The Project Gutenberg eBook of Miséricorde, by Pérez Galdós
Title: Miséricorde
Author: Pérez Galdós
Translator: Maurice Bixio
Contributor: Alfred Morel-Fatio
Release Date: July 24, 2022 [eBook #68603]
Language: French
Produced by: Ramón Pajares, Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
ŒUVRES DE PEREZ GALDÓS
HORTALEZA 132, MADRID
ROMANS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS
La desheredada.—El amigo Manso.—El doctor Centeno.—Tormento.—La de Bringas.—Lo prohibido.—Fortunata y Jacinta.—Miau.—La Incógnita.—Realidad.—Angel Guerra.—Tristana.—La loca de la casa.—Torquemada en la hoguera.—Torquemada en la cruz.—Torquemada en el Purgatorio.—Torquemada y San Pedro.—Nazarín.—Halma.—Misericordia.—El Abuelo.
ROMANS DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE
Doña Perfecta.—Gloria.—Marianela.—La familia de León Roch.—La Fontana de Oro.—El Audaz.—La Sombra.
THÉATRE
Realidad.—La loca de la casa.—La de San Quintín.—Los Condenados.—Voluntad.—Doña Perfecta.—La Fiera.
ÉPISODES NATIONAUX
Première série: Trafalgar.—La Corte de Carlos IV. —El 19 de Marzo y el 2 de Mayo.—Bailén.—Napoléon en Chamartin.—Zaragoza.—Gerona.—Cádiz.—Juan Martín el Empecinado.—La batalla de los Arapiles.—Seconde série: El equipaje del Rey José.—Memorias de un cortesano de 1815.—La segunda casaca.—El Grande Oriente.—7 de Julio.—Los cien mil hijos de San Luis.—El Terror de 1824.—Un voluntario realista.—Los Apostólicos.—Un faccioso más y algunos frailes menos.—Troisième série: Zumalacárregui.—Mendizábal.—De Oñate á la Granja.—Luchana.—La Campaña del Maestrazgo.—La estafeta romántica—Vergara.—En preparación: Montes de Oca.—Los Ayacuchos.—Bodas Reales.
41894.—Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
PEREZ GALDÓS
MISÉRICORDE
ROMAN
TRADUIT DE L’ESPAGNOL AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR
par Maurice BIXIO
PRÉFACE DE MOREL-FATIO
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1900
Perez Galdós n’a pas besoin d’être introduit auprès du public français. La grande renommée qu’il s’est acquise depuis une trentaine d’années dans son pays et l’imposant cortège de ses œuvres lui font faire place partout où l’Espagne excite l’intérêt et éveille des sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de fervents admirateurs[1]; il est du nombre de ces Latins du Sud que nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons de lui n’est qu’un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions connaître; nos relations n’ont été qu’ébauchées, il nous faut, avec ce grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous le beau vocable de Miséricorde, tout imprégné d’humaine tendresse, d’abnégation et de vaillance, n’être que le premier d’une nouvelle série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les aspects du talent de Galdós!
Je n’entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent rester un simple tribut de l’amitié; mais il me semble II que je pourrai dire au moins ce qui place l’auteur au premier rang des romanciers contemporains de l’Espagne et pourquoi ses romans me paraissent devoir être particulièrement goûtés en France.
L’œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes, dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou, pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l’Espagne moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu’à la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au XIXe siècle l’histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur le titre bien approprié d’Épisodes nationaux. Pour l’assimiler à quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l’idée, on peut prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d’un Erckmann-Chatrian plus imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle que pour la première série de ces Épisodes, de procédé assez sommaire. Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui l’une et l’autre ont profité de l’enrichissement du talent de Galdós, il faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac: tel de ces Épisodes rappellerait assez les Chouans par l’intensité de vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés de personnages historiques, par la profusion de détails pittoresques, par la création d’une quantité de types représentatifs. Ces Épisodes ont eu en Espagne un beau succès, sinon auprès de tous les raffinés, du moins auprès du grand public. Ils sont venus au bon moment, ils ont répondu à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère, ces livres enseignent à beaucoup tout ce qu’ils sauront jamais de l’histoire nationale; il font revivre en les précisant, en leur donnant une âme et un corps, quelques noms restés, mais assez indistincts, dans la mémoire des Espagnols d’aujourd’hui. III Tels les romans de Dumas, tels nos drames historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une histoire de France à l’usage de nos classes populaires. Ne faisons point fi du genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l’ont discrédité: le don d’intéresser, d’émouvoir, s’y révèle tout aussi bien qu’ailleurs, sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de l’histoire moderne de l’Espagne, que la complication des événements politiques et le manque de très grandes figures ou de très grandes actions rendent à vrai dire fastidieuse, les Épisodes de Galdós nous serviront comme ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous apprendront sur les Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les Espartero ce que nous n’aurions sans doute jamais appris et le peu qu’il nous importe d’en connaître.
Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public l’Espagne entière est le Galdós des Nouvelles espagnoles contemporaines, surtout celles de la seconde époque, qui commencent par La Desheredada et se termine par El Abuelo. Dans ce domaine de la peinture des mœurs bourgeoises qu’il s’est adjugé par droit de conquête, il règne en maître. Tandis que d’autres ont cherché à décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s’est établi au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l’on jouit et où l’on souffre le plus, où le plus grand nombre d’humains, passant et repassant sous l’œil de l’observateur, s’offrent sans cesse à son étude. Il a réagi contre l’idée que la vie des capitales nivelle et uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de caractères et de tempéraments, et c’est dans les milieux que leur médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l’oubli, chez les petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute nature, qu’il aime à s’introduire et qu’il choisit de préférence ses héros. La banalité d’une existence bourgeoise, dans le IV cercle tracé par les exigences sociales, loin de le détourner, l’attire; sous la monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le contraste entre les figures originales, les individualités qu’il sait composer et le fond terne du milieu d’où elles émergent leur donne un relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du vice. Comme le poète, il s’est dit un jour:
Or, discendiam omai a maggior pietà.
Pénétré d’une immense commisération pour toutes les victimes de nos tristes institutions, pour tous les vaincus dans l’âpre lutte pour l’existence, les faibles, les éclopés et les infirmes, il a fait pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques fleurs d’un parfum délicieux: telle la señá Benina, l’héroïne de Misericordia; telle une adorable figure d’enfant, le Luisito de Miau; tel l’exquis Nazarin, la plus puissante, la plus tolstoïenne des créations de Galdós, qu’il faudra nous hâter de traduire.
Tout en restant exclusivement espagnol dans la description des mœurs, la condition moyenne et urbaine du personnel de ses livres, aussi bien que le large courant d’humanité qui y circule, font qu’il nous intéresse et nous touche beaucoup plus directement que d’autres de ses compatriotes dont la couleur locale, les coutumes agrestes et certaines étrangetés de pensée et de langage nous étonnent et nous désorientent assez. D’autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol: je veux parler de sa langue et de son style, faciles et colorés, mais surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à force de simplicité, finit par ne plus en être un et se contente de reproduire la vie. Les préoccupations de l’artiste cèdent V toujours chez lui à la nécessité impérieuse à ses yeux de faire vrai, de dire ce qu’il faut pour poser un personnage et nous le présenter tel que nous devons le voir. Galdós nous a lui-même raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à égale distance de la copie littérale du langage parlé et du style livresque, figé en Espagne plus qu’ailleurs dans les atours d’un autre âge. Certains délicats préfèrent l’«écriture» plus curieusement fouillée et rafraîchie de bonnes senteurs marines et alpestres de Pereda, ou bien la grâce andalouse et le mysticisme érotique de Valera; mais le plus grand nombre va à Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient par sa franchise, par l’absence de toute «littérature».
Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime pour l’homme et pour l’écrivain? L’œuvre est saine, absolument saine. Ennemi de l’esprit étroit et de petite chapelle qui fait consister le salut dans l’affiliation à certain parti politique ou dans les pratiques de telle religion; non moins ennemi d’une morale prêchée par l’auteur sous le couvert de ses personnages dont le caractère et les allures ne suivent plus dès lors leur développement normal, mais servent de porte-parole à une cause,—ce qui a lieu constamment chez Fernán Caballero et parfois chez Pereda—notre peintre vigoureux et sincère de la société espagnole contemporaine possède un idéal, idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression des coteries mesquines, des petites tyrannies, du caciquisme, comme on dit là-bas, et des mille injustices d’un système gouvernemental antipathique au tempérament espagnol et faussé dans son application; en religion, à une large diffusion de la vraie charité chrétienne, sans aucune hostilité d’ailleurs contre les formes du culte établi, mais aussi sans confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point de réticences, point de ménagements puérils ni de pruderie, quand il s’agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche, VI nul étalage complaisant de malpropretés physiques ou morales. Et partout, même dans les compartiments les plus sombres de la grande vallée de larmes, toujours de la lumière, de la joie, de la bonne humeur, une petite étoile qui luit au-dessus de la pauvre humanité dolente, qui la guide, la réconforte et l’arrache de temps à autre à ses souffrances et à ses misères. Qu’on en juge par ce livre!
Alfred MOREL-FATIO.
I
La paroisse... ou mieux... l’église de San-Sebastian a deux aspects comme certaines personnes, deux faces qui sont certainement plus gracieuses que belles; l’une regarde les maisons d’en bas, qu’elle enfile par la rue Cañizares, l’autre est tournée vers le clan aristocratique de la place del Angel. On retrouverait dans ces deux façades un fidèle reflet du plus pur Madrid, où le caractère architectonique et le caractère moral s’associent merveilleusement. Sur la façade sud, et au-dessus d’une porte grossière, se trouve campée l’image baroque du saint, tout recroquevillé, dans une attitude plus chorégraphique que religieuse; sur celle du nord, dépourvue d’ornements, pauvre et vulgaire, se dresse la tour, qui ressemble à une personne les poings sur la hanche, voulant dire ses quatre vérités à la place del Angel. D’un côté comme de l’autre, il faut le reconnaître, les faces ou façades ne manquent point d’une certaine ampleur; elles comportent de jolies cours fermées par des treillages vermoulus, mais pleines de vases avec de gracieux arbustes et aussi un petit marché de fleurs qui récrée la vue. Dans aucun endroit comme là, on ne saurait trouver plus complètement le charme, la sympathie, le côté angélique, pour parler andalou, qui émane comme un parfum léger des choses vulgaires, ou du moins de quelques-unes des choses vulgaires qui remplissent le monde à l’infini. 2
Laid et long comme une feuille entière de petites images ou comme une romance d’aveugle, l’édifice bifrontin, avec sa tour barbienne, la petite coupole de la chapelle de la neuvaine, ses toits irréguliers, ses murs découpés badigeonnés d’un ton d’ocre, ses cours fleuries, ses ferrures rouillées sur la rue et son campanile élevé, présente encore un ensemble gracieux, piquant, galant pour le dire en un mot. C’est un petit coin de Madrid que nous devons conserver avec amour, comme des antiquaires soigneux, parce que le rococo monumental est aussi un art. Admirons donc ce San-Sebastian, legs des temps anciens, une image ridicule et grossière si l’on veut, mais conservons-la comme un joli magot.
Bien qu’elle ait l’honneur d’être la porte principale, la porte du sud est la moins fréquentée par les fidèles les jours ordinaires, matin et soir. Toutes les personnes distinguées entrent par la porte du nord, qui a l’air d’une porte dissimulée, mais familière. Point n’est besoin de faire une statistique des paroissiens qui arrivent au culte sacré par une porte ou une autre, car nous avons un recenseur infaillible, les pauvres. En effet, la troupe de misère est plus nombreuse et plus formidable au nord qu’au sud; c’est là surtout qu’elle guette le passage de la charité, comme une garde de hallebardiers chargés de recevoir humainement le péage à la frontière du divin, ou la contribution imposée aux consciences impures qui vont là où l’on peut se laver.
Ceux qui montent la garde au nord occupent des places choisies sous le porche et aux deux entrées par les rues de las Huertas et de San-Sebastian, et le choix de leurs places est si stratégiquement établi qu’aucun fidèle ne pourrait leur échapper ni à l’entrée ni à la sortie, à moins de passer par les toits.
Dans les jours rigoureux de l’hiver, la pluie ou le froid glacial ne permettent pas aux intrépides soldats de la misère de rester à l’air libre, bien qu’ils soient 3 miraculeusement constitués pour supporter de pied ferme les inclémences de l’atmosphère: ils se replient en bon ordre au tunnel ou petit passage qui dessert l’entrée du temple paroissial et y forment deux ailes, l’une à droite et l’autre à gauche. On comprend bien qu’avec cette formidable occupation du terrain et cette admirable tactique aucun chrétien ne peut échapper, et forcer ce tunnel n’est pas moins difficile et glorieux que le mémorable passage des Thermopyles. L’aile droite et l’aile gauche de ce contingent aguerri ne se composent pas de moins d’une douzaine et demie de vieillards audacieux, de vieilles indomptées, d’aveugles importuns, renforcés d’enfants d’une activité irrésistible, étant entendu que l’on puisse appliquer ce terme à l’art de la mendicité, et ils restent là jusqu’à ce que Dieu fasse sonner l’heure de la soupe, et alors cette armée va se rationner rapidement pour revenir avec un nouveau courage entreprendre la campagne de l’après-midi. A la tombée de la nuit, s’il n’y a pas neuvaine avec sermon, saint rosaire avec méditation et conférence, ou adoration nocturne, l’armée se retire, chaque combattant se dirigeant à pas lents vers son domicile. Nous les suivrons tout à l’heure dans leur intéressant retour aux logis où ils vivent si mal.
Rapidement, observons-les dans leur rude lutte pour leur misérable existence, sur le terrible champ de bataille dans lequel nous ne rencontrerons pas de mares de sang ni de butins militaires, mais bien des querelles violentes ou de féroces disputes.
Une matinée de mars, venteuse et glaciale, durant laquelle les paroles gelaient au sortir de la bouche, et où les visages des passants étaient fouettés par une poussière que le froid rendait semblable à de la neige molle, l’armée des mendiants se replia à l’intérieur du passage. Un aveugle avancé en âge, du nom de Pulido, était seul resté à la porte de fer de San-Sebastian, et il devait avoir un corps de bronze et de l’alcool ou du mercure dans les veines, pour pouvoir résister à une 4 pareille température, toujours fort, bien portant, et avec des couleurs que pouvaient, certes, lui envier les fleurs des parterres voisins. La fleuriste s’était retirée à l’intérieur de sa guérite et, renfermant avec elle les pots de fleurs et les immortelles, s’était mise à tresser des couronnes pour enfants morts.
Dans la cour qui fut le cimetière de San-Sebastian, comme l’indique l’inscription bleue placée sur le mur au-dessus de la porte, on ne voyait d’êtres vivants que de rares femmes qui traversaient la rue pour entrer ou sortir de l’église en se couvrant la bouche avec la main qui tenait leur livre d’heures, ou quelque clerc se dirigeant vers la sacristie, avec le manteau soulevé par le vent, comme un perroquet noir qui secoue ses plumes et étire ses ailes, retenant l’étoffe avec ses mains crispées, comme si elle eût voulu prendre son vol au haut de la tour.
Aucun des entrants ou des sortants ne faisait attention au pauvre Pulido, tant on était habitué à le voir impassible dans sa faction, aussi insensible à la neige qu’à la chaleur suffocante, avec la main tendue, mal enveloppé dans un petit manteau ridicule de drap sombre, modulant sans s’arrêter des paroles tristes, qui sortaient gelées de ses lèvres.
Ce jour-là, le vent jouait avec les poils blancs de sa barbe, les relevant sur son nez et les plaquant sur son visage rendu humide par les larmes que le froid intense faisait couler de ses yeux morts. Il était neuf heures et l’homme n’avait pas encore étrenné. Un jour plus chien, on ne l’avait pas encore vu de toute l’année, qui depuis les Rois venait à être une des plus pitoyables, car le jour du saint patron (20 janvier) il avait fait à peine douze petites pièces, soit moitié de l’année passée, à la Chandeleur et la neuvaine du bienheureux san Blas, qui d’autres années avaient été si fructueuses, étaient ressorties avec des journées de six et de cinq petites pièces, durement conquises.
«Il me semble à moi—disait, parlant à ses haillons 5 le bon Pulido, buvant ses larmes et essuyant les poils de sa barbe—que l’ami san José nous fait bien grise mine! Qui se souvient de la San-José de la première année d’Amédée? Non, les saints ne se conduisent pas comme ils le devraient. Tout arrive, Seigneur, excepté les produits de la fête, et l’on ne voit plus, comme on dit, la pauvreté honorée. Tout est pour les coquins, comme dans la politique palpitante, et pour ceux des souscriptions pour les victimes. Pour moi, puisse Dieu envoyer aux anges tous ceux qui inventent dans les feuilles des victimes pour frustrer les pauvres légitimes et de droit! Oui, certes, il y a des aumônes, il y a de bonnes âmes; mais les libéraux, le bienheureux congrès d’un côté et de l’autre les congrégations, les meetings et les discours, et tant de choses de l’imprimerie font tomber la volonté de la plupart des bons chrétiens.... C’est ma manière de voir: Ils disent tous qu’ils voudraient qu’il n’y eût plus de pauvres et ils ne pensent qu’à sauver leur âme. Mais patience! Je connais le galant qui fait sortir les âmes du purgatoire.... Oui, oui, elles pourriront, mesdames, leurs âmes, sans que la chrétienté fasse seulement attention à elles, parce que... à moi, qu’on ne m’en parle pas: la prière des riches, avec la barrique bien pleine et le corps confortablement abrité, n’a pas de valeur.... Non, par Dieu, elle n’a pas de valeur!»
Il en était là de son monologue quand il fut accosté par un homme de petite taille, avec un long manteau qui l’enveloppait complètement, replet, d’environ soixante années, d’aspect doux, la barbe blanche coupée court, et vêtu avec négligence; ce dernier, lui mettant dans la main un gros sou pris dans une sacoche, qui sans doute contenait ses aumônes du jour, lui dit: «Tu ne l’attendais pas aujourd’hui—dis la vérité—avec un pareil temps?...
—Si, que je l’attendais, mon bon seigneur don Carlos, répliqua l’aveugle en baisant la monnaie, parce que 6 c’est aujourd’hui l’anniversaire, et vous ne pouviez manquer, quand bien même le zéro du terremotos aurait gelé (il voulait sans nul doute dire du termometros).
—C’est vrai, je ne manque jamais. Grâce à Dieu, je me défends, et ce n’est pas un faible miracle avec cette gelée et cet affreux vent du nord, capable de donner une pneumonie au cheval de la place Mayor. Et toi, Pulido, fais attention; pourquoi ne rentres-tu pas à l’intérieur?
—Je suis de bronze, seigneur don Carlos, et la mort ne veut pas de moi. On est mieux ici avec ce petit vent qu’à l’intérieur avec ces vieilles charlatanes, sans éducation.... Je sais ce que je dis: l’éducation est la première des choses, et sans éducation comment voulez-vous qu’il y ait de la charité? Seigneur don Carlos, que le Seigneur vous augmente et vous tienne en gloire!...»
Avant que l’aveugle eût terminé sa phrase, don Carlos était parti précipitamment; il le fit ainsi, parce que le terrible ouragan, ayant eu prise dans son manteau entr’ouvert, avait replié toute l’étoffe autour de sa tête, faisant des enroulements et des tours, comme un rouleau de toile ou un tapis arraché par le vent qui viendrait battre contre la porte, et il entra bruyamment et tumultueusement, débarrassant péniblement sa tête des plis qui l’enveloppaient.
—Quel temps.... C’est comme un coup de massue! s’écria le bon seigneur, entouré de la multitude des pauvres qui l’accueillaient de leurs salutations unanimes, les mains flasques des vieilles l’aidant à remettre en ordre, sur ses épaules, son manteau.
D’un mouvement continu, il se mit à répartir les sous qu’il tirait un à un de son sac, en les soupesant avant de les lâcher, de peur d’en donner deux à la fois, et cela fait, non sans accompagner sa distribution d’un petit sermon pour les exhorter à la patience et à l’humilité, il jeta un dernier regard sur sa sacoche qui contenait la provision pour la porte du côté d’Atocha, et il entra tout à fait dans l’église.
7
Ayant pris l’eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo se dirigea vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca. C’était un homme si extraordinairement méthodique que sa vie entière était enfermée dans une règle irréductible, déterminant tous ses actes aussi bien ceux moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions comme les passe-temps les plus insignifiants, jusqu’à la manière de se mouvoir ou de respirer.
Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes routinières dans lesquelles vivait ce saint homme, et c’est que, vivant en ces jours de sa vieillesse dans la rue d’Atocha, il entrait toujours par la grille de la rue San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu’il y eût aucune autre raison que celle d’avoir toujours suivi ce chemin, pendant les trente-sept ans qu’il avait vécu dans sa maison de commerce renommée, de la petite place del Angel. Il sortait invariablement par la rue d’Atocha, quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui habitait la rue de la Cruz.
Après s’être agenouillé devant l’autel des Douleurs, et ensuite aux images de san Lesmes, il restait un bon moment en recueillement mystique: sa méditation terminée, il visitait toutes les chapelles et autels, en conservant dans cette visite un ordre qu’il ne changeait jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux, ni une de plus, ni une de moins; il faisait une autre visite aux autels, terminant infailliblement par la chapelle du Christ de la Foi; il entrait un petit instant à la sacristie, où il se permettait une courte conversation 8 avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant du temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du pourquoi les eaux du Lozoya étaient troubles, et il se dirigeait vers la porte donnant sur la rue d’Atocha, où il répartissait les derniers sous de sa sacoche. Ses prévisions étaient si bien faites qu’il était rare qu’il lui manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres de chacun des côtés; s’il lui arrivait par extraordinaire d’être à court, il se rappelait le mendiant lésé et il lui donnait toujours le lendemain, et si, au contraire, il lui restait une pièce de plus, le bonhomme courait à la rue del Olivar, à l’oratoire, pour trouver une main tendue dans laquelle il la pût mettre.
Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l’ai dit, par la porte que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian, et les vieillards et aveugles des deux sexes qui attendaient de recevoir l’aumône se mirent à jaser pendant qu’il n’entrait ou ne sortait personne à qui ils pussent s’adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces malheureux, que de tromper leur inanition et leurs tristes heures en se régalant avec la petite comédie qui ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on a toujours à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont les égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage, parce que, quand ils parlent, ils ne sont point retenus par les convenances usuelles de la conversation qui placent, entre la pensée et son expression, la grosse croûte de l’étiquette et de la grammaire, qui gâte le plaisir ineffable du «dis-moi et je te dirai».
«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait pas aujourd’hui? Vous l’avez vu. Dites maintenant si je me trompe ou si je suis véridique?
—Moi aussi, je l’ai dit..., Toma..., parce que c’est l’anniversaire du mois, le 24; il faut dire que c’est l’anniversaire des funérailles de sa femme, et don Carlos béni ne manque pas ce jour, bien qu’il tombe des roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il n’y a pas un meilleur chrétien que lui.
9
—Pourtant je craignais qu’il ne vînt pas à cause du froid qu’il fait, d’autant plus que c’est jour de grande distribution, et je pensais que le bon seigneur en aurait profité pour supprimer la cérémonie anniversaire.
—Il l’aurait faite le lendemain; vous savez bien, Crescencia, que don Carlos sait acquitter et payer ce qu’il doit.
—Il nous aurait donné demain la grosse aumône d’aujourd’hui, cela, oui, mais en nous supprimant la petite de demain.
—Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons rien des comptes? Sans offense, je sais les ajuster comme la lumière même, et je sais que, quand il nous donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit voir d’un bien mauvais œil.
—Tais-toi, mauvaise langue.
—Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te le dise?... bavard!»
Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à droite, en entrant, formant un groupe séparé des autres pauvresses; l’une d’elles était aveugle ou, pour le moins, voyait peu; les deux autres avaient la vue bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises. La seña Casiana, grande et osseuse, parlait avec une certaine arrogance, comme qui tient ou croit tenir autorité, et il n’est pas invraisemblable qu’elle eût cette autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une demi-douzaine d’êtres humains se réunissent, il y en a toujours un qui prétend imposer sa volonté aux autres et qui y réussit.
L’aveugle ou demi-aveugle s’appelait Crescencia; toujours semblable à une brebis, montrant sa figure amoindrie, elle sortait du paquet de linge dont son corps était formé sa main maigre et rugueuse aux ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait parlé d’une façon hautaine et discourtoise s’appelait 10 Flora et avait pour surnom la Burlada; on ignorait son origine et son état civil; c’était une petite vieille extrêmement vive, irascible, babillarde, qui brouillait et troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns contre les autres, car elle avait toujours quelque chose de piquant et de malveillant à dire quand elles étaient toutes réunies, et elle ne faisait aucune distinction entre riches et pauvres dans ses critiques acerbes. Ses petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient de méfiance et de malice. Son nez était passé à l’état de petite boule rouge qui se relevait et s’abaissait au mouvement des lèvres et de la langue, pendant sa conversation vertigineuse. Les deux dents qui lui restaient semblaient courir d’un côté à l’autre de sa bouche, se transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand elle terminait son discours par un geste de dédain suprême et de terrible sarcasme, la bouche se fermait d’un trait, les lèvres rentraient l’une dans l’autre, et le menton rouge, pendant que la langue s’arrêtait, continuait à exprimer les idées par un tremblement insultant et méprisant.
Le type de Burlada était le contraire de celui de seña Casiana; cette dernière était grande et osseuse, maigre, et, bien que sa minceur ne fût pas absolument apparente, les yeux malicieux disaient volontiers qu’on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses sous cet amas de guenilles. Sa face très large, comme si on l’eût tirée tous les jours avec une machine en serrant les joues, était des plus déplaisantes et laides qu’on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés, sans brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne pas voir sans être pour cela aveugles; le nez crochu sans grâce. A une grande distance du nez venait la bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le maxillaire gros et osseux.
Si l’on veut comparer les figures humaines à celles des animaux, et si pour représenter la Burlada nous songeons à la figure d’un chat qui aurait perdu son 11 poil dans une bataille, suivie d’un plongeon dans l’eau, nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval et que la ressemblance était complète avec ceux de la place des Taureaux, quand elle se bouchait un œil avec un bandeau, placé de travers, conservant l’autre libre pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères. Comme dans toutes les régions du monde il y a des classes, sans qu’on excepte de cette règle les plus infimes hiérarchies, là, tous les pauvres n’étaient point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne permettaient point qu’on altérât le principe de distinctions capitales entre elles.
Les anciennes, c’est-à-dire celles qui comptaient vingt ans et plus de mendicité dans cette église, jouissaient de privilèges qui étaient respectés par toutes, et les nouvelles étaient obligées de s’y soumettre. Les anciennes jouissaient des meilleures places, et à elles seules était reconnu le droit de mendier à l’intérieur, près du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le coadjuteur avaient essayé de porter atteinte à cette jurisprudence en faveur de quelque nouvelle, cela ne leur avait jamais réussi.
Il se produisait de tels tumultes que dans bien des occasions il fallut recourir à la patrouille ou au bureau de police.
Dans les aumônes collectives et dans les répartitions de bons, les anciennes jouissaient de la préférence, et, quand quelque paroissien donnait une somme pour être répartie entre toutes, le clan des anciennes réclamait le droit à la répartition, s’appropriant la plus grosse part si la somme n’était pas divisible exactement en parties égales. En dehors de cela, la prépondérance morale existait, l’autorité tacite acquise par une longue domination, la force invisible de l’ancienneté. L’ancien est toujours fort, comme le nouveau est toujours faible, avec l’exception que peuvent toutefois y apporter les caractères.
La Casiana, caractère dur, dominant, d’un égoïsme 12 élémentaire, était la plus ancienne des anciennes; la Burlada, séditieuse, brouillonne, babillarde, corrompue, était la plus nouvelle des nouvelles; et avec cela, soit dit, que le plus petit événement ou la parole la plus futile étaient le fulminate qui allumait à chaque instant le brandon de la discorde entre elles.
La dispute que nous avons racontée précédemment fut arrêtée ou écourtée par l’entrée et la sortie des fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait refréner ses plaintes amères, et à la première occasion, voyant que la Casiana et l’aveugle Almudena, dont il sera parlé plus loin, avaient reçu plus d’aumônes ce jour que les autres, elle se prit de bec de nouveau avec l’ancienne, disant:
«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je ne sais pas que tu es riche, et qu’aux Quatre-Chemins tu as une maison avec des poules en quantité et des pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait.
—Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j’en fasse part à don Senen pour qu’il t’enseigne l’éducation.
—Faudrait voir!
—Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l’élévation.
—Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié qui occupait la place la plus rapprochée de l’église, arrêtez-vous, voilà qu’on élève le saint-sacrement.
—C’est cette babillarde, langue de scorpion.
—C’est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille! bien que tu sois caporale, de ne pas tant tirer la corde et de permettre que nous autres, nouvelles, nous touchions quelque chose de la charité, car nous sommes toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!...
—Silence, dis-je.
—Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être Canovas?»
Plus à l’intérieur, presque à la moitié du passage, à la gauche, il y avait un autre groupe, composé d’un aveugle et d’une femme, tous deux assis. Cette dernière, 13 avec deux petites filles et à côté d’eux, debout, une vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance de l’église, s’appuyait à la paroi, le corps soutenu par des béquilles, le boiteux et le manchot Élisée Martinez, qui jouissait du privilège de vendre, à cette place, la Semaine catholique. Puis venait Casiana, la personne de plus grande autorité et importance de toute la bande, et comme son général en chef.
Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement autorisés à mendier là, avec leur caractère, leur mode d’opérer et leurs procédés distincts. Suivons-les un instant.
La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément vieillie, faisant partie de la classe des nouvelles, ne mendiait qu’accidentellement, parce qu’elle ne venait à la mendicité qu’à des laps de temps plus ou moins longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce qu’elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes charitables qui la secouraient directement; elle répondait au nom de la seña Benina (d’où l’on conclut qu’elle s’appelait Benigna) et elle était la plus silencieuse et la plus humble de toute la communauté, si l’on peut dire ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l’apparence de la plus grande soumission à la volonté divine. Jamais elle n’importunait les paroissiens qui entraient ou sortaient. Dans les répartitions, si léoninement qu’elles fussent faites, on ne la voyait jamais protester, et jamais elle ne s’associait aux réclamations de la bande tumultueuse et démagogique de la Burlada, ni de loin ni de près. Avec tous elle tenait le même langage affable et courtois; elle traitait la Casiana avec considération, avec respect le boiteux, et n’était en confiance, sans s’écarter des termes de la plus rigoureuse convenance, qu’avec un aveugle du nom d’Almudena, dont, pour l’instant, nous dirons seulement qu’il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de Marrasach. (Souvenons-nous-en.)
14
La voix de Benina était douce, ses manières étaient jusqu’à un certain point fines et de bonne éducation; son visage bruni ne manquait point d’une sorte de grâce intéressante qui, atténuée par l’âge, semblait effacée et à peine perceptible. Elle n’avait conservé que la moitié de ses dents.
Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord rougi par l’âge et les froides matinées. Son nez coulait moins que celui de ses compagnons, et ses doigts rugueux et à grosses articulations ne se terminaient pas par des ongles d’oiseau. Ses mains ressemblaient à celles d’une blanchisseuse et conservaient des habitudes de soins et de propreté.
Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le front par-dessus un mouchoir noir, et noirs aussi étaient la mante et le vêtement; mais le tout mieux drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage et l’expression sentimentale et douce de son visage, dont les lignes étaient bien composées, elle ressemblait à une sainte Rita de Casia, qui irait dans le monde en pénitence. Il ne lui manquait que le crucifix et la plaie au front, bien qu’une petite verrue de la grosseur d’un pois chiche, rond, violet, située au milieu de l’entre-sourcil, pût en donner l’apparence.
A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la cour pour se rendre à la sacristie où elle devait avoir un grand entretien, comme ancienne, avec don Senen pour traiter de quelques manquements de ses compagnons, ou de lui-même dont elle avait à se plaindre. Le fait même de la sortie de la caporale fit courir la Burlada vers l’autre groupe, comme une envolée de linge qui traverserait le passage étroit, et, s’asseyant entre la femme qui mendiait avec deux petites filles, nommée Demetria, et l’aveugle marocain, elle délia sa langue plus tranchante et plus affilée que les dix ongles longs de ses doigts noirs et rapaces.
«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je vous disais? La caporale est riche, immensément riche, 15 comme vous l’avez entendu, et tout ce qu’elle reçoit est volé à nous autres qui sommes des pauvres et reconnus tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit.
—Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia; elle demeure dans la maison de Paules.
—Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je sais tout, poursuivit la Burlada, en griffant l’air avec ses ongles, elle ne m’en fait pas accroire et je suis renseignée. Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle a une ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser personne, le plus beau cochon des Quatre-Chemins.
—Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle?
—Que si je l’ai vue! Vous croyez que nous sommes des sottes. La bossue est sa fille, et couturière habile, vous savez, et avec l’infirmité de la bosse elle mendie tout de même.»
Pourtant elle est modiste et gagne de l’argent pour sa famille... au total, et alors elles sont riches; le Seigneur me pardonne, riches sans vergogne, qui nous trompent et trompent la sainte Église catholique, apostolique. Et encore elle n’a pas de dépenses pour manger, car elle a deux ou trois maisons d’où on lui apporte tous les jours des plats de cuisine, que c’est une bénédiction du ciel.... C’est à voir!
«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je l’ai bien vu, on lui a porté....
—Quoi?
—Un riz avec des moules qu’il y en avait bien pour sept personnes.
—C’est à voir!... Et tu es sûre que c’était avec des moules et qu’il sentait bon?
—Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le sacristain les garde chez lui. C’est là qu’on les porte et on les envoie toutes aux Quatre-Chemins.
—Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes par ses yeux, vend des torches de résine et des légumes...; il a été militaire, il a sept croix simples et une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle famille.... 16 Et me voici, moi, là, qui n’ai mangé qu’une croûte de pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge dans son échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à la belle étoile.
—Toi, que dis-tu, Almudena?»
L’aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il dit, parlant difficilement, d’une voix gutturale:
«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana n’est pas mariée pour de bon à la lumière bénite, aimée, cela, non.
—Le connais-tu?
—Moi le connaître, lui m’acheter deux rosaires, deux rosaires de mon pays, avec une pierre iman. Il a de l’argent, lui, beaucoup d’argent.... Il est contremaître de la soupe dans le Sacré-Cœur de là-bas..., et sur tous les mendiants de là-bas il commande, avec garrot..., au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant, très méchant, ne cesse pas de manger.... C’est un serviteur du gouvernement, du mauvais gouvernement d’Espagne, et de ceux de la Banque, là où est tout l’argent dans des caisses souterraines.... Il les garde, il nous laisse mourir de faim, lui....
—Cela manquait encore, dit la Burlada avec une colère de commande, voilà encore qu’ils prennent de l’or dans les caisses de la Banque, ces malfaiteurs.
—C’est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria en redonnant le sein à sa petite qui commençait à pleurer en poussant des cris perçants: «Tais-toi, goulue!»
«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment tu vis, ma pauvre fille.... Et vous, madame Benina, que croyez-vous?
—Moi..., de quoi?
—De si elle a ou non de l’argent à la Banque.
—Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut.
—Il mange notre pain, et dessus une belle tranche de jambon.
—Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la 17 Semaine. Arrive qui arrive, il faut garder la circonspection.
—Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C’est à voir.
—Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire le pape?
—Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion.
—Religion, j’en ai, bien que je ne dîne pas avec la religion comme toi, car je vis en compagnie de la faim, et mon négoce consiste à vous voir recevoir et avaler les paquets de nourriture qu’on vous apporte des maisons riches.
—Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu, Élisée? et nous nous réjouissons de mourir d’épuisement, pour nous en aller en masse au ciel, tandis que toi....
—Moi, quoi?
—C’est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée: ne nie pas que tu es riche... avec la Semaine et ce que te donne don Senen et M. le curé...; oui, nous savons, ce qui part et repart pour toi...; ce n’est pas pour murmurer, Dieu m’en préserve! Bénie soit notre sainte misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que cela te soit agréable.
«Quand la voiture me renversa dans la rue de la Lune..., ce fut le jour où ils reconduisirent ce Zorrilla..., comme je dis, je fus un mois et demi à l’hôpital, et quand je sortis, c’est toi qui, me voyant seule et désemparée, tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous mettez-vous pas à mendier à la porte d’une église, en laissant la vie vagabonde pour vous appuyer à la pierre de l’église? Venez avec moi et vous verrez comment on peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en vivant avec des pauvres décents.» C’est ce que tu me dis, Élisée, et je me mis à pleurer et je vins avec toi. C’est de là qu’est venue mon installation ici, et je suis bien reconnaissante de ta délicatesse et de ta conduite de caballero vis-à-vis de moi.
18
«Tu sais que je récite un Pater noster pour toi chaque jour, et je demande au Seigneur qu’il te rende plus riche que tu n’es, que tu vendes sans fin des Semaines, qu’on te porte beaucoup de soupes et de restes à la porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que tu puisses bien te rassasier, toi et ta femme.
«Qu’importe que Crescencia et moi, et ce pauvre Almudena nous rompions notre jeûne à douze heures de midi avec un morceau de pain donné par charité, qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande au Seigneur qu’il ne te manque point de quoi aller même chez le marchand d’eau-de-vie.
«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si j’en goûtais!... et plût à Dieu que tes fils deviennent ducs! L’un est en apprentissage pour devenir tourneur, et il rapporte six réaux par semaine à la maison, et l’autre, tu l’as placé dans une taverne des Maldonadas, et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent les buveurs, pardon.... Que Dieu te conserve et t’augmente chaque année, et que je te voie vêtu de velours et avec une béquille neuve de bois saint, et que je voie ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes. Je suis reconnaissante: s’il m’a manqué la nourriture pour les faims que j’ai endurées, je ne connais point de mauvaises pensées, Élisée de mon âme, et ce qui me manque, puisses-tu l’avoir; bois et mange et soûle-toi, et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec une table richement servie le soir, et des lits en fer avec des matelas rembourrés, aussi propres que ceux d’un roi; que tes fils portent des habits neufs et des souliers en cuir, que tes filles portent des chapeaux roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon brasero et de bonne peluche pour mettre dans tes chambres, et une bonne cuisine avec un cuisinier, avec des plats nouveaux et une batterie de cuisine dont on puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles, et de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe bénie, et une commode remplie de linge blanc, et des 19 vases pleins de fleurs, et jusqu’à une machine à coudre qui ne serve pas, mais sur laquelle tu puisses poser les piles de Semaines à vendre; je te souhaite beaucoup de bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec des seigneurs qui, te voyant invalide, te donnent des restes de marchandises sucrées, des cornets de cafés de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en si bons rapports avec les dames de la Conférence qu’elles te payent ton loyer et la cédule, et qu’elles donnent des fers à repasser le linge fin à ta femme.... Reçois cela, Élisée, et plus encore et toujours plus....»
La subite apparition de Mme Casiana coupa court aux souhaits vertigineux de la Burlada et produisit un silence général dans le petit passage, à la sortie de la porte de l’église.
«Déjà on sort de la grand’messe, dit-elle, et, se tournant vers la bavarde, de son ton autoritaire, elle lui lança ces paroles d’un air despotique:
—Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n’oublie pas que nous sommes dans la maison de Dieu.»
Le monde commençait à sortir, et quelques rares aumônes tombaient dans les mains tendues. Le nombre de ceux qui faisaient la tournée complète en donnant également à chacun était rare, et ce jour-là les petites pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur n’arrivaient qu’aux mains diligentes d’Élisée ou de la Caporale et très peu à la Demetria et à seña Benina. De ce qui restait, il en arrivait encore moins aux autres pauvres et l’aveugle Crescencia se lamentait de n’avoir point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse avec Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation avec Crescencia dans le coin proche de la porte de la cour.
«Que crois-tu qu’elle dise à la Demetria?
—A savoir..., des choses entre elles.
—J’ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce matin. On donne plus à Demetria parce qu’elle est recommandée à celui qui célèbre la première messe, 20 don Rodriguito, qu’on dit être secrétaire du pape, et qui demeure dans la maison voisine.
—On lui donnera toute la viande et à nous les os.
—C’est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais pas comment faire pour arriver avec tes trois créatures pour attraper une tranche. Elles n’ont aucune pudeur, et ces fainéantes, comme Demetria, sont des dévergondées, qui ne font commerce qu’avec le vice.
—Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et, tandis qu’elle nourrit l’un, celui de l’année suivante est déjà en route.
—Et est-elle mariée?
—Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à la Saint-André bénie je m’étais mariée avec Roque, que Dieu a pris dans sa gloire, à la suite d’une chute d’un échafaudage.
—Elle dit que son mari est à Celiplinas; c’est alors qu’il lui envoie de là ses enfants tout faits... dans du papier.... Ah! quel joli monde! je te le dis, sans enfants on ne gagne rien; les personnes ne font pas attention à la dignité des gens, ils ne font attention que si l’on donne le sein ou non. Ils ne s’occupent que de celles qui ont des enfants sans songer que nous sommes plus honnêtes, nous qui n’en avons pas, nous qui sommes vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir nous soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer la pitié des seigneurs. On dit avec raison que tout est à l’envers ici-bas et va de travers, excepté le ciel béni, et Pulido a raison quand il parle de la grande révolution qui doit venir, grande puisqu’elle mettra au pilori les riches et exaltera les pauvres.»
La vieille bavarde concluait son discours, quand il se produisit un événement si extraordinaire, si phénoménal, si inouï, qu’il ne pourrait être comparé qu’à la chute de la foudre au milieu de la gent mendiante, ou à l’explosion d’une bombe, tant furent grands le trouble et la stupeur qu’il produisit dans la misérable cohorte. Les plus anciennes ne se rappelaient rien d’approchant 21 et les nouvelles ne savaient que croire. Tous restèrent muets, perplexes, épouvantés.
Et qu’est-ce que c’était, en somme? Presque rien: don Carlos Moreno Trujillo, qui toute sa vie, depuis que le monde était monde, sortait infailliblement par la porte de la rue d’Atocha, ne changea pas d’abord son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques pas, il retourna en arrière pour ressortir par la rue des Huertas, ce qui était très singulier, absurde et équivalent au retour des cailloux du chemin à leur carrière.
Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise et de la confusion que cette sortie insolite de ce côté; mais, bien que don Carlos s’arrêtât au milieu des pauvres (qui se groupèrent autour de lui, croyant à une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme pour les passer en revue, et dit:
«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s’appelle seña Benina?
—Moi, c’est moi, seigneur, dit celle qui s’appelait ainsi, tremblant que quelqu’une de ses compagnes ne lui prît son nom et son état civil.
—C’est elle, dit la Casiana avec un empressement officieux comme si elle croyait son exequatur nécessaire pour la certification et la reconnaissance de la personnalité de ses inférieurs.
—Alors, seña Benina, ajouta don Carlos, en s’enveloppant dans son manteau pour affronter le froid de la rue, demain à huit heures et demie, venez me trouver chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je demeure?
—Je l’accompagnerai, dit Élisée, faisant l’obligeant et l’empressé, par complaisance pour le seigneur et la mendiante.
—Bien. Je vous attends, seña Benina.
—Le seigneur peut y compter.
—A huit heures et demie précises. Faites bien attention, ajouta don Carlos à grands cris, qui étaient justifiés 22 par ce fait que les plis de son manteau, raidis par le froid, lui battaient sur la bouche,—si vous arrivez avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne me rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c’est le 25; je dois aller à Montserrat et après au cimetière; sur ce....»
23
Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires, que de curiosité fébrile, de travail d’esprit, pour rechercher, surprendre et découvrir les intentions du bon don Carlos!
Dans les premiers moments, la même intensité de surprise rendit tout le monde muet. Dans les plis du cerveau de chacune, passait une procession... de doutes, de craintes, d’envie, de préoccupation ardente. La seña Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux interrogatoire, prit congé affectueusement, comme toujours elle avait coutume, et s’en alla. Almudena la suivit à quelques minutes d’intervalle. Parmi les restants, les petites phrases premières de surprise et de confusion, commencèrent à pétiller comme des étincelles:
«Allons! nous le saurons demain.... C’est sans doute pour l’employer.... Il a plus de 40 000 pesetas de rente.
—Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit la Burlada à Crescencia, mais pas nous autres, qui sommes tombées au monde comme des sacs de toile vides.»
Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval jusqu’à lui donner des proportions monstrueuses, dit avec un accent de compassion lugubre:
«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu’une chèvre.»
Le lendemain, la communauté mendiante, profitant de la bonne fortune que ni la seña Benina ni l’aveugle Almudena n’étaient venus à la paroisse, les commentaires 24 sur l’extraordinaire événement se multiplièrent. La Demetria exprima timidement l’opinion que don Carlos voulait prendre Benina à son service, parce qu’elle jouissait de la réputation de cordon bleu, ce à quoi Élisée ajouta qu’en effet elle avait été maîtresse de cuisine, mais que personne n’en voulait plus parce qu’elle était trop vieille.
«Et parce qu’elle était de première force à faire danser l’anse du panier, affirma la Casiana, appuyant avec fureur sur ce point. Vous saurez qu’elle a été terrible dans ce genre, et c’est pour ce vice que nous la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier pour un morceau de pain.
—De toutes les maisons où elle a été, on l’a chassée pour avoir eu les ongles trop crochus, et, si elle avait eu de la conduite, elle ne manquerait pas de bonnes maisons dans lesquelles elle aurait pu finir tranquillement....
—Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir scepticisme, je vous dis que, si elle en est arrivée à mendier, c’est parce qu’elle a été honnête; celles qui font le plus danser l’anse du panier mettent de l’argent de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont de quoi, oui, certainement, elles en ont. J’en ai connu avec voiture.
—Ici, on ne doit dire de mal de personne.
—Ce n’est pas parler mal. C’est à voir!... Celle qui a dit du mal, c’est Votre Excellence, madame la présidente du conseil des ministres.
—Moi?
—Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que la Benina avait fait danser l’anse du panier; ce qui n’est pas vrai, parce que si elle avait volé elle aurait de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait pas; attrape.
—Tu n’es, toi, qu’une méchante langue.
—On ne condamne personne pour bavardage, mais pour cause de richesse exagérée, surtout quand on 25 vient enlever l’aumône aux pauvres de bonne foi, à ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile.
—Assez, nous sommes dans la maison de Dieu, mesdames, dit Élisée en frappant un coup avec sa béquille. Comportez-vous avec décence et respect les unes vis-à-vis des autres comme le commande la très sainte doctrine.»
Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité que la véhémence de propos de quelques-unes avaient gravement compromis, et les tristes heures continuèrent à couler, partie en mendiant et gémissant, partie en priant et bâillant.
Maintenant il convient de dire que l’absence de la seña Benina et de l’aveugle Almudena n’était pas tout à fait accidentelle ce jour, et pour l’expliquer il est nécessaire de faire mention d’un fait dont il est indispensable de donner l’explication dans cette véridique histoire.
Ils partirent tous deux à quelques minutes d’intervalle, comme nous l’avons dit; mais comme l’ancienne s’attarda un petit instant à la grille, pour parler à Pulido, l’aveugle marocain la rejoignit et ils prirent ensemble le chemin des rues San-Sebastian et Atocha.
«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour t’attendre, ami Almudena. J’ai besoin de te parler.»
Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude câline, elle le fit passer d’un trottoir à l’autre. Ils gagnèrent rapidement la rue des Urosas et, s’arrêtant aux coins pour éviter les passants et les voitures, elle commença de lui parler ainsi:
«J’ai besoin de te causer, parce que toi seul peux me sortir d’un grand embarras; toi seul, parce que toutes les autres connaissances de la paroisse ne me servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes, des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce qu’il a quelque chose, et celui qui n’a rien, parce qu’il n’a rien. Au total, les autres laisseront quelqu’un mourir de honte s’il ne mendie point, et, si l’on arrive à 26 tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre mendiante à bas.»
Almudena tourna son visage vers elle, et l’on pourrait dire qu’il la regarda, si regarder c’est diriger les yeux sur un objet, les poser sur lui, alors que non la vue, mais d’une certaine façon l’attention et l’intention, aussi soutenues qu’inefficaces à voir, se posent seuls sur quelqu’un.
Lui pressant la main, il lui dit:
«Amri, tu sais qu’Almudena te servira, lui, comme un chien; Amri, dis-moi tes affaires.... Fais-moi part.
—Descendons, nous causerons en cheminant. Tu vas chez toi?
—Je vais où tu voudras.
—Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons trop vite: veux-tu que nous nous asseyions un moment sur la petite place du Progrès pour que nous puissions causer tranquillement?»
Sans doute, l’aveugle répondit affirmativement, car cinq minutes après on les voyait assis l’un à côté de l’autre sur le socle de la grille qui entourait la statue de Mendizabal. Le visage d’Almudena était d’une laideur expressive, brun citron, avec la barbe rare et noire comme l’aile du corbeau; sa caractéristique était surtout la grandeur démesurée de la bouche, qui, lorsqu’il souriait, affectait une courbe, dont les extrémités, repoussant les poils flottants des joues, semblaient se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées par des plaques sanglantes; la taille moyenne, les jambes torses; sa stature plutôt élevée était diminuée par la démarche ordinaire des aveugles et par l’habitude de rester de longues heures assis sur le sol avec les jambes repliées sous lui comme font les Mauresques.
Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence tout au moins, car ses habits, quoique vieux et pleins de taches, ne présentaient point de trous ou de déchirures 27 qui n’aient été recousus ou recouverts par un rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs usés, mais parfaitement protégés par des coutures et des pièces très habilement posées. Le chapeau en forme de champignon dénotait les efforts de dilatation subis en passant sur différentes têtes avant d’arriver à celle qu’il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la dernière, mais les bosses du feutre n’étaient point telles qu’elles ne pussent protéger le crâne qu’elles avaient mission de défendre. Le bâton était dur et lisse; la main avec laquelle il l’empoignait était nerveuse, très colorée en noir à l’extérieur, tirant sur l’éthiopien, la paume blanchâtre avec une couleur et des délicatesses qui la faisaient ressembler à une peau de morue fraîche, les ongles bien coupés; le col de la chemise le moins sale que l’on pût imaginer dans la misérable condition et l’état de vagabondage où vivait le misérable fils du Sud.
«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena, dit la seña Benina, en ôtant et remettant dans sa poche son mouchoir comme une personne troublée et nerveuse qui veut s’éventer la tête. Je suis dans un grand embarras, et toi, rien que toi, peux m’en tirer.
—Dis-moi ce que c’est....
—Que comptais-tu faire ce soir?
—Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi laver linge, moi coudre beaucoup, rapetasser beaucoup.
—Tu es l’homme le mieux nippé qui existe au monde. Je ne connais pas ton pareil. Aveugle et pauvre, tu arranges toi-même tes petites affaires; tu enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds dans la perfection; tu es ton tailleur, ton cordonnier, ta blanchisseuse.... Et après avoir mendié le matin à la paroisse, l’après-midi dans la rue, tu trouves encore le temps d’aller un petit instant au café..., content de ce que tu n’as pas, et s’il y avait au monde une justice, 28 et si les choses étaient disposées selon la raison, on devrait te donner un prix..., brave garçon; pourtant, voilà ce que c’est, je ne te laisse pas travailler ce soir, parce qu’il faut que tu me rendes un service.... On garde ses amis pour les grandes occasions.
—Que t’arrive-t-il?
—Une affaire épouvantable. Je n’en vis plus. Je suis si malheureuse que, si tu ne me secours pas, je n’ai plus qu’à me jeter du haut du viaduc... C’est comme je te le dis.
—Amri..., pas te jeter.
—C’est que j’ai un malheur si grand, si grand, qu’il paraît impossible que j’en puisse sortir. Je vais te le dire d’un trait pour que tu puisses en sentir de suite le poids: j’ai besoin d’un douro....
—Un douro! s’écria Almudena, exprimant par la subite gravité de sa figure et l’énergie de l’accent l’épouvante que lui causait l’importance de la somme.
—Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer à la maison si je ne l’ai pas préalablement avec moi. Il est indispensable que j’aie ce douro; parle, il faut le sortir de dessous les pierres, le trouver n’importe comment.
—C’est beaucoup, beaucoup, murmurait l’aveugle, le visage baissé vers la terre.
—Ce n’est pas tant, observa l’autre, cherchant à tromper sa peine par des idées optimistes. Qui n’a pas un douro? Un douro, ami Almudena, le premier venu l’a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?»
L’aveugle murmura dans son langage étrange quelque chose que Benina traduisit par le mot «impossible», et lançant un profond soupir, auquel Almudena répondit par un autre non moins profond et non moins pitoyable, elle se plongea un instant dans une douloureuse méditation, regardant alternativement la terre et le ciel, et la statue de Mendizabal, ce seigneur de bronze foncé qu’elle ne connaissait point, ne sachant point d’ailleurs pour quel motif on l’avait 29 mis là. De ce regard vague et distrait, qui est le propre des moments de grande préoccupation, et comme un tour anxieux de l’âme sur elle-même, elle voyait passer d’un côté ou de l’autre du jardin des gens pressés ou nonchalants. Les uns devaient avoir un douro, les autres allaient le chercher. Elle voyait passer des garçons de recette de la Banque avec leur sacoche à l’épaule; des charrettes avec des bouteilles de bière ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques entraient des gens pour acheter et ils ressortaient avec des paquets. Des mendiants déguenillés importunaient les passants, des chars funèbres portaient au cimetière des gens à qui rien n’importait plus des douros. Avec une rapide vision, Benina passait en revue les coffres-forts de toutes ces grandes boutiques, des beaux appartements de toutes les maisons, des bourses de tous les passants bien vêtus, et elle avait la certitude qu’à aucun de ces heureux de la vie il ne manquait un douro.
Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de se présenter dans la maison voisine des Cespedes en les priant de lui faire la faveur de lui donner un douro, même si elle le demandait à titre de prêt. Sûrement ils se moqueraient d’une si absurde prétention et la mettraient promptement à la porte.
Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que quelque part où un douro ne représentait qu’une valeur insignifiante on le lui donnât à elle, pour qui cette somme représentait une valeur immense. Et si cette monnaie si anxieusement désirée passait des mains qui en possèdent beaucoup d’autres dans les siennes, on ne noterait pas une altération sensible dans la répartition des richesses et tout suivrait son cours, les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours misérables tous les autres de sa condition. Puisqu’il en était ainsi, pourquoi ce douro ne venait-il pas dans ses mains? Quelle raison y avait-il pour que vingt personnes passant ne se privassent d’un réal et 30 que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un chemin naturel dans sa poche? Voyez comme les choses de ce monde sont mal arrangées! La pauvre Benina se contenterait d’une goutte d’eau, et devant le grand réservoir du Retiro elle ne pouvait l’obtenir. Comptons bien, ciel et terre; l’aqueduc du Lozoya perdrait-il quelque chose si on lui prenait une goutte d’eau?
31
Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena, sortant d’une méditation sur les chiffres qui avait dû être triste, si l’on en jugeait par l’expression de son visage, lui dit:
«N’as-tu rien à engager?
—Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu’aux cornets qui ont contenu de l’argent.
—Tu n’as personne qui pourrait te prêter?
—Il n’y a personne qui puisse me faire confiance. Je ne fais pas un pas sans rencontrer une sale figure de créancier.
—Le seigneur Carlos t’a mandé pour demain.
—Demain est bien loin et j’ai besoin du douro aujourd’hui et comptant, Almudena, comptant. Chaque minute qui passe est une main qui serre la corde que j’ai autour du cou.
—Ne pleure pas, Amri, tu es bonne pour moi, je remédierai à tout...; voyons maintenant.
—Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite.
—J’engagerai des affaires.
—Le costume que tu as acheté au Rastro? Et combien crois-tu qu’ils te donnent?
—Deux pesetas et demi.
—Il faudra en tirer trois. Et le surplus?
—Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se levant avec résolution.
—Vivement, mon fils, il n’y a pas de temps à perdre. Il est très tard. Et il y a loin d’ici à l’auberge de Santa-Casilda!»
32
Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes, parlant peu. Benina, plus suffoquée par l’anxiété que par la rapidité de la marche, jetait des flammes par son visage, et chaque fois qu’elle entendait sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir. Le vent froid du nord les poussait vers la rue d’en bas, soulevant leurs habits comme la voile d’une barque. Leurs mains à tous les deux étaient gelées; leur nez coulait, leurs voix s’enrouaient, hoquetant froidement et tristement.
Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche dans la Ronda de Tolède, ils découvrirent les bâtiments de Santa-Casilda, vaste ruche de logis à bon marché alignés en corridors superposés.
On y entre par une cour ou grand enclos, large et étroit, rempli d’amas d’ordures, résidus, dépouilles et rebuts de toute agglomération humaine. Le logis qu’habitait Almudena était le dernier de l’étage bas, au ras du sol, et l’on n’avait à franchir qu’une seule marche pour y pénétrer. Il se composait de deux pièces séparées par une natte qui pendait du plafond; d’un côté la cuisine, de l’autre la salle, qui était à la fois alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien battue, les murs blancs, moins sales que bien d’autres de ce vaste casernement humain. Une chaise était le seul meuble qu’on rencontrât, car le lit consistait en un amas de couvertures grises entassées dans une encoignure. La petite cuisine n’était pas dépourvue de pots, de casseroles ni même de vivres. Au centre de l’habitation, Benina vit l’image confuse d’une masse noire, comme un paquet de hardes, ou un grand sac abandonné.
A la faible lueur qui restait après que la porte fut fermée, on put reconnaître que ce paquet était animé. Par le toucher, plus que par la vue, Benina comprit que c’était une personne.
«Cette ivrognesse de Pedra est là.
—Ah! qu’est-ce que j’apprends! C’est elle qui t’aide 33 à payer ton logis..., l’ivrognesse, l’éhontée.... Mais ne perdons point de temps, mon fils; donne moi le vêtement que je l’emporte... et, avec l’aide de Dieu, je veux voir si je n’en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu’elle te donne le double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien pour moi.»
Se rendant compte de l’impatience de son amie, l’aveugle dépendit d’un clou le vêtement qu’il appelait neuf, par un euphémisme qui est très courant dans les combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui en quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans la Ronda, courant rapidement vers le lieu appelé la petite place de Manuela. Pendant ce temps-là, le mendiant en colère prononçait des paroles difficiles à reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et secouait le paquet de loques de la femme ivre morte, qui gisait à terre, comme un corps mort au milieu de la pièce.
Aux paroles irritées de l’aveugle, elle répondit seulement par un grognement rauque, se retournant à moitié, en levant et étirant les bras, pour retomber immédiatement dans un sommeil de brute encore plus profond.
Almudena plongeait sa main dans les hardes noires, qui formaient avec le manteau une masse inextricable de plis, et il accompagnait cet acte de paroles furibondes, explorant de son mieux le buste flasque, comme s’il pétrissait un paquet de chiffons. L’homme était nerveux. Il fit sortir d’un peu partout des rosaires, des scapulaires, un paquet de reconnaissances de prêts enveloppé dans un morceau de journal, des bouts de fer ramassés dans la rue, des dents d’animaux ou de personnes et autres babioles.
La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant fait telle diligence et opéré avec une si grande rapidité qu’on aurait pu croire que les anges l’avaient portée sur leurs ailes.
34
La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa course rapide par les rues; elle pouvait à peine respirer; son visage inondé de sueur marquait pourtant l’allégresse.
«Ils m’en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes dont une en sous. Je n’ai pas eu de chance que Valeriano se soit trouvé là, et, sa maîtresse, la Reimunda, étant venue, j’ai été obligée de leur donner deux fois plus de paroles pour les convaincre.»
Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure joyeuse et triomphante, lui montra entre ses deux doigts une piécette:
«Je l’ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la.
—Oh! quelle chance! Est-ce qu’elle n’en a pas d’autres? Cherche bien, mon fils.
—Elle n’en a pas d’autres, j’ai tout fouillé.»
Benina secouait les affaires de la pocharde espérant faire sauter une monnaie. Mais il n’en tomba que deux épingles à cheveux et quelques petits morceaux de charbon.
«Elle n’a plus rien.»
