d’une abondance et d’une variété inouïes, après avoir passionné leurs contemporains, stupéfie encore notre temps.
Avant la fin du XIIᵉ siècle le gros œuvre était fort avancé; la nef et le chœur étaient couverts et en 1235 l’édifice arrivait à son achèvement. Les portails latéraux ne sont pas de cette construction primitive, des modifications importantes furent apportées dès le milieu du XIIIᵉ siècle au plan primitif, adjonction de chapelles au pourtour de l’abside, allongement du transept, construction par l’architecte Jehan de Chelles du merveilleux portail Sud en 1257, construction du portail Nord par Pierre de Chelles en 1313, avec une portion des richesses confisquées sur les Templiers.
Les Parisiens suivaient avec un intérêt passionné la construction de leur cathédrale et le cœur de Paris battit bien réellement sur ce point, durant ces cent années de labeur pour la poussée de ces pierres miraculeuses.
Que de légendes se formèrent devant ce déroulement d’images sculptées, devant cette galerie des rois qui représente peut-être, comme le peuple s’obstinait à le croire, la lignée des rois de France de Childebert à Philippe-Auguste et non celle des rois de Juda, et devant ce troupeau de monstres de toutes formes, guivres, dragons, aigles accrochés aux tours, accoudés aux balustrades, démons lippus contemplant Paris de leurs prunelles ironiques.
Ces ferrures merveilleuses si extraordinairement enroulées sur les portes de la façade principale, qui donc avait pu les forger, tourner aussi délicatement le fer en volutes feuillues et fleuries? qui donc, sinon le diable lui-même, maître, chacun le sait, par-dessus tous les maîtres! Un serrurier chrétien avait tenté l’ouvrage, mais après mille essais, se reconnaissant vaincu, il offrit désespérément son âme au diable s’il voulait l’aider dans son travail. L’ennemi du genre humain consentit pour une simple âme de forgeron à travailler en l’honneur de Notre-Dame et envoya le démon Biscornette, bon ouvrier devant qui le fer se tordait presque de lui-même sur l’enclume.
En conséquence, les ferrures pour les vantaux des deux portes de côté, dites{27} porte de la Vierge et porte Sainte-Anne, furent terminées et placées sans peine en un rien de temps; restait la porte centrale, mais alors le forgeron infernal Biscornette eut beau s’y prendre de toutes les façons, employer toutes les ressources de son art, il ne put venir à bout des ferrures de cette porte centrale, qui est celle par où passe le Saint-Sacrement aux processions. Le fer, devenu soudain rebelle, résistait à son marteau, si bien que Biscornette, humilié à son tour, dut abandonner le marché et se replonger dans l’Enfer sans emporter l’âme du serrurier de Notre-Dame.
Cette porte centrale, pour donner raison à la légende, nous est parvenue sans ferrures, soit qu’elle n’en ait jamais eu, ce qui serait bien extraordinaire, soit qu’elles aient disparu dans une modification ancienne. On l’a ferrée de nos jours cependant, Viollet-le-Duc remplaçant Biscornette.
Autre légende: Sous la porte de gauche ou de la Vierge, une statue de la Vierge détruite en 1793 ornait le trumeau central, dès les premiers temps de la construction; à ses pieds était placé le tronc qui recevait les offrandes pour les travaux de l’église. Or, un jour, un escholier qui jouait à la pelote, c’est-à-dire à la balle, sur la place avec des amis, eut l’idée, pour mettre en sûreté un anneau qu’il craignait de perdre au jeu, de le passer au doigt par lequel la Vierge montrait le ciel.{28}
—Je vous donne cet anneau pour gage, dit-il en plaisantant à la statue, je n’aurai ni amie ni dame, sinon vous!
Et soudain la Vierge, en signe d’acquiescement, plia le doigt de manière à retenir l’anneau! Le prodige émut fort le jouvenceau qui laissa le jeu et songea quelque temps à se faire moine. Cependant, repris par le siècle, notre jeune homme oublia l’anneau offert à la Vierge et il en offrit un autre à une fiancée riche et bien née. Mais, le soir des noces, il vit se dresser devant lui la Vierge du portail courroucée, lui rappelant sa promesse et l’appelant parjure, apparition qui fit fuir le pauvre garçon jusqu’au prochain couvent où il prit l’habit de moine, se mariant ainsi à Marie, dit la légende rapportée par le bibliophile Jacob.
Il y a encore la légende du Chanoine damné: racontée sous les voûtes impressionnantes de l’église, elle devait faire courir le frisson dans les veines des bonnes gens. Il s’agit d’un membre du puissant Chapitre, aux temps lointains, mort, croyait-on, presque en odeur de sainteté; pendant que l’on chantait à ses obsèques l’office des Morts devant une assistance recueillie qui croyait déjà l’âme du saint homme placée au paradis parmi les Élus, on vit tout à coup le couvercle du cercueil se soulever, le mort passer une tête hagarde et brandir un bras hors du cercueil, en criant par trois fois d’une voix étrange qui roula dans l’église: Je suis damné!
Et comme l’assistance, pétrifiée par l’effroi, n’osait bouger, le mort si vénéré confessa d’horribles crimes insoupçonnés, puis retomba lourdement dans sa bière, pendant que les fidèles, retrouvant leurs jambes, s’enfuyaient dans l’épouvante...
On vit jusqu’au siècle dernier sur cette{29} place du Parvis un monument singulier, une vieille statue en demi ronde bosse plantée sur le pavé en avant des portes. Dans cette figure méconnaissable, rongée par le temps, les vieux historiens et descripteurs de Paris voient soit un Mercure, soit un Esculape, vestige dernier du temple de la Cité, tandis que l’abbé Le Bœuf pense plutôt que c’était une statue de Jésus-Christ détachée du portail de l’ancienne cathédrale romane. Le populaire, complètement oublieux de l’origine du monument, l’appelait, sur son aspect misérable, le grand Jeusneur ou Monsieur Le Gris et prenait pour sujet ou pour endosseur de mille facéties ce vieux sermonneur:
Quel plus magnifique cadre pouvait-on rêver pour toutes ces fêtes qui à des époques fixes venaient émouvoir et doucement réjouir le peuple des villes par le déploiement de toutes les pompes religieuses sous ces hautes voûtes, où, dans les fumées de l’encens, les magiques fenestrages découpés, les roses flamboyantes semblent des ouvertures sur le ciel,—ou pour d’autres journées de liesse, quand tout à coup, au lendemain des grandes solennités religieuses élevant les âmes jusqu’aux plus hautes poésies, éclataient sous les mêmes voûtes les transports de la joie la plus terrestre, la plus grossière aussi, et se déroulaient les plus burlesques parodies, devant ces mêmes chrétiens si fervents, et même avec le concours des prêtres et des clercs!
Franche et sincère, la religion du moyen âge ne connaissait pas l’hypocrite bigoterie, elle ne frappait point la gaîté d’anathème; au contraire, le naturel joyeux de la race se taillait sa part dans l’ornementation des églises, et très largement, on peut le voir aux milliers de sculptures comiques et satiriques mélangées partout aux plus édifiantes scènes religieuses. Notre-Dame, au lendemain de la Noël, avait sa semaine folle consacrée aux céré{30}monies de la fête de l’âne et de la fête des fous, commençant le 26 décembre par la fête des sous-diacres, qu’on appelait la fête des diacres-saôuls. Des études spéciales ont été consacrées à ces étranges réjouissances, dont l’origine remonte aux premiers siècles du christianisme et se relient aux saturnales antiques, aux barbatoires des premiers siècles chrétiens dont elles sont la simple continuation, comme les églises continuent sur les mêmes lieux les temples païens.
Fête des fous, fête de l’âne, ou bien fête des innocents, c’était toujours une parodie des cérémonies du culte, une messe en coq-à-l’âne et latin de cuisine, chantée dans les tons les plus discordants avec des Hihan pour alleluias. L’âne de la fuite en Égypte amené en cérémonie figurait au milieu du chœur et portait une jeune fille avec un petit enfant dans les bras pour représenter la Vierge et Jésus.
C’était donc tout d’abord au lendemain de la Noël un petit coin sérieux et poétique de la fête, puis la pure farce commençait.
Tous les honneurs du cérémonial étaient pour le brave baudet, sage monture de la Vierge; on lui chantait gravement la prose de l’âne, une prose burlesque en latin baroque entremêlé de français, à chaque strophe de laquelle la foule dans l’église clamait le refrain:
Et la messe de l’âne s’achevait au milieu des éclats de rire et des bouffonneries. Les prêtres officiants eux-mêmes, à certains moments, poussaient des hi-han prolongés, qui servaient de signal aux assistants pour braire à qui mieux mieux en guise de répons.
Pour la fête des fous on trouvait le moyen d’exagérer encore ces singulières drôleries. On choisissait alors parmi les clercs au milieu des plus étranges cérémonies un évêque des fous que l’on promenait processionnellement dans l’église et qui, coiffé et mitré, s’en allait s’asseoir irrévérencieusement dans le siège épiscopal d’où il donnait avec mille bouffonneries sa bénédiction à la foule. Huit jours après, l’évêque des fous, amené par une nouvelle procession au son de toutes les cloches venait, en grande cérémonie, célébrer une parodie de la grand’messe. Diacres et clercs revêtus d’oripeaux, barbouillés de suie ou le visage couvert de masques bizarres, barbus et cornus, remplissaient le chœur, dansant, chantant, faisant mille extravagances.
Les encensoirs répandaient une âcre odeur de vieux cuir brûlé en guise d’encens, puis les danses se poursuivaient dans la nef, et les gens d’église régalaient les assistants de boudins, saucisses et cruches de vin. Tout n’était pas fini, car la fête se continuait en véritable carnaval par des processions non moins étranges dans les rues.
C’était une parodie, mais sans nulle dérision pourtant; la franche gaillardise{31} de nos pères ne trouvait là nulle matière à s’indigner et il fallut des siècles pour faire disparaître les derniers vestiges de ces vieilles coutumes. Vieux moines, graves évêques protestaient parfois, mais protestations et tentatives d’interdiction n’y firent de longtemps pas grand’chose et ne purent prévaloir contre la puissance des vieilles coutumes, tant est vif aussi le besoin instinctif d’une détente dans l’austérité.
Outre ces folies alternant avec les solennités religieuses, les processions de la Fête-Dieu, les représentations de mystères, origine de notre théâtre, Notre-Dame avait encore la promenade du dragon de saint Marcel, une sorte de Tarasque d’osier qui partant du cloître le jour des Rogations, était promenée dans la paroisse par le clergé, à la grande joie du populaire qui s’efforçait de jeter fruits et gâteaux dans la gueule du monstre.
Ces statues étranges penchées à la balustrade au-dessus de la grande galerie ajourée, ces chimères, guivres et bêtes fantastiques que les siècles avaient fini par ronger et qu’on a dû refaire de nos jours en s’aidant de leurs débris, ces diables cornus usant leurs prunelles de pierres à contempler ou surveiller Paris, quels spectacles la vieille Lutèce ne leur a-t-elle pas donnés!
Drames, comédies et féeries, déroulements de splendeurs joyeuses pour les{32} entrées solennelles de rois ou de reines, départs pour la croisade, pavoisements et enguirlandements des rues pour les grandes occasions; et comme contrastes, la longue série des séditions populaires et révolutions diverses, explosions périodiques de la mauvaise humeur du peuple foulé ou trompé, furieux accès de rage causés par les trop longues et trop dures misères.
Combien de fois les sanglantes lueurs de l’incendie ont-elles illuminé la face de ces monstres, les flammes courant de rue en rue sur ces milliers de toits! C’est l’Anglais à Paris et Jeanne d’Arc repoussée sous la porte Saint-Honoré, à la joie criminelle de la majorité des Parisiens, de l’Université et des dirigeants. C’est le sang de tant de bagarres et de tant de massacres que boit sous les pavés soulevés le sol des rues parisiennes; ce sont enfin les forteresses et les palais qui s’écroulent et la guillotine qui se dresse, le terrible autel pour la messe rouge dite chaque jour là-bas, pendant que retentissent sous les voûtes de l’église les hymnes en l’honneur de la déesse Raison.
Il semble qu’en plaçant cette couronne de diaboliques figures au front du monument, où devant tant de vierges, de martyrs et de saints s’élèvent comme un encens les prières des foules, les architectes du moyen âge, philosophes ironiques, aient songé à faire la part du mal et à fournir des patrons dignes d’eux aux êtres de sang et de proie qui grouillent dans les bas-fonds des grandes villes, écume sinistre des agglomérations humaines.
..... Et Paris contemplé de là-haut était bien grand déjà. Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris a brossé splendidement le grand panorama à vol d’oiseau
du Paris du XVᵉ siècle, à l’époque où sculpteurs et architectes achevaient leur merveilleuse ciselure des portails nord et sud.
Nettement partagé en trois divisions: Cité, dans l’île mère, ville sur la rive droite de la Seine et Université sur la rive gauche, Paris agrandi commençait à déborder par-dessus la belle ceinture de remparts de Philippe-Auguste dont les tours rondes et demi-rondes aux combles aigus ponctuaient la ligne continue, par-dessus les toits massés en mille chaînes de collines de tuiles et d’ardoises.
Au delà, dans la campagne verdoyante où s’allongeaient des embryons de faubourgs, par-dessus maisons des champs, petits manoirs dans les vignes, minces villages perdus dans les blés, les abbayes élevaient leurs clochers, leurs hauts bâtiments à grands combles, leurs vastes dépendances, enfermées comme de petites villes fortes derrière leurs fossés et leurs murailles crénelées.
Aux antiques abbayes de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain se sont ajoutés le grand prieuré de Saint-Martin des Champs, les abbayes de Saint-Victor, de Saint-Antoine, tandis qu’au nord-est l’ordre militaire du Temple couvrait un vaste espace des bâtiments nombreux et solides de sa Commanderie, dominés par un gros donjon à tourelles, où se gardait le trésor de l’ordre, future prison de Louis XVI.
A l’orient, derrière le Terrain ou Motte aux Papelards, ancienne butte de gravats couverte de broussailles, en dehors de l’enceinte du cloître, sous les tours de l’Archevêché, sous les chapelles du chœur de la cathédrale, d’où surgissent les aériens arcs-boutants à double volée soutenant le grand comble, l’île de la Cité semble traîner à sa remorque l’île Notre-Dame et l’île aux Javiaux, l’île Notre-Dame, future île Saint-Louis, alors partagée en deux parties et n’ayant{34} encore d’autres constructions que des petits bâtiments appartenant aux chanoines et loués à des blanchisseries, et le retranchement défendant la Seine, relié par des chaînes aux deux parties de l’enceinte.
Les rois de France sont là-bas dans leur logis immense et compliqué, vaste ensemble d’édifices réunis sous le nom d’hôtel royal de Saint-Paul, protégé par la formidable bastille Saint-Antoine. De l’autre côté, vers le couchant, la sortie de la Seine n’est pas moins bien encadrée. L’antique Palais de l’île élève ses grands pignons et les grosses tours de Saint-Louis et de Philippe le Bel, garde robuste de la Sainte-Chapelle, ce merveilleux reliquaire en fine orfèvrerie de pierre; en arrière, solide et fier, se carre le gros donjon du Louvre, centre idéal d’où relèvent tous les grands fiefs de la couronne, donjon suzerain de tous les donjons des pays de France.
L’abbaye de Sainte-Geneviève.—Clovis et Clotilde.—Saint-Germain des Prés, fondation de Childebert.—La sépulture des rois mérovingiens.—Les Normands.—Massacres et dévastations.—L’Abbaye, petite ville féodale à côté de Paris.—Le réfectoire, fabrique de poudres.—L’explosion et l’incendie.—Ruine définitive.—Le Pré aux Clercs.—Luttes avec les Escholiers.—La foire Saint-Germain.—Les abbés commendataires.—L’abbaye de Saint-Victor.—Les jardins des chanoines.—La Bièvre.—Ce qui reste des trois abbayes.
PARIS moine et Paris escholier, confondus ensemble jusqu’au temps d’Abélard sous les arceaux de Notre-Dame, se confondent et se mêlent encore pendant des siècles quand les écoles essaiment et s’en vont former la grande et puissante Université de l’autre côté de l’eau.
Le Paris qui étudie, c’est le Paris de la rive gauche, l’Université, la ville des{36} escholiers qui devenus trop nombreux pour tenir dans les préaux de la cathédrale et dans les petites rues de l’île déjà trop pleine, trouvant instinctivement cloîtres et dogmes trop étroits, ont franchi la Seine et créé le camp de la science, sur les débris du camp romain, autour et dans les dépendances, les clos et jardins du vieux palais latin.
Il s’y est élevé tant de collèges, tant de nids de clercs et de sorbonnagres, comme dit Rabelais, il y a tant de maisons où se clarifient et se distribuent les choses de l’esprit, les connaissances humaines; tant de collèges petits ou grands, pêle-mêle sur les pentes de la montagne, groupés et enchevêtrés avec les églises et les couvents!
Paris qui prie n’est pas cantonné dans un seul quartier; sur les deux rives de la Seine, des abbayes, des prieurés, des églises, filles de Notre-Dame, nombreuses et rapprochées, parfois se suivant à la file sur les grandes voies, découpent la ville en un nombre infini de paroisses, élevant par-dessus les quartiers à hôtels féodaux et les quartiers où travaille et grouille le populaire en ses maisons serrées, tantôt de superbes clochers merveilleusement découpés, tantôt d’humbles petites flèches ardoisées, ces petites flèches devenues si rares aujourd’hui.
Olivier Truschet et Germain Hoyau, dans la légende d’un plan du XVIᵉ siècle dont l’unique exemplaire a été retrouvé à Bâle, donnant «le vray pourtraict naturel de la ville, cité et Université», comptent au XVIᵉ siècle 104 églises ou monastères et 49 collèges.
Un siècle plus tard les maisons religieuses, églises, couvents, chapelles, hôpitaux dépassent le chiffre de deux cents, et la révolution trouvera encore ce nombre augmenté. Les quatre cinquièmes disparaîtront alors, et si bon nombre de ces édifices au point de vue de l’architecture ne présentaient qu’un intérêt secondaire, certains, il faut le dire, doivent être à jamais regrettés, qui étaient de pures merveilles de notre art national et contenaient dans leurs nefs d’admirables monuments aussitôt détruits ou dispersés, de superbes stalles ou boiseries barbarement jetées au feu, des vitraux d’une splendeur et d’un éclat incomparables, brisés sans pitié.
Il faut distinguer, en ce Paris religieux du moyen âge, les grands fiefs ecclésiastiques dans tout leur appareil féodal, avec leurs tours, leurs prisons, leurs justices,—les grandes églises, suzeraines d’églises dépendantes nées d’elles-mêmes dans le cours des âges,—les chapelles d’hospices, de collèges, de confréries, de corporations,—les prieurés, couvents ou monastères où pullule le peuple innombrable des moines et des nonnes de tout ordre et de toute condition, priant ou travaillant, s’engraissant dans une béate oisiveté ou peinant devant les grabats des pauvres, dans les hôpitaux et maladreries.
Parmi ces établissements religieux innombrables, si divers d’importance et de mérite, il faut mettre à part cinq ou six grandes abbayes qui sont des petites villes dans la grande, des prieurés, des commanderies qui dominent de leur importance la foule des petits couvents.
Les membres du clergé séculier, les prêtres des églises vivant de la vie de leurs paroissiens, en rapport journalier avec chacun pour toutes les occasions de{37} la vie, sont en général estimés et aimés de tous. Leur influence est immense dans l’étendue de leur circonscription petite ou grande, et on ne le verra que trop au temps des luttes religieuses lorsque, devenus boute-feux de la guerre civile, ils mettront malheureusement cette influence au service de la Ligue et feront de leurs paroissiens, ouvriers ou bourgeois, d’enragés combattants des barricades et des remparts.
Il n’en va pas tout à fait de même pour le clergé des ordres religieux, pour ces moines de toutes les couleurs, des ordres mendiants ou des ordres riches, tous fortunés, d’ailleurs, qui vivent hors du siècle dans des couvents fermés, dans ces immenses abbayes forteresses si riches et si puissantes. On aime certains de ces ordres pour leur esprit de charité, pour leur vie humble, on en déteste d’autres pour la raison contraire, on en méprise plus ou moins quelques-uns. Le peuple ne distingue pas toujours si certains de ces moines, dans le silence de leurs grandes salles, se livrent à l’étude, à des travaux scientifiques, partagent leur vie entre les méditations pieuses et la culture de l’esprit; il ne voit que la richesse des abbayes, la vie facile assurée derrière ces murailles superbes.
Le bourgeois songe aux rentes qu’il doit payer pour les terres qu’il tient en fief, pour les maisons dépendant de la censive de ces moines, il additionne les énormes revenus de ces couvents.
Et l’artisan chef de famille qui travaille dur, et qui malgré ses rudes labeurs a bien du mal à faire vivre sa nichée, est tout disposé à trouver trop facile et trop grasse l’existence des bons pères, si complètement libérés de préoccupations terrestres et si douillettement abrités contre toute male aventure dans leurs bonnes murailles bien munies.
Certaines de ces abbayes, institutions vieillies, méprisent les anciennes règles établies et se donnent toute licence pour les satisfactions matérielles. L’idée religieuse, le but charitable des fondations, l’origine de la fortune conventuelle, tout est oublié. Cette fortune ne sert qu’à engraisser les moines adonnés à la gastronomie et s’appliquant égoïstement toutes les ressources mises entre leurs mains à d’autres intentions.
Aussi quelle place tiennent, dans la vie du moyen âge, toutes ces légions de moines qui occupent les meilleures places au soleil de chaque quartier, ces moines coudoyés à toute heure dans la rue, ces frocards, les uns aimés, les autres franchement détestés, les uns respectés, les autres méprisés, presque tous raillés d’ailleurs par l’esprit frondeur du Parisien bien ou mal pensant; gras prieurs, capucins quêteurs tournant autour des broches, prêcheurs à faconde populacière, frères débauchés ou grands humeurs de piot, tourmenteurs de maris, héros de mille contes, fabliaux ou facéties...
Trois grandes abbayes, un prieuré, deux commanderies dominent de leur importance la foule des grands et petits couvents; ce sont: Sainte-Geneviève, Saint-Germain des Prés, Saint-Victor, la commanderie de Saint-Jean de l’Hôpital ou de Latran sur la rive gauche, le prieuré de Saint-Martin des Champs et la commanderie du Temple sur la rive droite.
Situées toutes les deux presque au bord de la Seine, l’une en amont et l’autre en aval de Paris, les abbayes de Saint-Germain et de Saint-Victor se font pendant au pied des deux versants opposés du mont Lucotitius, que couronne une troisième abbaye, celle dédiée à sainte Geneviève par Clovis et Clotilde.
Dans l’église de l’abbaye de Sainte-Geneviève, ancienne basilique Saint-Pierre et Saint-Paul élevée non loin du palais romain des rois mérovingiens, le plus{39} grand de ces mérovingiens, le terrible Clovis, trônait encore il y a cent ans, couché en pierre sur sa dalle funéraire au centre de sa nef. C’était le fondateur. Le farouche Sicambre ayant brûlé ce qu’il adorait précédemment et adopté le dieu de Clotilde, décidément plus fort que les dieux de ses ancêtres, avait un jour gravi la colline au-dessus du palais des empereurs romains et, arrivé sur le plateau, lançant sa francisque au loin, il avait mesuré à la force de son bras la basilique qu’il allait élever. Cette basilique du VIᵉ siècle, qui dura jusqu’au XIIᵉ, n’était point si barbare, Clovis y avait mis de la magnificence, il y avait employé les matériaux les plus précieux et l’avait décorée intérieurement et extérieurement de peintures et de mosaïques.
La statue couchée du roi marquait la place de son caveau funéraire, au milieu de son église; dévorée par le temps, la statue avait été refaite au XIIᵉ siècle. Clotilde aussi était là, enterrée près du tombeau de sainte Geneviève et, avec Clotilde, les enfants de Clodomir massacrés par leurs oncles.
La basilique, dédiée à saint Pierre et saint Paul, avait pris dès le siècle suivant le nom de Sainte-Geneviève. La dévotion aux reliques de la sainte, proclamée patronne de Paris, donna vite une grande importance au monastère créé pour le service de la basilique. Ces précieuses reliques étaient enfermées dans une magnifique châsse, précieuse par le travail et par le métal, par les pierreries accumulées, souvenirs de dévotions royales au cours des siècles. Au XVIᵉ siècle, cette châsse fut placée, portée par quatre anges de Germain Pilon, en haut d’un groupe de hautes colonnes derrière le grand autel.
Saint-Germain des Prés remonte aux mêmes temps. Childebert, fils de Clovis, au retour d’une expédition victorieuse en Espagne d’où il rapportait des reliques conquises sur les habitants de Saragosse, et saint Germain, évêque de Paris,{40} furent ses fondateurs. L’église primitive, dédiée à saint Vincent, était recouverte de plaques de bronze doré. A la mort de saint Germain, enterré dans une des chapelles, l’abbaye prit son nom. Illustre autant que celle de sainte Geneviève dès les premiers siècles de la monarchie, elle fut un Saint-Denis mérovingien pour les tombeaux des rois de la première race alignés dans sa nef.
L’abbaye de Saint-Germain a eu sa grande part de tous les maux qui ont traversé l’existence de Paris sous les Carlovingiens, de tous les bouleversements et de toutes les secousses de cette époque.
Chaque fois que la nef de Paris a menacé de sombrer, Saint-Germain des Prés a péri, s’est écroulé dans les flammes, sur les cadavres de ses moines égorgés, et à chaque retour de la paix, les survivants de l’abbaye revenus au bercail ont fouillé les décombres et relevé les murailles.
Après les prospérités des commencements, survint, pour les deux riches abbayes, une ère de cruelles épreuves, avec les invasions normandes. Que Paris se rachetât comme à la première visite des pirates du Nord ou qu’il se défendît, les deux abbayes situées extra muros avaient à supporter le premier choc des terribles ravageurs.{41}
Dès que les nefs normandes apparaissaient en Seine, dès que la fumée des incendies signalait de loin leur approche, les moines de Sainte-Geneviève portaient en lieu sûr les reliques de la sainte et les ornements d’orfèvrerie dont saint Éloi avait revêtu son tombeau; les moines de Saint-Germain mettaient en état de défense leurs murailles ou essayaient de se racheter par une rançon. Puis la ruine et l’incendie s’abattaient sur les édifices. Saint-Germain fut pillé et brûlé, dit-on, cinq fois.
Après le grand siège normand, le long et opiniâtre siège soutenu de 885 à 887 par l’évêque Gozlin et Eudes, comte de Paris, il n’y avait plus que des ruines sur la montagne de Sainte-Geneviève et dans les prés de Saint-Germain, ruines parmi lesquelles les moines se réinstallèrent timidement, se contentant de restaurations partielles.
Des édifices saccagés par les Normands il ne restait plus à Sainte-Geneviève, lors des démolitions définitives, que certains pans de murailles utilisés, des colonnes, des chapiteaux romains fort remarquables, entrelaçant aux plus bizarres rinceaux les figures humaines et les animaux. Il ne reste à Saint-Germain des Prés que la base de la grosse tour reconstruite avec l’église par l’abbé Morard au{42} XIᵉ siècle, et les colonnes de l’abside aux admirables chapiteaux fouillés avec une verve surprenante, surchargés, parmi les enroulements de feuillages, d’animaux fantastiques, lions ailés, griffons, harpies.
Que de mutilations a subies l’intérieur de Saint-Germain des Prés au siècle dernier! Derrière le petit porche très laid plaqué à la base de la tour, le portail présentait une belle décoration, huit grandes statues d’une beau style admirablement et curieusement drapées, représentant des rois et des reines appuyés aux colonnes. Entrée majestueuse pour l’église mérovingienne. Les bénédictins y voyaient, à droite Thierry, Childebert, Ultrogothe sa femme, et Clotaire; à gauche Clovis, Clotilde, Clodomir, avec saint Rémy. Les statues ont été enlevées; les tombeaux de ces mêmes rois dans la nef ont été violés et détruits, le maître-autel et les châsses ont disparu aussi, bien des remaniements ont eu lieu, succédant à d’autres remaniements, opérés au XVIIᵉ siècle.
A l’extérieur l’église élevait sur les bras du transept deux autres clochers plus petits que celui du portail; on a dû les démolir en 1820, parce qu’ils menaçaient ruine. On devait les reconstruire pour rendre à l’église sa physionomie, particulière entre toutes celles de Paris, elle les attend encore.
Reconstruites à peu près totalement au XIIIᵉ siècle, les deux abbayes, Sainte-Geneviève sur sa colline et Saint-Germain dans ses prairies, présentaient un ensemble d’une imposante splendeur, chacune groupant au pied de son église ses magnifiques bâtiments neufs, ses cloîtres, ses nombreuses dépendances dans un vaste enclos défendu par des murailles garnies de tours.
Sainte-Geneviève couvrait tout le haut de la montagne, dans la ville maintenant, à l’intérieur des murs de Philippe-Auguste, sous la porte Saint-Marcel. A côté de l’église s’élevait le grand pignon du réfectoire; la salle du chapitre et le cloître s’abritaient au pied de la haute tour qui nous reste au-dessus de la rue Clovis. Cette tour, romane par sa base et ogivale ensuite, était le clocher de l’église, privé de son ancienne flèche de pierre par un incendie qui nécessita une reconstruction des étages supérieurs.
Un énorme anneau de fer scellé en haut du grand pignon de l’église fut longtemps l’objet de bien des suppositions; suivant l’opinion la plus probante, c’était un vieux souvenir du droit d’asile attribué à tant d’églises et de monastères. On sait que tout criminel qui parvenait à se réfugier sous le porche ou dans l’intérieur de certains édifices—ici à Sainte-Geneviève, quand il avait passé le bras dans l’anneau du portail—devenait inviolable et que toute poursuite devait s’arrêter. Lorsque ce droit, heureux quelquefois, abusif le plus souvent, fut supprimé, les moines de Sainte-Geneviève, en souvenir de l’antique privilège, auraient enlevé l’anneau pour le placer tout en haut du pignon, endroit inaccessible pour les fugitifs privés d’ailes.
Les vieux bâtiments conventuels furent refaits en grande partie ou restaurés au XVIIIᵉ siècle; l’abbaye, comme tant d’autres, perdit alors son aspect gothique. En même temps, comme l’église du XIIIᵉ siècle menaçait ruine, on résolut de la remplacer par le grand édifice gréco-romain de Soufflot. Les travaux commencés en{43} 1758 nécessitèrent la démolition du collège de Lisieux et de quelques anciens bâtiments; la première pierre de l’église supérieure fut posée en 1763 par Louis XV. Des tassements, des excavations contrarièrent les travaux et firent longtemps douter de l’achèvement de l’œuvre et de la solidité du dôme. A la Révolution, la nouvelle Sainte-Geneviève, inachevée encore, devint le Panthéon, et pour commencer, à la place des reliques de sainte Geneviève jetées à la voirie, reçut comme nouvelles reliques les cendres de Voltaire et de Rousseau, de Mirabeau et de Marat. Quant à l’ancienne église, on la démolit en 1806; la rue Clovis passa dans sa nef, épargnant heureusement le svelte clocher.
Les siècles avaient rempli cette église et sa crypte immense de tombeaux de tous les âges, depuis les sépulcres gallo-romains et mérovingiens remis au jour par la pioche des démolisseurs, jusqu’aux fastueux cénotaphes de la Renaissance; c’est à peine si des débris de quelques-uns de ces tombeaux, statues, pierres tombales ont pu être sauvés et recueillis par nos musées.
Saint-Germain des Prés était en dehors de l’enceinte de Paris. Jusqu’au XVᵉ siècle la cité monastique si rapprochée de la ville s’éleva complètement isolée au milieu de champs et de prairies. L’espace entre le mur de l’abbaye et celui de Paris, à la pointe de Nesle, était en cultures, avec quelques petites bicoques çà et là campées sur le revers du fossé, formant vers la porte Bucy une amorce de faubourg. Un ruisseau emprunté à la Seine, la Noue ou petite Seine venait remplir les fossés de l’abbaye et clore le petit Pré aux Clercs.
De l’autre côté de cette petite Seine, vers le couchant, s’étendaient le grand Pré aux Clercs, si fameux jusque sous Louis XIV, et le grand clos de l’abbaye, que dominaient une petite chapelle isolée, une maladrerie et un moulin à vent tournant sur sa butte.
Voilà le cadre. L’abbaye avec ses fossés pleins d’eau et son enceinte crénelée flanquée de quelques tours rondes et de tourelles en encorbellement, occupe une sorte de quadrilatère irrégulier. Deux portes à pont-levis donnent accès dans l’intérieur, l’une à l’est regardant vers la ville et l’autre à l’ouest, plus forte, devant la courtille de l’abbaye, dite porte papale, depuis qu’en 1163 le pape Alexandre III, étant venu consacrer l’église reconstruite, y avait passé en allant prêcher en plein air dans le Pré aux Clercs. Après une première cour traversée, on se trouvait dans les jardins intérieurs, devant les beaux bâtiments du Réfectoire et du Chapitre formant deux côtés du cloître, sous le flanc nord de l’église.
Le Chapitre, immense bâtiment contenant aux étages supérieurs les dortoirs des moines, montrait une architecture rude et sévère, mais le réfectoire par sa légère architecture rappelait tout à fait la Sainte Chapelle du palais de saint Louis; c’était d’ailleurs l’architecte de saint Louis, Pierre de Montereau, qui l’avait construit ainsi que la grande chapelle isolée, dédiée à la Vierge, en arrière du bâtiment du chapitre.
Comme une châsse de pierre finement ciselée et fouillée, le réfectoire formait une immense et admirable salle où la lumière entrait à flots, colorée par les superbes vitraux de ses hautes fenêtres, presque entièrement semblables à celles de la Sainte{44} Chapelle; on y admirait la chaire du lecteur, dans le genre de celle qui nous reste au réfectoire de Saint-Martin des Champs (Arts et Métiers), chaire magnifiquement sculptée où pendant le repas un moine montait faire une lecture pieuse.
Quand la Révolution en 1792 supprima l’abbaye, où il ne demeurait plus qu’une quarantaine de moines, les bâtiments libres et le splendide réfectoire lui-même furent bientôt, comme tous les locaux disponibles dans toute la ville, transformés en prison.
Pour le malheur des admirables bâtiments on y établit ensuite, ou en même temps, une fabrique de salpêtre. Il arriva ce qui devait inévitablement arriver en pareil endroit, dans le désordre des affectations diverses. Le 2 fructidor an II la fabrique sauta, renversant l’édifice de Pierre de Montereau et incendiant les autres bâtiments. Ce fut un désastre, le feu gagna la riche bibliothèque de ces bénédictins illustres par leurs travaux, collection précieuse depuis longtemps mise par les moines à la disposition des érudits laïques. Presque tout fut perdu, détruit par les flammes, gâté par l’eau ou jeté par charretées dans les cours, à la disposition de quiconque voulait fouiller dans les tas.
L’ancien bibliothécaire dom Poirier, le dernier moine resté à l’abbaye par dévouement à ses livres, put à peine, sous les flammes ou sous les torrents d’eau des pompes, à force d’efforts d’abord, et de soins ensuite, sauver une partie des manuscrits.
Peu après ce lamentable désastre, la destruction de la bibliothèque après le pillage du trésor, s’achevèrent les destins de l’abbaye. Les ruines du réfectoire, les bâtiments subsistants, le dortoir, la chapelle de la Vierge furent abattus et après treize siècles d’existence glorieuse, l’abbaye fondée par Childebert disparut. L’église seule en est conservée ainsi qu’une partie du palais abbatial construit par ce cardinal de Bourbon abbé de Saint-Germain, qui fut le roi de la Ligue sous le nom de Charles X, après l’assassinat d’Henri III. Le palais abbatial est une propriété particulière, la rue de l’Abbaye actuelle, tracée à travers le cloître, y vient aboutir; les maisons du côté nord occupent la place du réfectoire et de la belle chapelle de la Vierge de Pierre de Montereau.
L’abbaye au temps de sa splendeur, en possession de biens considérables, avec haute et basse justice, droits importants et nombreux, tant sur la rivière que sur les métiers et les marchés installés sur son territoire, vit bientôt une petite ville se former autour de ses murailles. C’était le faubourg Saint-Germain qui naissait, commençant par quelques rues sur le revers du fossé, entre la porte de Nesle et la porte de Bucy, et se poursuivant bientôt jusqu’à la rue qui menait au village de Vaugirard.
Reportons-nous à l’époque des prospérités de l’abbaye. Un gros sujet de tracas pour les moines, ce sont messieurs les escholiers ses voisins. L’Université et les abbés vivent en luttes perpétuelles. Les écoles prétendent avoir des droits sur les prairies, cadre verdoyant de l’abbaye du côté de la Seine; elles ne se contentent pas du grand Pré aux Clercs à elles octroyé par une ancienne concession, elles veulent aussi le petit que les moines prétendent garder.{45}
Fort souvent des rixes éclatent entre ces turbulents écoliers et les sergents de l’abbaye soutenus par les habitants du bourg Saint-Germain, et les écoliers ont parfois le dessous. L’Université, qui défend énergiquement ses enfants, même quand ils ont tort, intervient alors.
Pour des querelles tournées en batailles, pour des délits quelconques, pêche dans les eaux de la petite Seine dont le poisson appartient aux moines et que par conséquent les écoliers aiment à capturer, pour des déprédations commises, bien des écoliers font connaissance avec la geôle de l’abbaye ou vont même figurer au pilori des seigneurs abbés, tourelle de justice élevée au milieu du carrefour, devant le guichet de l’abbaye. Grande rumeur alors au pays des collèges; on s’attroupe devant la justice de l’abbaye, on montre son mécontentement par des cris et des grognements et on console les patients. C’est Jehan le Picard, étudiant du collège de Beauvais, bien connu ès tavernes de la rue Saint-Jacques qui, la tête passée dans un cercle de bois, tourne en montrant sa grimace à chaque ouverture du{46} pilori. C’est le grand Pierret Guillot du collège de Karembert, coureur de mauvais lieux, faible latiniste, mais bon larron; celui-ci tire son pain d’une bourse fondée par quelque pieux abbé qui n’a pas songé à la soif, et pour boire il détrousse le soir les passants attardés...
Les délits reprochés à ces malandrins saisis sur les terres de l’abbaye sont avérés; n’importe, grande colère et réclamations de l’Université, qui prétend être seule justicière des écoliers.
Cette lutte entre les droits de l’abbaye et les prérogatives de l’Université donna lieu parfois à de véritables combats. En 1278, les moines ayant commencé quelques constructions sur le petit Pré aux Clercs, les écoliers s’en offusquent et résolument s’en viennent les démolir; le tocsin de Saint-Germain sonne alors, appelant à la rescousse les gens de l’abbaye; ils accourent et il y a sur le terrain en litige bataille rangée, un rude combat où les flèches sifflent parmi les volées de pierre; les étudiants en déroute doivent quitter la place, laissant sur le terrain des morts et des blessés ainsi que des prisonniers.
Pendant la bagarre, des gens de l’abbaye avaient couru occuper les portes de la ville; quand les escholiers abandonnant la partie veulent rentrer dans Paris, ces nouveaux adversaires leur tombent dessus et font prendre à bon nombre un bain forcé dans les fossés.
Pour venger les morts de cette échauffourée l’Université en appela au pape et au roi; elle eut gain de cause, l’abbaye fut condamnée, son prévôt chassé avec quelques-uns de ceux qui avaient le plus violemment féri sur les écoliers, sans parler des satisfactions pécuniaires aux blessés et aux parents des occis.
On revit nombre de fois encore des reprises d’hostilités et d’aussi chaudes batailles. Au XVIᵉ siècle, particulièrement en 1550, 1552, 1555, il y eut graves bagarres et dégâts importants.
En juillet 1548, ce fut presque un siège que les étudiants firent subir à l’abbaye; ils se livrèrent pendant plusieurs jours à toutes les dévastations dans les jardins et le grand clos de l’abbaye qu’ils ravagèrent, empêchés seulement par le rempart de pousser plus avant les dégâts. Le soir venu, les vainqueurs ayant arraché plus de 3,000 pieds d’arbres dans l’enclos, rentrèrent chargés de branches et de ceps qu’ils allèrent brûler en feux de joie sur la place Sainte-Geneviève.
En 1557, ce fut encore plus sérieux; toujours pour maintenir leurs droits sur le Pré, les écoliers s’en vinrent brûler trois maisons construites par les{47} moines. On vit la ville écolière en ébullition, sourde à toutes les remontrances, résister à ses régents, au recteur, au parlement, disperser les quelques sergents de la force publique et démolir leurs postes; les écoliers menaçaient même de brûler les collèges si on empêchait leurs attroupements.
Cette fois il fallut prendre de très sérieuses mesures pour garantir l’abbaye et les habitants du bourg Saint-Germain; le roi intervint, menaça de faire avancer les troupes et fit élever quelques potences pour en imposer aux fauteurs de troubles; en même temps une ordonnance enjoignit aux écoliers français de rentrer tranquillement dans leurs collèges, et aux étudiants étrangers de sortir du Royaume sous quinze jours; comme ceux qui n’obéirent pas tout de suite furent jetés en prison, l’ordre régna bientôt au turbulent pays latin. Pour enlever tout nouveau sujet de discorde entre l’abbaye et l’Université, le roi confisqua le Pré aux Clercs, objet du litige, les Écoliers n’y eurent plus d’autres droits que ceux de tous les Parisiens.{48}
A la fin du XVᵉ siècle l’abbaye fonda, par permission royale, la très célèbre foire de Saint-Germain, qui pendant trois cents ans eut une vogue extraordinaire. A l’origine, c’était une foire franche qui ne devait durer qu’une huitaine de jours, mais bientôt la coutume vint de faire durer les huit jours cinq ou six semaines, et encore les marchands, qui faisaient là de très bonnes affaires, obtinrent-ils souvent d’autres prolongations.
Les religieux avaient fait construire 140 loges, divisées en neuf rues tirant leurs noms de la nature des marchandises exposées. Ouverte en 1486, la foire Saint-Germain eut bien vite un succès prodigieux. Ce n’était pas seulement un marché, c’était aussi un champ de fête perpétuelle. A côté des riches étalages où, comme en nos Expositions modernes, les marchands apportaient tous les produits industriels possibles, il y avait de nombreux lieux de plaisir, cabarets, théâtres, académies de jeux, tripots de toutes sortes, débordant largement par les rues avoisinantes et amenant une nombreuse population de mœurs équivoques, amie du désordre sous toutes ses formes, à côté des marchands et des simples chalands ou curieux.
La mode, aussi puissante alors que maintenant, avait adopté l’endroit et lui maintint ses faveurs jusqu’au jour où, fatiguée par trois siècles de constance, elle passa la rivière et trouva dans les galeries du Palais-Royal les mêmes séductions et les mêmes plaisirs, dans un cadre modernisé.
Assemblage étrange, au milieu de tout cela, parmi ces loges de bateleurs et ces cabarets douteux, la foire Saint-Germain avait sa petite chapelle particulière avec son desservant,—ce qui rappelait à tous que le champ de fête était une fondation des moines.
Quel tableau animé présentait la foire Saint-Germain en son beau temps! Quelle foule! Quel tapage! Toute la ville était là, représentée par toutes les classes; bourgeois, populaire, seigneurs, clercs, escoliers, laquais faisant la fortune des marchands et des bateleurs, portant des droits considérables au trésor de l’abbaye et luttant aussi parfois de turbulence dans les désordres du soir, aux spectacles et aux tripots.
Les rois du XVIᵉ siècle ne dédaignaient pas d’y venir. Henri III parcourant les galeries avec ses mignons y fut insulté par des escoliers qui les suivaient, le cou pris dans des fraises de papier, en ridiculisant leurs attitudes et en leur criant au nez: «A la fraise, on reconnaît le veau.»
Les occasions de désordre ne manquaient pas, ni les voleurs coupant les bourses, enlevant les manteaux, ni les bretteurs non plus; souvent épées et dagues se mettaient de la partie et maintes rixes ensanglantèrent la fête. Reconstruite en 1511, la foire Saint-Germain vécut jusqu’à la Révolution.
En ses dernières années, une nuit de mars 1762, les bâtiments, boutiques, tripots et théâtres avaient été complètement détruits par un incendie dont la violence fit rouler les flammes jusqu’aux murailles de Saint-Sulpice. On reconstruisit bientôt le tout, galeries, boutiques, loges pour les physiciens, charlatans, montreurs de phénomènes, théâtre pour les «farceurs de la foire», c’est-à-dire
plusieurs salles où les acteurs des théâtres de la ville venaient pendant six semaines ou deux mois que durait la foire, jouer des pièces comiques, d’un genre spécial et souvent trop libre. Il y eut aussi alors le Waux hall de la foire, vaste établissement de plaisir, avec une salle de bal en rotonde à ciel ouvert.
Mais la grande vogue n’y était plus, en 1786 la foire Saint-Germain avait vécu. A sa place, sous l’empire, on construisit le marché actuel.
Le palais abbatial qui subsiste encore et dresse dans la rue de Furstenberg sa noble façade de briques et de pierres, fut commencé en 1586 par le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen et abbé de Saint-Germain, le Charles X des Ligueurs. Plus tard le XVIIᵉ siècle, qui ne trouvait plus à son goût les monuments gothiques, refit le grand cloître en froides arcades plein cintre et pilastres doriques. L’aspect féodal de l’antique abbaye se modifiait peu à peu; la ville l’enveloppait maintenant; les vieux remparts et les tours tombèrent, les fossés furent comblés et à leur place on fit des rues bientôt couvertes de bâtisses. Les moines élevèrent{50} eux-mêmes des maisons à loyer dans les rues situées autour du palais abbatial restauré par le cardinal landgrave de Furstenberg, abbé commendataire.
Le XVIIIᵉ siècle commence, qui devait voir la fin de l’abbaye. Le temps n’est plus où les abbés sont des moines sortis du sein même de l’abbaye, aimant passionnément leur maison et rêvant sans cesse à augmenter son importance ou son illustration. Pour bien des abbayes l’abus de la commende a changé tout cela, les abbés n’ont d’abbés que le nom, ce sont souvent des grands seigneurs, des princes tenant surtout à jouir, du mieux possible, de tous les revenus de leur bénéfice, à en tirer tout ce qu’il peut fournir. Dans le silence et la paix de l’immense bibliothèque magnifiquement installée au deuxième étage au-dessus du chapitre, les bénédictins travaillent et méditent. Ils percent, dans le fatras embrouillé des légendes, des sentiers praticables, ils défrichent l’histoire de France, tandis qu’à côté d’eux le faste, le bruit et le mouvement remplissent le palais abbatial où se succèdent des abbés commendataires menant la vie de grand seigneur à la façon du XVIIIᵉ siècle.
Mais après ces derniers abbés, parmi lesquels le comte de Clermont, et l’ex-roi de Pologne Jean Casimir, les sectionnaires de 1793 vont venir et l’administration des poudres et salpêtres derrière eux, et la vieille abbaye de Childebert, type parisien des grandes abbayes féodales, disparaîtra par une catastrophe dans un tourbillon de flammes, en même temps que l’antique monarchie.
La troisième grande abbaye de la rive gauche, Saint-Victor, qui bornait l’Université à l’est, ne remontait pas, comme Saint-Germain et Sainte-Geneviève, aux commencements de la monarchie. Elle était de beaucoup leur cadette, et son église, pendant sept cents ans seulement, dessina sa belle silhouette à l’horizon de Paris.{51}
Ce ne fut d’abord qu’un modeste prieuré au petit faubourg Saint-Victor, prieuré que le roi Louis le Gros, à la demande de Guillaume de Champeaux, érigea en abbaye. Le grand théologien maître d’Abélard, abattu et découragé, vint y chercher le repos après sa lutte contre son ancien disciple devenu le chef d’une école rivale, contre le terrible jouteur qui disait de ses anciens maîtres: «Quand ils allument du feu, ils font de la fumée et non de la lumière.» Mais lorsque ce victorieux Abélard s’en vint, acclamé par la foule, établir ses écoles—son camp d’escoliers—sur les pentes de la colline voisine, vers la rue du Fouarre, le vieux maître ayant repris des forces recommença la lutte et fonda en face de l’ennemi les écoles Saint-Victor, qui posèrent les premières assises de la renommée scientifique des Victorins.
A l’époque de sa splendeur Saint-Victor occupe un vaste enclos formant tout à fait le pendant de Saint-Germain des Prés, également en dehors de la muraille de Philippe-Auguste, et séparé de la Seine seulement par quelques toises de prairies. Saint-Germain s’appuie à la tour de Nesle, la légendaire et svelte tour en face du Louvre de Philippe-Auguste; Saint-Victor est tout proche de la Tournelle, grosse tour carrée qui garde l’entrée de la Seine de ce côté, en face du grand hôtel Saint-Paul, palais des rois de ce temps.
L’église de Saint-Victor est une haute et vaste nef rebâtie presque entièrement au commencement du XVIᵉ siècle, mais qui garde encore du temps de sa fondation une crypte, une grosse tour à baies romanes et un cloître du XIIIᵉ siècle. De magnifiques rosaces ornent les transepts, et les verrières présentent une suite remarquable de vitraux. Des tombeaux d’évêques de Paris, d’hommes illustres et de prélats, venus passer leurs derniers jours dans la retraite à Saint-Victor, remplissent l’église; il y a Maurice de Sully, le constructeur de Notre-Dame, des maîtres célèbres de Saint-Victor, comme Pierre Comestor, dont l’épitaphe latine jouant sur le nom, dit: «J’ai mangé autrefois, aujourd’hui je suis mangé»; le XVIIIᵉ siècle y mettra le tombeau de Santeuil, le poète retiré dans son canonicat de Saint-Victor, qui dîna pour son malheur trop souvent chez la duchesse du Maine et mourut d’une plaisanterie de la grande dame, lui versant un cornet de tabac dans un verre de vin d’Espagne.
Les chanoines de Saint-Victor avaient, pour l’embellissement de leur enclos, obtenu la permission d’y faire passer la Bièvre. La rivière captée, presque à son embouchure, traversait ce qui fut plus tard le Jardin des Plantes, entrait dans l’enclos, suivait parallèlement le cours de la Seine et s’en allait se jeter dans le fleuve à la hauteur de la rue de Bièvre actuelle. Ce fut l’occasion de nombreux procès avec les Genovefains qui se plaignaient du tort fait aux terres de leur abbaye par ce changement de lit et disputaient aussi aux Victorins la seigneurie et la justice du faubourg Saint-Victor.
Ainsi donc Saint-Victor en amont de la rivière, Saint-Germain en aval et Sainte-Geneviève sur la colline, cela faisait trois cités monastiques et féodales, élevant de nombreuses tours et tourelles, et flanquant de trois côtés le quartier remuant de la jeunesse, la ville de l’Université.{52}
De ces trois grandes abbayes debout encore à la fin du siècle dernier, avec le prestige de l’antiquité la plus vénérable, de l’art qui avait fait de certaines parties des merveilles architecturales, avec le prestige de la science aussi, Saint-Victor, Sainte-Geneviève et Saint-Germain étant illustres par les travaux littéraires de leurs moines et par la richesse de leurs immenses bibliothèques mises largement à la disposition des lettrés et des savants laïques,—de ces trois abbayes qui s’étaient jadis partagé le territoire de la rive gauche, que reste-t-il aujourd’hui?
Une église, Saint-Germain des Prés, une tour, la tour dite de Clotilde, ancien clocher de l’église Sainte-Geneviève, cinq travées du réfectoire des Genovefains englobées dans les bâtiments du lycée Henry IV et c’est tout. Table rase a été faite du reste. L’abbaye de Saint-Victor, la plus malheureuse des trois, n’a laissé aucun vestige matériel de son passage sur le lieu où, pendant sept siècles, sa magnifique église appuyée de ses grands bâtiments avait complété le cadre monumental de l’entrée de la Seine dans Paris et formé comme l’avant-garde des merveilles de la grande ville.
Rien n’a survécu de Saint-Victor; un nom de rue, la rue des Fossés-Saint-{53}Victor, voilà seulement ce qui nous dit l’endroit où fut le grand monastère; la halle aux vins s’est assise sur l’emplacement bouleversé et le paysage de Paris, de ce côté, a perdu à jamais sa riche décoration d’autrefois.
Moins heureuse encore que les abbayes de Saint-Germain et de Sainte-Geneviève, lesquelles au moins ont laissé quelques vestiges sur le lieu où elles ont brillé, l’abbaye de Saint-Victor a disparu tout entière. Ici même où vécurent tant de savants religieux plongés dans l’étude, parmi les livres d’une bibliothèque illustre, tant de chanoines lettrés qui, pour l’amour de la science, célébraient l’anniversaire des premiers imprimeurs, Conrad Schœffer et Faust, importateurs à Paris de l’invention de Gutenberg, silencieux et poétique monastère où les vieux évêques et archevêques venaient chercher le calme pour leurs derniers jours, ici roulent maintenant les futailles de la halle aux vins. L’église disparut à la Révolution et les bâtiments du couvent furent démolis sans qu’il en soit rien resté.
La légende de saint Julien l’Hospitalier.—Au cimetière Saint-Séverin.—Opéré ou pendu.—Inscriptions macabres.—Les reclusoirs et les recluses.—Saint-Yves des Avocats.—Saint-Benoist le Bientourné.—Les belliqueux Augustins.—Sièges de couvents.—Les Bernardins.—Le cloître des Carmes.—Les frères aux Anes.—Le couvent des Cordeliers.—Désordres et bagarres.—Émeute en plain-chant.—Le corps de Marat.—Le bataillon des Marseillais.—Aux Jacobins.—Les prédicateurs de la Ligue.—La Chartreuse du Luxembourg.—Au grand Diable Vauvert.
PENDANT des siècles les trois abbayes de la rive gauche furent les trois principaux établissements religieux du pays des Écoles, et comme les suzeraines d’une grande quantité de couvents secondaires, d’églises et de collèges innombrables.
Autour d’elles, sous leur ombre, quelle végétation d’architectures gothiques, de gables aigus, de pinacles fleuronnés, attirant à ce qu’il semble le regard et l’âme vers les régions supérieures; quelle{55} profusion de fenestrages délicatement découpés, encadrant des verrières protégées par des grillages, quelle quantité de clochers et de clochetons causant entre eux à travers l’espace avec leurs voix de bronze et laissant tomber par les hautes ogives l’allégresse ou le deuil des cloches, les appels des offices sur les paroisses petites ou grandes enchevêtrées les unes dans les autres.
Le triomphe de l’architecture ogivale aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles a amené la reconstruction de la plupart des églises existant auparavant, lesquelles d’ailleurs avaient souffert des invasions normandes, avaient été restaurées ensuite, et succombaient moins sous le poids des siècles que sous celui de leurs voûtes. Le contrefort roman ne suffisait pas à maintenir les murs latéraux poussés par les voûtes, l’arc-boutant gothique, inventé au XIIᵉ siècle, allait permettre d’élever les vastes et merveilleuses nefs aux immenses verrières, miracles de hardiesse et de légèreté.
Dédiée soit à saint Julien le Martyr, soit à saint Julien, évêque du Mans, dit le Pauvre parce qu’il distribuait son bien aux malheureux, soit à saint Julien l’Hospitalier,—on ne sait trop auquel,—l’Église Saint-Julien le Pauvre, chapelle de l’Hôtel-Dieu son voisin, est une œuvre en partie romane, en partie du style ogival à ses débuts, simple et sévère reconstruction d’une église des plus anciennes, dévastée par les Normands et devenue un prieuré. Cette église où, dit-on, le Dante, pauvre écolier exilé, étudiant aux écoles de la rue du Fouarre, avait coutume de faire ses dévotions, nous l’avons vue de nos jours, tombée dans une misère profonde, montrant ses murailles délabrées, ses verrières crevées, mais gardant un grand air de noblesse triste avec sa belle abside, ses gros piliers et ses belles fenêtres supérieures.
Elle est au fond d’une cour nauséabonde, haillonneuse, misérable, complètement entourée de bâtiments lépreux, de vieilles maisons misérables aussi—non{56} de naissance, mais par vieillesse et dégradation,—dans le quartier de la rue Galande. Ainsi abandonnée en cet état lamentable, elle semblait vouée à la démolition, mais le salut lui est venu d’Orient, le culte catholique grec vient de s’y installer, la sauvant d’une ruine imminente.
Un vieux débris de son portail, depuis longtemps ruiné et disparu, figure au-dessus d’une boutique de la rue Galande, au numéro 42, un bas-relief usé et rongé où l’on peut encore reconnaître vaguement l’un des épisodes de la légende de saint Julien l’Hospitalier. Saint Julien par méprise avait tué son père et sa mère, qu’en revenant de la chasse il avait trouvés couchés dans son lit. En expiation de son crime, il avait tout quitté et s’en était allé, suivi de sa femme qui voulait partager sa pénitence, bâtir près d’un fleuve au passage difficile où «moult de gens périssaient» un hospice pour les pauvres voyageurs que lui et sa femme passaient en barque. Par une nuit d’âpre gelée Jésus-Christ en personne, sous la figure d’un pauvre lépreux, vint demander le passage; c’est l’épisode du bas-relief, le Christ dans la barque de Julien. Or, dans sa charité courageuse, l’Hospitalier ne se contenta point de passer le pauvre lépreux; pour le réchauffer, il le mit dans son propre lit et se coucha sur lui. Jésus-Christ se fit connaître alors, «et peu après Julien et sa femme pleins de bonnes œuvres et d’aulmones reposèrent en Notre-Seigneur». Beau sujet d’édification pour les habitants actuels de la rue Galande, où les plus ignobles bouges sont installés dans des logis habités jadis par de dignes bourgeois et de respectables magistrats.
Bien près du pauvre et austère monument du XIIᵉ siècle, toutes les grâces du style ogival des époques suivantes se montrent à Saint-Séverin, très pittoresque, avec son beau clocher à flèche d’ardoises, et ses chapelles que les maisons enferment vers l’abside. L’entrée sous le grand pignon est moderne, c’est le joli portail d’une église de la Cité, Saint-Pierre-aux-Bœufs, démolie de nos jours, qu’on y a appliqué; jadis on entrait à Saint-Séverin, au pied de la tour, par la petite porte dans le tympan de laquelle est sculpté saint Martin coupant son manteau.
Les Parisiens du temps jadis, avant d’entreprendre quelque long voyage, venaient, pour solliciter la protection du saint, clouer un fer à cheval sur les vantaux de la porte, ou apportaient au retour un fer de leur monture en signe de remerciement. C’était une coutume assez commune, en bien des endroits on retrouve ces fers cloués dans les portes d’églises dédiées à saint Martin. «Ce saint, dit l’abbé Le Bœuf, étant réclamé par les gens voyageant à cheval.» A droite de l’église est le cimetière, aujourd’hui transformé en jardin pour le presbytère, mais qui conserve une partie des arcades de ses charniers donnant maintenant l’hos{57}pitalité à une école libre tenue par les sœurs. De ce côté Saint-Séverin est fort joli avec sa série de chapelles dont les petits pignons sont décorés de fausses arcatures en gothique flamboyant et de fioritures sculptées, toutes différentes.
C’est dans ce cimetière Saint-Séverin que se pratiqua pour la première fois, en 1474, l’opération de la taille sur un franc-archer de Meudon malade de la pierre. Ayant été condamné à mort pour des crimes divers et notamment pour vol dans l’église de Meudon, ce sacripant eut à choisir entre la corde du bourreau et le scalpel des chirurgiens. Il choisit le scalpel et s’en trouva bien, l’opération réussit parfaitement.{58}
L’archer, guéri à la fois de sa maladie et de la potence, reçut de plus une pension qui lui permit d’aller vivre à la campagne pour y planter ses choux en toute honnêteté.
Les vieilles descriptions de Paris citent les inscriptions curieuses des charniers de Saint-Séverin; en voici deux, celle-ci placée sur la porte du cimetière sur la rue de la Parcheminerie:
Et cette autre d’un accent plus terrible sur les murs du charnier:
Saint-Séverin, comme beaucoup d’autres églises, comme Saint-Médard, Saint-Merry, les Innocents, etc., avait quelque part, probablement du côté du cimetière, un reclusoir, une cellule fermée et murée, n’ouvrant plus sur le monde que par une étroite fenêtre, cabanon où vivait, des aumônes des passants, une pauvre femme enfouie vivante dans ce tombeau, soit de sa pleine volonté, pour quelque malheur particulier ou pour expier quelque faute, soit, comme il est arrivé, recluse par justice en punition d’un crime. C’était un lieu d’expiation, un sépulcre «pour les femmes affligées, mères, veuves ou filles qui auraient beaucoup à prier pour autrui ou pour elles et qui voudraient s’enterrer vives dans une grande pénitence», dit Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, où il a mis en scène une de ses recluses, la Sachette, qui s’appelait en sa folle jeunesse, avant son malheur, Paquette la Chantefleurie.
La recluse de Saint-Séverin sous Charles V s’appelait dame Flore; en 1403 l’église Sainte-Opportune avait Agnès du Rocher dans son reclusoir; on connaît parmi les recluses de l’église des Innocents: Alix la Burgotte, morte en 1466, Jeanne la Vaudrière, enfermée en 1442 après une cérémonie et un sermon de l’évêque de Paris, Jeanne Pannoncel, en 1496, enfin une noble dame, Renée de Vendômois, murée en 1485 dans le reclusoir par arrêt du Parlement, pour avoir fait tuer son mari.
Dans ce quartier de l’Université, où le tournant de chaque rue montre quelque pignon de chapelle, d’église, ou de couvent, on trouve Saint-André des Arcs, des Aas, ou des Arts, probablement ainsi nommée à cause du grand enclos de Laas, formé par les jardins romains du Palais des Thermes; c’est une église élevant une jolie tour, au-dessus d’un portail gothique que le XVIIIᵉ siècle défigurera en attendant que la Révolution le supprime.
A l’angle de la rue Saint-Jacques, sur le carrefour entre Saint-Jean de Latran et le collège de Cambrai, une petite chapelle du XIVᵉ siècle, dédiée à saint Yves, est la chapelle des seigneurs bretons de la cour et aussi des avocats de Paris;{59} elle est remplie de sépultures de basochiens, de procureurs et de notaires, saint
Yves de Tréguier, le grand saint de Bretagne, avocat lui-même, étant le patron des gens de loi, très révéré surtout par les plaideurs, comme en témoignent les{60} sacs aux paperasses de procédure, apportés en ex-voto pour les causes gagnées. Il y a toujours des procureurs et des procès, et plus qu’autrefois, mais la chapelle Saint-Yves a disparu, démolie en 1797.
Rue Saint-Jacques, au-dessous de la Sorbonne, il y a Saint-Benoît le Bientourné, appelé ainsi après un changement dans l’orientation de l’autel; c’est l’église des gens du noble art du Livre, écrivains, grands imprimeurs ou libraires, si nombreux dans son quartier et en nombre considérable enterrés sous ses voûtes; Saint-Benoît a un beau portail du XVᵉ siècle, de beaux pignons de chapelles sur le côté du cimetière. Saint-Benoît le Bientourné eut une fin mouvementée: vendu en 96, rendu au culte par l’acquéreur, puis revendu à un meunier, il fut transformé en salle de spectacle. Ce fut de 1832 à 1845 le théâtre du Panthéon. La vieille église stupéfaite écouta les flonflons du vaudeville et les rires d’un public bruyant entre tous. Mais le théâtre ne réussit pas et Saint-Benoît fut démoli en 1854.
Saint-Hilaire, Saint-Côme, Saint-Étienne des Grès, vendues et rasées aussi à la Révolution, étaient de toutes petites églises. Les églises Saint-Médard et Saint-Nicolas du Chardonnet eurent plus de chance et furent conservées quand tout se transformait autour d’elles.
Que de moines dans ces rues et que de clochettes de couvents répondant aux cloches des églises, Augustins grands et petits, Bernardins, Mathurins, Carmes, Cordeliers, Jacobins, etc. En face de la pointe de la Cité, s’élève en bordure de la Seine le couvent des Grands Augustins dont l’importance est considérable. C’est là que se fit, le 1ᵉʳ janvier 1579, la cérémonie d’institution de l’ordre du Saint-Esprit, par le roi Henri III qui établit aussi aux Grands Augustins la confrérie des Pénitents Blancs; l’ordre du Saint-Esprit garda chez les Augustins une salle des séances décorée des portraits, bustes ou écussons de tous les dignitaires depuis la fondation. L’église, très riche en monuments, possédait entre autres mausolées celui de Philippe de Commines; à la Révolution, on y installa, avant de la démolir, une imprimerie d’assignats.
Les moines Augustins n’étaient point gens commodes et le vieux couvent qui terminait sur la rive gauche la perspective du Pont-Neuf pouvait, comme une place de guerre, inscrire des sièges dans ses annales, aventures héroï-comiques où les Augustins montrèrent l’humeur batailleuse des moines de la Ligue.
En 1588, l’année des barricades, quand Paris est en pleine révolution et que Guisards et Royaux s’entre-tuent par les carrefours, la mutinerie et la forcenerie de la rue gagnent le couvent, les Augustins se battent entre eux à l’occasion d’une élection de dignitaire.
En 1657, peu après la Fronde, comme la vétusté des bâtiments du Châtelet forçait les tribunaux à chercher un asile ailleurs pendant le temps de leur restauration, on voulut louer pour cela des salles aux Augustins. Les moines refusèrent leurs salles et malgré les ordres du roi, les arrêts du parlement, s’obstinèrent si résolument que l’on dut forcer le couvent, manu militari. L’année suivante devait voir bien autre chose, un vrai siège, une brèche, un combat, avec blessures et morts d’hommes.{61}
dit la Discorde dans le Lutrin de Boileau,
La discorde s’était mise dans le couvent, encore à propos d’élections; le parlement dut intervenir et comme ses arrêts restaient lettre morte, envoyer les archers de la ville pour mettre les moines à la raison. Mais ceux-ci, décidés cette fois à soutenir un vrai siège, s’étaient barricadés dans la place, bien garnie de munitions de bouche et de guerre.
Les préparatifs de cette petite guerre passionnaient Paris. «—Je vais voir tuer des Augustins!» disait La Fontaine, qui ne croyait pas si bien dire, en courant au Pont-Neuf assister à la bataille. On se battit réellement et sur la brèche, comme en un vrai siège, les archers ayant fait un trou à la muraille. Les Augustins, bien qu’ayant déjà deux tués et des blessés, s’efforçaient d’empêcher l’escalade; encouragés par le son du tocsin de leur église, quelques-uns se maintinrent sur la brèche, pendant que d’autres couraient chercher le Saint-Sacrement qu’ils mirent en travers de leur mur écroulé. Mais les archers portèrent leurs efforts à côté et cette dernière barricade allait être tournée; c’était la défaite, alors nos Augustins déconfits demandèrent à capituler. Ainsi se termina le siège, le parlement avait ville prise. En punition de leur résistance, il envoya pour quelque temps dans les cachots de la Conciergerie les plus acharnés des combattants, mais peu après Mazarin les délivra et les fit reconduire en triomphe à leur couvent dans les carrosses du roi.
Les Bernardins d’humeur plus paisible ont leur couvent presque à la Tournelle, derrière l’église Saint-Nicolas du Chardonnet; c’est un très grand couvent et en même temps un collège où les moines de Cîteaux viennent «demeurer et étudier tant ès arts libéraux qu’en théologie et decret et y prendre les degrés de maîtres, bacheliers et docteurs». Leur église est grande et belle, quoiqu’une partie de la nef demeure inachevée en encadrant un jardin de ses ogives béantes. Perpendiculairement à l’église un immense édifice superposant réfectoire et dortoir limite avec d’autres bâtiments la grande cour du couvent.
Tout à côté des Bernardins, au-dessus de la place Maubert, les Carmes sont établis depuis Philippe le Bel. Cet ordre originaire des couvents du Mont-Carmel et venu de Palestine avec saint Louis, avait précédemment occupé un couvent sur la rive droite entre les Célestins et un monastère de béguines devenu plus tard l’Ave Maria.
Ils portaient un manteau à bandes alternativement blanches et noires, habillement qui leur fit donner par le peuple de Paris le nom de Barrés, nom resté jusqu’à nos jours à la rue conduisant à leur premier couvent, aujourd’hui rue de l’Ave-Maria.
Le populaire et les écrivains du moyen âge prennent souvent ces Carmes barrés pour cibles de leurs plaisanteries et de leurs fabliaux. Le voisinage des nonnes surtout donne carrière aux satiristes comme Rutebœuf, qui dit nettement:
A la place Maubert les Carmes n’ont pas de voisines. Dulaure, qui appuie si volontiers sur les démérites gros ou menus de tout ce qui porte froc ou soutane, ne voit plus à leur reprocher qu’un penchant à la bonne chère et rappelle certain festin en temps de carême, en 1658, festin troublé sur réquisition du supérieur, par des exempts qui saisirent force pâtés, jambons et bouteilles de vin et pour ce fait conduisirent douze religieux au For l’Évêque.
A l’église des grands Carmes s’appuie un très beau cloître du XIVᵉ siècle, lequel sur un des côtés possède une superbe chaire extérieure accrochée aux arceaux. Entre autres tombeaux de l’église des Carmes, il faut signaler celui du libraire Gilles Corrozet, le premier historiographe de Paris, auteur des Antiquités, Chroniques et Singularités de Paris, un ancêtre que tous les amis de Paris et des monuments parisiens doivent révérer.
Que reste-t-il de ce couvent et du magnifique cloître? Absolument rien! Un marché en tient la place. Les Bernardins, s’ils ont perdu leur église, pourraient, dans le quartier très serré où jadis ils avaient leurs aises, retrouver leur réfectoire et leur dortoir avec des pompiers installés dans leurs lits. La caserne de pompiers de la rue de Poissy est logée dans le magnifique bâtiment à vingt travées d’arcades gothiques soutenues par de puissants contreforts.
Les Mathurins, ordre s’occupant du rachat des captifs, ont leur couvent, très modeste de proportions, près de l’hôtel des abbés de Cluny. Le peuple les aime tant pour le but de leur œuvre d’une si haute charité, que pour leur humilité et les appelle les frères aux ânes, parce qu’on ne les voit jamais sur d’autres montures par les marchés et les routes. Sur l’emplacement de leur couvent s’élève aujourd’hui le théâtre Cluny.
Les Cordeliers sont voisins des Mathurins, ordre important, couvent considérable, grande église. Les frères de Saint-François, reconnaissables à la grosse corde ceignant leur taille, doivent beaucoup à saint Louis qui favorisa leur établissement à Paris sur un terrain appartenant à l’abbaye de Saint-Germain des Prés et leur donna, pour la construction de leur église, une partie de l’amende considérable payée par son vassal, le farouche sire Enguerrand de Coucy, pour le meurtre de trois jeunes gens surpris chassant sur ses terres.
Il faut avouer que les Cordeliers dépassaient encore les Augustins en humeur batailleuse; sans parler de leurs longues querelles avec l’Université qui, en raison de leur collège pour les religieux de leur ordre, les accusait d’empiéter sur ses attributions et prérogatives. Le désordre et l’agitation en permanence dans le couvent, les batailles que se livrèrent entre eux les frères de Saint-François pour divers motifs, leur insubordination perpétuelle, amenèrent même des conflits avec les représentants du Saint-Siège.
Au point de vue pittoresque, la façon dont ils en usèrent avec les Évêques envoyés en 1501 par le légat du pape, pour refréner les abus et réformer les mœurs du couvent, mérite d’être rapportée. Réunis dans leur église, les Cordeliers attendirent de pied ferme les deux Évêques chargés des foudres pontificales; dès qu’ils entrèrent, accueillis par un silence glacial, et parurent vouloir prendre la{64} parole, une moitié des Cordeliers entonna soudain une hymne à plein gosier et, l’hymne achevée, l’autre moitié des frères commença un autre cantique, puis un troisième et successivement de nombreux autres, pendant des heures, sans laisser entre leurs chants le plus petit intervalle permettant aux Évêques de glisser leur admonestation.
Les Évêques eurent beau élever la voix, rien n’y fit, leurs objurgations, leurs protestations étant étouffées sous les cantiques chantés à perdre haleine. Ils durent enfin se retirer, laissant la victoire aux Cordeliers. Grand scandale, notable émotion dans toute la ville cléricale. Après s’être concertés avec les autorités temporelles, les Évêques revinrent le lendemain, non plus seuls, mais avec le Prévôt de Paris, des procureurs et de nombreux sergents. Usant de la même tactique, les Cordeliers reprirent aussitôt les chants de la veille; mais cette fois les magistrats, voyant toutes les sommations inutiles, firent avancer les archers et force fut aux Cordeliers houspillés de se taire.
Les novices des Cordeliers, turbulents tout autant que des écoliers laïques
se mutinèrent plus d’une fois, ainsi que des lycéens de nos jours, et comme c’était le siècle des Barricades, ils soulevaient volontiers les pavés de leurs préaux. Quand le désordre se mettait dans le couvent, ils étaient, bien entendu, au premier rang, heureux des occasions de tumulte. De quoi ne les accusait-on pas d’ailleurs! Ils étaient fortement soupçonnés de cacher dans leurs rangs des novices du sexe qui ne doit point fournir de moines. Le fait est qu’on découvrit quelquefois des femmes parmi eux. L’Étoile dans son journal cite ainsi un certain frère Antoine dont le froc couvrait une femme jeune et jolie; quand on s’aperçut de la fraude, après quelque temps, au grand chagrin des novices, la demoiselle fut emprisonnée et punie avec grande rigueur.
La très vaste église des Cordeliers brûla en 1580; on ne connut pas au juste la cause de l’accident; on accusa des novices, soupçonnés au moins d’imprudence, tandis que les Cordeliers mettaient le malheur sur le compte des protestants. Henri III, qui tenait leur couvent en faveur particulière, fournit une grande partie des fonds nécessaires à la reconstruction. Aux Cordeliers s’assemblait le chapitre de l’ordre de Saint-Michel créé par Louis XI en 1469 en l’honneur du premier chevalier qui, pour la querelle de Dieu, «batailla contre l’ancien ennemi de l’humain lignage et le fit trébucher du ciel».
Il n’y avait plus, lorsque survint la Révolution, que soixante religieux dans les{66} immenses bâtiments déclarés propriété nationale, et bientôt la grande salle de théologie, qui servait d’école aux jeunes religieux, devint le local du fameux club des Cordeliers fondé par Camille Desmoulins. Les âmes des fougueux Cordeliers de la Ligue, de ces novices belliqueux qui faisaient l’exercice sous les galeries du cloître avec la pique et l’arquebuse, durent violemment tressaillir quand les échos du vieux couvent retentirent des motions enflammées des orateurs ou des violentes querelles des patriotes du club.
Camille Desmoulins, Danton, Marat étaient des voisins, habitant tous trois la rue voisine. Marat, lorsque le couteau de Charlotte Corday eut interrompu violemment son insatiable fringale de sang, fut, en sortant de la baignoire rouge, apporté aux Cordeliers, exposé dans la grande cour à côté de la baignoire au milieu des lamentations de la populace, des furieuses déclamations et des cris de vengeance, sanglante apothéose de «l’Ami du Peuple». Un tombeau bientôt s’éleva en son honneur dans cette cour du couvent, un mausolée avec des arbres poétiquement penchés au-dessus d’une urne funéraire.
Autre souvenir révolutionnaire des Cordeliers: le bataillon des fédérés marseillais, venu à Paris pour collaborer au 10 août, fut logé dans ce vieux couvent, caserne de la Ligue transformée en caserne révolutionnaire. Quel tapage sous les galeries, avec les allées et venues des meneurs de la Commune, les visites et fraternisations des sectionnaires.
En témoignage de l’importance de ces Cordeliers, il reste encore le grand bâtiment du réfectoire, comble majestueux qu’on aperçoit au-dessus des toits, large pignon flanqué d’une très belle tourelle d’escalier. Cette grande salle est le musée médical Dupuytren. De tout le reste, néant. La clinique de l’école de Médecine en occupe en partie l’emplacement.
Le mur de Philippe-Auguste, dont la rue Monsieur-le-Prince représente le fossé, avait, pendant des siècles, borné ici la ville; il longeait le jardin des Cordeliers et touchait peu après à la porte Saint-Michel. Entre cette porte et la porte Saint-Jacques un autre grand couvent s’appuyait à la muraille. C’était le couvent des Jacobins.
Ce ne sont pas ces Jacobins qui ont donné leur nom au club rival du club des Cordeliers, ceux-là sont les Jacobins de la rue Saint-Honoré, établis seulement sous Louis XIII. Leur couvent n’avait rien de bien remarquable, mais l’église renfermait quelques beaux tombeaux du XVIIᵉ siècle.
Le grand couvent de la rue Saint-Jacques formait encore à la fin du siècle dernier un ensemble de bâtiments des plus pittoresques, remplacés aujourd’hui par les cubes bien nets des blocs de maisons entre les rues Soufflot et Cujas. Dans la très vaste église les siècles avaient accumulé un nombre considérable de monuments; tout le long de la nef c’était une magnifique rangée de rois, princes du sang, princesses, chevaliers, dames, dormant les mains jointes, couchés sur leur dalle.
La porte du couvent sur la rue Saint-Jacques était fort belle, décorée d’une statuette de la Vierge entre celles de saint Dominique et d’un autre docteur de l’ordre, sous une gracieuse arcature. Elle survécut quelque temps à la destruction{67} des édifices conventuels, ainsi que le bâtiment dit de l’École Saint-Thomas, construit au XVIᵉ siècle pour servir de salle d’exercice aux prédicateurs. Cette vaste salle où se voyaient les statues des grands orateurs religieux, entre autres saint Thomas d’Aquin de qui elle tirait son nom, ne disparut qu’en 1850, après avoir servi quelque temps d’École communale.
Au moyen âge, nos Jacobins, les frères prêcheurs de Saint-Dominique, ne se montrèrent pas moins indisciplinés et dissolus que les Cordeliers. Lorsqu’on voulut en 1501 apporter une réforme aux mœurs du couvent, ainsi qu’il avait été fait chez les voisins, il en résulta aussi quelques troubles graves. Chassés de leur demeure, les Jacobins, pour y rentrer, vinrent l’assiéger avec l’aide de douze cents écoliers armés, forcèrent les portes et battirent rudement ceux qu’ils trouvèrent dans la place.
Au temps de la Ligue, le couvent fournit les plus farouches de ces prédicateurs enragés qui surexcitaient les colères politico-religieuses. La foule aux grands jours remplissait les cours du couvent et les fanatiques Jacobins prêchaient en plein air avec la verve populacière des moines de ce temps, accablant le roi Henri III, cet Hérode, et avec lui tous les ennemis de la Ligue, des injures les plus violentes, appelant les bénédictions du Ciel sur messieurs de Guise, sauveurs de la religion, et sur les braves Seize, chefs de Paris insurgé.
C’est de là que sortit fanatisé le petit frère Jacques Clément, pour s’en aller poignarder Henri III en son camp à Saint-Cloud, meurtre que le lendemain la duchesse de Montpensier, triomphante, accourait annoncer elle-même au peuple en l’église des Cordeliers, du haut des marches du grand autel.
Le réfectoire des Jacobins, perpendiculaire au rempart, avait pour annexe un vieux bâtiment carré qui formait en dehors de l’enceinte aux tours rondes une encoche singulière, quelque chose comme une grosse tour carrée soutenue par des contreforts et crénelée comme la muraille. C’était un ancien parloir aux bourgeois donné au couvent par Louis XII. Ce bâtiment, saillant sur les dehors et assez fort pour avoir été conservé lors de la construction de l’enceinte, avait été auparavant, dit-on, le manoir des seigneurs de Hautefeuille, domaine seigneurial absorbé par la ville grandissante; il a dans tous les cas survécu longtemps à l’enceinte et même au couvent et n’a disparu que de nos jours, avec des débris de l’enceinte de Philippe-Auguste et une tour cylindrique voisine.
Paris a sa chartreuse aussi; succursale de la Grande Chartreuse de Grenoble. Des moines de Saint-Bruno, appelés par saint Louis, se sont créé une Thébaïde hors de la porte Saint-Michel, au pied de la montagne Sainte-Geneviève, sur les terrains qui formeront plus tard une partie du jardin du Luxembourg, toute la partie sud après le grand bassin jusqu’à l’Observatoire.
Dans ces parages mal fréquentés, presque déserts, s’était élevé un château de plaisance du roi Robert, le manoir de Vauvert. Abandonné ensuite et tombé à l’état de ruines, le manoir de Vauvert devint un refuge de malandrins et de coupeurs de bourses, lesquels, pour chasser tout visiteur indiscret, lui firent une réputation de lieu terrible, hanté par des gnomes et gobelins malfaisants. On racontait mille horreurs de ce vilain endroit, repaire d’un grand magicien cornu, à pieds fourchus, au corps enveloppé dans une immense barbe verte, vivant entouré de démons aussi hideux que lui.
Il fallait du courage pour aller au «grand diable Vauvert»; les Chartreux n’en manquaient pas sans doute, car ils occupèrent la ruine hantée et la purifièrent. Le diable vert, seigneur châtelain de Vauvert, se laissa expulser. Saint Louis fit construire une grande église, par son architecte, Eudes de Montreuil, les Chartreux édifièrent sur les quatre côtés d’un immense carré une série de petites maisonnettes où ils vécurent solitaires, chacun reclus dans sa cellule, cultivant son petit jardin et ne rencontrant ses frères qu’aux offices et le dimanche au grand réfectoire.
Dans le vaste carré rien qu’un bâtiment au milieu abritant une pompe, et par{69}tout des croix disséminées. C’est le cimetière des pères chartreux; leur vie s’écoule entre leur cellule et leur fosse, car ils ne quittent jamais l’enceinte intérieure du couvent. Autour de cette enceinte, prison de ces moines qui vivent si pauvrement des légumes qu’ils ont fait pousser, est un enclos immense cultivé par les frères non profès. Le couvent est devenu très riche par des dons successifs, et s’est agrandi de nombreux bâtiments pour les hôtes, d’un cloître sous les arceaux duquel Eustache Le Sueur, au XVIIᵉ siècle, peindra la vie de saint Bruno, ces tableaux d’un sentiment religieux si intense qui sont maintenant au Louvre.
Un très beau bâtiment du XVᵉ siècle sert de portique à la deuxième enceinte, il est divisé en cinq arcades dont les piliers supportent des statues sous des dais{70} très fouillés; au-dessus de l’arcade centrale, dans un champ semé de fleurs de lys, est une statue de la Vierge à laquelle saint Louis dans une niche voisine présente cinq Chartreux agenouillés.
Avec quelle rapidité tout se transforme! Cent ans à peine ont passé depuis qu’ont été dispersés les solitaires de cette Thébaïde enveloppée peu à peu par la ville; église et couvent furent démolis à la Révolution, leur immense enclos vint s’ajouter au jardin de Marie de Médicis, et maintenant les ombrages du Luxembourg agrandi couvrent la place où ils vécurent six siècles dans le silence et la prière, et la rue Auguste-Comte, philosophe positiviste, traverse le grand préau où ils creusaient leurs tombes.
L’enclos féodal du prieuré de Saint-Martin des Champs.—Le réfectoire et la chaire du lecteur.—Abbés trop gras et moines trop mal nourris.—Les procès de l’Épée.—Duels judiciaires dans la lice du prieuré.—Carrouges et Le Gris.—Les Célestins.—L’église. Musée de grands tombeaux seigneuriaux.—Les serfs de la Vierge Marie.—Aux Carmes Billettes, le dernier cloître gothique de Paris.—Le cadavre d’Étienne Marcel à Sainte-Catherine du Val des Écoliers.—L’abbaye de Saint-Antoine.—Pécheresses repenties.—Fondations hospitalières.—Les Haudriettes.—Les confrères de la Trinité et les origines du théâtre.—Les Quinze-Vingts.—Frères cordonniers et frères tailleurs.
L’AUTRE côté de la Seine, la partie de Paris appelée la Ville, n’a point autant de couvents et d’abbayes que cet extraordinaire quartier de l’Université, Monacopolis autant que ville des études. L’établissement monacal le plus important est le prieuré de Saint-Martin des Champs, bâti en dehors de la ville de Philippe-Auguste et plus tard compris dans l’enceinte quand, au temps d’Étienne{72} Marcel, on enferma dans une nouvelle muraille tous les faubourgs du nord.
Le prieuré de Saint-Martin des Champs, c’est comme Saint-Germain une petite ville forte enfermée dans sa ceinture crénelée, et son prieur est également très haut et très puissant seigneur, suzerain de bon nombre d’autres prieurés, de nombreuses cures, vicairies et chapellenies, et possédant haute et basse justice sur son territoire. Une abbaye de Saint-Martin avait existé dès le règne de Dagobert, à proximité d’un champ de foire, dit aussi de Saint-Martin, et qui devait se trouver sur l’emplacement du boulevard actuel. Les Normands avaient fait de cette abbaye un monceau de ruines. Ce fut le roi Henri Iᵉʳ en 1060 qui songea à faire renaître un nouveau monastère des décombres envahis par la végétation de deux siècles.
Malgré l’importance et la richesse de la fondation nouvelle, ce ne fut qu’un grand prieuré relevant de l’abbaye de Cluny. Une enceinte formant un immense carré, avec grosses tours aux quatre angles et une vingtaine de tourelles en encorbellement sur des contreforts de distance en distance, enveloppe un jardin considérable, des bâtiments nombreux et les édifices conventuels massés dans l’angle sud-ouest du carré.
L’église est une grande nef sans bas côtés ni transept, rebâtie au XIIIᵉ siècle, mais le chœur irrégulier avec sa petite chapelle absidale en forme de trèfle a un{73} siècle de plus et date du moment où l’architecture semble hésiter encore entre le plein cintre et l’ogive[A].
Le portail, sans ornements, est un grand pignon à contreforts accosté d’une tourelle. Sur le côté sud du chœur s’élève un gros clocher à ouvertures romanes, probablement de la fondation du prieuré au XIᵉ siècle. Parallèlement à l’église s’étend un deuxième bâtiment moins haut et moins long, c’est le réfectoire des moines dont on attribue la construction à Pierre de Montereau, l’architecte de la Sainte-Chapelle. Merveille d’élégance à l’intérieur, ce réfectoire est partagé en deux nefs aux belles voûtes portées par une épine de colonnes, d’une prodigieuse légèreté. En ce petit chef-d’œuvre de l’art du XIIIᵉ siècle, quand les moines viennent prendre leur repas, l’un d’eux monte faire une lecture pieuse, assis dans une tribune suspendue à la muraille. Cette chaire du lecteur, annexe gracieuse de l’édifice, s’accuse à l’extérieur par une saillie entre deux contreforts; à l’intérieur un escalier, ajouré sur la grande salle par de hautes lancettes trilobées, fait accéder au balcon de pierre de cette chaire, porté par un encorbellement revêtu de feuillages sculptés. Un cloître vaste et superbe orné de statues de rois, une belle chapelle de la Vierge dans le style de la Sainte-Chapelle, une salle pour le Chapitre, une tour des Archives et de grands bâtiments consacrés au logement du prieur, des dignitaires et des moines, complètent l’ensemble du monastère.
M. Hippolyte Cocheris, le continuateur de l’abbé Le Bœuf, a trouvé dans un manuscrit des Archives, registre écrit en 1340 par le prieur Bertrand de Pibrac, de très curieux détails sur l’organisation intérieure du prieuré, qui comportait en son temps cinquante moines et des dignitaires, assistés d’un nombre considérable d’officiers divers et de subalternes religieux ou laïques. Le registre Bertrand énumère les droits et attributions de chacun en commençant par le prieur:
«Nous avons dans tout notre territoire de Saint-Martin, tant à Paris que dans les faubourgs et les villages touchant à la ville de Paris où sont trente mille feux environ, toute justice haute, moyenne et basse, pour laquelle juridiction tant au civil qu’au criminel, nous instituons un camérier, un maire, un tabellion et des sergents. Et il est appelé de l’audience desdits camériers et maire à notre assise, pour corriger le jugement, et du jugement de ladite assise au prévôt de Paris et de celui-ci au Parlement. Il est délivré par nous ou par le maire en notre nom toutes mesures des grains et des vins sur tout le territoire désigné ci-dessus... Il nous est permis de confisquer tous les biens meubles et immeubles de nos sujets et serviteurs qui conspirent ou machinent contre notre personne... item, nous percevons droits sur les amendes, défauts, épaves et forfaitures... item, tous ceux qui vendent du vin doivent chaque année apporter leur mesure à Saint-Martin devant notre maire et faire vérifier ces mesures sur l’étalon,... etc.»
Le registre détaille aussi les droits et devoirs des différents dignitaires et fonctionnaires, depuis les plus importants jusqu’aux plus petits employés, et particulièrement ceux de l’hôtelier et du cellerier, chargés de tout ce qui concerne la nourriture des moines—laquelle varie selon les jours fériés ou non fériés, gras ou maigres, et selon la qualité des convives depuis les sacristains, infirmiers, grainetiers, avocats, tabellions, procureurs, médecins, etc...{75}
Ce précieux registre contient les détails les plus circonstanciés et les plus minutieux sur la vie à l’abbaye, sur le régime de la maison et l’ordonnance des repas. Sage administrateur, le prieur fixe une moyenne de dépenses en supposant l’existence d’une cinquantaine de moines à Saint-Martin; il compte la quantité de muids de blé nécessaire, la provision de vin, le nombre de fromages, les consommations diverses, les œufs à 1,700 par semaine de Noël à Pâques, les harengs pendant le Carême à 1,250 par semaine.
On mangeait beaucoup de harengs à Saint-Martin. Cependant les officiers importants ne se privaient pas de se laisser aller quelquefois au péché de gourmandise. M. Cocheris a trouvé ailleurs le menu d’un dîner offert par le sacristain de Saint-Martin, le 4 octobre 1430, et qui se composait, pour cinq convives, de deux perdrix, un faisan, quatre pigeons, un lièvre, une poitrine de veau, carpe, brochet, anguille, raisins, poires, trois chopines d’hypocras, huit quartes de vin, plus différentes petites choses.
Si les fonctionnaires faisaient bonne chère au XVᵉ siècle, les simples moines n’étaient pas aussi heureux, car ils furent plusieurs fois réduits à intenter des procès à leurs prieurs pour obtenir une nourriture suffisante, ainsi que des réparations à leurs logements délabrés. Les réformes introduites par l’abbé de Cluny ou par le Parlement saisis de ces plaintes, amenaient pour quelque temps une amélioration, puis le mal revenait peu à peu, les fonctionnaires et les moines se remettaient, au mépris de la règle, à vivre à part, largement ou chichement.
Le mal, ici comme en bien d’autres monastères, c’était l’égoïsme des abbés, bergers s’inquiétant fort peu de leur troupeau, seigneurs hautains vivant en leur palais abbatial comme un seigneur temporel en son château et considérant leur abbaye comme une terre de rapport. Le régime de la commende ne pouvait qu’ajouter au mal, la richesse du bénéfice était un danger puisque cette richesse le faisait plus rechercher des hommes de cour. Et Saint-Martin des Champs était très riche, son prieur titulaire, souvent pourvu ailleurs encore, touchait de grosses sommes, tandis que les simples moines avaient mal à vivre, réduits à une misère relative et mal logés dans des bâtiments{76} non entretenus. Certaines estampes du XVIIᵉ siècle en font foi, qui nous montrent Saint-Martin avec presque un aspect de ruine.
Le prieur de Saint-Martin eut jusqu’à la Révolution sous sa dépendance vingt prieurés dans les diocèses de Paris, Meaux, Senlis, Noyon, Beauvais, Chartres, etc...; il nommait à dix cures, vicairies ou chapellenies de Paris et à soixante-sept autres en différents diocèses. En 1790, il n’y avait plus que dix-neuf religieux au prieuré et le revenu s’élevait à 180,000 livres. Parmi les prieurs commendataires, cardinaux ou gens de cour, on compte le cardinal Richelieu qui l’ajouta en 1633 à ses autres nombreux bénéfices.
Saint-Martin sur la rive droite, avait, comme Saint-Germain des Prés de l’autre côté de la Seine, l’aspect d’un bourg féodal et garda longtemps cette apparence, même quand Paris, débordant toujours, eut enveloppé tout à fait ses murailles crénelées, les noyant dans les maisons. A l’époque où, par une aberration incroyable, l’architecture ogivale si purement nationale se trouvait tout à fait incomprise et méprisée, où les œuvres de notre glorieuse architecture du XIIIᵉ siècle étaient considérées comme des travaux de barbares sans goût, sous Louis XIV, les abbayes riches s’efforçaient de se mettre à la mode du jour, et de renverser leurs cloîtres gothiques pour les remplacer par de froids préaux gréco-romains. Ce fut un temps de transformations à jamais regrettables, Saint-Martin{77}
y perdit son vieux cloître qui, paraît-il, était une merveille. Les autres bâtiments, sauf l’église et le réfectoire, furent reconstruits et sur l’emplacement{78} de la muraille crénelée, le long des rues Saint-Martin et du Vert-Bois, les moines élevèrent des maisons à loyer aussitôt occupées.
Une des plus singulières coutumes du moyen âge, c’est le duel judiciaire, ce vieux reste de barbarie ancienne qui a persisté si longtemps.
Cette étrange manière de plaider et de décider de quel côté étaient le droit et la raison dans les causes difficiles, était établie et réglementée dans certaines seigneuries et pour certains cas. A Paris le chapitre de Notre-Dame eut, dit-on, le droit de faire régler certains différends entre ses sujets «à coups de bâton» devant la maison de l’archidiacre. L’abbé de Saint-Germain des Prés et le prieur de Saint-Martin avaient sur leur territoire un champ clos spécial pour les «Procès de l’Épée», c’est-à-dire pour les combats, à outrance ou autrement, soit entre les parties directement en cause, soit entre champions appointés représentant des plaideurs non disposés à risquer leur vie ou des plaideurs empêchés, c’est-à-dire des vieillards, femmes ou enfants.
Ces combats avaient lieu en présence des autorités laïques ou ecclésiastiques, sous les yeux d’un public entassé derrière des barrières. Parfois pour les grandes causes l’appareil était plus solennel, le roi, les princes prenaient place dans les tribunes bordant la lice. Les règles de cette étrange procédure étaient compliquées; il y avait, pour nécessiter des façons de procéder particulières, tant de cas divers, qu’il s’agît de contestations, de litiges ou bien d’accusations, de crimes à prouver ou d’innocence à défendre. Les combats, qui se terminaient souvent par une amende pour le vaincu quand l’affaire n’était pas capitale, pouvaient dans les cas graves se poursuivre à outrance jusqu’à la mort d’un des tenants ou se terminer par le supplice du vaincu accroché bientôt au gibet voisin.
Dans la lice de Saint-Martin des Champs, le 29 décembre 1386, se régla l’affaire Carrouges et Le Gris, qui passionnait l’époque. La dame de Carrouges accusait d’un attentat sur sa personne un écuyer nommé Jacques Le Gris qui niait avec opiniâtreté. La cour du Parlement, embarrassée par les accusations sans preuves de la dame de Carrouges et par les dénégations énergiques de Le Gris, ordonna le combat à outrance entre l’accusé et le mari de l’accusatrice dans les lices de Saint-Martin.
Une dernière fois avant le combat la dame de Carrouges fut interrogée.
—Dame, fit le chevalier, je vais exposer ma vie et combattre Jacques Le Gris, ma cause est-elle juste et loyale?
—Il en est ainsi, répondit la dame, combattez sûrement, la cause est bonne!
Carrouges embrassa sa femme et entra dans la lice.
L’écuyer avait également ferme contenance et regard assuré, lui aussi prétendait combattre pour juste cause. Le premier choc entre les deux adversaires eut lieu à cheval; puis, aucun des champions n’ayant obtenu un avantage marqué, ils s’abordèrent à pied. Le chevalier de Carrouges reçut une grave blessure à la cuisse, mais ne tomba pas et se rejeta avec rage sur son ennemi. Jacques Le Gris, pour son malheur, fit un faux pas et roula sur le sol; Carrouges fut aussitôt sur lui et, la pointe de l’épée à la gorge, s’efforça de lui faire avouer son crime. Le Gris{79} vaincu n’avait plus qu’à mourir, par la potence s’il avouait, par le fer s’il persistait à nier. Il protesta énergiquement de son innocence et l’épée de Carrouges s’enfonça.
Le cadavre du vaincu considéré comme coupable accroché au gibet de l’abbé, Carrouges indemnisé de sa blessure par les biens de son adversaire confisqués, on pouvait croire l’affaire terminée, lorsque tout à coup éclata l’innocence du malheureux Le Gris. Le véritable coupable avouait son crime. C’était un sosie de Le Gris, un écuyer aussi, pris pour d’autres méfaits. La dame de Carrouges avait pu se tromper à la ressemblance; désespérée de l’erreur commise, elle se jeta dans un cloître et son mari disparut, entré, pensa-t-on, dans l’un des ordres militaires qui combattaient l’infidèle en Terre Sainte.
L’échelle patibulaire du prieur de Saint-Martin se dressait à l’angle de la muraille au coin de la rue au Maire actuelle, elle y était encore sous Louis XV, en signe de juridiction simplement, la haute justice étant passée au roi. Une nuit des jeunes gens en joie, sortant de souper trop copieusement, s’amusèrent à y mettre le feu. La potence flamba, mais le prieur la releva encore pour affirmer ses droits.
Le prieuré de Saint-Martin eut meilleur destin que les abbayes de la rive gauche, le vaste ensemble de bâtiments avoisinant les deux grandes nefs aux sévères pignons nous a été conservé; des modifications considérables ont été ajoutées à celles entreprises à la fin du règne de Louis XIV et la demeure des moines est devenue, avec des transformations notables, le Conservatoire des Arts et Métiers.
Affecté à la bibliothèque du Conservatoire le réfectoire de Pierre de Montereau est intact, l’église a subi des avaries, mais demeure aussi; elle servait encore récemment de galerie des Machines au grand dommage de la construction ébranlée par les trépidations; elle a perdu son clocher roman dont il reste la souche dépassant à peine les toits des petites maisons de la rue de Réaumur. Son portail ruiné a été restauré de nos jours avec des modifications par M. Vaudoyer.
Une portion de l’enceinte n’a pas été démolie au siècle dernier, elle existe toujours, englobée dans les constructions au fond des cours des maisons de la rue du Vertbois, avec une des petites tourelles encorbellées sur contreforts. La grosse tour à l’angle de l’enceinte, la tour du Vertbois, a été restaurée en 1882 par les soins de l’État «suivant le vœu des antiquaires parisiens», dit une inscription encastrée dans la fontaine du Vertbois érigée en 1712 et restaurée en même temps. Cette tour faisait partie de la prison du prieuré; quand Saint-Martin perdit sa justice, la prison devint jusqu’en 1785 maison d’arrêt pour les femmes de mauvaise vie. Il y avait sous le flanc sud de l’église dans l’enclos et tout près de la grosse tour, une chapelle Saint-Michel, tout petit édifice construit par la famille Arrodes, des bourgeois de Paris du XIIᵉ siècle, seigneurs de Chaillot, pour recevoir leurs sépultures. Cette chapelle intéressante et remplie de tombes a été démolie depuis la Révolution. Un débris de la petite chapelle, rue de Réaumur, subsiste encore transformée en maison, au pied de la vieille tour, avec un atelier de réparations de machines à coudre sous sa voûte ogivale.
Touchant à l’angle sud-ouest de l’enclos Saint-Martin s’élève l’église Saint-Nicolas des Champs, paroisse ancienne née d’une simple chapelle dépendant de{80} Saint-Martin; reconstruite aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, la façade est pittoresque avec ses pignons et sa tour. Le mouvement de la Renaissance battait son plein quand on agrandit l’église, aussi piliers gothiques et colonnes grecques se mélangent dans la vaste nef à doubles collatéraux aboutissant à un frontispice d’autel corinthien. Sur le flanc méridional enveloppé de maisons, on a ouvert, sous Henri III, un petit portail fort élégamment décoré, avec pilastres et fronton à figures d’anges, et de beaux vantaux de bois sculpté.
Parmi les principaux couvents éparpillés dans ce Paris bruyant et animé de la rive droite, il faut mettre au premier rang les Célestins, établis sur l’emplacement précédemment occupé par les Carmes. Ces religieux, venant d’un monastère de la forêt de Compiègne, obtinrent la faveur de Charles V, leur voisin de l’hôtel Saint-Paul, et des grands personnages de la cour. Sur la berge de la Seine devant le port Saint-Paul, entre le grand Hôtel Royal et l’Arsenal, Charles V leur fit construire une église dont il posa la première pierre en 1335 et le couvent s’enrichit et s’embellit bien vite par les donations royales et princières.
M. de Guilhermy, parlant des couvents secondaires qui s’établissaient partout
en quantités prodigieuses aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles, et qui n’offraient pas l’ampleur des grands abbayes des siècles précédents, «ni les splendeurs de Cluny, les magnificences de la famille bénédictine ou les sévères grandeurs de Clairvaux», rappelle que les églises de ces couvents secondaires n’étaient que d’immenses nefs, souvent à voûtes de bois, avec une petite flèche aiguë couverte d’ardoises.
«Si les églises des couvents n’avaient plus, dit-il, ce grand caractère des anciens édifices sacrés, elles furent en revanche richement décorées: les fidèles fondaient à l’envi de brillantes chapelles dans leurs monastères préférés. A Paris plus qu’ailleurs, la mode exerce en toute chose son influence; il fut de bon ton d’avoir une sépulture de famille dans l’église ou dans le cloître d’un couvent. C’est ainsi que les églises des Cordeliers et des Jacobins étaient devenues de vrais musées de sculpture, toutes meublées de statues et de tombeaux...»
Église aristocratique, couvent admirablement placé au milieu de tous les logis féodaux qui entouraient alors l’hôtel royal de Saint-Paul «hostel solennel des grands esbattements», lequel était lui-même, non pas seulement un château royal, mais une vaste réunion d’hôtels habités par les princes du sang et les hauts personnages de la cour, on conçoit qu’à l’ombre de la monarchie et sous la protection royale couvrant «nos bien aimez chapelains et orateurs en Dieu, prieur et couvent de nostre prieuré et monastère de Notre-Dame des Célestins de Paris», les Célestins aient prospéré vite et largement.
