The Project Gutenberg eBook of Saint Paul, by Émile Baumann
Title: Saint Paul
Author: Émile Baumann
Release Date: July 23, 2022 [eBook #68595]
Language: French
Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
Émile BAUMANN
PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINT-PÈRES, 61
1925
DU MÊME AUTEUR
HORS COMMERCE :
POUR PARAÎTRE :
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON NUMÉROTÉS DE 1 A 10 ; TRENTE EXEMPLAIRES PAPIER HOLLANDE NUMÉROTÉS DE 11 A 40 ET CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL MONTGOLFIER NUMÉROTÉS DE 41 A 90.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset, 1925.
A
CELUI QUI FUT MON COMPAGNON
SUR LES ROUTES SAINTES DE L’ASIE,
A FULTON JOHN SHEEN
J’OFFRE PIEUSEMENT
CE LIVRE QUE SES PRIÈRES
ONT TANT AIDÉ
E. B.
Louvain, le 25 janvier 1925.
SAINT PAUL
Une des plus grandes voix que la terre ait écoutées, c’est la sienne.
La figure dominatrice des temps apostoliques, c’est lui.
Si nous ne cherchions en son histoire que la destinée d’un homme, elle semblerait déjà prodigieuse : ce jeune Pharisien, animé par le zèle de la Loi à l’extermination d’une secte impie, et qui se fait brusquement l’apôtre irréductible de la doctrine exécrée, ce Juif, devenu, contre son gré, anti-juif, imposerait à notre surprise le cas inouï d’une âme retournée, comme d’un seul coup, dans le sens où elle s’irritait de voir tomber les autres. Supposez que Saint-Just, en signant des listes de suspects, ait pris, d’une manière subite, parti pour les suspects ; telle fut, mais bien plus étrange, la conversion de Saul le persécuteur.
Et sa vie, après son changement, s’obstina trente années en une sublime et terrible aventure.
Avec deux ou trois compagnons, ou une faible escorte, seul parfois, il s’en va, sur des routes dont les brigands sont maîtres, vers des régions païennes ou barbares, gagnant son pain dans les villes comme tisserand, semblable aux ouvriers que j’ai vus à Tarse tisser des poils de chèvre pour les tentes des nomades.
Partout il annonce un Dieu nouveau, le Messie prophétisé, fils de Dieu, Rédempteur, Seigneur, Juge des vivants et des morts ; mais ce Dieu n’est autre qu’un vagabond nazaréen, le blasphémateur et le séditieux qu’on a cloué sur une potence à Jérusalem et que ses disciples disent ressuscité. Paul croit en lui, avant tout, parce qu’il l’a vu, entendu parler ; et cette vision l’a renversé dans la poussière, a brûlé ses prunelles au point de le rendre trois jours aveugle ; il s’en souvient comme si la gloire du Christ fulgurait contre ses yeux, comme si sa voix foudroyait encore ses oreilles.
Il le prêche dans les synagogues aux Juifs, ses frères ; quelques-uns ont foi en sa révélation ; la plupart se méfient, poussent des clameurs, ameutent la populace, conspirent pour l’assassiner. Il secoue sur eux ses sandales et se tourne vers les païens qui veulent croire.
D’Antioche de Syrie à Chypre, de Chypre à Antioche de Pisidie, à Iconium, à Lystres, à Derbé ; puis, de la Cilicie en Troade, en Macédoine, en Thessalie, en Attique, en Achaïe ; puis de Corinthe à Éphèse, il établit des églises, il sème l’évangile de la promesse. Comme un orage promène l’éclair de l’Orient à l’Occident, sa parole court au-dessus des peuples, s’éloigne et revient.
« Mon champ d’action, proclame-t-il, non sans hyperbole, dans son épître aux Romains[1], va depuis Jérusalem, en tous sens, jusqu’à l’Illyrie… A présent, je n’ai plus en ces contrées de place (où m’étendre)[2]. Mais j’ai, depuis de longues années, le désir d’aller jusqu’à vous ; si je me rends en Espagne, j’espère, en passant, vous voir ; et c’est vous qui me mettrez sur le chemin de ce pays, quand je me serai d’abord, en quelque mesure, rassasié de vous ».
[1] XV, 19-24.
[2] Il entend : J’ai fondé toutes les églises qu’il m’appartenait de fonder.
Si je me rends en Espagne ! L’ampleur de ses ambitions s’arrête avec peine aux limites du monde romain. Sa hâte est immense d’avoir, en tous lieux, fait adorer le Christ hier sans nom ; il veut que son Seigneur soit connu jusqu’aux extrémités de la terre. Ainsi, toutes les nations sachant que le Sauveur est venu, la plénitude des temps sera prompte à s’accomplir ; le Juge, à l’heure que nul ne peut prévoir, descendra sur les nuées, et le Christ régnera dans les siècles des siècles.
De quel prix Paul paya ces conquêtes surhumaines, nous l’évaluons d’après les récits des Actes, d’après son témoignage immédiat :
« Des Juifs, cinq fois, j’ai reçu les quarante coups de lanière, moins un ; trois fois, j’ai été battu de verges ; une fois lapidé ; trois fois j’ai fait naufrage ; j’ai passé une nuit et un jour en plein abîme. Et mes voyages multiples : périls des fleuves, périls des brigands ; périls venant des gens de ma race ; périls venant des Gentils ; périls dans les villes, périls dans le désert, périls sur mer, périls au milieu des faux frères ; dans la peine, la lassitude ; dans les veilles souvent ; dans la faim et la soif ; dans le froid et la nudité ; et, sans parler des choses extérieures, l’agitation, pour moi, quotidienne, le tourment de toutes les églises[3]… »
[3] II Cor. XI, 24-29.
De presque toutes les villes on l’expulse ; il y reparaît, intrépide. La contradiction exaltait sa force. Après le tumulte d’Éphèse pourtant et les conjonctures mal connues qui suivirent, il s’avouait « accablé, à ne plus savoir comment vivre[4] ».
[4] Cor. I, 8.
En 56, pendant son dernier voyage à Jérusalem, il est entraîné hors du temple ; sans les Romains, la foule l’écharpait. Il reste deux ans dans les chaînes à Césarée ; ensuite, pour ne pas tomber entre les mains des Juifs, il en appelle à César ; on l’embarque pour Rome. Une horrible tempête de quatorze jours le jette sain et sauf sur la grève de Malte. Il atteint Rome ; deux années encore sa captivité s’y prolonge, une captivité fructueuse où il enseigne, où il convertit.
Après, il entre dans la nuit ; certaines phrases des épîtres à Timothée laissent entendre que, libéré, il retourna en Asie, revint à Rome, fut, de nouveau, incarcéré. Une ferme tradition fixe là son martyre, en outre attesté par cinq textes dont le plus ancien, l’épître de Clément romain, — écrite entre 92 et 101, — lui rend ce grave hommage :
« Chargé sept fois de chaînes, banni, lapidé, devenu héraut de la foi en Orient et en Occident, il a reçu pour sa foi une noble gloire. Après avoir enseigné la justice au monde entier, atteint les bornes de l’Occident, accompli son martyre devant ceux qui gouvernent, il a quitté le monde et s’en est allé au saint lieu, illustre modèle de patience[5]. »
[5] Ed. Hemmer, ch. V.
Regardée du dehors, et crayonnée à gros traits, la carrière de saint Paul révèle des puissances de foi et de persuasion qui font de lui l’Apôtre type.
Si aucun homme n’est strictement nécessaire, certains sont uniques. Leur tâche, personne ne l’eût remplie comme eux ni aussi bien. La bataille d’Austerlitz se concevrait mal gagnée par un autre que Napoléon.
Entre les disciples de Jésus, ce n’est pas à nous de trancher quel fut le plus grand. Pierre eut le privilège d’une bonté simple et incomparable. Jamais Paul ne prononcera des mots comme ceux-ci :
« Vous le savez, Seigneur, que je vous aime[6]. »
[6] Jean XXI, 16.
Ou, au boiteux du Temple avant de le guérir :
« De l’argent et de l’or, je n’en ai pas ; mais, ce que j’ai, je te le donne[7]. »
[7] Actes III, 6.
Cet ignorant, devenu capable de commander, de dogmatiser, ce timide qui, devant les princes des prêtres, soutient une magnifique fierté, nous arrête comme un miracle plus étonnant que ceux qu’il a faits.
La physionomie de Céphas, malgré tout, se réduit à des lignes élémentaires. Ses discours, ses deux épîtres instruisent de sa doctrine, des conflits qu’il domina. Sur lui-même nous savons trop peu.
Jean demeure, en quelque façon, voilé dans la hauteur d’une flamme divine. Il est l’orgue des Séraphins qu’on écoute sans voir celui qui joue.
Étienne fut le précurseur de Paul ; silhouette de voyant, « face d’ange » sur qui pleuvait la splendeur d’en haut. Le premier après Jésus il osa troubler l’illusion d’Israël croyant à la pérennité du Temple. Mais il devait disparaître pour que Saul, son assassin, reprît ses audaces et portât l’effort à son terme. Barnabé se laisse entrevoir comme un puissant compagnon. M. Loisy voudrait le grandir au détriment de Paul, ainsi que Michelet enlevait à Condé, pour en investir Sirot, la gloire de Rocroi. Ce sont là fictions de mauvais romantiques acharnés contre les statues traditionnelles. Si Barnabé fit d’admirables choses, son œuvre s’est fondue dans le travail commun ; et, s’il écrivit, rien n’en subsiste[8].
[8] A moins que l’épître aux Hébreux n’ait été rédigée par lui.
Paul, au rebours, nous est précieusement familier. Certains points de son existence ont beau rester sous la nuée obscure, nous l’approchons, comme si nous avions pu vivre avec lui, et, plus on le fréquente, plus on sent la beauté de son âme, la vigueur de son génie.
Car il faut restituer sa valeur divine à ce mot trop humainement profané. Tous les apôtres reçurent le Saint-Esprit ; mais, selon l’axiome thomiste, les dons fructifient ad modum recipientis, d’après les capacités de celui qui les reçoit.
Paul ne fut pas appelé sans motif un vase d’élection. Il tenait de Dieu, en vue de sa mission, des facultés merveilleuses que la grâce épura, sublimisa.
Son naturel unissait, à un étrange degré, ces deux éléments : une énergie nerveuse, bondissante, toujours prête aux décisions extrêmes ; et l’intelligence la plus hardie, la plus flexible, traversant les hommes d’un coup d’œil, s’assimilant ce qui lui était le plus étranger, circulant parmi les idées comme celle d’un grec subtil.
Mais, bien qu’il fût né à Tarse, dans une ville hellénisée, qu’il parlât le grec aussi aisément que l’araméen, que des principes païens se fussent amalgamés à sa formation juive, le sang juif prévalait en lui. Sa fierté, c’était de se dire Juif. Sa dialectique accuse la discipline des rabbins[9] ; sa morale retiendra l’empreinte des conceptions juives. Son fanatisme de persécuteur est spécifiquement juif ; de même, sa tournure d’esprit, organisatrice et réaliste. La passion religieuse, dès sa jeunesse, gouvernait toute son activité. Il vivait, nous dit-il[10], pour la Loi, les yeux attachés sur le Temple, dans l’espérance messianique d’un triomphe d’Israël, revanche des abaissements, promise par les Écritures.
[9] Sur cette évidence, aujourd’hui contestée, v. plus loin, p. 56 et suiv.
[10] Gal. I, 14.
La Loi lui suffisait, il ne souffrait point de l’étroitesse pharisienne ; ce qu’il savait du Christ, c’était pour l’abhorrer. Soupçonnait-il l’appel secret d’une Force novatrice ?
Le prodige est qu’il se soit précipité dans la foi qui renversait la sienne, sans regarder en arrière, semblable aux mystérieux animaux, aperçus par le prophète, qui allaient devant eux, étendant leurs ailes, et ne se retournant jamais.
Seule, la rudesse adroite de son élan pouvait abattre, là où devait s’y insérer le bloc d’angle, la muraille de la vieille Loi, ouvrir toutes larges aux nations les portes du Lieu saint.
Cependant sa rupture avec la Loi le bouleversa, le déchira. Sa douleur, ensuite, fut incessante de voir Israël raidir son cou contre l’aiguillon du salut.
En quoi Paul resta-t-il un Juif ? En quoi cessa-t-il de l’être ? Historiquement, le problème mérite un long examen. La tragédie intime de sa transformation suffirait à remplir ce livre.
Mais, j’ai hâte de le déclarer, une curiosité de psychologue ne m’en inspira point l’entreprise.
J’avais connu d’abord saint Paul par fragments, grâce aux simples épîtres de la liturgie. Le contact devint profond vers l’âge de vingt-six ans, alors que j’établissais les assises de mon œuvre. Pourrais-je dire tout ce que je lui dus, tout ce que je lui dois d’essentiel ? Il n’est point de mystère où l’on ne pénètre à sa suite « de clarté en clarté, réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur[11] ». La prédestination, les contraires suscitant les contraires ; l’abîme de la chute impliquant les magnificences de la Rédemption ; la Communion des Saints, toutes ces immensités, Paul les explore aussi loin qu’il est permis à une pensée d’homme illuminée par le Verbe. La pondération de ses vues en égale la sublimité.
[11] II Cor. III, 18.
Peu importent les bonds d’idées, les transitions obscures, les raccourcis violents. Au sortir d’une haie d’objections, voici la netteté suprême, la foudroyante véhémence, l’ampleur limpide, l’onction, la bonhomie.
Il écrivait aux Corinthiens : « Comme à des petits enfants dans le Christ, je vous ai donné du lait à boire[12]. »
[12] I Cor. III, 2.
Bue dans ses versets, la doctrine de vie prend en effet comme la saveur d’un lait bourru, mêlé à l’acide parfum de l’herbe qui pousse. Ce christianisme de plein air semble ventilé par les brises des grands ports où débarqua l’Apôtre ; il nous apporte en sa fraîcheur originelle l’ingénuité de la foi, le don d’espérer et d’aimer. Ineffable don quand l’espérance et l’amour vont à des fins qui ne mentent pas. Si nous l’avons, Paul nous a valu, pour une haute part, cette largesse ; et ce n’est pas une métaphore. J’ai plus d’une fois songé que les premiers missionnaires de la Gaule, dans la vallée du Rhône et à Lyon, venaient d’Éphèse et de la Phrygie, des pays où Paul et ses disciples avaient travaillé ; et le mysticisme lyonnais, celui de ma ville natale, se souvient de la vieille Asie chrétienne, ascétique et fervente.
Nous, fils des Gentils, serions-nous chrétiens si Paul n’avait eu la vocation d’ôter à l’Église adolescente le joug mosaïque ? Le monde païen n’aurait jamais, en masse, consenti, même sans la circoncision, à se faire juif. Paul, parmi les Apôtres, ne fut pas le seul qui le comprît ; mais, plus impérieusement que personne, il fit passer dans l’acte cette nécessité.
Entre tous les témoins du Christ il s’impose comme le plus difficile à confondre, parce qu’il a été son témoin malgré lui. Or, le christianisme n’est pas une chimère issue de la théodicée juive et des mystères grecs. Il repose sur des faits hors desquels il ne serait plus rien, ou plutôt, Paul l’a bien vu, toute foi en sa vérité dépend de ce fait unique : le Christ est-il, oui ou non, ressuscité ?
La résurrection, la vie permanente de Jésus, sa présence efficace dans le corps mystique de son Église, en chacun de ses fidèles par les dons qu’elle leur dispense, Paul n’a cessé de les affirmer vraies, d’une vérité totale, éternelle. Il a souffert et il a donné son sang pour soutenir que c’était vrai. Impossible de surprendre en ses épîtres une page, une ligne où il enseigne autre chose.
Je le rappelle ici dans une pensée d’exégète, non d’apologiste. Mais à quoi bon sous-entendre que je trouve en saint Paul la substance d’une foi qui est la mienne ?
Quand on aborde les origines du christianisme, on a toujours, d’avance, pris position. L’exégèse allemande est, dans son ensemble, partie d’une volonté nette d’avoir le dernier mot contre les Évangiles et l’orthodoxie. Renan, sous les démarches cauteleuses ou la froide ironie de sa critique, trahit l’impatience de blesser à mort le Dieu qu’il a renié. Ce n’est pas l’historien, mais l’idéaliste amoureux du néant qui, sur les visions de saint Paul, profère cette négation :
« Il n’a pas vu le Christ ; le Christ qui lui fait des révélations personnelles est son propre fantôme ; c’est lui-même qu’il écoute en croyant entendre Jésus[13]. »
[13] Saint Paul, p. 563.
Chez un Guignebert, un Loisy, le savant est sans cesse troublé par le fanatique. J’ai lu deux fois le commentaire de M. Loisy sur les Actes. Son effort m’évoqua ce que j’éprouvais, enfant, dans un presbytère de campagne où j’entendais, la nuit, des rats infatigables grignoter les bonnes poutres d’un grenier. M. Loisy est un grignoteur de textes, j’entends de textes sacrés ; s’il croit en arracher quelque brin, il est content. Sa critique s’agrippe aux difficultés ; celles qui existent ne lui suffisent pas. L’hypothèse d’une source honnête et sûre, altérée par un rédacteur, tantôt inepte, tantôt d’une incroyable astuce, ce nœud de subterfuges, de maladresses et de mensonges a l’air inventé par l’auteur d’un roman policier. Est-ce d’un historien ? L’ingénuité profonde et le sérieux des Livres saints, qu’en fait-il ?
M. Loisy, comme ses maîtres allemands, vit avec un spectre qui l’obsède : l’interpolation. Dès qu’un récit ressemble de très loin à un autre, il crie au doublet. Comme si le réel le plus réel n’était pas, à toutes les minutes, un recommencement !
Je n’en conclus point que le travail de l’exégèse négative soit demeuré stérile. En visant à ruiner l’autorité du Nouveau Testament, elle a enrichi la notion des milieux, nuancé l’apport des influences, élucidé les analogies des doctrines. Elle a travaillé, contre son attente, au profit de l’exégèse orthodoxe. Sans elle nous n’aurions pas eu des monuments comme la Théologie de saint Paul du P. Prat ou le Messianisme chez les Juifs du P. Lagrange ni ses commentaires sur l’épître aux Romains et l’épître aux Galates.
Mais cette critique, si fière d’elle-même, souffre d’une débilité dont elle ne veut pas guérir : elle dissocie, elle dissèque, elle ne construit pas. Entre ses mains, la forte unité du caractère de Paul se désagrège[14]. Il n’est plus qu’un syncrétiste, un assembleur, inconscient ou habile, d’éléments mystiques pris aux stoïciens, aux mystères, au culte de Mithra, à toutes les théosophies, aux gnoses qu’il traversa. Son christianisme devient un champignon fortuit poussé sur le sol décadent des religions antiques.
[14] Voir en particulier Norden, Agnôstos Theos ; Ramsay, The Cities of saint Paul ; Toussaint, l’Hellénisme et l’apôtre Paul.
Il est trop facile, en comparant les mystiques païennes à celle de saint Paul, de suggérer, avec des ressemblances de mots ou de rites, une confusion ; et, dans cette équivoque, les oppositions radicales s’évanouissent.
Au surplus, on oublie deux choses : un homme n’est point conduit, d’abord, par des idées ; il faut, pour l’expliquer, saisir le point vital de sa volonté, ne jamais perdre de vue sa race, son tempérament, les mœurs qui lui furent transmises. Quand on fait l’histoire d’un Juif, l’observation de ces traits s’impose plus stricte encore. Juster a montré[15] combien les Juifs dispersés à travers le monde romain, les Juifs de la Diaspora, se maintenaient jalousement séparatistes, s’isolant dans leurs ghettos, fidèles aux communes traditions.
[15] Voir son livre capital : les Juifs dans l’Empire romain.
Philon[16] reconnaissait les Israélites entêtés « à se faire tuer plutôt que de laisser toucher à aucun usage des anciens, convaincus qu’il en arriverait comme de ces édifices auxquels on arrache une pierre, et qui, tout en paraissant rester fermes, s’affaissent peu à peu et tombent en ruines ».
[16] Leg. 16.
Ils entretenaient, outre les synagogues, leurs écoles à eux, leurs bibliothèques, leurs tribunaux, leurs cimetières. S’ils portaient le costume romain, les Romains leur concédaient en privilège la perpétuité de leurs lois et coutumes. Un Juif, comme Josèphe, rallié aux vainqueurs, confondu d’admiration devant eux, s’adaptait, mais ne changeait pas[17].
[17] Voir sa vie racontée par lui-même, et ce qu’il dit de son éducation.
De plus, pour helléniser Paul à tout prix, on récuse les témoignages des Actes, on récuse le sien. On prête à cet esprit loyal et perspicace d’indignes artifices ou des illusions puériles. S’il parle d’une révélation directe, c’est pourtant qu’il en avait l’évidence irréfutable. Sur la vie du Christ et ses enseignements il tint des Apôtres, il propagea intact ce qui lui fut transmis. A Damas, à Antioche, à Rome il trouva des chrétientés formées par d’autres, et où son langage théologique fut accepté, compris. Une tradition liait déjà ces églises primitives ; d’où venait-elle, sinon de l’Église palestinienne, d’un milieu nativement juif ?
En somme, quoi qu’on fasse, les textes des Épîtres, le récit des Actes, garderont plus de poids que les systèmes éphémères des philologues ; et les historiens s’appuieront toujours sur ces documents dont la structure se maintient inébranlée.
Jusqu’à la fin des temps, le conflit persistera entre ceux qui, racontant des faits où le surnaturel joue son jeu nécessaire, l’introduiront dans la trame de leur exégèse, et les autres qui auront assujetti l’interprétation d’événements surnaturels à ce postulat : le surnaturel n’existe pas.
Mais l’avantage des premiers, pour ne les considérer qu’en historien, c’est qu’ils s’établissent dans l’axe des croyances où vécurent leurs personnages ; tandis que les sceptiques sont en contradiction perpétuelle avec les âmes de héros croyants. On pénètre mal, Renan l’avouait, ce qu’on n’aime point, ce qu’on réprouve comme faux.
Renan, historien de saint Paul, n’a pas échappé à cette incompréhension. « Le vilain petit Juif » l’étonne et le rebute ; il lui en veut d’avoir imposé au monde le mensonge chrétien ; il le juge raide, cassant. Étrange façon de méconnaître la souplesse pratique d’un homme qui déclarait tout au contraire :
« Je me suis fait Juif avec les Juifs pour gagner les Juifs ; infirme avec les infirmes pour gagner les infirmes… Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous[18]. »
[18] I Cor. IX, 20-22.
Il a peine à lui pardonner son mépris des faux sages, et le méprise à son tour, sous prétexte qu’il a nié la science, qu’étant un homme d’action il est « un faible artiste ».
Pour saint Paul, évidemment, ni la science ni l’art ne sont au plan suprême. Il savait beaucoup, et la raillerie de Festus : « Tu as trop lu, Paul ; cela te rend fou[19] », suffirait à prouver que l’étendue de ses connaissances éblouissait même des Romains cultivés. Mais l’unique science dont il faisait cas, c’était de connaître Jésus mis en croix. Comme tous les Juifs, il se méfiait des statues et des peintures, instruments d’idolâtrie. Mais il demeurait sensible à la beauté du corps humain ; il magnifiait l’harmonie de la tête et des membres, image du Christ, animateur et chef de l’universelle Communion. Il aimait les fortes bâtisses ; nulle figure ne lui plaisait autant que celle d’une maison, d’un temple bien construits ; et il se comparait à un bon architecte « assurant des fondations[20] ». Il avait le goût de la musique sacrée, l’encourageait[21]. Qu’il soit un poète admirable, personne, après l’avoir lu, n’oserait le contester. Norden a même relevé dans les Épîtres des suites rythmées comme des morceaux de poèmes. Certaines doxologies s’amplifient pareilles à des hymnes. Enfin, c’est Paul qui a donné à l’art moderne la semence d’immortalité :
[19] Actes XXVI, 24.
[20] I Cor. III, 10.
[21] Éphés. V, 19.
« Nous voyons toutes choses dans un miroir, en énigme[22]. »
[22] I Cor. XIII, 12.
Le symbolisme des cathédrales est là, Dante, Beethoven aussi. Nulle épigraphe n’interpréterait mieux ce à quoi nous-mêmes, de notre temps, nous aspirons.
Car nous ne venons pas, en étudiant saint Paul, ranimer un fantôme, le prêcheur d’une religion morte. Son histoire nous est esprit et vie ; nous y cherchons la forme de l’avenir que nous voulons préparer.
Les nations retombent, ou peu s’en faut, vers une période semblable aux temps des Apôtres.
En face de l’Église, des sadducéens, des épicuriens qui ne veulent pas de la vie future ; des pharisiens, satisfaits d’eux-mêmes, n’apercevant rien au delà des convenances, des gestes et des formules ; des stoïciens qui attendent de leur seule force la paix de l’intelligence dans la soumission au destin ; des théosophes et des gnostiques qui prétendent se faire, par la magie et le rêve, les confidents de l’invisible ; des millénaristes qui réclament sur terre, dans l’anarchie ou le communisme, un paradis ; et les innombrables païens qui ont à peine changé aux idoles leur nom.
Si Paul revenait, il croiserait parmi les villes plus de courtisanes qu’à Corinthe ; il coaliserait contre lui, plus qu’à Éphèse, tous les marchands d’amulettes, il se buterait davantage contre la haine des puissants, l’imbécillité des foules. On calomnierait son œuvre, on la déformerait, il retrouverait les embuscades des faux frères, les schismes, et, plus sournoises, les hérésies. Ce qui lui serait amer surtout, il passerait peut-être au milieu du bruit sans que sa parole fût entendue.
Et cependant, il continuerait.
Qu’était l’Église au moment où il partit avec Barnabé pour Chypre ? Une petite secte ardente disséminée hors de quelques synagogues. Aujourd’hui, la formidable Église compte trois cent millions de croyants ; seule société spirituelle qui ait franchi vingt siècles sans varier en ses principes ni dans sa fin.
Paul donnerait son sang pour elle en 1925 comme en l’an 67, et il prêcherait encore les mêmes vérités : vivre selon l’esprit, non selon la chair, dans le Christ, au point que ce soit Lui qui vive en nous, attendre, dans la patience et l’amour, l’heure de la justice, la défaite du mal, la glorieuse Parousie.
Les âmes, pour leur paix, n’ont besoin de rien d’autre ; le mot qu’il apporterait à l’humanité défaillante serait celui qu’il dédiait aux Éphésiens :
« Éveille-toi, toi qui dors ; lève-toi d’entre les morts, et le Christ luira sur toi[23]. »
[23] V, 14.
Le présent livre — est-il nécessaire de l’énoncer ? — ne sera point surtout descriptif ; je ne m’attacherai guère non plus aux faits pour les faits. C’est l’être intime de Paul que je voudrais atteindre. Je tente d’en esquisser un portrait synthétique ; ambition peut-être imprudente ; mais vous l’excuserez, ô grand Apôtre, sachant qu’elle m’est venue d’un haut désir d’anticiper sur l’éternité, en vous connaissant à fond. Des montagnes d’ouvrages se sont entassées autour de vous. Il en est de faux et de perfides qu’on croirait bâtis avec les pierres dont vous fûtes jadis lapidé. Il en est de très bons, mais qui ne s’adressent qu’aux savants. Le mien veut, dans une recherche sévère du vrai, vous rendre accessible même aux simples. Si d’autres ont amolli, paganisé votre image, je viens restituer à vos traits leur hébraïque et sainte rudesse.
J’ai poursuivi la présence de saint Paul à travers les contrées que sa mémoire maintient fameuses. Des hauteurs de Salonique j’ai regardé l’Olympe, cerné de nuages, tel qu’il le vit en arrivant par la via Egnatia. Dans les gorges du Taurus, au delà des portes ciliciennes, j’ai bu l’eau d’un torrent où il a dû se désaltérer. Trop d’invasions ont roulé sur la splendide Asie ; l’Islam a enseveli les villes antiques comme sous des couches de sable et d’immondices. Les paysages néanmoins subsistent ; ils m’ont quelquefois révélé des faits inattendus.
De Tarse, tandis que je montais vers les rampes du Taurus, on m’indiqua, au flanc d’une butte isolée, pyramidale, une grotte où la tradition maintient que Paul aurait vécu en anachorète. Or, les Actes disent qu’après les premières luttes de l’Apôtre, à Jérusalem, contre les Juifs hellénistes, ceux-ci ayant essayé de l’assassiner, « les frères le conduisirent à Césarée et l’embarquèrent pour Tarse ». Le séjour de trois ans qu’il y fit semble avoir été une halte de vie cachée et contemplative. « Barnabé, reprend plus loin le narrateur, se rendit à Tarse afin d’y chercher[24] Saul, et, l’ayant trouvé, il le mena à Antioche ». Cet épisode a souvent embarrassé les exégètes, quand ils veulent supposer que Saul, à Tarse, avait exercé un apostolat public. On ne comprend plus alors pourquoi Barnabé le cherche et le découvre enfin. Tout est simple, au contraire, si on admet là une phase de silence et d’anéantissement extérieur, la retraite d’un solitaire dans le trou d’un rocher. Peu importe l’endroit précis de la grotte, authentique ou non ; c’est l’idée de la grotte, vestige d’un souvenir très ancien, qui nous met sur la voie d’une explication conforme au texte.
[24] XI, 25. Le mot grec employé marque des recherches qui se prolongent, comme s’il s’agissait d’un homme disparu.
A Tarse même, une similitude m’a frappé. La plaine de Cilicie, avec le Cydnus flexueux, fermée, à l’ouest, par les cimes grandioses du Taurus, et descendant jusqu’à la mer, s’étale comme la plaine d’Ostie où tourne le vieux Tibre, laissant derrière lui les crêtes du pays sabin. L’horizon qu’eut Paul devant ses yeux, lorsqu’il marcha au martyre, évoquait le site de son enfance. L’un et l’autre lui offraient une figure exacte de son âme : d’un côté, sévèrement définis ; de l’autre, amples et sans limites.
Mais on peut dire de Paul presque partout où il passa : « Son lieu ne le connaît plus. » Dans Tarse, la porte de Saint-Paul, le puits de Saint-Paul n’ont rien de commun avec l’Apôtre. A Damas, il faudrait une singulière imagination pour demander l’ombre de son ombre à la maison dite d’Ananie, à la rue droite qui n’est plus droite, aux deux pans de muraille rejoints par une galerie, d’où l’on prétend que les chrétiens le descendirent dans une corbeille. La route même de l’apparition est controversée ; l’opinion commune met le miracle tout près de la ville ; une tradition autre le recule à plus de trois lieues.
A Éphèse, dans le théâtre, je suis monté sur la scène d’où le grammateus harangua le peuple en émeute ; mais Paul n’a laissé aucun signe de son passage sur les dalles des rues qu’il foula sans doute, qui semblaient, sous le soleil de midi, toutes neuves, d’une blancheur intacte. Éphèse se souvient de Jean plus que de Paul, et j’ai senti dans la lumière austèrement suave de ses paysages la même onction que dans le rythme évangélique des versets.
A Jérusalem, quand on gagne la place de la coupole du Rocher[25], en regardant à sa gauche la caserne turque bâtie sur l’emplacement de la forteresse Antonia, il est facile de se représenter le tumulte juif, Paul entraîné hors du Temple, et l’officier romain avec les soldats accourant hors des portiques pour le dégager. Seulement, ce n’est qu’un décor lointain ; et il n’enrichit d’aucune précision le discours que tint Paul à la populace juive.
[25] Vulgairement appelée « mosquée d’Omar ».
Dans les ruines de l’ancienne Corinthe, les Américains ont exhumé une longue rue qui descendait au port de Lesché ; à présent, elle se perd entre des files de cyprès et des vignes touffues. Des arcades la bordaient et de petites échoppes semblables aux boutiques de tous les bazars d’Orient. Comme nous arrivions près d’une stèle romaine, le gardien du lieu nous indiqua une pierre plate posée à terre, et, avec une emphase un peu ridicule :
— C’est ici, déclara-t-il, que l’apôtre Paul parlait.
— Qu’en savez-vous ? lui demandai-je.
— Le directeur des fouilles l’a dit.
Je n’insistai point et ne voulus troubler par aucune objection cet argument de foi. Après tout, il est bien certain que Paul a suivi cette voie où s’engorgeaient d’énormes foules ; peut-être Aquilas et Prisca avaient-ils près de là leur magasin ; et ils y vendaient les tissus pour les tentes que Paul fabriquait.
L’Acrocorinthe dressée devant nous comme le mur de fond d’un théâtre géant, c’est elle qui portait sur son faîte la chapelle d’Aphrodite avec son collège de mille servantes[26]. Plus près, en haut des marches usées d’un grand escalier, six colonnes pataudes soutiennent encore des morceaux d’entablement. Il y avait là un temple de Neptune ou d’Apollon. Le soleil, émergeant d’un nuage bleu noir, embrase les fûts grisâtres, seuls débris d’un luxe lourd de parvenus. A notre droite, une forte échine rocheuse, la Parachôra, surplombe les eaux verdissantes du golfe. Plus haut qu’elle et très loin, nous discernons le massif du Parnasse, un tumulte de pics déchiquetés, entre-croisés, furieux comme une bacchanale. A gauche, une autre ligne de montagnes leur donne la réplique, s’abaissant vers la mer d’un mouvement plus calme. La mer est devant nous, au bas des cyprès et des vignes jaunissantes ; elle est derrière aussi, appel d’immensité que resserrent les môles montagneux. Son haleine fumante enveloppe l’isthme et les hauteurs. Paul était peu sensible aux paysages ; comme celui-ci pourtant est paulinien !
[26] Sur l’Acrocorinthe, voir Louis Bertrand, la Grèce du soleil et des paysages, p. 156-173.
Et ces colonnes transfigurées par un soleil d’orage nous représentent la ville perdue d’orgueil, de richesse et de luxure, la ville qu’il purifia, mais qu’il n’empêcha point de mourir.
A Corinthe, pour la première fois, j’ai donc ressaisi quelque peu la présence de l’Apôtre. Athènes seulement, au pied de l’Acropole, sur la butte de l’Aréopage, me la rendit frémissante et pleine, comme si j’avais entendu sa voix retentir dans l’air nourricier.
En montant vers la colline auguste, c’était lui que je cherchais. J’avais déjà gravi, près d’un bosquet de pins, cette bosse de rochers d’où l’on domine l’Athènes moderne et la muraille qui enclôt le flanc rugueux de la citadelle. Devant l’Acropole, j’avais songé aux prédestinations de l’Hellade et à leurs harmonies avec la révélation. Mais ce fut un dimanche soir, au crépuscule, qu’en ce site immortel je relus le discours de Paul aux Athéniens.
S’il le prononça ici même — et je me plaisais à l’admettre — il voyait, en se tournant à droite, le temple de Niké perché au bord du plateau, les Propylées robustes, les cariatides de l’Erechtheion et le dur Parthénon stabilisant l’espace comme la pensée maîtrise l’indompté des éléments. La surface de l’Acropole, en ce temps-là, était encombrée de statues et d’édicules. A présent, le ciel passe au travers des colonnes ; les statues ont croulé, mais les colonnes restent debout, droites, comme en prière. Sur un morceau de la grande frise, une femme agenouillée lève les mains vers un dieu qui ne peut rien pour elle ; n’était-ce pas le Dieu inconnu qu’elle implorait ?
A l’instant, ce soir-là, où nous atteignîmes l’escalier de l’Aréopage, le soleil, comme à Corinthe, se délivra des nuées ; un rayon surprit la masse rousse et brûlée des architectures et des rocs. Il pénétra sous l’ombre du Parthénon ; un cheval cabré, sur la frise, se ranima ; les corniches ébréchées, les blocs disjoints au sommet des murs, tout devint d’or flambant ; la mer lointaine, elle aussi, parut ardente ; les promontoires sombres et les îles s’effilaient plus tranchants, plus impérieux.
L’apothéose d’une minute s’évanouit ; mais l’Acropole sembla grandir ; le temple de Niké n’était plus celui de la victoire sans ailes ; il se fit léger, comme soulevé sur l’étendue. Autour de nous, les rocs pâles défaillaient ; la longue croupe de l’Hymette, l’éperon du Pnyx étaient noirs ; à la cime du Lycabette pointu, au-dessus des bois, la blancheur d’un oratoire demeurait limpide ; une lampe y brilla, tandis qu’en bas la ville immense allumait ses feux ; et des cloches de joie, soudain, agitèrent sur un branle grave des battements rapides, comme un hymne délirant.
Cette liesse des cloches, dans un soir dominical, c’était le triomphe de Paul, l’éternité du Christ dominant les dieux morts d’Athènes. J’ouvris le petit livre des Actes ; je commençai à voix haute :
« Hommes athéniens, je vois qu’à tous égards vous êtes des gens très dévots. Car, en passant, j’ai vu les images de votre culte, et j’ai trouvé un autel où il y avait cette inscription : Au Dieu inconnu. Ce que vous honorez sans le connaître, moi, je vous l’annonce[27]… »
[27] XVII, 22 et 35.
Parole qui me donna le frisson d’avoir entendu Paul la clamer lui-même. Car elle fut certainement cueillie de ses lèvres. Quelle vue splendide sur l’attente confuse de la Vérité chez les païens ! Mais l’annonciateur poursuivait :
« Dieu qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, alors qu’il est le maître du ciel et de la terre, n’habite pas dans des temples faits par la main des hommes… Et, puisque nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons pas croire que rien de divin soit semblable à l’or, à l’argent, ou à la pierre, image due à l’art et à la méditation de l’homme. »
En articulant ces sentences, il étendait sans doute son bras vers le Parthénon ; son tranquille anathème écrasait les idoles tremblantes :
Mourez donc, les faux dieux, pour que Dieu vive en nous. Athéné, tu ne vois pas la rouille sur ton casque ? L’éclair de ta pique va s’éteindre ; elle s’éteindra la lampe de ton sanctuaire qui servait de phare aux marins. De ta statue il ne restera pas assez d’ivoire pour y tailler un dé à coudre. Mais la sagesse dont tu faisais un mensonge, voici qu’elle illuminera les vivants et les morts. Le Juge est proche ; en lui, toute chair connaîtra l’inconnaissable ; par Lui, ce qui est sur terre et ce qui est au ciel, tout est réconcilié dans la paix du sang offert sur la Croix.
Pendant que la nuit glissait, comme un linceul soyeux, sur l’Acropole et sur nous, je me répétais avec douceur l’ineffable verset :
« In ipso vivimus, movemur et sumus. » En lui-même, dans la vertu invisible de l’Esprit, nous avons l’être, le mouvement, la vie divine. Et cela, c’est Paul qui l’a dit, en ce lieu où nous respirons, où nous glorifions Dieu, nous qui sommes des vivants.
Violente du début à la fin, l’histoire de saint Paul s’ouvre par une scène terrible.
C’était au moment où les Douze, voyant l’urgence de diviser le ministère temporel du spirituel, avaient décidé, « pour le service des tables[28] », l’élection des Sept.
[28] Actes VI, 1.
Les disciples se souvenaient du conseil : « Ne vous inquiétez ni d’avoir de quoi manger, ni d’avoir de quoi vous vêtir[29]. » Afin de le suivre comme un précepte, ils avaient mis en commun ce qu’ils possédaient. Les riches avaient offert leurs revenus, vendu leurs terres, leurs maisons, ou donné leur logis à des frères pauvres. De la sorte, il n’y avait plus que des pauvres parmi les fidèles. Leur nombre croissait au delà des ressources ; suffire à tous les besoins devenait compliqué.
[29] Math. VI, 25.
Le dénûment, pour chacun, pouvait être une béatitude ; pour la communauté, même à Jérusalem où « cinq petits oiseaux coûtaient deux as[30] » et une fiasque d’huile un as[31], il engendrait un malaise. La volonté de perfection n’était pas égale chez tous. Certains se crurent lésés dans le partage quotidien. Des veuves, peut-être chargées d’enfants, réclamaient plus que d’autres ; autour d’elles on excitait leurs doléances.
[30] Luc XII, 6. L’as valait 3 cent. 39.
[31] V. Schwalm, Vie privée du peuple juif, p. 340.
Elles appartenaient à des familles de Juifs hellénistes, de ceux qui, ayant séjourné en Cilicie, en Cyrénaïque, en Égypte, à Rome, parlaient la langue internationale d’alors, le grec commun, la koïné.
Ces hellénistes, nous les retrouverons en face de Paul, remuants, grondeurs, fanatiques. Comme ils étaient revenus de l’étranger dans la ville sainte, ils faisaient sonner haut leur zèle religieux, et formaient, sans doute malgré eux, bande à part vis-à-vis des Palestiniens ; ceux-ci les regardaient d’assez haut comme le fils de la parabole, demeuré chez son père, dévisage son cadet, quand il rentre au logis. Le nom même d’hellénistes qu’ils leur infligeaient accusait une suspicion, comme si un long contact avec les païens et l’usage de leur langue les entachaient d’impureté.
Hommes d’affaires, les hellénistes appliquaient sur leur judaïsme un vernis grec, afin de mieux lui préparer un royaume universel ; la culture de l’intelligence leur était un moyen de conquête, comme la ruse et l’argent. Eux seuls se targuaient de gagner des prosélytes. C’étaient des nationalistes calculateurs ; et ils devaient abominer une doctrine qui, visant au règne de l’Esprit, excluait leurs grossiers moyens.
Même convertis, — car la foi nouvelle toucha leur élite, — ils maintenaient leur humeur exigeante, toujours en défense et méfiants. Au sujet des veuves de leur groupe ils murmurèrent, « grognèrent » avec ensemble. Les Douze, voulant la paix dans l’unité et comprenant qu’il fallait mieux organiser l’économie de la vie commune, prirent occasion de cet incident pour l’institution des Sept[32].
[32] On a longuement épilogué sur la raison de ce nombre sept. Marquait-il la subordination à l’égard des Douze ? Correspondait-il aux sept pains multipliés par Jésus, ou aux sept anges debout devant Dieu (Tob. XII, 15) ? Les repas en commun se prenaient-ils en sept endroits de la ville ? Un diacre présidait-il à chacun ? Toutes ces explications sont plausibles, non décisives. Il est probable que les Sept, tous hellénistes, complétaient le ministère, devenu insuffisant, d’autres diacres, élus déjà, et palestiniens.
L’assemblée des fidèles semble leur avoir proposé les noms à choisir. Les sept élus portaient des noms grecs ; tous Juifs de naissance, sauf Nicolas, prosélyte d’Antioche. Les Douze, après avoir prié, leur imposèrent les mains, les investissant de pouvoirs liturgiques. Car les diacres ne devront pas seulement veiller à distribuer le pain ; ils participeront au mystère eucharistique ; ils baptiseront ; ils enseigneront.
Préposé à des œuvres de charité, « comblé de grâce et de puissance », Étienne révéla des dons suréminents. Il opérait « au milieu du peuple des miracles et des signes extraordinaires ». Il prêchait aussi, catéchisait les indigents qu’il soulageait, les infirmes qu’il guérissait.
On a conjecturé qu’il osa provoquer dans leurs synagogues les Juifs hellénistes ; d’où les fureurs liguées contre lui. S’arrogea-t-il cette mission ? Il est plus simple d’admettre qu’irrités des prodiges et des conversions qu’il multipliait, les Juifs déléguèrent quelques orateurs de synagogues, agressifs et retors, qui lui portèrent un défi public, espérant l’humilier, abattre son prestige.
Certains d’entre ses contradicteurs fréquentaient la synagogue des Ciliciens. Saul de Tarse devait en être. Né vers l’an 10 ou 12, il avait en 36 vingt-trois ou vingt-cinq ans. Les pharisiens attaquèrent sans doute Étienne sur la doctrine du Christ. Le débat tourna simplement à leur confusion ; ils ne purent tenir contre l’Esprit de sagesse qui parlait en lui.
Alors ils ourdirent, pour le perdre, des calomnies décisives. Étienne avait blasphémé contre Moïse, contre le Temple et la Loi.
Contre le Temple ! Nul grief ne pouvait être plus redoutable. C’était le crime qu’on avait reproché à Jésus.
Le Temple signifiait le relèvement et la stabilité d’Israël. Tout l’orgueil et toute l’opulence du peuple de Iahvé s’y concentraient. Lieu saint unique, nombril du monde, la gloire de Dieu l’habitait. De très loin il éblouissait, tel qu’une montagne de marbre, mais avec les pointes dorées de sa toiture, les colonnes de ses portiques, ses neuf portes plaquées d’or et d’argent, et la dixième en bronze de Corinthe, si lourde qu’au dire de Josèphe[33] il fallait, pour la fermer, les bras de vingt hommes. Du matin au soir, les victimes y montaient, le sang des boucs et des taureaux éclaboussait les cornes de l’autel, la graisse des holocaustes fumait sur les brasiers. Les appels des trompettes et des cors, les clameurs des psaumes exaltaient au-dessus de la ville des rythmes de piété guerrière. Enfin, le trésor, le Corban détenait des richesses formidables et mystérieuses. On n’avait pas oublié la poutre d’or cachée dans une solive de bois, et qui pesait, disait-on, trois cents mines[34]. Sans le Temple, sans les pèlerinages et les sacrifices, que seraient devenus les commerçants de Jérusalem, les éleveurs palestiniens ?
[33] Bellum judaïcum, II, 17.
[34] Josèphe, Antiquités juives, XIV, XII. Les chiffres donnés par Josèphe doivent souvent être accueillis avec une sévère méfiance.
Le dénigrer, parler de sa destruction possible, cette impiété devait paraître aux Juifs monstrueuse et suprême, d’autant plus exaspérante qu’au fond ils pressentaient les catastrophes prédites, suspendues sur lui et sur eux.
Les ennemis d’Étienne déchaînèrent contre sa personne, peut-être au Temple même, un tumulte de la populace. Rien n’était plus aisé dans une ville pleine de mendiants, de pèlerins excitables, où des centaines de synagogues pouvaient se communiquer le mot d’ordre d’une conjuration. Il brava la foule, rendant témoignage au Juste, au Fils de l’homme assassiné par les mêmes Israélites qui voulaient sa perte.
Ceux-ci prirent à témoin de son langage impie des anciens du peuple et des scribes, des pharisiens ; ils l’appréhendèrent, le jetèrent en prison. L’accusé comparut ensuite devant le grand sanhédrin.
S’il fallait en croire le Talmud[35], « quarante ans avant la destruction du Temple, le droit de prononcer les sentences capitales fut ôté à Israël ». En fait, chaque fois qu’il sentait se relâcher la pression romaine — or la mise en jugement d’Étienne dut concorder avec la disgrâce et le départ de Pilate — le sanhédrin tendait à reprendre ses pouvoirs juridiques. Les Romains lui reconnaissaient d’ailleurs le droit de juger les crimes religieux. Seulement, les sentences avaient besoin d’être validées par le procurateur ; limitation humiliante que les pharisiens ne désespéraient pas d’annuler.
[35] Trad. Schwab, t. XI, Traité sanhédrin, p. 238. Juster (op. cit., t. II, p. 134) estime ce texte peu probant, et c’est aussi l’avis du P. Lagrange (Saint Étienne et son sanctuaire à Jérusalem, p. 29).
Dans l’affaire d’Étienne ils agiront comme envers Jésus avec une combinaison de violence et d’hypocrisie. Pour brusquer le dénouement, une émeute interviendra. L’accusé sera poussé au lieu du supplice avant d’être régulièrement condamné. Quelque chose des formes légales persistera dans son exécution. Cependant elle les démentira ; sa mort fera songer à celle d’Akhan, voleur du manteau rouge et des deux cents sicles d’argent qui devaient être offerts au Seigneur, lapidé par tout le peuple, dans la vallée d’Achor[36].
[36] Josué VII, 18-26.
Le sanhédrin siégeait dans l’enclos du Temple. La salle était disposée en demi-cercle ; ainsi les soixante-dix juges pouvaient se voir, se surveiller, échanger des clins d’yeux[37]. A droite et à gauche deux scribes inscrivaient les opinions énoncées et leurs motifs. Au centre trônait le grand prêtre, reconnaissable, peut-on croire, à la lame d’or qui ceignait son front, aux gemmes du rational qu’il portait dans les circonstances solennelles[38].
[37] C’est la raison donnée dans le Talmud (loc. cit., p. 269).
[38] Sur le costume que portait le grand prêtre, comme chef du peuple juif, nous n’avons aucune donnée ferme.
Devant les juges trois séries de disciples s’asseyaient, chacune de vingt-trois membres, ayant leur place marquée. C’est parmi eux que nous imaginons Saul, et les regards homicides qu’il envoyait sur Étienne.
L’accusé se dressa, magnifique de pureté candide. Quand les témoins déclarèrent :
« Nous l’avons entendu dire : Ce Jésus le Nazaréen détruira ce lieu-ci et changera les coutumes que nous transmit Moïse », il n’eut pas l’air d’avoir écouté, mais parut en extase ; la flamme des yeux furibonds dardés contre son visage sembla s’y changer en un éclat angélique. Il se présentait, comme jadis les prophètes devant les rois, accusateur et juge de ses juges ; lui et Jacques le Mineur, plus tard précipité du Temple et lapidé, devaient être les derniers nabis.
Le grand prêtre l’interrogea comme s’il l’invitait à se défendre, mais pensant bien l’accabler sous l’évidence de son crime :
« Tout cela est-il vrai ? »
Étienne répondit par un discours sublime dont Paul comprit, dans la suite, l’enseignement. Au lieu de se disculper, il représenta le passé d’Israël depuis les promesses reçues par Abraham. Il essaya de faire entendre qu’elles dépassaient l’existence du Temple, sinon le culte mosaïque.
Israël, durant des siècles, avait adoré son Dieu, nomade comme lui, ici ou là ; et le tabernacle n’était qu’une tente dressée pour un soir, la tente de bergers en marche. Le buisson en feu d’où était sortie, devant Moïse, la voix du Seigneur, avait été vraiment « la terre sainte ». Puis les Hébreux avaient, dans le désert, servi des idoles, disant à Aaron : « Fais-nous des dieux qui marchent devant nous. » Ils s’étaient prosternés sous « l’armée des cieux ». Salomon avait construit une demeure au Dieu de Jacob ; mais « le Très-Haut n’habite pas dans des maisons construites de main d’homme… Le prophète a dit : « Le ciel m’est un trône, et la terre un escabeau pour mes pieds ; quelle maison me bâtirez-vous ?… »
Dans cette histoire d’un peuple où les grands faits se découpent comme des morceaux d’horizon, la nuit, sous les éclairs d’un orage prochain, Étienne insérait des allusions crucifiantes au Juste méconnu et vendu, renié par ses frères, dont Joseph et Moïse étaient les figures trop intelligibles ; il ne dissimulait pas qu’une foi toute matérielle au Temple équivalait à une idolâtrie.
L’auditoire suivait son raisonnement assez pour en avoir horreur. Tous ces vieux pharisiens, les bras croisés dans leurs longues manches, commençaient à s’agiter ; les jeunes trépignaient, murmuraient. Au début, on avait écouté ; les Juifs respectaient, chez l’accusé, le droit de défense ; ils se plaisaient inlassablement aux récits où les aventures de leurs pères, commentées dans un sens prophétique, leur promettaient un retour des gloires, une délivrance pareille à celles d’autrefois. Étienne parlait, de même que son maître Jésus, non en scribe ni en casuiste péroreur, mais « comme ayant une puissance ». A mesure que son exégèse devenait plus manifestement hostile, l’indignation grondait. Loin de la prévenir, il la défia soudain par une apostrophe qu’on peut croire transcrite jusqu’à nous, telle — ou à peu près — qu’il la proféra :
« Gens au cou raide, incirconcis de cœurs et d’oreilles, c’est toujours vous qui résistez à l’Esprit saint : comme furent vos pères, ainsi vous êtes. Quel est celui des prophètes que n’ont pas persécuté vos pères ? Ils ont tué ceux qui prophétisaient sur la venue du Juste envers qui vous êtes maintenant devenus traîtres et assassins, vous qui avez reçu la Loi en préceptes d’anges et ne l’avez pas gardée. »
Les auditeurs frémirent ; chaque mot leur « sciait le cœur en deux » ; ils « grinçaient des dents ». Quand on a vu, en Orient, des foules exaspérées, il est facile de concevoir, dans ces formidables minutes, l’aspect du sanhédrin : l’ondulation des manteaux blancs ; les roulements d’yeux féroces dont les feux se croisaient ; les mâchoires tendues, les nez en pince de crabe et les doigts crochus convergeant sur l’accusé comme pour le mettre en pièces. Les sifflements de rage, les voix rauques se heurtaient.
Rien ne troublait Étienne ; percevait-il le souffle de mort qui grondait autour de sa tête ? Un ravissement l’enlevait ivre des joies promises, ivre du Paradis ; il se tenait immobile comme une colonne de lumière ; mais, tout d’un coup, éperdu d’apporter aux hommes la présence de son Dieu, il cria, le front renversé, déployant ses bras vers des clartés invisibles :
« Voici ! Je contemple les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. »
Blasphème ! Il attestait comme une évidence la gloire du Nazaréen, sa résurrection.
Les Juifs n’y tirent plus ; ils se bouchèrent les oreilles, et toute la salle se leva d’un seul élan frénétique, pour entraîner l’impie hors du sanhédrin. Massé vers les portes, le peuple l’accueillit avec des aboiements d’extermination. Pourtant il ne fut pas lapidé à l’endroit même.
Le Lévitique ordonnait : « Fais sortir le blasphémateur du camp[39]. » On emmena Étienne hors de la ville, et, probablement, sur une hauteur, au nord de Jérusalem.
[39] XXIV, 14.
D’après la Loi[40], « à la distance d’environ dix coudées du lieu du supplice », on déshabillait le condamné, on lui disait de se confesser ; « car tous les suppliciés se confessent, et celui qui se confesse aura sa part dans le monde futur »… Le lieu de la lapidation devait avoir une élévation double de la hauteur d’un homme. Les témoins imposaient leurs mains au condamné comme à une victime expiatoire. Un des deux le précipitait ensuite, de façon qu’il tombât au-dessous, et sur le dos, non sur le ventre. « S’il était mort, on ne lui faisait plus rien ; sinon, l’autre témoin lui jetait une pierre sur le cœur ; s’il n’était pas mort, tous les assistants l’achevaient avec des pierres. »
[40] Talmud, Traité sanhédrin, p. 277-280.
Dans le supplice d’Étienne, il n’apparaît pas que les Juifs aient ainsi procédé. Les deux témoins, pour être plus à l’aise, déposèrent leurs manteaux « aux pieds d’un jeune homme qui se nommait Saul ». Mais nous apercevons, aussitôt après, le martyr assailli par les pierres, debout jusqu’à l’instant où il s’agenouille et succombe. Son exécution fut donc tout ensemble rituelle et tumultuaire. Son martyre imita, en abrégé, la Passion du Christ. En méditant son agonie, il s’était disposé à mériter la couronne, comme son nom l’y prédestinait. Le disciple eut infiniment moins à souffrir que le Maître. Il se contenta d’être, à son tour, parfait dans l’immolation.
« Seigneur Jésus, disait-il, recevez mon esprit. » Et, s’étant mis à genoux, il supplia d’une voix puissante : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché. »
La doctrine du pardon était au fond même de la Rédemption : quand l’Homme-Dieu a remis par son sang l’offense irrémissible, comment l’homme oserait-il appeler sur ses ennemis une vengeance ? Mais Étienne ne se borna pas à pardonner ; il s’offrait en hostie pour ses bourreaux, pour quelqu’un surtout qu’il connaissait peut-être, Saul dont sa mort préparait la mission.
On voudrait suivre Saul durant les phases du jugement et du supplice. Son courroux contre Étienne partait d’un amour indigné : le blasphémateur devait mourir ; la Loi et les choses saintes réclamaient justice.
Reçut-il de sa dialectique un sourd ébranlement ? Nous n’en pouvons rien savoir. L’extase d’Étienne, son cri : « Je vois les cieux ouverts » lui revinrent plus d’une fois, comme le témoignage scandaleux d’une illusion qu’il ne voulait pas admettre. Mais, quand un fait contredit une croyance vivace et plus forte que tout, il reste inexistant, du moins pour les régions conscientes de la vie interne.
Pendant qu’autour du martyr la canaille vociférait, et que les exécuteurs, faisant cercle, ramassaient pour l’abattre les cailloux de la route, Saul regardait, pâle et palpitant d’une fureur contenue. Il ne lança lui-même aucune pierre ; assister ceux qui frappent lui suffisait. Il considérait avec étonnement cet homme si calme qui ne cherchait pas à se défendre ; les projectiles déchiraient son front, ses mains étendues, la nudité sanglante de sa poitrine et de ses reins meurtris ; il ne gémissait pas, il tressaillait à peine sous les coups ; et la vigueur de sa voix demeurait intacte, lorsqu’il jeta vers Dieu sa prière de victime heureuse. Atteint, soit au cœur, soit à la tête, du choc mortel, il s’étendit sur la terre, dans son sang, comme sur un lit doux pour le sommeil[41]. Quel endurcissement intrépide ! dut songer Saul. Il faudra, contre l’erreur nazaréenne, une sévérité sans merci. Et, si quelque pitié le sollicitait, il la réprima comme une faiblesse. Il rentra, plus ferme encore dans sa haine.
[41] Il s’endormit, disent les Actes.
Le grand prêtre Caïphe, les Anciens du peuple jugeaient comme lui. Une violence en réclame d’autres. Les disciples d’Étienne ou de pieux prosélytes ensevelirent[42] le Saint avec une solennité d’affliction qui le glorifiait. Pour venir à bout de l’hérésie tenace, une répression méthodique fut décidée. Elle était possible au début du principat de Caligula, dans la brève période où la Judée respira plus libre, entre l’éloignement d’un procurateur odieux — sa disgrâce obtenue semblait une victoire sur Rome — et l’arrivée du successeur.
[42] Le corps du lapidé devait être, d’après la Loi, pendu jusqu’au soir à une potence. Les Actes ne disent pas que cet opprobre fut infligé au cadavre d’Étienne.
La persécution visa par système les Nazaréens d’origine helléniste ; ceux-là, comme Étienne, négligeaient hardiment le Temple, sinon la Loi. Les Douze, nés Palestiniens, plus exacts aux observances mosaïques, restèrent à Jérusalem ; et rien ne donne à entendre qu’ils furent, pour lors, inquiétés. Les autres se dispersèrent, emportant avec eux l’Évangile qui, par là, s’étendit au loin.
Faut-il dater de ce moment ou de plus tôt les chrétientés de la Samarie, de la Syrie, d’Alexandrie ? Il y en avait une à Antioche, une à Damas, puisque Saul alla bientôt la pourchasser.
Comment Saul, après avoir joué dans le martyre d’Étienne le rôle d’un comparse, simple gardien du vestiaire, reparaît-il, peu de temps après, commissaire du sanhédrin, investi d’un pouvoir de haute police qu’il exerce à la façon d’un enragé ? Son zèle, sa véhémence d’exécution l’avaient, sans doute, mis en valeur. Ses qualités de chef s’imposèrent. Dans les crises terroristes, ce sont toujours les jeunes qui prennent la tête du mouvement.
Sur la férocité de sa campagne le narrateur des Actes s’est plu à insister ; par trois fois[43] il la certifie. Saul entrait dans les maisons suspectes, en arrachait les hommes et les femmes, les entassait dans les geôles, les faisait flageller, les contraignait à renier leur foi, ou les ramenait à Jérusalem et, devant les tribunaux, intervenait pour qu’ils fussent menés au supplice.
[43] VIII, 3 ; XXII, 4-5 ; XXVI, 9-11.
Quatre fois aussi[44] dans ses Épîtres, Paul évoque son passé de persécuteur ; s’il n’y revient guère plus souvent, c’est que toutes les églises en savaient les moindres détails.
[44] Galates I, 13-14 ; I Cor. XV, 9 ; Philippiens III, 6 ; Ire à Timothée I, 13.
« Vous avez ouï dire, écrivait-il aux Galates, ma façon d’être dans le judaïsme : que je persécutais à outrance l’Église de Dieu, et que je la dévastais ; et j’allais dans mon zèle pour le judaïsme plus loin que beaucoup de Juifs, mes camarades, défenseur à l’excès des traditions pharisiennes. »
Nous n’avons aucun motif d’induire que Paul, quinze ou vingt ans après, exagérait ses violences pour mieux attester : Je me suis converti malgré moi, sans nul mérite, sans que rien m’y préparât.
L’étrange, c’est plutôt le ton dégagé de sa confession ; pas un mot ne laisse entendre que la mémoire de ses violences l’a bourrelé de remords. Il expliquera très simplement, plus tard, à Timothée, pourquoi il a pu trouver grâce devant Dieu :
« Le Christ Jésus m’a établi dans son service, moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur, tourmenteur. Il m’a pris en pitié parce que j’avais agi sans savoir, dans le manque de foi. »
Les fureurs de Saul sortaient donc d’un zèle exaspéré pour la religion qu’il croyait uniquement vraie. Ses cruautés trouveraient une explication dans ce mot aigu de Pascal :
« Jamais on ne fait le mal si pleinement ni si gaiement que quand on le fait par conscience. »
Mais il faut aussi comprendre quelle pouvait être l’âme d’un Juif au Ier siècle, ce qu’était le monde autour de lui.
On aurait grand tort de se figurer Israël comme un peuple, avant tout, féroce. Dans son histoire, les traits de miséricorde et de tendresse n’ont rien d’anormal. Sur l’âpreté des tempéraments, le précepte divin posait son onction :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force. »
Entre Iahvé et son peuple, un principe de suavité tempérait la crainte :
« Le Seigneur ton Dieu t’a porté, lui disait Moïse, comme un homme porte (sur l’épaule) son fils tout petit[45]. »
[45] Deutéronome I, 31.
A l’intérieur de la famille, une loi sainte gouvernait les rapports du père et des enfants, des frères et des proches entre eux. C’était une loi exigeant « la circoncision du cœur[46] » ; la bonté, le pardon y tenaient leur place. Avant le père de la parabole évangélique, on s’était souvenu d’Ésaü étreignant dans les larmes Jacob faible, humilié ; de Joseph se réconciliant avec ses frères indignes ; de David pleurant le misérable Absalom et criant : « Qui me donnera de mourir à ta place, Absalom, mon fils, ô mon fils Absalom ! »
[46] Id. X, 16.
Selon le code mosaïque les juges devaient rendre justice au pérégrin comme à l’Hébreu, au petit comme au grand, sans faire acception de personnes, parce que leur jugement « était le jugement de Dieu[47] ». Quand on entrait en guerre, devant une ville ennemie, avant de donner l’assaut, il fallait « lui offrir la paix[48] ». C’était une obligation de respecter durant un mois la femme captive[49].
[47] Id. I, 17.
[48] Deutéronome XX, 10-11.
[49] Id. XXI, 11-14.
Moïse interdisait de livrer l’esclave fugitif à son maître[50], de garder plus d’un jour le gage du débiteur pauvre[51]. Il commandait au riche d’ouvrir sa main à l’indigent, de laisser, pour l’orphelin et la veuve, sur l’olivier quelques olives, dans la vigne quelques grappes[52]. Il enseignait même la pitié pour les animaux : « Si, en marchant sur une route, tu trouves dans les branches d’un arbre ou à terre, un nid d’oiseau, et la mère couvant ses œufs ou ses petits, tu ne la retiendras pas captive[53]. » Josèphe, célébrant l’humanité de la loi juive, observe qu’elle défendait de tuer les animaux, « s’ils entraient en suppliants dans une maison[54] ».
[50] Id. XXIII, 15.
[51] Id. XXIV, 12-13.
[52] Id. XXIV, 21.
[53] Id. XXII, 6.
[54] Contre Apion, l. II, ch. VI.
Un peuple où l’on avait conçu et compris, du moins littéralement, le Cantique des Cantiques, les Psaumes, les Livres des Prophètes, ne pouvait ignorer les délicatesses ni les violences de l’amour humain ou divin. Nul n’a senti d’une façon plus véhémente que l’amour est fait de pitié.
Mais les Juifs pouvaient-ils échapper à la dureté foncière de tout l’Orient sémitique ? Quand on pense aux tyrans assyriens, aux atrocités rituelles qu’attestent les bas-reliefs et les inscriptions de ces pays, on s’étonne moins de voir Israël, en guerre contre des voisins terribles, exterminer dans les villes hommes, femmes, petits enfants, incendier les maisons, ne laisser que des cendres et de l’horreur derrière lui. Les Hébreux savaient ce qui les attendait s’ils épargnaient les idolâtres ; ils exécutaient sur eux le juste châtiment d’Iahvé, et, plus encore, en les exterminant, ils se préservaient de leurs dieux redoutables.
Israël eut besoin d’être fanatique ; autrement il aurait succombé, et, avec lui, le pacte d’alliance, le témoignage du seul Dieu vrai. Il se savait élu entre tous les peuples ; sa fierté d’un tel privilège était farouche. Jamais orgueil nobiliaire n’a pu être comparé à celui des Juifs. Un grand orgueil offensé devient cruel en se croyant juste. D’où, chez eux, des vindictes inflexibles dont celles des hidalgos espagnols seraient une faible réplique.
Le pays où ils se fixèrent, malgré ses parties fertiles, est dur comme son climat.
Pays de hautes vallées et de faîtes abrupts, peu accessible par la mer, et qui repousse l’étranger. Six mois d’été sans pluie ; un hiver assez rude. Les villages, sur les pentes, ressemblent à des tas de pierres. Nulle part au monde la pierre ne règne aussi implacable ; on s’explique la lapidation, supplice éminemment juif ; sous les monceaux de silex on chercherait les os d’un lapidé. Je ne connais rien de plus désolant, surtout en automne, que la descente de Jérusalem à Jéricho : des bosses de terres nues, après des bosses de terres nues, çà et là broussailleuses, ou d’un gris de lèpre, chargées de boursouflures livides, au-dessus d’une gorge rougeâtre qui fait saillir et béer ses roches comme des gueules de bêtes altérées.
De telles régions ne pouvaient convenir qu’à des brigands ou à des clans rigides, intraitables pour tout ce qui violait les mœurs et les principes de la communauté.
La Loi mosaïque les enserrait dans des haies de préceptes et de rites, dans les craintes minutieuses des cas d’impureté. Elle exigeait de ces paysans rapaces le sacrifice de leurs bestiaux, des victimes, certains jours, sans nombre[55]. Aux grandes fêtes, le parvis du Temple devenait un énorme abattoir ; le gémissement des animaux égorgés couvrait les voix des prêtres ; ceux-ci n’étaient plus que d’infatigables bouchers. Les lévites parfois devaient monter sur des escabeaux pour ne pas tremper leurs jambes dans les nappes de sang qui débordaient[56]. Le matin de Kippour, lors du grand jeûne d’octobre, quand on avait imposé les mains au bouc qu’on chargeait des péchés du peuple, les assistants crachaient tous sur lui, le piquaient avec des épines[57]. Il était coiffé d’une bande de laine écarlate ; puis, à coups de fouet, les prêtres le chassaient hors de la ville, en un lieu désert. Là, on lui arrachait du dos sa toison qu’on éparpillait sur les broussailles, et on le jetait dans un précipice. S’il se relevait, personne ne lui donnait à manger ; il s’en allait mourir comme un maudit, dans un trou.
[55] Pour la dédicace du Temple de Salomon, les Paralipomènes (l. II, VII, 5) dénombrent l’immolation de vingt-deux mille bœufs et de cent vingt mille béliers. Pour la même cérémonie, Josèphe (A. J., VIII, 2) parle de douze mille veaux et de cent vingt mille agneaux.
[56] Voir M. Marnas, Miriam, p. 220.
[57] Voir l’épître dite de Barnabé. Le passage sur le bouc est une citation tirée on ne sait d’où.
Atroces pour nous, ces rites expiatoires l’étaient bien moins que ceux des idolâtres, offrant leurs fils au bûcher de Moloch, ou se mutilant, comme faisaient les prêtres de Cybèle, en public, avec frénésie. Ils provoquaient les Juifs à la pénitence, commémorant les peines dont Iahvé avait frappé leurs pères impies ou fornicateurs. Ils préfiguraient la victime substituée, elle volontaire et parfaite, le Christ percé d’épines, flagellé, honni. Mais, chez des âmes brutales, ils excitaient le goût du sang, une sorte d’irritation luxurieuse déviée en ivresse de tuerie.
D’ailleurs, asservis à des maîtres iniques, les Juifs, tout en courbant l’échine, avaient médité d’affreuses représailles. Si on touchait à leur culte et à la Loi, ils résistaient sauvagement, et les répressions étaient inexorables. Lorsque Antiochus Épiphane prétendit helléniser Jérusalem, établir dans le Temple une statue de Zeus, lorsqu’il eut interdit la circoncision, les pharisiens s’obstinèrent à faire circoncire les nouveau-nés. Tous ceux qui étaient dénoncés étaient battus de verges, mutilés, mis en croix ; et les bourreaux, après avoir étranglé les enfants, pendaient leurs cadavres au cou des crucifiés[58]. Hérode ayant fait clouer sur le portail du Temple un aigle d’or, deux docteurs, Judas et Mathias, l’arrachèrent en plein midi, devant la foule, et le brisèrent à coups de hache. Arrêtés, ils justifièrent leur violence avec ce seul argument : « Nous avons vengé l’outrage fait à Dieu et l’honneur de la Loi dont nous sommes les disciples. » Pour déchaîner un mouvement furieux, il suffit que Pilate voulût faire promener à travers les rues de Jérusalem des enseignes militaires où figurait le médaillon de César[59]. Caligula, quand il essaya d’imposer dans le Temple sa statue en « nouveau Jupiter », faillit soulever toute la Judée contre Rome.
[58] Josèphe, Antiq., l. XII, VII.
[59] Id., l. XVIII, IV.
A mesure que la nation juive se vit plus étroitement harcelée par l’hellénisme[60], pressée par l’arrogance et la rapacité romaines, son esprit de révolte se renforça ; mais il devait se perdre dans l’anarchie des factions. Sadducéens, bourgeois et sceptiques, semblables à nos radicaux d’aujourd’hui, pharisiens intransigeants, zélotes et démagogues illuminés s’exécraient les uns les autres. Les bandes armées, les brigandages se multipliaient. Les grands prêtres soudoyaient des séditieux qui provoquaient des rixes ; ils les envoyaient saisir dans les granges des dîmes appartenant aux sacrificateurs « dont quelques-uns étaient si pauvres qu’ils mouraient de faim[61] ». Des sicaires, les jours de fête, arrivaient à Jérusalem, cachant des dagues sous leurs manteaux.
[60] Sous Caligula, les Grecs massacrèrent, dans les progroms d’Alexandrie, au dire de Josèphe, cinquante mille Juifs ; d’où l’ambassade conduite par Philon auprès de l’Empereur.
[61] Josèphe, Antiq., l. XX, VI.
Ils poignardaient les gens au milieu des cérémonies, et, les voyant tomber morts, se penchaient sur eux comme pour les secourir, échappant ainsi aux soupçons[62].
[62] Id. XX, VII. Et Eusèbe, H. E., II, XX.
La férocité des mœurs, l’exaspération des caractères atteignaient déjà ce paroxysme qui aboutira aux atrocités héroïques du siège de Jérusalem, aux épouvantes de Massada. Josèphe, homme cultivé, raconte, comme une chose toute naturelle, de quelle manière il traita un factieux de Tibériade. Celui-ci était venu simplement lui réclamer une somme qu’il ne devait pas :
« Je le fis battre de verges, je lui fis couper une main qu’on lui attacha au cou, et je le leur renvoyai en cet état[63]. »
[63] Vie, ch. XXIV.
Plus loin, il invite un autre séditieux à se trancher lui-même, d’un coup d’épée, la main gauche. Et cet homme s’empresse d’obtempérer.
Saul, dans son offensive contre les Nazaréens, se comporta donc selon la rigueur d’un bon pharisien sectaire. Il y ajoutait l’emportement de sa jeunesse, la fierté d’exceller dans une œuvre juste. Nul doute qu’il n’écoutât en même temps des impulsions démoniaques. Il dira dans la suite : « Nous n’avons pas seulement à combattre contre la chair et le sang, mais contre les Puissances, contre les Maîtres de ce monde ténébreux[64]. » Les Puissances d’en bas l’armaient de leur furie. Elles l’avaient élu comme un parfait agent d’extermination.
