*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 69540 ***

PIERRE MILLE

NASR’EDDINE
ET
SON ÉPOUSE

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES 1 vol.
LA BICHE ÉCRASÉE — 
CAILLOU ET TILI 1 —
LOUISE ET BARNAVAUX 1 —
LE MONARQUE 1 —
SOUS LEUR DICTÉE 1 —
SUR LA VASTE TERRE 1 —

Coulommiers. Imp. Paul BRODARD.

Il a été tiré de cet ouvrage
VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
tous numérotés.

Droits de traduction, de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright, 1918, by Calmann-Lévy.

PRÉFACE

Nasr’eddine-Hodja est un personnage historique : il vécut au début du XVe siècle à la cour du glorieux Timour, le conquérant de la Perse, de l’Arménie, de la Russie et de l’Inde. Ce souverain n’était pas sans présenter quelques rapports avec certains monarques de nos jours : il dressa, pour sa gloire, une pyramide de quatre-vingt-dix mille têtes coupées, fit une fois massacrer mille petits enfants avant son déjeuner, éleva à un haut degré de perfection l’organisation militaire, industrielle et administrative de son empire, et fonda des écoles scientifiques. Il était également fort pieux.

Parmi les saints et les savants de son entourage se trouvait Nasr’eddine. On ne sait comment ce très distingué personnage, lumière de la théologie et de la jurisprudence, s’est vu peu à peu transformé, dans la mémoire des peuples, en une sorte de bouffon ; mais nous ne saurions nous en étonner à l’excès : la même aventure échut au roi Dagobert. C’est peut-être que les peuples conquis, après avoir tremblé sous leurs vainqueurs, s’en vengent en les raillant. En tous cas l’on découvre, dans les plus anciennes aventures attribuées à Nasr’eddine, la trace de la malignité persane, et aussi d’une propension persane à la critique, au schisme, aux hérésies sociales et religieuses.

Cet élément de critique et de malignité a fait vivre Nasr’eddine jusqu’à nos jours. Car, à cette heure encore, en Asie Mineure, à Brousse en particulier, le populaire semble considérer que, s’il est mort, du moins c’est il y a quelques jours à peine, hier seulement, ou même aujourd’hui. Par surcroît, de simple bouffon il s’est transformé en une sorte de héros singulier. Il n’a point perdu sa naïveté ; mais son penchant à l’ironie, son scepticisme théologique se sont accrus. Il faut peut-être voir là, chose curieuse, un résultat du profond respect que les Turcs d’Asie Mineure gardent à l’islam. Ils n’oseraient discuter ouvertement un point de dogme : l’idée même, je pense, ne leur en vient pas. Mais d’autre part le doute, l’hérésie, le penchant à l’incrédulité, sont dans la nature humaine : et ces fidèles « croyants » alors ne sont pas fâchés d’attribuer leurs impulsions d’impiété à un imbécile. Mais c’est ce qui fait que, peu à peu, le caractère traditionnel de Nasr’eddine a changé : on l’a doué d’une sorte d’intrépidité jusque dans sa faiblesse et dans ses malheurs. Sans cesse il est victime des hommes et surtout des grands, mais il les raille bonnement. Il est aussi victime des femmes, de la sienne en particulier, mais s’y résigne avec tant de simplicité qu’on ne sait même pas s’il pardonne : c’est qu’il a gardé toute la bonté, toute la bonhomie du paysan turc, l’un des meilleurs parmi les humains.

C’est par ces paysans que j’entendis jadis conter, dans les campagnes de Brousse, les innombrables aventures de Nasr’eddine. M. Bay, consul de France, spirituel et merveilleux traducteur, interprétait sur-le-champ ces récits devant moi. Et voici qu’à mon tour j’ai vu vivre Nasr’eddine sous mes yeux, qu’à mon tour je me suis imaginé un Nasr’eddine un peu différent, mais ressemblant encore, du moins je le crois, à celui qui me fut montré. A tout prendre, d’ailleurs, il me suffira qu’on puisse trouver quelque saveur pittoresque à ces quelques pages. On y découvrira aussi quelque apparence du style des Mille et une Nuits, et même deux passages qui existaient en germe dans cet admirable et opulent recueil. C’est que, aux jours où j’écoutais M. Bay, je croyais entendre le Dr Mardrus. Je dois donc au nouveau traducteur des Mille et une Nuits l’expression de ma gratitude.

P. M.

NASR’EDDINE
ET SON ÉPOUSE

I
OÙ L’ON VOIT APPARAÎTRE NASR’EDDINE ET ZÉINEB

Hosséin, le riche marchand de soie du bazar, salua en passant Ahmed-Hikmet, lieutenant dans l’armée ottomane. Celui-ci lui rendit son salut sans morgue, et presque avec déférence :

— La bénédiction sur toi, Ahmed !

— La bénédiction sur toi, Hosséin !

Hosséin, le marchand de soie, est très jeune, très beau et très pieux. C’est lui qui, à Brousse, subvient aux frais qu’exigent les cérémonies des derviches hurleurs, dans la grande maison qu’ils ont louée au-dessus du cimetière. Il prie plus longtemps qu’un iman, et le jeûne amincit ses os. Voilà pourquoi Ahmed avait mis du respect dans son salam. Mais aussi il avait hâté le pas, et regardé en se retournant si Hosséin le suivait des yeux, car il n’eût pas aimé qu’un homme si vertueux sût qu’il allait entrer dans le jardin du hodja Nasr’eddine par la porte de derrière, dans la maison de Nasr’eddine le saint, l’homme sage, juste à l’heure où le hodja n’y était point, et que sa femme était seule.

— C’est uniquement pour te voir, ensorceleuse ! Uniquement pour te voir, et t’apporter ces quelques grains d’ambre, dit-il quelques instants plus tard à Zéineb. Je ne te regarde pas, mon âme ! Je ne suis pas venu pour toi, ma maîtresse !

Et Zéineb répondit, la dévergondée :

— Je le sais, mon œil ! Aussi tu vas t’en aller tout de suite, tout de suite ! Car mon époux le hodja — que le ciel lui soit comme la dalle d’une tombe, et la terre comme une fosse — ne restera plus longtemps à la mosquée. Mais va, pars sans crainte, encourage tes forces, ô mon amour ! et prépare tes reins. Aussitôt que je verrai le moment, aujourd’hui peut-être, je te ferai prévenir par Zoharah, ma nourrice, Zoharah, notre messagère.

— Zéineb !… fit Ahmed, hésitant.

— Parle, ma prunelle !

— Zéineb, continua-t-il, est-ce que le Rétributeur ne nous punira point ? Ton mari est un si grand saint !

— Lui ? dit-elle. C’est un mécréant, je te le répète. C’est un impie, c’est un hypocrite ! Le saint Livre, il le connaît. Les commentaires, il les connaît ; la loi, la jurisprudence, il les connaît. Mais c’est un damné qui ne croit à rien. Un jour la foudre tombera sur cette maison.

— O ma colombe, répondit Ahmed, s’il en est ainsi, tant mieux : le péché est moins grand… Par ailleurs, je vais tâcher d’arranger quelque chose, oui, quelque chose qui pourrait l’éloigner ce soir.

— Invente ! Perpètre ! Imagine ! Construis ! ô mon genni !


Or, il est vrai que le hodja Nasr’eddine dissimulait sous sa grande sagesse un esprit devenu indifférent à la Foi. C’est peut-être qu’il avait trop étudié, après avoir passé les premières années de sa vie à ne rien savoir, et désirer savoir. C’est peut-être qu’il avait, même alors, dans sa jeunesse, trop fréquenté les Persans, ces hérétiques. C’est peut-être qu’il vivait à Brousse, tout simplement. O Brousse ! nid dans les branchages, maisons aux toits jaunes, telles, oui, telles des topazes serties dans une mer d’émeraude ; ville verte abritant la mosquée verte ; Olympe bithynien, époux des nuées, père des ruisseaux ; plaines grasses, oliviers, mûriers, blés mûrs, sources sans nombre, vasques moussues des fontaines, on est trop heureux près de vous ! Vous faites trop aimer la vie terrestre, on n’en désire plus d’autre, on ne sait plus s’il en est une autre. Est-ce qu’elle vaudrait celle-ci ? Allah a fait la misère, il a fait la douleur, les pachas qui vident les poches et remplissent les prisons, les brigands qui coupent les oreilles et ravissent les troupeaux, les déserts sans puits, les rocs infertiles, pour qu’on ait besoin de lui, pour qu’on se dise : « Ce sera mieux, quand je serai mort ! » Mais dans un moment de pitoyable oubli, il a fait Brousse : on ne peut être mieux qu’à Brousse. Voilà, depuis quarante ans, les pensées que, sous son turban vert, nourrissait le hodja Nasr’eddine ; et, en égrenant son chapelet, il se disait : « Ces petites boules de bois précieux sentent bon. » Mais il oubliait de méditer sur les quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah, que représentent les boules de ce chapelet.


Nasr’eddine rentra dans sa demeure peu de temps après qu’Ahmed Hikmet en était parti. Sa face, à son habitude, était tout empreinte d’une délicieuse bénignité. Et il dit à son épouse Zéineb :

— Que cette journée est belle ! Que la lumière est calme, pure, claire et caressante ! Y a-t-il rien de meilleur au monde et de plus hospitalier que ce platane, ces cyprès et ce vieux buis dans notre jardin ?… Femme, tu feras, pour ce soir, un pilaf, un bon plat de pilaf, avec du riz de première qualité, de l’excellent beurre et le safran le plus parfumé. Nous le mangerons ensemble, et puis la nuit viendra. La nuit est bonne, aussi. La nuit est pleine de voluptés.

Il annonça ce désir parce que, s’il aimait les choses de la nature, il était de plus porté sur sa bouche. Boulboul, le rossignol, chante bien, mais il est aussi très gourmand.

— Je ferai ce pilaf, s’il plaît à Dieu, dit Zéineb.

En disant cela, elle s’exprimait en bonne musulmane. Il ne faut jamais décider qu’on fera une chose sans ajouter : « S’il plaît à Dieu. » Car Dieu est le maître. Croire qu’on peut se passer de lui est un grand péché.

— Eh non, non ! fit le hodja en secouant la tête. Tu feras ce pilaf parce que cela me plaît, et non parce qu’il plaît à Dieu. Et je le mangerai, sans plus.

— O mécréant ! insista Zéineb, ne dis pas de choses pareilles, toi qu’on révère comme un saint homme ! Je ferai ce pilaf s’il plaît à Dieu, et tu le mangeras s’il plaît à Dieu. Voilà ce qu’il convient de dire.

— Je refuse, répliqua le hodja, de mettre Allah dans cette affaire. Je suis convaincu qu’il a d’autres occupations.

— Fils de Cheïtan, cria Zéineb, hypocrite, réprouvé ! O toi, qui vas brûler, torche de résine, brigand !

— O toi, répliqua Nasr’eddine, plus tenace qu’une tique sur un mouton, plus criarde qu’un essieu de charrette, une vieille porte, un troupeau d’oies ! plus bavarde qu’un Français ! O toi, sempiternelle ! As-tu un peu de cervelle dans ton crâne plein d’os ? Alors, réfléchis. Tu as le riz, tu as le beurre, tu as le safran, tu as le charbon, le feu et l’âtre. Et j’ai des dents ! Voilà pourquoi j’affirme que je mangerai ce pilaf, qu’il plaise à Allah, ou qu’il lui déplaise.

— Entendre, c’est obéir, répondit Zéineb. Je ferai le pilaf, mais il t’arrivera malheur.

Nasr’eddine n’en croyait rien. Il fit disposer un tapis sur l’herbe de son jardin et s’assit pour passer le jour à jouir de la lumière et de la fraîcheur tout à la fois. Le petit bruit de son narghileh, le petit frisson du vent dans les feuilles, l’ombre que faisait parfois un vautour passant au-dessus de lui, suffisaient à l’occuper. Il reposait ses membres ; il reposait son esprit. Les chrétiens ne savent pas reposer leur esprit en même temps que leurs membres : les musulmans ont cette science. Et c’est la plus précieuse, et la plus délicieuse, et la plus savoureuse, et ainsi la vie coule heureuse, et votre ignorance en est honteuse !

Pourtant le hodja aperçut des fourmis qui s’en allaient sur la poussière, tout affairées, par un chemin toujours le même, comme c’est la coutume des fourmis. Il s’amusa malignement à leur barrer la route avec une baguette, et la caravane s’arrêta, interdite et obtuse : c’est une autre habitude des fourmis.

— Elles croient peut-être, elles aussi, que c’est Allah qui leur défend d’aller plus loin, songea Nasr’eddine. Les bêtes sont comme les hommes, elles s’imaginent qu’il est des signes d’en haut. Il n’y a pas de signes, et on peut toujours faire ce qu’on veut, selon sa nature ; il est vrai, certes, il est vrai, que tout homme a son kismet ; mais son kismet est dans les instincts qu’il a reçus en naissant, et dans l’ordre général du monde.

C’est ainsi que ce sceptique hodja s’encourageait dans son impiété. Les heures coulèrent. Dans le ciel encore bleu, la lune mit un joli croissant candide ; et puis, les nuages d’occident devinrent tout pareils à des robes de noces : dorés, pailletés, argentés, tramés de soie verte et galonnés de rouge ; et puis, les oiseaux, dans le platane, se mirent à piailler, — et le hodja sentit à l’odeur de l’air, du côté de la cuisine, à la couleur du feu, à l’éclat d’un plat d’étain, que le pilaf était cuit dans le chaudron, que le pilaf était sorti du chaudron pour entrer dans le plat d’étain, enfin que le pilaf était servi et qu’il allait manger le pilaf. Et alors, il croisa ses jambes devant une petite table, et il remercia sa femme en prenant un air aimable, et il se prépara à manger ce mets délectable, et sa fatuité était déplorable !

Mais ce n’était pas ainsi qu’en avait décidé Allah, — loué soit l’unique ! — car justement au moment qu’il allait, pour la première fois, plonger la cuiller dans le plat… pan, pan, pan ! voilà qu’on frappe à la porte ; pan, pan, pan ! qui donc est là ?

— C’est nous, deux gendarmes, deux zaptiés, qui venons te voir de la part de Son Excellence le gouverneur. Il veut te voir, le gouverneur, il veut te voir tout de suite, saint homme !

— C’est bon, répondit Nasr’eddine, c’est bon. J’irai après mon dîner.

— Non, dirent les zaptiés, non ! Ça n’est pas comme ça. Avant ton dîner, avant ton dîner ! Tu mangeras chez Son Excellence, ou bien tu ne mangeras pas du tout, nous n’en savons rien. Mais il faut que tu viennes tout de suite.

— Que j’en prenne, dit Nasr’eddine en regardant son pilaf, que j’en prenne au moins une bouchée, une seule bouchée !

— Pas un grain de riz. Dépêche, dépêche !

— Tu vois, infidèle ! dit Zéineb. Maintenant, que Son Excellence te garde tout le reste de ta vie, s’il plaît à Dieu !

Or, si le gouverneur avait fait mander brusquement le hodja, la faute en était au lieutenant Ahmed-Hikmet lui-même, ce perfide, lequel avait suggéré au secrétaire de Son Excellence que le hodja seul était capable d’écouter un rapport sur un cas épineux, un rapport très long, qui devait partir dès l’aube du lendemain. Et le secrétaire l’avait dit au gouverneur. Et le gouverneur avait trouvé cette idée une idée d’entre les idées. Et le rapport était un rapport d’entre les rapports. Après le préambule, il y avait un exposé historique ; après l’exposé historique, des considérations générales ; après les considérations générales, une lucide énumération des faits ; après l’énumération, des conclusions ; après les conclusions, un résumé des conclusions, et après le résumé, des pièces annexes.

— Je n’y comprends rien, dit le hodja d’un air maussade.

Il eut tort de dire qu’il n’y comprenait rien, car Son Excellence le gouverneur lui donna des explications.


Quand Nasr’eddine sortit du palais, il était plus de minuit. Son estomac était vide, et très douloureux dans sa poitrine. La pluie tombait dans la nuit noire, ses pieds et sa robe s’éclaboussaient de boue. Il arriva devant sa demeure la cervelle toute brouillée de faim, les épaules trempées et le cœur déjà bien humble. Mais sa femme l’attendait sûrement, car il vit assez distinctement une lumière à la fenêtre, au-dessus de la porte. Y avait-il une ombre, y en avait-il deux, devant cette lumière ? Le grillage du moucharabieh l’empêcha de bien voir. Il frappa.

— Voilà ton mari, dit Ahmed à Zéineb.

— Passe par la porte du jardin, et franchis le mur, répliqua-t-elle. Je vais le retenir.

Et durant qu’Ahmed, ses bottes à la main, s’enfuyait pieds nus, elle cria d’une voix âpre, à travers le lacis de bois :

— Éloignez-vous, ô débauché ! qui peut frapper à cette heure, s’il n’a de mauvais desseins ?

— Ouvre, ma femme ! dit Nasr’eddine tristement, c’est moi !

— Qui, vous ? insista Zéineb.

— Moi… Nasr’eddine, continua-t-il d’un air soumis.


A ce moment, il crut bien entendre la porte du jardin qui s’ouvrait, et soupçonna qu’un autre malheur, moins réparable que celui d’avoir manqué son dîner, l’avait encore atteint au cours de cette nuit funeste. Mais il ajouta seulement, tout à fait dompté :

— C’est moi, Nasr’eddine, je te dis… Et le mari d’une femme fidèle, s’il plaît à Dieu !

II
DU CARACTÈRE DE NASR’EDDINE ET DE SES DÉPLORABLES BIEN QUE MERVEILLEUX DÉBUTS DANS LA VIE MONASTIQUE

Ainsi le hodja vit naître en son esprit le soupçon que Zéineb n’était point seulement une calamiteuse, mais quelque chose d’autre, ouallahi ! de bien autre encore. Cependant il garda le silence. D’origine arabe par son père, il avait eu pour mère une femme turque. De là vient peut-être qu’il était mal assis dans son esprit et son caractère. Parfois d’une incroyable et douce naïveté, comme sont les Turcs, ayant pour agréable de croire aux plus étranges contes : il avait passé pour obtus dans sa jeunesse, lors des premières études qu’il fit dans les monastères. Parfois au contraire subtil et malin, enclin au doute jusqu’à l’hérésie ; et si même on lui parlait des honteuses doctrines de Mohammed-Schamalgani, qui professa plus que la transmigration des âmes — la possibilité de leur transfusion l’une dans l’autre du vivant de leurs corps : « Hélas, voilà qui serait bon à souhaiter ! » disait-il seulement, songeant à Zéineb. Si l’on ajoutait que cet abominable Schamalgani voulait abolir tout culte rendu à la divinité, et, glorifiant les plus affreux péchés de la chair, allant même jusqu’à affirmer qu’après tout ces péchés-là étaient encore « le meilleur moyen pour les parfaits de se communiquer aux imparfaits » : « Eh, eh ! faisait Nasr’eddine, c’est une opinion, c’est une opinion. Contentez-vous de ne pas la partager. La vie n’est pas le péché. Je suppose que le péché est laid : on me l’a dit. La vie est belle… qu’on aille donc dans la montagne me chercher des fleurs. »

Ses disciples alors coururent la montagne pour lui chercher des fleurs. Ils s’en revinrent, les pans de leurs robes tout gonflés de leur moisson. Un seul, parmi tous, ne rapportait qu’une violette, et les autres se moquaient de lui.

— C’est tout ce que tu as trouvé ? demanda Nasr’eddine.

— Hodja, répondit-il, j’en ai vu des milliers ; mais toutes, levant la tête au ciel, étaient trop belles, et trop heureuses. Celle-là seule s’était brisée sur sa tige. J’ai osé la cueillir. Les autres, je les ai laissées en prière : car les fleurs sont la prière des plantes.

— J’eusse fait comme toi, dit Nasr’eddine en l’embrassant.

A ces moments-là les gens disaient : « Ce Nasr’eddine est un grand saint. » Mais un jour trois frères s’en vinrent lui demander le concours de sa science pour les aider à partager l’héritage paternel.

— Et comment désirez-vous que ce partage s’accomplisse ? interrogea Nasr’eddine. Selon la loi des hommes, ou selon la loi d’Allah ?

— Selon la loi d’Allah, certes, déclarèrent pieusement les trois frères.

— Vous avez raison, mes amis, vous avez raison !

Sur quoi, ayant pris un très gros tas d’or, il le donna au frère aîné. Presque tout ce qui restait, il le poussa vers le second. Et le troisième n’eut plus grand’chose.

— Hodja, protesta celui-ci, ce n’est pas juste ! En vérité, ce n’est pas juste !

— Mon fils, dit Nasr’eddine, c’est le partage selon la loi d’Allah : aux uns beaucoup, aux autres peu. Ah ! si vous aviez demandé le partage selon la loi des hommes, c’eût été différent, bien différent ! Mais vous avez eu raison, mes enfants ! Qui pourrait dire que vous n’avez pas eu raison ? Il faut toujours s’efforcer de plaire à Allah.

Dans de telles occasions, les gens étaient portés à croire qu’il était peut-être un saint, mais alors un mauvais saint : un grand sage a écrit qu’il en peut exister, comme de mauvais anges. Mais c’est qu’il se souvenait de ses débuts : ses débuts lui avaient enseigné à pousser la modestie de ses jugements personnels jusqu’à supposer qu’il ne faut point se montrer trop sûr ni des autres hommes, ni des doctrines, ni de rien.


Car, quand Nasr’eddine était tout jeune encore, on dit qu’il fut domestique et softa, c’est-à-dire catéchumène, dans un couvent situé sur les confins de l’oasis de Damas, là où commence le désert que doivent franchir les caravanes qui vont à la Mecque. Il est sûr qu’à cette place était mort un grand marabout. Par Allah le Clément, je dis que cela est sûr : car on lui avait élevé un tombeau d’entre les tombeaux, et tout près de ce tombeau, il y avait ce couvent d’entre les couvents, tout peuplé de derviches très pieux, dont le prieur était un savant d’entre les savants, Hadji-Bekri le Vénéré. Tout ce qu’il y a dans le saint Livre, il le savait ; tout ce qui se trouve dans les commentaires du Livre, il le savait. Quand il avait écrit les paroles qu’il faut sur un papier, de la pointe de son calame merveilleux, la chose arrivait que commandaient ces paroles ! Ceux qui avaient les yeux obscurcis, Hadji-Bekri leur soufflait par trois fois entre les cils, et leurs yeux devenaient clairs. Ceux qui avaient les genoux raidis par l’âge ou les douleurs, Hadji-Bekri les jetait par terre, et quand ils se relevaient, leurs jambes étaient souples comme celles d’un jeune chameau de course. Et si d’aventure un petit enfant était malade, on n’avait qu’à le coucher devant le tombeau du saint : cet enfant n’eût-il que dix-huit mois, n’eût-il que quelques jours, Hadji-Bekri, bien qu’il fût un homme corpulent et de grand poids, lui montait sur le ventre, de ses deux pieds sur le ventre : et l’enfant était guéri ! C’était à cause des vertus du saint qui était mort, et de la science et de la foi du prieur vivant que ces miracles avaient lieu. Et quand Hadji-Bekri passait, dans sa robe de lin blanc, toujours immaculée, les fidèles en baisaient les pans ! Ils en baisaient les pans, courbés en deux, après avoir pris la poussière de la route au bout de leurs doigts pour la porter à leur front.

Le prieur était un homme majestueux d’apparence, mais modeste en son langage, et plein de bonté, bien qu’un peu avare, ou plutôt ménager des grandes richesses de la communauté qu’il gouvernait. Celui qu’il aimait entre tous, parmi ses disciples, était justement Nasr’eddine, bien que ce jeune softa passât alors pour un peu lent d’esprit, et plus enclin dans sa candeur, à jouir des dons d’Allah, qu’à méditer sur l’Essence et ses attributs.

A cette époque, Nasr’eddine n’avait encore pu apprendre de la prière que les génuflexions, non les paroles, mais il était doux, serviable, fidèle avec innocence et simplicité. Voilà pourquoi le prieur l’aimait. C’était Nasr’eddine qui lui versait le café près de la fontaine, sous l’ombre fraîche du grand portique, entrée sublime du tombeau miraculeux ; c’était Nasr’eddine qui courait devant sa mule quand il sortait pour aller visiter un pieux confrère, ou le chef des caravanes de pèlerins ; et quand Hadji-Bekri se rendait à la mosquée pour enseigner les fidèles, Nasr’eddine portait le Livre, éperdu d’orgueil d’être chargé pour quelques instants de tout le poids d’une science qu’il ne comprenait pas. Mais le salut sur lui ! Il avait la foi.

Cependant, à la longue, il devint triste.

— Qu’as-tu, Nasr’eddine ? demanda le prieur.

— Hélas ! répondit Nasr’eddine, je voudrais revoir mon pays.

— C’est sans doute la volonté d’Allah, dit Hadji-Bekri en soupirant. Il ne faut jamais retenir ceux qui sont appelés. Va, fils.

Et lui ayant mis dans la main un peu d’argent, il fit aussitôt amener un âne tout sellé.

— La route est longue, dit-il, et je ne veux pas qu’un serviteur comme toi aille à pied. Mais quand tu seras parvenu chez toi, renvoie-moi cet âne par quelque personne de confiance. Je ne te le donne pas, entends-tu bien, je te le prête : car cet âne est de haute race ; il n’est point un âne comme les autres.

Mais il dit aussi cela, comme je vous l’ai fait comprendre, parce qu’il était ménager de son bien.

— Je te le renverrai, s’il plaît à Dieu, répondit Nasr’eddine.

Puis il s’en alla sur son âne prêté, bénissant le prieur et songeant aux siens. Quand la route était difficile, il mettait pied à terre pour ménager la bête. Lui-même, il puisait l’eau pour la faire boire, quand un puits était bien propre ; et le soir il ne l’attachait que par une corde très longue afin que l’âne pût se repaître, tout autour de lui, des herbes raides qui croissent entre les pierres.

Mais il vint un jour que l’âne refusa de boire, et le lendemain matin Nasr’eddine vit que l’âne n’avait pas mangé. Il l’encouragea d’abord de la voix et de la main, mais l’âne ne mangea pas. Il lui dit des choses flatteuses, mais l’âne ne but pas une goutte. Alors il l’appela âne des ânes, âne cornard, âne bâtard, âne plus bête que son ânier : mais l’âne se coucha par terre.

— Il est malade, se dit Nasr’eddine. S’il allait mourir ?

Et en effet l’âne mourut. Il n’expira pas tout de suite, mais il agonisa, comme font les animaux de sa race quand ils sont fourbus, avec un souffle silencieux qui lui soulevait les côtes, et diminua tout doucement.

— Il est mort, gémit Nasr’eddine, il est mort ! Voilà ma chance. Le prieur me dit de lui renvoyer son âne, il compte sur son âne, et il n’y a plus d’âne. La malédiction est sur moi ! Mais cachons cet animal de calamité.

Il fit donc un trou dans le sable et les rochers pour l’enterrer. Mais comme il était encore affairé à ce travail, ouallahi ! voilà qu’il distingue sur le fin touchant du ciel et de la terre une caravane qui marchait justement vers le côté d’où il était parti.

— C’est encore ma chance ! se dit Nasr’eddine. Voilà des gens qui s’en vont sûrement passer par le tekké de mon maître le prieur ; ils vont me demander qui j’enterre ; et si je leur avoue que c’est l’âne, ils diront à mon maître le prieur que j’ai tué son âne. Comment faire, machallah ! comment faire ?

Cependant, il ne cessait de mettre des pierres sur la fosse, et la caravane approchait toujours. Les chameaux marchaient les uns derrière les autres, leurs pieds mous allongés comme des pantoufles sur le sable sec, et les hommes, sur leur dos, avaient une voix hésitante et rocailleuse parce que, dans ce désert, ils avaient presque désappris de parler.

— Qui donc ensevelis-tu ici ? fit le premier, arrêtant son chameau.

— Il arrive ce que je craignais, songea Nasr’eddine ; hélas ! que leur puis-je dire ?

Mais comme il fallait répondre, il se précipita en travers de la fosse, criant sans plus savoir ce qu’il faisait :

— C’est un saint homme que j’ensevelis, ô musulmans ! Il m’accompagnait dans mon voyage, et il est mort ici !

Ayant dit cela, comme le mensonge qu’il venait de proférer l’épouvantait, il gémit plus fort. Mais voici : tous les chameaux s’agenouillèrent, et tous les caravaniers déjambèrent leurs selles.

— Un saint homme ? Et nous ne porterions pas, nous aussi, notre pierre sur sa tombe !

Donc ils allèrent chercher des blocs de granit et de grès, les plus lourds qu’ils purent ; et bientôt, sur la face du sol aride, le lieu de la sépulture monta comme une pyramide. Cependant l’un des voyageurs dit à Nasr’eddine :

— Un saint homme, vraiment ?

— Oui, cria Nasr’eddine effrayé, croyant qu’il en doutait, le plus saint des saints, je t’assure ! Toutes les bénédictions étaient sur lui.

— Alors, dit l’homme en méditant, son tombeau doit faire des miracles… et nous avons ici un pauvre compagnon qui devient aveugle.

On amena le malade devant Nasr’eddine. Ses yeux brûlés par la poussière, le vent et le soleil étaient tout purulents, et il souhaitait si fort de guérir qu’il avait l’air, devant ce sépulcre qu’il croyait bénit, d’un affamé devant une table couverte de viandes.

— C’est toi qui étais le disciple du saint, dit-on à Nasr’eddine. Tu connais donc les prières qu’il récitait ?

— Moi ? fit Nasr’eddine, épouvanté.

— Allons, allons, dis les prières !

Et Nasr’eddine fit comme on lui commandait, et aussi comme il avait vu faire à son maître le prieur. Il ne savait pas les paroles, mais il médita profondément, et par trois fois souffla sur les paupières du malade.

— Il n’arrivera rien, pensait-il, et ces hommes supposeront seulement que le disciple n’est pas digne du maître ; alors ils me laisseront tranquille !

Mais voici que le malade recula de trois pas, mit la main sur ses yeux, puis se prosterna devant le tombeau en criant :

— J’y vois ! Qu’on me lave les yeux avec un peu d’eau, je suis sûr que j’y vois !

Tous les caravaniers s’étaient prosternés à leur tour devant Nasr’eddine. Et ceux qui avaient de l’or lui donnaient de l’or, ceux qui avaient de l’argent, de l’argent ; et tous les autres, selon leurs richesses ou leur commerce, des aromates, des nourritures et des breuvages.

— Nous n’avons pas besoin d’aller plus loin, déclarèrent plusieurs. C’est ici un lieu de pèlerinage et de vénération. Où en pourrait-on trouver de plus auguste ?

Et ils commencèrent d’appeler Nasr’eddine « maître ».

— Reste ici, lui dirent-ils. Nous serons tes disciples et nous construirons un turbé au-dessus de ce tombeau.


Ce fut ainsi que Nasr’eddine devint à son tour prieur d’un grand monastère ; on venait à lui de tous les points du monde, et il continuait de guérir les malades. Il en demeurait tout étonné et restait modeste. Quelquefois il allait solitairement méditer sous le turbé. La tombe était maintenant toute revêtue de faïences bleues allumées d’or, et dans le stuc ajouré des murailles on avait incrusté en arabesques des corindons, des cornalines, des agates et jusqu’à des émeraudes. Alors Nasr’eddine murmurait :

— Ça va bien, en vérité, ça va très bien. Mais celui qui est là-dessous, il ne faut pas qu’on le déterre !

Et c’est ainsi qu’il commença de croire que tout arrive, et que les hommes vivent, sur toutes choses, dans l’illusion. Mais la fin de l’histoire est, plus encore, déplorable et merveilleuse !

… Nasr’eddine, ainsi qu’il a été dit, s’en allait parfois méditer tout seul dans le turbé qu’on avait élevé au-dessus du corps de celui que vous savez, et il murmurait :

— Ça va bien, ça va bien, mais celui qu’on a mis là, il ne faut pas qu’on le déterre !

Et en effet, on ne le déterrait point, celui-là, et la confrérie qui s’était rassemblée alentour continuait de croître en richesse et en sainteté. Cependant le vieux hodja, premier maître de Nasr’eddine, s’étonnait de voir diminuer le nombre des pèlerins et des malades qui avaient recours à sa science ou venaient s’inspirer de ses vertus.

— Machallah ! songeait-il, voilà qui est étrange ! On ne m’apporte presque plus de petits enfants pour que je leur marche sur le ventre ; il s’écoule des mois entiers sans qu’on me demande un seul talisman écrit à la pointe de mon calame merveilleux, et voici bien un an que je n’ai rendu la vue même à un borgne. Que se passe-t-il ?

Sûrement les ressources de sa communauté n’étaient plus ce qu’elles étaient. Il y avait moins de beurre et de safran dans le pilaf, moins de pilaf dans les marmites, moins de marmites sur le feu. Pour ses moines et ses softas, les uns après les autres, ils le quittaient.

— Il nous faut aller prêcher, saint homme, disaient les moines. Nous mènerons une vie misérable sur les routes du désert, mais, que veux-tu, le désir de la prédication nous brûle ! C’est le fruit de ton enseignement.

— Mais tu es bègue ! répondait le vieux hodja. Et toi, celui que je vois là-bas, depuis que je te connais, tu n’as jamais dit que des sottises !

— Ça ne fait rien, répondaient-ils. On n’en verra que mieux notre bonne volonté. C’est la bonne volonté qui fait les saints.

— Allez donc, disait Hadji-Béchir, résigné.

Les softas se disaient malades, ou si pauvres qu’ils ne pouvaient plus payer leur nourriture. Certains se plaignaient d’être battus, ce qui était un mensonge.

— Mon enfant, dit enfin Hadji-Béchir à l’un d’eux, avoue plutôt la vérité. Où vas-tu ?

— Au couvent qui est là-bas, de l’autre côté du désert, répondit le disciple en rougissant. Pardonne-moi, hodja : c’est là qu’ils vont tous ! On dit qu’il y a un si beau tekké, une mosquée qu’on croirait bâtie par les anges, et un tombeau dont la vue seule encourage à la piété. Pour les miracles, ils sont innombrables !

Quand Hadji-Béchir fut presque seul, il s’ennuya tant qu’il finit par éprouver, comme tout le monde, le besoin d’aller visiter ce monastère miraculeux. Il partit donc à la pointe de la nuit pour profiter de la fraîcheur, monté sur une mule blanche et suivi du seul fidèle qui ne l’eût pas abandonné. C’était un vieux moine aveugle. Hadji-Béchir lui avait pourtant bien soufflé sur les yeux en prononçant les paroles, mais le charme n’avait rien fait ; et le moine, tranquille, disait que c’était la bénédiction qui lui avait été écrite, puisque, du fond de sa perpétuelle obscurité, il ne pouvait plus voir qu’Allah. Et c’était même pourquoi il n’était point parti comme ses frères. Nulle curiosité ne le poignait : en quelque lieu que ce fût, voyant Allah et ne pouvant voir rien autre. Mais quand le hodja eut décidé de faire le voyage, il l’accompagna par respect et aussi par esprit de mortification, car il marchait à pied, tenant la mule par la queue pour se conduire.

Cependant, lorsqu’ils arrivèrent près du tekké, qui était le but de leur pèlerinage, l’aveugle eut presque une tentation.

— O mon maître Hadji-Béchir, murmura-t-il, toi qui as des yeux, dis-moi si c’est beau. Car je ne fais qu’entendre, et ce que j’entends me semble une musique céleste. Qu’est-ce donc qui chante ainsi à travers le ciel ?

C’étaient les sonnailles pendues et tintantes au cou de tous les chameaux de toutes les caravanes de pèlerins. Il en venait du sud et du septentrion, de l’ouest et de l’orient, de toutes parts, de toutes les routes, par milliers ; et à cause de ce joli bruit qu’elles faisaient, de ce bruit spirituel, joyeux, tremblotant, pénétrant aux oreilles, voluptueux à la peau, ces grandes bêtes, avec leur long col, leurs jambes démesurées, le bondissement figé de leur dos, faisaient penser à d’immenses sauterelles stridentes empressées vers leur but. Beaucoup de chamelles étaient suitées. Leurs chamelons sautaient à côté d’elles, blancs ou bruns, floconneux dans leur poil comme la neige fraîche ou le chanvre cardé, découvrant leurs gencives et montrant leurs petites dents naissantes quand ils dirigeaient leurs jeunes yeux vers les tétines des mères. Au milieu d’eux marchaient des Syriens, qui s’étaient faits bateleurs par piété. Ils mimaient les batailles qu’ils avaient dû livrer dans le désert contre les Bédouins pillards, brandissaient des sabres courts, courbes et lumineux comme un croissant lunaire, sautaient, dansaient, hurlaient ; et leurs yeux brillaient d’enthousiasme et aussi de vanité, parce qu’on les applaudissait.

Le monastère était maintenant comme une ville. Des marchands par centaines en occupaient les abords. Ils vendaient la nourriture, le riz, les fèves, les pastèques, la viande de mouton qui rôtit au feu d’un brasier perpétuel, enfilée à de longues lames de fer, le sel et les épices. Mais plus près encore des édifices, on ne voyait plus qu’un pieux commerce : on vendait les tesbits, les chapelets dont les quatre-vingt-dix-neuf grains signifient les attributs qui émanent d’Allah l’Unique. Il y en avait d’agate changeante, pareils à des yeux félins, d’autres en graines venues d’Afrique, dont le parfum inspire l’amour aux femmes ; et d’autres encore, taillés dans le cristal, l’onyx et le quartz hyalin, le long des étalages ruisselaient comme des larmes.

Un portique apparut ensuite, entourant le cloître qui précédait le tombeau. On y entrait par une porte immense dont l’ove, s’arrondissant, formait un cercle presque complet, comme si elle eût voulu s’élargir pour laisser entrer le soleil même, avec son globe et ses rayons. Au centre du parvis, dans des rigoles tracées à travers les dalles, l’eau coulait d’une fontaine avec un bruit incessant et très doux ; et dans ce marbre tout ajouré, presque trop transparent, comme le voile d’une femme immodeste, on eût dit qu’il avait crû de merveilleuses petites fougères toutes désireuses de vivre perpétuellement dans la fraîcheur ; mais de plus près les yeux reconnaissaient que ces herbes étaient faites d’émeraudes.

— Que c’est beau, songeait Hadji-Béchir, que c’est beau ! Je ne m’étonne pas que nul ne vienne plus dans mon tekké ; ses richesses sont misérables en comparaison de cette simplicité chaste, de cette apparence ingénue et grave. En vérité, ces édifices sont comme une femme qui marcherait nue, le lendemain de ses noces, dans la cour du haremlik, sous les seuls yeux de son maître. Ils donnent envie de les étreindre et pourtant de les respecter. Celui qui les a fait construire n’est pas seulement un grand saint ; il doit posséder un grand esprit.

Il demanda instamment l’honneur d’être reçu par lui avant le jour de vendredi, le seul où cet iman illustre se montrât en public pour édifier les âmes et accomplir des miracles ; et telle était la réputation d’Hadji-Béchir pour la science et la piété que sa requête fut agréée. Derrière le tombeau, devenu un monument aussi vaste que le Tadj dans l’Inde, ou la mosquée d’Omar à Jérusalem, s’étendait une pelouse plantée d’ifs immobiles et de ces peupliers, toujours tremblants, dont les feuilles, par la grâce d’Allah, semblent faire effort pour vous éventer. Un réchaud en cuivre rouge brillait sur le vert de l’herbe comme une fleur flamboyante ; et assis auprès, sur les jambes et les genoux, un homme buvait une tasse de thé. A l’approche de Hadji-Béchir, il leva la tête. Et alors — oh ! de toutes les attitudes la plus choquante et la plus imprévue, de toutes les incongruités la plus grossière et la plus impardonnable ! — Hadji-Béchir, au lieu de se prosterner, mit la main sur ses yeux, regarda encore, remit la main sur ses yeux, puis se tapa les deux cuisses et partit d’un si grand éclat de rire qu’une pie lui fit écho.

