The Project Gutenberg eBook of Hiên le Maboul, by Émile Nolly
Title: Hiên le Maboul
Author: Émile Nolly
Contributor: André Rivoire
Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588]
Language: French
Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
ÉMILE NOLLY
PRÉFACE
DE
ANDRÉ RIVOIRE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y compris la Hollande.
Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.
PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU. — 17779-1-09.
A
MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE
En témoignage de ma sincère admiration
et de ma respectueuse affection.
E. N.
Dans mon bureau de la Revue de Paris, il y a quelque deux ou trois ans, je vis, pour la première fois, le futur auteur de Hiên le Maboul.
J’avais lu de lui quelques pages manuscrites, Heures Khmères, et j’avais été frappé et séduit par la force et la délicatesse des impressions, la netteté quasi photographique des paysages, les grâces d’un style toujours harmonieux, à la fois original et simple.
Les pages étaient signées : lieutenant…, d’un nom qui se dissimule aujourd’hui derrière le pseudonyme d’Émile Nolly ; je savais, par une lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant… devait être quelque part, très loin, au fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des mois sans doute à lui parvenir. Lieutenant…, de l’infanterie coloniale !… Et j’imaginais un grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé, comme certains de mes vieux camarades qui font leur carrière aux colonies et que je rencontre, tous les cinq ou six ans, avec un galon de plus et, parfois, une cicatrice.
Quelques mois plus tard, on m’annonça le lieutenant… Et je vis entrer un tout jeune homme, aux regards et aux gestes timides, avec une voix douce, où l’habitude de commander ne se trahissait qu’au martèlement à peine perceptible des syllabes. Tout de suite, je me sentis pour l’homme la sympathie que j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes, d’abord, de ces Heures Khmères — qui seront quelque jour un régal de lettrés et de délicats, maintenant que le succès de son premier roman assure à Émile Nolly un public et des éditeurs ; — ensuite des projets de cet officier-homme de lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement, à la fois, l’un et l’autre. En partant le lieutenant… m’annonça l’envoi prochain d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois. Ce fut le manuscrit de Hiên le Maboul dont la publication dans la Revue de Paris fut si remarquée et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui quelques lignes de préface.
Pourquoi à moi ?
Oh ! simplement parce qu’il sait que j’aime son livre et parce que je fus des premiers à l’aimer… A quoi bon ajouter rien d’autre et dire, en détail, mes raisons d’admirer cette œuvre si vivante et si vraie ?
Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le nom d’un lecteur qui a beaucoup lu et qui, entre des centaines de manuscrits, a particulièrement retenu et aimé celui-là.
André Rivoire.
HIÊN LE MABOUL
A la mémoire du lieutenant Ch… qui repose dans le cimetière de Saïgon.
La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche de l’appontement, Hiên le Maboul, soldat de deuxième classe à la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites, regardait l’ombre surgir du large. Elle montait comme une marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes des palétuviers du Donnaï, engloutissant les rares toits de paille assemblés au bord de l’estuaire. De l’autre côté de la baie, la montagne sembla plus haute dans le ciel obscur, et plus monstrueuses les croupes où se découpaient les talus des batteries. Derrière les chevelures de bambous des crêtes, les premières étoiles dansèrent. Évanouie dans les ténèbres, la flottille des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables yeux peints sur les proues de bois. Un pêcheur invisible se lamenta.
Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre de Cochinchine, Hiên le Maboul frissonna. L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues, l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, il grelottait de terreur et contemplait stupidement les franges d’écume qui émergeaient de l’ombre, accourues en longues courbes vers la plage. Et il gémit doucement, regrettant le passé.
Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées de son enfance, le village de Phuôc-Tinh hérissant ses clôtures de bambous et ses toits gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la côte où, sur le sable jaune semé de blocs noirs, dormaient comme de formidables poissons les sampans échoués, la mer où les jonques chinoises balançaient leurs roufs de rotin, leurs proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles tendues sur des bambous en éventail, la mer où bondissaient de longues files de marsouins, où courait l’aileron des requins, la mer où, sous les vagues déferlant, les sampaniers prétendaient avoir vu se dérouler le corps immense et flasque du Serpent fabuleux.
Dans les ruelles où séchaient les poissons, il avait grandi, tourné en dérision par les enfants de son âge pour son esprit borné, pour sa lenteur d’intelligence, pour sa mine perpétuellement ahurie, pour son corps maigre, emmanché de bras trop longs et de jambes trop longues : pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur silencieux et toujours patient, accoutumé à ne guère plus recevoir de caresses et de riz que le chien de la maison paternelle, il avait grandi cependant, toujours plus dégingandé et plus morne, de plus en plus abruti.
Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession convenable : il fut bûcheron. A l’aube, il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la forêt et se mettait en quête d’une belle touffe de bambous ; toute la matinée il coupait des bambous, revenait au village avaler une poignée de riz et quelques petits poissons séchés, et, tout l’après-midi, coupait des bambous. Cette besogne, toujours pareille et peu fatigante, le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière marécageuse, il tailladait consciencieusement, tranquille du moins et point traité à chaque instant d’« individu idiot[1] ».
[1] En annamite, Thang-Kho : — expression fréquente.
Du reste, la forêt lui était une amie ; son cœur simple et fermé d’enfant sauvage lui avait voué un culte farouche. Tout en elle lui était motif à extase : les orchidées épanouies dans l’humus des ravines, les lianes retombant en faisceaux des branches noires des eucalyptus ou plaquant sur le tronc pelé des banians le vert sombre de leurs feuilles, les palmiers d’eau lançant comme des tentacules de pieuvre leurs rejets épineux, les palétuviers dressés sur leurs mille racines hors de la boue givrée de sel, les fougères arborescentes enveloppant le pied des tecks géants. A travers les hautes ramures, des bandes de singes se poursuivaient avec des cris aigus ; des perruches jacassaient ; des tourterelles s’appelaient ; des faisans argentés s’enlevaient d’un vol lourd ; des sangliers précipitaient leur galop fou dans la vase ; le chant sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères ; une cascade riait, inlassable.
Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait durant des heures respirer la forêt. La nuit tombante interrompait son rêve. Courbé sous son fagot, il rentrait au village ; là-bas, sous les cocotiers inclinant leurs panaches vers la mer noircissante, dormaient les cases grises.
Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il écoutait encore parler son amie. La brise venue du large hurlait ; les bambous geignaient, les feuilles frissonnaient ; la forêt tout entière disait sa terreur des ténèbres. La plainte rauque du tigre rôdant autour des palissades dominait, par instants, les voix du vent et de la mer, et Hiên, terrifié, tremblait, la tête enfouie sous sa couverture.
Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable et plus proche de la nature, chaque jour plus sauvage et moins pareil aux autres hommes. A vingt ans, il fut une sorte de géant maigre aux yeux égarés, à la chevelure inculte, aux gestes maladroits, et l’opinion se confirmait qu’il était fou.
Un matin, on alla le querir en toute hâte dans sa clairière et on le conduisit à la pagode. Là, devant les baguettes d’encens et les tablettes laquées, les notables s’empressaient avec des révérences autour de trois personnages coiffés de casques blancs et galonnés d’or. Hiên, hirsute et déguenillé, fut poussé devant eux et, au ronflement des gongs, au bruit assourdissant des pétards, il fut proclamé que Phâm-vân-Hiên, désigné par les autorités de la commune et déclaré apte par un administrateur, un capitaine et un médecin, servirait désormais comme tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques. Les trois casques disparurent, les gongs firent silence, les pétards s’éteignirent dans la poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien compris à cette cérémonie, retourna paisiblement à ses bambous.
Huit jours après, une chaloupe à vapeur le déposait au Cap-Saint-Jacques avec d’autres recrues de sa province. On lui avait expliqué en chemin quelles seraient les obligations de son nouveau métier et dans sa pauvre cervelle s’était fixée une seule idée : il était, pour des années, exilé de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois des sergents annamites, il s’aplatit aux pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus de la tête, la face dans la poussière, suppliant avec des mots incohérents qu’on le rendît à ses arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte, le capitaine écoutait un caï[2] lui narrer en un français fantaisiste comme quoi la recrue avait donné pendant tout le trajet des signes évidents d’idiotie complète.
[2] Caporal annamite.
— Lui faire même chose maboul, concluait bienveillamment le caï.
Le cercle des gradés français et indigènes partageait cette manière de voir et s’apitoyait sur le pauvre diable. On le releva de force, et, comme il était impossible de revenir aussitôt sur la sentence prononcée par la commission de recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur. Il reçut toute une collection de pantalons et de vestons blancs ou kaki, de turbans noirs, de ceintures rouges, de jambières grises ou rouges ; on lui plaça sur la tête un salacco[3] plat. Dans son costume neuf il apparut encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque ; ses camarades, les vieux tirailleurs à barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète et larmoyante, coiffée de travers, devant ses longs bras sortis jusqu’au coude des manches trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous du pantalon trop court, lui aussi. Et, comme il ne cessait de sangloter, il fut avéré qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous le nom flatteur de « Hiên le Maboul ».
[3] Coiffure des tirailleurs.
Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste ; une semaine qui fut pour le malheureux un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un caporal lui avait enseigné à disposer correctement sa chevelure en chignon, à rouler son turban noir, à placer horizontalement son salacco, à rejeter avec élégance sur la nuque les deux brides de la jugulaire ; un autre s’efforça de lui inculquer les rudiments du salut militaire ; un autre l’initia au démontage et au remontage de son mousqueton ; un autre l’informa que la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites, à laquelle il avait l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine, le capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le sous-lieutenant Monin, tous deux paternels et accommodants, mais, somme toute, indifférents. Le vrai maître était l’adjudant Pietro, un homme féroce, qui frappait les tirailleurs à coups de trique, les faisait mettre en prison, les tyrannisait de toutes manières. Mais il y avait encore, à la compagnie, un lieutenant occupé à des travaux topographiques dans la province de Baria et qui ne paraissait au camp que fort rarement. On ignorait son nom et, entre eux, les tirailleurs l’appelaient « l’Aïeul à deux galons » ; l’idole des indigènes, dont il parlait la langue, qu’il commandait avec douceur, qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant. A l’heure actuelle, il était loin et la terreur régnait…
Des leçons de ses professeurs il ne restait à Hiên que des bribes, des noms d’officiers, de sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques mots français dont il avait oublié le sens. A sa stupidité naturelle venait s’ajouter, pour paralyser sa mémoire, la frayeur que lui causait l’adjudant ; mais, dans sa détresse, il se cramponnait au souvenir précis qui s’était gravé dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs : il attendait le retour de l’« Aïeul à deux galons ».
Ainsi, au soir de cette journée de service, Hiên le Maboul, penché sur l’eau tourbillonnante, pleurait la mort de ses joies naïves et se lamentait sur la tristesse de sa condition présente.
Des sandales de bois claquèrent sur les planches et des rires fusèrent. Effaré, Hiên sauta sur ses pieds ; deux congaï[4] lui riaient au nez. Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et Maÿ, fille du sergent Cang. Thi-Ba, épaisse dondon à la figure ronde, aux petits yeux à peine visibles sous les paupières énormes, aux joues pleines, à la poitrine débordante déjà, semblait aussi vulgaire, aussi méprisable que les sampanières de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ, pareille, dans l’éclat de ses quinze ans et la finesse de tout son petit corps svelte, à une idole de pagode : sous le front bombé, que le mouchoir de soie rouge encadrait, la ligne des sourcils se haussait doucement vers les tempes ; les yeux noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée chez les femmes d’Annam ; le nez, presque droit et point écrasé, se retroussait à peine au-dessus des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues comme un pétale d’hibiscus.
[4] Jeunes filles.
A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le dos, suivant son habitude de sauvage hostile aux femmes, mais le regard des yeux larges et profonds le saisissait : gauche et lourd, il rajustait maladroitement son turban et riait d’un rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et minuscules, dessinés par la tunique de soie noire, de deviner les hanches déjà pleines, drapées par le pantalon noir, d’apercevoir les pieds nus et blancs, chaussés de menus sabots, il songeait vaguement que jamais semblable fillette n’avait illuminé de sa beauté les ruelles de Phuôc-Tinh… Et déjà il était esclave.
— Laisse donc ton salacco tranquille ! dit Maÿ. Tu ressembles à un singe qui se gratte le crâne.
Et les deux folles de pouffer de rire ; et Hiên rit aussi, bêtement et sans savoir pourquoi.
— Assieds-toi ! commande Maÿ.
Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent à ses côtés, les jambes pendantes dans le vide, face à la baie où courent les franges d’écume et où dansent les falots des sampans.
Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur, harcelé de questions, raconte tout : l’enfance muette et persécutée, le village hérissé de bambous, la mer semée de jonques, la forêt bruissante et vivante. Par moments, il est tenté de se lever et de fuir. Mais une force inconnue le cloue à sa place : il ne peut se résoudre à s’éloigner de Maÿ ; malgré lui, il faut qu’il livre ses secrets à son petit bourreau.
— Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a aimé ?
Indiscrète et singulière question ! Le tirailleur se tord sur sa planche et répond simplement :
— Non ! Je suis trop laid !
— Et toi, aimais-tu les filles ?
— Non ! dit Hiên, farouche, en qui les sens déprimés n’ont jamais parlé, et qui, dès l’adolescence, apprit qu’il était d’essence inférieure.
— Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu ?
Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple ; elle ne rit plus, et rien de sa pensée intime ne se révèle dans ses yeux immobiles et sévères ; mais il craint la moquerie et il bégaye :
— Non !
Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent, essoufflés.
— Va-t’en, commande Maÿ ; l’appel va sonner.
Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit, la tête basse, son salacco pendant sur ses épaules, ses grands bras et ses longues jambes d’araignée agités autour de son corps maigre comme des ailes de moulin.
Et les rires des deux fillettes le poursuivent.
Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au bord de la digue de pierres sèches et sonna le réveil. Les notes alertes prirent leur essor vers la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient encore les dernières brumes de la nuit et, par-dessus les dunes boisées de la presqu’île, s’envolèrent vers l’orient et vers la mer.
Dans l’aube terne, le camp s’anime ; les cases de torchis peint à la chaux ouvrent leurs persiennes noires ; des moineaux pépient tumultueusement sur la paille des toits ; dans leurs cages de rotin accrochées aux poutres des vérandas, des merles-mandarins sifflent à plein gosier ; les mulets s’ébrouent dans les écuries ; un bœuf à bosse chemine d’un pas placide par la cour sablée, où pleuvent les cosses noires des flamboyants.
Des sergents européens, debout, le dolman de toile déboutonné sur leurs poitrines velues, le bol de café dans une main, une tranche de pain dans l’autre, se lancent des lazzi et leurs rires de braves gens bien portants résonnent dans l’air frais.
Derrière la palissade de bambou, des bambins tout nus et déjà rouges de la poussière du chemin piaffent comme des poulains.
Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs qui se hâtent, le mousqueton sur l’épaule, les brides de la jugulaire flottant sur le veston kaki.
A un second appel du clairon, la compagnie se rassemble sous les flamboyants. L’adjudant Pietro, son sabre court à large fourreau battant ses jambes trapues et cagneuses, préside avec des jurons à l’alignement des salaccos posés à plat sur les chignons huilés et des pieds nus aux orteils écartés. Comme presque tous les Corses, il juge qu’un peu de l’âme du grand empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière le dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit entre les rangs, vérifie l’astiquage irréprochable des boutons de cuivre, des plaques de ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la courbe de ses moustaches.
A son passage, les petits guerriers bronzés se raidissent, frémissants, et plus d’un, qui travailla de son mieux pour satisfaire le tyran et qui se vit cependant octroyer « quatre jours », appelle de tous ses vœux mélancoliques l’Aïeul à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus toujours souriants, la moustache blonde et fine, retroussée joliment, du justicier.
C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro s’étant arrêté devant le misérable. De son cœur tressaillant s’élève comme une prière muette vers cet être inconnu et bon, de qui viendront peut-être, un jour, toute justice et toute pitié. Car Hiên n’est pas heureux. Les coups et les injures ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.
Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue :
— Alors le métier n’entre pas ?
Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en heure, au contraire, Hiên le Maboul devient plus abruti et plus fou, plus « maboul ».
La voix aigre de l’adjudant le paralyse : le mousqueton s’échappe de ses doigts frissonnants et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.
Les quatre sections sont figées. La main poilue aux ongles noirs saisit l’oreille du maladroit et la secoue furieusement ; et voici que s’écroule, à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon se déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur… La colère de Pietro déborde en jurons redoublés ; comme sa science de la langue annamite se borne aux termes les plus grossiers, il les jette à la tête de l’imbécile. Celui-ci a croisé ses bras devant sa figure, dans l’attitude de la supplication ; avec des gestes cassés et saccadés de polichinelle, il rajuste l’équipement en désarroi, ramasse le mousqueton poudreux.
La compagnie s’en va, au chant morne des clairons : il suit la compagnie, sautillant sans succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la détresse de Hiên, le petit fourrier français qui marche à côté de lui l’encourage et le conseille : Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ debout près de la porte et riant de toutes ses dents brunies par le bétel. Il ne voit et n’entend plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans son cerveau d’enfant sauvage.
La place du Marché, où pivotent les sections, s’emplit de lumière dorée ; le soleil levant allume de petites flammes éblouissantes aux pignons historiés des boutiques chinoises, aux dorures des pancartes laquées qui se balancent le long des éventaires ; il avive le rouge cru des fleurs des faux-cotonniers, le plumage sombre des merles-mandarins qui se chamaillent sur les branches sans feuilles et chargées de pétales sanglants.
Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos miroitants. Dans la chaleur naissante, les quatre sections manœuvrent avec des commandements brefs de gradés, des chocs de crosses contre les trottoirs, des piétinements dans le sable mou. Sous un flamboyant, Hiên le Maboul, les yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées et pourpres, sue à grosses gouttes et, pour la millième fois, essaye de déchiffrer les mystères de la mise en joue. Pour la millième fois, le sergent Cang lui a tenu de longs discours inintelligibles, lui a « montré le mouvement » ; mais les minutes passent et les progrès sont nuls. En vain a-t-on donné au retardataire un instructeur spécial ; en vain le sergent Cang, tour à tour exaspéré et insinuant, menace-t-il la recrue du poing fermé ou l’exhorte-t-il éloquemment. Hiên fait de son mieux, mais en vain ; ses pesantes mains de bûcheron accoutumé au « coupe-coupe » se crispent sur le fût de bois ; ses membres engourdis refusent de se plier aux mouvements compliqués qu’on leur demande.
Les objurgations violentes, les explications ne font qu’empirer le désarroi de son cerveau. Il comprend de moins en moins, et, découragé, stupide, n’écoute même plus les harangues du sergent.
Les rires des marmots annamites accroupis en cercle autour de lui ne cessent de tinter, car de son crâne impuissant roulent sans interruption de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste accablé et mécanique. Il songe que, tout à l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la théorie, puis encore l’exercice.
A quoi bon ? à quoi bon ?… N’est-il pas évident dès maintenant qu’il sera tout à fait impossible de faire de lui un tirailleur ? Puisque son cerveau est trop lent, ses membres inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter ainsi ? Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous bruissants !… Puisqu’on ne le renvoie pas, Hiên rêve de déserter.
Le soir est venu. Le clairon a sonné la berloque. Hiên le Maboul s’est débarrassé de son harnois de guerre et maintenant, installé sur une natte devant la case du sergent Cang, il attend l’heure de la soupe et se remémore les divers incidents qui marquèrent cette journée.
Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier et à ceux de demain. Hiên a beaucoup appris et n’a rien retenu. En revanche, les imprécations de Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue gauche, encore rouge, se souvient du soufflet qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant. Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement triste !
Hiên a envie de pleurer : pour tromper sa peine, il examine sa prison. Entre la montagne et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune, cases de sergents européens, enveloppées de feuillage fleuri, cases de tirailleurs, écuries, infirmerie. Plus près, le camp des tirailleurs mariés, longues cabanes de torchis divisées en compartiments de quatre mètres carrés. Puis la route bordée de frangipaniers qui s’en va vers le Phare, parmi les massifs de bambous et les rochers moussus où bouillonne l’écume.
Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes vertes dressées de chaque côté de la baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique. Il méprise cette mer cuivrée par le soleil couchant, parce que ce n’est pas sa mer ; il méprise ces sampans qui replient leurs voiles couleur d’ocre, parce qu’ils ne sont pas les sampans de Phuôc-Tinh ; il méprise ces frangipaniers, ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne sont pas ses arbres. Affalé sur sa natte, il rumine des pensers amers.
— Écarte-toi donc, grand bêta !
La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur. La fillette dispose sur la natte des tasses de riz, des soucoupes de crevettes, des bols de saumure où baignent des piments rouges ; auprès de chaque soucoupe, elle range des baguettes de bois noir.
Voici l’heure du « repas des fauves », suivant le mot de Pietro : devant chaque maisonnette de tirailleur marié, les femmes couvrent de nattes la terre battue, et leurs pensionnaires, les tirailleurs célibataires, « les fauves » prendront place autour de ces nattes pour le repas du soir.
La femme du sergent Cang nourrit ainsi, outre Hiên, cinq petits guerriers. Les voici qui viennent, riant et se bousculant ; on s’accroupit en cercle autour des soucoupes et celles-ci résonnent des chocs précipités des baguettes.
Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement par son voisin, s’étale à la renverse dans la poussière ; il se relève, furieux, le dos rouge et la figure barbouillée de sauce brune. Il veut parler, mais l’énorme bouchée de riz qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle et étouffe ses cris de colère.
Le vieux Cang, impassible, lisse de la main droite sa barbiche grisonnante et rien n’apparaît sur sa face tannée ; mais la figure ridée de Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie et Maÿ rit d’un rire aigu. Les cinq loustics se frappent les cuisses et se prodiguent des bourrades amicales, marques de grande jubilation. Des nattes voisines, les brocards cinglent comme la grêle.
— Comment as-tu fait pour te remettre sur tes pattes, tortue famélique ?
— Frise donc tes moustaches de nuoc-mâm[5].
[5] Sauce épicée, très employée dans la cuisine annamite.
— Regardez ce caïman de Baria ! Il a encore de la boue de palétuvier sur le menton !
La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de rage, Hiên le Maboul résout de faire un éclat : car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ, et il ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.
— C’est toi qui m’as heurté ? demande-t-il d’une voix éraillée par la fureur.
— Mais non ! mais non ! C’est un ma-couï[6] !
[6] Diable.
— C’est toi !
Les bras maigres brandissent au-dessus de la chevelure embroussaillée des poings menaçants et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus ; Cang cesse de caresser sa barbiche. Mais la voix fraîche et paisible de Maÿ rétablit soudain l’ordre :
— Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi tranquille !
Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline devant la volonté de cette fillette qui le domine ; il rit d’un large rire imbécile, espérant se concilier ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité ; il rit et essuie à la doublure de son veston kaki ses moustaches de sauce.
— Ha ! ha ! ha ! raillent les soldats en chignon.
Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu se départir de sa placidité coutumière. Mais aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ ? En dépit du sourire naïf qui découvre ses canines de loup, il sent gronder encore en lui sa rancune : Maÿ s’est moquée de lui ; elle se moque encore de lui, de toutes ses lèvres pincées, de toutes ses paupières abaissées sur ses yeux ironiques. Et puis son veston est taché de nuoc-mâm et de terre rouge mêlée de crachats.
Heureusement, voici que circulent les cigarettes et les chiques de bétel. Hiên badigeonne délicatement de chaux rose une feuille humide, il enroule cette feuille autour d’un morceau de noix d’arec et mâche silencieusement ; de temps à autre, il se détourne et crache de la salive rouge… Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes ne chassent ses mauvaises pensées ; il est mécontent d’autrui et mécontent de lui-même, qui sottement s’inquiète de complaire à une quelconque pécore. Cependant il jette à la dérobée vers le petit visage immobile et indéchiffrable des regards implorants de chien battu.
La nuit est venue tout à fait : sur la route du Phare se poursuivent, avec des sonnailles de grelots, les lanternes des victorias qui ramènent de la promenade quotidienne les élégants du Cap.
Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste gratte avec une baguette de rotin l’unique corde d’acier d’un luth en forme de petit cercueil : un autre promène des ongles démesurés sur les treize fils de cuivre d’une cithare demi-cylindrique ; un autre tire d’une flûte de bambou à six trous des sons langoureux ; un autre racle avec l’archet d’ébène les deux boyaux d’un violon qui ressemble étonnamment à une énorme pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur revient l’honneur moindre de scander sur le tam-tam et sur le gong le rythme de la mélodie.
Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à l’heure précipita l’« individu idiot » dans la poussière, s’attribue le rôle principal : il chante une mélopée interminable, tantôt hurlée à plein gosier, tantôt susurrée comme un soupir. Ne s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler vers Maÿ des œillades provocatrices et ne semble-t-il pas que la fillette les accueille d’un sourire encourageant ?
Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique aggrave sa nostalgie. Ah ! oui, certes, il en a assez : sa mémoire se refuse obstinément à s’assimiler les théories des gradés ; ses membres demeurent malhabiles aux gestes du métier des armes ; ses instructeurs l’injurient ; l’adjudant le frappe ; Maÿ se moque de lui.
Cette vie de tirailleur ne lui procure que des coups et des soucis : il en a assez ! A Phuôc-Tinh du moins il ne recevait que rarement des horions : les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût, et pas une ne pouvait se vanter d’exercer sur lui cette fascination bizarre qui le rend esclave du moindre regard de Maÿ.
Oui ! oui ! il s’en ira ! Il retournera vers sa clairière, vers la paix sereine des après-midi ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute son âme de rustre appelle la liberté et crie vers la brousse.
Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos tourné à l’orchestre, il essuie avec ses énormes poings de grosses larmes qui roulent sur ses joues brunes.
Des jours ont coulé, puis des semaines, puis un mois tout entier : Hiên n’a pas déserté. Non que l’idée du devoir le retînt : il est trop simple pour que la notion du devoir ait pénétré son cerveau ; mais le sergent Cang, commentant à sa façon les articles du code militaire, a fait entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable série de supplices punirait les déserteurs.
Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets de fuite. Il continue à n’être pas heureux ; son mousqueton tremble dans ses mains comme aux premiers jours ; ses instructeurs ont épuisé leur patience et leurs jurons. Il continue à ne rien comprendre à la théorie qu’il écoute pourtant de toutes ses oreilles, le front moite de sueur et les yeux écarquillés. Pietro a pris en grippe cet idiot qui sautille derrière la compagnie sans même réussir à marcher au pas ; il éprouve une haine véritable contre ce malappris en qui son génie napoléonien n’a pu faire « entrer le métier ».
Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.
Chose invraisemblable, il a encore maigri. Dans sa face osseuse, les yeux s’éclairent de reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à son village et à sa forêt. Hiên le Maboul est en train de devenir fou.
Certain dimanche de septembre, Hiên, le cœur réchauffé par le gai soleil épanoui sur la baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il endossa le veston de toile blanche au petit col amidonné sur lequel des numéros étaient brodés au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans le pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen des jambières rouges et s’en fut, peu rassuré, vers la porte du camp.
Le caporal de garde l’inspecta d’un coup d’œil, tira sur les pans du veston, remit d’aplomb le salacco branlant et, content de son œuvre, tourna les talons.
Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant la plage demi-circulaire, conduisait du camp à la ville.
Journée splendide ! Derrière la grille de la Poste, les bougainvillias penchaient vers la route écarlate des grappes de clochettes mauves. Des pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau bleue dorée de lumière, sifflotaient, l’épervier au poing, la hotte sur le dos ; des poissons volants s’enlevaient par essaims de flèches étincelantes et plongeaient. Des moineaux piaillaient dans une touffe d’hibiscus ; des fillettes toutes nues et bronzées ramassaient des fleurs de frangipanier et soufflaient sur les pétales nacrés pour faire envoler le pollen couleur d’or ; des lézards gris tachetés de pourpre erraient sur le sable tiède. Au-dessus des massifs de bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée où le soleil allumait des flammes.
Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux Chinois dodus, la tresse enroulée au-dessus du front rasé, jouaient de la clarinette ; ils semblaient prendre un plaisir prodigieux à leur musique nasillarde et se dandinaient, l’air satisfait.
A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre leurs dents l’embouchure de bois et vociférèrent contre l’innocent promeneur les classiques insultes annamites :
— Passe ton chemin, grande haridelle !
— A-t-on jamais vu pareil canard étique !
La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux insulteurs, mais son esprit peu inventif refusa d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse et les quolibets de pleuvoir :
— Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille surmontée d’une tête.
— De quoi es-tu pleine, vessie de porc ?
— Pour quand l’accouchement, panse de vache ?
Et autres injures de goût plus haut.
Les deux Chinois, héroïques comme tous les gens de leur race, se regardèrent d’un œil inquiet, flairant quelque méchante histoire et, emportant leurs clarinettes, disparurent dans les profondeurs de la boutique.
Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par une nouvelle bordée de mots malsonnants, les vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la petite place qui s’élargissait au bout de la rue : Hiên le Maboul, intrigué, se lança derrière eux, pareil dans sa course à quelque araignée gigantesque.
Au pied de la stèle de granit rose qui ornait le milieu de la place, une trentaine de salaccos faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à cheveux blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait sur le trottoir son mousqueton, sa couverture grise roulée en forme de boudin, sa musette rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin une sorte de planchette carrée, vêtue d’une toile cirée noire et munie d’un trépied en bois verni.
Parmi les rires, les exclamations, on distinguait sa petite voix aigre et enrouée de vieillard, proférant des jurons.
— Qui est-ce ? questionna Hiên.
— C’est Bèp-Thoï, parbleu ! dit quelqu’un.
De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs accouraient, trottant comme des poulains et riant et criant à tue-tête :
— Bonjour, Bèp-Thoï !… Bonjour, Bèp-Thoï !
Bèp-Thoï grommelait :
— Bonjour ! bonjour ! Ne vous jetez pas tous à la fois sur moi, tas d’imbéciles ! Vous allez casser ma planchette !… En arrière, fils de courtisanes, en arrière !
— Bèp-Thoï ! Bèp-Thoï ! clama la foule des salaccos.
— Eh bien, quoi ? Me voilà, je suppose !… Attention à la planchette.
— Bèp-Thoï ! où est l’Aïeul ?
— Il arrivera ce soir.
— Ah ! ah !
Les petits guerriers délirèrent :
— As-tu entendu, Phuc ?
— J’ai entendu, frère aîné.
— L’Aïeul va venir !… l’Aïeul va venir !…
« L’Aïeul va venir !… » Le cœur de Hiên le Maboul bondit dans sa poitrine maigre ; le soleil lui parut soudain éblouissant et l’air lumineux ; la brise lui sembla rire dans les bambous.
Le vieux soldat essuya de sa manche la sueur qui perlait sur tout son visage ridé ; il ramassa le bidon rouillé, but une lampée et, réconforté, recommença de grogner :
— On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul et moi !… et du travail !… Nous avons noirci au moins trente feuilles que j’ai là, sous cette toile cirée… Et quel pays ! Des dunes hérissées d’une brousse aussi emmêlée que la tignasse de ce grand escogriffe qui me regarde avec des yeux de buse… N’approche pas de la planchette, individu idiot !… Je taille dans la brousse avec mon coupe-coupe ; l’Aïeul examine une machine en cuivre, écrit des signes sur son papier, et on s’en va… Encore une dune, et l’on s’arrête encore… Si vous me bousculez, troupeau d’oies, je plie bagage… De mon temps, les jeunes tirailleurs étaient plus respectueux de leurs anciens, surtout quand ces anciens avaient vingt-deux ans de service et portaient le galon de 1re classe. Où vous a-t-on recrutés ?… Après les dunes, les palétuviers. On enfonce dans la vase ; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul… On couche dans la forêt sur les feuilles ; l’Aïeul a la fièvre ; je lui donne de la quinine, et le voilà gaillard… Sale pays, sales habitants ; des Moï, des singes habillés d’une ficelle où pend un petit rideau, et qui ne savent même pas l’annamite… Palabres solennels dans les villages : nous causons par signes, et, au bout de huit jours, nous voilà bons amis, parce que l’Aïeul a ressuscité une vieille édentée qui crevait dans une cabane… On nous donne de belles fêtes : les sauvages exécutent des danses grotesques en trépignant en rond et en jonglant avec des sagaies. La carte terminée, il faut se séparer et voilà les Moï qui geignent et se badigeonnent le museau de boue. Ces imbéciles voudraient garder l’Aïeul dans leurs villages… Enfin on se quitte avec des sanglots, et me voilà !… L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une charrette à bœufs. Il n’arrivera pas avant le coucher du soleil… Je ne vous conseille pas de venir l’ennuyer ce soir : le premier que je prends à rôder sous la véranda, je lui casse les reins !
— Ha ! ha ! ha !
— Allons ! qui veut m’aider à trimbaler chez l’Aïeul tout cet attirail ?… La route a été dure ; mes vieilles jambes sont lasses et auront bien assez de me porter.
— Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï !
L’un se chargea de la musette, un autre du mousqueton, un autre de la couverture ; un autre s’attribua la précieuse planchette, et le cortège se mit en marche avec des éclats de rire, sous l’œil inquiet du petit vieux qui redoutait pour ses bagages la fougue des coolies improvisés et trottinait en grommelant. De temps à autre, il tâtait son flanc gauche pour constater la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait voulu confier à personne… Hiên le Maboul les suivait de loin, le cœur en fête.
Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de joie autour des nattes ; les flûtes sifflèrent gaillardement ; Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci ne toucha pas aux soucoupes de poisson séché ni aux bols de riz : l’allégresse lui serrait la gorge et lui pesait sur la poitrine ; il étouffait.
La nuit venue, il se sauva vers le village et se faufila à travers les cactus et les ricins jusqu’à la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se hissa jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la véranda.
Les persiennes étaient à demi closes : il entrevit des lanternes chinoises balançant leurs ventres massifs au-dessus des portes, des étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes de bambou noir au-dessus de bouddhas dorés ; des génies se tordaient sur des panneaux de soie jaune.
S’étant risqué à se pencher davantage sur la balustrade, il aperçut l’Aïeul. Accoudé à son bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa pipe ; une petite lampe de cuivre rouge illuminait le bas de son visage, dont le haut restait dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées qu’avaient célébrées ses anciens et que dorait la lampe.
Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage. Une main sèche et osseuse pinça rudement son oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï dévida une litanie d’injures :
— Fils de chienne, petit-fils de chienne, te l’avais-je dit de ne point venir rôder autour de notre maison ?… Es-tu sourd ou bien as-tu voulu te moquer de la parole d’un vieillard ? Ou bien ta mère, la fille publique, oublia-t-elle de te fabriquer des oreilles ?… Et cependant qu’ai-je là dans la main ?… Réponds, fils d’adultère, est-ce une oreille ou un morceau de couenne ?… Allons, va-t’en !
Hiên fut précipité dans les cactus et s’en alla, se frottant l’oreille.
La dernière note de l’extinction des feux mourait ; des rires étouffés montaient du lit de planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés sous leurs couvertures.
Hiên causait à voix basse avec son voisin :
— J’ai vu l’Aïeul ! disait-il.
— Et Bèp-Thoï ? demanda l’autre, as-tu vu aussi Bèp-Thoï ?
A la base d’un mamelon couronné de cycas, les marqueurs achevaient de placer les cibles, vastes panneaux blancs barrés de croix noires. Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait de tous ses galets balayés par l’écume.
Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent dans leur tranchée ; à un second appel, des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent, faisant connaître ainsi que le tir pouvait commencer.
Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal, le mousqueton au poing, le front inondé de sueur froide. Que voulait-on encore de lui ? A quel supplice nouveau le traînait-on ? Le caporal lui brailla des mots qu’il perçut vaguement : il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit prendre la position du tireur ; ses doigts fiévreux fouillèrent dans la cartouchière, glissèrent une cartouche dans la chambre du mousqueton.
Un frisson lui parcourut tout le corps : qu’allait-il devenir ? Il distingua, dans un nuage, les cibles, la plaine de sable jaune, le guidon bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du caporal pesa sur son index.
