SOUS LES EAUX TUMULTUEUSES
DORA MELEGARI
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
33, RUE DE SEINE, 33
1923
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
Copyright by Librairie Fischbacher 1923
Je dédie ce livre à ceux qui, comme moi, ont fermement espéré et espèrent encore qu’après la guerre et avec l’établissement de la paix, s’ouvrira pour l’homme une destinée meilleure que celle qu’il a connue jusqu’ici.
Ces eaux qui, jadis, couvraient le monde sont aujourd’hui étrangement bourbeuses et agitées. La surface des choses apparaît partout inquiétante. Qu’y a-t-il sous cette surface? L’angoissante question se pose à tous les cœurs qui sentent et à tous les cerveaux qui réfléchissent!
Du temps où le respect de soi-même, l’intérêt bien entendu et la savante {viii}hypocrisie imposaient aux hommes intelligents, ou du moins cultivés, une attitude correcte, les mots sous la surface des choses avaient une signification bien différente de celle que je leur attribue aujourd’hui.
Auparavant, ils auraient indiqué ce que les individus cachaient de médiocre, de brutal, et même de cruel sous des dehors corrects et conventionnels. Aujourd’hui que la plupart des êtres n’essayent même plus de masquer leurs légèretés, leurs petitesses et leurs convoitises, il n’y a guère, sous leurs actes et leurs allures, de motifs secrets à découvrir.
Toutes les laideurs sont devenues apparentes et visibles. Nous vivons à une époque de terrible sincérité; on ne le relève pas suffisamment.
Stendhal a dit quelque part que, pour les femmes, dire la vérité équivalait à enlever leur fichu; mais, aujourd’hui, elles ne portent plus de fichu, et les disgraciées elles-mêmes exposent avec courage les {ix}défectuosités physiques que jadis les filles d’Ève essayaient soigneusement de dissimuler aux regards. Quant aux hommes, combien d’entre eux ne tentent même plus de se défendre si l’on attaque leur caractère ou leur probité!
Ceux qui en manquent n’en éprouvent plus de honte; ceux qui les possèdent, s’ils y mettent encore du prix dans le fond de leur âme, sont devenus indifférents à l’opinion publique. Ce mépris de l’opinion publique est un signe caractéristique de notre temps.
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Ce qu’il faut discerner sous la surface des eaux tumultueuses, ce ne sont donc pas les laideurs secrètes, puisqu’avec tant de complaisances on les étale, mais bien plutôt les aspirations d’ardente générosité et de pure beauté qui se cachent parfois sous les apparences déconcertantes de la psyché moderne, tels des symptômes annonciateurs d’une aube {x}nouvelle!
Cependant, malgré ces fugitives lueurs, le désarroi des pauvres âmes est resté lamentable. Après l’ébranlement cérébral de la guerre et les déceptions de la paix, on a pu croire qu’elles étaient devenues muettes pour toujours! Ce phénomène d’anéantissement paraît d’autant plus redoutable qu’il est universel et se manifeste aussi bien chez les vainqueurs que chez les vaincus! Le monde est devenu semblable à une mer en tempête, sillonnée de barques sans pilotes, et la marée ne cesse de monter...
Le spectacle, vraiment effarant, abat les plus fermes courages. Une mystérieuse intuition avertit cependant ceux qui ont l’habitude de regarder et d’observer que des feux s’allument encore sur les montagnes, et que de ce chaos effrayant, de ce déchaînement de convoitises violentes, naîtra un monde meilleur, précurseur du règne de l’esprit. Ces ouragans qui soufflent de toutes parts, c’est l’âme d’une{xi} humanité renouvelée qui s’élabore dans un douloureux enfantement.
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Ce livre était destiné à paraître au commencement de l’an dernier: les espoirs qu’il contient et proclame auraient alors, peut-être, semblé chimériques aux esprits positifs. La plupart de ceux qui se complaisent dans la triste grisaille des instincts et des forces matérielles, ne voyaient en ce moment aucune lumière à l’horizon, et ne discernaient pas la bordure d’argent des nuages noirs.
Les événements extraordinaires qui se sont vérifiés récemment dans l’un des pays de l’Europe, ont prouvé à ces intelligences trop unilatérales que le réveil de l’esprit n’était point un simple mirage, mais bien une réalité puissante. L’importance de la révolution politique qui vient de sauver un peuple, s’étend moralement bien au delà{xii} de la limite de ses frontières, car elle a proclamé une vérité universelle: L’homme doit avoir pour mot d’ordre la défense de la patrie et de Dieu! C’est un règne nouveau qui apparaît à l’horizon du monde, celui de l’esprit! On entend l’air trembler au son des cloches invisibles qui en annoncent l’avènement.
Dora Melegari.
Paris, 1923.{1}
Je dédie ce livre à ceux qui ont besoin d’espérance, et ne peuvent se contenter du simple pain quotidien, qu’ils l’aient gagné par leur travail, ou leur péché, ou que, parasites, ils le doivent au travail ou au péché d’autrui.
C’est dans ces âmes assoiffées que l’espérance doit refleurir. Quant aux autres, à celles qui se satisfont d’apparences et de fu{2}mée, elles appartiennent à la catégorie des âmes qui, selon certains pères de l’Église, seraient autorisées à refuser l’immortalité.
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Rien n’est plus démoralisant que de cesser d’espérer et une partie du désarroi actuel provient des grandes espérances conçues durant la guerre[A] et qui ont été déçues ensuite. Ces espérances sont destinées cependant, j’en ai la conviction, à se réaliser plus tard, mais bien plus tard, à travers d’autres expériences, d’autres surprises, d’autres souffrances... L’erreur des esprits de bonne foi a été de croire que, dès le lendemain du formidable conflit, tout se remettrait en équilibre et que les grands principes, qui avaient armé les bras et enthousiasmé les cœurs, s’imposeraient à tous, vainqueurs et vaincus.
On s’était imaginé que la sagesse de Salomon pénétrerait les cerveaux, et que la cité des mensonges s’écroulerait, ensevelissant dans sa chute les convoitises que l’orgueil des combats avait exacerbées.{3}
Peut-être bien y avait-il un manque de réflexion et un peu d’ingénuité dans les espérances qui avaient ainsi gonflé les cœurs. On se figurait que le palais de la vérité allait s’élever dans la cité de la justice. Le réveil fut amer, et alors, criant à l’utopie, chacun renia ses dieux. Pourtant, logiquement, ces espérances avaient été fondées. Jamais on n’avait assisté à une pareille trépidation d’âmes, à un semblable élan moral chez les peuples.
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Comment advint-il que dans le cœur des hommes, au lieu de cette floraison magnifique, les plus basses passions se soient dressées, et que le mal se soit incarné? Je ne veux pas faire de politique ou de sociologie dans ces pages qui n’envisagent que la reconstitution de la mentalité générale; mais il est certain que l’Esprit n’a pas soufflé sur les arbitres des destinées du monde—comme en certains conclaves qu’enregistre l’histoire—et que, par son silence, il a permis à l’ignorance humaine de jeter entre les peuples des germes de discorde qui ont aiguisé les armes des haines futures.{4}
L’obscurcissement de la pensée a été la première inoculation fatale, et, à sa suite, la défiance a empoisonné le cœur des frères d’armes, et provoqué ces malentendus qui, aigrissant les amour-propres nationaux, ont empêché jusqu’ici les bienfaisantes conséquences de la paix de se faire sentir.
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L’une des plaies de l’époque d’avant-guerre était le mensonge et le culte du faux sous toutes ses formes: fausses valeurs, fausses consciences, fausses pitiés... On se figurait que le triomphe du bon droit les ferait s’écrouler instantanément, comme les trompettes de Josué firent tomber les murs de Jéricho. Mais rien ne s’est effondré. La victoire a été, comme toutes les autres victoires de ce monde, un alambic où se sont élaborés les grands courages et les merveilleux héroïsmes, mais elle n’a pas transformé l’homme dans son essence. Il s’est, comme toujours, montré, après la paix, l’esclave de ses passions et de ses tendances particulières.
La grande guerre des nations,—c’est un fait prouvé aujourd’hui,—n’a donc pas eu le{5} résultat miraculeux qu’on en attendait. Un vent de violence a promptement dispersé les sentiments de solidarité et de reconnaissance qui avaient paru relier les peuples entre eux durant la période des dangers communs. Ces sentiments ont été remplacés d’un côté par le prestige de la force et de l’arrogance; de l’autre, par des nécessités économiques. Trop cyniquement étalées, elles furent cause de déboires amers, de désillusions cruelles qui desséchèrent et réduisirent en cendres les germes de la féconde récolte sur laquelle on comptait.
Tout cela est si connu, qu’il n’est point utile de s’attarder sur le fait en lui-même, ni d’en rechercher les causes secrètes, ou d’en indiquer les résultats desséchants. Les conséquences en sont d’une trop pénétrante mélancolie pour ceux qui avaient espéré. Or, comme la constatation perpétuelle du mal est éminemment décourageante, on doit essayer au plus vite de dépasser cette période.
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Il faudrait de l’aveuglement ou de la niaiserie pour nier la crise que l’humanité traverse, et ne pas la combattre équivaudrait à{6} un maladroit aveu d’impuissance; mais la plus grande faute serait encore d’en avoir peur et de la croire durable.
L’unique moyen efficace pour en arrêter le développement est de lever les yeux et de regarder au-dessus et au delà. Tout ce qui est précieux reste caché aujourd’hui au tréfond des cœurs, et l’apparence des choses est déconcertante. La vanité pousse partout des racines formidables: chaque soldat prétend être Maréchal et, s’il y a encore des maîtres, il n’y a plus de disciples, ni de serviteurs! Or, comme autour des grands palmiers solitaires il n’y a que des plaines sablonneuses, c’est vers un immense désert que la société semble marcher... Puisque toutes les forces vives des nations sont dressées, l’arme au poing, les unes contre les autres, elles ne peuvent se coaliser efficacement contre l’épouvantable danger qui les menace. Il en est ainsi dans toute l’Europe, il en est ainsi dans chaque pays séparément.
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Chacun sait, chacun a constaté ce que je viens de dire. Parmi les gens qui ont une vi{7}sion claire de la réalité, il y en a de faibles qui désespèrent stérilement, et de forts qui, pour précipiter l’évolution, ne croient qu’à l’existence des faits. Mais les faits semblent partout s’accumuler, irréconciliables les uns avec les autres. Pour créer des faits supérieurs comme valeur et comme puissance, pour ouvrir la route à de nouveaux courants, pour allumer des flammes capables de détruire les scories qui encombrent la route, il faut, avant tout, avoir confiance dans le pouvoir créateur de la pensée humaine.
A tous les hommes d’intelligence et de bonne volonté une croisade s’impose pour laquelle la première arme de combat est l’attente sage, patiente, perspicace...{8}
Dans toutes les religions, l’attitude de l’attente est vivement recommandée; c’est, du reste, l’attitude perpétuelle de la vie humaine pour ceux surtout qui en admettent le renouvellement infini et qui croient à l’existence d’une force supérieure à laquelle l’homme peut avoir recours. Toute espérance formulée n’a-t-elle pas, d’ailleurs, pour conséquence logique l’attente de la réponse?
Donc il faut attendre, qu’on le veuille ou non. L’important c’est de savoir attendre! Chez quelques-uns c’est une disposition naturelle:{9} chez d’autres une vertu acquise ou qu’il faut acquérir.
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Les mots de Dieu à Adam: «Désormais tu gagneras ton pain à la sueur de ton front», s’appliquent à tous les services, à tous les genres de labeur et vont bien au delà de l’effort matériel des bras et des muscles. Ils comprennent chaque effort dont est capable l’âme humaine. Même quand l’homme produit des fruits remplis non de pulpe, mais de cendres, ces fruits sont dus au travail de sa personne ou de sa pensée. Les imaginations perverses se fatiguent à élaborer sans cesse des forces destructrices, et c’est aussi à la sueur de leur front qu’elles poussent le monde aux actes démoralisants.
Dieu a appelé l’homme à collaborer avec lui en tout ce qui s’accomplit sur notre planète, même lorsqu’il s’agit de miracles comme la résurrection de Lazare. C’est là un fait fondamental que l’homme ne devrait jamais perdre de vue.{10}
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Dans la signification qu’il faut donner au mot attendre, toute idée de paresse doit, bien entendu, être exclue. L’homme qui sait attendre n’est pas un fainéant, car il est constamment en état de veille. Il ne s’agite pas, il ne se précipite pas, il ne s’irrite pas, mais son esprit est sans cesse tendu vers l’objet de son attente, et ce n’est pas là un mince labeur.
L’attente doit être patiente, mais non résignée. Ces deux mots s’excluent: quand on se résigne, on n’attend plus! Il faut donc que l’attente soit vigilante et optimiste. «Le monde appartient aux optimistes, disait M. Guizot, les pessimistes n’ont jamais été que des spectateurs.»
En ce moment, l’ordre donné par Dieu à Adam a cessé d’être obéi et compris dans sa signification précise, qui est l’obligation absolue du travail. Une vague de paresse a passé sur le monde, et, aujourd’hui, l’homme, symptôme effrayant, se refuse à travailler de ses mains: il refuse même de semer le blé et le riz dont il doit vivre! Quant à ceux qui ne labourent pas, qui ne produisent pas les matériaux nécessaires à la production, ils de{11}meurent assoupis dans une apathie criminelle, une sorte d’engourdissement de la pensée. On dirait qu’ils attendent, dans une espèce de léthargique sommeil, l’égorgement final de leur classe.
Pour la défendre, ils ne tentent même pas un effort. A les voir évoluer dans la vie avec des allures nonchalantes, il semble qu’il assistent à un jeu sur les résultats duquel ils n’ont pas engagé de pari!
Les individus de cette catégorie n’attendent rien évidemment. Leurs yeux ne sont pas tournés comme ceux des Rois Mages vers l’étoile qui doit se lever à l’Orient. Ils subissent les événements, ils n’y concourent pas. Or, subir, c’est déjà un état inférieur.
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L’attente féconde se manifeste extérieurement de deux façons: par le silence gros de pensées qui équivaut à des forces infinies d’action; et par la parole qui peut avoir sur les esprits et les cœurs une si puissante répercussion. Voyons comment l’homme se comporte vis-à-vis du silence et de la parole, comment il en use dans la vie publique et privée.{12}
Le vers admirable d’Alfred de Vigny est la condamnation de l’abondance inutile des mots. Il faut avoir une grande foi dans le silence, non le silence qui naît d’un caractère morose, d’un orgueil démesuré, d’un manque de sincérité, d’imagination, d’expansion, d’une sorte de pauvreté d’esprit ou bien simplement d’une humeur sauvage, mais le silence intuitif ou voulu de ceux qui voient, sentent et savent.
Cette force muette a toujours exercé un merveilleux pouvoir mais jamais elle n’a été{13} plus nécessaire que dans ce moment suprême de l’histoire du monde, où l’on meurt de trop de paroles!
Avec notre organisation politique et sociale, qui admet la libre discussion sur les points les plus graves et les plus délicats, il est difficile de mettre un frein aux langues qui parlent. Aujourd’hui qu’aux voix masculines, les voix féminines s’unissent, et que dans son for intérieur, chaque homme, même le plus médiocre, se croit un stratège et un chef politique, le bruit est devenu assourdissant, et le chaos croît chaque jour davantage.
Dans ce réseau serré de mensonges, d’intérêts inavoués, d’astuce et de perfidie, il est naturel que l’esprit perde son équilibre, ne sache où se poser et soit emporté par le flux et le reflux de la pensée en désarroi.
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La vérité qui devait, après la guerre, surgir victorieuse, tirée du sépulcre où la fausseté et la veulerie des hommes l’avaient reléguée, dans quel puits se cache-t-elle aujourd’hui? Nous la cherchons et ne la trouvons pas!{14} Faut-il l’inscrire, comme sur les champs de bataille, parmi les «disparus» puisqu’à l’appel désespéré de ses fervents adorateurs, elle ne répond pas: «Présente!»
Pour ceux qui avaient confiance, pour les optimistes qui avaient espéré sa résurrection prochaine, le désappointement est amer. Les autres, ceux qui, à coup de grosse caisse, avaient inscrit son nom en vedette sur leurs drapeaux, ne cachent plus aujourd’hui leur sourire dédaigneux pour les ingénus qui avaient cru de bonne foi à la mensongère devise.
La Fontaine, dans une de ses Fables, nous montre le plus sincère et le plus modeste des animaux de la création condamné à payer pour tous... L’histoire, comme la Fable, se renouvelle continuellement.
Mais il est dangereux d’insister sur les points noirs des événements contemporains: cela est contraire à cette vertu du silence que nous devons apprendre à pratiquer. Il est évident que les paroles inutilement prononcées pendant quatre années et demie de guerre et plus de trois ans de paix, ont nui à la restauration de la vérité dans le monde.
Elle ressuscitera cependant. Plus on voudra{15} l’étouffer, l’écraser, la railler, plus puissante elle s’affirmera un jour; mais pour arriver à ce jour il faudra souffrir encore. Essayons au moins d’en accélérer la venue et de ne pas retarder, par d’imprudentes paroles pessimistes, son avènement dans le monde. Évitons soigneusement ce qui est propre à semer la discorde, à aigrir les cœurs, à décourager les bonnes volontés.
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Entendons-nous! Limiter nos paroles, et réfléchir à leurs conséquences ne signifie point s’isoler, cesser d’écouter, de veiller et d’être prêt à intervenir pour protester utilement. «On devrait bâillonner la presse», dira-t-on; mais la presse, qui ferait bien, certes, de se museler un peu elle-même, a une autre tâche à remplir que les individus! Elle doit informer largement le public des diverses tendances, des divers bruits, des diverses nouvelles qui courent. Ce devoir d’informateur n’incombe pas au simple citoyen: il a celui, au contraire, d’être prudent, vigilant, de ne pas exaspérer les âmes, de ne pas donner un poids exagéré aux rancœurs, aux malentendus, aux doutes...{16}
Dans les moments angoissants que traversent certains pays, il faudrait, je ne dis pas suspendre tout jugement, mais formuler ceux qu’on porte de façon à faire comprendre leurs torts aux coupables sans les accabler de reproches qui, par leur violence, ressemblent presque à des injures.
Il est opportun aussi de ne pas exciter les victimes, afin qu’elles ne perdent pas leur sang-froid, cette suprême qualité des triomphateurs. L’habileté vraie consiste à observer toujours, à tout écouter et à se recueillir souvent. C’est là un programme auquel on peut joindre un conseil: «Élevez dans vos cœurs un temple au silence!»
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Ce n’est pas seulement dans les heures suprêmes de la vie publique, mais encore dans toutes nos relations avec les faits et les individus, qu’il y a avantage à user de peu de paroles. Dans la vie domestique et familiale, le silence est certainement plus efficace que les reproches, il touche davantage, émeut plus, il donne aux mots, quand finale{17}ment ils sont prononcés, un prestige plus grand.
Les maîtresses de maison les mieux obéies, les mères de famille les plus respectées, ont été presque toujours des silencieuses. En amour aussi, la femme qui parle peu et semble se réfugier dans sa vie intérieure, est celle qui sait retenir l’amour le plus longtemps. Il y a en elle une saveur de mystère qui fascine les âmes. A l’armée, à l’école, le prestige exercé sur les soldats et les enfants est, en général, réservé aux laconiques, des lèvres desquels ne sortent que des ordres précis, des enseignements nets et clairs.
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Que de fois également, dans des circonstances délicates, une situation a été sauvée uniquement par le silence! Une seule parole aurait tout gâté et tout perdu. Le silence, semblable à un baume merveilleux, a cicatrisé la plaie et a empêché la tragédie d’éclater. Tous les êtres humains ne peuvent pas être des silencieux efficaces; il faut pour cela du tact, de l’intelligence, de la finesse! Ces privilégiés sont rares; mais tous peuvent mettre{18} un frein à leur langue pour qu’elle ne devienne pas une source d’antagonismes et d’amers mécontentements. Cela n’est pas toujours facile, quand le cœur bat d’une indignation justifiée, mais c’est pourtant obligatoire.
Nous ne devons pas oublier que toute parole acerbe est une joie pour l’ennemi qui, secrètement et incessamment, essaye de semer la haine dans les lignes des vainqueurs.
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Comme le poète d’Eloa, rendons un culte au silence, mais n’oublions pas cependant qu’il en peut être une mauvaise espèce: celui-là est le fruit de l’orgueil et de l’obstination; il ferme ses oreilles à la vérité, s’entête dans les fausses appréciations, refuse d’écouter les conseils de l’expérience. Dans la politique, comme dans la vie familiale, ce mutisme est souvent cause de malheurs infinis et de périlleuses rancœurs.
Nul homme, quelle que soit sa valeur intellectuelle, n’est autorisé à mépriser complètement l’échange des idées avec ses semblables.
Il faut seulement être perspicace, savoir{19} discerner les valeurs et ne pas donner sa confiance aux médiocres qui ne la méritent pas.
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Si la parole trop prolixe présente des inconvénients, l’échange des mots est cependant nécessaire au bon mécanisme de la vie. Il n’y a rien de plus triste qu’une famille de silencieux moroses. Le mari, le fils rentrent au foyer, mais pas une phrase ne sort de leur bouche, ils ne racontent rien de ce qu’ils savent, de ce qu’ils ont vu!... Si on leur pose une question ils en semblent exaspérés et y répondent à peine. Combien de familles souffrent de ce système d’inique silence.
Que demandent au fond ces mères, ces épouses, ces filles? Elles n’exigent pas de longs discours, mais seulement un sourire, un mot qui les mette un peu au courant des choses; un simple regard affectueux suffit même souvent à les satisfaire, à dissiper l’oppression de ce mutisme offensant, à compenser la rareté des mots prononcés.{20}
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La cause de ce mal est unique: c’est l’égoïsme orgueilleux, joint à l’habitude de ne jamais réfléchir suffisamment aux conséquences des attitudes que l’on prend ou à la signification que les autres leur attribuent.
L’heure est si grave aujourd’hui qu’une sévère discipline est devenue indispensable à tous; nous devons apprendre à contrôler notre langue, et ceux auxquels leur conscience impose un mea culpa doivent être les premiers à réparer les ennuis, et parfois les malheurs que leur trop grande impulsivité a pu causer.
Élevons donc un hymne à la noblesse du silence conscient, qui signifie sagesse, philosophie, tact, dignité, altruisme, et dénonçons le silence de l’orgueil, de l’égoïsme, de l’obstination, et ce désintéressement complet de la pensée d’autrui qui, non seulement pèse sur la vie familiale, mais peut aussi devenir dangereux dans la vie politique des peuples.{21}
Après avoir affirmé la beauté, le prestige, la dignité du silence, il faut parler un instant de l’instrument magique dont l’homme dispose et qui s’appelle la parole!
Trois syllabes! Et dans ces trois syllabes, toutes les manifestations de l’âme universelle peuvent se condenser. Ces trois syllabes dispensent la guerre et la paix, la fortune la plus éclatante et la plus épouvantable misère, la félicité la plus complète et la plus atroce douleur.