[64] Éphésiens, VI, 12.
Au reste, il croyait connaître l’histoire de Jésus, ses enseignements ; il les interprétait, sans intelligence, « en homme charnel » ; il en demeurait scandalisé, outré. Il était pharisien, et Jésus avait écrasé, sous une réprobation, la superbe, l’hypocrisie des pharisiens. Israël attendait un Messie qui établirait sa revanche sur les oppresseurs et même lui soumettrait l’univers. Isaïe l’avait annoncé : L’empire sera sur son épaule. A cette prophétie, mal comprise, vulgarisée dans tout l’Orient, les Romains eux-mêmes prêtaient attention[65]. Jésus, trompant les espoirs terrestres d’Israël, semblait l’ennemi à détruire dans la personne de ses disciples, faux prophètes qui blasphémaient l’éternité de la Loi, l’avenir du peuple saint. Que devenait son privilège, si toutes les nations étaient appelées au Royaume ? En persécutant les Galiléens, Saul pensait « rendre hommage à Dieu[66] ».
[65] Tacite, Hist., V, 13, et Suétone, Vespasien, IV.
[66] « L’heure vient où quiconque vous tuera croira rendre hommage à Dieu » (Jean, XVI, 2).
On a contesté qu’il ait pu les traquer hors de Palestine, jusqu’en Syrie. Mais, dans une phase de trouble, le sanhédrin se hâtait de ressaisir une compétence pénale dont il était jaloux. Or, la Syrie appartenait en ce temps-là au roi Arétas, beau-père d’Hérode le Tétrarque ; et les Juifs, nous le savons par Paul lui-même, s’entendaient fort bien avec Arétas[67]. En fait, partout où vivait une communauté juive, l’émissaire du sanhédrin exerçait un droit de police.
[67] « A Damas, l’ethnarque du roi Arétas faisait garder la ville pour se saisir de moi » (II Cor. XI, 32). Juster (op. cit., t. II, p. 134-139) estime incertaine, mais possible, la compétence du sanhédrin hors de la Palestine ; car Hérode avait eu le droit de se faire remettre par les autorités romaines des criminels enfuis à l’étranger. Ce droit, surtout en matière de crimes religieux, avait pu passer d’Hérode au sanhédrin.
Tout persécuteur devient un persécuté. Dans l’idée que des victimes lui échappent, il ne dort plus. Pour allonger sa liste de suspects, il n’a jamais assez d’espions. Fatalement, son inquisition s’étendra aussi loin qu’il peut faire devant lui le vide par la terreur. C’est pourquoi nous trouverons Saul, avec une escorte de policiers, en marche vers Damas, « soufflant la menace et le meurtre », frémissant d’anéantir une Église qui se croyait à l’abri.
Mais, avant de le joindre sur la route brûlante où le Christ lui donna rendez-vous, il convient de le mieux connaître et d’atteindre les premiers linéaments de sa personnalité.
Il s’est chargé de nous répondre ; il a dressé un sommaire état civil, exhibé, pour les biffer aussitôt d’un trait méprisant, ses titres de noblesse juive :
« Si quelque autre s’imagine être puissant selon la chair, moi encore plus : circoncis le huitième jour, Israélite par ma race, de la tribu de Benjamin, Hébreu issu d’Hébreux ; à l’égard de la Loi, pharisien[68]… »
[68] Philipp. III, 4-3.
Aujourd’hui, on jugerait un peu vague le signalement. Ce n’est point négligeable, pourtant, d’apprendre que Saul, « Hébreu issu d’Hébreux », était de la tribu de Benjamin, et pharisien.
Né hors de Palestine, il devait s’attacher d’autant plus à la pureté de ses ascendants, certifier qu’il tenait du judaïsme tout ce qu’il était. Mais il se prévalait d’un autre avantage : sa famille avait rang dans la tribu de Benjamin, celle qui marchait en tête des processions, ayant, la première, traversé la mer Rouge, de Benjamin qui, seule avec Juda, après la grande captivité, avait relevé les murailles de Sion[69]. Ce n’était pas tout ; pharisien, il appartenait à une caste supérieure, un peu comme le religieux d’un Ordre vis-à-vis des séculiers. Les pharisiens, « les gens à part », se posaient eux-mêmes au-dessus du commun des Juifs ; ils avaient seuls la haute science, la vertu sans reproche ; car peut-on être agréable au Seigneur, si on ne connaît toute la Loi ? Et ils se targuaient de la méditer nuit et jour ; plus ils en resserraient les préceptes, plus ils en aggravaient les contraintes, plus ils s’estimaient devant Dieu.
[69] Esdras, l. II, XI.
Chez Saul, l’orgueil théocratique fut sans doute immense. Converti, il reconnaîtra que la fierté du sang est une vanité misérable, une de ces choses « qu’on jette aux chiens[70] ». Pour l’instant, excusons-le ; jamais peuple n’a pu justifier, comme Israël, la gloire de ses origines ; il était l’unique nation choisie par le Tout-Puissant, conduite par lui, en ses grandeurs comme en ses désastres, afin qu’elle gardât les vérités essentielles et la semence d’où l’Homme-Dieu prendrait sa chair.
[70] Philipp. III, 8. Tel est le sens exact du mot violent qu’il emploie : skybala.
Le Messie étant venu, le peuple juif aurait pu mourir, comme l’arbuste des solitudes quand, au sommet de sa tige, la fleur pourpre a surgi. Il a survécu en qualité de témoin ; la conscience de sa mission divine l’avait doué d’une telle force qu’il est resté, dans sa déchéance, un peuple-roi. Que lui importe d’avoir bu, durant des siècles, les affronts comme l’eau ? Il garde dans la bouche le goût du vin des Maîtres ; il n’a jamais douté de lui-même ; cette foi tenace le prédestinait à dominer les nations ; et, maintenant, il a fait de toutes « l’escabeau de ses pieds ».
A Jérusalem, un vendredi, vers 4 heures — c’est le moment où les Israélites dévots vont allumer des cierges contre le mur des pleurs et psalmodier — j’ai remarqué un petit bossu qui se rengorgeait en marmottant des prières et se balançait, un livre à la main, avec une mine de satisfaction presque arrogante. Je me suis dit : « Voilà Saul ! »
La fierté juive, en Saul, était doublée de la hauteur pharisienne. Pour celle-ci Jésus n’avait eu que des mots terribles. Le réquisitoire qu’abrège saint Mathieu (ch. XXIII) est un magnifique portrait de la caste, et qui vise, au delà, toute l’enflure des orgueils sociaux. Les pharisiens n’agissent que pour être vus ; il élargissent leurs phylactères, ils allongent les franges de leurs robes. Ils aiment les lits d’honneur dans les banquets, les bancs d’honneur dans les synagogues. Ils veulent qu’on les salue sur les places, qu’on les appelle : Rabbi, Rabbi !…
Saul pouvait donc se vanter d’appartenir, comme on dirait, à une honorable famille juive. Son père n’était pourtant pas un Hébreu de Judée, mais un helléniste établi à l’étranger depuis assez longtemps ; il portait le titre de citoyen romain, et son fils en hérita.
Pas une seule fois dans les Épîtres, Tarse n’est nommée ; ce sont les Actes qui font dire à Paul[71] — et il le dit en araméen : — « Je suis né à Tarse, en Cilicie. »
[71] XXII, 3. Il eut, vraisemblablement, dès son enfance, deux noms : un nom juif, Saul, et un romain à désinence grecque, Paulos.
Tarse, proche de la mer, au débouché de la seule route par où les caravanes venant de l’Asie Mineure franchissaient le défilé des portes ciliciennes, était alors une des plus grandes villes de l’Orient. La plaine de Cilicie, ample et magnifique, avec l’opulence de ses cotons et de ses blés, ferait songer à l’Égypte, si elle ne s’appuyait aux rampes du Taurus, dont les crêtes coiffées de nuages la barrent à l’Occident.
Point de jonction entre la haute Asie et la côte — le long du Cydnus les bateaux de toute la Méditerranée remontaient jusqu’à ses quais — elle s’offrait comme un confluent de civilisations. L’Hellade y superposait son empreinte à celle de l’Assyrie, de la Perse, de la Phénicie. Ses monnaies portent souvent un Baal, figuré en Zeus, ayant un aigle à son côté[72]. Tarse amalgamait l’élégance grecque avec les rites et les voluptés du vieil Orient. C’était là que, sur la proue d’or de sa galère, sous des voiles de soie parfumées, Cléopâtre avait attendu Antoine. Quand Paul citera aux Corinthiens le proverbe grec[73] :
Mangeons et buvons, car demain nous mourrons,
il se souviendra peut-être aussi de l’inscription assyrienne que portait, non loin de Tarse, la statue de Sardanapale, la statue aux doigts disposés comme si elle voulait les faire craquer :
[72] Voir Ramsay, The Cities of Paul, p. 129.
[73] 1 Cor. XV, 32. Ce proverbe se rencontre dans la Thaïs de Ménandre, mais il était déjà dans Isaïe (XXII, 13), où Paul a dû le prendre.
« Passant, mange, bois, divertis-toi ; car tout le reste ne vaut pas cela[74]. »
[74] Strabon, XIV, V. On voit encore à Tarse une construction massive avec des murailles d’une prodigieuse épaisseur qu’on dénomme le tombeau de Sardanapale.
Les Tarsiens possédaient, à un étrange degré, la facilité qu’ont les Orientaux communément d’apprendre les langues et d’improviser. Les écoles de Tarse envoyaient à Rome des grammairiens et des philosophes. Le stoïcisme y florissait.
Sur les bords du Cydnus, un gymnase célèbre groupait les meilleurs maîtres. Saul, enfant, le fréquenta-t-il ? Apprit-il le grec dans une école juive, près de la synagogue, ou avec un pédagogue, dans la maison de son père ? L’essentiel pour nous, c’est qu’il eut une pleine connaissance de la langue des idées, de l’idiome qui pouvait le mieux rendre universelle sa doctrine. S’il était né à Jérusalem, il l’aurait ignorée ou mal sue. Les rabbins défendaient de l’apprendre aux garçons, sauf, disaient-ils en raillant, « lorsqu’il ne faisait ni jour ni nuit[75] ». Elle était, pour leur méfiance, le véhicule du mensonge païen ; quiconque avait sucé le miel des fables helléniques trouvait dans la vérité des Écritures une amertume.
[75] Talmud. Péa, I ; Josèphe (Antiq., XX, 18) constate le mépris des Juifs pour l’étude des langues profanes.
Mieux encore que le grec, Saul retint ce qu’on apprenait à tous les petits Hébreux, les dix-huit bénédictions de l’Amida, la psalmodie du Hallel. Il vit, dans la synagogue, le lecteur tirer de l’armoire l’étui qui enfermait les rouleaux de la Loi, et, chez son père, le soir de chaque vendredi, s’allumer les lampes du sabbat.
Il reçut aussi les rudiments d’un métier manuel. Nous savons par les Actes[76] qu’il était « un faiseur de tentes ». Rien ne prouve que son père lui-même fût artisan. Mais, selon les docteurs, tout bon Juif devait savoir œuvrer de ses mains ; et le fameux Chammaï exhibait à son oreille le copeau du charpentier.
[76] XVIII, 3.
Saul sut fabriquer ces tentes noires en poil de chèvre où s’abritent encore les bergers ciliciens. J’ai vu, dans un faubourg de Tarse, des ouvriers en faire le tissu d’après des méthodes simplistes qui, depuis les temps de Paul, n’ont guère dû changer.
Ils étaient trois dans un hangar ouvert sur les côtés, trois hommes maigres, un peu chauves, grisonnants, avec des visages ascétiques. Le premier, debout, mettait en action un rouet d’où pendaient deux bouts de corde ; d’une sacoche suspendue contre son tablier il tirait un à un les poils qu’il tordait autour de la corde en mouvement. Il filait ainsi, marchant à reculons depuis le fond du hangar jusqu’à l’entrée, et là, il abaissait la longueur du fil, le déposait auprès des autres.
Ses deux compagnons travaillaient, assis à terre sur une peau de mouton, les pieds dans un trou. Chacun d’eux avait devant soi un vaste métier incliné quelque peu en arrière ; il y disposait la chaîne, l’écartait avec un couteau de bois, passait agilement la navette entre les fils tendus, les arrêtait ; puis il étirait la chaîne et la trame d’un coup sec de son cardoir, outil massif en bois poli, qui ressemblait, sauf ses dents, à un joug pour les bœufs.
On s’explique comment Paul, après avoir manié des heures ce cardoir pesant, écrivait d’une main gourde. Quand il dit aux Galates : « Voyez les gros caractères de mon écriture[77] », il ne fait pas allusion à ses mauvais yeux qui l’eussent contraint de grossir les lettres. Il écrivait comme un ouvrier dont les doigts sont raidis par la manœuvre d’une chose très lourde[78].
[77] VI, 11.
[78] Cet outil pèse près de deux kilos.
Auprès des artisans de Tarse, je recueillis quelques détails propres à préciser certains faits dans sa vie. Leur métier est lucratif[79] ; il a dû l’être toujours. De la sorte, Paul subvenait à ses besoins et à ceux des indigents, sans être une charge pour personne ; il pouvait pratiquer largement la maxime du Seigneur Jésus :
[79] Ils gagnent, par journée, cinquante à soixante francs.
« Donner, c’est plus de béatitude que recevoir[80]. » J’appris, en outre, des camarades lointains de l’Apôtre — savaient-ils son nom ? — qu’ils besognaient, comme lui, « nuit et jour[81] ». Ils dormaient sur des sacs ; peut-être en faisait-il autant. Mais leur travail, tout uniforme et machinal, laisserait libre leur esprit, s’ils avaient le goût de penser ; et Paul devait, sans interrompre le jeu de la navette et du cardoir, songer aux églises ou prêcher autour de lui.
[80] Actes XX, 35.
[81] I Thessalon. II, 9 : « Nuit et jour au travail pour n’être à charge à personne d’entre vous » ; et I Cor. IV, 12 : « Nous nous épuisons à travailler de nos mains. »
A l’âge où il n’était qu’un apprenti amateur, il ne soupçonnait guère qu’en tissant des poils de chèvre il préparait son apostolat. L’étude des Écritures et les sentences des rabbins le captivaient davantage.
Son père voulut qu’il achevât sa formation de pharisien et de lettré. Vers douze ans, il fit, comme tous les adolescents juifs, un pèlerinage rituel à Jérusalem. Si l’on entend au sens littéral ce qu’il dit aux Juifs[82] de son éducation, il aurait même grandi dans la ville sainte. Mais il ajoute qu’il fut « nourri aux pieds de Gamaliel » ; le fameux rabbi l’aurait-il admis comme auditeur, s’il n’avait eu déjà la maturité d’un étudiant ?
[82] Actes XXII, 3. Le terme qu’il emploie veut dire : nourri en grandissant.
Nous imaginons volontiers Saul, assis aux pieds du maître, les genoux entre ses mains croisées, semblable à ces jeunes musulmans qui, dans les mosquées, font cercle autour d’un imam, silencieux et ravis, les yeux pleins d’une sorte d’extase, tandis que le docteur, derrière une petite table, pérore avec un feu prophétique.
L’éducation d’un étudiant juif se concevrait assez bien d’après celle d’un séminariste dans un milieu sacerdotal fermé. La science qu’il absorbait se ramassait autour de l’Écriture et de la Loi. Il devait posséder à fond le Pentateuque, lire les prophètes, devenir exégète et théologien. Il lisait aussi des écrits ésotériques comme le Livre d’Hénoch, l’Assomption de Moïse[83].
[83] Voir Lagrange, le Messianisme chez les Juifs, passim.
Mais l’exégèse juive se plaisait à l’imprévu des conclusions ; elle accrochait aux textes des allégories, une dialectique retorse et paradoxale. Ainsi, à propos du premier homme :
« Le Saint (béni soit-il) a fait dans le moule d’Adam tous les hommes de la terre, et personne n’est semblable à l’autre. Aussi, chacun doit se dire que le monde a été créé pour lui…
« Dieu a varié dans l’homme trois choses : le visage pour éviter des confusions ; la pensée, afin d’éviter des vols ; la voix, pour éviter (la nuit) des unions illégitimes[84]. »
[84] Baba Bathra, trad. Schwab, p. 270.
Les Écritures elles-mêmes étaient submergées sous les commentaires de la Loi. Retenir sans notes — car il était interdit de noter les décisions des rabbins — tous les cas qu’elle posait, les solutions contradictoires, les possibilités qu’elle impliquait, c’était un travail embrouillé, comme celui d’apprendre le grand alphabet chinois.
Aucun acte ne devait être accompli sans bénir le Seigneur, et chaque bénédiction exigeait une formule spéciale. On ne prononçait pas les mêmes mots, à table, pour bénir des raves coupées en petits morceaux ou des raves coupées en long[85]. Avant de boire, les pharisiens se lavaient les doigts. Mais, selon Chammaï, il fallait d’abord faire cette ablution, ensuite verser l’eau dans le calice ; selon Hillel, verser l’eau avant de se laver.
[85] Voir Marnas, op. cit., p. 26.
Et puis il y avait les ergoteries sans fin sur les impuretés, sur ce qui est permis ou prohibé les jours de sabbat[86]. Il y avait la casuistique des dommages qui entraînent ou non un châtiment :
[86] Faut-il rappeler l’opposition d’Hillel et de Chammaï autour de ce point grave, si, un jour de fête, on pouvait manger un œuf pondu dans la journée ?
« Si un coq, en voltigeant d’un endroit à un autre, cause des dégâts par son contact, le propriétaire sera responsable du dégât entier. Mais, si le dommage est survenu par le vent des ailes, le propriétaire ne doit payer que la moitié de la valeur[87]. »
[87] Baba Gama, trad. Schwab, p. 12.
« Deux ânes se suivent ; l’un glisse et tombe ; puis l’autre arrive, se heurte contre lui et tombe aussi ; enfin le troisième heurte celui-ci et tombe à son tour ; le maître du premier devra payer à celui du deuxième le dommage survenu, et le deuxième au troisième[88]. »
[88] Baba Gama, p. 25.
« Si un homme frappant son père ou sa mère les blesse, ou s’il blesse quelqu’un le jour du sabbat, il ne paie rien, car il est condamné à mort. Si un homme blesse son propre esclave païen, il n’est pas condamné au paiement[89]. »
[89] Id. p. 65.
On ne s’étonnera guère que la logique, chez saint Paul, conserve des traces d’arguties, une tendance aux coudes brusques dans le cheminement des idées[90]. Un trait consigné par le Talmud sur Rabbi Gamaliel, son maître, révèle, s’il est véridique, l’ironie subtile d’un sophiste qui trouve réponse à tout :
[90] De même, les citations composites, ou qui mettent des textes en enfilade, sont une réminiscence des méthodes rabbiniques (voir Prat, Théologie de saint Paul, I, p. 32-33).
« R. Gamaliel allait prendre ses bains à Acco dans une maison de bains qui appartenait à la déesse Aphrodite (le temple de cette déesse, ses prêtres et le personnel étaient entretenus des revenus qu’on tirait de la maison de bains). Un païen nommé Proclus ben Philosophos lui demanda comment il pouvait se permettre d’aller prendre des bains dans une maison affectée au service d’une idole, quand la Loi mosaïque défendait de tirer profit des objets consacrés aux divinités païennes. Une fois sorti, R. Gamaliel répondit : « Je ne vais pas dans le domaine de l’idole, c’est elle qui vient dans le mien ; on n’a pas construit la maison de bains en l’honneur d’Aphrodite ; c’est elle qui sert d’ornement à la maison de bains[91]. »
[91] Aboda Zara, trad. Schwab, p. 212.
Gamaliel, comme son aïeul Hillel, se distinguait par une relative largeur de vues où il corrigeait la casuistique dure, pointilleuse de Chammaï. Il représentait, parmi les pharisiens, l’école libérale. Le langage qu’il tient dans le sanhédrin, au sujet des Apôtres, énonce une bizarre doctrine de laisser faire et de fatalisme providentiel :
« … Et maintenant je vous dis : Écartez-vous de ces hommes et laissez-les ; parce que, si leur volonté, leur œuvre ne sont qu’humaines, elles tomberont d’elles-mêmes. Mais, si elles sont de Dieu, vous ne pouvez les abattre, de peur qu’on ne vous trouve combattant contre Dieu[92]. »
[92] Actes V, 35-39.
On a supposé qu’une inspiration divine lui suggéra cette politique évasive. La tradition[93] le représente comme secrètement chrétien.
[93] Les Recognitiones, livre apocryphe, hérétique, mais qui date du IIe siècle, disent de lui : « Gamaliel, prince du peuple, était secrètement notre frère. » Sur la légende de Gamaliel, voir Lagrange, Saint Étienne et son sanctuaire, p. 42-59.
Quoi qu’il en soit, entre lui et Saul éclate une antithèse : voilà un Maître, pondéré, souple, théoricien de l’indulgence, et son disciple agit à l’encontre de sa doctrine autant qu’un Jacobin de 93 démentait un Necker ou un Montesquieu.
Il serait oiseux de vouloir élucider ce problème, comme de trancher si Paul fut ou non rabbin. Très souvent le disciple est l’opposé du maître ; de même que le fils est la négation du père. Gamaliel eut un fils fanatique et hostile aux chrétiens. Saul, dans sa jeunesse, était quelqu’un de très indépendant. Porté aux extrêmes, il suivait en ses haines la fougue de ses énergies. S’il admirait la science et l’autorité de Gamaliel, il estimait dangereux son libéralisme. En tant que Juif, avait-il tort ?
Une hypothèse semble absurde, effroyable, celle de concevoir la foi chrétienne étouffée dans sa première croissance. A ne l’envisager qu’humainement, elle aurait pu l’être, si on l’avait exterminée avec suite et sans merci. Mais les empereurs ne la persécuteront par système qu’au second et au troisième siècle, quand il sera trop tard pour la tuer. Et la persécution juive a été brève, intermittente, indécise. Une puissance supérieure la contrecarrait, la paralysait. Hérode aura beau tenir Pierre lié de deux chaînes entre les soldats. Un Ange touchera les chaînes ; elles se dénoueront ; d’elle-même, la porte de fer s’ouvrira. Et Saul, au moment où il se croit victorieux de Jésus le Nazaréen, va devenir son esclave, « le vase d’élection ».
Il est midi ; l’heure où, assis à l’entrée de sa tente, Abraham vit tout d’un coup les trois hommes debout devant lui, l’heure où Jésus vint s’asseoir, n’en pouvant plus, sur la margelle de la fontaine, et dit à la femme qui puisait : « Donne-moi à boire. »
Un nuage poudreux chemine au long de la route, entre des rocs brillants comme des cônes de sel. Voici la caravane se hâtant vers Damas. Des lignes confuses de verdure, au pied de collines fauves, jaillissent là-bas, du côté d’où souffle l’aquilon : les vergers dont la ville est ceinte ! Depuis une semaine on marche. Enfin, c’est la douceur du terme proche, la fraîcheur de l’eau humée dans l’air dévorant. Les âniers pressent leurs bêtes ; les ombres des chameaux porteurs de bagages se balancent moins lentes sur la poussière qui brûle les yeux.
Escorté par des gens de police, bâtons en mains, Saul allonge le pas. Petit[94], mais impétueux, décisif, il s’avance, comme César, le capitaine, d’une allure qui entraînerait derrière lui une armée. Sent-il le poids du soleil sur sa tête ? Cet empire du feu qu’il traverse, ce désert dont les roches semblent vibrer sous le choc des rayons, ce mirage des vaines splendeurs existe à peine pour son regard. En découvrant les murailles de Damas, se souvient-il qu’au temps d’Abraham déjà, cette ville, patrie d’Éliézer, était un des grands caravansérails de l’Orient ? Oui, peut-être ; mais l’idée qui le tyrannise emporte dans sa frénésie toute notion des faits lointains.
[94] Les Actes apocryphes de Paul, chapitre III, ont établi sur sa personne physique une légende dont certains traits peuvent être réels : « [Onésiphore] vit venir un homme petit de taille, à la tête chauve, aux jambes un peu arquées, aux genoux saillants ; il avait de longs yeux, des sourcils joints, un nez légèrement bombé, plein de grâce ».
A Damas, il le sait, une église nazaréenne entretient le scandale de son désordre insolent. De là, elle peut essaimer, par Antioche, jusqu’en Cilicie. Saul va mettre la main sur elle ; il saura les noms des apostats ; une lettre scellée du sceau de Caïphe lui confère le mandat de les appréhender ; il les ramènera, solidement liés, à Jérusalem où le sanhédrin fera de leur bande haute et prompte justice.
Saul est heureux comme un sanglier se ruant contre la haie qu’il est sûr d’enfoncer. Une gaîté furibonde précipite sa marche ; on démêlerait en ses yeux l’ironie du vainqueur, à l’instant où il tient l’ennemi.
Brusquement, telle qu’un éclair, du ciel sans ombre, une clarté s’abat sur lui, le renverse. Une voix distante et terrible, une voix de commandement qui roule comme le tonnerre, appelle d’en haut : Saul ! Tout près, et plus basse, semblable à un reproche plein de compassion, la voix répète : Saul ! Et Saul, rouvrant ses paupières crispées de terreur, aperçoit, debout sur la route, au milieu d’un brasier de gloire, quelqu’un, plus qu’un homme, le Fils de l’homme, celui qu’Ézéchiel et Daniel ont vu, habillé de lin, avec une face plus ardente que la foudre et des bras semblables à de l’airain blanc dans une fournaise. Mais, de sa tête, des paumes trouées de ses mains, de ses pieds lumineux partent comme des flammes vermeilles, et il montre à Saul, dans son côté, la plaie rouge d’un fer de lance.
Éperdu, prostré, Saul cache son visage en pleine poussière ; il sent que, si l’Inconnu se manifestait davantage, il serait, sous la vision, réduit en cendres. Mais le Seigneur, avec son éternelle mansuétude, se penche vers lui, condescend à l’interroger ; il lui demande ses raisons :
— Pourquoi me persécutes-tu ?
Saul ne réplique point : « En quoi vous ai-je persécuté ? Je vous ignorais. » Dans une intuition fulgurante, il pressent qui est l’Inconnu. En même temps qu’il reste atterré, une lumière l’immerge au dedans comme au dehors. Un souffle de feu touche ses lèvres et lui rend la force de parler.
Que va-t-il répondre ? Sera-ce le cri de sa douleur et de sa componction ? Eh bien ! non. Il veut savoir, et il questionne :
— Qui êtes-vous, Seigneur ?
Audace inouïe ! Le néant demande son nom à l’Omnipotence ; il ne consent pas à se soumettre sans motif. Comme c’est Paul tout entier ! Le sursaut de la volonté intelligente, la réaction du Moi devant Dieu même ! Il se donnera désormais à Lui, puisqu’il l’appelle : Seigneur. Seulement, il faut que le Seigneur atteste son identité. De même que Jacob étreint par l’Ange, Saul se débat jusqu’à ce qu’il ait l’évidence de sa défaite, et il ne se reconnaît pas vaincu simplement parce que son Maître est le plus fort, mais parce qu’il a compris.
L’Inconnu daigne se nommer ; il s’explique dans la langue araméenne, celle dont Jésus, comme Paul, avait l’accoutumance :
— Je suis Jésus le Nazaréen que tu persécutes.
Deux fois il profère ces mots : Tu me persécutes. Le Juge se révèle en tant que victime ; il accuse et il pardonne immensément. Saul, tout d’un coup, perçoit une vérité qui sera le viatique de son âme : le Christ et ses disciples ne font qu’un. Il est transpercé de remords, et pourtant une surabondance d’espoir le ranime. Quelque chose d’inénarrable, en une seconde, l’a bouleversé, transformé. Il était toute haine ; il devient tout amour. Au delà des images tangibles le mystère se communique à lui. Mais cette révélation ne l’anéantit pas dans l’extase. Sur-le-champ il rebondit pour agir :
— Que dois-je faire, Seigneur ? demande-t-il avec la simplicité de l’obéissance.
Le Seigneur lui dit :
— Lève-toi ; entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire.
Saul se relève, étourdi, tel qu’un homme stupide. La vision a disparu ; et maintenant ses yeux ouverts ne voient plus rien. Il lui semble que des écailles noires se sont collées à ses deux prunelles. Il tâtonne, sous le soleil ardent, comme dans la nuit. Où sont ses compagnons ? Il les appelle ; des voix sourdes lui répondent. Accroupis la tête basse, ou prosternés, figés par l’épouvante, ces témoins attendaient, sans savoir quoi, la mort peut-être. La Lumière terrible les a, eux aussi, jetés à terre ; ils ont entendu gronder une voix. Quelqu’un était là ; mais ils n’ont vu personne. Ce passage de l’Invisible les a plus terrifiés qu’une vision.
Ils regardent avec effroi leur chef aveugle. Quel Ange, quel Esprit l’a visité ? Il tend la main pour qu’on le mène, comme un enfant, comme un captif, comme un de ces mendiants aux yeux morts qu’on promène par les rues des villes.
C’est ainsi que Saul fait son entrée dans Damas.
L’événement de l’apparition avait duré quelques secondes. Mais ce prodige était, est, une chose plus importante que la création d’un univers. Sauf l’Incarnation et la Résurrection du Christ, rien de plus grand n’est arrivé dans l’histoire humaine.
Du fait lui-même les Actes[95] consignent trois récits. Les divergences que la critique négative s’est acharnée à grossir entre eux portent sur des nuances qu’il est facile d’harmoniser. Dans le premier, les compagnons « se tiennent muets de stupeur, entendant le son d’une voix, mais ne voyant personne ». Dans le second, ils voient la lumière, mais ne saisissent pas les paroles.
[95] IX, 1-9 ; XXII, 5-11 ; XXVI, 12-18.
Le troisième amplifie davantage les paroles de Jésus. Après avoir dit : « Pourquoi me persécutes-tu ? » il ajoute : « C’est dur pour toi de ruer contre l’aiguillon. » Et, plus loin :
« Je me suis montré à toi, pour me préparer en toi un serviteur, un témoin des choses que tu as vues et de celles où je t’apparaîtrai, te retirant du peuple juif et des nations à qui je t’envoie, pour leur ouvrir les yeux, afin qu’ils se tournent des ténèbres à la lumière et du pouvoir de Satan vers Dieu, et qu’ainsi ils obtiennent rémission de leurs péchés, et une part entre les sanctifiés, grâce à la foi en moi. »
Paul, dans le troisième récit, paraît synthétiser les paroles qu’il entendit sur la route de Damas et celles qui lui vinrent d’autres révélations, ou qui lui furent transmises par Ananie.
Mais la substance des trois est identique ; l’essentiel des termes s’y réitère sans varier.
Les Épîtres elles-mêmes font à la rencontre de Damas des allusions décisives[96]. Paul a dû, tant de fois, redire oralement cette histoire qu’il n’éprouvait aucun besoin de la répéter dans ses lettres. Cependant, lorsqu’il écrit aux Corinthiens :
[96] I Cor. IX, 1 ; id. XV, 8 ; Gal. I, 12-17.
« Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu le Seigneur ? » il confirme absolument le témoignage des Actes. Il a vu le Seigneur, comme les Apôtres l’ont vu après sa résurrection, c’est-à-dire avec ses plaies transfigurées, avec son visage d’homme glorifié par la présence palpable de l’Être divin. Si Paul ose se dire Apôtre, lui, le dernier, le tard venu, l’avorton[97], c’est parce que Jésus s’est montré en sa forme humaine à ses yeux de chair.
[97] Le mot qu’il emploie signifie avec une extrême force : le fruit qu’une femme enfante par la blessure de l’avortement.
L’authenticité du fait s’impose donc à l’historien comme indiscutable. Seule, l’explication mettra toujours aux prises les exégètes chrétiens et les sceptiques. Pour ceux-ci, la résurrection n’existant pas, et le Christ n’étant pas Dieu, Paul a été la proie d’une hallucination ; il l’a d’abord subie, puis fixée hors de lui en la racontant ; de la sorte elle s’est incorporée à sa foi.
Quel système rationnel rendra compte de cette illusion persévérante, dont nul n’ose mettre en doute la sincérité ?
« Baur, qui avait passé sa vie à éliminer les miracles de l’Évangile, confesse que la conversion de Paul résiste à toute analyse historique, logique ou psychologique. En maintenant un seul miracle, Baur les laisse tous subsister. Il a manqué sa vie[98]. »
[98] Paroles prononcées, en 1860, par Landerer, sur la tombe de Baur (voir Prat, op. cit., t. I, p. 47).
Holsten se raidit à construire la série des déductions qui avaient dû acheminer Paul au prodige. L’idée fixe avait abouti à l’hallucination. Mais c’était de la géométrie dans l’espace. Son hypothèse ne démentait pas seulement tous les textes ; elle outrageait les possibilités du mécanisme intérieur ; car une série de théorèmes ne mène pas un homme à une vision qu’il croira vraie jusqu’à sa mort.
Pfleiderer supposa dans l’âme de Saul un double mouvement : l’un qui l’aurait animé contre le Christ, l’autre qui l’aurait porté vers lui. Un beau jour, sans vision, la deuxième aurait prévalu.
Renan s’est couvert de ridicule en imaginant un accident physique[99], cause déterminante de la vision et du changement de Paul. Au mépris de ce que l’Apôtre affirme, il lui prête des remords, des doutes sur la perfection de la Loi.
[99] « Il avait, à ce qu’il paraît, les yeux enflammés, peut-être un commencement d’ophtalmie… Peut-être aussi le brusque passage de la plaine dévorée par le soleil aux frais ombrages des jardins détermina-t-il un accès dans l’organisation maladive et gravement ébranlée du voyageur fanatique » (les Apôtres, p. 179). Et il ajoute cette conjecture gratuite, contraire au texte qui mentionne « le grand éclat du soleil » (Actes XXVI, 13) : « Il n’est pas invraisemblable qu’un orage ait éclaté tout d’un coup. »
Or, M. Loisy le reconnaît, « la critique moderne s’est efforcée bien inutilement de trouver dans le récit même des Actes les traces d’un travail psychologique antérieur ».
Mais, à son tour, parce qu’il veut, à tout prix, échapper au miracle, il fabrique un roman peu original — c’est un mélange de Holsten, de Pfleiderer et de Renan — et bat la campagne sans rien expliquer du tout :
« Sa pensée s’était remplie malgré lui de ce Christ qu’il combattait, et, un beau jour, dans une crise psychique, elle le lui imposa en quelque sorte à lui-même par une hallucination assez forte pour déconcerter sa raison, sa volonté, le subjuguer littéralement à l’impression de son rêve…
« La conversion par l’effet de la vision semble avoir été due au travail fébrile et à l’agitation de l’esprit. La foi de Paul s’est élaborée dans des discussions passionnées. A un moment donné elle a fait un bond qui n’est pas la conclusion logique d’observations réfléchies, mais une sorte de révolution, un saut de la foi mystique, occasionné par l’état cérébral du sujet et relevant de la psychiatrie non moins que la psychologie rationnelle et morale. »
Comme Renan, il suppose chez Saul « un certain manque d’assurance en la Loi, dans sa perfection, dans son efficacité morale, dans sa puissance d’attraction au regard des païens[100] ».
[100] Commentaire des Actes, p. 399.
Historiquement, ces explications contredisent les Actes, quand ils précisent : « (Saul) ne respirait que menace et meurtre. » Elles contredisent l’affirmation de Paul déclarant aux Galates qu’avant la crise de sa conversion il était plus jalousement que jamais attaché aux traditions pharisiennes.
Sont-elles au moins vraisemblables, selon les possibilités de la vie morale ? On nous présenterait, le christianisme étant hors de cause, ce cas extraordinaire : un homme indigné contre une erreur qu’il croit néfaste, après avoir accepté mission de la détruire par les moyens les plus féroces, a tout d’un coup embrassé la doctrine qu’il détestait ; il l’a prêchée avec une force, une lucidité, une sagesse qui n’ont pas fléchi ; il est mort pour attester qu’il y croyait ; et ce retournement d’une vie tout entière s’est opéré en moins d’une minute, par l’effet d’une simple hallucination.
L’histoire ainsi racontée nous paraîtrait énorme, inconcevable.
En soi, l’hallucination est peu commode à établir. Quand un pareil phénomène se produit, le tableau imaginaire se compose dans le sens où se portait d’elle-même l’imagination. Paul se représentait Jésus comme un faux prophète ; il continuait à l’exécrer, puisqu’il s’acharnait dans son rôle de persécuteur. Si l’idée fixe de sa haine avait provoqué la vision, il aurait vu le Christ sous des traits méprisés, entendu des paroles odieuses. Au lieu de s’humilier et d’obéir, il eût regimbé contre l’obsession.
De même, si des remords l’avaient assailli, il les aurait violemment écartés. Un homme sain d’esprit ne se laisse pas « subjuguer » par une idée qu’il sait fausse, il réagit ; Paul était une nature en perpétuelle réaction. S’est-il, une seule fois, repenti d’être chrétien ?
De toute évidence, pour décider chez lui une révolution sans retour, il fallut un choc extérieur, un événement d’une gravité péremptoire, inoubliable.
« Le transport au cerveau[101] » qu’inventa Renan, les coups de tonnerre que Saul aurait pris pour la voix du Christ sembleraient aujourd’hui de pitoyables hypothèses. Tout au moins Renan avait-il compris la nécessité d’une commotion venue du dehors. Mais, lorsque M. Loisy nous parle « du bond, du saut de la foi mystique », ce sont là batelages d’escamoteur qui nous réduisent à cette insuffisante découverte : Paul s’est converti parce qu’il s’est converti.
[101] « L’éblouissement et le transport au cerveau ne diminuaient pas d’intensité » (p. 189).
Le mot sournois de « psychiatrie » insinue que Paul serait un demi-fou, que sa conversion vint au terme d’une crise morbide. Or, le magnifique équilibre où se meut sa pensée de théologien comme sa vie d’apôtre suffit à renverser pareille supposition.
Confondre la perception du surnaturel avec un état pathologique sera toujours le dernier refuge des scientistes aux abois.
Et quelle vraisemblance d’admettre que sa foi s’élabora dans des controverses passionnées ? Le contraire est pratiquement certain ; plus il faisait la guerre à la secte galiléenne, plus il la croyait incompatible avec tout ce qu’il était ; de même que M. Loisy, à mesure qu’il poursuit ses commentaires destructifs des textes sacrés, tourne plus hostilement le dos à la foi. Dans son obstination à démolir le récit des Actes, M. Loisy en vient à prétendre que les compagnons de Paul seraient inventés[102]. Il élimine ces témoins gênants ; comme si, en Orient, on voyageait sans escorte, surtout Saul, personnage officiel, exécutant une mission judiciaire, d’où il ramènerait des prisonniers !
[102] Op. cit., p. 400. D’une façon générale, M. Loisy ne paraît pas connaître l’Orient ; il raisonne par déduction ou d’après les livres.
Mais quittons ces misères. L’apparition de Damas ne permet à la critique négative qu’une attitude ; l’humilité en face de l’inexplicable, le respect de témoignages dont elle n’entamera jamais la puissance.
Ce miracle, le changement total et subit d’une âme, dépasse l’histoire de Paul ; il domine les temps et les peuples, signe authentique de la pitié d’un Dieu qui se fatigue à chercher l’humanité en révolte sur les routes où elle le fuit.
Tout ce que l’Apôtre pourra prêcher aux Juifs et aux gentils — c’est-à-dire à nous — partira de cette expérience indéniable : le Christ est ressuscité ; car je l’ai vu comme je vous vois.
A Damas, pendant trois jours, Saul resta frappé de cécité. Il ne mangea ni ne but.
Était-ce l’éblouissement de la Lumière qui avait paralysé ses yeux ? On peut croire plutôt que cette infirmité lui laissait une touche palpable de la Présence divine. Il dut y sentir une punition trop juste, et se demanda si elle ne durerait pas toute sa vie. Mais, aussi bien qu’il s’était soumis à la vision — et il aurait pu lui résister jusqu’au bout — il accepta son humiliante disgrâce comme une épreuve pleine de douceur. Ne méritait-il pas la mort éternelle, la part des impies ? Il avait été comme Israël, un aveugle lamentable. Qu’importait la vue extérieure, puisqu’au dedans le voile était tombé ! Le regard du Christ, sa voix, la gloire de sa Personne demeuraient au fond de lui et le consolaient de l’univers perdu.
Trois jours il jeûna ; bien qu’il dût être brûlé de soif, pas une goutte d’eau ne mouilla ses lèvres. Il pria en silence.
Trois jours et trois nuits de solitude avec l’unique et sublime Image. Joie de savoir et d’aimer ; extase dans la Vérité qui se donne ; remords de s’être, jusque-là, trompé affreusement.
Quel fut alors le travail de sa méditation, personne, si Paul l’a révélé, ne l’a redit. Certains mots des Épîtres nous aident, par éclairs, à suivre les chemins de ses pensées probables.
Il connaissait le Christ, Seigneur des vivants, Maître de la mort. Le Fils de Dieu — car Il l’était — avait pris « la forme d’un esclave, en devenant semblable aux hommes » ; il s’était anéanti, « obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix[103] ». Et il était mort pour des impies.
[103] Philipp. II, 7-8.
« A peine, se disait Paul, si l’on trouverait quelqu’un qui consente à mourir pour un juste[104]. Et le Christ est mort pour moi, pécheur, afin que j’aie en Lui la vie suprême. »
[104] Rom. V, 7.
Si le Seigneur l’avait aimé jusqu’à mourir, s’il s’était montré à lui, misérable, à lui qui le détestait, n’était-ce pas afin qu’il adhérât de toutes ses forces au mystère de sa Présence et l’imitât comme l’imitaient les fidèles persécutés par lui ? Sur-le-champ Paul se jura que rien « ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni choses présentes, ni choses futures, ni les puissances, ni la hauteur, ni la profondeur, ni rien de créé ne le séparerait jamais de l’amour du Christ[105] ».
[105] Rom. VIII, 38-39.
Mais reçut-il, dès ces moments-là, une pleine connaissance de toute vérité ? Dans une autre révélation, à Damas, Jésus lui dira :
« [Je t’ai choisi] pour témoin des choses que tu as vues et de celles où je t’apparaîtrai. »
Les visions qu’il eut ensuite, la science de la foi qu’il développa auprès des Apôtres eux-mêmes, la continuité de l’inspiration et sa propre expérience achevèrent en lui « son évangile ». Pour l’heure, l’évidence de l’essentiel lui suffisait ; et à quoi bon se démontrer ce qu’il était certain d’avoir vu ?
D’autre part, s’abîma-t-il dans la douleur de son égarement ? Il avait honni, blasphémé le Saint, tourmenté ceux qui l’aimaient. Pleura-t-il, autant que Pierre, l’énorme offense qu’une vie ne saurait expier ? Il écrira, de longues années après, à Timothée :
« Dieu a eu pitié de moi, parce que j’avais agi sans le savoir, n’ayant pas la foi[106]. »
[106] I Tim. I, 13.
Il s’abaissa dans l’humilité ; mais il n’était pas homme à triturer longuement ses remords. Le remords, c’est le passé qui continue, et Paul se tendait vers l’avenir. Simplement il glorifiera Dieu de la merveille opérée en son cœur ignorant. Il s’étonna d’être devenu, d’un seul coup, si simple. Tout, même le repentir, était simplifié dans sa vie.
Une idée pourtant dut angoisser le dialecticien qui persistait en lui, le Juif zélateur des traditions. Il avait cru la Loi parfaite, règle d’or sans alliage, testament éternel. Tout novateur ne pouvait être qu’un menteur ; les disciples de Jésus avaient mérité sa haine en tant qu’il les supposait ennemis de la Loi. Désormais, quelle serait la relation de la Loi et de sa foi nouvelle ? Et la mission d’Israël, qu’en restait-il, si les Juifs s’obstinaient à nier le vrai Messie ?
Saul reprenait dans sa mémoire les destinées du peuple élu. Avant que Moïse fût monté au Sinaï chercher la Loi écrite, une autre loi avait gouverné les patriarches. Abraham ne fut pas justifié par les œuvres qu’imposait la Loi ; car il accepta le signe d’alliance, la circoncision, après avoir cru en la promesse. Et, seule, sa foi en la promesse le justifia. Alors, la Loi n’était donc pas nécessaire au salut ?
Il en coûtait à Saul d’amoindrir la Loi ; puisqu’elle venait de Dieu, est-ce que Dieu pouvait la répudier ? Seulement, il se souvenait d’une parole que répétaient, d’après le Maître, les fidèles du Christ :
« On ne met pas dans de vieilles outres du vin nouveau. »
« Le pacte nouveau » qu’avait annoncé le prophète[107], c’était la loi de « propitiation », la rémission parfaite des péchés, et le vin nouveau, la libation parfaite, c’était le sang du Rédempteur. Désormais, le sang des taureaux et des boucs, Dieu n’en voulait plus ; une fois pour toutes, la Victime avait tout purifié. Mais le Temple, si les sacrifices prenaient fin, ne serait plus qu’un lieu mort. La mort du Temple, Saul en repoussait l’idée ; il entendait qu’on y vînt adorer Dieu en esprit et en vérité.
[107] Jérémie XXXI, 31-34.
Les Juifs se ploieraient-ils à ce changement ? Il pensa aux clameurs du sanhédrin contre Étienne ; il y reconnut sa voix à lui, et la supplication du martyr résonna dans ses oreilles :
« Seigneur, ne leur imputez pas ce péché. » Étienne avait prié pour Saul ; sa mort avait été une intercession. Oh ! si, à son tour, Saul pouvait devenir anathème, herem, pour ses frères[108], arracher à Dieu leur salut !
[108] Rom. IX, 3.
Non, Israël ne serait pas rejeté. Les dons du Seigneur sont sans repentance. Israël avait reçu en dépôt les paroles divines ; le Christ était issu de lui selon la chair. Il n’était pas rejeté, puisque Saul lui-même, l’indigne avorton, obtenait miséricorde[109].
[109] Rom. XI, 1.
Cependant, si la masse des Juifs méprisait le don de la lumière — et Saul prévoyait leur impénitence — qui donc hériterait de leur privilège ? Dieu n’était pas seulement le Dieu d’Israël ; il avait créé, il gouvernait toutes les nations. Abraham savait qu’en sa semence elles seraient bénies : sa semence n’était point tout Israël, mais la fleur qu’avait portée la tige de Jessé, celui dont Isaïe disait :
« Voici mon fils que j’ai choisi, mon bien-aimé… Il annoncera aux peuples le Jugement… Il ne brisera pas le roseau rompu ; il n’éteindra pas la mèche qui fume… Et en son nom les peuples auront espoir[110]. »
[110] XLII, 1-3. Texte cité dans saint Mathieu, XII, 18-21.
Le jour s’était levé sur les races assises dans l’ombre de la mort. Le Fils de Dieu n’avait pas offert son sang pour les seuls Juifs, mais pour tous les hommes. Tous, désormais, pourraient s’asseoir à la table du Père et boire en commun le vin de sa vigne.
Les Douze avaient entendu la volonté du Maître : « Allez, enseignez toutes les nations. » Philippe, un des Sept, avait déjà baptisé l’eunuque éthiopien, et Pierre, fait baptiser Cornélius, le tribun de la cohorte italique.
Saul l’apprit-il par une révélation ? Dans quelle mesure le sens particulier de sa mission lui fut-il, dès lors, défini ? Nul ne saurait le dire. Il se connut au moins prédestiné à introduire les gentils dans le Royaume. En se faisant l’esclave de son Dieu, il amplifiait son avenir prodigieusement. L’immensité de sa carrière se déploya devant lui.
Pourquoi lui et non un autre ? La question, s’il se la posa, n’admettait aucune réponse. Pourquoi ? Parce que « le potier est maître de l’argile[111] », parce que Dieu l’avait élu « dès le ventre de sa mère » afin de mieux attester sa compassion et sa gloire en faisant du vase d’ignominie « un vase de miséricorde[112] ».
[111] Rom. IX, 20.
[112] Gal. I, 15.
Saul comprenait que l’appel singulier, inexplicable ne tolérait pas de résistance. Pour le lui confirmer, quelqu’un vint lui transmettre les mêmes paroles qu’il avait perçues dans la nuit de ses jours d’aveugle.
Il y avait à Damas un certain Ananie que les Actes[113] qualifient de « disciple », un de ceux que Saul, non converti, aurait sans doute appréhendés. La communauté de Damas devait être déjà florissante ; autrement, elle n’eût pas attiré la persécution. Mais elle se composait surtout de Juifs, fort nombreux dans cette ville de gros commerce ; et Ananie, quoique baptisé dans le Christ, restait attaché à la synagogue, « homme pieux selon la Loi[114] », très considéré parmi les milieux juifs, un de ces prudents au cœur droit qui servent discrètement une grande cause. Ananie eut, en songe, une vision où le Seigneur l’appela et lui commanda : « Lève-toi, va dans la rue qu’on appelle Droite et cherche dans la maison de Juda un homme ayant nom Saul, de Tarse. Voici qu’il est en prière et qu’il a vu en vision un homme nommé Ananie entrant vers lui et lui imposant les mains pour qu’il retrouve la vue. »
[113] IX, 10.
[114] XXII, 12.
Ananie objecta : « Seigneur, j’ai entendu dire par bien des gens sur cet homme tout le mal qu’il a fait à tes Saints dans Jérusalem ; et il a mission des grands prêtres pour enchaîner ceux qui invoquent ton nom. »
Mais le Seigneur lui dit : « Va, parce que cet homme m’est un vase d’élection pour porter mon nom devant les gentils et les rois et les fils d’Israël ; car je lui montrerai tout ce qu’il doit souffrir pour mon nom. »
Ananie sortit et entra dans la maison, et lui imposant les mains, il dit : « Saul, ô frère, le Seigneur m’envoie, Jésus que tu as vu sur la route où tu venais, pour que tu recouvres la vue et que tu sois empli de l’Esprit Saint. »
A l’instant, Saul sentit tomber de ses yeux comme des écailles ; sur-le-champ il recouvra la vue. Il se leva, il fut baptisé ; et, s’étant nourri, il reprit des forces.
La simplicité de ce récit miraculeux laisse entendre quelle vigilance le Seigneur mit à lui définir sa vocation. Au moment où Ananie entendait l’ordre de lui porter le baptême et l’Esprit Saint, lui-même voyait le messager arrivant ; et la simultanéité des deux visions démontrait qu’elles venaient bien d’en haut.
Une révélation plus ferme de son avenir semble avoir suivi le don de l’Esprit Saint. Le Christ l’instruisit dans un raccourci prophétique, des souffrances où il s’engageait. Il reçut l’intelligence et l’amour de la douleur ; il comprit ce qui était fermé jusqu’alors à ses yeux de pharisien, quand il avait lu dans Isaïe le portrait de l’homme « qui a la science de l’infirmité, semblable à un lépreux, qui s’est offert parce qu’il l’a voulu… et Dieu l’a frappé à cause du crime de son peuple[115] ».
[115] LIII, 2-8.
Saul savait maintenant que le Christ lui donnerait à boire une large goutte de son calice. Le repas où il reprit des forces s’acheva sans doute par la Cène et il commémora la mort du Seigneur en vue d’y participer.
Le consentement au martyre — non l’appétit fanatique du martyre — tel devait être le sceau de son initiation. Il ne disait pas encore : « Mourir m’est un gain », mais déjà il peut proclamer : « Ma vie, c’est le Christ[116]. »
[116] Philipp. I, 21.
Armé de cette présence surhumaine, il se lève pour la conquête du monde. Dieu est en lui, lui en Dieu ; qui donc sera contre lui ?
En abordant Saul, Ananie l’avait appelé : « Frère. » La confiance d’une fraternité familiale accueillit le néophyte parmi « les saints » de Damas. Un converti a toujours le privilège d’être choyé ; on fête en lui l’hôte imprévu ou le fils prodigue. La repentance et le baptême effaçaient chez Saul ce qu’on savait de lui. On ne voulait s’en souvenir que pour magnifier Dieu du miraculeux changement. Sa rencontre avec le Seigneur — les disciples le comprenaient — apportait à la Résurrection une preuve d’un autre ordre que le témoignage des Douze : l’évidence involontaire appuyée par la cécité qu’un second miracle, après la double vision, venait de guérir.
Positifs comme les païens, les Israélites avaient besoin de ces concordances palpables, propres à bouleverser des cœurs charnels. Quand ils approchaient Saul, les chrétiens, à travers la flamme de son récit, croyaient toucher le Visiteur invisible. Une certitude renouvelée leur faisait dire : « Le Christ est bien avec nous, comme il l’a promis, jusqu’à ce qu’il revienne ; et il sauve son Église par ceux-là mêmes qui se juraient de l’exterminer. » Saul était un trophée. Les plus clairvoyants pénétraient déjà son avenir : ce petit homme, bâti comme une machine de guerre, tournerait à l’avantage de la Vérité les puissances qu’il égarait contre elle, et centuplées par l’Esprit Saint. Tout le monde, au reste, sentit, dès l’abord, son ascendant ; la violence de sa charité neuve se propagea comme un incendie.
A peine baptisé, il entra dans une synagogue et il annonça de sa voix robuste que Jésus était « le Fils de Dieu[117] ».
[117] Actes IX, 20.
La méthode qu’il inaugure, il y restera, jusqu’au bout, fidèle, malgré les atroces vexations des Juifs. Il aime ses frères, les hommes de sa race ; il veut leur salut, avant celui des autres ; car c’est à eux, les premiers, que l’Évangile a été offert. Aussi, dans toutes les villes, il commencera par tenter leur conversion.
D’autres motifs d’apostolat lui désignaient comme lieu de prédication les synagogues. Elles n’étaient pas seulement des salles de prière pour les Juifs circoncis. Sur les bancs de marbre, le long des murs, venaient s’asseoir, aux heures des réunions, ceux qu’on dénommait « les craignant Dieu », des païens dégoûtés des idoles et qu’attirait le monothéisme d’Israël, la netteté du Décalogue, la vigueur intransigeante des principes juifs. Saul songeait à ces prosélytes, pressentait leur conversion plus facile que celle des docteurs.
Ceux-ci durent, aux premiers mots, secouer la tête, quand il proposa cette nouveauté audacieuse : « Jésus est le Fils de Dieu. » Invoquait-il, afin de le démontrer, le seul fait de l’apparition ? Certainement, il demanda aux Écritures les preuves des prophéties que la théologie orthodoxe ne pouvait récuser[118]. Nous l’imaginons déroulant le livre des Psaumes et citant celui qui commence : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Sieds-toi à ma droite… Avant l’étoile du matin je t’ai engendré[119]… » Il n’oublia point le verset fameux d’Isaïe :
[118] C’est la forme d’argumentation qu’emploieront vis-à-vis des Juifs tous les apologistes. Voir le dialogue de Justin avec Tryphon, les Tractatus adversus Judaeos de Tertullien et de saint Augustin.
[119] Ps. CIX.
« Avant que l’enfant sache dire : Papa, maman, il ravira la force de Damas et les dépouilles de Samarie[120]. » Les mages étaient venus de l’Arabie offrir à l’enfant-roi la force de l’Orient, l’or et les parfums. Samarie signifiant les idolâtres, c’était l’hommage de la Gentilité qu’avait voulu Jésus dans ses langes ; et Saul l’interpréta sans doute comme la promesse de vie ouverte à tous les hommes de volonté droite.
[120] VIII, 4.
Seulement, on voudrait savoir s’il aborda aussitôt ce point de doctrine décisif : les conditions extérieures requises des gentils pour être sanctifiés. Devraient-ils, avant tout, traverser l’initiation juive, obéir à la Loi et à toute la Loi, ou entreraient-ils dans l’Église par le simple baptême ? La jeune chrétienté, d’ici peu, atteindrait une croisée de routes d’où son avenir dépendait. Pour choisir l’une et non l’autre, l’expérience de Saul était en défaut. Sa discipline native l’aurait incliné à conclure : La Loi, avec la rigueur de ses préceptes, restera l’arc-boutant du Temple nouveau, ou, du moins, de son vestibule.
Paul se défendra toujours de vouloir abolir la Loi[121], il soumettra Timothée à la circoncision ; il s’unira au vœu des nazirs et, comme un Juif exemplaire, remplira les engagements de ces observances dévotes.
[121] « Détruirons-nous donc la Loi par le moyen de la foi ? A Dieu ne plaise ! Au contraire, nous établirons la Loi » (Rom. III, 31).
Cependant, il proclamera la Loi et ses œuvres impuissantes à justifier sans la foi en Jésus-Christ. Il poussera, de toute sa véhémence, l’assemblée de Jérusalem à simplifier ce qu’on maintenait des prohibitions mosaïques.
Qu’on ne l’accuse pas de se contredire : l’inspiration divine tempérait en ses principes l’inflexibilité par la souplesse pratique. Dès ses débuts d’apôtre, Paul dut concevoir les lignes cardinales de ce qu’il appellera « son évangile[122] » : les gentils baptisés sont, dans l’Église, les égaux des Juifs ; tout chrétien, même Juif d’origine, est libre à l’égard de la Loi ; l’ensemble des Saints ne fait dans le Christ, et avec Lui, qu’un seul corps mystique.
[122] Pour le sens de cette expression, voir Rom. II, 16 ; XVI, 25 ; Tim. II, 8 ; II Cor. IV, 3 ; I Cor. XV, 1 ; Gal. I, 11 ; II, 2.
A Damas, porta-t-il, de synagogue en synagogue, ces hardiesses ? Les Actes n’en disent rien. Sa prédication paraît avoir surtout causé une surprise énorme : « Comment ! Celui qui dévastait la secte nazaréenne, il soutient à présent que Jésus, c’est le Messie ! »
On l’écouta d’abord par curiosité. Mais le fanatisme israélite se mit sur ses gardes. Saul fut jugé, comme il avait jugé les disciples du Christ, un renégat. Son cas s’aggravait d’une sorte de trahison officielle. Quoi donc ! Le sanhédrin l’avait chargé de poursuivre les hérétiques dangereux, et il se faisait le héraut de leur apostasie ! C’était absurde et scandaleux !
Les docteurs de la ville l’attaquèrent furieusement ; il leur tint tête. L’obstacle excitait son énergie, comme la pierre, sur le passage du torrent, le fait rebondir plus haut qu’elle. Il confondit leurs objections. Exaspérés, ils préparèrent contre lui des violences. Il ne brava point ce péril de mort. Au bout de quelques jours, il partit.
Lui-même a rappelé[123] qu’il prit le chemin du désert : « Je m’en allai en Arabie. » Trois mots pour une période de trois ans, c’est peu.
[123] Gal. I, 17.
Qu’alla-t-il faire en Arabie ?
On a supposé qu’il se recueillit, comme Moïse, dans la solitude. Saul, au pied du Sinaï, méditant sur l’ancienne et la nouvelle Alliance, ce thème serait beau pour une amplification romanesque. Il a parlé quelque part du Sinaï, mais dans un sens purement allégorique :
« Le Sinaï est une montagne d’Arabie correspondant à la Jérusalem actuelle qui est esclave avec ses fils[124]… » Nul indice ne confirme qu’il ait séjourné dans ces régions. Assurément, il utilisa, pour des heures contemplatives, le silence des espaces sans routes et sans maisons. Mais le désert, pas plus que la mer, ne pouvait l’arrêter longtemps. A cet égard, comme à bien d’autres, il tourne le dos aux prophètes d’avant le Christ. Les images qui, d’elles-mêmes, s’insèrent dans son éloquence sont des métaphores de citadin, d’homme sociable qui prend plaisir à voir des maçons tailler des pierres, des cohortes en armes défiler, même des athlètes courir dans le stade, d’un homme qui sait la valeur de l’épargne et des échanges commerciaux.
[124] Id. IV, 24.
Le Christ l’avait élu pour qu’il portât son nom devant les peuples. Selon toute vraisemblance, à Pétra, ou parmi les montagnards du Hauran, il essaya d’implanter l’Évangile. Les colonies juives étaient d’ailleurs nombreuses en un pays qui servait de passage aux plus lointaines caravanes, aux tapis de la Perse et aux perles de l’Inde. S’il n’a jamais évoqué cette mission, c’est qu’elle n’aboutit à aucun établissement durable ; de même il sous-entendra son voyage à Chypre, ayant remis à Barnabé tout le soin de l’Église qu’ils y fondèrent.
Avec sa confiance magnifique, il revint à Damas, comme il repassera par Lystres, Iconium, Antioche de Pisidie, après avoir été chassé de ces trois villes, et, à Lystres, lapidé.
A Damas, les chefs des synagogues avaient, comme on s’en doute, signalé sa défection au grand sanhédrin de Jérusalem, aux princes des prêtres. Ceux-ci n’avaient pu qu’ordonner de saisir le traître et de le ramener à leur tribunal où il recevrait le châtiment de sa forfaiture.
Mais Saul était alors loin de Damas ; et, quand il y rentra, Rome avait repris d’une main forte les rênes de l’Orient. Citoyen romain, il était protégé contre une arrestation arbitraire, même contre une expulsion. Les Juifs, pour se défaire de lui, complotèrent de l’assassiner. Il l’apprit, se cacha, se préparait à s’enfuir. Afin de rendre l’évasion impossible, les Juifs s’assurèrent la complicité de l’ethnarque, officier au service du roi arabe Arétas, à qui incombait la police de la ville[125]. L’ethnarque fit garder par des soldats toutes les portes.
[125] L’histoire de la Syrie, dans ces années-là, est fort trouble. Il est très simple pourtant d’admettre la présence simultanée de l’autorité romaine et d’une police locale qu’exerçaient les indigènes. C’est ainsi que nous procédons encore en Syrie.
Les « disciples » ménagèrent à Saul un moyen aventureux de s’échapper. L’un d’eux habitait, dans un faubourg, une maison dont les fenêtres surplombaient le rempart. En pleine nuit, on descendit par là Saul caché au creux d’une corbeille d’osier ronde, une corbeille pour le pain ou le poisson.
Paul, plus tard, commémora cette fuite[126] en glorifiant le Seigneur de l’avoir dérobé au poignard de ses ennemis.
[126] II Cor. XI, 32-33.
Une témérité, qui semblerait excessive, si l’Esprit n’avait dirigé ses pas, le conduisit à Jérusalem ; là, d’autres embuscades le guettaient.
Son désir était grand de voir Pierre, le premier des Douze, et de « l’interroger[127] ». Il voulait connaître aussi Jacques, le parent du Seigneur, et Jean, ceux qui « passaient pour être des colonnes[128] ».
[127] Gal. I, 18.
[128] Id. II, 9.
Ce séjour dans la ville sainte allait être une des grandes épreuves du converti.
Les Juifs, au début, ne paraissent pas l’avoir inquiété. Trois ans après l’événement de Damas, la persécution juive était finie. Rome interdisait au sanhédrin toute violence tyrannique. Malgré son privilège de citoyen romain, Saul s’exposait pourtant à des représailles. Mais une humiliation acerbe l’attendait. Il tenta d’entrer en rapports avec les disciples, de « se coller à eux[129] », dit naïvement le narrateur. Tous avaient peur de lui, « ne voulaient pas croire qu’il fût vraiment un disciple ». Le miracle de sa conversion s’était accompli au loin ; quand on en parlait, on secouait la tête. Le parti judaïsant devait savoir sa prétendue mission de mettre, dans l’Église, les gentils baptisés au rang des chrétiens nés Juifs. Il sema derrière lui de méchants soupçons. Rien ne pouvait être plus dur à Saul que de sentir niées sa loyauté et l’évidence du fait divin.
[129] Actes IX, 26.
Les Douze le tenaient à l’écart, prudents comme il convient à des chefs. Mais Saul aborda Barnabé, homme d’un naturel entreprenant, généreux, semblable au sien. Ils fraternisèrent aussitôt. Barnabé crut au miracle, à l’inspiration de Saul ; il pénétra l’avenir d’un tel compagnon, et, mettant sa main dans la sienne, il l’introduisit auprès des Apôtres.
Prodigieuse rencontre de Paul et de Pierre, des héros qui allaient s’emparer du monde avec deux bâtons mis en croix !
Saul raconta comment le Seigneur s’était montré sur la route et lui avait parlé ; puis son entrée hardie dans les synagogues de Damas où, par sa voix, Jésus fut annoncé comme le Fils de Dieu.
Son récit émerveilla Pierre, Jacques et Jean. L’enthousiasme de Saul, sa puissance irradiante de conviction les transportèrent. En un moment il devint leur ami. Ils sortirent avec lui dans les rues de Jérusalem. Saul visita les lieux où s’étaient déroulées les souffrances du Christ. Il « interrogeait » sur lui ceux qui avaient mangé et bu en sa compagnie après sa Résurrection.
Il confrontait avec leurs principes d’apostolat les siens. Pierre, semble-t-il, n’avait pas encore eu la vision de Joppé ; il croyait, en bon Juif, devoir s’abstenir des aliments impurs ; il subissait les préventions nationales au sujet des idolâtres ; il avait quelque peine à n’établir aucune différence entre les chrétiens circoncis et les païens baptisés. Cependant il admettait que le don de la pénitence et de la justice appartient à tous.
Saul entreprit de lui faire un esprit plus large ; d’autre part, il reçut de l’Apôtre une connaissance plus riche des traditions évangéliques. Beaucoup de choses lui avaient été révélées par le Seigneur lui-même[130]. Mais, sur la manière d’interpréter les dogmes, d’administrer les sacrements, ces entretiens ouvraient des questions multiples.
[130] I Cor. XI, 23 : « Pour moi, j’ai appris du Seigneur — et je vous l’ai enseigné aussi — que le Seigneur Jésus, la nuit qu’il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit en disant : « Ceci est mon corps livré pour vous… »
A Jérusalem, Saul se retrouva en face des gens qu’il avait connus avant sa conversion, et principalement, des Juifs hellénistes, ciliciens, syriens, cyrénéens. Il se mit à disputer contre eux ; il voulut leur démontrer que le Messie était venu, que tous les hommes étaient appelés au salut.
Ils s’irritèrent d’une doctrine outrageante pour la fierté juive. Saul devenait un péril public ; il fallait le mettre hors d’état de nuire. Comme à Damas, on résolut de l’exterminer.
Prévenu, Saul ne se résignait pas à la fuite. Malgré l’obstination imbécile de ses ennemis et les méfiances persistantes des judaïsants, il voulait travailler à la rédemption de ses frères. Mais une vision changea ses plans. Comme il priait dans le Temple, il eut une extase et il vit Jésus qui lui disait :
« Sors en hâte de Jérusalem, parce qu’ils ne recevront pas ton témoignage sur moi. »
Saul, se défendant contre une injonction qui le déconcertait, opposa :
« Seigneur, ils savent que je menais en prison et que je violentais dans les synagogues ceux qui croyaient en toi. Et, quand on versait le sang d’Étienne, ton témoin, j’étais là, j’approuvais, et je gardais les vêtements de ceux qui le mettaient à mort. » (Donc, sous-entendait-il, mon témoignage aura pour eux plus de force qu’un autre.) Mais Jésus lui répéta :
« Pars ; je vais t’envoyer au loin chez les gentils[131]. »
[131] Actes XXII, 17-21.
Cette vision, comme toutes celles que nous connaissons dans la vie de saint Paul, porte ce signe original d’être totalement involontaire. Il ne cherchait point les révélations. Elles se présentaient à l’improviste, quand il avait besoin d’être éclairé ou conforté ; et il n’en retenait que l’élément intellectuel. Il ne fut pas un visionnaire à la façon d’Ézéchiel ou de Jean ; on supposerait difficilement l’Apocalypse dictée par lui. Son génie est, en somme, peu créateur d’images apocalyptiques. Dans ses prévisions sur la fin des temps[132], il renvoie à une catéchèse orale, se contentant d’allusions sommaires aux approches de la Parousie. Certes, il désira le retour du Christ dans sa gloire, comme l’espéraient tous les disciples, comme nous devons nous-mêmes l’espérer[133]. Venez, Seigneur, c’est toute l’attente des chrétiens[134]. Paul, quand il appliquait à Jésus, devant les Juifs, les textes des prophètes qui montrent le Messie, tantôt humilié, tantôt triomphant, leur exposa bien des fois l’argument dont les accablera Tertullien[135] : il faut concevoir deux Avents du Christ ; une première fois, il s’est manifesté sous la figure de la Victime. Mais il reparaîtra, selon sa parole, avec des légions d’Anges, dans la splendeur du feu et l’éclat des trompettes, sur la majesté des nuées.
[132] II Thessal. II.
[133] Voir sur ce point le catéchisme de Trente.
[134] Les deux mots araméens qu’on répétait dans les assemblées chrétiennes, Maran Atha, répondaient à cette attente, ils signifiaient : Venez, Seigneur ; ou : Je viendrai vite.
[135] Adversus Judaeos, ch. XIV.
En attendant, l’Apôtre possédait la Présence mystique, l’intimité de l’Esprit, et, parfois, il était ravi jusqu’au troisième ciel, là où il percevait « ces mots ineffables qu’il n’est pas licite à un mortel de redire[136] ». Il entendait, aux tournants décisifs de sa route, la voix qui redresse et fortifie.
[136] II Cor. XII, 4.
Sa première vision, à Jérusalem, lui précisa l’objet de son avenir : à Pierre, le soin des églises juives d’origine ; à lui, la moins belle part, la plus humble, les incirconcis.
Et c’est pourquoi il écrira aux Galates qu’il a quitté Jérusalem « inconnu de visage aux églises de Judée qui sont dans le Christ. On y avait simplement entendu dire : Celui qui nous persécutait annonce aujourd’hui la foi qu’il dévastait. Et elles glorifiaient Dieu à mon sujet[137] ».
[137] I, 22-24.
Chose étonnante ! Les Apôtres lui avaient assurément communiqué les fameuses paraboles où Jésus signifiait la déchéance d’Israël : celle de la vigne louée à d’autres ouvriers, quand les vignerons ont tué le Fils du Maître envoyé vers eux ; celle de l’invité aux noces jeté, mains et pieds liés, dans les ténèbres extérieures, tandis que les gueux du chemin viennent prendre place dans la salle du banquet. Il connaissait les prophéties sur la destruction du Temple, sur la ruine de Jérusalem. Jamais, dans ses Épîtres, il n’évoquera ces traits populaires. S’il rappelle l’institution de l’Eucharistie, c’est qu’il en fut instruit par le Seigneur lui-même.
Il négligera de répéter ce qui appartenait au domaine commun ; sa mission, il la circonscrira dans « son évangile », dans les vérités qu’il tenait d’une révélation directe, non, d’ailleurs, sans les soumettre au discernement de « ceux qui passaient pour des colonnes ».
Il avait séjourné à Jérusalem, auprès de Céphas, quinze jours seulement[138]. A son départ, des chrétiens l’escortèrent, de peur qu’il ne fût assailli en route, jusqu’à Césarée. Là, il s’embarqua pour la Syrie, et gagna Tarse, la ville de son enfance. Qu’y fera-t-il ? De nouveau, comme en Arabie, nous perdons la ligne exacte de ses mouvements. Sa vie ressemble à ces fleuves qui, par intervalles, s’en vont sous terre, puis resurgissent. Mais, alors même qu’on ne peut la suivre, on devine, dans la profondeur, l’impulsion grondante du courant ; et, lorsqu’il se déploiera en pleine lumière, nous le reverrons plus ample, puissamment nourricier.
[138] Gal. I, 18.
Dans la cour d’une maison de Tarse, sous un avant-toit, s’abrite un puits très ancien, à la margelle de marbre, basse, creusée par la rainure de la corde ; l’eau qu’on en tire est d’une douceur exquise. On l’appelle le puits de Saint-Paul parce qu’un jour en fut extraite une pierre basaltique où était gravé en grec ce nom : ΠΑΥΛΟΣ. Rien ne prouve que ce puits ait jamais été mêlé à l’histoire vraie de Paul. Pourtant il représente avec suavité l’ombre fraîche de ces années sans événements, mystérieuses, qu’il vécut dans la ville de ses pères ou aux environs, peut-être en anachorète, habitant une grotte de la montagne, s’abreuvant en silence aux sources de l’éternelle Sagesse, et, quelquefois, descendant vers les hommes, pour que ses frères eussent part aux dons qu’il amassait.
