The Project Gutenberg eBook of L'impudente, by Henri Deberly

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Title: L'impudente

Author: Henri Deberly

Release Date: March 16, 2023 [eBook #70299]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'IMPUDENTE ***

HENRI DEBERLY

L’IMPUDENTE

deuxième édition

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT HUIT EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE MARQUÉS DE A A H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C, ET SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX EXEMPLAIRES IN-OCTAVO COURONNE SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE DONT DIX EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE MARQUÉS DE a A j, SEPT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE NUMÉROTÉS DE 1 A 750, TRENTE EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS-COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A 780, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L’ÉDITION ORIGINALE.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD. 1923.

A
JACQUES RIVIÈRE
son reconnaissant

H. D.

I

— Sans doute, Mademoiselle Dimbre ?

— Elle-même, Monsieur.

— Je suis Georges Elpémor, Mademoiselle… Vous avez, je pense, d’autres bagages que ces deux valises ?

— Oui, Monsieur, j’ai une troisième valise et une petite malle.

— On viendra les chercher demain matin. Le paysan aujourd’hui avait à faire. Voulez-vous m’accompagner, Mademoiselle ?

Un tonneau attendait devant la gare. Elpémor gratifia de menue monnaie le nonchalant commissionnaire adossé au mur qui tenait la bride sous son bras et aida la jeune fille à s’installer.

— Nous en avons pour une demi-heure, annonça-t-il. Je déteste aller vite quand il fait beau. D’ailleurs, la promenade n’est pas déplaisante !

Mlle Dimbre inclina distraitement la tête. L’équilibre de ses sacs la préoccupait. Quand Georges fut monté, elle saisit les rênes et contint l’impatience du petit cheval, tandis que son compagnon, debout près d’elle, achevait de disposer le léger bagage.

Il faisait encore chaud, mais l’après-midi touchait à sa fin et le soleil déjà n’était plus une gêne. Le poney partit d’un bon pas. Elpémor le laissait user sa fougue, écoutant avec politesse la jeune fille qui lui racontait son voyage, à demi tournée. Elle parlait posément, sans aucun geste, en personne détachée d’un récit banal, cependant poursuivi, faute de mieux. A Marseille, retardée par des achats, il s’en était fallu de peu qu’elle manquât son train.

— C’eût été stupide ! conclut-elle, sans même une allusion au vain dérangement que sa négligence aurait pu imposer à Georges.

Puis elle se tut. Légèrement accoudée, le menton sur sa main gantée de gris sombre, elle regardait filer les troncs des platanes, peu curieuse en apparence de cette jolie ville où elle venait cependant pour la première fois.

— Et la guerre, Mademoiselle ? Que pense-t-on de la guerre, à Paris ?

— Beaucoup de mal, Monsieur, quand il tombe des bombes.

— Et lorsque les gothas se tiennent tranquilles ?

— Alors, c’est comme toujours : on n’y pense pas !…

Son sourire excusait cette indifférence.

— Moi, je n’y ai personne. Et vous, Monsieur ?

— Je n’y ai eu que moi-même, répondit Georges, mais j’en ai fait plus que ma part pendant deux années…

Il leva son bras gauche.

— Voyez ! dit-il.

La main, labourée d’une cicatrice, se fermait difficilement et semblait sans force.

— Vous avez été blessé ?

— Oui, par une balle… Celui qui l’a tirée m’a rendu service ! Je me tiendrai jusqu’à ma mort pour son obligé.

Il avait baissé la tête en disant ces mots et sa voix tremblait de passion. Après un court silence, il ajouta :

— La guerre est détestable et elle est partout. Dans ma propre maison, Mademoiselle, entre ma femme et moi, la guerre existe. Rien ne donne à présumer qu’elle touche à sa fin. Notre Alsace-Lorraine a huit ans et elle s’appelle Claude !

— Je sais, dit la jeune fille d’un air entendu.

— Ah ! vous êtes au courant ? Allons, tant mieux.

Le tonneau, sorti d’Aix, roulait à petit bruit sur la route poudreuse et le cheval soufflait dans la première côte. Elpémor désigna, du bout de son fouet, le paysage étendu derrière lui.

— C’est joli, tout cela ! murmura-t-il.

Puis, revenant à son idée sans nulle transition :

— Vous, Mademoiselle, je vous ai mandée comme renfort. Si vous passez du côté de ma femme, je vous préviens d’avance que j’abandonne tout !

— Vous n’êtes pas opiniâtre, Monsieur, dit en se retournant Mlle Dimbre.

— Il se peut ! Et surtout je ne suis plus joueur. Loin de stimuler mon amour-propre, une partie qui se dessine contre moi ne m’intéresse plus.

— Je tâcherai de vous gagner celle-ci. Mais encore faudra-t-il que vous m’y aidiez !

Appuyée de l’épaule au porte-guides, elle se présentait presque de face au regard de Georges et il la vit alors pour la première fois.

Rien n’était plus orgueilleux que cette belle figure. Les yeux, tabac d’Espagne, bordés de cils noirs, la bouche bien dessinée, peut-être un peu grande, mais d’une expression majestueuse et d’une couleur vive, animaient la froideur d’une chair de lait sous l’or d’une chevelure de princesse danoise. L’oreille était charnue, le col flexible, et tout le corps, sans doute, d’une charpente légère, à en juger par la souplesse du buste élancé. Le regard surprenait par son énergie, l’attitude sans nonchalance accusait la force. L’ensemble, harmonieux, avec, dans sa noblesse et son équilibre, quelque chose de la grâce farouche d’une panthère, paraissait susceptible des mêmes détentes.

Posément, de sa voix grave, la jeune fille exigeait pour réussir un abandon total du futur élève. Elle entendait gouverner sans les parents. Leurs influences ne pouvant que se contrarier, il importait qu’elle se sentît affranchie des deux.

— Si je devais être discutée, si surtout je devais voir mon action contrainte, j’aimerais mieux, Monsieur, ne rien entreprendre.

— Vous serez libre, Mademoiselle, promit Elpémor. Pour moi, je m’y engage, et je compte seul !

Elle le remercia d’un sourire et, détournant la tête presqu’aussitôt, sembla s’intéresser au paysage.

La voiture arrivait au haut d’une côte. Devant elle, se présentait une longue descente droite, unie, plutôt rapide, assez encaissée. A cinq cents mètres, un pont enjambait la route ; un village ensuite s’étendait.

— Luynes ! dit Elpémor.

Il désigna sur la droite un fort bouquet d’arbres.

— Et par ici la Cagne, ajouta-t-il… Nous serons arrivés dans trois minutes.

Le chemin de traverse était mauvais et le petit cheval dut marcher au pas. Le bruit de ses sabots, le roulement heurté de la charrette souple troublaient seuls, avec des cris résonnant au loin, la pacifique splendeur pleine de promesses de cette fin de jour provençale. Légèrement inclinée vers la croupe du cob, la jeune fille, dont les doigts tourmentaient une fleur, essayait de distinguer une habitation dans la masse touffue du bosquet. Elpémor alluma une cigarette et s’adossa nonchalamment au fond du tonneau.

Bientôt ils atteignirent une allée couverte. Il y faisait obscur et presque frais. Après deux ou trois coudes à peine sensibles, elle débouchait sur une terrasse également plantée où déjà la petite voiture s’engageait lorsqu’enfin la demeure se dessina.

— Ma chère amie, voici Mademoiselle Lola Dimbre, dit Elpémor à une jeune femme qui s’était levée et venait à leur rencontre à travers les arbres.

Lola reçut dans la sienne une main timide et répondit au beau sourire d’un visage pensif. Les valises l’empêchaient de sauter par terre. Debout dans la charrette, tandis qu’un domestique supprimait l’obstacle, elle rassura, en quelques mots, Denise Elpémor qui craignait que le voyage ne l’eût fatiguée.

— Et Claude, demanda Georges, où donc est-il ? Peut-être aurait-il pu se trouver présent. C’eût été, de sa part, simplement poli !

— Il a attendu, dit la jeune femme ; mais la patience, tu sais, n’est pas son fort et il s’est décidé tout à l’heure à retourner jouer.

— Ah ! parfait !… Dès l’instant qu’il s’est décidé !…

Elpémor fit entendre un petit rire sec. Puis, haussant les épaules, il s’éloigna.

— Mademoiselle, dit Denise sans marquer d’humeur, si vous voulez prendre la peine de m’accompagner, je vais vous conduire à votre chambre.

La maison était basse, toute en longueur, avec des contrevents vert foncé sur une façade ocre. Des arbres épars l’ombrageaient, la cime d’un marronnier dépassait son toit. Un pas donnait accès dans le vestibule où prenait naissance l’escalier. A l’unique étage, un corridor mal éclairé desservait les chambres.

Celle où Lola fut introduite était assez grande et occupait un angle de la bastide. Elle communiquait avec la pièce attribuée à Claude, changé d’appartement le matin même pour être désormais sous sa surveillance immédiate.

— Ici, Mademoiselle, vous êtes chez vous ! Si la moindre des choses vous fait défaut, n’hésitez surtout pas à me le faire dire.

La jeune fille remercia, chercha ses clés et se mit aussitôt à sa toilette.

Quand elle redescendit, au bout d’un quart d’heure, Claude était près de sa mère sous le marronnier. Il avait fallu le relancer au fond du jardin et le ramener presque de force. Les yeux maussades sous la broussaille des cheveux défaits, il regarda venir l’étrangère.

— Bonjour, petit ami, lui dit Lola.

Il répondit : « Bonjour », et tendit son front.

— C’est un affreux sauvage ! gronda Denise. Mademoiselle, ne faites pas attention à lui : vous le verrez bientôt s’apprivoiser.

Le dîner fut servi sur la terrasse. Elpémor ne parut qu’après le potage. Il jugeait inutile, n’en prenant jamais, de s’attabler devant une assiette vide. A son arrivée, Denise interrompit la conversation pour lui poser avec tendresse une question banale qu’il fit d’ailleurs semblant de ne pas entendre.

Elle en rougit et la jeune fille se sentit gênée. Leur entretien reprit sans gaîté, ni suite. Georges, de temps en temps, plaçait un mot, le plus souvent désagréable et toujours jeté d’un ton sec. Son visage exprimait la mauvaise humeur. Il mangeait peu, sans appétit, avec correction, et parut sur le point de s’impatienter parce que l’entremets se faisait attendre.

Le dîner s’acheva à la lumière. Des papillons venaient rôder autour de la lampe, tombaient sur la nappe, les ailes brûlées, et remuaient leurs petites pattes dans une convulsion jusqu’à ce que, d’une chiquenaude, on les eût chassés. Claude essayait de les atteindre avec son couteau et se reculait sur sa chaise en poussant un cri toutes les fois que quelque vol lourd l’effleurait.

— Dodo, Bouzou ! lui dit sa mère lorsqu’il fut neuf heures.

L’institutrice se leva avec l’enfant.

— Oh ! non, Mademoiselle, je vous en prie ! Vous devez avoir besoin de vous reposer. Laissez-moi le mettre au lit pour le dernier soir !

Elpémor eut un geste impatienté et ne put réprimer un léger sourire en s’apercevant qu’il avait été surpris par Lola.

Le menton entre les doigts, les paupières baissées, il entreprit de rassembler en tas symétriques les cendres écrasées du cigare en train. La femme de chambre, en desservant, ôta son assiette. Il dut alors chercher une autre attitude, se renversa sur sa chaise, fuma plus vite et feignit d’observer avec attention les capricieuses volutes que soufflaient ses lèvres.

Mais sa mauvaise humeur n’était plus sincère. Il arrivait à ce point de ses sourdes crises où ses nerfs, à l’excès tendus, s’apaisaient et où il ne prolongeait plus que par artifice un état qui pour lui n’était pas sans charme.

Profitant d’une absence de la servante :

— Mademoiselle, murmura-t-il, il faut m’excuser ! Je suis insupportable et m’en rends compte. Mon caractère, hélas ! est ainsi fait que je n’ai jamais pu dissimuler mes contrariétés.

Une boutade qu’il ajouta et dont elle put rire épargna à la jeune fille l’ennui d’une réponse. Il en lança coup sur coup deux ou trois autres et paraissait en voie de se dérider tout à fait lorsque Denise redescendit avec un ouvrage. Alors, nonchalamment, il quitta la table et alla s’installer un peu plus loin sur le siège canné d’une chaise longue.

— Le Bouzou m’a chargé, Mademoiselle, de vous dire bonsoir. Il a ajouté, en se couchant, que vous lui étiez déjà « sympathique » : mais vous l’avez beaucoup intimidé !

La lèvre supérieure de la jeune fille se releva sur ses dents, qu’elle avait fort belles, et l’expression que prit alors son sérieux visage aurait glacé Denise si elle l’avait vue. Mais déjà, les yeux baissés, surveillant ses points, pour tenir une promesse qu’elle s’était faite, elle avait entrepris de définir Claude, de suggérer à son égard une ligne de conduite. Il avait assurément de légers défauts. Il était même sujet à des caprices. Le mieux était pourtant de ne pas l’aigrir. Chez lui, le cœur, parfait, conduisait la tête, l’empêchait de dépasser, dans l’espièglerie, une limite en somme tolérable. C’était surtout à sa tendresse qu’il fallait parler : on était alors surpris de ses prompts retours, de la sincérité de ses confusions, de l’ingéniosité, de la gentillesse qu’il mettait à réparer et à se faire pardonner ses fautes.

Lola, bien que donnant par politesse des signes d’attention, écoutait distraitement ce panégyrique. Dans son esprit se dessinait une image morale qui n’était pas du tout celle de Claude. Elle faisait son affaire de celui-ci. L’intransigeant, le fantasque Elpémor l’intéressait seul, maintenant tout à fait énigmatique, étendu dans l’ombre, et dont la proche présence ne se révélait que par le feu mobile de sa cigarette. Nul doute qu’il n’entendît et ne l’observât. Elle devinait son regard sombre attaché sur elle, sa finesse appliquée à lire sur ses traits l’ennui que lui causait la conversation. Aussi, se gardait-elle d’en marquer aucun : toute flatterie à son égard l’aurait humiliée comme une reconnaissance de sa condition dépendante.

Un peu après dix heures, elle se leva. Denise aimablement lui tendit la main, puis posa son ouvrage, et elles firent quelques pas sur la terrasse. Elpémor cependant n’avait pas bougé.

— Bonsoir, Monsieur ! jeta-t-elle en passant.

Il répondit de sa voix sèche :

— Bonsoir, Mademoiselle !

Mais elle ne le vit pas sortir de l’ombre et elle n’aurait pu affirmer qu’il avait pris la peine d’incliner la tête.

II

Sa première anecdote sentimentale — et la plus importante, sous son air léger, puisque elle devait un jour fixer sa vie, — Elpémor la situait à Marseille, dans un salon cossu de la rue Saint-Jacques.

Il avait à cette époque environ treize ans. Sa mère, veuve depuis peu, l’emmenait à Bône, où elle allait rendre visite à un oncle infirme. De passage à Marseille, leur bateau ne partant que le jour suivant, ils avaient été les hôtes des Ricard, grands bourgeois enrichis par le commerce, amis des Elpémor et très lointainement leurs alliés.

La fille de ces bourgeois sortait du couvent. C’était une personne fraîche et pleine d’entrain. Elle faisait fête à Georges, l’accaparait, courait avec lui toute la ville sous la conduite d’une vieille servante qui soufflait à suivre, le fourrait de gâteaux, de chocolat, et ne le ramenait qu’à l’heure du dîner, saturé de fatigue et de friandises.

Le soir, dans le salon, elle s’asseyait auprès de lui sur le canapé, lui montrait des dessins et des gravures. M. Ricard était au cercle et les dames causaient. Le clair de lune blanchissait la maison d’en face. Dans la conversation, Mme Elpémor demandait à Mme Ricard si elle et son mari ne songeaient pas à l’établissement de Denise. La jeune fille se tournait alors vers l’enfant et, d’un geste répété de sa petite main, lui signifiait plaisamment : « Vous et moi ! »

Le jour suivant, il prenait le bateau pour Bône ; mais ce badinage l’avait frappé : il devait, par la suite, y penser souvent.

Des années passèrent. En sortant du collège, Georges entreprit de conquérir sa licence en droit, sans intention spéciale, et d’ailleurs sans goût, simplement parce que sa mère l’y poussait et que lui-même ne se sentait attiré vers aucune Ecole. Le jeu le captivait, les filles l’amusaient, il avait tout à fait oublié Denise, mais il aimait la poésie d’un amour ardent. Maître à vingt-et-un ans de son patrimoine, il le jugea trop mesquin pour pouvoir en vivre. A peine s’agissait-il de cent vingt mille francs, dont les trois quarts en terres qui rapportaient peu. Il ne mit pas quatre ans à en voir la fin. Un matin d’octobre, il se présenta chez sa mère et lui annonça paisiblement qu’il était ruiné.

Cette femme pleine d’expérience n’en fut pas surprise. De père en fils, tous les hommes de sa famille débutaient ainsi, et Georges, comparé aux plus intrépides, avait montré quelque mesure dans le gaspillage. Après la scène traditionnelle, et qu’elle abrégea, elle accepta les dettes courantes, promit une pension, mais imposa comme condition le choix d’une carrière. Georges lui demanda de l’y aider. Un mois après, M. Ricard, consulté par elle et qui goûtait à s’entremettre un bonheur naïf, appelait le jeune homme à Marseille chez un courtier maritime de ses amis.

La maison des Ricard lui étant ouverte, il y sonna le premier jour en enfant perdu. Quelle ne fut pas sa surprise de s’apercevoir que le cœur de Denise battait pour l’homme fait comme il avait battu pour le collégien ? Des présents lui parvinrent à son hôtel. Un mot, toujours signé, les accompagnait, et les cadeaux n’étaient que de sucreries, ce qui leur enlevait toute portée gênante. Denise, les premiers temps, les offrait sans trouble ; mais du jour où, par gaîté, Georges l’embrassa, elle se considéra comme sa fiancée.

Lui, pourtant, la voyait sans aucun amour. L’âge, en la mûrissant, l’avait affinée, elle était grave, adroite et fort jolie, mais il n’arrivait pas à priser une âme qui ne devait qu’à l’absence de tout relief sa considérable étendue. La charité, la douceur de Denise donnaient le même ennui qu’un jardin de roses. Sa patience était sans borne et toujours égale. Vers sa vingtième année, elle avait voulu entrer au couvent. Conjurée par son père d’y renoncer, elle avait abandonné ce fervent dessein à condition qu’on lui permît de demeurer fille. Tout en elle rappelait qu’elle l’avait formé. Sa passion de souffrir était si grande qu’elle allait au-devant du sacrifice comme autrefois les saintes vers les lions couchés.

Elle disait à Georges :

— Plus tard, mon chéri, quand vous me ferez du chagrin, promettez-moi que vous ne resterez jamais plus de trois ou quatre jours sans rentrer !…

Elle se frottait contre sa joue pour sentir sa barbe et, quand il l’embrassait, elle soupirait.

Plusieurs mois s’écoulèrent sans qu’il prît parti. Sensible à cet amour qu’il voyait si fort, il se faisait difficilement à l’idée d’épouser une femme vers laquelle il ne se sentait pas attiré. Mais le bureau du courtier maritime absorbait son temps, et surtout ce qu’il y faisait l’ennuyait. Denise représentait l’indépendance. Georges était de ces hommes qui ne désirent qu’elle, persuadés que leur destin ne peut s’accomplir par les voies communes du travail. Ou la fortune la leur apporte, ou alors ils souffrent. La devoir à un effort leur paraît vulgaire, et aussi bien se figurent-ils que, faute d’aptitude, il n’est pas en leur pouvoir de la conquérir.

Le désir de la dot et d’une libre vie finit par balayer ses hésitations. Mais il avait compté sans M. Ricard. Le refus de celui-ci fut catégorique. Il sembla même que le projet formé l’offensait.

Denise, folle de chagrin, aurait suivi Georges, obtenu par le scandale en quarante-huit heures l’agrément refusé à ses pures instances. Encore eût-il fallu qu’il choisît une route et l’invitât avec les mots que les femmes comprennent à s’y engager sur ses pas. Piqué de la raison qu’il devinait (la différence de fortune laissée dans l’ombre et remplacée par une défaite assez peu sincère), il se serra sous son amour-propre humilié, ne lui demanda rien et disparut. M. Ricard mourut quatre mois après : alors elle lui fit signe et il l’épousa.

Le bonheur vint à lui naturellement.

Un poète en liberté de flatter ses rêves, disposant à Paris d’un pied-à-terre, dans une campagne privilégiée d’une demeure aimable, et assez riche pour y vivre selon ses goûts, ne s’occupe pas de l’accessoire, voit ses vœux comblés, jusqu’au jour où l’habitude fait renaître en lui l’ambition de satisfactions plus intimes.

Elpémor n’atteignit qu’après de longs mois le point vraiment critique de cette expérience.

L’affection de Denise, presque maternelle, suffit d’abord à l’empêcher de désirer mieux. Son égoïsme se plaisait à être entouré, cultivé comme un parterre exigeant des soins par un jardinier délicat, prévenu dans ses caprices et immédiatement satisfait. Le bien-être l’élevait à la pure sagesse, qui n’est que le mépris de l’inaccessible. La forme d’existence qu’il avait rêvée, — large et féconde, méditative et pleine d’harmonie, — il était reconnaissant à sa tendre femme de la lui avoir procurée, et le lui témoignait, à défaut d’amour, avec une sollicitude ingénieuse.

Mais lorsqu’elle fut enceinte il se lassa d’elle.

En proie aux accidents d’une grossesse pénible, Denise ne sut pas être de ces vaillantes qui mettent leur point d’honneur à n’en rien montrer. Les fréquents malaises qu’elle éprouvait, la solitude où la laissaient les absences de Georges, qu’elle ne pouvait accompagner comme elle l’eût voulu, accentuèrent dès le début jusqu’à la fadeur la sensibilité parfois maladroite de sa nature affectueuse et sans énergie. Il eût fallu la soutenir et la caresser : Georges l’abandonnait à sa dépression, ou l’exhortait nonchalamment, en cherchant une rime, quand sa mélancolie devenait trop sombre.

Occupé de ses travaux et de ses lectures, il ne supportait pas d’en être distrait ; en requérant de lui certaines complaisances, alors qu’elle lui devait la paix de l’esprit, elle lui semblait outrepasser le contrat tacite sur lequel ils avaient fondé leur union.

A la rancune de sa quiétude dérangée, vint bientôt se joindre un dégoût physique de cette femme que son état exceptionnel privait de toute grâce et qui s’alanguissait sur son épaule comme une petite fille. Il ne pardonnait pas le ridicule et lui en trouvait, appréciait dans l’amour un jeu brillant, une passe étourdissante entre des corps prompts, et leurs rapprochements lui semblaient ignobles. Pour être supportable à sa vue blessée, elle aurait dû se renfermer avec componction dans la dignité des matrones. Mais elle n’y pensait pas et ne l’aurait pu. Le sentiment de sa faiblesse et la peur de vivre, les aspirations mal définies et pleines d’amertume qui lui avaient fait autrefois désirer le voile, la jetaient dans les bras de son mari comme ils l’auraient précipitée aux pieds de Jésus. Lorsqu’il faisait mine de s’éloigner, elle lui reprochait sa froideur d’une voix chagrine, ou avec un accent de résignation qui le détournait d’elle davantage.

L’enfant parut devoir les réunir. Elpémor était vain que ce fût un fils. Denise le crut gagné à sa propre cause lorsqu’elle le vit s’intéresser avec bonhomie à ce petit être insensible. Il l’élevait entre ses mains, le portait au jour, essayait de le distraire ou de l’endormir et revenait en souriant embrasser sa femme. Mais, bien qu’il s’y méprît, c’était sans tendresse : il n’aimait que son orgueil à travers son fils et remerciait en elle une servante adroite.

Denise l’aurait compris, se serait méfiée, si l’instinct maternel, dès les premières heures, ne l’avait placée hors du monde. Un peu de réflexion, le souci élémentaire de son intérêt lui auraient fait choisir une nourrice pour Claude. Elpémor ne pouvait voir avec bienveillance qu’elle en remplît elle-même les fonctions. Mais elle ne pensa pas à le consulter et sacrifia son sein naturellement. Lorsque la vie de son enfant aspirait la sienne, une telle félicité gonflait son cœur qu’elle aurait regardé comme une folie de se mettre en peine d’aucune autre, celle-ci lui paraissant les résumer toutes.

Ainsi acheva-t-elle d’indisposer Georges. Elle le laissa se détacher et s’éloigner d’elle, alors que, plus adroite, elle l’aurait gardé. Ou l’inspiration lui fit défaut, ou simplement, par nonchalance et confiance aveugle, elle en négligea les conseils, au sein d’un bonheur sûr comme une rade profonde environnée de paysages assez captivants pour ne jamais faire désirer l’au-delà des caps. Peut-être un signe de Georges aurait-il suffi à la faire réfléchir et à l’éclairer : mais il n’en donna point, il semblait heureux, et elle s’en réjouit innocemment, sans s’aviser du grand malheur qu’il le fût sans elle.

Car, à la vérité, rien ne lui manquait, et il pouvait sonder sa félicité sans y découvrir aucun vide. Denise, dans les besoins de son existence, n’avait jamais compté que comme un moyen. Assurément, elle l’avait impatienté, mais beaucoup plus par sa prétention d’être une fin que par ce que la vie courante, depuis leur union, lui avait révélé en elle d’inférieur.

Il ne s’était jamais flatté qu’elle pût le comprendre, ni figuré qu’un jour il dût l’aimer. Pourvu qu’elle assumât son étroite mission, eût l’œil à l’office comme à la table, ordonnât le bien-être avec méthode, elle tenait toute sa place, jouait tout son rôle. Exiger plus eût été la mesurer plus mal.

Georges avait l’humeur sombre et le cœur sec, mais il était surtout un ardent rêveur. Goûtant dans la pensée des joies exaltantes, pliant ses impressions au jeu des rythmes et les logeant ensuite dans des manuscrits comme on étend des anémones aux planches d’un herbier, il s’absorbait dans les images et les inductions ainsi qu’un collectionneur dans ses fiches et se montrait presque insensible à toute conjoncture qui ne le frappait pas de l’émoi lyrique. Accusé de se mal conduire envers Denise, il aurait sans doute protesté et demandé innocemment, sur une insistance, quelle sorte de grief elle pouvait avoir contre lui.

Rien ne lui plaisait comme le silence, ni ne lui semblait plus légitime que son isolement. N’était-il pas indispensable au succès d’une œuvre qui lui apparaissait comme sa principale raison d’être au monde ? Cet ombrageux, certain d’avoir du génie, possédait la vertu qui manque à beaucoup de n’être pas impatient de le révéler. D’un recueil publié dans l’adolescence, il avait retenu juste le titre, évitait de parler et détestait qu’en sa présence on dît un seul mot. Son regret n’était pas qu’il fût médiocre, mais, le sachant, de ne pouvoir en anéantir les quelques douzaines d’exemplaires donnés ou vendus. Car alors son talent n’était pas formé. Il s’en était rendu compte avec le temps, lorsqu’au lieu d’écrire vite, sur tous sujets, grisé d’une abondance forcément impure, il n’avait plus trouvé de parfait plaisir qu’à composer avec lenteur des poèmes subtils dont la plupart, une fois finis, étaient déchirés, après des jours passés dans la réflexion. Scrupuleux à l’excès, il produisait peu ; indifférent aux arrêts d’une critique jalouse, il n’était pas pressé de les provoquer. Tout au plus s’accordait-il, et de loin en loin, la satisfaction de publier dans une grosse revue quelque suite de sonnets ou des strophes choisies ; il n’en tirait qu’une faible notoriété, mais trouvait dans l’accueil qui lui était fait de quoi se fortifier dans sa propre estime.

L’ambition était sans prise sur cette âme distante à qui son orgueil suffisait. Toute tentative humaine y était mesurée au compas de l’esprit et de la noblesse. Qu’elle fût intéressante, bonne en elle-même, qu’elle dût être féconde en résultats, productrice de richesse ou de bien-être, ce n’étaient là que des considérations secondaires qui ne pouvaient entraîner le jugement.

La perfection de l’ouvrage importait seule. Le premier soin de Georges en voyant son fils avait été de l’examiner physiquement et sans plus d’indulgence qu’il n’en mettait à juger un poème fraîchement écrit. Il l’avait trouvé sain, harmonieux, s’était plu presque aussitôt à rêver sur lui, à situer sous le front vaste, aux cheveux légers, un dépôt de ses propres aspirations. La naissance d’un avorton l’aurait humilié ; son cœur se fût empli d’un ressentiment qui n’aurait laissé de place à aucune tendresse.

Ce fut pour lui une déception, quand l’enfant grandit, que de lui voir prendre avec sa mère une ressemblance qui ne se limitait pas au physique. Si sa petite intelligence donnait des promesses, elle se révélait peu curieuse, et autant l’étourderie paraissait son fait, autant son caractère était timide. Il avait peur des bêtes, peur de l’orage, peur de l’obscurité, où on ne pouvait le laisser un instant seul sans qu’il poussât des hurlements presque convulsifs, aimait les jeux tranquilles et pleurait souvent. Denise, qui l’adorait, le lui montrait trop. Elle l’habillait comme une poupée, le coiffait comme une fille, l’entourait de précautions qui l’affaiblissaient et le bourrait de friandises, soi-disant toniques, qui lui fatiguaient l’estomac.

Georges désapprouvait de pareilles façons, mais s’abstenait par indolence de les critiquer. La paix dont il jouissait lui semblait sans prix. Denise, heureuse, ne respirait qu’il n’eût toutes ses aises, et se contentait en échange d’attentions moyennes. S’étant séparé d’elle pendant sa grossesse, il avait, l’habitude prise, conservé sa chambre et elle s’en était arrangée. Son cabinet était un lieu où elle venait peu. Sa vie paraissait s’être équilibrée entre les exigences du but poursuivi et les moyens qu’il s’était donnés pour l’atteindre.

Tout à coup la guerre éclatait. Elle surprenait Georges à Paris, prêt à boucler ses malles pour la Provence, et le consternait d’autant plus qu’il s’était refusé par principe à la croire possible. Un grand frisson d’horreur le parcourut, puis une révolte l’agita de se voir saisi, obligé de se joindre aux Français dociles qui déferlaient en troupeaux hurlants vers les gares. D’après l’ordre inséré dans son livret, il devait partir le 4 août. Il passa les deux jours qui l’en séparaient dans une exaltation continuelle, ne pouvant reposer, ni se nourrir, se refusant à croire, malgré les faits, à un effondrement total de l’intelligence, espérant que les faubourgs allaient se lever, les syndicats s’unir et s’insurger, les hordes libertaires envahir la rue, détruire les voies ferrées et les ouvrages d’art, toute la raison, tous les nerfs de Paris s’opposer à la mobilisation monstrueuse, toutes les femmes se dresser contre tous les hommes. Le troisième jour, il embrassa sa mère et Denise, serra sur sa poitrine le petit Claude, et se mit en route, les yeux secs, à jamais dégoûté du bétail humain et ennemi mortel de ses toucheurs.

On l’oublia dix mois dans un dépôt, où il avait réussi à se rendre utile dès le surlendemain de son arrivée. Un inspecteur passa et il dut partir. Ce fut le régiment, la tranchée, la boue, les marches torturantes, les veilles sans espoir, l’avilissante obligation des dangers courus en compagnie d’esclaves fouettés d’alcool. Rien, à ses yeux, n’auréolait ces sublimes misères. Il vécut là deux ans, simple soldat, féru d’une telle haine contre sa patrie qu’il lui souhaitait à chaque épreuve des maux plus cruels et en aurait avec passion consommé la ruine si, à ce prix, il avait pu rétablir la paix.

Enfin, à Foucaucourt, en 1916, alors qu’on le poussait à une contre-attaque, une balle lui brisait la main gauche. Il traînait quatre jours à peine pansé, couchait sans couverture, à même le sol, dans une ambulance de fortune, participait avec mille autres à l’assaut d’un train et finissait par échouer dans un hôpital où un major intelligent visitait sa plaie. Ce praticien, contre l’avis d’un chef excité, déclarait possible un traitement, obtenait que l’on sursît à l’amputation. Un mois après, la main était sauvée ; mais ce n’était qu’au mois de janvier suivant qu’Elpémor, présenté à une Commission, était reconnu définitivement invalide.

L’opulence et la gloire, lui venant d’un coup, lui auraient causé moins grande joie. Il n’était plus, assurément, qu’un homme diminué, mais il était enfin redevenu homme. Toute la vie, de nouveau, lui était ouverte : le fléau pouvait durer, redoubler d’horreur, il avait acquis le droit de s’en désintéresser totalement.