— C’est toi, Nasr’eddine ? cria-t-il, c’est toi ?

A son tour, Nasr’eddine le regarda, le reconnut, et tomba d’un coup à ses pieds.

— Oui, maître, fit-il, c’est moi ! Je redoutais ce moment, mais je savais qu’il devait venir. C’est moi qui suis là et c’est toi qui es venu. Je te craignais, mais je t’attendais.

— Toi, Nasr’eddine ! poursuivit le vieux hodja, ébahi. Toi qui ne savais pas lire, qui des prières n’avais pu apprendre que les génuflexions, toi l’ignorant des ignorants ! Et tu diriges une communauté, et tu fais des miracles, et tu as construit des demeures divines pour la divinité, saintes pour la sainteté, belles pour la beauté ? Je n’y comprends rien.

— Moi-même, fit Nasr’eddine en pleurant, je voudrais y comprendre quelque chose, mais je suis encore moins avancé que toi. Car tu ne sais pas encore tout. Tu sais que je suis un ignorant, tu sais que je n’ai pas toujours su réprimer les mouvements de ma chair ; je le sais aussi. Mais ce que tu ne saurais deviner et dont j’ai la conscience pleine, ô maître, c’est que je suis un menteur.

— Toi ? interrogea Hadji-Béchir.

— Oui, maître, fit Nasr’eddine, toujours en larmes.

Et le conduisant au turbé, il lui révéla l’histoire de celui qui reposait sous la voûte. A s’être reposé si longtemps parmi les faïences bleues sabrées de lettres d’or, l’air y avait fini par prendre la couleur d’une eau de source où brilleraient des paillettes de mica ; et toute l’architecture de ce tombeau était à la fois si solide et si légère, si grave et si charmante qu’il faisait penser à une cage dont les oiseaux seraient des prières.

— Eh bien, dit Nasr’eddine, tout cela recouvre un mensonge. Et pourtant moi qui suis ce menteur, je fais des miracles ; moi qui ne sais pas lire, je donne des avis sur lesquels les sages disputent ; moi qui suis un ignorant, j’ai construit ce que tu vois. Du moins j’en ai la réputation. Car je n’ai jamais rien voulu, je t’assure, et j’en suis encore à me demander comment c’est arrivé. J’ai laissé faire, et on m’a dit que j’étais un saint. J’ai laissé dire, et on m’a dit que j’étais un théologien. J’ai laissé bâtir, et je laisserai la mémoire d’un homme de goût.

— Certes, prononça Hadji-Béchir, cette histoire est singulière, et si elle était écrite à la pointe d’une aiguille sur le fond intérieur de l’œil, elle serait une cause d’étonnement. Mais, Nasr’eddine, mon pauvre, je vais t’en dire une autre plus étonnante encore.

— Ce n’est pas possible, affirma Nasr’eddine.

— Écoute. Celui qui est enterré ici…

— Eh bien ? fit Nasr’eddine.

— Celui qui est enterré ici n’est que le petit-fils de celui qui est enterré là-bas.

— Dans ton monastère ? demanda Nasr’eddine. Un autre âne ?

— Oui ! fit le vieux hodja, de la tête.


Ce fut à partir de ce moment que le génie de Nasr’eddine se développa véritablement. Mais nul n’a jamais osé dire si cette sagesse qui le rendit célèbre venait du paradis, ou d’ailleurs. Je suppose que c’est cela qu’on nomme la sagesse humaine…

III
COMMENT NASR’EDDINE CONNUT CE QU’EST LE MARIAGE DES CHRÉTIENS

La nuit qu’il revint du palais de Son Excellence le gouverneur sans avoir soupé, pour voir ensuite danser deux ombres derrière les moucharabiehs de sa propre demeure, — car il eût juré, à la réflexion, que décidément il y avait deux ombres, — cette nuit-là fut assez mauvaise pour Nasr’eddine. Pourtant, dès l’aube, il quitta sa couche. Son âme enfantine adorait le soleil, il était comme les oiseaux : malgré les plus cuisants soucis l’obscurité l’endormait ; l’œil du jour, aussitôt ouvert, ouvrait ses yeux.

Zéineb dormait. Il se vêtit en silence, glissa ses pieds dans ses babouches, s’en fut, pour les ablutions, à la fontaine de Bounar-Bachi, et ne rentra chez lui que vers la méridienne, encore qu’il eût grand’faim. Zéineb cria, d’une voix fort irritée :

— D’où viens-tu, libertin ?

Car c’était sa politique, à cette dévergondée, d’accuser son époux du crime qu’elle-même commettait, pensant, avec quelque raison, qu’une telle attitude parlait en faveur de sa vertu.

Elle ajouta d’autres injures, qu’il ne serait pas convenable de répéter, et qui toutes tendaient à noircir la réputation de ce saint homme. Or, le hodja était allé fort innocemment, selon sa coutume en été, passer la matinée à l’ombre des platanes qui ombragent les tombes des vieux sultans de Brousse. C’est un lieu de bénédiction. Tout y est frais, délicat et fin : la respiration mystérieuse des ifs et des buis, qui se rangent sous les grands arbres comme des soldats alignés dans un khan, sous un portail ; le marbre des tombeaux, blanc et un peu doré ; l’herbe même de cet enclos, tondue juste comme il faut par les chèvres de l’iman gardien, si douce aux membres de ceux qui viennent s’asseoir, les jambes croisées, les talons sous les cuisses.

— Ouallahi ! songea Nasr’eddine. Il paraît que c’est moi qui suis un libertin. Je croyais bien pourtant avoir employé mes yeux seulement à regarder le samovar, où bouillonnait l’eau pour faire le thé, ma bouche à boire ce thé, le reste de mon corps à ne rien faire, et toute mon âme à ne rien penser. Allah est le plus grand ! Il a donné aux femmes une extraordinaire imagination ou bien une étrange astuce !

Telles furent ses pensées, mais il se garda bien de prononcer un mot. Toutefois, ayant grand’faim, il regarda du côté de l’âtre, et n’y ayant vu ni feu ni couleur de feu, ni viande ni odeur de viande, laissa paraître quelque étonnement.

— O fille de l’oncle, interrogea-t-il, où est notre dîner ?

— Va demander ta nourriture à celles que tu fréquentes, répondit-elle. Pour moi, je suis rassasiée par ta seule vue, ô visage de poix !


Le hodja s’en fut tristement chercher sa pitance chez le traiteur du bazar, qui souleva pour lui tous les couvercles de ses plats d’étain : ceux qui contiennent les pois chiches, ceux où cuisent à l’étuvée, dans une sauce au safran, les haricots ronds, les poulets farcis d’olives noires, le pilaf aux grains de riz bien égaux. Le traiteur songeait en lui-même : « Pourquoi ce saint homme, qui a pris femme selon la loi d’Allah, ne mange-t-il pas chez lui, dans la paix de son haremlik ? » Mais ceci était le secret de la foi musulmane ; il ne posa aucune question. Nasr’eddine vit bien pourtant qu’il faisait ses réflexions ; il en fut humilié.

« Allah est tout-puissant, se dit-il. Il a écrit sur moi que ma femme serait méchante, par surcroît fort enflammée, j’en ai peur, et jalouse ou faisant semblant, juste à l’heure où moi je deviens un assez vieil homme, parfaitement tranquille. Ma conscience est pure. Je n’ai rien à me reprocher contre la loi du Prophète — loué soit son nom ! — qui nous promet le paradis si nous n’avons jamais jeté les yeux que sur nos épouses légitimes et nos esclaves. Or je n’ai qu’une femme, et j’ai toujours fait l’économie d’une esclave : celles qui sont belles sont chères, et je n’ai souci de celles qui sont laides… Mais cela importe peu : ce n’est que la vérité, c’est-à-dire rien ; car une femme jalouse — en admettant que la mienne ne soit que jalouse — est une malade inguérissable, qui vit dans un monde imaginaire, où les seules réalités sont pour elle ses rêves désolants. Que je voudrais être plus jeune ! Je m’offrirais la consolation de ne jamais me coucher sans remords, et sans me dire : Zéineb a bien raison, je suis un grand misérable ! »

Ainsi songeait Nasr’eddine. Mais il était devenu très paresseux de son corps. La méditation dans une chambre paisible, la contemplation des petites fourmis dans l’herbe, l’histoire des amours des autres suffisaient à son plaisir. Or, c’était à cette heure que son épouse lui reprochait de manquer de vertu ! Il n’avait pas de chance, non, il n’avait pas de chance !

Il revint chez lui bien mélancolique. Il portait son dîner dans un beau vase ovale, en cuivre brillamment étamé, fermé par un couvercle où des oiseaux, gravés à la mode persane, ouvraient les ailes, becquetaient, tournoyaient parmi des guirlandes. La nourriture y était tenue au chaud dans cinq petits plats. Mais quand il ouvrit le couvercle, et quand il disposa les cinq plats sur une natte, et quand il se disposa, confortablement assis sur la natte, à manger le contenu des cinq petits plats, voilà encore que survint Zéineb, la calamiteuse. Et elle cria :

— Fils de Cheïtan ! hypocrite ! ami de chrétiennes débauchées ! débauché ! oses-tu bien te nourrir devant moi de la nourriture que t’ont préparée des femmes perdues, et non pas ton épouse légitime !

Donc elle renversa le pilaf dans les haricots, les haricots dans les pois chiches, les pois chiches dans le poulet, et le tout dans les cendres froides, et ce fut ce soir-là le dîner de Nasr’eddine.

Les pensées qu’il avait agitées le long de la route lui revinrent et il s’écria :

— Je suis un sot. Ceci est le don du Rétributeur : je suis un sot. Car Allah me permet plusieurs femmes légitimes et des esclaves, et je n’avais pas usé de la permission. Je prendrai ou une autre femme légitime, ou une esclave, car vraiment il me faut dîner !


Il s’en fut donc le lendemain au khan où l’on vend les esclaves. Les marchands d’esclaves sont comme les marchands de perles : ils ne montrent pas d’abord leur marchandise. Il faut causer. Il faut dire : « Je la veux comme ci. Je la veux comme ça… » Et le marchand répond : « Nous avons ceci, nous avons cela. »

— Il me faut, dit le hodja, une femme qui ait un bon caractère.

— Ya sidi, fit le marchand, j’en ai une douce comme un sorbet.

— Il faut, continua le hodja, qu’elle s’entende aux soins domestiques.

— Ya sidi, fit le marchand, j’en ai une qui connaît tout l’art des pâtisseries au sésame, au froment, à la farine de maïs, à l’huile, au beurre, au miel. C’est une négresse noire.

— La bénédiction sur ton commerce ! dit Nasr’eddine hésitant. La dame qui a un bon caractère est une négresse ?

— Non pas, répondit le marchand, non pas ! A quoi penses-tu ? Celle qui a un bon caractère est blanche, et la savante dans l’art des pâtes délicieuses est noire. Si tu veux plusieurs qualités, il faut prendre plusieurs femmes. Comment faire autrement, comment faire ?

— Alors, réfléchit le hodja qui n’était pas riche, je me contenterai de la blanche. Combien est-ce ?

— Mille livres turques.

— Hélas ! dit Nasr’eddine, je n’ai jamais eu mille livres. Je ne suis pas un gouverneur de province ; je suis un honnête homme.

— Excuse-moi, dit l’autre, je ne savais pas… Tu demandais tranquillement ce qu’il y a de plus cher. Je vois ce qu’il te faut, si tu n’es pas riche : c’est une femme légitime. Son père te la laisserait pour cent cinquante ou deux cents livres.

— Mais on ne peut voir leur visage avant les noces, soupira Nasr’eddine, et on ne connaît leur âme que bien après !

— C’est pour ça que c’est moins cher, répondit sentencieusement le marchand.

Le hodja sut quelques jours après, par une parente, qu’un bon musulman de Kutaieh, à plus de cent parasanges, avait une fille à marier, et pour son douaire ne demandait que deux cents livres. C’était toute la fortune de Nasr’eddine, mais il se décida pourtant à cette grosse dépense. Il monta sur sa mule et se mit en route.

— Allah est la justice, se disait-il. Ce serait certainement un sacrilège que de ne pas croire qu’Allah est la justice ! Cependant c’est un mystère difficile à concevoir qu’il ait fait des lois telles que j’ai dû dépenser deux cents livres pour épouser, sans la connaître, une femme qui jette mon dîner dans les cendres, et que maintenant je suis obligé de recommencer, sans avoir plus de garanties pour l’avenir.


Nasr’eddine s’arrêta, le premier soir, dans un village où n’habitaient que des chrétiens ; et quelle que fût sa répugnance à loger ailleurs que sous le toit d’un musulman, il dut demander l’hospitalité à un riche fermier grec. Ce raïa lui indiqua le coin du divan, dans le fond de la pièce, où il pouvait s’asseoir, prendre son repas et se coucher, mais l’abandonna plus brusquement que ne le permettent les usages. Il paraissait fort agité par la conversation qu’il tenait avec un jeune homme.

— Je n’ai que cent charruées de terre, disait-il. J’en donne vingt-cinq. Peut-on demander davantage ?

— Mais, fit le jeune homme, il y a les moutons ?

— Cinq cents brebis, et les béliers qu’il leur faut.

— Il faut donc de quoi les loger en hiver ?

— Je ne saurais rien céder là-dessus, dit le fermier.

Tous deux s’étaient fort échauffés dans la discussion. Ils s’accusèrent l’un d’avarice, et l’autre de rapacité. Le hodja craignit qu’ils n’en vinssent aux coups.

— Si je savais, fit-il, si je savais ce qui cause votre différend. « Les meilleurs amis ne peuvent parfois s’entendre ; et ils trouvent l’accord sous le tapis de selle de l’étranger qui passe. » C’est un proverbe de chez moi…

— Ce jeune homme n’est pas mon ami, répondit le raïa. C’est le fiancé de ma fille. Ce réprouvé trouve que la dot que je lui donne n’est pas suffisante. Il veut m’arracher les ongles et prendre mes oreilles.

— Je ne comprends pas, interrogea le hodja stupéfait. Entends-tu par là que ce jeune homme demande vingt-cinq charruées, des moutons, des béliers, une grange et une étable et non pas seulement ta fille ? Alors il doit pour le tout payer horriblement cher !

— Il ne paye rien, répliqua le fermier. Nos usages chrétiens sont exactement le contraire des vôtres. C’est lui qui n’est pas content de ce que je lui donne.

… Alors Nasr’eddine prit le jeune homme par les épaules ; et il le poussa tout à travers la salle, et au bout de la salle il y avait la porte, et il referma la porte, et il mit la clef, et il mit la barre, et il dit tout essoufflé au raïa :

— Donne-moi le dixième, donne-moi le vingtième, donne-moi seulement cinq piastres. Oui, pour cinq piastres, j’épouse ta fille, ta mère, ta grand’mère, et toutes tes tantes !

IV
COMMENT NASR’EDDINE MÉDITA SUR LE PARADIS, ET SES CONCLUSIONS

« … Donne-moi le dixième, donne-moi le vingtième, donne-moi seulement cinq piastres : oui, pour cinq piastres, j’épouse ta fille, ta mère, ta grand’mère et toutes tes tantes ! »

Mais Nasr’eddine n’eut rien du tout, ni la fille, ni la mère, ni les tantes, ni l’ombre de quoi que ce soit, parce qu’il était musulman, et qu’on ne saurait accorder de chrétiennes à un chien de musulman. Et quand il parvint à Kutaieh, l’honnête musulman qu’il comptait avoir pour beau-père, en payant, hélas ! en payant, lui dit :

— Ma fille ? Tu viens trop tard, ô saint homme. Voici quinze jours qu’elle est mariée.

— Bissimillah ! dit Nasr’eddine. Telle est la chance que m’a écrite le Rétributeur : j’ai chevauché quinze jours sur cette mule, cette mule a une crampe dans le dos d’avoir porté mes reins, mes reins ont une crampe égale pour avoir été secoués sur ce dos, et il nous faut maintenant retourner sur nos pas, l’un portant l’autre, avec nos crampes et nos déconvenues. Toutefois cette mule est plus heureuse, cette mule n’avait nul espoir de mariage, cette mule, de toute sa vie, ne fut jamais tentée par espoir de mariage ! Allah est le plus grand, mais il aurait bien dû faire les hommes comme les mules.

Ces pensées, qu’il agita tout le long de la route, durant son retour, firent que le hodja résolut de suivre un autre genre de vie et de se livrer à la contemplation. Et voici de quelle manière : quand il était hors de chez lui, il continuait sagement de ne penser à rien ; mais dès qu’il était rentré au logis, et qu’il entendait la voix de sa femme, et les reproches de sa femme, et les pleurs de sa femme, tout de suite il se mettait à méditer si profondément sur les mystères de l’autre vie qu’il en perdait le sens des réalités désagréables. Si sa femme Zéineb, par rancune, ne cuisait aucun dîner, il s’abstenait de dire : « Mais quelle heure est-il ? » et demeurait les jambes pliées, sur son tapis bien propre, hochant la tête en mesure, les yeux fermés et l’air ravi. Parfois Zéineb, irritée, tirait violemment ce tapis par derrière, et alors il tombait le front sur le sol, prosterné sans le vouloir : et c’était autant de fait pour la prière.

Ahmed-Hikmet, pendant ce temps, se morfondait, ne voyant pas venir sa chance, et Zéineb songeait, ne voyant plus sortir son époux : « Il ne s’en ira donc jamais ? Pourtant, que pourrais-je encore lui dire ? »

— Chien de hodja ! répétait-elle, hodja des chiens ! A quoi penses-tu ?

— Au bonheur des vrais croyants quand ils sont morts, répondait Nasr’eddine. Car il est écrit : « Ils auront tous les fruits qu’ils pourront souhaiter, les viandes qu’ils désirent, et des femmes aux yeux noirs, blanches comme des perles enfilées. » J’étais au ciel, ya Zéineb, j’étais au ciel !

Il était d’ailleurs fort pénible à Zéineb, toute autre raison mise à part, que son époux s’en allât chaque jour sans elle, en esprit, dans un endroit plein de femmes pareilles à des perles enfilées. Le saint jour de vendredi, sur la pelouse très verte qui est au-dessus du cimetière des poètes, près du tekké du sultan Mohammed le Gracieux, dont le grillage est fait de lierre et de marbre enlacés, elle rencontra ses amies : Eitoûn hanoum, dont le mari fabrique des babouches, Nedjibé hanoum, qui est à Kenân l’homme riche, et Souléika hanoum, veuve de bonne réputation ; et quand elles furent toutes quatre assises en cercle, relevant le bas de leur voile pour que le torrent de leurs paroles pût entrer plus facilement dans le canal de leurs oreilles, elle leur dit :

— Les ongles du Cheïtan puissent s’étendre sur ce chien de hodja, mon époux ! Qu’il ait un rat dans le ventre et une belette dans l’estomac ! Puisse-t-il mourir en vérité ! Car, vivant, il ne vaut guère mieux pour moi : il prétend passer tous ses jours et toutes ses nuits avec les immortelles de la septième sphère.

Et c’est pour cette cause que Nedjibé, qui était comme une lune, et fraîche, et rieuse, et joyeuse, put dire le soir même à son mari Kenân :

— Ya Kenân ! Je ne devrais pas te le révéler, car le secret d’un ménage, c’est le secret de la foi musulmane ; mais figure-toi que Nasr’eddine n’entend plus songer qu’aux épouses divines promises aux musulmans après leur mort ; et il ne regarde plus celle qui a été écrite ici-bas pour lui…

Kenân regarda les cils de Nedjibé la Délicieuse ; puis il regarda ce qu’il y avait sous les cils, puis ce qu’il y avait dans une fossette sur le deuxième quart, en bas de la joue droite, puis ce qu’il y avait aux deux coins de la bouche, et entre les dents blanches, et sous la peau transparente et lisse du menton : et c’était un rire, un rire, un rire !

— Par Allah ! fit-il, moi je connais une mortelle qui me suffit, qui me suffit !

— Cela n’empêche, ya Kenân, répondit-elle. Tu devrais arranger cette affaire du hodja. Allah t’a donné la subtilité.

Le lendemain, Kenân alla trouver Nasr’eddine sous les ifs et les platanes, près des tombeaux où dorment les sultans. Le hodja était assis, parfaitement immobile. Baissant la tête au milieu de sa barbe, il laissait doucement, tout doucement la lumière filtrer entre ses cils clignés, et il la buvait par les yeux avec volupté, comme font les infidèles du vin fort du Liban ou du mastic laiteux de l’archipel grec. Quant à l’autre vie, il n’y pensait d’ordinaire qu’en présence de Zéineb. Mais il était comme tous les hommes : aussitôt qu’on commençait de le contrarier il se mettait à tenir à son opinion.

— La bénédiction sur toi, ô Nasr’eddine ! dit Kenân.

— Sur toi la bénédiction, ô Kenân ! répondit Nasr’eddine.

— Est-il vrai, hodja, continua Kenân le Riche, que tu t’adonnes maintenant à des méditations sur la vie future ?

— Je m’y adonne, dit Nasr’eddine, je m’y adonne. Méditer sur la vie future est une grande consolation pour les pauvres gens, au cours de celle-ci.

— De même qu’il est fort possible, répliqua Kenân, que ce nous soit dans l’autre monde une bien grande distraction que de nous rappeler celui-ci.

— Je ne le crois pas ! répondit le pauvre hodja en frissonnant. J’ai toujours eu sur cette terre l’impression d’être enfermé avec un chat dans un tonneau. Ce n’est pas drôle, je le jure par le Livre saint et la Foi ! Tandis que dans l’autre vie, nous serons, toi et moi, parfaitement heureux.

— Tu en es sûr, ya hodja ?

— Cela est dans le Coran.

Il allait ajouter, par habitude : « Et bien que… », mais il se retint : en cet instant il éprouvait le besoin de croire aux promesses du Livre.

— Tu es allé à la Mecque, insista Kenân, et tout le monde dit que le tombeau du Prophète — la bénédiction sur lui ! — y est suspendu dans la Câba, entre le sacré parvis et la coupole.

— Il n’en est rien. Je le croyais comme toi avant d’y être allé, mais il n’en est rien.

— Eh bien, dit Kenân, s’il en était de même du paradis ? Tu médites sur l’autre monde, Nasr’eddine, mais tu n’y es pas allé.


Ces paroles donnèrent fort à penser au hodja. « Il est certain, se dit-il, que malgré mes efforts, ma raison seule a réfléchi sur l’existence de l’au-delà, comme si je lisais les récits d’un voyageur ; mais je ne suis pas allé jusqu’à l’extase : je n’ai pas, comme le recommandent les grands saints, transporté mon âme même sur ce plan de l’infini. Que ferai-je pour triompher de ma lourdeur humaine ? Que ferai-je ? »

Comme il s’en allait lentement, il sentit une ombre froide au-dessus de sa tête. C’était celle des cyprès du cimetière de Bounar-Bachi ; ils dressaient leur taille droite et mince, bien rangés devant les cénotaphes, comme si, venant de faire leur prière, ils s’étiraient avant de partir.

« Voilà le moyen, pensa Nasr’eddine. Je me coucherai dans une de ces tombes fraîchement préparées, et mon âme se figurera que mon corps y est pour toujours. Elle contemplera la mort ; elle s’identifiera enfin à la mort ; elle verra par les yeux magiciens de la mort… Et je te salue, ô lune qui regardes à travers les cyprès. Tu vas m’aider ! »

Il se coucha donc dans une tombe qu’on n’avait pas fini de creuser. Parfois un mulot fouissant son trou arrivait juste au-dessus de son corps et le regardait de ses petits yeux presque tout recouverts de peau noire ; parfois c’était une courtilière, qui frottait l’une contre l’autre ses deux pattes faites comme des pelles et s’enfuyait épouvantée ; et parfois aussi il y avait dans les arbres une espèce de tremblement ; et Nasr’eddine tremblait à son tour. Cependant il se disait :

« J’ai bien peur, par Allah ! Mais je n’en vois pas davantage. »

Or, il advint que sur la route, juste à ce moment-là, s’avançait la caravane qui, chaque année, part de Kutaieh avec son chargement de faïences bleues, de faïences roses, de carreaux où l’on voit des arabesques et des faisans, de plats couleur reflet-de-soleil, d’aiguières, de tasses et de vaisselle. Très grands, très maigres, et noirs dans leurs caftans poilus, les chameliers marchaient silencieux, buvant la fraîcheur de l’air, en attendant de boire aux fontaines proches. Et les chameaux reniflaient doucement à chaque tournant des murs de pierre, interrogeant leur mémoire, comme font toujours les chameaux : « Est-ce que j’ai déjà vu celui-là ? Est-ce que je suis passé ici l’année dernière ? Inchallah ! Je crois bien que nous arrivons. » Alors, quand ils relevaient le cou, ils faisaient tinter leurs sonnailles de bronze.

« L’extase est venue, décida Nasr’eddine. Je vois l’autre côté du monde. Voici les djinns, très sûrement. Qu’ils sont étranges ! »

Il se mit sur son séant pour les distinguer mieux. Et quand ils aperçurent cette ombre, les chameliers se rejetèrent les uns sur les autres, en grand désordre. Et quand les chameaux virent que leurs maîtres étaient en désordre, ils se hâtèrent de se jeter eux-mêmes en désarroi, selon leur nature qui est sournoise, révolutionnaire et malicieuse. Et ils se mirent à baver, et à rogner, et à grogner. Et il y en eut qui se couchèrent, et d’autres qui leur plantèrent les pattes sur le dos, et d’autres qui revinrent sur leurs pas, tandis que les derniers disaient dans leur langue de chameaux : « Allons, allons, avancez, nous avons soif ! » Et tous les carreaux bleus et roses, les plats mordorés, les aiguières très minces, et les plats pour les sauces, et les plats pour les rôts se brisèrent avec grand fracas.

« Je vois, soupira Nasr’eddine, et j’entends surtout beaucoup trop bien, j’ai peur ! Il est temps de m’en aller. »

Mais quand il eut mis ses genoux sur ses pieds, ses reins sur ses genoux, et sa taille sur ses reins, les chameliers s’aperçurent de leur méprise et que l’épouvantail était un homme bien vivant. Et comme leur chargement n’était plus qu’un tas de tessons, qu’on ne vend pas tessons au bazar, qu’on ne fait pas cent lieues pour apporter tessons, ils tombèrent sur le hodja, pleins de fureur, avec leurs bâtons très lourds, avec les pierres de la route, avec la corde de leurs ceintures. Ils le battirent par devant, ils le battirent par derrière, sur les côtes et sur le crâne, sur le nez et sur les cuisses, sur les dents et sur les joues. Et quand ils furent essoufflés, seulement quand ils furent essoufflés, Nasr’eddine s’échappa.


Le lendemain, ayant rencontré Kenân le Riche, il lui dit :

— Je sais maintenant comment est fait l’autre monde, je le sais ! J’y ai été.

— Eh bien ? demanda Kenân.

— Hélas ! c’est tout à fait comme dans celui-ci, continua Nasr’eddine. Et même il faut faire encore plus d’attention à la vaisselle !

— Le Prophète n’en a pas dit plus, fit le bon Kenân. Les hommes ne peuvent s’imaginer autre chose que ce qu’ils connaissent. Le paradis ne sera jamais pour eux que la réalité, moins quelque chose. Et ce ne doit pas être cela.

— Il faut donc, gémit Nasr’eddine, que je rentre chez moi, ou plutôt chez ma femme, que je continue à vivre dans mon tonneau, avec le chat, sans savoir, sans savoir si du moins plus tard…

— Oui, dit Kenân, il faut rentrer chez soi. C’est la vie.

V
COMMENT NASR’EDDINE PRIT CONSEIL DE KENÂN
ET DE DEUX HISTOIRES PROFITABLES

« Il faut rentrer chez soi ; c’est la vie… » Nasr’eddine jugea cette observation pleine de sens, mais elle le rendit mélancolique. Toutefois, considérant que Kenân avait parlé en homme raisonnable, il lui accorda sa confiance, s’entretint avec lui plus fréquemment que par le passé. Il finit par lui demander, mais discrètement, et comme parlant toujours de questions générales :

— Si un musulman venait me dire : « Ya Nasr’eddine, ma femme est comme un paon à la saison des amours : beau plumage, certes, beau plumage, mais insupportable voix. La répudierai-je, ainsi que la loi m’en donne le droit ? » que me conseillerais-tu de lui répondre ? De la répudier, selon la loi ?

— Tu le peux, hodja, tu le peux ! répondit Kenân.

— Et si ce même homme, poursuivit le hodja, me venait dire : « Ma femme est une dévergondée ! » lui conseillerais-je aussi de la répudier, selon la loi ?

— Tu le peux, Nasr’eddine, tu le peux ! répéta Kenân. Tu connais le Livre mieux que moi.

— Aussi n’est-ce point sur la loi que je t’interroge, fit le hodja. Je t’interroge parce qu’Allah — loué soit son nom ! — t’a doué de la véritable prudence. Serait-ce le meilleur conseil ? Tel est le point.

— Cela, reconnut Kenân, est une autre affaire. Si j’osais dire mon opinion, je crois que je conseillerai toujours à un musulman de répudier une épouse dont les paroles lui sont trop souvent importunes : car à cela il n’y a point de remède. Mais s’il s’agissait de l’autre chose, oui, de l’autre chose… Mon avis est que peut-être il ne faut point se hâter d’aller chez le cadi. Quand j’étais à Constantinople, j’y appris l’aventure de Youssouf-Zia. Elle me fit grandement réfléchir.

— Je ne la connais point, avoua Nasr’eddine.

Or donc ils s’assirent sur l’herbe, devant le kiosque d’Abdallah le cafedji, qui leur apporta le café, puis ayant reçu pour le café quatre métalliques, se remit à jouer de la flûte. Et Kenân conta l’

HISTOIRE INSTRUCTIVE DU BOUCHER ENTREPRENANT D’YOUSSOUF-ZIA LE SALEPJI INGÉNIEUX ET DE LA BELLE ADOLESCENTE

Rassim était à Stamboul un boucher d’entre les bouchers, établi rue des Bouchers, au bazar ; et son commerce était un bon commerce, car il mélangeait comme il convient le gras avec le maigre, la réjouissance avec les abats, les poumons avec le foie et les bonnes pièces avec les mauvaises. Mais il ne mêlait en aucun cas l’amertume des mauvaises paroles au miel coutumier de son langage. Si on lui faisait un reproche, il répondait : « J’avais tort, j’avais tort ! qu’Allah me soit miséricordieux, j’avais tort ! » Si une douce ménagère lui rapportait un quartier de viande en se plaignant de la qualité, il allait chercher un autre quartier de viande, exactement pareil, mais en disant : « Il me coûte le double, j’y perds, par Allah ! j’y perds ! Mais que ne ferait-on pas pour toi, ô délicieuse ! » Enfin, c’était un boucher, rose de teint, comme tout bon boucher, de chair tendre, sans trop de graisse, jeune sans rien de la fade mollesse de l’enfance, large des côtes, savoureux de la langue ; quant au râble et ce qui s’ensuit, merveilleux ! et, je l’affirme, au dire de tous ceux et surtout de toutes celles qui fréquentaient sa boutique, le plus fin morceau de sa boucherie.

Or, il est impossible que tu l’ignores, ya Nasr’eddine, chez nous ce sont presque toujours les femmes qui font les premières avances, puisqu’elles sont voilées et que les hommes ne connaissent pas leur figure. Mais Djanine hanoum, la femme de Youssouf-Zia, le marchand de salep, n’était pas une ombre noire pour Rassim. Non, elle n’était pas une ombre noire, malgré son voile ! Car Rassim avait joué avec elle, du temps qu’elle n’était pas encore une femme faite, mais une gamine bien maigre, avec une voix qui commençait à changer, preuve que le reste allait changer aussi. Et Rassim, quand elle entrait chez lui, son yachmak sur le visage, se rappelait ses yeux de violette, son nez droit et mince, sa bouche fleurie, et il songeait : « Maintenant, quel beau vase cette croupe large doit faire à l’ancien bouquet ! » Tandis que Djanine, au même moment, rêvait : « Je connais le goût du chevreau, je connais le goût des choses qui pendent à ces crocs, ou nagent dans ces bassines de cuivre ; mais je ne connais pas le goût du boucher ! »

Et voilà pourquoi, désireuse de connaître ce goût, elle entra chez lui vers le soir, à l’heure où nul acheteur n’était plus dans la boutique ; et Rassim, bien qu’elle fût voilée, dès que le premier mot eut chanté dans sa bouche, se dit : « C’est elle ! »

— Il me faudrait, commanda Djanine, de la chair d’agneau, du gras et du maigre, pour faire des brochettes et des boulettes savoureuses.

Et comme Rassim baissait un peu la tête pour prendre son tranchet, il sentit un bras rond, nu jusqu’au coude, qui passait devant son visage. Alors ses yeux brillèrent. Il se redressa.

— Djanine ?… fit-il.

— Tu me porteras la chose toi-même, n’est-ce pas, toi-même !

— Mais, demanda Rassim, est-ce que… est-ce qu’il n’y aura personne, personne que toi quand je la porterai ?

— O le plus bouché des bouchers débauchés ! dit-elle en riant. Ne sais-tu pas que mon mari — puisse sa marchandise lui échauder le ventre et faire de ses pieds un plat tout bouilli pour le diable ! — sort tous les matins dès l’aube pour aller vendre son salep ? Qui t’empêche de venir dès qu’il est parti ?… Et tu m’apporteras la chose, dit-elle tout à coup, à cause d’un chaland qui entrait, c’est bien entendu, la chose !

— Oui, dit Rassim en clignant de l’œil, j’apporterai la chose.


Or, Youssouf-Zia, époux de cette Djanine la Dévergondée, était un homme juste et craignant Dieu, crieur de salep, comme elle avait dit. Et le salep, tu dois le savoir, est un breuvage bien sucré, bien gluant, bien délectable, fait de différentes graines broyées et bouillies, édulcoré de miel, parfumé d’essences : un breuvage indispensable, enfin, à ceux qui sortent dès l’aube par la froidure d’automne ou le gel de l’hiver, alors qu’on voit, à Constantinople, les chiens roux, les chiens noirs, les chiens blancs, tous ramassés en gros tas, dans chaque quartier, la tête sous le ventre les uns des autres, les plus heureux par-dessous, les plus faibles et les plus vieux par-dessus, le poil hérissé par la bise. C’est à ce moment-là que sortait du lit, abandonnant sa femme aux bras tièdes, le pauvre Youssouf-Zia, pour aller vendre sa marchandise aux rameurs de caïques, aux portefaix de la Corne d’Or et aux gabelous innombrables qui dès le matin travaillent de leur métier. Et dès qu’il s’en était allé par sa route, cet industrieux salepji vendeur de salep, par la fenêtre de la rue, la fenêtre garnie d’un grillage de bois impénétrable aux yeux, Djanine, cette épouse perfide, laissait tomber de toutes petites plumes blanches, volées aux édredons de sa couche de délices ; et alors Rassim l’Entreprenant, embusqué au coin de la rue, ne faisait qu’un saut jusqu’à la porte entre-bâillée, la porte entre-bâillée du paradis !

Seulement, il y avait des jours, bien des jours, où le bon Youssouf-Zia le faisait attendre ! On est si bien, dans la chaleur du lit, on a tant de vaillance, parfois, au réveil ! Et tandis qu’il se dulcifiait, Rassim l’Entreprenant se morfondait.

— Allons, dehors, paresseux ! Dehors, ô toi qui veux mettre ta pauvre femme sur la paille ! disait Djanine impatiente à son époux très patient.

— Loué soit le Rétributeur ! répondait Youssouf : il n’y a pas d’autre salepji dans le quartier ; donc les amateurs de salep ne m’échapperont point.

Quand Rassim pouvait entrer, Djanine était obligée d’attendre qu’une chaleur bienfaisante lui eût rendu l’empressement qu’elle souhaitait ; et Rassim, gémissant, disait que le froid, bientôt le ferait mourir.

— C’est qu’il n’a pas de concurrent, ce chien de crieur qui est mon mari ! répondait Djanine. S’il avait un concurrent, il n’en prendrait pas tant à son aise.

— Eh bien, dit un jour son ami, j’ai une idée !


Le lendemain, alors que l’aube n’avait même pas blanchi les toits, Youssouf rêva qu’il entendait, dans le lointain, un cri singulier. Il en était à ce moment où le sommeil, n’étant plus une accablante nécessité, devient un voluptueux plaisir ; et voilà que ce plaisir se changeait en cauchemar. Le bruit se rapprochait ; oui, quelqu’un, dans la rue, criait, quelqu’un clamait de toute sa voix :

— Salep, salep ! Salepji, salep !

Djanine réveilla tout à fait son époux.

— Écoute, vaurien, écoute ! Tu as un concurrent, à cette heure, un concurrent qui s’est levé avant toi. Tel est le fruit de ta mollesse, œuf de tortue ! cloporte !

— Que cent mille tonneaux de diables s’installent dans ses boyaux et y tiennent garnison trois mois ! s’écria Youssouf, qui, s’habillant à la hâte, se précipita dans la rue pour joindre son rival.

Il avait à peine disparu que Rassim le remplaçait dans la chambre bien chaude, dans la chambre amoureuse.

— N’est-ce pas que j’ai bien imité la voix du marchand de salep, ô ma colombe ? dit-il.

— C’était toi, débauché ! C’était toi, poète ! C’était toi, dominateur ! Viens, que je te paye, incomparable marchand de salep, et donne-moi encore de ta marchandise !

Et Rassim lui en donna encore, et encore, et encore, et ils furent heureux jusqu’à la limite de l’anéantissement, par delà les voluptés. Et le lendemain, d’encore meilleure heure, le pauvre Youssouf fut réveillé par la voix du crieur de salep.

— Je l’attraperai, cette fois, dit-il.

Il n’attrapa rien du tout, que des cornes. Mais il en avait déjà ; et le surlendemain, et tous les autres jours que fit Allah, il en fut de même, sauf que c’était maintenant par la nuit noire que cet insaisissable crieur de salep annonçait sa venue déloyale : par la nuit noire, car Rassim était si pressé !


Mais Allah est la justice ! Allah voulait bien que Rassim fût aimé de la belle adolescente, et que la belle adolescente fît porter des cornes au vrai marchand de salep. Qu’est-ce que cela fait au salep que le marchand ait des cornes ou n’ait pas de cornes ? Qu’est-ce que ça change au salep ? Qu’est-ce que ça change à l’ordre de l’univers ? Seulement, on ne doit pas changer la besogne des heures. On peut prendre sa femme à un mari : il y en a toujours autant pour lui. On ne doit pas lui prendre son sommeil : cela ne se retrouve point. C’est pourquoi, sans aucun doute, une dernière fois que le calamiteux concurrent venait de faire entendre sa clameur astucieuse, comme Youssouf, à sa recherche, arpentait les pavés en criant : « Où est-il ? où est-il ? » il tomba pour ainsi dire dans les bras d’Ahmed, le veilleur de nuit, le propre veilleur de sa rue.

— L’as-tu vu ? lui demanda-t-il.

— Je vois un fou, répondit Ahmed sévèrement. Un fou qui court quand il devrait dormir.

— Il y en a un autre bien plus fou que moi, dit Youssouf l’infortuné. C’est celui qui vient à ma barbe me voler ma clientèle, et toujours me devance pour crier sa marchandise.

— Oh ! oh ! fit Ahmed, est-ce là le point ? Je l’entends bien, moi aussi, et je l’ai vu, ton concurrent ; mais il ne porte ni tasses à salep, ni vase d’étain plein de salep, ni salep, ni odeur de salep. Et je crois, je crois, je crois…

Il ne dit pas ce qu’il croyait, mais Youssouf n’en pensa pas moins.