Elles édifient et détruisent, consolent et dé{22}sespèrent, allument les incendies, propagent les haines, exaltent l’orgueil de l’homme et le réduisent en poussière; elles pénètrent son âme d’une infinie douceur et la déchirent d’angoisse. Elles séparent les amants les plus tendres, arment l’un contre l’autre les amis les plus sûrs, éloignent les fils des mères, et si, parfois, elles rapprochent l’homme de Dieu, souvent elles le poussent dans les bras toujours ouverts de Lucifer qui étend inlassablement sur le monde son ombre gigantesque.
Et cet instrument magique et merveilleux, le plus extraordinaire des dons qui ont été faits à l’homme, celui-ci est maître de s’en servir au gré de sa fantaisie. On l’a laissé, au fond, très ignorant des forces terrifiantes qu’il pouvait mettre en jeu par le seul mouvement de ses lèvres. Comment serait-il conscient de ses responsabilités, puisqu’on les lui a à peine indiquées, et que ni les religions ni les philosophies n’en ont fait, comme elles l’auraient dû, l’objet d’un enseignement spécial et de capitale importance.
Elles se sont bornées à des conseils d’ordre général. Quelques proverbes, appartenant pour la plupart à la littérature orientale, mettent bien l’homme en garde contre le danger{23} des paroles surabondantes et irréfléchies, mais c’est comme en passant, sans y attacher d’importance, sans insister sur les terribles responsabilités qu’il peut encourir de ce chef.
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Apprendre à l’homme, dès sa première enfance, à se méfier des mots devrait être, au contraire, le principal objet de toute intelligente préparation à la vie. Il faudrait enseigner à l’enfant que la parole doit être maniée avec mesure et prudence, comme s’il s’agissait d’une arme de précision. Elle tue, en effet, mieux que le browning le plus perfectionné.
Il est vraiment inconcevable que les pédagogues, les philosophes, les grands prêtres de toutes les religions et les arbitres de la destinée humaine n’aient pas mieux compris l’incalculable portée de la parole, et tenté de la maîtriser pour la faire servir aux fins qu’ils poursuivaient. Or, cela n’a jamais été fait! Au XXᵉ siècle, la parole a pris des allures désordonnées contre lesquelles aucune sanction ne s’exerce plus. Auparavant, les citoyens des différentes nations ne pouvaient toucher à certains sujets politiques ou religieux sans{24} encourir de graves remontrances, et même des pénalités. Mais il ne s’agissait que de quelques terrains prohibés, car, dans le domaine privé, l’homme a toujours été libre de déshonorer son prochain et de le tuer moralement autant de fois qu’il le pouvait dans une journée! Qui a jamais pensé à mettre un frein au débordement de la parole? Ce n’est certes pas l’autorité publique. Quant à l’opinion, elle est restée muette, et si quelques voix se sont élevées pour protester, vite on les a fait taire, au nom de la liberté!
Dans la dernière guerre, il y eut de grands faits que les paroles ont dénaturé et obscurci, exaspérant les amour-propres, et préparant à l’Europe un long avenir de rancœurs, empêchant les conciliations de s’opérer et les malentendus de s’expliquer.
La responsabilité de cette immense tuerie remonte certainement à la convoitise des Huns ressuscités, mais l’abus insensé des paroles a jeté sur les feux allumés des matières explosives, il a tué moralement autant de sentiments, d’illusions et d’espérances que les plus hideuses inventions modernes ont fait de victimes humaines. J’en appelle aux cœurs droits qui battent encore dans la poitrine de quelques-{25}uns des êtres créés par Dieu à son image; il serait temps que les hommes se rendent compte enfin de quelle arme formidable ils disposent.
Tant qu’ils ne l’auront pas appris, tant qu’on ne le leur aura pas enseigné dès leurs premiers balbutiements, ils ne pourront connaître, en aucune circonstance, la sécurité ou la joie sereine d’autrefois, alors que, dans sa vie plus recueillie, l’humanité discourait moins.
Si celle-ci n’apprend pas à se taire, une insondable mélancolie continuera à répandre son ombre sur les paysages de la terre, et la beauté de la lumière ne se reflétera plus dans les yeux des hommes. Inquiets, sombres, despotiques, agités, ils erreront de par le monde, rêvant de destruction, de laideur, de menace et de violence.
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On a si peu réfléchi jusqu’ici à la portée et à l’horrible danger des paroles, que l’on sera stupéfait de leur voir donner une pareille importance et les charger d’une semblable responsabilité. On dira: «La parole est un don naturel dont l’homme a le droit d’user{26} comme de la faculté de voir et d’entendre.—Certes les tribuns la manient avec trop de violence, et la presse en abuse; quelques lois restrictives s’imposent, nous le reconnaissons.» Les plus raisonnables arrivent à nous faire cette concession.
Hélas! le mal est trop grave et trop étendu pour que des articles de loi puissent avoir aujourd’hui une action efficace. C’est l’âme particulière des individus qu’il faut émouvoir et convaincre, rendre consciente de ce que les mots représentent comme puissance, du mal infini qu’ils peuvent faire, et du bien incommensurable dont ils pourraient être capables.
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Comme on enseigne à un enfant à ne pas se jeter devant une automobile lancée à toute vitesse, à ne pas égratigner le visage de son prochain, à ne pas lui tirer la langue sans provocation, il faudrait lui enseigner à mesurer et à contrôler les mots qu’il prononce. Ah! les mots! En amour, chacun sait le trouble et l’angoisse qu’ils provoquent, les coups cruels qu’ils portent, les inguérissables blessures dont ils sont cause et les séparations qui en ré{27}sultent. Ils rompent le charme qui avait lié les âmes les unes aux autres et les jettent sans scrupule dans la désespérante solitude.
L’amitié, le plus sérieux et noble sentiment qui puisse lier le cœur des hommes, subit, elle aussi, l’atteinte des paroles. Et que de tragédies d’âmes, sur lesquelles on ne s’explique jamais, sont dues au maléfique pouvoir de phrases insouciantes prononcées et commentées.
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La famille, elle non plus, n’échappe pas à ce fléau. Pour expliquer certains suicides, quand la cause passionnelle ou financière manque, on classe ceux-ci sous la dénomination vague de «chagrins domestiques». Cette phrase ouvre des perspectives abominablement tristes. C’est comme si on plongeait le regard dans un puits sombre au fond duquel on aperçoit une miroitante tache d’eau noire; et dans la plupart de ces cas, si quelques lueurs se font plus tard sur l’événement, c’est presque toujours à l’abus des paroles qu’il faut faire remonter la tragédie.
Il en est de même en ce qui concerne les malheurs publics, et chacun peut en faire l’ob{28}servation. Partout où une catastrophe quelconque se prépare, elle est provoquée, accompagnée, accrue et envenimée par l’abondance des mots, parlés ou écrits. Semblables à de sinistres gardiens et souteneurs, ils se campent, se groupent et se multiplient autour des lieux où s’élabore l’infortune.
Quand l’homme sera devenu conscient de la puissance qu’il possède de creuser des tombes, ou de renouveler des vies, il hésitera peut-être à parler sans savoir ce qu’il dit, et beaucoup d’ombres se dissiperont sur la terre.
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L’usage plus discret de la parole présentera encore un autre avantage; l’intelligence humaine y gagnera, car toutes les inepties qui courent le monde dans un galop furieux et désordonné, cesseront de retentir aux oreilles de ceux qui, comme Maeterlinck, donnent au bon sens, dans les facultés de l’esprit humain, une place distinguée.
Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée! S’il y a quelque chose d’agréable dans l’existence c’est bien la conversation vive, alerte, gaie, même un peu frivole de gens qui se con{29}naissent et se comprennent, et ces joyeuses causeries de famille où chacun dit tout haut ce qu’il pense et qui perdraient beaucoup à être précédées de trop de réflexion.
En parlant d’inepties, je pensais à ces lourds et inutiles bavardages dont on a pris l’habitude, sur des choses qu’on ignore complètement. Les sujets les plus simples, l’élevage des volailles même, peuvent devenir attrayants quand on en parle avec compétence et humour. Mais durant les années de guerre, alors que l’angoisse faisait palpiter les cœurs, ce fut une rude épreuve d’entendre les stratèges de salon expliquer gravement comment il fallait disposer les troupes pour gagner les batailles.
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Après avoir dénoncé les paroles criminelles qui engendrent la discorde, la haine et la violence, les paroles féroces ou simplement méchantes qui meurtrissent et désespèrent les cœurs, les paroles fausses qui sèment la défiance, les paroles équivoques qui troublent les consciences, les paroles lourdes et pesantes qui ouvrent la porte à ce vieux rôdeur, l’ennui, dont Satan a fait son bras droit, il reste à parler des{30} paroles bienfaisantes, encourageantes, semeuses de vie et de force. Celles-là sont reconstructrices, et c’est dans une autre partie de ce livre qu’il faudra traiter de l’aide puissante qu’elles peuvent apporter à l’évolution de la destinée humaine.{31}
L’épisode grandiose du Christ chassant les vendeurs du Temple est présent à la mémoire de tous, car il a frappé l’imagination des foules. Le geste de Jésus—divin par la sainte colère qui le provoque, et humain parce que c’est le Fils qui défend la maison de son Père contre les trafiquants qui osent la souiller de leurs ignobles marchés—ce geste fut un coup de théâtre inattendu, magnifique et terrifiant,{32} qui dut satisfaire le besoin instinctif de justice que toute âme droite porte en soi. Les paroles méprisantes et sévères dont il fut accompagné, firent sans doute trembler les cœurs, mais nul ne protesta et toutes les têtes fléchirent.
Ce besoin de justice qui tourmentait les contemporains du fils du charpentier de Nazareth a persisté à travers des siècles d’injustice, et, malgré les apparences contraires, il n’a jamais été plus grand qu’aujourd’hui. Nous ne nous rendons pas suffisamment compte à quel point il tourmente les âmes, et quelle est sa part de responsabilité dans les tempêtes qui, en ce moment, soufflent de partout autour de nos foyers.
En y regardant de près, nous le retrouvons sous les violences révolutionnaires auxquelles il a servi de prétexte, et il se cache aussi sous l’amer découragement qui a réduit la classe bourgeoise à cette honteuse apathie qui l’a faite, en certain pays, tendre presque le cou à ses égorgeurs.
C’est parce que son besoin de justice n’avait pas été satisfait, et qu’elle ne voyait de recours nulle part, que, blessée dans sa conscience intime, cette classe était tombée dans l’inertie,{33} au lieu de se hausser à une belle résistance. Comme certains actes publics lui avaient fait perdre toute confiance dans la justice établie par les lois humaines, elle ne savait plus que gémir. «A quoi bon lutter?» soupirait-elle.
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Pour satisfaire les consciences indignées et meurtries, il faudrait que le grand geste du Christ se renouvelât. Mais c’est à l’homme cette fois, qu’en incombera la charge. Les forces divines armeront son bras, mais le coup de verge doit être donné par lui. Comment s’y prendra-t-il? Dans tous les pays, la situation morale des vendeurs se relie au grave problème du travail et des échanges et fait partie de l’économie générale du monde. Pour résoudre équitablement ce problème, le concours des siècles sera nécessaire ou du moins il faudra de longues périodes de temps.
Ce qu’il est urgent de faire tout de suite, c’est de débarrasser les portiques du temple de la cohorte des marchands et marchandes de fumée qui les encombrent et les obscurcissent. Aucune espérance d’un destin meilleur pour l’homme ne pourra se réaliser tant qu’ils{34} y resteront installés, libres d’offrir et de vendre le néant, l’essence des fruits de la mer Morte, enfermée dans leurs bocaux, flacons et cassolettes et dont les lourdes vapeurs délétères empêchent l’air pur de circuler librement et rendent impossible tout développement de vie saine, de commerce honnête et d’initiative vigoureuse.
Et jamais il n’y a eu autant de marchands de fumée qu’aujourd’hui, alors qu’aux hommes, se sont jointes les femmes et que dans chaque être une ambition est née. Chacun veut avoir boutique sur rue. Quand les marchandises réelles manquent, on en vend l’apparence. Ce commerce, qui n’est que fumée, est connu; tout le monde en a vaguement conscience; mais, par une basse connivence, personne ne dénonce le trafic. Les cartons vides continuent à porter l’étiquette des stocks absents. C’est surtout dans le domaine moral que la tromperie est facile comme nous le verrons plus tard. En attendant, regardons les enseignes des boutiques. Plusieurs ont des titres suggestifs, commençons par celui-ci:{35}
C’est, bien entendu, au figuré que nous examinerons les livres de ce commerce spécial. Ce sont les secrets des prestidigitateurs d’ordre moral qu’il est intéressant de pénétrer. Leur bilan s’explique en peu de mots: tout individu qui ne se croit pas obligé d’apporter dans les actes moraux de sa vie une parfaite bonne foi n’est, au fond, qu’un vulgaire escamoteur. Celui-ci ne fait pas disparaître dans son gilet ou dans son chapeau, les objets les plus hétéroclites, tels qu’une poule blanche aux ailes déployées, des bouteilles de vin cachetées, des{36} douzaines d’œufs frais pondus, un perroquet ou un singe! Ce ne seraient là que des jeux innocents. Ceux de l’escamoteur moral sont, au contraire, redoutables, et l’homme le plus avisé réussit avec peine à se défendre contre ses tours de passe-passe. Car ce malfaiteur sait en général revêtir des apparences d’honnêteté et de respectabilité, et cette façon de donner le change est un des traits caractéristiques de son trafic.
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Les façons de procéder de nos escamoteurs varient. L’une des plus communes et des plus banales dans sa brutalité, est de nier sans vergogne, au mieux de leurs intérêts, les paroles qu’ils viennent de prononcer à l’instant même, et qui flottent encore sur leurs lèvres. Dans la discussion, ce système jette l’interlocuteur hors des gonds et provoque chez lui les pires sentiments d’indignation et de colère. «Tu viens de dire ceci et cela! J’ai des témoins...—Mais non, je n’ai rien dit de semblable!» Pareille impudence ne donne-t-elle pas envie d’écraser ceux qui en font preuve entre le pouce et l’index?{37}
Cette mauvaise foi dans les réponses envenime tous les rapports de famille et d’amitié. Elle tue l’amour!
Dans les affaires publiques, dans les discussions de profession ou de carrière, les escamoteurs de la parole troublent les eaux et peuvent provoquer les plus graves conflits. Ils donnent assurément aux autres le droit d’exercer à leur égard de terribles représailles, mais ils les subissent rarement, tellement, semblable à une couche de cire épaisse, la lâcheté encrasse les âmes.
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Les escamoteurs ont donc beau nuire et détruire, aucune pénalité ne les atteint jamais. Il n’y a pas de recours contre eux; leurs procédés sont pour ainsi dire impalpables. On ne peut les saisir sur le fait ni les convaincre, car ils manipulent le néant. Matériellement, ils vendent des marchandises frelatées; moralement, ils escamotent les situations, les obligations, les promesses faites, les engagements pris, les serments échangés. Avec un admirable sang-froid, ils opposent à tout reproche des fins de non-recevoir qui déconcertent les plus{38} intelligents et les plus habiles. Si, devant leur évidente mauvaise foi dans les grandes comme dans les petites choses, quelqu’un s’émeut et, emporté par l’indignation, essaye de frapper leur conscience, ils échappent avec une dextérité surprenante à toute responsabilité.
Par leur escamotage des faits, des choses et des paroles, ils ont ruiné les uns, perdu la réputation des autres, empêché la réussite d’un troisième, en s’attribuant, ou en attribuant à d’indignes protégés, les mérites qui auraient pu le mettre en valeur. Mais naturellement ils nient avoir eu une part quelconque à ces désastres. Leurs mains sont si habituées à brouiller les cartes qu’ils ne s’aperçoivent même plus de la besogne que leurs doigts accomplissent. A force de jouer toujours avec des dés pipés, quelques-uns trichent presque de bonne foi.
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Ils volent tout ce qui leur tombe sous la main: les bons mots des uns, les pensées des autres. Dans l’ordre des sentiments, ils ont également sur la conscience plus d’un crime.{39} Et le pire est qu’ils font école. On décore poliment du nom d’«habileté» et d’«adresse» leur façon d’escamoter les réalités, et de leur substituer le mensonge et le néant. Comme l’on va chez la tireuse de cartes, combien de gens vont demander conseil à ces vendeurs de fumée! Ils enseignent à brouiller les cartes dans la vie privée ou publique, ils finissent par tenir boutique ouverte de fraudes.
Ce sont des gens, en général, de médiocre intelligence et de plus médiocre culture, et comme ils sont dépourvus de passion, ils mènent souvent une vie respectable. Quelques-uns sont des escamoteurs de naissance, et je ne sais quelle maladie ou quelle tare de leur esprit les rend incapables d’accepter la responsabilité de leurs actes et de leurs paroles. Ils sont les moins dangereux de leur classe; les pires sont au contraire les escamoteurs qui se sont engagés dans la triste phalange par opportunisme, par envie ou par un besoin âcre et violent de diminuer les mérites d’autrui, afin de donner plus de lustre aux leurs propres. Des plagiaires naissent des escamoteurs, et les uns et les autres se nourrissent de fumée!{40}
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Mais il est impossible de détruire la vérité. Pendant qu’on la nie, qu’on la déplace ou la transporte, elle est là, en face de nous, et nous regarde. On ne peut effacer cette image de la paroi, où elle se détache en lumière; mieux vaudrait tout de suite, devant elle, baisser honteusement la tête.
Tous les hommes, même les plus loyaux, sont coupables d’avoir, par bienveillance, pitié, ou politesse, altéré le vrai. Quelques-uns ont fait pire; ils ont peut-être menti une fois par intérêt personnel, mais le souvenir de ce mensonge les brûle comme un fer rouge. L’un d’eux me disait un jour: «Je plains les escamoteurs; ne les jugeons pas trop sévèrement. Pensez, quelle torture ce doit être de vivre continuellement dans ce qui n’est pas vrai! C’est comme si l’on ne pouvait jamais poser le pied sur la terre ferme, si on la sentait perpétuellement vaciller sous ses pas.» J’étais moins indulgente et je refusais de m’apitoyer, peut-être parce que les escamoteurs et les brouilleurs de cartes m’avaient fait souffrir.{41}
Je leur reproche surtout de faire école, au lieu de se limiter à exécuter de la prestidigitation pour leur propre compte et, quand ils font les loups, de prendre une apparence d’agneaux. Quelques-uns exercent leur métier avec tant de dextérité et exécutent leurs tours avec une si merveilleuse adresse que les gens ingénus ou simplement peu perspicaces ne s’aperçoivent pas qu’ils ont affaire à des brouilleurs de cartes.
Or, il est temps que les yeux s’ouvrent et que l’on dénonce à l’opinion publique ces trafiquants, car, parmi les marchands de fumée qui déshonorent le temple, les escamoteurs doivent être mis en première ligne; ils sont les plus nombreux et les plus insinuants. C’est sur leurs épaules que le premier coup de verge doit tomber.
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L’heure a sonné de déblayer le terrain pour que les mains robustes et fermes puissent accomplir leur œuvre de reconstruction. Le monde a beaucoup souffert, en ces dernières années. Pour enfanter l’âme nouvelle de l’humanité, que de cœurs se rongent d’angoisse,{42} que d’intelligences s’épuisent à donner tout ce qu’elles possèdent d’énergie vitale, que d’âmes de bonne volonté s’efforcent de saisir, dans le plus secret de leur être, la voix de leur subconscient pour qu’il les éclaire en vue du grand travail de la reconstitution humaine.
Au lieu de les aider dans leur tâche, comment les hommes de conscience,—il y en a encore,—permettent-ils aux escamoteurs de prendre à ceux-ci les cartes des mains pour un jeu qui est celui de la destruction? L’atmosphère que ces misérables créent autour d’eux est si énervante, si lourde et si déprimante, qu’elle fait succomber les plus fermes courages.
Dans les familles, par exemple, il suffit d’un seul escamoteur pour gâter toute possibilité de bonheur. Sa présence est l’invitation constante au découragement, à la défiance, à l’irritation intérieure, à l’amertume quotidienne. Soyons indulgents pour ces pécheurs, mais pas pour ce péché, qui est bien le plus laid et le plus vulgaire qui soit! Forçons les escamoteurs à fermer boutique et à ne plus déshonorer le portique du temple, en y projetant leur vilaine ombre.{43}
Eux aussi sont des marchands de fumée et tiennent boutique à côté des escamoteurs et des brouilleurs de cartes. Sous le prétexte fallacieux de chercher la vérité, ils lui substituent le mensonge et le néant.
Leurs magasins sont fort achalandés comme ceux de leurs confrères, mais on n’y trouve aucune marchandise de bon aloi, solide et intégrale!
Ils ont un étalage de pure apparence; au lieu de réalités, ils offrent sans scrupules les créations de leur fantaisie. On les achète tout de{44} même, tellement le faux et l’artificiel satisfont cette antipathie de la vérité dont tant de gens souffrent! Certains naissent avec l’esprit fait de telle sorte qu’ils éprouvent le besoin d’embrouiller les choses les plus claires et de voir des pièges derrière tout ce qui frappe leur regard ou leur ouïe.
Si un homme se jette à la rivière pour sauver un enfant qui se noie, vite les faux interprètes cherchent à son acte généreux un motif secret et parfois honteux. Et quand on applaudit devant eux à cette action courageuse, ils ricanent ou prennent un air profond comme s’ils étaient au courant de mystérieuses menées que les autres ignorent, alors qu’au fond ils ne savent absolument rien de spécial! Mais ils sont gens d’imagination, et ceux qui manquent de cette faculté,—et combien de personnes ne possèdent même pas une étincelle de ce don divin!—les recherchent pour se renseigner, pour apprendre à leur école l’art de tout dénigrer et de trouver aux faits les plus simples une explication tortueuse. Cela devient vite un système que l’on applique ensuite à toutes les grandes et les petites choses de l’existence humaine, causant ainsi d’infinies souffrances.{45}
Sans l’intervention des faux interprètes, ces souffrances spéciales que nous allons examiner existeraient quand même, car nous sommes tous momentanément capables de nous tromper dans nos jugements, mais elles demeureraient exceptionnelles, tandis qu’avec les boutiques ouvertes des faux interprètes, il n’est guère de fait ou de sentiment qui soit accepté aujourd’hui avec simplicité et bonne foi.
Pour les hommes sincères et généreux, le fait d’être méconnu représente une douleur intolérable qui obscurcit pour eux la beauté des jours clairs et qui les blesse dans leur intimité profonde.
Aucun état social, pour merveilleusement organisé qu’il soit, ne protégera jamais l’homme contre les jugements de son frère ou de son voisin. Ce sont là des désagréments inévitables; mais en interdisant les pratiques auxquelles se livrent les faux interprètes, empêchant ceux-ci de faire métier de médisance, en frappant leur commerce de taxes morales considérables, on mettra peut-être un frein à la détestable propagande qu’ils font par leurs perfides et insinuantes manœuvres.{46}
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Mais il en est de ceci comme de toutes les autres épreuves auxquelles l’homme est soumis: c’est en lui-même qu’il doit trouver ses meilleures et plus efficaces armes de défense. Il faut qu’il s’efforce de diminuer sa sensibilité à l’égard des fausses interprétations. Quelques individualités ont déjà réussi à éliminer ou, du moins, à atténuer ce genre de souffrance. Quand on attribue à leurs actions des motifs sublimes, elles sourient, sachant que leurs mobiles ont été médiocres; elles sourient également lorsqu’elles entendent attribuer à leurs meilleures intentions des calculs mesquins et perfides.