Il trouvait à son retour Denise toute changée. Les angoisses traversées l’avaient mûrie. N’avait-elle pas passé ces deux longues années, où pas un jour ne s’écoulait qu’elle ne le crût mort, à se reprocher comme un crime, avec des sanglots, les maladresses de son amour, cependant immense ? Elle l’accueillit comme une servante visitée d’un dieu. Tout son cœur éclata dans l’aveu contrit, dans la promesse d’amendement à tournure mystique qu’elle lui fit le soir même, en joignant les mains. Georges, meurtri, avait besoin d’un peu de tendresse : il se laissa aimer quelques semaines, puis il reprit ses habitudes et s’éloigna d’elle.

En concentrant son attention sur sa vie refaite afin d’en vérifier l’ordre et l’éclat, il la reconnut telle qu’il l’avait goûtée, mais s’aperçut qu’une ombre y était jetée par son fils. Claude atteignait alors sa huitième année. Sa mère n’avait trouvé, dans son désespoir, que cet enfant idolâtré à chérir plus fort. Mais, le voulant heureux surnaturellement, elle l’avait rendu despotique. On ne pouvait lui refuser une satisfaction, le contrarier dans ses penchants ou dans ses caprices, sans le révolter, l’indigner, le jeter tout aussitôt dans de vives colères. Il savait à peine lire, écrivait mal, ne connaissait un peu que le catéchisme, enseigné mot à mot, comme une prière, et retenu machinalement sans y rien comprendre : tout effort, au demeurant, le trouvait rebelle et il ne montrait de curiosité d’aucune sorte.

Quand Georges proposa de le mettre au collège, il pensa que sa femme allait défaillir. Elle ne lui fit aucun reproche, mais elle devint pâle et, arrêtant sur lui un regard de victime, lui demanda avec douceur s’il voulait la tuer.

Il eut alors l’idée d’une institutrice. Quelque fille énergique, persévérante, de bonnes manières et suffisamment diplômée, assouplirait ce caractère raidi dans l’orgueil, cultiverait cette intelligence paresseuse. Denise, toute au désir de garder son fils, convint qu’il lui fallait une direction ferme et accepta la solution qui le lui laissait. Mais lorsqu’il fut question de l’appliquer, elle ne s’y employa qu’avec nonchalance. Tout un trimestre fut perdu en hésitations. Elle ne pouvait se décider à partager Claude malgré certains soucis qu’il lui donnait, les discussions fréquentes dont il était cause et son impuissance établie à le gouverner.

Georges s’impatienta et chercha lui-même. Dix jours après Mlle Dimbre arrivait à Aix.

III

— Obéissez, petit sot, reprenez ce livre ! intima la voix sèche de la gouvernante.

Une réplique confuse de l’enfant, que l’on entendit piétiner, en pleine rébellion, fut suivie du claquement d’un violent soufflet.

— L’horrible fille ! cria Denise. Elle a battu Claude !…

Elle bondit de la chaise où elle travaillait, s’approcha de la fenêtre, ouverte au midi, par où se propageait dans l’appartement un bruit de sanglots, puis, semblant tout à coup se décider, traversa le bureau d’un pas rapide.

— Alors, demanda Georges, que vas-tu faire ?

L’accent de la question la déconcerta. Sur le point de sortir, le bras étendu, elle eut un brusque arrêt de biche hésitante. Elpémor, renversé dans son grand fauteuil, fumait nonchalamment une cigarette et la considérait avec ironie.

— Lui donner ses huit jours ! répondit-elle. N’as-tu pas entendu ce qui s’est passé ?

Il inclina la tête et daigna sourire.

— Il m’a semblé que le Bouzou recevait une gifle. J’ajouterai qu’il m’a paru l’avoir méritée et qu’il n’y a, d’ailleurs, pas là de quoi s’émouvoir.

— Pas de quoi ? cria Denise en se redressant.

— Admets-tu que l’enfant doive obéir ?

— Oui, mais je n’admets pas que cette fille le batte !

— Tes huit jours, dans ce cas, n’auraient aucun sens. Si tu n’es pas décidée à la laisser libre, il faut la congédier immédiatement.

Il avait appuyé sur le dernier mot, en avait détaché toutes les syllabes. La voyant indécise et un peu gênée :

— Va la trouver, ajouta-t-il, et mets-la dehors !

Denise lut dans ses yeux un défi railleur, que toute son attitude accusait du reste et qui accrut le trouble dont elle souffrait en le lui montrant démasqué. Cachait-elle donc si mal la timidité que lui inspirait Lola Dimbre ? Assurément, la scène lui serait pénible. Elle ne se voyait pas conservant son calme et bannissant de sa maison cette fille effrontée qui la mesurerait d’un regard de reine. Mais les sanglots du petit Claude n’étaient pas éteints : l’indignation galvanisa son mauvais courage.

— Tu as raison, dit-elle, mieux vaut en finir ! On la reconduira tout à l’heure à Aix.

Déjà elle sortait. La main de Georges s’abattit avec force sur le bureau, et d’une voix toute changée, tonitruante, qui arrêta Denise près du chambranle et la contraignit aussitôt à l’obéissance :

— Ferme cette porte ! ordonna-t-il. Je t’interdis expressément de bouger d’ici !

Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état. Les mécontentements d’Elpémor se traduisaient ordinairement par de froides colères où le courroux perçait à peine sous l’impertinence. Devant cette furieuse explosion, elle sentit de la sueur lui perler au dos en même temps que ses jambes s’engourdissaient.

Il déchargea son cœur comme on vide une outre. On aurait dit que de ses mains étreignant son buste il en comprimait les parois afin d’en faire jaillir par flots successifs tous les ressentiments accumulés. Avec une ironie que fouettait la rage, elle dut s’entendre reprocher jusqu’à sa tendresse, traitée de vertu flasque et de fausse parure. Mais surtout la diatribe l’attaqua sur Claude. Que prétendait-elle faire de cet enfant ? Par son aveuglement et par sa faiblesse ne l’avait-elle pas corrompu ? Montrait-il un défaut qu’il ne tînt d’elle, où son stupide amour ne se fût flatté, qu’elle n’eût développé comme à dessein avec la complaisance la plus imbécile ? La décevante expérience avait trop duré. Elpémor entendait qu’on en fît une autre, et il y insista, le cria presque, en écrasant à grands coups de son poing serré la reliure du livre ouvert devant lui.

Denise ne l’avait pas interrompu. Son geste même, aux endroits les plus durs, n’avait pas élevé une protestation. On ne lisait dans son regard attaché sur Georges que l’expression d’un étonnement résigné. Toute la douceur de sa nature était sur son front, dans la courbe douloureuse de sa bouche amère, dans l’attitude abandonnée de son col de cygne qu’infléchissait le poids de la tête penchée. Elle écoutait, méditait et souffrait. Le silence qui suivit le dernier éclat lui parut délicieux comme un trait d’eau fraîche.

— Georges, soupira-t-elle, que tu m’as fait mal !

Il haussa les épaules et sortit, la laissant tout en larmes sur le fauteuil où elle s’était laissé tomber misérablement.


Si au lieu de s’éloigner, la tête un peu basse, déjà confus de la violence qu’il avait montrée, il s’était retourné vers la maison, Elpémor se serait aperçu que le regard de Lola l’accompagnait.

De sa chambre, elle avait suivi toute la scène ; non certes mot à mot, différentes phrases prononcées sur un ton trop sourd n’étant pas arrivées jusqu’à elle, mais d’assez près pour en dégager les grandes lignes. Le premier signe de colère donné par Georges, cette interdiction d’un accent presque sauvage jeté à Denise qui sortait, l’avait attirée à la fenêtre, inclinée toute frémissante sur la barre d’appui. Et telle était la concordance des deux incidents qu’elle avait pu le rattacher sans hésitation au châtiment qu’elle venait d’infliger à Claude. L’enfant envoyé en pénitence, elle avait rapidement repris sa place, tendue avec passion vers le conflit, devinant Denise effondrée et sentant tomber en elle comme une goutte de joie à chacun des outrages d’elle subissait.

Un sourire dédaigneux, pourtant cruel, éclairait à demeure son regard fixe occupé à suivre Georges à travers les branches. Son menton reposait sur une de ses mains, et elle se penchait, de temps à autre, en baissant les yeux, dans l’espoir que Denise, pour se rafraîchir, allait apparaître à son tour. Le spectacle de sa confusion l’aurait enchantée. Peu de minutes, dans ses dernières années, lui avaient apporté une pareille jouissance d’amour-propre.

Mais celle-ci constituait-elle un heureux présage ? La destinée, sur un cadran qu’elle teignait en noir, ne l’avait-elle pas laissée blanche accidentellement ? Longtemps gâtée par elle, Lola s’en était vue maltraitée avec tant de suite que son scepticisme était devenu sans égal. Elle ne croyait au monde qu’à ses vingt-quatre ans, à sa profonde intelligence et à sa beauté : encore lui avaient-ils si peu servi qu’il n’aurait pas fallu la presser beaucoup pour qu’elle renonçât même à cette courte foi.

Quel chemin parcouru depuis son enfance ! Avait-elle vraiment été la fillette ardente que son père, le violoniste Gabriel Dimbre, mauvais compositeur et exécutant de génie, digne instrument des demi-dieux qu’il servait en prêtre, avait chérie au-delà de la pure musique ? Tant d’aspirations l’en séparaient, tant d’habitudes intellectuelles et sentimentales dont elle ne retrouvait dans l’enfant d’alors aucun germe, qu’elle était tentée, lorsqu’elle se reportait à la première période de sa vie, de la considérer comme une ère fictive animée d’une figure attendrissante qu’elle avait rêvée.

Sa mère, Nelly Armstrong, était irlandaise. Gabriel Dimbre, alors en plein succès, l’avait rencontrée à Dublin, courtisée, séance tenante, et gagnée à lui dans les intervalles d’un concert, épousée par amour en rentrant en France. Elle était belle et réservée, spirituelle et douce, douée d’une voix magnifique et d’un port de reine. Lola se souvenait de cette mère charmante, mais elle n’avait que cinq ans et quelques mois lorsque une maladie foudroyante l’avait emportée.

A partir de ce moment, et en moins d’un lustre, elle avait vu se succéder autour d’elle une dizaine de femmes, qui étaient les maîtresses de son père. Les unes la chérissaient et les autres non, mais toutes la pomponnaient et l’attifaient, la conduisaient aux Tuileries, l’emmenaient aux courses. On n’accédait au violoniste que par sa fille, on ne régnait sur lui que dûment couronnée par les petites mains inconstantes qui déchargeaient un front du diadème aussi capricieusement qu’elles le lui avaient imposé. N’eût été la totale inconscience avec laquelle elle accomplissait ce manège, on aurait pu dire de Lola qu’elle ordonnait l’inconduite de son faible père, qui, d’ailleurs, ne pouvait se passer de femmes et n’en aimait aucune, les adorant toutes.

C’était un honnête homme que Gabriel Dimbre. Le frais murmure d’une innocence exposée par lui ne pouvait le laisser éternellement sourd. Un jour vint, amené par sa lente sagesse, où la maîtresse en exercice, congédiée d’un mot, fut remplacée par une vieille cousine assez pauvre, chargée d’instruire Lola et de la former. Lui-même s’occupa d’elle à ses heures perdues. Il était cultivé, surtout sensible, et vivifiait pour elle un enseignement aussi sec que le nez en bec d’aigle de leur parente. L’enfant, intelligente, aimait ses deux maîtres ; et elle s’accommodait de sa nouvelle vie comme elle avait jadis accepté l’ancienne.

Hormis le personnage extérieur de Mme Ardant, rien d’ailleurs autour d’elle n’était sévère. L’austérité n’aurait pu terrasser la joie dans la maison d’un homme comme Gabriel Dimbre. Florissant et sain, favorisé dans sa réputation et dans sa fortune, il prodiguait sa bonne humeur sans aucune mesure, ainsi qu’un juste hommage au destin clément. Sa générosité était extrême. Elle surprenait ordinairement par sa discrétion et se plaisait, par son ampleur, à déconcerter ; mais quand elle s’appliquait à Lola, elle attendrissait.

Il n’y a guère que dans les contes où passent de bonnes fées que l’on peut voir des petites filles comblées de tous biens à ne savoir que faire de leurs trésors. Lola, fillette réelle et pas même princesse, n’aurait pu les jalouser sans ingratitude. Les plus brillantes poupées, les plus rares dentelles, les broderies plus fines que des fleurs de givre, rien ne paraissait digne à Gabriel d’amuser et de parer son enfant chérie. Il dépensait pour ses caprices dans les magasins avec une magnificence de radjah, et plus elle grandissait, plus elle se formait, plus il lui présumait d’ambitions coûteuses. Elle posséda des perles avant quinze ans, des aigrettes et des robes de bal à l’âge où les jeunes filles apprennent à danser. L’argent ne comptait pas pour le musicien, qui le faisait jaillir d’un coup d’archet. Il plaisantait Mme Ardant sur son avarice quand elle parlait d’épargne ou de restrictions et l’obligeait à recevoir une broche de vingt louis pour la punir d’une économie surprise de vingt francs : car il gâtait la vieille cousine, pourtant bien modeste, comme il avait gâté ses dix maîtresses et gâtait Lola, par un besoin natif d’être aimé de tous, fût-ce indirectement et pour ses libéralités excessives.

Quand il tomba malade, il fallut tout vendre. Les objets d’art, les parures, les violons même, tout devint argent, servit à payer les médecins et les séjours aux eaux du paralytique. Ce fut une dure épreuve qui dura trois ans et qui se termina par une mort affreuse. Gabriel Dimbre aimait la vie avec frénésie. Il espéra en elle jusqu’à la fin, se refusant à croire qu’elle l’abandonnait après l’avoir traité avec une particulière dilection. Un baiser de sa fille lui ferma les yeux. Sur la couverture, à hauteur de sa main froide qui, depuis si longtemps, ne pouvait plus serrer ni sentir, gisait un misérable instrument d’étude acheté l’avant-veille pour quelques louis et que la piété de Mme Ardant avait réussi à lui faire prendre pour le Guarnerius de ses belles années.

Lola se trouva presque sans nulle ressource. Les très modestes rentes de la vieille cousine et les quelques billets de mille francs que procura une dernière vente d’objets superflus ne pouvaient suffire à assurer la vie des deux femmes. La jeune fille dut se mettre en quête d’un emploi. Dix-huit mois plus tôt, pressentant que son père allait lui manquer, elle avait préparé son premier brevet et l’avait obtenu sans grand effort. Ce n’était pas un lourd bagage pour courir le monde : mais il avait l’avantage d’être à plusieurs fins et elle n’en connaissait pas, disait-elle, de moins encombrant.

Par l’entremise d’un vieil ami de Gabriel Dimbre, une place lui fut offerte en Angleterre. Elle accepta surtout pour quitter Paris. Il s’agissait d’être maîtresse dans un pensionnat où une liberté relative, un certain confort, tempéraient les rigueurs de la vie d’école. La maison, dont elle vit une photographie, avait l’aspect d’une riante demeure seigneuriale et paraissait entourée d’un fort beau jardin. Lola devait y faire, quatre années durant, le douloureux apprentissage de la jalousie, s’y endurcir le cœur contre toute pitié, surtout s’y façonner une âme ambitieuse.

Que l’on se représente une jeune patricienne adulée par un père qu’admirait l’Europe, ayant eu l’habitude de la richesse, jolie et le sachant, mais plus certaine encore de son intelligence que de sa beauté, jetée, dans une condition inférieure, au milieu de filles de lords férues de leur sang et des plus massives descendantes de la monumentale bourgeoisie anglaise ; obligée de supporter leurs impertinences, de s’entendre désavouer lorsqu’elles se plaignent et d’encourir les effets d’ingénieuses rancunes quand d’aventure il advient qu’on lui donne raison ; enfin, contrainte à vivre avec des collègues dont aucune n’a reçu son éducation, qui toutes la jalousent hypocritement et saisissent chaque occasion de la desservir avec une infernale âpreté d’espionnes, et l’on se fera une idée des ressentiments qui peu à peu s’accumulèrent dans le cœur farouche de Lola, la dressant en ennemie de la société par impatience et lassitude de son propre sort.

Quand elle quitta l’école et revint en France, elle était prête tout aussi bien à sortir du monde pour aller vivre en solitaire au fond d’une forêt qu’à s’affilier à quelque groupement terroriste et à risquer ses jours dans un attentat. Aucun espoir ne soutenait cette âme révoltée, où ne fleurissait plus aucune illusion. La haine et le mépris en glaçaient un pôle, l’autre étant désolé par l’amour de soi : entre les deux une vague amère battait des rocs nus, au creux desquels étincelaient comme des stalactites les cristallisations du plus froid orgueil.

C’est alors que lui fut faite à titre officieux, par une intime amie de Mme Ardant, ancienne inspectrice des écoles, à qui Georges Elpémor s’était adressé, la proposition de se rendre aux environs d’Aix où un original assez misanthrope demandait une gouvernante pour son fils unique. Lola s’interrogeait depuis plus d’un mois sur la direction qu’elle allait donner à sa vie. Elle aspirait surtout à quitter Paris, que la guerre, les souvenirs et le manque d’argent lui rendaient trois fois détestable. Les indications que put lui fournir l’inspectrice sur l’importance du concours sollicité, ce qu’elle apprit d’Elpémor et de sa femme, la perspective d’habiter la vraie campagne, dans le décor de cette Provence couronnée de pins à laquelle elle devinait qu’elle serait sensible, éveillèrent son intérêt, et elle accepta. A peine prit-elle le temps de boucler ses malles : les décisions chez elle, ordinairement promptes, étaient toujours exécutées sans aucun retard, et elle arrivait à la Cagne avant même que la bonne Mme Ardant, qui l’avait suppliée de réfléchir, ne se fût pénétrée de la certitude qu’elle allait de nouveau l’abandonner.

Lola sourit en évoquant le visage éteint qu’elle honorait pourtant de quelque tendresse. A quoi bon les conseils, toute la prudence ? La vie tenait-elle compte des précautions prises ? Comme elle se délectait à ce thème ingrat, brillante, encore loin d’elle et telle qu’un trait éblouissant sous une futaie sombre, la figure d’Elpémor lui apparut : et, pour la seconde fois, avec la même force, elle se sentit pénétrée d’une chaude allégresse.

A son plaisir de savoir Denise humiliée, s’ajoutait la satisfaction très précise qu’elle l’eût été à son profit et du fait de Georges. Il lui semblait qu’un ordre s’établissait, que des éléments inégaux, un instant mêlés, prenaient, en se heurtant, leur place rationnelle. L’insupportable et profond Elpémor, pour user des épithètes dont elle s’appliquait à le définir brièvement, avait criblé les intentions, les mérites rivaux et délibérément écarté les humbles. Par son impudence même, elle lui plaisait. Pressé, sur une audace, de la désavouer, il opposait à cette instance un refus brutal, écrasait la timide de sa colère. Depuis son dur apprentissage de la servitude, c’était la première fois qu’en un parallèle elle se voyait ainsi distinguée. Un brusque afflux de sang lui teinta les joues, en même temps que l’ambition se formait en elle de régir désormais cette confiance, de lui tracer la route qu’elle devait suivre, de la rendre incertaine de ses limites en l’obligeant à convoyer sa propre ascension.

Le soleil l’incommodait depuis un instant. Elle quitta la fenêtre, et s’approchant de Claude oublié dans l’ombre :

— Maintenant, petit ami, à nous deux ! dit-elle en lui prenant le visage dans ses mains et en l’obligeant à soutenir son regard de lionne. Vous venez de recevoir un avertissement : il va falloir changer du tout au tout si vous voulez que nous vivions à peu près d’accord.

IV

Elpémor, en sortant pour calmer sa fièvre, avait laissé Denise dans un tel désordre qu’elle demeura longtemps, frappée d’inertie, dans la pièce où la scène avait eu lieu. Elle ne s’arrêtait de pleurer que pour se rappeler certains reproches et y puiser les motifs de nouveaux sanglots. Ainsi, dans deux appartements superposés, avec une frappante symétrie, la violence du seul homme qui vécût entre elles avait, se déchaînant, jeté d’une part l’orgueil, de l’autre le désespoir dans deux âmes, chacune particulièrement désignée pour se gonfler outre mesure de son lot soudain.

Quand une femme du caractère de Denise s’est donné un maître, les colères de l’élu peuvent la briser sans susciter en elle aucune réaction. Dépositaire de l’ancien esprit d’esclavage, elle tremble à toute menace, non d’indignation, mais de crainte, profondément persuadée de sa faiblesse et de l’affront que lui vaudrait une fière attitude.

La sérénité de la jeune femme n’avait pu survivre à l’installation sous son toit de Mlle Dimbre.

Elle pensait l’accueillir sans prévention, acceptant l’expérience voulue par Georges, en reconnaissant même la nécessité. Mais il avait suffi que Lola parût pour ébranler ces dispositions conciliantes. S’attendant à recevoir une personne âgée, discrète dans ses manières, effacée dans sa mise, Denise n’avait pas vu sans désappointement sauter de la voiture une jeune fille alerte, dont le brillant visage et le libre ton ruinaient sa conception de l’institutrice. Elle avait dû prendre sur elle pour n’en rien montrer, puis pour dissimuler sous un air d’aisance la timidité que lui inspirait l’étrangère.

Quelques jours s’écoulaient, et cette timidité ne faisait que croître dans un cœur qui aurait voulu s’enhardir. La gouvernante s’était déjà emparée de Claude, pour qui elle ordonnait un programme de vie avant même de l’avoir apprivoisé. Denise aurait aimé qu’on la consultât, à tout le moins qu’on lui fît part des décisions prises, avec un air de s’inquiéter de son propre avis. Mais tout se passait en dehors d’elle. Les heures de promenade et les heures d’étude se succédaient dans un enchaînement inflexible, réglées par une autorité qui n’admettait pas de partage et s’isolait jalousement pour mieux s’exercer. L’enfant ne paraissait guère qu’aux repas, où il était l’objet d’une telle surveillance qu’il ne s’y montrait pas dans son naturel.

Une mère moins passionnée, souffrant moins qu’elle, mais douée d’un caractère plus énergique, aurait rompu d’un coup la situation, renvoyé l’institutrice à Paris et repris son fils. Denise n’osait pas même se confier à Georges. Elle aurait craint, en le faisant, de l’impatienter, et il avait fallu cet incident, la gifle inattendue, révélatrice, qui lui avait semblé retentir sur sa propre chair, pour arracher à son indignation le cri que sa tristesse n’aurait pas poussé.

Elle dut se faire quelque violence pour paraître à table. La diatribe de son mari la rendait confuse comme si, pour la blesser dans son amour-propre, il l’avait proférée publiquement. Mais personne ne faisait attention à elle. La gouvernante, impassible à son ordinaire, attachait la serviette de l’enfant. Denise considéra avec émotion le pauvre petit visage maltraité, où elle n’aurait été qu’à demi surprise de voir encore se détacher le feu du soufflet.

— Eh ! bien, Mademoiselle, demanda Georges, êtes-vous satisfaite de votre élève ?

— Médiocrement, Monsieur, répondit Lola. Il m’a désobéi cet après-midi.

— C’est ce qu’il m’a semblé, dit le jeune homme.

Il attacha sur sa femme un regard aigu dont l’ironie se nuançait de quelque pitié. Denise baissa la tête pour cacher son trouble. Ce regard la désemparait complètement, la rejetait à sa honte et à son chagrin à l’instant même où elle se sentait soulagée par l’indifférence. Le repas s’acheva sans qu’elle eût parlé, ni prêté en apparence la moindre attention à la conversation de son mari avec la jeune fille.

L’enfant vint l’embrasser avant de monter. Elle appuya la petite tête un instant contre elle, la pétrissant de ses doigts fins, caressant les joues, ses lèvres enfoncées dans la toison brune. Et elle lui demandait mentalement pardon. Mais la gouvernante était debout et elle fit un signe : Claude aussitôt se dégagea pour courir à elle et Denise, les bras vides, faillit pleurer en le voyant s’éloigner vers le vestibule.

Cette soirée devait marquer le début d’une ère où son cœur, brûlant d’une soif jamais étanchée, traverserait une épreuve aussi cruelle que l’agonie du voyageur du milieu des sables.

En Claude, chéri d’avance et pieusement porté, elle avait mis au monde un garçon libre, formé, pensait-elle, pour le bonheur et de qui sa vigilance constamment soucieuse saurait écarter tous les maux. Les conditions de sa naissance permettaient ce rêve. Penchée sur son berceau, le contemplant, dans la ferveur et les extases d’un amour si vif qu’elle s’en trouvait elle-même transfigurée, elle avait ingénûment nourri l’ambition de remplacer auprès de lui les marraines des contes. Elle le voyait devenir beau et s’en réjouissait, elle se répétait avec fièvre qu’il serait riche et ne relèverait que de ses caprices. Toute son intelligence, toute sa délicatesse s’étaient employées à lui composer une enfance exceptionnelle dont il pût remercier l’ordonnatrice et conserver un souvenir vraiment merveilleux. L’adolescence en serait née, comme la fleur du bouton, avec la ferme plénitude et l’éclat parfait que l’épanouissement peut comporter. Claude aurait pris son pas, choisi sa route. Attentive et discrète, elle l’aurait accompagné à travers la vie, pareille à ces vieilles mères qu’elle vénérait, dont l’âme est la fontaine où se lavent les blessures, le cœur le sûr refuge où s’abritent les craintes, et qui n’aspirent, en récompense de leur dévouement, qu’au droit d’aimer leur fils et d’en être aimées.

C’était précisément sur ce dernier point qu’elle se voyait menacée par une étrangère. Comme une danseuse qui se dépouille de son lourd manteau, défait sa chevelure et apparaît nue quand l’approbation du public lui est acquise, la gouvernante, se sentant soutenue par Georges, s’était vite affranchie de tout ménagement. Clémente les premiers jours, tempérant sa sévérité d’indulgences que cachait à Denise effarouchée l’apparente rigueur de l’ensemble, son autorité se déploya, s’exerça vraiment dès qu’elle la vit consolidée jusqu’en ses moyens. Le petit Claude, qui ne connaissait de la discipline que les roses et déjà leur trouvait mauvaise odeur, apprit à ses dépens ce qu’en est l’épine. Entre Lola et lui, la lutte s’engagea, lutte de louve et d’agneau, mais d’un agneau singulièrement rebelle et que semblait avoir nourri la mamelle d’une louve. La maison retentissait d’éclats terrifiants. Excepté celle de se soumettre et celle de gémir, l’enfant n’eut bientôt plus aucune liberté : encore exigeait-on qu’il obéît avec une docilité humiliante dont s’exaltait l’orgueil de l’éducatrice.

Celle-ci s’était formé une âme de despote. L’exercice du pouvoir n’allait pas chez elle sans un esprit taquin qui l’avilissait. Sa passion était moins d’améliorer Claude que de l’avoir devant les yeux coupable et craintif. Toute occasion lui était bonne, toute manœuvre honnête pour le surprendre en faute ou le confesser. Le parcourant alors d’un regard de chatte, l’enveloppant dans un silence ourdi de menaces dont l’impression presque physique le faisait trembler, elle jouissait délicieusement de sa confusion. Puis elle le repoussait, l’éloignait d’elle.

— C’est bien ! Allez-vous en !… Vous serez puni.

Aux récréations, aux promenades, à table où l’excitait la présence de Georges, sa sévérité méticuleuse était sans pitié. Mais c’était aux heures d’étude qu’elle régnait surtout. Claude y montrait souvent une obstination dont se serait impatientée la douceur d’une sainte. Installé devant sa tâche dans une attitude exemplaire, les yeux sur le volume ou sur le cahier, plein de zèle en apparence, et d’un zèle tenace qui lui plissait le front entre les sourcils, il refusait de lire, refusait d’écrire, sans un geste emporté, sans un mot d’humeur, simplement inerte. Ces caprices le prenaient sans qu’on sût pourquoi. Lui-même n’en donnait pas d’explication, se bornait, d’un air stupide, à secouer la tête, lorsqu’enfin, roué de coups, il devait céder. Mais la scène quelquefois durait une heure : l’enfant se raidissait comme un âne buté, et plutôt que de quitter la position prise la rigoureuse institutrice l’aurait mis en pièces.

Ces conflits trop fréquents, alternés de silences et de cris affreux qui permettaient à la pensée d’en imaginer toutes les phases, retentissaient si cruellement au cœur de Denise qu’elle s’enfuyait de la maison pour ne plus entendre. On la voyait gagner un bosquet de pins, nu-tête, d’un pas rapide, et elle n’y était pas plus tôt entrée qu’elle se jetait par terre au pied d’un arbre, les mains sur les oreilles et pleurant tout haut. Sa souffrance était vraiment une souffrance de bête, quelque chose de farouche, de saisissant, où se fondaient en désespoir toutes ses facultés. Elle ne raisonnait pas, n’analysait pas, ne cherchait pas à distinguer le juste et l’injuste dans une sévérité totalement maudite, elle se laissait aller et elle souffrait. Dans la fureur de ses transports, elle accusait Dieu. Une amoureuse abandonnée en pleine ère de foi n’a pas d’accents plus vifs, ni plus profonds. La pinède en tirait une grandeur auguste, un caractère de temple étendant sa voûte sur la faiblesse humaine réduite aux abois. Sa fraîcheur apaisait le visage ardent lorsqu’un état mélancolique succédait aux larmes.

De pareilles crises, même endurées dans la solitude, auraient été navrantes mais supportables, n’auraient agi qu’à la manière d’un violent typhon après lequel ce qui fut détruit se relève par la grâce du soleil réapparu, si dans l’esprit qu’elles ravageaient s’étaient succédé les merveilleuses variations du climat indien. Mais que l’on se figure une bruyère d’Ecosse quotidiennement soumise à l’action brutale d’une tornade. Concevra-t-on paysage plus désolé ? Ne gardera-t-elle pas toute son horreur après le passage du fléau et chacun des ouragans qui la balaieront ne soufflera-t-il pas sur une plus farouche étendue ?

Denise offrait l’image de cette terre maudite. Jusqu’aux répits dont elle jouissait lui étaient cruels. Voir Claude deux heures par jour, sous un regard plein d’impatience quand elle l’embrassait, c’était juste de quoi raviver en elle le dévorant chagrin de ne l’avoir plus. Au souvenir des témoignages de son affection, de ces élans naïfs et désordonnés dont elle pliait comme une jeune vigne sous le poids d’une grappe, elle sentait s’envenimer sa souffrance intime de toute la peine qu’elle supposait au cœur de l’enfant. Lorsqu’au hasard d’une promenade elle l’apercevait d’un peu loin, suivant pas à pas l’institutrice, comme aspiré par le sillage de cette fille altière, il lui semblait que le petit visage se tournait vers elle pour lui demander assistance.

Elle avait des révoltes qui duraient peu et d’où elle retombait, sa fièvre usée, dans le plus complet abattement. A son esprit se présentaient vingt projets contraires, tous ébauchés en vue de bannir Lola, mais qui s’entre-croisant, se ramifiant comme les voies ferrées dans une gare, la laissaient en fin de compte dans l’incertitude de celui qu’il était séant d’adopter. Irrésolue par nature, surtout timide, elle ne pouvait que se méfier doublement d’elle-même dans le rôle où l’enfermait une servante adroite. Un dessein ne l’avait pas entièrement séduite que déjà elle inclinait en faveur d’un autre, au-dessus duquel, encore brouillé, elle en voyait poindre un troisième. Aucun ne lui semblait assez prudent : elle redoutait le contre-coup d’une fâcheuse attaque et n’entreprenait rien pour ne rien risquer.

Les voies de la violence ne s’ouvrant à elle que pour lui découvrir les plus inquiétantes perspectives, elle décida de s’arrêter à une politique plus mesquine, mais qui ferait de Georges son instrument. Bien qu’en apparence indifférent, il ne pouvait rester vraiment insensible à la façon dont son fils était traité. Si la sévérité de la gouvernante ne l’avait pas encore dressé contre elle, c’était, pensait Denise, qu’en ayant approuvé les premiers actes il hésitait par amour-propre à se déjuger devant une application plus complète. Qu’elle réussît à l’y amener peu à peu et Lola n’aurait plus qu’à boucler ses malles.

Une pénible surprise l’attendait. Uniquement occupée de son fils, elle n’avait jamais prêté la moindre attention aux rapports de son mari et de l’étrangère. La résolution prise de les opposer l’un à l’autre les lui montra soudain en étroit accord. Sous la banalité des propos courants, la parfaite correction des attitudes, elle découvrit entre eux une si évidente sympathie qu’elle mesura la profondeur de son désarroi par l’ignorance où elle en était restée si longtemps. L’avait-il donc rendue aveugle et sourde ? Un tiers indifférent, à peine attentif, aurait été frappé de ces mille nuances qui font d’un entretien et d’un silence même un perpétuel aveu de complicité. Intéressée comme elle l’était à n’en perdre aucune, par quel prodige d’insouciance ou de distraction avait-elle pu les laisser se multiplier sans ressentir au fond de l’âme une atteinte nouvelle ? Que Georges se souciât d’une subalterne, que celle-ci, dépouillant ses façons blessantes, s’entretînt avec lui familièrement et sur un ton d’égalité qu’il semblait admettre, n’étaient-ce pas là des indices d’autant plus troublants que leur jalouse entente, excluant Denise, paraissait de ce fait même dirigée contre elle ?