Certes, indépendamment de tous les avantages de voisinage, c’est une admirable situation pour le couvent ce coin annexé à Paris par Charles V, ce saillant aigu de la muraille entre la tour Billy et la Bastille. Les bons moines, pour prendre{82} le soleil après les exercices religieux, jouissent d’un grand enclos, d’un beau jardin mitoyen avec les cerisaies et les treilles des jardins royaux. Le rempart de la ville gêne malheureusement la vue, mais de certaines fenêtres du couvent, par-dessus les toits ou entre les pavillons de l’hôtel Saint-Paul, on peut apercevoir le cours de la Seine, l’abbaye de Saint-Victor de l’autre côté, la montagne Sainte-Geneviève hérissée de flèches et de tours et, plus près, le fleuve avec son mouvement, la batellerie du port Saint-Paul, les îles toutes vertes, l’île des Javiaux ou Louviers, les peupliers de l’île Notre-Dame qui n’est pas encore l’île Saint-Louis, superbe tableau en arrière duquel la majestueuse abside de Notre-Dame s’élève au-dessus du fouillis confus des maisons de la Cité.
En ces temps l’église des Célestins devient donc peu à peu un musée, la nef et les chapelles se remplissent de monuments, dalles, tombeaux, statues, groupes, vases funéraires, obélisques, colonnes, etc., de merveilleuses œuvres d’art que la destruction atteindra malheureusement un jour, et dont les musées se disputeront les superbes débris.
La chapelle des ducs d’Orléans surtout, bâtie en exécution d’un vœu de Valentine de Milan, lors du fameux bal dit des hommes sauvaiges ou des ardents, fête où Charles VI déguisé en sauvage faillit être brûlé vif comme ses compagnons, montra bientôt chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre assemblés autour du grand tombeau de Louis de France, duc d’Orléans, assassiné par Jean sans Peur, et de Valentine de Milan sa veuve, qui, bien qu’elle ait eu à pardonner beaucoup de choses au duc, personnage fort séduisant et doué de brillantes qualités mais très vert galant, adopta après le meurtre cette devise découragée: «Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien», et fidèlement mourut peu de mois après.
Sur ce grand tombeau des deux victimes du duc de Bourgogne réunies à leurs enfants, s’élevaient leurs statues entourées de statuettes d’apôtres, de saints et de pénitents ou pleurants.
Parmi ces tombeaux accumulés sous les voûtes, dans la chapelle d’Orléans ou dans les autres chapelles, il faut citer les tombeaux de Philippe de Chabot, amiral de France, et de Henri de Chabot, duc de Rohan, les tombeaux des Cossé, de Renée d’Orléans, de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V, de la duchesse de Beldfort, femme du régent gouvernant Paris pour le roi anglais, la colonne torse entourée de Vertus à la base et portant dans une urne le cœur du connétable Anne de Montmorency[B], la pyramide des Longueville, le groupe célèbre des Trois Grâces de Germain Pilon, qui portaient sur leur tête dans une urne les cœurs de Henri III, Charles IX et du duc d’Anjou, trop gracieux contenant pour un triste contenu, pour la Saint-Barthélemy et les guerres de religion, pour les cœurs de Charles IX et de ses frères...
Ce sont là les monuments principaux, combien d’autres encore dans tous les coins réclament l’admiration ou éveillent le souvenir d’une figure historique. Les Célestins au XVIᵉ siècle ont fait reconstruire leur cloître dans le goût de la Renais{83}sance, les arcades en plein cintre reposent sur de fines colonnettes corinthiennes accouplées; c’est élégant, mais c’est loin d’être aussi religieux que les beaux arceaux gothiques.
Entre autres particularités de ce couvent enrichi par les libéralités des princes vivants et embelli par les sépultures des princes morts, dont les religieux, à défaut de grandes œuvres, ont laissé surtout une réputation gastronomique, non usurpée, disent les mauvaises langues; les Célestins étaient le siège de la confrérie des notaires parisiens qui possédaient là une salle de réunion et y déposaient leurs archives.
De tout ce grand couvent des Célestins rien ne reste que le nom d’un quai de la Seine, formé avec l’ancien port Saint-Paul; tout autre souvenir en a disparu définitivement; quelques-uns des magnifiques monuments funéraires de l’église sont au Louvre ou à Saint-Denis; cloître, église, bâtiments, tout a été détruit. L’église après la Révolution transformée en écurie, fut abattue en 1849, les bâtiments devenus caserne, vécurent jusqu’à ces dernières années; puis le nouveau boulevard Henri IV est venu renverser cette caserne que l’on reconstruit maintenant un peu plus haut pour la garde républicaine.
Au XVᵉ siècle, le couvent des Blancs-Manteaux est un monastère d’une certaine importance; c’est en l’année 1258 que le monastère naquit, grâce aux libéralités de saint Louis, le grand fondateur de couvents, pour des moines venus de Marseille. Ces moines s’intitulaient les «Serfs de la Vierge Marie». Comme ils portaient de grands manteaux blancs sur leurs robes, le peuple les appelait les «Blancs Manteaux». Saint Louis leur avait donné une «méson et vielz places en tour pour eulz héberger delez la viex porte du Temple à Paris», c’est-à-dire en dedans du rempart.
A peine installés dans leur monastère, les serfs de la vierge Marie furent supprimés par le pape Grégoire X, comme beaucoup de petits ordres mendiants, mais ce fut pour être remplacés peu après par un autre ordre mendiant, les ermites de Saint-Guillaume ou Guillemites, qui portaient des manteaux noirs mais auxquels, malgré tout, le peuple conserva par habitude le nom de Blancs-Manteaux. En 1618, les Bénédictins remplacèrent à leur tour les Guillemites et firent peu après reconstruire l’église et le couvent. L’église existe rue des Guillemites, elle est loin d’être jolie, et on lui a donné pour portail celui de l’église des Barnabites, démolie dans la Cité, portail bien laid aussi, sans intérêt, conservé sans doute par sa laideur, quand tant de magnifiques portes gothiques étaient impitoyablement jetées aux gravats.
Les bâtiments des bénédictins, agrandis et transformés, sont devenus le siège de l’administration du Mont de Piété. Des dépendances s’en retrouvent encore près de l’église, dans la rue qui a gardé le nom de Guillemites.
Le couvent des Carmes Billettes avoisinait les Blancs-Manteaux; son cloître a par miracle échappé aux transformations des deux derniers siècles et aux démolitions de celui-ci. C’est chose rare à Paris un cloître complet, oublié pour ainsi dire, quand tous ceux du moyen âge, importants ou modestes, y ont péri. C’est un charmant cloître du XVᵉ siècle, tout petit, qui abrite ses arceaux sous l’église des Billettes reconstruite en 1756 dans le mauvais style du temps, et devenue depuis 1822 temple protestant.{85}
L’origine de ce couvent de Carmes Billettes est curieuse. Un juif fort riche, Jonathas, prêteur sur gages, aurait en 1290 obtenu d’une femme, sa débitrice, qu’elle lui apportât, moyennant libération de sa dette, une hostie consacrée conservée à la communion de Pâques. Quand le juif Jonathas eût entre les mains l’hostie consacrée il essaya de la percer et de la découper à coups de couteau. Miracle! Sous les coups, l’hostie devient rouge et le sang du Christ en jaillit; alors le juif affolé prend un clou et un marteau, il frappe, le sang coule encore mais l’hostie résiste à la destruction, il la jette dans le feu, elle s’élève intacte au-dessus des flammes qui s’inclinent et lui font une auréole, il la reprend et la plonge dans une chaudière d’eau bouillante...
C’était le jour de Pâques. Comme tout le quartier était en fête et que la foule se pressait aux églises, le fils du juif dit aux enfants chrétiens devant l’église voisine: «C’est bien en vain que vous allez adorer votre Dieu, car mon père vient de le tuer.» C’est ainsi, dit la légende, que le sacrilège est découvert, on va chez le{86} père de l’enfant, on trouve encore l’hostie dans la chaudière où l’eau bouillante n’a rien pu contre elle. Grande rumeur, le juif est arrêté, jeté dans la prison de l’évêque et bientôt après brûlé en solennité.
La rue du crime devint «la rue où Dieu fut bouilli», la maison de Jonathas, confisquée avec tous ses biens, fut rasée et sur l’emplacement un riche bourgeois fit élever une chapelle dite des Miracles; un couvent se fonda ensuite pour les frères de la Charité de Notre-Dame des Billettes que remplacèrent les Carmes réformés en 1631. A la Révolution le couvent fut supprimé, on en conserva quelques bâtiments et l’église fut concédée au culte protestant.
Voici encore d’autres communautés plus ou moins importantes, logées en des édifices plus ou moins beaux:
Les frères de Sainte-Croix de la Bretonnerie, établis par saint Louis en 1258, avaient été appelés frères Croisiers pour la croix qu’ils portent sur leur robe. Le couvent a donné naissance à l’administration des pompes funèbres. Là était le local des jurés crieurs chargés de tous les services des obsèques et fournissant tous les objets nécessaires, draperies, cierges, billets d’invitations et même habits de deuil.
Un passage Sainte-Croix indique l’emplacement de l’église démolie en 1778 quand la Communauté fut supprimée; cette église était, paraît-il, fort belle, elle avait été construite par Pierre de Montereau, l’architecte de la Sainte-Chapelle.
L’abbaye de Saint-Magloire, entre la rue Saint-Denis et la rue Quincampoix derrière l’église Saint-Leu, en un endroit qui fut d’abord le cimetière de Saint-Barthélemy de la Cité, était un très ancien monastère fondé en l’honneur des reliques de saint Magloire, apportées à Paris par des moines bretons pour les préserver des Normands. En 1572 des religieuses pénitentes, dont Catherine de Médicis démolissait le couvent pour bâtir l’hôtel de Soissons, vinrent à Saint-Magloire remplacer les moines. Il n’en reste rien dans le quartier Saint-Denis.
Le couvent de Sainte-Catherine du Val des Ecoliers, dans la rue qui mène à la Bastille, tout à côté du palais des Tournelles, est séparé seulement de l’hôtel Saint-Paul par la rue Saint-Antoine. On rencontre là un enclos assez vaste, renfermant l’église et la maison dite du Val des Ecoliers, établie par les chanoines du Val des Écoliers de Langres pour servir de collège aux novices de leur ordre. Très modeste fondation à l’origine, l’importance lui vint à l’occasion de la bataille de Bouvines. Le jour de cette terrible rencontre entre l’armée de l’empereur Othon et celle de Philippe-Auguste, armée nationale réunissant la chevalerie et les milices des communes, des hommes d’armes de la garde particulière du roi, qui dans la mêlée formidable défendaient le pont de Bouvines, firent un vœu à sainte Catherine, ainsi qu’il est dit dans une inscription sous un très beau bas-relief placé au XIVᵉ siècle au portail de l’église.
«A la prière des sergents d’armes, Monsieur Saint Loys, fonda ceste église et y mist la première pierre. Ce fust pour la joye de la vittoire qui fust au pont de Bovines l’an 1214.
«Les sergents d’armes pour le temps gardaient ledit pont et vouèrent que si{87} Dieu leur donnoit vittoire ils fonderoient une église en l’honneur de Madame Sainte Katherine.
«Et ainsy fust-il.»
Le bas-relief, très souvent reproduit, représente les sergents d’armes accomplissant leur vœu; leurs costumes ne sont pas ceux du temps de Philippe-Auguste mais ceux des chevaliers du XIVᵉ siècle admirablement détaillés. L’église du vœu élevée vers 1230 dans la culture Sainte-Catherine, modifiée au XVIIᵉ siècle par un portail de Mansard, fut démolie sous Louis XVI.
En 1359, à la fin de la grande sédition, quand le prévôt Étienne Marcel et cinquante de ses partisans furent tués à la porte Saint-Antoine, qu’en désespoir de cause ils allaient livrer aux troupes anglaises et navarraises, leurs corps furent jetés nus et exposés pendant plusieurs jours dans le préau de Sainte-Catherine, où venaient les rejoindre les corps décapités des autres personnages ayant marqué dans les troubles.
Nombreuses aussi sont les communautés de femmes dans la ville du moyen âge; leur nombre ne diminuera pas, au contraire, dans les siècles qui suivront. Extra muros, dans le faubourg qui naît en avant de la Bastille Saint-Antoine, il y a l’abbaye de Saint-Antoine des Champs, fondée au XIIᵉ siècle et qui commença par être un couvent de repenties recevant les folles femmes désireuses de revenir à meilleure vie. Ces filles repenties de Saint-Antoine pour comble de pénitence faisaient des pèlerinages par la ville pieds nus et en chemise de grosse toile semblable à des sacs, ce qui sur leur passage, excitait plus de rires et de quolibets que d’édification parmi les curieux ameutés.
De cette abbaye de Saint-Antoine l’église, fort belle, fut élevée par Blanche de Castille en mémoire de la naissance de saint Louis, son fils. Tout proche se trouve une chapelle dédiée à saint Hubert et une maladrerie appelée le Répit de Saint-Hubert, hôpital où les malheureux mordus par les chiens enragés viennent se recommander au patron des chasseurs.
L’abbaye, isolée par sa situation dans la campagne sur le chemin qui mène à Vincennes, est entourée d’une muraille et d’un fossé; à l’un des angles de l’enclos, une croix a été élevée, appelée la Croix des Trahisons. Une inscription dit la raison de ce nom:
L’an MCCCCLXV
fut ici tenu le landit des Trahisons
et fut par une trèves
qui furent données
Maudit soit-il qui en fut cause.
Ce landit des trahisons, c’est-à-dire suivant le sens du vieux mot landit, la réunion des trahisons, c’était le marché aux négociations au moment de la ligue du bien public, après la singulière bataille de Montlhéry où les deux armées se mirent mutuellement en déroute et se passèrent sur le corps pour battre en retraite. Princes et seigneurs venaient parlementer à Saint-Antoine, marchan{88}daient de la paix avec le roi Louis XI qui tenait Paris et cherchaient à tirer chacun quelque bribe de la monarchie, quelque bon duché ou comté, quelques villes, quelque charge ou pour le moins quelque argent; tous, suivant la qualité et la force du traitant «butinant le monarque et le mettant au pillage», comme dit Commines. Louis XI donna, assura, jura tout ce que l’on voulut, se promettant bien de tout reprendre ou de ne rien tenir. Et ce fut l’année où, suivant une chronique, la vigne ne donna pas, parce que les sarments (serments) n’avaient rien valu.
La rue Saint-Denis possède le grand couvent des Filles-Dieu, fondation de saint Louis. L’origine de plusieurs couvents de femmes de ces temps est la même. Pauvreté, alors comme en bien d’autres siècles, jetait beaucoup de filles ou femmes des grandes villes en «péché de luxure».
Par moments le mal devenait si grand que l’on cherchait par tous les moyens à l’atténuer; des ordonnances de la Prévôté parquaient les femmes folles de leurs corps en certaines rues, en certains quartiers, et leur interdisait le reste de la ville sous peines sévères, mais la barrière était bientôt franchie, ces rues et ces quartiers spéciaux débordaient bientôt sur leur voisinage et tout se retrouvait comme devant.
Les évêques de Paris essayaient des sermons, tentaient de véritables croisades de conversions, fondaient des maisons de refuge pour les pécheresses fuyant les quartiers licencieux des ribaudes, le Val d’amour aux tavernes hantées par la débauche, bâtissaient des hospices pour celles «qui pendant toute leur vie avaient abusé de leur corps et à la fin étaient tombées en mendicité».
La maison des Filles-Dieu, fondée hors Paris, recueillit deux cents de ces péni{89}tentes qui rachetaient leurs fautes passées en soignant les malades de l’hôpital Saint-Lazare.
Au couvent des Filles-Dieu comme en d’autres maisons de repenties, il y avait une limite d’âge que les pécheresses ne devaient pas dépasser. Après l’âge de trente ans elles n’étaient plus admises à venir y pleurer leurs erreurs. Il eût été trop commode aux Madeleines tardives, on le comprend, de ne songer à la conversion qu’à l’heure où la rue ne voulait plus d’elles. De plus, elles devaient en entrant jurer qu’elles ne s’étaient pas jetées dans leur vie de désordres exprès, en vue de se créer des droits à cette retraite chez les pénitentes.
Sous Charles V, pendant les grands ravages des Anglais autour de Paris, leur couvent ayant été brûlé, les Filles-Dieu qui n’étaient plus, bien entendu, des pécheresses repenties comme à l’origine, vinrent en 1360 s’établir rue Saint-Denis, dans un petit hôpital fondé en 1216 pour loger une nuit les femmes pauvres passant par Paris, auquel hôpital elles ajoutèrent de nouveaux bâtiments et une église. Puis la décadence vint, le couvent et les biens des Filles-Dieu passèrent, à la fin du XVᵉ siècle, à l’ordre de Fontevrault.{90}
En ces temps chaque condamné que l’on mène supplicier à Montfaucon fait, par suite d’une coutume ancienne, une dernière station à l’église des Filles-Dieu. Les religieuses viennent le recevoir, lui apportent trois morceaux de pain, un verre de vin et le mènent baiser un crucifix placé extérieurement sur le mur de l’église, pour lui inspirer le courage de continuer sa route douloureuse.
Que de fondations pieuses dans ces rues de Paris où la charité avait éparpillé un peu partout les petits hospices, les refuges et les lieux de secours; fondations infimes souvent, nées des libéralités de quelque bourgeois à son lit de mort, administrées simplement et naïvement, entretenues par les aumônes implorées dans les rues de Paris, où chaque matin des nonnes, des moines attachés à ces humbles établissements vont «crier leur pain», concurremment avec des frères quêteurs d’autres ordres, mendiant pour eux-mêmes ceux-là et qui, bien que fort riches, leur font une concurrence désastreuse et prennent pour leur superflu le nécessaire des malheureux.
C’est un poète du XIIIᵉ siècle, Guillaume de la Villeneuve, qui, dans une pièce intitulée les Crieries de Paris, ayant rapporté toutes les crieries des marchands des rues, des vendeurs de fruits, de volailles, de légumes, de poisson de mer et d’eau douce, des marchands de boissons diverses, de pâtés et de gâteaux, des marchands d’habits et de friperies, des crieurs d’actes officiels, du clocheteur des trépassés, etc., en arrive aux quémandeurs des couvents et des écoles, sans distinguer entre les couvents riches et les autres, les pieuses institutions qui n’ont vraiment pour vivre que la charité publique.
Parmi ces humbles communautés qui ont rendu le plus de services, modestement, s’occupant de soigner les malades dans les divers hôpitaux ou d’ «hebergier» les pauvres et les voyageurs, il existe rue de la Tixeranderie la communauté{91} des hospitalières de Saint-Gervais ou de Sainte-Anastase, qui, depuis le jour lointain de la fondation, donne l’hospitalité dans sa maison de la rue de la Tixeranderie. Fondée par Garin, maçon, et Harcher son fils, prêtre, c’était d’abord une toute petite maison tenue par des frères; on y mit des religieuses au XIVᵉ siècle et une chapelle fut bâtie en 1411.
Les hospitalières de Saint-Gervais donnent aux gens dépourvus le souper et le gîte pendant trois nuits; elles hébergent entre 15 et 16,000 pauvres par an et en 1789, quand l’institution n’a plus que peu de mois à vivre, ce nombre montera à 32,238 personnes, dans l’hôpital transféré sous Louis XIV à l’hôtel d’O, rue Vieille-du-Temple, 60, à la place occupée maintenant par le marché des Blancs-Manteaux. C’était, on le voit, tout à fait l’hospitalité de nuit, une vieille institution qu’on s’efforce de faire renaître.
Les Haudriettes sont voisines des hospitalières Saint-Gervais; au commencement du XIVᵉ siècle, Étienne Haudri, panetier de saint Louis, dit la légende, ayant accompagné le roi à sa dernière croisade en Terre Sainte, y fut gardé prisonnier par les Sarrasins. Le croyant mort, sa femme désespérée voulut se retirer du monde et passer le reste de sa vie dans les prières. Elle fonda donc, dans sa maison même, une petite communauté de femmes.
Mais voici qu’un jour, après de longues années, reparaît le captif évadé ou racheté, tombant parmi ces nonnes et réclamant sa femme. Pour obtenir l’annulation des vœux prononcés par elle, Haudri, rentré dans sa charge à la cour et dans ses biens, agrandit la pieuse fondation et bâtit rue de la Mortellerie-en-Grève un hôpital destiné à recevoir de pauvres veuves. Il y ajouta une chapelle en 1306; puis ses fils continuèrent la bonne œuvre de leur père et dotèrent convenablement l’hôpital, mis en possession de quelques maisons formant le fief Cocatrix ou des Haudriettes.
A l’origine, les Haudriettes ne furent point tout à fait des religieuses, c’étaient tout simplement de pauvres veuves recueillies, vivant dévotement entre elles comme dans les béguinages de Flandre. Le peuple les appelait les bonnes femmes de la Chapelle Estienne Haudri ou les bonnes femmes de la Maison-Dieu en Grève. Plus tard l’institution changea de caractère, la maison devint un couvent comme un autre et les Haudriettes à la fin furent réunies à la communauté des dames de l’Assomption, couvent dont il reste une église à dôme du XVIIᵉ siècle dans le faubourg Saint-Honoré. Quant à la chapelle de la rue de la Mortellerie, elle fut transformée en maison particulière, disparue en 1841 dans l’agrandissement de l’Hôtel de Ville.
Il y eut plusieurs autres fondations analogues à celle d’Étienne Haudri, mais moins importantes, entre autres l’hôpital des Veuves, rue de Grenelle, fondé en 1497 par la famille d’un maître des requêtes nommé Barthélemy pour «huit pauvres femmes veuves ou anciennes filles de quarante ans».
Les voyageurs arrivant à Paris trouvaient à certaines portes logement et secours. Dès les premiers siècles, des bâtiments annexes de l’église Saint-Julien le Pauvre ou l’Hospitalier servaient ainsi à l’hébergement.{92}
Plus tard, quand la ville s’agrandit, l’hospice de Saint-Julien «qui héberge les chrétiens» fut reporté plus près des portes, à Saint-Benoît.
C’est en somme un vieux souvenir de la tradition hospitalière qui fit attribuer, en 1655, à l’Hôtel-Dieu de Paris, Saint-Julien devenu prieuré de l’abbaye de Longpont.
Dans la rue Saint-Denis, entre la rue Grenetat et la rue Guérin-Boisseau, près d’une fontaine dite fontaine de la Reine, qui apparaît assez monumentale dans le plan Truschet, ce grand pignon est celui de la chapelle de la Trinité, hôpital fondé au commencement du XIIIᵉ siècle par deux bourgeois, Jean Pallé et Guillaume Estuacol, et appelé d’abord hôpital de la Croix de la Reine.
Une communauté de frères, les frères asniers de la Trinité, ainsi appelés par le peuple qui les voit tirant leur âne par la bride mendier par les rues, donne gîte aux pauvres voyageurs, les soigne quand ils sont malades et s’ils meurent les enterre dans le cimetière qui se trouve derrière leur chapelle.{93}
Cette institution de charité, cet hôpital, refuge des pauvres passants, c’est tout simplement le lieu de naissance du Théâtre-Français; Thalie et Melpomène y ont eu leur berceau tout proche du grabat des voyageurs dépourvus, des pauvres pèlerins, des porte-besace errant sur les routes. L’hôpital étant passé aux Prémontrés, ces moines louèrent en 1411 une salle aux Confrères de la Passion unis aux Enfants sans Souci. Confrères et Enfants sans Souci donnaient des spectacles variés, tantôt des Mystères où les grandes scènes de la vie du Christ, de la Bible ou de la Vie des Saints s’entremêlaient d’épisodes comiques, tantôt des Farces, Sotties ou Moralités, c’est-à-dire on le voit, le drame, à grand spectacle même, et la comédie de mœurs, le vaudeville burlesque déjà, dont les couplets satiriques, fort licencieux parfois, touchaient à tout et à tous, aux événements et aux personnes en vue, avec une liberté grande. Leurs représentations avaient tant de succès que, pour certaines pièces, on dut quelquefois avancer dans les paroisses l’heure des vêpres, afin de permettre aux gens et aux prêtres eux-mêmes de s’en aller s’esjouir à la Trinité.
En 1548, pour y loger des orphelins, on retira leur salle aux Confrères de la Passion et ceux-ci, ayant reçu en outre défense de jouer désormais des pièces religieuses, s’en allèrent porter leur théâtre à l’hôtel de Bourgogne sous la tour de Jean sans Peur.
Le peuple désigne sous le nom d’Enfants bleus les enfants recueillis à la Trinité à cause de la couleur de leur habillement, comme il appelle Enfants{94} rouges les orphelins de l’hôpital fondé sous François Iᵉʳ dans la rue Porte-Foin au Marais.
Plus bas et du même côté de la rue Saint-Denis, dans le quartier de l’Apport, Paris qu’assombrissent les tours du Grand Châtelet, un autre hôpital, la Maison-Dieu de Sainte-Catherine, administrée par des frères et des sœurs, loge les pèlerins et reçoit pendant trois jours les femmes ou filles qui viennent à Paris chercher une condition.
L’hôpital de la Trinité et l’hôpital Sainte-Catherine ont été supprimés à la Révolution et tout vestige a disparu de leurs édifices ou chapelles, comme a disparu aussi tout vestige de l’ancien hôpital du Saint-Esprit, ce vieux voisin de la maison de ville, qui touchait à la Maison aux Piliers et tomba au commencement du siècle pour l’agrandissement de l’Hôtel de Ville.
Le Saint-Esprit avait été fondé au XIVᵉ siècle rue Geoffroy-l’Asnier et transféré bientôt en place de Grève, où les confrères du Saint-Esprit firent construire maison et chapelle mitoyennes avec l’hôtel de la ville, l’antique Maison aux Piliers. Cet hôpital élevait cent vingt orphelins, filles et garçons, dont les parents étaient morts à l’Hôtel-Dieu.
Une autre institution plus célèbre du moyen âge a survécu. C’est l’hospice des Quinze-Vingts, fondation de saint Louis pour les pauvres aveugles.
Aussi li benoyez roi fist acheter une pièce de terre de lez Saint-Ennouré où il fist fere grand mansion porce que les poures avugles demorassent ileques perpetuelement jusques a trois cents; et ont touz les anz de la borse du roi pour potages et pour autres choses rentes...»{95}
La maison des Quinze-Vingts au Champ-Pourri, tout près du Louvre, était dans la campagne au temps de saint Louis, quand la première porte Saint-Honoré s’ouvrait où se trouve aujourd’hui l’oratoire du Louvre. Au XIVᵉ siècle, l’enceinte d’Étienne Marcel a mis les Quinze-Vingts dans la ville, derrière la seconde porte Saint-Honoré. Dans cet enclos du Champ-Pourri assez vaste, des bâtiments divers entourent une petite chapelle dédiée à saint Rémi. C’est à peu près l’emplacement du guichet de l’Échelle, à l’entrée du Carrousel actuel; à côté sur la ligne de notre cour du Carrousel, s’élèvent deux autres petites églises, Saint-Nicaise et Saint-Thomas, entourées de leurs cimetières.
Les rentes établies par saint Louis ne suffisent pas à l’entretien des aveugles et de l’établissement des Quinze-Vingts; tous les matins les aveugles sortent et s’en vont par troupes quêter leur pain dans la ville et, se traînant les uns les autres, regagnent l’hospice quand la besace est garnie des aumônes des Halles ou des rogatons des logis bourgeois.
Jusqu’en 1780, les Quinze-Vingts sont restés là entre Louvre et Tuileries. Le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, l’homme de l’affaire du Collier, les fit transférer au faubourg Saint-Antoine, dans leur local actuel, alors caserne des Mousquetaires noirs. Leur nombre fut porté à huit cents, mais les malheureux furent bien près d’être forcés par la misère à reprendre la besace pour mendier comme jadis, les spéculations et dilapidations du cardinal ayant à peu près ruiné l’hospice; cela fit scandale alors et le règlement de la gestion des biens des Quinze-Vingts fut très laborieux.
D’autres hôpitaux encore se rencontrent en divers quartiers: hôpital Saint-Eustache, Saint-Jacques de l’Hôpital, le petit Saint-Antoine; ce dernier, hospice fondé par Charles V, est affecté aux pauvres atteints de ces maladies étranges qu’on appelait le feu Sacré, le feu Saint-Antoine ou le mal des Ardents, espèce de peste qui régna épidémiquement jusque vers la fin du XVᵉ siècle.
L’hôpital des Ardents se distinguait par une particularité pittoresque; il avait pour privilège spécial le droit de laisser vaguer par les rues, cherchant leur nourri{96}ture aux tas d’ordures, des cochons portant la marque du couvent et une clochette au cou. L’animal consacré à saint Antoine errait dans le quartier en toute liberté, sans que nul s’en offusquât ou cherchât à l’empêcher de rentrer au gîte une fois repu.
Ce vieux Paris, qui abonde en pittoresque et en singularités, put montrer pendant les deux derniers siècles une communauté très singulière qui n’était pas un couvent, des frères qui n’étaient que des demi-moines; c’était la communauté des frères cordonniers de Saint-Crépin, établie en deux maisons, rue de la Grande-Truanderie et rue Pavée-Saint-André. Les frères cordonniers ne faisaient pas de vœux monastiques, ils ne portaient pas de froc, mais vivant en commun, ils tiraient l’alène dévotement entre les offices et, il faut le croire, confectionnaient, en l’honneur de leur patron, d’excellentes chaussures. Le plan de Gomboust indique leur chapelle en cette rue Pavée-Saint-André, dite aussi rue Pavée-d’Andouilles à cause de ses éleveurs de porcs.
A la même époque il y eut aussi des frères tailleurs vivant, priant et travaillant en commun ainsi que les bons disciples de saint Crépin.
Les églises de la rive droite.—Paroisses royales de Saint-Germain l’Auxerrois et Saint-Paul.—Au temps de la Ligue.—Saint-Eustache.—La Jussienne.—Les paroissiens de Saint-Jacques la Boucherie, écorcheurs et enlumineurs.—Les maisons de Nicolas Flamel.—Saint-Merry.—Saint-Julien des Ménétriers.—La loue des jongleurs, ménestrels et musiciens.—Saint-Gervais.
SI le Paris de la rive droite n’a pas de collèges, s’il a moins de couvents que le Paris de la rive gauche, il possède par contre de nombreuses églises.
Il est peu de rues importantes qui ne se glorifient de plusieurs clochers espacés, peu de voies secondaires qui ne possèdent au moins une église, et il se trouve des édifices religieux jusque dans les quartiers retirés, où mènent seulement des{98} ruelles détournées, et que l’étranger non prévenu ne découvrirait pas. Presque toutes ces églises sont entourées de leur cimetière ou bien, si l’espace leur a été marchandé, elles enterrent leurs paroissiens à peu de distance, dans quelque terrain bien enfermé de maisons.
De même qu’il y a des églises de toutes les tailles, depuis la majestueuse cathédrale jusqu’à l’humble petite chapelle, il est des paroisses de toutes les grandeurs. Les unes étendent leur juridiction religieuse sur tout un quartier, sur une immense agglomération de maisons, les autres sur quelques rues ou ruelles. Quelques-unes doivent se contenter de moins encore et la plus petite, Sainte-Marine dans la Cité, n’a pour territoire qu’une vingtaine de maisons.
Près les tours du Louvre et séparée seulement de la demeure royale par l’hôtel de Bourbon, s’élève la plus ancienne des églises de la rive droite, la plus glorieuse par ses souvenirs. L’église collégiale Saint-Germain l’Auxerrois, paroisse royale, est née au temps des Mérovingiens; fondée par Childebert, dit la tradition, elle s’appelait alors Saint-Germain le Rond pour sa forme circulaire.
Cette église primitive, les Normands en 886 la détruisirent et firent de ses ruines le centre de leur camp retranché de ce côté de Paris, de même qu’ils s’installèrent sur l’autre rive parmi les ruines de Saint-Germain des Prés. Rebâtie par le roi Robert, l’église, pour n’être pas confondue avec Saint-Germain le Vieux et Saint-Germain des Prés, fut appelée Saint-Germain l’Auxerrois en souvenir du séjour à Paris de l’évêque d’Auxerre.
Dans la grande poussée de la période ogivale, on la reconstruisit entièrement. La caractéristique de Saint-Germain l’Auxerrois, ce qui lui donne cet aspect si pittoresque, ce bel agencement de lignes, c’est, en avant-corps sous le grand pignon, un large porche du XVᵉ siècle flanqué de deux jolis pavillons à combles d’ardoises réunis par la terrasse à balustrade qui couronne cinq grandes arcades de hauteurs et de formes variées.
La place en avant de ce porche, c’est le Cloître, non pas le préau à arcades des monastères, mais un terrain appartenant à l’église, une espèce de cour irrégulière, fermée de portes et entourée des maisons habitées par les chanoines ou louées par le chapitre. Le porche et les portes qu’il abrite, tout est sculpté, ciselé, fleuri, décoré de rangées de figures sous les voussures, de statues sous des niches, de figurines accrochées aux saillies.
De chaque côté des portes centrales de ce porche, les deux pavillons à comble ardoisé renferment chacun une belle chambre éclairée par des fenêtres jumelles. Le trésor et les archives de l’église y sont gardés dans de grandes armoires de chêne à panneaux sculptés. L’une de ces chambres est encore intacte aujourd’hui dans ses dispositions anciennes et dans son mobilier.
Les années des troubles de la Ligue vont remplir cette place du cloître des clameurs et du fracas de la guerre civile. Le signal d’ailleurs est parti des clochers de l’église; le soir du 24 août, la reine Catherine, toutes dispositions prises, et impatientée de ne rien entendre encore, fit sonner la grosse cloche à laquelle répondit aussitôt celle du palais de justice, jetant par leur grosse voix{99} l’ordre aux massacreurs de commencer la besogne. Trois jours auparavant, Coligny, longeant le cloître en sortant du Louvre pour regagner son hôtel de la rue de Béthisy, avait reçu l’arquebusade de Maurevert, à l’affût dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois.
Aux journées des Barricades, en mai 1588, quand le roi essaie son coup de force contre Guise et la Ligue, «en moins de rien, disent les Mémoires de l’Estoile, chacun prend les armes, tend les chaînes et fait barricade au coin des rues, l’artisan quitte ses outils, le marchand ses trafics, l’Université ses livres, les procureurs leurs sacs, les avocats leurs cornettes, les présidents et les conseillers mêmes mettent la main aux hallebardes». Et tout de suite le quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois est soulevé et barricadé, sous la direction d’un «coquin de tavernier, nommé Perrichon, qui depuis fut pendu par ses compagnons». Les Ligueurs entassant barricades après barricades de ce côté, bloquent le Louvre pendant que les soldats de Guise, avec une troupe de sept à huit cents écoliers et quatre cents moines sortis de tous les couvents, se préparent à marcher pour y forcer le roi.
Mais les tumultes ont passé, les farouches prédicateurs de la Ligue se sont tus, les pavés sont remis en place et les hallebardes aux râteliers, le Béarnais au Louvre est le premier paroissien de Saint-Germain. Il traverse quelquefois le cloître pour aller à la messe ou pour voir la belle Gabrielle dans la maison dite du Doyenné occupée par sa tante Mᵐᵉ de Sourdis,—une des maisons du cloître, où Gabrielle reçut souvent le Vert-Galant, qu’elle comptait bien avant peu aller rejoindre de l’autre côté de la rue du Louvre, comme épouse et reine. Ce fut là aussi que Gabrielle, saisie d’un mal soudain après un repas chez Zamet, se fit transporter mourante.
Peu d’années après, Saint-Germain voit un autre cadavre lui arriver, ce n’est plus une favorite, c’est un favori, celui de Marie de Médicis, veuve d’Henri IV, Concini, le maréchal d’Ancre, maître détesté, dont Luynes, Vitry et quelques conspirateurs débarrassent le jeune Louis XIII, d’un coup de pistolet tiré sur le pont-levis du Louvre; on l’a inhumé secrètement dans un caveau sous les orgues, mais la populace avertie vint l’y déterrer, pour s’en aller le brûler sur le Pont-Neuf devant la statue du bon roi.
Saint-Germain, paroisse du Louvre, possédait les sépultures de nombreux personnages de la cour, chanceliers, secrétaires d’État, grands officiers de la couronne et aussi celles des artistes gratifiés par le roi d’un logement dans les galeries du Louvre. On y voyait même la tombe d’un fonctionnaire d’un autre ordre, d’un fou de Charles V auquel le roi avait fait l’honneur d’une tombe de marbre noir sur laquelle était couchée sa statue revêtue des insignes de sa charge et marotte en main.
Dans ce quartier du Louvre, il y a Saint-Honoré, église collégiale aussi, mais moins importante, enfermée au milieu de son carré de maisons canoniales; Saint-Nicolas, proche la chapelle des Bons-Enfants-Saint-Honoré, collège d’étudiants mendiants; Saint-Thomas, entre le Louvre et la tour du Bois, autre petite collégiale dont la voûte, s’écroulant en 1739, écrasa plusieurs chanoines...{100}
L’église Saint-Eustache n’est pas loin du Louvre non plus, mais elle domine un quartier populaire, le très commerçant, très riche, et très turbulent quartier des Halles.
Simple chapelle au XIIIᵉ siècle, on la rebâtit en 1532, quand les accroissements de population du quartier n’ont plus permis de se contenter d’un aussi petit édifice. Entreprise sur des proportions considérables, la nouvelle église Saint-Eustache ne devait pas se terminer vite ou plutôt ne devait jamais s’achever, car son portail ne l’est pas encore. La nef, très haute et très vaste, est d’un superbe aspect, avec un caractère d’étrangeté due à l’alliance, sur un plan gothique, des formes de l’art ogival et de l’art de la Renaissance, constituant un ensemble d’une grande élégance et d’une extrême légèreté aussi, par la délicatesse des colonnes et colonnettes superposées et poussées audacieusement à une prodigieuse hauteur.
Au dehors, c’est le même mélange des deux styles fusionnés produisant néanmoins un bon ensemble, avec des détails remarquables comme le très élégant portail latéral sud, qui fait face aux Halles.
Les guerres civiles, qui vinrent interrompre les travaux, n’ont pas permis d’achever l’œuvre et de donner à l’église un frontispice digne d’elle. Le grand portail abandonné fut repris plus tard, et épaissi et abîmé par de lourdes superpositions de colonnes, une sorte d’emplâtre très laid qui déshonore un remarquable édifice.
Non loin de Saint-Eustache, l’église des Saints-Innocents est de l’autre côté des Halles, bâtie à l’un des angles du plus grand champ funéraire de Paris, du{101} fameux cimetière où la nuit brûle la lampe des morts, un fanal allumé sur un édicule, parmi des monuments nombreux. Coin sinistre du vieux Paris, sur lequel planent de macabres légendes, ce sont les grandes Halles de la Mort, très étrange réunion, à côté des Halles de la Vie, des immenses charniers dont les galeries abritent, à rez-de-chaussée, des boutiques vendant de menus articles de modes, et fort bien achalandées, au-dessus desquelles s’empilent et s’entassent les ossements exhumés d’un cimetière à la terre dévorante, sans cesse approvisionné par la mort, comme les divers marchés d’à côté sont, par l’incessante production de la terre, approvisionnés pour la vie.
Sainte-Marie l’Égyptienne, dite par corruption la Jussienne, est une simple chapelle de la «grant rue Montmartre» au coin de la rue de la Jussienne, tout{102} proche le rempart; sainte Marie l’Égyptienne, sous l’invocation de laquelle se trouve l’édifice, fut une pécheresse repentie qui se retira au désert. L’abbé Le Bœuf pense, d’après quelques vieux documents, que l’origine de cette chapelle vient d’une Égyptienne ou bohémienne qui, lasse d’une vie de désordres, se serait retirée ici dans un reclusoir.
Cette chapelle est ornée de verrières illustrant naïvement la vie de la sainte, même en ses moments scabreux avant la conversion, comme ce vitrail qui montre Marie l’Égyptienne passant une rivière et offrant, faute d’argent, son corps au batelier pour payer le passage.
Gagnons plus loin la «grant rue Saint-Denis»; ici les passants ne peuvent faire cent pas le long des maisons serrées, sous les auvents et les enseignes des marchands, sans rencontrer quelque édifice religieux, pignon d’hôpital ou portail d’église.
Avant le commencement de la rue, au débouché du pont aux Meuniers sous le Châtelet, se trouve déjà Saint-Leufroy, chapelle du Châtelet, petite chapelle sans importance qui fut démolie sous Louis XIV pour l’agrandissement des prisons. Après la voûte noire du Châtelet, commence la rue Saint-Denis. A l’Apport-Paris, petit marché étranglé par les maisons, devant la grande boucherie du Châtelet, tout de suite après les étaux de la grande boucherie, on rencontre à droite l’hôpital Sainte-Catherine et en face, à gauche, l’église Sainte-Opportune fondée en l’honneur des reliques de sainte Opportune apportées du diocèse de Séez à Paris, pour les mettre à l’abri des Normands, et que Paris ne voulut pas rendre.
Plus haut dans la rue, presque en face les Innocents, se montre le grand pignon de l’église du Saint-Sépulcre; cette collégiale, fondée au XIVᵉ siècle à l’occasion d’un hôpital pour les pèlerins du saint Sépulcre de Terre Sainte, est l’église de nombreuses confréries qui possèdent de gros revenus et pourvoient largement aux magnificences des cérémonies et à l’embellissement des chapelles, mais sont cause aussi de nombreux différends entre les administrateurs de la confrérie du Saint-Sépulcre et les chanoines,—querelles scandaleuses où les torts étaient souvent des deux côtés et qui amenèrent en 1582 un arrêté du chapitre de Notre-Dame, rapporté par M. H. Cocheris, où se lisent entre autres les articles suivants donnant quelque idée des désordres survenus:
«... Les maisons et eschoppes appartenantes à l’église du Sépulchre et proches d’icelle ne seront louées à l’advenir à des ouvriers desquels le travail se faict avec grand bruit qui empêche la célébration de l’office divin.
«Les chanoines, clercs et officiers sont advertis d’estre habillés honnestement de longues soutanes ou robbes à l’église, et allant à la ville ils porteront la soutane et le manteau long et deffences d’aller en habits cours et de couleur, aultres que celles dont les ecclésiastiques modestes usent ordinairement. Comme aussi de porter des habits fendus sur la chemise, déccouppés ou chamarrez.
«Les chanoines n’iront aux cabarets, ni aux jeux publicqs de boulles ou aultres semblables.{103}
«Toutes les servantes qui sont maintenant demeurantes avec les chanoines sortiront de leurs maisons... etc.»
L’église Saint-Leu et Saint-Gilles se présente ensuite à peu de maisons au-dessus du Sépulcre, puis c’est Saint-Jacques de l’Hôpital en face, chapelle de l’hôpital des pèlerins de Saint-Jacques, qui possède en son trésor d’admirables reliquaires, ensuite c’est Saint-Sauveur en face de la Trinité.
A Saint-Leu que le boulevard de Sébastopol, poussé inflexiblement en ligne droite, a amputé d’une partie de son abside, il ne faut point oublier le tour de force exécuté en 1727 par un maître charpentier nommé Guérin, qui, la tour du Nord menaçant ruine, transporta tout simplement le clocher avec la charpente et les cloches, de cette tour sur celle du Sud en franchissant une distance de huit mètres.
Dans le labyrinthe des ruelles tournant sur les côtés du Grand Châtelet, par-dessus les toits serrés contre les chapelles, s’élève la haute tour de Saint-Jacques la Boucherie, commencée sous Louis XII, en 1508, pour compléter l’église déjà vieille alors de quelques siècles, mais qui allait s’agrandissant et s’embellissant, au fur et à mesure que croissaient la population du quartier et la richesse de cette population. Quartier des bouchers, écorcheurs, corroyeurs et pelletiers, des gros commerçants que la boucherie fait très riches et qui ont avec l’argent l’influence, comme ils le montrent lors des grandes commotions populaires des XIVᵉ et XVᵉ siècles; les maîtres des étaux de la grande Boucherie sont les seigneurs de la foule aux bras musculeux et rouges maniant la masse et le couteau dans les tueries et triperies, des rudes ouvriers écorcheurs et assommeurs de bœufs qui, dans les séditions sous Charles VI, saignèrent et assommèrent dans les prisons et par la ville tous ceux qui paraissaient Armagnacs et qui tinrent Paris épouvanté sous le couteau de leur chef Caboche.
Bien heureusement il n’y a pas que ces rudes métiers dans le quartier, il n’y a pas que des écorcheurs parmi les paroissiens de Saint-Jacques. Sur le côté nord de l’église court une ruelle dite des Écrivains; là, entre les contreforts, s’appuient de petites échoppes pour des travailleurs paisibles et doux, pour les bons calligraphes et enlumineurs, qui calligraphient des missels et les décorent de grandes lettres ornées, peintes et dorées, de belles miniatures représentant les personnages des scènes de l’Écriture ou de la légende des saints, en costumes de seigneurs et de nobles dames ou de chevaliers de leur temps.
L’un de ces écrivains a pour clientèle les plus riches bourgeois, les princes, le roi Charles V lui-même qui lui a fait exécuter une superbe Bible. Il s’appelle maistre Nicolas Flamel, c’est un homme de haut talent et de grande réputation, époux de dame Pernelle, bonne et sage bourgeoise. Son échoppe, au vitrage de laquelle on peut voir exposés quelques échantillons de son talent, est une des premières en entrant à main droite dans la rue des Écrivains, sous l’enseigne de la Fleur de Lys. La maison qu’il habite est en face de l’échoppe à l’angle de la rue Malivault.
Maître Flamel a pignon sur rue, et même pignons sur plusieurs rues, car on lui connaît rue de Montmorency une grande maison, dite la maison du grand{104} pignon, qu’il a fait bâtir de ses économies, maison de rapport comme on dit maintenant, dans laquelle il a réservé en haut quelques logements donnés pour
rien ou loués à bas prix à de pauvres artisans, ainsi qu’en témoigne l’inscription gravée sur la poutre au-dessus des boutiques, sous un grand bas-relief représen{105}tant, au milieu, Dieu le Père avec son Fils en croix, et de chaque côté diverses figures parmi lesquelles Nicolas Flamel et dame Pernelle:
«Nous homes et femes laboureurs damourant au porche de cette maison qui fust batie en l’an de grâce mil quatre cens et sept, somes tenus chascun en droit soy dire tous les jours une patenôtre et I Ave Maria en priant Dieu q. sa grace face pardo. aux poures pescheurs tréspassez-Amen.»
Cette maison de Flamel existe encore aujourd’hui au nº 45 de la rue de Montmorency, mais l’aspect de sa façade a été totalement changé, seule l’inscription sur la poutre au-dessus des boutiques se lit toujours et perpétue ce naïf souvenir du bon enlumineur. Quant à sa demeure près de l’église Saint-Jacques, la rue de Rivoli passe sur son emplacement.
Le riche Nicolas Flamel a consacré une{106} forte somme à faire établir à l’église Saint-Jacques la Boucherie, en face de sa maison de la rue des Écrivains, un petit portail sculpté dans le tympan duquel le sculpteur l’a représenté agenouillé avec sa femme aux pieds de la Vierge Marie. Notable paroissien et bienfaiteur de l’église, il y eut sa dalle tumulaire représentant son cadavre étendu avec cette inscription:
Flamel fut de son vivant une figure populaire; il était considéré presque comme un alchimiste à cause de sa science, et aussi de sa fortune que les bonnes gens du quartier grossissaient considérablement, et il devint après sa mort bien vite légendaire. Pour expliquer ses bonnes œuvres et toutes les largesses qu’il faisait aux églises et aux hôpitaux, on racontait qu’il avait trouvé la pierre philosophale, sans songer que le diable se fût montré bien niais de favoriser un si fervent chrétien. On ajoutait que Satanas lui avait vendu le secret de la longue vie, que cette tombe devant laquelle on passait chaque dimanche en se signant ne renfermait aucune dépouille humaine, et que maître Flamel et dame Pernelle continuaient leur alchimie quelque part au pays d’Orient. La légende traversa les âges. Et longtemps il fut tenu pour certain que la maison de la rue des Écrivains gardait quelque part, en une cachette bien dissimulée, une partie des trésors amassés par l’alchimiste. Plusieurs fois on fit des fouilles dans ce logis que Flamel avait légué à la paroisse. Au siècle dernier encore, un particulier se disant en quête de bonnes œuvres à accomplir, offrit à la paroisse de réparer à ses frais la maison affaissée par l’âge; la paroisse ayant accepté, le bienfaisant inconnu s’installa avec ses maçons, fouilla, creusa, démolit, puis, ne trouvant aucun trésor, disparut sans payer personne.
On travailla pendant tout le XVᵉ siècle à l’église Saint-Jacques agrandie et modifiée, le portail fut refait vers 1492, et en 1508 commencèrent les travaux de la grosse tour destinée à remplacer le petit clocher du temps de Flamel. Elle s’éleva et s’acheva en quatorze années, majestueuse et dernière efflorescence du style gothique, sur laquelle le tailleur d’ymaiges Rault campa une figure colossale de saint Jacques, accompagnée, aux angles de la tour, des quatre figures symboliques des Évangélistes, l’aigle, le lion, l’ange et le bœuf regardant au-dessous d’eux bouillonner Paris.
Il ne faut pas oublier qu’au XIIIᵉ siècle les chirurgiens se réunissaient dans l’église Saint-Jacques la Boucherie et que les maîtres avaient même obtenu l’autorisation d’y faire leurs cours, ce qui place, on peut le dire, sauf le respect dû à la science, le berceau de la chirurgie chez messieurs les bouchers.
La grant rue Saint-Martin, où la foule des passants et des chalands se pressant aux boutiques n’est pas moins serrée que dans la rue Saint-Denis, possède dans sa partie basse Saint-Merry ou Médéric, et Saint-Julien des Ménétriers. C’est une très ancienne église que Saint-Merry, on en fait remonter la fondation au VIIᵉ siècle; alors elle était une simple chapelle dédiée à saint Pierre où, vers{107} l’an 700, vint mourir saintement un moine nommé Merry. Saint Pierre céda la place à saint Merry, la chapelle fut rebâtie et agrandie par un des vaillants défenseurs de Paris au grand siège des Normands, nommé Odon le Fauconnier, qui reçut à sa mort la sépulture dans l’église.
Sous François Iᵉʳ, en même temps que se termine la tour Saint-Jacques, on reconstruit l’église Saint-Merry et l’on couvre d’une riche broderie gothique le grand portail du milieu de la façade, les deux petites portes voisines et les façades latérales, portails du transept, pignons de chapelles, fenêtres flamboyantes, contreforts à pinacles. Décoration très fouillée qui se trouve par malheur aux trois quarts perdue et cachée sous le grand presbytère du côté sud, sous les petites maisons appliquées contre les murailles, incrustées pour ainsi dire dans tous les creux extérieurs de l’édifice et enveloppant complètement l’abside.
La tour seule, terminée au XVIIᵉ siècle, est sacrifiée, ses étages supérieurs sont sans décoration, flanqués de froids pilastres grecs. L’intérieur de l’église a reçu la même riche ornementation, nervures fouillées, frisées, clefs pendantes; aux fenêtres découpées en meneaux délicats et variés, brillent de superbes vitraux. Sous la nef, il reste de l’ancienne église la crypte de Saint-Merry, marquant l’endroit où fut le tombeau du saint, belle chapelle souterraine dont la voûte à nervures repose sur des colonnes trapues.
Un peu plus haut que Saint-Merry, à l’angle de la rue de la Cour du More, presque en face de la rue aux Ours, s’élève le pignon de Saint-Julien des Ménétriers, attenant à un hôpital de la confrérie des jongleurs et ménétriers. Du Breul, bénédictin de Saint-Germain des Prés, dans son Théâtre des antiquités de Paris, rapporte ainsi l’histoire touchante de sa fondation:
«En l’an de grâce 1328, le mardy durant la saincte Croix en Septembre, il y avoit en la rue de Saint-Martin-des-Champs, deux compagnons menestriers qui{108} s’entr’aymoient et estoient toujours ensemble. Si estoit l’un de Lombardie et avait nom Jacque Grare de Pistoie, autrement dit Lappe; l’autre estoit de Lorraine et avoit nom Huet, le guette du Palais du Roy. Or advint que le jour susdit après disner, ces deux compagnons estant assis sur le siège de la maison dudit Lappe et parlans de leur besongne, virent de l’autre part de la voye, une pauvre femme appelée Fleurie de Chartres laquelle estoit en une petite charrette et n’en bougeait jour et nuict, comme entreprinse d’une partie de ses membres, et là, vivait des aumosnes des bonnes gens. Ces deux, esmeus de pitié, s’enquerrent à qui appartenoit la place, desirans l’achepter et y bastir quelque petit hospital. Et après avoir entendu que c’estoit à l’abbesse de Montmartre, ils l’allèrent trouver et pour le faire court, elle leur quitta le lieu à perpétuité, à la charge de payer par chascun an cent solz de rente et huict livres d’amendement dedans six ans seulement et sur ce, leur fit expédier lettres, en octobre, le Dimanche devant la Sainct Denys 1330. Le lendemain les dits Lappe et Huet prinrent possession dudit lieu et pour la memoire et souvenir firent festin à leurs amys.»
«.... Les jongleurs, menestriers et maistres en l’art de menestrandrie dependant de la science et art de musique qui lors étaient demourans en ceste ville de Paris» se joignirent à leurs deux charitables confrères, et, agrandissant leurs plans, résolurent de construire sur le terrain acquis un hôpital pour héberger les pauvres «en l’honneur et revérence de Dieu, de Notre Dame, de saint Julien du Mans et de saint Genest».
L’hôpital avec sa chapelle se construisit rapidement. Le portail de cette chapelle sur la rue Saint-Martin encadre dans sa grande ogive toute une légion de petits anges accrochés à la voussure et jouant de la harpe, de la viole, du rebec et autres instruments. A droite du portail est la statue de saint Genest, comédien romain et martyr, que les jongleurs ont pris pour patron, à gauche saint Julien l’Hospitalier, le saint à la légende terrible, patron de l’église Saint-Julien de la rive gauche.
Voyez à certaines heures devant ce portail ces groupes aux allures pittoresques, ces gens costumés de façons bizarres ou porteurs d’instruments de musique. Ce sont jongleurs, ménestrels, chanteurs, musiciens qui attendent ici qu’on vienne les louer pour les cérémonies, banquets, noces et fêtes quelconques. Ils ont le siège de leur corporation un peu plus bas que l’église dans la rue des Jongleurs, dite plus tard des Ménétriers.
Voulez-vous, honorable bourgeois, quelques bons joueurs d’instruments, viole, mandoline, flûte et hautbois, pour faire danser vos invités aux noces de votre fille? Vous, digne majordome, cherchez-vous bons diseurs de vers ou farceurs joyeux pour une fête au manoir de votre maître, pour l’ébattement des convives en un banquet de fête? Vous trouverez ici votre affaire. Êtes-vous chargés de recruter un corps de musique pour une cérémonie publique, désirez-vous bons sonneurs d’instruments à placer sur les échafauds enguirlandés pour quelque entrée solennelle de prince, quelque belle procession? Vous avez le choix, vous trouvez ici gens capables de faire partie des Maîtres violons du roi, attachés à{109}
sa cour en l’hôtel Saint-Paul ou au Louvre; demandez au Roi des ménétriers, Prévôt de Saint-Julien, grand chef élu de la corporation des jongleurs, jongleresses et ménétriers, qui dirige toutes les affaires de la corporation, fait observer ses règlements et{110} interdit à quiconque n’est point reçu confrère de Saint-Julien de venir en la place proposer au public des talents non reconnus.
Jusqu’à la fin du XIIIᵉ siècle, qui marque aussi la fin des corporations et la fin de la chapelle, se maintient l’usage établi de la louée des musiciens sous le portail de Saint-Julien et l’église reste affectée à la corporation, demeure même sa propriété, laquelle propriété, par suite des transformations de la corporation, se disputent à coups de procès la communauté des joueurs d’instruments et l’Académie de Danse, ancienne communauté des maîtres à danser.
Derrière la Maison aux piliers, l’Hôtel de Ville, il y a Saint-Gervais, notable église, et Saint-Jehan de Grève. L’église Saint-Jehan est trop voisine de cette maison de ville toujours grandissante, le futur palais du peuple la couvre de son ombre et finira un jour par l’absorber. En attendant, sous les tours de Saint-Jean se cache un quartier assez mal famé qui est à la fois une juiverie et une cour des miracles où grouille une population guenilleuse vivant de diverses industries équivoques, de mendicité quand ce n’est de rapines, et logeant en des masures délabrées adossées à la vieille tour Petaudiable, ancien hôtel Saint-Mesme, ancienne propriété des Templiers qui tenait elle-même la place d’une ancienne pierre druidique. Jean Gerson, le grand théologien, chanoine de Notre-Dame, était curé de Saint-Jean aux temps troublés du XIVᵉ siècle. Il faillit un jour être massacré par les féroces bouchers de Caboche et ne trouva son salut qu’en se cachant dans les grands combles de Notre-Dame.
A l’église Saint-Jean en Grève, à la fin du XIIIᵉ siècle, se disait chaque année la Messe de la pie, en souvenir de la fameuse affaire de la Pie voleuse et de la pauvre servante pendue pour le vol de dix couverts d’argent, que l’on retrouva plus tard cachés sous les tuiles du toit dans le nid de la pie.
Saint-Gervais est une église plus ancienne, puisque Saint-Jean n’en fut d’abord que la chapelle baptismale, érigée plus tard en paroisse. Dès le VIᵉ siècle, il y avait déjà là un édifice religieux, un oratoire devenu église, agrandie et reconstruite au XIIᵉ siècle. Une complète reconstruction en fut faite encore vers la fin du XVᵉ siècle dans le style flamboyant, œuvre superbe où l’on va admirer la grande clef pendante de la chapelle de la Vierge, qui suspend aux nervures de la voûte une délicate couronne de pierre ciselée.
«Bonnes gens plaise vous savoir que ceste présente église de messeigneurs saint Gervais et saint Prothais fut dédiée le dimanche devant la feste de Saint-Simon et Saint-Jude l’an mil quatre cens et vingt...» dit une inscription encastrée dans le mur du bas côté gauche, et probablement antérieure à la dernière reconstruction.
Saint-Gervais, déjà illuminé par de magnifiques vitraux de Pinaigrier et par d’autres verrières non moins belles des XVᵉ, XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, peut se décorer aux grands jours de superbes tapisseries de haute lisse, en plusieurs suites sur l’Histoire Sainte, l’histoire des Sibylles, l’histoire d’Hector, représentant une longueur de plus de 540 mètres. Des nombreux tombeaux de jadis, il ne reste à Saint-Gervais que celui du ministre de Louis XIV Le Tellier, représenté à demi couché{111} sur un sarcophage de marbre porté sur deux énormes têtes de vieillards et accompagné de figures allégoriques.
Au commencement du XVIIᵉ siècle, à la place de son portail gothique, l’architecte Jacques de Brosse lui plaqua, comme un masque sur la figure, ce portail où les colonnes doriques, ioniques et corinthiennes se superposent pompeusement, déguisement sans aucun rapport avec l’intérieur. Et l’on considéra ce placage comme une merveille, comme le seul portail de Paris digne d’être admiré, bien autrement beau que la façade barbare de Notre-Dame, et Voltaire, dédaignant l’église gothique, en dit dans le Temple du goût: «le portail de Saint-Gervais, chef-d’œuvre auquel il manque une église...»
En sortant du cimetière Saint-Gervais bordé de maisons, nous tombons à la place Baudet ou Baudoyer, marquant au pied du monceau Saint-Gervais, la place d’une porte de l’enceinte attribuée au règne de Louis VI, qui enveloppait le faubourg de la rive droite de la Seine et fut reportée plus loin par Philippe-Auguste.
La deuxième porte Baudoyer coupe la grand’rue Saint-Antoine par le milieu; dans cette deuxième moitié de la rue que termine la sévère masse grise des tours de la Bastille bouchant l’horizon, à côté des hôtels divers formant l’ancien hôtel Saint-Paul, en face de l’hôtel des Tournelles, se montre la tour, flanquée d’une haute tourelle d’escalier, de l’église Saint-Paul, paroisse royale, quand les rois et les princes étaient voisins et qui garda son importance tant que la noblesse et la haute magistrature restèrent fidèles au quartier.
La façade n’a rien de très remarquable, car Saint-Paul, primitivement, n’était qu’une église de faubourg; le faubourg s’étant embelli, étant devenu séjour royal, l’église y a gagné, avec des paroissiens de qualité, une plus riche ornementation à l’intérieur, des verrières, des tombeaux et des monuments nombreux. Comme les rois habitant l’hôtel Saint-Paul y faisaient baptiser les enfants de France, un curé de Saint-Paul changea l’ancienne cuve baptismale, trop modeste pour d’aussi puissants paroissiens, contre des fonts plus riches, et les anciens fonts où Charles V et Charles VI avaient été faits chrétiens, furent recueillis par le seigneur de Médan près Poissy, pour l’église de sa seigneurie.
Les vitraux de Saint-Paul à personnages du XVᵉ siècle étaient magnifiques. Dans la plus remarquable de ces étincelantes verrières figuraient quatre panneaux curieux. Les deux premiers représentaient Moïse et David armés, avec cette légende:—Nous avons défendu la Loy. Le troisième montrait un chevalier croisé, Godefroy de Bouillon, s’appuyant sur son épée avec cette inscription:—Et moi la foy.
Dans le quatrième enfin, le plus précieux, car c’était une représentation contemporaine de la grande Lorraine, se voyait Jehanne la Pucelle l’épée à la main, et la légende au-dessous achevait:—Et moi le roy.
Parmi les inscriptions curieuses de nombreuses pierres tombales de l’église Saint-Paul, l’abbé Le Bœuf rapporte celle-ci:
«Cy-devant gist Denisette la Bertichière, femme Husson la Bertichière, Gardehuche de l’Echanssonnerie du Roy et lavandière de corps du Roy nostre Sire:{112} Laquelle décéda le jeudi XXVI du mois d’octobre de l’an MCCCCLI. Priez Dieu qu’il ait l’âme d’elle.»
M. H. Cocheris, continuateur du savant chanoine, parmi d’innombrables épitaphes de gentilshommes, de fonctionnaires de la cour, conseillers du roy, magistrats, etc., en donne une autre du XVIᵉ siècle non moins curieuse. C’est celle de Pierre de Cambray, seigneur de la Fosse Sandarville, tué à la bataille de Saint-Denis en 1567.
Sous les voûtes de Saint-Paul quand les mignons de Henri III moururent dans le fameux combat des Tournelles, le roi fit enterrer avec pompe Quélus, Maugiron et avec eux Saint-Mesgrin, attaqué en sortant du Louvre par vingt ou trente cavaliers appostés par les Guise, qui le laissèrent criblé de coups d’épée,{114} de dague et de pistolet. Il leur éleva un monument décoré par le ciseau de Germain Pilon, œuvre superbe qui n’orna pas longtemps l’église, car, bien peu d’années après, en 1588, la rue étant toute aux Guises et à la Ligue, la populace pensa venger le meurtre de Blois en détruisant ce mausolée des Mignons. Le meurtre et la violence étaient tellement entrés dans les habitudes à cette époque de sang, dans cette cour de bretteurs, que pendant les obsèques de Saint-Mesgrin, sur la place de Saint-Paul, le seigneur de Grammont, pour une futile querelle, tua un autre gentilhomme, lieutenant de sa compagnie.
Dans le cimetière séparant l’église des hôtels royaux, fut inhumé l’homme qui, dans ce XVIᵉ siècle si bouleversé, apparaît comme la personnification de la bonne et franche humeur gauloise, d’un esprit de philosophie «confite en mépris des choses fortuites», maître François Rabelais, ayant vécu en toute sagesse, puisque la suprême sagesse est de s’efforcer de tirer des circonstances tout le bien qu’elles sont susceptibles de contenir, et puisque aussi «mieux est de ris que de larmes écrire». Ayant quitté sa cure de Meudon, maître François s’en vint vivre quelque temps sur la paroisse Saint-Paul, rue des Jardins-Saint-Paul, dans une maison dont la place est inconnue, où très chrétiennement il passa de vie à trépas en avril 1553. On l’enterra dans le cimetière Saint-Paul sous un grand arbre que l’on conserva longtemps en mémoire de lui, à défaut d’un de ces somptueux mausolées qui sont faits pour les grands de ce monde, de qui le souvenir disparaîtrait si vite et si complètement sans cela, aussitôt l’âme exhalée,—monuments que la première Révolution survenant s’empresse de mettre en pièces.
Tout à côté de la dépouille de Rabelais, le cimetière Saint-Paul donnait le suprême in pace aux prisonniers de la Bastille, échappés à la prison par la mort. Ainsi cette terre a dévoré le secret de l’homme au Masque de Fer, mort en 1703. Qu’il fût le diplomate Marchiali, ou Fouquet, ou le fils d’Anne d’Autriche et de Mazarin, ou le frère jumeau de Louis XIV ou tout autre, son destin misérable s’est achevé ici, et il repose aujourd’hui sous un lavoir installé sur l’emplacement du cimetière.
Dans le passage Saint-Pierre une partie des charniers survit à la disparition de l’église et du cimetière; convertis en logements, et même en synagogue fort pauvre pour les juifs, en nombre dans ce quartier, venus d’outre-Rhin ou d’outre-Vistule, les vieux charniers résonnent au bruit réaliste des battoirs et des caquets des blanchisseuses, absolument ignorantes de tout ce qui faisait encore il y a cent ans la vieille gloire du quartier.
Le passage conduisant aux charniers longeait le côté sud de l’église; sur le côté nord se trouvait une prison, l’ancienne Grange-Saint-Éloi, vaste bâtiment appartenant au monastère de Saint-Éloi dans la Cité, dans lequel, en juin 1418, Paris livré par Perrinet le Clerc, étant retombé aux mains du parti bourguignon, on entassa, comme en beaucoup d’autres lieux, des prisonniers du parti Armagnac, seigneurs, bourgeois et prêtres. Comme en tant d’autres prisons aussi, les malheureux y furent massacrés sans pitié.
«... Lors se leva la déesse Discorde, qui estoit à la tour de Mauconseil, et{115} esveilla Ire la forcenée, et Convoitise, et Enragerie, et Vengeance, et prindrent armes de toutes manières et boutèrent hors d’avecques eux Raison, Justice, Mémoire de Dieu, Atrempance, moult honteusement. Lors Forcenerie et Meurtre et Occision abbatirent, tuèrent, meurtrirent tout ce qu’ils trouvèrent es prisons sans merci, sans cause ou à cause, et Convoitise avait les pans à sa ceinture et son fils Larrecin qui tost après qu’ils estoient morts ou avant, leurs ostoient tout ce qu’ils avoient...»
Ainsi le Bourgeois de Paris commence le récit des horribles scènes de carnage où se ruèrent les écorcheurs de Caboche et la lie de la population, conduite par le bourreau Capeluche.
«Et si n’eussiez trouvé à Paris rue où n’eust aucune occision et en moins (de temps) qu’on y iroit cent pas de terre, depuis que morts estoient, ne leur demeuroit que leurs brayes; et estoient en tas comme porcs au milieu de la boue...»
La prison de Saint-Éloi vit arriver les massacreurs une des premières; à coups{116} de haches, d’assommoirs ou de piques, tous les prisonniers furent dépêchés, sauf un, l’abbé de Saint-Denis, Philippe de Villette, qui eut le temps de revêtir ses habits sacerdotaux et de se jeter, l’eucharistie en mains, à genoux dans le sang, devant l’autel de la prison où les assassins le laissèrent.
Combien d’autres églises ou chapelles encore, perdues dans le lacis embrouillé des petites rues centrales ou dans les faubourgs: Saint-Josse, rue Aubry-le-Boucher,—Saint-Germain le Vieux, près le Petit pont,—Saint-Jacques du Haut Pas, fondé au XIIIᵉ siècle par les frères pontifes hospitaliers du Haut Pas (sur l’Arno près Lucques), église que le XVIIᵉ siècle reconstruira,—Saint-Laurent hors Paris, fondé aux premiers siècles dans les champs bordant la route de Saint-Denis, réédifié aux XVᵉ, XVIᵉ et XVIIᵉ siècles,—Saint-Lazare en face, très vieille église, antique monastère desservant la plus célèbre léproserie du royaume,—Notre-Dame de Bonne-Nouvelle à Villeneuve-sur-Gravois, près la porte Saint-Denis, chapelle extra-muros bâtie parmi les moulins à vent, rasée pour la défense au temps de la Ligue et reconstruite en attendant de nouvelles démolitions et reconstructions;—Saint-Martin et Saint-Hippolyte au faubourg Saint-Marcel,—l’église Saint-Marcel, grande et importante collégiale et très antique édifice,—Saint-Médard, pittoresque église dans le même faubourg, près de la Bièvre, accaparée par les tanneurs et teinturiers.
Les Églises des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.—Le vandalisme à perruque et manchettes de dentelles.—Mutilations et amputations.—Saint-Étienne du Mont, Val-de-Grâce.—La Révolution.—Les édifices déséglisés.—Fermetures et destructions.—Clubs et prisons, Temples, Marchés ou magasins.—La grande démolition.
LES révolutions du goût ne sont pas moins dangereuses pour les églises de Paris que les révolutions politiques. Les révolutions politiques abattent, les Révolutions du goût mutilent, charcutent. Les édifices n’en meurent pas toujours, mais ils restent estropiés, amputés ou raccommodés avec des membres d’occasion.
Ce fut le sort de beaucoup d’églises gothiques à partir du XVIᵉ siècle, quand l’art ogival commença à être regardé comme vieillot et suranné. Au début du grand mouvement de la Renaissance, comme le XVᵉ siècle dans sa deuxième partie, plus heureuse{118} que la première, achevait à peine de réparer les désastres de la guerre civile et de la guerre anglaise, de déblayer les ruines, de relever dans le style flamboyant les édifices détruits, de donner à tant d’églises touchées par le temps ou abattues par la guerre, ces beaux portails si délicatement ouvragés, le XVIᵉ siècle survenant ne trouva plus les édifices à son goût. Ce siècle donna le premier l’exemple mauvais et dangereux de mépriser ses prédécesseurs. Il croyait avoir retrouvé, dans les ruines de la Rome antique, l’art pur et unique, en dehors duquel rien n’existait que barbarie. François Iᵉʳ, rapportant d’outre-mont cette idée de la supériorité de l’art et des artistes d’Italie, projeta même, pour sa capitale, un grand travail de transformation des façades des principales églises gothiques qu’on aurait mises au goût du jour par un rhabillage et des applications de colonnades antiques.
Cependant le XVIᵉ siècle, gardant la structure gothique et modifiant seulement les détails, créa encore de belles œuvres, à preuve l’élégante église Saint-Eustache; le fond de l’étoffe est le même, ce sont les broderies seules qui ont changé. Vint le XVIIᵉ siècle qui se libéra complètement des traditions et des formules ogivales. Et pour les remplacer par quoi? Par la pompe, l’excès de richesse et l’ostentation, par la lourdeur aussi, quand ce n’est point par la sécheresse et l’ennui.
A son actif en fait de monuments religieux, le XVIIᵉ siècle a Saint-Étienne du Mont, commencé cent ans auparavant dans le style ogival et très élégamment achevé dans le style de la Renaissance, l’église des jésuites, Saint-Paul-Saint-Louis, d’un grandiose aspect à l’intérieur, le Val-de-Grâce, l’église des Invalides, colossale architecture au goût du Grand Roi.
Ce sont là des œuvres réussies. En revanche, on peut porter à son passif de nombreuses petites églises froides et lourdes, des chapelles de couvent non moins laides, plus une énorme quantité de méfaits: démolitions, adjonctions, placages et enlaidissements quelconques! Et après lui, hélas! le XVIIIᵉ siècle et le XIXᵉ lutteront à qui commettra le plus de dévastations, à qui poussera le plus loin le vandalisme, jusqu’au jour où une réaction bien tardive arrivera juste à temps pour sauver les derniers monuments restant encore à dénaturer ou à renverser.
L’église Saint-Étienne du Mont est née d’une chapelle élevée par l’abbaye de Sainte-Geneviève, pour servir de paroisse à la population groupée autour de son enclos; cette chapelle dut être reconstruite au XIIIᵉ siècle, puis à la fin du XVᵉ elle fut abattue pour faire place à un grand édifice appelé à former, avec l’église de l’abbaye, un groupe de deux grandes églises jumelles, enfermées toutes deux dans l’enceinte des moines.
Le chœur de Saint-Étienne fut encore construit dans le style ogival, mais sa nef est Renaissance. C’est un superbe édifice qui provoque l’admiration par ses belles proportions, par la hauteur de sa nef où la lumière joue à l’aise, indiquant des perspectives inattendues, révélant des détails gracieux, de belles voûtes à nervures compliquées au transept, d’audacieuses clefs pendantes délicatement fouillées.{119}
Le dernier jubé de Paris projette son arche élégante d’un côté du chœur à l’autre et se combine avec des escaliers tournant en spirale autour de chacune des deux premières colonnes du chœur, pour conduire à la galerie de balustrades qui coupe les colonnades à mi-hauteur. L’aspect de Saint-Étienne avec ce jubé et ces curieux escaliers est unique à Paris.
La façade abondamment ouvragée présente une curieuse décoration de frontons de différentes formes, de niches, de colonnes, de bas-reliefs et de groupes, d’un goût moins heureux que l’intérieur cependant; ce qui la sauve tout à fait, c’est le svelte clocher gothique qui monte sur un des côtés, très gracieux de lignes effilées avec sa tourelle d’escalier et son lanternon final; c’est le joli porche latéral à tourelles qui semble un petit manoir accolé au bas de la tour et se prolonge sous le bas côté par une galerie menant aux anciens charniers.
C’est la reine Marguerite de Valois, Margot la Belle, qui posa la première pierre du grand portail en 1610; l’église terminée fut dédiée en 1626, comme en témoigne une inscription au-dessus de laquelle une seconde pierre mentionne un accident survenu pendant la cérémonie.
«..... Et pendant les Cérimonies de la | dédicace deux filles de la paroisse | tombèrent du haut des galleries | du chœur avec l’appuy et deux | des balustres, qui furent miraculeusement préservées | comme aussi les assistans | ne s’estant rencontré personne, | soubz les ruines, vue l’affluence du | peuple qui assistait aux dites cérimonies.»
Saint-Étienne du Mont conserve le cercueil de pierre qui reçut le corps de sainte Geneviève en 1511, sarcophage transféré ici lors de la démolition de l’église Sainte-Geneviève. L’église possède aussi quelques plaques ou épitaphes anciennes, entre autres celles de Pascal et de Racine.
Autre souvenir plus tragique et plus récent, c’est à Sainte-Geneviève, lors de la neuvaine de 1857, que Mᵍʳ Sibour, archevêque de Paris, fut assassiné par Verger.
L’église Saint-Louis-Saint-Paul, dans la rue Saint-Antoine, fut construite de 1627 à 1641 par les jésuites, à côté de leur noviciat, aujourd’hui lycée Charlemagne.
L’architecte était un jésuite, le père François Derrand. Cela se voit au portail, ennuyeuse superposition de colonnes, de niches et de frontons, échantillon du style peu séduisant adopté par la Société pour ses églises.
Mais l’intérieur avec ses piliers massifs, ses sculptures, ses galeries à balcons de fer, et sa coupole centrale, bien assise, rachète l’extérieur et déploie une pompe noble d’un grand caractère, avec une ostentation de richesses qui tient autant du palais que du temple. C’est bien là l’église qui convient à des grands seigneurs du temps de Louis XIII, aux belles dames à grandes fraises et lourdes jupes ramagées, aux cavaliers à grands feutres empanachés, relevant avec l’épée leur large manteau et faisant sonner sur les dalles du palais d’un Dieu grand seigneur aussi, les éperons de leurs bottes aux entonnoirs garnis de dentelle. Le cardinal de Richelieu vint y dire la messe d’inauguration.{120}
L’édifice, imposant par sa masse et l’opulence de sa décoration, témoigne de la richesse et de la puissance de l’ordre qui l’éleva. Comme église de l’aristocratie de ce noble quartier du Marais, aux beaux jours de la place Royale, Saint-Louis des jésuites succéda au vieux Saint-Paul, son voisin, dont elle reprit aussi le titre plus tard. Les caveaux renferment les sépultures de beaucoup de grands personnages et de nombreuses notabilités de la compagnie de Jésus.
Tout près de là, un peu plus haut dans la rue Saint-Antoine et touchant presque à la Bastille, Mansard éleva l’église des filles de la Visitation Sainte-Marie, appelées à Paris par la baronne de Chantal, Sainte-Françoise de Chantal, grand’-{121}mère de Mᵐᵉ de Sévigné. Le petit dôme ardoisé de l’église est fort élégant. Fouquet fut enterré à Sainte-Marie, affectée aujourd’hui au culte protestant.
Dans les champs à l’autre extrémité de Paris, après la porte Saint-Jacques qui se trouvait au milieu de notre rue Soufflot, au bout du faubourg qui s’allongeait derrière le grand enclos des Chartreux, parmi des couvents nombreux, les Ursulines, les Feuillantines, les Capucines, les Carmélites, Port-Royal, etc..., la reine Anne d’Autriche, en remerciement de la naissance longtemps désirée de{122} l’enfant qui devait être le Grand Roi, fonda l’abbaye du Val de Grâce pour les Bénédictines du Val-Profond, dont elle modifia le nom en 1645.
Louis XIV, âgé de sept ans, posa la première pierre en grande cérémonie. «Les mousquetaires rangés en double haie occupaient le haut de l’ouverture des fondations. Les Suisses étaient dans la tranchée sur les parois de laquelle s’étendaient de magnifiques tapisseries du Louvre, plusieurs tentes avaient été dressées pour cette magnifique solennité. Huit étaient destinées aux religieuses, mais celles-ci, par esprit d’humilité, préférèrent rester dans leur couvent. Jean-François de Gondi, en camail et en rochet avec l’étole, précédé des porte-croix et des porte-crosses, escorté d’un nombreux clergé, bénit la pierre et les tranchées destinées aux fondations. La musique du roy pendant la cérémonie accompagnait le chant des chœurs...»
Les grands artistes des commencements du règne de Louis, François Mansard, Jacques Lemercier, Mignard, Michel Auguier, etc... accumulèrent pour cette église toutes les recherches d’une pompe majestueuse, toutes les richesses d’une décoration non plus religieuse, mais plutôt courtisanesque. C’est autant une église dédiée au roi qu’un temple élevé à Dieu.
Il fut décidé, en 1662, que le Val de Grâce donnerait la sépulture aux cœurs des princes et princesses de la famille royale. En 1792, quarante-cinq cœurs furent enlevés de la chapelle Sainte-Anne et dispersés, pendant que les boîtes de métal précieux s’en allaient à la Monnaie.
Le XVIIᵉ siècle, dans sa deuxième moitié, éleva au bout du faubourg Saint-Germain l’église des Invalides.
C’est une autre église du même style, plus grande, plus large, plus majestueuse; une autre coupole aux proportions plus vastes, d’une décoration plus somptueuse. L’église d’abord n’avait point de dôme. Hardouin Mansard posa ce gigantesque couronnement des grands bâtiments de l’hôtel qui se développent avec une ampleur non moins majestueuse à l’extrémité de larges avenues. Hélas! ce refuge ouvert aux pauvres soldats qui ont reçu les faveurs de Bellone sous forme de balles, de boulets ou de coups de sabre, le Grand Roi a bien pu lui donner d’immenses proportions pour recueillir un certain nombre de militaires estropiés en ses batailles, mais il est triste de songer que le moindre combat d’aujourd’hui remplirait à lui seul une douzaine d’édifices de cette taille.
Aussi a-t-on changé sa destination; au lieu d’un refuge d’invalides, au lieu d’un musée de glorieux débris humains échappés au fer et au feu, on en a fait le musée des engins qui faisaient ces invalides, l’hôtel des vieux canons illustrés dans les combats, des antiques carapaces de chevaliers, des vieilles armes vaillantes du corps à corps et du tir à trois cents pas au plus, engins démodés, remplacés aujourd’hui par des instruments de précision à trop longue portée et par les derniers produits de la chimie.
On peut encore citer Saint-Nicolas du Chardonnet reconstruit au XVIIᵉ siècle, sous la direction de Lebrun, et qui renferme le tombeau élevé par Lebrun à sa mère et celui du peintre lui-même. L’église attend encore un portail; telle qu’elle{123} est, avec son pignon provisoire depuis deux siècles, et les masures au pied de la tour restée de l’église primitive du vieux clos du Chardonnet, l’église ne manque pas de pittoresque.
Le XVIIIᵉ siècle acheva un certain nombre d’églises commencées sous Louis XIV et dont la construction avait été ralentie ou interrompue par le manque d’argent; il acheva le nouveau Saint-Sulpice, dont le portail ne manque pas d’une certaine grandeur, à la place d’un petit Saint-Sulpice gothique; il acheva Saint-Roch assez laid et qui ne vaut que comme fond de tableau à l’épisode du 13 Vendémiaire. C’est sur ce portail gris que se détache nettement le profil du général Bonaparte, entrevu pour la première fois, quand il se fait connaître en mitraillant les sections royalistes insurgées contre la Convention et massées sur les marches du perron.
Quelques autres églises sans importance sont l’œuvre de ce siècle XVIIIᵉ, qui a surtout beaucoup démoli. Ce siècle a commencé la nouvelle église Sainte-Geneviève (le Panthéon) et la Madeleine. Au Panthéon, l’église souterraine fut établie en 1758 avec les ressources fournies par une loterie. Le temps n’était plus où les Cathédrales poussaient toutes seules dans un élan de foi, et l’on recourait aux loteries pour avoir des fonds.
Beaucoup d’églises alors doivent ainsi naissance à la loterie. Louis XV, Clovis de la nouvelle Sainte-Geneviève, posa la première pierre de l’église supérieure en 1763.
La Madeleine, commencée lentement en 1763, sur le boulevard alors champêtre qu’on appelait le Cours, où les petites maisons s’entouraient de grands jardins, était inachevée quand survint la Révolution.
Les changements de plan se succédaient depuis la construction, mais on n’était pas au bout. Que faire de ce bloc de marbre? Sera-t-il Dieu, table ou cuvette?
Que faire de ce temple grec aux énormes colonnes, de ce massif colossal et ennuyeux? Sera-t-il la Bourse, le Tribunal du commerce ou la Banque de France? On discutait donc toutes ces affectations qui lui convenaient aussi bien l’une que l’autre. On aurait même pu en faire un théâtre, le chœur étant disposé tout à fait comme une scène. Napoléon trancha la question en le consacrant à la seule divinité de son cœur, il en voulut faire le temple de la Gloire, où tous les ans, suivant le décret, on célébrerait par un concert et des illuminations les anniversaires d’Austerlitz et d’Iéna, mais la Restauration survenant décréta que le temple grec redeviendrait église chrétienne.
Les églises subissaient depuis deux siècles toutes les mutilations que le faux goût leur pouvait infliger; on en était arrivé à considérer les plus belles œuvres du XIIIᵉ siècle, ces édifices merveilleux, ces magnifiques nefs gothiques au si grand caractère religieux, comme de grossières bâtisses d’un peuple de barbares. Mercier, dans le Tableau de Paris, miroir fidèle des idées de son temps, est impressionné par leur grandeur, mais il commence ainsi le chapitre de Notre-Dame:
«Quel est l’architecte goth qui a tracé le plan de cet édifice très ancien?».....
Les chanoines à perruques du temps de Louis XIV, les abbés académiques et mondains pouvaient-ils encore s’accommoder de ces chœurs majestueux aux{124} arcatures superposées, de ces sévères piliers romans, de ces frêles colonnettes gothiques montant jusqu’aux voûtes d’un seul jet? Ils ne songeaient qu’à couper, détruire, mutiler, qu’à enlever ce qui pouvait s’enlever et à masquer ce que l’on était bien forcé de laisser, par des applications d’ordres, des placages de marbres, des boiseries pompadour blanc et or.
Les magnifiques jubés placés à l’entrée des chœurs, balcons portés par des colonnes formant le plus souvent trois grandes arcatures, superbe décoration des grandes églises, furent démolis alors. On détruisit en 1709 le jubé de Saint-Merry, en 1725 le jubé de Notre-Dame qui datait du XIVᵉ siècle, en 1745 celui de Saint-Germain l’Auxerrois...
En même temps on raclait les colonnes, on bouchait les ogives, on charcutait les chapiteaux gothiques pour tâcher d’en faire de faux corinthiens. C’était un véritable massacre; les vieilles statues des ymaigiers du moyen âge, les saints et les saintes aux belles draperies taillées dans la pierre au XIIIᵉ siècle, ces figures et ces groupes du XVᵉ siècle si curieusement travaillés d’un art naïf et sincère, d’une imagination si touffue, si curieux de détails avec leurs costumes aux plis cassés et contournés, étaient sans pitié détruits et remplacés par de fades allégories, par de grandes statues amphigouriques et boursouflées, anges bouffis, saints et saintes rococo du style le plus prétentieux. Triste décadence de l’art religieux, sur laquelle nous avons encore trouvé moyen de surenchérir avec nos statuettes et images du quartier Saint-Sulpice.
C’est alors que le vandalisme à perruques et manchettes de dentelles, à cœur joie s’en donna dans Notre-Dame livrée à sa discrétion. Alors disparurent le colossal saint Christophe debout à l’entrée de la nef avec l’enfant Jésus sur les épaules, la statue équestre de Philippe le Bel érigée au souvenir de la bataille de Mons-en-Puelle... C’est alors qu’on «nettoya» les chapelles de la plus grande partie des monuments artistiques et historiques accumulés dans le cours des âges, et que l’on détruisit le chœur ancien avec tous ses précieux monuments, jubé, clôture, grand autel, etc., pour remplacer tout cela par la décoration fastueuse et théâtrale dite du vœu de Louis XIII.
On croit rêver vraiment quand on songe que sous Louis XIV des projets furent étudiés pour la transformation complète de la façade de Notre-Dame, dont le bon goût du temps se trouvait trop offusqué, et qu’on se proposait de rhabiller tout entière dans le style du portail Saint-Gervais! Ce fut un heureux manque d’argent qui sauva la pauvre cathédrale, on se contenta sous Louis XV de mutiler le portail central et d’entailler le trumeau pour lui donner plus de hauteur, afin de laisser passer les plumes du dais aux grandes processions!
Alors aussi les vieux cloîtres subissaient les mêmes désastreux embellissements; on jetait bas les arceaux gothiques et on les remplaçait par de froides arcades à pilastres romains. Ainsi fut fait à Saint-Martin des Champs, à Saint-Germain des Prés et ailleurs, dans tous les monastères riches. En même temps, l’esprit de spéculation s’emparait des Chapitres, on bâtissait à la place des vieilles clôtures des maisons de rapport. Saint-Martin des Champs démolissait pour cela sa{125} vieille enceinte, Saint-Germain des Prés bâtissait les rues Cardinale, de l’Échaudé, de Furstenberg d’un côté, la rue Childebert de l’autre, au pied de sa grande tour.
L’heure fatale allait sonner, ces grands changements, ces embellissements, s’achevaient à peine qu’arrivait l’heure de la destruction totale pour les trois quarts des édifices religieux couvrant Paris: vieilles abbayes de Childebert et de Clovis, murailles historiques, antiques églises, cloîtres superbes ou couvents mesquins, tout allait tomber!
Après le souffle desséchant d’incrédulité qui avait passé même par les ogives des cloîtres, en ce siècle d’abbés musqués et de philosophes athées, après le grand courant de coquetterie Pompadour apportant dans les sévères sanctuaires le style efféminé des boudoirs, tout à coup éclatait la grande tourmente, dont chaque rafale devait faire crouler un pan de la vieille société.
Le vieux culte est supprimé, «ite missa est», les églises sont confisquées par la nation et fermées; quand elles ne sont pas réclamées par quelque nouveau culte philosophique ou attribuées à quelque club, elles sont mises en adjudication comme bien national, et bien vite transformées en magasins, en écuries, affectées aux plus viles destinations ou démolies.
Toutes ces vieilles cloches qui pendant tant de siècles ont parlé aux générations, participé aux joies et aux deuils des aïeux, elles ont fini de se faire entendre; ou plutôt, tombées des clochers et transformées en canons, elles vont prendre une autre et plus terrible voix, et rugir dans la grande bataille de vingt-cinq ans!
Les trésors des églises qui contiennent tant de pièces merveilleuses, où l’art l’emportait de beaucoup sur la richesse de la matière, vont se vider dans les fourneaux de la Monnaie. D’ailleurs mauvaise opération d’alchimie, ce sont des millions qui dans la flamme se transmuent en gros sous.
Ces trésors des églises étaient remplis de précieux chefs-d’œuvre d’orfèvrerie religieuse, surtout de châsses de métal ciselées superbement, de reliquaires de toutes formes, souvent illustrant de façon pittoresque et naïve l’histoire du saint personnage dont ils renfermaient une relique quelconque, os, dent, etc.; reliquaires travaillés en forme de bras, de tête humaine, de tour, de chapelle, de nef; châsses portées sur colonnettes, tous objets de l’art le plus original, comme par exemple ce reliquaire du trésor de Saint-Jacques de l’Hôpital cité par M. H. Cocheris dans ses additions de l’abbé Le Bœuf, reliquaire figurant une montagne, au sommet de laquelle était un petit Saint-Jacques couvert d’un chaperon, une escarcelle sous le bras, le bourdon d’une main, un livre ouvert de l’autre, accompagné sur les flancs de la montagne d’autres figurines: deux petits pèlerins assis et buvant, un mulet qui monte...
Alors des merveilles accumulées dans les églises, tout ce qui est métal s’en va à la fonte, tout ce qui est bois s’en va en fumée.
La Commune de Paris, à l’Hôtel de Ville, se chauffera pendant dix-huit mois avec les splendides stalles enlevées des églises, avec toutes les boiseries sculptées, traitées avec tant d’amour par le ciseau des arrière-grands-pères.
Et tout ce qui n’est que pierre sculptée est jeté aux gravats. Quelques amis des arts, avec grand’peine et en risquant beaucoup, sauvent un certain nombre des monuments les plus importants, épaves du grand naufrage, qui enrichiront{127} plus tard le Louvre, l’église-musée de Saint-Denis ou Cluny. Mais combien de belles choses, de reliques artistiques ou historiques disparaîtront à jamais, périront ou serviront aux plus vils usages comme certaines statues enlevées à des porches d’églises et employées en guise de bornes, ou comme la pierre tombale de Flamel sur laquelle pendant trente ans un fruitier hachera des épinards...
Les couvents fermés sont transformés en dépôts de poudre, en fabriques de salpêtre et surtout en prisons.
Assez peu habités en raison de la décadence des ordres, ces vieux monastères où vivaient doucement et mollement quelques douzaines de moines perdus dans les vastes bâtiments jadis débordants, où travaillaient silencieusement dans la paix des bibliothèques des théologiens et des savants en robe à côté de gens de lettres laïques, retrouvent tout à coup comme en d’autres temps les foules bruyantes, le mouvement... Mais quel changement! ces foules, ce sont les clubistes qui s’emparent des grandes salles pour en faire leurs lieux de réunions. Avec eux les mots Feuillants, Cordeliers, Jacobins, vont prendre une nouvelle signification et les frères prêcheurs de la Ligue vont avoir de terribles successeurs.
Ou bien ce sont les nouvelles administrations qui s’installent, les sections, ce sont les gardes nationaux qui viennent y établir leurs postes, ce sont les prisonniers dont on les remplit: aristocrates, ci-devant nobles, ci-devant prêtres,{128} suspects, républicains tièdes, qu’on entasse pêle-mêle dans les vieux dortoirs de moines et de nonnes, en attendant le tribunal révolutionnaire et la charrette...
On démolit la Bastille, mais on en crée cinquante nouvelles rien que pour Paris. Prisons à Saint-Germain des Prés, aux Carmes-Déchaussés, à Saint-Lazare, à Port-Royal qui s’appelle alors dérisoirement Port-Libre, dans les collèges Montaigu, des Écossais, du Plessis-Sorbonne, au Luxembourg, et même prison au collège des Quatre-Nations, c’est-à-dire à l’Institut, dans les bâtiments académiques actuels, qui durent contenir alors, dit Michelet, deux mille prisonniers parmi lesquels le général Hoche.
Plusieurs couvents deviendront ensuite des casernes ou feront place à des marchés.
Les quelques églises conservées d’abord comme paroisses en 1791 sont fermées en 93, ou consacrées au culte théo-philantrophique fondé par Larévellière-Lépeaux; Saint-Germain l’Auxerrois prend le titre de temple de la Reconnaissance, Saint-Laurent devient le temple de la Vieillesse, Saint-Gervais le temple de la Jeunesse, et Saint-Merry le temple du Commerce, pendant qu’à Notre-Dame la Commune installe la déesse Raison.
Ces édifices qu’on ne démolit pas, qu’on se borne à déségliser, suivant un néologisme créé alors, et qui en sont quittes pour des dévastations intérieures et extérieures, sont les plus heureux. En quelques années, Paris subit une transformation extraordinaire; s’il voit disparaître des monuments sans importance, une foule de couvents où l’art avait peu de choses à pleurer, où les architectes des deux derniers siècles s’étaient livrés à une débauche de frontons, de pilastres et de colonnes à l’antique, en revanche la pioche s’attaque à de splendides édifices à jamais regrettables, aux grands décors historiques qui avaient encadré pendant dix siècles la vie tourmentée du grand Paris.
Formidable coup de théâtre! Tout cela qui semblait éternel, ou du moins qui semblait ne devoir subir que les lentes transformations naturelles, tout cela tombe subitement, en quelques années, comme des architectures de toile peinte au coup de sifflet du machiniste. Si l’ouragan sauvage de dévastations et de démolitions n’avait point soufflé si fort, si l’on avait pu épargner quelques édifices d’un mérite artistique reconnu pourtant par tous, si l’on avait consenti à ne pas exproprier brutalement l’art et l’histoire, combien le Paris d’aujourd’hui n’en paraîtrait-il pas plus beau, avec quelques superbes pièces de plus à sa couronne monumentale, décorant certaines parties demeurées maintenant bien dénuées, et donnant ainsi à la pensée effarouchée par le tourbillon réaliste de la rue, quelques satisfactions supérieures, un peu de doux repos aux yeux effarés par des kilomètres de boulevards interminables, sans arrêt, ou de rues impitoyablement rectilignes.
L’ordre dee Templiers.—La Villeneuve du Temple.—L’église en rotonde et la grosse tour.—Philippe le Bel.—Ecroulement de l’ordre.—Le Temple aux chevaliers de Saint-Jean.—Franchises et privilèges.—Le palais du grand prieur.—La prison de Louis XVI.—L’enclos de Saint-Jean de Latran.—Disparition complète.
AU Nord de Paris, assez loin en dehors des murailles construites par Philippe-Auguste, dans les cultures voisines de l’enclos de Saint-Martin des Champs, s’était élevée au XIIIᵉ siècle la grosse tour de l’ordre célèbre et mystérieux du Temple, donjon de la commanderie chef d’ordre, d’où relevaient toutes les commanderies de France, château fort que le château royal du Louvre regardait de loin avec inquiétude.
Cet ordre du Temple né en 1118 en Terre-{130}Sainte, ordre hospitalier et militaire, avait en peu de temps prodigieusement grandi; devenu une puissance formidable, suscitant la crainte et l’envie, il possédait des biens considérables, des places fortes, neuf mille commanderies en terre chrétienne et d’immenses richesses, entassées, disait-on, dans cette fameuse tour gardienne du trésor de l’ordre. Le but de l’institution fut bien vite oublié dans la prospérité, la règle établie par saint Bernard violée, le renoncement et la pauvreté remplacés par le luxe et la satisfaction de tous les appétits. Contrairement à l’esprit des Ordres religieux militaires, admirable création du siècle des croisades, voués d’abord au service des pèlerins, puis uniquement occupés à la défense de la Terre-Sainte, rempart d’épées dressées devant l’Islam,—de ces chevaliers combattant sans cesse sur les brèches ouvertes et qui rendirent à l’Europe l’immense service d’arrêter le débordement du monde musulman,—l’ordre des Templiers dégénère en une association puissante, redoutable même aux autres Ordres, ayant son but secret et sa politique. Cette politique du Temple s’inspire des intérêts de l’ordre et non de ceux de la chrétienté; forts de leurs cent millions de revenus annuels, de leurs nombreuses milices, s’alliant avec les musulmans, avec le Vieux de la Montagne, pour guerroyer contre les princes francs fixés en Terre Sainte ou dans les royaumes fondés aux pays d’Orient, les grands maîtres, souverains dans leurs commanderies, deviennent inquiétants pour les rois d’Europe. Leur ambition croît avec leur richesse. Tout est secret dans l’ordre, l’affiliation, la vie, le but véritable qui ne semble plus être la défense de la Croix, depuis surtout que la Terre Sainte échappe aux Chrétiens.
La commanderie de Paris est une véritable forteresse, aux fortes murailles crénelées flanquées de tours rondes. Ce vaste enclos ouvrant par une seule porte solidement défendue, renferme de grands jardins, des maisons disséminées, des bâtiments habités par une nombreuse population de serviteurs et de vassaux, au-dessus desquels sont les frères servants et au-dessus des frères servants, les chevaliers à la croix rouge sur manteau blanc. Les édifices principaux sont: une église dont la nef est précédée d’une rotonde à colonnes établie, dit-on, sur le modèle de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, et le château du grand prieur, immense agglomération féodale que domine la grosse tour.
La grosse tour du Temple est un très fort bâtiment carré, d’une épaisseur de murs considérable, d’une grande hauteur, atteignant trente mètres à son crénelage, et flanqué de quatre tours rondes plus hautes avec un avant-corps à tourelles. Ce bâtiment a été élevé en 1212 par Hubert, trésorier de l’ordre, pour servir de donjon et garder les archives et le trésor.
Cet enclos est une ville d’ailleurs, la ville neuve du Temple avec sa juridiction, ses usages, ses métiers exercés en franchise, ses boucheries qui font tort aux bouchers de Paris et suscitent de leur part des réclamations inutiles. Une petite ville concurrente de la cité de Paris et qui n’a pas les mêmes charges que celle-ci. L’installation des grands maîtres est riche et forte. Henri III d’Angleterre revenant de ses possessions de Guyenne en 1259 et faisant visite à saint Louis, préféra loger en la forteresse du Temple plutôt que dans le palais de la Cité.{131}
L’Ordre au faîte de la puissance allait s’écrouler pourtant. La ruine allait atteindre subitement ces templiers si riches dont l’audacieuse et toujours grandissante ambition pouvait devenir un danger pour les rois,—et frapper ces chevaliers oublieux du but de l’institution, seigneurs fastueux de qui le luxe et les excès en Europe étaient un objet de scandale, pendant que les chevaliers des autres ordres, repoussés d’Orient, luttaient pied à pied, cramponnés maintenant aux îles grecques et mouraient pour la défense de l’Europe, attaquée à son tour par l’Islam triomphant. L’orage s’amassait: d’un côté un ordre trop riche, trop ambitieux, une puissance grandissante; de l’autre Philippe le Bel, un roi menacé de toutes parts, gêné de toutes façons, à une époque de crise où, aux dépens des grands fiefs, la monarchie se formait avec de larges visées, et peu de ressources;—un roi aux prises avec toutes les difficultés, toujours à court d’argent, pressurant ses peuples, pillant les Juifs ou battant de la mauvaise monnaie.
Philippe le Bel aux abois cherchait l’argent où il savait en devoir trouver. Il n’y avait plus moyen de baisser encore le titre des monnaies; déjà pour le trouble apporté par ces altérations successives, une révolte avait éclaté à Paris. Il y avait eu bataille, massacre d’agents du roi, pillage et destruction de la courtille Barbette, maison d’Étienne Barbette, argentier royal; et même le roi, pendant cette révolte, était justement venu au Temple dont il avait pu apprécier la force.
C’était le moment de la grande querelle de Philippe et du pape Boniface VIII, entamée à propos des subsides réclamés par le roi au clergé. Toujours l’âpre question d’argent, tracas perpétuel de ces temps où l’on n’avait pas encore inventé de ronger l’avenir par l’emprunt à jet continu, de vivre sur le travail des générations à venir.
Ceci dit non pour excuser, mais pour expliquer les exactions des rois besoi{132}gneux, cette perpétuelle course à l’argent si difficile pour le monarque et si dure au pauvre peuple foulé.
Impôts arbitrairement établis, mal répartis et mal perçus, expédients inventés au jour le jour, tailles nouvelles au fur et à mesure des besoins immédiats, vente des offices, extorsions aux financiers dans les moments difficiles: voilà le seul système financier d’alors. Aussi le trésor royal pendant trois ou quatre siècles est-il presque constamment à sec. Henri III en vint à emprunter individuellement aux membres du Parlement, aux grands fonctionnaires, taxant chacun selon sa fortune, demandant aux uns quelques milliers de livres, aux autres cinq cents, deux cents, ou moins encore. Ce roi prodigue, quand l’argent rentrait mal, dut plus d’une fois, en voyage, laisser les manteaux de ses pages en gage. Temps naïfs! on ignorait alors le secret de reporter, par des émissions de rente, ses charges sur le dos de ses descendants, comme nous faisons aujourd’hui.
La lutte entre Philippe le Bel et Boniface VIII, poursuivie à coups de bulles et{133} d’édits, se termina par un coup de force incroyable pour ces temps: l’arrestation du pape arraché de son siège pontifical à Anagni, par Guillaume de Nogaret. Ensuite un accord s’établit entre le roi et Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, élu pape sous le nom de Clément V. L’ordre du Temple devait faire les frais de la réconciliation entre la monarchie et la papauté; le roi vendit la tiare au pape, le pape livra les templiers.
Le 13 octobre 1307 l’affaire éclata. A la même heure, les instructions cachetées envoyées par tout le royaume furent ouvertes, et toutes les commanderies immédiatement investies.