L’aveugle continuant à bavarder et expliquant à Benina le caractère et les habitudes de la grosse femme, il lui fit entendre que, si elle avait été dans un état normal, elle aurait donné d’elle-même la piécette si on la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique, Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est rosse, elle est dépravée...; elle prend tout, mais elle donne tout.»
En soulevant le matelas et en le secouant par terre, il fit tomber une vieille petite sacoche sale, et, passant les doigts dedans comme lorsqu’on prend un cigare, il en retira un vieux morceau de papier qui, déroulé, montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux réaux. Benina la prit; tandis qu’Almudena sortait de sa pochette, où il avait aussi une foule de petits morceaux de fer, des ciseaux, un étui avec des aiguilles, un couteau, il en tira un autre papier avec deux grosses 35 pièces de cuivre. Il y joignit ce qu’il avait reçu de don Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui disant:
«Amri, arrange-toi avec cela.
—Si, si..., j’ajouterai le mien d’aujourd’hui, et il manque si peu, je ne veux pas te molester davantage. Merci, va avec Dieu! Il me semble que j’ai tort. Ah! mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c’est qu’il n’y a pas de justice au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu, mon fils, je ne peux pas rester un moment de plus. Dieu te le rende! Je suis sur des charbons ardents. Je vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette pauvre femme, quand elle s’éveillera, ne la bats pas, mon fils, la pauvrette! Chacun, pour moins souffrir, s’enivre avec ce qu’il peut, celle-ci avec de l’eau-de-vie, cette autre avec autre chose. Moi aussi, j’ai mes misères, pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont plus profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.»
Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans son sein avec la crainte que quelqu’un ne les lui prît en route, ou qu’elles s’envolassent entraînées par ses pensées tumultueuses.
Se retrouvant seul, Almudena s’en alla à la cuisine, où, entre autres choses inutiles, il conservait un petit plat d’étain et une cruche pleine d’eau. Il se lava les mains et les yeux; ensuite, après avoir fouillé dans une petite caisse où il conservait de petits morceaux de charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un voisin, retourna chez lui après les avoir allumés et il répandit dessus une pincée d’une certaine substance qu’il conservait cachée dans sa couchette et enveloppée dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée abondante, forte et pénétrante s’envolèrent alors de ce foyer.
C’était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel de la terre natale qu’Almudena se permît dans son exil vagabond.
36
Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation, son plaisir le plus vif, usage à la fois domestique et religieux, et alors, enveloppé par ce parfum, il se mit à rêver des choses qu’aucun chrétien n’eût comprises.
Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde se reprit à s’agiter, à grogner, à se crisper et à tousser, comme cherchant à reprendre ses sens. L’aveugle ne faisait pas plus attention à elle qu’à un chien, attentif seulement à son rêve et à ses prières en langue que nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant les yeux avec les mains et les abaissant ensuite sur sa bouche pour les baiser.
Il employa un certain temps à ses méditations, et, lorsqu’il les termina, il sentit que sa compagne était assise devant lui; elle avait les yeux hagards et pleurards, à cause du picotement produit par la fumée du parfum répandu dans l’air, et elle le regardait.
Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces paroles:
«Vieille satyre, il n’y a qu’un dieu.... Ivrognesse, pocharde, il n’y a qu’un dieu..., un dieu, un seul dieu, un seul.»
La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine, elle se mit à réparer le désordre que la main inquiète de son compagnon de chambre avait produit dans cette intéressante partie de sa personne. Elle sortait si engourdie de son rêve alcoolique qu’elle ne réussissait pas à remettre chaque chose en place.
«Oui, il n’y a qu’un dieu, un dieu seul.
—A moi, que m’importe? Pour moi, qu’il y en ait deux ou quarante, et qu’ils soient aussi nombreux que cela peut leur plaire.... Mais, dis-moi, libertin, tu m’as pris ma piécette, cela ne fait rien, elle était pour toi.
—Un dieu seul!»
Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur la défensive, en lui disant:
«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons 37 à souper. Combien d’argent as-tu? Que veux-tu que je te rapporte?
—Vieille pocharde! je n’ai pas d’argent... les démons l’ont emporté pendant que tu dormais.
—Qu’est-ce que je vais te rapporter? murmura la femme d’un air morne et chancelant et fermant les yeux. Attends un petit peu. J’ai envie de dormir, Jaï.»
Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et Almudena, qui avait demandé son bâton pour s’en servir comme d’un remède infaillible pour la dégriser, se prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque chose comme:
«Je te rosserai une autre fois.»
38
Ce n’est point employer un langage hyperbolique que de dire que la seña Benina, sortant de Santa-Casilda, possédant le douro incomplet qui calmait ses mortelles angoisses, allait par les places et les rues comme une flèche.
Avec soixante années sur les épaules, elle conservait son agilité et sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable. Elle avait passé le meilleur de sa vie dans une situation fatigante qui exigeait autant d’activité que de promptitude de jugement, des efforts insensés de la tête et des muscles, et à une pareille école, elle s’était fortifié le corps et l’esprit; ainsi s’était formé ce tempérament extraordinaire de femme qu’apprendront à connaître ceux qui liront cette histoire véridique de sa vie.
Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez un apothicaire de la rue de Tolède; elle prit des médicaments qu’elle avait commandés le matin; ensuite elle entra chez le boucher et chez le marchand de comestibles, faisant faire différents paquets de ses achats, et enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale à proximité de l’angle où se trouvent les bureaux des poids et mesures. Elle se glissa sous le portail étroit, obstrué et rendu presque impraticable par les paquets d’un commerce de corde qui y était installé; elle enfila l’escalier rapidement jusqu’au premier, avec modération jusqu’au second, et arriva enfin haletante au troisième, qui était le dernier et surmonté d’un acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert avec 39 des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements et différences de niveau de l’ancienne maison, et enfin elle arriva à une porte de logement mal recouverte de peinture; elle sonna...; c’était sa maison, la maison de sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les murs, arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur aphone et ouvrit, non sans avoir eu la précaution d’interroger l’arrivante par un petit guichet carré et grillé par une croix de fer.
«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte. C’est du propre, une heure! Je croyais que tu avais été écrasée par une voiture ou qu’il t’était arrivé un coup d’apoplexie.»
Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu’à un petit cabinet voisin où elles s’assirent. La servante évita les explications de son retard par la crainte d’avoir à les donner et se tint sur la défensive, attendant pour voir d’où viendrait l’attaque de doña Paca, et quelle position elle prendrait avec son esprit irascible. Le ton des premières paroles avec lesquelles elle fut reçue la tranquillisa quelque peu; elle s’attendait à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes. Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses bons moments, sans doute, son âpre caractère était dompté par l’intensité de la souffrance. Benina se proposait, comme toujours, de s’accommoder au ton que prendrait l’autre, et de rester peu avec elle; les premières paroles échangées, elle se tranquillisa.
«Ah! madame, quel temps! Je n’y tenais plus à l’idée de rentrer dans cette chère maison bénie.
—Je ne me l’explique pas, dit la maîtresse, dont l’accent andalou persistait, quoique très atténué par quarante années de séjour à Madrid.—J’étais seule, émotionnée. En entendant sonner midi, une heure, deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite qu’elle tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé....
—Justement.
—Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout 40 mon almanach, que c’est aujourd’hui la Saint-Romuald, confesseur et évêque de Pharsale....
—Parfaitement.
—Et c’est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers comme auxiliaire.
—Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela m’a rassurée, affirma la servante, qui, avec sa facilité extraordinaire de forger et de conduire des mensonges, s’empressa de s’accrocher au solide câble que sa maîtresse lui tendait, et que la besogne n’a pas été facile!
—Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le figure! Ils ne doivent pas être à court d’estomac les curés de San-Sebastian, compagnons et amis de ton don Romuald!
—Tout ce que vous en direz est peu.
—Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec empressement la dame qui était fort curieuse de ce qui se mangeait chez les autres; oui, raconte. Tu leur as sûrement servi une mayonnaise?
—En premier un rôti que j’avais cuit à point. Ah! seigneur! qu’ils l’ont trouvé bon! Ils ont dit que j’étais la première cuisinière de toute l’Europe et que c’était par pur respect humain qu’ils ne s’en léchaient pas les doigts....
—Et après?
—Un abatis de volaille que j’ai cuisiné, digne des anges du ciel. Ensuite, des calamares dans leur jus... ensuite....
—Bien que je t’aie dit que je ne veux pas que tu m’apportes quoi que ce soit d’aucune maison, car je préfère certainement la misère à ronger les os qui proviennent d’autres tables, comme je te connais, je ne doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est ton panier?»
Prise à l’improviste, Benina se troubla un instant; mais ce n’était pas une femme à se démonter devant aucun danger, et sa maestria à vaincre les difficultés lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame, 41 j’ai laissé le panier et tout ce qu’il contient chez Mme Obdulia, qui en a plus besoin que nous.
—Et tu as bien fait. J’approuve fort l’idée, petite. Conte-moi encore. Et tu ne leur as pas servi un bon petit dos de cochon?
—Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero Rico m’avait fourni ce qu’il avait de meilleur.
—Et le dessert, les vins?
—Jusqu’au champagne de la Veuve. Les curés sont des diables qui ne se privent de rien.... Mais rentrons, il est très tard et madame sera sans doute très faible.
—Je l’étais, mais... je ne sais pas; il me semble que j’ai mangé tout ce dont nous avons parlé...; pourtant donne-moi à dîner.
—Qu’avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que j’avais préparé hier soir?
—Ma fille, je n’ai pas pu l’avaler. Je me suis soutenue avec une demi-once de chocolat cru.
—Allons-y, allons-y. Le pis, c’est que j’ai à allumer le feu, mais je vais me dépêcher.... Ah! j’oubliais, j’ai apporté les médicaments. Voilà pour le premier.
—As-tu pris tout ce que je t’ai demandé? demanda la dame en se dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé mes deux jupons?
—Certainement. Avec les deux piécettes reçues et les autres que m’a données don Romualdo à cause de sa fête, j’ai pu parer à tout.
—Est-ce que tu as payé l’huile d’hier?
—Cela, non!
—Et le tilleul et la tisane?
—Tout, j’ai tout payé, et, après mes achats, il me reste encore quelque chose pour demain.
—Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour, dit, avec une profonde tristesse, la dame en s’asseyant dans la cuisine pendant que la servante, avec une promptitude nerveuse, réunissait étincelles et charbons.
—Ah! madame, tenez-le pour certain.
42
—Pourquoi tant d’assurance, enfant?
—Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain sera un bon jour, je dirais presque un grand jour.
—Quand nous l’aurons vu, je te dirai si tu avais raison... Je me fie peu à tes grands élans de cœur. Tu es toujours à dire demain, demain.
—Dieu est bon.
—Avec moi on ne s’en douterait vraiment pas. Il ne se lasse pas de me porter des coups. Il me frappe sans me laisser respirer. Après un jour mauvais, il en vient un pire. Les années se passent à attendre le remède, et il n’y a pas d’illusion qui ne se convertisse en désenchantement. Je suis lasse d’espérer, lasse de souffrir. Mes espérances me trahissent, et, comme elles me trompent toujours, je n’aime pas espérer des choses bonnes et je les souhaite mauvaises pour qu’elles arrivent... à peu près ordinaires.
—Pourtant moi, à la place de madame,—dit Benina en soufflant le feu—j’aurais confiance en Dieu, et je serais contente.... Vous voyez que je suis confiante, moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue que le coup du sort arrivera quand nous y penserons le moins, et que nous serons très riches; il nous donne ces jours de grande épreuve et il nous en récompensera avec la grande vie qu’il nous donnera plus tard.
—Hélas! Nina, je n’aspire pas à la grande vie, mais seulement à un peu de repos et de relâche.
—Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon goût dans ce monde de plaisirs, et pour cela je le tiens quitte des petites misères que j’endure. Mais mourir, non pas.
—Tu t’accommodes de cette vie.
—Je m’y conforme, parce qu’il n’est pas en mon pouvoir de m’en donner une autre. Que tout arrive, sauf la mort; tant qu’il ne manque pas un morceau de pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui sont: la faim et l’espérance.
—Et tu supportes encore la misère, la honte, l’humiliation, 43 devoir à tout le monde, ne payer personne, ne rencontrer personne qui soit capable de te prêter deux réaux, vivre de mille artifices, pièges tendus et mensonges, nous voir persécutées sans trêve par les boutiquiers et les vendeurs de toute chose?
—Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie se défend comme il peut. Il ferait beau voir que nous dussions mourir de faim pendant que les magasins sont remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne veut pas que l’on se rafraîchisse la bouche avec l’air du ciel en guise de nourriture, et, quand il ne nous donne pas d’argent, il nous donne la subtilité du jugement pour inventer les moyens de nous procurer ce qui nous manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et je payerai certainement quand nous aurons de quoi. Oui, on sait que nous sommes pauvres, qu’il y a de bonnes intentions chez nous, mais qu’il n’y a pas autre chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions à l’idée que les marchands ne sont pas payés des misères qu’ils nous vendent, sachant, comme nous le savons, qu’ils sont riches!
—Est-ce que tu n’as point d’honneur, Nina, je veux dire de décorum, je veux dire de dignité?
—Je ne sais pas si j’ai ce que vous dites; mais ce que je sais, c’est que j’ai une bouche et un estomac naturels et que Dieu qui me les a donnés m’a mise dans ce monde pour que je vive et non pas pour que j’y meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un point d’honneur? Vraiment... ce qu’ils tiennent, c’est un bec... et, regardant les choses comme elles doivent être regardées, je dis que, si Dieu a créé le ciel et la terre, les boutiques des épiciers, la Banque d’Espagne, les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son œuvre... Tout vient de Dieu.
—Et la monnaie, l’indécente monnaie, de qui est-elle? demanda la maîtresse avec un accent méprisant et douloureux, réponds-moi.
—C’est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l’or et l’argent, 44 les billets, je ne sais..., mais pourtant c’est lui aussi.
—Ce que je dis, Nina, c’est que les choses sont à ceux auxquels elles appartiennent..., et tout le monde les détient, excepté nous.... Eh! mais, dépêche-toi, je me sens faible.
—Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur la commode. Je prendrai un cachet de salicylate avant de manger... Aïe! quelle souffrance me donnent ces jambes; au lieu de me porter, c’est moi qui dois les tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux d’aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait avec moi. Cela paraît une plaisanterie! Il m’a rendue infirme de la vue, des jambes, de la tête, des reins, de tout, moins de l’estomac. Il me prive des moyens de me nourrir et je digère comme un vautour.
—Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux pas, maîtresse! Béni soit le Seigneur qui nous donne le plus grand bien de nos corps: la très sainte faim.»
45
Doña Francisca Juarez de Zapata, infortunée à tant de titres, avait passé la soixantaine; elle était connue, durant ces années piteuses de décadence, sous le nom tout sec de doña Paca, qu’on lui donnait avec une laconique et plébéienne familiarité.
On voit là à quoi tiennent les gloires et grandeurs de ce monde, et sur quelle pente a dû glisser cette femme, pour tomber dans la plus profonde misère, elle qui attachait ses chiens avec des saucisses, en 1859 et 1860, jusqu’à ce que nous la retrouvions vivant inconsciemment d’aumônes, au milieu de mille angoisses, agonies, douleurs et confusions.
Les grands assemblages de population nous offrent des exemples sans nombre de ces chutes, mais, plus qu’aucun autre, Madrid, dans laquelle il n’existe aucune habitude d’ordre; l’exemple de doña Francisca Juarez, triste jouet du destin, dépasse aussi tous les autres. Si l’on observe bien ces choses, si l’on suit l’élévation et l’abaissement des personnes dans la vie sociale, on reconnaît que c’est grande sottise que d’attribuer au destin la faute de ce qui est l’œuvre exclusive des caractères et des tempéraments, et doña Paca en est une excellente preuve, elle qui, depuis sa naissance, avait toujours vécu dans le désordre pour tout ce qui est des choses matérielles. Née à Ronda, sa vue s’était étendue, depuis sa plus tendre enfance, sur les dépressions vertigineuses du terrain, et, quand elle avait des cauchemars, elle rêvait constamment qu’elle tombait au fond de cette grandissime crevasse qu’on appelle Tajo. Les 46 natifs de Ronda doivent avoir la tête très solide, ne pas avoir de vertiges, ni rien d’approchant, pour s’habituer à contempler ces abîmes épouvantables.
Mais doña Paca était incapable de se maintenir ferme sur les hauteurs. Instinctivement elle se précipitait: sa tête n’était bonne ni pour cela, ni, par suite, pour le gouvernement de la vie, qui exige aussi la sûreté du coup d’œil dans l’ordre moral.
Le vertige fut un état chronique chez Paquita Juarez depuis le jour où on la maria toute jeune avec don Antonio-Maria Zapata, qui avait le double de son âge. Intendant d’armée, excellente personne, d’une position aisée de son côté, comme sa jeune femme, du reste, qui possédait aussi des biens-fonds d’une certaine importance. Zapata avait servi en Afrique, à la division Echagüe, et après Wad-Ras il était passé à la direction centrale de l’administration. Les mariés s’étant établis à Madrid, la femme mit sa maison sur un pied de vie frivole et d’apparat qui commença d’abord en mettant d’accord les vanités et le besoin de dépenser avec les rentes et les rentrées, mais pour continuer en s’écartant bientôt des limites de la prudence et arriver ensuite aux embarras, aux irrégularités, puis enfin aux dettes qui ne tardèrent pas à apparaître. Zapata était un homme très ordonné; mais sa femme le dominait tellement qu’elle arriva rapidement à lui faire perdre ses qualités éminentes d’administrateur, et lui, qui savait si bien diriger les affaires de l’armée, vit se perdre les siennes propres, ayant oublié l’art de les conserver. Paquita ne savait s’imposer aucune limite pour se vêtir avec élégance, pour le luxe de la table, ni pour l’éternel mouvement de bals et de réunions, ni pour les caprices dispendieux. Le désordre fut tellement notoire que Zapata, atterré, voyant venir l’orage terrible, dut vaincre l’assoupissement profond dans lequel sa chère moitié l’avait maintenu et chercher à mettre un peu d’ordre et de raison dans le gouvernement de la maison; mais la fatalité voulut que, pendant que le malheureux 47 était plongé dans ses calculs arithmétiques, dont il espérait le salut, il prît une pleurésie qui le fit passer de vie à trépas le vendredi saint au soir, laissant deux enfants en bas âge: le petit Antoine et Obdulia.
Administrateur et propriétaire de l’actif et du passif, Francisca ne tarda pas à confirmer son incapacité absolue dans le maniement de ces matières ardues et, à ses côtés, surgirent comme les vers dans un corps corrompu, une infinité de personnes qui se mirent à la dévorer au dedans et au dehors, sans aucune compassion. C’est à cette époque désastreuse que Benina entra à son service, mais, si elle se montra dès le premier jour excellente cuisinière, elle se fit remarquer aussitôt comme la plus habile de tout Madrid à faire danser l’anse du panier.
Elle était d’une telle force sur ce terrain que doña Francisca elle-même, d’une myopie si grande pour la surveillance de ses intérêts, ne put faire moins que de s’apercevoir de la rapacité de sa servante et dut songer à la corriger. En bonne justice, nous devons dire que Benigna (que les siens appelaient Benina, et sa maîtresse simplement Nina) avait d’excellentes qualités qui compensaient d’une certaine façon, au milieu du déséquilibrement de son caractère, ce grave défaut du vol.
Elle était très propre et d’une activité merveilleuse qui produisait ce miracle d’allonger les heures et les jours.
En dehors de cela, Francisca était touchée de l’amour intense qu’elle montrait pour les enfants: amour sincère et si l’on peut dire positif, car il se révélait par une vigilance constante et par les soins exquis dont elle les entourait, qu’ils fussent malades ou bien portants. Mais ces qualités ne furent pas suffisantes pour empêcher que le défaut dominant ne provoquât des discussions fort aigres, entre maîtresse et servante, et Benina fut renvoyée. Les enfants la regrettèrent beaucoup et ils pleuraient sans cesse leur Nina, si gracieuse et si tendre.
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Trois mois plus tard, elle vint faire visite à la maison.
Elle ne pouvait pas oublier madame, ni les enfants. Ils étaient son amour, et les gens, la maison, les meubles, tout l’attachait et l’attirait. Paquita Juarez avait, du reste, un goût particulier pour elle; on ne savait pas quelle affinité existait entre elles ni quel point commun dans la grande diversité de leurs caractères les réunissait. Les visites se renouvelèrent. Hélas! la Benina ne se trouvait pas à son goût dans la maison où elle était en service. Si bien que nous la retrouvons installée dans la domesticité de doña Francisca, et elle si contente, la maîtresse tellement satisfaite et les enfants fous de joie. Il advint en ce temps une grande augmentation des difficultés et embarras de la famille dans l’ordre administratif; les dettes dévoraient d’une dent vorace le patrimoine de la maison: on perdait des propriétés importantes, qui passaient sans qu’on sût comment, par les artifices d’une infâme usure, dans les mains des prêteurs. Comme une cargaison précieuse qu’on jette par-dessus bord dans les préoccupations d’un naufrage, les meilleurs meubles sortaient de la maison, ainsi que les tableaux et les riches tapis: les bijoux étaient déjà partis..., mais on avait beau alléger le bateau, la famille n’en était pas moins en danger de sombrer et d’être submergée dans le noir abîme social.
Par surcroît de malheur, pendant cette période de 1870 à 1880, les enfants eurent à subir de graves maladies: l’un la fièvre typhoïde; l’autre l’épilepsie et l’éclampsie. Benina les soigna avec une telle intelligence et une si grande sollicitude qu’on peut dire qu’elle les arracha des griffes de la mort. Ils récompensaient, il est vrai, ses soins par une grande affection. Pour l’amour de Benina plus que pour celui de leur mère, ils avalaient toutes les drogues, ils se calmaient et restaient tranquilles, ils suaient sans trêve, ils ne mangeaient point avant la permission du médecin, 49 mais tout cela n’empêcha point de nouvelles disputes et brouilles de surgir entre maîtresse et servante et Benina de subir un second renvoi. Dans un mouvement de colère et d’amour-propre blessé, Benina partit, parlant à tort et à travers, jurant et rejurant qu’elle ne mettrait jamais plus les pieds chez sa maîtresse, et, en partant, elle secouait la poussière de ses souliers pour ne rien conserver de cette maison, car elle n’avait rien d’autre à emporter.
En fait, l’année ne s’était pas écoulée que Benina reparut dans la maison. Elle entra le visage inondé de larmes disant:
«Je ne sais pas ce qu’a madame, je ne sais pas ce qu’ont cette maison, ces enfants, ces murs et toutes les choses qui sont ici; je ne sais qu’une chose, c’est que je ne peux pas vivre ailleurs. Je suis dans une maison riche, avec de bons maîtres qui ne regardent certes point à deux réaux de plus ou de moins; ils me donnent six douros de salaire, et pourtant je ne m’y trouve pas bien, je passe mes jours et mes nuits à penser aux gens d’ici, à me demander s’ils sont bien ou mal portants. Mes maîtres me voient soupirer et croient que j’ai des enfants. Je ne tiens à personne au monde comme à madame et à ses enfants qui sont mes enfants, car je les aime comme tels....» Et voilà une autre fois Benina au service de doña Francisca Juarez, comme bonne à tout faire, car, durant cette année, la famille avait fait un tel plongeon et les signes de ruine étaient si apparents que la servante ne pouvait les voir sans en ressentir une profonde affliction. On fut obligé inéluctablement de changer l’appartement, pour un logis plus modeste et meilleur marché. Doña Francisca, habituée à la routine et sans énergie aucune pour se décider, hésitait. La servante prit en mains les rênes du gouvernement et décida le changement, et de la rue Claudio-Coello ils sautèrent à celle de l’Orme.
Ce ne fut pas une mince difficulté que de partir avant d’avoir reçu un congé honteux: tout se régla 50 avec l’aide généreuse de Benina, qui retira du Mont-de-Piété ses importantes économies s’élevant à trois mille réaux, établissant ainsi avec sa maîtresse une communauté d’intérêts dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais, chose étrange, même dans ce grand élan de charité, elle ne put point renoncer à ses habitudes de faire danser l’anse du panier, et elle réserva, sur les sommes qu’elle apportait si généreusement, une petite part pour constituer le noyau d’un nouveau dépôt au Mont-de-Piété, qui était pour elle une nécessité de son tempérament et un plaisir de son âme.
Comme l’on voit, elle avait le vice de l’escompte dans le sang, ce qui, à un certain point, et considérant la chose d’un autre côté, peut être regardé comme la vertu de l’épargne. Il est difficile de distinguer dans ce cas où commencent le vice et la vertu, et à quel moment ils se confondent. L’habitude de détourner une portion, grande ou petite, de l’argent à elle confié pour des achats à faire, le plaisir de garder cet argent, de voir croître son trésor de sous volés surpassait pour elle toutes les autres jouissances, plaisirs et agréments de la vie. Faire danser l’anse du panier, thésauriser était devenu un acte instinctif qui ne se distinguait plus des rapines et des larcins de la vie. A cette troisième époque où nous entrons, de 1880 à 1885, elle volait comme avant, quoique conservant une réserve proportionnée aux maigres ressources de doña Francisca. De grandes mésaventures et de grands malheurs se succédèrent à cette époque. La pension de veuve de la dame avait été retenue pour les deux tiers par les prêteurs; les engagements succédaient aux engagements, et, pour se libérer d’un côté, on retombait de l’autre dans un plus grand embarras. Sa vie arriva à être un continuel souci; les angoisses d’une semaine engendraient celles de la semaine suivante; rares étaient les jours de détente et de repos. Pour les heures tristes, on faisait de nécessité vertu en se réjouissant par la fantasmagorie des rêves qu’elles faisaient la 51 nuit, quand elles se voyaient à l’abri des créanciers qui les tracassaient et de leurs réclamations ennuyeuses. Il faut faire de nouveaux changements en usant de supercherie, et c’est ainsi que la famille passa de l’Orme au Sureau et à l’Amandier. Par la fatalité des noms d’arbres des rues dans lesquelles elles vécurent, elles menèrent une vraie vie d’oiseaux, volant de branche en branche, poursuivis par les coups de fusil des chasseurs ou les pierres lancées par les gamins.
Dans une des effroyables crises de cette époque, Benina dut recourir de nouveau au fond du coffre où elle cachait précieusement son trésor et sa réserve pour le Mont-de-Piété, produit de ses rapines ou escomptes. Le tout s’élevait à 17 douros.
Ne pouvant dire la vérité à sa maîtresse, elle lui compta qu’une amie à elle, la Rosaura, qui faisait le commerce de miel de l’Alcarria, lui avait confié quelques douros à garder.
«Donne, donne-moi tout ce que tu as, Benina, pour que Dieu t’accorde la gloire éternelle, je te rendrai le double quand ceux de Ronda me payeront mes rentes..., tu sais..., c’est question de jours..., tu as vu le papier.»
En fouillant au fond de sa malle, la danseuse d’anse de panier en tira douze douros et demi, disant à sa maîtresse:
«Voilà tout ce que je possède, vous pouvez m’en croire, c’est aussi vrai que nous devons mourir un jour.»
Elle ne pouvait résister à sa nature. Elle escomptait sa propre charité et faisait danser l’anse du panier de ses aumônes elles-mêmes.
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Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable, n’était que le prélude de la grandissime, épouvantable disgrâce dans laquelle devait choir l’infortuné lignage des Juarez y Zapatas, et le bord de l’abîme où nous les trouvons submergés lorsque nous entreprenons de raconter leur lamentable histoire. Pendant qu’elle vivait rue de l’Orme, doña Francisca fut complètement abandonnée par la société qui l’avait aidée à jeter au vent sa fortune, et, lorsqu’elle tomba aux rues de Sureau et d’Amandier, le peu d’amis qui lui étaient restés disparurent complètement. Pour lors, les gens du voisinage, les marchands dupés et les personnes à qui elle faisait pitié commencèrent à l’appeler doña Paca tout sec, et on ne manqua même pas d’y ajouter d’autres surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées et grossières prirent l’habitude d’ajouter à son nom de famille quelque adjectif déplaisant, l’appelant doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la misère.
C’est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement, la pauvre Rondanaise joignit aux calamités de l’ordre économique la grande amertume que ses enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons et soumis, devinrent une cause de grande mortification pour elle, enfonçant dans son cœur de rudes épines fort tranchantes. Antonito, trompant les espérances de sa mère, et rendant vains les sacrifices qu’elle avait faits pour son instruction, était devenu un très mauvais diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux 53 dire, ses deux mères, cherchèrent-elles à faire sortir de sa cervelle les idées mauvaises; ni la rigueur, ni la douceur n’aboutirent à rien. Maintes fois, lorsqu’elles croyaient l’avoir reconquis par leurs caresses et leurs cajoleries, il les trompait par une feinte soumission; escamotant leur bienveillance, il s’en allait avec la bénédiction et l’aumône. Il était très leste pour le mal et il était doué de séductions rares pour se faire pardonner ses escapades. Il savait cacher son astucieuse malice sous des apparences agréables; à seize ans, il savait tromper ses mères, comme si elles avaient été des enfants; il apportait de faux certificats d’examens; il étudiait au moyen des seuls commentaires de ses camarades, car il vendait tous les livres qu’on lui achetait. A l’âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies donnèrent un caractère grave à ses diableries; il disparaissait pendant des deux ou trois jours de la maison, il s’enivrait et était réduit à la dernière misère. Une des principales préoccupations des deux femmes était de cacher le peu d’argent qu’elles avaient, dans les entrailles de la terre, car avec lui aucun argent n’était en sûreté. Il le retirait avec un art infini du sein de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les deux femmes ne savaient plus quelle cachette inventer, dans les coins de la cuisine ou les profondeurs du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous. A ces escapades succédaient communément des jours de recueillement solitaire dans la maison, déluge de larmes et de soupirs, protestations de vouloir s’amender, accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de ces malheureuses, trompé par ces tendres démonstrations, se laissait endormir dans une confiance aisée et facile et tout d’un coup à l’improviste le garnement disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les deux pauvres femmes en proie à leur profond désespoir.
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Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement si cela était un malheur ou un bonheur?), il n’y avait dans la maison aucun couvert d’argent, ni aucun objet de valeur.
Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce qu’il rencontrait, sans dédaigner les choses même sans aucune valeur; ne se contentant plus d’enlever ombrelles et parapluies, il s’en prit aux menues choses d’intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de distraction de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement la nappe et deux serviettes. De ses affaires propres, il n’y a point à en parler; en plein hiver, il allait par les rues sans cape et sans manteau, respecté par les pleurésies, protégé sans doute par le feu intérieur de sa perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher toutes choses, car elles en étaient réduites à craindre de se voir enlever jusqu’à la chemise qu’elles portaient sur elles. Qu’il suffise de dire qu’une belle nuit disparurent l’huilier et le petit étui à coudre d’Obdulia; une autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des tenailles, et successivement des élastiques usés, des morceaux de toile, et une multitude de choses utiles sans aucune valeur intrinsèque. Des livres, il n’y en avait aucun dans la maison, et doña Paca n’osait plus en emprunter, craignant de ne plus pouvoir les rendre. Jusqu’aux livres de messe avaient disparu et avec eux ou avant eux les lorgnettes de théâtre, les gants en usage et jusqu’à une cage sans oiseaux.
Dans un autre ordre d’idées, et bien qu’avec un organisme tout différent de celui de son frère, la petite fille donnait aussi beaucoup de tracas. Dès l’âge de douze ans, il se développa chez elle une nervosité telle que les deux mères ne savaient point comment y remédier. Si on la traitait par la sévérité, c’était mauvais, par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait sans transition des inquiétudes épileptiques à une langueur morbide. Ses mélancolies intenses préoccupaient les pauvres femmes autant que ses excitations, 55 déterminées par une grande activité musculaire et mentale. L’alimentation d’Obdulia en vint à être le problème capital de la maison, et les dégoûts et caprices affamés de la petite faisaient perdre la tête aux mères, ainsi que la patience, que Dieu leur avait pourtant accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands frais des mets riches et substantiels, et la petite fille les jetait par la fenêtre; un autre jour, elle se nourrissait de choses graillonnées qui lui donnaient une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours et les nuits à pleurer, sans que l’on pût trouver la cause de son chagrin; d’autres fois, elle affectait un genre déplaisant et vétilleux qui était le plus grand supplice des deux femmes. Selon l’opinion d’un médecin qui les visitait par charité et d’un autre qui donnait des consultations gratuites, tout le désordre nerveux et psychologique chez la jeune fille provenait de l’anémie, et pour le combattre il n’y avait pas d’autre moyen à employer que le régime ferrugineux, les bons biftecks et les bains froids.
Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin, cheveux châtains, taille mince et svelte, les yeux doux, et elle parlait avec bienséance et grâce lorsqu’elle n’avait pas ses lubies. On ne saurait imaginer un milieu moins bien adapté à une semblable créature, pleine de manies et malade, que celui de la misère où elle vivait. Par intervalles, on notait en elle des symptômes de changements, de désir de plaire, de préférences pour telles ou telles personnes, qui indiquaient les préoccupations ou l’annonce d’un changement de vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu’elle avait des projets relativement à la petite. La bonne dame se mourait d’impatience de les réaliser, si Obdulia s’était équilibrée, si elle avait pu continuer son instruction singulièrement négligée, car elle écrivait très mal et ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque toutes les jeunes filles de la classe moyenne. Le rêve de doña Paca était de la marier avec un des fils 56 de son parent Matias, propriétaire rondanais, ces jeunes gens très gentils et dans une bonne situation étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois à Madrid à la Saint-Isidre. L’un d’eux, Currito Zapata, goûtait fort Obdulia, et des relations amoureuses s’établirent même entre les jeunes gens, mais elles ne purent aboutir à cause du caractère de la jeune fille et de ses extravagances minaudières. Toutefois la mère n’abandonnait pas son idée, ou au moins continuait à la caresser dans son esprit, et avec elle se consolait des misères de l’heure présente.
De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue de l’Orme, des relations télégraphiques s’étaient établies, sans que l’on sache comment, entre Obdulia et un jeune garçon d’en face, fils d’un entrepreneur de pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d’un certain charme, il étudiait à l’Université et savait mille jolies choses qu’Obdulia ignorait, et qui furent pour elle une révélation. Littérature, poésie, petits vers, et mille gracieusetés de l’humain savoir passèrent de lui à elle sous forme de poulets et dans de courtes entrevues et d’honnêtes rencontres.
Doña Paca ne voyait pas cela d’un bon œil, toujours préoccupée de la marier à son Rondanais; mais la jeune fille, qui à ce commerce avait pris bon nombre de leçons de romantisme élémentaire, se montra comme folle d’être contrariée dans son amour sentimental.
Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de furieuses attaques d’épilepsie, durant lesquelles elle se frappait la figure et se tordait les mains; et enfin un jour, Benina la surprit, au moment où elle faisait dissoudre dans l’eau-de-vie des têtes d’allumettes phosphoriques pour se les mettre, comme elle disait, entre la poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena dans la maison fut indescriptible. Doña Paca était un fleuve de larmes; la jeune fille dansait le zapateado, en touchant le plafond avec ses mains, et Benina songeait 57 à informer l’entrepreneur des enterrements, pour que, au moyen d’une bonne volée ou de toute autre médecine efficace, il fît renoncer son fils à cette passion de choses de mort, de cyprès et de cimetière dont il avait affolé la pauvre fille.
Quelque temps s’étant écoulé sans que l’on pût détacher Obdulia de sa manie amoureuse pour le jeune homme des pompes funèbres et tandis que, par crainte de l’épilepsie, on avait fait semblant de consentir à leur mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit que le conflit se résolût d’une façon aussi brusque que simple, et nous devons à la vérité de dire qu’avec cette solution on s’enleva, de part et d’autre, de forts cassements de tête, car la famille funèbre, elle aussi, était en grandes querelles avec le jeune homme, pour le retirer de l’abîme dans lequel il était disposé à se précipiter. Donc, un jour, la petite, trompant la vigilance de ses deux mères, s’échappa de la maison; le jeune homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans la rue, avec l’idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique, où ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de cette misérable existence, expirant au même moment, dans les bras l’un de l’autre, sans que l’un pût survivre à l’autre. Telle fut la résolution qu’ils prirent au premier moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant au meilleur moyen de se détruire d’un seul coup, sans aucune souffrance et en passant dans la région pure des âmes libres. Lorsqu’ils furent loin de la rue de l’Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement et ils pensèrent à toute autre chose qu’à mourir, et cela d’un parfait accord. Par bonheur, le jeune homme avait de l’argent, car, la veille au soir, il avait touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une autre pour un service complet avec lit impérial et conduite à six chevaux, etc.
La possession de cet argent réalisa ce prodige de changer les idées de mort en idées de prolongation de l’existence, et, modifiant leurs projets, ils allèrent 58 déjeuner dans un café et ils se rendirent ensuite dans un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d’où ils écrivirent le lendemain à leurs familles respectives qu’ils étaient définitivement mariés.
Mariés à proprement parler, ils ne l’étaient point; mais la petite formalité qui manquait devait forcément arriver à être remplie. Le père du jeune homme se rendit chez doña Paca, et là on convint, elle pleurant et lui trépignant de colère, qu’il fallait forcément accepter les faits accomplis. Et comme doña Francisca ne pouvait donner à sa fille ni argent, ni effets, ni quoi que ce soit, pas même un lit de camp, il fut convenu que lui donnerait à son garçon un logement dans le haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements à la section de la Propagande. Avec cela et le courtage qu’il pourrait faire en travaillant dans la partie, placement d’articles de luxe, ou embaumement, le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable médiocrité.
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L’infortunée dame ne s’était point encore consolée du coup de tête de sa fille et elle passait des heures à se lamenter de son sort, lorsqu’Antoine fut pris par la conscription. La pauvre femme ne savait véritablement s’il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir. C’était une triste chose de le voir soldat avec le fusil sur l’épaule, mais enfin il était jeune et la vie des camps pouvait lui convenir. Elle pensait aussi que la discipline militaire viendrait à point pour corriger ses mauvaises habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba dans la réserve.
Quelque temps après et à la suite d’une fugue de quatre jours, il se présenta à sa mère et lui dit qu’il allait se marier, et que, si elle ne lui donnait pas son consentement, il s’en passerait.
«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en larmes. Va avec Dieu, Benina et moi solitaires, nous vivrons peut-être avec un peu de tranquillité. Puisque tu as rencontré une âme qui correspond à la tienne et que tu as trouvé qui t’aime et qui tu aimes, prends-la, je ne puis t’en dire plus.»
A la demande de renseignements sur le nom, la famille et la situation de la fiancée, le persifleur répliqua qu’il la supposait très riche et si bonne qu’on ne saurait demander mieux. On apprit promptement qu’il s’agissait de la fille d’une couturière, qui cousait habilement, mais n’avait point d’autre fortune que son dé.
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«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca. Voilà mes enfants joliment casés. Au moins Obdulia, vivant au milieu des cercueils, elle aura de quoi se caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu vivre? Du dé et des coups d’aiguille de ce prodige? Il est vrai que, travailleur et économe comme tu l’es, tu augmenteras ses gains par ton bon ordre. Mon Dieu, quelle malédiction m’a frappée, moi et les miens! Que je meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs qui arriveront!»
La vérité veut que nous constations que, depuis ses fiançailles avec la fille de la couturière, Antoine semblait corrigé de sa manie de larcins et qu’il semblait y avoir complètement renoncé.
Son caractère subit un changement radical; se montrant affectueux avec sa mère et avec Benina, il semblait résigné à n’avoir pas plus d’argent que le peu qu’elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on reconnaissait l’influence de personnes plus honorables et plus décentes que précédemment. Cela fit que doña Paca donna son consentement sans connaître la fiancée et sans même manifester le désir de faire sa connaissance. Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse aventura l’idée que peut-être, par le chemin détourné de ce mariage, la chance rentrerait à la maison, car la chance, on le sait, ne vient jamais par où logiquement on l’attend, mais bien par des chemins souvent incroyablement détournés.
Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car, se sentant minée par une mélancolie corrosive, elle ne voyait dans sa triste existence aucun horizon qui ne fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les deux femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants dans de meilleures conditions de vie et de paix, ne s’accommodaient pas de leur solitude et regrettaient la famille disparue; chose à la vérité fort compréhensible, parce que c’est une loi naturelle que les parents conservent leur affection aux enfants, même 61 lorsque ceux-ci les martyrisent, les maltraitent et les déshonorent.
Peu après la célébration des deux noces, doña Paca s’était transportée de la rue de l’Amandier à l’Impériale, poursuivant toujours des changements sans parvenir à résoudre le problème de vivre sans ressources. Celles-ci s’étaient réduites à zéro, car le reste disponible de la pension servait à peine à fermer la bouche aux petits créanciers. Presque tous les jours du mois se passaient en angoissantes études pour réunir quelque monnaie, chose extrêmement difficile, car il n’y avait plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit dans les boutiques ou les baraques de la petite place était séché. Des enfants, il n’y avait rien à attendre, les pauvres malheureux ayant déjà bien de la peine à assurer leur propre subsistance. La situation était donc désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant à l’aventure, sans qu’on ne rencontrât plus ni planche, ni madrier pour s’arrimer. En ces jours, Benina fit de prodigieuses combinaisons pour vaincre les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se procurant d’infinitésimales quantités de numéraire. Comme elle avait des connaissances sur les petites places, pour avoir été dans des temps meilleurs une excellente cliente, il ne lui était pas difficile d’acquérir des comestibles à des prix infimes et gratuitement des os pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des restes de poulets avariés ou autres menus déchets de cochonaille. Dans les commerces pour pauvres qui occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de bonnes amitiés et relations, et avec peu d’argent et quelquefois sans même une obole, en prenant à crédit, elle achetait des petits œufs, cassés ou très vieux, des poignées de pois chiches ou de lentilles, de la cassonade, de vieux fonds de magasin et différents autres restes, qu’elle présentait à sa maîtresse, comme articles d’ordre moyen.
Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de diverses infirmités, avait conservé un excellent appétit 62 et le goût des mangers fins, goût et appétit qui en arrivaient à être une véritable infirmité des plus rebelles, car dans ces pharmacies qu’on appelle boutiques de comestibles on ne sert point sans argent. Grâce à des efforts surhumains, employant l’activité corporelle, une attention intense, une intelligence pénétrante, Benina arrivait à la faire manger le mieux possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées. Un profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa vive affection pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser à sa manière les grands malheurs et les terribles amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se contentait de ronger un os ou de ramasser quelques miettes, pourvu que sa maîtresse pût être bien nourrie. Mais aucun sentiment de charité ou d’amour ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de l’argent, laborieusement réuni, et le gardait pour former un nouveau fonds, un capital nouveau.
L’année même du mariage, les enfants, qui étaient entrés dans la vie matrimoniale avec un bien-être relatif, commencèrent à ressentir les coups du sort, comme s’ils avaient hérité de la malédiction qui pesait sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s’habituer à vivre au milieu des cercueils, fut prise par l’hypocondrie; elle fit une fausse couche; ses nerfs se déchaînèrent; la pauvreté et les négligences de son mari, qui ne s’occupait plus d’elle, aggravèrent ses maux constitutifs. Mesquinement secourue par ses beaux-parents, elle vivait sous les toits dans la maison de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus mal nourrie, indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination.
Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux depuis qu’il était marié et cela grâce à la vertu du bon jugement et à l’application au travail de sa femme, qui était un vrai trésor. Pourtant tous ces mérites qui 63 avaient produit le miracle de la rédemption morale d’Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de la pauvreté. Le ménage vivait dans un petit logement de la rue San-Carlos, qui avait l’air d’une bonbonnière et où à peine entré on reconnaissait la présence d’une main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur, celui qui, à une autre époque, faisait partie de la classe des mauvais sujets, avait pris l’habitude et le goût du travail productif, et, ne trouvant rien de mieux à faire, il s’était mis courtier d’annonces. Toute la sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique, de journal en journal, et, bien qu’il eût à payer sur ses gains une grande usure de chaussures, il lui restait toujours quelque chose pour aider la marmite et soulager Juliana de son énorme tâche de machine Singer. Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa fécondité n’était point inférieure à ses aptitudes domestiques, car, de sa première couche, elle eut deux jumeaux. Il fallut par force prendre une petite bonne, et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler les mouvements de la Singer et les courses d’Antonito par les rues de Madrid.
Avant l’arrivée des jumeaux, l’ancien mauvais garnement avait l’habitude de surprendre sa mère par les splendeurs et les rayons de son amour filial, qui furent les seules joies savourées pendant de longs temps par la pauvre femme; il lui apportait une piécette, deux piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en était plus heureuse que si elle avait reçu de ses parents de Ronda une métairie. Mais, lorsque les poupons avides de vie et de lait se rendirent maîtres de la maison et eurent besoin de bons aliments pour croître et se développer, l’heureux père se trouva dans l’impossibilité de faire de petits cadeaux à la grand’mère avec l’excédent de ses gains, parce qu’il n’y en eut plus assez pour en faire profiter l’aïeule.
Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l’argent que possible d’en donner.
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Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires, Luquitas et Obdulia, allait fort mal, parce que le mari se laissait distraire de ses obligations domestiques et de son travail; il fréquentait sans cesse le café et même d’autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi on dut lui retirer le recouvrement des factures de la maison des funérailles. Obdulia ne tenait aucun ordre dans la conduite de la maison; elle se trouva promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque mardi, elle envoyait la concierge à sa mère avec de petits billets pour lui réclamer le secours de quelques sous que sa mère ne pouvait lui donner.
Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et préoccupations pour Benina qui, dans son amour sans fin pour sa maîtresse, ne pouvait la voir affamée ou dans le besoin, sans chercher immédiatement à la secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à pourvoir à l’entretien de la maison, mais il fallait encore qu’elle fît en sorte que le nécessaire ne vînt point à manquer chez Obdulia. Quelle vie, quelles horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les profondeurs sombres de la misère qui fait honte et doit se cacher pour conserver une ombre de crédit et conserver un certain décorum! La situation arriva à un point d’anxiété tel que l’héroïque vieille, fatiguée de passer son temps à considérer le ciel et la terre afin de voir s’il ne tomberait pas inopinément un secours de quelque part, ayant tout crédit fermé chez les marchands, toutes les voies étant bouchées, ne vit plus d’autre moyen pour continuer la lutte que de boire sa honte et de se mettre à demander l’aumône dans les rues. Elle commença un matin, espérant que ce serait la seule fois, mais elle dut recommencer tous les jours, la triste nécessité lui imposant l’office de mendiante, se trouvant dans l’impossibilité de sauver autrement les siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître qu’elle serait obligée de continuer la voie douloureuse jusqu’à la mort, suivant la loi économique et 65 sociale, puisque c’est ainsi que l’on dit. Elle n’eut plus qu’une idée, ce fut d’empêcher que sa maîtresse en sût rien; elle commença par lui conter qu’il lui était échu une place d’aide de cuisine dans la maison d’un curé de l’Alcarria, aussi bon que riche.
Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage de pure invention, en lui donnant, pour mieux tromper sa maîtresse, le nom de don Romualdo. Doña Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire, et elle récitait journellement quelques Pater Noster pour que Dieu augmentât la piété et les rentes du bon prêtre, afin que Benina eût quelque chose à rapporter à la maison. Elle désirait le connaître, et, la nuit, tandis qu’elles trompaient leur tristesse par des conversations et des histoires, elle lui demandait mille détails sur lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment était arrangée la maison et les dépenses qu’on y faisait; à cela, Benina répondait avec maints détails et circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils étaient vraisemblables.
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Ce jour, la vieille dame avait mangé avec beaucoup d’appétit, et, tandis qu’elle dégustait les aliments procurés par le douro de l’aveugle Almudena, elle digérait facilement les pitoyables contes que lui faisait avaler sa servante et compagne. Doña Paca en était arrivée à avoir une telle confiance dans les arrangements de Benina que c’est à peine si elle songeait aux difficultés du lendemain, sûre que l’autre saurait les vaincre, avec sa diligence, sa connaissance du monde, la protection du très béni don Romualdo devant d’ailleurs lui être d’un grand secours. Maîtresse et servante mangèrent ensemble, et après le repas doña Paca lui dit:
«Tu ne dois en aucun cas marchander ton temps à ces gens, et bien que tu ne sois obligée de rester chez eux que jusqu’à midi, si quelque jour ils te priaient de rester jusqu’au soir, ne crains pas de le faire, femme, je m’arrangerai comme je pourrai.
—Cela, non, répondit Benina; il y a temps pour tout, et je ne puis manquer mon service ici. Ces gens sont bons, et ils se rendent bien compte de mes nécessités.
—Bien, si tu les connais. Je prie le Seigneur qu’il les récompense des égards qu’ils ont pour toi et ma plus grande joie serait que don Romualdo fût fait évêque.
—Eh bien! on entend déjà ronronner qu’on va le proposer; oui, madame, évêque de je ne sais quel endroit, quelque part aux îles Philippines.
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—Si loin, cela, non. Mais bien quelque part par ici où il puisse faire beaucoup de bien.
—La Patros, la plus âgée de ses nièces, pense de même.
—C’est celle qui a les cheveux gris et louche un peu?
—Non, c’est l’autre.
—J’y suis.... Patros, c’est celle qui bégaye et souffre de tremblements nerveux.
—Celle-là même. Elle dit: «Comment pourrions-nous aller, nous autres, dans des pays si loin?... Non, non; mieux vaut être simple curé ici qu’archevêque là-bas, où, comme on dit, il est midi quand il est minuit ici.»
—Aux antipodes?
—Mais la sœur doña Josefa dit: «Que vienne la mitre et qu’elle soit n’importe où Dieu voudra, je ne crains pas d’aller au bout du monde, avec la joie de voir le révérend à la place qui convient à ses mérites.»
—Il peut se faire qu’elle ait raison. Et qu’avons-nous nous autres, de mieux à faire que de nous conformer à la volonté du Seigneur? Si on nous l’envoie aussi loin, en te protégeant, toi, il me protégera aussi. Oui, qui connaît les desseins du Seigneur? et il pourrait arriver que ce que nous croyons être un mal soit un bien et que le bon don Romualdo, en partant, nous laisse bien recommandées à un évêque d’ici, ou même au nonce....
—Je crois que oui. Enfin, nous verrons.»
La conversation se référant au prêtre imaginaire s’arrêta là. Doña Paca le connaissait comme si elle l’avait vu et avait causé avec lui; elle s’en était formé un type vivant, grâce aux éléments descriptifs et pittoresques que Benina lui donnait d’un jour à l’autre. Mais la suite de cette conversation était restée dans l’encrier, pour faire place à des choses d’une plus grande importance.
«Explique-moi, femme. Et Obdulia, que dit-elle?
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—Rien. Qu’aurait-elle à dire, la pauvrette? Ce vaurien de Luquitas n’a pas reparu depuis douze jours. La petite assure qu’il a de l’argent, qu’il a touché pour une facture d’embaumement, et qu’il le mange avec une gueuse de la rue du Bonetillo.
—Jésus me protège! Et son père, que fait-il?
—Il le réprimande, il le corrige, quand il lui tombe sous la main. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’ils ne parviennent pas à le redresser. On envoie à la petite les repas de chez ses beaux-parents; mais la nourriture est en si petite quantité qu’elle arrive à peine aux dents canines. Elle mourrait de faim si je ne lui portais pas ce que je peux. Pauvre ange! Mais voyez: je l’ai rencontrée ces jours-ci, et elle avait l’air contente. Vous savez bien, la petite est comme cela. Quand elle a les plus grands motifs d’être joyeuse, elle pleure; quand elle devrait être triste, elle est gaie comme une joueuse de castagnettes. Seul, Dieu entend quelque chose à cette tête détraquée et connaît le moyen de la soulager. Pourtant, je l’ai vue contente, oui, madame, et c’est sans doute parce qu’elle pensait à des choses agréables. Mieux vaut ainsi.
«Elle est de celles qui croient à tout ce qu’elles se forgent elles-mêmes dans leur cerveau. De cette façon elles sont heureuses, quand, au contraire, elles devraient être malheureuses.
—Et pourtant ce devrait être tout le contraire, aide-moi donc à comprendre.... Et était-elle seule, entièrement seule, la chère petite?
—Non, madame: il y avait là ce chevalier si distingué qui lui tient quelquefois compagnie; celui qui est de la famille des Delgados, votre compatriote.
—Oui..., Francisco Ponte. Figure-toi si je dois le connaître. Il est de mon pays ou d’Algeciras, ce qui est la même chose.
«Il a été un élégant et il se pique encore de l’être.... Mais je t’avertis qu’il est plus vieux qu’un champ de palmiers.... Bonne personne, d’ailleurs, et de principes 69 chevaleresques, qui sait se conduire avec les dames, et d’une façon qu’on ne connaît plus aujourd’hui, où tous les hommes sont grossiers et mal élevés. Il est beau-frère d’une cousine de mon mari, parce que sa sœur avait épousé.... Enfin, je ne me rappelle pas bien la parenté. Je me réjouis qu’il soit en rapport avec ma fille, car il convient à celle-ci d’être en relation avec de dignes sujets, de manières décentes et jouissant d’une bonne situation.
—Pourtant la position de ce don Frasquito me paraît de celles qui sont bien en l’air, comme les montures de brillants.
—De mon temps, c’était un célibataire, qui jouissait de la vie. Il avait un bon emploi, dînait dans les grandes maisons et passait ses nuits au casino.
—Eh bien, alors, il doit être en ce moment plus pauvre qu’un rat, car il passe ses nuits....
—Où dis-tu?
—Dans les palais enchantés de la seña Bernarda, rue du Mediodia-Grande.... La maison de la logeuse, vous savez?
—Que me contes-tu là?
—Ce Ponte dort là, lorsqu’il a les trois réaux nécessaires pour obtenir une place dans le dortoir de première classe.
—Tu es folle, Benina.
—Je l’ai vu, madame; la Bernarda est mon amie. C’est elle qui nous a prêté les huit douros, vous savez? quand vous avez eu besoin d’envoyer la cédule avec décharge et payer un pouvoir pour l’envoyer à Ronda.
—Oui, oui, je me rappelle, c’était elle qui venait tous les jours réclamer sa créance et qui nous faisait bouillir le sang.
—Celle-là même. Mais, malgré cela, c’est une brave femme. Elle ne nous les aurait pas réclamés en justice, bien qu’elle nous en menaçât. Bien d’autres sont pires. Vous devez savoir qu’elle est riche et, avec les six maisons à loger la nuit qu’elle possède, elle n’a pas 70 moins de quarante mille douros qu’elle a gagnés, oui, madame, et qui sont tous placés à la Banque, et elle vit de l’intérêt.
—Que de choses incroyables il faut voir! Voilà bien le monde.... Mais, revenant au chevalier de Ponte,—c’est ainsi qu’on le nommait en Andalousie,—s’il est aussi pauvre que tu dis, cela doit faire pitié de le voir.... Mais cela vaut mieux ainsi, parce que la réputation de la petite pourrait souffrir quelque atteinte si, au lieu d’être une telle ruine, un pauvre mendiant en redingote, c’était un galant possible, quoique vieux.
—Je crois, dit Benina en riant, car sa nature joviale se montrait toujours dès que les tracas de la vie lui donnaient le temps de respirer, je crois qu’il va là... pour se faire embaumer...; il en a grand besoin. Et qu’il se dépêche avant qu’il soit tout à fait en putréfaction.»
Doña Paca se mit à rire de ces plaisanteries, puis elle s’informa de l’autre famille.
«Le petit, je ne l’ai vu ni aujourd’hui ni hier, répondit Benina; pourtant la Juliana m’a dit qu’il courait derrière les miasmes, parce que, avec tous ces changements de maladies, il y a beaucoup d’annonces de médecine. Il pense gagner beaucoup d’argent et faire lui-même paraître un journal, uniquement pour les affaires des pharmaciens indiquant par exemple où l’on vend tel ou tel article. Les deux poupons ressemblent à deux mottes de beurre. Mais ils coûtent bon comme potages et ragoûts, car on sait quand la nourrice commence à manger et l’on ne sait jamais quand elle finit. La Juliana m’a dit que nous goûterions quelque peu de ce que son oncle lui enverra pour la fête du saint et particulièrement qu’elle nous donnera deux paires de bottines de celles de rebut dans la cordonnerie où elle est piqueuse.
—Elle est bonne, cette petite, dit avec gravité doña Paca, quoique bien commune, si commune que nous ne pourrons jamais la fréquenter ni nous appareiller ensemble. Ses cadeaux m’offensent; si je les reçois 71 c’est seulement à cause de sa bonne volonté.... Enfin, il est temps que nous songions à nous coucher. Je crois que ma digestion est à moitié faite, prépare-moi ma médecine pour dans une demi-heure. Ce soir, je me sens plus lasse de mes jambes, et la vue plus fatiguée. Dieu saint, si j’allais devenir aveugle! Je ne sais ce que j’ai, ma vue baisse de jour en jour, sans que, grâce à Dieu, les yeux me fassent mal. Oui, mes nuits s’écoulent sans insomnies, grâce à toi, qui me causes, et en m’éveillant je vois les choses moins claires et mes jambes sont comme du coton. Je me dis: qu’est-ce que la vue a à faire avec le rhumatisme? On me dit qu’il faut que je marche, que je me promène, mais comment puis-je sortir dans cet état, sans vêtements convenables, en craignant de tomber à chaque pas sur des personnes m’ayant connue dans une situation meilleure, ou sur ces types communs et malpropres auxquels nous devons quelque chose?»
Entendant cela, Benina se rappela la chose la plus importante qu’elle avait oublié de dire ce soir à sa maîtresse, ou que du moins elle avait gardée pour la fin, craignant de la raconter avant de sortir de la cuisine et, pendant que l’une et l’autre lavaient et essuyaient les quelques plats dont elles s’étaient servies, car doña Francisca ne dédaignant pas de s’associer à ce bas service, elle lui dit du ton le plus naturel qu’elle put trouver:
«Ah! à propos, je ne me rappelais pas!... quelle pauvre tête j’ai! Aujourd’hui, j’ai rencontré le seigneur don Carlos Moreno y Trujillo.»
Doña Paca sursauta et peu s’en fallut qu’elle ne laissât tomber l’assiette qu’elle était en train d’essuyer.
«Don Carlos!... Tu as dit don Carlos? et puis, il t’a interrogée sur moi?
—Naturellement, et avec un intérêt qui....
—Est-ce vrai? A son heure, ce vieil avare se souvient de moi, lui qui m’a vue tomber dans la misère, moi, la belle-sœur de sa femme.... Car Purita était la 72 propre sœur de mon Antoine... et qui n’a pas su me tendre une main secourable!...
—L’année passée, lorsqu’il devint veuf, un jour comme aujourd’hui, il avait pourtant envoyé un petit secours à madame.
—Six douros! Quelle honte! s’écria doña Paca, laissant un libre cours à son indignation, et à la haine et au dépit, accumulés durant tant d’années d’opprobre et de souffrances dans son âme. La rougeur m’en monte au front à le dire. Six douros! et quelques nippes de Purita, des gants sales, des robes déchirées, et un vieux vêtement de cour datant du mariage de la reine. A quoi pouvaient me servir ces cochonneries?... Enfin, continue ton récit. Tu l’as rencontré...; où?... à quelle heure?
—Il pouvait être midi. Il sortait de San-Sebastian....
—Oui, je sais qu’il passe toute la matinée à rôder d’église en église, en priant sur les marches des autels. Mais tu m’avais dit qu’à midi et demi tu étais à servir le dîner de don Romualdo?»
Benina n’était pas femme à se troubler de cette réflexion. Son esprit fécond pour le mensonge et sa mémoire très heureuse pour conserver l’ordre dans les contes avancés par elle antérieurement, et pour s’en servir à l’appui des nouveaux, la tirèrent aussitôt d’embarras.
«Mais ne vous ai-je pas dit que quand le couvert eut été mis il manquait une salière et que je dus courir l’acheter à la place del Angel au coin de la rue Espoz-y-Mina?
—Si tu me l’as dit, je ne m’en souviens point. Pourtant comment pouvais-tu laisser ta cuisine au moment de servir le dîner?