Dans un cœur qui se croit formé pour souffrir, qu’une délicatesse excessive et presque morbide a conduit aux limites du désenchantement, l’appétit du martyre devient insatiable. Les chrétiens, devant les ours, réclamaient les lions : Denise, en qui déjà gémissait la mère, ne douta pas un seul instant qu’elle ne fût trahie. S’étant vite aperçue qu’elle ne l’était pas, elle resta convaincue qu’elle allait l’être et perdit presque de vue son grief réel pour se déchirer avec fureur à celui qu’elle aurait un jour prochain.

Sa jalousie s’irrita d’être sans objet comme la rancune avide d’un ambitieux de ne pas se voir justifiée. Il lui fallait un aliment et elle le chercha. La surveillance qu’elle ne manqua pas d’établir autour des suspects lui fournit dix occasions de sangloter seule, aucune de reprocher à l’un d’eux ses larmes. Un jour, elle vit Lola rentrer de la promenade avec Georges, mais elle apprit qu’ils venaient de se rencontrer et que l’enfant, d’ailleurs, appelant son père, avait été la cause de leur réunion. Un autre jour, passant près d’un bosquet où son mari, à haute voix, lisait des vers, elle se jeta derrière un arbre et s’y tint cachée : Georges acheva la pièce, parla d’une autre, ajouta pour Lola, occupée à coudre, une ou deux réflexions sur le goût public, puis s’éloigna nonchalamment en serrant son livre, sans même un regard derrière lui.

Réduite à se nourrir d’un seul chagrin, Denise puisa du moins dans ses présomptions de quoi le rendre plus amer et plus substantiel. Elle ouvrit de nouveau tout son cœur à Claude, se rejeta dans le supplice de n’être plus mère que pour compter des cris et subir des hontes, mais pénétrée du sentiment de son impuissance, avec l’ivresse farouche du désespoir.

V

— Claude, venez ici !… Qui vous commande ?

— Vous, Mademoiselle.

— Me devez-vous toujours obéissance ?

— Oui, Mademoiselle.

— Devez-vous obéir à votre papa ?

— Oui, Mademoiselle.

— Devez-vous obéir à votre maman ?

— Non, Mademoiselle.

— Qu’adviendrait-il si vous obéissiez à votre maman ?

— Je serais corrigé, Mademoiselle.

— Et si jamais vous lui racontiez, petit sot, que je vous ai défendu de lui obéir ?

— Je serais corrigé encore plus fort.

— Allons, nous commençons à nous comprendre ! Vous savez que je n’ai pas l’habitude de promettre en l’air : je ferais de gros nœuds au martinet et je vous fouetterais jusqu’au sang…

Devant sa gouvernante assise, l’enfant tremblait presque. Un instant, elle lui retint les mains dans les siennes, le pénétrant de ce regard qui lui fouillait l’âme. Elle semblait lire en lui ses pensées secrètes, en éprouver à ses artères le rythme et la force.

— Canne-à-pêche ! appela dans le jardin la voix d’Elpémor.

Par la fenêtre ouverte, en se penchant, Lola vit le ratier bondir dans l’herbe ; Georges lui faisait signe, légèrement incliné, coiffé du chapeau de paille à bord souple qu’il ne mettait ordinairement que pour les longues courses, la canne tendue comme un obstacle à l’élan du chien.

— Préparez-vous, dit la jeune fille, nous allons sortir.

En moins d’une minute, elle fut gantée. Sur sa table, à côté d’une pile de livres, se détachait une grosse revue à couverture bleue qu’elle jeta sous son bras gauche, avec son ombrelle.

En haut de l’escalier, elle arrêta Claude.

— Petit ami, lui demanda-t-elle à voix basse, avez-vous dit bonjour à votre maman, ce matin ?

— Pas encore, Mademoiselle…

— Il faut y aller. Mais je n’ai pas l’intention d’attendre une heure !… Tenez, je vais marcher vite : j’entends que vous m’ayez rejointe avant le ruisseau.

La matinée retentissait du bruit des cigales. Sur la terrasse, la lumière semblait pleuvoir, les larges fronts des arbres se confondant et ne la laissant tomber que par gouttes. Mais, au-delà de cette zone relativement fraîche, la campagne éblouissait, sous un ciel flambant, par de violentes oppositions de soleil et d’ombre et des réverbérations aveuglantes. La vigne, plantée en contre-bas derrière la maison, parsemée d’oliviers aux rondes têtes grises et de petits pêchers piqués de points d’or, était longée d’un sentier à peine abrité dans lequel la jeune fille s’engagea. Devant elle se déroulait un site harmonieux, où les champs alternaient avec les ombrages, dans un amphithéâtre de coteaux tout couverts de bois au flanc desquels on apercevait, çà et là, des toits de tuiles bronzées parmi les pins. Elle approchait déjà de l’étroit canal, roulant une eau bruyante entre les bords sans accident d’un lit maçonné, lorsqu’elle entendit derrière elle un galop rapide qui cessa brusquement à sa hauteur.

— C’est bien, murmura-t-elle, vous êtes exact !… Et que vous a dit votre maman ?

— Pas grand’chose, Mademoiselle ! Elle voulait m’emmener dans la remise, voir les petits que la chatte a trouvés cette nuit ; mais alors je lui ai dit que vous m’attendiez, et elle m’a tout de suite laissé partir.

— Cela ne vous aurait-il pas amusé d’aller avec elle ?

— Mon Dieu… comme ci, comme ça ! répondit Claude, trop fier pour confesser que la crainte des suites l’avait empêché de céder à la tentation.

La gouvernante sourit orgueilleusement en caressant du bout des doigts le petit visage qu’avait coloré l’exercice. Chacun des avantages qu’elle remportait, chaque défaite infligée par ses froids calculs à une rivale en posture de la congédier lui emplissait le cœur d’une joie débordante. Il lui semblait que la justice reprenait ses droits, que le sort, qui l’avait longtemps maltraitée, l’acheminait par une voie sûre, son mystère aux lèvres, vers des triomphes proportionnés à ses déceptions.


Si ingrat que puisse être un tel retour, et bien que les circonstances du récit aient permis précédemment d’en noter plusieurs, il est utile pour la clarté de ce qui suivra d’analyser ici les sentiments dont s’était inspirée la conduite de cette fille lucide depuis le jour de son arrivée à la Cagne.

Quatre années d’une humiliante servitude l’y avaient amenée en pleine révolte. Elle était résolue à changer sa vie, à violenter en elle le sexe et la race pour manœuvrer la fortune comme un jeune Anglais, et, n’ayant aucun plan, ne pouvant, faute de ressources, en établir un, nourrissait une de ces confuses ambitions qui ne connaissent leur objet que lorsqu’elles le tiennent.

On lui avait dit d’Elpémor qu’il était étrange. Il n’en avait pas fallu plus pour l’attirer, de même qu’il suffit d’un léger indice pour donner au prospecteur avide de richesses la curiosité d’un terrain. Fatiguée de vivre au milieu de figures conventionnelles, elle aspirait au voisinage d’une originalité, même blessante, fût-ce en pleine campagne, dans un cercle étroit, où les inconvénients en sont plus sensibles. Ne devait-elle pas, pour réussir, faire elle-même favorablement apprécier la personnalité la plus excessive, et à quel meilleur juge la déférer qu’à un esprit réputé vif et indépendant ?

Denise, à ses yeux, ne comptait pas. Avant de la connaître, elle s’était tracé d’elle un portrait moral à quelques nuances près parfaitement exact. Une maîtresse de maison sans plus d’empire, une mère se déchargeant du soin naturel de faire choix pour son fils d’une gouvernante, ne lui semblait pouvoir tenir qu’un rôle de comparse, à peine plus encombrant dans sa modestie que celui d’une aïeule paralytique ou d’une servante gardée par charité. De telles figures, ombrageuses, mais passives et constamment la proie d’un songe intérieur, n’ont été épargnées par la nature que pour servir de piédestal aux volontés fortes. Il arrive cependant qu’avant de les utiliser celles-ci les jalousent et puisent dans un dépit bassement fondé le désir de les humilier davantage.

La jeune fille n’avait pu approcher Denise sans se sentir pénétrée de cette jalousie. Inintelligente et sensible, d’une beauté sans caractère et sans précision et d’une nonchalante élégance qui s’y accordait, plutôt l’air d’un fantôme que d’une vivante, inférieure à l’idée qu’elle s’en faisait et qui pourtant déjà n’était pas flatteuse, Mme Elpémor lui était apparue dans ce cadre des femmes privilégiées qui n’ont eu, dit le vulgaire, que la peine de naître. La considération et la fortune se joignant sur elle firent à Lola l’effet d’un manteau de cour attaché aux épaules d’une pauvresse. Elle pensa aux filles-reines, dont elle était, que dépossèdent des meilleures parts, contre toute justice, d’aussi insignifiantes créatures. Que celle-ci, par la toute-puissance de l’argent, alors qu’elle était faite pour quelque courtier, eût en outre réussi à parer ses tares de l’éclat d’un mari tel que Georges, n’était-ce pas comme un défi jeté par malice à la splendeur sans dot et au talent pauvre ? Sourdement, son ambition de parvenir se doubla du vœu que ce fût aux dépens de cette femme comblée et par cet homme impertinent et méditatif dont il sautait aux yeux qu’elle n’était pas digne.

Georges l’avait d’abord beaucoup intriguée. Prévenue contre lui ou en sa faveur, selon qu’elle écoutait Mme Ardant ou s’abandonnait à ses réflexions personnelles, elle avait essayé de le déchiffrer et s’était rendu compte du sérieux effort que nécessiterait cette besogne. Un esprit si capricieux, en même temps si fier, ne se livrait pas d’un seul coup. Il en fallait juxtaposer les aspects soudains. Opération captivante, pleine d’imprévu, mais dont parfois son caractère s’était irrité. La pratiquant, il lui semblait, sous un ciel farouche, en pleine nuit, découvrir par lambeaux un paysage à la clarté intermittente de brusques éclairs. Tantôt elle apercevait un bas-fond et tantôt une cime ; mais toujours l’échappée était pittoresque et laissait dans l’impatience de celle qui suivrait.

Lorsqu’elle eut pris de cette nature une vue suffisante, elle fut surtout frappée des rapports étroits qu’elle présentait avec la sienne à certains égards. Georges aussi portait le poids d’une âme révoltée. Elle l’avait pressenti dès le premier jour, en l’entendant parler de sa blessure dans la charrette qui la conduisait à la Cagne. D’autres propos, sur les sujets les plus différents, l’avaient confirmée par la suite dans cette impression ; mais c’était à la guerre qu’il revenait, avec une obstination de possédé et un flegme apparent de clergyman, lorsqu’il voulait intégralement décharger son cœur.

Le crime social, en elle, l’intéressait peu, ou plutôt il n’en parlait que secondairement, car il lui reprochait par-dessus tout d’avoir été un attentat contre sa personne. De ce grief, aussi catégorique, aussi passionné que celui de l’esclave contre le maître, il extrayait avec délices toutes les conclusions qu’en peut tirer rigoureusement un esprit logique.

— Par quelle aberration, aimait-il à dire, peut-on se donner comme patriote ? Que penseriez-vous, je vous prie, d’un particulier qu’un autre aurait jeté dans le fond d’une cave, y aurait tourmenté plusieurs années, l’exposant nuit et jour à une mort affreuse et finissant par le priver de l’usage d’un membre, et qui, la liberté lui étant rendue, irait se prévaloir avec arrogance d’un fanatique amour pour son tortionnaire ?

D’autres fois, plus farouche, il déclarait :

— La volonté du pays que l’on appelle France m’a jeté malgré moi dans cette aventure ; la France est la raison de ma propre guerre, et c’est à elle, par conséquent, que va toute ma haine.

Un sens individuel aussi monstrueux ne pouvait qu’éveiller la sympathie dans le cœur d’une fille comme Lola prête à tout immoler à ses ambitions. Comparant Georges aux hommes qu’elle connaissait, il lui semblait dominer les moins stupides de la hauteur d’une tête qui osait penser. Elle l’admirait aussi de parler sans crainte, dans le mépris des opinions couramment admises et du scandale que pouvaient susciter les siennes.

Bien des fois, l’entendant exprimer de sa voix tranchante quelque vérité audacieuse, elle avait été sur le point de se joindre à lui et ne s’en était abstenue que rappelée, devant Denise, à la discrétion par le sentiment de sa condition dépendante. Du moins l’approuvait-elle à visage ouvert et l’encourageait-elle par son attitude. Elle avait eu vite fait de se rendre compte qu’Elpémor ne parlait jamais pour sa femme, incapable de substituer une idée vivante aux préjugés conservateurs et aux molles doctrines dont son éducation l’avait nourrie. Dès qu’il abandonnait un sentier battu pour s’élever aux contreforts du libre examen, c’était elle seule qu’il invitait à fouler ses pas : elle lui était reconnaissante de cette distinction et, par un effet même de son orgueil, accordait un mérite exceptionnel à celui dont le clair sens l’en estimait digne.

Un sentiment traditionnel d’infériorité, que le progrès des mœurs n’a pas achevé de réduire, tend encore à subordonner la femme de génie à l’homme en qui scintille la pure étincelle. Elle ne donne sa mesure que comme complice, et j’allais écrire : comme servante. Lola, orgueilleuse de son esprit et de sa personne à ne les humilier que la rage au cœur devant une créature de son sexe, se sentit bientôt heureuse d’être utile à Georges, fière de le deviner et de le comprendre. Elle s’employa avec ardeur à servir ses vues, particulièrement empressée lorsqu’elle y trouvait une occasion d’abaisser Denise.

Ce dernier objectif, d’abord accessoire, se confondait trop bien avec le premier, sollicitait son amour-propre avec trop d’instance pour qu’elle ne dût finir par le viser seul. Elle y était poussée par sa fonction même qui le lui rendait accessible continuellement. Obtenir de son élève par tous les moyens, dans l’ordre du travail ou de la conduite, ce que jamais avant elle il n’avait donné, n’était-ce pas démontrer, tout en flattant Georges, l’incapacité d’une direction qui ne s’était signalée que par des échecs ? Son industrie s’y appliqua, ses rigueurs s’accrurent, l’éducation dont elle était chargée cessa d’être une fin : elle en fit un moyen contre une rivale, à laquelle elle n’osait encore donner ce nom qu’en le prenant dans son acception la plus large.

Un caprice de l’enfant, assez insignifiant en apparence mais qu’elle se mit en tête d’exploiter, vint lui fournir incidemment une arme terrible.

Claude s’amusait sur la terrasse avec des branchages. Sa mère, une broderie sur les genoux, ayant laissé tomber une bobine de soie, l’avait prié à deux reprises de la ramasser : il avait, les deux fois, tourné la tête et n’avait même pas répondu.

— Faudra-t-il que je me lève pour que vous cédiez ? avait demandé la gouvernante sur le ton qui suffisait à le faire pâlir.

Il s’était aussitôt précipité.

— Que signifie cette nouvelle impertinence ? Pourquoi, recevant un ordre de votre mère, n’avez-vous pas immédiatement obéi ?

— Je ne savais pas… j’avais cru…

— Nous règlerons ça !

Remontée dans sa chambre un instant après, elle l’avait accablé de caresses et lui avait donné des friandises.

Une malicieuse animation colorait son teint. Elle venait d’apercevoir, dans un éclair, l’avantageux parti qu’elle pouvait tirer de l’humeur contrariante de son élève et en avait fait sur-le-champ la base d’une méthode. Prenant Claude sur ses genoux, récompense qu’elle ne lui accordait que de loin en loin, lorsque sa docilité l’avait par hasard satisfaite, elle le complimenta de sa rébellion et lui enjoignit, pour l’avenir, de refuser systématiquement à sa mère toute obéissance, le menaçant des châtiments les plus rigoureux s’il s’avisait de contrevenir à cet ordre ou d’y faire jamais allusion.

L’enfant redoutait trop son institutrice pour discuter aucune de ses exigences. Il s’était engagé, et il tenait. Afin de prévenir toute distraction, elle avait imaginé par la suite de lui rappeler tous les matins son devoir impie, sous la forme d’un interrogatoire invariable. Il devait le subir debout près d’elle et elle insistait quotidiennement, avec cruauté, sur le parti qu’elle lui ferait en cas d’infraction.

Cette manœuvre eut pour effet d’affoler Denise, de la livrer dans une attitude de vaincue à l’ironie blessante de son mari. Diverses expériences, toutes désastreuses, lui attirèrent de sa part des épigrammes dont elle souffrit dans sa tendresse et dans sa fierté, non moins que de voir Claude, entêté contre elle, se conformer aux ordres brefs de sa gouvernante avec une rigueur exemplaire. Force lui fut de renoncer à toute prétention et de se résigner, la honte au cœur, à ne devoir qu’aux bons offices d’une servante retorse un semblant d’empire sur son fils. Lola sentit alors qu’elle était maîtresse. Entre cet enfant qu’elle gouvernait, cette mère dépossédée et cet homme intéressé par sa réussite, elle se dressait comme une puissance admirée ou crainte avec laquelle chacun devait compter. Sa réserve disparut sous un flot d’orgueil, et bientôt elle ne mit plus aucune discrétion à exploiter les avantages qu’elle avait su prendre.

Mais, à l’usage, les plus brillants lui semblèrent modestes et les plus positifs la déçurent. Aucun ne paraissait lui faciliter la conquête de celui qui l’occupait seul. Malgré la bienveillance qu’il lui montrait, elle ne pouvait légitimement se flatter d’avoir fait un pas dans l’intimité d’Elpémor. Ce n’était pas à l’occasion d’un geste ou d’un mot que celui-ci livrait son âme profonde. Lola le rencontrait un quart d’heure après aussi mystérieux, aussi sec, avare surpris sans doute de s’être attendri, mais sans tenir pour désastreux, ni même important, d’avoir distrait de son trésor quelques pièces de bronze. L’or et les pierreries de cette pensée demeuraient à l’abri des mouvements qui n’en laissaient tomber avec dédain que de basses monnaies, déjà remarquables par le style et propres à donner la curiosité de ce qu’elle recélait de vraiment précieux.

La jeune fille lui avait emprunté des livres, avec l’espoir qu’un goût commun pour certains auteurs finirait à la longue par les rapprocher. Elle essayait d’en dire un mot en les lui rendant. Mais tantôt il détournait la conversation, tantôt il démolissait d’une boutade l’opinion qu’elle venait à l’instant d’émettre. On le sentait rebelle à toute discussion, à tout échange de vues sur l’art littéraire et particulièrement sur la poésie. Lola se rendait compte avec humeur que ni la clairvoyance, ni l’amour du beau ne compensaient aux yeux de cet arrogant le tort fondamental de porter des jupes. De quel accent pincé ne lui avait-il pas répondu sur l’éloge risqué par elle d’une contemporaine dont elle lui rapportait le dernier volume :

— Je ne conteste pas qu’elle ait du génie : ne serait-ce que celui de l’incontinence étendue naturellement des mœurs au langage !

Il arrivait parfois qu’il lui lût des vers, la rencontrant dans le jardin où elle était assise avec Claude et où lui-même se promenait un volume en main, mais comme on montre une aquarelle à quelque profane, en ne lui demandant que d’admirer. Peut-être même se serait-il contenté d’un discret silence, car il ne lisait à haute voix que pour son plaisir, afin de mieux goûter la cadence des strophes. Le dernier vers murmuré, il se levait ; le timbre pénétrant de sa voix profonde vibrait encore aux oreilles de la jeune fille qu’il avait déjà disparu.

A dix reprises, elle avait été sur le point de l’interroger, de lui demander un aperçu de ses propres œuvres dont la curiosité lui hantait l’esprit. Mais elle n’avait jamais osé s’y aventurer, trop certaine à l’avance du résultat. Autant aurait valu questionner la mer sur les paysages qu’elle fait naître. Elpémor ne parlait de ses travaux que pour leur imputer son humeur maussade lorsqu’il la jugeait trop blessante. Encore le faisait-il sans aucun détail. Il fallait être au courant de leur nature pour savoir exactement ce qu’incriminaient alors ses excuses et son mouvement de tête ennuyé.

« Insupportable et profond ! » pensait Lola. Certains jours, où le premier de ces qualificatifs lui semblait particulièrement mérité, elle s’exhortait et se contraignait, par dépit, à douter de l’exactitude du second. Mais le mépris en elle n’était pas sincère. Un geste, un mot de Georges, un simple changement de physionomie lui rendaient tout son goût pour une énigme aussi féconde, voulait-elle croire, qu’elle était ardue. Elle redoublait alors d’attention. Sa patience et sa ruse, un instant lassées, redevenaient égales à celles du chasseur cent fois déçu dans la poursuite d’un gibier farouche, mais qui espère, par une connaissance parfaite de ses voies, réussir un jour ou l’autre à le capturer.

Après plusieurs semaines de vaines tentatives, Lola avait failli crier de plaisir en découvrant, un soir, dans le salon, parmi des livraisons éparpillées, un numéro de revue au sommaire duquel fulgurait le nom d’Elpémor. Elle était seule, elle avait soustrait l’exemplaire, l’avait rapidement emporté, le serrant contre elle, aussi émue de son audace, inquiète de ses suites, que si elle venait de dérober un objet de prix.

Elle s’était mise au lit et elle avait lu. La publication comportait quelque deux cents vers répartis en trois pièces d’importance égale. Après un coup d’œil sur une gravure, les ayant parcourues toutes les trois, afin de satisfaire sur-le-champ sa curiosité, elle était revenue à la première avec gourmandise, exprimant entre ses lèvres le suc de chaque strophe comme on fait en été d’un raisin mûr. Son oreille était seule intéressée, mais tout son corps s’alanguissait et ses mains tremblaient. La voix même d’Elpémor résonnait en elle. Le peu qu’elle connaissait de cet homme étrange se reflétait si exactement dans ses vers qu’il lui semblait l’y contempler comme dans un miroir. Certains passages, plus évocateurs, plus vibrants ou particulièrement saisissants par le choix des mots, la renversaient au creux de son oreiller, chatouillée d’un plaisir qui gonflait sa gorge. Lorsqu’enfin elle s’était décidée à fermer les yeux, elle savait les poèmes presque par cœur, et elle s’était endormie, un instant après, dans la cadence, obsédante comme une ritournelle, d’un quatrain qu’elle avait spécialement goûté.

Le lendemain, avant sept heures, elle était debout, résolue à tirer parti le jour même d’un avantage obtenu sans aucune manœuvre. Ses scrupules de la veille l’avaient quittée. La grande affaire était de rencontrer Georges. Et encore convenait-il que ce fût à point, dans une circonstance naturelle, de préférence ailleurs que sur la terrasse où la proximité de son cabinet lui rendrait une rapide retraite trop aisée. Le mieux était de se tenir dans l’expectative. Elpémor, vers neuf heures, s’était montré. Elle avait attendu qu’il s’éloignât et s’était mise en route derrière lui.

Les habitudes du jeune homme lui étaient connues. Certains coins du domaine l’attiraient entre autres et il avait suffi à l’observatrice d’un coup d’œil pour être renseignée dès son départ sur l’itinéraire qu’il suivrait. Peu friand d’exercice, il marchait uniquement par souci d’hygiène, se contentant d’aller au but qu’il s’était fixé et l’atteignant toujours par les mêmes voies. C’était au point qu’il finissait par tracer des pistes sur lesquelles scrupuleusement il posait les pieds sans jamais se permettre aucun détour, pistes parfois légères et parfois rompues, mais familières d’un bout à l’autre à la gouvernante qui s’était fréquemment amusée à les parcourir.

Elle le regardait cheminer à travers les pins et cessa bientôt de le suivre pour prendre sur sa gauche un étroit sentier qui conduisait à une clairière où elle s’arrêta. Un banc couvert de mousse se dressait au fond. Elpémor déboucherait de l’allée voisine et viendrait un instant s’y reposer. Lola sourit en s’asseyant sur le siège rustique.

— Apportez-moi votre livre, dit-elle à Claude.

L’enfant le lui tendit, s’installa près d’elle et se mit à l’étude sans application. L’air était trop vibrant, trop parfumé, il y avait autour de lui, sous la fraîche futaie, trop de perspectives de plaisir, pour qu’il prît intérêt au régime des fleuves qu’on lui désignait sur l’atlas. Fréquemment, son regard fuyait la carte, et il était surpris que l’institutrice ne l’y ramenât que d’un mot alors qu’elle le faisait ordinairement de façon plus rude. Tant d’indulgence à son endroit le rendit rêveur. Désireux d’en épuiser la vertu totale, il donna libre cours à sa malice, fit exprès des fautes ; mais Lola ne semblait pas s’en apercevoir ou ne les relevait que du bout des lèvres.

— Allez jouer ! ordonna-t-elle au bout d’un instant. Nous continuerons la leçon cet après-midi.

Elle ne se sentait pas d’humeur à lutter. Toute sa pensée était tendue vers l’entretien proche, autrement intéressant qu’un caprice de Claude. Reprenant la revue posée près d’elle, elle l’ouvrit aux pages dix fois lues, sourit d’y retrouver le nom d’Elpémor et chercha l’attitude abandonnée dans laquelle elle désirait qu’il la crût surprise. De nouveau, largement, les syllabes chantèrent. La délicieuse matinée leur prêtait sa grâce et les vers sonnaient plus purs dans le décor même où peut-être ils avaient été composés. Un des poèmes s’y appliquait de façon frappante. Il en dégageait si noblement la philosophie que la jeune fille, levant les yeux, se sentit troublée et que peu s’en fallut qu’elle ne se penchât pour baiser religieusement sa propre émotion sur une écorce sèche et tiède au goût de résine.

— Décidément, quand vous vous saturez de littérature dans un lieu sylvestre, un faune aurait beau jeu à vous surprendre ! prononça auprès d’elle une voix railleuse.

Elle tressaillit, Georges était à deux pas, appuyé sur sa canne, la regardant.

— Oh ! Monsieur, murmura-t-elle, vous m’avez fait peur !…

— Et que lisiez-vous donc de si captivant ?

— De beaux vers ! dit Lola, qui s’était reprise, en tournant son visage vers le jeune homme et en abandonnant sur ses genoux la brochure ouverte afin qu’il fût tenté d’y jeter les yeux.

— Ah ! vous avez trouvé cette petite bêtise…

Il lui prenait nonchalamment la revue des mains. Tout se fit attentif dans sa personne. Une cigarette fumait entre ses doigts comme la pastille d’une cassolette devant une statue. Et, pour la première fois, elle le vit flatté, tandis qu’il confrontait à l’éloge reçu la valeur de quelques strophes parcourues sans hâte.

— Alors, demanda-t-il, cela vous plaît ?

— Plus que je ne puis dire ! répondit Lola.

Georges inclina la tête et rendit le livre en déclarant très simplement qu’il avait fait mieux. Ces trois poèmes étaient de ceux qu’il prisait, sans plus, les ayant composés avant la guerre, dans la mollesse d’une félicité insouciante. Il y manquait le cachet de l’amertume. A présent qu’il avait vu en action les hommes, mesuré leur sottise et leur malice, il méprisait du fond du cœur les poètes joyeux, les comparait à des oiseaux chantant à tue-tête sans prendre garde aux cercles menaçants que trace au fond du ciel l’épervier.

La jeune fille l’écoutait avec ravissement. Mais à peine prenait-elle garde au sens des paroles, bercée par le son de la voix grave et pénétrée d’une indulgence qui gonflait son sein. Ses sentiments lui étaient doux dans leur confusion. Ils ressemblaient à ceux qui s’emparent d’un homme lorsqu’une femme, assiégée depuis des mois, se résout brusquement à capituler et entreprend tout aussitôt de se dévêtir.

— Moi, je trouve ces poèmes parfaitement beaux ! osa-t-elle répéter après un silence, sans tenir compte de l’appréciation d’Elpémor.

Il la regarda un peu surpris. Les yeux couleur de bronze le dévisageaient et le sourire qui s’embusqua sous sa fine moustache ne parut pas déconcerter leur tranquille audace.

— Peut-être avez-vous tort ! dit-il enfin. On n’est pourtant jamais bon juge de ce que l’on fait…

Elle s’enhardit encore et l’interrogea. Appuyé contre un pin, les bras croisés, il répondait complaisamment à toutes ses questions, évitant cependant de la regarder et feignant, par contenance, de prendre intérêt aux ébats de son chien que poursuivait Claude. Elle fut tout étonnée de le voir timide, sans nulle humilité, nulle confusion, mais dépouillé de cette orgueilleuse assurance qui le rendait souvent insupportable. Il exposait d’une voix sereine ses idées sur l’art. A deux ou trois reprises, il cita des vers que Lola, dans une posture pleine de recueillement, écoutait avec une reconnaissante attention.

— Et dire que tout cela reste ignoré, qu’un talent comme le vôtre est perdu pour tous ! s’écria-t-elle, sincèrement indignée, comme il venait de dérouler une strophe harmonieuse.

— Que voulez-vous qu’on en fasse ? demanda-t-il.

— Qu’on le connaisse, dit-elle, et qu’on l’apprécie !

— A quoi bon ?

Il parut réfléchir quelques instants, puis, inclinant la tête vers la jeune fille et attachant sur elle un regard sérieux :

— Vous ne saurez jamais, prononça-t-il, combien je me moque de la gloire ! La rechercher, selon moi, c’est s’abaisser. Existe-t-il en France six douzaines d’hommes capables de goûter un poème parfait ? Ceux-là connaissent mon nom et peuvent lire mes vers puisqu’aussi bien il en paraît, à longs intervalles, dans quelque revue comme celle-ci. Quant à la foule, à ces industriels, militaires et politiciens que Baudelaire, dédaigneusement, nommait : la canaille, non-seulement son opinion m’est indifférente, mais je ne désire pas la toucher ; que me prouverait l’admiration de gens sans esprit, incapables de distinguer un alexandrin isolé d’une ligne de prose et dont les plus lettrés hausseraient l’épaule si vous leur disiez que Paul Fort écrit en vers ?

— Mais n’est-ce point précisément, observa Lola, le mépris de certains poètes pour la foule qui fait d’elle cette canaille incompréhensive ?

— Non, répondit Georges. Les poètes ne se sont retirés que lorsqu’ils ont senti qu’ils ne comptaient plus. Dans notre société, l’artiste est un monstre et il est bon qu’il vive à l’écart des hommes.

Avant de s’éloigner, il ajouta :

— Puisque vraiment, Mademoiselle, ceci vous a plu, je vous prêterai, quelque jour, d’autres livraisons dans lesquelles vous trouverez de mes poésies.

Lola le vit partir, nonchalant et droit, s’appuyant sur sa canne avec assurance. Elle admira comme en tout il était un maître. Ses attitudes frappaient par leur dignité. De ses regards, de ses moindres gestes et de sa voix, émanait une autorité sûre d’elle-même.

— Quelle exception ! se dit-elle en fermant les yeux. Et comme il se rend compte !… Comme il est juste !…

Le soleil la brûlait à travers les branches, donnant au paysage et à ses mille bruits la plénitude de leur intensité harmonieuse. Elle s’appuya au tronc surchauffé du pin. Dans son esprit se succédaient de brillantes images, en même temps que sa chair s’alanguissait. Elle se figura Georges la suppliant, se traînant à ses genoux, la pressant de fuir et l’emmenant aux antipodes, sous un ciel de feu. Là, son génie docile se pliait à elle. Ils habitaient, près d’un grand fleuve, dans une plantation, sous un ombrage à peine troublé par les cris des singes et les jeux d’oiseaux éclatants, une demeure magnifique et pleine d’esclaves, le plus obéissant, le plus fidèle étant cet énigmatique au teint mat, aux yeux de jais d’Islande parsemé d’or, dont la belle bouche ne s’ouvrait plus que pour la chanter et ne se remplissait d’un ardent silence que pour errer sur la soie vivante de sa peau.

VI

Après une éruption, un volcan s’apaise ; les laves qu’il a vomies se refroidissent, s’amalgament à la partie de la croûte terrestre dans les plis de laquelle elles ont coulé et finissent par former un nouveau sol où pourront être construites des demeures heureuses dont elles fourniront même les matériaux.

Dans l’esprit de Denise, par un phénomène comparable, le calme du désastre avait succédé aux effusions dévastatrices des premières semaines. La certitude qu’entre Lola et Georges il ne se tramait rien d’inavouable avait été pour elle un grand soulagement. L’ayant acquise, elle s’était replongée dans son seul chagrin avec un désespoir qu’elle croyait total, mais que tempérait cependant une satisfaction dont l’influence devait se faire sentir peu à peu. Après s’être imaginée qu’elle n’avait plus rien, avoir envisagé une catastrophe qui la dépouillait complètement, l’assurance que celle-ci était limitée l’avait, à son insu, quelque peu distraite de la part véritablement compromise. Si son enfant lui échappait, Georges lui restait : et n’était-ce pas, en somme, le principal, puisqu’il était le maître des circonstances et que sa volonté à tout instant pouvait tout changer ?