Ces personnes ont cessé de protester: elles acceptent, se résignent et finissent par devenir presque insensibles au fait d’être méconnues. Et comme elles croient à une justice immanente, elles éprouvent presque plus de honte à recevoir des éloges immérités qu’à être accusées des pires intentions.
Ce sont là des natures fortes et fières, bien qu’un peu froides peut-être. D’autres, au contraire, continuent à se ronger le cœur{47} quand elles ne se sentent pas comprises et que leurs actes et leurs motifs sont faussement interprétés. Leur sensibilité s’exaspère; elles protestent, se plaignent, se défendent, essayent de remettre les choses au point, sans y réussir: elles oublient que de telles plaies ne guérissent que d’elles-mêmes, et avec l’aide toute puissante du temps.
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Certains esprits soutiennent qu’il est préférable de protester immédiatement contre les insinuations médisantes: ils ont pour théorie que les légendes une fois formées, il est excessivement difficile de les détruire; il faut donc, d’après eux, avoir toujours l’oreille tendue, et, au plus petit indice suspect, arborer son drapeau et mettre flamberge au vent. Cette méthode rend la vie très fatigante, et, la plupart du temps, ne sert à rien.
Il faudrait pouvoir remonter à la source secrète d’où proviennent les fausses interprétations. Sans parler des professionnels qui les répandent et que nous avons dénoncés, elles prennent naissance dans tous les milieux, et, si l’on cherche bien, on voit qu’un sentiment{48} de rancune, d’envie, ou d’ambition frustrée les inspire presque toujours. Elles naissent aussi d’un manque de clairvoyance et sont souvent filles de l’ignorance. Rien n’est plus rare, du reste, que la perspicacité, dans notre société moderne. C’est même là un point sur lequel je devrai revenir fréquemment dans cette étude, car il mérite d’attirer l’attention, étant donné le développement que le besoin d’analyse a pris dans tous les esprits modernes. Cette singulière lacune est-elle imputable à la vie tumultueuse du XXᵉ siècle, où le temps d’observer, de réfléchir et de raisonner manque absolument? Quelle qu’en soit l’origine, le fait existe et doit être étudié, car il désarme l’homme devant les événements et les péripéties de la vie.
On peut remplacer la perspicacité par l’intuition, mais c’est un don rare et personnel et non une vraie science, mise à la portée de tous et qu’on puisse acquérir. Lorsqu’on possède ce don, on peut le développer par une constante communion avec les forces qui dirigent l’univers. Et nous voyons toujours le même mystérieux phénomène se répéter: c’est à celui qui a beaucoup reçu, qu’il est donné davantage. Cette promesse sent le privi{49}lège, et beaucoup d’esprits étroits se rebellent contre elle. Or, l’étroitesse de l’esprit est une forteresse inexpugnable, une montagne toute en saillie, une paroi unie et lisse qu’aucun pied, pour agile qu’il soit, ne parvient à gravir.
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L’obstination des sots est irréductible et, contre les gens bornés, il n’y a pas de recours possible; c’est pour cela que, si souvent, on voit ces derniers occuper de hautes situations, à l’étonnement et à l’indignation générales. Il faut aborder ici un point délicat, car il soulève un grave problème: jusqu’à quel point les gens inintelligents, ou qui manquent de perspicacité peuvent-ils être tenus pour responsables du mal qu’ils font et des douleurs qu’ils causent? On peut affirmer, en tout cas, qu’il n’y a pas de «bonnes bêtes», comme on le prétend quelquefois, la bonté, sous toutes ses formes, étant toujours une preuve d’intelligence.
Dans le cas spécial de la propagation des fausses interprétations, les sots tiennent le record, d’abord parce que, manquant de bon sens et ayant des capacités limitées, il leur ar{50}rive souvent de ne pas comprendre et de ne pas savoir discerner la réalité des sentiments et des intentions; ils se trompent, par conséquent, plus souvent que d’autres; et de plus, étant dépourvus d’idées personnelles, ils se laissent facilement égarer par les faux interprètes.
On peut donc affirmer sans démenti possible, que les cerveaux étroits sont d’émérites faiseurs de peines. On me répondra qu’on ne devrait attacher aucune valeur à leurs fausses interprétations. C’est vrai, et, en effet, s’ils nous sont indifférents, nous parvenons aisément à ne pas sentir l’écharde qu’ils ont plantée dans notre chair. Nous haussons les épaules, et nous en remettons au temps et à la justice finale des choses. Mais lorsque des jugements hasardés, blessants et faux, sortent de bouches aimées,—car nous aimons les gens pour une foule de raisons complexes où l’intelligence n’entre souvent pour rien,—toute parole prend une valeur, tout jugement erroné blesse nos sentiments intimes, et est créateur de griefs. Nous ne pouvons hausser les épaules, ni répondre par un fier silence, ou un frivole «je m’en moque» à leurs paroles malencontreuses, puisque ces fausses inter{51}prétations, partant de lèvres chéries, mettent en péril nos pauvres bonheurs.
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La famille, l’amour, l’amitié, au lieu d’être, comme on le voudrait, des forteresses inaccessibles sont, parfois, pour les fausses interprétations, d’admirables champs de culture où celles-ci fauchent tout ce qui, pour un cœur sensible, représente la douceur de vivre.
On voit souvent dans les familles un méconnu, contre lequel les autres se liguent, et il arrive que ce méconnu est le plus intelligent, le plus généreux et le plus large d’esprit de tous. Une légende se forme autour du malheureux et, sortant du cercle familial, elle se répand même au dehors.
De très hautes personnalités ont connu des mésaventures morales de ce genre. Un des grands hommes d’État de notre époque, le comte de Cavour, fait allusion dans son journal intime à une situation semblable. Dans sa jeunesse, ses parents le tenaient un peu à l’écart, et lorsqu’on discutait certaines questions de famille, on baissait la voix à son approche parce qu’on n’avait pas confiance{52} dans son jugement!... Il en souffrit, tout en se sentant déjà, sans doute, supérieur à ceux qui le méconnaissaient.
Oh! ces voix qui se baissent à notre approche, ou qui soudain se taisent, quel symptôme non équivoque de dénigrement elles sont pour nous! Nous en recevons un petit choc au cœur, et le sentiment de solidarité qui fait la chaleur et le parfum des rapports de famille, en est diminué; le fruit a désormais perdu son duvet et sa bonne saveur.
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Parfois, c’est l’amitié qui nous réserve cette épreuve. Les amis qui devraient nous connaître le mieux, qui nous sont unis par des liens de choix, interprètent mal nos actions ou acceptent sans hésiter les intentions que nos adversaires nous attribuent. On n’a pas toujours d’ennemis au sens le plus grave du mot, mais chacun a des adversaires disposés à défigurer les motifs qui guident nos actes.
Les amis qui se montrent prêts à accepter les fausses interprétations suggérées par nos adversaires, commettent déjà une déloyauté; mais quand c’est d’eux-mêmes et spontanément{53} qu’ils nous méconnaissent, le mot trahison vient tout naturellement à nos lèvres. Pour nou, le paysage se décolore, la lumière s’éteint, la joie de l’amitié disparaît: nous les aimerons encore, peut-être, les amis infidèles, mais ce ne sera plus que d’une façon grise et banale.
Une félure s’est produite au plus profond du cœur.
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En amour, les blessures sont plus irrémédiables encore;—et, par amour, je n’entends pas seulement celui qui lie les hommes aux femmes, mais aussi ces affections de famille ou d’amitié, si étroites et profondes qu’elles ont toute l’ardeur de l’amour. En de pareils liens, la fausse interprétation fait l’effet d’un coup de couteau en plein cœur. Elle crée des griefs qui élèvent peu à peu, entre ceux qui s’aimaient, des barrières, qui ne semblent d’abord rien et dont les effets sont formidables. Le seul fait de voir leurs motifs méconnus par l’un de ces êtres chéris, suffit à ternir, chez les natures délicates, l’image de celui ou de celle qu’elles avaient, dans leur âme, placé sur un autel.
Les époux, les amants croient avoir droit{54} sous ce rapport à un traitement spécial, et ils sont singulièrement stricts sur ce point particulier. Trop indulgents aux mensonges, à la duplicité, à la ruse quand elles sont appliquées à autrui, ils ne consentent pas à les excuser vis-à-vis d’eux-mêmes. Que la coupable soit mère, sœur, épouse, fille, amante, amie, ils ne lui pardonnent jamais une fausse interprétation de leurs actes.
Je connais le cas d’un fils qui, adorant sa mère, s’aperçut un jour qu’elle avait attribué des motifs erronés à quelques-uns de ses actes. Leur intimité se rompit, et il fallut des années pour la rétablir. Et ce triste phénomène s’est reproduit souvent dans d’autres relations. Que de bonheurs ont été détruits par de fausses interprétations non pardonnées et qui entraînaient à leur suite beaucoup de douleurs inutiles, puisqu’elles étaient basées sur de la fumée, c’est-à-dire sur l’inexistant.
C’est là une source de souffrance dont l’humanité doit être délivrée. Le remède est dans l’homme lui-même. Quand il aura refait son éducation, il réussira à maîtriser cette sensibilité spéciale. C’est une science nouvelle qu’il doit apprendre et qui représentera une partie essentielle de sa reconstruction morale.{55}
Pour lui faciliter sa tâche, il faut que tous les hommes de bonne volonté dénoncent les faux interprètes partout où ils les découvrent, afin de ne plus permettre à leur ombre de s’étendre sous les portiques du temple, ni à leurs mains de lâcher l’essaim pestilentiel des insectes venimeux que leurs bocaux contiennent, et qui ont nom: défiances, doutes, soupçons, calomnies, brouillards, vapeurs, fumée, poussière et cendres!{56}
La boutique où siègent les faux juges a une apparence plus convenable et plus noble que celle des autres débitants de fumée. Les crieurs chargés d’attirer les chalands ont la voix moins aiguë, les gestes moins canailles que ceux des baraques voisines. Une sorte de solennité préside à l’arrangement de l’ensemble des choses. Les magistrats improvisés se font un visage grave, ils parlent avec une hypocrite mesure, pincent les lèvres, froncent les sourcils, comme si, avant d’émettre une sentence, ils en pesaient soigneusement la portée.{57} Dans leur attitude, il y a quelque chose qui inspire confiance, non seulement aux ingénus et aux hommes inexpérimentés, mais même à ceux qui connaissent à fond la vie et n’ont pas l’habitude de s’en tenir aux apparences. Pénétrés d’une illusoire confiance, quelques-uns vont même, dans les cas délicats, prendre conseil des faux juges, ce qui augmente le prestige de ceux-ci auprès des faibles, des sots, des incertains.
Le manque de clairvoyance ou de bon sens de gens réputés sages et forts, peut avoir des conséquences d’une incalculable importance. A leur suite, le public se rend chez les faux juges, les écoute et, ensuite, malicieusement ou maladroitement, répand leurs sentences dans le monde. En général, celles-ci défigurent la vérité; elles condamnent les actes droits et sincères, pour donner des éloges à ceux sur qui, au contraire, il faudrait passer condamnation pour leur égoïsme, leur vanité, leur bassesse. Il suffit d’être doué d’un peu de bon sens et de perspicacité pour faire à ce propos d’étranges réflexions.
Mais ce n’est pas dans leur boutique que ces marchands de fausse justice accomplissent leur pire besogne. Ils ne demeurent pas long{58}temps à leur tribunal, car cela les ennuie de siéger avec apparat; ils préfèrent se répandre au dehors et rendre leurs sentences pédantes et bornées devant un auditoire plus varié. Les paroles prononcées à la face du monde volent, se dispersent et ont plus de chances de trouver un terrain où germer.
J’ai connu quelques-uns de ces faux juges, tous Pharisiens de race, d’éducation et d’instinct. Je les ai vus ourdir des conspirations contre ceux de leurs prochains, dont la présence dans la vie les contrariait, les gênait... D’un air de suprême sagesse, ils commençaient par s’indigner à fond contre ces malheureux pour arriver ensuite, sans une preuve en main, à porter contre eux une sentence définitive. Souvent leur manœuvre était grotesque et nulle comme résultat positif, mais tout de même un peu de mal était fait!
Si le nombre et la présomption de ces faux juges devaient s’accroître, le sentiment de la sécurité disparaîtrait des cœurs, et les courages vacilleraient, car il ne servirait plus à rien d’éviter avec soin toutes les causes de conflits avec la justice, puisque, hors des tribunaux et de tout l’appareil légal, des hommes et des femmes s’improvisent présidents{59} d’appel ou d’assises et osent formuler des arrêts qui peuvent détruire ou flétrir les réputations.
Les femmes, plus encore que les hommes, se complaisent dans cette besogne extra-légale. Ne pouvant rendre publiquement la justice, elles en adorent le simulacre, et il faut les entendre décider et trancher sur tout. L’ascension de la démocratie a prouvé qu’il y avait un despote en tout homme et en toute femme également. Celles-ci refusent de fatiguer leurs méninges, n’étudient pas, ne creusent pas les textes: cela riderait leur front et jaunirait leur teint... Elles ne se soucient pas de recueillir des preuves, elles ne tiennent compte ni des circonstances, ni des atavismes. Une impression fâcheuse, une rancune, un dépit, suffisent à les décider dans un sens ou dans l’autre. Le lit de justice où elles étalent leurs robes, n’est, pour elles, qu’un terrain de jeux, et elles n’éprouvent aucun besoin d’éclaircir leurs idées. Il ne s’agit que de fumée, dira-t-on; mais il y a des fumées lourdes de miasmes mortels.{60}
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Les faux juges des deux sexes, hors de leur boutique du temple, travaillent séparément. Ils se divisent la besogne: ce sont, en général, des gens prétentieux et bornés d’esprit, qui se prennent au sérieux et se croient eux-mêmes infiniment intelligents. Parfois, ces francs-tireurs éprouvent le désir de se réunir. Quel aréopage! Malheur aux Phrynés, même très vêtues, qui oseraient s’y présenter! Les sentences qu’on y rend sont de celles que le tribunal des Animaux, qui condamnèrent l’Ane dans la fable de La Fontaine, n’aurait pas désavouées!
J’ai toujours estimé que la profession de juge était l’une des plus lourdes pour la conscience, et il m’a toujours paru inouï que, sans y être forcé par serment, quelqu’un veuille de son plein gré, assumer cette tâche, usurper cette place... Ces juges improvisés ne regardent donc jamais en eux-mêmes? C’est un phénomène assez curieux de l’âme humaine que cet auto-aveuglement. Plus on jette les yeux autour de soi, plus on se rend compte que le vrai est ce dont l’homme se{61} soucie le moins! Ceux même qui auraient voulu décrocher les étoiles du ciel et arrêter sur les lèvres la vieille chanson qu’on chantait auprès des berceaux et des tombes, ne sont pas plus réalistes que les autres! Eux aussi sont des acheteurs et des vendeurs de fumée.
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Pour en revenir aux faux juges, dont les sentences courent le monde, détruisent la confiance et empêchent le développement des meilleures initiatives, comment leur donner la chasse et les anéantir? Les mitrailleuses elles-mêmes seraient impuissantes, contre leurs décisions, car elles ne frappent pas dans le vide... Seul un geste divin pourrait les faire disparaître dans ces cavernes de sable mouvant et sans fond, où l’enlisement éternel attend tout ce qui, en ce monde, a été mensonge et fumée.{62}
Il est impossible de quitter les marchands de fumée, sans dire un mot des bluffeurs, malgré la vulgarité rebutante du mot et de la chose. Aujourd’hui leur dégradant moyen d’action s’est tellement répandu que le nom «bluff» a été adopté dans toutes les langues et qu’il est compris et appliqué dans tous les pays. Fils du Nouveau Monde, il a acquis maintenant droit de cité partout. On se sert couramment du mot et de la chose. «Quel infect bluffeur», nous écrierons-nous, si celui auquel l’adjectif s’applique a lésé nos{63} intérêts. Et d’autre part, nous rions en disant à un ami: «Avez-vous fini de bluffer?» Cette façon éclectique d’employer le vocable est symptômatique.
Le bluff peut mener en cour d’assises, mais, quand il ne s’applique qu’aux petits intérêts de la vie, on en plaisante agréablement, ce qui est un tort, car le fond de la chose est le même. Le fait de reconnaître, dans une mesure quelconque, qu’on a le droit de «bluffer» est la condamnation de toute société bien organisée. Les escamoteurs, les brouilleurs de cartes, les faux interprètes et les faux juges empêchent la reconstruction morale du monde, mais le bluff permis, reconnu, protégé, jette un tel désarroi dans les consciences, que, l’admettre, équivaut à sonner le glas de la société humaine.
Si le Fils de l’homme et de Dieu a chassé, il y a presque vingt siècles, les trafiquants du temple, qu’aurait-il dit de cette plaie du bluff qui, semblable à une lèpre hideuse s’étend aujourd’hui sur le monde? Pour la laver il n’y a que les étangs de feu dont le vieillard de Patmos parle dans l’Apocalypse.
Né des plus basses passions et synonyme d’un esprit de tromperie froide et calculée, le{64} bluff n’est pas simplement de la fumée, mais une vapeur délétère qui empoisonne toutes les sources de l’activité humaine. Que n’a-t-on pas dit des poisons des Borgia! Certes, leur emploi avait des inconvénients et ceux qui les ingurgitaient passaient un mauvais quart d’heure, mais à Sinigaglia même les victimes ne furent que trente ou quarante. Les grandes plaies sociales actuelles font un nombre bien plus considérable de victimes.{65}
Y a-t-il rien de plus charmant qu’une bulle de savon? Ces boules fluides, légères, irisées qui s’élancent joyeusement dans l’air ont un charme particulier; et, en y réfléchissant, on peut leur trouver une signification profonde.
Aujourd’hui pourtant les enfants ne s’amusent plus guère à ce jeu. Mais il y a toujours des bulles d’air dont les gens font commerce! Quand les réalités manquent, il faut bien vendre quelque chose pour attirer l’attention. Ces boutiques-là devraient être impitoyablement fermées. J’en connais qui ont des{66} vendeuses charmantes et même bien intentionnées. Je regrette de les citer dans les chapitres consacrés aux escamoteurs et aux bluffeurs, mais comment ne pas parler d’elles dans cette nomenclature des commerçants de fumée? Leur trafic est dangereux, non parce qu’il fait directement du mal, mais parce qu’il engendre le désappointement et détruit la confiance. Quand on a vu plusieurs bulles de savon se crever dans l’air, on est moins disposé à écouter la voix des propagandistes qui disent: «Marchez, suivez telle route—vous arriverez à tel but...» Leurs accents les plus persuasifs et les plus éloquents ont cessé d’éveiller l’espérance, d’exciter les bonnes volontés: «Poussière, sable, fumée!» murmure la voix de l’expérience.
Il sera un peu triste de voir disparaître ces jolies bulles, faiseuses d’illusions; mais si l’on veut sérieusement reconstruire le monde, celles qui les vendent doivent, elles aussi, disparaître du portique du temple. Disons-leur cependant un adieu un peu attendri, car si elles ont parfois bluffé pour des motifs personnels, elles l’ont fait, souvent, pour essayer d’alléger la souffrance humaine et pour stimuler la bonne volonté des hommes.{67}
Ces problèmes sont nombreux et il en est qui correspondent à toutes les cordes puissantes qui font vibrer l’âme des hommes; leur liste pourrait représenter la lyre entière de l’existence humaine, mais aujourd’hui je me bornerai à aborder trois d’entre eux: la Famille, l’Éducation, la Femme, laissant de côté, pour l’instant, le plus important de tous: celui de la vie intérieure!{68}
Avant la guerre, pendant la guerre, et après la guerre, les prophètes ont entonné le De Profundis de l’institution familiale. On avait inventé mieux que cela, et, désormais, chacun se considérant plus ou moins comme fils du hasard, voudrait vivre sa vie en pleine liberté, sans attaches gênantes, sans traditions encombrantes, sans obligations énervantes. La plante humaine devait pouvoir fleurir face au soleil, libérée de toute entrave! Quel besoin a-t-on encore d’une famille et d’un home, puisqu’il y a les hôtels, les restau{69}rants, les cafés, les cercles, et mille lieux de divertissements où l’on peut passer la fin des après-midi et les soirées? Les femmes étant heureusement devenues moins dépendantes, peuvent vivre leur vie, et n’ont plus besoin de protecteur pour participer aux différentes manifestations de l’existence. Pourquoi donc les hommes, étant donné cet état de choses, devraient-ils continuer à assumer des charges qui ont cessé d’être obligatoires?
«Et les enfants?» demandions-nous. A cette demande timide, on répondait: «L’État pourvoira à leur éducation.»
J’ai toujours écouté développer ces théories sans m’émouvoir, parce que je n’ai jamais cru qu’on pût les mettre en pratique, et ce qui se passe aujourd’hui me donne raison. Si la disparition de la famille était si proche, on ne verrait pas le nombre des mariages augmenter dans toutes les classes. La facilité et le chiffre croissant des divorces, ne suffit pas à expliquer ce phénomène matrimonial.
Le besoin de se créer une famille est devenu si prépondérant chez les hommes, depuis le formidable conflit auquel ils ont pris part, que plusieurs se permettent des mariages im{70}prudents qu’ils n’auraient pas conclus auparavant. On voit des jeunes gens accepter, d’un commun accord, la perspective d’une existence modeste et laborieuse. L’homme a évidemment été travaillé dans les profondeurs de son être par la souffrance, les anxiétés, les angoisses de la guerre, et il a senti la tristesse de la solitude avec une acuité extraordinaire. C’est le besoin obscur de se rattacher à quelque chose de fixe, de stable, et lui appartenant en propre, qui est le principal motif de l’accroissement des mariages.
Les déceptions, cependant, ont été grandes au retour de la terrible campagne; plusieurs s’étaient figuré que, rentrés au foyer, ils y occuperaient la place d’une sorte d’idole domestique, et que le culte de l’héroïsme fleurirait dans toutes les demeures. Hélas! la désillusion fut rapide. En outre, un changement étrange s’était accompli dans l’âme des épouses, des fiancées ou de celles qui pouvaient le devenir. Elles s’étaient émancipées, elles n’attendaient plus uniquement de l’époux le droit de vivre et d’affirmer leur personnalité.
Ces surprises auraient dû logiquement mettre les hommes en garde contre le mariage. Or c’est l’illogisme qui a triomphé, et pour{71}quoi a-t-il triomphé? Parce qu’il y a, dans la nature et dans l’individu, des forces plus puissantes que tous les raisonnements, les doctrines et les théories. Il suffira toujours d’un homme et d’une femme qui s’aiment près d’un berceau, pour reconstituer la famille, même si l’on était parvenu à la dissoudre légalement.
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La famille possède, du reste, en elle-même d’autres sources de vie qui la feront éternellement subsister. Celle où s’alimente, en certains pays, l’attachement des fils pour leur mère est inépuisable. Je dis des fils spécialement, car, entre les filles et les mères, des éléments d’aigreur entrent parfois en jeu, qui dénaturent la douceur des liens naturels.