— Veux-tu, demanda-t-il à Ahmed, me laisser veiller à ta place, la nuit prochaine ?

— Bon ! fit Ahmed, je comprends. Qu’il en soit à ta volonté !


Le lendemain, après son souper, Youssouf partit sans vouloir dire où il allait. Et Djanine, qui n’avait aucun soupçon, pensa seulement : « Ah ! si je pouvais le prévenir, l’autre, le délicieux ! Mais, patience, il viendra bientôt. Dormons. »

Elle dormit. Les chiens se battaient, les heures coulaient. Youssouf, de sa canne pesante, les annonçait en frappant sur les dalles, comme font les veilleurs de nuit. Les étoiles tournaient lentement avec le ciel, au-dessus de la ville, et, dans le petit cimetière tout proche, les cyprès droits et tristes avaient l’air de monter la garde autour des morts.

… Rassim arriva, sans se douter de rien, et, du bout de la rue, commença de crier :

— Salep ! Salepji ! Salep !

— Ah ! c’est toi qui prétends vendre du salep ? dit Youssouf. Et où sont tes tasses, et où est ton vase d’étain, et où est la licence de Son Excellence le préfet de police qui t’autorise à vendre du salep ?

Or, comme Rassim se gardait de répondre, il le battit comme linge au lavoir. Puis, ayant repris sa respiration, comme un âne ; puis, ayant soufflé de nouveau, comme un Allemand, Rassim, qui avait mis son caftan sur ses yeux pour n’être pas reconnu, s’en alla sur sa meilleure jambe. De l’autre, il boitait très fort. Et voilà pour lui.

Alors, Youssouf-Zia, l’âme pacifiée, rentra dans sa demeure.

— C’est toi, mon amour ? dit Djanine, dans l’ombre.

— C’est moi, ton amour, dit Youssouf d’une voix tranquille.


Ce n’était pas cet amour qu’attendait Djanine, mais c’était de l’amour pourtant : Youssouf en profita.

— Ce n’est pas ton heure, Youssouf, dit-elle faiblement, ce n’est pas ton heure.

— Non, dit-il bonnement, mais je crois que c’est la tienne.

Il s’était aperçu d’une différence. Et, comme c’était un vrai sage, d’en profiter lui fut une grande consolation.


— Évidemment, approuva Nasr’eddine, évidemment ! Ce Youssouf-Zia fut un grand sage. La seule question est de savoir si tout le monde peut être aussi sage que lui.

— Mais il y a une suite, hodja, il y a une suite ! poursuivit Kenân. Elle n’est peut-être pas aussi instructive, mais elle est charmante, elle est charmante ! Écoute !

A quelque temps de là, Hadji-Chukri, iman des derviches tourneurs, était assis sur une pierre plate, au milieu du petit jardin qui est tout près de la mosquée du sultan Mahmoud, à Stamboul. De sa personne rien ne bougeait, sinon ses mains qui égrenaient un chapelet aux boules de santal, et ses lèvres qui énuméraient les quatre-vingt-dix-neuf perfections d’Allah. Mais ses yeux, sous son grand bonnet de bure à la persane, demeuraient fort vifs.

Une femme — et si jeune de taille et de port sous le tcharchaf noir qui cachait son visage ! — passa rapidement devant lui, disant :

— C’est celui-là, saint homme, celui-là dans le cimetière, qui est mon époux. Tu as promis…

Hadji-Chukri ne commit pas l’inconvenance de lever les yeux, mais son grand bonnet s’inclina d’un air savant.

Youssouf-Zia, le même Youssouf-Zia que tu viens de voir, s’apprêtait à déposer sur la tombe où dormait son père deux petits bols de riz encore chaud, tirés d’un beau vase en étain étroitement clos par un couvercle luisant où se lisait, en longues lettres arabes, ce verset du Coran sur les élus : « Ils auront tous les fruits qu’ils peuvent souhaiter, les viandes qu’ils désirent, et des femmes aux yeux noirs, blanches comme des perles enfilées. » Je ne sais s’il est entièrement conforme à la logique d’apporter deux bols de riz à un élu qui dans le paradis possède déjà tant de choses meilleures : mais telle était la religion de Youssouf, parce qu’il avait le cœur simple.

Du haut de ce petit cimetière de Stamboul, tant leur couleur était forte et violente, les eaux de la Corne d’Or et du Bosphore semblaient remonter jusqu’à ses yeux. Avant toutes choses, avant les minarets des mosquées, les dômes innombrables, les maisons par dizaines de mille qui déferlaient en vagues figées sur les pentes, c’était la beauté de ces eaux marines qui frappait, retenait, attirait comme une sorcellerie : vertes et bleues à la fois, transparentes, profondes. La Corne d’Or semblait la poignée d’un cimeterre avec ses émaux, ses turquoises, ses brillants, et le Bosphore en jaillissait comme une lame immense, jetée à plat entre les montagnes fendues.

Comme l’heure en était sonnée, devant ce paysage magique Youssouf-Zia fit sa prière, suivant les rites, avec les génuflexions qui conviennent ; et chaque fois qu’il relevait la tête, encore appuyé sur ses deux mains, la beauté des choses lui apparaissait plus vivante et plus forte. Les chrétiens ignorent qu’il faut considérer tout ce qui n’a pas de mesure, la mer, les montagnes, le ciel, du niveau d’un brin d’herbe. Les musulmans savent. Ils savent tout ce qui grandit Dieu.

Youssouf se releva, reprit son vase d’étain, et quitta le cimetière après en avoir refermé la porte avec la grande clef de fer rouillée qui pèse près d’une demi-livre et qu’il remit au gardien de la rue. Ce n’est pas à cause des hommes qu’on ferme les portes des cimetières à Constantinople ; les musulmans respectent leurs morts comme il faut : ils ne les craignent pas, mais ils les vénèrent. C’est à cause des chiens, qui ne sont pas bons musulmans.

— Que la vie est bonne, dans la solitude ! se disait Youssouf. On dirait qu’elle est… qu’elle est déjà éternelle !

Or, il chantonnait ces paroles à demi-voix, et les yeux mi-clos, ainsi que font beaucoup de Turcs du populaire, quand ils sont sur les routes, parce que leur race n’oubliera jamais tout à fait que jadis elle était nomade, et que chaque cavalier des temps héroïques chantait ainsi pour lui-même, à travers les espaces indéfiniment plats, dans les prairies mongoles. Et Hadji-Chukri le derviche, qui l’observait ainsi que je te l’ai fait voir, lui dit enfin :

— Le salut avec toi, Youssouf ! Mais que dis-tu de la vie éternelle ?

— Qu’elle doit être comme celle-ci, juste comme celle-ci, quand on est seul au sein de la beauté des choses. Car c’est alors qu’on s’élève jusqu’à concevoir l’idée des perfections d’Allah, répondit le bon Youssouf.

— Il ne faut pas le croire, dit l’astucieux Hadji-Chukri, sévèrement, il ne faut pas le croire, ya Youssouf : la solitude est condamnée par le Livre.

— Elle est condamnée par le Livre ?

— En mille endroits. Est-ce que se glorifier de rester seul, jouir d’être seul, ce n’est pas prétendre — ô sacrilège ! — s’égaler au Seul Unique ? Est-ce qu’Allah — louange au miséricordieux ! — n’a pas mis les étoiles en troupes, les herbes en touffes, les hommes en groupes ? Est-ce que nous autres, derviches tourneurs, nous ne nous assemblons pas pour tourner, pour célébrer en tournant, tournant, tournant toujours, le tournoiement des astres dans le ciel ? Est-ce que le Prophète — qu’il soit exalté ! — n’a pas dit que les croyants ne devaient pas rester seuls, mais prendre femme, pour procréer d’autres croyants et vivre au milieu d’eux ?

» C’est pour cette cause, ajouta Chukri, que notre Prophète — qu’il soit glorifié ! — a dit que toutes les fois qu’un croyant s’approche de sa femme, il ajoute un kiosque à la demeure qu’il occupera dans le paradis.

— Il a dit cela ? fit le pauvre Youssouf.

— Il l’a dit. Et agir contrairement à ce qu’il a dit est un péché très noir, qui ne sera point pardonné.

— Qui ne serait point pardonné ? répéta le pauvre Youssouf.

— Qui ne serait point pardonné, quand même on vivrait ensuite une vie dix fois plus longue que celle de l’éléphant.

— Ouallahi ! fit Youssouf. Je n’en savais rien… Le salut sur toi, Hadji !

— Le salut sur toi, Youssouf !

Hadji-Chukri, l’air malin, le regarda qui s’éloignait ; et il s’applaudissait dans son cœur d’avoir su dire ce qu’il voulait dire sans offenser en rien la discrétion. La jeune femme au tcharchaf noir, qui s’était tenue derrière le mur du couvent des derviches, se rapprocha de lui, si souple, si fraîche, si vive dans cette enveloppe sombre et trop large ! Une anguille dans une nasse obscure, ya Allah ! Voilà de quoi elle avait l’air. Et c’était Djanine, la femme de Youssouf.

— Il sait ce qu’il faut qu’il sache, prononça le derviche du bout des lèvres.

— Allah t’a donné la sagesse, saint homme, répondit Djanine. Prends ceci pour les œuvres de ton couvent, et ne tiens pas au dédain, je te prie, la pauvre offrande d’une pauvre femme.


Depuis le matin que le bon Youssouf, crieur de salep, avait rossé Rassim, boucher trop entreprenant, Rassim le Défrisé n’était pas revenu chez Youssouf, crieur de salep, et Djanine avait trouvé que Youssouf, son époux, quand il voulait, pouvait remplacer Rassim avec avantage, avec avantage ! Mais Youssouf ne voulait plus, mais Youssouf mangeait, mais Youssouf sortait, mais Youssouf criait son salep ; et puis il rentrait, et puis il mangeait, et se couchait, et dormait, et telle était sa journée, et telle était sa nuit ; et quand il se levait c’était pour crier son salep, comme s’il n’y avait que salep au monde, et il s’en allait en sa route, et Djanine trouvait que c’était une mauvaise route.

Alors, de sa part, une veuve âgée était allée, avant elle, parler à Hadji-Chukri, et Hadji-Chukri avait dit : « J’entends ce que j’entends, je sais faire ce que je sais faire. » Et voilà l’histoire !

Djanine avait de petits pieds, de petits pieds qui marchaient vite, de petits pieds qui couraient, quand ils allaient au plaisir. Et Youssouf avançait tout doucement, ya Allah ! il méditait : un homme qui médite va doucement.

Il retrouva Djanine qui l’attendait, sans tcharchaf, en caleçons verts diaprés d’où sortait sa taille dans une chemisette translucide et une veste très ouverte. Elle avait un collier d’ambre jaune, un peu plus haut que les seins, et les petites boules claires montaient un peu et glissaient sur sa gorge ronde, parce qu’elle était amoureuse, et que sa gorge bondissait.

Il arriva ce qui arriva. C’est le secret de la foi musulmane.


— … Je crois que ce kiosque était un très beau kiosque, dit Youssouf.

— Un kiosque ? interrogea Djanine d’un air innocent.

— C’est une chose que tu ne sais pas ! dit Youssouf, qui était fier de sa science. Je viens de me construire un kiosque en paradis ; c’est la récompense d’Allah.

— Loué soit le Rétributeur ! s’écria Djanine. Que tu es beau, mon architecte !

Le lendemain Youssouf alla encore vendre son salep et gagner avec son salep le pain du ménage.

— Le paradis vient, songeait-il, à l’heure où il est écrit. La faim vient en attendant, la faim vient tous les jours.

Il disait cela, étant un homme raisonnable. Cependant il construisit encore un kiosque, par prudence et par idée de grandeur. Et Djanine l’aida avec conscience, et elle y mit de la magnificence, et ils firent une œuvre immense. Et quand ils eurent achevé la coupole, ils ajoutèrent des clochetons ; après les clochetons, des pendentifs ; après les pendentifs, des arabesques, et après les arabesques, un portique.

— Je crois, dit Djanine à son tour, que c’est un très beau kiosque.

— Je le crois, répondit Youssouf.

— Il sera pour moi, dit Djanine.

— Si tu veux, répondit Youssouf.

Il bâillait fort, et s’endormit.

Mais, le lendemain, Djanine suggéra :

— Il y a un kiosque pour toi, il y en a un pour moi, il n’y en a pas pour les hôtes que nous recevrons dans le paradis. D’ailleurs, il en faut pour l’hiver, et il en faut pour l’été.

Youssouf réfléchit une minute et répondit :

— Djanine, je suis assez bien logé comme ça. Et puis il n’y a plus de place pour bâtir ; je t’assure qu’il n’y a plus de place !


— Je te remercie, ya Kenân, dit Nasr’eddine. Mais en effet la fin de cette histoire, bien qu’au bout du compte plus morale, est moins instructive que son commencement.

VI
OÙ L’ON VOIT NASR’EDDINE GAGNER CINQUANTE-CINQ DU CENT DANS UNE OPÉRATION PHILANTHROPIQUE

La mésaventure dont Nasr’eddine avait été victime lorsqu’il s’enterra dans une des fosses du cimetière de Bounar-Bachi n’était point restée inconnue : à défaut des chameliers qui ne manquèrent point d’en faire leurs gorges chaudes, il y aurait eu Kenân ; à défaut de Kenân, Nedjibé. Ah ! comme Nedjibé sut bien la conter, à la fontaine ! C’est depuis ce jour qu’on dit à Brousse, toutes les fois qu’il se casse un pot : « Voilà encore Nasr’eddine qui s’en revient du Paradis ! » Et le saint homme alors passa pour un peu fou. D’autres disaient stupide : il n’était ni l’un ni l’autre ; il aimait seulement parfois, comme les enfants, croire à une belle aventure. Quelques semaines plus tard, il n’était plus question que de son grand sens et de la parfaite connaissance qu’il avait des choses de la terre, s’il pouvait se tromper sur l’apparence et la nature des visions du Paradis.

Ce fut quand le vint voir Néchat-effendi, un Jeune-Turc d’entre les Jeunes-Turcs, qui avait fait ses études en Europe, et pour cette cause venait d’être envoyé en exil à Brousse par Sa Majesté : car Sa Majesté n’aimait point la science que les Occidentaux nomment Économie Politique, dont Néchat-effendi était tout farci. Il avait de grands projets de réformes.

— Je suis sûr que tu m’écouteras, hodja, dit un jour Néchat. Ton âme est bonne, tu aimes les pauvres, ta main est ouverte, ton cœur généreux ; et tu sais comme ces chiens d’usuriers, les juifs et les chrétiens, exploitent les malheureux paysans ?

— Je le sais, dit Nasr’eddine. Car ces paysans sont pauvres en effet comme bourdons d’automne qui n’ont rien amassé, bourdons dans leurs bourdonnières, et vivent encore, pourtant, quand il n’y a plus de fleurs. Le caïmacan vient, et leur dit : « As-tu l’argent, pour l’impôt ? — J’ai de l’argent, mais c’est pour les semailles, pour acheter les semailles, Excellence. — Ça ne fait rien, répond le caïmacan, donne tout de même ! » Et quand ils ont donné, et n’ont plus rien, ils songent : « Avec quoi ensemencerai-je ? Je n’ai plus ni orge ni blé. Je vais mourir, je vais mourir. » Et en attendant de mourir, ils se couchent sous leurs oliviers. Et alors il vient, le marchand d’argent, qui dit : Rustem, ou Nazmi, ou Sélim, ces oliviers produiront des olives. Je te donne tout de suite dix medjidiehs, pour cent oques d’olives. » Et cent oques d’olives valent presque le double. Il gagne au moins huit medjidiehs, le marchand d’argent, et il laisse au paysan juste ce qu’il faut pour ne pas mourir.

— Eh bien, dit Néchat ardemment, si d’honnêtes gens, comme toi et moi, prêtions à ces malheureux, comme font les banquiers roumis en Europe, à cinq ou six pour cent, l’année faite ? Ce ne serait plus l’usure, qui est défendue par le Livre, c’est l’aumône, hodja, c’est l’aumône.

— Ouallahi ! fit Nasr’eddine, tu as raison. Ce n’est plus pécher, ce n’est plus pécher ! Car tout est dans l’intention : la prospérité sur ton intention… Et qui as-tu chargé, mon fils, d’aller porter cette bonne nouvelle et faire les avances aux laboureurs ?

— Abd-el-Kader-ben-Yaya, Kenân, et Bachir le Borgne. Tu les connais, ya hodja.

— Je les connais, ya Néchat, je les connais. Tu vas avoir mon argent ; et je prends comme ils te donneront. Comme ils te donneront, je prends.


En voyant qu’il triomphait à si peu de peine, Néchat se sentit inquiet dans l’âme de son âme. Car presque toujours, si un homme vous dit tout de suite : « Tu as raison ! », c’est qu’il pense : « Il a tort, mais n’en disons rien ; c’est mon avantage ! »

Mais quand Zéineb, la femme de Nasr’eddine hodja, s’aperçut que son mari avait été déterrer le pot où se trouvaient les medjidiehs d’argent fin, et qu’il y avait pris tous les medjidiehs, et qu’il avait retourné le pot devant Néchat en disant : « Tu vois, tu vois, il n’y en a plus ! Emporte ce que tu emportes, ya Néchat, et avec toi la paix ! » quand Zéineb vit tout cela, sur-le-champ la colère noircit ses yeux, la fureur enfla son nez, et ses doigts devinrent tout griffus, ses dix doigts devant sa poitrine.

— O toi, l’âne des ânes ! dit-elle. Toi, plus fou qu’un lièvre qui court en mars et n’a pas encore trouvé sa femelle, toi, sot comme une araignée sans toile, ivrogne sans avoir bu, goitreux ! Si tu ne voulais, décervelé, laisser cet argent où il était, ne pouvais-tu le confier à Abraham-ben-Manassé, qui t’en aurait donné vingt-deux pour cent, l’année faite, ou le placer chez Théotokopoulo, Grec d’Athènes, qui est encore bien plus malin que Manassé ? Assassin de toi-même, bourreau de ta femme, brûleur de ta maison, tête plus vide que ta jarre vide, idiot !

— Un de nos plus saints califes a dit, répliqua Nasr’eddine : « La prière nous conduit à moitié chemin de Dieu, le jeûne nous mène à la porte de son palais, l’aumône nous y fait admettre. » C’est une aumône que j’ai voulu faire, tu es témoin que c’est une aumône !

— Et avec quoi payeras-tu pour couvrir le toit qui est percé, ô infirme de raison ? pour l’ânesse qui est morte, et qui n’a pas fait d’ânon, imbécile ? pour la terre qu’il faut faire valoir à bras loués, vagabond qui n’as pas d’esclaves ?

— Allah est le plus grand ! fit Nasr’eddine. J’ai dit que je voulais faire une aumône. Mes intentions sont pures, il n’est rien de plus pur que mes intentions ! Mais il arrivera ce qui arrivera. C’est Abd-el-Kader-ben-Yaya, Bachir et Kenân qui sont chargés d’avancer l’argent : n’as-tu pas entendu ?…

Et il s’absorba dans une méditation profonde, et il n’y eut plus rien dans sa bouche, rien sur sa langue, rien sur ses dents. Et voilà pour lui, jusqu’à l’heure.


Néchat avait passé de longues années en Europe. Il était éclairé parmi les musulmans : mais c’était aussi un croyant, car il n’est pas de plus vrai musulman qu’un vrai Turc. D’instinct, il cultivait davantage que la charité, la bonté, se considérant sans nul effort comme seulement l’égal des plus humbles. D’instinct, la colère, l’orgueil, l’avarice, il les avait en abomination. Il y avait peut-être bien des choses auxquelles il ne croyait plus dans les prescriptions du Livre. Il se disait : « Quand elles furent écrites, on ne savait déjà plus pourquoi on les écrivait. Mais il s’agissait de pratiques universellement respectées ; et si on ne les avait introduites dans la nouvelle religion, les gens eussent pensé que c’était une mauvaise religion. Quand Mohammed ordonna aux fidèles de ne pas manger de porc ni boire de vin, il ne songeait même pas à leur santé, il enregistrait de vieux tabous, pour entraîner l’adhésion de ceux qui croyaient à ces tabous. Cela, je l’ai appris dans les universités de France et d’Allemagne, où j’ai passé. Cependant je ne violerai pas ces tabous, je vivrai en bon musulman, afin que les musulmans m’écoutent, quand je les inviterai à fréquenter des voies dont Mohammed n’a jamais parlé, et qui par conséquent ne sauraient être interdites. Les musulmans ne pensent qu’à leur salut dans l’autre vie. Qu’ils n’y renoncent point, mais apprennent aussi à sauver leur part de bonheur dans celle-ci. »

Voilà comme rêvait le bon Néchat.


Arriva la saison des olives et l’on cueillit les olives, et l’on mit olives en corbeilles, puis olives en chariots, puis olives dans les pressoirs. Et tout le pays sentait olives : olives noires, olives fraîches, olives rancies, olives, olives. Et comme le hodja se promenait au bazar, il aperçut Néchat en conversation bien vive avec Bachir le borgne bavard, Abd-el-Kader le prudent, et Kenân l’astucieux.

— La paix soit sur toi, Néchat ! dit Nasr’eddine. Nos amis auraient-ils manqué à placer notre argent, ou n’auraient-ils pu en recouvrer le capital et l’intérêt, le petit intérêt ; ou nieraient-ils ce qu’ils te doivent ?

— Ah ! dit Néchat désespéré, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! Regarde au contraire quelle est ta part, d’après les comptes !

— Je regarde, fit le hodja.

— Tu avais avancé, n’est-ce pas, cent livres ?

— Cent livres, tu l’as bien dit.

— Eh bien, ces misérables t’en apportent cent cinquante-cinq.

— Cent cinquante-cinq, fit le hodja. Hé, hé ! voilà qui va bien ! Je n’aurais jamais cru qu’un placement à l’européenne, cinq pour cent, escompte en dedans, une aumône, une aumône, fît rendre cinquante-cinq livres à cent tomans tout secs. Où sont-ils, mes chers cent cinquante-cinq, où sont-ils ? Qu’on me les donne ; je les emporte.

— Mais, cria Néchat, tu ne comprends donc pas que ces réprouvés, ces voleurs, ces usuriers, Bachir, Abd-el-Kader et Kenân…

— Hé là, hé là ! fit Bachir. Nous agîmes pour t’obliger. Il fallait nous dire que tu étais fou, on n’aurait pas opéré comme pour un homme raisonnable. Le moyen de croire que tu voulais faire pour rien du tout un commerce qu’on a toujours vu rendre cinquante-cinq du cent ! Il fallait prévenir.

— J’ai prévenu ! cria Néchat.

— Tu as prévenu, dit Abd-el-Kader, mais on ne pouvait pas croire que c’était sérieux. Et si on avait cru que c’était sérieux, on n’aurait pas travaillé avec toi. On a son honneur !

— Et même, si on avait voulu travailler, protesta Bachir, le borgne bavard, on n’aurait pas pu ! Qu’est-ce qu’ils auraient dit les paysans ? Ils se seraient méfiés. Ils se seraient demandé : « Quel intérêt ont-ils, ceux-là, à se faire payer moins cher que les autres ? C’est louche, c’est très louche ! Ils veulent nous voler ! »

— Ouallahi, cria le hodja, il a raison.

— Mais ce n’est pas ainsi, dit Néchat, qu’on prête en Europe.

— En Europe, fit le hodja, l’argent rapporte à ceux qui en font affaire cinquante-cinq pour cent, comme ici, très probablement ; mais le commerce est retourné. On ne prend pas d’intérêt aux gens, on leur en donne ; mais on leur fait payer cinq cents livres une chose qu’ils sont forcés de vous revendre deux cent cinquante un mois plus tard. Cela s’appelle des actions… Mais il n’y en a pas ici ; il faut donc s’en tenir aux vieux usages. Pour moi, mes intentions étaient pures : j’ai voulu faire l’aumône ; rends-moi témoignage que je voulais faire l’aumône. C’est donc Allah qui m’octroie ce don… Bachir, fais-moi part du don d’Allah !

Et il s’en fut, emportant les cent cinquante-cinq livres. Mais il ne montra pas tout à Zéineb.


En la regardant, il était le seul à ne pas se féliciter outre mesure du succès de son opération occidentale.

— Kenân a raison, se disait-il ; le Paradis, c’est la réalité, moins quelque chose ; et, en attendant le Paradis, il faut rentrer chez soi, on y trouve la réalité, telle qu’elle est.

VII
COMMENT LES ARTIFICES DES ANCIENS GRECS, S’ASSOCIANT À LA PERFIDIE DE ZÉINEB, PLONGÈRENT NASR’EDDINE DANS LES PRISONS DU PADISCHAH, ET COMMENT IL EN SORTIT

« … Et, comme c’était un vrai sage, avait dit Kenân, parlant de la manière dont Youssouf-Zia, le salepji, avait su se venger du boucher Rassim, et profiter de la trahison de la belle adolescente, il se hâta d’en profiter. »

Nasr’eddine se souvenait fort exactement de ces paroles. Il se les répétait sans cesse.

— Je pourrais sans doute, songeait-il, imiter cet exemple. Je pourrais — si Zéineb est ce que je redoute, mais je n’en sais rien, et je m’avoue que jusqu’à ce jour je n’ai pas cherché à le savoir — je pourrais rosser cet Ahmed-Hikmet, dont je me méfie ; et puis, et puis… faire comme Youssouf-Zia fit à la belle adolescente. Mais si c’était moi qui fusse rossé ? Kenân ne semble point avoir prévu cette hypothèse : elle est admissible, il la faut envisager. Par ailleurs il est d’avis que le plus avantageux toujours est de répudier une femme qui ne vous donne point la paix : cette solution en effet arrangerait tout ; elle est décente, elle épargne l’honneur de Zéineb et le mien. Je devrais l’adopter sans plus y penser davantage, aller de ce pas chez le cadi. Comment se fait-il que j’éprouve quelque répugnance à m’y décider ? C’est, hélas ! que Zéineb m’est encore de quelque chose. Certes, les musulmans tiennent à cœur de ne point aimer leurs épouses à la façon des infidèles. Ceux-ci, à ce que j’ai entendu dire, sont tombés sous la domination de ce sexe dont pourtant il est douteux, d’après nos théologiens, qu’il ait une âme. Ils ont oublié la prière des juifs : « La bénédiction sur toi, Éternel, qui n’as point fait de moi une femme. » Et pourtant c’est de ces juifs qu’est sortie leur religion, comme la nôtre. Et ils sont devenus les esclaves soumis de ces impudiques, auxquelles ils permettent toutes les impudicités, même celle de montrer publiquement leur visage. Mais enfin, je connais mon âme. Je suis comme ces Bédouins qui sont nés dans le plus affreux des déserts, du côté de la Perse : ils passent leur existence à maudire ce sol ingrat, ce sable sans eau et sans arbres qui leur brûle les yeux. Mais arrachés à leurs tentes, transportés dans la plus opulente oasis, à Damas même, la délicieuse, au bout de quelques mois ils se dessèchent d’ennui ; ils ont envie de mourir ; ils meurent. La vérité est que je ne demanderais pas mieux que de rafraîchir mon cœur et de jouir de mon corps dans les bras d’une autre femme, mais en gardant Zéineb : malgré tout, et si étrange que soit la chose, j’y suis habitué ! C’est pourquoi le Prophète fut sage, qui nous écrivit la polygamie. Par malheur, je l’ai bien vu : aux temps où nous sommes il faut avoir volé comme un vali, si l’on veut être assez riche pour avoir deux femmes.

Cependant il considérait Zéineb avec des yeux lourds et changés. Silencieusement il agitait ces problèmes, et en présence. Et Zéineb se demandait : « Par Allah ! qu’a donc ce fou ? Il n’est plus le même. Il est à la fois plus patient et plus sévère. »


Or il se trouva que Kenân, après sa conversation avec Nasr’eddine, confia à sa femme Nedjibé :

— Figure-toi, ô charmante ! Ce hodja vient de me demander ceci et de me demander cela. Et pourquoi me pose-t-il des questions sur le divorce ? Il connaît la Loi mieux que je ne la puis connaître…

De sorte que Nedjibé, rencontrant Zéineb à la fontaine, lui dit à son tour :

— Que je te le dise, Zéineb, le hodja ne pense plus à méditer sur les femmes du Paradis. Non ! Il ne parle que de divorce ; c’est divorce qu’il a en tête, c’est divorce et rien que divorce qui est l’objet de ses conversations !

— Qu’il fasse comme il veut, le chien ! répondit Zéineb ; j’ai mieux que lui, et je ne m’en sers pas !

— Je te crois, Zéineb, je te crois ! répondit Nedjibé, tu es bien trop vertueuse !

Du reste elle en pensa ce qu’elle voulut.

— … Mais je m’en servirai, oui, je m’en servirai ! songeait Zéineb en regagnant la demeure de Nasr’eddine. Je m’en servirai mieux encore que je ne m’en suis servie jusqu’à cette heure !

Et elle n’eut de cesse qu’elle ne revît Ahmed-Hikmet.

— Voici des nouvelles, mes yeux ! de grandes nouvelles, triomphateur ! Mon époux, — qu’Iblis le prenne, et le garde en sa géhenne jusqu’à la consommation des siècles — songe à me répudier. Et tu m’épouserais, n’est-ce pas, mon roi ?

— A n’en pas douter, mon pigeon, à n’en pas douter !

Mais il décidait à part lui : « Épouser une dévergondée qui trahissait son époux ! Ce n’est pas à faire, par Allah ! Ce n’est pas à faire ! »

Et, pour éviter cette échéance, en même temps que pour avoir Zéineb toute à lui sans risques à courir, il glissa quelques mots au gouverneur, qui à son tour glissa quelques mots dans l’oreille d’Aghich, son espion et celui de Sa Majesté.

— Il est temps, en effet, de donner une leçon à ce hodja, approuva le gouverneur : il se mêle de choses qui ne le regardent pas.

La justice du Rétributeur, qui n’aime point les trahisons, voulut que, moins d’un an plus tard, Ahmed-Hikmet fût envoyé à la tête d’une compagnie contre les rebelles du Hedjaz, qui le tuèrent, ouvrirent son ventre en croix, puis lui tranchèrent la tête : et voilà pour lui ! Mais Nasr’eddine ne le put savoir : à cette époque Allah, dont les desseins sont impénétrables, avait décidé que, lui aussi, serait bien loin, et sinon mort, du moins en grand danger de mourir.


Après avoir réfléchi longtemps, il s’était résolu, selon son penchant, à ne rien faire. « C’est le plus sage, se disait-il, c’est le plus sage : comme le sort me fut écrit, je prends le sort ! »

Quelques jours avant l’événement qui l’arracha à sa patrie, il s’en fut accomplir sa promenade habituelle près de la fontaine inépuisable et claire qui est au cimetière de Bounar-Bachi ; et c’était vers la fin du ramadan.

— Je suppose, pensait-il assez tristement, parce que le jeûne mettait un nuage noir dans sa cervelle, je suppose que c’est Allah qui fit l’automne, et les hommes le ramadan. Que l’automne, en ce pays de Brousse, est beau, pur, frais sans être froid, radieux sans aveugler ! Voici le ciel, le bon ciel bleu : il porte juste assez de nuages pour avoir l’air d’une robe de noces avec de beaux dessins ramagés. Voilà mes amis les arbres : ils n’ont pas une feuille jaune ou flétrie. Ils continuent de boire la lumière par leur cime, à manger la substance de la terre par leurs racines. Il n’y a que moi qui ne puis ni boire ni me nourrir, parce que c’est ramadan ! En vérité, je voudrais devenir un de ces arbres ; leur sort est beaucoup meilleur. »

Tout près de la fontaine de Bounar-Bachi, celle qui tombe dans une vasque carrée faite de larges pierres, et si cachée sous les feuillages qu’on dirait d’un lit drapé d’étoffes vertes, il y a la cabane en bois d’Abdallah le cafedji. Mais Abdallah le cafedji ne faisait point de café, ni n’en vendait, parce que c’était ramadan et que le soleil n’était pas encore couché. Il avait veillé toute la nuit, servant des clients pour gagner sa vie et jouant de la flûte pour son plaisir. Le matin, il avait un peu dormi ; et maintenant qu’il était réveillé, ayant faim, il était maussade. Pour passer le temps et faire un effort qui l’empêchât d’écouter les cris de son estomac, il allait chercher, dans un tas de décombres, des pierres qu’il disposait ensuite en murailles, autour de son petit jardin. Nasr’eddine, qui s’était assis sur ses deux cuisses, et le regardait en silence, aperçut tout à coup sur l’une de ces pierres la trace, à demi cachée par la mousse et la boue, d’une forme sculptée.

— Abdallah, dit-il, ne pourrais-tu laver cette pierre plate ? Il y a quelque chose dessus.

— Machallah ! fit le cafedji étonné, je la nettoierai tant que tu voudras, si cela te plaît ainsi. Mais c’est une fantaisie très étrange, ô Nasr’eddine, et peut-être un peu perverse : car je suppose que si la mousse et la boue ont couvert cette pierre, c’est que Dieu l’a voulu. Ne sais-tu pas que même les pierres des tombeaux musulmans, si elles tombent, on ne doit pas les relever ? Il faut respecter la Volonté. Car il n’est qu’une Volonté dans l’univers — et loué soit l’Unique !

— Qu’il soit loué, répondit Nasr’eddine, qu’il soit loué ! Mais Sa Volonté a justement mis dans ma cervelle qu’il faut que cette pierre soit lavée.

— Ce n’est pas difficile, s’il en est ainsi, ce n’est pas difficile, hodja !

Quand il eut jeté sur cette dalle quelques écuelles d’eau claire et qu’il l’eut grattée avec son couteau, et frottée avec la paume de ses mains, et lavée encore une fois pour effacer les dernières traces de souillure, ils virent qu’il était apparu de la beauté.

C’était, sur cette pierre plate, le relief d’une jeune fille que les Grecs des anciens jours y avaient gravé pour perpétuer un peu le souvenir d’une vie, d’une jeunesse et d’une grâce qui trop vite s’étaient allées cacher derrière l’ombre éternelle. La mort avait tenté de détruire ce vieux marbre comme elle avait rongé la chair charmante. On ne voyait plus rien de la figure qu’un ovale attendrissant et vague, une forme délicate et presque évanouie. Mais chaste, intact et parfait, le cou s’attachait sur une épaule ronde ; et puis, c’était un bras d’enfant qui devient femme ; ce bras retombait doucement, doucement, le long de la poitrine et du ventre, d’un geste si souple et si facile qu’on songeait : « Ce n’est pas possible, ceci n’est pas de la pierre, cette main va se relever ! » Les plis de la tunique, à peine troublés vers le bas par un mouvement des genoux, tout droits et cependant agités d’une vibration intime, comme ils le seraient sur un corps à la fois immobile et vivant, laissaient à découvert un tout petit sein de vierge, quelque chose de plus fort, de plus délicieux, de plus bondissant que toute autre cause de plaisir et de désir au monde : un petit sein de vierge dédaigneuse de l’homme, et pure comme le chant d’un vase de cristal frappé une seule fois au fond d’une chambre silencieuse.

Et voici que Nasr’eddine-Hodja se prit à pleurer d’émotion par bonnes larmes qui descendaient sur ses joues barbues. « Tout cela était dans la nature, pensait-il, et pourtant je ne l’avais pas discerné. Comment cela se fait-il ? C’est un mystère. Mais on doit méditer sur les mystères, et celui-ci est adorable. Je méditerai donc. »

Il disait en même temps à haute voix :

— Que cette chose est belle ! Loué soit Allah qui l’a conservée dans la terre au milieu des herbes, des mousses et des vermisseaux. O mes yeux, que vous m’êtes une cause de joie ! O mon âme, que je vous remercie d’être restée si jeune et si fraîche !

Mais on s’était assemblé autour de lui. Il y avait là Redjeb, le cordonnier, celui qui paye les cierges aux cérémonies des derviches hurleurs ; Akif et Khaliss, portefaix ; Ekrem, un homme très pieux, et Aghich, qui était espion pour Sa Majesté.

Redjeb demanda sévèrement :

— Est-ce là un prêche pour le ramadan, hodja ? Que ne parles-tu de l’aumône, ou de l’un des quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah, ou des cinq prières ?

Ekrem, l’homme pieux, approuva de la tête. Mais il dit de plus :

— Est-ce que la représentation de la figure et de la forme humaines n’est pas interdite par le Livre ? Tu ne te le rappelles plus, hodja, tu ne te le rappelles plus !

Nasr’eddine regardait toujours la stèle. Ses doigts la tâtaient, l’interrogeaient pour savoir comment ce miracle avait été fait ; il était en vérité ravi bien loin, et ne répondit pas. Alors Aghich, l’espion, demanda, d’une petite voix perçante :

— Oui, hodja, la représentation de la forme et de la figure humaines est interdite par le Livre. Tu te le rappelles, voyons ! Tout le monde sait cela.

Et tous ceux qui étaient là, et qui aimaient Nasr’eddine, frémirent en écoutant Aghich poser à son tour la question, car ils savaient bien qu’un espion n’est pas comme les autres hommes : il ne parle pas pour parler ! Mais Nasr’eddine, levant les yeux lentement, répondit d’un air tout simple, et comme s’il disait une vérité connue de tous :

— Il est vrai, le Coran l’interdit. Mais on a changé tant de choses dans le Coran, mon ami, tant de choses !


Alors tous les assistants, même ceux qui avaient le plus d’affection pour Nasr’eddine, dirent d’une voix bien timide : « Il est temps de retourner à la maison ! » Et ils s’éloignèrent en effet, les uns loin des autres, et précipitamment, sachant qu’il est dangereux, non seulement de proférer des paroles imprudentes sur la politique et la religion, mais de les avoir entendues, quand un espion est là pour en témoigner. Et, en effet, à quelques jours de là, Aghich ayant fait son rapport au caïmacan, le caïmacan au vali, le vali au ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Intérieur au ministre de la Police, le ministre de la Police à un eunuque du palais et l’eunuque du palais à Sa Majesté, on attacha de petites cordelettes très solides aux deux pouces joints de Nasr’eddine, on en fit tout autant à Khaliss et Akif, hamals, c’est-à-dire portefaix sur le marché de Brousse, et on les envoya, d’abord attachés à la queue d’un mulet jusqu’à la mer, puis enfermés dans la sentine impure d’un navire, jusqu’à Constantinople, pour y être interrogés.

VIII
COMMENT POUR LA PREMIÈRE FOIS NASR’EDDINE RENCONTRA LA BARONNE BOURCIER

A mi-chemin, entre Brousse et Moudania, il est une grosse source, qui fait tout de suite une petite rivière. Alentour ce sont des mûriers, des vignes, des vergers où l’on voit, au printemps, illustrant la terre heureuse de leurs corolles pâmées, des cerisiers, des pêchers, des amandiers, tous les arbres auxquels — et, qu’en ceci, comme en toutes choses, il soit glorifié ! — Allah le Tout-Puissant a bien voulu concéder, avec la grâce des fleurs, la bénédiction des fruits dont l’homme fait son plaisir, son rafraîchissement, sa nourriture. Mais là, ce n’est rien qu’une prairie. La petite rivière l’embrasse en demi-cercle, et sur son herbe fraîche, sur son herbe toujours fraîche et toujours tondue par les chevaux qui paissent — car quel cavalier ne s’arrêterait point en un tel lieu ! — des peupliers versent une ombre perpétuelle. La lumière y est verte, discrète, on dirait frissonnante, à cause de ces peupliers, qui tremblent même à l’heure où il cesse, le vent qui vient de la mer ! Et il y a un nid de cigognes sur le toit de la maison d’Iézid-ben-Abd-el-Malek, le cafedji. C’est une vieille, très vieille petite maison, aux murailles faites de bois et de terre hachée avec de la paille : si vieille que le nid des bons oiseaux aux grandes pattes, au long cou, au long bec, a l’air bien plus jeune. Parce que les oiseaux l’entretiennent, leur nid ! Tous les ans, dès l’avril, ils le grattent, ils le frottent, ils le raccommodent. Tandis qu’Iézid n’entretient rien du tout, la maison est comme Allah le veut. Si elle tombe, si elle finit par tomber, il saura que c’est la volonté d’Allah ; mais il en reconstruira une autre, et toute pareille, à côté des ruines, qu’il n’enlèvera même pas.