La mollesse aidant, elle était bientôt tombée dans une apathie qui lui rendait sa situation supportable. La violence même des procédés de l’institutrice, loin de l’en arracher, l’y enfonçait. Que pouvait-elle opposer à de telles attaques ? Elle en avait été comme étourdie et ne s’était relevée des derniers chocs que pour conclure à la folie de toute résistance. Ce découragement, cette résignation fataliste et pleine d’amertume, n’avait d’ailleurs été qu’un des fruits jumeaux de sa décevante rébellion. Le respect de la force était né en elle et ses sentiments envers Lola s’étaient amendés. Elle détestait toujours cette fille altière, mais avec moins d’emportement et de plénitude. De sang-froid, plus sincère vis-à-vis d’elle-même, elle se serait avoué que les surprenants résultats obtenus de Claude la flattaient dans son amour-propre de mère et lui faisaient reléguer au second plan les moyens par lesquels ils étaient acquis. Ceux-ci continuaient bien à la révolter, mais sa raison ne les réprouvait plus au même point.

A différentes reprises, elle avait vu la gouvernante récompenser Claude d’un effort, lui savoir gré d’un acte de soumission. De cette remarque à la notion que ses pires sévices pouvaient justement s’exercer, il n’y avait que l’épaisseur d’une pensée loyale. Ses facultés d’observation n’étaient pas si vives qu’elles lui permissent de raffiner sur les apparences et de distinguer une manœuvre sous la méthode. Elle se bornait à déplorer dans ses réflexions l’intransigeante nature de celle-ci et à nourrir l’espoir qu’un jour viendrait où la conduite et l’application de l’enfant n’offriraient plus à ses rigueurs le moindre prétexte.

Lola, de son côté, se montrait plus souple. Sa domination assurée, elle avait estimé sage d’adoucir aux angles une réserve qui touchait à l’impertinence. Au lieu de délaisser, de fuir Denise, elle acceptait les occasions de la rencontrer et s’appliquait alors à paraître aimable. Tourmenter et charmer à la perfection, telles étaient les deux forces de cette nature habile à en user alternativement et à équilibrer leurs actions contraires. Dans la minute où l’on pensait la haïr le mieux, on s’apercevait que sa grâce était sans limite. Dès lors, on hésitait à ne pas l’aimer. Ses attitudes déconcertaient comme la patte du chat, tour à tour griffe aiguë et soie caressante. La haine et la tendresse, la confiance et la crainte finissaient par se fondre en parties égales dans la curiosité qu’elle inspirait.

On la vit un soir, Claude couché, revenir sur la terrasse avec un ouvrage et s’installer sans aucune gêne en face de Denise. La température était accablante. Georges, qui fumait, se rapprocha et la conversation prit un tour aisé qu’elle n’avait pas ordinairement sous ces beaux ombrages. Sur une saillie pleine d’équivoque, mais placée à point, Denise, apprivoisée, se surprit à rire. C’était la première fois qu’elle s’abandonnait en présence de la gouvernante de son fils. Comme pour lui tenir compte de cette gaîté, il fut bientôt question des études de Claude et du programme que l’on suivait pour son instruction. Ses aptitudes furent confrontées avec ses points faibles. La jeune femme écoutait dans le ravissement.

En montant se coucher, elle dit à Georges :

— J’ai peut-être été injuste envers Mademoiselle : sa sévérité me fait horreur, mais, à la réflexion, je la crois capable et je dois reconnaître qu’elle se dévoue.

— C’est trop de bienveillance ! répliqua-t-il.

Lola, le lendemain, ne descendit pas. Elle voulait être désirée, et elle pensa l’être, puisque Denise elle-même, le jour suivant, lui reprocha, par ces chaleurs, de rester chez elle, alors que la terrasse était délicieuse. Bientôt, toutes ses soirées se passèrent dehors, dans un commerce familier avec la jeune femme. Elles brodaient sous la lampe et causaient gaiement. Denise exagérait ses façons affables et recourait de temps à autre à d’innocentes ruses pour obtenir qu’il lui fût parlé de son fils.

Cette ambition, presque toujours, était satisfaite. Cependant, il suffisait que Georges intervînt pour que la confidence fût interrompue. Des exercices de Claude, de ses boutades, l’entretien passait bientôt à quelque sujet supérieur dont la stérilité surprenait Denise par rapport à celui qu’on abandonnait. Elle ne s’y mêlait pas, écoutait à peine, et quelquefois, levant la tête, les mains sur sa jupe, feignait de suivre au firmament le vol d’un oiseau. Mais, lorsque son regard rencontrait Lola, elle voyait la jeune fille transfigurée. Une animation exceptionnelle colorait son teint, sa ferveur était trahie par ses lèvres mêmes dont elle modifiait l’inflexion. Denise tombait alors dans une vague tristesse et, pour y échapper, fermait les yeux sur une image de son enfant évoquée sans joie.

Son grand étonnement était de voir Georges accepter peu à peu des controverses où il finissait par livrer le meilleur de lui. Rien qu’au son de sa voix, à ses manières, elle sentait bien qu’il le faisait avec complaisance. Lola, d’ailleurs, lui marquait-elle de la peine à suivre, semblait-elle hésiter sur un détail, aussitôt il abondait en explications, donnait à sa pensée un tour plus précis, la conformait, pour ainsi dire, à l’intelligence où son désir était de la sentir battre. Il suffisait qu’elle questionnât pour qu’il répondît. Son indifférence ordinaire aux questions pratiques tombait devant un geste de la jeune fille l’invitant à choisir, entre deux dessins, celui qu’elle broderait sur une nappe à thé.

Denise bénéficiait de cette indulgence, mais comme une humble amie d’un repas intime où elle est admise par surcroît. Nulle attention condescendante ne venait à elle qu’après avoir ému la préférée. Il lui fallait son cœur pour s’y tromper, et son ardent besoin de confiance aveugle pour concevoir de ces faveurs quelque gratitude.

La soirée, le plus souvent, se terminait tard. Une nuit de chaleur douce et de clair de lune, Georges proposa de la continuer au jardin. Denise prit une dentelle et ils partirent. A peu de distance de la maison, s’élevait, sur la gauche, un léger talus au-delà duquel des champs s’étendaient. Lola le gravit comme une chèvre. Elle le redescendit à moitié pour aider Denise qui se dirigeait difficilement entre les broussailles.

Le plateau était bordé d’un étroit sentier qu’ils suivirent en file indienne, Georges les menant, jusqu’à un bouquet d’arbres où ils pénétrèrent. On y voyait sous bois comme en plein jour. La clarté ruisselait sur les troncs obliques, les ombres étaient bleues et le sol brillant. Dans un quadrilatère de pins immobiles, une étendue baignée de lune, qu’ils eurent à franchir, semblait attendre un bal de farfadets. L’institutrice le fit remarquer à Georges. Ils continuèrent à marcher sur le même rang, suivis à quelques pas de la molle Denise soudain gonflée de jalousie et prête à pleurer.

Par la hauteur de ses futaies, par son air sauvage, le petit bois donnait l’impression d’être immense et l’on était tout étonné, la lisière atteinte, de l’avoir si vite parcouru. Bientôt, ils distinguèrent la route devant eux. Elle contournait le pied d’une ronde colline, flanquée d’habitations disséminées qu’un abondant feuillage masquait en partie, et menait à la plaine par une pente légère bordée sur un côté d’un mur en pierres sèches. Un pont de briques jeté aux piles d’un étroit barrage, permettait un peu plus loin de franchir le ru. Près de ce pont s’épanouissait un arbre isolé. La bouillonnante écume grondait sous ses branches, s’étalait hors de l’ombre en nappe brillante, couvrait plus loin de taches livides la fuite du courant écaillé de reflets par la lune oblique.

— Quel caractère a cet endroit ! murmura la jeune fille en s’accoudant au parapet et regardant l’eau.

Georges inclina la tête et s’assit près d’elle. On apercevait sur la droite quelques cyprès, sombres glaives poignardant la nuit transparente, puis un rideau de peupliers rebroussés d’argent par un effet de l’air câlin qui berçait leurs cimes. Des toits de tuile abandonnés luisaient comme des plaques. Aux lèvres de Lola, des mots chantèrent.

Sa voix ardente, pleine de noblesse, et qu’elle semblait porter sur ses deux mains jointes, s’accordait délicieusement au poème choisi. C’était une sorte d’hymne à la nuit antique, célébrée comme la mère des pensées du sage et la libérale inspiratrice du frappeur de lyre. Le murmure étouffé d’un flot paisible y alternait avec les sonnailles d’un troupeau. Denise, qui se tenait à côté de Georges et s’appuyait d’une main sur son épaule, sentait se fortifier en elle toutes ses craintes à le voir attentif et comme absorbé. Il contemplait la chute de l’eau avec insistance et n’avait pas frémi à son attouchement.

— De qui sont ces beaux vers ? demanda-t-elle, surprise du son navrant que rendait sa voix, lorsque la dernière strophe eut fondu dans l’ombre.

La récitante leva sur elle un regard stupide.

— De moi ! répondit Georges en serrant les dents.

Ils se remirent en marche, elle avec eux, d’un pas qu’elle s’efforçait d’accorder au leur, mais ayant peine à se mouvoir et plus ébranlée qu’après un coup reçu en pleine poitrine. Lola, de son côté, se sentait gênée. Elle avait vu se contracter les traits d’Elpémor et craignait qu’il ne la rendît responsable de la blessure causée à son amour-propre. Quelle serait sa conduite le jour suivant ? Chercherait-il à l’éviter, feindrait-il l’oubli, marquerait-il une allusion au sot épisode par ce sourire impertinent qu’elle lui connaissait ? Si son regard se détournait d’elle trop longtemps, il lui parut soudain qu’elle pourrait souffrir.

Un grand besoin de solitude les poussait au gîte. La maison les aspira dans sa profondeur comme des objets sans grâce qu’il faut cacher. Ils gravirent l’escalier, se suivant de loin, par crainte de rencontrer sur la rampe usée une main dont le contact leur aurait déplu. Leurs pas désassemblés sonnaient lourdement. Aussitôt sur le palier, ils se séparèrent.


Georges était sur le point de se mettre au lit lorsque Denise entra sans avoir frappé. Son visage exprimait la résolution. Elle s’appuya de la main au dossier d’une chaise et, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre énergique :

— Mon ami, dit-elle, je désire que tu signifies son congé à Mademoiselle Dimbre.

— N’es-tu pas folle ? demanda Georges en la regardant.

— Je pourrai le devenir, répondit Denise, mais je t’assure que pour l’instant je ne le suis pas.

Il haussa les épaules, se mit à siffloter un air de valse et continua paisiblement sa toilette de nuit.

— Tu ne te rends pas compte, reprit-elle en baissant la voix, du martyre que me fait endurer cette fille. Depuis qu’elle est ici, je ne vis plus ! Si tu as encore pour moi la moindre affection, tu la renverras demain matin et nous mettrons auprès de Claude une autre personne.

Un sourire plein d’ironie accueillit sa plainte.

— Georges, supplia Denise, réponds-moi !

Il prononça d’un air excédé :

— J’ai déjà eu l’occasion de répondre un jour : je n’ai pas à revenir sur ce que j’ai dit.

Ayant allumé une cigarette, il se dirigea vers une étagère chargée de livres et parut s’appliquer à en choisir un. Sa femme, déconcertée, le regardait faire. Elle n’avait pas prévu cette indifférence et l’interpréta comme le signe d’une passion secrète contre laquelle tous ses efforts viendraient se briser. Brusquement, se laissant tomber sur une chaise, elle fondit en larmes.

— Que tu es insupportable ! s’écria Georges.

Il se mit à parcourir la chambre à grands pas, faisant claquer derrière son dos ses doigts énervés. Rien ne l’impatientait comme les scènes touchantes. Les paroles que balbutiait Denise en pleurant se morcelaient au rythme de ses sanglots comme un paquet d’étoupe ou de joncs fauchés aux flots bondissants d’une cascade. Dans un désordre, une confusion qui parurent à Georges écœurants, tant de griefs accumulés lui montaient aux lèvres qu’elle semblait en passe d’étouffer. Elle reprochait à la fois à l’institutrice l’ascendant qu’elle avait su prendre sur Claude et les moyens par lesquels elle l’avait acquis, sa dissimulation et son impudence, son indifférence et son zèle, les airs qu’elle se donnait, les corsages qu’elle portait et jusqu’aux expressions dont elle se servait.

— Maintenant, c’est toi qu’elle veut ! gémit-elle soudain en se cachant la figure dans ses mains tremblantes.

Georges s’arrêta net et pâlit un peu.

— Déraisonne à ton aise, dit-il d’une voix sèche, mais dispense-toi de me mêler à tes inventions !

Elle craignit sa colère et s’expliqua. Les intentions de l’étrangère étaient seules en cause. La loyauté de son mari, ses sentiments même ne faisaient pour elle aucun doute, mais les assauts qu’on leur livrait lui semblaient certains. Elle n’en voulait pour preuve que cette excursion, où l’intrigante, le talonnant dès les premiers pas, avait bientôt fini par l’accaparer, et cette récitation au bord du ruisseau destinée à le flatter dans son amour-propre.

— Tu ne te rends pas compte ! soupira-t-elle. Des sommets où tu vis, bien des choses t’échappent. Les femmes sont malicieuses, mon pauvre chéri, et, lorsqu’elles ont un but, elles sont tenaces. Le malheur, avec cette fille, est entré chez nous. Je n’ai peut-être pas son intelligence, mais je comprends avec mon cœur ce qu’elle se propose. Les traits qu’elle te destine, c’est en moi qu’ils frappent. Si je n’avais pas peur de t’ennuyer, je pourrais te retracer presque jour par jour les efforts qu’elle a faits pour te séduire et sur lesquels je me suis tue jusqu’à cette minute, espérant toujours me tromper. N’étions-nous pas heureux avant qu’elle vînt ? Loin de toi par l’esprit, n’étais-je pas sûre de posséder une place dans ton cœur et demandais-je autre chose pour t’adorer ? Aujourd’hui, je t’aime autant et je ne sais plus. Tu te retires à nous sans le vouloir. Je te sens te détacher insensiblement sous une influence qui me ruine. Tu n’es certes pas à cette méchante ! Mais, réfléchis à l’avantage qu’elle prendrait sur nous le jour maudit où tu n’appartiendrais plus à personne…

— J’ai envie de dormir, interrompit Georges. Tu me ferais plaisir en rentrant chez toi.

Elle se jeta à ses genoux et lui prit les mains. La face collée contre elles, se désespérant, invoquant tour à tour sa haine et leur fils, elle poussait de longs soupirs et pleurait tout haut, insensible aux railleries dont il l’accablait, mais souffrant dans sa peine de cette voix tranchante qui y pénétrait comme une lame. Dans les courts intervalles des lamentations, Georges prêtait l’oreille aux bruits extérieurs. Il lui semblait qu’il allait surprendre un pas. Soudain, haussant l’épaule et tournant la tête, il se dégagea brusquement.

VII

Les journées qui suivirent furent misérables. Les époux dissociés se fuyaient d’instinct, évitaient de se parler, de lever les yeux l’un sur l’autre aux heures où les repas les réunissaient. Elpémor, depuis longtemps, n’aimait plus sa femme ; mais, n’ayant rien, en somme, à lui reprocher, il professait vis-à-vis d’elle une indifférence qu’un certain fonds d’estime rendait moins sensible. Troublé soudain par l’explosion d’une jalousie folle, il s’endurcit contre elle et la détesta : elle lui semblait outrepasser ses droits légitimes en étant pour lui la cause d’un souci quelconque.

Denise, de son côté, pour la première fois, osa s’interroger sans complaisance et mettre en doute son affection pour ce taciturne. Accoutumée à voir en lui un enfant boudeur, susceptible, par caprice, de causer une peine, mais non de tourmenter délibérément, elle fit enfin la part de sa volonté dans les épreuves de toute nature qu’il lui infligeait et l’homme qu’elle aperçut lui parut affreux. Comme il arrive en cas de révélation, quand l’esprit ébloui presse la vérité de crainte qu’il n’en demeure une partie dans l’ombre, elle eut tendance à s’exagérer sa noirceur. Son opiniâtre intransigeance, sa conduite hostile lui parurent être les effets d’un plan concerté. Une atmosphère de trahison flottait autour d’elle. Son attention se fixa sur l’étrangère, avec l’espoir de déchiffrer sur cet autre front l’aveu dont elle avait un ardent besoin.

Mais autant aurait valu questionner un sphinx. Lola, dont la froideur la glaçait déjà alors qu’elle ne faisait que lui ravir Claude, acheva par ses allures de l’intimider du jour où elle vit en elle une rivale. Le moindre bruit se propageait dans cette maison basse et, pas plus que la première, quelques mois plus tôt, la seconde scène violente n’avait eu lieu sans que la jeune fille l’eût suivie. Elle en avait mesuré toute l’importance, apprécié les points forts et les points faibles, puis tiré les conclusions qui lui semblaient justes et méthodiquement envisagé toutes les suites possibles.

Prête à s’entendre congédier dès le jour suivant comme à voir sa situation confirmée, l’absence, à défaut d’une solution nette, d’un indice permettant d’en pressentir une ne lui avait causé aucun étonnement. C’était encore une hypothèse qu’elle avait prévue. La superbe du mari, la mollesse de la femme la rendaient même, à l’examen, la plus vraisemblable. On ne pouvait imaginer celle-ci prescrivant, celui-là capitulant devant une prière, et d’autre part, au lendemain d’un éclat si vif, il était naturel qu’ils se reprissent.

Mais Lola savait lire dans l’esprit des hommes. Tel qui fait front à une attaque violemment conduite perd du terrain et se replie en jetant ses armes devant une série d’escarmouches. Pour Elpémor, toujours la proie d’un songe intérieur, le désir de vivre en paix passait avant tout. C’eût été le dominer que l’importuner. Il convenait de faire état d’une disposition aussi facilement exploitable, de prévenir les coups d’assauts moyens, de les frapper d’avance de stérilité en leur retirant tout point fort et en les obligeant à partir de la rase campagne.

Denise, par conséquent, ne se trompait pas lorsqu’elle accusait la prudence de l’institutrice de renchérir sur son attitude réservée. Du jour au lendemain, Lola, par calcul, avait repris le masque froid, les façons gourmées qui la mettaient à l’abri des indiscrétions. Elle observait le couple à travers sa ruse comme à travers ces carreaux d’où l’on peut tout voir sans cependant risquer d’être aperçu. Sa politesse s’alourdissait d’un semblant d’effort pour répondre aux questions les plus naturelles que lui posaient tantôt Georges et tantôt sa femme. Le petit Claude, en apparence, l’intéressait seul. Mais au lieu d’essayer, par des concessions, de désarmer l’antipathie au cœur de Denise quant au plus invétéré des griefs qu’elle avait contre elle, elle redoublait de rigueur dans ses exigences pour maintenir intact aux yeux d’Elpémor ce qui l’avait d’abord séduit dans son caractère.

C’était vraiment une imposante et sereine figure que l’on croisait, marchant sous les beaux ombrages, avec, contre sa jupe, cet enfant craintif. La fierté de son regard, la noblesse de son port lui donnaient un faux air de princesse aux champs. La simplicité de Denise, par comparaison, jointe à cette expression pleine d’amertume que conférait à son visage l’excès du tourment, aurait rendu fort excusable une complète méprise sur leurs conditions respectives.

Un contraste aussi vif, mille fois ressenti, ne pouvait qu’aiguiser dans le cœur de Georges les sentiments qu’il éprouvait envers les deux femmes. Denise lui parut presque une vivante injure à l’individu supérieur qu’il se flattait d’être. Son existence était flétrie par cette ombre molle. Il en vint à supputer mélancoliquement ce qu’elle eût gagné en éclat dans l’atmosphère de la rayonnante créature dont l’esprit déroutait ses préjugés d’homme. L’amour qu’il se portait y trouvait un charme, comme la vanité d’une coquette à s’imaginer dans une robe et sous une parure contemplées à des étalages de marchands. S’attachait-il à nourrir cette méditation, un peu de jalousie se levait en lui contre le séducteur qui s’approprierait un tel bien.

Ses journées se traînèrent, pleines de langueur, uniformes et vides comme si méthodiquement il les eût passées à surveiller sur un cadran la fuite des minutes. Il écrivait à peine et lisait sans goût. L’ennui, qu’il avait toujours ignoré, bien que semblant l’asseoir dans tous les fauteuils où sa nonchalance se plaisait, livrait à son cerveau de fréquentes attaques, aussi soudaines et capricieuses que poussées à fond. En vain essayait-il de le conjurer par ces invocations à son froid orgueil qui lui faisaient ordinairement l’effet d’un tonique. Elles ne lui paraissaient ni substantielles, ni surtout sincères. Après avoir longtemps puisé dans son isolement la plus déterminante des raisons d’estime, il se prenait à le haïr jusque dans ses causes, tenté de n’y plus voir qu’un lâche expédient propre à lui dérober le vide de son cœur. Jamais sa ressemblance avec d’autres hommes ne l’avait frappé de telle sorte : il souffrait de besoins mal définis et ne trouvait en lui ni de quoi les vaincre, ni la force d’échapper par un bond soudain à la mélancolie qu’ils lui inspiraient.

Le moindre signe de sympathie donné par Lola l’aurait réconforté dans cette crise aiguë. Sa réserve acheva de le déprimer. Il en voulut profondément à cette fille fantasque de laisser fuir, par impertinence ou lubie, une occasion d’avoir un titre à sa gratitude. Denise, plus clairvoyante, plus combative, aurait pu à ce moment fortifier sa cause. Mais elle se confinait dans un désespoir que la médiocrité de son caractère l’empêchait de rendre émouvant. Elpémor se fût raillé d’en être attendri. Sa pensée ne s’attachait qu’à l’institutrice, comme, entre une pierre précieuse et une fleur champêtre, il aurait plutôt choisi d’éprouver la pierre que d’appuyer la corolle sur ses lèvres.

Deux semaines s’écoulèrent dans cette confusion et, plus il observait l’irritante personne, plus l’attitude qu’elle avait prise lui semblait hostile. Rien ne l’avait encore aidé à voir clair en elle. Mais, comme il lui offrait un matin des livres, elle lui répondit brièvement qu’elle n’en manquait pas, ayant assez à faire avec ceux de Claude et un recueil de nouvelles récemment paru qu’elle comptait traduire de l’anglais. Denise était présente, le ton de la réplique la surprit un peu et elle en laissa voir un certain plaisir. Ce mouvement devait suffire à renseigner Georges sur la cause profonde d’une conduite qu’il attribuait ingénûment à quelque caprice. L’idée que la jeune fille ménageait sa femme fut plus insupportable à son amour-propre que l’opiniâtre indifférence qu’elle lui témoignait. Ni la sympathie, ni la pitié, ni aucun sentiment de délicatesse ne pouvait lui conseiller de prendre un tel soin : il y vit donc la précaution d’un doute injurieux, la grossière adresse d’une servante flattant concurremment l’orgueil de deux maîtres par ignorance de celui qu’elle peut négliger.

Le besoin d’affirmer que lui seul comptait, qu’il était dans sa maison l’arbitre obéi, non tel juge à l’autorité partagée obligé de tenir compte de sentences rivales, acheva de ruiner les hautaines formules que ses méditations antérieures avaient ébranlées. Sa mélancolie se donna une raison précise et son impertinence, pour la signifier, recourut à des stratagèmes enfantins. Lola, d’autant plus froide qu’il perdait son calme, vit leurs rôles respectifs s’intervertir et celui de poursuivant, qu’elle avait tenu, passer à l’ancien poursuivi. A son tour, il se piqua d’exister pour elle. Elle s’en aperçut d’abord à table, où brusquement il rechercha sa conversation, puis à des rencontres inopinées qu’il n’était guère possible d’imputer toutes à la complaisance du hasard. Il manœuvrait avec adresse pour croiser ses pas dès que l’écho l’avertissait qu’elle quittait sa chambre ; il guettait la jeune fille sur la terrasse aux instants qu’elle y passait avec son élève et profitait effrontément d’un geste ou d’un mot pour se mêler à l’entretien avec un air grave.

Sa déception fut grande, son dépit s’accrut de la voir ne répondre à de telles avances qu’à la façon correcte d’une salariée. Tout souvenir d’un autre temps semblait mort en elle. Aux allusions que Georges y faisait parfois, elle opposait ce front de marbre et ces yeux naïfs qui découragent l’indiscrétion et usent la patience. Le ton de ses propos, uni, sincère, n’aurait permis à personne de supposer que ses soucis ne rendaient pas leur son véritable.

Georges était de ces hommes qu’une défaite stimule, qui ne connaissent que par l’échec le prix du succès. L’attitude de Lola, loin de l’affaiblir, agit en sens contraire sur sa volonté. Il se jura de ressaisir cette confiance reprise que, par excès d’orgueil ou par nonchalance, il avait dédaigné de goûter alors qu’elle s’offrait. Ses tentatives de rapprochement se multiplièrent et leur champ d’action s’étendit. Comme si leurs deux natures, dans des cas semblables, devaient nécessairement recourir aux mêmes expédients, Lola le vit bientôt imiter ses ruses, se jeter derrière elle dans la campagne, conjecturer l’itinéraire qu’elle s’était tracé et s’arranger pour l’y surprendre en un point quelconque. Mais, ayant l’avantage de conduire le jeu, elle en usait rigoureusement pour son partenaire obligé de se soumettre à sa fantaisie. Tantôt elle se livrait, tantôt, par un détour, elle lui échappait et le laissait se consumer dans une vaine attente. De retour à la maison longtemps avant lui, elle se plaisait alors, de sa fenêtre, à le voir rentrer, la tête basse, mâchonnant un brin d’herbe, une tige de fleur, comme la substance amère de sa déception.

Ce manège acheva de l’exaspérer. Ne pensant pas à l’attribuer à la coquetterie, il ne pouvait valablement lui donner pour cause que l’intérêt d’une neutralité sourcilleuse. Si bien que, par le jeu le plus naturel, ses sentiments envers sa femme en prirent plus d’aigreur. Ce fut sur elle que retomba en une pluie d’affronts son dépit des mécomptes qu’il subissait. La vie commune, à ce moment, devint si pénible que Denise, malgré sa résignation, sa douceur, sentit parfois, pleine de fatigue, murmurer en elle les révoltes d’une femme qui songe à la rompre. Celles-ci s’apaisaient presque aussitôt. Un profond désespoir leur succédait, où elle tournait vers Claude sa face tourmentée que déchirait pathétiquement un sourire contraint. Mais l’enfant, gardé à vue, ou baissait les yeux, ou présentait à sa détresse un regard si froid qu’elle n’en pouvait tirer aucun soulagement. On aurait dit qu’obéissant à une loi fatale qui détournait d’elle tous les cœurs lui aussi se prenait à la mépriser. La malheureuse avait fini par donner ce sens à la réserve que son fils observait par crainte, et quelquefois, n’arrivant plus à se dominer, elle devait brusquement quitter la table. A peine arrivait-elle dans le corridor que l’on entendait ses sanglots.

Georges haussait l’épaule, mangeait plus vite. Le repas s’achevait dans un lourd silence.

Comme un chimiste au milieu de vapeurs malsaines, Lola vivait à l’aise dans cette atmosphère que son génie d’intrigante avait composée. Elle apportait à l’entretenir tous ses soins et constamment l’alourdissait d’éléments nouveaux. Puis, lorsqu’elle estima le moment venu, elle provoqua le courant d’air qui la dégagea. Georges la vit soudain cesser de le fuir et rendre à son visage une animation qui répondait ouvertement, bien qu’avec mesure, à ses propres efforts pour l’intéresser. Leurs colloques prirent de l’ampleur et se prolongèrent. Tout au plus marquait-elle une condescendance dans l’accueil qu’elle faisait à certaines questions : ceci pour rappeler qu’elle s’appartenait et s’entendait à en donner, au besoin, la preuve.

Il connut de la sorte, avec une vraie joie, l’obligation de témoigner les plus grands égards à la figure maîtresse d’elle-même qui la dispensait. Un attentif orgueil mordait sur le sien. Et ce qu’il eût pensé ne pouvoir subir l’emplissait d’une espèce de délectation qui le pressait d’en rechercher avidement les signes. Sa poursuite de Lola devint incessante aux heures qu’elle consacrait à promener Claude ou à le faire jouer sur la terrasse. Il lui apportait de lui-même des livres choisis ; mais leurs conversations, le plus souvent, prenaient ce tour philosophique qu’utilisent deux êtres pour se parler l’un de l’autre indirectement.

Ils ne pouvaient s’asseoir ensemble et sortir ensemble, marquer à leur insu leur complet accord par des nuances de gestes et de langage, sans rejeter Denise dans de telles alarmes que les tenir secrètes l’aurait étouffée. La Provençale exubérante, avec tout son feu, se réveillait parfois dans cette femme timide que son physique apparentait aux douces filles du Nord. On eût dit qu’un démon lui faisait violence, la contraignait à s’élancer hors de sa nature pour des actions dont elle était la première surprise. Un douloureux travail de ses nerfs et de sa pensée avait abouti, par deux fois, à des scènes rapides suivies d’une longue période où doutaient ses craintes. C’est qu’alors son esprit les nourrissait seul. Lorsque, se fortifiant d’aliments réels, elles ne lui laissèrent plus ni incertitude, ni répit, son besoin de les trahir, de les justifier, devint aussi fréquent que celui d’une nonne de confesser au crucifix sa peur de l’enfer.

Georges la vit se rapprocher, amère et dolente, exhalant cette mélancolie fastidieuse qui détournait de sa personne la naissante pitié. Sans oser intervenir, par crainte d’un affront, dans les entretiens qu’il avait avec la jeune fille, elle l’observait à la dérobée d’une fenêtre et s’arrangeait de manière à le rencontrer lorsque Lola rentrait chez elle ou qu’il la quittait. La contenance de son mari lui importait peu. Il aurait fallu autre chose que de la froideur, autre chose que des manifestations d’impatience pour dissuader cette égarée d’exprimer une peine qui montait de sa poitrine à sa bouche meurtrie aussi naturellement que son souffle. Tantôt elle gémissait, tantôt elle éclatait en reproches formels, tantôt même, se haussant à l’imprécation, elle appelait sur sa rivale la justice de Dieu, dans un désordre d’épithètes, de naïves injures à la mesure de son dépit et de sa faiblesse. Laissait-elle passer un jour sans l’importuner, en apparence indifférente et détachée d’eux, toute à ses besognes domestiques, Georges était sûr, le lendemain, dès qu’il se montrait, de s’entendre, avec douleur, reprocher tel mot à la portée duquel elle avait réfléchi toute la nuit : on la sentait toujours en train d’aviver son mal, comme ces dégénérés, dans les hôpitaux, qui rouvrent de leurs ongles leurs cicatrices.

Excédé, sans moyen de se soustraire à ces folles attaques, Elpémor redoublait d’attentions envers la jeune fille dans le dessein de lui prouver, par sa conduite même, que les entreprises de sa femme étaient sans effet. Il aurait pu se dispenser d’une telle précaution. Lola jouait à merveille la vierge ignorante et les éclats les plus significatifs semblaient frapper chez elle des oreilles de sourde. Jamais ses grands yeux fauves n’étaient plus limpides que lorsque Georges, après une scène qu’il avait rompue, venait l’oublier auprès d’elle. Mais alors, faisant violence à sa vraie nature, elle affectait de se montrer étonnamment humble. C’était le provoquer à se découvrir, à s’indigner du parallèle de cette modestie et des fatigantes exigences de l’épouse revêche. Sous l’empire de la colère et de la tendresse, elle le sentait prêt à livrer son désordre intime dans une confession éperdue. Cette victoire platonique lui suffisait, et soudain, reprenant de hautaines façons, elle arrêtait les paroles sur ses lèvres.

Lui-même n’aurait pu dire avec certitude, en admettant qu’il eût pensé à s’interroger et se fût répondu honnêtement, dans quelle mesure il discernait la part d’artifice que comportait l’ensemble de cette conduite. A peine concevait-il un léger soupçon qu’un accent d’une sincérité évidente le bannissait de son esprit sans retour possible. Sa compagne, à la vérité, l’éblouissait. Les astronomes qui étudient les taches du soleil ne les distinguent qu’à travers des lentilles fumées qui leur permettent de soutenir la splendeur de l’astre : à en tenter à l’œil nu l’observation, ils se verraient contraints de baisser la tête sans avoir pu y découvrir le moindre point sombre.