—Parce que la fille de cuisine que nous avons ne connaît pas les rues, et ne sait d’ailleurs pas acheter. Elle serait restée un siècle et nous aurait rapporté effectivement une cuvette au lieu d’une salière; j’y courus en volant, et pendant ce temps la Patros surveillait 73 mes casseroles,... elle s’y entend, croyez-moi, elle s’y entend aussi bien que moi, ou peut-être mieux.... Enfin, je me rencontrais avec cette vieillerie de don Carlos.
—Mais pour aller de la rue de la Greda à Espoz-y-Mina, tu n’avais pas à passer par San-Sebastian, femme.
—Je vous ai dit qu’il sortait, lui, de San-Sebastian. Je le vis venir de là, regardant l’horloge de Canseco. Moi, j’étais dans la boutique. Le marchand sortit pour le saluer. Don Carlos me vit, nous parlâmes....
—Et que te dit-il? Conte-moi ce qu’il te dit.
—Ah! ce qu’il me dit.... Il me demanda des nouvelles de madame et des enfants.
—Qu’importait à ce cœur de pierre la mère et les enfants? Un homme qui a trente-quatre maisons dans Madrid, à ce que l’on dit, autant que l’âge du Christ et une de plus; un homme qui a gagné de gros sacs en faisant la contrebande des marchandises, en donnant des pots-de-vin aux douaniers et en trompant la moitié du monde, venir maintenant faire le gracieux! A buenas horas mangas verdes.... Tu aurais dû lui dire que je le méprise, que je suis orgueilleuse de ma misère, que ma misère met une barrière entre lui et moi,... parce que lui ne secourt les pauvres que par poids et mesures.
«Il croit qu’en répartissant ses aumônes par huitième de sou et se procurant à bon compte les prières des humbles il pourra tromper Celui d’en haut et escamoter la gloire éternelle et se coller dans le ciel par contrebande, se faisant passer pour ce qu’il n’est pas; comme il faisait lorsqu’il introduisait du fil d’Écosse, déclarant de la percale à un réal et demi l’aune et cela avec des marques fausses, des factures fausses, des certificats d’origine faux.... Lui as-tu dit cela? Le lui as-tu dit?
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«Je ne le lui ai pas dit, madame, et je n’avais pas à le lui dire, répliqua Benina, voyant que doña Francisca s’excitait démesurément et que tout le sang lui montait à la tête.
—Pourtant, tu te rappelleras certainement leurs façons d’agir à lui et à sa femme avec moi; ils étaient comme Alexandre en bataille. Puis, lorsque mes désastres commencèrent, ils se mêlèrent de mes comptes pour y faire leurs affaires. Au lieu de m’aider, ils tirèrent sur la corde pour m’étrangler plus promptement. Ils me voyaient dévorée par l’usure, et ils ont été incapables de m’offrir un prêt à de bonnes conditions. Ils pouvaient me sauver et ils ont préféré me voir périr. Et quand ils m’ont vue obligée de vendre mes meubles, ils me les ont achetés pour un morceau de pain, les meubles dorés de la salle de réception, les beaux rideaux de soie.... Ils étaient à l’affût des occasions et à me voir perdue, menacée du naufrage, naturellement..., ils se présentaient comme autant de sauveurs.... Que m’ont-ils donné pour le Saint-Nicolas de Tolentino, de l’école de Séville, qui était le joyau de la maison de mon mari, un tableau qu’il estimait plus que sa vie? Que m’ont-ils donné? Vingt-quatre douros, Benina de mon âme, vingt-quatre douros. Ils me saisirent dans une de ces heures idiotes, et moi, morte d’anxiété et de découragement, je ne savais point ce que j’avais à faire. Plus tard, un conservateur du musée m’a dit qu’il ne valait pas moins de dix mille réaux.... Tu vois quelles gens! Non seulement, 75 ils ont toujours méconnu la véritable charité mais ils n’ont jamais connu la délicatesse du cœur. De tout ce que nous recevions de Ronda: fruits, gâteaux, pain d’épice, nous en envoyions une bonne partie à Pura. Quant à eux, c’est à peine s’ils nous envoyaient un petit paquet de bonbons à la Saint-Antoine et s’ils m’envoyaient quelque petit objet de bazar pour se débarrasser de ma fête. Don Carlos était si parasite qu’il tombait comme par hasard à la maison à l’heure où nous prenions le café..., et si tu savais comme il s’en léchait les babines! Car tu sais que le sien n’était qu’eau claire et lavasse. Et si nous allions au théâtre ensemble, invités par moi, dans ma loge, il s’arrangeait toujours pour que ce fût Antoine qui payât les entrées.... Du sans-gêne avec lequel ils usaient de notre voiture à toute heure, je ne t’en dirai rien. Et tu dois te rappeler que, le jour même où nous vendions les meubles, ils se promenaient toute la soirée en faisant des tours infinis de la Castellane au Retiro.»
Benina ne voulut point l’arrêter par des interruptions ou des contradictions, parce qu’elle savait que lorsqu’elle enfourchait ce dada il était mieux de lui laisser tout dire jusqu’au bout. Pourtant avant qu’elle eût fini, alors qu’elle s’arrêtait un instant suffoquée et à court d’haleine, Benina s’aventura à lui dire:
«Don Carlos m’a dit d’aller chez lui demain.
—Dans quel but?
—Pour causer avec moi....
—C’est comme si je le voyais. Il voudra m’envoyer une aumône.... Précisément, c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de Pura..., il va se liquider par une cochonnerie.
—Qui sait, madame? Il se peut qu’il s’attendrisse....
—Lui, je le vois te mettant dans la main une paire de piécettes ou de douros, se figurant que pour ce fait les anges vont descendre en jouant de la viole ou de la harpe pour célébrer sa charité. Repousse son aumône, mon enfant; maintenant que nous avons notre bon don 76 Romualdo, nous pouvons nous permettre un peu de dignité, Nina.
—Cela ne convient point. Il pourrait se fâcher et dire, je suppose, que vous êtes orgueilleuse, ou que sais-je, moi?
—Qu’il le dise! Et à qui veux-tu qu’il aille le dire?
—A don Romualdo lui-même, dont il est grand ami. Il entend sa messe tous les jours, et ensuite ils s’en vont causer dans la sacristie.
—Fais ce que tu crois. Et pour ce qui doit advenir, dis bien à don Romualdo, qui est don Carlos, fais-lui voir que ses dévotions de la dernière heure ne sont pas recevables. Enfin, je sais que tu ne me tromperas pas, et demain tu me conteras ce qui résultera de la visite d’où tu ne rapporteras, sois-en sûre, qu’un noir sermon.»
Elles parlèrent encore longtemps. Benina cherchait à laisser tomber la conversation et à la refroidir, en évitant les répliques ou en leur donnant un ton conciliateur. Mais la dame et sa servante s’endormirent tard, et Benina passa une partie de la nuit à la préparation mentale de ses plans stratégiques pour le jour suivant, qui devait être sans doute plein de difficultés, si elle n’avait pas la chance que don Carlos lui mette dans la main une bonne poignée de douros..., ce qui pourrait bien arriver.
A l’heure fixée par le seigneur de Moreno Trujillo, sans une minute de plus ni de moins, Benina sonnait à la porte principale de la rue d’Atocha, et une servante l’introduisait dans le cabinet qui était très élégant, tous les meubles pareils comme couleur et comme façon. Une table ministre occupait le milieu, et elle était chargée de beaucoup de livres et de dossiers. Les livres n’étaient pas pour la lecture, mais bien pour les comptes, tout bien clair et ordonné. La paroi du milieu laissait voir le portrait de doña Pura; il était recouvert d’une gaze noire, dans un cadre qui paraissait d’or pur. D’autres portraits en photographies, qui devaient être 77 ceux des filles, gendres et petits-fils de don Carlos, occupaient les autres parois. Contre le cadre ou accrochées auprès, comme des offrandes ou des ex-voto à un autel, pendaient une multitude de couronnes de drap avec des roses peintes, des narcisses ou des violettes avec de longs rubans noirs avec inscriptions en or. C’étaient les couronnes qui avaient été apportées pour l’enterrement de sa femme, et que don Carlos avait tenu à conserver à la maison pour qu’elles ne se gâtassent pas au cimetière. Sur la cheminée où l’on ne faisait jamais de feu, une pendule avec sujet qui ne marchait pas et, non loin de là, un almanach américain portant la date de la veille.
Après une demi-minute d’attente, don Carlos entra en traînant les pieds, avec un bonnet de velours tiré sur les oreilles, et le manteau de maison, beaucoup plus vieux que celui qu’il mettait pour sortir. L’usage continuel de ce manteau au delà du 30 de mai s’explique par son horreur des poêles et braseros qui, selon lui, sont la cause de tant de malheurs. Comme il n’était pas enveloppé jusqu’aux yeux, Benina put observer qu’il avait le col et les poignets propres et une grosse chaîne de montre, ce qui sans doute répondait à l’étiquette de l’anniversaire. Avec un mouchoir d’une grandeur incommensurable, quadrillé, il se frottait et s’essuyait les yeux; il se moucha deux ou trois fois avec un grand bruit, et, voyant Benina debout, il lui fît signe de s’asseoir et prit gravement place dans le fauteuil qui accompagnait la table et avait un dossier élevé et découpé comme une stalle de chœur. Benina s’assit sur le bord d’une chaise qui, comme toutes les autres, était en chêne et recouverte de velours vert.
«Donc, je vous ai fait venir pour vous dire....»
La tête de don Carlos était affectée d’un tremblement chronique nerveux, mouvement latéral, comme celui qui sert à exprimer la négation. Ce tic s’accentuait ou devenait imperceptible selon le degré d’excitation de l’individu.
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«... Pour vous dire...»
Autre pause déterminée par un flux d’humeurs. Don Carlos essuya ses yeux bordés de rouge, se frotta sa courte barbe, qui n’avait d’autre raison d’être que de lui éviter la peine de se raser. Depuis la mort de sa femme, le bon monsieur, qui se rasait seulement pour elle et par elle, voulut joindre à ses grandes démonstrations d’affliction le deuil de son visage, en le laissant se couvrir comme d’un crêpe par des poils blancs, noirs ou jaunes.
«Je voulais vous dire que ce qui arrive à la Francisca de se trouver dans une position aussi précaire provient de ce qu’elle n’a jamais voulu tenir de comptes. Sans bonne ordonnance, il n’y a fortune qui ne se change en misère. Avec de l’ordre, les pauvres se font riches. Sans ordre, les riches....
—Se font pauvres, oui, monsieur,—dit avec humilité Benina qui, bien qu’elle connût la maxime de longue date, voulut la recevoir comme si ce fût une découverte récente de don Carlos.
—Francisca a toujours été une mauvaise tête. Nous le lui répétions souvent, ma femme et moi: «Francisca, tu te perds, tu vas droit à la misère», et elle..., tranquille comme si de rien n’était. Nous n’avons jamais pu obtenir qu’elle réglât ses dépenses sur ses entrées. Lui faire écrire un chiffre, on la tuerait plutôt. Et celui qui ne fait pas de chiffres est perdu. Je suis sûr qu’elle n’a jamais su ce qu’elle devait ni de quelle façon elle le payerait.
—Vérité, monsieur, grande vérité, cela, dit Benina soupirant et toute à la préoccupation de ce que don Carlos lui pourrait bien donner après ce sermon.
—En effet, comptez...; si, dans ma vieillesse, je suis dans une bonne condition pour moi et mes enfants, s’il ne me manque pas de quoi payer une messe pour l’âme de ma chère femme, c’est que j’ai toujours mené avec méthode et régularité les affaires de ma maison. Encore 79 aujourd’hui, retiré du commerce, je tiens à jour ma comptabilité pour mes dépenses particulières, et je ne me couche pas sans avoir passé tous les renseignements à l’agenda, dans les livres auxiliaires et enfin au grand-livre. Voyez, regardez pour vous convaincre....»
Il ajouta avec son tremblement nerveux qui avait l’air d’un signe de dénégation:
«Je voudrais bien que Francisca pût mettre à profit cette leçon. Il n’est pas trop tard...; intéressez-vous-y.»
Et il prit un livre, puis un autre, et il les montra à Benina, qui s’approcha pour contempler cette merveille de chiffres.
«Regardez bien, voici justement la dépense de la maison sans que je passe rien, pas même les cinq centimes d’une boîte d’allumettes, les sous du facteur, tout, tout. Dans cette autre petite colonne, les aumônes que je fais et ce que j’emploie en suffrages pour l’autre monde. Ensuite, je passe tout au grand-livre, dans lequel on peut voir jour par jour ce que je dépense et faire la balance.... Méditez; si Francisca avait fait sa balance, elle n’en serait pas où elle en est.
—C’est certain, très certain, monsieur. Et je ne cesse de le dire à madame: faites donc votre balance, marquez tout, point par point, ce qui entre comme ce qui sort. Mais elle, comme ce n’est plus une enfant, il lui est difficile de prendre de bonnes habitudes. Mais c’est un ange, monsieur, et il n’est nul besoin de savoir si elle compte ou ne compte pas pour la secourir.
—Il n’est jamais trop tard pour entrer dans le cerceau, comme on dit. Et je puis vous assurer que, si j’avais trouvé chez Francisca une intention quelconque ou un désir de tenir ses comptes en règle, je lui aurais prêté..., non pas prêté, mais je lui aurais facilité le moyen de les niveler; mais c’est une tête déséquilibrée; convenez avec moi qu’elle est déséquilibrée.
—Oui, monsieur, j’en conviens.
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—Et il m’est apparu que le meilleur cadeau que je puisse lui faire... et c’est pour cela que je vous ai fait venir, est celui-ci, la malheureuse.»
En parlant ainsi, don Carlos prit un livre long et étroit et le mit devant lui pour que Benina pût bien le voir. C’était un agenda.
«Voyez vous-même, dit le bon monsieur en faisant miroiter le livre, en le feuilletant. Il y a là tous les jours de la semaine. Regardez bien, d’un côté la colonne du doit, de l’autre celle de l’avoir. Voyez comme dans les dépenses on marque les articles: le charbon, l’huile, le bois, etc. Et alors, quelle peine y a-t-il à placer d’un côté ce que l’on dépense et de l’autre ce que l’on reçoit?
—Mais si madame ne reçoit rien?
—Chansons! s’écria Trujillo en frappant sur le livre. Elle a bien quelque chose, car vous dépensez bien quelque chose, et, si peu que ce soit, il faut que vous ayez une entrée, petite ou grande. Et ce que vous retirez des aumônes, pourquoi ne le noteriez-vous pas? Voyons donc, pourquoi ne le noteriez-vous pas?»
Benina le considéra avec un sentiment de colère mêlé de compassion. Mais je dois dire que la colère l’emportait sur la pitié et qu’il y eut un moment où peu s’en fallut qu’elle ne prît le livre pour le lancer à la tête du seigneur don Carlos. Pourtant elle contint sa fureur et, pour que le vieux maniaque de la comptabilité ne s’en aperçût pas, elle dit avec un sourire forcé:
«De sorte que vous, monsieur, vous tenez compte des sous que vous donnez aux pauvres à la porte de San-Sebastian.
—Jour par jour, répliqua le vieux avec orgueil, en branlant davantage son chef tremblotant, et je puis vous dire, si vous désirez le savoir, ce que j’ai donné dans le trimestre, dans le semestre ou dans l’année.
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—Non, non, ne vous dérangez pas, monsieur, reprit vivement Benina qui sentait de nouveau la démangeaison de lui taper sur la tête avec son livre. Je prendrai le livre, il fera grand plaisir à madame et à moi aussi. Mais nous n’avons ni plume ni crayon.
—Bonté divine! Dans quelle maison, si pauvre qu’elle soit, manque-t-il ce qu’il faut pour écrire? Si l’on a à donner une signature, prendre un compte, écrire un chiffre, noter quelque chose de la maison pour s’en souvenir.... Prenez ce crayon, il est taillé et si sa pointe se casse, vous la referez avec le couteau de la cuisine.»
Et avec tout cela don Carlos ne parlait pas de donner un secours effectif, bornant sa charité à l’offrande du livre, qui devait être le fondement de l’ordre administratif dans la maison désordonnée de doña Francisca Juarez. En le voyant remuer les lèvres pour continuer à parler et porter la main à la clef du tiroir qui était à sa gauche, Benina éprouva une grande joie.
«Il n’y a pas, il ne peut y avoir de prospérité sans administration, affirma don Carlos ouvrant le tiroir et y jetant un coup d’œil. Je désirerais que Francisca administre, et quand elle administrera....
—Et quand elle administrera.... Quoi? dit Benina à part elle. Que vas-tu nous donner, vieux fou, plus fou que tous ceux qui sont enfermés à Leganès? Puisse tout l’argent que tu conserves se convertir en pus dans ton corps pour que tu en crèves, comme un vieil abcès d’avarice!
—Prenez ce livre et ce crayon, emportez-le avec grand soin et faites attention de ne pas le perdre en route. Bien; vous en prenez charge? Vous me répondez qu’on écrira tout?
—Oui, monsieur..., il n’échappera rien.
—Bien, et maintenant pour que Francisca se souvienne de Pura et prie pour elle.... Vous me promettez que vous prierez pour elle et pour moi?
82
—Oui, monsieur, nous prierons à haute voix jusqu’à la cloche.
—Eh bien, j’ai là douze douros que je conserve pour les donner aux pauvres honteux qui n’osent mendier.... Pauvres gens, c’est bien ceux qui sont les plus dignes de commisération!»
En entendant prononcer ce chiffre de douze douros, Benina ouvrit des yeux comme des portes cochères. Par le Christ! ce qu’on peut se procurer avec douze douros! Et elle entrevoyait le soulagement de plusieurs jours, parer à tant de nécessités, boucher tant de trous, vivre, respirer, se reposer de la mendicité humiliante et du supplice de la requête universelle, et de tant de démarches fatigantes. La pauvre femme vit le ciel entr’ouvert, et par l’ouverture les douze douros, moyen charmant de sa félicité durant quelques jours.
«Douze douros! répéta don Carlos, passant les monnaies d’une main dans l’autre; mais je ne vous les donnerai pas en une fois, ce serait fomenter le gaspillage; je vous les destine....»
Du coup, les ailes du cœur de Benina se cassèrent.
«Si je vous les donnais, demain, à pareille heure, il n’en resterait pas un centime. Je vous assigne deux douros par mois, et vous pouvez venir les prendre le 24 de chaque mois, lorsque six mois seront écoulés et après septembre, je verrai si je dois augmenter ou non l’attribution. Cela dépendra, entendez bien, de ce que je verrai si vous administrez ou n’administrez pas, s’il y a de l’ordre ou s’il n’y en a pas, si le chaos continue. Méfiez-vous bien du chaos.
—Bien, monsieur, manifesta Benina avec humilité, pensant qu’il valait mieux se résigner et prendre ce qu’on lui donnait, sans entrer en discussion avec ce malpropre et ravagé petit Cassandre. Je vous réponds qu’on tiendra les comptes avec administration et qu’il n’échappera pas un bout de fil.... Je passerai tous les 24 du mois? Cela sera un grand secours pour la maison. Le Seigneur vous l’augmente, et qu’il tienne votre 83 femme défunte dans un saint repos... et à jamais. Amen.»
Don Carlos marqua la somme déboursée, en jouissant beaucoup de cette opération, congédia Benina d’un geste et changeant de cape, mettant son chapeau neuf, vêtements qui ne quittaient l’armoire que les jours de fêtes, se disposa à sortir et à procéder d’une volonté assurée et d’un pied ferme aux dévotions de ce jour, qui commençaient à Montserrat pour finir à la cérémonie de San-Justo.
84
«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en marchant d’un bon pas par la rue des Urosas. Il ne peut pas faire plus que ce que son naturel ne lui commande. Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait, lui, des choses extrêmement rares parmi les plantes et les animaux, il en a créé de plus rares encore parmi les personnes. Il nous arrive de reconnaître comme vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...; enfin, il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu’il en tienne avec ses comptes et tenues de livres, il donne encore un peu; certainement il y en a de pires, et tellement pires... qu’ils ne comptent ni ne donnent.... Ce qu’il y a de plus triste, au fond, c’est que ces deux douros ne régleront pas ma journée, parce qu’il faut que je rende à Almudena le sien, car il faut, avant tout, tenir sa parole. Viennent des jours mauvais et il m’aidera encore.... Il me restera vingt réaux dont il faut que je donne quelque chose à la petite, qui en a grand besoin, et le reste pour manger aujourd’hui..., et je dirai à madame que son parent ne m’a donné que le livre de comptes et le crayon, avec lesquels nous ferons un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé de première classe, substance d’imprimerie...; quelle dérision!... Enfin Dieu me guidera pour les mensonges que j’aurai à débiter à Mme Paca, comme toujours, et partons du pied gauche. Voyons d’abord, si je rencontrerai Almudena sur le chemin; c’est l’heure où l’on va à l’église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c’est qu’il sera sûrement au café de la Croix, au Rastro.»
85
Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l’Encomienda ils se rencontrèrent.
«Mon fils, j’étais à ta recherche, lui dit Benina en le prenant par le bras. Voici ton douro. Tu vois que je sais m’acquitter.
—Amri, il n’y a pas de presse.
—Je ne te dois plus rien... jusqu’à ce que je recommence à te devoir, mon petit Almudena, car, si le jour vient où j’aurai encore besoin de quelque chose, tu me le donneras, comme je ferais moi-même pour toi vice versa? Tu sors du café?
—Oui, et j’y retournerai si tu veux venir avec moi, je t’invite.»
Benina accepta l’invitation et, un instant après, les deux amis se trouvaient installés au café économique, prenant deux verres à dix centimes. Le local était un cabaret rechampi, d’une élégance moitié populaire, moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois étaient couvertes de peintures représentant des marines ou des paysages; un milieu fétide et des habitués pauvres ou des marchands du Rastro, loquaces, indolents, quelques-uns occupés à lire les feuilles tout haut, et d’autres à en écouter la lecture, tous très contents de se sentir au milieu du bruit, des conversations, de l’odeur du tabac et de l’eau-de-vie. Seuls à une table, Benina et le Marocain causaient de leurs affaires: l’aveugle racontait les diableries de sa compagne, et elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau du livre de comptes et des deux douros mensuels. Ils parlaient des richesses que, au dire général, possédait et thésaurisait Trujillo (trente-quatre maisons), oh! la montagne d’argent en papiers du gouvernement, et des mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement, émettant beaucoup de considérations de toutes sortes, la quantité innombrable de pauvres qui pourraient être secourus avec tous les trésors si inutiles à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme 86 c’est naturel et juste, la part que ses enfants ont le droit de posséder. Mais, comme ils ne pourraient certainement point arranger toutes choses à leur idée, il valait mieux ne point y songer et gagner chacun son pain de son mieux jusqu’à ce que la mort vînt et que Dieu donnât à chacun son dû. Enfin Almudena dit tout d’un coup à Benina, avec la plus grande gravité et avec une conviction profonde, que toute la fortune de don Carlos pourrait être sienne si elle voulait.
«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don Carlos pourrait m’appartenir? Tu es fou, mon petit Almudena.
—Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n’y crois pas, je te le prouverai et tu le croiras.
—Tu me répètes encore que tout l’argent de don Carlos pourrait être à moi? Quand?
—Quand tu voudras.
—Je le croirai si tu m’expliques comment ce miracle peut se produire.
—Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret.
—Et si tu peux faire que toute la fortune de ce vieux fou, une supposition, puisse passer à une autre personne, pourquoi restes-tu dans la misère et pourquoi ne la prends-tu pas pour toi?»
Almudena répondit à cela que la personne qui ferait ce miracle, dont il possédait le secret, avait besoin d’y voir. Et le miracle était sûr, par la lumière bénie, et, si elle avait le moindre doute, elle n’avait qu’à essayer, en faisant ponctuellement tout ce qu’il lui dirait.
Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse, et elle croyait volontiers à toutes les histoires surnaturelles qu’elle entendait conter, et la misère exaspérait en elle le respect des choses invraisemblables et merveilleuses; bien qu’elle n’eût vu aucun miracle, elle espérait toujours en voir arriver un en quelque jour heureux.
Un peu de superstition, beaucoup d’anxiété, d’événements extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité 87 la poussèrent à demander au Marocain des explications concrètes de sa science ou art cabalistique, car cela devait être nécessairement œuvre de magie. L’aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander ce que l’on désire à un Sar, appelé Samdai.
«Et qui est ce noble cavalier?
—Le roi d’en bas.
—Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre? mais c’est le diable.
—Le diable, non, mais un roi très bon.
—Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion as-tu, toi?
—Je suis Hébreu.
—Va avec Dieu, dit Benina, qui n’avait pas entendu le mot, et tu appelles ce roi! et il vient?
—Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas.
—Il me donnera tout ce que je lui demanderai?
—Sûrement.»
La conviction profonde que montrait Almudena frappa la pauvre femme, qui, après une pause durant laquelle elle interrogeait les yeux morts de son ami et son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se prit à dire:
«Et que fait-on pour l’appeler?
—Je te le dirai.
—Et il ne m’arrivera pas malheur si je l’appelle?
—Aucunement.
—Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et les démons ne m’emporteront pas?
—Non.
—Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je.
—Non, je ne te tromperai point.
—Pouvons-nous le faire tout de suite?
—Non, il faut l’appeler à minuit.
—Il faut que ce soit à cette heure-là?
—Sûrement, sûrement....
—Et comment puis-je sortir de la maison à cette 88 heure-là? Ce n’est point chose facile. A la vérité, je pourrais dire, une supposition, que don Romualdo est malade et que je suis obligée d’aller le veiller.... Bien. Que doit-on faire?
—Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut que tu les achètes. Premièrement, une lampe de terre. Mais il faut l’acheter sans prononcer une syllabe.
—Je deviens muette.
—Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles tout est perdu.
—Dieu te protège!... mais bon, j’achète ma lampe de terre, et après..., sans parler....»
Almudena lui ordonna d’acheter ensuite une marmite de terre avec sept trous, avec sept, pas un de plus, le tout sans parler, parce que, si elle parlait, cela ne vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec sept trous? A cela, l’aveugle répondit que dans son pays il y en avait et que l’on pouvait y suppléer avec celles dont usent les marchandes de châtaignes, en choisissant celle qui aurait sept trous, ni plus ni moins.
«Et il faut l’acheter sans parler?
—Si l’on parle, rien.»
Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton de carrash, bois d’Afrique qu’on appelle ici laurier. On le trouverait facilement chez le premier marchand de bric-à-brac. Il fallait l’acheter sans prononcer une parole. Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait le bâton dans le feu jusqu’à ce qu’il brûle bien...; cela doit se passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon, cela ne vaut rien. Et le bâton brûlera jusqu’au samedi à cinq heures précises, on le trempera sept fois dans l’eau, pas une de plus, pas une de moins.
«Tout cela en se taisant?
—Ne jamais parler.
—Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de femme, et, lorsqu’il est bien habillé, on l’appuie au mur, en le plaçant bien droit sur ses pieds. D’abord il faut placer la lampe de terre allumée avec de l’huile et 89 recouverte avec la marmite, de telle sorte qu’il ne passe de lumière qu’à travers les sept trous, et à courte distance on place la casserole pour brûler des parfums avec du feu, et l’on commence à dire les prières seulement par la pensée, parce que parler ne vaut. Et c’est ainsi que la personne doit se tenir, sans se distraire, sans s’arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin, et la lumière des sept trous, jusqu’à ce qu’à minuit....
—A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque les douze coups ont sonné il vient..., il monte..., il m’apparaît!...
—Le roi d’en bas; tu lui demandes ce que tu désires et il te le donne.
—Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible que ce seigneur, sans autres cérémonies que celles que tu m’as dites me donne, à moi, tout ce qui est maintenant à don Carlos Trujillo?
—Tu le verras en le lui demandant.
—Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un tout petit peu, si l’on s’oublie un seul instant en prononçant une seule parole de la prière mentale?...
—Il faut se tenir éveillée, ma fille.
—Et la prière?
—Je te l’enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï Elohim, Adonaï Ishat....
—Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais cela sans me tromper, mais comme cela n’est pas pur castillan, je ne réussirai pas.... Et pourtant, je puis t’assurer que j’ai peur de tous ces sortilèges.... Cesse..., cesse!... Ah! pourtant, si c’était vrai, quelle satisfaction, quelle joie d’enlever à ce vieux fou de don Carlos tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir entre tant de pauvres diables qui meurent de faim.... Si l’on pouvait tenter l’épreuve, en achetant les vases et le bâton, sans parler.... Mais non, non.... Si ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te dirai qu’il arrive quelquefois des choses extrêmement phénoménales, et qu’il vole souvent dans les airs ce 90 que l’on appelle des esprits ou, comme l’on dit encore, des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un songe; qu’est-ce que c’est? Peut-être des choses vraies de l’autre monde qui viennent dans celui-ci.... Tout peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant moi, que veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu’ils donnent comme ça, au premier venu, tant d’argent, sans plus de cérémonies. Que, pour secourir les pauvres, ils prennent aux riches la moitié d’un million ou la moitié d’un demi-million, passe encore; mais tant et tant de richesses pour nous autres.... Non, cela n’est pas croyable.
—Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de millions, la loterie, tout est à toi, si tu fais ce que je te dis.
—Mais si cela est aussi facile, pourquoi d’autres ne le font-ils pas? Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami, conte-le au nonce, car pour nous tu ne nous feras pas avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis pas que cela est impossible..., et, si je pouvais tenter l’épreuve, je l’essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce que l’on doit acheter sans parler....»
Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration en y ajoutant une peinture si vivante et si pittoresque du roi Samdai, de son visage magnifique, de sa noble démarche, de ses costumes splendides, de sa suite, qui formait des régiments de princes et de magnats, montés sur des chameaux blancs comme le lait, que la pauvre Benina finissait par s’exalter en l’écoutant, et, si elle n’y croyait pas encore les yeux fermés, elle commençait à se laisser gagner et séduire par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si tout cela n’était pas vérité, cela méritait bien de l’être.
Quelle consolation pour les misérables de pouvoir croire à des contes aussi gracieux, et si c’est une vérité de croire qu’il y a des rois mages pour porter 91 des joujoux aux enfants, pourquoi n’y aurait-il pas d’autres rois d’illusions qui viendraient au secours des pauvres gens, des personnes honnêtes qui n’ont qu’une chemise, et des pauvres âmes décentes qui n’osent plus descendre dans la rue parce qu’elles doivent trop aux boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena faisait partie des choses que l’on ne connaît pas. Et ne peut-il pas se faire que quelqu’un sache des choses que d’autres ne savent pas?... Et puis! combien de choses qu’on a considérées comme des mensonges sont ensuite devenues des vérités! Avant qu’on ait inventé le télégraphe, qui aurait cru que l’on parlerait avec l’Amérique comme de balcon à balcon avec le voisin d’en face? Et avant qu’on ait inventé la photographie, que l’on peut faire un portrait rien qu’en posant une seconde? Ceci est la même chose que cela. Il y a des mystères, des secrets que nous n’entendons pas, avant qu’il arrive quelqu’un qui dise: «C’est comme cela!» et le découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient les Amériques depuis que Dieu a créé le monde, et personne ne le savait..., jusqu’à ce qu’arrive ce Colomb, et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour les découvrir toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez, voilà l’Amérique et les Américains, et la canne à sucre, et le tabac béni... et les États-Unis, et des hommes noirs, et des onces de dix-sept douros.» A voir.
92
Le Marocain n’avait pas encore achevé sa légende orientale, lorsque Benina vit entrer dans le café une femme vêtue de noir.
«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis.
—Pedra? qu’elle soit maudite! Je l’ai chassée ce matin. Elle vient sûrement avec la Diega....
—Oui, avec une petite vieille, très petite et très maigre qui doit être plus buveuse encore que les moustiques; elles vont près du garçon et demandent deux verres de vin.
—Seña Diega lui enseigne le vice.
—Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle ne te sert de rien.»
L’aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son père avait été employé à l’abattoir des porcs, et sa mère avait tenu un banc de change dans la rue de la Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours d’intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un très bon plat, mais, quand il est enragé, il donne des abcès à qui le mange, et dans les trois jours on meurt sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les parents morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée. Elle était jolie, ou du moins elle passait pour telle, sa voix était comme une belle musique. Elle se mit d’abord à faire le change, puis à vendre des chiffons, car elle avait des instincts de commerçante; mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega ne tarda pas à la faire sortir de son travail en la poussant à la boisson et à d’autres choses encore pires. 93 Trois mois après, Pedra n’était plus reconnaissable. Elle était devenue fainéante, n’avait plus que la peau sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme une charretière, elle ne cessait pas de tousser et sa voix était abominablement enrouée. Souvent elle mendiait sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la nuit dans les remises d’hôtellerie. De temps en temps elle se lavait un peu la peau, achetait de l’eau de senteur, s’en aspergeait les maigreurs, se faisait prêter une chemise, une robe, un châle, et elle se mettait aux aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite rue de Mediodia. Pourtant elle n’avait constance à rien, et aucun arrangement ne lui durait plus de deux jours. Seul persistait en elle le goût pour l’eau-de-vie, et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien lieu de deux jours l’un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins l’agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme une guenon dans la rue où elle se trouvait, et elle avait plus de marques de coups sur la peau que de cheveux sur la tête. Il n’existait certainement pas de corps plus marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans un âge aussi peu avancé, car elle n’avait guère qu’une vingtaine d’années, bien qu’elle en marquât au moins trente, eût habité aussi souvent, comme prévenue, le Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec elle, touché de ce qu’elle était orpheline, et lui donnait de trois choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des conseils, des aumônes et des coups. Il l’avait trouvée un jour pansant ses plaies avec du suc de figuier et peignant sa chevelure désordonnée au soleil. Il lui proposa de venir habiter avec lui en y mettant pour condition qu’elle payerait la moitié du loyer et qu’elle couperait dans la racine sa passion pour la boisson. Ils discutèrent, parlementèrent, puis donnèrent une grande solennité à leur contrat, jurant tous d’eux de l’observer fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un peigne de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit pour la première fois dans le bouge de Santa-Casilda. 94 Les premiers jours lurent tout à la concorde, à la sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas à retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna faire la joie des gamins et donna du fil à retordre aux gardiens du bon ordre.
«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours ivre. C’est un malheur..., un vrai malheur. Je ne la garde que par pitié....»
Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune une paire de verres, regardaient avec ironie l’aveugle et Benina, cette dernière en fut troublée et voulut se retirer.
«Ne t’en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l’aveugle en la retenant par le bras.
—J’ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage.... Voici qu’elles viennent de notre côté.»
Elles s’approchèrent, en effet, et Benina put contempler à son aise la figure de Pedra, d’une beauté dure et qui s’en allait. Brune, de traits réguliers, quoique fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale et largement ouverte, qui ne paraissait pas faite pour sourire, un corps droit et élégant dans sa faiblesse et son négligé, la compagne d’Almudena était une figure tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui se disait mentalement qu’elle n’aimerait pas se rencontrer avec une pareille personne, la nuit, dans un lieu désert.
Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était jeune ou vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle paraissait une enfant; par sa figure pâle, rugueuse, toute pleine de plis, elle semblait une vieille décrépite; en regardant ses yeux, on eût dit un petit animal extrêmement vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne put s’empêcher de la traduire mentalement par une phrase andalouse que sa maîtresse employait souvent: «Ses coudes doivent piquer comme des épines.»
Pedra s’assit en souhaitant le bonjour, et l’autre 95 resta debout, sans dépasser la tête d’Almudena, auquel elle donna une forte tape sur l’épaule.
«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son bâton.
—Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais et traître, répondit l’autre. Jaï..., la vérité est que tu es méchant et que tu m’as cherché querelle et rossée.
—Moi, j’ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise pocharde.
—Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame.
—Elle n’est point vieille.
—Qu’est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas?
—Elle est convenable au moins, elle.
—Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi.
—Courage! je vois que vous vous la passez bien sur mon dos, dit Benina, très contrariée, et en se levant.
—Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.»
La Diega l’engagea aussi à s’apaiser, ajoutant qu’elle avait acheté un dixième à la loterie et lui offrant une participation.
«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n’ai pas le sou.
—Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette.
—Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas?
—Arrive demain, nous serons riches, richissimes effectivement, dit la Diega. Moi, si je gagne, que saint Antoine m’écoute! Je retournerai m’établir rue de la Sierpe. C’est là que je t’ai connu, Almudena, tu t’en souviens?
—Non, je ne m’en souviens pas, non....
—Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison par derrière.
—Là on l’appelait Muley-Abbas.
—Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite taille.
—Se quereller est une vilaine chose. N’est-ce pas, mon petit Almudena? Les personnes honnêtes s’appellent par le saint baptême, avec leur nom de chrétien, et cette dame, quel nom a-t-elle?
96
—Je m’appelle Benina.
—Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède?
—Non, madame, mon pays est... à deux lieues de Guadalajara.
—Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et dis-moi une chose: pourquoi cette rosse de Pedrilla l’appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom dans ta religion et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect?
—Je l’appelle mon Jaï, parce qu’il est Maure, dit la femme tragique, prenant part à la conversation.
—Mon nom est Mordejaï, déclara l’aveugle, et je suis né dans un charmant pays qu’on appelle là-bas Ullah-de-Bergel, dans la terre de Sus.... Oh! terre divine, gracieuse.... Beaucoup d’arbres, de l’huile beaucoup, du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.»
Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme chaleureux et il se mit à le décrire avec des hyperboles gracieuses, un coloris poétique que savourèrent les trois femmes avec un immense et infini plaisir. Poussé par elles, il raconta quelques incidents de sa vie, toute pleine d’événements stupéfiants, d’entreprises périlleuses et de fantastiques aventures. Il raconta d’abord comment il s’était enfui du foyer paternel, à l’âge de quinze ans, se lançant à parcourir le monde, sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune nouvelle de son pays ni des siens. Son père l’avait envoyé à la maison d’un marchand, son ami, avec le message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu’il te donne deux cents douros dont j’ai besoin.» Et ce devait être le mode d’agir entre banquiers et entre gens chez lesquels régnait une confiance patriarcale; car la mission s’exécuta effectivement sans aucune difficulté, Mordejaï recevant les deux cents douros en quatre sacs de monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la maison paternelle avec ses écus, il prit le chemin de Fez, avide de voir le monde et de travailler pour son compte, et de gagner beaucoup d’argent pour l’auteur de ses jours, jusqu’à cent ou deux cent mille, songeait-il. 97 Achetant deux bourricots, il se mit à transporter des marchandises et des voyageurs de Fez à Méquinez, avec un bon bénéfice. Mais un jour de grande chaleur, châtiment de Dieu, passant près d’une rivière, il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l’eau, pour son malheur, flottaient deux charognes de chevaux. En sortant de l’eau, les yeux lui faisaient mal et, trois jours plus tard, il était aveugle. Comme il avait quelque argent, il put rester un certain temps sans implorer la charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte de la vue et le chagrin non moins grand de passer de la vie active à la vie sédentaire. Le jeune garçon, agile et fort, s’était changé du soir au matin en un homme débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour céder la place à une sombre et continuelle méditation sur la fragilité des biens de cette terre, sur l’infaillible justice avec laquelle Dieu, notre père et notre juge, fait sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne se risquait point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement il ne l’eût pas exaucé. C’était un châtiment, et le Seigneur ne se retourne pas quand il a frappé ferme. Il lui demanda seulement de lui donner de l’argent en abondance, pour qu’il pût vivre à l’aise et aussi une femme qui l’aimerait: rien de tout cela ne fut accordé à ce pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour moins d’argent, car il coulait de ses mains, sans qu’aucun autre rentrât d’aucun côté, et aucune femme ne vint. Celles qui s’approchaient de lui en feignant de l’aimer ne venaient à lui que pour le voler. Un jour qu’il était l’homme le plus molesté du monde, parce qu’il ne pouvait réussir à chasser une puce qui le piquait horriblement et se moquait avec une audace sans pareille de ses efforts, ce n’est point une invention..., deux anges lui apparurent.
98
«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda Quart-de-Kilo.
—Je les vis parfaitement, tous deux.»
Il expliqua qu’il distinguait une masse obscure au milieu de la lumière et cela pour toutes les choses de cette terre, mais que pour les choses de ces mondes mystérieux qui s’étendent en haut et en bas, en avant et en arrière, au dedans et au dehors de notre monde, ses yeux voyaient clair, et alors aussi bien qu’elles le voyaient elles-mêmes. Bon! Alors lui apparurent deux anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes pas pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu’ils venaient de la part du roi d’en bas, avec un message pour lui. Le seigneur Samdai avait à lui parler, et pour ce faire il était nécessaire qu’il se rendît de nuit à l’abattoir, qu’il fît brûler un peu d’encens et qu’il se mît à prier au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu’à deux heures du matin, heure de l’entrevue. Pas besoin est de dire que les anges s’en allèrent comme une brise légère lorsqu’ils eurent terminé leur ambassade à Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa pipe, la ration d’encens, dans un papier, et il se dirigea à petits pas vers l’abattoir; la longue station qu’il devait faire lui aurait paru moins longue en fumant.
Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les vapeurs qui s’échappaient du brûle-parfum et fumant pipe sur pipe jusqu’à ce qu’arrivât l’heure fixée, et la première chose qu’il vit, ce furent deux chiens plus grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu. 99 Mordejaï était rempli d’admiration et pouvait à peine respirer. Vint ensuite un régiment de cavaliers avec beaucoup de musique, et des beaux habits de fête; ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de sable et de pierres, tant et tant qu’il se vit enterré jusqu’au cou, et il respirait à peine. A chaque instant plus forte... et sur toutes ces scories passèrent de nouvelles troupes de cavaliers courant à toute vitesse, bannières blanches au vent et tirant sans cesser des coups de fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de crapauds qui tombaient en sifflant et en se tordant. Le pauvre aveugle se mourait de frayeur, se trouvant enveloppé dans l’horrible nuage de bêtes immondes.... Puis vinrent des hommes et des femmes à pied, dans une lente procession, tous et toutes vêtus de blanc, portant dans les mains des paniers et des corbeilles d’or recouverts de fleurs, car les serpents et les crapauds s’étaient magiquement transformés en roses et en lis, et en rameaux odorants de menthe et de lauriers tous ces sables et pierres brûlantes et tranchantes.
Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut enfin, beau, d’une beauté à la fois humaine et divine, une longue barbe noire, des boucles d’oreilles, une couronne d’or qui avait l’air d’avoir comme pierreries le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert, sa finesse était telle qu’il semblait tissé par les araignées très habiles qui travaillent dans les profondeurs de la terre avec des aiguilles de feu. Sa suite était si brillante et si belle qu’elle illuminait l’air. Comme la Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n’était pas venue, elle aussi, le narrateur s’arrêta un instant, recueillant ses souvenirs, et il rendit compte qu’effectivement la femme du roi était venue, mais que sa figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu’elle traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï n’avait pas bien pu la distinguer. La souveraine était vêtue de bleu, d’une couleur qui ressemble à celle de nos pensées quand nous sommes entre triste et gai. 100 L’aveugle disait cela avec effort, suppléant à l’incertitude de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue et ses gestes irrités et éloquents.
Au total, sur l’ordre du roi, les femmes vêtues de blanc déposèrent devant lui tous les paniers et les corbeilles d’or qu’elles portaient. Qu’était-ce? Des pierreries de diverses sortes, beaucoup, beaucoup, qui formèrent des monceaux qui n’auraient tenu dans aucune maison; des rubis gros comme des pois chiches, des perles grosses comme des œufs de colombe, toutes, toutes grosses, des diamants fins en telle quantité qu’il y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec ces sacs une voiture de déménagement; des émeraudes comme des noix et des escarboucles comme mon poing.
Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies, muettes, les yeux fixés sur le visage de l’aveugle et la bouche ouverte. Au commencement de la relation, elles avaient peine à croire, et elles étaient arrivées à une naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de choses plaisantes et agréables, comme compensation à la vie de misère mortifiante qu’elles subissaient. Almudena faisait passer toute son âme dans sa voix et avec sa langue tous les plis mobiles de sa face remuaient et jusqu’aux poils de sa barbe noire. Tout était signe, hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que les auditeurs entendaient sans savoir comment. La fin de la splendide vision fut que le roi dit au bon Mordejaï que des choses qu’il désirait, richesse et femme, il ne pouvait lui en donner qu’une seule et qu’il devait choisir entre les pierreries qu’il admirait tout à l’heure et avec lesquelles il jouirait d’une fortune supérieure à celle de tous les souverains de la terre, et une femme bonne, belle et laborieuse, bijou certainement si rare que l’on ne pourrait le rencontrer qu’en parcourant toute la terre à sa recherche. Mordejaï n’hésita pas un seul instant dans son choix et dit à Sa Majesté le roi d’en bas que pour rien au monde il ne saurait accepter 101 ces pierreries si on ne lui donnait point la femme....
«Je désire la femme.... J’aimerai ma femme, et sans ma femme je ne veux point de pierreries, ni d’argent, ni rien.»
Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée d’un manteau qui lui recouvrait jusqu’à la figure, s’en allait par le chemin et lui dit que cette femme était la sienne, qu’il devait la suivre jusqu’à ce qu’il la rencontrât et l’épouser, et cette femme qui lui était donnée s’en allait d’un pas très léger. Et, cela dit, Sa Majesté daigna s’évanouir dans les airs, et avec elle tous ceux de sa suite, et les régiments de cavaliers et les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce qui était apparu, en ne laissant qu’une odeur pénétrante d’encens et les aboiements des deux immenses chiens qui s’en allaient se perdant dans l’éloignement de la nuit fraîche, et il les entendait encore retentir d’une façon effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois mois malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait prendre pour toute nourriture que de l’eau et de la farine d’orge sans sel. Et il se trouva ensuite si maigre qu’il pouvait compter ses os sans qu’aucun lui échappât. Enfin, s’arrangeant comme il put, il commença son chemin à travers le vaste monde à la recherche de la femme qui, selon le dire du roi Samdai, était la sienne.
«Et tu l’as rencontrée après tant et tant d’années de recherches et de courses et elle s’appelait Nicolasa, dit la Pedra, cherchant à aider l’aveugle dans son autobiographie.
—Qu’en sais-tu? Ce n’est pas Nicolasa.
—Mais alors, c’est peut-être madame, ajouta la Diega faisant allusion, non sans une certaine impertinence, à la pauvre Benina qui ne desserrait pas les dents.
—Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une effrontée qui court par les chemins.»
Almudena conta qu’au sortir de Fez il était allé en Algérie, qu’il vécut d’aumônes d’abord à Tlemcen, 102 ensuite à Constantine et à Oran; que de cette ville il s’embarqua pour Marseille, qu’il parcourut toute la France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein d’arbres et où les rues sont pavées et aussi douces que la paume de la main. Après s’être arrêté dans une ville qui a nom Lille, il était retourné à Marseille où il s’était embarqué pour Valence.
«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec laquelle tu es venu ici, grâce au secours des municipalités, deux réaux par étape, dit la Pedra, et de Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t’es contenté ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu’à ce qu’elle t’ait lâché pour aller avec un autre.
—Tu n’en sais rien.
—Conte donc l’histoire de Nicolasa, comment on t’a arrêté, toi, pour te mettre à San-Bernardino, et elle pour la mettre à l’hôpital; et puis qu’une nuit, tandis que tu dormais, deux femmes de l’autre monde, à vrai dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la Nicolasa causait à l’hôpital avec un condamné qu’on allait pendre....
—Ce n’est pas vrai, cela..., tais-toi.
—Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua Benina, qui, bien qu’elle goûtât fort ces histoires contées, désirait s’en aller, pour vaquer à ses préoccupantes affaires.
—Restez donc, madame; où voulez-vous aller où vous soyez mieux qu’ici?
—Un autre jour je vous raconterai la suite, dit l’aveugle en souriant. J’ai vu beaucoup de choses.
—Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie, pour rafraîchir ta langue qui est sèche comme la sole d’une vieille savate.
—Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes, je n’ai point d’argent.
—Ne t’en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement.
—Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis 103 pressée et, avec la permission de la compagnie, je m’en irai.
—Reste encore un petit instant. Il n’est que onze heures.
—Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra, car elle a peut-être besoin de mendier encore; nous, nous avons fait notre journée.»
Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la Diega ayant touché quelques sous que deux filles de la rue Chopa lui devaient, elles s’étaient lancées dans le commerce, l’une et l’autre tenant les plus grandes dispositions et même une adresse supérieure pour l’achat et la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête et accomplie que quand elle se livrait au trafic, même de choses menues, même de cure-dents, de feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L’autre était un aigle pour la revente des chiffons et petits objets. Avec cet argent ainsi venu entre leurs mains par miracle, elles avaient acheté différentes choses dans une maison de soldes, et, le matin de ce jour, elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine de l’Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs cartes de boutons, de petits morceaux de rubans et deux gilets de Bayonne. Un autre jour, elles achetaient de la faïence, des images, des chevaux en carton, de ceux que l’on vend à perte à la fabrique de la rue du Carnero. Elles parlèrent longtemps de leur commerce et elles se vantaient réciproquement l’une l’autre, parce que si Quart-de-Kilo n’avait pas sa pareille pour l’achat de marchandises détériorées, personne n’atteignait la force et la malice de l’autre pour la vente au détail. Un autre indice qu’elles étaient venues au monde pour être commerçantes et rien d’autre, est que l’argent ainsi gagné en vendant, elles savaient le serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons, animées du désir ardent et inquiet de le conserver, tandis que l’argent qui arrivait entre leurs maigres mains de n’importe quelle autre façon s’échappait, 104 sans même qu’elles eussent le temps de fermer le poing pour le retenir.
Benina était tout oreilles pour écouter ces explications qui eurent pour résultat de lui faire naître une certaine sympathie pour l’ivrognesse, parce que, elle aussi, Benina se sentait des dispositions pour le commerce, et l’idée de l’achat et vente caressait agréablement les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre en service et de travailler comme une négresse, elle s’était installée sous une porte cochère, un autre coq aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes et son indissoluble association avec doña Paca lui fermaient la porte du commerce.
La brave femme insista pour abandonner l’agréable réunion et, quand elle se leva pour partir, elle laissa tomber le crayon que lui avait donné don Carlos et, en voulant le ramasser, elle fit pareillement tomber l’agenda.
«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un mince bagage, et elle jeta un coup d’œil rapide sur le livre, bien qu’elle sût plutôt déchiffrer ses lettres que lire réellement. Ceci, qu’est-ce? Un livre de comptes. Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et la place des centimes. C’est bien commode de pouvoir marquer ce qui entre et ce qui sort. Moi, je l’écris tel que; mais je m’embrouille dans les chiffres, parce que les yeux eux-mêmes s’embrouillent avec les doigts et, quand je fais l’addition, je ne peux plus tomber d’accord avec ce que je dois avoir.
—Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit l’occasion de faire un commerce, m’a été donné par un parent de ma maîtresse, pour que nous écrivions point par point nos affaires; mais nous ne savons pas le faire. Il n’y a pas «la Madeleine pour cette étoffe», comme disait l’autre, et j’y pense, mesdames, vous autres qui êtes commerçantes, ce livre vous conviendrait merveilleusement. Et je vous le vendrai, si vous me le payez bien.
105
—Combien?
—Comme c’est pour vous, deux réaux.
—C’est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des yeux le livre qui était dans les mains de sa compagne. Et si, tandis que nous le désirons, le Moricaud nous empêche de le prendre?
—Prends-le, indiqua la Pedra, prise d’une convoitise d’enfant, en faisant tourner les pages avec son doigt mouillé. On écrit sur les petites lignes: tant de quantités, tant de lignes et ainsi c’est plus clair.... Donne-lui un réal, va.
—Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf? Sa valeur est marquée là: «deux pesetas».
Elles marchandèrent; Almudena intervint comme conciliateur des intérêts des deux parties, et enfin le traité fut signé moyennant quarante centimes pour le tout, avec le crayon.
La Benina sortit du café tout heureuse, pensant qu’elle n’avait point perdu son temps, et que, si les pierres précieuses qu’Almudena avait placées en monceaux devant elle étaient chimériques, positives et de bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes comme quatre soleils, qu’elle avait gagnées en vendant l’inutile cadeau du monomane Trujillo.
106
Le long repos dans le café lui permit de parcourir comme un gaz léger, la distance entre le Rastro et la rue de la Cabeza, où vivait Mme Obdulia, qu’elle voulait visiter et secourir avant de rentrer, car il était indubitable pour elle qu’à un sou près il devait lui revenir la moitié de l’un des deux douros que don Carlos lui avait donnés. A deux heures moins un quart elle entrait par le portail qui, par son air sinistre et son état d’humidité, ressemblait fort à la porte d’une prison! Dans le bas, il y avait un établissement d’ânesses à lait, avec des petites ânesses peintes sur la devanture, et au dedans, vivaient sans air ni lumière les pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées et phtisiques elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on donnait asile à une connaissance de Benina, l’aveugle Pulido, qui était un des piliers de San-Sebastian. Elle causa un instant avec lui et avec le vacher avant de monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles bien mauvaises; que le pain allait augmenter et que la Bourse avait beaucoup baissé. Le premier événement avait pour cause la sécheresse, et le second était arrivé parce qu’il y allait avoir une révolution terrible. Les ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les patrons refusaient de la leur accorder. L’ânier annonça avec un sérieux prophétique que bientôt il n’y aurait plus d’argent métallique et seulement du papier et qu’on allait mettre de nouvelles contributions inclusivement jusque sur le bonjour qu’on se donnerait ou se rendrait.
C’est sur ces mauvaises impressions que Benina 107 commença à monter l’escalier aussi ruiné qu’obscur, avec ses marches bombées, les parois souillées, recouvertes d’indications écrites par les habitants, au charbon ou au crayon, auprès des portes de chaque logement, ce qui rendait l’aspect intérieur plus sale que l’extérieur; des lumignons vacillants l’éclairaient, comme les veilleuses de jour éclairent les saints. Au premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des chats et avec une vue magnifique sur les toits et les mansardes, demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison, par la largeur et la fraîcheur des pièces, aurait ressemblé à un couvent, n’était le peu de hauteur des plafonds que l’on touchait de la main. Les tapis et les nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou les chapeaux haut de forme au Congo; seulement dans la pièce décorée du nom de cabinet il y avait un morceau de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des carrés. Les meubles d’occasion, avec leurs sièges défoncés, leurs pieds invalides, leur aspect boiteux, accusaient les désastres de leurs voyages à l’infini dans les voitures de déménagement.
Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant qu’elle l’avait entendue monter, et au même instant la bonne vieille se vit assaillie par une paire de chats très gentils qui la regardaient en miaulant, le poil hérissé, et en se frottant contre elle.
«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec plus de compassion pour elles que pour elle-même, elles n’ont point encore mangé!»
La fille de doña Paca portait une robe de chambre de flanelle rose, d’une coupe élégante, mais défraîchie par un long usage, le devant couvert de taches de chocolat ou de graisse, des trous aux manches, la doublure arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté de rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle, la précédente étant sans doute plus forte de taille. De toute manière, un tel vêtement convenait peu quand même à la pauvreté de la femme de Luquitas.
108
«Ton mari n’est pas encore venu cette nuit? lui dit Benina suffoquée par la pénible ascension.
—Et il n’y a pas de danger qu’il vienne. Il faudrait le chercher à son café ou dans ces maisons de perdition avec celles qui lui ont troublé la cervelle.
—On ne t’a rien porté de la maison de tes beaux-parents?
—Non, ce n’est pas le jour. Tu sais bien qu’ils ne m’envoient quelque chose que de deux jours l’un. Ils vont manger chez leur tante.
—De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne t’affliges pas, tu attends que Dieu y pourvoie, et il n’a pas l’air d’y penser; mais me voici là à point pour que tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel t’en tienne compte.... Mais j’entends une petite toux. Ton cavalier servant est-il venu?
—Oui, il est ici depuis dix heures. Il m’entretient avec les jolies choses qu’il me dit, et, en l’écoutant, je ne m’aperçois pas qu’il n’y a à la maison que deux onces de chocolat, une demi-douzaine de dattes, et quelques vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque chose avec toi, il faudrait donner tout d’abord à ces malheureux chats qui souffrent et me tourmentent depuis le point du jour. Il me semble qu’ils me parlent et qu’ils me disent: «Qu’est devenue notre Nina qu’elle ne nous procure plus notre mou?»
—Bien, je pourvoirai à tout, mais d’abord je voudrais saluer ce cavalier qui, quoique d’âge, sait encore dire de jolies et fines choses aux dames.»
Elle entra dans la pièce que l’on nommait le cabinet, et M. de Ponte y Delgado se répandit avec elle en compliments de bonne société:
«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable quand vous brillez par votre absence.
—Comment! je brille par mon absence!... Quelle phrase disparate vous faites, monsieur de Ponte! Ou bien est-ce que nous autres femmes du peuple nous n’entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je 109 reviens à l’instant, car j’ai de quoi donner à manger à la petite et à messieurs les chats. Eh bien! que don Frasquito ne dise rien, il a dû faire pénitence ici. Je l’invite, moi.... Non, c’est madame qui l’invite.
—Oh! quel honneur!... J’y suis extrêmement sensible. Mais j’avais l’intention de me retirer.
—Oui, nous savons que vous êtes toujours convié dans les maisons de la noblesse. Mais vous êtes si bon que vous ne dédaignez pas de vous asseoir à la table de pauvres gens comme nous.
—Considération qui nous est infiniment agréable, dit Obdulia. On sait que pour M. de Ponte, c’est un vrai sacrifice que d’accepter une si pauvre table....
—Pour l’amour de Dieu, Obdulia!...
—Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices et de bien plus grands encore. N’est-ce point vrai, Ponte?
—Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous continuez à être aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice le plus grand plaisir qui puisse exister dans la vie.
—As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina, comme quelqu’un qui jette une pierre dans un massif de fleurs.
—Je crois qu’il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon, va en chercher.»
Nina rentra à l’intérieur de la cuisine et, ayant trouvé du combustible, elle se mit à allumer le feu et à installer ses casseroles. Durant la prosaïque opération elle conversait avec les étincelles et les braises, se servant de l’écran comme d’un tuyau acoustique leur disant:
«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner à manger à ce pauvre affamé, qui par fausse honte, ne veut point confesser sa faim. Que de misères dans ce monde, Seigneur! On dit justement que plus on a vu, plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin fond de la misère, on trouve tout à coup qu’il y a 110 encore des gens plus misérables, car, si une pauvre femme tombe à la rue, on lui donne, elle demande et elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s’alimenter.... Mais ceux-ci qui joignent à l’envie de manger l’insurmontable confusion de demander, étant timides et délicats de nature; ceux qui ont eu la fortune et reçu de l’éducation et qui ont peur de s’abaisser.... Mon Dieu, qu’ils sont malheureux! Que de discours ils doivent se faire pour ajuster leur vie!... S’il me reste de l’argent, après avoir mangé, il faut que je voie comment je m’arrangerai pour trouver la piécette qui est nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non, il faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas payer encore cette nuit.... Et comme cette damnée Bernarda ne fait crédit qu’une fois..., il faudra lui payer tout le comptant.... Et comment savoir si on lui a fait crédit deux ou trois fois.... Non, si j’avais assez d’argent je n’aurais pas le courage de le donner, et même si on me l’offrait, j’aimerais mieux dormir à la belle étoile plutôt que de l’enlever à ces pauvres gens.... Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans ce monde si grand de la misère!»
Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le langoureux Frasquito et l’excellente Obdulia parlaient de mille choses suaves ou agréables, bien loin de la triste réalité. Dès qu’ils eurent vu entrer la Providence, sous la figure de Benina, la jeune femme s’était trouvée soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et, pour le même motif, le chevalier respirait à l’aise, et leurs papilles furent agréablement chatouillées à l’idée de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave conflit des subsistances. L’un et l’autre, femme terre à terre et homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale pénurie, une richesse incommensurable, inépuisable, extrêmement efficace, toujours monnayable, extraite de l’inépuisable mine de leur propre esprit, et, bien qu’ils usassent avec prodigalité des produits de cette mine, plus ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition. 111 Cette richesse consistait dans la précieuse faculté d’abandonner la réalité quand ils le voulaient, pour se transporter dans un monde imaginaire, tout de bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à cette divine faculté, il arrivait qu’en mainte occasion ils ne s’apercevaient pas de leurs énormes malheurs; car, lorsqu’ils se voyaient privés de tous les biens positifs, ils sortaient de leur imagination le cor d’Amalthée et ils n’avaient qu’à souffler dedans pour en voir sortir tous les biens idéaux. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que M. de Ponte y Delgado, bien que trois fois au moins aussi âgé qu’Obdulia, la dépassait en puissance imaginative, car, à son déclin, les illusions de l’enfance semblaient lui revenir.