Embidoclis, c’est-à-dire, comme prononcent les Francs, Empédocle, l’arabadji qui conduisait à Moudania la baronne Bourcier et le marquis de Saint-Ephrem, arrêta sa voiture sans rien demander à personne, et rangea les chevaux sous les peupliers. Un enfant, grec et chrétien comme lui, car sa tête n’était point rasée, plaça devant les bêtes un seau plein d’une eau limpide ; et ce gamin presque nu, chassant d’une main les mouches qui couvraient ses yeux, reçut de l’autre un métallique et l’éleva vers son front, après l’avoir baisé, pour que ce bakchich lui portât bonheur. M. de Saint-Ephrem passait pour avoir des lettres, et une grande distinction d’esprit. S’inspirant de Mallarmé, et de quelques contemporains qui déjà suivent les traces de ce révélateur, il occupait les loisirs que lui laissaient fréquemment ses fonctions à l’ambassade de France à écrire de délicates transpositions sur des thèmes orientaux, et comptait les publier un jour en plaquette : bien entendu à un nombre infiniment restreint d’exemplaires, ainsi qu’il se doit. Ces goûts littéraires si raffinés, autant que ses fonctions et son titre, n’étaient pas une des moindres causes des bontés que la baronne Bourcier avait bien voulu lui témoigner depuis qu’elle était arrivée à Constantinople. La baronne éprouvait le besoin de formules nouvelles : car on voyage pour écrire ce qu’on a vu, et il importe de n’en point écrire absolument comme tout le monde. Elle comptait beaucoup, à cet égard, sur M. de Saint-Ephrem.

— Je suis heureux, dit le marquis, que la coutume de la route impose d’ordinaire au voyageur une halte en ce lieu. Plus que tout autre, chère amie, il fera saisir à votre sensibilité le genre de paysages que goûtent les Orientaux. Il est proprement classique, il est virgilien. Et n’est-ce point cet anachronisme qui fait la délicieuse rareté du sentiment qu’ici nous éprouvons : que les descendants des cavaliers mongols soient à peu près seuls au monde, à cette heure, à jouir de la nature comme en jouissaient nos ancêtres latins ? C’est ce que j’ai tenté de rendre, en une page que vous voudrez bien peut-être entendre. Il y fallait de la subtilité, car je n’ai pas besoin, n’est-ce pas, de vous dire qu’il eût été détestable de s’exprimer de façon si grossièrement directe. Il faut qu’on devine, sous ces ombrages, il faut qu’on évoque le musicien de Mantoue, mais sans qu’il soit nommé, ni même entrevu. Il faut que la barbarie ottomane s’adoucisse pourtant jusqu’aux tonalités de l’émotion antique, et sans qu’elle en sache rien, puisque d’ailleurs elle ne s’en doute pas ; enfin employer des mots vagues pour les choses précises, précis pour les choses vagues. C’est en cela, je pense, que doit consister l’Art.

La baronne écoutait M. de Saint-Ephrem avec piété. Pourtant elle était déchirée. Une douloureuse inquiétude la troublait depuis qu’elle avait abordé ces rives.

Elle ne savait encore si elle devait s’en tenir, pour singulariser ses impressions, aux délicieuses et candides effusions de Loti, éperdu de reconnaissance envers les simplicités ingénues de la bonhomie ottomane ; ou bien si elle adopterait les vues plus rudes de M. de Gobineau, qui discernait dans tout l’Orient, musulman ou chrétien, un mélange de crasse et de somptuosité, de sensualité brutale, de paresse, et d’incompréhension. Loti est charmant, et si profondément poète ! Mais, venant d’être ressuscité, M. de Gobineau est plus neuf, malgré le grand âge des Contes Asiatiques. Il se fallait cependant décider, si elle voulait rapporter une attitude, et la baronne ne se pouvait décider. Elle en était à déplorer de n’avoir point élu la Chine, au lieu de la Turquie et de l’Asie Mineure, pour y porter ses pas : de la Chine, il n’existe que Claudel qui ait dit ce qu’il faut dire, à l’opinion de ceux qui se flattent de penser comme on doit penser : on ne court donc pas le risque de cruelles incertitudes.

Ce fut un autre embarras, de nature moins spirituelle, qui la tira de celui-ci.

L’enfant grec, dans l’espoir d’un nouveau bakchich, s’épiphana, porteur d’une grappe de raisin : une grappe lourde à faire pencher la tête de la bacchante qui s’en fût couronnée ; noire et si mûre que ses grains se givraient de sucre, juteuse à griser dix essaims d’abeilles. Baissant les yeux, par un hypocrite respect à l’égard des femmes qu’il avait appris des musulmans, mais la regardant à travers ses cils avec une curiosité d’autant plus sensuelle qu’elle était fort juvénile, il l’offrit à la baronne Bourcier. Celle-ci l’accepta volontiers, du premier mouvement en détacha un grain, et puis n’osa porter ce grain à ses lèvres : jamais, de toute sa vie, elle n’avait mangé un fruit sans le laver dans un verre d’eau. Non seulement elle eût cru boire la mort, mais bien pis, manquer à un rite. Elle cherchait donc le verre d’eau, elle ignorait si telle chose qu’un verre d’eau se pouvait demander en Orient dans de telles circonstances, et si ce ne serait point un geste trop occidental, par conséquent ici déplorable, d’y plonger une grappe de raisin ; se jurant bien alors de ne point approcher cette grappe de sa bouche, malgré qu’elle en eût désir, mais d’abandonner celle-ci quelque part, comme par involontaire et insoucieux oubli.

M. de Saint-Ephrem la tira de sa visible angoisse, bien simplement, en intimant à l’enfant grec l’ordre d’aller chercher le verre d’eau chez Iézid. En attendant, il continua de marcher aux côtés de la baronne, sur l’herbe courte de cette pelouse bénie d’Allah. Ce fut ainsi qu’ils aperçurent le pauvre Nasr’eddine.

Les zaptiés s’étaient arrêtés chez Iézid pour boire le café. Ils avaient attaché leurs montures, mais n’avaient point détaché le hodja, ni les deux hamals. Les trois prisonniers gardaient leurs poings liés l’un contre l’autre, et Nasr’eddine, qui aurait bien voulu boire le café, ne buvait rien du tout. Assis sur ses jambes et ses cuisses il tournait les boules de son tesbit, qu’on lui avait laissé, de ses deux misérables mains réunies, et quand il vit la grappe de raisin, même quand il vit le verre d’eau, qu’on apportait pour la grappe de raisin, sa langue se fit encore plus sèche dans sa bouche, et ses yeux brillèrent, mais il les détourna ! Allah ne doit pas aimer qu’un vrai croyant se trouve en posture humiliée en présence de Francs infidèles ; il n’aimait pas cela non plus…

Au bas de son caftan décoloré, le vieux galon de laine qui le bordait s’était décousu. Cela lui faisait de la peine : sans avoir souci des beaux vêtements, il avait le goût de l’ordre et de la propreté sur sa personne. Si on lui eût laissé les mains libres, il eût du moins enlevé ce galon, n’ayant rien pour le recoudre. Sa peine eût été plus grande encore s’il avait pu voir son turban, tout couvert de poussière. Les mouches aussi l’importunaient. Et non seulement les mouches : mais il sentait aux aisselles, et dans d’autres parties de son corps, l’inquiétude lancinante et fiévreuse de la vermine. Il songeait : « Ces zaptiés sont des impies ! Ils devraient délier leurs prisonniers, le temps au moins des ablutions rituelles et de la prière ; alors, qu’Allah me pardonne, j’en profiterais pour boire, et me gratter ! » Toutefois, voulant demeurer persuadé, dans une si cruelle épreuve, que le monde ne saurait aller vers des fins mauvaises, il s’efforçait de s’absorber dans la vie universelle : « Je ne suis pas heureux, se disait-il. Non, je ne suis pas heureux ! Et que le Lapidé me prenne si je connais une juste cause à ma misère. Mais qu’est-ce que moi ? Ces bêtes, ces petites bêtes qui me dévorent sont heureuses que je ne me puisse défendre. Mon infortune et mes liens sont une faveur qu’Allah leur écrivit. Et quand je serai mort, d’autres vermines s’épanouiront sur ma mort. O Nasr’eddine, es-tu davantage, aux yeux d’Allah, que cette vermine ? Allah a le droit de ne te pas écouter. Cependant — malgré tout qu’il soit glorifié ! — pouvait-il être dans les intentions d’Allah de me livrer en spectacle à ces infidèles ?…

A son turban, M. de Saint-Ephrem avait distingué la qualité religieuse de Nasr’eddine. Enclin à rechercher dans ses écrits l’expression la plus rare et la plus délicate, il affichait parfois au contraire, dans ses paroles, une vigueur qui leur prêtât du caractère et de l’originalité. Abaissant sur le hodja ses sourcils dont le gauche abritait un morceau de cristal arrondi, c’est en ces termes qu’il attira l’attention de la baronne sur le captif :

— Vous voyez ce tas de poux ? Eh bien, c’est un théologien !

— Un théologien ? fit la baronne.

— Un hodja. Un théologien et un jurisconsulte. Mais il apparaît que celui qui jugeait sera jugé, si j’en crois son équipage. Qui est-ce, Embidoclis ?

L’arabadji connaissait Nasr’eddine. Qui donc, à Brousse, ne le connaissait pas ? Et il savait déjà l’histoire, toute l’histoire ! Mais les affaires des musulmans entre eux sont les affaires des musulmans entre eux : la prudence et la raison conseillent de ne s’en point mêler. Il haussa les épaules, d’un air d’ignorance.

— C’est un prisonnier, dit-il, dans un français sommaire. Un prisonnier que mènent, jusqu’au bateau de Moudania, les gendarmes de Sa Majesté.

— En vérité ? fit la baronne. Et c’est un théologien, un juge, que l’on traîne ainsi sur les routes, à pied, et les mains liées ?

Elle se promit de noter ce souvenir. Il avait de la couleur, et de l’imprévu : en Occident, on aurait gardé plus de formes envers un magistrat ou un ecclésiastique, même criminels.

— Pauvre homme ! dit-elle.

D’un geste instinctif, elle lui tendit la grappe de raisin. Le pauvre Nasr’eddine la prit, de ses deux poings unis et levés. Et il mordit à même, comme un renard furtif rué la nuit dans une vigne.

— S’il est vraiment un lettré, interrogea M. de Saint-Ephrem, pourquoi ne remercie-t-il point cette hanoum étrangère ?

Embidoclis traduisit la question, et Nasr’eddine, ayant médité, improvisa :

« Tu passais, tu es passée, ô bienfaitrice ! Mais tu n’as pas oublié le malheureux sur ton passage. La bénédiction sur toi !

» Tu regardes ces raisins que ta main m’a donnés — ô ta main, ta main généreuse, dont les doigts s’effilèrent vers la pitié ! — ces beaux raisins ovales, à la peau violette. Et moi, misérable, ayant si grand’soif pourtant, je ne puis regarder que tes yeux : tes beaux yeux, tels les grains de cette grappe, comme eux violets, d’un ovale plus pur. Plus désirables !

» La grâce sur toi, ô bienfaitrice ! La fortune sur toi, la joie sur toi, l’amour sur toi. La joie sur ton amour, si tu aimes ! Et que la beauté s’éternise en ton corps, comme en mon cœur la mémoire de ton geste descendu ! »


— Il faut, suggéra la baronne à M. de Saint-Ephrem, que vous écriviez cela sur mon carnet.

Elle se dirigeait vers sa voiture.

— Regarde ! dit l’enfant grec à l’arabadji. Elle a de si hauts talons que l’air passe dessous comme l’eau sous les arches d’un vieux pont turc, et par derrière on dirait qu’elle va sur des jambes de bois !

IX
COMMENT NASR’EDDINE, À CONSTANTINOPLE, PUT JOUIR D’UNE DEMI-LIBERTÉ

Parvenus à Constantinople, Nasr’eddine et les deux hamals furent enfermés à Stamboul dans un cachot fort noir. Les hamals disaient en gémissant au hodja :

— Allah nous avait écrit cette aventure. Nous ne t’en voulons pas, saint homme, rien n’arrive sans la décision d’Allah — loué soit son nom ! — mais tous les jours on nous donne des coups de marteau sur les doigts pour nous faire parler, et cela nous ennuie infiniment ; car ces coups de marteau font très mal. Et cependant nous ne savons que dire sur cette vieille pierre, sinon que nous attendions, croyant que tu nous donnerais deux piastres pour la porter chez toi. Mais ils ne veulent pas nous croire.

Le cachot où tous trois étaient enfermés se creusait, sorte de cave obscure et puante, sous les chambres d’un corps de garde, dans le Vieux Sérail. Les prisonniers, selon l’usage turc, n’étaient guère nourris que par la charité de pieux musulmans, désireux de s’acquérir des mérites aux yeux d’Allah. Toutefois, les jours de pluie, leur zèle se ralentissait : alors les deux hamals redoublaient de plaintes. Mais Nasr’eddine semblait, lui qui jadis avait tant aimé la bonne chère, ainsi que les autres dons du Rétributeur, insensible aux cris de son ventre vide. Il grimpait sur le banc de pierre du cachot, essayant d’apercevoir, soit, en levant les yeux, le vol des mouettes et des hirondelles, soit, les baissant, le frisson bleu des ondes marines, car le soupirail s’ouvrait dans un angle du mur, sur la Corne d’Or, presque au ras de l’eau ; et il disait :

— Ces oiseaux semblent libres, ces vagues au contraire les dociles servantes du vent : et pourtant leur destin est pareillement inévitable. Je suis donc aussi libre que les oiseaux ou les vagues, puisqu’ils ne sont que des esclaves du sort. C’est une grande consolation. Cependant, si je m’en tiens à raisonner avec ma raison, sans théologie, je dois m’avouer que mes pauvres compagnons ne sauraient avoir complètement tort. Ni eux ni moi ne nous sommes jamais occupés de politique, et Sa Majesté le Sultan n’a coutume de sévir que s’il s’agit de politique : elle est d’ordinaire indulgente aux écarts de discussion sur des points de foi. Il y a donc dans cet emprisonnement quelque chose d’insolite… J’ai idée que cet officier qui rôdait quelquefois autour de ma maison y pourrait bien être pour quelque chose : ô Nasr’eddine, te serait-il arrivé un autre malheur que d’être en prison ?


Alors son âme noircissait, en pensant à Zéineb, son épouse, qui peut-être, décidément, ne s’était point contentée de troubler sa demeure d’insupportables reproches : mais il songeait également : « Si elle était ici avec toi, ne serais-tu pas plus malheureux encore ? »

On lui donnait aussi, comme aux hamals, des coups de marteau sur les doigts. Mais il ne répondait rien, sinon :

— J’ai dit la vérité, j’ai dit la vérité ! Qu’on me mène devant Sa Majesté le Padischah, qui est notre calife, commandeur des croyants, et il me rendra justice. Je n’ai commis aucune erreur de théologie, ma doctrine est saine. Si l’on me fait mourir, mon tombeau fera des miracles. Toutefois j’aimerais mieux vivre, car la vie est le vrai miracle ! Elle est la joie, elle est l’amour, elle est la communion avec Dieu et tous les êtres ; qu’on me mène donc devant Sa Majesté le Padischah.

Le sultan fut informé que Nasr’eddine affirmait n’avoir rien dit qui ne fût parfaitement orthodoxe, et qu’il demandait à être entendu par lui.

— Cela, dit-il, ne se saurait accorder, car si je recevais tous les hodjas accusés d’hérésie, ne s’en trouverait-il pas quelqu’un pour m’assassiner ? Or, j’ai tout organisé dans mon empire pour n’être pas assassiné. Je ne m’inquiète ni de finances, ni d’administration publique, ni de justice, ni de conquête, ni même de la défense de l’État. Je ne m’occupe que de n’être pas assassiné, et c’est déjà une tâche très ardue. Je ne saurais y renoncer pour écouter cet homme-là. Mais qu’on le mène au ministre de ma septième police.


Nasr’eddine fut donc conduit devant Haydar-pacha, ministre de la septième police, et chargé des enquêtes sur les crimes d’hérésie avant que les oulémas en décidassent.

— Est-il vrai, hodja, que tu as adoré une image ? interrogea Haydar.

— Moi ? fit Nasr’eddine. Altesse, j’ai vu une image sur une pierre, et j’ai dit qu’elle était belle. J’ai vu un sein sculpté dans un morceau de marbre, et j’ai pensé à un beau fruit, au gonflement d’une voile sous le vent de la mer ; j’ai vu un bras de femme, et je l’ai admiré comme tu l’eusses admiré. Mais je n’ai pas adoré cette image.

— Cependant, continua le ministre, quand on t’a dit que la représentation des formes humaines était interdite par le Livre, tu as répondu qu’on avait déjà introduit tant de modifications au Coran qu’il se pourrait bien qu’on changeât aussi cette chose-là ?

— C’est là le point, dit Nasr’eddine tout joyeux. En vérité, tu as répété mes paroles mêmes. Et ne vois-tu pas, Altesse, que j’ai raison ?

— Comment croirais-je que tu as raison ? fit Haydar indigné. Tu es possédé du Cheïtan ! Appartiens-tu par hasard à la secte des Bektachis, ces fous impurs qui boivent du vin comme des infidèles, et professent qu’il n’est pas plus sot de croire que Dieu est une Trinité qu’une Unité, attendu qu’il n’est peut-être ni l’un ni l’autre ? Tout bon musulman sait qu’on ne peut rien changer, qu’on n’a jamais rien changé au Coran, tel qu’il fut dicté par Allah au Prophète, — qu’il soit exalté !

— Je vais te prouver le contraire, dit Nasr’eddine. Quelle peine porte le Coran contre les voleurs ?

— La première fois, cita le ministre de la septième police, ils auront le poing gauche coupé. Et en cas de récidive, le poing droit.

— Et tu sais bien, Altesse, n’est-ce pas, qu’on a changé tout cela ? poursuivit Nasr’eddine.

— Que veux-tu dire ? demanda le ministre.

— Est-ce que tu connais un seul pacha, Altesse, un seul préfet, un seul sous-préfet, un seul ministre, un seul grand-vizir qui soit manchot ? Ils ont leurs deux bras, Altesse, et tu as tes deux bras. Et tu ne me feras pas croire que vous ne volez point. Tu vois bien qu’on a changé quelque chose au Coran !


Le grand vizir venait justement d’instituer, à son bénéfice, une taxe secrète de trois métalliques par livre de viande vendue chez les bouchers de Constantinople. Craignant que Nasr’eddine et ses deux complices supposés n’en eussent appris quelque chose, en apparence par mesure d’indulgence, mais en réalité pour qu’il ne comparût point devant les oulémas, auxquels le hodja aurait pu ébruiter l’affaire, Haydar fit élargir celui-ci, lui interdisant toutefois de quitter Constantinople avant la fin de l’enquête, qu’il comptait bien faire durer plusieurs années, jusqu’à la mort, s’il le fallait, du Padischah.

Pour Khaliss et Akif, hamals du marché, il leur permit de retourner à Brousse. Revenus dans leur demeure, les deux portefaix instituèrent un culte domestique en faveur de la pierre plate, obscurément sculptée, vu qu’elle avait été la plus forte, et les avait fait sortir de prison.

X
COMMENT NASR’EDDINE USA DE LA DEMI-LIBERTÉ QU’ON LUI LAISSAIT À CONSTANTINOPLE ET DE L’INOUBLIABLE HISTOIRE DU KHALIFE ET DU CORDONNIER

… Haydar, ministre de la septième police, avait fait mettre Nasr’eddine en liberté, lui interdisant toutefois de quitter Constantinople avant la fin de l’enquête, qu’il comptait bien faire durer plusieurs années, jusqu’à la mort, s’il le fallait, du Padischah.

— Et ce n’est pas tout, hodja, ajouta-t-il. Ma bienveillance veut que ce séjour loin de ta patrie ne soit point trop pénible à ton cœur : souviens-toi que le vendredi, au coucher du soleil, les portes de ma demeure te seront ouvertes : car j’aime ta conversation. Par Allah, oui, en vérité, il m’est apparu que tes paroles étaient souvent d’un grand sage.

Il ne mentait point autant qu’on le pourrait supposer. Outre qu’il jugeait à propos de garder l’œil sur Nasr’eddine, et qu’il l’imaginait assez naïf pour rapporter parfois jusqu’à ses oreilles, sans y voir de mal, les propos qu’il entendrait dans la ville, bien qu’il lui eût fait donner tant de coups de marteau sur les doigts il s’était pris d’affection pour le hodja. Car Haydar était un vrai Turc ; encore qu’il fît profession d’espionnage, qu’il occupât le plus haut rang dans l’espionnage de Sa Majesté, qu’il lui parût naturel d’espionner, d’emprisonner, de pendre et de faire administrer des coups de marteau dans l’intérêt de Sa Majesté, puisque ces choses sont indispensables au bon gouvernement d’un État, et lui valaient d’agréables revenus, cependant il avait de la bonhomie ; il aimait sincèrement la conversation.

— Entendre, c’est obéir, avait répondu Nasr’eddine.

— Et ne t’inquiète point des moyens de pourvoir à ton existence, poursuivit Haydar. A ma recommandation, le prieur d’un monastère, à Stamboul, te donnera une natte pour dormir, ainsi que la nourriture ; et par ailleurs, tu le sais, hodja, les musulmans sont aumôniers.

Le prieur du monastère, où l’on arrive par de petites rues que souvent ombragent des vignes en berceau, était un grand saint. Depuis quarante ans il vivait dans la même cellule, sans jamais en sortir, méditant sur la gloire et les attributs d’Allah : une cellule de dix pieds carrés, sans autres meubles qu’une écuelle, une natte, un tapis de prière, un foyer où Nasr’eddine n’aperçut que des cendres, froides depuis quarante ans. Nasr’eddine fut ému, mais attristé. Ce n’était pas ainsi qu’il concevait la Foi.

— La beauté des choses n’est-elle pas aussi une prière ? fit-il. Ne méditerais-tu pas mieux devant la Corne d’Or, les collines de Scutari, l’eau amère et remuante qui toujours a l’air d’être en vie ?

— Pourquoi faire ? répondit le prieur, de la voix patiente que prend un maître avec un enfant qui ne comprend pas. Regarde cette cendre, dans le foyer ? Allah y est, puisqu’il est partout : je regarde cette cendre… Nasr’eddine, il faut écouter la parole : « Ne t’appuie pas à l’arbre, car il séchera ; ne t’appuie pas au mur, car il croulera ; ne t’appuie pas à l’homme, car il mourra ! »

Mais cette austérité glaçait Nasr’eddine. Son cœur ne pouvait s’y accoutumer. Tous les matins il allait se prosterner devant le prieur, et faisait avec lui la première prière ; puis il sortait pour aller mendier quelques métalliques à la porte des musulmans riches et pieux.


… Sur le pont de Galata, tout le monde y passe… Il est hideux, bossu, tortu, odieux aux pieds, insupportable aux navires, qui sans cesse le heurtent, et qui s’y blessent. Mais pour aller à Stamboul, ou en revenir, c’est presque la seule voie, le vieux pont du Phanaraki tombant en pourriture. Celui-ci ne vaut guère mieux. Ce n’est point toutefois qu’il soit très ancien, mais déjà il a l’air d’une chose qui n’en peut plus. De chaque côté, des pontons le bordent, tout hérissés d’échoppes, de boutiques, de maisonnettes. Le pont de Galata est un village, un faubourg de l’énorme ville ; il a ses mœurs, ses lois, ses indigènes, mendiants, petits commerçants et marins, sa race de chiens, qui n’est pas la même que celle des autres quartiers de Constantinople ; et presque tous les habitants de ces quartiers le doivent traverser au moins deux fois par jour.

Des aveugles lèvent vers le ciel des yeux qui ne voient pas. Des infirmes étalent leurs plaies. Des bateleurs font danser des ours et des singes. Des fonctionnaires en redingote, coiffés du fez, des fantassins en guenilles, quelques Arméniennes à demi voilées, des Turques, paquets noirs sous le tcharchaf, s’en vont, se croisent, se choquent par milliers à la fois. Piétinement de chevaux : cinquante houzards repoussent cette foule grouillante sur les trottoirs qui craquent ; leurs grandes lattes d’acier battent le ventre des chevaux, leurs petits yeux plissés de Mongols sont braves et durs sous les talpaks. Ah ! ils ne vont pourtant ni vers des champs de bataille, ni même à des carrousels ou des manœuvres. Voici derrière eux le carrosse fermé d’une sultane. Ils la conduisent à la mosquée. Ces guerriers doublent les eunuques.

Le cortège a passé. Cris encore derrière lui. Ce sont vingt portefaix, des hamals gigantesques et musculeux. Chacun a sur le dos une pierre énorme qui devrait l’écraser et qu’il porte à quelque édifice en construction. La pierre est appuyée à une espèce de bât rembourré de chanvre, doublé de cuir ; ils marchent à petits, tout petits pas, courbés en deux, la figure à la hauteur des genoux, le cou gonflé, les reins saillants ; on ne dirait plus des hommes, mais une caravane de bêtes monstrueuses, d’animaux tripèdes. De chaque côté, c’est la mer couverte de bateaux sans nombre, steamers d’acier, tout fumants, cuirassés turcs en ruine, rouillés, dégradés, chancelants, remorqueurs poussifs et ventrus ; et des caïques, et des balancelles, et des tartanes, des voiles et des cheminées, des mâts et des chaudières, des vergues qui font des gestes comme pour prier, — et puis l’eau, sous toutes ces choses qui dorment ou remuent, l’eau tremblotante et vive, comme un émail bleu qui se mettrait à fondre.


En face, c’est Stamboul qui escalade ses collines.

Il est des matins où une brume légère, pâle, mouvante, claire, lumineuse, comme faite de gouttelettes d’argent vaporisées, s’exhale du Bosphore et de la Corne d’Or. Alors on n’aperçoit plus rien qu’un jardin vert suspendu dans le ciel devant un palais prestigieux, et des mosquées dont les fondations reposent dans les nues : assomption miraculeuse, impossibilité dont les yeux s’enchantent. Il est des midis où l’air est si pur que toutes les pierres, les dalles, les ruines, les verdures, les citernes et les rues, amoncelées, diverses dans leurs nuances et mariées par une grâce mystérieuse, pressées et pourtant distinctes, sont comme une mosaïque qui n’en finirait pas, envahirait tout l’horizon. Il est des soirs où le soleil s’exalte tellement, avant de mourir, que les minarets sont tout pénétrés de lumière et qu’ils ont l’air de bougies roses transparentes, éclairées à l’intérieur par la flamme qui brûle au-dessus.

Quand on pénètre dans cette immensité, on ne sait plus. Est-ce une cité de temples ou de palais, ou bien un village démesuré qui tombe en poussière et en pourriture ?

C’est comme si une femme, rentrant d’un bal de cour, avait laissé tomber ses joyaux dans la boue. On ne démolit jamais rien : non ! Seulement on ne fait pas attention si ça tombe. Voici un troupeau d’oies qui traverse l’hippodrome des empereurs byzantins et s’assemble autour du podion. Voilà un vieux platane sur lequel la foudre est tombée. Il y a des années qu’il est mort, mais son tronc n’est pas tout à fait effondré. Alors les bons Turcs y ont accroché une boîte aux lettres.

Tant de bonhomie et d’insouciance, tant de traits de bonté, et pourtant toujours cette espèce d’inquiétude qui vous étreint le cœur, un ennui vague et douloureux semblable à ceux de l’adolescence… Il faut longtemps pour en découvrir la cause ; mais un jour on s’aperçoit que cette foule qui vous heurte est toujours virile. Pas une femme dans les rues, pas un visage de femme. Ce sont des hommes dont le courant toujours rude et brutal vous entraîne et vous froisse. Alors on comprend brusquement pourquoi ce Constantinople magnifique, énorme, bruyant, joyeux, si pacifique d’abord en apparence, donne à la longue une impression formidable et inhumaine.


Le hodja la subissait sans tout à fait s’en rendre compte. Il avait le cœur un peu serré. Il préférait encore, plutôt que d’errer dans les rues de Stamboul, gagner le vendredi la demeure de Haydar-pacha, mais surtout aller rejoindre, dès qu’il sentait quelques métalliques noués dans un coin de son caftan, les amis qu’il s’était fait au kiosque d’Abdul-Medjib, près du tombeau de Schahzadè. Un rêve d’amour humain du moins y plane encore.

Sultan Soliman fit tuer son fils pour avoir aimé Roxelane. Puis, plein de remords, il lui éleva ce turbé : et c’est comme une volière où à la place d’oiseaux il n’y aurait qu’une tombe et peut-être l’ombre misérable et légère de cet enfant qui avait aimé. Cette cage charmante n’a pas six mètres de large : il faut si peu de place au fantôme d’un adolescent dont tout l’univers, tant qu’il vécut, fut un lit désiré, un jardin, quelques beaux vêtements, et ses armes ! Ainsi sa dernière demeure est élégante, noble, un peu puérile et toute petite, comme l’existence même que son destin lui fit. Avec un peu de terre cuite couverte d’émaux, on a élevé au-dessus de son corps périmé quelque chose de si durable et pourtant de si fragile que le sentiment vous vient à la fois de l’éternité de la mort et de la beauté délicate et passagère des mortels. Ce sont sur les murailles des rosaces bleues cerclées de blanc, puis des feuillages dont on ne voit presque plus que ce sont des feuillages, harmonieux, transformés — sur un fond vert pomme pâle, le vert d’une pomme ayant mûri à l’ombre. Voilà ce qui éclaire les parois entre les fenêtres, et ces fenêtres mêmes, carrées, sont surmontées du dessin de l’ogive orientale tracée par de minces ornements blancs et verts sur fond bleu. C’est comme si le mort vivait toujours au milieu de ses robes d’apparat et de ses tapis, suspendus et ressuscités dans une matière moins destructible.

Au dehors, il y a une espèce de vieux jardin empreint de l’habituelle et délicieuse incurie turque. Sous une espèce d’auvent ajouré, dont les colonnettes ne sont pas plus épaisses que les ceps d’une jeune vigne, contre la porte du tombeau, est ménagée tout juste la place d’une sorte de sofa de pierre ; et c’est là que l’iman gardien passe les bonnes heures du jour. Il élève des poules qui caquettent ; au delà des grilles, les marchands de pastèques offrent leur marchandise que personne jamais n’a l’air d’acheter ; et lui, placidement accroupi, veille sans y penser sur ce petit tas de poussière, qui fut une forme aimante et malheureuse.

Le kiosque d’Abdul-Medjib, qui vend du café, est là tout près, sur la petite place, où vaguent les poules. Il y a des gens qui viennent et qu’on ne revoit pas ; alors on ne parle que de choses indifférentes. Il y vient aussi des espions, comme partout : alors on se tait. Mais enfin il est des heures où les seuls habitués se retrouvent ensemble. Nasr’eddine a appris à les bien connaître. Il est sûr que celui qui vient le plus souvent est un marchand de marée : il apporte avec lui une odeur d’algues et de poisson frais, et l’on distingue parfois des écailles d’argent sur son vieux Caftan de drap brun.

Il doit y avoir aussi un confiseur, car le tablier de cuir de celui-là est tout empesé de sucre fondu ; et des officiers aux tuniques très râpées, et des Turcs presque riches : leurs stamboulines sont très propres, leurs babouches fines, et leur fez, de première qualité, est toujours repassé de frais. Nasr’eddine suppose que ce sont des propriétaires du quartier. Mais il ne s’occupe pas beaucoup d’eux, il a trop à faire déjà de retenir dans sa mémoire les paroles de celui qui parle et de fixer ses traits qui sont si fins et si mobiles, ses gestes si vifs et pourtant si contenus. Il éprouve à le voir le même plaisir que dans son enfance à regarder les grandes personnes quand elles parlaient de choses qu’il ne comprenait pas, avec des mots inconnus, mais où se devinaient de la gaieté, de l’ardeur ou de l’amour.

Lui, ce conteur, il est capitaine d’infanterie. Il porte un dolman bleu dont les boutons de cuivre ne sont pas très bien astiqués, et aux manches les espèces de chevrons qui sont dans l’armée turque l’insigne des grades. Le hodja ignore s’il est vraiment à la tête d’une compagnie : on le voit au café presque tous les jours depuis le midi jusqu’au soir ; et à demeurer assis de la sorte sur ses jambes croisées, durant de longues heures, il a pris vraiment un peu plus de ventre qu’il ne sied à un guerrier. Quand il ne parle pas, sa bonne figure ronde paraît toute terne et bien niaise ; mais s’il ouvre la bouche, le coin de ses lèvres a mille petits plis qui ne sont jamais les mêmes et disent des choses différentes ; ses petits yeux noirs éclatent tout à coup de malignité comme ceux d’un vieux corbeau, et il fait avec ses doigts, ses paumes levées, renversées, dressées, des signes qui sont un langage. Il y a aussi, parmi les auditeurs, un Grec et un Arménien. Ils l’écoutent en s’émerveillant, car ils savent au fond, bien qu’ils se refusent à l’avouer, qu’il n’est que les Turcs dans ce pays d’Orient pour avoir de l’esprit. Les Grecs ont la logique du discours, les Arméniens la science du calcul et des affaires ; mais ils ne savent ce que c’est que de changer les mots en images, d’en prolonger le sens par la manière dont on les place, d’en faire des symboles vivants au lieu de signes usés. Mais peut-être dédaignent-ils cet art en même temps qu’ils en jouissent ; et ils ont alors ce plaisir de riche : de mépriser tout en s’amusant.

Parfois on voyait s’arrêter des touristes européens venus pour visiter le turbé. Il y avait des Anglais et des Anglaises, qui regardaient fort pieusement tout ce que le guide ordonne de regarder. Il y avait des Allemands, généralement habillés de vert et portant derrière leur chapeau un petit blaireau tout en poils, pareil à celui dont usent les barbiers dans leur boutique : ils prenaient des airs de seigneurs, et se faisaient donner des chaises, mais consultaient un petit livre rouge, fiers d’être bien sûrs de ne point payer leur café plus cher que le prix. Il y avait aussi des Français.

Ceux-là s’efforçaient d’éprouver des impressions littéraires, d’après les meilleurs auteurs ; et, rêvant de s’infuser une âme turque, tentaient de boire leur tasse accroupis à l’orientale, les pieds sous leurs fesses ; mais, le temps d’un cri, oubliant leur littérature, ils recommençaient de parler entre eux de leurs souvenirs parisiens, et bientôt ressentaient dans les cuisses des crampes douloureuses. Alors ils se remettaient debout, en souriant d’un air contraint ; puis, par esprit de sociabilité, autant que pour la littérature, essayaient de dire à ces Turcs des choses polies, principalement au capitaine Réchad, qui entend quelques mots de leur langue. Il y avait souvent des dames, et celui qui prétendait leur parler avec le plus d’assurance concluait ordinairement, comme on se levait :

— Ils vivent encore comme au temps des Mille et une Nuits !

— Machallah ! comme au temps des Mille et une Nuits ! dit Réchad, traduisant encore une fois cette phrase à ceux qui lui demandaient : « Qu’est-ce qu’il a dit, ô Réchad, qu’est-ce qu’il a dit ? » Il n’y a plus de Mille et une Nuits aussitôt que ces chiens viennent chez nous, il n’y saurait demeurer odeur des Mille et une Nuits, pas plus que de crocodiles dans les rivières où ils font passer leurs bateaux à vapeur ! Et c’est ce qu’on a bien vu, dans le pays qui est de l’autre côté de la mer et qui pourtant n’est point encore tout à fait à eux.

— Nous savons, ô Réchad, avança Nasr’eddine, que tes histoires sont véridiques et merveilleuses.

— Écoutez donc, ô vous tous ! fit Réchad.


Au-dessus de sa tête, au-dessus de la tête du hodja et des autres écoutants, une cigogne avait l’air d’écouter aussi.

HISTOIRE ÉDIFIANTE DU KHALIFE ET DU CORDONNIER

… Sachez d’abord qu’il est un pays que, de même que celui-ci, les infidèles n’ont encore tout à fait pris aux vrais croyants, et le souverain qu’Allah lui a donné, je l’appellerai un khalife, pour que vous ne le reconnaissiez point, et que je puisse conter ce conte véritable avec plus de liberté. Toutefois ces infidèles, étant insatiables, y sont entrés sous prétexte de nous prêter de l’argent, et nous avons mangé l’argent, et ils ont envoyé des soldats pour réclamer l’argent, et nous n’avons pas mangé les soldats, mais ces soldats nous ont un peu battus ; et alors, derrière les soldats, il est venu un résident, un homme sans barbe, avec une figure très propre, comme s’il se faisait raser tous les quarts d’heure, et toutes les fois qu’il dit : « Je veux ! » le khalife soupire : « Il n’y a pas d’inconvénients, j’ordonne ! » Et on appelle ça un protectorat.

Et pendant que les musulmans multiplient les prières, les infidèles multiplient les chemins de fer ; et quand ils partent en guerre, ils nous disent : « Paye donc, mon cher ! » Et quand nous disons : « C’est cher ! » ils répondent : « C’est votre affaire ! » Et ainsi les Roumis prospèrent, quand pour nous la vie est amère.

Il y avait toutefois un Roumi qui ne prospérait point, parce que, jusqu’à ce jour, la prospérité n’avait pas été écrite pour lui au registre où tout est écrit ; et, selon les gens, c’était un cordonnier qui se nommait Martin, venu d’une ville d’où partent beaucoup de navires, et qu’ils appellent Marseille. Tant d’heures et tant d’heures, il travaillait dans son échoppe de la rue Bab-Azoun ! Il martelait avec son marteau, il aiguillait avec son aiguille, il poissait avec sa poix ; mais il avait autour de lui plus de vieux souliers que d’escarpins neufs, et bien souvent on n’eût trouvé dans ses poches ni medjidiehs d’argent fin, ni livres d’or d’Égypte, ni boukoufas de bon poids, ni même une mauvaise piastre de quatre sous, ni argent, je dis, ni odeur d’argent ; et pour de l’or, il n’en voyait que dans les cheveux de sa femme.

Car lorsqu’il plongeait son front dans la chevelure de cette favorisée du ciel, ouallahi ! c’était comme s’il se promenait dans une mine d’or ; et la face de cette créature divine était comme la lune à son quatorzième jour, et ses deux mains comme des lis, et ses seins comme deux coupoles de marbre blanc terminées par des pointes de cuivre rouge, et tout son corps comme un océan de désirs. Et quand il avait pris sa joie avec elle, la nuit, après avoir mangé du pain et des oignons, il laissait aller sa tête près de cette tête lumineuse, et il se disait : « Où est ma chance, où est ma chance ? Il faut que je trouve ma chance pour que je vête, pour que j’honore, pour que je couronne de diamants une femme qui mérite des diamants, pour que je rende lisses et pures ses mains qui viennent de récurer un chaudron ! » Il s’endormait en y pensant, il y pensait encore le matin, à son réveil, il inventait mille moyens d’amasser une grosse somme d’argent, car c’était un homme d’esprit très actif, comme la plupart de ceux qui tirent l’alène : et il ne trouvait rien, car, ainsi que le dit un proverbe très sage : « Pour faire de l’or, il faut beaucoup d’argent. »

Mais Allah fait ce qu’il veut, Allah est tout-puissant. Il avait décidé, dès le jour de la création du monde, qu’un âne mâle se prendrait d’une fantaisie scandaleuse pour une ânesse, non loin de la boutique du cordonnier, juste un jour où le khalife passait par la rue Bab-Azoun, avec tout son cortège, le khalife dans sa belle voiture incarnadine et or, son vizir Osman-ben-Hakem et sa suite d’Anglais coiffés du fez des croyants — maudits soient ces réprouvés ! — C’était une belle ânesse et un bien plus bel âne. L’ânesse s’ébrouait entre ses deux couffins très lourds, l’âne marchait sur deux pieds seulement, comme un seigneur très fier, en chantant d’une fort belle voix ; et les marchands de poissons frits, les femmes qui cuisent les galettes de mil, l’homme qui danse en tenant un bâton en équilibre sur son derrière, tous ceux qui vivent dans la rue, vendent, mangent, boivent, dorment, rient, pleurent, meurent dans la rue, béaient, criaient, s’attroupaient, devant cet âne et cette ânesse possédés du diable.