La beauté de Lola, sa ferme intelligence, son caractère, constituaient pour Elpémor trois dogmes parfaits, trois vérités manifestes et essentielles au sujet de l’une desquelles l’expression d’un doute lui aurait paru insensée. Il aurait plutôt compris qu’on le discutât dans ses propres facultés et dans son talent. A force de subir une domination qui s’exerçait, bien qu’impérieuse, avec trop de tact pour que son goût d’indépendance en fût offusqué, il avait pris de son mérite une idée plus juste et s’était relâché de son égoïsme. N’était la direction que suivait son cœur, on serait tenté de dire qu’il s’humanisait. Les désirs, les aspirations de la maîtresse fille lui paraissaient aussi sacrés que l’étaient les siens, peut-être plus urgents à satisfaire, et, d’autre part, il éprouvait pour la première fois le besoin, dans sa vie, d’une certaine présence. Toutes ses actions portaient l’empreinte d’un zèle enflammé. Il se surprenait quelquefois à tracer des vers en s’inquiétant, au mépris même de son esthétique, de leur donner un tour qui plût à Lola.

Un matin, comme il s’apprêtait à sortir, il la vit pénétrer dans son cabinet, aussi sereine qu’à l’ordinaire, par exception seule, et s’excusant d’un geste bref de le déranger.

— Que désirez-vous, Mademoiselle ? lui demanda-t-il.

Il pensait qu’elle venait emprunter des livres.

— Monsieur, lui répondit-elle, je m’en vais !

Georges posa sur elle un regard stupide et la pria de répéter ce qu’elle avait dit.

— J’ai fini par comprendre, ajouta Lola, que ma présence ici n’était plus possible.

Invitée à s’expliquer, sur un ton brutal, par un homme que soudain trahissaient ses nerfs, elle invoqua des scrupules concernant sa tâche et le souci d’une discrétion sévèrement gardée, mais qu’elle avait à tout moment l’impression d’enfreindre. L’antipathie, l’aversion de Denise, manifestes, disait-elle, dès le premier jour, n’avaient fait depuis qu’empirer. En vain, par dévouement, avec l’espoir de réussir à se concilier la jeune femme, s’était-elle armée de patience. Leurs conceptions pédagogiques et leurs caractères se trouvaient en opposition trop formelle. Reconnaissante à Georges de son appui, d’autant plus contrariée de le décevoir que certaines circonstances, révélées d’un mot, lui en avaient souligné l’étonnant mérite, elle renonçait à prolonger par sa résistance un différend qu’elle devinait tous les jours plus âpre, comme à demeurer sous un toit où elle n’était que tolérée par son hôtesse même.

Georges avait écouté sans interrompre. Quand la jeune fille se tut, il se leva et se mit à parcourir fiévreusement la pièce, les poings serrés derrière le dos, la mâchoire violente.

Tout à coup, s’arrêtant près d’une fenêtre :

— Il est impossible, dit-il, que vous partiez !

— Il le faut, au contraire, répondit Lola.

Son accent n’était empreint d’aucune amertume. Fermement appuyée des deux épaules au retour de la bibliothèque de bois sombre sur lequel se détachait sa brillante crinière, elle ne s’était jamais montrée plus imperturbable. Son noble et dur visage semblait d’une statue. Sa posture même avantageait la ligne de son buste emprisonné dans un corsage de batiste mauve que soulevait à temps égaux sa respiration.

Georges revint sur elle et la contempla.

Il aurait voulu trouver des raisons, des mots, faire donner, pour la retenir, son esprit, seule force dont l’usage lui fût familier, et ne parvenait pas à se rassasier de sa vue.

— Vous voulez donc, murmura-t-il, que je crève ici ?

Elle ne laissa paraître aucune émotion, mais inclina la tête de son côté et lui sembla l’interroger de ses yeux immenses.

L’amour qu’il leur portait, la crainte de les perdre, le besoin de voir clair en cette fière énigme dont ils étaient comme les deux miroirs insondables, déterminèrent chez Elpémor le geste hardi devant lequel hésitait sa timidité.

Se rapprochant de la jeune fille, il lui prit les mains. Elle essaya d’abord de se dégager, mais l’étreinte se resserra, meurtrissant sa chair, en même temps qu’une force lente et irrésistible obligeait son buste à fléchir.

— Vous me faites horriblement mal ! gémit-elle.

Ses beaux yeux se fermèrent, comme éblouis. A ce moment, la bouche de Georges atteignit la sienne et elle s’abandonna contre sa poitrine.

VIII

Ils se rejoignirent toutes les nuits. Leurs chambres respectives n’étaient séparées l’une de l’autre que par la largeur du corridor qui desservait l’étage de bout en bout, la pièce où couchait Claude, contiguë au cabinet de toilette de son père et située dans un angle de la maison, leur étant perpendiculaire à tous deux. Ces différents appartements, de belle dimension, formaient la partie droite du palier et la même disposition se retrouvait dans la partie gauche où Denise occupait, face à la terrasse, la chambre correspondant à celle de Lola. Elle avait fait un boudoir de la suivante. La troisième, réservée aux hôtes de passage, n’avait pas été ouverte depuis longtemps.

La salariée aurait voulu recevoir le maître. Chez elle, au milieu des bibelots, des objets intimes dont elle avait su s’entourer, n’aurait-elle pas doublement régné sur lui, relevé, en s’arrogeant le droit au verrou, l’infériorité humiliante de sa condition ? Mais elle avait dû y renoncer à cause de l’enfant. Du moins exigeait-elle d’être attendue, et que Georges, en l’accueillant dès le seuil franchi, reconnût par cet acte de prévenance la grâce qu’elle lui faisait en se dérangeant.

Elle n’avait eu qu’à formuler ce désir exprès pour que, scrupuleusement, il s’y conformât. Mais encore avait-il fallu l’exprimer : l’amant, déshabitué de rendre aucun soin, inattentif par égoïsme et par nonchalance, aurait trouvé d’autres façons d’affirmer son zèle ; il ne se serait pas avisé que celle-ci pût plaire.

Et pourtant sa passion était si profonde qu’en vain essayait-il de la comparer en remontant le cours de sa vive jeunesse. Les quelques belles figures de femmes qu’il y rencontrait lui semblaient sans éclat, surtout sans grandeur, à côté du visage qui charmait sa vie. C’était, lorsqu’il les opposait une par une à la fière Lola, comme un piètre défilé de sujettes confuses glissant sous le regard d’une impératrice. Et laquelle avait-il sincèrement aimée ? A laquelle avait-il sacrifié une heure quand la tentation du jeu l’attirait ? Cocottes, petites bourgeoises, ouvrières pimpantes, n’avaient été pour lui que des distractions, parfois goûtées avec l’espoir d’en retirer mieux et régulièrement repoussées après quelques mois, autant par lassitude de leur chair connue que par mépris de leur mécanisme inférieur. Il se rappelait des moins sottes quelques traits piquants, mais ne s’était soucié de l’esprit d’aucune. On l’aurait, à cette époque, étrangement surpris en lui disant qu’un jour une de leurs sœurs réussirait, par ses manœuvres, à le subjuguer.

Et le mot, cependant, n’était pas trop fort ! Il avait dédaigné, puis s’était défendu, puis avait cédé, jusqu’au moment où, se grisant de ses faiblesses mêmes, il avait fini par se trouver en pleine dépendance.

La possession inattendue de la ferme fille aurait pu brusquement l’affranchir. Il aurait suffi pour cela que, sous ses baisers, il sentît cette langueur propre à son sexe dont il avait, pour ainsi dire, le mépris natif. L’opposant aux apparences qui l’avaient séduit, il se serait raillé avec amertume de s’être laissé prendre à des artifices. Mais le corps de Lola, puissant et svelte, admirablement établi dans ses proportions un peu grandes, semblait l’instrument même, formé tout exprès, qu’il fallait à cette nature passionnée d’empire pour se révéler dans l’amour. Et il ne tarda pas à s’y montrer sans aucune réserve. Les naïvetés, les inévitables maladresses des premiers contacts surent échapper à la critique d’un amant expert en se donnant un air de malices voulues. La pratique les supprima ou les mit au point. Il n’en subsista bientôt plus que le délicieux. Devant les feux de houille des veillées anglaises, au milieu de collègues impures et chastes que tourmentait collectivement et chacune à part le fiévreux démon monastique, Lola s’était livrée à d’étranges lectures, nourrie de ces propos, de ces anecdotes au gingembre dont se délecte une société prétendue pudique, entre personnages du même sexe. C’était là que s’était faite et perfectionnée son éducation libertine. Elle arrivait au plaisir pleine de connaissances, dans la situation d’un bachelier nourri de belles-lettres qui brûle d’utiliser ce trésor acquis en d’originales créations. Pas plus que celui-ci, elle ne doutait d’elle. Sa fantaisie lui paraissait le guide le plus sûr, et le meilleur moyen de réduire un homme celui qu’elle saurait exercer.

Georges se trouva donc, dès les premiers jours, comme étourdi d’une possession tournant de telle sorte qu’il y fit aussitôt figure de proie. Il se croyait inaccessible au vertige des sens : quelques nuits lui prouvèrent, en l’y abîmant, qu’il l’avait toujours ignoré. A peine hors de leurs bras, déjà lassé d’elles, il dominait de son esprit d’imbéciles maîtresses, une épouse intimidée jusqu’en ses ardeurs : ce lui fut une surprise d’affronter une âme qui prétendait encore à régir la sienne dans l’emportement du plaisir et qu’il sentait, l’instant d’après, toujours aussi forte, penchée sur sa fatigue avec indulgence.

En retour de sa passion mêlée de respect, il jouissait d’être aimé autant qu’on peut l’être quand la tête et la chair sont surtout en jeu. Sans doute, pleine de calculs, ambitieuse d’abord, la jeune femme chérissait en lui l’instrument qui permettrait à ses desseins de se consommer. Mais leur poursuite n’était pas tout, sa personne comptait et son orgueil l’aurait fait rompre avec arrogance devant un hommage indigne d’elle. Que Georges eût du génie, une belle bouche sérieuse, un air, avec cela, naturellement noble et des façons disciplinées jusqu’à la froideur, c’était de quoi lui plaire, le lui rendre aimable, indépendamment de toute considération d’intérêt. Son attitude et son sourire trahissaient sa joie quand elle pressait contre son sein ce visage pensif. Et plus elle le voyait s’animer par elle, plus elle brûlait d’accentuer cette animation, de répandre sur les traits furieusement baisés une expression plus impatiente ou plus satisfaite.

Tant d’ardeur à l’enchaîner tombait, hors du lit, comme le bouillon d’une eau qu’on éloigne du feu. Elle entrait en maîtresse chez son amant et sortait de sa chambre en étrangère. La journée s’écoulait sans qu’il reçût d’elle une marque d’attention qui ne fût courante. Lola redevenait l’orgueilleuse personne qui accomplit consciencieusement une tâche rétribuée et s’applique à relever à ses propres yeux l’infériorité de son rang par une continuelle surveillance de sa dignité. Georges avait essayé, les premiers jours, de profiter des instants où ils étaient seuls pour faire sonner dans ses propos une note plus intime. Elle en avait montré du mécontentement et n’y avait pas répondu. Une fois même, comme il s’enhardissait, dans une allée d’arbres, jusqu’à lui caresser furtivement la taille, elle l’avait repoussé de toute sa hauteur.

— Faites-moi donc le plaisir de vous surveiller ! lui avait-elle dit d’un ton sec. Ces façons de collégien ne me conviennent pas.

Tel était l’ascendant qu’elle avait sur lui qu’il avait accepté la réprimande et, depuis lors, se contraignait pour ne point déplaire. Mais la réserve ainsi gardée pendant de longues heures stimulait sa mémoire à lui retracer les plus heureux moments des licences nocturnes. Son imagination, s’en emparant, brodait sur ce thème et Lola, rébarbative, l’occupait bien plus qu’elle ne l’aurait fait, complaisante. Renonçant à toute espèce de travail sérieux, ne prenant même plus la peine de noter les rimes qu’une habitude invétérée accouplait en lui, il ne tendait qu’à se donner d’exaltantes visions, poursuivies, comme au travers d’un réseau léger, dans la fumée de sa perpétuelle cigarette. Les sentiments qui l’agitaient, quand tombait cette fièvre, étaient ceux d’un adolescent longtemps chaste qu’éblouit jusqu’au vertige la première maîtresse : ils ne manquaient ni de fraîcheur, ni de naïveté.

Lola lui savait gré de ce don total, et quelquefois, le surprenant à s’en délecter, le récompensait au passage d’un rapide sourire. Mais ce n’était qu’un témoignage à peine indiqué de l’orgueilleuse ivresse qui la transportait. Quiconque en eût souhaité un signe plus frappant aurait dû le chercher ailleurs que là et l’aurait, au surplus, facilement trouvé dans un redoublement de sa sévérité envers Claude. L’influence prise sur le père la rendait si vaine qu’elle ne tolérait plus chez l’enfant la moindre infraction à ses exigences despotiques. Celles-ci, de jour en jour, se multipliaient. Non contente de l’obliger à de tels efforts qu’il avait compensé en quelques mois les résultats d’une indolence de plusieurs années, elle avait fait de son élève une espèce de page, un négrillon blanc, disait-elle quand elle plaisantait, dont sa forte manière, appliquée à point, lui avait assuré l’empressement. Claude, à la promenade, lui portait son livre, recevait son écharpe ou son ombrelle, visitait l’endroit du sol où elle s’asseyait pour le débarrasser des insectes et des épines. Il devait prévenir ses besoins courants et la joue lui cuisait tout aussitôt quand il ne ramassait pas avant elle un objet tombé. Elle ne lui pardonnait aucune distraction. Son plaisir, devant Georges, était de le montrer, ainsi assoupli, dans l’exercice des menus soins qu’elle se faisait rendre. Rien ne pouvait mieux plaire à ce cœur altier, ni lui inspirer, pensait-elle, un respect plus grand qu’un si complet usage du don de soumettre pour lequel elle se savait en partie aimée.

La présence de Denise ne l’arrêtait pas dans ces impudentes expériences. Celle-ci, pour elle, ne comptait plus, existait à peine, depuis que sa défaite, enfin consommée, avait détruit à son insu son dernier prestige. Claude, cependant, aurait pu lire une détresse poignante dans les regards que sa mère attachait sur lui quand il se conformait aux caprices de Mlle Dimbre. La colère y combattait la résignation et prenait parfois l’avantage. Mais ce n’était que par éclairs d’autant plus tragiques qu’on devinait en eux l’expression profonde de l’âme même, empêchée de soutenir ses démonstrations par la timidité déplorable du caractère. Bientôt, un voile léger en couvrait les feux et les yeux offensés ne reflétaient plus qu’une mélancolique amertume.

Septembre déclina sous de molles averses. Les soirées étaient plus courtes, mais délicieuses. Les paysages, nettoyés et rafraîchis, sous le vert mûr des frondaisons que menace l’automne, se paraient comme d’un vestige de leur grâce de mai. La félicité d’Elpémor, débordant soudain, se répandit en une sorte de bienveillance dont Lola l’encourageait à donner des marques. Leur secret, clé de voûte du frêle édifice qu’elle avait bâti comme son temple, lui semblait devoir être à tout prix gardé et elle jugeait, à cet effet, de bonne précaution qu’il détournât par sa conduite les soupçons possibles.

Denise, au plus fort d’un désespoir qu’alimentaient concurremment son mari et Claude, connut donc la surprise de sentir se fondre les présomptions génératrices d’une de ses angoisses. Comme lassé des plaisirs d’un jeu cruel, avec cette froide désinvolture qu’il mettait à tout, Georges se décidait à y renoncer. Il lui parut redevenir ce qu’il n’était plus. Sa brusquerie, se tempérant de furtifs égards, avait repris ce caractère de défaut naïf qui la rendait à l’expérience presque supportable. L’étrangère semblait bannie de son front rêveur et Denise les observait avec attention sans pouvoir distinguer la moindre équivoque dans la façon polie dont ils se traitaient.

Une confiance dévastée ne se marchande pas. Ou elle se refuse, ou elle se rend. L’excès même de la crise qu’elle a subie la dissuade de toute prudence, comme de toute mesure. Avec l’animation d’une convalescente qu’ébouit la perspective de la pleine santé, la jeune femme, avant même d’éprouver ses forces, entrevit sa délivrance et celle de son fils comme une certitude peu lointaine. C’était à elle à préparer cette heureuse issue, au lieu de l’espérer des seuls événements. Le personnage de l’étrangère, isolé de Georges, l’intimidait moins, en principe, et elle le détestait plus librement à la pensée qu’aucun amour ne le gardait plus. Rougissant de la faiblesse qu’elle avait montrée, déterminée, pour en finir, à payer d’audace jusqu’au moment où l’occasion s’offrirait à elle de se libérer d’un coup brusque, elle essaya de s’affermir par de molles attaques. Les amants en plaisantaient sur le traversin.

— J’ai l’impression qu’une brebis s’est juré ma mort ! disait Lola en éclatant d’un petit rire faux.

Et elle interdisait strictement à Georges de prendre son parti sous aucun prétexte.

Un soir, comme ils s’installaient sur la terrasse et qu’une fraîcheur assez vive tombait des platanes, la gouvernante envoya Claude lui chercher un châle, suspendu, disait-elle, contre son armoire. L’enfant se jeta dans l’escalier. Il reparut, un instant après, les mains vides.

— Mademoiselle, balbutia-t-il, je n’ai rien trouvé.

— Pourtant, le châle y est ! répondit Lola. Vous n’avez donc qu’à remonter et à chercher mieux.

La seconde course, aussi stérile, fut suivie d’une autre et la jeune femme s’impatienta, après la troisième, jusqu’à le traiter d’imbécile.

S’efforçant de maîtriser son indignation, Denise retint son fils comme il repartait.

— Vous feriez mieux, je crois, de monter vous-même, déclara-t-elle en attirant contre sa poitrine le petit visage confondu. Claude en serait inutilement pour de nouveaux frais. C’est un serviteur détestable !

— Je ne lui demandais, dit Lola, qu’une simple obligeance.

L’intervention l’avait surprise, elle était très rouge. Georges, qui mordillait la pointe d’un cigare, ne put souffrir l’expression satisfaite de sa femme à qui n’avait pas échappé cet indice de trouble.

— Il est vraiment fâcheux, articula-t-il, que Mademoiselle ne puisse faire à Claude une observation sans qu’aussitôt tu t’ingénies à lui donner tort !

Denise baissa la tête sous cette remontrance et Georges s’aperçut, en tournant les yeux, que sa maîtresse le regardait d’une étrange manière.

Il en fut d’abord gêné, puis n’y pensa plus. Tous les soirs, à cette heure-là, l’approche du plaisir déterminait dans son esprit une agitation où les idées étaient broyées comme des coques légères par les flots d’une mer démontée. Il ne se rappela l’incident que rentré chez lui, lorsqu’après trois quarts d’heure de vaine attente, n’entendant plus Lola marcher dans sa chambre, ni remuer les accessoires dont elle se servait pour compléter minutieusement sa toilette nocturne, il eut soudain la certitude qu’elle ne viendrait pas.

Des minutes passèrent. Debout contre sa porte entrebâillée, Georges prêtait l’oreille, immobile et sombre, sans pouvoir se décider à gagner son lit. La confusion que lui causait une rigueur blessante le disputait à sa colère d’en être accablé. Il détestait l’orgueil de sa dure maîtresse : mais, en même temps, il se sentait attiré vers elle par un besoin particulier d’implorer son corps, de savourer en pénitent sa bouche impérieuse.

Après un long moment, n’y résistant plus, il traversa silencieusement l’étroit corridor et vint gratter du bout des ongles à la porte obscure.

Comme elle ne s’ouvrait point, il insista. Alors une allumette craqua dans la chambre et un grand flot d’espoir envahit son cœur.

Lola, sans doute, avait pitié, se laissait fléchir, décidait de borner à l’avertissement la sanction méritée par sa première faute. Elle parut se hâter, puis s’arrêta. On la suivait au piétinement de ses fines sandales. Et Georges s’apprêtait à rentrer chez lui, convaincu qu’il y serait aussitôt rejoint, quand le bruit d’un papier glissé sous la porte abattit brusquement son exaltation.

Il le porta jusqu’à sa lampe et y lut ces mots :

« Prenez donc le parti d’aller dormir : vous risqueriez, en me tenant éveillée ce soir, de me trouver fatiguée la nuit prochaine. »

L’insolence du procédé excita sa rage. Puis ses yeux s’arrêtèrent sur la majuscule dont étaient paraphées les lignes au crayon. La pointe en tombait raide comme un doigt tendu. Elle était soulignée d’un trait oblique. Il se représenta son altière maîtresse traçant le billet d’une main paisible et appuyant cette initiale de cette forte barre.

Alors il se coucha et souffla sa lampe.

IX

La jeune femme ne s’était résolue à cette expérience que par désir de mesurer son empire sur Georges. Elle ignorait, le lendemain, en ouvrant les yeux, dans quelle disposition elle l’allait trouver. Si l’orgueil était plus fort en lui que l’amour, un seul regard sur son visage l’en avertirait et rien ne lui serait aussi facile que de se faire pardonner sa blessante audace. Mais elle eut bientôt fait de s’apercevoir qu’il ne songeait pas à bouder, qu’au contraire il s’ingéniait à paraître aimable et quêtait pour lui-même l’absolution.

Quand elle le rejoignit, la nuit suivante, l’ayant encore, par coquetterie, fait attendre un peu, il ne lui adressa aucun reproche. Sa contenance était celle d’un enfant puni qui n’ose croire au bonheur de rentrer en grâce. Après quelques minutes d’hésitation, autorisé par un sourire à marquer sa joie, il l’exprima par les caresses les plus emportées et les plus naïves effusions.

Dès lors, elle possédait un moyen certain de régir exactement, au mieux de ses vues, la passion allumée dans le cœur de Georges. Elle n’avait plus à redouter de ces sottes surprises, de ces trahisons inconscientes qui ruinent, au seul profit d’un accès d’humeur, un avenir intelligemment ménagé. Non qu’elle eût, dans sa pensée, arrêté un plan : aux premiers temps d’une liaison vouée à l’imprévu, soumise à la menace de mille circonstances, alors qu’aucune péripétie ne s’était produite qui permît d’augurer le tour qu’elle prendrait, c’eût été manquer d’esprit que d’en former un. Mais elle comptait, par la suite, se déterminer en réglant ses prétentions sur les événements et, pour cela, il importait qu’elle les pût manier sans risquer de se voir débordée par eux.

Le fond de sa nature apparut bientôt dans sa manière d’être envers Georges, une fois fixée sur le degré de sa soumission. Elle était de ces avides qui ne peuvent régner sans verser sur-le-champ dans la tyrannie. Multipliant les consignes comme à plaisir, dédaignant même ordinairement, par excès d’orgueil, d’énoncer les motifs qui les lui dictaient, elle exigeait de son amant, sous peine d’abstinence, la minutieuse observation des plus arbitraires. Puis, elle lui reprocha de ne point l’aimer. Ses silences qu’elle adorait, les sachant à elle, il suffisait qu’elle fût à court d’autres arguments pour les invoquer contre lui. Elle-même n’aurait pu dire si c’était par feinte ou si vraiment, sous l’influence de certaines humeurs, elle les interprétait dans un sens blessant. Libre de s’exprimer, son impérieux, son natif besoin d’asservir cherchait impudemment à se satisfaire sans discuter les prétextes qu’il se donnait : si bien que tantôt Georges était délaissé pour avoir fait preuve d’imprudence et tantôt, lorsque, docile, il veillait sur lui, pour avoir exagéré la circonspection.

L’esprit indépendant qu’elle brimait ainsi ne s’inclinait pas sans gronder. Régulièrement, à chaque épreuve, en cherchant la cause, ou bien la devinant et s’en irritant, Elpémor, entre les murs que reliait son pas, subissait dans sa fierté de viriles révoltes. Mais si parfois il s’y mêlait des résolutions, elles n’étaient suivies d’aucun acte. Il se couchait gonflé de haine envers sa maîtresse, se promettant, au jour, de l’en accabler, et s’éveillait, la chair à ce point timide qu’il appréhendait leur rencontre. L’impertinent sourire avait à peine lui que déjà les félicités espérées pour la nuit suivante l’éblouissaient littéralement comme une danse de flammes. L’orgueil lui revenant avec la confiance, sa rancune se tournait contre Denise, cause innocente, mais effective, de l’affront subi : il maudissait alors en elle toutes ses déceptions et lui reprochait d’exister.

Lola s’en rendait compte. Elle lui dit un soir :

— Si jamais, quelque jour, je vous quittais, j’ai l’impression que vous ne m’en voudriez presque pas, mais que vous divorceriez par vengeance !

Il en convint et ajouta de sa voix sérieuse :

— Plus j’ai le bonheur de vous aimer, plus la contrainte où nous vivons m’est insupportable !

— Que voudriez-vous faire ? lui demanda-t-elle.

— Partir avec vous ! répondit Georges.

Elle laissa tomber le propos. Mais, de lui-même, il le reprit quelques jours après, la conjurant de se prêter à leur évasion. Appuyée de l’épaule au traversin, la nuque fléchie comme sous le poids de ses lourds cheveux qu’un ruban rose et noir lui serrait aux tempes, Lola se délectait à l’observation du brillant visage passionné. Les paroles en sortaient comme une musique. Elle le saisit entre ses mains et finit par dire :

— Vos projets sont délicieux. Je vous crois sincère. Mais de quoi vivrions-nous, mon pauvre chéri ?

— Je travaillerais ! protesta-t-il.

Elle secoua la tête d’un air incrédule.

— Vous n’êtes bon qu’à comprendre et à rêver !… Admettons cependant, concéda-t-elle, que, par un grand effort de ténacité, vous parveniez à mettre au point une œuvre importante. Elle vous aurait en premier lieu demandé du temps et il faudrait ensuite que le succès vînt. Que deviendrions-nous jusqu’à cette époque ? Nous n’avons de fortune ni l’un ni l’autre. Je vous vois bien indifférent à n’en pas avoir tant que l’on en possède largement pour vous, mais je ne vous crois pas d’une âme assez forte pour supporter sans en souffrir la médiocrité.

— Y ferais-je attention ! s’écria Georges.

Sa maîtresse le baisa pour cette réplique dont l’accent généreux l’avait émue.

— Moi-même j’ai peur, ajouta-t-elle après un silence, de n’être pas la femme d’un amour de pauvres !

Telle était envers elle sa déférence qu’au lieu de prendre ombrage de cette objection il regretta de ne l’avoir aucunement prévue et se le reprocha comme une grossièreté. La confusion se peignit sur son visage que les paumes de Lola tenaient captif. D’un bras serrant sa taille, il la considérait au-dessus de lui, éblouissante de fraîcheur et d’expression, avec ses yeux parsemés d’or, son col nonchalant et cette ligne tombante des épaules d’où le regard était conduit à l’attache du sein. N’était-elle pas tout esprit et toute noblesse ? Pouvait-on, sans faire injure à ce précieux corps, le concevoir assujetti, entre des murs humbles, à de vulgaires ouvrages domestiques ? Et Georges, reprenant certains de ses rêves où l’opulence et leur amour étaient associés, dans l’eau claire d’une piscine, sous une coupole, imaginait sa belle maîtresse entourée d’esclaves et n’ayant qu’à frapper ses mains l’une dans l’autre pour que d’étranges parures lui fussent apportées.

— C’est vrai, murmura-t-il, je suis stupide !

Et il parut abandonner son hardi projet. Mais la phrase de Lola lui restait en tête, irritante comme un trait mince pendu par ses barbes aux lèvres boursouflées d’une blessure légère. Elle l’incitait à méditer sur une condition dont la dépendance matérielle ne lui avait jamais été, jusque-là, sensible. L’argent de sa femme était le sien. Il le touchait, l’administrait et en disposait. Des deux même, c’était elle qui rendait des comptes. Mais qu’il voulût positivement se conduire en maître, et force lui était de s’apercevoir que les façons qu’il se donnait étaient usurpées. Sa liberté prenait naissance dans un engagement et s’arrêtait au droit d’aimer sans contrainte.

L’ambition de s’affranchir le pressa bientôt. N’ayant jamais détruit une ligne de sa main, il possédait, accumulés au fond d’un tiroir, quantité de notes, d’ébauches, de plans, des nouvelles rapides et confuses, des bouts de dialogues et de chapitres, toute une série d’essais plus ou moins heureux que son manque absolu de persévérance lui avait fait abandonner dès les premières pages. Un matin, il les prit, les parcourut, décidé à recueillir celle de ces épaves dont il pourrait tirer parti pour construire une œuvre. Alors qu’il s’attendait à une déception, son amour-propre fut flatté et son zèle accru de trouver à plusieurs un réel mérite, de découvrir en presque toutes la trace d’une pensée. Ces feuillets, dont la plupart, jaunis sur les bords, n’offraient plus à la lecture qu’une encre pâlie, ressemblaient aux sommaires esquisses des grands peintres où se révèlent, sous le gâchis du trait et des ombres, les promesses du dessin et de la couleur. Brièvement indiqués, d’une phrase ou d’un mot, quelques points de repère, ici et là, suffisaient à rafraîchir la mémoire de Georges : et il se reprochait avec amertume d’avoir laissé, par négligence, dormir de telles choses, quand un sérieux effort, entrepris plus tôt, lui aurait assuré dès à présent cette indépendance qu’il cherchait.

Son choix finit par s’arrêter sur un conte bizarre, à la fois violent et caustique, d’une assez forte trame dans sa légèreté. C’était celui d’un peuple, au sortir d’une guerre, élisant pour prince un hercule et obtenant de son rival, toujours agressif, qu’un boucher désormais le représentât. Les deux brutes, en échange des honneurs royaux, ne s’engageaient qu’à lever l’arme en cas de conflit et à se courir sus pour leurs mandants. Ceux-ci se conformaient au verdict du fer. Ils n’avaient point, personnellement, à intervenir, sauf pour régler la paix, après résultat, en tenant compte des blessures reçues par chacun. Et, dès lors, n’ayant plus à trembler pour eux, au lieu de perpétuer ce jeu d’équilibre où la crainte des catastrophes réduit les nations, ils donnaient libre cours à leurs instincts, s’outrageaient et se volaient sans discontinuer, tournant en dérision les idoles pompeuses au nom desquelles ils se livraient timidement jadis à de plus bénignes exactions.

Georges ne douta point d’écrire un beau livre. Nul sujet n’était plus propre à piquer sa verve. Passionné comme il l’était sous ses dehors froids, ce lui serait une volupté de tous les instants que de crier effrontément à la face des hommes la vérité sur eux et leurs fausses vertus. Il se mit à l’ouvrage, arrêta son plan et fut heureux, l’ayant dressé, de dire à Lola :

— Vos arguments de l’autre soir m’ont beaucoup frappé : j’espère que dans un an nous serons libres !

— Vous tramez donc un mauvais coup ? lui demanda-t-elle.

Il lui exposa son projet.

— C’est bien ! dit la jeune femme après un silence.

Et elle voulut connaître par le menu l’affabulation mise au point. Quand Georges eut satisfait sa curiosité, son visage s’anima, ses yeux brillèrent, elle se jeta sur son amant, lui baisant les joues, avec une sorte de fureur dans cette effusion qu’il ne lui avait jamais vue.

— A nous deux, mon chéri, s’écria-t-elle, comme nous pourrions faire de belles choses !

La révolte, intégrale, automatique, contre l’homme, le principe ou l’institution, était pour son esprit le pain nécessaire. Il en tirait le meilleur de sa qualité. Georges entreprit sa tâche dès le jour suivant, soutenu par la fièvre de cette maîtresse plus pressée que lui-même de la voir en train. Elle exigea qu’il lui soumît les premiers feuillets, prit plaisir à les lire sur son épaule, puis s’inquiéta quotidiennement du travail fourni. Bientôt, sans que leur flamme en fût diminuée, ils connurent, au milieu de leurs enlacements, de longues pauses immobiles, chair contre chair, durant lesquelles il conversaient du chapitre en cours ou resserraient avec méthode les fils du suivant. Aucun détail alors n’était négligé. D’autant plus attentive à choisir ses mots que s’épanchait plus librement la rancœur de Georges, Lola, tout imprégnée de passion lucide, dévorée d’énergie calculatrice, mesurait le quolibet et dosait l’injure avec le soin d’une femme qui sert sa vengeance. La société piquait du nez dans ses faux semblants, la religion et la patrie grimaçaient, burlesques, sous ses attaques toujours précises et poussées à fond. Et parfois, quand d’aventure sa haine s’échauffait, Georges la comparait à une petite fille barbouillant d’encre ou de suie d’éclatantes poupées, arrachant leur perruque et leur parure, et désarticulant leurs membres de carton peint avant de les vêtir d’une loque dérisoire.