Tous ceux qui fondèrent de hautes entreprises ont été, à leurs moments, des contemplatifs. Jésus n’avait pas en vain laissé aux disciples l’exemple de se retirer, la nuit, sur une colline, et d’y veiller dans l’oraison. L’extase de Saul, à Jérusalem, le saisit pendant qu’il priait ; et, plus tard, ce héros jamais inactif enjoindra aux Thessaloniciens : « Priez sans relâche[139]. »
[139] I, V, 17.
Il est superflu de s’enquérir si, durant sa retraite à Tarse, il fit autre chose que prier, méditer, mettre sous la lampe des Écritures le message des temps nouveaux.
S’il prêcha — pouvait-il s’en abstenir tout à fait ? — ce fut d’homme à homme, parmi les gens de sa parenté. Il ne semble avoir établi, dans sa ville natale, aucune église. Pas une seule fois, les Épîtres ne mentionnent Tarse. Lui non plus, il ne fut guère prophète en son pays.
Est-ce par libre choix qu’il prolongea cette pause ? Ou lui fut-elle imposée comme un temps d’épreuve par le Maître qu’il suivait en esclave obéissant ?
On voudrait pouvoir atteindre le travail de sa pensée, la croissance mystique de la doctrine au dedans de lui.
Les historiens qui s’évertuent à l’helléniser[140] ont prétendu qu’à Tarse il aurait étudié les mystères et les philosophies de l’Hellade, pour en faire la synthèse dans sa théologie.
[140] Voir Toussaint, l’Hellénisme et l’apôtre Paul ; Loisy, les Mystères païens et le Mystère chrétien.
Au dire de Loisy, « l’idée d’une mort divine dont le salut s’étend aux hommes de tous les temps était dans les mystères » ; Paul l’aurait adaptée à la théodicée juive, simplifiée, universalisée.
Conjecture démentie par les origines de la foi chez Paul : il a cru en Jésus rédempteur, parce qu’il l’a vu ; il n’a pas construit une figure de songe, et, autour d’elle, un système qui fût son œuvre. Sa réflexion travaillait sur des réalités qu’il n’avait point faites, dont il se souvenait.
Il savait que la chute d’Adam a transmis un principe de mort. Cela, il ne l’inventait pas, il ne l’avait pas reçu des fables grecques, mais de la tradition juive, du Psalmiste qui se lamentait : « Voici que ma mère m’a conçu dans le péché[141]. »
[141] Ps. L, 7.
Il savait, en même temps, depuis sa conversion, que le Christ s’est fait péché pour expier les offenses de tous les hommes, qu’étant le Fils de Dieu il a vaincu la mort, qu’il a pris une forme d’esclave afin de nous diviniser en Lui. Paul, entre la faute et la rémission, découvrait le rapport logique ; il s’expliquait, autant qu’elle lui était possible, la magnificence du plan divin.
Ses idées sur la rédemption ne lui vinrent donc pas des mystères. On peut se demander s’il les connut, sauf par ouï-dire. A supposer qu’il fût instruit des rites de Dionysos, d’Isis et de Mithra, il en eut horreur, comme d’idolâtries démoniaques. Leur influence a été nulle sur son esprit.
Jamais il ne les a nommément réprouvés. Mais ils sont enveloppés dans le mépris général qu’il voue aux cultes païens :
« [Les gentils] ont échangé la gloire du Dieu incorruptible pour des simulacres d’homme corruptible, d’oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles[142]. »
[142] Rom. I, 23.
Il devait les abominer, de même que la magie et toute recherche du divin par des voies obliques ou menteuses. Et, sur la magie, nous savons ce qu’il pensait : à Chypre il s’emportera contre le mage Elymas jusqu’à le rendre aveugle en signe de châtiment. A Éphèse, il approuvera les chrétiens qui venaient brûler devant l’assemblée des frères tous les livres de sciences occultes.
Or la magie et les mystères se tenaient entre eux par des liens immémoriaux. Une même conviction pénétrait le magicien et l’initié : ce que la parole énonce, elle l’opère. Quand le myste d’Éleusis était admis à contempler, dans une lumière soudaine, l’épi vert sacré, en prononçant la formule : « Salut, clarté ! » il croyait aider le travail de la terre qui féconde le soleil du printemps ; ou bien il se donnait la fête idéale de se voir enlevé, hors des ténèbres inférieures, dans une sphère de joie immortelle.
Les mythes et les liturgies des mystères ne ressemblaient aux dogmes et aux rites chrétiens que par de grossières analogies. Un pressentiment de l’Invisible, un désir de béatitude mêlait son éveil à des rites sanglants ou obscènes, à des symboles confus. Les apologistes — tel Justin — y verront une duperie inventée par l’Esprit du mal.
Le mythe orphique de Zagreus n’était aucunement l’image du sacrifice rédempteur ni de l’union eucharistique.
Zagreus, enfant, prenait, pour échapper aux violences des Titans, la forme d’un taureau. Les Titans le mettaient en pièces, faisaient cuire ses membres, les dévoraient. Le cœur se dérobait à leurs mains ; Athéné, sœur de Zagreus, le recueillait, le portait à Zeus. Celui-ci le mangeait ; et Zagreus, ainsi absorbé, renaissait en Dionysos. Alors Zeus punissait les Titans, les foudroyait, et de leur cendre étaient nés les hommes qui portent la peine du crime des ancêtres. S’ils veulent se libérer de la faute originelle, ils doivent se purifier dans les mystères.
Observons qu’ici Zagreus ne meurt aucunement pour sauver le monde ; il succombe malgré lui. Sa renaissance, une fois son cœur dévoré par Zeus, est une de ces folles conceptions grecques qu’un Juif eût trouvées absurdes. Et l’initié n’est point sauvé par les mérites du dieu, en s’unissant à ses souffrances et à sa résurrection[143].
[143] Voir Lagrange, Revue biblique du 1er juillet 1920.
Les orphiques supposaient entre la matière et l’esprit une contradiction radicale. Aussi traitaient-ils le corps comme une geôle d’où l’âme se dégage lentement. L’âme et le corps, à les entendre, n’étaient unis que pour expier une transgression commise dans une vie antérieure. La sainteté, c’est de délivrer en nous l’élément divin, il faut donc s’abstenir de tout contact avec les choses charnelles, ne jamais manger la chair des animaux, ne point toucher les cadavres, ne pas assister aux noces, atténuer par des bains et des aspersions l’impureté du corps. Leur pureté demeurait négative et principalement physique, comme leur espoir de félicité dans la vie future[144] où, par une incohérence trop explicable, ils ne désiraient qu’un festin perpétuel, des rondes et des chants sur des prairies élyséennes[145].
[144] Voir Umberto Fracassini, Il Misticismo greco e il christianesimo, p. 309-354.
[145] Témoin le chœur des initiés dans les Grenouilles d’Aristophane.
Au fond, le mysticisme païen restait impuissant à dépasser la terre. Il voulait, comme tout élan religieux, faire l’homme un avec la divinité. Mais cette divinité n’était que l’ensemble des forces naturelles. Le dieu des stoïciens eux-mêmes est identique au grand tout. L’âme, parcelle du feu créateur, retournera en son principe et s’y perdra.
L’union rêvée, quand elle n’aboutissait pas à cette consomption panthéiste, se bornait à vouloir s’approprier quelque chose d’une puissance occulte.
Lorsque le grand prêtre de Mithra descendait, avec ses habits pontificaux, dans la fosse, sous la pluie de sang du taureau éventré, en arrosait ses joues, ses paupières, ouvrait la bouche pour se gorger de la noire liqueur et s’en imbiber tout entier, il croyait que le dieu, caché dans le sang de la victime, descendait en ses veines et l’emplissait d’un pouvoir surhumain. Par sa prière ensuite, le sol et les animaux seraient plus féconds, et lui-même aurait le don d’immortalité.
Ce baptême de Mithra peut-il se comparer au baptême chrétien, issu des rites baptismaux en usage chez les Juifs ? Parce que les baptisés s’appelaient, comme dans l’initiation orphique, les illuminés, est-il permis d’en induire que l’Église emprunta même cette métaphore à l’orphisme ?
Le baptême des initiés d’Isis, celui qu’Apulée décrit au livre XI des Métamorphoses, s’administrait dans les bains publics et n’avait que le sens d’un rite extérieur. Les litanies chantées à la gloire de la déesse l’honoraient comme la déité suréminente, absorbant en sa forme les attributs de toutes les autres ; mais Isis représente la toute-puissante Nature[146], non un Dieu personnel, infini, ayant créé l’univers librement, et l’homme à son image. Isis n’aime pas ses fidèles, elle ne souffre pas avec eux, pour eux.
[146] Una quae es omnia Isis, selon l’inscription de Capoue, citée par Fracassini, p. 168.
Pourquoi Paul aurait-il demandé aux mystères une doctrine ou des rites, quand il trouvait dans le Christ Jésus la lumière de la foi, les charismes et la vertu des sacrements ?
Admettons qu’il ait entendu raconter la mort du dieu Osiris et sa résurrection, cette fable symbolique lui aurait simplement fait hausser les épaules. Mais, si un fidèle du dieu égyptien avait opposé à la vie du Christ ressuscité la renaissance de son idole, l’Apôtre l’eût sans doute embarrassé par cette question :
— Dans les douleurs et la seconde vie de votre dieu, quelle part avez-vous ?
— Aucune, eût répondu le païen. Osiris jouit dans sa gloire et n’a plus besoin de nous.
Alors, quoi de commun entre Osiris et Jésus, « image du Dieu invisible, engendré avant toute créature ? En lui toutes choses ont été créées, dans le ciel et sur la terre, les visibles et les invisibles… par lui Dieu s’est tout réconcilié, en son corps de chair, par le sang de sa Croix, et avec lui j’achève ce qui manque à ses souffrances, pour son corps qui est l’Église[147] ».
[147] Coloss. I, 15-24.
De même, si un myste d’Éleusis lui avait vanté ses abstinences, il lui eût répliqué avec sa rudesse paradoxale :
— On te dit : « Ne prends pas ! Ne goûte pas ! Ne touche pas ! » Tout cela, règlements, enseignements des hommes ! Ces choses ont une apparence de sagesse, d’humilité, de mépris du corps. Elles ne valent que pour assouvir la chair[148] ».
[148] Id. II, 22-23. « Assouvir la chair » signifie : satisfaire une piété tout extérieure.
Mais, si le même initié, ayant ouï dire que les chrétiens buvaient ensemble la coupe du sang mystique et rompaient le corps de leur dieu, avait osé nommer devant Paul la communion liturgique où les dévots s’exaltaient avec un breuvage d’eau, de farine d’orge et de menthe, le Saint eût jeté sur cet aveugle un regard douloureux, en murmurant la prière eucharistique :
[149] Cette oraison liturgique, transmise dans la didaché (petit manuel de catéchèse chrétienne, rédigé vers la fin du Ier siècle) est peut-être contemporaine des Apôtres.
Les Épîtres donneront place à certains termes, comme le mot « mystère », à des images qui, pour des initiés, rendaient un son connu. Là où Paul dit que « le Père nous a délivrés de la puissance des ténèbres et transférés dans le Royaume du Fils de son amour[150] », c’est une perspective, en apparence, analogue à l’antithèse de la sphère d’Adès et de la clarté des vivants. Mais il loge sous des images populaires, universelles, un sens nouveau, des certitudes divines, l’anticipation de choses vraies soutenues par des témoignages, des visions et des miracles.
[150] Coloss. I, 18.
Les mystères ont retardé plutôt que préparé la conversion du monde à l’Esprit du Christ. Ils leurraient d’un mysticisme commode l’inquiétude religieuse. Leurs adeptes obtenaient à bon marché le salut par des cérémonies et des purifications externes, semblables à celles qui suffisent aux croyants de Mahomet. Les thiases, les confréries d’initiés, quand la propagande chrétienne les pénétra, se prêtèrent à devenir des communautés charitables. Mais, tant qu’ils y résistaient, ils opposaient à la foi des milieux plus fermes que la masse des idolâtres demeurés vis-à-vis d’anciens dieux inertes. Pourquoi les adorateurs d’Isis eussent-ils préféré au culte d’une déesse heureuse un crucifié n’offrant en héritage aux siens, pour mériter la couronne, que le bois de son gibet ? Les spirites et les théosophes, parce qu’ils ont un semblant de vie surnaturelle, sont des païens plus difficiles que d’autres à tourner vers le Rédempteur.
Paul n’utilisera même pas au profit de l’Évangile des affinités superficielles qu’il discernait fausses et sacrilèges.
Il avait obtenu la liberté des fils de la lumière ; était-ce pour s’assujettir à ce qu’il appellera « l’alphabet du monde[151] » ?
[151] Coloss. II, 20. Ce mot désigne peut-être le culte des divinités astrales.
En présence des philosophes, même supériorité indépendante. Peu importent quelques locutions extraites de Platon ou d’Aristote, un mot de Cléanthe cité à l’usage des Athéniens, des tours de controverse où se reconnaît la diatribe stoïcienne. Dans les rues, sous les portiques, au seuil des écoles, il avait croisé des disputeurs, des besaciers missionnaires, un bâton à la main, promenant leur manteau sombre, avec une barbe hirsute et des cheveux longs, gris de poussière ; il écouta leurs propos et, plus d’une fois, réfuta leur vaine sagesse. Pour lui, ces apôtres de mensonges étaient plus dangereux que des fanatiques idolâtres, parce qu’ils excitaient l’orgueil des faibles, leur insinuaient l’illusion d’être justes et impeccables.
Certes, il devait mépriser le Dieu des stoïciens, ce Dieu qui, ayant fait le destin, le subit, à qui les philosophes attribuaient une forme, celle d’une sphère circonscrivant tous les êtres[152]. Un dieu-boule, Paul eut envie d’en rire. Quelle rencontre possible entre une doctrine affirmant : « L’homme est bon par nature ; nos vices ne naissent pas avec nous ; ils ne sont qu’une erreur d’opinion[153] », et le dogme de la faute originelle, la foi en un Dieu libre et distinct du monde, qui nous a prédestinés à l’aimer, qui nous aime démesurément, dont la grâce assiste notre volonté impuissante, par elle-même, au salut ?
[152] Voir Sénèque, Épître à Lucilius, LXIII, 22.
[153] Voir Sénèque, Épître à Lucilius, XLIV, 53.
Chrétiens et stoïques, au siècle de Paul, semblaient pourtant se rapprocher dans leurs exclusions : ils méprisaient les plaisirs lâches, les cupidités ; leur courage défiait les épreuves ou les supplices. Mais leurs principes et leurs attitudes se montraient, même là, tellement contraires !
Le stoïcien agissait comme si l’homme seul était, comme s’il était dieu. Savoir, être intelligent demeurait son évangile ; il s’arrogeait la mission d’enseigner au commun des hommes ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire. La raison naturelle était l’unique maîtresse d’école qu’il écoutait, qu’il leur proposait. Il glorifiait la liberté de son Moi, intrépide sous les foudres de la fortune ; il bravait l’injustice et les tyrans. Chez lui, la mansuétude, le dévouement prenaient une figure doctrinaire ; il se proposait en exemple, comme une sentence gravée sur une colonne de bronze. Il possédait, pour lui-même, la paix et la justice : et sa force d’âme suffisait à l’asseoir dans le bien absolu.
Le chrétien, au rebours, cherchait avant tout Dieu et son royaume. Humble en se confrontant avec le divin exemplaire ; fort, parce que l’Omnipotent lui communiquait sa puissance. Il ne voulait point la science en soi, pour le stérile contentement de son intellect ; il désirait la connaissance, afin de s’immerger tout entier dans Celui qui est. Il la recevait, assurée et pleine, non de sa propre suffisance, mais d’une tradition révélée ou, directement, de l’Esprit Saint. Au lieu de magnifier sa personne, il l’immolait pour accroître la communion des Élus. La froide solidarité stoïcienne devait lui paraître un reflet de lune morte sur la neige. Il apportait au monde mieux qu’un système intellectuel, mieux qu’une doctrine d’amour entre les hommes ; il refaisait, partout où il éliminait les puissances du mal, l’unité du royaume de Dieu.
Un fleuve de vie enlevait sur son courant la jeune barque humaine ; ce qu’elle abandonnait, derrière elle, au bas des rives, ne comptait plus. « Où est le sage ? s’écriera Paul. Où est le scribe ? Où est le disputeur du siècle[154] ? » Ces gens-là n’étaient, sur son chemin, que des aveugles et des meneurs d’aveugles. Héritier de trésors inévaluables, il n’allait pas emprunter à des mendiants leurs guenilles ; quand il appréhendait en leurs mains quelques précieuses vérités d’attente, il se les appropriait sans façon, comme reprenant son bien.
[154] I Cor. I, 20.
Si, durant les années de Tarse, les formes du passé le sollicitèrent, ce ne fut pas la philosophie païenne qui l’inquiéta, mais le ressouvenir de son enfance, son lien atavique avec sa race. Il revit, pouvons-nous croire, la maison natale, peut-être sa vieille mère ou son père, dont il n’a jamais parlé. Peut-être baisa-t-il la barbe d’un aïeul. L’escabeau où il s’asseyait autrefois l’attendait. S’il vint une veille de sabbat, les lampes pleines de l’huile rituelle étaient allumées dans la grande chambre. On ouvrit, devant lui, l’armoire où s’alignaient, en leurs étuis, les rouleaux de la Loi. A table, il récita, sur des nourritures légales, les Bénédictions. Mais il dut se sentir étranger parmi les siens, leur silence même lui laissait entendre :
— Saul, tu n’es plus des nôtres. Tu t’es fait le disciple d’hommes de rien[155]. As-tu donc oublié ce que Moïse a dit : « Malheur à celui qui n’accomplit pas toutes les choses écrites dans le livre de la Loi[156] » ? Ce crucifié, dont tu racontes qu’il est le Christ, n’a aucune puissance ; il n’est pas le Christ ; Élie n’est pas venu l’oindre et le révéler. Démontre-nous d’abord qu’il est ressuscité. Il y a un seul Dieu ; jamais tu ne nous feras croire qu’ils soient trois.
[155] Justin, Dialogue avec le Juif Tryphon, VIII, 3. Tryphon est-il un personnage réel ou symbolique ? On ne sait. Tout au moins ses objections contre la foi énoncent-elles parfaitement les raisons que les Juifs de tous les temps ont opposées à la foi chrétienne.
[156] Deutéronome XXVII, 26.
Saul leur déroula l’histoire miraculeuse de l’apparition. Ils le regardèrent avec stupeur ; mais, tandis qu’il exposait la loi du Christ dont le sang a racheté même les goïm, une tristesse les raidissait. Les rêveries de l’enfant prodigue leur semblaient une trahison ; et quelqu’un, sans doute, lui demanda :
— Alors, personne d’entre nous, s’il ne croit pas à ton Christ, n’aura le moindre héritage sur la montagne du Seigneur ? Laisse-nous en paix. La Loi est sainte ; quiconque l’aura observée en craignant Dieu ne sera pas confondu.
Saul leur prouva qu’Abraham, Isaac, Noé, Job, sans connaître la Loi, furent sauvés. Donc elle n’était pas nécessaire. Une loi nouvelle abroge une autre loi ; une alliance annule une alliance. Désormais suffira la seconde circoncision, celle du cœur, et la première est inutile. C’est trop peu de manger le pain azyme pour accomplir la volonté de Dieu. A quoi bon savoir qu’il y a dans les oblations tant de mesures de froment, tant de mesures d’huile, si l’on n’aime de toutes ses forces le Fils bien-aimé du Père, celui qui s’est offert selon la promesse[157] ?
[157] Dialogue avec Tryphon.
Il est vraisemblable que les proches de Saul résistèrent à sa parole, et qu’il gagna dans Tarse peu de disciples. Il les quitta sans perdre l’espérance qu’ils comprendraient un jour la prophétie :
« Voici que ton roi viendra, le Juste et le Sauveur ; il sera pauvre ; il montera sur l’ânesse et sur l’ânon[158]. »
[158] Zacharie IX, 9.
L’ânesse, c’était Israël, et l’ânon qui la suivait, c’étaient les gentils. Donc Israël ne serait pas maudit, puisque le Seigneur, au jour de son triomphe, l’avait pris pour sa monture, sa monture de bonne volonté.
Il se retira vers la montagne, dans la solitude, peut-être dans la grotte qu’une tradition lui prête comme refuge, jusqu’au temps où Barnabé vint le chercher d’Antioche, et, l’ayant découvert, l’emmena pour travailler avec lui.
Sans le vouloir, Saul persécuteur avait fondé la communauté d’Antioche. En chassant hors de Palestine les hellénistes nazaréens, il avait précipité la diffusion lointaine de la secte. Les bannis s’attachèrent à convertir d’abord des Juifs, puis des païens[159], des « craignant Dieu ». Exigea-t-on de ceux-ci l’observance des pratiques juives, et surtout la circoncision ? Le contraire est probable. Quand, sur la route de Gaza, Philippe avait baptisé l’eunuque éthiopien, il n’avait demandé à l’infidèle qu’une seule condition : croire de tout son cœur « que Jésus-Christ est le Fils de Dieu[160] ». C’était déjà la méthode paulinienne. Paul n’aura pas le privilège de l’inventer ; mais il la fera prévaloir comme celle qui assurait à la foi l’empire de l’univers.
[159] Actes XI, 20.
[160] Actes VIII, 37.
Antioche fut, après Samarie et Damas, l’avant-poste de l’Évangile. Les villes où s’établiront de puissantes églises — Thessalonique, Corinthe, Éphèse — étaient des centres cosmopolites agglomérant Juifs, Grecs, Syriens, Phéniciens, Romains. Dans un milieu de province, dans une bourgade, les changements de mœurs et de religion sont difficiles ; la tribu, les clans homogènes ne tolèrent pas les dissidents. Au contraire, dans une ville de cinq cent mille âmes, les nouveautés se font jour, sans que la masse les ait vu naître. La promiscuité des races, les milliers d’étrangers qui circulent, excitent le remuement des idées. L’extrême corruption porte au dégoût les âmes délicates et les prépare aux héroïsmes ascétiques.
Antioche n’est plus aujourd’hui qu’une sous-préfecture. Une dizaine de minarets domine ses maisons grises, au pied de l’aride Silpius, en face de l’Amanus dont la chaîne clôt l’horizon comme la ligne sèche d’un mur de citadelle. L’Oronte jaunâtre pousse sa nappe limoneuse entre des collines sauvages que des tremblements de terre ont bouleversées. Les vergers qu’il nourrit, ses îlots de gravier où des peupliers touffus évoquent les îles du Rhône en Provence, mettent un peu de fraîcheur dans l’austère paysage. On arrive par un très vieux pont aux arches étroites et basses, avec des pierres disjointes ; il y en avait un semblable, au temps de Paul et de Barnabé. La montagne est trouée de creux qui furent jadis des cellules d’ermites ou de chrétiens proscrits. Mais, en bas, courent parmi les oliviers les vestiges d’une voie dallée, longue d’une lieue, bordée de portiques, promenoir opulent et salubre dans un pays où les orages sont terribles. Le circuit d’un amphithéâtre, à mi-côte, atteste, comme à Éphèse, une fastueuse grandeur de plan. Tibère y avait fait dresser les statues gigantesques des Dioscures tenant en main leurs chevaux cabrés. Un temple de Zeus Kéraunios protégeait l’Acropole et la cité contre la foudre ; un Panthéon ralliait tous les dieux.
De la mer, comme à Tarse, montaient à Antioche les denrées de l’Égypte et de toute la Méditerranée. Les caravanes, venant des bords de l’Euphrate, y déchargeaient les richesses de la haute Asie. C’était une ville de plaisir, folle de magie, frénétique, mais raffinée[161]. Sous Tibère, elle passait pour la troisième du monde romain. Le légat de Syrie avait là son quartier général. Les trafiquants israélites, les Grecs, très nombreux, actifs, y tenaient le haut du pavé.
[161] Voir Renan, les Apôtres, p. 220.
Les disciples hellénistes, cyrénéens ou cypriotes, qui entreprirent la conversion d’Antioche, s’adressèrent naturellement à des Grecs. Voilà pourquoi eux et leurs adeptes furent appelés d’un nom grec : les chrétiens. Les non-croyants mirent-ils une ironie dans ce mot : christianoi ? C’est vraisemblable. A la gloire de la Croix fut toujours collé quelque opprobre.
En tout cas, la chrétienté d’Antioche donna bientôt de si abondantes promesses qu’à Jérusalem on en parla ; les notables, les anciens de l’église mère décidèrent d’envoyer Barnabé pour examiner l’esprit de la communauté nouvelle, et, s’il l’estimait bon, la confirmer dans son élan.
Barnabé était un missionnaire admirable. Sa largeur de vues, sa flamme prophétique, son autorité s’imposèrent à des Hellènes prompts aux enthousiasmes et percevant le surnaturel dans les formes généreuses de la grandeur morale. Il devait être, même physiquement, très beau. Lévite, il appartenait à la caste sacerdotale, où l’on n’admettait que des hommes d’une beauté pure. Nous le savons natif de Chypre[162]. Or, même à présent, c’est de Chypre ou des îles proches que viennent ces prêtres grecs aux figures régulières comme celle d’un Christ byzantin, et qui semblent détachées de fresques solennelles pour officier dans d’interminables liturgies. A Lystres, après la guérison du boiteux[163], sa noble prestance et sa voix dominatrice donneront à la foule l’illusion qu’elle voyait Zeus en personne. Il possédait, près de Jérusalem, un domaine qu’il avait vendu, et il en avait déposé le prix aux pieds des Apôtres. Ceux-ci mettaient en lui de hautes espérances. Il s’appelait de son vrai nom Joseph. On l’avait surnommé Bar-nabé, le fils de la prophétie, ou le fils de l’exhortation. Car le ministère du prophète, dans l’Église apostolique, dépassait le don de pénétrer l’avenir ; sa mission était « d’édifier, d’exhorter, de consoler[164] », et l’Esprit Saint qui l’emplissait lui avait, en ce sens, départi le pouvoir de prophétiser, c’est-à-dire d’interpréter la Parole.
[162] Actes IV, 36.
[163] Actes XIV, 11.
[164] I Cor. XIV, 3.
Sa prédication accrut singulièrement l’église d’Antioche[165]. Mais il sentit qu’à lui seul il ne pourrait en gouverner l’essor. Peut-être, déjà, les fidèles circoncis se choquaient-ils de voir des Grecs, des Syriens, des païens baptisés, l’emporter sur eux par le nombre, et leur intransigeance s’indignait que l’Église les mît au même rang qu’eux. Barnabé décida de s’adjoindre Saul. A Jérusalem, il avait compris quel associé l’Esprit lui réservait ; Saul obéissait à la même inspiration que lui, épargnant aux catéchumènes païens tout ce qui, dans la Loi mosaïque, les chagrinait sans nécessité.
[165] On voudrait savoir dans quelles proportions. Mais l’auteur des Actes, avec son insouciance des chiffres, se contente de dire (XI, 24) : « Un grand nombre, ayant la foi, se convertit au Seigneur ».
Barnabé connaissait la retraite de Saul à Tarse où, recueilli, l’Apôtre attendait son jour, se gardant « de courir en vain[166] ». On l’avait informé qu’il se cachait dans une solitude voulue par Dieu. Il prit le parti d’aller lui-même à sa recherche[167]. Trois journées de marche seulement séparaient Tarse d’Antioche. Il le découvrit, non sans peine, et le convainquit de le suivre. Paul ne demandait, en somme, qu’à s’élancer dans la carrière. « Malheur à moi, s’exclamera-t-il, si je n’évangélise point[168] ! »
[166] Gal. II, 2.
[167] Renan, les Apôtres, p. 232, interprète d’une façon arbitraire et injuste l’isolement de Paul comme la démarche de Barnabé : « Paul était à Tarse dans un repos qui, pour un homme aussi actif, devait être un supplice… Il se rongeait lui-même et restait presque inutile. Barnabé sut appliquer à son œuvre véritable cette force qui se consumait en une solitude malsaine et dangereuse… Gagner cette grande âme rétractile, susceptible ; se plier aux faiblesses, aux humeurs d’un homme plein de feu, mais très personnel,… c’est là ce que Barnabé fit pour Saint Paul. La plus grande partie de la gloire de ce dernier revient à l’homme modeste qui le devança en toutes choses, s’effaça devant lui… empêcha plus d’une fois ses défauts de tout gâter et les idées étroites des autres de le jeter dans la révolte. »
[168] I Cor. IX, 16.
Un halluciné, un excentrique se fût targué de son évangile, aurait prétendu le propager selon soi, Dieu seul étant juge de sa mission. Paul aura beau tenir la sienne d’une voix secrète, jamais il n’admettra qu’on pût dire de telle église : elle est à Paul.
Cette obéissance dans l’unité du Christ fut plus méritoire en lui qu’en nul autre ; il était venu le dernier, mais il avait reçu d’en haut plus que personne. Son originalité fougueuse le prédisposait aux sursauts indépendants. L’abnégation commune à tous les Apôtres sera un des plus forts témoignages de leur véracité et la condition de leur victoire.
Arrivé à Antioche comme l’ouvrier de la deuxième heure, au lieu de faire œuvre distincte, Paul aida fraternellement Barnabé. Toute une année ils « enseignèrent », gagnant et, ce qui était plus difficile, retenant sous la discipline de la Croix ces Syriens à l’esprit flexible, mais si instables, voluptueux, cupides.
Quelques Romains vinrent-ils dans la rue du Singon, près du temple de tous les dieux, écouter Paul révélant le Seigneur unique ? Il eut sans doute comme auditeurs, avec des idolâtres désabusés, des « craignant Dieu », de ces païens qui avaient un pied dans la synagogue, mais ne se décidaient pas à devenir des prosélytes. Position instable, socialement fausse, où il était malséant de s’attarder. La porte de la foi s’ouvrait devant ces âmes indécises, elles trouvaient parmi les chrétiens un asile de certitude et une ineffable fraternité.
Sur l’apostolat de Paul à Antioche, aucun trait personnel n’est parvenu jusqu’à nous. En tout cas, l’allégresse de son labeur dut être merveilleuse. Les temps du salut allaient s’accomplir : l’Église, sans nier la synagogue, n’était plus dans la synagogue ; les disciples du Nazaréen s’appelaient des chrétiens ; et ce mot, hébreu par son sens, hellénique et latin dans sa forme, impliquait une promesse d’universalité ; il posait déjà sur l’Occident, comme sur l’Orient, le sceau du tétragramme vainqueur.
Contraste enivrant ! Tandis que le peuple juif marchait à sa ruine, le règne du Fils de David commençait chez les gentils. La chimère d’un Messie triomphateur des nations se tournait en une vérité immédiate et souveraine. Paul songea-t-il à cette prodigieuse compensation ? L’avenir national des Israélites semble médiocrement l’avoir préoccupé ; mystique, seule leur éternité l’inquiétait.
Cependant, il ne négligeait point le temporel des églises.
Un prophète, ayant nom Agab, était descendu de Jérusalem à Antioche ; il avait prédit une famine qui désolerait « toute la terre ». L’église de Jérusalem était presque indigente ; entre ses ressources et ses besoins, à mesure qu’elle s’accroissait, la disproportion devenait plus lourde. Quand le fléau survint — en l’an 44 — les denrées étant hors de prix, on se demanda comment elle dispenserait aux fidèles le blé, l’huile, les figues, le nécessaire de chaque jour. Les chrétiens d’Antioche souffraient moins de la crise ; ils eurent l’idée d’une collecte. Paul et Barnabé furent chargés d’en porter l’argent à Jérusalem. C’étaient eux, apparemment, qui avaient conseillé cette offrande. En remplissant la loi de charité selon le Christ, ils suivaient aussi la tradition juive, car les Juifs de la diaspora envoyaient au trésor sacré, au Corban, des aumônes annuelles, confiées à des messagers spéciaux qu’on appelait apôtres.
A son premier voyage, une vision l’avait saisi dans le Temple. Jésus lui avait distinctement commandé : « Va, je t’enverrai au loin chez les gentils. » Cette fois, il eut un ravissement plus mémorable encore, celui qu’il évoquera devant les Corinthiens[169].
[169] II, XII, 2. Cette épître datée d’Éphèse, fut écrite, admet-on communément, en 56 ou 57, environ quatorze ans après le second voyage à Jérusalem.
« Je sais un homme dans le Christ, qui, voici quatorze ans (était-ce dans son corps, je ne sais ; était-ce hors de son corps, je ne sais ; Dieu le sait), fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et je sais d’un tel homme (soit dans son corps, soit hors de son corps, je ne sais ; Dieu le sait) qu’il fut ravi dans le Paradis et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas licite à un homme de prononcer. »
Cette extase, si mystérieuse que soit l’allusion — et chaque mot semble gonflé de choses divines — marque dans l’histoire intime de l’Apôtre un immense événement.
Être élevé jusqu’au troisième ciel, c’est voir l’essence de Dieu, comme la vit Moïse, quand il dit au Seigneur : « Montre-moi ta face[170] », comme la voient, dans la lumière de gloire, les archanges et les bienheureux[171]. Paul fut comblé d’un plus haut don, par cette vision tout intellectuelle, qu’en jouissant de la présence humaine de Jésus. Quand Pierre avait vu descendre du ciel la nappe chargée des animaux que les Juifs croyaient impurs, ce fut simplement la révélation d’un ordre nouveau sur la terre. Le ravissement de Paul signifiait que le Christ ressuscité haussait avec Lui, à la droite du Père, l’homme béatifié. Le voyant ne pouvait se souvenir s’il était monté jusque-là par une assomption miraculeuse de toute sa personne ou en esprit seulement. Il n’aurait pu exprimer les paroles entendues ou les substances aperçues dans l’éclair de l’intuition (entendre et voir n’avaient fait qu’un).
[170] Exode XXXIII, 13.
[171] Voir saint Thomas, Commentaire sur les Épîtres, t. I, p. 502-507.
Mais il retenait de son extase une sublime évidence : le Tout-Puissant était son guide ; l’invisible colonne de feu marchait devant lui ; tant qu’il la suivrait, il ne pouvait ni s’égarer ni défaillir.
Vers le même temps, peu après le passage de Paul, un miracle palpable vint conforter les églises. Les Juifs clairvoyants s’irritaient des progrès de la secte chrétienne ; pour leur plaire, Hérode Agrippa avait fait trancher la tête à Jacques, frère de Jean. Pierre était en prison ; à cause de la Pâque, on différait sa comparution devant le sanhédrin. Une nuit, un Ange délia ses chaînes, l’emmena entre les soldats endormis. Il sortit de Jérusalem, gagna, dit l’auteur des Actes, volontairement vague, « un autre lieu[172] ».
[172] XII, 17. Peut-être se réfugia-t-il à Antioche. Ou est-ce alors qu’il s’embarqua pour l’Italie ?
Au moment où l’Ange l’avait quitté, Pierre, se trouvant seul dans une rue déserte, et, comme s’éveillant tout à fait, avait reconnu à quelques pas la maison de Marie, mère de Jean-Marc — le futur évangéliste — et tante de Barnabé. Des chrétiens étaient assemblés chez elle, priant pour le salut du chef de la communauté. Son apparition imprévue les transporta, les émerveilla. Ainsi donc les élus du Christ n’avaient rien à craindre des hommes, quand il les préservait en vue de ses grands desseins !
Quelques mois plus tard, Hérode Agrippa mourut à Césarée, au milieu d’un triomphe idolâtrique, d’une maladie subite, atroce. Cette fin de l’orgueilleux et du persécuteur ajouta un nouveau signe aux espoirs des Saints.
Paul dut lire en ces concordances une certitude victorieuse pour les entreprises qu’il méditait. Il n’ignorait point tout ce qu’il aurait à souffrir ; mais, tant mieux ! C’était par ses agonies que le Christ Jésus était entré dans sa gloire. Les disciples seraient-ils « au-dessus du Maître » ? A eux d’achever ce qui manquait à ses douleurs, en tant qu’il y voulait unir le corps mystique de son Église. Mais Paul aimait peu s’appesantir sur l’attente des tribulations. Tendu vers les conquêtes proches ou lointaines, il aurait pu, envisageant la richesse future du butin, s’approprier au sens spirituel la devise du patriarche de sa tribu :
« Benjamin sera un loup dévorant ; le matin, il mangera sa proie ; et, le soir, il partagera les dépouilles[173]. »
[173] Genèse XLIX, 27.
Il revint de Jérusalem avec Barnabé, et ils ramenèrent un compagnon qui devait provoquer entre eux, dans la suite, une rupture accidentelle, le cousin de Barnabé, Jean-Marc.
Paul était prêt, on s’en doute, à de vastes missions, impatient de porter le nom du Seigneur en des pays où on l’ignorait. Cependant, il ne partirait point seul, ni avant que l’église, docile, comme lui, à l’Esprit Saint, eût défini, consacré son apostolat. La jeune église possédait cette force divine, qu’elle n’a jamais perdue, de l’unité dans l’amour. Rien d’important ne s’y décidait sans que les notables — et avec eux les fidèles — eussent prié, célébré les rites et conféré prudemment.
Les hommes qui la dirigeaient recevaient des Apôtres des ministères distincts selon qu’ils étaient prophètes ou docteurs. Les prophètes révélaient, par inspiration, certains événements futurs, et surtout la vérité de la doctrine, la voie à tenir dans la conduite des âmes. Les docteurs enseignaient sans inspiration personnelle. Il se peut que les mêmes aient tantôt exercé l’office de prophètes, et tantôt enseigné comme simples docteurs ; l’Esprit ne les remuait point de son souffle à tout moment.
L’église d’Antioche, depuis que la persécution avait décapité celle de Jérusalem, demeurait la tête ardente de la chrétienté. Elle assemblait, en abrégé, avec ses prophètes et ses docteurs, tout l’Orient : Barnabé représentait Chypre ; Saul, la Cilicie ; un certain Siméon, dit le Noir, l’Éthiopie ; Lucius de Cyrène, l’Afrique numide ; et Manahen, ancien frère de lait, disait-on, d’Hérode Antipas, la Palestine. Sauf ce dernier, tous avaient été des Juifs hellénistes ; ils conservaient, dans leur pays d’origine, des relations utiles pour la foi. Ils songeaient à l’y transplanter ; et ils saluaient les projets de Saul comme une réponse à leur commune espérance.
Mais lui et Barnabé attendirent, pour se mettre en route, le signal de l’Esprit. Les chefs se réunirent dans ce qu’on appellerait aujourd’hui « une retraite ». Ils jeûnèrent, invoquèrent le Seigneur, rompirent ensemble le pain sacré ; au terme de cette liturgie, la Volonté divine, se manifestant[174], leur fit entendre cette parole :
[174] Le texte ne précise pas de quelle manière.
« Mettez-moi à part Barnabé et Saul pour l’œuvre où je les appelle. »
Mis à part, ils l’étaient dès avant les siècles, prédestinés à leur œuvre, pour la faire mieux que personne. Seulement il fallait qu’une solennelle consécration leur transmît les pouvoirs d’apôtres. Et leurs frères, à cet effet, en présence de la communauté, leur imposèrent les mains, comme le font, dans l’ordination des prêtres, les prêtres assistants déjà ordonnés.
En recevant cette délégation liturgique, Paul ne crut pas amoindrir son évangile. Il savait qu’« un seul Seigneur existe, une seule foi, un seul baptême[175] ». Tous ses frères vivant comme lui dans le Christ, les charismes descendaient en lui par leurs mains de même que par l’effusion directe de l’Esprit. Devant son désir une chose unique resplendissait : le Christ allait être annoncé au loin, selon la volonté de son Église qui était celle de Dieu.
[175] Éphés. IV, 5.
Jamais coureur de mondes, au bord de l’inconnu, n’éprouva l’ivresse de Paul quand il prit avec Barnabé et Jean-Marc le chemin du port de Séleucie. Les montagnes, à droite et à gauche, se déployaient en éventail, laissant la mer, au delà, ouvrir comme un champ paradisiaque. La mer, en soi, ne l’attirait point ; du langage de cet homme qui a tant navigué, les métaphores maritimes seront presque absentes. Est-ce l’aversion héréditaire du Juif pour l’élément marin ? Est-ce plutôt cette négligence du monde physique qui met hors de sa pensée les animaux, les fleurs, l’eau, l’azur du ciel ? Malgré tout, je croirais que Paul aima la mer comme le chemin par où l’Évangile s’en irait jusqu’aux extrêmes plages de la terre.
« Les îles m’attendent, avait dit le prophète, s’adressant à la Jérusalem éternelle, pour que j’amène tes fils de loin[176]. »
[176] Isaïe LX, 9.
Le jour où Paul monta sur le navire qui devait le porter à Chypre, les îles l’attendaient, toute la gentilité tressaillit au fond d’elle-même, pressentant sa Rédemption. Ces trois passagers pauvres, à l’avant, sous les voiles, et qui n’ont peut-être ni argent dans leur ceinture, ni besace au dos, ni même un bâton dans la main, ils reviendront après avoir donné au Seigneur « un peuple de justes ». En vérité, pour l’avenir humain, rien de si grand ne s’est encore vu.
Paul et Barnabé se dirigeaient vers Chypre, non à l’aventure, comme eussent fait des Gaulois ou des Ulysses romanesques, mais en Juifs méthodiques, ayant pesé leurs moyens, leurs chances de réussir. Le bon sens et l’inspiration divine concordaient.
Né dans l’île, Barnabé savait quels points d’appui leur mission pourrait s’y ménager. Toutes les villes de la côte orientale comptaient de prospères synagogues ; car la proximité de l’Égypte, le cuivre des mines, les beaux pins des forêts qu’on taillait en mâts et en quilles de navires, les blés des plaines qu’irriguaient les canaux du fleuve Pédioeus, les vignes et les olivaies des coteaux animaient une circulation de richesse ; et le commerce juif fructifiait. Il ne dédaignait pas l’argent des milliers de pèlerins qu’attirait le temple d’Aphrodite à Paphos. Les Grecs aussi faisaient là fortune, répandus partout où l’étranger leur assurait une clientèle exploitable. A cette cohue d’Orientaux, Rome imposait l’ordre militaire, l’administration ; elle bâtissait des châteaux forts, des aqueducs, des amphithéâtres ; elle tirait du pays des matières premières, des subsistances, des tributs, des hommes.
Les Apôtres trouvèrent donc devant eux les deux forces qu’ils voulaient assujettir à l’Évangile : Israël et la gentilité. C’est à Israël, comme ailleurs, qu’ils offrirent d’abord le salut.
Quand ils débarquèrent à Salamine — vaste port marchand créé par une colonie grecque — ils annoncèrent Jésus dans les synagogues. Leur prédication dura, semble-t-il, quelque temps. On les écouta sans hostilité. Mais ils préparèrent une église plutôt qu’ils ne la fondèrent ; ils n’obtinrent pas un ensemble de conversions.
Ils suivirent les villes de la côte au nom plein d’enchantement, Cittium, Amathonte, Paphos. Le rivage de Paphos se souvient encore des voluptés défuntes. Les roses de la déesse n’ont pas cessé de fleurir. Les maisons blanches ont l’air de ses colombes endormies le long des eaux d’où elle émergea. Le temple dont on voit des vestiges sur une colline — à une demi-lieue de la mer — offrait à l’adoration des foules une Aphrodite sans forme humaine, un cône de pierre tronqué, voilé sous une draperie de pourpre, image élémentaire de la Nature omniféconde. Dans les bois d’Idalie, l’Aphrodite amoureuse était honorée par des fornications rituelles.
Paul associera toujours aux cultes idolâtres l’idée de turpitudes[177]. Antioche, Corinthe, Éphèse, Rome et les mœurs communes de la décadence païenne justifiaient trop ce rapprochement, juif avant tout dans son principe. Nulle part peut-être autant qu’à Paphos il ne comprit la difficulté surhumaine de vaincre l’incontinence chez les païens, alors qu’ils croyaient rendre gloire aux dieux en se livrant à leurs appétits.
[177] Rom. I, 21-26.
Chaste et n’ayant, quoi qu’en dise Eusèbe[178], jamais été marié, il sentait néanmoins « dans ses membres cette loi qui guerroyait contre la loi de l’esprit et l’asservissait à la loi du péché[179] ». C’est pourquoi il se gardera des rigueurs absurdes où verseront tant de sectaires en Orient. Il marquera de la plus forte réprobation certains vices, devenus parmi les Romains, à l’école de l’Asie, une élégance. Les Juifs punissaient de mort la sodomie ; ils condamnaient à être lapidés le gendre et la belle-mère qui vivaient ensemble[180]. On retrouvera dans les sentiments de Paul ces répulsions.
[178] Eusèbe, Hist. eccl., l. III, 30, a faussement interprété le passage de la Ire aux Corinthiens : « N’aurais-je pas pu, comme les autres apôtres et Céphas, mener partout avec moi une femme sœur (appartenant à la communauté) ? » Qu’il soit question d’une épouse ou d’une auxiliatrice, la phrase signifie nettement que Paul n’emmenait avec lui aucune femme.
[179] Rom. VII, 23.
[180] Traité sanhédrin, trad. Schwab, ch. VII.
Cependant il se contentera d’exposer avec une admirable logique comment l’homme, en déifiant la liberté de sa chair, l’avilit, charge d’un opprobre ce corps dont l’Esprit Saint fait son temple[181]. Il proclamera la virginité supérieure au mariage[182]. Mais personne, après Jésus, n’attestera plus solennellement la sainte grandeur de l’union conjugale[183] ; et il conseillera même aux jeunes veuves corinthiennes : « Remariez-vous plutôt que de brûler[184]. »
[181] I Cor. VI, 19.
[182] Id. VII, 1.
[183] Éphés. V, 22-23.
[184] I Cor. VII, 9. Phrase cavalière où, d’avance, sont condamnés les encratites, les sectaires qui exigeaient de tous les fidèles la continence absolue.
Le signe de sagesse dans sa doctrine est qu’à l’instant où il passe au bord d’une décision excessive, un principe évangélique, une vérité d’expérience rectifient sa position.
Il concède à l’humaine faiblesse ce qu’autorise la loi divine. Seulement, jamais il ne transige avec l’Esprit du mal. Une rencontre qu’il fit à Paphos donne la mesure de sa violence contre les faux prophètes.
Il y avait là un charlatan juif, nommé Barjésus, et connu sous le surnom d’Élymas, le mage. Cet homme, par sa pratique des sciences occultes, s’était insinué auprès du proconsul Sergius Paulus, personnage lettré, curieux de théosophie.
Les Juifs, en dépit des prohibitions légales, s’adonnaient furieusement au métier d’astrologue, de sorcier, de nécromancien ; ils y croyaient. Nous lisons dans le Talmud[185] :
[185] Traité sanhédrin, ch. VII, p. 25.
« R. Josué ben Hanania dit : « Je puis prendre des courges et des melons, en faire des boucs et des cerfs qui, à leur tour, se reproduiront. »
« R. Hanaï dit : « Je marchais dans une rue de Séphoris ; je vis quelqu’un prendre une pierre et la jeter en l’air ; cet objet, retombé à terre, était devenu un veau. »
Leur génie les prédisposait à bien jouer les rôles prophétiques ; ils y trouvaient des satisfactions lucratives. C’était une mode, chez les princes, de nourrir dans leur intimité un ou plusieurs de ces devins qu’on appelait « chaldéens, mathématiciens ». Tibère, pendant son exil à Rhodes, s’était initié aux arcanes de l’astrologie[186]. Chypre était aussi un nid de sorciers. Simon le magicien, que l’on dit cypriote, avait appris à bonne école ses vains prestiges.
[186] Tacite, Annales, VI, XX-XXI.
L’Ane d’or d’Apulée nous laisse entrevoir la folle et sinistre importance de la sorcellerie, aux derniers siècles de l’Empire. Les sorciers s’attribuaient le pouvoir de métamorphoser les hommes en bêtes, par l’effet de certains mots, de certains onguents, et de leur restituer, s’il leur plaisait, leur forme[187]. Ils trituraient des philtres, exerçaient des envoûtements, et, pour les aider, vendaient des poisons. Ils mettaient leur savoir fascinant au service des passions ignobles et des vengeances.
[187] Les sorciers hindous prétendent en faire autant. Voir l’étrange nouvelle de Rudyard Kipling, la Bête.
Cette peste asiatique pullula dans Rome au point que les empereurs faisaient un crime capital à ceux qui donnaient des consultations et à ceux qui les consultaient[188]. Ils n’en usaient pas moins eux-mêmes de leurs louches offices.
[188] Annales, XII, LIX.
Élymas, instruit des prodiges qu’attestaient Paul et Barnabé, eut sans doute la curiosité de les entendre. Il espérait les circonvenir, capter leurs secrets, opérer des merveilles où son art se dépasserait. En même temps il voulait s’enquérir de leur doctrine. Peut-être, comme Simon le magicien, concevait-il sur les relations de l’univers avec Dieu un vague système gnostique, amalgame de Pythagore et de Platon, aboutissant à des folies sensualistes.
Paul et Barnabé démasquèrent aussitôt cet intrigant plus dangereux qu’un idolâtre, car il dupait les âmes par un attrait de connaissances transcendantes et de fausse ardeur spirituelle.
Sur ces entrefaites, le proconsul fut averti que deux missionnaires semaient dans la province une parole nouvelle. Il désira les connaître, et l’énergie simple de leur foi l’étonna. Cependant, Élymas, qui sentait ébranlé son crédit auprès de Sergius Paulus, s’évertuait à contre-battre leur ascendant ; il les calomniait avec une maladroite insistance.
Les Apôtres vinrent à le savoir ; Paul résolut de briser l’adversaire et, le rencontrant, il planta sur lui ses yeux de flamme ; emporté par une inspiration, il l’apostropha en des termes effrayants :
« O le gonflé de fraude et de méchanceté, fils du diable, ennemi de toute justice, ne cesseras-tu pas de brouiller les voies droites du Seigneur ? Et maintenant, voici la main du Seigneur sur toi, et tu vas être aveugle, ne voyant pas le soleil, jusqu’à un temps. »
A l’instant un brouillard, puis des ténèbres tombèrent sur les yeux d’Élymas ; et, pour marcher, il étendit les mains, cherchant quelqu’un qui le conduisît.
Scène foudroyante, indiquée avec la concision primitive du narrateur des Actes, sans commentaire ni jugement, mais d’une portée profonde, et, à vrai dire, unique.
C’est la seule fois[189], dans l’histoire connue de Paul, qu’il manifeste le pouvoir miraculeux de châtier un impie, et il en use pour le salut des hommes. Ne faisant qu’un avec le Maître des vivants et des morts, il lui emprunte sa toute-puissance ; il n’hésite pas une minute ; il sait que la chose sera faite, parce qu’il la veut selon le Christ, en vue de sa gloire. Il prévient Élymas qu’il va devenir aveugle ; Élymas perd subitement la vue. L’acte de Paul a prouvé d’abord l’absolu de sa foi, la force divine dont il dispose. Mais l’étrange est qu’il inflige à Élymas la cécité, comme à lui-même le Seigneur l’infligea. Élymas est un Juif ; le voile qui fut ôté des prunelles de Saul, Paul en fait sentir au malheureux l’accablement, dans l’espoir qu’Israël comprendra, s’humiliera. Élymas ne va être aveugle que pour un temps ; sans doute, jusqu’à ce qu’il renonce aux sortilèges, aux désirs cupides. La possibilité de sa conversion présage celle du peuple juif, à la fin des siècles. En attendant, la victoire de Paul convertit le proconsul romain.
[189] A l’annonce du scandale corinthien (l’homme qui vivait avec la femme de son père), il articulera contre l’indigne une excommunication atteignant son corps : « Qu’un tel homme soit livré à Satan pour la ruine de sa chair, afin que son esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus (I Cor. V, 5) ». Mais nous ne savons pas si la menace de l’Apôtre fut accomplie.
Sergius Paulus, « ayant vu ce qui était arrivé, crut, frappé d’admiration devant la doctrine du Seigneur ».
Chez un personnage officiel, forcé de participer en public au culte des dieux et de César, on a nié qu’un changement de religion fût vraisemblable. Mais il est dit simplement que Sergius eut la foi. Se déclara-t-il chrétien ? Reçut-il sur-le-champ l’eau du baptême ? Nous l’ignorons.
Sa conversion n’en est pas moins possible, et certaine aussi bien que sa présence à Chypre[190]. Dans une âme curieuse de vérités pressenties, le miracle dont Paul le rendit témoin détermina la commotion initiale. Il reconnut la supériorité du mage chrétien sur le juif. Un Romain devait être saisi par l’évidence de la force. Ensuite il voulut s’instruire des mystères qu’enseignait l’Apôtre ; il en resta ébloui, et l’Esprit Saint lui fit le don d’y croire.
[190] Une inscription la certifie.
Le premier païen de marque, devenu un disciple, est, dans une province sénatoriale, le délégué de la puissance romaine, l’homme devant qui on portait les faisceaux et les haches. Événement préfiguratif du magnifique avenir ! Même avant Paul, les Apôtres avaient dû songer à soumettre au Christ Rome, tête du monde. Pierre, à une date qu’on ne saurait fixer, établira dans la Ville maîtresse le siège de son apostolat. Cependant, lorsqu’il fit baptiser le tribun Cornélius et les gens de sa maison[191], il avait surtout envisagé cet acte solennel comme une concession voulue par Dieu qui ne regarde pas aux personnes et octroie même aux gentils la vie éternelle.
[191] Actes X, 34-35.
Paul, citoyen romain, comprendra vite que Rome est le moyeu de la roue immense, qu’en partant du milliaire doré, commencement et terme de tous les chemins, l’Évangile courra, plus alerte, jusqu’au bout des terres habitables. Son épître aux Romains dominera par l’ampleur ses autres messages ; captif dans Rome il annoncera aux Philippiens :
« Mes chaînes dans le Christ sont connues de tout le prétoire (du camp des prétoriens) et de tous les autres[192]. »
[192] I, 13.
Et il conclura cette épître, visiblement heureux :
« Tous les saints vous saluent, mais, avant tous, ceux de la maison de César. »
Si la correspondance de Paul avec Sénèque n’est qu’une fiction grossière, elle représente une possibilité, l’effort du prosélytisme chrétien auprès des personnages qui détenaient un renom de puissance ou de sagesse. Il s’attachait à gagner les milieux influents non moins que les humbles. Dans cette pratique, il suivait les exemples juifs, mais avec d’autres méthodes.
Les Juifs, à Rome, dévoués aux empereurs, forts par le nombre et l’intrigue, s’insinuaient au Palatin, s’assuraient des intelligences autour des Césars. Claude les avait, un moment, proscrits. Pourtant, un papyrus le montre, dans les jardins de Lucullus, en présence de vingt-cinq sénateurs, de seize consulaires, d’Agrippine et de ses dames d’honneur, condamnant à mort Isidore et Lampon, deux Grecs, auteurs principaux des progroms d’Alexandrie[193]. Quels manèges, dans la maison impériale, suppose un tel revirement !
[193] V. Juster, op. cit., t. I, p. 125.
Beaucoup de Juifs étaient médecins, et s’introduisaient de la sorte au sein des grandes familles. Les juives utilisaient leur beauté, leurs artifices. Poppée, née Romaine, mais prosélyte de la porte, saura fixer quelque temps la fantaisie amoureuse de Néron.
Les chrétiens, pour se faire place dans l’entourage du prince, auront leur fidélité, leur mansuétude, l’ascendant des vertus discrètes. Les Actes apocryphes de Paul racontent que les plus intimes domestiques de Néron, « Barsabas Justus aux larges pieds, Urion le Cappadocien et Festus le Galate » étaient des chrétiens. On voit, dans le même récit, Paul proclamer devant César la royauté du Christ. Une tradition déformée a peut-être constitué le fond de cet épisode.
Paul espéra-t-il changer le cœur de Néron ? Avant que la foi chrétienne mette à ses genoux l’antique idolâtrie et ses prêtres, l’orgueil et la férocité des Césars, les philosophes, les mages et les courtisanes, il faudra des générations de martyrs, d’apologistes, de saintes femmes ; il faudra patiemment envahir, durant trois siècles, toutes les puissances de l’État. Mais, dès le jour où l’Apôtre rencontre sur sa route la bonne âme de Sergius Paulus, il peut songer prophétiquement :
« Rome est à nous, c’est-à-dire au Christ. Le monde est à Lui. »
En l’an 58, dans l’année même où Paul captif allait partir pour Rome, sur la place du Comitium, au pied du Capitole, le figuier Ruminal, vieux de huit cent trente ans, l’arbre qui avait abrité, croyait-on, l’enfance de Romus et de Romulus se dessécha[194]. Puis, de ses branches mortes, des feuilles nouvelles sortirent. Les Romains virent là un prodige, sans comprendre que Rome devait mourir pour renaître dans la pérennité du miracle chrétien.
[194] Tacite, Annales, XIII, LVIII.
Adalia — jadis Attalia — est un petit port sur la côte de l’Asie Mineure, dans le pays qu’on appelait, au temps de saint Paul, la Pamphylie.
Par un doux matin de septembre j’y fis une escale enchanteresse. Il me semblait avoir déjà vu en songe, au creux de cette anse, les maisons accrochées en rond, les rochers dont le gris se fondait en or azuré, la vieille tour sur la butte, les murailles à créneaux ébréchées par intervalles, un minaret pointu non loin d’un peuplier, les terres ocreuses ou saignantes alternant avec le jaune gai d’un champ de colza, cette oasis de fraîcheur surplombant des rivages arides vaporisés sous le soleil, et, plus haut, la frise argentée des montagnes aux gradins abrupts.
En quittant Chypre, c’est là, ou un peu plus à l’est, vers l’embouchure du Coestros, que débarquèrent Paul, Barnabé, Jean-Marc, pour atteindre, dans l’intérieur, Pergé, puis, derrière les monts, Antioche de Pisidie.
De Paphos, on peut s’étonner qu’ils n’aient point fait voile vers l’Égypte. Alexandrie les appelait, champ de conquête prodigieux. Mais d’autres missionnaires avaient pris les devants. Apollos, Juif alexandrin, quand Aquilas et Priscilla le catéchiseront à Éphèse[195], connaîtra déjà les éléments de la foi ; d’où les tenait-il ? Apparemment, d’une chrétienté formée autour des synagogues d’Alexandrie. Or Paul se posait une règle, et, lorsqu’il le put, il la suivit toujours : éviter de bâtir sur un terrain labouré par autrui. Il se réservait les gentils ignorants, l’effort le plus ingrat, ou, s’il aboutissait, le plus fructueux. C’est pourquoi, pouvons-nous croire, il négligea l’Égypte. L’Esprit, sans doute, l’en détournait.
[195] Actes XVIII, 24-26.
Il marcha vers des peuples qu’il savait abandonnés au culte du dieu Men (Lunus), vers ces montagnards qu’il avait vus, à Tarse, descendre par le défilé du Taurus.
Dans son petit groupe, accru au cours de la route, le passage à Chypre avait décidé quelque chose d’important : le miracle convertisseur, l’attitude résolue de Paul, la prééminence de ses dons avaient en lui révélé un chef. Désormais les compagnons de Paul et de Barnabé sont appelés ceux d’autour Paul. Barnabé ne conduit plus, il suit ; et Jean-Marc, au sortir de la Pamphylie, se sépare d’eux, pour des motifs mal expliqués.
Paul reçut de cet abandon un froissement grave. Car, dans la suite, lors de la seconde mission, il refusa d’emmener Jean-Marc ; et Barnabé s’en irrita.
On a prêté au jeune homme la peur de s’aventurer en pays idolâtre, dans de farouches passages où les voyageurs, au tournant de chaque gorge, pouvaient s’attendre à voir surgir des bandits. Il est plus vraisemblable d’imaginer Jean-Marc, attaché aux traditions judaïques, proposant pour l’apostolat des vues que Paul ne pouvait admettre. Paul le rabroua ; il se piqua, partit, s’en retourna jusqu’à Jérusalem. Il devait regretter son coup de tête. Au moment d’une autre campagne il voulut de nouveau se joindre à Paul. Celui-ci fut sévère ; Jean-Marc était, devant ses yeux, un ouvrier indocile « qui n’était pas allé avec eux au travail[196] ». Le reprendre dans son équipe lui parut impossible.
[196] Actes XV, 37-39.
Plus d’un historien blâme l’Apôtre de son attitude intraitable. Comme si nous pouvions en évaluer les motifs ! Évidemment, un amour-propre autoritaire ne dicta point sa rigueur. Des principes étaient en jeu dans ce conflit ; sans quoi il eût aussitôt pardonné. Il se réconcilia plus tard avec Marc, et pressant Timothée de le rejoindre à Rome, il lui recommandait :
« Prends Marc et l’amène avec toi[197]. »
[197] II Tim. IV, 9-11.
Marc, d’après ce langage de Paul, demeura longtemps un subalterne, « un auxiliaire[198] », le secrétaire de l’évêque qu’il accompagne en ses voyages, mais un secrétaire humble, intelligent et saint, digne de consigner avec fidélité l’Évangile que Pierre lui confia.
[198] Actes XIII, 5.
A quoi bon s’attarder sur cet incident ou s’enquérir pourquoi Paul et Barnabé ne s’arrêtèrent pas en Pamphylie ? Ils auraient pu y faire des disciples. Le Christ n’était pas inconnu dans cette région. Le jour où les langues de feu descendirent, après la première homélie des Douze, parmi ceux qui crurent, il y avait, à côté d’Égyptiens, des Pamphyliens[199], des Juifs du moins habitant la Pamphylie. Elle logeait un amalgame de races et de religions. Les Ciliciens, descendants ou continuateurs de pirates, y voisinaient avec des montagnards du Taurus, plus ou moins fils de brigands. Des trafiquants de tous pays s’y donnaient rendez-vous. Les Apôtres, dans cette masse confuse, avaient chance de susciter les éléments d’une église. Mais d’autres, c’est probable, avant eux, l’avaient fondée ; et surtout Paul était impatient de porter la foi à ceux qui semblaient le plus loin d’elle.
[199] Actes II, 10.
Ses compagnons et lui s’engagèrent — peut-être à la suite d’une caravane — dans la montagne pleine de torrents, de mauvais pas et d’embuscades.
Aujourd’hui encore les routes du Taurus gardent une sauvagerie inquiétante, brisées en lacets rapides, se précipitant au-dessus d’abîmes, rebondissant entre des murailles perpendiculaires qui, par endroits, veulent se toucher. Des pitons, aiguisés en cônes, se laissent entrevoir à l’infini derrière d’autres pitons. On conçoit que, dans ces repaires, même après la conquête romaine, des bandes pillardes se soient maintenues, inexpugnables.
Paul et Barnabé y passèrent sans encombre, et parvinrent, au nord de deux lacs bleus, à Antioche de Pisidie, ville grecque, devenue colonie de l’Empire, et centre d’une puissante juiverie.
Le jour du sabbat, au moment de l’office, les Apôtres entrèrent dans la synagogue. Ils s’assirent, comme deux étrangers discrets, sur l’un des bancs, contre le mur, au fond de la salle.
Le chef de la synagogue, l’archisynagôgos, récita les prières, puis le sacristain passa au lecteur le rouleau de la Loi et celui des prophètes. A mesure que le lecteur, de sa voix nasillarde et monotone, avait psalmodié un verset hébreu, le traducteur, du même ton, l’interprétait pour l’assistance en langue vulgaire. Puis l’archisynagôgos se tourna vers les deux visiteurs dont il savait que l’un était lévite et l’autre disciple de Gamaliel. Il les invita, selon la formule, à commenter les textes qu’on avait lus[200] :
[200] Voir, sur cet ordre liturgique, Juster, op. cit., t. I, pp. 369-370, et Knabenbauer, commentateur de ce passage des Actes.
« Hommes frères, si vous avez quelque chose à dire pour l’exhortation du peuple, parlez. »
Paul se leva ; sa main droite s’abaissa d’un mouvement solennel, pour commander l’attention. Ce geste était, chez les juifs, traditionnel[201]. Il y a des orateurs qui, avant d’ouvrir la bouche, s’imposent ; et les hommes petits ont volontiers le geste plus impérieux que les grands.
[201] Voir saint Jean Chrysostome, Homélie XXIX sur les Actes.
Le discours de Paul, tel qu’on nous l’a transmis, est mieux qu’un morceau fictif d’éloquence ; il donne en abrégé le type de ses homélies dans les milieux juifs. L’accent en est grave, même guindé ; on dirait que les voûtes de la synagogue oppriment la vivacité de sa dialectique et qu’il se contraint à parler impersonnellement.
Au début, l’Apôtre remémore la vocation du peuple saint, les prodiges où Dieu a prouvé qu’il le conduisait, lui réservant une terre d’héritage, des chefs comme David, « un homme selon son cœur ». De la descendance du roi David il a fait venir le Sauveur Jésus, celui dont Jean « se disait indigne de dénouer les sandales ».
« C’est pour vous que cette parole de salut a été envoyée. Car les habitants de Jérusalem, l’ayant méconnu, l’ont jugé et ont ainsi rempli les prophéties qui sont lues à chaque sabbat… Mais Dieu le ressuscita… »
Et Paul ramène le texte du Psaume toujours invoqué : « Tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption[202]. »
[202] Ps. XV, 10 plus longuement cité par Pierre (Actes II, 25-26).
Les prophéties, puis le témoignage de ceux qui ont vu le ressuscité sont les seuls arguments mis en œuvre. Paul semble oublier qu’il a, lui-même, eu la vision du Seigneur. Pas un mot sur Damas ni sur sa conversion. Il se présente comme le messager d’une doctrine qui ne sort pas de lui.
« Sachez donc bien, hommes frères, conclut-il, que par celui-ci la rémission des péchés vous est annoncée. De toutes les choses dont la loi de Moïse n’a pu vous justifier, par lui tout croyant est justifié… »
Cette doctrine hérétique dut remuer une sourde improbation, des murmures. Paul, sentant l’hostilité qui grondait, laissa pendre sur l’auditoire une menace enveloppée dans trois versets d’un prophète, la perspective du Jugement où Dieu « fera une œuvre que vous ne croiriez pas si on vous la racontait[203] ».
[203] Citation d’Habacuc, I, 5.
Cependant, l’archisynagôgos, ayant prononcé les Bénédictions d’usage, à la sortie de l’assemblée, invita par politesse les deux missionnaires à revenir le sabbat suivant. Il est permis d’induire que leur enseignement l’avait troublé.
Au dehors, dans la rue, dans la maison d’un hôte israélite ou d’un « craignant Dieu », Paul et Barnabé continuèrent à prêcher. Beaucoup de Juifs et plus encore de païens les entouraient ; ils leur parlèrent avec une telle force persuasive qu’un certain nombre, convaincus, se préparèrent au baptême.
Aussi, le sabbat suivant, « presque toute la ville », — entendons tous ceux qui purent entrer dans la synagogue — s’y pressa pour écouter les Apôtres. L’affluence des païens, leur zèle vexa nettement les Juifs. Toujours, cet orgueil jaloux, irréductible ; il est prodigieux que, dans l’Église primitive, l’amour du Christ l’ait fléchi vers une fraternité où les Grecs, les Barbares étaient admis au même titre que les Hébreux.
Paul ou Barnabé exposa l’économie du mystère divin, comment la Grâce est donnée par le sang du Christ à celui qui croit, Juif ou gentil. De rauques interpellations coupèrent son homélie. Les Juifs insultèrent le nom du Christ. Alors, se dressant contre les blasphémateurs, Paul et Barnabé proférèrent audacieusement cette sentence :
« Il fallait qu’à vous les premiers la parole de Dieu fût dite. Mais, puisque vous la repoussez, puisque vous vous jugez indignes de la vie éternelle, voici, nous nous tournons vers les gentils. Car tel est l’ordre du Seigneur :
[204] Isaïe XLIX, 6.
Ceux des païens qui tendaient l’oreille au message de vie furent transportés d’entendre qu’il était maintenant pour eux, pour eux d’abord, puisque Israël n’en voulait point. Il y eut, à travers le pays, une grande rumeur. Jusque dans les huttes des bûcherons et chez les brigands des hauts plateaux on sut que l’Homme-Dieu avait sauvé le monde.
Mais les Juifs, outrés, excitèrent contre les Apôtres les grosses influences de la ville, les riches dévotes qui fréquentaient la synagogue[205], les commerçants grecs, les magistrats, même le monde militaire romain. Ils obtinrent que les intrus fussent expulsés hors du territoire d’Antioche.
[205] Les femmes païennes, plus aisément que les hommes, venaient au judaïsme, n’ayant pas à subir la circoncision.
Paul et Barnabé se souvinrent du précepte : « Partout où vous ne serez pas reçus, sortez de la maison, de la ville, et secouez la poussière de vos pieds[206]. »
[206] Math. X, 14.
Eux aussi secouèrent sur les Juifs d’Antioche la poussière de leurs sandales, signifiant qu’ils ne gardaient avec eux plus rien de commun. Ils marchèrent vers le Sud-Est, traversant les steppes de la Lycaonie, pays nourricier « d’ânes sauvages et de moutons à la laine rude[207] », battu par des vents froids.
[207] Strabon, l. XII, VI.
Quand ils approchèrent d’Iconium, Paul dut songer à Damas. Comme Damas, cette ville (aujourd’hui Koniah) adosse à des collines brûlées ses remparts, ses tours et ses lourdes portes. Les arbres de ses vergers sont abreuvés, comme à Damas, par les eaux d’un torrent canalisé en ruisseaux. Iconium est, comme Damas, un croisement de vastes routes ; c’est par là que la Galatie et la Phrygie donnaient la main à la Cappadoce, à l’Arménie, au Pont, à la Cilicie, à la Syrie.
Mais tout le passé d’Iconium se concentre dans un seul fait splendide : la rencontre de Paul avec Thècle, cette étrange jeune fille, éperdue d’amour divin, dont la figure s’anime ardemment parmi les traits simplistes des autres femmes que l’Apôtre convertit. Thècle nous révèle en Asie, à l’aurore de la foi, une âme pareille à celle d’Angèle de Foligno, de Catherine de Sienne, de sainte Thérèse. Son histoire est, par malheur, en trop d’épisodes, une mauvaise fiction. L’auteur des Actes apocryphes, selon Tertullien, un prêtre d’Asie, ment pour édifier, et multiplie des prodiges extravagants. Il donne dans l’hérésie des encratites, faisant de la chasteté absolue le fondement de la foi.
Cependant, sainte Thècle n’est pas inventée par lui. Origène, saint Jean-Chrysostome, saint Augustin parlent d’elle comme d’une martyre authentique. Au IVe siècle, l’aquitanienne Silvia visita son tombeau, non loin de Tarse, à Séleucie d’Isaurie et lut ses Actes officiels[208].
[208] Voir Dom Leclercq, Actes des Martyrs, t. I, p. 151 et suiv.
Dans sa légende on peut discerner des vestiges de faits réels ou symboliquement vrais. Quand Paul entra dans la maison d’Onésiphore, il sourit et Onésiphore dit : « Salut, serviteur du Dieu béni », et Paul répondit : « La grâce de Dieu soit avec toi et avec ta maison ! » Puis on ploya les genoux, on rompit le pain (l’Eucharistie) et on parla le langage de Dieu sur la continence et la résurrection.
Cet Onésiphore est-il celui même pour qui Paul chargea Timothée de ses salutations[209] ? Il faudrait le supposer déjà chrétien au moment où Paul vint à Iconium ; et c’est peu vraisemblable. Mais comme cette entrée de l’Apôtre nous laisse reconnaître la simple mansuétude et les tendresses de l’âge d’or chrétien !
[209] II Tim. IV, 19.
Tandis que Paul prêchait, portes ouvertes, dans la maison d’Onésiphore, Thècle, fille de Théoclie, fiancée à Thamyris, écoutait nuit et jour l’étranger, assise à la plus proche fenêtre du logis de sa mère. Elle n’en bougeait point ; elle était « figée dans la foi ». Et, voyant beaucoup de femmes et de vierges introduites auprès de Paul, elle désirait être jugée digne de se tenir en face de lui ; car elle n’avait pas encore vu ses traits.