La force de l’attachement des fils pour leur mère s’est révélée extraordinaire pendant la guerre. Mes observations se sont, d’une manière générale, limitées à l’Italie et à la France, et je pourrais écrire un livre sur ce que j’ai vu et entendu à ce sujet. En Italie, le fils du peuple, le paysan en particulier, est aveuglément attaché à sa mère; c’est son image qui lui apparaît à l’heure du danger et à l’heure de la{72} mort! S’il se marie tant aujourd’hui, c’est surtout pour constituer une famille, poussé par le besoin inconscient de rendre possible à d’autres l’affection qui a fait le fond de sa propre vie.
Une femme de cœur, dont la mission consistait à fournir aux familles les nouvelles des soldats qui se trouvaient au front, me disait pendant la guerre: «Rien qu’à la façon dont elles ouvrent la bouche, je reconnais les mères! Les épouses, les fiancées ont une autre façon de remuer les lèvres. Et quelle différence dans leur expression de visage, tandis qu’elles attendent le verdict qu’elles sont venues implorer.»
Chez les races où le lien entre la mère et le fils est si extraordinairement fort, l’avenir de la famille est assuré, et les théories dont on mène tant de bruit ne l’entameront jamais. Toutes les mères, peut-être, ne méritent pas cet attachement profond; en ce cas il se déverse sur celle ou celui qui la remplace, sur le père, il vecchio, ou sur quelque autre membre de la famille dans les veines duquel les jeunes gens sentent courir le même sang. Cette question du sang et de la perpétuité de la race a une énorme importance chez les latins. Leur{73} synthèse sentimentale embrasse avant tout les ascendants et les descendants.
Les théories subversives sur la famille étaient entrées en circulation longtemps avant la guerre et avaient fait en somme si peu de chemin dans le monde, que le cri des soldats mourants, aux heures suprêmes où l’on ne ment pas, a été toujours le même: «Maman! Maman!»
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Aujourd’hui, après la formidable épreuve, où tant de passions primitives se sont déchaînées, où la violence a cessé de répugner, où la férocité atavique s’est révélée puissante encore, où les instincts brutaux ont semblé reparaître à la surface, à quoi pensent ces soldats que la mort a épargnés? A se créer une famille!
Il serait enfantin et un peu puéril de croire que tous ces jeunes maris sont conscients de l’acte qu’ils accomplissent. Un ensemble de circonstances complexes est à la base de ces nombreuses unions, mais on ne peut méconnaître qu’une force obscure, mystérieuse et puissante, pousse les hommes à les conclure:{74} celle de la perpétuité de la race, c’est-à-dire de la continuation de la famille!
Je dis «les hommes», car, apparemment, ce sont eux qui choisissent leur compagne et portent la parole pour la conclusion de l’alliance. Et d’autre part les femmes, pour décidées qu’elles soient, comme la Nora d’Ibsen, à vivre leur vie et à secouer toute dépendance, ont encore, pour peu qu’elles aient une ombre de bon sens, un intérêt vital à ce que l’institution familiale ne soit pas détruite. Celle-ci est un peu pour elles comme une assurance sur la vie.
Donc, malgré ce qui se passe à la surface et fait lever à tant de gens les bras au ciel avec de grands gestes désespérés, une réalité s’impose: sous la surface, des forces travaillent qui assurent la perpétuité des traditions. D’ailleurs, la famille se rattache si étroitement à l’idée de patrie, qu’il serait difficile de maintenir le prestige de l’une sans l’existence de l’autre. Et toutes deux ont besoin, pour subsister, de l’idée religieuse de la sanction divine, qui leur confère le droit d’exiger des sacrifices... Maintenir l’intégrité de l’une, c’est assurer le respect de l’autre dans l’âme humaine. Les pays où tout semble{75} avoir sombré dans le néant, sont ceux où la famille, la patrie et la religion ont été découronnées et brutalement dépouillées de leurs privilèges et de leurs droits. Cette vérité s’impose à tous les esprits et à toutes les consciences qu’une vague de démence n’a pas encore submergés.
Pour peu que l’on regarde attentivement sous la surface des mots, et que l’on ne se contente pas de leur simple assemblage, on voit que l’institution de la famille représente non seulement l’avenir qu’il faut assurer, mais encore une arme de défense sociale dont il serait insensé de se priver.
Pourquoi tant de ligues, de syndicats, et ce retour aux corporations du moyen âge? Simplement parce que l’homme moderne se sent désespérément seul. C’est là, je le crois, la vraie explication de ce mouvement général vers le groupement. Le sentiment des droits qu’on possède, artificiellement éveillé et surchauffé, y a eu bien moins de part que la sensation horrible de l’isolement. Chacun a regardé avec désarroi autour de soi. Alors les mains se sont jointes et, bientôt, on n’a plus vu que des assemblages. L’individu a disparu dans le groupement. Je n’ai pas l’intention{76} de discuter dans ces pages l’histoire de cette évolution, ni le bien et le mal qu’elle a pu faire ou qu’elle fera; ce serait sortir de mon cadre. Je constate simplement un fait.
En ce qui concerne sa profession ou son métier, l’homme, en effet, a cessé d’être seul, il n’est plus forcé de combattre isolément. Si, d’un côté, il aliène sa liberté de pensée et d’action, de l’autre il se sent soutenu par ses camarades dans toutes les questions de salaires, d’horaires, de droits... Mais en tant qu’être humain, il reste, au fond, plus seul qu’auparavant, parce que les luttes de classe ont avivé les haines latentes, et que l’on vit aujourd’hui dans une atmosphère d’hostilité générale qui rend l’existence insupportable.
Si la famille lui manquait pour se retremper dans un milieu d’affection et de chaleur, que resterait-il à l’homme? Des camarades de combat et quelques vulgaires contacts passagers! Son sort deviendrait de plus en plus triste, et il finirait par regretter l’époque où il pouvait se considérer à bon droit comme une espèce de victime sociale, soit qu’il fût paysan, ouvrier, employé ou qu’il eût choisi une profession libérale{77}.
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La famille doit être avant tout, selon la tradition des siècles, le centre où le travailleur vient reprendre haleine un instant pour affronter ensuite d’autres besognes et d’autres luttes; en ce sens, elle représente déjà un grand bénéfice social. Mais à un autre point de vue elle mérite encore d’être prise en considération par les moralistes et les sociologues, car elle peut offrir la solution partielle de certaines questions redoutables qui se posent aujourd’hui à tous les esprits raisonnables et réfléchis.
Il serait superflu d’insister à ce propos sur les désastreux effets de la vie chère et sur les difficultés des services publics et privés. Autrefois, pourvu qu’on y mît le prix, on trouvait tout sous la main, on était servi au doigt et à l’œil (je ne parle pas seulement des gens de maison, mais du service des magasins, des établissements privés et publics, des moyens de communication, etc.). Aujourd’hui, tout est singulièrement changé. L’homme qui se trouve seul devant les difficultés de la vie quotidienne passe parfois{78} par des moments critiques et se trouve souvent fort embarrassé s’il doit faire face aux obligations quotidiennes de l’existence. Il ne suffit même pas toujours d’être deux pour résoudre ces difficultés, d’autant plus que les gens du dehors sont devenus forcément moins obligeants vis-à-vis de ceux qui les appellent à l’aide. Il serait injuste de leur en faire un grief: la journée est devenue si laborieuse pour chacun qu’on ne parvient pas toujours à en distraire une minute pour porter secours au prochain!
A qui s’adresser dans les moments de désarroi et de détresse? A la famille! C’est encore le plus sûr secours; mais si vous en avez dénoué les liens, comme vous en avez soigneusement divisé les intérêts, répondra-t-elle comme autrefois à votre appel? Mettra-t-elle le même zèle à accourir au premier cri de détresse? Admettez que ses membres vivent aux deux extrémités d’une ville, avec la difficulté actuelle des communications et si l’habitude des échanges d’idées et de sentiments est perdue entre eux, comment feront-ils pour se joindre et se prêter un mutuel appui?
Ces difficultés, ces besoins d’aide ne se font pas sentir peut-être dans les familles des{79} grands privilégiés de la fortune, sauf dans les cas de maladie et de malheur. Mais les grands privilégiés ne représentent qu’une petite partie de la société humaine. C’est la majorité de la classe bourgeoise qui souffre des inconvénients de la vie moderne, sans parler de la classe populaire qui, malgré la croissante augmentation des salaires, connaît des embarras analogues.
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Il est évidemment difficile de revenir à la vie patriarcale qui faisait vivre les jeunes ménages sous le toit des chefs de famille. Cependant, étant donnée la pénurie actuelle des logements, cela aurait bien des avantages, d’autant plus qu’un ménage de douze personnes étant relativement beaucoup moins coûteux qu’un ménage de deux, trois ou même quatre bouches, la crise économique en serait peut-être adoucie. Mais c’est à un autre point de vue, d’un intérêt supérieur, que la question demande à être étudiée, celui de l’entr’aide morale et sociale.
La crise du service est, dans tous les pays, fort grave. Que dire de celle des gouvernantes{80} et des simples bonnes? Lorsque la mère de famille, de condition modeste ou simplement aisée, quitte son logis, soit pour son travail, soit pour ses obligations sociales, soit pour les emplettes indispensables, dans quelles mains va-t-elle laisser désormais ses enfants? S’ils sont petits, le problème se pose très nettement et de façon simpliste: il faut ou les abandonner, ce qui est un danger, ou les remettre aux soins d’une femme de ménage quelconque, ce qui est un autre danger; à moins que la mère ne s’en fasse l’esclave et renonce à toutes sorties, à celles du soir surtout.
Si les enfants sont grands, d’autres inconvénients surgissent qu’il est inutile d’énumérer. Quand fils et filles, en sortant de leurs cours, rentrent à la maison, doivent-ils trouver la maison vide? Le père est occupé à ses affaires, la mère à ses visites, et c’est elle qui, généralement rentre la dernière. La présence d’une grand’mère, d’une tante, d’une sœur, d’une parente, prête à les accueillir au foyer, réchaufferait de jeunes cœurs au moment de la vie où les contacts affectueux et intelligents sont le plus nécessaires.
Avant la guerre, c’était le rôle des gouvernantes; mais aujourd’hui leur présence dans{81} les familles représente un luxe, sans compter que les yeux se sont étrangement ouverts sur les inconvénients des influences étrangères et des anges-gardiens inconnus admis dans le cercle familial.
Ces considérations qu’inspirent le bon sens, et l’intérêt pour les pauvres petites âmes solitaires qui trouvent, en rentrant de l’école, le foyer désert, finiront-elles par prévaloir sur le farouche besoin d’indépendance qui est devenu pour la jeunesse, un culte et un principe de conduite auquel elle croit de sa dignité de ne jamais renoncer? Les abus d’autorité, auxquels les parents se sont complus autrefois avec une imprudente exagération et un absurde manque de réflexion, ont suscité des rancœurs qu’ils expient aujourd’hui.
Il est évident que, dans la reconstitution sociale de la famille qui finira peut-être par s’imposer, il faudra trouver le moyen de sauvegarder suffisamment l’indépendance réciproque des êtres destinés à habiter sous le même toit. Sans cette précaution, que de tempêtes ne verrait-on pas éclater dans des verres d’eau! Mais cependant, pour soustraire l’homme à l’horrible sentiment de solitude qui l’étreint quand il a quitté l’atelier et la com{82}pagnie de ses camarades, il n’y a encore que le retour aux vieilles traditions familiales.
L’incertitude du lendemain, en cas d’accident ou de maladie, deviendrait moins angoissante pour lui. Quand on est plusieurs à la maison, on est mieux armé pour faire face au mauvais sort.
Si l’on craint par trop le despotisme des ascendants, ce qui se comprend, comme je l’ai dit, parce que les abus de l’autorité paternelle ont eu parfois des effets désastreux, pourquoi les sœurs et les frères ne se grouperaient-ils pas contre l’isolement funeste? A ces considérations, une autre s’ajoute, celle du travail des femmes à l’atelier ou dans les bureaux. Le dilemme se présentera bientôt avec force. Il faudra que les femmes renoncent à travailler au dehors, ou qu’elles consentent à élargir le cercle de la famille. Il n’y a pas une troisième façon de résoudre le problème.
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Dans cette question de la famille, il faut évidemment tenir compte de la race et des traditions. Chez les latins, la famille s’était étendue jusqu’à devenir la gens, sans rien perdre{83} de sa signification première; cela avait donné une grande force à la famille romaine, dont l’institution a servi plus ou moins de modèle à celle des autres peuples et des autres pays.
Ce qu’on a appelé la débâcle de la famille marque peut-être, au contraire, l’aurore de sa reconstitution. Les horribles conséquences de la guerre, le désarroi actuel des âmes, le bouleversement des esprits et l’angoisse des pauvres cœurs solitaires sont en train d’élaborer en secret, et sous la surface des eaux tumultueuses, un nouveau type de société humaine: dans celui-ci, la famille, renouvelée sur des bases d’où les abus d’autorité seraient rigoureusement bannis et où le respect absolu de la personnalité humaine serait reconnu, deviendra peut-être, plus que jadis encore, la pierre angulaire de l’édifice social.
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Il faudra que les hommes se réservent désormais un rôle important dans cette famille reconstituée; au cours des dernières années, ils avaient trop abdiqué entre les mains des femmes tout ce qui concerne la direction{84} morale de la famille et l’éducation des enfants. Une collaboration étroite entre les deux sexes me paraît indispensable pour la solution intelligente et pratique de ce problème, dont dépendent en grande partie les destinées du monde, la dignité de la femme et le bonheur des individus appelés à vivre dans une société renouvelée.
Le sujet que je viens d’aborder ne pourrait être épuisé dans un volume. Je ne lui ai consacré que quelques pages, non certes pour diminuer la place à laquelle il a droit, puisque je vois dans la famille, outre son importance traditionnelle, une grande arme de défense sociale, mais parce que le moment actuel n’est pas celui des longues dissertations. Le temps presse, les solutions s’imposent et il faut se borner à indiquer les problèmes de l’heure à ceux qui détiennent entre leurs mains le pouvoir de faire les lois et de diriger l’opinion publique.
C’est à eux de considérer la gravité de cette question, d’en déterminer l’importance et d’en proposer la solution.{85}
De tous côtés aujourd’hui, une même préoccupation a envahi les cerveaux et les consciences lucides: celle de l’éducation!
Dans l’appréhension des désordres qui menacent le monde, une terrible question s’est posée à l’esprit de tous. L’école, avec son apathie, son manque d’air, de soleil, d’espace et de spiritualité, ne serait-elle pas la principale responsable de l’effrayante folie collective qui bouleverse en ce moment l’âme des peuples? La réponse n’a pas été rassurante, et pour peu{86} qu’on prête l’oreille, l’on entend de toutes parts un cri d’angoisse qui traverse l’espace.
La crise a éclaté dans tous les pays, et la nécessité de réformes scolaires s’impose partout, ce qui est une preuve évidente qu’aucun des systèmes suivis jusqu’ici n’a été jugé satisfaisant ni pour l’heure passée, ni pour l’heure présente!
Avant la guerre, chez les nations où la plaie de l’analphabétisme s’étendait encore dans certaines provinces, on avait l’habitude de croire, au point de vue éducatif, à l’incontestable supériorité des méthodes anglo-saxonnes, et on avait raison en partie. Mais aujourd’hui la crise s’est généralisée, le mal va jusqu’à la racine, et l’on comprend clairement que les anciens systèmes, déjà insuffisants dans le passé, ne répondent plus nulle part aux besoins de l’heure présente.
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Deux immenses armées couvrent l’étendue du monde civilisé: les maîtres et les écoliers! Elles ont chacune leurs droits et leurs besoins, qui, malheureusement, ne s’accordent pas toujours. Jusqu’ici les éducateurs élevaient seuls{87} la voix, les élèves se taisaient et supportaient. Ces derniers étaient les plus injustement sacrifiés, car ils n’avaient pas demandé à naître, ni à quitter leurs jeux pour s’instruire, tandis que les maîtres embrassaient par un libre choix la carrière de l’enseignement.
Les enfants avaient, il est vrai, des défenseurs naturels en la personne de leurs parents; mais ceux-ci ne protestaient pas contre les méthodes en vigueur, dans la crainte de retarder, par de trop justes réclamations, la future carrière de leurs enfants.
Plus encore que par peur, c’était par légèreté que tant de pères et de mères restaient silencieux; ils ne pensaient pas à l’avenir moral, ni à la formation de la conscience ou au développement intérieur de la plante «homme». Ceux mêmes qui, sur d’autres points, défendaient avec acharnement les intérêts de leurs enfants, ne se préoccupaient que médiocrement (symptôme singulier d’amoralité et d’aveuglement) de leur croissance intérieure, c’est-à-dire de leur éducation.
Parmi les maîtres éclairés qui se rendaient compte depuis longtemps du mal, sans pouvoir y porter remède, il y en avait de vaillants et d’énergiques. Malheureusement, le formalisme{88} et le pédantisme avaient modelé si fortement une bonne partie du monde scolaire (sauf peut-être l’anglo-saxon), que les plus hardis novateurs hésitaient à abattre les portes de la prison où ils se sentaient enfermés; ils pensaient que la prison s’améliorerait, qu’on ouvrirait les portes et les fenêtres; mais elle était cachot, et cachot elle restait.
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C’est le principe erroné de l’égalité—elle n’existe que dans le fait de la naissance et de la mort—qui, durant les trente dernières années, a empêché la pleine floraison de la pensée humaine et coupé les ailes à la liberté. Ce mirage trompeur, puisque la nature le contredit dans toutes ses manifestations, a obscurci les cerveaux en leur faisant admettre que, pour faire brèche dans la vie et y construire un nid, pour entrer dans la grande lice des combattants et y marquer sa place, il fallait savoir les mêmes choses, les apprendre de la même manière, courber la tête sous le même joug, comme les Romains du célèbre tableau de Gleyre.{89}
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Il suffit d’un peu de bon sens pour se rendre compte des difficultés qui auraient surgi si l’on avait brusquement détruit les anciens moules scolaires, et pour comprendre à quel saut dans le vide et dans l’ignorance, l’humanité aurait été exposée! Les hésitations des réformateurs étaient donc parfaitement légitimes. Rompre les rangs sans précaution aurait fait courir des risques immenses à la cause même pour laquelle ils avaient combattu si longtemps en silence. Le monde de l’avant-guerre était encore prisonnier des idées, des théories et des méthodes que le temps avait sanctionnées. Les novateurs et les esprits avancés, tout en déplorant cet esclavage, comprenaient que, pour obtenir quelques réformes utiles, il ne fallait pas déserter la maison, ni en démolir précipitamment les bases. Ils s’efforçaient donc de respecter les anciens moules, et c’est pour cela que ces combattants avaient presque tous le visage triste.
A ces nobles et patients lutteurs et aux écoliers qui ont perdu l’amour de l’école, il faut redonner le courage et l’espérance: inspirer{90} aux premiers la fierté de leur mission grandiose, et faire comprendre aux seconds vers quelles hauteurs peut les conduire le développement de leur personnalité morale.
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En ce monde de transformations continuelles, dans lequel nous voyons chaque jour une forme dynamique nouvelle remplacer celle qui l’a précédée, les gouvernements devraient avoir le courage de renoncer, tous les premiers, à quelques-unes des vieilles formules qui alourdissent les programmes scolaires. Il y en a évidemment d’excellentes qu’on doit respecter, mais c’est de l’ensemble du système qu’il faut secouer le joug, pour faire passer un souffle d’air pur et libre dans les rangs serrés de l’école et défendre la haute culture contre les entraves de l’ignorance et du matérialisme qui, de tous côtés, lui dressent des embûches et essayent d’arrêter son essor.
Chaque méthode a son heure favorable: l’exclusivisme de l’école d’État a pu être indispensable à certains moments de l’histoire, et il serait absurde de ne pas reconnaître les services qu’elle a rendus. Même si l’on adop{91}tait le système d’une plus large liberté de l’enseignement, la surveillance et peut-être même l’ingérence de l’État demeureraient, en quelques cas, indispensables.
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En Angleterre et en Amérique, la double fonction de l’État et de l’initiative privée se combinent avec des résultats favorables à la formation du caractère et au respect de la discipline dans la liberté. Les résultats n’ont pas été aussi brillants en ce qui concerne la haute culture; mais ce fait ne dépend en rien du système en lui-même, mais plutôt des tendances de l’esprit national chez les uns et du manque d’une tradition de culture chez les autres.
Ce serait une expérience utile et intéressante que d’introduire la méthode de la double fonction dans des pays comme la France et l’Italie, où les écoles d’État ont été seules chargées jusqu’ici de résoudre l’angoissant problème de l’éducation.
Ces deux pays latins ont, pour des raisons à peu près analogues, quoique à des périodes différentes, défendu jalousement les préroga{92}tives de l’État au point de vue scolaire et, pour les maintenir, ils ont agité le même épouvantail: la crainte de l’influence cléricale, accusée de vouloir compromettre les conquêtes de la liberté. Mais de grandes évolutions se sont dernièrement accomplies et des périls bien plus graves se dressent, auxquels il faut faire face en s’élevant à des visions plus hautes et plus larges.
Pour sauver l’âme de la jeunesse et, à travers celle-ci, la civilisation du monde, la pensée humaine doit faire un suprême effort; et maintenant que le canon a achevé son œuvre, celle des éducateurs doit commencer.
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Il convient avant tout de faire une distinction essentielle entre l’éducation et l’instruction. Dans le langage courant, on confond volontiers les deux termes et c’est pourquoi nous avons vu si souvent des maîtres qui n’étaient en rien des éducateurs!
Être un éducateur sous-entend une culture morale qu’aucun examen d’État ne peut conférer. On répondra que la pédagogie est enseignée dans toutes les écoles: mais, en général,{93} ce qu’on entend par ce mot ne représente aucune pénétration d’âme entre l’élève et le professeur.
Sauf en des cas assez rares, où l’intelligence vive et claire d’un maître le libérait des formules et l’élevait au-dessus des systèmes, l’enseignement d’État était aride, froid, souvent pédantesque, et ne tenait pas compte des consciences embryonnaires auxquelles il s’adressait. Les leçons étaient débitées avec indifférence et écoutées avec une insouciance analogue.
L’ensemble des doctrines pédagogiques,—dont quelques-unes peuvent être excellentes en elles-mêmes—a été, du reste, presque toujours mal présenté et plus mal digéré encore, tandis qu’il devrait être, au contraire, le principal et le plus essentiel des enseignements. Il mériterait même une place à part dans la hiérarchie des études, parce que modeler des caractères est beaucoup plus profitable à la félicité humaine que de former des savants.