A Paris, Guillaume de Nogaret, l’homme du coup de main d’Anagni, se présenta dès l’aube à la grand’porte du Temple et s’en saisit au nom du roi. La porte prise, ses soldats se glissèrent rapidement dans tout le Temple et mirent la main sur tous les chevaliers qui s’y trouvaient.
Par toute la France le même coup réussissait de la même façon, à la même heure les chevaliers trouvés dans les manoirs surpris allaient s’entasser dans les prisons. Le long et terrible procès commença, mené de parlement en concile, avec le roi et le pape pour grands juges et pour bourreaux. On sait comment, sur quel{134}ques particularités assez étranges de l’affiliation à l’Ordre, sur quelques rites mystérieux, fut appuyée l’accusation d’hérésie et comment, à la plupart des chevaliers, la torture arracha tous les aveux que l’on souhaitait pour la perte de l’ordre. Ceux qui avouèrent des crimes imaginaires eurent la vie sauve, ceux qui s’obstinèrent ou se rétractèrent périrent par le feu.
A Paris cinquante-quatre Templiers furent brûlés en 1310 dans un champ devant l’abbaye de Saint-Antoine, et le 11 mars 1314, dans l’île de Bussy, formant l’extrême pointe de la Cité et rattachée aujourd’hui à la grande île par le Pont-Neuf,—c’est-à-dire à la place où se dresse aujourd’hui la statue d’Henri IV,—un bûcher, vu de tout Paris réuni sur les rives, s’éleva pour le grand maître de l’ordre, Jacques Molay, et Guy, maître de Normandie, qui, le même jour sur le parvis Notre-Dame, avaient rétracté tous leurs aveux. Ces deux grandes victimes montèrent au bûcher avec une fermeté qui frappa la multitude d’admiration et de stupeur; la légende veut qu’enveloppés dans la flamme, ils interpellèrent ce roi qu’ils voyaient assister à leur supplice de son jardin du Palais et l’ajournèrent à comparaître devant Dieu quarante jours après eux et le pape un an après.
Les Templiers morts, leur trésor entré dans les coffres royaux, leurs biens confisqués, la grande commanderie du Temple échappa au roi et fut transférée par le pape à l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui devint plus tard l’ordre de Malte. Le Temple aux chevaliers de Malte, rien ne changea dans l’enclos, le palais du grand maître devint le palais du grand prieur, la population augmenta. La grosse tour cependant fut quelquefois prison d’État. Enguerrand de Marigny, financier de Philippe le Bel et de Louis X, y fut enfermé avant d’aller mourir à Montfaucon. C’est dans la forteresse du Temple que Duguesclin réunit autour des tables d’un banquet les chefs des Grandes Compagnies et traita avec eux pour les entraîner en Espagne et en débarrasser la France.
Malgré la force du Temple et son importance, il ne joua aucun rôle dans les guerres contre l’Anglais ou dans les luttes entre Bourguignons et Armagnacs; il n’y a point de faits notables dans son histoire aux siècles troublés qui suivirent, il semble pour ainsi dire qu’il resta terrain neutre constamment.
La Ville neuve du Temple prospère; des maisons, des hôtels se sont construits dans l’immense enclos. Il y a quelque raison à cela, c’est un lieu de franchise, exempté de certains impôts; le commerce et l’industrie sont libres sur son territoire et ne connaissent point les restrictions, les entraves des maîtrises et des corporations. Ces lieux de franchise sont nombreux à Paris; si les corporations, par les barrières qu’elles élevaient devant la maîtrise, maintenaient la valeur de l’enseignement professionnel et garantissaient, pour ainsi dire, la bonne main-d’œuvre, le produit de bon aloi, il fallait bien à côté d’elles une porte ouverte aux industriels qui n’avaient pu franchir régulièrement les degrés corporatifs ou acheter une maîtrise. Le Temple, la Commanderie de Saint-Jean de Latran, l’enclos des Quinze-Vingts et bien d’autres petites enceintes privilégiées étaient donc ouverts en franchise à tous artisans. On y travaillait librement, les produits pouvaient être inférieurs, mais comme ils se vendaient à meilleur marché, la clientèle du dehors{135} ne manquait pas; ainsi le grand marché de nos jours ne fait que continuer la tradition. Autre privilège du Temple, les débiteurs insolvables réfugiés dans l’enclos y étaient garantis contre toute poursuite.
Au XVIIᵉ siècle, les édifices du Temple, on le voit par les estampes, ont un certain aspect de ruine, par suite de manque d’entretien, sans doute, plutôt que par l’âge. C’est, depuis l’établissement de l’enceinte de Charles V, une petite ville enfermée dans la grande, une petite ville avec sa campagne, sa ferme, ses jardins maraîchers, contenus dans le grand carré de murs crénelés. Devant l’église et les bâtiments des charniers, on dirait une place de village avec son abreuvoir au milieu, et ses terrains coupés de fondrières, les massifs d’arbres entourant de vieilles constructions et les jardins seigneuriaux, à l’arrière-plan sous le grand donjon.
Des maisons, des petits hôtels, y sont loués à des gens de cour de petite fortune, dames veuves, abbés de petit revenu qui viennent chercher la tranquillité dans cette enceinte éloignée du bruit et du mouvement. A côté de cette aristocratie que les carrosses des nobles habitants du quartier du Marais viennent visiter, la population industrielle continue à vivre libre d’impôts et d’entraves corporatives; elle fait un commerce considérable. Avec les débiteurs insolvables qui passent la porte du Temple comme on franchit aujourd’hui la frontière de Belgique, mais qui peuvent circuler dans Paris le dimanche sans crainte des recors, il y a plus de 4,000 âmes dans cette petite ville.
Le palais du grand prieur, reconstruit au XVIIᵉ siècle, au fond d’une cour bordée de charmilles en hémicycle, avec un grand portail à colonnade sur la rue du Temple, fut occupé vers la fin du règne de Louis XIV par un grand prieur épicurien, Philippe de Vendôme, petit-fils d’Henri IV, et ce grand prieur, pendant la régence, trouva le moyen, dans les petits soupers de son prieuré, de scandaliser le Paris de cette folle époque. Le Temple fut alors aussi licencieux que le Palais-Royal. Les nouveaux Templiers y buvaient au moins aussi bien que les anciens, ils chantaient avec Chaulieu, abondant en vers anacréontiques. Quand le XVIIIᵉ siècle arrive à sa fin, le Temple est complètement noyé dans Paris, qui déborde en faubourgs de l’autre côté des boulevards.
Les constructions s’étaient multipliées aussi dans le Temple, empiétant fortement sur les jardins, le grand prieur de Vendôme a construit des rues sur les anciennes dépendances et l’un de ses successeurs venait de faire construire en 1781 ce grand bazar de marchandises neuves et d’occasion, la Rotonde, étrange souvenir, comme la rotonde de l’église, du temple de Jérusalem.
Voici, esquissé par Mercier, le tableau du grand enclos du Temple à ses derniers jours:
«L’ancienne demeure des Templiers sert d’asile aux débiteurs qui ne paient point. Là l’exploit de l’huissier devient nul, l’arrêt qui ordonne la prise de corps expire sur le seuil de la porte, le débiteur peut entretenir ses créanciers sur le seuil même, les saluer, leur prendre la main. S’il faisait un pas de plus il serait pris; on fait tout pour l’attirer au dehors, mais il n’a garde de tomber dans le{136} piège. Il paie cher une petite chambre étroite toujours préférable à la prison; du fond de cette retraite, il arrange ses affaires, il traite, il négocie...
«La visite des jurés des communautés n’a plus lieu dans le Temple. Toutes les professions y sont libres; en voici un exemple récent. Un épicier ruiné, ayant trouvé la recette d’une tisane purgative et confortative, la débite aujourd’hui dans le Temple avec un prodigieux succès, le débit de cette tisane monte jusqu’à douze cents pintes par jour.
«Mᵍʳ le duc d’Angoulême, fils de Mᵍʳ le comte d’Artois, frère du roi, est grand prieur du Temple; on enterre dans l’église du Temple tous les commandeurs, chevaliers de l’ordre de Malte, qui meurent à Paris...»
De terribles événements bouleversèrent la France et l’Europe et tout à coup, dans l’histoire de France, reparut le vieux donjon des Templiers, fantôme noir oublié depuis le grand drame de 1307. Après cinq cents ans, cette grosse tour sinistre allait servir de théâtre au dernier acte d’un autre grand drame et les victimes du roi allaient pouvoir y contempler, vengeance du destin, la royauté prisonnière.
Ce n’est plus Nogaret et ses hommes d’armes qui forcent l’entrée du Temple comme au matin de la surprise de 1307, c’est une immense troupe de gardes nationaux, en grande partie sans uniformes et armés de piques, qui se présente; c’est la multitude en bonnets rouges, ce sont les combattants du 10 août qui vien{137}nent de forcer le palais des Tuileries et de faire écrouler sur les cadavres de ses défenseurs l’antique monarchie, ce vieil édifice qui résistait depuis quinze cents ans à tous les assauts. Sous les invectives ou les menaces, à travers la houle des fusils et des piques, le maire de Paris vient écrouer au Temple Louis XVI, Marie-Antoinette, Mᵐᵉ Elisabeth et les enfants royaux et les enferme dans la grosse tour, hâtivement mise en état de garder ses prisonniers.
Le roi est aussi bien gardé que pouvait l’être jadis, en cette même tour, le trésor que son aïeul saint Louis avait apporté et confié aux Templiers avant le départ pour la croisade.
Grands bouleversements dans le Temple, on place corps de garde sur corps de garde, on creuse un fossé et l’on élève une forte muraille autour de la prison royale qu’il s’agit de rendre inaccessible aux tentatives désespérées des royalistes,{138} aux conspirateurs tournant héroïquement autour du sinistre donjon. Ce donjon se divise en quatre étages voûtés: le rez-de-chaussée, où jadis était tenu le chapitre de l’ordre du Temple, est occupé par les officiers municipaux; le premier étage est un corps de garde; le roi habite le deuxième étage et la reine le troisième, sans moyens de communication ensemble, sauf ceux que peut inventer l’ingéniosité toujours en éveil des captifs. Au-dessus de la plate-forme les merlons du crénelage ont été surélevés et les créneaux bouchés par des jalousies. Louis Capet se promène sur cette galerie. Plus tard, quand le roi est allé à la guillotine, place de la Révolution, la reine, restée seule en attendant son tour, y vint guetter les rares sorties dans le préau du malheureux petit Dauphin livré à Simon. Dans cette dernière et terrible période de sa vie, on a vu la fille des empereurs raccommoder là-haut sa chaussure trouée.
Dans les premiers jours de la captivité, pendant les massacres de Septembre, les tueurs de la Force et de l’Abbaye ont défilé sous les fenêtres de la Tour en brandissant les outils du massacre, en appelant avec des cris féroces Marie-Antoinette l’Autrichienne, pour lui montrer au bout d’une pique la tête de la malheureuse princesse de Lamballe, pâle et sanglante figure qu’un perruquier des environs a été contraint de coiffer et de poudrer, et que les assassins dans leur tournée dans Paris, promenant triomphalement pendant toute une journée leur horrible trophée, déposaient à côté de leurs verres sur le comptoir des épiciers ou limonadiers chez lesquels ils s’arrêtaient pour boire.
Malgré les conspirations désespérées, les tentatives répétées, la Tour du Temple a gardé ses prisonniers jusqu’au dernier jour et ne les a lâchés que pour l’échafaud. Prison elle était redevenue, prison elle demeura encore pendant une quinzaine d’années pour des prisonniers de marque comme Pichegru, Toussaint-Louverture, Georges Cadoudal, Moreau, etc...
En 1811, on voulait faire du grand prieuré le ministère des cultes, le souvenir{139} sinistre de 93 gêna, on abattit la grosse tour. Le Temple disparaissait morceau par morceau, l’église et les autres bâtiments avaient été rasés peu auparavant. Après 1814, un couvent de Bénédictines prit la place du ministère, puis le couvent fut transformé en caserne. Puis survinrent encore d’autres changements, et en peu d’années tout vestige disparut du grand domaine des Templiers, de ce pittoresque ensemble de bâtiments et de tours, du gros donjon historique et de cette petite ville qu’il dominait, si particulière avec ses usages et ses privilèges singuliers.
Une autre commanderie des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem existait encore il y a cent ans de l’autre côté de la Seine. Cet enclos, dit de Saint-Jean de Latran, occupant un vaste espace entre le collège de Beauvais et le collège de France, mais moins considérable que le Temple, était lieu de franchise aussi; les commandeurs, par spéculation, y avaient construit des maisons louées à des artisans qui pouvaient exercer leurs professions en dehors de tout règlement corporatif. Fondée, pense-t-on, vers 1158, elle avait bientôt groupé un ensemble de bâtiments considérable autour du logis du commandeur fortifié par un donjon. A côté s’élevait l’église, bâtie au commencement du XIIIᵉ siècle, refaite en partie en gothique flamboyant aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, et remplie de tombeaux de commandeurs et de chevaliers. La commanderie de Saint-Jean de Jérusalem s’était à une époque indéterminée et sans qu’on sache la raison du changement, appelée Saint-Jean de Latran. «La Grange aux Dîmes, dit M. de Guilhermy, dans son Itinéraire archéologique, était une curieuse construction du XIIIᵉ siècle, couverte de voûtes ogivales à nervures croisées et partagée en deux nefs par un rang de colonnes monostyles... Depuis bien des années, des épiciers, des marchands de vins, des vendeurs de peaux de lapins{140} remplissaient ces vieilles galeries, où chacun s’était fait un gîte de plâtre et de bois.»
L’église, vendue à la Révolution, fut démolie en 1835, mais il en subsista des ruines importantes longtemps encore, jusque vers 1863. Le donjon méritait de survivre, c’était une magnifique construction militaire aux murs solides soutenus par des contreforts, avec trois belles salles voûtées superposées et un étage de crénelage. On le démolit sans pitié en 1854 pour la rue des Écoles qui aurait bien pu s’infléchir à droite ou à gauche et respecter ce vieux souvenir, pour son caractère imposant et pour sa valeur artistique. On l’appelait alors tour Bichat, parce qu’au commencement de notre siècle, elle avait été le laboratoire d’anatomie du célèbre physiologiste.
LA grande Université de Paris.—Fondation de Mᵉ Robert de Sorbon.—Les quatre nations de la faculté des Arts.—La rue du Fouarre.—Les écoles de médecine.—Le collège des Haricots et son maître fouetteur.—Les pauvres Capettes de Montaigu.—Etudiants vagabonds.—Tavernes et mauvais lieux.—Désordres et bagarres.—Les cinquante collèges.—Immunités et privilèges de l’Université.—La procession du Landit.—Les écoles de droit au Clos Bruneau.—Robert Estienne.
«Les rois de France s’accoutumèrent à porter dans leurs armes la fleur de lys peinte par trois feuilles afin qu’elles disent à tout le monde: «Foi, Sapience et Chevalerie sont par la provision et la grâce de Dieu plus abondamment en notre royaume qu’en les autres. Les deux feuilles de la fleur de lys qui sont ailées signifient sens et chevalerie qui gardent et défendent la tierce feuille au milieu, par laquelle Foi est entendue{142} et signifiée, car elle doit être gouvernée par sapience et défendue par chevalerie...»
Ainsi dit le sire de Joinville, parlant des discordes entre les bourgeois de Paris et les clercs de l’Université. Il ajoute: Précieux joyaux sont la sapience et l’étude des lettres et la philosophie qui vinrent primitivement de Grèce à Rome et de Rome en France...
Passées sur la rive gauche au temps d’Abélard, cent ans avant saint Louis, les écoles de Paris, ayant secoué le manteau épiscopal et sa protection un peu lourde, étaient devenues la libre Université du XIIIᵉ siècle, universalité des maîtres, des élèves et des études, corps régulièrement organisé divisé en quatre facultés: Faculté des Arts dont les étudiants étaient répartis en quatre nations: nation de France, nation d’Angleterre, nation de Normandie et nation de Picardie; Faculté de théologie, Faculté de décret ou droit canon, car on n’enseignait point d’abord le droit romain, et Faculté de médecine. Seules les petites écoles, celles où se distribuait l’instruction élémentaire, étaient restées sous la dépendance de l’Église; établies dans chaque paroisse elles relevaient d’un fonctionnaire de la cathédrale, le chantre de Notre-Dame. Il y avait des maîtres et des maîtresses.
L’ensemble de l’Université, collèges, maîtres et élèves, constituait sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève une nation particulière dans une ville à part, ayant sa langue particulière aussi, puisqu’on ne parlait aux écoles que le latin.
Bien vite, avec la renaissance des études, avec des maîtres dont les noms célèbres portaient au loin la gloire de l’Université parisienne, ces Écoles prirent une importance et une extension considérables. Les écoliers leur arrivaient en foule des provinces lointaines, des pays étrangers. Cette jeunesse avide de science, mieux pourvue de bonne volonté que d’écus, ces étudiants de tous les pays trouvaient ici des collèges innombrables, entretenus au moyen de fondations pieuses, où les écoliers recevaient gîte et nourriture ou gîte seulement.
Les bandes d’étudiants, accourant de tous les coins de l’Europe, envahissant la ville des écoles, étaient donc primitivement réparties en quatre nations, mais devant leur foule de plus en plus nombreuse chaque année, on fut obligé de créer de nouvelles subdivisions. Remplis d’une belle ardeur, ils venaient s’abreuver à la fontaine de science, décidés à gravir un à un les échelons conduisant à la maîtrise et à la fortune, sans se laisser rebuter par rien,—obscurités de la scholastique ou difficultés de la vie matérielle,—décidés à mettre tout le temps nécessaire, à passer des années et des années sous la chaire des professeurs, mais à ne se point retirer sans la possession du Trivium et du Quadrivium, les sept arts libéraux enseignés par les maîtres, c’est-à-dire les trois premiers degrés, ou trivium: grammaire, rhétorique et dialectique, base de l’enseignement, et les degrés supérieurs ou quadrivium: arithmétique, musique, géométrie, astronomie.
Ainsi est née avec des statuts élaborés au commencement du XIIIᵉ siècle et approuvés par les papes, avec des privilèges accordés par les rois, cette brillante Université dont les docteurs les plus éminents ont place aux conciles, dont l’éclat dépasse les frontières de France et qui eut pour élèves des papes, des archevêques,{143} des princes, des rois. Ainsi se forma cette ville des écoles vivant de sa vie propre à côté de Paris, avec ses mœurs particulières, ses coutumes, ses privilèges.
Ils sont nombreux, ces privilèges de l’Université, ces immunités particulières des escholiers; le moyen âge, cette époque qu’on s’est toujours représentée si rude et si grossière, aime la science, et la clergie confère aux plus humbles clercs, outre le respect et la considération, une foule d’avantages sérieux. Aussi voit-on arriver dans cette ville de la science, pour prendre leurs degrés aux Écoles de Paris et obtenir par les lettres ces situations sociales, charges séculières ou bénéfices ecclésiastiques, des escholiers de toutes conditions, des cadets de maison noble, des fils de bonne famille bourgeoise, dédaigneux de l’épée ou du négoce, des jeunes gens de petite extraction pourvus d’une bourse en quelque maison, aussi bien que des étudiants dépourvus de la plus mince ressource, venus en mendiant sur les routes, logés ensuite à Paris dans quelque galetas de collège, mais obligés ou à peu près de quêter leur pain par les rues.
A la Sorbonne fondée par Robert de Sorbon, chapelain de saint Louis, choisi par le roi «pour la grant renommée qu’il avait d’être prudhomme», sont les grandes écoles de théologie qui ont commencé bien modestement, avec quelques professeurs et quelques boursiers en une pauvre maison. Les leçons des maîtres donnèrent rapidement à la maison de Sorbonne une célébrité sans pareille, une prospérité extraordinaire et une autorité sur toutes les matières de la foi, domaine légitime dont on ne se contenta point aux siècles troublés, quand les docteurs de la Sorbonne voulurent étendre cette autorité sur les choses de la politique.
Sur la savante montagne Sainte-Geneviève brille l’étoile de la pensée que ne voileront pas les obscurités de la scholastique, le pédantisme des études; et toutes les difficultés des épreuves et des thèses, le terrible renom des Sorbonnagres, la rigueur des maîtres des diverses écoles, ne rebuteront point la jeunesse avide de cette science qu’on lui sert pourtant sous épineuse enveloppe et qu’il lui faut décortiquer avec les dents effilées de l’intelligence. Et voyez comme dans son Traité des louanges de Paris Jean de Jaudun, un moine du XIVᵉ siècle, parle avec une emphase respectueuse de ces maîtres:
«... Dans la très paisible rue nommée de Sorbonne comme aussi dans nombre de maisons religieuses on peut admirer des pères vénérables, des seigneurs et pour ainsi dire des satrapes célestes et divins parvenus heureusement au faîte de la perfection humaine qui élucident solennellement les textes sacrés...»
Les écoles de droit ou de décret sont au-dessus de la commanderie de Saint-Jean de Latran, sur l’ancien clos Bruneau, autrefois l’un des petits vignobles cou{144}vrant les pentes de la colline, clos fameux chez les écoliers, où se sont installés plusieurs collèges, Beauvais, Presles, etc. «Dans la rue qu’on nomme clos Bruneau, les utiles lecteurs des décrets et des décrétales proposent leurs doctrines devant une multitude nombreuse d’auditeurs.» C’est le berceau de la faculté de droit restée fidèle au clos Bruneau jusqu’à la fin du siècle dernier, époque où les bâtiments de la rue Saint-Jean-de-Beauvais tombant en ruines, l’École émigra dans l’édifice construit pour elle à l’un des angles de la place devant le Panthéon.
Les écoles de médecine furent moins bien partagées que les écoles de théologie, de droit ou de grammaire, elles restèrent longtemps errantes, logées n’importe où. La médecine n’eut son local à elle qu’au XVᵉ siècle, quand on l’installa dans une maison de la rue de la Bucherie. Jusque-là l’enseignement dut se donner dans d’assez mauvaises conditions, on ne sait pas où exactement, dans les maisons des mires ou médecins, dont la science confuse, composée surtout de pratiques empiriques, n’était pas tenue en grand honneur alors et qui n’avaient pu trouver place dans l’Université.
Les docteurs se réunissaient dans des chapelles d’églises, à Saint-Jacques la Boucherie, aux Mathurins, et surtout autour du bénitier de Notre-Dame où se tenaient les assemblées générales. Le médecin de Charles VII, Desparts, légua à sa mort une somme d’argent à la faculté de médecine pour lui assurer un local. C’est alors que fut achetée aux Chartreux la maison de la rue de la Bucherie, installation modeste qui s’agrandit un peu par la suite.
Quant aux écoles de grammaire de la faculté des Arts, elles occupent pendant quatre siècles la vieille rue du Fouarre, bordée de locaux que chaque jour remplissent les étudiants assis ou couchés sur la paille devant la chaire des maîtres, locaux trop petits pour la foule qui s’y presse, qui déborde dans la rue et s’efforce de recueillir l’enseignement qui lui arrive par les fenêtres ouvertes quand il n’est pas donné en plein air dans la rue même.
Les collèges sont au nombre d’une cinquantaine peut-être, quelques-uns ont des maîtres et des cours suivis, mais bon nombre ne sont en réalité que des logis d’étudiants qui suivent les cours des grandes écoles. Ces collèges sont des fondations de hauts personnages, de dignitaires de l’Église ou de simples particuliers qui ont acheté des maisons pour recevoir les écoliers de leur province, de leur diocèse ou de leur ville. Il y a aussi des collèges étrangers, pour les étudiants attirés d’Angleterre, d’Italie, des pays d’Allemagne, et même de plus loin, par la renommée de l’Université parisienne.
Aucune uniformité dans le régime de ces maisons, entretenues plus ou moins bien par des donations, des rentes diverses, fournies quelquefois par de nobles seigneurs, souvent par des legs d’écoliers parvenus, d’honnêtes bourgeois, de bons chanoines, anciens écoliers reconnaissants envers la maison qui donna la pâture intellectuelle et matérielle à leur jeunesse studieuse.
Sous Philippe-Auguste, on comptait déjà plus de deux mille écoliers, mais ils n’avaient point encore de quartier particulier. Dispersés un peu partout, ils venaient aux écoles de Notre-Dame, de Saint-Germain l’Auxerrois ou d’ailleurs,
«personne ne s’étant encore avisé de fonder des collèges ou hospices. Je me sers du mot hospice, dit Sauval, non sans raison, car les collèges qu’on vint à bâtir d’abord n’étaient simplement que pour loger et nourrir de pauvres étudiants. Que si depuis on y a fait tant d’écoles, ce n’a été que longtemps après et pour perfectionner ce que les fondateurs en quelque façon n’avaient qu’ébauché».
Joinville raconte que saint Louis fit acheter «maisons qui sont en deux rues près le palais des Thermes, esquelles il fit faire maisons bonnes et grandes pour ce que escholiers étudiant à Paris demeurassent illecques à toujours: et encore de ces maisons sont aucunes louées à autres écoliers, desquelles le prix ou le louage est converti au profit des pauvres écoliers devant dis».
Bon nombre de ces écoliers venant des provinces lointaines, boursiers de quelque fondation, ne trouvent donc en arrivant à leur collège que le couvert et doivent se pourvoir du reste, c’est une affaire entendue, tandis que d’autres établissements plus riches nourrissent leurs boursiers ou leur donnent chaque semaine quelques deniers pour s’arranger à leur guise. Parmi les grands collèges qui sont quelque chose de plus que des hôtelleries sans cuisine, le collège de Montaigu, très important, est l’un des plus durs, comme régime de vie intérieure, comme aussi l’un des plus pauvres.
C’est là que les écoliers sont le moins nourris et le plus battus, car en ces temps, l’une des façons réputées les meilleures de faire entrer la science dans la tête des étudiants, c’est de distribuer largement les étrivières sur une autre partie du corps. On ne s’en fait pas faute à Montaigu, certain frère fouetteur de Montaigu gagna une telle réputation de forte poigne que parfois les autres collèges l’envoyaient chercher. «Tempeste, dit Rabelais parlant du principal de son temps, fut un grand fouetteur d’escholiers au collège de Montagut; si pour fouetter pauvres petits enfants, escholiers innocents, les pédagogues sont damnés, il est, sur mon honneur en la roue d’Ixion, fouettant le chien courtaut qui l’esbranle.»{146} Rabelais appelle Montaigu collège de pouillerie et Pornocrates, le maître de Grandgousier s’indignant «de l’énorme cruauté et villenye qu’il y connut, car trop mieux sont traités les forçats chez les Maures, les meurtriers en la prison criminelle, voire certes les chiens en votre maison, dit que s’il était roy de Paris, il ferait brusler et principal et régents».
Quelle triste chère aussi pour les pauvres diables d’écoliers condamnés à une dizaine d’années de Montaigu, maigre, très maigre cuisine quand on en fait, la maison est si pauvre! M. Cocheris, à propos de cette pauvreté, cite une supplique au roi en 1675, exposant que le collège n’a pas quatre francs par jour pour nourrir cinquante personnes.
Rabelais qui, plus d’une fois dans son livre, accable Montaigu de son indignation, avait peut-être goûté de son régime en sa jeunesse, M. Édouard Fournier le suppose du moins.
On y faisait donc de bonnes études, les écoliers s’acharnant peut-être au travail pour en sortir plus vite. Erasme, quand il vint compléter ses études à Paris, fut élève de Montaigu. Entré bien portant, avec la fringale de la science seulement, il souffrit tant de l’autre fringale, de la malpropreté et de la tristesse du lieu, qu’il en tomba malade et dut regagner son pays.
Les pauvres élèves de Montaigu étaient aussi mal habillés que mal nourris, on ne leur fournissait que de pauvres hardes avec une cape de grosse bure brune, ce qui les faisait appeler les Capettes de Montaigu. Leur collège, objet de raillerie dans le pays latin, était surnommé le collège des Haricots, à cause du légume dont on faisait toute l’année le fond de la nourriture des élèves, ce qui ne veut toutefois pas dire qu’on leur en donnât toujours suffisamment.
Ce surnom si bien mérité a traversé les siècles: lorsque le collège Montaigu aux bâtiments rébarbatifs, vieillis et encore assombris, eut vécu ses derniers jours, lorsque la Révolution le supprima, de ce collège carcere duro, elle fit tout naturellement une prison: des détenus militaires remplacèrent les écoliers. Furent-ils mieux nourris? il faut l’espérer pour eux qui n’avaient point l’étude pour consolatrice. Le collège Montaigu devint, dans le langage courant, la prison des Haricots.
Après les militaires, on y mit des gardes nationaux récalcitrants; le vieux nom persista; la maison d’arrêt de la garde nationale fut dénommée par les soldats citoyens l’hôtel des Haricots. On démolit Montaigu pour installer à sa place la bibliothèque Sainte-Geneviève, lorsqu’elle émigra du vieux local bâti par les moines, beau débris du passé dont on fit table rase sous un prétexte non justifié de manque de solidité, et l’on aménagea vers Passy une nouvelle maison d’arrêt de la garde nationale laquelle prit tout aussitôt le vieux surnom provenant de Montaigu et resta, jusqu’à la fin de la garde nationale, l’hôtel des Haricots, aux souvenirs vaudevillesques, aux cachots(!) illustrés de dessins et peintures entremêlés d’inscriptions en vers et en prose par les gens de lettres et artistes peu soucieux de la gloire de monter la garde aux Tuileries ou à l’Hôtel de Ville. La cellule nº 14 y était fameuse: Decamps, Théophile Gautier, Daumier, Gavarni,{147} Devéria, Français, Alfred de Musset, y incarcérés, l’avaient décorée au crayon et au pinceau.
avait rimé Musset dans cette peu terrible cellule.
Étrange association de noms: Gavarni et Daumier reliés à Rabelais, Gautier et Musset à Erasme, la garde nationale aux pauvres Capettes de Montaigu!
Plus heureux vraiment sont les écoliers presque vagabonds, mais libres, qui, pour vivre, travaillent de leurs bras, louent quelquefois leurs services, se font chantres de quelque église; plus heureux même ceux qui mendient leur pain. Beaucoup de ces collèges sont loin d’être tenus avec l’austérité et la sévérité de Montaigu, la discipline y est inconnue; dans quelques-uns écoliers et maîtres vivent dans un désordre peu favorable aux études; ils sont trop voisins des tavernes et l’on a vu même quelquefois des régents peu scrupuleux serrer les écoliers dans une partie des bâtiments et tirer parti du reste en louant des locaux à des industriels qui en ont fait des cabarets et pire encore.
Ainsi après des années d’études passées depuis l’enfance sous la férule de pédagogues imbus de ce principe que le maître qui bat bien enseigne bien, après les années d’études primaires passées en quelque école de paroisse ou même en quelque collège prenant l’écolier tout jeune, études poursuivies ensuite plus librement comme boursier de quelque fondation, courant aux leçons des maîtres fameux ou préférant les esbattements des tavernes, les plaisirs tumultueux du Pré aux Clercs et les joyeux propos des camarades, au dur labeur de suivre les argumentations des savants à méthodes rébarbatives,—l’escolier, après des examens très difficiles, finissait par attraper ses diplômes et trouvait le moyen de se faire nommer à quelque bénéfice ou pourvoir de quelque bonne place lui fournissant amplement ces pécunes, dont il était jadis si peu pourvu.
Il pouvait devenir pédagogue à son tour et transfuser la science à coups de verges aux écoliers ses successeurs; ou bien il entrait dans les ordres, obtenait quelque bonne cure, quelque canonicat douillet. S’il dénichait de puissantes protections, les chemins étaient ouverts largement devant lui; il pouvait tout espérer, les plus hautes situations séculières ou ecclésiastiques, la faveur des princes et les avantages qui en résultent, les grands emplois... Et alors, sur ses vieux jours, se remémorant ses souvenirs du pays des Études, de ses misères et de ses joies, du bon temps quelquefois si dur de sa jeunesse, il se souvenait de son vieux collège, et lui léguait quelque petit bien pour entretenir les étudiants, ses successeurs. Tous les escholiers n’arrivaient point là. Écoutons François Villon en son grand testament:
De ces maisons de science, officines de bacheliers et de docteurs qui hérissent la montagne de Sainte-Geneviève et font de ce Paris de la rive gauche une ville particulière, la grande cité des Études, voici à peu près la liste, non pas complète, car on pourrait y ajouter tels établissements de minime importance qu’il est inutile de nommer, tels collèges qui vécurent peu et disparurent faute de ressources suffisantes:
Collège de Sorbonne, grande école de théologie fondée vers 1250, par Robert de Sorbon, du village de Sorbon près de Rethel, grâce à un legs de Robert de Douai, chanoine de Senlis, son ami, et aux libéralités de saint Louis. Le collège de Sorbonne eut de très humbles commencements: il n’y avait d’abord place, dans les maisons achetées par le roi, que pour quelques docteurs menant la vie la plus modeste, pour ne pas dire pauvre, et pour seize boursiers seulement. Peu après la fondation, Robert de Sorbon put adjoindre à l’établissement primitif un petit collège de jeunes enfants qui passaient plus tard dans les classes supérieures, aux études de théologie.
Bien petits commencements pour cette institution qui va croître si vite en grandeur et en puissance, qui va régenter la théologie, décider sur toutes les questions religieuses et bientôt connaître également de la politique, se lancer passionnément, en terrible disputeuse et ergoteuse, dans toutes les querelles des partis, prenant position dans toutes les luttes, et bataillant à coups de thèses et de décrets, avec une vigueur, une violence redoutables et une obstination jamais lassée. La Sorbonne est une forteresse dont la garnison de docteurs et professeurs, dans les crises nationales, n’a pas toujours arboré le bon drapeau. Elle fut bourguignonne dans la guerre civile, anglaise ensuite et condamna Jeanne d’Arc; elle fut guisarde, espagnole, combattit pour la Ligue avec furie et fut, après la victoire du Béarnais tant de fois condamné par elle, très lente à faire sa soumission.
Richelieu, qui la réorganisa, marque la fin de sa grande époque. Dans ces temps, la Sorbonne vieillie vit son champ de luttes se restreindre singulièrement et elle s’achemina tout doucement vers sa transformation définitive.{149}
Collège des Lombards, rue des Carmes, fondé en 1334, dit maison des pauvres écoliers italiens de la bienheureuse Marie, ruiné et abandonné au XVIᵉ siècle, devenu au XVIIᵉ collège des prêtres irlandais, qui ont laissé une chapelle rue des Carmes, 23, au fond d’une cour.
Collège de Karembert, fondé par un gentilhomme breton pour les écoliers du diocèse de Léon, collège de bonne heure tombé dans la misère, les bâtiments s’écroulant, le principal vendant les portes et les fenêtres, les malheureux boursiers obligés de chanter par les rues pour vivre.
Collège de Lisieux, fondé en 1336 par Guy d’Harcourt, évêque de Lisieux, pour vingt-quatre boursiers; démoli au XVIIIᵉ siècle, pour former la grande place devant la nouvelle Sainte-Geneviève, c’est-à-dire le Panthéon.
Collège de Constantinople, fondé au XIIIᵉ siècle pour des étudiants grecs envoyés par l’empereur Baudoin, après la prise de Constantinople par les Croisés.
Collège de Clermont, fondé en 1563 par Guillaume Duprat, évêque de Clermont, qui le donna bientôt aux jésuites. Les jésuites eurent tout de suite de graves désaccords avec l’Université, qui voyait{150} d’un œil inquiet cette nouvelle puissance s’élever, et ces désaccords dégénérèrent vite en guerre ouverte, en procès devant le Parlement. L’Université avait fait sa soumission à Henri IV et voulait se faire pardonner sa participation fougueuse à la Ligue; les jésuites s’étaient distingués aussi, mais ils restaient devant le vainqueur dans une réserve hostile. L’affaire se décida contre eux, lors de l’attentat de Jean Chatel. Le collège fut fermé, le principal et les professeurs furent arrêtés, le Parlement prononça leur bannissement et l’on vit un jour, en 1595, les 37 jésuites de Clermont, conduits par un huissier du Parlement, quitter la ville, les uns empilés dans trois charrettes, les autres à pied. Ils revinrent en 1618 et leur collège de Clermont se rouvrit triomphalement, malgré l’opposition de l’Université.
Les jésuites, de plus en plus en faveur à la cour de Louis XIV, firent disparaître une nuit le nom de Clermont inscrit sur leur porte et lui substituèrent celui de Louis le Grand. Agrandi des collèges de Marmoutiers et du Mans, le collège Louis le Grand acquit une prospérité extraordinaire et vit se presser sur ses bancs les fils des plus grandes familles de France, jusqu’à l’expulsion des Jésuites en 1763.
Particularité curieuse, en 93, l’ancien collège des jésuites Louis le Grand, sous le nom de collège Égalité, fut le seul collège qui resta ouvert pendant toute la durée de la Terreur.
Pendant les deux derniers siècles, le collège des Jésuites eut son théâtre, où pour les solennelles distributions de prix, devant une foule aristocratique, les élèves jouaient des tragédies rimées par des professeurs, des pièces latines, des tragédies en musique et dansaient même des ballets. M. Cocheris a donné une longue liste de ces pièces de circonstance, dans laquelle nous pouvons relever quelques titres:
Les réjouissances du Lys et de l’impériale, ballet dédié à Leurs Majestés par les écoliers du collège de Paris de la compagnie de Jésus, 1660.
Les Tartares convertis, 1657.
La Prise de Babylone.
Le Ballet des songes, 1671.
La France victorieuse sous Louis le Grand, ballet, 1680.
Les Héros ou les Actions d’un grand prince, ballet, 1684.
Le ballet de Mars et de la Guerre, 1696.
Jason ou la conquête de la Toison d’or, ballet mêlé de récits, 1701.
Adonias, tragédie; l’Empire de l’Imagination, ballet pour la tragédie d’Adonias, 1702.
Maurice, empereur d’Orient, tragédie.
L’Empire du monde partagé entre les dieux de la fable, ballet, 1710.
L’Empire de la folie, ballet, 1712. L’Art de vivre heureux, ballet intermède de la tragédie d’Hermenegilde, 1718, etc...
Les jésuites avec leur théâtre officiel, pompeux et ordonné, ne faisaient que reprendre en la modifiant une vieille tradition écolière. Les collèges avaient eu autrefois des théâtres libres, où les étudiants des collèges Navarre, Bourgogne, Justice,{151} Boncourt, etc., à l’instar des Clercs de la Basoche du Palais, des Enfants Sans Souci et des confrères de la Passion, donnaient en spectacle public des farces et moralités, dans lesquelles les acteurs prenaient souvent d’audacieuses libertés vis-à-vis des autorités de l’Église ou du royaume, et des gens de la cour.
Reprenons la liste des collèges:
Collège de Suède, fondé au XIVᵉ siècle.
Collège des Allemands.
Collège de Dace ou de Danemark, fondé en 1275.
Collège de Picardie.
Collège de Chollet ou des Chollets, fondé en 1292 par le cardinal Jean Chollet, supprimé à la Révolution. Les derniers bâtiments et la chapelle ont été rasés en 1822 pour l’agrandissement de Louis le Grand.
Collège de Navarre, fondé en 1304 par la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, et doté assez richement pour que les bourses y fussent plus impor{152}tantes que partout ailleurs. On a calculé que la valeur moyenne d’une bourse à Navarre était de 1,170 francs, monnaie actuelle. Collège illustre entre tous et qui eut pour élèves Jean Gerson, Ramus, et nombre de savants et professeurs fameux.
C’était aussi le collège de la noblesse au XVIᵉ siècle avant les succès des jésuites. Henri de Valois, Henri de Bourbon et Henri de Guise y étudièrent en même temps et y reçurent un jour, en 1568, la visite du roi Henri II.
Le roi de France était de fondation le premier boursier de Navarre et l’argent de sa bourse était affecté à l’achat des verges nécessaires aux études. Navarre possédait une belle entrée sur la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, un beau porche décoré de statues s’ouvrant dans une ligne de pignons gothiques. Navarre, à la Révolution, fut réuni à Boncourt et devint l’École Polytechnique.
Collège de Boncourt, fondé en 1353 par Pierre de Boncourt.
Collège de Tournai, réuni à Navarre en 1638.
Collège de Presles, fondé en 1313 par Raoul de Presles.
Collège du Plessis, fondé en 1322 par Geoffroy du Plessis, uni à la Sorbonne en 1646, prison en 93. Ce collège a été rasé pour les nouveaux bâtiments de Louis le Grand.
Collège des Écossais, fondé en 1323 par l’évêque de Murray en Écosse. Prison en 93, où Saint-Just au 9 thermidor fut écroué. Les bâtiments occupés par une institution existent encore devant la rue Clovis.{153}
Collège d’Hubant ou de l’Ave Maria, fondé en 1336 par Jean Hubant, conseiller du roi, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
Collège Saint-Michel, rue de Bièvre, 12, fondé en 1348 par Guillaume de Chanac, évêque de Paris.
Collège des Trois-Évêques ou de Cambrai, fondé en 1348 par les évêques de Langres, de Laon et de Cambrai; démoli en 1774 pour le collège de France.
Collège de Beauvais, fondé en 1370 par le cardinal Jean de Dormans, évêque de Beauvais, pour douze boursiers de Dormans ou de Soissons. Après l’expulsion des Jésuites au XVIIᵉ siècle, les boursiers du collège de Beauvais passèrent à Louis le Grand, et ses bâtiments furent affectés au collège de Lisieux. A la Révolution, ils devinrent magasins militaires, puis caserne dite de Lisieux. La caserne ayant été supprimée, les bâtiments ont disparu, mais la chapelle subsiste rue Saint-Jean-de-Beauvais; restaurée après la démolition de la Caserne, elle est affectée aujourd’hui à l’église roumaine.
Collège de Fortet, fondé en 1397, berceau de la Ligue et du conseil des Seize.
Collège de Sainte-Barbe, fondé en 1420; le collège vit arriver au XVIᵉ siècle un étudiant espagnol de trente-sept ans, déjà docteur de l’université de Salamanque, Ignace de Loyola, qui devait devenir le fondateur de la société de Jésus.{154}
Collège de Reims, fondé en 1412 par l’archevêque de Reims, reconstruit au XVIIIᵉ siècle et réuni à Sainte-Barbe.
Collège de Bayeux, fondé en 1308 par Guillaume Bonnet, évêque de Bayeux, pour des boursiers du Mans et d’Anjou.
Collège de Laon, fondé en 1327 par Guy de Laon, trésorier de la Sainte-Chapelle.
Collège de Montaigu, fondé en 1314 par le cardinal de Montaigu, évêque de Laon.
Collège de Narbonne, fondé en 1307 par Bernard de Fargis, archevêque de Narbonne.
Collège de France ou collège Royal, dit d’abord Collège des Trois Langues, fondé en 1529 par François Iᵉʳ pour les hautes études.
Collège de Tréguier, fondé en 1325.
Collège de Grassins, fondé en 1571 par Pierre Grassins, conseiller au Parlement. Ce collège innova au XVIIIᵉ siècle le palmarès; il en reste une porte, rue Laplace, ancienne rue des Amandiers.
Collège de Bourgogne, fondé en 1332 par la reine Jeanne, femme de Philippe V, rue des Cordeliers, acheté en 1769 par l’Académie Royale de Chirurgie, aujourd’hui École de médecine.
Collège Mignon, fondé en 1345, appartenant aux religieux de l’ordre de Grammont, chapelle reconstruite en 1749, transformée aujourd’hui en imprimerie.
Collège du Cardinal Lemoine, fondé en 1297 par le cardinal Jean Lemoine.
Collège des Bons-Enfants Saint-Victor, XIIIᵉ siècle. Ce collège eut pour principal, au XVIIᵉ siècle, saint Vincent de Paul. Il fut transformé plus tard en séminaire et devint prison en 93.
Collège de Justice, fondé par Jean de Justice, chantre de Bayeux, chanoine de Paris, pour huit écoliers du diocèse de Rouen et quatre de Bayeux.
Collège des Trésoriers, fondé en 1269 pour vingt-quatre écoliers par le trésorier de Notre-Dame de Rouen.
Collège de Calvi, démoli au XVIIᵉ siècle pour la Sorbonne.
Collège d’Harcourt, fondé en 1200 par des membres de la famille d’Harcourt, qui possédait près de là un hôtel.
Collège de Cornouailles, fondé en 1317.
Collège de la Marche, fondé en 1362 par Guillaume de la Marche, chanoine de Toul.
Collège d’Arras, fondé en 1332 par l’abbé de Saint-Wast d’Arras.
Collège de Tours, fondé en 1333 par Étienne de Bourgueil, archevêque de Tours.
Collège d’Autun, fondé en 1337, rue Saint-André-des-Arts.
Collège de Boissi, fondé en 1356 par Guillaume de Boissi pour «étudiants pauvres et de basse extraction» de la famille de Boissi ou natifs de Boissi-le-Sec.
Collège de Dainville, 1380; collège de Seez, 1427; collège du Mans, 1519.{155}
Collège de Mᵉ Gervais, fondé en 1371 par Gervais Chrétien, chanoine de Bayeux et médecin de Charles V.
Collège Mazarin ou des Quatre-Nations, devenu le palais de l’Institut.
La plupart de ces collèges, on le voit, datent du XIIIᵉ ou des premières années du XIVᵉ siècle.
Ces fondations ainsi que les dons et legs destinés à l’entretien des professeurs et des boursiers apportaient remède à la misère des écoliers, si souvent relatée dans les documents du XIIIᵉ siècle, qui nous montrent bien des fois le pauvre écolier allant au cours le ventre vide, puis quêtant aux portes des couvents, ou ramassant les rebuts des halles qu’il fait cuire tout en repassant ses cahiers dans le froid taudis où il loge.
Il faut ajouter à cette liste les collèges religieux où les couvents des différents ordres envoyaient leurs novices pour compléter leurs études dans Paris, centre des lettres et des sciences. Ce sont:
Le Grand collège des Bernardins, fondé en 1244 par les moines de l’abbaye de Clairvaux et de l’ordre de Cîteaux.
Le collège de Marmoutiers, pour les religieux de Marmoutiers, fondé en 1327, passé aux jésuites en 1641.
Le collège des Prémontrés, fondé en 1283 pour les chanoines réguliers de l’abbaye de Prémontré dans la forêt de Coucy. La chapelle subsiste près des Cordeliers.
Le collège de Cluny, fondé en 1269, séminaire de l’ordre illustre qui comptait plus de deux mille maisons en Europe. Le collège de Cluny possédait un cloître superbe et une très belle église, ajourée comme la Sainte Chapelle; après la Révolution le peintre David en fit son atelier.
Le collège de la Merci, fondé en 1516 pour les religieux de cet ordre.
Quartier de contrastes, cette ville particulière de l’Université, quartier de moinerie et de clergie, où moines et clercs se coudoient par les rues que bordent de hautes constructions sévères; où les cloîtres sont proches voisins des tavernes d’écoliers, où passent tant de frocs de tout ordre et de toutes sortes, cachant sous le capuchon des fronts plissés par la méditation ou de béates figures épanouies par les satisfactions matérielles, Claude Frollos ou Gorenflots; ville tranquille des{156} études, ville agitée des étudiants, où bouillonne une jeunesse avide de science, et aussi,—malheureusement pour le repos des couvents ses voisins—jeunesse amoureuse de bruit et de gaîté dans l’intervalle des sévères études, jeunesse remuante et turbulente, jalouse de ses droits et privilèges, souvent en lutte avec ses recteurs, en dispute perpétuelle quand ce n’est pas en guerre ouverte avec les moines de la grande abbaye de Saint-Germain des Prés.
Fixés par diverses ordonnances royales, depuis Philippe-Auguste, les privilèges de l’Université sont nombreux et importants: privilèges de protection quand l’écolier est attaqué, privilège de justice particulière quand il s’agit de délits commis par les écoliers. Tout homme qui blesse un clerc est frappé d’excommunication et n’en peut être relevé que par le pape. Hors le cas de flagrant délit, les écoliers ne peuvent être arrêtés, ils ne sont justiciables que de la justice ecclésiastique ou de l’Université.
Et cette Université savait soutenir ses clercs et maintenir ses privilèges. On le vit bien souvent à l’occasion de désordres d’écoliers débauchés et batailleurs.
Ces écoliers sans le sou, toujours en quête de ressources, amis des repues franches, comme dit Villon, avaient souvent dispute avec hôteliers et marchands, et par suite maille à partir avec les archers du Prévôt de Paris. Le prévôt Hugues Aubryot, en reconstruisant le petit Châtelet au Petit-pont, avait, sous la voûte, ménagé deux petites geôles pour messieurs les clercs auxquels ses archers dans les bagarres devaient mettre la main sur le collet. Et ce prévôt, qui n’aimait pas beaucoup les écoliers, avait donné à ces deux cachots par dérision les noms de clos Bruneau et de rue du Fouarre.
Souvent des batailles ensanglantaient les tavernes où s’entassaient ces clercs, futurs prêtres ou docteurs, les cabarets hantés par les filles, des bagarres s’engageaient aux carrefours où quelques mauvais écoliers se transformaient en tirelaines vulgaires.
L’Université alla quelquefois, pour défendre ses droits et privilèges, lorsqu’elle les croyait menacés ou méconnus, jusqu’à fermer ses collèges et cesser ses cours. En 1230, l’affaire fut plus grave, l’Université abandonna Paris, ville hostile et ennemie. «En cet an même, dit Joinville, grande dissension mut à Paris entre les clercs et les bourgeois et les bourgeois occirent aucuns des clercs par quoi l’Université se départit et issit hors de Paris et allèrent en diverses provinces.»
Ce fut au grand chagrin de saint Louis. Il s’agissait d’une bataille entre écoliers et habitants du faubourg Saint-Marceau, à la suite de la mise à sac d’un cabaret par les écoliers; ceux-ci avaient blessé et tué des bourgeois, les archers accourus, trouvant de la résistance de la part des écoliers en fureur, à leur tour blessèrent ou tuèrent.
Plusieurs fois des bagarres semblables donnèrent lieu à des demandes de réparations de la part de l’Université et créèrent des conflits interminables. Il ne s’agissait pas toujours de simples tumultes: en 1303, le prévôt de Paris Pierre le Jumeau ayant fait justice d’un étudiant assassin il en résulta une énorme émotion au Pays des Études, où tous les cours furent suspendus et les collèges fermés. A l’Univer{157}sité réclamant son justiciable se joignit l’autorité ecclésiastique qui le réclamait aussi, le supplicié étant tonsuré et l’on vit un matin une longue et interminable procession de tous les chanoines, prêtres et clercs de Paris se diriger solennellement, croix et bannières des paroisses en tête, vers l’hôtel du Prévôt. Devant l’hôtel fermé les formules d’excommunication furent prononcées et aussitôt après chaque prêtre ou clerc lança une pierre dans les huis ou les fenêtres immédiatement enfoncées.
Le malheureux prévôt fut obligé de dépendre son criminel et de donner un baiser sur la bouche du cadavre, puis de s’en aller à pied à Avignon se faire relever de l’excommunication.
Encore en 1408, le même fait se reproduisit; deux écoliers voleurs et assassins ayant été, pour crimes patents, condamnés et pendus par le prévôt de Paris, l’Université réclama hautement et menaça encore de fermer les Écoles; finalement le prévôt de Paris fut condamné à répéter la réparation de son devancier, à s’en aller détacher les deux écoliers du gibet où ils se balançaient depuis quelque temps déjà et à faire en signe d’amende honorable le simulacre de leur donner un baiser sur la bouche. Il dut ensuite placer les deux cadavres sur un char drapé de{158} noir et les conduire processionnellement, prêtres et religieux en tête, suivis de tous les archers de la prévôté, jusqu’au Parvis Notre-Dame pour les présenter à l’évêque de Paris, puis de là au couvent des Mathurins, pour les remettre au recteur de l’Université qui fit inhumer les deux assassins dans l’église des Mathurins.
En 1440, un maître de théologie nommé Aimeri, poursuivi pour quelque méfait, ayant cru pouvoir recourir au droit d’asile de l’église des Grands-Augustins, les huissiers ou sergents du Châtelet violèrent cet asile; ils entrèrent dans le couvent de haute lutte et enlevèrent le délinquant malgré la vive résistance opposée par les moines. L’un de ceux-ci, par malheur, resta sur le carreau.
Grande rumeur au pays latin, les Augustins firent agir l’autorité ecclésiastique, l’Université réclama énergiquement et reprit sa grande menace de fermeture des Écoles. Elle obtint satisfaction; suivant arrêt du prévôt de Paris, les sergents envahisseurs Jean Bayard, Gillet Rolland et Guillaume de Besançon vinrent pieds nus, en chemise et un cierge à la main, suivis de tous les huissiers du Châtelet, faire à genoux trois solennelles amendes honorables devant les religieux Augustins et les dignitaires de l’Université, au Châtelet d’abord, ensuite au couvent sur le lieu du meurtre et sur la place Maubert, après quoi ils furent bannis. En témoignage de leur victoire, les Augustins firent encastrer dans le mur extérieur de leur couvent sur le quai un bas-relief représentant l’amende honorable des huissiers[C].
Les assemblées générales de l’Université se tenaient depuis les premiers jours dans l’église Saint-Julien le Pauvre, bientôt trop étroite pour la foule universitaire. C’est là que, suivant ordonnance de Philippe le Bel, le prévôt de Paris venait, tous les deux ans, prêter serment d’observer et de faire observer les privilèges des maîtres et des écoliers. Les élections des dignitaires, des délégués de la faculté des arts pour la nomination du recteur, et l’élection du recteur se faisaient également dans l’église hospitalière, et non quelquefois sans dommage pour elle, car elles étaient souvent troublées par des disputes graves, dégénérant vite en bousculades et en batailles, au cours desquelles, plus d’une fois, de turbulents écoliers enfoncèrent les portes et firent dans l’église d’importants dégâts.
La foire du Landit ouvrant chaque année au mois de juin entre le village de la Chapelle et celui de Saint-Denis, sur le territoire de l’abbaye de Saint-Denis, fut bien souvent le théâtre de désordres occasionnés par les écoliers.
L’Université entière, maîtres et élèves, avait pour coutume de s’y rendre en une immense procession, longue troupe bruyante de quinze ou vingt mille étudiants, dont l’avant-garde était déjà au champ de foire quand, disait-on, le recteur n’avait pas encore quitté Saint-Julien le Pauvre ou les Mathurins.
Les écoliers arrivés au Landit officiellement, avec leurs professeurs, pour s’approvisionner de livres et de parchemins, se répandaient ensuite dans le champ de foire aux mille échoppes et tentes, parmi l’innombrable affluence de gens de toute{159} sorte, marchands et taverniers, bourgeois et artisans, ribaudes et malandrins; et se laissaient aller dans la cohue, dans la licence de la fête, à bien des tentations.
Aux écoles de droit du clos Bruneau, on n’enseignait alors que le droit ecclésiastique; le droit civil en ce temps où la coutume avec son extraordinaire variété régnait seule, ne constituant pas encore une science régulière. Ces écoles, trop à l’étroit dans leur maison originaire, l’avaient vendue pour mieux s’installer à côté. Au XVIᵉ siècle, Robert Estienne, fondateur de la dynastie des Estienne, ces illustres imprimeurs, établit son imprimerie dans la vieille maison des décrétales, à l’enseigne de Saint-Jean-Baptiste et aussi de l’olivier, la marque de ses livres. On raconte qu’il avait pour coutume d’accrocher aux vitrages de sa maison sur la rue, les épreuves corrigées des livres en cours d’impression, pour que les doctes passants, escholiers et professeurs, pussent les lire. Il y avait une prime pour qui signalait une faute oubliée. François Iᵉʳ, protecteur des lettres, et en particulier protecteur d’Estienne qu’il avait nommé imprimeur royal pour le grec, vint plus d’une fois faire visite à l’officine de l’imprimeur-éditeur, d’où sortaient tant de savantes éditions et de beaux livres illustrés.
La chasse aux Huguenots de la petite Genève.—Mort de Pierre Ramus.—La Ligue.—Formation du Conseil des Seize au collège Fortet.—Les curés ligueurs.—La journée des Barricades.—Escarmouches autour de la place Maubert.—Le comte de Brissac bon sur le pavé.—La Commune blanche.—Misères des Écoles pendant le siège.—Étudiants tirelaines.—Transformation du Pré aux Clercs.—Comment la reine Marguerite faisait faire ses pénitences.—La chapelle des Louanges.
MAINTES fois, dans les troubles politiques des XIVᵉ et XVᵉ siècles, l’Université était entrée en scène, et ses docteurs avaient joué un rôle important, assez triste au temps de Jeanne d’Arc et de la guerre anglaise, par l’appui donné aux Bourguignons d’abord, puis au duc de Bedfort, régent pour Henri V, roi de France et d’Angleterre.
Au XVIᵉ siècle, elle se jeta violemment dans les querelles religieuses. Écoliers et maîtres se montrèrent fougueux catholiques et ligueurs
déterminés, les protestants en eurent maintes preuves aux nombreuses échauffourées qui se produisirent à l’occasion de réunions huguenotes ou de prêches clandestins, découverts et assaillis par des bandes d’écoliers, à la mise à sac de maisons protestantes dans le faubourg Saint-Germain, aux désordres du Pré aux Clercs, et à l’échauffourée de l’église de Saint-Médard, quand les protestants rassemblés en grand nombre dans la maison du Patriarche, voisine de l’église, voulant faire taire les cloches que l’on sonnait exprès à toute volée pour troubler leur prêche, assaillirent l’église, et firent le siège du clocher,—véritable bataille enfin dont les protestants sortirent vainqueurs et où le temple mit l’église à sac.
Alors sur la vieille place Maubert où aboutissent les rues écolières du Clos Bruneau, de Saint-Victor, du mont Saint-Hilaire, de la Montagne Sainte-Geneviève, grand carrefour réceptacle, recevant pour les tumultes fréquents les bandes dégringolant des collèges, une potence se dresse non loin de la croix du carrefour Saint-Victor. Maintes fois de pauvres huguenots viennent y prendre la place des malandrins justiciés pour leurs crimes; et l’on voit aussi à côté de la potence s’élever des bûchers pour quelques victimes jugées dignes d’un plus cruel supplice, ministres protestants, religionnaires connus, comme Étienne Dolet, l’imprimeur brûlé avec ses livres en 1546. Et quelquefois aussi de l’autre côté de la montagne écolière d’autres bûchers flambent devant l’abbaye de Saint-Germain sur la place où s’élève le pilori abbatial.
A la Saint-Barthélemy, quand les haines particulières, sous couleur de religion, se donnent libre carrière, périt un des maîtres célèbres de l’Université, Pierre Ramus, principal du collège de Presles. Pour avoir un peu bousculé les idées philosophiques de son temps et les sorbonnagres confits en Aristote, ce maître novateur s’était attiré bien des haines; déjà, pendant les persécutions contre les réformés, Ramus avait été obligé de s’enfuir et l’on avait profité de son absence pour piller sa bibliothèque. Il faut dire aussi que, lors des troubles survenus au Pré aux Clercs, il avait, de son côté, fortement chauffé l’animosité des écoliers contre l’Abbaye de Saint-Germain.
Rentré à son collège, Ramus fut, le surlendemain de la Saint-Barthélemy, découvert caché au fond des caves et mis à rançon d’abord; mais la bande d’assassins, recrutée par ses ennemis dans les bas-fonds de la populace, revint à la charge, l’égorgea tout de même, traîna le pauvre cadavre nu jusqu’à la Seine, et l’y précipita pour aller rejoindre les corps ensanglantés que depuis deux jours la Seine charriait vers les îles de Grenelle, où des fossoyeurs les recueillaient pour les jeter en de grandes fosses.
A l’époque de la Ligue, professeurs de l’Université, moines des couvents, curés des paroisses rivalisent de zèle pour la Sainte-Union, et manifestent des sentiments hautement guisards. Les frères prêcheurs ou jacobins fournissent les plus furieux de ces prédicateurs qui mettent la hallebarde et l’arquebuse aux mains des bourgeois fanatisés. Les curés des paroisses luttent avec eux d’éloquence dans ces étranges sermons où les grossièretés, les traits ridicules sur les textes de l’Écriture appliqués aux événements, se mêlent aux provocations ouvertes à la sédition et au meurtre. Parmi ces curés se distinguent surtout ceux de Saint-Séverin et de Saint-Benoît, qu’un jour Henri III veut faire arrêter et que la populace ameutée défend.
Au collège Fortet, rue des Sept-Voies, chez Jean Boucher, curé de Saint-Benoît, dans la grande salle d’un corps de logis qui existe encore, appuyé par des contreforts et flanqué d’une haute tourelle d’escalier, se réunit une assemblée de quatre-vingts personnes, prêtres, gentilshommes, procureurs, bourgeois, tous animés du même zèle catholique et guisard, qui organisèrent puissamment le parti de la Ligue, dans Paris divisé en seize quartiers, en donnant comme chefs aux Parisiens le fameux conseil des seize. Chacun de ces Seize répondait de son quartier et faisait marcher les milices bourgeoises dirigées par des chefs inférieurs, centeniers et dizeniers. Parmi ces fougueux Ligueurs, ces quarteniers qui tenaient Paris à la façon des chefs cabochiens, il se voyait d’étranges figures comme ce procureur ancien maître d’armes Bussy Le Clerc, comme Lachapelle-Marteau, maître des comptes ou Crucé, autre procureur, et des curés de paroisse, c’est-à-dire des agents des Guise travaillant à porter sur le trône une nouvelle dynastie, des politiciens forcenés, qui ayant trop de sang aux mains pour reculer, finirent, quand ils entrevirent la ruine, par vendre leur pays à l’Espagne.
Dans ces fureurs catholiques et guisardes on peut démêler aussi le vieil esprit révolutionnaire des Parisiens, et il se trouvait bien des éléments démagogiques.{163} Ce fut deux siècles avant la Commune rouge de 93, quelque chose comme une Commune blanche qui sortit de cette maison si paisiblement bourgeoise aujourd’hui.
Simple rapprochement. Sous le collège Fortet, le cimetière de Saint-Étienne du Mont occupait un terrain en triangle irrégulier. Là, sous les fenêtres de ce curé Boucher qui fut une espèce de Marat de la Ligue, vint échouer le corps du Marat de 93, après un séjour au Panthéon, non jeté à l’égout comme on l’a dit, mais balayé des caveaux et enterré nuitamment dans le vieux cimetière.
Le collège Fortet donna donc dix années d’effroyable anarchie, dix années de troubles, de luttes sourdes, quand ce n’était point guerre ouverte, dix années pendant lesquelles Paris vécut en pleine révolution et parfois en pleine terreur.
C’est bien en vain qu’Henri III essaie de s’attacher les couvents par des dons nombreux et fait procession sur procession, comme celle où il va, avec ses mignons, tous revêtus de la cagoule des pénitents, chantant des psaumes, recevant et donnant des coups de discipline, depuis les Grands-Augustins jusqu’à Notre-Dame, sous une pluie battante. La Ligue lui répondra par d’autres processions où les moines, au lieu de disciplines, porteront la cuirasse et la hallebarde. Le roi est d’abord ouvertement attaqué, méprisé, insulté dans la chaire et dans la rue; les prédicateurs de la Ligue proclament journellement la nécessité d’en finir par le fer avec lui.
Il survient bien quelques rares périodes d’accalmie, mais elles sont suivies d’une recrudescence de rébellion, de secousses soudaines comme la journée des Barricades et la fuite du roi, puis éclate le coup de théâtre de l’assassinat des Guises à Blois, auquel répond la déchéance du roi proclamée solennellement par le Parlement et la Sorbonne, qui délient les sujets de l’obéissance.
Les Seize enfin organisent le régime terroriste, jettent en prison les tièdes, accrochent aux potences ceux qui osent élever la voix contre leurs décisions; ils arment des milices bourgeoises, des bataillons populaires pour marcher à côté des troupes espagnoles contre l’armée royale, contre Henri III d’abord, et contre le Béarnais son successeur, quand Jacques Clément a enfin exécuté ce que tant de fois les prédicateurs ont demandé.
A la journée des Barricades, les écoliers se signalèrent sous la conduite du comte de Brissac; ils prirent les armes et barricadèrent la place Maubert pendant que Cordeliers et Jacobins, réunis aux bourgeois, escarmouchaient au carrefour Saint-Séverin.
M. de Brissac satisfaisait une rancune personnelle en s’attaquant au roi. Pour quelques revers éprouvés par lui, en combats sur mer ou en batailles sur le plancher solide des gendarmes, Henri III avait dit qu’il n’était bon ni sur la terre ni sur l’eau. Furieux du mot, Brissac se jeta plein d’ardeur dans la rébellion parisienne.
—Pour le moins, dit-il, le roi saura que j’ai trouvé mon élément et que je suis bon sur le pavé!
Il le prouva bien avec ses écoliers, en recevant vigoureusement les troupes{164} royales à coups d’arquebuse, en les repoussant la pertuisane dans le flanc, sous la grêle des pavés qui leur tombait des fenêtres, et il ne tint pas à lui de le prouver encore davantage, quand l’affaire fut bien en train dans tout Paris, en prenant le Louvre avec les bandes écolières, avec les troupes de moines armés et casqués, marchant mèches allumées, les prédicateurs en tête, pendant que d’un autre côté, le duc de Guise conduisait les bourgeois de la rive droite, les compagnies de la rue Saint-Denis. Par bonheur pour lui, Henri III put sortir à temps et courir jusqu’à Saint-Cloud, où le rejoignirent les troupes qui décampaient de la ville guisarde.
Cependant l’Université, qui s’est jetée à corps perdu dans le mouvement de la Ligue, en souffre bientôt d’une terrible façon. Les études sont mortes, les collèges sont presque abandonnés, les écoliers peu à peu se dispersent, ceux venus de l’étranger ou des provinces sont retournés chez eux, les autres meurent de faim{165} ou se font soldats. Élèves et maîtres cèdent la place à des troupes espagnoles casernées dans les vieux logis de la science. Les rues des études retentissent des tambours du duc de Féria, on voit dans les cours des collèges, au lieu de régents et d’écoliers, des bourgeois en train d’apprendre, sous la direction de quelques lansquenets, le maniement de la pique ou du mousquet. Les locaux non confisqués par les troupes s’emplissent de paysans des environs de Paris, réfugiés ici avec leurs meubles et leurs bestiaux.
C’est la guerre civile qui se prolonge avec toutes ses misères, c’est Paris assiégé. On a fait roi sous le nom de Charles X le cardinal de Bourbon, abbé de Saint-Germain des Prés; celui-là mort, on en veut faire un autre qui ne soit pas le Béarnais.
Moines et sorbonnagres n’ayant plus à déclamer contre Henri III, «ce vilain Hérode, concierge du Louvre, marguillier de Saint-Germain l’Auxerrois et de toutes les églises de Paris, gauderonneur des collets de sa femme et friseur de ses cheveux, etc.,» donnent de toute leur fureur contre Henri de Navarre, suppôt de l’enfer, dont l’armée enserre Paris. Le conseil de la Sainte-Union pèse par la terreur comme un comité de Salut public sur tous ceux qui, par raison, par politique ou par fatigue, voudraient un accommodement. On a pendu le prudent Brisson et on menace de pendre ou daguer tout ce qui ne marche pas d’enthousiasme avec les Seize.{166}
«Fut-il jamais tyrannie et domination pareille à celle que nous voyons et endurons? dit la Satire Menippée, composée en secret pendant cette dure période par quelques braves Parisiens qui préparent la révolte du bon sens, où est l’honneur de notre Université?
«Où sont nos collèges? où sont les escholiers? où sont les religieux étudiants aux couvents? Ils ont pris les armes et les voilà tous soldats desbauchés... Où est la majesté et gravité du Parlement?
«Avons-nous pas consommé peu à peu toutes nos provisions, vendu nos meubles, fondu notre vaisselle, engagé jusqu’à nos habits pour vivoter bien chétivement. Où sont nos salles et nos chambres tant bien garnies, tant diaprées et tapissées. Nos banquets sont d’un morceau de vache pour tout mets. Bienheureux qui n’a pas mangé chair de cheval et de chien, et bienheureux qui a eu toujours du pain d’avoine et s’est pu passer de bouillie de son vendue au coin des rues, au lieu où l’on vendait jadis les friandises de langues, caillettes et pieds de mouton, et n’a pas tenu à M. le légat et à l’ambassadeur d’Espagne que n’ayons mangé les os de nos pères!...»
Et quand tout fut terminé après tant d’années d’agitations sanglantes, quand le roi Henri ayant en quatre années de chevauchées conquis son royaume, ayant prononcé son abjuration à Saint-Denis et reçu la sainte-ampoule à Reims, eut définitivement vaincu la Ligue, quand ses troupes entrèrent dans Paris ruiné, affamé, dépeuplé, livré à bon prix par ce même Brissac de la place Maubert, ce fut encore au quartier des Écoles que se montrèrent quelques dernières velléités de résistance.
Le Béarnais tant de fois maudit s’en allait à Notre-Dame, au milieu des acclamations, les trompettes sonnant l’allégresse, les grosses cloches mises joyeusement en branle, pendant que par la ville des magistrats avec hérauts et trompettes couraient de carrefour en carrefour, proclamer une amnistie générale. Au bruit, le quartier de l’Université s’émut, quelques enragés ligueurs prirent leurs mousquets et même firent mine de commencer une barricade devant Saint-Yves; Hamilton, le curé de Saint-Cosme, sortit la pertuisane au poing, le capitaine Crucé réunit une douzaine de ses vieux compagnons, et courut pour se saisir de la porte Saint-Jacques, mais ils virent bientôt que tout était fini, que le sentiment général de Paris, fatigué et désabusé, était contre eux et qu’ils allaient être écrasés au premier choc. La proclamation de l’amnistie les rassurant sur leur sort, ils jetèrent les armes et rentrèrent chez eux. La Ligue avait vécu.
Le XVIIᵉ siècle commençant trouva la plupart des collèges mal remis encore des suites de la longue guerre civile. La Sorbonne confuse avait fait sa soumission au roi; elle était en lutte alors avec les jésuites dont les établissements prospéraient, et qui accaparaient les faveurs de l’aristocratie. Quelques-uns des collèges, tombés en décadence et couverts de dettes, n’avaient plus que quelques boursiers, six ou huit et même moins. Plusieurs, par mauvaise administration, ne pouvaient même plus subvenir à l’entretien de ces quelques boursiers, ni réparer les bâtiments non entretenus depuis longtemps et tombant en ruines.{167}
Il advint plus d’une fois que le Parlement dut supprimer momentanément les bourses pour laisser certains collèges obérés rétablir leurs finances. Des désordres et des abus de toute sorte aggravaient encore cette décadence. Des parties de collèges étaient louées à de la populace aux mœurs peu recommandables et d’un contact dangereux pour les étudiants. Certains régents ayant gardé le goût des armes, étaient devenus de véritables bretteurs, et l’on revit, jusque sous Louis XIII, des étudiants tirelaines s’en aller le soir attendre en quelques mauvais carrefours, le passant attardé pour le détrousser et tirer de sa poche de quoi payer le vivre et la débauche.
Délaissant l’étude dont il n’était pas toujours besoin pour obtenir grades et diplômes, que délivraient volontiers des docteurs aux oreilles de qui quelques bons écus sonnaient mieux qu’un peu de science, messieurs les écoliers, bottés et éperonnés, traînant l’épée comme des soldats, s’en allaient mêlés aux pages et aux laquais par la ville, cherchant et faisant naître au besoin les occasions de désordre, profitant de toutes les cohues pour commettre mille insolences et se permettre mille avanies, s’attaquant aussi bien aux femmes et filles des bourgeois qu’à leurs bourses.
La recrudescence de vogue de la foire Saint-Germain sous Henri IV leur fournissait ces occasions d’un désordre agréable ou profitable. Toute l’aristocratie, les seigneurs de la cour et le roi lui-même, accouraient aux divertissements, amenant une suite nombreuse de pages et de laquais dans la cohue bruyante. Les soirées de la foire de 1605 furent particulièrement troublées. L’Estoile, dans son journal, rapportant les excès commis aux tripots de la foire et dans les rues d’alentour dit que laquais, écoliers, soldats se livraient de véritables petites batailles rangées, si bien qu’un jour, des laquais ayant coupé les deux oreilles à un écolier et les lui ayant mises dans sa poche, les écoliers furieux se rassemblèrent pour le venger, et tombant en troupes armées sur les laquais qu’ils rencontraient, en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Quels délicieux chanoines, quels âpres procureurs, quels étranges médecins devaient faire de pareils étudiants après de telles études!
Voyons un peu les maîtres de ces escholiers, élite intellectuelle et parfois tourbe désordonnée, jeunesse ardente qui bruit dans les vieilles rues de la Montagne savante. Parmi ces maîtres, il y a dans le cours des siècles des figures de toutes sortes, d’illustres philosophes, des gloires de l’école dont le nom rayonne à travers les siècles et d’humbles pédagogues enseignant le rudiment aux enfants, des lettrés de toute envergure, d’austères docteurs et de simples marchands de soupe, comme on dit maintenant.
Après les maîtres des écoles épiscopales, Guillaume de Champeaux, Pierre Comestor, Robert d’Arbrisselle, Roscelin de Compiègne, après Abélard entraînant son camp de trois mille étudiants sur les pentes alors plantées de vignes de la montagne Sainte-Geneviève, il y a d’autres maîtres célèbres; il y a eu au XIIᵉ siècle Jean de Petit-Pont, dialecticien et philosophe qui enseignait dans une maison bâtie sur le Petit-Pont devant le premier Petit Châtelet construit par Louis le Gros,{168} au XIIIᵉ siècle; l’Italien saint Thomas d’Aquin, l’ange de l’école, l’auteur de la Somme; maître Albert, le mystérieux Albert le Grand des légendes, alchimiste et magicien, dont le nom est peut-être rappelé, quoi qu’on en ait dit, par la place
Maubert ou maître Albert, s’il est vrai que faute de salle assez grande pour contenir les écoliers qui se pressaient à ses cours, il a enseigné en plein air sur cette place, alors simple terrain vague,—ainsi que faisait aussi un autre maître, Sigier de{169} Brabant en la rue du Fouarre, quand Dante proscrit de Florence, séjournant à Paris, venait se mêler à la foule de ses auditeurs.
La Sorbonne, du bon Robert de Sorbon, fournit au XIVᵉ siècle et au XVᵉ siècle ces docteurs mêlés à toutes les intrigues politiques, à tous les événements dramatiques des époques troublées, passant du parti d’Étienne Marcel au parti du Dauphin, alliés du duc de Bourgogne ou du duc d’Orléans, condamnant Jeanne Darc et affirmant les droits du roi d’Angleterre à la couronne de France; elle nous donne ensuite ces grands docteurs lancés à corps perdu dans les âpres luttes religieuses du siècle de la Réforme. Alors le professeur quitte parfois la robe et endosse la cuirasse pour conduire les escholiers aux émeutes, mais le plus souvent il se contente, sans payer de sa personne, d’attiser le feu des querelles par la parole ou la plume. Les haines sont terribles et dans les désordres du temps trouvent le moyen de s’assouvir. Le pauvre Ramus qui enseignait la philosophie au collège de Presles, en sait quelque chose, lui qui sous prétexte de religion fut en réalité dagué en l’honneur d’Aristote, par des assassins que lui envoyèrent des docteurs rivaux.
Mais c’est aussi le siècle de la Renaissance des lettres, de l’antiquité retrouvée, de la diffusion des sciences et des lettres antiques par l’imprimerie; et ce sont des professeurs de Sorbonne qui ont introduit l’imprimerie en France et favorisé{170} l’établissement des premiers ateliers sur la Montagne des études. Guillaume Fichet, recteur, et un professeur de la nation d’Allemagne appelèrent à Paris, en 1569, trois imprimeurs de Bâle et dans les bâtiments de la Sorbonne installèrent les premières presses parisiennes, sous la surveillance officielle de la Sorbonne.
Au collège de France, collège royal pour l’avancement des sciences fondé par François Iᵉʳ, professe Guillaume Budé, le savant helléniste et nombre d’autres maîtres éminents.
On trouve dans les collèges des maîtres qui sont durs et sévères à l’écolier, mais qui impriment une bonne direction aux études et donnent, par cette rigoureuse discipline, une forte et grave éducation. On y trouve des humanistes pédants et doux très aimés, et aussi des principaux qui sont tout le contraire, qui se moquent au fond des lettres et des écoliers, d’âpres fonctionnaires que l’on peut accuser de conduire leurs collèges avec rapacité, de ne pas pourvoir aux vacances des chaires de professeurs pour s’en appliquer les traitements, et même de se livrer au commerce des grades enlevés à coups de pistoles.
Richelieu, grand maître de la Sorbonne, apporte de l’ordre dans cette Université si profondément troublée par un siècle de bouleversements. Dans l’antique maison de Sorbonne, reconstruite par lui, siègent les docteurs en bonnet carré, les terribles ergoteurs que les aspirants aux grades n’abordent qu’en tremblant. Qu’une belle perruque sous ce bonnet carré complète bien les graves personnages et leur prête de la majesté!
Le jansénisme plus tard viendra, dans le grand siècle régulier, apporter quelques rumeurs discrètement adoucies des querelles religieuses d’antan. Rollin, le bon et illustre principal du collège de Beauvais, recteur de l’Université, est janséniste, et la lutte qu’il doit soutenir se termine par son expulsion au milieu des larmes de tout le personnel de son collège, maîtres et élèves.
Tous ces collèges du moyen âge, de petit et de haut enseignement, les uns prenant les écoliers enfants, après les écoles de paroisses, dès le commencement de leurs études comme nos collèges d’aujourd’hui, les autres simples nids de boursiers venant dans les collèges de plein exercice conquérir leurs diplômes et se faire recevoir maîtres ès arts, licenciés, docteurs, disparaissaient peu à peu dans le cours des deux derniers siècles.
Les collèges de moindre importance furent absorbés par les grands. En 1763, une réforme générale de l’Université décida la suppression des derniers petits collèges et ne conserva que dix établissements: la Sorbonne, Louis le Grand, Lisieux, Cardinal Lemoine, de la Marche, des Grassins, d’Harcourt, de Montaigu, de Navarre et des Quatre Nations. Les bourses et les titres de quelques-uns se maintenaient encore, mais leurs boursiers appartenaient à ces dix collèges. La Révolution ne trouva que ceux-là en exercice.
On sait que Louis le Grand subsiste, que d’Harcourt est devenu Saint-Louis et que le collège de Navarre, réuni à Tournai et à Boncourt, est aujourd’hui l’École polytechnique.{171}
Ces collèges, prospères pour la plupart, avaient reconstruit leurs vieux bâtiments du moyen âge ou les avaient transformés au XVIIIᵉ siècle. Ils n’en étaient pas plus beaux ni plus gais, loin de là! Chez quelques-uns, tristes geôles aux cours sombres enserrées de plus en plus dans les grandes bâtisses et les maisons surélevées, la Révolution eut peu à faire pour les changer en prisons.
La Sorbonne, ce vieux collège de théologie du temps de saint Louis, ayant fait sa soumission au roi Henri et désavoué publiquement et solennellement tout ce qu’elle avait pu dire et faire au temps de la détestable rébellion de la Ligue, était rentrée en grâce. On reconnut l’insuffisance de ses vieux bâtiments, et le cardinal de Richelieu, qui était proviseur ou grand maître élu de la Sorbonne depuis 1622, en entreprit la reconstruction sur un vaste plan, en s’agrandissant aux dépens de quelques petits collèges voisins. Un quadrilatère de bâtiments solennels et tristes enferma une vaste cour, au fond de laquelle s’éleva l’église, monument d’un style à la fois noble et solennel, élégant et sévère qui semble bien cadrer avec la figure du grand cardinal. L’édifice est de l’architecte Jacques Lemercier, la première pierre en fut posée par Richelieu le 15 mai 1635.
La coupole qui surmonte l’église lui donne malgré ses recherches d’élégance une lourdeur triste qui va bien aussi au caractère de ce temple de la théologie scolastique, antre antique de la fameuse Thèse Sorbonnique, grande et petite, couronnement de dix ou douze ans d’études, disputes et argumentations. Cette épreuve décisive durait treize heures pendant lesquelles «sans boire ni quitter la place» le patient, avant de recevoir son bonnet de docteur en Sorbonne, devait tenir tête à tous les docteurs et ergoteurs de la maison se relayant de deux heures en deux heures pour l’assaillir, l’attaquer de tous les côtés, le retourner de toutes les façons.
Jusqu’à la Révolution, la cloche de la nouvelle Sorbonne, comme celle de l’ancienne, sonne le couvre-feu pour le quartier des Écoles. Villon le dit:
ce qui n’empêchait guère messieurs les clercs d’occuper leurs soirées autrement qu’à repasser leurs cahiers et n’assurait point la tranquillité des carrefours.
Le terrible cardinal restaurateur de la Sorbonne a son tombeau dans cette église, un mausolée de marbre, édifié sur les dessins de Le Brun en 1694, avec son effigie sculptée par Girardon. Et la coupole de Richelieu continue de planer sur la Sorbonne moderne encore une fois renouvelée et agrandie, en train de pousser sur la vieille Montagne des Études.
Une autre coupole et un édifice d’un style moins sévère rappelle un autre cardinal tout en donnant l’hospitalité à une fondation de Richelieu. C’est la coupole du collège des Quatre-Nations aujourd’hui palais de l’Institut, siège de l’Académie aux quarante fauteuils, créée par le grand cardinal ministre, auteur de tragédies rimées moins fortes que les drames réels de l’histoire où il mit la main.
Par son testament de 1661, le cardinal Mazarin légua une forte somme, dont{172} deux millions affectés à la construction, pour la fondation d’un collège Mazarin destiné à donner l’éducation à soixante gentilshommes des provinces de Pignerol, d’Alsace, de Flandre et de Roussillon. Les terrains de l’hôtel de Nesle furent achetés; avec un tas de vieux bâtiments souventes fois rafistolés et d’une si pittoresque vétusté, on jeta bas la porte de Nesle et aussi la vieille tour qui allait si bien à ce côté de Paris, cavalièrement plantée là comme une aigrette sur un casque, et bientôt, transformant radicalement ce vieux quartier à la pointe du Pré-aux-Clercs, tels des alexandrins pompeusement alignés succédant à des vers pittoresques de ballades à la Villon, s’élevèrent les bâtiments en hémicycle, les pavillons d’angles à grands toits, la façade à fronton et la coupole du collège des Quatre-Nations. Cette coupole, c’était la chapelle au milieu de laquelle, comme Richelieu à la Sorbonne, reposait Mazarin dans un riche mausolée sculpté par Coysevox, transporté maintenant au Louvre.
Sur la gauche et juxtaposés aux constructions du collège s’élevèrent en même temps les bâtiments de la Bibliothèque Mazarine, collection formée par les soins de Gabriel Naudé, ancien bibliothécaire de Richelieu, laquelle, première bibliothèque ouverte au public à Paris, avait durant la vie du cardinal occupé d’abord l’hôtel en pierres et briques du coin des rues Vivienne et Neuve-des-Petits-Champs et s’était logée ensuite en de nouvelles galeries construites au-dessus des chevaux de Son Éminence, sur l’emplacement occupé par la Bibliothèque nationale actuelle.
Les livres du cardinal, augmentés de beaucoup d’autres, sont encore aujourd’hui dans les bâtiments grisâtres de la Bibliothèque Mazarine, au fond des cours graves et silencieuses, si complètement en dehors du courant bruyant de la vie moderne.
La Révolution ferma ce collège de gentilshommes et l’utilisa comme tant{173} d’autres en prison. A côté de cette prison, dans les bâtiments où siègent aujourd’hui les quarante, tint séance pendant quelque temps le comité de Salut public, terrible prédécesseur des Académiciens d’aujourd’hui.
M. Cocheris rapporte qu’alors, au plus fort de la Terreur, un prêtre proscrit caché dans une chambrette de l’édifice, dit chaque jour sa messe juste au-dessus de la salle où siégeait le terrible comité.
En 1795 on plaça ici l’École centrale, que vint remplacer peu après l’École des Beaux-Arts, l’édifice s’acheminant peu à peu vers sa définitive destination. Napoléon enfin, en 1806, l’attribua à l’Institut de France. Ainsi Mazarin donnait l’hospitalité à Richelieu et l’Académie Française depuis tant d’années vagabonde et jusqu’ici se réunissant en des locaux peu en rapport avec sa dignité, trouvait enfin un domicile.
Tout a bien changé aujourd’hui dans l’antique ville de l’Université, les transformations du XVIIIᵉ siècle, le grand ouragan de la Révolution et enfin les démolitions de notre époque ont tout bouleversé. Les écoliers de toute nation écoutant les maîtres en la rue du Fouarre, assis sur des bottes de paille, nous semblent aussi loin que les Mèdes et les Perses.
Et cependant il est encore sur la Montagne de science, dans les vieilles rues laissées à l’écart dédaigneusement par les grandes voies modernes, beaucoup de ces noires maisons, aux façades plus ou moins modifiées, se cachant un peu honteuses parmi les bâtisses neuves, il est de vieilles pierres qui ont vu les maîtres{174} d’autrefois, les longues robes noires des docteurs, les bonnets des sorbonnagres, les surcots râpés, les souquenilles rapiécées des boursiers, et qui peuvent se rappeler les tumultes des écoliers courant assiéger l’abbaye de Saint-Germain des Prés, les moines et les écoliers, salade en tête, arquebuse à la main, descendant aux barricades du XVIᵉ siècle ou aux émeutes de la Fronde, comme plus tard des étudiants et des polytechniciens sont allés aux barricades de 1830 et de 1848.
Avant de loger les étudiants de Gavarni et de Murger, apprentis médecins ou notaires, professeurs, avocats et pharmaciens, ces vieilles maisons tant de fois rafistolées ont abrité d’innombrables générations d’écoliers, dont les habits et les idées, les goûts et les enthousiasmes, et les mœurs aussi, varièrent beaucoup plus qu’elles. Néanmoins, les coins ayant gardé un peu la physionomie du Quartier Latin deviennent très rares; il subsiste à peine, respecté par le boulevard Saint-Michel, un petit morceau de la rue de la Harpe qui montait à la porte Saint-Michel, un peu de la rue Saint-Jacques et des débris de rues çà et là.
Sont restés plus intacts les entours de Saint-Séverin et de Saint-Julien le Pauvre, la rue de la Huchette, la rue de la Parcheminerie qui tire son nom du dépôt des parchemins que l’Université allait acheter au Landit, la rue Hautefeuille aux belles tourelles, la rue Serpente, quelques ruelles du quartier Saint-André-des-Arts.
D’autres ruelles noires et sinistres se retrouvent encore, rues de populace, autour des anciennes écoles de Médecine, débouchant sur la place Maubert transformée, qui voit en ce moment de grandes maisons de rapport confortables et bourgeoises remplacer les antiques bâtisses des XVᵉ et XVIᵉ siècles tombées en misère.
Après la grande expropriation révolutionnaire de tous les édifices religieux ou scolaires du quartier, la désaffectation des églises, couvents, chapelles, collèges, et la démolition qui fut ensuite le sort de la plupart de ces édifices, vinrent, pour donner le dernier coup à ce qui avait pu échapper, les grands travaux d’édilité de notre époque. Le boulevard Saint-Michel traversa inflexiblement tout un quartier de vieilles rues serrées; par bonheur le palais des Thermes et l’hôtel de Cluny ne se trouvèrent point sur son passage, car il les eût sans pitié renversés. La rue des Écoles et le boulevard Saint-Germain ensuite firent non moins rigoureusement leur trouée à travers tout ce qui se trouva sur le tracé arrêté, bicoques quelconques ou édifices intéressants. Pendant qu’on y était on opéra même des trouées à droite et à gauche de la voie, achevant sans nécessité des édifices entamés comme les sauvages égorgent des blessés sur un champ de bataille. Ainsi disparurent la tour de la Commanderie de Saint-Jean de Latran et l’église Saint-Benoît, de même que la rue Soufflot fit disparaître les derniers débris du couvent des Jacobins et les ruines de l’antique Parloir aux Bourgeois, annexe de leur réfectoire.
Quelles traces retrouverait-on aujourd’hui des vieux collèges? Bien peu de choses, tant de restes vénérables, de débris artistiques doublement précieux, qui avaient survécu aux coups violents de la Révolution ont été perdus par négligence,{175} abandonnés à la spéculation, au vandalisme privé, ou bien ont été abattus par le vandalisme officiel, par le pic et la pioche des démolisseurs administratifs. Les sectateurs de l’inflexible ligne droite, gens sans pitié ni merci, les sacrifiaient pour des rues qui auraient certes gagné à s’infléchir un peu, pour des boulevards d’une aride monotonie, qui n’ont pas consenti à s’orner de monuments précieux par leurs souvenirs ou par leurs mérites artistiques.
A part les deux dômes des cardinaux, on retrouve difficilement trace des bâtiments universitaires d’antan. L’École polytechnique conserva presque jusqu’à nos jours la vieille chapelle de Navarre et le grand bâtiment gothique de la Bibliothèque qui lui faisait pendant de l’autre côté de la cour; ces débris ont disparu il y a une trentaine d’années. Il reste dans l’ancienne rue des Sept-Voies, aujourd’hui rue Valette, le collège de Fortet, maison particulière, une façade du XVIIIᵉ siècle du collège de la Mercy, rue des Carmes la chapelle des Irlandais; dans la rue de Bièvre, une statuette de saint Michel au-dessus d’une porte indique l’entrée de l’ancien collège Saint-Michel ou de Chanac dont le cardinal Dubois fut boursier...
On peut retrouver quelques maisons pour la plupart sans caractère extérieur qui ont appartenu à d’autres collèges, mais ce sera tout, avec la chapelle du collège Mignon, rebâtie en 1749, et la belle chapelle du collège de Beauvais.
Le local de la vieille école de médecine, rue de la Bucherie, à l’angle de la rue du Fouarre, existe encore en partie. La vieille maison achetée aux Chartreux au XVᵉ siècle fut modifiée et agrandie au XVIIᵉ siècle; elle eut alors une certaine décoration extérieure sur la cour, des frontons et des sculptures. A l’intérieur on y trouvait une grande salle décorée des portraits des doyens, local pour les assemblées de la Faculté, les élections et les examens, une rotonde d’amphithéâtre terminée en coupole, des salles de cours, etc... Les vieux bâtiments aux ogives gothiques sont aujourd’hui transformés en lavoirs et en logements. A côté c’est encore pis, car la coupole abrite une maison honteuse.
Cette installation, très belle pour un lavoir, médiocre pour la Faculté de médecine, fut abandonnée peu avant la Révolution pour les bâtiments construits en face du couvent des Cordeliers, édifice à l’antique, comme un temple grec et qui figure, comme on l’a dit, plutôt un temple à Esculape qu’une école de médecine.
Le fameux Pré aux Clercs, champ de promenade que les escoliers considéraient comme leur propriété et qu’ils prétendaient leur avoir été concédé par Philippe-Auguste, s’étendait sur d’immenses espaces le long de la Seine à peu près jusqu’à l’Esplanade des Invalides actuelle. Le mur de Paris aboutissant à l’aile gauche du palais de l’Institut avec la tour de Nesle et sentinelle sur la berge, la campagne commençait là. Il n’y eut d’abord de ce côté aucune construction dans les prairies d’où surgissaient à peu de distance les murs crénelés et les flèches de l’abbaye de Saint-Germain, puis au XIVᵉ siècle s’éleva le séjour de Nesle, dépendance contenant les écuries et divers bâtiments de service du grand hôtel de Nesle intra muros.
Le Pré aux Clercs se subdivisait en deux parties: le petit pré, objet des perpétuelles contestations entre les moines et l’Université, était un champ irrégulier{176}
circonscrit d’un côté par le séjour de Nesle et sur les autres faces par la Seine, par le fossé de l’abbaye, maintenant rue Jacob, et par la Noue ou petite Seine, le canal fournissant l’eau des fossés abbatiaux, et représenté maintenant par la rue Bonaparte. Le grand pré aux Clercs, de l’autre côté de la petite Seine, étendait au loin ses vallonnements herbeux, verdoyants ici, pilés là-bas, coupés d’oseraies et de saulaies sur les berges, déboulant en pente jusqu’aux roseaux. Ce n’était pas une promenade régulière, bien peignée comme nous les arrangeons maintenant, c’était la nature libre et fleurie à son gré, des champs d’herbe drue pour les jeux, des sentiers serpentant capricieusement dans le vert ou se perdant aux endroits battus par la foule. Des lignes de peupliers fournissaient l’ombrage, et abritaient çà et là des cabarets de campagne; sur la rive passaient les gros chevaux de halage pour la nombreuse batellerie qui égayait la Seine.
Le petit pré aux Clercs, outre les bagarres entre écoliers et moines, vit aussi se dérouler quelques scènes de l’histoire parisienne. Le champ clos de l’Abbaye, la lice des combats judiciaires, entamait un peu ce pré; le 30 mai 1357, pendant les troubles de la commune de Paris, après la prise du roi Jean à Poitiers, le roi de Navarre, allié d’Étienne Marcel, s’en vint sur un échafaud ou tribune, préparé sur les murs de l’abbaye pour le roi de France quand il venait assister aux duels judiciaires, parler aux Parisiens rassemblés dans le petit pré au nombre de plus{178} de dix mille. «Moult longuement sermonna et tant que l’on avait dîné par Paris quand il cessa,» disent les grandes Chroniques de Saint-Denis. Charles le Mauvais, roi de Navarre, essayait de tourner les Parisiens à son parti, comme Marcel et les meneurs n’y étaient déjà que trop portés.—«Contre le roi ni contre le duc (le Dauphin Charles, duc de Normandie) il ne dit rien apertemment, toutefois dit-il assez de choses déshonnêtes et vilaines par paroles couvertes.»
Comme dans tous les temps de révolution, on «haranguait» beaucoup en ce temps et sans parler de tous les discoureurs aux séances des états, aux assemblées de l’Université, on vit le duc de Normandie, pour essayer de ramener les Parisiens au parti royal, s’en aller en janvier 1358, avec sept ou huit hommes seulement, haranguer à cheval le peuple convoqué aux Halles. Pour contre-balancer l’effet de cette harangue sur le populaire presque retourné, le prévôt des marchands organisa une autre réunion—réunion publique contradictoire, comme on dirait maintenant—à Saint-Jacques de l’Hôpital et fit parler dans cette séance tumultueuse l’échevin Toussac, lequel parla si bien que les gens du parti opposé durent se taire ou se retirer. Et peu après, en février, Étienne Marcel ayant fait massacrer sous les yeux du Dauphin les maréchaux de Champagne et de Normandie, monta à son tour haranguer d’une fenêtre de la maison aux piliers, le peuple couvrant la grève, «moult grand nombre de gens armés» qui l’approuvèrent et l’acclamèrent.
Le grand pré aux Clercs, théâtre des ébats de la gent universitaire, fut jusque sous Louis XIV la promenade favorite des Parisiens, quelque chose comme le Bas-Meudon du moyen âge, un Bas-Meudon que l’on avait à sa porte, à proximité de tous les quartiers centraux, de cette population que l’agrandissement démesuré de Paris force aujourd’hui, pour apercevoir un peu de verte campagne, à entreprendre un véritable voyage.
Au temps de la Réforme, le Pré aux Clercs joua son rôle dans les troubles. Tout Paris s’en allait aux belles soirées d’été respirer l’air frais dans ces prairies gracieusement baignées par la Seine, dans le paysage si magnifiquement encadré, vers le couchant, où tourne la rivière, par de jolies collines verdoyantes, et de l’autre côté par le hérissement superbe de la grande ville silhouettant ses tours innombrables et ses clochers, le vieux Louvre, l’île du Palais, la montagne Sainte-Geneviève, les abbayes, et couvrant la Seine de ponts étranges chargés de maisons.
Quelque soir des calvinistes et des écoliers à la promenade commencèrent à chanter les psaumes de David mis en vers français par Clément Marot; on écouta d’abord leurs chants avec curiosité, puis les écouteurs entraînés se mirent à chanter aussi; le fait se reproduisit et l’on vit bientôt chaque soir tous les promeneurs, formés en longs cortèges, parcourir le pré au chant des psaumes. Des seigneurs de la cour, avec eux Antoine de Bourbon, le roi de Navarre, et la reine, s’en vinrent plusieurs fois de suite écouter ces chants et même faire leur partie dans le chœur. Les catholiques se plaignirent et sollicitèrent des ordres du roi pour faire cesser ces promenades chantantes, qui menaçaient d’être bientôt une occasion de querelles et de désordres.{179}
C’était en 1558, l’année que les étudiants eurent encore maille à partir avec l’abbaye. On sait que les écoliers, excités par Ramus, prétendant que les moines avaient tiré sur eux des coups de fauconneaux du haut de leurs remparts, brûlèrent quelques maisons du pré. Pour ce fait d’incendie, un écolier huguenot, Baptiste Croquoison, fut brûlé au Pré aux Clercs et l’on n’obtint pour lui que la grâce d’être étranglé sur le bûcher.
A cette époque déjà la rue de Seine et quelques ruelles s’intercalaient entre la porte de Nesle et le Pré aux Clercs et rejoignaient le faubourg Saint-Germain, formé entre le rempart, l’abbaye et le chemin de Vaugirard. En ce naissant faubourg Saint-Germain habitaient beaucoup de huguenots, et ceux-là seulement des seigneurs huguenots venus à Paris pour les noces d’Henri de Navarre, qui se logèrent chez leurs coreligionnaires du faubourg, échappèrent à la Saint-Barthélemy.
Certaines maisons du faubourg étaient particulièrement signalées à la haine des catholiques, les protestants s’y réunissaient pour des cérémonies religieuses et, à l’occasion, pour des conciliabules politiques. Des catholiques ardents, des écoliers rôdant en quête de tumultes, surprirent plus d’une fois le secret de ces réunions. Alors des foules ameutées assiégeaient ces maisons protestantes, tuant et pillant, aidées par les archers du guet accourus au bruit, lesquels traînaient aux prisons les malheureux huguenots hommes ou femmes, échappés à la populace.
Quelquefois les catholiques avaient affaire à forte partie, en cette petite Genève comme on appelait la rue des Marais, maintenant Visconti, au petit Pré aux Clercs, qui était un véritable centre protestant, et où certaines maisons communiquaient entre elles par des passages secrets pour faciliter les évasions en cas d’alerte. A l’attaque de la maison d’un sieur le Vicomte, deux gentilshommes chargèrent avec une telle furie les assaillants qu’ils les mirent en déroute, ce qui permit aux protestants assemblés de s’échapper. Seul le maître de la maison fut pris et envoyé avec sa famille pourrir dans les cachots du Châtelet.
Une autre fois, et pourtant dans un moment d’accalmie des querelles reli{181}gieuses, les protestants, rassemblés en la maison d’un sieur de Longjumeau, furent assaillis par une bande d’écoliers et subirent un véritable siège, qui, devant la rude défense des assiégés, se changea en un blocus. Au bout de quatre jours, la maison ayant brèches ouvertes et se trouvant à moitié démolie, les protestants affamés, après avoir en vain réclamé secours au Parlement, après avoir courageusement ferraillé, profitèrent d’une négligence des assaillants pour s’ouvrir une issue par laquelle ils eurent la chance de battre en retraite, emmenant leurs blessés, mais laissant quelques morts.
Le Pré aux Clercs fut occupé par l’armée d’Henri IV en 1589, lorsque le roi tenta d’enlever Paris par une surprise qui ne réussit point. Les guerres civiles et le siège qui les termina amenèrent la ruine et la dévastation des faubourgs. Quand la tranquillité revint, des rues nouvelles se créèrent rapidement au bourg Saint-Germain.
Une circonstance hâta la fin du petit Pré aux Clercs. Marguerite de Valois, épouse divorcée de Henri IV, rentrée à Paris et logée à l’hôtel de Sens, voulut se construire un palais sur la rive gauche de la Seine, en face des Tuileries de sa mère Catherine. Sur la rue de Seine s’éleva bientôt un assez vaste hôtel de pierres{182} et briques dont le pavillon central, terminé par un lanternon, comme le montre le plan de Méryan, donnait juste en face de la vieille porte de Nesle. Ce pavillon existe encore dans la cour du numéro 6 de la rue de Seine actuelle.
Derrière, sur les terrains du petit Pré aux Clercs et d’une partie du grand Pré, s’étendaient des jardins au milieu desquels la reine Margot installa en 1609 une communauté de moines Augustins, «les Augustins déchaussés de la reine Marguerite» dans une petite chapelle, dite chapelle des Louanges, dont le dôme fut la première coupole construite à Paris. «La reine voulut, dit Dulaure, que ces moines chantassent jour et nuit sans discontinuer de deux en deux, en se relevant d’heure en heure, à la louange du Seigneur, des hymnes et cantiques sur des airs modernes qui leur seraient prescrits. Elle exigeait, en outre, que ces frères, chanteurs éternels, ne sortissent jamais du couvent, ni eussent aucune communication avec les séculiers.»
La reine Margot ainsi faisait faire ses pénitences par d’autres. Après quelques années de plain-chant, trouvant la pénitence suffisamment faite, ou fatiguée de la musique des pauvres moines, elle les expulsa sans plus de façons, les remplaçant en 1609 par des Augustins chaussés de la réforme de Bourges, qu’elle laissa à sa mort avec des constructions commencées, beaucoup de dettes et pas de ressources.
Les Augustins trouvèrent heureusement des protections, la reine Anne d’Autriche leur éleva une église dont la chapelle des Louanges forma le chœur, et elle acheva la construction de leur couvent. A la Révolution, le couvent des Petits-Augustins devint le Musée des monuments français et plus tard l’École des Beaux-Arts. Alexandre Lenoir qui rendit à l’art d’inappréciables services, avec le concours d’une commission de savants et d’artistes, véritable commission de sauvetage fonctionnant en pleine Terreur au milieu du vandalisme déchaîné, s’efforça de réunir dans ce musée les débris intéressants de tant d’édifices renversés, de superbes morceaux, monuments artistiques, tombeaux, statues, fragments divers d’un précieux intérêt historique, tout ce qu’il put enfin arracher aux démolisseurs forcenés, à travers de nombreux dangers et même au prix d’un coup de baïonnette reçu en protégeant le tombeau de Richelieu.