Mais, comme elle ne quittait pas la fenêtre, sa mère envoya chercher Thamyris. Le jeune homme, plein d’allégresse, arrive, croyant la recevoir ce jour même en mariage. Il dit à Théoclie : « Où est ma Thècle ? que je la voie ! » Alors Théoclie : « J’ai du nouveau à t’apprendre, Thamyris. Voilà en effet trois jours et trois nuits que Thècle ne se lève pas de la fenêtre, ni pour manger ni pour boire ; mais, fascinée dans la joie, elle s’attache à un homme étranger qui enseigne des paroles artificieuses. Thamyris, cet homme bouleverse la ville des Iconiens comme aussi ta Thècle elle-même, car toutes les femmes et les jeunes gens viennent à lui et apprennent ceci : « Il faut, dit-il, craindre Dieu, seul et unique, et vivre chastement. » Et ma fille aussi, liée par ce qu’il dit comme une araignée à la fenêtre, est prise ; mais aborde-la et parle-lui… »
Thamyris s’approche, empli d’amour pour elle et craintif devant son ravissement : « Thècle, ma fiancée, dit-il, pourquoi restes-tu assise ainsi ? Quelle passion te possède, te mettant hors de toi ? Tourne-toi vers ton Thamyris ; aie honte. »
La mère, à son tour, vint la supplier : « Mon enfant, pourquoi restes-tu assise, regardant vers le bas, et ne répondant rien, hors de toi ? »
Et ils pleuraient amèrement, Thamyris qui perdait son épouse, Théoclie son enfant, et les jeunes esclaves, leur maîtresse. Et, pendant tout cela, Thècle ne se détournait point ; elle demeurait en extase, ne voyant, n’entendant que Paul.
Thamyris entre en furie ; il dénonce le sorcier au gouverneur de la ville. Paul, entraîné par la foule devant le proconsul, lui prêche Jésus crucifié. Il est jeté dans un cachot. Mais Thècle, pendant la nuit, ôtant de ses mains ses bracelets, les donna au portier du logis ; et, la porte lui ayant été ouverte, elle s’en alla vers la prison. Pour séduire le geôlier, elle lui fit don d’un miroir d’argent. Elle entra près de Paul ; et, s’étant assise à ses pieds, elle écouta les grandeurs de Dieu. Et Paul ne craignait rien ; et la foi s’affermit en elle pendant qu’elle baisait ses chaînes.
Théoclie et Thamyris font chercher Thècle ; ils la surprennent auprès du captif, la séparent de lui. Mais « elle se roulait » en sanglotant à la place même où Paul l’avait instruite. Tous deux comparaissent aux pieds d’un juge. La foule hurle : « C’est un sorcier ; tuez-le ! » Thècle, ravie, contemple son Maître. Sa mère, exaspérée, crie au gouverneur : « Brûlez cette perverse ; brûlez au milieu du théâtre cette ennemie du mariage, afin que toutes les femmes soient épouvantées. »
Le gouverneur, complaisant, fait flageller Paul, le chasse hors d’Iconium et condamne Thècle au bûcher. Le feu ne la touche pas ; elle est enlevée par un miracle, rejoint Paul qui s’est réfugié avec Onésiphore et les gens de sa maison dans un tombeau.
La suite est un dédale de fables où surgissent quelques débris de tradition historique.
Tout pauvre qu’il paraisse, le roman de Thècle est inestimable. On y sent palpiter cette ferveur éperdue qui sera, plus tard, appelée d’après saint Paul la folie de la Croix. Thècle n’est point en extase devant la personne de Paul, elle ne s’arrête pas à son éloquence. Mais elle boit sur ses lèvres la vérité dont, sans la connaître, elle avait soif. Elle reçoit tout d’un coup la promesse des béatitudes ; elle découvre « la voie[210] ». Le ciel s’ouvre ; l’Être est connu, possédé.
[210] Le mot grec qui, dans les Actes, désigne simplement la doctrine du Christ a ce sens en effet. La Révélation apparaît comme une voie, une méthode pour atteindre la vie bienheureuse.
Il y aurait une grossière confusion à juger cette violence d’enthousiasme comme une frénésie asiatique issue du même fond que les fureurs des prêtres de Cybèle dans leurs orgies sanglantes. C’est l’ivresse de la doctrine qui suspend Thècle aux paroles de l’Annonciateur. Il lui a révélé deux choses : la pureté sublime et la résurrection.
Pour que le cœur des païens fût retourné comme leur intelligence, il fallait, en même temps que des certitudes rationnelles, leur offrir l’exaltation de la charité, les délices du renoncement, l’espérance du bonheur sans terme.
Peu de légendes, au même degré que celle de Thècle, font sentir l’incroyable enthousiasme de cette première initiation.
Sur le séjour à Iconium de Paul et de Barnabé l’histoire véridique ne nous apprend que des choses vagues. Ils y demeurèrent un temps assez long. Des « signes », des miracles soutenaient leur témoignage. Ils convertirent de nombreux Juifs et des Grecs. Mais les Juifs restés incrédules soulevèrent contre « les frères » la masse des païens. Le peuple se divisa en deux factions : les uns étaient avec les Juifs, les autres avec la nouvelle église. Un tumulte éclata, et la foule avec des bâtons, des pierres, marcha vers la maison où enseignaient les Apôtres. Ils allaient être assommés, lapidés. Ils purent s’enfuir et se réfugièrent à cinq lieues au sud-est, en Lycaonie, dans la petite ville de Lystres ; là, ils étaient sûrs de trouver peu de Juifs et un pays presque barbare qu’ils ouvriraient à l’Évangile.
A Lystres, en effet, il semble que leur apostolat s’exerça d’abord sans être contredit. Ils purent même porter la parole — ce qu’ils n’avaient point fait ailleurs — à travers les bourgades environnantes, baptiser des campagnards.
Dans la ville, un miracle — un des rares de Paul que les Actes mentionnent avec précision — leur valut une apothéose indiscrète. Paul avait remarqué, près du lieu où il parlait — dans un faubourg apparemment — un mendiant assis à terre, boiteux de naissance et perclus. L’infirme écoutait de toute son âme les enseignements qui lui promettaient la béatitude. Paul avait peut-être cité devant lui la phrase du Seigneur[211] : « Les aveugles voient, les perclus circulent… » Il appuya sur lui son regard de Voyant, et, de sa voix puissante, lui cria :
[211] Math. XI, 5. Allusion aux versets d’Isaïe (XXXV, 5-6) : « Alors les yeux des aveugles s’ouvriront… le boiteux sautera comme un cerf, la langue des muets se déliera. »
« Lève-toi, tiens-toi droit sur tes pieds. »
Pierre avait semblablement crié au perclus du Temple[212] : « Au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, dresse-toi et marche. » Et il lui avait saisi la main pour le mettre debout.
[212] Actes III, 1-10.
Paul s’abstient de nommer Jésus ; il ne touche pas le perclus. Mais cet homme, instantanément guéri, se lève d’un bond, se met à gambader, se promène. Et la foule émerveillée, ayant vu que l’étranger avait fait cette chose inouïe, pousse des acclamations délirantes :
« Des dieux ! Ce sont des dieux qui ont pris forme humaine et sont descendus vers nous ! »
Ces cris retentissaient en langue lycaonienne ; de sorte que Paul et Barnabé n’en comprenaient pas le sens. Les gens du pays entendaient le grec ; entre eux, dans la vie commune, et surtout au milieu d’une effervescence, ils parlaient un dialecte étrange, proche parent, croit-on, du syriaque ou du cappadocien. Ils connaissaient la légende de Zeus voyageant avec Hermès, hébergé par le pieux ménage de Philémon et Baucis, à qui les dieux assurent de longues années tranquilles. Ils retrouvèrent, facilement exaltés, Zeus en Barnabé, et en Paul Hermès. L’extérieur imposant de Barnabé prêtait sans doute à cette illusion ; petit, vif, guérisseur d’un incurable, et maître des paroles persuasives, Paul leur évoqua l’agile Hermès, dieu de la santé, patron des hommes éloquents.
Or, près de l’endroit où tonnait leur ovation, appuyé aux portes des remparts, un temple s’offrait[213] dédié à Zeus, gardien de la cité. On courut annoncer au prêtre la visite imprévue des dieux, le prodige qui la certifiait. Il s’empressa de croire à cette aubaine et disposa tout pour un sacrifice. La pompe se déroula selon les bienséances ; taureaux blancs chargés de guirlandes, victimaires, joueurs de flûte, acolyte portant la farine et le sel, rien ne manquait à la fête, sinon les augustes personnages qu’on voulait encenser.
[213] Dont une inscription trouvée à Claudiopolis en Isaurie confirme l’existence.
Les Apôtres, dès la première explosion des enthousiasmes, s’étaient dérobés. On vint les avertir de l’hommage qui se préparait. Un saint courroux les emporta ; en signe de douleur, ils déchirèrent, à la mode juive, la couture de leur manteau ; ils bondirent au-devant de la procession, clamèrent :
« Hommes, que faites-vous ? Nous sommes des hommes passibles comme vous autres. Ces vanités impies, nous vous prêchons de les quitter, de vous tourner vers le Dieu vivant, le Dieu qui a fait le ciel et la terre et tout ce qui vit en eux ; ce Dieu, dans les temps passés, laissa toutes les nations s’en aller dans leurs voies, et pourtant, il ne s’est pas laissé lui-même sans témoignage, faisant du bien, vous envoyant du ciel les pluies et les saisons porteuses de fruits, rassasiant vos cœurs de nourriture et de joie. »
Les Apôtres, en improvisant cette apostrophe, n’oubliaient pas qu’ils s’adressaient à des païens. Ils réduisaient au plus simple la notion du divin, parlant du Dieu unique, mais sous-entendant Jésus-Christ. Ils eurent beau dire ; les Lycaoniens exigeaient que les deux étrangers fussent des immortels. Enfin, désabusé, le peuple se dispersa. Déception énorme ! Il éprouvait le besoin de toucher les dieux puissants et bons ; le Dieu qu’annonçaient les nouveaux prophètes ne s’était jamais montré. Comment y croire ?
Quant au prêtre, il ne pardonna point la cérémonie manquée, l’outrage fait au grand Zeus et la perte de prospérités palpables qu’il escomptait probablement.
Sur ces entrefaites, des Juifs enragés contre l’Évangile, et conduits par leur commerce en ces régions excentriques, arrivèrent d’Antioche de Pisidie. Ils diffamèrent Paul et Barnabé, Paul surtout, comme étant le plus actif des deux. Ils s’indignèrent de ses propos trop libres sur la circoncision et les autres pratiques de la Loi. Ils révélèrent que les habitants d’Antioche avaient dû mettre à la porte ces bateleurs, ces gens de rien qui faisaient d’un misérable, justement supplicié, le vrai Dieu. La foule, versatile, mal disposée, s’exaspéra. Une bande entoura Paul dans un moment où il était séparé de ses compagnons. On lui lança des pierres à la tête ; il tomba évanoui ; ses assassins le crurent mort et le traînèrent hors de la ville, pour que son cadavre fût abandonné aux chiens et aux corbeaux. Mais ses disciples, prévenus, accoururent, le trouvèrent miraculeusement ranimé ; il se leva, et rentra, escorté de ses défenseurs, dans Lystres.
Le lendemain, tout meurtri encore, il se mit en route avec Barnabé. Ils parvinrent à un gros bourg fortifié, dernier bastion de la frontière, dans la province romaine de Galatie. Le lieu s’appelait Derbé et se trouvait, d’après Strabon[214], au pied des monts d’Isaurie, en un pays farouche que les brigands du Taurus dévastaient par des razzias. Les Juifs, semble-t-il, ne s’aventuraient pas jusque-là, et les Apôtres, sans être inquiétés, instruisirent paisiblement ces montagnards au cœur simple. Un chrétien de Derbé, Gaïus[215], accompagnera Paul à travers la Macédoine, dans un voyage périlleux.
[214] L. XII, ch. V.
[215] Actes XX, 4.
De Derbé, ils pouvaient, en cinq ou six journées de marche, atteindre Tarse en franchissant le Taurus. Au rebours — et l’on aimerait savoir si l’honneur de cette décision fut à Paul, à Barnabé, ou si la mesure fut concertée, avant leur départ, en Syrie — ils revinrent sur leurs pas, visitèrent de nouveau Lystres, Iconium, Antioche de Pisidie.
Méthode d’une singulière audace et fructueuse ; cette fois, nulle violence extérieure ne paraît avoir contrarié leur action.
Dans chaque ville, après le passage des missionnaires, les chrétiens s’étaient maintenus en une confrérie fervente qui s’accroissait obscurément. Ils se réunissaient, le soir, dans la chambre haute d’une maison. Leur propagande troublait peu les cultes établis. Toute nouveauté révolutionnaire, quand elle commence, se développe avec la complicité de l’incurie officielle. Qui, dans le monde païen, eût alors soupçonné l’avenir de ces petits groupes intimes où l’on adorait un Dieu sans gloire ?
Quand Paul et Barnabé repassèrent à Lystres, à Iconium, et ailleurs, de longs mois avaient fait oublier les agitations populaires soulevées par leur présence. Ils ne prêchèrent plus dans la synagogue, ni sur l’agora. Ils s’attachèrent, dans l’intimité des homélies, de la cène et des agapes, à sanctifier les néophytes, à leur forger la bonne armure chrétienne, ce que Paul appellera « le casque et le bouclier de la foi[216] ». Par leur propre exemple ils démontraient qu’il faut avoir souffert pour mériter le royaume de Dieu. Ce mystère devait étonner des païens convertis, malgré le mythe d’Héraclès, du héros qui était monté, après douze épreuves, dans l’Olympe. Car Héraclès avait subi la loi de son destin ; il n’avait pas enduré en aimant ; il avait dompté des monstres, il n’avait point dompté sa chair ; il avait cherché son triomphe, et jamais le salut du monde. Paul portait déjà sur son corps « les stigmates du Christ[217] ». Il l’offrait « comme une hostie vivante, agréable à Dieu[218] ».
[216] Éphés. VII, 10-18.
[217] Gal. VII, 17.
[218] Rom. XI, 1.
Ainsi les Apôtres, dans chaque communauté, revinrent avec le prestige des travaux accomplis, des souffrances vaincues. Ils se préoccupaient d’y constituer un ordre stable.
En leur absence, elles n’étaient pas restées sans dirigeants. Quelqu’un présidait les réunions, faisait lire les Psaumes et les Prophéties, proférait sur le pain qu’il allait rompre et sur le vin de la coupe la bénédiction qu’on appellera « l’eucharistie ». Certains fidèles étaient chargés de distribuer le pain aux assistants, de baptiser les catéchumènes, d’ensevelir les morts. Parmi eux, selon les grâces de l’Esprit, se révélaient des prophètes, des docteurs ; d’autres avaient le don de gouvernement[219]. Quelques-uns étaient glossolales, émettaient, quand leur en venait l’inspiration, des effusions sans suite, élans de tendresse et de joie mystique, souvent inintelligibles pour l’auditoire.
[219] Voir Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, t. I, p. 46.
Il manquait encore à ces églises une succession de chefs, capables de transmettre les pouvoirs reçus d’en haut. Chacune d’elles était comme une vigne dont les rejets poussent en liberté, un peu confusément.
Paul et Barnabé leur donnèrent un conseil de presbytres, tel qu’ils l’avaient vu établi à Jérusalem, à Antioche, sans doute sur le type du presbytérion juif. Ce conseil d’anciens, dans les synagogues[220], veillait à la défense religieuse de la communauté, en administrait les biens — elle était personne juridique — la soutenait devant les autorités non juives, et possédait le pouvoir d’excommunier les indignes. Mais les presbytres chrétiens furent investis d’une puissance avant tout spirituelle. Il leur incombait, comme l’écrira Paul à son disciple[221], « de garder le dépôt », d’assurer l’intégrité des mystères et des rites. Après avoir jeûné et prié, les Apôtres choisirent dans l’église les plus aptes, et nous savons les qualités intérieures qu’ils exigeaient. Un presbytre devait être « un homme irréprochable, l’économe de Dieu ; ni présomptueux, ni colérique, ni buveur, ni querelleur, ni cupide, mais hospitalier, ami du bien, sensé, juste, chaste, attaché à la parole de foi selon la doctrine, afin qu’il pût exhorter dans un saint enseignement et confondre les contradicteurs[222] ».
[220] Voir Juster, op. cit., t. I, p. 142.
[221] I Tim. VI, 20.
[222] Tite, I, 7-9.
Les Apôtres leur imposaient les mains, pour faire passer en eux les pouvoirs transmis. Paul recommandera plus tard à Timothée : « Ne te hâte pas d’imposer les mains à qui que ce soit[223]. » C’était une ordination semblable à celle des sept diacres, à celle que lui et Barnabé avaient reçue des presbytres d’Antioche.
[223] I Tim. V, 22.
Après l’élection du presbytérion, ils repartaient, « confiant les frères au Seigneur en qui ils croyaient ». En se rapprochant de Pergé, ils semèrent la parole dans toute la Pamphylie, et, cette fois, ils s’arrêtèrent à Pergé même pour y fonder une église. Ils se réembarquèrent dans le port d’Attalia, atteignirent l’embouchure de l’Oronte et remontèrent le long du fleuve jusqu’à Antioche où ils annoncèrent « les grandes choses que Dieu avait faites avec eux ».
Leur voyage avait duré quatre ou cinq ans, — de 44 ou 45 à 49 ; — le périple de l’exploration n’était pas très vaste ; mais elle configurait le plan de l’avenir. Des sept églises fondées ils savaient, avec leur sublime confiance, que pas une ne mourrait. Et surtout la preuve était faite :
« Dieu ouvrait aux gentils la porte de la foi. »
Faisons halte devant cette image pleine de sens. Depuis que la Révélation primitive s’était perdue, les générations étaient vraiment « assises dans l’ombre de la mort ». Israël serrait sur son cœur jaloux les tables de pierre du Décalogue. Pour les autres peuples, l’éternelle clarté ne cessait pas de luire ; mais leurs ténèbres n’en admettaient que des lueurs brisées ou vacillantes.
Ceux qui voulaient savoir s’écrasaient contre la porte d’airain ; l’énigme de la mort les rembarrait ; sur ce mystère de la destinée, Socrate, le moins vague des philosophes, n’avait pu dépasser l’hypothèse : ou bien la mort n’est qu’un sommeil sans rêve, ou une entrée dans la lumière, parmi les sages immortels et les dieux.
A présent, le Christ était descendu chez les morts ; en remontant victorieux, il avait pour jamais rompu la porte, et tous les hommes pouvaient entrer. Le Paradis rouvert au genre humain, la béatitude, Dieu possédé, tel était le message dont les Apôtres venaient d’établir l’allégresse, là où on ne l’avait pas encore entendu. Et il résonne, comme datant d’hier, pour nos oreilles ; car c’est de lui seul que les siècles, jusqu’à la fin, vivront.
Toute force en croissance doit franchir un instant critique dont sa destinée dépendra ; de même qu’une bataille se gagne dans une certaine minute où il faut prendre une décision. Jésus, en tant qu’homme, ne s’est pas dérobé à cette loi. Avant sa vie publique, il accepta la tentation dans le désert et il trouva, pour confondre les Puissances du mal, trois paroles, trois coups d’épée qui signifiaient : J’ai vaincu le monde.
L’Église, avant de surmonter les hérésies, eut à se dégager d’un péril qu’impliquaient ses origines juives. S’affranchirait-elle pleinement de la synagogue ou imposerait-elle aux païens convertis les observances pharisaïques, la circoncision, le sabbat, les néoménies, le tracas des impuretés légales ?
La circoncision, bien que d’autres peuples — tels les Égyptiens — l’eussent pratiquée, faisait des Juifs, aux yeux d’un païen, des gens à part, et les désignait à la risée publique. Voici comment les jugeait un Romain cultivé, Pétrone, au temps de saint Paul :
« Quand même il adore la divinité sous la forme d’un porc et invoque l’animal aux longues oreilles, un Juif, s’il n’est pas circoncis, se verra retranché du peuple hébreu, et forcé d’émigrer vers quelque ville grecque où il sera dispensé du jeûne du sabbat. Ainsi, chez ce peuple, la seule noblesse, la seule preuve d’une condition libre, c’est d’avoir eu le courage de se circoncire[224]. »
[224] Pétrone, fragment XVII.
Nul prosélyte n’était incorporé à une communauté juive sans avoir consenti à ce rite douloureux. Peu d’hommes s’y soumettaient ; si l’Église chrétienne l’avait exigé, elle n’aurait gagné que lentement et en petit nombre les Grecs et les Occidentaux. Elle fût demeurée comme un rameau accessoire enté sur le tronc juif. D’ailleurs, la circoncision n’était qu’une figure et un sceau d’attente. Elle commémorait la foi d’Abraham à la promesse, au Messie libérateur. Elle marquait le retranchement des appétits sensuels, représentait la Grâce, guérisseuse du péché[225]. Maintenant que l’eau du baptême donnait la plénitude sanctifiante, c’était la fin des signes et des remèdes transitoires.
[225] Voir saint Augustin, Cité de Dieu, XVI, 27, Tertullien, Adversus Judaeos, ch. I, et saint Thomas, Commentaire sur l’Épître aux Romains, p. 61.
Pourtant, les chrétiens nés Juifs avaient peine à concevoir sans la circoncision un parfait chrétien. Il y avait, surtout en Palestine, un clan rigoriste qui soutenait ce principe : « Si vous n’êtes pas circoncis selon la coutume de Moïse, vous ne pouvez être sauvés. »
Quelques-uns d’entre eux descendirent de Judée et vinrent à Antioche, centre des incirconcis. Ils jetèrent un anathème public sur l’enseignement de Barnabé et de Paul. Ils les signalèrent comme des gens qui, pour atteindre les foules et gagner à bon marché les païens, sacrifiaient la vraie doctrine[226]. Les Apôtres sentirent la gravité d’une telle propagande. Mettre en demeure les gentils de passer par la circoncision, c’était les contraindre à pratiquer toute la Loi. Si la Loi restait nécessaire pour le salut, si elle suffisait, à quoi bon la foi au Christ Jésus ? Autant rester Juif et faire des prosélytes juifs ! Le Christ avait en vain souffert, en vain justifié les hommes par son sang. La Loi était un joug de malédiction[227] ; allait-on le lier même sur le cou de ceux qui n’en avaient jamais connu la charge ?
[226] Calomnie que Paul réfuta dans l’épître aux Galates (I, 10).
[227] Gal. III, 10.
Paul et Barnabé combattirent ces rétrogrades avec toute la force de leur inspiration et de leur expérience. Mais les Juifs d’Antioche donnaient raison aux fanatiques de l’orthodoxie juive. La synagogue tentait de reprendre l’Église dans son sein, de l’absorber, sinon de l’anéantir. Paul refusa de rien céder à ces faux frères. Le conflit s’aggravant, une voix intérieure lui révéla[228] qu’il devait monter à Jérusalem, prendre pour arbitres « les colonnes » de la métropole, Pierre, Jacques et Jean, obtenir de leur bouche le désaveu d’une campagne inique et dangereuse. Il voulut que sa démarche eût l’assentiment de l’église d’Antioche. De la sorte, il se présenterait à Jérusalem comme le porte-parole de tous ses frères. Il partit en compagnie de Barnabé et de quelques disciples ; entre autres, d’un jeune Grec incirconcis ayant nom Tite[229].
[228] Gal. II, 2.
[229] C’est Paul qui nous l’apprend (Gal. II, 1-3). Les Actes parlent anonymement de « quelques autres ».
Ils traversèrent la Phénicie et la Samarie. Devant toutes les communautés ils exposèrent leur évangile, leur méthode de conversion, les merveilles que Dieu avait faites « avec eux ». Ce récit, ils le répétaient sans fatigue et sans orgueil, puisque la gloire n’allait pas à eux, mais à l’Esprit qui les conduisait.
Une rumeur approbative les précéda dans la Ville sainte. Paul, dès son arrivée, vit « les notables[230] », chacun d’abord séparément. Il ne se posa point en inspiré, en dominateur ; il leur demanda « s’il avait couru pour rien[231] ». Volontiers il se comparait à un coureur, dans le stade, cherchant à gagner le prix, et cette image hellénique ne heurtait que les vieux Juifs hostiles à tout ce qui venait de l’étranger. Sa netteté persuasive convainquit Pierre, Jacques et Jean. Pierre, depuis la vision de Joppé et la conversion de Cornélius, était d’ailleurs soumis à des idées novatrices.
[230] Gal. II, 6.
[231] Id. II, 2.
Néanmoins les judaïsants renouvelèrent auprès des « colonnes » l’assaut d’Antioche, les sommant de se déclarer en faveur de leur thèse :
« Il faut la circoncision ; il faut que la loi de Moïse soit observée. »
Pierre assembla le presbytérion et il donna aux principes de Paul une adhésion franche et dogmatique.
« Hommes frères, vous savez que, depuis les jours anciens, Dieu a choisi parmi nous pour que les gentils entendent de ma bouche la parole de l’Évangile et qu’ils aient la foi. Et Dieu qui connaît les cœurs a témoigné pour eux en leur donnant l’Esprit Saint comme à nous ; et il n’a fait aucune différence entre nous et eux, ayant purifié leurs cœurs par la foi. Pourquoi donc maintenant tentez-vous Dieu, mettant sur le cou des disciples un joug que ni nos pères ni nous n’avons pu porter ? En fait, c’est par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés ; et eux, de même. »
Évidemment, ses entretiens avec Paul ont affermi chez Pierre la certitude qu’entre les Juifs et les païens convertis « Dieu ne met aucune différence ». Mais il se souvient encore plus des paroles mêmes du Seigneur. Il sait pourquoi Jésus a dit : « J’ai aussi des brebis qui ne sont pas de ce bercail. » Il rappelle ses apostrophes aux pharisiens[232] quand il maudissait leurs fausses traditions, leurs subtilités hypocrites. Cependant il ne condamne pas la Loi, ni, d’une manière formelle, la circoncision. Il garde une prudence d’arbitre, voulant, par-dessus tout, l’unité dans la paix ; plus conservateur qu’audacieux, représentant déjà, dans l’Église, cette force modératrice qui sera l’apanage du Siège apostolique.
[232] Math. XXIII, 4 et suiv. ; Marc VII, 2-13.
Avant son discours, une extrême agitation divisait l’assemblée. Dès qu’il parla, le calme s’établit ; on écouta Barnabé, puis Paul justifier leur apostolat. Tous les miracles opérés par leurs mains démontraient qu’ils suivaient la voie droite ; le Seigneur était bien avec eux. Leur témoignage émut un auditoire plus sensible encore aux faits qu’aux idées. Et puis, ces hommes, on ne l’ignorait point, avaient exposé leur vie pour le Christ ; comment leur dénier l’autorité de l’exemple ?
Mais une intervention décisive allait stupéfier leurs adversaires.
Jacques se leva, Jacques, proche parent de Jésus, celui qu’on surnommait le Juste. Dans sa robe de lin, avec ses longs cheveux, sa barbe flottante, il ressemblait au personnage vêtu de blanc qu’Ézéchiel vit tracer le signe du Thau sur le front des hommes prédestinés au salut[233]. Avant la mort de Jésus il avait juré : « Je ne mangerai plus de pain depuis l’heure où j’ai bu le calice du Seigneur jusqu’à celle où je le verrai ressuscité des morts. » Et le Seigneur lui était apparu au matin de Pâques, lui avait dit : « Mon frère, mange ton pain ; car le Fils de l’homme est ressuscité d’entre les morts[234]. » Il passait dans le Temple une vie de prière, si longtemps agenouillé que ses genoux avaient pris de la corne, comme ceux des chameaux. C’était un chrétien resté fidèle à la pratique de la Loi ; les bonnes gens le considéraient comme le rempart des traditions orthodoxes.
[233] Ézéchiel, IX, 2-6.
[234] Sur Jacques le Mineur, voir saint Jérôme, Ex catalogo Scriptorum ecclesiasticorum.
Or Jacques, dans son discours, approuva sur le point capital Barnabé et Paul. « Dieu, raisonna-t-il, s’était choisi parmi les gentils « un peuple » ; donc il ne fallait pas « inquiéter » ceux qui se tourneraient vers Lui. »
« Ne pas les inquiéter » équivalait à dire : « Ne les contraindre point à la circoncision. » Mais, avec une sagesse réaliste, il ajouta :
« On doit leur enjoindre de s’abstenir des souillures des idoles, de la fornication, des bêtes étouffées et du sang. »
Ces exigences paraîtraient bizarres si nous ne savions une des graves difficultés qu’eut l’Église à résoudre, dans des groupes où se rencontraient à table, pour les agapes, des Juifs et des païens convertis. Il était indifférent à ceux-ci de manger des viandes non saignées, tandis qu’un Juif en avait horreur. Absorber le sang des animaux, même amalgamé à d’autres mets, ce n’était pas seulement violer la défense de Moïse, c’était s’assimiler quelque chose de répugnant, l’âme des créatures inférieures que l’on croyait mêlée à leur sang. Une viande posée sur l’autel d’une idole, du vin qui avait servi aux libations, les ustensiles, les fruits qu’avait souillés ce vin[235] étaient prohibés, exécrables.
[235] Le Traité Aboda Zara (trad. Schwab, p. 235) précise : « Si du vin de libation est tombé sur les raisins, il suffit de les laver, et ils restent d’un usage permis ; s’ils étaient fendus en sorte que ledit vin ait pu y pénétrer, ils sont interdits. »
Des païens convertis ne pouvaient ressentir ces aversions ; Jacques requiert d’eux l’abstinence des choses qu’abominaient les Juifs, depuis Moïse ou même Noé. On les dispensera d’être circoncis ; qu’en revanche ils s’unissent à leurs frères israélites dans l’observance de certaines règles mosaïques.
Au milieu de ces interdictions alimentaires, il jette un précepte plus général en apparence : s’abstenir de la fornication. Mais on peut douter que ce mot vise ici la licence des mœurs, condamnée par la loi naturelle, ni, à plus forte raison, les turpitudes rituelles que la Syrie et la Phrygie associaient au culte d’Astarté, d’Atys et de bien d’autres. Tout cela, un catéchumène, un baptisé, le savait défendu. Jacques veut éliminer des communautés chrétiennes les couples vivant selon des rapports réprouvés par le Lévitique : Ainsi, l’union d’un neveu avec sa tante, d’un beau-frère avec sa belle-sœur, ou, encore plus, des faux ménages comme celui qu’aura Paul à stigmatiser dans l’église de Corinthe et qu’elle tolérait sans scrupule : la liaison d’un homme avec la femme de son père défunt[236].
[236] I Cor. V, 1-5.
En écartant ces scandales, Jacques maintient la tradition juive ; il sert du même coup la morale évangélique. Paul ne pouvait qu’applaudir à ses propositions.
Le presbytérion les approuva : elles furent ratifiées dans une assemblée solennelle, et l’on décida de les fixer en un message collectif où les Apôtres usèrent de cette expression non impérative, mais souveraine : Il a paru bon à l’Esprit Saint et à nous… Paul et Barnabé furent chargés de le porter aux fidèles d’Antioche ; et, avec eux, partirent, pour mieux en ponctuer l’importance, plusieurs notables de Jérusalem, entre autres Silas qui allait demeurer à Antioche, fervent coadjuteur de Paul. On pouvait craindre en effet que la décision ne provoquât parmi les judéo-chrétiens des murmures.
Paul avait fait prévaloir l’essentiel de ses vues. Les Juifs étaient laissés libres dans leur fidélité aux coutumes juives ; mais, pour les gentils, le couteau du circonciseur disparaissait — ou peu s’en faut — de l’horizon chrétien. Cinq ou six ans après, il écrira aux Galates troublés par les judaïsants :
« Comme ils savaient la grâce qui m’est départie, Jacques, Céphas et Jean, eux qui passaient pour être des colonnes, me donnèrent la main droite ainsi qu’à Barnabé ; nous serions pour les gentils, eux-mêmes pour les circoncis[237]. »
[237] II, 9-11.
On a prétendu que le discours de Pierre dans les Actes démentait son affirmation. Pierre ne se déclarait-il pas, lui aussi, l’Apôtre des gentils ? En réalité, ni Paul ni Pierre ne se sont jamais attribué un domaine exclusif, comme Abraham disant à Loth : « Voici, toute la terre est devant toi ; si tu vas à droite, j’irai à gauche ; si tu vas à gauche, j’irai à droite. » Pierre avait converti des païens, Paul, des Juifs, et il persistera, prêchant dans les synagogues, tant qu’on l’y tolérait. Mais Pierre, Jacques et Jean se réservaient d’instruire surtout des Juifs circoncis ou des païens qui accepteraient la circoncision ; Paul recevait liberté plénière de former des chrétiens qui ne fussent point circoncis. Il engagea pourtant à cette observance Timothée, fils d’un Grec et d’une Juive convertie[238], afin de ne pas scandaliser les Juifs de la région.
[238] Actes XVI, 3.
Tandis que les sectaires ébionites feront de la circoncision un dur article de foi, les Apôtres, ayant l’onction de l’Esprit, la souplesse de la vérité divine, conformeront à un seul objet, au règne du Seigneur Jésus, les voies diverses de l’Évangile.
Paul, en quittant Jérusalem, pouvait donc loyalement déclarer :
« Les notables ne m’imposèrent rien[239]. »
[239] Gal. II, 6.
On lui demanda simplement de songer aux pauvres. Les saints de Jérusalem souffraient encore d’une poignante indigence ; Paul, dans toutes ses missions, fera pour eux des collectes, leur enverra des vêtements, des vivres. Ces aumônes ajoutaient aux autres liens celui d’une fraternité miséricordieuse entre les églises naissantes et l’Église qui les avait engendrées.
Mais le décret que Paul et Barnabé commentèrent à Antioche et, sans doute, partout en Syrie, ne supprima point la résistance des judaïsants. « Les faux frères » épiaient sa liberté dans le Christ, « ne cherchant qu’à l’asservir[240] ». Bientôt après, un événement dont les Actes ne parlent point prouva jusqu’où leur obstination perfide mettait en danger l’unité chrétienne. C’est Paul lui-même qui a cru devoir évoquer devant les Galates ce pénible conflit :
[240] Id. II, 4.
« Quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il s’était mis dans son tort. Avant l’arrivée de certaines gens venus (disaient-ils) de la part de Jacques, il mangeait avec les gentils. Mais, lorsqu’ils furent venus, il battit en retraite et se tint à l’écart, craignant ceux de la circoncision. Les autres Juifs, avec lui, firent les hypocrites ; de sorte que Barnabé lui-même fut entraîné dans leur hypocrisie.
« Alors, quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas en présence de tous : « Si toi, qui es Juif, tu vis en gentil et non en Juif, comment peux-tu (moralement) contraindre les gentils à vivre en Juifs ? Nous sommes nés Juifs, nous autres ; et non pécheurs d’entre les gentils. Mais, sachant que l’homme n’est pas justifié en vertu des œuvres de la Loi, qu’il l’est seulement par la foi en Jésus-Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus, pour être justifiés par la foi au Christ et non par les œuvres de la Loi, puisqu’aucune chair ne sera justifiée par les œuvres de la Loi. »
« Mais si, tandis que nous cherchons à être justifiés dans le Christ, nous nous trouvons, nous aussi, rangés parmi les pécheurs, c’est donc que le Christ est ministre de péché ? Eh bien ! non. Mais si je bâtis ce que j’ai renversé, je me reconnais donc transgresseur ! Non ; pour moi, je suis mort à la Loi par le fait de la Loi afin de vivre pour Dieu. Je suis crucifié avec le Christ. Je vis — non, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. A présent (depuis ma conversion) ma vie dans la chair, c’est la vie dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Je n’abolis pas, moi, la grâce de Dieu ; car enfin, si la justice est obtenue par la Loi, le Christ est donc mort pour rien[241]. »
[241] II, 14-21.
Scène véhémente, inappréciable. Que ne donnerait-on pour tenir de Paul lui-même un abrégé de sa vie narré sur ce ton-là !
Nous ne sommes guère étonnés d’apprendre cette manœuvre des judaïsants qui faillit rompre en deux la communauté d’Antioche ; l’observance des nourritures légales leur paraissait, avec la circoncision et le sabbat, quelque chose d’intangible ; et ils ne se résignaient pas aux concessions prescrites. Les Juifs interprétaient comme un privilège, une figure de l’Alliance entre Dieu et son peuple, le discernement des animaux purs et des immondes. Pour eux, d’étranges raisons symboliques resserraient les préceptes traditionnels. Le Lévitique[242] interdisait le lièvre parce que ce quadrupède n’a pas le pied fendu. Les rabbins jugeaient sa viande impure, parce qu’on lui attribuait des mœurs honteuses[243]. Un Juif baptisé, si des frères, païens d’origine, l’invitaient à manger du lièvre, devait ressentir une répugnance invincible.
[242] XI, 6.
[243] Voir l’épître dite de Barnabé, X.
Pierre, cependant, qui gardait en sa mémoire la vision de Joppé et les instructions du Seigneur, participait, dans l’agape, aux nourritures communes. Il prouvait, par là, aux gentils que Dieu a fait bonnes toutes ses créatures ; que tous les animaux, comme toutes les races d’hommes, sont bénis.
Mais survinrent de Jérusalem des Judéo-chrétiens, qui se disaient mensongèrement envoyés par Jacques. Jacques avait donné sa main droite à Barnabé et à Paul ; il avait proposé le décret conciliant sur les viandes étouffées ; sa démarche inquisitoriale serait donc peu vraisemblable. Mais les judaïsants, sous le couvert de son autorité, prétendaient insinuer leurs méfiances rétrogrades. La bonhomie de Pierre les indigna ; ils le blâmèrent sans ménagement. Avec sa droiture un peu scrupuleuse il craignait de les scandaliser. Il cessa de manger à la table des gentils ; le clan juif s’empara de sa personne, et son exemple troubla l’entourage, au point que Barnabé lui-même l’imita.
Cette conduite froissa doublement les gentils ; en s’écartant d’eux, les Apôtres paraissaient les reléguer, comme des parents pauvres, à l’étage inférieur de la communauté ; et ils démentaient sur un point très important les pratiques admises depuis la décision de Jérusalem. Si Pierre, le Saint à qui Jésus avait dit : « Pais mes agneaux », reprenait une façon juive de vivre, les fidèles, pour être des chrétiens sans reproche, devaient donc, eux aussi, « judaïser » ?
Paul protesta ; c’était à lui d’élever la voix. Il ne voulait certes pas humilier Pierre ; mais il sentait que le compromis où se laissait induire le premier des Douze, au lieu d’apaiser les dissentiments possibles, pouvait mener au schisme ; et ce retour en arrière ouvrait la porte à d’inquiétantes faiblesses.
Afin que son acte eût toute sa portée, ou plutôt, sans réfléchir, écoutant une inspiration, il interpella Pierre en public, peut-être à l’heure de l’agape. Rudement il qualifia « d’hypocrite » son attitude. Ce mot sévère attestait en même temps que nul antagonisme d’évangile n’opposait Pierre et lui. Pierre avait la doctrine de Paul ; il n’en pouvait avoir d’autre, puisque tous deux dépendaient du même Esprit. Mais Pierre avait cru meilleur de concéder aux Juifs une forme des anciennes coutumes ; Paul le détrompa.
Au début de son apostrophe, il reconnaît pourtant la prééminence juive. Qu’on n’accuse point d’orgueil ni de maladresse cette déclaration proférée devant des gentils : « Nous sommes nés Juifs, nous autres, et non pécheurs d’entre les gentils. » Paul n’oublie jamais qu’il sort d’une race élue, du peuple de Dieu ; et il lui semble nécessaire de l’affirmer en présence des gentils eux-mêmes ; telle était l’antique simplicité. Car il ne veut pas qu’on le prenne pour un renégat ; il ne consentira jamais à l’être, tout en traitant les Juifs de « chiens », de « mutilés »[244]. Seulement, lorsqu’il proclame le privilège natif d’Israël, il se tient au-dessus des arrogances humaines, au-dessus de la morgue théocratique : pour lui, nous l’avons vu, comparée à la connaissance du Christ, au don de la foi, cette grandeur selon la chair est « ce qu’on jette aux chiens ».
[244] Philipp. III, 2.
Il tient en main, comme une torche ardente, la vérité que Pierre ne contestait pas. Si les œuvres de la Loi justifiaient l’homme, à quoi bon les bienheureuses souffrances du Christ ? La justice de la foi qu’il nous a méritée deviendrait une fausse justice, une transgression. Le Christ serait « ministre de péché » ! Un amour furieux précipite dans l’hyperbole la dialectique de l’Apôtre ; et son transport éclate en un trait fulgurant : « Je vis, non, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. »
Bénie soit l’erreur de Pierre, puisqu’elle déchaîna cette sublimité. Nous touchons ici, chez Paul, le paroxysme, si l’on ose dire, de l’élan chrétien : à la fois, dans les mots, une violence indignée ; une personnalité débordante, qui se dresse contre toutes les autres, leur lance un défi : « Moi seul, je suis dans le vrai » ; et l’absolu du renoncement, l’humilité suprême : « Je suis crucifié avec le Christ. » Mystère d’incroyable équilibre, hauteur et abaissement, le Moi exalté dans sa plénitude et l’oubli de soi jusqu’à l’immolation du martyre ! Apparente rupture de l’unité à seule fin de sauver l’unité ! Même quand il fait la leçon à Pierre, saint Paul est tout le contraire d’un hérétique, il rend hommage à sa primauté. D’avance il confond Luther dont l’exégèse allemande et Renan l’ont perfidement rapproché.
Quelle fut, durant sa semonce et ensuite, la contenance de Pierre ? Nous connaissons sa grande âme, naïve et bonne. On ne serait pas imprudent de supposer qu’il s’étonna, s’humilia, et qu’il se leva, courut à Paul, l’étreignit en pleurant de joie.
L’avenir du christianisme ne semble point à la merci d’une question de nourritures et de tables où on les mangeait. Cependant, une petite déformation pouvait en causer d’énormes. L’universalité de l’Évangile était nécessaire, elle exigeait la ruine des observances judaïques. L’arbre issu du grain de sénevé voulait croître pour abriter tous les oiseaux du ciel. Les Juifs prétendaient l’enfermer dans le parvis du Temple, sans air, entre des murailles. Paul fut prédestiné à faire tomber les murailles ; et ni Pierre, ni Barnabé, ni aucun de ses compagnons d’apostolat n’avaient mission de rebâtir ce que Dieu, par leurs mains, avait renversé.
Paul, dans sa véhémence, avait eu si nettement raison que Barnabé, comme Pierre, lui pardonna. Et, peu de temps après, il dit à Barnabé :
« Retournons donc, par toutes les villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur, voir les frères comment ils vont. »
Cette proposition, brusque en apparence, eut d’autres mobiles qu’un besoin de changement ou les difficultés que son allure intraitable lui valut avec les judaïsants d’Antioche. C’était sa méthode, nous l’avons remarqué, et une méthode commune à tous les missionnaires chrétiens, de revoir les églises après leur fondation. La vie des Apôtres ressemblait, dans cette mobilité, à celle d’un provincial d’Ordre, sans cesse en tournée, de couvent en couvent, pour maintenir partout l’harmonie, les bonnes coutumes et la ferveur.
Paul voulait donc, avec Barnabé, retraverser Chypre ; puis ils visitèrent une seconde fois les églises de Pamphylie, de Lycaonie, de Phrygie. Un plus ample itinéraire sollicitait leur espérance ; Paul songeait à la Galatie du Nord, à la Bithynie, à la Mysie. Au reste, d’étape en étape, la Voix secrète et infaillible lui dicterait : « Prends cette route ou détourne-t’en. »
Mais une étrange querelle devait troubler leur départ. Jean-Marc, le cousin de Barnabé, était venu de Jérusalem à Antioche. Barnabé décida qu’il les accompagnerait. Paul ne voulut point de cet acolyte. Au milieu de leur première mission Jean-Marc les avait abandonnés, avait refusé « d’aller à l’ouvrage avec eux ». Des motifs dont nous ne savons rien imposaient à Paul une rigueur qui n’était point de la rancune.
Barnabé en conçut quelque dépit, insista. Paul s’obstina ; ils se fâchèrent. On peut croire que d’autres griefs irritaient leur mésintelligence. Elle ne fut guère tenace, puisque Paul écrivant d’Éphèse aux Corinthiens[245] nommera Barnabé sur un ton fraternel, fera cause commune avec lui.
[245] I Cor. IX, 6 : « Est-ce qu’à moi seul et à Barnabé on refuse le droit de ne point travailler ? »
Pour l’heure, Barnabé partit seul, emmenant Jean-Marc. Ils s’embarquèrent à Séleucie, et reprirent à Chypre le travail commencé avec Paul. Celui-ci prit comme compagnon Silas ; d’Antioche, ils parcoururent la Syrie et la Cilicie ; des églises se développaient en ces deux provinces ; apparemment, c’était Paul qui leur avait donné leur essor.
De Tarse, ils franchirent le Taurus, afin de gagner la Lycaonie.
Sur la route de la montagne, au bas des longues rampes coupant le ciel qui brûle, entre les parois des rochers que les pluies hivernales flagellent depuis le commencement des siècles, on aimerait pouvoir suivre l’Apôtre et ses compagnons. On voudrait surtout faire halte avec eux, près d’un arbre et d’une source, devant un de ces abris où se rencontrent les caravanes. Ce devait être la même écurie à l’entrée basse, la même grande chambre sous le toit. Les ânes déchargés, les chameaux, les petits chevaux des steppes erraient et mangeaient dans un libre désordre. Des pintades criaient ; les conducteurs vociféraient, faisaient claquer leur fouet. L’hôte apportait aux voyageurs importants un escabeau de bois sous l’arbre et leur lavait les pieds dans la fontaine. Paul s’informait des pays vers lesquels il marchait ; aux colporteurs juifs, aux soldats, aux chameliers, il parlait du royaume de Dieu.
La voie romaine était sans doute meilleure que la route turque d’aujourd’hui, défoncée, ébréchée sur le bord. Mais, comme elle, forcément, elle longeait le gouffre et le torrent qui tournait, précipitant sa clameur farouche. Par endroits il était facile de descendre pour s’abreuver à la nappe claire et filtrée entre les roches. De torrente in via bibet ; propterea exaltabit caput. Le double abîme d’humilité et de splendeur qu’ouvrait l’histoire du Christ se réfléchissait « en énigme » dans le miroir d’un site façonné par la seule main de Dieu : sous leurs pieds, l’ombre, le gémissement éternel de la créature en travail ; au-dessus d’eux, le silence des crêtes radieuses, des pins, çà et là, dressés comme des fers de lance, dans le soleil ; et, sous une nuée ardente, des éperviers qui tournoyaient.
Quand Paul atteignit l’endroit où les deux formidables murs se rapprochent comme les portes d’une écluse qu’on ferme, il put considérer une image de l’étranglement rigide, sans issue apparente, où la Loi bloquait l’avenir humain. La caravane pourtant y trouvait un passage, et montait plus haut, vers la liberté « des fils de la lumière », avant de redescendre dans la grande plaine verte, scintillante d’eaux bleuâtres, qui s’étalait, au printemps, comme le pâturage du Bon Berger.
Il revit les églises lycaoniennes, Derbé, Lystres, et connut, en cette ville, un très jeune disciple prédestiné à devenir, entre tous, « son vrai fils dans la foi[246] ». Timothée avait pour père un Grec. Mais sa grand’mère Loïs et sa mère Eunice étaient des Juives, converties, sans doute, lors de la première mission. Dès son enfance, elles l’avaient initié aux Saintes Lettres[247]. Les lettres de Paul font entrevoir, chez lui, une complexion délicate, un naturel timide et sensible, une âme charmante.
[246] I Tim. I, 2.
[247] II Tim. III, 15.
Timothée, enfant, n’avait pas été circoncis ; comme fils d’une Juive, il aurait dû l’être ; Paul voulut qu’il subît cette initiation légale, « à cause, nous dit-on, des Juifs qui vivaient dans ces pays[248] ». Son dessein était d’associer Timothée à sa campagne. Or, il se souvenait trop que les Juifs avaient failli tuer son œuvre et l’assassiner lui-même. Il se préoccupait d’éviter ce qui pourrait encore les aigrir contre lui. Il tenait davantage à démontrer que, s’il faisait la guerre aux judaïsants, il n’était pas l’ennemi juré de la Loi.
[248] Actes, XVI, 3.
Dans les villes où il passa, il propagea comme un pacte de paix entre Juifs et gentils le décret de Jérusalem ; et cette sorte de concordat demeura, plusieurs siècles, pour les chrétiens d’Asie, une charte respectée. La lettre fameuse des églises de Lyon et de Vienne se plaît à rappeler, comme un trait de fidélité aux principes reçus, qu’une martyre nommée Biblis, une Asiatique, après avoir, au milieu des tortures, apostasié, se ressaisit et cria aux païens :
« Comment voulez-vous que des gens à qui il n’est pas permis de manger le sang des bêtes mangent des enfants ? »
D’Iconium, et d’Antioche de Pisidie, Paul remonta vers le Nord, se proposant de pénétrer en Bithynie. Les Galates étaient sur son chemin ; et c’est ainsi que des hommes de sang gaulois, des Celtes barbares, vingt ans après la mort du Christ, eurent la révélation de la foi.
Les Galates descendaient d’une bande d’aventuriers qui, des bords de la Garonne, étaient arrivés jusqu’en Thessalie. Arrêtés aux Thermopyles, ils s’étaient embarqués, avaient ravagé les côtes de l’Asie Mineure[249]. Repoussés vers l’intérieur des terres, ils avaient pris d’assaut les villes phrygiennes d’Ancyre et de Pessinonte, puis s’étaient établis au delà du fleuve Sangarius, groupés, comme dans leur patrie d’origine, en trois tribus, dont l’une, celle que Paul évangélisa, gardait le nom de Tolstibolges ; et l’une de leurs villes, au sud de Pessinonte, s’appelait Tolosichôrion, Toulouse. Auguste, unissant la Galatie du Nord à la Phrygie, à la Lycaonie, avait réduit ces régions en une seule province. Des colonies juives étaient disséminées parmi les Galates, comme partout.
[249] Voir Pausanias, l’Attique, ch. IV.
Ce peuple avait rencontré en Phrygie des inclinations mystiques qui s’accordaient avec les siennes. La violence de l’amour, la folie du sacrifice, s’exaltaient dans les rites sanglants de Cybèle ; autour de son temple, à Pessinonte, les dévots, en dansant et en hurlant, se mutilaient. Il ne faudra pas s’étonner si les judaïsants persuadent aux Galates de s’infliger la circoncision.
L’éloquence de Paul, sa doctrine les émerveilla. Prompts à se donner ils se convertirent en foule. Pendant qu’il traversait le pays, sans vouloir s’y arrêter, il tomba malade. On le combla de soins et d’affection.
« Vous n’avez pas rejeté avec horreur, leur écrira-t-il tendrement, l’épreuve que vous causait ma chair, mais vous m’avez reçu comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus… Je vous rends ce témoignage que, si la chose eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux, pour m’en faire don[250]. »
[250] Gal. IV, 15-16.
De cette hyperbole proverbiale on a conclu que Paul fut atteint d’une ophtalmie purulente. Mais les maux d’yeux sont si communs en Orient que le contact d’une telle maladie n’eût pas été, pour les Galates, « une épreuve ». Il vaut mieux supposer quelque fièvre aggravée d’une éruption violente et contagieuse comme la variole.
Paul se souviendra, toute sa vie, du dévouement des bons Galates. Mais il apprendra aussi à souffrir de leur inconstance. Sa doctrine les avait enivrés ; lorsque des judaïsants survinrent après lui et déformèrent son évangile, le peuple galate se laissa berner par eux. Il crut, d’après l’exemple de Timothée, que l’Apôtre faisait de la circoncision un précepte. Cette versatilité l’indigna : « O absurdes Galates, s’écria-t-il, qui donc vous a ensorcelés[251] ? » Et son apostrophe semble franchir les siècles comme les lieux, viser les Français qui se croient modernes, leur manie de verbiage, leur fausse générosité.
[251] III, 1.
Il avait passé chez les Galates avec l’intention de fonder une église en Bithynie. L’Esprit l’en détourna ; Dieu avait désigné d’autres missionnaires pour cette province ; car, soixante ans plus tard, Pline, dans son rapport à Trajan, se voyait forcé de reconnaître : « Cette superstition (la foi chrétienne) a gagné non seulement les villes, mais encore les bourgades et les campagnes. »
Paul infléchit sa marche vers l’Occident, par la Mysie, suivit la vallée du Scamandre, longeant les pentes touffues du majestueux Ida, et descendit jusqu’à la mer.
Il fit halte à Troas, Alexandrie de Troade, port où Jules César, si nous en croyons Suétone[252], aurait voulu transférer la capitale de l’Empire, et le ramener ainsi à ses origines orientales. César ne se doutait point que l’Empire spirituel et indestructible de Rome partirait, en vérité, du vieil Orient.
[252] Vie de César.
Pendant son séjour à Troas, Paul fut peut-être l’hôte de Carpos, ce Grec généreux, chez qui, dans un troisième voyage, il laissa son manteau[253].
[253] II Tim. IV, 13. « Le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos, apporte-le. »
Au point de sa course qu’il venait d’atteindre, il pouvait choisir entre deux voies : ou remonter vers les villes d’Asie, vers Éphèse et Milet, ou faire voile pour l’Hellade. Il pria le Seigneur de lui montrer son chemin. Une vision lui répondit. Dans un songe un homme lui apparut, enveloppé d’une chlamyde et portant un haut chapeau à larges bords. Paul reconnut un Macédonien, et cet étranger lui disait d’un ton suppliant : « Passe en Macédoine ; viens à notre secours. » Au réveil, Paul raconta le songe qu’il avait eu ; ses compagnons furent unanimes : le Christ les appelait à évangéliser les Macédoniens.
Ainsi, Paul, au cours de ses missions, n’exécutait pas un plan rigoureux. Il allait ici ou là selon les possibilités de la route, les chances de succès, attentif surtout à l’invisible Guide qui marchait devant lui.
C’est à Troas que surgit, pour la première fois, dans son entourage, avec le « nous » du récit, un compagnon qu’il avait emmené d’Antioche[254] : Luc « le médecin bien-aimé[255] », qu’on retrouvera, même à Rome, auprès de lui. Témoin des gestes de Paul, Luc était qualifié pour devenir son historien. Il serait vain de certifier quelles raisons le déterminèrent à s’effacer dans la plus grande partie de sa relation et à mettre parfois sa personne en évidence. Le « nous » apparaît au moment où Paul va quitter Troas ; mais la manière dont il est introduit fait entendre que l’auteur, déjà auparavant, voyageait avec l’Apôtre. Il disparaît une page plus loin, puis revient au chapitre XX, quand Paul, de nouveau, se rend à Troas ; il persiste jusqu’à ce qu’on atteigne Jérusalem ; il reparaît dans le récit de la traversée et du naufrage devant Malte. On dirait que l’auteur utilise, par instants, un journal du bord, un mémorandum, ses notes immédiates, n’ayant pas eu le loisir de les fondre avec ses autres documents.
[254] Selon une hypothèse très vraisemblable, car Luc était natif de cette ville.
[255] Coloss. IV, 14.
Du quai de Troas, au bas des portiques où des escaliers sont encore visibles, Paul leva l’ancre pour commencer la conquête de l’Europe. A tous égards, il avait le vent en poupe.
Une seule journée de navigation porta le vaisseau près de Samothrace, là où tombe sur la mer l’ombre du mont fatidique[256]. Au nord-ouest de l’île, le long des torrents, se cachaient les temples des Cabires, asiles d’initiations terribles, dont l’idée seule dut suggérer à Paul et à ses disciples l’aversion d’une présence démoniaque.
[256] La montagne de Samothrace a dix lieues de tour à sa base et seize cents mètres de hauteur (voir Le Camus, l’Œuvre des Apôtres, t. II, p. 210).
Ils abordèrent le lendemain dans la rade de Néapolis (aujourd’hui Cavalla). A cette ville aboutissait la puissante voie romaine, la via Egnatia, qui, depuis Dyrrachium, fendait comme un dur sillon l’Illyrie, la Thrace, la Macédoine.
Paul se dirigea vers Philippes, à trois lieues et demie, derrière le mont Pangée. Il put faire connaissance avec les paysans macédoniens, hommes droits, primitifs, dévots. Chez eux, insinue Renan, « un certain goût de simplicité enfantine préparait les voies à l’Évangile[257] ». En réalité, des gens âpres au travail, tenaces en leurs traditions, devaient, au contraire, fermer leur porte à une religion qui déconcertait leurs coutumes et leur imposait un idéal surhumain. La croissance prompte de l’Évangile n’eut rien d’un fait « humainement inévitable ». Il est prodigieux que le principe chrétien n’ait pas échoué contre la persistance des vieux cultes, et, plus encore, contre l’esprit des Mystères. Ceux-ci, offrant un mirage de supériorité morale, de salut, l’attrait des réunions secrètes, ne pouvaient être, en face du dogme nouveau, qu’une puissance ennemie ou une cause, pour la foi, d’altération. Parce que les Macédoniens avaient des centres orphiques et adoraient le dieu Sabazios, Jésus crucifié, chassant tous les autres dieux, arrivait-il moins comme un intrus, digne de mépris ou exécrable ?
[257] Saint Paul, p. 140.
Philippes était, depuis Auguste, une colonie de vétérans. Paul aurait pu, au milieu de gens qui parlaient latin, faire valoir son jus civile. Mais, selon son invariable fidélité, il chercha d’abord un auditoire israélite.
Les Juifs, en vue de leurs ablutions rituelles, choisissaient des endroits calmes, à proximité d’une eau courante ou de la mer ; ils faisaient là, d’un simple enclos, un lieu de réunion pour y prier. Cet oratoire en plein air s’appelait une proseuché.
Le jour du sabbat, Paul, avec Silas et Luc, sortit hors de la ville, et longea le bord d’une rivière, le Gangitès, « pensant[258] » découvrir quelque part sur ses berges une pieuse assemblée. Ils trouvèrent, en effet, dans un parvis rustique, des « craignant Dieu », surtout des femmes, qui psalmodiaient. Ils s’assirent auprès d’elles et leur parlèrent du Royaume. L’une d’elles avait nom Lydia, car elle venait de Thyatires, en Lydie ; elle était une riche commerçante qui vendait des étoffes de pourpre. Transportée, elle écouta Paul, et « son cœur s’ouvrit aux choses qu’il disait ». Ce fut d’une simple et merveilleuse douceur. Elle voulut être baptisée, elle et « sa maison », ses ouvriers, ses esclaves. Puis elle dit aux missionnaires :
[258] Ce détail suffit à prouver que Luc n’habitait point Philippes et qu’il connaissait mal la ville et ses environs. Autrement il eût conduit sans incertitude Paul au lieu de prière.
« Si vous m’avez jugée croyante au Seigneur, entrez dans ma maison et demeurez-y. »
Ils résistèrent d’abord ; elle leur fit une violence suppliante ; ils devinrent les hôtes de Lydia.
Dans le logis d’une marchande de pourpre le christianisme occidental eut sa première église. La couleur du sang glorieux allait être ainsi magnifiée ; et, à Philippes, sur le sol européen, Paul et Silas allaient offrir au Christ, en libation, les premières gouttes de leur sang.
Quelques jours après, comme ils retournaient à l’oratoire, une toute jeune fille vint, sur la route, à leur rencontre, et, tendant ses mains frénétiques, elle vociférait :
« Ces hommes-là, ils sont les esclaves du Dieu très haut ; ils nous annoncent la voie du salut. »
Ils pressèrent le pas, gênés par la fureur de cet hommage. Elle les poursuivit, répéta, comme une folle, sa profession de foi. Ils apprirent qu’elle était une devineresse ; elle voyait à distance, expliquait l’avenir ; ses prédictions se vérifiaient. On disait qu’elle avait « un Esprit python » ; elle parlait avec une double voix, comme si une seconde personne habitait en elle. On lui donnait de l’argent ; plusieurs compères, s’étant associés, exploitaient les prestiges de ce « médium ».
Chaque fois que Paul et Silas revenaient, elle recommençait à crier. Paul comprit que les démons la possédaient ; ils reconnaissaient la mission des Apôtres, de même qu’ils avaient confessé au passage de Jésus : « Je le sais, tu es le Saint de Dieu[259]. »
[259] Luc IV, 34.
Fatigué de ses clameurs, indigné de s’entendre glorifier par les Esprits impurs, et voulant sauver la malheureuse qui, peut-être, implorait sa délivrance, Paul s’arrêta, considéra la jeune fille, et, d’une voix terrible, enjoignit au démon : « Je te l’ordonne au nom de Jésus-Christ ; sors d’elle. »
Le Démon, à l’instant, sortit. Mais, aussitôt, elle perdit ses dons prophétiques. Ses maîtres s’en aperçurent ; elle raconta ce qui lui était arrivé. Furieux, ils attendirent dans la rue Paul et Silas. Ils les insultèrent, se jetèrent sur eux, les entraînèrent au palais de justice, devant les duumvirs ou « stratèges ». Ils n’eurent garde d’énoncer leur vrai grief ; la loi romaine était sévère à l’endroit des sorciers. Leur violence, pour se justifier, allégua un délit d’ordre public :
— Ces Juifs troublent la ville ; ils propagent des mœurs que nous, Romains, nous ne pouvons accepter.
Ils confondaient ou feignaient de confondre ces chrétiens avec les Juifs. Les Romains octroyaient aux Juifs le libre exercice de leur culte ; mais ils voyaient d’un mauvais œil le prosélytisme des religions orientales. Les empereurs, et Claude en particulier, se targuaient d’une fidélité rigide aux dieux nationaux.
Le délit fut prouvé sans peine ; la foule se massait autour du tribunal ; des témoins affirmèrent que des étrangers prêchaient une superstition nouvelle. Les magistrats n’interrogèrent même pas les accusés ; Paul et son disciple gardèrent, semble-t-il, le silence. Ils auraient pu dire : « Nous sommes citoyens romains », — car Silas[260] l’était comme Paul. Ils aimèrent mieux souffrir, contents de ressembler au Christ Jésus.
[260] Son nom avait aussi une forme latine : Silvanus.
On les livra aux licteurs qui déchirèrent leurs habits, les fouettèrent jusqu’au sang. Roués de coups, presque nus, ils furent menés à la prison. Ils se virent précipités dans une geôle profonde ; on serra leurs jambes meurtries, liées avec des cordes, dans les deux trous d’un bloc de bois.
Ce cachot était, selon la coutume romaine, une cave suintante, au plafond bas, sans fenêtre, nauséabonde. Paul et Silas y furent laissés comme des condamnés à mort ; les araignées, les rats et d’autres bêtes hideuses leur tenaient compagnie. Il y avait pourtant, à l’étage au-dessus ou à côté, d’autres prisonniers ; et ceux-ci, vers minuit, entendirent des choses étranges.
Les deux hommes enfermés dans la basse fosse chantaient ; leurs voix s’élevaient comme un hymne grave, suppliant et fort ; une joie inexplicable enflait leur psaume. Quel Dieu appelaient-ils du profond des ténèbres ? Soudain, la terre trembla violemment, au point que les fondations furent secouées. Toutes les portes s’ouvrirent, et tous les captifs sentirent que leurs chaînes tombaient. Paul et Silas se trouvèrent debout, les jambes hors des ceps, sans savoir comment. Ils sortirent dans l’escalier. Le gardien qui dormait en sa loge, sur la foi des portes verrouillées, s’éveilla au grondement de la secousse ; il vit les cachots ouverts ; il crut que les prisonniers avaient fui. Désespéré, il tira du fourreau son coutelas, et il allait se tuer, quand Paul, surgissant près de lui, cria d’un ton joyeux, impérieux : « Ne te fais point de mal ; nous sommes tous ici. »
Alors cet homme demanda des torches, et bondit à l’intérieur du cachot. Il vit les captifs libérés, en prière, les mains étendues ; comprenant qu’un prodige venait de s’accomplir, tremblant, il s’abattit à leurs pieds, comme s’ils étaient des dieux. L’éclair d’une illumination divine le foudroya ; il obéit à un mouvement dont il ne savait pas encore le sens. Il les emmena hors de la geôle et leur dit :
« Seigneurs, que dois-je faire pour être sauvé ? »
Les Apôtres répondirent : « Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé, toi et les tiens. » Et ils lui dirent la parole de Dieu, à lui et à tous ceux qui étaient dans sa maison.
Le geôlier, dans la cour de la prison, lava leurs membres où s’était collé le sang des plaies. Paul et Silas versèrent sur son front, sur celui de sa femme et de ses enfants l’eau qui lave toutes les souillures. Puis ils montèrent à la chambre haute ; là, il leur servit à manger ; ils rompirent sans doute ensemble le pain vivant ; et il exultait, avec les siens, d’avoir foi au vrai Dieu.
Cependant, de crainte qu’il ne fût inquiété, les Saints redescendirent en leur cachot. Mais, dans la soirée, des amis de Paul avaient dû intervenir auprès des magistrats. Ceux-ci, dès l’aurore, envoyèrent au gardien les licteurs porter cet ordre :
« Délivre les prisonniers d’hier. »
Le gardien courut annoncer aux deux captifs la bonne nouvelle : « Sortez, leur dit-il, allez en paix. » Paul voulut parler aux licteurs et ce fut, après le miracle de la nuit, un autre coup de théâtre :
« Vous nous avez, en public, écorchés, déchirés de coups ! Sans jugement on nous a jetés en prison, nous, citoyens romains ! Cela ne se passera pas ainsi. Que les préteurs viennent eux-mêmes et qu’ils nous fassent sortir d’ici. »
Les préteurs, en apprenant qu’ils avaient traité comme des misérables deux citoyens romains, s’effrayèrent ; ils encouraient, d’après la loi Porcia, la peine de mort. En hâte, ils allèrent, humblement, s’excuser ; ils libérèrent Paul et Silas, non sans les prier de quitter la ville ; ils avaient trop peur d’un nouvel incident !
Paul et son compagnon refusèrent d’obtempérer aussitôt ; ils se rendirent chez Lydia, virent là tous les frères, les exhortèrent, puis partirent.
Nul historien n’a mis en doute les tribulations de Paul à Philippes. L’Apôtre, écrivant aux Philippiens, évoque « le combat pour le Christ qu’ils ont vu jadis en sa personne[261] » ; il en parle comme un vétéran d’un fait d’armes honorable et connu de tous.
[261] I, 30. Voir aussi I Thessalon. II, 2.
Mais l’épisode du tremblement de terre, des chaînes qui se délient par miracle, devait exciter les sarcasmes de l’exégèse incroyante. Wellhausen a plaisanté sans élégance sur ce fait anormal : vers minuit, Paul et Silas veillaient ; les autres prisonniers veillaient ; seul, le gardien dormait. Le détail, quand on y réfléchit, n’a pourtant rien d’invraisemblable. Pour des captifs affreusement entravés, étendus sur des dalles humides ou dans la fange, parmi les vermines, le sommeil venait lent, inquiet, rompu au moindre bruit. Plus loin, M. Loisy[262], comme s’il oubliait que la cour de la prison possédait une fontaine, se demande pourquoi la même eau sert « au gardien pour laver les cicatrices des missionnaires et au missionnaire pour baptiser le gardien avec sa famille ».
[262] Op. cit., p. 643.
Tout esprit de bonne foi éclaircit aisément ces objections puériles. Deux autres circonstances sont moins nettes. Quand les prisonniers ont senti se dénouer leurs chaînes, une fois la stupeur passée, que font-ils ? Ne s’élancent-ils pas au dehors, affolés, ou dans l’espoir de fuir ? Le gardien ne paraît aucunement se préoccuper d’eux. Paul, en pleine obscurité, entend le gardien qui se désespère et veut se percer de son coutelas. Mais au nom de quelle certitude lui donne-t-il cette assurance : « Nous sommes tous ici » ?
Le narrateur abrège l’essentiel et néglige le reste. Supposer un clair de lune qui tombait d’un soupirail autour des cachots, ce n’est pas une solution. Un élément de mystère, une présence de l’Invisible impose sa nécessité, pour que tout soit explicable. Des Anges sont là. Ils n’interviennent pas, comme dans l’évasion de Pierre, en conduisant Paul et Silas hors de la prison. Ils frappent de stupeur les prisonniers, en sorte que personne ne songe à prendre la fuite. L’Esprit le révèle à Paul. Le miracle semble surtout d’ordre moral et symbolique. Les chaînes dénouées figurent la libération des âmes par la foi ; et la conversion brusque du gardien démontre l’efficacité surnaturelle des tourments qu’ont endurés les serviteurs de Dieu. Le baptême et ce qui suit atteste la même simplicité ingénue que la scène avec Lydia et l’invitation de cette bonne âme aux messagers du Christ.
Faut-il s’étonner ensuite si Paul accueille fièrement les licteurs, si, après s’être tu la veille, il déclare sa qualité de citoyen romain ? Paul agit surtout en vue du plus grand bien ; il est tout l’opposé d’un homme à système. Les mœurs de l’Orient moderne, comme celles des préteurs de Rome, peuvent ici nous élucider sa conduite. Rien n’est plus normal que la brutalité des magistrats envers deux étrangers sans défense ; dès que ces fonctionnaires apprendront à quoi ils s’exposaient, leur platitude égalera leur insolence. Paul et Silas pourraient porter plainte contre eux ; des excuses leur suffiront. Mais Paul y tient ; il les veut, pour la jeune église des gentils qu’une injustice non corrigée scandaliserait, et, plus encore, pour la suite de sa mission.
Il connaît maintenant, par expérience, la dureté romaine ; il va s’avancer en pays hostile ; il exhibe un sauf-conduit dont il ne fera usage, ailleurs, qu’en des cas extrêmes. Sa véritable identité restera toujours d’être Hébreu, fils d’Hébreu. Mais, partout, on saura qu’il est citoyen romain.
En attendant, à Philippes, il a goûté, sous les verges des licteurs, les prémices du martyre. « J’ai été flagellé trois fois », dira-t-il aux Corinthiens. La flagellation de Philippes est la seule des trois mentionnée dans les Actes. Il en est une autre pourtant que la tradition devait consacrer. A Rome, avant qu’on lui tranche la tête, Paul sera encore déchiré par les verges. Dernière ironie dont son titre de citoyen se verra flagellé lui-même.
Au sortir de Philippes, reprenant la via Egnatia, Paul, Silas et leurs compagnons passèrent sous l’arc de triomphe qui commémorait la défaite des républicains. Pour l’Apôtre, tendu vers des fins éternelles, quel pouvait être le sens d’une bataille vieille déjà de quatre-vingt-huit ans ? La seule paix non fictive, celle que ne donneraient jamais les Césars, il la portait aux peuples avec le nom du Seigneur Jésus.
Ils traversèrent Amphipolis, au-dessus des rives du Strymon, Apollonia, près du lac Bolbé, des régions où la route dallée coupait des prairies et des vallons touffus, d’autres où elle tournait entre des croupes de coteaux arides, entaillées par des érosions millénaires. Stagire les fit-elle penser au philosophe de l’Éthique ? C’est fort possible, car Paul n’ignora point le nom d’Aristote ni sa conception de la matière et de la forme.
Ils gravirent, derrière Thessalonique, des hauteurs aujourd’hui nues et farouches[263], d’où on découvrait la ville étagée parmi ses jardins, avec ses temples, ses basiliques, ses quais immenses, le port enserré par les cornes des promontoires, et, tout en face, comme surplombant la mer, l’Olympe au faîte neigeux, cerné de nuages, et bientôt sépulcre aérien des dieux périmés.
[263] Au-dessus de la ville, près d’un bouquet d’arbres, un oratoire grec rappelle le passage de saint Paul sur ces collines.
Thessalonique, alors capitale de la Macédoine, cité libre malgré la domination romaine, portait le nom d’une femme qu’avait aimée Cassandre, le fils d’Antipater. Comme Salonique à présent, c’était un confluent de religions et de races, une des plus grouillantes parmi les grandes sentines méditerranéennes. Des Juifs et des Grecs enrichis étaient là, comme ailleurs, les maîtres des affaires ; beaucoup de Juifs pauvres exerçaient — ce qu’ils continuent — des petits métiers, entre autres celui de tisserand.