Tant d’agressive ardeur agissait sur lui comme l’éperon sur l’indolence d’un cheval de sang. Tourmenté du souci de la perfection, mais poussant l’exigence jusqu’à la rigueur et mauvais lutteur par surcroît, il n’avait pu jusqu’à ce jour entreprendre une œuvre et soutenir au-delà des premiers obstacles l’effort indispensable à sa construction. Sur une phrase malsonnante, un paragraphe lourd, persuadé qu’il s’entêtait par aveuglement à heurter du front l’impossible, il relisait avec méfiance les pages déjà faites et reposait sa plume, découragé. L’ébauche allait rejoindre au fond du tiroir tant d’autres témoignages déjà oubliés d’une inspiration éphémère : une fois dans ce tombeau, elle n’en sortait plus.

Ce lui fut un sujet de naïve fierté que de sentir à chaque séance s’aviver son zèle, stimulé de la veille et encore ardent. Il n’aurait pu sans confusion avouer à Lola qu’en assignant à son talent une étroite limite elle s’était montrée perspicace. Certes, il rencontrait des difficultés. Mais, au lieu de céder, il insistait et n’avait de répit qu’elles ne fussent vaincues. Aux rêveries stériles ou déprimantes qui suffisaient à l’occuper depuis trop longtemps, succéda une période d’enragé labeur, d’impitoyable lutte avec le style, de corps-à-corps surexcitant avec les idées. Tout au plus s’accordait-il, pour se délasser, une courte promenade à travers les bois ou quelque flânerie sur la terrasse ; et même alors il travaillait au chapitre en cours ou puisait dans les espoirs qu’il fondait sur l’œuvre un nouveau regain d’énergie.

De le voir revenu à cette vie sérieuse, Denise, comme un village reprenant couleur aux rayons d’un soleil de février, se sentait pénétrée d’une douceur extrême. La vertu s’en étendait, les revivifiant, jusqu’aux pores desséchés de son indulgence. Non seulement elle pardonnait complètement à Georges de l’avoir tenue dans l’angoisse, mais il lui arrivait de se demander si ses soupçons envers Lola n’étaient pas gratuits. Déroutée par une politesse pleine de réserve, elle recherchait dans sa mémoire les audaces passées et n’en retrouvait pas d’exemple assez vif pour justifier une conclusion vraiment alarmante. La frémissante désinvolture d’un orgueil meurtri pouvait suffire à la rigueur à les expliquer : et, dès lors, de quel droit les juger suspectes, quand surtout un amendement sans cause appréciable permettait d’en conjecturer l’innocence ?

Doutant ainsi que la jeune femme eût voulu lui nuire, elle inclinait à détester moins passionnément ses violents procédés d’éducatrice. Déjà, à l’occasion d’un premier retour, l’effort qu’elle avait fait pour se rapprocher avait produit accessoirement le même résultat. Et elle se rappelait avec tendresse deux compagnes de jeux, à l’époque où, petite fille sérieuse et gâtée, elle trottinait dans les allées du parc Borély, qu’une gouvernante anglaise battait comme plâtre et qui n’en paraissaient ni plus ombrageuses, ni particulièrement révoltées. Claude, en somme, travaillait et obéissait. Denise, qui n’attachait qu’un prix secondaire aux avantages obtenus sur ces deux points, qui les eût sacrifiés sans grand scrupule, s’ingéniait, par souci, pensait-elle, d’impartialité, à se pénétrer profondément de leur importance. La conviction qu’elle s’en donnait atténuait pour elle le caractère odieux de certains sévices. Et sans nul doute l’eût-on surprise non moins que navrée en l’accusant à ce propos de se montrer lâche, tant elle croyait n’avoir en vue que le bien de Claude alors qu’en vérité elle trompait son cœur pour lui faire accepter une situation qu’elle n’espérait plus pouvoir rompre.

Un incident vint convertir en début d’estime ce qui n’était qu’une tolérance encore pleine d’aigreur. Le petit Claude tomba malade d’une grippe assez forte. Lola, à sa façon, chérissait l’enfant, un peu comme un artiste une tâche laborieuse dont il attend un grand effet sur toute sa carrière. Installée à son chevet dès le premier jour, à la fois diligente et perspicace, elle seconda le médecin, pendant une semaine, plus intelligemment qu’une mère affolée que la seule vue du corps fiévreux faisait fondre en larmes. La raison l’obligeait à calmer celle-ci, voire même, avec mesure, à lui imposer, pour éviter qu’elle ne troublât par une maladresse l’évolution naturelle de la maladie. Elle ne manquait de bienséance que quand elle voulait. Denise, se rendant compte de son désarroi, en outre influencée par les éloges que prodiguait ouvertement à l’institutrice le docteur enchanté de se voir compris, sut faire abnégation de tout amour-propre et se montra reconnaissante du concours prêté. Lorsque Claude se leva pour la première fois, elles le considérèrent sur la chaise longue avec un attendrissement presque égal et, se trouvant alors l’une près de l’autre, se saisirent par les mains et s’embrassèrent.

Plus que cette effusion prématurée qui les avait, après coup, toutes les deux surprises, la convalescence les rapprocha. Comme il n’était question ni d’instruire l’enfant, ni même de résister à ses fantaisies, Lola n’exerçait pas sa sévérité. Au contraire, elle prenait sérieusement sur elle pour montrer une patience inaltérable, estimant plus nuisible à l’action future un régime de molles exigences qu’un complet relâchement de la discipline. Celle-ci se retendrait, le moment venu, d’autant plus intimidante et plus efficace qu’elle n’aurait jamais composé. Denise, qui ne voyait de l’âme de ses proches que ce que leurs manières lui révélaient, trop spontanée pour ne pas être superficielle, au surplus généreuse par tempérament, attribuait le revirement de l’institutrice à l’émotion causée par la maladie. « Elle a fini par s’attacher, pensait-elle, à Claude. Elle l’a soigné, l’a vu souffrir, a craint pour lui, s’est alors aperçue qu’elle l’aimait et se reproche aujourd’hui d’avoir été dure. Désormais nous serons deux à vouloir son bien et, puisque, paraît-il, je suis un peu faible, ce qui me manque pour le diriger, elle l’aura ! » Peu s’en fallait qu’elle n’éprouvât une réelle tendresse pour la personne qu’un mois plus tôt elle jugeait un monstre ; du moins agissait-elle en mainte circonstance comme si positivement elle en avait eu.

Georges assistait en étranger, sans aucune révolte, à la naissance de rapports plus étroits entre les deux femmes. Par un effet de son humeur souvent excessive, la maladie de Claude l’avait tourmenté au point de déranger ses habitudes et d’interrompre son travail pendant plusieurs jours. Et il s’était félicité, à cette occasion, que nul accès d’intransigeance, nulle sournoise manœuvre, ne lui eût apporté, comme surcroît d’ennui, le spectacle d’une rivalité pernicieuse. A présent que son fils était rétabli, que lui-même, retourné à ses papiers, avait repris cette existence d’assidu labeur que l’amour de Lola lui rendait légère, il se serait tenu pour une pauvre tête si l’avènement, autour de lui, d’une ère de concorde lui avait causé des scrupules.

Il ne se faisait, au surplus, aucune illusion sur la durée possible de cette détente. Sa maîtresse, toujours calme et déterminée, qui, sans doute, s’y prêtait avec complaisance, trouvant sans intérêt, malgré son orgueil, de vivre inutilement dans une atmosphère tourmentée, lui répétait qu’en aucun cas, par la suite des jours, elle ne se résoudrait à des concessions. Ou Denise, lasse de lutter, se plierait à tout, ou, de nouveau, ce serait entre elles la guerre sourde. La première hypothèse n’étant guère probable, il ne s’agissait donc que d’une comédie flattant sa dupe marquée d’avance pour mieux la confondre. C’était sous cet aspect que Georges, ironique, observait le manège des anciennes rivales quand par hasard il s’imposait à son attention ; et jamais il ne songeait à s’apitoyer sur le naïf élan qui poussait Denise à donner tête baissée dans la trappe ouverte, mais admirait, au contraire, chez sa maîtresse, l’habileté qu’elle mettait à conduire le jeu comme un indice de son organisation supérieure.

La flatter, la révéler à sa propre estime en des points exceptionnels dont elle paraissait inconsciente, était devenu chez lui presque un besoin. Comme un gourmet, en le chauffant, l’arome d’un alcool, il lui plaisait, dans le silence passionné des nuits, de dégager tous les parfums de cette fleur superbe avant de se pencher pour la respirer. Ce qu’il lui murmurait alors était un cantique. Lola, en s’étirant, le laissait parler, pénétrée comme d’une caresse par cette voix ardente au service d’une exaltation convaincue. Dans le lit tiède, un bras passé sous la tête de Georges, la main touchant cette gorge où naissaient les sons, il lui semblait à ces instants qu’elle vivait un rêve. Et à mesure que, satisfaite, elle s’alanguissait, sa chair se rapprochait de celle de l’amant, tandis qu’il achevait, frémissant lui-même, de tresser une louange de son esprit ou un éloge hyperbolique de son caractère.

Un soir, elle l’arrêta.

— Ecoutez, dit-elle.

La lampe était éteinte et l’obscurité de la chambre à peine éclairée par un rayon de lune suintant aux persiennes. Ils entendirent un pas feutré dans le corridor. Sa cadence était rapide et sans cesse plus nette, mais les lames du parquet ne gémissaient guère tant il se posait soigneusement.

— C’est elle ! dit la jeune femme à l’oreille de Georges. Elle a tout découvert et vient nous surprendre…

On frappa contre sa porte deux coups discrets. Puis, après un silence, deux nouveaux coups. Soudain la voix de Claude s’éleva, légère.

— Est-ce toi, maman ? demandait-elle.

— Oui, mon chéri !

Avec des gestes mesurés, toute froide d’émotion, Lola se laissa couler hors du lit et se glissa, pieds nus, dans le cabinet où Georges la suivit presque aussitôt. Une mince cloison les séparait de la pièce voisine. Denise était entrée sans faire aucun bruit. Ils frissonnèrent et se serrèrent nerveusement la main en l’entendant parler tout près d’eux.

— Figure-toi, mon Bouzou, que j’ai la tête folle ! Si je m’étais endormie aussitôt couchée, tu n’aurais pas eu ta potion.

— Quelle potion, maman ?

— Celle que tu prends la nuit, mon pauvre trésor ! Mademoiselle m’avait dit qu’elle en manquait. On en a rapporté d’Aix un nouveau flacon et je n’ai plus pensé tout à l’heure à le lui remettre.

— Mais je ne prends jamais de potion la nuit !

La voix de Denise se fit aiguë.

— Comment tu n’en prends pas ?

— Jamais, maman !

— Mon Dieu, mon pauvre loup, comme tu es soigné !

Ils devinèrent qu’elle circulait à travers la pièce et s’arrêtait, à l’autre bout, devant la commode où elle fit tinter une cuiller. Une minute s’écoula dans un grand silence. La gouvernante, par une hypocrite précaution, laissait ouverte tous les soirs la porte commune qui donnait, de sa chambre, accès chez Claude ; Georges était au courant de cette pratique, et tous deux, appuyés contre la cloison, s’évertuaient anxieusement à conjecturer si Denise allait la franchir.

Celle-ci reprit enfin en se rapprochant :

— Je ne veux pas éveiller Mademoiselle… Avale ça, mon Bouzou, et rendors-toi !

Quand elle eut embrassé Claude et qu’elle l’eut quitté, les amants, redressés, mais immobiles, mesurèrent l’intensité de leur émotion à la façon profonde dont ils respirèrent. Leurs yeux, encore troublés, se cherchaient dans l’ombre, tandis que de leurs paumes étroitement pressées commençait à sourdre une moiteur. Ils regagnèrent la chambre au bout d’un instant et se recouchèrent sans avoir allumé la lampe.

Georges ricanait nerveusement.

Lola lui dit :

— Claude est un indiscret doublé d’un sot. Je lui apprendrai demain matin à tenir sa langue !

X

De chez l’institutrice, des cris partaient. Denise, qui se dirigeait vers l’escalier, s’arrêta sur le bord de la première marche et prêta l’oreille, interdite.

— Il est à peine guéri, pensa-t-elle, et comme elle le bat !

L’indignation et la pitié lui serraient les tempes. Elle entendait les coups de pesantes lanières ravager la chair de son fils. Sur une cinglée plus forte, ce bruit cessa et les hurlements se changèrent en hoquets plaintifs.

Denise fit quelques pas dans le corridor. Claude devait, à cette minute, demander pardon. Elle se le figura, défait et meurtri, à genoux et les mains jointes devant l’étrangère que, sans doute, ses grimaces divertissaient. Des chuchotements piteux coupaient ses sanglots, eux-mêmes interrompus par la gouvernante qui exigeait de l’enfant qu’il retînt ses larmes.

Quelques coups encore retentirent, puis, après l’explosion qu’ils déterminèrent, ces mots articulés d’une voix impérieuse :

— Je vous défends d’avoir rien de caché pour moi ! Ou vous prendrez votre parti de vous montrer franc, ou je vous traiterai de telle façon que vous le deviendrez malgré vous !… Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que votre maman était venue vous voir la nuit dernière ?

— Mademoiselle, murmura Claude, j’y ai bien pensé…

— Il ne suffisait pas d’y penser !

— J’ai voulu vous le dire, Mademoiselle…

— Je me moque absolument de vos intentions ! Si mon petit doigt ne m’avait pas rapporté la chose, je l’aurais toujours ignorée !

Le martinet dut se lever pour de nouveaux coups, car l’enfant s’écroula comme sous une menace, parut chercher à se soustraire à une main brutale et, soudain, s’écria terrorisé :

— Mais, Mademoiselle, quand maman a été partie, je suis allé dans votre chambre avec la veilleuse… Je suis monté sur votre lit… Vous n’y étiez pas !

Denise eut l’impression que des langues de feu se mettaient à sillonner le papier des murs. Renversée, le visage entre les mains, elle ouvrit la bouche, mais il n’en sortit aucun son. Alors, prenant sa course, elle descendit l’escalier en sautant des marches, traversa le salon, entra chez Georges et ne put que souffler, la poitrine battante, en se laissant tomber sur le divan :

— Qu’as-tu fait, malheureux !… Qu’as-tu donc fait !

Il était en train d’écrire et posa sa plume. L’accent de sa femme l’avait glacé. Un regard acheva de le renseigner sur la violence et la nature de son désarroi. Mais déjà, l’esprit tendu, étonnamment calme, il recherchait quel incident avait pu l’instruire.

— Je ne te comprends pas, répondit-il.

Denise vibra d’un rire aigre et déchirant, tandis que des épaules, de sa main secouée, elle l’invitait à lui faire grâce des impertinences qui, probablement, allaient suivre. Tant d’assurance dans sa conduite le déconcerta. Habitué à l’entendre surtout gémir, il hésitait sur la parade à lui opposer dans le jeu d’une accusation sans merci ; et, en même temps, de voir sa femme agressive et forte, il éprouvait sourdement un tel dépit qu’il était prêt pour la confondre à toutes les audaces.

— Donc, elle est ta maîtresse ! prononça-t-elle, avec un air si convaincu, un accent si ferme, que Georges eut de nouveau l’impression très nette qu’aucune dénégation ne lui servirait.

Il arrêta sur elle un regard pesant.

— Oui, dit-il, et après ?

— Après ?… Tu as raison, il n’y a rien !

Une chaise, derrière Denise, se renversa. La porte claqua sur sa fuite. Ces bruits tintaient encore à l’oreille de Georges que déjà, résolue à quitter la Cagne, à partir avec Claude le matin même, elle montait en hâte l’escalier. Son visage était en feu, ses yeux brillants et secs, ses mouvements rapides, mais sans nul désordre.

La pendule de sa chambre marquait neuf heures. Se disant qu’à midi elle serait loin, elle poussa les volets pour avoir du jour et commença sans tarder ses préparatifs. Jamais, bien que fiévreusement surexcitée, elle ne s’était senti la tête plus lucide. Le souci d’en finir l’accaparait toute, sans lui laisser le loisir d’une pensée profonde qui l’aurait sans doute étourdie. De la commode et des armoires prestement fouillées, son linge, disposé en pile, et ses robes, tous ses chapeaux, des colifichets, des écrins vinrent joncher les fauteuils et le lit défait. Elle procédait par gestes sûrs, comme une somnambule, et ne perdait de vue aucun détail.

Un peu d’hésitation ne naquit en elle qu’au moment de sonner la femme de chambre pour qu’elle lui fît descendre une malle du grenier. C’était donner à son départ une publicité contre laquelle la mit en garde un instinct confus. En même temps se posa la question de Claude qu’elle croyait bien avoir tranchée définitivement et s’étonna soudain de trouver entière. Sa volonté s’exerçait-elle seule sur l’enfant ? Où donc avait-elle pris qu’il lui appartînt au point qu’elle fût maîtresse de régler son sort sans avoir à tenir compte d’aucune prétention ? N’allait-elle pas, en jetant brusquement l’alarme, permettre aux deux amants de se concerter pour lui dérober la chère proie ? La jeune femme s’était assise et réfléchissait. Plutôt que d’engager une partie douteuse, il convenait de mettre au point un plan d’évasion qui ne comportât aucun risque et lui assurât le bénéfice d’une heure de répit. Le problème, assurément, était délicat, mais au lieu de s’affoler comme elle le faisait lorsqu’elle se trouvait en présence d’une difficulté, elle apportait de la sagesse et de la méthode à l’envisager fermement.

Le bruit d’un pas menu foulant le gravier lui signala la présence de Claude au jardin. C’était l’heure où Lola faisait sa toilette. L’opération prenait un certain temps et la coquette institutrice, pour avoir ses aises, se débarrassait de l’enfant en l’envoyant jouer, quand elle ne le consignait pas dans sa chambre avec une leçon. Denise le vit courir sous les acacias dont les troncs gris, intercalés de bouquets d’arbustes, limitaient l’éclaircie de la terrasse. Il s’enfonçait parfois d’un bond dans l’épais taillis peur reparaître un peu plus loin, traînant son cerceau. La jeune femme se tenait soigneusement cachée et il ne pouvait pas l’apercevoir.

Sa résolution fut bientôt prise. Avisant un sac de toile dont elle se servait quand elle allait à Luynes faire des emplettes, elle y jeta pêle-mêle tous ses bijoux, quelques photographies avec leurs cadres, et tout ce que son secrétaire renfermait d’argent. Comme elle visitait les tiroirs de ce dernier meuble, son regard s’arrêta sur un pistolet qui avait appartenu à son père. Elle le savait chargé, en médiocre état, et ne le déplaçait ordinairement qu’avec précaution. Par un mouvement irraisonné, elle glissa l’arme dans son sac comme une chose utile. Le contenu disparate de la vaste poche lui permettrait de subsister pendant plusieurs mois et cependant ne formait pas une masse encombrante au point d’attirer l’attention. Alors elle se coiffa et descendit.

Les persiennes du cabinet de Georges étaient closes et Lola, dans l’ignorance de la brusque scène où trois répliques avaient ruiné ses perfides manœuvres, n’avait aucune raison de se méfier d’elle. Pourtant elle prit grand soin, composant son pas, de donner à sa démarche un air nonchalant. Ce qu’elle accomplissait lui semblait si clair, d’une telle puissance de rayonnement au premier soupçon, que malgré les circonstances les plus rassurantes une extrême prudence s’imposait. La terrasse traversée, avant de s’engager dans l’allée couverte à l’extrémité de laquelle passait la route, la tentation lui vint de tourner la tête, de s’assurer par un coup d’œil à la blanche façade, que son départ n’avait pas été observé. Pour n’y point succomber, elle marcha plus vite. Claude bondissait sous la futaie à quelque distance. En apercevant sa mère, il courut à elle.

— Viens, mon chéri, lui dit Denise. Nous allons à Luynes. Armande a besoin d’œufs pour le déjeuner.

— Alors, et Mademoiselle ? demanda l’enfant.

Denise le caressa, lui prit la main et suspendit au dossier d’un banc son cerceau.

— Mademoiselle est en train de faire sa toilette : nous serons certainement de retour quand elle descendra.

Il la suivit de mauvaise grâce, contractant ses muscles, les yeux braqués sur la fenêtre aux volets mi-clos où il craignait que n’apparût l’impérieux visage. Des défenses de toute nature qui lui étaient faites, celle de sortir avec sa mère était la plus stricte. Et il venait de recevoir une telle correction qu’il en avait encore la chair toute brûlante. Denise, que déchirait le violent combat qui se livrait à cet instant dans l’âme de son fils, essaya par des promesses d’en briser l’action.

— Nous passerons devant la boutique aux sucres d’orge et je t’achèterai le plus joli ! dit-elle en s’efforçant d’assurer sa voix qu’une poignante émotion faisait trembler.

Il secoua la tête et repartit :

— Pourvu que Mademoiselle ne me cherche pas !

— Tu as donc bien peur d’elle ?

— Oh ! oui, dit Claude.

La grande route piquait droit, blanche de soleil, vers les premières maisons du village de Luynes en-deçà desquelles une arche de briques l’enjambait. Une voie étroite et poussiéreuse courait sur sa gauche. C’était celle du tramway d’Aix à Marseille. De l’embouchure du sentier qu’ils avaient suivi, la station n’était guère éloignée que de cinq cents mètres. Denise fut prise de peur, au sortir de l’ombre, en s’engageant sur cette route nue, complètement déserte, où elle était facile à voir et à rattraper. Le sac de toile, que cependant elle emportait toujours dans ses courses, lui semblait un indice compromettant. Et maintenant qu’elle se croyait à demi sauvée, elle n’avait plus sur ses nerfs assez d’empire pour modérer son impatience et régler son pas. Obligé pour la suivre de courir presque, Claude levait parfois vers elle des yeux étonnés et toujours la surprenait le visage tendu. Sa main gauche lui faisait mal tant elle la serrait. Comme aspiré par le sillage du corps impétueux, il cédait au vertige de cette vitesse que l’humeur despotique de sa gouvernante l’avait habitué à subir quand elle le ramenait à la maison mécontente de lui, mais ne pouvait comprendre et n’admettait pas qu’il lui fût imposé par sa mère.

Dans la rue du village, devant une boutique, il essaya de ralentir la marche irritante.

— Maman, souffla-t-il, mon sucre d’orge…

— Tout à l’heure ! dit Denise en l’entraînant.

Des commères jacassaient sur le seuil des portes. Connue de la plupart, saluée par toutes, la jeune femme se rendit compte, passé les premières, qu’elle allait éveiller la curiosité. Elle craignit les questions de cet intérêt qui sert de masque à l’indiscrétion villageoise et s’imposa de modérer sa trop vive allure. Claude en profita pour réfléchir. Les maisons du mercier, de l’épicier, des autres fournisseurs de moindre importance chez lesquels on l’avait quelquefois conduit, ne semblaient pas l’une plus que l’autre attirer sa mère. Elle lui avait parlé d’une emplette d’œufs et s’éloignait de l’endroit où il s’en vendait. Où donc allait enfin s’arrêter cette course ? L’extrémité du village était atteinte, et pourtant le grand pas s’allongeait toujours, le visage continuait à l’intimider par son expression résolue. Lorsqu’il se vit assis, sur un banc grossier, dans la petite gare peinte en brun qui se dressait, tendue d’affiches, sur le bord des rails, son malaise se compliqua d’une appréhension.

— Maman, demanda-t-il, où allons-nous ?

— A Marseille, mon chéri, répondit Denise.

— Pour quoi faire, à Marseille ?

— Tu le verras !

Il leva brusquement sa face inquiète et fixa sur sa mère un regard si dur qu’elle détourna les yeux et faillit pleurer.

— Et Mademoiselle ? interrogea-t-il de nouveau, mais sur un ton presque indigné, gonflé de rancune, où le dépit de voir braver cette puissante figure l’emportait manifestement sur la crainte.

— Ne t’occupe pas de Mademoiselle, tu es avec moi.

— Je ne veux pas que tu m’emmènes sans sa permission !

La jeune femme fit semblant de ne pas entendre. A ce moment apparaissait, débouchant de Luynes, la lourde voiture jaune, grondante et sonnante, instrument sans éclat qu’elle avait choisi pour sa misérable évasion. L’enfant la regardait venir, le front bas : et soudain, comme elle allait s’arrêter près d’eux, arrachant sa petite main de celle de sa mère, il s’enfuit à toutes jambes, vers le village.

— Claude ! appela Denise.

Il courut plus vite. Le conducteur avait louché sur cette femme bizarre qui paraissait ignorer ce qu’elle devait faire, patiemment attendu quelques instants, puis donné le signal de remise en marche. Seule devant la station, entre cette voiture qui s’éloignait et son fils qui déjà n’était plus qu’un point, un si terrible désespoir se leva en elle qu’elle porta ses deux mains sur sa poitrine comme si elle avait craint d’en être étouffée. Le paysage, devant ses yeux, dansait comme une flamme. Un instant, elle hésita, tel, dans une bourrasque, un duvet sollicité par des vents contraires. Puis il sembla qu’un des courants l’emportait sur l’autre et elle reprit en sanglotant le chemin du bourg.

La fine silhouette de Claude ne s’y voyait plus. Mais elle comprit, en remontant la file des commères, que tout Luynes, intrigué, observait ses gestes. Instinctivement, les yeux baissés, elle pressa le pas pour échapper à cette curiosité accablante. Lorsqu’elle n’eut plus devant elle que la route d’Aix, il lui sembla qu’elle venait d’accomplir un immense effort. Son regard, avidement, l’explora. Claude avait pu se repentir de l’avoir quittée. N’allait-elle pas l’apercevoir au pied d’un talus, peut-être encore inquiet, mais moins ombrageux, accessible aux arguments qu’elle saurait trouver pour lui justifier sa conduite ? Elle le ressaisirait par de douces paroles. Au lieu de le surprendre et de l’effarer, elle essaierait de l’emmener en le persuadant. L’esprit tout occupé de cette intention, elle gravit, la tête en feu, la large côte droite à mi-hauteur de laquelle se dressait la pierre qui marquait l’entrée du domaine. Lorsque celle-ci lui apparut, elle marcha moins vite. Il lui fallut, l’ayant atteinte, toute son énergie pour supporter la déception de scruter l’allée sans y voir se dessiner la figure de Claude.

L’impression d’isolement, d’abandon total, qu’elle avait déjà si douloureusement ressentie devant la station, se réveilla en elle avec la même force. Qu’allait-elle devenir ? Quel parti prendre ? Lorsqu’elle avait osé combiner sa fuite, il était sous-entendu dans sa décision que Claude y serait associé. L’enfant se dérobant, le plan s’effondrait, car elle ne pouvait concevoir d’exister sans lui ? Et, d’autre part, à la pensée de rentrer chez elle, de se retrouver dans sa maison en présence du couple, un tel flot de dégoût balayait son cœur que l’humiliation, que la souffrance même s’y noyaient. Sa répulsion avait quelque chose d’épidermique : comme lorsqu’on pose le pied sur une bête immonde ou que l’on envisage de quitter l’air pur pour s’établir dans un milieu de pestiférés.

Certaine de n’avoir plus à compter sur rien, elle avait, au bout d’un instant, repris sa marche et continuait machinalement à gravir la côte, par besoin d’appuyer d’un effort physique le cours désordonné de ses réflexions. Un tramway la dépassa sans qu’elle y prît garde. Soudain, à l’extrémité d’une longue rampe, calme et pimpante sous le soleil qui brûlait ses toits, apparut à sa gauche la cité d’Aix. Ses églises dormaient en elle comme des brebis noires dans un troupeau plus clair d’agneaux étendus. A un élan mystique qu’elle sentit monter, la vue de tel clocher, reconnu entre autres, associa le souvenir de l’abbé Crémières. Il était son confesseur depuis dix années. Jamais, sans doute, faute d’y penser au moment voulu et peut-être, en somme, d’occasion, elle n’avait eu recours à ses conseils dans une circonstance délicate. Mais il était parfois venu la voir à la Cagne, notamment lorsque Georges était aux armées, et ces visites de convenance ou d’encouragement avaient créé entre eux un lien plus intime que celui qui se noue au confessionnal. L’abbé l’exhorterait, la soutiendrait, lui tracerait énergiquement une ligne de conduite, lui rendrait peut-être l’espoir. N’avait-il pas cette expérience que donne un grand âge au solitaire assez prudent parmi les passions pour n’avoir jamais fait que les observer, et cette inspiration, ces avis célestes qui lui permettent de démêler au profit des faibles l’humble écheveau de leur bonheur brouillé par les forts ?

La possibilité de souffrir moins, surtout de se livrer à une compassion, de se démettre entre des mains puissantes et discrètes du soin de diriger ses actions futures, souleva la malheureuse, en se précisant, d’une sorte d’amère allégresse. Elle n’avait plus d’autre désir que d’arriver vite. La longue route diminua, quelques maisons parurent, puis une fontaine, elle s’engagea, sous des platanes, dans une vaste allée, et la quitta pour un dédale de petites rues grises. Sa crainte était d’apprendre, en touchant au but, que justement l’abbé Crémières n’était pas chez lui. Mais, par bonheur, cette déception lui fut épargnée. Introduite aussitôt par la servante, elle le trouva dans un parloir sévèrement meublé où la chaise basse qu’il occupait, raide et sans confort, semblait avoir été choisie parmi toutes les autres comme la plus propre à recevoir sa chétive personne.

Denise pensait attendre au moins un instant. Elle aurait eu le loisir de chercher une phrase, de conformer son attitude, encore égarée, au caractère de l’interlocuteur et du lieu. L’aspect du long visage incliné vers elle, l’expression stupéfaite qu’elle y surprit, la jeta subitement dans un trouble extrême en la fixant sur l’évidence de son désarroi. Impuissante à comprimer une minute de plus son ardent besoin d’épanchement, elle s’abîma en sanglotant aux genoux du prêtre.

— Mon père, s’écria-t-elle, je n’espère qu’en vous !

L’abbé la releva et la fit asseoir.

— Calmez-vous, mon enfant ! prononça-t-il. Quelle que soit l’étendue de votre faute, l’indulgence et le pardon vous sont assurés si vous la déplorez sincèrement.

Un air de foi mélancolique flottait sur ses traits. Denise le regarda sans d’abord comprendre. Et soudain, la cinglant au plus pur d’elle-même, la naïve injustice de cette parole fit éclater avec l’accent de l’indignation sa protestation d’innocence. Mais déjà le désespoir reprenait en elle son terrible avantage un instant perdu. Hoquetante et volubile, remontant à l’arrivée de la gouvernante et rapprochant ses perfidies d’aspirante maîtresse de ses méfaits d’éducatrice violente et jalouse, elle dépeignit le lent travail qu’elle avait conduit pour s’emparer de la confiance et du cœur de Georges. Aucun détail ne lui semblait assez peu frappant pour pouvoir être négligé par l’esprit du prêtre. Toutes ses transes, tous les soupçons qu’elle avait conçus et qu’avaient successivement ébranlés, détruits, les plus hypocrites précautions, furent exposés par elle d’une voix qui tremblait. Lorsqu’enfin elle arriva à la scène atroce où Georges, démasqué, surtout las de feindre, avait cyniquement avoué sa faute, ses sanglots éclatèrent avec tant de force que ses paroles ne rendirent plus qu’un bruit indistinct.

Le prêtre avait baissé la tête sous cette explosion ; il la secouait à petits coups qui marquaient son trouble et ne la relevait que de loin en loin pour murmurer douloureusement entre deux soupirs :

— Je vous plains, ma chère fille !… Ah ! comme je vous plains !

— Maintenant, que dois-je faire ? questionna Denise provoquant avec une sorte d’avidité la réponse qui allait sortir de cette bouche.

L’honnête regard embarrassé de l’abbé Crémières implora le crucifix suspendu au mur.

— Vous résigner, mon enfant ! dit-il enfin. Il faut vous résigner et prier beaucoup ! Vous vous devez en premier lieu à votre cher fils, ensuite et malgré tout à votre mari recommandé à votre cœur par ses erreurs mêmes.

— Il va peut-être me quitter, emmenant cette fille ! s’écria Denise en pleurant.

— La chose n’est pas certaine, mais son aveu doit l’y pousser, la passion l’aveugle, et elle est, hélas ! fort possible. Qui sait, d’ailleurs, si cette pensée justifie vos larmes ? Dieu n’éprouve à demi que les âmes communes. C’est à ses coups profonds que celles qu’il distingue ont l’infini bonheur de se reconnaître. Même si votre mari quittait sa maison, votre devoir serait de remercier Dieu et d’attendre avec confiance l’heure fixée par lui pour seconder les intentions de sa Providence.

— Je n’ai pas, soupira-t-elle, assez de vertu ! Vous m’estimez, mon père, plus que je ne vaux !

— Il ne faut pas, ma fille, parler ainsi ! La véritable humilité se remet à Dieu, sachant combien ses propres vues sont sans profondeur. Quoi ! vous préjugeriez votre faiblesse, vous vous déroberiez au fardeau, par crainte, quand les trésors de la Grâce vous sont ouverts ? repartit l’ecclésiastique en s’animant. Qui de nous ose se flatter de résister seul ? Dieu mesure son secours à la tentation et ne permet celle-ci que pour mous combler. Si vous subissez l’abandon, il vous soutiendra. Si, au contraire, il vous ordonne de vivre en chrétienne dans une demeure souillée par les pires excès, soyez certaine que sa bonté, décuplant vos forces, vous rendra la tâche supportable.