Au delà des Augustins un grand parc, le jardin de la Reine Marguerite, ouvert au public, s’étendait le long de la Seine jusque vers la rue du Bac. Hôtel, jardin et parc furent vendus pour payer les dettes de la reine Margot, la promenade disparut au grand déplaisir des Parisiens; des hôtels et des rues s’élevèrent plus loin même que la rue du Bac. Au commencement du règne de Louis XIV, comme on le voit sur le plan de Gomboust, il ne restait plus que l’extrémité du Pré aux Clercs, derrière la Grenouillère continuant le quai Malaquais, bordée de maisons et de cabarets, avec des chantiers de bois flotté à la suite. Peu à peu, après des aliénations successives par l’Université propriétaire des terrains, le faubourg Saint-Germain dévora tout ce qui restait de l’antique Pré aux Clercs et il n’en demeure plus, comme souvenir, que le nom de rue de Sorbonne ou rue de l’Université donné à la grande voie traversant les champs d’esbattement de messieurs les écoliers, transformés en jardins d’hôtels aristocratiques.{183}
Petits palais et grands hôtels.—L’hôtel de Bourbon.—La trahison du connétable.—Les États généraux de 1614 dans la grande salle de l’hôtel.—Le séjour de Nesle.—Les femmes des trois fils de Philippe le Bel.—Marguerite, Jeanne et Blanche de Bourgogne.—La tour de Nesle et sa légende.—Le duc Jean de Berry.—Benvenuto Cellini au Petit-Nesle.—L’hôtel de Nevers-Gonzague.—La tête de Coconas.—L’hôtel de Bourgogne.—Jean sans Peur et le duc d’Orléans.—Bourguignons et Armagnacs.—Les bouchers de Paris.—Chaperon blanc et bonnet rouge.—Caboche et Capeluche.—Le théâtre de l’hôtel de Bourgogne.—Gauthier-Garguille et Turlupin, successeurs de Jean sans Peur.
CE que fut le Paris carolingien, nous ne pouvons que très difficilement nous le figurer. Il est plus facile de se représenter le Paris gallo-romain dont on a retrouvé tant de traces, dont il reste même des monuments, mais le Paris des époques intermé{184}diaires entre ces temps si lointains et l’épanouissement merveilleux du siècle des cathédrales, demeurera à jamais enfoui dans l’inconnu. Il n’a pas laissé de traces ou du moins s’il reste quelques pierres de ces temps, elles sont cachées dans le sol, recouvertes par les constructions postérieures, elles ont servi de soubassement au Paris des époques suivantes.
Tout a disparu. Paris plus souvent bouleversé que n’importe quelle ville ne possède pas le plus petit coin de maison romane comme on en rencontre encore quelquefois ailleurs, pauvres, vieilles, ridées et crevassées, oubliées en quelques tranquilles cités de province, sur lesquelles le temps semble avoir pesé moins lourdement ou qui furent moins exposées aux bouleversements de la guerre et de l’enrichissement, ces deux grandes causes de destruction.
Pour les humbles maisons des artisans, celles des bourgeois même, construites en matériaux de médiocre durée, cette disparition complète ne peut surprendre, mais pour les logis plus importants, les maisons que des grands seigneurs laïques et ecclésiastiques, des magistrats, des gros fonctionnaires devaient posséder en ville, le fait qu’aucun vestige n’en soit resté ne peut s’expliquer que par l’afflux perpétuel de la richesse sur le même point, et les changements non moins perpétuels et les reconstructions qu’elle entraîne. Nous ne pouvons guère nous faire une idée des villes d’autrefois, des pauvres toits du populaire et des demeures plus importantes, nobles ou bourgeoises, que sur de vagues indications fournies par des enluminures sommaires ou fantaisistes d’antiques manuscrits.
«Aux constructions de pierre de l’époque gallo-romaine, dit Viollet le Duc, sont venues, après les invasions, s’ajouter des ouvrages de charpenterie, système de construction particulier aux races du Nord et de l’Est. Dans les villes fermées de murailles où l’espace par conséquent était mesuré, les deux systèmes se superposèrent; sur les rez-de-chaussée en maçonnerie suivant les traditions gallo-romaines, se superposèrent des étages en pans de bois pour gagner en hauteur l’espace qui manquait en surface... Il suffit de jeter les yeux sur les manuscrits occidentaux des IXᵉ, Xᵉ et XIᵉ siècles, sur quelques sculptures d’ivoire de cette époque et même sur la tapisserie de Bayeux pour constater l’influence des traditions gallo-romaines dans les maçonneries du rez-de-chaussée des habitations et celle des constructions de bois indo-germaniques pour les couronnements des palais et des maisons, tandis que les églises affectent toujours la forme de la basilique latine ou celle de l’édifice byzantin.»
L’architecture civile a brisé le moule romain aussitôt après la chute de l’empire, et au bout de peu de temps rien ne rappelle plus, dans les villes bâties sur nos fleuves gaulois, la vieille métropole du Tibre, cette Rome, mère d’une innombrable quantité de petites Romes qu’elle avait pour ainsi dire modelées, ou plutôt déguisées à son image, dans les contrées les plus différentes et sous les climats les plus divers. Aussitôt après l’écroulement de Rome et des idées romaines tout se modifia. La caractéristique de l’architecture des époques suivantes fut l’importance de la charpenterie: les fortifications des villes elles-{185}mêmes s’en ressentirent, sur les débris des tours gallo-romaines ébréchées par les guerres s’élevèrent des étages de bois hourdé. Sans remonter jusqu’au gros donjon de bois du camp de Clovis, le Lower sur l’emplacement duquel Philippe-Auguste bâtit plus tard le château royal du Louvre, on voit au IXᵉ siècle, quand Paris se défend contre les Normands, les têtes de pont couronnées par des ouvrages et des tours de bois.
Le Paris des temps Carolingiens répandu sur la rive droite devant l’ancienne Lutèce de l’île, ayant à peine quelques têtes de faubourgs sur la rive gauche, entre la rivière et les abbayes, devait présenter derrière ses remparts élevés à la hâte et criblés de blessures par les sièges, un ensemble d’assez rude apparence, de massives constructions de chefs militaires, des logis de l’aristocratie bourgeoise et marchande, décorés avec un art encore grossier qui se cherchait dans les ressouvenirs ou les imitations de l’époque romaine, des façades posées au rez-de-chaussée sur des arcades protégeant contre la pluie et la neige les passants et les petits marchands; puis, au centre, surtout aux endroits où la ville se{186} serrait près des ponts communiquant avec la vieille cité, des maisons de bois, pressées, se hissant les unes sur les autres avec leurs étages encorbellés sur de grosses poutres surplombant rues et ruelles.
Ainsi par de lentes modifications nous arrivons aux siècles du moyen âge, aux architectures que nous connaissons parfaitement, non seulement par les représentations plus fidèles des miniatures qui enrichissent tant de beaux manuscrits, mais de plus par les spécimens qui nous en restent, fragments de palais, hôtels ou maisons encore habités, abritant encore, après tant de générations, les descendants trop souvent ingrats et malveillants de ceux qui les ont construits.
Si des maisons du XIIIᵉ siècle il ne peut rester à Paris que des fragments nombreux, cachés dans les bâtisses postérieures, ou des pans de murs, au fond des vieux pâtés de maisons aux façades plusieurs fois rhabillées, au fond des quartiers anciens, s’il ne subsiste des hôtels seigneuriaux de ces temps rien à peu près d’antérieur au XIVᵉ siècle, les documents ne manquent plus et l’on peut très bien se faire une idée exacte du Paris du moyen âge, avec les vieux historiographes de Paris, avec toutes les peintures et gravures qui nous ont transmis la physionomie des rues étroites, si grouillantes sur certains points de croisements des grandes artères, et si encombrées de populaire, de marchands, de chariots et de cavaliers, et l’aspect des grands logis féodaux, des demeures de ville de hauts et puissants seigneurs, princes de sang royal, grands officiers de la couronne, ou seigneurs ecclésiastiques.
Ces logis féodaux, manoirs ou séjours comme on disait au XIVᵉ siècle, bâtis cependant de façon à traverser les siècles, étaient plus exposés aux destructions que les simples logis populaires. Leurs murs étaient de taille à braver les coups de force des révolutions, à résister aux tempêtes populaires si fréquentes sur l’océan parisien, mais les révolutions de la mode, cette reine puissante, et les brusques changements qu’elle apporte dans les goûts et les idées, ont eu raison de la plupart d’entre eux.
Si l’emplacement de ces hôtels seigneuriaux était bon, pas trop éloigné des logis du roi, soit du Louvre, soit de Saint-Paul ou des Tournelles, ces hôtels, suivant la fortune de leurs possesseurs, subissaient pour se mettre au goût du siècle des transformations, des reconstructions partielles ou totales. Si au contraire l’emplacement était médiocre, si peu à peu la marée parisienne montait, si les maisons de marchands et de populaire, envahissant jardins et cultures, venaient se coller aux murailles seigneuriales, alors ses nobles possesseurs s’en allaient en quelque quartier nouveau et plus aristocratique bâtir de nouveaux logis, abandonnant les anciens à quelque riche marchand qui l’occupait avec ses commis ou le partageait en divers logements.
Des grands logis du moyen âge ce sont surtout ces derniers hôtels abandonnés au populaire qui nous sont restés. Ainsi l’hôtel des archevêques de Sens, l’hôtel des abbés de Cluny, le manoir de ville de Jean sans Peur, qui était une espèce de château fort élevé tout près des remparts parisiens, l’hôtel des prévôts de Paris, près des remparts aussi, mais sur un autre point, ont survécu à tant d’autres{187} logis de grands barons dont il n’est pas resté une pierre, et, plus ou moins diminués ou abîmés, sont venus jusqu’à nous, peut-être parce qu’ils sont tombés en roture dès le temps de Louis XIV.
L’hôtel de la Trémouille, magnifique spécimen de l’architecture civile du XVᵉ siècle, l’hôtel du Chevalier du guet, plus ancien et plus sévère, avaient ainsi traversé les siècles jusqu’à notre époque, tandis que tout vestige avait dès longtemps disparu d’autres grandes et illustres demeures. Ceux-là, ce sont des travaux d’édilité, des percées de rues qui leur ont donné le coup suprême.
Tout près du vieux Louvre de Philippe-Auguste, du Louvre à la grosse tour suzeraine, s’élève au commencement du XIVᵉ siècle l’hôtel de Bourbon, bâti en 1309 par un prince de la maison de France, Louis de Bourbon, fils du comte de{188} Clermont; cet hôtel, agrandi et embelli dans le courant du XIVᵉ siècle, occupe tout le carré formé par les fossés du Louvre, la rue du Petit-Bourbon conduisant à Saint-Germain l’Auxerrois, et la rue des Poulies qui aboutit à l’arche de Bourbon jetée sur la berge au-dessus d’un abreuvoir.
Sur le quai au coin de la rue des Poulies se dresse un grand corps de logis à trois pignons, dont le plus grand, au milieu, porte une bretèche, une belle loge fermée à balustrade délicatement sculptée, où se découpent dans un entrelacement de fleurs de lis, les lettres du mot «Espérance». Un long bâtiment, la galerie dorée, ornée de peintures, borde le quai. En arrière est une cour dominée par le bâtiment de la grande salle au pignon flanqué de tourelles, au comble énorme, aussi élevé, dit Sauval, que celui de Saint-Eustache.
Cet hôtel de Bourbon a bien des pages tragiques en son histoire. En 1418 lorsque Perrinet Leclerc livra Paris aux Bourguignons, les tueurs du parti de Bourgogne, ayant par le massacre vidé les prisons de tous les Armagnacs qu’on y avait jetés, s’en vinrent après «l’occision» à l’hôtel de Bourbon où ils tuèrent encore tout ce qu’ils rencontrèrent. Et ayant, dans le pillage qui accompagnait naturellement ces horreurs, trouvé dans une chambre «une grant bannière comme estandard où il y avait un dragon figuré qui par la gueule jetait feu et sang, si furent plus mus en ire que devant et la portèrent par tout Paris, les épées toutes nues, criant sans raison: «Veez ici la bannière que le roy d’Angleterre avait envoyé aux faux Arminaz...» et par tous les carrefours se replongeant dans leur soulerie de sang, écorcheurs et bouchers toute la nuit encore assaillirent tous ceux qu’on leur signalait comme Armagnacs, sans même demander aucune preuve, et massacrèrent hommes et femmes, les laissant nus sur le pavé, sans que le duc de Bourgogne osât ou pût arrêter la tuerie!»
Un siècle après l’hôtel était en la possession du connétable de Bourbon, comte de Montpensier et dauphin d’Auvergne, duc de Bourbon, comte de Clermont, de Forez, de la Marche, de Gien, etc., etc., possesseur d’immenses domaines, prince du sang, aussi près du trône que son logis de Paris l’était du château royal du Louvre. Héros de Marignan, seigneur magnifique éblouissant la cour par son luxe et son opulence, Bourbon de plus était un homme beau et bien fait.
La mère du roi, Louise de Savoie, fatale en plus d’une occasion à d’autres personnages et à la France, princesse alors âgée de quarante-sept ans, s’éprit du superbe connétable qui dépassait de peu la trentaine et venait de perdre sa femme Suzanne de Bourbon-Beaujeu. Louise de Savoie rêvait de l’épouser, mais ses avances à différentes reprises furent repoussées. Alors, la haine remplaçant l’amour déçu, Louise de Savoie, liguée avec le chancelier Duprat, autre ennemi de Bourbon, chercha par un grand procès en Parlement, à enlever au connétable les terres de la maison de Bourbon qu’il tenait d’une donation de sa femme et qui formaient peut-être la moitié de ses domaines.
Un premier procès fut perdu par le connétable, le comté de la Marche lui fut enlevé et il parut à tous que Louise devait avoir gain de cause pour le reste. C’est alors que les émissaires de Charles-Quint vinrent trouver le connétable et,{189} profitant de sa fureur, réussirent à l’entraîner dans une trahison qui n’allait à rien moins qu’au démembrement de la France, dont on devait, avec un des morceaux ajouté aux terres du connétable, fabriquer un royaume de Bourgogne. Les événements se précipitèrent, la fuite de Bourbon hors du Royaume, le connétable de France à la tête des bandes allemandes de l’Empereur, l’invasion de la Provence et la défaite de Pavie.
Pendant ce temps, à Paris, le Parlement instruisait lentement le procès du traître, confisquait tous ses biens, flétrissait sa mémoire, le retranchait de la race des Bourbons «comme notoirement dégénéré des mœurs et fidélité des autres sieurs de ladite maison».
En conséquence de l’arrêt, un jour de 1527, le connétable étant déjà mort du coup d’arquebuse que Benvenuto Cellini se vantait d’avoir tiré sur lui à l’assaut de Rome, l’hôtel de Bourbon paya pour lui. Devant la foule assemblée on commença par décapiter, en signe d’infamie, la tourelle formant l’angle de la rue des Poulies; puis le bourreau de Paris brisa les armoiries du connétable, barbouilla d’ocre jaune, couleur de flétrissure, le portail d’entrée, la porte dorée, les fenêtres et tous leurs ornements et sema du sel dans les appartements.
Les marques infâmes de la trahison furent longtemps visibles et la tourelle d’angle demeura informe et tronquée jusqu’à la démolition de ce qui restait de l’hôtel en 1758. Cette flétrissure n’empêcha pas la grande salle de servir, de 1614{190} à 1615, aux séances solennelles des États généraux, les derniers convoqués avant ceux de 89, les séances ordinaires se tenant aux Augustins.
Il y eut là des scènes qui furent comme la répétition de ce qui devait se passer cent soixante-quinze ans plus tard: querelles d’étiquette d’abord, dissentiments profonds entre les ordres, prétentions des uns dans leurs cahiers, doléances et réclamations des autres, présentation solennelle au roi des cahiers des trois ordres dans la grande salle de l’hôtel de Bourbon, puis mise à la porte sans façon des députés du tiers, qui le lendemain en arrivant pour siéger aux Augustins trouvèrent la salle fermée et démeublée, avec défense de se réunir ailleurs. Il fallut s’en aller; le tiers état n’était pas mûr alors pour un serment du Jeu de Paume.
Cette grande salle, salle de fêtes et salle de bal aux beaux jours de la jeunesse de Louis XIV, fut, au milieu du XVIIᵉ siècle, transformée en théâtre, sur lequel alternativement jouèrent la comédie Italienne et la troupe de Molière. Celle-ci y donna le 18 novembre 1659 la première représentation des Précieuses Ridicules et, le 28 mai 1660, celle de Sganarelle. Molière y joua pendant deux ans; un jour la troupe arrivant pour la représentation trouva la salle en démolition, on mettait les acteurs à la porte comme de simples députés du tiers aux États généraux, pour faire de la salle le garde-meubles de la Couronne.
Cette affectation nouvelle, privant la cour d’une salle spéciale pour les fêtes, l’obligea à chercher dans le Louvre un emplacement nouveau, ce qui fut cause qu’au premier bal, le feu prit au palais et faillit brûler, avec une foule de meubles précieux, le pauvre cardinal Mazarin alors presque mourant dans son lit. Quant à la troupe de Molière, le roi lui avait donné une autre salle, celle construite par Richelieu pour la représentation de Mirame, dans le Palais-Royal, alors Palais Cardinal.
Les derniers restes du Petit-Bourbon transformés en garde-meubles ne tombèrent qu’en 1758, lors des travaux qui dégagèrent le Louvre de vieux bâtiments de service accolés à la façade orientale et permirent de voir cette fameuse colonnade de Perrault chantée par Boileau:
Juste en face de l’hôtel de Bourbon, de l’autre côté de la Seine, d’autres somptuosités, d’autres superbes bâtiments lui font pendant, comme la tour de Philippe Hamelin ou de Nesle, de l’enceinte de Paris, fait pendant à la tour du coin de l’enceinte du Louvre. L’hôtel de Nesle, de fameuse et légendaire mémoire, a été bâti au XIIIᵉ siècle par un seigneur de Nesle, sur le terrain formant ici l’angle{191} saillant de l’enceinte de Philippe-Auguste. En 1308, Amaury de Nesle vendit son hôtel au roi Philippe le Bel qui ne le garda pas longtemps, pas plus que son fils Philippe le Long. A la mort de celui-ci, en 1322, l’hôtel devint la propriété de sa veuve Jeanne de Bourgogne, laquelle, à sa mort en 1329, ordonna par testament que l’hôtel serait vendu et le prix appliqué à la fondation du collège dit de Bourgogne, avec bourses pour les pauvres écoliers.
Ce serait le séjour de cette reine pendant le court espace de sept à huit ans qui valut à l’hôtel de Nesle sa réputation légendaire et à la tour de Philippe Hamelin ou de Nesle sa célébrité sinistre.
On connaît par les vieux chroniqueurs les débauches reprochées aux femmes des trois fils de Philippe le Bel qui régnèrent successivement, Marguerite de Bourgogne femme de Louis le Hutin, Jeanne de Bourgogne femme de Philippe le Long, et Blanche de Bourgogne première femme de Charles le Bel. Le terrible scandale qui éclata à la cour de France et révéla les désordres des princesses est de 1314, l’année même de la mort de Philippe le Bel. Après le procès et le supplice terrible des deux frères Philippe et Gauthier d’Aulnay, Charles le Bel répudia sa femme et la força de prendre le voile à l’abbaye de Maubuisson, près Pontoise; Marguerite fut enfermée au château Gaillard où son mari Louis le Hutin, désirant un divorce plus complet, la fit étrangler le jour où il monta sur le trône.
Quant à Jeanne de Bourgogne, on la déclara solennellement innocente pour permettre à Philippe le Long de la garder et de conserver avec elle ses domaines de Bourgogne apportés en dot.
C’est donc l’épouse proclamée innocente qui est la reine dont parle Villon dans sa ballade des dames du temps jadis,
Jeanne de Bourgogne, rapporte la tradition, de son hôtel placé au pays des Ecoles, sur le chemin du Pré aux Clercs, voyait journellement passer et repasser les jeunes gens de l’Université et pouvait à son aise jeter son dévolu sur ceux qui lui plaisaient et les attirer en son logis. Le bel écolier, mystérieusement introduit le soir par quelque poterne, était conduit en une chambre de la tour de Nesle, laquelle était pourtant séparée de l’hôtel par une rue, ce dont ne s’inquiète pas beaucoup la tradition qui au besoin inventerait des passages secrets sous la rue. En cette tour, l’écolier trouvait bon repas, bon gîte et le reste, mais il ne sortait pas vivant. Avant le jour, Jeanne de Bourgogne rassasiée quittait le pauvre écolier; celui-ci tout étourdi encore et radieux de son bonheur, recevait un bon coup de dague et rapidement était jeté en Seine d’une fenêtre de la tour. Quand le cadavre échouait sur une berge de Passy ou de Saint-Cloud, on attribuait le crime aux malandrins de Paris, on enterrait le pauvre diable et tout était dit. L’écolier Buridan plus méfiant que les autres et mis en soupçon par les disparitions successives de compagnons partis pour bonne fortune et jamais revenus, fut plus{192} heureux et sortit de la tour de Nesle autrement que par la fenêtre, car il vécut longtemps et devint même, trente ans après, recteur de l’Université.
Voilà le roman, la sombre légende de l’hôtel de Nesle, simple tradition très grossie et très dramatisée sans doute des désordres connus de Jeanne de Bourgogne et de son goût pour messieurs les écoliers, fantaisie de grande dame cherchant à égayer les jours de son veuvage.
Était-ce en souvenir pour ces escoliers qu’elle fonda par testament avec le prix de l’hôtel de Nesle le collège de Bourgogne rue des Cordeliers, remplacé au siècle dernier par l’école de Médecine?
En 1350, l’hôtel de Nesle était habité par le roi Jean le Bon au retour de son sacre à Reims. C’est là, qu’après les fêtes de son entrée solennelle, il fit arrêter et décapiter le comte d’Eu et de Guines, connétable de France, qui venait par traité de s’engager à livrer Guines au roi d’Angleterre.
En 1380, le duc de Berry, second fils de Jean le Bon, l’un des oncles de Charles VI, acheta l’hôtel pour en faire son logis de Paris. C’était un prince magnifique, aimant les arts, le luxe et les bâtisses somptueuses comme il l’a prouvé par ses constructions de Bourges et par ses châteaux.
Le duc Jean de Berry apporte aux bâtiments de Nesle des adjonctions et des embellissements nombreux. L’hôtel de Nesle devient entre ses mains une résidence vraiment princière. Il occupe un grand triangle ayant la tour et la porte de Nesle à sa pointe, la Seine d’un côté, le rempart de l’autre; un long corps de logis très richement décoré tient tout le troisième côté séparé par une ruelle, la rue de Nevers actuelle, du couvent des Grands-Augustins et des jardins de l’hôtel de l’abbaye de Saint-Denis.
La berge de la Seine est défendue par un rempart depuis la tour de Nesle
jusqu’au château Gaillard, petit ouvrage terminal; un passage public entre ce rempart et le mur de l’hôtel conduit à la porte de Nesle. De l’autre côté de cette porte, en dehors de la ville, le duc de Berry a bâti sur le petit Pré aux Clercs le séjour de Nesle où sont ses écuries. Pendant les guerres entre Armagnacs et Bourguignons, les Le Goix, fameux bouchers de Paris, du parti de Bourgogne, qui se livrèrent à tous les excès dans Paris, pillèrent et dévastèrent le séjour de Nesle.
L’hôtel de Nesle revint à la couronne à la mort du duc de Berry et ce fut encore une princesse connue par ses désordres qui vint l’habiter, Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, en grande partie responsable des malheurs et des crimes de son temps. Les Anglais étaient à Paris, qui souffrait de la guerre et d’une famine horrible. Pendant que Charles VI végète à l’hôtel Saint-Paul entre deux accès de démence, Isabeau en son hôtel, toujours magnifiquement vêtue de robes{194} éblouissantes, coiffée de hennins ou de «Cornes merveilleusement larges et hautes» si larges avec leurs accessoires que la reine et ses dames, lorsqu’elles voulaient passer par la porte d’une chambre, étaient obligées de se baisser et de se tourner de côté, Isabeau donne des fêtes au roi Henri V d’Angleterre, régent de France, époux de sa fille Catherine et proclamé héritier de France; elle fait représenter en l’hôtel de Nesle par les confrères de la Passion le mystère de la passion de saint Georges, en 1422, bien peu de semaines avant que mourussent le roi Charles VI et le régent Henri V lui-même.
L’hôtel eut ensuite pour propriétaires, sinon pour habitants, le comte de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne, le comte de Charolais, Charles le Téméraire, mais il revint encore à la couronne.
François Iᵉʳ l’avait donné ou prêté à la ville de Paris pour l’installation de quelques services, pour l’établissement d’une juridiction spéciale aux écoliers. En 1540, le roi, pour loger Benvenuto Cellini et son atelier, oublia l’attribution faite à la ville, reprit le petit Nesle, c’est-à-dire la partie de l’hôtel qui touchait aux remparts et complètement séparée du grand Nesle, le grand corps du logis du fond,—mais Benvenuto n’entra pas en possession sans difficultés, le prévôt de Paris défendit ses droits contre cet intrus malgré les ordres du roi, et Cellini dut presque employer la force pour le déloger.
Cellini qui était peut-être aussi grand hâbleur qu’excellent artiste, en ses mémoires où les estocades et les arquebusades tiennent autant de place que les souvenirs artistiques, raconte avec complaisance que pour ne pas être attaqué dans son Petit-Nesle par les anciens occupants, et assassiné, il dut s’entourer de précautions et armer jusqu’aux dents ses élèves et serviteurs. Il avait mis son logis en état de siège. Une nuit rentrant avec une forte somme touchée au Louvre pour ses travaux, il faillit être assassiné sur la berge par de simples voleurs, et dut combattre et estocader avec vigueur, bien qu’il fût gêné par l’argent qu’il avait enveloppé dans son manteau.
L’hôtel de Nesle devait tomber à la fin du XVIᵉ siècle. A sa place s’éleva, sans se terminer jamais, l’hôtel de Nevers, bâti par le duc de Nevers, prince de Gonzague. Dans les bâtiments de l’hôtel de Nesle qui ne furent détruits qu’au fur et à mesure de la construction du nouvel hôtel, la belle duchesse de Nevers cacha sa douleur de l’exécution de M. de Coconas, son amant, compromis dans une conspiration du duc d’Alençon, sacrifié par cet horrible prince et décapité en place de Grève avec son ami La Mole en 1574.
La reine de Navarre, maîtresse de La Mole, et la duchesse de Nevers n’avaient pu sauver les condamnés; la légende qui souvent n’est pas beaucoup plus menteuse que l’histoire, veut que les deux princesses, la nuit de l’exécution, soient allées chez le bourreau chercher les têtes des suppliciés et qu’elles aient de leurs propres mains embaumé ces pauvres chefs sanglants. Elle ajoute, pour la duchesse de Nevers, que celle-ci, fidèle à Coconas, conserva toujours dans une armoire près de son lit la tête de l’amant infortuné.
L’histoire qui se répète quelquefois ajoute ceci, qu’en la même chambre où{195} vécut la duchesse de Nevers avec cette sinistre relique d’amour à côté de son oreiller, un demi-siècle après, sous Louis XIII ou plutôt sous Richelieu, la petite-fille de la duchesse Marie de Gonzague, eut à pleurer sur un autre supplicié, son amant Cinq-Mars arrêté pour conspiration avec l’Espagne contre le terrible cardinal et décapité à Lyon en compagnie du pauvre de Thou, entraîné par l’amitié dans l’affaire et dont la maison était non loin de l’hôtel de Nevers, place Saint-André-des-Arts.
Cet hôtel de Nevers fait bonne figure dans les estampes de Callot et de Pérelle, avec ses grands pavillons de pierres et briques, avec ses toits immenses qui dominent quelques masures, vieux restes de dépendances de l’hôtel de Nesle, et les remparts à demi ruinés touchant à la porte de Nesle. L’hôtel de Nevers ne vécut pas longtemps, il fut démoli à son tour et remplacé par l’hôtel de Guénégaud, plus tard Conti, lequel céda la place à l’hôtel des Monnaies actuel.
Des hôtels élevés par les grands seigneurs féodaux, par les princes de la maison de France aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles, il en est un qui traverse en partie les siècles et dont le donjon, témoin des événements tragiques de la grande querelle entre Armagnacs et Bourguignons, a survécu aux tours royales du vieux Louvre, à la Bastille, à presque tous les édifices ses contemporains. C’est la vieille tour du duc Jean sans Peur, le donjon de l’hôtel de Bourgogne, fameux à des titres divers. Précédemment le logis s’appelait hôtel d’Artois, parce qu’il avait appartenu au comte d’Artois, frère de saint Louis. Ayant été confisqué sur un de ses descendants, il fit partie de l’apanage de Philippe, quatrième fils de Jean le Bon, surnommé le Hardi parce que tout enfant, à la bataille de Poitiers, il s’était obstinément tenu en combattant à côté de son père sans vouloir le quitter.
—Père, garde-toi à gauche!... père, garde-toi à droite!... Un rude enfant qui devait être l’aïeul de Jean sans Peur et de Charles le Téméraire.
Les ducs de Bourgogne agrandirent l’hôtel et le fortifièrent vers la fin du XIVᵉ siècle. Situé à cheval sur l’enceinte de Philippe-Auguste au saillant nord, entre la porte aux Peintres de la rue Saint-Denis et la porte de Bourgogne ou Montorgueil, il formait un vaste ensemble de constructions, nous ne pouvons plus juger de son importance que par le donjon subsistant; il dominait le mur de la ville et tout le quartier qui s’appela Mauconseil, mauvais conseil, après les sanglantes tragédies du commencement du XVᵉ siècle.
Longtemps enfermée dans une arrière-cour, étouffée parmi les hautes maisons serrées, la vieille tour vient de reparaître au jour, dégagée sur un côté seulement par malheur.
Ce bel et solide édifice rectangulaire en pierres de taille, divisé en plusieurs étages accusés par des encorbellements, a gardé son couronnement de mâchicoulis couvert aujourd’hui par une toiture basse. Les divers étages sont éclairés par des baies carrées à meneaux, inscrites, à l’étage de la grande salle, dans une haute ogive. Un large escalier à vis tourne autour d’un pilier central qui se termine en haut de la cage par un chapiteau en forme de caisse de jardin, d’où s’élance un chêne sculpté, dont les grosses branches se subdivisent bientôt et forment, avec leurs branchages entre-croisés et leur feuillage touffu, quatre travées de voûte ogivale.
On pense que Jean sans Peur avait fait construire ce donjon pour renforcer son hôtel après qu’il eut fait assassiner le duc d’Orléans. Monstrelet le dit: «Et mêmement fit faire en ces propres jours à puissance d’ouvriers, une forte chambre de pierre bien taillée en manière d’une tour, dedans laquelle il se couchait par nuit et était ladite chambre fort avantageuse pour le garder.» Probablement, Jean{197} sans Peur qui se fortifia en son hôtel en vue des événements, l’avait commencée quelque temps avant le crime. Cette tour, dévastée intérieurement par des appropriations diverses, et des intercalations d’étages, montre encore, sculptés extérieurement au tympan d’une fenêtre basse sur la rue, le niveau et les rabots choisis pour emblèmes par le duc Jean.
Son brillant cousin et rival le duc d’Orléans, confiant dans sa force, avait pris pour emblème un bâton noueux avec la devise: je l’envie ou je l’ennuie. Jean sans Peur adopta en réponse au défi l’emblème du rabot, avec les mots flamands: Ich oud, Je tiens.
Jadis pris par les Turcs à Nicopolis dans le grand désastre de la Croisade aux pays du Danube, Jean sans Peur, héritier de Bourgogne, avait été l’un des rares chevaliers francs épargnés par Bajazet, parce qu’au moment où l’on allait le mettre à mort, dit une légende probablement forgée plus tard, un vieil iman turc s’était écrié qu’il fallait soigneusement préserver ce seigneur, destiné à faire couler plus de sang chrétien qu’aucun musulman ne pourrait faire. L’événement ne donna que trop raison à la prophétie.
A la mort du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, en 1404, son fils Jean sans{198} Peur hérita de sa rivalité avec le duc d’Orléans. Depuis douze ans déjà Charles VI était en démence et les oncles du roi, les princes, se disputaient la direction des affaires. La lutte s’était bientôt circonscrite entre le duc d’Orléans qui avait pris la position de chef et de défenseur de la noblesse, et le duc de Bourgogne, chef du parti populaire.
Avec Jean sans Peur, fougueux et violent, la rivalité se changea presque aussitôt en lutte ouverte, il y eut des préparatifs de guerre civile, malgré des essais de réconciliation tentés quand Charles VI recouvrait un instant l’esprit. On s’arrachait le dauphin. Le duc d’Orléans, avec l’appui d’Isabeau de Bavière, levait des armées en province, le duc de Bourgogne armait les Parisiens, leur rendait les chaînes de leurs rues et les maillets des guerres civiles du siècle précédent. Puis il y eut accalmie, une feinte réconciliation encore entre les ducs à l’occasion de mariages princiers, mais toujours, suivant l’expression de Juvénal des Ursins, il y avait «quelques grommellis entre les ducs et souvent fallait faire alliances nouvelles».
Les ducs, déguisant en affectation de courtoisie leur farouche inimitié, s’embrassaient et se donnaient des fêtes magnifiques. Le duc d’Orléans, tout en dehors, se reposait de la politique par une vie de plaisirs, tandis que Jean sans Peur, retiré dans son donjon de Mauconseil, tramait résolument la mort de son rival et travaillait patiemment à l’exécution du plan longuement médité.
Le coup fait dans les environs de l’hôtel Barbette, le 20 novembre 1407, le duc de Bourgogne, accusé partout, dut se résoudre à l’avouer après avoir tenu un coin du drap mortuaire aux obsèques qui furent faites en l’église des Célestins. Devant l’horreur générale, ne se trouvant pas assez en sûreté dans sa chambre de pierre, craignant de se trouver assailli en son hôtel, il monta subitement à cheval, au retour d’un conseil royal tenu à l’hôtel de Nesle où il n’avait pas été admis, et partit à toute bride, suivi de six hommes seulement, sans s’arrêter nulle part avant son château de Bapaume. Cette rapide chevauchée lui sauva la vie, car dès que la nouvelle de sa fuite arriva en l’hôtel d’Orléans, des hommes d’armes du défunt s’armèrent d’eux-mêmes et se mirent à sa poursuite avec l’intention arrêtée de le mettre à mort.
L’an 1407 fut «l’année du grand hiver», la gelée très rude dura soixante-six jours et la débâcle de la Seine emporta le pont Saint-Michel de Paris avec les maisons. Les neiges empêchèrent les partis d’entrer en campagne tout de suite sur le coup de l’événement. Il y eut des rassemblements de troupes dans les villes, des entrevues de princes. Le roi de Sicile et le duc de Berry allant à Amiens conférer avec Jean sans Peur et lui défendre au nom du roi de revenir à Paris sans y être mandé, se trouvèrent presque arrêtés par les grandes neiges et durent faire parfois marcher devant leur troupe des paysans pour ouvrir le chemin.
Jean sans Peur à la porte de son logis d’Amiens avait placé deux lances, l’une à fer de guerre, l’autre à fer émoulu, offrant ainsi la paix ou la guerre. Pour toute réponse à la défense des princes, il assembla des troupes et dès que les neiges{199} le permirent, marcha droit sur Paris. Le populaire goûtait fort les ducs de Bourgogne pour leur opposition politique aux taxes et impôts, il cria Noël à l’entrée de Jean sans Peur qui s’en alla réoccuper son hôtel bien pourvu de gens de guerre.
Et ce ne sont plus, pendant des années, que terribles et successives secousses, ayant pour point de départ cette tour de Mauconseil, où revenait sans cesse se tapir le duc Jean sans Peur, qui entre temps, pour sa répression des troubles en ses villes de Flandre, avait mérité le nom de Jean sans Pitié. Paris en a pour douze années de perturbations, de guerre ouverte et de révolutions sanglantes. Jean sans Peur appuyé sur la démagogie déchaînée, sur les bouchers, les écorcheurs, sur des bandes de malandrins sans aveu ne rêvant que violences et pilleries, tient la ville où il a mis la main sur le Dauphin, n’en sort que pour piller, faire tête aux gens de guerre du parti des princes d’Orléans qu’on appelle maintenant les Armagnacs, du nom du comte d’Armagnac, dont Louis d’Orléans, fils du prince assassiné, venait d’épouser la fille.
Armagnacs, Bourguignons et Anglais se disputent et s’arrachent la ville où éclatent des mouvements révolutionnaires, les «Journées» de la commune cabochienne, pendant lesquelles il n’est pas de pavé qui n’ait sa tache de sang, pas de rue où les massacreurs ne travaillent.
Dans la tour de Jean sans Pitié se tiennent des conciliabules avec les bouchers, les chefs de la populace armée, prompte à la tuerie; ces chefs ce sont les Saint-Yon, les Le Goix, avec Jeannot Caboche, écorcheur de vaches à la boucherie de Saint-Jacques, qui tient Paris sous la terreur et donne son nom aux gens de sa troupe et par extension à son parti. Alors les Cabochiens prirent la Bastille par capitulation, comme en 89, et néanmoins coupèrent peu après la tête à son gouverneur Pierre des Essarts. Ce furent des journées de terreur où le chapeau blanc joua le rôle du bonnet rouge de 93; il désignait les partisans de Bourgogne et de la commune de Paris, comme le bonnet rouge coiffera plus tard les patriotes sans culottes,—et ce chaperon blanc on l’imposa au roi de l’hôtel Saint-Paul comme on le fera pour le bonnet rouge au roi des Tuileries, en 92, l’histoire sans se recommencer se répétant souvent.
Dans son jardin de l’hôtel de Bourgogne, Jean sans Peur se trouva même, de par la révolution qu’il avait déchaînée, obligé de recevoir le bourreau de Paris Capeluche, devenu homme d’importance et tueur par amour du métier; il alla même jusqu’à lui toucher la main quand Capeluche vint à la tête de sa bande lui parler hardiment.
Jean sans Peur ayant réussi à envoyer les Cabochiens guerroyer aux alentours de Paris, crut laver la tache restée à cette main, en faisant saisir soudainement Capeluche pour lui couper la tête à son tour.
Capeluche enlevé comme il buvait aux Halles, prit philosophiquement son parti du changement de rôle, et, comme son propre valet chargé de le décapiter lui semblait s’y prendre mal, il leva la tête du billot pour lui donner d’une voix ferme quelques conseils sur la manière de trancher proprement un col et, cette dernière leçon donnée, tendit froidement la nuque au coupe-tête.{200}
Après Jean sans Peur vint Philippe le Bon, prince aux goûts superbes; Philippe le Bon à l’avènement du roi Louis déploya son faste accoutumé dans cet hôtel de Bourgogne aux sanglants souvenirs. Il avait tendu les salles de magnifiques tapisseries d’Arras rehaussées de soie, d’argent et d’or. Une vaisselle précieuse par le métal et merveilleuse par le travail, garnissait de splendides buffets. Dans son jardin sous un pavillon de velours doublé de soie, brodé de ses emblèmes et couvert des armoiries de ses innombrables seigneuries, le duc donna de grands festins à tous les princes et seigneurs réunis à Paris après les fêtes de son sacre, festins auxquels il daigna convier «les plus notables bourgeoises de la ville» sans oublier leurs maris il faut l’espérer.
«Le duc Philippe, dit M. de Barante dans son Histoire des ducs de Bourgogne, tenait en son hôtel un état qui émerveillait tout le monde. Quand il allait visiter les églises, sa suite n’était jamais de moins que quatre-vingts ou cent chevaliers parmi lesquels étaient des princes, des ducs, des grands seigneurs. Les archers étaient richement équipés. Pour lui il mettait chaque jour quelques joyaux différents, tantôt une ceinture de diamants, tantôt un rosaire de pierres précieuses, d’autres fois un bonnet ou une aumusse qui en étaient tout brodés. Le peuple de Paris qui avait vu bien des princes et qui ne se dérangeait pas toujours pour les voir passer, courait dans les rues pour regarder le duc de Bourgogne chaque fois qu’il sortait.»
Charles le Téméraire, fils de ce magnifique prince, semble réincarner en lui Philippe le Hardi et Jean sans Peur, avec un caractère poussé encore davantage dans le sens de la violence. Avec lui finit la superbe et terrible maison de Bourgogne qui se couche dans une pourpre sanglante et à sa mort l’hôtel de Mauconseil revient à la couronne qui, à défaut de preneurs princiers, le subdivise et le loue à des particuliers.
En 1453, François Iᵉʳ pressé par le besoin de pécunes, fit mettre en vente aux enchères les anciens hôtels royaux ou princiers qu’il ne pouvait utiliser, certaines parties de l’hôtel Saint-Paul, l’hôtel de Bourbon confisqué au connétable, et avec eux l’ancien hôtel de Bourgogne.
C’était la fin pour cette grande résidence qui fut découpée en treize lots à travers lesquels passait une rue nouvelle qui s’appella du nom du roi, rue Françoise dont on a aujourd’hui, à tort, changé l’o en a. Tout sur ce point se transforma bien vite, le jardin de Jean sans Peur disparut, les grandes salles jadis si richement meublées et tapissées tombèrent et des maisons vinrent s’accrocher au donjon. Évanouis, les souvenirs tragiques des Bourguignons et des Armagnacs. Le vieil hôtel sanglant où s’étaient préparés les grands drames du siècle précédent devint le théâtre des confrères de la Passion et des enfants Sans Souci, c’est-à-dire le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, si fameux pendant cent cinquante ans, donnant ainsi pour successeurs à Jean sans Peur les désopilants farceurs, Gros-Guillaume, Turlupin, Gauthier Garguille et Bruscambille.
Les Confrères de la Passion, chassés de l’hôpital de la Trinité, près la porte Saint-Denis, s’arrangèrent une salle de spectacle à l’hôtel de Bourgogne et reprirent{201} leurs représentations de mystères, jusqu’à ce qu’un jour le Parlement leur ayant fait défense de tirer désormais leurs sujets des légendes et miracles des saints, de l’histoire sacrée et des dogmes mis continuellement à la scène, depuis la Création jusqu’au Jugement dernier, avec tous les personnages de l’ancien ou du nouveau testament, il ne leur resta plus pour domaine que les sujets profanes, les romans de chevalerie et la mythologie, ainsi que les sotties et moralités, ces farces satiriques des enfants Sans Souci dont les allégories, fort audacieuses parfois, suscitaient les colères de l’autorité, du parlement et du roi.
En ce temps les confrères de la Passion faisaient annoncer leurs représentations par un ou plusieurs acteurs, au son du tambour, par les carrefours environnants. Vers 1570 il arriva même, dit-on, qu’un de ces acteurs, Jean de Pontalais, alors célèbre par ses facéties, faisant l’annonce devant le porche de Saint-Eustache, le curé de Saint-Eustache, incommodé au cours d’un sermon par le bruit du tambour, descendit de la chaire, et vint interrompre l’annonce:
—Qui vous a fait si hardi, dit-il à Pontalais, de jouer du tambourin pendant que je prêche?
Pontalais, qui ne se laissait pas démonter facilement, répondit:
—Eh! qui vous a fait si hardi de prêcher pendant que je tambourine?
Le curé furieux creva la caisse et battit ensuite en retraite, mais Pontalais le rattrapa sur les marches de l’église et le coiffa de son tambour crevé, aux éclats de rire de l’assistance plus égayée que scandalisée de cet exploit inattendu d’un comédien aimé.
Au commencement du XVIIᵉ siècle le goût est à la farce joyeuse, c’est le moment des fantoches comiques, des baladins et des bouffons jouant soit dans les petits théâtres, soit en plein air sur les tréteaux des charlatans et vendeurs d’orviétan du Pont-Neuf. Et pourtant l’hôtel de Bourgogne, où des comédiens de métier ont succédé aux Confrères de la Passion, joue alors des pièces quelque peu{202} amphigouriques, de froides tragédies au langage précieux et il s’inquiète de voir de plus en plus vides ses banquettes. Les farceurs célèbres, Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin, trois garçons boulangers du quartier Saint-Jacques enlevés au pétrin par le goût de la farce, avaient fondé un petit théâtre place de l’Estrapade; sur ces très humbles tréteaux leurs joyeusetés eurent un succès de curiosité d’abord, puis une telle vogue, que le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, se voyant de plus en plus délaissé par le public, alla porter ses plaintes devant Richelieu, plus favorable à la tragédie qu’à la farce. Celui-ci fit venir le trio au Palais-Cardinal, le fit jouer devant lui et, gagné à son tour, engagea sur l’heure l’hôtel de Bourgogne à se l’attacher.
Et alors les pièces de Scudéry, Hardy et Rotrou, les premières tragédies de Corneille alternèrent avec les grosses farces de l’énorme Gros-Guillaume, au ventre cerclé comme un tonneau, du fluet et tout disloqué Gauthier-Garguille et de Turlupin, leur maître peut-être en bouffonneries, d’une verve extravagante peu ordinaire, mais aussi de grosse joyeuseté très peu délicate, très ordurière et même frisant trop souvent et de trop près l’obscénité.
Immense succès pour les trois compères, vogue fabuleuse. On se bouscule à la porte de l’hôtel de Bourgogne, où les bouffons ouvrent la représentation par une parade pour attirer le public et égayer la queue des spectateurs devant le guichet. Les banquettes sont bondées à l’intérieur, on s’écrase, même pour les tragédies qui nous semblent les plus rébarbatives, comme certaines de Scudéry qui eut pourtant l’honneur de faire étouffer dans la presse le portier du théâtre.
Bientôt d’autres bouffons, Bruscambille, Jean Farine qui paradaient en même temps sur le Pont-Neuf, Galinette la Galina viennent seconder ou remplacer le trio sur les planches de l’hôtel de Bourgogne, puis arrive Guillot Gorju, dont le pseudonyme cachait un fils de médecin qui, après avoir lui-même obtenu ses diplômes, courut la province comme charlatan ambulant avant de devenir tout à fait comédien.
Sous Louis XIV, grande rivalité entre les comédiens de l’hôtel de Bourgogne et la troupe de Molière. Celle-ci après avoir couru la province à la façon de la troupe du Roman comique de Scarron, pour laquelle elle a servi peut-être de modèle, après avoir erré dans Paris de salle en salle, chassée de la salle du jeu de paume de la Croix-Noire du Marais au jeu de paume de la Croix-Blanche de la porte de Buci, puis au jeu de paume de Nesle, a conquis enfin la faveur du roi et une salle à l’hôtel de Bourbon.
La troupe royale des comédiens français de l’hôtel de Bourgogne regardait de son haut ces comédiens errants, lesquels finirent par lui disputer la vogue. A la mort de Molière les deux troupes se fondirent en une seule qui s’en alla occuper la salle de la rue Guénégaud, tandis que la salle de l’hôtel de Bourgogne restait en la possession des comédiens italiens, lesquels, appelés par Mazarin, alternaient déjà depuis longtemps avec les comédiens français.
Sous la tour de Jean sans Peur ce sont d’autres fantoches maintenant qui égaient de leurs lazzis le vieux quartier Mauconseil; c’est Scaramouche et sa{203} bande avec il signor Pantalone, c’est Scapin, c’est Arlequin, c’est Polichinelle sans peur et sans pitié aussi, le farouche capitaine Matamore, Cassandre toujours berné et le doux Pierrot avec Colombine la Coquette.
Les bouffons italiens s’étant permis quelques épigrammes sur Mᵐᵉ de Maintenon dans une pièce intitulée la fausse Prude, on les mit à la porte en 1693 et leur théâtre resta fermé jusqu’à la Régence. Précédemment les confrères de la Passion qui n’étaient plus comédiens du tout, mais dont l’association, en tant que confrérie de charité, était demeurée propriétaire de la salle, avaient été supprimés par édit de 1677 et leurs revenus affectés à l’entretien des Enfants Trouvés.
La salle abrita ensuite la comédie italienne, c’est-à-dire sous le même titre, la musique italienne et l’opéra comique français, jusqu’à la construction de la salle de la rue de Choiseul; tout était fini alors, le vieux théâtre de l’hôtel de Bourgogne avait vécu. En 1783, au moyen de quelques travaux d’aménagement il devint la halle aux cuirs, jusqu’à l’éventrement du quartier pour le passage de la rue aux Ours ou Étienne-Marcel, qui fit soudain reparaître au jour le donjon des ducs de Bourgogne.
L’hôtel de Cluny, Guise, Soubise.—Marguerite ou Miséricorde?—Les mauvais garçons de Pierre de Craon.—L’assassinat de Clisson.—MM. de Guise, rois de la très sainte Ligue.—La citadelle des Ligueurs.—Le Balafré aux Barricades.—Mˡˡᵉ de Montpensier.—L’hôtel aux Soubise.—Le séjour Barbette.—La reine Isabeau.—Meurtre du duc d’Orléans.—La lampe du meurtrier.—Savoisy.—L’hôtel du roi de Sicile.—Mᵐᵉ de Lamballe à la Force.
AU quartier du Temple, dans la rue du Chaume qui continue la rue de l’Homme-Armé, le connétable Olivier de Clisson en 1370 éleva pour «soi demeurer pendant ses séjours à Paris» un hôtel point trop éloigné de l’hôtel royal Saint-Paul, un peu en dehors de l’ancienne enceinte de Philippe-Auguste, remplacée depuis peu par la muraille d’Étienne Marcel.
Cet hôtel de Clisson, modifié et augmenté, devint plus tard l’hôtel de Guise et tint en cette qualité une place considérable dans l’histoire de Paris, en reprenant{206} dans les troubles du XVIᵉ siècle, le rôle de l’hôtel de Bourgogne dans les guerres civiles du XVᵉ siècle. Modifié encore, reconstruit, il fut au XVIIIᵉ siècle l’hôtel Soubise et il est maintenant le palais des Archives. Après avoir fait de l’histoire, il abrite ce qui en est le résidu aujourd’hui, gardant entre ses murs toutes les innombrables et précieuses paperasses, chartes, diplômes, dossiers, lettres, etc., poussière des siècles vécus, lave refroidie des Révolutions, dernières traces de tant de grands faits, de nobles ou criminelles actions, de grands travaux et d’intrigues tortueuses, d’événements lointains qui ont passionné les esprits, terrifié ou réjoui les cœurs, fait couler les larmes et le sang des générations successives...
De l’hôtel de Clisson il reste la porte, une belle entrée d’aspect militaire comme il convenait à une demeure de connétable, une haute ogive protégée par deux tourelles en encorbellement. La tourelle de droite a bien été un peu attaquée et amaigrie par les architectes du siècle dernier, à qui nous devons savoir gré d’avoir oublié de la démolir, mais la porte du connétable n’en souffre pas trop; les deux écussons peints au-dessus de la voûte portent les armes de la maison de Guise compliquées d’armoiries d’alliances et de chiffres.
Plus haut, se voit gravée dans la pierre une grande M, initiale mystérieuse sur laquelle on a beaucoup disserté. A Josselin en Bretagne, dans l’église où dort le connétable sous un beau tombeau mutilé, l’M se trouve partout, alternant avec des Marguerites presque effacées, c’était l’initiale de Marguerite de Rohan sa femme. D’après la légende de l’hôtel de Clisson, cela voudrait dire aussi Miséricorde et rappellerait un épisode des insurrections parisiennes du règne de Charles VI.
En 1382, au retour de l’expédition victorieuse de Flandre, Charles VI, alors enfant de quatorze ans, trouva Paris en armes, atterré par la nouvelle de la victoire de la noblesse à Rosebecke, alors que les bandes parisiennes s’étaient préparées à joindre leurs efforts à ceux des Flamands. Cette nouvelle révolte des Maillotins fut plus sévèrement châtiée que celle de l’année précédente. Le roi et les princes ses oncles, en trois «batailles», dont Clisson commanda la première, entrèrent dans Paris par les portes rompues et abattues. Clisson avait la main dure et le fit sentir aux révoltés. Après avoir pris tout ce qui avait marqué dans la sédition, et décapité aux Halles les principaux meneurs, on désarma Paris, on enleva les chaînes des rues; il fallut livrer les maillets, arbalètes, vouges, fauchards, et tout les harnois de guerre «et disait-on qu’il y en avait assez pour armer cent mille hommes».
Des bourgeois compromis restaient aux prisons attendant leur sort. Un jour le peuple de Paris fut convié au Palais de Justice. Sur les degrés de la cour un siège avait été élevé pour le petit roi, qu’entouraient ses oncles et ses capitaines et ses conseillers. Le chancelier d’Orgemont prit la parole, semonça véhémentement les Parisiens, rappela toutes leurs séditions et commotions, et les crimes et délits commis dans les désordres, puis arrivèrent les familles des prisonniers, «les dames et demoiselles toutes déchevelées» qui se jetèrent aux pieds du roi criant miséricorde; les oncles du roi, les capitaines en firent autant et le peuple à genoux, nu-tête, de tous les points de la cour du palais, clama de même: Miséricorde!{207}
Alors le roi, comme s’il se laissait attendrir, quitta sa figure courroucée et donna l’ordre de mettre les prisonniers en liberté, changeant les peines encourues en amendes qui servirent à payer les gendarmes. On attribua surtout, dit-on, la clémence royale aux conseils de Clisson et en reconnaissance le peuple, voyant ces M sculptés par Clisson sur sa maison en l’honneur de sa femme, appela cette maison l’hôtel de Miséricorde. Ceci est l’explication de la légende, la vérité est peut-être toute contraire, et le mot miséricorde est plus probablement une ironie des Parisiens se souvenant de la poigne de Clisson dans la répression.
Clisson avait des ennemis mortels; le duc de Bretagne, qui déjà l’avait par trahison tenu en son château de l’Hermine à Vannes et ne l’avait relâché que sur grosse rançon, ce dont il se repentait fort, et le chevalier Pierre de Craon que Clisson avait fait chasser de la cour. Ces deux haines s’entendirent et Pierre de Craon, assuré en tout cas d’un refuge en Bretagne, s’en vint à Paris tendre une embuscade au connétable, se jurant bien de trouver le moyen de réussir l’occision que le duc avait manquée à Vannes.
Au bout de la rue de la Verrerie, derrière l’hôpital Saint-Gervais, c’est-à-dire tout proche de l’hôtel du connétable, par la rue des Mauvais-Garçons et la rue du Murier, Pierre de Craon possédait un logis dans lequel il fit secrètement provision d’armes et d’armures et qu’il pourvut largement de vivres. Ces pourvéances faites, Craon réunit des «compagnons hardis et outrageux»; il les envoya par petites troupes en son hôtel où ils arrivaient de nuit et restaient tapis sans sortir, faisant largement honneur aux victuailles amassées, en attendant l’ouvrage inconnu qui leur était réservé. Quand il y en eut une quarantaine, Craon arriva à son tour, toujours secrètement et s’enferma comme les autres, gardant seulement dehors des espions qui guettaient tous les faits et gestes du connétable.
Enfin l’occasion si patiemment épiée se présenta. Il y avait fête à l’hôtel Saint-Paul, le jour de la Fête-Dieu de 1392, joûtes toute la journée dans les lices de l’hôtel devant les dames, puis festin et danses. Les danses ne finirent qu’une heure après minuit, l’assemblée tout aussitôt se dispersa, chacun s’en retournant au logis. Messire Olivier de Clisson ayant causé longuement avec le roi quitta l’hôtel le dernier, alors que les lumières de la fête s’éteignaient et que tous à l’hôtel se préparaient à dormir. Ses gens et ses chevaux l’attendaient à la porte, ils étaient huit seulement, avec deux torches que les valets allumèrent dès que le connétable fut en selle.
Pierre de Craon avait fait monter ses hommes à cheval et dans la nuit noire s’en était allé s’embusquer au carrefour Baudoyer. La petite troupe du connétable quittant la rue Saint-Paul, tourna au carrefour des rues Saint-Antoine et Sainte-Catherine, maintenant Sévigné; Clisson causait avec un écuyer, il était en train de lui dire: «Je dois demain avoir au dîner chez moi, monseigneur de Touraine, le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, messire Charles d’Hangiers, le baron d’Ivry et plusieurs autres, or pensez que ils soient tous aisés et que rien n’y ait d’épargné...» lorsque tout à coup retentit en arrière le galop des quarante chevaux de Craon.{208}
En un clin d’œil le cortège du connétable fut bousculé, les deux torches éteintes. Le connétable prit d’abord l’attaque pour une plaisanterie du duc d’Orléans, il cria aux assaillants: Monseigneur, par ma foi, c’est mal fait, mais je vous le pardonne, car vous êtes jeune...
—A mort Clisson! à mort, ci vous faut mourir, lui répondit un homme de la mêlée.
—Qui es-tu, qui dis de telles paroles?
—Je suis Pierre de Craon!
Et les épées commençaient leur jeu; les gens du connétable et lui-même, dans leurs habits de fête, étaient peu armés, tandis que les hommes de Craon étaient couverts de fer.
—Occirons-nous tout? demandèrent-ils à Craon.
—Oil, tous ceux qui se mettront en défense.
Les gens de Clisson furent vite à terre ou jetés de côté, dans le noir de la rue; le connétable se défendait de son mieux avec une courte épée contre les coups qui pleuvaient dru sur lui. Par bonheur l’obscurité le protégeait un peu, et d’un autre côté les hommes de Craon qui venaient seulement d’apprendre à quel illustre personnage ils s’attaquaient, s’en trouvaient fort troublés. Clisson ferraillant toujours, déjà meurtri et blessé par tout le corps, se maintenait à cheval. Un coup formidable asséné sur la tête le renversa enfin. Il tomba juste dans la porte d’un boulanger qui préparait son pain et qui au terrible fracas des épées venait d’entrebâiller son huis. Sous le poids du corps roulant à terre, la porte s’ouvrit toute grande et le connétable resta sans mouvement, la tête dans la maison du boulanger épouvanté, les jambes dans la rue.
Craon hésita un moment, il n’osa descendre pour voir si l’œuvre était bien achevée.—Allons, dit-il, nous en avons assez fait, s’il n’est pas mort, il mourra du coup féru à la tête!...
Et toute la troupe fila au grand trot vers la porte Saint-Antoine pour s’échapper. Or toutes les portes de Paris, depuis la révolte des Maillotins, avaient été enlevées, précisément sur le conseil du connétable. Si elles avaient pu être closes comme jadis à la nuit, jamais Craon n’aurait osé tramer son attentat, arrêté par l’impossibilité de sortir une fois le coup fait. «Or considérez comme les choses adviennent, dit Froissart, le connétable avait cueilli la verge dont il fut battu.» Craon, sorti sans difficulté par la porte Saint-Antoine, poussa tout d’une traite jusqu’à Chartres, y trouva des chevaux préparés et continua de la même allure jusqu’au château de Sablé.
Criblé de blessures et la tête pleine de sang, Clisson gisait dans la boutique du boulanger, on le croyait bien mort et l’on avait couru prévenir à l’hôtel Saint-Paul, d’où le roi partit immédiatement en robe de chambre, avec quelques chambellans et des gens d’armes, torches allumées, et tout ce monde vint remplir la rue et la petite boutique du boulanger. Cependant Clisson, que l’on avait déshabillé pour visiter ses plaies, donnait quelques faibles signes de vie, au grand étonnement de ses gens.
—Connétable, comment vous sentez-vous? demanda le roi se penchant sur ce corps tout sanglant qui remuait encore.
—Cher sire, petitement et faiblement, murmura le connétable.
—Qui vous a mis en cet état?
—Sire, c’est Pierre de Craon, traîtreusement...
—Connétable! je le jure, jamais chose ne sera si bien et si fort vengée! Or tôt, aux médecins et surgiens d’abord!...
Déjà les médecins de l’hôtel Saint-Paul accouraient. Ils examinèrent longuement et pansèrent les blessures dont le connétable était navré par tout le corps. Par chance miraculeuse, aucune n’était mortelle, le grand nom de Clisson, jeté subitement aux assassins, avait pour ainsi dire amolli leurs bras; néanmoins le connétable eût été achevé sous les pieds des chevaux, si la porte du boulanger ne s’était ouverte quand il tomba sous le grand coup porté par Craon.
—Dans quinze jours, dirent les médecins au roi bien heureux, nous vous le rendrons chevauchant!
On sait comment Craon ne fut pas rattrapé par le prévôt de Paris lancé sur ses traces, comment n’estimant point le château de Sablé asile assez sûr quand il apprit que le connétable n’était pas mort, il se réfugia près du duc de Bretagne, comment, la guerre ayant été déclarée à ce duc, Clisson guéri et le roi déjà malade, s’obstinant{210} malgré sa faiblesse, menèrent l’armée vers la Bretagne, et comment se déclara dans la forêt du Mans la folie de Charles IV.
Que de maux découlèrent de ce meurtre manqué rue Culture-Sainte-Catherine: les longues guerres civiles pendant la démence du roi et la jeunesse de Charles VII, la lutte des princes s’arrachant villes dévastées et provinces ravagées, les féroces massacres des partis, cruelles meurtrissures auxquelles vinrent s’ajouter encore les désastres de la guerre anglaise, comme pour achever de faire un cadavre de la France pantelante.
Pierre de Craon ne fut pas pris; mais il eut tous ses biens confisqués, son logis de Paris fut rasé et l’emplacement ajouté au cimetière Saint-Jean; la ruelle qui longeait les murs du logis et dont il reste un fragment, prit alors, pense-t-on, le nom de rue des Mauvais-Garçons. Plus tard Craon repentant fit, en signe d’amende honorable, élever dans le cimetière, à l’endroit où avait été sa maison, une croix de pierre portant son nom et l’aveu de son crime.
L’hôtel de Clisson, après avoir passé dans diverses mains, devint en 1553 la propriété d’Anne d’Este, femme de François de Lorraine, duc de Guise. Les Guises, par diverses adjonctions et bâtisses agrandirent considérablement l’ancien logis de Clisson et formèrent le très haut et très vaste hôtel à deux grandes cours, avec jardins derrière et sur les côtés, que l’on peut voir sur le plan de Paris de Gomboust, tenant déjà tout le pâté de bâtiments de la rue des Quatre-Fils à la rue des Francs-Bourgeois.
Dans cet immense hôtel magnifiquement installé et meublé, orné de peintures murales du Primatice, décoré de tapisseries merveilleuses qui étaient, d’après Sauval, avec celles du Vatican et du Louvre, les plus belles du monde, les Guises tenaient une véritable cour et pouvaient loger une suite considérable de gentilshommes attachés à leur fortune, garnison qui s’augmenta, aux jours critiques, de soldats et de partisans nombreux.
A François de Guise, défenseur de Metz, assassiné sous Orléans par Poltrot de Méré, succéda Henri de Guise le Balafré qui devait périr à Blois. Dans l’Etat bouleversé par les factions, au moment le plus terrible des guerres de religion, la maison de Guise si rapidement élevée, n’ayant plus de frein à ses ambitions, pouvait tout espérer. Elle avait déjà les cœurs d’une bonne partie des Français détachés des Valois dégénérés; Paris conquis par ses curés et ses prédicateurs, par les meneurs fanatiques, était Guisard. Les Guises pouvaient nourrir l’espoir de culbuter les fils de l’italienne Catherine de Médicis, de rejeter en sa Gascogne ou supprimer le Béarnais, cet Henri de Bourbon que Charles IX avait épargné à la Saint-Barthélemy, puis, cet héritier du trône écarté, d’enlever le trône de France au roi des Mignons, à cet Henri III méprisé, que les ciseaux de la duchesse de Montpensier comptaient bien tonsurer pour en faire frère Henri de Valois.
En ces années tumultueuses, de 1560 à 1594, l’hôtel de Guise est une citadelle rivale du Louvre. C’est là que les ligueurs prennent le mot d’ordre, les gens de robe, intrigants, parlementaires ou sorbonnistes, les gens d’épée cherchant le bon parti, les bourgeois remuants, les terribles Seize. Le fil de toutes les intrigues{211} secrètes aboutit ici et c’est d’ici que part le signal de toutes les complications qui viennent embrouiller et compléter l’anarchie du pauvre royaume.
Autant et plus que le Louvre, l’hôtel de Guise a trempé dans le sang de la Saint-Barthélemy; la tentative d’assassinat de Maurevel sur Coligny y fut tramée, et c’est le duc de Guise, dans son hôtel changé en place de guerre et rempli de soldats, qui organisa le massacre, donna l’ordre au prévôt des marchands et aux échevins de préparer leurs gens.
Aux coups du tocsin l’hôtel de Guise s’ouvre et lâche par la ville ses bandes de forcenés, tandis que Guise lui-même à la tête d’une forte troupe marche sur la maison de l’amiral pour faire exécuter sous ses yeux ce que Maurevel avait manqué deux jours auparavant.
Pendant les années qui suivent, Guise est aussi roi, sinon plus, que cet Henri III{212} pour lequel il ne cache pas son mépris. Les gentilshommes de l’hôtel de Guise insultent journellement les mignons du roi et lui tuent les plus aimés, Quélus et Maugiron, tombés dans le fameux duel de trois contre trois, aux Tournelles près de la Bastille. Guise est le vrai roi de la ville de Paris, le roi de la très sainte Ligue dont il tient tous les fils avec ses frères Mayenne et le cardinal de Guise, jouant même avec adresse, pour l’opposer au roi de Navarre, de son oncle le cardinal de Bourbon. De ce vieillard, ils ont l’air de faire l’héritier éventuel du trône, dont chaque pas semble les rapprocher, pas assez vite cependant au gré de l’impatience de la sœur des Guise, l’ardente et vindicative duchesse de Montpensier, qui, à elle seule, suffirait à entretenir toutes les intrigues, toutes les machinations de la maison, à maintenir à la température voulue, dans la cuve parisienne, le bouillonnement des passions révolutionnaires savamment malaxées.
L’heure étant venue, l’insurrection parisienne étant bien préparée, tous les rôles sus, le plan des barricades, faites de tonneaux remplis de terre, adopté, les chefs de quartier nommés, les capitaines guisards introduits et cachés, le duc de Guise malgré la défense du roi entre dans Paris. C’est un triomphe, une ovation sans fin, de la porte Saint-Denis à l’hôtel de Soissons où tout d’abord il se rend pour saluer la reine mère. Puis il a l’audace de se présenter au Louvre, où peu s’en faut qu’il ne trouve ce qui l’attend à Blois.
—Sire, tenez-vous M. de Guise pour votre ami ou votre ennemi, dit au roi le colonel des gardes Alphonse d’Ornano, il ne faut qu’un mot sans vous en donner autrement peine et je vous apporte aujourd’hui sa tête à vos pieds.
Mais Henri III ne dit pas le mot, il n’ose, cette fois. Il ne se sent pas assez fort dans Paris, au milieu de ce peuple dont il a entendu jusque sous ses fenêtres les cris d’amour frénétiques pour les Guises—«de qui la France, a-t-on dit, est folle car c’est trop peu dire amoureuse».
Rentré à l’hôtel de Guise, le Balafré prend les dernières mesures pour le corps à corps avec le roi; l’hôtel de Guise devient un arsenal et un quartier général. Dans le jour ce ne sont qu’allées et venues de gentilshommes, de curés, de capitaines et de bourgeois; les meneurs populaires sont les plus caressés par les princes lorrains. Pendant la nuit on amène à l’hôtel grande provision d’armes. Le roi de son côté fait venir des troupes.
Le jeudi 12 mai 1588, la mine éclate, un immense réseau de barricades couvre la ville. Tout le monde marche sous la direction des dixeniers et quarteniers, dans la fumée des arquebusades; les suisses sont cernés, culbutés et désarmés. Guise toute la journée resta aux fenêtres de l’hôtel de Guise surveillant son œuvre et occupé à donner des ordres. A quatre heures, la révolte étant partout maîtresse et les troupes qui n’étaient pas prisonnières rabattues sur le Louvre, Guise sortit de son hôtel en pourpoint blanc tailladé, avec une suite de gentilshommes. Les rues autour de l’hôtel sont pleines de monde, à sa vue c’est une frénésie d’enthousiasme, les gens des barricades, la foule qui se presse, bourgeois et bourgeoises, l’acclament. «Il ne faut plus lanterner, crient des gens,{213} il faut le mener à Reims!» On l’étourdit par les rues de tant de cris de: Vive Guise! qu’il ne fait que lever son grand chapeau et qu’il feint d’en être fâché. «Mes amis, c’est assez, messieurs, c’est trop, criez vive le roi!»
Il est presque au but maintenant, il ne reste plus pour achever l’œuvre que la suppression d’Henri III et c’est, il y compte bien, ce que les Parisiens fanatisés vont faire sans qu’il ait besoin d’y mettre la main. Déjà des gens à lui excitaient le peuple à compléter sa victoire par la prise du Louvre.
—Allons prendre et barricader ce bougre de roi dans son Louvre! criait-on aux carrefours changés en places d’armes.
Toute la nuit se passe ainsi tumultueuse, les bourgeois de la Ligue ont saisi les portes de la ville, ce qui permet aux partisans des Guises d’accourir; ils s’emparent de l’Hôtel de Ville et de l’Arsenal et bloquent la Bastille; les barricades touchent le Louvre et tout semble présager une grande attaque du château.
Ce vendredi la reine-mère monte en sa chaise et, péniblement, à travers la foule armée, à travers les retranchements des rues «si dru semés» où elle obtient difficilement passage, elle se dirige vers l’hôtel de Guise, quartier général de l’insurrection déchaînée. Elle tente une dernière démarche auprès du duc de Guise, le suppliant d’éteindre tant de feux allumés et de venir s’entendre avec le roi disposé à toutes les concessions. Le duc de Guise répond froidement qu’il n’y peut plus rien, que le peuple est un taureau échappé qu’on ne peut plus retenir: il déplore l’état des choses, mais quant à aller au Louvre il s’y refuse absolument, ne voulant se mettre à la merci de ses ennemis.
Cette démarche cependant sauve peut-être le roi, car pendant ces négociations, les colonnes ligueuses qui se préparent à marcher sur le Louvre ne reçoivent{214} point les ordres de Guise et l’appoint de soldats dont le courage éprouvé doit donner de la vigueur à l’attaque. Guise tergiverse et va laisser échapper la proie qu’il tient presque en sa main. Henri III, prévenu par sa mère, comprend que s’il reste un instant de plus il est perdu, et il se décide à une fuite précipitée.
Jamais plus il ne remettrait le pied dans Paris; il ne devait le revoir que de loin, des hauteurs de Saint-Cloud quand il essaya de tenir son serment d’y rentrer par la brèche. Mais alors l’arrêta le couteau du cordelier Jacques Clément, mis en la main du moine par la duchesse de Montpensier qui, à la journée des Barricades, n’aurait pas eu les hésitations de son frère.
Dans son journal, l’Estoile raconte qu’à la nouvelle de cette fuite qui renversait tous les plans des Guisards, «un quidam dit que les deux Henri avaient tous deux bien fait les ânes,» l’un pour n’avoir pas eu le cœur d’exécuter ce qu’il avait entrepris, c’est-à-dire de faire tuer Henri de Guise à sa visite au Louvre et fait donner sérieusement ses troupes dès le commencement du soulèvement, et l’autre pour avoir le lendemain laissé échapper la bête qu’il tenait en ses filets.
L’hôtel de Guise, n’ayant point réussi à force ouverte, reprit sa politique de feintes et de machinations, qui devaient bien étonner le bon badaud ligueur ne voyant pas plus loin que le bout de sa hallebarde; le duc de Guise pour reprendre contact avec le roi réfugié à Chartres, ouvrit les négociations par une singulière ambassade, une procession de capucins conduite par frère Ange, un Joyeuse qui s’était fait moine et qui plus tard redevint homme d’épée. C’était une procession ridicule ou plutôt une mascarade.
En tête des Capucins, frère Ange déguisé en Jésus-Christ couronné d’épines lié et garrotté, marchait sous les coups de fouet entre deux femmes représentant Marie et Madeleine; des soldats venaient derrière en costumes burlesques, portant en guise de casques des marmites renversées et brandissant de vieilles armes rouillées.
On négocia; par un accord signé entre le roi et les princes, le duc de Guise fut nommé lieutenant général du royaume. S’y croyant tout autant qu’à Paris le maître de la situation, il alla aux États réunis à Blois, où les élections avaient envoyé une majorité ligueuse, où le président du Tiers était La Chapelle-Marteau, un des Seize, un des chefs de la journée des barricades, devenu prévôt des marchands de par les Guise.
Cette fois le roi osa et deux des Guise périrent, le Balafré et le cardinal.
A l’hôtel de Guise il ne restait plus que Mayenne et la duchesse de Montpensier; la déchéance du roi fut proclamée dès qu’arriva la nouvelle du meurtre et Mayenne, prenant la présidence du conseil général de l’Union, se nomma lieutenant général. Paris vécut dans l’effervescence révolutionnaire, on pendit, on emprisonna les royaux et les politiques, pendant que l’armée de Mayenne manœuvrait autour de Paris contre l’armée royale formée des troupes combinées d’Henri de Valois et d’Henri de Navarre. Quand, à la fin de juillet 1589, les deux rois vinrent attaquer Paris, les Seize firent «reserrer» en toutes les prisons de Paris{215} environ trois cents bourgeois des plus apparents et notables, pris comme otages, et la duchesse de Montpensier, à l’hôtel de Guise, eut des conférences avec le petit cordelier Jacques Clément amené par le prieur Bourgoin. Bien caressé et catéchisé, enflammé par des promesses de toutes sortes, celui-ci s’en alla résolument à Saint-Cloud, et son couteau vengea l’assassinat de Blois.
L’hôtel de Guise savourait la joie de la vengeance; la duchesse et ses gentilshommes prirent l’écharpe verte en signe d’allégresse, mais tout n’était pas fini, car il restait Henri de Navarre devenu le grand adversaire. Celui-ci après sa victoire d’Ivry revint attaquer Paris. Dans la ville assiégée, affamée, affolée, le foyer révolutionnaire entretenu par les Guises flamba si fortement, devint si dangereux, les Seize, en vrai comité de salut public, poussés par le curé Boucher qui était une sorte de Marat pensionné par l’Espagne, allèrent si loin dans leurs fureurs démagogiques que Mayenne les voyant dépasser de beaucoup ses plans, dut se hâter d’intervenir et de faire pendre quelques-uns de ceux qu’il avait précédemment le plus caressés.
Mais après cinq années encore d’agitations, l’hôtel de Guise d’où sont sortis tant de maux pour la France et pour Paris en particulier, ce palais de la Ligue responsable de toutes les horreurs déchaînées, des férocités de la populace guisarde, de la guerre civile, de l’appel aux Espagnols, de la terrible famine du siège, l’hôtel de Guise est enfin vaincu.
Le fils du Balafré et Mayenne lui-même peu après, essoufflé par cinq années de campagnes, firent leurs accommodements avec Henri IV victorieux partout, maître de Paris, oint de la Sainte-Ampoule et rentré dans le giron de l’Église catholique. L’hôtel de Guise humilié, déçu dans ses ambitions n’est plus ce quartier général de la rébellion qu’il a été tant d’années; Mayenne s’en va bâtir un hôtel particulier, en face de celui de Sully son vieil ennemi, dans la rue Saint-Antoine. L’hôtel de Guise, silencieux maintenant, reste pendant un siècle encore aux mains des descendants du Balafré, seigneurs opulents qui ont renoncé aux grands rêves et dont l’ambition ne trouble plus l’État. On ne loge plus de conspirateurs à l’hôtel de Guise, ses immenses bâtiments que la foule des traîneurs d’épée ne remplit plus, donnent l’hospitalité à des protégés de la maison de Lorraine, à de tranquilles gens de lettres, entre lesquels Corneille pendant quelque temps.
En 1700, l’hôtel passa aux princes de Soubise. Alors tombèrent les vieilles murailles pour la transformation du terrible hôtel, à l’aspect grave et solide, en un palais XVIIIᵉ siècle largement ouvert, somptueusement orné et décoré. Il ne resta pour rappeler le temps des Guises qu’un bel escalier de pierre dont la rampe de fer est ornée de croix de Lorraine. Les parties de murailles que l’on conserva furent transformées et complètement déguisées par de nouvelles dispositions et par une décoration à la mode nouvelle. Portique à colonnes corinthiennes, vaste cour d’honneur encadrée d’une colonnade à terrasse, grande façade avec fronton central, statues et sculptures diverses; appartements magnifiques dont la décoration est due à Germain Boffrand, boiseries splendides, plafonds, trumeaux, bas-reliefs, dessus de portes, on trouve là toute la grâce, toute l’élégance du{216} XVIIIᵉ siècle. Tout cela, quand arriva la Révolution, allait être mis en vente par les créanciers des Soubise.
Un moment, la Révolution triomphante vint réveiller à l’hôtel de Guise l’écho des anciennes séditions. Un jour des gens armés envahirent les cours, c’étaient les vainqueurs de la Bastille qui venaient entasser dans l’hôtel quarante-cinq milliers de poudre trouvés dans la forteresse. Les poudres parties, des ateliers divers pour l’armement de la nation les remplacèrent, avec un détachement de hussards Chamboran casernés dans les parties disponibles.
Enfin l’Empire, en 1808, achète l’hôtel Soubise en même temps que l’hôtel de Rohan qui le touche par les jardins. Il fait de celui-ci l’Imprimerie nationale et donne à celui-là son affectation actuelle de grand dépôt des Archives nationales et d’École des Chartes.
Tout près de ce logis de Clisson et des Guises, s’élevait l’hôtel d’un riche financier du XIVᵉ siècle, Étienne Barbette, prévôt de Paris et argentier ou surintendant des finances de Philippe le Bel. C’était un Séjour, un manoir de campagne situé en dehors de l’enceinte de Philippe-Auguste, près de la porte de la rue Vieille-du-Temple, qu’on appelait en raison de ce voisinage porte Barbette.
L’hôtel entouré de jardins était très considérable, les financiers de tout temps ont fait imprudemment étalage de leurs richesses, qu’à tort ou à raison, et très souvent à raison, on considérait comme mal acquises. Ces questions de finances, d’impositions, tailles et aides levées irrégulièrement et arbitrairement, c’est la grosse cause de discordes entre les peuples et les rois; il était bien difficile d’y apporter remède et d’améliorer le système de répartition et de perception, à cause des privilèges de classes, des différences de traitement des provinces et de la confusion des franchises, coutumes, immunités. C’est la cause directe ou indirecte de presque toutes les séditions. Les financiers haïs par les peuples, qui voient tous ces ruisseaux d’argent converger vers leurs coffres, soupçonnés par les princes qui les accusent d’en arrêter au passage une trop forte partie, ont souvent payé fort cher leurs malversations. Les hôtels et châteaux construits par eux témoignant imprudemment d’une opulence acquise aux dépens de l’épargne des peuples et de la bourse du roi, leur ont attiré souvent de terribles mésaventures et sont rarement passés à leurs héritiers.
Philippe le Bel, ayant usé de toutes les ressources de l’impôt, s’en était pris aux monnaies, dont il diminua le titre à plusieurs reprises au grand dommage et embarras de tous en général; cela créa une question des loyers qui poussa enfin à bout l’irritation du peuple. Les loyers, convenus en ancienne et loyale monnaie devaient-ils être payés en monnaie altérée, ayant perdu une forte partie de sa valeur? Les locataires disaient oui et les propriétaires non. Tous avec autant de raison. Cette question d’argent tourna en émeute. Le populaire se porta sur la courtille Barbette, mit le feu à l’hôtel et détruisit tout ce qu’il pouvait détruire, jusqu’aux arbres du jardin.
A la fin du XIVᵉ siècle, au séjour Barbette réédifié, habitait la reine Isabeau de Bavière qui au milieu d’une petite cour dissolue, menait toujours sa vie de faste{217} et de désordres. Cette vie licencieuse bien connue de tous, ces fêtes masquées, ces déportements dont l’écho dépassait les murs du séjour Barbette, devinrent un tel scandale public qu’un jour un moine Augustin nommé Jacques Legrand osa, dans un sermon solennel prêché devant la reine et s’adressant à elle, se faire l’interprète de l’indignation générale.—«Je voudrais, dit-il, noble reine, ne rien vous dire qui ne vous fut agréable mais votre salut m’est plus cher que vos bonnes grâces; je dirai donc la vérité, quels que doivent être vos sentiments à mon égard. La déesse Vénus règne seule en votre cour; l’ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la nuit le jour, au milieu des danses les plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes qui assiègent sans cesse votre cour corrompent les mœurs et énervent les cœurs... Partout, noble reine, on parle de ces désordres et de beaucoup d’autres qui déshonorent votre cour.»
Ce dur langage ne pouvait être bien reçu, Isabeau et les dames de sa suite se récrièrent, mais aux reproches le moine répondit plus bravement encore, sans se soucier de la colère des familiers de la reine qui parlaient de le faire jeter à l’eau.{218}
En ce petit séjour Barbette, très vaste hôtel qui tenait tout le carré formé aujourd’hui par les rues Vieille-du-Temple, des Francs-Bourgeois, Payenne, du Parc-Royal et de la Perle, avec l’entrée principale rue Vieille-du-Temple,—Isabeau en relevailles d’un enfant mort en naissant, reçut le 20 novembre 1407, la visite du duc d’Orléans, pour le moment trop lié avec elle et qui resta à souper. Ce souper devait lui coûter la vie. C’était l’occasion attendue depuis longtemps par le duc de Bourgogne. Assez tard dans la soirée, un valet de chambre du roi, acheté par Jean sans Peur, vint demander le duc d’Orléans et lui dit que le roi l’envoyait quérir hâtivement pour choses importantes.
Le duc immédiatement fit seller sa mule et quitta l’hôtel Barbette, suivi seulement de deux écuyers montés sur le même cheval et de quatre ou cinq valets porteurs de torches, car il était venu en petite compagnie. Ils avaient à peine fait quelque chemin dans la rue obscure et déserte, que soudain de l’ombre d’une ruelle il leur tomba sur le corps dix-huit hommes, les uns à pied, les autres à cheval. Dès la première poussée un coup de hache abattit la main du duc d’Orléans qui n’avait pu se mettre en défense et criait: «Je suis le duc d’Orléans!»
—C’est ce que nous demandons! à mort! à mort!
En un instant le duc fut jeté à bas de sa mule et percé de coups. Retourné à terre par les assaillants et encore terriblement martelé, il mourut la tête écrasée, projetant sa cervelle sur les pavés, et avec lui périt un de ses écuyers, un jeune Allemand qui, renversé aussi en le défendant, se coucha sur son maître pour lui servir de bouclier.
Au bruit le cheval qui portait les deux écuyers avait pris peur et s’était emballé; lorsque à une certaine distance ils purent se rendre maîtres de leur monture, les deux écuyers revinrent sur leurs pas et arrêtèrent en route la mule du duc.
Les maisons noires s’éclairaient çà et là de lumières, on s’éveillait au bruit, mais on n’osait bouger. Les deux écuyers s’approchèrent du groupe des assassins acharnés encore sur les cadavres; on leur cria de reculer s’ils ne voulaient subir le sort des autres, puis, la besogne bien terminée, les meurtriers s’échappèrent en criant au feu, et en jetant des chausse-trapes derrière eux pour empêcher la poursuite.
En même temps, pour augmenter le désordre, un des leurs mettait le feu à la maison de l’image Notre-Dame touchant au séjour d’Isabeau, où ils avaient vécu cachés depuis dix jours, commandés par un sieur Raoullet d’Octonville, ennemi particulier du duc, et par Guillaume et Thomas Courteheuse.
On a prétendu que le duc de Bourgogne lui-même avait pris sa part de l’exécution du crime afin d’être bien sûr qu’il réussirait mieux que celui de Pierre de Craon. Ce qui est certain, c’est que les meurtriers allèrent lui rendre bon compte de l’affaire à la tour Mauconseil, et qu’il les fit partir déguisés pour son château de Lens, en même temps qu’il s’éloignait de Paris après l’aveu de son crime.
Le tumulte était grand autour de l’hôtel Barbette, les gens de la reine arrivaient criant au meurtre, on se précipitait vers l’hôtel d’Orléans et aussitôt accouraient serviteurs et chevaliers armés à la hâte. La reine Isabeau, prise de peur, s’était{219} jetée en sa litière et s’était fait porter à l’hôtel Saint-Paul, pendant que l’on enlevait le cadavre pour le conduire au milieu des gémissements, d’abord chez le maréchal de Rieux dans l’hôtel remplacé au XVIIᵉ siècle par l’hôtel Amelot de Bizeuil ou des Ambassadeurs Bataves, puis en l’église Saint-Guillaume des Blancs-Manteaux.
Ce meurtre qui fut le coup de tonnerre annonçant la grande lutte entre Armagnacs et Bourguignons et qui amena tant de malheurs sur le pays, avant d’être expié par la mort de Jean sans Peur tombant à son tour sous les haches et les épées au pont de Montereau, eut lieu dans la rue des Francs-Bourgeois, probablement devant un petit passage bordé de vieux murs et de bâtiments en encorbellement, subsistant peut-être des dépendances de l’hôtel Barbette.
Un peu plus d’un siècle après la reine Isabeau, l’hôtel Barbette reçut dans ses murs une autre femme célèbre, une reine encore, mais de la main gauche, Madame Diane de Poitiers, femme de Louis de Brézé grand sénéchal de Normandie. A sa mort l’hôtel Barbette trop vaste pour être conservé intact fut vendu en plusieurs lots. En 1563, les rues Barbette, du Parc-Royal et des Trois-Pavillons,—celle-ci maintenant Elzévir et qui s’appela aussi rue de Diane,—passèrent à travers le vaste ensemble de constructions ayant formé la courtille Barbette. Il subsista une partie des anciens bâtiments formant des hôtels particuliers comme l’hôtel d’Estrées, marqué sur le plan de Gomboust, logis appartenant au maréchal d’Estrées, père d’une troisième beauté célèbre, maîtresse royale encore, de la Belle Gabrielle qui attacha son nom à tant de maisons, nids d’amour éparpillés dans Paris, où elle recevait la visite du Vert Galant, l’amant officiel, et aussi, dit-on, de plusieurs autres galants, traîtres à leur roi. C’est en cet hôtel d’Estrées, reste des anciens hôtels d’Isabeau et de Diane de Poitiers, que l’Empire plaça la maison-mère des demoiselles de la Légion d’honneur.
La maison formant le coin des rues Vieille-du-Temple et des Francs-Bourgeois porte sur l’angle une magnifique tourelle à pans coupés, la plus jolie de celles{220} qui nous restent à Paris, gracieusement décorée et ciselée d’arcatures ogivales. Tourelle et maison avaient bien souffert; le poids du Temps s’était fait sentir, les affectations diverses avaient forcément amené bien des modifications, mais une restauration récente a rendu son comble effilé à la tourelle et rétabli certaines fenêtres dénaturées. Logis et tourelle ne datent point d’Étienne Barbette, ils n’ont même pu faire partie du séjour d’Isabeau, mais probablement ont été construits plus tard sur quelque dépendance de ce séjour.
Un autre hôtel princier s’élevait dès le XIIIᵉ siècle sur les rues du roi de Sicile et Pavée. Le roi de Sicile qui lui avait donné son nom était Charles, frère de saint Louis. A la fin du XIVᵉ siècle, l’hôtel appartenait au roi Charles VI. Près de là, demeurait le favori Savoisy, compagnon de jeunesse de Charles VI, en croupe de qui le roi, lors de l’entrée solennelle de la reine Isabeau, s’en allait incognito courir les rues de Paris pour jouir de la fête, ce qui lui attira dans la presse quelques horions de bourgeois bousculés.
Savoisy eut avec l’Université une affaire qui tourna mal pour lui. Un jour que les Écoles allaient en procession générale à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers, le cortège se heurta aux gens de Savoisy menant leurs chevaux boire à la Seine. Une querelle s’engagea, les gens de Savoisy chevauchèrent raidement à travers la procession, renversèrent et blessèrent quelques personnes, puis non contents de cela, étant rentrés à l’hôtel s’y armèrent et revinrent tomber sur les écoliers qu’ils poursuivirent jusque dans l’église. Alors une vraie bataille s’engagea, par leur nombre, les écoliers finirent par avoir raison des assaillants à leur tour fortement étrillés.
Très irritée de l’offense, l’Université s’en alla en corps à l’hôtel Saint-Paul réclamer vengeance, reprenant, en cas de non-satisfaction, sa grande menace de quitter Paris. A cette époque de tiraillements politiques aigus, quand les ducs d’Orléans et de Bourgogne se disputaient le gouvernement, Dame Université était une puissance qu’il importait d’avoir pour soi, aussi eut-elle pleine et entière satisfaction. Pour l’offense faite par ses gens, Savoisy fut, par arrêt du conseil, privé de sa charge de chambellan de l’hôtel du roi et banni; on s’en prit aussi à sa maison qui fut rasée de fond en comble.
L’hôtel du roi de Sicile, voisin de cette place vide, eut après une longue et brillante existence un sort plus triste qu’une mort violente. Après avoir appartenu à des princes de sang royal, au duc d’Alençon, il fut acheté en 1390 par Charles VI avant sa démence, alors que ce roi était un jeune prince très chevalereux, passionné d’armes et de tournois et qui donnait les plus grandes espérances; l’hôtel ensuite passa aux rois de Navarre, puis aux Roquelaure, aux comtes de Saint-Paul qui le rebâtirent, au cardinal de Birague qui en même temps qu’il y apportait quelques embellissements fit élever la fontaine de Birague en face Saint-Paul démolie de nos jours; l’hôtel vint enfin aux Caumont la Force, dont il prit le nom.
C’était une magnifique demeure avec de beaux jardins; une partie des bâtiments, après diverses affectations, fut en 1780 transformée en prison pour remplacer le For-l’Evêque et le petit Châtelet. L’hôtel devint la prison de la Force, la{221} Grande Force, avec l’hôtel de Brienne voisin pour annexe appelée la Petite Force.
En cette prison de la Force fut écrouée en 92 la princesse de Lamballe. Elle faillit échapper aux massacres de septembre, grâce au dévouement de quelques amis qui couvrirent d’or quelques-uns des tueurs chargés de la besogne en cette prison; mais la malheureuse femme, sortie des geôles sanglantes à demi folle de terreur, fut saisie à la porte par d’autres assassins qu’on n’avait pas achetés, qui lui coupèrent la tête sur une borne au coin de la rue du roi de Sicile. Non satisfaits, ces cannibales, après que le cadavre dépouillé de ses vêtements fut resté quelque temps exposé aux regards de tous, pendant qu’un perruquier réquisitionné était contraint de friser et poudrer la tête de la malheureuse femme, ouvrirent le corps, enlevèrent le cœur et le placèrent au bout d’une pique pour le promener avec la tête dans tout Paris, du Temple à l’Assemblée, en s’arrêtant pour boire dans des cabarets, où ils déposaient la tête sur le comptoir à côté de leurs verres.
Il n’est rien resté de la Force qui fut démolie en 1840.
L’hôtel des Prévôts de Paris.—Hugues Aubryot et les Maillotins.—L’hôtel d’Orléans.—A l’Abri-Coyctier.—Le fief de la Trémouille.—Magnificences de la maison à l’enseigne de la Couronne d’or.—Sa destruction.—L’hôtel des archevêques de Sens.—Tristan de Salazar.—La justice sommaire de la reine Margot.—L’hôtel des abbés de Cluny.—François Iᵉʳ et la veuve de Louis XII.—Les émotions du cardinal de Guise.—Le connétable de Montmorency.—Le manoir de la Salamandre.—Le chancelier Séguier.—Catherine de Médicis.—La kermesse de l’Agio à l’hôtel de Soissons.
ENTRE le lycée Charlemagne et l’église Saint-Paul, dans la cour du passage Charlemagne, subsistent quelques débris notables de diverses époques provenant d’un hôtel des Prévôts de Paris. Ce sont des restes de façades de la Renaissance et du XVIIᵉ siècle,{223} à côté d’une tour d’escalier à pans coupés dont les larges fenêtres sont encadrées d’une haute ogive. Un corps de logis de la Renaissance, assez important, a été démoli récemment.
Les prévôts de Paris, magistrats royaux dont les fonctions étaient importantes et qui représentaient à peu près les préfets actuels, comme le prévôt des marchands représentait un maire, ne devaient pas, suivant une très sage ordonnance de saint Louis, être pris parmi les Parisiens d’origine. Le siège de leur juridiction était le Châtelet, mais généralement en entrant en charge, ils quittaient leur domicile particulier pour s’en aller habiter l’hôtel des Prévôts, à proximité du logis royal de Saint-Paul.
Cette tour d’escalier est le seul débris de l’hôtel primitif bâti par le célèbre prévôt Hugues Aubryot, à l’époque la plus troublée du XIVᵉ siècle. Hugues Aubryot, natif de Bourgogne, arrivant après la répression de la commune de 1358,{224} n’avait pas besogne facile, dans ce Paris encore si profondément remué. Il eut à diriger d’importants travaux, à terminer d’abord la muraille d’Etienne Marcel, cette nouvelle enceinte de la rive droite qui triplait de ce côté l’étendue de la ville et avait été hâtivement élevée en l’espace d’une année seulement, en travaillant nuit et jour, pour mettre la Commune révolutionnaire à l’abri de l’attaque des troupes royales. On n’avait alors probablement, dans la grande presse, cherché qu’à se clore; Hugues Aubryot paracheva les travaux.
Pour compléter le système de défense, il construisit la Bastille Saint-Antoine, forteresse formidable destinée aussi bien à garder le saillant Est de la ville et le quartier de l’hôtel Saint-Paul de toute insulte du dehors, qu’à maintenir au dedans le peuple de Paris, toujours grondant et si prompt à se laisser entraîner aux séditions.
Hugues Aubryot eut encore à ordonner d’autres constructions: la réédification du Petit-Châtelet de Philippe-Auguste qui tombait en ruines, le pont Saint-Michel alors appelé le Pont-Neuf. Mais Aubryot, riche et puissant personnage, administrateur rigoureux, s’était, dans ses multiples et importantes fonctions, attiré de grandes inimitiés. L’orage fondit sur lui après la mort de Charles V. «Sur toutes choses, dit Juvénal des Ursins, avait en grande irrévérence les gens d’église et principalement l’Université de Paris»; s’il s’était attiré l’inimitié des dignitaires de l’Université, les écoliers ne l’aimaient pas non plus, car dans la reconstruction du Châtelet il avait ménagé sous la voûte menant au
quartier des écoliers, deux cachots spécialement réservés à Messieurs les étudiants, deux violons que par ironie il appelait Clos-Bruneau et rue du Fouarre, du nom des deux principales rues des études. L’Église et l’Université coalisées préparèrent sa perte. On fit une enquête secrète sur son gouvernement et sa vie «qui était très orde et déshonnête en toute ribaudise, à décevoir femmes partie par force et partie par argent, dons et promesses, et avait compagnie à Juives, et ne croyait pas le Saint Sacrement de l’autel et s’en moquait...».
C’est ainsi que Hugues Aubryot fit connaissance avec les cachots de la Bastille qu’il venait justement d’achever après dix ans de travaux. Son procès s’instruisait, un procès pour «plusieurs hérésies», avec lequel on comptait bien le mener jusqu’au bûcher. Transféré ès prisons de l’évêché, il fut examiné sur plusieurs points «et fut trouvé par gens clercs, ce connaissants, qu’il était digne d’être brûlé». Cependant grâce aux prières des princes, oncles de Charles VI, cette peine{226} fut commuée, après amende honorable au parvis Notre-Dame, en prison perpétuelle en basse fosse, au pain et à l’eau.
Heureusement pour lui cette basse fosse n’était pas dans sa solide Bastille—mais dans les prisons de l’Evêque. Il s’y trouvait depuis quelques mois, un an peut-être, lorsque éclata l’insurrection des Maillotins, en 1382.
Il s’agissait encore d’impôts nouveaux. La sédition commença aux Halles par le refus qu’une vieille marchande de cresson opposa aux percepteurs de l’impôt. Ses cris ameutèrent la populace qui se mit aussitôt à courir sus aux fermiers des aides et à les massacrer. Les émeutiers, mal armés d’abord, marchèrent sur l’Hôtel de Ville, enfoncèrent les portes et s’emparèrent des armes amassées, harnois de guerre, cottes de mailles et «grande foison de maillets de plomb».
Ainsi armés, les insurgés deviennent les «Maillotins»; la terreur est si grande par la ville en proie à la violence déchaînée, que les officiers royaux, les magistrats et l’évêque se sauvent. Les Maillotins se livrent à tous les excès, ils tuent, saccagent et pillent. Ils assiègent l’abbaye de Saint-Germain qui se défend vigoureusement et réussit à les repousser. Ils délivrent les prisonniers du Châtelet qui se joignent à eux, ils vont à la prison de l’évêque, enfoncent tout aussi et parmi les prisonniers trouvent Hugues Aubryot.
Sentant le besoin d’avoir un chef, ils lui proposèrent d’être leur capitaine. Hugues Aubryot heureux de revoir le jour, leur promit une assistance vigoureuse mais demanda d’abord à s’aller rafraîchir et armer dans son hôtel. Et très sagement, pendant que les Maillotins passaient la nuit en désordres et orgies dans la ville épouvantée, Aubryot trouva le moyen de s’enfuir et de gagner la Bourgogne son pays, d’où il se garda bien de revenir jamais; pendant que tombait d’elle-même cette insurrection sans chef, que se dissipaient les bandes, si forcenées les premiers jours et maintenant effrayées elles-mêmes de leurs excès et que tout se terminait par la punition sévère des plus coupables, dont beaucoup furent secrètement jetés la nuit dans la rivière.
L’histoire de cet hôtel des Prévôts est, après Aubryot, assez confuse; la tradition y fait se succéder des princes, des grands seigneurs, et ensuite d’autres prévôts successeurs d’Aubryot revenant à l’hôtel affecté à leurs prédécesseurs: on y voit le duc d’Orléans qui y fonda l’ordre du Porc-Epic, Jean de Montaigu, surintendant des finances, plus mal traité par le sort que Aubryot et décapité en 1409, le duc de Berry, le connétable de Richemont, l’amiral de Graville, le connétable de Bourbon, le connétable de Montmorency, etc...
Au XVIᵉ siècle l’hôtel fut reconstruit, puis encore remanié et subdivisé au siècle suivant. Outre la tour d’escalier il reste un corps de logis remarquable par d’anciennes lucarnes et de grandes figures en cariatides; à part ces débris, des locaux industriels et une maison de rapport bordent maintenant la vieille cour qui vit si souvent messieurs les Prévôts de la grande ville, en chaperon et robe aux armes de la ville, le bâton de commandement à la main, partir à cheval précédés des sergents en hoquetons aux couleurs parisiennes, pour présider aux cérémonies en solennité, ou pour marcher au bruit, les jours d’émotion populaire.{227}
Si des connétables de France possédèrent ce vieux logis des prévôts, un autre connétable, le chevalier Bertrand du Guesclin, avait son hôtel de Paris dans la rue de la Verrerie, mais rien de rien n’en demeure qui pourrait sur un point bien précis fixer le souvenir du grand Breton. On sait seulement que son logis avait par derrière, dans les communs, une sortie sur la rue Barre-du-Bec englobée dans la rue du Temple, à la hauteur du numéro 17 actuel de cette rue.
Le malheureux duc d’Orléans, assassiné rue des Francs-Bourgeois, avait son hôtel de l’autre côté de la Seine, appuyé au rempart entre la porte de Buci, que Perrinet Le Clerc devait livrer aux Bourguignons, et la porte Saint-Germain. C’était un magnifique séjour qui resta aux ducs d’Orléans jusqu’à Louis XII.
A son avènement celui-ci le vendit en plusieurs parties, dont un lot important fut acquis par Jacques Coyctier, l’ancien médecin de Louis XI, «habile homme, dit Commines, qui savait prendre son malade et lui était si rude que l’on ne dirait point à un valet les dures paroles qu’il lui disait». Cet homme si rude était très retors, en travaillant sans vergogne par la crainte de la mort l’esprit de son malade, il sut tirer de Louis XI d’énormes sommes, des gages de 10 000 écus par mois, des seigneuries et différents bénéfices pour lui ou sa famille. Il dut en partie rendre gorge plus tard et versa au trésor royal 50 000 écus, mais n’en resta pas moins fort à l’aise dans son abri-Coictier, comme il appelait sa maison où il avait fait sculpter à côté d’un éléphant chargé d’une tour, ornement de l’hôtel d’Orléans, l’abricotier, son emblème particulier formant rébus.
L’abri Coyctier est tombé; on retrouverait pourtant quelques fragments des murailles qui en ont fait partie, au fond de la deuxième cour de Rouen, dans le passage du Commerce; il en subsiste, dans tous les cas, dans un angle de cette cour, un vieux puits gothique dont la margelle sculptée est à demi enterrée aujourd’hui dans le sol remblayé.
Mais retournons de l’autre côté de l’eau dans les parages de la Tour de Bourgogne. Dans la rue des Bourdonnais, se continuant par la rue Thibautodé jusqu’à l’arche Marion, exista jusqu’à nos jours, à l’angle de la rue de Béthisy, un magnifique hôtel du XVᵉ siècle, le plus beau peut-être, avec celui-ci de Cluny, des édifices civils de Paris, au moyen âge. Le très important fief de la Trémouille, qui possédait tous droits de justice et englobait dans sa censive quelques rues autour de l’hôtel, avait été acheté au duc d’Orléans par Guy de la Trémouille, vers la fin du XIVᵉ siècle. Les la Trémouille se contentèrent pendant une centaine d’années de l’hôtel du XIIIᵉ siècle. Louis de la Trémouille, rude homme de guerre, celui qui, tout jeune, vainquit à Saint-Aubin-du-Cormier le futur Charles VIII, alors duc d’Orléans, et fit couper la tête aux seigneurs pris avec lui, celui qui, plus tard, commanda les armées de ce même Charles VIII et s’en fut mourir en 1525 à la journée de Pavie, fit construire en 1490 ce très charmant édifice, un des joyaux si nombreux du vieux Paris, que Paris a malheureusement perdus.