Paul, se proposant d’y séjourner, chercha du travail et en trouva plus qu’il n’en pouvait faire. Il logea chez un Juif qui s’appelait Jésus, mais avait maquillé son nom en celui d’un héros grec : Jason. Peut-être était-ce un parent, le même Jason que Paul mentionne vers la fin de l’épître aux Romains[264].
[264] XVI, 21.
Les Juifs avaient à Thessalonique une grande synagogue[265]. Le jour du sabbat, Paul vint y parler, ouvrant le mystère des Écritures, démontrant, les prophètes en main, que le Christ devait souffrir et ressusciter d’entre les morts, qu’Il était vraiment le Messie. Quelques Israélites eurent la foi ; mais Paul toucha surtout des Grecs monothéistes et des femmes appartenant aux familles les plus considérées.
[265] On a supposé que la crypte d’une ancienne synagogue de la ville basse, détruite dans l’incendie de 1917, occupait l’emplacement de celle où Paul prêcha.
De même qu’à Antioche de Pisidie, à Philippes et en bien d’autres villes, les catéchumènes ne sont pas tout d’abord des gens du peuple, des ignorants. La doctrine du Christ persuade des païens cultivés, des femmes au cœur délicat qu’enivre l’attrait d’une vie héroïque et bienheureuse, où ils pourront, sans mesure, se donner et recevoir. Ensuite, et promptement, la charité de l’Apôtre, son exemple et celui du Dieu qu’il enseigne, les incline vers les pauvres. Ils nourrissent, ils habillent en eux Jésus-Christ ; ils leur communiquent la joie du salut. Les plus misérables des frères participent à la fraction du pain ; on ne connaît plus chez eux, du moins dans la communion du Mystère, ni riches, ni indigents.
Mais, au milieu d’une ville de marchands et de courtisanes, vouée au culte d’Aphrodite, pleine du vertige des convoitises, prêcher le détachement des richesses, l’abstinence des voluptés, c’était une folie qui ne semblait pouvoir durer. Le miracle fut que, dans un tel milieu, une église se maintint et grandit en sainteté.
La première épître envoyée de Corinthe aux Thessaloniciens laisse entrevoir la merveilleuse activité du missionnaire, ses tourments, sa tendresse, sa puissance de persuasion.
Il ne prêcha point l’Évangile simplement en paroles, il le vivait. « Nuit et jour » il travaillait pour n’être à charge à personne. Dans l’échoppe où il tissait, tout en maniant la navette, il expliquait les voies du Seigneur. Il se faisait simple, afin d’être compris des simples. Il prenait en particulier les néophytes, exhortant chacun d’eux « comme une mère réchauffe entre ses bras l’enfant qu’elle nourrit[266] ». Prêt à donner sa vie pour leur âme, il pouvait tout leur dire, tout exiger de leur foi. La parole qu’il dispensait n’était point la sienne, mais celle de Dieu. Il la confirmait en guérissant les malades, ou par les dons spirituels qui emplissaient les croyants.
[266] XI, 7.
Il les préparait à être persécutés, et bientôt il eut l’occasion de leur prouver qu’il savait lui-même souffrir.
Les Juifs incrédules, irrités de sa doctrine et jaloux de voir les païens en majorité dans l’église, fomentèrent une conspiration. Sur les quais, sur les places ils ramassèrent des mendiants, des portefaix sans travail, la canaille des ports toujours disposée aux coups de main et aux tumultes ; une bande alla manifester devant la porte de Jason. Ils réclamèrent Paul, Silas et Timothée. Heureusement, les missionnaires n’étaient pas là. Les Juifs eurent l’audace d’appréhender Jason et quelques frères arrêtés en chemin. Ils les traînèrent devant les magistrats municipaux, les « politarques ».
« Voici, clamèrent-ils, les gens qui bouleversent le monde. Ils agissent contre les principes de César ; ils disent qu’il y a un autre roi, Jésus. »
Ces Juifs intentaient aux disciples de Paul l’accusation qui avait réussi contre Jésus : les montrer comme des séditieux, coupables de lèse-majesté, faire peur aux magistrats tremblants vis-à-vis du pouvoir central. Et, en effet, les politarques furent violemment émus. Quel était ce roi dont l’Empire ne serait jamais renversé, qui reviendrait en triomphateur pour juger les peuples ?
Néanmoins, Jason était connu comme un citoyen pacifique, honorable ; il se défendit avec force. Les politarques le relâchèrent, lui et les autres, non sans leur imposer, par prudence, une caution.
Les ennemis de Paul allaient-ils se tenir pour battus ? S’ils voulaient mettre fin au scandale de sa doctrine, ils n’avaient qu’à l’assassiner. On devait prévoir un attentat. Les fidèles supplièrent Paul de partir ; ce fut une de ses plus dures tristesses. Il ne résista point, trop averti que les Juifs seraient implacables. Comme des espions guettaient ses allées et venues, il quitta la ville, avec Silas, dans la nuit. Quelques frères les escortaient.
Au delà du Vardar, ils se dirigèrent vers la montagne. Par une région difficile où ils eurent à franchir des torrents, deux journées de marche les amenèrent sur le plateau de Bérée, pays de cascades et de beaux arbres, au-dessus d’une plaine coupée d’aqueducs.
Admirons ici la constance de Paul : à Bérée, comme partout, il entre dans la synagogue ; il recommence à démontrer que toutes les Écritures préfigurent Jésus ; et, cette fois, sa ténacité trouve une récompense : il ne convertit plus seulement des gentils, d’élégantes femmes grecques, dégoûtées des bassesses païennes. Des Juifs de bonne volonté, en assez grand nombre, ouvrent leur cœur à sa parole ; ils examinent les Prophètes, pour voir si le témoignage de l’Apôtre s’accorde avec eux. L’aveuglement du peuple juif se butait, se bute encore à ce point unique ; il ne veut pas comprendre les prophéties, admettre le Messie humilié, expiateur[267]. Là où Isaïe, Zacharie et d’autres définissent trop clairement l’Homme de douleur, les rabbins prétendaient ne reconnaître qu’une vision symbolique des calamités d’Israël.
[267] Voir Lagrange, le Messianisme chez les Juifs, p. 236-251.
Les Juifs de Bérée consolèrent Paul de n’avoir pu fléchir ceux de Thessalonique. Mais, promptement, les Thessaloniciens apprirent qu’à Bérée il établissait une église fréquentée par des Juifs. Les synagogues dépêchèrent, là-bas, des agitateurs ; ceux-ci calomnièrent, vilipendèrent de leur mieux l’Apôtre. La populace était prête à un soulèvement ; peut-être allait-on lapider Paul ou le massacrer. Une fois de plus il dut fuir, laissant à Bérée Timothée et Silas, pour continuer, sans lui, l’œuvre miraculeuse.
Le plus douloureux fut de savoir qu’à Thessalonique les chrétiens et, surtout, les Juifs baptisés étaient furieusement persécutés par la coalition des juiveries. Lorsqu’il leur écrira, il ne taira point son amertume excessive :
« Ces Juifs qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, qui nous ont aussi pourchassés, ils ne plaisent point à Dieu, ils sont les ennemis du genre humain, quand ils veulent nous empêcher de parler aux gentils pour leur salut ; et, ainsi, ils mettent le comble, en tout temps, à leurs péchés. Mais la Colère vient en hâte sur eux, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie[268]. »
[268] I, II, 15-16.
Voyait-il d’avance la ruine de Jérusalem et tous les châtiments qui tomberaient, au long des siècles, sur le peuple au cou raide ? Il connaissait les prédictions de Jésus ; mais il songeait davantage à la disgrâce intérieure, à cet entêtement surnaturel qui cesserait vers la fin des temps.
Quand viendrait celle-ci ? De tout son désir il l’attendait, il l’exigeait. Il voulait pour l’univers l’évidence fulgurante dont lui-même avait reçu l’illumination. Oui, quand donc le Seigneur Jésus apparaîtrait-il « avec les Anges de sa puissance, dans le flamboiement du feu ?… Alors Il donnerait leur dû à ceux qui n’écoutent pas l’Évangile[269] », et Il serait glorifié en ses Saints.
[269] II Thessal. I, 8-10.
Paul, sur le moment de la Parousie, ne savait qu’une chose : « Le jour du Seigneur arrivera comme un voleur nocturne. » Cependant, l’Église primitive admettait certains signes annonciateurs ; et, à Thessalonique, il avait enseigné ce qu’il tenait sans doute de la tradition commune au sujet de ce grand mystère[270].
[270] II Thessal. II, 14.
« Il faut auparavant que vienne l’apostasie (des peuples) et que se manifeste l’homme de péché, le fils de perdition, celui qui s’oppose[271] et s’exalte au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu, au point de s’asseoir en trônant dans le temple de Dieu, et de se poser en Dieu. »
[271] Paul dépeint l’Anté-Christ, sans le nommer expressément.
Quelqu’un d’invisible empêchait l’avènement de l’homme « sans loi ». Mais l’obstacle[272], pour un temps, serait écarté, et l’impie se manifesterait en des signes et des faux prodiges, dans toutes les séductions de l’iniquité. Alors le Seigneur Jésus l’exterminerait sous la gloire de sa Parousie.
[272] L’obstacle, selon Tertullien (voir Vosté, Commentaire, ch. V, 6) serait l’Empire romain, principe d’ordre et de paix, continué dans l’Église romaine. Mais Paul se représente quelqu’un de personnel. On a ingénieusement supposé un Archange protecteur de l’Église, saint Michel entre tous. Il est encore plus simple d’avouer qu’on n’a pas le mot de l’énigme.
Paul croyait, comme tous les premiers chrétiens, comme on le croira encore au temps de saint Cyprien[273] et plus tard, à la possibilité prochaine de la Parousie. Les Juifs n’avaient jamais oublié le passage de l’Exterminateur, en Égypte, dans la nuit pascale. Ils pensaient que le Messie choisirait, pour se manifester, cette nuit-là. Les chrétiens héritèrent d’eux semblable attente. Au dire de saint Jérôme[274], la veille de Pâques, les fidèles restaient, jusqu’à minuit, dans l’église, frissonnant d’un espoir qui, chez les tièdes, s’alourdissait d’une anxiété. Est-ce pour ce soir la fin de la douleur et du péché, la fin du silence de Dieu, la fin aussi des joies terrestres ? Passé minuit, ils se disaient : « Non, pas encore. » Et l’on se disposait allégrement à la fête du Seigneur ressuscité.
[273] Saint Cyprien commence en ces termes la Préface de son exhortation au martyre : « Au moment où la persécution et l’angoisse vont vous atteindre, où la fin du monde et la venue de l’Anté-Christ sont proches… »
[274] Commentaire sur saint Mathieu, XXV, 6.
Au fort des persécutions, l’idée que le triomphe du Juste ne tarderait guère soutint puissamment la patience des martyrs. Les juges, dans leurs interrogatoires, posaient cette question ironique :
« Puisque Jésus est ressuscité, pourquoi ne se montre-t-il à tous ? »
Les chrétiens osaient répondre :
« Son retour est proche ; vous le verrez. »
Saint Jean écoutera le grand cri des morts, de tous ceux qui ont donné leur vie en témoignage : « Qu’attendez-vous, Seigneur, vous, saint et vrai, pour juger et demander aux habitants de la terre vengeance de notre sang[275] ? »
[275] Apocalypse, VI, 10.
Mais une illusion populaire se propageait, dont les docteurs comprirent aussitôt le péril. Des exaltés ou des bavards allaient répétant que la fin du monde était imminente. A Thessalonique, après le départ de Paul, on lui avait attribué, sur cet événement, des paroles téméraires, même une épître[276]. Là-dessus, les gens paresseux se croisaient les bras, péroraient et mendiaient : « A quoi bon travailler, puisque tout va être détruit ? » Des visionnaires et des charlatans excitaient des rumeurs folles. On se tourmentait de savoir quel sort auraient les vivants au jour de la Parousie, s’ils entreraient, avant les défunts, dans le Royaume.
[276] II Thessal. II, 2.
Quand Paul, à Corinthe, apprendra cette agitation, il se hâtera d’écrire aux Thessaloniciens et de restituer en leur esprit la vérité, telle qu’il l’enseignait.
Pour l’heure, le voici, fugitif encore, sur la route d’Athènes ; on dirait le Juif errant de l’apostolat ; à chacun de ses pas qu’ils précipitent, ses ennemis poussent l’Évangile en avant. Les églises de Thessalonique et de Bérée ne mourront point, et celle de Corinthe va naître.
On n’est pas du tout certain qu’il se soit embarqué à Méthone, qu’il ait gagné Athènes par mer. Il a pris le chemin de la côte ; mais il a pu, ensuite, remonter vers les défilés de la Thessalie[277]. « Ceux qui le conduisaient, disent les Actes, le menèrent jusqu’à Athènes. » Ces termes seraient bizarres, s’ils se rapportaient à une traversée.
[277] C’est l’opinion soutenue par Knabenbauer dans son commentaire des Actes.
En franchissant, un soir d’automne, les Thermopyles, j’ai songé avec une étrange émotion que l’Apôtre avait peut-être passé dans ces gorges épiques ; et, vraiment, j’y reconnus le double aspect de sa vie : en bas, le lit d’un torrent, resserré entre les deux pentes sombres de la montagne ; plus haut, des môles abrupts, des arbustes épars, des chênes aux feuilles rougies qui paraissaient flamber, des cimes déchiquetées, nids d’aigle inaccessibles ; et, sur nos têtes, un crépuscule immense, doré comme un beau miel, qui s’épandait jusqu’à la mer ; toutes les violences des luttes transitoires, et la paix des régions divines.
Si Paul avait été, comme certains le veulent, un hellénisant, il n’aurait pas touché le sol attique, pénétré dans le sanctuaire de l’hellénisme, sans être saisi d’une admiration et d’une secrète volupté. Au contraire, Athènes lui déplut fortement. Cette ville auguste l’attrista, lui pesa, « l’exaspéra[278] ».
[278] Actes XVII, 16.
D’abord il s’y trouva seul[279], dans une solitude hostile. Timothée l’y avait rejoint. Mais, à la nouvelle des vexations qu’enduraient les chrétiens de Thessalonique, Paul « n’y put tenir ». Il envoya son disciple à ses Thessaloniciens bien-aimés ; car il souffrait trop de ne point les revoir lui-même. Timothée les conforterait, les maintiendrait dans l’espérance et la charité une.
[279] I Thessal. III, 1-2.
Pourquoi Paul, jusqu’au retour de Timothée, fut-il en proie à une telle angoisse qu’il éprouva, ensuite, le besoin d’y faire allusion ? Il semble avoir eu à surmonter une crise de lassitude, comme en traversent tous les Saints, épreuve où se retrempe leur humilité confiante. Tant d’efforts, et, en apparence, un si fragile succès ! Il tremblait pour les églises qu’il avait dû abandonner à peine instruites :
« Si celui qui tente, dira-t-il aux Thessaloniciens, allait vous avoir tentés ! Si mon labeur était tombé dans le vide[280] ! »
[280] I Thessal. III, 5.
Son isolement, au milieu d’Athènes, aggravait ses inquiétudes. Il sentait, dans cette ville, plus que nulle part ailleurs, l’énorme poids de la résistance païenne. Les idoles étaient là chez elles, comme dans leur Panthéon, tranquilles, triomphantes, innombrables. Depuis les portes jusqu’au Céramique, dans chaque rue, sous chaque portique, des temples, des statues[281]. Combien de Zeus, de Pallas, de Bacchus, d’Aphrodites ! Au-dessus du Céramique, le temple d’Héphaistos ; tout près, celui de l’Aphrodite Ouranienne qu’avait sculptée Phidias dans un bloc de Paros. Rue des Trépieds, le Satyre de Praxitèle. Vers le théâtre, encore Bacchus. En allant du théâtre à l’Acropole, les temples d’Esculape et de Thémis, de Gé Kourotrophos et de Déméter Chloé. Et tous les héros éponymes, les hommes illustres, les déités allégoriques, et, sur l’agora, l’autel de la Pitié, déesse que, seuls d’entre les peuples, les Athéniens vénéraient.
[281] Voir Pausanias, l’Attique.
Pour celle-là, Paul aurait eu spontanément quelque indulgence. Mais il la jugeait bien misérable elle-même. Adorer une idée, quand on peut s’approcher de la Vie éternelle et vivre dans le Principe d’où cette idée procède, le faire vivre en soi, Dieu et homme, lui « par qui et pour qui tout a été créé[282] », c’est encore se vouer aux ténèbres et repousser Dieu.
[282] Coloss. I, 16.
Paul s’affligea de voir les Athéniens profondément attachés aux légendes des faux dieux, aux pompes des liturgies, donc d’autant plus difficiles à convertir. Les processions, les fêtes interminables heurtaient ses yeux. Le pharisien qu’il avait été abhorrait jusqu’à « l’ombre de l’ombre d’une idole ». La beauté des formes, dans les statues, l’irritait parce qu’elle animait un mensonge d’un semblant de vérité plus vivace. Pour lui, l’attrait des créatures ne pouvait être qu’en leur ressemblance avec le Christ, image du Père, avec le Dieu réel, absolu dont il avait entrevu le visage humain.
Un jour cependant qu’il était descendu au vieux port de Phalère ou à Munychie, il remarqua une pierre d’autel qui portait cette inscription : « Au dieu inconnu[283]. » Les dévots avaient ainsi voulu capter la bienveillance de quelque dieu étranger ; sans savoir son nom, ils lui apportaient un hommage, des offrandes ; et leur piété croyait au moins conjurer les rancunes de Puissances occultes que personne autre n’invoquait.
[283] M. Loisy soutient, en s’appuyant sur Pausanias (I, I, 4), que la forme exacte de l’inscription devait être : Aux dieux inconnus. Mais Diogène de Laerce, dans la vie d’Epiménide (Vitae philos., I, 10), constate qu’on dédiait des autels « au dieu qu’il regarde, au dieu inconnu » ; et Norden (Agnôstos theos, p. 30) rappelle que, chez les Arabes aussi, on voyait une pierre carrée, autel « du dieu inconnu ».
Dans la pensée de Paul, ces idolâtres, à leur insu, faisaient place au Dieu unique que leurs cœurs cherchaient, parce qu’Il les attendait.
Cette découverte lui donna comme l’apaisement d’un conflit. Auparavant déjà il avait aperçu que le paganisme, en ses modes épurés de croyance, était un mouvement vers l’Inconnu qui demeurait, sans la Révélation, difficile à connaître. Mais, dès lors, il sentit mieux où pouvait aboutir, avec la discipline chrétienne, l’effort désordonné de la philosophie grecque. La mission de l’Hellade lui apparut : conduire les âmes à la recherche d’un Dieu supra-sensible. Sans pouvoir se réconcilier avec Athènes, il y prêcha dans l’espérance.
Au début, il parla, le jour du sabbat, à l’intérieur de la synagogue. Peu puissante, la colonie juive d’Athènes s’abstint de provoquer des émeutes, mais elle ne semble guère avoir compris sa parole, et il s’adressa directement aux païens.
Athènes avait perdu, pour des siècles, toute énergie politique ; dans l’art, elle ne créait plus rien. Elle vivait sur la splendeur de son histoire ; c’était une ville d’université où les jeunes gens de l’Empire venaient, par mode, achever leur formation. Elle avait encore des grammairiens, des rhéteurs et des philosophes. Probabilistes, cyniques, épicuriens, stoïciens, voisinaient sans trop de heurts dans un milieu de dilettantes décadents où l’élégance était de railler toutes les convictions.
Les Athéniens restaient ce qu’ils n’ont pas cessé d’être, un peuple à l’humeur légère, curieux et vif d’intelligence, amoureux des spectacles éclatants et de beau langage, plus flâneur qu’agité, plus vantard que patriote, plus dévot envers les images que solidement religieux. Comme au temps de Démosthène, « quoi de nouveau ? » restait la formule journalière de leur inconstance ou de leur esprit blasé. Sauf aux heures trop chaudes, les citoyens qui avaient du loisir et le goût des bavardages — c’est-à-dire presque tous — vivaient sous les portiques, autour des temples, sur l’agora. C’est là que Paul osa disputer contre des philosophes, personnages notoires ; il leur exposait l’essentiel de son Évangile, Jésus et la Résurrection. Il ne payait guère de mine ; la puissance de son Verbe et l’étrangeté de sa doctrine arrêtaient cependant l’attention ; on faisait cercle pour l’entendre ; les survenants s’enquéraient :
« Que nous veut ce pierrot ? »
Ils le comparaient, avec leur morgue d’intellectuels satisfaits d’eux-mêmes, aux oiseaux qui picorent, en sautillant, sur les dalles, ce qu’ont laissé tomber les passants, aux gueux qui ramassaient, pour se nourrir, les graines éparses sur le marché, ou à ces péroreurs de carrefour, débitant des drôleries qu’ils ont quêtées partout. Et d’autres expliquaient dédaigneusement :
« C’est un colporteur de divinités étrangères. Il annonce Jésus et Anastasis. »
Anastasis voulait dire : la Résurrection. Était-ce en manière de sarcasme qu’ils prenaient pour une déesse Anastasis ? Les Athéniens avaient dressé des autels à l’Impudence ; pourquoi Résurrection ne serait-elle pas aussi une divinité ?
Tout au moins, s’ils affectaient de l’ironie en face du petit prêcheur juif, ils le trouvaient amusant, « intéressant », comme diraient les snobs, parce qu’il faisait sonner à leurs oreilles des mots et des choses qu’ils ignoraient.
Certains, pris du désir de mieux connaître sa doctrine, eurent la fantaisie d’exiger qu’il la présentât dans une conférence publique. Cavalièrement, ils l’appréhendèrent et l’emmenèrent, sans lui donner le temps de la réflexion, en un lieu bien choisi pour l’orateur comme pour l’auditoire, au flanc occidental de l’Acropole, sur la colline d’Arès[284]. Paul ne résista point, considérant que l’Esprit leur inspirait cette volonté imprévue, joyeux aussi d’affronter l’erreur polythéiste dans la citadelle même de ses hautes traditions, de crier aux idoles : Vous n’existez pas[285].
[284] Il ne s’agissait nullement de le faire comparaître devant l’Aréopage, bien que ce tribunal siégeât certains jours en cet endroit. Le texte est clair : « Ils le conduisirent sur la colline d’Arès. » L’orateur ne s’adresse pas à des juges, mais commence : Hommes athéniens… Quand il sent l’auditoire mal disposé, il se retire, et personne ne l’inquiète ; aucun jugement n’intervient.
[285] « Cela n’existe vraiment pas, les idoles » (I Cor. VIII, 4).
Du sommet des degrés il avait devant lui tous les temples de la colline, Athènes en bas, l’horizon des montagnes, et la mer[286]. Une foule pouvait, à son aise, s’échelonner sur la butte, sans rien perdre d’une voix sonore que renvoyait, sans doute, le mur de fond d’un portique.
Son discours, d’une portée immense, allait marquer la solennelle rencontre du dogme chrétien et de la pensée grecque. L’exégèse négative s’est acharnée à prouver que le fond même n’est pas authentique. Harnack en a pourtant défendu l’historicité. Elle s’impose, si on examine la convenance du texte avec les idées générales de l’Apôtre, avec les nécessités du temps et du lieu.
Le narrateur, évidemment, reproduit, à gros traits, sans établir des transitions, les lignes dominantes. S’il était un rhéteur, il aurait, comme un Tite-Live, composé d’après les données traditionnelles, une harangue exemplaire. Un auditeur ému avait retenu certaines phrases et l’ensemble du mouvement. Luc a consigné ce qu’il savait par lui ou par saint Paul lui-même.
Voici d’abord une thèse commune à toutes les prédications chrétiennes, chaque fois que les missionnaires combattaient l’idolâtrie :
Il est un seul Dieu qui a fait le monde et tout ce qui existe dans le monde. Il est le Maître du ciel et de la terre. Donc il n’habite pas en des temples faits de main d’homme (Étienne, avec un semblable argument, avait bravé le sanhédrin), et les mains des hommes ne peuvent le servir, comme s’il avait besoin de quelque chose, lui qui a donné à tous les êtres la vie et le souffle.
Dans une langue rationnelle, intelligible à des Hellènes cultivés, Paul énonce la même réprobation logique du paganisme qu’il reprendra, plus véhémente, au début de l’épître aux Romains. Nous reconnaissons le vieil anathème juif contre les idoles, celui du psaume CXIII : « Elles ont une bouche et elles ne parleront pas, des yeux, et elles ne verront pas », et, mieux encore, ceux du livre de la Sagesse[287], où est tournée en dérision l’impuissance de l’artiste à figurer un dieu qui ait la ressemblance humaine :
[287] Ch. XIII, 11-19, et XV, 15-19.
« Alors qu’il est mortel, il façonne un mort de ses mains iniques. Car il a sur les dieux qu’il adore cet avantage d’être un vivant, tandis qu’ils n’ont jamais vécu. »
Mais Paul ne s’arrête pas à condamner. Si Dieu est esprit, quel culte devons-nous lui rendre ? Nous sommes tous issus d’un seul homme que Dieu fit à son image. Donc nous sommes « de la race » de Dieu. Nous venons de Lui, nous avons en lui la vie, le mouvement, l’être. Il nous a donné des signes pour le chercher dans l’univers, pour sentir sa présence et bénir ses bienfaits. La conclusion, Paul dut la déduire, c’est qu’il faut adorer le Père « en esprit et en vérité » selon la parole du Maître à la femme de Samarie.
Ce Dieu, « les temps d’ignorance » l’ont méconnu. A présent, Il mande « à tous les hommes, en tous lieux, de se repentir, parce qu’il a fixé un jour où il va juger le monde dans la justice, par un homme qu’il y a destiné, donnant à tous une raison de croire, en le ressuscitant d’entre les morts ».
Telle est, réduite à ses éléments, la dialectique de Paul. Dix-neuf siècles de christianisme nous l’ont rendue familière. Pour les Athéniens, elle sembla bizarre au point qu’ils eurent peine à la saisir, et, surtout, à l’admettre.
Combien prudente cependant, ingénieuse était l’accommodation des vérités qu’il leur dispensait ! En évoquant « le dieu inconnu » son éloquence avait l’air, pour prendre son vol, de s’élancer du sol même d’Athènes. Il loue leur piété en tant qu’elle peut être dirigée vers le Dieu vrai qu’ils adoraient sans le connaître. Dieu n’est point représenté comme inconnaissable. L’Apôtre, au rebours, veut leur faire entendre que les lumières de leur raison devaient les acheminer à le découvrir. « Depuis la création du monde, enseignera-t-il ailleurs[288], ses invisibles perfections se laissent concevoir par ses œuvres. » Ici, une vue générale sur la philosophie de l’histoire enveloppe une réflexion précise suggérée par le lieu même où l’orateur parlait.
[288] Rom. I, 20.
« Dieu, dit-il, a fait qu’issue d’un seul, toute race d’hommes habitât sur toute la face de la terre, où il a fixé des temps réglés et les limites des pays qu’ils habitent. »
En présence de l’Attique déployée sous son regard, de l’Acropole taillée si visiblement pour porter un temple, Paul songeait que l’Hellade, comme la Judée, avait été prédestinée à l’avenir d’un peuple unique. Aucun horizon, sauf celui de Jérusalem, n’aurait mieux attesté l’évidence d’une harmonie préétablie entre un site et la mission du peuple qui devait y vivre. En quel lieu aurait-il senti davantage que « la divinité ne peut être semblable à l’or, à l’argent, à la pierre, aux images qui sont l’œuvre de l’art et de la méditation des hommes » ? Il ose le déclarer en face du Parthénon, de la Pallas chryséléphantine, de l’autre Pallas, celle devant qui était allumée une lampe qu’on remplissait d’huile une fois par an, de l’Athéné Areia, dressée dans l’Aréopage, et près du temple des Semnae (des Érinyes), des statues de Pluton, d’Hermès et de la Terre.
Pour qu’on écoutât sans murmure des impiétés pareilles, il fallait que l’assistance fût composée surtout de philosophes et de sceptiques. Paul savait bien quel public il se proposait de toucher. Son langage était semé d’expressions qui pouvaient plaire à des stoïciens détachés des cultes nationaux et polythéistes. Témoin la citation fameuse :
De sa race aussi nous sommes,
réminiscence du poète cilicien, Aratus, mais qui se rencontre aussi dans l’hymne de Cléanthe à Zeus. La formule : « En lui, nous avons la vie, le mouvement, l’être », convenait aux oreilles de panthéistes stoïciens. Seulement Paul entendait ces termes dans un sens nouveau ; il en usait pour bien faire cheminer à travers les esprits des vérités qu’il voulait expliquer ensuite. Comme on utilise un tronc d’arbre, s’il faut franchir un fossé, il jetait, de lui à son auditoire, les ponts qui s’offraient. Les philosophes avaient défini comme ils pouvaient les rapports de l’univers avec Dieu. Aucun n’avait établi la notion d’un Dieu personnel et transcendant, infiniment libre et si bien uni à l’homme, sa créature, que nous respirons corporellement et vivons davantage d’une vie mystique dans l’intimité de l’Être divin, et que Dieu s’est fait chair, afin de nous vivifier en mourant, en ressuscitant pour nous.
Certaines conceptions, certains mots de la philosophie païenne n’en étaient pas moins aptes à se transposer selon l’esprit du Christ. Paul, sans hésiter, se les approprie[289].
[289] Il serait sophistique d’en conclure avec Norden que sa doctrine est celle d’un stoïcien ; pas plus qu’il ne professe la philosophie stoïcienne, quand il déclare (Rom. XI, 36) : « C’est de lui (Dieu), par lui, et pour lui que sont toutes choses. » Marc-Aurèle, longtemps après Paul d’ailleurs, a pu s’exprimer d’une façon presque identique. Il logeait sous les mêmes mots des réalités tout autres.
Son discours en devient-il celui d’un philosophe ? Il parle comme devait le faire un Apôtre et un Prophète, avec la certitude et la puissance de la Révélation :
« Ce que vous adoriez sans le connaître, moi, je vous l’annonce. »
Si, tout d’abord, il sous-entend l’Évangile, en vue de mieux asseoir le dogme fondamental, l’existence et la nature du Dieu unique, il proclame ensuite les grands articles de sa foi. L’histoire du genre humain apparaît divisée en deux périodes : « les temps d’ignorance » et les temps de la connaissance. Ceux-ci doivent être les temps du repentir. Il faut se préparer à la venue du Juge, de l’Homme, à qui est donné l’empire sur les vivants et les morts. Paul appelle Jésus simplement « un homme », de peur que l’Homme-Dieu ne soit pris pour une divinité mythique. Mais quelle audace devant des philosophes, devant le Parthénon, et les temples orgueilleux, d’appeler le passé d’Athènes une ère « d’ignorance », d’affirmer que cette vaine gloire croulera, qu’il faut se mettre à genoux dans la poussière et se repentir d’avoir ignoré !
De telles perspectives pouvaient-elles être accueillies sans murmures ? Lorsque l’Apôtre prophétisa « la résurrection des morts », parmi les assistants se propagèrent des sourires, des éclats de rire, des haussements d’épaules. Beaucoup se levèrent, déclarant : « Nous t’entendrons là-dessus une autre fois. » Les Grecs savaient que certains héros, Héraclès, Adonis, étaient ressuscités ; et encore, pour l’élite des gens cultivés, ces fables apparaissaient comme de vieux symboles. Socrate avait parlé de l’âme immortelle. Mais la résurrection et le jugement de tous les hommes, c’était absurde, inintelligible !
Paul comprit que, s’il allait jusqu’au bout de son homélie, sa cause était perdue aux yeux des Athéniens, et il brusqua sa péroraison, réservant à des auditeurs mieux préparés une catéchèse qui leur expliquerait Jésus mis en croix.
Il fit dans Athènes peu de disciples. On garda leur mémoire, d’autant plus aisément qu’ils étaient plus rares. L’un d’eux, assesseur de l’Aréopage, ancien archonte, s’appelait Denys, et la tradition ecclésiastique[290] l’honora comme le premier évêque d’Athènes. Une femme aussi reçut le baptême. Elle avait nom Damaris ou Damalis.
[290] Voir Eusèbe, H. E. IV, XXIII.
Les Athéniens résistèrent longtemps à l’Évangile. Le scepticisme philosophique, le goût des fêtes et des processions, l’enchantement des images coutumières, la vanité nationale, tout les retenait dans les voies du passé. Même convertis, on les verra, au second siècle, après le martyre de leur évêque Publius, déserter en masse les églises et revenir passagèrement aux pratiques païennes[291].
[291] Voir Duchesne, Hist. anc. de l’Église, t. I, p. 261.
S’ils n’avaient imposé à Paul ce qu’on appellerait aujourd’hui un discours-programme, son passage au milieu d’eux n’eût laissé qu’un souvenir inconsistant. Mais ce discours allait être, dans sa carrière d’Apôtre, une date culminante. La Pallas Athéné de l’Acropole figurait la sagesse antique, selon son rêve de terrestre et courte perfection. Paul, en montant vers elle, lui avait démontré son insuffisance, sinon son néant. Désormais, la déesse n’avait qu’à mourir, la lampe du sanctuaire devait s’éteindre. La raison ne voulait plus vivre qu’illuminée par la foi.
Paul emportait d’Athènes la tristesse d’avoir travaillé presque sans fruit. Infatigable dans l’espoir, il se dirigea vers Corinthe, poursuivant sa marche du côté de l’Occident. Nous ignorons s’il s’embarqua au Pirée ou s’il prit à pied la route d’Éleusis et de Mégare, puis longea jusqu’à l’isthme le golfe Saronique. Les termes peu précis du texte semblent indiquer plutôt un voyage pédestre[292].
[292] « Ayant quitté Athènes, il vint à Corinthe. »
Bien avant les approches de la ville, se leva sur l’étendue, entre les deux mers, l’énorme Acrocorinthe, isolée, d’où il la voyait, comme le cône d’un volcan mort.
Paul ne l’ignorait point : à son faîte, Cypris, patronne de Corinthe, avait une chapelle servie par mille prêtresses ; des pèlerins innombrables gravissaient la montagne, et l’on prêtait aux servantes de volupté un pouvoir d’intercession. Mais il jugeait les démons de la chair moins redoutables que l’orgueil des faux sages.
De même qu’Antioche et Thessalonique, Corinthe lui offrait une masse confuse que le bon levain pourrait transformer.
Détruite par Mummius, rebâtie par César, cette ville opulente était devenue la métropole de l’Achaïe. Ses deux ports orientaient son trafic, l’un vers l’Asie, l’autre vers Rome. Un afflux d’affranchis, de gladiateurs, de marins, de Juifs, de fabricants et de courtiers composait une foule instable que grossissait une multitude d’esclaves, — quatre cent cinquante mille, disait-on. Le bronze rouge de Corinthe s’exportait dans tout l’Empire. Les Romains payaient des prix extravagants les vases qu’on exhumait des ruines et des tombeaux[293]. Les artisans et les fondeurs savaient les imiter, faire du faux vieux. On jouait aux dés, on s’amusait à Corinthe effrénément. Une courtisane se vantait d’avoir, en quelques semaines, ruiné trois patrons de vaisseaux. Sous la buée ardente de son golfe, c’était une cuve où s’amalgamaient en fusion les éléments d’un nouveau monde.
[293] Voir Strabon, l. VIII, VII.
En arrivant, Paul chercha le quartier des Juifs ; il voulait s’offrir quelque part comme ouvrier. L’Ange qui le guidait partout l’arrêta devant la boutique récemment ouverte d’un « faiseur de tentes », d’un homme de son métier. Aquilas, Israélite natif du Pont, s’était installé à Rome avec sa femme Prisca ou Priscilla. Mais Claude, en principe bienveillant pour les Juifs, après des troubles dont on sait mal les causes, dus selon Suétone à un certain Chrestos[294] — probablement à des conflits entre synagogues et chrétiens — avait frappé les Juifs d’un décret d’expulsion. Leur trop grand nombre — à Rome seulement on en comptait cinquante ou soixante mille — empêcha qu’ils ne fussent tous chassés d’Italie. On se contenta d’interdire les attroupements et les réunions dans les synagogues. Les tracasseries policières gênaient beaucoup leur commerce. C’est pourquoi Aquilas avait transporté le sien à Corinthe, ville largement ouverte aux étrangers. Sa fabrique et son magasin devaient avoir quelque importance. Sa maison deviendra sans peine un centre pour l’église nouvelle.
[294] Mal informé, Suétone a dû entendre parler de Christos, cause de ces querelles, et l’a pris pour un agitateur présent dans Rome.
Lui et Priscilla étaient-ils déjà baptisés ? Nulle part les Actes ni Paul ne mentionnent leur conversion. Paul dira de Stephanas et des siens qu’ils sont les prémices de l’Achaïe[295], qu’il les a baptisés lui-même[296]. Si Aquilas et Priscilla, quand il les connut, n’avaient pas été chrétiens, il aurait commencé par eux.
[295] I Cor. XVI, 15.
[296] Id. I, 16.
Car ils lui donnèrent aussitôt du travail et il vivait sous leur toit. Il prit dans leur maison un rapide ascendant. Il s’empara de leurs âmes, « non par des discours persuasifs de sagesse, mais dans la manifestation de l’Esprit et de la puissance ». Tous les dons de l’homme inspiré se révélaient en sa personne : foi, science, prophétie, discernement des consciences, pouvoir des miracles, et, pour y mettre le sceau divin, une charité sans mesure, tranchante comme une épée, douce comme l’huile qui panse les plaies.
Paul gagnait sa journée en humble artisan, supérieur à la fatigue, exemplaire dans l’obéissance. Il manquait pourtant de cette santé qui rend la joie facile. Le « pal[297] » enfoncé dans sa chair lui laissait peu de répit. Les étés, à Corinthe, sont accablants : « la faiblesse[298] » dont il se souviendra tenait, on peut le croire, à des fièvres qui le déprimaient.
[297] II Cor. XII, 7. Le mot « skolops » qu’on traduit souvent par « écharde » (image peu nette) paraît désigner une infirmité vulgaire et poignante que la chirurgie moderne supprime facilement.
[298] I Cor. II, 3. « Je fus, parmi vous, dans la faiblesse, la crainte, en grand tremblement. »
Chaque sabbat, cependant, il annonçait le Christ dans les synagogues et il obtenait des conversions. Silas et Timothée arrivèrent de Macédoine ; des subsides qu’ils apportèrent ou fournis par les premiers fidèles de Corinthe leur permirent de se donner à l’apostolat. Mais la sempiternelle hostilité des Juifs ne tarda pas à sévir. Chaque fois que Paul nommait Jésus devant eux, ils poussaient des cris, blasphémaient. Il secoua contre ces endurcis la poussière de son manteau ; et il les quitta en leur laissant cet anathème :
« Que votre sang soit sur votre tête. Moi, j’en suis pur, et, de ce jour, je m’en irai vers les gentils. »
Il voulait leur signifier : « En repoussant la vie, vous tombez dans la mort. Ce n’est point ma faute. J’ai fait ce que j’ai pu. »
Dès lors il réunit ceux qui désiraient l’entendre chez un certain Titius Justus, « un craignant Dieu », dont la maison était contiguë à la synagogue. Il « tremblait » comme il le confessera plus tard, de voir son œuvre une fois de plus troublée, saccagée. Une vision, dans la nuit, le rassura ; le Seigneur lui dit :
« N’aie pas peur ; parle et ne te tais point ; car je suis avec toi ; et nul ne se mettra contre toi de manière à te nuire ; parce qu’un peuple nombreux est à moi dans cette ville. »
De fait, sa parole eut, à Corinthe, une efficacité plus large qu’en nul autre lieu. Parmi ceux qui vinrent à la foi il y eut un personnage considérable, et, chose étonnante, un Israélite, Crispus, le chef de la synagogue d’où Paul était sorti en faisant claquer les portes.
L’archisynagôgos, étant le gardien du dogme, veillait sur l’observance des préceptes, instruisait le peuple, présidait les assemblées, encaissait l’argent des aumônes. A cette charge rétribuée honorablement la loi romaine reconnaissait des privilèges. Il fallait, pour l’obtenir, avoir passé un examen difficile sur la théologie, le droit, la médecine. Le baptême de Crispus et de toute sa maison eut presque l’importance qu’aurait la conversion d’un évêque anglican au catholicisme. Paul en reçut grande allégresse. Il le baptisa de sa propre main[299]. Quels que fussent ses démêlés avec les Juifs, leur salut le tourmentait autant que celui des païens.
[299] I Cor. I, 14.
Tandis qu’il posait au milieu de Corinthe les fondations d’une puissante église, il songeait aux autres qu’il avait laissées derrière lui. Timothée était revenu de Thessalonique, apportant d’heureuses nouvelles[300].
[300] I Thessal. III, 6.
« [Il nous dit] que vous gardez de nous un bon souvenir, que vous êtes impatients de nous revoir, comme nous de vous retrouver. Nous avons été consolés, frères, à votre sujet, par votre foi, dans toutes nos nécessités et tribulations. »
Mais des controverses dogmatiques agitaient les Thessaloniciens. Ils donnaient créance aux faux docteurs qui s’attribuaient des révélations sur le mystère de la Parousie. Les morts, quand le Seigneur descendra du ciel, ressusciteront-ils après l’assomption des justes vivants, enlevés sur les nuées, à la rencontre du Juge ? Ceux qui meurent maintenant ne sont-ils pas disgraciés, puisqu’ils ont à subir le sommeil et la pourriture du tombeau ? Ces idées sur la Résurrection, sur le Jugement demeuraient, dans l’esprit des fidèles, entourées de nuages où chacun tendait à loger ses fantaisies. Et l’on prêtait à l’Apôtre des vues imprudentes dont il s’était bien gardé. La défiguration de sa doctrine fut une de ses peines les plus rudes et incessantes. Dans le message qu’il dicta pour les Thessaloniciens, il rétablit, au sujet des vivants et des morts, l’apocalypse véridique :
« Voici ce que nous vous disons selon la parole du Seigneur : nous, les vivants, nous qui sommes laissés pour la Parousie du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui dorment ; car le Seigneur lui-même, dans la clameur du réveil, dans la voix de l’Archange, dans la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts dans le Christ ressusciteront d’abord. Ensuite, nous, les vivants, nous qui sommes laissés, nous serons enlevés avec eux à la rencontre du Seigneur, dans les airs. Et ainsi nous serons pour toujours avec le Seigneur. »
On pourrait induire de ces mots : nous, les vivants, que Paul s’attendait, le même soir, peut-être, à entendre le cri de la trompette, à se voir enlevé dans les nuées. Mais il le savait : rien ne l’assurait de vivre jusqu’au soir ; autour de lui d’autres chrétiens mouraient. Il n’oubliait point les signes universels qui précéderaient la Parousie : avant l’apostasie des croyants, il fallait que l’Évangile fût porté aux deux bouts de la terre. Quelle serait la durée de l’attente ? « Mille années, devant Dieu, c’est comme un jour[301]. » Il pénétrait aussi les périls d’une illusion sur cette heure que le Père seul connaît : des paresseux, comme à Thessalonique, prétexteraient l’imminence de la fin pour s’engourdir ou quêter leur pain ; les âmes de bonne foi se fatigueraient d’espérer une chose promise et qui pouvait tarder. Les gens se disaient entre eux : « Que devient la promesse de son retour ? Depuis que nos pères sont morts, tout continue comme depuis le commencement du monde[302]. » Nous, les vivants, représente donc les fidèles qui vivront au moment de la Parousie, Paul et ceux de son temps s’ils vivent encore, ou d’autres.
[301] II Petr. III, 8.
[302] Clément Romain, ép. aux Cor., ch. XXIII. Un texte curieux, dans l’homélie aux Corinthiens qui est attribuée au même Clément Romain (ch. XII), indique de quelle façon, vers la fin du Ier siècle, les prédicateurs suggéraient aux fidèles la patience dans l’attente de la Parousie : « Donc attendons d’heure en heure le royaume de Dieu dans la charité et la justice, puisque nous ignorons le jour où Dieu se manifestera. » Quelqu’un ayant demandé au Seigneur lui-même quand son royaume arriverait il répondit : « Lorsque deux choses n’en feront plus qu’une, lorsque l’intérieur sera comme l’extérieur, lorsque, dans la rencontre de l’homme et de la femme, il n’y aura ni homme ni femme. » (Citation empruntée, croit-on, à l’évangile selon les Égyptiens.)
Les vivants d’aujourd’hui, il se propose de les tenir en alerte hors de cet inutile tourment. Veillons, puisque nous ne savons ni le jour ni l’heure. Il ne rappelle point la parabole des dix vierges, mais conclut comme le Seigneur l’enseignait.
Et il prolonge des conseils virils, pénétrés de l’ineffable et naïve tendresse des premières fraternités chrétiennes : « Vivez en paix les uns avec les autres. Reprenez ceux qui sont dans le désordre. Encouragez les pusillanimes. Soutenez les faibles. Usez de patience envers tous. Veillez à ce que personne ne rende le mal pour le mal. Cherchez partout le bien les uns envers les autres et envers tous. Soyez toujours en joie. Priez incessamment. Rendez grâce en tout. Car telle est la volonté de Dieu à votre égard. N’éteignez pas l’esprit. Ne méprisez pas les prophéties. Mais éprouvez tout et retenez ce qui est bon. Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal. Que le Dieu de paix lui-même vous sanctifie tout entier. Que tout votre être, que l’esprit, l’âme et le corps soient gardés sans reproche pour la Parousie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Celui qui vous appelle est fidèle, et c’est lui qui accomplira.
« Frères, priez pour nous. Saluez tous les frères dans un saint baiser. »
Comme, en dépit de ses admonitions, les agitateurs continuaient à semer leurs creuses prophéties, dans une deuxième épître, plus acérée, plus âpre, il tança les Thessaloniciens d’oublier ce qu’il leur avait dit, étant encore auprès d’eux. Il évoque par des allusions obscures la venue nécessaire du fils de perdition, le mystère d’iniquité qui s’accomplit déjà. L’enseignement prophétique apportait aux chrétiens des précisions orales que l’Apôtre juge superflu ou imprudent de renouveler dans sa lettre. Il semonce les oisifs dont la fainéantise prend pour excuse « Le jour du Seigneur imminent ». Paul lui-même a travaillé nuit et jour. Il aurait eu le droit d’être nourri par les fidèles, puisqu’il les nourrissait de la Parole de Dieu. « Tu ne muselleras pas, ordonnait Moïse, le bœuf qui foule le grain. » Mais il tenait à leur donner l’exemple. « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger non plus. » Proverbe excellemment juif où nous retrouvons une des vertus immémoriales d’Israël. Le Juif, même dans les pays qui engagent le plus à la paresse, besogna toujours et besogne prodigieusement.
A Corinthe, de même qu’à Thessalonique, « les Saints » étaient des gens de petite condition plutôt que des riches ou des notables. Paul semblera leur en faire une louange :
« Ils ne sont pas nombreux parmi vous les sages selon la chair, pas nombreux les puissants, pas nombreux les nobles[303]. »
[303] I Cor., I, 26.
L’esprit d’amour qui liait dans le Christ l’archisynagôgos Crispus, l’important Stephanas et des ouvriers, des boutiquiers modestes, des scribes inférieurs, de pauvres femmes et même des esclaves, fut-il une imitation des confréries païennes, des thiases où des repas sacrés unissaient d’une fraternité passagère des hommes et des femmes, très distants par leur état social ? Tout ce qui avait figure païenne inspirait aux chrétiens l’aversion d’un contact idolâtrique. Ce n’est pas là qu’ils prirent modèle[304]. La vie des synagogues, la forme qu’elles perpétuaient d’une association religieuse et secourable se répéta chez eux. La communauté chrétienne avait, comme la synagogue, ses dirigeants et ses docteurs, ses réunions de prière, sa caisse pour les pauvres, des arbitres pour les différends entre ses membres, même des juges pour les cas d’exclusion. Seulement un autre esprit la vivifiait.
[304] Voir Duchesne, op. cit., t. I, p. 50-51.
Dès les premiers temps, nous l’avons vu à Antioche, le ministère de ceux qui enseignaient se divisait en missions distinctes. Les apôtres, les prophètes, les didascales ou docteurs possédaient un caractère défini et, dans la suite, de plus en plus spécifié.
Paul est apôtre au sens absolu, c’est-à-dire l’envoyé du Seigneur lui-même. Timothée, quand il visite, sur l’ordre de Paul, les Thessaloniciens, est apôtre aussi. Chaque église possédera ses apôtres, missionnaires qui se dirigent ici ou là, sans que personne, si ce n’est l’Esprit Saint, détermine leurs mouvements. Ils prouvent leur inspiration, en manifestant des dons surnaturels. Lorsqu’elle les saisit, ils parlent quelquefois dans l’ivresse de l’extase. Mais leur office est surtout de révéler les mystères, d’exhorter, d’édifier, de consoler.
Les prophètes, en toute occasion, édifient, exhortent, consolent. Cependant ils exercent des charges liturgiques, comme le grand prêtre du Temple juif. Ils célèbrent le Sacrifice, improvisent l’action de grâces au moment de la fraction du Pain. Ils résideront au sein d’une église ; les fidèles, pour les nourrir et les vêtir, prélèveront sur leur subsistance et leurs vêtements, sur l’argent dont ils disposent, une sorte de dîme.
Les docteurs, préposés à l’enseignement, comme ayant le don de science, seront sédentaires, de même que, plus tard, l’épiscope et le diacre, quand ceux-ci prendront la place de l’apôtre et du prophète.
Sédentaire aussi, le presbytérion dont saint Ignace d’Antioche dira qu’il représente autour de l’évêque — lequel tient la place de Dieu — le conseil des Douze assemblés autour de Jésus[305] ; et sa volonté devra s’harmoniser à celle de l’évêque, « comme les cordes s’ajustent à la lyre[306] ».
[305] Saint Ignace, épître aux Magnésiens, VI.
[306] Id. ép. aux Éphésiens, IV.
Au temps où Paul fonda la communauté de Corinthe, la discipline n’était pas encore aussi nettement constituée. Cette église ressemblait à un jeune arbre souple, en avril, dont les bourgeons vont s’ouvrir. Elle était déjà en possession de tous ses organes. Mais la sève divine hâtait plus pour l’un, moins pour l’autre, la germination. Et c’est bien ainsi que Paul la considérait : « J’ai planté, dira-t-il, Apollos a arrosé. Dieu seul a fait croître[307]. »
[307] I Cor. III, 6.
Merveilleuse période ! La croissance des promesses et de toutes les ferveurs !
Les fidèles ne se réunissaient pas alors, pour prier, dans une basilique. Ils se donnaient rendez-vous chez l’un des frères dont le logis était vaste. Une salle, en haut, servait d’oratoire. Nous ignorons si des images ou des signes mystiques étaient offerts à la dévotion commune. Il est probable que l’on excluait les images, par un reste de scrupule judaïque, comme si elles impliquaient un danger d’idolâtrie. Des lampes nombreuses pendaient de la voûte[308], telles qu’on en voit dans les églises grecques et les mosquées. On les allumait la veille du sabbat au soir et le lendemain, tant que le sabbat resta le jour férié, puis le dimanche, fêté comme le jour, tout ensemble, de la Création et de la Résurrection.
[308] Voir Actes XX, 8.
A leur entrée, les assistants « se jetaient, la face contre terre, adorant Dieu[309] ». Ils ployaient aussi les genoux avant la fraction du Pain. Mais ils priaient, le plus souvent, debout, les paumes étendues. Les femmes venaient en toilette ; Paul exigeait d’elles — et ce n’était point toujours facile — la modestie dans la mise ; il ordonnait qu’elles eussent un voile sur la tête et condamnait les robes brodées, les chignons emperlés ou cerclés d’or. Surtout il leur interdisait de prendre la parole pour enseigner au milieu de l’église.
[309] I Cor. XIV, 25.
Car une réunion de chrétiens primitifs ne se concevait pas sévèrement ordonnée à la manière d’une cérémonie de cathédrale. Tandis qu’un lecteur lisait une page des Écritures, ou, plus tard, « les Mémoires des Apôtres » (les Évangiles), quelqu’un tout d’un coup se levait, transporté d’une élévation prophétique, discourait sur le sens caché d’une parole, ou bien « il parlait en langues » ; le glossolale se répandait en une effusion d’amour, faite de cris, d’invocations chantées, de mots sans suite, et que lui-même ne savait pas toujours interpréter.
Paul, avec son génie pratique et son goût de l’ordre, admirait peu la glossolalie. « Celui qui parle en langues s’édifie lui-même. Celui qui prophétise édifie l’église. Je souhaite que vous parliez tous en langues, mais bien plus que vous prophétisiez… Celui qui parle en langues doit demander à Dieu le droit d’interpréter… Quoi donc ! Je prierai avec l’esprit. Mais je veux prier aussi avec mon intelligence. Je chanterai avec mon esprit, mais je chanterai aussi avec mon intelligence. Si tu prononces la bénédiction par l’esprit (dans la langue inspirée du glossolale), celui qui tient le rôle de simple auditeur, comment répondra-t-il Amen à ton action de grâces ? Car enfin il ne sait ce que tu veux dire… Je parle en langues plus que vous tous et j’en bénis Dieu. Mais, dans l’église, je préfère dire cinq paroles avec mon intelligence, pour catéchiser les autres, que dix mille paroles en langues[310]. »
[310] I Cor. XIV, 2-20. Le prophète Daniel (XI, 1) avait dit : « Il faut, dans une vision, de l’intelligence. »
Paul les blâmait de se comporter « comme des enfants ». La jubilation de leur foi prenait les formes enfantines d’une délicieuse innocence. Mais le gazouillement lyrique des glossolales, quand il se multipliait, tournait au vacarme incohérent. Si des étrangers ou des incroyants entraient là, ils croyaient tomber « dans une réunion de fous[311] ». Les liturgies orientales ont gardé quelque peu cette volubilité confuse. Le prêtre et les fidèles profèrent les mots si vite qu’il leur est difficile de suivre sous chaque phrase un sens réfléchi. Seulement il leur reste aussi des vestiges de la primitive souplesse, un air de libre improvisation. L’officiant dialogue avec le peuple ou avec Dieu sur un ton de familiarité que Rome et l’Occident ne sauraient plus se permettre.
[311] Id. XIV, 23.
Paul avait déjà l’esprit occidental, lorsqu’il prescrivait à ses Corinthiens :
« Si l’on parle en langues, que deux ou trois parlent au plus, et chacun à son tour… Que deux ou trois prophètes parlent, et que les autres jugent. Si quelqu’un de ceux qui sont assis a une révélation, que le premier (celui qui parlait) se taise… Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix[312]. »
[312] I Cor. XIV, 28-33.
L’élan pieux s’ordonnait sans effort dans « les hymnes, les psaumes, les cantiques[313] », et tandis que l’officiant priait au nom de tous. Ce qu’étaient les oraisons liturgiques, nous pouvons en concevoir quelque idée par la grande prière conservée dans l’épître de Clément Romain aux Corinthiens, et mieux encore, par celles, plus anciennes, de la Didaché :
[313] Coloss. III, 16.
Le fond de cette prière, c’étaient les Bénédictions du rituel israélite : mais un élément non juif s’était inséré dans la vieille liturgie et la rénovait jusqu’en ses profondeurs : le dogme du salut par le Christ, de l’Église une et sanctifiée que le Fils de Dieu rassemblerait en son royaume, comme le blé, disséminé sur les montagnes, est battu, moulu, pétri pour acquérir l’unité du pain, comme le sang de la vigne, épars dans les grappes, est foulé pour devenir du vin.
L’image simple du pain et du vin prenait une divine consistance quand le prophète officiant élevait entre ses mains le pain et le calice, les bénissait en répétant, comme l’indiquent les paroles mêmes du Seigneur : « Ceci est mon corps brisé pour vous. Faites cela en mémoire de moi… Ce calice est la nouvelle alliance dans mon sang. Faites cela, toutes les fois que vous boirez, en mémoire de moi. »
Il ajoutait une longue action de grâces, à l’origine improvisée, qui s’appelait « l’eucharistie[314] ».
[314] Ce mot désignait tantôt les éléments consacrés, tantôt le repas mystique, tantôt l’action de grâces qui accompagnait la consécration.
Comme le rite renouvelait la Cène avec les Apôtres, les fidèles, avant de participer au pain et au vin consacrés, avaient pris en commun leur repas du soir. Souper liturgique, désigné mystiquement par le terme agape qui signifiait : l’amour ; l’agape était le prélude de la communion sainte. Plus tard, elle en fut séparée, puis transportée du soir au matin, avant l’aube[315]. Vers le milieu du second siècle, Justin décrira de la sorte l’office qu’on n’appelait pas encore la Messe :
[315] Voir Pline, lettre à Trajan sur les chrétiens.
« Les prières finies, nous nous donnons le baiser de paix. Ensuite, on apporte à celui qui préside l’assemblée du pain et une coupe d’eau et de vin trempé. Il les prend, loue Dieu par le nom du Fils et du Saint-Esprit, puis il fait une longue eucharistie pour tous les biens reçus de lui. Ensuite, tout le peuple crie : Amen. Puis les diacres distribuent le pain et le vin avec l’eau consacrés, et ils en portent aux absents[316]. »
[316] Ire Apologie, LXV.
De la joie, de la paix ingénue qui présidait à l’office, l’équivalent serait difficile à rencontrer dans une église moderne où les fidèles communient et prient beaucoup trop, chacun pour soi. Les chrétiens primitifs trouvaient dans la Communion, plus sensiblement, la charité du Christ multipliée par l’amour qu’ils lui rendaient et qu’ils se donnaient les uns aux autres. La ferveur d’un apôtre, comme Paul, élevait à un degré miraculeux ce bonheur simple et tranquille de s’aimer en Celui qui est l’Amour.
Malgré tout, ils apportaient du dehors leurs préjugés et leurs mauvais penchants. Le baptême n’extermine pas le vieil homme ; autrement, la sainteté coûterait trop peu. Les coteries, les contradictions de tendances, les orgueils, les aigreurs, la sensualité se faisaient leur part, même au sein de l’assemblée.
Les gens d’un certain milieu formaient entre eux des groupes ; ceux qui étaient dans l’aisance arrivaient avec leurs couffins gonflés de provisions et des bouteilles pleines, tandis que les pauvres manquaient du nécessaire. Ils se gorgeaient, s’enivraient[317]. Au sortir des saints Mystères, le libertinage, l’esprit de cupidité reprenaient ces charnels ; alors qu’ils toléraient parmi eux des scandales, ils se croyaient des purs, des parfaits. L’arrogance avait toujours été le vice capital des Corinthiens[318]. Il reste comme inscrit sur le front sourcilleux de leur Acrocorinthe. Quand le premier enthousiasme des néophytes s’alanguira, quand Paul les aura quittés, des factions qui, par un prodige, n’iront pas jusqu’au schisme, troubleront leur chrétienté.
[317] I Cor. XI, 21.
[318] Mummius avait détruit la ville parce que les habitants avaient insulté du haut des murailles les ambassadeurs romains et jeté sur eux des paquets d’ordures.
Il employa dix-huit mois de soins à la former, à la prémunir. On peut supposer qu’il prêcha dans d’autres villes de l’Achaïe. Poussa-t-il une pointe jusqu’en Illyrie ? C’est probable, puisqu’il était aux portes de ces régions montagneuses et qu’il en parle comme d’un pays-frontière où il aurait introduit l’Évangile[319].
[319] Rom. XV, 19 : « Depuis Jérusalem, en tous sens, jusqu’à l’Illyrie, j’ai largement prêché l’Évangile du Christ. »
Durant son séjour à Corinthe, les grands embarras ne lui vinrent pas des convertis, mais des Juifs. Ils le détestaient comme un apostat, et leur haine se conçoit du moment qu’à leurs yeux la prédication de l’Apôtre détruisait leur vie nationale, leurs traditions, leurs espérances. Ils n’essayèrent point, cette fois, de tuer eux-mêmes l’hérétique ; ils prétendirent armer contre sa parole l’autorité romaine.
Un jour qu’il discourait dans une salle ouverte aux passants ou dans la rue, une bande se jeta sur lui et l’emmena de force au tribunal du proconsul. Le grief qu’alléguait leur violence s’abrégea en cette audacieuse formule :
« Celui-ci engage les hommes à honorer Dieu d’une façon contraire à la Loi. »
On dirait qu’en prêchant une doctrine offensante pour la Loi juive, Paul, du même coup, lésait la majesté romaine. Les Romains respectaient dans sa religion le peuple israélite ; quiconque la troublait bravait leur puissance et menaçait leurs propres dieux.
C’est ainsi que les plaignants prétendaient argumenter. Le proconsul, Gallion, frère de Sénèque, était un de ces lettrés aristocrates, magistrats corrects, qui voulaient concilier avec les devoirs de leur charge un libéralisme de philosophes. Sénèque loue son caractère affectueux, sa tendresse pour sa mère. Il avait cheminé habilement dans la carrière des honneurs. Cependant, il détestait l’adulation, et la franchise de son humeur se marquait par des saillies originales. Il aimait la tranquillité des sages, et méprisait les Juifs, leurs criailleries perpétuelles, leur furie de controverses à propos de vétilles pieuses.
Il regarda les ennemis de Paul s’agitant et vociférant, Paul lui-même, impatient de répliquer et qui ouvrait la bouche pour se défendre. Cette querelle l’ennuya ; elle n’était point de son ressort. Il l’interrompit brusquement :
« S’il s’agissait, ô Juifs, d’une injustice ou d’un mauvais coup, je vous écouterais comme de juste. Mais, puisque c’est un débat à propos de doctrine, de noms et de la loi qui vous concerne, je ne veux pas être juge de ces choses-là. »
Sur quoi il fit un signe aux licteurs ; les Juifs furent mis à la porte ; Paul s’échappa d’entre leurs mains. Il se vit même vengé d’une façon comique.
Des Grecs se trouvaient là, toujours prêts à houspiller les Juifs, ayant contre eux des rancunes commerciales, des acrimonies religieuses. Quand ils virent le troupeau des plaignants éconduit, verges en main, ils vinrent à la rescousse de la police, leur fureur se débrida ; ils rossèrent jusqu’à Sosthène, le chef de la synagogue. Gallion les laissa faire. Peu lui importaient les disputes de la canaille.
Cet épisode, dans l’histoire tourmentée de Paul, est la seule éclaircie plaisante. Eut-il avec Gallion d’autres rapports, dans la suite ? Sénèque, par celui-ci, entendit-il parler de l’Apôtre ? Ce sont là des problèmes insolubles.
Paul semblait pouvoir se fixer en Achaïe, élargir et fortifier l’église de Corinthe. Mais il devait être l’homme qui marche toujours. Sa volonté propre l’eût peut-être poussé en avant, vers l’Ouest. L’Esprit le ramena vers l’Asie Mineure ; les églises déjà fondées réclamaient sa visite ; il entrevoyait sur elles, et sur Éphèse où il allait travailler, cette gloire que Jean symbolisera dans les sept candélabres d’or entourant le Fils de l’homme.
Parti de Kenkrées — du port de Corinthe qui regardait l’Asie — Paul, que Silas et Luc n’accompagnèrent point emmenait avec lui Aquilas, Prisca et, sans doute, les gens de leur maison. Fut-ce uniquement pour suivre le prêcheur de l’Évangile que le fabricant de tentes ferma sa boutique, résolut de transporter à Éphèse son négoce ? Nous n’en savons rien. Mais le fait offre une vraisemblance. La main-d’œuvre, le matériel d’un tel commerce étaient fort simples ; il avait chance de prospérer partout. Cette décision d’Aquilas laisse discerner la puissance persuasive qu’exerçait Paul autour de lui. Il est vain, au surplus, de s’enquérir quels motifs particuliers l’engageaient à prendre cette famille comme l’associée de sa fortune apostolique.
Avant de s’embarquer, en signe d’un vœu dont nous ignorons la cause, il s’était fait tondre la tête. Dévotion juive qui frappa son entourage. Après un péril de mort ou une grande angoisse, les Juifs, pour attester au Seigneur leur gratitude, se liaient ainsi à une promesse pénitentielle ; ils s’abstenaient, pour un temps, de vin et livraient au rasoir leurs cheveux. Paul, une fois de plus, démontra qu’il n’était pas un fanatique. Là où les traditions nationales ne contredisaient point son évangile, il revenait spontanément aux pratiques de la piété juive. Ce vœu, comme plus tard, celui du nazirat, dépassait un acte de simple condescendance.
Il navigua jusqu’à Éphèse ; Éphèse communiquait avec la mer ; ce sont les alluvions du Caystre qui, peu à peu, en ont ensablé le port. Il y laissa son ami Aquilas et Prisca. Bien que des Juifs curieux de sa doctrine cherchassent à le retenir, il se remit en route dans le dessein de monter en pèlerinage à Jérusalem. On n’est pas certain qu’il ait alors accompli cet itinéraire. De Césarée, par Antioche et Tarse, il gagna le Taurus, retourna voir les églises de Phrygie et celles de Galatie.
Il savait que des missionnaires judaïsants venus, croit-on, d’Antioche, détruisaient son œuvre parmi les Galates. Paul, à les entendre, n’était pas un véritable apôtre ; est-ce que le Messie vivant lui avait, comme aux Douze, révélé toute vérité ? De quel droit abrogeait-il la Loi transmise comme un patrimoine intangible ? Les gentils pouvaient-ils être sauvés sans incorporer leur salut à celui d’Israël ? Or, le signe du salut, le gage des prééminences spirituelles, c’était la circoncision. Paul, chez eux, l’avait interdite ; ailleurs il l’approuvait, puisqu’il avait fait circoncire Timothée. Donc, « pour plaire aux hommes », il modifiait son évangile !
Paul comprenait l’urgence de rétablir dans l’esprit des Galates la notion vraie de la justice, l’intelligence de la Croix.
Avant de retourner chez eux, dans un premier moment d’indignation et d’inquiétude, il leur envoya son épître, d’Éphèse, semble-t-il, en 53 ou 54.
Elle débute par des apostrophes, comme l’avertissement d’un père à de grands enfants indociles :
« Même si nous, ou un ange venu du ciel vous annonçait quelque chose de contraire à l’évangile que je vous ai prêché, qu’il soit anathème ! »
Son évangile, ce n’est pas des hommes qu’il le tient, mais de Jésus-Christ. Car ils savent à quel point, jusqu’à l’heure où Dieu lui révéla son Fils, il était, plus jalousement que personne, attaché aux traditions pharisiennes.
Les Apôtres ont reconnu sa vocation ; mais est-ce parce qu’ils l’ont reconnue qu’elle est authentique ? Elle lui vient d’une révélation qui ne peut être mise en doute. Cependant Jacques, Céphas et Jean, les colonnes, ont confirmé, à lui et à Barnabé, l’apostolat des gentils.
Vise-t-il à plaire aux hommes ? Non, car il a dit à Pierre devant tous ce qu’il pensait de sa conduite. Il ne voit que Jésus crucifié, il est crucifié avec lui. Si la Loi suffisait à justifier, le Christ serait donc mort en vain.
Alors, à quoi bon la Loi ? Vous avez eu les prémices de l’Esprit et vous voulez retomber dans la vie charnelle ? C’est par la foi que vous êtes enfants d’Abraham, non par la circoncision. Abraham fut justifié avant d’être circoncis ; ce n’est pas la circoncision qui l’a fait juste.
La justification vient de la promesse, non de la Loi. La Loi est un contrat ; or, un contrat est aboli, si l’une des deux parties le viole ou l’annule. La promesse, au contraire, vient de Dieu seul ; elle est donc irrévocable.
La Loi était comme un pédagogue pour des enfants mineurs. Quand est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la Loi, aux esclaves devenus, par le Christ, des fils d’adoption, des héritiers.
Ici, Paul s’attendrit au souvenir de tous les liens d’affection qui l’unissaient aux bons Galates :
« Vous m’avez reçu comme un ange de Dieu, comme le Christ lui-même… Vous suis-je devenu ennemi en vous disant la vérité ?… Mes petits enfants que j’enfante avec douleur une seconde fois, jusqu’à ce que le Christ se forme en vous… je ne sais comment m’y prendre avec vous… »
Et, sous l’allégorie de Sara et d’Agar, il leur expose plus nettement encore les deux états de l’humanité, avant, après le Rédempteur : Agar, symbole de la Loi, était mère de fils esclaves ; Sara, comme l’Église, engendra une humanité libre. Il faut chasser le fils de l’esclave, vivre selon la promesse, comme des enfants de liberté et de lumière.
« Ne vous ployez donc pas une seconde fois au joug de la servitude. Voici que moi, Paul, je vous le dis : si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Quiconque admet cette partie de la Loi s’engage à observer la Loi tout entière, puisque la circoncision est l’abrégé de la Loi.
On objecte à Paul que lui-même la prêche. S’il la prêchait, pourquoi les Juifs le persécuteraient-ils ? « Qu’ils se mutilent tout à fait (comme les prêtres de Cybèle), ceux qui vous bouleversent ! »
« Ne revenez pas aux pratiques charnelles, mais accomplissez les œuvres de l’Esprit. Le fruit de l’Esprit, c’est la charité, la joie, la paix, la douceur… Portez le fardeau les uns des autres… La circoncision n’est rien, ni non plus l’incirconcision. Désormais, que personne ne me cause des ennuis ; car je porte sur mon corps les cicatrices du Seigneur Jésus. »
La véhémente admonition redressa-t-elle le faux ascétisme des Galates ? Il est permis d’en douter. Son passage en Galatie ne suffit pas à réprimer la campagne des judaïsants. Mais il affermissait des principes qui, pour le salut de la foi, devaient prévaloir dans l’Église ; sa lettre éclatait comme un prodigieux document d’inspiration, de logique, de verve dominatrice et de charité.
Il revint bientôt de la Galatie à Éphèse, centre présent de son apostolat.
Éphèse, plus proche de l’Europe que Tarse et Antioche, lui semblait le nœud des routes par où les églises d’Occident se joindraient à celles de l’Asie. Dans cette métropole, tous les peuples méditerranéens se donnaient rendez-vous. Le temple d’Artémis, magnifiquement reconstruit, y ralliait des caravanes de pèlerins. On adorait là une Artémis qui n’avait rien de commun, à l’origine, avec l’Artémis hellénique ; son image primitive avait été une pierre noire tombée du ciel, un aérolithe ; elle était une divinité astrale, sans forme humaine ; puis elle devint une Artémis « aux multiples mamelles », mère des humains et des bêtes, figure de la Terre omniféconde.
Le lieu de ce temple ne se reconnaît plus maintenant qu’au tracé du péribole. Mais le théâtre, les rues, la bibliothèque témoignent d’une ville opulente, curieuse de voluptés intellectuelles.
Le théâtre, où pouvaient prendre place vingt-cinq mille spectateurs, servait à toutes les assemblées populaires. Ses gradins ébréchés s’appuient à une colline ; sur son flanc, une montagne, aujourd’hui sauvage et boisée, forme un amphithéâtre naturel qui amplifiait la résonance des voix.
La scène demeure presque intacte, avec les bases de ses colonnes, ses degrés, ses soubassements. Tout en haut des gradins, l’arche d’une porte repose encore sur ses montants. De cet endroit, une trouée entre la double ligne des hauteurs, majestueusement dessinées, laisse le regard s’en aller au loin jusqu’à la mer.
Des rues, bordées de stèles et de tombeaux, gardent leur dallage que l’on croirait tout neuf, tant la blancheur en est éblouissante. Plus bas, la bibliothèque émerge, construite à la manière d’un portique, ayant en son milieu le demi-cercle arrondi d’une abside. Les rayons qui logeaient les volumes sont encore visibles dans ses parois. Derrière, circulent des galeries soutenues par des colonnes et s’enfonçant vers des couloirs obscurs. Dans ce dédale, empilait-on des livres de sciences occultes pareils à ceux que les chrétiens voueront au bûcher public ?