Une détonation terrible claquait dans son tympan ; la crosse de bois sursautait et appliquait sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable soufflet… Était-ce la mort ?… Il s’écroula, son salacco pendant sur ses épaules, son turban déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais roula dans les herbes. La balle s’envola en sifflant au-dessus de la forêt.
Pietro accourait, la trique droite ; les files de tirailleurs qui attendaient, l’arme au pied, frémirent :
— Relève-le, caporal, relève cet animal !… C’est moi qui vais le faire tirer, cette fois… et nous allons voir…
— Laissez-le tranquille, prononça une voix calme. Vous voyez bien qu’il est fou de peur… C’est toute une instruction à refaire. Il tirera un autre jour.
Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement sur son petit cheval noir, Annibal, à l’infortuné adjudant, qui se figea dans l’attitude du « garde à vous ». Les éclairs qui flambaient dans les prunelles du tyran s’éteignirent comme par enchantement ; ses lèvres crispées pour l’injure essayèrent d’esquisser une grimace aimable.
Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement de cette embellie foudroyante ; leurs paupières bridées se plissèrent de contentement et le sourire de toutes leurs dents laquées salua le nouveau venu… Ah ! crier vers lui leur allégresse, leur affection, leur dévouement !… Mais on ne parle pas sous les armes.
Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata joyeusement et les balles allèrent porter la nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions rouges qui se dandinaient devant les panneaux.
Les yeux bleus et les moustaches retroussées rendirent aux dents laquées leur sourire de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du matin transparent, réjoui de la brise fraîche qui lui crachait aux naseaux du sable salé, pointait et ruait, secouant comme une chevelure son toupet ébouriffé, accrochant aux chardons les crins de sa queue en panache.
Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore et poudreux, ramassait sa coiffure et son mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait, et une tendresse débordante envahit tout le pauvre être pour cet homme galonné d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole : les sourcils épais, le nez quelque peu busqué au-dessus des moustaches blondes lui parurent menaçants, mais les yeux clairs et la bouche riaient, et il fut rassuré. Attentif, il dénombra les boutons dorés et mats où étincelait une ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui tranchaient sur les manches kaki, s’émerveilla des bottes vernies et des éperons de bronze.
L’Aïeul était un dieu !… Oui ! il s’agenouillerait à ses pieds et lui raconterait tout avec des larmes : la nostalgie de la forêt amie, le métier qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ cruelle et railleuse !
Il cria d’une voix rauque :
— Vénérable Aïeul à deux galons ! vénérable Aïeul !
— Plus tard !… tu me parleras plus tard !…
— Je veux !… Je veux !…
Les mots préparés s’étaient évanouis : épouvanté du son baroque de sa voix, le suppliant avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il demeura bouche bée, roulant des yeux blancs. Des ricanements étouffés gloussèrent.
L’important Pietro expliquait :
— Mon lieutenant, c’est un fou ! Il n’y a rien à en obtenir.
— C’est bien ! Je causerai avec lui tout à l’heure.
Le tir était achevé ; les marqueurs surgirent de leur trou et, apercevant de loin la robe sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes pâles, accoururent en brandissant leurs fanions et leurs perches et en poussant de grands cris. La compagnie aligna ses deux rangs de salaccos devant la dune, et l’Aïeul passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour refaire connaissance avec ses tirailleurs :
— Bonjour, sergent Cang !
— Bonjour, mon lieutenant !
— Tu n’as pas encore marié Maÿ ?
— Pas encore, mon lieutenant !
— Marie-la, marie-la !… Bonjour Méan ! Est-ce qu’on joue toujours au bacouan ?… Et toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec la salle de police ?… Quan, mon ami, il faudra diminuer ta portion de riz : tu deviens rond comme une courge… Ah ! voilà les recrues ! Piteuse mine, les recrues, et l’air de s’ennuyer !… Il ne faut pas avoir l’air malheureux, frères cadets ! Levez le nez et riez !
Jamais paroles semblables n’avaient été adressées aux « hommes de recrue ». Certes leurs instructeurs indigènes n’étaient point des hommes méchants ; les sergents européens avaient bon cœur aussi, malgré leurs grosses voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant Pietro faisait planer la terreur, et, depuis un mois qu’ils subissaient ce régime, les recrues ne pouvaient guère se représenter le métier de tirailleurs autrement que sous l’aspect d’un rude esclavage. Et voici qu’on leur disait d’être gais !
Devant le centre de la ligne, Annibal encensait et piaffait. L’Aïeul parla :
— Les recrues ont l’air abruti ; les anciens ont l’air dégoûté. Je n’aperçois que des gens courbés et qui me regardent avec des yeux de chiens battus. Je veux des regards droits et confiants et gais… Il y en a parmi vous qui regrettent leur rizière, d’autres leur sampan, d’autres leurs marais de palétuviers ; ils les reverront. Deux ans sont vite passés !… Le vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il n’y aura pour lui ni salle de police ni prison. Pourquoi serait-il triste ? L’exercice est court, le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le soleil est radieux : rions et chantons !… C’est compris, petits frères !
— Compris, Aïeul à deux galons ! cria toute la ligne enthousiasmée.
On se mit en marche. La fumée bleue des cigarettes voltigeait au-dessus des mousquetons ; la joie flottait sur la colonne.
Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche et, tourné vers le caporal-fourrier qui cheminait à son côté, derrière la première section, résuma la situation en ces termes mémorables :
— Mon vieux ! si Pietro ne nous fiche pas la paix à tous désormais, c’est qu’il manquera bougrement de flair !
L’autre lui répondit simplement :
— Tu parles !
Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain militaire cher à son cœur de « marsouin » :
Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur course vers les haies d’aloès ; un pigeon vert s’enleva avec fracas.
Un loustic imitait le grognement du porc ; un autre souffla dans ses mains et reproduisit le roucoulement de la tourterelle ; son voisin fredonnait une mélopée guillerette ; tel farceur, pour le plus grand effroi des gamins tout nus juchés sur des talus, rugit à la manière du tigre en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné par la jubilation générale, oublia ses terreurs et gambada gauchement. Seul Pietro demeurait sombre : il ruminait les paroles du lieutenant et prévoyait qu’une ère nouvelle allait commencer.
On arrivait au village : des commandements coururent ; les chants cessèrent, les cigarettes furent remisées précipitamment au-dessus des oreilles ; les talons nus frappèrent en cadence le sol écarlate, les courtes baïonnettes scintillèrent au bout des mousquetons, et les deux clairons, les joues gonflées et le salacco de travers, beuglèrent dans leurs cuivres l’allégresse de la compagnie. Derrière eux, le facétieux Annibal, émoustillé par les notes pimpantes et glorieux de sa bride de cuir fauve et de son mors d’acier nickelé, trépigna.
Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le terre-plein de brique qui décorait l’entrée de sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque à globule à la main et sa tresse déroulée sur l’épaule. Des garçonnets à la tête rasée, plantée en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent devant les clairons. Les cases de paillotte ouvrirent en hâte leurs volets de bambou.
— Voici l’Aïeul ! crièrent les fillettes qui jouaient aux osselets sur le bord du chemin.
— Voici l’Aïeul ! répétèrent les sampaniers qui raccommodaient leurs filets le long des haies d’hibiscus.
— Voici l’Aïeul !
Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux voir, se groupèrent autour de la fontaine, leurs paniers de poisson séché sur la hanche.
Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes, où piaillaient les moineaux, Maÿ s’arrêta, son mouchoir de soie rose noué sous le menton et ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur la bouche d’Annibal ; il vit les chevilles brunes veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs mates, la tunique de crépon mauve attachée sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue à peine par les seins naissants ; il vit le visage allongé et doré, teinté de rose aux pommettes, les lèvres saignantes de bétel et souriant imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes relevées, les paupières bombées abaissant sur les yeux noirs et insondables leurs cils démesurés.
Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et rusée, en âge déjà de ronger les cœurs des mâles et de vider leurs cerveaux.
Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons. Maint salacco se retourna furtivement vers la fillette. Mais le dur visage avait repris son air d’indifférence et de cruauté ; lorsque à son tour défila devant le trottoir Hiên le Maboul, rayonnant d’une joie inaccoutumée, Maÿ eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout l’entrain du naïf amoureux s’évapora.
Au tir succède la corvée. Les tirailleurs ont démonté leurs mousquetons, frotté, graissé chaque pièce d’acier poli, ont promené une série de chiffons et d’écouvillons dans le canon aux rayures éblouissantes, et l’arme remontée, coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de graisse opaque, est allée dormir sur son râtelier de bois goudronné.
On procède à la toilette du camp. Des charpentiers improvisés rafistolent des brouettes boiteuses, rabotent, scient, plantent des clous ; des tonneliers refont une jeunesse aux bailles d’incendie dont les ceintures de fer ont craqué sous l’effort de l’âge et de la rouille ; des forgerons cognent d’un marteau novice, mais convaincu, un essieu de fourragère ; des vanniers tressent des stores de bambou derrière quoi ces messieurs de la « chambre de détail » abriteront du soleil leurs écritures de l’après-midi. Le menu fretin, la foule ignorante, armée de balais de bruyère et de coupe-coupe, erre dans la cour sablée, en quête d’herbes à sarcler, de feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées à trancher en deux d’un coup de pioche.
Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles caisses à pétrole, en fer-blanc, aux deux extrémités d’un bambou robuste et choisi après mûr examen ; il s’en va chercher de l’eau à la plage, le bambou sur l’épaule, les deux caisses brimballant de droite et de gauche avec un effroyable bruit de ferraille.
L’écume pétillante argente le sable humide ; entre les roches noires où bâillent les huîtres, des crabes fuient obliquement ; de minuscules ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots des pilotes heurtent leurs coques blanches contre les madriers de l’appontement ; des escouades de poissons dorés filent dans l’eau translucide avec de brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon soleil lui réchauffer le dos, rit béatement à l’eau d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes paumes.
L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras, la cigarette aux lèvres.
— Comment t’appelles-tu ? interroge-t-il.
— Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.
— Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère ?
Pourquoi ? Pourquoi ?… Hier encore, au lieu de répondre, le doux innocent eût rattaché avec des doigts frissonnants son turban toujours prêt à choir, et ri d’un large rire bête ; mais aujourd’hui il fait clair dans son esprit, les mots viennent tout seuls à ses lèvres ; il répond, abasourdi de son insolite facilité d’élocution :
— Je suis content parce qu’il n’y a pas de théorie.
— Comment ! médiocre tirailleur…
— Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la corvée… Je suis fort, je remue aisément les plus considérables madriers, que les autres ne peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des charges d’eau que les autres se mettent à deux pour déplacer ; mais je suis bête et la théorie me donne mal au front.
Il est lancé ; les yeux bleus l’encouragent : il dira tout. Il joint les mains sur sa poitrine qui palpite :
— Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller ; je ne ferai jamais un bon tirailleur.
— Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur comme les autres, petit frère ?
— Ma tête est faible… Le sergent Cang parle, parle, et les mots se mêlent dans ma pauvre tête et je ne comprends plus rien et je sue en vain.
— Oui ! oui !… tu as l’entendement pénible et les théories te fatiguent ; mais l’exercice doit te plaire : tu es robuste.
Certes il est robuste ! Sous le pantalon retroussé, les muscles saillent ; les bras maigres sont noueux comme des racines de manioc.
— Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je suis fort ; mais mes membres sont lourds et gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à galon d’argent.
Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime la poitrine depuis des semaines ; il dit la frayeur abominable qui fait trembler toute sa pitoyable carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil sinistre et la trique derrière le dos ; il dit les coups reçus, et l’Aïeul, qui devine que cette âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation de ce martyre insoupçonné.
— Je suis malheureux, poursuit le lamentable Hiên, et je voudrais m’en aller vers ma forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée pendant des jours.
L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du suppliant :
— Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais de te rendre les théories faciles et agréables, de faire de toi un tirailleur habile à manier son mousqueton, si je t’affirmais que désormais personne ne te frappera et que tu seras tranquille, que ferais-tu, frère cadet ?
— Je resterais, vénérable Aïeul !
— Reste donc, et, si tu as jamais quelque peine, viens à moi comme un enfant à son père et je te guérirai.
Hiên le Maboul, à qui pour la première fois quelqu’un a parlé sans violence, pleure et rit à travers ses larmes.
Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour de papier où quelque amateur avait figuré à l’encre de Chine une charge de cavaliers tartares. L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé sur son fauteuil, envoya vers le plafond des cercles de fumée blanchâtre.
Devant lui, sur le bureau de bois brun, un singe japonais taillé dans l’ivoire grimaçait abominablement, campé sur une pile de vieux journaux ; un coupe-papier d’argent où s’étalaient les quatre feuilles de trèfle symboliques, souvenir glissé sur le quai de la gare dans la poche du neveu partant, fraternisait, dans une coupe de métal embouti et doré, suprême épave d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée qu’un chef moï avait échangée contre une pipe de bruyère en signe de fraternité ; une armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs, submergeait le fond d’un plateau en bois de teck, masquant un surprenant paysage de nacre où des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres rabougris.
Sur les étagères, des romans et des revues s’entassaient en piles fraternelles, Anatole France coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la main à Myriam Harry.
Sur des écrans de plumes de marabout, des photographies parlaient des colonies jadis visitées et des camarades morts : celui-ci, ami d’enfance, foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement assassiné par des pagayeurs sur le Niger ; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr, fauché par le choléra ; tous des jeunes gens, presque des adolescents, souriants dans leurs dolmans pâles… Et l’Aïeul songea qu’à travers les siècles un peu de l’âme aventureuse des croisés était passé dans l’âme des « coloniaux ». Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant bien que la mort les guettait, glorieuse parfois, mais plus souvent hideuse et lamentable, la mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans l’humus des forêts, dans la boue des rizières, la mort sous la moustiquaire d’un lit d’hôpital ? Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux, suscité par des lectures d’autrefois, mirage de Pavillons-Noirs ou de marchands d’esclaves à occire, mirage de missionnaires martyrisés à venger, mirage de pays enchanteurs où, sous le soleil perpétuel et éblouissant, s’épanouit une végétation exubérante, mirage d’amours exotiques ? Ou plutôt ne furent-ils pas chassés de la mère-patrie par l’invincible écœurement de la vie moderne, plate et sans saveur, et que déshonorent la lâcheté pratique des bourgeois et l’incurable brutalité de la foule ?… Ils sont morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent leur rêve.
Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï ricanaient douloureusement, des moustaches de crin plantées dans leurs lèvres de plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait dans la pénombre, rayonnant autour d’un petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre rouge.
Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons de fer et leurs crosses, incrustées d’ornements de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau de soie où des artistes khmers avaient peint minutieusement une scène de chasse copiée dans la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture à demi relevée laissait entrevoir dans une autre chambre obscure le lit autour duquel s’agitait l’ombre falote de Bèp-Thoï : un brodeur de Bac-Ninh avait tracé sur le satin pourpre une touffe de bambous trempant leurs racines jaunes dans l’eau d’un marais que traversaient d’un vol foudroyant deux martins-pêcheurs.
A chaque angle de la pièce, des bouddhas de bois laqué dormaient sur leurs stèles noires ; des cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de lances vertes et luisantes ; au-dessus de ces faces ironiques et sournoises flottaient les plis de soie d’étendards chinois à hampe de bambou. Contre les murs, des génies brodés sur la soie jaune enlaçaient leurs pattes de chimères et leurs corps de serpents, dardaient d’horribles yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux. Surplombant les portes, des lanternes de papier huilé et couleur d’or balançaient leurs ventres badigeonnés de caractères vermillon.
Par delà les vérandas, la brousse sombre ondulait jusqu’à la route : un chien aboyait derrière quelque case indigène noyée sous les bananiers. Dans le ciel noir, où grouillait le troupeau des étoiles, la montagne du Phare profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait une étoile énorme et rouge.
L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre et se réjouit silencieusement de la nuit profonde et parfumée.
L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions rivales et qu’il juge pareillement vaines dans leur antagonisme avec la nature, ses croyances d’« ancien élève de nos maisons » se sont envolées. Des femmes l’ont aimé ; d’autres l’ont dédaigné ; toutes l’ont averti de l’âme féminine, instinctive et peu sûre : il estime avisés les Orientaux qui ont confiné leurs femelles dans le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer l’espèce.
L’injustice triomphante et quotidienne l’a fixé sur l’agréable plaisanterie des hommes égaux et frères, et la formule : « L’homme est un loup pour l’homme », lui donne chaque jour la solution d’une foule de menus problèmes. Ainsi éclairé sur la férocité native de la race, il fait pourtant le bien, mais par répulsion naturelle pour le mal, qui est laid et sans grâce ; il fait le bien sans espérance. Il abhorre la violence, l’hypocrisie et le bluff ; ses sympathies vont aux humbles, aux simples qui, du moins, « ne savent pas ce qu’ils font ».
Il fait son métier avec conscience et en souriant ; il l’aime, car le culte passionné de la Patrie a survécu en lui à la mort de ses illusions. Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs, que son rôle d’officier ait perdu de son prestige et de sa grandeur ; fils du peuple, il se glorifie d’instruire des enfants du peuple, soldats comme lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte une rapière. Il se moque des marchands de tirades périmées qui le représentent comme un « traîneur de sabre » ou un « bouilleur de nègres » ; mais il redoute aussi les braillards qui vont pleurant la déchéance de la « Grande Muette ».
En somme, il est un peu enclin à l’ironie, très sceptique et ami des teintes douces. C’est un sage.
Seule l’abominable pensée de la vieillesse trouble sa sérénité. S’en aller tout d’un coup, au grand soleil, le long d’un talus, le front brisé par une balle ou fendu par un coup de sabre, mourir enfin par surprise et violemment, comme le voudrait la loi de la nature, soit ! Mais assister continuellement au lent travail de la mort sur tout son corps, de la mort qui vient avec les rides, avec les sillons rougeâtres tracés dans la peau du visage, avec les cheveux qui grisonnent et qui tombent, avec les os qui se tordent et se déforment ! Tout jeune encore, cette idée le torture. Il a lu Bel-Ami, mais il ne le lira plus de peur de rencontrer les pages atroces où Maupassant a crié son effroi de la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi a-t-il perdu l’illusion divine de la foi, de la foi en la résurrection, en la vie éternelle, de la foi qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se sentir arraché de la vie ?…
Car il est amoureux de la vie. Il la regarde avec des yeux épris et enchantés. La lumière, les sons, les couleurs ont un sens pour lui : ils sont une palpitation de la Nature, sa divinité, qui a occupé dans son cœur la place des dieux déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé son temps : elle a donné à son adorateur l’exacte notion du vrai et du beau et l’horreur de l’artificiel.
Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient leurs panaches : le vent se levait, apportant de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines des vagues, la plainte incessante du sable balayé par l’écume ; une flûte modulait une mélopée monotone ; un oiseau répétait interminablement les deux notes de sa chanson. Le parfum des fleurs de papayers embaumait l’air tiède.
Accoudé sur la balustrade de la véranda, l’Aïeul laissait s’éteindre sa pipe ; il plaignait les malheureux qui, terrés dans leur tanière et hantés par quelque insatiable désir ou rongés par quelque mal inguérissable, attendaient que le sommeil des brutes vînt les terrasser et ne voyaient rien de cette nuit étincelante ; il s’apitoyait sur lui-même, dont les yeux se fermeraient, quelque jour, à de tels spectacles.
Quelque chose remua entre les cactus : un chien annamite, sans doute, ou plutôt un malandrin à l’affût… Bèp-Thoï écarta la tenture pourpre, se faufila sous la véranda en prenant soin de ne pas passer devant la lampe et s’en alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des cris éclatèrent. La petite voix sèche du vieux tirailleur proféra des jurons étouffés et déclara :
— Mon lieutenant, c’est encore ce vilain diable de Maboul. Il se cachait dans la brousse pour faire quelque sottise : je vais lui caresser les reins avec mon bambou.
— Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le ici !
Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda, bousculé rudement par l’irascible Bèp-Thoï. Il roula des yeux effarés et serra plus étroitement dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.
— Que faisais-tu là ?
— Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul à deux galons. J’ai vu, ce matin, sur l’étang, les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais content comme moi de voir rire les lotus. Je suis retourné à l’étang, ce soir, et j’ai coupé toutes les fleurs. Les voilà : elles sont à toi.
— Mais pourquoi te cachais-tu ?
— Je n’osais pas approcher de ta maison. Je t’ai aperçu te penchant hors de la véranda et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à toi. Je suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant. Que suis-je pour venir te troubler ? Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton serviteur m’a découvert et m’a cogné avec son bambou.
— Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï ?
— Je t’ai entendu trop tard, Aïeul : je ne voulais pas le toucher, d’abord, mais ç’a été plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu tout de même deux ou trois coups de mon bâton. Du reste, il est tout en os et ne doit pas avoir grand mal… Je vais toujours mettre ces fleurs sur ton bureau.
Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs roses et blanches des lotus débordaient sur la table sombre ; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil et huma l’imperceptible parfum. Hiên s’accroupit à côté de lui sur les dalles fraîches :
— Laisse-moi rester là ; je ne ferai pas plus de bruit que le chien couché aux pieds de son maître… Depuis ce matin, les phrases que tu m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me semble que désormais, loin de toi, je ne pourrais plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide et silencieux : un regard de toi me donne l’intelligence et la parole. Tu es un génie tout-puissant et je suis ton esclave… Permets-moi de venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre échappe de tes doigts, je le ramasserai ; si tu as chaud, je t’éventerai ; si tu as soif, c’est moi qui t’offrirai la tasse de thé ; si tu causes, je t’écouterai ; si tu préfères rêver, je serai à tes côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi rester près de toi.
Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes et noires sur le genou de l’Aïeul et leva vers lui des yeux suppliants où se lisait son désir éperdu : ainsi regarde le chien de chasse que l’on arrache à son délicieux sommeil au coin de la cheminée où ronflent les flammes joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée que peuplent les monstres. Au premier qui passa et lui parla sans éclat de voix ni mépris, l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.
— Mais tes camarades !… pourquoi ne t’invitent-ils pas à jouer comme eux de la flûte après le repas du soir ? Te haïraient-ils, par hasard ?
— Non ! non ! ils ne me haïssent pas ; il y en a même qui sont bons pour moi et qui m’aident à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton. Mais, le soir, après le repas, ils se moquent de moi, me font des grimaces, me tirent par les pans de mon veston pour me faire culbuter, le dos dans la poussière… Et Maÿ rit…
— Et après ?… Te voilà bien dolent parce que cette petite sotte a ri en te voyant gigoter comme un crabe !
— Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne veux pas que Maÿ rie de moi !
— Mais pourquoi, nigaud ?
— Pourquoi ? pourquoi ?… Je… je ne sais pas !
C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou inoffensif que dès l’enfance on a persuadé de son indignité n’a connu l’autre sexe que pour le fuir avec soin, redoutant les railleries plus mordantes et les sarcasmes plus cuisants des filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans sa bauge, les sens n’ont point parlé en lui. Et voici qu’il commence à sortir de sa torpeur, mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse de son « moi », et lui-même reste confondu du trouble nouveau qui le bouleverse en présence de cette petite fille sournoise et méprisante : ainsi furent stupéfaits, sans doute, les sauvages d’Amérique qui entendirent pour la première fois siffler les balles ; et, de même qu’ils s’inclinaient avec effroi vers leurs frères blessés, cherchant en vain la flèche qui les avait abattus, Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi, se demande avec épouvante quel est ce mal nouveau dont il souffre…
Il essuya du revers de la main son front que la méditation ardue emperlait de sueur. Civilisé que le raisonnement et la connaissance du sexe ennemi guérirent définitivement, l’Aïeul eut un regard apitoyé pour le primitif qui geignait devant ses genoux aux premières morsures de l’amour. Encore un homme à la mer ! Encore une dupe qui confiera béatement son bonheur aux griffes de la « bien-aimée » ! Encore un qui ne s’éveillera de son rêve que lorsque les ongles pointus et durs de « l’Élue » se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur ! Encore un pantin que l’on fera rire ou pleurer selon la fantaisie de l’heure et « pour s’amuser » !… Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte et lourd, qui s’amourachait de cette fine et cruelle idole d’ivoire, semblait livré d’avance au bourreau.
Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable cette idée saugrenue est-elle allée se nicher dans la cervelle de ce barbare ? Ne pouvait-il pas s’éprendre tout simplement d’une robuste sampanière aux reins solides et aux bras musclés, qui se fût accommodée du premier venu pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle ? Espèce d’homme des forêts mal dégrossi, moitié faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail et poilu des jambes, doté d’un tronc à peine équarri, d’une tête trop large et embroussaillée où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il de séduire la rusée Maÿ ?… Et celle-ci, malgré ses allures de fillette bien sage, n’a-t-elle point choisi déjà quelque boy qui l’aura éblouie avec ses chemises à plastron, ses cols à boutons de nacre, son faux chignon luisant de pommade ? Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point le mari européen dont elle partagera le splendide lit à moustiquaire immaculée, qui lui donnera des piastres, des colliers d’or repoussé au poinçon, des bracelets, des bagues, des souliers brodés, le mari qui sera épris de son corps safrané et qu’elle trompera avec son cuisinier ?… Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Désabusé d’un coup par un refus net, le pauvre Hiên souffrirait un mois ou deux, puis oublierait et tout serait dit.
Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose au brave sergent Cang.
— Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain matin ?
— Non, vénérable Aïeul…
— Eh bien, demain matin je demanderai au sergent Cang s’il consent à te donner sa fille. Nous verrons bien ce qu’il dira… Et puis, tu viendras chez moi chaque fois que tu le désireras… Maintenant lève-toi et retourne au camp : l’appel va sonner.
— Cái áo vàng : veston kaki, disent les caporaux.
— Cái áo vàng : veston kaki, répètent, tout d’une voix, les escouades rangées en cercle autour de leurs chefs.
Les sergents vont et viennent entre les groupes qui s’échelonnent le long du mur blanc de la grande case où des dessinateurs ingénieux ont peint au coaltar des silhouettes agenouillées et couchées.
La « classe supérieure », les intellectuels, assemblés devant un tableau noir reçoivent d’un sous-officier les premières notions d’écriture française et de quôc-ngù[7]. Aux classes moyennes on enseigne de courtes phrases très usuelles et d’où les professeurs annamites éliminent tout ornement superflu :
[7] Prononciation figurée de la langue annamite.
— Toi y en a faire quoi dans village toi ?
— Moi y en a faire rizière[8].
[8] « Je cultive des rizières ».
La petite classe enfin, qui réunit tous les hommes de recrue, en est encore à l’étude aride des mots indispensables : « Cái áo vàng, veston kaki… » On a mis dans un coin, au bout de la case, sous la véranda, trois ou quatre retardataires, pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent mélancoliquement les mêmes mots de français depuis un mois, résignés et abrutis. Hiên est de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.
Hier pourtant il avait paru se dégourdir, avait même ravi le sergent Cang en lui redisant sans broncher deux ou trois termes répétés la veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu à sa stupidité coutumière et, ce qui est pire, il a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il pense à la démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents claquent et ses mains dansent comme s’il avait la fièvre.
Toute la nuit, il s’est agité ainsi ; toute la nuit, il a écouté, anxieux et palpitant, les appels des sentinelles, les craquements secs des cosses de flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement régulier des vers perçant le bois des stores, les battements sourds du gong martelant ses tempes moites ; il a entendu les clameurs de rage et les plaintes des vagues broyées brutalement par les rochers ; il s’est agacé, jusqu’à la colère, des aboiements des chiens errants et des ronflements des dormeurs, ses voisins.
Le sergent Cang consentira-t-il ? Question ridicule ! Peut-on, en toute justice, espérer que le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un être aussi grotesque, aussi bizarrement bâti, aussi maladroit que Hiên ?
Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question angoissante, n’attendant rien de bon de la réponse, mais conservant, malgré tout, au fond de son cœur en détresse, un reste de doute favorable, à cause de l’Aïeul tout-puissant.
A cette heure même, il pèse le pour et le contre et ne prête nulle attention au cours de français. Cependant, les yeux vagues, il mâchonne comme ses camarades, la leçon du jour :
— Nút áo : bouton… Nút áo : bouton…
De sa place, protégé par un massif d’hibiscus, il distingue très bien l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute la lumière crue du soleil déjà haut et fuit l’atmosphère épaisse des vérandas où se pressent les tirailleurs, s’est installé sous un lilas du Japon et fume des cigarettes. A travers les feuilles menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique blanche et son casque où scintille l’ancre de cuivre. L’ombre fraîche du lilas, le cristal azuré du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon des fleurs épanouies en grappes sur les faux-cotonniers aux troncs comme peints à l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source de gaieté légère et intarissable dans son âme éprise de clarté.
Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute celui-ci narre-t-il une histoire plaisante, car le rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les moineaux qui pépient dans les chevrons du toit et navrant le digne Pietro à qui l’hilarité « dans le service » paraît un manque de tenue. Pour l’adjudant, une seule attitude convient au chef qui veut être respecté de ses inférieurs et leur inspirer une soumission de tous les instants : la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire part à son chef de son opinion dans la matière, de laisser même entrevoir sur sa face le moindre indice de désapprobation ; le lieutenant lui a tenu ce matin un discours d’une modération extrême, mais singulièrement précis. La conclusion en était que des tirailleurs, mécontents des méthodes d’instruction chères à l’adjudant (bien que réprouvées par les règlements en vigueur), s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos dorénavant et dangereux de recourir aux arguments frappants. En vain Pietro avait-il mis ses violences sur le compte d’une irritation dont toute la responsabilité incombait à ces « méchants petits tirailleurs » : on lui avait simplement fait comprendre que cette prétendue irritation ne se traduirait nullement par des coups de trique si, au lieu de ces méchants tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine, l’adjudant avait affaire à des troupiers coloniaux aux poings solidement taillés.
Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément, par la clairvoyance de l’Aïeul, s’ouvrait une ère difficile, et il remisa la matraque, pour des jours meilleurs, dans un coin de sa chambre.
Les mains croisées derrière le dos, il marche à pas comptés sous la véranda de la grande case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux. L’hésitation n’est pas permise : il convient de sourire comme souriaient les martyrs dans l’arène ; et la face de Pietro s’embellit d’un sourire hargneux de bouledogue.
Hiên rabâche machinalement :
— Nút áo : bouton… Nút áo : bouton…
Que fait donc l’Aïeul ? Aurait-il oublié sa promesse ? Sa cigarette s’éteint ; il la jette et en allume une autre ; le sous-lieutenant entame une deuxième histoire et les voici tous deux qui rient aux larmes.
Nút áo ! nút áo !… Quel mot français correspond à nút áo ?…
Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve matrimonial, a tout à fait perdu de vue l’équivalent de ce mot important ; pour comble de malchance, ses compagnons viennent justement de passer à l’étude d’un mot nouveau, et pas un seul ne serait capable de renseigner Hiên sur la traduction française de nút áo, car ils l’ont tous parfaitement oubliée. Et le sergent Cang tempête :
— Comment traduis-tu nút áo ? Réponds, animal ! Ah !… tu as oublié !… Voilà dix jours que je te le répète, triple et quadruple imbécile !
Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments l’élève infortuné qui aspire, en cet instant même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule du sergent et lui dit :
— Viens avec moi dans ta case. J’ai à te parler.
Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant le jarret, la conscience troublée, car il ne doute point que son discours véhément ne lui soit reproché, et le brave homme, tourmentant sa barbiche blanche, fait le dénombrement de ses peccadilles récentes.
Accroupie près d’un fourneau de terre cuite, devant sa petite maison de torchis, Thi-Baÿ préparait le repas de ses pensionnaires ; autour d’elle, sur l’aire battue et soigneusement balayée, un coq menait son harem de poules à la chasse d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à l’échine arquée et au ventre pendant baignait son groin dans une jarre d’eau sale, une oie dormait au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec enfoui sous une aile.
La vieille ménagère se précipita vers le visiteur de marque, inclina devant lui sa face ridée et grimaçante et joignit les deux poings sous son menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait les usages et savait quels honneurs il faut rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il n’eut garde d’y manquer :
— Bonjour, ma mère !… Où est Maÿ ?
— Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul ! répondit la vieille femme, satisfaite de l’appellation flatteuse. Veux-tu que je la fasse venir ?
— Non ! non ! Laisse-la au bord de la mer.
Maÿ est en effet de l’autre côté de la route, assise sur un rocher tapissé d’algues ; sa tunique violette traîne dans le sable et l’écume baigne ses talons nus. Sa figure dorée et brune se détache merveilleusement sur l’azur pâle de la baie…
Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût ; mais qui devinerait quels abîmes de perversion et de cruauté recèle ce petit front uni et poli ?
Derrière la montagne débouche un paquebot tout blanc, empanaché de fumée noire, qui se déplace devant les palétuviers lointains comme devant la toile de fond d’un théâtre ; agrippé au flanc de l’énorme coque, le canot du pilote s’abandonne aux caprices de la houle et les chapeaux coniques des rameurs dansent follement, tantôt lancés au niveau des hublots sombres, tantôt avalés par les vagues.
Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé une natte neuve, et l’Aïeul s’assit. Cang lui présenta un plateau en bois de fer, incrusté de nacre, sur lequel trônait, parmi des tasses minuscules, une théière en terre rouge de Cây-Mây. L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en échange une cigarette au sergent prodigieusement flatté, puis le convia d’un geste à prendre place sur la natte ; cependant la maîtresse de maison s’affalait dans un angle de la pièce, sous une banderole de papier jaunâtre où souriait un génie tutélaire, rose et joufflu.
Tout d’abord et pour se conformer aux rites immuables du protocole annamite, l’Aïeul s’abstint de traiter de l’objet de sa visite et ses hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande impolie à ce propos. Il loua la saveur du thé brûlant, but une deuxième tasse, et continua de disserter pendant un quart d’heure sur une foule de questions singulièrement intéressantes, telles que le cours du paddy[9], le prix des jeunes poulets, la rareté des ananas sur le marché.
[9] Riz non décortiqué.
Promenant un regard satisfait autour de lui, il proclama que la maîtresse de céans avait su faire de son intérieur un vrai palais, et par l’arrangement judicieux des lits de camp, des nattes, de l’autel des ancêtres, et par le choix habile des peintures religieuses qui décoraient les murs.
— Ta maison est bien plus belle, vénérable Aïeul ! protesta Thi-Baÿ, en jetant un coup d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau où refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.
— Mais non ! mais non ! déclara l’Aïeul avec chaleur ; il y a chez moi beaucoup de meubles, beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures, mais tout cela est arrangé sans goût et sans art… Tu es une maîtresse femme : heureuse la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère, heureux l’époux à qui tu destines cette fille… car elle ne peut qu’hériter de toi ces qualités uniques par quoi tu excelles entre toutes les femmes !
Par de telles paroles il se conciliait les bonnes grâces de Thi-Baÿ en même temps qu’elles lui fournissaient une transition excellente, encore que d’allure vraiment biblique, et soudain il entra dans le vif de son sujet :
— Maÿ est en âge de se marier ; les épouseurs ne vont pas tarder à vous rebattre les oreilles de propositions toutes plus mirifiques les unes que les autres. Si vous hésitez trop longtemps votre fille saura bien dénicher un garçon qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière et lui parlera de trop près sur un talus ; quelque boy qui filera sur Saïgon, aussitôt après… Et Maÿ sera bien avancée quand les femmes la montreront du doigt au marché ; et toi aussi, Thi-Baÿ, quand tu seras grand’mère d’un bâtard !
— C’est exact ! c’est bien exact ! répétèrent le vieux sergent et sa femme, celle-ci se grattant la joue avec embarras, l’autre lissant sa barbiche d’un air méditatif.
Où voulait en venir l’Aïeul ?…
Il reprenait son discours :
— Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin d’éviter aussi toute querelle regrettable entre soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus tôt possible à quelque tirailleur robuste qui lui donnera de l’amour autant qu’elle en désirera et à vous de beaux petits-enfants. Et, justement, hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section, Cang, m’a prié de vous demander si vous l’accepteriez comme gendre.
Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit. Guère encourageant, l’effet produit : les deux époux se regardent avec des yeux ronds de saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait quelque peine à lire une joie débordante. Certainement le candidat offert par l’Aïeul n’est point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment, en dépit de l’exorde insinuant et flatteur, ils étaient mal préparés à cette secousse.
Cang tortille sa barbiche plus furieusement que jamais, ouvre la bouche, la referme et enfin se décide :
— Hiên, dit-il, Hiên n’est pas… très intelligent.
— Et il est si laid ! ajoute Thi-Baÿ en qui se trahissent déjà les instincts combatifs de la belle-mère.
— C’est vrai, concède l’Aïeul ; il n’est pas beau, mais enfin ce n’est pas un monstre ; il est râblé et musclé, et telle fillette qui, le soir des noces, repoussera du pied et du poing son vilain mari pleurera le lendemain matin pour le garder auprès d’elle… Voyons, vieux Cang, tu dois connaître les femmes, toi : ai-je tort ou raison ?
— Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as raison. Fût-il dix fois plus laid encore, j’accepterais le gendre que tu m’offres ; mais celui-là est complètement fou.
— Il n’est pas fou : il n’est pas comme toi et moi, voilà tout ! Il m’a raconté son enfance : ses parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont raillé et battu ; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades ; il a vécu tout seul, pendant des années, avec les animaux et les arbres… Il devient tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié sa simplicité d’esprit, les uns le tournent en dérision, d’autres l’injurient et d’autres le frappent ; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller de sa longue enfance il reste dans ses ténèbres, et c’est ainsi qu’on le croit fou… Il n’est pas fou : il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos gestes, de notre vie, il ne sait rien ; chaque fois qu’il a fait effort pour sortir de son trou sombre, il s’est trouvé quelqu’un pour l’y rejeter d’un mot cruel ou d’un coup de pied… Je lui enseignerai la vie : il saura qu’un homme en vaut un autre ; il répondra aux injures par les injures, aux coups de poing par les coups de poing. Il connaîtra, quelque jour, que la valeur des gens se mesure à l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; il verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de l’humanité n’est qu’un ruisseau ; une fois apprise la douzaine de grimaces indispensables à notre existence quotidienne, il sera un homme comme toi et moi. Quand il placera en trois temps son mousqueton dans son bras droit, quand il articulera nettement, en bon français, son numéro matricule et le nom de son village, quand il distribuera des œillades aux filles et des gifles aux mauvais plaisants, qui donc s’avisera encore de juger qu’il est fou ?… Mon vieux Cang, ma vieille mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler de ma démarche à personne, pas même à Maÿ. Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque j’aurai fait de Hiên un homme raisonnable… Donnez-moi encore une tasse de thé !
L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ avaient reconnu sa voix et, résignés à l’attente, s’étaient assis contre la barrière du jardin ; et plus d’un jetait de temps à autre un regard navré vers le fourneau éteint où refroidissaient les sauces succulentes. Au départ du lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et le saluèrent, ébahis de son air préoccupé.
Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent, dont les sourcils restèrent fâcheusement froncés tant que dura le lamentable repas.
— Alors, demanda Hiên pour la deuxième fois, dans quelques mois je serai comme tout le monde ?
Il est agenouillé contre la chaise de rotin où l’Aïeul fume sa pipe en considérant les flancs de la montagne ensanglantés par le soleil couchant. Les perspectives enchanteresses que son lieutenant lui a fait entrevoir ont consolé de son échec le prétendant repoussé ; il se délecte à les contempler d’un œil ébloui et sa main étendue sur l’accoudoir de la chaise néglige d’agiter l’éventail japonais.
— Tu seras comme tout le monde, ni plus ni moins fou. Tu n’as qu’à regarder vivre les autres hommes, à les écouter vivre et tu seras pareil à eux. Et qui sait ? Peut-être Maÿ elle-même viendra-t-elle te prendre par la main ! Tu auras appris à dire les mots convenables, à faire les gestes convenables ; le tout est de parler et de gesticuler au moment convenable ; jamais femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir son heure.
Hiên écoute, bouche bée ; un univers s’ouvre devant lui. L’incendie du soleil couchant a gagné le ciel tout entier ; les lentilles de verre du Phare flamboient ; les crêtes empanachées de bambou semblent tracées à l’encre de Chine sur un écran de pourpre.
Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré la brise chargée d’odeurs qui fait frissonner les citronniers, malgré les notes égrenées par les gongs des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent. Il regrette sa promesse : il voudrait que le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse inconscience, qu’il continuât à passer, paisible et ignorant, au milieu des ignominies et des haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre…
Mais déjà il n’est plus temps : Hiên le Maboul vivra. Il vivra et il souffrira ; ses illusions crèveront l’une après l’autre comme des bulles de savon. Il vivra enfin « comme tout le monde ».
Fatigué de marcher de long en large devant la maisonnette en ruine dont on lui avait confié la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya délicatement la crosse de son mousqueton dans la poussière et joignit les mains sur la croisière de la courte baïonnette plate. Tout autour de lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés ou étendus derrière une levée de terre, guettaient à travers les trous de la haie la venue de leurs camarades qui figuraient l’ennemi.
Dans la rizière jaune quadrillée de talus verts, des buffles pataugeaient et leurs cornes noires, rejetées vers le garrot, émergeaient seules de la vase.
Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers, le soleil se levait, globe écarlate encore enveloppé de brume matinale, et tout était doré, les palmes retombantes, les fûts rigides et lisses des aréquiers, les colonnes penchées et rugueuses des cocotiers, les joncs et les roseaux des talus, les crabiers tournoyant lourdement sur les mares vides, les merles-mandarins juchés sur les dos gris des buffles, les mousquetons des tirailleurs.
Seule la forêt qui fermait l’horizon était encore noyée d’ombre violette et silencieuse, car aux cigales et aux perruches il faut, pour leurs concerts étourdissants, la pleine lumière et la pleine chaleur de l’après-midi. La route de Baria déroulait le long de la rizière son ruban rouge bordé de manguiers glauques. Dans le feuillage déteint des niao-li se détachaient les croix noires du cimetière ; plus près, la maison de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses vérandas roses.
Hiên replaça le mousqueton sur son épaule et recommença sa promenade, glorieux de sa mission spéciale et ne soupçonnant point que le lieutenant avait simplement voulu le soustraire à l’émotion des coups de feu qui allaient éclater tout à l’heure.
Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul a fait pour obtenir la main de Maÿ une tentative malheureuse. Depuis un mois, il apprend à vivre. Sous l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui le protège contre les violences et les sarcasmes, il a pris peu à peu confiance en lui-même et essaie de se persuader qu’il n’est point si différent d’autrui qu’il avait pu le croire.
Des instructeurs patients ont insinué peu à peu dans ses articulations raides et rouillées, dans son cerveau engourdi, quelques secrets de « l’École du Soldat » et des bribes de théories. Sans doute, sa science nouvelle est bien fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler comme un château de cartes ; mais l’Aïeul est là qui veille, et nul n’osera toucher à son œuvre.
Pietro n’est plus à redouter : cinq semaines d’amabilité forcée et de bienveillance imposée l’ont persuadé de sa déchéance ; à présent, promenant parmi ses anciens esclaves son sourire amer, il se convainc aisément qu’ils n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant cette constatation douloureuse, il multiplie les courbettes et fait le gros dos.
Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên suit et retient avec une facilité surprenante les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il complète les enseignements de la journée en causant avec l’Aïeul à deux galons. Il l’évente, lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule des cigarettes et l’écoute parler ; il grave dans sa mémoire chacune des paroles entendues, et chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont il s’ébahit : il découvre la vie.
En même temps, son amour pour Maÿ a crû ; l’Aïeul n’a rien voulu tenter pour l’en guérir et se contente de hausser les épaules avec pitié. Amour tout platonique, juge-t-il, et dont le meilleur remède sera la possession physique et habituelle de l’idole. En attendant de connaître que Maÿ ne pourra lui donner ni plus ni moins que n’importe quelle autre femme, Hiên continue de la placer sur un piédestal et d’avoir pour elle la vénération idiote que témoignent les nègres du Congo aux fétiches ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de leurs cases. Cette petite fille aux yeux froids, aux lèvres rouges et dédaigneuses, le fascine et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que lui ont suggérée les discours de l’Aïeul et, comme aux premières heures, il se sent « maboul ». Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre ou, ce qui le paralyse plus sûrement encore, prête à se moquer. Il faudra bien pourtant, quelque jour, lui confier son pauvre amour. A cette pensée, Hiên le Maboul sent la sueur inonder son front, qu’il essuie avec sa manche.
Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques autour de la lisière obscure s’évanouirent, balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes étincelèrent entre les taillis ; une patrouille montra ses quatre salaccos laqués au-dessus du fossé de la route et disparut aux premiers coups de fusil tirés de la maisonnette en ruine.
Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts crispés sur la crosse du mousqueton : qu’allait-il arriver ? Pourquoi la section du sergent Cang fusillait-elle les camarades des trois autres sections ?… Oui, pourquoi ?… Pourquoi surtout l’Aïeul omit-il de révéler au pauvre Maboul les mystères du service en campagne à double action et des cartouches à blanc ?
Rasés contre le talus, les quatre salaccos reprenaient leur course le long de la route ; une autre patrouille filait entre les buissons de la dune, effarouchant les crabiers criards et faisant fuir dans le feuillage léger des bambous un vol de tourterelles et de pigeons verts. La lisière du bois se hérissait de mousquetons brillant entre les herbes et crachant de minuscules fumées blanches ; toute la rizière s’emplissait du bruit de la fusillade crépitante. De petits groupes surgirent des taillis, les jugulaires rouges volant sur les vestons kaki, et se blottirent derrière les lignes de roseaux. D’autres les suivirent ; d’autres encore, et les petites fumées devinrent plus distinctes ; d’abri en abri, elles avancèrent ainsi par bonds, avec un tumulte grandissant de détonations, de commandements et de cliquetis de culasses.
Les coups de fusil cessèrent soudain ; les baïonnettes jaillirent des fourreaux ; la ligne entière se dressa derrière les talus depuis la dune jusqu’à la route et se jeta vers la haie, au chant précipité des clairons, avec des rugissements de vague déferlant sur la grève. Devant elle les croupes grises et pelées des buffles fuyaient au hasard.
Une minute après, vainqueurs et vaincus, suants, boueux, s’alignaient sagement sous l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait un homme. Pietro compta les files, les recompta : il manquait un homme… Pietro alla porter la nouvelle grave à l’Aïeul : Hiên avait disparu… De grands éclats de rire interrompirent son discours : un caporal ramenait le fugitif couvert de toiles d’araignées. Piteux, le piètre soldat expliqua que, lors de la charge, la fusillade et les hurlements l’avaient épouvanté au point de lui faire perdre la tête : soupçonnant que ces gaillards qui accouraient, la face terrible et la baïonnette haute, nourrissaient à son égard les projets les plus noirs, il s’était réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est là qu’on l’avait trouvé, tapi au milieu des plâtras et des nids de termites, les deux mains sur les oreilles.
— Pourquoi as-tu quitté le poste que je t’avais confié ? interrogea l’Aïeul.
— J’avais peur, Aïeul, j’avais peur… Je ne savais pas que l’on se battait pour rire. Personne ne me l’avait dit.
C’était vrai, en somme : on avait oublié de renseigner Hiên, et l’Aïeul reconnut, à part lui, que tous les torts étaient de son côté.
La compagnie défila derrière les clairons, qui chantaient à pleins poumons.
A l’heure des cigarettes et des chiques de bétel, Phuc, le guitariste, eut une inspiration regrettable : il entreprit le malheureux Hiên sur l’événement du matin, et cela en présence de Maÿ.
— Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable guerrier qui lutte à la manière des lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient l’ennemi ?… Des gens, mal informés sans aucun doute, m’ont affirmé qu’il se nommait comme toi Phâm-vân-Hiên : coïncidence curieuse, hein ?… D’autres, et ceux-là mentaient à coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il avait avec toi une ressemblance prodigieuse : même figure osseuse, mêmes yeux en boules, même bouche baveuse…
Hiên le Maboul tourna la tête : Maÿ abaissait ses paupières bombées et pinçait ses lèvres. Mais elle ne riait pas : elle n’avait pas entendu, probablement.
— Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi !
Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi le railleur de cesser le jeu cruel. L’autre poursuivit, impitoyable :
— On dit encore que ce héros avait le même numéro matricule que toi…
Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile rouge, s’étalaient les chiffres noirs, il ajouta triomphalement :
— Et, ma foi, on n’a pas tort !… C’est donc toi, le guerrier intrépide, le héros qui se tapit dans la poussière, le lièvre valeureux ?
Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant secoua sa poitrine sous la tunique de soie, fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement sa bouche ; ses yeux convulsés par la joie mauvaise eurent un regard méprisant et ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un moment, éprouva l’envie lâche de rire, lui aussi… Hier, il l’eût fait ; mais aujourd’hui les leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience et un honneur de civilisé…
Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées, en face de l’insulteur qui osait le bafouer devant son aimée :
— Tais-toi ! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire !
— Oh ! oh ! le lièvre sort de son trou ! ricana Phuc.
Un effroyable coup de poing s’abattit sur le visage du joli guitariste : les narines ensanglantées, les lèvres saignantes, il s’écroula sur la terre battue et roula jusqu’à la route. Il se releva, fou de colère, hurlant des injures d’une voix enrouée et tous deux s’empoignèrent furieusement.
Ce fut une magnifique bataille. Phuc était petit, souple comme une vipère, et la rage centuplait sa vigueur de gymnaste ; mais Hiên avait la force effroyable d’un gorille, dont il avait aussi les longs membres noueux et velus. Deux fois son adversaire, glissant et se tordant, réussit à éviter l’étreinte terrible des larges mains, mais une troisième tentative échoua lamentablement. Saisi par la nuque et par le fond de son pantalon, il se sentit balancé une seconde, au-dessus de la route poussiéreuse et fut jeté soudain par delà la levée de pierres sèches dans le sable : il s’abîma dans l’écume et les algues, avec un bruit sourd.
Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de lueurs singulières. Elle avait assisté à tout le combat avec une sorte de joie féroce ; tandis qu’elle appuyait ses deux mains contre son cœur palpitant, elle souhaitait obscurément que l’un des deux combattants fût tué devant elle. Hiên le Maboul, brandissant à bras tendus le misérable Phuc, lui parut superbe : une beauté farouche illuminait la figure maigre aux pommettes saillantes ; les yeux agrandis par la fureur lançaient des éclairs. Un instant Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul. Mais Hiên rajustait son turban et ne remarqua rien ; eût-il compris, d’ailleurs ?
Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le fond de sa culotte ce mauvais plaisant de Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de pierres sèches, il était loin de se douter que son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il en est ainsi pourtant : les railleurs sont fixés désormais sur la ligne de conduite à suivre, et si quelqu’un songeait encore à décocher quelque quolibet à l’ancien souffre-douleur, la vue des grosses mains dures et poilues et le souvenir du traitement qu’elles infligèrent au loustic imprudent suffiraient à le détourner de son projet. Les bourreaux de Hiên ont tous désarmé : Pietro, par crainte de l’Aïeul, et les autres, par crainte des poings rocailleux.
Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain pour l’amoureux tremblant se soit atténué ; mais elle éprouve à son endroit cette curiosité malsaine et irrésistible qui pousse beaucoup de femmes vers la force brutale. Il n’est plus pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule esclave qui balbutie des mots incohérents, le balourd aux mains frissonnantes : elle ne voit plus en lui que le lutteur qui précipita dans le sable de la plage le misérable Phuc, le glorieux lutteur dont les muscles se gonflaient, dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur du combat. Sa chair, qui a frémi pendant que les deux hommes étaient aux prises, s’émeut encore à l’image de la bataille et du vainqueur.
De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien deviné ; il sait seulement que les regards de son idole ont parfois pour lui des douceurs inespérées ; il sait que Maÿ s’efforce de le moins rudoyer, et il se figure, incurable nigaud, qu’il a désarmé son hostilité à force de soumission aveugle et d’humble dévouement.
L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée dans les yeux de la fillette ; il est fixé sur la nature toute matérielle du feu interne d’où cette flamme a jailli et dès maintenant se croit assuré de la marche future des événements. Quelque jour, un fossé prêtera son talus complaisant à l’amoureux transi et à la poupée incandescente… Hiên le Maboul confiera son secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au vieux Cang et l’on mariera sans tarder les deux coupables… N’est-ce point là ce que rêve Hiên, après tout ?… Et ils auront beaucoup d’enfants et ils seront très heureux : conclusion toute naturelle et morale d’un acte naturel et nullement immoral, dans ce pays où fleurit le mariage libre, où la virginité ne constitue point pour les jeunes filles une dot indispensable…
En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel et la noix d’arec, Hiên nage dans la béatitude : l’amour est entré dans sa vie et il découvre que la vie est un paradis terrestre. Cependant il continue de s’instruire, et, n’étant plus troublé par les brimades et les rebuffades, il fait des progrès foudroyants.
En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice continuait à représenter pour Hiên la tâche la plus ingrate qui pût lui être imposée ; il continuait à préférer sans conteste aux mouvements compliqués et multiples du maniement d’armes les efforts pénibles mais familiers de la corvée.
Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait plus à la traverse de sa félicité.
Un matin, en présence des quatre sections formées en carré, le sergent-major proclama qu’après le réveil de la sieste la solde mensuelle des tirailleurs leur serait payée par le capitaine selon l’usage établi, et que, l’opération terminée, il leur serait fait part de modifications très importantes au tableau de service.
A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans l’allée de flamboyants, tandis que se massait devant la porte du camp la foule des créanciers, toujours avertie de cette cérémonie intéressante. Sous la véranda de la grande case étaient disposées des tables drapées de couvertures grises, sur lesquelles scintillaient les piles de sapèques, de piastres, de sous neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine flanqué de ses comptables et de ses officiers.
Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous ses moustaches dorées, souriait au soleil épandu sur le camp, aux clochettes pourpres des hibiscus, à la fumée bleue de son cigare, et les braves petits bonshommes, accroupis sous les flamboyants, souriaient à la pensée joyeuse de leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la véranda et l’âme illuminée de toute la lumière extérieure, il fumait paisiblement et causait avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa gaieté gagnait et qui riaient aussi.
La séance commença : un par un, les sergents, puis les caporaux, puis les tirailleurs s’approchèrent des tables, empochèrent leur mince tas de piastres, de piécettes, de sous et de sapèques. Ils saluaient, faisaient demi-tour et s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient les dettes du mois. Le règlement de comptes n’allait pas sans criailleries et sans querelles. Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes soupes au vermicelle ou grignoté de délicieux caramels aux amandes avait une tendance déplorable à reprocher aux vendeuses d’avoir allongé sa note et n’extrayait qu’à regret de sa poche les écus si péniblement gagnés. Tout le long de la palissade s’échangeaient des protestations larmoyantes et des injures.
Mais cela ne dura pas : le paiement de la solde touchait à sa fin ; les rangs se reformèrent sous les flamboyants, et tout le monde fit silence, dans l’attente des nouveautés promises.
L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main sur la table, annonça que lui, lieutenant, prenait à dater de ce jour le commandement de la compagnie, le capitaine ayant achevé ses deux ans de Cochinchine et devant s’embarquer, avant la fin de la semaine, à Saïgon ; le sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques et partait pour Biên-Hoa, où l’on constituait de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se trouvait rester seul officier à la compagnie, mais il comptait sur la bonne volonté de tous et sur leur dévouement pour ne point succomber sous le fardeau pesant de ses multiples attributions.
Les figures ouvertes et réjouies des gradés européens, les larges sourires des tirailleurs lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le petit fourrier lut avec volubilité un considérable document auquel les Français ne comprirent pas grand’chose, et les indigènes encore moins. De la traduction hachée et filandreuse qu’en fit le sergent Cang la lumière ne jaillit pas davantage.
L’Aïeul donna quelques éclaircissements : le gouvernement de l’Indo-Chine, persuadé de l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques, avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs d’une compagnie à un bataillon ; le camp destiné à loger tout ce renfort serait construit dans le terrain vague dit de « la maison Lacourse », où se faisaient habituellement les exercices de service en campagne. Les tirailleurs de la compagnie déjà présente au Cap seraient chargés de cette construction. En conséquence, le « tableau de service » était suspendu, l’exercice et les théories supprimés, et tous les jours de la semaine, à l’exception du dimanche, consacrés aux travaux.
Un murmure de joie courut dans les rangs et, sous l’œil navré de l’adjudant Pietro, Hiên le Maboul frotta vigoureusement ses mains l’une contre l’autre.
Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait des groupes : les bûcherons, qui couperaient dans la forêt les arbres les plus droits et d’essence convenable ; les charpentiers, qui débiteraient ces troncs en madriers et en chevrons ; les maçons, qui dalleraient le sol des cases ; les manœuvres, qui piétineraient la boue et la paille de riz pour en faire du torchis, garniraient de ce torchis le clayonnage des murs et les plafonds, attacheraient les faisceaux de paille sur les toits ; les terrassiers, enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes spéciales mais dotés de bras musclés ; à ceux-là incomberait la tâche de pousser les wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux et fossés. Parmi eux fut Hiên, à qui échut en partage le wagonnet no 4, de moitié avec son voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes fut placé sous la direction d’un sergent français, secondé d’un sergent indigène et de caporaux. L’Aïeul se réservait la surveillance générale des travaux, dont il avait dessiné les plans. Quant à Pietro, dont les hautes capacités se trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission de veiller au maintien de la discipline sur les chantiers, mais sans avoir à s’immiscer dans le détail des constructions.
Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers, en fit l’appel, les avertit de leurs fonctions nouvelles. Ce fut un moment de tapage étourdissant, de numéros matricules vociférés à plein gosier auxquels répondaient des « Présent ! » non moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre se rétablirent, et, dans le silence profond qui suivit, le sergent Cang annonça que l’Aïeul, en l’honneur de sa prise du commandement, offrait à chaque escouade une bouteille de choum-choum[10], et les rangs furent enfin rompus, avec des cris et des gambades folles.
[10] Alcool de riz.
Sur la terre battue, devant la maison de Cang, Hiên le Maboul et Maÿ sont assis côte à côte ; la nuit tombante résonne du bruissement de l’écume sur le gravier de la plage, résonne aussi des chants des tirailleurs, un peu ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon ; à quoi pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés par le soleil couchant ? A quoi pense-t-elle, tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue de toute petite fille, une romance séculaire et mélancolique ?
L’amoureux, que ragaillardissent l’événement du jour et la gorgée d’alcool qu’il vient d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur une allégresse inusitée, et, subitement, il lui vient une idée géniale : pourquoi n’offrirait-il pas à la fillette de goûter à son choum-choum ? Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le bol de faïence aux doigts :
— Sœur aînée, veux-tu boire du choum-choum que l’Aïeul m’a donné ?
La chanteuse s’arrête court : est-ce bien Hiên le rustre, Hiên le balourd, Hiên le Maboul, qui lui adresse cette proposition galante ? On lui a changé son sauvage !
— Je veux bien en boire un peu !
— Je vais chercher une autre tasse, réplique Hiên, émerveillé de son succès.
— Mais non ! mais non ! Je boirai dans ton bol… Ne te trémousse pas ainsi : tu vas tacher ma tunique.
Elle boit à petits coups et sourit, tout de suite échauffée et rose.
Elle a souri ! elle a souri ! Elle a fait cette aumône imprévue au pauvre honteux qui n’osait point tendre la main ! Il n’en croit pas ses yeux et il rit aussi, il rit bêtement… Imbécile, qui ne sait point que l’heure fuit et qu’avec elle s’envole l’occasion unique !
Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus et reprend sa petite chanson triste, et Hiên le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche ouverte et les bras ballants.
Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé et respira bruyamment ; la sueur ruisselait sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les côtes, trempait son pantalon de toile retroussé jusqu’au genou. Autour de lui s’élargissait la tranchée creusée dans la dune ; des tirailleurs à demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées de terre dans des wagonnets rouges ornés de numéros peints au coaltar. Le noir et barbu Castel, campé sur la marge du fossé, encourageait les travailleurs de sa grosse voix pacifique. Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient des brises salées, où le soleil déjà haut dardait des rayons obliques, transmuant chaque grain de sable en un diamant ; nul refuge que l’ombre maigre de quelques aréquiers déplumés échappés au coupe-coupe et à la hache.
— Hiên !… Nho !… appela un caporal.
Hiên bondit sur ses pieds ; il s’accrocha des deux mains au bord droit de la benne ; Nho saisit le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent le wagonnet pesant sur les minces rails qui geignirent. A la sortie de la tranchée, la voie changeait de direction ; le wagonnet accéléra sa course ; les rails chantèrent plus âprement ; les essieux mal graissés grincèrent, la lourde caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa, oscilla de nouveau et finalement reprit son aplomb. La voie filait tout droit, désormais, à travers la rizière, jusqu’aux chantiers.
Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans lâcher la plaque peinte au minium et décocha une ruade amicale à son compère ; Hiên lui répondit par une bourrade sans méchanceté : ils se regardèrent et rirent de leur plaisanterie inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine. Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient, martelant de leurs pieds nus les traverses de fer.
Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint un galop insensé ; ils passèrent comme une trombe devant un sergent qui hurla des injures indistinctes, devant des gardiens de buffles qui s’esclaffèrent au spectacle de ces deux enragés, congestionnés et suants. Les roues franchissaient avec un gémissement bref les joints craquants, broyaient les cailloux rencontrés. La voie descendait maintenant en pente douce. Hiên et Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire voiturer sans effort et tirant la langue aux gens des wagonnets vides qui remontaient.
Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus de l’ancienne rizière les carcasses de ses cases inachevées et les toits de paille de ses ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec fierté, comme si l’œuvre de l’Aïeul eût été la sienne.
L’œuvre prospérait : le remblai de sable fauve gagnait à vue d’œil, comblait petit à petit la plaine boueuse et plantée de joncs où grouillaient encore les serpents d’eau et les scorpions ; sur le sol neuf s’agitait la fourmilière des travailleurs affairés et criards : terrassiers renversant dans la mare les wagonnets de sable, remorquant des brouettes chantantes et vermoulues, traçant à la pioche les contours des futurs fossés ; scieurs de long débitant des planches ; menuisiers penchés sur leurs établis, rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer ; forgerons halant les manivelles des soufflets, cognant à coups de marteau sur l’enclume, transformant des vieux morceaux de fer en outils.
Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes seules étaient achevées, une nuée de couvreurs improvisés groupaient en faisceaux des feuilles de palmier d’eau et les attachaient aux chevrons avec des liens de bambou ; d’autres leur passaient la paille au bout de longues perches ; d’autres, accroupis sur leurs talons, tressaient des claies.
Autour d’une case déjà couverte, les peintres s’escrimaient, badigeonnant de chaux les cloisons de torchis sec et enduisant de coaltar les poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse tournaient dans un trou circulaire, piétinant de la boue et de l’herbe ; deux tirailleurs, installés à califourchon sur les vastes dos, encourageaient leurs montures avec des cris et des coups de rotin sur les oreilles.
Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une procession de fourmis, les bûcherons rentraient de la forêt. Le casque en bataille, un sergent pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait avec ses bras étendus d’incompréhensibles signaux à des porte-mire indociles, et ses jurons faisaient leur partie dans le concert étourdissant des brouettes, des marteaux, des scies, des haches, des rabots.
Debout à l’arrière du wagonnet dévalant la rampe, Hiên le Maboul huma avec délices les odeurs de bois vert et de paille sèche que lui apportait le vent :
— C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec orgueil à son camarade.
Nho répondit avec le même enthousiasme :
— Oui, l’Aïeul est intelligent !
Tous deux promenaient sur les chantiers en ébullition des regards satisfaits. Absorbés dans leur contemplation béate, ils atteignirent sans y songer le moins du monde le bas de la côte et, comme la voie débouchait par un dernier virage dans le camp nouveau, le wagonnet, abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux ; les quatre petites roues quittèrent les rails, la benne renversa sur le talus sa charge de sable et les deux conducteurs négligents, ayant décrit dans l’air deux trajectoires parallèles, furent engloutis par les joncs.
Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie jusqu’aux genoux, barbouillés de vase, braillant et gesticulant. Les pelleteurs et les piocheurs, délaissant leur besogne, s’appuyèrent sur les manches de leurs outils et saluèrent d’un rire formidable l’apparition des deux amphibies noirs de boue et verts d’herbes aquatiques ; puis, cédant aux objurgations furieuses du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer sur les roues le véhicule échoué dans le remblai. Cang fulminait :
— Encore toi, Hiên ! On ne fera jamais rien de toi, imbécile ! Si tu ne sais même pas pousser ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à pétrir du torchis à la place des bœufs.
— Sergent, c’est le wagon qui a déraillé ! crièrent d’une seule voix plaintive les deux victimes.
— Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien ; mais pourquoi a-t-il déraillé ? Parce qu’il est attelé de deux mulets également idiots et également abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles !
Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs jambières et de l’eau bue par leurs habits, et défilèrent, déconfits de leur mésaventure et grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait d’un œil narquois en frisant ses moustaches. Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et poursuivis par les huées de la compagnie entière, une autre équipe les remplaçait déjà derrière leur wagon.
L’Aïeul se remémorait tous les incidents analogues et les déboires plus sérieux et les malchances inouïes qui, aux premiers jours des travaux, avaient ralenti ou compromis le succès du camp nouveau-né. L’emplacement choisi s’était trouvé marécageux et situé en contrebas de la route : il fallait en surhausser le niveau par des apports de terre. Où prendre cette terre ? Les indigènes propriétaires des monticules proches avaient demandé de leurs terrains des prix exorbitants ; à force de négociations ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une dune assez éloignée, mais de dimensions respectables et tout à fait suffisantes, s’était prêté par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison : il louerait sa dune à la compagnie de tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce mamelon aride au niveau des rizières voisines ; il accepterait, en outre, quelques piastres à titre de cadeau… Ainsi les deux parties contractantes bénéficiaient également de l’accord conclu ; une mine inépuisable de terre était acquise au camp pour un prix dérisoire et l’heureux propriétaire y gagnait un agrandissement de ses rizières.
On avait alors commencé de poser la voie et des difficultés imprévues s’étaient déclarées : on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles, de plaques, de raccords ; une fois établi le tracé définitif à travers la plaine, les deux tronçons, parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient à se souder exactement, et l’on avait peiné pendant des heures, à rechercher la solution de ce problème inattendu.
La mise en circulation des wagonnets avait été laborieuse. Les équipes n’étaient pas dressées à leur nouveau travail ; il se produisait des catastrophes à chaque tournant un peu brusque, des essieux se brisaient, des coussinets s’échauffaient. Un buffle avait chargé, un jour, et défoncé un wagonnet. Après maints essais et recherches, pourtant, le rendement s’était quotidiennement amélioré ; il atteignait, à cette heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés de la dune dans le marais.
Et les échafaudages savants balayés par le typhon ! Et les charpentes qui pendant la nuit avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient couchées sur leur terre-plein comme des chevaux fourbus ! Et le service forestier qui se lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient bas ses essences les plus rares ! Et les briques qui n’arrivaient pas ! Et les sampaniers qui réclamaient, avec des sanglots dans la voix, le paiement de leur solde que détenaient les bureaux lointains et peu pressés !…
Toutes ces mésaventures et d’autres encore avaient pris fin. Tout s’était tassé et l’Aïeul avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère, de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces ennuis passés et souriait, tout en regardant les deux camarades qui clopinaient, trempés, boueux et mécontents.
Il songea que, dans ces Annamites, prétendus fourbes et paresseux, il avait trouvé de merveilleux ouvriers, gais, alertes, actifs, dont l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans les minutes de découragement. Il se rappela les pages amères que des écrivains avaient consacrées à cette race perfide, abritée derrière l’éternelle ironie et l’éternel sourire de ses yeux bridés, incapable de dévouement et d’attachement. Il était fixé là-dessus : étaient-ils incapables de dévouement ces petits soldats qui, sur un mot de lui, abattaient, matin et soir, sous le terrible soleil de Cochinchine, une besogne dont nos terrassiers d’Europe n’auraient point voulu, et n’espéraient cependant ni journée de huit heures, ni augmentation de salaire ?
Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne le feraient-ils pas demain, avec le même courage, pour son remplaçant, pourvu que celui-ci fût bon et juste ? Il savait que le mal ne venait point des vaincus, écrasés jadis par leurs mandarins et tout prêts à saluer le Français comme un libérateur ; mais le conquérant n’avait-il pas parfois des crises de brutalité, des caprices invraisemblables de tyran ? Ainsi Pietro, qui, s’il eût suivi l’exemple paternel, eût poussé dans les rues de Bastia ou d’Ajaccio une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire et plaisant, et très « gentilhomme », de bâtonner ces vilains.
Le berger français conduisait ses moutons annamites à coups de matraque et s’étonnait sottement de leur inattention et de leur indifférence polie lorsque, dans un accès de sentimentalité touchante, il les conviait à voir en lui un frère aîné, un père, un confesseur…
L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement sur l’épaule d’un bûcheron qui passait, trottinant, courbé sous un madrier ; et l’autre déposa son madrier sur le remblai et sourit à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.
Blotti sous sa couverture jusqu’au menton, Hiên le Maboul regarde la lumière pâle du jour naissant s’infiltrer à travers les lames du store. Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons du toit, sonne sa fanfare insolente, et les fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés aux buissons de la montagne répondent à son appel ; et les notes pimpantes du clairon, qui éclatent devant la porte, donnent, à leur tour, la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné.
Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la case, traverse au trot la cour sablée où des oies déambulent avec une majesté ridicule ; sans souci du tumulte soulevé par son passage dans les rangs du cortège criard, il se rue vers la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office de lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée, sert d’abreuvoir aux bœufs et aux mulets. D’autres compagnons sont accourus avec lui pour marquer leur place autour de la cuve.
Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau froide leurs visages et tordent et peignent en hâte leurs chevelures trempées ; d’aucuns, d’une civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement leurs cous et leurs bras ; d’autres enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme des vers et comme des vers aussi se tortillant, se font lancer des cuvettes d’eau sur le dos, sur les reins, les cuisses, et des camarades obligeants les frictionnent et les massent. A peine sont-ils rhabillés, de nouveaux arrivants leur succèdent et font les mêmes gestes, échangent les mêmes plaisanteries, poussent les mêmes petits cris de saisissement.
Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên revient vers sa case ; il introduit la clé de cuivre qui pend à sa ceinture dans le cadenas à sonnerie qui interdit aux mains étrangères l’accès de sa caisse noire timbrée de chiffres rouges. Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose d’un pantalon troué et d’un veston crasseux ; il se coiffe d’un chapeau conique en feuilles de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui, mieux que le petit salacco réglementaire, abritera sa grosse tête.
Ses voisins exhibent des tenues pareillement fantaisistes et sales. Au signal du clairon, la caravane s’organise, et Pietro en présence de cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure les rassemblements d’autrefois, dont son cerveau obtus ne perçoit point l’inutilité actuelle.
On distribue aux groupes de travailleurs leur tâche et leurs outils. Hiên, dont les fonctions sont invariables, se dirige vers le remblai ; il redresse la benne qu’il fit basculer hier soir, de peur qu’une pluie malencontreuse ne vînt l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit vers la dune le wagonnet no 4, de concert avec son inséparable Nho.
Il est six heures : jusqu’à huit heures, il galopera ainsi de la dune au remblai et du remblai à la dune, alerte d’abord et trépignant comme un poney dans l’air glacé du matin, puis moins loquace et plus lourd à mesure que le soleil plus chaud rôtit davantage son dos maigre, mais toujours acharné à sa besogne. Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul faire sa première ronde dans les chantiers : une ardeur nouvelle échauffe ses veines et raidit ses muscles ; il faut que le maître aimé voie l’effort de son serviteur ; il faut qu’il fasse oublier, d’un sourire ou d’un mot, les fatigues des côtes escaladées en haletant, des virages accomplis d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de hanche. Et le wagonnet no 4 fait sur le terre-plein une entrée foudroyante et triomphale sous l’œil amusé de l’Aïeul.