Dans le magnifique hôtel où Louis de la Trémouille s’installe aux premières années du XVIᵉ siècle, le corps de logis principal se trouve entre une grande cour, donnant rue des Bourdonnais, et un jardin fermé par des communs sur la rue{228} Tirechappe, bâtiments et jardins longés par la rue de Béthisy. Cette cour est bordée, en face du grand logis, de portiques irréguliers en ogive et en anse de panier surmontés d’un étage, portiques qui se continuent sur le côté droit de la cour et vont rejoindre le grand logis par la tour contenant l’escalier principal.
La façade principale, élevée de deux étages sur rez-de-chaussée, est flanquée à droite par cette tour d’escalier, ouvrant au-dessus d’un perron une magnifique porte toute fleurie, où les plus délicats rinceaux entourent de leurs volutes l’écusson des la Trémouille; à gauche par une tourelle d’une grâce et d’une légèreté inouïes, entièrement portée par des colonnettes et couverte du haut en bas des plus fines ciselures gothiques, laquelle tourelle au premier étage contient un oratoire annexé aux chambres.
La décoration de cette façade est vraiment merveilleuse, c’est une splendide parure gothique où dans les ramages flamboyants se mêlent déjà quelques détails Renaissance, comme cette rangée de médaillons des lucarnes. Le parti pris est simple, ce sont trois lignes horizontales, deux en fausses balustrades ogivales séparant les étages, balustrades variées offrant de travée en travée toutes les combinaisons de lignes possibles; puis le couronnement des fenêtres du deuxième étage dépassant la naissance du toit et dressant sur les combles leurs frontons ajourés reliés par de légères arcatures. Trois lignes verticales complètent cette décoration, la tourelle oratoire, la tour d’escalier et près de cette tour d’escalier une superbe porte superposant jusqu’au toit les ogives, les niches et les arcatures où s’encadrent des écussons et des statues.
Cet admirable logis, chef-d’œuvre de la dernière période ogivale, ne resta pas longtemps dans la famille de la Trémouille: dès 1535, c’était déjà un hôtel de magistrature appartenant à Antoine Dubourg, chancelier de François Iᵉʳ; passant ensuite de Pomponne de Bellièvre, chancelier de Henri IV, à Nicolas de Bellièvre, président à mortier au parlement de Paris.
De la magistrature, l’hôtel passa au commerce en 1738 et devint un magasin de soieries à l’enseigne de la Couronne d’or. Combien à partir de cette époque eut-il à subir de mutilations et de barbares traitements! On sait dans quel mépris incompréhensible étaient alors tenus ces merveilleux spécimens de notre art national. Les artistes eux-mêmes n’avaient que du grec et du romain dans la tête et une taie sur les yeux pour le reste. Que dire des autres! Et dans ces chefs-d’œuvre de l’art français, on rognait, on taillait, on charcutait sans la moindre hésitation; on abattait tout ce que l’on pouvait abattre et quand on ne pouvait gratter la ciselure des murailles, on emplâtrait les meneaux délicats, les sculptures feuillues et fleuries, avec l’idée que l’on rendait ainsi les pauvres façades plus propres et plus présentables.
L’hôtel de Louis de la Trémouille transformé en magasins, en ateliers, en logements, nous arriva fort maltraité, mais enfin, tout couvert de blessures qu’il fût, il existait, ce qui est le point principal. Il était question d’en faire la Mairie du 1ᵉʳ arrondissement ce qui eût été doublement heureux, puisque d’un côté on sauvait le noble édifice, et que de l’autre on évitait d’altérer l’aspect de la belle église{229} Saint-Germain l’Auxerrois par une adjonction de pastiches, par la mairie qui lui fait pendant et la tour pseudo-gothique qui sert de trait d’union.
L’hôtel chef-lieu du fief la Trémouille pouvait être restauré, on pouvait facile{230}ment en débouchant ses arcades fermées, ses grandes fenêtres rétrécies, en rétablissant les morceaux disparus de ses lucarnes, lui rendre sa splendeur d’autrefois et conserver au centre de Paris, à quelques pas du Louvre, un monument incomparable. On lésina sur l’achat, on préféra le laisser démolir en 1842, sauf à porter à l’école des Beaux-Arts quelques débris des sculptures, pour construire à sa place la maison qui porte le numéro 31 de la rue des Bourdonnais où l’on peut voir comme marque d’emplacement un débris de balustrade enchâssé dans la façade sur la cour. Comme on l’a regretté depuis ce monumental hôtel, gâché et perdu, qui eût été l’une des attractions du vieux quartier traversé par la rue de Rivoli! On gémit maintenant qu’il est trop tard, et l’on va laisser perdre de la même façon un édifice non moins précieux: l’hôtel de Sens, en si grand danger d’être démoli, abandonné par les édiles à son sort, et sur lequel on gémira plus tard, de la même façon, une fois l’acte de vandalisme stupide accompli.
Par miracle l’hôtel des archevêques de Sens, rue du Figuier, à l’entrée du quartier Saint-Paul, existe encore, après avoir eu les mêmes destinées que l’hôtel la Trémouille, mais le miracle persistera-t-il et ne verrons-nous pas soudain une maison de rapport de cinq étages s’élever à sa place? Son sauvetage malgré l’urgence, malgré les réclamations unanimes des artistes, de la société des Amis des Monuments parisiens, de tout ce qui pense, enfin, rencontre bien des difficultés. Ne tombera-t-elle pas bientôt, la pioche de Damoclès suspendue sur sa tête? Et tant d’affectations diverses seraient possibles pour le conserver!
Les archevêques de Sens, métropolitains des évêques de Paris jusqu’à l’érection du siège parisien en archevêché en 1623, possédaient au XVᵉ siècle entre l’ancienne enceinte de Philippe-Auguste, touchant au couvent des Filles de l’Ave Maria, et la nouvelle enceinte d’Étienne Marcel, une demeure que le roi leur prit par échange avec l’hôtel d’Hastomesnil ou d’Estomenil, pour l’englober dans cette agglomération de grands logis, irrégulièrement disposés sur des cours et des vergers, constituant l’hôtel royal de Saint-Paul.
L’archevêque de Sens, Tristan de Salazar, prélat aux goûts artistes, se fit construire en 1475, un nouveau logis au carrefour des rues du Figuier, du Fauconnier et des Barrés. La façade d’entrée qui donne un si grand caractère à ce carrefour est fort pittoresque par son irrégularité, ses deux belles tourelles d’angle et son portail donnant sur un porche voûté. La grande porte cavalière encadrée d’une profonde ogive a, comme particularité, un mâchicoulis dissimulé à la pointe de cette ogive. Jadis les écussons des archevêques garnissaient le tympan des portes, disposés sur un champ d’étoiles, emblèmes des Salazar.
La cour n’est pas moins intéressante. Dans un angle rentrant un petit donjon comme tour d’escalier, domine de haut les vieux toits; une échauguette à créneaux et mâchicoulis défend la porte et laisse encore deviner entre les merlons des traces d’armoiries.
Une petite chapelle en avant-corps faisait pendant à la tour d’escalier, elle a disparu en même temps que les logis subissaient des transformations intérieures et que disparaissaient quelques dépendances avec le jardin. A son extrémité{231} l’étroite rue de l’Hôtel-de-Ville, jadis de la Mortellerie, passe sous une longue partie des vieux murs de l’hôtel, que décore une troisième tourelle semblable aux deux du carrefour, moins la poivrière rognée.
Le cardinal Duprat, archevêque de Sens et chancelier de France, succéda à Tristan de Salazar; les archevêques Senonnais occupèrent en personne, ou louèrent leur hôtel jusqu’au jour où ils perdirent leur suprématie sur Paris. Le cardinal de Lorraine, le cardinal Pellevé, le cardinal du Perron l’habitèrent. A l’entrée d’Henri IV dans Paris, le cardinal Pellevé, violent ligueur, se trouvait au lit malade; il en mourut de fièvre chaude criant sans cesse: «Qu’on le prenne! qu’on le prenne!»
Lorsque Marguerite de Navarre, femme divorcée du Béarnais, revint à Paris avec l’intention de se faire bâtir un palais au Pré aux Clercs, elle habita pendant un an environ l’hôtel de Sens. Elle avait cinquante-deux ans, elle était envahie par l’embonpoint, mais toujours intrigante, toujours coquette, belle encore, toujours galante et s’efforçant de réparer sans cesse l’œuvre des années, pour demeurer la séduisante reine Margot qui naguère encore «par la seule vue de l’ivoire de son bras» triomphait de son gardien au château d’Usson.
Triste fin pour la belle héroïne de ce XVIᵉ siècle étincelant et terrible! Doublant l’ampleur de ses charmes par l’ampleur de ses vertugadins, la tête engoncée dans de hautes fraises, outrageusement fardée, peinte et musquée, elle déploie un grand faste dans sa résidence.
Deux de ses pages, deux beaux jeunes gens de vingt ans, nommés Saint-Julien et Vermond, se disputaient ses faveurs; Saint-Julien parut un instant le préféré, à la grande fureur de l’autre page. Le 5 avril 1606, comme la reine Marguerite venait d’entendre la messe aux Célestins, Vermond abattait d’un coup de pistolet son rival aux pieds de la reine. La punition ne se fit pas attendre. Deux jours après, sur un échafaud dressé devant la porte de l’hôtel de Sens, la reine, altérée de vengeance comme une lionne blessée, faisait sous ses yeux trancher la tête{232} du meurtrier et quittait immédiatement la demeure maudite pour n’y plus rentrer.
Vers la fin du XVIIᵉ siècle, le logis féodal des archevêques cessa d’être une demeure aristocratique. Les coches de la Bourgogne et du Lyonnais s’y installèrent, ce fut la gare de Lyon de ce temps-là. Des remises et des écuries, de grosses voitures et de gros chevaux, du tapage et des coups de fouet dans la cour où tant de prélats, de princes et de princesses avaient passé. Vendu à la Révolution, tantôt occupé par des entreprises de roulage, ou par des industriels, par un gros marchand de peaux de lapins, nous l’avons connu fabrique de confitures. L’intérieur a reçu forcément bien des outrages en passant par tant de mains irrespectueuses, mais l’extérieur, malgré tout, est resté complet dans son ensemble, a conservé sa grande allure et il est à souhaiter qu’il soit bientôt soustrait au péril imminent qui le menace, arraché au vandalisme, pour que Paris possède ici un superbe pendant de son hôtel de Cluny.
L’hôtel de Cluny, également logis de prélats féodaux, fut le manoir de ville des abbés de Cluny, cette grande abbaye bénédictine de Bourgogne, mère de tant d’abbayes et de couvents. Sur les ruines romaines des Thermes de Julien, éparpillés en décombres ou dressant dans les jardins désordonnés les croupes de leurs robustes voûtes drapées de broussailles, des maisons s’étaient juchées. Pierre de Chaslus, abbé de Cluny vers le milieu du XIVᵉ siècle, acheta un lot de ces ruines avec quelques maisons et jardins et fit construire un premier édifice destiné à servir de résidence parisienne aux abbés de la célèbre abbaye.
D’après les recherches de M. Charles Normand pour son histoire de l’hôtel de Cluny, les travaux de l’abbé Jean de Bourbon, vers 1460, ne seraient probablement que des remaniements de cet hôtel primitif et c’est à Jacques d’Amboise, 43ᵉ abbé, un des frères de Georges d’Amboise, cardinal archevêque de Rouen, ministre de Louis XII, et grand bâtisseur comme tous ces d’Amboise, hommes d’Etat ou prélats, que reviendrait l’honneur d’avoir élevé de 1485 à 1510, ce magnifique monument, dernière et splendide fleur de l’architecture gothique, poussée au moment où va commencer le mouvement de réaction de la Renaissance.
Abandonnée tout à coup par suite d’un engouement rapporté d’Italie pour l’art romain, art de formules et de répétitions, art qui pourtant, avec les architectes ayant dans les veines le sang des artistes nationaux, donnera encore bien des œuvres gracieuses avant d’aboutir à tant de froids pastiches, l’architecture ogivale d’invention inépuisable, avant de disparaître s’épanouit splendidement ici, élève comme à l’hôtel la Trémouille des bâtiments de noble carrure et les décore de ses plus gracieuses dentelures et broderies.
Cette belle cour à la muraille crénelée s’entoure de grands logis dont les riches balustrades se couronnent de hautes et magnifiques lucarnes d’un dessin varié; une robuste tour à huit pans, portant une fine tourelle sur le côté, se détache en avant-corps et montre des cordons de feuillage, des ouvertures en accolades fleuries, avec des écussons de Jacques d’Amboise surmontés de devises sur des banderoles flottantes, dans un semis de coquilles de Saint-Jacques, écussons et coquilles se retrouvant dans les frontons des lucarnes.{233}
Il y a derrière ce corps de logis une autre cour non moins belle, la cour sur laquelle donne la petite chapelle de l’hôtel; cette chapelle, située au premier étage,{234} se termine extérieurement par une petite abside en tourelle suspendue à la muraille et portée hardiment sur un pilier séparant les deux arcades ogivales du bas. La chapelle au dedans est très richement ornée de sculptures, de belles frises feuillagées, de niches à hauts pinacles, etc.
C’est une demeure vraiment seigneuriale que ce logis des puissants abbés de Cluny, aussi splendidement décorée, avec des détails charmants, dans toutes ses salles intérieures et dans les plus petits coins, que sur la cour d’honneur.
L’hôtel était dans toute sa fraîcheur, à peine sorti des mains des sculpteurs, lorsqu’en 1515, la jeune femme de Louis XII, Marie d’Angleterre, sœur d’Henri VIII, devenue veuve après deux mois de mariage, vint l’habiter. La couronne de François Iᵉʳ ne tenait alors qu’à peu de chose, à un héritier posthume qui pouvait survenir du feu roi. Aussi le Valois qui tenait à cette couronne faisait-il surveiller étroitement l’hôtel, et non sans raison, car, suivant la chronique, François vint y surprendre un jour un consolateur de la jeune reine, le duc de Suffolk, ambassadeur d’Angleterre, de qui les assiduités avaient été signalées.
Et sur l’heure le roi, feignant une grande indignation, força Suffolk à épouser Marie dans la chapelle de l’hôtel, après quoi François se chargea d’obtenir le consentement d’Henri VIII au mariage effectué, expédia en Angleterre, avec tous les honneurs possibles, la reine Marie et son nouvel époux, et enfin dégagé de ce souci put s’occuper de son sacre.
L’hôtel, une vingtaine d’années après, fut encore résidence royale. François Iᵉʳ y logea Jacques V, roi d’Écosse, qui le 1ᵉʳ janvier 1536 y épousa Madeleine de France, fille du roi.
Le cardinal de Guise, Charles de Lorraine, étant abbé de Cluny, occupa l’hôtel. En 1565, il lui arriva son aventure fameuse avec le maréchal de Montmorency son ennemi, alors gouverneur de Paris. Le cardinal, revenant du concile de Trente, voulait faire dans Paris son entrée solennelle à la tête de ses abbés et de ses gentilshommes et entouré de toute sa maison en armes, ainsi qu’il avait fait à Saint-Denis. Le maréchal de Montmorency, prévenu de son intention, lui envoya une défense formelle d’entrer avec cet appareil militaire et sur une réponse hautaine du cardinal, il prit ses mesures pour le faire repentir de son orgueilleuse prétention. Les archers du prévôt de Paris se trouvèrent à la porte Saint-Denis quand se présenta le cortège et sommèrent au nom du roi le cardinal de laisser son appareil trop militaire. Le cardinal ne fit que rire de la défense, dispersa les archers et passa outre.
Montmorency, qui s’y attendait, avait fait monter ses gentilshommes à cheval, et se précipita fortement accompagné à la rencontre de son ennemi. Le cortège cardinalice descendait la rue Saint-Denis et se trouvait devant les Innocents, lorsque déboucha la troupe de Montmorency chargeant aussitôt à outrance.
En peu d’instants la troupe du cardinal fut culbutée et dispersée, quelques-uns qui voulurent résister furent tués, leurs mules cherchaient pleines d’émoi refuge dans les boutiques. Le cardinal pouvait tout appréhender de Montmorency, mais il put se jeter dans une maison de la rue Trousse-Vache et chercher une{235} cachette en un galetas, sous le lit d’une servante, d’où il ne se hasarda à sortir que le soir pour gagner l’hôtel de Cluny. Les Parisiens, futurs ligueurs et guisards, ne firent que rire de la mésaventure.
En 1584, l’hôtel des abbés de Cluny abrita un théâtre, une troupe de comédiens donna quelque temps des représentations fort suivies; ils avaient plus de spectateurs, dit l’Estoile, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris tous ensemble quand ils prêchaient. Un arrêt du parlement expulsa les comédiens.
Au commencement du XVIIᵉ siècle l’hôtel de Cluny devint la résidence des nonces du Pape. Le cardinal Mazarini vint l’habiter en cette qualité en 1634.
A partir du XVIIIᵉ siècle l’hôtel de Cluny entre pour cent ans dans une période moins brillante. L’illustre maison, abandonnée par les abbés, glisse peu à peu à des affectations désastreuses pour ses beautés architecturales. Elle est louée par parties à des industries diverses; il y a des libraires, des imprimeurs, des relieurs et des procureurs dans la maison. La belle tour octogonale sert d’observatoire; de 1750 à 1817 les astronomes Delisle, Lalande et Messier s’y succèdent.
Devenu bien national à la Révolution, l’hôtel fut vendu à un particulier; un instant la superbe chapelle courut le risque d’être cédée à un Anglais pour être réédifiée en Angleterre, heureusement le propriétaire repoussa les propositions, pour conserver à Paris la merveille alors dédaignée par Paris. L’hôtel continua ensuite à être loué en magasins et appartements; c’est ainsi que M. Du Sommerard, le célèbre antiquaire, y installa sa précieuse collection, noyau du musée actuel, laquelle resta dans l’hôtel qu’enfin l’État consentit à racheter, après une longue et laborieuse campagne de MM. A. Lenoir et Vitet, syndiquant les efforts de tous les amis de l’art et de l’histoire.
Les Montmorency possédaient plusieurs maisons dans Paris, l’hôtel de Montmorency rue Sainte-Avoye, le seul qui restera marqué sous ce nom dans le plan de Gomboust, l’hôtel neuf de Montmorency en face de celui-ci, devenu plus tard l’hôtel de Mesmes, plus l’hôtel de Rochepot rue Saint-Antoine, l’hôtel de Damville rue Couture-Sainte-Catherine, et enfin l’hôtel patrimonial de la rue de Montmorency alors rue Courtauvillain. C’était un grand logis du XIIIᵉ siècle, reconstruit plus tard et qui porte aujourd’hui le nº 5 de la rue de Montmorency. Cet hôtel fut confisqué par Richelieu, sous Louis XIV; Nicolas Fouquet l’habita alors qu’il n’était encore que procureur général en Parlement. Grandeurs passées, la finance succède aux hauts barons, le commerce succède à la finance, et maintenant cette grande façade à hautes fenêtres sans ornements ne se distingue plus guère des maisons voisines que par ses proportions.
Dans l’hôtel neuf rue Sainte-Avoye, aujourd’hui rue du Temple, 14, vint mourir le vieux connétable Anne de Montmorency, âgé de quatre-vingts ans, blessé d’un coup de pistolet dans les reins, dans une charge poussée à fond par le prince de Condé à la bataille de Saint-Denis, le 10 décembre 1567. C’était pendant la deuxième guerre civile, l’armée protestante bloquait Paris: le connétable, qui n’avait que peu de troupes et attendait des renforts, avait dû, malgré lui, donner bataille pour faire cesser les murmures des Parisiens. Rapporté dans son{236} logis le soir de la bataille, il mourut trois jours après. Comme ceux qui le soignaient essayaient de lui donner de l’espoir, le vieux connétable s’irrita:—Assez! leur dit-il, pensez-vous que j’aie vécu quatre-vingts ans et que je n’aie pas appris à mourir un petit quart d’heure!
Henri II était venu quelquefois dans la maison. Henri III y vint danser aux noces du duc d’Épernon. L’hôtel du vieux connétable devint un siècle après, pour les de Mesmes, hôtel de parlementaires, et plus tard maison de financiers pour Law, qui, avant de mettre ses commis rue Quincampoix, établit ici ses bureaux. Encore une fois la finance après les grands barons.
Un logis important au commencement du XVIᵉ siècle, logis royal, logis de duchesse et de maîtresse de roi, occupait un vaste espace entre le pont Saint-Michel et le couvent des Grands-Augustins, c’était l’hôtel d’Étampes, un manoir dit de la Salamandre, bâti par François Iᵉʳ pour Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes. Le roi chevalier avait ainsi à côté l’une de l’autre sa maîtresse et son chancelier le cardinal Duprat, quand celui-ci cessa d’habiter l’hôtel de Sens pour prendre l’hôtel d’Hercule qui fut plus tard de Nantouillet, à l’angle de la rue des Grands-Augustins.
L’hôtel de la duchesse d’Étampes portait partout la Salamandre, la marque royale, qui se retrouve encore dans un des débris dissimulé au nº 20 de la rue de l’Hirondelle.
C’était un véritable palais que ce nid des amours royales, luxueusement décoré de peintures et de tapisseries, couvert d’emblèmes et de devises galantes. Au siècle suivant, la maîtresse royale étant devenue une dame du temps jadis, l’hôtel d’Étampes fut morcelé. Il se partagea en hôtel de Luynes et hôtel d’O; celui-ci formait le coin de la rue Gilles-Cœur et du quai, alors rue de Hurepoix. L’hôtel{237} d’O appartenait aux Séguier. La fille du chancelier Séguier épousa un de Luynes et sans doute les deux logis contigus furent de nouveaux réunis.
Pendant la Fronde, lors de l’affaire Broussel, le chancelier Séguier y courut danger de mort. Il avait quitté courageusement sa demeure à six heures du matin pour se rendre au Parlement malgré les barricades, s’obstinant à passer, laissant son carrosse pour une chaise à porteurs et quittant ensuite la chaise pour continuer à pied à travers les pavés soulevés, lorsqu’une troupe de furieux se jeta sur lui.
Bousculé avec l’évêque de Meaux, il put néanmoins se réfugier à l’hôtel de Luynes qu’aussitôt les émeutiers assiégèrent et dont la porte fut bientôt enfoncée. Le chancelier avait trouvé une cachette dans une chambre bien dissimulée où son frère le confessait et lui donnait l’absolution pendant que les émeutiers cherchaient partout, fouillaient la maison, sondaient les murs, saccageaient, brisaient les meubles et, en désespoir de cause, pillaient tout ce qu’il pouvait y avoir à piller.
La partie du petit palais qui avait gardé le nom d’hôtel de la Salamandre{238} n’avait pas eu la même chance que les hôtels de Luynes et d’O; elle fut occupée par divers industriels; bientôt les appartements particuliers de Mᵐᵉ d’Étampes n’eurent plus rien d’aristocratique, la chambre de bains de la belle servit d’écurie à une auberge, qui naturellement se para pour son enseigne de l’emblème royal de la Salamandre. La chambre de François Iᵉʳ fut une cuisine et les belles salles furent transformées en logements.
La belle-fille de François, la veuve de Henri II, Catherine de Médicis, délaissant les Tuileries sur la paroisse Saint-Germain l’Auxerrois, les Tuileries à peine achevées, en raison de la crainte inspirée par un horoscope qui lui annonçait qu’elle devait mourir près de Saint-Germain, se fit construire à quelques pas de Saint-Eustache un nouveau palais qui s’appela hôtel de la Reine, puis hôtel de Soissons.
Il se trouvait alors sur cet emplacement un vieil édifice gothique jadis hôtel de Nesle, où la reine Blanche de Castille, mère de saint Louis, était morte, et qui avait appartenu à Charles, comte de Valois, à Jean de Luxembourg, roi de Bohême, au duc d’Orléans. Celui-ci en devenant Louis XII avait donné cet hôtel de Nesle ou de Bohême à un couvent de Filles pénitentes qui s’y étaient cloîtrées.
La reine ayant besoin du terrain expulsa ces pénitentes et les envoya rue Saint-Denis à l’abbaye de Saint-Magloire.
L’édifice construit par Jean Bullant sur l’emplacement du vieil hôtel, augmenté de quelques autres terrains, n’avait plus rien du fier aspect des demeures féodales, c’était un palais, une vaste résidence composée d’un grand corps de logis à trois pavillons, avec ailes en retour encadrant une cour d’honneur et se prolongeant sur des jardins.
On vantait beaucoup la magnificence des appartements et la beauté de la chapelle, édifice séparé, bâti au bout des jardins à l’angle des rues Coquillière et de Grenelle-Saint-Honoré, aujourd’hui Jean-Jacques-Rousseau. Germain Pilon, Jean Goujon et tous les plus célèbres artistes du temps avaient travaillé à la décoration du somptueux palais, ou fourni des statues pour les jardins.
Une singularité de cet hôtel de la reine c’était la haute colonne cannelée qui dominait les toits des pavillons, et au sujet de laquelle il a été fait tant de suppositions. C’est aujourd’hui tout ce qui reste du palais de Catherine, tout ce qui a survécu aux changements et démolitions. Elle a vingt-cinq mètres de haut et elle est semée dans ses cannelures d’ornements divers, fleurs de lis, cornes d’abondance, miroirs brisés, grandes initiales C H, entrelacées et couronnées, ornements aujourd’hui effacés par places.
A quoi cette colonne surmontée d’une bizarre armature de fer terminée par une sphère également en ferronnerie ajourée a-t-elle bien pu servir? La tradition en fait un observatoire non pas astronomique mais astrologique, pour les sorciers et cabalistes ordinaires de la reine mère; là sur ce perchoir planté au-dessus des appartements où la reine cachait ses sombres méditations, s’exécutaient les opérations magiques, les sorcelleries criminelles de la redoutable Italienne, par les soins de son sorcier en chef, le fameux Ruggieri.{239}
En somme, la légende s’appuie sur des faits avérés. Il est parfaitement certain que Catherine se faisait suivre partout des astrologues attachés à sa maison, on trouve même au château de Blois, où elle mourut, un observatoire astrologique sur la tour du Foix.
Si la colonne, comme on le pense aussi, fut un monument commémoratif élevé par Catherine à la mémoire de son époux Henri II[D], bien qu’il soit extraordinaire qu’aucune inscription n’ait consacré cette destination pieuse, les astrologues de la reine utilisèrent ce monument à deux fins, et nous pouvons lui laisser sa vieille réputation de piédestal de sorciers.
Catherine vécut une douzaine d’années en son palais; fêtes, divertissements, intrigues de toutes sortes, intermèdes pour tant de drames et de catastrophes sanglantes s’y succèdent, pendant ces jeunes années de l’hôtel abritant la vieillesse tragique de Catherine. C’est là, qu’à la veille de la grande journée des barricades, le duc de Guise, arrivé à Paris malgré la défense du roi, descendit sans débotter avant de se rendre à l’hôtel de Guise. Après une longue et délicate conversation, la reine mère se mit en sa chaise à porteurs et emmena au Louvre le duc de Guise qui marchait à pied à côté de la chaise au milieu des acclamations de la foule ligueuse, remuée par l’arrivée de celui qu’elle appelait son sauveur, acclamations qui le suivirent de rue en rue, jusqu’au palais où l’attendait Henri III blême de rage et hésitant à le faire daguer sur l’heure. La crise suprême commençait pour les Valois.
Le Balafré et Catherine devaient huit mois après s’en aller mourir tous deux à Blois, à quelques jours de distance. A la mort de Catherine couverte de dettes, l’hôtel de la Reine fut saisi par les créanciers comme une simple maison de particulier; la liquidation laborieuse ne se termina qu’en 1601 par la vente de l’hôtel au comte de Soissons, fils du prince de Condé.
Les mânes de la première propriétaire durent tressaillir au temps de l’affaire des poisons, en 1680, quand la comtesse de Soissons compromise avec La Voisin ainsi que d’autres grandes dames, pour des histoires de sorcellerie et surtout pour des emplettes de poudre de succession, fut obligée de quitter l’hôtel et la France pour éviter de comparaître devant la chambre ardente.
L’agiotage, c’est-à-dire l’empoisonnement moral, les poudres de succession appliquées aux fortunes, s’installa ensuite à l’hôtel de Soissons au moment de la fièvre de spéculation inoculée par Law. Quand la rue Quincampoix fut fermée, le camp des agioteurs se transporta d’abord place Vendôme, puis le prince de Carignan, à qui appartenait alors l’hôtel de Soissons, sollicita du Régent le privilège de cette Bourse errante et l’établit dans ses jardins.
Curieux tableau que ce camp de l’agio, cette Bourse de la Régence, dans les jardins de Catherine. Cela ne ressemblait guère à la Bourse du Commerce que l’on trouve aujourd’hui à la même place, c’était plutôt une espèce de kermesse financière. Le prince de Carignan fit construire plus de six cents baraques{240} louées chacune 500 livres par mois, ce qui lui donnait un revenu mensuel de 300,000 livres. Dans les allées du jardin où ces baraques élégantes s’alignent sous les arbres, une foule bigarrée se presse; des carrosses, des chaises à porteurs amènent grands seigneurs et belles dames, spéculateurs à cordons bleus, joueuses en falbalas. On spécule, on intrigue, on danse et l’on rit, malgré la terrible crise qui sévit et les ruines qui s’accumulent. Les danses aux violons sous les tentes ou sous les ombrages alternent avec la danse des écus, jusqu’à la chute définitive du système amenant la ruine totale de tant de gens.
Il y avait jadis toujours un peu de spectacle et de gaîté dans tout, même en des choses qui ne nous semblent pas devoir en comporter. Quelle distance entre la cohue noire de la Bourse actuelle, hurlante et vociférante en son temple grec, et le marché financier de la Régence, coquet, fleuri et enrubanné, digne d’être peint par Watteau, où sur des airs de menuet s’écroulent les fortunes, où tant de grands seigneurs, entraînés dans le branle financier, se ruinent en faisant des grâces, quitte à se brûler la cervelle en sortant de leurs hôtels patrimoniaux perdus, après avoir légué leurs fils au roi pour ses armées et leurs filles à Dieu pour ses couvents.
A la mort du prince de Carignan, l’hôtel de Soissons fut encore une fois mis en vente par des créanciers et faute d’acquéreurs livré aux démolisseurs en 1749. Tout disparut; de l’édifice de Catherine augmenté par les successeurs, il ne demeura debout que la fameuse colonne sous laquelle s’éleva en 1772 la rotonde de la halle aux blés, avec quelques rues circulaires tournant autour. Primitivement cette halle n’était qu’une grande cour ronde à ciel ouvert, on la recouvrit dix ans après de la coupole que nous avons connue.
La halle aux blés vécut un peu plus d’un siècle. Son tour vint de tomber, pour être remplacée par la Bourse du Commerce, mais la colonne de Catherine fut heureusement respectée encore, et avec elle continuent à planer, sur un quartier bien transfiguré et très prosaïque, le vieux souvenir historique et la légende romanesque.
La colonne Ruggieri n’a survécu au palais de Catherine que grâce à l’écrivain Bachaumont qui, pour faire rougir les édiles de leur vandalisme, l’acheta 800 livres au moment où elle allait être comprise dans la démolition, et qui la recéda plus tard à la ville à la condition qu’elle ne serait pas démolie.
L’un des nombreux Italiens amenés à Paris par Catherine de Médicis, Scipion Sardini, a laissé dans un quartier fort éloigné et qui alors confinait à la campagne, sur les bords de la Bièvre, un hôtel assez important qui a pu, sans doute grâce à son éloignement du centre, traverser trois siècles, affecté à différents services.
Les Italiens venus à la cour de France au XVIᵉ siècle firent tous des fortunes rapides, comme les Gondi, les Strozzi, les Zamet, les Concini et autres. Ce Scipion était un traitant fermier des impôts, qui se transforma bientôt en un riche gentilhomme, baron de Chaumont-sur-Loire, possédant château en Touraine, château féodal de haute importance, ayant appartenu à Catherine,—et où se voit encore, à côté de la chambre de la Reine, la chambre de son astrologue Ruggieri,—possédant
en outre un bel hôtel à Blois, et en situation sous Henri III de se bâtir à Paris un autre logis plus riche et plus vaste.
Ce bel hôtel des bords de la Bièvre rappelle les édifices des rives de la Loire par son architecture de briques et pierres, ses arcades, ses médaillons à têtes romaines, comme on en voit là-bas, notamment à l’hôtel d’Alluye.
Hélas, la vie est courte et les années de prospérité surtout passent vite, c’était bien la peine de se lancer en belles constructions. Sardini était à peine mort aux premières années du XVIIᵉ siècle, que du bel hôtel, probablement confisqué comme règlement de comptes avec le financier, on faisait un hôpital de mendiants.
Alors s’opérait comme une grande liquidation de ce siècle de troubles religieux, de révolutions et de guerres civiles; dans tous les coins de Paris s’élevaient des hôpitaux, des hospices, des refuges et des prisons pour recevoir les pauvres soldats estropiés, les innombrables mendiants, les soudards devenus tire-laine faute d’emploi, épaves de la longue tourmente. L’hôtel Scipion Sardini, sous le nom d’hôpital Sainte-Marthe, reçut sa part de malheureux entassés sous les lambris du riche traitant défunt, dont les splendeurs durent disparaître rapidement.
En 1636, les prisons de la Conciergerie furent vidées en partie dans l’hôtel Scipion, en raison d’une épidémie de peste.
La boulangerie générale des hôpitaux y était déjà, elle s’y trouve encore. Des arcades de la cour, la plupart ont été bouchées, les bustes des médaillons ont fortement souffert, mais on peut encore par l’imagination reconstituer la demeure du financier du XVIᵉ siècle, et en oubliant tout ce qui l’entoure aujourd’hui, essayer de la compléter par des jardins, par des horizons plus aimables, et par une Bièvre plus claire courant sur des berges fleuries de pâquerettes.
Souvenirs champêtres.—Clos, granges, cultures, fermes.—La double croisée de Paris.—Autour du Châtelet.—Les maîtres bouchers et la grande boucherie.—La rue Trop-va-qui-dure et la Vallée de misère.—Grandeurs, prospérités et solennités de la grande rue de Saint-Denis.—Chemin royal au commencement et à la fin des règnes.—Entrées de l’empereur Charles IV, d’Isabeau de Bavière, de Louis XI, etc.—Cortèges, spectacles et divertissements.—Les funérailles royales.—Un Arbre de Jessé.—Noms de maisons.—Anciennes hôtelleries.—Les omnibus de Blaise Pascal.—La grande rue Saint-Honoré.—L’Arbre sec.—Arbrissel ou potence?—La croix du Trahoir.—La rue de la Ferronnerie.—Aux Innocents.—Grandes halles de la mort et grand marché des vivants.
CE Paris bourgeois et populaire qui répand ses innombrables maisons autour des grands hôtels féodaux, des logis de noblesse et des séjours de princes a, depuis le jour où il a débordé de l’île berceau sur les deux rives, englobé, dans son accroissement jamais arrêté,{243} bien des hameaux, des fermes, des petits fiefs champêtres rejoints d’abord, puis étouffés bientôt dans les lacis des ruelles qui les enserrent.
Il ne restera de ces villages absorbés au plus touffu de l’immense enchevêtrement de pignons, de cubes de pierres et de cages en pans de bois où grouille la fourmilière parisienne, que des noms de quartiers, que des appellations agrestes pour des voies commerçantes où ne verdit plus aucun feuillage, ou bien des noms jolis et ensoleillés étiquetant ironiquement des ruelles profondes et noires que le soleil ne connaît plus.
En fouillant au plus profond des quartiers encombrés on retrouve des souvenirs d’anciens clos, le clos de Laas, le clos Bruneau au pays des écoles, le clos Garlande, le clos Georgeau, le clos des Halliers, le clos des Arènes à Saint-Victor, le clos Thyron appartenant à l’abbaye de Thiron ou Tiron près Chartres,—laquelle avait aussi donné son nom à une rue où les abbés avaient leur logis près de la rue Saint-Antoine, ainsi qu’à une prison,—le clos des Mureaux, le clos Saint-Symphorien planté en vignes sur la montagne Sainte-Geneviève et bien d’autres tant sur la rive gauche que sur la rive droite.
On rencontre d’agrestes souvenirs étouffés sous les pierres, plusieurs rues des Amandiers, dont une sous Sainte-Geneviève où se sont bâtis des collèges, la rue{244} Hautefeuille, le Chardonnet, champ de chardons où fut édifiée l’église Saint-Nicolas du Chardonnet, les Vignes, les Marais, les Champeaux, des Granges, la Grange aux Merciers, la Grange batelière qui fut un fief important, dont le manoir était situé sur l’emplacement de l’hôtel Drouot.
La transformation du quartier Saint-Paul aux dépens des jardins de l’hôtel royal au XVIᵉ siècle, donna les rues de la Cerisaie, Beautreillis; on avait déjà les rues des Jardins-Saint-Paul, du Mûrier, du Figuier, du Champ Fleuri, des Petits-Champs, des Rosiers, du Vertbois et même la rue des Orties entre le Louvre et les Tuileries.
Plus tard, quand la ville, grandissant toujours, fera la conquête d’autres villages et hameaux suburbains, on aura la ferme des Mathurins, le buisson Saint-Louis, le champ de l’Alouette, le Gros Caillou, etc...
Le Paris de la rive droite est traversé par deux grandes artères perpendiculaires à la Seine, la grande rue Saint-Denis qui se relie par le pont au Change à la Cité et par le pont Saint-Michel à la ville universitaire, et la grande rue Saint-Martin qui mène au pont Notre-Dame. Une troisième grande voie parallèle au fleuve, la grande rue Saint-Antoine, reliée par des petites rues tournantes à la grande rue Saint-Honoré, traverse Paris de l’est à l’ouest et forme avec les deux autres ce qu’on appela alors la Croisée de Paris. Ces trois rues, ce sont des rivières charriant des flots humains, entre des berges fort étroites aux maisons serrées; il y coule sans cesse une foule pressée et tassée de cavaliers et de piétons, de charrettes, de litières et de carrosses.
Ce sont des rues bruyantes et houleuses, toujours encombrées, toujours retentissantes, mais dont la foule change vingt fois de caractère suivant la région traversée; plus bourgeoise en certains endroits où sont les gros marchands, plus ouvrière à certains carrefours, près des quartiers où, dans toutes les maisons et toute la journée, frappent, tapent, cognent sur le fer ou le bois, les gens de métiers; plus populacière sur certains points et haillonneuse çà et là, montrant plus de truands et de mendiants aux abords des cours de Miracles où gîtent les truandailles, la lie toujours prête à remonter à la surface.{245}
En passant au long des moutiers, sous les grands murs appuyés de contreforts, sous les églises, le flot des passants est plus sombre; il y a plus de soutanes noires, plus de frocs de bure. La rue est plus noire aussi du côté du Châtelet, au pays des procureurs et de la basoche, tandis qu’en s’approchant des régions aristocratiques, aux environs du Louvre à l’ouest ou de l’hôtel Saint-Paul dans la région de l’est, elle devient plus élégante, égayée par des chaperons de gros bourgeois ou des pourpoints de jeunes seigneurs, par les harnois brillants de quelques gens d’armes, par des toilettes de belles dames voisinant à pied ou chevauchant à mules, avec petits ou grands cortèges, pour visites ou promenades. Le point de rencontre de ces artères principales, la Croisée de Paris, est aux abords du Châtelet juste au point le plus serré et le plus populeux, où le Paris de la rive droite commence, où les maisons forment un conglomérat de toits et de pignons, sillonné et comme fendillé par un réseau de ruelles étroites qui sinuent autour du grand Châtelet, cette antique forteresse défendant jadis la tête du pont de Lutèce, rebâtie et refaite plus d’une fois, devenue au centre de la ville une sombre cage à prisonniers, le siège de la juridiction de la prévôté et vicomté de Paris, c’est-à-dire aussi un nid de justiciers redoutables, de tout ordre depuis le simple clerc du greffe jusqu’au tourmenteur chargé de questionner les patients sur le terrible chevalet.
De plus, outre ses prisonniers et ses gehenneurs, comme si ce n’était assez pour son renom sinistre, ce redoutable paquet de tours cache encore autre chose de plus lugubre, il abrite une morgue pour les cadavres rejetés par le flot sur les berges de la rivière ou laissés par la nuit au coin des carrefours malfamés.{246}
C’est ici le quartier des bouchers, les noms des rues le disent assez, rue Triperie, rue de la Place-aux-Veaux, rue du Pied-de-Bœuf, de la Tuerie... Juste devant l’entrée du Châtelet, c’est-à-dire du passage voûté traversant la forteresse, se trouve la Grande Boucherie de l’Apport-Paris, un vaste bâtiment de pierres au rez-de-chaussée avec étage de bois largement ouvert pour l’aération.
La Grande Boucherie est une espèce de halle à la viande, contenant vingt et quelques étaux où se vendent les bêtes abattues dans les tueries voisines; une odeur de sang plane sur ces rues des bouchers, le sang coule vers la rivière, sur le pavé sans cesse lavé et relavé par le flot rouge, et par le ruissellement des seaux d’eau lancés à tour de bras après l’abatage.
Établie là depuis des temps fort lointains, moyennant un cens payé à l’abbaye de Montmartre, la Grande Boucherie est la plus importante de Paris; il y a d’autres étaux près du petit Châtelet, et d’autres aux halles, à la grande boucherie de Beauvais, qui se plaignent également de la concurrence des boucheries des moines de Saint-Germain des Prés et de Sainte-Geneviève, et de celles établies jadis par les Templiers dans l’enceinte du Temple.
Les bouchers forment une corporation puissante par la richesse des patrons et par son armée de robustes gaillards habitués aux besognes sanglantes. Les Thibert, les Saint-Yon sont les gros bonnets de la corporation et forment des dynasties qui marquent dans les luttes violentes des XIVᵉ et XVᵉ siècles et jusque sous la Ligue; des Le Goix de la boucherie de Sainte-Geneviève se perpétuent dans le même commerce jusqu’à nos jours, tandis que des Saint-Yon enrichis achètent des charges au XVIIᵉ siècle et passent ainsi dans la noblesse de robe.
Au temps de la grande querelle des princes, quand Armagnacs et Bourguignons se massacrent à qui mieux mieux, les maîtres bouchers marchent à la tête de bandes nombreuses et bien organisées qui tiennent énergiquement pour Bourgogne. Pendant la démence de Charles VI, ils ne veulent pas d’autre régent que Jean sans Peur, qui s’appuie sur ces corporations redoutables et flatte leurs tendances démagogiques. Jean sans Peur est alors pour eux, comme pour la majorité des Parisiens, ce que sera pour leurs petit-fils le duc de Guise.
Les chefs aux prises d’armes de la boucherie sont «les Thibert et les Saint-Yon de la grande boucherie jouxte le Châtelet et les trois fils de Thomas le Goix, qui était boucher, bel homme et en son état bon marchand, dit Juvénal des Ursins, demeurant lui et ses enfants et vendant chair en la boucherie de Sainte-Geneviève, bourgeois et natifs de Paris». Avec eux se voient un chirurgien, Jean de Troyes «qui avait moult bel langage» et le fameux écorcheur de bêtes Caboche «qui était de la boucherie d’auprès l’Hôtel-Dieu, devant Notre-Dame».
On sait quelles traces sanglantes ces bouchers du XVᵉ siècle ont laissées dans l’histoire des Révolutions de Paris. S’ils massacrèrent un peu partout par les rues aux grandes journées, ils combattaient aussi aux batailles livrées aux alentours entre les armées des princes, comme à la prise de Saint-Cloud. Un de leurs chefs, un le Goix tué à une défaite du parti bourguignon en Beauce, fut ramené à Paris, eut à Sainte-Geneviève des funérailles de prince, où l’on vit le duc de Bourgogne{247} lui-même marcher derrière le cercueil. Cet épisode de l’enterrement en grande pompe du chef insurgé, quand on le lit dans Juvénal des Ursins, rappelle les enterrements avec grand cortège et musique funèbre des chefs de la commune contemporaine tués aux avant-postes.
Le parti de Bourgogne devient le parti des Cabochiens, prenant le nom de l’écorcheur Jeannot ou Simonet Caboche qui s’était distingué par sa violence et son audace avec les le Goix, à l’enlèvement de la Bastille le 8 avril 1413 et aux journées sanglantes. Alors règne en souveraine farouche et délirante la violence déchaînée, pataugeant dans le sang des massacres. Les écorcheurs extorquent des rançons aux gros bourgeois qui n’ont pu quitter la ville à temps, ils pillent, dérobent, proscrivent et assomment à tort et à travers, se plongeant dans la soulerie du sang, faisant peur au duc Jean sans Peur lui-même, et à la fin suscitant la réaction.
Toute la ville, sous la terreur des bandes cabochiennes, prend donc le chaperon blanc, couleur du parti révolutionnaire, même les princes, les seigneurs, les gens d’Église. Le dauphin{248} qui reçoit à son hôtel la redoutable visite des communes doit coiffer le chaperon cabochien, et Charles VI, dans un intervalle de sa maladie, l’arbore aussi quand, pour aller faire ses oraisons à Notre-Dame, il traverse la grande multitude des Parisiens en armes sur son passage.
Il y avait derrière les gens de coups de main, des politiques aussi, plus sages, réprouvant au fond ces violences, et qui essayaient, par l’ordonnance dite cabochienne, de régulariser le mouvement et d’en tirer des réformes possibles, quelque chose comme une refonte du système politique. Mais comme toujours ces politiques et leurs idées devaient être emportés et noyés dans le mouvement tumultueux des masses soulevées, des hommes de violence irréfléchie.
Les Cabochiens trouvèrent cependant à qui parler; en assemblée à l’Hôtel de Ville un maître charpentier osa leur dire qu’il y avait à Paris autant de frappeurs de cognée que d’assommeurs de bœufs. Les modérés relevèrent la tête. Alors Juvénal des Ursins, qui fut le courageux meneur de la lutte contre les Cabochiens, et quelques vaillants bourgeois entraînés par ses exhortations, se sentant soutenus par tout ce qui dans Paris en avait assez de la violente tyrannie cabochienne, arrachèrent la ville au parti démagogique, allèrent chercher le dauphin et le duc de Berry pour les faire marcher à leur tête et achever de rétablir l’ordre.
Comment finit l’écorcheur Caboche, ce meneur sanguinaire de la populace, l’histoire ne le sait pas au juste. Il eut son procès en parlement, avec les principaux chefs; Jean de Troyes eut le col coupé aux Halles, les autres, les le Goix, Deniset de Chaumont, Robinet de Mailly, Jacqueville, furent simplement bannis du royaume. Comme eux Caboche échappa au bourreau, probablement parce qu’il avait pu avec eux gagner à temps les terres du duc de Bourgogne.
Dans la réaction qui suivit, la Grande Boucherie fut démolie, mais elle fut{249}
reconstruite quelques années après, au retour des Cabochiens bannis, quand{250} Paris livré par Perrinet Leclerc retomba au pouvoir du parti bourguignon, et elle subsista aussi longtemps que le Châtelet lui-même, son voisin, pour ne tomber qu’en même temps que lui au commencement de notre siècle.
Devant cette Grande Boucherie des rudes compagnons de Caboche, se tient le marché de l’Apport de Paris ou la Porte Paris, un petit marché aux légumes qui est tous les matins une cause d’encombrement en ce lieu déjà si encombré, au débouché de la sombre voûte du Châtelet, près de la barrière aux Sergents, poste de vingt-cinq hommes de police. Aux étalages d’herbes et de verdures qui apportent parmi ces bâtisses tassées de bonnes odeurs de campagne s’ajoutent les étalages de poisson moins agréablement odorants.
Tout le long de la rue Pierre-à-Poisson, simple ruelle serpentant le long des sombres murailles du Châtelet, côté du couchant, des échoppes s’alignent avec des pierres pour étaler le poisson. Le poisson frais de la rue Pierre-à-Poisson rencontre le poisson salé de la rue de la Saunerie qui n’a pas meilleure odeur. De la rue aux Salaisons on tombe par la rue Trop-va-qui-Dure à la rue de la Poulaillerie et à la vallée de Misère.
De l’autre côté du Châtelet, tourne au pied des murs la rue de la Joaillerie où sont des boutiques d’orfèvres assez étrangement placées dans ce quartier voué au commerce des victuailles.
Le nom de la rue Trop-va-qui-Dure, ou Qui-m’y-trouva-si-dure, a mis les cerveaux des chercheurs d’étymologies à la gehenne. L’appelle-t-on ainsi parce qu’elle conduit à l’entrée du terrible Châtelet et que pour bien des malheureux elle est le chemin du supplice? Il va trop longtemps celui qui dure encore après l’avoir suivie, car les juges et les bourreaux l’attendent. Peut-être aussi est-ce tout simplement un nom torturé lui-même et à la fin tout à fait dénaturé comme on en peut citer beaucoup d’autres.
Quant à la vallée de Misère, c’est la place où se tenait le marché aux volailles, la Poulaillerie, une place bordée de quelques vieilles maisons que dominent le sommet des tours du Châtelet et le petit clocheton de Saint-Leufroy. Son nom lui vient peut-être de l’aspect misérable de son entourage, ou peut-être parce que la place étant en contre-bas du quai de la Mégisserie et du débouché des ponts aux Changeurs et aux Meuniers, la Seine, à la moindre crue, lui vient faire visite et gêner les pauvres marchands de volaille.
En souvenir de l’une des plus sérieuses de ces inondations si fréquentes, la vallée de Misère avait son petit monument à l’angle d’une maison du quai, un pilier portant une image de la Vierge avec cette inscription:
Les rues constituant la croisée de Paris furent les premières voies parisiennes régulièrement pavées. Boueuses à la moindre pluie, d’une boue qui se changeait{251} l’été en poussière désagréable et malsaine que le moindre vent soulevait, les rues laissaient fort à désirer alors au double point de vue de la viabilité et de la salubrité.
On raconte que Philippe-Auguste prenant un soir d’été l’air à une fenêtre de son palais de la Cité, comme un bon bourgeois qui se repose après la journée faite, se trouva fort incommodé par les miasmes se dégageant des rues poudreuses, par la poussière malodorante soulevée sous les pieds des chevaux et les roues des charrettes traversant en si grand nombre la Cité.
Le roi, obligé par ces inconvénients de se retirer des fenêtres, prit alors la résolution de faire cesser cet état de choses. Le prévôt et les bourgeois furent convoqués au palais et Philippe ordonna le pavage en forte et dure pierre des voies principales; la dépense un peu forte fit faire la grimace aux édiles, mais le roi, comme bourgeois de Paris, y contribua pour sa part.
Ce premier pavage, disent les vieux historiens de Paris qui en ont pu voir les traces en certains endroits sous le sol exhaussé, était fait de grandes dalles de grès, de carreaux de trois pieds de longueur. En raison de la dépense excessive on se borna à daller ainsi les grandes voies passagères, laissant les autres en l’état.
La grande rue Saint-Denis qui commence,—ou finit,—à la Grande Bou{252}cherie, c’est l’artère principale, de beaucoup la plus mouvementée, le fleuve pas bien large pourtant recueillant sur son chemin bien des affluents importants; c’est la grande route aussi. Tout ce qui vient des provinces du Nord descend par cette longue rue après avoir franchi la Bastille Saint-Denis, la porte la plus importante de l’enceinte construite par Étienne Marcel et Charles V.
C’est le chemin des entrées triomphales, des réceptions solennelles de rois et de reines. C’est par la porte Saint-Denis, pour ne citer que les plus fameuses et les plus fastueuses de ces réceptions royales, qu’entrèrent en la bonne ville de Paris l’empereur d’Allemagne Charles IV, venant visiter le roi Charles V en 1378, la reine Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, qui apportait avec elle tant de malheurs pour Paris et la France, les rois Louis XI, en 1461, et François Iᵉʳ en 1515, la reine Anne de Bretagne en 1504...
Nous n’avons aucune idée des magnificences déployées en ces circonstances, et notre époque, jusque dans ses fêtes, ignore désespérément le pittoresque. Une fête{253} pour nous c’est plus ou moins de sociétés musicales ou de gymnastique, plus ou moins de drapeaux et de lanternes vénitiennes aux fenêtres, plus ou moins de soleils tournants et d’étoiles filantes au feu d’artifice. Notre imagination, quand elle a ajouté quelques mâts de cocagne à ce programme, est à bout.
Le moyen âge déployait un peu plus de recherches de splendeurs, dans toutes les réunions et solennités; aux grandes journées, nos aïeux s’ingéniaient à relever la pompe de ces grands cortèges par tous les moyens et à les égayer sur leur route par toutes sortes de divertissements et d’intermèdes.
Il n’y a qu’à ouvrir les vieux chroniqueurs pour en avoir maintes et maintes preuves. La grande ville de Paris se tirait particulièrement bien de ces occasions, les gros bourgeois donnaient de leurs personnes dans les cortèges, les corporations, les quartiers cherchaient à se distinguer, le menu peuple s’esbaudissait et comme chacun y allait tout naïvement bon jeu bon argent, personne, malgré le penchant bien connu des Parisiens à la raillerie, ne songeait à se moquer si quelque chose du programme venait à clocher. La rue Saint-Denis avait donc le privilège des cortèges royaux aux circonstances solennelles, après le sacre, lors des{254} noces princières, ou autres joyeux événements, comme au retour des campagnes victorieuses. Philippe-Auguste qui avait pavé notre rue, fit son entrée triomphale au retour de sa campagne de Bouvines, lorsque, au milieu d’une allégresse inouïe et de fêtes générales qui n’en finissaient plus, il ramena le comte de Flandre Ferrand, son vassal enfin vaincu, si bien enferré sur un chariot.
Aux entrées princières, tous les carrefours, tous les parvis d’église, tous les endroits où pouvait un instant stationner un cortège, recevaient des décorations particulières, en quelque sorte comme les reposoirs aux processions de la Fête-Dieu, et servaient de théâtre à des divertissements particuliers. On y élevait des machineries à surprises, des échafauds pour des représentations de mystères ou d’allégories, des tréteaux pour jongleurs et jongleresses, des lices pour combats simulés; on y dressait des tables bien garnies pour rafraîchir le cortège, tandis que pour le populaire, les fontaines, au lieu d’eau, coulaient du vin ou de l’hypocras.
Quand l’empereur Charles IV vint faire visite à Charles V en 1378, le prévôt de Paris, le chevalier du guet, le prévôt des marchands, les échevins s’en furent au-devant de lui jusqu’à mi-chemin de Saint-Denis, suivis de dix-huit cents bourgeois à cheval, vêtus de robes mi-partie blanc et violet. A la Chapelle Saint-Denis l’empereur, qui voyageait en litière parce qu’il avait été pris en route d’un violent accès de goutte, quitta cette litière et se hissa sur un cheval noir richement caparaçonné, envoyé par le roi.
Le cortège se remit en marche et trouva, l’attendant en avant de la porte Saint-Denis, le roi de France avec les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bar, les archevêques de Reims, de Rouen et de Sens, les évêques de Paris, Laon, Beauvais, Noyon, Bayeux, des abbés de grandes abbayes, tous à cheval, avec une quantité de seigneurs de la cour et d’innombrables chevaliers. Le roi, vêtu d’une cotte hardie d’écarlate vermeille et d’un manteau fourré, montait un grand palefroi blanc. Outre les hauts et puissants seigneurs laïques et ecclésiastiques dessus dits, il était accompagné de tous les fonctionnaires de la cour: chambellans, chevaliers d’honneur, maîtres d’hôtel, écuyers, huissiers, pannetiers, échansons, sommeliers en nombre, plus cinquante-deux valets de chambre et soixante sergents d’armes, foule étincelante et chatoyante vêtue de velours et de satins aux couleurs éclatantes. Pour juger de la magnificence des costumes, il suffit de citer les queux et écuyers de cuisine vêtus de houppelandes de soie et aumusses fourrées à boutons de perles.
Après que les monarques se furent salués, embrassés et complimentés, le cortège se remit en marche et descendit la rue Saint-Denis dans l’ordre suivant: trente sergents d’armes à pied tenant tout le travers de la rue pour ouvrir le passage, ensuite les gens de l’empereur, huit cents chevaliers de France avec un nombre infini d’écuyers, tous vêtus et montés magnifiquement, le chancelier de France et les conseillers du roi, le prévôt de Paris, le maréchal de Blainville à la tête des écuyers du roi, la garde d’honneur de l’empereur composée de gentilshommes français conduits par le seigneur de Coucy et le comte de Saar{255}bruck, tous descendus de cheval, marchant en files serrées un bâton au poing et entourant le roi et l’empereur. Après les huissiers d’armes à pied, s’avançaient les frères du roi, le frère de l’empereur, une quantité de seigneurs allemands et français; derrière ce groupe vingt chevaliers à pied et vingt-cinq arbalétriers, puis les archevêques et les évêques, les chevaux de parement du roi, tout le reste de la cavalcade, et pour clore la marche, le prévôt des marchands, le chevalier du guet avec ses archers et sergents et les bourgeois.
Grâce aux bonnes mesures prises, le défilé de l’interminable cortège se fit dans le plus grand ordre sans trop grande presse et sans accident, au grand émerveillement des gens qui n’avaient vu «telle ni si bonne ordonnance de telle multitude».
La réception de la reine Isabeau de Bavière, épouse de Charles VI, eut un autre caractère que ce grandiose et chevaleresque défilé. C’était une fête en même temps, une marche nuptiale coupée de réjouissances, et la rue Saint-Denis vit ce jour-là passer dans le flamboiement des drapeaux et des bannières, entre deux interminables murailles de tapisseries de haute lisse, de verdures et de fleurs, et sous un ciel de draperies de soies, un éblouissant cortège de nobles dames en grands atours, toutes les princesses de la cour, toutes les femmes de la haute noblesse de France.
Supposons-nous un instant dans une de ces maisons enguirlandées, pavoisées de la base au faîte et garnie de spectateurs penchés sur toutes les saillies, de têtes pressées à toutes ses ouvertures grandes ou petites, aux larges fenestrages où pendent des tapisseries ou des étoffes brillantes, et jusqu’aux lucarnes du toit.
C’était le dimanche 20 août 1389. Sur le chemin de Saint-Denis se tenaient douze cents bourgeois de Paris à cheval, vêtus de vert et de vermeil. La reine Isabeau s’avançait en litière richement parée et découverte, entourée des ducs frères du roi et de dix seigneurs de haut rang à cheval, marchant au petit pas. Venaient ensuite la duchesse de Berry sur un palefroi, adextrée de deux seigneurs, la duchesse de Bar en litière, la duchesse de Bourgogne et la comtesse de Nevers,{256} la duchesse de Touraine à cheval et une foule d’autres dames et damoiselles en chars couverts ou sur palefrois galamment harnachés, des gentilshommes, prélats et chevaliers en nombre, précédés de sergents d’armes et d’officiers du roi, ouvrant la marche et très embesognés, comme bien on pense, à percer la foule immense qui remplissait les rues et les places.
A la Bastille Saint-Denis, des enfants appareillés en ordonnance d’anges, dans un ciel semé d’étoiles et d’armoiries, chantèrent au passage du cortège moult mélodieusement et doucement. Des vins et liqueurs coulaient de la grande fontaine monumentale qui se trouvait à la hauteur de la rue Guérin-Boisseau, décorée pour ce jour de drap d’azur semé de fleurs de lis et couverte d’écussons aux armes des hauts et notables seigneurs; des jeunes filles aux riches costumes chantèrent encore en l’honneur de la reine, et chantèrent si bien que, dit le chroniqueur, «douce chose et plaisante était à l’ouïr!» Leur chant terminé elles prirent hanaps et coupes d’or et présentèrent à boire des vins de la fontaine aux nobles seigneurs du cortège.
A quelques pas de là, devant le moutier de la Trinité où peu après s’établirent les Confrères de la Passion, il y eut grande représentation théâtrale. On donnait le pas du roi Saladin avec une multitude de personnages; après un compliment à la reine, des personnages représentant les douze pairs de France et Richard Cœur de Lion assaillirent une forteresse défendue par Saladin et ses Sarrasins, «et là y eut par esbattement grande bataille qui dura une bonne espace».
A la deuxième porte Saint-Denis, dite Porte aux Peintres, ouvrant dans l’enceinte de Philippe-Auguste, d’autres anges attendaient encore la reine, dans un ciel constellé, mais ils avaient cette fois avec eux Dieu le père, Dieu le fils et le Saint-Esprit. A l’arrivée du cortège, des chants éclatèrent dans ce Paradis, il y eut belle séance de musique, puis la porte du ciel s’ouvrit, deux anges descendirent des nuages et vinrent poser sur la tête de la reine une belle couronne d’or garnie de pierres précieuses, en lui chantant ces vers avant de remonter:
A la chapelle Saint-Jacques, autre arrêt devant une haute chambre encourtinée montée sur un échafaud où de grandes orgues faisaient éclater leur musique. La plus grande station fut au Châtelet devant lequel avait été élevé un castel de charpente avec tourelles «assez fortes, dit Froissart, pour durer quarante ans,» et gardé à tous ses créneaux par des hommes d’armes armés de toutes pièces. Au milieu sur un lit richement paré était une femme représentant madame sainte Anne.
En avant de ce castel, dans un espace fermé de palissades on avait planté un petit bois, une garenne où se trouvait «grand foison de lièvres, de lapins et d’oisillons, courant ou voletant dans la ramée». Quand le cortège déboucha devant le Châtelet, un grand cerf blanc sortit du bois et s’en vint devant le lit de justice de sainte Anne, comme pour chercher asile contre les attaques d’un lion et d’un aigle qui le suivaient de près. Alors parurent douze belles jeunes filles l’épée nue à la main, qui se mirent devant le cerf pour repousser les assaillants...
La nuit était venue quand le cortège, arrêté à chaque rue par d’autres jeux, parvint à la Cité, après avoir passé le pont Notre-Dame, couvert entièrement d’un ciel de soie vermeille étoilée, et gagna la cathédrale, du haut de laquelle, ainsi que fit plus tard Mᵐᵉ Saqui, s’envola un acrobate qui, sur une corde tendue de la tour au pont aux Changeurs, descendit en chantant et tenant de chaque main un cierge allumé.
Louis XI à son tour, au début de son règne, fit par notre grande rue Saint-Denis une entrée mémorable dans sa bonne ville de Paris, qu’il avait très à cœur de s’attacher, en prévision des futures luttes qu’il pressentait devoir bientôt soutenir contre les grands vassaux de la couronne, ces princes trop rapprochés du trône, et dont l’ambition et les compétitions funestes avaient causé tant de maux depuis cent ans. D’autres entrées, bien mémorables pour d’autres causes, dans l’intervalle avaient eu lieu: entrée du duc de Bourgogne, entrée des Armagnacs, entrée des Anglais et enfin entrée par escalade avec rude bataille par les rues, des troupes du roi de France arrachant Paris à l’étranger. Il fallait faire oublier tout cela, rejeter dans l’ombre du passé les vieux souvenirs des discordes, les maux soufferts, la longue défiance de Charles VII contre Paris, défiance justifiée, il faut le dire, par le vieil esprit de sédition couvant perpétuellement dans le sein de la bonne ville si prompte aux colères.
L’évêque de Paris, le Parlement, le prévôt de Paris, le prévôt des marchands et les échevins tous vêtus de robes de damas fourrées de martre, accueillirent le roi à son arrivée en avant de la Bastille Saint-Denis, et le prévôt des marchands lui présenta les clefs de la ville.
Devant l’église Saint-Lazare dans le faubourg, dernière station avant l’entrée, un héraut d’armes à cheval, splendidement costumé aux couleurs et armes de la ville attendait le roi. Il prenait pour nom Loyal cœur et présentait au roi, galante attention du corps de ville, cinq dames en superbes atours montées sur de magnifiques chevaux, blasonnés à la nef parisienne. Dans le costume de{259} chacune de ces dames se distinguait une grande lettre richement brodée et les cinq lettres réunies formaient le mot PARIS.
Tous les princes et grands seigneurs du royaume, comme au sacre, tenaient leur place dans le cortège royal et déployaient un luxe extraordinaire. Dans cette étincelante chevauchée de princes se remarquaient le fils de Jean sans Peur tué à Montereau, le vieux duc de Bourgogne, Philippe le Bon qui allait, en cette occasion, éblouir les Parisiens de son faste dans sa résidence de l’hôtel de Bourgogne et son fils, le comte de Charolais, destiné à devenir plus tard le grand adversaire de Louis XI, Charles le Téméraire.
Au sommet de la porte Saint-Denis on avait construit une belle nef de charpente argentée, la nef du blason de la ville, dans laquelle des figurants costumés représentaient les trois états, clergé, noblesse et tiers. Aux châteaux d’avant et d’arrière étaient deux personnages allégoriques Justice et Equité, tandis que dans la hune du mât «qui était en façon d’un lys» se voyait un roi que deux anges conduisaient.
A l’entrée de la grande rue, la fontaine de la Reine jouait encore son rôle dans la fête. Là se vit un combat d’homme et femme «sauvages» puis «trois bien belles filles faisant personnages de sirènes toutes nues» sortirent de l’eau du bassin et chantèrent quelques motets et bergerettes au son des instruments. Le divertissement terminé les tuyaux de la fontaine se mirent à jeter du lait, du vin et de l’hypocras pour rafraîchir les seigneurs du cortège.
Et la fête se continuait tout le long de la rue aux endroits accoutumés. Les confrères de la Passion sur un échafaud, devant leur local du moutier de la Trinité, représentèrent le mystère de la Passion, Jésus-Christ sur la croix, entre les deux larrons. A la porte aux Peintres autre représentation. Plus loin devant l’église des Saints-Innocents, ce fut une chasse, une biche poursuivie par chasseurs et chiens menant grand bruit d’abois et de trompes. A la Grande Boucherie on avait élevé encore un château fort figurant la bastille de Dieppe, jadis enlevée{260} d’assaut aux Anglais par Louis alors Dauphin, et quand le roi passa il se livra un merveilleux «assault de gens du roy, à l’encontre des Anglais qui furent prins et gagnez et eurent tous les gorges coupées».
Enfin au passage du cortège sur le pont au Change, tout fermé et tendu d’un ciel d’étoffes brillantes, deux cents douzaines d’oiseaux de toutes sortes s’envolèrent tout à coup, lâchés par les oiseleurs de Paris, suivant leur coutume aux entrées, «pour ce qu’ils ont sur le dict pont, lieu et place à jours de fête pour vendre les dicts oyseaulx».
En d’autres circonstances d’autres cortèges au lieu de descendre la rue Saint-Denis la remontaient. Notre rue était le chemin de l’abbaye royale de Saint-Denis. Rois et reines qui avaient suivi ce chemin à cheval ou en litière, pour leurs noces ou entrées joyeuses, un jour le reprenaient couchés dans leur bière pour leur enterrement... Si on la descendait joyeusement couronne en tête au commencement des règnes, aux retours du sacre, au temps des belles espérances, souvent déçues, plus tard la dépouille mortelle de ces rois tant acclamés refaisaient à rebours le même chemin pour aller retrouver dans les caveaux de Saint-Denis les ombres de leurs prédécesseurs.
Autres circonstances, autres pompes et autres sentiments dans les cœurs des assistants. C’était lentement, à la lueur des torches funèbres, que le cercueil royal au sortir de Notre-Dame montait vers la porte Saint-Denis, suivi par les princes, les prélats, les officiers royaux à pied. Plus de fleurs, plus de guirlandes de verdure, plus de joyeuses volées de cloches, mais au passage du cortège le glas funèbre sonné par toutes les églises, à l’unisson du gros bourdon de Notre-Dame.
Le cortège des funérailles de Charles VII peut donner une idée de ces funèbres processions, la chronique de Jean de Troyes nous en donne le détail: en avant du corps marchaient deux cents «povres personnes» en robes et chaperons de deuil, portant torches armoriées de quatre livres de cire; le corps suivait dans une litière portée par les officiers{261}
des gabelles de Paris, au-dessus de cette litière couverte d’un riche drap d’or, se{262} voyait la pourtraiture en cire du roi Charles revêtue de l’habit royal, couronne en tête et sceptre en main. Le duc d’Orléans, le comte d’Angoulême, le comte d’Eu, Dunois, Jean Juvénal des Ursins, grand chancelier, tous à cheval, menaient le deuil. Derrière eux, marchaient six coursiers couverts de velours noir et montés par six pages en habit de deuil, puis deux à deux et à pied tous les officiers de l’hôtel royal, «tous vestus de deuil angoisseux».
Mais indépendamment de ces journées exceptionnelles, la rue Saint-Denis en temps ordinaire, avec la simple circulation habituelle dans le cadre de la vie journalière, offrait par elle-même assez de variété d’aspects pour intéresser et émerveiller l’étranger entrant dans Paris et le bon bourgeois en flânerie. Certes tout a bien changé; il n’y a plus d’occasion de spectacles extraordinaires aujourd’hui pour notre rue, et sur tout le parcours règnent une uniformité de lignes générale et une monotonie de détails répondant à l’uniformité de la vie. Ainsi passent les gloires de ce monde.
Où sont les beaux pignons ouvragés qui virent passer toutes ces choses d’autrefois, les pignons à charpente en ogive, ou cintrées ou en trèfles, les façades égayées de sculptures, quadrillées de pans de bois, cherchant toutes à se diversifier par quelque irrégularité de structure ou d’ornementation? On n’en retrouve plus guère de ces témoins de la vieille gloire de la rue, quelques-uns çà et là, fort abîmés et comme honteux parmi les lignes bien régulières des maisons neuves, ou parmi d’autres qui ne sont que de vieilles personnes déguisées et fardées, dissimulant leur âge sous des rhabillages trompeurs.
Où sont les vieilles églises qui coupaient de distance en distance la file des pignons laïques par un pignon plus ouvragé, le couvent de moines ou de nonnes sur le compte desquels on aimait à médire en bons voisins? Moutiers et églises sont tous tombés, sauf l’église Saint-Leu-Saint-Gilles.
Qu’est devenu le carrefour macabre des Saints-Innocents devant la porte des Charniers? La joyeuse et si bien vivante rue Saint-Denis ne s’offusquait pas du grand cimetière ouvert là, et qui la dévorait génération après génération. Elle ne s’en attristait guère et acceptait le voisinage avec la philosophie de l’habitude. Au temps de l’occupation anglaise, époque de désastres et de tristesses, on y représenta pendant des mois, sur un théâtre élevé dans le cimetière même et adossé aux charniers, la grande Danse Macabre en costumes appropriés, la Mort menant le branle des vivants, depuis le pape et le roi jusqu’au pauvre gagne-deniers. D’août 1424 au carême suivant, ce spectacle fantastique, dans ce décor si bien approprié, fit courir les Parisiens au grand cimetière.
Les galeries des charniers se remplissaient d’ossements déterrés, enlevés à la terre dévorante pour faire vite place à d’autres. On surélevait ces galeries en laissant aux maisons voisines la vue de toutes ces têtes de morts empilées sur des tas d’ossements; n’importe, les rez-de-chaussée des galeries pliant sous leur funèbre fardeau se garnissaient de petites boutiques et d’échoppes vendant lingeries et colifichets de mode.
Bien rares sont devenues les maisons qui ont pu voir défiler ces cortèges de{263} rois et de reines, considérer de tous leurs yeux, de toutes leurs fenêtres grandes ouvertes, la belle Isabeau en joyeux atours et le roi Louis XI somptueusement habillé, ce qui n’était guère son habitude, passant à cheval sous un dais porté par les échevins. Il y en a une pourtant au coin de la rue des Prêcheurs, une façade vieille, noire et flétrie qui, sous ses rides, garde les traces des coquetteries de son jeune temps. Vieux atours en triste état, hélas! Son poteau d’angle sur la rue des Prêcheurs est un arbre de Jessé sculpté du haut en bas, figuration en sculpture de la généalogie de Jésus-Christ. A la base est le patriarche Jessé endormi, du sein de qui jaillit un tronc d’arbre qui porte sur des rameaux étagés à droite et à gauche des statuettes de rois de Juda et enfin la Vierge et le Christ.
Le moyen âge aimait ce motif très décoratif, avec lequel il orna parfois d’une façon originale les poteaux corniers des maisons de bois. Celui-ci est fort abîmé l’usure et la poussière de cinq siècles ont altéré considérablement la physionomie des personnages sculptés; notre temps irrespectueux méconnaissant leur signification, ne voyant là qu’un arbre avec des figurines informes perchées dans les branches, a infligé à la maison le titre d’hôtel de l’Écureuil.
Quant à la rue des Prêcheurs qui devait son nom à quelque couvent et qui débouchait autrefois aux piliers des Halles, presque devant le Pilori, ce n’est plus qu’un bout de ruelle noire.
Avant l’introduction du numérotage chaque maison avait son nom ou son enseigne peinte ou sculptée, un signe quelconque marqué sur la pierre ou le bois pour la désigner, et vraiment rien n’était plus amusant que toutes ces appellations souvent originales.
Certaines se répétaient bien des fois et se voyaient dans presque toutes les rues. Les propriétaires dévotieux donnaient à leurs logis des enseignes ayant un{264} caractère religieux, rappelant par le nom ou par un attribut, soit le saint leur patron, soit la Vierge, soit un saint de corporation ou particulièrement révéré dans le quartier. D’autres enseignes se rapportaient au métier exercé ou ayant été exercé dans la maison, un grand nombre enfin étaient purement fantaisistes, faisaient allusion à un proverbe populaire, à un fabliau, étaient tirées d’une idée comique ou satirique, d’une invention joviale.
En voici quelques-unes parmi l’immense quantité de celles qu’on a pu relever à Paris. Appellations religieuses: l’image Notre-Dame, en nombre considérable, l’image Saint-Michel, l’image Saint-Louis, les Trois-Rois, Saint-Nicolas, Notre-Dame de Liesse, Sainte-Catherine, Notre-Dame d’Argent, Sainte-Véronique, Saint-Esprit, Saint-Fiacre.
Appellations diverses: le Heaume, le Singe, le Cygne, la Couronne-d’Or, le Bœuf-Couronné, le Cœur-Volant, le Croissant, le Lansquenet, la Bouteille, l’Étoile, la Lune, la Hure-de-Sanglier, les Trois-Colombes, l’Arbalète, le Coq et la Pie, la Corne-de-Cerf, le Grand-Cerf, le Pélican, la Prison de Saint-Crépin, le Cheval-Blanc, le Sauvage, le Griffon d’Or, la Licorne, les Quatre-Vents, le Bras d’Or, l’Écu de France, les Trois-Chandeliers, le Chat qui pêche, la Truie qui file, la Fleur de Lis, le Chat-Noir, le Lion d’Argent, l’Épée-de-Bois, le Grand-Cerf, la Balance, la Croix-de-Fer, la Croix-de-Lorraine, les Croix-Rouge, Blanche, d’Or ou Noire, les Trois-Entonnoirs, le Fort-Samson, le Barbe-d’Or, la Tête-Noire, le More, l’Aigle, le Singe-Vert, le Chapeau-Rouge, la Clef, la Pomme-de-Pin, les Deux-Écus, les Trois-Maillets, la Limace, les Trois-Couronnes, les Deux-Anges, la Rose-Blanche, le Gros-Chêne, le Chêne-Vert, le Moulinet-d’Or, le Faisan, le Renard-Rouge, les Gros-Raisins, l’Ours, le Grand-Turc, la Clef-d’Or, le Chaudron, le Pot-Cassé, l’Homme-Sauvage, l’Éléphant, le Sagittaire, la Bonne-Femme, les Grenouilles, le Gril, le Barillet, le Papegaut, la Cuiller, la Pelle, la Crosse, l’Entonnoir, l’Huis de Fer, la Grimace, la Lamproie, la Nonnain qui ferre l’Oie, la Chicheface, le Pot-Cassé, la Cage, l’Arbalète, l’Écrevisse, la queue de Renard, le Chevalier au Cygne, l’Oriflant, l’Adventure, la Coste de Baleine, l’Échiquier, la Galerie, la Gerbe-d’Or, la Chaste-Suzanne, le Grand-Lion, le Petit-Lion, le Quatre-Fils Aymon, le Sabot, le Saumon, les Trois-Chandelles, la Pomme-Rouge, la Femme-sans-Tête... M. Berty{265}
en a relevé quelques milliers, de maison en maison, en fouillant les vieux titres,{266} les vieux registres des tailles, rien que pour les quartiers de la Cité et du Louvre.
Certaines de ces appellations étaient des enseignes d’hôtelleries qui se sont perpétuées jusqu’à nous, souvent bien déchues, par malheur, et devenues en leur vieillesse de simples auberges de rouliers. On est tout surpris de rencontrer, au centre de Paris, aux endroits où les maisons étroites et serrées, les façades à ventre renversé se disputent le terrain, de vastes cours avec d’immenses hangars à gros poteaux de bois, comptant leur âge par siècles, puis de sombres écuries sous d’antiques bâtiments vermoulus, et là dedans les tas de fumier, les poules picorant et caquetant comme en des cours de campagne...
Jadis descendaient dans ces hôtelleries les gentilshommes de passage à Paris, les riches bourgeois venus pour affaires, les gros marchands en tournée d’achats. Des troupes de cavaliers, de seigneurs en carrosses, des dames en litières s’arrêtaient sous cette voûte où les accueillait l’hôte le bonnet à la main. Ces vieilles écuries ont logé des chevaux de seigneurs venus pour les noces d’Isabeau, des coursiers de guerre aussi, amenés par les partisans d’Armagnac ou de Bourgogne, les amis de messieurs de Guise ou du prince de Condé.
Ces années de jeunesse et de gloire sont loin, il n’y a plus dans ces écuries et sous ces hangars que gros chevaux de roulage, camions, charrettes, attelages de maraîchers ou de paysans des environs de Paris apportant leurs légumes aux Halles.
Où sont les coches, les carrosses, berlines et chaises de poste qui donnaient un tel mouvement à ces rues et remplissaient à certains jours ces vastes cours de bruit et de mouvement. Au siècle dernier, du Grand-Cerf, rue Saint-Denis, partaient les carrosses de Lille, de Dunkerque, de Belgique et de Hollande, deux fois par semaine. D’autres lignes en des auberges voisines avaient leurs remises et points de départ. Les carrosses de Strasbourg partaient une fois par semaine de l’hôtel de Pomponne, rue de la Verrerie, les carrosses de Dijon deux fois par semaine, de Besançon, de Franche-Comté une fois par semaine, de l’hôtel de Sens quand il cessa de loger les archevêques Senonnais et la reine Marguerite; les carrosses d’Orléans, Tours, Bordeaux et la Rochelle gîtaient rue Contrescarpe; ceux de Soissons, Laon et Reims rue Saint-Martin.
De ces auberges des siècles passés le Compas d’Or, rue Montorgueil, bureau de roulages divers maintenant, ou le Cheval-Blanc, rue Mazet, ancienne rue Con{267}trescarpe-Dauphine, peuvent nous donner quelque idée. La vieille cour du Cheval-Blanc, forme un joli cadre pour une arrivée de voyageurs du temps de Louis XIII et Louis XIV, si fanés que soient aujourd’hui ses bâtiments qui furent des dépendances de l’hôtel des archevêques de Lyon et où des vieux murs peut-être proviennent d’un séjour de Navarre ayant appartenu à Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel.
C’est la vieille croisée de Paris naturellement qui eut la gloire de voir passer les premiers omnibus, bien avant ceux que nous connaissons, des omnibus du{268} XVIIᵉ siècle, création de M. Blaise Pascal, tout simplement. Pascal avait eu l’idée de ces carrosses publics et, pour commencer, une première ligne, une route comme on disait, avait été établie du Luxembourg à la porte Saint-Antoine. Par prudence, pour garantir les véhicules contre les malintentionnés, le Grand Prévost avait, dans les premiers jours, fait monter un soldat dans chaque voiture, mais la précaution fut inutile, les carrosses omnibus à cinq sols, bien accueillis par tous, n’eurent à subir aucune insulte ni attaque.
On se rendit en foule, paraît-il, sur le Pont-Neuf et sur toute la route pour les voir passer. Ils se suivaient assez rapidement, tous les demi-quarts d’heure; la rue Saint-Denis devait avoir la deuxième route établie, mais le roi en ayant exprimé le désir, aussitôt le succès reconnu de la première ligne, on mit en service une ligne pour la porte Saint-Honoré, passant devant le Louvre, et la rue Saint-Denis vint en troisième.
Les cochers de ces omnibus, raconte Mᵐᵉ Périer, la sœur de Blaise Pascal, avaient pour uniforme des casaques bleues «aux couleurs du roi et de la ville, avec les armes du roi et de la ville en broderies sur l’estomac».
Ce fut donc un grand succès, puis, la première curiosité passée, les gens qui n’avaient pas de voiture à eux reprirent leur vieille habitude de faire leurs courses à pied, sauf à prendre aux grandes occasions une brouette ou une vinaigrette. Ces carrosses à cinq sous étaient d’ailleurs établis dans de mauvaises conditions et secouaient terriblement les huit voyageurs entassés dans leur caisse non suspendue. L’institution tomba. Le temps n’était pas encore aux grands tramways ni aux véhicules électriques.
La rue Saint-Martin dispute à la rue Saint-Fiacre l’invention des voitures de place, moins démocratiques que les omnibus. Le nom de ces véhicules leur vient-il de leur port d’attache à l’image Saint-Fiacre, rue Saint-Martin, ou de ce que leur inventeur, le sieur Sauvage, habitait la rue Saint-Fiacre, ou encore de ce que chaque voiture était ornée du portrait du frère Fiacre, moine du couvent des{269} Augustins déchaussés ou petits Pères, très célèbre au XVIIᵉ siècle? Petite question qui reste douteuse.
C’est l’an 1739 qui les vit rouler pour la première fois avec le portrait du frère Fiacre collé sur la caisse. Les chaises à porteurs existaient antérieurement. Dès 1617, un bâtard du duc de Bellegarde en avait obtenu le privilège; c’était une invention anglaise et Londres en voyait déjà circuler dans ses rues avec grand succès.
Il y eut bientôt dans Paris une vingtaine de places où les chaises attendaient les clients. Outre les fiacres et chaises à porteurs, outre les vinaigrettes, qui étaient des chaises montées sur une paire de roues, tirées en avant par un homme et poussées derrière par un gamin, il y eut encore aux deux derniers siècles une entreprise qui se chargeait, non de véhiculer les Parisiens, mais seulement de les escorter le soir en les éclairant{270} pour rentrer chez eux. C’étaient les porteurs de falots, dont l’assistance n’était pas inutile à une époque où, si les réverbères étaient ou tout à fait absents, ou très rares, les détrousseurs, tire-laine, vagabonds, voleurs et assassins l’étaient un peu moins. Mais nous aurons l’occasion de parler de ces falots plus loin.
Des vieux carrefours d’autrefois épargnés par le tracé des grandes voies modernes qui ont découpé Paris en triangles réguliers, des carrefours restés à peu près ce qu’ils étaient au temps jadis, il en reste bien peu et seulement dans les rues tombées en misère. Et c’est seulement sur ceux-là, pauvres malheureux carrefours aux façades déjetées et squameuses, qu’aujourd’hui l’on juge les autres, ceux qui ont disparu, ou dont il ne reste que le nom, s’appliquant maintenant à des devantures neuves et clinquantes. La vieille mendiante édentée et chassieuse, grognante et trognonnante, a peut-être été une jolie fille fraîche et rieuse. La ruelle sordide a été blanche et gaie, le carrefour sombre où débouchent des rues en corridors, hideuses et puantes, mal famées, mal hantées, a pu être une jolie petite place à boutiques prospères, sur laquelle tombaient, ainsi que des coulisses, des rues très éveillées, versant l’animation et la vie.
La grande rue Saint-Honoré qui forme la croisée de Paris, en rejoignant assez difficilement, il est vrai, et par maints détours, la grande rue Saint-Antoine, n’a pas moins de souvenirs que la rue Saint-Denis et à sa brillante époque, elle offre encore plus de contrastes qu’elle. Ne relie-t-elle pas les Tuileries de Catherine de Médicis, le Louvre de Philippe-Auguste et Charles V au quartier non moins royal de Saint-Paul, au Marais aristocratique, en passant par ces quartiers grouillants de populaire des Halles et des Innocents, par le sombre Châtelet, par Saint-Merry et la rue de la Verrerie?
Elle avait pour commencement sous Philippe-Auguste la vieille porte Saint-Honoré située à l’Oratoire du Louvre, laquelle fut reportée par Etienne Marcel à la hauteur de la place du Carrousel. En arrière il n’y eut jusqu’au XVIᵉ siècle qu’un embryon de faubourg, et sur toutes les buttes ou relèvements du sol, des moulins à vent, cette ancienne couronne de moulins tournant joyeusement autour de Paris.
La porte Saint-Honoré et la bastille Saint-Denis furent les deux points d’attaque de Jeanne d’Arc quand elle essaya, en 1428, d’arracher Paris aux Anglais. C’est ici qu’elle combattit elle-même et qu’elle reçut les injures et les flèches non seulement des soudards anglais, mais encore des Parisiens du parti de Bourgogne.
Deux siècles après Jeanne d’Arc, la porte Saint-Honoré se trouvait reportée encore plus à l’ouest, juste au travers de la rue Royale actuelle, au point où commence aujourd’hui le faubourg,—auquel se sont encore ajoutés depuis d’autres faubourgs et des villages soudés bout à bout, des kilomètres de maisons sans interruption, ce qui reporterait l’entrée de la rue Saint-Honoré au-dessus de Courbevoie.
En attendant ces jours d’expansion formidable, choux et carottes poussent encore sur l’emplacement de la place Vendôme, et des tuiles se fabriquent encore réellement aux Tuileries. La rue Saint-Honoré, aussitôt après les Quinze-Vingts et l’église Saint-Honoré, devient rue de grand commerce; drapiers, fourreurs, orfèvres, rubanniers, étalent leurs riches marchandises dans les boutiques des{271} rez-de-chaussée, occupant quelquefois avec leurs apprentis logés en famille la maison tout entière, ce qui n’est pas difficile, lorsque aux endroits très serrés, aux bons carrefours, la maison pressée entre deux voisines n’a que deux fenêtres de largeur, si ce n’est une.
Aux abords des Halles se dresse dans la rue Saint-Honoré, au carrefour de l’Arbre Sec, la croix du Trahoir ou du Tiroir, sur le nom de laquelle on a bien disserté. De fondation très ancienne, la croix du Trahoir avait dû déjà être plus d’une fois renouvelée, lorsque François Iᵉʳ dut la refaire encore, en l’arrangeant comme couronnement d’une petite fontaine octogone.
Il est probable, suivant Berty et d’autres, que son nom lui vient de ce que l’on triait ici les animaux amenés pour les boucheries voisines. Cette explication étant trop simple, on allait jusqu’à voir dans la croix du Trahoir ou Tiroir un souvenir du supplice de Brunehaut, le lieu où s’était arrêtée la cavale farouche qui traînait attachée à sa queue par les cheveux, par un pied et par un bras, le cadavre de la rivale de Frédégonde, déchiquetée aux pierres et aux ronces du terrain. Comme le supplice de Brunehaut n’eut pas lieu à Paris, la croix du Tiroir ne pouvait en marquer la place.
De même pour le nom de l’Arbre Sec. Son nom primitif devait être l’Arbrissel, l’arbrisseau, enseigne d’une maison, on en avait fait l’Arbre-Sec, un nom qui éveillait l’idée de la potence, arbre éminemment sec bien qu’il porte souvent de très gros fruits; la confusion d’ailleurs était justifiée par le voisinage de la croix du Trahoir où s’exécutaient les arrêts de justice du territoire de Saint-Germain-l’Auxerrois. Les appellations pittoresques abondent dans le quartier, il se trouve entre la rue Tirechappe et la rue des Bourdonnais le fief de chasteau Festu qui donnait son nom à cette partie de la rue Saint-Honoré. Château-Festu, d’après les recherches de M. Cocheris qui en a trouvé plusieurs dans le Paris du moyen âge, était un nom ironique donné à d’antiques constructions branlantes et sans valeur.
En arrière des maisons bourgeoises et commerçantes bordant la grande voie passagère, quelques pignons et tourelles de nobles hôtels se lèvent sur des jardins. Il y a là le grand hôtel jadis de Nesle, de Bohême, puis d’Orléans, où la reine Catherine de Médicis bâtira l’hôtel de Soissons. Au XVIᵉ siècle, les Filles repenties en occupaient une partie, laissant vides de grands logis avec hautes tours d’escalier sur la rue de Guernelle ou Grenelle-Saint-Honoré qui devait devenir plus tard la rue Jean-Jacques-Rousseau.
Et la rue du Jour, qui va rejoindre la rue Montmartre, s’appelle alors rue du Séjour. C’est un séjour royal, un logis de Charles V à l’angle de la rue Montmartre; au XVIᵉ siècle le séjour de Charles V fut transformé en un bel hôtel Renaissance et il en demeure au numéro 25 de notre rue du Jour, un superbe morceau dans la cour, une magnifique entrée d’escalier encadrée de sculptures, surmontée d’une imposte fermée d’un grillage en fer forgé aux initiales P. M.; il reste encore deux consoles ayant jadis porté des bustes absents aujourd’hui, à côté d’une large porte d’écurie également ornée de sculptures, sans compter çà et là d’autres jolis détails épargnés lors des adaptations et transformations.{272}
On retrouve ici les bouchers, la violente et redoutable corporation qui opprima Paris dans le grand trouble bourguignon; près de la croix du Tiroir est la boucherie de Beauvais, grande boucherie contiguë au marché à la friperie des Halles. Les piliers des Halles commencent là sur la rue de la Tonnellerie pour aller rejoindre les piliers de la place du Pilori, en tournant autour de cet amas incohérent de bâtiments, maisons et grands hangars qui constituent le grand marché où s’approvisionne la ville.
On se trouvait là au centre du mouvement, au confluent des grandes voies qui sans cesse amènent des flots d’allants et venants, et justement, sur ces points de rencontre, les grandes voies s’étranglaient en rues tourmentées plus étroites, presque des ruelles, où le flux et le reflux des passants se trouvait plus gêné.
Par la rue de la Ferronnerie longeant le cimetière des Innocents ou par des ruelles passant derrière Sainte-Opportune, il fallait gagner la rue Saint-Denis, la descendre un instant et continuer par les rues des Lombards et de la Verrerie. La rue de la Ferronnerie n’avait de maisons que sur un côté, regardant en face, par-dessus le cimetière et les galeries des charniers, les maisons de la rue aux Fers.
On sait qu’il ne fallait pas plus d’une voiture arrêtée pour la barrer complètement. Le 14 mai 1610, dans un encombrement causé par une voiture de tonneaux et un fardier transportant des pierres, se trouva pris le carrosse dans lequel Henri IV, avec quelques seigneurs, se rendait à l’Arsenal pour faire visite à Sully malade, à la veille de partir pour faire sacrer la reine Marie de Médicis à Reims, et de courir ensuite aux armées rassemblées pour une grande guerre longuement méditée, qu’il espérait faire aboutir à une paix bien assise, à une Europe remaniée et mieux équilibrée, en entravant les puissances inquiétantes et en achevant avec tous les matériaux français demeurés hors frontières l’édifice d’une grande France.
Le carrosse royal, robuste et large caisse à lourds ornements, fermé seulement par des rideaux de cuir, dut s’arrêter dans l’étroite rue, devant la maison d’un notaire nommé Poutrain. Comme les seigneurs remplissant la voiture se penchaient pour découvrir la cause de la presse, un homme surgit de l’ombre sous l’auvent d’une boutique, profita de ce que l’escorte royale était rejetée en arrière, et sans opposition de personne, put monter sur le moyeu d’une roue pour enfoncer un couteau dans le flanc d’Henri IV.
Le crime de Ravaillac favorisé par un vulgaire accident arrêtait tout. Les armées déjà en branle reprenaient le chemin de leurs garnisons, le grand projet était abandonné et les destins de l’Europe modifiés sans doute.
L’endroit précis où mourut le Béarnais, bon maçon qui recimenta l’édifice national si lézardé, était près de la place aux Chats, à la jonction des rues de la Chaussetterie et de la Ferronnerie, c’est-à-dire sur un point enlevé par notre moderne rue des Halles, entre la rue des Bourdonnais et la rue des Déchargeurs.
Longtemps l’enseigne «Au bon roi Henri» avec un buste du roi sur la façade de la maison du notaire Poutrain, subsista pour rappeler l’événement qui changea probablement tant de choses; la transformation du quartier des Halles a fait tomber cette maison et les trois quarts de la rue. La Révolution avait supprimé
le buste, et le commerçant occupant alors la maison avait mis, à la place du roi, le grand Marat sur l’enseigne, d’autres disent même le grand Ravaillac.
Et rien maintenant ne remémore plus au Parisien qui passe ici que sur tel ou tel point précis de son pavé le sang de Henri IV a coulé. Laissons de côté toute idée politique et plaçons-nous au seul point de vue historique: ne restituerait-on pas ainsi à nos rues une partie de l’intérêt que la régularisation et le parti pris de l’uniformité leur ont enlevé, si l’on rappelait par une pierre, une plaque, un petit édicule, les faits plus ou moins importants dont elles ont été le théâtre, si l’on s’efforçait de réveiller et de fixer autant que possible ces traditions qui s’oublient, tant et tant de souvenirs qui se perdent peu à peu?
Chronique des rues et carrefours de Paris.—Le Puits d’amour, la rue Pirouette et le Pilori des Halles.—Les rues de métiers.—Quelques bourgeois parisiens d’il y a longtemps.—Vieux noms de rues estropiés et dénaturés.—Noms bizarres.—Les rues à mauvaise renommée.—Cabarets d’autrefois et vieilles enseignes.—La Pomme de pin et les cabarets littéraires du XVIIᵉ siècle.—La maison de l’amiral Coligny.—L’hôtel du chevalier du Guet.—Les dernières tourelles de nos rues.—Les empoisonneurs.—Sainte-Croix et la Brinvilliers.—La fontaine des Innocents.—Souvenirs du carrefour de l’Arbre sec.—Les maisons de Molière.
SE découpant de la façon la plus irrégulière, au confluent de ces rues étranglées et tortueuses, combien pittoresques étaient ces vieux carrefours qui dans des perspectives pleines d’imprévu faisaient filer les lignes de façades à pignons aigus. Ils n’avaient pas tous d’aussi tragiques sou{275}venirs que celui de la Ferronnerie, mais il en était peu qui n’eussent servi de théâtre à quelque épisode de commotion populaire ou de farouche révolte, comme il était peu de pavés qui n’eussent, de siècle en siècle, été soulevés pour défendre les quartiers derrière les grosses chaînes d’Etienne Marcel tendues au travers des rues, ou pour servir à confectionner les barricades de la Ligue et de la Fronde; pas de ruisseaux qui n’eussent été rougis par des rigoles de sang aux traces bien vite effacées.
La chronique des rues de Paris avait aussi ses pages presque poétiques. Que nous raconte par exemple ce vieux carrefour, qui existe encore au centre d’un quartier assez noir, à l’intersection des rues de la Grande et de la Petite-Truanderie, rues sombres et renfrognées aujourd’hui et dont le vieux nom n’indique pas non plus un passé bien noble? Là, jusqu’au siècle dernier, exista un vieux puits appelé le Puits d’amour. La légende voulait qu’une jeune fille s’y fût jetée jadis par désespoir amoureux. Au XVIᵉ siècle le puits était à demi ruiné; un amant éconduit par les parents de sa belle voulant donner raison à la légende, vint un jour s’y précipiter. Par bonheur il en fut tiré avant la noyade complète et seulement couvert de meurtrissures attendrissantes; les parents de la jeune fille touchés de cette preuve de passion lui accordèrent la main de son adorée et peu après, par reconnaissance, les mariés firent réédifier le puits, avec quelques ornements sculptés encadrant un distique:
Un cabaret établi probablement de toute antiquité en ce carrefour à l’angle des deux rues, mit le Puits-d’Amour sur son enseigne. Ce cabaret vécut longtemps mais n’existe plus malheureusement, quand tant d’autres prospèrent sous des enseignes moins jolies.
A l’autre bout de la rue de la Grande-Truanderie se trouve encore aujourd’hui un autre antique carrefour, curieux comme disposition de maisons à ventres renversés, de pignons bien plantés, mais dont l’appellation pittoresque de carrefour Pirouette rappelle de moins gracieux souvenirs que le Puits-d’Amour.
La rue Pirouette donne sur le côté des Halles centrales; jadis, du temps que les Halles possédaient leur entourage irrégulier, mais continu, de maisons à lourds piliers trapus, la rue Pirouette, comme distraction de haut goût, regardait par toutes ses fenêtres le fameux pilori des Halles. Tourelle gothique ouverte sur toutes ses faces, ce pilori n’avait pas mauvaise tournure et n’était pas dépourvu d’ornements. Le temps passé enjolivait jusqu’aux instruments de punition, les échelles patibulaires quelquefois montraient un peu de style, le puissant gibet de Montfaucon s’élevait monumental et le pilori des Halles déployait quelque élégance.
Le criminel quelconque amené au pilori avec tout un cortège de magistrats à cheval et d’archers du Châtelet, était conduit à la plate-forme ouverte de la tourelle, et là, le cou et les mains pris dans un grand cercle de bois, tournait avec le plancher en montrant successivement sa tête par toutes les ouvertures. De là, dit-on, le nom de Pirouette donné à cette rue à qui l’on offrait assez souvent l’occasion de prendre quelque amusement aux grimaces forcément grotesques des pilorisés. C’est l’origine la plus probable de la pittoresque appellation, bien que certains chercheurs prétendent aussi que Pirouette serait une déformation du nom du fief de Thérouenne sur lequel la rue fut bâtie, possession d’un évêque de Thérouenne, archidiacre de Paris au XIIIᵉ siècle, étymologie un peu tirée à quatre chevaux.
Outre le Puits-d’Amour, quelques autres puits existaient sur la voie publique. On en voyait un très beau sur la place du Cloître-Saint-Germain l’Auxerrois, il y avait le puits de l’Abbaye au marché Sainte-Marguerite devant Saint-Germain des Prés, le puits Certain au carrefour des rues Fromentel et Charretière derrière Saint-Jean de Latran, puits appelé du nom de celui qui l’avait fait édifier, Robert Certain, curé de l’église voisine Saint-Hilaire; sur la rive gauche encore, le Puits qui parle et le Puits de l’Hermite, qui ont laissé leurs noms à des rues et qui, eux aussi, avaient leurs légendes.
Le Puits qui parle, dans le faubourg Saint-Marcel près de la rue des Postes, autrefois rue des Pots ou des Poteries, c’était tout simplement un puits sonore, pourvu d’un écho sur lequel peu à peu s’étaient établies des légendes dont le souvenir est assez confus, parmi lesquelles il suffit de rapporter, d’après Charles Nodier, celle d’un méchant mari qui, tourmenté par les caquets de sa femme, aurait jeté celle-ci dans le puits.
Évidemment cela de tout temps a bien pu suffire pour faire bavarder un puits,{277} mais l’explication est trop ironique pour être la bonne et il faut se contenter de celle d’un écho plus ou moins phénoménal.
Quant au Puits de l’Hermite, il ne devait son nom à aucun ermitage, mais seulement à un nommé Adam l’Hermite, tanneur de son état, à la maison duquel il était adossé.
Si pour bien des rues la bizarrerie des noms provient de lentes déformations,{278} il y a néanmoins dans la simple nomenclature des anciennes rues de Paris, à recueillir des vestiges plus ou moins embrouillés de vieilles légendes, à glaner des indications de toute sorte, des renseignements topographiques et des souvenirs historiques, et même quelques dernières traces de vieilles familles parisiennes qui tinrent grande place jadis, évocations d’antiques bourgeois étonnés de voir leurs noms traverser les siècles.
Beaucoup de corps de métiers avaient eu jadis une tendance à se grouper sur certains points; cet usage présentait évidemment des avantages pour les marchands et les vendeurs, et répondait à de vieilles habitudes; les acheteurs avaient ainsi sous la main des points de comparaison et pouvaient faire leur choix plus facilement dans ces rues qui tiraient leur nom des professions exercées.
C’est ainsi que nous trouvions et que nous trouvons encore en partie autour des Halles, la rue de la Tonnellerie, dont la ligne de piliers se continuait jusqu’à la rue Pirouette, la rue de la Cordonnerie, la rue de la Cossonnerie ou Poulaillerie, la rue de la Poterie, les rues de la Lingerie, de la Chaussetterie, la rue de la Ferronnerie faisant pendant à la rue aux Fers, jadis aux Febvres, de l’autre côté du grand cimetière des Innocents; la rue des Déchargeurs, ces ancêtres des forts de la halle, plus loin les rues de la Coutellerie, jadis Guignoreille, de la Vannerie, de la Tissanderie, de la Verrerie, de la Savonnerie, de la Tannerie, le quai de la Mégisserie, dit aussi de la Ferraille, la rue puis le quai des Orfèvres, etc. Mais de bonne heure, paraît-il, suivant les recherches faites par les fouilleurs du passé dans les registres des tailles, ces métiers réunis s’étaient disséminés et les noms seuls étaient restés à ces rues spéciales, sauf pour les marchands autour des Halles et du Châtelet.
La rue des Lombards nous reporte au XIIᵉ siècle et nous rappelle ces négociants et changeurs originaires presque tous d’Italie, venus établir leurs boutiques dans toutes les villes populeuses et commerçantes, pour faire le change ou se livrer à tous les commerces de l’argent. Quelques-uns de ces banquiers prêtaient sur gages et faisaient l’usure, ce qui n’amenait pas beaucoup de sympathies à la corporation. Lombard était alors souvent synonyme de Juif, et dans les séditions populaires les boutiques et les coffres de ces marchands d’argent couraient quelques risques.
Ce qui reste de la rue des Lombards a changé de commerce et semble voué{279} surtout aux produits pharmaceutiques, où déjà les enseignes de droguerie, les Barbe d’or, les Mortier d’or ont plus d’un siècle d’âge.