Éphèse, quand il y débarqua, avait déjà entendu la parole de Dieu. Un disciple, Alexandrin d’origine, Juif converti, nommé Apollos ou Apollonios, homme instruit dans les Écritures, avait prêché à l’intérieur de la synagogue. Une foi ardente le transportait, et « il enseignait exactement ce qui concerne Jésus ». Mais, par une lacune étrange, il ne connaissait, en fait de rite baptismal, que le baptême de Jean. Il ignorait le baptême donné au nom des Trois Personnes, celui qui donne le Saint-Esprit.
Prisca et Aquilas l’écoutèrent et ils l’avertirent de son erreur avec la simplicité d’un temps où quiconque possédait la science de la foi la communiquait librement même à de plus doctes que lui.
Ils l’engagèrent, puisque Paul n’était plus à Corinthe, à l’y suppléer dans son apostolat. Ils lui donnèrent pour les fidèles de cette ville des lettres qui le recommandaient. Apollos partit aussitôt, vivement pressé par l’Apôtre lui-même[320], et, d’après le témoignage de Paul[321], nous savons qu’il acquit sur l’église de Corinthe un ascendant considérable.
[320] I Cor. XVI, 12.
[321] I Cor. I, 12 : « On dit couramment chez vous : « Moi, je suis à Paul, moi à Apollos… » Et, plus loin (III, 6) : « Moi, j’ai planté ; Apollos a arrosé. »
Si Paul, retournant à Éphèse, ne l’y trouva point, il rencontra un groupe de croyants qui avaient reçu apparemment d’Apollos une doctrine très incomplète. Comme Apollos ils ignoraient le baptême au nom du Saint-Esprit ; ils ne savaient même point que le Saint-Esprit existât. Paul leur demanda : « A quoi donc avez-vous été baptisés ? » Ils répondirent : « Au baptême de Jean. » Paul expliqua : « Jean baptisait d’un baptême de repentance en disant au peuple de croire en celui qui venait après lui, en Jésus. » Ils furent alors baptisés au nom du Seigneur Jésus. Paul leur imposa les mains et l’Esprit Saint vint sur eux ; ils parlèrent en langues et ils prophétisaient.
Cet épisode surprenant dévoile, au seuil de l’Église primitive, de petites chapelles qui professaient un christianisme simpliste, noué, pour ainsi dire, en sa croissance. Cette douzaine de demi-chrétiens vivaient hors de la prédication commune ; la descente du Paraclet sur les Apôtres n’était jamais venue à leurs oreilles. On les croirait païens d’origine plutôt que Juifs ; car des Juifs n’eussent pas eu cette ignorance de l’Esprit, du Principe vivifiant qui se mouvait sur les eaux et illuminait les visions des prophètes.
Paul, au lieu de la corriger par une preuve métaphysique, évoque simplement les rapports de saint Jean-Baptiste avec Jésus, tels que les Évangiles les présenteront. Le Christ dont il se fait le héraut est bien le Christ de l’histoire, non un être fictif construit d’après les religions gréco-orientales.
On voudrait pouvoir suivre sa catéchèse dans les disputes quotidiennes. Le journal de ses prédications, quelle chose sans prix c’eût été pour nous !
A Éphèse, selon sa méthode, elles commencèrent dans la synagogue. Mais, au bout de trois mois, là, comme ailleurs, les Juifs décrièrent, blasphémèrent son enseignement. Alors il emmena ses disciples hors du lieu de prières ; un certain Tyrannos, professeur de grammaire et de philosophie, lui loua ou lui céda la salle de son gymnase[322]. Les classes, en son école, avaient lieu le matin et finissaient vers onze heures. Paul l’occupait ensuite et, quand la chaleur n’était pas trop lourde, il y discourait, catéchisait jusqu’à la fin de l’après-midi.
[322] On voit encore à Éphèse les ruines de trois gymnases. Les salles étaient vastes, avec des hémicycles et des gradins.
Le reste de sa journée, il l’employait chez Aquilas, continuait, pour gagner son pain, à tisser des tentes ; et, le soir, il s’en allait, « de maison en maison[323] », exhortait les fidèles, instruisait les païens, suppliait « avec des larmes » les Juifs de se repentir. Jamais, semble-t-il, sa ferveur n’avait atteint une pareille violence convaincante. Il était le parfait « esclave du Seigneur ». Il se donnait si pleinement à Lui qu’il recevait de cette union une force illimitée.
[323] Actes XX, 19.
Il n’exerçait sa puissance que par ses bienfaits et en communiquant au loin sa foi. Même à son insu il opérait des guérisons : les linges qui avaient essuyé la sueur de son visage, ses tabliers de travail, si on les appliquait sur les corps des malades ou des possédés, les soulageaient merveilleusement.
Jaloux de ses pouvoirs surnaturels, des mages et des sorciers prétendaient le contrefaire. Des exorcistes juifs couraient le pays et se targuaient de les délivrer grâce à des paroles secrètes que leur famille se transmettait depuis Salomon[324]. Quelques-uns d’entre eux, les sept fils d’un prêtre ayant nom Scéva, se risquèrent à invoquer sur des malheureux que tourmentaient des mauvais esprits le nom du Seigneur Jésus :
[324] Josèphe, Antiq. VIII, II.
« Je vous adjure, commandèrent-ils, par le Jésus que Paul annonce. »
L’esprit malin répondit :
« Je connais Jésus ; et je sais qui est Paul ; mais vous, qui êtes-vous ? »
Et le démoniaque, sautant sur les exorcistes, les mordit, déchira leurs vêtements ; plus fort qu’eux tous, il les chassa de la maison, meurtris, presque nus, honteux.
Tout Éphèse commenta leur mésaventure. Aucune ville peut-être ne se vouait plus follement aux mystères de la magie ; les désœuvrés y cherchaient un passe-temps ; ils collectionnaient des livres d’incantations ; leur fantaisie s’exaltait en des expériences semblables à celles qu’Apulée décrira. Dans un pays où sévissait la trouble mysticité phrygienne, les formules magiques disposaient d’un prestige difficile à vaincre[325]. Par elles on entrait en rapport avec les Esprits maîtres de l’air et du monde souterrain ; l’invisible se faisait palpable ; l’homme contraignait les Êtres supérieurs à lui céder une parcelle de leur pouvoir, à le délivrer des maladies, à contenter ses amours ou ses haines.
[325] Plutarque dit (Symposiaca, l. VII, quest. V) que, par les mots éphésiens, on peut chasser l’obsession des malins esprits.
Beaucoup de chrétiens, avant leur baptême, s’étaient adonnés à ces pratiques ; malgré eux, ils y retournaient. Paul leur découvrit la servitude démoniaque impliquée dans l’illusion d’une puissance surhumaine. Mais les livres de magie demeuraient pour eux une tentation, et, pour d’autres, un péril. Saisis d’une sainte véhémence, ils en firent un gros tas, les brûlèrent devant toute l’assemblée. Le chroniqueur des Actes estime à cinquante mille drachmes la valeur des ouvrages anéantis de la sorte. On les vendait fort cher en raison des vertus miraculeuses que prétendaient loger leurs litanies.
Paul avait-il prescrit cette extermination ? Tout au moins il l’approuva, dussent les païens l’accuser de sauvage intolérance. Protéger l’erreur nocive lui eût semblé un crime envers la vérité. Ce que les Psaumes appellent énergiquement « la chaire de pestilence » devait maintenant disparaître, puisqu’en Jésus crucifié toute sagesse avait sa plénitude.
Paul voyait donc, à Éphèse, s’ouvrir devant lui « une porte grande et puissante[326] ». Mais il reconnaissait en même temps, et non sans tristesse : « Ceux qui s’opposent sont nombreux. » Les contradictions, les pièges, l’acharnement, la furie de ses adversaires lui avaient suggéré ce mot terrible : « Quand, à Éphèse, j’ai combattu les bêtes féroces, qu’y ai-je gagné, si les morts ne ressuscitent point[327] ? » Et nous devinons qu’il avait contre lui les Juifs implacables, les païens dévots, les faux frères qui s’évertuent à diviser et à tromper les fidèles, en attendant l’émeute de la populace déchaînée par les trafiquants du temple d’Artémis.
[326] Cor. XVI, 9.
[327] Id. XV, 32.
Pour l’heure, outre ses luttes immédiates, il soutenait le tourment de savoir, dans les autres églises, en Galatie et à Corinthe, son œuvre calomniée, déchirée, menacée d’un désastre.
De Corinthe, il reçut d’une chrétienne, Chloé, dont les gens vinrent à Éphèse[328], des nouvelles si alarmantes qu’il se disposait à courir en Achaïe. Sa présence éteindrait les scandales, remettrait au milieu de ces turbulents l’unité dans l’esprit du Christ.
[328] Id. I, 11.
Cependant, il voulait « rester à Éphèse jusqu’à la Pentecôte ». Il dépêcha aux Corinthiens Timothée avec Érastos chargés d’un message d’une admirable vigueur, sa première épître, où il réprouve les divisions des sectes, le libertinage, le désordre spirituel, et donne un ensemble de doctrines vital pour l’Église de tous les temps.
Les Corinthiens ont été comblés de dons inévaluables, puisque le témoignage du Seigneur mis en croix est fermement établi parmi eux. Qu’ils attendent en paix sa Parousie, sans chercher, comme les païens, la sagesse du monde. Ce qui est sagesse selon le monde est folie devant le Christ ; entre le monde et Dieu nul compromis n’est possible ; et « la folie de Dieu » confond la sagesse des hommes.
La parole de l’Esprit, la vie de l’Esprit, l’homme spirituel, et non le charnel la comprend. Paul, comme tous les Apôtres, n’est qu’un témoin, un dispensateur. Que les fidèles n’aillent donc pas dire : « Je suis à Paul », ou bien : « Je suis à Apollos », ou : « à Céphas »[329]. Est-ce que Paul a été crucifié pour le salut des hommes ?
[329] Il ne faudrait pas conclure de ce mot que Pierre évangélisa Corinthe. Eusèbe l’a supposé ; mais on n’en a aucune preuve. Paul veut dire exclusivement que des groupes de fidèles prétendaient suivre Pierre, comme le premier des Apôtres.
Que les chrétiens, à l’intérieur de la communauté, fuient le commerce des impudiques et des idolâtres[330]. Qu’ils ne tolèrent pas la liaison incestueuse d’un d’entre eux avec la femme de son père défunt. Qu’ils évitent eux-mêmes l’impureté. L’impudique pèche contre son propre corps, et le corps est le sanctuaire de l’Esprit Saint en nous.
[330] Paul, avec son bon sens, précise qu’il n’interdit pas aux chrétiens le commerce « des impudiques du monde, ni des gens cupides, ni des voleurs ou des idolâtres en général. Car autant vaudrait sortir de ce monde ».
Que ceux qui sont mariés vivent dans le mariage saintement et loyalement. Chacun doit garder la condition où l’appel divin l’a trouvé. Le mariage est bon ; mais l’état de continence est plus parfait. « Celui qui est marié a le souci des choses de ce monde. Il s’inquiète de plaire à sa femme. Il est divisé. » Les idoles ne sont rien. Manger des viandes sacrifiées aux idoles, c’est donc un acte indifférent. Néanmoins, qu’on prenne garde de scandaliser les faibles en s’attablant près d’une idole.
Que les assemblées se tiennent dans l’ordre et l’amour. Que nul ne s’enfle d’orgueil à cause de ses dons spirituels. C’est le même Esprit qui dispense ses dons à chacun, comme il lui plaît. Avant tout, qu’on recherche la charité, cette chose plus grande que la foi et l’espérance, parce qu’elle subsistera éternellement.
L’Apôtre mène les Corinthiens au centre de la vérité angulaire, au fait de la Résurrection. Le Christ est ressuscité ; par Lui les morts ressusciteront ; la chair corruptible se revêtira d’immortalité.
« Ainsi, conclut-il, mes bien-aimés frères, soyez fermes, inébranlables. Croissez en tous sens dans l’œuvre du Seigneur, puisque votre travail n’est pas vain dans le Seigneur. »
Mais il ne s’arrête pas à des conseils généraux et sublimes. La fin de son épître définit un projet qui lui tenait au cœur : une grande collecte le préoccupait ; il pensait aux frères, toujours indigents, de Jérusalem ; et il se proposait de leur porter lui-même une importante aumône. Il ne compatissait pas simplement à leurs besoins ; il voulait témoigner aux saints de l’église mère qu’elle demeurait pour lui et pour tous les chrétiens, même non juifs, la métropole de leur vie sanctifiée. De Sion était sorti le Rédempteur de l’univers ; le Seigneur avait promis à Israël : « Le pacte de ta paix avec moi ne sera pas ébranlé[331]. » C’était à Jérusalem que se manifesterait le Christ triomphant.
[331] Isaïe LIV, 10.
Cette collecte, si hautement significative, Paul entend qu’elle produise le plus possible ; et il l’organise avec industrie, en Juif pratique :
« Le premier jour de la semaine (le dimanche), que chacun de vous mette quelque chose de côté, ce qu’il peut, afin de ne pas attendre que je sois là pour que la collecte se fasse. »
Au moment où il envoya son épître, on était au printemps. Il songeait à se rendre en Macédoine, puis, l’automne venu, à gagner Corinthe :
« Je séjournerai chez vous un certain temps ; ou même, je passerai l’hiver auprès de vous afin que vous me mettiez en route pour l’endroit où je veux aller. »
Les circonstances devaient changer ses dispositions. Resta-t-il, comme il l’annonçait, à Éphèse, jusqu’à la Pentecôte, fête des prémices ? On peut en douter.
Tous les ans, au mois d’avril, les Éphésiens célébraient Artémis par des pompes orgiastiques, des jeux dans le stade et des concours dans le théâtre. Les eunuques du temple, les Mégabyzes, et les vierges qui servaient la déesse la promenaient à travers les rues, le long des bassins du port. Des hérauts sacrés, des trompettes, des joueurs de flûte, des cavaliers précédaient la procession. Des encensoirs se balançaient devant la statue, coiffée d’un haut modius, et qui exhibait une grappe de mamelles, symbole de sa puissance féconde. Son corps était enfermé dans une gaine où des animaux en relief, lions ailés, taureaux ailés, béliers, griffons, abeilles signifiaient la fidélité créatrice de la Mère des Dieux. Artémis régnait sur Éphèse, elle était la gloire de sa ville ; elle inspirait à ses fidèles les ivresses d’une communion sainte avec sa force éternelle.
Durant le mois d’Artémision, les pèlerins, foules enthousiastes, arrivaient de toute la province d’Asie, des îles et même d’Égypte. Les dévots achetaient autour du temple de petites images du sanctuaire, en bois, en ivoire, en argent. Une corporation exploitait ce commerce, et il était des plus fructueux.
Cette année-là, les orfèvres constatèrent que la vente des images diminuait ; ils cherchèrent la cause et s’en prirent à la prédication du missionnaire juif qui annonçait un nouveau dieu. L’un des plus influents, un certain Démétrius, convoqua les autres orfèvres et les ouvriers qu’ils employaient :
« Hommes, leur dit-il, vous savez que de cette industrie vient votre bien-être : et vous voyez et apprenez que, non seulement à Éphèse, mais presque dans toute l’Asie, cet homme a détourné par persuasion un grand nombre de gens, disant que ce ne sont pas des dieux, ceux qui se font avec les mains. Or, il est à craindre que non seulement notre partie (métier) tombe en discrédit, mais que le temple de la grande Artémis soit compté pour rien, et que soit détruit le prestige de celle que révère toute l’Asie et le monde entier. »
Assurément, Démétrius exagérait, en démagogue, afin d’échauffer les fureurs populaires ; il confondait, à dessein, ou peut-être par ignorance, la propagande juive, âprement hostile aux simulacres idolâtriques, et qui pouvait agir dans toute l’Asie, avec l’apostolat du chrétien Paul pour qui la dévotion aux images était chose secondaire. La croissance des églises avait-elle pu si promptement ruiner un commerce prospère depuis des siècles ? Tout au moins, Démétrius visait à le faire accroire ; il espérait intéresser aux revendications des orfèvres les prêtres eux-mêmes, le personnel du temple[332] et les mendiants. Il voulait, par une émeute, obtenir que Paul et les chrétiens fussent chassés ou massacrés ; et il faillit réussir au delà de ses espérances.
[332] Ce personnel était énorme. Outre les prêtres et les prêtresses, on y comptait les préposés aux festins religieux, les encenseurs, les hérauts sacrés, les trompettes, les cavaliers, les balayeurs, les joueurs de flûte, les préposés à la garde-robe de la déesse, etc. (voir Daremberg et Saglio, art. Diana),
Les ouvriers sortirent dans la rue, exaspérés, criant : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! »
Cette clameur se multipliait, les passants, les pèlerins, se joignaient aux manifestants, entonnaient sans savoir pourquoi : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » Un courroux sacré précipitait la cohue ; elle roulait vers le théâtre, lieu habituel des réunions publiques.
Sur son passage, deux Grecs macédoniens, Aristarque et Gaïus, furent signalés comme étant des compagnons de Paul. On les bouscula, on les entraîna. Les plus violents se disposaient à les lapider ou à les mettre en pièces.
A la nouvelle du tumulte, et sachant deux des siens en péril de mort, Paul n’eut qu’une idée : s’élancer au théâtre, apostropher les séditieux. Le danger l’exaltait ; il apercevait une occasion magnifique de proclamer le Christ devant tout un peuple en s’offrant lui-même au martyre. Mais ses disciples l’en conjurèrent : « Ne vous montrez pas[333] ! » Et des notables de la ville, des fonctionnaires romains dont il s’était fait des amis, les asiarques[334] lui mandèrent de se tenir coi. Il céda, parce que l’heure où il devait donner tout son sang n’était pas encore venue.
[333] M. Loisy (Commentaire des Actes, p. 749-756) soutient sans aucune preuve que l’émeute d’Éphèse est une invention du narrateur. Or celui-ci, dans l’hypothèse d’un récit fictif, n’aurait-il pas attribué à l’Apôtre un rôle de parade, le faisant monter sur la scène et haranguer la foule ?
[334] Les asiarques étaient les magistrats ou les membres du comité qui veillait au culte des Césars. Il y avait à Éphèse deux temples dédiés aux Césars.
Dans le théâtre, les cris continuaient. Répercutées par la montagne, les voix s’entre-choquaient comme des vagues entre les blocs d’un môle. Les hurlements redoublèrent quand un certain Alexandre fit signe qu’il voulait parler. C’était un Juif, et les Juifs qui se trouvaient pris dans la foule, ayant peur d’être mis à mal, le poussaient en avant pour qu’il dégageât leur cause de celle des chrétiens. Il agitait les mains, réclamait un peu de silence. On reconnut un Juif ; la populace vociféra, comme pour le broyer sous ses invectives.
La clameur se répétait : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » Deux heures durant, secouée par une frénésie, la foule jeta vers la déesse l’appel orgueilleux de sa foi blessée. La clameur tombait, puis reprenait dans un paroxysme. Tout d’un coup, sur la scène, devant les colonnes d’un portique, un personnage parut, étendit son bras. La foule applaudit, saluant le grammateus, le chancelier qui, d’ordinaire, présidait les assemblées du peuple. A l’instant, le calme s’établit ; le grammateus dit simplement :
« Éphésiens, qui ne sait que la ville d’Éphèse est gardienne du temple de la grande Artémis et de son image tombée du ciel ? Ces choses étant hors de toute dispute, il convient que vous ayez de la tenue et que vous ne fassiez rien d’irréfléchi. Car vous avez amené ces hommes sans qu’ils soient sacrilèges ni blasphémateurs de la déesse. Si donc Démétrius et ceux de son métier qui sont avec lui ont un grief contre quelqu’un, des audiences se tiennent et il y a des proconsuls ; qu’ils portent devant eux leurs griefs. Mais si vous avez quelque autre différend, il sera éclairci dans une assemblée légitime. Car enfin nous risquons d’être accusés de sédition pour l’affaire d’aujourd’hui, ne pouvant rendre aucune raison de cet attroupement. »
Ayant ainsi parlé, il congédia l’assemblée du peuple. Les Éphésiens, gens frivoles, s’apaisèrent aussi vite qu’ils s’étaient émus.
Cependant, Paul, après cet événement, ne put s’attarder à Éphèse. Les haines coalisées préparaient contre sa vie quelque sinistre embuscade. Aquilas et Prisca « risquèrent leur tête pour le sauver[335] ». Il ne voulut point les exposer davantage et s’embarqua secrètement pour Troas avec le dessein de passer en Macédoine.
[335] Rom. XVI, 3.
Mais il demeura quelque temps abattu par cette épreuve ajoutée à toutes les autres. Les plus vaillants, certains soirs, se couchent à bout de forces. « Nous fûmes accablés, confessera-t-il, au point de ne plus savoir comment vivre[336]. » Même physiquement, il se sentait las : « L’homme extérieur, chez moi, s’en va en ruines[337]. » Il eût, par moments, crié le Psaume de la déréliction : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? De nombreux chiens m’entourent… L’assemblée des malveillants m’a cerné[338]. » Il s’était attendu à une mort prochaine et n’espérait plus rien des hommes, afin, ajoute-t-il superbement, « que nous n’ayons point confiance en nous-mêmes, mais en Dieu qui réveille les morts[339] ». Si l’homme extérieur, par moments, défaillait, à l’intérieur il se renouvelait de jour en jour[340]. « Quand je suis faible, c’est alors que je suis puissant[341]. »
[336] II Cor. I, 8.
[337] Id. IV, 16.
[338] Ps. XXI, 2-17.
[339] II Cor. I, 8.
[340] Id. IV, 16.
[341] Id. XII, 10.
Plus que jamais, il le savait, ses jours terrestres seraient un perpétuel combat contre « les bêtes fauves ». La merveille fut qu’il n’en resta pas moins doux, confiant, brûlant de charité pour ses frères.
A Rome, dans la cuve de pierre du Colisée, en me représentant les martyrs au milieu de l’arène, debout sous les huées innombrables, vis-à-vis des chiens hurlants, des ours et des hyènes qui se léchaient, j’ai compris, mieux qu’ailleurs, la rigueur magnifique de la destinée faite au chrétien : en face de lui, au dedans de lui, le monde et son implacable hostilité ; tout autour, des murailles énormes, impossibles à franchir ; une seule issue, le ciel.
Rome, l’Apôtre y songeait apparemment depuis son voyage à Chypre, peut-être depuis l’heure de sa vocation : toute la gentilité ne se concentrait-elle pas dans la capitale de l’Empire ? Il en parlait souvent avec Aquilas et Prisca. Pendant son séjour à Éphèse, on avait retenu cette parole qu’il dut prononcer plus d’une fois :
« Il faut que je voie Rome aussi. »
Au début de l’épître aux Romains, il déclare solennellement :
« Dieu… m’est témoin que je fais sans relâche mémoire de vous et demande constamment dans mes prières que la voie me soit ouverte quelque jour, par la volonté divine, pour aller vers vous. »
Et les salutations finales de l’épître démontrent qu’il connaissait beaucoup de monde parmi les fidèles de Rome. Il y nomme, en premier lieu, ses amis Aquilas et Prisca. En effet, peu après lui, ils avaient quitté Éphèse où leur commerce n’était plus possible, où ils couraient le risque d’être assassinés ; et ils avaient repris le chemin de Rome, l’édit d’expulsion n’étant plus appliqué. Là, comme à Éphèse, ils réunissaient « l’église dans leur maison » et préparaient la venue de Paul.
Avant de les y rejoindre, il tenait à revoir les saints de Jérusalem, à leur donner le témoignage de l’œuvre en croissance, dans les puissantes aumônes moissonnées par toutes les églises d’Asie, de Macédoine et d’Achaïe.
Son projet initial était de visiter d’abord la Macédoine[342]. Mais, à Troas, il avait appris que les dissensions et les scandales persistaient chez les Corinthiens ; on critiquait son apostolat, on le contestait ; on lui reprochait, comme une preuve d’humeur instable, son extraordinaire promptitude à se déplacer. Il pensa que, pour l’instant, dans l’état d’accablement, d’agitation qu’il avait peine à surmonter, sa venue serait inefficace ; il aima mieux écrire. Il dicta une lettre pleine d’angoisse et de reproches qu’il confia aux mains de Tite. Si Timothée, trop timide, n’avait pas réussi à dominer le trouble des sectes, Tite peut-être réussirait mieux.
[342] II Cor. I, 15.
Cette épître de Paul a disparu, on ne sait au juste pourquoi. Mais il nous apprend qu’elle fit grande impression.
« Lors de notre arrivée en Macédoine, notre chair n’avait aucun répit, nous étions pressurés en tout : au dehors, combats ; au dedans, terreurs. Mais Dieu qui réconforte les humbles nous a consolés par l’arrivée de Tite. Et non par son arrivée seulement, mais par la consolation que vous lui aviez vous-même donnée. Il nous a fait connaître votre désir ardent [de vous amender], vos gémissements, votre zèle pour moi, en sorte que je me suis réjoui davantage. Car, si je vous ai affligés par cette lettre, je ne m’en repens point. Je m’en étais repenti d’abord ; car je vois bien que cette lettre, ne fût-ce que sur l’heure, vous a contristés. Mais, à présent, oui, je me réjouis, non pas de vous avoir contristés, mais parce que votre tristesse vous a menés au repentir[343]. »
[343] II Cor. VII, 5-9.
La lettre de Paul les avait bouleversés, puis inclinés vers de sages conseils. Tite, par ses insistances vigoureuses, en avait aidé l’action. Ils l’avaient reçu « avec crainte et tremblement », mais s’étaient soumis dans un élan d’humilité. Tite les avait, en outre, disposés « à participer au ministère en faveur des saints », à la collecte pour Jérusalem.
Quand il revint auprès de Paul, celui-ci, rasséréné devant le repentir des Corinthiens, leur adressa une nouvelle épître, celle que nous possédons comme la deuxième, la quatrième en fait[344].
[344] La première est aussi perdue, celle dont il fait mention (I Cor. V. 9) : « Je vous ai écrit (dans la lettre que vous avez) de ne point vous mêler aux fornicateurs. »
Après leur avoir dit dans une effusion pénétrante ce qu’il avait éprouvé à leur endroit, il les exhorte à se montrer généreux comme l’ont été les fidèles de Macédoine. Le passage de sa lettre où il touche ce point délicat est à la fois décisif et insinuant ; la grandeur des vues commande l’aumône et l’onction de la charité sollicite.
« Ce n’est pas en ordonnant que je parle, mais, par le zèle d’autrui, je veux éprouver la sincérité de votre amour. Vous savez la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu’il s’est fait mendiant à cause de vous, afin que vous deveniez riches par sa mendicité. En cette affaire, je vous donne un simple avis… Lorsque le cœur y est, chacun est le bienvenu, s’il donne en proportion, non de ce qu’il n’a pas, mais de ce qu’il a. Pour que d’autres soient dans l’aisance, il ne faut pas que vous soyez dans la gêne ; mais, selon l’équilibre, que votre abondance d’à présent subvienne à leur indigence, afin qu’à son tour leur abondance subvienne à votre indigence. »
Il stimule par l’amour-propre leur libéralité : « Si les Macédoniens, qui peuvent venir avec nous, trouvaient que vous n’êtes point prêts, nous serions couverts de confusion (je ne parle pas de vous). » Mais il s’élève infiniment au-dessus des petites habiletés d’un quêteur ; il fait appel à autre chose qu’à l’intérêt bien entendu ; il voit dans l’aumône une communication ineffable de l’amour divin. En tendant la main pour Jérusalem, il fait sentir qu’il donne beaucoup plus qu’il ne reçoit.
Ses explications laissent entrevoir les difficultés d’une telle collecte. Elle paraissait toute simple aux Juifs convertis ; pour eux, elle reprenait avec un autre sens la coutume séculaire des Israélites de la diaspora, envoyant au Temple leurs offrandes annuelles[345]. Les païens baptisés, au contraire, s’en étonnaient. Certains avaient dû murmurer sur Paul les mots de l’éternelle suspicion : « Tout cet argent ira-t-il aux pauvres de Jérusalem ? » Le propos était revenu à ses oreilles ; voilà pourquoi il prévient qu’il a grand souci d’éviter les moindres soupçons[346] ; et il adjoint aux quêteurs un frère « dont il a, en maintes circonstances, éprouvé le zèle ».
[345] Pour désigner les frères qu’on chargera de porter la collecte à Jérusalem, il emploie le mot d’apôtres consacré chez les Juifs pour ces sortes de messagers.
[346] VIII, 20-21.
S’il prend ces précautions, est-ce vaine inquiétude de passer aux yeux des hommes pour ce qu’il n’est pas ? Ses ennemis pouvaient déformer, amoindrir tous ses actes. En soi, la chose était sans importance. Mais les calomnies propagées sur sa conduite gênaient l’efficacité de son apostolat. Aussi l’ensemble de cette épître est-il une sorte d’apologie, singulièrement précieuse. Bénis soient les détracteurs de Paul qui nous ont valu cette réplique poignante et fière, la confession des souffrances et des visions du Saint !
Ses ennemis, ceux qu’il appelle ironiquement les archi-apôtres, « les plus que trop apôtres », ou, sans ironie, les faux apôtres, des missionnaires cupides, hypocrites dans leurs diatribes, l’accusaient de contradiction et de faiblesse.
« Ses lettres, insinuaient-ils, sont pesantes et fortes ; devant vous il sera faible, comme anéanti. »
Peut-être avait-il en effet des inégalités d’humeur et d’attitude ; comme un malade qu’il était, il subissait des crises d’accablement ; son éloquence, qu’il déclare médiocre, montrait des hauts et des bas ; il obéissait à des impulsions paradoxales que les malveillants déclaraient contradictoires. Toutes ses pensées étaient asservies « à l’obéissance au Christ ».
Mais il avertit les Corinthiens qu’ils le trouveront tel de près que de loin. Si, par lui-même, il est faible, le Christ, tout-puissant, lui prête sa force.
Il rétorque les griefs, accusant à son tour ceux qui devraient se taire et s’humilier. Lui en veut-on d’avoir prêché gratuitement, sans être à charge à personne ? Il donne à entendre que les faux apôtres, eux, exigent des fidèles au delà de leurs besoins.
On lui reprochait de se glorifier, de faire trop valoir la puissance qu’il tenait du Christ. Il se vante de mériter ce blâme ; car ce n’est pas sa personne qu’il glorifie. Il pourrait se targuer de ses avantages selon la chair. Il est Juif, de race pure et de bonne lignée. Il a plus travaillé que nul autre pour le Christ, enduré plus de fatigues et d’opprobres. Il a été comblé de révélations et de visions. Mais il ne veut se glorifier que dans son infirmité ; et, s’il se justifie, ce n’est pas devant les hommes : « Nous disons toutes ces choses, ô bien-aimés, en face de Dieu, pour votre édification[347]. »
[347] Entre le début et la fin de cette épître, l’exégèse négative s’est plu à grossir une opposition qui n’en rompt aucunement l’unité. Si, au ch. II, le ton annonce des dispositions indulgentes, tandis qu’au dernier il avertit : « Je ne vous ménagerai pas », la conclusion, quelques lignes ensuite, n’en est pas moins pleine de douceur : « Tout mon désir est de ne pas avoir à user de sévérité, quand je viendrai, mais du pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire. »
Il annonce aux Corinthiens sa visite. Pour la troisième fois il ira les voir. Il avait donc fait chez eux un deuxième séjour, dont nous ne savons rien, si ce n’est par l’allusion d’ici, toute fugitive. Et, sur sa troisième venue, les Actes ne nous apprennent qu’une chose : il demeura trois mois à Corinthe, les trois mois de la mauvaise saison où l’on ne pouvait naviguer.
C’est là, on le suppose, qu’avant de s’en aller à Jérusalem, les yeux tournés vers Rome et l’Occident, inaugurant en désir une phase nouvelle de sa carrière, il dicta sa grande épître aux Romains. Peut-être la confia-t-il à Phoebé, une chrétienne, « diaconesse[348] de l’église de Kenchrées », qui partait justement pour l’Italie, celle dont il dit à la fin :
[348] La Ire épître à Timothée, III, 12, indique les qualités des femmes qu’on choisira comme diaconesses : « Qu’elles n’aient pas une mauvaise langue. Qu’on les prenne graves et fidèles en tout. » Les diaconesses étaient des vierges ou des veuves chargées de catéchiser les femmes, de les baptiser, de prendre soin des pauvresses et de porter aux chrétiennes malades l’eucharistie.
« Assistez-la en toute affaire où elle pourrait avoir besoin de vous. Elle a fait beaucoup pour le service de plusieurs et pour moi-même. »
L’épître semble proportionner la solennité de son accent et son ampleur à l’idée qu’il se faisait de la chrétienté romaine, de son avenir. Qu’il l’ait crue opportune, c’est une apparente étrangeté ; car, en principe, il n’œuvrait point sur les fondations posées par autrui. Or, il n’avait aucune part aux commencements de l’Église, à Rome.
L’Évangile, de très bonne heure, y était venu. Tout ce qui se passait en Orient avait, dans la ville maîtresse, une prompte répercussion. Des soldats de la cohorte italique, à Césarée, avaient pu se convertir comme le centurion Cornélius, et, rentrés à Rome, avaient parlé du Christ[349]. Quelques-uns des étrangers présents à Jérusalem, lors de la première Pentecôte, des Grecs d’Antioche avaient émigré ou séjourné dans la capitale de l’Empire. La plupart des gens que mentionnent les salutations finales de l’Épître portent des noms grecs.
[349] Voir Marucci, Archéologie chrétienne, t. I, p. 6.
Des Juifs aussi avaient formé le premier noyau des « saints élus ». La colonie juive était si considérable qu’ils imposaient le repos du sabbat dans les quartiers où ils faisaient du commerce[350], au Transtévère, à Suburre, près de la porte Capène.
[350] Voir Paul Allard, Histoire des persécutions, t. I, p. 1-13.
Ils étaient surtout cabaretiers, petits marchands de dattes, d’huile, de poissons. Juvénal, en se promenant par les rues des faubourgs, croisera, non sans curiosité, la sorcière juive en guenilles qui mendiait à l’oreille du passant[351] et, pour prix de ses prédictions heureuses, happait de ses doigts crasseux quelques as. Mais il aurait pu connaître aussi des Juifs, commerçants aisés, tels que Prisca et Aquilas, des Juifs médecins, peintres, poètes, comédiens, et des prosélytes juives, riches courtisanes, comme l’était Poppée.
[351] Voir Sat. VI.
A Rome, ainsi que partout, les Juifs s’acharnaient à gagner des prosélytes. Ils travaillaient, sans le savoir, pour la foi chrétienne. Quand elle fut annoncée dans une synagogue, les craignant Dieu, plus que les Juifs, ouvrirent leur cœur. Paul, après son arrivée à Rome, réunira « les principaux des Juifs », les personnages importants d’une synagogue ; ils se donneront l’air de ne pas connaître, même par ouï-dire, sa doctrine. Cependant son épître atteste que, parmi les chrétiens, les Juifs convertis étaient en nombre.
Entre la synagogue et l’église d’âpres conflits avaient certainement éclaté ; les Juifs avaient dû se porter à des violences ; la police s’en était mêlée ; Claude, pour se débarrasser des Juifs, avait signé son édit, fait expulser les uns et les autres. Mais, bientôt, Juifs et chrétiens étaient revenus ; et l’église romaine prospérait, puisque Paul, au début de l’épître, peut lui donner cette louange :
« On publie votre foi dans l’univers entier. »
Quel apôtre avait d’abord évangélisé les Romains ?
La tradition veut que Pierre ait fait à Rome un premier séjour, dès l’an 44. Aucun document ne l’infirme. Nous sommes néanmoins assurés qu’à l’époque où Paul écrivit aux Romains, Pierre avait quitté Rome. Autrement Paul aurait fait allusion à sa présence ; il se fût même dispensé de superposer son enseignement à celui d’une des « colonnes ».
S’il eut l’inspiration et la volonté d’un tel message, on peut en découvrir le motif immédiat dans l’admonition qui le conclut :
« Je vous exhorte, frères, à vous méfier de ceux qui font des scissions et des scandales, contrairement à la doctrine que vous avez reçue ; et détournez-vous d’eux. Ces gens-là ne servent pas Jésus-Christ, mais leur ventre ; et par des mots honnêtes et de beaux discours ils trompent les cœurs simples. Votre obéissance est connue de tous. Je me réjouis donc à votre sujet. Mais je veux que vous soyez sages pour le bien, purs à l’égard du mal[352]. »
[352] XVI, 17.
Paul a vu les schismes et les scandales désoler d’autres églises ; il voudrait en préserver pour l’avenir l’admirable église romaine. Les deux fléaux à redouter seraient une régression vers l’idolâtrie ou, comme chez les Galates, une propagande judaïsante. C’est pourquoi il établit avec une force irréfutable ces deux vérités :
L’homme n’est point sauvé par sa justice naturelle, puisque les païens, ayant pu connaître Dieu, ont cependant glissé vers toutes les erreurs de l’esprit, vers les égarements des sens les plus ignominieux. Il n’est point sauvé non plus par les observances de la Loi ; les Juifs ont la Loi, mais ils la transgressent. Donc, seul vivra, celui qui est juste en vertu de la foi ; car il tient de la grâce la vie sanctifiante. Qu’il soit né Juif ou gentil, c’est Dieu qui le justifie :
« Ceux qu’il a distingués d’avance, il les a prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit un premier-né parmi un grand nombre de frères. Ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a (d’avance) glorifiés[353]. »
[353] VIII, 29-30.
Autour de ces idées cardinales — elles soutiennent toute sa doctrine — Paul déploie une fresque théologique, morale, prophétique, d’une majesté, d’une profondeur inégalable. Ici, nous ne la considérons que dans ses rapports avec les milieux qu’il a transformés, avec ses sentiments et ses actes.
Une page lui suffit pour l’expression de la déchéance païenne. Il retrace, en sa terrible logique, l’obscurcissement, chez les idolâtres, de la vérité divine et la dégradation des vices. Assurément, la société romaine lui eût offert des hommes d’une haute vertu, des femmes très chastes, des âmes aussi pures qu’elles savaient l’être. Mais Tacite, Suétone, Juvénal, Apulée, certaines peintures de Pompéi commentent l’Apôtre par des documents difficiles à contester. Ce que Suétone raconte de Tibère, de Néron et de leur entourage, n’est pas une invention. Les héros de Pétrone, quand ils s’abandonnent à des perversions contre nature, sont représentés comme louables. L’amoraliste se délecte en ces turpitudes ; et chez qui les trouvait-on, dans le monde païen, condamnées ?
Paul les condamne et les explique — c’est la forte nouveauté de son jugement — en les confrontant avec la justice de Dieu. Dès que l’homme « adore et sert la créature de préférence au Créateur », dès qu’il se prend comme fin, il avilit en soi-même cette humanité qu’il déifie ; et de l’aberration charnelle procèdent l’orgueil, la cruauté, toutes les passions homicides.
Mais le Juif n’est pas au-dessus du gentil ; il est encore moins excusable, si, connaissant Dieu, il outrage par ses œuvres mauvaises des commandements auxquels il croit. Qu’il ne se flatte donc point de ses privilèges, qu’il se garde bien de vanter aux païens baptisés les avantages de la Loi, sans la foi qui vivifie les œuvres.
Paul est loin cependant de vouloir accabler les Juifs. Il engage les Gentils à rester humbles devant eux. Les oracles de Dieu furent confiés au peuple élu ; celui-ci a reçu des promesses ; elles se sont vérifiées dans la personne du Christ. Elles s’achèveront, quand Israël croira en son Rédempteur.
Faut-il admettre que Paul se propose simplement d’engager les chrétiens de Rome, en majorité païens d’origine, à ne pas mépriser les Juifs, à les honorer[354] ? Une telle pensée apparaît dans l’apostrophe au gentil[355] :
[354] Voir Lagrange, Introd. du Commentaire sur l’Épître, p. XXIX.
[355] XI, 13-25.
« Si toi, olivier sauvage, tu as été enté parmi eux… ne fais pas l’arrogant avec les branches… Ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte. Tu vas dire : Des rameaux ont été arrachés, pour que, moi, je sois enté. C’est bien. Ils ont été arrachés à cause de leur incrédulité. Toi, tu es là par la foi. Ne va pas t’enorgueillir. Crains plutôt. »
Cette apologie d’Israël semble pourtant correspondre à quelque chose de plus intime, au tourment, qui, dès sa conversion, affligea Paul d’une sainte angoisse. Ses frères selon la chair seraient-ils disgraciés jusqu’à la fin ? Se peut-il que la promesse de Dieu reste inaccomplie ? Y a-t-il en Dieu de l’injustice ?
Toutes ses méditations sur un problème insondable, mais immense dans le plan divin comme dans les destinées humaines, Paul les abrège en ce débat pathétique.
Il a scruté les Écritures, il a pesé les mots où s’articulait la promesse :
« C’est la postérité d’Isaac qui sera ta postérité. »
L’erreur des Juifs, la sienne tant qu’il fut avec eux, était d’admettre que toute leur descendance selon la chair aurait part à la promesse. Isaac est l’enfant du miracle. Dieu reste libre en son choix ; il sauve ceux qu’il veut sauver. Qui donc lui demandera raison ?
Pour justifier le Seigneur, Paul se contente d’évoquer sa parole à Moïse : « J’aurai compassion de qui j’aurai compassion. » Que nul ne se glorifie de ses œuvres. Il serait vain « de vouloir et de courir », si l’on n’est appelé.
Dieu s’est réservé des vases « de miséricorde », des Juifs et des païens. Les autres n’ont rien à dire, car Dieu ne leur devait rien. Paul envisage moins le salut éternel de toutes les âmes que la mission collective d’un peuple[356]. Israël a cru pouvoir obtenir le salut par la justice des œuvres. Il a entendu la parole du Christ, il ne l’a pas comprise, il n’a pas voulu la comprendre. C’est pourquoi Dieu l’a endurci[357].
[356] Voir Lagrange, op. cit., p. 246.
[357] Saint Thomas, commentant ce mot paradoxal, p. 138, remarque avec son admirable perspicacité : « Dieu n’endurcit pas les hommes directement, ce qui serait causer leur malice, mais indirectement, en tant que, des choses qu’il fait dans l’homme, l’homme prend occasion de pécher, et cela, Dieu le permet… Et ceux qu’il endurcit méritent l’endurcissement. »
Et cependant, Dieu ne l’a point tout à fait rejeté. Paul lui-même est Israélite « de la race d’Abraham, de la tribu de Benjamin ». L’obstination des Juifs a causé le salut des gentils. Si, d’un seul coup, Israël s’était converti, les Apôtres n’auraient point travaillé à sauver les infidèles. Or, si « sa chute est une richesse pour le monde », que ne sera pas son relèvement, sinon « la résurrection des morts » ?
Cette dernière parole, dans son obscurité pleine de substance, fait songer à la vision des ossements qu’eut Ézéchiel. Israël sera longtemps, sur la face de la terre, comme un cadavre dont les os desséchés sont épars. Ses membres se rejoindront, mais ils seront sans vie, jusqu’à ce que l’Esprit souffle et que la Grâce ranime le peuple de Dieu.
Selon la pensée de l’Apôtre, une partie d’Israël a résisté au Christ, jusqu’à ce que « la masse des gentils » soit entrée dans l’église ; ensuite, les Juifs eux-mêmes se soumettront. Paul ne veut pas dire que toutes les nations, un jour, seront composées de croyants, que tous les Juifs, à leur suite, se feront chrétiens. Il n’ignorait pas, ayant communiqué aux fidèles la prévision de la « grande apostasie », ce que Jésus avait annoncé : « Quand le Fils de l’homme reviendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre[358] ? » Mais il se représente l’avenir des deux groupes humains : gentils et Juifs. Il voit des temps pareils aux nôtres : la foi décline dans les âmes, ici ou là, chez tel peuple ; cependant, il n’est plus un seul coin du monde où le nom du Christ n’ait retenti. L’offrande du sang, par la continuité du Sacrifice quotidien, arrose la plénitude du globe d’un perpétuel torrent de vie rédemptrice. Ainsi entendue, la prophétie paulinienne n’est plus loin de s’accomplir. Il reste à voir la conversion d’Israël ; car Dieu a laissé les hommes s’enfermer dans l’incroyance ; on dirait, pour parler le langage de Paul, qu’il les y a lui-même enfermés, afin de les en tirer par sa miséricorde.
[358] Luc XVIII, 8.
Et le mystique, au lieu d’être effrayé par l’énigme des prédestinations, conclut en magnifiant le mystère :
« O abîme de la richesse et de la sagesse, et de la science de Dieu ! Comme ses jugements sont inscrutables, et impénétrables ses voies ! »
En somme, par son épître, qu’apportait-il d’essentiel ? Une vue d’ensemble sur le passé religieux et sur l’avenir du genre humain.
Le passé, devant son regard, n’obtient qu’une condamnation radicale : tous les hommes sous une loi de mort, œuvre d’Adam ; personne de juste. La Loi de Moïse donne le discernement du péché, en tant qu’il offense le bien suprême, mais non la force d’être vertueux et de mériter la béatitude.
L’avenir, qui est déjà le présent depuis la mort et la résurrection du Christ, ouvre au contraire des espérances sans terme : tous sont justifiés par la foi, sans les œuvres de la Loi ; Dieu n’est pas seulement le Dieu des juifs, il est aussi le Dieu des gentils.
Sans doute, l’homme reste soumis aux souffrances et aux convoitises de la chair. Toute la nature gémit avec nous, attendant l’adoption des enfants de Dieu, c’est-à-dire le renouvellement du monde après la bienheureuse Parousie, un état de paix et de gloire où les créatures seront associées à la transfiguration des Saints. Mais les épreuves de ce monde ne sont rien auprès de cette vie suprême. Notre chair a beau sentir la loi du péché ; la Grâce remédie à nos impuissances. Celui qui a donné pour nous son propre Fils, comment pourrait-il ne pas nous donner toutes choses avec lui ? Contre ceux que Dieu a élus, qui se portera accusateur ? C’est Dieu qui justifie. Qui condamnera ? Sera-ce le Christ Jésus… qui est à la droite de Dieu, qui intercède auprès de nous ? Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation ? L’angoisse ? La persécution ? La faim ? La nudité ? Le péril ? Le coutelas (du bourreau) ?… Mais en toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs, grâce à Celui qui nous a aimés[359]. »
[359] VIII, 31-37.
Paul ne discourt pas à la façon d’un métaphysicien ni d’un moraliste lisant un morceau dans une lecture publique. Quand il parle de la faim, de la nudité, il sait par expérience ce qu’il y a sous ces mots. Quand il nomme « le coutelas », il laisse entrevoir le martyre qui achèvera sa course, et dans cette Rome qu’il fera sienne par son sang.
Il veut que la foi s’épanouisse en des actes. Ses expositions théologiques, si serrées, si subtiles qu’on se demande comment des fidèles de moyenne espèce pouvaient les comprendre, aboutissent à des préceptes d’une limpide simplicité.
Certaines de ces maximes, très générales, appartiennent au fond commun de la morale évangélique :
« Que la charité soit sans feinte. Exécrez le mal, attachez-vous au bien. Aimez-vous d’un amour fraternel les uns les autres… Bénissez ceux qui vous persécutent… Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent… Frayez avec les humbles. Ne soyez point orgueilleux. »
Il en est, au contraire, qui sont des réminiscences juives de l’Ancien Testament :
« Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger. S’il a soif, donne-lui à boire. En faisant cela, tu amoncelleras sur sa tête des charbons de feu[360]. »
[360] Citation des Proverbes, XXV, 21-22. Paul ne veut pas dire qu’on doit faire du bien à ses ennemis pour les rendre aux yeux du Seigneur plus coupables et dignes de châtiment, mais qu’il faut « vaincre le mal par le bien », fléchir nos ennemis par l’évidence brûlante qu’ils seraient trop coupables s’ils résistaient à notre bonté.
D’autres exhortations paraissent ajustées à des conjonctures politiques où les fidèles de Rome pouvaient hésiter entre l’obéissance et la révolte.
Paul — et Pierre imposera les mêmes règles[361] — fait une obligation à tout chrétien « d’être soumis aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne soit de Dieu ». Pour les Juifs, le souverain véritable et unique, c’était Dieu ; les zélotes, nationalistes intraitables, dégageaient du principe cette conclusion : Dieu étant le seul maître, nous devons payer le didrachme au Temple, mais non le tribut à César[362]. Jésus avait condamné d’un mot péremptoire[363] cette intransigeance anarchique. Mais certains chrétiens pouvaient s’autoriser d’une autre parole du Maître : « Les fils sont libres[364] » et refuser l’obéissance à des princes ou à des magistrats païens. Paul entend qu’ils soient de bons sujets et des citoyens exemplaires, qu’ils le soient « par un motif de conscience », et non simplement par crainte.
[361] I Petr. II, 13 : « Soyez soumis à toute puissance humaine à cause de Dieu. »
[362] Voir saint Jérôme, in Tit., III, 1.
[363] Math. XXII, 21.
[364] Id. XVII, 25.
Son exhortation part d’une certitude mystique ; le prince ou le magistrat délégué par lui représente ces attributs divins : la puissance, la justice, la miséricorde ; il n’exercerait ni ne transmettrait son pouvoir, si Dieu ne l’avait permis. Paul a l’air de supposer que l’autorité sera juste, « qu’elle porte l’épée, étant ministre de Dieu, chargée de châtier celui qui fait le mal ».
Faut-il croire que la majesté romaine l’étonnait, comme elle éblouira Josèphe ? Il voyait tout au moins dans l’Empire une force ordonnatrice constituée pour le bien des peuples. Il admirait, chez les Romains, le sens organisateur, la continuité dans les vues, l’esprit équitable de la législation[365]. Tout spectateur intelligent du chaos oriental devait penser comme lui. Il avait trop voyagé pour ne pas apprécier la différence des routes impériales et des autres. Citoyen romain, il faisait rarement usage de son titre ; il négligeait la fierté d’avoir place parmi les maîtres de l’univers. Mais l’unité de l’Empire ouvrait à la foi des promptitudes d’expansion prodigieuses ; et cela, aux yeux de Paul, c’était la grandeur vraie de Rome, sa raison d’être dans les perspectives d’un avenir surnaturel.
[365] Rom. VII, 1 : « Je parle à des gens qui se connaissent en fait de loi. »
Il n’ignorait point les férocités hypocrites ni les vices de Tibère, les monstruosités de Caligula. Au moment de cette épître — en 56 — Néron avait déjà fait empoisonner Britannicus ; il songeait à tuer sa mère ; il courait, la nuit, les rues mal famées ; déguisé en esclave, il détroussait les passants, et se mêlait à d’ignobles rixes[366]. Sénèque, cependant, dirigeait encore les conseils du prince ; l’histrion démagogue gardait un masque généreux et visait à demeurer populaire par d’extravagantes libéralités.
[366] Voir Tacite, Ann. XIII, XXV.
L’Apôtre, jugeant la puissance romaine sur l’ensemble de sa politique, croit bon de la montrer comme légitime. Prévoit-il que les chrétiens ne seront pas toujours en paix avec elle ?
Il ne les dresse point comme des rebelles en face des tyrans de ce monde ; il les met davantage en garde contre les faux ascètes, ceux qui s’abstiennent, comme les orphiques, de toute chair ayant eu vie, ou contre les judaïsants prêts à semer des schismes dans cette église romaine si tranquille et si forte.
Il s’excuse, malgré tout, d’avoir osé avertir les Romains de vérités qu’ils connaissent, qu’ils pratiquent largement. Il l’a fait, parce qu’il doit à tous les gentils « l’œuvre sacrée » de son Évangile ; il est « le prêtre[367] » de Jésus-Christ, celui qui lui présente, comme une oblation, afin qu’elle soit agréable, la foi des peuples baptisés.
[367] Le mot qu’il emploie : leitourgos indique l’accomplissement d’un office sacré.
En même temps il a voulu leur promettre sa visite autrement que par un message de circonstance ; il leur fait part de ses dons spirituels, il « ravive » en eux les vérités qu’ils ont entendues.
S’il n’est pas encore allé jusqu’à eux, c’est qu’il a dû évangéliser des régions où le Christ était inconnu. A présent, il a fait en Orient ce qu’exigeait de lui l’Esprit Saint ; il n’a plus de champ où il puisse établir des églises. L’Occident l’appelle ; il se rendra en Espagne, et Rome sera sur son chemin.
Deux fois il nomme l’Espagne ; son dessein était ferme d’atteindre l’extrémité, à l’ouest, du monde habitable, les colonnes d’Hercule. Il tient, au reste, à faire sentir qu’il ne prétend point s’approprier l’église romaine, puisque d’autres l’ont fondée.
Pour l’heure, il va entreprendre le voyage de Jérusalem. Il y portera l’offrande abondante des églises de Macédoine et d’Achaïe ; et, par là, il insinue que les Romains, à leur tour, devront songer aux pauvres de Sion. Mais il prévoit des périls sérieux :
« Je vous engage, frères, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par la charité de l’Esprit, à combattre avec moi dans vos prières pour moi à Dieu, afin que je sois sauvé des mains des non-croyants, et afin que mon ministère à Jérusalem trouve bon accueil auprès des saints. »
Dans ces confidences, quel pressentiment ! Paul connaissait les haines recuites des Juifs de Judée, les méfiances accumulées même parmi les chrétiens de Jérusalem, depuis qu’il proclamait la circoncision inutile et la Loi périmée. Pourtant, il se met en route, humblement soumis, pour aller déposer aux pieds de Jacques et des presbytres les aumônes d’une charité industrieuse et patiente.
En vérité, il se jette dans la gueule du lion. C’est ici qu’il va se montrer peut-être le plus grand.
L’allusion de l’Apôtre aux embuscades juives était doublement une prophétie. Avant le complot qui l’attendait à Jérusalem, au moment de quitter Corinthe, il apprit que, sur le navire où il devait s’embarquer, des Juifs préparaient un guet-apens. Voulait-on, en mer, l’assassiner pendant la nuit, ou le précipiter par-dessus bord ? Avait-on prévenu des pirates qu’un passager, portant sur lui des sommes considérables, descendrait à telle escale, vers telle époque ?
Averti, Paul décida de voyager par terre au moins jusqu’en Macédoine. Il partit avec un certain nombre de compagnons ; leur escorte le protégerait et, comme il l’avait annoncé en écrivant aux Corinthiens[368], il s’entourait de délégués respectables qu’il s’associait pour le transport de la collecte. Nous savons les noms de plusieurs. Il y avait Timothée, le plus assidu de ses auxiliaires ; Sopatros, de Bérée, fils de Pyrrhus homme de noble race ; — c’est pourquoi son père est nommé ; — des Thessaloniciens, Aristarchos et Secundus ; Caius, de Derbé ; deux citoyens d’Éphèse, Tychique et Trophime. Nous retrouverons Trophime avec Paul dans les rues de Jérusalem, où sa présence fournira prétexte à l’émeute.
[368] I, VIII, 20.
La caravane traversa Thèbes, les Thermopyles, la Thessalie. En Macédoine, Paul s’arrêta dans la chrétienté de Philippes ; il y retrouvait tant d’affection ! Il voulait fêter là « les jours azymes ». Tychique et Trophime l’avaient devancé à Troas, peut-être afin d’y terminer la préparation de la collecte.
Le gros de la troupe prit la mer à Néapolis et, en cinq jours, atteignit Troas.
A la fin de la semaine qu’il y passa, le soir du dimanche[369], Paul assembla les fidèles « pour rompre le pain ». Comme il devait partir le lendemain, dans la matinée, il prolongea la réunion jusqu’à minuit. Beaucoup de lampes, en signe de solennité, illuminaient la salle haute, église et cénacle, qui se trouvait au troisième étage de la maison. Les lumières, l’assistance pressée ajoutaient à la lourdeur de l’air ; en cette saison, il faisait chaud déjà.
[369] Le dimanche, substitué au sabbat, s’appelait encore « le premier jour de la semaine » ; on y célébrait la résurrection du Seigneur. Dès l’Apocalypse (I, 9-11), « le jour du Seigneur » désigne le dimanche.
Un jeune garçon, nommé Eutychos, — l’homme qui a de la chance, — s’était assis au bord d’une fenêtre ouverte. Las et engourdi par la longueur du discours pieux, il céda au sommeil, se laissa choir en bas. Une clameur d’effroi coupa l’homélie de Paul ; on porta inanimé sur un lit le malheureux Eutychos ; ce n’était plus qu’un cadavre. Paul descendit en courant ; il se jeta sur le mort, comme l’avaient fait jadis Élie et Élisée[370], appliquant sa bouche sur sa bouche, ses yeux sur ses yeux, ses mains sur ses mains. Puis il se releva et dit aux parents :
[370] Voir Rois III, XVII, 17-24, et IV, I, 18-37.
« Ne vous tourmentez pas, car son âme est en lui. »
Il semblait n’avoir pas fait un miracle, mais simplement ranimé l’enfant évanoui. Humble et tranquille il remonta, « rompit le pain », mangea, et, après avoir parlé abondamment jusqu’à l’aurore, il partit.
Dans cet acte étrange, il avait écouté une inspiration évidente. Sans doute, c’est au nom du Seigneur Jésus qu’il ressuscite Eutychos. Mais l’immédiate réaction de son premier élan marque le pli judaïque de son mysticisme.
De Troas il gagna par voie de terre Assos. Là, entre deux tours carrées, subsiste encore l’arc aigu d’une porte sous laquelle, certainement, il passa.
Il se rembarqua dans le port d’Assos, fit escale à Mytilène ; de là, son navire mit le cap sur Chio ; il jeta l’ancre devant cette île pour la nuit ; il aborda, le jour suivant, à Samos ; et, le surlendemain, les passagers débarquèrent à Milet.
Paul aurait pu, de Milet, se diriger vers Éphèse. Mais les Éphésiens l’eussent retenu, et il était pressé, il voulait, pour y célébrer la Pentecôte, comme un bon Juif l’eût fait, arriver au plus vite à Jérusalem.
Cependant, les presbytres d’Éphèse et d’autres villes proches venaient d’être avertis qu’il passait.
A son appel ils se réunirent, peut-être dans une proseuché voisine de la mer. C’étaient, pour la plupart, des gens d’assez humble condition, des ouvriers, de petits marchands, des hommes à qui Paul, tout à l’heure, montrera ses mains rudes, en signe de fraternité, en exemple de laborieuse vaillance.
Il leur parla, comme si, devant les périls où il s’engageait, il leur laissait un adieu pareil à un testament.
Son discours, tel que nous le lisons, reproduit une partie seulement des choses qu’il exprima, et sans viser à une translation littérale. La scène n’en est pas moins grande, comme, dans l’Alceste d’Euripide, le départ d’Héraclès, saluant le roi Admète, la femme qu’il a sauvée, et leur peuple heureux. Mais elle est autrement belle : au lieu de s’en aller vers un obscur destin subi par nécessité, Paul monte à Jérusalem avec la joie de souffrir pour son Maître et comme Lui. Il n’a pas restitué à ceux qu’il aime la lumière douce à respirer ; il leur dispense le bonheur sans fin. Et cependant la perspective du Paradis n’ôte rien à l’humaine effusion, entre eux, d’une tendresse naïve et profonde qui s’afflige dans l’espérance.
« Vous savez, dit-il, depuis le premier jour où j’ai mis le pied en Asie[371], comment je me suis comporté tout le temps avec vous, servant le Seigneur en toute humilité, dans les larmes et les épreuves qui survinrent par les machinations des Juifs, et que je n’ai jamais reculé ni omis ce qui pouvait vous être utile pour vous prêcher et vous enseigner en public et dans les maisons, attestant, pour les Juifs comme pour les Hellènes, la loi du repentir envers Dieu et la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ.
[371] Dans la province d’Asie, à Éphèse et dans la région.
« Et maintenant, lié en esprit[372], je vais à Jérusalem, sans savoir ce qui m’arrivera, sinon que l’Esprit Saint, dans chaque ville (par ses prophètes), m’avertit que chaînes et tribulations m’attendent. Mais je ne tiens compte de rien et je fais bon marché de ma vie pourvu que j’accomplisse ma course avec joie, et le ministère que j’ai reçu de la part du Seigneur Jésus : proclamer l’Évangile de la grâce de Dieu. Et maintenant, voici, je sais que vous ne verrez plus mon visage, vous tous parmi lesquels j’ai passé, annonçant le Royaume de Dieu. C’est pourquoi je vous prends à témoins, aujourd’hui, que je suis pur du sang de tous[373] ; car je n’ai jamais reculé pour vous annoncer toute la volonté de Dieu.
[372] Ces termes, peu clairs, signifient, semble-t-il : me considérant déjà comme un captif, ou : lié par une impulsion intérieure.
[373] Il entend : Si vous vous perdez, je suis innocent de votre damnation, ayant tout fait pour vous sauver.
« Prenez garde à vous et à tout le troupeau où l’Esprit Saint vous a placés comme évêques[374], pour paître l’Église du Seigneur, qu’il s’est acquise par son sang. Je sais qu’après mon départ entreront chez vous des loups terribles, qui n’épargneront pas le troupeau ; et d’entre vous se lèveront des hommes qui diront des choses perverses pour entraîner les disciples à leur suite.
[374] Évêques est alors synonyme de presbytres, mais avec un sens de ministère sacerdotal plus marqué.
« C’est pourquoi, veillez, vous souvenant que, durant trois années, je n’ai pas cessé, avec des larmes, d’exhorter un chacun. Et, maintenant, je vous recommande à Dieu et à la parole de sa grâce, à lui qui a pouvoir d’édifier et de donner l’héritage parmi tous les sanctifiés.
« Je n’ai désiré ni argent, ni or, ni manteaux. Vous savez qu’à mes besoins et à ceux de mes compagnons ces mains ont pourvu en tout. Je vous ai montré qu’il faut, en travaillant ainsi, soutenir les faibles et vous souvenir des paroles du Seigneur Jésus, et qu’il a dit lui-même : « Donner, c’est plus de béatitude que recevoir. »
Ayant dit ces choses il s’agenouilla et pria avec eux tous. Et tous pleurèrent beaucoup ; et, s’étant jetés au cou de Paul, ils l’embrassaient, affligés surtout de la parole qu’il avait dite, qu’ils ne reverraient plus son visage. Et ils le reconduisirent jusqu’au pont du vaisseau.
Paul et ses compagnons, poussés par un bon vent, vinrent, de Milet, droit à Cos, puis, le lendemain, à Rhodes et à Patare. Le navire n’allait pas plus loin ; un autre était là, en partance pour la Phénicie ; ils s’y rembarquèrent. Ils laissèrent Chypre à leur gauche, firent voile vers la Syrie, et abordèrent à Tyr. Leur bateau s’y arrêta, ayant une cargaison à décharger.
Une petite communauté chrétienne les reçut en ce port déchu de son antique richesse. Ils restèrent là sept jours, jusqu’à ce qu’on pût reprendre la mer. Quand ils partirent, les chrétiens, avec leurs femmes et leurs enfants, les reconduisirent sur le rivage ; tous s’agenouillèrent pour prier, et, tristes, tandis que le navire s’éloignait, les fidèles rentrèrent chez eux.
C’est à Ptolémaïs que Paul débarqua ; il y fit halte et « salua les frères » ; la caravane se rendit par terre à Césarée, la ville où il devait revenir chargé de chaînes pour le Christ.
Philippe, évangéliste[375] et diacre — l’un des Sept hellénistes à qui les Douze avaient imposé les mains — gouvernait l’église de Césarée ; ses quatre filles, vierges, étaient douées du don de prophétie. Il reçut dans sa maison Paul avec ses disciples et les y retint quelques jours. On peut croire que les vents favorables, la coïncidence des vaisseaux rencontrés avaient abrégé le temps prévu au départ pour qu’on fût certain d’atteindre, à la Pentecôte, Jérusalem. Paul trouvait, d’ailleurs, en Philippe un saint qui avait vu Étienne et les premières années de l’Église, un contemporain du Seigneur.
[375] On appelait de ce nom les chrétiens qui, sans avoir le titre d’apôtres ou de prophètes, annonçaient de ville en ville Jésus comme le Messie.
Pendant qu’il était chez lui, un prophète ayant nom Agab — était-ce le même qui avait annoncé à Antioche la famine de Jérusalem[376] ? — vint dans la maison et, dès qu’il aperçut Paul, s’approcha de lui, s’empara de la ceinture que l’Apôtre portait autour des reins ; il fit le simulacre de s’en lier les mains et les pieds ; et, avec un accent très solennel :
[376] Actes XI, 28.
— Voici, proféra-t-il, ce que dit l’Esprit Saint : L’homme à qui appartient cette ceinture, les Juifs, à Jérusalem, le lieront de la sorte, le livreront entre les mains des gentils.
Ces paroles alourdissaient les prévisions de l’Apôtre ; il allait à Jérusalem pour y pâtir beaucoup. Ses compagnons et les gens du lieu se mirent à sangloter ; ils le supplièrent de ne pas continuer sa route. Mais Paul les gronda doucement et répondit :
— Pourquoi pleurez-vous ? Pourquoi me brisez-vous le cœur ? En vérité, je suis prêt non seulement à être enchaîné, mais à mourir à Jérusalem, pour le nom du Seigneur Jésus.
Son obéissance à l’épreuve changea en résignation leurs alarmes.
— Que la volonté de Dieu soit faite, dirent-ils.
Ce chagrin de savoir qu’il souffrirait contredisait leur foi au Messie glorifié par la souffrance. Mais leur pitié ingénue est plus vraie que l’héroïsme déclamatoire de stoïciens raidis.
La montée de Paul à Jérusalem imitait celle de Jésus, quand il vint y célébrer la Pâque, sachant que la grande victime, c’était Lui. Paul n’avait qu’une vue, d’avance, imparfaite des traverses qui l’attendaient. Une joie divine surpayait l’anxiété de cette marche au supplice. La confiance lui demeurait de survivre aux calamités prochaines ; il pressentait que sa mission n’était pas finie.
Arrivée dans la ville sainte, la caravane logea chez un certain Mnason, cypriote, disciple helléniste, converti de « vieille date ». Paul avait à Jérusalem une sœur dont le fils servira efficacement son oncle prisonnier. Il serait frivole de se demander pour quels motifs il ne fut pas hébergé sous son toit.
Une chose immédiate le préoccupait : l’accueil qu’allaient lui faire Jacques et les anciens. Dès le lendemain, il se rendit auprès de Jacques ; les chrétiens notables de Jérusalem furent conviés à cette réception. On devine qu’il déposa aux pieds des presbytres le produit de la collecte. Il apportait une preuve palpable de la ferveur des gentils. L’assemblée l’écouta bénévolement « raconter en détail ce que Dieu avait fait chez les gentils par son ministère ».
Les presbytres louèrent le Seigneur des grandes merveilles qu’il opérait. Cependant, quelques-uns d’entre eux, voulant à la fois éprouver la sincérité juive de Paul et le prémunir contre les attentats des Juifs, lui proposèrent cet acte de dévotion :
« Nous avons quatre hommes qui ont sur eux un vœu ; prends-les, purifie-toi avec eux ; et paie pour eux, afin qu’ils fassent raser leur tête ; ainsi tous connaîtront que rien de ce qu’on raconte sur toi n’est vrai, mais que tu te conduis, toi aussi, en gardant la Loi. »
Les quatre hommes pauvres qui ne pouvaient s’acquitter de leur vœu étaient des nazirs[377] ; pour un temps qui devait durer au moins trente jours, ils s’étaient consacrés à Dieu ; et leur vœu impliquait trois obligations : s’abstenir de raisins et de vin, ne pas se faire raser la tête, ne pas se souiller par le contact ou le voisinage d’un mort. Ce dernier point semblait la plus difficile des observances ; si un nazir foulait une terre où un cadavre était enseveli, il devenait impur. S’il manquait, même malgré lui, à l’un des trois préceptes, il recevait trente-neuf coups de lanière, offrait au Temple deux tourterelles ou deux petits d’une colombe, et recommençait son vœu.
[377] Sur le nazirat, voir Nombres, VI, et Marnas, op. cit., p. 154-155.
Pendant son nazirat, il laissait croître sa chevelure ; puis, au terme des jours de consécration, il la faisait raser, et ses cheveux étaient déposés sur le brasier du sacrifice offert en son nom. Sacrifice onéreux, puisque Moïse exigeait un agneau d’un an, une brebis d’un an et un bélier ; en outre, une corbeille de pains azymes et de gâteaux. Lorsque des nazirs indigents ne pouvaient satisfaire à la Loi, ils invoquaient l’assistance de quelque Israélite généreux.
Sans hésiter, Paul correspondit au désir des anciens :
« Ayant pris les hommes, le lendemain, purifié avec eux, il entra dans le Temple, déclara le terme des jours de purification où l’oblation serait présentée pour chacun d’eux. »
De trop curieux exégètes ont voulu s’enquérir sur quels fonds il préleva la somme due pour les quatre agneaux, les quatre brebis, les quatre béliers, et le reste. Il importe davantage de comprendre en quel esprit il participa aux observances d’une dévotion mosaïque.
Son mouvement, c’est clair, n’eut rien d’une simagrée, d’une concession qu’il aurait subie pour s’adapter au milieu juif, se fondre parmi la multitude des pèlerins, et, ainsi, détourner les attentats qu’il prévoyait.
Il n’obéit point non plus par humilité pénitentielle. Non ; il venait au Temple en pèlerin. C’était tout simple de s’associer à une œuvre pie. En quoi son Évangile lui interdisait-il d’aider de pauvres gens liés par un vœu qu’ils avaient peine à remplir ?
Détruire la Loi et ses prescriptions n’était aucunement sa pensée. Son acte charitable prouvait à ses frères et à lui-même qu’il suivait, là où ses principes l’autorisaient, la sainte discipline des ancêtres. Il dut y trouver quelque joie mystique. Sans être nazir, n’avait-il pas, en quittant Corinthe, fait un vœu lui-même ? N’était-ce pas au Temple, vraisemblablement, qu’il avait espéré l’acquitter, selon les formes admises ?
Et, quand il se présenta devant les prêtres, avec les quatre nazirs, ses protégés, il mit dans sa déclaration tout le sérieux d’un Juif dévot ; il y ajouta un sens de charité libératrice ; il savait, mieux que les prêtres, ce que signifiait l’immolation de l’Agneau ; et il offrait sa propre vie, menacée à tout instant, pour le salut des bons nazirs, pour celui d’Israël.
Assurément, un rigide sectaire se fût interdit une démarche contraire à son système. Les paroles quotidiennes de Paul auraient pu condamner son action. Ce qu’il avait dit aux Galates : « Quiconque se fait circoncire est tenu d’observer la Loi totale », il le répétait incessamment aux gentils et devant les Juifs. S’il observait encore un seul précepte de la Loi, donc il s’engageait à la suivre jusqu’au bout, sans réserve.
Cette soumission, la voulait-il, la pratiquait-il ? Trop souvent il avait déclaré : La Loi n’est plus nécessaire ; la vie du juste, c’est la foi. Or, ce qui n’est plus nécessaire en une croyance périmée, devient promptement inutile, puis méprisable.
Mais l’Église ne devait rompre avec la synagogue que par étapes. Dans la forme des prières et des rites, dans l’ordre des fêtes, la rupture ne sera jamais totale. Cette grande règle de toute création organique : « La nature ne fait pas de sauts », s’étend, en un sens, aux réalités surnaturelles. L’Ancien Testament enfermait les éléments du Nouveau. Jésus avait affirmé qu’il venait accomplir la Loi, non l’anéantir. Il s’était soumis à l’essentiel de ses observances comme s’il en consacrait de nouveau la sainteté. Paul, son disciple, croyait bien pouvoir accomplir un rite vénérable par ses origines, efficace par l’intention qui le pénétrait. Le nazirat était, au reste, une forme ascétique de consécration où le dévot se séparait du monde, pour un temps, afin « d’être à l’Éternel[378] ».
[378] Voir Fouard, Saint Paul et ses missions, t. II, p. 467.
Il ne paraît même point s’être posé le cas de conscience :
« Ai-je raison d’agir ainsi ? »
La Voix intime le poussait ; et puis, venir au Temple, y prier, y sacrifier publiquement, dans une cérémonie annoncée et payée d’avance, c’était s’exposer à la vindicte de ses adversaires. Cela, Paul savait que l’Esprit le lui demandait. Jusqu’où Dieu laisserait aller la main de ses persécuteurs, il ne s’en tourmentait guère ; il faisait ce qu’eût fait comme lui le plus obscur des pèlerins.