Tandis que le lieutenant va vers d’autres ateliers, où son approche détermine pareillement une recrudescence de zèle, tandis que les terrassiers chavirent la benne de terre dans l’eau croupie, où nagent les joncs pourrissants, et grattent avec leurs pioches la caisse de tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton confidentiel :
— L’Aïeul m’a souri !
— A moi aussi, prétend l’autre.
« Pauvre niais ! » pense Hiên en haussant les épaules, mais ne voulant pas s’attarder à discuter avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên.
La pause : un coup de clairon prolongé prévient les tirailleurs qu’ils ont acquis des droits à un repos de dix minutes ; ils abandonnent les chantiers avec de farouches clameurs de joie. Des marchands ont installé sur les talus de la route des éventaires chargés de sucreries et de fruits : chaque éventaire devient le centre d’un cercle animé d’acheteurs, qui, pour quelques sapèques, garnissent leur panse creuse.
Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes de riz sucré et baignant dans un étrange sirop brun ; il convie généreusement son collègue Nho à partager sa dînette. Repu et dispos, il fume une cigarette avec des mines épanouies de gros rentier. Les paysans qui retournent à leurs villages épars dans la brousse déposent sur la chaussée leurs paniers de rotin, et le vaniteux Hiên, écoutant les exclamations laudatives de ces braves gens qu’ébahissent les mirifiques bâtisses, se rengorge et tend le jarret.
A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés reprend la route de l’ancien camp. Le vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger repas du matin, imagine, chemin faisant, les grillades dorées, les sauces succulentes, le nuoc-mâm parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent de la case du sergent Cang, réjouiront son palais et réchaufferont son estomac.
Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents, il s’assiéra sur la levée de pierres sèches, à côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera furtivement les yeux de son aimée, profonds et changeants comme la baie : sous le regard de ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera sa timidité de rustre, et les paroles d’amour qu’il rêve de murmurer mourront sur ses lèvres comme les lignes d’écume sur la plage jaunissante. Il sera heureux, cependant : car l’énigmatique fillette n’a plus pour lui ni mots cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant ce qui se passe dans ce petit cerveau de chatte, il se taira, maladroit sans le savoir, et, jusqu’à l’heure de la sieste, jouira de la présence chère, des vagues couronnées d’écume, du ressac chantant sur le sable.
L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis le réveil de la sieste jusqu’à la cigarette fumée sur la levée après le repas de cinq heures.
Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses vêtements propres, se hâte vers la maison de l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est là que se passent ses soirées ; ce vieux grognon de Bèp-Thoï l’a mal accueilli d’abord, mais finalement s’est laissé attendrir par la soumission et l’humilité du visiteur et la douceur ingénue de son éternel sourire canin. Du reste la recrue rend de multiples petits services au vétéran.
Ils sont devenus de vrais amis, bien que l’incorrigible Bèp-Thoï ait conservé la regrettable habitude d’adresser à son élève des sermons grondeurs. Ensemble ils vont tirer de l’eau au puits ; assis sur la margelle, à l’ombre du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien narre intarissablement ses campagnes, et la recrue écoute, bouche bée. Ensemble, dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est installé un appartement, ils brossent, astiquent, fourbissent. Ensemble ils balaient la chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre et des fleurs d’hibiscus dans les vases japonais, époussètent les bouddhas.
Pendant que le minutieux Hiên étrille le folâtre Annibal qui danse dans son box, Bèp-Thoï lui prodigue les conseils chagrins, récrimine sur l’incapacité reconnue de la jeune génération ; à l’appui de son dire, le vieux abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment, en anecdotes interminables et sans lien quelconque avec le reste de son discours.
Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour en voiture. Les deux compères extraient du hangar le panier de rotin verni, font reluire les glaces des lanternes, les cuivres des boucles, les aciers des gourmettes, promènent des chiffons de laine sur les cuirs fauves. Annibal est amené hors de son écurie, poussé poliment entre les brancards et revêtu de son harnais.
L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et offre une place à ses côtés au glorieux Hiên, qui remplira les fonctions de groom. Campé sur le perron, Bèp-Thoï les regarde partir en grommelant.
Le petit cheval a commencé par témoigner d’intentions saugrenues : il a secoué d’un talus à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse, contre les chiens et les poules qui s’attardaient sur le chemin, s’est arrêté pour croquer de jeunes pousses de bambou pointant le long des haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement insupportable, mais la mèche du fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé ces velléités d’indépendance et de fantaisie. Il trotte maintenant avec sagesse, la croupe ondulant régulièrement de droite et de gauche, les oreilles relevées :
— Belle soirée ! déclare l’Aïeul, allumant sa pipe.
— Belle soirée ! répète avec conviction Hiên, tenant comme un cierge le fouet qu’on lui remit pendant l’allumage de la pipe.
Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie par la brise venue des montagnes d’Annam, dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose. Devant les boutiques du marché, de vieux Chinois ridés, la petite tresse enroulée sur le front, sont assis sur des escabeaux de bambou et bavardent ; une Cantonaise chemine péniblement sur le trottoir, heurte les minuscules pointes de ses sabots peints aux briques bossues. Des garçonnets jouent au bacouan avec des sapèques, et les petites filles, debout derrière leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent avec des yeux de convoitise les piécettes de cuivre percées d’un trou carré. Un milicien fait les cent pas dans la halle déserte, donnant en spectacle aux seuls moineaux des gouttières ses airs solennels de gendarme en faction et ses beaux mollets saillants sous les bandes de cotonnade bleue.
Des congaï jacassent comme des perruches devant l’étalage d’un bazar hindou. L’Aïeul s’amuse des œillades qu’elles lui décochent à l’ombre de leurs mouchoirs de soie rouge, des poses habilement calculées pour faire bomber sous la tunique noire les jeunes poitrines et les hanches pointues et pour faire valoir sous le pantalon flottant les pieds menus pris dans des mules de velours brodé.
— Même chose madame français ! murmure-t-il, empruntant à ces demoiselles faciles leur jargon coutumier.
Le quartier est très mal fréquenté : après les congaï, voici les mousmés. Fardées, poudrées, une fleur piquée dans les coques luisantes et artistement échafaudées, elles rappellent à s’y méprendre les poupées japonaises vendues à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela près que les kimonos à fleurs et à personnages sont de crêpe de Chine. Difformes avec la haute ceinture à nœud bouffant sur les reins, elles sont rangées en file paisible et rieuse sur l’obligatoire canapé de bambou, attendant le client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes, en somme, qui jugent que leur métier en vaut bien d’autres et n’est pas moins honorable.
De bons rires animent les petits yeux bridés et creusent des fossettes dans les grosses joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines se moquent de lui et leur jette un mauvais regard de bouledogue hargneux et qui montre ses dents. La colère visible de cet impayable groom redouble l’hilarité qui devient suraiguë. Annibal s’en émeut, et, couchant les oreilles, emporte en trois temps de galop le panier vers des allées plus calmes.
La vie annamite bruit derrière le rideau de bananiers : querelles de ménagères, grognements de porcs, plaintes d’enfants, aboiements de chiens errants, gémissements de guitares, ronflements de tam-tams, tintements de clochettes dans les pagodes, dont les dragons émaillés contemplent par-dessus les larges feuilles retombantes, l’avenue qui s’obscurcit. Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes aveugles raclent du violon à deux cordes et psalmodient les couplets innombrables d’une romance populaire, s’interrompant pour clamer d’éloquents appels à la pitié des consommateurs. Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement, continuent de savourer leurs tasses de thé. L’Aïeul lance aux chanteurs une poignée de sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc et Hiên le Maboul s’émerveille en silence de la générosité de son maître.
Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries, rôtisseries, restaurants rustiques, — un toit de paille posé sur quatre pieux, — regorgent de clients bavards et tapageurs : tirailleurs à salacco rejeté sur la nuque, miliciens à bandes molletières bleues, boys à vestons irréprochables et à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant de cercueils, Chinois replet et de mine réjouie, rentre dans sa boutique ses caisses rectangulaires : pauvres caisses de bois de jaquier à l’usage du simple coolie, caisses de bois de fer pour notables, mandarins et capitalistes.
La voiture pénètre dans la forêt où tombe la nuit. Les arbres, les taillis ne sont plus que des masses confuses, recroquevillées, semble-t-il, pour le sommeil. La route sablée amortit le grincement des roues et le choc régulier des sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le souffle imperceptible de la forêt : feuilles mortes qui se détachent avec un bruit sec et frôlent le tronc moussu, fougères que le soleil a rissolées et qui s’étirent au premier contact des ténèbres froides, poules sauvages qui écartent les buissons pour se faufiler jusqu’à leur nid, miaulements rauques de chats-tigres en quête d’amour, galops étouffés de sangliers à travers la vase des palétuviers. Il aspire de toutes ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant, les relents de bêtes fauves, les parfums de fleurs de citronnier qui flottent dans l’air immobile. Silencieux et les mains sur les genoux, il écoute, sent, voit vivre la forêt : il sait que, dans l’obscurité croissante, les faisans, fous de peur, juchés sur les branches des banyans, guettent l’approche du renard, forban muet à robe de velours pâle, ou du python, magicien aux yeux verts ; il sait que les panthères rampent dans les hautes herbes de la clairière vers la harde de cerfs paralysés et affolés.
L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses ; mais la nuit palpitante et criblée de lucioles, les étoiles d’or aperçues à travers la voûte des branches sombres lui versent dans l’âme une joie sereine et paisible, et il en jouit en sage.
Annibal a réintégré en valsant d’allégresse son écurie où l’attend son régal préféré : du paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous. La maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres sont ouvertes à deux battants, flamboie ; les bougies des lanternes chinoises tamisent à travers le papier huilé une clarté discrète, mais les grosses lampes de bronze posées sur les socles de bois laqué illuminent jusqu’à la véranda.
L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte les plaisirs de la table et sait apprécier l’esthétique d’un repas bien servi dans un décor soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel inimitable, trottine, la serviette sous le bras, de la salle à manger à la cuisine, où trône parmi les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur, encore que modeste. Hiên, maître Jacques convaincu, a troqué ses attributions de groom contre celles de boy-panka, dont il s’acquitte avec une égale dignité.
Tout en halant la ficelle que ses doigts ont quelque peu noircie, il s’ébahit de la nappe blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal taillé des carafes et des verres que la glace décore de buée, de l’argenterie miroitante et scintillante, des tasses chinoises où fume le café, des boîtes brunes où sont couchés, côte à côte, les cigares habillés de somptueux papier d’argent.
L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et d’approcher ; il accourt et l’Aïeul lui montre une jolie pile de piastres neuves aux tranches vierges.
— Voilà pour toi ! dit-il.
— Pour moi ! s’écrie Hiên, abasourdi ; pour moi !
— Pour toi, petit frère ! Tu ne penses pas que je te laisserai soigner mon cheval et m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres sont à toi : tu les as bien gagnées.
— Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton argent. Je n’accepte de toi qu’une chose : la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain et toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as protégé contre les méchantes gens qui me persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre tête un peu de science et de lumière ; tu as été pour moi plus qu’un frère aîné et plus qu’un père, et je t’aime comme le chien de berger aime son maître. Laisse-moi te remercier à ma façon, en m’occupant des objets qui t’appartiennent, en entourant ta personne de soins et de dévouement : c’est encore une joie pour moi que de respirer dans cette maison qui est à toi, de tirer ce panka qui est à toi, de faire briller la voiture qui est à toi… Et moi aussi, je suis à toi comme un esclave à son propriétaire.
— Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai pas voulu t’offenser. C’est un cadeau que je te fais, comprends-tu ? Avec cette petite somme tu pourras, selon ta fantaisie, grignoter des friandises pendant les pauses ou t’acheter une pipe à eau. Garde ces piastres…
— Mais, vénérable Aïeul…
— Comment ?… Refuserais-tu un cadeau de moi ?… Mets cet argent dans la poche de ton veston. M’entends-tu ?
— Oui ! oui ! gémit Hiên.
Et il empoche fébrilement cet argent maudit, qui a failli faire gronder sur sa tête, pour la première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se rassérène et reprend le ton amical :
— Où en sont tes amours ?
Comment confesser qu’il n’y a rien de changé à la situation ?
— Heu ! heu ! souffle piteusement le tirailleur embarrassé.
— Je parie que tu n’as encore rien trouvé à dire à ta bien-aimée… Avoue-le !
— Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre amoureux.
— Mais, mon bon ami, comment veux-tu que tes affaires marchent, si tu n’apportes pas plus d’entrain à la besogne ?… De l’audace, que diable ! Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui entre chien et loup des choses aimables ; fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que tu es un homme.
— C’est ça ! s’écrie Hiên, électrisé et qui se sent un courage inconnu ; je lui parlerai !…
Promesse en l’air ! vantardise de poltron ! La lune, qui a haussé par-dessus les plumets des aréquiers son disque blême, semble ricaner.
Décembre vint, avec son cortège de fêtes chômées, chrétiennes et bouddhiques, désastreuses pour l’avancement des travaux, mais bien accueillies par les tirailleurs. Hiên se réjouit plus particulièrement de ces congés supplémentaires qui lui fournissaient l’occasion de passer de longues heures auprès de Maÿ et de l’Aïeul…
La veille de Noël, au rapport de dix heures, le maussade Pietro informa la compagnie assemblée que le lieutenant accordait la permission de l’après-midi.
Cette perspective de liberté inattendue provoqua de sourds murmures de joie, que réprima aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse du tyran.
Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette et sa chique de bétel et courut chez l’Aïeul.
— Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï ; — nous avons un invité, le vieux bonze des catholiques, un drôle de bonhomme barbu et qui rit toujours en tenant sa barbe à deux mains. Tu vas m’aider à mettre la table, et, pendant le déjeuner, tu rempliras les verres de glace… Veille à ne pas mouiller la nappe ; sinon, tu auras de mes nouvelles !
— Mais je ferai sûrement des bêtises !…
— J’aurai l’œil sur toi.
Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait et tâchait de se remémorer les principes que lui inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux, et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses grosses mains de bûcheron, l’apprenti n’eut à se reprocher qu’une maladresse insignifiante : un bloc de glace précipité sur le carreau.
Le dessert venu, il put, respirant à son aise, retourner à son escabeau de boy-panka et, tout en allongeant et pliant le bras, examiner le « drôle de bonhomme ».
Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire en Cochinchine depuis trente ans, le P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours de ces trente années, quitté son poste pour revoir la France. Son grand corps maigre et osseux, dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait pourtant n’avoir point souffert de l’exil ; le terrible soleil n’avait réussi qu’à jaunir et tanner la figure où souriaient les yeux vifs sous les sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus de la bouche noyée de moustaches et de barbe grisonnantes.
L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et le dévouement inlassable du prêtre ; le P. Siméon estimait la franchise et la rectitude de jugement de l’officier athée. Tout avait contribué à faire du vieux missionnaire et du jeune lieutenant une paire d’amis vrais. Leur amour commun des humbles et des simples avait déterminé le premier pas vers l’amitié ; puis ils s’étaient découvert des sympathies littéraires communes : tous deux latinistes fervents, l’un par éducation professionnelle, l’autre par goût, « annamitophiles » convaincus, après comparaison entre l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen, il leur arrivait d’abandonner Lucrèce pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour Catulle.
Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux qui tapaient à sa porte, de faire appel à la bourse de l’officier ; et, celui-ci refusait ensuite obstinément de se rappeler les prêts consentis, mais blâmait sévèrement l’emprunteur d’avoir cédé au premier affamé venu la totalité des piastres à lui avancées pour son particulier entretien.
Suprême trait d’union, enfin : tous deux fumaient la pipe ; suprême cause de querelles aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un crime à son jeune confrère de fumer des cigares, injure grave à Sa Majesté la pipe, qui n’admet point de partage.
Tout en buvant un merveilleux marc de Bourgogne quinquagénaire, que des cousins charitables envoyaient au prêtre, ils se harcelaient d’épigrammes.
— Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les Annamites, qui sont des bouddhistes, du terme méprisant de païens ?… Et moi aussi, je suis un païen !
— Des païens comme vous valent mieux que bien des catholiques.
Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de la case, considérait la misérable église de torchis et prenait à partie joyeusement son vieil ami :
— Comment se fait-il, Père Siméon, que vous vous prélassiez dans une maison de pierres, de briques et de tuiles, alors que le bon Dieu grelotte sous un toit de paille ?
— Mon cher ami, les donateurs généreux qui m’ont logé dans ce palais ne m’ont point consulté, et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai construite et les fonds n’abondaient guère… Du reste, je vous répondrai que le bon Dieu est accommodant : il voit mes intentions et se contente de la paille.
— Peut-être même trouve-t-il les choses bien arrangées de la sorte, estimant que son ministre est mieux à sa place sous le toit de tuiles que lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes et ne redoute ni les fourmis ni les scorpions.
— Taisez-vous, blasphémateur !…
En ces débats, leur amitié ne faisait que se consolider sans cesse, et le P. Siméon, que trente années d’exil auraient dû endurcir, ne prévoyait pas sans un véritable chagrin qu’un jour viendrait où cet aimable et franc compagnon le quitterait.
Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant la corde du panka, examinait avec une curiosité infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait à l’Aïeul une requête : il existait, croyait-il, au camp, une splendide collection de lanternes de papier peint fabriquées jadis par les tirailleurs, lors d’un concours : ne serait-il pas possible de prêter ces lanternes au missionnaire, qui les emploierait à illuminer son église pendant la messe de minuit ?
— Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes sont l’œuvre de mains païennes !
— J’y songe, j’y songe, mon ami… elles ne pourront qu’être sanctifiées par leur court séjour dans mon église.
— Elles seront chez vous à trois heures.
— Merci… Et vous-même, viendrez-vous admirer l’effet de vos lanternes ?
— J’irai voir la sortie de la messe.
— C’est déjà un progrès.
— Un progrès sans lendemain !
— Vous y viendrez !
— J’en doute !
— Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux de la vie et seul le dogme de la résurrection peut vous consoler de vieillir et de mourir !
Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent pour voir ce qui se passe à l’intérieur de l’église. Hiên le Maboul, que ses gros poings et sa haute taille désignent au respect, ne quitte point le premier rang des curieux ; insensible aux poussées, il regarde avec des yeux naïfs, agrandis encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau que lui propose la pagode catholique.
Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec son toit de paille posé sur des piliers mal équarris, mais, telle quelle, elle éblouit le simple tirailleur que ravissent les girandoles de lanternes luisant entre les poutres, les alignements de verres de couleur encadrant les fenêtres béantes et veuves de vitraux, les rustiques tableaux du chemin de la croix, le lustre de fer-blanc découpé. De loin l’autel produit un effet prodigieux, avec ses cierges clignotants devant lesquels évoluent majestueusement la chasuble brodée du prêtre et les calottes rouges des enfants de chœur ; non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable accent par les petits métis de l’école des Frères.
Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus, aperçoit les chanteurs, têtes rases et figures jaunes, assemblées autour de leur chef, grand diable maigre tout habillé de noir ; il distingue les cornettes blanches, les robes de bure bleue des Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes s’entassent sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs talons, tantôt prosternés, le front et les coudes contre le sol. Aux conquérants la nef est réservée : catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont eu garde de manquer à cette cérémonie, les uns par conviction, les autres parce que la messe de minuit représente une distraction qui en vaut bien une autre. Les corsages de soie claire des pieuses femmes de fonctionnaires et de colons voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des braves et peu convaincus « marsouins » ; les smokings des pilotes et commis de résidence avec les dolmans des officiers.
Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son lieutenant. L’Aïeul, incliné sur les rochers de carton peint de la crèche, dénombre avec attendrissement les pasteurs de plomb poussant parmi les sapins de mousse leurs moutons de bois aux pattes raides, les anges de cire rose suspendus par des fils au-dessus de la grotte où les Rois Mages de plâtre adorent une poupée de biscuit, l’Enfant Jésus… Et leur suite attend dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons de neige qui sont des tampons de coton : étrange suite où fraternisent des licteurs romains armés de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la troisième République. Cependant une incroyable ménagerie d’animaux domestiques et féroces entoure la cohorte des gardes, lions, tigres, girafes, éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de toutes dimensions et de toutes matières, depuis le caoutchouc aristocratique jusqu’au celluloïd plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux, après tout, et, rangés sur la même ligne que les Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus d’un œil immuablement stupide.
Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie quelconque le différenciât aux yeux de Hiên d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour de l’an annamite.
Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait brûler des bâtonnets d’encens sous l’appentis afin de se concilier les bons et les mauvais esprits, coururent allumer des files de pétards devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en sursaut.
Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent devant lui, et, l’ayant salué avec ensemble, lui offrirent des bananes, des oranges et des œufs frais ; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche grisonnante, adressa une longue harangue à son chef :
— Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle : puisse-t-elle conserver à tes serviteurs un maître tel que toi !… J’ai de longues années de service : j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois, puis contre les Pavillons-Noirs ; en ce temps-là, il n’y avait point encore de tirailleurs tonkinois… J’étais alors ordonnance d’un capitaine que les pirates tuèrent d’un coup de fusil : je ramenai son corps et j’eus la médaille du Tonkin. Puis je servis sous les ordres de beaucoup de lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais dont j’ai oublié les noms ; j’ai fait la guerre à leur suite, dans la plaine de Lam, puis sur le Mékong, puis au Siam… Maintenant me voilà âgé ; le mousqueton commence à se faire pesant sur mon épaule, et bientôt je n’aurai plus d’autre distraction que de me rappeler tous les officiers avec qui j’ai combattu et marché. Parmi tous ceux-là, que j’ai servis en fidèle soldat, tu es au premier rang dans mon affection : je pense que ton départ sera pour moi un plus cruel deuil que la mort de mon père et de ma mère, car je t’aime plus que mon père et ma mère… A toi de parler, Hiên !
Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa du coude son camarade. Hélas ! de la brève allocution qu’il avait cependant apprise, mot à mot, pendant des semaines, il ne restait plus une bribe dans le cerveau rebelle du malheureux Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour : « Vénérable Aïeul, voici l’année nouvelle… », il resta court, tremblant et suant.
— C’est bien ! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux de braves gens. Toi, Bèp-Thoï, tu es le modèle des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un excellent garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau vous donne le bonheur…
Dehors éclatèrent des pétards et des voix résonnèrent sous la véranda. La porte fut ouverte à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie entière massant au bas du perron ses salaccos plats, étincelants, et ses figures noires. Une formidable acclamation salua l’apparition du lieutenant derrière la balustrade.
— Heureuse année, vénérable Aïeul !
— Heureuse année, petits frères !
Puis tous firent silence afin de laisser parler le sergent Cang.
— Aïeul à deux galons, que l’année te soit bonne comme tu as été bon avec tes soldats ! Qu’elle te donne la félicité et la gloire… Quant à nous, nous serons heureux tant que tu demeureras avec nous, car ta présence est la garantie de notre tranquillité, de notre paix. Tu es notre bonheur : avant ton retour qu’étions-nous ? Des gueux misérables et courbés sous les injures. Nous ne savions plus rire et la seule pensée des choses que nous allions dire nous décourageait de causer entre nous comme autrefois. Nous étions plus tristes que des pierres et plus humiliés que des chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter, gagner la brousse, et d’autres qui rêvaient de se mettre le canon de leur mousqueton dans la bouche et d’en finir… Est-ce vrai, frères cadets ?
— C’est vrai ! c’est vrai ! rugit la compagnie.
— Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux qui méditaient de se tuer retardaient leur fuite ou leur suicide dans l’espoir que tu reviendrais… Tu ne revenais pas : on interrogeait les sampaniers descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang ; ces gens-là disaient qu’on ne te reverrait jamais, car tu étais monté sur la grande montagne d’Annam où sont embusquées des tribus de sauvages nus et des légions de méchants esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient avec nous.
— C’est vrai, ils pleuraient ! gémit le chœur, à ce rappel de la terrible époque.
— Et tu es revenu ! Les chiens qui rampaient, l’échine tremblante, ont relevé le nez, gambadent en aboyant de contentement. Personne n’a déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil dans la bouche… Ah ! comme les clairons sonnaient gaillardement sur la route du camp, le matin où tu reparus parmi tes tirailleurs ! Comme les rires s’envolaient jusqu’à la cime des aréquiers ! Et moi, vieux sergent presque blanc de barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant à ma place de serre-file, des larmes de joie : car je savais bien que le mauvais rêve avait pris fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque et je me disais, pleurant comme un imbécile : « Puisse-t-il, puisse-t-il rester avec nous ! » Et maintenant je te dis encore : « Reste avec nous désormais ! »
— Reste ! reste avec nous ! supplièrent les tirailleurs.
— Je tâcherai, dit l’Aïeul.
Des cris d’allégresse montèrent des cactus piétinés et les pétards firent rage.
Et Hiên répétait :
— Reste ! reste, Aïeul à deux galons !
— L’Aïeul dort toujours ? demande Bèp-Thoï, assis sur les carreaux de la véranda et rafistolant des cannes à pêche.
— Toujours ! répond Hiên, qui plonge un regard curieux à travers les lames disjointes des persiennes.
Hiên se rassied et tend à son compagnon les cordonnets tressés, les crins et les hameçons :
— L’après-midi est chaud, soupire-t-il.
— Oui, mais il y a de la brise : l’Aïeul aura beau temps pour la pêche.
— Oui ! beau temps pour la pêche ! Quand le soleil pénètre l’eau, les poissons viennent se chauffer près des roches, et l’on en prend des quantités, parce que la lumière les aveugle et qu’ils ne distinguent pas le pêcheur… L’Aïeul en rapportera son plein panier.
— Il ne rapportera rien du tout… On voit bien que tu n’as jamais été à la pêche avec lui !… Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre un livre : il exhale de grosses bouffées de fumée bleue qu’il s’amuse à suivre de l’œil, lit une page de son livre, lâche son livre pour regarder les vagues en sifflotant d’un air content ; sa pipe éteinte, il la rallume et recommence… Tu verras ça tout à l’heure… Quant au poisson, il mange les appâts tout à son aise, et si, par hasard, l’hameçon résiste, l’animal a tout le loisir de se décrocher ou d’emporter l’engin avec lui.
— Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là ?
— Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à l’ombre et dormir. A ton réveil, l’Aïeul sera parti ; tu retireras les lignes et tu rentreras : voilà tout !… Tu peux bien te dispenser de prendre un panier.
— Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul a bougé.
Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre. Sur la natte de rotin multicolore, l’Aïeul s’étire et bâille : la sieste a été longue et le sommeil invincible pèse encore sur les paupières. Mais le vieux tirailleur a poussé sans bruit la porte, qui livre passage derrière lui au jour éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên s’encadre dans l’embrasure.
— Les lignes sont prêtes !
L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève décidément, très à son aise dans le pyjama de tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air frais. Après avoir barboté dans son tub, il s’habille de toile kaki et écoute patiemment les sages discours de son vieux boy.
— Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche sèche et nue ; la dernière fois que tu es allé à la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde à le laver.
— Entendu, vieux Bèp !
— Et puis, veille à tes lignes : elles reviennent toujours sans un hameçon et même sans un crin.
— C’est compris !… Que veux-tu encore que je fasse pour te complaire ?
— Prends garde aux coups de soleil : mai est proche !
— C’est bon ! c’est bon !… Partons, Hiên !
— Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul ?
— Mais oui !… En voilà, une question !… J’espère bien rapporter une friture magnifique… quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.
— Il y avait un peu de ta faute, geint ce grognon de Bèp-Thoï. Au lieu de surveiller le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les vagues aller et venir.
— Je t’assure que je suis très attentif à ma besogne ; je n’ai pas de chance, que veux-tu ?…
L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe aux dents, et un livre sous le bras, et Hiên trotte derrière lui, équipé comme pour une lointaine campagne de pêche : des lignes jalonnées de bouchons rouges dansent sur son épaule droite, une épuisette sur son épaule gauche ; des bidons, des boîtes à vers, des paniers à poissons s’entre-choquent sur ses hanches et sur ses reins avec un tapage de ferraille.
Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs. Sur les hautes branches des banyans, les cigales chantent éperdument leur hymne interminable à la chaleur ; des tourterelles s’appellent doucement, d’une dune à l’autre, par-dessus les rizières ; des huppes s’amusent à lancer leur cri précipité aux échos de la forêt, qui le redisent d’une voix accablée et assourdie ; des perruches se querellent, enrouées comme des concierges. Il fait atrocement chaud : les palmes des aréquiers, comme lasses, inclinent vers le sol leurs feuilles repliées et flétries ; les bananiers prennent des poses vaincues de saules pleureurs ; les cosses des flamboyants crèvent avec des détonations brusques ; les fleurs des frangipaniers tournoient et roulent dans la poussière du chemin qui ensanglante leurs lèvres blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du bétel ; les hibiscus prudents ont refermé leurs pétales autour du pistil, dont la pointe seule apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert tendre.
Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent entre les joncs, un chœur de grenouilles maudit la sécheresse avec une éloquence bruyante. Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont élu pour y dormir les degrés de brique de la fontaine et baignent leurs flancs décharnés et palpitants aux flaques d’eau que le soleil n’a pas bues encore. Derrière les stores mi-levés des cases, se balancent des hamacs d’où pendent des jambes nues de fillettes.
L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long des murs trop blancs où sommeillent les margouillats gris, insoucieux du vol strident des moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche venue de l’ouest et de l’océan Indien. Fête de lumière et de couleurs : l’azur éblouissant du ciel se confond avec l’azur de la mer ; la flottille de sampans découpe nettement sur l’eau bleue ses vergues brunes, ses cordages d’aloès marron, ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres et qui se dandinent au passage de la houle moirée ; la montagne dresse plus haut dans l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de verdure neuve.
Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur mire au soleil l’or de ses mosaïques et l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent des fleurs géantes écloses aux branches des lilas du Japon, les ardoises de l’Hôtel Ollivier scintillent entre les cimes des eucalyptus. Des pêcheurs, autour d’un sampan échoué, cognent à coups de maillet le bordage sonore, rythmant la mélopée que module leur chef ; le ressac bruissant entre les galets de la plage chante en sourdine avec eux.
Devant la maisonnette du sergent Cang, voici Maÿ accroupie à l’ombre et bâillant.
— Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons ?
— Je vais à la pêche, sœur cadette.
— Il fait beau temps : le poisson abondera.
— Heu ! heu !
— Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner : je m’ennuie à la maison ; il fait chaud ici et j’ai envie de me promener.
— Viens avec nous.
La fillette bondit et emboîte le pas aux deux hommes. Tout en marchant, elle remarque l’air pénétré de Hiên, entend la musique infernale que font les instruments de fer-blanc attachés à la ceinture du tirailleur, et rit comme une source. Hiên se retourne, soupçonneux.
— Pourquoi ris-tu ?
— Tu ressembles au mât de cocagne que l’on avait planté au marché, le jour du Têt.
A cette comparaison moqueuse, mais juste, le pauvre diable ne trouve rien à répondre, et, tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure encore, sous le soleil ardent, il portait si vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules, et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit habituellement sa place, Hiên se débarrasse avec joie de l’attirail qui le rendit grotesque aux yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes, arme les hameçons de hideux vers rouges, assujettit les cannes avec de gros cailloux.
Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de bambou, éventée par le souffle du large ! L’Aïeul oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï, a jeté son dévolu sur une large pierre tapissée d’une belle mousse verte : il s’assied et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons écarlates se balancent doucement, avec des allures pacifiques d’engins inoffensifs ; des essaims de menus poissons argentés défilent en bon ordre et d’un air indifférent autour des appâts : sans doute les jugent-ils répugnants… « Ils n’ont vraiment pas tort » ! songe le pêcheur, et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire maintenant les fusées d’écume que la houle projette sur les roches. Des ourlets d’eau pétillante montent à l’assaut de la digue, submergent les rochers, qui reparaissent ruisselants et pareils, avec leurs chevelures d’algues tordues par les lames, à des crânes de noyés.
L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune qui gît dans la mousse ; à travers les feuilles de bambous, le soleil crible les pages de petits ronds dansants… Choix malheureux : c’est une banale histoire d’adultère, où sont décrits avec complaisance les états d’âme d’une petite provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul estimant que l’héroïne eût mérité cent fois le fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux volume dans le panier à poissons.
Rasséréné par cette exécution, il bourre minutieusement sa pipe et l’allume, et la fumée s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent les yeux du fumeur. Le ronflement rythmé du ressac lui suggère des souvenirs musicaux… Oui, c’est bien la chanson du Rouet d’Omphale… Il fredonne la plainte du héros courbé aux genoux de la femme ; comme les violons de Colonne, il passe du piano au fortissimo, et les escouades de poissons qui rôdaient autour des hameçons prennent décidément la fuite. Seul un crabe énorme, averti, sans doute, des faibles dangers courus, se glisse traîtreusement parmi les algues et grignote paisiblement les appâts. Le chanteur, tenté par la mousse et l’herbe, s’est allongé sur le dos, le casque sur les yeux. Le crabe peut maintenant dévorer tout à son aise les vers rouges : l’Aïeul s’est assoupi et les clameurs des cloches battues par l’écume ne cessent pas de le bercer.
Ses compagnons sont restés d’abord bien sagement à regarder flotter les bouchons ; puis Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un instant, ils ont cherché entre les galets des hippocampes et des coquillages ; ils ont lancé des cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches dans la panse gélatineuse des méduses. Puis la fillette a déclaré :
— Je suis lasse.
Et le bon amoureux l’a installée confortablement sous une sorte de tonnelle de ricins.
Pour la distraire, il fait des ricochets superbes avec des débris de tuiles. Il a ôté son veston de toile, et son torse noirci, ses biceps saillants se tendent glorieusement au grand soleil qui dore la plage. Maÿ le considère et se sent alanguie et nerveuse.
— Viens t’asseoir près de moi, Hiên.
Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds de la fillette.
— Vois comme j’ai chaud, Hiên !
Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les épaules bosselées de muscles durs qui tressaillent.
— Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant accroupi et frissonnant.
Mais que fait donc Maÿ ?… Elle dégrafe sa longue tunique de crépon noir ; les boutons d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent, un par un ; la voici demi-nue, offrant sa poitrine à la brise fraîche. Elle s’étire et cambre son buste de statuette où perlent des gouttes légères de sueur. Renversée sur le gazon, les mains croisées sous la nuque, elle rit comme roucoulent les tourterelles et parle d’une voix essoufflée :
— Mets-toi près de moi, Hiên.
Il hésite : devant ce petit corps dévêtu et frémissant, il s’est senti tout à coup désemparé, hébété ; un nuage rouge est descendu de ses paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent, ses mains tremblent de fièvre et cette sensation neuve l’inquiète…
Mets-toi donc là, imbécile !… Cette fièvre, c’est l’amour, le seul amour vrai, l’amour des bêtes !… Tu vas être, pour cette petite fille en délire, pareil à un dieu !… Et demain tu le seras encore, et toujours !… Et tu auras conquis le bonheur…
— Prends-moi dans tes bras, Hiên !
Elle attire de toute la force de ses poignets minces le lourdaud ; et il se défend, et il lui semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.
— Viens près de moi, Hiên !… plus près !…
Elle est folle !… Hiên se redresse à demi, les tempes battantes, la considère avec ses yeux de bon bouledogue effaré. Et les lèvres empourprées de bétel lui crachent l’injure :
— Individu idiot !
Il se doute alors vaguement qu’il a commis quelque fâcheuse bévue, et, pour la réparer, pour apaiser la colère incompréhensible de Maÿ, il rit, il rit bêtement, et ses doigts malhabiles torturent son turban.
Les boutons d’argent ont refermé sur les seins minuscules la tunique de crépon noir et Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant à la bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé, elle s’en va sur la route où pleuvent les fleurs de frangipanier ; elle disparaît.
Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt à sangloter… Que lui a-t-il fait ?… que lui a-t-il fait ?…
Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars.