A côté des souvenirs des vieilles corporations, des noms d’antiques bourgeois de temps fort lointains surnagent dans l’immense Paris de leurs arrière-descendants, appliqués encore, après bien des siècles, aux rues qu’ils ont habitées et qu’ils ne pourraient guère reconnaître. Cette longue gloire posthume refusée à tant de gens importants dans leur temps, et dont le souvenir s’éteint sous des couches successives d’autres gens non moins importants, le boulanger Quiquetonne la connaît; il faisait sans doute d’excellent pain blanc, mais à quelle époque? La rue s’appelle encore rue Tiquetonne de son nom à peine estropié. C’est aussi un boulanger sans doute qui fut le parrain de la rue Jean-Pain-Mollet; celle-ci a perdu ses droits séculaires de bourgeoisie de nos jours seulement, lorsque la rue de Rivoli, la rencontrant sur son chemin, l’avala d’une bouchée.
Les Bourdon, Adam et Guillaume, furent au XIIIᵉ siècle de notables bourgeois et commerçants qui, sans doute, perpétuèrent quelque temps leurs boutiques et leur lignée; leur rue s’en appelle encore rue des Bourdonnais. Pierre Coquillier, riche bourgeois du XIIᵉ siècle, survit depuis sept cents ans, grâce à la rue Coquillière, qui, au XVIᵉ siècle, aboutissait à un moulin sur le rempart, à peu près où se trouve aujourd’hui la Banque de France.{280}
Jusqu’aux dernières démolitions de la Cité, la rue Cocatrix garda le nom de Geoffroy Cocatrix, échanson de Philippe le Bel. De même pour Jehan Tison et Jehan Lantier ou Jehan Lointier, Aubry le Boucher, Guérin-Boisseau ou Guérin-Boucel, Simon le Franc, Pierre Sarrazin, Geoffroy l’Angevin, Bertin Poirée ou Porée. Guillot dans son Dict des rues de Paris parle de tous:
Ces braves gens ne furent pourtant point des seigneurs importants, de hauts personnages ou des échevins, mais tout simplement de bons bourgeois, des commerçants ouvrant boutiques achalandées dans ces rues qu’ils baptisèrent et leurs noms ont traversé les siècles.
Pierre Oilard, bourgeois de Paris, eut moins de chance, son nom donné à sa rue se transforma en Pierre au Lard, à cause, dit-on, du voisinage d’un marché aux pourceaux qui amena la confusion. De même le nom de Jehan Portevin, autre bourgeois, a subi une altération aussi sensible, sa rue étant avec l’âge devenue la rue Portefoin.
En ces temps où les noms des rues n’étaient point fixés ne varietur par des plaques, les fantaisies de la langue et de l’oreille les dénaturaient facilement et il est curieux de suivre les variations successives de certaines appellations en parcourant les anciens plans. Amenées par la mauvaise prononciation, ces modifications ont parfois été un peu fortes; qui retrouverait par exemple dans la rue Boutebrie, le nom primitif d’Érembourg ou Éremburge de Brie. Parallèle à la grant rue de la Harpe, cette voie si importante du quartier latin, on la trouve appelée rue du Bout-de-Brie sur le plan Truschet et Bourg-de-Brie sur le plan Gomboust.
Le collège de Maître Gervais y faisait le coin de la rue du Foin-Saint-Jacques; en face, à l’autre coin, une reine douairière de France y avait un hôtel. Quelle était cette reine? On ne le sait plus guère. Le logis s’appelait l’hôtel de la reine Blanche, nom sous lequel étaient aussi connues plusieurs autres maisons dans Paris. Comme les reines de France portaient au moyen âge leur deuil en blanc, la reine veuve devenait pour le populaire la reine Blanche. Ensuite, la reine douairière disparue à son tour, la légende faisait du logis qu’elle avait habité un séjour de la reine Blanche de Castille. C’est ainsi que la mère de saint Louis a été gratifiée de tant de sombres pâtés de vieux murs perdus dans les antiques quartiers.
L’hôtel de la rue Boutebrie, dans tous les cas, ne remontait pas plus loin que le XVIᵉ siècle. On y voyait une très élégante petite porte Renaissance ornée d’un écusson aux trois croissants de Diane entrelacés, marque énigmatique évoquant Catherine de Médicis ou Diane de Poitiers. Le boulevard Saint-Germain a emporté le logis et l’énigme avec bien d’autres choses.
La rue Sac-à-Lie de la paroisse Saint-Séverin, ruelle sordide hantée sans doute{281} par les ivrognes, qui ne pouvaient pourtant s’y étendre sans toucher les façades d’un côté avec la tête et celles de l’autre côté avec les pieds, a transformé, honteuse de son vilain nom, Sac-à-Lie en Zacharie, nom très présentable qu’on a étendu à la rue des Trois-Chandelles.
La rue aux Oües, ou aux Ouches, c’est-à-dire aux Oies, appellation due à de nombreuses hôtelleries qui répandaient dans son atmosphère le parfum des oies à la broche, est devenue la rue aux Ours, ce qui est bien de l’ingratitude pour les excellentes volailles dépossédées au profit d’Ours qui n’ont jamais eu rien à faire ici. Rien que le nom de rue aux Oües faisait venir l’eau à la bouche d’un Parisien des vieux temps, songeant aux bons repas qui s’y préparaient. Hélas! ces rôtisseries et ces hôtelleries ont depuis longtemps éteint leurs fourneaux, et la rue elle-même est réduite à peu de chose.
La rue de l’Autruche, par une non moins étrange transformation, s’est appelée la rue d’Autriche. Les bourgeois de celle-ci n’étaient pas des moindres, puisqu’elle passait entre le Louvre et l’hôtel de Bourbon; elle ne disparut qu’avec la transformation du Louvre sous Louis XIV.{282}
La rue des Prouvaires qui arrive à Saint-Eustache, c’est la rue des Prêtres ou des Prieurs, prouvaires en vieux français. Au XVᵉ siècle, le roi de Portugal Alphonse V étant venu à Paris pour intéresser Louis XI à sa querelle avec l’Aragon, le roi ne daigna pas lui offrir gîte chez lui, il le logea chez Laurent Herbelot, riche marchand épicier de la rue des Prouvaires. De même qu’il traitait son hôte avec assez peu de façons quant au logement, Louis XI ne se ruina pas non plus en fêtes pour le divertir; il lui offrit la réjouissance d’une belle plaidoirie au Palais, suivie de réceptions de docteurs en théologie et, pour couronner le tout, le régala, pour la veille de son départ, d’une grande procession de l’Université, recteurs, suppôts, massiers, escholiers défilant sous les fenêtres d’Alphonse, rue des Prouvaires.
La rue Greneta était au XIIIᵉ siècle la rue Darnetal, du nom d’un bourgeois, Pierre Darnetal, ainsi transformé à la longue.
La rue Bourgthibourg était primitivement le Bourg Thiébault, comme Vaugirard était Valgérard, de Gérard de Moret, abbé de Saint-Germain-en-Laye, lequel y construisit un hospice au XIIIᵉ siècle. La rue Fer-à-Moulin, Fer-de-Moulain au XVIᵉ siècle, s’appelait auparavant Permoulin, du nom d’un de ses habitants.
Pour la rue Gît-le-Cœur, il n’y a point à chercher sous le nom ainsi orthographié quelque légende terrible et sanglante, il faut choisir seulement entre deux parrains, l’un aristocratique, Gilles Cœur, un des fils de Jacques Cœur, l’argentier de Charles VII, et l’autre très démocratique: Gilles Queux, maître queux, cuisinier ou rôtisseur, ce dernier beaucoup plus probable. Forgier l’Asnier est devenu Geoffroy l’Asnier, pour une petite voie très pittoresque de la paroisse Saint-Gervais.
Pour Quincampoix, enseigne de la rue fameuse par le coup de folie de la Régence, c’était vers le XIIIᵉ siècle, la rue Quiquenpoit ou Quiquenpoix, mot bizarre dénaturant le nom d’un lointain gentilhomme breton, possesseur d’un logis dans ce riche et bruyant quartier entre les deux grandes rues Saint-Denis et Saint-Martin, comme plus tard un autre gentilhomme breton verra pour{283} son hôtel de la culture Sainte-Catherine son nom de Ker-Nevenec, trop dur à prononcer pour des lèvres parisiennes, transformé en Carnavalet.
La rue Cassette n’a dans ses souvenirs aucune histoire de trésor, son nom vient d’un hôtel de Cassel connu au XVIᵉ siècle. La rue du Jour était, nous l’avons dit, la rue du Séjour, à cause du manoir ou séjour bâti par Charles V.
Qu’était le Thibaut dont le nom survécut longtemps dans la rue Thibautodé? Était-ce Thibaut Odet, argentier ou financier, ou bien Thibaut Todé, ou encore Thibaut aux Dez, du nom du patron de quelque cabaret fameux hanté par les joueurs, avant le XIIIᵉ siècle, puisque Guillot la cite? Qui le sait maintenant? Cette rue, confondue aujourd’hui avec la rue des Bourdonnais, était toute proche de la rue de Béthisy où mourut Gaspard de Coligny, derrière l’ancien hôtel des monnaies, abandonné en 1778 pour l’hôtel du quai Conti, la Vieille Monnaie, antique établissement dont survivent peut-être quelques bouts de muraille au fond des cours, à côté d’autres débris des Greniers à sel qui les avoisinaient sur la rue Saint-Germain-l’Auxerrois.
Le nom de la rue de la Grange-Batelière nous fournit un autre exemple de transformation bizarre. Cette grange était une ferme de campagne, hors des murs, entre Montmartre et Paris, un carré de bâtiments bien fermés, avec son colombier au milieu; on la voit sur le plan Truchet de 1550, non loin des Porcherons et du château du Coq, petit château à tourelles bâti par Jean Bureau, le vieux maître de l’artillerie de Charles VII.
Le ruisseau de Ménilmontant coulait au pied de la Grange-Batelière et descendait au château du Coq, auquel il fournissait de l’eau pour le fossé baignant les bâtiments. Louis XI, à une entrée solennelle dans Paris, s’arrêta au manoir du Coq. Les Porcherons n’étaient qu’une dépendance du château, une vraie ferme avant de devenir les fameuses guinguettes où le XVIIIᵉ siècle galant et joyeux vint se divertir.
La ferme de la Grange-Batelière, comme la plupart des fermes de campagne, était pourvue de quelques échauguettes et percée de meurtrières sur son pourtour. C’était la Grange bataillée dont on fit batelière plus tard, bien que jamais le ruisseau de Ménilmontant, facile à franchir d’un saut, n’eût porté barques ni bateliers, une petite arche de pont ou quelques planches suffisant très bien pour le passer.
Un des plus curieux exemples d’altérations de noms, c’est celui fourni par la rue du Petit-Musc. Qui donc irait chercher là-dessous la rue pute-y-muce ou muche du moyen âge? Nom provenant soit d’une voirie puante, soit d’un séjour de filles de joie. Le changement est heureux au point de vue des convenances si les mœurs de la rue lui avaient valu cette étiquette grossière; il devient d’une ironie amusante si le nom était dû soit à un égout, soit à l’un des trous punais, réceptacles d’ordures que l’on trouvait aux endroits écartés.
Guillot, dans son Dict des rues de Paris de la fin du XIIIᵉ siècle, a pris soin de signaler toutes les rues spécialement habitées par
toutes les rues à clapiers, tous les quartiers des femmes et filles folles de leurs corps. Et Dieu sait s’il y en avait, à l’en croire, du Val d’amour de Glatigny à la Truanderie grande ou petite.
La rue du Petit-Musc dut transformer son nom de bonne heure, dans ce quartier aristocratique de Saint-Paul et des Tournelles. Il reste en un coin du Paris moderne, dans la rue Geoffroy-Lasnier, une impasse Putigneux fort ancienne dont le nom doit avoir une origine aussi peu recommandable.
D’autres rues, il faut l’avouer, arboraient avec une franchise brutale, et sans rougir le moins du monde, des appellations triviales encore plus grossières, parmi lesquelles on ne peut guère citer que la rue Tireboudin à laquelle on a donné le nom de Marie-Stuart au commencement de notre siècle, la rue Troussenonnain, changée en Transnonnain et débaptisée tout à fait en 1850, pour éteindre le souvenir du farouche égorgement de 1832, entre soldats et insurgés. Il y avait aussi une rue Troussevache, allant du coin du cimetière des Innocents à la rue des Cinq-Diamants; ce qu’il en reste maintenant a pris le nom de M. de la Reynie, le fameux lieutenant de police de Paris sous Louis XIV. C’est rue Troussevache que le connétable de Montmorency fit au cardinal de Guise la belle peur que nous avons racontée plus haut.
Pour l’amour du pittoresque il ne faut pas oublier la rue Orde, le plus propre de tous les noms donnés à quelques voies réputées pour leur saleté; la rue Maubuée qui fait supposer aussi de très mauvaises odeurs, deux ou trois rues dites Pavées d’andouilles, probablement pour quelques porcheries; les noms impliquant quelque mauvaise renommée comme les rues Maudétour, Mauvoisin, Mauconseil, des Mauvais-Garçons, des Mauvaises-Paroles; les carrefours à mauvaise réputation hantés par les tirelaines: la rue Coupe-Gueule, la rue Vide-Gousset, la rue Tirechappe, ainsi nommée de ses fripiers toujours sur le pas de leur échoppe à guetter les clients et les tirant par la manche pour leur vanter les belles friperies, les vêtements neufs ou d’occasion suspendus aux étalages.
Quant au vieux nom de Baudoyer, appliqué d’abord à une porte de l’enceinte antérieure à Philippe-Auguste au-dessous de Saint-Gervais, puis à la porte de l’enceinte de Philippe-Auguste reportée plus loin devant l’église Saint-Louis-Saint-Paul,—nom resté à la place que l’orgueilleuse rue de Rivoli traverse entre la caserne Lobau et la mairie du IVᵉ arrondissement,—son origine, si lointaine et si obscure, permet d’échafauder toutes les suppositions et prête aux plus savantes dissertations. Pour beaucoup, la vieille porte Baudet ou Baudoyer est la porte des Bagaudes, ces paysans gaulois insurgés qui tentèrent de secouer le joug romain quand déjà, depuis deux ou trois siècles, les villes étaient romanisées. Mais il vaut mieux avouer que l’on ne sait rien de certain sur l’origine du nom, et se contenter de constater la célébrité parisienne de l’endroit, rendez-vous pendant de longs siècles des oisifs et des badauds, venant, en prenant l’air hors des murs, se conter les nouvelles de la ville, c’est-à-dire baguenaudant, vocable assez cousin de bagaude, si bagaude vient de bagad, qui voudrait dire en Celte attroupement.{285}
Et combien d’indications topographiques, de points de repère historiques nous sont conservés par les noms des rues, combien de vieux souvenirs surgissent sur la simple vue d’une plaque indicatrice à l’angle d’un carrefour, lequel bien souvent, trop radicalement transformé et modernisé, n’a plus que cela pour frapper l’esprit.
Des nombreuses rues ou places du Cloître il ne reste plus que trois ou quatre indiquant les cloîtres Saint-Merry, Notre-Dame et Saint-Honoré, c’est-à-dire les places formant enceinte fermée devant ces églises; mais beaucoup d’autres noms rappellent des églises ou des monastères supprimés. Toutes les pierres en ont disparu, c’est à peine si quelques fragments sculptés ont pu être retrouvés et portés à Cluny, mais ces églises, dont il ne subsiste qu’un vague souvenir, continuent à dénommer le quartier jadis serré à leurs pieds.
Pour les lignes de rempart ayant successivement enfermé la ville, à défaut des tours disparues, nous en retrouvons parfois la configuration dans certaines rues qui suivent le tracé des anciens fossés et qui longtemps en ont gardé le nom; nous avons encore les rues des Fossés-Saint-Bernard, des Fossés-Saint-Jacques et des Fossés-Saint-Marcel, mais on n’a fait que changer les noms des fossés Montmartre, Saint-Germain des Prés, Sainte-Geneviève, Saint-Victor, Saint-Martin, etc.
Les rues Culture-Sainte-Catherine, Couture-Saint-Gervais, marquent la place des jardins maraîchers d’autrefois appartenant au couvent de Sainte-Catherine et à l’hôpital Saint-Gervais, comme la rue du Chaume, à côté, rappelle les champs de blé du XIIIᵉ siècle, avant la poussée des hôtels seigneuriaux; comme la rue du Parc Royal, au quartier du Marais, fait surgir le souvenir du parc de ce palais des Tournelles où mourut Henri II; comme les rues des Jardins-Saint-Paul, Beautreillis, de la Cerisaie, évoquent d’autres jardins royaux, ceux du vieil hôtel{286} Saint-Paul où s’esbattirent sous les ombrages et les treilles, rois, reines et princes des temps troublés du XIVᵉ siècle, où ils reçurent les tumultueuses et terribles visites des Maillotins, des milices d’Étienne Marcel et des Cabochiens, ainsi que plus tard, en d’autres jardins royaux, passèrent les bandes guisardes de la Ligue, les Frondeurs mêlés de grands seigneurs et de duchesses jouant avec l’émeute, les masses terrifiantes des sectionnaires de 92, puis les gardes nationales du XIXᵉ siècle...
Si nous voulons des souvenirs plus lointains, les rues du Cendrier, de Lourcine, locus cinerum et la Tombe-Issoire sont encore là pour rappeler de très anciens cimetières des périodes gallo-romaine et mérovingienne. Toute la région sur les confins des quartiers Saint-Marcel et du Val-de-Grâce fut un lieu de sépultures. La Lutèce des premiers siècles éparpillait à la mode romaine ses tombeaux le long des chemins. Sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève de nombreux sarcophages ont été découverts, quelques pierres avec inscriptions sont allées à Cluny; le Paris mérovingien et carolingien continua à envoyer ses morts ou leurs cendres dans cet immense champ de repos.
La rue d’Enfer tire-t-elle son nom de via infera, par rapport à la rue Saint-Jacques, via supera, comme le veulent certains des historiographes de Paris, ou doit-on chercher l’origine du nom dans le voisinage des vieux cimetières et dans les contes populaires qui faisaient de tout ce territoire un lieu hanté par esprits et fantômes. La Bièvre, la rivière des Gobelins, délimite cette région et Gobelin en vieux français signifie lutin ou démon. Le nom d’Enfer s’explique donc aisément. De plus elle conduisait au vieux château de Vauvert, manoir du fils d’Hugues Capet, Robert le Pieux, dès longtemps ruiné et abandonné, et dans les{287} décombres duquel démons horribles et fallacieux gobelins faisaient rage aux ordres d’un vieux magicien, un vieillard vert à barbe blanche et queue de serpent. Malheur à qui s’aventurait le soir en ce quartier sinistre, le diable Vauvert en faisait sa proie—ou les voleurs cachés dans les ruines.—Aller au diable Vauvert était une entreprise téméraire. Les Chartreux, plus tard, purifièrent l’endroit et plus tard encore l’Observatoire, ayant succédé aux jardins de la Chartreuse, au lieu de magicien il y eut des astronomes. Il n’y a plus de rue d’Enfer, mais bien, par un calembour administratif, la rue Denfert-Rochereau, ce qui relie d’une façon bien imprévue à ce diable Vauvert le défenseur de Belfort en 1870.
Les diverses rues des Francs-Bourgeois au Marais,—Saint-Marcel—Saint-Michel réveillent les ombres de ces riches bourgeois des temps féodaux qui défendaient si rudement, lorsqu’il le fallait, les franchises acquises ou conquises et leurs pignons sur rue,—la pépinière des notables, échevins et magistrats pour l’administration de la cité parisienne, ce premier échelon vers la noblesse, caste supérieure mais ouverte en somme, ouverte plus qu’on ne le dit, puisqu’un flot constant y arrivait, de grosse bourgeoisie achetant charges qui comportaient l’anoblissement, se pourvoyant de fiefs et de terres et se confondant bien vite avec la noblesse d’épée, ainsi qu’on en peut trouver nombre de preuves.
Tout au bout de la rue des Francs-Bourgeois au Marais, en arrivant aux parages aristocratiques de la place Royale, on trouvait naguère encore la rue de l’Écharpe, qui tirait son nom du cabaret de l’Écharpe blanche. Voilà qui sentait furieusement son commencement du XVIIᵉ siècle et faisait penser tout de suite{288} au vainqueur de la Ligue, au roi Henriot conquérant son royaume casque en tête et rapière au poing. Nous le voyons, ce cabaret de l’Écharpe Blanche, avec sa clientèle de cavaliers à grands feutres et longue flamberge, de soldats aux gardes et de mousquetaires, comme nous voyons, au débouché opposé de la place Royale dans la petite rue du Pas de la Mule, les graves magistrats, les parlementaires un peu moins lestes que messieurs les gendarmes du roi, se hisser sur leur mule en profitant du montoir de pierre qui a valu à la rue son nom pittoresque. On nous a rendu dernièrement le Pas de la Mule, pourquoi ne pas nous rendre la rue de l’Écharpe?
Il y a quelque trente ans, une petite rue au pied de la butte des Moulins, la rue des Frondeurs, était encore là pour nous faire souvenir des troubles de la Fronde, du temps où, dans ce quartier du Palais Cardinal, les Parisiens, mis en branle par le parlement et par M. le coadjuteur, s’essayaient joyeusement à recommencer une Ligue et faisaient de si belles peurs à M. de Mazarin.
Pour réveiller de plus sombres idées, nous avons la rue de l’Échelle, qui dans notre brillante avenue de l’Opéra, fait surgir l’échelle ou les fourches patibulaires, signe de la juridiction des évêques de Paris; nous avons de l’autre côté de l’eau, derrière le Panthéon, la rue de l’Estrapade qui, jadis, sur le revers du rempart bordant Sainte-Geneviève, au-dessous de la porte papale, était le lieu où s’exécutaient les sentences militaires, où les soldats condamnés subissaient le supplice de l’estrapade. L’instrument de la justice militaire, à demeure ici, était une sorte de potence très haute et à très longs bras, avec un tourniquet en bas par le moyen duquel le condamné, attaché les bras croisés derrière le dos, était hissé jusqu’en haut et brusquement précipité jusqu’au ras du sol.
D’autres voies, comme la rue de l’Écharpe, n’avaient eu pour parrains que les buveurs de quelque cabaret célèbre à un titre quelconque, l’enseigne du cabaret devenant le nom de la rue: ainsi en était-il pour les rues des Deux-Écus, du Cygne, des Ciseaux, des Deux-Anges, de l’Épée-de-Bois, des Deux-Maillets, du Chat-qui-Pesche, du Sabot, de la Cloche-Percée, et d’une foule d’autres que nous retrouvons toujours dans le Paris d’aujourd’hui, quoique les tavernes qui servirent à les dénommer soient depuis longtemps défuntes.
La rue Cloche-Perce, ainsi baptisée du cabaret de la Cloche percée, s’appela aussi au XVIIᵉ siècle rue de la grosse Margot, du nom d’un cabaret rival, finalement vaincu par la Cloche.
La section de la rue Saint-Sauveur entre les rues Montorgueil et Montmartre, tirait son nom de rue du Bout du Monde d’une enseigne de cabaret représentant un bouc sur un globe terrestre, le bouc du monde; ce mauvais calembour voulait dire que la campagne n’était pas loin après la porte Montmartre, ouverte un peu plus haut au bout de la rue des Jeûneurs ou des Jeux Neufs, ainsi nommée de deux jeux de boules donnant sur le bastion.
La rue des Canettes doit son nom à un joli bas-relief représentant des canes nageant dans un étang, sculpté sur la façade d’une maison du commencement du XVIIIᵉ siècle. Le bas-relief est plus ancien, et encore rappelle-t-il sans doute une
plus ancienne enseigne. Ces vieilles enseignes de toute forme et de toute taille, on peut bien les regretter, celles qui, suspendues à des potences de fer, tintinnabulaient au-dessus de la tête des passants, divertissant à la fois l’œil et l’oreille, ou même les dernières, moins artistiques, celles qui se contentaient de porter un emblème fixe, une figure, un animal plus ou moins héraldique, une indication professionnelle, la botte gigantesque des cordonniers, l’homme de fer ou l’épée de l’armurier, la couronne de chandelles de l’épicier, etc. Que de plaintes elles suscitaient dans les rues étroites où les fardiers et les carrosses les accrochaient au passage! On les accusait aussi avec quelque raison d’être un danger pour le passant aux jours de tempête; des ordonnances réitérées réglementèrent leur taille. Elles gênaient en quelques endroits, on les supprima partout et les commerçants durent se contenter d’enseignes sculptées ou peintes sur les façades mêmes.
Les anciennes enseignes disparaissent rapidement; quelques-unes subsistent encore, mais pour combien de temps? on ne les retrouvera bientôt plus que dans le curieux livre de M. Édouard Fournier, l’Histoire des Enseignes de Paris.
On peut juger du caractère artistique et décoratif des vieilles enseignes par ces dernières épaves qui subsistent, tandis que toutes les annonces ou indications commerciales d’aujourd’hui sont tout ce qu’il y a de plus banales et presque toujours du plus exécrable mauvais goût; est-il rien de plus écœurant et de plus hideux que ces maisons ou ces monuments bariolés d’annonces gigantesques, sans parler de ces pignons peinturlurés des couleurs les plus criardes pour crever les yeux au loin, qui gâtent nos paysages urbains et déshonoreraient les plus belles perspectives.{290}
Parmi toutes les boutiques d’une vulgarité lamentable, il se rencontre encore de modestes cabarets d’autrefois, qui à défaut d’enseignes, ont gardé leurs belles grilles artistiques, des enroulements de ferronnerie superbes de style, forgés aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. L’Empire, au commencement du siècle, a laissé aussi quelques devantures de boutiques d’un goût particulier; ensuite on ne trouve plus rien que la banalité pure.
Cette chute complète de l’art industriel décoratif, d’un art qui précédemment n’avait jamais eu d’éclipses et se transformait perpétuellement, sans interrègnes de styles, cette disparition subite, absolue, et cette décadence des métiers peuvent s’expliquer par la suppression des corporations à la Révolution. Avec leurs défauts, les corporations maintenaient le niveau du goût et transmettaient les traditions.
Quand l’ouragan éclata sur la malheureuse génération d’il y a cent ans, toute la partie jeune des métiers fut enlevée pour les armées et fauchée dans les grandes guerres; il ne resta que les hommes d’âge mûr, qui, ayant reçu les traditions, firent encore quelque chose, puis, ceux-là disparus, tout disparut. Tout était à recréer. De ce que l’art pur se maintint on ne peut tirer une contradiction, attendu que l’art proprement dit avait conservé son enseignement et ses traditions.
De ces cabarets à enseignes pittoresques, bien peu ont survécu. De même que l’ivrogne d’autrefois, ce joyeux buveur à rouge trogne, a été remplacé par le sombre alcoolique facilement tourné en furieux, le cabaret d’antan a pour successeurs l’assommoir à comptoir de zinc et l’officine du distillateur, où flamboient les cuivres des alambics distribuant les poisons verts et jaunes.
Bien des cabarets de jadis, fréquentés non par des ivrognes mais par d’honnêtes gens, heureux de causer et de rire les coudes sur la table, ont laissé des souvenirs joyeux dans la chronique des rues de Paris, ou même dans l’histoire littéraire. Telle la fameuse Pomme de Pin qui florissait sous Louis XIV.
Située au cœur de la Cité, rue de la Juiverie, en face de l’église de la Madeleine, la Pomme-de-Pin, bien que d’apparence modeste, n’en avait pas moins d’illustres clients. Là se rencontraient Boileau, Molière, Racine, Lafontaine, Chapelle, Lully, Mignard, Furetière et autres. On s’y grisa même quelquefois, dit la chro{291}nique, entre illustres compagnons. Chapelle, du moins, s’y laissait aller à son penchant pour les crus de Bourgogne, lesquels alors ne se montraient point si grands seigneurs qu’aujourd’hui et daignaient connaître le chemin du gosier des poètes à bourse plate.
Néanmoins, pour l’ordinaire, les brocs de la Pomme-de-Pin étaient le prétexte de simples et joyeuses débauches d’esprit. Boileau fut l’un des plus fidèles, lui qui, enfant de la Cité, fils d’un greffier du Palais, né quai des Orfèvres, ne fit d’infidélité à son vieux berceau de Lutèce que pour sa maison d’Auteuil, laquelle maison il abandonna dès que la vieillesse et les infirmités l’accablèrent, pour venir passer ses derniers jours en un logis de chanoine du cloître Notre-Dame.
Un jour que Boileau, saisissant Chapelle en quelque Pomme-de-Pin, le morigénait pour son peu de résistance aux appas du vin frais tiré, celui-ci, raconte Voltaire, se laisse docilement sermonner mais invite son ami à s’asseoir pour continuer son sermon plus à l’aise. On s’assoit. Boileau s’anime; le sermon est si bien écouté et l’apôtre de la sobriété se rafraîchit si souvent, que bientôt il n’a guère plus de raison que celui qu’il avait tenté de convertir. Chapelle avait gagné sa cause.
L’antique Pomme-de-Pin aux littéraires souvenirs, devenue peut-être un infâme caboulot, ne disparut que de nos jours dans la démolition générale de la Cité, comme a sombré tout vestige d’autres cabarets littéraires, le Mouton-Blanc, rue de la Verrerie au cimetière Saint-Jean, cabaret où Racine causant avec Boileau et d’autres amis, traça le plan de ses Plaideurs, la Tête-Noire près de la Sainte-Chapelle, l’Ange, les Bons Enfants, le Caveau, rue de Bucy, etc.
Nous connaissons encore, à défaut de la Pomme-de-Pin, quelques vieilles enseignes sculptées ou forgées, débris du passé, demeurées au frontispice de quelques anciennes maisons. Lully qui fréquentait avec Boileau le fameux cabaret de la Cité, se fit bâtir une superbe maison au coin des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs. La musique mène plus que sa sœur aînée, la poésie, à l’opulence, car Lully était déjà le seigneur suzerain de quelques maisons dans Paris.
Cette maison de la rue Sainte-Anne était un logis somptueux, décoré de sculptures, notamment d’un grand panneau d’attributs de musique. Au rez-de-chaussée à l’angle du carrefour, Lully, propriétaire avisé, installa un cabaret dont on peut voir encore, à côté d’un superbe balcon, les belles ferronneries à la mode du XVIIᵉ siècle, enchâssant l’enseigne de l’Épée de bois, laquelle épée de bois ou de métal, se trouvait aussi dans l’écu de Lully, devenu gentilhomme par l’achat d’une charge à la cour.
Rue Saint-Sauveur, près de la rue Montmartre, autre enseigne du temps du grand roy, le Soleil d’Or, large bas-relief où l’on peut voir un soleil doré et emperruqué comme Louis XIV, darder ses rayons sur des ceps de vigne à l’ombre desquels des amours assis sur des futailles hument allègrement le piot.
Un cabaret à enseigne religieuse peut passer pour une rareté à notre époque; il s’en trouve pourtant un près des Halles, rue des Bourdonnais; c’est le cabaret de{292} l’Enfant Jésus, représenté en belle ferronnerie dorée. Très probablement voilà des siècles que l’image de l’Enfant Jésus se perpétue à ce coin de rue et l’enseigne en ferronnerie a dû en remplacer une plus antique fort bien vue sans doute des Parisiens du temps de la Ligue ou d’avant. A côté de cet Enfant Jésus, il convient de ne pas oublier un petit hôtel particulier du XVIᵉ siècle, à l’enseigne de la Barbe d’Or, figurée par un buste de vieillard à barbe d’or au-dessus de sa porte. La Barbe d’Or donne d’un côté sur une antique ruelle, impasse aujourd’hui, qui s’appelait jadis la rue de la Fosse-aux-Chiens, sans doute parce qu’elle n’était qu’un réceptacle d’immondices; cette ruelle de la Fosse-aux-Chiens avoisinait d’ailleurs la place aux Chats, entre les Halles et le cimetière des Innocents.
La rue de la Huchette, une rue de huchiers ou coffriers menuisiers au moyen âge, peut montrer aussi une enseigne sculptée, vieille à peine de deux siècles, la Hure d’Or, datée de 1722, mais qui sans doute remplace une hure plus ancienne. L’enseigne du Bon Puits arborée rue Beaubourg n’est pas sans originalité pour un cabaret. La rue de Grenelle possède la Petite Chaise, fondée en 1700. C’est à peu près tout, nous sommes donc assez pauvres maintenant en curieuses enseignes à la mode d’autrefois, ces quelques dernières survivantes suffisent pour faire regretter la Bonne-Vendange, le Gaillardbois, la Côte-Rôtie, le Juste-Prie, c’est-à-dire le Juste-Prix, le Cygne-de-la-Croix, le Cerf-Mont, pour le sermon, le Singe-en-Batiste pour le Saint-Jean-Baptiste, le Puissant-Vin, la Vieille-Science, autres enseignes en rébus, la Bonne-Femme, le Pied-de-Mouton, le Treillis-Vert, le Panier-Fleuri, la Bouteille-d’Or, le Chariot-d’Or et surtout parmi tant d’autres, le Monde en travail d’Argent, situé rue Saint-Médard, la Lamproie-sur-le-Gril, décorant la rue de la Huchette, d’après M. Lefeuvre, l’historiographe des rues de Paris.
Pour en revenir aux rues, il y avait au plus serré des quartiers serrés, un dédale de petites voies fortement entamé aujourd’hui, qui pouvait bien mériter la palme, autant pour l’originalité de ses appellations que pour l’intensité et la truculence de son pittoresque. Certes, il ne s’agit nullement de réclamer contre les mesures prises au nom de l’hygiène, trop méconnue sur ce point, mais seulement de signaler l’intérêt de ce vieux décor en grande partie disparu.
C’était entre Saint-Merry, l’hôtel de ville et le féodal hôtel de Guise, coquettement accommodé par les Soubise à la façon du XVIIIᵉ siècle. La rue Saint-Martin d’abord ne commençait jadis qu’à l’archet Saint-Merry, poterne percée dans le premier rempart du Paris sorti de l’île-berceau, avant l’enceinte de Philippe-Auguste. Entre l’archet Saint-Merry et le pont Notre-Dame, il y eut jusqu’en 1851, la rue des Arcis, incommode étranglement d’une voie si fréquentée, et la rue de la Planche-Mibray presque aussi étroite.
Regrettons le nom de la Planche-Mibray, il rappelait des jours extrêmement lointains, les premiers temps où Paris débordant de son île eut un embryon de faubourg en avant du pont Notre-Dame, et sans doute une tête de pont fortifié. Un fossé, une dérivation de la Seine précédait cette tête de pont, marécage quelconque qu’un pont de bois traversait. Ce pont, c’était la Planche de Mibray,{293} c’est-à-dire mi-boues. Rien que ce nom sur une plaque nous reportait à des siècles presque carolingiens et nous évoquait, sur ce point si central aujourd’hui, une entrée de ville, des chemins bourbeux sous de pittoresques remparts.
De même la rue du Temple n’arrivait pas comme aujourd’hui jusqu’à la place de Grève. Après l’échelle du Temple, c’était la rue Sainte-Avoye, du nom du couvent de religieuses faisant l’angle de la rue Geoffroy-l’Angevin; puis la rue devenait ruelle et s’appelait, jusqu’à la rue de la Verrerie, rue Barre-du-Bec, à cause de la barre de justice de l’abbaye du Bec en Normandie, dont les abbés possédaient dans Paris un petit fief et plusieurs cures. Pour déboucher devant la maison de ville des Parisiens, sur la fameuse, houleuse et si souvent sanglante place de Grève, il fallait tourner par la rue des Coquilles, un vrai couloir circulant entre de hauts pignons serrés et tassés, qui devait son nom à une maison dont la façade était ornée de coquilles sculptées.
Toutes les voies qui si souvent jetaient des flots de populaire joyeux ou frémissant sur la place de Grève pour les jours sanglants, les exécutions et les émeutes, ou pour les grandes occasions de liesse, quand Sa Majesté daignait accepter de messieurs de la ville festin dans la grande salle, toutes ces voies n’étaient ainsi que des corridors resserrés, les rues de la Tannerie, de la Vannerie, Jean de l’Espine, du Mouton, des Vieilles-Garnisons, aussi bien et quelquefois plus encore que la rue des Coquilles.
Derrière Saint-Jean de la Grève, il y avait le quartier de la tour Pétaudiable, quartier mal famé parmi les plus mal famés, et de l’autre côté de la rue de la Tisseranderie, cet autre coin louche, le carrefour Guillory appelé aussi Guignoreille, parce que, dit-on, aux temps lointains, le bourreau de Paris y essorillait les malfaiteurs...
Qu’on se les figure, ces ruelles, aux jours sinistres, pendant la longue série d’émeutes de la Ligue, pendant la Fronde qui ne fut vraiment terrible que lorsque faillit flamber tout à fait l’hôtel de ville saccagé, qu’on se les figure aux grandes journées de la Révolution. Il nous suffit pour nous représenter ces quartiers au temps des lointaines crises politiques, secoués par les vieilles convulsions révolutionnaires périodiques, de nous rappeler les secousses de naguère, l’aspect sinistre du bas de la rue du Temple le soir du 22 janvier 1871, quand les mobiles bretons gardaient les carrefours avoisinant l’hôtel de ville menacé, et ensuite les barricades de Mars et de Mai...
La moderne rue des Archives, pour déboucher à l’hôtel de ville, a fait élargir ou plutôt a presque absorbé la rue des Billettes où subsiste le seul cloître gothique{294} de Paris et la rue de l’Homme-Armé. Celle-ci n’est plus, pour ainsi dire, elle avait 1ᵐ,50 de large, elle en a maintenant dix fois plus et nous ne pouvons plus retrouver que dans le vague du souvenir ce sinueux corridor d’un aspect si moyen âge.
Son nom seul reste sur les plaques; il lui venait, selon une vieille légende, de la prouesse d’un nommé Galleran, écuyer de Renaud de Bréhan, chevalier breton, qui pendant les troubles de la minorité de saint Louis, s’attacha fidèlement au parti du roi. Une nuit de février 1228, cinq soudards anglais pénétrèrent dans le logis de Renaud de Bréhan, situé dans ce quartier, espérant occire sans difficulté le chevalier, mais celui-ci quoique surpris, se défendit bravement avec l’aide de son chapelain et de son écuyer Galleran. Seul le pauvre chapelain périt dans la lutte; Renaud et Galleran le vengèrent bien, ils tuèrent trois de leurs agresseurs et mirent en fuite les deux autres plus ou moins éclopés.
En reconnaissance du courage déployé par son écuyer, Renaud de Bréhan lui fit don du logis et du verger y attenant. Le populaire pour célébrer l’exploit du breton, appela ce logis la maison de l’homme armé. La rue s’appela bientôt de même, ou des hommes armés, comme on le voit sur le plan Truschet, pendant que le quartier devenait le champ aux bretons ou la Bretonnerie, ce qui fit appeler Sainte-Croix de la Bretonnerie le couvent des frères croisiers établi sur ce point trente ans après.
Deux ruelles qui se suivent bout à bout derrière Saint-Merry, dans ce qu’on appelait le cloître avant le percement de la rue du Cloître-Saint-Merry, portent encore les noms de rue Brisemiche et rue Taillepain, suffisamment bizarres pour attirer l’attention. Ces deux rues aux antiques maisons noires, hautes, massives et serrées, bâties sur des terrains du chapitre de Saint-Merry, doivent leurs noms vraisemblablement à des distributions de pains par le chapitre. Au moyen âge, malgré les chanoines peu flattés du voisinage, ces rues furent des clapiers de filles que plusieurs fois le prévôt de Paris, sur requête du chapitre, tenta d’épurer, mais bien inutilement, car pour dix ribaudes expulsées, il en revenait cinquante.
Ce quartier fut le champ de bataille de l’insurrection qui éclata le jour des funérailles du général Lamarque, le 5 juin 1832. Retranchés dans ce dédale de petites rues, couverts par des barricades élevées autour de l’église, les insurgés commandés par un combattant de Juillet nommé Jeanne, résistèrent une nuit et un jour, se défendirent avec fureur contre des forces importantes, barricade après barricade, dans les détours du cloître et dans le passage Jabach. Cernés sur leur dernier tas de pavés, les derniers survivants foncèrent à la baïonnette sur la troupe, Jeanne en tête, et réussirent à se perdre dans les noires ruelles, terrifiées par les péripéties tragiques de la longue lutte. Le passage Jabach où se traîna la tuerie avait été ouvert en 1828 sur les dépendances et devant l’hôtel de Jabach, riche financier et collectionneur du XVIIIᵉ siècle.
Au-dessous de Saint-Merry, le court tronçon de la rue Saint-Bon reste pour rappeler la petite chapelle Saint-Bon ou Saint-Bonnet, dépendance de l’abbaye{295} de Saint-Maur. Sous l’abside de l’église s’abritait l’hôtel des Juges consuls, le premier tribunal de commerce, que fonda Henri III, justement frappé de la longueur des procès commerciaux portés devant le Parlement, qui n’y entendait goutte et volontiers eût décidé de ces causes comme le juge Bridoye de Pantagruel, lequel sententiait les procès au sort des déz.
Les alentours du Louvre n’étaient pas moins que les environs de la Grève un labyrinthe de rues et de ruelles, dont quelques-unes n’avaient rien de recommandable, au point de vue de la propreté et de la moralité des habitants.
Au bas de la butte Saint-Roch, où des moulins tournèrent jusqu’en 1670, au cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, s’il y avait nombre d’hôtels de noblesse qui disparurent quand le Louvre s’agrandit du côté de l’est, sous Louis XIV, s’il y avait une agglomération de maisons aristocratiques, hôtels d’Aumont, de Villequier, de Longueville, de la Force, de Créquy, à côté du vaste hôtel du Petit-Bourbon, il se trouvait aussi nombre de corridors étroits se faufilant derrière ces hôtels, le long de maisons souvent immondes, ou de masures bâties sur des passages perdus, dans des impasses, le tout formant autour du palais des rois une ceinture de rues plus ou moins mal famées, habitées par une population plus ou moins douteuse.
Rien ne peut aujourd’hui nous donner une idée de l’aspect de ces quartiers tels que le XIXᵉ siècle les a trouvés, les grands travaux autour du Louvre, autour de Saint-Germain l’Auxerrois, l’immense tranchée de la rue de Rivoli, les ont radicalement transformés. Saint-Germain l’Auxerrois, semblable à un surtout de table avec la Mairie construite en pendant, était enveloppé de vieilles maisons canoniales ou autres. La rue des Fossés-Saint-Germain sur le côté gauche rappelait les fossés creusés par les Normands, quand ils se fortifièrent dans les ruines de l’église brûlée par eux au siège de 886.
Reliée au cloître par la ruelle très étroite du Demi-Saint, en face la rue Jean-Tison, elle se continuait après la rue de l’Arbre-Sec par la rue de Béthisy. En cette rue de Béthisy se trouvait la maison où périt la principale victime de la Saint-Barthélemy, l’amiral Gaspard de Coligny, que M. de Guise prit soin de faire assassiner sous ses yeux par des massacreurs que dirigeaient l’italien Petrucci et le bohême Dianowitz, surnommé Boesme, tous deux colonels de gardes françaises.
Le logis a subsisté jusqu’à nos jours et n’a disparu qu’avec la grande démolition d’il y a quarante ans. Quelques jours avant la Saint-Barthélemy, comme l’amiral revenait du Louvre où il avait été si bien caressé par Charles IX, l’assassin aux gages du duc de Guise, Maurevel, embusqué dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Germain, lui tira un coup d’arquebuse qui l’atteignit au coude gauche. L’assassin, sans perdre de temps après l’affaire manquée, sauta par une fenêtre de la rue du Demi-Saint, traversa le cloître Saint-Germain, trouva un cheval qui l’attendait et s’enfuit.
Le logis de l’amiral était l’ancien hôtel de Ponthieu, bâti par Jacques de Béthisy, avocat au parlement, vers 1416, et appartenant alors à la famille d’Antoine Dubourg, chancelier de France, d’après M. Édouard Fournier, qui a retrouvé le récit d’un{296} prêtre allemand, témoin oculaire de la Saint-Barthélemy. Dans ce récit d’une
intense couleur dramatique sont rapportés tous les épisodes connus, la mise à sac{297} de la maison par les hommes du duc de Guise, le massacre d’une quarantaine de soldats et de serviteurs dans l’escalier et dans les chambres pour arriver jusqu’à la chambre et au lit où Coligny blessé attendait les assassins.
Ici le récit diffère de la tradition, Coligny ne se laissa pas égorger dans son lit, mais se défendit vigoureusement au dernier moment. Percé de quelques coups dès l’entrée des meurtriers, Coligny retrouva tout à coup ses forces pour lutter contre les assassins; ceux-ci durent l’accabler de coups de hallebarde et lui tirer même un coup d’arquebuse dans la bouche avant d’en venir à bout, l’achevant ainsi en le traînant jusqu’à une fenêtre.
—L’Amiral est-il mort? Jetez-le en bas! criait M. de Guise s’impatientant dans la cour avec le duc d’Aumale, pendant que s’achevait la besogne.
Alors une fenêtre s’ouvrit, un corps vint s’aplatir sur le pavé aux pieds de Guise qui fut obligé, pour reconnaître Coligny, d’essuyer avec son manteau le sang couvrant la figure.
Cet hôtel devint plus tard l’hôtel du duc de Montbazon et l’on a longtemps dit qu’en ce lieu, déjà tragique, s’était passée l’aventure de Rancé, amant de Mᵐᵉ de Montbazon, arrivant joyeux de voyage sans savoir que sa maîtresse était morte et trouvant dans la maison les chirurgiens en train d’embaumer la duchesse, le corps ouvert sur une table et la tête de la femme aimée sur le parquet.
Cette horrible explication de la fondation de la Trappe par Rancé serait, paraît-il, un conte inventé pour dramatiser le renoncement de Rancé, quittant le monde et ses plaisirs pour la tombe effrayante du Trappiste.
Le massacre de Coligny et des gens de sa maison suffisait à la légende de l’hôtel, qui devint, après avoir été aux Montbazon, une simple hôtellerie, l’hôtel{298} de Lisieux, maison de roulage et de messageries. Et voici dans ce sanglant logis de plus gracieux souvenirs. Le peintre Carle Vanloo l’habita. Dans la chambre même où périt l’amiral naquit Sophie Arnould, qui devait se faire un si joli et si galant renom de comédienne, après s’être fait enlever dès ses quinze ans de chez ses parents les hôteliers.
Il se trouvait encore au bout de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, vers le Châtelet, place Perrin-Gasselin, l’hôtel du chevalier du Guet, forte et massive construction d’aspect suffisamment rébarbatif, élevée au XIVᵉ siècle au centre d’un quartier remuant, rempli de malandrins et de mauvais garçons. C’était le commandant du guet royal, milice casernée dépendant du prévôt de Paris, armée de vouges et d’arbalètes, et fort différente du guet bourgeois dit Guet assis, Guet dormant, peu redouté des voleurs. L’hôtel du chevalier du guet survécut à l’institution, adapté à différents usages; il servit même quelque temps de mairie au IVᵉ arrondissement, jusqu’à la construction de l’édifice-pastiche en pendant à Saint-Germain l’Auxerrois.
Comme les enseignes, qui furent trouvées gênantes seulement lorsque triompha la ligne droite, les jolies tourelles que l’on rencontrait si souvent dans le vieux Paris, presque dans chaque rue, accrochées au milieu des façades ou suspendues à l’angle des maisons sur les carrefours, ont presque toutes disparu. Extérieurement elles donnaient du pittoresque et de la grâce à la rue; à l’intérieur des maisons c’était de la lumière et de la gaieté, qu’elles fussent annexe d’une grande pièce ou simple cabinet de toilette. De ces cages étroites et minces, la maîtresse du logis suivait le mouvement de la rue tout en travaillant, bonne ménagère, à l’entretien des hardes de la maisonnée. Pauvres tourelles! combien en reste-t-il aujourd’hui? on peut facilement les compter.
Les grands travaux de Paris, depuis une quarantaine d’années, en ont fait tomber plusieurs particulièrement à regretter pour leur beauté ou pour les vieilles histoires qu’elles pouvaient raconter au passant. Dans la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, il y avait la tourelle du presbytère fort élégante, accrochée au coin d’une ancienne maison canoniale nichée dans les contreforts de l’église, après le portail latéral. Il n’y a guère plus de trente ans qu’on l’a démolie; en ses derniers jours elle avait pu entendre siffler les balles des combattants de juillet, à l’attaque de la colonnade du Louvre défendue par les Suisses de Charles X, et voir entasser les victimes de la guerre civile dans l’église transformée en ambulance. Peu après, en 1831, ce fut autre chose, à l’occasion d’un service célébré pour le duc de Berry, une bande d’énergumènes saccagea l’église et le presbytère et leur fit subir les plus tristes dégâts.
De l’autre côté de l’église, au coin des rues Bailleul et Jean-Tison, il se trouvait une autre tourelle suspendue à l’angle d’une maison du XVᵉ siècle qui faisait face au vieil hôtel Schomberg, plus tard d’Aligre.
La rue du Coq-en-Grève, démolie pour l’agrandissement de l’hôtel de ville vers 1840, et dont il ne reste qu’une impasse, en possédait une fort gracieusement décorée à l’angle d’une maison du XVᵉ siècle.{299}
La rue de Rivoli en a fait disparaître un peu plus tard une plus importante et plus belle, encorbellée non sur un coin de maison, mais dans un angle rentrant d’un pâté de maisons donnant sur la place de l’Hôtel-de-Ville, entre les rues du Mouton et de la Vannerie. Maison et tourelle étaient du XVᵉ siècle, mais au-dessous les caves immenses dataient du XIIIᵉ. Cette vieille tourelle de la Grève, qui contemplait la façade de la maison de ville dès le temps de Louis XI, avait-{300}elle souvenir des spectacles mouvementés et terribles que lui donna sa terrible voisine et la Grève ouverte sous ses fenêtres; des têtes roulant sur les billots et des condamnés écartelés ou rompus sur la roue; des réjouissances aux entrées royales et des canons de la ville tirant pour le feu de la Saint-Jean; de la potence royale et de la lanterne populaire, des bandes insurrectionnelles barricadant pour la Ligue, la Fronde ou la Révolution,—jusqu’au jour où la maison devint, pour la compagnie de garde à l’hôtel de ville, le café restaurant de la garde nationale de 1830, de la garde nationale boutiquière, amie de l’ordre, marchant courageusement avec la ligne contre les barricades—ou bien laissant faire suivant le cas, baïonnettes intelligentes, embataillonnées pour défendre les institutions et au besoin pour les combattre. La garde nationale est morte en 1871, on n’avait pas attendu jusque-là pour abattre la pauvre tourelle.
Le boulevard Saint-Germain a fait disparaître une autre tourelle plus jeune d’un siècle, décorant agréablement un carrefour des rues de l’École-de-Médecine et Larrey, jadis des Cordeliers et du Paon, tout près du grand couvent dont il reste le réfectoire, et de la cour du Commerce, passage tracé sur les fossés remblayés de la porte Buci, un des vieux coins de Paris où des maisons se sont incrustées dans des tours, dans des morceaux du rempart, malheureusement, sans qu’il y paraisse aux façades, passage ramifié avec des arrière-cours sur lesquelles s’élèvent de beaux corps de logis en pierres et briques d’un hôtel des archevêques de Rouen.
Dans la partie de la cour du Commerce malheureusement supprimée, à l’entrée du passage, demeurait Danton. Il pouvait apercevoir de l’autre côté de la rue le cordonnier Simon, il pouvait voisiner avec Desmoulins rue Dauphine à deux pas, et avec Marat qui imprimait l’Ami du peuple au numéro 8 de la cour et qui demeurait, non comme on l’a dit, dans la maison à la tourelle, mais dans celle d’à côté, au numéro 20.
La maison à la tourelle n’avait pas eu le dément Marat pour locataire, mais elle avait assisté à toutes les scènes révolutionnaires dont le club voisin des Cordeliers avait été le théâtre, elle avait pu entendre les motions des farouches orateurs et le chant terrible que le bataillon des Marseillais fit entendre pour la première fois à Paris, la veille du 10 août lorsque la Commune le logea en face dans le couvent vidé de ses moines; elle avait vu passer l’héroïne de Caen, la petite-nièce de Corneille Charlotte Corday, arrivant résolue avec son couteau caché dans son fichu, et peu d’instants après, quand le couteau disparut dans la poitrine de Marat, elle avait vu dans la rue bouleversée, au milieu des clameurs de mort et des bousculades éperdues, deux cortèges défiler: d’un côté les sans-culottes entraînant Charlotte Corday à la section de l’Abbaye, et de l’autre, une autre troupe poussant des gémissements emphatiques, portant le corps sanglant de Marat au jardin des Cordeliers où l’on fit de ce cadavre et de sa baignoire rouge de sang une exhibition théâtrale en attendant les funérailles au Panthéon.
Journées tragiques dont les derniers témoins sur ce point si bouleversé sont, au coin de la rue Dupuytren, ces quelques vieux pignons renversés en arrière, aux{301} toits mouvementés, avec leurs grandes fenêtres et leurs lucarnes irrégulières, où tant de têtes effarées durent se pencher ces jours-là.
Une autre jolie tourelle voisine a disparu aussi; elle ornait une maison de la petite rue du Jardinet, ruelle d’aspect antique et provincial qui se relie à la cour du Commerce, en passant devant le vieux puits de l’Abri-Coyctier.
L’abbaye de Saint-Germain avait légué au quartier poussé sur ses ruines après la Révolution, une très jolie tourelle carrée, portée en encorbellement par une trompe, à l’angle d’un bâtiment, au coin des rues Jacob et Saint-Benoît qui limitaient le grand jardin de l’abbaye, tracé au XVIIᵉ siècle sur l’emplacement du rempart et du fossé comblé de la petite Seine. Le pavillon et la tourelle dataient de cette transformation de l’abbaye, vers 1630, et de la création de la rue appelée d’abord du Colombier à cause d’une vieille tour du rempart de l’abbaye, et aujourd’hui dotée du nom biblique de Jacob, en souvenir d’une fantaisie de la reine Margot, du couvent fondé par elle sous l’appellation d’Autel de Jacob et qui devint l’École des beaux-arts. La tourelle et le pavillon qui jalonnaient de ce côté le territoire de l’abbaye ont été remplacés par une maison quelconque en 1850.
Arrivons maintenant aux quelques tourelles restées pour l’ornement de quelques rares quartiers. Une rue de l’Université a eu la chance particulière de garder celles qui la décorent, c’est la rue Hautefeuille, très favorisée, car elle possède encore la tourelle de l’hôtel de Fécamp, la maison à trois tourelles engagées, une sur l’angle et deux encadrant la porte du logis, belle construction du XVᵉ siècle d’un aspect si robuste, ancien hôtel de Miraulmont, et la mince tourelle carrée à l’angle de la rue Pierre-Sarrazin, gracieux ornements qui ajoutent encore à sa physionomie si intéressante déjà par ses nombreuses maisons anciennes, par ses toits accidentés.
La grosse tourelle ronde sur l’impasse provient de l’hôtel possédé par les abbés de Fécamp au XIIIᵉ siècle, hôtel ou manoir dit aussi de la Serpente, ayant son corps de logis principal rue Serpente, qui tire son nom de la Sirène ou Ser{302}pente jadis sculptée comme enseigne sur l’hôtel. Si la tourelle n’a pas tout à fait cette ancienneté, encore est-il qu’elle peut dater, comme restauration peut-être, du commencement du XVIᵉ siècle, les débris de sa fine ornementation l’indiquent. A l’intérieur elle est lambrissée de jolies boiseries de la même époque.
Dans l’appartement auquel s’annexe la tourelle demeura Sainte-Croix, l’amant de la marquise de Brinvilliers. Sainte-Croix, officier au régiment de Tracy, avait été jeté à la Bastille sur la requête du mari de sa maîtresse, M. de Brinvilliers, son colonel, et du père de la marquise, M. d’Aubray, lieutenant civil de Paris. Il fit en prison la connaissance de l’Italien Exili, qui l’initia à ses recherches sur les poisons. La marquise essaya les produits de Sainte-Croix et d’Exili, les poudres de succession, sur son père d’abord, puis sur ses frères.
Une série de crimes effroyables s’ensuivit, la Brinvilliers eut des émules et des imitateurs dans les plus hautes régions de la ville et de la cour. Tout se découvrit à la suite d’un accident arrivé à Sainte-Croix. Celui-ci, la figure couverte d’un masque de verre, préparait ses poisons dans un laboratoire, lorsque subitement son masque se brisa. Suffoqué par des vapeurs mortelles, Sainte-Croix tomba sur son fourneau et exhala aussitôt son âme noire. Dans l’enquête faite par la justice sur les causes de cette mort, on mit la main sur une cassette contenant avec des fioles et des paquets de poudres, des lettres de la marquise qui ne pouvaient laisser aucun doute sur les crimes commis. L’affaire dite des poisons éclata, effroyable et terrifiante, qui devait, à la suite de longues et romanesques péripéties, mener la Brinvilliers au bûcher. L’empoisonneuse s’était enfuie dans un couvent de Belgique où l’on ne pouvait la saisir; après des tentatives diverses, on lui expédia un bel agent déguisé en abbé qui obtint vite toute sa confiance et parvint un jour, fort galamment, à l’entraîner hors du couvent jusqu’à un carrosse dans lequel il la jeta de force, pour courir ensuite à toutes brides jusque sur le sol français.
La rue Vieille-du-Temple possède encore, récemment restaurée avec goût, la vraiment remarquable tourelle de l’hôtel Herouët, considérée souvent à tort comme un reste de l’hôtel Barbette, parce qu’elle touchait à l’hôtel Barbette qu’habita Isabeau de Bavière, et au sortir duquel fut assassiné le duc d’Orléans en 1409. D’après les recherches de M. Sellier, cette maison, construite probablement sur quelque ancienne dépendance du séjour Barbette, appartenait déjà à une demoiselle Herouët, lorsqu’en 1561 le séjour Barbette fut vendu par ses derniers propriétaires, les héritiers de Diane de Poitiers, pour être démoli peu d’années après. La tradition rapporte que l’un des assassins du duc d’Orléans, pris de remords, établit à perpétuité sur le lieu du crime une lampe allumée le soir dans une fenêtre grillée de cette tourelle. La tourelle étant bien postérieure au meurtre, les remords seraient venus bien tard à ce criminel, à moins que la fondation de la lampe du remords sur ce point n’ait été établie avant la construction de la maison et n’ait persisté ensuite.
Cette tourelle de l’hôtel Herouët est aussi précieuse que celles du même temps qui flanquent l’hôtel de Sens. Plus bas dans la rue du Temple, la maison qui fait{304} l’angle de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie porte sur cet angle une haute tourelle carrée dépourvue d’ornements. Elle est loin de valoir celles que le XVᵉ siècle nous a laissées, mais elle n’en donne pas moins une belle allure à la maison qui la supporte. Cette tourelle est datée de 1610, le cabaret à qui elle sert d’enseigne fait remonter sa naissance à 1690.
Un peu plus bas dans la rue du Temple, à propos d’enseigne, se trouve appliquée sur la façade d’une maison, l’enseigne de l’Orme Saint-Gervais provenant d’une maison de la place Saint-Gervais.
Ce fameux orme qui sans doute est pour quelque chose dans le dicton ironique: attendez-moi sous l’orme, était planté devant le portail de l’église Saint-Gervais; on l’avait entouré d’un banc toujours occupé par des flâneurs ou par les bonnes gens du quartier venant y goûter, après journée faite, le repos assaisonné de petites ou grandes nouvelles.
L’orme traditionnel de Saint-Gervais, pas toujours le même, car il vieillissait et mourait comme tout dans la nature, mais pour renaître bien vite, ombrageait cette étroite place de l’église depuis six ou huit siècles; en 1131 il était là déjà, Philippe, fils de Louis le Gros, passant à cheval sur la place, se cassa la tête près de lui, son cheval ayant pris peur d’un porc qui se jeta dans ses jambes.
Le XIXᵉ siècle ne respecte guère les antiques traditions, on le sait; il trouva encore à sa place le fameux orme parisien, mais, sans pitié pour ce monument végétal, Napoléon le fit raser.
Revenons aux tourelles, il en est une encore, carrée comme la tourelle de la rue du Temple, qui s’encorbelle à la maison du coin des rues Saint-Paul et des Lions-Saint-Paul, une haute et forte tourelle accrochée à un énorme pignon remarquable par sa masse, mais qui a dû perdre dans des ravalements successifs les ornements que ses constructeurs avaient pu lui donner. D’après M. Lefeuvre, là demeurait le médecin de Charles IX et de Henri III, peu après le percement de la rue des Lions sur les terrains de l’hôtel Saint-Paul.
La partie de l’hôtel dite hôtel de la Reine était derrière, entre cette tourelle et l’église Saint-Paul. Quant à la rue des Lions, on la nomma ainsi parce qu’elle traverse, dans les dépendances de l’hôtel Saint-Paul, l’emplacement de la ménagerie des rois, qui gardaient près de leur palais des cages pour lions, ours, sangliers et aultres bêtes étrangères et sauvaiges. La ménagerie royale en s’établissant plus tard au jardin du roi ou des Plantes ne fit que traverser la rivière.
Henri III eut sa ménagerie au Louvre: la chronique du temps rapporte qu’à la suite d’un rêve où il se voyait dévoré par ses lions et ses ours, il fit arquebuser tous ses pensionnaires, ce qui ne conjura pas le danger, car on lui expliqua aussitôt que les bêtes du songe étaient allégoriques et représentaient les dragons furieux de la révolte prêts à le déchirer, les factions de la très Sainte Ligue.
Nous trouvons maintenant encore une tourelle dans le quartier du Marais, celle de l’hôtel Lamoignon, tourelle carrée portée sur une trompe. Ensuite, plus de tourelles aux hôtels du XVIIᵉ siècle, plus d’encorbellements. Sous le règne de
la ligne droite, on ne songea guère à gracieusement accidenter la silhouette des constructions.
Le XVIIIᵉ siècle cependant, cherchant à donner un peu d’agréments aux lignes, a laissé en fait d’encorbellements la curieuse maison qui fait l’angle des rues de la Vrillière et Croix-des-Petits-Champs. Assez semblable à deux tours accolées dont on aurait fortement rogné la base, la maison avec ses corniches saillantes, ses espèces de frontons ondulés, conserve quelque prestance malgré les enseignes commerciales cachant en partie sa ceinture de balcons.
Outre les puits de carrefours assez nombreux, des fontaines aussi ornaient quelques places. La plus ancienne était celle des Innocents qui existait avant le XIIIᵉ siècle. La fontaine primitive avait-elle un caractère architectural, c’est fort probable. On dut la reconstruire au XVIᵉ siècle; appuyée à l’église des Innocents, elle donnait sur la rue Saint-Denis et sur la rue aux Fers. C’était, de par les talents réunis de Pierre Lescot et de Jean Goujon, un monument charmant orné des nymphes gracieuses que l’on connaît.
En 1786, à la suppression de l’église et du cimetière, on créa sur l’emplacement le marché des Innocents; alors, en remontant la fontaine, il fallut lui donner les deux faces qui lui manquaient, avec trois nymphes de plus, que le sculpteur Pajou traita dans la manière de Jean Goujon.
Il était fort pittoresque ce marché des Innocents et la fontaine en faisait superbement le centre; en 1865, on le supprima à son tour pour le remplacer par un square. Hélas! elle fait moins bien maintenant, la pauvre fontaine, sur les pelouses banales de ce jardin correct et bour{306}geois. Oh! les squares ridiculement bien peignés, que de monuments ils ont gâtés!
On connaît les noms et les emplacements de quelques-unes des fontaines d’avant la Renaissance, Sainte-Avoye, Barre-du-Bec, de la place Baudoyer, des Filles-Dieu, etc., celle du prieuré Saint-Martin existe toujours ainsi que la fontaine Maubuée.
Celle-ci, reconstruite en 1734, fut ornée de sculptures bien abîmées aujourd’hui, au-dessus desquelles cependant un bel écusson de la ville de Paris subsiste malgré tout et laisse voir la nef parisienne sous forme de frégate marchant toutes voiles dehors.
Rien n’est resté, pas même un dessin, de la fontaine monumentale de la Trinité, près la porte Saint-Denis, cette fontaine qui jouait toujours son rôle dans les divertissements des entrées royales.
La fontaine primitive de la Croix-du-Trahoir a disparu aussi, mais elle a été remplacée par celle que nous connaissons. François Iᵉʳ reconstruisant en 1529 la croix ruinée du Trahoir, lui donna pour soubassement une petite fontaine octogonale qui formait le centre d’un petit marché, dans un carrefour pourtant fort étroit. La grande gêne qui en résultait pour la circulation fit déplacer cette fontaine en 1636; on l’appliqua contre un pavillon construit par le prévôt des marchands François Miron, pour recevoir les eaux de l’aqueduc d’Arcueil.
Au XVIIIᵉ siècle cette vieille fontaine tombant en ruines fut remplacée par celle que nous voyons aujourd’hui, construite sur les dessins de Soufflot.
Le carrefour de l’Arbre-Sec, avec sa fontaine et la croix du Trahoir, était un de ces vieux décors de l’histoire parisienne, fameux à bien des titres. Proche des Halles et du Louvre, au confluent de la rue Saint-Honoré, avec le fleuve humain coulant sur le Pont-Neuf, c’était un endroit vivant, bourdonnant et remuant et qui ne manquait pas de jouer son rôle aux jours d’émeute.
Si le bourreau y venait quelquefois accrocher ses clients à la potence qui faisait pendant à la vieille croix du Trahoir, le roi y passait aussi. Un jour, Henri III s’y rencontra avec Monsieur de Paris au moment où celui-ci allait pendre un pauvre diable. Le criminel à la vue du roi se débattit en criant grâce et le roi s’arrêta pour s’informer des méfaits du patient. Renseignements pris, le crime était vraiment trop notable pour que Sa Majesté pût faire acte de clémence; le roi, en haussant les épaules, continua son chemin en disant: Qu’on ne le pende point qu’il n’ait dit son In manus!... Le pendu récalcitrant jura qu’il se garderait bien de le dire, et voilà juges, greffiers et bourreaux bien embarrassés. On courut après le cortège royal pour exposer le cas et cette fois Henri III ne put faire autrement que d’octroyer sa grâce à ce criminel si avisé.
Le 21 juillet 1578, le mignon Saint-Mesgrin sortant du Louvre à onze heures du soir, fut chargé par une troupe nombreuse tout près du Trahoir et percé de trente-quatre coups mortels. Et, dit l’Estoile, «de ce meurtre n’en fut fait autre instance ou poursuite, tout favori du roi qu’il était, Sa Majesté étant bien avertie que le duc de Guise l’avait fait faire par le bruit qu’avait ce mignon d’entretenir sa femme». C’était d’ailleurs le frère de Guise, le duc de Mayenne, qui conduisait les assassins, le fait était connu.{307}
Bien d’autres assassinats entre gens de qualité, en ce terrible XVIᵉ siècle et aussi après, ensanglantèrent ce carrefour ou ses environs. N’est-ce pas entre l’Arbre-Sec et la barrière des Sergents qu’en 1618 le chevalier de Guise, fils du duc de Guise, ayant formé le projet de tuer le maréchal d’Ancre pour prendre sa place dans les bonnes grâces de la veuve d’Henri IV, Marie de Médicis, et voyant ses plans déjoués par un avertissement donné à Concini, se vengea sur l’indiscret, qui était un vieux gentilhomme nommé le baron de Luz. Il le rencontra en carrosse rue de l’Arbre-Sec, le força à descendre de voiture et le tua d’un coup d’épée avant que le baron eût pu se mettre en garde. Le fils du baron ayant voulu venger son père, provoqua peu après le chevalier de Guise, qui, dit-on, se servit encore du procédé qui lui avait réussi et assassina le fils de la même façon que le père.
A la journée des barricades de la Fronde, dont le coadjuteur fait en ses Mémoires un si pittoresque tableau, le carrefour de l’Arbre-Sec eut sa bonne part d’émotions. Quelle journée mouvementée pour le coadjuteur frétillant d’ambition, et pour le quartier du Pont-Neuf!
Quand la sédition occasionnée par l’arrestation du conseiller Broussel est bien{308} allumée et que le populaire en fureur bouscule les quelques troupes envoyées pour le contenir, le cardinal de Retz sort en rochet et camail pour aller trouver la reine, prend en passant le maréchal de la Meilleraye fort en peine au Pont-Neuf au milieu de l’émeute et arrive avec lui au Palais-Royal, suivi d’une foule criant: Broussel! Broussel! Il est d’abord mal reçu par la reine courroucée, par les courtisans qui essayent en s’en moquant de diminuer l’importance de cette sédition soulevée, disent-ils, par la nourrice du bonhomme Broussel,—lequel bonhomme avait quatre-vingts ans.
Anne d’Autriche furieuse déclara que plutôt que de rendre Broussel elle l’étranglerait de ses deux mains! Mais sur de nouveaux renseignements annonçant que l’émeute est à deux doigts de tourner en révolution, les courtisans qui tout à l’heure se moquaient ouvertement du coadjuteur, arrachent à la reine la promesse de la liberté de Broussel, promesse que l’on comptait bien d’ailleurs ne pas tenir une fois l’ébullition parisienne refroidie.
Munis de cette promesse, le coadjuteur et le maréchal repartent pour répandre la nouvelle dans la ville soulevée. Le maréchal de la Meilleraye, encore ému de ses embarras de la matinée et de la peine qu’il a dû se donner pour convaincre la cour, se fraie péniblement un passage dans la foule, à la tête de ses chevau-légers, et marche l’épée haute, s’époumonnant à dominer les vociférations populaires par le cri de vive le Roi, liberté à Broussel!
Mais en touchant à la rue de l’Arbre-Sec, l’épée qu’il brandit paraît une menace aux émeutiers, qui dans le tumulte ne saisissent point le sens de ses paroles. Le maréchal est pressé, menacé, des bras se lèvent contre lui, il se défend, il se fâche et abat un homme d’un coup de pistolet. A ce coup tout paraît gâté, l’escorte repoussée se débat et essaie de charger, les bourgeois allument la mèche de leurs arquebuses et la mêlée s’engage dans le carrefour bondé d’une foule hurlante.
Fort de la faveur des Parisiens le coadjuteur veut, pour arrêter la bagarre, interposer son autorité; il est renversé d’un coup de pierre et un garçon apothicaire lui appuie le canon de son mousquet sur le front, il va lui faire sauter la cervelle lorsque Retz, qui garde un grand sang-froid à cette minute terrible, se retourne et lui crie: «Ah! malheureux, si ton père te voyait!» Le garçon interdit à ce mot relève son mousquet, et le coadjuteur peut se faire reconnaître. On parlemente, Retz entraîné dans la foule traverse les quartiers soulevés et bientôt, suivi de trente ou quarante mille Parisiens criant, chantant, acclamant et menaçant, foule bariolée, bardée de vieilles cuirasses, hérissée de toutes les vieilles arquebuses et hallebardes de la Ligue, il reparaît devant le Palais-Royal avec la Meilleraye que son intervention à l’Arbre-Sec avait sauvé, et rentre avec lui chez la Reine pour renouveler ses instances en faveur de Broussel.
Ainsi chemin direct, sinon trait d’union entre le palais des rois et la maison du peuple, la rue Saint-Honoré, depuis que le Parisien s’émeut, et cela lui est arrivé assez souvent dans le cours des siècles, a servi de champ à bien des bagarres semblables. Il est peu de générations de Parisiens qui n’aient eu l’occasion de la voir parcourue par des bandes ayant pour objectif l’un ou l’autre de ces deux édifices{309} ennemis, qui se regardaient depuis si longtemps par-dessus Paris bouillonnant.
Lorsque triompha l’édifice de la Grève où siégeait la commune de 93, la rue Saint-Honoré ne fut-elle pas aussi le chemin conduisant du tribunal révolutionnaire, tenant séance dans le palais de saint Louis, à la guillotine de la place Louis XV, dite alors de la Révolution et maintenant de la Concorde? Après les cortèges royaux, les convois des charrettes fatales.
En ce siècle les habitants de la vieille rue y ont eu surabondance de spectacles: splendeurs impériales, défilés de soldats épiques revenant, harassés de victoires, de toutes les contrées d’Europe avec le fulgurant empereur en tête; bandes insurgées criant Vive la Charte, vive Orléans, vive la République ou vive la Commune! comme leurs pères avaient crié: vive Bourgogne, vive Guise ou vive la Ligue!
Le dernier défilé de ce genre, nous l’avons vu nous-même le 22 mai 1871 au matin, c’était la débâcle des soldats de la Commune surpris au petit jour aux remparts de Passy et refluant en désordre le long des boutiques se fermant à la hâte...{310}
Encore un souvenir cependant à notre carrefour de l’Arbre-Sec. Molière fut un de ses enfants. Nous avions à Paris pour le grand poète comique, deux maisons natales, une rue de la Tonnellerie aux Halles, et une rue des Étuves-Saint-Honoré en face de la croix du Trahoir, et deux maisons mortuaires rue de Richelieu. Des plaques en font encore foi.
C’était vraiment beaucoup. Il n’y a plus guère de doute maintenant. Les recherches des moliéristes semblent avoir définitivement prouvé qu’en 1622, au moment de la naissance de l’enfant qui devait être Molière, le tapissier Jean Poquelin avait quitté la rue de la Tonnellerie et occupait la maison faisant le coin de la rue des Étuves et de la rue Saint-Honoré. Dans tous les cas, Molière y a passé son enfance.
En ce temps la rue des Étuves, aujourd’hui rue Sauval menant à la Bourse du commerce, aboutissait aux jardins de l’hôtel de la reine Catherine de Médicis. La maison Poquelin était une construction à pans de bois apparents, déjà vieille de plus d’un siècle, décorée sur l’angle d’un beau poteau sculpté jusqu’au toit; ce poteau cornier figurait un arbre après lequel grimpait une troupe de singes, se contorsionnant, grimaçant et croquant des pommes. Le tapissier en avait tiré son enseigne: au pavillon des cinges. On a pu voir encore ce poteau des singes au commencement de notre siècle, la maison ayant vécu jusqu’en 1802.
Quant aux deux maisons mortuaires rue de Richelieu 34 et 40, il paraît que la dernière seule a droit à la plaque relatant la mort de Molière le 6 février 1673.
Grâce à l’intervention du roi près de l’archevêque de Paris, la dépouille du grand comédien put s’en aller reposer en terre sacrée. On l’enterra à sept heures du soir dans le cimetière de la petite église Saint-Joseph, bâtie à l’angle des rues Mont{311}martre et du Temps-Perdu, maintenant Saint-Joseph. Une grande pierre recouvrait la tombe et sur cette pierre la veuve de Molière fit charitablement, dans un hiver rigoureux, allumer de grands feux pour un chauffoir public.
A la Révolution on créa un marché sur l’emplacement de l’église et du cimetière; nous avons vu il y a peu d’années démolir ce marché Saint-Joseph, et retirer des fouilles des tombereaux d’ossements, parmi lesquels peut-être les os et le crâne de Molière. Alas, poor Yorick!{312}
Le dernier tournoi.—Fêtes au palais des Tournelles.—La lance de Montgommery.—Le combat des Mignons.—Fondation de la place Royale.—Le carrousel d’inauguration.—Les raffinés d’honneur et la manie des duels.—L’hôtel Sully.—M. de Mayenne.—L’hôtel Lamoignon.—Les logis de Gabrielle d’Estrées.—Zamet.—Les ruelles.—Précieuses et Alcôvistes.—Poètes et beaux esprits.—Mᵐᵉ de Sévigné à Carnavalet.—Marion Delorme et Ninon de Lenclos.—Le malade de la Reine.—Mᵐᵉ Scarron.—L’hôtel de Beauvais.—Théâtres et jeux de paume.—Le Roi des Halles.—L’hôtel Salé.—Hôtels de grands seigneurs et de Parlementaires.—Grandes portes et frontons sculptés.
JUSQUE vers la fin du XVIᵉ siècle la grande muraille de Charles V enferma, entre la Bastille et le Temple, de vastes terrains non bâtis; les quartiers du Marais et de la future place Royale, ces quartiers qui devaient bientôt{313} devenir le centre du Paris aristocratique, restèrent en jardins, en cultures de maraîchers, entremêlés de quelques hôtels, de couvents en certain nombre, de maisons de repenties.
La lance de Montgommery en frappant Henri II dans le dernier tournoi chevaleresque fut comme la baguette magique qui donna le signal de la transformation, bien lente il est vrai.
Le palais des Tournelles avait succédé comme demeure royale à l’hôtel Saint-Paul, le vieil hôtel des grands esbattements; la cour occupait, de l’autre côté de la rue Saint-Antoine, juste sous la Bastille, le vaste palais ceint d’une muraille que flanquaient de place en place les tournelles ou tourelles qui lui avaient valu son nom.
Des lices, un champ clos pour tournoyer tenaient un large espace bordé de bâtiments à galeries. Les grandes joutes chevaleresques données en 1559 à l’occasion des accordailles de la fille du roi avec Philippe II d’Espagne et des noces de Marguerite, sœur du roi, avec Emmanuel Philibert, duc de Savoie, coûtèrent la vie au roi de France et au palais des Tournelles.
Le tournoi fatal, dans des lices spécialement établies entre la Bastille et le Palais, dura quatre jours. A la fin du quatrième jour, le roi ayant déjà rompu{314} quelques lances, voulut malgré l’avis de certains seigneurs saisis d’un vague pressentiment, courir une dernière joute et tenter de faire vider les arçons à Montgommery, capitaine de sa garde écossaise, «grand et raide jeune homme» qu’il avait déjà ébranlé une première fois. Le choc eut lieu; par malheur, Montgommery oublia de jeter aussitôt sa lance rompue; le bois de cette lance donna dans la visière du roi et s’enfonça dans un œil.
Le roi tomba de son cheval à moitié mort déjà.
Malgré toute la science des premiers chirurgiens, et bien qu’on eût fait toutes les expériences et essais possibles sur les têtes de quatre criminels décapités au Grand Châtelet, on ne put retirer les esquilles logées dans le cerveau et, après dix jours d’horribles souffrances, Henri II trépassa, à peine âgé de quarante-trois ans.
Catherine de Médicis prenant les Tournelles en horreur, les quitta sur-le-champ et finit par obtenir de Charles IX en 1563 un arrêt de démolition.
Cette démolition se fit très lentement, les Tournelles restèrent longtemps à l’état de ruines dont on ne savait que faire, entourées de terrains vagues où se tint même un marché aux chevaux. Les événements n’étaient guère favorables, la Ligue et la guerre civile donnaient d’autres sujets de préoccupations aux rois qui se succédaient sur un trône en état de démolition aussi.
L’autorité royale rétablie sous Henri IV, les dernières ruines des Tournelles disparurent définitivement. Alors par la création de la place Royale avec son carré de bâtiments d’une si belle ordonnance, le quartier aristocratique en formation prit tout à coup une grande et noble allure et conquit avec la vogue son renom d’élégance et de gentilhommerie cavalière.
Les raffinés Louis XIII, les belles dames et les gens de qualité, les précieux et les précieuses se donnant rendez-vous sous les arcades, allaient en faire le centre du Paris élégant, et succéder aux maquignons et aux maraîchers chassés de leurs terrains où poussaient maintenant au lieu de choux de magnifiques hôtels.
Mais pendant que les Tournelles étaient encore en l’état de ruine à demi démolie, sur le terrain de la future place Royale, emplacement de l’ancienne grande cour du palais et alors marché aux chevaux, eut lieu en 1578 le fameux duel des mignons d’Henri III.
Un jeune gentilhomme attaché aux Guises, Charles d’Entragues, le bel Entraguet, ayant, dans l’enceinte même du Louvre, insulté publiquement Quélus l’un des mignons du roi, une rencontre fut arrêtée pour le lendemain 29 avril à cinq heures du matin, au marché aux chevaux. Quélus avait pris pour seconds Maugiron et Livarot, autres mignons du roi, Entraguet amenait Riberac et Schomberg; c’étaient de très jeunes gens tous les six et qui n’avaient même pas tous atteint leur vingtième année.
L’animosité était si grande alors entre guisards et royaux que le combat s’engagea furieusement tout de suite, aux cris de «Vive le roi!» et de «Vive Guise!» Or, Quélus n’avait que son épée.—Tu as une dague et je n’en ai point! dit-il à son adversaire quand ils tombèrent l’un sur l’autre.{315}
—Tu as donc fait une grande sottise de l’oublier au logis! lui répondit Entraguet en ferraillant.
Et le malheureux Quélus eut bien vite la main gauche «toute découpée de plaies» en parant les coups avec le bras faute de dague. Bientôt Maugiron et Schomberg roulèrent à terre tués raides; leurs adversaires victorieux, Riberac et Livarot n’en valaient guère mieux.
Quélus couvert de sang luttait encore; après s’être longtemps défendu, il ne tomba que criblé de dix-neuf blessures; tandis qu’Entraguet s’en tirait avec une simple écorchure.
Riberac mourut le lendemain, Livarot fut six semaines en danger. Quant à Quélus, dans l’hôtel de Boissy où il avait été transporté, il mit trente-trois jours à mourir, soigné par les chirurgiens du roi et par le roi lui-même qui venait passer les journées à son chevet.
Ce XVIᵉ siècle, quel temps d’énergie surexcitée! et ces enragés ferrailleurs n’étaient que des adolescents efféminés, des mignons de cet étrange Henri III, et ils avaient déjà fait leurs preuves, si sérieusement que Maugiron en était borgne, ayant eu l’œil crevé à seize ans au siège d’Issoire. Cela fait penser aux débuts du terrible Montluc, à peu près au même âge, se lançant à corps perdu dans un trou de brèche à l’assaut d’une bicoque du Piémont, tombant sous les arquebusades à bout portant, accroché par une jambe par ses compagnons qui le tirent de là en lui cassant cette jambe et plusieurs côtes.
Henri III éleva à Quélus et Maugiron, réunis à Saint-Mesgrin tué rue Saint-Honoré, un tombeau magnifique dans Saint-Paul, avec des inscriptions où sa douleur s’épanchait en vers et en prose. Saint-Foix dans ses Essais sur Paris donne, entre autres, l’étrange épitaphe de Maugiron, gravée sur le tombeau détruit en 1588 par les ligueurs:
C’est seulement en 1605 que disparurent les dernières ruines du palais des Tournelles et avec elles les restes de ses jardins. Sur cet emplacement abandonné, qui peu à peu prenait un aspect misérable et devenait, par sa population sordide, une vraie cour des miracles, Sully avait fait décider par Henri IV la création d’une vaste place carrée qu’on appellerait place de France et sur laquelle viendraient{316} aboutir huit grandes rues destinées à porter des noms de huit provinces. Le temps manqua au Béarnais pour exécuter complètement le projet de Sully, la place seule fut achevée et encore seulement au commencement du règne de son successeur, en 1612.
La place Royale par sa noble et symétrique ordonnance, ses arcades ininterrompues, ses pavillons réguliers aux immenses combles, ses grandes lignes, son{317} heureux mélange de pierres et de briques demeure un spécimen complet et précieux de l’architecture des commencements du XVIIᵉ siècle.
Sur les deux grands côtés du rectangle, deux hauts pavillons dominent les autres, l’un ouvrant sur la rue de Birague par trois larges arcades, du côté de la rue Saint-Antoine, est le pavillon du Roi; il porte d’ailleurs pour le rappeler, au fronton de la fenêtre centrale du principal étage, le buste du bon Henri à la barbiche souriante. Le pavillon qui lui fait face, ouvert également par trois arcades, s’appelle le pavillon de la Reine.
Henri IV bâtit lui-même la face méridionale, côté du pavillon du roi, et l’on raconte qu’il venait souvent, comme un particulier qui se livre à la bâtisse, surveiller ses maçons, dont il ne devait malheureusement pas voir l’œuvre achevée. Les terrains des autres faces avaient été mis en adjudication, à charge pour les acquéreurs de bâtir aussitôt suivant les plans arrêtés. Grands seigneurs et riches parlementaires s’étaient disputé les terrains. Le quartier était lancé. En même temps que les hôtels de la place Royale sortaient de terre, d’autres constructions s’élevaient rapidement aux alentours, sur tous les emplacements libres, couvrant le vieux Marais de logis princiers, de beaux hôtels aristocratiques.
Les somptueux logis de la place Royale aux majestueux appartements d’une seigneuriale hauteur de plafonds, ouvrant au-dessus des arcades leurs balcons ventrus, eurent parmi les premiers occupants les Rohan-Guémenée, le marquis de Vitry, le maréchal de Lavardin, le marquis de Tresmes, le duc de Chaulnes, etc... On y vit plus tard les Rohan-Chabot, le marquis de Dangeau, le duc de Richelieu et bien d’autres parmi les noms les plus illustres. Un seul hôtel est resté depuis la fondation jusqu’à nos jours dans la famille de l’acquéreur primitif, c’est l’hôtel d’Escalopier, au numéro 25.
Bientôt trois siècles se sont écoulés depuis ces temps, la place Royale n’a plus cette brillante population qui faisait de ce vaste carré rouge et blanc quelque chose comme une immense cour de château, les nobles seigneurs se sont envolés, mais elle a gardé son grand air. Cette douairière ne vieillit pas trop et se défend contre les atteintes du temps. Ses hôtels ont à l’intérieur gardé de beaux restes de leur splendeur, et conservé extérieurement leurs vieux balcons.
Parmi ceux que des noms particulièrement grands recommandent, il convient de citer l’hôtel portant aujourd’hui le numéro 1 bis et l’hôtel numéro 6. Au premier de ces hôtels naquit Mᵐᵉ de Sévigné. Le second, qui fut primitivement l’hôtel Guéménée, vaut par la majesté du génie une demeure royale, illustre entre les plus illustres, car il fut le logis de Victor Hugo de 1830 à 1852. Aux grands jours de la place Royale, en ce même hôtel vécut la belle Marion Delorme, dont le souvenir devait inspirer au poète un de ses plus beaux drames.
Ainsi habitée par les plus grands seigneurs, devenue en quelques années le plus aristocratique carré du sol parisien, la place Royale toute fraîche voit affluer sous ses arcades toute la fleur de Paris, les brillants cavaliers, les seigneurs à la moustache galamment retroussée en barbe de chat, le col encadré dans les grands rabats, de la dentelle au cou, de la dentelle aux bottes, relevant{318} avec l’épée les pans de leurs manteaux brodés et soutachés, et toutes les belles dames de la cour et de la ville, femmes de qualité ou beautés à la mode, recevant ou lançant les œillades, presque toutes la figure cachée sous un masque qu’elles retiennent par un bouton de verre dans un coin de la bouche.
C’est un vivant tableau d’Abraham Bosse que cette place Royale des premiers temps; tous les personnages du graveur et les gentilshommes de Callot, toutes les élégances du temps rencontrent sous les arcades ou sous les tilleuls de la place, les gens de robe d’allure plus grave et les gens de finance. Parmi ces jeunes cavaliers au large feutre empanaché circulent de vieilles barbes engoncées dans les fraises à l’ancienne mode, vieux compagnons des longues chevauchées du feu roi, ou de non moins vénérables barbes d’échevins et de parlementaires, épaves de la Très Sainte Ligue, des gens trempés au feu des terribles luttes religieuses, d’anciens ligueurs apaisés, oublieux des vieilles passions.
De temps en temps dans le bourdonnement des causeries et des rires scandés par des bruits d’éperons, un mouvement se produit, on s’arrête, on se hausse pour voir, on s’incline pour saluer, c’est le siècle défunt qui passe, c’est Maximilien de Béthune, M. le duc de Sully, grave et imposante figure à belle barbe blanche, marchant cérémonieusement entouré de ses gardes et de ses gentilshommes, et rentrant en son hôtel de la rue Saint-Antoine, qui touche par les jardins à un angle de la place Royale.
Cette place qui devait sa naissance au tournoi d’Henri II, le dernier tournoi chevaleresque marquant la fin des gendarmes aux lourdes armures et de toute l’antique et majestueuse ferraille des combats, avait été inaugurée en 1612, à l’occasion des fiançailles du petit Louis XIII avec Anne d’Autriche, par un grand carrousel, tournoi théâtral et galant où le clinquant, les rubans et les plumes remplaçaient les armures, la lance et les masses d’armes.
Tout le pourtour de la place avait été garni d’immenses estrades et de pavillons merveilleusement décorés et pavoisés, destinés à recevoir la cour et tout ce que Paris renfermait de gens de qualité ou de notables. Au centre la lice était gardée par les mousquetaires et les Suisses, sous les ordres du duc d’Épernon. Les tenants de ce tournoi pour rire étaient les ducs de Guise, de Nevers, de Bassompierre, de Chevreuse et le marquis de la Châtaigneraie, caracolant à la tête de cinq cents gentilshommes qui luttaient de somptuosité dans les costumes et les équipages et qui s’évertuaient en inventions fastueuses de toute sorte.
Le sujet de ce pas d’armes inauguratif, réglé comme un ballet, était des plus galants. Sur un côté de la place avait été élevé un château fort à tourelles joyeusement pavoisé, le palais de la félicité que devaient défendre contre tout venant les tenants du carrousel, les chevaliers de la Gloire, dénommés Alcindor, Léontide, Alphée, Lysandre, Argant, assistés par plusieurs escadrons de non moins brillants gentilshommes, les chevaliers du Lys, à la tête desquels marchait le duc de Vendôme, les chevaliers de la Félicité commandés par le duc de Retz, les chevaliers de l’Univers, les chevaliers du Soleil, conduits par le prince de Conti sous le nom d’Aristée, les deux Amadis, Persée, plus un certain nombre de preux{319} de romans de chevalerie, bizarrement mélangés de chevaliers romains, de nymphes de Diane représentées par de jeunes gentilshommes, plus une interminable suite de hérauts d’armes, d’archers, d’estafiers, de pages, d’écuyers, d’esclaves, etc...
On devait y voir même les Quatre Vents, mais ils ne se trouvaient plus par malheur qu’au nombre de trois, le Vent du Nord, c’est-à-dire le chevalier de Balagny, dit Balagny le brave, bretteur fameux par nombre de duels heureux, ayant eu la malechance de se faire tuer l’avant-veille dans une dernière querelle.
Il y avait aussi un rocher figurant le Pinde, garni d’un orchestre de divinités chantant agréablement et comme intermèdes des défilés de chars divers de toutes formes, de bêtes fabuleuses, de géants de carton et d’animaux vivants. Pour cette immense cavalcade, des sommes folles avaient été dépensées, aussi bien par ceux qui figuraient dans les cortèges que par les invités des tribunes, mais quel succès que ces trois jours de fête, de passes d’armes courtoises, de courses de quintaine et bagues, au fracas des musiques, des arquebusades sur la place et de deux cents canons tonnant à la Bastille! Journées joyeuses, terminées chaque soir par un défilé du cortège interminable à travers la ville, à la lueur des lanternes. Superbe occasion de désordres dans le turbulent Paris d’alors, et pourtant, à quelques bousculades près, tout se passa bien «sans qu’il en résultât d’autres accidents que deux incendies».
Mais la destinée de la place Royale n’était pas seulement de servir de champ clos à des luttes réglées comme des menuets, elle devait revoir des rencontres assez semblables à celles des Mignons et des Guisards au temps du marché aux chevaux des Tournelles. Tous ces galants à grandes flamberges qui promenaient leurs panaches sous les arcades avec mille politesses et mille gracieusetés pour les dames rencontrées, tous ces raffinés d’honneur, ces seigneurs pimpants et piaffants avaient aussi l’amour des belles estocades. Leurs rapières n’étaient pas{320} seulement pour battre leurs talons, elles sortaient facilement du fourreau à la moindre occasion, pour une querelle, sérieuse ou anodine, pour une rivalité quelconque, pour un mot, pour un coup d’œil de travers, pour un regard de dame intercepté, ou pour rien, «pour le plaisir»!
La manie des duels, en quinze ans sous Henri IV, avait coûté la vie à sept ou huit mille gentilshommes. Il y avait pourtant des défenses formelles, des édits sévères, mais les survivants de ces combats en étaient quittes pour se mettre quelque temps à l’abri des officiers de justice et pour solliciter, une fois l’affaire assoupie, des lettres de rémission.
Richelieu arrivé au pouvoir renouvela les prohibitions d’Henri IV et résolut par des exemples sévères de couper court à cette rage de combats singuliers. L’un de ces plus enragés parmi ces enragés duellistes, le comte de Bouteville-Montmorency, exilé à Bruxelles pour quelques rencontres où il avait couché ses adversaires sur le carreau, faisait demander vainement au roi de rapporter l’ordre d’exil. Provoqué à Bruxelles par le marquis de Beuvron, parent du comte de Thorigny, un de ses derniers adversaires, Bouteville déclara qu’il se battrait à Paris en pleine place Royale et en plein jour.
Il prend la poste, rentre à Paris et le 12 mai 1627, dans l’après-midi, à l’heure du beau monde, apparaît place Royale avec son adversaire et les seconds, qui vont, selon la vieille coutume, s’entrégorger également. Bouteville amène le comte des Chapelles et la Berthe, Beuvron est accompagné de Briquet et de Bussy d’Amboise, lequel, malade depuis deux semaines, sortait du lit avec la fièvre pour venir estocader aux côtés de son ami.
Il y a foule sur la place; aussitôt qu’on les reconnaît, galants cavaliers et belles dames font le cercle et voilà les six adversaires aux prises. Bouteville et Beuvron après avoir ferraillé furieusement et s’être désarmés successivement, se réconcilient tout à coup, mais pendant ce temps, des Chapelles tue le pauvre Bussy. Les archers du guet, accourus au bruit, ont de la peine à fendre la foule, ils arrivent juste pour voir les survivants sauter sur des chevaux et s’efforcer de mettre du terrain entre eux et le cardinal bafoué.
C’est à cette occasion que Mᵐᵉ de Sévigné dut de perdre son père, le baron de Chantal, quelques mois à peine après son entrée en ce monde dans l’hôtel de la place Royale. Le baron avait aidé à la fuite des duellistes: poursuivi lui-même, il dut fuir à son tour et se réfugia chez son ami le comte de Toiras, gouverneur de l’île de Ré; il y périt l’an d’après au moment du siège de la Rochelle; les Anglais venant secourir la cité protestante débarquèrent dans l’île et le baron de Chantal fut tué dans le combat.
Bouteville et des Chapelles couraient sur la route de Lorraine, Beuvron et Briquet galopaient vers un port de mer pour gagner l’Angleterre. Les deux premiers se laissèrent rattraper à Vitry-le-Brûlé. On les ramena à Paris et le 21 juin 1627, le grand cardinal ayant repoussé inflexiblement toutes les sollicitations, ils furent décapités sur la place de Grève. A propos de «l’accident qui est arrivé à M. de Bouteville», écrit le cardinal dans une lettre, «pour couper les
racines de ce mal si invétéré dans le royaume, le roi a cru être obligé en conscience et devant Dieu et devant les hommes, de laisser le cours libre à la justice en cette occasion».
Ce terrible exemple refroidit un peu les têtes trop chaudes de la jeune noblesse. Bouteville habitait l’hôtel de Royaumont, rue du Jour, sous l’église Saint-Eustache, hôtel bâti pour les abbés de Royaumont et qui existe encore aujourd’hui, occupé par un magasin de faïences; il en avait fait une véritable académie de bretteurs, non pas seulement friands de lame, mais bien possédés de la fringale de l’épée.
En 1639 une statue de Louis XIII fut érigée par Richelieu au milieu de la place Royale qui n’était délimitée alors que par un carré de barrières. La monture royale était, ainsi que le cheval de bronze de Henri IV au Pont-Neuf, un cheval d’occasion qui avait déjà dû servir pour une statue de Henri II projetée par Catherine de Médicis sur cette même place.
Le cavalier, paraît-il, valait moins comme art que le cheval: on le trouvait grotesque. Louis XIII était représenté avec le bâton de commandement en main, une nuit d’audacieux satiristes en action lui enlevèrent ce bâton. Le cardinal, en dressant cette statue au roi pour le compte duquel il gouvernait, avait chargé les inscriptions du piédestal de préciser un peu indiscrètement son rôle. La dédicace le donnait déjà à entendre:
«Pour la glorieuse et immortelle mémoire du très grand, très invincible Louis le juste XIIIᵉ du nom, roi de France et de Navarre, Armand, cardinal et duc de Richelieu, son principal ministre dans tous ses illustres et généreux desseins, etc...»
En réponse à cette dédicace, un sonnet de Desmarets faisant parler Louis XIII, disait sur l’autre face:
Cheval et cavalier, en 92, furent envoyés à la fonte par la Révolution. Une autre statue équestre les remplaça sous la Restauration.
A cette belle place Royale, dont le nom seul fait revivre tant de choses et qui, restée complète, intacte, nous représente toute cette époque, on a infligé le nom de place des Vosges; on peut se demander ce que ces montagnes viennent faire ici, la raison en est qu’en 93 ou 94, pour récompenser le département des Vosges d’avoir achevé le premier de payer ses contributions, on inscrivit ce nom sur les plaques à la place du nom historique. Il est fort louable de payer ses impôts avec exactitude, mais la débaptisation de la pauvre place n’en est pas moins ridicule.
Le grand ministre du grand Henri, le duc de Sully, qui survécut trente années à son roi, ne fit point bâtir l’hôtel de Sully, ce vaste hôtel de magnifique architecture, qui demeure assez mélancolique dans sa pompe seigneuriale au fond{323} de sa grande cour toujours silencieuse si près de la rue bruyante et populaire, à deux pas du remuant faubourg Saint-Antoine, où se ralluma le feu des révolutions juste deux siècles après la pacification de la France par le roi et le ministre. Sully n’est pas le constructeur de cet hôtel et pourtant, comme il est bien dans le caractère du ministre, avec sa solennité, son ornementation abondante mais lourde, cet aspect ordonné, solide et massif qui respire la noblesse et la gravité, avec une certaine dose de morgue; comme cette façade grise d’une noblesse imposante, mais pesante et morose, évoque puissamment la grande figure de Sully vieillissant dans l’inaction et dans l’ennui solennel!
Et pourtant, ce cadre tout à fait digne de lui, Sully l’aurait acheté, sinon tout fait du moins fort avancé, d’un sieur Gallet, riche financier, spéculateur et joueur, qui en avait gagné, disait-on, le terrain d’un coup de dés heureux. Ce terrain était un morceau des Tournelles, là-dessus en 1624 le très riche Gallet fit édifier par Jean Androuet du Cerceau l’hôtel que nous voyons et peu de temps après, en 1627, la construction n’étant pas achevée, Gallet ruiné vendit à un acquéreur qui recéda au vieux ministre en 1634 l’hôtel non encore terminé. Il y a encore incertitude sur tout cela. On se représente assez peu un financier à la fortune peu assise édifiant un pareil hôtel tandis que Sully semble en être le maître naturel.
Le style, d’ailleurs, retarde un peu sur l’époque de Louis XIII, comme l’homme et en 1630 il en est resté à Henri IV. Bossages, riches encadrements et frontons de fenêtres, lucarnes énormes et robustes consoles, la façade est très décorée; de grand bas-reliefs, un Hercule et un Bacchus ornent les trumeaux du premier étage au-dessus de l’entrée. Cette façade principale au fond de la cour est{324} précédée d’un fossé sur lequel est jeté un pont que gardent deux espèces de sphinx Renaissance. Aux bâtiments en retour sur la cour, toujours même décoration, mêmes robustes lucarnes, et de grands bas-reliefs de nymphes et de déesses.
Derrière est un jardin qui va rejoindre la place Royale, l’aspect de ce côté est aussi bien XVIIᵉ siècle, ce ne sont que grands murs à vieille décoration, antiques bâtiments par-dessus lesquels se profilent les grands toits des maisons de la place. De tout l’hôtel, la façade sur la rue Saint-Antoine seule a été modifiée; entre les deux gros pavillons à larges frontons arrondis, à fenêtres colossales, le grand portail d’entrée voûté à caissons, jadis couvert d’une simple terrasse, a été surmonté d’un bâtiment d’une hauteur égale à celle des pavillons, ce qui a bouché la cour, supprimé la vue à la façade du fond et donné à cette cour un air de froide tristesse.
Sully qui s’était démis de sa surintendance des finances six mois après la mort d’Henri IV, écœuré par les dilapidations de la régence de Marie de Médicis, c’est-à-dire du règne de Concini devenu soudainement grand seigneur et maréchal d’Ancre, demeura grand maître de l’artillerie et garda une habitation à l’Arsenal. Il partagea sa vie entre ses châteaux, Villebon et Sully-{325}sur-Loire, l’Arsenal et cet hôtel de la rue Saint-Antoine; éloigné des affaires, absent du siècle pour ainsi dire, il vécut dans un fastueux ennui jusqu’à quatre-vingt-deux ans, quittant ce monde six mois à peine avant Richelieu.
Presque en face de l’hôtel Sully vécut un autre survivant du XVIᵉ siècle et des longues guerres, M. de Mayenne, l’ancien adversaire du Béarnais que le Béarnais essouffla si bien en des années de courses et de combats. L’hôtel de Mayenne est d’une quinzaine d’années antérieur à celui de Sully, il fut élevé sur un terrain ayant dépendu de l’hôtel Saint-Paul. Lorsque Sully vint occuper son logis, Mayenne n’existait plus et c’est dommage, car c’eût été motif à philosopher que de voir les deux vieux ennemis encore face à face, se regardant à travers la rue, tous deux, le vainqueur et le vaincu, pacifiés et bien revenus des furieuses haines d’antan. Mayenne n’a pas eu de chance, son hôtel a quitté son nom et pris celui de l’intendant des finances Lefèvre d’Ormesson. L’hôtel d’Ormesson élève sur l’angle des rues Saint-Antoine et du Petit-Musc de hautes et sévères murailles, ce fut la pension Favart, c’est maintenant une grande école libre des Frères. Dans un angle de la belle cour récemment restaurée et modifiée, au-dessus du bâtiment d’entrée surélevé comme à l’hôtel Sully, se voit une jolie tourelle d’angle, encorbellée sur une trompe.