Don Frasquito était ce qu’on appelle vulgairement une âme du bon Dieu. On ne connaissait pas son âge et il fallait renoncer à le savoir, car les archives de l’église d’Algeciras, où il avait été baptisé, avaient été brûlées. Il possédait le rare privilège physique d’une conservation qui pouvait rivaliser avec celle des momies d’Égypte et qu’aucune privation, aucune contrariété, n’arrivait à modifier. Ses cheveux étaient restés noirs et abondants; la barbe, non; mais il parvenait, grâce à un peu de teinture, à harmoniser l’une avec l’autre. Il portait les cheveux tombant sur le front, non à la romantique, ébouriffés et touffus, mais comme on les portait en 1850, bien lustrés et avec la raie de côté, les mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces deux mèches était devenu un mouvement de seconde nature, vrai tic physiologique, qui arrivait à faire partie de sa manière d’être naturelle. Certainement, avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et teinte, le visage de Frasquito était de ceux que l’on peut appeler poupins, à cause de je ne sais quelle expression d’ingénuité et de confiance qui ressortait de son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants. Ils regardaient toujours avec attendrissement, 112 lançant leurs rayons d’astre couchant, mélancoliquement au milieu d’un brouillard de larmes chassieuses, coulant à travers de rares cils et de grandes pattes d’oie. Deux choses entre autres étaient un motif de grand orgueil pour de Ponte y Delgado, à savoir: ses cheveux et son petit pied. Dans les plus grandes adversités, au milieu des mortifications les plus grandes, des abstinences les plus inéluctables, il se résignait facilement; mais porter de vieilles chaussures qui auraient compromis la structure parfaite et les gracieuses proportions de son pied, cela était impossible, il ne fallait pas le lui demander.
113
Nous n’avons pas parlé du grand art de conserver les vêtements. Personne comme lui ne savait découvrir dans les loges de portiers de maisons excentriques d’habiles tailleurs qui, pour une somme modique, savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement; personne ne savait, comme lui, traiter avec délicatesse les vêtements, pour les défendre contre l’usure constante, de façon que leur durée défie celle des années, en se conservant dans la forme la plus pure; personne ne savait, comme lui, employer la benzine pour faire disparaître les taches, redresser les plis avec la main, étirer les habits, corriger la déformation des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau, cela ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de compulser toutes les chronologies de la mode, car, à force d’être ancienne, la forme de son chapeau en arrivait à paraître moderne; le lissage de la soie et les soins maternels contribuaient à entretenir cette illusion. Les autres parties du vêtement, si elles égalaient en longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui pour dissimuler leur âge, car avec les transformations et les retournements, les reprises et les pièces, elles n’étaient plus que l’apparence d’elles-mêmes. D. Frasquito portait en toute saison un petit paletot d’été clair; c’était son vêtement le moins âgé, et il lui servait à cacher, boutonné jusqu’au cou, tout ce qu’il portait ou ne portait pas sur lui, sauf la partie basse de son pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que recouvrait le petit paletot.
114
Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de personne plus inoffensive, mais je ne crois pas non plus qu’on put en rencontrer d’aussi inutile. Ponte n’avait jamais servi à rien; sa misère seule suffisait à l’indiquer, et elle était impossible à dissimuler en ce triste accident de sa vie. Il avait hérité d’une petite fortune, il avait occupé quelque bon emploi, et n’avait jamais eu de charges de famille, parce qu’il s’était pétrifié dans le célibat, d’abord par adoration de lui-même, ensuite parce qu’il avait perdu son temps à chercher, avec un scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de convenance qu’il ne rencontra pas et ne pouvait pas rencontrer, avec les chances déraisonnables et impossibles qu’il désirait trouver. Ponte y Delgado avait consacré sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée, fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu’autrefois on n’usait pas beaucoup de cette appellation, mais quelques maisons agréables et distinguées. Les vastes salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien qu’il se vantât d’en avoir fréquenté en son temps, n’en avait guère aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions qu’il fréquentait et dans les bals auxquels il assistait, comme dans les casinos et autres centres de réunions masculines, nous ne dirons point qu’il détonnait, mais il se distinguait fort peu par son génie naturel et il lui manquait ce mélange de correction, de bon ton et d’air dédaigneux qui constituent la véritable élégance. Très affecté dans ses manières, cela, oui; très occupé de ses gants, très préoccupé de sa cravate, de son pied petit, il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune, tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l’estimaient même.
Seulement, dans notre société hétérogène, libre de scrupules et de préjugés, il arrive quelquefois qu’un petit nobliau, possesseur de quatre sous vaillants, ou employé à demi-solde, puisse coudoyer les marquis et les comtes de sang bleu et les gens riches dans les centres de fausse élégance; là où l’on voit encore se 115 réunir et se fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse pour leurs affaires, leurs vanités ou leurs audacieuses amours, et aussi ceux qui vont danser ou dîner avec les dames sans autre but que de se procurer des recommandations pour un congé ou la faveur d’un chef pour manquer impunément aux heures de bureau. Je ne dis pas cela pour Frasquito de Ponte, qui était plus qu’un pauvre diable au temps de son apogée sociale. Sa décadence ne commença à se manifester d’une façon notoire que depuis 1859. Il se défendit héroïquement jusqu’en 1868, et à l’arrivée de cette année, marquée dans son destin par des points très noirs, le pauvre infortuné se trouva plongé jusqu’au cou dans les abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour n’en plus sortir. Il avait mangé durant les années antérieures les derniers restes de sa fortune. L’emploi qu’il avait obtenu à grand’peine de Gonzalez Bravo lui fut malheureusement enlevé par la révolution: il n’en avait pas joui longtemps et il n’avait pas su économiser.
Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour et la nuit pour toute rente; toutefois, il lui restait encore la compassion discrète de quelques amis qui le reçurent à leur table. Mais les bons amis moururent ou se lassèrent et les parents ne se montrèrent pas compatissants. Il souffrit la faim, le complet dénuement, les privations de tout ce qui avait été son plus grand plaisir, et pourtant, dans une aussi critique occurrence, sa délicatesse innée et son amour-propre furent comme une pierre attachée à son cou, qui aurait facilité son immersion et sa noyade; il n’était pas homme à importuner ses amis par des sollicitations d’argent, à les «taper» indiscrètement, et c’est seulement dans de si rares occasions qu’on peut les compter, dans de vraies situations critiques, en vrai péril de mort, qu’il s’aventura à tendre une main pour demander des secours décisifs dans la lutte épuisante contre l’extrême misère, mais cette main était pour cette circonstance et afin de 116 sauver l’apparence recouverte d’un gant qui, quoique décousu et déchiré, était pourtant encore un gant. Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien faire sans une certaine dignité. Il était entré une fois en se cachant dans le cabaret Boto, pour y manger deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans une bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement, on l’avait blessé dans son amour-propre par d’innocences plaisanteries, en lui jetant à la face sans ménagement son parasitisme sans façon.
Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine d’anxiété, tous les moyens de gagner sa vie, si peu lucratifs qu’ils fussent; mais ses talents très limités rendaient encore plus ardue une réussite déjà naturellement si difficile pour ceux qui sont capables. Il se remuait tellement qu’il parvint enfin à trouver quelques petites occupations, indignes certainement de sa situation antérieure, mais qui lui permirent encore de vivre quelque temps sans trop s’abaisser. Sa misère extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de dignité. Recevoir une courte aide pécuniaire comme répétiteur dans un collège ou comme employé auxiliaire chez un boutiquier de la rue de Ségovie, pour toucher ou déposer des factures, c’était certes une aumône reçue, mais si bien dissimulée que vraiment il n’y avait aucun déshonneur à la recevoir. Il mena une vie misérable durant quelques années, habitant solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du côté de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer quelques-unes de ses connaissances d’autrefois qui auraient pu le voir mal chaussé et encore plus mal vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu’il avait trouvées, il en chercha d’autres, allant jusqu’à accepter, non sans scrupules et crispations de nerfs, la charge de commissionnaire ou commis voyageur pour une fabrique de savons, pour laquelle il courait de boutique en boutique et de maison en maison pour chercher à en placer de son mieux les produits. Mais le 117 pauvre diable avait si peu de malice et de salive à sa disposition pour opérer ses placements, qu’il se retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André, qui l’avait chargé de tenir les comptes d’un restant de commerce de cierges qu’elle liquidait, en cédant de petites parties aux paroisses et congrégations. Le travail était léger, on lui donnait pour le faire deux piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne disons pas le logement, car véritablement il n’était pas logé. En effet, depuis l’année 1880, qui fut terrible pour l’infortuné Frasquito, il s’était vu obligé de renoncer à avoir une chambre à lui, et après quelques jours d’une horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se comparer au colimaçon, parce qu’il portait comme lui toute sa maison sur son dos, il s’était entendu avec la seña Bernarda, la patronne des dortoirs de la rue du Mediodia-Grande, femme très disposée à le recueillir, sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle lui donnait un lit d’une piécette et, tenant compte des manières particulièrement distinguées du paroissien, pour un seul réal en plus, elle lui permit de placer sa malle dans un recoin intérieur où il fut encore autorisé à passer une heure tous les matins pour ajuster ses vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et à l’emploi de ses cosmétiques. Il entrait là comme un cadavre et il en ressortait méconnaissable, propre, sentant bon et reluisant de beauté.
Le restant de la piécette était employé par lui pour manger et se vêtir.... Problème immense, incalculable algèbre! Avec tous ces arrangements, il avait conquis un calme relatif, parce qu’il n’eut pas à souffrir l’humiliation de demander de secours. Mauvais ou bon, droit ou tordu, l’homme avait un moyen de vivre, et il vivait, et il respirait, et il lui restait encore quelques instants pour pratiquer une chevauchée dans les champs et les espaces imaginaires. Son très honnête commerce avec 118 Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña Paca et des relations commerciales de la vieille marchande de cire avec l’homme des pompes funèbres, son beau-père, s’il apporta à de Ponte la consolation qui naît de la concordance des idées, des goûts et des affections, le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger les choses de la bouche pour s’acheter une paire de bottes neuves, car celles qui étaient seules à lui offrir leurs services étaient horriblement défigurées, et nous savons que notre pauvre nécessiteux supportait tout, excepté d’entrer dans les régions éthérées de l’idéal avec un pied mal chaussé.
119
Avec l’épouvantable déficit qu’entraînèrent dans son mince budget les bottes neuves et autres articles de véritable superflu, tels que pommade, cartes de visite et dans lesquels Frasquito engloutit des sommes relativement considérables, le pauvre homme se trouva le ventre vide, sans savoir comment il arriverait à le remplir. Mais la Providence, qui n’abandonne jamais les braves gens, lui porta remède dans la maison d’Obdulia, qui lui tuait la faim quelques jours, en le priant de lui tenir compagnie à table, et il est certain qu’il ne fallait pas user peu de salive pour le faire acquiescer et vaincre sa délicatesse et sa courtoisie. Benina, qui lisait la faim sur son visage, mettait moins d’étiquette dans ses procédés et le servait avec brusquerie, riant à part elle des mignardises et des manières de faire la petite bouche, avec lesquelles il couvrait délicatement son acceptation empressée.
Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre, et que l’apparition de Benina changea en l’un des plus heureux, Obdulia et Frasquito, lorsqu’ils eurent compris que le grave problème de la réfection organique était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de la réalité, pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante des biens imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était extrêmement limité; celles qu’il avait pu acquérir durant les vingt années de son apogée sociale s’étaient cristallisées, et si, d’un côté, elles ne subirent aucune modification, d’autre part, il n’en acquit aucune nouvelle. La misère le sépara de ses anciennes amitiés et 120 relations, et, de même que son corps se momifiait, sa pensée passait, elle aussi, à l’état fossile. Dans sa compréhension des choses, il n’avait pas dépassé les lignes de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à un homme tombé des nues; il jugeait les événements et les personnes avec une innocente candeur. L’humiliation de son état affligeant et la retraite qui en fut la conséquence n’étaient point une des moindres raisons de son abaissement moral et de la pauvreté de ses idées. Dans la crainte qu’il ne lui fût fait mauvais visage, il passait des semaines entières sans sortir de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse ne l’appelait dans le centre, il ne passait jamais la place Mayor. Il était continuellement hanté par la monomanie centrifuge; il préférait pour ses promenades les rues obscures et détournées où l’on rencontrait rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels endroits, jouissant du calme, de l’oisiveté et de la solitude, son pouvoir imaginatif évoquait les temps heureux ou créait des êtres et des choses au goût et à la mesure d’un pauvre rêveur.
Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait indéfiniment sa vie sociale et élégante d’autrefois, avec des détails intéressants; comment il avait été admis aux soirées de madame une telle ou de la marquise de ci; quelles personnes distinguées il avait connues là, quels étaient leurs caractères, leurs habitudes et leur façon de s’habiller. Il énumérait les maisons somptueuses où il avait passé tant d’heures heureuses, dans le commerce des personnes des deux sexes les plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations charmantes et autres passe-temps délicieux. Quand la conversation tombait sur les choses de l’art, Ponte, qui était fou de musique, entonnait des passages de Norma ou de Marie de Rohan, qu’Obdulia écoutait dans l’extase. D’autres fois, se lançant dans la poésie, il récitait les vers de don Gregorio Romero 121 Larrañaga et d’autres poètes de ces temps niais. L’ignorance radicale de la jeune femme offrait un terrain singulièrement propice pour ces essais d’éducation littéraire, car tout était nouveau pour elle, tout lui causait le ravissement que peut éprouver un enfant auquel on offre son premier jouet.
La jeune fille—nous pouvons bien l’appeler ainsi, bien qu’elle fût mariée et qu’elle eût fait une fausse couche—ne pouvait se rassasier de recueillir des informations et des renseignements sur la vie de société et, bien qu’elle en eût quelque lointaine connaissance, par souvenirs vagues de son enfance, ou par ce que sa mère lui en avait raconté, elle trouvait dans les descriptions et peintures de Ponte un enchantement et une poésie plus grands. Sans aucun doute, la société du temps de Ponte était plus belle que celle d’aujourd’hui, les hommes étaient plus fins, les femmes plus jolies et plus spirituelles.
Sur la demande d’Obdulia, l’élégant fossile décrivait les réceptions et les bals, avec toutes leurs magnificences; le buffet ou ambigu, avec ses mets, gâteaux et rafraîchissements variés; il contait les aventures amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait les règles de bonne éducation qui, pour lors, étaient en usage pour les plus petits détails de la vie élégante, et il faisait le panégyrique des beautés qui brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd’hui ou retirées dans les coins comme des vieilleries. Il ne laissait point au fond de l’encrier ses propres petites aventures ou ses fredaines amoureuses, ni les désagréments que pour ces choses il dut avoir avec des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était résulté qu’il avait eu aussi son petit duel correspondant, certainement, avec témoins, conditions, choix des armes, querelles pour un oui ou un non, et enfin choc des sabres, le tout se terminant en un fraternel déjeuner. Un jour après l’autre, il en était venu à conter toutes les péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait 122 toutes les variétés d’un naïf libertinage, de l’élégance pauvre et de la nigauderie la plus honnête. Frasquito était aussi un grand amateur de l’art scénique et il avait joué sur différents théâtres de société des rôles principaux dans Fleur d’un jour et la Mèche de ses cheveux. Il se rappelait encore des passages et des morceaux de ces deux rôles, qu’il répétait avec une emphase déclamatoire et qu’Obdulia écoutait avec ravissement, les yeux gros de larmes, pour employer le style de l’époque. Il raconta aussi, et il lui fallut pour cela deux séances entières, le bal costumé donné pour la fête de naissance de Maricastaña, une marquise ou baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à laquelle il avait assisté vêtu en brigand calabrais. Et il se rappelait tout, absolument tous les costumes et il les décrivait, les spécifiait, sans omettre le moindre petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs de son déguisement, les pas qu’il dut faire pour se procurer les éléments caractéristiques de son costume lui prirent tant de temps, nuit et jour, qu’il dut manquer des semaines entières à son bureau et de là vint sa première absence et de cette première absence tout le commencement de ses traverses.
Frasquito pouvait encore, bien que sur une très petite échelle, satisfaire la curiosité d’Obdulia sur un autre point et lui donner l’illusion des voyages. Il n’avait pas fait le tour du monde, non, certes; pourtant il était allé à Paris, et pour un élégant cela suffisait peut-être bien. Paris! Et comment était Paris? Obdulia dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci rapportait avec d’hyperboliques saillies les merveilles de la grande ville, rien moins qu’à la fulgurante époque du second empire. Ah! l’impératrice Eugénie, les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le Palais-Royal!... Et, pour que tout entre dans la description, Mabille, les lorettes!... Ponte n’était resté qu’un mois et demi, vivant avec une grande économie, 123 mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien de ce qu’il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant ces quarante-cinq jours de liberté parisienne, il éprouva des jouissances indicibles, et il rapporta à Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter durant trois années de suite. Il avait tout vu, le grand et le petit, le beau et le rare; il avait fourré son nez partout, et il faut avouer qu’il s’était permis aussi un peu de libertinage, désirant connaître les enchantements secrets et les grâces séductrices qui rendent tous les peuples esclaves, les faisant tributaires de la voluptueuse Lutèce.
«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son amie. Ah! monsieur de Ponte, ce n’est point plaisir à l’usage des pauvres gens.
—Non, non, vous vous trompez. Quand on sait s’arranger, on peut vivre comme on veut. Je dépensais de quatre à cinq napoléons par jour, et j’ai tout vu. J’avais vite appris à connaître les correspondances des omnibus et j’allais aux endroits les plus éloignés pour quelques sous. Il y a des restaurants bon marché où l’on vous sert pour peu d’argent de très bons plats. Il est vrai pourtant de dire qu’en honoraires, qu’ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus que le compte; mais croyez-moi, on le donne volontiers en se voyant traité avec tant d’amabilité. Vous n’entendez à chaque minute que le mot: pardon, pardon.
—Mais parmi les mille choses que vous avez vues, Ponte, vous oubliez le meilleur. N’avez-vous pas vu les grands hommes?
—Je dois vous le dire. Comme nous étions en été, les grands hommes étaient allés aux eaux. Victor Hugo, comme vous savez, était en exil.
—Et Lamartine, ne l’avez-vous point vu?
—Hélas! à cette époque, l’auteur de Graziella était mort. Un soir, les amis qui m’accompagnaient dans mes promenades me montrèrent la maison de Thiers, 124 le grand historien, et ils me conduisirent au café où Paul de Kock avait coutume d’aller boire sa chope l’hiver.
—Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la grâce; mais ses indécences et ses cochonneries me sont fastidieuses.
—J’ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes d’Octave Feuillet. Pour sûr que je m’en suis commandé une paire qui, ma foi, m’a bien coûté six napoléons: mais quelle façon, quel genre! Elles m’ont duré jusqu’à la mort de Prim!
—Cet Octave, de quoi est-il auteur?
—De Sibylle et autres œuvres charmantes.
—Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène Sue qui a écrit, si je m’en souviens bien, les Péchés capitaux et Notre-Dame de Paris.
—Vous voulez dire les Mystères de Paris.
—Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade, quand je lisais cette œuvre, de la grande impression qu’elle me produisit!
—Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages et vous viviez leur vie.
—Exactement. Même chose m’est arrivée avec Maria ou la fille de l’ouvrier....»
En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance était prête, et ils n’eurent que le temps de se jeter sur elle et de rendre les honneurs dus à la petite tourte au poisson et aux petites tranches de viande frite avec les pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous les actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte sut prendre empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser paraître la férocité de la faim qui le dévorait depuis longtemps.
Benina, avec une assurance engageante, lui disait:
«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce ne soit pas une nourriture recherchée comme celle qu’on vous offre dans d’autres maisons, elle ne vous 125 fera point mal.... Les temps sont durs.... Il faut regarder à tout....
—Madame Nina, répliquait le proto-cursi[2], je vous assure, je vous donne ma parole d’honneur que vous êtes un ange; j’incline à croire qu’un être bienfaisant et mystérieux, qui est une véritable personnification de la Providence, est incarné en vous, de la Providence comme l’entendent les peuples anciens et modernes.
—Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les sottises gracieuses comme vous savez en dire!»
126
Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps semblaient renaître et les esprits fortifiés étaient disposés à reprendre leur vol vers les régions les plus élevées. Installés de nouveau dans le parloir, Ponte se prit à raconter les délices des étés de Madrid dans son beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème et la fleur de Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour à la Granja. Il avait visité plus d’une fois le royal séjour et il avait assisté aux grandes eaux.
«Et moi qui n’ai rien vu, rien! s’écriait Obdulia avec tristesse, en laissant lire dans ses yeux un découragement enfantin. Croyez bien que j’aurais été tout à fait niaise si Dieu ne m’avait pas donné la faculté bénie de me figurer les choses que je n’ai jamais vues. Vous ne pouvez point vous imaginer combien j’aime les fleurs, je me meurs pour elles. Autrefois maman me permettait d’avoir des fleurs sur le balcon; mais elle me l’a défendu ensuite, parce qu’un jour je les avais tellement arrosées que l’eau est tombée dans la rue, et l’agent de police est venu nous faire un procès-verbal et nous avons dû payer l’amende. Chaque fois que je passe devant un jardin, je suis émerveillée en le regardant. Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la Granja et ceux d’Andalousie!... Ici, c’est à peine si nous voyons des fleurs, et celles que nous voyons arrivent par chemin de fer et sont toutes fanées. Mon désir serait de les voir sur pied. On dit qu’il y a tant d’espèces de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire aspirer leur arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de 127 grandes, d’incarnat, de blanches, de toutes variétés. Je voudrais voir une grande plante de jasmin, grande, grande, à l’ombre de laquelle je puisse me mettre. Et comme je serais charmée en voyant les mille petites fleurs tomber sur mes épaules et parsemer ma chevelure!... Je rêve d’avoir un magnifique jardin avec une serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales, des fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi. Je me figure comment elles sont, et je meurs de chagrin de ne pouvoir les posséder.
—Moi, j’ai vu celles de don José Salamanca en son bon temps, fit de Ponte. Figurez-vous qu’elles étaient grandes comme cette maison et celle d’à côté réunies. Figurez-vous des palmiers et des fougères de grande stature et des pins d’Amérique avec leurs fruits. Il me paraît encore que je les vois.
—Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le vois parfois, rêvant et voyant des choses qui n’existent pas, c’est-à-dire des choses qui existent ailleurs, à ce que je me dis; je me demande: Et pourquoi n’arriverait-il pas un jour où j’aurais, moi aussi, une maison magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les grands hommes viendraient s’asseoir à ma table, et je causerais avec eux et ils m’instruiraient.
—Pourquoi cela n’arriverait-il pas? Vous êtes très jeune et vous avez devant vous un long espace de l’existence. Tout ce que vous voyez en songe, considérez-le comme une réalité possible, probable. Vous donnerez des dîners de vingt couverts, une fois par semaine, les mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué des choses du monde, de ne jamais avoir plus de vingt couverts et de n’inviter pour ces jours-là que des personnes de choix.
—Certainement..., le meilleur..., la crème....
—Les autres jours, six couverts, les convives intimes, pas un de plus; des personnes de la famille, vous savez? des personnes alliées à vous, qui vous portent respect et affection. Comme vous êtes si belle, vous 128 aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l’éviter.... Vous ne manquerez pas de vous trouver dans un certain péril, Obdulia. Je vous conseille d’être aimable avec tout le monde, très polie, très courtoise; mais si quelqu’un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et dédaigneuse comme une reine.
—J’ai pensé de même et j’y pense à toute heure. Je serai si occupée à me divertir qu’il ne m’arrivera aucune chose mauvaise. Quel plaisir d’aller à tous les théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni une représentation de drame ou de comédie, ni une première, ni rien, grand Dieu, rien! Tout se bornera à voir et à jouir.... Mais croyez bien une chose, et je vous le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout ce mouvement extraordinaire, je serai particulièrement heureuse de faire beaucoup d’aumônes, j’irai à la recherche des pauvres les plus désemparés pour les secourir et... enfin, je désire avant tout qu’il n’y ait plus de pauvres.... C’est vrai, Frasquito, qu’il ne devrait plus y en avoir!
—Certainement, madame. Vous êtes un ange et, avec la baguette magique de votre bonté, vous saurez faire disparaître toutes les misères.
—Oui, je me figure que tout cela est une vérité, quand vous me le dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce qui m’arrive: il y a un instant nous parlions de fleurs; depuis ce moment, il m’arrive aux narines une odeur magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au milieu des fleurs les plus rares et sentant leur parfum délicieux. Et, maintenant que nous parlons de secourir la misère, j’étais tentée de vous dire: Frasquito, dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez, pour commencer à distribuer les aumônes.
—La liste se dressera promptement, ma chère dame, dit Ponte, subissant la contagion de ce délire imaginatif et pensant à part lui que cette liste devrait bien s’ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu’il 129 connût au monde: Francisco Ponte y Delgado.
—Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia retombant tout d’un coup dans la réalité, pour rebondir une autre fois, comme une balle élastique et atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi, dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager toutes ces misères, je me fatiguerai beaucoup, n’est-il pas vrai?
—Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?... Je pars de la base que vous avez une grande situation.
—Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas?
—Certainement.
—Et je vous verrai vous promenant à cheval à la Castellana?
—Je ne dis pas non. J’ai été autrefois un parfait cavalier. Je ne monte point mal.... Mais, puisque nous avons parlé d’équipage, je vous conseille beaucoup de ne pas avoir de voitures à vous... et de vous entendre avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients. Vous vous éviterez ainsi de grands cassements de tête.
—Et que vous semble? dit Obdulia que rien n’arrêtait plus, étant donné que je dois voyager, par où commencerai-je? Par l’Allemagne ou la Suisse?
—Tout d’abord Paris....
—C’est que je me figure que j’ai déjà vu Paris.... C’est de l’histoire ancienne.... Je l’ai vu, et, étant donné que j’en reviens, où diriger mes pas vers un autre pays?
—Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous ne devez point oublier les ascensions des Alpes, pour voir les chiens du mont Saint-Bernard, les glaciers immenses et autres merveilles de la nature.
—Là, je me rassasierai d’une chose qui me plaît énormément, de beurre de vache bien frais.... Dites-moi, Ponte, en toute franchise, quelle est la couleur qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de ciel?
—Je vous affirme que toutes les couleurs de l’iris 130 vous vont bien; je dis mieux: ce n’est pas que telle ou telle couleur ferait plus ou moins ressortir votre beauté, mais que votre beauté est telle qu’elle peut rehausser toutes les couleurs qu’on lui appliquerait.
—Merci.... Que c’est joliment dit!
—Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin fané, sentant à son tour le vertige des hauteurs, je ferai la comparaison de votre figure avec la figure et le visage de.... Devinez qui?... de l’impératrice Eugénie, qui est le prototype de l’élégance, de la beauté, de la distinction....
—Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito?
—Je ne dis que ce que je pense. Je n’ai point cessé de penser à cette femme idéale depuis que je l’ai vue à Paris se promenant au Bois avec l’empereur. Je l’ai revue mille fois depuis, quand je flâne dans les rues en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l’insomnie, j’entends tomber les heures mortes dans mes appartements. Il me semble que je la vois en ce moment, que je la vois toujours.... Est-ce une idée? Est-ce un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore l’idéal, qui ne pense pas seulement à la «vile matière». Je méprise «la vile matière», je sais me détacher de ce fragile limon....
—J’entends, j’entends.... Continuez.
—Je dis que dans mon esprit vit l’image de cette femme.... Je la vois comme un être tangible, comme un être.... Je ne saurais m’expliquer.... Comme un être, non figuré, mais pourtant tangible....
—Oh! oui, je comprends. La même chose m’arrive à moi.
—Avec elle?
—Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.»
Pour un instant, Frasquito crut que l’être idéal d’Obdulia était l’empereur. Incité à compléter sa pensée, il continua ainsi:
«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie de Guzman, je soutiens que vous êtes comme elle et 131 qu’elle et vous vous ne faites qu’une seule et même personne.
—Je ne puis croire qu’une semblable ressemblance existe, Frasquito, répliqua la jeune femme troublée, les yeux brillant de plaisir.
—La physionomie, l’aspect du visage, de profil comme de face, l’expression, la tournure, la façon de regarder, le geste, la démarche, tout, tout est pareil. Croyez-moi, je dis la vérité.
—Il peut se faire qu’il y ait quelque apparence..., indiqua Obdulia rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Mais nous ne sommes point pareilles; cela, non.
—Comme deux gouttes d’eau. Et si vous vous ressemblez entièrement au physique, dit Frasquito, entrant dans le dire d’Obdulia et sur un ton franchement naturel, la ressemblance morale n’est pas moins grande; dans l’apparence, dans l’air de la personne qui est née ou vit dans la position la plus élevée, il y a quelque chose qui révèle une supériorité à laquelle chacun rend hommage. En somme, je sais ce que je dis. Je ne vois jamais d’une façon plus frappante la ressemblance que lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure que je vois Sa Majesté donnant des ordres à ses chambellans.
—Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte.... Cela ne peut être.»
La jeune femme était prise d’un rire nerveux dont la violence et la durée paraissaient annoncer une attaque de nerfs. Frasquito se mit à rire aussi et, prenant le mors aux dents vers les espaces imaginaires, il fit un bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire, veut dire ce qui suit:
«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez me promenant à la Castellana. Je le crois certainement que vous pourriez m’y voir! J’ai été excellent cavalier. Dans ma jeunesse j’ai eu une jument gris pommelé, qui était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais 132 admirablement. Elle et moi nous appelions tous les regards dans la première allée, ensuite à Ronda, où je la vendis pour m’acheter un cheval de Xérès, qui depuis fut acquis..., tenez précisément... par la duchesse d’Albe, sœur de l’impératrice Eugénie, femme très élégante, elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux sœurs se ressemblent.
—Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de se connaître en généalogies, elles étaient filles de la Montijo.
—Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce grand palais au coin de la place où il y a tant de marchands d’oiseaux.... Séjour de fées..., j’y suis allé un soir, présenté par Paco Ustariz et Manolo Priété, deux camarades de mon bureau.... Oui, certes, j’étais un bon cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu.
—Vous deviez avoir une figure très arrogante....
—Non, pas tant.
—Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois ainsi. Et vous savez que je vois les choses très clairement. Tout ce que je vois est vérité pure.
—Oui, mais pourtant....
—Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez point en cela ni en rien.
—J’écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito en s’inclinant. J’ai toujours agi de même avec les dames avec lesquelles j’ai été en rapport et elles sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses....
—Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous égale pour la finesse des procédés. Franchement, vous êtes le prototype de l’élégance..., de la....
—Pour Dieu, épargnez-moi....»
Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina qui, sa besogne de récurage et de rangement de la cuisine et de la salle à manger terminée, se disposait à partir, les fit retomber à plat dans la réalité, des hauteurs où la fantaisie les avait transportés. Ponte s’aperçut que c’était l’heure d’aller remplir ses obligations 133 dans la maison où il travaillait, et il demanda licence de se retirer à l’impériale dame. Elle la lui donna avec chagrin, se montrant inquiète à l’idée de la solitude dans laquelle elle allait vivre jusqu’au lendemain, dans ses palais habités par des ombres de chambellans et autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux yeux du commun des mortels la forme et l’apparence de chats miaulants, peu lui importait. Dans sa solitude, elle se récréerait en discourant tout à son aise dans sa serre, en admirant ses magnifiques fleurs des tropiques et en respirant leurs parfums enivrants.
Ponte Delgado s’en alla, non sans avoir pris congé avec les salutations à la fois les plus affectueuses et les sourires les plus tristes. Benina qui le suivit pressa le pas pour le rejoindre, soit sous la porte cochère, soit dans la rue, désireuse d’échanger avec lui un petit mot en particulier.
134
«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude avec lui, dans la rue de San-Pedro-Martir, vous n’avez pas confiance en moi et vous devriez l’avoir. Je suis pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait les amertumes que j’endure pour arriver à soutenir ma maîtresse, la petite et moi-même.... Mais il y a qui me dépasse encore en pauvreté, et ce pauvre plus confirmé que personne, c’est vous-même..., ne dites pas le contraire.
—Seña Benina, je vous répète que vous êtes un ange.
—Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir moins désemparé. Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si timide et si honteux? La vergogne est une bonne chose, mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois, il est tombé, et tombé si bas que, si le vent ne l’emporte pas c’est parce qu’il ne sait plus par où le prendre. Mais c’est bien, je suis saint Jean Bouche d’or; après avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd’hui, il me reste une piécette. Prenez-la.
—Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant et rougissant tour à tour.
—Ne faites point de façons, cette piécette viendra à point pour vous permettre de la donner à Bernarda, pour le lit de cette nuit.
—Quel ange, Dieu saint, quel ange!
—Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous ne voulez pas? Vous le regretterez. Vous verrez comme 135 vous traitera la maîtresse du garni qui ne fait confiance et crédit que pour une nuit, rarement pour deux en épluchant son client. Et n’allez pas dire qu’elle me manquera. Comme je n’en ai pas d’autres, je me gouvernerai comme je pourrai pour tirer la «matérielle» de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous dis-je.
—Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité de misère et d’humiliation que j’accepterais votre piécette, oubliant qui je suis et mettant de côté ma dignité, et..., mais comment voulez-vous que je reçoive cette «avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez l’aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne peux pas, non..., ma conscience se soulève.
—Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de situation. Ou vous prendrez cette petite piécette, ou je me fâche tout de bon, aussi vrai que Dieu est le père. Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous êtes plus pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce que vous auriez besoin de plus d’argent, parce que vous devez davantage à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis pas vous le donner, parce que je ne l’ai pas.... Mais, soyez sans crainte, vous n’aurez nul besoin de faire la bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous donc que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif si vous ne lui donnez pas les quarante sous d’un coup? A un paroissien comme vous, de l’aristocratie, on ne refuse pas l’hospitalité parce qu’il doit, je suppose, trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente avec cent de ses pareils et il verra comme Bernarda ouvrira les oreilles.... Donnez-lui quatre réaux à compte et... allez dormir tranquille sur votre paillasse.»
Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu de l’agrément qu’il y aurait à posséder la piécette, il lui répugnait de tendre la main pour recevoir l’aumône. Benina renforça son argument en lui disant:
«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne, qui a peur de se disputer avec sa patronne, même après 136 lui avoir payé cette somme, je parlerai, moi, à Bernarda, je lui dirai qu’elle ne vous cherche pas noise et qu’elle ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.»
Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles protestations et un refus, elle lui prit la main, y plaça la piécette, lui ferma le poing avec force et s’éloigna en courant.
Ponte n’avait plus le pouvoir ni d’accepter ni de refuser l’argent. Il resta court, sans pouvoir prononcer une parole: il contempla la Benina comme une vision qui s’évanouit dans un rayon de lumière et, conservant dans sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la main droite et s’essuya les yeux remplis de larmes. Il pleurait doucement, le cœur ému par l’admiration et la gratitude.
Benina s’attarda encore une heure avant de rentrer à la rue Impériale, parce qu’auparavant elle passa par la rue de la Ruda pour y faire ses emplettes. Elles durent être faites à crédit, car tout son argent était parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui n’était certainement pas extraordinaire; d’autres jours elle était certainement rentrée beaucoup plus tard, sans que sa maîtresse se fût fâchée. La bonne ou mauvaise réception de Benina dépendait toujours de l’état d’humeur de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là, par malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait dans une de ses plus terribles crises de nerfs. Son esprit avait des explosions subites, quelquefois déterminées par quelque contrariété insignifiante, d’autres fois par des mystères de l’organisme, difficiles à apprécier. Le fait est que, avant que Benina eût dépassé la porte, elle fut saluée par cette réprimande sévère: «Te paraît-il que ce soit une heure pour arriver? Il faudra que je parle à don Romualdo, pour qu’il me dise l’heure à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me racontes pas ce mensonge que tu es allée voir la petite 137 et que tu lui as préparé à manger. Crois-tu, vraiment, que je suis idiote et que je donne crédit à toutes tes inventions? Ne réponds pas..., ne me donne pas d’explication, il n’en est nul besoin, et je ne les croirai pas. Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce que tu me dis, menteuse et trompeuse!»
Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina savait que le pire système contre ses accès de fureur était de la contredire, de lui donner des explications, d’être sincère et de se défendre. Doña Paca n’admettait aucun raisonnement, si juste qu’il fût. Plus les explications qu’on lui fournissait étaient claires, logiques et justes, plus elle se mettait en fureur. Plus d’une fois Benina innocente dut reconnaître les torts imaginaires que lui imputait sa maîtresse, parce qu’en agissant ainsi elle se calmait plus vite.
«Vois combien j’ai raison, continua la dame qui, lorsqu’elle se mettait dans cet état, était tout ce qu’on peut imaginer de plus insupportable. Tu te tais.... Qui se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce que je dis est certain; j’ai toujours raison.... C’est bien ce que je pense: tu n’as pas été à la maison d’Obdulia et tu n’en as pas pris le chemin. Dieu sait où tu as été vaguer. Mais ne crains rien, j’arriverai à le savoir.... Me laisser ici seule, morte de faim. Voilà une jolie matinée que tu m’as fait passer; j’ai dû subir les réclamations d’un tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont venus demander des sommes que nous n’avons pas payées, grâce à ton désordre. Parce que, pour dire la vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l’argent.... Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu donnes pour toute réponse aux gens le silence, il me paraîtra que je t’en dis peu.»
Benina répéta avec humilité ce qu’elle avait dit antérieurement: qu’elle était restée longtemps chez don Romualdo, que don Carlos Trujillo l’avait gardée très longtemps; qu’elle était allée ensuite à la rue de la Cabeza....
138
«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et en quels endroits tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons, si tu ne sens point le vin.»
Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula en poussant des exclamations de dégoût et d’horreur:
«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l’eau-de-vie.
—Je n’en ai point bu, madame, vous pouvez me croire.»
Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait toujours ses soupçons en réalité et avec son entêtement, elle finissait toujours par se forger une conviction.
«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n’ai pris qu’un tout petit verre de vin que m’a offert M. de Ponte.
—Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes, c’est un vieux encore vert, très rusé et très gueux. Mais, en tout état de cause, je constate que tu ne te défends qu’en te taisant.... Tu ne songes pas que tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu t’en vas en dissolution et tu perds la parole. Seigneur, que nous faut-il voir? et quels dérèglements entraîne après lui ce maudit vice?... Tu te tais: donc c’est certain. Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais pas, parce que quand je dis une chose, c’est parce que je la sais.... J’ai un œil!»
Sans donner le temps de s’expliquer à la délinquante, elle sauta sur un autre sujet:
«Et qu’as-tu à me raconter, femme? Quelle réception t’a faite mon parent Carlos? Comment est-il? Est-il bien? Il ne crève point d’envie? Tu n’as besoin de me rien dire, parce que, comme si j’avais été cachée derrière un rideau, je sais tout ce qu’il t’a dit.... On ne me trompe jamais! Il t’a dit que tout ce qui m’arrive vient de ma mauvaise habitude de ne point tenir de comptes. Personne n’est capable de le faire revenir de cette niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon parent est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux, 139 il a fait sa petite fortune en volant la douane et les paroissiens; c’est avec eux qu’il espère, à la fin de sa vie, sauver son âme, et aux pauvres il recommande sa médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera pas et qui à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce qu’il t’a dit?
—Oui, madame, il me semble l’entendre parler.
—Et après tout ce rabâchage sur le doit et l’avoir, il t’aura certainement donné une aumône pour moi.... Il ignore que ma dignité s’oppose à ce que je la reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme quelqu’un qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui contient les billets, en le cachant pour que tu ne le voies pas; je le vois soupeser le petit sac et le refermer soigneusement; je le vois retirant la clef..., puis le grand cochon fait sa cochonnerie. Je ne puis préciser la somme qu’il t’aura remise pour moi, parce qu’il est très difficile de suivre les calculs de l’avarice, mais je puis affirmer, sans crainte de me tromper, qu’elle ne dépasse pas quarante douros.»
La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait se décrire. La vieille dame, qui l’observait avec soin, devint blême et dit après une courte pause:
«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup? Pourtant, quelque chiche et mesquin que soit cet homme, il ne sera pas descendu au-dessous de vingt-cinq douros: moins, je ne saurais l’admettre. Non, Nina, je ne l’admets pas.
—Madame, vous rêvez, répliqua l’autre en se plantant ferme dans la réalité. Don Carlos n’a rien donné, ce qu’on peut appeler rien. Pour le mois prochain il commencera à vous donner une paye de deux douros mensuels.
—Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes mensonges artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre malade...; tu me tiens pour de trop bon compte, et je ne suis pas pour me faire mal avec une colère d’enfant..., tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t’en entendras 140 avec ta conscience. Je m’en lave les mains. Mais tu ne vois pas que je te confonds à l’instant et que je découvre tous tes méfaits, et je prie Dieu qu’il te donne ta récompense! Oui, tu fais maintenant la naïve, la petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois pas que je vais te confondre à l’instant et que je devine jusqu’au plus profond de toi-même? Allons, femme, avoue-le, ne joins point le mensonge à l’infamie.
—Comment, madame?
—Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation, confesse-le-moi, et je te pardonne.... Tu ne veux point le déclarer? Tant pis pour toi et pour ta conscience, parce que je vais te faire monter le rouge au front. Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que don Carlos t’a remis pour moi, tu les as remis à ce Frasquito Ponte pour qu’il paye ses dettes et puisse aller manger à l’auberge, pour qu’il s’achète des cravates, de la pommade et une nouvelle canne.... Oui, oui, tu vois, friponne, comme je devine tout et à combien peu servent tes cachotteries. Maintenant tu t’es mise à protéger ce ténor défraîchi, et tu l’aimes mieux que moi, tu as compassion de lui, et moi qui t’aime tant, la foudre peut me frapper.»
La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina, qui sentait une démangeaison de répondre à de si grandes impertinences et de lui donner le fouet comme à un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit prise de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient toujours la fin de la crise de colère, l’apaisement de l’accès et que, pour mieux dire, quand cela arrivait, il valait mieux sourire et tourner la discussion en plaisanterie aimable.
«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle en l’embrassant. Croyez-vous que, m’étant choisi un fiancé aussi ravissant et si plaisant, je puisse le laisser dans l’embarras et ne pas le couvrir de pommade?
—Ne crois pas que tu vas m’enjôler avec tes plaisanteries, friponne, flatteuse, lui disait la dame déjà 141 désarmée et vaincue. Je puis t’assurer que l’usage que tu as fait de l’argent de Trujillo m’est tout à fait indifférent, je n’aurais jamais voulu y toucher.... J’aimerais mieux mourir de faim que de me salir les mains avec.... Donne-le, donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi en paix; laisse-moi mourir seule, oubliée de toi et de tout le monde.
—Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de sitôt, parce que nous avons encore beaucoup de combats à faire, lui dit la servante en disposant avec empressement tout ce qu’il fallait pour manger.
—Nous allons voir quelles saletés tu m’as encore rapportées aujourd’hui.... Montre-moi ton panier.... Mais, ma fille, tu n’as pas honte de porter à ta maîtresse ces affreux morceaux de viande où il n’y a que de la peau? Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m’empestes avec tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant trois jours au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous au monde si ce n’est pour souffrir? Donne-moi cette ratatouille.... Et des œufs, tu n’en as point apportés? Tu sais que je ne puis les souffrir que s’ils sont extrêmement frais.
—Vous mangerez ce qu’on vous donnera, sans grogner, car c’est offenser Dieu que d’apporter tant de si et de mais à la nourriture qu’il nous envoie dans sa bonté.
—Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons ce qu’il y a, et nous remercierons Dieu. Mais mange, toi aussi, car cela me fait peine de te voir si affairée, t’occupant de tous et n’oubliant que toi-même et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi ce que tu as fait aujourd’hui.»
Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant ensemble, assises à la table de la cuisine, doña Paca soupirant de toute son âme à chaque bouchée, exprimant ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle.
«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles qu’il y a de par le monde, n’y aurait-il 142 pas, par hasard, un moyen..., un procédé..., je ne sais comment dire, un sortilège par lequel nous autres nous pourrions, par exemple, passer de la misère à l’abondance, par lequel ce qu’il y a de trop dans tant de mains avaricieuses passerait dans nos mains à nous qui n’avons rien?
—Que dites-vous, madame? Qu’il pourrait arriver en un clin d’œil que nous passions de la pauvreté à la richesse et que, une supposition, notre maison se trouve pleine d’argent et de tout ce que Dieu a créé?
—C’est ce que je veux dire. Si les miracles sont des vérités, pourquoi n’en arrive-t-il pas un à nous qui le méritons si bien?
—Et qui peut dire qu’il n’en arrivera pas, que nous ne nous trouverons pas dans cette occurrence?» répondit Benina, dans l’esprit de laquelle surgit tout d’un coup, avec un relief extraordinaire, la conjuration qu’Almudena lui avait enseignée pour demander et obtenir tous les biens de la terre.
143
Les idées et les images des récits de l’aveugle marocain prirent si fort possession de son esprit qu’elle fut sur le point de raconter à sa maîtresse la méthode qu’on pouvait employer pour conjurer et faire venir le roi d’en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait moins efficace s’il était divulgué, elle sut mettre un frein à son envie de parler et elle se contenta de dire qu’il pourrait bien arriver que du jour au lendemain la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même alcôve), elle pensa que tout ce qu’Almudena lui avait confié était une folie pure et que le prendre au sérieux serait une sottise. Elle chercha à s’endormir sans pouvoir y parvenir, elle tournait et retournait dans son esprit le moyen de réaliser l’idée, la croyant finalement de possible exécution, et les efforts qu’elle faisait pour la repousser ne faisaient que l’ancrer davantage dans son cerveau.
«Que perdrait-on à l’essayer? se disait-elle, en se retournant dans son lit, cela peut ne pas être vrai.... Mais, pourtant, si c’était vrai? Combien de mensonges ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités grosses comme le poing?... Enfin, quoi qu’il en soit, je ne me calmerai qu’après l’avoir tenté et, demain même, avec le premier argent que je recevrai, je veux acheter la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche. Ce qui m’ennuie, c’est que je ne sais pas comment on peut faire pour acheter un article sans parler.... Eh bien! je ferai la sourde-muette. J’achèterai aussi la marmite 144 sans parler.... Que manquera-t-il? Que le Maure m’apprenne l’oraison et que je l’apprenne sans oublier une syllabe.»
Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement que, dans la chambre voisine, il y avait un grand panier ou une malle très, très grande, pleine de diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l’obscurité de la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle n’avait aucun doute que les richesses ne fussent là. Elle prit la boîte d’allumettes, prête à allumer, pour récréer sa vue par la contemplation du trésor; mais, pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était très léger, elle remit au lendemain la contemplation de toutes ces merveilles.... Un instant après, elle riait de son illusion, se disant: «Il faut tout de même que je sois un peu folle. C’est un peu fort que je gobe cela!» A la pointe du jour, elle s’éveilla aux aboiements de deux chiens blancs qui sortaient de dessous les lits; elle entendit sonner à la porte, elle sauta en bas du lit et courut en chemise pour ouvrir, sûr que c’était quelque aide de camp ou gentilhomme du roi d’en bas, à la longue barbe et vêtu d’habits verts, qui la demandait..., mais il n’y avait à la porte aucun être vivant.
Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner de sa maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage à la maison et, à sept heures, elle partait, avec son panier sous le bras, par la rue Impériale. Comme elle n’avait pas un centime et ne savait point comment elle pourrait se procurer de l’argent, elle s’achemina vers San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don Romualdo et à sa famille, car, à force d’en parler, elle finissait par croire à leur existence. «Va là, faut-il que je sois sotte, se disait-elle. J’ai inventé ce don Romualdo et voilà maintenant que je me figure que c’est une personne vivante, qui peut me secourir.... Il n’y a pas d’autre don Romualdo que la mendicité bénite et je vais voir si je recueille quelque chose, avec la permission de la Caporale.»
145
«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un enterrement de première classe et un mariage à la sacristie. La mariée était nièce d’un ministre plénipotentiaire et le marié appartenait à la presse.»
Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes que lui donna une dame; ses compagnes cherchèrent à se faire raconter pourquoi don Carlos l’avait fait appeler, mais elle ne répondit qu’évasivement. La Casiana, supposant que M. de Trujillo l’avait fait demander pour lui offrir la desserte de sa table, la traita avec amabilité, espérant sans doute prendre sa part de cette aubaine.
Les personnes de l’enterrement ne donnèrent pas grand’chose; ceux du mariage se conduisirent mieux, mais il était accouru tant de pauvres des autres paroisses et il y eut un tel tumulte et une telle confusion que les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent chou blanc. Aussitôt que parût la mariée dans ses beaux atours, et les messieurs et les dames qui lui faisaient compagnie, les mendiants s’abattirent sur eux comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père par son manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le bon monsieur eut beaucoup de peine à se défendre contre cette plaie, et il ne trouva pas d’autre remède que de prendre une poignée de menue monnaie et de la jeter au vol dans la cour. Les plus agiles firent leur moisson, les plus lambins se battirent inutilement. La Caporale et Élisée cherchaient à mettre de l’ordre, et, quand les mariés et leur suite se mirent en voitures, la troupe misérable des mendiants envahit de nouveau les dépendances de l’église, en grognant et trépignant. Ils se dispersaient et se réunissaient tour à tour en troupe bourdonnante. On aurait dit une émeute qui se vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers cris qu’on entendait étaient ceux-ci:
«Tu as reçu plus.... On m’a pris ce qui me revenait.... Ici, il n’y a aucune pudeur.... Quel coquin!...»
La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé le plus, lançait par sa bouche couleuvres et crapauds, 146 excitait les esprits contre la Caporale et contre Élisée. Enfin, la police dut intervenir, les menaçant de les empoigner s’ils ne se taisaient pas. Et cela fut comme la parole de Dieu. Les intrus s’éloignèrent et les habitués reprirent leur place dans le passage de l’église. Benina ne retira de toute sa campagne de ce jour, enterrement et mariage réunis, que vingt-deux centimes, et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et Élisée avaient fait une piécette et demie chacun.
Benina et l’aveugle marocain se retirèrent ensemble, en se lamentant de leur mauvaise chance: ils s’arrêtèrent, comme la dernière fois, à la place du Progrès et s’assirent au pied de la statue, pour délibérer sur les difficultés et angoisses de la présente journée.
Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec l’aumône de cette journée elle ne voyait pas comment se tirer d’affaire, parce qu’elle était obligée de payer quelques menues dettes dans les boutiques de la rue de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer un jour de plus. Almudena lui dit qu’il se trouvait dans l’impossibilité absolue de lui venir en aide; le plus qu’il pouvait faire était de lui remettre ses sous du matin et, pour le soir, ce qu’il pourrait recevoir dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée, rue du Duc-d’Albe, près de la caserne de la Garde civile. La vieille refusa cette générosité, parce qu’il fallait bien qu’il vécût et qu’il mangeât, lui aussi, ce à quoi le Marocain répondit qu’avec un café et un morceau de pain il en aurait assez jusqu’à la nuit. Refusant d’accepter son offre, Benina mit la conversation sur la conjuration pour appeler le roi d’en bas, montrant dans la réussite une confiance et une foi qui s’expliquaient facilement par la grande nécessité où elle se trouvait. L’inconnu et le mystérieux font leurs prosélytes dans le royaume du désespoir, habité par les âmes qui ne trouvent aucune consolation d’aucun côté.
«A l’instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter 147 les objets. C’est aujourd’hui vendredi, demain samedi, nous tenterons l’aventure.
—Et il faut acheter toutes choses sans parler.
—Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à tenter l’épreuve? Et dis-moi autre chose: est-il indispensable que ce soit à minuit?»
L’aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les règles et conditions nécessaires pour l’efficacité de la conjuration, et Benina s’efforça de se fixer le tout dans la mémoire.
«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute la journée près de la petite fontaine du duc d’Albe. S’il me manque quelque chose, j’irai te le demander et aussi pour que tu m’apprennes la prière. C’est cela qui va me demander un grand travail, de l’apprendre, et par-dessus tout si tu ne veux pas me la mettre en langage chrétien, car, pour ce qui est du tien, fils de mon âme, je ne sais pas comment je pourrai faire pour ne pas me tromper.
—Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.»
Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de son ami, avec l’idée de se procurer encore quelques sous pour pourvoir aux nécessités du jour. Certaine qu’elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle se mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la porte du café des Orangers, importunant les passants par la relation de ses malheurs: elle sortait de l’hôpital, son mari était tombé d’un échafaudage, elle n’avait pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges pouvant attendrir les cœurs. C’est ainsi qu’elle faisait sa récolte, et elle aurait reçu certainement davantage si un maudit sergent de ville qui vint à passer ne l’avait point menacée de l’emmener à la prison de la Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle s’occupa ensuite à acheter les menus objets de la conjuration, entreprise ardue, car il fallait tout faire par signes, et elle s’en alla à la maison, songeant combien il lui serait difficile de suivre cette diable d’entreprise 148 sans que sa maîtresse s’en doutât. Il n’y avait pas d’autres moyens pour elle d’y arriver que de faire semblant que don Romualdo était tombé malade et qu’il lui avait fait demander de venir le veiller, et alors de sortir sous ce prétexte et d’aller à la maison d’Almudena.... Mais la présence de la Pedra pouvait être un obstacle: au danger que la présence d’un témoin incrédule ne rende la réussite impossible se joignait l’inconvénient grave qu’en cas de réussite la pocharde voulût s’approprier tout ou partie des trésors donnés par le roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu’au lieu de les avoir en pierres précieuses on lui donnât le tout en monnaie courante ou en paquets de billets de banque, bien empaquetés avec des bandes gommées comme elle l’avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait pas une mince opération que de porter chez l’orfèvre, pour lui en proposer l’achat, tant de perles, de saphirs et de diamants. Enfin, qu’on les lui donne comme on voudra: ce n’est point le cas d’exiger d’autre chose.
Doña Paca n’était point de bonne humeur, parce que le matin, il était venu chez elle un commis de boutique qui l’avait insultée avec des expressions brutales et grossières. La pauvre femme pleurait et s’arrachait les cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour les jeter à la face imbécile de ce boutiquier, et Benina se rompit la cervelle à la recherche de la solution de ce terrible problème.
«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui disait la pauvre affligée, au milieu d’une mer de larmes. Ne doit-on pas trouver les amis à l’occasion? Dans des circonstances aussi critiques, il faut bannir toute fausse honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton bon Don Romualdo pourrait nous sortir d’embarras?»
La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa maîtresse, elle retournait dans son esprit les combinaisons les plus subtiles. Doña Paca ayant répété sa proposition, Benina parut la considérer comme raisonnable 149 «Don Romualdo...; mais oui, j’irai le voir...; mais je ne réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être faut-il se méfier.... Faire l’aumône est une chose, prêter de l’argent une autre... et il faut au moins dix douros pour sortir d’embarras.... Qu’a dit cette brute de Gabino? qu’il reviendrait demain faire encore du scandale? Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!... Pourtant, c’est une affaire de dix douros, et je ne sais pas si don Romualdo.... Je pencherais pour la négative. Mais sa sœur est un peu comme «un poing sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là... on ne sait pas comment les traiter.... Cela dépend de l’effet qu’elles produisent; on réussit mieux avec celui qui vous dit: «Repassez».... Je m’en vais; je suis pleine d’inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à la maison ne doit point se mettre en retard.
—Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t’en, ma fille, va-t’en, que le Seigneur t’accompagne et qu’il affine tes raisonnements. Si j’avais ton habileté, je sortirais bien promptement de ces embarras. Ici je vais prier tous les saints du ciel pour qu’ils t’inspirent et qu’à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire. Adieu, ma fille.»
S’étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement avisé lui parût présenter une chance de réussite, Benina se dirigea vers la rue du Mediodia-Grande et les garnis, propriété de son amie doña Bernarda.
150
La maîtresse de l’établissement était absente. Benina fut reçue par la fondée de pouvoirs et par un homme appelé Prieto, qui jouissait de toute la confiance de la patronne et tenait la comptabilité de la location des lits. La vieille fut obligée d’attendre, car cette paire de congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre le problème qui la troublait si cruellement. Parlant et reparlant du commerce de garni, ils racontaient que l’année se présentait très mal: chaque nuit on avait moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient fort. Benina en vint à s’informer de Frasquito Ponte: ce à quoi Prieto répondit que, la nuit dernière, il s’était vu dans la nécessité de ne pas le recevoir, parce qu’il était débiteur de sept lits et qu’il n’avait pu donner aucun acompte.
«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la belle étoile.... C’est triste... à son âge.... Malgré sa teinture, il est plus vieux que la Cuesta de la Vega.»
La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne sachant où aller, avait trouvé un asile dans la maison de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica, à deux pas de là. Au surplus, le bruit avait couru qu’il était tombé malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le motif principal qui l’avait conduit chez Bernarda, ne songea plus qu’à vérifier par elle-même ce qu’il était définitivement advenu du pauvre désemparé Frasquito. Elle avait le temps de faire un saut jusqu’à la maison de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda rentrerait chez elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un 151 instant après, la diligente vieille entrait dans la taverne borgne qui reçoit le public dans l’établissement en question, et la première personne qu’elle aperçut fut cet abominable type de Luquitas, l’époux d’Obdulia, lequel, avec d’autres gens de mauvaise vie et deux ou trois femmes, sales et malpropres, jouait aux cartes sur une horrible table ronde, au milieu de verres de cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait, ces gens finissaient une partie, et, avant d’entamer une autre main, le gendre de doña Paca, jetant sur la table les cartes visqueuses, qui auraient pu lutter de malpropreté avec les mains des joueurs, se leva en titubant, et, d’une langue empâtée, avec les manières caressantes qui sont le propre des pochards, il offrit à la servante de sa belle-mère un verre de vin:
«Non, monsieur, j’ai déjà bu.... Je vous remercie,» dit la vieille en refusant le verre.
Mais comme il insistait vivement, les autres s’étant joints à lui pour l’inviter à boire, Benina prit peur et accepta la moitié d’un verre poisseux. Elle ne voulait point se mettre mal avec de tels gens, pour ce qui aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l’abandon dans lequel il laissait sa femme, elle revint directement à l’objet de sa venue et dit:
«Est-ce que la Pitusa n’est pas là?
—Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle, sortant par une porte bien dissimulée entre les étagères pleines de bouteilles et de carafes, derrière le comptoir. La porte ressemblait à la fissure par laquelle se glisse une anguille, et la femme était certainement la plus maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se rencontrer dans la faune de ces sortes de femmes. Son visage était si mince qu’à le considérer de profil on aurait pu le croire fait en découpure comme les figures qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli et, à l’une de ses oreilles, le trou pour la boucle était tellement grand qu’on aurait pu facilement y passer un 152 doigt. Les dents rares et noires, les sourcils absents, les cils rares, les yeux tendres, avec une acuité de lynx, complétaient sa physionomie. De son corps il n’y a rien à dire, sinon qu’il serait difficile de rencontrer une forme plus exactement comparable à un manche à balai habillé ou, si l’on veut, recouvert de chiffons pour frotter; des bras et des mains qui, en gesticulant, semblaient flageller comme les barbes d’un plumeau avec lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa langue et de son accent, nous pouvons dire qu’ils donnaient l’idée d’une personne qui se gargariserait et quoique cela puisse paraître étrange, je dois dire pourtant que de toutes ces apparences il ressortait un certain air affable, un aspect attrayant et, pour terminer, nous pouvons affirmer que la Pitusa était fort loin d’être antipathique.
«Qu’est-ce qui amène la seña Benina dans nos parages? dit la Pitusa en lui frappant amicalement les deux épaules. J’ai entendu dire que vous êtes dans une grande maison, dans une maison riche... où vous devez avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes pas être malheureux?...
—Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant, nous sommes en baisse.
—Quoi, cela va mal?
—Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons seulement. S’il y a de la soupe, nous en mangeons; s’il n’y en a pas, rien.... Et le Comadréjà, il est bien?...