Voilà pourquoi la cordonnière sortit de la boutique du cordonnier, et le khalife vit la cordonnière.

Une rose blanche teintée de rose et un insecte vert qui lui mange le cœur : tel chacun de ses yeux dans sa face vermeille, ô hodja ! Et tu connais aussi, d’après ce que j’ai entendu de tes malheurs, les statues que les Grecs incirconcis ont taillées dans un marbre un peu rose ; ils y mettaient des yeux d’émeraude, et quand on les tire des ruines, elles ont l’air encore pâmées mais déjà tristes, comme si on venait de faire fuir le genni qui depuis des siècles jouissait de leur corps dans la solitude. Telle apparut la cordonnière, et le khalife fut ému à la limite de l’émotion, et son cœur s’agita dans sa poitrine comme un cygne tumultueux qui va s’envoler :


Tu es venue de bien loin pour éclairer cet empire, ô étrangère, et ta beauté illustre ta robe pauvre comme le soleil change un tourbillon de sable en une tour de diamants.

Et je ne te connaissais pas avant cette heure, et je te connais maintenant comme si tu avais dormi, enfant, avec moi, dans le même berceau. Ma vie est ta vie ! Est-ce qu’il y a d’autres femmes au monde ? Je ne le sais plus ! Je te préfère !

Sont-ce des grêlons tombés du ciel, ou bien tes dents ? L’horizon tout entier du couchant, ou ta chevelure ? Il n’est plus que toi, il n’est plus que toi !

J’ai connu des Hindoues, que je croyais les plus belles de la terre, et leurs deux hanches s’élargissaient, harmonieuses, comme les cornes d’un oryx. Mais je t’aime mieux, toi claire et pâle, avec ta croupe plus droite, et la fierté de tes bras blancs.


Tels sont les vers que le khalife improvisa pour célébrer son grand amour, et ils demeureront à jamais, si Allah le veut ! Mais si le khalife vit la cordonnière, la cordonnière vit très mal le khalife, parce que l’âne l’intéressait davantage.


— Je ferai venir cet artisan, dit le khalife au vizir Osman-ben-Hakem, et je lui donnerai la somme qu’il voudra pour divorcer.

— O ! khalife, répondit le vizir, tu n’achèteras pas cette femme à son époux. Elle te coûterait trop cher !

— Elle me coûterait, dit le khalife, mille livres turques.

— Elle te coûterait ton empire !

Et comme le khalife ne comprenait pas encore, il continua :

— Elle te coûterait ton empire, à cause des Anglais. Ils ont lu, dans un livre qu’ils nomment la Bible, que le grand Daoud, père du grand Soliman, lui-même fut blâmable pour avoir fait à peu de chose près ce que tu veux faire, à la femme d’Ouriah, capitaine des gardes. Ils ont inventé une vertu qui n’est pas notre vertu, qui n’est la vertu d’aucun autre peuple : et c’est qu’il ne faut jamais être amoureux de telle sorte qu’il en soit parlé dans les journaux.

Alors, le nez du khalife fut gonflé par la colère noire, et il cria :

— Si tu ne fais pas en sorte que cette femme entre dans mon palais, sans que je perde mon empire, je te ferai accuser par les Roumis d’un crime qu’ils ne pardonnent jamais, et qu’ils appellent le patriotisme ! Et ils t’enverront à Koweït, où tu mourras sous les moustiques et les puces !

— Entendre, c’est obéir, dit Osman.

Mais il ne savait comment obéir, et son âme était secouée de crainte dans sa chair comme un arbre qu’on déracine. C’est pourquoi il rentra chez lui avec un front obscur et dit à sa femme Aneïsa :

— Hâtons-nous de vendre en cachette tout ce que nous possédons, et de l’envoyer à Théotokopoulo, Grec d’Athènes et marchand d’argent. Car la disgrâce est sur moi et il nous faut prendre la fuite, sinon je serai transporté sur un navire à Koweït, où je mourrai sous les moustiques et les puces.

— O mon maître, dit Aneïsa, mange d’abord ces confitures de roses, que j’ai préparées moi-même, ces boulettes de chair d’agneau et ces excellents kébabs ; et ensuite, je t’écouterai, si tu daignes te confier à ta servante.

Et lorsqu’il eut bu et mangé, il parla, et sa femme lui donna un conseil d’entre les conseils.


C’est sur ce conseil que, le lendemain, le vizir alla, en grande pompe, vers la rue Bab-Azoun, et dix-huit de ses officiers et de ses serviteurs le suivaient, et tous étaient à cheval, sur des chevaux qui bondissaient comme des faons. Et le peuple disait : « Où va-t-il, cet Osman, lumière du khalife ? » Tous furent bien étonnés quand ils virent qu’il descendait devant la boutique du cordonnier.

— Cordonnier, dit le vizir, cordonnier, mes bottes me font mal. Or çà, donne-moi une paire de bottes, et dépêche, dépêche, dépêche !…

Le pauvre homme essuyait ses mains toutes noircies sur son tablier vert. Quelles chaussures, quelles chaussures étaient dans sa pauvre échoppe dignes d’un si grand seigneur ! Il ne savait pas, mais Allah est plus savant. Et sa bénédiction lui inspira de demander à sa femme les bottes qu’un seigneur français n’était jamais venu chercher, faute d’argent.

Et sa femme chaussa les bottes au vizir en appuyant le pied de ce personnage exalté sur son propre genou rond. Son cœur battait un peu vite, elle ne songeait pas à sa beauté. Elle se disait : « Elles n’iront pas, elles n’iront pas ! »

Mais le vizir cria, d’un air émerveillé :

— Ah ! quelles bottes, quelles bottes, quelles bottes !

Et tous ses serviteurs et ses officiers répétèrent autour de lui :

— Ah ! quelles bottes ! Ah ! quelles bottes !

L’un disait : « Elles ne sont pas sottes ! » Un autre : « Si belles, au bas d’une culotte ! » Un autre : « Trop belles pour fouler la crotte ! » Un autre : « Chausse-les vite, après ça, trotte, trotte et trotte ! » Et tous reprenaient en chœur :

— Ah ! quelles bottes ! quelles bottes ! quelles bottes !

Le vizir jeta cinq livres turques sur l’établi, cinq livres ! Puis il sortit, et le cordonnier lui mit cette botte, cette chère botte, dans l’étrier d’acier, tandis que tous autour de lui, remontaient sur leurs chevaux pareils à des faons. Les gens stupéfaits disaient :

— Son Excellence le vizir habille ses pieds sacrés chez notre ami Martin. Martin est grand ! Il paraît que Martin travaille le cuir comme un artiste. Ouallahi ! On apprend tous les jours !

A compter de ce moment, l’échoppe devint le rendez-vous du beau monde, et le cordonnier était heureux, sans désirer davantage, de voir quelques écus blancs s’empiler au fond d’un coffre. Mais il vit arriver certain jour un capitaine de police.

— Cordonnier, dit le capitaine de police d’une voix tonnante, cordonnier ! Est-ce toi qui as fourni une paire de bottes à Son Excellence le vizir ?

Alors, l’âme du cordonnier fut saisie d’épouvante, parce qu’il pensait, comme beaucoup d’autres personnes, que les gens de police ne se dérangent jamais pour le bien des pauvres.

— Oui, dit-il en tremblant.

— Ah ! c’est toi ! Ah ! c’est toi ! Eh bien, Son Altesse le khalife — la bénédiction sur lui ! — te mande en sa présence. Allons, dépêche !

Alors, le cordonnier jeta un regard sur son tablier sale et ses mains noires et dit :

— O noble capitaine de police, je ne suis pas en état de me présenter devant un si grand prince. Laisse-moi au moins changer de vêtements. Considère l’indignité de ceux-ci.

— Ça ne fait rien, viens comme ça, viens comme ça !


… Quand le cordonnier se trouva devant le khalife, il tremblait de tous ses membres, et, après s’être incliné très bas, il attendit sa destinée dans la terreur.

— Est-ce bien toi, dit le khalife, qui as fait des bottes à Osman-ben-Hakem, mon serviteur que voici ?

— Hélas ! répondit-il, c’est moi-même !

— Ah ! quelles bottes ! Ah ! quelles bottes ! dit le khalife. O prince des cordonniers, poète de la chaussure, roi du cuir, empereur des semelles ! Et comment as-tu osé vêtir les viles extrémités de mes sujets sans offrir d’abord les prémices de ton génie à mes pieds augustes ? Je veux douze paires de bottes. Dépêche, dépêche !

Alors, le cordonnier, émerveillé à la limite de l’émerveillement, se pencha vers les pieds augustes ; et il s’agenouilla, et il calcula, et il prit mesure avec sa mesure, et il écrivit avec son calame, que les Roumis appellent un crayon.

— Quelle grâce ! quelle grâce ! dit le khalife. Quelle douceur dans les mains, quelle rapidité dans la cogitation, quelle prestesse dans les mouvements ! En vérité, tu as excellé. O maître des maîtres, sultan du maroquin, empereur du veau et de la chèvre, tireur d’alène incomparable, ferais-tu bien des souliers pour mes dix mille soldats, mon armée entière, invincible et déguenillée ?

— Il faut du cuir, Altesse, il faut du cuir, bredouilla le pauvre cordonnier, il faut acheter des milliers de livres de cuir, et ton serviteur ne possède que quelques misérables piastres.

— N’est-ce que cela ! dit le khalife. Qu’on lui compte trente mille livres d’or, qu’on lui prête les ouvriers de nos arsenaux, qu’on lui donne le palais de notre ancien vizir Abdallah-ben-Ismaïl, que nous mîmes en prison pour faire plaisir aux Anglais, nos nobles amis. Et nous le nommons pacha, afin qu’on tremble et qu’on obéisse !

Et le cordonnier, devenu Martin-pacha, s’exclama de toute son âme :

— Vraiment, vraiment, c’est comme dans les Mille et une Nuits !

Et le vizir répondit :

— Inchallah ! C’est ce qu’a voulu le khalife notre maître, qui égale Haroun-al-Raschid.


Voilà comment le cordonnier fut métamorphosé à la minute en un seigneur pacha, fournisseur des armées de Son Altesse le khalife, riche, glorieux, égal des premiers parmi les premiers. Et la femme du cordonnier devint la plus belle dame d’entre les belles dames, et son extérieur devint digne de son intérieur, j’entends son corps miraculeux, et elle fut invitée au prochain bal de la cour, avec son mari, fournisseur opulent, pacha magnifique. Et c’était ce que Son Altesse le khalife, conseillé par le vizir Osman-ben-Hakem, avait voulu, dans l’astuce de sa générosité, allumée par le feu de ses désirs.

Ainsi arriva, au bal de la cour, l’épouse délectable du cordonnier, vêtue d’une robe de soie lamée d’or, montrant sa gorge, la fausse impudique ! sa gorge où frémissaient deux colombes vivantes ; et les perles de son collier avaient l’air d’éclairer son cou, comme les lampes mystérieuses que les chrétiens savent allumer éclairent, la nuit, les pierres des routes en les rendant blondes.

Or, le khalife, après qu’elle lui eut été présentée, ayant décidé que le moment était venu d’accomplir ce qu’il avait souhaité d’accomplir, l’emmena dans une chambre où tout était préparé pour ses desseins, car il était seul avec elle, et la lumière était mystérieuse, et la fraîcheur insidieuse, et la musique voluptueuse, et la couche très moelleuse. Et, ne contenant plus les mouvements de son cœur et de ses mains, il enlaça très ardemment le col de la divine cordonnière, en disant :

— J’ai donné tout ce que je pouvais donner pour t’avoir, ô miraculeuse, et ce que j’ai donné ne vaut un ongle de tes orteils.

Un seul pas de tes pieds, sous ta robe souple, me brûle, me brûle ! Mais ton corps est toute la mer, et que je m’y noie enfin pour me rafraîchir !

Mais elle se dégagea avec un grand cri, car les femmes de Roumis prétendent quelquefois se garder elles-mêmes, quand leurs époux ne les gardent pas, ce qui est plus incompréhensible que tout ce qui est incompréhensible, et plus bête que tout ce qui est bête ; et elle s’enfuit, les cheveux déliés sur ses épaules nues, jusque dans la salle où était son mari, Martin-pacha, cordonnier magnifique.

Et le cordonnier vit sa chance, telle que la lui offrait le Rétributeur, et s’écria :

— Ah ! c’est comme ça ! Ah ! c’est comme ça ! Et tu veux faire à ma femme, ô khalife, ce que fit le grand Daoud à la femme d’Ouriah, capitaine des gardes ! Et c’est pour ça que tu m’as donné trente mille livres, et un palais, et du cuir ! Mais tu n’auras pas ma femme, et je garde les trente mille livres, je vends le cuir, je vends le palais, et je te quitte : car tu n’oseras rien dire, à cause des Anglais qui parleraient de ton histoire dans les journaux, pour que tu ne sois plus un khalife, et que tu deviennes rien du tout, dans une île de rien du tout !


— Voilà comment, ô mes amis, conclut Réchad, le cordonnier s’en retourna vers la ville que l’on nomme Marseille, avec son pachalik, ses trente mille livres d’or, l’argent de son palais, et sa femme avec qui le khalife — la bénédiction sur lui — n’avait pas eu ses joies. Et ceci vous prouve que le temps des Mille et une Nuits est passé, car, au temps des Mille et une Nuits, le cordonnier aurait été cocu.

XI
COMMENT NASR’EDDINE ÉTAIT REÇU PAR LE MINISTRE DE LA SEPTIÈME POLICE ET DE LA PRUDENCE DE SES DISCOURS

Tous les vendredis, au coucher du soleil, Nasr’eddine allait présenter ses devoirs, ainsi qu’il lui avait été commandé, au ministre de la septième police.

Le konak d’Haydar-pacha est un vieux palais de bois, peint en blanc, sur la rive européenne du Bosphore. Du côté de la mer, sa charpente ajourée lui donne l’air d’une corbeille suspendue au-dessus des eaux, qui montent presque à la hauteur de son pavé de marbre. Même au plus cuisant des chaleurs de l’été on y respire une fraîcheur voluptueuse ; et dans cette grande salle où Haydar recevait ses hôtes, et leur offrait le repas du soir, on ne voyait aucun meuble qu’une table ronde très basse, des coussins et des tapis : des tapis sur la muraille, des tapis sur de larges sofas, au pied des murailles. Le soir tombait peu à peu sur le Bosphore et sur un beau parc assez sauvage, qui sur trois côtés fait le tour du konak. C’était une heure hésitante et délicieuse où se mêlaient parfois la clarté du crépuscule et celle de la lune, pleine ou dans l’un de ses quartiers ; et l’on distinguait, dans ces lueurs changeantes, à travers les barreaux de ce palais translucide, des arbres encore verts, des kiosques, des pelouses, des fleurs, des allées tournoyantes, étroites, incrustées de petits cailloux blancs et noirs qui dessinent des palmettes et des rosaces.

Des serviteurs nombreux, qui s’agitaient en silence, finissaient par apporter les candélabres. Alors Haydar priait d’un geste ses invités, assis jusque-là autour de lui sur les sofas, de prendre place autour de la table.

Depuis longtemps on avait fait passer les confitures de roses dans un vase d’argent où chacun puise à son tour une petite cuillerée, en se servant de la même cuiller. Une fois le repas commencé, les convives se servaient eux-mêmes, allongeant la main vers le plat, tels des soldats ayant tous les mêmes droits, assis autour des marmites ; mais les mets étaient nombreux, longuement et savamment cuits, les viandes harmonieusement mariées à des légumes, aubergines et courgettes ; et l’on mangeait d’abord sans parler, saluant quand le maître de la maison, pour vous faire honneur, vous passait, de sa main droite, un morceau de choix. Telle était la généreuse hospitalité du ministre de la septième police. Pas plus qu’un scribe ne se souvient en rentrant chez lui des fastidieuses écritures qui furent sa besogne de jour, il ne se souvenait des heures qu’il avait consacrées à bâtonner, à tourmenter, à pendre. Sa figure respirait la plus sincère bienveillance, les plus douces vertus. Peut-être un jour devrait-il faire assassiner ceux qu’il recevait ; en attendant il les aimait véritablement de tout son cœur. Cela ne l’empêchait point d’avoir de la mémoire en les écoutant.

Il passait là beaucoup de gens qu’on ne revoyait point : c’est que leur intérêt était épuisé. D’autres étaient des commensaux réguliers : généralement des espions. Nasr’eddine reconnut bientôt qu’ils appartenaient à deux catégories : ceux qui recevaient une solde de Sa Majesté, et ceux au contraire qu’on invitait à titre d’amis désintéressés, dans l’espérance qu’ils révéleraient gratuitement, et sans y voir aucun mal, des choses utiles à connaître : « Par Allah, songea Nasr’eddine, voilà qui va bien ! Je ne me tairai point : cela serait discourtois. Mais je ne parlerai que de mes ennemis, ou des astres ! » Dans cette seconde catégorie il y avait des Turcs, des marchands grecs de Beyrouth et de Smyrne, et presque toutes les semaines le révérend John Feathercock, missionnaire anglican venu de sa patrie tout exprès pour évangéliser les mahométans. C’était aussi, il ne le cachait point, pour laisser à ses compatriotes le temps d’oublier que sa femme, Mrs Feathercock, n’avait point mis dans sa conduite toute la réserve qui convient à l’épouse d’un homme d’église : en fait, il n’y avait point six mois que le révérend était divorcé. C’était un homme ingénu ; rien au monde ne l’aurait persuadé qu’on pût penser autrement qu’il avait appris à penser : c’est dire qu’il ne pensait point, et s’en trouvait mieux ; nul souci de la sorte ne venait troubler l’ardeur de ses efforts évangéliques. De plus il était chaste, bien que concupiscent. Il comptait trouver chez Haydar, sans commettre le péché, des occasions de se renseigner sur des sensualités qu’il ignorait, mais dont les Orientaux ont approfondi l’art impur et mystérieux. Un jour il amena la baronne Bourcier. Celle-ci lui fut reconnaissante d’avoir bien voulu l’accompagner : M. de Saint-Ephrem, encore que très accueillant d’ordinaire aux désirs de son amie, redoutait un peu, sans l’avouer explicitement, la maison de Haydar. Il s’en excusait vis-à-vis de lui-même en se donnant pour raison qu’elle passait pour assez mal fréquentée. La vérité est que le ministre de la septième police lui avait paru d’une perspicacité importune : ceci prouve que ce jeune homme, bien que trop enclin à la littérature, n’était pas dénué de sens commun. La baronne, au contraire, se sentait dévorée de curiosité : n’était-ce point une acquisition nécessaire à ses souvenirs orientaux que d’avoir, de ses yeux, vu le chef des espions de Sa Majesté, de s’être entretenue avec lui, et de le pouvoir dire ? Elle s’était donc précipitée sur l’offre que M. Feathercock lui fit de l’introduire chez le pacha, regrettant seulement d’être aussi mal préparée à la chance qui se présentait. Nos écrivains d’Occident, surtout ceux de France, ont trop généralement négligé de traiter la psychologie de la police politique. Ses principes sont épars dans les dix-huit volumes des Archives de la Bastille, patiemment colligés par l’excellent François Ravaisson, mais la lecture en est ardue : enfin il est déplorable que Fouché n’ait point laissé de mémoires. Presque seul, Stendhal a effleuré le sujet, mais insuffisamment : du reste, cet auteur est vulgarisé, on le trouve dans toutes les mains : cela ne distinguerait point de penser comme lui. La baronne avait demandé à M. de Saint-Ephrem s’il ne pouvait lui communiquer, confidentiellement, quelques dépêches de l’ambassade sur les coutumes et errements de l’espionnage turc. Malheureusement ce jeune diplomate ici la déçut : l’ambassade dédaignait d’envisager cet aspect de la politique ottomane. Seul le consul, un homme bizarre, s’en était parfois préoccupé ; mais M. de Saint-Ephrem n’entretenait avec lui que des rapports distants et officiels ; les consuls ne sauraient être considérés comme appartenant véritablement à la carrière.

Dans les premiers moments la baronne ne reconnut point Nasr’eddine. On ne saurait s’en étonner : son apparence avait changé, il n’était plus ce misérable aux mains liées, au turban sale, au caftan déchiré, aux traits souillés par la poussière de la route. Un sarik de mousseline immaculée s’enlaçait autour de son fez. L’hirca aux manches pendantes qui remplaçait son caftan provenait, il est vrai, de la boutique d’un fripier arménien, mais ce vêtement était propre. Enfin la sérénité était revenue sur son visage, il semblait un autre homme. Et puis, comment la baronne se fût-elle attendue à le trouver en liberté, et dans ce milieu ?

La mémoire de Nasr’eddine avait de meilleures raisons d’être fidèle : la baronne était une étrangère, et telle qu’il en avait rencontré bien peu ; son souvenir était lié à celui de son infortune et de sa soif désaltérée. Il lui fit donc le salut habituel, la main sur son cœur, puis aux lèvres et au front, et la regarda attentivement, avec un bon sourire candide. Ce fut alors que la baronne se rappela : c’était lui, le prisonnier qu’on traînait sur la route de Brousse à Moudania ! Mais comment se pouvait-il faire que les zaptiés eussent lâché leur proie, quel concours de circonstances avait conduit sous le toit du grand maître de l’espionnage, où il semblait accueilli avec faveur, cet homme qu’elle avait vu traiter comme un dangereux coupable ? Elle soupçonna quelque obscure combinaison qui aurait transformé ce suspect en un discret informateur du Padischah. Cela n’amoindrit point d’ailleurs la sympathie qu’elle était prête à lui témoigner : celle-ci n’avait rien à voir avec la morale, elle n’avait pour cause que la satisfaction de s’imaginer un mystère que la baronne goûterait peut-être le plaisir de pénétrer — un mystère de politique et de police, quelque chose de délicieusement oriental !

Elle fit donc au hodja une inclination de tête délicate, bien que réservée, un salut qui ne niait point qu’il n’était pas pour elle un inconnu, et toutefois ne l’engageait pour le moment à rien. Nasr’eddine y répondit par un nouveau sourire — et voilà pour eux, jusqu’au jour qu’Allah marquerait, mais que la baronne se promit de préparer. Haydar lui offrit une tasse de café, qu’elle prit, une cigarette, qu’elle refusa, et la conversation continua.

Haydar recevait ce jour-là quelques officiers soupçonnés de penser mal à l’égard du Padischah. Le ministre, qui les tenait pour des imbéciles, leur réservait un accueil particulièrement flatteur. La plupart avaient terminé leurs études en Allemagne et se considéraient comme de grands stratèges. Sans jamais médire de Sa Majesté — car, au contraire du révérend, ils connaissaient le prix de la discrétion — ils déploraient la longue paix où le Padischah maintenait son Empire, et l’équilibre qu’il entendait garder entre les puissances d’Occident. Ils souhaitaient une alliance qui, donnant à la Turquie un appui vigoureux, lui permettrait de venger de séculaires humiliations. Enfin, ils rêvaient de guerre.

« C’est ici, pensa Nasr’eddine, le moment de parler sans me compromettre. »

— Il faut faire attention, dit-il. Par Allah ! il faut faire attention ! La guerre ne convient pas à tout le monde. Voici ce qu’il advint jadis à Souléiman-ben-Agha, qui fut, quelques générations avant moi, hodja dans la ville de Brousse.


« On dit qu’il était fort savant ; on dit qu’il avait aussi l’âme simple…

— Toi-même, Nasr’eddine ?… interrompit Haydar en souriant.

— Moi, fit Nasr’eddine, je ne suis qu’un homme plein d’imperfections et bien ignorant : ce Souléiman était un saint ! Il expliquait la loi avec tant de clarté qu’on croyait entendre le Prophète lui-même, — loué son nom ! — mais, au moment de juger, il lui arrivait de s’endormir, et il ne se réveillait que pour conter une histoire, qui n’avait rien de commun avec le sens commun ni avec la cause. Si les plaideurs alors murmuraient : « Mais le cas, ô Souléiman, tu as oublié le cas ! » il les regardait d’un air étonné, puis, décroisant les jambes pour se lever, disait : « Cela s’arrangera, cela s’arrangera. Allah est plus savant que le Prophète, cela s’arrangera ! » Lorsque cependant les plaideurs insistaient, Souléiman, hochant la tête, s’écriait enfin : « Si vous-mêmes, vous n’arrivez pas à distinguer, dans une affaire qui vous est personnelle, de quel côté est le juste, de quel côté l’injuste, comment pourrais-je le savoir, moi qui ne connais de cette affaire que ce que vous m’en avez dit ? C’est trop difficile, par Allah ! c’est trop difficile. »

» De pareils traits, qui sont nombreux dans l’histoire de sa vie, poursuivit Nasr’eddine, me paraissent de nature à démontrer que ce savant et ce grand saint était, comme je vous l’ai dit, ou bien quelque peu innocent, ou bien au contraire possédé par le Cheïtan, car le diable, vous le savez, est le Père des Déceptions, et l’aventure même que je veux vous conter me laisse dans le doute à cet égard. Mais cela est sans importance pour la conclusion que j’en veux tirer.


» Souléiman avait coutume de passer la plus grande partie des jours, sans compter les nuits, en été, sur la terrasse de sa petite maison. Il regardait la plaine, onctueuse des promesses de l’huile et du vin, noble de tant de chênes, parée de peupliers droits ; l’Olympe, trapu, pesant, élevé au-dessus de la terre comme le crâne d’un buffle au-dessus de son dos ; la ville au milieu des branchages, la ville rousse, arrondie autour de la colline, tumultueuse, exhalant l’odeur aigre et salutaire du travail et de la vie, pareille à une fourmilière dans une pelouse. Il voyait passer tous les gens de la rue : les faiseurs de sorbets, les crieurs de salep, les charbonniers noirs, les marchands de sel au panier, givrés de blanc, les marchands d’eau, menant deux grosses tonnes sur un petit mulet, les touloumbadjis, c’est-à-dire les pompiers, traînant à cinquante une pompe pas plus grande qu’un tambour. Et il songeait : « Allah ! Il faut deux tonneaux pour donner à boire aux personnes ; et pour éteindre un incendie, voilà qu’on se contente du quart ou du demi-quart ! Mais c’est logique, c’est logique ! Puisqu’une seule petite braise allume un grand feu, pourquoi faudrait-il pour éteindre ce feu plus d’eau qu’il n’en tient dans la marmite d’un pauvre homme ? Ne jugeons pas témérairement, il n’arrive que l’inévitable ! Cela est bien, puisque cela est ! »

» Il balançait la tête par approbation, et Papang, le vautour des rues, droit sur ses pattes à côté de lui, attendait une proie avec résignation, claquant du bec en mesure.

» Il contemplait les soldats vêtus de belles guenilles, les officiers en habits râpés, les gros pachas en stamboulines de soie jaune paille ou bleu clair, les garçons bouchers qui s’en allaient, suivis par les chiens maigres et les chats astucieux, leur panier plein de victuailles sur la tête. Mais un jour, juste comme l’un de ces garçons passait au-dessous de lui, Papang, le vautour des rues, se laissant tomber comme une pierre, s’abattit sur le panier, piqua du bec, crocha des griffes, et remonta vers le soleil avec un morceau de mouton, un beau morceau de mouton. Et le garçon boucher leva les poings vers l’oiseau, et il maudit l’oiseau, et il injuria l’oiseau de toutes les injures qu’on inventa pour les fils d’Adam, mais il n’attrapa point l’oiseau. Puis l’oiseau s’en alla par sa route — et voilà pour lui.

»  — Oh ! oh ! songea Souléiman-ben-Agha, voilà un animal qui est plus sage que moi !

» Et comme un autre garçon boucher passait avec un autre panier plein d’autres victuailles, à son tour il se laissa tomber, du haut du toit, sur ce panier de bénédiction, et aussi sur la tête du garçon boucher. Et le garçon boucher tomba les jambes en l’air, le panier entre les jambes ; et Souléiman tomba dans le panier avec une éclanche de mouton qu’il étreignait fortement d’une main, tandis que de l’autre il caressait la partie de ses lombes que la chute avait affectée ; et le garçon boucher, qui était un gros garçon boucher, un fort garçon boucher, un garçon boucher habitué à prendre les bœufs par les cornes et non les hommes par les sentiments, s’étant relevé assez vite, s’efforça victorieusement, les poings en avant et les pieds en mouvement, de faire comprendre à Souléiman qu’il ne savait voler d’aucune façon. Et Souléiman tâtait tantôt ses côtes, tantôt son dos, tantôt sa tête, et la foule disait, étonnée : « Pourquoi as-tu fait ça, saint homme, pourquoi as-tu fait ça ? » Alors le garçon boucher, s’arrêtant une minute, dit à son tour : « C’est vrai, saint homme, pourquoi as-tu fait ça ? »

» Mais le saint, s’étant mis sur son séant, prononça avec simplicité :

»  — Allons, allons, je vois bien que je ne suis encore qu’un vautour novice ! »


— Hodja, fit l’un des Jeunes-Turcs, officier aux armées de Sa Majesté, je ne distingue pas bien la portée de cet apologue.

— Sa signification, répondit Nasr’eddine, est pourtant assez claire. Il veut dire, ô Hazret-bey, que le métier de vautour, ou, si tu veux, de conquérant batailleur qui vit à l’ordinaire des proies qu’il emporte, ne convient pas à tout le monde ; et que, si l’on est un Turc de la Turquie, telle qu’Allah a voulu qu’elle fût à cette heure, le plus prudent est de rester sur sa terrasse, sans bouger.

Haydar-pacha, à son habitude, n’avait point pris part à la conversation. Il lui suffisait de n’en rien perdre. Mais, le lendemain, il fit porter une bourse de cinquante livres à Nasr’eddine.

— C’est pour l’histoire, ô hodja, fit-il quand celui-ci l’en vint remercier, c’est pour l’histoire ! Car, tu le sais, personne, pas même moi, ne doit avoir d’opinion sur les affaires de l’État. Mais, par Allah ! c’était une belle histoire !

Pour Hazret-bey, deux émissaires du ministre lui rendirent visite le même jour. Ils veillèrent à ce qu’il fût embarqué avec les plus grands égards, pour le vilayet de Tripoli.

XII
COMMENT LES RÉCITS DE L’ESPION MOHAMMED-SI-KOUALDIA LUI GAGNÈRENT LES SYMPATHIES DU RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK.

Du côté des espions qui gagnaient honnêtement leur vie à espionner, la personne la plus remarquable, chez Haydar-pacha, était Mohammed-si-Koualdia, homme charmant, de détestable réputation. Mohammed-si-Koualdia fumait le haschich ; il buvait non seulement le mastic des Grecs, non seulement les breuvages violents que distillent les Européens, mais le vin même, le vin rouge des raisins rouges, qui laisse à l’haleine un souvenir — chose épouvantable pour un musulman. Enfin sans pudeur, absolument sans pudeur ! Long et mince, pâle quand il avait fumé le haschich, rubicond quand il avait péché du péché de Noé-le-Patriarche, peu de barbe, les pommettes hautes, les yeux caressants, des yeux de vice, noirs et souriants : avec cela de mauvaises mœurs, susceptible d’agréer toutes les missions, quelles qu’elles fussent, quelles qu’elles fussent ! Espion comme il était ruffian ou bardache, avec ingénuité, mais aussi avec talent. A Damas à la solde du consul d’Allemagne, du consul de France, du consul d’Angleterre, de tous les consuls : et n’en trahissant aucun, puisqu’il les trahissait tous — au bout du compte versant tout ce qu’il savait dans l’oreille du vali. C’est pourquoi il avait eu de l’avancement, de Damas étant passé à Constantinople. Gai comme un enfant quand il était sobre, sérieux comme un ouléma aux heures d’ivresse : et quant à ses manières, délicieuses, en vérité, délicieuses ! Nasr’eddine se sentait un cœur débordant d’indulgence pour Mohammed-le-Déconsidéré : Allah n’a-t-il point fait aussi les chats ? Les chats sont voleurs, les chats sont lubriques ; ils sont aimables. Mais il écoutait Mohammed-le-Déconsidéré sans rien lui dire, sachant qu’il est des sphynx qui parlent, et devant lesquels il convient de se taire. Le révérend John Feathercock se sentait également, par une étrange et dangereuse faiblesse, porté vers Mohammed. Mohammed ne parlait-il point toutes les langues ? Le révérend aurait eu peine à se passer de lui. Mais, pour trouver grâce aux yeux du Seigneur, ainsi que pour demeurer tout à fait respectable à ses propres yeux, il entreprit de le convertir. Mohammed se laissa faire ingénument. Il aimait causer théologie comme il aimait causer voyages, causer femmes, chevaux, chasse aux gazelles, Turcs, empereur d’Allemagne et voleurs, comme il aimait causer de tout : pour causer ! Car il n’est rien de tel que de causer, sachez-le bien, causer, les jambes croisées sur de confortables coussins dans une cour bien fraîche, près d’un jet d’eau qui chante dans une vasque de marbre ; causer, les yeux mi-clos, la bouche à peine ouverte et pourtant souriante, en faisant quelquefois un petit geste des mains, rapprochées puis éloignées de la poitrine, comme si on offrait son cœur, juste au moment où l’on va plonger son contradicteur dans l’amertume des contradictions.

— Je reconnais, dit un soir le révérend Feathercock, que votre dogme de l’unité divine présente l’avantage d’une grande clarté ; et vraiment, je ne voudrais pas reprocher trop amèrement à votre prophète l’indulgence qu’il montra pour la polygamie : car j’avoue que notre Ancien Testament ne voyait aucun mal à ce qu’un homme eût plusieurs femmes. Nul texte même du Nouveau ne me paraît condamner d’une façon bien certaine un tel usage, et le roi Henri VIII, vénéré fondateur de notre Église, divorça successivement tant de fois qu’il finit par avoir je ne sais plus combien d’épouses vivantes ; je m’en souviendrais sûrement, si ma mémoire n’était quelque peu brouillée cette nuit. Mais ce que je ne saurais admettre, c’est la cruauté de vos usages et de vos lois à l’égard des femmes adultères. Veuillez le reconnaître, ô Mohammed : les histoires, d’ailleurs merveilleuses, de vos conteurs, ne parlent que de femmes infortunées, changées en chiennes, en cavales, en goules dégoûtantes, et battues comme plâtre, quand elles n’ont pas la tête coupée, pour avoir un instant failli à la foi conjugale ; or, si une telle férocité paraît excessive déjà chez un mari qui ne possède qu’une épouse, combien n’est-elle pas monstrueuse lorsqu’il en possède plusieurs autres pour consoler son âme et calmer les feux de son corps.

— Tu as raison, effendi, repartit Mohammed, mais ce sont des aventures qui remontent à une haute antiquité, alors que nos mœurs étaient presque aussi barbares que les vôtres. Elles se sont bien adoucies de nos jours et je n’ai vu de mes yeux aucune femme changée en jument, ni même battue bien fort, après avoir fait ce que toutes les femmes désirent faire. Je puis te conter, afin que tu n’en doutes plus, ce qui s’est passé, il n’y a pas deux ans, non loin de Damas, entre Cheik Ishak-ben-Hamaoui, sa femme Kaïria, et le jeune Aboul-Kassim, cavalier de ma famille et de mes amis.

HISTOIRE VERTUEUSE DE CHEIK ISHAK, DE KAIRIA LA DÉVERGONDÉE ET DU CAVALIER KASSIM

— Sache donc, ô révérend plein de sagesse, que Cheik Ishak est un homme plein d’âge et de richesses, qui vit à Tabariat, où sont les fontaines, les dattiers, les lys qui poussent près des eaux, la forteresse que tes aïeux les Croisés ont bâtie et qu’il leur a prise, l’émir vainqueur que vous appelez Saladin ! Mais, plus que les dattiers, plus que les fontaines, plus que les lys, plus que la forteresse, sont grandes, et blanches, et fraîches, et claires, et grasses, les femmes de Tabariat. Et Cheik Ishak, tout vieux qu’il était, en avait huit, grandes, blanches, fraîches, claires et grasses entre toutes, bouquet de fleurs qu’il n’arrosait guère, ce mécréant, de plus de désirs que de vertu et de plus d’avarice encore que de biens.

» Et la dernière était Kaïria. Veux-tu la voir ? Une taille mince comme une corde, des jambes souples comme un jonc, une peau toute parfumée de l’odeur de la graine maouk, qui vient du Soudan, et qui fait aimer. Et je te le dirai, effendi, je te le dirai en confidence, parce que je ne devrais pas le savoir : sur son front, le signe bleu qui marquait sa race bédouine. Pour l’âge, quatorze ans. Subtile comme une vieille femme, amoureuse comme une chèvre, délicieuse depuis ses ongles teints au henné jusqu’ailleurs, jusqu’ailleurs ! Si tu ne la vois pas maintenant, c’est que ton imagination n’a pas d’yeux, toi qui m’écoutes : car je viens de te la montrer. Et, comme elle était la préférée, sous la tente et hors de la tente, elle n’avait rien à faire, rien du tout, que se frotter les dents avec un bâtonnet pour les rendre blanches, chanter le soir comme chantent les rossignols dans l’ombre des vieilles pierres et la fraîcheur des citernes ; sortir, voilée, sous prétexte d’aller quérir de l’eau et n’en pas puiser de quoi faire perdre sa soif à un étourneau, mais bavarder près des margelles. Seulement, si elle était la préférée d’Ishak, Ishak, ce vieux, ne lui chantait point. Voilà pourquoi, non loin du puits, ayant vu passer Kassim, et le distinguant parce qu’il était beau, elle se retourna lentement, ouvrit le haut de son voile — alors son front et ses yeux parurent et ses paupières se baissèrent lentement — puis elle s’en alla, lentement ! Et cela suffit pour que l’âme de Kassim fût ravie au delà du suprême ravissement. Car il n’avait vu que ses yeux, son front, ses mains, dressées sur sa tête autour d’un vase de cuivre. Mais la douceur de s’imaginer ! de s’imaginer tout son corps lisse, sa bouche fraîche, et sur ses bras, sa poitrine et ses hanches, le lacis de ses petites veines, lianes bleues et légères, amoureuses, d’un arbre. D’ailleurs, Kaïria lui envoya une négresse pour lui dire : « Ouassalam, ya Sidi, on t’aime ! »

— Voilà justement, interrompit le révérend Feathercock, en contemplant l’or pâle de son whisky, voilà ce que je trouve entaché d’indécence. De telles démarches n’appartiennent qu’aux hommes.