En revoyant le Temple, se laissa-t-il enivrer devant la magnificence d’une bâtisse qui semblait, dans l’éclat de sa force, braver les siècles des siècles ? Il connaissait la prophétie du Seigneur et voyait « la colère se hâter sur les déicides jusqu’à ce qu’elle eût son terme[379] ».
[379] I Thessal. II, 16.
L’orgueil d’être Israélite toucha-t-il son cœur libéré, lorsqu’il s’avança, plus haut que l’atrium des gentils, sur la seconde terrasse, vers le parvis des Juifs ? Là, des inscriptions grecques et latines, au fronton des pylônes, avertissaient les profanes :
« Qu’aucun étranger ne pénètre au delà de la balustrade qui entoure le lieu saint et l’enceinte. Celui qui serait pris ne devra accuser que lui-même de ce qui suivra : la mort. »
L’exclusion des gentils, il l’estimait juste dans le passé. Mais elle lui confirmait l’invincible erreur d’Israël. Il n’eût pas introduit, à l’intérieur du Temple, un païen même baptisé. Cependant, on l’en accusa, et ce fut de ce grief qu’allait partir l’émeute soulevée contre lui.
Des Juifs asiatiques d’Éphèse, arrivés pour la Pentecôte, l’avaient reconnu dans la ville, se promenant avec l’Éphésien Trophime, qu’on savait d’origine païenne, et ils inventèrent ce bruit atroce :
« Il a introduit des Grecs dans le Temple. »
Le jour où il monta pour le sacrifice des nazirs, quelques-uns de ces Juifs l’aperçurent dans le parvis des Israélites. Ils se mirent à pousser des imprécations, et se penchant sur la balustrade, du haut des marches qui reliaient la seconde terrasse à celle d’en bas, pleine de monde, ils criaient :
— Au secours, hommes d’Israël, il est là, cet homme qui enseigne partout contre la Loi, contre le Temple. Il a souillé le Lieu Saint !
Paul essayait de protester, de répondre. D’en bas, une masse de gens s’élança, le bouscula sur les degrés ; on l’entraîna vers l’issue du Temple. Tel était le respect du lieu qu’on n’aurait pas osé en polluer par un meurtre l’enceinte. Les gardiens et les lévites, aussitôt que la cohue eut franchi les portes du Nord, les verrouillèrent. Ils avaient peur que Paul ne rentrât ou qu’il ne fût pourchassé et massacré dans le saint enclos.
Entouré d’assaillants, Paul était voué à une mort inévitable. Mais, de la forteresse Antonia, de la galerie qui surveillait le Temple, le poste des soldats romains avait entendu les clameurs et suivi l’agitation de la foule.
« Toute la ville est en émeute » courut-on dire au tribun. Celui-ci prit à la hâte les centurions et les légionnaires qu’il trouva sur son passage ; ils se précipitèrent par les deux escaliers qui descendaient vers l’esplanade. L’épée haute, le tribun fendit la populace. Paul, serré, maintenu debout par le cercle des vociférateurs, avait la figure en sang. Mais il gardait la contenance d’un homme intrépide.
— Qu’a-t-il fait ? Lâchez-le. Il est à nous, tonna le tribun si impérieusement que les furieux lâchèrent prise.
Mais les uns criaient une chose, les autres une autre ; au milieu du tumulte il n’arrivait pas à comprendre qui était cet homme, pour quel crime on voulait le tuer. Il conclut seulement que son cas était grave ; par précaution, et afin d’apaiser la foule, il lui fit passer des fers aux deux poignets et commanda de l’emmener au corps de garde.
Pendant que les soldats, avec leur captif, remontaient l’escalier, les meneurs voyant que l’impie leur échappait, se retournant vers la masse, l’excitaient : « Enlevez-le ! Enlevez-le ! » Le détachement romain se sentit débordé par la poussée hurlante. Les soldats qui tenaient le prisonnier craignirent qu’il ne leur fût arraché ; ils lièrent à leurs bras ses deux chaînes.
Inquiet, le tribun Lysias gravissait les marches derrière eux. Il était Grec, il commandait depuis peu la cohorte de la tour ; il redoutait le furor judaïcus ; il n’ignorait point qu’au moment des fêtes l’ivresse religieuse renforçait chez le peuple le fanatisme national. On lui avait parlé du coup de main qu’un Juif d’Égypte, se donnant pour le Messie, avait, quelques mois auparavant, tenté contre Jérusalem. Plusieurs milliers[380] de gueux, ramassés dans le désert, avaient suivi ce faux Christ jusqu’au mont des Oliviers. Il prétendait chasser de la ville les Romains ; à sa voix les murailles tomberaient, comme au son des trompettes de Josué avaient croulé celles de Jéricho. Le procurateur Félix, avec des cavaliers et des légionnaires, aidés par des Juifs, était sorti à la rencontre de la horde, l’avait mise en déroute. Mais le chef avait pu s’enfuir. Lysias, devant la furie du peuple et son acharnement à réclamer Paul, pensa que c’était lui « l’Égyptien ». L’Apôtre, en ces minutes, devait paraître hirsute et sauvage comme un bandit ; ses vêtements étaient déchirés, ses cheveux en désordre, pleins de poussière et de crachats. Jusqu’alors, il n’avait pas ouvert la bouche — sa parole aurait-elle pu se faire entendre ? — Tout d’un coup, en atteignant le haut des degrés, sur un ton déférent, mais énergique, il interpella le tribun :
[380] Josèphe (B. J. II, XXIII) les évalue à trente mille : l’auteur des Actes les réduit à quatre mille. Des deux il est certainement le plus exact ; car le même Josèphe, toujours enclin à gonfler les chiffres, déclare ailleurs (Antiq., XX, VI) qu’il a suffi, pour disperser les séditieux, de tuer quatre cents hommes et d’en capturer deux cents.
— Puis-je te dire un mot ?
Le tribun s’étonna de l’ouïr parler grec, et avec l’accent d’un orateur, d’un personnage cultivé. Ce prisonnier n’était donc pas un brigand, un coureur de désert qui se fût énoncé en un patois sémitique et barbare !
— Tu sais le grec ! s’exclama-t-il. Tu n’es donc pas l’Égyptien ?…
Paul, avec un beau calme fier, lui répondit :
— Je suis un Juif, citoyen de Tarse, ville de Cilicie qui n’est pas sans gloire. Je t’en prie, laisse-moi parler à ce peuple.
L’idée sublime venait de surgir en lui, comme une inspiration : proclamer le Christ vis-à-vis du Temple, haranguer « ses frères » qui le détestaient sans le connaître. Il avait ici pour auditoire immense tout Israël représenté par les Juifs de Jérusalem, leurs prêtres, les Juifs de la diaspora, et aussi la gentilité en la personne de Lysias, des centurions, des soldats.
Le tribun consentit, curieux de voir ce qu’obtiendrait l’éloquence du captif. On desserra les liens, Paul se retourna vers les manifestants qui brandissaient encore leurs poings et leurs bâtons. Il leva ses bras chargés de chaînes, montra qu’il voulait parler.
Ce petit homme à l’œil de flamme, chauve, fumant de sueur, poudreux, dépenaillé, debout contre l’énorme tour blanche, eut l’air soudain puissant comme un nabi. Il portait dans son regard et son geste ce qui révèle à une foule mystique l’envoyé d’en haut.
Il commença, en s’exprimant à dessein dans la langue araméenne, le dialecte propre au peuple juif :
— Hommes, frères et pères, écoutez-moi maintenant m’expliquer devant vous…
Sous le timbre dominateur de sa voix, sous la sonorité des mots hébraïques, les cris qui persistaient se calmèrent en murmures ; et, subitement, le silence devint profond.
Paul, une fois de plus, raconta l’erreur de sa jeunesse, la vision qui l’avait illuminé. Son apologie devant les Juifs palestiniens, c’était de rappeler qu’il avait d’abord défendu à outrance les traditions pharisiennes et persécuté ceux qui les transgressaient. De sa conduite, le grand prêtre d’alors et tout le sanhédrin pouvaient rendre témoignage. Mais, sur la route de Damas, Jésus l’avait terrassé ; il s’était soumis à la volonté du Dieu de ses pères. Haut et magnifique langage où il certifiait l’unité divine des deux Testaments !
Pourquoi avait-il prêché loin de Jérusalem, comme s’il fuyait le Temple et ses frères ? C’est qu’au Temple même une autre vision lui avait commandé :
— Pars, je vais t’envoyer au loin chez les gentils.
Jusque-là, subjugué, frappé de stupeur, l’auditoire s’était tu. A ces mots : « les gentils » les orgueils du peuple et ses rancunes contre l’étranger réveillèrent leur furie. De nouveau, la meute éclata en clameurs :
— Enlevez-le ! Enlevez-le ! Cet homme ne mérite pas de vivre !
Ils aboyaient des choses sans nom, ils déchiraient leurs manteaux, les lançaient en l’air, ils trépignaient, ramassaient à poignée la poussière et l’éparpillaient dans la direction de l’impie.
Le tribun, comprenant mal par quoi l’orateur mettait en rage les Juifs, voulut couper court à cette exaspération. Il fit un signe ; les soldats entraînèrent le prisonnier dans l’intérieur du corps de garde. On ferma les portes ; la foule, impuissante, continuait, en bas, à vociférer.
Son insistance fatigua le tribun ; et la mauvaise humeur du chef se retourna contre celui qui avait causé ce mouvement séditieux. Il le prit pour un agitateur de carrefour, digne d’être mis en croix comme un esclave. Quel crime lui valait la haine du peuple ? Au lieu de l’interroger d’abord, il jeta un ordre au centurion du poste. Celui-ci fit lier Paul à un poteau ; on le suspendit par les mains, en sorte que ses pieds touchaient à peine le sol ; on l’avait dépouillé de ses vêtements, et deux valets s’approchèrent avec les horribles fouets garnis de pointes qui servaient à la flagellation des inculpés pour leur arracher un aveu.
Paul n’avait point peur de souffrir ; sa chair connaissait les verges ; elle pouvait trembler sous leur morsure. Mais il avait une joie : en cet instant, le dos tourné aux exécuteurs, les mains hautes tendues vers le poteau, il ressemblait à son Maître Jésus, lié contre la colonne avant d’être flagellé. Cependant le jour de son martyre n’était pas venu ; il avait une œuvre à parfaire en ce monde. On l’aurait flagellé peut-être jusqu’à la mort ; il dit au centurion debout près du poteau la parole qui lui assurait la vie :
— Est-ce qu’il vous est licite de flageller sans jugement un citoyen romain ?
Étonné, le centurion courut avertir Lysias. Le tribun arriva, posa lui-même à Paul cette question :
— Dis-moi ? Tu es Romain ?
— Oui, répondit Paul. Et il indiqua, sans doute, les preuves de son droit de cité.
Le tribun, qui sentit la gravité d’une telle erreur, s’empressa de faire détacher son captif, et il tenta de l’amadouer par ses façons familières.
— Mon titre de citoyen, lui confia-t-il, je l’ai payé un gros prix[381].
[381] Sous Claude, l’État romain vendait aux étrangers le titre de citoyen ; il tirait de ce trafic des sommes exagérées (voir Dion Cassius, l. IX, 17, 5).
— Et moi, répliqua Paul dignement, je l’ai eu de naissance.
Sa ferme attitude redoubla les anxiétés de Lysias. Il s’attendait aux représailles du Juif, citoyen romain. Il craignait les fureurs des Juifs de Jérusalem. En livrant Paul au fouet, il avait pensé leur complaire. Quelle serait leur indignation d’apprendre que l’autorité romaine protégeait l’homme exécré ! Ce Grec, vantard et fat, démagogue et diplomate, s’avisa d’un expédient : il ferait comparaître l’accusé devant le sanhédrin ; démarche flatteuse pour un corps jaloux de maintenir ses anciennes prérogatives ; et, s’il constatait que les griefs des Juifs portaient seulement sur des querelles religieuses, il proposerait au procurateur — qui résidait à Césarée — la libération de Paul. Au reste, sa conduite ultérieure marque une bienveillance non feinte. Il avait reconnu en l’Apôtre quelqu’un de pur et de généreux.
Dès le jour suivant, il avertit le sanhédrin de s’assembler pour juger Paul. Le grand prêtre Ananie lui-même vint présider la séance. Ce vieillard avait un renom de cupidité féroce ; il envoyait ses esclaves saisir entre les mains des sacrificateurs la dîme ; et les prêtres qui résistaient recevaient la bastonnade.
Sadducéen brutal et cynique, il ne croyait qu’aux jouissances charnelles, à l’argent et aux privilèges de sa caste.
Paul se retrouva dans l’hémicycle d’une salle semblable à celle où il avait vu Étienne en extase et les juges qui grinçaient des dents, se bouchaient les oreilles. Si la part qu’il avait prise à leur crime revint le troubler d’un souvenir, il n’en laissa rien paraître. Il ne reconnaissait point à ses juges le droit de juger sa religion, mais les considérait comme des frères qu’il aurait voulu guérir de leurs aveuglements. Avant d’être interrogé, il prit la parole :
— Hommes frères, je me suis en toute bonne conscience comporté devant Dieu jusqu’à ce jour.
Ce mot : frères indigna le grand prêtre, comme un manque de respect.
— Frappez-le sur la bouche, enjoignit-il aux appariteurs.
Paul entendit l’ordre, sans discerner qui le proférait. Reçut-il les coups, les prévint-il par sa riposte ? Elle fut dure, foudroyante :
— C’est Dieu qui te frappera, muraille plâtrée[382]. Tu sièges pour me juger selon la Loi. Et, contre la Loi[383], tu ordonnes de me frapper ?
[382] Cette image, condensation d’injures, réminiscence possible d’Ézéchiel (XIII, 10) fait tout ensemble allusion à la robe blanche de celui qui présidait le sanhédrin, à sa vieillesse décrépite, et surtout à son hypocrisie.
[383] La Loi juive, nous l’avons vu, assurait aux accusés des égards et la liberté de se défendre (Lévit. XIX, 15).
Saillie étrange et formidable ! Paul ne savait pas qu’elle visait Ananie et le grand prêtre en personne ; pourtant, il prophétise, et sa prophétie devait se vérifier ; car, en septembre 66, le dix-septième jour du mois, Ananie pourchassé par les factieux, et qui s’était caché dans un aqueduc avec son frère Ézéchias, y fut pris, égorgé[384].
[384] Josèphe, Bell. jud., II, XXXI.
Les appariteurs protestèrent :
— Comment ! Tu insultes le grand prêtre de Dieu !
— Je ne savais pas, répondit Paul, que c’était le grand prêtre. (Autrement je me serais tu.) Car il est écrit : « Tu ne diras pas de mal du chef de ton peuple[385]. »
[385] Exode XXII, 28.
La brutalité d’Ananie avait provoqué dans tout son être un choc où une réaction prophétique s’ajouta au courroux spontané. Ananie était de la famille d’Anne qui avait condamné Jésus. Par la bouche de Paul, il entend l’annonce du châtiment qui viendra. Et, comme Jésus, Paul accable les princes des prêtres sous leurs contradictions hypocrites ; ces défenseurs de la Loi la transgressent et la détruisent !
Mais, aussitôt, il se reprend ; il ne scandalisera pas les faibles ; lui qu’on accuse d’abolir la Loi, il veut y rester soumis.
Que se passa-t-il dans la suite du débat ? Le rapport de Lysias au procurateur fait comprendre que la séance dévia en querelle théologique. Les pharisiens de l’assemblée se disputèrent avec les sadducéens ; les premiers admettaient la vie future, les autres la niaient. Paul, les voyant aux prises, tenta d’insérer au milieu de leur conflit sa théologie chrétienne.
— Hommes frères, s’écria-t-il, je suis pharisien, fils de pharisien. Et on me met en jugement au sujet de l’espérance et de la résurrection des morts !…
Il voulait en venir à nommer le Christ ressuscité ; judiciairement, c’était une dialectique habile : le tribun présent avec des centurions et des soldats tenait maintenant pour évidente l’innocence de l’accusé ; et Paul, par sa déclaration, mettait furieusement aux prises pharisiens et sadducéens.
Mais peu s’en fallut que ceux-ci, exaspérés, n’assouvissent sur lui leur vindicte. Le tribun, ne voulant point paraître l’entourer d’une protection armée, l’avait laissé tout seul, dans l’hémicycle, entre les juges, les scribes, les appariteurs. Un certain nombre de sadducéens se levèrent et, le poing tendu, formèrent autour du petit Juif un cercle menaçant. Ils l’auraient entraîné au dehors, assommé sur place, étranglé. Le tribun et ses hommes, à temps, le dégagèrent. Il quitta, sain et sauf, cette caverne de mort. Rome le sauvait d’Israël.
Deux jours de commotions l’avaient épuisé. Le soir, il eut une de ces crises d’abattement où il ne souhaitait plus qu’une chose : « se dissoudre, être avec le Christ ». Il avait vu de près, dans le centre de leur puissance, l’incurable obstination des Juifs contre la vérité. Il savait, d’autre part, ce qui l’attendait s’il retombait entre leurs mains. Mais le Seigneur le visita dans sa prison, et lui dit :
« Courage ! De même qu’à Jérusalem tu as témoigné sur ce qui me regarde, de même à Rome aussi il faut que tu témoignes. »
Cependant les Juifs n’allaient pas en rester là. Paul était inculpé d’un délit commis à l’intérieur du Temple ; le sanhédrin se déclarait compétent pour le juger. Donc les princes des prêtres exigeraient qu’il comparût une seconde fois, afin d’examiner plus à fond sa cause.
Leur pensée était d’en finir avec lui. Dès le lendemain, des Juifs acharnés à sa perte nouèrent une conspiration. Ils jurèrent avec de terribles anathèmes « de ne boire ni de manger jusqu’à ce que Paul fût mis à mort[386] ». Ils vinrent trouver les princes des prêtres, les engagèrent dans leur plan d’attaque : que Paul fût ramené au sanhédrin ; entre la tour Antonia et le Temple, au passage, ils le poignarderaient.
[386] Leur vœu, en apparence, invraisemblable et chimérique, équivaut simplement à jurer : « Il faut que Paul soit tué le plus tôt possible. » Les Juifs admettaient ces formules de vœu hyperboliques. Rappelons-nous Jacques jurant de ne boire ni de manger jusqu’à ce qu’il eût vu le Seigneur ressuscité. On lit dans le Traité Aboda Zara (trad. Schwab, p. 189-190) : « Quand un homme a promis par un vœu qu’il s’abstiendra de manger, malheur à lui s’il mange, malheur s’il ne mange pas. S’il mange, il pèche contre son vœu ; s’il ne mange pas, il pèche contre sa vie. »
Les conjurés étant plus de quarante, certains gardèrent mal le secret ; ou il fut éventé par les pharisiens qui avaient, dans le sanhédrin, dit de Paul : « Nous ne trouvons rien de coupable en cet homme. » Le neveu de Paul en sut quelque chose ; il courut à la forteresse, obtint de voir son oncle et l’avertit de ce qu’on préparait. Paul pria un des centurions de conduire le jeune homme au tribun. Lysias lui fit bon accueil. Mais, quand il eut entendu l’avis, il recommanda au neveu :
— Ne raconte à personne que tu m’as dévoilé cette affaire.
Il voulait, sans se compromettre, sauver Paul et surtout se débarrasser d’un captif encombrant. Il appela deux centurions, leur donna ces ordres :
— Tenez prêts deux cents fantassins, plus soixante-dix cavaliers, et deux cents hommes de troupes légères, pour vous mettre en route à la troisième heure de la nuit[387] et vous rendre à Césarée ; et préparez des montures pour Paul que vous devrez conduire en sauveté au procurateur Félix. »
[387] Vers neuf heures du soir.
Seul, en effet, le procurateur pouvait décider si Paul serait libéré ou non. Et le tribun chargea l’un des officiers — celui qui commandait les cavaliers — de ce rapport à lui remettre :
« Claudius Lysias à l’éminent procurateur Félix, salut.
« L’homme que voici avait été pris par les Juifs et allait être tué par eux. Mais, arrivant avec la troupe, je le leur ai enlevé, ayant appris qu’il est Romain. Et, voulant savoir pour quel motif ils l’accusaient, je l’ai amené devant leur sanhédrin. J’ai reconnu qu’il était accusé sur des questions de leur Loi, mais qu’il n’avait aucune charge de crime qui méritât la mort ou la prison. Mais, comme on m’a dénoncé que les Juifs allaient faire un complot contre cet homme, je te l’envoie sur l’heure, invitant aussi les accusateurs à t’adresser leur plainte contre lui. Porte-toi bien. »
On peut trouver exorbitant, même ridicule, le déploiement de forces ordonné pour le transfert de Paul. Il est, cependant, explicable ; car Lysias avait peur des Juifs ; son mot : Ne raconte à personne… confesse naïvement ses inquiétudes. De même, sa précaution d’inviter les accusateurs à porter leur plainte devant Félix. Il voulait faire valoir sa vigilance. Nous retrouvons bien chez lui l’Oriental avec son besoin d’exagérer, le Grec de décadence, souple, fanfaron et trembleur. Son rapport altère sur un point la vérité. A l’en croire, il avait soustrait Paul aux coups des Juifs, ayant appris sa qualité de Romain. En fait, à ce moment-là, il l’ignorait ; par qui l’aurait-il su ? Mais il veut mettre en relief le prix qu’il attache au titre de Romain, lui, citoyen de fraîche date, parvenu qui a payé cher sa noblesse.
Paul, cette nuit-là, monté sur un mulet ou un chameau, descendit donc de Jérusalem, à grande allure, avec une escorte digne d’un roi. Il quittait la ville sainte pour n’y jamais revenir. Rome, au contraire, l’attendait. Cette file de soldats, ces officiers qui l’entourent et le préservent du péril invisible, c’est déjà la puissance romaine mobilisée au service de la foi. Demain, peut-être, il y aura parmi eux des chrétiens. Ils appelleront Paul leur frère ; ils rompront le pain d’amour avec lui ; ils s’agenouilleront sous sa main d’Apôtre ; et sa parole leur sera la parole de Dieu. Le prisonnier part en conquérant.
Césarée, bâtie par Hérode, semblait presque une ville romaine, pourvue d’un vaste port qu’avoisinaient des magasins voûtés. Ses rues s’alignaient sur un plan sévère ; beaucoup de ses maisons offraient un aspect italien : un péristyle, une cour plantée d’arbustes, comme à Pompéi. Auguste et les Césars y avaient leurs statues et leur temple. La tour du palais où saint Paul fut enfermé, dont un pan reste debout aujourd’hui, est une tour de château romain.
Il arriva vers le soir[388], avec son escorte de soixante-dix cavaliers. Les fantassins, une fois dépassées les montagnes propices aux embuscades, l’avaient quitté à Antipatris, étaient remontés vers Jérusalem.
[388] Ils avaient dû faire dans la journée, d’Antipatris à Césarée, une étape de vingt-six milles.
Le procurateur, Antonius Félix, après avoir lu le rapport (l’élogium) du tribun, interrogea Paul sur-le-champ. Il s’enquit de quelle province il était. Paul, malgré la lassitude du voyage, aurait voulu présenter son immédiate apologie ; il avait hâte d’obtenir une décision libératrice et de s’embarquer pour l’Italie. Mais Félix se déroba ; il remit à plus tard l’examen de la cause :
— Je t’entendrai, dit-il, lorsque tes accusateurs seront venus.
Dès le premier contact, l’ascendant de l’Apôtre paraît l’avoir inquiété ; il se tient en garde.
Ce Félix, ancien esclave, Arcadien de naissance, fonctionnaire des plus méprisables, méritait le jugement de Tacite :
« Dans toutes sortes de cruautés et de débauches, il exerça, avec une âme d’esclave, les pouvoirs d’un roi[389]. »
[389] Histoires, V, IX.
Affranchi de Claude, ayant pour frère Pallas, le favori du prince, il se croyait tout permis. Il avait pris Drusilla, une Juive, au roi Aziz, son époux. Il traitait avec les sicaires pour avoir part aux rapines, et avec les princes des prêtres, pour les rassurer contre les sicaires.
Dans le procès de Paul, il entrevit aussitôt des intérêts complexes, de l’argent à extorquer. C’est pourquoi, au lieu de lui rendre sa liberté, il ordonna de le retenir dans le palais d’Hérode.
A Jérusalem, Lysias s’était empressé d’avertir Ananie et les notables juifs qu’ils pouvaient porter leur plainte devant le procurateur. Ils ne perdirent point de temps. Cinq jours après, on vit, dans les rues de Césarée, passer la délégation du sanhédrin, accompagnée d’un jeune avocat latin, qui avait nom Tertullus. Les sanhédrites signifièrent au procurateur leur requête contre Paul. Le lendemain, dans la matinée, le prisonnier fut conduit au prétoire du magistrat ; et Tertullus plaida contre lui : ou plutôt il répéta, en grec, l’accusation que le sanhédrin lui avait soufflée.
Il commença par les flagorneries d’usage à l’égard du potentat romain. Il le loua « de la paix abondante » dont jouissait la Judée, grâce à sa prévoyance, puis attaqua sans préparation « cet homme-peste, qui remuait la discorde parmi les Juifs dans tout l’univers, le protagoniste de la secte des Nazaréens ». Paul avait essayé de profaner le Temple ; les Juifs l’avaient arrêté et voulaient le juger selon leur Loi. Mais le tribun Lysias l’avait arraché de force à leurs mains ; et c’était lui qui avait ordonné aux plaignants de venir jusqu’au procurateur.
La conclusion implicite, ou qu’il n’osa pas émettre aussitôt, devait être : « Le procès de cet homme nous appartient ; livre-nous-le. »
Tertullus, porte-parole aux gages d’Ananie, argumenta d’une façon gauche et lourde. Toute haine furieuse est maladroite. En chargeant de leurs griefs le tribun, les sanhédrites indisposaient contre eux le procurateur. Paul eut beau jeu pour se défendre. Il mit, dans son exorde, un mot de louange, mais sans bassesse, à l’endroit de Félix, « encouragé, dit-il, à se justifier devant un juge qui, depuis de longues années, connaissait bien ce peuple ».
Il était monté à Jérusalem, parce qu’il voulait adorer. On pouvait scruter l’emploi de son temps, du premier au septième jour de son pèlerinage. Pas une fois il n’avait, dans le Temple, conversé avec quelqu’un, ni causé un attroupement dans les synagogues ou les rues. Il défiait ses adversaires de prouver un seul délit.
— Mais, continua-t-il, je le reconnais, je sers le Dieu de nos pères selon la voie qu’ils appellent « hérésie », croyant à tout ce qui est selon la Loi et à tout ce qui est écrit dans les Prophètes, espérant ce qu’ils (les pharisiens) attendent eux-mêmes, la résurrection des morts, des justes et des injustes. Sur cela, moi aussi, je m’exerce à garder une conscience irréprochable devant Dieu et devant les hommes. Et, après de nombreuses années, je suis venu pour faire à ceux de mon peuple des aumônes et offrir des sacrifices…
La silhouette de ce discours démontre une fois de plus combien fut simple et stable la dialectique de l’Apôtre : la « voie » chrétienne n’est pas une rébellion contre la Loi ; Paul n’apporte rien de nouveau, d’hérétique, quand il annonce la Résurrection et le Jugement. Mais ce qu’il veut révéler aux Juifs, parce qu’ils le méconnaissent et le nient, c’est le Juge, le Christ ressuscité.
Ici, devant Félix, il ne semble pas être allé jusqu’au bout de son enseignement. Le procurateur savait les tendances de la secte nazaréenne ; il dut faire comprendre à Paul que son apologie suffisait. Il pénétrait l’inanité des griefs juifs. Pourtant, il tenait à ménager Ananie et les notables sadducéens. Au lieu de rendre à Paul la liberté, il ajourna sa sentence, sous couleur d’attendre un supplément d’information :
— Quand le tribun Lysias sera venu, je jugerai votre affaire.
Mais, si Paul resta détenu dans la tour d’Hérode, le centurion qui le gardait reçut l’ordre de lui donner quelque détente. Il fut allégé de ses chaînes, ses amis purent l’assister, même l’approcher. Philippe l’évangéliste, d’autres fidèles de Césarée, et, sans doute, ses compagnons de voyage, Luc, Timothée, Aristarque le Thessalonicien lui portèrent des nouvelles de Jérusalem. Pour l’Apôtre, tout était là : continuer son Évangile ; prêcher, diriger. Dans ses années de captivité, pas un jour, sa grande voix ne s’est tue. Même relégué au fond d’une basse fosse il aurait chanté la gloire du Christ, accompli ce qui manquait aux souffrances du Seigneur pour l’Église, son corps mystique. Sa qualité de citoyen romain, son pouvoir de persuasion lui valurent partout des égards ; en sorte que chacune de ses prisons deviendra une chaire où sa condition douloureuse commentera, amplifiera sa doctrine.
Dans celle de Césarée, il troubla l’entourage de Félix et le procurateur lui-même. Drusilla prit fantaisie de le voir, de l’écouter discourir. C’était, comme sa sœur Bérénice, une Juive cosmopolite, ambitieuse, perverse et mystique. Les sciences occultes la captivaient. Elle avait fréquenté Simon le Magicien. Félix s’était servi des prestiges de cet enchanteur pour la décider à quitter son époux Aziz et à vivre avec lui. Elle avait, en ce temps-là, quinze ou seize ans ; elle était belle.
Un caprice de curiosité l’intéressa au prêcheur juif. Amené devant elle et Félix, Paul leur parla de la foi en Jésus-Christ. Mais, avec la rudesse d’un prophète, comme Jean-Baptiste en face d’Hérode Antipas, il insista « sur la justice, la continence, le Jugement à venir ». Félix, effrayé, l’interrompit :
— Pour l’instant, va ; et, quand j’aurai un moment, je te manderai.
Plus saisie encore par l’Apocalypse du Nazaréen, Drusilla ne chercha point d’autre entrevue. Elle devait périr, à Pompéi, sous la cendre du volcan, elle et le fils qu’elle avait eu de Félix.
Le procurateur fit venir Paul « assez souvent », dans l’espoir que les communautés chrétiennes offriraient pour sa liberté une forte rançon. Paul répugnant à ses vues cupides, il fit traîner l’instruction du procès. Il suivait à son égard une de ses coutumes iniques. Josèphe aurait pu dire de lui comme d’un de ses successeurs, Albinus :
« Il ne retenait en prison que les gens qui ne lui avaient rien donné[390]. »
[390] Bell. Jud., II, XXIV.
Mais il fut disgracié lui-même. Néron, en 55, avait éloigné du pouvoir Pallas, créature d’Agrippine ; l’affranchi gardait encore assez d’influence pour protéger Félix ; Poppée, quand elle régna sur le prince, obtint le rappel du procurateur. Les Juifs la pressaient d’agir ; ils pouvaient aisément prouver les forfaitures et les violences dont ils s’étaient plaints.
Avant son départ, Félix enjoignit qu’on resserrât Paul dans sa geôle. Il espérait, par cette ignoble complaisance, ramener à soi le parti sadducéen, esquiver l’acharnement de ses représailles.
Depuis deux ans, Paul endurait sa captivité. A cette épreuve, aucun terme ne semblait poindre. Ses chaînes, lorsqu’on les lui remit, furent doublement lourdes. Mais son âme entendait le psaume de sa délivrance, la promesse du Seigneur : « Il faut qu’à Rome aussi tu témoignes. »
Porcius Festus, le successeur de Félix, avait été choisi comme un magistrat zélé, juste et sage. A peine arrivé, trois jours après, il se mit en route pour Jérusalem. Il voulait témoigner aux chefs d’Israël son souci de leurs intérêts. Exploitant ses bonnes dispositions, les ennemis de Paul le chargèrent âprement ; ils demandèrent qu’il fût ramené à Jérusalem où il leur appartenait de le juger. Festus, averti qu’entre Césarée et Jérusalem, des sicaires soudoyés essaieraient un coup de main, déçut les sanhédrites par cette ferme réponse :
— Je repars bientôt. Vous n’avez qu’à descendre avec moi, et vous accuserez cet homme, s’il y a quelque chose contre lui.
A son retour, dès le lendemain matin, il manda Paul au prétoire. Devant le tribunal, de l’estrade où il le fit monter — pour qu’il fût mieux en vue — l’accusé dominait ses accusateurs rangés en demi-cercle comme au sanhédrin. Il aurait pu dire avec le Psalmiste : « Des taureaux gras m’entourent. » Le grand prêtre, Ismaël, fils de Phabi, était venu afin de l’accabler. Les plus éloquents des Juifs redoublèrent des imputations échafaudées avec une perfidie savante. La plus grave était de le présenter comme un séditieux. En attaquant, soutenaient-ils, les traditions juives, cet homme bravait le peuple romain qui s’engageait à les défendre. Il promettait, au nom d’un certain Jésus, un royaume supérieur aux empires terrestres. De ceux-ci Paul annonçait la ruine, et le Jugement universel au tribunal d’un Roi qui ferait comparaître tous les rois de la terre. Doctrine dangereuse pour la paix romaine, insultante pour César. Celui qui l’enseignait était un scandale ; on ne devait pas le laisser vivre. Mais ils n’auraient su alléguer un seul fait qui justifiât leurs diatribes.
Paul, avec l’assurance de l’innocent, répliqua :
— Je ne suis coupable ni envers la loi des Juifs, ni envers le Temple, ni envers César.
Festus le voyait bien : tout ce procès tournait autour d’une querelle religieuse et de « ce Jésus mort que Paul déclarait vivant ». La sauvage insistance des Juifs l’embarrassait ; d’autre part, son équité, comme la jurisprudence romaine, lui imposait de protéger un citoyen. L’idée lui vint d’un biais politique pour satisfaire les Juifs et mettre sa conscience en repos. Tout d’un coup il interrogea Paul, sans l’arrière-pensée de lui tendre un piège :
— Voudrais-tu monter à Jérusalem, et, là-bas, être jugé sous ma protection ?
Paul savait que le procurateur n’aurait pu contraindre un citoyen romain à subir sans appel le jugement d’un tribunal juif. La question de Festus lui fit plus nettement sentir son avantage :
— Je suis, répondit-il, au tribunal de César ; c’est là que je dois être jugé. Je n’ai fait aucun tort aux Juifs ; toi-même tu le reconnais fort bien. Si j’ai fait tort et si j’ai commis un acte qui mérite la mort, je ne refuse pas de mourir. Mais si rien n’est vrai dans leurs accusations, nul ne peut leur faire don de moi. J’en appelle à César.
Les Juifs, sous ce coup de foudre, baissèrent la tête. Festus se retira pour délibérer avec ses assesseurs. Il revint, prononça la sentence :
— Tu en appelles à César ; tu iras à César.
Le mot : J’en appelle à César, si un autre Juif l’eût prononcé, eût signifié seulement la confiance des Israélites en un pouvoir suprême qui dominait les factions et les intérêts particuliers. Les Juifs étaient, en masse, conquis par le prestige de l’Empire ; ils croyaient à son avenir stable ; ils se battaient même dans ses armées où il passaient pour bons soldats. Si Jérusalem, en 70, succomba, l’inertie des Juifs de la diaspora, trop attachés aux Romains, ou trop égoïstes, causa, en grande partie, cette catastrophe.
Dans la bouche de Paul, l’appel à César marque une date plus grande et décisive. L’Église déclare périmée la justice de la synagogue ; elle remet sa cause à l’Empire qui, dans la suite, voudra l’exterminer, mais dont elle attendait alors une protection ; au reste, elle l’envahira, elle le convertira peu à peu, tandis qu’Israël, jusqu’à la plénitude des temps, lui résistera.
Donc Paul allait voir les fidèles de Rome ; il comparaîtrait devant César ; et César entendrait la parole de Dieu. La décision du procurateur l’établit dans une visible allégresse.
Quelques jours après, Festus eut la visite du jeune roi Agrippa II et de sa sœur Bérénice. Agrippa avait été nourri à Rome, dans l’entourage de Claude, pour devenir un de ces roitelets dont l’État romain savait faire des esclaves. Il vivait en compagnie de Bérénice ; leur intimité scandalisait les Juifs. Veuve d’un premier mari, de son oncle Hérode, Bérénice avait cohabité avec son frère ; leur liaison déchaîna les langues malveillantes ; afin de leur imposer silence, elle offrit sa main au roi de Cilicie, Polémon. Il accepta, parce qu’elle était immensément riche. Elle l’abandonna, revint à son frère. Plus tard, elle saura plaire « au vieux Vespasien par la magnificence de ses présents[391] ». Titus l’aimera d’un amour autre que Racine ne le donne à entendre.
[391] Tacite, Hist. II, LXXXI.
Cette Orientale, plus ensorceleuse et pervertie que Drusilla, eut des accès de dévotion. Elle vint à Jérusalem accomplir un vœu de nazirat[392]. La foi chrétienne dut, par moments, la préoccuper. Sa sœur lui avait parlé de Paul. A son tour, elle fut curieuse de l’approcher.
[392] Voir Josèphe, Bell. Jud., l. II, XXVI.
Festus prévint son désir ; lui-même souhaitait de connaître l’impression d’Agrippa sur l’homme qu’il devait envoyer à César. Ainsi, dans son rapport, il pourrait mieux préciser si Paul méritait ou non la haine tenace des Juifs.
Le lendemain, au cours d’une réception officielle, devant les officiers des cinq cohortes de la garnison, devant la suite qui accompagnait Agrippa et Bérénice en grand apparat, Paul fut introduit, les bras liés, vieilli par la prison, dans son humilité de captif, plein d’aisance cependant et portant sur son visage une joie grave, la confiance de ne pas témoigner en vain. Agrippa, touché de son aspect douloureux et saint, l’invita lui-même à présenter son apologie.
Paul étendit sa main (ses chaînes légères lui permettaient ce geste d’habitude)[393]. On l’écouta, d’abord, comme un étrange et attirant visionnaire. Il reprit l’histoire de ses égarements, le récit de la vision qui avait retourné son âme. Il insista sur l’orthodoxie juive de sa doctrine :
[393] C’était aussi, nous l’avons vu, un geste traditionnel d’orateur : deux doigts repliés, les autres allongés.
« C’est pour l’espérance de la promesse venue de Dieu à nos pères que je suis mis en jugement, promesse dont nos douze tribus, servant Dieu nuit et jour avec persévérance, espèrent l’accomplissement, c’est pour cette espérance, ô roi Agrippa, que je suis accusé par les Juifs… C’est à cause de ces choses que les Juifs, m’ayant saisi dans le Temple, ont essayé de me mettre à mort. Ayant donc obtenu l’assistance de Dieu jusqu’à ce jour, je me tiens en témoin devant petit et grand, ne disant rien que ce que les prophètes, après Moïse, ont dit des temps à venir, si le Christ doit souffrir, s’il doit, ressuscité le premier d’entre les morts, annoncer la lumière au peuple et aux gentils… »
Jusqu’à cette phrase, l’étonnement, et, pour quelques-uns, la révélation d’un mystère avaient maintenu le silence. Mais Festus, représentant les divins Césars, ne pouvait admettre qu’un Juif, en sa présence, imposât comme ressuscité, comme seul vrai Dieu, un Messie universel, espéré par Moïse et les prophètes. L’hypothèse de la Résurrection et du Jugement lui paraissait d’ailleurs extravagante :
— Tu es fou, cria-t-il soudain ; Paul, trop de lectures te tournent à la folie.
La grossière brusquerie de l’apostrophe arrêta le discours, mais sans que Paul fût déconcerté.
— Non, releva-t-il, je ne suis point fou, éminent Festus ; les paroles que je prononce sont vérité et sagesse. Le roi ici présent le sait bien, lui devant qui je parle avec confiance. Il n’ignore aucun des événements dont je parle ; car ils ne se sont point passés dans un coin. Tu crois aux prophètes, roi Agrippa ? Oui, je sais que tu y crois.
Agrippa, loin de rembarrer ce hardi langage, fit à Paul une réponse obligeante :
— Pour un peu tu me convaincrais d’être chrétien.
Mot dit en l’air, mot de prince dilettante et d’homme du monde, qu’on aurait tort cependant de supposer ironique. Agrippa était vraiment séduit par la force persuasive du croyant Paul ; il ne réfléchissait pas à ce qu’eût exigé une conversion.
Avec une grâce cavalière et charmante, Paul l’encouragea :
— Plût à Dieu que, pour un peu, et pour beaucoup, non seulement toi, mais tous ceux qui m’écoutent aujourd’hui fussent semblables à moi… sauf ces chaînes.
Paul confesse le désagrément des chaînes ; mais il accepterait, à lui seul, tout le fardeau des douleurs terrestres, si, à ce prix, ses frères obtenaient le don sans prix, celui qu’il a reçu. Dans cette saillie spirituelle éclate une merveilleuse charité. Le trait n’achève pas seulement l’épisode, il le soutient tout entier ; car il n’a de sens que s’il conclut la scène indiquée par l’historien.
Des sourires, un murmure d’approbation témoignèrent que l’assistance était conquise. En se retirant, les invités disaient entre eux de l’Apôtre :
— Cet homme n’a rien fait qui mérite la mort ou la prison.
Agrippa suggéra même au procurateur une mesure que celui-ci n’osa point prendre :
— S’il n’avait fait appel à César, on aurait pu le mettre en liberté.
C’est, les chaînes aux mains, que Paul débarquera sur la terre d’Italie. Un hôte comme lui, Rome se devait de le défrayer jusqu’au terme du voyage. Mais il faillit ne pas arriver.
On entrait dans l’arrière-saison ; le jeûne de Kippour était passé. Le temps se maintenait clair ; un bon vent soufflait. Le navire qui emmenait Paul, un bateau de cabotage, venait d’Adramytte en Mysie. Il y avait à bord d’autres prisonniers, peut-être des condamnés qu’on destinait, pour divertir la plèbe romaine, aux bêtes fauves du cirque. Un centurion de la cohorte Auguste et un détachement de soldats les convoyaient.
Quelques-uns des disciples de Paul, Timothée, Luc, Aristarque le Thessalonicien avaient pu s’embarquer avec lui comme passagers. La mer le fatiguait, surtout dans le délabrement corporel où l’avaient mis deux ans de captivité ; et il voyageait sans doute sur le pont, exposé aux rafales, à la pluie, ou dans un fétide entrepont parmi les misérables qu’on y tenait entassés.
En un jour, le vent du sud porta le navire jusqu’à Sidon ; il y fit escale. Le centurion, soit que Paul eût gagné déjà son estime, soit qu’il eût l’ordre de le bien traiter, lui permit de descendre à terre. La petite église du lieu fêta son passage ; il exhorta les fidèles, et ils le comblèrent de soins affectueux.
Le vent avait tourné franchement à l’ouest. On ne pouvait gagner la pleine mer. Le bateau s’abrita derrière les hauteurs de Chypre, le long de la côte orientale, et passa en vue des rivages de la Cilicie, de la Pamphylie. Paul reconnut, à distance, les régions par lui ouvertes à l’Évangile ; les reverrait-il de ses yeux de chair ?
Le vaisseau atteignit le port de Myre en Lycie. Là, se trouvait, arrivant d’Alexandrie, un assez gros navire, chargé de grain, qui se rendait à Brindes ou à Naples. Le centurion y retint la place nécessaire pour tous ses hommes. Malgré le vent du sud, le transport se remit en route ; après plusieurs jours d’une marche lourde, il toucha Cnide. La Crète ensuite le protégeant, il fendit des eaux plus calmes. A mesure qu’approchait la pointe de la grande île, la mer devint hargneuse. Il doubla le cap Salmoné, et se réfugia péniblement dans une anse appelée Beau-Port, près de la ville de Lasaia.
Ce lieu, en dépit de son nom, offrait un abri précaire contre les vents d’ouest et du sud-ouest. Le pilote et le patron décidèrent de pousser, plus à l’Occident, jusqu’au port de Phénix où l’on pourrait attendre le beau temps.
Paul, qu’une intuition prophétique avertissait du péril, tenta de les dissuader :
— Hommes, dit-il, je vois qu’il y aurait grand dommage non seulement pour la cargaison et le navire, mais pour nos vies, si la navigation continue.
Le patron dut hausser les épaules ; il savait son métier. De quoi se mêlait un passager suspect, oiseau de triste augure, gibier de potence ? Le centurion aussi méprisa l’avis que Paul, sans doute, réitéra. Il aurait pu débarquer son monde à Beau-Port ; il écouta, selon l’humaine prudence, le pilote et le patron.
Un vent du sud s’étant mis à souffler, on leva l’ancre ; on suivit, en louvoyant, d’aussi près que possible, le rivage de la Crète, ses falaises qui plongeaient à pic dans des eaux farouches.
Mais, subitement, des montagnes mêmes de l’île, comme par une porte tout d’un coup rompue, un ouragan du nord-ouest s’abattit sur la mer.
— L’Euroaquilo ! crièrent les marins. L’Euryclydôn ! Où allons-nous ?
Le patron fit serrer la voilure et le navire se laissa emporter au large, avec la tempête, dans l’horreur et la nuit.
Paul s’était plu à dire : « Toute la création gémit. » Pensa-t-il au commentaire que la tourmente jetait à cette parole inspirée ? Clameurs des matelots, claquements des toiles, cordages sifflants, membrures qui craquaient, plaintes hurlantes des vents entre-heurtés, giclements d’écume, chocs des lames écrasées sous les lames, lanières cinglantes de la pluie, et l’abîme pareil, comme Job l’avait dépeint, à une tête de vieillard échevelé. Mais, au travers du chaos, il ne cessait pas de sentir la présence du Christ libérateur. S’il l’avait vu marcher sur les ondes formidables, il serait allé, comme Pierre, avec assurance, au-devant de lui. Il avait fait déjà trois fois naufrage, dans des traversées que nous ignorons[394] ; il était, par toute sa foi, certain d’en réchapper.
[394] II Cor. XI, 24.
Le jour lentement revint, sans que le soleil parût. Des nuages bas filaient, qui semblaient danser comme le bateau lui-même. A l’infini, le cercle hérissé des vagues, des montagnes d’eau creusées en gouffre.
Une petite île pourtant surgit : des pitons aigus comme des clous, où se déchiraient les nuées ; une côte inaccessible, où se brisaient les lames voraces.
Le pilote reconnut Cauda (aujourd’hui Gozzo) à vingt-cinq milles au sud de la Crète. L’île opposait un mur aux rafales ; en courant derrière elle, on eut un moment de répit. Les hommes hissèrent à bord la chaloupe massive qu’on avait, jusque-là, remorquée au bas de la poupe. Le patron avait peur qu’elle ne fût emportée. On ceintra le bordage avec des câbles, de crainte que la charpente ne cédât ; et l’on fit tomber une ancre flottante qui, par son poids, pouvait retarder la fuite éperdue. Une des choses à redouter, c’était de se voir poussés vers l’Afrique, d’échouer sur la grande ou la petite Syrte, en plein désert.
Chaque fois que le bateau s’enfonçait au creux d’une vague, il se relevait, d’un effort oblique, si lourdement qu’il pouvait soudain chavirer. Pour alléger sa fatigue, le troisième jour, l’équipage lança par-dessus bord les tables, les bancs, les agrès inutiles, les antennes arrachées par le vent, et qui jonchaient le pont.
L’ouragan s’obstinait. Il semblait qu’une horde de démons s’animait à l’exaspérer. Ni soleil, ni étoiles, depuis treize jours, n’avaient lui. On ne savait plus où l’on était, où l’on s’en allait. L’eau avait avarié une grande partie des caisses de vivres. Sur les deux cent soixante-seize personnes que le navire portait, la plupart, trop malades ou sans provisions, depuis le commencement de la tempête, ne mangeaient presque rien. Les courages défaillaient ; les hommes se jugeaient perdus ; Paul avait grand’peine à soutenir sa vaillance ; il sentait les puissances du mal, plus que jamais, acharnées sur sa route, comme si elles voulaient lui barrer l’accès de la Ville éternelle. Il priait éperdument pour les âmes des vivants embarqués avec lui ; il demandait un signe.
Une nuit — la treizième — un ange lui apparut, le réconforta :
— N’aie point peur, Paul ; il faut que tu comparaisses devant César ; et voici que Dieu te fait don de tous ceux qui naviguent avec toi.
Au matin, le temps n’avait pas encore changé. Toujours le ciel informe, la mer livide ou d’un noir de poix, et le vent inexorable. Cependant, Paul circula sur le pont, parmi les groupes abattus ; et il leur communiqua sa divine sécurité :
— Hommes, il aurait fallu m’écouter, ne pas reprendre la mer en quittant la Crète. Vous auriez fait l’économie de ce malheur et de cette perte. Et maintenant je vous exhorte à être confiants ; de vous tous pas un ne se perdra ; il n’y aura que le vaisseau (de perdu). Car, cette nuit même, s’est présenté à moi un ange du Dieu à qui j’appartiens, que je sers… C’est pourquoi, hommes, soyez confiants ; j’ai foi en Dieu que les choses seront comme elles m’ont été dites. Mais c’est dans une île qu’il nous faut échouer.
En effet, la quatorzième nuit, vers minuit, des hommes de l’équipage perçurent, au milieu du vacarme des flots, un bruit significatif. L’ancre flottante râclait les fonds ; donc une terre était proche. Ils jetèrent la sonde : vingt brasses seulement ! Un peu plus loin : quinze brasses ! Ils tremblèrent que le bâtiment n’allât s’éventrer sur un récif ; et de la poupe ils précipitèrent quatre ancres. Ils préféraient un danger à un autre danger. Mais le navire faisait eau ; immobile, il pouvait être, avant le jour, disloqué par les vagues.
Dans l’affolement des ténèbres les matelots songèrent à fuir. Ils descendirent la chaloupe, sous prétexte de tendre aussi des ancres à l’avant. Paul était là, penché sur le bordage. Il comprit leur manœuvre, dit au centurion et aux soldats :
— Si ces hommes ne restent pas sur le navire, vous autres, vous ne pouvez pas vous sauver.
La chaloupe descendait ; les soldats, malgré les cris des matelots, coupèrent les cordages ; elle tomba dans la mer.
Paul, en ces moments critiques, prend, comme partout, l’allure d’un chef. Une certitude surnaturelle investit ses paroles d’une autorité que n’aurait plus ni le patron du vaisseau, ni le centurion. Ce mystique a l’œil ouvert sur la chaloupe qu’on veut descendre. Mais sa grandeur sacerdotale couronne son génie pratique, le transfigure.
Le jour n’est pas encore venu ; les fanaux secoués par les bourrasques lui laissent entrevoir des visages exténués, des corps grelottants. Il va et vient parmi les hommes ; il élève la voix, sa voix dont la puissance affrontait le tumulte de la mer comme les hurlements d’une foule :
— A cette heure, le jour que vous attendez va être le quatorzième, passé à jeun, sans rien prendre. C’est pourquoi je vous engage à prendre de la nourriture. Car cela importe à votre salut. [Vous serez sauvés] et aucun de vous ne perdra un seul cheveu de sa tête.
Le discours de Paul avait un sens immédiat et une portée mystérieusement symbolique. Il pensait au salut des âmes ; le repas où il les conviait, c’était la communion des chrétiens[395]. Il prit du pain, le bénit devant tous, le rompit et mangea le premier. Tous reprirent courage, et ils mangèrent à leur faim.
[395] Le texte ne dit pas que Paul célèbre vraiment la Cène ; en ce cas, il ne distribuerait qu’aux seuls chrétiens le pain consacré.
Sans attendre l’aurore, ils se mirent à pousser hors des flancs du vaisseau la cargaison de grain[396]. On aurait chance d’échapper au naufrage si le bâtiment soulagé pouvait flotter jusqu’à la côte.
[396] Cp. Tacite, Ann. II, XXIII, le récit de la tempête où les Romains jetèrent par-dessus bord « chevaux, bagages, armes. »
Le jour enfin éclaira devant eux une terre qu’ils ne surent pas reconnaître, une baie déserte, barrée, à droite par de hautes masses rocheuses, à gauche, par la bosse d’un promontoire moins abrupt, et qu’un îlot coupait en son milieu.
Au fond de la baie s’offrait une plage accueillante. C’est là que le pilote et le patron décidèrent d’échouer le vaisseau. Ils firent détacher les câbles qui descendaient de l’arrière aux ancres, donner du jeu aux gouvernails qu’on avait liés durant la tempête. On tendit, au-dessus de la poupe, la voile d’artimon ; et l’on avança vers le rivage. Mais, soudain, la quille toucha un banc de sable entre deux courants ; la proue enlisée s’y fixa ; la poupe, soulevée par une lame, se démembra.
En ces minutes, les soldats, écoutant une impulsion démoniaque, eurent l’idée féroce d’égorger tous les prisonniers ; ainsi, aucun d’eux ne s’échapperait en nageant. Le centurion voulait sauver Paul ; il empêcha ce massacre ; et il commanda :
— Que ceux qui savent nager se jettent à la mer. Que les autres se sauvent sur des planches ou sur les débris du vaisseau !
Comme le vent les portait vers la plage, tous, selon la promesse de Paul, atteignirent la terre, sains et saufs.
Où étaient-ils ? Si quelque pêcheur ou paysan les aperçut, il vint sans doute au-devant des naufragés. Mais ce barbare parlait une langue gutturale que les Hellènes et les Latins comprenaient difficilement. Dans son patois punique se mêlaient pourtant des mots grecs. Ils surent que le pays où ils débarquaient était, comme l’avait annoncé Paul, une île, l’île de Mélité. Elle appartenait alors à la province de Sicile ; et le centurion fut satisfait d’apprendre que « le premier de l’île[397] », Publius, avait sa villa non loin du lieu où ils venaient d’atterrir.
[397] Deux inscriptions retrouvées à Malte mentionnent ce titre et confirment, ici comme ailleurs, la sûreté d’information de l’historien.
Cependant, sous la pluie, dans le vent glacial, les naufragés, transis, à moitié nus, trouvaient à peine la force de s’avancer vers l’intérieur. De villages proches les indigènes accoururent et prirent compassion d’eux. Ils allumèrent un grand feu de sarments ; Paul, toujours actif, au lieu de se chauffer comme d’autres, aidait les paysans maltais et les soldats romains à nourrir le brasier. Dans une bourrée qu’il y jeta il ne vit pas une vipère engourdie, que la chaleur soudain ranima. La bête, se pendant à sa main, la serra de ses crocs. Du sang jaillit de la morsure[398]. Paul secoua dans le feu la vipère et continua son travail. Les indigènes se dirent entre eux :
[398] Les réflexions des indigènes prouvent qu’il avait été fortement mordu.
— Qui est cet homme ?
— Oh ! répondit un des soldats, c’est un coquin qu’on mène à Rome pour le juger.
— Oui, opinèrent les rustres, il faut que ce soit un assassin, puisque, sauvé de la mer, la Justice [des Dieux] ne le laisse pas vivre.
Mordu comme il l’était, ils s’attendaient à le voir tomber et mourir après une atroce agonie. Au contraire, il ne ressentit aucun mal. Alors les bonnes gens conclurent :
— C’est donc un Dieu !
Paul et ses compagnons trouvèrent auprès du Premier de l’île un accueil très bienveillant. Le père de Publius était au lit, souffrant de la fièvre et de la dysenterie. Paul s’approcha, lui imposa les mains ; guéri, le vieillard se leva. A la nouvelle de ce miracle, beaucoup de malades, surtout des fiévreux[399], sollicitaient de lui un attouchement, une parole guérisseuse. Comme il les soulagea, ils le comblaient « d’honneurs » et d’amitiés, lui et tous ceux qui l’entouraient.
[399] La maladie commune, dans l’île, devait être déjà la fièvre de Malte, attribuée au lait des chèvres.
Paul séjourna trois mois, jusqu’en mars, à Mélité, l’île du miel. Après tant d’épreuves, cet hivernage lui fut d’une grande douceur. Il refit, au soleil africain des coteaux, pour les luttes prochaines, son vieux corps épuisé. Rome n’était plus loin ; en partant, du vaisseau alexandrin qui devait le conduire à Pouzzoles, il envoya un regard de bénédiction à l’île hospitalière.
Elle s’en souvient encore. J’ai vu Malte, non comme elle lui apparut, à travers la pluie et le vent dur, mais dans la splendeur d’une matinée d’automne, le jour de la Saint-Martin, anniversaire de paix. Au-dessus de la mer ardente, la ville de la Valette, ceinte de ses augustes remparts, enflait ses dômes, érigeait sa magnificence chrétienne où semblent se conjoindre l’Orient et l’Occident. Je songeai que tout le plus noble passé de l’île était, en un sens, l’œuvre de Paul. C’est lui qui planta la Croix sur son rivage. Il eût aimé l’Ordre de Malte, fleur de la chrétienté chaste et guerrière, cette chevalerie qui portait si fièrement « le casque et le bouclier de la foi ». Il eût admiré ces remparts, édifiés comme un bastion indestructible contre l’Infidèle. Dans Malte il n’a laissé aucun vestige authentique de son passage. Dans nulle épître il n’en a parlé. Mais tout y parle de sa gloire.
Avant d’entrer dans Rome, vers la porte Capène, Paul se retrouva en pays familier. Les ruelles tortueuses évoquaient les faubourgs d’une ville d’Orient. Il longeait des échoppes sombres d’où sortaient des odeurs d’épices et de lourdes fritures. Enfants qui grouillaient, femmes sordides aux jambes épaisses, au front serré d’un bandeau et qui traînaient leurs sandales en allant, une amphore sur la tête, à la fontaine, chiffonniers, mendiants, colporteurs d’allumettes, tous étaient Juifs ; ils vivaient là chez eux. Ils regardaient passer entre des soldats le prisonnier, et, à leur tour, ils murmuraient :
— C’est un des nôtres.
Il dut traverser toute la ville pour être conduit au camp des prétoriens, établi près de la voie Nomentane, au nord-est de Rome. Après deux ans de séjour, au milieu des troupes, à Césarée, il n’éprouva, dans le camp, aucune surprise. A peine remarqua-t-il les vastes proportions des cours et des bâtiments, la belle tenue des hommes, le haut cimier du casque des fantassins ; mais il fut attentif au rugissement des lions qu’on gardait là, dans un enclos de pierre, avec les autres bêtes fauves destinées aux combats du cirque.
Le rapport du procurateur de Judée, tout le bien que put dire de sa conduite le centurion Julius, lui valut une détention bénigne, ce qu’on dénommait custodia militaris. Le prisonnier put se loger dans le voisinage du camp ; il était libre de sortir, enchaîné toutefois, tenu en laisse par un soldat ; son gardien devait avoir, nuit et jour, l’œil sur ses mouvements.
A son arrivée, on suppose qu’il accepta comme refuge la maison d’un fidèle. Prisca et Aquilas étaient-ils encore à Rome ? Ils retournèrent en Asie, plus tard peut-être[400]. Paul ne dit rien d’eux dans ses épîtres de la captivité. Au reste, ils avaient leur demeure, à l’autre bout de Rome, sur l’Aventin[401]. Il n’aurait pu être leur hôte.
[400] II Timothée IV, 19.
[401] Voir Marucci, op. cit., t. I, p. 9.
Trois jours après sa venue, il invita les Juifs notables du quartier à une conférence. Lié au légionnaire de garde, il n’était guère en posture de prêcher dans une synagogue. Ils vinrent, par curiosité, là où il habitait.
Il leur expliqua les conjonctures où les Romains eussent voulu le remettre en liberté. L’insistance du sanhédrin à prétendre juger son procès l’avait contraint d’en appeler à César. Et il répéta devant eux sa protestation inlassable :
« C’est à cause de l’espérance d’Israël que j’ai cette chaîne autour des mains. »
La réponse des Juifs fut courtoise et prudente :
« Nous n’avons reçu de Judée aucune lettre sur toi, et aucun des frères n’est venu qui nous ait rapporté quelque chose de toi. Mais nous voudrions bien apprendre de toi ce que tu penses ; car, de cette secte, nous savons qu’en tout lieu on parle contre elle. »
Ces Juifs, assurément, avaient entendu raconter quelque chose des nouveautés chrétiennes, de la foi en Jésus, comme au Messie. Ils se feignaient plus ignorants qu’ils n’étaient, pour engager l’Apôtre à les instruire sans réticence. Est-ce à dire qu’ils lui tendaient un piège, complices des Juifs d’Asie ? Leur sincérité paraît vraisemblable, quand ils déclarent : « Nous n’avons reçu aucune lettre sur toi. » Au début du printemps, alors que la navigation reprenait à peine, les courriers d’Orient devaient être à Rome fort espacés, et les Juifs de Jérusalem n’avaient encore pu nouer des intrigues pour essayer de perdre là-bas celui qui leur avait échappé. En apparence même, durant deux années, ils ne feront rien contre lui ; ou, s’ils agirent dans l’ombre, quelque puissante influence lui assurait une phase de tranquillité.
Ceux de Rome convinrent avec lui d’un jour où il leur exposerait sa croyance.
Dans l’intervalle, Paul avait loué un logement pourvu d’une salle assez grande[402] ; il y réunissait les frères, et aussi les Juifs ou les gentils désireux de connaître la voie. Elle fut inaugurée par les Juifs ; ils vinrent assez nombreux. « Depuis le matin jusqu’au soir » en s’appuyant sur la Loi, sur Moïse et les prophètes, il rendit témoignage au royaume de Dieu, il développa l’histoire de Jésus. Comme les uns croyaient, tandis que les autres niaient, ils se retirèrent en se querellant. Paul, sans les ménager, les congédia, certain de son insuccès, et il enfonça comme un clou dans ces têtes dures la prédiction d’Isaïe :
[402] L’hypothèse traditionnelle qui mettait ce logement au lieu de l’église S. Maria in via lata est aujourd’hui abandonnée (voir Marucci, op. cit., t. I, p. 12).
« Va vers ce peuple et dis : De l’ouïe vous entendrez et vous ne comprendrez pas, et, cependant, vous regarderez et vous ne verrez pas. »
Mais il ajouta cette prophétie d’espérance :
« Sachez donc qu’aux gentils est envoyé le salut de Dieu ; et eux, ils entendront. »
Comment, autour de Paul, les gentils « entendirent-ils » ? Certaines phrases des Épîtres aident à l’entrevoir :
« Ce qui m’est arrivé tourne plutôt au profit de l’Évangile ; en sorte que mes chaînes sont connues de tout le prétoire[403] et de tous les autres ; et la plupart des frères, ayant, à cause de mes chaînes, plus grande confiance dans le Christ, osent sans crainte dire la Parole[404]. »
[403] Il veut dire : le camp des prétoriens. L’interprétation de praetorium par : tribunal serait séduisante, mais le mot n’a jamais ce sens.
[404] Philipp. I, 12-15.
Paul n’avait qu’à montrer ses poignets meurtris par le bracelet des fers. Cette prédication exaltait chez les tièdes la volonté de propager la foi. Il n’y avait pas encore eu, à Rome, des martyrs. Mais l’appétit du martyre, Paul le créait déjà. Si les chrétiens n’étaient pas, jusque-là, persécutés, ils passaient pour suspects. Pomponia Graecina, matrone appartenant à une famille illustre, s’était vue, en 57, accusée de « superstition étrangère[405] ». Elle était chrétienne, et l’on jugeait publiquement « malfaisante[406] » cette nouvelle superstition. Les Romains s’apercevaient que la religion issue du judaïsme ne pouvait plus se confondre avec lui ; elle excluait tous les dieux au profit d’un seul Dieu ; donc elle était dangereuse pour César et pour l’État. On se méfiait aussi des chrétiens à cause de leur vie pénitente ; elle condamnait en silence l’ignominie païenne.
[405] Tacite, Ann., XIII, XXXII.
[406] Suétone, Néron, 16.
Il est facile d’imaginer la réprobation qu’inspirait à Paul, entre 59 et 61, la Rome de Néron.
Le prince avait fait assassiner sa mère. Le cynisme de ses turpitudes devenait monstrueux. La vie des riches ressemblait à une sombre farce, finissant et recommençant, comme le festin de Trimalcion, au moment où la valetaille, allongée dans des flaques de vin, ronfle sous les pieds des convives tous pêle-mêle endormis. Les lampes vont mourir ; deux Syriens entrent dans la salle pour voler des bouteilles encore pleines ; ils renversent des tables ; une coupe heurte la tête d’une servante qui pousse un cri. On se réveille et on se remet à boire.
La hideur de cette société pourrait s’abréger en l’image du poisson que Juvénal[407] voyait « engraissé des ordures d’un cloaque par où il avait coutume de remonter jusqu’à l’égout de Suburre ».
[407] Sat. V.
La cruauté dépassait la goinfrerie et les autres vices. En regardant le dessin d’une robe nouvelle, une dame romaine, pour s’amuser, faisait déchirer des esclaves sous les fouets. Néron, s’il faut en croire Suétone, souhaitait de livrer des victimes vivantes à un Égyptien gourmand de chair crue.
L’Empire était une machine à broyer les hommes. Mais, au fond de la tyrannie, se cachait une peur immonde. La servilité du Sénat couvrait mal les haines des patriciens contre un régime de démagogie militaire où leurs biens et leur vie étaient exposés à l’arbitraire de la délation. Rome traînait par les cheveux ceux des Barbares qu’elle pouvait atteindre. Mais elle sentait, derrière elle, gronder leur masse indéfinie, indomptée.
Dans les lettres de Paul, saisirons-nous quelques vestiges des sentiments qui devaient peser sur son âme, en face de l’orgie impériale ? Pierre, en sa première épître[408], Jean, dans l’Apocalypse, appelleront Rome Babylone. Paul, écrivant aux Philippiens[409], se contente d’une allusion au siècle pervers :
[408] V, 13.
[409] II, 15.
« Soyez d’irréprochables enfants de Dieu au sein d’une génération tortueuse et corrompue où vous apparaîtrez comme des flambeaux dans le monde, retenant la parole de vie. »
Et, vers la fin, il indiquera discrètement en quel milieu fructifiait son apostolat :
« Tous les Saints vous saluent, en particulier ceux de la maison de César. »
La persécution, alors, n’était qu’une menace vague ; il espérait du tribunal de « César » son acquittement. Il avait autre chose à faire que de juger son juge ; Dieu s’en chargerait.
Les tristesses de l’Apôtre ne semblent pas lui être venues, à cette époque-là, surtout des païens. Parmi les fidèles il rencontrait un clan hostile et « jaloux » :
« Ceux qu’anime l’esprit de parti annoncent le Christ dans une pensée qui n’est pas pure, en croyant ajouter une tribulation à mes chaînes[410]. »
[410] Id. I, 17.
Ces inimitiés le peinaient ; autrement il les aurait sous-entendues. Mais il ne voulait pas s’en laisser troubler. Elles lui donnaient occasion d’humilier sa personne. Une volonté admirable d’effacement lui suggérait cette réflexion :
« Qu’importe ! De toute manière, soit avec une arrière-pensée, soit sincèrement, le Christ est annoncé. Cela, c’est une joie, ce sera toujours une joie[411]. »
[411] Ep., I, 18.
De qui partaient les coups d’épingle dont il avait souffert ? Les judaïsants, on s’en doute, n’y furent pas étrangers. Il se peut aussi que des chrétiens d’ancienne date aient vu maussadement le haut prestige de Paul. Il avait dans son passé trop de privilèges spirituels, trop d’aventures, trop de conquêtes. Et ses chaînes lui tressaient comme une couronne. Ses enthousiasmes, ses brusqueries étonnaient la prudence des vieux Romains. Il retenait autour de lui et dirigeait des disciples ardents, Timothée, Aristarchus, Tychique, Jean-Marc, Luc, « le cher médecin », d’autres qu’il s’était acquis ; certains malveillants considéraient peut-être leur groupe comme formant une église à part au milieu de l’église établie déjà, florissante.
En dépit de ces traverses, plus il séjournait à Rome, plus il comprenait que l’appel de Dieu signifié à lui, comme à Pierre, avait pour l’avenir une immense portée. Rome serait la tête du monde chrétien, comme elle était celle de l’Empire, comme le Christ était le chef de son Église.
Néanmoins, il se retournait avec dilection vers les églises d’Orient, son œuvre, ou fondées par ses disciples immédiats. C’est à leurs saints qu’ira le testament de sa doctrine inspirée.
Elles avaient grand besoin d’être confirmées dans la voie. Des perversions multiples les travaillaient. D’abord, le ferment juif, impossible à éliminer :
« Ayez l’œil sur les chiens, leur criera l’Apôtre. Ayez l’œil sur les mauvais ouvriers. Ayez l’œil sur les mutilés. Car les vrais circoncis, c’est nous qui servons Dieu en esprit, et nous glorifions dans le Christ Jésus, et n’avons point confiance en la chair[412]. »
[412] Philipp. III, 2.
Le judaïsme ne s’évertuait pas seulement à imposer les œuvres mosaïques. Il existait, parmi les Juifs cultivés, une gnose, une science supérieure de la religion, mélange de traditions rabbiniques, de théosophie orientale et d’idées grecques. Ce qu’elle pouvait être, on l’aperçoit confusément d’après Philon, d’après les réfutations mêmes de l’Apôtre. Elle enseignait comme un dogme la transmigration des âmes à travers les astres, dont les mouvements régleraient nos destinées[413]. Un ascétisme essénien d’origine, semble-t-il, tendait à s’insinuer dans les pratiques chrétiennes. Il menait à cette illusion désastreuse : Nous sommes les purs, les parfaits ; le bien est en nous. Donc il est vain de se tourmenter à l’acquérir.
[413] Voir Toussaint, Commentaire de l’Épître aux Colossiens.
Voilà pourquoi Paul dira de toutes ses forces aux chrétiens d’Orient :
« C’est par grâce que vous avez été sauvés et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous. C’est un don de Dieu[414]. »
[414] Éphés. II, 8.
Et il se donnera en exemple à ses Philippiens bien-aimés :
« Ce n’est point que j’aie déjà gagné le prix, que je sois parfait. Non, je poursuis ma course, visant à conquérir (le prix), puisque j’ai été moi-même conquis par le Christ. »
A nul moment, il n’avait insisté davantage sur l’essentiel mystère : Le Christ et son Église sont unis comme la tête et les membres ; si nous voulons, nous, les membres, posséder la vie, il faut la recevoir de la tête, vivre par elle, avec elle, en elle.
Les deux épîtres aux Éphésiens[415] et aux Colossiens sont pleines de cette sublime « révélation ». Jamais l’éloquence de Paul n’atteignit une telle ampleur métaphysique. Il ressemble aux paladins des légendes qui, en pourfendant un Dragon, mettaient la main, dans sa caverne, sur un trésor inconnu. Tandis qu’il bataille contre l’erreur, du même coup il attire à la lumière des vérités qu’on aurait crues inaccessibles. Volontiers, il les transpose en images et en allégories. Il voit les pierres vivantes de la bâtisse, soutenues par le bloc angulaire, celui qui unit les deux murs (Israël et les gentils), « former un temple saint dans le Seigneur ». Ce symbole, réminiscence du temple, était clair surtout pour des Juifs. Mais des païens, familiers avec le gymnase, comprenaient mieux la similitude « du corps dont la cohésion vient de la force qui joint les membres, et assemblé, uni par l’entremise des muscles de service, selon la mesure d’action dévolue à chacun, s’accroissant pour être construit dans l’amour[416]. »
[415] On admet communément aujourd’hui que l’épître dite aux Éphésiens s’adressait à l’église de Laodicée (voir dans la préface du P. Vosté à son commentaire du texte les raisons qui expliqueraient la substitution d’Éphèse à Laodicée).
[416] Éphés. IV, 16.
Le propre du mystique est d’aller, au delà des images, vers le sommet de l’idée pure, jusqu’à la vision intellectuelle de la substance. Captif, durant ses heures d’isolement, avec toute la maturité de sa foi, Paul s’élevait à des contemplations ineffables, il les retenait en une langue lumineuse et profonde, la même qui resplendira dans l’Évangile de saint Jean, bien qu’il ne prononce pas comme lui le mot : Verbe. Il savait les Colossiens[417] troublés par des erreurs gnostiques sur les rapports de Dieu et du monde ; il leur expose la nature vraie du Médiateur :
[417] La ville de Colosses, dans la vallée du Lycus, en Phrygie, avait reçu l’évangile de la bouche d’Épaphras, disciple de Paul.