— Et je serais à la merci de cette intrigante ? Et je continuerais à voir mon mari entourer sa maîtresse de prévenances sans compter à ses yeux plus qu’une domestique ? s’écria Denise pleine d’horreur. Ah ! je ne me sens pas cet affreux courage !

Son accent se haussait à l’indignation. Sa couleur, ses regards et son attitude trahissaient la révolte de sa fierté. Le spectacle émouvant de cette femme fragile essayant d’échapper au sacrifice comme l’oiseau sans défense à la serre de l’aigle déconcerta l’abbé Crémières plus que ses sanglots.

— Chacun de nous, balbutia-t-il, a sa part d’épreuves : pensez à nos soldats, ma pauvre et chère fille !

— Nos soldats ? fit Denise interloquée… Ah ! oui !… corrigea-t-elle presque aussitôt avec l’accent d’une écolière un instant distraite.

La guerre durait, assurément, mais c’était si loin ! Georges ayant interdit, depuis son retour, que l’on reçût à la Cagne aucun journal, à peine en avait-elle une notion confuse, savait-elle par ouï-dire ce qui s’y passait. Puis, quel rapport entre les maux endurés là-bas et les tourments qui déchiraient son cœur misérable ? Sa détresse était-elle si peu touchante que pour un homme depuis dix ans penché sur sa vie, dépositaire de ses secrets les plus humiliants, une souffrance anonyme s’y pût comparer ? Et soudain lui apparut, dans toute sa rigueur, l’irrémissible pauvreté des propos du prêtre. Rien d’humain n’avait vibré sous les froides syllabes. Elle espérait la compassion d’un esprit sensible, les conseils d’une sagesse longtemps mûrie, et se trouvait, avec l’appoint d’une homélie fade, exactement aussi dénuée de secours moral, de moyens pratiques de combat, qu’en pénétrant dans ce salon aux murs nus et tristes. Le confesseur avait parlé, mais l’homme s’était tu : et qui sait si, du reste, il avait une voix ?

Elle attendit encore quelques instants, se disant que peut-être il réfléchissait, lui accordant au fond d’elle-même un dernier crédit. Puis elle jugea sans intérêt, devant son silence, de prolonger une entrevue déjà mortifiante qui tournait doublement à sa confusion.

— C’est bien, dit-elle, mon père. J’obéirai !

Il la reconduisit d’un petit pas mol. Ses mains sèches se frottaient l’une contre l’autre en déplaçant à chaque retour la chaîne de sa montre. Un lent dodelinement de sa tête penchée faisait indolemment onduler ses boucles.

Sur le seuil du parloir, il l’arrêta.

— Je ne veux pas, dit-il, que vous vous éloigniez d’ici, ma chère fille, sans emporter au moins ma bénédiction…

XI

Claude, en rentrant, avait trouvé Mlle Dimbre dans le cabinet de son père. Elle y marchait d’un pas rapide devant Georges assis. Le seul aspect de son visage l’avait fait pâlir.

— D’où venez-vous ? s’était-elle écriée en l’apercevant.

Elle lui tirait l’oreille, lui secouait l’épaule, et il avait, par ses aveux, ses explications, innocemment livré le plan maternel sous le regard furieux de l’institutrice.

Pressée de le punir, celle-ci l’avait alors entraîné jusque dans sa chambre, l’avait corrigé brutalement, puis jeté à genoux dans un angle obscur en lui prescrivant d’y rester jusqu’à nouvel ordre et était descendue retrouver Georges.

Il fumait des cigarettes d’un air consterné. La fuite de sa femme l’avait ému, moins cependant que les reproches qu’il venait d’entendre. Vingt minutes plus tôt, après avoir fouillé sans succès toute la maison, visité le jardin et les taillis, Lola était entrée dans son cabinet et lui avait demandé :

— Où est Claude ?

Il n’avait fait qu’un bond jusque chez Denise. La vue de sa garde-robe jonchant les meubles l’avait, au premier abord, rassuré. Mais son regard était tombé sur le secrétaire et le désordre des tiroirs, en partie vidés, était venu confirmer son pressentiment. Sa maîtresse attendait, pleine d’inquiétude. Il lui avait alors conté la scène du matin.

La jeune femme était entrée dans une grande colère. Le traitant avec un air de cinglant mépris, lui prodiguant le sarcasme et même l’injure, elle lui avait fait honte de s’être livré sur une affirmation toute gratuite. Ses yeux dardaient de froids éclairs et sa bouche sifflait. Claude était arrivé sur ces entrefaites. Elle avait un instant abandonné Georges pour passer sa rage sur l’enfant.

— Eh ! bien ? demanda-t-il lorsqu’elle reparut.

— Je l’ai fouetté, répondit-elle, comme un chien qu’il est ! Là n’est pas la question. Qu’allons-nous faire ?

Il inclina la tête, se pinça la joue, poussa bruyamment quelques soupirs, et dut avouer que, pris de court par les circonstances, il n’y avait pas encore réfléchi.

— C’était pourtant le premier point à considérer ! Quand votre femme vous poursuivra de ses gémissements, nous n’en aurons guère le loisir.

— Puisqu’elle est partie ! répliqua Georges.

— Vous êtes encore plus bête que je ne pensais ! s’écria Lola hors d’elle-même. Croyez-vous donc que son départ soit définitif, qu’elle soit capable de s’enfuir en nous laissant Claude ?

— Il est revenu seul…

— Elle le suivra !

Tant d’assurance parut agir fortement sur Georges. Ses mâchoires se contractèrent, son front se plissa. A cette minute, se révoltait et grondait en lui l’égoïste souci d’une tranquillité que la fureur de sa maîtresse allait compromettre. Après avoir longtemps rêvé de quitter la Cagne emportant pour tout bien cette femme unique, il envisageait sans plaisir et redoutait presque de s’y voir obligé par les événements.

— Nous nous sommes mis, murmura-t-il, dans de jolis draps…

Lola lui répondit avec arrogance :

— Je ne vous empêche pas de refaire le lit !

Son amant leva sur elle des yeux si stupides qu’elle ne put réprimer un léger sourire.

— Mais oui ! poursuivit-elle en s’adoucissant. M’auriez-vous jamais prise pour une de ces femmes dont l’amour, devenu caduc, se cramponne comme les vieillards des îles de l’Océanie à la cime du cocotier que secouent leurs fils ? J’avoue ne pas me voir troublant un ménage sans le gré, tout au moins, de l’une des parties. Il se peut qu’un jour vienne où je l’essaierai : mais alors, mon ami, je serai moins jeune !

Elle s’arrêta devant la glace, le buste incliné, un genou sur le bord du profond divan, et, dégageant du coude au pied, par un geste heureux, la ligne provocante de son corps, feignit d’arranger sa chevelure.

— Lola ! soupira Georges.

Elle reprit, sans paraître avoir entendu :

— Exprimez-en le désir et je pars demain : le temps de recevoir votre aimable femme et de vous rendre à elle avec mes excuses…

A peine agrémentée d’ironie légère, sa voix, dont elle usait comme d’un excitant, sonnait d’un timbre égal qui lui fit plaisir. Elle essaya, dans le miroir, de distinguer Georges. Mais il était déjà près d’elle, lui touchait la taille, balbutiait, le visage contre sa jupe, des protestations éperdues. Comme il cherchait à l’attirer, elle se défendit. Ses doigts pressés se dégagèrent par un lent travail, son regard s’abaissa vers cet orgueilleux que moralement elle dominait avec certitude, comme à cette minute physiquement. Et elle le vit sur les coussins, la figure défaite, qui la contemplait, replié, avec l’ardeur d’un malheureux que tourmente la soif.

— Sot ! dit-elle en se penchant et tendant ses lèvres.

Il les reçut entre les siennes, la saisit par le cou, parut se dilater de béatitude à respirer sur elle son parfum.

— Je ne veux pas, dit-il, que vous partiez ! Vous m’êtes plus nécessaire que le pain et l’eau…

— Vraiment ? fit la jeune femme.

Elle se mit à rire.

— Laissons-là ce projet puisqu’il vous offusque ! Il n’en a d’ailleurs été question que par votre faute ! Plus je vous étudie, mon pauvre loup, plus je vous trouve de ressemblance avec les enfants. Il vous faut la menace de la punition. Si je n’avais pas tout à l’heure élevé la voix, vous seriez encore dans vos rêves.

— Auriez-vous réellement fait ce que vous disiez ? lui demanda-t-il naïvement, l’esprit trop occupé de ses moindres mots pour la soupçonner d’une manœuvre.

— Cherchez plutôt, répliqua-t-elle avec coquetterie, si vous me l’auriez laissé faire ! Mais nous épiloguons, nous perdons du temps, et votre femme peut rentrer d’un moment à l’autre. Je ne sais pas quelle attitude elle aura choisie. Il convient qu’elle nous trouve en parfait accord.

Redevenue sérieuse, presque sévère, la jeune femme avait pris place à côté de Georges et, de sa main posée câlinement sur lui, elle le maintenait étendu. Le visage qu’elle lui montrait le rendait sans force. Peut-être, un court instant, un réveil du sens moral s’était-il produit chez cet amoureux dominé et avait-il entr’aperçu ce que sa passion créait déjà autour de lui de malheur injuste. Mais il avait suffi d’un mot de Lola, du flamboiement dans ses prunelles d’une lueur d’orage, pour le rejeter brusquement dans son inconscience. Il y était gardé par elle et s’y trouvait bien. Ce serait peu de dire qu’elle lui imposait : comme on retire à un enfant un paquet d’épingles, elle le dépouillait des éléments de sa volonté pour projeter dans son cerveau l’influx de la sienne.

Il l’écouta donc sans surprise. Elle se déclarait lasse de tenir un rôle à la longue humiliant et toujours ingrat. Tant que les circonstances l’y avaient contrainte, elle avait su dissimuler ce qu’elle en souffrait. Mais la situation venait de changer. A présent que Denise était instruite, tout nouveau ménagement pris envers elle aboutirait à lui donner un regain d’espoir. Elle y verrait le signe d’une hésitation. Et comme, régulièrement, elle serait déçue, à chaque instant éclateraient des scènes de violence dont le premier effet, le plus bénin, serait de raviver sa blessure intime. La maison deviendrait bien vite un enfer.

— Déjà, répondit Georges, elle ne vaut guère mieux ! l’expérience me suffit. Allons-nous-en !

— Combien de fois faudra-t-il que je vous répète que nous ne sommes pas faits pour une vie médiocre ? Si vous voulez que notre amour se dessèche et meure, logez-le à Paris, dans un appartement de deux pièces, où je nettoierai la pierre d’évier pendant que vous mettrez les parquets en cire. Avons-nous de l’argent pour éviter ça ? Il se trouve que votre femme est ainsi construite qu’elle supportera tout plutôt que de rompre : c’est à nous d’en profiter intelligemment en attendant notre heure qui finira bien par sonner !

— Je vous entends, répliqua-t-il, et pourtant j’hésite : si peu résolue que soit Denise, elle n’acceptera pas une situation qui l’outragerait publiquement.

Lola se renversa secouée d’un grand rire.

— Seigneur ! s’écria-t-elle un instant après, — et elle serrait entre ses paumes la figure de Georges, lui caressant les paupières avec ses pouces, — Seigneur, faut-il que j’aie un amant si bête ! Avez-vous jamais pu croire, mon pauvre garçon, que je demanderais à votre femme sa chambre et ses clés ?

Il marqua des épaules qu’il l’ignorait :

— Avouez donc que de moi vous redoutez tout ?

— Je n’ai fait que reprendre, observa-t-il, ce que vous veniez de me déclarer formellement.

— Et vous l’avez interprété, vous l’avez grossi ! Vous vous êtes vu dans cette maison, devenue la mienne, gêné, pour vous soumettre à mes exigences, par la présence de votre femme devenue servante… Nous touchons là, en vérité, qu’il vous plaise ou non, au dernier degré du burlesque !

— Alors, expliquez-vous ! supplia Georges. Je ne comprends plus rien à vos intentions.

Elle reposa sur les coussins la tête tourmentée, et la tenant sous son regard brûlant d’énergie :

— Ce que je désire, prononça-t-elle, c’est que, sans vain éclat, notre amour s’avoue. Nous n’avons été que trop longtemps un couple honteux. Votre femme sait à présent quels sont nos rapports et il serait contraire à ma dignité que vous parussiez l’oublier. Naguère, quand ses soupçons devenaient aigus, nous nous évitions par prudence. Nous imputions au hasard toutes nos rencontres. Nous n’hésiterons plus, désormais, à sortir ensemble. Non pour la dépiter, pour la braver, mais simplement parce qu’étant amant et maîtresse nous entendons nous comporter selon notre guise. De même, à table, au lieu de me confiner modestement dans mon rôle officiel d’institutrice, je prendrai part à la conversation, ou la dirigerai, sur un pied de complète égalité avec votre femme, ce qui aura pour avantage de rendre aux repas une animation qui leur manque. Là se limitent, pour le moment, toutes mes prétentions. Il ne s’agit, en somme, que d’une mesure d’ordre, d’une consécration destinée à frapper Denise en lui montrant la vanité d’un effort quelconque, nullement de nous embrasser devant elle, et encore moins de l’envoyer cirer mes chaussures !

Georges avait écouté sans interrompre. Une monstrueuse admiration se levait en lui pour l’impudence de cette maîtresse âpre et toute-puissante, aussi naturellement à son aise dans le crime moral qu’une favorite de roi barbare dans l’assassinat. Et il ne doutait point, ne pouvait douter, que Denise, attaquée de cette manière, en proie aux entreprises d’un génie lucide, radicalement impitoyable et net de scrupules, ne dût finir par renoncer à toute résistance : d’où lui venait pour sa femme un profond mépris.

— C’est bien, répondit-il, je vous comprends !

Il était midi. Elle sonna.

— Quand Armande sera prête, vous servirez, dit-elle en s’adressant à la femme de chambre ; Madame a dû partir tout à l’heure pour Aix et il se peut qu’elle ne rentre pas déjeuner.

Claude, pardonné, s’assit entre eux, le visage craintif. Il n’osait pas quitter des yeux son institutrice et employait toute sa prudence à ne pas l’aigrir. Mais Lola paraissait d’excellente humeur. En se mettant à table, elle avait caressé du bout des doigts la nuque de l’enfant, puis, se penchant vers lui, l’avait embrassé. Le décisif avantage dont elle se flattait la rendait indulgente pour son élève. Elle désirait voir autour d’elle régner l’insouciance et appréciait judicieusement l’importance de ce déjeuner pris à trois dans l’atmosphère particulière qu’elle voulait créer. S’y montrer familière et pleine d’entrain, n’était-ce pas dire à son amant : « Voyez comme je suis ; comparez notre aisance lorsque nous sommes seuls et la contrainte qui pèse sur nous quand Denise est là ! » Aussi s’ingéniait-elle à briller sans morgue. Son enjouement faisait penser à ces roses tardives qui gagnent, à éclater d’un bouton moussu, un charme plus subtil et plus attachant. Georges, fasciné, mangeait à peine ; tout son intérêt, tout son instinct allaient aux beaux regards illuminés qui parfois, maternellement, se posaient sur Claude.

La fin de l’aventure lui importait peu. Imminente ou lointaine, favorable ou non, il la subirait passivement, et ne cherchait d’ailleurs pas plus à l’imaginer qu’un opiomane son retour à la vie réelle quand la noire vapeur l’engourdit. Revenu un peu plus tard dans son cabinet, il s’étendit sur le sofa, se mit à fumer : les anneaux qu’il soufflait vers le plafond et les pensées qui ondulaient dans son mol esprit avaient sensiblement la même consistance.

Il fallut pour le tirer de cette hébétude l’exclamation triomphante de sa maîtresse, depuis quelques minutes en observation derrière les contrevents à demi fermés :

— Tenez, la voici, j’en étais sûre !

— Denise ? demanda-t-il comme sortant d’un rêve.

— Parbleu ! fit-elle.

Il quitta le divan, la rejoignit. On apercevait entre les arbres la robe de Denise, et bientôt on la distingua toute entière, marchant, la tête baissée, d’un pas rapide. A sa main droite se balançait le grand sac de toile dont le contenu un peu lourd lui battait la jambe.

Georges la vit venir sans nulle émotion, mais avec le sentiment de contrariété qu’inspire à l’égoïste en pleine euphorie l’importune visite d’une mendiante.

XII

Une branche de lierre n’est retenue au tronc d’un ormeau que par une multitude de petites racines dont aucune ne le mord profondément. On peut l’en séparer d’un léger effort : mais, à moins de la couper et de la détruire, on n’évitera pas que bientôt elle rejoigne le fût et de nouveau s’attache à sa rude écorce aussi étroitement que par le passé.

Cette aptitude particulière, cette vertu native, la souple plante la doit à sa faiblesse même.

Si banal que puisse être le rapprochement, entre elle et Denise Elpémor, il s’impose. Denise n’a pas la force de résister à la main malicieuse qui l’éloigne de Georges. Mais, de ce que ses fibres cèdent facilement, on concluerait à tort qu’elles sont brisées. Leur fragilité leur a permis de rester intactes. Elles n’aspirent qu’à reprendre leur adhérence.

La délaissée s’est crue maîtresse de régler sa vie, une fois la séparation consommée. L’inattendu, la précision, la violence du choc ont engourdi sur le moment ses nerfs délicats. Elle a pensé ne pas souffrir, souffrant une passion. Ses rapides préparatifs, sa descente vers Luynes, elle les a accomplis lucidement, comme un désespéré garnit son arme ou mesure sa corde. Et peut-être avec une sorte de volupté. L’évasion et le suicide poursuivent les même fins, celui-ci n’étant en somme, à l’usage des forts, que la forme complète de celle-là. La seconde où le tramway lui est apparu a été pour elle l’instant critique. Soudain, comme elle se raidissait, son enfant l’a fuie.

C’est alors qu’à une apathie presque totale a succédé la conscience la plus douloureuse. L’indiscrète attention des femmes de Luynes, ce qu’elle a cru deviner de leurs réflexions tandis que, rouge de honte, elle filait entre elles, ont achevé de l’éclairer sur son propre état. Elle s’est vue détachée et livrée aux vents. Le vertige de la solitude l’a saisie. Elle a couru au prêtre, à défaut d’une mère, à défaut d’une parente ou d’une amie, lorsque l’apparition des fins clochers d’Aix est venue lui rappeler que Dieu existait. Les radotages du confesseur l’ont d’abord déçue, et bientôt leurs prétentions et leur impuissance l’ont littéralement atterrée. Mais, à mesure que lui parlait la bouche inhumaine, elle sentait se faire en elle un grand apaisement, comparable à celui que procure la pluie à une blessure que cependant elle ne peut guérir. Elle est sortie soulagée du piteux colloque : de cette disposition plus favorable à la renaissance de l’espoir, son mol esprit pouvait passer sans nulle transition.

La route lui a semblé plus longue en rentrant. C’est qu’elle n’avait plus pour la faire cette fiévreuse ardeur qui l’empêchait, une heure plus tôt, de compter ses pas. Chacun d’eux la rapproche du sacrifice, de l’humiliation acceptée, mais combien pénible ! Elle revient en épouse chrétienne et en mère, convaincue de son rôle, de ses devoirs, et profondément persuadée que les grâces d’en haut seront à la mesure de son héroïsme. L’abbé Crémières le lui a dit, n’a dit que cela, et elle s’est figurée ne pas l’entendre. Mais l’appel adressé à une âme croyante, manquât-il de chaleur et d’imprévu, est enregistré automatiquement par celle-ci, comme une mélodie par le cerveau d’un compositeur qui l’a jugée sans intérêt et sans émotion. Elle en subit à son insu l’entière influence. Son trésor spirituel n’en est pas accru : grâce à lui, cependant, l’importance qu’elle lui prêtait devient plus sensible et l’éclat qu’il jette en elle se trouve avivé.

Denise a tressailli en voyant la Cagne, mais un peu à la façon des martyrs chrétiens quand se découvrait devant eux l’arène pleine de fauves. C’est là qu’elle va souffrir et qu’elle espère vaincre. A mesure qu’elle approche, son zèle grandit. Elle se rappelle avoir été la fillette mystique, la vierge passionnée, mais obéissante, qui n’envisageait que la règle et le renoncement au-delà du fiancé longtemps défendu ; qui, plus tard, devenue libre et l’ayant choisi, le conjurait de lui faire grâce des épreuves trop rudes avec la mauvaise foi d’une catéchumène exaltée. Elle aspirait, aspire encore à se dévouer toute et ne conçoit le dévouement qu’à l’excès cruel. Que le sien la déchire, elle s’en réjouira ! Ce qu’elle en possédait, elle l’a voué à Georges. Sa trahison lui donne un prix, sa folie le requiert, elle l’apporte. Tout son mérite est justement d’enfin mériter. Et puis, auprès de Georges, il y a son fils…

La voici à la lisière du carré de bois qui la masquait encore à la vieille maison. Canne-à-pêche bondit du seuil, vole à sa rencontre, s’escrime du museau contre son sac et sonne, par une fanfare d’aboiements joyeux, le hallali courant de sa dignité. Le rideau de la cuisine frémit par deux fois. Peu lui importe ! Elle se sent pleine de courage et va d’un pas ferme.


L’après-midi se passa sans aucun contact. Georges était enfermé dans son cabinet, Lola dans sa chambre, avec Claude, et Denise, remontée chez elle directement, rétablissait un peu d’ordre dans ses tiroirs. De même qu’à la veille d’un engagement les adversaires, leurs positions prises, se recueillent, les principaux acteurs de ce drame intime mûrissaient dans le silence leurs résolutions.

Denise était nerveuse, mais à peine inquiète. Son activité la préservait de toute défaillance. Dès le repas du soir, qu’elle prit avec eux, un certain air buté chez son mari, chez Lola une parfaite liberté d’allures et plus d’insistance dans l’audace, la renseignèrent sur le gros de leur convention. Elle eut la certitude que le siège de Georges était fait et ressentit une gêne affreuse des encouragements que lui lançaient en sa présence des yeux effrontés. Mais il ne semblait pas s’y ouvrir sans peine : d’où elle inféra que sans doute il était conduit. Pleine d’illusions sur la nature de son caractère qu’elle n’avait jamais vu qu’impatient et vif, elle voulut se persuader qu’un instant viendrait où son esprit indépendant saurait s’affranchir. Cet espoir, joint au bonheur de retrouver Claude, lui permit de conserver le front d’étrangère que les circonstances l’obligeaient à montrer chez elle. La conversation se poursuivait à bâtons rompus. Quand elle quitta la table, elle n’avait pas dit une parole et s’étonnait d’avoir trouvé le repas si court.

Sa contenance inattendue fit effet sur Georges.

— Que pensez-vous qu’elle soit en train de nous ménager ? demanda-t-il à sa maîtresse, quelques heures plus tard, lorsqu’elle le rejoignit comme de coutume.

— Rien qui vaille qu’on s’en occupe ! répondit Lola. Parlons d’elle, je vous prie, le moins possible.

Mais l’inquiétude de son amant était manifeste. A certaines hésitations qu’il laissait paraître, elle comprit, cette nuit-là et les jours suivants, qu’un sourd travail de conscience se faisait en lui. La délicatesse héritée d’une lignée bourgeoise l’empêchait de se mouvoir avec insouciance dans les détours d’une situation scandaleuse. Il s’y trouvait à tout moment surpris et gêné. Le visage de Denise l’intimidait. Ses regards le surveillaient, le bravaient parfois, mais ne pouvaient en soutenir le constant reproche.

Lola sentit qu’il lui fallait redoubler d’audace pour conjurer par les effets de sa décision ceux qu’un si grand malaise pouvait engendrer. Perspective astreignante, qui pourtant lui plut. La force était vraiment son jeu naturel. Qu’elle l’exerçât par des moyens physiques ou moraux, son emploi la gonflait d’une sauvage ivresse, l’animait d’une confiance inébranlable. De plus, elle se flattait, dans cette conjoncture, si Georges, timoré, la secondait mal, qu’il ne désavouerait aucun de ses actes. Comme beaucoup de rêveurs, en souhaitant une fin, il reculait devant l’effort présumé trop rude. C’était à elle à l’engager sur la pente abrupte et à lui donner l’impulsion. A mesure que devant lui décroîtrait la cime, la hâte de découvrir l’horizon nouveau stimulerait les points critiques de son énergie. Peut-être alors devrait-elle même modérer son pas de crainte qu’il n’atteignît le sommet trop tôt.

Elle commença par exiger un labeur suivi. L’esprit de Georges avait besoin de cette discipline pour résister aux sollicitations pernicieuses. Une des meilleures manières de l’armer contre elles était de l’obliger, lorsqu’il était seul, à travailler à l’instrument de leur évasion. Mais autre chose était de le stimuler, autre chose d’obtenir son application sous l’empire des soucis qui le tourmentaient. A son ardeur exceptionnelle des dernières semaines venait de succéder une crise de paresse. Lola n’en doutait pas, bien qu’il n’en dît rien. Un matin, elle entra dans son cabinet et le trouva sur le divan, en train de fumer.

— Voilà donc, s’écria-t-elle, votre occupation ? Quelle tête stupide il faut avoir pour compter sur vous !

Il était gêné, mais sourit.

— Je n’ai guère de courage, murmura-t-il.

Elle lui jeta en s’asseyant un regard furieux. C’était la première fois qu’elle venait chez lui sans y être conduite soit par ses fonctions, soit par une circonstance vraiment importante.

S’emparant du manuscrit posé devant elle, elle commença d’en parcourir le chapitre en cours, comme elle aurait examiné un devoir de Claude. Le texte s’arrêtait au milieu d’une phrase. A cet endroit, les ratures étaient nombreuses. La dernière, plus épaisse, violemment tracée, n’avait été suivie d’aucune correction.

— Vous me faites penser, dit Lola, à un âne rétif, laissé libre une minute sur le chemin, et qui n’a rien de plus pressé, dès qu’il se voit seul, que de rompre ses brancards pour fuir dans la plaine.

Georges sourit une seconde fois, d’un air détaché.

— Votre comparaison n’a rien qui m’offusque : l’âne est un animal ombrageux et fier.

— Mais qui s’amende, répliqua-t-elle avec énergie, lorsqu’il sent derrière lui son conducteur !

Il inclina la tête à plusieurs reprises, dominé, comme toujours, par ce rude accent, en outre, intimidé par le choix des mots. Cet effet obtenu, elle s’adoucit. Commençant, d’une voix grave, à le questionner, le suivant dans ses retraites et l’en délogeant avec autant d’opiniâtre persévérance que de connaissance de ses ruses, elle entreprit méthodiquement d’arracher l’aveu qui fournirait à son attaque un terrain solide.

— Eh ! bien, soit ! finit-il par lui concéder, notre nouvel état m’est insupportable !

— Est-ce une raison, demanda-t-elle, pour ne plus rien faire ?

— C’en est une d’y penser très fréquemment. Quand je n’ai pas une complète liberté d’esprit, il m’est aussi impossible de travailler que si je souffrais par accès d’une blessure physique.

Elle se leva, lui prit la tête, la berça contre elle. Impitoyable à son amant lorsqu’il la bravait, capable alors, tant l’orgueil inspirait ses actes, de le sacrifier par dépit, elle lui rendait toute sa tendresse au moindre abandon. Les mots câlins qu’elle sut choisir coulèrent sur ses craintes. Ce qu’elle devinait d’inquiétant, de critique en lui, c’était la rupture d’un équilibre jusque-là maintenu par les circonstances. Georges s’en trouvait désemparé. Son égoïsme hésitait entre deux appuis, de nature toute différente, d’attrait inégal, mais de consistance, lui semblait-il, pareillement douteuse, incertain si le plus terne et le plus discret n’était pas en même temps le moins précaire.

— Lorsque j’étais petite, dit-elle enfin, je m’appliquais de mauvaise grâce et n’aimais qu’à jouer. Alors, pour que la tâche me parût moins lourde, on encadrait au crayon bleu le fragment de fable qu’il me fallait apprendre par cœur, et je l’étudiais facilement.

— Excellente précaution ! murmura-t-il.

Il taquinait un médaillon qu’elle portait au cou et la regardait sans comprendre.

Lui pinçant l’oreille, elle reprit :

— Tout aussi bonne pour les poètes que pour les enfants ! Si l’effort de chaque jour lui était dosé, le grand garçon que j’ai là s’en effraierait moins.

— Peut-être, accorda-t-il, mais le moyen manque…

— Dites plutôt qu’il vous déplaît de l’envisager ! Indépendant et capricieux comme je vous connais, vous redoutez de vous soumettre à une discipline. Cependant, mon amour, il vous en faut une : vous n’atteindrez le but que nous poursuivons qu’au prix d’un travail méthodique.

Georges poussa un long soupir et ouvrit les bras.

— Puisque, sous le rapport du caractère, vous m’êtes inférieur, continua-t-elle d’un air superbe et en s’animant, c’est à moi qu’il appartient d’en avoir pour vous. Désormais, tous les jours, sauf le dimanche, vous écrirez au moins trente lignes parfaites, et vous n’aurez le droit qu’ensuite de jouer au cerceau !

Il se sentit rougir, la regarda et lut sur son visage une résolution que l’ironie du trait final détendait à peine.

— Trente lignes ! murmura-t-il.

— Oui, dit-elle. C’est peu !

L’assurance qu’elle montrait l’impatienta.

— Et vous croyez qu’il suffira que je veuille les faire ? Que mes soucis disparaîtront comme par enchantement parce que j’aurai promis d’écrire ces trente lignes ?

Lola haussa l’épaule.

— Vous voilà parti !… Je serai là, prononça-t-elle en le caressant, en se penchant pour appuyer sur sa joue brûlante la moelleuse fraîcheur de ses lèvres. Il ne faut pas considérer notre vie nouvelle du regard que, malgré nous, justifiait l’ancienne. Oublieriez-vous que désormais votre amie compte seule ? Sans provoquer ouvertement, ce qui serait sot, nous devons renoncer à l’hypocrisie. D’ailleurs, j’ai résolu d’y tenir la main. Bien que votre domaine particulier, ce cabinet n’est pas un lieu que l’on s’interdise et les domestiques ne sauraient trouver surprenant de m’y voir entrer. Vous y recevrez donc ma visite parfois. Et, tenez, je prendrai place dans ce fauteuil-ci ! Je viendrai vous réconforter, vous gronder, vous apporter une gourmandise ou changer les fleurs, rompre, en un mot, cette atmosphère un peu déprimante. Ce sera comme si déjà nous étions chez nous !…

Sa voix, pleine de nuances, s’exaltait, sombrait, se répandait en lentes coulées d’un beau métal grave, déployant pour tenter Georges et le persuader ses mille ressources délicates d’instrument subtil. Et cependant qu’il s’en laissait docilement bercer, ses yeux lisaient ou croyaient lire sur le fier visage le reflet de la tendresse qui dictait les mots. Toute la personne de la jeune femme dominait sur lui. Il n’était pas jusqu’à l’étreinte de ses mains nerveuses qui ne contribuât à l’incliner vers la soumission.

Un rayon de soleil en dora la chair.

— Eh ! bien, lui demanda-t-elle, est-ce promis ?

Il hésita quelques instants.

— J’essaierai ! dit-il.

Sur cette réponse, elle l’embrassa, puis elle le quitta.

Mais, dès le jour suivant, comme il travaillait, Georges la vit paraître au seuil de la pièce sans avoir pris, avant d’ouvrir, la peine de frapper. « Où se trouve mon amant, expliqua-t-elle, j’entre comme chez moi ! » Elle s’arrêta devant la glace, déplaça un siège, vint ensuite se pencher sur le manuscrit en appuyant sa tête à celle du jeune homme. Il tressaillit et naïvement se félicita de n’avoir pas été surpris en pleine inaction.

Lola, froide et subtile, plutôt cultivée, était, réserve faite de ses partis pris, un assez bon juge littéraire. Sans doute attachait-elle à la fable elle-même, et notamment dans les passages les plus audacieux, où celle-ci flattait ses passions, une importance par certains côtés excessive. Sans doute encore hésitait-elle en matière de style, se ralliant moins par goût que par raisonnement aux formes du langage les plus dépouillées. Mais elle avait, chose assez rare chez une très jeune femme, une remarquable connaissance de l’esprit humain. Ses réflexions, la plupart du temps, tombaient juste, et parfois, quand leur objet stimulait sa verve, rendaient, en s’égrenant, un son d’aphorismes.

Aussi réussit-elle, loin d’ennuyer Georges, à lui faire désirer ses fréquentes visites. L’intimité qu’elles resserrèrent, doublant celle du lit, où leurs conversations depuis longtemps l’avaient ébauchée, lui faisait apprécier plus rigoureusement, sans égard à l’excuse de facultés moindres et de circonstances différentes, la façon dont Denise autrefois comprenait son rôle. Dans cet esprit tout occupé de son propre éclat et pour lequel l’intelligence avait seule un prix, aucune note de la gamme des sentiments faibles n’avait une chance de retentir avec avantage. Tout au plus semblait-elle un léger grelot dont le son timide agaçait.