Que ces paroles ne donnent lieu à aucun malentendu! La nécessité de la haute culture est d’une telle importance que si la liberté de l’enseignement, accompagnée d’un indispen{94}sable contrôle, paraît désirable aujourd’hui à tant d’esprits sagaces, c’est justement parce que, délivrant l’école des vaines formules, elle provoquera de fécondes émulations, contrebalançant ainsi l’inconvénient qu’il peut y avoir à confier l’école à des professeurs inamovibles, qui n’ont rien à craindre ni à espérer; cette liberté permettrait, dans tous les pays, la constitution de fortes équipes d’éducateurs moralement solides et capables d’exercer un prestige sur les esprits qu’ils sont appelés à modeler. Quand on considère l’immense responsabilité qu’ont encourue les maîtres en ne comprenant pas suffisamment leur mission, on tremble à la fois pour leur conscience et pour les victimes de leurs fausses théories.
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L’anarchie générale de la pensée qui menace de nous ramener à la barbarie et le bouleversement mental qui en dérive, dépendent en grande partie de l’enseignement erroné et incomplet, au point de vue éducatif, qu’ont reçu les enfants. Les parents ont aussi, en ce sens, de graves fautes à se reprocher: les mères surtout, dans l’esprit desquelles la{95} notion de la nécessité du plaisir pour leurs enfants a pris des proportions singulières; mais l’école est encore la plus coupable, car elle embrasse tout le développement des êtres humains. A côté d’instituteurs admirables, éclairés et patients, combien d’autres, avec leur mécontentement perpétuel, leurs doctrines subversives, leurs attitudes violentes et amères, ont semé dans les jeunes cœurs les germes d’une brutalité inféconde et dominatrice, devant lesquelles aujourd’hui le monde recule épouvanté.
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La réforme s’affirme donc indispensable et urgente. Pour étudier à fond cette question, pour essayer du moins d’apporter quelque remède au mal, ou d’en arrêter l’essor et d’en empêcher le renouvellement, il faut obtenir le concours unanime de tous les bons esprits assoiffés de fraternité et de spiritualité, capables d’élucider, par leurs consciencieux et sages conseils, le problème ardu qui se pose aujourd’hui, menaçant, à tous les esprits de bonne foi, à toutes les consciences droites et à toutes les âmes de bonne volonté.{96}
La Société des Nations
La question de l’éducation devrait préoccuper l’opinion publique et les chefs d’État beaucoup plus encore que celle de l’enseignement. La Société des Nations aurait là une tâche admirable à accomplir, supérieure à toutes celles qui remplissent déjà son programme. Elle devrait nommer une commission mondiale chargée d’étudier cette question d’une si vitale importance que l’on peut dire que l’avenir de l’humanité en dépend! Un drapeau devrait flotter par son ordre sur la place publique de toutes les communes du monde portant cette brève inscription: L’éducation est obligatoire pour les citoyens des nations civilisées.
L’instruction est chose fort diverse; elle reste un problème national parce que, en la répandant, il faut tenir compte de la différence des races, des besoins particuliers des peuples et de leurs traditions. Mais en ce qui concerne l’éducation, comme la même menace est suspendue, bien que d’une façon plus ou moins imminente, au-dessus de toutes les nations, celles-ci pourraient et devraient cher{97}cher ensemble les solutions et les appliquer solidairement.
Le but de l’éducation devrait être de former des hommes. Les Saintes Écritures disent que, quand une femme a mis un enfant au monde, elle oublie ses souffrances dans l’orgueil d’avoir enfanté un homme... Devant la folie destructrice de certaines mentalités actuelles, combien de mères doivent, dans le secret de leur cœur endolori, déplorer d’avoir conçu des monstres: monstres de violence brutale, monstres de honteuse apathie!
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Assainir les cerveaux déjà empoisonnés et empêcher le renouvellement de périlleuses intoxications, telle est la synthèse de la réforme éducative qui s’impose aujourd’hui.
Le problème ne pourra être résolu que par un énorme effort international qui élève un temple idéal aux forces civilisatrices et condamne solennellement les principes contraires à la liberté et à une saine discipline morale.
La défense de la civilisation doit devenir le premier devoir des citoyens du monde entier; celui des États, des corps constitués, des aca{98}démies, des universités, des écoles et de tout enseignement familial... Pour rétablir l’équilibre de l’esprit humain, la coopération de toutes les nations civilisées est indispensable, et il faut que le sentiment de la désapprobation générale arrive à peser sur les consciences troubles comme un insupportable fardeau, qui dépouillera pour elles la vie de toute saveur.
Cette désapprobation solennelle du tribunal suprême de l’opinion publique me paraît être l’unique effort que l’humanité puisse tenter, pour ramener les troupeaux égarés à une vue plus juste et plus vraie des choses humaines.
Quant à la nécessité absolue d’imposer à l’école, à côté de l’instruction et bien au-dessus d’elle, une éducation saine et forte, la difficulté consistera dans la formation des éducateurs eux-mêmes.
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Pour former un corps enseignant digne d’élever les générations futures, une première chose est nécessaire[B], qui est de{99} relever, non seulement économiquement, mais encore socialement et moralement la classe des instituteurs. Celle-ci doit acquérir une importance majeure aux yeux de l’opinion publique, car elle est appelée à sauver le monde.
Il faut que ceux mêmes qui n’ont pas besoin d’y chercher un gagne-pain considèrent comme un honneur d’y appartenir.
J’ai cité à ce propos, dans Chercheurs de Sources, d’illustres exemples. La Ligue des Nations, ou à son défaut une Commission permanente pour l’éducation, pourrait consacrer définitivement l’importance de la classe des éducateurs, et leur assurer une position morale si considérable qu’ils seraient forcés de s’en montrer dignes.
Pour faire triompher des réformes, il est nécessaire de trouver, avant toutes choses, les personnalités capables de les imposer. C’est ainsi que l’on doit d’abord chercher des éducatrices. Mais où les trouver? C’est évidemment parmi les âmes anxieuses qui, ayant constaté depuis longtemps le mal, en souffrent et travaillent en silence à l’éliminer.
On rencontre partout de ces âmes, aujourd’hui: mères angoissées se demandant quelle est leur part de responsabilité dans la{100} tourmente qui menace d’engloutir la Société humaine, ou instituteurs éclairés qui voient se réaliser les craintes qui, depuis tant d’années, troublaient leur sommeil.
Les esprits de ceux qui ont, ou ont eu charge d’âme, traversent, en ces jours de crises, des états de conscience douloureux, tandis qu’ils sentent leurs entrailles frémir... Ces meneurs d’hommes qui répandent dans le monde l’anarchie et le malheur sont leurs fils et leurs élèves!... Ces doctrines de violences où les ont-ils puisées? Qui a tenté de les mettre en garde contre les entraînements de la haine et de la brutalité? Quels sont les hommes courageux qui ont osé crier assez fort pour soulever l’opinion publique et l’émouvoir?
Du reste, comme nous sommes tous solidaires les uns des autres, ceux qui n’ont ni vu, ni compris, ni deviné ce qui se préparait, ou qui, le discernant, n’ont pas mis obstacle à la marée montante, doivent se frapper la poitrine et ne pas se consoler trop vite, en croyant la victoire prochaine! Elle n’est pas assurée, hélas! Cette opinion publique, qui commence à comprendre la nécessité d’une réforme, doit rester en éveil, parler à voix haute, se prononcer nettement en faveur des{101} réformateurs, les encourager, renverser les obstacles qui se dressent encore contre eux, proclamer leurs victoires quand ils les auront obtenues, et se déclarer favorable à la théorie qu’avant d’enseigner tant de choses superflues à des gens qui ne pourront en faire usage, l’important est de former des hommes capables de guider les peuples vers les fécondes initiatives, les réformes justes et la discipline dans la liberté.
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La grande question du siècle sera celle de l’éducation. Elle primera même celle du travail, qui a pourtant une importance considérable, et les bons esprits de tempérament apostolique s’efforceront d’établir dans tous les pays, sous des formes diverses pour ce qui concerne l’instruction, mais identiques sur les points essentiels, des principes éducatifs tendant à la formation morale des individus et des caractères.
Ces points essentiels sont la responsabilité encourue par l’école et par la famille dans l’anarchie de la pensée actuelle; la nécessité de la liberté pour stimuler l’émulation dans l’enseignement; l’éducation rendue obliga{102}toire, et, enfin, l’intervention morale et puissante de tous ceux qui comprennent la nécessité du développement de la vie spirituelle et individuelle en chaque être humain.
Il faut espérer, disait M. Guizot; le monde appartient aux optimistes; les pessimistes n’ont jamais été que des spectateurs.
Or, le défaut des Latins est d’être des critiques sans pitié vis-à-vis d’eux-mêmes, des autocritiques, des hypercritiques et d’appartenir trop volontiers à la catégorie des spectateurs.
Les tendances infécondes doivent désormais être fièrement combattues par l’opinion publique, si l’on veut gagner la suprême bataille morale que tous les peuples s’apprêtent à livrer. Il appartient à la Société des Nations[C] d’établir les bases de cette éducation et de l’imposer à tous les pays. Il faudra l’avoir reçue et acceptée pour être admis à participer à la discussion des graves questions qui intéressent l’humanité et qui concernent la dignité morale des peuples et des individus. Ceux qui{103} refuseront de la recevoir seront considérés comme étant en dehors de la grande famille des nations civilisées.
Pour la culture de cet immense vignoble, il faudra beaucoup d’ouvriers: nous devons tous essayer d’en susciter autour de nous et tenter d’enflammer les cœurs pour la victoire finale, qui ne pourra être obtenue que par la solution du problème éducatif.
Si la Société des Nations réussit dans cette tâche, ce sera pour elle une grande gloire, et tous ceux qui ont combattu sa constitution devront, sur ce point du moins, s’incliner devant l’œuvre de suprême autorité morale qu’elle aura accomplie.{104}
Parmi les problèmes de l’heure, en ce moment de désarroi général, où l’aube de la société nouvelle n’a pas encore commencé à rougir le ciel, celui de l’influence de la femme présente une extrême gravité, non seulement en lui-même, mais parce qu’il se rattache étroitement à ceux de la famille et de l’éducation.
A toutes époques on a dit beaucoup de mal des femmes. Ceux qui les connaissaient trop, et ceux qui les connaissaient trop peu ont été également sévères dans leurs jugements sur elles. Les Anciens, certes, ne se sont pas mon{105}trés indulgents pour le sexe féminin: «Qu’y a-t-il de plus léger que la plume?» demandent-ils dans leurs satires; «La poussière!»—«Et de plus léger que la poussière?»—«Le vent!»—«Et de plus léger que le vent?»—«La femme!»—«Et de plus léger que la femme?»—«Rien!».
Nous nous rappelons tous en quels termes les théologiens et les docteurs du moyen âge ont, à leur exemple, stigmatisé ce sexe contre lequel ils mettaient violemment l’humanité en garde. Au cours des siècles, l’idée chrétienne finit par dominer les préjugés théologiques, et la situation morale des filles d’Ève s’améliora. Les femmes de la Renaissance montèrent de plusieurs degrés dans l’estime intellectuelle des hommes et gagnèrent même celle des savants et des philosophes.
Au XVIIᵉ siècle, en France surtout, la femme commença à exercer une influence directe sur les événements et les individus. Le XVIIIᵉ marque l’apogée de son règne mondain et intellectuel. Pour s’en convaincre, il suffit de contempler les portraits de l’époque, ces visages spirituels, fins, aiguisés, ces regards avertis qui semblent prendre un peu ironiquement la mesure des hommes, indi{106}quent chez les femmes l’habitude de la domination par l’esprit, la frivolité, la coquetterie, et, parfois, la perversité.
Au XIXᵉ siècle, un autre type de femme devait surgir, inégal dans son ensemble, car il n’y a aucun rapport entre la femme romantique de 1830, fière de cœur, noble d’attitude, exaltée, sensible, et la femme sociale des dernières années du siècle. Ce fut l’époque, peut-être, où elle a été le plus respectée par l’opinion publique moyenne et où elle s’est le mieux rapprochée, en certains cas et sous certains aspects, du type de la bourgeoise sage, de la mère sérieuse, de la citoyenne bienfaisante et éclairée, qui mérite parfois d’être comparée à la femme forte des Écritures, si respectée de tous qu’elle attire l’honneur sur son mari.
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Quant à la femme du XXᵉ siècle, elle est tellement multiple dans ses manifestations, qu’il est extrêmement difficile de la définir. Pour essayer de donner un trait à peu près général de son caractère, il faut procéder par une négation: «La femme n’a jamais été{107} mystique comme trait essentiel, elle l’est moins que jamais actuellement.» Un poète français, Alfred de Vigny, peut-être le plus noble et le plus fier de tous, l’a stigmatisée dans un vers cruel:
Ce premier vers suffit à jeter un doute terrible sur les sources de la vie morale dont la femme dispose, justement parce que le sens du mysticisme lui manque totalement.
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Dans un article sensationnel: Oxford, Woman and God, une Revue américaine prétendait récemment que l’admission des femmes dans la vieille université en avait chassé Dieu!—Si les anciens bâtiments ont conservé extérieurement, dit-elle, leur aspect traditionnel de recueillement et de gravité, le souffle qui les animait n’est plus le même, et ni Newmann ni Pusey ne reconnaîtraient les vieilles cours et les longues galeries silencieuses où ils avaient promené leurs doutes,{108} leurs mélancolies et les ardeurs inquiètes de leur foi.
Les pierres sont restées les mêmes, mais l’esprit qui les imprégnait s’est transformé. C’est qu’Oxford était autrefois une cité de jeunes hommes où dominait la spéculation pure, tandis qu’elle est aujourd’hui envahie par l’esprit positiviste que la femme apporte partout où elle passe, et qui, à tous égards, assure l’équilibre, le bien-être et l’enjouement de la vie quotidienne. Il est donc naturel que la présence des femmes ait modifié les habitudes morales et mentales d’Oxford.
Jadis, non seulement tous les élèves, mais presque tous les professeurs étaient célibataires; c’est ainsi que le caractère monastique de l’Université s’était conservé à travers les âges. L’invasion des jupons devait fatalement modifier l’esprit même d’Oxford. Non qu’un élément impur ait pénétré dans la forteresse de la Mens umana, à la suite de celles qui en suivent diligemment les cours, mais c’est que, d’instinct, l’esprit des femmes se tourne vers les choses visibles et qu’il est moins recueilli que celui des hommes, dont il n’a pas le tour spéculatif. Il faut louer d’autre part les nouvelles venues d’avoir contribué à{109} imposer la tempérance dans un milieu où les libations étaient traditionnelles. Dans les habitudes journalières des étudiants, des modifications se sont évidemment introduites: le salon a peu à peu conquis le cloître, et la causerie a remplacé la méditation grave.
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Ce qui se passe à Oxford ne représente, du reste, qu’un cas spécial, un groupement particulier de personnalités. Ce phénomène serait sans grande importance en soi, s’il n’offrait pas un élément de la réponse qu’attendent ceux qui s’intéressent à l’évolution de l’âme féminine et dont l’inquiétude peut se formuler en ces mots: «La femme serait-elle instinctivement rebelle à l’action de l’esprit, et son goût évident pour les réalités représenterait-il un insurmontable obstacle à son ascension vers l’absolu?»
A cette inquiète question, la réponse n’est pas aisée. Il est évident que même les femmes supérieures possèdent rarement une intelligence spéculative et que les très remarquables mathématiciennes et astronomes dont le sexe féminin peut s’enorgueillir ont été des{110} êtres d’exception. En général, les filles d’une mère trop curieuse aiment trop les choses en elles-mêmes, pour être méditatives et abstraites! On peut soutenir que les hommes tiennent plus encore que leurs compagnes aux réalités de l’existence et les poursuivent souvent avec une brutalité, une véhémence que celles-ci ignorent. Mais ceci n’est vrai que dans le domaine des actions physiques; dans celui de la vie en général, les hommes tiennent moins que les femmes aux détails des choses: leur esprit ne s’embarrasse guère des cas particuliers. Ainsi en va-t-il du luxe: la femme en chérit toutes les manifestations. S’il lui manque, elle s’arrête à de stériles regrets, bien plus que ses camarades de misère! On peut affirmer qu’elle est possédée par la réalité des faits, mais il faut se rappeler aussi que ses devoirs journaliers l’y obligent.
De temps en temps, le niveau de la pensée féminine s’élève. Quelques femmes savent hausser le ton de leurs entretiens quand des hommes cultivés sont présents; mais que ces hommes s’éloignent, c’est avec un réel soulagement que la plupart retombent du général au particulier et rentrent dans l’ornière des faits et des choses. Dans la stricte intimité, elles{111} abordent parfois entre elles la psychologie amoureuse et sentimentale, mais leur point de vue est toujours positif, et l’empirisme sert de base à leurs raisonnements! Les idées ne leur suffisent pas, elles éprouvent le besoin de les incarner dans des personnes.
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Pour creuser en leurs intimes replis les tendances instinctives de l’esprit féminin et les causes complexes d’où celles-ci procèdent, il faudrait s’attarder en de longues analyses. Je me vois forcée, au contraire, pour justifier le titre de mon chapitre: Éteigneuses de Phares, de recourir à une brève synthèse qui de la femme antimystique, incapable de méditation et de recueillement va jusqu’à l’agressive décrocheuse d’étoiles, sceptique, sardonique, qui ricane au mot idéal, et dont la voix ne s’élève jamais, au croisement des routes pour crier: sursum corda!
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En cette heure si déconcertante de l’histoire du monde où toutes les pensées mesquines et{112} basses s’étalent avec impudeur, les femmes semblent mettre leur orgueil à dépasser les hommes. Elles se figurent grandir en n’espérant rien, en ne croyant à rien, en niant la possibilité de tout effort vers une vie plus intense, plus belle, plus spirituelle...
A les entendre ainsi raisonner, à les voir jeter des cendres partout où un jet de flamme surgit encore, ceux qui avaient cru qu’une fois libérées par le travail et la connaissance, les femmes aideraient au salut du monde autrement que par des soins donnés aux blessés, aux malades, aux enfants, sentent leur gorge se serrer douloureusement.
Quand un appel est fait à leur pitié et à leurs entrailles en faveur des faibles, des souffrants, des petits, un élan généreux les emporte encore, et elles accourent sans hésiter; mais en même temps elles étouffent par des regards, des gestes et des paroles cruelles, toutes les initiatives de l’esprit.
Juvénal a dit quelque part: «A quoi bon vivre si les raisons de vivre manquent?» Sauver les corps et éteindre les flammes de l’âme évoque l’«à quoi bon» du poète latin.{113}
C’est toujours un flambeau allumé en main que je m’étais représenté la femme dans son devenir; c’est ainsi qu’en imagination je la voyais remplir la mission à laquelle je la croyais appelée. Mais jamais aucune vision intérieure ne me l’avait montrée, le verbe haut, jouant des coudes, le visage péremptoire et l’air important, renonçant, par son attitude même, à ses meilleures armes de combat.
Certes, elle est apparemment l’une des triomphatrices de la guerre; elle a aujourd’hui ses entrées partout et ses droits sont{114} admis sur plusieurs points. Pourquoi donc s’attendrir sur elle et la plaindre? Il me semble pourtant naturel de faire l’un et l’autre, car, bien que ses regards soient devenus étrangement glacés, on devine que les sources de la souffrance ne sont pas taries dans son cœur, et que, le long de la route sur laquelle ses pieds se sont si légèrement engagés, elle va rencontrer des difficultés nouvelles qu’elle n’est pas préparée à affronter, et qui, en certains cas, risquent de rendre son enfance aride, sa jeunesse solitaire et sa vieillesse désolée.
Malgré ses allures de victorieuse, elle se rend compte, j’en suis sûre, qu’elle marche sur le bord d’un précipice, où le pied pourrait lui manquer tout à coup, sans qu’elle puisse s’accrocher à rien. Elle se trouve entre la paroi lisse de la haute montagne dont elle a voulu descendre, et les étangs fangeux des plaines humides où elle risque de s’embourber, tandis qu’à ses côtés, des forêts profondes, aux détours ignorés, s’étendent à perte de vue.
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Les nobles pionnières de l’égalité des droits des femmes ont eu le tort d’habituer leur sexe{115} à considérer l’homme comme un adversaire à combattre ou à exploiter. Il l’a été, en effet, dans quelques cas et sur quelques points; mais au demeurant, on est forcé de reconnaître que, de tout temps, il s’est montré en somme, pour sa compagne de route, un protecteur efficace, même quand il abusait de la faiblesse et de la complaisance de celle-ci! Ce sentiment de protection accordée et reçue nouait entre les deux sexes une sorte de chaîne spéciale, qui mettait de la douceur dans leurs relations mutuelles.
Si, par suite de l’affirmation un peu tapageuse des droits féminins et de l’agacement que les hommes en ressentent, cette chaîne devait se rompre, je crois que la situation de la femme dans le monde se modifierait assez désagréablement pour elle, et qu’entre les deux parties qui jadis formaient un seul tout, l’heure du combat ne tarderait pas à sonner. L’homme, considérant désormais la femme comme une égale, continuerait-il d’épargner à sa compagne, devenue sa concurrente, ces accès de violence, dont il a coutume d’user pour résoudre les problèmes trop difficiles? Même dans l’ordre moral, la partie engagée serait inégale, et il est probable que, malgré{116} son adresse, son astuce et les façons impérieuses dont elle a pris l’habitude, la femme serait vaincue et que l’avantage resterait au plus fort, à celui qui est traditionnellement le mieux armé. Et si le contraire arrivait, vers quelles aventures le monde ne marcherait-il pas?
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Les femmes disent volontiers, inspirées par la fausse direction mentale qu’on leur a fait prendre: «Les hommes ne nous aiment que pour nos défauts!» Il y a du vrai dans cette boutade. Il n’en est pas moins positif que tout homme digne de ce nom, et quelles que soient les péripéties plus ou moins singulières de la vie qu’il mène, porte dans le tréfond de son cœur une image de femme: mère, épouse, amie, sœur, à laquelle il ne veut pas qu’on touche et qui ne ressemble en rien à la personnalité turbulente, importante et encombrante que la guerre nous a laissée en héritage.
Il est impossible de prévoir dès aujourd’hui ce que l’avenir peut réserver de particulièrement heureux à la femme; mais en tout cas, ne vous semble-t-il pas, lecteurs et lectrices, qu’elle ferait bien de réfléchir avant{117} d’effacer imprudemment, de sa propre main, l’image un peu chimérique, peut-être, que l’homme se faisait d’elle dans l’intimité de son cœur? Cette illusion où l’imagination masculine se complaisait avait pour effet d’embellir et de poétiser les rapports des deux sexes.
Des femmes souriront en me lisant. Sur certains points, beaucoup d’entre elles sont très sûres d’elles-mêmes et semblent dire sans modestie, ni excessive pudeur: «Notre règne durera autant que la vie humaine!» Cela est évident, mais que de choses dans la nature, une fois dépouillées des rayons qui les éclairaient et qui rendaient brillantes leurs couleurs, perdent leur beauté, leur attrait! Une subite obscurité les voile, la vulgarité les imprègne. Ainsi en serait-il des rapports entre les deux sexes: la banalité en altérera la saveur et l’on entrera uniquement dans un ordre d’idées primitives qui matérialisent tout ce qu’elles effleurent. Les femmes intelligentes devraient du moins comprendre qu’elles ont tout intérêt à préserver les illusions que leur attitude un peu réservée provoquait chez leurs compagnons de misère. L’âme ayant toujours été attirée par le mystère, les femmes agiraient{118} peut-être sagement en remettant une partie de leurs voiles. Surtout, elles devraient renoncer aux sourires ironiques, aux propos sardoniques, aux insinuations sarcastiques. Éteindre le feu que les âmes créatrices, douées d’inspirations soudaines, s’efforcent d’allumer un peu partout sur les cimes du vaste monde, est une œuvre d’une parfaite inélégance morale.