—Désirez-vous que je l’appelle, seña Benina?
—Ma fille, je te demande seulement comment il se porte, s’il est en bonne santé.
—Il se défend. Mais sa blessure s’ouvre malheureusement quand il y pense le moins.
—Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose....
—Commandez-moi.
—Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta maison à un gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte 153 et s’il y est encore, parce que l’on m’a dit qu’il avait été très malade cette nuit?»
Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre, et toutes deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui se trouvait entre les montants du comptoir. De l’autre côté commençait un escalier très étroit, par lequel elles montèrent l’une derrière l’autre.
«C’est une personne très honorable, comme on dit, un personnage, ajouta Benina, sûre de servir ainsi le pauvre gentilhomme.
—De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les titres?»
Par un petit passage sentant mauvais et horriblement sale, elles arrivèrent à une cuisine où l’on ne faisait certes pas grand feu. Le fourneau et le buffet servaient de dépôt de bouteilles vides, de caisses défoncées, de chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur le sol et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur don Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile, la figure décomposée. Deux grosses femmes l’entouraient, debout de chaque côté, l’une lui présentait un verre avec un peu d’eau et de vin, l’autre essayait de lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui parlaient en criant:
«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?... Vous le faites exprès!... Ne voulez-vous point boire?»
Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi, en le secouant:
«Don Frasquito de mon âme, qu’avez-vous? Ouvrez les yeux, regardez-moi, je suis la Nina.»
Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles rivalisaient de laideur et d’air rébarbatif, n’avaient personne qui les surpassât en bonté, ne tardèrent pas à donner à Benina les explications qu’elle leur demandait sur ce qui était arrivé.
Ponte, n’ayant pas été admis chez la Bernarda, s’était réfugié au seuil de la porte de la chapelle des Irlandais pour y passer la nuit.... C’est là qu’elles le rencontrèrent; 154 elles se mirent à l’interpeller, à lui dire des choses... toutes deux..., de ces choses que l’on dit sans vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal teint s’était fâché et, en courant après elles, sa canne levée, et levée pour les frapper, patatras, il était tombé par terre. Elles éclatèrent de rire, croyant qu’il avait fait un faux pas; mais, voyant qu’il ne bougeait pas, elles s’étaient approchées, le veilleur de nuit était arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors, ils s’aperçurent qu’il avait une attaque. Retourné sur un côté, puis sur l’autre, le bon monsieur avait tout l’air d’un cadavre. Ils appelèrent le Comadréjà qui l’examina et déclara qu’il était en syncope, et, comme il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et qu’en outre il avait étudié pendant un an l’art vétérinaire, il leur commanda de le rapporter chez lui pour le faire revenir par des frictions et des sinapismes.
Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec l’aide d’une de leurs compagnes, car le malade pesait autant qu’un paquet de tuyaux et à la maison, à force de le pincer et de le secouer, il était revenu à lui et les avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa lui avait apporté une soupe qu’il mangea avec un grand appétit, remerciant à chaque cuillerée avec les expressions les plus gracieuses, et ainsi il s’était bien porté jusqu’au matin, bien couvert sur sa paillasse. On ne pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que c’est à peine si elles désemplissaient la nuit, et dans la cuisine, il était très bien, la pièce étant vraiment très aérée.
Le malheur avait voulu que le matin, alors qu’il se levait pour s’en aller, il avait été repris par une attaque, et, toute la sainte journée, il avait eu d’heure en heure des syncopes si effrayantes qu’il devenait un cadavre et qu’on ne pouvait le faire revenir à lui qu’avec l’aide de Dieu. On l’avait mis en manches de chemise parce qu’il se plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires étaient là sans que personne y touchât, et il ne manquait 155 absolument rien de ce qu’il avait dans ses poches. Le Comadréjà avait dit que, s’il ne se remettait pas dans la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu’on le fît porter à l’hôpital.
Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime d’envoyer à l’hôpital un homme aussi considérable et qu’elle se déterminerait plutôt à le conduire chez elle, si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé la cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution qui était la caractéristique primordiale de son caractère, elle la mit à exécution sans désemparer:
«Voudriez-vous m’écouter un instant? J’aurais un petit mot à vous dire, dit-elle à la Pitusa, la prenant par le bras pour l’attirer hors de la cuisine.»
Et elles entrèrent, à l’extrémité du petit couloir, dans l’unique chambre habitable de la maison: une alcôve avec un lit en fer, courte-pointe au crochet, des miroirs en mauvais état, des enluminures représentant des odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant devant lui une petite lampe à huile. Le dialogue fut nerveux et rapide:
«Que voulez-vous?
—Une misère. Que tu me prêtes dix douros.
—Seña Benina, est-ce dans l’ordre?
—J’en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même lorsque je te prêtai mille réaux et t’empêchai d’aller en prison.... Ce fut l’année et le jour même du cyclone qui renversa les arbres du Jardin botanique, ne t’en souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j’étais en service.
—Certainement que je m’en souviens. Je vous avais connue parce que nous achetions ensemble....
—Tu étais dans une situation très grave....
—Je commençais à rouler dans le monde....
—Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation.
156
—Et comme vous serviez dans une grande maison, j’ai calculé et je me suis dit: «Certainement, celle-là, si elle veut, elle pourra me sauver.»
—Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui te passa.... Tu me demandas si je ne voudrais pas te soulager d’un grand poids, et que je te sauve.
—Et vous m’avez sauvée.... Oh! combien je vous fus reconnaissante, Benina!
—Et cela, bien que je n’eusse pas de rentes.... Et toi, lorsque tu as eu fait la paix avec le marchand de vin, tu m’as payée....
—Douro pour douro.
—C’est bien: aujourd’hui c’est moi qui suis dans l’embarras; j’ai besoin de deux cents réaux, et tu vas me les donner.
—Quand?
—A l’instant.
—Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête ferait-elle pour changer les pois chiches en argent?
—Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus?
—Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi avez-vous besoin de ces dix douros?
—Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement si tu peux, oui ou non, me les donner. Je te les rendrai promptement et, si tu le désires, avec un réal par douro. Cela ne fera pas de difficulté.
—Ce n’est pas cela: c’est que je n’ai point la moitié d’un gros sou. Ce chien de métier ne procure que misère.
—Dieu te bénisse! Et ainsi...?
—Non. Je n’ai pas même de bijoux, si j’en avais....
—Cherche bien, patronne.
—Eh bien, j’ai deux bagues. Elles ne sont pas à moi; elles appartiennent au rey de Bastos, un ami de Rumaldo, qui les lui a confiées et que Rumaldo m’a données à garder.
—Eh bien....
—Si vous me donnez votre parole de les dégager 157 dans huit jours et de me les rapporter, mais une parole formelle, Dieu sait, emportez-les.... Vous en retirerez certainement dix douros, car l’une d’elles a un brillant qui donne la cataracte rien qu’à le regarder.»
Elles n’en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement la porte, pour que personne ne pût les voir du couloir. Si quelqu’un avait pu écouter, il n’aurait entendu qu’ouvrir et fermer un tiroir de la commode, un chuchotement de Benina et une gargouillade de l’autre.
158
A peine les deux femmes étaient-elles revenues au chevet de Frasquito, toujours évanoui, que Comadréjà entra. C’était un gaillard de belle prestance, le teint et la figure de gitano; il portait un chapeau large et la taille bien serrée; la première chose qu’il dit, ce fut que le contaminé allait être conduit à l’hôpital. Benina protesta disant que la maladie de de Ponte était de celles qui exigent un traitement à la maison et en famille, que le conduire à l’hôpital ce serait certainement l’envoyer à la mort, et qu’ainsi il valait beaucoup mieux qu’elle le conduisît chez sa maîtresse, doña Francisca Juarez, laquelle, bien que sa situation fût très amoindrie, se trouvait encore, néanmoins, en situation de faire une charité en hébergeant son compatriote, M. de Ponte, auquel elle croyait, d’ailleurs, qu’elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces entrefaites, le vieux galantin sortit de son évanouissement et, reconnaissant sa bienfaitrice, lui baisa les mains, l’appelant ange et je ne sais quoi encore, ravi de la voir à son côté. D’un geste impérieux, suivi d’une taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles d’aller à leurs affaires à la porte de la rue; le Comadréjà descendit pour servir sa clientèle; Benina et son amie, se trouvant seules avec le pauvre de Ponte, lui passèrent son habit et son paletot pour l’emmener.
«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina; contez-nous pourquoi vous n’avez pas fait ce que je vous ai dit.
—Quoi donc, madame?
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—Donner à Bernarda la piécette à compte sur les nuits dues..... Ou bien la piécette aurait-elle été dépensée à autre chose qui vous manquait, une supposition, en peinture pour arranger la physionomie de la moustache? Dans ce cas, je n’aurais rien à dire.
—En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit Frasquito d’un ton langoureux, les paroles sortant de sa bouche comme si on les lui eût tirées avec un crochet. Je l’ai dépensée..., non pour ce que vous dites...; je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin... procurer une photo... graphie.»
Il chercha dans la poche de son paletot et d’entre une masse de cartes et de papiers il sortit un portrait photographique, de la dimension d’une carte ordinaire.
«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit prestement pour l’examiner.
—Comme elle est belle! Certes elle l’est!...
—Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine à chaque syllabe, démontrer à Obdulia sa parfaite ressemblance avec...
—Ce portrait n’est donc point celui de la petite? dit Benina en le regardant. On retrouve quelque chose dans la coupe du visage; mais ce n’est point tout à fait la même chose.
—Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas qu’elles se ressemblent; pour moi elles sont identiques.... L’une comme l’autre sont pareilles à cette photographie.
—Mais, qui est-ce?
—L’impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas. On ne la trouve que chez Laurent, et il ne la donne pas pour moins d’une piécette.... Obligé de l’acheter, pour démontrer à Obdulia la similitude....
—Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous que nous allons croire cela?.... Dépenser une piécette pour un portrait!»
Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant 160 précieusement sa petite carte, il boutonna son paletot et essaya de se mettre sur pied, opération extrêmement compliquée qu’il ne put accomplir à cause de l’extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que des baguettes de tambour. Avec la promptitude qu’elle savait mettre en toutes choses, Benina sortit pour retenir une voiture avec laquelle elle avait à faire des courses de la plus grande importance. Mais comme elle était extrêmement active, elle fit rapidement; ayant ses dix douros dans sa poche, elle prit à Mediodia-Grande un fiacre à l’heure, et, à la porte de la maison, elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne, qui sortaient de la taverne en vociférant.
«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec vous, dirent-elles d’un ton moqueur. C’est ainsi que se comportent les femmes du grand monde qui estiment un homme.... On voit bien que ces choses peuvent arriver.
—C’est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous regarde pas, je dis.... Eh bien, quoi?
—Rien..., enfin, il faut s’alléger.
—C’est Almudena qui va être content!
—Pourquoi cela, que se passe-t-il?
—Qu’il vous a attendue toute la soirée. Pendant qu’il était obligé de s’en aller, vous couriez après votre chevalier maladif!
—Il nous a donné une commission pour vous, pour le cas où nous vous rencontrerions.
—Qu’a-t-il dit?
—Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous n’achetiez pas la marmite..., la marmite avec les sept trous.... Qu’il en a une rapportée de son pays.
—Bien.
—Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison pour faire la lessive? Sinon, pourquoi tant de trous?
—Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu!
—Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On voit bien que nous courons le guilledou!
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—Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de m’aider à le descendre et à le mettre en voiture.
—Certainement oui, de tout cœur.»
Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison et ceux du dehors. Ce fut un rude travail que de descendre Frasquito, en lui chantant des couplets comme pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries s’appliquant tant à lui qu’à Benina qui, insensible aux quolibets de la vie canaille, monta en voiture portant dans ses bras le vieux cavalier andalou, comme s’il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant l’ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en lui recommandant de pousser son cheval.
Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une mince surprise pour doña Francisca de se voir apporter chez elle une sorte de moribond, transporté par Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre femme avait passé la soirée et une partie de la nuit dans une mortelle inquiétude et, à voir une chose aussi extravagante, elle croyait rêver ou elle pensait tout au moins qu’elle avait perdu la tête. Mais la servante avisée s’empressa de la tranquilliser en lui disant que ce n’était pas un cadavre, comme son aspect piteux pourrait le faire supposer, mais bien un malade très gravement atteint, M. don Frasquito de Ponte Delgado lui-même, natif d’Algeciras, qu’elle avait rencontré dans la rue, et, sans se perdre en plus longues explications sur cet événement extraordinaire, elle se mit à réconforter l’âme troublée de doña Paca, avec l’heureuse nouvelle qu’elle rapportait dans sa bourse neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux difficultés les plus urgentes et pouvoir respirer durant quelques jours.
«Ah! quel poids tu m’enlèves du cœur! s’écria la vieille dame en levant les bras au ciel.
—Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure de faire la charité à notre tour, dit-elle, pensant à ce malheureux. Tu vois, Dieu nous secourt sur un seul 162 point, et en une seule occasion, et il nous donne de suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et son payement se suivent.
—Il faut prendre les choses comme les dispose... Celui qui lance la foudre.
—Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre vieux magot?» dit doña Paca en palpant Frasquito qui, bien qu’il ne fût pas sans connaissance, se remuait et parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le mur.
Comme, depuis le mariage d’Obdulia avec Antonito, on avait vendu son lit, il surgit une difficulté d’installation domestique que Nina résolut en proposant de dresser son propre lit dans un petit coin de la salle à manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle, elle mettrait sa paillasse par terre et l’on verrait bien s’il n’y avait pas moyen d’arracher ce pauvre infirme aux ongles de la mort.
«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge que nous nous mettons sur le dos? «Toi qui n’as pas la force, porte-moi sur tes épaules», comme dit l’autre. Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le cas de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais achève de me conter: c’est don Romualdo béni qui....
—Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui, dans son ahurissement, n’avait point eu le temps de forger son mensonge.
—Que cet homme soit béni, mille fois béni!»
Doña Paca s’étant calmée, on ne pensa plus qu’à l’installation de Frasquito, lequel n’avait point l’air de se rendre bien compte de ce qui se passait. Enfin, quand on l’eut mis au lit, il reconnut la veuve Juarez, et lui montrant sa gratitude par un serrement de mains et des soupirs affectueux, il lui dit:
«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait de la Montijo.
—Que dit cet homme?
—Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne 163 sais qui..., aux empereurs de France.... Enfin ne vous en occupez pas.
—Je suis dans le palais de la place del Angel? dit Ponte, examinant la pauvre alcôve avec des yeux extasiés.
—Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien tranquille, essayez de dormir. Plus tard, nous vous donnerons un bon bouillon, et en avant la santé!»
Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau dans la rue, brûlant du désir d’aller fermer la bouche aux grossiers créanciers qui, avec leurs impertinentes réclamations, troublaient le repos de deux pauvres femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face les douros qui leur étaient dus; elle fit d’amples provisions, passa par la rue de la Ruda et, avec son panier plein de nourriture, elle avait le cœur plein de joie, songeant qu’elle était libérée pour quelques jours de la honte de mendier, et elle rentra à la maison.
Avec une méthodique activité elle se mit à travailler à la cuisine, en compagnie de sa maîtresse qui, elle aussi, était souriante et joyeuse.
«Sais-tu ce qui m’est arrivé, dit-elle à Benina, pendant que tu as été dehors? J’ai fait un petit somme dans le fauteuil et j’ai rêvé que deux messieurs très graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C’étaient Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes compatriotes, qui venaient m’annoncer la mort de don Pedro-José Garcia de los Antrines, oncle de mon mari.
—Pauvre monsieur! Il est mort? s’écria Benina avec toute son âme.
—Et ce don José qui est un des plus grands richards de la Serrania....
—Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela, ou bien est-ce que c’est vrai?
—Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco et don José Maria, l’un médecin et l’autre secrétaire de la municipalité, étaient venus..., venaient pour 164 me dire que le Garcia de los Antrines, propre neveu de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires....
—Enfin....
—Et que... la chose est claire...; comme il n’avait pas d’héritiers directs, il désignait comme héritiers....
—Qui?
—Sois calme, femme... Qu’alors il laissait la moitié de ses biens à mes enfants Obdulia et Antonito et l’autre à Frasquito Ponte. Que t’en semble?
—Qu’à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de suite le paradis.
—Don Francisco et don José-Maria me dirent que depuis plusieurs jours ils me cherchaient pour me donner connaissance de cet héritage et que, me demandant de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l’adresse de cette maison. Par qui crois-tu qu’ils l’ont eue? Par le prêtre don Romualdo, déjà proposé pour l’épiscopat, qui leur expliqua que j’avais recueilli M. de Ponte. De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en venant vous présenter nos respects, chère madame, nous attrapons deux oiseaux d’un seul coup.
—Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez, vous l’avez, comme on dit, purement et simplement rêvé!
—Bien sûr: tu n’as donc pas compris que je m’étais endormie dans mon fauteuil?... Comme ces deux messieurs qui sont venus me visiter sont morts tous deux, il y a une trentaine d’années, quand j’étais fiancée avec Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de los Antrines était déjà très vieux. Je n’ai plus entendu parler de lui. Pourtant si.... Enfin, tout cela est l’œuvre d’un songe. Mais je l’ai tellement vécu qu’il me semble encore les voir. Je te raconte tout cela pour te faire rire. Non, non, ce n’est pas choses dont il faille rire, les songes....
—Les songes, les songes disent ce qu’ils veulent, manifesta Nina, ils viennent tout de même de Dieu. Et 165 va savoir où commence la vérité et où finit le rêve?
—Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de ce monde que nous voyons, il n’y a pas un autre monde où vivent ceux qui sont morts? Et qui te dit que la mort n’est pas une autre manière, une autre forme de la vie?...
—En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l’autre devenue pensive. Je fais grand cas des songes, parce qu’il pourrait bien arriver, par exemple, que ceux qui s’en vont là-bas reviennent ici nous apporter remède à nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre monde, et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils doivent connaître les maux que nous endurons ici, et nous autres nous voyons en songe combien ils sont heureux.... Je ne sais pas si je m’explique.... Je dis qu’il n’y a pas de justice, et, pour qu’il en arrive une, nous devons rêver tout ce qui peut la faire arriver, et, en rêvant, je suppose que nous attirerons ici la justice.»
Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs qu’elle tirait du plus profond de sa poitrine, et Benina se reprit, avec un redoublement de fièvre et de conviction, à penser à la merveilleuse conjuration.
Se promenant sans s’arrêter au travers de la cuisine, elle ne voyait plus avec les yeux de l’âme que les sept becs de la marmite, le bâton de laurier, son habillement et l’oraison.... Diablesse d’oraison, c’est cela qui était difficile!
166
Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito s’améliorait d’heure en heure, et son entendement semblait revenir à une clarté moyenne; doña Paca était contente; la maison bien pourvue de victuailles; ce jour qui venait et le suivant pouvaient être considérés comme assurés, et par conséquent la pauvre Benina pouvait se dispenser de sa pénible station de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il lui était nécessaire de soutenir la comédie de son occupation dans la maison de l’ecclésiastique, elle sortit comme tous les jours, son panier sous le bras, résolue toutefois à ne pas perdre la matinée et à faire quelque chose d’utile. Au moment où elle allait partir, sa maîtresse lui dit:
«Il me semble que nous devrions faire une politesse à notre bon don Romualdo.... Il faut lui montrer que nous sommes reconnaissantes et bien élevées. Porte-lui de ma part deux bouteilles de champagne d’une bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût du lapin que tu vas lui faire aujourd’hui.
—Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient deux bouteilles de champagne? Nous nous endetterions pour plus de trois mois. Vous êtes toujours la même. C’est votre goût de bien vivre et largement qui est la cause de notre pauvreté d’à présent. Certainement nous lui ferons un cadeau, quand nous aurons gagné à la loterie, mais pour aujourd’hui je ne puis songer qu’à trouver qui me cède une piécette dans un dixième de billet à trois.
167
—Bien, bien, que Dieu t’accompagne!»
Et la vieille dame s’en alla causer avec Frasquito, lequel, tout ranimé, redevenait loquace. L’un et l’autre évoquèrent les souvenirs de la terre andalouse où ils étaient nés, ressuscitant familles, personnes et événements.
De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser à son songe, mais elle se garda bien de le raconter à son compatriote.
«Dites-moi, Ponte, qu’est-il advenu de don Pedro-José Garcia de los Antrines?»
Après une très pénible recherche dans les registres embrouillés et confus de sa mémoire, Frasquito répondit que le don Pedro était mort dans l’année de la révolution.
«Allons donc, allons donc: je crois qu’il vit encore maintenant. Savez-vous qui a hérité de ses biens?
—Probablement son fils Raphaël, qui n’a jamais voulu se marier. Il doit être vieux maintenant. Il pourrait bien arriver qu’il se souvînt de nous, de vos enfants et de moi, car il n’a pas de parenté plus proche.
—Ah! n’en doutez pas, il se souviendra..., s’écria doña Paca avec une grande animation dans les yeux et parlant rapidement. S’il ne s’en souvenait pas, ce serait un cochon. C’est ce que me disaient don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell....
—Quand cela?
—Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la vérité, ils sont passés à meilleure vie. Mais il me semble que je les vois.... Ils ont été les exécuteurs testamentaires de Garcia de los Antrines, cela est certain, n’est-ce pas?
—Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient amis de la maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble les voir encore avec leurs redingotes noires de coupe antique....
—Pareillement, pareillement.
—Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et 168 les chapeaux haut de forme, aussi hauts que la tour de Sainte-Marie.»
L’entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation du réel à l’imaginaire, et, pendant ce temps-là, Benina arpentait les rues de haut en bas et de bas en haut, avec le cœur apaisé et l’esprit tranquille par la possession d’un capital qui n’était pas inférieur à trois douros et demi, et elle se disait que toute l’opération de la conjuration d’Almudena n’était qu’un attrape-nigaud. Elle voyait une plus grande chance de réussite dans la loterie qui n’est pas, quoi qu’on en dise, œuvre de pur hasard, car qui nous dit qu’il n’y a pas dans les airs un ange ou un démon invisible qui se charge de tirer le bulletin de l’urne, sachant par avance qui possède le numéro? C’est pour cela qu’il arrive des choses si extraordinaires et, par exemple, que le gros lot vienne à se répartir entre une multitude de pauvres diables qui ont pris, l’un un réal, l’autre une piécette, en réunissant leurs enjeux.
Suivant cette idée, elle pensa qu’il lui conviendrait de s’assurer une participation modique, car prendre à elle seule un dixième, ce serait vraiment trop risquer. Il ne lui convenait pas d’entrer en compte avec la Pedra et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les extractions; il valait mieux s’entendre pour cette affaire avec Pulido, son compagnon de mendicité à la paroisse, car on prétendait qu’il faisait des combinaisons de numéros à la loterie avec le vacher voisin d’Obdulia, et, pour le trouver chez lui avant qu’il partît pour mendier, elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se dirigea vers l’établissement d’ânesses à lait. C’est dans les étables de ces pacifiques bêtes que les laitiers, gens simples et bons, donnaient asile à Pulido. La sœur de la laitière vendait des dixièmes dans la rue, et un oncle du vacher, qui avait fait le même commerce, même rue, même maison, quelques années auparavant, avait fait fortune et s’était retiré dans son pays, où il avait acheté des terres. La passion du jeu s’était perpétuée 169 dans l’établissement, passant à l’état de vice. A la date où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que les âniers avaient dépensé en quinze années de jeu, ils auraient pu tripler leur troupeau de bêtes.
Benina eut la chance de rencontrer toute la famille réunie, toutes les ânesses étant déjà rentrées de leurs excursions matinales. Pendant que ces dernières prenaient leur ration d’avoine et de son, les gens se livraient à des calculs de probabilité et pesaient les raisons qui pouvaient donner la certitude que le jour suivant le numéro 5005 sortirait, car ils en possédaient un dixième. Pulido, examinant le cas avec sa puissante vue intérieure, d’autant plus vive que celle du corps était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en leur disant qu’il était aussi sûr que le 5005 gagnerait qu’il pouvait affirmer qu’il y avait un Dieu dans le ciel et un diable aux enfers. Inutile de dire que la prétention de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée comme une bombe et que le premier mouvement général fut de lui refuser la participation qu’elle sollicitait, car cela équivalait à lui faire cadeau de monceaux d’or. La mendiante se piqua, disant qu’il ne lui manquait certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute seule un petit dixième et ce coup d’audace produisit son effet. Pour terminer, il fut convenu que, si elle achetait un dixième, ils lui en prendraient la moitié, en lui donnant une participation de deux réaux dans le magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si on le voyait déjà sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et acheta un dixième du numéro 4844 lequel, vu par les autres et répété à haute voix par l’aveugle, produisit dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion et le plus grand trouble comme si, par un art mystérieux, la chance avait passé d’un numéro à l’autre. A la fin, tous les traités et combinaisons se firent au goût de chacun et l’ânier distribua les papiers de participation, la vieille se contentant de six réaux sur son billet et de deux sur l’autre.
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Pulido sortit en grognant et s’en alla à la paroisse, de mauvaise humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique était venue leur ficher la guigne pour leur numéro de la loterie; les âniers se mirent à parler à tort et à travers sur le compte d’Obdulia, disant qu’elle ne payait pas son pain, qu’elle achetait des corbeilles de fleurs et que son propriétaire allait la mettre dans la rue; et Benina s’en alla visiter la petite, qu’elle trouva dans les mains de la coiffeuse occupée à lui faire une jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui avaient envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure; Luquitas était rentré à la maison à six heures du matin et il dormait encore maintenant comme un loir. La petite, elle, songeait à aller faire un tour de promenade, ayant une envie folle de voir des jardins, des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa coiffeuse l’engageait à aller au Retiro, où elle verrait tout cela et, en outre, toutes les bêtes féroces du monde et même des cygnes qui sont comme qui dirait des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade avait trouvé un refuge dans la maison de doña Paca, la petite montra un très vif chagrin et parla d’aller le voir de suite, mais Benina la fit renoncer à cette idée.
Il valait mieux laisser passer quelques jours avant d’exposer le malade à des conversations délirantes qui lui mettaient la cervelle à l’envers. Se rendant à ce sage raisonnement, Obdulia congédia la servante, décidée à aller à la promenade, et Benina s’en alla d’un pas agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter quelques petites dettes de peu d’importance. Tout en marchant, elle songeait qu’elle ferait bien de céder une partie de l’engagement excessif qu’elle avait à la loterie et, dans ce but, elle se dit qu’il conviendrait de chercher le Maure aveugle pour l’engager à jouer une piécette. Cette opération-là était certainement plus sûre que celle d’évoquer les esprits souterrains.
Elle songeait à cela lorsqu’elle se rencontra nez à nez avec Pedra et Diega qui revenaient de vendre, portant 171 à la main, entre elles deux, un panier plat rempli de mercerie à bon marché. Elles s’arrêtèrent, désireuses de lui raconter quelque chose d’extraordinaire et qui devait l’intéresser.
«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en train de vous chercher.
—Il me cherche? J’ai justement besoin de lui parler, pour savoir s’il me prendrait....
—Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il dit....
—Quoi?
—Qu’il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il m’aurait tuée ce matin, avec la grande antipathie qu’il a pour moi. Enfin, il divague.
—Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux Cambroneras.
—Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.»
Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats de rire et Benina ne savait que dire. Apprenant que l’Africain était malade, elle dit qu’elle avait envie d’aller à sa recherche à San-Sebastian; ce à quoi elles répliquèrent qu’il n’était pas allé mendier et que, si la patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa recherche par l’Arganzuela ou la rue del Penon, car elles l’avaient vu peu auparavant dans ces parages. Benina suivit ces indications, après avoir rapidement fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment de tourner à la Fuentecilla, après avoir monté et descendu plusieurs fois la rue del Penon, elle vit le Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle se dirigea vers lui, le prit par le bras et....
«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l’aveugle, agité comme s’il avait été secoué par une décharge électrique. Méchante, trompeuse..., je veux te tuer.»
La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage de son ami un grand trouble; il avait un violent mouvement convulsif des lèvres qui modifiait complètement l’aspect de sa physionomie habituelle; il tremblait 172 des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque.
«Qu’as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te pique?
—C’est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir avec moi.... Moi te parler? Tu es une mauvaise femme....
—Allons où tu veux, homme. Tu as l’air d’un fou!»
Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait les lieux, se dirigea vers la fabrique de gaz sans vouloir se laisser prendre le bras par son amie. Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver à la promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût arrivée à comprendre clairement les motifs de cette extravagante course.
«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de la fabrique de goudron, je suis très lasse.
—Ici, non..., plus bas.»
Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide, ouvert sur le terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient certainement roulé tous deux en bas si Benina ne l’avait soutenu en modérant le pas et en s’assurant chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol brûlé, plein de scories ressemblant aux laves d’un volcan; derrière eux, les fondations des maisons à la hauteur de la tête; devant eux et à leurs pieds, les toits de pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on distinguait de misérables huttes, et, au loin, opprimé entre les bâtiments de l’asile Sainte-Christine et les bâtiments de la scierie mécanique, le quartier de las Injurias, où fourmillent les familles pauvres.
Ils s’assirent tous deux. Almudena, respirant fortement, essuya avec son mouchoir la sueur coulant abondamment de son front. Benina ne le quittait pas des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n’était rien moins que tranquille en se voyant seule dans un endroit aussi solitaire avec le Marocain si irrité.
«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante et si trompeuse? Pourquoi?
173
—Parce que tu m’as trompé. Moi, je t’aime, et toi, tu en aimes un autre.... Si, si.... Un bel homme, un chevalier galant. Il t’aime.... Malade chez Comadréja.... Toi l’enlever et l’emporter à ta maison.... Ton bien-aimé..., bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui....
—Qui t’a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne femme, se mettant à rire de toute son âme.
—Ne nie pas.... Tu m’exaspères, tu te moques de moi, par-dessus le marché....»
Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d’une fureur subite, il se leva et, avant que Benina eût pu se rendre compte du péril qui la menaçait, il lui déchargea un coup de bâton de toute sa force. Heureusement que la malheureuse put éviter, en se détournant, de le recevoir sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut lui arracher son bâton, mais, avant d’y parvenir, elle reçut encore un bon coup à l’épaule et un autre sur la hanche. La meilleure défense était la fuite. En un clin d’œil, la vieille se rejeta à dix pas de l’aveugle. Il essaya de la suivre, elle l’évita et se mit en lieu sûr, tandis qu’il continuait à lancer des coups de bâton dans l’air et à frapper le sol. Et, ce faisant, il s’étala tout de son long et se mit à se plaindre comme s’il avait été, lui, la victime, mordant la terre, tandis que la dame de ses pensées lui disait:
«Almudena, petit Almudena, si je t’attrape, tu verras.... Espèce de sot, bourrique!»
174
Après s’être roulé par terre avec des contorsions épileptiques des bras et des jambes, se griffant la figure et s’arrachant les cheveux et la barbe, lançant des exclamations en langue arabique que Benina n’entendait point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés dans la figure. Il pleurait dans une amère désolation et ce flot de larmes calma sans doute sa folie furieuse. S’approchant un peu, Benina vit son visage inondé de pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée du torrent d’une peine infinie.
Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix plaintive d’un enfant qui vient d’être battu, se mit à appeler tendrement son amie.
«Niña..., Amri..., es-tu là?
—Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant, comme saint Pierre quand il eut fait la canaillerie de renier le Christ. Au moins, te repens-tu de ce que tu as fait?
—Si, si..., Amri.... Je t’ai battue!... Cela te fait mal beaucoup?
—Je te crois que cela me brûle.
—Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de jours, parce que je t’ai frappée? Amri, me pardonneras-tu?...
—Si..., je te pardonne..., mais je me défie.
—Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant. 175 Viens ici, frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
—Non, je me méfie.
—Prends aussi ce petit couteau, ajouta l’Africain, sortant de sa poche intérieure un grand couteau à manche de corne. Je l’ai acheté pour te frapper..., pour nous tuer tous deux; j’ai assez de la vie. Mordejaï n’aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....»
Sans avoir l’air de rien, Benina s’empara des deux armes, bâton et couteau et, s’approchant alors sans crainte du malheureux aveugle, elle lui mit la main sur l’épaule.
«Tu m’as cassé quelque os, car cela me fait très mal, lui dit-elle. Comment vais-je faire pour me soigner maintenant?... Non, heureusement, je n’ai aucun os cassé; tu m’as fait des bleus gros comme ma tête, et l’arnica dont je vais avoir besoin, c’est toi qui devras me le fournir.
—Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner. J’étais fou.... Je t’aime.... Si tu ne m’aimes pas, Almudena se détruira lui-même.
—C’est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre. Qu’est-ce que cela veut dire de sortir ce conte que tu es amoureux de moi? Ne sais-tu donc pas que je suis une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la renverse de la peur que je te ferais?
—Tu n’es pas vieille, moi t’aimant.
—Mais, tu aimes Pedra.
—Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es ma seule femme, il n’en existe pas d’autre pour moi.»
Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant ses paroles de profonds soupirs et de sanglots, la langue embarrassée, Almudena dit et répéta ce qu’il ressentait et, à la vérité, Benina put entendre un langage extraordinaire, non pas peut-être par la pureté de l’expression, mais bien à cause de la force de conviction que le Marocain mettait dans ses étranges 176 modulations, suivies de hurlements, de cris désespérés et de murmures suffoqués.
Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait signalé la femme unique, pour qu’il la suivît et s’en rendit maître, il n’avait cessé de courir après elle et par toute la terre. Plus il cheminait, plus vite la femme s’enfuyait devant lui, sans qu’il pût jamais l’atteindre. Le temps s’écoulant, il crut un instant que c’était la Nicolasa et il vécut trois ans avec elle, d’une vie errante. Mais ce n’était point elle: il s’aperçut vite de son erreur. La femme fuyait toujours, toujours plus loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage.... Certainement, il voyait bien sa figure avec les yeux de l’âme..., mais en voilà assez; quand il connut Benina, un matin que pour la première fois elle se présenta à San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui battait si fort qu’il semblait sauter hors de sa poitrine, lui dit de suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n’y en a pas d’autre». Plus il parlait avec elle, plus il se convainquait que c’était elle; mais il désirait attendre quelque temps encore, pour mieux s’en assurer. Enfin, la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion de se déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu’on vint lui conter qu’elle avait un beau galant et qu’elle l’avait emporté chez elle rien moins qu’en voiture, il eut un tel désespoir suivi d’une telle furie qu’il ne savait pas s’il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir massacré la moitié de l’humanité en frappant indistinctement à droite et à gauche.
Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit, que nous donnons nous-mêmes considérablement réduit afin de ne pas fatiguer le lecteur, et, comme c’était une bonne femme, elle ne commit point la légèreté de se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna même point en ridicule, comme cela eût été pourtant bien naturel de le faire, en considérant son âge à elle et les conditions physiques du pauvre aveugle. Se maintenant 177 dans un juste milieu discret, elle ne se proposa pas d’autre but que de calmer son ami et de chasser de son esprit toute idée de mort et d’extermination. Elle lui expliqua ce qu’il en était du beau galant, cherchant à le convaincre que c’était par pure charité qu’elle l’avait amené dans la maison de sa maîtresse, sans que l’amour ni les rapports quelconques d’homme à femme y eussent pu jouer un rôle. Mordejaï ne se donnait pas comme convaincu, et il posa finalement la question sur un terrain que justifiaient la sincérité et la force de son affection, à savoir que, pour qu’il pût ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non qu’elle lui donnât des paroles qu’emporte le vent, mais qu’elle lui prouvât son dire par des faits matériels. Et comment lui prouver par des faits, de façon qu’il demeurât pleinement satisfait et convaincu? Cela était bien facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa maison, le beau galant, et venant vivre avec Almudena et restant unis pour la vie.
La vieille ne répondit pas par un refus catégorique, pour ne pas l’exciter davantage, et elle se borna à lui représenter les inconvénients de l’abandon aussi brusque de sa vieille maîtresse, qui mourrait de chagrin d’être ainsi quittée tout d’un coup. Mais à toutes ces raisons le Marocain en opposait d’autres, basées sur ses droits et les lois de l’amour qui doivent tout dominer:
«Si tu m’aimes, tu dois m’épouser, Amri.»
A l’offre de sa blanche main, accompagnée de tendres sourires et de minauderies dites avec ses grosses lèvres qui se dilataient jusqu’aux oreilles, ou se resserraient pour former une horrible figure, Benina ne put résister à l’expression d’un rire moqueur. Mais, se contenant à l’instant, elle répondit par cet excellent argument:
«Mon fils, je t’appelle ainsi, car tu pourrais l’être... je suis très touchée des preuves d’amitié que tu me donnes; mais considère, je te prie, que j’ai accompli soixante ans.
178
—Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou mille ans, je t’aime.
—Je suis une vieille qui ne peut servir à rien.
—Tu te trompes, Amri: je t’aime plus que la première bénie; tu es pour moi une jeune femme.
—Quelle extravagance!
—Nous nous épousons tous deux et je t’emmène dans mon pays, à la terre de Sus. Saül, mon père, est riche, lui; mes frères sont riches; ma mère, Rimna, riche et belle..., elle t’aimera, elle t’appellera sa fille.... Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d’arbres près du ruisseau, une grande maison..., une noria d’eau fraîche..., climat très bon; ni froid ni chaleur.»
Bien que la peinture d’une si grande félicité influât légèrement sur son âme, Benina ne se laissait pas séduire et, comme une personne pratique, elle vit de suite les inconvénients d’une brusque translation dans des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu de gens inconnus, parlant une langue de tous les diables, et qui sûrement différaient d’elle par les mœurs, la religion, le vêtement, car elles marchaient voilées.... Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose qu’on peut faire pour le bon Mordejaï, c’est de le calmer. Se montrant affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir l’inconvénient grave qu’il y aurait à mettre de la précipitation dans une chose aussi grave que de se marier comme cela, de but en blanc, et de se sauver d’un seul trait rien moins qu’en Afrique, qui est, comme on dit, l’endroit où naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait y penser tranquillement et prendre son temps pour ne pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus pratique, suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage et du voyage des jeunes époux pour plus tard et de s’occuper de suite, avec tous les soins voulus pour réussir, de la grande conjuration du roi Samdaï. Si la chose réussissait, comme l’assurait Almudena, et s’ils pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses que l’on convertirait si facilement en billets de 179 banque, toutes les questions seraient facilement résolues, et la suite en découlerait promptement. L’argent est le grand arrangeur de toutes choses en ce monde. Conclusion: elle consentait à tout ce qu’il désirait, et elle engageait sa parole de l’épouser et de le suivre au bout du monde aussitôt que le roi Samdaï aurait donné tout ce qu’on allait lui demander avec toutes les règles et cérémonies prescrites.
L’Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif, quand tout d’un coup il se mit à se frapper le front, comme un homme qui éprouverait une grande confusion et désolation:
«Pardonne-moi, j’ai oublié de te dire quelque chose.
—Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté? Est-ce que l’opération ne réussira pas parce qu’il manquera quelque condition?
—J’ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce que tu es une femme.
—Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son désappointement. Pourquoi n’as-tu pas commencé par là, puisque la première condition était d’être homme?
—Pardonne-moi d’avoir oublié.
—Tu n’as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais c’est ma faute d’avoir été croire bêtement les sottises qu’on invente dans ta terre maudite et dans ta religion de démons couronnés. Non, non, je ne le croyais pas, c’est la pauvreté qui m’aveuglait.... Je ne le crois pas, non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée d’appeler le diable avec toutes ces agaceries, et que la très sainte Vierge, mère de Dieu, me le pardonne pareillement!
—Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme..., répliqua Almudena tout honteux, je sais moi une autre chose..., et, si tu veux la faire, tu auras tout l’argent que tu pourras désirer.
—Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde fois. Tu es un bon oison!... Je ne croirai plus rien de ce que tu diras.
180
—Par la lumière bénie, c’est une vérité.... Que la foudre me frappe si je te trompe.... Tu auras de l’argent, beaucoup d’argent.
—Quand?
—Quand tu voudras.
—C’est à voir.... Bien que je n’en croie pas un mot, dis-moi vite comment.
—Je te donnerai un petit papier....
—Un petit papier?
—Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue....
—Sur la pointe de la langue?
—Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit papier sur la langue, et personne ne te verra. Tu pourras prendre tout l’argent que tu voudras, personne ne te verra.
—Mais c’est voler cela, Almudena.
—Personne ne te verra, personne ne te dira rien.
—Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là. Voler, cela, non! S’ils ne me voient pas, Dieu me verrait, lui.»
181
Le Marocain passionné ne cessait point de chercher à convaincre sa dame (nous devons l’appeler ainsi dans ce cas, puisqu’il la voyait telle avec les yeux de son âme) et, convaincu que les moyens positifs, les meilleurs, les plus efficaces pour la vaincre définitivement lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de s’enrichir, il sortit un autre sortilège, produit naturel de son sang sémite et de sa riche imagination. Il lui dit que parmi tous les secrets dont il était dépositaire par la faveur de Dieu il y en avait un qu’il s’était toujours réservé de ne dire qu’à la personne qui serait digne de tout son amour, et, comme cette personne c’était elle, la femme rêvée, la femme promise par le souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le procédé pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que Benina affectât de ne pas donner créance à ces histoires, elle ne perdait pas une syllabe de ce qu’Almudena lui disait.
La chose était très facile, décrite par lui, bien que les difficultés pour produire l’effet magique sautassent aux yeux.
La personne qui désirerait savoir d’une façon certaine, absolument certaine, où il pouvait y avoir de l’argent caché, n’avait qu’à creuser un trou dans la terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante jours, sans autre aliment que de la farine sans sel, et aucune autre occupation que de lire un livre saint, à grands feuillets, et de méditer sur les profondes vérités que contient ce livre....
182
«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit Benina impatiente. Passe encore! Et ce livre est écrit dans ta langue. Comment, espèce d’idiot, veux-tu que j’arrive à lire ces griffonnages, si dans ma propre langue, le pur castillan, les caractères noirs me troublent?
—Je lirai, moi...; tu liras, toi.
—Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme une maison de taupes, est-ce que nous pourrons rester tous les deux?
—Sûrement.
—Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre, dit la femme avec un air moqueur, tu prendras des lunettes pour aveugle?
—Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler l’aveugle.
Après les quarante jours de pénitence, pour terminer les prescriptions, il fallait écrire sur un papier à cigarettes certaines paroles magiques que lui seul connaissait, et alors on lançait le papier en l’air et pendant que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter des yeux le papier, volant.
Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément, on trouvera certainement le trésor enfoui, très probablement une jarre remplie de pièces d’or.
Benina manifesta son incrédulité en éclatant de rire; mais pourtant il resta quelque trace dans son esprit de cette nouvelle énigme de la recherche des trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement:
«Je ne crois pas qu’il y ait des trésors enterrés dans les champs. Il peut se faire que cela arrive dans ton pays; mais pour ce qui est d’ici..., ils les gardent dans les cours intérieures, dans les patios, ils les cachent sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques, et, lorsque cela se peut, dans les murs.
—C’est même chose de le découvrir dans les endroits que tu dis..., si tu m’aimes et si tu consens à m’épouser.
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—Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina, mettant et ôtant son châle sur sa tête, signe d’impatience et de désir de s’en aller.
—Je n’ai pas fini de parler, Amri, non, murmura l’aveugle, plaintif, la retenant par sa robe. Toi, toujours avec moi.
—Ce n’est pas possible maintenant. Aie patience, mon fils.»
Pris de nouveau de fureur, en sentant qu’elle voulait partir, il se lança sur elle, la saisit dans ses bras, manifestant par des rugissements plus que par des paroles humaines son ardent désir de la garder avec lui:
«Moi, je t’aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la rivière, si tu ne viens pas avec moi....
—Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec un accent plein d’affliction, espérant en venir plus facilement à bout en lui parlant affectueusement. Je t’aime, mais mes obligations me réclament.
—Je le tuerai, le beau galant! cria l’aveugle en serrant les poings et faisant quelques pas vers la vieille, laquelle, craintive, s’était écartée de lui.
—Sois raisonnable; sinon, je ne t’aimerai pas.... Allons, si tu me promets d’être bon et de ne pas me frapper, nous nous en irons ensemble.
—Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t’aime plus que la lumière bénie.
—Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina s’approchant gentiment et le prenant par le bras.
Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin pour remonter et, en marchant, il raconta qu’il avait quitté Santa-Casilda pour rompre avec la Pedra, et, comme les temps devenaient mauvais et qu’on gagnait peu de sous, il comptait se transporter le même soir aux Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce quartier on trouvait des chambres à la nuit pour dix centimes seulement. Benina n’approuva pas ce changement de domicile, parce qu’elle avait entendu dire 184 que les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement, entassés comme des moutons dans des chambres indécentes, mais il insista d’une voix dolente et mélancolique, affirmant qu’il désirait être mal, qu’il voulait faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer jusqu’à ce qu’Adonai ait attendri le cœur de la femme aimée. Ils soupiraient tous deux, et silencieux ils montèrent toute la rue de Tolède.
Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement, Almudena exprima un désintéressement sublime:
«Je n’aime point l’argent...; l’argent chose sale...; je méprise l’argent... Moi, j’aime Amri.., ma femme avec moi....
—Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui craignait de le voir recommencer ses folies à la fin de la journée. Je te promets que demain nous reparlerons de tout cela.
—Tu viendras à Cambroneras?
—Oui, je te le promets.
—Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces gens orgueilleux me pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais mes compagnons. J’irai mendier au pont de Tolède.
—Attends-moi demain..., et promets-moi d’être raisonnable.
—Oui, en pleurant, en pleurant.
—Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries? Mon petit Almudena, si je t’aime, mon maître, ne me donne pas d’ennuis.
—Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux galantin et lui prodiguer tes tendresses?
—Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais de cette vieille antiquaille! Il a plus d’années que la Cuesta de la Vega. Il est parent de ma maîtresse, et c’est elle qui m’a chargée d’aller le chercher pour le ramener dans sa maison.
—C’est un vieux magot, lui?
—Un fameux magot! Et il n’y a point de comparaisons 185 à faire entre toi et lui..., mon petit. Je suis très pressée. Adieu, jusqu’à demain.»
Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait tranquille comme un idiot, elle prit sa course, le laissant appuyé contre le mur près de la boutique du Botijo. C’était le seul moyen possible de séparation, étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle. Au bout d’un court instant, il se laissa tomber sur le sol et les passants le virent là, mendiant toute la soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire tendue.
La Nina ne trouva pas grand’chose de nouveau à la maison, car on ne saurait compter comme nouveauté l’extrême contentement de doña Paca, qui ne cessait de s’extasier sur la grâce de son hôte et la manière charmante avec laquelle il rappelait tous les souvenirs d’Algeciras et de Ronda. La bonne dame se trouvait transportée à ses jeunes ans; elle oubliait sa pauvreté et, mue par le généreux instinct qui, dans sa prime jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant et la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina d’aller chercher pour Frasquito deux bouteilles de Xérès, un paon en galantine, des œufs glacés et une hure de sanglier.
«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons lui apporter tout cela et ensuite nous nous rendrons à la prison pour éviter aux marchands la peine de nous y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle, vraiment! Pour ce soir vous aurez une soupe à l’ail avec des œufs et pas autre chose. Croyez bien que le chevalier s’en contentera encore parfaitement, habitué comme il l’est à toutes sortes de victuailles impossibles.
—Bien, on fera ce que tu veux.
—Au lieu d’une tête de sanglier, nous mettrons une tête d’oignon.
—Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les circonstances, fût-ce au prix d’un sacrifice, on doit se comporter comme il faut. Enfin, combien avons-nous d’argent?
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—Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai m’arranger. Quand il manquera, ce n’est pas vous qui irez le chercher.
—Oui, je sais que c’est toi qui iras. Moi, je ne sers à rien.
—Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi à peler les pommes de terre.
—Si tu veux. Ah!... j’allais oublier. Frasquito prend du thé, et, comme il est très difficile, il faut que tu le choisisses très bon.
—Du meilleur. J’irai le chercher en Chine.
—Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends de celui qu’on appelle mandarin. Et en même temps rapporte donc pour dessert un joli petit fromage....
—Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans rien oublier.
—Tu sais qu’il est accoutumé de manger dans les maisons riches et somptueuses.
—Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de l’Ave-Maria..., une portion de ragoût, un réal; avec pain et vin, trente-cinq centimes.
—Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas comment te prendre. Mais j’accepte tout, Nina, tu gouvernes.
—Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous serions propres! Il y a beau jour qu’on nous aurait mises à la prison pour dettes, à San-Bernardino ou même au Pardo.»
Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent frugalement, gais tous trois et résignés à la pauvreté, tolérable et légère quand on ne manque point d’un morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique historien doit confesser que les bonnes dispositions dans lesquelles se trouvait doña Paca s’altérèrent un peu lorsque les deux femmes se trouvèrent dans la même alcôve, l’une dans son lit, l’autre sur un matelas par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la veuve de Zapata était d’un esprit extrêmement mobile 187 et changeant en un moment sans qu’on en sût le motif, elle passait de la douceur extrême à la colère la plus folle, d’une crédulité enfantine à la méfiance la plus grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises les plus lourdes. Benina connaissait bien ce rapide changement dans la façon d’être et de vouloir de sa maîtresse, qu’elle comparait volontiers à une girouette, et sans s’inquiéter outre mesure de ses manières qui devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de colère, elle attendait une saute de vent. Et, en fait, il changeait à l’improviste, retournant à la bonne partie du cadran, et, en un moment, la mauve se changeait en chardon ou revenait à sa forme première.
La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont il s’agit devait être attribuée à ce fait, suivant des renseignements dignes de foi, que Frasquito, dans ses conversations de la soirée, dans celles du souper et de l’après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance qui blessa profondément l’amour-propre de l’infortunée veuve. Le bon monsieur montrait presque exclusivement sa gratitude à Benina, réservant pour madame une déférence courtoise; pour Benina tous ses sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les regards langoureux de ses yeux attendris comme ceux d’un mouton mourant, et Ponte ajouta un comble à cette façon d’agir en l’appelant ange plus de douze fois pendant la frugale cène.
Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre ses draps de lit, tandis que Benina s’étendait par terre:
«Pourtant, ma fille, rien ne m’ôtera de la tête que tu as donné un philtre à ce pauvre monsieur. Vois comme il te chérit? Si tu n’étais pas une vieille abominablement laide et sans aucune grâce, je croirais que tu l’as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable, tu sais t’attirer la sympathie par le bien que tu sais faire à tous, et par ta douceur et la suavité de tes petites manières... qui seraient bien capables de tromper ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec toutes 188 ces qualités, il est impossible qu’un homme aussi couru puisse s’éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t’infatues d’orgueil à cause de cela, à mon avis tu te trompes singulièrement, ma pauvre Nina. Tu seras toujours ce que tu as été. Et ne crains pas que j’ôte à don Frasquito ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises façons, la voleuse que tu as été, et d’autres petites choses, autres petites choses que tu sais et moi aussi....»
Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son drap, et cette humilité et cette modération excitèrent encore davantage la haine de la veuve de Zapata, qui continua à molester sa compagne:
«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités, parce que tu les as, c’est certain; mais on doit te tenir à distance, toujours à distance, ne pas te laisser sortir de ta basse condition, pour que tu ne l’oublies pas et que tu ne viennes pas manger dans la main de tes maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j’ai dû te renvoyer de chez moi pour vol.... Ton effronterie était arrivée à un tel point,—que dis-je, effronterie?—ton cynisme dans ce vice abominable, que... jamais je n’ai pu faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir mon argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne... à jet continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te défends pas? Tu es devenue muette?
—Oui, madame, je suis devenue muette, fut l’unique réponse de la bonne femme. Il peut se faire que, quand madame se taira et fermera son bec, j’aurai quelque chose à dire.... Mais je ne dis rien.»
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«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña Paca. Tu oserais t’attaquer à moi? Que je n’ai pas su tenir le Doit et l’Avoir? Eh quoi? Qui t’a dit que les grandes dames sont des teneurs de livres? Ne tenir aucun compte, ne rien écrire, mais ce n’était que la forme naturelle de ma générosité sans limites. Je me laissais voler par tous; je voyais le voleur mettre la main dans ma bourse, et j’avais l’air de ne pas m’en apercevoir.... J’ai toujours agi ainsi. Si c’est un péché, Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne pas, Benina, c’est l’hypocrisie, ce sont les procédés artificieux, et le soin avec lequel certaines personnes composent leurs actes, pour se faire croire meilleures qu’elles ne sont. J’ai toujours eu le cœur sur la main et je me suis toujours présentée aux yeux de tous comme j’étais, comme je suis, avec mes défauts et mes qualités, telle que Dieu m’a faite.... Mais n’as-tu donc rien à me répondre? Ou bien n’as-tu rien à dire pour ta défense?
—Madame, je me tais, parce que je dors.
—Non, tu ne dors pas, c’est un mensonge de plus; ta conscience t’empêche de dormir. Reconnais que j’ai raison, et que tu es de celles qui se composent un visage pour dissimuler leurs méchancetés; non, on ne peut pas dire que ce soit des méchancetés, c’est trop. Je suis généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement faiblesses.... Mais quelles faiblesses! Nous sommes fragiles; vraiment tu peux dire: je ne m’appelle pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains 190 rien, car tu sais bien que je n’irai pas te déprécier auprès de M. de Ponte et détruire la fleur de ses illusions.... Quelle dérision! Ne voyant en toi, comme, du reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante, ni une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une éducation de dame, ni rien de ce qui peut rendre les hommes amoureux, il aura vu.... Quoi! Pour Dieu, que je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu n’es pas et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis?
—Oui, madame, j’écoute.
—Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte t’appelle ange parce que tu fais bien la soupe à l’ail toute maigre.... Et crois-tu que cela suffise pour qu’on appelle une femme ange en toutes lettres?
—Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire que M. de Ponte Delgado me donne tous les noms ou sobriquets qu’il lui plaît?
—Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu’il le dise ironiquement. Ces grands seigneurs, très habitués aux manières du grand monde, quand il semble qu’ils nous font un compliment, ils se payent notre tête, comme on dit.... Que si l’homme est sincère et s’il est amoureux de toi pour le bon motif.... Tout peut arriver, Benina.... Tu dois procéder avec loyauté et confesser tes taches, que Frasquito n’aille pas croire que la pureté des anges du ciel soit quelque chose de comparable à ta pureté à toi. Si tu n’agis pas ainsi, tu seras une mauvaise femme.... La vérité, Nina, dans ces cas, la vérité. Cet homme a cru que tu étais un prodige de conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe domestique, une virginité de soixante ans!... Tu peux lui donner cinquante-cinq ans, si cela te convient.... Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une supercherie très courante de notre sexe, ne le trompe pas sur ce qui rentre dans la loi morale, Nina: cela, non. Vois, ma fille, je t’aime beaucoup, et, comme maîtresse et comme amie, je te conseille de parler clair et de lui 191 conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur ne pourra dire que tu l’as trompé, s’il découvre avec le temps ce que tu lui auras caché. Non, Nina, non; ma fille, dis-lui tout, même si cela te force à rougir et si cela doit congestionner la verrue que tu portes sur le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là, quand tu avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement: M. don Frasquito, j’ai aimé un garde civil qui se nommait Romero, qui me garda avec lui pendant deux années et qui ensuite refusa de m’épouser....» Allons, femme, il n’y a pas de quoi devenir écarlate. Après tout, qu’est-ce que cela? Aimer un homme. C’est pour cela que les femmes sont venues au monde: pour aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur un homme qui s’est mal conduit avec toi. Question de chance, ma fille. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tu as été folle de lui.... Il m’en souvient bien. On ne pouvait pas te saisir; tu ne faisais plus rien de bien. Tu faisais danser l’anse du panier dans les grands prix et, tandis que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait jamais de bons cigares.... A moi qui ai vu tes souffrances et ton aveuglement, toujours tourmentée et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le supplice tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela, tu n’as rien à me raconter. Je connais l’histoire, bien que je ne la connaisse pas toute, parce que tu m’as caché quelque chose..., et l’on m’a dit des choses que je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m’a dit que de tes amours tu as retiré....
—Cela n’est pas vrai.
—Et que tu l’aurais placé à l’Inclusa....
—Cela n’est pas vrai,» répéta Benina avec un accent sonore et d’une voix forte, se dressant sur son lit. A ce cri, doña Paca se tut subitement, comme la souris qui cesse de ronger la nuit lorsqu’elle entend le pas ou la voix de l’homme. Pendant un long moment, on n’entendit plus que les profonds soupirs de la dame qui commençait à se calmer tout en marmottant à voix 192 basse. L’autre ne desserrait pas les dents. L’esprit de la pauvre dame avait eu une crise rapide et la girouette avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises paroles se changèrent en un instant en douceur et paroles flatteuses. Le symptôme caractéristique de l’apaisement ne tarda pas à se produire; c’était tout d’abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé de dire et la honte de se le rappeler; les grognements qu’elle laissait échapper n’avaient pas d’autre cause, ainsi que les plaintes de douleurs imaginaires qu’elle faisait entendre. Comme Benina ne répondait pas à ces démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à l’appeler:
«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal! Quelle jolie petite nuit je passe. Il me semble que l’on m’applique un fer chaud sur le côté et qu’on m’arrache avec violence les os des jambes. J’ai la tête comme si on m’avait arraché le cerveau pour le remplacer par de la mie de pain et du persil hachés.... Pour ne pas te déranger, je n’ai pas osé te demander une petite tasse de tilleul, ni que tu me frictionnes les épaules et que tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure ou de quinine.... C’est horrible. Tu as dormi comme un plomb. Bien, femme, repose-toi, fais-toi un peu de graisse.... Pour rien au monde je ne voudrais te déranger.»
Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat et, passant un jupon, se mit à préparer une tasse de tilleul sur le fourneau économique, et la donna à la malade; enfin, elle la frictionna et ensuite elle se pencha vers elle pour la bercer comme un enfant pour l’endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire oublier ses divagations antérieures, pensait que le meilleur moyen était d’effacer par des paroles et des expressions affectueuses les mauvaises idées exprimées auparavant, et c’est en suivant cette idée que, tandis que sa compagne la bordait dans son lit, elle lui disait:
193
«Si je ne t’avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait de moi. Je me plains de Dieu lui-même et j’en arrive quelquefois à lui dire des injures comme à la première venue. C’est bien vrai qu’il me prive de beaucoup de choses; mais il m’a donné ta compagnie et ton amitié, qui valent plus à elles seules que l’or, l’argent et les brillants.... Et, pour que je ne l’oublie pas, dis-moi un peu ce que tu me conseilles de faire dans le cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell viendraient me trouver avec ce message relatif à cette succession.
—Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et que ces nobles ambassadeurs soient morts depuis plus de mille ans et en poussière sous terre?
—Tu dis bien, je l’ai rêvé.... Mais, si ce n’est eux, d’autres peuvent arriver, un jour fortuné, avec la même musique.
—Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides? Car ce serait le signe d’un héritage certain.
—Et toi, qu’as-tu rêvé?
—Moi? Cette nuit, j’ai rêvé que nous nous rencontrions avec un taureau noir.
—Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons un trésor caché, sais-tu? Qui nous dit que dans cette vieille maison, qui fut habitée autrefois par des commerçants riches, il n’y ait pas dans ces murs ou dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles onces d’or?
—J’ai ouï conter qu’au siècle passé vivaient ici des marchands de drap très riches et que, quand ils moururent, on ne trouva aucun argent dans leurs caisses. Il pourrait bien se faire qu’ils l’eussent caché. Il y a beaucoup, beaucoup d’exemples de cela.
—Je suis certaine qu’il y a de l’argent caché dans cette propriété.... Mais va savoir où ces Indiens ont été le fourrer. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le découvrir?
—Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant 194 dans sa tête rêveuse les conjurations orientales proposées par Almudena.
—Et si ce n’est pas dans les murs, qui dit que ce n’est pas sous les dalles de la cuisine ou de la salle à manger que ces messieurs ont caché leur argent, pensant qu’il serait plus à leur portée dans l’autre monde?
—C’est bien possible.... Mais il est plus probable que ce sera dans le mur, ou bien, par exemple, sous les toits entre les solives....
—Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien être caché en haut qu’en bas. Je t’assure que, lorsque je cogne fortement dans les couloirs et dans la salle à manger et que toute la maison tremble comme si elle voulait s’écrouler, il me semble que j’entends un petit bruit... qui ressemble au tintillement de l’or qui est remué.... Ne l’as-tu pas entendu?
—Si, madame.
—Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve. Fais un pas hors de l’alcôve, cogne fort et écoutons....»
Benina le fit comme il était dit et avec non moins de conviction que sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent aussitôt un bruit métallique qui ne pouvait certainement provenir que de l’énorme quantité d’argent et d’or (certainement plus d’or que d’argent) cachée dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s’endormirent toutes deux sur cette illusion et, en songe, elles continuèrent à entendre le son argentin du métal....
La maison était comme un grand corps qui aurait sué et de chacun de ses pores s’écoulait une once, une pièce de vingt-cinq francs ou une petite monnaie de vingt et un quart de réal.
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Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait vers les Cambroneras, son panier au bras, pensant, non sans inquiétude, à l’exaltation du bon Almudena, qui le conduirait promptement à la folie, si par ses bonnes manières elle n’arrivait pas à le calmer.
Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la Burlada et un autre pauvre qui mendiait avec un enfant hydrocéphale. Sa camarade de la paroisse lui dit qu’elle avait transféré son domicile au pont, parce qu’elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid avec la cherté des loyers et l’exiguïté des aumônes. On lui donnait l’hospitalité dans une maison près de la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier sur le passage des allants et venants, matin et soir, de la rivière au pont et du pont à la rivière. Interrogée par Benina au sujet de l’aveugle et de sa manière de vivre, elle répondit qu’elle l’avait vu près de la petite fontaine après le pont, mendiant, mais qu’elle ne savait point où il demeurait.
«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N’allez-vous pas au pont? Moi, si, parce qu’on y trouve son compte, si on y gagne peu. On me donne tous les soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le banquier, qui est située en face et à son entrée par la rue de Las Huertas, et je vis comme un chanoine, me réjouissant de faire la nique à la Caporale quand la servante du banquier m’apporte ma grande platée de nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite 196 chose que je reçois, nous vivons, madame Benina, et nous pouvons même nous compter parmi les riches. Adieu, portez-vous bien, j’espère que vous trouverez votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.»
Elles s’en allèrent, chacune de son côté et, à l’entrée du pont, Benina, enfilant la chaussée qui descend à droite et conduit au faubourg de Cambroneras, sur la rive gauche du Manzanarès, tout en bas, elle se trouva sur une espèce de petite place limitée, du côté du couchant, par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d’appui du contrefort de la culée du pont, et, des deux autres côtés, par des talus ou terre-pleins sablonneux où vivent quelques épines silvestres, des chardons et quelques herbes rachitiques. L’endroit est pittoresque, plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai, parce que de là on domine les rives verdoyantes du fleuve et les lavoirs avec leurs linges de mille couleurs. Au couchant, on distingue les chaînes de montagnes et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro et San-Justo qui présentent un aspect grandiose avec leurs monuments et le vert foncé de leurs cyprès.... La mélancolie inhérente à ces lieux de repos ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par l’homme à tous ceux de la nature.
En descendant lentement l’esplanade, la mendiante vit deux ânes; que dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus avec leur collier d’un rouge éclatant, et auprès d’eux un groupe de gitanos se chauffant au soleil, qui inondait déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus d’éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens étaient parés. Au milieu de conversations animées tout était rire, tapage, courses de droite et de gauche; les gamins couraient en se chamaillant; les tout petits, vêtus d’oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu de toute cette agitation, de ce mouvement et de ces cris en charabia; les vieilles gitanas, dont quelques-unes 197 au teint couleur de tan ou même noir, tenaient leurs commérages à part, réunies auprès du mur du grand édifice, qui est une maison de location d’aspect régulier. Deux ou trois petites filles lavaient des chiffons dans la mare que formait, au milieu de l’esplanade, l’eau qui se perdait au sortir de la fontaine voisine. Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint foncé et presque noir que faisaient ressortir les boucles d’oreilles en filigrane suspendues à leurs oreilles; d’autres avaient le teint mat et terreux, toutes étaient agiles, gracieuses, à la taille fine et de langue déliée. La vieille trouva parmi ces gens des visages de connaissance et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître un gitano qu’elle avait rencontré un certain jour, à l’hôpital, tandis qu’elle allait voir une amie. Elle ne voulut point s’approcher du groupe dans lequel il se disputait avec d’autres au sujet d’un âne dont les blessures de l’échine étaient l’objet d’une très vive discussion, et attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda pas à venir, parce que deux d’entre eux en arrivèrent promptement à se donner force bourrades, l’un avec un pantalon fendu du haut en bas, montrant ses jambes noires, et, l’autre, ayant un turban sur la tête et, pour tout vêtement, un grand gilet d’homme. Le gitano essaya de les séparer; Benina l’y aida et, tout étant rentré dans l’ordre, elle l’interpella en ces termes:
«Dites-moi, bon ami, n’auriez-vous pas vu par ici un Maure aveugle, qu’on appelle Almudena?
—Si, madame, je l’ai vu et j’ai même parlé avec lui, répliqua le gitano, montrant deux rangées de dents d’une blancheur éblouissante, d’une égalité et d’une conservation parfaites, se détachant dans l’étui de deux grosses lèvres charnues, d’un violet foncé. Je l’ai vu près du pont.... Il m’a dit qu’il couchait la nuit dans les maisons de Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi..., qu’il était abandonné, bonne femme, qu’elle est une ingrate et qu’elle est cuisinière.»
Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout 198 d’un coup devant elle les pieds de derrière d’un âne, que deux gamins rouaient de coups, sans doute pour lui apprendre les belles manières et faire son éducation gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui avait indiquée l’homme à la belle dentition.
A côté de l’esplanade s’ouvrait un chemin ou rue tortueuse dans la direction de la porte ségovienne. A gauche, lorsqu’on y entre, se trouve la maison de rapport, immense amas de logements pauvres à six piécettes le mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d’une ferme ou grange qu’on appelle Valdemora. Sur la droite, diverses maisons très anciennes, en désordre, avec des cours intérieures, avec des treillis moisis, les parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de vétusté et de misère que l’on puisse voir en architecture urbaine ou campestrale. Quelques portes laissent apercevoir de jolies faïences avec le portrait de san Isidro et la date de la construction, et, sur les toits en ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d’un travail exquis.
Voyant, en s’approchant, que quelqu’un se montrait au grillage d’une fenêtre, elle se prépara à demander un renseignement: c’était un âne blanc aux oreilles démesurées, qu’il passa au travers des barreaux, lorsqu’elle eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans la première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés des habitations avec des portes d’inégales grandeurs, des auvents ou petites huttes économiquement dressées, couvertes de feuilles de cuivre couleur vert-de-gris; sur l’unique paroi blanche ou, du moins, moins sale que les autres, s’étalait un grand bateau peint à l’ocre rouge, frégate à trois mâts, de style enfantin, avec une cheminée d’où s’échappait une grande ligne de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve, lavait des haillons dans une auge en pierre: ce n’était pas une gitana, mais bien une paysanne. D’après les explications que celle-ci lui donna, les gitanos vivaient 199 dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique communauté d’habitation; ils avaient pour lit, les uns comme les autres, le sol sacré, les mangeoires servant d’oreillers aux animaux doués de raison; à la droite, et dans des chambres ressemblant aussi bien à des écuries et non moins immenses que les autres, accouraient pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui parcourent les rues de Madrid, de jour, en mendiant. Pour dix centimes ils avaient droit à une portion de sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement d’Almudena, la femme affirma qu’effectivement il avait dormi là, mais qu’à l’instar de tous les autres pauvres il était parti de très bonne heure, car les dortoirs n’étaient point faits pour inviter à la paresse. Si madame désirait d’autres renseignements sur le Maure aveugle, elle s’empresserait de les lui fournir, dans le cas où il viendrait dormir une autre nuit.
Remerciant la femme maigre, Benina s’en alla par la rue, guettant çà et là des deux côtés de la rue. Elle espérait apercevoir sur ces monticules dénudés Almudena prenant le soleil, plongé dans ses idées mélancoliques. Passé la maison d’Ulpiana, on ne voyait plus à droite que des talus arides et pierreux, couverts d’immondices, de scories et de sable. A cent mètres environ se présenta une courbe ou route en zigzag qui conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît par la trace noire des charbons déposés sur le sol et qui s’aperçoivent d’en bas, les palissades qui ferment la voie et quelque chose qui fume et bout au-dessus de tout cela. Arrivé à la station, du côté de l’orient, un ruisseau d’eaux d’égout, noires comme de l’encre, coule au travers d’une tranchée ouverte dans le talus et, franchissant le chemin par un petit canal, s’en va féconder les prairies avant de se jeter dans la rivière. La mendiante s’arrêta un instant, examinant avec sa vue de lynx la tranchée par laquelle l’eau s’écoulait en flots troubles, et les plaines qui, sur la gauche, s’étendent jusqu’à la rivière, plantée de légumes. Elle 200 continua plus loin, car elle savait que l’Africain aimait la solitude des champs et la rude intempérie. Le jour était paisible, la lumière très vive accentuait le vert des récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie, jetant dans tout le paysage des notes gaies. La vieille femme marchait et s’arrêtait alternativement, regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui ressemblât à un aveugle marocain qui serait occupé à boire le soleil. Retournant à l’esplanade, elle descendit jusqu’à la rive du fleuve et parcourut les lavoirs et les petites maisons qui s’appuient au contre-fort du pont, sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée, elle retourna vers le Madrid d’en haut, décidée à reprendre, le lendemain, ses investigations.
Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je me trompe, elle trouva une nouvelle qui peut bien être considérée comme un événement merveilleux, œuvre du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña Paca lui cria avec joie:
«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t’attendais avec impatience pour te le raconter....
—Quoi, madame?
—Que don Romualdo est venu ici.
—Don Romualdo?... Mais vous rêvez.
—Je ne sais pourquoi.... C’est une chose de l’autre monde que ce monsieur vienne chez moi?
—Non, mais....
—Pour sûr, cela m’a donné à penser. Qu’arrive-t-il?
—Il n’arrive rien.
—J’ai cru qu’il s’était passé quelque chose dans la maison de don Romualdo, quelque question désagréable avec toi et qu’il venait m’en rendre compte.
—Il n’y a rien de tout cela.
—Ne l’as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t’a-t-il pas dit qu’il venait ici?
—Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant me dire où il va quand il sort?
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—En tout cas, c’est bien extraordinaire....
—Mais enfin, puisqu’il est venu, il a dû vous dire....
—A moi? Que veux-tu qu’il m’ait dit, si je ne l’ai pas vu?... Laisse que je t’explique. A dix heures, une des petites filles de la cordonnière est descendue comme d’habitude pour me tenir compagnie: l’aînée, Célédonia, qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je dis à la petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit, dis que je n’y suis pas». Depuis le scandale que m’a fait ce marchand, je me garde bien de recevoir quand tu n’es pas là.... Célédonia ouvre..., j’entends d’ici une voix grave, comme celle d’un personnage, mais je ne puis rien distinguer.... Alors la petite me raconte que c’est un prêtre qui est venu....
—Son signalement?
—Grand, beau, ni vieux, ni jeune.
—C’est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence, mais n’a-t-il point laissé sa carte?
—Non, parce qu’il avait oublié son portefeuille.
—Et il a demandé après moi?
—Non. Il a dit seulement qu’il désirait me voir pour une affaire de grande importance.
—Dans ce cas, il reviendra.
—Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller à Guadalajara. Tu as dû entendre parler de ce voyage.
—Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d’aller à la station, de la petite malle et de je ne sais quoi.
—Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t’expliquera tout cela mieux que moi. Il dit qu’il était très contrarié de ne pas me rencontrer.... Qu’à son retour de Guadalajara il reviendrait.... Mais c’est tout de même bien curieux qu’il ne t’ait pas parlé de cette question d’intérêt qu’il a à traiter avec moi. Ou bien le sais-tu et veux-tu me réserver la surprise?
—Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la Célédonia est-elle sûre du nom?
—Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a 202 répété: «Dis à ta maîtresse que don Romualdo est venu».
La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de dire doña Paca; elle était très fûtée et pas une syllabe de ce que M. le curé lui avait dit ne lui avait échappé; elle décrivait avec une mémoire des plus fidèles sa figure, son vêtement, son accent.... Benina, d’abord confondue de la rareté du cas, l’oublia promptement, son esprit étant préoccupé de choses plus importantes. Elles trouvèrent Frasquito tellement mieux qu’on lui accorda de se lever de son lit; mais, en faisant ses premiers pas dans l’appartement et les couloirs, le pauvre galant s’aperçut de cette nouveauté que sa jambe droite était devenue un peu faible à le porter.... Il espérait néanmoins qu’avec une bonne alimentation et un peu d’exercice ce membre finirait par retrouver sa fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son bulletin de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux femmes durerait autant que sa vie et principalement pour Benina.... Il reprenait haleine. Il renaissait à l’espérance, il avait le pressentiment d’obtenir bientôt une situation qui lui permettrait de vivre indépendant, d’avoir un logis propre, bien que tout simple, et... l’homme s’animait en parlant, et avec l’inépuisable pharmacie de son optimisme il se rétablissait promptement.
Comme Benina songeait à tout et qu’elle ne laissait de côté rien de ce qui pouvait toucher ceux dont elle s’occupait, elle pensa qu’il était convenable de prévenir les dames de la Costanilla de San-Andres qui auraient sûrement été inquiètes de l’absence de leur commis.
«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments, dit le galant, plein d’admiration pour cette nouvelle preuve de prévoyance. Dites-leur ce que vous voudrez et je suis sûr d’avance que vous me mettrez en bonne posture auprès d’elles.»
C’est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain matin de bonne heure, elle reprit le chemin de Tolède.
203
Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui avait coutume de mendier avec une petite fille dans les bras, à la chapelle de l’Olivar; il lui conta en pleurant ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des rochers.
Sa fille, la mère de cette créature et d’une autre qui, malade, avait été recueillie par une voisine, était morte deux jours avant de misères, madame, de fatigue, de tant souffrir, pendant qu’elle envoyait ses pauvres enfants à la recherche d’un morceau de pain. Qu’allait-il devenir maintenant avec ces deux enfants, n’ayant point de quoi les nourrir et ne suffisant pas à se tirer d’affaires lui-même? Le Seigneur avait retiré sa main de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide dans cette maudite situation. Il ne désirait qu’une chose, mourir, et qu’on l’enterre promptement, promptement, pour ne plus voir le monde. Son seul désir serait de voir ses deux pauvres petites placées dans un de ces refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux sexes. Et c’est là que l’on pouvait reconnaître sa malchance.... Il avait rencontré une âme charitable, un ecclésiastique, qui lui offrit de placer les petites dans un asile; mais, quand il croyait l’affaire arrangée, le diable est venu la défaire.
«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez pas par hasard un brave homme, prêtre, qui s’appelle don Romualdo?
—Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant de nouveau un grand vertige et une épouvantable confusion dans son esprit.
204
—Grand, bien planté, portant des habits fins, ni jeune, ni vieux.....
—Et il dit qu’il s’appelle don Romualdo?
—Don Romualdo, oui, madame.
—Aurait-il par hasard une petite nièce qui se nomme doña Patros?
—Je ne sais pas comment elle s’appelle; mais pour une nièce, il en a certainement une... et jolie encore. Mais voilà bien ma chienne de chance. Et je vais vous en donner la raison. Je vais chez lui et l’on me dit qu’il est parti pour Guadalajara.
—Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que le réel et l’imaginaire se livraient à une sarabande dans son pauvre cerveau; mais il reviendra bientôt.
—Savoir s’il reviendra!»
Le pauvre vieux ajouta qu’il se mourait de faim; qu’il n’avait, en tout et pour tout, mangé depuis trois jours autre chose qu’un morceau de morue crue qu’on lui avait donné par charité dans un magasin, et quelques croûtes de pain qu’il avait été obligé de tremper dans la fontaine pour les attendrir, car il n’avait plus de dents dans la bouche. Depuis le jour de la Saint-Joseph, où la distribution de la soupe a été supprimée au Sacré-Cœur, il n’avait plus trouvé remède à sa faim; il ne trouvait d’assistance nulle part; le ciel ne l’aimait plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis, pourquoi aurait-il désiré continuer à vivre? Si peu qu’il réussisse à caser ses deux petites filles, il se coucherait pour ne plus se relever qu’au jugement dernier très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait, tant il était las et fatigué!
Transportée de peine en écoutant le récit d’une semblable infortune, dont elle ne pouvait mettre en doute la sincérité, elle dit au vieux de la mener auprès de sa petite-fille malade, et elle fut aussitôt conduite dans un logis sombre, au rez-de-chaussée de la maison de location où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois, une demi-douzaine de «mendiants pour l’amour de 205 Dieu», avec leur progéniture. La majeure partie d’entre eux se rendaient alors à Madrid pour y recueillir la sainte obole. Benina ne rencontra qu’une vieille sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une femme pansue, mal couverte de haillons de différentes couleurs. Par terre, sur un méchant grabat, couvert de morceaux d’étoffes légères jaunes, et de lambeaux de mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle paraissait six ans, la face livide, les poings serrés contre la bouche.
«Ce qu’elle a, cette enfant, c’est qu’elle souffre de la faim, dit Benina qui, lui ayant touché le front et les mains, les avait trouvés froids comme le marbre.
—Il est possible que cela soit, car il n’est pas entré dans nos corps quoi que ce soit de chaud depuis hier.»
Il n’en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de la brave Benina, pitié qui emplissait et inondait son âme et, transportant dans la pratique les choses avec la prestesse qui était la caractéristique de sa nature, elle s’en alla à la minute à la boutique de comestibles voisine et acheta tout ce qu’il lui fallait pour mettre immédiatement un bon pot-au-feu, prenant en plus des œufs, du charbon, de la morue..., car elle ne faisait jamais les choses à demi. Sur l’heure elle portait remède à la triste situation de ces infortunés et de quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie, alléchés par l’odeur de cuisine qui s’était si subitement et si rapidement répandue dans la partie basse de cette ruche humaine. Et le Seigneur récompensa de suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui donna enfin des nouvelles du pauvre Almudena dévoyé.
Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le reste du temps il le passait en prières et jouant sur une petite guitare à deux cordes qu’il avait rapportée de Madrid, le tout sans s’éloigner d’un tas de décombres 206 provenant de la station de Las Pulgas, du côté qui regarde vers le pont ségovien. Benina se rendit là très lentement, parce que le mendiant qui la guidait était lui-même de marche lente, l’extrémité du corps enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen des mains armées elles-mêmes de petits socques de bois. Tout en cheminant, cette moitié d’homme émit sur le compte de l’aveugle quelques remarques critiques, disant que sa manière d’être était tant soit peu extravagante. Il croyait qu’Almudena devait être un prêtre dans son pays, un curé de Zancarron et que, dans ces jours, il devait faire la pénitence du carême mahométan.
«Ce qu’il chante avec sa guitare, ce doit être des chansons de funérailles de là-bas, parce qu’elles sont tristes et donnent envie de pleurer en les entendant. Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu sur son tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que s’il eût été changé en pierre.»
Benina distinguait en effet la figure immobile de l’aveugle au milieu d’un tas d’immondices, de scories, de plâtras et de balayures qui se trouve entre la voie et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d’une aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune verdure ne poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte continua à se traîner en avant, et Benina, son panier sous le bras, se mit à monter, non sans glisser sur les décombres et non sans peine, car le talus, à cause de sa composition hétéroclite, s’écroulait sous ses pieds. Avant d’arriver au sommet, qu’occupait Almudena, elle annonça par des cris son arrivée, lui disant:
«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu as choisi pour te mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais, par hasard, te dessécher pour faire une peau de tambourin? Eh!... Almudena, c’est moi, c’est moi qui monte ces escaliers d’enfer. Petit... Mais quoi? est-ce que tu es fou ou endormi?»
Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers 207 le sol, comme un morceau de viande qu’on aurait mis à rôtir. La vieille lui lança deux ou trois petites pierres avant de parvenir à attirer son attention. Almudena se mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses pieds, il s’écria:
«Toi, Benina, c’est toi, Benina?
—Oui, mon enfant. C’est cette pauvre vieille elle-même qui vient te trouver au désert où tu demeures. Tu as eu une drôle d’idée de venir ici, et ce n’est pas sans peine que je suis parvenue à te découvrir!
—Benina! répéta l’aveugle avec une émotion enfantine, qui se révélait par une crise de larmes et un tremblement qui le secouait des pieds à la tête. Tu viens du ciel.
—Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui frappant les épaules en signe d’amitié. Je ne viens pas du ciel. Je monte de la terre, au contraire, par ces maudites rocailles. Eh bien! c’est une jolie idée qui t’a pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays ressemble à cela?»
Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent tous deux. L’aveugle la palpait avec les mains, comme s’il cherchait à la voir par le toucher.
«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je craignais que tu ne mourusses de faim.
—Moi pas manger....
—Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur endroit.
—Il est le meilleur.... Montagne parfaite.
—Va, là avec ta montagne! Et comment l’appelles-tu?
—Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï....
—Où tu es à bayer aux corneilles.
—Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec le feu.
—Non, mon enfant, je n’apporte pas de feu et, du reste, il ne manque pas ici, tu es assez rissolé comme cela. Tu es plus sec qu’une morue.
208
—Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler comme une souche.
—Tu deviendrais sec comme la paille, si je t’abandonnais. Mais je ne t’abandonne pas et maintenant tu vas manger et boire ce que je t’apporte dans mon panier.
—Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.»
Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main et se mit fébrilement à chercher par terre. Il cherchait sa guitare que Benina vit et ramassa, en faisant résonner les deux cordes distendues.
«Donne, donne vite», dit l’aveugle impatient, saisi par l’inspiration.
Et, attirant à lui l’instrument, il pinça les cordes et il en tira quelques sons tristes, accords sans concordance harmonique entre eux, et ensuite il se mit à chanter en langue arabe une étrange mélopée, accompagnée de sons secs et cadencés qu’il tirait de ces deux cordes. Benina écouta la cantilène avec un certain recueillement, bien qu’elle ne comprît rien aux paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne ressemblait en rien à ce qu’elle connaissait, mais elle sentait que cette musique procédait d’une intense mélancolie. L’aveugle balançait la tête sans s’arrêter, comme s’il eût voulu adresser les paroles aux différentes parties du ciel, et il prononçait certaines d’entre elles avec une véhémence et une ardeur qui dénotaient l’enthousiasme dont il était possédé.
«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut terminé son chant. Ta musique m’a beaucoup touchée. Mais l’estomac me dit qu’à lui les couplets ne lui suffisent pas et qu’il préfère de bonnes tranches de jambon.
—Mange, toi..., moi je chanterai.... C’est manger pour moi que d’être avec toi.
—Tu t’alimentes en m’ayant près de toi? Jolie nourriture, vraiment!
—Moi, t’aimer!...
209
—Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce que je suis ta mère et que je dois prendre soin de toi.
—Tu es bonne, tu es jolie.
—Ah! je t’en souhaite, que je suis jolie..., avec plus d’années que san Isidro, avec cette misère et cette figure!»
Non moins inspiré en parlant qu’en chantant, Almudena lui dit:
«Tu es comme l’oasis, l’ombre bienfaisante.... Ta taille est élancée comme les palmiers du désert.... Ta bouche, comme les roses.... Tes yeux brillent comme les étoiles du soir.
—Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée que j’avais toutes ces beautés.
—Toutes les femmes t’envient.... La main de Dieu t’a créée avec amour; les anges te louent avec leurs cithares....
—Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout cela, il faut que tu me fasses une faveur: mange ce que je te rapporte. Lorsque tu auras la barrique pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.»
Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette, viande froide et une bouteille de vin. Elle énumérait ses provisions, espérant exciter son appétit, et comme argument final, elle lui dit:
«Si tu t’obstines à ne pas manger, je me sauve et tu ne me verras jamais plus. Laisse là ma bouche de roses, mes petits yeux pareils aux étoiles... et ensuite fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à Madrid et retourne vivre dans ton petit logis comme avant.
—Si tu m’épouses, oui; sinon, non.
—Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne suis pas venue ici pour perdre mon temps à te faire des sermons, déclara Benina, mettant toute son énergie dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m’en vais à l’instant même.
210
—Mange, toi.
—Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour manger avec toi.
—Reste avec moi!
—Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais être obligée de te donner des taloches.... Allons, voyons, mon cher Maure, mange, nourris-toi; nous causerons ensuite de notre mariage. Crois-tu que je veuille prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme un parchemin?»
Avec ces raisons et d’autres, elle parvint à le convaincre et le dédaigneux finit par faire honneur aux victuailles apportées. Commencé avec répulsion, le repas fut terminé avec voracité. Mais il n’abandonnait pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée, il répétait:
«Tu m’épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je t’épouserai dans ta religion, si tu le désires, tu te marieras dans ma religion, si tu le préfères.... Moi, je suis d’Israël.... Les dames de la conférence m’ont fait baptiser.... Elles m’ont donné comme nom José-Marie Almudena....
—José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi me parles-tu de ces autres sottes religions?
—Il n’y a qu’un Dieu, qu’un seul Dieu, lui seul existe, s’écria l’aveugle saisi d’une exaltation mystique. Il soulage ceux qui ont le cœur meurtri. Il sait le nombre des étoiles et comment elles se nomment. Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia....
—Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia, le déjeuner ne passera pas.
—La voix d’Adonaï plane au-dessus des eaux, des grandes masses d’eaux. La voix d’Adonaï, forte et belle. La voix d’Adonaï couvre les montagnes du Liban et de Sion.... La voix d’Adonaï lance des flammes, fait trembler le désert: elle fera trembler le désert de Kader.... La voix d’Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son 211 palais, tout est joie. Adonaï a fait cesser le déluge.... Adonaï a béni son peuple avec la paix.»
Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques en castillan du quinzième siècle, qu’il conservait dans sa mémoire depuis sa plus tendre enfance, et Benina l’écoutait avec respect, attendant qu’il eût terminé pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la vie terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance de retourner à l’hôtellerie de Santa-Casilda, mais il ne paraissait pas disposé à lui complaire sur un point aussi important, si elle ne se décidait point à accepter sa main noire. Il essaya d’expliquer l’attraction que, dans l’état d’esprit où il se trouvait actuellement, avaient pour lui ces monticules arides et pleins de décombres. Réellement, il ne savait comment l’expliquer, ni Benina comment le comprendre; toutefois, un observateur attentif pouvait entrevoir dans cette singulière passion pour ces lieux un cas d’atavisme et un retour instinctif vers les temps anciens, cherchant une ressemblance géographique avec les solitudes désertes où la race avait commencé.... Était-ce folie? Peut-être non.
212
Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint pas à le convaincre de l’opportunité de regagner le haut Madrid.
«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout bois, je ne sais pas comment tu vas faire pour vivre sur cette montagne de la pénitence. Car tu ne mendies plus et personne ne sera là pour t’apporter l’ombre d’un pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd’hui j’ai quelques sous, promptement je serai sans un centime, et j’aurai la honte de devoir retourner à la mendicité. Espères-tu voir tomber la manne?
—Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction profonde Almudena.
—Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon petit enfant: crois-tu qu’il y ait par ici quelque trésor caché?
—Oui, oui, il y en a beaucoup.
—Eh bien, si tu en découvres un, tu n’auras pas perdu ton temps. Mais, bah! je ne crois pas aux bourdes que tu racontes ni à toutes ces momeries que tu as rapportées de ton pays d’infidèles.... Non, non, ici il n’y a point de salut pour le pauvre, et la découverte de trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui doivent apporter des charretées de pierres précieuses, me paraissent autant d’histoires à dormir debout.
—Si tu m’épouses, je trouverai beaucoup de trésors.
—Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte de l’endroit où se trouve la marmite pleine 213 d’argent. Je viendrai la chercher et, si c’est vrai, nous nous marierons ensemble.»
Ce disant, elle remettait dans son panier les restes du repas pour s’en aller. Almudena s’opposait à son départ si rapide; mais elle insistait pour s’en aller, avec la fermeté qu’elle apportait dans ses décisions:
«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée au soleil et à l’air comme une peau de cuir dans un séchoir de tanneur! Et, dis-moi? Est-ce que tu vas m’entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira le bec?»
Cette indication de la maison de sa maîtresse remit en mémoire, à Mordejaï, le joli galant et, comme il commençait à s’exciter outre mesure, Benina s’empressa de le calmer en lui disant que, Dieu merci, le vieux galant était parti de la maison et qu’il était retourné dans ses palais aristocratiques et que, heureusement, ni sa maîtresse ni elle n’avaient plus rien à voir avec ce vieux fainéant, qui s’était mal conduit avec elle, étant parti à la française et sans payer sa pension. L’Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine et, faisant jurer à son amie qu’elle viendrait le voir tous les jours pendant ces temps de dure pénitence, il la laissa partir.
Benina s’en alla par en bas, préférant remonter ensuite par la station dont la route était plus commode et praticable.
Lorsqu’elle rentra à la maison, la première chose que sa maîtresse lui demanda, c’est si l’on connaissait l’époque à laquelle don Romualdo rentrerait de Guadalajara; ce à quoi elle répondit qu’on n’avait aucune donnée certaine sur son retour. Il n’arriva rien de notable ce jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux, étant très joyeux de la visite d’Obdulia qui resta quatre heures à causer avec sa mère et avec lui de choses élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de quarante ans à l’époque présente. Il faut pourtant noter que l’argent s’en allait diminuant dans les mains de 214 Benina, car la petite dîna à la maison et il fallut ajouter à l’ordinaire de la merluche, quelques dattes et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de ces jours et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras, les douros qui restaient du prêt de la Pitusa, après le payement de quelques dettes criardes, se réduisaient à peine à un douro, le jour de sa troisième échappée au pont de Tolède.
C’est un point avéré que, dans cette troisième course, le vieux du jour précédent, qui dit s’appeler Silverio, vint à sa rencontre, et, après lui, venaient, formés en rang de bataille, les autres miséreux habitants de ces humbles logis, ayant pour interprète le cul-de-jatte, qui s’exprimait avec une certaine facilité, comme si, en lui donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner une compensation de l’horrible mutilation de son corps. Il fut déclaré, au sein de cette foule de pauvres réunis, que la dame devait répandre ses bienfaits également sur tous et sans distinction, parce que tous avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina leur répondit avec une franchise ingénue qu’elle n’avait ni argent ni quoi que ce soit à leur répartir, étant aussi pauvre qu’eux. Ces paroles furent accueillies avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié, ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours premier toute sa faconde oratoire, le vieux Silverio prit la parole et dit qu’ils n’étaient point récemment tombés d’un nid, qu’on ne leur en faisait point accroire et qu’il était bien clair que la dame n’était point ce qu’elle paraissait, mais bien une dame déguisée qui, sous l’aspect et l’habit d’une pauvresse attitrée, s’en allait à travers le monde pour rechercher la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement, il ne faisait aucun doute, parce qu’ils l’avaient déjà vue les années antérieures. Ah! lorsqu’elle était venue l’autre fois, la dame déguisée, elle les avait tous secourus également. Lui et d’autres se rappelaient bien sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer que 215 c’était la même personne, la même précisément qu’ils avaient devant les yeux et qu’ils touchaient de leurs mains.
Il n’y eut qu’une voix pour confirmer le dire de l’octogénaire, qui ajouta que la dame avait été reconnue pour une sainte, mais qu’elle, tout en respectant son déguisement, serait tenue pour très sainte et que tous se mettaient à genoux devant elle pour l’adorer. Benina contesta avec enjouement qu’elle fût une sainte comme son aïeule, qu’elle était très étonnée de ce qu’ils disaient et qu’ils reviendraient de leur erreur. En effet, il avait bien existé autrefois une dame de grande naissance, appelée doña Guillermina Pacheco[3], cœur délicieux, esprit élevé, qui allait par le monde distribuant les dons de son immense charité, et elle s’habillait simplement sans manquer à la décence, révélant dans sa modestie souveraine le rang qu’elle occupait. Mais cette dame était morte depuis longtemps. Comme elle s’était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l’avait rappelée à lui, et elle nous manque beaucoup par ici. «Et même si elle vivait encore, comment, mes amis, pourriez-vous la confondre avec l’infortunée Benina?» On reconnaissait à cent lieues en elle une femme du peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre, pleins de pièces et de taches, ses souliers éculés ne leur faisaient pas comprendre suffisamment la différence qu’il y a entre une vieille cuisinière retraitée et une femme née dans la noblesse, car il est facile de se déguiser, il n’y avait pas moyen de se tromper sur d’autres choses, par exemple sur la façon de parler. Ceux qui ont entendu le langage de doña Guillermina, qui s’exprimait à l’égal des anges eux-mêmes, comment peuvent-ils confondre avec ce qu’elle disait ses paroles, à elle, vulgaires? Elle était née dans un village des environs de Guadalajara, ses parents étaient de 216 pauvres laboureurs, elle était venue pour servir à Madrid vers sa vingtième année. Elle lisait avec difficulté et, pour l’écriture, elle était si peu adroite que c’est à peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia. A cause de ce nom, les garçons de son pays se moquaient d’elle, disant qu’elle descendait de santa Rita. Au total, elle n’était point une sainte, mais bien une pécheresse, et elle n’avait rien à voir avec doña Guillermina d’autrefois, qui était actuellement à la droite de Dieu. Elle était une pauvresse comme eux, vivant d’aumônes, et elle s’arrangeait de son mieux pour faire vivre les siens. Dieu l’avait faite généreuse, cela, oui; si elle avait quelque chose et qu’elle rencontrât une personne plus besogneuse qu’elle, elle ne prenait que le temps de la secourir.... Et si contente de le faire!
Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables abandonnés de Dieu et tendant leurs mains amaigries, ils continuaient à supplier d’une voix plaintive Benina de Casia de leur venir en aide. De petits enfants malingres en guenilles s’unirent au chœur des mendiants et, se pendant à ses jupes, criaient: «Du pain! du pain!» Émue de tant de misère, la vieille se rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de grands pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à cette troupe d’affamés. L’opération ne fut pas sans présenter de difficultés, car tous se précipitaient sur elle avec furie, chacun voulant recevoir sa part avant le voisin, et certains s’efforçant d’attraper deux portions. On aurait dit que le nombre des mains augmentait à chaque instant et qu’il en sortait de dessous terre. Suffoquée, la brave femme dut encore retourner acheter quelques petits pains, car deux ou trois vieilles qui n’avaient rien reçu poussaient des cris de paon et ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës.
Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons, quand elle fut appelée par une femme à la voix rauque qui tenait dans ses bras un enfant hydrocéphale, monstrueux. Elle reconnut de suite la femme qu’elle avait 217 vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant, sur le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la faire monter au dernier étage de la maison, où elle lui ferait voir le tableau le plus pitoyable qu’elle pût imaginer.
Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours chez elle le pas à ses convenances, et, tandis qu’elles montaient l’escalier, l’autre lui expliquait la situation de sa pauvre famille. Elle n’était pas mariée, mais elle avait eu deux enfants d’un garde civil, qui étaient morts d’une esquinancie, l’un après l’autre, à six jours d’intervalle. Celui qu’elle portait avec elle ne lui appartenait pas; il était à une de ses compagnes, qui vivait avec un aveugle qui jouait du violon; c’était une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait l’occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait Basilisa; son père était perclus de douleurs pour avoir gagné sa vie en pêchant des anguilles dans la rivière avec de l’eau par-dessus les jarrets; sa sœur, malade des coups reçus de son amoureux, un brigand, un gouffre, un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer dans l’établissement de Comadréja.
«Madame connaît peut-être cet établissement.
—De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par cette histoire.
—C’est une honte; non content de battre ma sœur, il a encore engagé nos manteaux et nos jupons. Vous devez le connaître, car il n’y a pas de pire canaille dans tout Madrid. On l’appelle Si Toseis Tomeis... et, par abréviation, nous disons Tomeis.
—Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles gens.»
Elles montèrent jusqu’à l’un des logis les plus étroits au dernier étage, où Benina put voir la terrible infortune de ces gens. Le vieux aux rhumatismes avait l’air d’un fou; dans l’exaspération où le mettaient ses douleurs, il vociférait, blasphémant tout à la fois, et Cesarea était comme idiote de la grande inanition qui la consumait, 218 et elle ne faisait pas autre chose que de donner des coups sur les fesses d’un malheureux petit morveux, pleurnichard, qui montrait le blanc de ses yeux à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de tout ce désordre, les deux femmes dirent à Benina qu’en dehors de la faim elles n’avaient pas d’autre désir que de payer leur propriétaire, qui ne les laissait pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute heure son dû. Benina répondit qu’elle n’était point, faute d’argent, en état de les tirer d’embarras. Tout ce qu’elle pouvait faire était de leur donner une piécette pour qu’elles pussent pourvoir à leurs besoins ce jour-là et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse, s’éloigna de ces malheureux et, bien que les femmes montrassent une certaine reconnaissance, elle vit bien qu’elles conservaient grande rancune au fond d’elles-mêmes de n’avoir point obtenu tout le secours qu’elles avaient espéré.
Benina, en descendant, se rencontra dans l’escalier avec deux vieilles décrépites, dont l’une lui dit grossièrement:
«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina! Les lourdauds, pire que des ânes! Oui, celle-là était un ange vêtu comme une mortelle, mais celle-ci une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de faire l’aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une dame... empestant l’ail cru... et avec ses mains bonnes à frotter les casseroles....»
La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper de toutes ces injures; mais, une fois dans la rue, elle se vit importunée par une foule innombrable d’aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui demandaient avec une insupportable insistance du pain ou de l’argent pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser de ces importuns quémandeurs; mais ils continuaient à la suivre, ne la quittant pas et ne voulant pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle chercha à se mettre à distance de ces pauvres insupportables 219 et se dirigea vers le monticule où elle espérait rencontrer le bon Mordejaï. Au même endroit où elle l’avait laissé la veille, se trouvait notre homme, les yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle devait venir; aussitôt qu’elle l’eut rejoint, elle sortit les vivres de son panier et ils se mirent à manger ensemble. Mais Dieu n’entendait point que les choses allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et les chères intentions de Benina, car il y avait à peine dix minutes qu’ils étaient installés à manger, lorsque Benina s’aperçut que, sur le chemin d’en bas du monticule, se réunissaient de très méchants petits gitanos, quelques autres mendiants de très mauvaise mine et deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En voyant le groupe idyllique que la vieille et l’aveugle composaient, toute cette engeance se prit à vociférer. Que disaient-ils? De cette hauteur on n’aurait vraiment pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient seuls... que c’était une sainte d’autodafé: une mendiante qui faisait la sainte pour mieux voler.... Que c’était une lécheuse de cierges, une voleuse d’huile de lampe d’église.... Enfin, la chose semblait prendre une mauvaise tournure et une pierre lancée par une main vigoureuse, pim! ne tarda pas à le montrer, et la pauvre Benina la reçut sur l’épaule.... Un instant après, une autre et pim! pam! une nuée d’autres. Ils se levèrent immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le panier les victuailles, la dame prit son chevalier par le bras, lui disant:
«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!»
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Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant et se relevant à chaque instant, se serrant le bras, la tête basse, ils subissaient cette nuée formidable de projectiles. Les pierres, arrivant à Benina dans ses jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l’infortuné Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans la tête au moment où il tournait la face vers l’ennemi pour l’apostropher, et le coup fut terrible. Lorsqu’ils arrivèrent, épuisés et endoloris, à un endroit à l’abri de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain saignait abondamment, teintant de rouge la face entière. Ce qu’il y avait d’étrange c’est que le blessé avait tout supporté en silence et que c’était précisément au moment où il s’adressait au ciel pour lui demander de frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes agresseurs qu’il avait été blessé. Un cantonnier du chemin de fer, qui vivait à proximité du lieu du sinistre, les secourut. Homme calme et pieux qui, s’intéressant aux victimes de cet attentat, les reçut comme bon chrétien dans son humble demeure, plein de compassion pour leur malheur. Peu d’instants après survint sa femme, et la première chose qu’ils firent ce fut de donner de l’eau à Benina pour laver la blessure de son compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait de répéter:
«Et toi, Amri, n’as-tu pas reçu de pierres?
—Non, mon enfant, je n’ai reçu qu’une pierre derrière la tête, qui n’a point saigné.
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—Cela te fait mal?
—Peu.... Ce n’est rien.
—Ce sont les esprits souterrains, les mauvais.
—Ce sont d’indécentes canailles, méritant d’être ramassées par la garde civile.»
Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les plus primitifs. On arrêta le sang et on lui mit un bandeau sur l’œil; ensuite on le fit asseoir par terre, l’appuyant au mur, parce que sa tête branlait et qu’il ne pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença à sortir la nourriture de son panier, le pain et la viande qu’ils n’avaient point eu le temps d’achever, offrant de partager avec leurs généreux protecteurs; mais ces derniers, au lieu d’accepter, voulurent au contraire leur offrir des sardines et des beignets qui étaient restés de leur repas. Ce ne fut qu’offres réciproques et amabilités et politesses sans nombre et, à la fin, chacun resta avec ses propres provisions. Mais Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes dispositions de ces braves gens pour leur proposer de prendre en pension l’aveugle dans leur petite maison jusqu’à ce qu’elle eût pu lui préparer un logement à Madrid. Il n’y avait pas à songer à retourner aux Cambroneras, car on y était trop mal disposé en sa faveur. A Madrid et dans la maison où elle habitait, il lui était absolument impossible de le conduire, parce qu’elle était servante et lui..., cela n’était pas facile à expliquer..., et si M. et Mme les gardiens de l’aiguille pensaient mal des relations de Benina et du Maure, eh bien! qu’ils pensent après tout ce qu’ils voudront.
«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant hésitants et perplexes, je n’ai pas un sou en dehors de cette piécette et de ces sous. Prenez-les et gardez ici ce pauvre aveugle jusqu’à demain. Il ne vous gênera pas, parce qu’il est bon et honnête. Il dormira dans ce coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante et, quant à ce qui est de la nourriture, vous lui 222 donnerez de ce que vous mangerez vous-mêmes.»
Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s’enhardissant jusqu’à donner un conseil à leur étrange compagne, le garde dit:
«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à errer et vagabonder par voies et par chemins, car il n’y a que des mauvaises paroles ou des coups à recevoir, et vous devriez essayer de vous faire admettre dans un refuge, madame, aux Ancianitas, et monsieur dans un établissement pour les aveugles, et ainsi vous auriez tous deux le vivre et le couvert assurés pour tout le temps qui vous reste à vivre».
Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la préférait, pénible, misérable et incertaine, à toute la commode sujétion de l’asile des pauvres. Benina, de son côté, ne désirait point entrer dans de longues explications, ni chercher à dissiper l’erreur de ces braves gens qui s’imaginaient certainement qu’ils étaient associés pour le vagabondage et la maraude. Elle se contenta de dire qu’ils ne sauraient songer aux établissements à cause de la grande quantité de candidats et des nombreuses recommandations qu’il fallait avoir pour y entrer et sans lesquelles il était tout à fait impossible de réussir. A cela, la femme de l’aiguilleur leur répondit qu’ils pourraient certainement réussir à se caser, s’ils allaient trouver un brave monsieur, très charitable, qui s’occupait des asiles! un prêtre qu’on appelait don Romualdo.
«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C’est un curé grand et bien fait, qui a une nièce appelée doña Patros, qui louche un peu?»
Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble extrême de ce perpétuel mélange du réel et de l’imaginaire.
«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la femme de l’aiguilleur, mais je sais que don Romualdo est de Guadalajara.
—Cela est vrai et actuellement il est allé dans son 223 pays.... Il est certain qu’on veut le faire évêque et il est allé chercher ses papiers.»
Elles tombèrent d’accord que don Romualdo ne devait pas revenir sans ses papiers et ensuite on lia traité pour l’hébergement de l’aveugle dans la maison pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et les gros sous moins trois petits sous qu’elle conserva à part, et les autres s’engagèrent à le traiter comme leur enfant. Benina, cela fait, eut à lutter contre le Marocain, s’engageant à l’emmener plus tard avec elle. Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en lui assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un mauvais tour s’il ne restait pas tranquille.
«Amri, reviens demain, disait le malheureux en la quittant. Si tu m’abandonnes, je mourrais tout de suite moi-même.»
La vieille promit solennellement de revenir et elle s’en alla toute mélancolique, retournant dans sa tête toutes les aventures de cette journée auxquelles se joignaient de tristes présages, annonçant de plus grands malheurs, parce qu’elle se trouvait de nouveau sans ressources, ayant trop suivi l’impulsion de son cœur, en faisant des aumônes exagérées. Certainement, elle allait se trouver dans des embarras inextricables, car il allait falloir très promptement rendre les bijoux à la Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse et son hôte, secourir Almudena, et elle s’était mis tant d’obligations sur le dos qu’elle ne savait vraiment plus comment faire pour y parer.
Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses achats à crédit et, trouvant Frasquito très bien, elle dit à sa maîtresse qu’il convenait de le congédier et qu’il devrait retourner remplir les devoirs de son emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis, mais la tristesse de toutes deux prit un nouveau cours à la nouvelle apportée par la servante d’Obdulia que la pauvre jeune femme était tombée très malade: elle avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs 224 qui faisait compassion. Benina s’en alla la trouver et, après avoir prévenu ses beaux-parents pour qu’ils eussent à en prendre soin, elle rentra tranquilliser sa maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et une nuit pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes qui s’offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre femme retournait occuper sa place à San-Sebastian, car la mendicité était le seul remède qu’elle pût employer dans une aussi terrible adversité.
Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations contractées rue de la Ruda ou dans les boutiques de la rue Impériale l’accablaient. Elle se trouva dans la nécessité d’aller mendier le soir et un peu aussi, un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte une visite à la petite. Pour la brève campagne nocturne, elle sortait, cachée sous un vieux voile de doña Paca qui lui enveloppait toute la figure et, avec cela, une vieille paire de lunettes vertes qu’elle gardait pour cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille dame, pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction au coin du Barrio-Nuevo, elle attaquait tout chrétien passant à sa portée, l’interpellant à mi-voix par une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir quelques sous, non en quantité suffisante pour les besoins qu’elle avait à satisfaire, besoins qui n’étaient point minces, car Almudena tombé malade était resté chez l’aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas. L’aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité, mais il fallait apporter à manger à Almudena. Obdulia ne guérissait pas: il fallait lui porter médicaments et consommés, car ses beaux-parents ne faisaient rien pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait songer à la conduire à l’hôpital. L’héroïque femme supportait donc une charge démesurément forte, et pourtant elle la supportait et elle suivait, sa croix sur le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse, sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce 225 qu’elle pouvait. Si le malheur voulait qu’elle fût forcée de s’arrêter à mi-chemin, elle aurait du moins la satisfaction d’avoir accompli tout ce que lui dictait sa conscience.
Le soir, sous prétexte d’achats à faire, elle s’en allait mendier à la porte de San-Justo, ou près du palais archiépiscopal; mais elle ne pouvait rester longtemps dehors dans la crainte que son absence trop prolongée n’inquiétât outre mesure sa maîtresse. En rentrant, un soir, sans avoir gagné autre chose qu’un petit sou, elle apprit cette nouvelle extraordinaire que doña Paca était sortie avec Frasquito pour aller rendre visite à Obdulia. La portière ajouta qu’un instant auparavant il était venu un prêtre, grand, de bon aspect, qui, fatigué de sonner, avait laissé un message à la portière.
«Oui, c’est don Romualdo.
—C’est ainsi qu’il a dit, madame. Il est venu deux fois, et....
—Est-ce qu’il retourne de nouveau à Guadalajara?
—Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña Paca et il reviendra quand il pourra.»
Un épouvantable doute régnait dans l’esprit de Benina relativement à ce bienheureux prêtre, si ressemblant par nom et signalement au sien, à celui qui était la création de son cerveau, et elle pensait que, par un miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux mensonge, né de tristes circonstances, cet être imaginaire avait pris le corps et l’âme d’une personne véritable.
«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela, se dit-elle en montant posément l’escalier. Bienvenu sera M. le curé, s’il nous apporte quelque chose.»
Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange du réel et du mensonger, relatif au révérend prêtre de l’Alcarria, qu’une nuit où elle mendiait avec voile et lunettes, elle crut reconnaître dans une jeune dame, 226 qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la nièce qui louchait un peu.
Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué, la bonne nouvelle qu’Obdulia se rétablissait, quoique lentement.
«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme tu voudras, il faut que tu portes à Obdulia une bouteille d’amontillado. Tu verras si l’on veut encore te la donner à crédit à la boutique, et, si on te la refuse, trouve l’argent comme tu pourras, car ce qu’a surtout l’enfant, c’est de la faiblesse.»
L’autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence, pour ne point heurter sa maîtresse, et se mit à préparer le souper. Elle demeura taciturne jusqu’à l’heure de son coucher et doña Paca se plaignit vivement de ce qu’elle ne lui causait pas comme les autres jours et qu’elle ne l’entretenait pas avec ses conversations amusantes. Elle prit force de sa fatigue même et, avec l’esprit plein de trouble, l’âme pleine de sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours, comme de propos et de chansons de nature à appeler le sommeil.
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Remis de sa blessure, le Maure s’en alla de nouveau mendier, sur les instances de son amie, car ce n’était vraiment pas le moment de se mettre au soleil pour jouer de la guitare. Les nécessités de toutes sortes augmentaient et la dure réalité s’imposait, et il fallait par force arracher les gros sous de la masse humaine, comme d’une mer riche en trésors de toute nature. Almudena ne put résister à l’énergique suggestion de la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses et du délire mystique et de pénitence qui l’avait tant déséquilibré les jours précédents. Ils convinrent, après une vive discussion, de transférer leur centre de mendicité de San-Sebastian à San-Andres, parce qu’Almudena connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui l’avait protégé en d’autres circonstances. Ils allèrent là, et bien qu’à San-Andres il y eût aussi des Caporales et des Élisées, avec des noms différents, car ces gens-là sont le produit naturel de la vie, dès que les gens sont classés et réunis par groupe ou par famille dans la société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires et aussi arrogants que ceux de l’autre paroisse. Le prêtre qui protégeait le Marocain était un jeune homme très intelligent, quelque peu arabisant et hébraïsant, qui avait coutume de parler assez souvent et longtemps avec lui, non pas tant par charité que comme exercice de langue. Un matin, Benina observa que le jeune curé sortait de la Rectorale accompagné d’un autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils parlèrent tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun 228 doute, ils parlaient de lui, de son origine, de son parler et de sa religion endiablés. Ensuite, l’un et l’autre tournèrent leurs regards vers elle. Quelle honte! Que pensaient-ils d’elle? Ils la supposaient compagne du Maure, sa femme peut-être, sa....
Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par la Cava-Baja, l’autre, le savant, daigna venir causer un petit instant avec Almudena en langue arabe. Il se tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui parlant avec une certaine considération:
«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette vie de mendicité qui est si dure à votre âge. Il ne convient pas que vous alliez avec le Maure comme la corde avec le seau. Pourquoi n’entreriez-vous pas à la Miséricorde? J’en ai parlé à don Romualdo, et il m’a promis de s’intéresser....»
La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation et ne sut tout d’abord que répondre. Pour dire quelque chose, elle exprima sa reconnaissance à M. de Mayoral, c’est ainsi que se nommait le bienfaisant don Romualdo dans le prêtre qui venait de le quitter.
«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous étiez la servante d’une dame qui demeure dans la rue Impériale, et il a dit qu’il s’informerait de vous avant de vous recommander.»
Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans son esprit au plus haut degré de trouble et de vertige, car le prêtre grand et de belle prestance qu’elle venait de voir concordait en tout point comme ressemblance avec celui qu’elle avait créé de toutes pièces par ses mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument pareil à l’image sortie de son imagination.
Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si elle le rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don Romualdo, pardonnez-moi de vous avoir inventé. Je ne croyais pas mal faire. Je l’ai fait pour cacher ou justifier envers ma maîtresse les sorties que j’étais obligée de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si 229 ce fait de vous voir aujourd’hui apparaître en chair et en os est un châtiment pour moi, que Dieu me le pardonne! Je ne recommencerai pas. Ou bien êtes-vous un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette incertitude qui me trouble, faites-moi la faveur de me dire si vous avez une nièce qui louche, une sœur qui s’appelle doña Josefa, si vous êtes proposé pour évêque comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou un autre sorti de je ne sais où, et dites-moi pourquoi vous avez besoin de parler avec ma maîtresse et si vous allez lui donner l’apaisement pour lequel je vous ai inventé.»
Voilà ce qu’elle lui aurait dit si elle l’avait rencontré; mais elle ne le rencontra pas et ces discours ne furent pas tenus.
Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner l’idée que le bienfaisant prêtre de l’Alcarria n’était pas une pure invention de son esprit fertile, et que tout ce que nous rêvons a une existence propre et qu’enfin tout mensonge contient une certaine portion de vérité. Les jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté qu’une épouvantable augmentation des difficultés économiques de la vie. Malgré toutes ses stations de mendicité, matin et soir, elle n’arrivait point à pourvoir à tout et il n’y avait plus personne qui consentît à lui faire crédit d’un réal; la Pitusa la menaçait de la poursuivre si elle ne lui rendait pas ses bijoux. L’énergie venait à lui manquer et sa grande âme vacillait; elle perdait sa foi dans la Providence, et elle se formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine; toutes ses démarches pour se procurer de l’argent n’aboutirent qu’au prêt d’un douro que lui fit Juliana la femme d’Antonito. L’aumône n’arrivait pas suffisante, bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur sa propre nourriture pour dissimuler la détresse où la maison se trouvait; en vain elle s’en allait par les rues et cheminant avec ses souliers éculés et se meurtrissant 230 les pieds. L’économie sordide même était inefficace. Il n’y avait plus d’autres ressources que de succomber en disant: «Que les choses aillent comme elles voudront; pour le reste, que Dieu y pourvoie si toutefois cela lui convient!»
Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble par un triste incident tout à fait inattendu. Elle était allée mendier à San-Justo; Almudena en faisait autant dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec dix centimes, chance extraordinaire du sort, qu’elle considéra comme de bon augure. Mais combien était grande son erreur, en se fiant à ces gracieuses faveurs que le destin semble nous présenter alors qu’il ne nous les accorde que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper plus cruellement tout à son aise. Un court instant après que Benina eut étrenné comme nous l’avons raconté, se présenta un individu de la brigade secrète, qui l’interpella d’une façon brutale et grossière et lui dit:
«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement, et plus vite que cela....
—Que dites-vous?
—Que vous vous taisiez et que vous filiez....
—Mais où m’emmenez-vous?
—Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à San-Bernardino.
—Mais quel mal ai-je fait, monsieur?
—Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que M. le gouverneur ne veut pas que l’on mendie dans cette rue?
—Alors que M. le gouverneur m’entretienne, car je ne dois pas mourir de faim, par le Christ.... Allez, laissez-moi.
—Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez, vous dis-je.
—Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle.... J’ai une famille, des gens qui répondent de moi; allez, je ne puis être conduite où vous voulez me mener.»
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Elle s’accrocha au mur, mais le brutal agent de police l’en arracha en la repoussant violemment. Les municipales s’approchèrent, celui de la brigade secrète les requit de lui prêter main-forte pour l’emmener à San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu’ils purent ramasser dans cette rue et dans les rues adjacentes. Néanmoins, Benina essaya encore de se gagner la bienveillance de ses gardiens en se montrant soumise dans la désolation où elle était. Elle supplia, pleurant abondamment, mais ses larmes et ses cris furent inutiles. En avant, en avant, toujours en avant; mais voyant à l’arrière-garde l’aveugle africain et se rendant compte qu’on l’arrêtait aussi, elle s’adressa aux agents de l’ordre, leur demandant de la laisser marcher à côté du pauvre infirme sans les séparer. La malheureuse femme eut besoin de faire appel à toute la fermeté de son esprit pour se résigner à une aussi atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité comme on conduit des criminels endurcis à la prison! Se voir dans l’impossibilité de rentrer à sa maison à l’heure accoutumée et de faire le nécessaire pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie! Quand elle songeait que doña Paca et Frasquito n’auraient point à manger ce soir-là, sa douleur atteignait la frénésie; elle se serait ruée volontiers sur les agents pour se dégager d’eux, si ses forces avaient été suffisantes contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner de son esprit la consternation dans laquelle serait plongée son infortunée maîtresse en voyant passer les heures et les heures..., sans que sa Nina rentrât. Jésus, Vierge sainte! qu’allait-on penser dans cette maison? Si le monde ne s’écroule pas devant de pareils événements, sûrement qu’il ne s’écroulera jamais.... Arrivée plus loin que Las Caballerizas, elle chercha encore à attendrir le cœur de ses gardiens par ses raisonnements et ses lamentations. Mais eux accomplissaient un ordre de leur chef et, s’ils ne l’avaient point exécuté, ils auraient encouru une vive réprimande. Almudena 232 se taisait, marchant silencieusement, accroché au bras de Benina, et il ne paraissait nullement contrit de son arrestation et de sa conduite au dépôt de mendicité.
Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même, semblant associer sa tristesse à la sienne, car la brume qui tombait au moment de l’arrestation s’était changée en une pluie diluvienne et ils étaient trempés des pieds jusqu’à la tête. Les vêtements des deux malheureux ruisselaient; le chapeau rond d’Almudena ressemblait à la pièce supérieure de la fontaine des Tritons; un peu plus, il serait venu de la mousse. La chaussure légère de Benina, détruite par ses longues courses des jours précédents, s’en allait en morceaux dans les flaques d’eau et la boue du chemin. Lorsqu’ils arrivèrent à San-Bernardino, la pauvresse songeait qu’elle ferait mieux d’aller tout à fait nu-pieds.
«Amri, dit Almudena quand ils passèrent la triste porte de l’asile municipal, ne pleure pas, toi. Ici je serai bien avec toi..., ne pleure pas.... Je suis content..., on nous donnera de la soupe, on nous donnera du pain....»
Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de le contredire. Elle lui aurait volontiers donné un coup de bâton. Comment aurait-elle fait comprendre à ce malheureux vagabond les raisons cuisantes pour lesquelles elle se plaignait et se lamentait de son sort? Qui en dehors d’elle pourrait comprendre le désemparement de sa maîtresse, de son amie, de sa sœur, et la nuit d’anxiété qu’elle allait passer, ne sachant pas ce qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur de la relâcher le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa disparition subite? Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle de son imagination féconde? Rien, rien: le mieux serait certainement de renoncer à toute dissimulation, de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité occulte qui n’avait, certes, rien dont elle pût avoir à rougir. Mais il pouvait bien arriver que doña Francisca 233 ne la croirait pas et que le lien d’amitié qui les unissait depuis tant d’années en vînt à se rompre, et, si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait d’auprès d’elle, Nina mourrait de peine, parce qu’elle ne pouvait pas vivre sans doña Paca, qu’elle aimait pour ses bonnes qualités et quasi aussi pour ses défauts. Enfin, lorsqu’elle eut remué toutes ces idées et qu’elle se vit jetée dans une grande salle à l’odeur fétide et suffocante, au milieu d’une cinquantaine de pauvres des deux sexes en haillons, elle conclut qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de se jeter dans les bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu’il en soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la maison, je dirai la vérité, et si madame se montre trop vive lorsque je m’expliquerai, et si elle ne veut pas me croire, qu’elle ne me croie pas; et si elle se fâche, eh bien, qu’elle se fâche, et si elle me renvoie, qu’elle me renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.»
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Bien que Nina eût songé à la consternation et au désarroi de doña Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent tout ce qu’elle avait pu imaginer. A mesure que l’heure avançait sans que la servante rentrât, l’angoisse de sa maîtresse augmentait. Si d’abord elle fut agitée par la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut ensuite l’anxiété de la crainte d’un accident; une voiture avait pu la renverser ou bien encore elle était morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito chercha inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture ne pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote lui disait:
«Jamais cela n’est arrivé, jamais, cher de Ponte. Elle n’a jamais manqué une fois, pendant tant et tant d’années, de rentrer à la maison.»