— Il en va différemment chez nous, répondit Mohammed-si-Koualdia, parce que les femmes voient le visage des hommes, tandis que les hommes ne voient point celui des femmes, et n’ont aucune occasion de leur parler en public. D’ailleurs, je soupçonne fortement que chez vous les choses se passent à peu près de même, et que la conviction nourrie par vos jeunes hommes qu’ils ont séduit des dames vertueuses vient de leur naïveté : car tu sais bien que lorsque ce jeune Français plein de prétentions, le marquis de Saint-Ephrem, obtint ici les bonnes grâces de lady Harland, il y avait plus de six semaines que cette personne faisait inutilement tous ses efforts pour lui faire comprendre qu’il serait bien accueilli. Ce qui n’empêcha pas cet adolescent capturé d’appeler, je crois, cette mauvaise affaire une conquête. Retiens bien ce que je vais te dire, effendi : lorsqu’il créa l’homme et la femme dans le Paradis Terrestre, Allah, ayant médité, prononça : « Je veux que les hommes aient une âme, et que les femmes en soient privées : elles seraient responsables de trop de péchés. Mais je donnerai de l’esprit aux femmes et les hommes n’en auront point. » A quoi Cheïtan, l’esprit du mal, qui écoutait, répondit : « Bissimillah ! Comme ça, ça va bien ! »


» Et voilà comment, à cause des bons conseils de cette figure de goudron, la négresse envoyée de Kaïria, Kassim se trouva, la nuit tombée, près de la tente de celle qui lui avait fait savoir le grand désir qu’elle avait de connaître de quoi il était capable. Et la tente de cheik Ishak était faite comme celle de tous les hommes riches, en deux parties, l’une pour les femmes et l’autre pour lui, où il se retirait, comme il convient, quand il avait pris avec elles autant de joie que ses vieux os en pouvaient prendre, c’est-à-dire gros comme un grain de farine bien moulue. Celles qui étaient avec Kaïria entendirent les pas de Kassim sur le sable et les cailloux, et elles dirent :

»  — Le voilà ! L’entends-tu qui vient ?

» Kaïria l’avait entendu avant leurs oreilles, la maligne. Mais elle demanda exprès :

»  — Qui est là, et pourquoi viens-tu ?

» Il répondit :

»  — C’est moi Kassim, et je suis là pour ton plaisir, ô merveilleuse !

» Puis il récita, d’une voix très basse, ces vers qui ne sont pas de lui, mais d’Amer-ben-Khoultoun :

» Elle laisse voir deux seins pareils à deux boîtes de tendre ivoire, qu’aucune main ne souilla.

» Elle laisse voir une taille longue et cambrée. Ses hanches sont tellement alourdies du poids de leur rondeur qu’elles ont peine à se soulever.

» Et toute cette chair si noblement abondante fait paraître plus étroites les portes — et m’a rendu fou !

» Kaïria eut un petit rire étonné et parla ainsi :

»  — La voix est bonne et le choix bien fait. Qu’as-tu encore à me dire ?

» Il dit :

»  — Ensorcelante, j’ai apporté les babouches.

»  — Je vois, fit-elle, que tu connais les usages.

» Ayant prononcé ces paroles, elle sortit de la tente et il lui mit les babouches.


» Car il faut savoir que lorsqu’une femme sort la nuit du haremlik pour donner à un homme tout ce qu’elle peut donner, à moins d’être plus mal élevé qu’un Juif et plus lourd d’esprit qu’un Allemand on sait qu’on doit lui apporter une paire de chaussures solides, triplement rembourrées de feutre : parce que les cailloux du désert sont durs aux petits pieds.

» Et Kassim connut l’adolescente, et l’adolescente connut Kassim ; et elle vit qu’il était aussi supérieur à cheik Ishak par l’éclat du visage, la souplesse des membres, la vigueur des reins, et l’odeur, et la couleur, et l’ardeur, et la fraîcheur, que le palmier rônier est supérieur au lentisque. Alors elle dit :

»  — Faudra-t-il donc rentrer dans cette tente ?

»  — O ma maîtresse, répondit Kassim, joie de ma chair, orgueil de mes doigts qui t’ont touchée, les chevaux sont là, tout sellés.

»  — Les fils que j’aurai de toi, dit-elle orgueilleuse, seront des hommes ! Tu es fort, et tu es prévoyant !


» Quand cheik Ishak entendit les pas des chevaux, ces huit pieds sonores qui fuyaient, il se douta de son malheur et comprit que l’adolescente était partie pour autre chose qu’aller chercher de l’eau à la fontaine. Alors lui-même courut à sa poursuite, avec son frère et ses fils. Mais, comme ses chevaux n’étaient pas tout prêts sellés, il ne rattrapa point les fugitifs avant la fin de la nuit. Et, quand il les rattrapa, ils étaient chez moi.

— Chez toi, Mohammed ? fit le révérend Feathercock, étonné.

— Chez moi, parce qu’il ne faut jamais enlever une femme avant d’avoir prévenu un ami, d’une autre tribu, qui vous ouvre sa tente. Car toute tente est sacrée, et le Prophète lui-même — sur lui la lumière et la bénédiction — n’entrerait pas dans la tente d’un vrai croyant sans sa permission.

» Et ils firent ce qu’ils voulaient, quand ils furent chez moi, et ce qu’ils firent est le mystère de la foi musulmane. Ils se réjouirent jusqu’à la limite de la jouissance, ils burent, et mangèrent, et dormirent, et cela dura jusqu’au moment où l’on sentit tomber sur la terre l’odeur du matin. Mais quand l’odeur du matin fut venue, cheik Ishak et les siens arrivèrent avec elle.


« Et le cheik dit : « Où est cette dévergondée ? » Je répliquai : « Chez moi, cheik très respectable ! » Alors il tâta ses armes, et son frère et ses fils tâtèrent leurs armes. Mais je parlai encore :

»  — Nous sommes beaucoup ici, cheik plein de sagesse, et d’ailleurs puis-je violer l’hospitalité ?

» Cependant toutes les femmes de ma famille, et principalement les plus âgées, dont le visage est découvert, entouraient cheik Ishak en chantant :

» Tes pieds sont comme tes genoux, tes genoux comme tes cuisses, tes cuisses comme ton ventre, ton ventre comme ton cou, ton cou comme ta figure, et ta figure pareille au cul d’un vieux pot.

» Ne marche pas : tu vas tomber ! Ne t’assieds pas : tu vas mourir ! Ne pleure pas : tu nous fais rire ! Ne te fâche pas : on te tuerait ! Tu cherches ta femme ? cherche tes dents !

» Mais non, nous avons menti. Ishak, tu es grand, tu es aimable, tu es jeune, tu es très beau, c’est par erreur que ta barbe est blanche. Mais celle-ci, cheik respectable, ne vaut pas que tu t’en occupes. Compose, compose, compose ! »

» Et puis la vieille demanda :

»  — Ishak, veux-tu mille piastres ? Kassim te les donnera.

»  — Mille piastres, dit le cheik, mille piastres ! C’est moi qui vous les donne, les mille piastres, et rendez-la-moi pour qu’elle meure !

» Alors la vieille continua :

»  — Veux-tu un chameau ?

» Ishak réfléchit une minute, et dit enfin :

»  — Deux chameaux ! Oui, pour deux chameaux, on pourrait voir.


» Voilà, effendi, conclut Mohammed, comment on arrange aujourd’hui, dans ma patrie, les affaires d’amour et d’honneur, parce que nous sommes un peuple civilisé.

— Vous n’êtes, au contraire, que des barbares, répliqua le révérend Feathercock. Lorsque ma femme, Mrs Feathercock, oublia ses devoirs par suite des artifices de sir Archibald Kennedy, justice of peace, je reçus cinq mille livres sterling, qui me restituèrent une dignité.

— C’est, répondit Mohammed avec dédain, que dans votre pays, vous n’avez pas de chameaux !

— … Et je puis encore, ajouta Mohammed, te conter une véridique aventure qui te prouvera combien nos coutumes, à l’égard des femmes infidèles, sont marquées, de nos jours, au coin de l’indulgence et de la véritable sagesse.

HISTOIRE RÉCONFORTANTE DE CHEIK ABDALLAH, DE SON ÉPOUSE INFIDÈLE ET D’UN NÈGRE NOIR

— Il existe à Damas, continua Mohammed, un vieux cheik qui a épousé une jeune femme. Et le pays est trop beau pour être bon pour les maris. Les sources froides, les peupliers droits, princes vêtus de vert, les jardins où les jardiniers vont à l’aube ouvrir les vannes des rigoles — ils chantent en les ouvrant, ils chantent avant d’aller dormir sous les arbres frais, et l’eau des rigoles danse et chante toute seule de pure volupté après leur départ : voilà Damas ! Les rues couvertes comme des mosquées, les rues d’ombre où passent des femmes aux voiles trop transparents, parmi des Syriens souples, des Arabes qui sont tous nobles, des Bédouins sales, des incirconcis comme toi, qui ne respectent rien ; les rues pleines de l’odeur des cuirs parfumés, du santal, des fruits mûrs, des aromates et des épices, qui chatouillent la chair comme des doigts : voilà Damas ! Et derrière la grande mosquée, les petites maisons où sont les épileuses, les marchandes de fard et de mauvais conseils, les loueuses de chambres discrètes où des hommes viennent pour être maris de toutes les femmes à qui leurs maris ne suffisent pas : voilà Damas ! Damas, la perle des perles ; Damas, ville des eaux courantes, du soleil le plus clair et le moins brûlant, d’étoffes chaleureuses, de lits nombreux et d’amour ! Damas, épanouie toute verte et féconde, au milieu du désert stérile, comme une fleur dans un pot de grès.

» Eh bien ! ô chrétien, qui sais écouter les histoires, figure-toi que cette Khansah, la jeune femme du vieux cheik Abdallah, scandalisait même Damas ! Je sais bien qu’il est des troupes de lavandières qui se précipitent parfois sur un homme seul, arrivé près du lavoir sans songer à rien : et après, il pense qu’elles sont trop, ces effrontées ! Mais, du moins elles respectent encore une décence : elles jettent leurs robes sur leur visage, et ainsi restent voilées. Il est des épouses infidèles qui soulèvent la nuit, par le bas, un coin de la tente, pour recevoir le cavalier venu de loin ; et elles lui donnent tout d’elles-mêmes, excepté la vue de leur face, qui, toujours, derrière la toile, demeure invisible. Mais Khansah ! c’était avec un homme de sa maison, un saïs, un de ces palefreniers qui courent derrière le cheval de leur maître, qu’elle outrageait son époux. Et ce saïs de malheur était un nègre ! Et les dévergondages de Khansah avec ce nègre, elle ne les cachait même pas, et on l’avait vue, oui, on l’avait vue dans les jardins publics et sur les beaux quais de pierre, si privée de toute pudeur par son grand désir qu’elle enlevait son yachmak, son voile, et montrait au grand jour ses yeux, sa bouche, le feu de ses joues, à ce goudronné !

» A la fin le scandale fut si fort que tous les bons musulmans jugèrent qu’il ne se pouvait plus supporter ; et le cadi fut prié d’aller avertir courtoisement le vieux cheik Abdallah du désordre qui souillait sa demeure. C’est une chose qui prouve combien le mal était devenu grave et public, car ce n’est qu’en de telles occasions qu’il est permis d’aller entretenir un musulman de ce dont nul ne lui parle jamais d’ordinaire : les femmes qui sont sous son toit.

» Et, bien qu’il eût conscience d’accomplir un devoir de sa charge, et le vœu des plus circonspects parmi ses concitoyens, le cadi était embarrassé. Voilà pourquoi, ayant salué cheik Abdallah avec la déférence qui convenait, portant la main à sa poitrine, puis à sa bouche et à son front, et quand il eut dit à ce bon vieillard : « Sur toi la paix ! » il demeura quelque temps interdit. Ce n’est point la coutume d’interroger les hôtes. Pourtant, après lui avoir offert de la confiture de roses et une tasse de thé à la menthe, cheik Abdallah dit à celui-là :

»  — Vénérable cadi, si tu as quelque chose à me dire, mes oreilles sont ouvertes. Viens-tu par bonheur me demander un service ? Je serai pour toi comme un père indulgent pour son fils le plus aimé. Viens-tu, au contraire, en juge ? Alors, ô cadi ! je serai ton fils obéissant. Tes paroles seront des pièces d’or, et toutes je les mettrai, sans en perdre une seule, dans le trésor de ma mémoire.

» Le cadi, sentant à ces mots un peu de courage lui revenir, s’exprima en ces termes :

»  — Abdallah, tu es un homme riche, d’une famille noble, et le plus notable de la ville. Sur les pavés de Damas, que les siècles ont poli, aux grandes fêtes saintes, aux jours des redevances, et quand reviennent les caravanes — vers ta maison rose, ta belle maison où sont plusieurs cours, des jardins et des fontaines, un tumulte héroïque annonce la chevauchée des tiens, t’allant rendre hommage. Et si tu n’avais une femme, chacun de tes pas serait une félicité.

»  — J’ai une femme, cadi, répondit Abdallah, et chacun de mes pas est une félicité.

»  — Si tu es à ce point aveugle, répliqua le cadi, je te causerai une amère douleur — mais il le faut — en t’ouvrant les yeux : et le sang de tes veines va se changer en fiel. Car ta femme Khansah est une dévergondée, voilà ce qu’il faut que je te dise. Et celui qui salit ton honneur avec elle, ce n’est rien qu’un de tes saïs, de ceux qui soignent tes chevaux. Et si tu veux que je le désigne davantage, c’est un nègre, un nègre noir ! Son nom pour tous est Mansour, mais pour toi le Calamiteux.

» Le vieux cheik ne broncha pas plus sous le choc que le parvis d’une mosquée sous un tapis de prières.

»  — Cadi, fit-il doucement, je sais tout cela.

»  — Tu le sais ! cria le cadi étonné, et tu ne les as pas mis à mort, elle, la honte de ta maison, et lui, ce bâtard, fils de mille cornards, ce produit du goudron ?

»  — Cadi, continua très doucement le vieil Abdallah, crois-tu que le Prophète — sur lui la lumière et la paix ! — conseille de tels meurtres ? Il ne fait que les excuser, lorsqu’on agit sous le fouet de la colère. Je n’aurais donc pas d’excuse, n’ayant pas de colère.

»  — Mais, dit le cadi, tu peux au moins renvoyer Khansah : telle est la loi.

»  — Hélas ! répondit le cheik, je pourrais renvoyer Khansah ; mais pourrais-je cesser de l’aimer ?

»  — Tu peux vendre ce nègre. Il est ton esclave.

»  — Je t’ai dit, répondit encore Abdallah, que j’aimais Khansah. Et je suis un vieillard : je n’ai pas besoin seulement de son corps fleuri, mais que ses yeux soient clairs quand elle me regarde — ses yeux qui font noircir la lune ! J’ai besoin que les mots de sa bouche ne me soient pas rudes, et que son rire soit gai. J’ai besoin qu’elle soit heureuse. Et, pour être heureuse, il lui faut Mansour, je le sais. Comprends-moi, cadi, et approuve-moi : un vieillard n’est qu’un grand sot, s’il n’a même pas appris l’indulgence.

» Alors le cadi fut contrarié à la limite de la contrariété, et son nez fut gonflé par la colère noire.

»  — Puisqu’il en est ainsi, cria-t-il, et puisque tu préfères une femme toute souillée à l’honneur de ta maison, je n’ai plus rien à dire. C’est à ceux de ta race à te tuer, s’il leur plaît. Par ailleurs, quand tu viendras aux mosquées, ne salue personne et fais tes ablutions loin des croyants. C’est un conseil que tu dois suivre, si tu ne veux pas qu’on t’insulte.

» Et il se leva pour partir.

» Mais le vieux cheik Abdallah, d’un seul petit geste de la main, l’arrêta sur le seuil.

»  — Cadi, fit-il bien tranquillement, nul ne t’égale en sagesse, nul n’a ta réputation d’homme savant des choses du Saint Livre, ni ta prudence dans celles du siècle. Et cependant tu ne vois d’issue à cette affaire que dans le sang, ou la perte de la dernière joie de ma vieillesse. As-tu donc perdu l’esprit ? Tu ne saurais ignorer pourtant qu’il est toujours une porte pour le bonheur, dans la maison d’un homme sensé. Ne la vois-tu point ? Attends.

» Il commanda qu’on fît venir Khansah et le nègre. Mansour, auquel on avait attaché les pieds et les mains, ressemblait à une feuille morte, tant il avait peur.

» Et quand cette évaporée vit qu’on avait ainsi traité le nègre Mansour, elle fut prise de crainte pour elle autant que pour lui, et voulut se déchirer la figure avec ses ongles. Mais le cheik Abdallah l’en empêcha bien vite, pour l’amour de sa beauté qui faisait noircir la lune. Et Khansah disait :

»  — J’ai péché contre ton honneur. Tue-moi.

» Le vieux cheik ne la tua point du tout. Mais il porta solennellement la main à sa barbe, en disant :

»  — Je te divorce par trois fois !

»  — Voilà qui va bien ! fit le cadi, tout joyeux.

» C’est la formule du divorce irrévocable, et le cadi applaudissait à la résolution d’Abdallah, croyant qu’il renvoyait Khansah. Mais c’est qu’il n’avait pas l’esprit assez fin pour deviner toute la prudence du vieillard. Car cheik Abdallah, se tournant vers lui, ajouta :

»  — Maintenant, cadi, je te prie de marier cette femme avec Mansour, ici présent, mon saïs.

» Khansah parut satisfaite à la limite de la satisfaction, mais Mansour cria :

»  — Ouallahi ! Je ne veux pas épouser cette dévergondée ! Qu’on me vende, qu’on m’envoie porter les sacs sur la route des caravanes. J’aime mieux ça, oui, j’aime mieux ça !

» Alors cheik Abdallah, voyant qu’il faisait de la résistance contre un projet si juste, saisit une matraque d’entre les matraques, et fit mine de lui écosser la cervelle du crâne, comme un fléau fait sortir le grain de sa coque.

»  — J’épouse ! cria Mansour. Ya Allah ! j’épouse !

»  — Tu fais bien, dit philosophiquement son maître Abdallah. Sur toi le pardon et la sécurité. Et il n’y a rien ici de changé, sinon que c’est toi qui es le cocu.

» Et, se tournant vers le cadi :

»  — Maintenant que j’ai mis le collier de l’union légitime autour de leurs plaisirs, vois-tu de l’inconvénient à ce que Mansour soit… ce qu’il te déplaisait si fort que je fusse ?

»  — Bissimillah ! fit le cadi, il n’y a point d’inconvénient. Et je proclamerai, à la face de tous les musulmans, que tu es le sage des hommes ! »


Ces deux exemples d’indulgence mahométane ne convainquirent point pleinement les auditeurs. La baronne Bourcier crut devoir protester :

— Bien que je reconnaisse l’esprit d’indulgence qui pénètre ces épisodes, je ne puis m’empêcher d’y découvrir un évident mépris de mon sexe. Vous êtes convaincu, dirait-on, que les femmes, livrées à elles-mêmes, ne peuvent faire autrement que de perdre toute retenue. Contre cette inévitable défaillance vous vous défendez par la claustration, les plus rudes châtiments, la mort même, ou bien vous consentez dédaigneusement à d’humiliantes compensations matérielles. Il ne semble pas qu’il vous vienne jamais à la pensée de faire appel à leur pudeur, à leur fidélité.

» Je n’ignore pas, fit-elle en se tournant vers le hodja avec une grâce toute particulière, que vous êtes sage et pieux parmi les musulmans. Je ne sais quoi aussi m’autorise à supposer que vous êtes infiniment bon. Croyez-vous en vérité que vos mœurs n’ont point tort dans cette méfiance ou m’en pouvez-vous indiquer la cause ? »

Nasr’eddine allait répondre : « La cause ? Eh, la cause, c’est que les femmes sont des êtres dénués de raison ! » Mais il songea : « Fais attention, ya Nasr’eddine, fais bien attention ! Tu n’es pas ici à la mosquée, où tu dois professer sans fard la doctrine. Il faut savoir user de politesse, de politesse ! Il y a toujours moyen de dire les choses. » Il répliqua donc :

— Ne doit-on pas croire qu’Allah, qui a donné aux femmes tels ou tels instincts, ne les en saurait punir ? C’est donc aux hommes à prendre leurs précautions…

Il médita une petite minute, et poursuivit :

— D’ailleurs, hanoum non pareille, et dont l’intelligence te rend si visiblement supérieure à toutes celles de ton sexe, es-tu si certaine que tes sœurs d’Occident ne sont point semblables aux nôtres, et que c’est leur vertu qui les garde ?

— Certes ! affirma la baronne.

— Ne te souviens-tu pas, fit-il, et toujours paisiblement imperturbable, de l’eunuque jaloux qui veilla sur toi jusqu’au soir de tes noces ?

— Un eunuque, moi ! protesta la baronne, et il faut convenir qu’elle était sincèrement choquée. Jamais…

— Si ! affirma Nasr’eddine. Il s’appelait l’Ignorance ! J’ai vu passer à Brousse, des vierges d’Occident, et je sais, je sais ce que je dis : c’est à l’eunuque Ignorance qu’on les avait confiées. Il est bon serviteur de nos susceptibilités mâles et de nos jalousies, je lui rends hommage ; il nous manque, dans nos harems, il manque à la garde de nos filles… Et plus tard, une fois livrées à vos époux, ceux-ci vous confient encore à un nouvel eunuque. Il se nomme l’Orgueil. Mais il est moins sûr que le premier, et parfois détourne les yeux.

— Alors ? interrogea la baronne.

— Alors je présume que vos époux sont comme les nôtres. Il en est qui châtient, il en est qui s’éloignent, et cela s’appelle divorcer, il en est qui pardonnent, non point qu’ils soient bons, mais parce qu’ils sont faibles, et qu’ils ont besoin de cette femme-là, non pas d’une autre.

— Mais Dieu — l’Allah de ton Prophète ? demanda M. Feathercock.

— Comment Allah, qui a fait sa créature, la punirait-il d’avoir agi telle qu’il l’a faite ? Allah lui avait écrit sa destinée.

— Songez-vous, interrogea le révérend, songez-vous aux enfants ? A la bassesse du crime qu’il y a d’imposer à un homme des enfants qui ne sont pas de lui ?

— Il est vrai, concéda Nasr’eddine, il est vrai… Mais encore une fois, cela ne concerne que cet homme, non pas Allah, qui ne veut qu’une chose, c’est que les entrailles des femmes ne demeurent point stériles. Et même, en cette matière comme en toutes autres, il est le seul savant ! Écoutez !

» On rapporte — mais Allah est plus savant ! — que Mâoun et Mahvia habitaient quelque part, en un temps qu’on ne saurait dire, mais qui ne doit pas être bien loin de celui-ci, dans la grande forêt de chênes verts et de lentisques qui met du bronze vert au centre de leur cuivre rouge, à toutes ces montagnes de la rive d’Europe, entre Constantinople et la mer Noire. Et ils étaient heureux, très heureux ! Ne vous étonnez point, ne dites point que cela est incroyable : ce n’étaient pas des hommes, c’étaient des rouges-gorges, de petits oiseaux gais, de petits oiseaux sans religion, sans âme et presque pas de cervelle, qui jouent, qui crient, qui aiment et qui volent… Vers le milieu du mois d’avril Mahvia, qui depuis quelque temps éprouvait sous les plumes, à l’endroit du ventre, une sorte d’étrange et pourtant agréable inquiétude, apercevant au travers d’un sentier je ne sais quel intéressant brin de ronce, fraîchement coupé et parfaitement souple, se jeta dessus et l’emporta dans son bec. Mâoun, son mari, en remarquant un autre, imita cet exemple sans même songer à en demander la raison, sans réfléchir, sans couleur ni odeur de réflexion. C’est qu’ayant accordé aux oiseaux peu de cervelle Allah par compensation leur a donné des sentiments d’une extrême vivacité. Ils se trouvent naturellement atteints de l’irrésistible désir d’imiter, au moment des amours, tous les actes de l’objet passionné de leurs affections : voilà pourquoi les mâles participent à la plupart des besognes que leur instinct de maternité, que leur instinct suggère aux femelles.

» Donc Mâoun et Mahvia bâtirent le nid ensemble, sur la fourche d’un lentisque, au fond d’un hallier fort sauvage, avec autant de joie qu’ils en éprouvaient encore à se rencontrer dans les airs, les ailes étendues, tout frémissants d’une joie courte et fulgurante qui traversait un instant leurs tout petits corps. Après quoi ils se quittaient ; et Mahvia allait dormir au soleil, et Mâoun s’allait percher sur une ramure minuscule, qui ne pliait même pas sous son poids minuscule, pour chanter : « Je l’ai fait, je l’ai fait, je l’ai fait ! Et c’était bon, c’était bon, c’était très bon ! » Et c’est ainsi qu’Allah le Rétributeur fait descendre le plaisir sur ses créatures, au temps marqué, jusqu’au jour qu’il leur marque de même l’hiver, et puis la mort.

» Après quoi Mahvia pondit chaque matin, durant toute une semaine, de beaux œufs translucides, pas plus grands que l’ongle translucide du petit doigt d’une femme. C’était comme des perles au fond d’une coupe, et le nid avait l’air heureux de les contenir, tant il semblait fait pour ça. Et quand Mahvia eut fini de pondre, elle commença de couver. Elle demeurait sur les œufs, comme étourdie d’une volupté puissante et vague, les yeux brillants ; et Mâoun, sur une branche de lentisque, chantait triomphalement :

»  — Nous avons pondu des œufs, des œufs, des œufs ! Et c’est magnifique, magnifique, magnifique !

» Et quand Mahvia quittait le nid, pressée par la faim, il prenait sa place sans tarder, pour la raison que j’ai déjà dite.

» Mais quelquefois ils sortaient ensemble, à l’heure où le soleil, étant au plus haut du ciel, suffisait tout seul à tenir bien chaudes les huit petites boules claires. Un de ces jours-là, qu’Allah écrivit, comme ils étaient assez loin dans la forêt, s’amusant à saisir au vol les moustiques, les éphémères et les tout petits papillons bleus qui voient très mal et semblent vraiment faire exprès de vous tomber dans le bec, Kerkis, le coucou solitaire, l’oiseau sale et triste, couleur de sable noir, découvrit le nid et poussa une faible plainte de satisfaction. Lui aussi, il avait le ventre lourd ! Une à une il brisa les coquilles, et goba voracement l’espoir de vie qu’elles enfermaient. Puis il jeta les écailles légères au pied du lentisque, s’enfonça dans le nid, qui céda sous son poids, écarta un peu ses deux ailes courtes et molles, et pondit à son tour un œuf, un très gros œuf, à la coquille épaisse et tachetée. Et il vit que cela était bon. Et il s’envola, silencieux. Et voilà pour lui !

» Mâoun et Mahvia revinrent quelques instants plus tard, mais ce fut Mahvia qui rentra dans le nid la première. Elle poussa un cri de stupéfaction.

»  — Knitt ! Knitt ! siffla Mâoun en s’abattant à ses côtés. Qu’est-ce qu’il y a ?

»  — Il n’y a plus qu’un œuf, Mâoun ! dit-elle.

»  — Il n’y a plus qu’un œuf, constata Mâoun. C’est singulier !

»  — Je n’y comprends rien ! fit Mahvia, désolée.

» Mâoun était le mari. Il se devait de trouver une explication. Il l’imagina sur-le-champ.

»  — Ce n’est pas étonnant ! dit-il avec importance.

»  — Ce n’est pas étonnant ?

»  — Non. Celui-ci est beaucoup plus gros. Aussi gros que tous les autres ensemble.

» La petite cervelle de Mahvia hésita un instant, puis admit le phénomène : tous ses œufs s’étaient fondus en un seul. D’ailleurs il lui fallait couver. Son sexe, son instinct et la saison lui ordonnaient de couver. Donc elle couva religieusement cet œuf énorme, qui lui faisait mal depuis le croupion jusqu’au bréchet. Quand Mâoun ne venait pas se substituer à elle dans la tiédeur du nid, il chantait sur sa branche favorite :

»  — Nous avons fait un œuf, un œuf ! Un œuf extraordinaire ! Jamais dans la famille, il n’y a eu un œuf comme ça !

» Les jours passèrent, et Mahvia sentit enfin la coquille craquer. Elle essaya d’aider aux efforts de la chose vivante qui s’agitait ainsi, mais son faible bec se heurtait à une cuirasse de pierre pour elle impénétrable. Cependant le petit finit par sortir tout seul. Dans sa nudité rougeâtre et douloureuse, il était monstrueux ! Alors que depuis une seconde à peine ses yeux clignaient sous la lumière, il était déjà plus gros que Mahvia elle-même. Ses pattes semblaient déjà plus épaisses que les vrilles d’une vigne sauvage ; et, pour demander à manger, il ouvrit un bec plat, vaste et profond à y jeter toute la tête d’un rouge-gorge.

» Mâoun et Mahvia se précipitèrent. Ils apportaient à leur gigantesque enfant les choses dont ils se nourrissaient d’habitude, des graines tendres et bien broyées, de petits insectes. Mais lui, dédaigneux, rejetait les graines comme sil eût vomi, et des insectes ne faisait qu’une bouchée. Puis son bec plaintif et tumultueux exigeait : « Encore ! Encore ! » Sa gorge violette était comme un gouffre sans fond ; il semblait perpétuellement près de mourir de faim. Les deux rouges-gorges finirent par reconnaître le mets qui pouvait satisfaire son palais corné et ses entrailles : de grosses chenilles velues qui, à leur goût délicat, faisaient horreur. L’oiseau fabuleux qui emplissait leur nid les engloutissait par douzaines, puis en réclamait de nouveau et s’endormait pour digérer. Mâoun profitait de ces rares répits pour monter sur la cime du lentisque ; et son ivresse paternelle lui suggérait des chants impétueux :

»  — Nous avons un fils, un fils ! Un fils qui est plus gros que nous deux à la fois ! Et il mange déjà de la viande !

» Ce fils qu’ils admiraient grandit, de plus en plus glouton, égoïste et féroce. Mâoun et Mahvia, quand ses plumes eurent poussé, et qu’il commença de se tenir en équilibre sur les bords du nid, étaient épuisés de fatigue et de soucis. Mais ils allaient chercher les autres ménages de rouges-gorges, et leur disaient :

»  — Venez voir !

» Les rouges-gorges examinaient l’oiseau d’un œil intrigué. Toutes ses dimensions, si peu habituelles, les déconcertaient. Ils claquaient du bec, avant d’affirmer, d’un air dubitatif :

»  — Il n’est pas comme les autres !

»  — N’est-ce pas, répondait Mahvia, orgueilleuse, il n’est pas comme les autres !

» Un moment vint pourtant que le nourrisson insatiable prit son vol, et ne reparut plus. Mahvia ni Mâoun ne s’en étonnèrent : ils savaient que tel est le destin inévitable, et que les enfants doivent s’en aller. Même, comme ils n’en pouvaient plus, il leur arriva de se dire : « On va pouvoir respirer ! »

» Mais ils gardèrent pourtant, des incroyables peines que leur avait coûté cette éducation, une fierté enthousiaste. L’année suivante Mahvia pondit encore sept œufs, et mena cette fois à bien toute cette nombreuse couvée. Les sept petits rouges-gorges étaient vifs, malins et obéissants. Ils ne mangeaient que raisonnablement, et apprirent à voler dans les règles, sans trop de terreurs ni de témérités. Cependant leurs parents les considéraient malgré tout avec une certaine indifférence. Ils ne prenaient à cette couvée qu’un intérêt modéré, et quand les voisins en demandaient par hasard des nouvelles, ils répondaient, le bec pincé :

»  — Ils vont bien : nous vous remercions de votre sympathie, ils vont bien ! Mais celui de l’année dernière nous faisait bien plus d’honneur ! »


Jugeant qu’il avait assez parlé, le hodja se tut, salua avec une amène gravité, et s’en fut, dans la nuit noire qui était tombée, regagner sa cellule du couvent de Stamboul.

— Cet homme, déclara la baronne avec enthousiasme, cet homme en vérité a l’âme d’un grand saint ! Ses paroles m’ont émue jusqu’au fond du cœur.

— Vous trouvez ? fit M. Feathercock. J’estime au contraire qu’il est effroyablement immoral.

— Ah ! s’écria-t-elle d’un air pénétré, c’est que vous ne comprenez pas l’Orient !

XIII
DE NASR’EDDINE ET DE LA BARONNE, ET DE LEUR DOULOUREUSE SÉPARATION

La baronne, au contraire du révérend Feathercock, croyait maintenant comprendre l’Orient : elle le concevait sous les espèces de Nasr’eddine. Cela n’était pas si mal raisonné. Il se peut que le hodja ne fût pas « l’Orient » tout entier, mais il était véritablement un Oriental, il n’y avait dans toute son âme rien qui fût semblable aux goûts, aux ambitions, aux soucis d’un homme de notre race. Il ne désirait nulle chose, et les acceptait toutes. L’univers étant pour lui un spectacle, il se fût bien gardé d’y vouloir changer quoi que ce fût par l’intervention de sa volonté. Cependant il ne craignait pas de dire, comme au spectacle : « Cela arrive, cela semble arriver ; et pourtant cela n’est peut-être pas vrai ! » Doutant de tout en croyant à tout, comme font les enfants au plus fort des imaginations de leurs jeux, pour lui rien n’était jamais ni tout à fait réel, ni tout à fait illusoire.

Plus tard il s’en expliqua devant la baronne avec une grande candeur.

— Je n’ignore pas, lui disait-il, que la majorité des humains passent leur vie à raisonner. Pourtant il est bien rare qu’ils se conduisent suivant leur raison, et d’ailleurs il est encore plus exceptionnel que ce qu’ils ont cru préparer advienne. D’autre part, si les événements s’enchaînaient d’eux-mêmes selon la raison, nous pourrions distinguer l’avenir jusqu’aux limites infinies de l’éternité. Au contraire il ne nous est pas permis de prévoir ce que sera même la plus prochaine minute. Les faits que nous appelons la réalité se succèdent avec autant d’incohérence que les incidents de nos rêves. N’en faut-il pas conclure qu’ils sont eux-mêmes un rêve, bien que rêvés en dehors de nous ? Il convient donc de n’y pas attacher trop d’importance. Je crois que tout ce qui arrive est la volonté d’Allah, puisque le Livre le dit : d’avance Allah a tout écrit, sans trop d’ailleurs se soucier de mettre d’accord les différents feuillets. Et moi-même je ne puis déchiffrer que bien peu des lettres de cette écriture, et ces lettres ne forment pas de sens. C’est même par ce détour d’ignorance que ressuscite ma volonté. Ce que je fais, à la minute où je le fais, était écrit. L’ayant fait, je ne parviens pas à me comprendre davantage, et ne m’inquiète point d’essayer. Je crois fermement que cela serait de l’impiété.

— Mais alors, suggéra la baronne, tout serait permis, même les plus grands crimes. On éprouverait le désir de les commettre, on les commettrait, et l’on se dirait : « C’était écrit ! »

— Tout serait permis, en effet, répondit Nasr’eddine, et c’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait le Livre. Ce qu’il défend n’est pas permis, voilà tout, et il est interdit de se demander pour quelle cause, ce qui est un grand soulagement… Et il n’est pas question de toi dans le Livre, ô délicieuse ! Il n’est nulle part défendu dans le Livre que tu sois ma prunelle, ô prunelle de mon œil !

— Oui, dit la baronne ; mais cela est défendu dans le mien.

— Quel souci en pourrais-je avoir, répondit naïvement le hodja, puisque mon premier devoir — et que le Rétributeur en soit loué ! — est de professer que ton Livre est un mensonge !


Telles étaient les conversations du hodja et de cette hanoum européenne quand ils se trouvaient chez Mohammed-si-Koualdia, et en sa présence — et qu’il était là pour traduire leurs opinions : car c’était sa propre demeure qu’il leur avait offerte afin qu’ils se pussent rencontrer, cet entremetteur impudent ! Mais, le plus souvent, il les laissait seuls. Encore qu’elle nourrît un si vif désir de pénétrer l’âme de l’Orient, ou peut-être même en raison de ce désir, la baronne était femme et n’aurait pas cru connaître Nasr’eddine si elle ne lui eût donné permission de la connaître elle-même de la façon la plus simple et la plus ancienne du monde, de cette manière où l’on croirait volontiers que les mots ne sont plus nécessaires. D’ailleurs ne devait-elle pas envisager cette faiblesse comme un avantage, et sans doute une occasion de gloire unique ? Il est des Occidentaux qui prétendent avoir aimé des musulmanes, et s’en être fait aimer. Il se peut que l’inverse ait été plus fréquent, et que plus souvent des chrétiennes aient fait le bonheur de musulmans : mais elles ne l’ont jamais dit. Pourquoi enfin ne le diraient-elles point ? Les mœurs littéraires ont changé, les vieux préjugés de pudeur ont disparu. L’expression, par les femmes elles-mêmes, de la sensualité féminine, est la dernière innovation du romantisme et son suprême refuge : sans cela, il serait épuisé. Mais les femmes n’avaient point encore parlé toutes nues ; c’est ce qu’elles font maintenant, et c’est ainsi que ce mouvement littéraire parvient à se survivre. Telle était, plus confusément, l’excuse que se donnait la baronne. Avoir aimé, s’être fait aimer d’un musulman, et d’un saint, et d’un sage parmi les musulmans, quel livre on en pourrait écrire, et quel moyen plus sûr de s’illustrer ! Il faut dire aussi qu’elle jugeait le hodja plus beau qu’un patriarche. Elle relut la Bible, ainsi que le Jardin des Caresses, et le Cantique des Cantiques. Elle n’aurait pu s’empêcher de mêler la littérature à un caprice violent : et pourtant elle était sincère. Elle en était arrivée à se dire, avec inquiétude : « M’aime-t-il ? Je crois qu’il ne m’aime pas ! » Ce qui est un des signes du véritable amour. Et justement elle ne le lui pouvait demander, ne comprenant pas son langage, en l’absence de Mohammed. Parfois elle se sentait humiliée d’avoir cédé à un homme qu’elle n’entendait plus, au moment précis où il aurait été le plus légitime et le plus doux de l’entendre — le plus indispensable aussi, croyait-elle. Parfois elle songeait à faire de cette infortune un symbole ; toutefois elle se souvenait d’avoir déjà lu beaucoup de choses sur ce sujet, ce qui ne laissait pas de la troubler.

Pour s’en éclairer, elle pensa d’abord à Mohammed : sans doute il savait, ou du moins pouvait interroger Nasr’eddine. Souvent elle fut sur le point de lui en ouvrir la bouche : toujours un sentiment d’invincible répugnance la lui ferma. Cet homme était décidément trop loin d’elle, et trop bas, et trop cynique. Elle eût rougi de lui adresser une semblable question. Que pouvait-il exister de commun entre ce que Mohammed appelait l’amour, et l’idée qu’elle en voulait avoir ? Sans doute il n’eût pas compris. Eût-il compris, il aurait menti, il aurait répondu ce qu’il croyait faire plaisir. Il était à la fois inutile et trop honteux de s’adresser à lui. Mais alors à qui ? A quel confident, qui devait en même temps être un interprète ? Elle ne le pouvait découvrir, et cette préoccupation pourtant l’importunait. C’est qu’elle avait, d’une certaine façon, le respect des convenances, il lui semblait qu’elle ne devait pas se conduire de la même manière, quoique n’ayant plus rien à lui refuser, avec une personne qui éprouverait à son égard un sentiment passionné, ou bien aurait simplement consenti : « Inchallah ! Si elle veut, moi je ne refuse pas ! » Elle redoutait fort qu’il en fût ainsi pour le hodja ; ce soupçon humiliant la torturait.

En surcroît de ces préoccupations, la baronne Bourcier ne savait plus que faire de M. de Saint-Ephrem. Elle s’était attachée à ce diplomate par curiosité de ce qu’il lui pourrait apprendre, parce qu’il était commode sans être « voyant », homme du monde, avec un goût distingué pour l’écriture rare, et enfin discret de tempérament et de profession. A cette heure qu’elle avait trouvé un informateur dont le moins qu’on puisse dire pour le louer est qu’il était de première main, elle se sentait embarrassée de ce jeune homme. Il se montrait toujours obligeant, et manifestait, autant qu’on en pouvait juger, la plus louable fidélité sans importune insistance. Mais Nasr’eddine prenait à la baronne tout le temps qu’elle pouvait épargner en évitant le scandale et en réservant les indispensables heures qu’elle devait consacrer aux fonctions mondaines. M. de Saint-Ephrem ne lui offrant aucun motif de mécontentement qu’elle pût invoquer contre lui, elle résolut de détourner les soupçons qu’il pourrait avoir sur quelqu’un d’autre que le hodja, et, cela va de soi, un Européen. Elle élut pour ce rôle le partenaire qu’elle jugea le plus brillant, lui-même de la carrière ; le comte Székel Székélyi, conseiller de l’ambassade d’Autriche-Hongrie. C’était un gentilhomme magnifique.