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Mais, dira-t-on, si la nature d’Ève n’est pas spéculative, il serait injuste de l’en rendre responsable. C’est vrai, mais il ne s’agit pas ici de dissertations transcendantales, mais plutôt d’un grave problème qu’il faut envisager parce qu’il a une importance considérable à l’heure actuelle, tant au point de vue de la famille et de l’éducation qu’à celui de la vie sentimentale et sociale. Les femmes se trouvent en effet à un curieux tournant de route où leur destinée se joue. Il est donc charitable de leur crier: «Casse cou!», avant qu’elles ne signent de façon définitive l’acte du grand renoncement. Ce que sera leur rôle politique et social, l’expérience nous le dira. Mais au-dessus de ce rôle, encore problématique, elles ont une{119} mission éternelle pour l’accomplissement de laquelle il serait désirable de voir leur prestige augmenter au lieu de décroître.
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Les Èves modernes ont pris la puérile habitude de parler du lendemain, comme si ce lendemain devait être un jour de fête. Si, au lieu de regarder toujours en avant, elles tournaient parfois la tête en arrière, elles se rendraient compte, en étudiant les vicissitudes de l’histoire, que la violence n’a, au fond, jamais réussi à personne, puisque la vie est faite de concessions, de complications, de complexités...
Jadis l’épouse, on le sait, était entièrement et sans préoccupations superflues, sacrifiée à la famille et à la race, son unique destinée étant de procréer des fils légitimes. En ce temps-là, on ne lui reconnaissait absolument aucune personnalité, et si on ne lui manquait pas de respect, c’est qu’elle symbolisait la sainteté de la famille et l’intégrité de la race. Pour cette raison, une surveillance étroite était exercée autour d’elle par des magistrats spéciaux chargés de scruter ses toilettes et ses atti{120}tudes. Quand son mari était absent, elle ne pouvait, bien entendu, recevoir aucun homme, et Aristophane raconte que le seul fait de se montrer à la fenêtre de sa maison constituait de sa part une infidélité aux dieux du foyer, et représentait, pour son mari, une cause de répudiation.
La loi, ou plutôt le code de Manou, était péremptoire et semblait offrir la synthèse du mépris dans lequel la mentalité de la femme a été tenue pendant une longue période historique. Pendant son enfance, elle dépendait de son père, plus tard de son mari, et, devenue veuve, de ses fils; et si elle n’avait pas de fils, elle devait alors obéir aux parents mâles du défunt, parce qu’ une femme ne doit jamais se gouverner elle même!...
Il est naturel qu’après cette évocation du passé, les pauvres esclaves de jadis soient fières du terrain qu’elles ont conquis! Mais à qui doivent-elles leur libération? Au christianisme, uniquement au christianisme, dont aujourd’hui beaucoup d’entre elles répudient les doctrines idéalistes qu’elles accusent d’entraver leur développement complet et d’assombrir leurs plaisirs!
Quelle folie d’ingratitude brouille donc le{121} cerveau de ces femmes pour qu’elles puissent ainsi renier et amoindrir les grandes figures féminines qui furent la gloire de leur sexe, et dont quelques-unes se rattachent uniquement au christianisme par la solennité de leur repentir!
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Presque immédiatement après la résurrection du Fils du charpentier, on voit les femmes aller à Dieu. Ce sont les descendantes des Gracques et des Scipions qui suivent saint Jérôme dans le désert, abandonnant leurs privilèges. Ils étaient immenses cependant.
disait Jules César, à son débarquement en Égypte, parlant de Cornélie, veuve de Pompée.
Puis ce furent les grandes abbesses du moyen âge qui dirigeaient leur communauté comme un empire, et même, au besoin, levaient des hommes d’armes. Et les Saintes, qui se répandirent sur le monde comme une pléiade lumineuse! A côté de Catherine de{122} Sienne, la plus grande, la plus rayonnante et la plus géniale personnalité féminine que la terre ait produite, combien d’autres femmes charmantes ont illuminé le monde par leur auréole de sainteté!
Si celles-ci gravirent avec le christianisme les plus hauts degrés de l’échelle de Jacob, d’autres se firent païennes de mœurs, croyant ainsi se grandir, et suivant en cela une tendance que l’on retrouve à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Nous ne suivrons pas la femme dans les différents avatars de son évolution, mais une constatation morale incontestable ressort de tant de manifestations diverses: l’arrogance, le manque de douceur, l’absence de tendresse n’ont jamais rehaussé le prestige de la femme, elles en ont au contraire toujours obscurci l’éclat.
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Dans l’organisation actuelle de la société, il n’est plus possible, malgré les maladresses et certaines inaptitudes de la nature féminine, de traiter la femme en quantité négligeable; nous avons tous trop besoin d’elle dans la famille et à l’école. En lui indiquant les portes{123} du temple de l’idéal, il faut en même temps la ramener au culte du bon sens, c’est-à-dire à l’habitude mentale de la logique. Or, celle-ci lui a été presque toujours si aridement enseignée qu’il y a peu de temps encore les femmes d’esprit haussaient les épaules quand on leur en parlait. En quoi elles avaient tort, car la logique est la source de cet équilibre souriant, de cette indulgence sereine qui font l’agrément de la vie, la sûreté des rapports et les foyers chauds et consolants...
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On se tromperait en voulant classer le bon sens parmi les qualités secondaires. Un homme médiocre peut en posséder une parcelle; une sotte, jamais! Pour saisir quelles en sont l’importance et la portée, il faut de la part de la femme un effort d’intelligence. Toute son éducation est à refaire en ce sens, et la préparation à son futur rôle social d’éducatrice et de mère demandera un travail laborieux et lent; mais celui-ci lui semblera facile si elle comprend qu’au-dessus de ses devoirs de mère, d’éducatrice et de citoyenne, elle a reçu une mission d’un ordre général et supérieur:{124} c’est celle de porter dans ses mains la lampe qui, semblable à l’étoile du matin, indique et éclaire les chemins qui conduisent aux sommets, derrière lesquels le soleil se couche et se lève jour après jour!{125}
Si l’on regarde autour de soi, on ne voit de flammes nulle part! Le ciel est couleur de grisaille et tous les flambeaux semblent éteints. Une atmosphère lourde, malsaine, tout imprégnée de pourriture, empêche les cierges de brûler. La violence des instincts ne s’est pas atténuée cependant, car on se tue un peu partout et il est rare qu’on entende des protestations indignées s’élever des cœurs, des consciences, des entrailles...
«Il ne faut pas s’en faire», disaient les poilus dans les tranchées, pour garder leur beau courage et chasser les impressions déprimantes. En ce moment, après deux ans de{126} paix, le mot court le monde plus qu’avant; mais on a dénaturé le sens qu’il avait primitivement. «Ne pas s’en faire» veut dire aujourd’hui se vautrer dans le plus plat égoïsme et s’interdire rigoureusement tout élan généreux ou simplement altruiste.
Avant la guerre, un saint François d’Assise, un saint Vincent de Paul ne se rencontraient pas souvent dans la société contemporaine; mais si, dans une heure de petite ou de grande détresse, on élevait la voix ou l’on tendait la main, d’autres voix et d’autres mains répondaient à l’appel. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Chacun s’est fait aveugle et sourd, et a enfermé soigneusement son cœur dans une forteresse inexpugnable.
Une sorte de faux orgueil se mêle à cette attitude: on a presque honte, en 1923, de tout acte qui ne rapporte pas un profit matériel immédiat; et cela est vrai dans les ordres d’idées les plus divers. Ces offres de services, qui abondaient aimablement autrefois, entre gens de même culture et de même éducation, sont devenues rares et ont presque cessé. On se réserve, on se soustrait, on se cache dans sa coquille ou dans sa carapace.
L’obligeance spontanée passera bientôt à{127} l’état de légende, car pour obtenir aujourd’hui le plus léger service, il faut insister avec obstination. On se heurte sous ce rapport à une si formidable candeur d’égoïsme, qu’on en reste saisi et désorienté.
Semblable à ces plantes parasitaires, qui étendant partout leurs racines au-dessus et au-dessous du sol, finissent par envahir des étendues immenses de terrain, le personnalisme d’après guerre a pris de telles proportions dans les âmes, qu’au rebours du mot de Térence, tout ce qui est humain semble leur être devenu étranger!
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Je ne parle point ici de cet égoïsme effronté et cynique qui a pris pour devise ces deux mots suprêmement antipathiques: «Donnant, donnant!» et qui, à l’heure actuelle, enlaidit et abaisse toutes les relations des hommes entre eux, pousse ceux-ci à la violence, à la dureté, à une avidité mesquine et abjecte—qu’ils ne se donnent même plus la peine de dissimuler.—Non, je fais allusion à quelque chose de plus grave, parce qu’il pénètre même les cœurs qu’on croyait{128} généreux, les consciences qu’on estimait droites. Dans cette période d’abaissement de la pensée humaine, le désintéressement est presque considéré comme une preuve de faiblesse mentale. On peut observer à ce propos un singulier phénomène chez les natures originairement honnêtes: autrefois, les plus avides d’argent essayaient de couvrir leur rapacité naturelle du manteau du désintéressement; aujourd’hui, on rejette ce manteau comme une loque honteuse, il est même devenu distingué de sembler âpre au gain.
Il y a toujours eu des avares, et, depuis Harpagon, leur race ne s’est pas éteinte, mais ils ne se vantaient pas de leur parcimonie, tandis qu’ils mettent maintenant de l’ostentation à savoir défendre leur moindre petit sou.
Il y aurait, en ce genre, des exemples assez divertissants à citer. Jadis on se targuait volontiers d’un beau geste: on gonflait les services rendus, les sommes données... «J’ai fait ceci, j’ai donné cela, et puis cela encore!» Aujourd’hui, c’est tout le contraire! Les gens déclarent avec une satisfaction visible: «Oh! moi, je n’ai lâché que cela!» Et des chiffres dérisoires sortent des lèvres. S’agit-il de ser{129}vices, et non d’argent: «Me déranger, dit-on, et pourquoi? Chacun a ses propres affaires! Ah! je leur ai parlé de façon à leur enlever toute envie de revenir!»
Si les femmes montrent souvent sans vergogne des jambes très contestables, elles ont la même impudeur pour les laideurs de leur caractère. Ces manifestations d’avidité se produisent, il faut l’avouer, à peu près également chez les deux sexes. Mais elles font un effet plus discordant encore chez celui qui avait eu jusqu’ici la prétention de faire du sentiment un monopole féminin.
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Tout cela serait assez drôle, si ce n’était pas infiniment triste! En cette heure suprême de la vie sociale des peuples, alors que tant de souffrances se sont accumulées dans les cœurs, on ne peut voir les êtres humains mesurer si parcimonieusement leur sympathie et leurs services, sans se sentir le cœur serré d’une étreinte si douloureuse qu’elle semble presque en arrêter les battements.
Les vers où Edmond Rostand raconte l’histoire des deux Rois Mages blonds qui avaient{130} perdu l’étoile, et ne la retrouvaient plus, rendent aux âmes l’espérance et la foi. Pour retrouver l’astre disparu, ces savants de Chaldée:
Les vers du poète libèrent les cœurs de la pesanteur qui les oppressait; ils peuvent de nouveau respirer largement, puisque l’étoile brille toujours au ciel, visible aux yeux des humbles, des pitoyables et des simples, dans le cœur desquels la flamme ardente brûle encore!
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Mais, demandera-t-on, quels sont les symptômes sur lesquels se base cette affirmation{131} péremptoire? Ceux-ci sont assez difficiles à énumérer car ils ne se produisent pas à la surface, mais bien sous la profondeur des eaux, et les forces qui s’en dégagent sont encore mystérieuses et secrètes. Envisageons un instant l’âme humaine dans son ensemble, et voyons si, par quelque côté, elle n’a pas fait un pas en avant, après en avoir fait plusieurs en arrière! Commençons par examiner la conscience, qui est moralement la partie la plus noble de l’organisme humain, puisqu’en elle réside ce principe du libre arbitre qui confère à l’homme ses lettres de noblesse.{132}
Nous assistons aujourd’hui à l’inévitable mouvement de réaction qui devait suivre les excès et les violences, les arrogantes prétentions et les ridicules doctrines de ceux qui,—pour apprêter le problématique banquet, où tous pourront assouvir leurs convoitises, satisfaire leurs appétits, s’enivrer de liqueurs brûlantes et se gorger de nourritures azotées,—n’avaient pas hésité à détruire le travail des siècles, pas plus qu’ils n’ont reculé devant le crime de jeter le monde dans l’horrible désert de l’anarchie.{133}
Il est curieux de constater comment, en cette heure de révolte certains droits, récemment et souvent injustement acquis, sont reconnus par ceux même qui sont prêts à réagir avec force contre la menaçante décomposition matérielle et morale du monde. C’est là un fait assez symptômatique pour qu’on le relève et que l’attention s’y arrête: l’idée de punir pour punir a cessé de dominer les cerveaux, l’instinct justicier ne s’affirme plus aussi implacable. On a même dépassé la mesure en sens contraire, comme le prouvent certaines amnisties et certaines sentences étranges des tribunaux militaires eux-mêmes, qui ont perdu de ce fait leur réputation d’inflexibilité et de rigide justice.
En ce qui concerne les pouvoirs publics, ces indulgences peuvent être taxées de déplorables faiblesses. Elles sont l’effet de causes complexes, dont plusieurs dépendent des intérêts politiques et ne se rattachent qu’indirectement à mon sujet. Mais le phénomène réellement intéressant est celui qui a pour théâtre les consciences individuelles. Aujourd’hui on voit celles-ci reculer presque toutes devant un programme qui enlèverait à la classe ouvrière, même sous forme de justes{134} représailles, les avantages matériels, qu’elle s’est assurés par la violence de ses procédés.
La délicatesse des consciences au point de vue de l’équité économique est devenue singulière. Un de mes amis, très libéral d’idées quoique conservateur d’instinct, me disait l’année dernière, à propos du devoir qui incombait à la bourgeoisie de défendre ses droits, cette phrase étonnante: «Oui, certes, mais il faut qu’elle trouve un prétexte pour cette levée de boucliers; celui de sa défense personnelle ne suffirait pas à la justifier.»
Sans discuter la question de savoir si le scrupule était exagéré, je cite la phrase simplement parce qu’elle représente bien l’état d’esprit incertain et timide qui caractérisait la mentalité générale en 1920-21. Elle révèle, en tout cas, un travail particulier de la conscience humaine en ce qui concerne le droit au bien-être, cette poule au pot, que le bon roi Henri IV souhaitait à son peuple!
On peut y voir simplement la trace d’un faux humanitarisme tolstoïen qui, au lieu de ramener les brebis au bercail, les abandonne aux aventures et aux mésaventures du hasard, dieu frivole et cruel qui fourvoie ceux qui suivent sa direction. Mais il n’en est pas moins{135} vrai qu’une singulière transformation s’est accomplie dans les consciences. Or, comme la conscience est la source où s’élaborent les sentiments, tous les signes de vie qu’elle donne prouvent à l’évidence que le cœur des hommes bat toujours et que leurs oreilles ne se satisfont pas uniquement du cliquetis de l’argent qui passe de main en main.
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Dans un autre ordre d’idées encore, nous assistons aux mêmes manifestations d’indulgence. On est surpris de constater à quel point, en certains pays surtout, le droit à la jouissance pour tous est reconnu par les consciences des anciens prétendus privilégiés. La phrase du Christ aux Pharisiens, à propos de la pécheresse, qui, d’après la loi, méritait d’être lapidée: «Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre», semble retentir tardivement dans l’âme humaine. C’est malheureusement sous une forme qui peut devenir dangereuse: on ne se borne point à ne pas lancer la première pierre, on a pour certaines formes de dégénérescence de bénévoles encouragements.{136}
Les ignorants essayent de rattacher la doctrine communiste à celle du Christ. Et lorsqu’ils entendent énoncer cette erreur profonde, certains esprits légers opinent du bonnet, comme s’ils ne percevaient pas l’immense distance qui sépare les deux doctrines; elles se trouvent même, on peut l’affirmer, aux deux pôles opposés! La seconde prêche le renoncement à toutes les catégories d’êtres humains, tandis que la première affirme le droit de tous aux richesses et aux jouissances, et a pour mot d’ordre: «La convoitise satisfaite!»
Mais ce n’est point le moment d’aborder cette grave question. Bornons-nous à signaler que l’on voit aujourd’hui des familles entières se soumettre de leur plein gré à de pénibles inconvénients, pour ne pas gêner les plaisirs de leurs subalternes, et leur laisser de longues heures de liberté.
«On est bien forcé de subir ce qu’on ne peut empêcher, répondra-t-on; et, ne vous y trompez pas, c’est la peur et non l’équité qui provoque ces indulgences!» Voilà encore un jugement précipité, faux et injuste. Car, en beaucoup de cas, c’est sincèrement que les classes supérieures sont arrivées à{137} reconnaître le droit du peuple à une certaine somme de plaisir. Elles le font avec sympathie, et non plus avec le méprisant: Panem et Circences des anciens Romains. Il vaudrait peut-être mieux que les privilégiés apprennent à se priver parfois pour leur propre compte, de certains plaisirs, au lieu d’en approuver l’abus pour eux et pour les autres.
Le fait que les consciences, muettes jusqu’ici, se sont enfin éveillées sur ce point spécial de l’équité sociale, indique cependant une vitalité d’âme dont il faudrait hautement se réjouir, si ce respect exagéré des avidités et des jouissances matérielles ne prouvait pas l’importance extrême qu’a prise, dans la mentalité des hommes tout ce qui se rapporte à l’argent et aux appétits qu’il permet de satisfaire.
C’est l’ombre du tableau, et elle s’étendra, dense et obscure, sur les âmes, tant que les yeux des hommes ne se seront pas ouverts à la grande et glorieuse réalité de la vie spirituelle que la plupart d’entre eux s’obstinent à ne pas voir, à ne pas chercher, à ne pas reconnaître...
Mais comme cette forme un peu particulière d’équité qui a surgi dans certaines conscien{138}ces représente, somme toute, un pas accompli sur la route qui monte, il est juste de la signaler à l’attention. Plus tard, lorsque les hommes auront appris à regarder sous la surface des eaux, ils pourront mieux enregistrer les vérités profondes que l’esprit des sources leur permettra d’apercevoir.{139}
Je me suis absentée assez longtemps de ma résidence habituelle, et j’ai, d’autre part, revu ailleurs des visages qui, depuis quelques années, m’étaient devenus étrangers: peut-être est-ce pour cela qu’il me semble percevoir une étrange transformation dans la physionomie humaine. Je n’ai retrouvé, sauf dans le cas de quelques personnalités supérieures, aucun visage identique à ce qu’il était jadis. Ceci prouve également que, malgré l’odeur de mort répandue un peu partout, de fortes vibrations secouent encore le cœur et le cerveau{140} des hommes. Si la stagnation intérieure était complète, les physionomies ne se seraient point ainsi modifiées et accentuées.
Ce phénomène ne s’observe pas seulement chez ceux qui, comme les combattants, ont traversé d’inoubliables moments de détresse et des heures tragiques, ni chez les femmes dont les entrailles ont été déchirées par la mort d’un fils. Cette transformation des visages est beaucoup plus générale: on dirait qu’une vague puissante ou la main d’un rude sculpteur a passé sur les figures humaines, tantôt déformant leurs traits, et les harmonisant parfois dans une étrange expression d’intensité. Les physionomies incertaines, insipides et veules ont à peu près disparu. On en voit cependant encore de mornes et de bestiales qu’aucun idéal n’anime, qu’aucune passion n’émeut ni ne trouble, qu’aucune volonté de despotisme n’accentue: l’animalité seule règle leurs mouvements.
Ces dernières appartiennent presque toujours à la catégorie des êtres dont un égoïsme outrancier étayé de sottise, a sucé les moelles. Ce sont des âmes déjà trépassées dans des corps en voie de devenir cadavres, car lorsque les sources véritables de la vie sont taries, celle{141}-ci s’alimente si pauvrement qu’elle n’est plus au fond qu’une course à la mort!
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Mais ces visages de moribonds, en marche vers le tombeau ne peuvent intéresser personne: il est inutile de s’arrêter à les contempler. Par contre, les physionomies presque trop expressives qu’on rencontre aujourd’hui offrent un curieux champ d’études et indiquent que la vie intérieure persiste chez quelques-uns, malgré les apparences d’une indifférence générale et absolue. Mais de quelle nature est cette vie intérieure? Nous essaierons d’en percer le mystère, mais je voudrais auparavant noter ici une observation que j’ai faite et que j’invite les autres à faire comme moi: les modifications de la physionomie sont beaucoup plus visibles chez les femmes, peut-être parce que leurs traits délicats se marquent plus facilement sous la secousse de l’émotion et l’étreinte des sentiments. Il y a évidemment aujourd’hui, chez presque toutes, quelque chose de plus accentué, de plus marqué en profondeur dans les traits du visage que{142} ce qu’on y voyait autrefois! Les yeux sont devenus froids, étrangement froids! Quelques-uns semblent taillés dans des pierres dures: onyx, agathe, jaspe et lapis... Ce sont des yeux qui manquent de rayonnement et de chaleur. Chez la paysanne, l’ouvrière, la dactylographe, la femme du monde, la même expression implacable se rencontre. Je ne rétracte pas le mot implacable, car dans les prunelles féminines aucune miséricorde ne luit plus à l’heure actuelle. Une énergie d’un genre nouveau les anime, fille de passions récemment éveillées qui cependant se rattachent aux passions primitives de l’humanité, et ne semblent pas avant-courrières d’une conception nouvelle et plus noble de l’existence.
Dans les problèmes de l’heure j’ai traité des conditions spéciales où se trouve la femme en tant que femme, et mes conclusions à son sujet n’étaient pas optimistes ni colorées d’espérance prochaine. Mais en examinant avec plus d’attention les physionomies humaines je me suis rendu compte qu’il y avait encore, chez les femmes comme chez les hommes d’aujourd’hui, de l’étoffe pour tailler, assembler et coudre. Il faut que les ouvriers intelligents et habiles se mettent à l’œuvre, montrent{143} la voie, préparent l’ouvrage et jettent dans les âmes des pensées d’avenir.
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Certaines passions sont assez neuves chez la femme, tandis que l’homme les a presque toutes connues, vécues et taries; ces passions sont semblables à des sources vives, d’où des énergies inattendues pourraient surgir. L’instinct de despotisme, par exemple latent jusqu’ici chez les descendantes d’Ève, a pris désormais dans l’âme féminine un essor effrayant. Celles qui se sentent des âmes à la Sémiramis sont rares, mais tous les petits despotismes les attirent et les tentent. Le goût de la domination, le besoin de se donner de l’importance qui n’avaient pas franchi jusqu’ici les bornes de la vanité et de l’amour, se sont étendus à toutes les branches de l’activité sociale où les femmes prétendent à présent exercer leur empire. Cette modification de leur psyché développera peut-être dans ces mentalités un peu mièvres, un peu veules, un peu incertaines, des forces qu’on ne soupçonnait pas.