Rue Pavée, à l’angle de la rue des Francs-Bourgeois, s’élève l’hôtel de Lamoignon qui jadis s’en allait par ses jardins border la rue de la Culture-Sainte-Catherine et ne se trouvait guère séparé de la place Royale que par le couvent de Sainte-Catherine du Val-des-Écoliers. C’est encore un logis qui fait surgir de l’histoire des noms fameux du XVIᵉ siècle. Aux frontons des grands pavillons sur la cour se reconnaissent les emblèmes de Diane de Poitiers, les cerfs et les chiens, les croissants de la maîtresse de Henri II. Malgré ces marques ce n’est pourtant pas elle qui a construit l’hôtel, mais sa fille légitimée Diane de France. Celle-ci fut une très vertueuse dame fort éloignée de ressembler à sa mère la belle Diane; elle avait épousé Charles de Valois, duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet, son neveu par conséquent, lequel était un très vilain personnage. On connaît la réponse du duc d’Angoulême aux réclamations de ses valets auxquels il oubliait de payer leurs gages:—Des gages! C’est à vous à vous pourvoir, quatre rues aboutissent à l’hôtel d’Angoulême, vous êtes en beau lieu, profitez-en si vous voulez!
L’hôtel, bien que serré par les constructions élevées à la place de ses dépendances, a conservé grande allure avec ses énormes pilastres corinthiens et ses frontons; à l’encoignure de ce carrefour où les valets du duc auraient dû prélever leurs gages sur les passants, il encorbelle encore une large tourelle carrée, d’un bel effet. Le nom de ce duc d’Angoulême, triste et méprisable sire, n’est pas resté à l’hôtel, pour lequel on a préféré le nom respectable de Lamoignon.
Le célèbre premier président au Parlement de Paris, sage magistrat qui tenta quelques réformes dans le système judiciaire et essaya d’adoucir un peu la patte de fer de Dame Justice, vint habiter l’hôtel dans le dernier quart du XVIIᵉ siècle, et ses descendants le gardèrent jusqu’à la Révolution, jusqu’à Guillaume de{326} Lamoignon de Malesherbes, non moins vertueux magistrat, vieillard admirable qui vint courageusement et simplement, à soixante-dix-sept ans, s’offrir comme défenseur à Louis XVI, c’est-à-dire apporter de lui-même sa tête à la guillotine.
Lamoignon de Malesherbes dans sa jeunesse prenait des leçons de danse sans grand profit. Un jour après six mois de persévérance le maître à danser, son professeur, vint désespérément trouver son père.—Monsieur le président, dit-il, je dois à la confiance dont vous avez bien voulu m’honorer, ainsi qu’à ma conscience de maître dans notre art si important, de vous déclarer que j’y renonce, monsieur votre fils ne dansera jamais! et il ne fera jamais rien! j’en suis désolé. Essayez de l’Église, car rien qu’à la manière dont il porte la tête, je le déclare incapable de réussir jamais dans la magistrature!...
La superbe Diane de Poitiers, ensuite Marie Touchet, qui malgré l’anagramme flatteur: Je charme tout, fut de toute façon figure bien moindre, ne sont pas les seules ombres de maîtresses royales que le passant épris du passé rencontre en ces parages du Marais et de la Place Royale. L’ombre de la maîtresse du Béarnais plane aussi sur quelques points de la région. Elle y vécut avant que la Place Royale fût créée, elle y eut de nombreuses intrigues, prétend la chronique qui lui prête volontiers toutes les qualités hormis celle de la fidélité, et si elle n’y mourut pas, elle y prit le poison cause de sa mort, chez le financier italien Zamet qui avait son hôtel rue de la Cerisaie.
Il y a peu d’années existait encore cet hôtel devenu l’hôtel de Lesdiguières ou des Diguières, comme on disait jadis. Il avait été bâti par Sébastien Zamet. Cet homme, fils d’un cordonnier de Lucques, était devenu, en passant par d’assez vilains métiers, grand financier et «seigneur suzerain de dix-sept cent mille écus», pêchés en eaux troubles pendant les guerres civiles.
Or en 1599, la charmante Gabrielle, créée duchesse de Beaufort, mère de deux enfants, les ducs de Beaufort et de Vendôme, se trouvait sur le point de devenir reine de France; Henri IV était résolu à l’épouser et faisait prononcer ou plutôt régulariser le divorce depuis si longtemps effectué avec sa femme de la Saint-Barthélemy, la reine Margot. Le mariage n’était plus que l’affaire de quelques semaines, la belle Gabrielle allait devenir reine de France. Au printemps, pour aller faire ses Pâques à Paris et terminer quelques apprêts en vue du grand changement prochain, elle quitta le château de Fontainebleau escortée jusqu’à Melun par le roi et toute la cour. Les adieux furent très tendres, Henri ne pouvait qu’avec grand’peine se détacher de cette racine de son cœur, comme il appela Gabrielle. Il ne devait plus la revoir. Le roi, pour logement à Gabrielle, donnait l’hôtel du seigneur Zamet, rue de la Cerisaie, maison fort bien montée—Henri le savait pour y avoir fait souvent quelques parties clandestines—logis fort agréable et dont le maître s’efforça de faire avec quelque grandeur les honneurs à la future reine.
Une après-midi, en prenant l’air dans le jardin de Zamet, après un repas magnifique, elle ne put résister au désir de goûter d’un fruit que lui offrit le maître du lieu. En quittant l’hôtel ce jour-là, jeudi saint, Gabrielle alla ouïr un{327} peu de musique sacrée dans la chapelle du petit Saint-Antoine. Mais il lui prit soudain un malaise tel qu’on dut la ramener à l’hôtel.
Chez Zamet l’indisposition empira violemment, le mal était si profond, les souffrances de la pauvre femme tellement atroces que la belle Gabrielle en eut tout de suite la face comme ravagée. Elle comprit sans doute, car lorsqu’elle put parler, dans un instant d’accalmie «elle n’eut d’autre parole, sinon qu’on l’ôtât promptement du logis». On la porta dans la maison de Mᵐᵉ de Sourdis au cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, où elle n’arriva presque que pour mourir, terriblement défigurée en quelques heures par le mal mystérieux.
Ainsi finit la pauvre Gabrielle à la veille de partager le trône du Béarnais. Cette mort survenue à un tel moment est une des énigmes de l’histoire. Fut-elle empoisonnée par le Florentin Zamet? Ne le fut-elle pas? Mystère! En tout cas, dix-huit mois après, Henri épousait Marie de Médicis, triste union pour lui et pour la France. Et Marie de Médicis, qui prit la place de la malheureuse Gabrielle, ne craignit pas d’accepter elle-même nombre de fois l’hospitalité et les collations de Zamet, devenu l’un de ses confidents intimes. Apparemment il n’y avait rien à craindre pour elle des poires ou des oranges de son ami.
Pour en revenir à la maison de Zamet, elle devint, après le financier, l’hôtel du duc de Lesdiguières, connétable de France, dont elle garda le nom en passant plus tard aux Villeroy. Du temps des Lesdiguières, une habitante de l’hôtel mourut qui fut si fort regrettée qu’on l’enterra dans le jardin sous un monument portant une épitaphe en vers:
Cette chatte tant aimée appartenait à Marguerite de Gondi, veuve de François de Créquy, duc de Lesdiguières. Le monument subsista longtemps, le tzar Pierre le Grand put le voir lors de son voyage en France en 1717. Il logea dans l’hôtel Zamet chez le maréchal de Villeroy, et y reçut la visite de Louis XV enfant. On sait dans quel étonnement, dans quel effarement même, le monarque moscovite aux façons pour le moins excentriques, et sa suite peu raffinée, plongèrent les gens de Versailles, les anciens courtisans du Grand Roy. Lorsque le petit Louis XV, amené en grande cérémonie, lui rendit la visite reçue à Versailles, il l’enleva sans façon dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues, ce qui parut une chose absolument inouïe.
Les maisons auxquelles reste attaché le nom de Gabrielle d’Estrées sont assez nombreuses à Paris. Elle habita ou fréquenta de nombreux logis, son père le maréchal François d’Estrées et sa mère, massacrée plus tard à la prise d’Issoire par les protestants, possédaient rue Barbette, sur les terrains de l’ancien séjour Barbette, un vaste hôtel dont les jardins donnaient rue des Trois-Pavillons, maintenant Elzévir, hôtel qui fut plus tard au président de Corberon, et devint sous l’empire la maison mère des filles de la Légion d’honneur. Tout près de cet hôtel,{328} par-dessus la rue Barbette, un autre grand logis de la rue des Francs-Bourgeois fut habité par la belle Gabrielle et, suivant la tradition, vit souvent le roi Henri franchir son seuil. De ces deux figures de la Reine de Beauté et du Vert Galant, que la maison, restée presque intacte jusqu’en ces dernières années, et son vieux jardin purent voir jadis, on peut rapprocher un autre locataire, Barras, vert galant aussi, le presque roi du Directoire, bientôt jeté bas par le général Bonaparte.
La tradition fait passer aussi Gabrielle d’Estrées mais sans nulles preuves, rue des Gravilliers, 69, rue du Four-Saint-Germain dans une maison qui porta ensuite l’enseigne de la chaste Suzanne; elle lui donne aussi une maison rue Galande, façade de belle apparence, logis respectable jadis, tombé aujourd’hui au dernier rang des bouges. Pauvre rue Galande, dont les morceaux encore respectés par les nouvelles voies alignent encore quelques très beaux pignons, qui se douterait aujourd’hui à voir ses assommoirs sinistres, ses louches repaires, qu’elle fut jadis rue écolière très docte, rue de robe, où les régents de collège voisinaient avec les magistrats, les conseillers au Parlement. Des Lamoignon y demeurèrent avant d’aller s’installer à l’ancien hôtel d’Angoulême. Triste décadence.
Pour en revenir à Gabrielle d’Estrées, la chronique parisienne la gratifie{330} encore de quelques logis, entre autres d’une maison rue Brantôme, jadis propriété des nonnes de Montmartre, dont une abbesse qui gouverna fort longtemps l’abbaye était sa cousine Marie de Beauvilliers, simple nonnain au temps du siège de Paris par Henri IV, et qui précéda Gabrielle dans le cœur du Vert Galant. Le dernier logis de la belle fut cette maison du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois habitée par Mᵐᵉ de Sourdis, sa tante, où elle se fit transporter dans sa cruelle agonie.
Un peu en dehors du quartier du Marais, près de la Grève et du Monceau Saint-Gervais, César duc de Vendôme, fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, eut sa résidence dans un hôtel du XVIᵉ siècle qui allait de la rue Bourthibourg à la ruelle de Moussy, sur laquelle ouvrait la grande porte. Vieux quartier et bien vieux murs tombant aujourd’hui un à un. Quand le démolisseur fait sa trouée dans toutes ces ruelles serrées, l’éventrement des vieilles façades, enlaidies par les replâtrages ou la décrépitude, laisse apparaître souvent de vieux ornements salis, de fines sculptures ou des traces d’or aux vieilles poutres, des escaliers à rampes de fer forgé ou bien à gros balustres de bois, des armoiries parfois, donnant de nobles origines à ces logis tombés en roture d’abord, puis en misère. Nous avons vu disparaître l’hôtel de Vendôme, et récemment en 1893 on a démoli la belle entrée qui avait survécu un peu à l’hôtel, une large porte où restaient des sculptures et une énorme serrure, entrée surmontée d’une galerie encorbellée sur de belles consoles.
Dans notre quartier de la Place Royale, un hôtel fameux tire son illustration principale d’une femme dont il ne porte pas le nom d’ailleurs; c’est l’hôtel Carnavalet, tout rempli du souvenir de la femme à la plume d’or, de la marquise de Sévigné, née place Royale près du Pavillon du roi. Sur des terrains maraîchers du prieuré de Sainte-Catherine du Val-des-Ecoliers, fondé après la bataille de Bouvines par les sergents d’armes du roi «qui pour lors gardaient le pont de Bouvines», le président au Parlement, Jacques des Ligneris construisit vers 1550 une superbe demeure, œuvre de Pierre Lescot et Jean Bullant décorée par Jean Goujon, demeure que la mort lui fit quitter à peine achevée. La maison fut alors acquise par la marquise veuve de Kernevenoy qui lui imposa son nom breton francisé en Carnavalet. Le marquis de Kernevenoy avait été en son vivant premier écuyer de Henri II, gouverneur du futur Henri III, un vaillant soldat de Montcontour, dit M. Jules Cousin en son étude sur l’hôtel. Mᵐᵉ de Carnavalet qui vécut fort longtemps en ce logis a, pour armes parlantes, laissé un masque de carnaval au-dessus de l’ancien écu aux armes disparues des Ligneris, dans le tympan de la porte d’entrée.
Au milieu du XVIIᵉ siècle, la finance s’installa dans l’hôtel avec l’intendant Claude Boislève, un des subordonnés de Fouquet. La finance ne pouvait se contenter de l’hôtel bâti par M. des Ligneris, il lui fallait un somptueux logis à la nouvelle mode. Ce fut le château de Vaux de l’ami de Fouquet; il fit agrandir, surélever ou reconstruire l’édifice ancien par François Mansard, changea toutes les dispositions de ce qu’il conservait, et fit ajouter aux grandes figures sculptées par Jean Goujon une nouvelle série de bas-reliefs.{331}
Les travaux achevés, les fastueux appartements préparés, survinrent l’arrestation et la ruine de Fouquet entraînant l’effondrement de Boislève. Le financier jeté en prison aussi, l’hôtel fut confisqué et vendu au nom du roi. Un conseiller au Parlement l’acheta et en 1677 il eut la gloire d’avoir pour locataire notre illustre marquise, heureuse de s’installer au centre du beau quartier, dans les splendeurs préparées par le financier avec les bénéfices de la maltote. «Enfin nous avons notre chère Carnavalette, écrit-elle après des négociations laborieuses, le bel air, une belle cour, un beau jardin, un beau quartier!»
Toute la famille tient à l’aise en ce vaste logis, la marquise, son fils, les Grignan quand ils ne sont pas en Provence, son oncle, l’abbé de Coulanges, «le bien bon,» etc... Et pendant une vingtaine d’années Mᵐᵉ de Sévigné habite sa Carnavalette qu’elle ne quitte que certains étés pour les Rochers, son château de Bretagne sous Vitré, ou pour aller voir sa fille à Grignan.
Marie de Rabutin-Chantal avait épousé en 1644, à dix-huit ans, le marquis de Sévigné, fort mauvais sujet qui la délaissa pour Ninon de Lenclos et alla peu après pour les beaux yeux de quelque autre se faire tuer en duel. Restée veuve de bonne heure et très jolie veuve, Mᵐᵉ de Sévigné se consacra tout entière à ses deux enfants, un fils ressemblant quelque peu à son père, une fille qui épousa M. de Grignan, gouverneur de Provence. La séparation de la mère et de la fille nous a valu la plus grande partie de cette correspondance merveilleuse, chronique vivante, spirituelle et légère de Paris et de Versailles, miroir fidèle de la société au temps du grand roi et qui nous rend au naturel tant et tant d’illustres ou de gros personnages. De toutes ces lettres exquises, une grande partie a été écrite ici, dans ces salons où se trouve aujourd’hui la bibliothèque du musée.
Donc, en son logis de Carnavalet, la marquise, dit M. Cousin, «régna vingt ans sur cette société polie dont ses lettres sont l’éblouissante chronique, au milieu d’une petite cour de familiers ayant nom Retz, la Rochefoucauld, Arnault, Pomponne, Séguier, Turenne, Condé, Bossuet, Bourdaloue et tant d’autres».
De tels noms suffiraient à donner de la majesté à ce Carnavalet superbe, legs des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, s’il n’avait pas gardé ou repris toute sa splendeur, son imposante mine d’autrefois.
La marquise quitta sa Carnavalette en 1696 pour aller soigner sa fille à Grignan et elle ne revint plus. Après elle, l’hôtel eut des conseillers à la cour, des financiers pour locataires ou propriétaires; pendant près d’un siècle la finance y succéda à la robe et la robe à la finance. On y vit sous la Terreur les bureaux de l’enregistrement; tout était mort alors, sauf le fisc qui ne mourra jamais et qui alors était devenu, par les séquestres et confiscations, le plus gros propriétaire de France. Sous l’Empire, autre administration: la direction de l’imprimerie et de la librairie, autrement dit la Censure. L’école des Ponts et Chaussées lui succéda en 1815, les mânes de la pauvre Mᵐᵉ de Sévigné ont dû souffrir alors, pour tant de géométrie et de mathématiques dans sa maison. Ce fut ensuite une grande pension, l’institution Verdot jusqu’à l’achat par la ville de Paris en 1866.
L’hôtel Carnavalet, sauvé par cet achat de la triste décadence qui attend tous{332}
ces vieux hôtels des quartiers aristocratiques abandonnés par l’aristocratie, est devenu le musée Parisien par excellence, le musée des souvenirs spéciaux à{333} Paris. Il n’y a pas perdu, il y a gagné au contraire, indépendamment des richesses mobilières du musée, puisque aux richesses architecturales de l’immeuble, d’autres richesses sont venues s’ajouter.
La belle cour de l’hôtel refait par Boislève a été restaurée dernièrement, c’est là qu’on admire les véritablement merveilleux bas-reliefs des Saisons, sculptés pour M. des Ligneris par Jean Goujon, particulièrement la plantureuse Cérès symbolisant l’Été, corps superbe si élégamment drapé, et le robuste Automne. Ces chefs-d’œuvre décorent la façade du fond de la cour; en face, au revers du pavillon d’entrée, Jean Goujon sculpta également à la clef de voûte de la porte cochère une élégante Renommée, et sur les côtés de l’arc deux Victoires couchées tenant des palmes.
Les ailes en retour, œuvre de Mansard ont également de grandes figures entre les fenêtres du premier étage, mais elles sont bien inférieures, ce sont les quatre Éléments d’un sculpteur inconnu, et les quatre déesses fort lourdes de Gérard Van Ostal.
Les appartements de l’hôtel Carnavalet avaient souffert des transformations et adaptations diverses et des changements de goût, depuis Mᵐᵉ de Sévigné à qui l’on peut reprocher d’avoir, à l’instigation de sa fille, fait enlever des «antiquailles» de cheminées du XVIᵉ siècle. Dans la grande restauration entreprise par la ville on a restitué le grand corps de logis de la Renaissance, les hautes fenêtres et les combles élevés, à la place du comble à la Mansard et l’on a rendu à l’intérieur quelques-unes des anciennes dispositions, en y ajoutant quelques cheminées et de belles décorations d’appartements sauvées ailleurs des démolitions parisiennes.
Tout cela est plein maintenant et déborde. Vieux souvenirs parisiens, précieux vestiges d’autrefois, estampes et tableaux, reliques de nos ancêtres, curiosités de{334} toutes sortes et de toutes les époques mais plus particulièrement de la Révolution, objets divers parlant si éloquemment des temps tragiques, toutes les pièces du musée sont dignes de l’écrin et le moment va venir où il faudra l’agrandir.
Derrière le grand corps de logis est l’ancien jardin de l’hôtel. Les galeries qui l’entourent abritent des fragments de sculptures et relient de beaux débris d’édifices parisiens atteints par les démolitions, rapportés et reconstitués ici autour de cette charmante cour fleurie, au parterre de broderies dessiné dans le style des jardins d’autrefois.
L’un de ces débris d’édifice est la façade de l’ancien bureau des drapiers autrefois rue des Déchargeurs, construit sous Louis XIII, arrivé jusqu’à nous très abîmé, mais restitué aussi fidèlement que possible, avec son grand écusson représentant le vaisseau de Paris en gros navire de commerce toutes voiles dehors, sous un fronton supporté par de puissantes cariatides.
En face, le joli pavillon Renaissance ouvert par une large arcade sur la rue des Francs-Bourgeois, c’est le vieil arc de Nazareth, très élégant débris de l’ancien palais de justice rapporté de la vieille impasse de Nazareth, autrefois de Galilée, qui s’appelait ainsi, de même que la rue de Jérusalem, en souvenir des pèlerins de Terre Sainte ici logés dans des bâtiments spéciaux du palais de saint Louis.
L’arc avait été élevé sous Henri II pour relier des bâtiments de l’ancienne et admirable chambre des comptes de Louis XII. Une magnifique grille, du temps d’Henri II aussi, complète cette superbe porte du musée parisien où tant de curieuses choses sont à signaler.
Aux beaux jours du quartier du Marais, si la place Royale eut ses raffinés d’honneur, bravant les édits et la rigueur du terrible cardinal, elle eut aussi ses Précieux et ses Précieuses, belles dames, gens de qualité ou gens de lettres, se rencontrant sur la place aux promenades de l’après-midi, se retrouvant ensuite dans les salons ou dans les ruelles des hôtels du quartier. Tout le grand siècle se promena sous ces arcades et leur resta fidèle tant que le roi Louis XIV n’eut pas inventé Versailles,—tout le noble et élégant XVIIᵉ siècle, depuis les vieux amis d’Henri IV, les grands seigneurs du commencement, qui se souvenaient encore des rudes temps de la Ligue, et leurs fils les brillants cavaliers, de qui le grand cardinal régnant avait tant de peine à retenir les épées trop fringantes. Les duchesses et les princes de la Fronde y viennent lancer mille pointes contre le Mazarin, successeur de Richelieu et de Louis XIII; les poètes qui vont faire de leur époque un grand siècle littéraire, y rencontrent beaux esprits et précieuses qui vont raffiner et subtiliser sur tous les sentiments et s’efforcer d’écheniller la langue de toutes les vulgarités, ou du moins de tout ce que dans les ruelles on trouvait plat et commun.
C’est un besoin de régularité et d’ordonnance qui semble général et s’impose à tout; on élague le langage comme on élague aussi et comme on régularise dans la vie nationale et dans le cadre où la vie s’agite, dans l’architecture touffue des âges précédents; car tout se tient dans ce monde, les manières de penser comme les manières de se vêtir; les idées influent sur le costume, l’architecture,{335} le mobilier, le gouvernement, la littérature, les perruques et tout le reste, il est aisé de s’en apercevoir.
La Ruelle qui joue un si grand rôle dans l’histoire littéraire du XVIIᵉ siècle, c’est l’alcôve de la chambre de parade, séparée de cette chambre par un balustre, comme on disait, une balustrade reliant parfois des colonnes somptueuses, riche encadrement laissant voir la maîtresse du lieu couchée dans le grand lit à colonnes,{336} courtines et panaches, au milieu d’un cercle de dames, de seigneurs et de beaux esprits lancés dans une causerie animée, dans des dissertations littéraires, ou écoutant les poètes dire les petits vers, l’épigramme ou le sonnet du jour.
La plus fameuse de ces réunions de Précieuses, celle de l’hôtel de Rambouillet n’était point voisine du centre brillant de la place Royale. L’hôtel de Rambouillet était situé rue Saint-Thomas-du-Louvre, près de l’hôtel de Longueville, autre logis de Précieuses. C’est là que trôna d’abord Catherine de Vivonne, première marquise de Rambouillet, puis sa fille Julie d’Angennes, plus tard duchesse de Montausier. Chaque jour à deux heures, Mˡˡᵉ de Rambouillet ouvrait sa Chambre bleue au milieu de laquelle, sur une estrade, se trouvait un grand lit entouré d’une balustrade; elle s’étendait sur ce lit pour recevoir visiteurs et visiteuses, grands seigneurs, nobles dames, poètes, beaux esprits, et alors commençaient les discussions quotidiennes sur toutes les questions, sur tous les raffinements possibles de la galanterie ou de la littérature, pour démêler de tout le grand fin et le fin du fin.
Il passa ici, en ce cercle de beaux esprits, les plus pimpantes, les plus fines et les plus précieuses beautés de cette première et plus belle partie du grand siècle, les plus hauts seigneurs de France et les poètes les plus spirituels et les plus grands, Mᵐᵉ de Longueville, l’héroïne de la Fronde, la duchesse de Chevreuse, l’amie d’Anne d’Autriche, la marquise de Sablé, la duchesse de Lesdiguières, la jeune marquise de Sévigné, le cardinal de Retz, Condé, le prince de Conti, le chevalier de Grammont, M. de Montausier qui fut l’Alceste du Misanthrope, Bossuet en son adolescence, prêchant déjà, ce qui faisait dire à Voiture un soir que le futur évêque avait parlé longtemps: Je n’ai jamais entendu prêcher ni si tôt ni si tard!...
Et les gens de lettres, toutes les étoiles littéraires du temps, celles qui étincellent toujours, et les autres, lumignons éteints, Corneille, Chapelain, Balzac l’emphatique et le dédaigneux, Conrart qui parlait quelquefois, Colletet, Chapelain l’épique époumonné, Scudéry le matamore, Voiture et Benserade, les auteurs des fameux sonnets d’Uranie:
et de Job,
qui eurent tant de succès dans les ruelles littéraires et partagèrent tous les alcôvistes en Uranistes et Jobelins, ce qui valut un troisième sonnet de Corneille:
Tous les poètes de l’hôtel de Rambouillet,—et tout ce qui rimait ou rimaillait dans Paris aspirait à faire partie du Parnasse de la belle Julie d’Angennes,—se
réunirent pour composer la fameuse Guirlande de Julie, recueil de superbes miniatures et de madrigaux dont le manuscrit admirablement exécuté, offert par le duc de Montausier, valut enfin à celui-ci la main de l’idole après laquelle il soupirait depuis tant d’années.
Ces précieuses habituées de la célèbre ruelle de Rambouillet et les autres alcovistes se retrouvaient aux ruelles littéraires de notre quartier du Marais, lesquelles bien qu’éclipsées par la triomphante réunion rivale n’en ont pas moins brillé aussi et réuni les mêmes personnages de qualité, les mêmes poètes ou beaux esprits.
La marquise de Sablé et la comtesse de Maure, ces deux inséparables précieuses demeurant porte à porte sous les arcades, passaient leur vie ensemble, excepté lorsque le moindre «mauvais air» courait dans Paris, la plus petite grippe, car elles étaient horriblement peureuses, et elles se calfeutraient alors dans leurs appartements, s’écrivant l’une à l’autre billet sur billet, faute de pouvoir causer.
Mᵐᵉ Cornuel leur amie était du quartier aussi, c’est la dame aux piquants bons mots, esprit des plus vifs et qui trouvait des mots même dans les situations les plus refroidissantes, comme un certain soir lorsque, dans quelque carrefour voisin, en sortant de quelque réunion de beaux esprits, elle fut arrêtée et dévalisée par d’audacieux voleurs qui cherchèrent des bijoux jusqu’en son corsage.
Madeleine de Scudéry à l’encrier inépuisable, fournissant infatigablement à l’admiration de ses lecteurs d’interminables romans héroïco-précieux en 8000 pages, demeurait rue de Beauce. Elle avait des samedis très fréquentés où les précieuses luttèrent jusqu’à la fin et opposèrent une belle résistance aux épigrammes des poètes et beaux esprits de la période suivante. Mˡˡᵉ de Scudéry ne se rendit jamais et resta précieuse Louis XIII jusqu’à la fin, jusqu’à sa mort à un âge aussi avancé que son amie Ninon, au commencement du XVIIIᵉ siècle.
La place Royale si elle avait de nobles dames, grandes par le nom, par l’esprit et la beauté, pouvait aussi voir passer sous ses arcades d’autres femmes non moins admirées et non moins entourées, mais qui n’avaient pour toute principauté que leur charme et leur beauté. Les hommages de tous n’en étaient que plus sincères.
Dans un des hôtels de la place demeurait Marion Delorme, superbe et prodigue, pour qui soupirèrent des princes, le froid Louis XIII lui-même et aussi, dit-on, le terrible cardinal «l’homme rouge qui passe»! On dit qu’elle ne lui fut pas cruelle et ne le laissa pas soupirer trop longtemps sous son balcon. Marion était bonne catholique et l’on sait par des mémoires du temps,—calomniateurs ou médisants, qui peut savoir au juste,—comment elle convertit deux jeunes gentilshommes protestants, le comte de Chavagnac et le chevalier de Chatillon. Elle avait mis cette conversion pour prix à ses faveurs et conduisit à confesse, avant tout paiement, les deux cavaliers touchés par la grâce. Comme Ninon de Lenclos, cette femme à la mode avait de la naissance et malgré sa vie libre, la bonne compagnie fréquentait sa maison, dont les galants soldaient les frais et dont elle faisait les honneurs avec une grâce spirituelle et charmante. Quand elle mourut à trente-sept ans, dans tout l’éclat de sa beauté, elle fut exposée vingt-quatre heures sur un lit de parade dans son logis de la Place-Royale et tout Paris vint la voir.
Ninon de Lenclos habitait rue des Tournelles, dans ce quartier aussi; cette{339} épicurienne fantaisiste était de bonne maison et se fit pardonner toutes ses fantaisies à force d’esprit. La haute société ne lui tenait aucunement rigueur; la charmeuse destinée à rester belle, et charmeuse, et spirituelle presque tout un siècle et à porter la tradition des précieuses du temps de Louis XIII presque jusqu’à la Régence, avait une ruelle où se rencontraient bien des gens d’esprit et des précieuses de qualité. Mᵐᵉ de Sévigné y fut souvent; Mᵐᵉ de Maintenon y vint aussi quand elle n’était que la femme du poète Scarron, le malade en titre de la reine. Ninon était oublieuse et légère, heureusement pour elle, sans quoi, dans son cœur que de grands noms du grand siècle, que d’importants seigneurs!
Son dernier logis rue des Tournelles, où elle était locataire de Hardouin Mansart, existe encore; c’est celui qui la vit prendre de l’âge sans vieillir et mourir bien près de la centaine. Par malheur a disparu l’autre logis, celui qui pourrait dire que de serments elle a faits qui valurent juste autant que le bon billet de La Châtre.
Mᵐᵉ de Maintenon est aussi une des figures célèbres de la Place Royale, que parmi tant d’autres il ne faut point oublier. C’était au temps de son obscurité quand elle accompagnait la chaise à porteurs dans laquelle on amenait son mari gémissant, souffrant et riant, pour prendre un peu de soleil sur la place.
Le pauvre Scarron, tordu et perclus à vingt-cinq ans, après on ne sait trop quel accident, mais perclus à ne pouvoir remuer que les doigts, ce «poète circonflexe, raccourci de la misère humaine», comme il s’intitulait, vécut d’abord avec ses sœurs rue des Douze-Portes, pourvu d’une petite pension de 500 écus qu’il justifiait burlesquement par sa charge de Malade de la reine,—de toutes les charges du royaume, la plus consciencieusement occupée, hélas! Enfoncé dans ce fauteuil qui resta sa coquille pour la vie, il s’efforçait de prendre son mal en gaieté, entassait incessamment avec une verve inattaquable à la maladie, les rimes les plus folles, écrivait le Roman comique et se raillait de tout, spirituellement, avec ses amis les poètes qui venaient rire et causer en sa chambre de malade.
Au temps de la Fronde il fit comme les autres, chansonna Mazarin et se vit retirer cette charge qu’il remplissait si bien. Privé de sa pension, il se consola encore, écrivit et rima davantage, s’efforçant de rire plus haut. En 1652, cet homme ruiné de toutes façons épousa par bonté d’âme la petite Françoise d’Aubigné, alors âgée de dix-sept ans, et qui ne se voyait point d’autre asile que le couvent. Les nouveaux mariés allèrent habiter rue de la Tixeranderie près de l’Hôtel de Ville. Ce triste mariage fut pourtant le point de départ de la fortune de Mˡˡᵉ d’Aubigné. C’est par son mari le pauvre poète, ami de la fine fleur des beaux esprits, protégé par quelques grands seigneurs, que Françoise d’Aubigné entra en relations avec les grandes familles de la Place-Royale et mit le pied très modestement dans ce monde brillant, qui ne se doutait guère alors de la haute fortune à elle promise par le destin.
Tous les mémoires ou récits du temps sont d’accord pour dire que la belle Mᵐᵉ Scarron se tint dignement, très simple et très réservée, en cette maison du{340} poète burlesque, maison irrégulière où les revenus étaient bien incertains, où le rôti absent se remplaçait parfois par une histoire, mais où assez souvent aussi de nobles convives et de joyeux lettrés s’invitaient sans façon à manger les poulardes et les venaisons apportées par chacun ou envoyées par des amis, maison gaie en somme, malgré les tracas d’argent, et que plus tard, sous le terrible fardeau de ses grandeurs, Mᵐᵉ de Maintenon avoua quelquefois regretter en cachette.
Mᵐᵉ Scarron fréquentait alors beaucoup, entre autres nobles maisons du quartier, l’hôtel de Richelieu sur la place, l’hôtel Lesdiguières, l’hôtel d’Albret, un des beaux hôtels encore de la rue des Francs-Bourgeois au numéro 5, en face Carnavalet; elle était assidue chez Mᵐᵉ de Sévigné qui n’habitait pas encore Carnavalet. Combien de fois la marquise écrit-elle à sa fille «Mᵐᵉ Scarron vint dîner hier» ou «Mᵐᵉ Scarron que je vis l’autre jour disait...» On la voit mêlée à l’existence de toute cette haute société, et même plus tard emmenée par Mᵐᵉ de Montespan au château de Saint-Germain où est la cour.
Quand l’excellent Scarron, à moitié mort depuis si longtemps, acheva de mourir, quittant sa chaise, sa vie de souffrances si bravement supportées, ses bons amis affligés, il laissa Mᵐᵉ Scarron fort dépourvue. Il avait rimé depuis longtemps sa touchante épitaphe:
La veuve dans son dénuement dut se retirer chez les Hospitalières de la Charité de l’impasse du Foin, maintenant de Béarn et elle eut à se chercher des protecteurs parmi ses belles relations. La protection n’avait plus couleur littéraire, Scarron n’étant plus là pour payer en esprit; sa femme n’était plus qu’une veuve distinguée, mais très pauvre, qui dut se résoudre à bien des amertumes et même à des humiliations. Enfin elle hérita de la pension que l’on avait rendue à Scarron, et s’en alla habiter, croit-on, rue du Perche, une maison qui existe encore.
Elle eut dix ans d’obscurité et de petite vie bourgeoise aux prises avec la gêne, lorsque tout à coup, en 1670, se produisit ce foudroyant coup de fortune qui la jeta dans l’histoire et presque sur le trône de France.
Chez la maréchale d’Albret, Mᵐᵉ de Montespan, maîtresse du roi, avait jadis remarqué cette jeune femme modeste et spirituelle, au maintien très digne, et qui, traitée en protégée, rendait de petits services dans la maison. La favorite du roi avait déjà fait rétablir la petite pension encore une fois supprimée à la mort d’Anne d’Autriche. Elle pensa un jour à cette veuve instruite, intelligente et de bonnes mœurs, pour en faire la gouvernante des enfants qu’elle avait de Louis XIV, ce qui fit mener à Mᵐᵉ Scarron une vie mystérieuse et fatigante, l’obligeant à courir{341} en cachette à Vaugirard dans une petite maison qu’on lui avait donnée, où étaient les nourrices et les enfants, pour revenir au petit jour, rentrer chez elle par une porte de derrière, se rhabiller et monter en carrosse pour aller faire visite à l’hôtel d’Albret, à l’hôtel de Richelieu.
Le secret ne put être si bien gardé cependant que ses amis de la Place Royale et la cour ne fussent à la fin au courant. L’ascension fut longue et dura dix années. Admise à la cour, vivant dans la confidence des amours du roi et de l’altière et querelleuse Montespan, qui même pour le grand roi, était une maîtresse difficile, Mᵐᵉ de Maintenon, car elle ne s’appelait plus Mᵐᵉ Scarron, ayant été gratifiée de la terre et du beau château de Maintenon, plus tard érigé en marquisat, la marquise de Maintenon n’était occupée qu’à recevoir les plaintes de l’un et de l’autre, et devenait par fonctions la confidente des brouilles et l’intermédiaire des réconciliations.
Il est permis de croire qu’elle travailla un peu à ces brouilles. Enfin le moment arriva en 1680 où la veuve du pauvre Scarron, triomphante, de confidente devint autre chose, devint madame de Maintenant, comme disait Mᵐᵉ de Sévigné, et supplanta dans le cœur de Louis, Montespan et Fontanges, si bien et si complète{342}ment qu’à la mort de la reine, par une nuit de janvier 1685, la chapelle de Versailles vit célébrer par l’archevêque de Paris mandé secrètement, le mariage de la veuve du poète burlesque avec Sa toute-puissante Majesté le roi Soleil.
La maison de Scarron le burlesque, rue des Douze-Portes, fut plus tard celle de Crébillon le tragique. Il y a ainsi en ce siècle des rencontres curieuses; par exemple Regnard venant au monde dans la maison natale de Molière, du moins dans une des deux qui revendiquent ce titre, dans celle de la rue de la Tonnellerie aux Halles, et peut-être, si c’est la bonne, dans la même chambre, et Boileau le satiriste, naissant quai des Orfèvres, dans l’ancienne chambre du chanoine Gillot, où se réunissaient aux mauvais jours de la Ligue les auteurs de la Satire Ménippée, quarante-cinq ans auparavant.
Des vieux hôtels de ce temps, aux alentours de notre centre élégant, les survivants, plus ou moins atteints par la vieillesse et la décadence, ne manquent pas. Ne parlons pas des simples maisons, celles-ci sont en nombre considérable, mais plus touchées et plus déguisées à force de replâtrages; dans la partie de la rue Saint-Antoine qu’on a débaptisée pour lui donner le nom de l’échevin François Myron au nº 68, se voit le très remarquable hôtel de Beauvais, dont la façade a beaucoup perdu à des changements effectués au siècle dernier, mais qui garde sur la cour une réelle splendeur.
Mᵐᵉ de Beauvais, qui l’a fait construire par Antoine Lepautre vers 1654, sur le terrain d’anciennes maisons de l’abbaye de Chalis achetées au surintendant Fouquet et à d’autres propriétaires, était Henriette Bellier femme de chambre d’Anne d’Autriche, complaisante confidente prêtant les mains à toutes les intrigues, connaissant tous les secrets petits ou grands de la reine et sachant admirablement en tirer parti.
Encore un exemple de haute fortune qui peut être rapprochée de celle de Mᵐᵉ de Maintenon. Entre ces deux noms tient toute la vie galante du roi Soleil, quelque peu sultan à Versailles.
Si Mᵐᵉ Scarron fut la dernière passion de Louis XIV, la femme de chambre d’Anne d’Autriche, disent les cancans de la cour, doit être mise en tête de la liste pour Louis adolescent. Et alors Henriette Bellier est toute-puissante, ses coffres se remplissent, la reine, Mazarin, Fouquet sont là pour cela. Echange de bons offices. On pourvoit son mari d’une charge conférant noblesse, et elle se fait bâtir un magnifique hôtel, aidée de toutes façons par la reine qui va jusqu’à donner pour les bâtisses de sa confidente des pierres destinées aux travaux du Louvre.
Le 26 avril 1660, après la paix des Pyrénées, après le mariage royal consacrant la réconciliation de la France et de l’Espagne, eut lieu l’entrée solennelle en leur bonne ville de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse d’Espagne. On sait quelle fut la pompe déployée et combien d’arcs de triomphe colossaux, de groupes allégoriques et de réjouissances diverses marquèrent, depuis la place du Trône jusqu’au Louvre, le passage du splendide et interminable cortège.
C’était une immense cavalcade. Après le corps de ville, les prévôts, les échevins, les conseillers, les archers, l’université, des députations du clergé et des{343} couvents, les juges et les huissiers du Châtelet à cheval, la cour des aides, la chambre des comptes, à cheval aussi en robes et bonnets carrés, et le Parlement de même, venaient le train de Son Eminence le cardinal Mazarin composé de ses officiers et d’une suite de 72 mulets caparaçonnés et empanachés, conduits par des pages escortant les carrosses de ladite Eminence, les écuries du roi, la maison du roi, tous les gentilshommes officiers de la chambre, les mousquetaires et chevau-légers, la chancellerie avec une haquenée blanche portant le sceau royal, flanquée de conseillers en robe la tenant par la bride, la prévôté de l’hôtel, les Cent Suisses, puis Louis XIV à cheval suivi de la garde écossaise et d’un brillant escadron de princes, enfin dans un char découvert étincelant de dorures, traîné par huit chevaux, la reine non moins étincelante, couverte de tous les joyaux de la couronne.
Entre les arcs de triomphe toutes les rues étaient décorées, enguirlandées de verdure, jonchées d’herbes et de fleurs; de riches tapisseries flottaient aux fenêtres, les hôtels et les maisons des bourgeois se paraient de longues bandes de satin. Pour voir tout cela, pour voir défiler le cortège, la reine mère s’en vint chez Mᵐᵉ de Beauvais et prit place sur le balcon au-dessus de la grande porte avec Henriette d’Angleterre, avec Mazarin, Turenne et d’autres grands personnages. Et le cortège en passant fit halte devant l’hôtel pour laisser échanger les compliments entre le roi et sa mère... Ce glorieux balcon{344} n’est plus, ou du moins il a été modifié quand la façade a été abîmée par le financier Orry entre les mains brutales de qui la propriété passa en 1704.
L’hôtel de Beauvais bâti sur le plan le plus irrégulier, tout en zigzags, sur la commerçante rue Saint-Antoine d’alors, l’hôtel seigneurial avait des boutiques au rez-de-chaussée; il les a encore. Entre ces boutiques s’ouvre un long passage aboutissant à un porche en rotonde soutenu par huit hautes colonnes, devant lequel se développe une belle cour à demi circulaire dans le fond pour le rez-de-chaussée seulement, en écuries et remises; une terrasse sur ces écuries se continue en balcon porté sur de fortes consoles autour de la cour, au-dessus de laquelle terrasse la chapelle encadrée de colonnes fait face au portique d’entrée. Le grand escalier à gauche sous la rotonde est également un superbe morceau avec colonnes et motifs de sculptures. Mais il faut voir le plan de l’hôtel pour se rendre compte du parti merveilleux tiré par Lepautre de son terrain et de l’ingéniosité des dispositions. Sous ce rapport l’hôtel de Beauvais est unique. Loret, dans ses gazettes rimées, parle plus d’une fois et des visites d’Anne d’Autriche à sa confidente et amie, et des merveilles de l’hôtel tout battant neuf, admiré par les gens de la cour, qui n’épargnaient pas d’ailleurs les épigrammes à la propriétaire jalousée.
Après Mᵐᵉ de Beauvais, après le financier son successeur qui fut un maltôtier peu scrupuleux, après ses héritiers de meilleure réputation, la maison logea l’ambassadeur de Bavière. Logis inviolable alors, local interdit au contrôle de la police, l’hôtel fut un tripot fréquenté par les joueurs et les filous de haut vol.
Bien national en 93, l’hôtel eut ses magnifiques appartements d’autrefois fort abîmés et partagés en petits locaux, tandis qu’une entreprise de diligences utilisait ses grandes écuries et ses remises.
Dans la rue de Jouy, au nº 7, derrière l’hôtel de Beauvais, Mansart a bâti pour le duc d’Aumont un hôtel occupé aujourd’hui par la Pharmacie centrale, façade imposante, mais d’une élégance assise un peu lourdement. L’antique rue Geoffroy-l’Asnier, ruelle plutôt, a gardé au nº 26, juste devant la non moins étroite rue Grenier-sur-l’eau qui arrive pittoresquement sous l’abside de Saint-Gervais où jadis était le cimetière, un autre logis bien plus remarquable. C’est l’hôtel de Châlons-Luxembourg, élégante construction en briques et pierres du commencement du XVIIᵉ siècle ou de la fin du XVIᵉ, élevée sur la cour derrière un autre bâtiment dans lequel s’ouvre une grande porte, d’une ampleur superbe.
Un grand arc, souligné par une frise à rinceaux, encadre un beau cartouche largement traité, destiné à recevoir des armoiries disparues, et sur lequel on trouve seulement l’indication que l’hôtel était de Châlons en 1625 et de Luxembourg en 1659. Les boiseries de la porte elle-même sont un chef-d’œuvre de menuiserie et le marteau de bronze une véritable petite merveille.
Dans le quartier près de la Seine qui renferme tant de maisons des XVᵉ et XVIᵉ siècles sans compter les débris plus anciens, il y a encore les hôtels la Vieuville et Fieubet. Tous deux, comme les maisons voisines, ont été construits sur l’emplacement du séjour royal de Saint-Paul. La Vieuville, à l’extrémité de la rue Saint-Paul présente encore sur sa cour de beaux et solides bâtiments en{345} briques et pierres qui cachent peut-être quelques débris des écuries royales achetées
sous François Iᵉʳ par Galliot de Genouillac, grand maître de l’artillerie. Le marquis de la Vieuville qui a donné son nom à l’hôtel est ce ministre de la jeu{346}nesse de Louis XIII, surintendant des finances, qui fit entrer Richelieu au conseil du roi et que tout de suite Richelieu supplanta.
A l’autre extrémité du quai, l’hôtel Fieubet est une construction plus importante et surtout plus ornée. Primitivement il était beaucoup moins orné, et malheureusement on ne sait que trop maintenant ce qui est œuvre authentique ou simple pastiche plus ou moins heureux. Il provient de Gaspard de Fieubet, conseiller du roi, chancelier d’Anne d’Autriche, bel esprit et poète de ruelles.
Précédemment, sur son terrain, Galliot de Genouillac abritait les fauconneaux et coulevrines de François Iᵉʳ; aux bâtiments de ce temps qui avaient succédé à ceux de l’hôtel Saint-Paul, succéda l’édifice construit pour Fieubet par Hardouin Mansard. L’hôtel subit bien des transformations et reçut bien des destinations. Enfin, M. de la Valette, rédacteur en chef du journal l’Assemblée nationale de 1848, l’acheta, s’éprit de son acquisition et se mit à restaurer l’hôtel à tour de bras, à le modifier, à le compléter par des sculptures rapportées du haut en bas. Ce qui fait qu’à côté de fort belles choses, de sculptures de grande allure, on voit de maigres ornements et de fort médiocres bas-reliefs. Le pavillon d’angle, qu’il soit une restauration ou qu’il provienne entièrement de M. de la Valette, fait bon effet tout de même avec sa boutique encadrée de gaines à figures barbues, sous un lourd amoncellement de trophées et d’attributs.
Cette région de Paris, habitée par tant de grand et beau monde, centre d’élégances, était aussi centre de plaisirs, ce qui lui avait amené cette population de mœurs faciles qui se presse toujours dans les endroits à la mode. Où la vie de Paris battait-elle son plein alors sinon à la place Royale? Les bourgeois du Marais ne se piquaient point de rigorisme. Le bon Scarron, vivant ici avec ses sœurs non mariées, les voyait mener une existence des plus libres dans ce tourbillon du beau monde. Il est vrai qu’il eût été bien empêché pour les surveiller. Il lui en était venu un neveu qu’il qualifiait spirituellement de neveu à la mode du Marais.
Le Marais possédait des théâtres qui au XVIIᵉ siècle disputaient la vogue aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne, aux farceurs du Pont-Neuf. Il y avait des salles nombreuses pour le jeu de paume, en grande vogue alors parmi les jeunes cavaliers, comme, pour le populaire, les jeux de boule qui ont servi à baptiser soit directement, soit en passant par des enseignes, des boules noires, rouges ou blanches, plusieurs rues, par exemple la rue du Bouloi.
C’est dans un jeu de paume du quartier du Marais que M. de Beaufort, aux beaux jours de la Fronde, en train de jouer avec des amis, fut interrompu dans son jeu par les femmes de la Halle, désireuses d’apporter au roi des Halles, ce beau gentilhomme blond de si cavalières façons et petit-fils d’Henri IV par-dessus le marché, pour qui tout Paris brûlait d’une véritable passion, leur tribut d’admiration et d’amour.
Guy Patin, le spirituel et endiablé médecin, raconte l’anecdote dans une lettre. Les femmes de la Halle s’en allaient par pelotons voir leur idole envoyer la balle. «Comme elles faisaient du tumulte pour entrer et que ceux du logis s’en plaignaient, il fallut qu’il quittât le jeu et qu’il vînt lui-même mettre le holà, ce{347} qu’il ne put faire sans permettre que ces femmes entrassent en petit nombre, les unes après les autres, pour le voir jouer, et s’apercevant qu’une de ces femmes le regardait de bon œil, il lui dit: «Hé bien, ma commère, vous avez voulu entrer, quel plaisir prenez-vous à me voir jouer et à me voir perdre mon argent?» Elle lui répondit aussitôt: «Monsieur de Beaufort, jouez hardiment, vous ne manquerez pas d’argent; ma commère que voilà et moi vous apportons deux cents écus et, s’il en faut davantage, je suis prête d’en retourner quérir autant.» Toutes les autres femmes commencèrent aussi à crier qu’elles en avaient autant à son service, dont il les remercia. Il fut visité ce jour-là par plus de deux mille femmes...»
Ces mêmes femmes de la Halle deux jours après lui criaient sur son passage: «Monsieur, ne consentez pas à votre mariage avec la nièce du Mazarin, quelque chose que vous fasse ou vous dise M. de Vendôme votre père. S’il vous abandonne, vous ne manquerez de rien, nous vous ferons tous les ans dans la Halle une pension de soixante mille livres!...»
Les idoles populaires dans le cours des siècles, quelle jolie galerie de figures! Il y a de tout, des princes, des tribuns, des magistrats, des journalistes, des soldats et même des rois comme le Vert Galant, et quelle étrange diversité de raisons aussi à ces popularités. Mais il faut toujours la parole ou la haute mine, de grandes phrases ou de cavalières façons,—bien plus rarement une action réelle et une direction vers le bien.
Les comédiens du Marais avaient leur théâtre rue Vieille-du-Temple, entre{348} les rues de la Perle et des Cultures Saint-Gervais, dans l’ancien local d’un jeu de paume. C’est là que se donna la première du Cid avec nombre d’autres pièces de Corneille. Les comédiens comptèrent même au nombre de leurs auteurs le cardinal de Richelieu, qui leur fit jouer l’Aveugle de Smyrne, avant que pour Mirame il se fût construit un théâtre particulier au Palais Cardinal.
Madeleine Béjart, sœur d’Armande Béjart, femme de Molière, fit probablement partie de la troupe du Marais, les Béjart étaient du quartier, établis sur la paroisse de Saint-Paul. C’est sans doute au théâtre de la rue Vieille-du-Temple que Molière, tout jeune et dévoré de sa passion pour le théâtre, la connut, l’apprécia et l’enrôla avec ses frères Joseph et Louis dans la troupe de l’Illustre Théâtre, audacieuse entreprise dont le succès fut loin de couronner les efforts.
Après avoir essayé pour ses représentations du jeu de paume des Métayers, à la porte de Nesle en 1643, la troupe désespérée de ne jouer que devant des banquettes et de ne point encaisser seulement de quoi payer les chandelles, décida de se rapprocher du beau monde et loua dans le beau quartier le jeu de paume de la Croix Noire, rue des Jardins-Saint-Paul. Hélas! cruelle persistance de la déveine, l’illustre théâtre ne réussit pas mieux au Marais que de l’autre côté de l’eau, les élégants de la place Royale conservent leur faveur aux comédiens de la rue Vieille-du-Temple, se souciant peu de la nouvelle troupe. On joue de grandes tragédies, toujours devant les banquettes, la troupe fait des dettes, Molière dans les affres de cette détresse signe des billets qu’il ne peut payer à l’échéance et un beau jour, comme dénouement de la navrante situation, les huissiers viennent l’appréhender au corps et il est emprisonné au Châtelet à la requête de ses créanciers, parmi lesquels son moucheur de chandelles.
Le grand roman comique de Molière allait commencer. Après une tentative, en sortant du Châtelet, dans un troisième jeu de paume, à la croix Blanche, dans le faubourg Saint-Germain, la troupe de l’Illustre Théâtre abandonne décidément Paris indifférent et se lance pour douze années à travers la province, du Nord au Midi, de Pézenas à Rouen, roulant sur les routes, courant de ville en ville, donnant des représentations dans des auberges, des salles de châteaux ou des granges, jusqu’au jour où Molière, ayant acquis quelque notoriété, auteur de nombreuses comédies, que certains ont pu applaudir en province, revient à Paris, et tout à coup, sur le théâtre de l’hôtel Bourbon, conquiert enfin le succès si longtemps inutilement poursuivi, par sa comédie des Précieuses Ridicules qui fit un terrible esclandre dans le monde des ruelles, parmi toutes les Précieuses, aussi bien les grandes précieuses de l’hôtel de Rambouillet, que les précieuses affectées, bourgeoises imitatrices des grandes dames à prétentions littéraires.
Les temps de gloire de la région du Marais ressuscitent dans l’esprit du passant, lorsque dans ces rues devenues manufacturières, purement industrielles, il retrouve malgré démolitions et transformations, tant de vieux hôtels qui, en dépit des adaptations diverses, gardent de beaux restes de leur physionomie d’autrefois. Les nobles seigneurs, les belles dames à carrosses, les imposants parlementaires à longues barbes et à bonnets carrés, les magistrats à perruque ont cédé la place{349} à des négociants, à des fabricants d’articles de Paris, à des droguistes en gros; partout les raisons sociales couvrent les vieux écussons, partout les enseignes commerciales bariolent les nobles architectures, coupant les fenêtres, masquant les
bas-reliefs ou les beaux balcons; n’importe, il reste assez de superbes frontons sculptés, de balcons ventrus, portés par des figures magistralement traitées, par des consoles d’un art charmant; il subsiste assez d’admirables motifs décoratifs,{350} assez de traits magnifiques sous les rides ou les cicatrices, pour que l’esprit s’essaie en reconstitutions du passé de ces nobles logis, en évocations du décor complet, tel qu’il fut par exemple lorsque Gomboust, au commencement du règne de Louis XIV, traçait son grand plan de Paris, avec la figuration des hôtels et logis importants comme en une vue à vol d’oiseau.
Il en manque certes beaucoup aujourd’hui, mais il n’avait pas tout mis, ayant un tel choix alors. Il a omis par exemple l’hôtel Amelot de Bizeuil ou des ambassadeurs de Hollande, au nº 47 de la rue Vieille-du-Temple, une belle demeure pourtant, pourvue d’un superbe portail par-dessus lequel se silhouette un beau pavillon ardoisé couronnant un fronton, où des génies supportent un écusson avec d’autres petits génies en consoles.
Cy était précédemment l’hôtel du maréchal de Rieux. Le 4 novembre 1407, à l’heure de minuit le carrefour Barbette tout voisin retentit du bruit d’une lutte, d’appels et de cris de mort. C’était le duc d’Orléans que les hommes de Jean sans Peur assassinaient. L’hôtel de Rieux s’ouvrit, les gens du maréchal se précipitèrent, mais il était déjà trop tard, ils n’arrivèrent que pour ramasser les cadavres du duc et de son écuyer qu’ils apportèrent à l’hôtel.
L’hôtel Amelot de Bizeuil remplaça vers 1640 les anciennes constructions de Rieux, les ambassadeurs Bataves peu après s’y logèrent. Les panneaux de la grande porte sont fort beaux, avec leurs têtes de Méduses entourées de vipères, qui contemplent ce sol ayant bu jadis le premier sang versé des longues guerres entre Bourguignons et Armagnacs. Le revers de ce portail encadre un large bas-relief représentant Rémus et Romulus allaités par la louve. Les côtés de la cour ont pour décoration de grands cadrans solaires peints en grisaille avec attributs et sentences latines.
L’hôtel Saint-Aignan, rue du Temple, dans la partie qui prenait jadis le nom du couvent de Sainte-Avoye, attire forcément le regard par ses proportions formidables, ses hautes lucarnes, ses fenêtres à croisillons sur la rue et son portail colossal, dont la porte a aussi de beaux panneaux dans le style de ceux de l’hôtel de Bizeuil. En face était un des hôtels de Montmorency disparu aujourd’hui; à côté se voit encore l’hôtel de Mesme, logis sous Louis XIV du premier président Antoine de Mesme, puis au nº 79 l’hôtel de Montmor, devenu plus tard de Montholon, lequel montre comme Saint-Aignan une grande cour entourée de hautes constructions de très noble aspect, avec son fronton central, son admirable grand balcon au premier palier de l’immense cage d’escalier, ses sculptures et ses lucarnes ardoisées. Comme à l’hôtel de Bizeuil, le revers du portail d’entrée est décoré d’un beau bas-relief.
Un bel édifice du temps de Louis XIV occupe l’angle des rues de Thorigny et des Coutures-Saint-Gervais, élevé sur les jardins maraîchers ou cultures des hospitaliers Saint-Gervais, où l’on commença à bâtir en 1620 seulement. L’hôtel est de 1656; il fut construit pour le financier Aubert de Fontenay, à qui ses bénéfices dans les gabelles permettaient de se loger magnifiquement. A l’aspect de ces somptuosités où le traitant étalait un peu trop au grand jour une fortune{351} extraite des droits sur le sel, on donna unanimement à l’édifice le nom d’hôtel Salé, qui devint si bien son nom officiel qu’il le porte toujours.
C’est encore une de ces belles cours du Marais, très vaste, et noblement encadrée, gardée par de grands sphinx posés sur la corniche des bâtiments bas en retour, jadis couverts en terrasses à balustrades. L’entrée du grand corps de logis central se couronne d’un énorme fronton avec des figures de femmes, des amours enguirlandés et de grands chiens, supports de l’écusson effacé. Là se déploie{352} majestueusement, d’une ampleur à contenir une maison de nos jours, un magnifique escalier d’une grande richesse de décoration, abondance de sculptures qui se poursuivait, et se retrouve encore en partie dans les appartements.
L’hôtel Salé après avoir été la demeure du maréchal de Villeroy, l’hôtel des Ambassadeurs de Venise, etc., fut pendant quelque temps avant 89 l’hôtel de Mᵍʳ de Juigné archevêque de Paris.
A la Révolution on y entassa les livres saisis dans les couvents supprimés, puis l’hôtel fut vendu comme bien national et transformé en pension jusqu’à l’installation de l’Ecole centrale, qui l’a quitté il y a peu d’années pour le nouvel édifice contigu aux Arts et Métiers.
L’Imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple occupe les vastes locaux de l’hôtel de Rohan, qui s’appela aussi le palais Cardinal ou l’hôtel de Strasbourg. Plus jeune que les autres grands logis du Marais, l’édifice ne date que du commencement du XVIIIᵉ siècle et fut construit par le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg.
Quatre-vingts ans après lui un autre cardinal de Rohan habitait aussi ce palais, réuni par les jardins au palais de Soubise, précédemment hôtel Clisson-de-Guise. Rohan était le cardinal de cette scandaleuse et mystérieuse affaire du collier, commencement pour Marie-Antoinette des terribles infortunes qui l’amenèrent en peu d’années prisonnière à la tour du Temple, si proche voisine de l’hôtel du cardinal.
A l’hôtel de Rohan, l’art du XVIIIᵉ siècle a laissé de nombreuses beautés un peu partout et un morceau de sculpture vraiment superbe, le grand bas-relief de Le Lorrain, qui couvre la muraille au-dessus de l’ancienne porte des écuries et représente Phaéton faisant boire le quadrige de chevaux attelés au char du Soleil. L’imprimerie vint occuper le palais en 1808.
Que d’autres superbes logis dans ce Marais, qui sans avoir l’illustration de ces demeures princières, se montrent un peu partout, dans leurs vieux atours en partie respectés, ou laissent transparaître quelques débris de leur ancienne splendeur. Les belles portes sont nombreuses d’où l’on s’attendrait presque à voir sortir la chaise de quelque marquise, ou l’un de ces longs carrosses du grand siècle menant un président au Parlement. Celle du nº 30 actuel de la rue des Francs-Bourgeois est encore un très beau morceau; monumentale également celle de l’hôtel du maréchal d’Albret, un peu plus loin dans la même rue. Au 28 de la rue Michel-le-Comte, l’immense porte de style grec donnait entrée à l’hôtel de Bouligneux, puis d’Halwill; elle est de l’architecte des barrières de Paris, Ledoux, qui donnait à ses constructions un caractère puissant tout particulier.
Combien d’autres encore, et de riches balcons comme ceux de l’hôtel de La Grange, rue de Braque, nº 6, des fenêtres Louis XIV ou de style rocaille, de grands pavillons, d’énormes toits Louis XIII, dans les rues Pastourelle, des Quatre-Fils, des Vieilles-Haudriettes, au coin de laquelle une fontaine du XVIIIᵉ siècle nous montre une jolie naïade couchée sur son urne. Combien de frontons curieux comme celui de la rue Payenne où l’on voit un long et maigre Temps couché sur
des débris de colonnes renversées, vieillard allégorique qui a l’air de songer tristement aux jours brillants du Marais, aux beaux temps finis pour jamais.
Où sont les hôtels de Lorraine, de Chavigny, voisins de l’hôtel d’Angoulême-Lamoignon sur la rue Pavée, les hôtels d’Orléans et d’Effiat rue Vieille-du-Temple, les hôtels d’Estrées, d’Epernon, de Sordis, Nicolaï, etc. Détruits, disparus complètement, ou, si quelques restes subsistent, ils sont si bien dissimulés par les replâtrages et transformations, si bien perdus dans les reconstructions que c’est tout comme si rien absolument n’en restait!...{354}
La mélancolie des choses qui ne sont plus ne flotte pourtant pas dans l’air et ne tombe pas des murailles grises; il y a tant de bruit et de mouvement dans ce quartier monumental, dans cette ville aristocratique abandonnée au commerce, envahie par tous les métiers, qui la traitent en pays conquis; tant de chariots industriels sortent des portes cochères à carrosses et font retentir d’un fracas de ferraille le pavé des rues démocratisées. Il est bien vivant ce quartier des élégances défuntes, on entrevoit dans les cours le mouvement de la fourmilière travailleuse parmi les ballots empilés, les caisses de marchandises encombrant tous les coins et débordant par toutes les baies, dégringolant des larges escaliers à rampes en volutes de fer forgé... A certaines heures, de ces vieux hôtels des élégantes du grand siècle, de ces logis compassés de haute magistrature, débouchent des foules bruyantes, ouvriers et apprentis en bourgerons, ouvrières en longs sarraus, employés en veston courant au déjeuner.
Il est pourtant bien attristant de penser que fatalement des modifications journalières vont davantage altérer peu à peu la physionomie des vieilles façades, et feront disparaître demain ce que l’on admirait encore hier. Les grands hôtels subsistant à peu près intacts deviendront de plus en plus rares, et peu à peu chaque année enlèvera un trait à leur physionomie... Et le vieillard symbolique du fronton de la rue Payenne, s’il n’est abattu lui aussi, restera seul à se souvenir et à échanger par-dessus les toits des soupirs attristés avec l’ombre affligée de Mᵐᵉ de Sévigné, errant dans le vieil hôtel de Ligneris-Kernevenoy-Carnavalet préservé par son affectation officielle, et d’où elle gémit de ne pouvoir écrire sur tous ces désastreux changements à Mᵐᵉ de Grignan une longue, bien longue lettre, remplie d’exclamations, de protestations et de récriminations.....
La fin du Pré aux Clercs.—Développement du faubourg Saint-Germain.—Les Invalides.—Le Luxembourg.—Les ruines de la Ligue.—L’enceinte de Louis XIII.—Places, portes et statues triomphales du roi Soleil.—M. de la Feuillade et la place des Victoires.—L’hôtel de la Vrillière.—L’hôtel de Vendôme et la place des Conquêtes-Vendôme-Des Piques.—Duel Beaufort et Nemours au marché aux chevaux.—Paris la nuit.—Premières lanternes.—Les porteurs de falots.—Les voleurs et la police.—M. de la Reynie et M. d’Argenson.—Le système de Law.—La grande folie de la rue Quincampoix.—Le crime de l’Épée de bois.—Un cardinal de la Régence.—Emplacements révolutionnaires: le champ de la fédération, la place Louis XV.—La catastrophe du feu d’artifice.—La guillotine.
TRIOMPHANT et glorieux au temps du roi Henri IV, le quartier du Marais et de la Place Royale décline en même temps que le siècle qui a vu{356} sa naissance et sa poussée rapide. Les beaux jours, hélas, passent vite et la vogue capricieuse s’échappe et se porte ailleurs. En un siècle Paris s’était considérablement agrandi du côté de l’ouest, il avait fait une très large enjambée dans la direction du couchant, du côté où son expansion avait été si longtemps contrariée par le rempart et par l’abbaye de Saint-Germain sur la rive gauche, de même que longtemps le Louvre et les Tuileries arrêtèrent et arrêteront l’expansion sur la rive droite.
Louis XIV et les grands seigneurs avaient colonisé Versailles; princes et courtisans, pour suivre le roi Soleil, se contentaient à Versailles d’un simple pied à terre ou d’un mesquin logement au château, mais ils se construisaient de grands hôtels dans les quartiers neufs du faubourg Saint-Germain.
Henri IV avait encore trouvé l’abbaye de Saint-Germain isolée hors de la ville, avec un commencement de faubourgs sous ses remparts. Au delà était la campagne. Il n’y a qu’à regarder les estampes de Callot, Israël Sylvestre et Pérelle pour voir, avec son aspect de bout de ville donnant sur une banlieue, le quartier de la Porte de Nesle toujours dominé par la vieille tour de Philippe Hamelin, ce quartier désordonné de vieilles bicoques et d’antiques constructions au milieu desquelles s’élevaient les grands bâtiments de briques et pierres de l’hôtel de Guénégaud non terminé et destiné à être remplacé par l’hôtel Conti, la future Monnaie.
La reine Marguerite s’était bâti un grand hôtel qualifié de palais, pourvu d’un long jardin pris sur les terrains du Pré aux Clercs, sans contestations avec ces écoliers qui cinquante ans auparavant s’opposaient par la force à tout empiètement sur leur domaine, et l’Université elle-même avait aliéné le reste de ces terrains sur lesquels assez vite s’élevèrent de belles constructions. Un quartier aristocratique naissait qui se préparait à enlever la vogue à la région de l’Est si longtemps en possession du prestige avec ses souvenirs des vieux palais de Saint-Paul et des Tournelles.
La place ne manquait point pour s’étendre par là, puisque l’on n’avait qu’à mordre en pleine campagne, et le site était assez séduisant, juste en face du vieux Louvre et des jeunes Tuileries, des verdures du Cours la Reine, avec un horizon de belles collines encaissant le tournant de la Seine, gracieusement allongée au pied des villages de Chaillot, Passy, Auteuil, si lointains alors et cachés dans les arbres de leurs vergers.
Jusqu’en 1660, l’ombre de la tour de Nesle continua de se projeter sur le talus herbeux et mouvementé du port au nom ironique: Malaquest—mauvaise acquisition—où débouche la rue de Seine et que bordent les constructions de la reine Marguerite, avec la chapelle des Louanges des Petits-Augustins, puis les jardins qui touchent de l’autre côté l’ancien clos de l’Abbaye transformé, montrant des amorces de rues, mais où s’élève encore sur sa butte le vieux moulin à vent des moines, à côté de la chapelle de la Maladrerie.
La tour de Nesle et la porte disparaissent, le rempart est éventré, les fossés comblés, le collège des Quatre-Nations s’élève assez lentement. Transformation{357} complète, un vieux paysage parisien s’efface, un nouveau décor le remplace plus régulier et plus froid.
Pendant que le monument s’élevait, les rues du faubourg Saint-Germain s’allongeaient et se bâtissaient, la rue de la Sorbonne, maintenant rue de l’Université, s’avançait à travers le grand Pré aux Clercs en suivant à peu près le tracé d’un petit chemin qui s’appelait le chemin des Treilles et conduisait à l’île aux Treilles ou des Cygnes. De même se bâtissait aussi la rue de Grenelle, et l’ancien chemin des vaches, devenu la longue rue parallèle intermédiaire de Saint-Dominique depuis l’installation, sur un morceau des anciennes possessions de Saint-Germain, d’un couvent de Jacobins de Saint-Dominique.
Au milieu du siècle, les constructions du faubourg Saint-Germain arrivent à peine à la hauteur de la porte de la Conférence au jardin des Tuileries; la berge de la Grenouillère, en face de cette porte de la Conférence, restait couverte de chantiers de bois. Peu à peu cependant les bâtisses s’égrènent dans les champs et le moment approche où les maisons de campagne devront céder le terrain aux beaux hôtels, mais c’est toujours la pleine campagne, les prés et les champs un peu plus loin, autour de l’hôtel des Invalides qui commence à s’élever en 1670 et reçoit dès 1674 ses premiers pensionnaires, pendant que son église croît lentement.
Le sort des pauvres soldats mutilés dans les guerres était réellement alors plus lamentable que celui de leurs camarades tombés pour ne plus se relever. Que pouvaient-ils devenir, ces pauvres invalides, triste résidu de la gloire, simples ouvriers de la victoire, tombant sur les champs de bataille, chargés de lauriers, mais avec, en moins, une jambe ou un bras qu’emportèrent les boulets ou que hachèrent les sabres. Estropiés, incapables de gagner leur vie, se traînant par les chemins sur des béquilles, ils mouraient de faim, s’ils n’avaient pas la chance rare d’être recueillis par quelque couvent, ou bien, s’ils se trouvaient induits par la misère à la maraude, la potence les attendait.
Cette horrible injustice avait révolté Henri III qui avait essayé d’y porter remède, en créant la maison de Lourcine, hôpital destiné à en recueillir au moins quelques-uns. Mais combien devaient encore mourir sur les grands chemins, de ces tristes épaves de la bataille au temps de la longue guerre civile! Henri IV hérita de l’œuvre et l’agrandit un peu. Louis XIII plaça ces invalides dans des bâtiments construits à Bicêtre sur l’emplacement du château bâti au XVᵉ siècle par l’évêque de Winchester (Angleterre), dont le nom s’était transformé en Vinchestre, puis Bicestre.
Louis XIV à son tour s’occupa des invalides; il en avait fait assez dans ses guerres et reconnut la nécessité de tenter quelque chose pour eux. Mais c’était le Grand roi, il voyait tout de certaine façon, toutes ses idées tournaient d’elles-mêmes au grandiose et à l’ostentation, et ses architectes semblent avoir pensé à élever plutôt un temple à la gloire du roi, qu’un asile pour les soldats mutilés, victimes de son rêve dominateur. C’est un palais qu’ils ont construit, un colossal édifice d’une imposante ordonnance, une pompeuse façade, avec une triomphale entrée au fronton de laquelle domine la statue équestre du roi, et des bâtiments somptueux où travaillèrent les peintres et les sculpteurs ordinaires du monarque. Un superbe monument enfin, mais, hélas, susceptible de recevoir seulement une bien faible partie de tous ceux qui avaient chèrement payé le droit d’y espérer un logement.
Au-dessus du chemin de Vaugirard, entre le bourg Saint-Germain des Prés et le faubourg Saint-Jacques, le plan Truschet de 1550 ne nous montre que des champs encore et quelques maisons éparses. Au loin sont des bâtiments qualifiés de Pressoir de l’Hôtel-Dieu, et le grand enclos silencieux des Chartreux qu’indique la flèche effilée de son église. Un sieur de Harlay de Sancy, vers cette époque, y fit construire un hôtel qui passa en 1583 au duc d’Epinay-Luxembourg. Celui-ci{359} se trouvant à l’étroit arrondit considérablement le domaine en constructions et en jardins.
De même que Catherine de Médicis pour se donner un logis particulier avait construit les Tuileries, de même une autre reine de la même famille, Marie de Médicis voulut, quand le couteau de Ravaillac l’eut faite veuve, avoir un palais à elle. Les longues trames qui aboutirent à l’assassinat de Henri IV et au bouleversement des grands plans arrêtés, sont un des mystères de l’histoire. La deuxième Médicis, la triste épouse qu’avait été chercher à Florence ce roi de France qui avait eu tant à redouter une première Médicis comme roi de Navarre, participa peut-être à ces complots et l’on comprend alors que lui fût devenu désagréable le séjour en ce Louvre sur lequel planait l’ombre de Henri IV. En 1612 Marie de Médicis acheta l’hôtel du Luxembourg, plus la grande ferme dite le pressoir de l’Hôtel-Dieu et les fit démolir; elle ajouta au terrain des jardins divers, des pièces de terre et, s’étant constitué un immense emplacement, elle entreprit la construction d’un palais confiée à l’architecte Jacques de Brosse. Ses travaux furent poussés avec rapidité et terminés en cinq années malgré les événements politiques, les crises nombreuses, la guerre civile éclatant, la mort de Concini et l’exil de la reine Régente loin de ce palais où les artistes chargés de la décoration intérieure, Rubens entre autres, se mettaient à l’œuvre.
Avec ses belles façades en bossages, avec son élégant pavillon d’entrée à coupole faisant face à la rue de Seine, son grand jardin, le Luxembourg, car on lui conserve malgré tout le nom de l’hôtel disparu, est un magnifique ornement pour le Paris qui va se développer de ce côté et masquer complètement les vieux remparts que l’on aperçoit encore, dominés par les flèches des couvents adossés aux tours.
Sur la rive droite de la Seine, pendant que les nouveaux quartiers de la rive gauche se couvrent de maisons, nous voyons également Paris s’avancer très vite. Au commencement du règne de Henri IV, les Tuileries inachevées, le logis de Catherine de Médicis avec l’élégant pavillon central à dôme de Philibert Delorme, le beau palais non encore transformé, agrandi et alourdi par Louis XIV, se trouvait isolé hors de la ville. En arrière entre le nouveau palais et le Louvre s’élevaient les vieux remparts d’Étienne Marcel aboutissant sur le bord du fleuve à la tour du Bois, absolument semblable à la tour de Nesle, mais sœur non jumelle, car elle avait quelque chose comme cent quatre-vingts ans de moins que la sentinelle parisienne d’en face.
En dedans de la ville, le flot pressé des maisons battait partout cette enceinte vieillie, fort dégradée sur certains points, mais qui venait de servir à la défense de Paris ligueur contre les troupes royales. Au nord et à l’ouest, en dehors des fossés éboulés remplis d’eau bourbeuse, les faubourgs s’étaient considérablement épaissis pendant le cours du XVIᵉ siècle. La guerre civile accumula ruine sur ruine dans la ville, les faubourgs furent en partie rasés pour la défense, et le roi vainqueur trouva sa capitale fort mal en point. Il fallut quelques années pour réparer ces désastres, relever les maisons abattues, faire renaître le commerce{360} et l’industrie, rendre la vie enfin à un organisme malade et ruiné à fond par une si longue série de crises. Henri IV s’employa fortement à l’œuvre de reconstitution avec les échevins et particulièrement le prévôt des marchands François Myron.
Après les premières années difficiles, les progrès de cette renaissance se firent plus rapides. Les ambassadeurs espagnols, au moment des négociations de la paix de Vervins, n’en revenaient pas et avouèrent ne plus reconnaître le Paris qu’ils avaient vu en si triste état au temps du siège. Ce grand nettoyage matériel ne laissait pas d’être une dure besogne, le prévôt des marchands avait beau s’occuper des restaurations d’édifices, de la propreté des rues, des travaux d’assainissement et d’embellissement, des quais et des égouts, l’ordre et la sécurité dans ce Paris nettoyé et embelli restaient difficiles à assurer avec la nombreuse population de gens de sac et de corde, ayant conservé de la période des discordes civiles l’habitude et le goût du brigandage. Pour un tire-laine que les archers saisissaient et qui s’en allait figurer aux potences du roi, il s’en retrouvait quatre-vingt-dix-neuf qui continuaient à infester, dès la nuit venue, les rues et les carrefours, à dévaliser les passants et à les assassiner s’ils tentaient de résister.
Malgré cette insécurité de la ville, qui fut à peu près de toutes les époques, la prospérité matérielle se prouvait par une continuelle transformation, par des travaux d’intérêt public, par l’achèvement de constructions restées en route, par une poussée d’édifices nouveaux, des églises, des couvents, des hôpitaux, des reconstructions de ponts à maisons auxquels on s’efforçait de donner un aspect décoratif régulier et plus de solidité.
En quelques années, après 1630, la partie des vieux remparts comprise entre la tour du Bois et la porte Saint-Denis tomba et la nouvelle ligne d’enceinte fut reportée de la porte nouvelle de la Conférence, ouvrant sur le quai des Tuileries tout près de la place de la Concorde actuelle, à une nouvelle porte Saint-Honoré sise en travers de notre rue Royale, et de là, en passant à la hauteur de la Bourse, jusqu’à la porte Saint-Denis. C’était la marge donnée à Paris pour son développement sur cette rive de la Seine.
La nouvelle enceinte englobait les Tuileries et leur grand jardin, tout le faubourg Saint-Honoré, les buttes de Saint-Roch, de vastes étendues des champs où bientôt les anciens chemins et les sentiers se changèrent en rues et en ruelles, poussant les maisons à la conquête de l’espace libre jusqu’aux nouveaux bastions.
Au milieu du siècle, le changement de décor est déjà complet. Le grand palais que s’est donné Richelieu, le palais Cardinal, aujourd’hui Royal, avec ses vastes jardins, l’autre palais Cardinal qui le suit le long de la rue comme les deux cardinaux se suivent dans l’histoire,—le palais de Jules Mazarin, aujourd’hui la Bibliothèque nationale,—occupent tout le terrain entre le Louvre et la porte Richelieu. L’hôtel de Vendôme, rue Neuve-Saint-Honoré, forme plus à l’est un autre noyau de grandes constructions entouré de plusieurs couvents, Feuillants, Capucins, Jacobins.{361}
Corneille dans le Menteur, joué en 1642, constate les grands changements survenus:
Du vieux fossé il reste encore trace alors, au milieu de ces superbes constructions surgissant du sol bouleversé; à côté de la Tour du Bois restée debout sur la berge, se voient des éboulis et des terrains vagues à la place du rempart démoli, de grands trous non comblés encore, des cloaques oubliés sous les masures jadis cachées par le rempart, et maintenant surprises par le grand jour.
Et Paris ne se contente pas alors de dévorer ses faubourgs, il conquiert au dedans de la vieille enceinte au milieu de la Seine une grande île restée inhabitée, l’île Notre-Dame coupée en deux par le fossé d’un rempart disparu qui la faisait entrer dans le système de défense de Philippe-Auguste entre la tour Barbeau et la Tournelle; l’île appartenait au chapitre de Notre-Dame, le roi l’acheta en 1614, et les sieurs Christophe Marie, Le Regrattier et Poulletier entreprirent de la rattacher par des ponts à la ville, de créer de toutes pièces au milieu de la rivière une petite ville à l’arrière de la vieille cité. Une église s’éleva dédiée à saint Louis et peu après le même nom s’appliqua à la vieille île de Notre-Dame enlevée aux quelques vaches qui tondaient ses herbages.
C’est donc sur toute l’étendue de sa partie ouest que Paris, sautant par-dessus ses remparts, gagne les champs et grandit considérablement. Dans le cours du siècle il va pousser fort loin les rues commencées aux talus des vieux fossés et remplir du flot de ses maisons les espaces conquis. Des spéculateurs avisés créeront tout d’une pièce des quartiers nouveaux et bâtiront des rues entières en réalisant de jolies fortunes. La ville prend un aspect nouveau; on veut maintenant de la régularité, des façades rectilignes. C’est au détriment du pittoresque; plus de belles saillies comme dans les âges précédents, plus de pignons pointus, d’en{362}corbellements, de détails imprévus, on a pris le goût des ordonnances froides et lourdes.
Les hôtels que se construit la noblesse n’ont plus rien de l’aspect féodal des grandes maisons nobles d’antan, plus rien de seigneurial même, pour ceux qui ne visent pas au palais. Rien ne les distingue des logis de grosse bourgeoisie, ce sont des maisons cossues et voilà tout, et ce caractère aristocratiquement bourgeois ou bourgeoisement aristocratique s’accentuera encore au XVIIIᵉ siècle, même dans le faubourg Saint-Germain où les plus grands noms de France vont briller au fronton de toutes les grandes portes de style plus ou moins pompeux.
Ces hôtels auront beau montrer une carrure importante, élever sur des cours bien fermées de hauts pavillons avec de vastes ailes en retour, on sent malgré tout une vague tristesse planer, quelque chose comme le découragement pesant déjà sur une caste qui voit confusément arriver la déchéance politique, la fin du grand rôle joué par elle pendant des siècles. A part quelques écussons, quelques maigres sculptures aux fenêtres, toute la décoration est réservée à l’intérieur, aux somptueux appartements, au mobilier, comme si les descendants des fières races féodales, domptés et domestiqués à la longue par les rois, les nerfs coupés, abandonnaient désormais toute idée d’un rôle extérieur à jouer en dehors de leurs fonctions ou de leur rôle purement décoratif à la cour.
Ils ont beau élever de hautes constructions avec dépendances nombreuses, grandes écuries et remises pour leurs chevaux et leurs carrosses, larges communs pour leurs gens, il y a du renfrogné dans ces logis, de la maussaderie qui tournera plus tard à la mélancolie. On peut y mener vie magnifique au milieu d’un monde de serviteurs galonnés, du roulement des équipages, des allées et venues du personnel, mais c’est en somme une existence qui ne diffère guère de celle du bourgeois riche ou du traitant chez qui l’or afflue; les grands seigneurs ne se retrouveront plus réellement grands seigneurs que loin de Paris, dans les châteaux de leurs ancêtres, dans le rayon dominé par les vieux donjons fièrement posés jadis sur plaines et vallons.
De la rue on ne voit rien de ces hôtels bâtis au noble faubourg dans le courant du XVIIᵉ ou du XVIIIᵉ siècle, rien que de grands murs; on devine de beaux jardins à la française, des parterres correctement dessinés. Les appartements sont richement ornés, des tapisseries, des tableaux de maîtres s’encadrent dans les délicates boiseries aux détails menus, fort jolis, dans le style de Berain et Lepautre, ou dans le genre rocaille, mais si menus qu’on les croirait dessinés plutôt que sculptés.
Au centre de Paris, sous le grand roi, un quartier où s’élevaient déjà de beaux hôtels, entre le palais Cardinal, l’hôtel de Soissons et l’hôtel de la Vrillière, vit par un acte de courtisanerie du duc de la Feuillade s’ouvrir la place des Victoires. Le duc de la Feuillade, maréchal de France, colonel des gardes françaises, gouverneur du Dauphiné, vaillant soldat couvert de blessures, qui depuis sa jeunesse avait couru à tous les endroits où les horions se distribuaient et fait brillamment toutes les campagnes du règne, eut l’idée de marquer l’espèce de culte enthou{363}siaste qu’il avait voué au roi pour la grandeur duquel il avait été se faire un peu partout cribler de coups de mousquet, en dédiant à Louis une statue allégorisant les victoires royales au centre d’une place publique aux architectures symétriques.
L’entreprise se fit avec la participation de la ville de Paris. Le maréchal acheta l’hôtel de la Ferté-Senneterre, la ville acheta l’hôtel d’Emery à côté; on les démolit et sur leur emplacement Mansard et Predot créèrent une place circulaire entourée de façades d’une ordonnance régulière. Au centre de la place baptisée des Victoires, M. de la Feuillade érigea la statue du monarque, Louis XIV à pied, vêtu à la romaine, foulant aux pieds la triple alliance représentée par un monstre à trois têtes, avec une Victoire voltigeant derrière qui le couronnait de lauriers. Ce groupe de bronze doré, haut de treize pieds, se dressait sur un piédestal de vingt-cinq pieds, aux quatre angles duquel quatre figures enchaînées symbolisaient les nations vaincues. Le duc pour assurer l’entretien du monument qui devait être redoré tous les vingt-cinq ans, avait constitué sa terre de la Feuillade en majorat grevé à tout jamais de cette charge, et, à défaut de successeurs, la terre devait revenir avec la charge à la ville de Paris.
Quel bruit en 1686 à l’inauguration de ce groupe colossal, acte d’idolâtrie à la romaine, qui valut au duc de la Feuillade un renom de courtisanerie effaçant sa renommée d’homme de guerre et le souvenir de ses services aux armées! Des épigrammes coururent Paris sur le duc et sur le Roi Soleil lui-même. La victoire du monument place-t-elle la couronne sur la tête du roi ou la lui ôte-t-elle? Il n’était pas jusqu’aux lanternes flanquant le monument qui ne fussent devenues motif de moqueries:
Lorsque la victoire tourna et que Louis XIV entra dans sa cruelle période de revers, ce fut d’abord aux lanternes que l’on s’en prit, elles disparurent en 1699, puis ce fut la statue royale elle-même, de pose assez prétentieuse, qui fut remplacée par un autre Romain de Coysevox.
A la Révolution l’âme du pauvre La Feuillade eut à subir un plus terrible assaut. Cette fois on enleva d’abord, au nom de la fraternité des peuples, par politesse internationale, les Nations enchaînées qui furent portées aux Invalides et on jeta ensuite le monarque à terre, pour l’envoyer à la fonte et en faire des canons destinés à envoyer à ces mêmes peuples, en guise d’autres politesses, de solides boulets.
Que mettre en ce milieu de place où l’on s’était habitué à voir quelque chose? On commença par y dresser une pyramide de bois portant les noms des citoyens morts au 10 août, en attaquant le palais du successeur du grand roi. Les grenadiers du 18 brumaire se chauffèrent, dans un corps de garde voisin, avec ce monument, et pour le remplacer on érigea, encore en bois, un modèle de monument égyptien consacré aux mânes de Desaix et de Kléber. Peu après le modèle alla aussi au feu et Desaix tout seul hérita de la place. Desaix en Romain ne{364} resta pas longtemps sur son socle, la Restauration le fit descendre à son tour et fit reparaître Louis XIV non plus à pied mais sur un cheval caracolant.
A côté de la place des Victoires la Banque occupe le vaste hôtel construit par Mansard pour le secrétaire d’État Phélipaux de la Vrillière, une demeure vaste et somptueuse où, plus tard, le comte de Toulouse, fils légitimé de Louis XIV, puis ses successeurs et la Banque de France ont apporté bien des modifications, mais où les modifications ont respecté une galerie digne d’un palais royal par ses proportions et par la richesse de sa décoration.
La place des Victoires royales n’avait pas suffi au roi Soleil pour sa glorification; au même moment où M. de la Feuillade travaillait avec grande hâte à son œuvre, le roi travaillait lui-même à une autre place qui en était comme le pendant de toutes les façons, qui devait être en hémicycle et bordée de bâtiments symétriques, comme l’autre, s’appeler place des Conquêtes et avoir comme ornement central la statue équestre de Louis, statue colossale montrant le roi en dominateur de l’Europe.
C’était une idée de M. de Louvois; le ministre voulait faire grand, élever des édifices majestueux destinés à loger la bibliothèque du roi, les ambassadeurs extraordinaires, certaines administrations et aussi l’Académie qui n’avait pas encore de local bien à elle et tenait séance où elle pouvait.
L’emplacement n’était pas tout à fait vide, l’hôtel de Vendôme et ses jardins en occupaient une partie, un couvent de capucins sur le côté avait le reste; au-dessus, c’est-à-dire dans la rue de la Paix actuelle, était un marché aux chevaux utilisant le terre-plein d’un bastion de l’enceinte de Louis XIV. L’hôtel de Vendôme était une très importante habitation construite par Henri IV pour le fils aîné de la belle Gabrielle, César de Vendôme; il comprenait un grand pavillon central à colonnades et loggias et des bâtiments sur deux grandes cours, plus un très grand jardin bordant le marché aux chevaux du bastion.
En 1652,—quelques semaines après la journée de la paille, où les émeutiers prirent l’hôtel de ville, massacrèrent les magistrats mazarins ou frondeurs, sans distinguer, et mirent le feu à l’édifice,—au plus fort de la Fronde, le 3 juillet à 7 heures du soir, eut lieu sur ce marché aux chevaux un duel fameux qui peut faire le pendant de celui des Mignons au marché aux chevaux des Tournelles.
Cette fois les combattants étaient cinq contre cinq, et il resta trois morts sur le carreau. Le héros principal du combat c’était le petit-fils de Gabrielle, le duc de Beaufort idolâtré des Parisiens. Le roi des Halles vaniteux et fougueux, était depuis longtemps au plus mal avec son beau-frère le duc de Nemours; déjà, au conseil même des chefs de la Fronde, ces deux beaux-frères s’étaient, comme deux crocheteurs, littéralement pris aux cheveux et battus à coups de poings. S’étant repris de querelle, de la même façon en une partie de débauche au jardin de Regnard, ce cabaret célèbre du jardin des Tuileries, ils résolurent d’en finir et sans désemparer réunirent chacun quatre seconds pour vider la querelle derrière les jardins de l’hôtel de Vendôme.
Le duc de Nemours aussitôt arrivé sur le terrain, pendant que les seconds{365} quatre contre quatre, commençaient à ferrailler, s’avança sur Beaufort et lui déchargea un coup de pistolet. La balle passa dans les boucles blondes du roi des Halles, celui-ci hésita un instant, mais voyant Nemours le charger l’épée à la main, il tira à son tour, Nemours tomba comme une masse et mourut pendant qu’on le transportait dans son carrosse. Du côté des seconds les choses allaient aussi vite, il y avait déjà plusieurs blessés, Héricourt, l’un des seconds de Beaufort, était tué par le marquis de Villars qui ne l’avait jamais vu auparavant, et il y eut encore un autre blessé qui mourut peu après.
Louis XIV acheta l’hôtel de Vendôme et le fit démolir. Les travaux de la place des Conquêtes commencèrent, mais ils coïncidèrent avec la désertion de la Fortune; fatiguée d’une trop longue constance, elle passait à l’ennemi. Le temps des revers était venu, le grand projet en souffrit, les travaux traînèrent en longueur; puis Mansard modifia les plans ou les réduisit à des proportions plus modestes, on abandonna l’idée de la place en hémicycle et des palais, on éleva les façades tout de même comme un grand décor derrière lequel les acquéreurs des lots purent s’arranger à leur aise.
Enfin le Louis XIV vêtu à la romaine se dressa sur son cheval de bronze et la place, quoique non terminée, s’inaugura par une magnifique cérémonie en{366} 1699. Des financiers surtout habitèrent ces hôtels mis en vente par la ville. En 1792 la place des Conquêtes ou Louis-le-Grand devint la place des Piques, chef-lieu de la section du même nom. La statue de Louis XIV était tombée; transmuée en canons elle aussi, peut-être servit-elle à la conquête des canons ennemis qui fournirent la matière de la gigantesque colonne de la Grande Armée au sommet de laquelle domine un autre violenteur de la Fortune, le grand empereur Napoléon, statue vêtue à la romaine encore et qui déjà connaît le revers des enthousiasmes populaires.
A l’autre extrémité de la ville on travaillait aussi à un gigantesque monument triomphal qui devait porter à 250 pieds au-dessus du sol une troisième statue équestre du roi Soleil; c’était au bout du faubourg Saint-Antoine, à la place du Trône, où déjà s’était élevé un arc de triomphe provisoire pour l’entrée du roi et de la reine Marie-Thérèse, aux fêtes de leur mariage.
A la suite d’un concours entre les architectes, un projet de Perrault avait été adopté. C’était une modification des arcs de triomphe de Rome, avec d’énormes colonnes accouplées formant avant-corps sur le côté des portes. Ce gigantesque piédestal de la statue royale fut commencé, puis faute d’argent on éleva une carcasse de charpente et de plâtre avec un modèle de la statue en attendant de pouvoir reprendre les travaux. La fin du règne arriva, l’arc de triomphe se détériorait, asile d’une innombrable armée de rats, comme plus tard l’éléphant de la Bastille. Sous la Régence on eut bien autre chose à faire que de continuer des arcs de triomphe dédiés au grand roi dont on était débarrassé, on abattit cette ruine...
Deux autres monuments, des arcs de triomphe aussi, construits en 1674, au moment des grands succès de Louis XIV, ont eu plus de chance. Ce sont nos portes Saint-Denis et Saint-Martin qui méritent d’ailleurs cette chance sous tous les rapports, parce que les armées de Louis XIV s’y trouvent associées à son triomphe, et parce que l’architecte Blondel qui les éleva, leur a donné un tout autre aspect que celui de purs pastiches des monuments romains.
Le Paris de Louis XIV a vu les premiers essais réguliers d’éclairage des rues entrepris par la municipalité: il y avait bien eu précédemment, aux époques de troubles, quelques ordonnances enjoignant aux propriétaires de placer après neuf heures une chandelle allumée sur une fenêtre du premier étage de chaque maison, mais ces ordonnances étaient oubliées aussitôt la tranquillité revenue, et Paris retombait dans l’obscurité propice aux entreprises des larrons. Aussi ne sortait-on le soir qu’en cas de nécessité, et, quand on se risquait dehors par des temps sans lune, n’oubliait-on point de se munir d’une lanterne ou d’un falot. Le souci des fondrières le voulait, comme la prudence commandait de ne se point hasarder sans armes dans certains quartiers.
Voilà ce que disait Boileau en 1660 dans sa satire des Embarras de Paris et le satiriste n’exagérait vraiment pas. Il ajoute un peu plus loin:
On devine ce que pouvaient être, dès la nuit bien tombée, ces rues enténébrées, ces étroites rues aux ramifications compliquées, où les hautes façades rapprochées comme des falaises de ravins sombres et profonds, à peine piquées de quelque lumignon timide çà et là, laissent à peine entrevoir quelques étoiles, ces carrefours de mauvaise réputation où le tournant des ruelles menace à droite et à gauche, ces voûtes inquiétantes, portes cochères ou entrées d’impasses, innocentes dans le jour, prenant l’aspect de coupe-gorge avec la nuit, et tout ce noir qui vous enveloppait, ce noir sinistre, lugubre, se poursuivant interminablement!
Messieurs les voleurs ne se gênaient pas toujours en plein jour et dès la nuit venue pouvaient se dire les rois du pavé. La chronique de ces temps est pleine de leurs coups d’audace. N’osèrent-ils pas un beau soir s’attaquer à M. de Turenne lui-même! Le grand maréchal, ne voyant pas la résistance possible, y laissa sa bourse; sans doute elle n’était pas assez ronde, car les voleurs avec la plus grande politesse d’ailleurs, taxèrent leur illustre victime à une certaine somme en plus, qu’un des leurs se chargea d’aller toucher le lendemain.
Le sieur Loret dans sa gazette rimée raconte maints exploits des détrousseurs de carrefour, qui ne se montraient pas toujours d’aussi bonnes façons qu’avec Turenne:
M. de la Reynie, magistrat intègre et vigilant, pour qui l’on créa, à la réorganisation de la police en 1667, la charge de lieutenant général de la police de la ville de Paris, travailla énergiquement à l’épuration des bas-fonds de la capitale, poursuivit à outrance les innombrables coupe-jarrets et tire-laine, les voleurs et assassins pullulant dans Paris, ferma les cours des Miracles et jeta truands et vagabonds dans les prisons ou les hôpitaux.{368}
Dans sa lutte contre les criminels ou contre les simples fauteurs de désordres, il commença, en même temps qu’il augmentait le guet, par éclairer le champ d’opérations de tous les malandrins. On plaça une lanterne garnie d’une chandelle à l’extrémité de chaque rue et une au milieu quand la rue était longue. Cette mesure causa une sensation si profonde, parut une innovation si importante et un bienfait si grand que pour en perpétuer le souvenir on frappa en 1669 une médaille où se voyait la Ville de Paris, une lanterne à la main, avec la légende: Urbis securitas et nitor. Pour forcer les mauvais garçons à respecter ces lanternes gênantes, il y avait peine de galères pour quiconque y toucherait.
Par malheur, ces lanternes n’étaient allumées que pendant l’hiver, du 20 octobre au 31 mars. Le reste du temps on s’en remettait, pour l’illumination des rues, à l’antique Phébé, lanterne qui ne coûte rien et que l’on n’a pas la peine d’allumer. On avait aussi les falots, une entreprise dans les divers bureaux de laquelle on trouvait des porteurs de falots numérotés par qui l’on pouvait se faire accompagner et qui rendaient divers services à leurs clients.
Cette institution des falots numérotés vécut longtemps et subsista jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle, malgré l’augmentation de l’éclairage des rues, malgré les réverbères.
Le sévère La Reynie resta une trentaine d’années en charge. La ville de Paris lui fut redevable d’un grand nombre de règlements de police, concernant la sécurité des personnes et la salubrité des rues. Par malheur, vers la fin du XVIIᵉ siècle, avec l’augmentation de la population et la misère publique, les désordres recommencèrent; il fallut encore pour remédier au mal doubler le guet à pied et à cheval et remplacer La Reynie, dont la sévérité s’était peut-être amollie avec l’âge, par Voyer d’Argenson.
La dureté et l’inflexibilité de d’Argenson jetèrent la terreur parmi les malfaiteurs, effrayèrent les méchants sans pour cela rassurer tout à fait les autres,
car cette vigilance énergique était aussi au service des intérêts et des passions politiques de la cour. Les tristesses de la fin du règne, le mouvement de folie de la Régence, la multiplication des impôts et le débordement de la passion du jeu sous toutes ses formes, le système de Law et l’épidémie de spéculations engendrant la ruine et la démoralisation, il n’en fallait pas tant pour jeter le trouble partout et donner naissance aux pires désordres.
C’est le moment où les exploits du fameux Cartouche mettent sur les dents lieutenant de police, exempts et commissaires. Malgré l’augmentation du guet et malgré les agents secrets de d’Argenson, Cartouche et sa bande terrifient la ville, Paris nocturne redevient extrêmement dangereux pendant quelque temps. L’arrestation de Cartouche avec une cinquantaine de ses complices, livrés par un soldat de leur bande, fit un bruit énorme. Les premiers pris, mis à la question, en firent découvrir d’autres de toutes les classes sociales, y compris même des exempts du Châtelet. Les prisons en étaient pleines et après le grand procès, lorsque Cartouche et les plus coupables conduits en Grève furent couchés sur la roue où ils devaient être rompus vifs, ils dénoncèrent encore de nombreux complices pour retarder leur supplice d’une nuit ou deux.
Après avoir couvé quelques années dans quelques premières tentatives d’organisation du crédit, tentatives qui n’avaient réussi ou semblé réussir que grâce à une série de mesures obtenues de l’État alors acculé à la banqueroute et gémissant sur ses coffres vides, la fièvre chaude de la spéculation s’était complètement emparée de Paris en 1719. Le financier écossais Law était passé dieu.
Bel homme et beau joueur, ayant couru déjà mille aventures de tout genre, desquelles il avait toujours su se tirer, même quand elles avaient abouti à la prison, ce banquier audacieux fut jeté par le hasard dans les débauches du duc d’Orléans et se trouva ainsi à même de convertir la Régence à ses plans financiers, à son fameux Système d’organisation du crédit. Ce joueur effréné allait attirer la France entière, à demi folle, dans l’immense tripot de la rue Quincampoix.
Malgré l’opposition et les remontrances du Parlement, l’hostilité de d’Argenson, le Système triomphait. La Banque générale fondée par le financier écossais devint la Banque royale et ouvrit l’émission à jet continu d’actions sur lesquelles les premiers bénéfices éblouirent la foule. On se rua bientôt sur tous les papiers de la banque, billets, actions, promesses d’actions. La compagnie universelle des Indes et les autres affaires de la banque, les fermes et les monopoles accaparés par elle, fournirent l’occasion d’émissions d’actions, jetées par séries successives à la tête des spéculateurs.
Plus d’argent, plus d’or, rien que du papier, des actions par centaines de mille montées bientôt à des taux formidables, des millions de billets sur lesquels on se livrait à un agiotage sans frein. Paris, la France, l’Europe sont infestés. Le cœur de Paris, de la France et du monde bat rue Vivienne où sont les bureaux de la Banque et rue Quincampoix, quartier général des financiers.
A la voir aujourd’hui cette pauvre rue Quincampoix, sombre et triste, voie tortueuse et assez misérable, où ne passe plus personne, étouffée qu’elle se trouve entre la vieille rue Saint-Martin et le jeune boulevard Sébastopol, pourrait-on se douter qu’à un certain moment elle fut le camp de la finance, le centre des affaires. Ses grandes maisons, noires aujourd’hui et bien délaissées par le luxe, laissent apercevoir à peine quelques traces de leur fortune d’antan, quelques sculptures ou ornements rocaille. Entre les deux grandes artères voisines si vivantes et si bruyantes, son silence, sa tristesse marquent davantage sa déchéance. Antérieurement au système, la rue Quincampoix était déjà vouée au commerce de l’argent, le bureau des Merciers, siège d’une importante corporation, était à l’entrée en face de la petite église Saint-Josse et proche de la Chambre des assurances maritimes; il y avait des banquiers, des courtiers, des juifs surtout, des usuriers et tripoteurs agiotant sur les traites et les billets de l’État, tombés considérablement à la fin du règne du grand Roi. La rue avait donc ses habitués, quand débuta l’affaire du système, elle se vit envahie tout à coup par des hordes d’agioteurs de toutes les classes sociales.
Pendant toute l’année 1719, une foule tumultueuse s’y étouffait aux heures marquées pour le trafic, une foule enragée de l’âpre passion de la spéculation s’y{371} ruait sur les papiers de la Compagnie, pendant que chez le Régent, les plus grands seigneurs de France et jusqu’à des mandataires des souverains étrangers sollicitaient des souscriptions privilégiées aux émissions. A la fin de 1719 il y avait un milliard de billets du système sur le marché.
La fortune était folle et la démence s’emparait de toutes les classes sociales. De la corne d’abondance de la déesse aux yeux bandés, à la roue prestigieuse, des millions pleuvaient, lancés à tort et à travers sur la foule. Du soir au matin des situations sociales changeaient du tout au tout, tel richard du matin se trouvait tombé à la misère le soir, et tel qui s’éveillait misérable se voyait le soir possesseur de quelques millions... en papier. Ceux qui savaient réaliser à temps et quitter le tripot avec leurs bénéfices achetaient terres et châteaux, vendus par des gens empressés de courir en porter le prix rue Quincampoix.
Chance inouïe pour les propriétaires des moindres logis de la rue Quincampoix, les maisons rapportaient des loyers fabuleux, les plus humbles locaux se louaient à des prix extravagants pour y établir des bureaux d’agioteurs. Il y en avait partout en haut et en bas des maisons, des financiers plus ou moins gros, plus ou moins marrons, dans tous les coins où pouvait s’installer une table pour les opérations de tous ces écumeurs qui trouvaient leur Mississipi dans les ruisseaux de la rue Quincampoix, et les Grandes Indes dans les poches de leur clientèle affolée. La banque de Law était établie au nº 47 dans une maison à trois fenêtres de façade, ornées de quelques sculptures, maison disparue aujourd’hui, emportée par le percement de la rue de Rambuteau. Il fallut faire placer une grille et un corps de garde aux deux extrémités de cette rue. Au milieu une cloche sonnait l’ouverture des séances à 6 heures du matin et la clôture à 9 heures du soir. Aux alentours de ce champ de foire financier, on se plaignait de l’affluence des carrosses qui interrompaient la circulation et bouchaient les carrefours.