Le soleil ne brûle plus, son disque orange affleure l’horizon. Le crépuscule va venir, et la nuit bientôt… L’Aïeul est parti.
Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons, les paniers vides, les boîtes à vers, les bidons qui recommencent sur ses flancs leur musique infernale. Il marche d’un pas morne et le front bas, suivant dans la poussière les traces des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe l’obsède maintenant et il la formule à mi-voix :
— Il ne faut pas que je raconte cette histoire à l’Aïeul !… Je ne parlerai pas à l’Aïeul !…
Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi près de la chaise longue et remuant l’éventail japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils et, retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement cette réponse :
— Individu idiot !
Hiên le Maboul déroula sur les planches du lit de camp sa natte siamoise où se voyaient dans une plaine verte des lions cerise et des pagodes jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère où sa place était marquée parmi d’autres caisses uniformément noires et timbrées de chiffres rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement, avec des précautions de ménagère comptant son linge, en sortit tout son petit bagage.
Il plia selon les rites les vestons de toile blanche empesés, les vestons de toile kaki rapiécés et flasques, les paletots de molleton bleu sombre, les pantalons de coutil et de cotonnade ; il bâtit ensuite avec le tout une magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un salacco. A la base du monument, il sema les jambières, les jugulaires et les ceintures. Il déploya sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse à dents, le peigne de bambou, le dé, et démonta l’instrument de bois qui lui servait à la fois d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant de deux pas, il contempla son ouvrage d’un œil admiratif.
Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la case, des nattes s’étaient déroulées sur le lit de camp et des caisses noires avaient vidé leur contenu multicolore sur les nattes. La compagnie se préparait à une « revue de détail », et les deux grandes cases bruissaient comme des ruches.
Les sergents français, le casque en bataille, allaient et venaient, prodiguant des ordres et des encouragements, jurant et s’épongeant le front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des tirailleurs de corvée époussetaient les étagères et les charpentes goudronnées, chassaient les pacifiques margouillats et les geckos bruyants, massacraient les araignées, balayaient les monômes de fourmis, crevaient les édifices des termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes peintes au coaltar. Les hommes « de chambre », le balai de rotin aux doigts, fourrageaient sous le lit de camp, sourds aux clameurs des innocents camarades à qui, par inadvertance, ils donnaient de leur balai dans les chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés, graves et muets, se tenaient accroupis auprès de leur paquetage étalé d’un tour de main et fumaient la pipe à eau.
Dehors le grand soleil calme s’épanouissait. Hiên promena la brosse sur ses cartouchières et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit reluire les boutons et la plaque de cuivre avec du sable mouillé. Puis, s’étant assis et s’étant muni de tout un arsenal de tournevis, d’écouvillons, de brosses, de chiffons, de fioles, il ébaucha la grande œuvre : le nettoyage de son mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que, plaçant l’œil à la bouche du canon, il vit les rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse d’acier poli parût nickelée. Avec des soins minutieux, il coucha l’arme éblouissante sur le bord de la natte et courut se laver les mains à l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les événements.
La grosse voix du sergent Castel recommandait aux retardataires de se hâter, car l’heure passait. Sur le ciment, où des artistes avaient tracé des dessins géométriques avec des caisses de tôle percées de petits trous, le trot affolé des pieds nus se précipita.
Il y eut encore des cris, des injures, et le silence se fit au moment où le « Fixe ! » hurlé à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée du lieutenant. Les deux lits de camp adossés alignaient, d’un bout à l’autre des deux travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs nattes vertes, débordant sous l’étalage des cartouchières et des trousses, et les deux haies de tirailleurs figés et contemplant les premières poutres de la charpente.
L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables importants et raides, s’avançait, foulant de ses bottines vernies les rosaces humides. Il vérifiait des livrets, inspectait des doublures, se mirait dans des plaques de ceinturon, manœuvrait des culasses de mousquetons, faisait jouer des baïonnettes dans des fourreaux. A chaque tirailleur il adressait un discours bref, louant ou critiquant sa tenue, reprochant des peccadilles récentes ou glorifiant les services rendus aux chantiers, tançant les paresseux, encourageant les braves gens à persévérer.
Mais ces harangues étaient paternelles et les mauvais sujets eux-mêmes s’en trouvaient réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de vifs éloges, qui allumèrent une flamme dans ses yeux sauvages et lui donnèrent la tentation peu militaire de saisir les mains de son chef et d’y poser les lèvres. Il conserva cependant l’attitude du soldat sans armes et la discipline n’eut point à souffrir d’une manifestation contraire à toutes les règles établies.
Des honneurs plus éclatants encore étaient réservés à ce bon tirailleur. Lorsque fut terminée l’inspection, la compagnie se forma en carré sous les flamboyants et l’Aïeul exprima à ses hommes toute sa satisfaction. Puis il ajouta :
— Vous tous présents, je félicite particulièrement Phâm-vân-Hiên. Vous êtes tous témoins des progrès réalisés par lui : il s’est appliqué, chaque jour, à faire mieux que la veille ; il s’est instruit ; il est devenu un vrai tirailleur, ardent au travail, soumis et propre… N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits frères ?
— Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées !
— C’est bien ! ne criez pas si fort !… Je le félicite donc, et devant vous tous, je proclame qu’il est un bon soldat.
Les tirailleurs se dispersèrent, commentant l’heureuse chance de leur camarade et jacassant comme un vol de perruches. Et l’Aïeul, resté seul avec Hiên, vit les prunelles de son serviteur se ternir et ses mains danser, signe d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.
— Va chercher une paire de rames, dit-il, nous allons faire une promenade dans la baie pour noyer ton attendrissement.
Entre les coques blanches et effilées des baleinières, le petit canot vert pomme s’insinua. Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils contournèrent l’appontement, évitèrent un lourd ponton ancré dans le sable et gagnèrent le large. Ils longèrent les jonques assemblées au milieu de la baie ; les pêcheurs assis en rond sur les roufs couleur de rouille leur souhaitèrent en riant une heureuse traversée ; ils passèrent… La houle les prit et les balança sans violence.
L’Aïeul demanda subitement :
— Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère ?
Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames pour assurer son turban et bredouilla confusément :
— Si j’aime Maÿ ?… si j’aime Maÿ ?…
— Ne te trouble pas : je ne me moque pas. Réponds à ma question : aimes-tu toujours Maÿ ?
— Je l’aime toujours.
— Autant qu’au premier jour ?
— Davantage, Aïeul à deux galons !
— Sens-tu qu’il te serait impossible de renoncer à elle ?
— Comment pourrais-je l’oublier ? Je ne puis passer un seul jour sans l’avoir vue ; il faut que je la voie, que je l’entende parler. Elle est dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, dans toute ma chair : comment pourrais-je l’arracher de moi ?
— Tu l’aimes à ce point ?
— Au point que tout ce qui me vient d’elle me semble doux, que, faute d’obtenir son sourire, je mendie ses rebuffades. Je suis comme le chien qui sait qu’il va recevoir un coup de trique, mais qui rampe tout de même vers son maître pour lui lécher les mains.
— Je connais ton mal ; j’en ai souffert autrefois. J’ai guéri. Tu peux guérir encore.
— Quel est le remède, Aïeul ?
— Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour toi. Tu es simple, elle est compliquée ; tu es franc et honnête, elle est perverse et fausse. Tu es pauvre ; elle raffole des bijoux, des belles tuniques, des piastres neuves, toutes choses que tu ne pourras lui donner… Il te restait une chance de bonheur : elle admirait ta force. Elle a perdu la tête, un instant, en ton honneur : tu as été assez niais pour te dérober… Elle ne te pardonnera pas de l’avoir respectée ; tu as perdu à ses yeux ton prestige de solide gaillard pour n’être plus définitivement qu’un nigaud maladroit. Tu as passé à côté du bonheur, ne t’acharne pas à courir après. Il y a d’autres filles que Maÿ.
— Aïeul ! Aïeul ! quelle fille est pareille à Maÿ ?
— Je connais cette antienne : je l’ai chantée. Et je ne la chante plus. Tu sauras que les femmes sont toutes pareilles les unes aux autres ; elles se valent toutes. Celles qui paraissent meilleures, il ne leur a manqué, à celles-là, que l’occasion de faillir… Du moins, si tu dois te marier, faut-il t’arranger pour mettre le plus possible d’atouts dans ton jeu : choisis une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée ni vicieuse.
— Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier Maÿ, gémit lamentablement le pauvre Maboul.
— Tu l’oublieras, petit frère… Tu souffriras, parbleu ! Tu passeras des nuits blanches ; il t’arrivera d’errer anxieusement autour de la case de la bien-aimée ; tu n’auras plus de cœur à rien. Puis, un beau matin, tu laisseras pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar mauvais ; tu jugeras que ton idole est une ridicule pimbêche ; tu brûleras gaiement ce que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et joyeux, parce que connaissant les femmes et les méprisant. Tu seras heureux !
— Maÿ seule pourrait me donner le bonheur !
— Il ne peut venir des femmes que deuil et malheur. Oublie Maÿ.
— Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier !
— Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du moment que tu tiens absolument à épouser cette petite fille et que tous mes arguments ne peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la. Je peux me tromper, du reste, et je le voudrais. Je ne demande pas mieux que de te voir marié, père de nombreux enfants, choyé par ta compagne, heureux enfin. Je ne veux qu’une chose : ton bonheur ; et, puisque, d’après toi, il réside uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai venir, ce soir, le sergent Cang et je renouvellerai ma démarche… Rame un peu maintenant…
Le sergent Cang a consenti : le mariage se fera dans six mois. Selon l’usage annamite, Maÿ n’a pas été consultée : son père lui a simplement amené Hiên et les deux fiancés ont échangé la noix d’arec et la feuille de bétel. Elle n’a point souri ; elle n’a point pleuré : à quoi bon ?
Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a voulu mettre ses lèvres sur les joues froides et fermes de sa future femme. Elle s’est laissé embrasser, les yeux morts. A quoi bon résister ?… lui a-t-on demandé son avis ?…
L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle maison tendue de soie et gardée par des bouddhas barbus ; il l’a félicitée, en présence de Hiên, et lui a fait don d’une boîte laquée où, sur un lit de coton rose, dormait un splendide collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis le collier à son cou ; sa figure s’est illuminée, une seconde, et Hiên le Maboul a été envahi d’une joie démente : il a cru que son bonheur serait éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties de sa mémoire.
Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan effaçait entre les manguiers son toit couleur de brouillard ; une cloche sonnait à petits coups étouffés et grêles : la visite du matin. Hiên tâta sous son veston les papiers qui affirmaient sa liberté reconquise ; il les sortit de sa poche, les compta, les recompta : feuille de route, exeat, certificats attestant que le tirailleur Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du « béribéri », était renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan et dirigé sur sa garnison du Cap-Saint-Jacques. Il referma son veston et respira : ce soir, il retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une dernière fois les toits gris de sa prison et se mit en marche, à grandes enjambées, sur la route de Saïgon.
Il avait plu à l’aube : les ornières achevaient de boire des flaques d’eau pourpres, les volubilis penchaient leurs clochettes alourdies le long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers redressaient leurs plumets trempés ; les fleurs de frangipanier rouvraient leurs corolles enroulées en conques ; les moineaux guillerets chantaient dans les buissons de petits hymnes au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon humide des accotements ses pieds souillés de boue et gambada comme un poulain échappé.
Avec une âpre allégresse de convalescent, il se remémora ces quatre semaines de maladie et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles, il avait été saisi d’un mal bizarre : ses jambes et ses bras avaient enflé au point qu’il ne pouvait plus se tenir debout ni remuer les mains. Le docteur du Cap l’avait déclaré atteint de « béribéri » et Hiên avait tremblé, car les médecins d’Europe ne savent pas soigner ce mal étrange et peu étudié, dont la cause même est ignorée. A tout hasard on lui avait appliqué le thermo-cautère sur la poitrine et dans le dos, sans autre résultat que de lui arracher des hurlements de douleur ; on l’avait bourré de viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait, l’avait seulement fait grossir encore ; et l’on ne put savoir si cet accroissement d’embonpoint était dû au béribéri ou simplement au régime suivi.
Finalement on l’avait expédié à l’hôpital de Cho-Quan, où, pendant un mois, les docteurs avaient expérimenté sur lui une série de systèmes ingénieux. Convaincu qu’il allait mourir dans cette grande maison triste où l’on parlait à voix basse, où l’on entendait gémir les patients et soupirer les agonisants, où les infirmiers indigènes, ses compatriotes, prélevaient régulièrement les meilleures portions de ses repas, il pleurait sa fiancée et son maître.
Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement ? Mystère ! En tout cas, il se retrouva, certain jour, dégonflé et normal, le pouls régulier, et les médecins triomphèrent de cette cure inattendue. On le garda encore pendant une semaine en observation, et, comme il enflait d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim, on le libéra.
Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se trouvait déambuler sur la route de Cho-Quan à Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées par l’averse sur les manguiers.
La ville était proche. Hiên s’épouvanta de son immensité et de son mouvement qu’il n’avait pu soupçonner un mois auparavant, enfermé qu’il était dans un fourgon d’ambulance. Les cris des « coolies pousse-pousse » tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées, des cochers de « malabars » accrochés aux brancards de leurs voitures à caisse étroite et décorée de fleurs grossières, les appels des Chinois vendeurs de soupe au vermicelle, des marchandes de poisson, tout ce bourdonnement formidable du quartier indigène lui emplissait les oreilles et l’étourdissait.
Coudoyé rudement et bousculé, il allait d’ahurissement en ahurissement, tantôt en arrêt devant les jambières grenat et le chapeau démesuré d’un policier annamite, tantôt saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty barbouillé de chaux et les narines plaquées d’or, tantôt suivant d’un œil rond les chevaux australiens, minces et géants, tenus en main par de minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir, les robes de velours, les colliers de grains d’or, les mules brodées des congaï qui évoluaient, ondulant de la croupe et balançant prétentieusement les bras : la splendeur de ces belles dames l’émut plus que leurs œillades, auxquelles il ne prit garde.
De longues théories de fillettes, trottinant entre leurs paniers de paddy, formaient sur la chaussée des processions de chenilles bigarrées. Des garçons mal peignés, assis au seuil de maisons basses, faisaient des signes que Hiên ne comprit pas et leurs rires aigus de filles l’exaspérèrent.
Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis sur les escabeaux d’un restaurant improvisé, buvaient du thé : il leur demanda son chemin. Il but du thé avec eux et causa : ses nouveaux camarades l’informèrent que la chaloupe du Cap-Saint-Jacques ne partait pas avant onze heures et qu’il pouvait, sans crainte de manquer son départ, passer un moment avec eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur Saïgon, sur Cho-Len. La naïveté infinie de ce provincial les confondait : mais, comme il avait payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent soigneusement leur dédain : on se sépara bons amis, après avoir décliné ses noms et ses numéros matricules et s’être promis à plusieurs reprises de se revoir.
Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant de stupéfaction et de ravissement. Il s’attardait aux devantures des magasins, où, derrière des comptoirs débordants de soieries, de dentelles, d’étoffes, d’objets de toutes sortes et de toutes formes et dont il ne soupçonnait point l’usage, trônaient des messieurs chauves et barbus et des demoiselles pâles à l’air arrogant et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres demoiselles aux figures pâles émergeant de robes flottantes et molles le frôlaient, et il s’écartait précipitamment, redoutant quelque coup de canne et fuyant le regard dur des yeux fixes.
Des grincements d’archet l’attirèrent : debout entre les baies de la véranda, les pseudo-tziganes de l’Hôtel Insulaire massacraient une quelconque « marche de Rakoczy ». Il admira franchement leurs dolmans garance à brandebourgs noirs, mais leur musique lui parut singulièrement barbare et criarde et, s’étant risqué à gravir la première marche du large escalier de briques, il constata que le chant des violons semblait plonger les rares consommateurs dans un accablement profond. Des domestiques chinois le menacèrent de leurs serviettes : il s’enfuit à toutes jambes et se réfugia derrière la haie des pousse-pousse qui appuyaient au trottoir leurs brancards ornés de cuivre.
Il reprit sa promenade, poursuivi par les piaulements saccadés de l’orchestre. A la terrasse d’un café, des officiers en tuniques blanches buvaient dans des verres embués des liqueurs multicolores. Des joueurs, assemblés autour d’un tapis vert, manipulaient avec violence, et d’un air furieux, de petits rectangles de carton enluminés : Hiên consacra un bon quart d’heure à surveiller leur partie avec des yeux agrandis par l’étonnement. Entre les tables de marbre s’insinuaient des marchands de journaux, garçons impudents à faces glabres sous les casquettes de drap bleu foncé, des bouquetières, toutes petites filles qui offraient des roses et des œillets avec des mines effrontées de rôdeuses.
Plus loin, les mêmes personnages faisaient des gestes identiques aux terrasses de cafés pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient sur la rue leurs échoppes sales et puant l’opium ; des rotiniers tressaient des chaises longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient des armoires de bois jaune ; des tailleurs pesaient de leurs pieds nus sur les pédales rouillées de machines à coudre préhistoriques ; des bijoutiers fignolaient, à coups de marteau, des dragons à crinière hirsute sur des manches d’ombrelles.
Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur passa en toussant, sifflant, crachant de la vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié encore à toutes les merveilles de la civilisation, crut à quelque invention de mauvais esprits. Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta entre les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient le quai.
La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots, cargo-boats amarrés au ras des appontements l’épouvanta. Un coolie obligeant lui indiqua la chaloupe du Cap. Un élégant commissaire, chaussé d’escarpins vernis qui laissaient voir des chaussettes à pois, prit sa feuille de route avec des airs dégoûtés de percepteur recevant les impôts d’un vulgaire contribuable. Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé à se choisir une place sur le pont.
Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là : l’entrepont était semé d’obstacles de toute nature, ballots de coton, meubles, paniers de poissons, rails, traverses, caisses de cartouches. Au bord d’un trou noir, des matelots annamites, suants et hurlants, manœuvraient des treuils à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable des chaînes graisseuses. Des commissionnaires allaient et venaient, ployés en deux sous d’énormes malles dont les angles heurtaient brutalement les infortunés passagers. Des femmes embarrassées d’enfants pleurards et de boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle qui menait au spardeck. Elles s’effacèrent pour livrer passage à deux gros fonctionnaires européens, et Hiên s’élança dans le sillage tracé par les amples dolmans.
Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile près du bastingage et, déposant sa musette, poussa un profond soupir de soulagement. La rivière de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre le quai planté de tamariniers et les rizières de la rive gauche que bordaient des aréquiers, de bananiers et des lataniers et où les buffles paissaient. Jusqu’à l’horizon, que fermaient des montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient entre les palmiers et les palétuviers sur d’invisibles arroyos. Contre les berges, où s’écoulaient des ruisseaux boueux, de misérables cabanes étaient plantées sur quatre pieux ou flottaient sur des radeaux de bambous.
L’autre rive était plus exclusivement européenne : les cales de l’arsenal penchaient leurs toits d’ardoise auprès de formidables tas de charbon et de briquettes ; les torpilleurs salis, les contre-torpilleurs blancs, souillés de suie, les canonnières couleur de rouille, les croiseurs pavoisés de chemises et de pantalons mouillés, les vieux cuirassés transformés en pontons et coiffés de paillotes, retentissaient de coups de sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de clairons. Des vedettes s’essoufflaient, remorquant des chalands de tôle rouge ; des canots croisaient des sampans pilotés par des matelots annamites et portant sur des pavillons multicolores des noms de navires ou des numéros d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales égrenait ensuite les cheminées noires de ses chaloupes.
Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage, s’étonnait des paquebots géants qui le regardaient par les trous sombres des hublots : « affrétés » massifs, courriers effilés, cargo-boats trapus. A perte de vue, les steamers étaient amarrés sur deux files, allemands, japonais, américains, anglais, russes, chinois ; au loin, les navires arrivant s’annonçaient par des panaches de fumée noirâtre.
Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le vert tendre des feuilles neuves, l’ocre déteint des toits de paille, la pourpre des flamboyants en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant des canons, l’énorme port vivait et haletait à côté des rizières paisibles jalonnées de palmiers et peuplées de buffles.
A chaque instant, des passagers nouveaux émergeaient du capot sur le pont. Hiên perçut le cliquetis d’une baïonnette : il se retourna et reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait à son tour l’échelle, gêné par son mousqueton, par sa couverture roulée, son « coupe-coupe », sa petite marmite de cuivre, tout l’équipement enfin d’un tirailleur en tenue de campagne. Sur ses talons, une femme noiraude, courte et râblée comme lui, portait la caisse classique et réglementaire, des nattes, des ombrelles, des paniers de provisions où résonnaient des vaisselles.
— Par ici ! par ici ! clama Hiên.
— Bonjour !… Aide-moi à me débarrasser et à débarrasser ma femme.
Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant assis sur une natte, causèrent en camarades enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever un stage d’infirmier au camp des Mares ; il compatit au récit que lui fit Hiên de ses souffrances. La grosse fille noire les écoutait en clignant ses petits yeux bridés et en mâchant bruyamment une feuille de bétel.
— Oui ! je me suis marié, expliqua Phuc. Mon stage fini, j’ai obtenu une permission de quinze jours et je suis allé dans mon village. J’y ai trouvé cette honnête fille que je connaissais depuis des années et qui m’attendait, paraît-il ; et nous nous sommes mariés.
La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche saignante, où luisaient des dents laquées, et rit silencieusement.
— J’étais un peu fou autrefois, confessa Phuc ; imagine-toi que cette petite sotte de Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses tuniques de soie… Je l’aurais épousée, ma foi ! j’aurais fait cette bêtise !… Hein ! me vois-tu accouplé avec cette pimbêche ?… Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Je ne dis rien !
— Je plains son mari. Pendant que monsieur suera sur la place d’exercice, madame ira promener devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves et ses attitudes languissantes. Le premier venu qui lui montrera une piastre la verra nue sous sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle filera le parfait amour avec un Français, qu’elle trompera, mais qui lui donnera de l’argent et des bijoux. Cependant son mari se lamentera… Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et, le matin, on se moque bien d’avoir une robe trouée ; n’est-ce pas, Thi-Sao ?
— Oui, frère aîné !
Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la cuisse rebondie de son épouse, qui tendait le pantalon luisant, et conclut :
— Les gens avisés épousent des Thi-Sao ; Maÿ est pour les imbéciles.
— Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines, dit humblement Hiên.
— Tu es… Ah ! fit l’autre, abasourdi.
Il devint subitement muet, car c’était un bon garçon, un peu étourdi seulement ; et l’énorme impair qu’il venait de commettre le consternait. La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement troublée, offrit aux tirailleurs une chique de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot dire. Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés pareillement par groupes entassés sur des nattes.
La chaloupe, prête au départ, vomissait de la fumée et s’entourait de jets de vapeur ; elle siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses amarres, comme à regret, et fila, remuant des tourbillons de vase.
Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid au cœur. Les paroles de Phuc, les paroles de l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour ? Se pourrait-il que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son petit corps pour de l’argent ?… Comment pouvait-on lire dans ses yeux immobiles la prédiction d’un tel avenir ?… Serait-il seul aveugle, lui, Hiên ? Le doute entra dans son âme pour la première fois et toute sa joie du retour fut empoisonnée.
Phuc lui tendit une cigarette et demanda, brusquement soucieux :
— As-tu reçu des nouvelles de la compagnie, à l’hôpital ?
— Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne.
— Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau départ de l’Aïeul. C’est un tirailleur libéré qui en parlait. Tu ne sais rien à ce propos ?
— Rien !
Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux avaient la même pensée : l’Aïeul parti, Pietro redevenait le maître et la vie d’enfer recommençait. Tous deux frémissaient à l’évocation du tyran, mais Hiên se sentait plus particulièrement menacé. L’Aïeul l’avait arraché au bourreau, l’avait réconforté et relevé, avait protégé ses amours : allait-il retomber dans ses ténèbres, recevoir encore des injures et des coups, être comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin ridicule et bafoué dont elle riait ?… Ce mariage, que l’Aïeul avait préparé, se ferait-il ?… Les rizières inondées, étincelant au soleil de midi, lui parurent soudain sombres et désolées.
Son camarade, qui n’était point accoutumé aux longs chagrins, prononçait des paroles encourageantes :
— Le tirailleur libéré n’assurait rien !… Ce sont de simples racontars… Ne te frappe pas, frère aîné ! Nous apercevrons l’Aïeul sur l’appontement, tout à l’heure…
Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable dans les événements.
— Puisses-tu dire vrai ! répondit la voix dolente de Hiên.
Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre les paillotes de la rive, des coqs de pagode voletaient gauchement, leur queue rousse pendante ; le museau lustré d’une loutre émergeait parmi les herbes flottantes et plongeait de nouveau dans la vase. Des canards à plumage gris fer nageaient de conserve contre le courant : au bruit de l’hélice, ils allongèrent leurs têtes plates, où luisaient les yeux méfiants, et filèrent comme un essaim de flèches, égratignant de leurs pattes l’eau bourbeuse. Des tourterelles roucoulaient dans les touffes de bambou ; des singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers… Hiên se rasséréna définitivement au spectacle de la vie grouillante dans la lumière immobile.
Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux et saccadé du fleuve devint la houle large et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya les pentes raides du massif de Ganh-Ray qui dévalaient vers des roches noires chevelues d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut, avec ses villas blanches noyées dans le feuillage des frangipaniers. Thi-Sao repliait ses nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui cogna la tôle.
Les deux camarades cherchaient en vain sur l’appontement le casque de l’Aïeul. Dans le canot vert qui se hâtait vers la coupée, des tirailleurs se courbaient sur les rames. A l’appel de Hiên, ils levèrent la tête.
— Nho, demanda Hiên, haletant, où est l’Aïeul ?
Nho montra du doigt les montagnes de Baria, qui s’estompaient à l’horizon envahi par la brume :
— L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne.
La nuit sembla submerger la baie violette.
— Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent Cang en branlant la tête. Il est parti, parti sur une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu même nous dire deux mots d’encouragement, sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a bouclé ses caisses, bourré sa musette, et tous deux sont entrés dans la grande forêt d’Annam, et personne ne sait quand ils reviendront… Le soir, le sous-lieutenant est venu prendre le commandement de la compagnie. L’adjudant est maître ; la terreur règne… Tu aurais mieux fait, mon garçon, de rester à l’hôpital : ici on souffre.
Il caressa sa barbiche blanche et regarda la porte avec des yeux graves qui semblaient retenir des larmes. Dehors, dans la nuit chaude et gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de paille et tintait sur les feuilles mortes. La mer geignait entre les galets de la jetée. Une rafale souleva l’auvent de latanier, jeta quelques larges gouttes d’eau sur la terre battue où rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse du quinquet posé devant l’autel des ancêtres : derrière sa moustiquaire violette, Maÿ se retourna et soupira doucement.
— Mauvaise nuit ! murmura Thi-Baÿ ; les malins esprits errent dans la tempête ; les morts délaissés se plaignent et menacent.
Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un vase sacré empli de sable, et l’encens fuma devant les lotus artificiels et mangés par les vers. Les doigts osseux de la vieille femme se joignirent et son échine se plia en deux, sous l’œil ironique des bouddhas ventripotents et roses peints sur les panneaux de papier. D’une case voisine venaient des sons de clochettes. La bourrasque continuait d’ébranler les chevrons. Cang se lamenta :
— Le sous-lieutenant ne sait pas ! Il est jeune ; l’adjudant lui a dit que nous étions fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro, savait se faire craindre et obéir : il l’a cru… A quoi bon réclamer ? Le sous-lieutenant est aveugle et sourd… La vie n’est pas drôle, mon fils !
— Mais qui dirige les travaux du nouveau camp ? interrogea Hiên.
— Personne ! les travaux sont interrompus ; ton wagon se rouille dans un coin de la rizière.
— Que fait-on, alors ?
— L’exercice, parbleu ! Du matin au soir, l’adjudant galope derrière les sections en aboyant et aligne les traînards à coups de matraque… Ah ! les belles manœuvres sur la place du Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant son cheval sur un talus, nous regardait défiler ! Nous autres, les serre-files, chuchotions aux recrues : « Tapez du pied au quatrième pas pour garder la cadence ! » Et les recrues se meurtrissaient le talon sur le sable et les cailloux. Les rengagés tendaient le jarret et bombaient le torse ; les deux pelotons défilaient comme un mur, les coudes serrés, les mousquetons bien tenus en main ; en avant, les clairons piaffaient et soufflaient comme des diables, les yeux hors de la tête… Les beaux jours que ces jours-là ! On ne songeait guère à trouver l’exercice long ni fatigant, parce que l’Aïeul était là !
— L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit Thi-Baÿ ; jamais il ne passait devant ma porte sans me demander de mes nouvelles, sans causer avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants sortaient des cases pour lui prendre la main, et lui leur distribuait des sous neufs. Quand l’adjudant passe, le dos voûté, marmottant des jurons dans sa moustache sale, les portes se ferment et les gamins se cachent !
— L’Aïeul était un bon maître, conclut Cang.
Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur tranquille et l’homme qui leur donnait ce bonheur. Au gré de la flamme, leurs ombres croissaient et décroissaient sur les murs de torchis. La tempête emplissait la nuit de ses plaintes furieuses. Les âmes des morts semblèrent hurler avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec les bambous grinçants, pliés par la tourmente, avec les mouettes et les goélands s’appelant au-dessus des ravins. Des branches sèches se brisèrent contre la palissade.
Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, s’agitait Maÿ, dérangée dans son sommeil par les bruits du dehors ; elle dormait, sa figure pâle traversée de frissons, les lèvres tremblantes : quelque cauchemar, sans doute…
— Tu penses à ton mariage ? dit Cang ; sois sans inquiétude : il se fera. L’Aïeul m’a demandé la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses désirs : tu épouseras ma fille. Du reste, tu es un brave garçon qui la rendras très heureuse. Elle a bien quelques sottes idées : elle est vaniteuse, coquette ; elle préférerait un prétendant riche et généreux ; mais tu as la force et la santé qui valent mieux que l’argent.
— Merci, père !… Je suis peureux et timide ! Je craignais… Je craignais… L’Aïeul parti, il me semblait que tout allait s’écrouler, que tout le monde allait se retourner contre moi, comme autrefois quand je suis venu de Phuôc-Tinh. Alors, tu me promets que…
— Je te l’ai dit : tu épouseras Maÿ. Et maintenant, étends-toi sur ce lit de camp. Fais provision de sommeil et de calme ! Moi, j’ai perdu l’un et l’autre depuis le départ du maître ; mais je suis vieux et cela n’a rien d’étonnant.
— Guérison complète ! c’est inouï ! déclara le docteur devant qui Hiên à moitié nu grelottait.
— Monsieur le major, insinua Pietro, important, j’ai toujours dit que cet homme était un simulateur habile.
— Vous croyez ? Il faudrait qu’il eût été vraiment habile pour avoir feint d’être atteint du béribéri !
— Mais avait-il réellement le béribéri ?
— Vous le savez, sans doute, mieux que moi ! répliqua le docteur. (Celui-ci n’avait jamais témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait la brutalité, une amitié débordante. Du reste, l’Aïeul était son ami et il se souvenait d’avoir vu le tirailleur manier le panka chez le lieutenant.) Alors vous pensez que votre lieutenant s’était laissé abuser par cet homme ?
— N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le major, pourvu qu’il fût Annamite… A force d’écouter toutes les doléances de ces gens-là, il avait fait de la compagnie une vraie cour du roi Pétaud, permettez-moi de vous le dire… Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux petit soufflet donné à un caporal, le lieutenant ne parlait de rien de moins que de me faire casser !
— Il n’avait certes pas tort !… En tout cas ma tâche était bien facile lorsqu’il commandait : je n’avais que fort peu de malades, et jamais de carottiers ; jamais je ne voyais venir à la visite une telle procession de pauvres diables épuisés et abrutis, sollicitant une exemption avec des yeux désespérés… Que leur faites-vous donc faire ?
Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna les talons et s’en alla, satisfait de lui-même et mécontent d’autrui.
— Tu peux te rhabiller, dit le docteur à Hiên. Tu reprendras ton service demain. Si tu as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef était mon ami.
Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul s’aligna de nouveau, le mousqueton au poing et le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses camarades pareillement terrorisés ; les tempes inondées de sueur froide, les doigts frissonnants, il guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses voisins ; contre sa joue s’appliqua de nouveau la main sale et velue du Corse, et sur ses épaules, la trique de rotin. Il fut de nouveau la victime qui exaspérait son bourreau par son mutisme et sa faiblesse mêmes.
Pietro s’acharna contre lui ; il le poursuivit de sa haine sauvage : il lui semblait, frappant et injuriant le protégé du lieutenant, tirer vengeance, en quelque sorte, de la bonté feinte et de l’effacement auxquels celui-ci l’avait contraint pendant des mois. Foulant aux pieds le serviteur, il insultait au maître absent avec une basse joie de chacal jappant derrière le lion disparu.
— Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée, mettant son poing sous le nez du silencieux Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que je t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué une claque aujourd’hui !… Il peut bien revenir, ton Aïeul ! D’ici son retour, je t’aurai mis au pas ou j’aurai eu ta peau !
Derrière la compagnie muette, les serre-files se raidissaient, impassibles et les yeux fixes…
Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait machinalement du camp à la place du Marché, de la place au camp. Les heures d’exercice passaient, lentes et semblables à des semaines, sans qu’il parût s’en émouvoir ; au commandement de son instructeur, il soulevait son mousqueton ou le replaçait contre son pied droit, sans se préoccuper d’une cadence ou d’un ensemble quelconque. De fait, ses membres avaient repris toute leur raideur d’autrefois, en même temps que la peur faisait de nouveau la nuit dans son esprit. Injures et coups n’avaient d’autre résultat que de faire trembler davantage le malheureux et le rendre plus inerte. Il lui parut que son supplice durait depuis le commencement des siècles et jamais ne cesserait. Le découragement le saisit, puis l’abrutissement : il s’accoutuma aux insultes ; son échine se courba, toujours tendue à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent leurs gestes fébriles ; il fut de nouveau le pantin grotesque, maladroit et stupide. La théorie et les cours de français le revirent bégayant et ignare. Insensiblement il retournait à ses ténèbres.
Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque nuit, le visage de l’absent se penchait sur son lit de camp ; il distinguait les yeux bleus si clairs, les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et l’absent répétait les paroles dites autrefois :
— Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa laideur ; tu verras pulluler le mal comme des larves de moustiques dans une mare. Les bons sont rares et timides : les méchants sont légion et font la loi… Tu sauras que les bêtes de la forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le mal pour l’amour du mal, et tu pleureras la forêt et ton ignorance… La vie n’est pas belle, petit frère, parce que l’homme est laid… L’homme est un tigre pour l’homme. Fuis-le ; tourne les yeux vers la nature ; elle seule ne trompe point, ne change point ; regarde-la, écoute-la vivre : elle emplira tes yeux de lumière, tes oreilles de sons et les dégoûts humains n’atteindront plus ton âme… Crains ton semblable…
Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait déserter. Fuir ! fuir !… Hélas ! Hiên le Maboul a vécu, il vit comme tout le monde : la civilisation a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu jadis essayer de prendre son essor vers la forêt nourricière, lorsque, frémissant encore de la liberté perdue, il a découvert avec horreur la saleté de l’âme humaine. Aujourd’hui, comme l’Ange de la Merveilleuse Visite, il ne peut plus se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à s’en servir : la vie lui a façonné une mentalité de civilisé enchaîné à sa meule et ignorant désormais jusqu’au désir de l’affranchissement…
Toutes les nuits, il entendait ainsi parler l’Aïeul, répétait à demi-voix ses paroles, jusqu’à ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur sa natte, suant de terreur, croyant à quelque contre-appel, croyant ouïr les rugissements de l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures, la tête sur les genoux, guettant l’apparition de l’aube derrière les lames des persiennes. Les camarades disaient tout bas :
— Le voilà qui cause avec l’absent ; sa folie le reprend…
Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers le nouveau camp, et, chemin faisant, les femmes et les gamins du village considéraient avec des yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait et parlait tout seul. Il errait dans le chantier abandonné où flottait, croyait-il, l’âme de son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son wagonnet renversé, contemplait longuement les rails que la rouille rongeait, le remblai envahi par les herbes et raviné par les pluies, les cases sapées par les termites, les hangars affaissés, les trous à torchis où coassaient les crapauds-buffles.
Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient des nuées illuminées d’éclairs. Peu importaient à Hiên l’heure en fuite et la nuit tombante : il écoutait vivre le passé… Sur la rizière obscurcie grinçaient les roues basses ; les pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore des bennes ; les marteaux des forgerons tintaient sur les enclumes chantantes ; les scies pleuraient âprement sur les limes. L’absent parlait :
— Du courage, petits frères ! la pause est proche… Trinh, le manche de ton burin est fendu : demandes-en un autre à ton sergent… Raccourcis-moi ces paillotes, Nam ; donne encore un coup de masse sur la tête de cette cheville, Tam : tu vois bien qu’elle n’est enfoncée qu’à moitié… Déplacez-moi ce rail, vous autres : il menace de glisser dans la rizière.
Les ténèbres envahissaient le chantier, et la voix chère et les bruits familiers faisaient silence. Hiên se levait avec un soupir, le front douloureux, les jambes molles. Il se dirigeait vers la maison de son maître, ruminant des espérances insensées :
— L’Aïeul est peut-être revenu ! je vais le trouver fumant sa pipe sous sa véranda ou assis devant son bureau. Alors je me tiendrai debout derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et, lorsque ses yeux se lèveront vers moi, je me mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai, et lui me parlera doucement…
Il se faufilait dans la brousse ; les aiguilles des cactus ensanglantaient ses talons ; les branches des euphorbes accrochaient les manches de son veston, fouettaient ses joues. Hélas ! nul rai de lumière ne filtrait sous les persiennes fermées. Contre la balustrade la chaise longue de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous la véranda, et les chambres vides lui renvoyaient à travers les portes closes le bruit de ses pas. Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec des plaintes aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï, les araignées tissaient leurs toiles… L’Aïeul n’était point revenu.
Alors Hiên rentrait au camp à travers les ténèbres, indifférent aux flammes errantes des lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête enfouie sous les bras.
— Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui ? demandait le brave Nho, remué par la peine profonde de son ami. Réponds ! voyons !… Tu es encore allé chez l’Aïeul, hein ?… Et il t’a parlé, hein ?…
Et Nho, apitoyé, ajoutait :
— Il reviendra, frère aîné, il reviendra !… Ne désespère pas ! Pleure, mon vieux, si tu as envie de pleurer : les larmes te soulageront… Moi aussi, j’ai du chagrin : il y a des jours où les larmes m’étouffent ; mais je sais que tout cela finira et je patiente… Je mange à ma faim, je bois à ma soif : il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre plein pour résister au chagrin… Je t’ai gardé quelques gâteaux et du riz : mange, frère aîné.
— Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! suppliait Hiên d’une voix si lasse et si effroyablement navrée que son camarade n’insistait plus.
Et Nho se couchait, à son tour, murmurant rageusement :
— Il devient fou !
— Épargne-moi, Maÿ ! Je suis malheureux : on m’insulte, on me frappe, et je perds la tête. Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni même qui je suis… C’est la folie qui vient… Alors je vais vers toi comme une jonque en détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité. Aie pitié de moi ! Parle-moi avec douceur, comme une mère à son enfant.
Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre qu’elle est en train de grignoter, tourne ses grands yeux durs vers Hiên et déclare tranquillement :
— Finis de geindre ! tu m’ennuies !
Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit banc devant l’étalage d’un restaurant. Le tirailleur a offert une dînette à sa fiancée, et celle-ci a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle compte, ce matin de dimanche ensoleillé, avec son collier d’or et ses deux tuniques superposées, éblouir ses amies et fasciner quelque jeune Français.
Elle recommence de mordre la canne à sucre et s’amuse de la foule qui gesticule et crie sous la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre le bétel. Accroupies sur des nattes, les marchandes pérorent avec des mines importantes et pénétrées de notables commerçantes. Un collecteur hindou, ceint d’un pagne flottant qui découvre ses chevilles noires, circule entre les groupes de femmes bavardes et recueille quelques sapèques et force injures : car ces dames, en tout pareilles à leurs congénères de France, usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant. Entre toutes, les marchandes de poisson se manifestent bruyantes et rebelles aux sommations de l’agent du fisc : retranchées derrière leurs remparts de requins-marteaux glauques, de langoustes brunes, de crabes indisciplinés et sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le poing au malheureux fonctionnaire et le traitent de « nègre », pour l’hilarité débordante des gamins assemblés et nus.
Des fruitières vident leurs paniers, d’où s’écroulent les régimes de bananes vertes, jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons, les pamplemousses, les mangoustans coiffés d’une capsule étoilée, les fruits de jaquiers rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants, les ananas bosselés et dorés comme des pommes de pin, les mangues oblongues et veloutées. Les maraîchères venues des villages tapis dans les clairières de la forêt ont étagé les patates violettes et difformes, les faisceaux de cannes à sucre semblables à des roseaux, les courges, les citrouilles, les plants de salade, les pastèques, les arachides à coque terreuse. Des brocanteurs débitent une foule d’ustensiles agréables ou utiles : cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux de pipes à opium frettés d’argent, couteaux à bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes de nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier rouge renfermant du fiel d’ours séché, pinces à épiler, peignes de bois, bobines de fil, cristaux de borax, chandeliers laqués pour l’autel des ancêtres, brûle-parfums de bronze, théières de faïence, rouleaux de papier argenté et doré pour cérémonies funèbres, nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes d’encens.
Entre les éventaires s’attardent des paysans en longues tuniques garance, teintes au cu-nao ; accoutumés au silence profond des rizières jaunissantes où pataugent les buffles muets, tout ce mouvement et tout ce bruit les épouvantent. Les habitants de la ville les étonnent singulièrement par leur luxe et leur liberté d’allures : au passage d’un boy chaussé de bottines vernies, les rustres s’écartent précipitamment, les mains prêtes aux lay[11] et les yeux ronds d’admiration naïve, convaincus que le passant est un important mandarin ou tout au moins un gros richard. D’autres mandarins de même rang, cuisiniers de fonctionnaires français, se carrent sur les tabourets d’un rôtisseur, fument les cigares de leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas dépouiller de leurs bagues écarlates et font de grands éclats de rire entre deux assiettes de riz, que paieront tout à l’heure les piastres des maîtres.
[11] Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages de marque et qui se fait avec les deux mains réunies sur la poitrine.
— Aie pitié de moi ; sois douce ! répète à voix basse le triste Hiên.
— Laisse-moi tranquille !
Elle s’est détournée de lui pour contempler, avec des yeux de convoitise, des congaï qui font leur entrée dans la halle. Les rais de soleil, où dansent follement des poussières brillantes, plaquent les tuniques raides de reflets brusques, noyés dans l’ombre et rallumés aussitôt ; les mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons poudrés chatoient ; les colliers de grains d’or étagent sur les poitrines menues, habillées de velours mauve, lilas et grenat, leur triple rangée d’étincelles ; les diamants, les rubis, les émeraudes des bagues, des bracelets montant jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ. Pour acquérir ces richesses, il a suffi à ces filles de se vendre à des Français : qu’importe le mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration et le dépit l’accompagnent ? A côté des courtisanes cheminent des femmes de tirailleurs ; visages noircis par la sueur, seins affaissés sous les vestes de coton décoloré, dos courbés sous le poids des paniers ; ni bagues, ni bracelets, ni boucles d’oreilles, ni mules brodées de paillettes… Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple et pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots dans la gorge :
— Pourquoi es-tu indifférente ? Pourquoi n’as-tu pour moi que des regards mauvais ? Que t’ai-je fait ? Si tu ne peux me donner ton amour, fais-moi l’aumône au moins du sourire que tu adresses aux inconnus dans la rue !… Ah ! si l’Aïeul était là !…
Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés qu’illuminait la présence de l’Aïeul. Les marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient avec des cris de joie ; il leur parlait, écoutait leurs confidences interminables, leur donnait des conseils pratiques qui provoquaient les rires inextinguibles de ces dames. Il plaisantait avec elles.
— Ah ! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière édentée et ridée, je ne voudrais point d’autre mari que toi, Aïeul à deux galons !
— Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge, je voudrais me souvenir que nous avons été jeunes ensemble et que nous avons dormi sur la même natte !
Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux accouraient lui prendre la main ou se pendre aux pans de son dolman où leurs doigts s’imprimaient en rouge. Il finissait par s’échouer dans la boutique d’un restaurateur et grignotait des gâteaux chinois en buvant du thé ; il conviait Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage de la fillette s’illuminait ; elle devenait aimable et gaie, et son rire sonnait à chaque mot.
Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée silencieuse et impénétrable. Il voit le front bombé, lisse et blanc, les sourcils tendres et légers, relevés vers les tempes, les paupières abaissées à demi, les cils immobiles voilant les yeux cruels, le nez imperceptible aux narines retroussées, les lèvres charnues et rougies par le bétel. Un désir insensé et brutal lui étreint le cœur, de saisir cet animal sournois et indéchiffrable, de l’emporter loin de cette humanité compliquée, loin de ces femmes trop parées, loin de ces hommes aux regards effrontés, d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et lui seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines et trouble son cerveau : la jalousie, la jalousie qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de suite atrocement.
Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les cloches et ronflent les gongs, la messe vient de finir. Le marché se remplit de Français : officiers d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent aux pentes de la montagne dans le feuillage nuageux des bambous ; pilotes massifs, tanguant et roulant, parlant très haut ; troupiers étiques dont les figures minces et trop blanches disparaissent sous les casques trop larges enfoncés jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux de coquetterie dans leurs amples tuniques de toile grise ; femmes coiffées de casques de liège qu’habillent des dentelles et qui sont trop pareils à des abat-jour ; robes flottantes de crépon, souliers découverts et bas à flèches d’or, teints fadasses criblés de taches de rousseur ; garçonnets arrogants et pâlots, contemplant avec des yeux effarés les gamins annamites vêtus d’une ficelle ; sous-officiers pommadés et parfumés frisant des moustaches avantageuses ; fonctionnaires de la douane et de l’administration, empesés et solennels.
Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre de la Guadeloupe, vague comptable du Sanatorium, se distingue par la hauteur de ses faux cols, le miroitement de son plastron garni de faux brillants, le pli impeccable de son pantalon et la pomme d’or de sa canne.
Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement au Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été sensible au charme et aux œillades de la petite personne ; il l’a rencontrée deux ou trois fois sur l’appontement, l’a complimentée en annamite sur son collier, cadeau de l’Aïeul, sur la couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée ; mais, tout au fond de son cœur de petite femme, elle a tressailli d’aise. Dès la deuxième entrevue, il lui a offert de lui faire visiter sa demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir brodé de fleurs ; elle n’a rien répondu et s’est détournée avec une majesté de reine offensée ; mais l’offre n’a pas été oubliée : le mouchoir à bordure fleurie hante les rêves de Maÿ, qui se promet d’aller voir le « nègre ». Quant au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse couche de fatuité cuirasse contre le doute, il se persuade bonnement que son physique de commis-voyageur et son langage zézayant ont produit sur la petite Vénus jaune l’irrésistible effet auquel l’ont accoutumé les mulâtresses.
Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement d’yeux complice du jeune homme olivâtre. Il pâlit ; la tête lui fait mal et ses yeux voient trouble ; il est las soudain comme s’il avait couru pendant des heures, et il a envie de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans le voir, préoccupé seulement d’attirer sur son veston immaculé les regards de Maÿ. Il finit cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme la bravoure n’est point sa vertu première, il bat précipitamment en retraite et disparaît.
— Rentrons à la maison, décrète la fillette.
— Oui ! oui ! rentrons ! Je suis fatigué de tout ce tapage, de ces gens qui vont et qui viennent.
— Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên ! C’est toi qui m’as demandé de t’accompagner au marché, et te voilà maintenant impatient de partir !
— J’en ai assez de voir ces hommes te sourire et de te voir répondre à leurs sourires par des sourires !
— Serais-tu jaloux, par hasard ?
— Je ne sais pas ; je souffre ! J’ai vu tout à l’heure le jeune noir te saluer et j’ai senti mes yeux se voiler, et trembler mes mains… Où as-tu connu cet étranger ?
— Je ne le connais pas. Je commence à croire que tu deviens réellement stupide. Personne ne m’a saluée au marché.
— J’ai cru voir…
— Tu t’es trompé !
— Je me suis trompé, sans doute ! concède l’humble amoureux. Pardonne-moi, sœur aînée : je t’aime et je suis inquiet ; je me figure être entouré de gens qui menacent mon bonheur, qui cherchent à t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi ! Vois-tu, ma tête est faible : je suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises. Je ne serai plus jaloux !
Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. Un lépreux écroulé contre la haie, entre les fleurs lilas et les feuilles anémiques des euphorbes, interrompt sa mélopée pour ricaner :
— Tu en parles à ton aise, mon jeune ami ! On guérit plus vite de la lèpre que de la jalousie… Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune !
Ses lèvres pourries découvrent les gencives blanches qu’entrechoque le rire.
La parole du lépreux se vérifia : la promesse de Hiên n’était qu’une vantardise d’amoureux novice. La jalousie s’installa dans son cœur et dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour devait faire un paradis terrestre, fut un enfer. Pietro et Maÿ, sans se concerter, se partagèrent la tâche de torturer cette âme simple, l’un par la terreur, l’autre par le doute.
Les rares instants de répit que l’adjudant accordait au tirailleur, celui-ci les employait à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter : « Que fait-elle en ce moment ?… » Il s’imaginait la voir, profitant des heures de liberté absolue que lui procuraient les exercices, endosser en hâte sa tunique de crépon, boucler à son cou son collier, et, trompant la surveillance de Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait le traître au teint de citron.
Il la voyait, souriant et balançant gracieusement les bras, cheminer sous les frangipaniers de l’avenue, franchir le portail de briques où grimaçaient des monstres de terre émaillée. Il la voyait apparaître, blanche et dorée, hors de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement et ses mains frissonnaient, secouées par le vent de la folie renaissante.
Souvent, comme il errait dans le crépuscule à la recherche de l’absent, les abominables visions se présentaient à son esprit ; il revenait en courant vers le camp, tête basse, bousculant les rondes d’enfants qui tournoyaient dans les chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue, Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare à treize cordes. Il s’asseyait près d’elle, essoufflé, le cœur tressautant :
— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? interrogeait-il lorsque les fils de cuivre cessaient de moduler leurs plaintes aigres.
— Je me suis promenée.
— Où es-tu allée ?
— Qu’est-ce que cela peut te faire ?
Menue et sournoise, elle le défiait de ses yeux calmes et froids, où rien ne se lisait de l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre vaincu d’avance dans cette lutte inégale où son innocence même et sa simplicité faisaient le jeu de son adversaire. Devant cette petite fille qu’il eût aisément broyée entre ses doigts de géant, il restait penaud et muet, désespéré de son impuissance : à quoi lui servaient ses gros poings et ses biceps ?
Farouche, il regardait les lignes d’écume lumineuse émerger de la nuit et mourir sur la plage ; les falots des sampans dansaient comme un vol de lucioles. Le feu de Can-Gio ouvrait son œil sanglant et fixe dans les ténèbres épandues sur la baie. La rumeur de la houle emplissait l’horizon ; des massifs effacés par l’ombre, descendaient les plaintes chuchotantes des bambous, et les vagues et le feuillage semblaient geindre avec le sauvage affligé.
Cependant l’ironique chanson de la cithare égrenait ses notes railleuses. Maÿ reprenait sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa musique, heureuse aussi de la souffrance devinée à ses côtés, elle roucoulait à mi-voix, les paupières battantes et la gorge ondulante… Ah ! l’écraser d’un coup de poing !
La voix rauque de l’adjudant proféra des commandements et, quatre par quatre, les tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise. Ils défilèrent silencieux et farouches, dans les rues qui s’éveillaient ; les chiens errants jappaient sur les talons ; la hotte sur le dos, des sampaniers cheminaient en longue file sous les cocotiers inclinés : joyeux de leur pêche nocturne, ils saluèrent la colonne de lazzi égrillards. Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de jadis, ils se turent, redoutant d’avoir troublé quelque grave cérémonie militaire.
Les chantiers du camp nouveau alignèrent au-dessus des talus envahis par l’herbe leurs charpentes inachevées, rongées par les termites, et leurs murs de torchis jaunissant. La clarté blême du petit jour aggravait la tristesse du terre-plein désert où gisaient dans le sable les bennes rouges des wagonnets, pareilles aux tronçons d’une coque échouée.
Les tirailleurs détournèrent la tête : trop de souvenirs habitaient ces cases vides et ces hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les yeux : trop longtemps il avait poursuivi en vain l’ombre de l’Aïeul à travers le camp abandonné ; dans son cœur las, abreuvé de trop de chagrins, il n’y avait plus de place pour l’espoir ; l’absent tardait trop à revenir… Invinciblement, sa marche se ralentissait ; ses jambes semblaient le river au sol…
— Avance, Hiên, avance : l’adjudant te regarde, dit son compagnon en le prenant par le bras.
Le sabre court sonnait sur les pavés ; le désespéré fit un effort pour s’arracher à la torpeur qui le gagnait et trotta lourdement, comme un âne trop chargé.
La compagnie pénétra dans la forêt ; les sections se dispersèrent. Hiên et Nho suivirent une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière les hautes fougères, le tyran disparut.
Hiên écouta craquer les branches tombées que brisaient les pieds nus ; d’autres patrouilles, filant par des sentiers voisins, semblaient des hardes de sangliers froissant les feuilles mortes. De la brousse touffue montait le parfum iodé de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des bruyères teintées de rose, le relent fauve de l’eau croupie. Sur la terre grasse, que les pluies avaient ravagée, se tordaient les racines brunes, pareilles à des pythons monstrueux.
La patrouille fit halte dans une clairière, au bord d’une mare obscure ; des arbres géants étendaient sur elle le dais de leurs branches enchevêtrées : banyans aux troncs enrubannés de lianes, tecks élancés et droits aux feuilles de carton terne, gommiers balafrés de coupures béantes qui distillaient la sève sirupeuse et blanche. Dans la boue piétinée par les chevreuils pointaient les tiges vert tendre des herbes naissantes.
Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur déborda. Toutes ses peines vinrent à lui à la fois, au rappel des parfums familiers : l’exil, les tortures de l’initiation, les brèves minutes de joies évanouies, les épouvantes de chaque instant, les coups meurtrissant sa face douloureuse, et l’amour malheureux, et l’atroce jalousie… Il arracha de son épaule la bretelle du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et s’abattit dans le gazon trempé de rosée, la figure entre les mains. Il pleura, avec des hoquets et des râles qui retentissaient dans la clairière endormie.
— Quelle misère ! gronda Nho. Et l’Aïeul qui ne revient pas !… Aïeul à deux galons, pourquoi nous as-tu abandonnés ?…
Il s’exaspérait, hurlait à son tour.
— Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble pas le malheureux qui crie sa peine aux esprits de la forêt… Laisse-le pleurer en paix !…
Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en silence la déchirante lamentation qui tantôt retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce comme une plainte d’enfant. Nho se rapprocha de Cang :
— Maître sergent, dit-il, maître sergent, il faut écrire à l’Aïeul : il faut que l’Aïeul sache et qu’il revienne… Écris à l’Aïeul !…
Cang hocha la tête :
— Que lui dirai-je ?
— Tu lui diras que nous souffrons…
— C’est vrai, nous souffrons… Mais faudra-t-il lui dire que nous souffrons par la faute d’un Français ?… Pourra-t-il croire, lui qui est juste, lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté ? Ne me parlera-t-il pas ainsi : « Cang, tu es un mauvais sous-officier ; tu manques à ton devoir : tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles accusations, parce que tu ne l’aimes point… Je sais, je sais que tes compatriotes ont ainsi dénoncé faussement des gradés parce que ceux-ci ne leur plaisaient pas. Cang, tu mens !… »
— L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang puisse mentir !
— Il me dira : « Réfléchis bien ! Tu prétends que l’adjudant vous insulte, qu’il lève son bâton sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront contre lui, le châtieront : car de telles actions sont contraires aux lois françaises et aux règlements, et les chefs puniront sévèrement l’homme coupable d’avoir manqué aux lois et aux règlements. Les chefs haïssent la brutalité ; mais le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu as calomnié ton supérieur… »
— L’Aïeul saura distinguer la vérité !
— Il ne me croira point…
— Il te croira !
— Où lui adresserai-je ma lettre ?…
— Après l’exercice, pendant la sieste, nous interrogerons les sampaniers… Nous monterons sur les jonques qui sont dans la baie des Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs d’Annam s’ils n’ont pas vu notre maître… Il faut que l’Aïeul sache !…
Des coups de feu lointains s’espacèrent… Hiên se leva, blême et titubant, et suivit la patrouille qui se glissait dans la brousse.
Nho donna un dernier coup d’aviron : le canot vira dans l’eau dorée, vint se coller contre la coque couturée d’une jonque. Des sampaniers accoururent, se penchèrent sur le bordage, saisirent le vieux Cang par les aisselles, le hissèrent sur le pont où séchaient des queues de raies et des peaux de requins.
Autour du terrien, que le tangage inquiétait, les hommes de la mer, leurs femmes hâlées et rieuses, leurs enfants nus et basanés firent cercle, se poussant du coude, grimpant sur les rouleaux de cordages et jusque dans les agrès. Tous à la fois, ils questionnaient le sergent ; des jonques voisines, rangées bord contre bord, d’autres curieux accouraient, avides de connaître le motif de cette visite inattendue :
— Que veux-tu de nous, oncle sergent ?
— Pourquoi es-tu venu sur notre barque ?
— Que se passe-t-il ?
Cang ne répondait rien, demeurant adossé à l’embrasure d’un panneau, déplorant en silence le manque total d’éducation dont faisaient preuve ces marins.
Un vieillard le guida par la main, écarta du poing les indiscrets, fit asseoir son hôte sur une natte :
— Apportez au grand mandarin du thé et du bétel ! commanda-t-il.
Il prit place lui-même sur la natte en face du sergent, lui tendit une cigarette. Et Cang lui demanda :
— N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu pas vu mon maître ?
— Qui est ton maître ?
— L’Aïeul à deux galons.
— Ton maître est donc un vieil homme ?…
— C’est un homme très jeune, qui a des yeux clairs et souriants, des moustaches tombantes et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches deux galons d’or. C’est un homme qui est bon avec les Annamites, qui leur parle avec une voix très douce, dans leur langue, qui donne des remèdes aux malades, aux petits enfants des sous et des caresses, qui sait lire dans nos livres et connaît nos légendes et nos poèmes… Il est instruit, il est sage comme un homme très âgé, et c’est pourquoi nous l’appelons notre Aïeul…
— Dans quelle région se trouve-t-il ?
— Il est parti par la grande route qui va de Saïgon à Hué, et, depuis son départ, nous n’avons pas eu de ses nouvelles… Quelqu’un des tiens l’a-t-il vu ?
— L’Annam est immense ; les ports où sont armées nos jonques sont innombrables : les unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres à Cam-Ranh… Mais nous sommes des gens de la côte et jamais aucun de nous ne se risque à remonter les torrents, à pénétrer dans la montagne…
— Mais les montagnards viennent vendre les cardamomes aux villageois des plaines : peut-être un marchand, causant avec les tiens, a-t-il pu parler de mon maître ?…
— Peut-être… Holà ! vous autres, ouvrez vos oreilles : quelqu’un d’entre vous a-t-il ouï parler d’un certain Aïeul à deux galons ?
— Moi ! moi ! crièrent plusieurs voix.
— Moi, je l’ai vu !
Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança près de la natte et répéta :
— J’ai vu l’Aïeul !
Un soir, sur la place étroite d’un hameau perdu, à la lisière des bois profonds, il avait vu la foule des paysans et des bûcherons assemblée autour du banc où trônait un officier, un lieutenant. Cet officier, que les notables nommaient : « l’Aïeul à deux galons », narrait une histoire que les campagnards écoutaient, bouche bée ; des garçonnets et des fillettes jouaient à ses pieds ; un tirailleur à barbiche blanche allait et venait parmi les groupes…
— C’est lui, dit Cang, c’est mon maître !
Alors il fit aux sampaniers consternés le récit des souffrances endurées par leurs frères militaires ; il dit les humiliations et les outrages quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime des opprimés à la justice de l’absent…
— Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais écrire à ton maître, ce soir, par l’écrivain public qui se tient au marché, une lettre qu’une de nos jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul, sera chargé de lui remettre ta plainte et lui répétera tes paroles…
— Relis maintenant ! dit Cang.
L’écrivain public assura sur ses oreilles les tiges de ses besicles, prit la feuille à deux mains, l’approcha de la mèche charbonneuse du quinquet, et lut :
« Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà trop tardé. Après ton départ, le joug a été replacé sur nos cous, plus lourd encore parce que le bouvier avait des rancunes à satisfaire… Le sous-lieutenant est bon, mais il ne voit rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car Pietro l’a persuadé que la race annamite était fourbe et dissimulée et que nous étions méchants entre les méchants.
» Et l’adjudant est maintenant le maître incontesté. S’il se fût contenté, comme autrefois, de distribuer des jours de consigne, des injures et des coups de pied, nous eussions retrouvé, pour endurer le supplice, notre résignation d’autrefois ; on eût courbé l’échine et invoqué ton nom en silence… Mais il a fait pire : se souvenant que tu avais tiré une première fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné contre ton protégé. Du réveil à l’extinction des feux, il se complaît à le torturer, à l’abrutir, à l’épouvanter, de sorte que l’être simple est en train de retourner à ses ténèbres : peut-être reviendras-tu trop tard pour lui rendre une deuxième fois la lumière.
» Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir osé t’écrire ces choses… Je sais que cela n’est point conforme à la discipline ; mais n’est-il pas permis au soldat qui a servi fidèlement pendant des années d’élever sa voix en faveur de ses frères d’armes malheureux ?
» J’ai trente ans de services, Aïeul : pendant trente ans, des officiers français et des sous-officiers français m’ont commandé ; les uns étaient affables et doux comme toi ; d’autres étaient rigides et inaccessibles, mais tous étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs annamites obéissaient avec joie… Celui dont je te parle est injuste et cruel, et jamais je n’avais rencontré son pareil.
» Nous plions encore devant lui : le jour est proche où le vase trop plein débordera de toutes parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront…
» Hâte-toi, Aïeul à deux galons : tes petits-enfants crient vers toi et se lassent de n’être point entendus… Hâte-toi !… »
Derrière les faisceaux de mousquetons que hérissaient les lames luisantes, la compagnie piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes fusait vers l’azur du zénith la lumière jaune et dorée épandue sur le ciel et la terre.
— Beau temps pour la revue ! confia Castel, épongeant ses joues rasées de frais, au fourrier rose et joufflu que le casque trop grand coiffait comme d’un abat-jour.
— Vrai temps de Fête nationale ! Le soleil est républicain !
— Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.
— Et pendant la route, donc !
— Pourquoi ne partons-nous pas ? Qu’est-ce qu’on attend ? Le sous-lieutenant vient d’arriver : le voici qui cause avec Pietro sous la véranda de la grande case.
— Tiens ! tiens ! pourquoi n’a-t-il pas mis de bottes ?
— Bizarre !… Et le fougueux Barka est dans son box !
— Qui est-ce donc qui va commander la compagnie ?
— Hein ! mon vieux ! si le lieutenant était revenu sans crier gare !…
— Va donc ! va donc ! ne te berce pas de cette illusion, mon bon Provençal !
— En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille basse. Il était presque aimable tout à l’heure pendant le rassemblement. Il y a sûrement du nouveau qui se prépare. Psst ! Cang ! Tu n’as pas entendu parler du retour de l’Aïeul, par hasard ?
Cang secoue la tête d’un air dubitatif :
— Le bruit court que l’Aïeul est revenu ; mais personne n’en sait rien au juste. On avait annoncé son retour tant de fois déjà que personne n’y croit plus. J’ai questionné Hiên le Maboul : il ne sait rien ; il est à moitié fou et tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé de rôder autour de la maison du lieutenant : il est découragé. Bèp-Thoï n’a pas paru dans le village hier soir.
— Dis donc, le sergent-major est peut-être renseigné : faufile-toi jusqu’à la chambre de détail. L’adjudant tourne le dos, justement : tu ne risques rien. Donne-moi ton mousqueton.
Le fourrier trotta ; les franges jaunes des épaulettes de laine dansaient sur le dolman blanc ; il s’insinua entre les stores verts que décoraient des monstres garance, zébrés par les averses. La basse puissante du sergent-major émit des paroles inintelligibles, puis le casque démesuré du messager écarta les rideaux de rotins.
— Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on se moque de lui, qu’on lui a déjà monté ce bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend plus.
Ils se regardèrent, désappointés :
— C’est idiot de faire courir des bruits pareils ! grogna Castel. On s’emballe, on s’emballe, puis tout casse et l’on se retrouve forçat comme devant, mais le boulet est plus lourd.
Des gamins essoufflés galopèrent devant la palissade, passèrent leurs museaux suants entre les bambous et crièrent à tue-tête :
— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !
Les femmes accroupies sous les écussons tricolores et les girandoles de la porte répétèrent :
— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !
La compagnie entière se rua vers la route, abandonnant les faisceaux, trépignant et glapissant :
— Où est-il ?
— Est-ce bien vrai ?
— Comment savez-vous cela, petits frères ?
— C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe sous la véranda et le vieux Bèp-Thoï étrillait le cheval.
— Mais non ! il ne fumait pas.
— Je te dis que si !
— Je te dis que non !
— Es-tu bien sûr de l’avoir vu ?
— Si je suis sûr ?… Si je l’ai vu ?… J’allais me faufiler jusqu’au perron lorsque Bèp-Thoï a brandi son étrille vers moi : je me suis sauvé !… Tout le village connaît la nouvelle maintenant !
— Le voilà ! le voilà !
— Rassemblement ! hurlait l’adjudant.
— Crie, mon garçon, égosille-toi ! murmurait le fourrier, emporté par le flot des petits soldats qui roulait sur la route…
— Rassemblement !
Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, la robe luisante et la crinière hirsute d’Annibal apparurent, émergeant de la cohue des gamins loqueteux. Les jambières rouges galopèrent éperdument ; les gamins, braillant et pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus ; des mains noircies saisirent les rênes, maintinrent le petit cheval affolé, palpèrent les bottes éperonnées de bronze doré, la culotte de toile, le dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre d’or et les galons, le sabre à garde nickelée passé dans le porte-épée de la selle ; des lèvres baisèrent les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent l’Aïeul, le placèrent sur leurs épaules ; autour d’eux, les salaccos se heurtaient furieusement et les faces noires vociféraient :
— Salut, vénérable Aïeul !
— Salut, Aïeul à deux galons !
— Pourquoi as-tu tant tardé ?
— Reconnais-moi, Aïeul à deux galons : c’est moi, Phuc, l’élève caporal !
— Te souviens-tu de ton serviteur ? Je suis Mao, le palefrenier !
— Je te reconnais, mon ami.
— Baisse la tête, Aïeul : les branches vont faire tomber ton casque !
— Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma lettre ?
— Je l’ai reçue, Cang ; ne te fais plus de bile, vieux brave : justice sera faite !
— Nous avons abominablement souffert, maître.
— Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés ?
— Vois mes bras : ils sont bleus de coups de trique.
— Hé ! les porteurs ! faites attention aux écussons de la porte !
— Baisse la tête, Aïeul !
— Aux faisceaux, bavards !
En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en selle, et les tirailleurs frémissants furent alignés, l’arme au pied, derrière leurs chefs de section. Les deux officiers se serrèrent la main. La tête haute, les yeux fixes, les dents claquantes, les talons réunis, l’adjudant Pietro vit venir à lui le justicier.
— Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt après la revue : j’ai à vous parler.
— Oui… oui, mon lieutenant !
Annibal défilait en piaffant devant la double haie des baïonnettes étincelantes et tout à coup la voix rauque de Hiên cria :
— Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi !… voilà que la folie est revenue…
— Viens chez moi tout à l’heure, petit frère : je te guérirai.
Les salves de batteries ébranlaient les massifs qui s’empanachaient de fumée blanche ; les drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes et des palmes leur étamine tricolore. Les pentes vertes de la montagne, les flamboyants écarlates, la baie toute bleue où couraient des frissons d’argent, le ciel que ne souillait nulle tache et d’où pleuvait la lumière triomphante saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.
Les clairons embouchèrent leurs cuivres rutilants, gonflèrent leurs joues et soufflèrent. Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements de cuirs neufs. La compagnie développa les quatre anneaux de ses quatre sections ; les salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent des éclairs ; le village entier suivit sur les talons de la dernière file, pêcheurs brunis et couturés, costumés d’étoffes teintes au cu-nao, bûcherons maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur échine sur les troncs abattus, notables enturbannés de blanc et solennels dans leurs tuniques flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne balançant dans leurs doigts chargés de bagues des cannes à pommes d’or, femmes de tirailleurs trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots barbouillés de vermillon, Chinois en veste lilas, en pantalons de soie blanche ficelés au-dessus des babouches à semelles de feutre, gamins farceurs vêtus chichement d’une culotte sans fond et d’une amulette dansant au bout d’un cordon.
Devant le portail du télégraphe anglais, que des bougainvillias violets encadraient, cinq ou six grands garçons blonds et roses levèrent leurs casques plats à puggaree tissé de fils d’or.
— Bonjour, lieut’nant !
— Bonjour, monsieur White ! Bonjour, monsieur Beattie !…
Le pilote haut sur jambes et bourru qui savourait son manille devant un mur où serpentaient des dragons émaillés salua de la main le jeune camarade revenu de la brousse. Sous les vérandas à grillages verts, des peignoirs bleus esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens du Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux foncés et dépoitraillés, abandonnèrent les tables de marbre rondes que les verres d’absinthe tachaient de vert trouble, pour serrer dans leurs grosses pattes velues la main gantée :
— Bonne promenade, hein ?
— Merci ! bon apéritif !
— On vous attend pour le prendre, hein ? On va dire à la patronne de le faire chauffer, té !
L’élégant comptable étalait complaisamment, sous les tritons qui surmontaient la porte du Sanatorium, son smoking de toile à revers de soie crème, son plastron de « zéphir » saumon et ses escarpins vernis. Ce mulâtre, « intellectuel » que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait nanti de brevets douteux et que les lois de la métropole bienveillante avaient dispensé de tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu, antimilitariste. Au passage de la « brute galonnée », du « buveur de sang », qui chevauchait à la tête d’une cohorte de soudards, il eut une moue méprisante. Elle s’effaça de son visage comme l’ombre d’un nuage sur une mare : Hiên le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la menace dans les yeux fous du tirailleur et recula d’un pas : il se cogna au tronc moussu d’un lilas du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert tendre le smoking immaculé.
Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit à pieds joints dans une flaque d’eau : la boue liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse ; des larmes hideuses constellèrent le pantalon raide, amoureusement repassé, la ceinture de toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, le plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.
Le garçonnet s’esquivait ; les rires narquois des congaï, des Chinois hilares, des sampaniers ricaneurs insultèrent à la douleur de la victime : car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il désigne du nom injurieux de chà-và (nègre).
Le comptable maudit ces braillards imbéciles dont le goût pour les cérémonies militaires lui valait une douche d’eau boueuse. Il disparut, poursuivi par les huées.
Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir ses congénères attelés, deux par deux, aux victorias qui stationnaient devant le perron de l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées par le clairon à leurs tas de sable, accoururent de toute la vitesse de leurs maigres jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des bancs verts, elles dansèrent de joie et leurs voix pointues chantèrent avec les cuivres rugissants les vieux refrains nationaux.
La route cessait de courir en bordure de la plage, s’enfonçait entre deux haies de lauriers-roses et de cactus que dominaient les toits sombres des villas et les pentes raides de la montagne proche. Les basses branches des tamariniers formaient une voûte épaisse où se répercuta la clameur joyeuse de la foule. Un nouveau contingent de Chinois et de congaï accourus du marché grossit la colonne.