Je crains pourtant qu’il ne s’agisse pas au{144} début, de nouveautés sympathiques, car l’accentuation des physionomies que je viens de signaler ne semble pas avoir une base pure et noble. Mais étant donné l’état d’insipidité où semblaient tombées la plupart des âmes, tout symptôme qui révèle des énergies en formation doit être accueilli avec satisfaction.
Ce sont là des forces en gestation. Dans quel sens se développeront-elles? Comment les sauver, en ce moment psychologique d’une si extrême importance, de la rencontre et de l’influence des mauvais bergers? Tel est le grave problème qui se pose devant les consciences vivantes, devant les esprits qui veillent.
Ah! les mauvais bergers! On peut parler aussi aujourd’hui des mauvaises bergères. A quelque sexe qu’ils appartiennent les uns ou les autres, on ne redoute pas assez le rôle néfaste qu’ils jouent, on ne met pas suffisamment en garde contre eux les esprits inexpérimentés. Or, c’est l’une des pires sottises qu’on puisse commettre, car ces conducteurs de brebis sont mille fois plus dangereux que les loups dévorants, ces frères inférieurs, comme les appelle saint François d’Assise!
Il n’est pas agréable, certes, d’être croqué par les dents des loups, mais il est cent fois{145} pire encore de tomber sous la coupe d’un mauvais berger, car cette emprise peut avoir sur la destinée des autres hommes de pernicieuses répercussions.
Quand ces déviateurs de la conscience humaine se dévoilent, on devrait les marquer moralement au fer rouge et faire pour eux ce qu’on fait en Italie pour les jettatori que couronne une sinistre auréole de malheur, refuser même de prononcer leur nom!
Mais notre esprit superficiel—cette tendance qu’Oscar Wilde qualifiait de crime,—nous rend incapables de jouer le rôle sacré de gardiens des âmes.
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Le déplorable empire que les mauvais bergers ont acquis et conservent dans la société actuelle est dû en grande partie au fait que les hommes ne savent pas se servir contre eux des armes de défense dont la nature les a généreusement pourvus. L’une d’elles est assurément le regard, destiné à aiguiser la perspicacité de l’esprit et à indiquer au voyageur les embûches et les périls de la route. L’insouciance, avec laquelle nous nous en ser{146}vons, la plupart du temps, sans prêter une attention suffisante aux embarras qui obstruent le chemin ou aux détours qui l’interrompent, est une preuve de sottise. Les éducateurs devraient désormais s’occuper à mieux développer chez les enfants cette faculté du discernement qui manque à tant d’hommes faits. Ils devraient, avant toutes choses, apprendre à leurs élèves qu’il faut donner une extrême importance à l’expression du regard de ceux qu’ils rencontrent, et user du leur avec clairvoyance et attention. L’œil humain est la clef de voûte des personnalités et elle les accompagnera sans doute dans l’au-delà, car, comme l’a dit le poète des Deux Rencontres:
Par le mot «voir», j’entends parler de la vision intérieure, la seule qui soit intéressante dans l’ordre moral et intellectuel. On peut percevoir merveilleusement les objets extérieurs et être privé complètement de cette vision spéciale, qu’un malheureux aveugle peut posséder parfois au suprême degré. C’est donc cette vision qu’il importe de chercher avant tout dans les prunelles dont nous rencontrons le regard.
Il y a toutes espèces d’yeux dans le monde:{148} de beaux et de doux, de sévères et de durs; il y en a de dominateurs, d’éblouissants, de provocants... D’autres nous prennent simplement. Ce sont les plus redoutables, ceux qui, d’un coup d’œil, changent parfois des destinées.
Nous n’accordons pas assez d’importance aux yeux, nous ne les observons pas suffisamment, nous nous perdons inutilement dans d’autres détails du visage et de la personne. Eux seuls mériteraient cependant l’attention des psychologues et des curieux. Ils n’ont qu’une rivale: la bouche! Mais celle-ci n’est guère révélatrice qu’au point de vue des passions et des tendances instinctives: bonté, méchanceté, faiblesse, ou obstination. Elle ne représente pas un tempérament dans son ensemble, et, au point de vue intellectuel, elle reste muette.
Sans la négliger, ce qui serait une erreur, ce sont les yeux que nous devons toujours considérer pour obtenir une vision à peu près exacte des âmes individuelles.
Leurs variétés sont infinies et ils sont souvent déconcertants par leur sincérité même. Quelques-uns sont fuyants, et on les devine faux; d’autres ont appris l’art de se soustraire{149} aux investigations, sans se détourner ouvertement; mais, en général, les prunelles de la plupart des hommes s’ouvrent candidement, et s’offrent sans défiance aux observations des regards curieux qui croisent les leurs. Les êtres qui ont clos le plus hermétiquement leur cœur, ne se sont pas avisés de prendre la même précaution pour ces fenêtres à travers lesquelles le regard d’autrui peut pénétrer jusqu’à l’intimité de l’âme, et en fouiller les replis.
Puisque la candeur de l’homme le permet ou ne peut l’empêcher, cherchons donc, non pas dans ses paroles, parfois mensongères, ni dans ses actes, souvent transitoires, mais dans ses yeux qui n’ont encore appris à dissimuler qu’une petite partie de ses secrets, le mystère de son âme profonde.
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Entendons-nous! Je n’ai pas l’intention de pousser aux curiosités psychologiques, ni d’engager mes lecteurs à cultiver l’art de couper un cheveu en quatre. Nous avons trop souffert pour nous complaire sérieusement à{150} ces jeux qui affinent le goût sans éclairer l’intelligence. Je propose, au contraire, de renoncer aux puériles recherches dans le jardin secret des membres de notre entourage, et de nous attacher à une unique recherche. Ces yeux que nous interrogeons avidement, demandons-leur une seule chose: reflètent-ils une vision intérieure, une capacité d’inspiration subite, l’amour de l’idée au lieu de l’amour des choses?
Hélas! que de fois n’y découvre-t-on que l’amour des choses, cette irrémédiable tare, cette constante ennemie de toute vraie liberté morale! Les femmes y sont plus attachées encore que les hommes. C’est pourquoi elles arrivent rarement au mysticisme et au grand vol des idées. «Laissez-les donc tranquilles, diront ceux qui préfèrent ne pas réfléchir, elles font ce qu’elles peuvent et il ne faut pas demander au pommier de porter des pêches!» J’use volontiers de cette métaphore, car il est injuste, je le reconnais, de ne pas tenir compte des possibilités pour établir ses jugements; mais admettre, pour soi et pour les autres, une semblable limitation, c’est renoncer à la grandeur de l’effort, c’est désobéir d’avance à ces inspirations subites de l’esprit qui, mieux{151} qu’un coup de cloche retentissant, vous font sortir des rangs et gravir les cimes...
Et cela est vrai pour les hommes comme pour les femmes. Si dans l’ordre intellectuel celles-ci n’ont pas le cerveau organisé pour la spéculation pure, on ne leur demandera pas de trouver la solution de problèmes mathématiques; mais dans l’ordre moral, leur organisation mentale ne les relègue pas fatalement, comme de pauvres Cendrillons, à la porte des palais et des temples. Lorsqu’elles ne peuvent en franchir le seuil, c’est la plupart du temps qu’elles ne le veulent pas! La répugnance à l’effort, l’horreur du recueillement, et le prestige des choses extérieures, tout puissant sur leur âme, ferment leurs yeux plus encore que ceux des hommes, aux visions intérieures.
Il me semble du reste absurde d’établir, en parlant des problèmes de l’âme, des différences essentielles entre les deux sexes, puisqu’ils sont, dès leur naissance, des condamnés à mort auxquels l’immortalité est promise. L’important, à l’heure actuelle, est de savoir discerner dans les yeux des hommes et des femmes, le reflet de leurs visions intimes, puisque ces visions peuvent seules{152} élaborer en eux les âmes de soldats, de défenseurs et d’apôtres qui seront nécessaires pour rétablir l’équilibre du monde et apaiser la conflagration terrible qui en ce moment déchire son cerveau et ses entrailles.{153}
Il ne suffit pas de posséder le don de la vision intérieure, il faut que cette vision se réfléchisse dans le cerveau qui la reçoit, la creuse, la travaille et s’en sert ensuite comme d’un levier pour provoquer l’ascension des âmes.
Il en fut sans doute ainsi pour les prophètes. Ils ont eu d’abord la vision des choses, que leur génie spécial, après l’avoir considérée et méditée, a ensuite présentée au monde. Ces personnalités puissantes vivaient dans l’attente, les yeux bien ouverts, tandis que leur esprit veillait.{154}
S’il nous arrive parfois, même aujourd’hui, de rencontrer des yeux qui semblent refléter une vision intérieure, le contact avec les cerveaux qui veillent est bien plus rare. Pour arriver à cet état de veille, l’intelligence ne suffit pas, car l’intelligence se laisse facilement distraire et recherche volontiers les frivolités qui l’amusent et la reposent. Il faut qu’elle se réfugie au contraire dans l’intimité du subconscient dont parle Leibnitz, qui vit en nous sa vie cachée et profonde. Il est la source de toute inspiration, qu’elle vienne du génie ou du cœur! Même si elle procède directement des forces divines, c’est à travers notre subconscient qu’elle se révèle à nous.
Savoir et pouvoir veiller, signifie donc pour l’homme: être en contact intime et constant avec cette part secrète de lui-même qui échappe, semble-t-il, à l’action des nerfs et du sang, et rend parfois l’âme capable de ces intuitions mystérieuses qui se changeaient en lueurs irradiantes dans les cerveaux des prophètes, des précurseurs, et dans ceux des poètes qui furent, eux aussi, des voyants.
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Mais ces grands initiés n’apparaissent que{155} de loin en loin dans l’histoire du monde et restent des isolés. Or, pour redresser, émonder et cultiver tous les ceps de vigne, il faut aujourd’hui beaucoup d’ouvriers, il faut surtout que ces ouvriers soient aptes à recueillir les enseignements qu’une voix inspirée prononcera ou qu’un souffle mystérieux répandra subtilement dans les esprits, pour les transformer en gardiens vigilants de la conscience humaine. Il n’est pas besoin, pour accomplir cette tâche, d’être un génie ou un prédestiné, il suffit d’être un homme de bonne volonté, aimant d’amour la vérité, et assez clairvoyant pour savoir discerner les faux dieux et renverser, sans vaine pitié, leurs autels.
Mais, demandera-t-on, de tels hommes existent-ils à l’heure présente? Certes, ils sont rares, bien rares, et ils demeurent muets et timides, car la profondeur et la délicatesse de leur pensée les rendent suspects. On ne peut cependant nier leur existence. Ils surgissent ici ou là et leur présence éclaire d’une bordure lumineuse les épais nuages noirs qui ferment l’horizon.
D’où viennent ces hommes, dont la conscience en travail commence à se faire entendre? Leurs origines sont multiples,{156} mais la plupart d’entre eux appartiennent pourtant à deux catégories: d’abord à celle des clairvoyants, à l’intelligence desquels n’échappe aucun des épouvantables et dangereux symptômes de la crise que l’humanité traverse. Après avoir sondé jusqu’en ses profondeurs la décomposition de l’âme humaine, ils ont trouvé dans l’excès même de leur désolante vision d’avenir une raison d’espérer. Si la destruction du monde physique, disent-ils, a été annoncée, la destruction de l’âme n’a pas été prédite. Or, c’est vers cette destruction que nous semblons marcher. Ce serait un reniement de promesses et telle ne peut être la volonté divine. Donc, invisiblement encore, le remède se prépare, le salut approche, et il faut que les pensées et les yeux de ceux qui espèrent se tendent pour le voir venir.
Les cerveaux qui veillent se recrutent encore dans une seconde catégorie d’hommes: ceux dans le cœur desquels l’amour de l’humanité est en train de renaître et qui, émus d’une immense pitié, tendent l’oreille au moindre son de cloche et cherchent éperdument autour d’eux le moindre reflet d’une lueur d’aube.{157}
J’ai dit: ceux au cœur desquels l’amour de l’humanité renaît, car cet amour a subi, lui aussi, une terrible crise depuis la conclusion de la paix. Quand le sang a cessé de couler sur les champs de bataille et que les jeunes corps des soldats n’ont plus été exposés aux balles et aux bombes ennemies, aux gaz asphyxiants, aux raids des avions, aux attaques des sous-marins, la grande compassion, qui remplissait les cœurs et les faisait vibrer d’une vie douloureuse et palpitante, s’est éteinte tout à coup comme une bougie sur laquelle on vient de souffler brutalement.
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C’est que le règne des paroles pernicieuses et inutiles, avait succédé à celui des actes héroïques et que les compromis s’étaient substitués aux nobles endurances. La pitié ardente qui attendrissait les regards trop scrutateurs et empêchait les observations aiguës, avait, en disparaissant, rendu la liberté aux yeux et aux cerveaux.
Les hommes recommencèrent alors à se juger entre eux, et beaucoup pensèrent que leurs concitoyens étaient au fond de pauvres{158} hères, que leurs voisins, ou plutôt leurs compagnons de misère, ne présentaient pas des personnalités beaucoup plus intéressantes. Ce fut ainsi, que l’amour pour l’humana gens commença de pâlir dans les cœurs. Cet état d’endurcissement n’a pas été suffisamment observé; d’aucuns même l’ont laissé passer inaperçu et ne s’aperçoivent pas qu’il dure encore.
Individuellement cependant, quelques hommes ont surmonté la crise: De l’excès même de leur dégoût, quelque chose a remué dans leur cœur: avoir tant plaint l’homme, parce que sa chair était meurtrie et que son sang coulait, et rester insensible aux douleurs que lui prépare l’avenir obscur, glacial, terne et décoloré, qui semble logiquement l’attendre, quelle anomalie, quelle cruauté!
C’est au plus fort de cette anormale indifférence que soudain, en quelques-uns, l’amour pour les hommes a refleuri. Ces êtres, ces générations qu’attendent de si déconcertantes perspectives, ce sont leurs frères, leurs fils, et une idée a commencé à germer dans les cerveaux de ceux qui ont l’habitude de veiller: «Nous ne pouvons pas laisser périr l’humanité. Le secours doit venir...»{159}
Hélas! on n’est plus au temps des croisades, alors qu’on pouvait enflammer les cœurs en prononçant le nom magique de Jérusalem! La ville sainte a été délivrée, et son nom n’exerce plus sur les âmes l’ancien effet prestigieux. Une anxieuse question se pose: «Si jamais le tombeau qu’elle renferme retombait aux mains de ses anciens détenteurs, les souverains de la terre accourraient-ils de tous les points du globe dans la vallée de Cédron pour délivrer le Saint-Sépulcre?»
Il a fallu, après la dernière croisade, environ sept siècles et une nouvelle invasion de Barbares pour que l’Europe chrétienne, en repoussant les hordes qui menaçaient sa civilisation, se soit enfin décidée à chasser les Infidèles qui montaient la garde au tombeau de l’enfant qui naquit à Bethléem et mourut sur le Golgotha!
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Les cerveaux qui s’éveillent, les consciences qui crient, les physionomies qui révèlent des forces nouvelles et les yeux qui reflètent des visions intérieures forment une petite avant-garde, dont la mission est d’enflammer d’un{160} renouveau de confiance les cœurs oppressés et déprimés.
L’origine de ce mouvement est double, comme nous l’avons indiqué déjà. Les uns y sont amenés par une foi tenace dans la paternité du Parfait qui ne peut abandonner ses créatures; les autres, par un réveil de fraternité devant les abominables perspectives d’avenir que prépare la vague de folie qui a passé sur le monde.
Mais ces champions doivent croître en nombre et en force pour triompher du chaos universel et dominer l’étourdissante cacophonie qui a remplacé la puissante voix du canon. Le chant même des oiseaux ne résonne plus joyeux et triomphant comme jadis: d’aucuns vont jusqu’à prétendre que le rossignol, effrayé, désertant les bois et les jardins, ne fait plus entendre, sauf dans les vers des poètes, ses trilles délicieux.
Se taire, espérer, attendre, veiller, écouter les voix profondes de la nature, regarder les étoiles derrière lesquelles se cachent les vérités éternelles, voilà ce que les hommes de bonne volonté peuvent faire pour provoquer et pour hâter la rentrée au port.
Shakespeare a dit: It is the mind that{161} makes the body rich. Si cette parole s’applique victorieusement à la matière, combien plus doit-elle être exacte en ce qui concerne les choses de l’esprit, car, comme l’a dit Plutarque, «l’âme n’est pas un vase à remplir, mais un feu à allumer». Or, le monde, en ce moment, a besoin de grands feux brûlant sur les montagnes, qui soient comme un appel lancé au loin. Les cerveaux qui veillent doivent être les premiers à signaler ces feux. En bas, leurs regards doivent fouiller partout car, selon la belle expression de Rostand: «Il y a de la boue qui veut redevenir de la terre.»{163}{162}
Des barques à la dérive, sans timon et sans pilote, sur une mer démontée, voilà l’image du monde actuel après trois ans de paix!
Les embarcations qui sillonnent les eaux semblent devoir chavirer toutes, les unes après les autres, car l’équipage est incapable de trouver la direction d’un port où jeter l’ancre. Le naufrage paraît imminent aux passagers consternés et aux spectateurs qui, du rivage, observent les manœuvres des voiles et le mouvement des rameurs.
Dans certains pays du globe, les mers et les fleuves semblent plus normaux d’aspect, mais il y a partout, sur les eaux et dans les airs, des soubresauts inquiétants, et les ap{164}parentes oasis sont trompeuses, semblables à ces prairies riantes et vertes qui cachent des marais profonds où le pied s’embourbe, s’enfonce et qui finissent par engloutir inexorablement hommes et bêtes.
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Cependant, dans l’ordre des faits naturels, on voit même aujourd’hui les tempêtes finir par s’apaiser normalement, le ciel redevenir serein, et lorsqu’après une violente bourrasque, on assiste à la rentrée au port des grandes et des petites embarcations, une sensation exquise de bien-être envahit les hommes. Le calme subit du ciel, de l’air et des eaux produit également un effet magique sur les cœurs angoissés; il tranquillise leurs battements trop rapides et apaise leur excessive émotion.
S’il en est ainsi pour les tempêtes qui agitent les flots et l’atmosphère, le même phénomène devrait logiquement se produire dans l’ordre des faits intellectuels et moraux. Les horribles tueries, que les regards humains ont été forcés de contempler, ont provoqué ce détraquement des cerveaux qui rend aujour{165}d’hui les hommes apparemment incapables de bon sens, de clairvoyance et de tout pouvoir de résistance et de réaction. La phrase désastreuse de Tolstoï: «Il ne faut pas lutter contre le mal», a fait école hors de Russie et semble avoir envahi les âmes occidentales. Nous assistons avec épouvante à des phénomènes redoutables dont rien n’indique encore clairement la disparition prochaine.
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Et pourtant...! Croire à la perpétuité de l’obscurcissement du cerveau humain, n’est pas seulement absurde et illogique; c’est encore la plus grande offense qui puisse être faite au Créateur des merveilles de la nature. Il devrait nous suffire de contempler une nuit étoilée, ou bien de regarder l’Aurore qui précède, matin, après matin, la naissance de l’astre du jour, pour comprendre que la lumière qui éclaire et réchauffe notre planète, ne désertera jamais l’univers, car elle est la condition même de son existence; à sa source s’alimente l’Esprit qui règle et dirige le destin des hommes. Ceux-ci ont, par conséquent, le droit de croire au prochain retour de la{166} lumière qui éclairait et réglait leur conduite morale.
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Mais avant d’ouvrir trop largement son cœur à l’espérance, et dans l’attente du souffle puissant qui balaiera les nuages du ciel spirituel de l’humanité et établira les bases d’une société nouvelle, il est indispensable, comme nous l’avons dit, que l’homme ouvre ses yeux et aiguise son esprit pour mieux étudier les mentalités actuelles et pour rechercher s’il n’y a pas, entre elles et le bonheur dans l’ordre, d’infranchissables barrières ou quelque éclatante divergence de conception.{167}
La vérité est qu’il y a en ce moment un terrible malentendu entre l’homme et sa destinée.
Quel que soit son rang social ou sa condition intellectuelle, il refuse avec arrogance d’accomplir celle-ci, et les plus rebelles sont souvent les plus petits. Ils mettent à désobéir à l’ordre divin une âpreté extraordinaire et se sentiraient horriblement humiliés d’accepter le mot d’ordre que les descendants d’Adam portent tous sur leur front, tracé par la main suprême qui dirige les destinées{168} humaines. Ce mot est celui de Parsifal: Servir!
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Il est inutile de protester, de s’indigner, de se révolter... L’ordre est péremptoire; il faut courber la tête, y conformer sa vie, si l’on ne veut pas tomber dans le désespoir morne, lourd, glacial et sombre que l’homme a connu à la suite de la grande révolte morale de l’après-guerre, et qui a rempli sa bouche d’un goût de cendre.
Imitons Dante, qui, après avoir entendu les paroles des sages, interrogeait avec anxiété les yeux de l’aigle pour savoir si Virgile, non baptisé, pourrait voir un jour les portes du paradis s’ouvrir devant lui et relisons les livres sacrés de toutes les religions et ceux où se déroule l’histoire des philosophies et des destinées humaines; nous nous rendrons compte que, sur ce point, il est oiseux de discuter et de s’insurger.
Nous sommes des serviteurs, pas des esclaves, entendons-nous! La reconnaissance par Dieu du libre arbitre de l’homme l’a sauvé de l’esclavage, mais non du service. Ce service librement accepté a ouvert pour{169} lui les portes de la joie terrestre, lui a conféré en même temps une grande dignité et a fait de lui une sorte de roi, puisque, servant son maître avec l’amour d’un fils, il s’élève de ce fait à un niveau qui lui fait immédiatement gravir plusieurs échelons dans la hiérarchie morale des êtres.
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En cette heure de l’histoire du monde où chacun, avec une arrogance que double une épaisse sottise, se refuse au travail et à l’obéissance, il semblera sans doute à la plupart absurde, maladroit et inopportun d’avoir l’audace d’affirmer qu’en dehors du service, même le plus humble, il n’y a pas pour l’homme de bonheur possible, et que sa dignité et son amour-propre trouvent tous deux leur avantage à ce service librement et joyeusement consenti.
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Les Anciens avaient coutume de dire que Jupiter aveuglait ceux qu’il voulait perdre. Ne dirait-on pas aujourd’hui qu’une main malfaisante se plaît à poser un bandeau sur{170} les yeux des hommes pour les empêcher de discerner les vérités les plus évidentes et leur cacher les périls les plus menaçants? Mais Zeus est mort, et il est impossible d’attribuer au Père du Fils de l’Homme les actes que pouvait se permettre le maître des dieux, représentant de toutes les passions humaines.
La responsabilité de son misérable état d’âme repose donc entièrement sur les épaules de l’homme d’aujourd’hui et sur celles des mauvais bergers qui l’ont nourri de paradoxes et de sophismes enveloppés de grands mots creux, dont le néant a été percé depuis longtemps, mais qui continuent cependant à égarer certaines âmes.