L’une des qualités que la baronne avait appréciées chez M. de Saint-Ephrem était, on l’a dit, de n’être point voyant. Il s’efforçait d’atténuer même le raffinement de ses goûts, il y parvenait, il en tirait vanité intérieurement. On n’en aurait pu dire autant du comte : il y avait dans toute son apparence, dans ses manières, dans son déportement, quelque chose d’éclatant, et toutefois de subtil jusqu’à l’intrigue. De grands traits, un grand nez impérieusement courbe, des cheveux durs et courts frisant sur son crâne comme le poil sur le garrot d’un bison, le cou large, une forte stature ; cependant l’œil fort aigu, malin, souvent détourné, avec on ne savait quoi de naturellement vicieux, d’indifférent au bien comme au mal : peu de scrupules, beaucoup d’astuce violente ou basse suivant les occurrences. La baronne Bourcier aimait se l’imaginer sous le costume somptueux des patriciens de Venise. Il en étalait le patriotisme aristocratique, il était à lui seul toute la Hongrie comme chacun de ces patriciens était Venise. C’était au bénéfice de la Hongrie qu’il employait sa vigueur et sa souplesse, ainsi que sa fortune, dont il ne cachait pas qu’elle était avantageuse. Pourtant n’oubliant jamais d’accroître celle-ci par de nombreux moyens : savant dans l’art de corrompre, ou plutôt corrompant avec ingénuité ; persuadé qu’on ne saurait conclure une affaire sans commission, toujours prêt à l’offrir, toujours prêt à la recevoir pourvu qu’elle fût digne de lui ; confondant son intérêt et celui de son gouvernement, opérant avec bonheur pour les deux à la fois ; généreux avec les hommes, plus encore avec les femmes ; splendide, avec ostentation.

— Comme il est bien Magyar ! admirait la baronne. Elle s’efforçait de développer là-dessus un thème éloquent. Combien, pour brasser et faire une nation, l’influence des religions est plus puissante que celle de la race ! Car ce Székélyi était un Mongol, aussi bien que Nasr’eddine. Il descendait des cavaliers d’Attila comme le hodja des compagnons d’Orthogroul. Cependant il n’était qu’action, impétuosité dans l’action, tandis que son Coran avait fait de l’autre un fataliste méditatif.

Si son imagination et ses sens n’eussent été occupés ailleurs elle eût peut-être prouvé au comte une sympathie plus manifeste encore. Ne représentait-il pas l’Orient, lui aussi, un Orient plus proche de nous, plus aisé à pénétrer, enfin l’Orient chrétien qui marche à la conquête de l’Orient islamique, et finira par le dominer. Mais elle s’en tint à la coquetterie, se montrant beaucoup avec lui ; il en paraissait particulièrement honoré, il s’affichait plus encore avec elle qu’elle ne s’affichait en sa compagnie.

Croyant, pour sa part, n’attirer ainsi que l’attention de M. de Saint-Ephrem la baronne dépassa le but : il ne fut bientôt personne qui ne pensât ce qu’elle aurait voulu qu’eût pensé le seul M. de Saint-Ephrem. C’est que le comte Székélyi y avait mis du sien. C’est aussi qu’elle ne connaissait point Constantinople : une ville faite d’une série de petites caisses singulièrement sonores, mais séparées les unes des autres, on eût dit, par des étouffoirs. C’est même pour cette cause que nul n’avait pu, dans la colonie européenne, pénétrer le secret de ses visites chez Mohammed. Seuls les musulmans le soupçonnaient, et Sa Majesté le Padischah, qui savait toujours tout, le savait cette fois par Haydar, et s’amusait fort de l’aventure. Nasr’eddine vivait en effet dans la boîte à côté, dans la boîte ottomane. Dans la boîte européenne on n’avait rien perçu de ce qui se passait là. Mais le monde diplomatique forme par surcroît un compartiment distinct du petit monde européen. Le moindre bruit y retentit en s’amplifiant. Les rumeurs qui s’y répandirent donnèrent à M. de Saint-Ephrem un chagrin sincère : il se croyait le droit d’être plus touché qu’aucun de ses compatriotes par le scandale qui atteignait cette compatriote, introduite dans son milieu sous ses auspices. Il eut donc avec la baronne la conversation que celle-ci espérait, mais le début en prit pour elle un tour brusque et inattendu :

— Quelle idée avez-vous eue, interrogea le diplomate après le minimum de circonlocutions, de vous afficher avec ce juif ?

— Quel juif ? demanda la baronne.

En vérité elle n’apercevait aucun juif dans ses entours. Bien qu’elle ne fût point antisémite, l’antisémitisme étant, à son avis, une attitude grossière, déjà surannée, et du reste dangereuse pour les personnes jouissant de quelque fortune — car l’argent juif ressemble tellement à celui des chrétiens que les passions populaires pourraient bientôt s’y tromper — par égard pour les susceptibilités de quelques personnes qu’elle tenait à recevoir, la baronne évitait d’accueillir des juifs, à moins qu’ils ne fussent gens de lettres, ce qui excuse tout : les gens de lettres n’ont plus de race ni de religion, rien de ce qu’ils disent et font n’est autre chose que littérature. Et à Constantinople en particulier elle avait conscience de n’en avoir accueilli aucun.

C’est ce qu’elle expliqua plus longuement, quoique avec moins de précision, mais avec des mots plus rapides et plus abondants.

— Je vous parle de cette ficelle de Székélyi ! répliqua M. de Saint-Ephrem avec quelque vivacité.

Cette imputation, qui faisait du magnifique Hongrois un enfant d’Israël, parut à la baronne Bourcier si comique et parfaitement invraisemblable qu’elle éclata de rire. Puis elle en profita pour dire à M. de Saint-Ephrem ce qu’elle pensait de son absurde et odieuse jalousie, qui le jetait jusqu’à la diffamation, et même ce qu’elle n’en pensait pas. Ils se quittèrent brouillés.

C’était bien ce qu’elle avait attendu de cet assaut. Cependant, à mesure que s’écoulèrent les heures qui le suivirent, le bizarre prétexte qu’avait assumé ce jeune homme si correct pour lui exprimer une mauvaise humeur qu’elle avait d’avance escomptée, ne laissa pas de la troubler. Son premier mouvement, comme il est naturel, fut de revoir le comte Székélyi et de l’interroger. Du reste il était dans les arrangements de son après-midi qu’elle le rencontrât, comme maintenant à peu près tous les jours. Elle fut sur le point de lui répéter, à titre d’énorme plaisanterie et d’incroyable sottise, ce qu’on venait de lui dire : « Figurez-vous… » et puis jugea que même sous la couleur de l’incroyance il y avait de l’injurieux dans cette absurdité. En même temps elle regardait le comte. Quel moyen de supposer ?… Il était si décidé, si avantageux ! Toutefois un doute qu’elle repoussait venait hanter l’arrière-fond de sa pensée. Elle analysait l’élan ondulé de sa chevelure, elle scrutait son visage, la courbe de son nez, la volonté de sa mâchoire. Elle songeait que rien de tout cela n’était exclusivement hongrois : mais le fait est qu’après avoir longtemps hésité elle ne s’aventura point à poser la question.

— Je demanderai à Mohammed, se dit-elle. C’est un homme qui doit savoir. C’est son métier.

Elle interrogea donc Mohammed, en présence de Nasr’eddine. Mohammed éleva les sourcils, en élargissant les deux bras, les coudes restant au corps. Ce geste signifie, en Orient, que la réponse est aisée, ou l’aveu inévitable. Il n’ouvrit pas la bouche, mais sourit de telle manière que Nasr’eddine demanda pour quelle cause il mêlait quelque stupeur à la joie évidente qu’éprouvait son âme. Mohammed le lui dit, et Nasr’eddine sourit à son tour.

— Lui-même, fit Mohammed, lui-même, qui n’a fait qu’entrevoir cet infidèle, sait que la chose ne saurait être douteuse. Elle est connue de tous les habitants de Constantinople. Elle se peut distinguer d’un coup d’œil ; il suffit d’avoir aperçu ce seigneur.

— Mais il est comte, protesta la baronne. Et il s’appelle Székélyi, ce qui est un grand nom parmi les Magyars. Et il représente ici la Hongrie.

— Ne sais-tu pas d’autres comtes qui appartiennent à la même religion ? Quant au nom, comment ignores-tu que, dans son pays, il en coûte un peu plus d’une piastre, cinq sous de France, pour prendre le nom qu’on veut ? Et par qui la Hongrie aurait-elle pu se faire représenter ici, voulant y faire ce qu’elle y fait, si elle ne s’était adressée à ce Hongrois qui n’est pas véritablement un Hongrois, mais l’est pourtant beaucoup plus que quiconque ?

— Je ne comprends pas ! avoua la baronne, déconcertée.

Nasr’eddine se fit expliquer qu’elle ne comprenait pas.

— O délicieuse, cela prouve qu’à exercer sa cervelle, on perd, dans ta patrie, l’habitude de regarder avec ses yeux. Nous continuons, nous, de discerner les corps et les visages… Et pour ce que vient de dire à la fin Mohammed, la chose est bien simple, en vérité, bien simple ! Car les Magyars sont des gens comme nous, de même race que nous, venus comme nous du fond de l’Asie ; et de bons paysans, quand ils sont pauvres, qui n’entendent rien aux affaires, et n’y ont pas plus de part que les Turcs, je dis les Turcs qui sont pauvres : mais plus vaniteux que nos beys, quand ils sont riches, parce qu’ils ont conservé la coutume de monter à cheval, que nos beys ont généralement perdue, l’estimant fatigante. Rien ne développe la vanité, telle est la volonté d’Allah, comme de regarder les hommes du haut d’un cheval. Ainsi que les beys des Ottomans, tous ces seigneurs magyars se contentent de vivre sur le travail de leurs paysans, et pas plus que nous ne brillent par la subtilité. Aussi sommes-nous gouvernés par des Grecs, des Arméniens et des juifs, que vous appelez renégats parce qu’ils ont adopté la vraie doctrine, et bénissent le nom d’Allah — louange à lui, l’unique ! — mais les Hongrois par des juifs seulement, qui ont pris des noms hongrois, s’habillent en Hongrois, se disent chrétiens comme les Hongrois, pensent pour la Hongrie, agissent pour la Hongrie. Et dire qu’il est encore des juifs pour vouloir fonder un royaume en Palestine ! Déjà ils en possèdent un, plus près de nous, et en meilleure place. Oui, par Allah, en meilleure place. Ils y sont les maîtres. Tout le monde sait cela, ici. Toi seule l’ignorais.

— Je l’ignorais, accorda la baronne.


Elle ignorait aussi le retentissement excessif que devait avoir sa mésaventure. De même que Sa Majesté avait appris par Haydar les débuts de ses fréquentations à l’ambassade d’Autriche-Hongrie, elle en connut la suite, et comme quoi il y avait eu, de la part de la baronne, erreur, si l’on peut dire, sur la personne. Mohammed-si-Koualdia n’avait pas manqué d’en faire l’objet d’une note savoureuse, qui lui rapporta quelque chose, en plus de félicitations méritées ; de la sorte il avait gagné de toutes mains, l’affaire était excellente. L’éclat fut si grand qu’il passa au travers de ces étouffoirs qui séparent les compartiments de Constantinople. La réputation du comte n’était pas des meilleures, et elle était fort bien établie. C’était un homme trop entreprenant. On tint rigueur à la baronne Bourcier, dans la colonie française, de s’être compromise avec lui. Il se servait de tout : pourquoi, dans ses desseins et ses affaires, n’aurait-il point essayé de se servir d’elle ? De quoi la pauvre femme était, en réalité, bien innocente, mais aucune de celles qui l’avaient accueillie ne le voulut croire. On la « coupa ». On se fit nier. Au garden-party de l’ambassade d’Italie, à Thérapia, on lui tourna le dos. C’était là une chose épouvantable pour quelqu’un de sa sorte ; elle en fut écrasée.

Cela fit qu’elle essaya, afin de s’appuyer sur lui, de renouer avec M. de Saint-Ephrem : il ne s’en souciait pas. Sa prudence ordinaire l’empêchait de vouloir livrer une bataille qu’il considérait comme perdue d’avance, sa distinction même lui défendait de se montrer avec une personne dont on parlait trop, et non pas en bien ; enfin elle l’avait trahi, ou du moins il le croyait : il ne lui devait rien.

Toutefois il fut parfait, à son habitude, et lui conseilla d’aller visiter la Bulgarie, en passant par Andrinople, dont la mosquée le cède de fort peu à Sainte-Sophie.

Encore que cet avis lui parût confirmer l’ostracisme qui la frappait, la baronne Bourcier ne se dissimula pas qu’il était sage. Elle n’avait qu’à s’en aller, on l’oublierait sitôt qu’on ne la verrait plus, et par bonheur Constantinople est si loin de Paris ! Du reste elle avait pris en horreur, sinon l’Orient, du moins les Occidentaux qui le lui gâtaient ; en cela il est fort possible que son infortune lui prêtât quelque lucidité : mais elle ne se douta point du rôle que l’astuce de certains Orientaux avait joué dans cette infortune. Elle gardait à tous une admiration que colorait l’idée des écrits futurs dont elle emportait la précieuse matière ; mais surtout elle regrettait Nasr’eddine. Elle ne savait pas qu’elle ne le quittait que juste à temps pour conserver une illusion charmante… Sa grande préoccupation était de s’assurer du souvenir qu’il garderait d’elle, souhaitant que ce souvenir fût éternellement cher. Ce sentiment, par sa simplicité, l’élevait au-dessus d’elle-même. Elle en avait, dans sa tristesse, une conscience qui la consolait.

— Croyez-vous, dit-elle à M. Feathercock, que Nasr’eddine aurait pu aimer une Occidentale ?

Tel est le détour qu’elle avait découvert pour renseigner son cœur. M. Feathercock, ainsi qu’elle le prévoyait, répondit qu’il n’en savait rien, mais s’informerait.

Il s’informa, en effet. Nasr’eddine tomba dans une grande perplexité. Selon son habitude de prendre les choses comme elles venaient, ainsi qu’un don ou bien une incompréhensible fantaisie du Rétributeur, il ne s’était jamais posé cette question. Sa vie, jusque-là, avait été pure, il n’avait guère connu que Zéineb, qu’il pensait ne point aimer. Toutefois, à cet instant précis, il s’effraya presque de constater que c’était à elle qu’il songeait. Suivant le cours ordinaire de l’esprit humain, dans ces circonstances il faisait des comparaisons.

— Que veux-tu que je te dise, répliqua-t-il à M. Feathercock. Se peut-il qu’une Occidentale nous appartienne ? Elles peuvent croire qu’elles se donnent, mais tout révèle alors qu’elles restent elles-mêmes, indépendantes, toujours ailleurs, libres enfin — libres, comprends-tu ? Elles se lèvent, elles reprennent en se levant possession de leur corps, de leur âme, et s’en vont. Où vont-elles ? On n’a même pas le droit de le leur demander. Ce doit être cela qui leur donne une humeur égale… Je comprends maintenant, ô chrétien, pourquoi les femmes de notre race et de notre foi ne peuvent avoir toujours cette humeur : c’est parce qu’elles sont nos esclaves, véritablement nos esclaves. C’est justement cet esclavage qui parfois les révolte et s’exhale en insupportables cris. Ces cris, je les entends aujourd’hui d’une oreille différente de mon oreille de jadis : ils sont la preuve que nos épouses sont à nous, rien qu’à nous, notre propriété. On n’aime jamais pleinement que sa propriété. Allah est le plus grand ; il est aussi le plus sage…

S’étant interrompu le temps d’un soupir, il ajouta :

— Mais ne parle pas de ces choses à celle qui t’a parlé. Dis-lui plutôt que je l’attends chez Mohammed, aujourd’hui, après l’heure de la quatrième prière.

La baronne accourut. Elle pleura beaucoup. Toutefois les moments qui suivirent allèrent au delà de ce qu’elle attendait. Elle aura toute sa vie la conviction que Nasr’eddine est un homme au-dessus des hommes, et qu’il n’oubliera jamais cette hanoum d’Occident. Il faut lui rendre cette justice qu’elle avait acquis le droit de le supposer.

XIV
COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK SE MARIA

A la suite de ces entretiens Mohammed-si-Koualdia était devenu le péché de M. Feathercock. D’une part, il ne désespérait point de le convertir, et d’en faire un des membres les plus utiles de sa congrégation, d’autre part cette espérance lui dissimulait à lui-même le plaisir un peu dangereux qu’il prenait à sa conversation. Mohammed lui était devenu indispensable. Mohammed, cynique et pourtant d’apparence ingénue, lui ouvrait les portes de l’Orient. Il finit par le recevoir ordinairement dans sa maison du Taxim, il eut avec cet homme, que pourtant on lui avait signalé comme peu recommandable, de longs entretiens. Il est vrai qu’il s’efforçait de se maintenir sur le terrain des sujets théologiques ou sociaux. La condition des musulmanes le préoccupait tout particulièrement.

— C’est une chose absolument certaine, conclut-il, à la fin d’un long discours qu’il venait de tenir à Mohammed : la situation qu’a faite aux femmes la religion de Mahomet est épouvantable. Elles ne la supportent que par ignorance d’un sort meilleur ; mais quand un rayon de nos lumières d’Occident parvient jusqu’à ces infortunées, elles ne peuvent échapper au désespoir que par le suicide ou la fuite.

— Cela est vrai, répondit Mohammed-si-Koualdia.

— Qu’est-ce qui est vrai ? demanda le révérend John Feathercock, étonné, car Mohammed avait coutume de le contredire.

— Tout ce que tu viens de raconter, dit Mohammed. La destinée des dames musulmanes est affreuse, surtout depuis qu’on a pris la funeste habitude de leur enseigner l’anglais et le piano. La lecture des romans français ne leur apprenait qu’à tromper leur mari ; et elles en savent là-dessus, dans notre pays, dès l’âge de quatorze ans, beaucoup plus qu’on n’en trouve dans ces livres à couverture jaune. Tandis que celle des romans anglais leur apprend à être, par-dessus le marché, ennuyeuses à l’égard de l’univers entier. Et quant au piano, aussitôt que l’une d’elles en sait assez pour jouer sur cet instrument d’Iblis la Sonate à Kreutzer, elle prend en dédain l’art des pâtisseries délectables… Si tu connaissais les trois femmes de Hamdi ! Elles pleurent, elles pleurent tout le temps en jouant la Sonate à Kreutzer !

— Je les plains de tout mon cœur, dit M. Feathercock, et je regrette que la barbarie de vos mœurs ne me permette point de leur donner, en toute honnêteté, les consolations auxquelles les quelques lueurs occidentales, reçues par elles, les ont déjà préparées.

— Allah est tout-puissant ! déclara Mohammed.

— Je le sais, dit le révérend, mais il n’y a aucun rapport.

— Toutes choses, répliqua Mohammed, ont rapport avec Allah. Il a fait sortir l’univers étoilé de l’abîme sans forme, et l’homme d’un peu de terre mouillée. Pourquoi ne ferait-il pas un jour sortir ces dames de leur maison, pour qu’elles se trouvent sur ton passage ?

Le révérend ne répondit point. Mais après le départ de Mohammed, il songea longtemps : ainsi, dans cette ville de Constantinople, se trouvaient trois musulmanes qui parlaient sa langue, et gémissaient dans le désir de la lumière et de la monogamie ? Car il est contraire au vœu de la nature, se disait-il, que ce soit justement dans ces pays où le ciel a doué les femmes des instincts les plus passionnés que des lois perverses les forcent à se mettre à plusieurs pour ne posséder qu’un époux.

Ces pensées l’agitaient plus qu’il n’aurait fallu, et parfois son sommeil même en était troublé. Or, il advint qu’un jour une vieille bien décrépite et très horrible à voir entra chez lui, comme il rêvait dans sa cour fraîche ; et cette vieille décrépite s’étant prosternée, déposa devant lui une lettre pliée à si petits plis qu’elle aurait pu tenir dans le creux de la main. Et elle dit :

— La bénédiction sur toi, ya sidi ! Ceci est une missive de ma maîtresse, la merveilleuse !

Après quoi, ayant porté la main à sa poitrine, à sa bouche et à son front, elle s’échappa aussi vite que si les deux jambes maigres qui la portaient eussent été les quatre pieds d’une chèvre.

Quant à la lettre, M. John Feathercock la trouva rédigée en très bon anglais, et conçue en ces termes :

« Par Allah sur toi, effendi ! et qu’il accroisse tes honneurs et ta félicité. Trois petites fleurs désirent entrer dans ton parterre, et ton parterre ne les voit pas ; trois hirondelles désirent se poser sur ton toit exalté, et ton toit ne regarde que le ciel ; trois petites sources désirent frôler tes quais de marbre, et tes quais de marbre sont barrés. Effendi, nous autres les petites fleurs tristes que le jardinier n’arrose pas, nous autres les trois hirondelles noires, nous autres la triple source que le désert engloutit, nous serons ce jour même, une heure avant qu’il fasse nuit, au delà de la ville, du côté où le soleil se couche, dans une prairie qui est aux Eaux Douces d’Asie : celle où il y a trois peupliers, beaucoup de saules, un petit pont qui fait le gros dos comme un chat, et la maison d’Ali-ben-Malek, le vannier. Viens, effendi, parce que nos âmes sont pleines de paroles que nous ne pouvons dire à d’autres, et que nous regardons dans la nuit, dans la nuit qui vient, du côté de l’Occident, où s’en va le soleil, et d’où tu es venu.

» Et si tu veux respecter nos désirs, et que ta conduite soit conforme à la prudence, sois vêtu comme un musulman.

» Salut à toi mille et une fois, et encore mille fois. »


Voilà pourquoi, après avoir longtemps hésité, en rougissant M. Feathercock mit sur sa tête un fez rouge et se rendit au lieu marqué, accompagné de Mohammed-si-Koualdia.

Et comme il allait au rendez-vous, il aperçut un magnifique seigneur qui s’en retournait vers la ville, monté sur un cheval rouan, vigoureux et fin, un cheval qui secouait la tête comme pour dire : « Est-ce qu’il y a vraiment quelqu’un sur mon échine ? Je ne le sens pas ! » Et ce seigneur était vêtu de laine fine et de satin ; sous son front pâle, les plus beaux yeux noirs ; sur ses joues, les couleurs de la jeunesse. Mohammed-si-Koualdia lui dit :

— La bénédiction sur toi, Hamdi-bey !

— Sur toi la bénédiction, Mohammed, répondit le jeune homme.

— Qui est ce cavalier ? demanda M. Feathercock.

— Ne le connais-tu pas ? C’est Hamdi-bey, le mari de ces trois dames.

— Il me semble, dit M. Feathercock, qu’il m’a jeté un coup d’œil singulier.

— Tu te trompes, répliqua Mohammed. Mais, d’ailleurs, je vais faire en sorte de le reconduire chez lui. Ne crains rien.

Et il accompagna Hamdi-bey, en lui contant des choses que le jeune homme paraissait écouter avec attention.

Ce fut peu après que M. Feathercock vit les trois dames, et il en oublia tout le reste. Assises sur le parapet du vieux pont, le pont qui faisait le gros dos comme un chat, elles jetaient des fleurs dans l’eau ; et quand elles le virent arriver, marchèrent à sa rencontre à travers la prairie pleine de colchiques. Mais c’étaient trois fantômes noirs, qui foulaient ces tendres colchiques, trois fantômes couverts, des pieds à la tête, du sombre tcharchaf sans lequel nulle femme ayant quelque pudeur n’oserait quitter sa maison. Et c’est une chose si étrange et variable, le désir, que lorsque seulement leurs mains, leurs mains longues et pâles, sortaient de ces voiles obscurs, le cœur de M. Feathercock bondissait dans sa poitrine, et que si leurs pieds un instant éclairaient l’herbe, à côté des fleurs violettes, il imaginait plus de choses qu’il n’y en a dans le Cantique des Cantiques. Elles, les bien-aimées, couraient comme les faons des biches, et M. Feathercock murmura, comme jadis le grand Soliman-ben-Daoud :

— Mes colombes, faites que je voie vos regards, faites que j’entende vos voix !

Elles répondirent :

— Tu ne verras pas nos regards, mais tu entendras nos voix.

Et elles improvisèrent en riant :


— Il est venu de bien loin pour nous rencontrer. Son aspect est magnifique, sa démarche imposante. Et sur sa tête il a mis un fez : il a l’air d’une bouteille bien cachetée.

» Il a l’air d’une bouteille bien cachetée, mais la boisson qu’elle contient est enivrante : ô mes sœurs, quand la boirons-nous ?

» Nos yeux le peuvent contempler. Nous savons son front, sa bouche, et qu’il a les moustaches jaunes. Lui ne connaît rien de nous trois ; et nous lui apparaissons noires, épaisses, sans taille, comme des boisseaux à mesurer le grain.

» Mais sous ces boisseaux se cachent la lumière de nos yeux, le feu de notre corps — et nous brûlons !


Et M. John Feathercock, le cœur dilaté d’amour à la limite de la dilatation, s’écria :

— O chères ombres, que je sache au moins vos noms !

— Celle-là, dit la plus grande des ombres, et la plus majestueuse, c’est Féridjé. Celle-ci se nomme Léilah. Je suis Yasmine.

— O Yasmine !… fit M. Feathercock.

Et il prononça ces paroles d’un tel ton que les deux autres éclatèrent de rire.

Puis toutes trois prirent la fuite, Yasmine un peu plus lente, en lui jetant un bouquet de colchiques. Et il n’y eut plus ni dames turques, ni odeur de dames turques.

— … Je savais que ces fleurs donnent un breuvage excellent contre la goutte, songea M. Feathercock, resté seul dans la prairie. Mais comment ai-je pu ignorer leur beauté ?

Le lendemain, il interrogea Mohammed.

— Est-il vrai, lui demanda-t-il, que les dames de ce pays connaissent de précieux secrets d’amour, et qu’elles surpassent toutes les autres en délices ?

— C’est le mystère de la foi musulmane, répondit Mohammed avec discrétion.

Mais son silence rendit M. Feathercock plus rêveur encore que s’il avait parlé. Il se disait : « Les reverrai-je ? »


— … Elles te reverront, lui dit un jour Mohammed à voix basse, bien qu’ils fussent seuls. Elles te recevront ce soir, dans une petite maison, au bout du faubourg, là où commencent les jardins. C’est la quatrième après un cyprès unique ; et il y a, en face de la porte, une tombe dont la stèle porte un turban neuf.

Il les revit dans la petite maison du faubourg ; et les iris d’automne respiraient dans les jardins ; et leur odeur s’exhalait dans l’air par bouffées ; et l’eau des ruisselets chantait en passant dans les vannes. La pièce où il entra était assez sombre, n’étant éclairée que d’une petite lampe ; les fenêtres avaient des volets de bois, creusés de mille petits trous réguliers, semblables aux alvéoles d’une ruche, étrange grillage de bois et d’or ; la lumière rousse y mettait des points clairs. Il y avait des tables de nacre pâle, des divans bas ; et sur ces divans, elles l’attendaient, les trois amies ! Et ni les mules fines de leurs pieds, ni leurs mains légères, ni leur corps même n’étaient plus voilés du tcharchaf ; trois odalisques blanches, trois houris vêtues d’une soie blanche constellée de paillettes d’or et d’argent, voilà comme apparurent Léilah, Féridjé, Yasmine. Non, elles ne portaient plus de tcharchaf ! Cependant elles cachaient toujours leur visage : mais sous des voiles blancs, cette fois, tout pailletés aussi ; fantômes candides, tombés du ciel, et en apportant toutes les étoiles.

— Ah ! ton visage ! ton visage ! dit M. Feathercock à Yasmine.

— Y penses-tu ? fit-elle, devant… devant celles-ci ?

Mais ces deux autres, les rieuses, avaient déjà disparu. Et Yasmine entr’ouvrit son voile. Oh ! elle ne montra pas tout son visage. Songez qu’une musulmane a plus de pudeur. Elle découvrit seulement son front, ses yeux, la ligne claire d’un nez droit, dont un instant les narines palpitèrent. Et M. Feathercock, ayant jadis entendu dire par Mohammed-si-Koualdia, qui était un homme sans mœurs, que lorsqu’une musulmane a perdu le sentiment de ses devoirs jusqu’à se dévoiler — même si peu ! — devant un étranger, elle ne saurait plus songer à défendre le reste, M. Feathercock pensa que c’était le moment de savoir si Mohammed n’avait pas menti…

… Mais il entendit un bruit léger et, se retournant, aperçut un grand nègre sans barbe, mais avec beaucoup de dents, appuyé contre la porte. Et ce nègre dit sans bouger :

— Moi y en a dire missieu Hamdi.

— Quoi ? demanda M. Feathercock.

Yasmine avait poussé un cri.

— C’est l’eunuque ! fit-elle.

Puis elle s’échappa, prenant la même route que Léilah et Féridjé.

— Cet eunuque va me tuer ! songea M. Feathercock.

Mais le nègre se contenta de montrer la porte, en disant toujours, d’un air très sérieux :

— Moi y en a dire missieu Hamdi.

M. Feathercock lui montra tout ce que contenaient son portefeuille et sa bourse. Le nègre prit tout. Puis il répéta d’un air stupide :

— Moi y en a dire missieu Hamdi.

Et il le reconduisit jusque dans la rue.

Mohammed-si-Koualdia, consulté sur la gravité de l’événement, secoua la tête d’un air très sérieux.

— Penses-tu qu’il la tuera ? demanda M. Feathercock.

— Je te dirai cela demain, répondit Mohammed.

Le lendemain, il revint dès l’aube, annonçant que Yasmine n’était pas morte.

— Mais, dit-il, Hamdi-bey va la répudier. Et quelle sera la situation d’une femme qui a oublié son devoir avec un infidèle ? Pour toi, je te donnerai un avis : va tout raconter à ton consul.

Le consul déclara que M. Feathercock ferait bien de regagner l’Europe dans le plus bref délai, s’il voulait éviter un scandale public et un danger certain. Mohammed fut de cet avis.

— Mais, réfléchit M. Feathercock, Hamdi-bey répudie Yasmine ?

— Oui, fit Mohammed.

— Eh bien, si je l’épousais ?

Son âme honnête se sentait toute pénétrée du désir de la réparation. Et il se croyait sûr, maintenant, que rien au monde ne valait l’amour d’une musulmane.

— Ah ! dit Mohammed, cela changerait l’affaire !


Le mariage eut lieu sans bruit devant le consul. M. Feathercock ne tenait pas à ce qu’on connût l’origine de son bonheur, mais il était assuré que son bonheur serait complet. Il planait dans la félicité. Cependant, Yasmine lui parut un peu moins jeune qu’il ne l’avait jugée à sa voix… Au premier repas qu’il prit avec elle, M. Feathercock mangea peu. Cédant à un irrésistible désir de caresses, il se leva pour mettre un baiser sur le cou de sa femme. Dans sa hâte, il laissa son couteau et sa fourchette en croix.

— O dear ! dit Yasmine scandalisée, votre couvert ! Comme cela est improper !

M. Feathercock reconnut son incorrection, remit tout en ordre et dit amoureusement :

— Quelle délicieuse petite Anglaise vous auriez faite !

— Mais je suis Anglaise, répondit Yasmine doucement : avant d’être madame Hamdi, j’étais la femme de sir Archibald Beeston… J’avais voulu goûter des Orientaux. Croyez-moi, cher ami, une Européenne s’y habitue difficilement.

— Et… et les deux autres ? demanda M. Feathercock, qui commençait à sentir des regrets du choix qu’il avait fait.

— Léilah et Féridjé ? Ce sont des musulmanes, mon ami, de vraies musulmanes. Et, la preuve, c’est qu’elles ne vous ont pas montré leur visage, elles !


… A peu près dans le même moment, Mohammed-si-Koualdia quittait la demeure de Hamdi-bey, ayant reçu un bakchich honnête pour de mystérieux services. Et Hamdi s’écriait, en rentrant dans sa cour fraîche :

— Loué soit Allah, qui n’a pas converti tous les chrétiens ! Que deviendrions-nous, s’ils ne nous reprenaient pas les dames dont nous ne voulons plus !

XV
COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK DUT QUITTER CONSTANTINOPLE

Quelques jours après les épousailles de M. Feathercock avec Yasmine, en laquelle, avec une certaine déception, il dut reconnaître bientôt une compatriote, Haydar-pacha, ministre de la septième police, manda auprès de lui, en audience particulière, Mohammed-si-Koualdia.

— Il m’est revenu, ô Mohammed, lui dit-il simplement, que dans l’entourage de Sa Majesté on est porté à faire paraître sous un mauvais jour les relations que j’ai entretenues avec cet excellent missionnaire qui, je crois, est devenu ton ami. C’est dommage : ses propos, parfois, n’étaient pas sans nous être de quelque avantage, malgré qu’ils fussent, comme ils disent dans leur langue, quelque peu « garruleux »… D’autre part, il est possible que nous ayons épuisé leur utilité. Notre parent Hamdi-bey lui-même serait de cet avis.

» Cependant, tu le sais, ô Mohammed, ajouta-t-il, nous ne pouvons expulser aucun étranger. Il y a les capitulations ! Nous ne saurions oublier qu’il y a les capitulations ! Les étrangers ne peuvent quitter cet empire que si c’est leur bon plaisir.


Mohammed, ayant écouté, parla d’autre chose, agréablement. Puis il fit remarquer, avec des circonlocutions décentes, que sa maison, hélas ! était bien pauvre en ce moment, et que même le service public pourrait souffrir de son dénuement.

— Nous verrons plus tard, répondit le ministre de la septième police, nous verrons plus tard. Pour l’instant, va donc t’entretenir de la petite chose dont je viens de te parler avec le père Stéphane, prieur du couvent des Hiérosolymites grecs. Il m’est revenu qu’il n’aimait point la concurrence des hérétiques de sa religion. Et il faut savoir se servir des Grecs, ô Mohammed ! C’est bien le moins, pour les embarras qu’ils nous donnent.

Il ne jugea point utile de faire connaître à son agent que le père Stéphane l’était venu voir, au sujet de la concurrence que lui faisait la mission du révérend Feathercock, et avait su l’intéresser à sa plainte.

Mohammed s’en alla par sa voie, sans rien demander davantage, et quand il eut rendu visite au père Stéphane, jamais, durant les huit jours qui suivirent, il ne se montra plus affable et plus communicatif à l’égard de M. Feathercock. Il ne quittait plus guère la maison du Taxim.


… Certain soir, Zobéide, toujours prudente et sage, passa d’abord doucement la tête entre deux petites branches de myrte, afin de savoir quelle sorte de personnes causaient près du jet d’eau, dans l’ombre fraîche qui tombait du mur de grès rose. Et quand elle vit que ce n’était que le révérend John Feathercock, son seigneur et maître, discourant comme d’habitude avec Mohammed-si-Koualdia, elle se dirigea vers eux bien franchement, quoique avec lenteur. Lorsqu’elle fut tout près, elle s’arrêta, et sûrement vous eussiez cru, à l’éclair de ses yeux très noirs, qu’elle écoutait avec attention. Mais la vérité est que, de toute sa cervelle mince, de toute sa bouche et de tout son ventre, elle ne faisait que désirer la pulpe jaune et parfumée d’une pastèque ouverte, placée sur la table au pied des grands verres à demi pleins de la neige des sorbets. Car Zobéide était une tortue, de l’espèce ordinaire qu’on trouve dans l’herbe des prés, aux alentours des Eaux-Douces.

Cependant, Mohammed continuait son histoire :


— … Donc je te dis, ô révérend plein de vertus, que ce lion, qui vit toujours près de Tabariat, était jadis un lion très fort, un lion extraordinaire, le lion des lions ! Aujourd’hui encore, il peut tuer un chameau d’un seul coup de griffe ; et, après lui avoir planté ses crocs dans l’échine, le jeter sur son épaule d’un seul mouvement de cou. Par malheur, un jour qu’à la chasse il venait de faire tomber une chèvre, rien qu’en lui soufflant au poil l’haleine de son nez, il s’écria : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, mais je suis aussi fort que Dieu. Qu’il le confesse ! » Allah, qui l’écoutait, Allah, le tout-puissant, dit à voix haute : « O lion de Tabariat, essaye maintenant d’emporter ta proie ! » Alors, le lion planta ses grandes dents entre les vertèbres de la bête, derrière les oreilles, pour la jeter sur son dos. Ouallahi ! Ce fut comme s’il essayait de soulever le mont Liban, et il tomba boiteux de la jambe droite. Et la voix d’Allah retentit encore, clamant : « Lion, plus jamais tu ne pourras tuer une chèvre ! » Et il en est resté ainsi jusqu’à ce jour : le lion de Tabariat a conservé toute sa force pour emporter les chameaux, mais il ne peut faire le moindre mal même à un chevreau nouveau-né ; les boucs des troupeaux, la nuit, lui font les cornes, et il est toujours boiteux de la jambe droite depuis ce moment-là.


— Mohammed, dit le révérend Feathercock avec dédain, ce sont là des histoires bonnes pour les petits enfants.

— Eh quoi ! repartit Mohammed-si-Koualdia, tu refuses de croire que Dieu peut tout ce qu’il veut, que le monde n’est qu’un rêve perpétuel de Dieu, et que, par conséquent, Dieu peut changer de rêve ? Es-tu chrétien, si tu dénies au Tout-Puissant sa Toute-Puissance ?

— Je suis chrétien, fit le révérend avec un certain embarras, mais depuis assez longtemps nous avons été obligés d’admettre, nous autres pasteurs de l’Occident civilisé, que Dieu ne saurait, sans se démentir lui-même, changer l’ordre de choses qu’il établit quand il créa l’univers. Nous considérons que la foi aux miracles est une superstition qu’il faut laisser aux moines de Rome et de Russie, ainsi qu’à vous autres musulmans, qui vivez dans l’ignorance de la vérité. Et c’est pour vous apporter la vérité que je suis venu dans vos contrées, en même temps que pour lutter contre la pernicieuse influence politique de ces moines de Rome et de Russie dont je viens de te parler.

— En invoquant le nom d’Allah, répondit Mohammed avec une grande solennité, et par la vertu de la clavicule de Salomon, je pourrais faire grandir chaque jour de la grandeur d’un ongle la tortue qui nous écoute !

Et en prononçant ces paroles, comme il avait fait du pied un geste un peu vif vers Zobéide, Zobéide rentra la tête sous sa carapace.

— Tu ne saurais faire cela, dit le révérend. Toi, Mohammed, un homme tout couvert de péchés, un musulman que j’ai vu ivre…

— J’étais ivre, répliqua Mohammed, mais toi-même…

— … Tu serais capable de forcer la puissance d’Allah ? poursuivit M. Feathercock.

— Je le ferai sur l’heure, dit Mohammed.

Prenant Zobéide, il la posa sur la table. La tortue, effrayée, de nouveau avait rentré la tête. On ne voyait plus que les quadrangles jaunes, cerclés de noir, de sa carapace, tout contre la pastèque juteuse. Mohammed prononça :


— Tu es un miracle en toi-même, ô tortue ! Car ta tête est d’un serpent, ta queue d’un rat d’eau, tes os d’un oiseau, ton poil fait de caillou ; et cependant tu connais l’amour comme les hommes, si bien que lorsqu’on vous rencontre au printemps, vous toutes, tortues, on dirait que les pierres mêmes, ding, ding, ding, tin, tin, tin, s’agitent, se mêlent et s’unissent pour procréer. Et, en effet, ô tortue de pierre, voilà qu’ensuite tu ponds des œufs !