Les plus graves difficultés se présentèrent pour un souper formel et cela ne servit à rien, ou du moins n’avança guère les choses, que les filles du cordonnier vinssent aimablement offrir leurs services pour remplacer la servante absente. Il est vrai, heureusement, que doña Paca avait perdu l’appétit et le même effet, à peu de chose près, était arrivé à son hôte. Mais, comme il fallait bien prendre quelque aliment pour soutenir les forces, tous deux s’administrèrent un œuf battu dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n’en put être question. La vieille dame compta les heures et même les quarts d’heure aux horloges du voisinage, et elle ne fit pas autre chose que d’écouter les bruits de la maison, attentive aux mouvements de l’escalier. 235 Ponte ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait un devoir de ne pas s’endormir, tandis que son amie était en veille cruelle, et, pour concilier ses devoirs de chevalier avec les soins de sa convalescence, il fît une série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela il fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant un oreiller de ses bras et pliant sa tête dans une posture tellement incommode que le lendemain il eut un fort torticolis. Au point du jour, vaincue par l’extrême fatigue, doña Paca, elle aussi, s’endormit dans un fauteuil. Elle parlait en songe et son corps était secoué de temps en temps par des mouvements nerveux. Elle se réveillait en sursaut, croyant qu’il y avait des voleurs dans la maison, et lorsque le jour parut, avec le vide créé par l’absence de Benina, tout lui sembla plus triste et solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en cela pensait judicieusement, il n’y avait rien de mieux que de s’informer auprès des personnes chez qui Benina allait faire des extras. Sa compatriote y avait bien pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de la Gréda, ils ne donnèrent pas suite à cette idée et renoncèrent à ces investigations. Le concierge s’étant spontanément offert pour aller à la recherche de la malheureuse servante perdue, on l’envoya avec mission de s’enquérir, mais il revint en disant qu’on ne savait rien d’elle dans aucune des loges de concierges. Et par-dessus cela, il n’y avait dans toute la maison qu’un reste de plat de la veille tout aigri et quelques croûtes de pain dur. Heureusement que les voisins, émus d’un événement aussi grave, vinrent offrir quelques vivres: les uns, une soupe à l’ail; les autres, de la morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille de piquette. Il fallait bien songer à s’alimenter, faisant contre fortune bon cœur, parce que l’estomac a sa tyrannie; il faut vivre, quand bien même l’âme, liée à son amie la mort, s’y opposerait. Les heures du jour s’écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa compatriote 236 ne pouvaient distraire leur attention de tout bruit de pas se produisant dans l’escalier. Mais cela leur causa de tels mécomptes que, désabusés et sans espérance, ils s’assirent en face l’un de l’autre, silencieux et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant, ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette énigme. On saurait ce que Nina était devenue et les motifs de son absence quand il plairait à Dieu de le faire savoir par les voies qui déroutent toute prévision.
Il était midi lorsqu’un violent coup de sonnette retentit. La dame de Ronda et le vieux galant d’Algeciras sursautèrent comme deux balles élastiques sur leurs sièges.
«Non, non, ce n’est pas elle, dit doña Paca, avec les signes de la plus grande désillusion; Nina ne sonne pas ainsi.»
Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte, elle l’en détourna avec cette observation fort à sa place:
«N’y allez point vous-même, il est possible que ce soit un de ces grossiers fournisseurs. Que la petite aille ouvrir. Célédonia, va ouvrir, et fais bien attention; si c’est quelqu’un qui apporte des nouvelles de Nina, qu’il entre. Mais si c’est quelque fournisseur, dis-lui que je n’y suis pas.»
La petite y courut et elle revint précipitamment disant:
«Madame, c’est don Romualdo.»
Cette annonce causa une émotion intense et presque terrifiante. Ponte se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et doña Paca se levait et retombait sur sa chaise plus de dix fois, disant:
«Que s’est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de Dieu, don Romualdo à la maison! Dépêche-toi, Célédonia...; donne-moi ma coiffure noire.... Et je ne suis pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir.... Eh bien, petite, mon bonnet noir....»
237
L’Algésirain et la petite l’aidèrent à s’habiller; mais, dans leur affolement, ils lui mettaient toute chose de travers. La vieille dame s’impatientait, les apostrophait pour leur lenteur et les bousculait fort. Enfin tout finit par s’arranger tant bien que mal, elle se passa un peigne dans les cheveux et, se bousculant, elle se rendit dans la pièce où attendait le prêtre qui était resté debout et regardait les photographies de famille qui formaient la décoration unique de la pauvre chambre.
«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve de Zapata, que la grande émotion empêchait de se tenir sur ses jambes et se laissant tomber dans un fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend. Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre ineffable bonté.
—Je ne fais que mon devoir, madame, répondit l’ecclésiastique un peu surpris, et vous n’avez nullement à me remercier.
—Et dites-moi, maintenant, pour l’amour de Dieu, ajouta la dame avec une telle crainte d’apprendre une mauvaise nouvelle, qu’elle pouvait à peine articuler; dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.»
Ce nom sonna à l’oreille du bon prêtre comme celui d’une petite chienne que la dame aurait perdue.
«Elle n’a point reparu?... dit-il, pour dire quelque chose.
—Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu’il est arrivé un malheur que vous voulez me cacher par charité?»
Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le prêtre restait perplexe et muet.
«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par pitié. Ce n’est peut-être pas ce que vous pensez.
—Nina, Nina de mon âme!
—Est-ce une personne de votre famille, de votre intimité? Expliquez-moi....
—Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne 238 veut pas me dire la vérité pour ne pas augmenter mes tribulations. Je l’en remercie infiniment.... Pourtant, peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou bien, est-ce que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu à peu, pour qu’elle m’impressionne moins?...
—Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente franchise, avide d’éclaircir les choses, je ne vous apporte aucune nouvelle, ni bonne ni mauvaise, de la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de qui il s’agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser que je....
—Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la Benina, mon amie et compagne, avait eu quelque grave accident dans votre maison ou en en sortant, ou dans la rue, et....
—Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña Francisca, il y a dans tout cela une erreur qui se découvrira certainement en vous disant mon nom: Romualdo Cédron. J’ai occupé pendant vingt années la cure de Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous dire, chargé expressément de cette mission par les exécuteurs testamentaires, la dernière volonté de celui qui fut l’ami de mon cœur, Rafael Garcia de los Antrines, que Dieu ait son âme.»
Si doña Paca avait vu la terre s’entr’ouvrir et une légion de diables en sortir, et que, par en haut, le ciel en eût fait autant, donnant passage à un essaim d’anges, et que les deux cohortes se fussent réunies dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque, elle n’aurait certes pas été frappée de plus d’étonnement et de confusion. Testament, héritage. Ce que disait le prêtre était-il bien vérité ou plaisanterie déplacée? Et celui qui était devant elle était-il en chair ou en os, ou bien un produit d’une hallucination de son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais et elle regardait don Romualdo avec des yeux atterrés.
«Il n’y a nullement de quoi vous épouvanter, madame. Au contraire, j’ai la satisfaction d’annoncer à 239 doña Francisca Juarez que le terme de ses souffrances est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées, et il veut maintenant récompenser votre vertu en vous faisant sortir de la triste situation où vous avez vécu tant d’années.»
Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne pouvait prononcer une syllabe.
Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que l’image de Benina sortit de son esprit comme si son absence et sa perte eussent remonté à plusieurs années en arrière.
«Je comprends, continua le bon curé, redressant son grand corps et rapprochant sa chaise de doña Paca pour lui toucher le bras avec sa main, je comprends votre bouleversement.... On ne saurait passer brusquement de l’infortune au bien-être sans ressentir une forte secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu’il s’agit d’une chose importante qui doit occuper de préférence votre attention, parlons-en, madame, laissant pour plus tard cette autre affaire qui vous préoccupe.... Vous ne devez pas autant vous chagriner de la disparition de votre servante et amie.... Elle reviendra, soyez-en sûre!»
Cette phrase fit revenir à l’esprit de doña Paca l’idée de Nina et le souvenir de son incroyable absence. Notant dans le «elle reviendra» de don Romualdo une intention bienveillante et optimiste, elle eut la pensée que le bon prêtre après avoir réglé l’affaire principale qui l’avait amené, lui parlerait du cas de sa servante qui sans doute était sans gravité. Et promptement, avec un tour rapide de la girouette, l’esprit de la dame revint à l’héritage et elle s’y arrêta, laissant le reste dans l’oubli, et le bon curé, voyant l’anxiété où elle était d’être plus amplement informée, s’empressa de la satisfaire.
«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est passé à meilleure vie le 11 février.
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—Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J’espère que Dieu lui aura accordé le repos.... Hélas!
—C’était un saint. Son unique erreur a été d’avoir le mariage en abomination, repoussant tous les excellents partis que nous, ses amis, nous lui offrions. Les dernières années, il les a passées dans une ferme appelée les Higueras de Juarez.
—Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon grand-père.
—Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien, ensuite Rafael a contracté aux Higueras l’affection du foie qui l’emporta au tombeau à cinquante-cinq ans. Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi, madame, avec une musculature non moins vigoureuse que la mienne, une poitrine de taureau et ce visage resplendissant de vie....
—Hélas!
—Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n’ai jamais réussi à le voir fatigué. Son amour-propre était plus fort que sa complexion, elle-même très forte. Il bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir ensuite ce chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu’il fut tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers de la peau... et il s’en alla se consumant chaque jour.
—Hélas!
—Et avec quelle résignation, il supportait son mal, et comme il se préparait sagement à la mort qu’il regardait comme l’exécution d’une sentence de Dieu, contre laquelle il ne serait point protesté, mais qu’il fallait au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael! Quelle pâte d’ange, c’était!
—Hélas!
—Je n’habitais pas Ronda, parce que des intérêts à soigner m’obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais, quand j’eus appris la gravité de l’état de cet ami très cher, je retournai auprès de lui et je l’ai suivi et assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort dans mes bras.
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—Hélas!»
C’était autant de soupirs qui montaient à doña Paca du fond de son âme, s’échappant comme des oiseaux d’une cage entr’ouverte des quatre côtés. Avec une noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée l’idée de l’héritage, elle s’associait au deuil de don Romualdo qui paraissait tant regretter le généreux célibataire de Ronda.
«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non sans avoir fait son testament en bonne et due forme....
—Hélas!
—Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa nièce au second degré, Clemencia Sopelana, vous savez? la femme de don Rodrigo del Quintanar, sœur du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à améliorer la situation de quelques-uns de ses parents qui, par disgrâce de famille, mauvaises affaires ou autres causes d’adversité ou contretemps fâcheux, sont tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants vous êtes dans ce cas, il est certain que vous êtes parmi les plus favorisés, et....
—Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas sans voir le terme de cette misère ignominieuse. Mille et une fois soit béni Celui qui donne et ôte tous les maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des saints!...»
Après cette effusion, l’infortunée doña Francisca fondit en larmes, croisant les mains et se précipitant à genoux, si bien que le bon curé, craignant qu’un tel éclat de sensibilité ne se terminât par un évanouissement, se précipita vers la porte en frappant dans ses mains pour appeler afin qu’on apportât un peu d’eau fraîche.
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Frasquito revint aussitôt apportant le secours d’un verre d’eau, et don Romualdo, quand la dame y eut trempé ses lèvres et se fut remise de son émotion, dit au chevalier délabré:
«Si je ne me trompe, j’ai l’honneur de parler à don Frasquito Ponte Delgado qui habitait, il y a pas mal d’années, Algeciras. Vous êtes parent au troisième degré de Rafael Antrines, dont vous avez certainement appris le décès?
—Il est mort? Hélas! je n’en savais rien, répliqua Ponte très affligé. Pauvre cher Rafael! Lorsque j’étais à Ronda, en 1856, peu avant la chute d’Espartero, c’était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite, nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait coutume de venir passer quelques mois d’automne; il allait beaucoup au Jardin Royal, il était ami des Ustariz, il travaillait pour Rios Rosas dans les élections, et pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur! Nous étions d’accord sur tous les points, excepté sur un toutefois: c’était un campagnard, très ami des choses rustiques, et moi, j’ai une sainte horreur de la campagne et des petits arbres. J’ai toujours été l’homme des villes, des grandes agglomérations de populations.
—Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant un fort coup indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts d’où sortit un flot de poussière.
Un moment après, le vieux galant, mis au courant 243 de sa participation dans l’héritage de son parent Rafael, se trouva tellement émotionné que, pour éviter de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute l’eau que doña Francisca avait laissée dans son verre.
Il n’est point superflu de signaler maintenant la parfaite concordance entre la personne du prêtre et son nom de Cédron, car, pour la stature, la robustesse et la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre opulent. Si l’on y regarde bien, en effet, il y a toujours entre les arbres et les hommes, en considérant leur caractère, une certaine concomitance et parenté. Le cèdre est de forte structure et pourtant beau, noble, d’un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt noir et, en même temps, excellente personne, d’une conduite inattaquable comme prêtre, chasseur, homme du monde dans la mesure où doit l’être un curé, d’un esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les faiblesses humaines, charitable, miséricordieux; en somme, il avait les procédés méthodiques et réguliers qui conviennent à quelqu’un dans une situation aisée. Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait beaucoup d’excellents cigares, il mangeait et buvait autant qu’il était nécessaire pour entretenir sa forte ossature et sa musculature si développée. Des pieds et des mains énormes, en proportion avec le reste. Sa figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de beauté par la proportion heureuse des lignes; beauté de pierre sculptée, si l’on veut, beauté à la Michel-Ange, pour décorer une imposte en soutenant dans sa bouche une guirlande de fleurs et de festons.
Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient d’apprendre, Cédron leur donna les renseignements les plus détaillés sur le testament, renseignements que tant doña Paca que Ponte écoutèrent, comme bien l’on pense, avec la plus religieuse attention. Les exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio Maturana et le marquis de Guadalerce. Les dispositions 244 en faveur des deux personnes présentes étaient les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien d’Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs testamentaires leur verseraient le produit de cette ferme qui, partagée en deux, reviendrait, à leur mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et à Ponte il assignait une rente viagère, comme à beaucoup d’autres parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient une des principales richesses du testateur.
Entendant ces choses, Frasquito s’appliquait sur ses oreilles, sans se donner un instant de repos, les mèches trop noires de sa chevelure. Doña Francisca ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l’antichambre, criant à tue-tête:
«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches; je te dis, nous ne sommes plus pauvres.»
Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante lui revint à l’esprit et, se tournant du côté de Cédron, elle dit en sanglotant:
«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j’ai perdu la compagne de ma vie....
—Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito, comme un écho.
—Oui, elle reviendra.
—Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je crois vraiment que l’intensité de ma joie la ferait revivre.
—Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron. Mais auparavant il convient de s’occuper de ce qui vous intéresse particulièrement. Les exécuteurs testamentaires, désireux que vous, comme monsieur, vous sortiez de votre situation très précaire, et cela pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’examiner, parce que c’est inutile, mais surtout parce que le testateur les y autorise, leur donnant tous pouvoirs à cet effet, ont décidé que, pendant que l’on mettra en règle tout ce qui concerne l’héritage, le payement des droits royaux, et cætera, et cætera, ils ont décidé, dis-je....»
245
Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration pour écouter, étaient sur le point de suffoquer.
«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous avons décidé..., comme cela peut durer encore deux mois..., de vous assigner la somme mensuelle de cinquante douros comme provision ou, si vous voulez, anticipation, jusqu’à ce que nous puissions déterminer le chiffre exact de la pension. Est-ce compris?
—Oui, monsieur, oui, monsieur, c’est compris, très bien compris, s’écrièrent-ils tous deux à l’unisson.
—Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message auprès de vous, dit le prêtre, j’ai dû me livrer à un travail énorme pour découvrir où vous demeuriez; je crois bien avoir interrogé à ce sujet la moitié de Madrid..., et enfin..., ce n’est pas sans peine que je suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les deux pièces que je poursuivais,—pardonnez-moi ce terme de chasseur,—et que je recherchais en me donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!»
Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito la gauche, tous deux pleurant à chaudes larmes.
«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant nous allons nous mettre d’accord sur les formalités qui sont à remplir, afin que tous deux vous puissiez toucher régulièrement.»
Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se retenait et se cramponnait aux bras du fauteuil comme un aéronaute au bord de la nacelle.
«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à haute voix, et à part elle: C’est impossible, c’est un rêve.»
L’idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur qui lui était arrivé troublait la joie qui inondait son âme.
A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un mystérieux enchaînement d’idées:
«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là! Mais nous ne pouvons pas supposer qu’il lui soit 246 arrivé un accident grave. N’est-ce pas, monsieur don Romualdo? Il sera arrivé....
—Mon cœur me dit qu’elle reviendra aujourd’hui en bonne et parfaite santé, déclara doña Paca avec un ardent optimisme, voyant toutes choses enveloppées de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi, monsieur, il y a une telle confusion dans ma pauvre tête.... Je disais que..., en entendant annoncer M. de Romualdo, m’arrêtant simplement au nom, j’avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez lequel ma servante va faire des extras. Est-ce que je me trompe?
—Je crois que oui.
—C’est le propre des grandes âmes charitables de se cacher pour faire le bien, nier sa personnalité pour éloigner les remerciements et la publicité de ses vertus.... Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo, faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos grandes vertus. Il est certain que c’est à cause d’elles qu’on vous a proposé pour évêque.
—Moi?... Cette nouvelle ne m’est point parvenue.
—Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la province?
—Oui, madame.
—N’avez-vous point une nièce qui s’appelle doña Patros?
—Non, madame.
—Vous dites bien la messe à San-Sebastian?
—Non, madame, je la dis à San-Andres.
—Il est bien certain, toutefois, qu’il y a quelques jours on vous a fait cadeau d’un lapin de garenne?
—C’est possible..., oui..., oui... mais je ne me le rappelle pas.
—N’importe, monsieur don Romualdo, vous m’assurez que vous ne connaissez pas ma Benina?
—Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu’elle m’est tout à fait inconnue, ma chère dame. Je crois bien l’avoir vue.
247
—Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron, quelle joie vous me donnez!
—Soyez calme. Voyons, cette Benina n’est-elle point une femme habillée de noir, d’environ soixante ans, avec une verrue sur le front?...
—Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo; sérieuse, encore très verte pour son âge.
—Autre renseignement, voyons: elle demande l’aumône et s’en va par les rues avec un aveugle africain qui s’appelle Almudena?
—Jésus! s’écria avec stupéfaction et frayeur doña Paca. Cela, non, par exemple! Dieu me protège! Cela, non.... Je vois bien que vous ne la connaissez pas.»
Ponte regarda alternativement le curé et la dame, tourmenté tout à coup de certains doutes qui traversaient son esprit et sa conscience.
«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement. Qu’elle mendie ou ne mendie pas, je n’en sais rien, mais c’est un ange, parole d’honneur.
—Vous n’y pensez point?... Mendier, Benina? et encore courir les rues avec un aveugle!...
—Un Maure comme complément de signalement, ajouta don Romualdo.
—Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable sincérité, qu’il n’y a pas longtemps, passant par la place del Progreso, je la vis assise en compagnie d’un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait originaire du Riff.»
Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña Paca étaient tels que sa joie se changea subitement en tristesse et elle en vint à croire que tout ce qui se passait était une illusion de ses sens; que les êtres avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était mensonge à commencer par l’héritage. Elle redoutait un réveil terrible. Fermant les yeux, elle disait:
«Seigneur, arrache-moi d’un doute aussi horrible, arrache-moi à cette idée. Est-ce un mensonge, est-ce une vérité? Moi, héritière du petit Rafael Antrines; 248 moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant l’aumône et Nina vivant avec un homme du Riff?
—Bien! s’écria-t-elle subitement dans un bel entraînement du cœur. Pourvu que Nina soit vivante, que m’importe qu’elle vive avec un Maure, avec toute la mauricaille d’Alger, pourvu qu’elle rentre à la maison, même avec ce Maure dans son panier!»
Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et comment il avait connu Benina; il dit que, par un de ses amis, coadjuteur à San-Andres, prêtre de beaucoup de valeur et humaniste très distingué, qui travaillait les langues orientales, il avait connu Almudena. Avec lui il avait vu une femme qui l’accompagnait, qu’on lui a dit être au service d’une dame veuve, andalouse, habitant la rue Impériale.
«Je ne pus faire moins que d’établir une corrélation entre cette veuve et Mme doña Francisca Juarez, que je n’avais pas eu le plaisir de connaître et, aujourd’hui, vous entendant vous lamenter sur la disparition de votre servante, je pensais et je me disais à part moi: «Si la femme qui est perdue est celle que je crois, cherchons le seau et nous trouverons la corde, cherchons le Maure et nous trouverons l’odalisque»; je dis celle que vous nommez....
—Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c’est pourquoi on dit en plaisantant qu’elle est parente de santa Rita.»
M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses mérites, mais pour la confiance qu’il inspirait aux fondateurs de l’asile de vieillards et de vieilles femmes de la Miséricorde, il avait été nommé directeur et majordome de cet asile, et, comme c’est à lui que les demandes d’admission doivent être adressées, il ne faisait pas un pas dans la rue sans être poursuivi par les mendiants importuns; il était littéralement assiégé de recommandations et de cartes dans lesquelles on lui recommande des personnes pour les faire admettre. On pourrait croire que notre pays est une immense 249 fourmilière de pauvres et que nous devons faire de la nation un asile sans limites, où nous les recevrions tous du premier au dernier. Du pas où nous allons, nous serons bientôt le plus grand hospice de l’Europe. J’ai rappelé cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune prêtre amateur des lettres orientales, me demanda d’accueillir dans notre asile la compagne d’Almudena.
«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo, de ne pas croire un mot de tout cela, dit doña Francisca tout à fait bouleversée. Ne faites aucun cas de la Benina que vous venez de décrire et ne considérez que la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins travailler en extra chez vous, recevant de vous tant de bienfaits, dont, grâce à elle, j’ai eu ma part. Celle-là est la vraie; c’est celle que nous cherchons et que nous retrouverons par l’aide de M. de Cédron, de sa digne sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous niez que vous la connaissiez pour faire un secret de votre vertu et de votre charité; mais cela n’est pas bien, monsieur, ce n’est pas bien. Il est certain pour moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas laisser échapper les secrets de votre charité sublime, et comme je le crois, je le dis. Cherchons ma Nina et, quand nous l’aurons retrouvée, nous crierons ensemble: «Saint, trois fois saint est le Seigneur!»
M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca Juarez avait tant soit peu l’esprit dérangé et, pensant justement que s’il voulait lui répondre et la contredire cela ne modifierait en rien les choses, il mit fin à ce sujet et prit congé disant qu’il reviendrait le lendemain pour l’examen des papiers et le payement, moyennant un reçu en règle, des termes échus de l’héritage.
Son départ s’effectua longuement, car doña Paca et Frasquito l’accompagnèrent jusqu’à la porte en l’accablant de remerciements quarante fois répétés de la porte à l’escalier et en lui baisant autant de fois les mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de 250 l’escalier et qu’ils se virent seuls, la porte fermée, la veuve de Ronda et le galant d’Algeciras, elle dit:
«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien vrai?
—J’allais vous adresser la même question.... Est-ce que nous rêvons? Que croyez-vous?
—Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l’intelligence me manque, la mémoire me manque, le jugement me manque, Nina me manque.
—A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis plus parler.
—Nous allons certainement devenir idiots ou fous.
—Ce que je dis: don Romualdo n’a point nié que sa nièce s’appelle Patros, qu’il est proposé pour évêque et qu’il a reçu un lapin?
—Quant au lapin, il ne l’a pas nié. Rappelez-vous, il a dit qu’il ne se rappelait pas.
—C’est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo que nous avons eu le plaisir de voir était un être fictif, une création de la sorcellerie ou des arts infernaux? Allons! pourvu que tout cela ne s’évanouisse pas, ne laissant qu’une ombre, une fumée, une illusion, un songe?
—Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas cela.
—Et s’il ne revenait plus?
—S’il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu’il ne revienne plus, qu’il ne nous apportera pas la... les...?»
Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito exprimait une terreur folle. Il se passa la main sur les yeux et, poussant un cri, il retomba sur son fauteuil, frappé d’un coup d’apoplexie, comme dans cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande.
251
Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles de la cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette nouvelle manifestation de son mal et, lorsque la nuit fut venue, devisant avec la dame de Ronda, ils tombèrent tous deux d’accord que don Romualdo était bien un être réel et l’héritage une vérité incontestable. Nonobstant cette conviction, ils vécurent dans des craintes mortelles jusqu’au moment où, le lendemain, apparut pour la seconde fois la figure du prêtre bienfaisant accompagné d’un notaire, qui était une ancienne connaissance de doña Francisca Juarez de Zapata. L’affaire réglée après examen des papiers, ce qui ne présenta aucune difficulté, les héritiers de Rafaelito Antrines reçurent une quantité de billets de banque qui, à tous deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la longue et absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession de cet argent, événement inouï dans ces dernières années de sa vie, produisit chez doña Paca un effet psychologique très extraordinaire; son intelligence s’obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle ne trouvait plus les mots pour rendre sa pensée et ses idées tourbillonnaient dans son cerveau comme les mouches qui se précipitent aussi incessamment que vainement sur les vitres d’une fenêtre espérant sans succès passer au travers pour reprendre leur libre vol. Elle voulut parler de sa Nina et dit mille inconséquences. Comme il arrive souvent que l’on entend le bruit d’une dispute et la rumeur des paroles échangées par des gens qui se querellent sans rien distinguer, 252 Frasquito et les deux autres messieurs parlant de l’affaire, elle crut comprendre qu’ils disaient que la fugitive était revenue, qu’on l’avait rencontrée et rien de plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire tout près de Cédron. Petit et avec le profil d’une perruche, on eût dit un oiseau se disposant à grimper sur les branches d’un arbre.
Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans renouveler leurs compliments et leurs offres gracieuses et, restés seuls, la dame de Ronda et l’homme d’Algeciras se mirent d’abord à parcourir la maison d’un bout à l’autre, allant sans but et sans motif aucun de la cuisine à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt, échangeant nerveusement quelques brèves paroles lorsqu’ils se rencontraient dans ces marches agitées. Doña Paca, pour dire la vérité, sentait sa joie profondément diminuée par l’impossibilité d’en faire part à sa compagne, qui avait été son soutien pendant tant d’années malheureuses. Ah! si Nina était entrée dans ce moment, quel plaisir sa maîtresse aurait éprouvé à lui donner la grande nouvelle, à jouir de sa surprise, en feignant d’abord d’être affligée du manque d’argent, et lui montrant ensuite brusquement la poignée de billets de banque! Quelle tête elle ferait! Comme ses yeux s’élargiraient! Et que de choses on allait pouvoir se procurer avec cette montagne de papiers! Allons, il est dit que Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans le mal comme dans le bien, il y a toujours une petite tache qui est comme la marque du destin. Dans les plus grandes calamités, il laisse tout d’un coup respirer le patient un instant: dans les choses heureuses que sa miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail dont le manque risque de tout gâter.
Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la cuisine au salon et du salon à la cuisine, Ponte proposa à sa compatriote de célébrer ce beau jour en allant tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de son goût le proposition. C’est lui qui l’invitait, heureux de 253 répondre ainsi à la généreuse hospitalité qu’elle lui avait accordée.
Doña Francisca répondit qu’elle ne se montrerait certainement pas dans un endroit public tant qu’elle ne serait point en état de paraître habillée comme il convient à son rang, et, comme il insistait ajoutant qu’en dînant dehors on éviterait l’ennui de faire la cuisine à la maison sans autre aide que celle des petites filles de la cordonnière, la dame répondit que, tant que Nina ne reviendrait pas, elle ne voulait point allumer de fourneau et qu’elle ferait tout venir de la maison Botin. Certainement qu’elle aussi sentait le besoin de manger de bonnes choses et bien accommodées, que son appétit s’ouvrait fort à cette idée.... Il n’était que temps, Seigneur Dieu! Tant d’années de jeûnes forcés méritaient bien que l’on chantât l’alleluia de la résurrection.
«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas chez Botin. Je vais t’écrire sur un morceau de papier ce que je veux, pour que tu ne te trompes pas.»
Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander moins, la chère dame, pour se refaire le palais en ce jour de fête que deux poulets rôtis, quatre merluches frites et un bon morceau d’aloyau, avec accompagnement de jambon au sucre, d’œufs dans la glace et d’une douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et voilà!
La dame n’arriva pas, avec cette commande suggestive, à arrêter l’imagination de Frasquito, qui, depuis qu’il se sentait de l’argent en poche, était dévoré d’une envie folle de descendre dans la rue, de courir, de s’envoler, car il croyait positivement qu’il lui était poussé des ailes.
«Quant à moi, madame, veuillez m’excuser, mais j’ai affaire ce soir.... Il est indispensable que je sorte.... J’ai d’abord besoin de prendre l’air.... Je sens que j’ai un peu de vertige. L’exercice m’est nécessaire, soyez sûre qu’il m’est nécessaire.... Et aussi bien il est nécessaire que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que 254 pour me mettre au courant des modes nouvelles et voir à préparer quelques commandes.... Je suis extrêmement difficile et j’ai beaucoup de peine à me décider pour telle ou telle étoffe.
—Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez pas, il faut que vous voyiez, comme je le vois moi-même, dans cet événement heureux, une leçon de la Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue de l’efficacité de l’ordre et de la règle, et j’ai la ferme intention de tenir mes comptes et d’écrire tout ce que je dépenserai.
—Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant cela ne m’a servi à rien, croyez-le bien, amie de mon cœur, que cela ne m’a servi à rien.
—Ayant une rente assurée, la seule chose à faire, c’est de proportionner la dépense aux entrées et de ne pas dépasser.... Pour Dieu, cher Ponte, ne soyons pas assez barbares, une autre fois, pour nous moquer de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que Trujillo a raison.
—J’ai fait, madame, plus de balances que je n’ai de cheveux sur la tête, mais, croyez-le bien, cela ne m’a jamais servi qu’à me le faire perdre, l’équilibre!
—Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur, soyons ordonnés et j’oserai vous demander, si cela ne vous dérange pas trop, de vouloir bien, en faisant vos achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou tout autre livre analogue.»
Certainement, ce n’est point un livre, mais une demi-douzaine qu’il lui apporterait avec amour, et, promettant cela, Frasquito s’élança dans la rue, avide d’air, de lumière, de voir du monde, de se récréer des choses et des gens qu’il contemplerait. Du premier pas, marchant machinalement, il alla jusqu’au paseo de Atocha sans se rendre compte de rien. Et puis il retourna en arrière, parce qu’il préférait se voir entre les rangées de maisons qu’au milieu des arbres. Franchement, les arbres lui étaient souverainement antipathiques, probablement 255 parce que, passant près d’eux dans ses heures de désolation, ils semblaient lui tendre leurs bras pour qu’il s’y accrochât avec une corde. S’enfonçant dans les rues sans but déterminé, il contemplait les étalages des tailleurs où étaient exposées de belles étoffes, les boutiques de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point pourtant de jeter un coup d’œil aux restaurants et, en général, à toutes les boutiques que, dans sa vie de mortifiante pénurie, il avait toujours regardées avec désolation.
Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses vagabondes et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait fort, robuste et plein de santé. Il regardait langoureusement et avec un certain air de protection toutes les femmes jolies ou dignes d’attirer son attention qui passaient près de lui. Un étalage de parfumerie lui suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux cheveux blancs tout en l’air, dans un désordre impossible, sans être lissés et corrigés par une belle teinture noire, et cette délicieuse boutique lui offrait l’occasion de réparer une si grande inconvenance, lui permettant d’inaugurer la campagne de restauration de son existence qui devait commencer justement par celle de son visage. Ce fut là qu’il changea le premier billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo Cédron; après s’être fait présenter différents articles, il fit une ample provision de ceux qu’il croyait le plus nécessaires et, payant sans marchander, il donna l’ordre de lui porter à la maison de doña Francisca le volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes et colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité de se procurer un logis convenable sans toutefois être trop cher, mais correspondant à la pension dont il jouissait, car, en aucun cas, il ne voulait sortir des limites de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais aux dortoirs de Bernarda, si ce n’est pour lui payer les sept nuits qu’il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant et comptant ainsi avec lui-même, l’heure arriva 256 où son estomac lui fit comprendre que l’on ne vit pas exclusivement de rêves. Problème: où aller manger? L’idée d’aller dans un des grands restaurants fut promptement écartée. Sa tenue n’était pas assez convenable. Irait-il, suivant son habitude routinière de ses jours malheureux, à la boutique de Boto? Oh! non.... On l’avait toujours vu là avec sa teinture soignée. On s’étonnerait de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en l’air. Enfin, se souvenant qu’il devait à l’honorable Boto une petite note de nourriture, il pensa qu’il devait répondre par un payement ponctuel à la confiance qui lui avait été faite par le patron et qu’il expliquerait par la maladie et son retard et le désordre de sa figure, et qu’on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses pas vers la rue de l’Ave-Maria et il entra un peu intimidé dans la taverne, passant comme d’un air distrait dans la pièce extérieure, en se cachant la figure avec son manteau. Cet endroit très resserré est encombré par l’énorme clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente préparation. La taverne proprement dite est suivie d’un petit passage étroit où il y a pourtant quelques tables, avec le banc appuyé au mur, et ensuite se présente un réduit où l’on parvient par deux marches et qui contient deux tables longues de chaque côté, ne laissant juste entre elles que la place nécessaire pour les allées et venues du garçon qui fait le service. Ponte s’installait toujours en cet endroit s’y trouvant plus à l’abri de la curiosité et des regards scrutateurs des clients; il occupait le bout de la table qu’il trouvait libre, s’il y en avait un, car elles étaient le plus souvent complètes et les hôtes y étaient serrés comme harengs en caque.
Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser dans la petite chambre intérieure tout à son aise, car il n’y avait encore que trois personnes et l’une des tables était vide. Il s’assit dans le coin auprès de la porte, endroit très recueilli dans lequel le public, c’est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient 257 difficilement, et alors se posa cet autre problème délicieux: Qu’allait-il demander? Ordinairement, l’état lamentable de sa bourse l’obligeait à se limiter à la consommation d’un réal pour un plat qui, avec le pain et le vin, représentait une dépense totale de quarante centimes, ou bien une portion de morue en sauce. L’une ou l’autre de ces consommations, avec le long morceau de pain qu’il mangeait jusqu’à la dernière miette, soit avec la sauce, soit avec son petit quart de vin, lui offraient une alimentation suffisante et savoureuse. Quelquefois il prenait au lieu de ragoût de la viande cuite à l’étuvée et, dans quelques très rares occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double, des escargots, des viandes hachées ou autres cochonailles, jamais il ne s’en était fait servir.
Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de ce qu’il y avait et, se montrant indécis, comme une personne blasée qui cherche en vain un mets de nature à exciter son appétit, il arrêta son choix à la fricassée de poulet.
«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui dit le garçon, voyant qu’il n’ôtait point le foulard qui lui cachait le bas de la figure.
—Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me donne pas du gros pain, mais bien du pain à la française.»
En face de Frasquito étaient assises deux personnes qui mangeaient dans le même plat deux parts de ragoût pour deux réaux, et plus loin, dans l’angle opposé, un individu dépêchait posément et méthodiquement une portion d’escargots. C’était vraiment une machine à avaler les escargots, car, pour manger chacun d’eux, il employait les mêmes mouvements de la bouche, des mains et même des yeux. Il prenait la coquille, sortait l’animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche, raclait l’intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un regard furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus contenu dans la coquille; ensuite il déposait la coque 258 vide pour en reprendre une pleine, et il répétait la même opération avec les mêmes gestes mesurés au compas, les mêmes mouvements pour sortir l’escargot et les mêmes regards ensuite: un, sympathique, à la bête, au moment de la prendre; un, de haine, à Frasquito, au moment de l’avaler.
Pendant très longtemps, cet homme, à la figure petite et simiesque, continua à accumuler les coquilles vides en un monceau qui croissait parallèlement à la diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était en face de lui, commençait à s’inquiéter des regards terribles que, comme une figurine mécanique de boîte à musique, à chaque opération, le consommateur lui lançait.
259
De Ponte avait une forte envie de demander à ce type des explications sur cette façon impertinente de le regarder. La cause ne pouvait être autre que la nouveauté que Frasquito offrait au public de se montrer sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais qu’est-ce que cela peut bien faire aux gens que je me maquille ou ne me maquille pas? Je fais de ma physionomie ce qui me plaît et rien ne m’oblige à contenter ces messieurs en leur présentant toujours le même visage. Que j’aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je dois me faire respecter et conserver mon décorum.» Il se proposait déjà de répondre par une œillade méprisante, quand l’homme aux escargots, ayant vidé, mangé et sucé le dernier et remis la coque vide sur l’assiette, se leva et paya sa consommation; il remit sur ses épaules sa cape qui avait glissé et l’espèce de singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre homme mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise:
«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de vous adresser une question?»
Au ton cordial de l’individu, Frasquito comprit qu’il avait affaire à un de ces infortunés qui expriment par leur façon de regarder, tout le contraire de ce qu’ils veulent dire.
«Parlez.
—Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais savoir, si vous ne le trouvez pas mauvais, s’il est 260 vrai qu’Antonio Zapata et sa sœur ont fait un héritage d’une quantité considérable de millions.
—Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je vous dirai: ma part dans l’héritage, comme celle qui revient à doña Francisca Juarez, consiste en une pension, dont nous ne savons pas encore le montant. Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement. Mais dites-moi à votre tour, ne seriez-vous pas, par hasard, un journaliste?
—Non, monsieur, je suis peintre héraldique.
—Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à l’affût des nouvelles pour les porter aux journaux?
—Ce que je porte aux journaux, c’est des annonces. Parce que comme l’art héraldique ne rapporte pas beaucoup, je me dédie aux annonces, aux réclames et avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et nous faisons une chasse étonnante. C’est pour cela qu’ayant appris qu’Antonio devenait riche, je viens vous demander d’user de votre influence sur lui pour qu’il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j’ai six enfants à nourrir.»
Il disait cela sur le ton d’un parfait honnête homme, et ce disant, il lançait à de Ponte une œillade pareille à celle de l’assassin au moment où il va frapper sa victime. Avant que Ponte eût le temps de lui répondre, il continuait disant:
«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia.... Et, à propos, doña Obdulia ou madame sa mère pourraient désirer avoir un titre, maintenant qu’elles sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un tout de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse d’Espagne. Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte, voici ma carte. Je leur composerai leurs armes et leur arbre généalogique et leur investiture en lettres anciennes avec des majuscules rouges, mieux que ne saurait le faire aucun peintre des plus huppés et à meilleur prix. Vous pourriez juger de mes talents par les modèles que j’ai à la maison.
261
—Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d’un air important, avec un cure-dents à la bouche, ni si elles voudront prendre un titre, ni si elles ne le voudront pas. La noblesse leur vient des quatre côtés de la parenté, car les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les Ponte sont les plus grands lignages de l’Andalousie.
—Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur gueule écartelé d’azur et or....
—En vérité, pour mon compte, je n’ai nulle envie de prendre un titre: mon héritage n’est point tellement conséquent pour le nécessiter.... Ces dames, je ne sais pas.... Obdulia serait digne d’être duchesse et elle l’est vraiment par le visage et par les manières, bien qu’elle ne daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure d’une impératrice, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu. Enfin, je ne me mêle de rien.... Et, laissant l’art héraldique, passons à un autre sujet.»
Ce disant, l’homme aux escargots s’était assis à côté de Frasquito et son regard sinistre jetait la terreur parmi les clients qu’il semblait prêt à dévorer.
«Étant donné que vous faites votre métier du courtage des annonces, ne pourriez-vous pas m’indiquer une bonne pension de famille?
—Précisément j’en ai deux.... Je les ai dans mon portefeuille pour les porter à l’Imparcial et au Liberal. Regardez-les..., c’est tout ce qu’il y a de bon: habitation charmante, nourriture à la française, cinq plats... trente réaux.
—Je désire meilleur marché... de quatorze à seize réaux.
—Parfaitement, je l’ai aussi.... Demain matin, je pourrai vous donner la liste d’au moins six maisons toutes de confiance.»
L’apparition subite d’Antonio Zapata leur coupa la parole. Il entra rouge de colère, menant grand bruit et plaisantant bruyamment avec l’hôte et quelques-uns des clients. Il pénétra dans la petite chambre intérieure et posant sur sa table le volumineux portefeuille 262 qu’il portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté de Frasquito et de l’homme aux escargots.
«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s’écria-t-il d’un air fatigué.
Et, au garçon qui servait, il dit:
«Je ne prends rien, j’ai déjà mangé. Madame ma mère nous a collé, à ma femme et à moi, un poulet dans le corps, avec force rasades de Champagne, et, par-dessus, quantité de petits fours à la crème.
—Petit, que t’importe maintenant? dit l’homme aux escargots, la parole douce, le regard terrible. Il faut que tu te décides à me donner une prompte réponse; me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce?
—Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme quand je lui ai proposé de ne plus travailler! J’ai cru qu’elle allait me mordre et m’arracher les yeux. Rien du tout. Nous continuerons de même, elle avec sa machine et moi avec mes annonces, car nous ne savons pas ce que diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous ce que rapporte ce bien de la Almarina? Combien il nous donnera de rente?
—Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je sais que c’est une terre magnifique, avec terrasses, haras, terres de cultures, terres à maïs, le meilleur endroit de toute l’Andalousie pour le passage des cailles quand elles traversent le détroit.
—Nous irons y passer quelque bon temps..., mais, pour l’instant, il n’y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut pas que je lâche ces annonces du diable. Patiente pour l’instant, Polidor, car, tu le sais, on ne plaisante pas avec ma femme: j’en ai plus peur que d’une lionne affamée.... Et conte-moi un peu, qu’as-tu fait aujourd’hui?.... Ah! j’allais oublier, ma mère voudrait acheter une araignée....
—Une araignée?
—Oui, homme, une lampe suspension pour la salle à manger. Elle m’a dit de demander si l’on peut en trouver une bonne, riche, d’occasion.
263
—Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison de vente de la rue de Campomanes.
—Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se procurer de la moquette et du velours en bonnes conditions.
—Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères de la place de Célenque. Voici l’annonce: «Tout le mobilier complet d’une maison. De deux à trois. On n’admet pas les marchands.»
—Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet ce matin, voudrait un landau à cinq lumières....
—Allumées?
—J’ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec gravité, de ne pas prendre de voitures, mais plutôt de s’entendre avec un loueur.
—Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l’effet d’un cortège du diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné par les ânesses de lait du sieur Jacinto.»
Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces plaisanteries n’étaient pas du goût de l’homme d’Algeciras et qu’il cherchait à détourner la conversation. Cet effronté d’Antonio Zapata se permit de dire à Ponte:
«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi.
—Comment?
—Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de vieux et respectable chevalier. Convenez qu’avec la teinture vous ne réussissiez pas à paraître jeune: ce à quoi vous ressemblez c’est à... un cercueil.
—Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent effort pour dissimuler sa colère et faire semblant de suivre la plaisanterie, il nous plaît, à nous autres vieux, de faire peur aux gamins pour qu’ils nous fichent la paix. Les enfants d’aujourd’hui, qui veulent avoir l’air de tout savoir, ne savent rien.»
Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point d’autre réponse et sa bêtise excita Zapata qui continua à le mortifier en disant:
«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première 264 chose à faire c’est de mettre à la retraite notre sarcophage.
—Comment?
—Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez pour les jours de fête, et qui date de la mode qu’on portait à l’époque où on a exécuté Riego.
—Vous n’entendez goutte aux questions de mode! Elles se renouvellent maintenant constamment et la mode d’avant-hier revient demain.
—C’est possible pour les vêtements, mais pour les personnes, ce qui est passé est bien passé. Il ne vous reste que les créneaux. Il ne vous reste que des boursouflures, il n’y a plus rien derrière. Ce qu’il y avait dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez plus qu’avec vos cors.»
Peu s’en fallut que la colère de Frasquito n’éclatât et qu’il ne jetât à la tête d’Antonio les plats, les verres et même la table, et ce serait arrivé, si Polidor n’avait point cherché à atténuer l’effet de ces mauvaises plaisanteries en disant d’un air conciliant:
«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n’est point encore entré à Ville-Vieille et il porte mieux ses années que nous.
—Il n’est pas vieux, non..., il date seulement de l’époque où Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin, si cela l’offense, je me tairai.... Monsieur de Ponte, vous savez combien je vous aime et que si j’ai plaisanté, c’est uniquement pour passer le temps. Ne tenez aucun cas de ce que j’ai dit, cher maître, et parlons d’autre chose.
—Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit Frasquito avec dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses..., mais vous êtes un gamin et....
—C’est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais vous demander une chose respectable, monsieur de Ponte, à quoi comptez-vous employer les premiers sous de votre pension?
—A une œuvre de justice et de charité. J’achèterai 265 une paire de bottines à Benina quand elle reparaîtra, si elle reparaît, ainsi qu’une robe neuve.
—Pour moi, je lui achèterai un vêtement d’odalisque, c’est le seul qui lui convient depuis qu’elle s’est dédiée à la vie mauresque.
—Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par hasard où est cet ange?
—Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l’on reçoit les petits anges qui s’en vont mendier dans les rues sans permission.
—Mauvaise plaisanterie!
—Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte! Je savais que la Nina se rendait souvent à la porte de San-Sebastian pour mendier quelques sous.... La nécessité est une terrible conseillère. La pauvre Nina faisait cela!... Mais je n’ai su qu’aujourd’hui qu’elle vivait avec un Maure aveugle et que de là est venue sa perdition.
—Êtes-vous sûr de ce que vous dites?
—Je l’ai vue. Je n’en ai rien voulu dire à maman, pour ne pas lui faire de peine; mais je le savais. Alors, dans une rafle que les gens de la police ont faite, on a arrêté Nina et l’autre et on les a enfermés à San-Bernardino. Et de là on les a emballés pour le Pardo, d’où Nina m’a adressé un billet me priant de tenter l’impossible pour qu’on la relâche.... Je tâcherai d’y réussir demain. Voyez ce que j’ai fait pour cela ce matin, j’ai loué une bicyclette et je suis allé au Pardo.... Et, pour que je ne l’oublie pas, si ma femme savait que je me suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la maison. Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre; tu sais comme est Juliana.... Mais je continue: j’arrivai là et je la vis; la pauvre femme était sans souliers et les vêtements en loques. Elle fait peine à voir. Le Maure est tellement jaloux que quand il m’entendit parler avec elle il se mit en fureur et il voulut se jeter sur moi: «Beau galant! Moi assommer le beau galant.» La crainte de produire un scandale m’empêcha seule de lui tomber dessus.
266
—Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit Frasquito timidement.
—Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne les amours de vieux.
—Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de son regard sur Antonio, en voilà assez. Il faut faire une démarche auprès du gouvernement civil.
—Oui, oui, agissons, Pepe d’Alcania est-il toujours gouverneur?
—Homme, pour l’amour de Dieu! Le duc de Sesto? Mais vous êtes tombé en enfance!
—Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes resté à la guerre d’Afrique ou pas loin, affirma l’homme aux escargots. Je me rappelle... Quand l’union libérale..., il y avait comme ministre de l’intérieur D. José Posada Herrera. J’étais au journal la Iberia, avec Calvo Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais il est passé de l’eau sous le pont depuis lors.
—Qu’il en soit ce qu’il voudra, messieurs, ajouta de Ponte revenant à la pratique, il faut venir en aide à Nina.
—Il faut la tirer de là.
—Et son petit Maure avec. Demain même, j’irai voir un ami que j’ai à la Délégation.... Mais n’oublie pas, Polidor, reste tranquille et ne vends pas la mèche.... Si Juliana savait que j’ai loué une bicyclette et que j’ai une machine au mois!
—Vous allez retourner au Pardo?
—C’est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez aussi?
—Je n’ai jamais essayé. En tout cas, j’irai à cheval.
—Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous à l’anglaise ou à l’espagnole?
—Je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est que je monte très bien. Voulez-vous le voir?
—Certainement, mon homme, et faisons un pari: si vous ne vous cassez pas la tête, je paye la location du cheval.
267
—Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre machine ce sera moi qui la payerai.
—Convenu. Et toi, Polidor?
—Moi, je vais prendre l’omnibus de San-Francisco. Rendez-vous là-bas à trois heures. Vous nous payerez des escargots.
—Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito en se levant, et si nous arrivons sains et saufs jusqu’à Nina et à l’homme du Riff, banquet général.
—Vous divaguez....»
268
Doña Paca ne pouvait se consoler de l’absence de Nina, pas même en se voyant entourée de ses enfants, qui prenaient part à sa bonne fortune et se montraient, reconnaissants de l’héritage dont ils allaient savourer les bienfaits et qu’ils lui devaient. Avec cet échange d’agréables impressions, l’esprit de la bonne dame se transportait facilement au septième ciel d’où elle apercevait les horizons les plus enchanteurs; mais elle ne tardait pas à retomber dans la réalité, sentant le vide que lui causait l’absence de sa compagne. En vain l’imagination vagabonde d’Obdulia cherchait-elle à la soulager et à l’enlever en la tirant par les cheveux dans la région de l’idéal. Doña Francisca, accablée par son affliction, refusait de se laisser entraîner et elle se dérobait, laissant l’autre voler de nue en nue et de ciel en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble avec tout le décorum que comportait leur situation. En fait, elle se séparerait de Luquitas, auquel elle ferait une pension pour qu’il pût vivre; elles prendraient un hôtel avec jardin; un abonnement à deux ou trois théâtres.
«Nous rechercherons les relations et la fréquentation de personnes distinguées....
—Ma fille, ne t’excite pas, car tu ne sais pas encore ce que te rapportera la moitié de la rente de l’Almoraima et, bien qu’autant que je peux me souvenir cette propriété soit magnifique, je calcule que le revenu ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais le croire, et il est bon que tu saches qu’il faut soulever 269 largement le drap quand on veut sortir la jambe.»
Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées de la très pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire, se renouvelaient dans son esprit et brillaient comme étoiles au ciel.
Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la Cabeza pour venir chez sa mère; elle était pressée d’avoir une meilleure installation, confortable et située dans un endroit gai, jusqu’à ce qu’arrivât le jour où elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel qu’elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa fille dans ce prurit de grandeur, sans doute à cause de l’expérience cruellement acquise, doña Paca ne manquait pas d’une certaine assurance et, se croyant raisonnable, elle souhaitait une foule de superfluités. Ainsi elle était hantée de l’idée d’acheter une suspension pour sa salle à manger et elle ne pouvait se calmer tant qu’elle n’aurait point satisfait son caprice. Le maudit Polidor se chargea de la chose et l’enrossa d’un abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans l’appartement et qui, une fois en place, balayait la table de ses pendeloques en cristal. Comme elles avaient l’intention d’occuper promptement une maison à hauts plafonds, cela présentait moins d’inconvénients. L’homme aux escargots leur fit encore acheter un mobilier en placage de buis et aussi quelques bons tapis, qu’il était impossible de placer en entier dans l’étroit logis et dont on ne put poser que quelques morceaux pour se payer le plaisir de marcher sur quelque chose de doux aux pieds.
Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au trésor de sa mère pour acquérir des quantités de jolies plantes dans les étalages de fleuristes de la petite place de Santa-Cruz et en deux jours elle mit vraiment la maison dans un état d’apparence glorieuse: les affreux couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en un charmant jardin suspendu.
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En prévision de la prochaine installation dans un hôtel, elle acheta des plantes de grandes dimensions, des figuiers d’Inde, des palmiers et autres arbustes verts. Doña Francisca voyait avec ravissement l’envahissement de sa triste demeure par le règne végétal, et devant de pareilles beautés elle ressentait des émotions d’enfant, comme si, au sommet de la vieillesse, elle se trouvait subitement reportée aux joies de sa petite jeunesse.
«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle en se promenant dans ses jardins enchanteurs, quelle allégresse elles répandent dans la maison! Et que Dieu soit béni, car, s’il ne nous permet pas de jouir de la campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu d’argent, la joie de faire venir la campagne à la maison.»
Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs, et elle les arrosait tellement que véritablement il s’en fallut bien peu qu’on ne fût obligé de se mettre à la nage pour aller de l’escalier à la salle à manger. Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations admiratives, les encourageait à acheter encore des fleurs et à convertir la maison en jardin botanique. Il est certain que le premier et le second jour de cette vie nouvelle doña Paca dut adresser de vifs reproches à ce bon Frasquito parce qu’il revenait toujours à la maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu’elle l’avait chargé de lui acheter. Le galant mortifié s’excusait sur la multitude de ses occupations, jusqu’à ce qu’un soir, revenant avec une quantité d’objets qu’il avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont la brave dame s’empara à la minute avec joie pour y inscrire l’histoire et les raisons de cet avenir heureux et fortuné.
«Je passerai ensuite tout ce que j’ai noté sur ce petit papier, dit-elle, ce que l’on apporte de chez Botin, le lustre, les tapis, diverses petites choses..., les médicaments..., enfin, tout. Et maintenant, ma fille, il faut que 271 tu me donnes la note bien claire de toutes, toutes ces belles fleurs, pour que nous notions cette dépense sans oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce que la balance doit ressortir. N’est-ce pas, Ponte, que la balance doit ressortir?»
Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins que de fureter dans les paquets qu’apportait de Ponte:
«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention que je n’entends point que vous jetiez l’argent par les fenêtres. Voyons: une éponge fine...; bien, cela me paraît bien. Comme goût, personne ne peut rivaliser avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance! Quel pied! Que de femmes voudraient avoir le pareil!... Des cravates, une, deux, trois.... Regarde, Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec des raies jaune d’or. Une ceinture qui a l’air d’un corset. Très bien, cela doit servir à empêcher le développement du ventre.... Et cela? Qu’est-ce encore? Des éperons? Pour l’amour de Dieu, Frasquito, que comptez-vous faire avec ces éperons?
—Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit Obdulia joyeuse. Est-ce que vous passerez par ici? Ah! quel chagrin de ne pas vous voir! Mais comment peut-on rester plus longtemps dans une maison qui n’a pas une seule fenêtre sur la rue?
—Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine, la sage-femme, qu’elle nous permette d’aller regarder lorsque le chevalier traversera la rue.... Ah! comme cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina de le voir!»
De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie hippique par la nécessité où il était d’aller au Pardo en excursion de plaisir avec quelques amis de la meilleure société. Lui seul serait à cheval et tous les autres à pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des différentes espèces de sports et de passe-temps élégants avec une grande animation, jusqu’à ce qu’ils fussent interrompus par l’arrivée de Juliana, qui s’était mise, 272 depuis l’héritage, à fréquenter sa belle-mère et sa belle-sœur. C’était une femme agréable, sympathique, d’esprit vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules et sa tête était recouverte d’une mantille en soie de couleurs vives; elle était chaussée de bottines fines et ses dessous propres indiquaient un bon approvisionnement de lingerie.
«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade d’Osuna? dit-elle en voyant cet énorme amas de feuillages, d’arbustes, et de fleurs. Pourquoi tant de végétation?
—Caprice d’Obdulia, répliqua doña Paca, qui se sentait dominée par le caractère énergique et railleur de sa gracieuse bru. Cette monomanie de changer ma maison en un bosquet me coûte un argent fou.
—Doña Paca, lui dit sa bru l’emmenant seule dans la salle à manger, ne soyez pas si faible et laissez-vous guider par moi; vous savez que je ne vous tromperai pas. Si vous suivez les étourderies d’Obdulia, vous arriverez promptement aux mêmes embarras dont vous sortez à peine, parce qu’il n’y a point de pension qui puisse suffire quand on ne sait point se régler. Je supprimerais bois et bêtes féroces; je dis cela pour cet espèce d’orang-outang mal teint que vous avez introduit chez vous et que vous devez lâcher dans la rue le plus promptement possible.
—Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension de famille.
—Laissez-vous conduire par moi, qui m’entends au gouvernement d’une maison... et ne me parlez pas de cette plaisanterie du petit livre de comptes. La personne qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n’a besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et vous voyez comme je me comporte. Suivez mon conseil; louez-vous un appartement pas trop cher et vivez comme une personne qui a occasionnellement une pension et sans faire d’embarras ni chercher à jeter de 273 la poudre aux yeux. Faites comme moi, qui veux continuer à vivre comme je vivais auparavant, sans me départir de mon travail ordinaire, surtout avant de savoir ce que me vaudra exactement cet héritage, avant de changer quoi que ce soit à mon existence. Enlevez de la tête de votre fille cette idée d’hôtel, si vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et prenez de suite une servante pour vous faire la cuisine et dispenser de dépenses coûteuses chez Botin.»
Doña Francisca se montrait pleinement d’accord avec les idées émises par sa bru, consentant à tout, sans élever aucune objection à ses conseils judicieux. Elle se sentait dominée par l’autorité qui découlait de la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa belle-mère ne se rendaient compte, l’une de sa puissance et l’autre de sa soumission. C’était l’éternelle prédominance de la volonté sur le caprice et de la raison sur la folie.
«Espérant toujours le retour de Nina, c’est seulement en l’attendant que je me suis adressée à Botin....
—Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais vous la retrouvez, ce que je ne crois pas. Elle est très bonne, mais beaucoup trop vieille, et elle ne vous servirait à rien. Et, d’autre part, qui nous dit qu’elle voudra revenir, puisque nous savons qu’elle est partie de sa propre volonté? Elle aime particulièrement à être dehors et vous ne sauriez en jouir, si vous la priviez d’aller courir les rues.»
Pour ne point perdre l’occasion, Juliana insista sur la recommandation qu’elle avait déjà faite à sa belle-mère de prendre une bonne à tout faire. Elle lui recommanda tout d’abord sa cousine Hilaria, qui était jeune, robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait entre l’honorabilité de Hilaria et les rapines de certaines autres.
«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s’exclama 274 doña Paca se révoltant contre les insinuations répétées de sa belle-fille, pour défendre son amie.
—Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir, mais pas davantage..., lui donner à manger.... Mais, croyez-moi, doña Paca, rien ne marchera bien si vous ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous puissiez vous en convaincre et que vous vous déchargiez l’esprit de tous ces cassements de tête, je vous l’enverrai ce soir même.
—Bien, ma fille, qu’elle vienne, elle se chargera de tout, et à propos, il y a là un poulet rôti qui va se perdre. Cela finit par m’être indigeste de manger tant de poulets. Veux-tu le prendre?
—Certainement, j’accepte.
—Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné dehors.
—Cela va bien.
—Je te les enverrai par Hilaria.
—Non, c’est inutile, je les emporterai bien moi-même. Vous allez voir comme je m’arrange. Je mets le tout dans une assiette et l’assiette dans une serviette... ainsi. Puis je noue les quatre coins....
—Et ce morceau de pâté..., il est magnifique.
—Je l’enveloppe dans un journal et je file, car il se fait tard. Et tous ces fruits, qu’en voulez-vous faire? C’est à peine si l’on a touché à ces pommes et à ces oranges. Passez-les-moi, je vais les mettre dans mon mouchoir.
—Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme une bourrique.
—Peu importe!... Il faut maintenant que je m’en aille! Demain je passerai par ici, pour voir comment les choses marchent et pour vous dire ce qu’il faut faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point et n’allons pas reprendre nos anciens errements. Parce que, si madame ma belle-mère se dérobe, moi je tourne les épaules et je ne remets plus les pieds ici et vous recommencerez à faire vos bêtises tout à votre aise.
275
—Non, ma fille, à quoi penses-tu?
—Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de rien. Chacun peut manger son pain comme il lui plaît et tout bâton peut porter sa voile. Mais je veux que vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez point d’inconséquences, de façon à ne plus jamais retomber dans les griffes des usuriers, comme vous y êtes actuellement.
—Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la plus pure raison. Je connais ton expérience et je sais ce que tu vaux. Tu as peut-être le commandement un peu rude, mais qui pourrait ne pas t’en louer, quand je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as fait d’un vaurien un honnête homme!
—Parce que je ne m’arrête pas, parce que, dès le premier jour, je lui ai administré le baptême des cinq doigts, parce que je le redresse au moindre faux pas, parce que je le fais marcher très droit et qu’il a plus peur de moi que les voleurs de la garde civile.
—Et comme il t’aime!
—C’est tout naturel. On se fait aimer du mari en portant les culottes, comme je les ai prises dès le premier jour. C’est ainsi qu’on gouverne les maisons petites ou grandes, madame, et aussi le monde.