On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de fer forgé, les façades roses des bâtiments militaires ouvraient leurs larges baies : bâtiments du Commissariat noyés dans l’ombre violette des jaquiers ; Direction d’artillerie, où des piles de traverses peintes au minium gisaient dans des massifs d’iris ; casernes d’artillerie, où chantaient des trompettes nasillardes ; casernes d’infanterie que revêtait encore la hideuse carapace des échafaudages.
Les serre-files coururent, pourchassèrent les gamins ; les sections se formèrent en ligne les unes derrière les autres et la compagnie ainsi massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée que bordait la forêt ombreuse. Les officiers d’artillerie campés sur leurs mulets massifs abaissèrent, pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs lattes courbes ; derrière eux, les conducteurs indigènes firent des signes d’amitié à leurs camarades tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale, joignant les mains sur les croisières de leurs baïonnettes, louèrent la tenue de la petite troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et s’alignait sans bruit.
En face de la haie des baïonnettes, l’autre lisière se garnissait de casques blancs, de robes claires, de tuniques flottantes et pâles, de chapeaux coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes. Les trompettes fredonnèrent des notes pleurardes, les clairons chantèrent allègrement ; un officier galopa dans le sable que les sabots de son mulet puissant firent jaillir en gerbes d’étincelles ; il leva son sabre et cria des commandements.
Un colonel passa au trot, puis se posta près des tribunes, et devant lui défilèrent les petits canons poussiéreux, les pesants fantassins et les tirailleurs alertes et sautillants. La revue était achevée.
— Rentrez dans votre chambre et n’en sortez plus. Le sergent-major assurera votre service, en attendant que le chef de corps envoie des ordres. Je vous préviens que je compte lui adresser une lettre le mettant au courant des faits et demandant votre renvoi à Saïgon.
Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour et gagna la porte. Les tirailleurs, qui décrassaient leurs mousquetons sous la véranda, le virent passer, blême et effaré, et connurent que son règne était fini.
Dans la chambre de détail que tapissaient les contrôles nominatifs, les synoptiques et les tableaux de service, les deux officiers restaient seuls.
— A quoi songez-vous ? demanda l’Aïeul au sous-lieutenant.
— Je songe à tout ce mal que j’ignorais et que j’aurais pu empêcher.
— Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes tout jeune, vous sortez à peine de l’École, j’aurais dû vous avertir. Pietro, frappant du talon et tendant le jarret, vous a convaincu aisément de ses vertus militaires. Vous n’avez pu deviner l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de « parfait adjudant » ; vous avez eu confiance en lui, vous vous êtes reposé sur lui du soin de maintenir la discipline intérieure ; vous savez maintenant comment cette brute a manié le sceptre que vous lui laissiez. Vous connaîtrez, quelque jour, le tort immense que font à l’armée ces soi-disant « bons serviteurs » que nos troupiers désignent de cette appellation caractéristique : « chiens de quartier ».
— J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû, comme vous, me rapprocher du tirailleur, lui inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette fois encore, j’ai été abusé : tant de livres affirment que l’Annamite est impénétrable, tant de fois Pietro m’a répété : « Ces gens-là, on ne sait jamais ce qu’ils ont dans le ventre !… » J’ai fini par me laisser persuader. J’ai cru avec tout le monde que l’Annamite était menteur et dissimulé.
— Il l’était vraiment pour vous. La ruse est l’arme des faibles : l’Annamite est faible et méfiant. Ses mandarins l’écrasaient ; les conquérants n’ont pas réussi encore à le convaincre de sa délivrance, parce qu’il s’est trouvé chez les conquérants des hommes comme Pietro qui ont remis en vigueur les procédés d’administration des mandarins. Il continue à ruser, mal guéri de sa méfiance séculaire ; il refuse de livrer son âme, que masquent son visage impassible devant le cadeau comme devant l’outrage, ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre et se réjouit suivant l’heure, comme un animal raisonnable, comme nous. Efforcez-vous de l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste, et son âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses prétendus secrets. Vous découvrirez ce que j’ai découvert, que l’Annamite est un enfant timide et bon, un peu craintif, mais qui ne demande qu’à se laisser apprivoiser. Vous serez le père de cet enfant.
— Ou son Aïeul !
— Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant. Allons déjeuner : la revue m’a creusé terriblement.
Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe raide la tasse de café, la pipe, le pot à tabac où sont taillés dans le bambou des mendiants grimaçants et des bonzes difformes. Hiên le Maboul s’est agenouillé près de l’Aïeul, a posé sa tête sur le genou du maître et parle d’une voix étouffée et rauque :
— Tu as trop tardé ! tu as trop tardé !… La folie est rentrée en moi. Je me suis débattu, j’ai lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là pour me garder et m’encourager, et je t’ai cherché en vain… La folie est rentrée dans mon âme que la terreur habitait, dans mon corps déchiré par les coups de bâton : je suis fou !…
— Calme-toi ! dit l’Aïeul. Ta tête est encore faible et la frayeur l’a troublée. L’adjudant va s’en aller et, dans quelques jours, tu seras aussi gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté qu’avant mon départ.
— Oui ! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux guérir ! Déjà tes paroles me font du bien. Mais ce n’est point la peur seule qui me rend fou…
— Dis-moi toute ta peine, petit frère.
— Je n’ose…
— Qu’est-ce que tu crains ? ne suis-je pas ton Aïeul ?
— Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur et joue avec, comme le chat joue avec le moineau ! Et je souffre parce que je l’aime, et, chaque jour, je perds davantage la tête. Je suis jaloux !… Loin de Maÿ, je suis inquiet, je redoute des choses hideuses ; et je cours vers elle. Près de Maÿ, je ne suis pas heureux : elle répond à mes questions par des railleries, par des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable ; mes paroles d’amour provoquent son rire méchant ; mes menaces lui font hausser les épaules… Alors des soupçons me viennent, que je ne puis dire, même à toi, vénérable Aïeul, et, pour en finir avec la torture, je suis tenté de tuer le bourreau.
— Voilà qui est plus grave !… Encore faudrait-il, avant de méditer des mesures aussi radicales, qu’un indice quelconque fût venu te dénoncer la trahison. As-tu surpris quelque chose ?
— Non !… je ne sais pas… je soupçonne…
— C’est parfait : tu es un imbécile !… Ta pauvre cervelle est peuplée de fantômes grotesques et de monstres ridicules, qu’elle a créés de toutes pièces et devant qui tu trembles. Tu es un imbécile !
— C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï, déposant sur la table une boîte de cigares. Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses qu’elle cache aux jeunes hommes. Tout à l’heure, en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il était un imbécile de se mettre en tête de pareilles bourdes. Il m’a regardé de travers et j’ai bien vu qu’il était irrité contre moi : les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment les discours utiles des anciens.
— Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages paroles de Bèp-Thoï ? continue l’Aïeul. Il a dit vrai : tout le mal vient de ton imagination. Ne te figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir de ce mal : tous les hommes que le désir d’une femme affole sont, comme toi, torturés de soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le remède est aisé à trouver, et, dans le cas présent, nous ne tarderons guère à l’appliquer : c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire réglée ; dans un mois, le fol amoureux se transformera subitement en un mari épanoui et satisfait, soucieux uniquement, en rentrant au logis, de ne point sentir l’odeur du riz brûlé qui empeste fâcheusement la case, un mari comme tous les maris, sûr de lui-même et d’autrui… Lève-toi, Hiên ; jure-moi que tu surveilleras ton imagination, que tu n’écouteras plus ses calembredaines, que tu ne seras plus jaloux enfin, ni fou.
— J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.
— Tâche de ne pas oublier ta promesse… Quelle heure est-il, Bèp-Thoï ?
Le vieux tirailleur considère attentivement le cadran d’une formidable montre de nickel, extirpée de sa ceinture :
— Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il, après mûr examen de l’unique aiguille noire qui a survécu par miracle, malgré les longues années de service de l’instrument.
Cette approximation paraît insuffisante à l’Aïeul qui allonge le bras vers le dolman accroché au dossier d’une chaise :
— Il est trois heures moins le quart. Impossible de faire la sieste maintenant. Allons voir la fête.
Au bord de la plage, où grouillent les turbans noirs, les mouchoirs roses, les crânes tondus et couronnés de tresses huileuses, les voix suraiguës des enfants en liesse couvrent le chant de l’écume et des galets. Un mât horizontal, lisse et bien savonné, que des cordes amarrent aux planches de l’appontement, s’allonge au-dessus de l’eau profonde. Un adolescent nu et râblé s’avance à pas hésitants sur la poutre branlante et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés vers le drapeau dont la hampe est plantée dans un anneau de fer, au bout du mât. Il s’efforce de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit sous ses pieds, mais elle attire invinciblement son regard, le fascine, une seconde, et, pendant qu’il s’évertue à garder son équilibre, balançant les paumes et creusant les reins, la clameur de la foule pronostique déjà sa chute inévitable. Il chancelle, tombe avec un juron, et la vague se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau salée par le nez et la bouche, vomissant des injures indistinctes en réponse aux huées de la populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement vers le drapeau qui flotte, ironique.
Des nageurs s’époumonnent à poursuivre d’insaisissables canards, qui tantôt plongent, montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt filent au ras des vagues, battant des ailes et ramant des pattes. Des nacelles de rotin tressé et calfaté se rangent en ligne ; la pagaye aux mains, penché en avant, l’unique rameur guette les gestes du fonctionnaire français qui lève son mouchoir. Le mouchoir s’abaisse : les palettes des pagayes trouent l’eau et les petites barques s’éloignent, à bonds furieux, vers la bouée tricolore qui marque le but. Plus d’un concurrent maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque embardée trop hardie.
L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent des algues sèches, considère en fumant sa pipe les ébats des jouteurs, et les cimiers scintillants des salaccos formant derrière lui une haie compacte. Il songe que les affiches municipales de France promettent pour le 14 juillet des réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme des indigènes lui remet en mémoire la joie bon enfant du populaire français. Les accordéons des bals publics, les orgues des chevaux de bois nasillent à ses oreilles qui se souviennent. Mais son âme claire et bien portante ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la patrie absente. La Cochinchine, terre d’exil, lui paraît infiniment préférable à la « douce » France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade, des rues étroites, pavées de cailloux inégaux et noirs, bordées de hautes façades mélancoliques, des trottoirs suintants où déambulent des gens hideux, bouffis, mal bâtis, des gens dont les yeux crient l’envie et l’ennui ; et il se réjouit du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.
Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés et bousculés par la populace remuante et braillarde, ont pris place sur la banquette d’un restaurateur. Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes de vermicelle au gingembre, vidé un nombre incalculable de tasses de thé et bu plusieurs petits verres de choum-choum. Le jeune tirailleur boit sans entrain, cherche à s’étourdir, à se persuader qu’il lui sera facile de tenir ses promesses de sagesse ; l’ancien, que des mois passés dans la brousse et la chaleur de l’après-midi ont altéré, tarit son verre sans y penser et, l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe et abonde en réminiscences. Ce « Quatorze juillet » lui rappelle beaucoup d’autres fêtes pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister :
— Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu ne soupçonnes même pas, que tu ne verras jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux à médailles, montions la garde au Champ-de-Mars, à l’Exposition, à Paris, en France. La consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait de gros hommes en noir qui fumaient des cigares. Jamais je n’osais parler à ces beaux messieurs, qui ressemblaient à des mandarins ; mais, plus loin, ils rencontraient de hauts tirailleurs nègres qui n’avaient pas peur comme moi. Ces grands diables attrapaient les cigares, les jetaient par terre et marchaient dessus… Tout ça, c’est des souvenirs comme peu de gens en ont : tu comprends, après cela, que des pitreries comme celle-ci me laissent froid. J’ai vu mieux… Hein, qu’en dis-tu ?… Tu ne m’écoutes pas, mon garçon ?
Mécontent, le vieux grognard réclame du débitant une nouvelle rasade. La tasse aux doigts, il grogne interminablement :
— J’avais raison tout à l’heure de dire à l’Aïeul que la jeunesse d’aujourd’hui méprisait les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux dont les aînés peuvent régaler ses oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche la langue, ce polichinelle me tourne presque le dos et s’intéresse aux ébats de quelques hurluberlus qui se donnent du mal pour faire du bruit. Que diable peut-il apercevoir de si absorbant ? Des gamins qui tombent dans l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent : en voilà assez pour faire rouler à ce grand niais des prunelles ahuries et inquiètes… Tiens, voilà Maÿ. Mâtin ! la magnifique tunique noire et qui commence à se tendre agréablement sur le devant !… Le derrière n’est pas mal non plus : ça gonfle et ça remue !… Allons ! un coup de reins et une œillade pour l’Aïeul !… Il ne te voit pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en fiche. Un sourire au beau jeune homme couleur kaki, en smoking à revers !… Il rend à la main, celui-là… Ouvre l’œil, Hiên !… Il l’ouvre, le gaillard, et de manière inquiétante… Eh ! petit frère, tu as l’air de souffrir ! Ça ne va pas ?
Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui souffle de l’estuaire et lui apporte les relents de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ balaye jusqu’au souvenir de ses promesses. La tête lui fait mal, et le cœur. Devant ses yeux égarés, tout flageole, se brouille et s’efface ; à ses oreilles, la rumeur populaire ne parvient plus. La jalousie l’étreint ; il souffre en silence.
— L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï ; te voilà gris dès le second verre !
Les travaux reprirent… De nouveau, les chansons et les marteaux des charpentiers sonnèrent sous les hangars étayés. La fourmilière des bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait dans la forêt noircissante. Les couvreurs découpèrent au-dessus des toits leurs silhouettes de singes babillards et brandissant des gerbes de paille. De nouveau, les bois durs gémirent sous la dent des scies, sous le tranchant des haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs muscles compacts aux tarières brutales. Les manœuvres pataugèrent bruyamment dans la fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque des buffles enlizés et répondant par des rires aux allocutions joyeuses que leur adressait leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs badauds et bavards s’accroupirent en files sur les talus du chemin.
Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails retrouvèrent leur brillant d’acier neuf, étincelèrent entre les épis jaunes. Le marécage recula encore, envahi par le sable écroulé des bennes.
La joie affermissait les bras et les épaules lasses, rafraîchissait les poitrines ruisselantes de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers, maçons, bûcherons, couvreurs conservaient assez de souffle pour enchanter leur tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.
Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain de jadis. L’idée fixe, établie dans son cerveau, n’accordait plus au misérable amoureux une minute de relâche ; elle creusait ses joues flasques, enfonçait ses yeux sombres sous les arcades osseuses, secouait comme d’un frisson de fièvre ses mains noires où bleuissaient les veines saillantes. La tête basse, raidissant ses bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait point les harangues véhémentes de Nho.
— Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement ? Que te manque-t-il encore pour être heureux ? L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne s’en irait plus désormais ; l’adjudant Pietro nous a quittés sans espoir de retour ; les travaux ont repris. Nous sommes tous gais comme des pinsons ; toi seul es triste. Qu’as-tu enfin ? Es-tu malade ?
— Je ne suis pas malade, disait Hiên entre ses dents.
— Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris, tu as une mine de papier mâché et de drôles d’yeux : ils ont toujours l’air d’apercevoir quelque chose que nous autres ne voyons pas. Avec qui causes-tu tout bas ? Est-ce avec les esprits ?
— Peut-être !
— Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse : elle te délivrera des mauvais esprits.
— Laisse-moi ! laisse-moi !
— Il y a des gens qui passent leur temps à se rendre malheureux eux-mêmes, grognait l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger le cœur ?… Diable de Maboul !
Tandis que ses camarades raclaient à grands coups la benne retentissante, l’halluciné s’accroupissait sur les talons, la tête enfouie dans les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter à ses oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant dans le petit visage pâle qui se dessinait devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient pour des révélations horribles :
— Regarde-moi, Hiên ! Pendant que tu t’échinais à pousser ton wagon, le jeune homme à casque plat est venu rôder près de la palissade. Il m’a fait un signe ; je l’ai suivi jusqu’à la maison rose que recouvrent les bancouliers. J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma ceinture de soie verte, et ses mains ont pétri mon corps brun et ferme, mes seins frémissants. Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les sonner, individu idiot !…
— Viens ici, Hiên ! cria l’Aïeul, un jour que le tirailleur rêvait ainsi sur le remblai. Je vais t’apprendre une nouvelle qui te ravira certainement. Le colonel t’octroie une permission de huit jours, sur ma demande : tu as besoin de changer d’air et de changer d’idées. Va dans ton village, parle avec la mer et la forêt ; écoute-les : elles savent les paroles qui guérissent les cœurs malades, elles auront pitié de toi qu’elles ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. Tu guériras. Va, petit frère !…
La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé ses clairières. Au flanc des bambous noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des pousses nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues. Les jeunes roseaux que Phâm-vân-Hiên avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines tendres ; l’herbe drue avait submergé la pierre plate dont il faisait jadis son oreiller. Aux troncs des banyans, des lianes étaient mortes, lasses de l’attente ; d’autres avaient tapissé l’écorce de leurs feuilles vernies, de leurs fleurs étoilées. Des plaies fraîches saignaient sur les fûts pâles des gommiers.
Mais la forêt se souvenait : ses mille voix chuchotaient les refrains d’autrefois sur le même ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade raillant les roches éplorées dans leurs cheveux de mousse, le babil mystérieux des roseaux rapprochant leurs têtes nuageuses, le ronflement des crapauds-buffles hissés sur les racines boueuses des palétuviers, l’appel rythmé des huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce des tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.
— Je n’ai point changé, semblait dire la forêt, reste avec moi, âme inquiète, reste avec moi… Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les cailloux du chemin ont ensanglantés ; allonge sur mon herbe molle ton corps brisé de fatigue. Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre brûle ; l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la pourpre de mes crépuscules chasseront de tes prunelles extasiées les visions malsaines ; j’emplirai tes oreilles de mon chant innombrable… Reste avec moi, pauvre âme affligée. Redeviens mon enfant sauvage et instinctif, primitif et inconscient. La sagesse est dans la contemplation de la nature. Regarde-moi, écoute-moi vivre. Entends-tu ? une loutre a bondi hors des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se plisse de courtes vagues. Reconnais-tu le cri saccadé du gecko, dont les griffes égratignent la branche du teck ? Entre les buissons froissés un sanglier fuit, le groin levé, flairant la brise qui lui apporta l’inquiétude. Un craquement d’os : un chat-tigre plante ses incisives acérées dans l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre, roi des marais, erre dans la brousse qu’épouvante son aboiement enroué. Écoute-moi vivre, reste avec moi !…
Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la journée, Hiên l’écoutait, assis dans la clairière où, tout enfant et adolescent, il tailladait les bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues, il entendait la voix grondante de la mer qui l’invitait de même à la sagesse :
— Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends d’eux à vivre sans autre amour au cœur que l’amour de mon visage éternellement changeant, éternellement pareil. Installés autour de la voile qu’ils ont déroulée sur le sable de la plage, ils tordent les cordages de rotin que mes vagues ont rompus d’un coup d’épaule, remplacent par un bambou neuf la vergue que mes tarets ont rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont la civilisation n’a point déformé le cerveau et compliqué la pensée. Après la rude journée de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé et mon hymne inlassable bercera leur sommeil sans rêves. Viens à moi, pauvre être qui as voulu connaître la vie et qui as souffert par elle, viens à moi : je te donnerai la paix profonde que je dispense à mes amoureux, la paix profonde que recèlent les flancs transparents de mes houles, la paix profonde dont jouissent éternellement les noyés, allongés sur le fin gravier de mes abîmes…
La nuit descendait sur les vagues frangées d’écume crépitante, chassant Hiên le Maboul de la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre les bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées les ruelles bordées de bambous où séchaient les filets. Derrière les jarres de grès brun que remplissait la saumure, les enfants et les jeunes filles le regardaient, les uns moqueurs et ricaneurs, les autres pitoyables à la peine devinée sur le visage osseux. Dans la hutte minable que secouait le vent, il s’accroupissait sur le lit de camp, où prenaient place le père et la mère, ridés, ratatinés et bavards.
— Te voilà mis comme un mendiant ! grognait le père. La boue a souillé ton pantalon et tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban… Tu n’as guère changé !
Et les mains noires du vieux tremblaient sur les baguettes, nettoyant activement la soucoupe de riz.
Des notables entraient, buvaient une tasse de thé, considéraient le tirailleur.
— Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils, mais il n’est pas devenu plus gai. Il semble qu’un chagrin le travaille.
— Laissez donc ! disait la mère, petite vieille criarde ; il a toujours ses yeux de toqué, voilà tout.
Les notables hochaient la tête.
— La ville ne te vaut rien, disait le maître d’école. Tu es un enfant de la brousse : hâte-toi de revenir vers la brousse. Ne laisse point les femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des années, mon fils est parti comme toi et je ne l’ai jamais revu. Des sampaniers m’ont dit qu’une fille lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle. Le maître d’école de Baria l’a vu, creusant un fossé, dans une rue de Saïgon, sous le rotin des miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort, peut-être, maintenant… Prends garde, toi aussi ; méfie-toi des sortilèges. Veille sur ton cœur !
Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait seul sur le lit de camp, la nuque appuyée à l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la mer proche lui parlaient avec le vent qui faisait danser les images saintes sur les panneaux de papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air froid, qui soufflait entre les planches disjointes : il se crut guéri et fort.
— Je reviendrai vers vous, promettait-il au ressac, aux ramures bruissantes, aux chouettes hululantes. Dans quelques mois, je serai libre, et, durant ces quelques mois, votre souvenir et l’Aïeul me sauveront de la folie. Vous me reverrez joyeux et le cœur en paix. Je serai le bûcheron qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux, qui aspire de ses poumons rajeunis le parfum des feuilles humides. Je serai le pêcheur campé sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants, le pilote qui pèse sur le cordage de rotin tressé et manie du talon la barre du gouvernail taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant des choses humaines…
Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait sur la natte où couraient les cancrelats affairés et cuirassés d’acier bruni, décrochait la hachette à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume la poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en bois de camphrier ses vieilles hardes déchirées et rapiécées qui fleuraient le bétel et la bruyère. La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre de larges taches noires ; les algues sèches la verdissaient ; la sève des gommiers lustrait les manches que les palmiers d’eau avaient griffées. Au fond de la caisse, dormait le vieux chapeau conique en feuilles de latanier, délavé par la rosée et les pluies, crevé par les branches basses.
Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers le coffre en bois de camphrier, remuait les reliques et les senteurs de son passé et se persuadait de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint à lui : Hiên lâcha le couvercle, qui se referma sur les guenilles affaissées et mortes, et serra les poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue, la hanche en l’air, à côté de l’ennemi… La vision s’envolait aussitôt, brève comme un éclair et, comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau du malheureux, dans ses tempes, dans ses oreilles, le sang bourdonna. Il connut qu’il n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en geignant. Vainement l’appelèrent le vent, la houle, les arbres désespérés.
A l’aube, il retourna vers la ville.
— Guéris-moi, vieille mère ! gémit Hiên le Maboul.
— Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son mal : son âme et son corps souffrent.
Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet : la flamme dansa ; les dorures des bouddhas enfumés s’avivèrent ; dans le visage osseux et desséché de la vieille femme, les yeux s’illuminèrent entre les paupières plissées. Les mains déformées se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe blanche, les lèvres incolores murmurèrent des invocations incompréhensibles. Au dehors, la nuit se peuplait de lucioles errantes qui chatoyaient entre les fûts vagues des cocotiers.
La guérisseuse parla :
— Aïeul à deux galons, je ne puis oublier que tu as fait rebâtir ma case détruite par l’incendie, que tu m’as protégée contre les bandits qui m’accusaient de sorcellerie et voulaient me bannir du village. Je ne puis oublier que je t’ai veillé aux heures de fièvre et que tu m’as permis de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton serviteur comme je t’ai soigné. Les mauvais esprits sont en lui : je vais essayer de les chasser.
Devant la table haute et étroite où se dressaient, parmi les chandeliers de bois et les fleurs de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes et le front contre terre, les mains réunies en coupe sur la nuque ; trois fois il se prosterna, puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes d’encens fumaient, le bronze tintait sous les coups répétés du marteau de bois, les lèvres pâles de Thi-Teu prononçaient avec volubilité des formules d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les cocotiers. Les baguettes d’encens s’éteignirent, la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se leva :
— Tes prières sont inutiles, vieille mère : le mal ne m’a point quitté.
— Je ne puis rien faire de plus ; ma science est impuissante. Je puis chasser la fièvre du front ardent, rendre la souplesse aux membres engourdis par les rhumatismes, je connais les herbes qui cicatrisent les plaies, je connais les paroles qui rendent le calme aux ensorcelés ; mais comment pourrais-je donner le bonheur aux affligés ? Est-il en mon pouvoir de rendre sa richesse à l’homme ruiné ? à l’amoureux le cœur que la femme lui a volé ? Sache que la douleur est inévitable et universelle. Tu as vécu, sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans entendre le cri de l’humanité misérable. Tu n’es pas heureux, dis-tu ? Va-t’en et dénombre sur ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles, les gens heureux !… Ton maître n’est pas heureux : l’idée de la vieillesse qui vient à lui lentement trouble sa contemplation silencieuse des hommes et des choses. Suis-je heureuse, moi qui végète, seule et pauvre, dans cette cabane, moi qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante de la mort proche ?… Les bêtes ignorantes ont le bonheur ; tu étais pareil à elles ; tu as voulu vivre comme les autres hommes : vis donc comme eux et ne t’étonne pas de souffrir comme eux. Je ne puis rien pour toi.
Hiên s’en alla par les rues grouillantes du village. Au ras du fossé, un aveugle tourna vers le passant ses yeux blancs barrés de taies bleuâtres, geignit, implora le don d’une sapèque ; écroulé dans ses guenilles sans couleur, il levait ses deux mains vers l’homme qui marchait à grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de sa misère. Des forçats défilèrent, trois par trois, honteux de leurs défroques verdies, de leurs têtes rasées ; au fond de leurs prunelles abruties luisait le désespoir infini des bêtes féroces encagées ; ils s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre leurs chevilles noircies par la boucle. Adossé au talus, un soldat anémique et voûté toussait, crachait du sang et regardait d’un air dément couler sur son dolman déboutonné la salive écarlate. Une femme pleura derrière l’auvent rabattu d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait.
Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient le bouddha laqué d’un pagodon de pisé appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un homme et deux femmes disposaient sur une natte, au pied de l’autel, des soucoupes de riz et des régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient des prières. Derrière le groupe des suppliants, un bronze grattait une longue guitare de bois à deux cordes. La guitare se plaignait âprement, la voix chevrotante et morne semblait ânonner des sanglots entrecoupés.
Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan, écouta le chant douloureux et monotone des cordes, note grêle dans le formidable lamento qui montait du chœur unanime. A cette heure, son éducation d’homme pareil aux autres hommes était achevée, puisqu’il percevait maintenant le sanglot infini de l’humanité, comme il avait perçu, enfant sauvage, la voix de la forêt, du vent et de la mer.
Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle valait. Il eut envie de mourir, de dormir sans rêves et toujours. A quoi bon vivre ? Retrouverait-il jamais l’inconscience et la sérénité perdues ? N’était-il pas définitivement une bête pensante et torturée et hurlante ?… A quoi bon vivre ?…
Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir immuable, de jours meilleurs…
Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, que noyaient les plis de la dentelle noire, et grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la route à la cohue minable et bigarrée des tirailleurs qui se rendaient aux chantiers. Les figures bronzées, bouffies encore par la sieste, s’épanouirent, des rires coururent, des yeux clignèrent vers le visage barbouillé de poudre de riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les joues adroitement peintes au vermillon.
— Ma bonne tante, interrogea un loustic, est-ce pour me proposer une femme que tu trottes par les chemins aux heures chaudes ?
— Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer à tue-tête un camarade ; ce n’est pas pour un petit client comme toi qu’on se mettrait en campagne en grande tenue, toutes bagues aux doigts, bracelets jusqu’aux coudes, triple tunique !
— Fais demi-tour, très honorable courtière ! conseillait Phuc. Il n’y a pas, dans cette direction, de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop laides pour charmer les beaux messieurs que tu approvisionnes… Tu pourrais, cependant, t’adresser à la mienne, celle qui demeure dans la troisième case et qui ressemble à un petit crapaud…
La colonne entière salua d’un rire inextinguible cette réclame inattendue, faite par le mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil méprisant de la dame maquillée.
Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse. Comme tant d’autres congaï, elle avait eu quelques heures de vie honnête. Fille de sampaniers, elle avait épousé à quinze ans un rustre quelconque, lequel avait eu, à ses yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que ses dix doigts de laboureur robuste. Thi-Sao, après quelques mois de sagesse, avait planté là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté lui répugnait.
Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les moustiquaires des fonctionnaires français, quittant les villas à vérandas roses des administrateurs pour les taudis saïgonnais où s’attardaient les épaulettes jaunes des simples fantassins. L’âge venant, il lui avait paru fructueux et agréable de mettre au service d’autrui son expérience personnelle. Elle occupait ses journées à faire et à défaire des unions libres, selon l’humeur de ses clients, représentant à telle « petite épouse » de gendarme l’insuffisance évidente des douze piastres allouées mensuellement par ce dignitaire peu rétribué, démontrant à telle autre, veuve provisoire, les avantages mirobolants d’un mariage avec certain commis des douanes, dénichant pour tel gâteux prématuré des adolescentes expertes. A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion, ces délicates intrigues, elle avait eu avec la police quelques fâcheux démêlés, mais avait amassé un capital solide dont elle tirait un revenu respectable. En dépit des atteintes indéniables des années, elle n’avait point perdu toute jeunesse de cœur : elle avait ses faiblesses et subventionnait, disait la chronique, un jeune et blond gaillard, commissaire des Messageries Fluviales. Telle était Thi-Sao.
Aux injures plaisantes des tirailleurs elle ne répondit que par une grimace de dédain qui plissa la graisse poudrée de son visage ; la colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et descendit de son piédestal de cailloux en prenant garde de gâter le velours brodé de ses mules. Rassérénée par le plein succès de cette opération difficile, elle poursuivit sa route avec majesté, roulant des hanches et des reins selon sa vieille habitude professionnelle, pour la plus grande joie de la sentinelle accroupie dans sa guérite tricolore.
Maÿ était aux aguets derrière le store de sa case ; elle sortit précipitamment dans la petite cour de terre battue :
— Ne t’arrête pas, souffla-t-elle ; si quelque femme t’apercevait ici, je serais perdue. Continue jusqu’à la digue : je t’y rejoindrai.
Quelques minutes après, l’ancienne et la recrue s’installaient à l’abri des yeux indiscrets entre des roches éboulées.
— Que veux-tu encore ? demandait Maÿ vaguement inquiète.
— Mais rien, petite sœur, rien ! Je m’intéresse à toi, voilà tout ; à toi et à tes amours, auxquelles j’ai quelque peu aidé… Parlons un peu de cette première entrevue. Le jeune homme du Sanatorium a-t-il eu le don de te plaire ?
Le petit visage se teinta de rouge vif :
— Laissons cela ! laissons cela !
— Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts sont toujours pénibles. Moi qui te parle, il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à mon premier mari français : les occidentaux exhalent une odeur de cadavre… On s’y fait ; tu t’y feras… Parlons d’autre chose : as-tu reçu les piastres promises ?
Ce disant, elle secouait la courte veste où sonnèrent les écus. Aussitôt le sourire fit place sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient d’exprimer une affliction sans bornes :
— Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui ai fait ta fortune, moi qui la ferais encore demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre et malheureuse. Les créanciers me harcèlent : il me faudra bientôt me séparer de mes bijoux pour échapper à la prison dont je suis menacée… Je suis bien malheureuse !…
Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine puissamment capitonnée une sorte de hurlement discret qui prétendait figurer un sanglot.
— Mais, interrogea la voix nette de Maÿ, n’as-tu pas les piastres que le Français t’a remises et celles que tu m’as soutirées en échange de tes services ?
— « Soutirées » !… Elles sont toutes les mêmes, caressantes et gonflées de promesses tant que les accordailles ne sont point célébrées ; mais, à peine franchie la moustiquaire, les ingrates me reprochent le mince cadeau que je n’exigeais point… Elles sont bien aises pourtant, le jour où les vingt piastres mensuelles leur paraissent une somme dérisoire, elles sont bien aises de revenir taper à ma porte…
— Je reconnais que tu m’as été utile ; mais tu as été payée : laisse-moi donc en paix maintenant.
— C’est cela ! grinça Thi-Sao. « Je suis établie, je n’ai plus besoin de la bonne Thi-Sao : qu’elle retourne à sa niche !… » Mais non ! ne te hâte pas de te croire débarrassée de ma tutelle. Tu m’as payée, c’est entendu ; tu ne me dois plus rien ? c’est autre chose. Tu me dois une gratitude infinie, d’autant plus qu’il me serait facile de te créer de graves ennuis. Aimerais-tu, par exemple, que j’aille raconter à ton grand diable de fiancé le détail de nos négociations ?
— Tu ne feras pas cela ! gémit la craintive Maÿ, se figurant les terribles poings noueux.
— Non ! je ne ferai pas cela, parce que je t’aime bien et que tu n’hésiteras pas à me secourir dans le besoin… Donne-moi cinq petites piastres…
— Non ! non ! non ! Tu n’auras pas de moi une sapèque, entends-tu ? Sous prétexte que tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire de moi ton banquier et ton esclave. Tu n’auras rien !
— Tu as bien réfléchi ?
— Oui ! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon fiancé saura la vérité : avant qu’il la soupçonne, je lui demanderai de me rendre ma parole… Va-t’en, maintenant !
Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois tuniques, agita gracieusement son ombrelle et déclara d’un ton mielleux :
— Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as priée, mais il t’en cuira.
Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit de loin, inquiète mais bien décidée à ne se laisser point asservir. Derrière la palissade du camp, les femmes préparaient le repas du soir sur des foyers de pierres sèches : elles rirent bruyamment au passage de l’aventurière et les plus hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller joyeusement :
— Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes affaires ?
— Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao, mes affaires vont au mieux de mes désirs !
— Grâce à l’une de nous, peut-être ? insinua plaisamment une gaillarde noiraude qui portait sur la hanche son sixième rejeton.
— Hélas ! non : vous vous gardez trop bien par vous-mêmes… Vous ne vous êtes donc jamais regardées dans un miroir, ô toutes belles ? Vous mettriez en fuite jusqu’aux mauvais esprits.
Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên le Maboul s’assit sur le remblai, les jambes pendantes, regardant crouler le sable fin qui scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge ramait désespérément, fuyant la mort : Hiên lui tendit une feuille de manguier ; elle s’y cramponna. Il la considérait qui, sans bouger, séchait ses pattes au soleil. Il pensa :
— Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie. Encore deux ou trois convulsions, et tout était fini : elle sombrait, entrait dans le grand sommeil. La voilà sauvée : la lutte va la reprendre, le travail incessant, le trot ininterrompu de la fourmilière au cadavre découvert sous les feuilles, du cadavre à la fourmilière… Et cependant elle se cramponnait à cette vie misérable, et moi-même j’ai jugé stupidement, comme elle, que la vie était préférable au repos définitif, puisque je l’ai retirée de là… L’instinct est terriblement fort en nous, animaux…
Derrière lui, cachés par la benne renversée, Phuc et Nho s’étaient accroupis dans l’ombre du wagonnet. Ils causaient avec animation et Hiên entendit soudain prononcer son nom.
— Parle donc moins fort ! disait Nho. Si Hiên t’entendait !…
— Allons donc ! Il est sur le talus de la route, en train d’acheter des gâteaux. Nous sommes bien seuls : on peut parler.
— Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure, venait pour Maÿ ?