» Tu es un miracle en toi-même, ô tortue, car on dirait que tu n’es que de la coquille, et pourtant tu es une bête qui manges. Mange de cette pastèque, ô tortue, et grandis cette nuit de la grandeur d’un ongle, si Allah le veut !

» Et quand tu auras grandi d’un ongle, ô tortue, mange encore de cette pastèque, ou de sa sœur, une autre pastèque, et grandis encore d’un ongle, et deviens grosse comme une mosquée. Tu es un miracle en toi-même, ô coquille qui es de la vie : fais un autre petit miracle, si Allah le veut, si Allah le veut !


Zobéide, rassurée par la monotonie de cette voix, se décida enfin à sortir d’abord la pointe de son nez corné, puis ses yeux noirs, sa queue grasse et dure et ses fortes pattes griffues. Apercevant la pastèque, elle fit un signe d’assentiment et commença de manger.

— Il n’arrivera rien du tout ! dit le révérend John Feathercock, un peu ému.

— Tu verras, répondit Mohammed gravement. Je reviendrai demain.

Il revint en effet le lendemain matin, prit la mesure de Zobéide avec ses doigts, et déclara :

— Elle a grandi !

— Tu veux me le faire croire, répliqua M. Feathercock, anxieux.

— Il est dit dans le Coran, poursuivit Mohammed, au chapitre de la Fente, lequel contient vingt-cinq versets et fut écrit à la Mecque : « Je jure par la rougeur qui paraît en l’air lorsque le soleil se couche, par l’obscurité de la nuit et par la clarté de la lune, que vous changerez tous d’être et de taille. » Allah s’est manifesté, la tortue a changé de taille. Elle changera encore : mesure-la toi-même, et tu verras.

M. Feathercock mesura Zobéide, et, le lendemain, dut constater qu’elle avait grandi de la grandeur d’un ongle. Il devint rêveur.

Et de jour en jour, Zobéide crût en forces, en dimensions, en vigueur et en appétit. D’abord, elle n’était grosse que comme la soucoupe d’une tasse à thé, et ne prenait que quelques onces de nourriture. Puis elle fut comme une assiette à dessert, puis comme une assiette à soupe. Son bec vigoureux crevait d’un coup l’écorce des pastèques ; on entendait distinctement le bruit de ses mâchoires broyant la chair molle des fruits qu’elle faisait disparaître. En une semaine, elle fut vaste comme l’un de ces plats sur lesquels on sert la viande. Le révérend n’osait plus approcher ce monstre, dont les yeux lui semblaient avoir pris quelque chose de démoniaque. D’ailleurs, dévorée d’une faim perpétuelle, Zobéide mordait.

Les ouailles de M. Feathercock apprirent qu’il gardait chez lui une tortue enchantée au nom d’Allah, et non point par l’invocation de la divinité occidentale : cela ne fut point avantageux aux travaux évangéliques du révérend. Mais celui-ci refusait obstinément de croire à un miracle, bien que Mohammed-si-Koualdia, depuis le jour où il avait prononcé le charme, n’eût pas remis les pieds dans la maison. Il restait assis dehors, à la porte d’un petit café, l’air rêveur ou méditatif, et mangeait parfois une boulette de haschich. Le révérend finit par se persuader qu’il n’y avait là qu’un phénomène très simple, bien que peu connu, dû à l’action extraordinairement favorable de la pulpe de pastèque sur le développement des tortues. Il résolut donc de priver Zobéide de pastèques.

Mohammed, devenu à la fin très ivre de haschich, aperçut un jour Hakem, le boy de M. Feathercock, qui, sans rien dissimuler d’ailleurs, revenait du marché avec une botte d’herbes grasses. Les traits durcis par la drogue, mais toujours majestueux, il le suivit à grands pas :

— Malheureux, dit-il à M. Feathercock, malheureux ! Tu as voulu rompre le charme ? Réjouis-toi, il est rompu. Mais désespère ! Il est rompu bien plus que tu ne crois : la tortue va diminuer !

Le révérend essaya de rire, mais il n’était pas rassuré. Le dimanche, à l’office, les rares fidèles qu’il avait conservés le regardaient sans confiance, et chez le consul d’Angleterre, on se contenta de lui dire, sans excès de sympathie, que lorsqu’on faisait son ami de Mohammed-si-Koualdia, se mêlant ainsi « promiscueusement » à la canaille, il ne pouvait rien en résulter de bon. Cependant Zobéide, mise en présence de l’herbe humide, manifesta d’abord des sentiments assez dédaigneux. Incontestablement, elle préférait les pastèques. M. Feathercock s’en applaudit. « Elle mangeait trop, tout simplement, songeait-il, c’est ce qui la faisait grandir. Si elle ne mange plus, elle ne grandira plus. Et si elle crève, j’en serai débarrassé. Tout est pour le mieux. »

Mais le lendemain, Zobéide, renonçant à bouder, se mit très docilement à mâcher de l’herbe, et Hakem, porteur d’une nouvelle botte, dit d’un air sournois :

— Effendi, elle diminue.

Le révérend essaya de hausser les épaules, mais il lui fut impossible de se le dissimuler à lui-même : la taille de Zobéide avait rétréci. Et tout Constantinople apprit en une heure que Zobéide avait rétréci ! Quand il allait chez le barbier grec, le barbier grec lui disait : « Sir, votre tortue n’est pas une tortue ordinaire ! » Quand il allait chez madame Hollingshead, qui s’intéresse toujours tellement à tout ce qu’elle ne comprend pas, et voilà pourquoi elle peut parler de tant de choses, cette dame lui disait : « Dear sir, votre tortue ! comme cela doit être exciting, de la voir diminuer : j’irai chez vous. » Quand il allait à l’orphelinat anglican, tous les petits Syriens, tous les petits Arabes, tous les petits Druses, tous les petits juifs, dessinaient des tortues sur leurs cahiers, des tortues de toutes les tailles, la plus grosse derrière la plus petite, et toutes se mordant la queue. Et dans la rue, les âniers, les porteurs d’eau, les frituriers, les marchands de viande grillée, de pain cuit, de fèves, de crème, criaient : « Mister Tortue, mister Tortue ! Essaye de notre marchandise, pour ta bête têtue qui diminue ! »

Et en effet la tortue diminuait toujours. Elle devint comme une assiette à soupe, puis comme une assiette à dessert, puis comme une soucoupe de tasse à thé, puis un matin ce ne fut plus qu’une toute petite chose ronde, frêle, translucide, une tache mince, pas plus large qu’une montre de dame, presque invisible au pied du jet d’eau. Et le lendemain, un lendemain d’entre les lendemains, il n’y eut plus rien, mais plus rien du tout, ni tortue, ni odeur de tortue, pas plus de tortue dans la cour que d’éléphant.


Mohammed-si-Koualdia ne prenait plus de haschich parce qu’il en était saturé. Mais il demeurait accroupi tout le jour à la porte du petit café, en face de la maison du révérend, les yeux si démesurément agrandis dans sa face blême qu’il avait l’air vraiment d’un sorcier très terrible. Le révérend s’en retourna chez le consul d’Angleterre qui lui dit froidement :

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous avez made an ass of yourself, autrement dit, pour parler comme les Français, fait l’âne pour avoir du son. Ce que vous avez de mieux à faire, est d’aller créer une congrégation ailleurs.


Le révérend John Feathercock accepta ce conseil avec déférence, et prit le bateau pour Smyrne. Le soir même, Mohammed-si-Koualdia, s’étant rendu chez Antonio, interprète et écrivain public, lui fit traduire en hellène la lettre suivante, dont il lui dicta le texte arabe, et porta cette lettre au père Stéphane, prieur du couvent des Hiérosolymites grecs.

« Puisse le ciel fleurir tes joues des couleurs de la santé, vénérable Père, et la félicité régner dans ton cœur. J’ai l’honneur de t’informer que le révérend John Feathercock vient de partir pour Smyrne, mais qu’il a mis sur ses malles l’adresse d’une ville nommée Liverpool, laquelle, je m’en suis informé, se trouve dans le royaume d’Angleterre ; et ainsi tout porte à croire qu’il ne reviendra plus. J’espère donc que tu me donneras la seconde partie de la récompense promise, ainsi qu’un cadeau généreux pour Hakem, le boy de M. Feathercock, qui portait tous les jours dans la maison du révérend une nouvelle tortue, et remportait l’ancienne sous son burnous.

» Je te prie également de faire savoir à tes amis que je puis leur vendre, à des prix exceptionnels, cinquante-cinq tortues toutes différentes de taille et dont la dernière n’est pas plus grande que la montre d’une hanoum européenne. Elle m’a donné bien du mal à découvrir et prouve avec quel soin délicat Allah dessine les membres des moindres créatures et se plaît à orner leurs corps de dessins ingénieux. »

XVI
COMMENT ALLAH, EN PERMETTANT LA RÉVOLUTION, DESTITUA HAYDAR ET FOURNIT À NASR’EDDINE L’OCCASION DE RETOURNER CHEZ LUI

… Un matin que Nasr’eddine sortait de son couvent, situé, ainsi qu’il a été dit, sur les hauteurs de Stamboul, il entendit des coups de fusil de l’autre côté de la Corne d’Or, du côté du Taxim : c’étaient les soldats insurgés, venus de Salonique, qui terminaient la révolution. Quelques heures plus tard le Padischah était détrôné ; il y avait un autre Padischah, il y avait bientôt une Chambre, un Sénat, comme en Europe ; on ne parlait que de choses merveilleuses. Les gens s’embrassaient dans les rues, et même certains musulmans célébraient l’ère de la liberté en buvant publiquement le mastic des Grecs. Cette dernière expression de la joie populaire choqua un peu Nasr’eddine : il se promit de la blâmer devant Haydar-pacha, et ne comprit point grand’chose au reste des événements dont Allah le rendait témoin. Le hodja Nasr’eddine ne se doutait pas que ces événements lui allaient rendre la liberté.


Durant de très longues années, Haydar-pacha avait joui de la faveur de son souverain. Parfois, ainsi qu’il est d’usage, à l’occasion des fêtes du Baïram ou pour fêter la naissance d’un nouveau prince, celui-ci lui remettait une bourse pleine d’or et Haydar disait, les deux genoux à terre et le front prosterné : « Ton règne est plein de gloire, tu vivras encore cent et une années ! » Il prenait cet air de jubilation afin de faire croire qu’il avait besoin, pour vivre, de ces quelques centaines de livres accordées par la munificence du maître, mais en vérité c’était là le moindre de ses revenus. Car Haydar commandait en chef la septième police du sultan, celle qui est chargée de surveiller les six premières, et il les surveillait en effet fort proprement : c’est-à-dire que, lorsque l’une des six polices était parvenue à se procurer une grosse somme, soit en menaçant de délation un riche personnage, soit en faisant confisquer les biens de ce personnage après l’avoir fait disparaître par le fer, l’arsenic, l’opium macéré dans du vinaigre ou la corde, Haydar exigeait de ses collègues une légitime commission pour établir que cette opération avait eu réellement pour objet la sécurité du Padischah. De temps en temps, pour se faire craindre, et afin de montrer qu’on aurait eu tort de lui refuser cette commission, il employait au contraire toute l’adresse de son calame ingénieux et toute l’astuce de ses affidés à démontrer que le chef de l’une des six autres polices consacrait plus d’efforts à s’enrichir qu’à pénétrer les projets des ennemis du trône ; et il le faisait déporter en Asie Mineure, ou même en Tripolitaine. Les serviteurs des craintes impériales redoutaient particulièrement d’être envoyés dans cette province ; car les exilés libéraux, qui y vivaient en grand nombre, avaient fini par la transformer en une sorte de république indépendante, dont les moyens de gouvernement étaient d’ailleurs calqués sur ceux de l’autocrate qui les avait déportés : et ils avaient coutume de mettre à mort ceux des nouveaux arrivants qui ne leur paraissaient pas véritablement démocrates.

Ces besognes de haute justice distributive avaient rendu Haydar assez populaire pour un espion. Lorsque le Padischah, cédant au patriotique désir qu’exprimèrent ses sujets par la voix de cent mille soldats dont il avait oublié de payer la solde, leur octroya une constitution, le chef de la septième police ne fut pas inquiété. Les libéraux se contentèrent de lui faire savoir que, puisqu’on supprimait les six autres, la dernière n’avait plus de raison d’être. La résignation respectueuse d’Haydar servit de voile décent à son incrédulité. Il savait que la police fait la force principale des gouvernements, de même que la discipline celle des armées : ces révolutionnaires lui parurent naïfs. C’est pour cette raison, et afin sans doute de charmer ses loisirs, qu’il continua de donner, par habitude et gratuitement, des conseils à leurs adversaires. Ceux-ci élaborèrent donc, avec son concours, une assez jolie conjuration, compliquée d’un projet de massacre général ; mais cette conjuration fut révélée par un mouchard. Haydar n’éprouva d’abord de cet échec qu’un sentiment d’humiliation. N’ayant pas de convictions politiques, il souffrait de s’être trompé de côté. Mais les vainqueurs alors commencèrent de pendre, et cela ne fut pas sans lui inspirer quelque inquiétude. Chaque matin, sur le pont de Galata, une nouvelle potence portait un poids nouveau. Le mort, au vent qui venait du Bosphore ou des Dardanelles, des profondeurs encore froides du septentrion, ou des contrées qu’échauffait déjà le soleil du sud, se balançait tout doucement, et même le mugissement des sirènes, dans la Corne d’Or encombrée de navires, faisait frissonner ses pauvres vêtements sur son corps tout raide. Haydar songeait :

— Voilà qui est grave : la situation redevient normale. Le nouveau gouvernement se met à n’avoir pas plus de scrupules que nous n’en avions. Il ne pend encore que des misérables, ce qui est une détestable opération : elle ne rapporte rien. Mais il apprendra bientôt son métier et c’est à nous qu’il va s’adresser : nous avons de l’argent ! Si l’on sait quels furent mes amis durant ces six mois, que vais-je devenir ?

Lorsqu’il vit arriver dans sa demeure Mohammed-Riza et Kassim-effendi, officiers de l’armée de l’Est, il se précipita au-devant d’eux, croyant comprendre ce qui les amenait. Ses terreurs mêmes lui inspirèrent une sorte de courage inutile et triste :

— Tuez-moi vous-mêmes, dit-il. Vous avez vos sabres.

Il dit cela parce qu’il préférait mourir de la sorte que d’être pendu.

Mais Kassim lui expliqua qu’on se contentait de confisquer ses biens, et que la justice du peuple lui faisait grâce de la vie. On lui permettait de quitter librement le sol de la patrie pour se rendre en Occident, accompagné de sa femme légitime et d’une seule servante noire. Haydar respira. C’était un véritable Ottoman, il n’avait jamais visité les pays qui sont à l’ouest de la terre ; mais il savait qu’on n’y assassine plus, les révolutions ne se passant qu’en bavardages ; et on lui avait dit que Paris était accueillant aux étrangers.

Cependant Kassim et Mohammed demeurèrent immobiles, et derrière eux il y avait des soldats. Haydar craignit alors que, pitoyablement, ils n’eussent commis un mensonge et ne fussent venus pour l’assassiner.

— Rassure-toi, dit encore Mohammed-Riza. Seulement nous devons faire dans ta demeure les perquisitions d’usage. Dis à tes femmes de se voiler et de passer dans les jardins. Même le haremlik doit être ouvert aux recherches de la nation.

— Inchallah ! répondit Haydar, c’était déjà comme ça du temps que j’étais chef de la septième police. Ces usages sont excellents, qu’il soit fait à votre désir.

Tout Ottoman, depuis des siècles, a coutume de cacher dans un coin de sa maison, sous une pierre de l’âtre ou dans la muraille, une somme qui varie selon sa fortune, et qui doit lui permettre de subvenir à ses premiers besoins s’il est forcé de fuir. C’était ce trésor qu’on cherchait à lui ravir. Les soldats sondèrent les murs à coups de crosse. Ils avaient des mâchoires lourdes, des mains énormes et de tout petits yeux sans méchanceté. On brisa les lourds bahuts incrustés de nacre, et dans les jardins les pioches et les pelles trouèrent de longues fosses, qui se croisaient. Enfin, derrière les cuisines, au fond d’un bûcher, Mohammed et Kassim découvrirent mille pièces d’or dans un coffre d’acier. Alors ils se retirèrent.

— C’était la volonté d’Allah ! dit Haydar.


Mais le soir, quand tous ses eunuques, ses esclaves et ses femmes l’eurent quitté, sauf Léila-Hanoum et la négresse Kadidjé, il alla visiter avec elles les racines d’un vieux pêcher. Le vent faisait tomber sur leur dos des pétales qui semblaient brocher de rose le caftan jaune d’Haydar et les voiles de soie noire qui vêtaient Léila. Haydar déterra trois ou quatre sacs assez lourds.

— L’autre cachette, dit-il, fier de sa sagesse, je l’avais faite pour qu’elle fût trouvée. Ils n’ont pas vu celle-ci : cinq mille pièces d’or !

Et le lendemain, avec Léila et Kadidjé, il prit l’Express-Orient à la gare de Sirkedji. Il se sentait pleinement heureux, étant sauvé : car il n’avait pas seulement pour fortune les cinq mille pièces d’or enfermées dans les malles de fer grossièrement peintes qui passaient pour appartenir à Kadidjé, la négresse esclave. Les banques des infidèles, depuis longtemps, lui gardaient un autre trésor, et bien plus riche. Sans se faire une image bien nette de l’existence qu’il allait mener dans ces pays d’Occident où il se réfugiait, il demeurait convaincu qu’elle serait plutôt agréable. Les gens de sa race n’ont guère, sauf ce qu’il en faut pour les avarices nécessaires, la faculté de prévoyance. Mais il nourrissait l’idée vague que cette existence devait être pareille à celle qu’il connaissait depuis son enfance, embellie encore par d’autres plaisirs, la plupart immoraux. Il aurait sans doute, comme à Constantinople, une maison au bord de la mer, une autre très vaste, dans un quartier discret, quelque part dans Paris, beaucoup de serviteurs, des femmes, et il entrevoyait la nécessité de racheter quelques eunuques, malgré la dépense. Tout cela faisait partie des jouissances qu’une honnête fortune autorise en Turquie, et il comptait profiter, par surcroît, des complaisances qu’ont si souvent, lui avait-on dit, les femmes des chrétiens, qu’elles soient purement vénales ou simplement curieuses.


Un musulman, une fois qu’il est dans un lieu public, ne doit jamais avoir l’air de regarder sa femme voilée, ni même paraître savoir qu’il possède une femme. Haydar avait retenu un compartiment pour lui, un compartiment pour Léila et son esclave. Il s’installa dans le sien et ce fut alors qu’il connut son premier étonnement, dont ses membres pour ainsi dire, s’aperçurent avant lui-même : les banquettes n’étaient pas assez larges pour s’y accroupir, les jambes croisées ; ainsi pénétra pour la première fois dans son cœur le soupçon inquiet que les pays qu’il lui faudrait désormais habiter ne lui offriraient point tout ce qu’il avait jusque-là possédé. Puis il vit entrer Kadidjé.

Une figure blanche n’a besoin, pour exprimer les sentiments qui l’animent, que de mouvements fort légers. Tout s’y peut lire ; et le principal souci des Européens et des sémites est par conséquent de refréner la mobilité de leurs traits. On a, au contraire, toutes les peines du monde à distinguer quoi que ce soit sur un visage noir. C’est pourquoi les nègres sont obligés de faire des grimaces très larges et des gestes excessifs. Kadidjé montra des yeux révulsés, une lippe monstrueuse, et son ventre même manifestait de l’indignation.

— Il n’y a pas, dit-elle, de haremlik dans cette charrette à fumée. Où veux-tu qu’une musulmane pieuse puisse prendre ici ses repas ? Faudra-t-il rester enfermées trois jours dans la boîte où tu nous as mises ?

Haydar n’avait pas pensé que l’Express-Orient n’a pas été fait, jusqu’à ce jour, pour transporter des musulmanes respectueuses de leurs devoirs. Il donna l’ordre qu’en effet Léila et son esclave fussent servies dans leur compartiment, et elles lui manifestèrent leur mauvaise humeur. Cela rendit Haydar, malgré lui, assez mélancolique. On a beau connaître qu’il faut prendre l’humeur des femmes comme le temps qu’il fait et ne point s’en inquiéter, cela n’empêche pas d’être triste quand il pleut et quand sa femme gronde. Haydar se rendit alors au wagon-restaurant, dans l’intention de boire un café à la turque : et nul ne le salua. Cela n’était pas étonnant, puisque nul ne le connaissait. Mais quand il traversait, jadis, les rues de Stamboul ou du Taxim, chacun savait qu’il était le chef de la septième police, chacun plongeait la tête très bas, ramassant un peu de poussière du doigt et la portant à sa poitrine, à sa bouche et à son front. Il eut l’impression d’être isolé dans un monde nouveau, horriblement brutal, parfaitement ignorant. Son cœur se serra, il comprit l’horreur de l’exil.


Les hommes n’éprouvent vraiment le désir d’être près d’une femme que s’ils ont l’âme troublée : c’est parce qu’ils se souviennent toujours d’avoir été de petits garçons. Haydar sentit brusquement le désir de retrouver Léila. Il rebroussa chemin à travers les couloirs, de son ventre écrasant des ventres, et mécontent parce qu’il ne savait même pas s’il devait s’en excuser. Quand il fut devant le compartiment qu’occupait sa femme, il ouvrit la porte avec une sorte d’empressement avide et douloureux. Il est très difficile d’exprimer décemment ce qu’il aperçut. Un étranger était assis sur la banquette près de Léila, qui avait tiré son voile ainsi qu’il convient. Mais tel était le seul sacrifice qu’elle eût fait à la réserve qui convient aux musulmanes.

Une inspiration irraisonnée saisit Haydar. Il tira sur la sonnette d’alarme et le train s’arrêta. Aussi loin que les yeux pouvaient porter on ne distinguait que des blés verts sur une immensité plate ; mais presque aussitôt on vit accourir, foulant les graminées claires, un soldat serbe à cheval. Il lui avait paru suspect que l’Express-Orient s’arrêtât, sans motif apparent, en pleine campagne.

Le conducteur accourait lui-même à travers les couloirs, et, de chaque wagon, ayant sauté par les portières sur la voie pour gagner plus vite la place où s’était passé le drame, des voyageurs s’empressaient. Le bruit s’était déjà répandu qu’un Vieux-Turc venait d’être assassiné par un fanatique de la liberté. Le conducteur dit à Haydar :

— Où êtes-vous blessé ?

— Je ne suis pas blessé, répondit Haydar tristement, mais ce conducteur est entré dans le haremlik, et…

Le contrôleur eut quelque peine à comprendre que Haydar appelait haremlik le compartiment, pareil à tous les autres, où se trouvait sa femme. Mais il devina le reste beaucoup plus aisément.

— Si on faisait arrêter le train toutes les fois que ça arrive, dit-il, on n’arriverait jamais !

Et il dressa procès-verbal à l’ancien chef de la septième police. Le soldat serbe riait parce qu’il était tombé du malheur sur un Turc.

Léila pleurait, grasse, blonde et froide. Et Haydar se dit en lui-même :

— S’il en est ainsi déjà quand nous sommes encore si près de Constantinople, que se passera-t-il à Paris ?…


Ce fut de la sorte qu’Allah, dont la justice est lente, mais implacable, acheva de venger son serviteur Nasr’eddine des coups de marteau que le ministre de la septième police lui avait fait appliquer sur les doigts. Mais Nasr’eddine n’en sut jamais rien. Seulement, apprenant qu’Haydar-pacha venait de prendre les routes de l’exil, il s’en fut demander au Jeune-Turc qui déjà l’avait remplacé s’il existait une raison quelconque pour qu’on le retînt, lui pauvre hodja, à Constantinople. Le Jeune-Turc se fit apporter les pièces du procès, puis, ayant médité, décida :

— Nous ne poursuivons pas encore les crimes d’hérésie. Pars donc, tu es libre ; mais dépêche-toi, dans quelques semaines quelque chose me dit que nous serons devenus aussi sévères sur la foi que le Padischah ou davantage : il faut bien faire quelque chose pour le peuple !

XVII
DU RETOUR DE NASR’EDDINE À BROUSSE ET DE SON ATTITUDE À L’ÉGARD DE ZÉINEB

… Et quand Nasr’eddine put quitter Constantinople, près d’un an s’était écoulé depuis qu’il avait quitté Brousse entre deux zaptiés, derrière la queue d’une mule. Et ceci était la suite des trahisons de sa femme, Zéineb la pernicieuse. Car Zéineb avait dit à Ahmed-Hikmet :

— Ne sais-tu pas que le hodja, ce chien qui est mon époux, est un hérétique, un Persan ? Que ne le fait-on citer devant les oulémas de Stamboul ?

Et elle avait cligné des yeux, la perfide, comptant bien que l’officier saurait profiter de cette absence. En effet, ils s’abandonnèrent à leur péché, mais Allah est plus puissant, Allah les en punit, car Ahmed-Hikmet fut tué par les Arabes du Hedjaz, qui lui ouvrirent le ventre en croix, et quand Zéineb apprit que Nasr’eddine s’était enfin lavé de toute accusation de mauvaise doctrine et qu’on le lui renvoyait, ce déplorable, elle venait de s’apercevoir qu’il aurait dû, pour son honneur et sa sécurité, être de retour quelques mois plus tôt !

Cependant Nasr’eddine, débarqué à Moudania, s’acheminait vers sa demeure, monté sur une chamelle blanche. Il réfléchissait à son aventure singulière.


« Des imputations portées contre moi, songeait-il, je ne crois pas qu’il en fût une seule qui contînt, de vérité, ce qu’il en pourrait entrer sous l’ongle de mon petit doigt. C’est un mystère, par Allah, c’est un mystère ! Ou plutôt c’est une intrigue. Il y avait un officier… »

Puis il se rappelait Zéineb, l’injurieuse, qui le traitait plus mal qu’un chrétien, et si souvent avait négligé ses repas, aux jours qui pourtant n’étaient pas des jours de jeûne.

« Hélas ! songeait-il, la chair est faible ! Les premiers jours que je fus en prison, je me disais : « Du moins, on m’a fait une grâce ; on ne m’y a pas mis avec ma femme ! » Et maintenant il me semble que je ne serais pas fâché de la revoir. C’est extraordinaire ! »

Telles étaient ses méditations, tandis que la chamelle blanche avançait toujours, avec sa bonne tête, ses yeux noirs, son cou brandi vers le ciel comme la proue d’une galère des vieux padischahs ; et, entre son gaillard d’arrière et son gaillard d’avant, Nasr’eddine était assis, bien soucieux de lui-même, et tout étourdi par la nouveauté de ses sentiments. Ce fut ainsi qu’il arriva devant sa demeure.

La chamelle se mit à genoux et Nasr’eddine se laissa glisser. D’abord, il porta la main à sa poitrine, à sa bouche et à son front, pour la politesse ; puis il se frotta les deux cuisses, à cause de la fatigue, et ensuite il pensa très fortement à sa femme, parce que c’était son désir. Mais il n’en montra rien, par dignité. Il dit seulement à ses disciples qui étaient venus le saluer :

— Ça va bien, mes enfants, ça va bien. Vous êtes beaux comme la porte de ma maison !

Et ces paroles devaient naturellement lui monter aux lèvres ; car, pour un exilé, il n’y a rien de beau comme la porte de sa maison. Il la reconnaît, elle le reconnaît, elle s’ouvre tout doucement, et derrière il y a l’eau fraîche, derrière il y a le lit, derrière il y a l’amour.

Ainsi avaient changé les sentiments de Nasr’eddine à l’égard de Zéineb, et, sans qu’il en sût rien, les sentiments de Zéineb à l’égard de Nasr’eddine. Nasr’eddine oubliait que douze mois auparavant il se disait chaque soir : « Quelle épouse, quelle épouse ! Le Rétributeur sait ce qu’il fait, mais moi je n’y comprends rien. Pourquoi m’a-t-il donné celle-là et non une autre ? » A cette heure, au contraire, il pensait : « Après tout, c’est mon épouse tout de même. Elle est belle : son corps n’est pas comme son âme. Et qu’est-ce que son âme ? Quelle est la nécessité que ma femme ait une âme ? Je ne connais que la mienne, qui est pleine d’indulgence. L’indulgence est la vertu des saints : il va m’être très doux d’être un saint. » Zéineb, de son côté, gémissait secrètement : « J’ai péché et, s’il connaît mon péché, je devrai quitter cette maison où je régnais. Même, s’il le veut, il peut me faire mourir. Que ce sort est cruel ! Et que ne ferai-je pas pour être pardonnée ! »

Voilà pourquoi elle dit, d’une voix qu’elle n’avait pas eue depuis qu’elle était petite fille, si claire, si tendre, étouffée comme un baiser donné la nuit :

— O mon seigneur, le salut sur toi ! On t’attendait.

Et elle baisa ses pieds, durant que la servante se hâtait, portant l’aiguière pour les ablutions. Nasr’eddine fut tout étonné. Il avait décidé qu’il s’imaginerait être heureux, qu’il s’inventerait son bonheur pour cette nuit de retour. Et qu’importaient les autres nuits ! Il n’y voulait pas songer. « Qu’elle soit silencieuse, se disait-il, silencieuse et obéissante, aujourd’hui. Je lui prêterai des mots, je me persuaderai que mon désir est son désir, que ma joie est sa joie, qu’elle est comme je la souhaite, et non pas Zéineb l’insupportable ! » Or, il n’avait rien à imaginer, il reposait dans de la douceur, il dominait sur de l’obéissance : et cela lui sembla tellement extraordinaire que ses deux sourcils, un instant, furent comme deux sabres courbes au-dessus de son front plissé. Il abaissa les yeux : Ah ! Zéineb avait un peu de peine à rester agenouillée ! Il distingua aussi une cernure douloureuse, une ombre triste, autour de ses paupières, et comme un voile, fait de meurtrissures molles, sur toute sa face. Ces signes, il les connaissait, il n’était plus un adolescent naïf.

Il dit d’une voix qui se dessécha dans sa gorge :

— Depuis quand…

Alors Zéineb, qui tenait toujours l’un des pieds de son époux dans ses deux mains, reposa ce pied sur le sol et s’abattit, ses dents mordant la terre, parce qu’elle croyait que la vérité allait s’élever contre elle. Et cela était si contraire aux habitudes de sa femme, si flatteur pour son orgueil, si voluptueux pour ses sens, si attendrissant pour sa force, que, malgré ce qu’il devina, Nasr’eddine se reprit, d’un ton paisible :

— … Depuis quand, en même temps que l’aiguière des ablutions, n’apporte-t-on point ici, à l’époux qui revient, les confitures ?

Et Zéineb, se relevant éperdue, alla chercher les confitures.

« Il ne sait rien, se dit-elle. Nasr’eddine est toujours le hodja Nasr’eddine : un aveugle qui rêve. »


Le reste, pour ce soir-là, c’est le secret de la foi musulmane. Ceux qui savent ne doivent pas dire : ils étaient deux époux, et, si ce n’est la religion, c’est la décence, si ce n’est la décence, c’est l’envie qui défendent de révéler le mystère. Mais celui qui dort seul, et même l’amant, car il n’est jamais sûr de son bonheur, rêve avant de s’endormir : « Qu’Allah m’en donne autant, et je le tiens quitte, en vérité. Il n’y a rien de mieux au monde ! » Quand Nasr’eddine sentait se desserrer un peu le beau collier que lui faisaient les bras de Zéineb, il lui paraissait étrange de ne pas sentir la morsure de la faim au creux de l’estomac, de ne plus avoir à plier les épaules devant un juge, et il s’émerveillait, lui qui durant douze mois de geôle avait été incapable de désirer autre chose que le sommeil, rien que le sommeil, de pouvoir à cette heure veiller joyeusement, une femme à ses côtés. Et puis il se rappelait : « En vérité, hier j’étais en prison. Qui donc m’avait dénoncé ? » Il croyait l’avoir deviné, mais sentait bien plus vivement sa jouissance actuelle que ses maux écoulés. En face de lui, sur une petite place, par-dessus le mur de son haremlik, croissait un très vieux platane, où un ménage de corbeaux, chaque année, avait coutume de faire son nid. La saison était déjà bien avancée, et l’on voyait, sur les hautes branches, les corvillons qui commençaient d’essayer, non pas encore leurs ailes, mais leurs pattes hésitantes.

— Il y avait bien des corbeaux autour de la femelle, quand je suis parti, dit Nasr’eddine en rêvant.

— Ah ! répondit Zéineb, il ne reste plus que les deux qui ont fait le nid. C’est le proverbe : « Beaucoup pour l’amour, deux pour le ménage. »

Elle avait prononcé ces mots sans malice, mais Nasr’eddine la regarda d’une façon si étrange qu’elle crut que son cœur allait éclater d’épouvante.

« Je me trompais, il sait tout », pensa-t-elle.


Le léger vent froid de la nuit la fit trembler, et elle sentit au même instant en elle les premiers mouvements de l’enfant qu’elle portait. Elle demeura immobile et peureuse. Il lui semblait que le poids de son corps écrasait ses deux jambes. Nasr’eddine hocha la tête gravement et se leva. Zéineb demanda, d’un air humble :

— Où vas-tu, ya Nasr’eddine ?

Car elle craignait qu’il n’allât chez le cadi pour divorcer. Nasr’eddine eut un sourire.

« Ouallahi ! songea-t-il, ce n’est pas de la sorte qu’elle m’eût parlé avant ce méchant voyage. Elle m’aurait dit : « Tu sors ? Et pourquoi sors-tu ? O débauché qui cours la nuit après avoir dormi le jour, hypocrite, mendiant buveur de vin, amant de chrétiennes, perfide ! » Car telles étaient ses façons de me traiter, je m’en souviens. Allah est le plus savant, il m’a écrit la délivrance. Quant aux moyens, n’approfondissons pas. L’homme est sous son destin comme le papier sous le calame : ce qui est marqué, c’est marqué ! »

Il répondit donc :

— Mon ange, ne devines-tu pas que je vais où j’allais jadis, près de la source qui est au coin du cimetière de Bounar-Bachi, chez Abdallah-le-boiteux, qui vend du café.

Zéineb murmura :

— Fais à ton plaisir, ma prunelle, fais à ton plaisir !


Et jamais Nasr’eddine n’ouvrit la bouche de ce qu’il intéressait si fort Zéineb de connaître ! Le matin, il allait à la mosquée ; le soir, il s’asseyait sur l’herbe, à l’ombre que font les tombes des vieux sultans, et il disait : « Si le samovar est bien abrité du vent et la poudre de thé de bonne espèce, c’est le principal, ô mon épouse, c’est le principal ! Car, vers quatre heures, le vent de mer s’élève. Il est frais et doux à mes vieux os, et il y a des cigognes dans le ciel : le vol des cigognes est sublime. »

Il voyait cependant la taille de Zéineb s’arrondir, mais gardait le silence, et elle-même ne voulait pas avoir l’air de croire que l’événement fût proche. Lorsqu’elle ressentit les premières douleurs, elle serra les lèvres et retint ses cris jusqu’au moment où Nasr’eddine sortit pour aller s’asseoir, les talons sous les cuisses, à sa place ordinaire, à l’ombre des vieux tombeaux ; et il y resta même un peu plus longtemps que d’habitude. Quand il revint vers sa demeure, une matrone en sortait, et il trouva Zéineb couchée, tenant dans ses bras une petite chose vagissante, encore toute meurtrie de la douleur de naître. Il demeura silencieux, les cils baissés ; son visage noircit parce qu’il évoquait le jour où les zaptiés l’avaient mené chez le vali, l’odeur affreuse des sentines du navire qui l’avait conduit à Constantinople, la prison plus puante encore, les interrogatoires des mauvais juges, l’argent qu’il avait dépensé, et la trahison sous son toit !

Mais Zéineb, à force d’avoir menti, avait fini par prendre confiance dans son mensonge. Décidément, le hodja ne savait rien. Il était trop bête, ce saint homme, et il ne fallait plus qu’un petit mot pour lui expliquer cette naissance un peu rapide.

— Quel malheur, quel malheur, dit-elle, d’avoir autant souffert pour un enfant qui n’a que sept mois !

Nasr’eddine, se penchant, prit le nouveau-né dans ses bras et le soupesa très sagement. Il allait bien sur les neuf livres. Et quelles belles grandes oreilles détachées de la tête, que d’ongles, que de cheveux ! Il admira ce poids magnifique, et ces oreilles, et ces ongles, et ces cheveux. Mais il admira aussi dans son cœur l’ingénuité du mensonge, il se souvint des quelques mois de paix que ce mensonge lui avait donnés. Il ne fut pas ému, il ne fit pas de grands gestes, il ne se contempla pas lui-même dans sa générosité. Il dit seulement, bien bonhomme :

— Par Allah ! pour sept mois, il est bien avantageux !


Puis il sortit, parce que c’était l’heure de la cinquième prière.

FIN

TABLE

PRÉFACE
V
I.
— OÙ L’ON VOIT APPARAITRE NASR’EDDINE ET ZÉINEB
1
II.
— DU CARACTÈRE DE NASR’EDDINE ET DE SES DÉPLORABLES BIEN QUE MERVEILLEUX DÉBUTS DANS LA VIE MONASTIQUE
13
III.
— COMMENT NASR’EDDINE CONNUT CE QU’EST LE MARIAGE DES CHRÉTIENS
36
IV.
— COMMENT NASR’EDDINE MÉDITA SUR LE PARADIS, ET SES CONCLUSIONS
47
V.
— COMMENT NASR’EDDINE PRIT CONSEIL DE KENÂN ET DEUX HISTOIRES PROFITABLES
59
VI.
— OÙ L’ON VOIT NASR’EDDINE GAGNER CINQUANTE-CINQ DU CENT DANS UNE OPÉRATION PHILANTHROPIQUE
82
VII.
— COMMENT LES ARTIFICES DES ANCIENS GRECS, S’ASSOCIANT À LA PERFIDIE DE ZÉINEB, PLONGÈRENT NASR’EDDINE DANS LES PRISONS DU PADISCHAH, ET COMMENT IL EN SORTIT
93
VIII.
— COMMENT POUR LA PREMIÈRE FOIS NASR’EDDINE RENCONTRA LA BARONNE BOURCIER
106
IX.
— COMMENT NASR’EDDINE, À CONSTANTINOPLE, PUT JOUIR D’UNE DEMI-LIBERTÉ
118
X.
— COMMENT NASR’EDDINE USA DE LA DEMI-LIBERTÉ QU’ON LUI LAISSAIT À CONSTANTINOPLE ET DE L’INOUBLIABLE HISTOIRE DU KHALIFE ET DU CORDONNIER
125
XI.
— COMMENT NASR’EDDINE ÉTAIT REÇU PAR LE MINISTRE DE LA SEPTIÈME POLICE ET DE LA PRUDENCE DE SES DISCOURS
156
XII.
— COMMENT LES RÉCITS DE L’ESPION MOHAMMED-SI-KOUALDIA LUI GAGNÈRENT LES SYMPATHIES DU RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK
171
XIII.
— DE NASR’EDDINE ET DE LA BARONNE ET DE LEUR DOULOUREUSE SÉPARATION
209
XIV.
— COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK SE MARIA
230
XV.
— COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK DUT QUITTER CONSTANTINOPLE
245
XVI.
— COMMENT ALLAH, EN PERMETTANT LA RÉVOLUTION, DESTITUA HAYDAR ET FOURNIT À NASR’EDDINE L’OCCASION DE RETOURNER CHEZ LUI
260
XVII.
— DU RETOUR DE NASR’EDDINE À BROUSSE ET DE SON ATTITUDE À L’ÉGARD DE ZÉINEB
274

208-19. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-19. 8750-3-19.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 69540 ***