« (Le Christ) est l’image de Dieu, du Dieu invisible. Engendré avant toutes créatures, car toutes choses ont été créées en lui, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes et Dominations, Principautés et Puissances. Tout a été créé par lui et pour lui ; lui-même existe avant toutes choses et toutes choses existent en lui. »
L’abîme où il se perdait, c’était le prodige de cette Toute-Puissance divine, consommée en la faiblesse parfaite. L’achèvement de la grandeur en Dieu devait être « de se dépouiller lui-même, de s’humilier, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la Croix. C’est pourquoi Dieu l’a surexalté, et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom ; afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers ; et que toute langue confesse à la gloire de Dieu le Père que Jésus-Christ est le Seigneur[418] ».
[418] Philipp. II, 5-11.
Comment l’humiliation de se faire esclave, de se « faire péché » a-t-elle accru la gloire de Dieu, Paul le savait trop, il n’entrerait en possession d’un tel mystère qu’une fois affranchi « de son corps de mort ». Aussi acquérait-il une conscience plus pleine de la certitude :
« Mourir m’est un gain. »
Et cependant, lorsqu’il pesait en face du tribunal romain l’alternative : être acquitté ou condamné à mourir, un sublime débat se poursuivait au fond de sa volonté, celui dont il fait confidence aux Philippiens :
« (Je voudrais) me dissoudre, être ainsi avec le Christ ; car c’est de beaucoup la meilleure chose. Mais demeurer dans la chair est plus nécessaire à cause de vous. Dans cette confiance je sais que je resterai et demeurerai avec vous tous, pour votre avancement et votre joie dans la foi, afin que, par mon retour auprès de vous, vous ayez abondamment sujet de vous glorifier dans le Christ[419]. »
[419] I, 23-26.
Admirable équilibre de la paix mystique, de cette paix « qui dépasse toute idée[420] » ! Quoi qu’il attende, le Saint est dans la joie. L’appétit de prolonger sa vie terrestre, chez un autre, serait tout humain ; Paul le divinise, il en fait un sacrifice, mettant au-dessus de son œuvre transitoire l’espérance du bien sans terme. Il prévoit que ses juges le laisseront vivre encore ; c’est une épreuve pour son désir, et ses frères ont besoin de lui. Mais, s’il doit offrir « son sang en libation pour la liturgie (le service sacré) de leur foi[421] », il s’en réjouira ; eux aussi en auront une joie.
[420] IV, 7.
[421] Id. II, 17-18.
Jusque-là, ses chaînes seront un exemple, une force et une gloire à tous ceux qui croient.
Il « complète en souffrant dans sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église[422] ». Il souffre afin de hâter l’achèvement de ce corps immortel qui aura sa plénitude quand tous les élus seront entrés dans la splendeur des Saints. Ce qu’il endure est mystiquement la Passion du Seigneur continuée. De même que le Christ a mérité par ses agonies le salut du monde, Paul mérite à ses frères, par les mérites du Christ, un accroissement de ferveur, de grâce, de paix et d’allégresse.
[422] Coloss. I, 24.
Même en un sens tangible le mystère de l’Évangile reçoit une autorité plus efficace, parce qu’il s’en fait « l’ambassadeur dans les chaînes[423] ». Associés au rude combat qu’il soutient, les fidèles sont affermis ; ils souhaitent de pâtir avec lui et comme lui.
[423] Éphés. VI, 120.
D’ailleurs, il ne les encourage pas seulement par ses lettres ; il leur envoie des messagers. Ceux-ci racontent aux églises ce qu’il fait à Rome, ce qu’ils ont vu auprès de lui, et ils rapportent à l’Apôtre des nouvelles de toutes les églises.
Aux saints d’Éphèse (ou de Laodicée) il a dépêché Tychique ; aux Philippiens, il réserve Timothée, qui s’est fait avec lui « l’esclave de l’Évangile[424] » et qu’il regarde comme un fils. « Je n’ai personne autre, confie Paul à ses amis, dont l’âme me soit unie comme la sienne… Tous cherchent leur intérêt propre et non celui du Christ. »
[424] Philipp. II, 19-23.
Pour l’heure, il charge de sa missive Épaphrodite, venu lui-même à Rome de la part des Philippiens, et porteur de précieux subsides. Le prisonnier les a reçus « comme un sacrifice odorant, digne d’être accepté, agréable à Dieu[425] ». Il sait être content de tout, dans le dénûment comme dans l’abondance. Mais il sent la bonté de cette offrande ; elle est, plus encore, un signe que, chez les Philippiens, la grâce fructifie. Épaphrodite vient d’être malade à en mourir. Dieu a eu pitié de lui et, ajoute Paul naïvement, « de moi-même, afin que je n’aie pas chagrin sur chagrin[426] ». Maintenant il va repartir ; son impatience de retourner à Philippes est comme une nostalgie.
[425] IV, 18.
[426] II, 25-27.
De même, Aristarque, le compagnon fidèle, quittera Rome, pour aller, au nom de Paul, consoler les Colossiens, et il emmènera Onésime, « le frère bien-aimé », cet esclave fugitif dont nous savons l’histoire par la lettre à Philémon.
Philémon, Apphia, sa femme, et Archippos étaient des chrétiens de Colosses, gens notables, car l’église se réunissait dans leur maison. Onésime, esclave de Philémon, avait volé son maître, pris la fuite, et s’était caché à Rome ; par Épaphras il y connut Paul qui le fit chrétien. Et l’Apôtre, en le renvoyant à son maître, écrivit à celui-ci quelques lignes où son cœur de Saint s’est épandu tout entier.
« Bien que j’aie dans le Christ pleine assurance de pouvoir t’enjoindre ce qui convient, j’aime mieux faire appel à ta charité. Tu sais qui je suis, Paul, un vieillard, et présentement l’enchaîné du Christ Jésus. Eh bien ! c’est moi qui te prie pour mon fils que j’ai engendré dans les chaînes, Onésime. Si, au temps passé, il ne te fut point utile[427], il l’est maintenant pour toi, et pour moi. Je te le renvoie ; reçois-le, comme le fils de ma tendresse[428]. Volontiers, je l’aurais gardé près de moi, pour qu’il me servît à ta place dans les chaînes de l’Évangile[429]. Mais je n’ai rien voulu faire sans ton avis. Je veux que ta bonne œuvre ne soit pas contrainte, que tu agisses de bon cœur.
[427] Paul badine sur le sens du mot : Onésime qui veut dire : utile, profitable.
[428] Exactement : comme étant mes propres entrailles.
[429] Il veut dire : dans les chaînes que je porte pour l’Évangile.
« Peut-être, s’il a été momentanément séparé de toi, c’est afin que tu le recouvres à jamais. Non plus comme esclave, mais comme étant mieux qu’un esclave, un frère bien-aimé. Il l’est pour moi ; combien plus pour toi, puisqu’il l’est dans la chair et dans le Seigneur ! Si donc tu me tiens comme étroitement uni à toi, reçois-le comme moi-même. S’il t’a fait tort, s’il te doit quelque chose, porte-le à mon compte. Moi, Paul, je t’écris de ma propre main ; c’est moi qui paierai. Je ne veux pas te rappeler que, toi aussi, tu es mon débiteur et de ta propre personne. Oui, frère, je veux obtenir de toi Onésime dans le Seigneur, console mon cœur dans le Christ.
« Je t’écris avec la confiance que tu m’obéiras, sachant que tu feras au delà de ce que je dis. En même temps, prépare-toi à me recevoir. Car j’espère, grâce à vos prières, vous être rendu. Te saluent Épaphras, mon compagnon de captivité dans le Christ Jésus, Marc, Aristarque, Démas, Luc, qui travaillent avec moi.
« Que la grâce du Seigneur Jésus soit avec votre esprit. »
Autorité, délicatesse, grâce insinuante, enjouement, tendresse, haute charité, tout fait de ce billet un chef-d’œuvre unique. Paul ne nous serait connu que par une telle page, nous aurions de son âme et de son génie une très noble idée.
Et surtout il trouve aux rapports du maître et de l’esclave la solution d’amour qui, pratiquée, eût changé en un paradis le terrible monde païen.
Il y avait, dans la société d’alors, quelques velléités généreuses d’amender la condition des esclaves. En 58, une loi venait d’être promulguée, prescrivant au préfet de police, à Rome, et, dans les provinces, aux gouverneurs, de recevoir les plaintes des esclaves, s’ils attestaient contre leurs maîtres des faits d’injustice ou de cruauté.
En 61, alors que le procès de Paul demeurait peut-être pendant, le préfet de Rome, Pédanius Secundus, fut tué par un de ses esclaves. D’après l’ancienne coutume, tous les esclaves de sa maison devaient être condamnés à mort. Ils étaient quatre cents. Un certain nombre de sénateurs voulaient s’opposer à cette exécution en masse. Le parti des vieux Romains l’emporta, décida que les quatre cents, jeunes et vieux, femmes et hommes, seraient voués à la fourche ou à la croix. Pour empêcher leur supplice, le peuple indigné s’arma de pierres et de torches. Néron dut faire border d’une haie de troupes le chemin par où passeraient les condamnés[430].
[430] Voir Tacite, Ann., XIV, 42-45.
Quelques philosophes — des stoïciens — allaient théoriquement jusqu’à nier l’inégalité humaine de l’esclave. Qu’un homme fût la chose de l’homme, ils commençaient à s’en étonner.
Épictète, qui resta, de longues années, l’esclave d’Épaphrodite, affranchi de Néron, déclarait sur le ton sentencieux propre à la secte :
« Si un homme veut être libre, qu’il ne désire ni ne fuie aucune des choses où il dépende des autres. Sinon, il est fatalement un esclave[431]. »
[431] Manuel, XIV, 2.
Sénèque exhortait Lucilius à vivre familièrement avec ses esclaves, même à manger avec eux.
« Ils sont esclaves ! — Non, ils sont hommes. Esclaves ! Non, mais des amis d’humble condition, des collègues en servitude, si tu songes que le sort peut autant sur toi que sur eux… Celui que tu appelles ton esclave est né d’une même origine que toi, jouit du même ciel, respire, vit et meurt comme toi… Tu es libre aujourd’hui ; tu peux devenir esclave et avoir pour maître ton ancien esclave… Un tel est esclave. Mais il a peut-être l’âme d’un homme libre. Qui n’est pas esclave ? L’un est asservi à la débauche, l’autre à l’ambition, l’autre à la peur[432]. »
[432] Lettre XLVII.
Sénèque se défendit pourtant de vouloir émanciper les esclaves. Il concluait, au rebours, qu’un bon maître a chance de se voir respecté. Donc, l’intérêt même des maîtres leur commandait d’être bons.
Saint Paul aboutit à de plus fermes décisions, parce qu’il les établit sur une réalité divine et un principe de foi.
« Désormais, avait-il instruit les Galates[433], il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre… car vous êtes tous un dans le Christ Jésus. »
[433] III, 28.
Jésus lui-même a pris la forme d’un esclave. Du moment qu’un homme est baptisé, il devient un frère. Devant Dieu, comment serait-il inférieur à celui qu’il nomme son maître ? Ce n’est pas à dire que les esclaves doivent exiger leur affranchissement :
« As-tu été appelé esclave ? Ne t’en soucie point. Même si tu as les moyens de devenir un homme libre, use plutôt de ta condition d’esclave. Celui qui est appelé dans le Seigneur esclave est un affranchi du Seigneur. De même, celui qui est appelé libre est un esclave du Christ. »
Il envisage aussi dans un sens pratique les rapports des maîtres et des serviteurs. Il veut que ceux-ci obéissent à leurs maîtres non « à l’œil », mais avec droiture et révérence comme au Christ. Quant aux maîtres, il les avertit d’être cléments et doux :
« Laissez de côté la menace, sachant que vous avez, vous aussi, un Maître dans les cieux, et qu’il ne fait pas acception de personnes[434]. »
[434] Éphés. VI, 5-10.
Avant de connaître Onésime, Paul avait couvé de sa prédilection un autre esclave, cet Amplias ou Ampliatus qu’il nomme vers la fin de l’épître aux Romains. Ampliatus — du moins nous avons lieu de croire que c’est lui[435] — fut enseveli dans une chapelle du cimetière de Domitille ; il serait difficile de comprendre qu’un esclave ait trouvé place auprès des morts d’une famille illustre, si on n’avait ainsi voulu rendre honneur à saint Paul.
[435] Voir Marucci, op. cit., t. I, p. 13.
Depuis qu’il était prisonnier, l’Apôtre se sentait plus près encore de ceux qu’on appelait « des esclaves ». Et n’avait-il pas, comme beaucoup d’entre eux, les épaules diaprées par les cicatrices des verges ?
Néanmoins, sa condition de captif n’ôtait rien à la liberté de son évangile. On dirait même que, dans les chaînes, la conscience de son autorité a grandi. Ses messagers allaient et venaient d’Occident en Orient. Sa parole continuait à courir au-dessus des peuples. Plus la puissance de l’Esprit semblait liée, plus sa vigueur d’expansion croissait. Les chaînes de Paul, comme celles de Pierre, signifiaient le règne spirituel de l’Église, d’autant plus forte au long des siècles, quand la Bête croit la contraindre, la réduire au silence et l’exterminer.
Les deux années où Paul vécut à Rome, prisonnier militaire, terminent ce qu’on sait nettement sur sa vie. Le livre des Actes ne va pas plus loin. Il est invraisemblable que l’auteur ait tu à dessein[436] la condamnation et la mort de l’Apôtre, faits notoires, dont le retentissement dut être immédiat, immense parmi toutes les chrétientés. D’autres motifs, qui nous échappent, ont déterminé le brusque arrêt du récit.
[436] C’est la dernière et sotte réticence que M. Loisy prête à l’astucieux « rédacteur ».
Au delà, Paul s’enfonce dans un brouillard. Nous retrouvons, par intervalles, le son de sa voix. Mais nous avons peine à suivre ses mouvements. L’épître aux Philippiens, sur un ton d’espérance[437], annonçait une visite prochaine en Macédoine. Il croyait à l’heureuse conclusion de son procès. Les épîtres à Timothée, celle à Tite seraient inexplicables s’il ne s’était vu, en effet, acquitté, libéré.
[437] I, 26.
La première à Timothée[438] le montre partant pour la Macédoine ; il veut que son disciple l’attende à Éphèse où il se propose de le rejoindre. Dans la seconde[439], il rappelle qu’il a laissé Trophime malade à Milet. Écrivant à Tite, il nous apprend[440] qu’il l’a laissé en Crète « pour achever de régler ce qui reste à régler et, dans chaque ville, établir des presbytres ».
[438] I, 3.
[439] IV, 20.
[440] I, 5.
Ainsi donc, après son acquittement, Paul retourna voir les églises d’Achaïe, de Macédoine, d’Asie. Il fit une mission en Crète, et chargea Tite d’y bien asseoir son œuvre.
Quant au voyage en Espagne, si fermement projeté, put-il l’accomplir, et vers quel temps ? Le témoignage de Clément Romain[441], laisse entendre que Paul « atteignit le terme de l’Occident » ; et ces mots, si vagues qu’ils soient, se rapportent, non à Rome, mais plutôt à l’Espagne, point extrême où l’Annonciateur visait, avant de paraître devant son Juge et de lui dire : « Toute la terre a entendu votre nom. Maintenant, venez, Seigneur. » Seulement, rien n’indique les circonstances ni l’époque de son exploration.
[441] Voir p. 10.
Est-ce alors que Paul conçut ou inspira l’épître aux Hébreux ? Les exégètes se sont épuisés en hypothèses autour de ce texte mystérieux. Il ne porte aucune salutation initiale, aucune allusion à l’entourage de Paul, sauf à Timothée, dont il dit sèchement :
« Vous savez du frère Timothée qu’il est remis en liberté. S’il ne tarde pas à venir, c’est avec lui que j’irai vous voir… Ceux d’Italie vous saluent. »
Paul en personne n’eût pas ainsi parlé, semble-t-il, de celui qu’il aimait comme un fils, « son vrai fils dans la foi ».
Le fond de la lettre est paulinien par la doctrine. Nous saluons au passage des locutions théologiques, des métaphores familières :
« Tout est soumis au Christ… Vous en êtes revenus à avoir besoin, non pas de nourriture solide, mais de lait[442]… La Loi n’a rien conduit à la perfection… Mon juste, grâce à la foi, vivra… »
[442] Cette image, peut-être créée par saint Paul, était entrée dans le domaine commun, comme l’atteste le passage fameux de saint Pierre, en sa première épître (II, 2).
Certaines phrases, certains morceaux ont le tour nerveux et ramassé, propre au langage de l’Apôtre :
« Sans effusion de sang, pas de rémission… Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang… Il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant… »
Et surtout l’admirable mouvement sur la parole prophétique :
« La parole de Dieu est vivante, efficace. Elle est plus tranchante que toute épée à deux tranchants. Elle pénètre jusqu’à séparer l’âme de l’esprit, les jointures et les moelles. »
Mais la majesté pompeuse, surabondante de l’ensemble paraît étrangère au style de Paul. On dirait une page de Démosthène amplifiée par Isocrate. Évidemment Paul savait assouplir selon des auditoires dissemblables ses formes d’expression. Malgré tout, on sent une main autre que la sienne. Le développement sur la foi (ch. XI), avec ses longues énumérations d’exemples bibliques, « cette nuée de témoins » que l’auteur amasse pour démontrer une vérité simple, trahit un rhéteur ; l’ouvrage semble avoir été écrit par un disciple de Paul ou un homme qui avait reçu de près son influence[443], Juif d’origine, mais assujetti aux disciplines grecques de l’éloquence.
[443] La tradition suppose Barnabé (voir Prat, op. cit., t. I, p. 497-506).
Il s’adressait à des communautés palestiniennes en proie au grand trouble qui précéda le soulèvement de la Judée. Jamais la tentation de resserrer l’Église sous le joug mosaïque n’avait si fortement agité les chrétiens de Palestine. Autour d’eux, la fureur du fanatisme s’exaspérait. Ils allaient être mis en demeure de choisir : ou bien suivre le peuple dans sa révolte contre l’étranger, devenir des Juifs, en tout, forcenés, ou s’exiler (ce qu’ils firent en se retirant, pour leur salut, à Pella).
L’auteur de l’épître les exhorte à persévérer dans leur foi. Il leur propose un parallèle entre le sacerdoce juif, imparfaite et transitoire figure, et le sacerdoce de Jésus-Christ. Jésus est le médiateur nécessaire, le prêtre éternel. Une magnificence pontificale anime ces considérations. Mais leur sérénité laisse percer les sentiments dont l’attente du martyre devait exalter les chrétiens d’Italie :
« Vous autres, vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang. Nous, sous-entend-il, nous savons ce qu’il faut savoir endurer pour le règne de Dieu. »
L’évocation des supplices qu’ont pâti les précurseurs de l’Évangile, les prophètes du Crucifié, représente autre chose qu’un lieu commun oratoire :
« Ils ont été lapidés, torturés, sciés. Ils sont morts par le tranchant du glaive, ils ont erré, couverts de peaux de brebis, de peaux de chèvres, manquant de tout, persécutés, maltraités (le monde n’était pas digne d’eux) ; errant dans les solitudes et les montagnes, dans les cavernes et les trous de la terre[444]… »
[444] XI, 37-39.
Certaines antithèses enfin éclatent comme le cri du sublime détachement, avec un accent tout paulinien :
« Nous n’avons pas ici de cité qui demeure, mais nous cherchons celle qui sera[445]. »
[445] XIII, 14.
Nul, mieux que Paul, ne passait en ce monde, comme un nomade, marchant vers la cité céleste qu’il préparait ici-bas. Quelle cité humaine aurait alors pu retenir l’espérance du chrétien ? Jérusalem et le Temple allaient succomber ; Rome, qui se disait éternelle, venait d’être, aux trois quarts, détruite par l’incendie.
Le 19 juillet 64, des magasins d’huile, au bout du grand Cirque, ayant pris feu, tout le centre de Rome, autour du Palatin, brûla pendant six jours ; sur les quatorze régions de la ville, dix furent anéanties.
Où était Paul quand la nouvelle de ce désastre emplit les routes de l’Empire ? Sans doute y lut-il un signe, le brasier avant-coureur de l’incendie du monde qui renouvellerait la terre et les cieux.
En attendant « le grand jour[446] », il continuait à guerroyer contre l’erreur ; il affermissait dans les églises des dispositions capables d’en écarter les vaines querelles, le désordre et l’hérésie.
[446] II Timothée I, 18. Voir aussi II Petr. III, 7.
Les deux épîtres à Timothée et celle à Tite le font voir infatigable dans la lutte, toujours aussi ferme, rude par moments, mais avec la tranquillité et la mesure d’un esprit déjà proche de la lumière sans ombre.
Pas une minute il ne désarme vis-à-vis des judaïsants, « ces bavards qui prétendent être les Docteurs de la Loi et ne savent pas ce qu’ils disent[447] ». Ces « circoncis », plus que les autres, sont des « brouillons, des séducteurs… Ils bouleversent des familles entières, enseignant pour un gain honteux ce qu’il ne faut pas enseigner… Ils se glissent dans les maisons, asservissent de pauvres femmes chargées de péchés, et qu’entraînent toutes sortes de passions… Ils s’attachent à des fables judaïques, à de vaines querelles au sujet de la Loi[448] ».
[447] I Tim. I, 7.
[448] Tit. I, 10-15.
Certains soutiennent des inepties, comme Hyménée et Philète qu’il a dû excommunier[449] ; à les entendre, la résurrection dernière n’aurait pas lieu, parce qu’elle est accomplie moralement dans le baptême. Certains prohibent le mariage, s’obstinent à distinguer entre les aliments purs et les immondes ; ils veulent réduire la piété à une ascèse corporelle. Ou bien ils enseignent l’Évangile autrement que l’Apôtre ; dès que la vérité passe par leur bouche, elle se déforme. Et surtout ils visent à s’enrichir. « Or, l’amour de l’argent est la racine de tous les maux[450]. »
[449] I Tim. I, 20 ; II Tim. II, 17-18.
[450] Id. VI, 10.
Paul a vu les perversions qui pouvaient, dès sa croissance, affaiblir la plus sainte des sociétés spirituelles. Il en a, plus encore, prévu les suites ; il sait que les hommes enflés de leur sagesse « s’enfonceront dans l’impiété[451] ». Pour diminuer les vices inhérents à tout assemblage humain, il prêche deux remèdes : la fidélité aux principes évangéliques et un gouvernement stable, très simple encore dans sa hiérarchie, mais exemplaire.
[451] II Tim. II, 16.
Le chef des églises qu’il a fondées, c’est l’Apôtre lui-même. Il n’admet pas que l’on conteste son autorité, puisqu’il la tient du Seigneur lui-même et des premiers apôtres. Il délègue, pour un temps, ses pouvoirs, à Timothée, à Tite ou à d’autres, quand il les charge de visiter une église. Il leur prescrit d’établir dans chaque ville des presbytres ou évêques, hommes d’une vertu éprouvée, attachés à la saine doctrine. Les presbytres auront l’assistance des diacres et des veuves. Ainsi, « le dépôt de la foi sera gardé » ; toute église sera conduite par des chefs qui auront reçu et transmettront le Saint-Esprit.
Entre la première et la seconde épître à Timothée, la grande persécution, à Rome, s’était ouverte. Clément Romain, en termes trop discrets, laisse entrevoir quels ennemis des chrétiens la fomentèrent :
« C’est par suite de la jalousie que les hommes qui furent les colonnes de l’Église ont été persécutés et ont combattu jusqu’à la mort[452]. »
[452] Ép. aux Cor., ch. V.
L’incendie de Rome avait épargné les abords de la porte Capène et le quartier du Transtévère ; il avait éclaté non loin des ruelles juives, mais sans les atteindre. La rumeur populaire dut accuser les Israélites d’avoir voulu, en détruisant Rome, venger leurs frères de Judée qu’outraient les exactions et les violences des gouverneurs romains. Elle poussait la foule à des représailles. Pour les prévenir, et, du même coup, détourner sur les chrétiens qu’ils exécraient la vindicte publique, les Juifs propagèrent ce bruit : les incendiaires, c’étaient les disciples du Crucifié. Dans l’entourage de Néron, Poppée, des comédiens juifs se chargèrent d’aiguiser l’animosité du prince. Ils lui représentèrent sa maison comme infestée d’esclaves, de scribes, d’affranchis, d’officiers chrétiens.
Tous ces gens-là, qui semblaient les plus fidèles des domestiques, préparaient dans l’ombre des forfaits affreux. Ils avaient failli brûler Rome ; le prince, tôt ou tard, serait leur victime.
Les chrétiens — comment l’ignorait-il ? — « avaient en haine le genre humain[453] ». Ils réprouvaient les joies que la nature conseille à l’homme ; des témoins avaient surpris, dans leurs assemblées secrètes, des turpitudes sans nom. Et, surtout, ils adoraient un séditieux mis en croix. Ils bravaient les édits promulgués contre les superstitions étrangères. Ils déniaient aux divins empereurs le culte qu’exigeait le respect des lois.
[453] Tacite (Ann., XV, 44) enregistre, comme probant, ce grief mal défini. « La haine du genre humain », c’est la volonté de détruire la famille, la religion nationale et l’État. On faisait donc passer les chrétiens pour des anarchistes sans patrie, des espèces de nihilistes.
Néron, coupable ou non d’avoir prolongé l’incendie de la vieille ville — son rêve était de rebâtir une autre Rome — et mal vu à cause des misères accumulées par le désastre, s’empressa de saisir cette diversion. Il la fit, à sa mode, théâtrale et atroce. Tertullien[454] lui attribue un mot qu’il a bien pu prononcer :
[454] Apolog. 5. Ce que Tertullien appelle « institutum neronianum » doit s’entendre, je crois : un précédent juridique.
« Christiani non sint. Que les chrétiens soient anéantis. »
Les frappa-t-il par un édit ? A des arrestations en masse succédèrent des supplices où l’on précipita les accusés sans avoir instruit leur procès, sur une dénonciation ou parce qu’ils se confessaient chrétiens. Même si nous réduisons à quelques milliers de fidèles « la multitude énorme » dont Tacite relate la condamnation, Néron atteignit d’abord l’effet cherché ; l’événement fut considérable. La plèbe crut se venger de la récente catastrophe en applaudissant aux tortures des auteurs présumés. Comme incendiaires, d’après la loi romaine[455], les chrétiens devaient être livrés au bûcher ou exposés aux bêtes. Mais on sait quels raffinements d’horreur le cabotin sadique se plut à inventer, à voir mis en œuvre. Des troupeaux de patients, sous des toisons de bêtes fauves, étaient offerts, dans le cirque, aux morsures de chiens furieux. Dans les jardins du Vatican, le long des allées, des martyrs, empalés sur un pieu, portaient collée à leurs membres la tunica molesta, la robe enduite de poix et de soufre ; la nuit, ils flambaient, luminaires vivants, tandis que Néron circulait, cocher de son quadrige, ou chantait, la cithare en main, sur le tréteau d’une scène, un morceau de tragédie. De jeunes chrétiennes, traînées au milieu d’un théâtre, y jouaient le rôle des Danaïdes, vouées aux horreurs du Tartare ; des mimes, avant de les étrangler, les violentaient publiquement ; ou bien, elles étaient, comme Dircé, liées aux cornes d’un taureau qui les piétinait, les déchirait, parmi des rocs, les éventrait[456].
[455] Voir Mourret, les Origines chrétiennes, t. I, p. 122.
[456] Voir l’épître de saint Clément, loc. cit.
La férocité lente des sévices, au lieu d’assouvir les haines du peuple, se retourna pourtant contre Néron. Parmi les condamnés il y avait trop d’innocents manifestes ; des vieillards, des adolescents, de pauvres femmes, tourmentés au delà des forces humaines, conservaient, dans leurs agonies interminables, une souriante patience. Leur victoire étonna des spectateurs curieux, puis les troubla d’une compassion. Il devint évident que leur supplice avait une seule fin : amuser les yeux d’un cruel et de ceux qui lui ressemblaient.
Paul se trouvait, peut-on croire, en Orient, lorsqu’il apprit la dévastation de l’église romaine et le combat triomphant des frères. Il avait écrit à Tite :
« Hâte-toi de me rejoindre à Nicopolis (en Macédoine) ; j’ai résolu d’y passer l’hiver[457]. » Il s’était arrêté à Troas où il avait oublié, chez Carpos, son manteau, son unique manteau peut-être[458].
[457] III, 12.
[458] II Tim. IV, 13.
C’est à Corinthe, selon une tradition vraisemblable[459], qu’il aurait donné rendez-vous à Pierre ; et les deux Apôtres partirent ensemble pour l’Italie, afin de soutenir les fidèles, comprenant aussi qu’ils allaient, à Rome, recevoir « la couronne ».
[459] Eusèbe (l. III, ch. XXIV) cite Denys de Corinthe et son affirmation un peu confuse : « (Pierre et Paul), étant venus à Corinthe, nous instruisirent ; ils partirent ensemble pour l’Italie, et après vous avoir, Romains, instruits comme nous-mêmes, ils furent martyrisés, vers le même temps. »
D’après les Actes apocryphes de Paul — seulement il est difficile d’y séparer l’histoire et la fiction — l’Apôtre aurait loué, hors de Rome, une grange[460] ; là il se remit à prêcher. Dénoncé, il fut une seconde fois jeté en prison. Mais ce n’était plus la custodia militaris. Il se montre à Timothée, chargé de chaînes « comme un malfaiteur[461] ». Un certain Onésiphore, venu à Rome, l’a cherché quelque temps, ne l’a point découvert sans peine. Paul devait donc être durement détenu ; ses anciens amis n’osaient plus dire qu’ils le connaissaient ; on ignorait jusqu’au lieu de sa geôle.
[460] Les Actes apocryphes paraissent avoir emprunté ce détail aux Actes des Apôtres.
[461] II, II, 9.
« Tous ceux d’Asie, dit-il, se sont détournés de moi… Lors de mon premier plaidoyer (dès ma comparution devant les juges), personne ne s’est mis avec moi ; tous m’ont abandonné. »
Il n’a pas la certitude encore de sa mort imminente. Une fois déjà il a été retiré « de la gueule du lion ». Il n’est sûr que d’une chose : « Le Seigneur le sauvera de toute œuvre méchante ; Il le conduira sain et sauf « dans son royaume céleste. » Que Timothée se hâte, avant l’hiver, de se rendre auprès de lui ; qu’il lui apporte le manteau laissé à Troas.
Cependant il parle comme s’il lui laissait de suprêmes conseils, et il se voit offrant son sang comme la libation du dernier sacrifice ; le « temps de lever l’ancre » approche. Du fond de son cachot, Paul sent venir à lui le vent de la pleine mer ; demain il appareillera pour les plages du ciel.
« J’ai combattu le beau combat ; j’ai achevé la course ; j’ai gardé la foi. Maintenant, elle est déposée pour moi la couronne de la justice que Dieu me donnera en ce jour-là, lui, le juste Juge ; et non seulement à moi, mais à tous ceux qui ont désiré avec amour sa manifestation. »
Rien, peut-être, dans les Épîtres, n’est sublime comme ces paroles du vieil athlète plus fort que jamais dans sa foi, qui n’avoue aucune lassitude, mais qui s’en ira, parce que la course est gagnée.
En attendant, il évoque d’un mot ce qu’il souffrit « à Antioche, à Iconium, à Lystres, les persécutions dont le Seigneur l’a toujours délivré. Et, aujourd’hui, il endure tout « à cause des élus (des prédestinés) pour qu’ils aient part au salut, eux aussi, et à la gloire éternelle ».
Il rappelle à son disciple ses volontés constantes ; il lui recommande la justice, la charité, la mansuétude, même à l’égard de ceux qu’il faut reprendre et condamner.
Sa voix semble déjà venir d’outre-tombe, d’un monde où la paix ne peut plus être perdue.
En même temps, il prépare pour d’innombrables martyrs l’exhortation qui leur convient. Dans les Actes de ceux de Scilli[462], le proconsul Saturninus pose à l’accusé Speratus cette question : « Que gardez-vous dans vos archives ? » Et Speratus répond : « Nos livres sacrés et les épîtres de Paul, homme très saint. »
[462] Dont le procès fut jugé à Carthage, en juillet 180. Voir dom Leclerq, op. cit., p. 111.
Avant l’heure des supplices, quel viatique il leur apportait ! On s’explique l’athlète figuré sur les parois des catacombes ; c’était à lui qu’ils songeaient, comme au lutteur invincible, victorieux par la grâce, et qui, par elle, n’avait jamais douté de l’être.
Mais, après cette épître, les derniers jours de l’Apôtre se perdent comme dans un couloir sombre. Les péripéties de son deuxième procès, jusqu’à la fin des temps, resteront inconnues. Nous sommes réduits aux Apocryphes ; et le narrateur invente visiblement ou transpose des circonstances multiples.
Patrocle, échanson de César, est allé entendre Paul dans la grange où il enseigne. Cet homme va s’asseoir sur la fenêtre du grenier ; il en tombe et meurt. Paul le ressuscite. Il le fait asseoir sur une bête de somme. Patrocle repart en parfaite santé.
L’épisode est une copie maladroite de la résurrection d’Eutychos à Troas. Mais la suite peut contenir des éléments plus véridiques.
Néron a su la mort de Patrocle. Lorsqu’il le voit revenir vivant, il s’étonne : « Qui t’a fait vivre ? — Le Christ Jésus, répond Patrocle, le roi de l’éternité. »
Néron est inquiet, lui qui rêvait d’être roi de Jérusalem[463] parce qu’il savait confusément les prédictions des devins d’Orient sur l’empire du Messie :
[463] Voir Suétone, Néron.
« Ce Jésus doit régner sur l’éternité et renverser tous les royaumes ! »
Patrocle n’hésite pas à répondre :
« Oui, il renversera toutes les royautés, et il sera seul pour l’éternité. »
Alors, Barsabas Justus aux larges pieds, Urion le Cappadocien et Festus le Galate, les premiers serviteurs de Néron, s’écrient d’une même voix :
« Nous aussi, nous sommes au service de ce roi de l’éternité. »
Néron les fait lier de chaînes et torturer terriblement. Il envoie un centurion appréhender Paul et ceux qui l’écoutent. Quand l’Apôtre comparaît devant César, Néron, au premier coup d’œil, dit :
« Voilà leur chef », parce que tous ont les yeux sur lui. L’empereur l’interroge :
« Pourquoi es-tu entré dans l’Empire romain ? Pourquoi enrôles-tu des soldats soustraits à mon commandement ? »
Paul fait cette réponse :
« César, nous enrôlons des soldats dans toute la terre habitée. Car il nous a été ordonné de n’exclure aucun homme qui veuille passer au service de mon Roi. Ce service, s’il te plaît à toi-même de t’y soumettre, te sauvera. Si tu le pries, tu seras sauvé. Car, en un seul jour, il doit faire la guerre au monde. »
Que Néron eût, lui-même, interrogé l’Apôtre, le fait n’aurait, en soi, rien de surprenant. Le prince, par cela seul qu’il exerçait la puissance d’un chef d’armée, assumait en même temps les pouvoirs judiciaires. A lui ou à tout autre juge, Paul certainement annonça la Parousie du Seigneur. En présence de païens orgueilleux, omnipotents, il ne manquait jamais de proclamer cette vérité redoutable : au-dessus des empires que le temps renverse, Dieu manifestera son royaume immuable, le seul qui est.
Mais, au moment où il comparut une seconde fois devant un tribunal romain, Néron était absent de Rome. Saint Clément affirme que Paul souffrit le martyre sous les préfets. Rome, d’ordinaire, n’en avait qu’un seul. Cette année-là — en 67 — Néron décida qu’il y en aurait deux. Il préparait son fastueux voyage en Achaïe ; au printemps, il était parti. Or, la tradition maintient que Paul fut exécuté le 29 juin. Elle fixe au même jour ou à un an d’intervalle le supplice de Pierre.
Jésus, dans un langage voilé, avait annoncé à Pierre par quelle mort il le glorifierait :
« Quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture et tu partais où tu voulais ; mais, quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra et il te mènera où tu ne voudras pas[464]. »
[464] Jean XXI, 18.
Pierre, traité comme un homme de rien, « étendit » en effet « ses mains » sur la croix où il voulut être cloué, la tête en bas. A Paul, citoyen romain, on réserva une mort plus honorable : la décollation par le glaive.
Passa-t-il, ainsi que le veut une tradition, avec Pierre, son dernier jour, dans l’horrible basse-fosse de la prison Mamertine ? Le cachot voisin du Forum semble avoir été plutôt destiné à des criminels politiques — tels les complices de Catilina — ou à des captifs de guerre, comme Vercingétorix.
Mais le cachot au fond duquel Paul attendit l’aurore de sa libération ne dut pas être plus agréable : ténèbres, puanteur, contact de bêtes affreuses, humidité d’égout suintant, et l’immobilité dans des haillons pleins de vermine, les mains étant raidies par le poids des chaînes, les pieds bloqués par une barre de fer, dans le créneau du cep !
Le matin d’été où la porte s’ouvrit, quand il s’en alla au martyre, fut le plus beau des matins. Quelques heures d’attente, et il serait enfin avec le Christ, en Lui, non plus seulement par la possession mystique, mais dans le vis-à-vis sans fin que Job espérait : « Je verrai face à face mon Rédempteur ; je le verrai, et ce sera moi, non un autre. » Entre son âme et Dieu il ne sentirait plus la cloison de chair, le poids du silence. Il trouva douce encore à respirer la lumière de ce monde. Mais, déjà, il percevait, comme étant ailleurs, tout ce qui lui venait des choses d’ici-bas.
Les rues, autour de lui, s’éveillaient ; les dures semelles des soldats sonnaient sur les dalles ; les épées nues brillèrent au soleil montant. Les passants regardaient avec une curiosité ironique ce vieil homme déguenillé qu’on emmenait, les bras derrière le dos. Il entendait peut-être le bourreau qui suivait l’escorte rire avec ses valets. Il ne pensait point à cette écrasante puissance de Rome qu’un bas-relief, contre un arc de triomphe, lui eût montrée sous la figure d’un cavalier indifférent, implacable, dont le cheval appuie son sabot sur la nuque d’un vaincu.
Il cherchait, même à cette heure, des âmes qu’il pourrait conduire au Christ. Comme le centurion, marchant près de lui, le regardait d’un air attristé, il osa l’entretenir du Seigneur ; il lui dit :
— Crois au Dieu vivant ; il me ressuscitera des morts, moi et tous ceux qui croient en Lui[465].
[465] Ce trait, comme les suivants, n’a comme garant que les Apocryphes.
Ils se dirigèrent au sud-ouest de la ville, vers la porte d’Ostie. Là, une femme de grande mine, droite sur la chaussée, le front couvert d’un voile, attendait son passage. Dès qu’il approcha, elle tourna vers lui ses yeux pleins de larmes ; et, joignant ses mains, suppliante, elle cria :
— Paul, homme de Dieu, souviens-toi de moi devant le Seigneur Jésus.
Paul reconnut Plautilla, une patricienne qui assistait intrépidement les chrétiens dans leurs angoisses. D’un ton joyeux il lui dit :
— Bonjour, Plautilla, fille du salut éternel. Prête-moi le voile dont tu couvres ta tête. Je m’en lierai les yeux comme d’un suaire et je laisserai à ta dilection ce gage de mon affection, au nom du Christ.
Ils longèrent, au delà du Tibre, sur la voie d’Ostie, le lieu, à droite de la route, où Constantin empereur devait ériger, en l’honneur de l’Apôtre, une première basilique. Une matrone chrétienne, Lucina, possédait en cet endroit une maison de campagne[466]. Un mille environ plus loin, ils prirent, à gauche, le chemin qui montait vers le plateau. Si Paul considéra, un instant, l’horizon, d’étranges réminiscences vinrent surprendre son cœur : ce grand pays que fermaient à l’Occident les crêtes des monts Sabins et qui descendait, au Sud, jusqu’à la mer, cette plaine, bleuâtre et sereine, où le Tibre tournait entre des buttes vertes, ressemblait à la plaine de Cilicie appuyée aux rampes du Taurus.
[466] Voir Marucci, loc. cit.
Un autre fleuve glissait là-bas… Les jours de son enfance surgirent, puis s’effacèrent ; du Saul de jadis au vieux Paul qui allait mourir il voyait plus de distance que de Tarse à Ostie.
Le soleil se faisait lourd ; la poussière du chemin irritait ses yeux las. Il avançait d’un pied vaillant. Depuis la route de Damas il avait tant marché ! Cette étape était la dernière ; il l’achèverait comme un bon vétéran, du même pas que les jeunes soldats de César ; et, d’un seul coup, il tomberait, comme sur un champ de bataille.
Le point de la banlieue désigné pour l’exécution était un vallon désert et secret ; des sources d’eau salubres lui avaient mérité le nom d’Aquae salviae. Les autorités romaines avaient sans doute choisi cette solitude, de crainte que le spectacle du martyre n’excitât parmi les chrétiens une ferveur contagieuse.
L’escorte s’arrêta près d’un pin. Le condamné requit du centurion la liberté de se recueillir. Il pria debout, les mains étendues, tourné vers l’Orient, vers la ville sainte de ses pères. On l’entendit parler en hébreu à Quelqu’un d’invisible. Sans doute, une suprême fois, il revit ses transgressions lointaines ; il demanda miséricorde, quoique assuré de l’avoir obtenue. Il pria plus encore pour le salut d’Israël, pour les églises qu’il avait fondées, pour toutes les autres, et pour l’Église à venir.
L’arrêt portait qu’il serait, selon la coutume, flagellé avant d’être décapité. Il offrit encore au baiser des verges ses épaules décharnées, creusées par des lanières sans nombre. Toutes ses campagnes, comme sur une stèle, s’y lisaient inscrites en glorieux stigmates.
Puis on lui banda les yeux avec le voile de Plautilla ; il s’agenouilla et tendit le cou en silence. Avide, la terre romaine but la libation du sang libérateur.
Quelques fidèles, de pieuses femmes assistaient, sans doute, du haut de la colline, au sacrifice ; Lucina était, on peut le croire, parmi eux. Ils portèrent le corps saint dans sa villa. Il y reposa jusqu’en 258, jusqu’au temps où il fut réuni à celui de saint Pierre, dans la nécropole de la voie Appienne. On le transféra ensuite, au IVe siècle, sous l’autel de la basilique dédiée à l’Apôtre, Saint-Paul hors les murs.
De là au val des trois fontaines, j’ai suivi, un jour d’été, le trajet de son martyre. J’y suis retourné en automne avec allégresse. La campagne garde un air d’antique sauvagerie. Les lignes du paysage n’ont pas dû changer. A droite, entre une pinède sur une butte, quelques fermes éparses, une tour d’un rouge brun, et l’éperon d’une butte verte, le Tibre lent, sinueux comme le Cydnus, descend toujours vers la plaine immense, appelé par la mer. Au bas de la route, passé deux poteaux de pierre, une allée silencieuse coupe des bosquets d’eucalyptus et de lauriers-roses.
Trois chapelles sont groupées dans le vallon. Celle qui commémore les trois fontaines, maintenant murées, n’eût guère plu à Paul, tel que nous le connaissons : trois cénotaphes, avec des frontons arrondis de marbre noir, portent un caractère d’inanité funèbre. Une vaste mosaïque païenne, au milieu du dallage, représente les quatre saisons. Une grille, dans un coin, enferme le tronçon d’une colonne légendaire où le bourreau, avant de frapper, aurait appuyé la tête du martyr.
Mais il est facile de s’abstraire, d’oublier le faux décor. La chapelle, comme le vallon, demeure pleine de ce recueillement qui laisse venir en nous les présences éternelles. Je conçois les Trappistes établissant, tout près, leur monastère ; ils ont mieux fait que d’assainir un fond marécageux, réceptacle des fièvres ; ils y rendent plus liturgique l’intimité divine. L’anachorète Paul accepte ce refuge ; l’homme que nous y retrouvons, c’est le contemplatif, celui qui modelait sa doctrine et ses actes sur la vision du Dieu caché. C’est aussi le porte-glaive que la tradition consacre.
Paul, en toutes ses effigies, tient la poignée d’une épée dont la pointe est dirigée vers la terre. L’épée fut l’instrument de son supplice ; elle est en même temps l’emblème de sa parole plus tranchante qu’un glaive à deux tranchants. Seul à seul, je l’ai longuement prié : quand donc le désir d’être touché par ce glaive grandira-t-il en moi ? quand ce glaive m’aura-t-il pénétré jusqu’aux jointures et aux moelles, jusqu’au lien secret « de l’âme et de l’esprit » ? Car la science unique dont son martyre conclut l’enseignement, c’est qu’il faut se séparer de soi-même et mourir avec le Christ pour vivre en Lui.
Les péripéties de sa carrière — le peu qui nous en est connu — se groupent comme des scènes typiques sur les losanges d’un vitrail.
Saul gardant les manteaux des lapidateurs, Saul renversé sur la route, Paul frappant de cécité le mage Élymas, Paul avec Barnabé apostrophant le prêtre qui leur amène des victimes, Paul sur la butte de l’Aréopage, Paul devant la tour Antonia ou dans la salle du sanhédrin, Paul secouant la vipère au milieu du brasier, même Paul, près du pin, agenouillé sous le coutelas du bourreau, ce sont des images qui ne peuvent se confondre avec rien d’autre. Aucune légende n’offrirait l’équivalent de leur vérité immédiate et palpable.
Mais, si l’on essaye de fixer au centre du vitrail un portrait où transparaisse l’essentiel de sa vie profonde, il faut s’avouer, d’avance, vaincu par la grandeur et l’unité complexe d’une figure sans égale.
« L’avenir ne verra pas un autre saint Paul », a dit le plus insigne de ses commentateurs[467]. Tous les hommes admirables qui seront comme lui Apôtres et Docteurs, un Augustin, un Bernard, un Dominique paraîtront, auprès de sa personne, les copies incomplètes d’un trop riche exemplaire.
[467] Saint Jean-Chrysostome, homélie sur la componction.
Sa physionomie condense des caractères si multiples et suréminents que nulle image plastique n’a jamais pu en saisir l’ensemble.
La médaille du second siècle, où il fait vis-à-vis à saint Pierre, ne donne qu’un masque traditionnel : le nez bombé, le front nu, les yeux à fleur de tête, la tension d’une force agissante, et non le reploiement mystique.
La saint Paul, sculpté à Reims, sur une des tours de la cathédrale[468], sublimise la majesté prophétique du Voyant, son calme surhumain. Le regard des yeux vides semble retourné au dedans, vers quelque chose d’immuable. La statue élimine l’amour exalté, la véhémence.
[468] Dans la première niche de la face sud de la tour méridionale.
Un vitrail du XIIIe siècle, à Bourges, présente un Paul meurtri de tendresse, ivre des ravissements du Mystère. N’allons pas y chercher la fougue conquérante de l’Apôtre.
Un Flamand, Hugo Van der Goës, dans une statue en bois, taillée vers 1468[469], a su figurer deux aspects du visage de Paul : le côté gauche de la face marque une rudesse austère ; le côté droit, par le regard et la flexion des muscles, s’adoucit, se fait miséricordieux ; et la fermeté des lèvres harmonise les deux expressions.
[469] Elle se trouve à Louvain, chez M. le chanoine Thierry.
Depuis la Renaissance, la plupart des artistes, sauf Véronèse, dans un radieux portrait[470], ont étrangement assombri la splendeur du personnage ; Raphaël, Rembrandt, le Gréco lui-même, ont rêvé un Paul sourcilleux, contracté, amer ; Dürer lui a prêté l’œil torve d’un hérétique en courroux.
[470] A Florence, au musée des Offices.
Quant aux modernes, si l’on excepte Maurice Denis, avec la fresque de Genève, ils n’ont rien entrevu sur lui de révélateur.
Tandis que Pierre et Jean proposent à l’imagination des types conçus d’après une idée simple, le pénitent ou le contemplatif, Paul déconcerte par la mobilité de ses traits. On peut toujours dire : Ce n’est pas lui, alors que c’est bien lui. Saul le persécuteur ne ressemble point à Paul en extase. Le Paul de l’épître aux Galates est très loin du Paul des épîtres à Timothée.
Et pourtant c’est bien le même homme que nous reconnaissons, malgré la transfiguration du Saint.
Dans sa nature, un trait domine tout : la violence passionnée, non impulsive, mais dogmatique, régie par les principes de sa foi. Il croit et il exige que les autres croient comme lui, vivent comme lui, soient soumis à la vérité. La Grâce n’a pas créé en son être un tempérament ; elle s’est assujetti les puissances dont l’avait orné Dieu en le prédestinant.
Ses défauts mêmes ont servi les fins divines ; la vélocité de ses impressions le disposait à l’inconstance ; son humeur vive le tournait à briser ce qui lui résistait ; son énergie virile aurait pu l’asservir aux appétits charnels ; l’emportement de ses convictions le vouait au fanatisme ; la finesse de sa dialectique eût préparé un sophiste.
Mais, dirigés vers l’œuvre juste, son besoin de mouvement, sa promptitude d’action hâtèrent la marche de l’Évangile. Sa brusquerie décisive rompit, où il le fallait, les chaînes de l’ancienne Loi. Sa foi indomptable entraîna les indécis, retint dans l’unité les fragiles troublés par les discordes. Sa souplesse ajusta aux peuples à convertir, aux erreurs qu’il voulait abattre, les moyens de persuasion. Ses infirmités l’aidèrent à demeurer humble ; il parla du péché en homme qui avait éprouvé dans sa chair le dur conflit.
Avant tout, Paul fut doué d’une volonté magnifique. Il était né avec le génie du commandement. Resté Juif, il serait devenu un de ces héros du désespoir qui précipitèrent, en voulant redresser Israël, sa ruine nationale.
Il possédait l’œil et le geste du chef, le don de voir la chose à faire, de convaincre les autres qu’elle devait, pouvait être faite. Il enseignait par l’exemple ; il montrait ses mains que le travail avait durcies. Il s’était acquis le droit de dire : qu’est-ce que la faim ? qu’est-ce que les verges ? que sont les périls des routes et de la mer ? Tout cela, Dieu aidant, je l’ai franchi. Imitez-moi.
Sa vaillance confond nos mollesses. Nul coureur d’aventures n’osera comparer ses audaces à celles de l’Apôtre. Son courage avait pour aiguillon l’esprit de triomphe. Il voyait, au bout du stade, la couronne. Mais, au lieu de « courir en vain », il visait au terme infaillible. Il peinait pour la seule gloire du Christ. D’où sa patience inouïe, la patience de ceux qui ne se lassent pas d’espérer. Prodige des prodiges, chez le plus impatient des hommes !
Le signe particulier de Paul, c’est qu’une intelligence subtilement nette sert sa volonté. Mieux qu’un Socrate ou un Sénèque, il regarde au fond de lui-même :
« Je sais que le bien n’habite pas en moi… Le bien que je voudrais, je ne le fais pas ; et le mal que je ne voudrais pas, je le fais[471]… »
[471] Romains VII, 18.
Grand analyste, sans qu’il songe à l’être. Il n’examine jamais par curiosité ou par orgueil le monde intérieur. Il confronte sa misère avec les perfections divines ; il scrute sa conscience sous la lampe de la foi. Aussi aperçoit-il tout d’un coup le point central de ses faiblesses, la source de ses vertus.
Plus qu’un analyste, Paul est un logicien. Il a besoin de nouer ses idées autour d’un principe ; le nœud est quelquefois si serré qu’on ne le défait pas sans peine. Il laisse aux disciples des rhéteurs les transitions bien ménagées, l’art de couper une idée en deux ou en quatre, et de balancer les périodes. Il raisonne en intuitif, ou discourt selon la méthode juive, contournée et violente : cheminement abrupt des prémisses, imprévu des conclusions. S’il utilise des formes de dispute hellénique, — le débat avec un contradicteur fictif qui pousse une objection pour donner lieu de la résoudre, — ce n’est point en vue d’une volupté oratoire ; s’il dramatise ses arguments, ce n’est pas un jeu de théâtre. Souvent il esquisse le profil d’une vérité ; puis il néglige d’en compléter l’exposition. Il a trop hâte d’énoncer autre chose. Sa logique ne se prend pas elle-même comme fin ; il veut convaincre, exhorter, changer les cœurs, les jeter à Dieu.
Paul est un logicien mystique. Il l’était, dès avant sa conversion. Il témoignait, contre Étienne, parmi les Juifs hellénistes, comme il l’a fait plus tard, devant les églises, contre les judaïsants. Il défendait la synagogue, de toute la véhémence d’un amour intraitable.
Dieu se réservait en lui un des plus grands passionnés qui aient remué la terre. Au début, ses passions se trompaient d’objet. Dilatée, illuminée par l’Esprit, sa puissance d’amour montra jusqu’où l’homme, après le rachat du Christ, pouvait, du premier coup, rebondir.
Le saint, chez Paul, est d’autant plus extraordinaire qu’un sentiment impétueux de son Moi semblait lui fermer la route de la sainteté. L’homme sanctifié ne vit plus en soi, pour soi ; il soumet et conforme sa vie totale à celle de son Dieu. Le miracle, en Paul, c’est qu’il a pu dire sans mensonge :
« Je vis — non, c’est le Christ qui vit en moi. »
Et pourtant il n’a pas cessé d’être lui, d’être Paul, avec toute la misère et toute la noblesse de son humanité vraie.
Plus il se fait l’esclave du Christ, plus il devient puissant et libre, plus il est lui-même.
Au lieu de commander dans un petit clan juif, il gouverne par ses conseils l’Orient et l’Occident ; il affermit une discipline qui va s’étendre à l’univers.
Il méprise la science des rabbins, les disputes profanes des philosophes. Mais la science qu’il reçoit d’une révélation ou des Apôtres ouvre à son désir les trésors de l’incompréhensible sagesse.
Il aimait, dans un sens étroit, ses frères en Israël. Maintenant sa charité embrasse les âmes des croyants et des infidèles ; il aime en Dieu tout ce qui peut être aimé.
Il n’exerçait qu’un pouvoir éphémère et, pour violenter, pour détruire. A présent, Dieu lui communique une part de son omnipotence. Il chasse les démons, il guérit des malades, il ressuscite des morts.
Les murs d’un cachot, les chaînes ont beau le retrancher du monde des vivants, sa parole sort plus libre que jamais, plus efficace.
Il ne connaissait que les joies terrestres, que la justice des hommes. Et voici qu’il a été ravi jusqu’au troisième ciel. Il attend le triomphe de l’éternelle Justice et la plénitude d’un bonheur dont il ne peut se faire une idée.
Tout cela n’est point le privilège de Paul ; quiconque entrera, par le baptême, dans le royaume du Père, sera, comme lui, l’héritier ; loin d’espérer, pour lui seul, la possession du Seigneur, Paul veut que tous soient sauvés ; il se juge indigne entre les indignes, « le dernier des Apôtres… un avorton, le premier des pécheurs ». Il ne se glorifie que des coups reçus, des opprobres sans mesure ; par là, il est certain de ressembler à son modèle.
Mais avec cette humilité coexiste une conscience dévorante de sa mission. Le Christ et lui ne faisant plus qu’un, il dogmatise en son nom, il se donne comme exemple, il développe toute l’ampleur de son génie.
Ses actes et sa doctrine réconcilient des qualités dissemblables, même, en apparence, incompatibles : la rudesse et la mansuétude ; la dignité et l’abaissement ; l’ironie et l’onction ; la décision foudroyante et la prudence flexible ; l’esprit de liberté et la soumission ; la hauteur contemplative et le sens pratique ; la fidélité aux principes transmis et l’essor vers l’avenir. Ce grand intellectuel est le plus charitable des missionnaires ; ce Juif est le plus universaliste des théologiens.
Paul écrivant à Philémon en faveur du fugitif Onésime, c’est, humainement, le type accompli de la bonté.
Paul pesant les raisons qu’il a, pour lui, de désirer mourir, et, celles, plus fortes, qui lui font souhaiter, pour ses frères, de vivre encore, c’est le type surnaturellement accompli du chrétien.
Ce que peut être un homme et un saint parfait, nous le trouvons en Paul plus absolument qu’en nul autre, Il serait vain de chercher quelle perfection lui fut départie à un degré moindre ; elles se déploient chez lui, dans un merveilleux équilibre ; et, quelle qu’en soit la magnificence, il demeure près de nous ; l’élément originel de sa condition humaine subsiste, converti en vertus ; le Saint est notre frère par ses infirmités ; rien de ce qui lui fut personnel n’est aboli ; il nous aide à entrevoir comment les élus, glorifiés, transformés selon l’effigie du Christ, conservent la figure de leur première vie.
Sa théologie est immense ; nul commentaire n’en extraira toutes les richesses. Le plus étonnant peut-être dans sa doctrine, c’est une fermeté précise excluant l’hypothèse d’une formation flottante, d’un assemblage d’éléments épars.
Elle repose sur le dogme du péché d’origine ; cette notion lui vient de la théodicée juive, de l’Ancien Testament[472]. Le mystère de la faute, tangible par ses suites, suffirait à justifier la nécessité de la Rédemption. Tous les hommes ne sont qu’une même chair ; ils se transmettent l’inclination au mal, hérédité d’Adam qui, en plus d’un sens, pourtant, était la préfiguration du Christ « à venir[473] ».
[472] Les plus acharnés à faire de Paul un syncrétiste sont forcés de le reconnaître ; sur ce point, il ne doit rien à l’esprit grec, il le contredit totalement (voir Toussaint, l’Hellénisme et l’apôtre Paul, p. 345).
[473] Voir Rom. V, 14 et le Commentaire de saint Thomas (t. I, p. 76).
Le genre humain n’avait pas en lui de quoi satisfaire ; il fallait un propitiateur. Dieu seul, en se communiquant à sa créature par l’Incarnation, pouvait lui rendre la faculté de redevenir son image. Le Christ a tout réconcilié. Mais, pour sauver des esclaves, il a pris lui-même la forme d’un esclave ; il s’est anéanti jusqu’à la mort, et à la mort la plus infamante. Humiliation annoncée par les prophètes, vérifiée dans l’histoire humaine de Jésus et continuée en ses disciples. Il est ressuscité pour que nous ressuscitions avec Lui, non simplement afin de prouver sa puissance, mais voulant que l’homme récupère en lui, par lui, la vie éternelle. Cette vie est un pur don ; elle s’appelle la béatitude ; elle s’appelle aussi la grâce, effusion de vérité dans l’intelligence, pouvoir, dans la volonté, d’accomplir le bien.
L’assurance du salut acquis, nous l’aurions, même si Paul ne nous l’apportait point. Ce qu’il nous apprend, nous le saurions par les Évangiles et l’enseignement de l’Église. Cependant, sur ces conquêtes essentielles, il ajoute des clartés merveilleuses, il a les paroles du génie inspiré :
« Les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance[474]… »
[474] Rom. XI, 29.
« Si par la faute d’un seul la mort a régné du fait d’un seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent la surabondance de la grâce et de la justice régneront-ils dans la vie par le fait du seul Jésus-Christ[475]. »
[475] Id. V, 17.
Quand il voit dans le Christ la tête du corps de l’Église, il énonce mieux qu’une métaphore ; il rend sensible un fait surnaturel plus vrai que la loi de la gravitation. Car c’est bien du Christ, comme de la tête, que descend aux membres toute la plénitude vivifiante :
« Il est la tête des bienheureux qui lui sont unis par la gloire ; des saints qui lui sont unis par la charité ; des pécheurs qui tiennent encore à lui par la foi, bien qu’ils n’aient plus la charité ; ensuite des infidèles qui peuvent lui être unis, quoiqu’ils ne le soient pas encore en réalité, mais qui lui seront un jour unis effectivement selon l’ordre de la prédestination divine ; et enfin de tous ceux qui pourraient être unis à lui, mais qui ne le seront jamais effectivement, comme les infidèles qui vivent encore en ce monde et ne sont pas prédestinés[476]. »
[476] Saint Thomas, De l’Humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ch. VI.
La prédestination ! Paul affronte ce mystère, d’un regard pathétique, mais dont la tranquillité ne se dément pas, comme on élève les yeux sans vertige vers le gouffre d’une nuit comblée d’étoiles. Il sait que Dieu est juste ; cela, comment en douter, puisque c’est Dieu ? Celui qui a créé les âmes veut le salut de toutes. L’homme, asservi par la chair, reçoit de l’Esprit la liberté dans la foi et l’amour. Pourquoi les uns, sans mérite apparent, obtiennent-ils ces privilèges ? Pourquoi les autres sont-ils déshérités ? L’argile, si le potier en fait « un vase d’ignominie », ne peut lui demander pourquoi. Paul songe aux Juifs endurcis ; les ténèbres sont leur partage ; Dieu en est-il cause ? Ils repoussent la lumière, ils la méprisent, ils ne veulent que l’anéantir ; et pourtant elle viendra sur eux. Quant aux infidèles, s’ils n’ont pas même la Loi, ils seront jugés sans la Loi ; ils sont leur propre loi, ayant cette clarté naturelle qui illumine tout homme en ce monde.
Mais, à l’égard du juste, Paul voit les trois étapes de sa carrière bienheureuse : il est prédestiné par l’élection divine, justifié par sa foi, par ses œuvres et celles de ses frères ; il sera enfin glorifié. Cette gloire, il ne saurait y entrer, sans s’être uni au corps mystique de l’Église universelle, sans la communion des saints, la vertu des sacrements et des rites.
Quand l’Apôtre « complète dans sa chair ce qui manque aux tribulations du Christ pour son corps qui est l’Église », il ne croit pas seulement endurer ce qu’aurait pâti le Christ à sa place ; il entend que, s’il souffre après son Maître et comme lui, l’efficacité des mérites est accrue dans l’Église ; l’œuvre rédemptrice s’amplifie en puissance par cette union mystique[477].
[477] Une rencontre imprévue, au moment où j’écris ces pages, met sur ma table les paroles d’un croyant de Lamennais. Dans la préface dédiée au peuple (c’est-à-dire, selon l’Évangile de 1834, aux opprimés), je trouve ces phrases : « A présent, si je vous parlais de leurs souffrances (des souffrances de ceux qui vous aiment), on me jetterait avec eux dans les cachots. J’y descendrais avec une grande joie si votre misère pouvait être un peu allégée ; mais vous n’en retireriez aucun soulagement, et c’est pourquoi il faut attendre et prier Dieu qu’il abrège l’épreuve. »
Étrange amoindrissement de l’intelligence spirituelle et de la charité chez le prêtre libertaire ! Il se dispense de souffrir pour les misérables et avec eux, parce que cela ne servirait à rien. Comparez le langage de Paul dans les chaînes.
Tous ces dogmes, dans la bouche de Paul, prennent un accent d’autorité décisif ; d’autant plus qu’ils sont liés à son expérience, aux faits divins ou humains dont il tient la certitude.
Mais, pour le monde moderne, ce sont des vérités presque mortes. A la notion de la nature déchue une philosophie hérétique ou néo-païenne a substitué le plus faux des principes : l’homme naît bon. Donc le Rédempteur est inutile. L’idée de la prédestination s’est déformée en une sorte de fatalisme qui laisse l’âme indifférente à son avenir essentiel. Le conflit de la chair et de l’esprit s’est vu simplifié : la chair étant redevenue souveraine, l’esprit n’a plus qu’à la servir et à se renier. Au lieu de la Communion des Saints, on est revenu en arrière, à une conception de la solidarité toute matérielle, comme celle des atomes pressés ensemble malgré eux, ignorants de ce qu’ils sont et de ce qu’ils veulent. L’affreux mot « bloc » représente la métaphysique de nos contemporains.
Paul est, plus que jamais, à cette heure, le docteur des gentils. Les nations auraient besoin de rapprendre, auprès de lui, les éléments du salut.
Il leur expliquerait comment le salaire du péché, c’est la mort, et de quelle maladie elles dépérissent.
Sa morale, enclose dans sa théologie, leur donnerait la méthode de l’unique guérison. En disant aux hommes : Vivez dans le Christ et selon lui, il leur enseigne toute force, toute joie, toute perfection. L’exemple qu’il leur propose ne s’adresse pas simplement à des anachorètes ; son christianisme est social. Il a dit sur le mariage les choses les plus hautes et les plus sensées. L’amour des époux est, devant ses yeux, la figure du Mystère où le Christ s’unit à son Église ; l’homme doit aimer son épouse, « de même que le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle[478] ». Seulement, la femme doit être soumise à son mari comme elle obéit « au Seigneur ». Il conçoit le mariage indissoluble et saint, comme le Christ l’a voulu. Mais il découvre à la sainteté de l’institution des raisons sublimes qu’on n’apercevrait pas sans lui.
[478] Éphés. V, 25.
Entre les maîtres et les serviteurs, il exige, des uns, la bonté, des autres, la droiture diligente, la bonne volonté, comme de gens « qui servent le Seigneur et non pas des hommes ».
A l’égard des pouvoirs publics, il entend que « tous soient soumis aux autorités supérieures. Car toute autorité vient de Dieu… Celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre voulu de Dieu[479] ».
[479] Éphés. VI, 7.
Il fait un précepte à chacun de travailler pour n’être point à charge au prochain et subvenir aux indigents. La division du travail, l’ordre dans la vie, la dignité lui paraissent, même en un sens surnaturel, des règles nécessaires.
Au-dessus de tout, il met deux vertus qu’ignorait le monde païen : l’humilité, la charité. L’hymne où Paul, en magnifique poète, a célébré celle-ci, résonnera peut-être sans charme aux oreilles de nos philanthropes et des altruistes satisfaits d’eux-mêmes. Si connu et vieux qu’il soit, il garde cependant une fraîcheur divine, comme une chose improvisée derrière la porte du Paradis :
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain bruyant ou une cymbale qui vibre. Quand j’aurais le don de prophétie, quand je connaîtrais tous les mystères et toute science, quand j’aurais toute la foi, une foi à déplacer les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je donnerais en bouchées de pain tout ce que je possède, quand même je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
« La charité est patiente, elle est bonne. La charité n’envie pas. La charité n’est ni glorieuse, ni gonflée d’orgueil. Elle ne fait rien d’inconvenant, elle ne cherche pas son intérêt, elle ne s’encolère point, elle n’impute pas le mal. Elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité. Elle excuse tout, elle croit tout, elle endure tout.
« La charité ne succombera jamais. Si vous parlez des prophéties, elles s’évanouiront ; des langues, elles cesseront ; de la science, elle aura son terme. Notre science n’est que partielle et nous prophétisons partiellement. Quand viendra ce qui parfait, alors ce qui est partiel s’abolira. Lorsque j’étais un petit enfant, je parlais comme un petit enfant, je raisonnais comme un petit enfant. Lorsque je suis devenu homme fait, j’ai rejeté ce qui était du petit enfant. A présent, nous voyons les choses comme dans un miroir, en énigme. Alors nous verrons face à face. Mais alors je connaîtrai parfaitement, comme je suis connu. A présent donc demeurent la foi, l’espérance et la charité, ces trois choses. Mais la plus grande est la charité[480]. »
[480] I Cor. XIII.
L’admirable d’un tel mouvement, c’est qu’il donne la perception de l’illimité dans l’élan vers Dieu. Et pourquoi Paul ceint-il la charité d’un diadème immortel, comme s’il voyait en elle la Mère du Christ ? L’amour est le principe de tout ; seul, il établit entre Dieu et le monde l’unité, non l’unité aveugle du rêve panthéiste, mais l’unité libre et consentie, celle qui n’épuisera point sa plénitude, puisque le créé, à jamais, se connaîtra créé au sein du Père des lumières.
En attendant, l’homme et la création ne vivent que d’un désir : atteindre cette unité, être affranchis des servitudes corruptibles « pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu[481] ». La nature gémit, elle est dans les douleurs de l’enfantement. Nous qui avons les prémices de l’Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, sous la loi de notre corps mortel, dans l’attente de sa rédemption.
[481] Rom. VIII, 21-23.
Le péché a obscurci l’univers ; il fait peser même sur les animaux, sur la matière, la tristesse d’un désordre. Mais, lorsque le Seigneur Jésus « apparaîtra du ciel avec les anges de sa puissance, qu’il aura fait justice de ceux qui ne connaissent pas Dieu, qui n’obéissent pas à l’Évangile[482] », l’ennemie, la Mort sera enfin détruite. La splendeur qui investira l’âme et le corps des élus se réfléchira sur les cieux nouveaux, sur la terre sanctifiée. Et Dieu sera tout en tous.
[482] II Thessal. I, 7-8.
Paul est le prophète de l’unité dernière.
L’attente du « grand jour[483] » persiste chez lui, au fond de ses désirs, alors même qu’il paraît certain de ne point voir la Parousie. Il sait qu’au delà de la mort il sera bientôt avec le Christ. Mais son propre salut ne lui suffit pas. Il veut la conversion d’Israël, l’avènement du Juge, la fin des iniquités, la consommation de la paix.
[483] II Tim. I, 18.
Il est l’homme qui espère, il n’a pas enseigné théoriquement l’espérance. Traité comme un faux frère, honni, flagellé, lapidé, enchaîné, il ne cesse jamais d’espérer et de semer l’espoir avec ses mains de feu. Auprès de la gloire promise, que pesaient pour lui les tribulations ? Il donna son sang en témoignage des choses qu’il espérait. Si l’on ne peut admettre tout à fait l’argument de Pascal : « Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger », car les fausses religions et les hérésies ont eu leurs martyrs, Paul se présente comme le témoin du Christ ressuscité, du Christ que les Apôtres avaient vu avant lui, dont Thomas avait palpé les plaies, dont lui-même avait entendu la voix et senti le regard humain. La preuve du témoignage de Paul, c’est que sa foi a changé le monde.
Elle ne l’a qu’en partie changé. Jésus a prédit que les puissances de la mort ne prévaudraient pas contre son Église, non qu’avant son retour son Église prévaudrait contre elles. Il y aura des heures — c’est Lui qui les annonce — où la foi déclinera si affreusement que les chrétiens — les faibles — se demanderont par quelle voie le Seigneur aura le dernier mot. Ils reliront alors l’épître aux Romains. Ils comprendront mieux qu’elle n’était pas pour le seul Abraham, mais pour nous et pour eux la promesse de fidélité.
Paul sera le clairon des suprêmes espérances.
Jusqu’au terme des siècles, nuit et jour s’il le faut, le bon soldat du Christ courra par les rues du camp, sonnera l’alerte et la charge ; il affermira au cœur des braves l’alacrité, ralliera les blessés et les lâches ; il ranimera jusqu’aux morts pour le combat où la défaite est impossible. Mais ce clairon de guerre, par une merveille ineffable, aura des accents humbles, d’une angélique douceur. Il chantera le règne de l’amour et la paix sans fin.
1923-1925.
Préface | ||
I. — |
Saul le persécuteur | |
II. — |
Saul le voyant. Sur la route de Damas | |
III. — |
La vocation de Saul | |
IV. — |
Ses premiers pas d’apôtre | |
V. — |
A Tarse. Les années obscures | |
VI. — |
Le grand départ | |
VII. — |
A Chypre. Paul et la puissance romaine | |
VIII. — |
La porte de la foi | |
IX. — |
Le conflit sur les observances | |
X. — |
En marche vers l’Occident. Paul chez les Galates. A Philippes. Le témoignage du sang | |
XI. — |
Paul et les Juifs de Thessalonique | |
XII. — |
Le discours de l’Aréopage | |
XIII. — |
L’église de Corinthe | |
XIV. — |
Le tumulte d’Éphèse | |
XV. — |
Retour en Hellade. L’épître aux Romains | |
XVI. — |
Paul monte à Jérusalem une dernière fois. Son arrestation | |
XVII. — |
L’appel à César | |
XVIII. — |
La traversée terrible | |
XIX. — |
A Rome. L’enchaîné du Christ | |
XX. — |
Le martyr | |
XXI. — |
La figure de saint Paul |
5744. — Tours, Imp. E. Arrault et Cie.
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