— Puisque je te le dis !… Voilà quinze jours que cette sale femme rôde autour du camp, cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je l’ai vue, avant-hier, remettre à Maÿ une clef et un petit paquet d’où sortait un bout de soie rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres… Il paraît que le compte n’y était pas, car les deux chipies se sont attrapées et Thi-Sao n’a pas eu le dernier mot : Maÿ est une rude luronne qui n’a pas froid aux yeux. Elle ira loin… au moins jusqu’à la prochaine « cagna bambou » !…
Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme, qui amena des larmes au bord de leurs paupières.
— Pauvre Hiên ! déclara Nho, s’essuyant les yeux, ce n’est pas bien de rire ainsi. Pauvre Hiên ! pauvre Maboul !
— Oui, c’est dur : pas encore marié, et déjà trompé !
— Voilà le clairon qui sonne ! File à ton atelier, mauvais plaisant !
Hiên se dressa derrière le wagonnet : Nho vit ses yeux égarés, ses joues pâles, ses mains dansantes. Il bégaya :
— Je… je… te croyais sur la route… Qu’as-tu entendu ?
Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de parler :
— Rien ! articulèrent péniblement ses lèvres frémissantes.
— Il ment, pensait l’autre, il ment : il a tout entendu… Quelle brute maladroite, ce Phuc !
Ils redressèrent la benne, poussèrent le wagonnet sur les rails grinçants.
Hiên le Maboul a tout entendu. De son front baissé la sueur froide ruisselle, tombe goutte à goutte sur la terre piétinée qui semble vaciller. Il ne pleure pas : il cache soigneusement sa douleur, comme le cerf blessé dérobe son agonie. Il s’efforce de paraître indifférent et brave ; mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement sur la tôle rouge et ses jambes fléchissent comme si une faux invisible avait tranché ses jarrets.
— Je n’en peux plus ! souffle-t-il tout à coup.
— Écoute, frère aîné, gémit son compagnon navré, ne t’arrête pas… Continue à marcher à côté de moi, un moment encore : il faut que je te parle… Ce Phuc est idiot ; c’est une mauvaise langue : il éprouve sans cesse le besoin de raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir et prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se passe. Il plaisantait tout à l’heure ; il mentait impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars ?
— Jure ! implore Hiên frissonnant, en qui subsiste l’illusion indestructible. Jure !
Au milieu de la rizière miroitante où vaguent les buffles boueux, Nho s’arrête, lève la main.
— Merci ! merci !… Je suis fou, vois-tu !… J’ai cru que j’allais tomber et mourir lorsque parlait ce fourbe ! Tu vois : tout mon corps tremble, j’ai la fièvre !
— C’est vrai : tu es fou… La moindre plaisanterie te bouleverse. Tu es fou !
— Hé ! là-bas ! voulez-vous bien trotter ! cria le sergent Cang.
Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se battaient dans le cerveau en déroute de Hiên tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans voir la tristesse pitoyable qui assombrissait les yeux de son compagnon.
— Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên, enfermant dans sa caisse ses vêtements de travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il verrait mon trouble, me questionnerait, me forcerait à confesser que tout mon souci vient d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait… Je n’irai pas chez l’Aïeul !
Où aller ? Il ne pouvait songer à rester avec Maÿ sous la véranda de la petite case : que dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de sa voix étranglée par l’émotion encore vibrante ? Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire part, avec des sanglots, de ses soupçons injurieux, sans la supplier de démentir les outrageantes révélations de Phuc ? Le pourrait-il ? Une fois de plus, au lieu de la compassion attendue, ne surprendrait-il pas l’ironie dans les grands yeux cruels ? Mieux valait, pour guérir l’étrange tremblement qui l’agitait de la tête aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se fuir soi-même et fuir les autres.
Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait d’engloutir sous sa marée grise. Il erra, sans but et sans pensée, le long des avenues obscurcies. Derrière les grappes violettes des bougainvillias, les villas resplendissaient. Hiên appuya son front aux lances dorées d’une grille, écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.
— Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident ! songea-t-il. Leur musique est tourmentée et triste. Ils souffrent comme nous.
Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent : il se promena au hasard, poursuivi par les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes enfouies dans les bambous de la montagne égrenaient leurs battements sourds, espacés d’abord, puis précipités. De toutes les cases de paille groupées autour de la baie arrondie, massées dans la lande nue, penchées sur les arroyos boueux, les grêles tintements des vases de bronze heurtés par les marteaux de bois répondirent à la basse du gong, saluèrent le jour finissant et la nuit tombante, qu’allait emplir le vol inquiétant des mauvais esprits.
Hiên haussa les épaules : il n’était point religieux. Trop tôt la forêt avait pris ses journées pour qu’il pût, comme les enfants de son âge, être initié aux rites et aux croyances vagues de la religion annamite. Peu lui importaient les grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes mortes des ancêtres inconnus l’avaient-elles immunisé contre l’amour, contre la folie, contre la douleur ? S’occupaient-elles de lui, leur descendant misérable ? S’inquiétaient-elles du frisson incoercible qui faisait branler sa tête vide ? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces tintements de bronze ?…
Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds, les sampans renversés sur le sable revêtaient des formes de monstres endormis, dont les fusées d’écume venaient lécher les ventres bruns. Des cordages semblaient des serpents aux corps entrelacés ; tels des crânes demi-chauves, les pointes de rochers blanchissaient hors de leur chevelure d’algues ; le dôme gélatineux d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les jonques qui voguaient sur l’horizon, parmi les vols de mouettes, s’estompaient, s’effaçaient dans les ténèbres, où, par instants seulement, apparaissaient les flammes chétives de quelques falots.
Le trot des voitures ébranlait la route, qui s’illuminait brusquement, résonnait de grelots, de claquements de fouet, d’appels de cochers, puis rentrait dans l’ombre et le calme. Des files muettes de sampaniers passaient à longues enjambées silencieuses. Des chiens faméliques flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin noir, les boutiques chinoises découpaient des rectangles lumineux où gesticulaient les ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en bordée reprenait des refrains bretons larmoyants.
Une femme frôla Hiên : il reconnut la tunique de Thi-Sao, ses mules brodées et le balancement de ses hanches. Il courut derrière elle, l’appela :
— Arrête ! arrête !
Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur ses intentions, puis la mémoire lui revint :
— Il me semble te connaître, petit frère ! susurra-t-elle. N’es-tu pas le fiancé de Maÿ ?
— Oui, c’est moi !
— Eh ! eh ! Sait-elle que tu cours les rues à cette heure-ci, à la poursuite des femmes ?… Au fait, que me veux-tu ?
Il n’en savait rien au juste ; il se gratta le front piteusement, fit le geste de rajuster son turban ; puis il se rappela le métier qu’exerçait cette femme, et toute sa jalousie se réveilla : il cria :
— Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi ?
— Cela ne te regarde pas ! Je vais où cela me plaît et quand il me plaît !
— Je sais ! je sais !… Mais… mes camarades ont raconté à ce sujet des choses abominables, que j’ai entendues. Ils disaient… ils disaient que tu venais pour Maÿ !
— Voyez-vous le vilain jaloux !… Quand on craint pour la vertu de sa fiancée, on l’enferme.
— Ne plaisante pas ! Réponds-moi seulement : venais-tu pour Maÿ, oui ou non ?
— Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao. Cette petite pécore a voulu me prouver qu’elle pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne me craignait pas : je vais lui démontrer qu’elle avait tort… Tant pis pour toi, ma fille !…
Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse, fixa sur elle des yeux qu’affolaient l’angoisse et la terreur des paroles attendues :
— Réponds ! réponds !
— Lâche-moi… Vraiment, tu n’es pas raisonnable : tu me poses des questions brutales, qui m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te faire de peine, mais…
— Elle n’a pas dit non ! gémit Hiên, elle n’a pas dit non !
Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler dans la poussière, de hurler, comme se roulent et comme hurlent, pour se soulager, les bêtes blessées. Mais il était un homme civilisé, un homme pareil aux autres hommes, et rien ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement le bavardage de Thi-Sao.
— Je pourrais mentir, petit frère, mais tu es un brave garçon et je m’intéresse à toi : je ne veux pas que l’on continue à se moquer de toi impunément… Tu es donc aveugle, mon garçon, que tu n’aies rien vu, rien deviné ?… Veux-tu que je te dise où est ta fiancée ? Elle est là, derrière les volets de cette maison rose, dans les bras de son amant, qu’elle t’a préféré parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais offrir à ta femme ni bijoux, ni piastres… Du reste, elle ne peut tarder à sortir, car l’heure avance et le sergent Cang est soupçonneux… Mais qu’as-tu donc ?… Lâche-moi !… Tu déchires ma manche !… Tes ongles me font mal !… Lâche-moi, petit frère, lâche-moi !…
— Va-t’en ! cria le malheureux d’une voix enrouée. Va-t’en ! je te tuerais ! je te tuerais !…
La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu dans la nuit. Hiên l’a regardée courir, abruti et impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé avec effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles contre la route unie et dure que ses yeux ne voient plus ; il a geint de désespoir de ne pouvoir faire de mal à cette créature qui lui a fait tant de mal !
Il est seul maintenant, sur la route obscure qui longe la plage bruissante. Il attend ! Il attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé, qui piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu à cette heure d’agonie qui suit la folie définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût de la vie et la haine de la femme… Pantin lamentable qui reproduit le geste ébauché par des millions de pantins pareils, il se blottit, pour continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers, se préoccupe encore, à ce moment où se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout son supplice à la curiosité publique.
Qui le verrait, du reste ? La nuit s’est faite, nuit silencieuse et immobile, où palpitent seulement les myriades d’étoiles. Rien ne vit que les crabes hésitants qui rôdent sur le sable phosphorescent, que les geckos rabâchant leur cri monotone, que les lucioles piquant les haies sombres de fleurs de feu. La route est déserte où s’est enfuie Thi-Sao.
Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers, surveille la porte verte que dominent les tritons émaillés. Les notes graves de la retraite ne l’ont point ému ; et voici que maintenant l’alerte sonnerie de l’appel le somme de rentrer en toute hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera trop tard… Mais qu’importe la retraite, qu’importe l’appel, qu’importe la salle de police, la prison, la mort ? Hiên sent monter à ses lèvres le goût amer du mépris universel, mépris de tout ce qui n’est pas sa peine présente. Il attend, il attend, les yeux rivés sur cette porte qui ne s’ouvre pas et qu’enguirlandent les longs rejets des bougainvillias…
Elle s’ouvrit, enfin ; Maÿ insinua entre les deux battants sa tête emmitouflée d’un mouchoir rose, son corps mince moulé par la tunique de soie noire. Hiên se dressa : des lueurs rouges aveuglaient ses yeux qui avaient vu la faute de l’aimée ; le sang chantait dans ses oreilles et dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva son poing fermé.
— Ne me tue pas ! cria la fillette.
Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur les genoux, couvrant de ses bras frêles son visage blême.
— D’où viens-tu ? interrogea-t-il d’une voix changée et comme enfantine, que faisaient trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour cette créature fragile, peut-être aussi l’espoir indéracinable que rien n’était perdu encore, qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.
Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que toute la fureur de ce géant se résoudrait en gémissements et en larmes, qu’il était toujours à sa merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec une vraie joie malfaisante, elle se promit de piétiner cet humble, ce naïf, cet « individu idiot ».
— Laisse-moi passer, dit-elle ; ne suis-je pas libre de faire ce qu’il me plaît ?
— Non !… Je suis ton fiancé…
— Imbécile ! Comment n’as-tu pas compris que je ne voulais pas de toi, que ce mariage était impossible ?… Tu m’aimes, c’est entendu ; mais cela ne suffit pas, car moi, je te hais !
— Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.
— Oui, je t’ai aimé ; j’ai eu pour toi un caprice, j’ai souhaité l’étreinte de tes bras. Je me suis même offerte, certain dimanche, sous les bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là : peut-être t’aurais-je aimé décidément, t’aurais-je préféré à tout, même aux bijoux qui me rendent folle… Mais tu as craint de me profaner, sans doute, et j’ai su que tu étais vraiment un imbécile ; et je t’ai méprisé.
— Maÿ ! Maÿ ! il est encore temps…
— Il n’est plus temps : je te méprise !… Demain nos fiançailles seront rompues et chacun de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans peine et quelque sampanière te consolera. Moi, j’irai vers les villas des Français. Je n’aime personne, toutes mes affections vont aux belles tuniques transparentes, aux pantalons imprimés au fer chaud, aux colliers à grains d’or, aux bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers la richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne. Je suis perdue pour toi !
— Tu es perdue pour moi !
Il répète cette phrase, il la répète afin de se bien convaincre, peut-être, que son rêve s’écroule irrémédiablement, et, tandis que ses lèvres frémissantes redisent machinalement les mots décisifs, l’invincible lâcheté qui dort en son cœur d’amoureux se refuse à croire l’irréparable… Pardonner ! pardonner ! Pourquoi ne pardonnerait-il pas ?… Hélas ! le pardon détruira-t-il le souvenir de la faute ?… Hiên se rappelle les visions qui ont incendié son cerveau : il voit Maÿ entre les bras de son amant. Il sait dorénavant que cette scène affreuse, mille fois imaginée, n’est plus une chimère ; il sait que chaque jour, désormais, elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire ; il sait que le pardon est vain, puisque l’oubli est impossible…
— Que faisais-tu dans cette maison ?
Maÿ ricane : véritablement, ce pauvre Hiên est trop stupide ! A quoi bon le ménager !
— Ce que je faisais ? Tu me demandes ce que je faisais ? Tu es encore plus naïf que je ne le pensais. J’étais dans les bras…
La lourde main osseuse et noire s’est abattue sur la bouche de Maÿ, a meurtri les lèvres rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus haut que sa crainte de la fillette moqueuse, la souffrance, la colère parlent dans le cerveau affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères, s’est éveillée en lui ; il se révolte enfin, comme se révolte la panthère qui rampa longtemps sous la cravache du dompteur. Ah ! crever ces yeux cruels qui l’insultèrent de leur ironie, briser ce front lisse qui abrite l’âme sournoise et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont versé la douleur !
Les mains fiévreuses arrachent et froissent le mouchoir rose, pétrissent les coques luisantes de la chevelure, se crispent sur le cou délicat, lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante. Le petit corps d’ivoire doré s’écroule dans les herbes souples. Hiên le Maboul se penche sur son idole, dont les yeux épouvantés le contemplent :
— Ne me tue pas ! supplient les lèvres saignantes.
Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif et stupide : elle est réellement ridicule, cette fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux blancs ; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure le bafouait, qui pendant des mois l’a terrifié ? Bizarre !… Qu’ont-ils donc de particulièrement séduisant ces yeux éperdus, ce visage sans couleurs, cette poitrine plate, ce ventre tressautant ?… Il la pousse du pied comme un animal immonde : elle geint faiblement, craignant la mort. Il s’incline vers elle, touche du doigt l’épaule palpitante :
— Lève-toi et habille-toi !
Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve plus en face de cette bête craintive qu’une répulsion apitoyée, un peu de la répugnance qu’il ressentirait devant un cobra dont il aurait cassé les reins et qui se tordrait à ses pieds. Du reste, toute notion est abolie sous son crâne, étourdi comme par un formidable coup de massue. De l’horrible chose découverte tout à l’heure il ne sait plus rien : ses oreilles ont perdu la mémoire des paroles entendues. Il ne sait rien de la mer qui pousse vers la plage ses lignes d’écume crépitante, des frangipaniers dont les fleurs d’argent poudrées de safran pleuvent sur la route ténébreuse, du camp voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de réverbères. Une seule sensation subsiste : son étonnement d’être là, penché sur cette petite fille nue et maigre qui tremble dans les hautes herbes.
— Habille-toi ! répète-t-il doucement.
Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes prudents de chatte la tunique et le pantalon de soie et, soulevée à demi, s’habille précipitamment et sans bruit, retenant son souffle. Elle achève de voiler ses seins pointus sous le crépon froissé.
— Va-t’en, maintenant ! dit Hiên.
— J’ai peur…
— Va-t’en !
Elle l’examine, inquiète : ne va-t-il pas, la voyant fuir, regretter de ne l’avoir point tuée ? ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur, courir derrière elle dans le sable et l’assommer d’un coup de poing sur la nuque ?
— Va-t’en ! répète Hiên ; va-t’en !
Il la regarde partir, hésitante d’abord et tournant la tête, comme une bête traquée, puis détalant à toutes jambes et fonçant droit dans les ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus qu’une ombre indécise fuyant sur la plage, confondue avec les silhouettes basses des sampans échoués. Il ne la voit plus… Alors, il se souvient, redevient conscient. Il sait que son bonheur s’est écroulé définitivement : quelle plainte, quelle prière pourraient lui rendre l’illusion consolatrice, l’espoir indéracinable auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour ?… Nulle parole ne tempérera l’atrocité de la formule qu’il rabâche infatigablement : Maÿ a vendu son corps ! Maÿ s’est vendue !
Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé par le sang qui affluait à son cerveau, il laissait sa colère crier plus haut que sa douleur : il se trouve maintenant face à face avec la réalité irréparable, il la contemple, la détaille et souffre abominablement.
Il n’a plus de rancune contre Maÿ : il se compare silencieusement, rustre primitif, à moitié fou et dégingandé, à la fine petite idole dont il rêva être l’époux ; il confesse le ridicule de ses prétentions et s’indigne d’avoir pu lever le poing sur l’intangible divinité ; il proclame humblement les droits de Maÿ à la trahison et au mépris. Comment, comment a-t-il pu, pendant des mois, se complaire à la fiction de cet impossible amour ?… Les sages avis ne lui ont point manqué, pourtant !
— Méfie-toi de la femme ! disait l’Aïeul. Il ne peut venir d’elle que mal et souffrance. Son âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera. Toutefois, puisque l’instinct héréditaire nous prêche comme aux autres bêtes l’accouplement, marie-toi, mais choisis ta femme avec soin. Retourne à la terre d’où tu viens ; épouse une fille de Phuôc-Tinh, robuste et noire ; naturellement perverse comme toutes ses pareilles, elle n’aura pas été, du moins, pourrie par la ville… Que vas-tu t’amouracher de Maÿ ? Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour un homme des forêts ?…
— Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu es un brave garçon, sans nul doute, mais enfin, sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu n’as pas la tête très solide : la première bougresse venue te fait déjà tourner en bourrique. Renvoie-la donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui elle est faite et qui la battront comme plâtre et lui demanderont de l’argent… Fais comme moi : ne te marie pas.
Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe descendant de Saïgon ; et le vieux notable de Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde autour de son cœur. Couché dans l’herbe douce de la clairière, il avait entendu la forêt le rappeler à elle, comme l’avait appelé aussi la mer : toutes deux avaient essayé d’arracher l’âme de leur enfant aux griffes féminines qui la déchiraient. Ainsi les hommes et les choses avaient crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route et de rebrousser chemin. Mais l’illusion tenace avait voilé ses yeux et bouché ses oreilles : elle seule avait fait son malheur.
Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de la maudire, il pleura l’illusion écroulée, l’illusion enchanteresse et divine. Il pleurait, le dos tourné à la mer murmurante, regardant sans la voir l’avenue des frangipaniers où Maÿ s’était enfuie. Le sable humide et froid submergeait ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard d’un sampan ; une chouette hululait ; sur la nappe scintillante des étoiles, le Phare ouvrait et refermait son œil écarlate.
Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et que la nuit elle-même avait dormi, et qu’elle se reprenait seulement à vivre. Il pleurait, cependant, comme avait pleuré, un soir, la femme invisible derrière les stores abaissés de sa case, comme avaient pleuré les suppliants prosternés devant le pagodon de pisé, sous le banyan, comme pleurait le soldat français crachant ses poumons sur le revers du talus, comme pleure, depuis le commencement des siècles, l’humanité penchée sur les débris de ses illusions…
Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune se leva, ronde et nacrée. Hiên le Maboul se tourna vers la baie où pâlissaient les falots des jonques, où luisaient les flancs des vagues. La tentation lui vint d’aller vers elles, qui berceraient sa peine, étoufferaient sous leur chant intarissable et triomphant ses cris de rébellion, lui donneraient le calme et la paix définitifs. Il se résolut à mourir : puisque la vie l’avait déçu et blessé, à quoi bon vivre ?… Oui ! mourir ! mourir et dormir ! Ne plus sentir au cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte ; à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle ! ne plus pleurer, ne plus souffrir !
Il marcha dans le sable semé de planches pourries, de branches, d’algues, de galets verdissants ; l’eau tourbillonnante monta jusqu’à ses chevilles…
Il n’alla pas plus avant : il se souvint de l’Aïeul. Tout au fond de sa pauvre âme enfantine, peut-être une lueur imperceptible d’espoir vacillait-elle, espoir vague que le maître lui dirait les mots qui guérissent, les mots qui consolent.
— J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir… Je veux revoir l’Aïeul !
Il gravit la berge inondée de clair de lune, courut, à perdre haleine, dans l’avenue déserte où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient les ombres difformes des banyans. Le parfum écœurant des fleurs de frangipaniers saturait la nuit chaude.
Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la lampe considèrent, sans se départir de leur immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux aux pieds de l’Aïeul. Par les persiennes ouvertes, la nuit lumineuse entre avec la brise, qui remue discrètement les panses dorées des lanternes chinoises. Le dernier sanglot de Hiên résonne encore dans la haute pièce, où ondulent les panneaux de satin chatoyant et les plis raides des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës des cycas.
L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque noire de son grand enfant sauvage et songe à la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui, d’instinct, comme l’enfant à qui l’on a fait du mal vient se jeter dans les jupons de sa mère ; il lui a dit avec des plaintes rauques et des soupirs de détresse, il lui a dit l’attente au bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes des bougainvillias, l’aveu tombé des lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans le varech, couvrant de ses deux bras repliés son visage épouvanté ; il a dit la crise de rage homicide et l’angoisse de la connaissance entière.
— Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il. Prononce-les : dis les mots qui font oublier, et, lorsque je sortirai de ta maison, je serai un homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert… Tu es sage, tu es bon ; aux jours de chagrin, nous invoquions ton nom, comme d’autres invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix de nos misères nous paraissait moins pesant. Souffle sur ma douleur : elle s’envolera de mon cœur où elle a fait son nid. Tu es grand, tu es fort : rien ne peut te résister ; tu as balayé d’un regard le tyran devant qui nous rampions ; tu as porté la lumière dans mon âme obscure d’enfant des bois…
— J’ai eu tort, trois fois tort ! confesse l’Aïeul ; j’aurais dû laisser ton âme à sa pénombre, à son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur, ne connaissant de l’humanité que les gestes animaux. Je savais qu’après avoir mordu au fruit amer de la science humaine tu viendrais te rouler, quelque jour, à mes pieds, désabusé et hurlant. Mais quoi ! tu m’as supplié, tu m’as dit : « Je veux être un homme comme les autres hommes et je saurai me faire aimer de Maÿ… » Je t’ai instruit, je t’ai appris les grimaces essentielles, je t’ai révélé tes semblables. Accroupi contre ma chaise, assis dans ma voiture, tu as écouté et retenu mes préceptes… Tu as appris à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait te venir de moi, la vie s’est chargée de te la donner : elle t’a fait connaître la désillusion et la douleur.
— Thi-Teu me l’avait dit ! gémit Hiên.
— Ainsi mes prévisions se sont réalisées : tes illusions sont mortes, et te voilà, tombé de ton rêve et pleurant pitoyablement… Pleure, petit frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop plein ! Lorsque tes larmes auront séché, tu seras certain que ton éducation est parachevée et que tu es un homme, puisque tu as connu la douleur.
— Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent cette douleur.
— Je ne les sais pas : personne ne les sait. Aux maux qui nous viennent de la femme nul ne connaît de remède… que le temps !… Le temps seul t’apportera l’apaisement, l’oubli total, peut-être…
— Je ne puis oublier !
— L’oubli viendra, peut-être, un jour… Alors tu seras pareil à un dieu. Tu assisteras, souriant et amusé, aux contorsions de tes contemporains qui s’acharneront à la découverte des bas-fonds de l’âme féminine ; tu assisteras aux évolutions des pantins dont les ficelles sont entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner les rimes douloureuses forgées pour l’aimée idéale par des adolescents ignorants comme tu le fus. Spectateur échappé miraculeusement du Cirque où l’on se dévore, tu ne te lasseras point d’admirer l’infinie sottise des lutteurs, que nul enjeu ne récompensera et qui laissent sur le sable tout le sang de leurs veines et de leur cœur. Tu seras pareil à un dieu… Tu m’écoutes, Hiên ?
— J’écoute, Aïeul : mais je n’entends pas les paroles. J’entends Maÿ qui me parle et ricane à mon oreille… Je souffre et j’ai envie de mourir… Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la !… Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent !…
— Je ne les sais pas !
— Je suis ton enfant : guéris-moi !
— Je ne puis te guérir.
— Maÿ ! Maÿ ! que t’avais-je fait ?…
Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé : ils ont déjà perçu tant de cris pareils ! Des siècles ont passé depuis que l’artiste mongol les coula dans le moule d’argile : ils savent que les gosiers humains sont coutumiers de semblables rugissements, et ils ne s’émeuvent point de ceux-ci, pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique des chats-huants qu’apporte la nuit criblée de lucioles.
Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux ternes où se sont éteintes les dernières lueurs d’illusion ; il se dresse péniblement et lentement, comme le travailleur qu’attend une besogne ingrate.
— Je m’en vais, Aïeul vénérable !
— Où vas-tu ?
— Je vais… je vais au camp.
— Tu mens ! Il est trop tard pour rentrer au camp. Tu mens : ta voix tremble, tes mains tremblent… Où vas-tu ?
— Je vais au camp.
— Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près de mon lit. Si les idées mauvaises te reprennent, je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste ici. Dans quelques jours je retourne vers les forêts d’Annam : tu viendras avec moi. Couche-toi sur cette natte.
Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul s’est jeté sur le lit blanc que parsèment les éventails de paille de riz et les écrans japonais. Il feuillette distraitement le livre ami qui, aux rares heures de souci, le rappelle au scepticisme sans âpreté, à la contemplation sereine et souriante de la vie. Le charme habituel n’opère pas ; l’Aïeul est mécontent et triste : sa philosophie mise en présence d’une douleur réelle ne lui a fourni que des formules vaines, émoussées. Il fut impuissant à panser les plaies du serviteur blessé qui est accouru vers son maître. Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases vides de sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs profonds du misérable qu’il ne sut pas soigner.
— Tu pleures, Hiên ?
— Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.
— Essaie de dormir.
Le grand corps maigre s’immobilise sur la natte ; Hiên ferme les poings et, les yeux clos, tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains efforts : le mal lancinant est en lui, qui le harcèle. Et l’idée fixe reparaît : mourir ! mourir !… A quoi bon vivre ? Demain sera tel qu’aujourd’hui. L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a dit l’Aïeul ; mais, pendant des mois, des années, Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est l’oubli immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant a déclaré qu’il n’était pas en son pouvoir de le lui accorder… Mourir ! il est l’heure de mourir ! Impossible de tarder davantage : l’aube blême va balayer les brumes qui flottent sur la plaine et la mer : il faut mourir avant que soit venue l’aube.
Hiên se lève silencieusement, se penche sur le lit où l’Aïeul s’est endormi ; il le regarde une dernière fois ; il regarde longuement cet homme qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais, à son oreille, Maÿ ricane… A travers la moustiquaire, il pose ses lèvres sur la main de son maître et se faufile sous la véranda où fuient les chauves-souris…
Il court par des routes inconnues vers la mer dont il entend la voix énorme. Il approche, et la voix se fait plus retentissante et plus implorante ; il distingue les paroles qu’elle gémit :
— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !…
— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas ! supplie la forêt anxieuse qui dévale aux flancs des massifs.
Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer et de la forêt : le rire aigu de Maÿ emplit ses oreilles. Il court ; le voilà devant la baie où ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles à des essaims de poissons volants qui bondiraient hors de l’eau phosphorescente. Et les voix que renforce le vent se font plus impératives. Hiên comprend vaguement que l’eau ne voudra pas de lui, et, d’ailleurs, une idée nouvelle lui vient : il se pendra aux branches du banyan qui est devant la case du sergent Cang.
Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible mal, talonné aussi par la peur de voir apparaître derrière le panache des aréquiers les reflets roses de l’aube.
Voici le camp. La sentinelle dort dans sa guérite. C’est Nho ; il ronfle paisiblement, accroupi sur la planche, le mousqueton entre les jambes et la tête inclinée sur l’épaule.
Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un souffle. Qu’importe Maÿ, du reste ? Hiên a poussé contre le tronc centenaire le billot de teck qui sert aux femmes des tirailleurs à fendre leur bois. Il déroule sa longue ceinture de laine rouge, la jette par-dessus une grosse branche et la noue solidement.
Il a bien calculé : debout sur le billot, son menton affleure la boucle du nœud coulant. Il introduit sa tête dans la boucle, se penche, pousse du pied le morceau de bois qui se dérobe et roule. La courte lutte commence qui précède le grand repos.
La mer et la forêt sanglotent.
Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les autres hommes.
L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube grise et froide. Essoufflé et rouge, le sergent Cang le salua :
— Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est mort.
Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que nul ne vît couler une larme sur ses joues flétries.
— Il s’est pendu à une branche du banyan qui est devant ma porte. J’ai défendu d’y toucher avant ton arrivée : à quoi bon ? Le corps était déjà glacé et raide : il devait être mort depuis des heures. Que faut-il faire ?
— Attends-moi !
Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à travers le village endormi, le vieux sergent se lamentait.
— La vieillesse engourdit mon corps : je dors rarement, mais, lorsque le sommeil vient à moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas entendu le cri d’agonie du malheureux ; d’autres l’ont entendu, mais n’ont point bougé, croyant que les malins esprits se battaient sur la plage… Et le pauvre fou est mort tout seul, et maintenant il est là, accroché à sa ceinture ; le vent remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il va bouger encore ; mais il est bien mort… Il était fou, bien sûr ! Il y a longtemps que sa folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté tout à fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché, est revenue en courant, échevelée, sa tunique déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante, nous criant de fermer la porte, que Hiên la poursuivait et voulait la tuer. Elle claquait des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir où elle avait rencontré le malheureux furieux… Il a dû errer ensuite dans la nuit pour fuir la folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle a fait son œuvre…
— Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé de mourir.
— Le voilà !
Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son enfant mort : il lut dans les yeux vitreux, dans les bras allongés, l’accablement, l’infinie lassitude, le désespoir qui avaient inspiré à l’âme tourmentée le désir du sommeil sans rêves et sans terme.
Les petits soldats attentifs déposèrent le vaincu sur un brancard, abaissèrent sur le regard farouche les paupières noires, rendirent à la face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la sérénité qu’il n’avait jamais connue. Comme sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade sur une natte où pleuvaient les pétales des flamboyants…
Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên dormit toute la matinée à l’ombre des flamboyants, veillé par Phuc et par Nho, bercé par les chansons des vagues et des bambous ; et sa figure paisible, tournée vers le ciel incandescent, semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons éclatés, des moineaux qui pépiaient dans la paille des toits, des papillons indécis… Cependant les marteaux des charpentiers cognaient à grands coups sourds les planches du cercueil et les sanglots des deux gardiens accroupis leur répondaient.
— Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui représentes la famille absente : il t’appartient de donner des ordres. Tout est prêt : le bonze et le catafalque sont là.
L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert ; il soulève le voile de papier grenat qui recouvre le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon les rites. Les charpentiers rabattent le massif couvercle de teck et frappent sur les clous de cuivre : l’humble tirailleur est prisonnier dans son étroite caisse laquée et incrustée de nacre. Car le maître a voulu que son serviteur reposât dans un cercueil de riche : comme un mandarin, le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque doré, pavoisé d’oriflammes rouges et blanches ; bonzes, chanteurs, pleureuses et musiciens, grassement payés, ne lui ménageront ni les grimaces, ni les hurlements, ni les lamentations.
Les pétards éparpillent dans la poussière leurs tubes déchiquetés et noircis. Le gong, les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations sonores ; les flûtes soupirent langoureusement, les violons à deux cordes nasillent. Et le cortège se met en marche, le long de la baie scintillante où courent des frissons lumineux.
En avant, chemine le bonze qui, par les routes convenables, mènera l’âme du défunt jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le bâton à la main, il écarte les ombres malveillantes et les gamins qui se bousculent sur la chaussée, dans leur joie de prendre part à cette magnifique cérémonie. Ensuite défile l’interminable procession des brancards où sont étalées des victuailles : cochons rôtis et peints au vermillon, régimes de bananes, gâteaux de riz, jattes de nuoc-mâm, toutes bonnes choses dont est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront ce soir au repas de funérailles. Des garçonnets agitent des banderoles d’étoffe blanche, où des caractères à l’encre de Chine exaltent les vertus de Hiên ; et, comme l’écrivain qui les rédigea fut élu entre les plus habiles de sa corporation, les habitants du village s’extasient sur le choix heureux des épithètes flatteuses qui sont accolées au nom du mort. Deux porteurs balancent sur leurs épaules un coffre pourpre où s’érige la Tablette, planchette double où sont inscrits les noms, prénoms, titres qui furent la propriété de Hiên.
Quarante robustes sampaniers chancellent sous les énormes madriers de teck sculpté que couronne le catafalque en forme de pagodon : derrière les panneaux à jour plaqués de cuivre doré et de clinquant, le cercueil est enfermé. Vers lui les baguettes d’encens envoient leur légère fumée bleue ; vers lui montent les grincements des violons, les battements précipités des tams-tams, les ronflements des gongs, les trilles des flûtes, les cris aigres des chanteurs psalmodiant des litanies baroques, le cliquetis de la coquille de bois que frappe à tour de bras un tirailleur, les hululements des pleureuses voilées de crépon blanc et courbées derrière le catafalque.
Deux vieillards effeuillent des carrés de papier argenté et doré qui figurent d’incalculables trésors : les mauvais esprits qui pullulent et guettent la pauvre âme sont généralement cupides, et pendant qu’ils se ruent sur les lingots d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque de poursuite.
Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil. Bien plus que le vieillard indifférent qui, à cette heure, s’éveille de la sieste dans le village lointain, il est le père du pauvre hère que cahotent les épaules lasses des sampaniers. Une vraie douleur de père le bouleverse, tandis qu’il se redresse dans le dolman de toile blanche à boutons d’or. Sous la visière basse du casque, ses yeux clairs, qui semblent considérer les hampes des oriflammes et les cagoules des pleureuses, évoquent inlassablement le simple et naïf compagnon que la vie a dégoûté de vivre.
Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance : pourquoi a-t-il cédé aux supplications de l’innocent qui voulut acquérir la science mauvaise ?
Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de l’amour qu’il savait devoir aboutir à la désillusion ? Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation de la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il pas veillé sur le sauvage désarmé et qui ne pouvait se garder seul ?… Il songe que, ce soir, dans la maison vide, les grosses mains noires ne se poseront pas sur son genou, les bons yeux luisants ne lui donneront pas leur caresse confiante. Il songe que toute sa philosophie légère et insouciante est impuissante à lui fournir une seule formule de consolation vraie. Une fois de plus, en face de la mort, il pleure, silencieusement et sans larmes, ses croyances envolées.
Sur la route écarlate sonnent les semelles ferrées des sous-officiers français ; puis viennent les tirailleurs en grande tenue, martelant la terre dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le village tout entier.
C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets, du riz et des œufs, et les fossoyeurs ont rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil. Tous les gens qui sont venus accompagner le mort sont retournés vers la vie. L’Aïeul est parti, longtemps après les autres, entraîné par Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la main pour l’emmener.
Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil de teck laqué, et le crépuscule tombe sur lui… Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent les aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds ondulent les rizières plates où planent les crabiers, où déambulent les graves marabouts, où coassent les crapauds-buffles charmés de la soirée fraîche.
Là-bas, dans le feuillage terne des banyans pâlissent le toit rouge et les vérandas roses de la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés des cocotiers las, les vergues brunes des sampans se balancent sur la baie cuivrée. La lisière de la forêt proche s’enténèbre.
Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie et que la vie écœura, dort paisiblement, et les voix tristes de la mer et des arbres bercent son sommeil sans rêves.
Hengay-Lam (Tonkin).
FIN
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