Dès que la cloche avait sonné l’ouverture légale des opérations, la bousculade commençait, on se pressait, on s’étouffait; du haut en bas des maisons des flots d’or roulaient, s’échangeant furieusement contre des papiers de la banque. Les actions de 500 livres étaient montées à 12, 15, 20,000 livres et l’invraisemblable ascension des cours ne semblait pas près de finir. La monnaie de métal d’ailleurs baissait de valeur et même se voyait proscrite, l’or et l’argent pourchassés n’étaient plus reçus dans les paiements que pour une petite fraction. Il était interdit d’en conserver plus d’une certaine quantité, le reste des capitaux monnayés devait sous les peines les plus dures être apporté aux caisses de l’État pour y être échangé contre des billets de la banque Royale. Le pauvre XVIIIᵉ siècle a donc vu deux fois les assignats, ceux de la République, pourvus d’une illusion de garantie au moyen des biens nationaux, ceux de la Régence hypothéqués sur les mirages du Mississipi.
On peut donc se figurer, dans la rue Quincampoix, l’encombrement et le tapage, les clameurs diverses qui remplissent aujourd’hui notre monument grec de la rue Vivienne. Du haut en bas des maisons et d’un bout de la rue à l’autre sur le pavé, on criait des cours, des offres de demandes, tout se faisait rapide{372}ment, si l’on avait quelque signature à donner, quelques mots à écrire, dans la presse, le dos d’un personnage obligeant, moyennant une misère, un écu ou deux, se transformait en pupitre. Le petit bossu, fameux dans l’histoire du système, amassa ainsi en peu de temps 150,000 livres, qu’entraîné par l’exemple il eut la sottise de risquer comme les autres et qu’il perdit de même. Les belles dames intéressées par cette folie de l’époque, ou piquées elles aussi par le démon de l’agio, venaient s’entasser dans l’échoppe en planches d’un savetier, pour contempler le spectacle extraordinaire de cette course à la fortune, ou plutôt surveiller les opérations de leurs maris et mandataires. L’heureux savetier avait cessé de ressemeler des souliers et s’amassait des rentes avec ses belles locataires d’un moment.
On cite une foule d’anecdotes sur ce temps, la plus drôle est celle de l’abbé qui vint vendre, au lieu d’actions, des billets d’enterrement sans que les acheteurs, dans leur hâte d’empocher, s’aperçussent de la plaisanterie. Les cours montaient ou descendaient avec une rapidité inouïe et les fortunes faisaient de même; des grands seigneurs se trouvaient ruinés à plate couture en une séance, de braves marchands de province devenaient soixante fois millionnaires dans le même temps, des commissionnaires, des laquais se transformaient soudain en énormes capitalistes. La veuve de Racine y perdit tout son modeste avoir. Un banquier qui se ruina en même temps que son valet s’enrichissait, céda à celui-ci son hôtel, ses chevaux et son carrosse.
Les mouvements de hausse étaient si rapides que des intermédiaires chargés d’acheter des actions trouvaient moyen de réaliser de considérables bénéfices dans l’intervalle entre l’achat et la livraison. Aussi quelle existence menaient ces gens étourdis par tout ce bruissement de millions remués par toutes les mains! Il se faisait mille folies, par tous les lieux de plaisir; on jouait dans les tripots de la foire Saint-Germain des billets de 10,000 livres sur une carte. Alors dans ce roulement extravagant des fortunes, le commerce et l’industrie prirent tout à coup un essor fabuleux, les têtes avaient tourné à tout le monde, les nouveaux enrichis ne savaient comment employer leurs fonds et se lançaient dans un luxe insensé. Un de ces nababs nouveaux, pour monter rapidement sa maison, acheta{373} le fonds d’un orfèvre; avec la vaisselle plate il se trouvait une grande quantité de ciboires et de reliquaires, il prit le tout et le disposa sur ses buffets, dans un hôtel meublé somptueusement avec la même profusion inouïe.
Mais quel réveil quand vint la débâcle, quelle chute pour ceux qui ne surent pas comprendre que ce mouvement tout factice devait forcément s’arrêter. Les beaux jours du système tiraient à leur fin. Toutes les actions, les premières, les mères, et celles des émissions suivantes, les filles et les petites-filles, avaient tellement monté qu’elles ne pouvaient plus que descendre, les gens prudents jugèrent le moment venu de sortir de l’affaire et de réaliser définitivement leurs bénéfices.
En peu de semaines le mouvement des réalisations s’accéléra, la baisse commençait. Le prince de Conti, ennemi de Law, précipita encore le mouvement en venant à la Banque enlever ses fonds ostensiblement, avec trois chariots. Bientôt ce fut la panique, on s’étouffa de plus en plus dans la rue Quincampoix ou devant les bureaux de Law, mais ce fut pour essayer de sauver quelques bribes du désastre. Dans la rue Vivienne, envahie dès trois heures du matin, il y eut un jour seize personnes étouffées.
Law dans ces moments terribles où il luttait en désespéré fut plusieurs fois en grand péril. On renversa ses voitures, on assomma ses gens, s’il était tombé entre les mains du peuple furieux, il était mis en pièces. Une grave crise politique s’en suivit. Le parlement s’étant mis sur la question en opposition avec la Régence était exilé à Pontoise.
...C’est fini pour la rue Quincampoix, on la ferme. Le Système est à l’agonie, le papier tombe, mais il y a encore des agioteurs, qui tripotent maintenant à la baisse. Law transporte ses bureaux dans un des hôtels neufs de la place Vendôme. Le camp de l’agio est transféré sous les tentes établies au milieu de la place Vendôme qui était alors un quartier de gros financiers. Le Système meurt gaiement en musique, dans une espèce de fête galante que l’on transporte bientôt dans les jardins de l’hôtel de Soissons sous des baraques mieux installées. Et celui qui a mis cette immense affaire en branle, qui a bouleversé toutes les fortunes particulières et celle de la France, Law vaincu, complètement ruiné, quitte un jour Paris, emportant à peine quelques poignées de louis, pour s’en aller mourir peu après à Venise.
Il est assez extraordinaire de pouvoir dire qu’en définitive tous les désastres accumulés par le vertigineux coup de folie, tous les successifs effondrements de tant de fortunes privées, tous les écroulements particuliers tournèrent au profit de la fortune générale une fois la douloureuse liquidation faite et la banqueroute partielle de l’Etat acceptée. Tous les historiens le constatent; le Système, parmi tant de ruines, avait fait quelque bien. Law avait à son actif quelques heureuses mesures, suppressions de charges, régularisation d’impôts, et le mouvement industriel et commercial, né de la grande secousse, devait, après un temps d’arrêt, reprendre et continuer. Mais quelle profonde perturbation, le ver était dans le siècle, avec les germes de démoralisation devant faire lentement leur œuvre, pour aboutir à cette autre terrible liquidation que les enfants de la Régence verraient en leur vieillesse.
Il ne faut donc plus chercher la maison d’où sortirent toutes ces choses et la rue elle-même a modifié son aspect. Les façades qui ont vu la grande folie sont maintenant fort rares; pour cause d’alignement elles ont reculé de deux mètres pour la plupart; il n’y a plus de ce temps que celles qui avancent encore et marquent l’ancienne largeur—ou étroitesse—de la rue. Après la rue Aubry-le-Boucher, l’ancienne rue des Cinq-Diamants est restée étroite et intacte; il faut s’y casser le cou pour admirer quelques mascarons aux fenêtres et de vieux balcons à des maisons qui furent jadis demeures de gens importants.
Au moment le plus chaud du système, se produisit une affaire qui eut un retentissement terrible. A l’angle de l’étroite ruelle de Venise qui fait communiquer la rue Quincampoix avec la rue Saint-Martin se trouvait le cabaret de l’Epée de bois, toute la journée rempli et bondé d’agioteurs. Le jeune comte de Horn, fils d’un prince allemand, parent de l’Empereur et du Régent, venu à Paris sans doute pour prendre sa part des profits, avait considérablement perdu à l’agio et au jeu dans les tripots de la foire Saint-Germain. Pour se refaire d’un seul coup, il eut{375} l’audace, avec deux aigrefins ses complices, en plein jour, d’attirer dans une petite chambre du second étage, en ce cabaret de l’Épée de bois, un malheureux courtier porteur de 150.000 livres en billets.
On entama une opération, comme le courtier se penchait pour écrire, le comte de Horn soudain lui entortilla la tête avec une serviette pendant que ses complices le poignardaient. L’homme put crier pourtant et ses cris jetèrent l’alarme dans la maison. On accourut. Les deux complices quittèrent la chambre à temps et se perdirent dans la foule; le comte de Horn effaré prit par la fenêtre, et s’accrochant à des bois de charpente étayant la maison put descendre jusqu’en bas sans se blesser. Il pouvait encore essayer de se sauver, mais il prit le parti de se rendre lui-même chez le commissaire, et de dire, pour détourner les soupçons, qu’il avait failli aussi être assassiné. Convaincu bientôt de son crime, le comte de Horn fut condamné à mort malgré tous les efforts et toutes les supplications de sa noble parenté. Le régent, sur les instances de d’Argenson et du cardinal Dubois, tint bon et ce fils de prince régnant fut rompu en Grève avec un de ses complices que l’on avait pu retrouver.
A côté du Palais Royal où Philippe d’Orléans partageait son temps entre les conseils de cabinet et les petits soupers, entre les affaires de l’Etat et les parties de débauche, avec sa bande de roués et ses maîtresses, Dubois, son principal conseiller habitait un hôtel particulier que l’on peut voir dans la rue des Bons-Enfants, un peu noirci mais encore intact avec sa façade d’une élégante tournure, sa porte magistrale. C’était la chancellerie d’Orléans, une dépendance du Palais Royal.
Saint-Simon, qui n’a pas le crayon tendre, trace en deux lignes un croquis physique et moral de Dubois: «C’est un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d’esprit. Tous les vices combattaient en lui à qui en resterait le maître.»
Fils d’un apothicaire de Brives-la-Gaillarde, Dubois était venu faire ses études comme boursier dans un des petits collèges de Paris, au collège Saint-Michel, dont il subsiste rue de Bièvre, nº 12, une maison signalée par une statuette gothique de saint Michel au-dessus de la porte. Sa situation au sortir du collège demeura quelque temps misérable, il fut instituteur de petits bourgeois ici, laquais ailleurs, jusqu’au jour où le précepteur du futur duc d’Orléans se l’adjoignit, après lui avoir fait prendre le petit collet. Il était ainsi l’abbé Dubois sans avoir reçu les ordres. Peu à peu l’intelligent adjoint du précepteur en titre suppléa celui-ci qui se faisait vieux et, avec l’appui de son élève lui-même et de ses amis, obtint à la fin la place, malgré sa mauvaise réputation déjà bien établie. Ce précepteur ivrogne et débauché, mais spirituel et rusé, insuffla sa corruption dans l’âme du duc d’Orléans, né pourtant avec les plus heureuses qualités, et lui donna tous ses vices. Attaché désormais à la maison d’Orléans, quelle fortune inespérée pour le boursier de Saint-Michel aux commencements si durs! Ce n’était pourtant pas fini et le sort lui réservait beaucoup mieux en sa vieillesse. L’abbé Dubois est déjà vieux, il a soixante ans quand son élève prend la Régence; sa fortune alors fait un{376} bond prodigieux. Dubois est diplomate, ambassadeur, il est ministre et dirige les affaires extérieures de la France, au mieux, dit-on, des intérêts de l’Angleterre qui lui paie pour cela une pension de 100.000 écus. Ces hautes dignités ne lui suffisent pas, il n’est qu’abbé pour rire, il veut être archevêque de Cambrai; il violente le Régent qui l’injurie, mais qui se laisse arracher le siège, et Dubois avant de coiffer sa mitre et de prendre sa crosse doit s’en aller d’abord recevoir la prêtrise.—Ne vous faudrait-il pas aussi le baptême? lui demanda ironiquement l’évêque qui l’ordonna. Devenu archevêque, il ne lui restait plus que le chapeau de cardinal à conquérir, il y arriva bien vite...
Ce prélat, qui riait volontiers de son élévation dans les soupers du Palais Royal et défiait tous les cardinaux réunis d’être à eux tous plus athées que lui tout seul, ne put jouir longtemps de ses extraordinaires succès; il mourut en 1723 et fut enterré dans l’église Saint-Honoré, voisine de la Chancellerie. Il y eut son tombeau surmonté de sa statue par Coustou fils. La malchance s’acharna sur le tombeau de Dubois; d’abord il avait été placé de façon telle que la statue tournait le dos à l’autel, ce qui donnait l’occasion de rappeler à tout visiteur l’indignité du cardinal des orgies de la Régence. Lorsqu’on démolit l’église en 1792 et que l’on construisit sur son emplacement le passage Saint-Honoré, on utilisa certains murs de l’église; alors dans la chapelle du cardinal, ignoble affectation, s’installa une maison de débauche, et l’âme de Dubois sans doute ne s’y trouvait point trop mal à l’aise; mais ce ne fut pas tout et le plus horrible reste à dire: comme pour symboliser terriblement l’ignominie restée attachée au nom de Dubois dans l’histoire de cette maison de débauche, le caveau funéraire de Dubois devint la fosse d’aisances!
Au commencement du siècle la vieille abbaye de Saint-Germain avait achevé de perdre ce qu’il lui restait de son caractère de petite ville close, qu’elle avait gardé si longtemps. Le faubourg Saint-Germain s’étendait et prospérait, le prix des terrains montait; les moines, pour profiter de cette hausse, et d’ailleurs ayant dépensé beaucoup d’argent dans les travaux de transformation exécutés sous Louis XIV, bâtirent plusieurs rues dans leur enclos, entre autres les rues Cardinale et Furstenberg, ainsi baptisées du nom de l’abbé qui était le cardinal Jean de Furstenberg. Ces rues enserraient le beau palais abbatial d’un amas de maisons et de bâtisses à petits loyers qui lui nuisaient beaucoup. Les abbés par cette spéculation se résignaient à un voisinage médiocre bien rapproché; ils n’étaient plus chez eux, sauf par derrière où leurs jardins étaient à peu près enfermés par l’église et par le gros bâtiment carré de la prison de l’Abbaye, passée aux mains de l’Etat et qui devait prendre un sinistre renom lors des égorgements de 1792.
Après la prison, sur le flanc sud de l’église on fit encore deux rues, la rue Childebert et la rue Sainte-Marthe encadrant la place du Parvis au pied de la grosse tour. Le boulevard Saint-Germain a fait sauter tout cela. La prison de l’Abbaye, démolie en 1854, tenait toute la largeur du boulevard devant le petit passage de l’abbaye.
Le nom de la rue Childebert évoque pour nous le souvenir d’une maison célèbre dans les fastes littéraires du siècle, maison fameuse, maison bruyante, la{377} Childebert comme on disait, où vécurent des poètes et des peintres tous plus ou moins échevelés, de l’époque romantique. Une jolie petite fontaine appuyée sur une façade de cette rue Childebert, une simple niche en coquille surmontée de deux dauphins, mérite de rester dans le souvenir.
En face de la vieille abbaye et des maisons de la rue Childebert, avait rapidement prospéré, sous le règne du grand roi, une Académie comme il y en avait plusieurs en ce quartier, rue de Condé, rue de l’Université, rue du Vieux-Colombier, etc., établissements où les jeunes gentilshommes venaient compléter leur éducation, c’est-à-dire apprendre les armes, l’équitation et la danse. Cette académie est déjà marquée sur le plan de Gomboust; ses bâtiments se retrouvent dans la cour du Dragon, qui n’était pas alors un passage, cour très curieuse, remarquable d’abord par sa porte d’entrée; la haute voûte cintrée encadrant une fenêtre à beau balcon supporté par un gigantesque Dragon, ailé, boursouflé et pustuleux. Ce{378} dragon, représentant un monstre légendaire dompté par sainte Marguerite, est là parce qu’il faisait face à la rue Sainte-Marguerite aujourd’hui Gozlin. La maison au fond de la cour du dragon n’est pas moins pittoresque avec ses deux tours encorbellées où se suit extérieurement la spirale de l’escalier; le passage donne rue du Dragon, jadis du Sépulcre, où se trouvent des maisons du XVIᵉ siècle plus ou moins transformées, mais montrant encore parfois des pignons ou des détails caractéristiques. Au nº 24 a demeuré Bernard Palissy, le maître potier des Rustiques figulines. On y voyait naguère comme souvenir, encadré dans la muraille au-dessus de la porte, un médaillon de Palissy représentant Samson terrassant un lion, avec cette légende qui servait d’enseigne à la maison: Au fort Samson. Le plat a disparu pour aller enrichir quelque collection.
Non loin de ces académies de danse et d’équitation s’élevait au commencement du XVIIIᵉ siècle, sur des terrains cédés par les Carmes déchaussés, le bel hôtel dit de Hinisdal, du nom de l’un de ses propriétaires après la Révolution. Grande porte majestueuse, style du grand siècle, belle cour entourée d’imposants corps de logis. Ce fut il y a cent ans l’hôtel du dernier gouverneur de Paris sous l’ancien régime, le duc de Brissac, qui par dévouement à la monarchie ne voulut pas émigrer, resta près du roi, devint le commandant de sa garde constitutionnelle en 90 et fut en 93 arrêté en province et massacré à Versailles, comme on le ramenait à Paris pour le juger. Il aimait d’une affection très vraie, avec un grand dévouement aussi, Mᵐᵉ du Barry, qui devait finir peu après lui sur l’échafaud où l’amenaient les dénonciations de ses gens de Louveciennes, intendant et valets pillards, y compris le nègre Zamore, devenu une autorité dans le pays.
Ce coin des rues Cassette et de Vaugirard est un endroit tragique. Au couvent des Carmes qui touche à l’hôtel de Brissac, les massacreurs de septembre égorgèrent 117 prêtres insermentés parmi lesquels plusieurs évêques. La chapelle des martyrs existe encore. Dans le jardin où les assassins poursuivaient leurs victimes, les flonflons résonnèrent aussitôt après la Terreur; c’était le bal des Tilleuls, un des innombrables endroits où Paris sortant de son bain de sang, heureux de vivre, se rua au plaisir.
Ces quartiers de la rive gauche virent encore au XVIIIᵉ siècle s’achever d’autres transformations. Sur le côté gauche du collège des Quatre Nations, l’hôtel Guénégaud qui avait succédé à l’hôtel de Nesle, était devenu sous Louis XIV l’hôtel Conti, pour la princesse de Conti qui l’avait augmenté d’un petit hôtel. En 1750, la ville de Paris acheta le tout et après diverses hésitations, on en décida en 1769 la démolition pour construire sur cet emplacement l’hôtel des Monnaies, celui que nous voyons actuellement, considérable masse de bâtiments dans lesquels fut cependant conservé le petit hôtel Conti.
Parmi les beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, deux palais importants s’élevaient, le premier était né en 1722, mais on y avait travaillé tout le long du siècle. C’est le palais Bourbon, notre chambre des députés, dont les bâtiments primitifs construits pour la duchesse de Bourbon, continués par les princes de la maison de Condé, furent au moment de la Révolution considérablement trans{379}formés et augmentés pour loger d’abord la commission des travaux publics, en 93, quand le palais des Condé s’appela maison de la Révolution, puis le conseil des Cinq-Cents sous le Directoire. La façade sur le quai date de l’Empire; mais, de transformations en adaptations, les travaux continuèrent jusque vers 1830.
L’autre palais est un charmant édifice construit d’un seul jet dans le style gréco-français de Louis XVI, par l’architecte Rousseau, pour le prince Frédéric III, rhingrave de Salm-Kirburg. Il donne sur la rue de Lille et sur le quai d’Orsay; l’entrée principale rue de Lille est une sorte d’arc de triomphe ouvrant au milieu d’un portique ionique qui se continue tout autour de la cour d’honneur. Pour racheter la froideur antique de cette arche triomphale on a jeté coquettement au-dessus de l’archivolte de la voûte des bouquets de fleurs et de feuillages.
Sur le quai le palais ne se présente pas moins gracieusement; au-dessus d’un jardin en terrasse, façade décorée d’une rangée de bustes, et au milieu, pavillon demi-circulaire terminé par une coupole basse entourée de statues.
Le prince de Salm qui se construisit ce palais était un grand seigneur allemand au service de la France, marié à une Hohenzollern. Grand joueur, ayant entamé déjà sa principauté en prodigalités ostentatives, le prince se trouva, la construction terminée, à peu près complètement ruiné. Il acheva cette ruine en dépenses d’installations, en fêtes et pendaisons de crémaillère, si bien qu’au commencement de la Révolution il n’était plus que le locataire de son architecte.
Pour couronner dignement une vie de désordres, ce prince Frédéric de Salm-Kirburg, jadis aussi absolument aristocrate que possible, se jeta dans le mouvement révolutionnaire et s’efforça de faire oublier son origine par l’excès de son sans-culottisme. Il ouvrit même un club démagogique en son hôtel, mais comme malgré tout on se moquait du prince sans-culotte, on appela cette réunion où l’on phrasait à tort et à travers le club Salm-igondis, et le pauvre citoyen Salm, emprisonné malgré ses preuves de civisme, fut guillotiné par ses nouveaux amis.
Sous le Directoire, le palais tomba en de tristes mains, il fut acheté par un nommé Lieuthrand, ex-garçon perruquier, enrichi dans l’agiotage et les fournitures nationales, et qui se faisait appeler marquis de Beauregard. Pour continuer la tradition du prince, Beauregard donna des fêtes splendides à toute la bande d’agioteurs et de financiers véreux de ce temps, mais il vit bientôt sa carrière interrompue par la gendarmerie et dut quitter son palais pour les galères, en raison de quelques escroqueries un peu trop fortes.
Mᵐᵉ de Staël occupa quelque temps le palais ensuite, le temps de le purifier, puis Napoléon l’acheta pour y installer la Chancellerie de la Légion d’honneur. Elle est encore là, mais le palais n’est plus tout à fait celui du prince de Salm, pétrolé en 71. La Commune y avait installé le général Eudes et son état-major; le 23 mai, quand arrivèrent les troupes de Versailles, les fédérés battirent en retraite après avoir savamment organisé l’incendie du palais. Les derniers tisons éteints, il ne restait plus debout, sur les décombres, que le portique d’entrée et les colonnades de la cour d’honneur; il fallut donc reconstruire le palais, mais on s’abstint d’apporter aucun changement aux anciens plans.{380}
Parmi les grands travaux accomplis sous le roi Louis XV le Bien-Aimé, il faut citer la création de la place Louis XV, plus tard de la Révolution, puis de la Concorde, l’Ecole militaire et la fontaine de la rue de Grenelle. Celle-ci est un bel échantillon de l’art décoratif académique du XVIIIᵉ siècle; elle n’a rien de rococo, de ce qui caractérisait le style Louis XV aux lignes contournées, parfois amples et grasses; on y sent déjà l’école de David et le triomphe des purs Romains de la génération suivante: mais il y a de jolis morceaux dans ce grand décor assez froid et de gracieuses figures sculptées par Edme Bouchardon.{381}
Cinq cents jeunes gentilshommes devaient être logés à l’École militaire et y recevoir toute l’instruction nécessaire à la carrière d’officier; l’architecte Gabriel leur éleva la monumentale caserne à portique qui fait le fond du Champ de Mars, vaste quadrilatère aménagé pour les exercices militaires des élèves.
Il semble que Louis XV dont le triste règne a préparé la terrible crise de la Révolution, préparait aussi par une sorte de fatalité le terrain nécessaire pour les grandes évolutions de peuple, arrangeait le cadre des formidables événements qui devaient marquer le règne de son successeur et la fin sanglante de la dynastie. En grande partie responsable de la Révolution, pour les hontes et les fautes de son règne néfaste, il fit le lit de cette Révolution.
Là-bas, devant l’Ecole militaire, il traçait le champ de la future fédération, où le 14 juillet 1790, au commencement de la grande commotion, les Français des diverses classes, l’Assemblée, la garde nationale, des députations des gardes nationales de quarante-deux{382} départements, avec le drapeau tricolore encadré par le drapeau blanc et par une représentation de la vieille oriflamme des anciens temps portée par des maréchaux de France, le roi et les représentants de la Commune vinrent solennellement jurer la Constitution, Lafayette conduisant l’immense cortège, et M. de Talleyrand, alors évêque d’Autun, disant une messe solennelle sur l’autel de la Patrie.
D’autres fêtes devaient suivre cette journée de fraternisation, il ne fallut pas attendre plus d’un an pour y voir couler le sang sur les marches de l’autel de la Patrie; ce fut un jour de grande explosion des colères populaires savamment attisées par des meneurs, manifestation aboutissant à la proclamation de la loi martiale, à des fusillades et mitraillades jonchant de cadavres le terrain où l’année d’avant ces Français s’étaient embrassés. Après cette journée sanglante dont l’épilogue eut lieu sur le même point dix-huit mois plus tard, par le supplice de Bailly, du malheureux Bailly attendant assis dans sa charrette, sous la pluie et la bise glaciale de novembre, que le montage de la guillotine fût achevé, le Champ de Mars vit d’autres fêtes: Fête commémorative de la prise de la Bastille, défilé de l’Assemblée, des gardes nationales et du peuple autour d’un bûcher où l’on brûla solennellement armoiries, couronnes, titres de noblesse; Fête des victoires après la première campagne de Bonaparte en Italie; Fête de la fondation de la République avec jeux et courses de chars à la romaine, etc... Ces premières années du Champ de Mars furent bien mouvementées, mais des temps plus calmes vinrent et il ne fut plus qu’une Esplanade de manœuvres, jusqu’aux jours où les Expositions universelles l’accaparèrent pour les grandes assises de l’industrie.
Arrivons à l’autre emplacement révolutionnaire préparé par Louis XV. Sous le règne précédent Paris finissait ici au bout du jardin des Tuileries par un bastion enfermant une garenne entre la Porte de la Conférence sur le quai, et la Porte Saint-Honoré plus haut, mais Paris avait grandi, le jardin des Tuileries avait renversé le bastion. Entre le jardin et le commencement du Cours la Reine, restait devant le pont tournant du jardin des Tuileries un vaste espace vide ou occupé par des hangars, des dépôts du magasin des marbres, espace dont le prévôt des marchands et l’échevinage projetèrent de faire une place monumentale avec, pour principal ornement, la statue du roi Louis XV, alors le Bien-Aimé, que la petite vérole avait failli enlever à l’amour de son peuple.
Votée en 1748, la statue ne put être terminée qu’en 1763, Louis XV était toujours sur le trône, mais il n’était plus le Bien-Aimé, c’était le roi du parc aux cerfs et de Mᵐᵉ de Pompadour, que Mᵐᵉ du Barry allait remplacer. Aussi, quand la statue parut sur un piédestal flanquée de quatre grandes figures de femmes symbolisant la Force, la Paix, la Prudence et la Justice, les pasquinades insultantes ne manquèrent pas. On placarda sur le piédestal entre autres épigrammes celle-ci:
L’architecte Gabriel avait fait à cette statue un cadre vraiment magnifique. Le quadrilatère de la place Louis XV était dessiné par un large fossé entouré de{383} balustrades, ouvert aux angles et au milieu de chaque face. Au fond s’élevèrent les deux bâtiments jumeaux du garde-meuble et du ministère de la marine, édifices d’une belle ordonnance et de lignes imposantes, entre lesquels alors s’apercevaient, au lieu du temple grec de la Madeleine, les petites maisons du boulevard et la verdure de la campagne voisine.
Hélas! la belle place aux tragiques destins si proches devait avoir, à peine achevée, un sinistre baptême. C’était le 30 mai 1770. En réjouissance du mariage du dauphin avec l’archiduchesse Marie-Antoinette, la municipalité fit tirer un feu d’artifice sur la place encore en partie obstruée de matériaux. Une foule immense était venue contempler le spectacle. Aussitôt la dernière fusée éteinte, cette foule entassée entre les fossés et qui n’avait pour rentrer dans Paris que l’issue de la rue Royale, se mit en mouvement et se heurta à une autre foule de curieux descendant des boulevards. Il y eut dans l’obscurité une atroce mêlée. Les deux masses se heurtant s’étouffèrent; tout ce qui tombait était piétiné, écrasé, des flots humains roulaient sur d’autres flots humains, se broyaient sur les obstacles, soulevaient des voitures dont on égorgeait les chevaux à coups de couteau; des gens affolés mettaient l’épée à la main pour essayer de se faire jour. Quand l’effroyable mêlée se fut dissipée, il restait sur le terrain plusieurs centaines de cadavres. Tristes noces pour le pauvre couple qui devait finir ici même aussi, vingt-trois ans après.
Entre ce baptême lugubre et les grandes et sanglantes journées qui vont venir, la place Louis XV a peu de choses en ses annales; elle hérita de la foire Saint-Ovide qui se tenait précédemment sur la place Vendôme, et qui amena avec elle de la gaieté pour quelques années. Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1777, un incendie éclata, baraques de saltimbanques et de montreurs de curiosités, boutiques de marchands, théâtres de marionnettes, tréteaux de chanteurs, tout brûla.
Que citer encore? Des défilés joyeux en attendant les autres, le défilé du carnaval qui dans ces dernières années de la monarchie était très bruyant et remplissait la rue Saint-Honoré et les grandes voies d’innombrables masques; le cortège du beau monde, à la fin du carnaval, pour la promenade traditionnelle de Longchamps, où les impures et les filles d’Opéra, mêlées aux duchesses, rivalisaient de luxe et d’élégance dans les toilettes et dans les équipages tarabiscotés, pour lesquels les carrossiers trouvaient les inventions les plus galantes, comme cette conque dorée et enguirlandée dans laquelle trôna Mˡˡᵉ Guimard fardée jusqu’à l’extravagance.
Mais voici avec l’an 89 bien d’autres foules et bien d’autres tumultes; la place Louis XV voit passer le prince de Lambesc cavalcadant et sabrant à la tête de Royal Allemand, puis des bandes de gardes nationaux, de fédérés fêtant dans les guinguettes des Champs-Élysées la liberté conquise et la Bastille démolie, des cortèges de clubistes et de sectionnaires, allant pour quelque cérémonie à l’autel de la Patrie.
Mais ce n’est encore que la petite pièce avant la grande. Voici le drame qui se dessine et les événements qui se précipitent. Les femmes de Paris, le 6 octobre,{384} sont allés enlever la royauté de son château de Versailles et la ramènent à Paris, déjà captive, sinon prisonnière. C’est encore dans le carrosse royal traîné à huit chevaux que Louis XVI et Marie-Antoinette font leur entrée dans leur capitale, mais autour de ce carrosse les poissardes dansent et chantent, le peuple brandit des milliers de sabres et de fusils, et, en avant pour ouvrir la marche, des énergumènes balancent à la pointe des piques quelques têtes de gardes du corps.
Le 10 août 1792, le canon et la fusillade annoncent que derrière les bosquets des Tuileries le peuple donne le dernier assaut à la royauté, puis les feux de peloton, les salves d’artillerie s’espacent, d’immenses clameurs de victoire et d’horribles cris retentissent. Le château est pris, ses derniers défenseurs sont égorgés ou fuient dans le jardin; on leur donne la chasse, ils tombent sous les arbres les uns après les autres; seuls, quelques groupes peuvent gagner les Champs-Élysées...
Le pont de la Concorde, alors appelé pont Louis XVI, a été commencé en 1787; ironie du sort, ce pont Louis XVI, on l’achève avec les pierres provenant de la démolition de la Bastille. Comme il mène à la Chambre des députés, il restera révolutionnaire, en dépit de son nouveau nom, et chemin naturel de l’émeute, nous l’avons déjà vu maintes fois.
Toute blanche, toute fraîche dans la fleur de sa jeunesse, la place Louis XV voit disparaître la statue de Louis le Bien-Aimé et s’élever sur le même piédestal une colossale figure de la Liberté. La place n’en reste pas moins coquette et jolie. A l’ombre de cette figure de la Liberté, on construit autre chose, l’autel sur lequel on va lui offrir de terribles holocaustes, l’autel sur lequel Samson dira tous les jours pendant des mois la messe rouge.
La place Louis XV est la place de la Révolution ou plutôt la place de
la Guillotine. Le carrosse royal encore une fois va passer. Le 21 janvier 93, sur l’immense place couverte de troupes, la guillotine fait le centre d’un carré de fusils et de canons derrière lesquels se pressent, houleuses et sombres, les masses populaires. A dix heures du matin, au roulement des tambours de Santerre qui étouffent la dernière protestation royale, tombe la tête de Louis XVI.
Le roi était venu à la guillotine dans son carrosse, la reine, plusieurs mois après, y viendra en charrette, après avoir suivi, les mains liées derrière le dos, toute la rue Saint-Honoré, longue route d’un calvaire qui lui permettait d’entrevoir au détour de chaque rue transversale, le palais où elle avait régné et les beaux ombrages du jardin où le soleil avait éclairé les heureuses journées de naguère.
Avant elle et après elle, combien de fois la charrette fit-elle, ou plutôt le convoi de charrettes fit-il ce voyage, amenant à Samson la fournée quotidienne de condamnés que le tribunal révolutionnaire lui envoyait: les Girondins et les Feuillants, Mᵐᵉ Roland, Camille Desmoulins et Danton, Charlotte Corday, Philippe Egalité... puis, les fournisseurs de la guillotine arrivant à leur tour, Hébert, Fouquier-Tinville, Robespierre...
Ainsi chaque jour, comme des employés de ministère qui vont à leur bureau, Samson et ses aides arrivaient sur la place pour l’effroyable besogne, procédaient tranquillement au nettoyage de leur machine, et se mettaient ensuite à trancher{386} froidement toutes ces têtes, jeunes ou vénérables, illustres ou obscures, innocentes ou scélérates... Et le ruisseau rouge coulait, mare de jour en jour plus impossible à étancher et que le sol saturé refusait de boire, dont l’odeur attirait les chiens errants et faisait reculer les chevaux au passage. Quand nous traversons près de l’Obélisque et des fontaines jaseuses, la place actuelle, vivante, élégante et gaie, fermons un peu les yeux sur le présent et voici que s’évoque, sinistre vision, la place de la Révolution avec l’instrument de mort, les deux bras rouges levés en l’air et les horribles tricoteuses en cercle, guettant l’éclair du couperet qui tombe...
Pendant des mois, tous les jours, Fouquier-Tinville envoie sa fournée, Samson travaille. Le sol saturé refuse de boire le sang qui coule dans une fosse sous l’instrument; de même le cimetière des suppliciés à la Madeleine refuse les cadavres, on envoie les corps dans un nouveau cimetière taillé dans le parc du duc de Chartres à Monceaux, puis à partir du 25 prairial an II (13 juin 93), le terrible abattoir humain est transporté à la place du Trône.
La rue Saint-Honoré n’a plus chaque après-midi son défilé de charrettes, c’est le faubourg Saint-Antoine qui hérite du tragique spectacle et qui s’en émeut, qui réclame à son tour.
La Chaussée d’Antin.—Les Porcherons.—Le Temple de Paphos.—Petites maisons et Folies.—Abattis et grandes trouées.—La disparition du vieux Paris.—La Butte des moulins.
TRÈS près de nous encore est le temps où de bons maraîchers faisaient pousser des choux et des salades sur l’emplacement de l’Opéra et des beaux et brillants quartiers d’aujourd’hui; il ne faudrait guère pour retrouver ces honnêtes cultures villageoises reculer de plus d’une centaine d’années.
L’extrémité de la ligne des grands boulevards au point le plus animé, le plus peuplé, qui fait à peu près le centre du Paris d’aujourd’hui, ce n’était, il y a cent et quelques années, qu’un commencement de banlieue. La promenade des boulevards pour les Parisiens du milieu du XVIIIᵉ siècle, c’était une ouverture sur la campagne; il y avait des arbres, il y en a encore, mais moins vigoureux et moins nature; il y avait de petites maisons, des guinguettes champêtres éparpillées aux{388} entours de quelques folies de grands seigneurs ou de financiers, presque des maisons de campagne, coquets nids d’amour, joyeux vide-bouteilles où les fredaines galantes du beau monde trouvaient une discrète tranquillité.
La Chaussée d’Antin est née dans la première moitié du XVIIIᵉ siècle, alors que les choux des champs environnants avaient encore de longues années de tranquillité devant eux. Cette précocité s’explique, cette chaussée nouvelle conduisait au pimpant hameau des Porcherons en avant du village de Clichy. Un petit chemin serpentant dans les cultures s’appelait Chaussée de l’Egout de Gaillon, ou chemin des Porcherons. Quand on en fit une rue, on lui donna d’abord le nom de rue de l’Hôtel-Dieu parce que l’Hôtel-Dieu y avait une ferme et des terres, voisines de celles des Mathurins, desquelles terres l’Hôtel-Dieu conserva des bribes jusque vers 1840.
Sur tout ce côté nord de Paris serpentait le ruisseau descendant du village de Ménilmontant; il touchait presque à la porte du Temple et courait ensuite à certaine distance des murs de la ville, coupant les faubourgs Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, moitié ruisseau et moitié collecteur des petits égouts qu’il recevait au passage. Au siècle dernier, il descendait moins d’eau des hauteurs déboisées de Ménilmontant, une partie de ces eaux étant captée au passage par les maraîchers ou pour une dérivation sur Vincennes, et le ruisseau était en bien des endroits une sentine. A la sortie des Porcherons, le ruisseau passait sous un pont nommé pont Arcans (?) il se dirigeait vers le Roule, ex-village devenu faubourg s’ajoutant au faubourg Saint-Honoré et s’en allait se jeter à la Seine sous Chaillot. Couvert aujourd’hui, son lit est le collecteur des égouts de la rive droite; le ruisseau n’en continue pas moins à couler dans le collecteur ou perdu dans les terres et on le retrouve, croit-on, dans une nappe d’eau qui baigne les fondations de l’Opéra de Charles Garnier et qui en a bien gêné la construction.
Du côté de la Chaussée d’Antin le grand égout ne fut couvert qu’en 1771 et l’on construisit dessus la rue de Provence. Aux Porcherons florissait Ramponneau, maître cabaretier en possession de la célébrité. Ce cabaret, à l’enseigne du Tambour Royal, est une ancienne auberge d’ouvriers de campagne, tout à fait dépourvue d’élégance, vaste mais très sommairement installée, un comptoir en planches grossières sous un haut manteau de cheminée campagnarde, la cheminée à faire sauter les omelettes au lard, des tables, des bancs de bois et c’est tout, avec quelques dessins charbonnés sur le mur pour ornements, œuvres d’art représentant Mˡˡᵉ Camargo dansant avec le soldat Belle Humeur, Crédit tué par les mauvais payeurs, Monnoye fait tout, et autres plaisanteries de cabaret. Tous les rangs sont confondus chez Ramponneau, on y boit, on y chante, on y est gai, on s’y grise. Le succès de ce cabaret est énorme et Ramponneau devient un type populaire.
Il y a Ramponneau, il y a la Grande Pinte, il y a bien d’autres cabarets aux Porcherons qui ont abandonné l’élevage des porcs, leur ancienne industrie, et ne sont plus qu’une immense et joyeuse guinguette.
Quelle vogue eurent pendant tout le XVIIIᵉ siècle les parties de plaisir dans{389} tous ces bruyants cabarets où sous les treilles l’on chantait et buvait à l’aise. Il y en avait pour tous les goûts et tous les rangs, les petits commis de boutique, les clercs de procureur en bonne fortune, tout comme les jeunes seigneurs en partie fine trouvaient une tonnelle ou une salle pour s’installer gaiement avec les grisettes endimanchées ou les belles impures, devant des nappes blanches agréablement chargées. Les bons bourgeois y venaient avec les demoiselles d’opéra. Quand une fille voulait jeter son bonnet par-dessus les moulins, elle n’avait pas besoin de monter jusqu’à Montmartre. Derrière les Porcherons, le moulin des dames de Montmartre—rue de la Tour-des-Dames maintenant—faisait tourner ses grandes ailes un peu au-dessus des cabarets et du château du Coq, manoir du XIVᵉ siècle, où le roi Louis XI avait couché la veille de son entrée solennelle dans Paris.
Comme pour racheter les péchés de ce temps, notre siècle a bâti une église à peu près sur l’emplacement des Porcherons, sur ce sol où l’on a tant bu et chanté si galamment. Justement cette église n’a rien d’austère dans le style de son architecture, elle semble même coquette, c’est la Trinité qui se voit au bout de notre Chaussée d’Antin actuelle. L’église Notre-Dame de Lorette remplace presque sur le même point, la chapelle du même nom aux Porcherons.
Cette Chaussée d’Antin prit son nom de l’hôtel du duc d’Antin bâti en 1713, qui passa plus tard au maréchal duc de Richelieu. A cet hôtel, le maréchal, célèbre à tant de titres par ses victoires et conquêtes sous les drapeaux réunis de{390} Mars et de Vénus, ajouta ce pavillon donnant sur le rempart, auquel la malignité publique accrocha le nom de Hanovre pour dire que le maréchal en y prodiguant les grâces extérieures et intérieures, ne faisait qu’employer le butin de la campagne de Hanovre.
La Chaussée d’Antin s’embellit rapidement et se garnit de jolis hôtels enchâssés dans quelques ombrages encore. C’était un faubourg élégant qui commençait là et qui avait considérablement gagné et grandi à la fin du siècle. Mˡˡᵉ Guimard, vers 1762, la danseuse diaphane si légère et si maigre, «le squelette des Grâces» adorée par tant de grands seigneurs, s’y fit construire un hôtel par l’architecte Le Doux.
Naturellement ce Grec forcené construisit pour Mˡˡᵉ Guimard une manière de petit temple qu’on appela temple de Terpsichore, un cube de pierre ouvrant par un péristyle ovale à colonnes ioniques. On disait de ce temple de Terpsichore que la Volupté en dessina le plan et que l’Amour en fit les frais. C’était le prince de Soubise surtout. L’hôtel paraissait petit, mais il était vaste en réalité, sans doute par des annexes; il y avait grands et petits appartements, galerie de tableaux, salle de spectacle pouvant contenir cinq cents personnes, plus des jardins magnifiques avec un petit temple à Paphos. La divinité du lieu y menait une existence de folles dépenses et de luxe scandaleux, soupers, orgies, fêtes à spectacles, représentations théâtrales, etc... Elle donnait régulièrement trois grands soupers par semaine, le premier aux princes et grands seigneurs plus ou moins attachés à son char, le second aux gens de lettres et artistes, épicuriens de second rang; le troisième, la grande orgie, réunissait seigneurs et financiers viveurs, comédiennes et impures en renom.
Un jour, la Guimard se dégoûta de son temple; ses légions de créanciers se fâchaient ou les galants qui fournissaient à ses fabuleuses dépenses s’étaient fatigués de lui apporter les millions qu’elle jetait ensuite par toutes les fenêtres, même par celles de la bienfaisance quand elle allait, aux lendemains d’orgie, porter dans les taudis misérables quelques poignées de tout cet or qui roulait incessamment en offrandes à Vénus. La rivière était-elle tarie? ou la belle courtisane, l’heure de la retraite étant sonnée, prenait-elle ses dispositions pour quitter le pays de Cythère et s’en aller finir ses jours en bourgeoise du Marais? Le temple de Terpsichore fut mis en loterie; il y avait 2,500 billets à cinq louis, le tirage eut lieu en 1786 et l’hôtel fut gagné par une dame qui n’avait pris qu’un seul billet. Peu d’années après, l’ancien temple stupéfait devenait le local de la section du Mont-Blanc. Quel changement pour le logis licencieux, pour ces salons resplendissants où tous les grands seigneurs de France se pressaient jadis aux grandes fêtes. Ils étaient loin alors, emportés par le vent de tempête comme de pauvres feuilles mortes, guillotinés ou errant fort dépourvus hors frontières, tandis que la danseuse, devenue peut-être une bourgeoise épaisse, vivait cachée quelque part, oubliée dans quelque coin silencieux de vieille maison aux murs gris et moroses.
Mirabeau était venu mourir au nº 42 de la Chaussée d’Antin le 2 avril 1791. Désolation universelle, Paris en larmes se presse à ses obsèques solennelles à{391} Notre-Dame, l’Assemblée nationale en tête, et conduit le grand orateur à la nouvelle église de Sainte-Geneviève que l’on désaffecta pour en faire le Panthéon. La rue débaptisée s’appela rue Mirabeau et sur la maison mortuaire fut scellée une plaque de marbre noir portant ces deux vers de Marie-Joseph Chénier:
Ce qui n’empêcha pas 93 de rejeter le corps du Panthéon, d’enlever la plaque de marbre et de changer encore le nom de la chaussée pour celui de rue du Mont-Blanc.
Avant 1789, un petit casernement des gardes françaises occupait l’angle du boulevard à droite; le temple Guimard était au nº 9. M. Necker avait un hôtel au nº 7.—Autres salons, autres hôtes qu’à côté. Voici chez M. Necker les grands noms de la littérature et de la bonne société à la fin de l’ancien régime. Une jeune fille écoute les brillantes causeries, c’est la future Mᵐᵉ de Staël. Après la tourmente, M. Necker cède son hôtel à un banquier, M. Jacques Récamier, et pendant une dizaine d’années, dans ses appartements décorés à la romaine, la belle Mᵐᵉ Récamier, statue vivante, apparaît comme une déesse descendue de son nuage pour recevoir le tribut d’admiration de toute la nouvelle société, les débris de l’ancien grand monde mêlés à la nouvelle aristocratie émergée du grand bouleversement. C’est un des plus brillants salons de Paris, moins politique que celui de Mᵐᵉ de Staël et plus gai, plus animé. On y fait de la musique et de la littérature, on y danse beaucoup; la déesse invente des danses nouvelles qui lui permettent de déployer toutes ses grâces merveilleuses.
Le nom ancien d’une rue qui traverse la Chaussée d’Antin, ancienne ruelle boueuse montée en grade en même temps que la chaussée et nommée alors rue Chantereine, était un dernier souvenir des marécages transformés d’abord en cultures, puis couverts de maisons. Chantereine, c’était: Chante-reinette ou grenouille. Les grenouilles y coassaient il y a moins d’un siècle et demi. Talma y possédait une maison qu’il tenait de Condorcet. Les Girondins, dit Nodier, l’avaient fréquentée, Talma y eut, en 1797, un locataire qui se moquait bien des grandes phrases et des beaux discours. Ce successeur de la bavarde Gironde, c’était le général Bonaparte, ex-jacobin, mari de Joséphine de Beauharnais.
Ce petit général, revenant couvert de lauriers de sa triomphante campagne d’Italie, fit soudain de la rue Chantereine, débaptisée par l’enthousiasme et appelée rue de la Victoire, le point sur lequel convergeront les regards attentifs et les espérances de Paris las de soubresauts et de la France écœurée du relent des corruptions politiques. Bonaparte partit quelques mois après de la rue de la Victoire pour s’en aller au Caire et aux Pyramides; il y revint plus prestigieux encore, pour préparer dans la maison du tragédien le 18 Brumaire et l’Empire.
Petites maisons, folies de grands seigneurs ou de fermier général, le XVIIIᵉ siècle en avait enveloppé Paris; il y en avait dans tous les villages de la première banlieue que Paris grandissant devait atteindre bientôt, il y en avait dans les coins dis{392}crets et tranquilles, à l’abri de coquets jardins ou de beaux parcs bien ombragés. Pour tout grand seigneur, c’était presque l’annexe obligée de l’hôtel patrimonial, maison officielle de l’époux et de la famille. Pour loger quelque belle impure, quelque comédienne, quelque célébrité du corps de ballet, on demandait à l’austère architecture de se faire galante et libertine, à la peinture de développer ses thèmes les plus voluptueux pour faire un cadre cythéréen à la reine de boudoir. Meubles précieux et chefs-d’œuvre gracieux de l’art industriel s’accumulaient dans toutes les pièces de la blanche petite maison nichée dans la verdure. Que fallait-il encore? Une cave bien montée et un cuisinier de talent. On les avait. Et comme s’il prévoyait les drames terribles qui se préparaient, comme s’il cherchait à s’étourdir, le siècle se plongeait dans l’orgie galante.
Il y avait des folies de toutes tailles, suivant la fortune du prince ou du traitant. On en retrouve encore de temps en temps quelqu’une, oubliée derrière les bâtisses modernes qui ont envahi les quartiers où elles se croyaient tranquilles et qui les ont écrasées ou enterrées. Il y en avait partout et même en des quartiers où leur souvenir est bien fait pour nous surprendre, dans les environs de la Roquette par exemple, qui n’était alors qu’un couvent de nonnes, dans les villages, riants alors, de la Roquette et de Popincourt,—celui-ci qu’on appelait alors par abréviation Pincourt, mais qui doit son nom à Jean de Popincourt, premier président du Parlement sous Charles VI. Popincourt était presque un site historique; c’est sur la terrasse d’une de ses maisons que Mazarin et Louis XIV vinrent contempler la bataille du faubourg Saint-Antoine et entendre tonner le canon de la Bastille, tirant par les ordres de Mˡˡᵉ de Montpensier sur les troupes royales. De beaux ombrages entre le faubourg Saint-Antoine et la Roquette abritaient la folie Titon, un riche fermier général qui s’était arrangé là une fabuleuse installation, folie coûteuse où se ruina le financier, et dont un lot plus tard logea la fabrique de papiers peints Réveillon, pillée et incendiée peu de jours avant la prise de la Bastille. Un autre financier, Samuel Bernard, avait la sienne dans les mêmes environs, et aussi le duc de Fronsac, fils du maréchal de Richelieu.
Mais le point où les petites maisons étaient plus serrées, où leurs habitués pouvaient voisiner les uns chez les autres, c’étaient les quartiers de Clichy et des Porcherons, ce qui se comprend du reste, par la situation agréable sur les pentes ondulant vers Montmartre et par les traditions du lieu. Le maréchal de Richelieu, le grand vainqueur, le maître de tous les roués petits et grands, ne se contentait pas de son pavillon de Hanovre sur le rempart, il avait planté une maison plus petite et plus discrète sur la hauteur de Clichy, maison qui fut, sous le Directoire, habitée par la belle Mᵐᵉ Hamelin, une des Merveilleuses de l’époque. Le XVIIIᵉ siècle, ce débauché vieilli, revenait à la nature sur ses vieux jours; désireux de finir en églogue, en buvant du lait, servi par des bergères poudrées, il s’était pris d’un bel amour pour la nature arrangée, pomponnée, gracieusement enjolivée, sinon embellie, et ce goût de décorations champêtres, qui avait produit le village de Trianon, allait trouver à s’exercer dans un genre particulier de Folies, qui n’étaient plus seulement la petite maison galante, mais des créations autour{393} d’un petit palais champêtre, de parcs immenses meublés de fabriques, ruines et curiosités de toutes sortes.
Parmi les plus fameuses, prenons-en deux seulement pour leur importance et leurs particularités: celle du financier Boutin et celle du duc de Chartres. La folie Boutin était une merveille avec son magnifique jardin anglais, qui avait coûté plus d’un million au financier, allant de la rue Saint-Lazare à la rue de Clichy. Ce fermier général était un fort brave homme, très bienfaisant et un ami des arts. Sous le Directoire, le pauvre Boutin ayant été guillotiné, on fit de son jardin le Tivoli des incroyables et des merveilleuses qui eut un succès prodigieux où dans un décor de temples, de moulins, cascades, ponts rustiques, grotte de sorcier, curiosités de toutes sortes, se donnaient des fêtes de tout genre, surtout fêtes de nuit avec illuminations, ascensions de ballons et feux d’artifice.
Napoléon donna dans ce merveilleux Tivoli un banquet à sa garde impériale au retour d’une de ses triomphales courses à travers les capitales étrangères.
La folie de Chartres s’appelle aussi le jardin Mousseaux ou Monceaux du nom d’un petit village éparpillant quelques maisonnettes dans la plaine; en 1778, Philippe d’Orléans duc de Chartres, le futur Égalité, acheta d’immenses terrains plats, un sol ingrat et sans verdure, et bouleversa le tout avec des légions d’ouvriers. Il avait chargé Carmontelle, peintre et musicien, de dessiner son futur domaine, en laissant chevaucher sa fantaisie bride sur le cou. Carmontelle ne lésina sur rien, mais le résultat fut une merveille. Ce n’est pas le parc Monceaux que nous connaissons. Celui-ci est joli, mais il n’a point la fantaisie de l’autre, bien que ses principales beautés lui viennent encore des débris de la folie de Chartres.
Dans les détours des vallons enfantés par Carmontelle, au milieu desquels{394} circulait une petite rivière jaseuse, il y avait de tout: un temple de Mars en ruines, un moulin à vent hollandais, avec la maison du meunier et une laiterie, un château gothique ruiné, une tour et des tourelles ébréchées sur un mamelon, un bois poétique de cyprès et de sycomores, abritant des tombeaux antiques au milieu desquels se dressait une pyramide et à côté de ce site sévère, un coin riant d’Italie, avec quelques motifs antiques et une vigne encadrant dans les pampres une statue de Bacchus. De l’exotique, maintenant: un portique chinois, passé lequel on rencontrait un pavillon bleu, puis un pavillon de verre, puis un pavillon jaune, une immense galerie formant jardin d’hiver... Les ponts, les cascades ne se comptaient pas, ni les grottes non plus; il y en avait une dans laquelle le duc de Chartres donnait quelquefois à souper, grotte très vaste à laquelle étaient annexées les cuisines et une arrière-grotte pour les musiciens. Il y avait encore des temples, des obélisques, des fontaines, des pagodes chinoises mobiles, des jeux de bague curieusement installés; enfin, comme morceau important, la charmante naumachie, la belle colonnade ruinée, entourant la pièce d’eau que nous connaissons.
C’était une féerie dont nous sommes loin d’avoir indiqué tous les tableaux. Quand les fermiers généraux en 1782 établirent le fameux mur d’octroi qui mettait Monceaux dans Paris,
on bâtit ce mur dans un fossé pour ne pas priver la folie Monceaux de ses vues sur la campagne.
Le duc d’Orléans ne jouit pas longtemps de ces merveilleux jardins. La Révolution survient qui confisque Monceaux et en fait après la Terreur, lorsque l’on est sorti du terrible cauchemar, un établissement de fêtes comme Tivoli, comme l’Elysée, ancienne folie Beaujon.
Sous Napoléon, on ne dansa plus à Monceaux; l’empereur l’avait donné à Cambacérès, qui le rendit peu après à l’Etat en raison des trop considérables frais d’entretien. La Restauration le restitua à la famille d’Orléans à laquelle la Révolution de 48 l’enleva encore. On y mit alors la direction des ateliers nationaux. C’est seulement vers 1860 que la Ville de Paris entra en possession et créa le parc actuel qui ne comprend guère plus de la moitié de l’ancien jardin, le reste ayant servi à la création du beau quartier environnant.
Le sort de ces grands jardins aristocratiques fut le même au commencement du siècle, établissements de plaisirs d’abord, transformés ensuite en jardins publics ou découpés pour la création de quartiers nouveaux. Les parcs plus modestes, toutes ces petites maisons aux souvenirs licencieux devenus hôtels de spéculateurs enrichis après la Révolution, ou de généraux de l’Empire, ont disparu peu à peu, atteints par les nouvelles grandes voies, écrasés sous les grandes maisons de rapport. Dans la région de l’Est, c’est l’industrie qui s’en est emparée; de l’autre côté, dans la grande marche de la ville vers le soleil couchant, la marée montante des constructions atteint les derniers débris de la coquette villégiature{395} de jadis, les derniers ombrages des derniers petits parcs lointains, pour y faire surgir des rues neuves à petits hôtels.
Quels changements en une ou deux générations de Parisiens. La ligne de remparts, les fortifications de 1840, englobaient toute une ceinture de villages séparés encore par des champs et des cultures. Où sont-elles maintenant? où sont les vignes et les champs de violettes de Belleville, ce village qui était le Montmorency des bourgeois du quartier Saint-Denis de 1830? Il y a vingt ans, la campagne commençait après le Trocadéro. Les Parisiens d’aujourd’hui ont connu des maraîchers à Passy et de grands espaces en jardins et parcs, entre ce Passy et Auteuil, isolé au bout du monde, à la pointe extrême du rempart; leurs pères ont vu des chantiers de bois à la place de la gare Saint-Lazare et leurs grands-pères ont pu assister à des grandes manœuvres et petites guerres exécutées par la garnison de Paris jusqu’en 1830, dans les plaines désertes de Monceaux.
Les grands boulevards intérieurs, la promenade du rempart du siècle dernier, sont devenus la grande artère intérieure; une seconde ligne les double et les remplace, les boulevards extérieurs tenant la place du mur d’octroi des fermiers généraux de 1782, et une troisième ligne de boulevards, le chemin militaire des bastions de l’enceinte, se bâtit rapidement, voit s’élever du côté de l’ouest de superbes hôtels regardant la campagne par-dessus les talus, en attendant que Paris encore une fois franchisse cette enceinte et dévore les agglomérations formées extra-muros.
A l’intérieur de grandes trouées ont été faites dans tous les sens pour donner de l’air au Paris trop serré d’autrefois; ces trouées, personne ne les blâme; on ne critique que leur implacable tracé rectiligne, qui ne se serait pas dérangé pour Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle s’il avait heurté ces monuments. La vieille croisée de Paris du temps de Philippe-Auguste a été modifiée, la nouvelle croisée, c’est la rue de Rivoli coupant la ligne des boulevards Sébastopol et Saint-Michel.
Commencée presque au début du siècle, l’an X de la République, par le Premier Consul, la rue de Rivoli dans son premier tronçon modifia considérablement les abords du jardin des Tuileries, en effaçant des souvenirs du commencement de la Révolution. Les premiers coups de pioche firent tomber la salle du Manège, construite sur l’ancien manège des écuries royales, la salle où peu d’années auparavant avaient siégé la Constituante, la Législative et la terrible Convention, et que celle-ci avait quittée pour une salle dans les Tuileries mêmes. En même temps disparurent les Feuillants dont l’enclos mitoyen avec le jardin royal donnait son nom à la terrasse de ce côté, et le couvent des Capucins sur l’emplacement duquel fut en partie construit le ministère des finances incendié par la commune. Aux premiers jours de la Révolution, un club rival des Jacobins et des Cordeliers se tint au couvent des Feuillants; les hommes du parti des Feuillants étaient modérés; ils firent les premiers le voyage à la place de la Révolution.
Arrêtée longtemps entre le Louvre et le Palais Royal, la rue de Rivoli reprit sa course au commencement du second Empire et continua sa percée à travers Paris en transformant extraordinairement les abords du Louvre comme elle avait fait{396} précédemment pour les Tuileries, et après les entours du Louvre, ceux du palais rival, de la vieille maison de ville des Parisiens.
Tout le long de sa route, elle éventra de vieux quartiers tortueux et embrouillés, elle dévora des ruelles antiques aux séculaires bâtisses souvent misérables et sordides, coins lépreux cachés au cœur de la ville, à deux pas de la demeure des rois et du Paris brillant.
Le changement était prodigieux et par quelques ruelles qui nous restent bien dissimulées derrière de hauts édifices aux environs du Pont Neuf, nous ne pouvons guère nous faire une idée de ce qui dans le cours des siècles s’était tassé là au débouché des ponts autour du Châtelet. La rue de Rivoli et les travaux qui en furent la suite jetèrent bas ce qui subsistait des ruelles ayant enserré le vieux Châtelet tombé en 1808 et bouleversèrent complètement les environs, dégageant la tour Saint-Jacques du marché à la friperie qui l’entourait et amenant même le transport à 12 mètres de distance de la fontaine dite du Palmier, consacrée sous le premier Empire au souvenir des victoires remportées en Italie et en Egypte. Alors disparut, avec la rue Pierre-à-Poisson, la rue de la Tannerie et quelques autres mal odorantes, la rue de la Vieille-Lanterne, repaire immonde et noir coupe-gorge auquel la mort du pauvre Gérard de Nerval assassiné en quelque bouge et pendu ensuite au grillage d’une fenêtre, venait de donner une renommée sinistre.
Même formidable abatis et même transformation auprès de l’Hôtel de Ville, du nouvel hôtel considérablement agrandi en 1835 et qui devait s’effondrer dans les flammes de 71. On achevait de dégager le monument, et l’on régularisait la vieille place de Grève. Pendant tout le second Empire la pioche et le pic maniés par le préfet Haussmann ne s’arrêtèrent pas. Le vieux Paris disparaissait ou se{397} masquait, démoli ou dissimulé derrière un rideau de hautes bâtisses monotones. L’air et la lumière devenaient denrées moins rares pour le Paris central, l’hygiène y gagnait assurément, mais ces avantages se trouvaient chèrement payés, par la perte de bien des édifices intéressants et par l’accablante monotonie des rues nouvelles. Toute idée d’art semblait bannie du plan, on pourrait le croire, comme aussi tout vrai sentiment décoratif. Au centre, à droite, à gauche, partout la pioche bousculait les séculaires décors de la cité parisienne, et bouleversait profondément le sol, enfouissant les souvenirs, grattant, effaçant l’histoire. Pour ne parler que des grandes percées des vieux quartiers historiques, en négligeant les boulevards filant aux quatre coins de l’horizon à travers territoires annexés, villages absorbés, ou faubourgs à peine âgés de quelques pauvres siècles, on poussait au nord les boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, et au sud les grandes voies modifiant si profondément la physionomie du quartier des Études.
... Le boulevard Saint-Michel, la rue Monge, la rue des Ecoles, le boulevard Saint-Germain et les grands travaux qui se poursuivent encore sur les pentes de la Montagne l’ont du moins fortement entamé.
Au centre, la rue Turbigo réunissait le boulevard du Temple aux Halles, en surcoupant les vieilles rues déjà coupées par le boulevard Sébastopol, et les alentours des Halles étaient bouleversés de fond en comble. Alors disparurent les derniers vestiges des vieux marchés d’autrefois et les dernières rues à piliers, aux pittoresques vieilles maisons sous lesquelles débordait le grand marché.
L’avenue de l’Opéra, étincelante et superbe, fourmillante, bruyante, si parisienne et si cosmopolite, grande artère faisant communiquer le vieux centre de la{398} vie d’autrefois, le Louvre et le Palais Royal, avec le centre de la vie d’aujourd’hui, les boulevards élégants et l’Opéra, est une tranchée ouverte il y a bien peu d’années. A voir l’immense circulation, les files de voitures et le flot des piétons sur chaque trottoir, qui se douterait qu’on a pu s’en passer jamais!
Elle a bouleversé de l’histoire, elle aussi, en approchant de la vieille rue Saint-Honoré et des Tuileries, en perforant largement le quartier de la butte des Moulins. Au XVᵉ siècle c’était, de ce côté, une banlieue fangeuse et assez mal habitée; la porte Saint-Honoré, de l’enceinte d’Etienne-Marcel, était presque à l’entrée de l’avenue de l’Opéra. Au delà s’étendaient les terrains du marché aux pourceaux avec quelques bâtisses, étables ou porcheries. La butte venait de naître, car la question controversée de l’origine naturelle ou factice de cette butte a été tranchée justement par les travaux d’édilité qui l’ont fait disparaître. Elle était faite de terres rapportées et ne remontait pas au delà du XIVᵉ siècle, puisqu’on n’y a rien trouvé d’antérieur. L’historien de la butte, M. Edouard Fournier, suppose cependant que peut-être les premiers éléments ont pu être fournis par les débris du Lower, château fort des Francs, ancêtre du Louvre de Philippe-Auguste, mais la butte doit sa constitution aux gravats et terres tirés du fossé lors de la construction de l’enceinte de 1358, des remparts si rapidement élevés par Marcel, munis de 750 guérites de bois sur le pourtour, et armés de bombardes.
Cette butte n’était pas le seul amas de déblais transformé en montagne; il y en eut tout autour des remparts et plusieurs de ces buttes subsistent chargées de maisons ou couvertes de verdure, souvenirs soit des travaux de fortifications du XIVᵉ et du XVIᵉ siècle, soit des boulevards, grands bastions de terre gazonnée élevés pour couvrir des points faibles sous François Iᵉʳ, lors de la grande alarme, quand les Impériaux maîtres de la Picardie touchaient presque Paris. Villeneuve sur gravats à la porte Saint-Denis, la butte Copeau au Jardin des Plantes, le renflement du boulevard à la porte Saint-Martin et d’autres élévations, d’autres bosses cachées sous les maisons ont la même origine et la plupart de ces buttes furent couronnées de moulins, même quand elles étaient encore ouvrages de fortification.
Notre butte des Moulins, sise à deux ou trois cents mètres de la porte Saint-Honoré eut l’honneur de servir de soutien à l’assaut de cette porte par Jeanne d’Arc en 1429. Jeanne d’Arc, voulant essayer d’arracher par une brusque attaque Paris aux Anglais, y plaça son artillerie, et se jeta de là résolument sur le rempart, malheureusement trop bien défendu. Descendue dans le fossé, elle s’obstinait sous la grêle des traits à chercher l’endroit le moins profond pour le combler de fascines, lorsqu’elle fut grièvement blessée; elle ne consentait point cependant à lâcher l’attaque et il fallut que le duc d’Alençon vînt la chercher lui-même. Sous François Iᵉʳ la butte fut convertie en un bastion, défense avancée de la porte Saint-Honoré. A partir de ce moment, couronnée de ses moulins, la butte est double; une seconde éminence faite de déblais encore, est venue s’ajouter à la première et se distingue parfaitement sur les plans, séparée de la première par une petite échancrure où serpente un chemin.{399}
Le marché aux pourceaux avec les porcheries qui l’environnent, la voirie qui a donné naissance à la butte ou s’est perpétuée longtemps sur ses flancs, n’étaient pas pour en faire un endroit bien fréquenté. Notre butte possédait de plus la Justice de l’évêque; outre des moulins et des buissons, il y avait poussé deux ou trois gibets. A côté, un carré de pierres, visible sur le plan Truschet, devait être à deux fins, c’était le soubassement du bûcher pour des supplices d’hérétiques, comme on en vit trop souvent à certaines époques, et le fourneau pour faire chauffer la chaudière d’huile dans laquelle étaient bouillis les malheureux convaincus du crime de fausse monnaie.
Cette affectation sinistre de la butte n’empêcha pourtant pas un faubourg de se former peu à peu autour des porcheries et des gibets, ni les cabarets à la fin du XVIᵉ siècle de venir se camper sur les pentes, au-dessous des moulins, et de recevoir à leurs tables rustiques sous les tonnelles bon nombre de Parisiens en quête de campagne. Le quartier nouveau avait sa chapelle dédiée à saint Roch; peu à peu il se faisait plus ville, enfermant les buttes aux Moulins parmi les bâtisses et les cabarets de plus en plus nombreux, banlieue remuante et de mœurs irrégulières. Sous la Fronde, c’est le champ d’exercice de l’émeute, qui s’échauffe ici à discourir contre le Mazarin, feux de paille qui essaient de devenir brandons de guerre civile et qui finiront par flamber réellement, de façon à brûler bien des doigts imprudents. On s’amuse en attendant, on voit là une imitation des gamins du quartier Saint-Honoré qui ont coutume de venir par bandes se battre à coups de fronde sur les pentes de la butte, et le jeu de ces gamins baptise les nouvelles factions politiques.
Cependant, la tranquillité revenue, les maisons reprirent de plus belle l’assaut de la butte, les moulins étaient bien menacés: on voulait faire à leur place et sur les pentes un nouveau quartier plus digne du voisinage du Louvre et des Tuileries que le faubourg désordonné de l’ancien marché aux pourceaux. Enfin les rues montant à l’escalade de la butte ou la perforant dans divers sens arrivèrent au sommet et alors, au grand regret de quelques-uns, aux grands soupirs des gazettes en rimes ou en prose, le jour vint, vers 1668, où ils durent déménager. Les moulins de la «Gentille butte Saint-Roch» s’en furent les uns rejoindre ceux qui tournaient déjà sur la butte Montmartre, les autres ailleurs et de nouvelles rues s’alignèrent à leur place, la rue du Clos-Georgeau, la rue des Moineaux, la rue des Moulins, etc...
Avant que les moulins n’eussent déguerpi, un homme pouvait, de son logis de la rue d’Argenteuil formée avec l’ancien chemin de ce nom, les regarder tourner au-dessus de tous les tripots et cabarets, où bretteurs, amis du désordre et frondeurs s’en donnaient à cœur joie. C’était Corneille dont la maison a subsisté au nº 18 de cette rue jusqu’à ce que l’avenue de l’Opéra, opérant sa grande trouée, l’emportât avec ce qui restait de la butte elle-même et sa charge de maisons très serrées. Ce quartier après les souvenirs lointains que nous venons de réveiller n’avait plus eu que des souvenirs littéraires, épicuriens ou galants au XVIIIᵉ siècle. Les noms illustres ou célèbres ne manquent pas: après Lulli, Mignard, La Fon{400}taine, on y trouve Voltaire, Rousseau, Grimm, d’Holbach, Helvétius, etc., en voisinage avec filles d’opéra ou filles du monde, avec bien des cabarets plus ou moins fameux. La politique reparut autour de Saint-Roch aux jours suivants, le terrible club des Jacobins était trop voisin et Robespierre aussi qui demeurait rue Saint-Honoré, chez les Duplay; quand la Terreur prit fin, que le club terroriste fut fermé, quand la réaction fit sa tentative de Vendémiaire, les sections royalistes vinrent se faire mitrailler sur les marches de l’église par un petit général corse d’assez pauvre mine, mais qui n’y allait pas de main morte...
Maintenant l’avenue percée à travers ce qui était encore banlieue il y a deux siècles est artère centrale, le grand Paris continue à dévorer ce qui était naguère encore cultures ou villégiatures champêtres; nous l’avons vu faire des bonds de quelques kilomètres dans sa rapide poussée vers l’ouest et dans tel grand quartier surgi depuis vingt ans, il n’y a pas bien loin, on peut le dire, du dernier lièvre abattu, des derniers choux poussés, aux vraiment superbes architectures qui s’élèvent tous les jours pour rattacher le Paris moderne au Paris des grandes époques, en faisant oublier des temps intermédiaires bien indigents de style.
Chapitre Premier.—L’ILE BERCEAU | |
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Le cœur de Paris et ses déplacements.—Lutèce gauloise.—Le village insulaire entre marais et forêts.—L’arrivée du Romain.—Premier siège et premier incendie.—Camulogène et Labiénus.—Lutèce gallo-romaine.—Le premier coup d’État militaire.—Un empereur de Paris.—Le Palais de Julien aux Thermes.—Les Nautes.—Les arènes parisiennes.—Lutèce mérovingienne.—Sainte-Geneviève.—Le Palais des Comtes de Paris dans la Cité.—Les marchands de l’Eau | 1 |
Chapitre II.—LA CROISSANCE | |
La cité de Paris.—Le temple de Jupiter devient l’église cathédrale Notre-Dame de Paris.—Les {402}petites églises de la Cité.—Saint-Jean le Rond et les Enfants trouvés.—Très haut et très puissant seigneur le chapitre de Notre-Dame.—Le cloître et ses premières écoles.—Guillaume de Champeaux et Abélard.—Naissance de l’Université.—Les légendes: le diable Biscornette.—L’anneau de la Vierge.—Le grand Jeusneur.—Folies et mascarades des fêtes de l’âne, des fous et des innocents.—Diables, guivres et chimères | 17 |
Chapitre III.—LES TROIS GRANDES ABBAYES DE LA RIVE GAUCHE | |
L’abbaye de Sainte-Geneviève.—Clovis et Clotilde.—Saint-Germain des Prés, fondation de Childebert.—La sépulture des rois mérovingiens.—Les Normands.—Massacres et dévastations.—L’Abbaye, petite ville féodale à côté de Paris.—Le réfectoire, fabrique de poudres.—L’explosion et l’incendie.—Ruine définitive.—Le Pré aux Clercs.—Luttes avec les Escholiers.—La foire Saint-Germain.—Les abbés commendataires.—L’abbaye de Saint-Victor.—Les jardins des chanoines.—La Bièvre.—Ce qui reste des trois abbayes | 35 |
Chapitre IV.—LE PARIS DES ÉGLISES ET DES COUVENTS | |
I.—La légende de Saint-Julien l’Hospitalier.—Au cimetière Saint-Severin.—Opéré ou pendu.—Inscriptions macabres.—Les reclusoirs et les recluses.—Saint-Yves des Avocats.—Saint-Benoist le Bientourné.—Les belliqueux Augustins.—Sièges de couvents.—Les Bernardins.—Le cloître des Carmes.—Les frères aux Anes.—Le couvent des Cordeliers.—Désordres et bagarres.—Émeute en plain-chant.—Le corps de Marat.—Le bataillon des Marseillais.—Aux Jacobins.—Les prédicateurs de la Ligue.—La Chartreuse du Luxembourg.—Au grand Diable Vauvert | 54 |
II.—L’enclos féodal du prieuré de Saint-Martin des Champs.—Le réfectoire et la chaire du lecteur.—Abbés trop gras et moines trop mal nourris.—Les procès de l’Epée.—Duels judiciaires dans la lice du prieuré.—Carrouges et Le Gris.—Les Célestins.—L’église. Musée de grands tombeaux seigneuriaux.—Les serfs de la Vierge Marie.—Aux Carmes Billettes, le dernier cloître gothique de Paris.—Le cadavre d’Etienne Marcel à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers.—L’abbaye de Saint-Antoine.—Pécheresses repenties.—Fondations hospitalières.—Les Haudriettes.—Les confrères de la Trinité et les origines du théâtre.—Les Quinze-Vingts.—Frères cordonniers et frères tailleurs | 71 |
III.—Les églises de la rive droite.—Paroisses royales de Saint-Germain l’Auxerrois et Saint-Paul.—Au temps de la Ligue.—Saint-Eustache.—La Jussienne.—Les paroissiens de Saint-Jacques la Boucherie, écorcheurs et enlumineurs.—Les maisons de Nicolas Flamel.—Saint-Merry.—Saint-Julien des Ménétriers.—La loue des jongleurs, ménestrels et musiciens.—Saint-Gervais | 97 |
IV.—Les églises des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.—Le vandalisme à perruque et manchettes de dentelles.—Mutilations et amputations.—Saint-Etienne du Mont, Val-de-Grâce.—La Révolution.—Les édifices déséglisés.—Fermetures et destructions.—Clubs et prisons, temples, marchés ou magasins.—La grande démolition | 117 |
Chapitre V.—LES COMMANDERIES | |
L’ordre des Templiers.—La Villeneuve du Temple.—L’église en rotonde et la grosse tour.—Philippe le Bel.—Ecroulement de l’ordre.—Le Temple aux chevaliers de Saint-Jean.—Franchises et privilèges.—Le palais du grand prieur.—La prison de {403}Louis XVI.—L’enclos de Saint-Jean de Latran.—Disparition complète | 129 |
Chapitre VI.—A TRAVERS LA VILLE ESCHOLIÈRE | |
I.—La grande Université de Paris.—Fondation de Mᵉ Robert de Sorbon.—Les quatre nations de la faculté des Arts.—La rue du Fouarre.—Les écoles de médecine.—Le collège des Haricots et son maître fouetteur.—Les pauvres Capettes de Montaigu.—Etudiants vagabonds.—Tavernes et mauvais lieux.—Désordres et bagarres.—Les cinquante collèges.—Immunités et privilèges de l’Université.—La procession du Landit.—Les écoles de droit au Clos Bruneau.—Robert Estienne | 141 |
II.—La chasse aux Huguenots de la petite Genève.—Mort de Pierre Ramus.—La Ligue.—Formation du Conseil des Seize au collège Fortet.—Les curés ligueurs.—La journée des Barricades.—Escarmouches autour de la place Maubert.—Le comte de Brissac bon sur le pavé.—La Commune blanche.—Misères des Écoles pendant le siège.—Étudiants tire-laine.—Transformation du Pré aux Clercs.—Comment la reine Marguerite faisait faire ses pénitences.—La chapelle des Louanges | 160 |
Chapitre VII.—PARIS FÉODAL | |
I.—Petit palais et grands hôtels.—L’hôtel de Bourbon.—La trahison du connétable.—Les États généraux de 1614 dans la grande salle de l’hôtel.—Le séjour de Nesle.—Les femmes des trois fils de Philippe le Bel.—Marguerite, Jeanne et Blanche de Bourgogne.—La tour de Nesle et sa légende.—Le duc Jean de Berry.—Benvenuto Cellini au Petit-Nesle.—L’hôtel de Nevers-Gonzague.—La tête de Coconas.—L’hôtel de Bourgogne.—Jean sans Peur et le duc d’Orléans.—Bourguignons et Armagnacs.—Les bouchers de Paris.—Chaperon blanc et bonnet rouge.—Caboche et Capeluche.—Le théâtre et l’hôtel de Bourgogne.—Gauthier-Garguille et Turlupin, successeurs de Jean sans Peur | 183 |
II.—L’hôtel de Cluny, Guise, Soubise.—Marguerite ou Miséricorde?—Les mauvais garçons de Pierre de Craon.—L’assassinat de Clisson.—MM. de Guise, rois de la très sainte Ligue.—La citadelle des Ligueurs.—Le Balafré aux Barricades.—Mˡˡᵉ de Montpensier.—L’hôtel aux Soubise.—Le séjour Barbette.—La reine Isabeau.—Meurtre du duc d’Orléans.—La lampe du meurtrier.—Savoisy.—L’hôtel du roi de Sicile.—Mᵐᵉ de Lamballe à la Force | 204 |
III.—L’hôtel des Prévôts de Paris.—Hugues Aubryot et les Maillotins.—L’hôtel d’Orléans.—A l’Abri-Coyctier.—Le fief de la Trémouille.—Magnificences de la maison à l’enseigne de la Couronne d’or.—Sa destruction.—L’hôtel des archevêques de Sens.—Tristan de Salazar.—La justice sommaire de la reine Margot.—L’hôtel des abbés de Cluny.—François Iᵉʳ et la veuve de Louis XII.—Les émotions du cardinal de Guise.—Le connétable de Montmorency.—Le manoir de la Salamandre.—Le chancelier Séguier.—Catherine de Médicis.—La kermesse de l’Agio à l’hôtel de Soissons | 222 |
Chapitre VIII.—PARIS BOURGEOIS ET POPULAIRE | |
I.—Souvenirs champêtres.—Clos, granges, cultures, fermes.—La double croisée de Paris.—Autour du Châtelet.—Les maîtres bouchers et la grande boucherie.—La rue Trop-va-qui-dure et la Vallée de Misère.—Grandeurs, prospérités et solennités de la grande rue Saint-Denis.—Chemin royal au commencement et à la fin des règnes.—Entrées de l’empereur Charles IV, d’Isabeau de Bavière, de Louis XI, etc.—Cortèges, spectacles et divertissements.—Les funérailles royales.—Un arbre de Jessé.—Noms {404}de maisons.—Anciennes hôtelleries.—Les omnibus de Blaise Pascal.—La grande rue Saint-Honoré.—L’Arbre sec.—Arbrissel ou potence?—La croix du Trahoir.—La rue de la Ferronnerie.—Aux Innocents.—Grandes halles de la mort et grand marché des vivants | 242 |
II.—Chronique des rues et carrefours de Paris.—Le Puits d’amour, la rue Pirouette et le Pilori des Halles.—Les rues de métiers.—Quelques bourgeois parisiens d’il y a longtemps.—Vieux noms de rues estropiés et dénaturés.—Noms bizarres.—Les rues à mauvaise renommée.—Cabarets d’autrefois et vieilles enseignes.—La Pomme de pin et les cabarets littéraires du XVIIᵉ siècle.—La maison de l’amiral Coligny.—L’hôtel du chevalier du Guet.—Les dernières tourelles de nos rues.—Les empoisonneurs.—Sainte-Croix et la Brinvilliers.—La fontaine des Innocents.—Souvenirs du carrefour de l’Arbre sec.—Les maisons de Molière | 274 |
Chapitre IX.—LA PLACE ROYALE ET LE MARAIS | |
Le dernier tournoi.—Fêtes au palais des Tournelles.—La lance de Montgommery.—Le combat des Mignons.—Fondation de la place Royale.—Le carrousel d’inauguration.—Les raffinés d’honneur et la manie des duels.—L’hôtel Sully.—M. de Mayenne.—L’hôtel Lamoignon.—Les logis de Gabrielle d’Estrées.—Zamet.—Les ruelles.—Précieuses et Alcôvistes.—Poètes et beaux esprits.—Mᵐᵉ de Sévigné à Carnavalet.—Marion Delorme et Ninon de Lenclos.—Le malade de la Reine.—Mᵐᵉ Scarron.—L’hôtel de Beauvais.—Théâtres et jeux de paume.—Le Roi des Halles.—L’hôtel Salé.—Hôtels de grands seigneurs et de parlementaires.—Grandes portes et frontons sculptés | 312 |
Chapitre X.—LE PARIS DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV | |
La fin du Pré aux Clercs.—Développement du faubourg Saint-Germain.—Les Invalides.—Le Luxembourg.—Les ruines de la Ligue.—L’enceinte de Louis XIII.—Places, portes et statues triomphales du roi Soleil.—M. de la Feuillade et la place des Victoires.—L’hôtel de la Vrillière.—L’hôtel de Vendôme et la place des Conquêtes-Vendôme-Des-Piques.—Duel Beaufort et Nemours au marché aux chevaux.—Paris la nuit.—Premières lanternes.—Les porteurs de falots.—Les voleurs et la police.—M. de la Reynie et M. d’Argenson.—Le Système de Law.—La grande folie de la rue Quincampoix.—Le crime de l’Épée de bois.—Un cardinal de la Régence.—Emplacements révolutionnaires: le champ de la fédération, la place Louis XV.—La catastrophe du feu d’artifice.—La guillotine | 355 |
Chapitre XI.—L’ENFANTEMENT DU PARIS MODERNE | |
La chaussée d’Antin.—Les Porcherons.—Le temple de Paphos.—Petites maisons et Folies.—Abatis et grandes trouées.—La disparition du vieux Paris.—La Butte des moulins | 387 |
Le Pont-Neuf et la pointe de la cité au XVIIᵉ siècle | 1 |
Petite tourelle de l’hôtel de Sens | 1 |
Lutèce gauloise. Pointe de l’île avec les îlots sur lesquels passe le Pont-Neuf actuel | 3 |
Lutèce incendiée à l’arrivée des Romains | 5 |
Les légions gauloises proclament Julien empereur | 7 |
Le clos de Laas et le palais des Thermes | 8 |
Paris mérovingien.—La pointe de la cité | 9 |
Palais des Thermes.—La grande salle au XVIIIᵉ siècle | 12 |
Le palais des Thermes | 13 |
Les arènes de Lutèce retrouvées | 15 |
Lutèce | 16 |
A Notre-Dame | 17 |
A Notre-Dame | 19 |
1711. Découverte des débris d’un autel de Jupiter sous le chœur de Notre-Dame | 19{406} |
Saint-Jean le Rond et les enfants abandonnés | 21 |
En haut des tours de Notre-Dame | 24 |
La fête des fous | 25 |
Les chimères de Notre-Dame | 27 |
Les chimères de Notre-Dame | 27 |
Le grand jeûneur, sur le parvis | 31 |
Les écoles du cloître | 32 |
Notre-Dame et l’archevêché, XVIIᵉ siècle | 33 |
Vieille maison du cloître Notre-Dame, rue Chanoinesse | 34 |
L’abbaye de Saint-Victor | 35 |
La première église Sainte-Geneviève. Fondation de Clovis | 35 |
Rue Clovis, fragment du rempart de Philippe-Auguste et tour de Sainte-Geneviève | 36 |
Restes de l’abbaye de Sainte-Geneviève au lycée Henri IV | 39 |
Abbaye de Saint-Germain des Prés, fondation de Childebert. La tour de l’église | 40 |
Bagarre entre les escholiers et les gens de l’abbaye sur le Pré aux Clercs | 41 |
L’explosion de l’abbaye de Saint-Germain. Destruction du réfectoire | 44 |
La foire Saint-Germain | 46 |
Entrée de la foire Saint-Germain au XVIIᵉ siècle | 47 |
L’abbaye de Sainte-Geneviève au XVIIIᵉ siècle | 49 |
Le palais abbatial, rue de Furstenberg | 50 |
Construction du Panthéon, au premier plan collège des Cholets | 52 |
Tour Alexandre de l’abbaye de Saint-Victor. En arrière, la butte Copeau, futur labyrinthe du Jardin des Plantes | 53 |
La chartreuse du Luxembourg | 54 |
Le bataillon des Marseillais vient loger aux Cordeliers | 54 |
La Dante à Saint-Julien le Pauvre | 55 |
Bas-relief de Saint-Julien, rue Galande | 56 |
Les sacs de procédure portés à Saint-Yves par les plaideurs après un procès gagné | 57 |
Église Saint-Séverin | 59 |
Les anciens charniers de Saint-Séverin | 61 |
La duchesse de Montpensier apporte aux Cordeliers la nouvelle de l’assassinat d’Henri III | 64 |
Le couvent des Bernardins | 65 |
Porte du couvent des Jacobins de la rue Saint-Jacques | 67 |
Église Saint-Benoit le Bientourné | 69 |
L’entrée de la Chartreuse du Luxembourg (intérieur) | 70 |
Les Célestins, l’arsenal et l’île Louviers | 71 |
Fondation de Sainte-Catherine par les sergents d’armes de Bouvines | 71 |
Le prieuré de Saint-Martin des Champs (Arts et Métiers) | 72 |
Le nouveau pignon de Saint-Martin des Champs (Arts et Métiers) | 73 |
La chaire du lecteur, vue de l’extérieur | 75 |
Ancien clocher roman de Saint-Martin des Champs | 76 |
Réfectoire de Saint-Martin des Champs.—La chaire du lecteur | 77 |
Le duel Carrouges et le Gris dans la lice de Saint-Martin | 80 |
La tour du Vertbois à Saint-Martin des Champs | 81 |
Église Saint-Nicolas des Champs | 83 |
Le cloître des Billettes, rue des Archives | 85 |
Dépendances du couvent des Guillemites, rue des Guillemites | 88 |
Les corps d’Étienne Marcel et de ses partisans dans le préau de Sainte-Catherine | 89 |
L’église des Filles-Dieu | 92{407} |
Les Quinze-Vingts à la porte Saint-Honoré | 93 |
Les cochons du petit Saint-Antoine | 94 |
Les frères cordonniers | 95 |
Le couvent du petit Saint-Antoine | 96 |
L’échoppe de Nicolas Flamel, maître écrivain enlumineur à Saint-Jacques la Boucherie | 97 |
Chambre au-dessus du porche de Saint-Germain l’Auxerrois | 100 |
Le cloître Saint-Germain l’Auxerrois à la journée des Barricades | 101 |
L’église Saint-Leu-Saint-Gilles, rue Saint-Denis | 104 |
La tour Saint-Jacques, 1830 | 105 |
Ancienne demeure de Nicolas Flamel, rue des Écrivains, démolie pour le square Saint-Jacques la Boucherie | 107 |
Église Saint-Julien des Ménétriers, rue Saint-Martin. La louée des musiciens | 109 |
Église du Saint-Sépulcre, rue Saint-Denis | 112 |
L’église Saint-Paul | 113 |
Tour de l’église Saint-Laurent, faubourg Saint-Martin | 115 |
Cloître des Célestins | 116 |
L’église des Jacobins de la rue Saint-Jacques | 117 |
Le Val-de-Grâce | 118 |
Le jubé de Saint-Étienne du Mont | 120 |
Le temple protestant, ancienne église Saint-Marie (mai 1871) | 121 |
Église Saint-Nicolas du Chardonnet | 125 |
Ancienne église Saint-Sulpice | 127 |
Le Temple au XVIIᵉ siècle | 129 |
Tourelle d’angle de l’enceinte du Temple | 129 |
La surprise du Temple par Guillaume de Nogaret | 131 |
Philippe Le Bel assiste du haut de la tour du Temple à l’incendie de la Courtille Barbette | 132 |
Duguesclin traite avec les chefs des grandes compagnies | 133 |
Porte de l’enclos du Temple | 136 |
La famille royale amenée au Temple | 137 |
La rotonde du Temple, 1840 | 138 |
Marie-Antoinette dans la tour du Temple | 139 |
La commanderie de Saint-Jean de Latran | 140 |
Le cloître des carmes de la place Maubert | 141 |
Débris du collège Saint-Michel rue de Bièvre | 141 |
Le maître fouetteur du collège Montaigu | 145 |
Les écoliers tire-laine au carrefour Coupe-Gueule | 149 |
Église du collège de Beauvais | 151 |
Entrée du collège de Navarre | 152 |
L’école Polytechnique en 1814 | 153 |
Ancienne chapelle du collège Mignon | 155 |
L’amende honorable des huissiers du Châtelet aux Augustins | 157 |
Porte du couvent des Grands-Augustins | 159 |
Cloître du collège de Cluny | 160 |
La porte de Nesle | 160 |
Le cadavre de Ramus traîné à la Seine | 161 |
Le couvent des Grands-Augustins, la procession d’Henri III | 164 |
Journée des Barricades. Les écoles descendant à la place Maubert | 165 |
La mise à sac de l’église Saint-Médard | 168 |
Ébats d’écoliers au moulin des Gobelins | 169 |
Ancienne bibliothèque Sainte-Geneviève | 172{408} |
La Sorbonne | 173 |
Cour de l’ancienne école de médecine, rue de la Bucherie. État actuel | 176 |
Les écoliers pêchant le poisson de l’abbaye de Saint-Germain | 177 |
Coupole de l’ancienne école de médecine, rue de la Bucherie. Etat actuel | 179 |
Tourelle des Chartreux | 180 |
Le pré aux Clercs (XVIᵉ siècle) | 181 |
L’hôtel de Bourbon | 183 |
La fenêtre du meurtrier | 183 |
Sommet de l’escalier de la tour Jean-Sans-Peur | 185 |
L’hôtel du chevalier du Guet | 187 |
L’hôtel de la reine Marguerite sur l’emplacement du Petit Nesle, et la chapelle des Louanges au petit Pré aux Clercs | 189 |
La tour Jean-Sans-Peur. État actuel | 192 |
Jean sans Peur dans la tour de Bourgogne | 193 |
Passage sur les limites du séjour Barbette, rue des Francs-Bourgeois, près duquel fut assassiné Louis d’Orléans | 195 |
Le meurtre du duc d’Orléans | 197 |
Gros-Guillaume, Turlupin et Gauthier-Garguille, à l’hôtel de Bourgogne | 201 |
Anciens animaux symboliques des évangélistes de la tour Saint-Jacques.—Aujourd’hui dans le jardin de Cluny | 203 |
Hôtel Saint-Aignan, rue Vieille-du-Temple | 204 |
Manoir dit de la reine Blanche au faubourg Saint-Marcel | 204 |
Porte de l’hôtel de Guise, maintenant palais des Archives | 205 |
Un coin de la cour de l’hôtel de Mayenne-d’Ormesson rue Saint-Antoine | 209 |
Les prédicateurs dans le jardin des Jacobins de la rue Saint-Jacques, sous la Ligue, au fond les écoles Saint-Thomas, démolies vers 1850 | 211 |
Tourelle Herouet, rue Vieille-du-Temple | 213 |
Une porte dans la cour de la maison rue du Jour, nº 25 | 217 |
Le puits de l’ancien séjour d’Orléans et de l’Abri-Coyctier, subsistant cour de Rouen | 219 |
La Petite Force | 221 |
L’hôtel Scipion Sardini. État actuel | 222 |
Le prévôt de Paris | 222 |
L’hôtel des prévôts, passage Charlemagne. État actuel | 223 |
Tourelle-oratoire de l’hôtel la Trémouille démolie en 1842 | 224 |
Cour de l’hôtel la Trémouille vers 1840 | 225 |
Le page de la reine Marguerite décapité devant l’hôtel de Sens | 229 |
Tour d’escalier de l’hôtel de Sens. État actuel | 231 |
La chapelle de l’hôtel de Cluny | 233 |
Les charniers de Saint-Paul | 236 |
L’hôtel de Soissons (état ancien) et la colonne de Catherine de Médicis (état actuel) | 237 |
Le passage Saint-Pierre donnant dans l’ancien cimetière Saint-Paul (état actuel) | 241 |
Inondation de la Vallée de Misère en 1493 | 242 |
Vieux pignons rue Beaubourg | 242 |
L’église Saint-Sauveur, rue Saint-Denis | 243 |
Bas-relief de la maison de l’Annonciation, 89, rue Saint-Denis | 244 |
Entrée de la rue Saint-Denis, la grande boucherie, le marché de l’Apport-Paris et le Châtelet | 245 |
Carrefour rue Pirouette. État actuel | 247 |
La rue Brise-Miche. État actuel | 248 |
L’attaque du cloître Saint-Merry, avril 1832 | 249{409} |
Vieux pignons de la rue Galande (1894) | 251 |
Ancienne façade de la maison de Nicolas Flamel, rue de Montmorency, 45, dont il ne reste que la poutre à l’inscription | 252 |
Cour du Compas d’Or, rue Montorgueil | 253 |
La fontaine Maubuée, rue Saint-Martin. État actuel | 255 |
Les charniers de l’ancien cimetière Saint-Paul (1895) | 256 |
La tour Petaudiable, quartier de la Grève | 257 |
La Barbe d’or, rue des Bourdonnais | 259 |
L’arbre de Jessé rue Saint-Denis (1895) | 260 |
Le presbytère de Saint-Germain l’Auxerrois. Journées de juillet 1830 | 261 |
Enseigne du Soleil d’Or, rue Saint-Sauveur (cabaret et jeu de paume) | 263 |
Le Bon Puits, enseigne rue Beaubourg | 264 |
Enseigne de l’Enfant Jésus, rue des Bourdonnais | 264 |
La rue de la Ferronnerie. Assassinat d’Henri IV | 265 |
Ancienne enseigne de l’orme Saint-Gervais aujourd’hui rue du Temple | 266 |
L’orme Saint-Gervais | 267 |
La croix du Trahoir | 268 |
La fontaine et le marché des Innocents en 1830 | 269 |
Le Pilori des Halles | 273 |
Carrefour Brise-Miche et Taille-Pain. Cloître Saint-Merry, 1832 | 274 |
Le Puits qui parle | 274 |
Le Puits d’Amour, au carrefour des rues petite et grande Truanderie | 275 |
Carrefour. Buci, avec l’estrade des enrôlements en 1792 | 277 |
Maison de Nicolas Flamel, rue des Écrivains, démolie pour le square Saint-Jacques-la-Boucherie | 278 |
Pignon de la Renaissance, rue du Dragon | 279 |
Les piliers des Halles et l’église Saint-Eustache | 281 |
Tourelle de la rue du Jardinet, démolie pour le boulevard Saint-Germain | 282 |
Tourelle de la rue du Coq-en Grève, démolie vers 1850 | 285 |
Tourelle de la rue Saint-Paul (1895) | 286 |
Tourelle de la rue du Temple (1895) | 287 |
Enseigne des Trois Canettes, rue des Canettes (1895) | 289 |
Cabaret de l’épée de bois, maison de Lully, rue Sainte-Anne (1895) | 290 |
Enseigne de la Hure d’Or, rue de la Huchette (1895) | 293 |
La mort de Coligny à la Saint-Barthélemy | 296 |
Tourelle de la rue Jean-Tison, démolie en 1850 | 297 |
Tourelle de la rue de l’École-de-Médecine, démolie pour le boulevard Saint-Germain | 299 |
Mausolée élevé à Marat dans la cour des Cordeliers | 301 |
Tourelle de la rue Saint-Benoit, démolie en 1850 | 302 |
Tourelle de l’hôtel de Fécamp, rue Hautefeuille, habité par Sainte-Croix | 303 |
Porte de l’hôtel de Miraulmont, rue Hautefeuille (1895) | 305 |
Maison natale de Molière à l’enseigne du «Pavillon des cinges», angle des rues Saint-Honoré et des Étuves | 307 |
Tourelles rues Hautefeuille et Pierre-Sarrazin | 309 |
Tourelle place de l’Hôtel-de-Ville, démolie en 1850 | 310 |
Enterrement de Molière au cimetière Saint-Joseph, rue Montmartre | 311 |
Fronton de l’hôtel Salé. État actuel | 312 |
Au carrousel de la place Royale | 312 |
Hôtel Sully, façade sur la rue Saint-Antoine. État actuel | 313 |
Hôtel la Vieuville, rue Saint-Paul (1895) | 316{410} |
Un panneau de la grande porte de l’hôtel Saint-Aignan. 71, rue du Temple | 319 |
L’hôtel Sully. Façade sur la cour | 321 |
Tourelle de l’hôtel Lamoignon | 323 |
Pavillon de l’hôtel Lamoignon avec les croissants de Diane aux frontons. État actuel | 324 |
Maisons rue Galande, 1895 | 328 |
Entrée de l’hôtel de César de Vendôme, rue de Moussy, démoli en 1893 | 329 |
Mᵐᵉ de Sévigné à l’hôtel Carnavalet | 332 |
Maison de la Renaissance, rue Saint-Paul, démolie vers 1840 | 333 |
Grande porte rue des Francs-Bourgeois, 1895 | 335 |
Porte de l’hôtel de Châlons-Luxembourg, rue Geoffroy-l’Asnier | 337 |
Balcon de l’hôtel de Braque, rue de Braque, nº 4 | 341 |
Hôtel Montholon, 79, rue du Temple | 343 |
La cour de l’hôtel de Beauvais | 345 |
Fronton, 106, rue du Temple | 347 |
Hôtel Amelot de Bizeuil, 47, rue Vieille-du-Temple | 349 |
Porte de l’hôtel de Bouligneux, rue Michel-le-Comte, 28 | 351 |
Porte des écuries de l’hôtel de Rohan (Imprimerie Nationale) | 353 |
Fronton rue Payenne | 354 |
Le duel de Beaufort-Nemours au marché aux chevaux (rue de la Paix actuelle) | 355 |
Entrée de la rue de Seine derrière le collège des Quatre-Nations (Institut) | 357 |
Un balcon rue Saint-Jacques | 361 |
Balcon rue Thévenot, démoli en 1895 | 365 |
Portail de l’église des filles Saint-Chaumont | 368 |
Le bureau des marchandes-lingères, 6, rue Courtalon | 369 |
La maison de Law, rue Quincampoix (démolie) | 372 |
Hôtel de la Chancellerie d’Orléans, rue des Bons-Enfants | 373 |
Incendie du palais de la Légion d’honneur (hôtel de Salm), mai 1871 | 385 |
Passage du cloître Saint-Honoré | 377 |
Porte de la cour du Dragon | 380 |
La cour du Dragon | 381 |
Balcon, rue Saint-André-des-Arts | 384 |
Place de la Révolution | 386 |
La butte des Moulins au commencement du XVIᵉ siècle | 387 |
A Tivoli | 387 |
L’hôtel de la Guimard, chaussée d’Antin | 388 |
Les Porcherons au XVIᵉ siècle (place de la Trinité actuelle) | 393 |
Restes de l’église des Mathurins (1840) | 396 |
La maison de Corneille, rue d’Argenteuil | 397 |
Lucarne de l’hôtel Montholon, au Marais | 400 |
Le club des Jacobins, rue Saint-Honoré | 401 |
Ancienne église Notre-Dame des Champs près de Val-de-Grâce | 405 |
Fontaine Childebert | 411 |
Maison rue Croix-des-Petits-Champs | 412 |
La Reine Marguerite de Valois à l’hôtel de Sens (eau-forte) | 1 |
Henri III allant poser la première pierre du Pont-Neuf (couleur) | 17 |
La rue de la Montagne-Sainte-Geneviève et Saint-Etienne du Mont, un jour de pèlerinage (lithographie) | 33 |
Ecoliers au Pilori de l’Abbaye de Saint-Germain (couleur) | 49 |
Aux Cordeliers. Querelle de clubistes et sectionnaires (lithographie) | 65 |
Les Cordeliers apprenant l’exercice (1588) | 81 |
Dernière station aux Filles-Dieu des condamnés allant à Montfaucon (couleur) | 97 |
La Saint-Barthélemy | 113 |
La porte de Nesle. La Noue essaie de passer la Seine lors de la tentative d’Henri IV sur Paris en 1589 (lithographie) | 129 |
La tête de la princesse de Lamballe promenée sous les fenêtres du Temple (couleur) | 145 |
Au quartier des Ecoles (lithographie) | 161 |
Organisation du Conseil des Seize au collège Fortet | 177 |
Le duc Jean sans Peur recevant Caboche et Capeluche à l’hôtel de Bourgogne (lithographie) | 193{412} |
Le connétable de Clisson rapporté à son hôtel rue Vieille-du-Temple (couleur) | 209 |
Réception d’hôtes importants à l’hôtel des abbés de Cluny (lithographie) | 225 |
Le duc de Guise à la journée des Barricades (couleur) | 241 |
Les premières barricades au temps d’Etienne Marcel (lithographie) | 257 |
La recluse du cimetière des Innocents (lithographie) | 273 |
L’arrestation de Broussel | 289 |
Charlotte Corday conduite à la section de l’Abbaye | 305 |
Le duel de Bouteville-Beuvron sur la place Royale en 1627 (couleur) | 321 |
Les boulevards de Paris sous le premier Empire | 337 |
La rue Quincampoix pendant le Système | 353 |
La Butte des Moulins au XVIᵉ siècle (couleur) | 369 |
Une fête à la Folie-Monceaux en 1787 | 385 |
[A] Les ogives du chœur de Saint-Martin des Champs seraient les premières qu’on ait faites à Paris. (M. de Guilhermy et Ch. Normand.)
[B] Au Louvre maintenant avec plusieurs autres de ces mausolées.
[C] Bas-relief transporté à l’École des Beaux-Arts lors de la démolition des Grands-Augustins.
[D] Suivant M. Piton dans ses études sur l’hôtel de la Reine et le quartier des Halles.