Or, nul n’est plus difficile à guérir que le malade et le dément qui veulent l’être; l’intelligence et la volonté humaines n’y suffisent pas. Non que les raisonnements ne puissent avoir leur rôle dans le formidable combat engagé par les hommes révoltés contre l’ordre établi et le grand législateur de toutes choses. Il est même des cas où la répression violente est peut-être indispensable pour vaincre certaines formes de la rébellion. Mais puisque la tendance qui nous courbe aujourd’hui vers le limon de la terre, comme les bœufs vers{171} l’abreuvoir, est plutôt un état d’esprit qu’un phénomène physique, c’est plutôt vers l’intervention des forces spirituelles que les espérances des hommes de bonne volonté doivent se tourner. Il faut qu’ils se penchent vers leur subconscient pour écouter sa voix profonde; il faut qu’en toutes choses ils invoquent l’appui de l’Esprit.{172}
Quel sera le pilote? Telle est l’anxieuse interrogation qui se pose devant les âmes et les esprits des hommes.
Pour ramener rapidement les cœurs rebelles à l’obéissance, il faudrait qu’une bouche divine, celle du «grand convive des Noces de Cana», comme l’appelle le poète Louis Bouilhet, répète à l’homme, d’une voix plus résonnante que l’airain, l’ordre suprême du Créateur: «Tu es né pour travailler et servir», et que la réponse de l’homme sorte{173} frémissante de son cœur et de ses entrailles: «Je servirai».
Ce serait là un double miracle; mais si nous pouvons, d’après les promesses divines faites aux violents sur le royaume des cieux, nous attendre au miracle, et si l’immense clameur des âmes angoissées parvient à l’imposer à Dieu, c’est toujours Lui qui choisit son heure, et notre attitude ne peut être que celle de l’attente confiante et patiente.
Une voie cependant est toujours ouverte aux cœurs religieux, même si leur pensée est libre, c’est celle qui s’adresse directement à l’Esprit, à cet Esprit dont Joseph Mazzini, le nouvel Ézéchiel, comme l’appelait le grand poète Carducci, annonçait le règne dans la forme religieuse qu’il prévoyait pour l’avenir; et qui se dévoilera à l’homme à travers ce mystérieux subconscient qui règle les rapports de l’être humain avec les forces suprêmes. L’existence de ce merveilleux intermédiaire entre la conscience humaine et la divinité, n’a été comprise jusqu’ici que par un nombre restreint de cerveaux.
Il est évident que l’action de l’Esprit est souvent lente, et il est rare qu’elle se manifeste d’une façon éclatante; elle marque cepen{174}dant les âmes d’une ineffaçable empreinte, et le jour viendra, sans doute, où celles qui auront été ainsi désignées, se dresseront une à une, prêtes, dès le point du jour, comme les moissonneurs, à faucher le blé mûr, et, comme des soldats à l’appel du tocsin, à mettre leur fusil sur l’épaule et à descendre dans la plaine ou à gravir la montagne pour défendre l’idéal contre l’humiliante limitation de la pensée humaine au monde matériel et visible.
Que les positivistes ne s’alarment pas de ce programme. Le monde des faits ne peut, lui aussi, qu’y gagner. Lorsque les ouvriers seront prêts et que le drapeau de la nouvelle Croisade sera déployé, tout ce qui appartient à l’ordre des phénomènes naturels et sociaux trouvera sa place, comme les morceaux épars et confus de ces jeux de patience qui, avant la guerre, ont eu leur jour de vogue dans le monde des désœuvrés.
Mais le rétablissement des formes qui réglaient l’existence de l’avant-guerre, et la reprise normale de tous les services sociaux et de la vie économique des nations, ne pourront plus satisfaire entièrement l’homme, dont la perspicacité aiguisée a appris à discerner, sous les cicatrices fermées, la permanence du virus{175} qui continue à ronger les tissus essentiels à la vie. Il avait fait de bien autres rêves!...
«Une immense espérance a traversé la terre», disait Alfred de Musset, en parlant de l’apparition du Christ dans le monde. Ces mots célèbres du poète des Nuits peuvent être rappelés à propos du frémissement qui a soulevé les âmes, lors de la grande levée de boucliers du droit contre la force, et qui les avait remplies d’une invincible certitude, non seulement de victoire, mais de rénovation.
Ces champions de l’espérance, qui ne vivent pas machinalement au jour le jour en se contentant de la cendre des choses, devraient se rappeler que Varron, un païen, a dit: «Les dieux protègent ceux qui les invoquent», et se souvenir aussi de l’abondance des promesses de l’Évangile sur l’efficacité de la prière des violents. Ils invoqueraient alors les forces suprêmes avec cette persistance et cette impétuosité qui irritent les hommes, mais que, paraît-il, la patience de Dieu accepte et supporte: «Un pilote! un pilote! devraient-ils s’écrier. Par pitié, Seigneur, donnez-nous un pilote qui nous conduise!»{176}
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Nous sommes tellement habitués à tout matérialiser et à tout voir sous forme d’images, qu’en entendant parler de pilote, nous regardons instinctivement autour de nous pour essayer d’apercevoir, dans le monde visible, la silhouette de l’être à figure d’homme capable de prendre en mains les destinées humaines et de les conduire au port. Quelques noms nous viennent à l’esprit, mais nos lèvres ne les prononcent pas, et nous nous contentons de pousser un soupir ou de faire un geste découragé.
C’est qu’en effet, même parmi les meilleurs et les plus grands, aucun homme n’est tout à fait à la hauteur de ce rôle. C’est en vain que nous interrogeons l’horizon: Rien ne surgit. Les chemins poudroient, les champs verdoient, le soleil flamboie, mais le cavalier sauveur ne paraît pas encore et la nuit ne se dissipe point!
Pour apercevoir une lueur, il faudrait monter plus haut, regarder au delà, élargir nos moyens d’action. Autrefois, l’histoire nous l’apprend, le travail d’une seule cons{177}cience suffisait parfois. Faut-il, peut-être, aujourd’hui que les plus délicates fonctions de l’âme s’accomplissent collectivement? Allumer des phares dans le cœur des hommes de bonne volonté pour faire de ceux-ci des conducteurs d’hommes et de barques, cela est du ressort de l’Esprit, suprême Pilote de l’humanité!
Supplions-le de n’abandonner plus jamais, sur la mer démontée, nos embarcations fragiles, qui ne portent pas seulement cette fois la fortune d’Enée et des héros troyens, mais les destinées du monde entier.
Les Anciens dressaient jadis, à la proue de leurs navires, une figure de femme, destinée à les protéger contre les vents contraires ou les flots en délire, et à leur assurer le triomphe des armes. La fulgurante image de la Victoire de Samothrace se dresse devant nos yeux. Le même usage s’est continué dans le monde chrétien; les petits voiliers et les barques de pêcheur ont longtemps arboré à leur proue une figure en bois représentant soit un ange aux ailes déployées, soit une sainte protectrice, et l’on trouve encore, dans les anciens châteaux et abbayes de France, quelques-unes de ces naïves et touchantes statuettes.{178}
Les symboles ne sont plus guère à la mode aujourd’hui, mais on peut penser cependant que si les hommes attachaient mentalement à leur barque personnelle un symbole moral, l’œuvre du pilote en serait facilitée. On vient fêter partout en Europe, le centenaire de Dante Alighieri. Quel choix de symboles merveilleux renferme la Divine Comédie! L’image de la dame de blancheur décrite au chapitre XII du Purgatoire, «dont le visage luit comme l’étoile du matin», serait une efficace protectrice pour les embarcations qui, ayant miraculeusement échappé à la tempête, rentrent au port avant d’affronter d’autres périlleux voyages.{179}
Si les hommes comprenaient et acceptaient, à tous les degrés de l’échelle sociale le mot d’ordre contre lequel a eu lieu la grande révolte qui s’est accentuée dès le début du XXᵉ siècle, une autre transformation s’accomplirait logiquement dans les cœurs, et une triomphatrice inattendue y remplacerait cette arrogance individualiste qui, de jour en jour, les exalte sottement et dessèche en eux la source des émotions nobles.
Un orgueil absurde—qui ne s’en rend{180} compte?—a envahi aujourd’hui tous les cerveaux. Il suffit d’un peu de bon sens et de clairvoyance pour le constater. Chacun a de soi-même une opinion si exagérée que celle-ci va souvent jusqu’au ridicule. On dirait que les prétentions croissent en proportion directe de la médiocrité des personnes et des conditions. C’est là un phénomène si singulier que cette outrecuidance serait d’un haut comique, si elle ne remuait pas dans notre âme de mélancoliques pensées sur notre situation réelle au point de vue terrestre. Que sommes-nous, en effet, sinon de pauvres condamnés à mort, isolés dans le vaste univers? Il n’y a vraiment pas là de quoi s’enorgueillir, même si l’on appartient à la catégorie restreinte des favorisés de la nature et du sort!
Pour peu qu’on réfléchisse de bonne foi aux conditions de la vie humaine on est amené à se convaincre qu’il n’y a de dignité réelle et de sécurité morale pour l’homme que dans une conception modeste de sa propre individualité. Si les éducateurs avaient su élever et diriger la pensée de ce dernier, il le comprendrait dès l’enfance et essayerait de se débarrasser au plus vite de la lourde carapace de prétentions, d’exigences, de vanités, de griefs{181} et de rancunes qu’il traîne après lui. Ce bagage, qui l’enfle démesurément, le rend semblable à une énorme cible où tous les coups portent: piqûres d’épingle, flèches envenimées, coups de canif, l’atteignent de tous les côtés, tandis qu’ils glissent sur l’homme réellement fier et assez adroit pour se rendre le plus petit possible, afin d’offrir une moindre prise aux attaques.
Si la conscience du peu qu’il est en réalité ne suffit pas à enseigner à l’homme la modestie de l’attitude, le simple tact devrait lui apprendre quelle maladresse il commet, au point de vue de son intérêt personnel, en affichant des prétentions injustifiées et que l’opinion ne ratifie pas. J’ai connu un homme, dont je veux, comme exemple, rappeler ici le souvenir: il avait occupé de grandes positions, mais sa vie avait été très mouvementée, et l’on devinait que ses yeux avaient vu trop de choses! S’il parvint à esquiver la plupart des inconvénients qui auraient pu résulter pour lui de son passé, ce fut par la modestie constante et habile de son attitude. Il s’agissait évidemment, dans son cas, d’un triomphe du tact, de l’intuition, du sens de la mesure qui n’est possible qu’aux êtres très{182} raffinés; pour que la modestie se généralise, elle doit devenir un sentiment du cœur, né dans la conscience, de façon à être à la portée de tous.
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A l’heure actuelle parler d’humilité, c’est comme parler de service. La plupart des êtres repoussent cette vertu comme un hôte indésirable qu’il faut écarter soigneusement de sa vie; on croit y voir un élément de laideur, de pauvreté, de mesquinerie, de platitude, et chacun, avec un geste méprisant, gouailleur, ou tout au plus, dédaigneusement compatissant, lui ferme les portes de sa maison. Cette image décolorée et terne que nous nous faisons de l’humilité ne ressemble en rien à celle que nous présente le poète. Telle que son génie l’a conçue, c’est une créature d’une beauté parfaite, vêtue de blanc et sur le visage de laquelle semble trembler l’étoile du matin. Quel contraste avec la Cendrillon poussiéreuse que nous avons reléguée derrière le mur de nos maisons, en refusant de lui en laisser franchir le seuil!
Après avoir ainsi dépeint l’humilité dans l’éclat d’un rayonnement incomparable, Dante{183} lui donne la parole, et celle-ci ouvrant les bras et déployant les ailes, la prend tout à coup avec une autorité extraordinaire: «Venez, dit-elle, je suis près des degrés qui montent, mais désormais on les gravit facilement», ce qui signifie qu’après avoir ouvert notre cœur à l’humilité, les obstacles de la route disparaissent et que l’ascension devient aisée.
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Sans l’humilité comme sœur et compagne de route, chaque caillou se change en pierre, chaque pierre en rocher; les pieds sont pris aux pièges du chemin et s’embarrassent de mille entraves. Sans elle comme point d’appui, on n’avance pas, on recule, et les plus nobles fiertés se changent en présomptueux orgueil, car elle seule affermit les cœurs et assure la dignité réelle des êtres.
Certes, il y a entre les hommes,—il serait injuste de le nier—d’immenses différences de valeur intrinsèque. Les uns, par la hauteur de leur pensée, atteignent presque aux étoiles; d’autres roulent dans la fange et s’y complaisent. Mais ceux même qui ont gravi le Mont Sacré, se rappelant de l’ordre imparti par Celui{184} qui naquit dans une étable: «Soyez parfaits comme votre père qui est aux cieux est parfait», doivent comprendre qu’aucun orgueil personnel ne peut subsister dans l’âme humaine, tellement elle est éloignée de l’incommensurable modèle qui lui a été proposé.
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* *
Je n’ai pas l’intention de dépouiller l’homme de ses légitimes satisfactions d’amour-propre; tout ouvrier qui a le sentiment d’avoir bien accompli sa tâche journalière,—qu’il s’appelle Aristote ou qu’il réponde au nom d’un simple berger des Alpes,—a le droit d’être fier d’avoir fidèlement servi son maître. Cette fierté-là n’éloignera pas de lui la belle créature qui le reconnaîtra pour frère et couronnera son front d’une auréole de blancheur. La bonne volonté dans le travail est la sœur de l’humilité, de cette enchanteresse qui, par sa radieuse grâce, détient la clef des cœurs, car, sans nous en douter, ce que nous chérissons dans les êtres, c’est la parcelle d’humilité qu’ils possèdent!{185}
Elles n’ont jamais cessé d’exister tout à fait, ni pendant, ni après la guerre, et dans le sombre tableau qui s’étend sous nos yeux on voit ici et là surgir quelques taches claires, d’où sortent parfois de petites flammes légères. Ces âmes ne sont pas toutes des créatrices, mais elles sont les chevilles ouvrières de ce qui est resté debout après la tourmente ou de ce qui est en train de se reformer lentement. Grâce à leur concours, les œuvres sociales laïques ou religieuses ont, en partie, repris leur fonctionnement régulier. Le recrutement des travailleurs est, il est vrai, devenu moins abondant, car on sait que l’altruisme est un vêtement démodé, dont on a presque honte de se vêtir. Il faut tenir compte aussi du{186} fait que le jugement des hommes s’étant singulièrement aiguisé, ils n’attachent plus une aussi grande importance à leurs efforts sociaux et philanthropiques, et n’éprouvent plus, par conséquent, à les accomplir cette satisfaction dont certains cœurs s’enivraient avec un pieux orgueil. C’est là une diminution d’attrait pour les esprits faibles, mais faut-il regretter de perdre ceux-ci comme frères d’armes?
*
* *
Et ici une question très grave se pose: Quelle sera la situation des faibles dans le monde de l’avenir? Mais le moment d’envisager ce problème n’est pas venu encore. Ce qu’il est urgent de découvrir à l’heure actuelle, ce sont les représentants d’une autre catégorie d’êtres; de ceux qui cherchent, inventent, réalisent... Ils n’ont pas toujours une âme visible, mais disposent certainement d’un cerveau puissant et, tout en étant pour la plupart d’un positivisme absolu ils voient au delà des réalités, ce qui les rapproche des adorateurs de l’Esprit.
L’effort qui s’accomplit en ce sens est immense dans la génération actuelle; et on la{187} voit asservir à ses fins le fer et le feu. De tous ces flambeaux qu’elle allume, des forces accumulées sortiront qui transformeront et gouverneront le monde. Il est trop tôt pour qu’on puisse prévoir les résultats de cette fièvre de recherches, dont certaines expositions, certains congrès scientifiques réunis dans les grands centres d’Europe et d’Amérique, ne fournissent encore qu’une pâle synthèse. Depuis des siècles, tous les écoliers du monde ont appris l’histoire d’Icare et de Prométhée, et ont palpité d’admiration pour ces audacieux qui tentèrent de ravir le feu du ciel et s’exposèrent joyeusement, pour remporter un tel prix, à être précipités dans les abîmes infernaux.
Aujourd’hui, ces audacieux sont devenus légion, et ce qui est digne de remarque, c’est qu’ils n’espèrent rien ravir! Ils se lancent éperdus dans l’espace, sans presque savoir pourquoi, poussés par l’irrésistible besoin de dépenser leur énergie, de faire ce qui n’avait pas été fait encore, et de se rapprocher du soleil! L’astre suprême, semblable à un formidable aimant, attire vers lui ces hommes... Ils seront anéantis par son brûlant voisinage, qu’importe! Ils auront dépassé les autres conquérants des airs sur la route du ciel et{188} aperçu, comme Moïse, dans une fulgurante vision, la face de Dieu! Cette ivresse compense, à leurs yeux, bien des pertes, même celle de leur vie, de leur corps réduit en fragments informes et sanglants.
Parmi les symptômes d’espérance que j’ai signalés, il serait injuste et illogique de ne pas tenir compte de ce grand mouvement de recherche et d’invention qui enfièvre la jeunesse moderne. Ces techniciens n’écrivent pas de vers, mais ils font, à leur façon, de la poésie vivante et hardie. Ils ne respectent guère, sans doute, les traditions métaphysiques, car plusieurs ont adopté le système de Descartes, et fait table rase de ce qu’ils avaient jusqu’alors appris; ils veulent se rendre compte par eux-mêmes et librement, des points de vue qu’ils doivent accepter ou défendre, s’aiguillant souvent ainsi vers des vues nouvelles et inattendues.
Ces jeunes gens ne sont pas prêts encore à être des pilotes, mais ils représentent des éléments de vie, desquels pourront surgir les âmes créatrices, capables d’inspirations subites et douées de cette sensualité d’esprit qui, par le fluide mystérieux et puissant qu’elle dégage, attire irrésistiblement les autres âmes.{189}
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* *
Un pont suspendu, et que l’humanité attend, doit être lancé assez haut pour permettre aux habitants des deux rivages entre lesquels se partage notre civilisation, d’échanger des pensées et de suivre ensemble du regard la marche des étoiles. Ce pont sera l’œuvre des âmes créatrices.
Qu’elles se hâtent donc de le construire, car entre ceux dont la mentalité a été nourrie d’Homère et de Virgile et les techniciens modernes, disciples passionnés de l’équation, il ne peut y avoir de barrières irréductibles, puisque certains éléments de leur vie cachée et profonde sont et resteront éternellement les mêmes.
Les chercheurs et les inventeurs, par le fait même de leur vocation, sont presque toujours des silencieux qui n’ont pas l’habitude de jouer, en de frivoles entretiens, avec les mots inutiles, ni de brutaliser la parole humaine ou de la traîner dans des marécages boueux; ils lui ont ainsi conservé une sorte de virginité qui la rend plus efficace et plus convaincante lorsqu’ils l’emploient.{190}
Le monde aurait besoin, en ce moment, d’entendre quelques paroles fermes et ailées, et c’est peut-être de la bouche de l’un de ces jeunes gens qu’elles sortiront.
*
* *
Après avoir déchaîné tant de tempêtes matérielles et morales, l’instrument magique, inspiré par les âmes créatrices, révélera au monde qu’il y a dans la vie des valeurs et des joies jusqu’ici insoupçonnées.
Quelques êtres privilégiés ont les mains pleines de grâces. Pourquoi leurs lèvres—celles, par exemple, qui se refusant à violer la parole, l’ont toujours respectée—ne pourraient-elles répandre ces grâces?
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* *
Ne nous bornons pas à effleurer les surfaces. C’est dans les choses qui ne peuvent mourir qu’il faut avoir confiance, même si la nuit semble s’obscurcir et si les glas sonnent autour de nous.
Dans le drame d’Ibsen: Empereur et Galiléen, une épouvante traverse tout à coup l’âme de l’Apostat. «Où est-il maintenant?» se demande-t-il avec une indicible terreur.{191} «La mort sur le Golgotha, près de Jérusalem, n’aurait-elle été qu’un épisode, une chose faite en passant, dans une heure de loisir? Qui nous assure qu’Il ne continue pas son œuvre, et souffre, et meurt, et est vainqueur de nouveau, et toujours, de monde en monde?...»
C’est là une terrible vision de continuité qui hante les nuits, et tenaille obscurément l’âme de celui qui a été vaincu dans sa tentative de rétablir le culte des dieux qu’il croyait lié à la grandeur de Rome; mais ce cauchemar se transforme en une vision consolante pour ceux dans le cœur desquels l’image de l’enfant de Bethléem, bien qu’oubliée et souvent reniée et trahie, a régné, ne fût-ce qu’un instant!
Rome, 1920; Abbaye de Villeloin et Paris, 1921.
{193}{192}
Pages. | ||||
Préface | VII | |||
PREMIÈRE PARTIE Pendant que la nuit dure encore. | ||||
---|---|---|---|---|
Chapitre premier. | —Espérances prématurées | 1 | ||
— | II. | — | L’Attente | 8 |
— | III. | — | Le Silence | 12 |
— | IV. | — | L’Instrument magique | 21 |
DEUXIÈME PARTIE Marchands et marchandes de fumée. | ||||
Chapitre premier. | —Chassons les vendeurs du Temple | 31 | ||
— | II. | — | Les Escamoteurs | 35 |
— | III. | — | Les Faux Interprètes | 43 |
— | IV. | — | Les Faux Juges | 56 |
— | V. | — | Les Bluffeurs | 62 {194} |
— | VI. | — | Lanceuses de bulles de savon | 65 |
TROISIÈME PARTIE Les Problèmes de l’heure. | ||||
Chapitre premier. | —Une condamnée à mort qui défie la mort | 68 | ||
— | II. | — | L’Éducation des peuples civilisés | 85 |
— | III. | — | Éteigneuses de phares | 104 |
— | IV. | — | Celles qui portent encore le flambeau | 113 |
QUATRIÈME PARTIE Sur la montagne quelques feux s’allument. | ||||
Chapitre premier. | —Les Consciences qui crient | 132 | ||
— | II. | — | Les Physionomies révélatrices | 139 |
— | III. | — | Les Yeux qui voient | 147 |
— | IV. | — | Les Cerveaux qui veillent | 153 |
CINQUIÈME PARTIE La Rentrée au port. | ||||
Chapitre premier. | —Le Mot d’ordre: Servir | 167 | ||
— | II. | — | Quel sera le pilote? | 172 |
— | III. | — | La Triomphatrice de demain | 179 |
— | IV. | — | Ames créatrices | 186 |
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Impressions d’âme, 3ᵉ édition, in-16 | 5 | fr. | » |
L’Intelligence du Bien, 5ᵉ édition, in-16 | 6 | fr. | » |
Au seuil d’un monde nouveau, in-16 | 6 | fr. | 75 |
5343.—Tours, imprimerie E. Arrault et Cⁱᵉ.
NOTES:
[A] Le Livre de l’Espérance, par Dora Melegari, Payot-Paris, 1916.
[B] Voir Dora Melegari, Chercheurs de sources, Paris, Fischbacher.
[C] Une proposition en ce sens a été présentée en 1920-21, sous ma signature, au Bureau international du travail et à la Société des Nations qui en ont pris acte pour une discussion future.