—Tu es admirable et crâne!
—Dieu m’a mis un grain de sel dans la tête. Vous vous en apercevrez. Mais il faut que je m’en aille, car j’ai affaire à la maison.»
Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia et Ponte, dans le petit salon, causaient, et la petite disait que jamais elle ne pardonnerait à son frère d’avoir introduit dans la famille une personne aussi commune que Juliana, qui prononçait déférence pour différence et autres barbarismes. Elles ne pourraient jamais vivre d’accord. Avant de partir, Juliana donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à Frasquito, s’offrant pour lui blanchir son linge au prix courant, à lui retourner ses habits pour un prix égal 276 ou même inférieur à celui du tailleur le meilleur marché. Elle savait aussi tailler pour homme: s’il voulait s’en rendre compte, il n’avait qu’à lui commander un vêtement; sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s’il sortait de chez le premier tailleur en boutique. Toutes les affaires d’Antonio, c’était elle qui les faisait, et que dirait-on si son cher mari n’était pas bien habillé?... Cela méritait d’être vu! Elle avait fait à son oncle Boniface un vêtement à l’américaine qu’il étrenna pour aller à la séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint, et ce vêtement eut tant de succès que l’alcalde voulut par force se le faire prêter pour s’en faire tailler un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois sceptique à l’endroit des aptitudes féminines pour la confection des vêtements masculins, mais sans se départir de sa galanterie habituelle, et tous l’accompagnèrent jusqu’à la porte, en l’aidant à se charger de tous les paquets qu’elle emportait avec joie chez elle.
277
Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur et elle déclara, avec non moins d’autorité, qu’il était impossible de suffire à tout avec une bonne à tout faire et que, si son intruse belle-sœur avait trouvé indispensable la cuisinière, elle trouvait, quant à elle, qu’il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles discutèrent un instant, mais la petite donna de telles raisons à l’appui de la création de cette nouvelle fonctionnaire que doña Paca ne put faire moins que de reconnaître la nécessité absolue de sa nomination. Comment ferait-on pour se passer de femme de chambre? Obdulia avait choisi pour remplir cette charge une jeune fille très fine, élevée dans les grandes maisons et sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille du doreur ornemaniste de l’entreprise funéraire. Elle s’appelait Daniela, avec une jolie physionomie et une activité dévorante. Enfin doña Paca, sur cette description, mourait d’envie d’avoir cette femme de chambre pour jouir du plaisir d’être servie.
Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de Juliana, ressemblant plutôt à un ordre. La cousine était chargée de dire que madame devait renoncer à faire des tas d’achats inutiles, que lorsqu’elle aurait envie d’acheter quelque chose elle l’en avisât, car personne ne s’entendait mieux qu’elle à acheter et à se faire livrer les choses convenablement. Item: que madame devait réserver la moitié au moins de sa pension pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d’objets qui 278 y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence aux reconnaissances dont l’échéance était la plus voisine et ainsi, en très peu de temps, elle pourrait rentrer en possession d’objets de la plus grande utilité.
Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la prévision en personne, et promit de suivre ponctuellement ses instructions, ou mieux d’y obéir. Comme elle avait la tête un peu vacillante, par suite des événements extraordinaires de ces derniers jours, de l’absence de Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l’odeur des fleurs qui embaumait la maison, il ne lui était pas venu à l’esprit l’idée de passer en revue les reconnaissances qui représentaient des rames de papiers qu’elle conservait dans différents tiroirs comme papiers en barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana voulait bien se charger de la commission si fastidieuse de dégager les objets, cela serait d’autant mieux et elle lui en serait très reconnaissante. La cuisinière insinua qu’elle se chargerait aussi bien de la commission que sa cousine, et elle s’occupa avec un soin particulier du souper, qui fut entièrement du goût de doña Paca et d’Obdulia.
Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée dans la famille; la mère et fille étaient tellement convaincues que des services étaient indispensables qu’elles ne pouvaient comprendre comment elles avaient pu s’en passer pendant tant d’années. Le succès de Daniela fut aussi grand le premier jour que l’avait été, la veille, celui d’Hilaria. Elle faisait tout bien, avec art et adresse, devinant les goûts et les désirs de ses maîtresses pour les satisfaire à l’instant. Et quelles bonnes manières, quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire! On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours travailler sans reprendre haleine et avec toute leur habileté, pour chercher à conquérir l’esprit de leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine exultation; une seule chose l’affligeait, c’était l’étroitesse 279 de leur logis où les quatre femmes avaient peine à se mouvoir.
Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir l’entrée de la femme de chambre et maudissait le besoin qu’on avait cru d’en avoir; mais, par prudence, elle se tut, se réservant de tâcher de la faire mettre à la porte quand elle aurait assis plus solidement l’autorité qu’elle avait commencé à exercer. Sur d’autres matières, elle conseilla et mit à exécution tant de choses bien combinées, qu’Obdulia elle-même dut reconnaître que c’était une maîtresse femme pour le gouvernement de la maison. Elle s’occupait, en attendant, de la recherche d’un appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions de commodité, de ventilation et de bon marché qu’il n’était point facile de se décider avant d’avoir couru tout Madrid. Il est vrai que Frasquito avait mis à la voile par un temps léger, pour aller s’établir dans une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima, 37), et si heureux, le pauvre homme, de son indépendance reconquise. Doña Paca n’avait point de place pour le loger, et l’installer dans le couloir, avec l’agglomération de plantes, eût été bien difficile, et, d’autre part, il n’eût vraiment pas été admissible ni convenable, qu’un cavalier réputé pour son élégance et ses bonnes fortunes, vécût en compagnie de quatre femmes, dont trois au moins étaient jeunes et belles. Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca, il lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et un certain samedi il annonça qu’il ferait, le lendemain dimanche, la fameuse promenade à cheval au Pardo, dans laquelle il se promettait de faire revivre son habileté à monter à cheval.
Avec quel plaisir les quatre femmes s’installèrent, sur le balcon prêté par le voisin, pour voir passer le brillant cavalier! Il passa, ma foi, fort gaillardement, monté sur un très grand cheval; il salua ces dames à plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son cheval, pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait 280 son mouchoir et doña Paca, dans l’effusion de sa tendre amitié, ne put s’empêcher de lui crier d’en haut:
«Pour l’amour de Dieu, Frasquito, prenez garde que cette bête ne vous jette par terre, pour notre plus grand chagrin!»
L’habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter par la rue de Tolède, pour prendre la rue de Ségovie et celle de Ronda pour rejoindre ses compagnons au rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio Zapata la bande des cyclistes dans cette joyeuse excursion, et, quand ils virent apparaître Ponte sur son immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans la direction de la porte de Hierro, Frasquito et Zapata parlèrent de l’objet de leur excursion, ce dernier disant que, non sans difficulté, il avait obtenu l’ordre de mise en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent joyeux et, au milieu de la grande route, commença le match entre le cavalier monté sur son cheval en chair et en os et ceux montés sur les chevaux de fer, en s’animant réciproquement au jeu et se provoquant d’une voix joyeuse par d’agréables plaisanteries. Un des cyclistes, qui était coureur émérite et qui avait gagné des prix, allait et venait de l’un à l’autre et ensuite les dépassait; ils couraient tous beaucoup plus vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de faire des folies, se maintenant à un trot et à un pas modérés.
Il ne leur arriva rien de particulier à l’aller. Réunis là-bas avec Polidor et d’autres amis qui étaient venus à pied par la fraîcheur, ils déjeunèrent joyeusement, Frasquito et Antonio payant chacun par moitié le repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement la maison de refuge des pauvres, firent mettre en liberté les captifs et, l’après-midi, ils reprirent la route de Madrid devancés par Benina et Almudena. 281 Dieu ne voulut pas que le retour s’effectuât aussi heureusement que l’aller, parce qu’un des cyclistes, appelé et mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant un peu plus bu que de raison au déjeuner, en faisant le gracieux avec sa machine, prit des attitudes variées et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter contre un arbre, s’estropiant le pied et la main et se trouvant dans l’impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne fut pas tout: les malheurs ne devaient point s’arrêter là; car, un peu plus loin que la porte de Hierro, aux environs des Viveros, le coursier de Frasquito qui, sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses des bicyclettes qui lui passaient constamment sous le nez et s’apercevant combien il était mal dirigé, résolut de se débarrasser d’un cavalier ridicule et fastidieux. Une charrette traînée par des bœufs et chargée de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le carcan en profita pour se planter ou faire semblant d’avoir peur et lancer force ruades, jusqu’à ce qu’il eût envoyé son élégant cavalier vers les nues. Le pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il resta après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu’à ce que ses amis eussent pu venir à son secours pour le relever. Il n’avait point de blessure apparente et, par bonheur, il n’avait point de commotion grave à la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu’il fut remis sur pieds, il commença à crier, rouge comme un paon, apostrophant le charretier qui, selon lui, était seul coupable de ce sinistre accident.... Profitant de la confusion, le cheval, heureux de sa liberté reconquise, partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à la tête et, en peu de minutes, Zapata et ses amis le perdirent de vue.
C’est à peine si dans leur marche lente Almudena et Benina avaient dépassé la ligne des Viveros, lorsque la vieille vit passer comme le vent le grand diable de cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit avec 282 effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement un malheur, parce que Frasquito n’était certes plus d’âge à supporter de pareilles expéditions qu’il avait prétentieusement et présomptueusement entreprises. Elle n’eut pas le loisir de s’arrêter pour chercher à savoir la vérité, parce qu’elle désirait arriver promptement à Madrid pour reposer Almudena qui souffrait de la fièvre et marchait exténué. Ils continuèrent à avancer pas à pas, jusqu’à la porte de San-Vicente, où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s’assirent pour se reposer, espérant voir repasser les expéditionnistes avec leur malheureux compagnon dans une civière. Mais, n’ayant rien vu durant une demi-heure qu’ils restèrent là, ils reprirent leur chemin par la Virgen del Puerto, avec l’intention d’arriver à la rue Impériale par celle de Ségovie. Les malheureux étaient tous les deux dans l’état le plus lamentable: Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant plus qu’un amas de haillons et de guenilles sordides; le Maure extrêmement vieilli, la figure verte et décomposée; l’un et l’autre montrant sur leurs visages amaigris la faim qu’ils avaient soufferte, l’oppression et la tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était plus un cachot qu’un hospice pour des chrétiens.
La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l’image de doña Paca et elle ne cessait de chercher à se représenter l’accueil qui allait lui être fait. A certains moments, elle espérait qu’elle allait être reçue avec joie, et à d’autres elle croyait voir doña Francisca furieuse d’apprendre qu’elle était allée mendier, et surtout avec un Maure. Mais rien ne mettait une plus grande confusion dans son esprit ni un plus grand trouble que de comprendre ce que c’était que les nouveautés introduites dans la famille, dont Antonio lui avait à peine dit un mot en l’air à sa sortie du Pardo. Doña Paca, lui et Obdulia étaient riches! Comment? Cela était arrivé subitement, du jour au lendemain, par don Romualdo.... Que don Romualdo soit béni! Elle l’avait 283 inventé, elle, et du fond obscur de son invention ressortait tout à coup une personne véritable, faisant des miracles, apportant des richesses et convertissant en réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons donc! Cela n’était pas possible. Nina ne croyait plus rien, songeant que c’était une plaisanterie d’Antonio et qu’au lieu de trouver doña Francisca, nageant dans l’abondance, elle allait la retrouver nageant comme toujours dans une mer d’expédients et de misères.
284
Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et, ayant recommandé au Maure de rester sans bouger, appuyé contre la muraille en l’attendant, tandis qu’elle irait voir s’il y avait moyen ou non de le loger dans son ancienne maison, Almudena lui dit:
«Amri ne pas m’abandonner.
—Es-tu fou? Moi t’abandonner en ce moment où tu es malade et que tous deux nous sommes sans sou ni maille? Tu ne peux croire sérieusement à une telle folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l’entrée de la rue de la Lechuga.
—Ne me trompe point, toi. Reviens promptement.
—Tout de suite, que je voie seulement ce qui se passe en haut et si ma maîtresse doña Paca est en bonne santé.»
Nina monta sans prendre le temps de respirer et sonna, une fois arrivée, avec une grande anxiété. Première surprise: une femme inconnue, jeune, de type élégant, avec un beau tablier, vint lui ouvrir. Benina croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé la maison en morceaux pour l’emporter et la remplacer par une autre qui semblait la même, mais qui était toute différente. La fugitive entra sans rien demander, non sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne l’avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait dire, qu’est-ce que c’était et d’où sortaient ces jardins qui formaient comme une promenade d’arbres précieux dans l’antichambre, depuis la porte jusqu’aux couloirs? Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une 285 hallucination, résultat de ses stupides somnolences dans le milieu fétide et asphyxiant d’où elle sortait. Non, non, ce n’était pas sa maison, cela ne pouvait pas l’être et cela lui fut encore confirmé par l’apparition d’une autre figure inconnue, qui avait l’air d’une fine cuisinière, bien nippée, et d’aspect plutôt insolent.... Et, regardant du côté de la salle à manger qui s’ouvrait à l’extrémité du couloir, elle vit... Dieu saint, quelle merveille, qu’était-ce encore? Était-ce un rêve? Non, non, elle voyait bien avec les yeux de son corps. Au-dessus de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l’air une montagne de pierres précieuses, d’éclat, de lumière, d’espèces différentes, les unes incarnat, les autres vertes ou bleues. Jésus, quels trésors! Est-ce que, par hasard, doña Paca, plus habile qu’elle, serait arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui demandant et recevant de lui les charretées de diamants et de saphirs? Avant que Benina eût pu comprendre que tout ce scintillement provenait des pendeloques de la salle à manger, subitement éclairées par les rayons d’une lampe que doña Paca venait d’allumer pour examiner les couteaux que Juliana lui rapportait du Mont-de-Piété, cette dernière apparut à la porte de la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin:
«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu? Nous te croyions partie pour le Congo.... N’avance point, n’entre pas, tu tacherais nos planchers qui viennent d’être lavés cet après-midi.... Tu es dans un joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux...
—Où est madame, dit Nina se retournant, pour mieux voir les diamants et les émeraudes, et doutant encore qu’ils fussent vrais.
—Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer parce que tu viens pleine de vermine....»
Au même moment arriva par un autre côté la jeune Obdulia qui s’écria:
286
«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d’entrer dans la maison, tu feras bien de te faire donner une fumigation et de passer à la lessive.... Ne m’approche pas. Après tant de journées passées au milieu de pauvres immondes! Regarde comme tout cela est joli.»
Juliana s’avança vers elle d’un air souriant; mais, à travers ce sourire, Nina se rendit compte de l’autorité qu’elle avait su conquérir et son regard semblait dire: «La voilà celle qui commande maintenant ici. Il faut reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes d’un vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle maîtresse l’accueillit, Nina se contenta de répondre qu’elle ne partirait point sans avoir vu sa maîtresse.
«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la salle à manger doña Francisca Juarez, d’une voix étranglée par des sanglots.»
Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit d’une voix ferme:
«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais les parquets, je n’entre pas, je ne veux pas entrer; je répète: je n’entre pas.... Il m’est arrivé des choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas vous affliger.... On m’a arrêtée, j’ai subi la faim, la honte, les mauvais traitements.... Et je n’ai vraiment souffert que d’une chose, c’est de ne pas savoir si vous-même vous ne souffriez pas de la faim et si vous n’étiez pas toute désemparée.
—Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées, regarde quelle coïncidence! La fortune est entrée dans ma maison.... Cela paraît un vrai miracle, n’est-ce pas? Te souviens-tu de ce que nous disions dans nos conversations solitaires, en ces nuits de misères et de souffrances? Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et tu sauras que l’auteur de ce miracle, c’est don Romualdo, ce mille fois béni, cet archange qui dans sa modestie se refuse à avouer les bienfaits antérieurs dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites et ses vertus.... Il prétend qu’il n’a pas de nièce 287 qui s’appelle doña Patros..., qu’il n’est point proposé pour un évêché. Et pourtant, c’est lui, parce qu’il ne peut pas y en avoir un autre; non, certainement, pas un autre capable de réaliser ces merveilles.»
Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter adossée à la porte.
«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec moi ici, affirma doña Francisca, au côté de laquelle se tenait Juliana lui soufflant tout bas ce qu’elle devait dire, seulement nous ne tenons pas dans la maison, nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien je t’aime, que je préfère ta compagnie à toute autre... mais..., tu vois.... Demain nous déménageons et, s’il y a un coin dans la nouvelle maison.... Que dis-tu? As-tu quelque chose à me dire? Ma fille, ne crie point à l’injustice; souviens-toi que tu t’es fort mal conduite avec moi, m’abandonnant brusquement, sans un morceau de pain à la maison, toute seule, toute délaissée, sans secours aucun. Va là! Nina! Franchement ta conduite mériterait que je sois un peu sévère avec toi.... Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu aies oublié tous les sages principes que je t’ai enseignés, en te lançant dans le monde en compagnie d’un affreux Mauresque.... Dieu seul sait quelle espèce de moineau c’est encore, et quels sortilèges il a dû employer pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi? Confesse-moi tout: l’as-tu déjà abandonné?
—Non, madame.
—Tu l’as amené avec toi?
—Oui, madame, il m’attend en bas.
—S’il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment, tu vas jusqu’à me l’amener ici, dans ma maison?
—Je l’amenais à la maison parce qu’il est malade et que je ne veux pas l’abandonner au milieu de la rue, répéta Benina d’un accent ferme.
—Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la bonté t’aveugle, tu laisses de côté toute décence.
—La décence n’a rien à voir avec tout cela et je ne 288 suis nullement coupable parce que je vais avec Almudena, qui est un pauvre malheureux. Il m’aime, moi.... Et moi, je le chéris comme un fils.»
L’ingénuité avec laquelle s’exprimait Nina ne parvint pas à l’âme de doña Paca, qui, sans rien changer à son attitude et conservant les couteaux dans son tablier, continua en lui disant:
«Tu n’as pas ta pareille pour arranger les choses et retourner tes fautes pour les présenter comme des vertus; pourtant, Nina, je t’aime, je reconnais tes bonnes qualités et je ne t’abandonnerai jamais.
—Merci, madame, grand merci.
—Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi dormir. Tu m’as servie, tu m’as tenu compagnie, tu m’as soutenue dans l’adversité. Tu es bonne, très bonne; mais n’abuse pas, ma fille; ne me dis pas que tu viens t’installer ici avec un marchand de dattes, parce que tu me ferais croire que tu es devenue tout à fait folle.
—Je l’amenais à la maison, oui, madame, comme j’ai amené Frasquito Ponte, par charité.... Si j’ai eu pitié de l’autre, pourquoi n’aurais-je pas eu pitié de celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu’il y a une charité pour ceux qui portent une redingote et une autre pour le pauvre sans vêtements? Je ne l’entends point ainsi, je ne distingue pas.... C’est pour cela que je l’ai amené; si vous ne le recevez pas, ce sera même chose que de me refuser la porte.
—Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours, non...; je voudrais pouvoir dire.... Mais nous n’avons point un coin de vide.... Nous sommes quatre femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain: place ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle sottise je dis? Mets-le à l’hôpital. Tu n’as qu’à t’adresser à don Romualdo.... Dis-lui de ma part que je le recommande.... Qu’il le considère comme une chose à moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu viendras, tu verras, peut-être qu’on le prendra dans la 289 maison de M. de Cédron, qui est très grande.... Tu m’as dit que c’était une maison énorme, une espèce de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme créature imparfaite, je suis incapable d’héroïsme et de vertu suffisante pour me permettre de venir directement en aide à la pauvreté sordide et dégoûtante.... Non, ma fille, non: c’est une question d’estomac et de nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même, je te l’avoue, avec la misère que tu apporterais avec toi, je ne puis pas te recevoir.... Je t’aime, Nina, mais tu connais la sensibilité de mon estomac.... Si je trouve un cheveu dans la nourriture, mon estomac se retourne et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu’il te faut.... Écoute ce que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends. Tu te fais humble pour mieux cacher ton orgueil.... Je te pardonne tout; tu sais que je t’aime, que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais.... Que dis-tu?
—Rien, madame, je ne dis rien, et n’ai rien à dire, murmura Benina entre deux soupirs. Que Dieu vous garde!
—Mais, tu ne vas pas t’en aller fâchée contre moi, ajouta d’une voix tremblante doña Paca, en la suivant à distance dans sa marche lente de retraite par le couloir.
—Non, madame, vous savez que je ne me fâche jamais, répliqua la vieille en la regardant avec plus de compassion que de chagrin. Adieu, adieu!»
Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger, disant:
«Pauvre Nina!... Elle s’en va. Eh bien, regarde, cela m’aurait fait plaisir de voir ce Maure et de causer avec lui. Cette Juliana qui vient se mêler de tout!»
Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient son esprit, doña Francisca ne put exprimer aucune idée et elle continua à compter les couverts dégagés du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana, reconduisant 290 Nina en la poussant avec douceur vers la porte, la congédia avec ces paroles affectueuses:
«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous manquera. Je vous fais cadeau du douro que je vous ai prêté la semaine dernière. Vous vous rappelez, n’est-ce pas?
—Oui, madame Juliana, oui, je m’en souviens. Merci.
—Bien; prenez encore cet autre douro pour vous arranger cette nuit.... Venez demain à la maison prendre vos affaires....
—Madame Juliana, que Dieu vous le rende!
—Vous ne seriez nulle part mieux qu’à la Miséricorde et, si vous le désirez, j’en parlerai moi-même à don Romualdo, si vous avez honte. Doña Paca et moi nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère a placé toute sa confiance en moi, et elle m’a donné tout son argent pour que je le lui conserve..., et c’est moi qui gouverne la maison et qui lui achète tout ce dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de reconnaissance à Dieu de l’avoir fait tomber entre mes mains....
—Ce sont de bonnes mains, madame Juliana.
—Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu’elle doit faire.
—Il peut se faire qu’elle le sache sans que vous ayez besoin de le lui dire.
—Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher à vous caser....
—J’irai.
—En tout cas, madame Benina, à demain.
—Madame Juliana, votre servante.»
Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant du désir de se retrouver dans la rue. Quand elle fut arrivée auprès de l’aveugle qui l’attendait tout près, la peine immense qui opprimait le cœur de la pauvre vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se frappant le front avec ses poings fermés, elle ne put que s’écrier:
«Ingrate, ingrate, ingrate!
291
—Ne pleure pas, Amri, lui dit l’aveugle d’une voix tendre, ta maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un ange.
—Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain monde.... Oh! misère humaine!... Un pareil accueil pour avoir fait le bien!...
—Dis-moi, dis-moi vite, Amri.... Le monde méchant ne sait pas t’apprécier.
—Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le voit.... Vois-le, maître des cieux et de la terre. Vois-le promptement.»
292
Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses larmes d’une main tremblante et elle songea de suite à prendre les résolutions d’ordre pratique que les circonstances comportaient.
«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant par le bras.
—Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d’abord chez don Romualdo.»
Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche béante, tout à fait idiote.
«Romualdo mensonge, déclara l’aveugle.
—Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a apporté tant de richesses à ma maîtresse, c’est un autre, quelque don Romualdo de carnaval..., suggestion du démon.... Non, non, celui de carnaval c’est le mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus rien. Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es malade, que tu as besoin de passer la nuit bien à l’abri. Mme Juliana, qui maintenant est chargée de couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et qui dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur..., m’a donné ce douro. Je vais te conduire aux palais de Bernarda et nous verrons demain.
—Demain nous irons à Jérusalem.
—Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là? Est-ce que tu aurais l’intention de m’emmener là, une supposition comme s’il s’agissait d’aller à Jetafe ou à Carabanchel de Abajo?
—Tout de suite, tout de suite.... tu m’épouseras, 293 nous ne ferons plus qu’un. Nous irons à Marseille en mendiant tout le long du chemin.... A Marseille, nous prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa.... Jérusalem!... Nous nous marierons dans ta religion ou dans la mienne. Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre, moi j’entrerai à la synagogue pour prier Adonaï....
—Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas le vertige avec toutes ces inventions de ton imagination en délire. La première chose à faire, c’est de te mettre en sûreté pour cette nuit.
—Moi, je suis bien.... Je n’ai pas de fièvre.... Moi très content. Tu viendras avec moi pour toujours, par le vaste monde, nous marcherons beaucoup..., la liberté, la mer, la terre et beaucoup de joie.
—C’est très bien, mais, pour l’instant, nous avons besoin de manger et nous allons entrer dans une taverne pour réparer nos forces, si tu veux, à la Cava Baja.
—Où tu voudras, toi, moi je voudrai.»
Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena ne cessait d’énumérer les délices de s’en aller ensemble à Jérusalem, demandant l’aumône par terre et par mer, sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver en Palestine, dussent-ils aller par terre jusqu’à Constantinople, à pied. Il y avait beaucoup de beaux pays à traverser. Nina objectait qu’elle avait déjà les os un peu durs pour courir si loin, et l’Africain, ne sachant comment s’y prendre pour la convaincre, lui disait:
«Espagne, terre d’ingratitude.... Courons au loin où les pays sont bons.»
Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison de Bernarda, où ils prirent deux lits, pour deux réaux l’un, dans les dortoirs d’en bas. Almudena fut très agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir et continuant à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et Benina, pour le calmer, dut lui dire qu’elle consentait 294 à entreprendre ce grand voyage. Inquiet et tout endolori, comme si sa couche eût été remplie de pointes très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de côté et d’autre, se plaignant de piqûres à la peau très douloureuses, qui, il faut l’avouer, provenaient uniquement de cette misère qui se combat avec la poudre insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi d’une forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta le lendemain par une forte irruption toute rouge sur les bras et sur les jambes. Le malheureux ne cessait de se gratter avec fureur et Benina l’emmena dans la rue, espérant que l’air libre et l’exercice lui procureraient un peu de soulagement. Après avoir vaqué en mendiant, pour ne pas en perdre l’habitude, ils arrivèrent à la rue San-Carlos, et Benina monta voir Juliana, qui devait lui donner ses affaires, et les lui donna effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu’elles allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde, elle ferait bien de se loger dans quelque maison bon marché avec ou sans son homme, bien que, certainement, pour son décorum, il conviendrait certes mieux qu’elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi indécente. Elle ajouta que, lorsqu’elle se serait bien débarrassée de toute la saleté et la vermine qu’elle avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir rendre visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais toutefois il ne fallait pas qu’elle songeât à vivre de nouveau avec elle, parce que les enfants s’opposaient à cela, désirant que leur mère fût bien servie et que ses affaires fussent administrées régulièrement. La brave femme approuva tout, se trouvant en présence d’une volonté supérieure contre laquelle elle sentait qu’il n’y avait point à lutter.
Juliana n’était pas une mauvaise femme; dominatrice, cela, oui; avide de montrer les grandes aptitudes de gouvernement que Dieu lui avait départies, femme à ne point lâcher d’aucune manière la proie qui lui était tombée entre les mains. Pourtant elle ne 295 manquait point d’amour du prochain; elle avait compassion de Benina et, cette dernière ayant dit que le Maure l’attendait en bas, elle désira le voir et le juger par ses propres yeux. Que l’aspect du pauvre Africain lui parût digne de pitié, elle le fît bien voir par son geste et sa figure et par l’accent avec lequel elle dit:
«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour l’avoir vu souvent mendiant dans la rue du Duc-d’Albe. Il est bien pris et bien amoureux. N’est-ce pas, monsieur Almudena, que vous aimez les petites femmes?
—Moi aimer Benina chérie.
—Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur une mauvaise mouche? Si vous le faites par charité, en vérité je vous le dis, vous êtes une sainte.
—Le pauvret est malade et incapable de se tirer d’affaire tout seul.»
Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur les bras et sur la poitrine, se servait de ses doigts comme d’un peigne pour se gratter, la piqueuse de bottines s’approcha pour regarder ses bras qui étaient nus, ses manches étant relevées.
«Ce que ce malheureux a, s’écria-t-elle avec vivacité, c’est la lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina! J’en ai vu un autre cas; un pauvre qui était aussi un Maure, mendiant lui-même, d’Oran, qui demandait la charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de mon beau-père. Et il était dans un tel état qu’il n’y avait chrétien consentant à l’approcher et qu’aucun hôpital ne voulait le recevoir....
—Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C’était tout ce que le malheureux pouvait dire en se passant les ongles des épaules à la main comme un peigne au travers d’une chevelure emmêlée.
Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre couple, Juliana dit à Benina:
«Pourvu que vous n’attrapiez rien avec ce type! Car vous savez que cette maladie est contagieuse. Vous 296 vous mettez dans une jolie affaire, oui, madame: bonne, jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous êtes plus sotte que l’ânesse qui fait le beurre, ou je ne m’y connais point!»
Nina montra d’un regard non moins expressif sa commisération pour le pauvre aveugle et sa décision de ne point l’abandonner, et sa résignation pour tous les maux ou calamités que le Seigneur voulait lui envoyer. En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait chez lui, vit sa femme au milieu de ce groupe et, très empressé, la rejoignit et, s’étant mis au courant de la conversation, il donna à Benina le conseil de conduire le Maure à la consultation des maladies de peau à Saint-Jean-de-Dieu.
«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays, affirma Juliana.
—Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem.
—Ce n’est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la famille de l’oncle Maroma....» Bien, bien. Ah! autre chose, ma petite femme, tu ne vas pas te fâcher et crier. Je n’ai pas pu faire tes commissions, parce que.... Ne te fâche pas, je te prie.
—Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de canaille! Monte, passe devant, nous allons régler nos comptes.
—Je ne peux pas monter parce qu’il faut que je retourne chez ce diable de déménageur.
—Que dis-tu encore, canaille?
—Qu’il ne veut pas donner la grande voiture à moins de quarante réaux et, comme tu m’as dit que tu ne voulais pas payer plus de trente....
—J’irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais à rien. N’est-ce pas, Nina?
—C’est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage?
—Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd’hui, parce que ce serin de mari que Dieu m’a donné, sorti avant huit heures pour arrêter la maison et les voitures de déménagement, rentre, comme vous 297 le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait de ce que je lui avais dit.
—J’ai assez couru cependant, ma petite. A neuf heures j’arrivais à la maison de maman avec le bail pour lui faire signer. Tu vois si cela faisait gagner du temps. Mais tu sais ce qui m’a retardé, l’accident de Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible? C’est avec grand’peine que nous avons pu, Polidor et moi, le ramener chez lui. Dieu sait comment va l’homme et quelle confusion dans la tête il doit avoir après cette effroyable culbute d’hier!»
Également intéressées à la bonne et à la mauvaise fortune du fils d’Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent avec grande attention ce qu’Antonio leur raconta des funestes conséquences de la chute du cavalier au Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu’il eût été désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite que le pauvre cavalier avait terminé sa carrière mortelle. Mais à peine relevé, Frasquito recouvra, comme quelqu’un qui ressuscite, le mouvement et la parole, et, s’assurant qu’il n’avait aucun coup à la tête, ce qui eût été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il leur dit:
«Ce n’est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi, je n’ai point le plus léger accroc.»
Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras ni aux jambes, car sûrement il n’avait rien de cassé, néanmoins il souffrait beaucoup de sa jambe gauche qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce qu’il y eut de plus étrange, c’est qu’à peine relevé il se mit à parler d’une façon tout à fait incohérente et impétueuse, rouge comme un coq, tremblant, très excité et la langue embarrassée. Ils le reconduisirent en voiture à son logis, espérant que le repos absolu l’aurait rétabli: ils lui avaient frotté tout le corps avec de l’arnica et, après l’avoir couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux, d’après ce qu’ils apprirent de son hôtesse, ne voulut pas rester au lit et, s’habillant précipitamment et sortant 298 aussitôt de la maison, il s’était rendu à la maison de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec la plus grande insolence tous les pacifiques consommateurs. Cela était si contraire au naturel pacifique de Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa bonne éducation que sûrement il devait avoir une grave perturbation cérébrale, suite du choc qu’il avait subi. On ne savait point où il avait pu passer le reste de la nuit: on croit qu’il avait parcouru les rues de Mediodia-Grande et Chica en menant grand tapage. Ce qui est certain, c’est que, peu après l’arrivée d’Antonio et de Polidor chez doña Francisca, Frasquito était entré très agité, la face congestionnée, les yeux brillants et qu’à la plus grande surprise et consternation de ces dames, il avait commencé, la bouche légèrement tordue, à proférer les discours les plus extravagants. Moitié persuasion, moitié force, ils étaient parvenus à l’arracher de là et à le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant à la patronne de veiller sur lui comme elle pourrait et de lui donner à manger. Parmi les lubies revenant avec le plus de ténacité dans ses discours, figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu’il demandât raison au Maure pour avoir affirmé publiquement que lui, Frasquito, faisait la cour à Benina. Plus de vingt fois il s’était précipité dans la rue Mediodia-Grande, à la recherche de M. don Almudena pour le provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain s’esquivait et ne se laissait voir nulle part. Certainement il était parti pour son pays par crainte, ayant appris la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à ne s’arrêter que lorsqu’il l’aurait découvert et obligé à remplir ses devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l’Atlas qu’il fût allé se cacher.
«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se décrocher les mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant ses oreilles, c’est moi qui lui flanquerai une volée de coups de bâton!
299
—Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme de Dieu! s’exclama Nina croisant les mains. J’ai toujours eu peur qu’il ne finît ainsi....
—Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu’importe que cette vieille peinture d’homme tombe en enfance ou non? Savez-vous ce que je vous dis? Tout cela provient des drogues qu’il se fourre sur la tête, qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne perdons pas davantage notre temps. Antonio, retourne à la rue Impériale et dis qu’on prépare tout pour le départ; pendant ce temps j’irai voir si l’on peut ajuster les choses pour la voiture de déménagement, cet après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion. Tu sais? Hélas! ma fille, c’est un grand danger dans l’état de malpropreté où tu es? Vois? Tu commences à supporter les conséquences du mauvais pas où tu t’es mise en n’écoutant pas mes bons conseils. Doña Paca m’avait dit qu’elle te permettrait de venir la voir. Elle désire te voir, la pauvre femme. Je l’ai autorisée à le faire et, aujourd’hui, je songeais à te ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis plus m’y résoudre en présence de cette peste, je ne puis continuer à te fréquenter.... J’avais arrêté que tu viendrais tous les jours pour recevoir la desserte de la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse....
—Vous avez changé d’idée?
—Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu verras ce que tu dois faire.... Tu te trouveras en bas à la porte à l’heure que je te fixerai et ma cousine Hilaria te la descendra et te la donnera... en se frottant le moins possible à toi....
«Tu comprends, n’est-ce pas?.... Chacun a ses scrupules.... Tout le monde n’a pas ton estomac, Nina, à l’épreuve de la bombe.... Et maintenant....
—J’ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!»
300
Toutes les infortunes venaient battre le cœur de Benina comme les vagues errantes qui viennent se briser sur un dur rocher. Elles se brisent avec fracas, se taisent, se changent en blanche écume, et puis, plus rien. Chassée et repoussée par la famille qu’elle avait soutenue seule dans les jours de triste misère et de douleurs sans nombre, elle ne tarda point à se remettre du coup que lui avait porté une si noire ingratitude. Sa conscience lui donna d’ineffables consolations; elle regarda la vie de la hauteur où l’avait transportée son mépris de l’humaine vanité; elle sourit des petits côtés ridicules des êtres qui la torturaient, et son âme s’éleva grande et forte. Elle remportait un glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après avoir perdu la bataille sur le terrain matériel. Mais les satisfactions intimes de la victoire ne la privèrent pas un seul instant de son don d’organisatrice et, attentive aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire pour la vie matérielle de tous deux. Il était indispensable de trouver un logis, ensuite de s’occuper des soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou maladie, quelle qu’elle fût, car l’abandonner dans l’état où il était, cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même au risque d’attraper la contagion. Elle se dirigea vers Santa-Casilda et, trouvant vide le logement autrefois occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit. Heureusement, la pocharde était partie pour vivre avec la Diega à la Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla.
301
Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode, la première chose que fit Benina, ce fut d’aller chercher de l’eau en quantité et de se laver et savonner à fond tout le corps; c’était une coutume à laquelle elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle s’habilla proprement. Le bien-être qu’elle éprouva, le soulagement de son corps se confondaient d’une certaine façon avec la paix de sa conscience, dans laquelle elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur et une limpidité absolues et réconfortantes.
Elle s’occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre logis et, avec le peu d’argent qui lui restait, elle sortit faire ses achats et rentra préparer un bon petit repas pour Mordejaï. Elle songeait à le mener le jour suivant à la consultation et elle le lui dit, l’aveugle acquiesçant sans discussion à tout ce qu’elle voulait.
Tout en le faisant manger, elle l’entretenait et le calmait par de douces paroles et de bonnes espérances, lui disant que certainement elle irait comme il le désirait à Jérusalem avec lui et même plus loin encore, aussitôt qu’il aurait recouvré la santé. Tant que ses démangeaisons ne l’auraient point quitté, il ne fallait pas songer à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la maison, elle allant mendier toute seule pour se procurer de quoi vivre. Dieu, certainement, ne voudrait pas les laisser mourir de faim. L’aveugle fut si content du plan combiné et proposé par son intelligente amie et de toutes ses affectueuses paroles qu’il se mit à chanter la mélopée arabe qu’il avait fait entendre à Benina lors de sa retraite; mais, comme, en fuyant avec elle lorsqu’ils avaient été poursuivis à coup de pierres, il avait perdu sa petite guitare, il ne pouvait plus s’accompagner des sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à sa compagne de brûler des parfums, ce à quoi elle consentit volontiers, parce que cela ferait une fumigation parfumée et aromatisée qui ne pourrait qu’assainir leur pauvre logis.
Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation. 302 Mais, comme on leur indiqua une heure éloignée pour l’examen, ils employèrent la première partie de la journée à mendier dans les différentes rues, en se gardant bien des agents de police, pour ne point tomber encore une fois dans les mains de ceux qui lancent le lasso aux mendiants comme aux chiens pour les conduire ensuite au dépôt où on les traite de même. Nous devons dire que les procédés si ingrats de doña Paca n’avaient produit chez Benina ni haine ni rancœur, et que cette ingratitude même n’avait pu éteindre chez elle le désir de voir encore la pauvre femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur, comme la compagne des amertumes de tant d’années. Elle était anxieuse de la voir, quoiqu’elle fût loin de la maison, et, ayant fini de mendier, elle se dirigea vers la rue de la Lechuga pour s’assurer, en se tenant à une distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en train de déménager ou si elle était déjà partie. Elle arriva à temps! La voiture était devant la porte et les déménageurs la remplissaient avec cette barbare prestesse avec laquelle ils ont coutume de traiter cette opération.
De l’endroit où elle guettait, Benina reconnut les vieux meubles décrépits, cassés, et elle ne put réprimer son émotion en les contemplant. Ils étaient comme siens, ils avaient fait partie de son existence, et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l’image de ses joies et de ses tristesses et elle pensait que, s’ils l’avaient aperçue dans son coin, les pauvres débris lui auraient dit certainement quelque chose ou auraient pleuré avec elle. Mais ce qui l’impressionna bien davantage, ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia avec Polidor et Juliana, se rendant à la maison nouvelle, pendant que les élégantes servantes restaient dans l’ancienne et s’occupaient de l’enlèvement des petits objets de l’appartement.
Profondément troublée et émue, Benina se cacha sous une porte cochère d’où elle pouvait voir sans être 303 vue. Comme doña Paca lui parut diminuée! Elle avait un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre femme avait l’air habillée par charité. Elle avait la tête couverte d’une mantille et Obdulia portait avec ostentation un affreux petit chapeau couvert de plumes et d’ornements de mauvais goût. Doña Paca marchait lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie, mélancolique, comme si elle eût été arrêtée et conduite par des gardes civils. La petite riait en causant avec Polidor. Derrière s’avançait Juliana, gourmandant chacun et les poussant pour qu’ils marchassent plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait absolument qu’une gaule pour qu’elle eût tout à fait l’air d’une de ces femmes qui mènent par les rues, la veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres mouvements! Doña Paca était la chose humble qui va sans résistance partout où on la mène, même à la boucherie; Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras.... Benina fit quelques pas pour voir encore le triste convoi, et, quand elle les eut perdus de vue, elle essuya les larmes qui inondaient son visage.
«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l’aveugle quand elle le rejoignit, je l’aime comme une sœur, parce que nous avons supporté ensemble beaucoup d’heures tristes. J’étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les siennes.... Quelle amère tristesse de voir comme elle s’est mal conduite avec la Nina! Elle a l’air de souffrir davantage de son rhumatisme et elle a la figure de quelqu’un qui n’aurait pas mangé depuis quatre jours. Je la soignais de mon mieux, je la trompais dans son intérêt, lui cachant notre misère, ne craignant pas de m’exposer à la honte pour lui donner à manger selon son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est passé, comme dit l’autre. Allons-nous-en, Almudena, allons-nous-en d’ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses 304 promptement pour prendre ce petit chemin de Jérusalem qui m’effraye un peu parce que c’est loin. En marchant, marchant toujours, mon fils, on finit bien par aller d’un bout du monde à l’autre, et si, d’un côté, nous nous procurerons le plaisir de prendre l’air et de voir beaucoup de choses nouvelles, nous aurons, de l’autre, le plaisir de constater que tout est au fond la même chose et que les différentes parties ressemblent au tout, c’est-à-dire, comme façon de parler, partout où vivent les hommes, ou si l’on veut les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et qu’il y a aussi des gens qui conduisent les autres et leur imposent leur volonté. C’est pour cela que nous devons toujours chercher à faire ce que commande notre conscience et laisser les gens se battre pour un os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme les enfants, ou ceux-ci encore, pour se promener comme les vieux, ou pour rien, et ensuite prendre comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée.... Allons-nous-en, Almudena, jusqu’à l’hôpital et chasse toute tristesse.
—Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux quand je suis avec toi.... Tu sais tout comme Dieu lui-même. Et moi je t’aime comme un bon ange.... Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu seras ma mère et moi ton petit enfant.
—Bien, homme, tu m’as l’air très bien.
—Tu es comme le palmier du grand désert, très belle; tu es comme l’arbre qui donne de l’ombre..., un rêve.... Moi je t’ai nommé Amri: Mon âme!»
Tandis que la pauvre femme s’acheminait vers l’hôpital, doña Paca et sa suite, à l’opposé, arrivaient à la demeure nouvelle, rue de l’Orellana: un troisième très propre, avec les tentures et les peintures fraîches, bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable pour la circonstance. Il parut parfait à doña Francisca, lorsqu’elle arriva en haut suffoquée par l’ascension de l’interminable escalier et, s’il lui avait 305 paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester, ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion personnelles. Le caractère flexible, plus que flexible, absolument flasque, de la veuve s’était complètement adapté à la manière de sentir et de penser de Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain se plaçait d’elle-même sous ses doigts, en faisait des boulettes. Doña Paca n’osait pas respirer sans la permission de son tyran, qui semblait se complaire à accabler de ses ordres, pour toute chose, l’infortunée veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d’enfant: elle se sentait elle-même une mie de pain dans la main de la piqueuse de bottines et, en vérité, cette crainte n’allait pas sans être accompagnée d’une forte dose de respect et d’admiration.
La dame se reposait de la grande fatigue de cette journée et tous les meubles, objets, pots de fleurs placés dans le nouvel appartement, sous le coup d’une tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela son tyran pour lui dire:
«Tu ne m’as pas bien expliqué en marchant ce que tu m’as dit. Que Nina compte-t-elle faire de son Maure? T’a-t-il paru bien?»
Juliana fournit à sa sujette les explications demandées sans dire aucun mal de Benina, ni la présenter sous un mauvais jour, ce en quoi elle fit preuve d’un tact très fin.
«Tu lui as dit en conclusion... qu’elle ne doit pas venir me voir, à cause de la contagion de cette sale peste? Tu as très bien fait. Sans toi, je me serais trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu’elle pourrait prendre les restes de nos repas? Mais cela ne suffit pas et j’aurais grand plaisir à lui assigner un petit fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu’en dirais-tu?
—Je dis que, si nous commençons avec de pareilles prodigalités, nous allons promptement reprendre le 306 chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une piécette, c’est une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux. C’est mon opinion et, si vous faites plus, je m’en lave les mains.
—Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison, c’est assez. Tu ne sais pas les miracles que fait Nina avec une demi-piécette.»
En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante, disant que Frasquito sonnait à la porte, et Obdulia, qui l’avait vu à travers le judas, disait qu’il ne fallait pas ouvrir afin d’éviter un scandale pareil à celui de la rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la nouvelle adresse? C’était sûrement cet animal de Polidor, et Juliana fit le serment de lui arracher une oreille. Mais, par un fâcheux contretemps, tandis que Ponte sonnait à la porte, Hilaria montait, revenant de son marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut impossible d’empêcher Frasquito d’entrer, et il se présenta devant ces femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu’aux oreilles, brandissant sa canne, son vêtement en désarroi, tout maculé de terre et de boue. Il avait la bouche de travers et traînait péniblement sa jambe droite.
«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante, ne nous faites pas peur. Vous êtes malade, vous devriez aller vous mettre au lit.»
Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d’une voix déclamatoire:
«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée, de si bonne société, nous dire ces choses; remettez-vous, rentrez en vous-même.
—Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la plus grande difficulté son chapeau, je suis un chevalier et je me vante de savoir me conduire avec des femmes élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti d’ici, je viens demander des explications. Mon honneur l’exige....
—Et qu’avons-nous à voir, nous autres, avec l’honneur 307 d’un personnage comme vous? s’écria Juliana. Allez, c’est d’une personne mal élevée que de manquer ainsi aux dames! L’autre jour, elles étaient pour vous impératrices et reines, et aujourd’hui....
—Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant soit peu devant l’accent énergique de Juliana comme roseau battu par le vent, et maintenant je ne manque point au respect dû aux dames. Obdulia est une dame, doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes dames qu’elles sont, elles m’ont calomnié; elles m’ont blessé dans les sentiments les plus purs de mon être, en soutenant que j’ai fait la cour à Benina... et que je l’ai poussée vers un amour déshonnête pour la faire manquer avec moi à la fidélité qu’elle doit à ce noble chevalier de l’Arabie.
—Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille sottise?
—Tout Madrid le répète.... C’est d’ici, de ce salon, qu’est sortie cette indigne calomnie. On m’accuse d’un crime abominable: d’avoir osé lever un œil déshonnête sur un ange aux ailes immaculées. Or, vous saurez que je respecte les anges: si Nina avait été une créature mortelle, je ne l’aurais pas respectée, parce que je suis un homme.... J’ai aimé des femmes à la chevelure rouge ou noire, mariées, veuves ou demoiselles, et nulle ne m’a résisté..., car j’ai toujours été la beauté même.... Mais je n’ai séduit aucun ange et je n’en veux séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia..., la Nina n’est pas de ce monde..., la Nina appartient au ciel.... Habillée en pauvresse, elle est allée mendier pour nous faire vivre, vous et moi.... Et la femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne peux pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma beauté est humaine, la sienne est divine: mon splendide visage est pétri de chair humaine et le sien d’essence divine, de céleste lumière.... Non, non, non, je ne l’ai pas séduite, elle ne m’a point appartenu, elle appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez 308 de Ronda, à vous qui maintenant ne pouvez plus remuer, tant votre corps est accablé par le poids de l’ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant, je me sens léger comme plume au vent et je vole..., vous le voyez.... Vous êtes, vous, de plomb, parce que vous êtes ingrate et vous ne pouvez quitter le sol..., vous le voyez bien.»
Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant secours aux voisins. Mais Juliana, plus courageuse et plus expéditive, ne pouvant entendre avec calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta sur lui furieuse et, le saisissant par le revers de son vêtement, elle le foudroya de ses regards et de sa parole:
«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette maison, espèce de macaque, je vous préviens que je vous flanque par la fenêtre.»
Et sûrement elle l’aurait fait, si Hilaria et Daniela ne s’étaient précipitées sur le pauvre fils d’Algeciras et ne l’avaient point, en deux ou trois mouvements, jeté hors de la porte.
Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade, se présentèrent alors et, voyant ces renforts, les quatre femmes sortirent sur le palier, pour expliquer que cet homme avait perdu le jugement et, de la personne la mieux élevée et la plus distinguée, il s’était brusquement transformé en un être importun et dévergondé. Frasquito descendit clopin-clopant un étage et, se retournant et levant les yeux vers l’étage supérieur, il s’écria:
«Ingrate! ingrrr....»
Il lui fut impossible d’achever la parole commencée et une violente contorsion dénota cette impossibilité. Il ne sortit plus de sa bouche qu’un son âpre et désordonné, comme si une main invisible l’avait étranglé. Tous les assistants virent son visage se décomposer horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa bouche tordue et de travers rejoignait son oreille. Il 309 battit l’air de ses bras, poussa un dernier cri plein d’angoisse et tomba comme une masse. A la chute de son corps tout l’escalier fut secoué de haut en bas.
On se mit à quatre personnes pour le remonter dans l’appartement et porter secours à ce pauvre malheureux. Mais Juliana l’ayant tâté s’écria sèchement:
«Il est plus mort que mon grand-père.»
311
Juliana était certainement le plus bel exemple des admirables effets de la volonté humaine pour le gouvernement des plus grandes comme des plus petites choses, dans les réunions d’êtres humains. Femme n’ayant reçu aucune éducation première, sachant à peine lire et écrire, elle avait reçu de la nature ce don très rare de savoir organiser l’existence et régir toutes les actions d’une série de personnes. Si une famille plus importante que celle des Zapata lui était tombée dans les mains, dans les mêmes conditions, elle s’en serait tirée tout aussi bien, elle aurait gouverné une île, un État, elle aurait toujours monté, grandissant toujours. Dans la petite île de doña Francisca elle établit d’une main ferme la régularité du gouvernement et de la gestion financière et chacun marchait droit, sans que personne osât enfreindre ses ordres irrévocables. Il faut dire que, pour obtenir ce précieux résultat, elle avait recours au gouvernement absolu dans toute sa force et qu’elle pratiquait le régime de la terreur dans toute sa pureté. Son génie n’admettait pas la plus timide observation, sa volonté faisait loi et le bâton était son seul effort de logique.
Avec les caractères si faibles de la mère et des enfants, ce régime réussissait à merveille; il avait déjà fait ses preuves avec Antonio. Elle en était arrivée à une telle domination sur doña Francisca que la pauvre veuve n’aurait pas osé dire un Pater noster sans l’agrément de son dictateur et, lorsqu’elle allait pousser un 312 soupir, son regard se portait sur elle, semblant lui dire:
«N’est-ce pas que tu ne trouves pas mauvais que je pousse un tout petit soupir?»
Juliana était obéie aveuglément en tout par sa belle-mère excepté sur un point. Elle lui recommandait de secouer sa tristesse et, quoique l’esclave répondît que oui, il était facile de voir que l’ordre ne s’exécutait point. La veuve de Zapata abordait l’époque prospère de son existence avec la tête affaiblie, les yeux morts, le regard toujours vague, perdu dans le monde extérieur, le corps avachi, se confinant chaque jour davantage dans l’indolence la plus absolue, l’appétit nul, l’humeur taciturne, l’esprit fermé, les idées noires.
Quinze jours à peine après l’installation de doña Francisca dans la rue d’Orellana, la maîtresse de toutes choses décida que son autorité serait plus forte et son pouvoir plus efficace si l’on demeurait tous ensemble, général et subalternes. La translation eut lieu et Juliana amena son humble mobilier, sa marmaille et elle-même; mais, préalablement, il avait fallu mettre dehors les pots de fleurs et les caisses de plantes et remercier Daniela, qui vraiment était un luxe inutile. A ses fonctions de grand chancelier Juliana joignit celles de femme de chambre et de peigneuse de sa belle-mère et de sa belle-sœur. Ainsi tout se trouva réglé à la maison.
Mais, comme il n’y a point de félicité complète en ce monde, dans le mois même ou à peu près du déménagement, marqué dans les éphémérides zapatesques par la mort de don Frasquito Ponte Delgado, Juliana commença à ressentir dans sa façon d’être une altération fort extraordinaire. Elle, qui pour la luxuriante exubérance de sa santé s’était toujours comparée elle-même à une mule, tomba tout d’un coup dans un genre de souffrance absolument contraire à sa nature parfaitement équilibrée. Qu’était-ce? Cela se traduisait par des troubles nerveux et des atteintes d’hystérie, affection 313 dont Juliana s’était ressentie plus d’une fois déjà, l’attribuant à des caprices de femme trop gâtée ou à des troubles imaginaires que la tendresse d’un mari savait seule guérir.
Le mal de Juliana débuta par des insomnies absolument rebelles. Elle se levait le matin sans avoir pu fermer l’œil de toute la nuit. Peu de jours après, elle avait commencé à perdre l’appétit et, enfin, à la perte de sommeil se joignirent promptement des agitations et des terreurs extraordinaires dans l’obscurité et, de jour, une mélancolie noire, pesante, funèbre. Ce qu’il y eut de pire pour la famille, ce fut que ces malaises ne changèrent absolument rien aux habitudes despotiques de la gouvernante et ne firent au contraire que les aggraver. Antonio lui proposa de la conduire à la promenade et elle l’envoya promener à tous les diables. Elle devint tout à fait désagréable, mal embouchée, grossière et insupportable.
Enfin, ses monomanies hystériques se réduisirent à une seule, l’idée que ses enfants ne se portaient point bien. L’apparence extrêmement robuste des enfants ne servait à rien. Avec les précautions extraordinaires qu’elle prit pour leur santé et les soins multiples qu’elle leur prodiguait, elle les tourmentait incessamment et elle n’arrivait qu’à les faire pleurer à tout propos. La nuit, elle sautait à bas de son lit, assurant que les enfants avaient été assassinés et nageaient dans le sang. S’ils toussaient, c’était qu’ils étaient prêts à étouffer; s’ils mangeaient mal, ils étaient empoisonnés.
Un matin, elle sortit précipitamment avec son châle et sa mantille et se rendit aux quartiers du sud, pour trouver Benina avec laquelle elle voulait causer. Et elle marcha plusieurs heures avant de la rencontrer, car elle ne passait point son temps à Santa-Casilda, mais bien dehors dans les quartiers de la Carretera de Tolède, à main gauche du pont. Elle la trouva enfin là, après l’avoir cherchée de tous côtés au milieu de ces rues enchevêtrées. La vieille vivait avec le Maure dans 314 une petite maison qui avait l’air d’une cabane située au sud des terrains qui dominent la Grand’Rue.
Almudena allait de mieux en mieux avec sa terrible maladie de peau; mais son visage était encore couvert d’horribles pustules. Il ne sortait pas de la maison et la pauvre vieille allait tous les matins gagner sa vie en mendiant à San-Andres. Juliana ne fut pas peu surprise de la voir en apparence de bonne santé et toujours gaie, l’esprit serein et acceptant sans récrimination son sort.
«Je viens vous gronder, madame Benina, lui dit-elle en s’asseyant sur un banc de pierre qui se trouvait contre la maison, près d’une auge où la pauvre femme lavait son linge, tandis que le vieil aveugle était assis assez loin à l’ombre. Oui, madame, parce qu’il était convenu que vous viendriez prendre la desserte à la maison et vous n’avez pas encore paru et nous n’avons plus vu votre figure.
—Je vous dirai, madame Juliana, répliqua Nina, ce n’est pas parce que je méprise votre offre, mais c’est parce que j’ai pu m’en passer. J’ai les restes d’une autre maison, avec ce que je gagne, cela me suffit, et vous pouvez bien en faire cadeau à un autre pauvre, et, pour votre conscience, ce sera tout comme.... Que voulez-vous savoir? Qui me donne à manger? Eh bien, je dois cette aumône bénie à don Romualdo Cédron.... Je l’ai connu à San-Andres, où il dit la messe.... Oui, madame: don Romualdo qui est un saint, pour que vous le sachiez.... Et je suis sûre, après beaucoup de réflexions, que ce n’est point le don Romualdo que j’avais inventé, mais bien un autre qui ressemble au mien comme deux gouttes d’eau. Souvent on invente une chose qui devient vérité le lendemain, ou bien les vérités, avant d’être des vérités, commencent par être des mensonges très grossiers.... Vous le savez peut-être?»
La piqueuse de bottines déclara qu’elle était enchantée de tout ce qu’elle venait d’entendre et, étant donné que don Romualdo lui venait en aide, doña Paca et elle 315 donneraient les restes de la table à d’autres malheureux.
«Mais j’avais autre chose à vous dire. Je suis votre débitrice, Benina, car ma belle-mère, que je conduis avec un fil de soie, a décidé de vous allouer une petite pension de deux réaux par jour.... Comme je ne vous ai pas vue nulle part, je n’ai pas pu régler avec vous et voici quinze piécettes qui font le mois entier, madame Benina.
—Cela, je l’accepte volontiers, oui, madame, cela n’est pas à mépriser.... Ces piécettes me tombent du ciel, dit Nina toute joyeuse, car j’ai une dette avec la Pitusa, rue du Mediodia-Grande, et je la paye avec ce que je peux réunir et avec une piécette par douro d’intérêt. Avec cela, j’aurai remboursé pas loin de la moitié. Des coups de pierre de cette nature, que le Seigneur m’en envoie chaque jour, madame Juliana. Vous savez, je vous suis très reconnaissante: puisse le Seigneur vous le rendre en santé pour vous, pour votre mari et pour vos enfants!»
Avec un flux de paroles abondantes, nerveuses et tant soit peu hyperboliques, Juliana assura qu’elle n’avait plus de santé; qu’elle souffrait d’un mal aussi étrange qu’incompréhensible. Mais elle le supportait avec patience, sans se préoccuper en rien de cet état. Ce qui l’inquiétait, ce qui faisait de son existence un atroce supplice, c’était la peur que ses enfants tombassent malades. Ce n’était point seulement une idée ou une crainte; elle était sûre que si Antonio et Paquito tombaient malades..., ils mourraient infailliblement.
Benina chercha à lui enlever de la tête pareilles idées, mais l’autre ne se laissa point convaincre et, la quittant brusquement, elle reprit le chemin de Madrid. Grande fut la surprise de Benina et du Maure de la voir apparaître le lendemain matin, de très bonne heure, agitée, tremblante, les yeux brillants. Le dialogue fut bref, mais rempli de matière psychologique.
316
«Qu’as-tu, Juliana, lui demanda Benina la tutoyant pour la première fois.
—Que veux-tu que j’aie? si ce n’est la peur de la mort de mes enfants.
—Ah! mon Dieu, ils sont malades?
—Oui, c’est-à-dire, non: ils sont bien. Mais je suis tourmentée par l’idée qu’ils vont mourir.... Ah! Nina de mon âme, je ne puis chasser cette idée. Je ne fais que pleurer, et encore pleurer, vous le voyez....
—Oui, je le vois bien. Mais, si ce n’est qu’une idée, il faut te l’ôter de la tête, femme.
—Je viens pour ceci encore, madame Benina, parce que cette nuit il m’est venu l’idée que vous seule pouviez me guérir.
—Et comment?
—En me persuadant que je ne dois point me figurer que mes petits peuvent mourir..., en m’ordonnant de le croire.
—Moi?
—Si vous me l’affirmez, je le croirai et je me guérirai de cette maudite préoccupation..., parce que..., je le dis franchement, je suis mauvaise, je suis une pauvre pécheresse....
—Eh bien, alors, Juliana, c’est chose facile de te guérir. Je t’affirme que tes enfants ne vont pas mourir, que tes enfants sont sains et robustes.
—Voyez.... La joie que j’éprouve m’est une certitude que vous savez ce que vous dites.... Nina, Nina, vous êtes une sainte.
—Je ne suis pas une sainte. Mais tes enfants sont bien et ne souffrent d’aucun mal.... Ne pleure pas... va-t’en chez toi, et ne pèche plus.
FIN
41 894.—Paris, Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9.
[1] Doña Perfecta, l’Ami Manso, Marianela.
[2] Mot espagnol intraduisible; c’est quelque chose comme «snob».
[3] Ce personnage apparaît dans le roman du même auteur: Fortunata y Jacinta.
Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.
La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
La couverture est illustrée par une œuvre de Henry Monnier. Elle appartient au domaine public.
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