Georges se reprochait, se raillait surtout, d’y avoir, sous l’empire de certains scrupules, un instant prêté l’oreille avec indulgence. Etait-ce un bruit à dérouter un homme de sa force ? D’ailleurs, il finissait par ne plus l’entendre.

Peut-être s’en fût-il autrement soucié si Denise, par sa conduite et son attitude, l’y avait rendu plus sensible. Mais celle-ci laissait voir une résignation peu propre à susciter, faute de pathétique, les remords d’un cœur endurci. Comme si l’acte de fuir, trop grand, trop lourd, avait brisé en elle tout ressort physique, elle subissait le complément de sa déchéance sans aucune révolte appréciable. Chaque journée lui paraissait un nouveau calvaire. De la minute de son réveil, toujours écrasant, à celle où la fatigue lui fermait les yeux, le sentiment de son malheur ne la quittait pas. A table, cependant, un prodigieux effort de volonté lui permettait d’adresser la parole à Georges. De même elle s’acquittait de toutes ses fonctions. A la vérité, comme une machine. Mais cette activité lui était prescrite par le plan d’existence qu’elle s’était tracé.

Elle n’avait de sincère que ses nuits terribles. Alors, serrant les dents, le visage enfoncé dans son oreiller qu’elle étreignait silencieusement et baignait de larmes, la pensée tendue vers le couple, elle concentrait sur les figures s’animant en elle toutes ses facultés délirantes. Leurs attitudes et leurs regards, leurs paroles et leurs gestes, leurs intentions réelles ou supposées, les subterfuges dont leur malice leur soufflait l’emploi et les derniers affronts qu’elle avait subis se présentaient successivement dans sa tête en feu. C’était comme une revue d’instruments cruels passée par la victime qu’ils ont déchirée. Le timbre grêle de la pendule annonçait les heures, mesurait la fuite de la nuit, sans suggérer à son esprit, affolé d’images, la nécessité du repos. Tant qu’elle pouvait penser, elle se consumait.

Cependant les sentiments les plus excessifs battaient dans son cœur leurs coups sombres. Tantôt la honte, tantôt l’horreur, tantôt la crainte, tantôt un tel dégoût que, se redressant, il lui semblait soudain qu’elle allait vomir. Mais elle n’avait vraiment de haine que pour sa rivale. Tempéré, à son insu, par l’immense amour, de certaine façon maternel, écartelé comme une croix sur sa jeunesse et à la base duquel elle avait placé l’indulgence, ce que, sous ce même nom, elle vouait à Georges ressemblait bien plutôt à de la pitié. Avant de l’accuser et de le maudire, elle le plaignait d’être tombé dans les mains d’une fille. Son mari ne l’aimait plus, certes elle le savait ! L’ignominie de sa conduite depuis plusieurs mois, la monstrueuse persévérance dont il témoignait après un aveu révoltant, avaient détruit à cet égard toutes ses illusions. Jamais, pourtant, de propos ferme et délibéré, il n’aurait aggravé jusqu’au désastre ce qui n’était pour eux qu’un état critique. Tout le mal était l’ouvrage de cette intrigante. Et la malheureuse femme gémissait en mordant ses draps :

— Mais en quoi m’est-elle supérieure ?

Car elle avait parfois des instants lucides. Alors, faisant effort pour être impartiale, évoquant l’étrangère auprès d’elle-même, elle s’imposait de procéder entre leurs personnes à un parallèle minutieux. Si sa sincérité eût été complète, le résultat l’en aurait sans doute confondue. Mais elle mêlait naturellement à cet examen des arguments et des réflexions d’un tel ordre qu’il finissait presque toujours par la rassurer. « Certes, se disait-elle, ses yeux sont beaux. Les miens, tout aussi purs, brillent d’un éclat moindre. Mais dans l’expression, quelle différence ! Même quand elle veut intéresser et qu’elle se surveille, son regard a quelque chose de vraiment horrible ! C’est comme cette taille avantageuse dont elle est si fière : une coquine n’en jouerait pas avec plus d’audace ! »

La comparaison se poursuivait dans le même esprit et Denise, pour qui la chair et ses choix aveugles restaient un mystère insondable, en tirait, avec l’ardeur des désespérés, de réconfortantes conclusions. Il lui semblait qu’un jour fatalement viendrait où Georges, à son tour, serait frappé, où les défauts de sa maîtresse l’aigriraient contre elle. C’était aussi à la faveur de ces accalmies qu’elle révisait et raisonnait pour s’y fortifier les résolutions relatives à son attitude. Son amour pour son fils les commandait toutes. Tant que la situation n’aurait pas changé, ses efforts devaient tendre, au mépris d’elle-même, à ce qu’il n’en souffrît que le moins possible. Or, elle craignait, en se livrant à quelque violence, de provoquer chez Georges un accès d’humeur, de l’inciter, par désir d’une solution nette, à les abandonner, elle et Claude. Perspective qui suffisait à l’épouvanter. D’avoir failli réaliser une rupture si grave, il lui restait comme le vertige du gouffre entrevu. Elle en avait mesuré la profondeur. Une circonstance indépendante de sa volonté l’avait empêchée d’y tomber, mais plutôt que d’en courir de nouveau le risque elle était déterminée à subir sans plainte les capitulations les plus dégradantes.

Où puiser la constance et l’énergie ? Sa faiblesse avait besoin d’un encouragement. Le chrétien qui fait vœu de se mortifier jette au pied de la Croix toutes ses souffrances. Ce n’est qu’à se convaincre de leur misère, du peu qu’elles représentent par rapport à la somme de sacrifices que justifie Dieu, qu’il gagne assez de force et de volonté pour s’en imposer de nouvelles. Ainsi, la malheureuse, se tournant vers Claude, demandait à son fils l’appui moral faute duquel elle aurait sans doute renoncé. Elle le trouvait dans un sourire, dans un épanchement, dans un reflet rapide, aussitôt saisi, de sa petite âme lumineuse. A mesure que Lola, occupée de Georges, multipliait les moyens de se l’asservir, elle se donnait plus fiévreusement à cette entreprise et se souciait moins de l’enfant. Sans qu’elle s’en rendît compte ou qu’elle y prît garde, dans l’audacieux dispositif qu’elle mettait en œuvre, il s’était produit une fissure. Denise essaya d’en profiter. Mais au lieu d’aborder cette brèche ouverte avec une ardeur étourdie, elle ne s’en approcha que prudemment, n’hésitant pas à rompre et à s’éloigner dès qu’elle craignait d’attirer sur elle l’attention.

Les entrevues des amants la favorisèrent. Elles lui fournirent des occasions d’embrasser son fils. C’était lui procurer un bonheur profond. Si bien que, s’épuisant à les détester, elle les désira néanmoins, et bientôt les attendit, à sa confusion, avec une amère impatience. L’institutrice n’avait pas pénétré chez Georges, que déjà, recherchant où se trouvait Claude, elle abandonnait toute besogne et, sans affectation, le rejoignait. L’enfant la voyait venir la tête basse, mais avec le frais sourire qu’elle gardait pour lui jusque dans les tourments de ses pires épreuves. Un instant, par contenance, elle suivait ses jeux. Et soudain, le prenant, le serrant contre elle, elle l’entraînait dans une allée ou derrière un arbre et le caressait furieusement.

Il lui semblait se délecter d’un fruit défendu. Ses doigts, sans se lasser, parcouraient la face, s’enfonçaient dans les cheveux du bambin distrait. Sa bouche avide, en le baisant, lui pinçait la peau. Et tandis que ses regards s’emplissaient de lui, son esprit, excité par ces délices même, lui présentait l’image du couple impudent. Elle serrait alors les dents pour ne pas crier. Des larmes, quelquefois, lui troublaient la vue : elle-même n’aurait pu dire avec certitude si elles étaient causées par le chagrin ou par la tendresse.

Autant que la crainte d’être surprise, la nécessité de recourir à des expédients pour se livrer à ces rapides et piteuses débauches lui façonnait à son insu une âme subalterne. Elle rougit de plaisir et d’émotion en recevant un soir de l’institutrice la permission d’aller à sa place coucher Claude. Les soirées se passaient chez son mari. Elle y avait suivi, comme à l’ordinaire, les amants, auprès desquels, par dignité, elle faisait figure jusqu’à ce que les domestiques eussent gagné leurs chambres. Lola se plaignait d’une migraine. Lorsque neuf heures sonnèrent, elle dit à l’enfant :

— Allumez votre bougie et débrouillez-vous : ce serait, en vérité, un supplice pour moi que de monter vous déshabiller aujourd’hui.

— Ne vous dérangez pas, dit Denise, j’y vais !

Elle s’attendait à ce que, par protestation, la gouvernante se ressaisît et fît son office. Mais celle-ci dédaigna même de tourner les yeux.

— Comme vous voudrez, Madame ! répondit-elle.

Sa contenance, le ton de cette réplique dénotaient une indifférence si complète que Denise, abusée, toute frémissante, entrevit un avenir abrité d’ailes d’or où sa sollicitude pourrait librement s’exercer. Quand elle redescendit, un instant après, elle ne se sentait plus la même femme. Elle aurait au besoin, remercié Lola. Une vivifiante compensation lui semblait possible entre le ravage momentané causé dans sa vie par cette fille et le bonheur qu’elle pourrait lui devoir un jour.

Ce premier succès l’enhardit. S’en étant exaltée jusqu’au sommeil, elle s’éveilla, le lendemain, presque reposée et résolue à profiter, pour ressaisir Claude, de toutes les défaillances de l’institutrice. Celles-ci, assurément, n’étaient pas fréquentes. Un observateur indifférent les aurait comptées, puis, rebuté par un total à peine appréciable, négligées comme n’autorisant nul espoir. Mais Denise possédait cette patience du cœur qui se félicite, s’alimente et se fortifie du moindre avantage obtenu. En outre, elle inclinait, par tempérament, à s’exagérer les plus humbles. Quelques-uns lui semblaient définitifs. Et lorsque leur insignifiance lui apparaissait, l’illusion, caressée avec ferveur, avait laissé dans son esprit une trace assez pure pour qu’elle trouvât quelque plaisir à l’y rencontrer.

Ce fut donc sans amertume, ni découragement, qu’elle entreprit de recueillir, comme une maigre manne, les bonheurs que Lola lui abandonnait. Tantôt elle faisait goûter Claude, tantôt, le voyant seul à l’heure du dîner, elle le menait à sa toilette se laver les mains. Plus les soins qu’il réclamait étaient familiers, plus ils la replaçaient dans son rôle de mère, et plus, par conséquent, elle se réjouissait. L’enfant s’était, les premiers jours, dérobé par crainte. Devant l’insistance qu’elle témoignait, encouragé, d’autre part, à y céder par de timides expériences restées impunies, il avait fini peu à peu par s’apprivoiser. A présent, du plus loin qu’il l’apercevait, c’était lui, le plus souvent, qui courait à elle. Pour provoquer dans son cœur rien de comparable à l’émotion que lui causaient de pareils élans, Denise, de qui la joue en tremblait encore, devait se rappeler un Claude minuscule lui prodiguant maladroitement ses premières caresses.

Elle le découvrit, un matin, qui fondait en larmes, immobile au milieu d’une étroite pelouse que les averses de la nuit avaient détrempée.

— Qu’y a-t-il, mon chéri ? lui demanda-t-elle.

Hoquetant, il répondit qu’il était tombé et désigna son tablier tout couvert de boue.

— Voilà vraiment de quoi se désespérer ! s’écria la jeune femme en l’embrassant. Je vais t’en mettre un autre, et tout sera dit.

Le petit garçon pleura plus fort.

— Il était justement propre de tout à l’heure ! réussit-il à faire entendre entre deux sanglots. Et Mademoiselle m’a défendu de courir dans l’herbe !… Comme elle va me punir quand elle le verra !

Denise réfléchit quelques instants.

— Viens ! dit-elle.

Elle l’entraîna d’un pas rapide jusque dans sa chambre, choisit dans la commode un tablier frais et le fit passer au bambin.

— Maintenant, va t’amuser ! Je réponds du reste.

Quelques minutes plus tard, retirée chez elle, elle lavait dans sa cuvette le petit sarrau, le mettait à sécher devant un grand feu. L’après-midi, elle prit un fer et le repassa. Puis, se postant à la fenêtre et prêtant l’oreille, elle profita d’une entrée de Lola chez Georges pour faire signe à Claude de monter et lui montra le tablier sur la pile des autres.

— Oh ! Maman, lui dit-il, que tu es bonne !

Denise, en souriant, lui tendit les bras : elle le sentit se blottir contre sa poitrine, comme autrefois, alors qu’il marchait à peine et qu’il suffisait pour l’y jeter de la moindre alerte.

Ce lui devint, dès lors, un constant souci que d’épargner, lorsqu’elle le pouvait, à son fils les brutales punitions qui suivaient ses fautes. Malheureusement, nulle entreprise n’était plus ingrate. L’institutrice, à qui rien n’échappait du manège dirigé timidement contre elle, trouvait parfois à le subir des commodités, mais ne s’embarrassait d’aucun ménagement pour couper court à son action dès qu’il la gênait. Claude ne jouissait qu’en apparence de quelque répit. Elle s’était engagée à l’instruire et tenait parole ; à l’élever, et elle continuait, inflexible, à exiger qu’il obéît, toute affaire cessante, à ses plus frivoles commandements. Peu lui importait, après cela, qu’il suivît sa mère, répondît à ses avances et à ses caresses quand elle lui laissait, par aventure, la bride sur le cou. Un regard l’arrêtait, le ramenait. Il n’y avait plus de ce côté nul danger pour elle.

Le principal, à cette heure de son existence, était d’asseoir si fortement son empire sur Georges qu’il le subît d’un cœur égal et sans discussion. Tel acte malicieux que repousse un faible, contre lequel spontanément s’élève sa conscience, lui paraît excusable ou naturel, imposé par une volonté supérieure. Il suffit qu’on le conduise à raisonner faux. Déjà l’autorité lui déroute l’esprit : que se mêle à son influence, par surcroît, l’étourdissant effet d’une passion violente, et il n’est pas de paradoxe ou de mauvaise cause qui n’ait une chance de le rallier à sa turpitude.

Ce dont Lola se prévalait particulièrement, c’était, tombée à point dans une solitude où se consumait sans profit un cerveau d’élite, de l’avoir obligé à chercher sa voie. Attaquant Georges à la fois dans son orgueil et dans son indifférence pour sa femme, elle l’invitait à comparer ce qu’il pouvait être avec ce que, sans elle, il serait resté. Les chapitres terminés de l’ouvrage en cours lui servaient à fonder sa démonstration. Et l’enthousiasme qu’elle montrait n’était point factice. Elpémor n’écrivait rien qui ne la ravît, tant par la vigueur même de la pensée que par la concision, la clarté d’un style dont le goût lui venait à l’approfondir. Mais elle avait, en décernant le plus mince éloge, une façon de le tourner qui doublait son prix, et ne perdait surtout aucune occasion de rapprocher la tâche féconde inspirée par elle des stériles besognes antérieures. Ainsi provoquait-elle l’ambition chez Georges. Elle lui soufflait de son mérite une idée puissante et l’incitait à regretter le temps gaspillé. Brodant ensuite sur le vieux thème que l’on n’a qu’une vie, qu’un âge vient où l’esprit s’ouvre avec stupeur à la vanité des raisons qu’il s’est données pour contrarier ou détruire ses inclinations, elle le conjurait de servir ardemment les siennes, de tenir pour sacrées leurs exigences, d’employer sans remords toutes ses ressources à l’accomplissement intégral de sa destinée, plutôt que de céder, par faiblesse de cœur, à des considérations accessoires dont la plus grave n’avait d’autre consistance que celle que son imagination lui prêtait.

Il l’écoutait et se laissait docilement convaincre. Sa conduite, quelquefois, lui semblait indigne, mais la raison, pensait-il lorsqu’il hésitait, lui parlait par la bouche de sa maîtresse. Aussi bien ne pouvait-il exprimer un doute sans qu’aussitôt elle substituât à la persuasion les moyens de le réduire qu’elle y savait propres. Sa chambre se fermait pour deux ou trois nuits. Elle ne lui montrait entre temps qu’un visage glacé, abrégeait ses visites, les espaçait, et quelquefois même l’en privait. Lui adressait-elle la parole, c’était pour lui jeter, avec une voix dure, un ordre si sévère dans sa concision qu’il le faisait désespérer de rentrer en grâce. Le poids de cette colère, un instant bravé, ne tardait pas, s’alourdissant, à accabler Georges. En même temps le désir le tourmentait. Il ne connaissait plus ni repos, ni trêve, qu’à force de constance et d’humilité il n’eût obtenu son pardon.

Alors, aussi déconcertante en ses sautes d’humeur que certaines successions d’ombre et de soleil, Lola lui revenait, familière et gaie, moralement et physiquement d’autant plus précieuse qu’il l’avait davantage attendue. Lui reprochant l’insolence de sa conduite, elle l’obligeait à lui faire des remerciements pour l’indulgence qu’elle avait mise à la réprimer. Puis la besogne était reprise sous sa direction. De nouveau, ses visites réconfortaient Georges. Et parfois elle lui disait, lui montrant Denise qu’à travers les rideaux on apercevait trop heureuse de surveiller son fils au jardin :

— Je suis contente que son service commence à lui plaire. Encore quelques semaines d’assouplissement, et elle viendra me demander, le matin, mes ordres !

XIII

A part quelques rapides excursions à Aix, Lola, depuis sept mois qu’elle vivait à la Cagne, n’était pas sortie du domaine. Elle s’y tenait comme un stratège dans une position où sa présence continuelle est indispensable. Et, du reste, elle l’avait assez vite aimé. Son orgueil se plaisait dans cette solitude où la passion qu’elle inspirait la sacrait maîtresse, et c’est à peine si elle trouvait un motif d’aigreur à n’y point régner notoirement.

Les premiers temps de son séjour, par routine d’abord, puis, incertaine de la tournure que prendraient les choses, par désir de se garder quelques sympathies, elle avait continué d’entretenir, tant avec des personnes d’un commerce utile qu’avec de rares amies faites en Angleterre, une correspondance importante. Le succès définitif de ses entreprises l’avait interrompue presque subitement. Ce n’était certes pas pour son plaisir qu’elle consacrait, chaque semaine, plusieurs soirées à assurer de sa tendresse des indifférentes ou à répondre, avec la prolixité qu’elles exigent, à d’intarissables épistolières britanniques. Aussitôt libre d’en secouer l’assujettissement, elle s’était libérée de cette contrainte. De courts billets avaient succédé aux lettres, puis le silence en dépit de pressants rappels.

La seule à n’avoir pas été comprise dans cette proscription était sa vieille cousine, Mme Ardant. De celle-ci, pauvre et simple, indulgente et grave, Lola, bien que souvent elle l’eût contristée, pouvait dire sans mensonge qu’elle lui était chère. Son dévouement inaltérable et sa modestie en avaient fait pour elle, dès son enfance, une espèce de sainte domestique. Elle aurait confondu cette honnête parente en la mettant dans le secret de son aventure. Mais elle lui écrivait avec joie qu’elle était heureuse. C’était comme lui payer la rente légitime de l’humble effort qu’elle avait fait pour qu’elle le devînt. Une lettre à son adresse était expédiée de Luynes chaque lundi et la réponse, analytique comme un mémorial, en était toujours lue avec intérêt. A part, de loin en loin, timidement avouée, quelque difficulté pécuniaire de mince importance, la vieillesse effacée de Mme Ardant s’écoulait sans complications d’aucune sorte. Elle avait un matou et une belle-sœur : et tantôt son matou l’accompagnant, tantôt sa belle-sœur la suivant, elle partageait son temps entre la campagne, où cette dernière possédait une petite maison, et ses deux chambres sur la cour de la rue des Dames dont le matou, gras et fourré, était le vrai maître.

Un matin de février, sous un pâle soleil, Georges se promenait au bord du ruisseau lorsqu’il vit venir la jeune femme. Elle marchait d’un pas vif et semblait inquiète.

Lui montrant une lettre, elle lui dit :

— Ma cousine est souffrante. Elle me réclame. J’ai l’intention de partir aujourd’hui même.

— Pour quoi faire ? murmura-t-il dans son saisissement.

— Sans doute pour la soigner !

— Alors, et moi ?

Le bref éclat de rire dont elle fut saluée lui fit sentir l’impertinence de cette répartie.

— Vous figurez-vous, par hasard, que vous comptez seul ?

Il garda le silence quelques instants. Cette nouvelle inattendue le déconcertait, ouvrait dans son esprit comme un trou plein d’ombre au fond duquel ne s’agitait aucune solution. Levant ensuite les yeux et domptant son trouble, il déclara à sa maîtresse qu’il comptait la suivre.

— Vraiment ! fit-elle.

— Oui. Pourquoi pas ?

— Dans un village perdu, c’est une idée !… Et le retour, après nous serait facile !

— Mais que vais-je devenir en votre absence ?

— Vous essaierez de montrer du caractère, occupation assez nouvelle pour vous absorber, et vous attendrez dans la retraite que je vous revienne.

En vain supplia-t-il, évoquant Denise, insistant sur les dangers d’une séparation. Elle se bornait à sourire sans rien céder. Sa confiance dans l’empire qu’elle avait sur lui, la perspective d’une arrivée plutôt scandaleuse dans la bourgade insignifiante de Basse-Normandie où résidait alors Mme Ardant, suffisaient à la rendre inébranlable. Georges, de son côté, trouvait naturel qu’elle répondît négativement à son insistance. Il la prolongeait par devoir. Mais si, moins opiniâtre, elle avait fléchi, son embarras eût été tel qu’évoluant soudain il aurait repris contre elle toutes ses objections.

Elle espérait que son absence serait assez brève, la lettre qu’elle venait de recevoir n’étant pas, à proprement parler, alarmante. Cependant, la bonne dame était fort âgée. L’accès de grippe, même bénin, dans ce corps chétif, traînerait peut-être en longueur. Lola, dans tous les cas, ne repartirait que la santé de la malade ne fût en bonne voie. Elle fit promettre à Georges de lui écrire, et non à l’occasion, quand il s’ennuierait, mais tous les jours, régulièrement, et au moins huit pages. Il s’y engagea d’un air triste.

— Voilà de l’enthousiasme ! dit la jeune femme. Que diriez-vous, demanda-t-elle pour le taquiner, si je vous quittais pour toujours ?

Il inclina la tête et répondit :

— En ce moment, je crois, guère plus, guère moins…

Elle connut à son visage qu’il était sincère. Il devait faire un rude effort pour ne pas pleurer, et elle-même se sentit vraiment émue en se laissant aller sur son épaule et en tendant vers lui sa bouche pour qu’il la baisât.

— Grand enfant que vous êtes ! murmura-t-elle. Ne serai-je pas de retour avant une quinzaine ?

A quelques heures de là, sur la route d’Aix, elle lui répétait à mi-voix cet encouragement, parce que, dans la charrette qui les emportait, elle voyait ses mains crispées trembler sur les guides.

Tous deux étaient saisis de cette crainte obscure qui, présidant comme une revanche de leurs voluptés aux séparations des amants, même les plus brèves, les rend pathétiques et grotesques. La traversée de la ville les étourdit. Georges poussait dans son action le petit cheval et leurs regards, pleins d’amertume, s’évitant l’un l’autre, en observaient machinalement la crinière flottante. La jeune femme regrettait presque sa décision. Sur le quai de la gare, comme déjà le train s’ébranlait, ils se pressèrent une dernière fois les mains, n’osant s’embrasser.

Puis le poney reprit au pas le chemin du gîte. Son conducteur, à mesure qu’il en approchait, sentait jaillir des pensées nettes, mais désagréables, du fond mélancolique de ses réflexions. N’allait-il pas se retrouver seul avec Denise, endurer sans nul appui, nul dérivatif, le constant reproche de ses yeux ? Un tel souci, à peine formé, lui parut indigne. Mais en vain fit-il appel à toute sa tristesse pour le recouvrir d’un plus noble. C’était comme si, ayant à craindre une agression proche, il s’était préoccupé d’un état morbide susceptible à la longue de l’inquiéter. Les exhortations qu’il s’adressait rendaient un son faux.

Ce lui fut un soulagement, aussitôt rentré, que d’apprendre que sa femme, souffrant d’une migraine, ne descendrait pas pour dîner. Il ne crut pas au malaise une seule minute, mais conclut de son désir de rester chez elle à une timidité qui l’enhardit. Claude vint, en gambadant, le rejoindre à table. L’enfant portait déjà sur toute sa personne comme un signe matériel d’affranchissement. Ses réparties étaient plus vives, ses regards plus droits, ses gestes moins prudents et plus naturels. Le repas terminé, huit heures sonnaient. Georges le conduisit dans son cabinet et lui montra des images pour le distraire. C’était une collection d’estampes satiriques. Le petit garçon s’en amusait sans toutes les comprendre. Il se surprit à lui donner des explications et à sourire quand il battait naïvement des mains. Sa pensée, de temps en temps, fuyait vers Lola, qu’il se représentait allongée sur une banquette grise, ses grands yeux dilatés dans la pénombre, emportée vers le centre à toute vapeur. Assurément, de la tendresse frémissait en lui ; mais aussi, et très vive, la satisfaction de se sentir pour quelques jours maître de ses actes.

L’espèce d’orgueil qu’il en conçut, en le tonifiant, lui rendit un équilibre assez compromis par la perspective d’affronter prochainement Denise. Tout, dans leurs tête-à-tête, lui serait pénible. Mais ce qu’il redoutait en premier lieu, c’était de s’y montrer dans la sotte posture de qui subit une influence exercée de loin. Indépendant, il était prêt à toutes les audaces. Sa personnalité sans lésion pourrait écraser, comme un corps sain peut s’employer à gagner une lutte dans le mépris complet de tout ménagement. Voués d’avance à l’échec pour cette raison, tels coups déconcertants cessaient d’être à craindre. Mais n’était-ce pas grandir Denise et l’estimer trop que de lui accorder l’énergie d’en porter aucun ?

De fait, la malheureuse était confondue. Si Georges avait pu lire dans ses pensées tandis que s’écoulaient les heures de la nuit où leur ménage se retrouvait dans son isolement, il se serait bientôt senti parfaitement tranquille. Etourdie par le départ de l’institutrice, Denise, qui en connaissait à peine la cause et se demandait jusqu’à quel point elle était exacte, s’efforçait d’imaginer avec vraisemblance la péripétie qui suivrait. Elle aurait pu la colorer d’un vague optimisme. Mais tant de déceptions l’avaient éprouvée que sa méfiance, devenue presque maladive, lui faisait craindre un nouveau piège dans tout incident. Ce parti de s’éloigner qu’avait pris Lola ne marquait-il pas le début d’une machination dont la fin, détestable et tournée contre elle, lui apparaîtrait avant peu ? Georges, à son tour, n’allait-il pas déserter la Cagne ? L’incertitude, douloureusement, lui battait les tempes, ainsi qu’une bille longtemps captive et soudain lâchée les parois sonores d’un grelot. Sa situation antérieure était accablante : mais elle l’avait mesurée, la connaissait, et se surprenait, pleine de honte, à la regretter devant les inquiétudes que jetait en elle une conjoncture en apparence faite pour la réjouir.

Son attitude portait l’empreinte de ce désarroi lorsqu’elle reparut devant Georges. Elle donnait l’impression d’une créature qui se sent menacée d’un danger terrible et se demande de quel horizon il va fondre. Ses regards divaguaient, effarouchés, et ses gestes, sa voix, sa physionomie, plus encore qu’à l’ordinaire, manquaient d’assurance. Georges était trop avide de noter ce trouble et s’y attendait d’ailleurs trop pour ne l’avoir pas démasqué au premier indice. L’avantage qu’il lui donnait le mit à son aise. Il affecta une complète liberté d’esprit, se bornant à prévenir par quelque raideur toute tentative d’indiscrétion qui pourrait percer. Ainsi se trouvèrent-ils, dès le premier jour, plutôt affrontés qu’adversaires, chacun gardant pour soi les questions brûlantes qui les auraient jetés l’un sur l’autre. La présence, entre eux, de leur fils leur permettait d’avoir une pensée commune. Ils en tiraient parti sans trop se contraindre.

C’est peut-être un des effets de l’éducation les plus dignes d’être généralement admirés que cette maîtrise de soi qu’elle donne à deux êtres dans les instants les plus critiques de leurs différends. Ils se haïssent, ou se méprisent, ou se soupçonnent, ce leur serait un soulagement que de s’en ouvrir avec une violence étourdie. Mais l’étranger, les domestiques, les enfants sont là. Leur visage se compose par respect d’eux-mêmes, non moins que par souci d’un certain prestige qu’ils doivent exercer autour d’eux. Leurs sentiments tyrannisés s’aigrissent et s’enragent, mais les apparences sont sauvées. Nul ne peut invoquer pour les desservir un spectacle de bassesse qu’ils auraient offert.

A observer une contenance qui fît illusion, à glacer de douceur son amertume et de politesse ses instincts, Denise avait, d’ailleurs, seule un vrai mérite, et encore l’incertitude qui la tourmentait était-elle de nature à le diminuer. De quel point, en admettant qu’elle l’eût osé faire, se serait-elle élancée pour attaquer Georges ? Toute hypothèse n’était-elle pas également plausible ? Le supplier de demeurer s’il comptait rester, d’empêcher que Lola ne revînt chez eux si justement elle n’en avait pas l’intention, c’était s’offrir vaincue d’avance à son ironie. Une réplique l’abattrait, la confondrait, et nul effort ne parviendrait à combler ensuite ce désavantage initial. Elle aurait pu lui demander un éclaircissement : mais la réponse qu’il eût donnée l’aurait engagé, alors qu’en le laissant à ses réflexions elle pouvait, à la rigueur, espérer du temps qu’il les inclinerait vers la sagesse.

Car elle faisait à Elpémor un dernier crédit. Les longues parties de la journée qu’il passait loin d’elle, elle aimait mieux ne pas douter qu’il ne les vécût dans les débats méticuleux d’une crise de conscience. Cependant, aucun remords n’en comblait les vides et elle se méprenait sur leur emploi. Il les laissait fuir dans l’ennui. Quarante-huit heures avaient suffi à le décevoir sur le plaisir qu’il attendait de sa liberté ; il lui semblait s’être réjoui d’une mutilation et il n’aspirait plus qu’à l’heureux moment où il irait à la gare d’Aix recevoir Lola.

Une lettre lui parvint au bout de cinq jours. La jeune femme, sans du reste s’en excuser, expliquait son silence par l’état de santé de Mme Ardant qui lui causait, affirmait-elle, un sérieux souci. Le docteur n’était pas sans inquiétude. Il visitait la malade matin et soir et ne pourrait se prononcer avant une semaine.

Lola se voyait absente pour un mois. Elle en marquait un peu d’humeur tant à cause de Georges qu’à raison des études de son élève qui menaçaient ainsi d’être interrompues. Et elle invitait son amant à la remplacer en consacrant sur ses loisirs, qu’elle savait nombreux, quelques heures par jour à l’enfant. A sa lettre était joint un étroit programme. Il lui était recommandé de s’y conformer.

La perspective de se vouer à instruire son fils, à lui inculquer avec méthode ces notions élémentaires qu’il voyait de haut comme une poussière formant la base de ses connaissances, était plutôt de nature à consterner Georges. Le métier de pédagogue lui semblait ingrat, il en ignorait toute la pratique et ne s’y croyait, au demeurant, aucune aptitude. Mais le ton de la lettre était péremptoire. C’était moins un désir qui s’y exprimait qu’un ordre à exécuter point par point ; et dans les sentiments où le tenait l’absence de Lola, Elpémor trouva plus doux de lui obéir que de suivre les conseils de sa nonchalance.

La fraîche intelligence du petit garçon était d’espèce à stimuler l’intérêt d’un maître. Les fessées et les taloches de sa gouvernante l’avaient, en outre, accoutumé, qu’il s’y plût ou non, à montrer du zèle en toute chose. Georges fut étonné de son attention. Il ne le fut pas moins, dès le premier jour, de l’étendue relative de son savoir, assez poussé déjà sur différents points au lieu d’être borné, comme il le pensait, à la division par deux chiffres et aux récits les plus frappants du règne de Clovis. L’ayant interrogé à bâtons rompus, il constata dans ses réponses une sagacité qu’un certain air, tenu de lui, rendait malicieuse. Toutes les idées qu’il se faisait d’une tête de neuf ans en furent subitement confondues.

Sa curiosité s’excita. Les leçons se donnaient chaque matin chez lui, et elles joignaient à la vertu d’un fond substantiel la séduction du tour le plus familier. Le professeur s’inspirait des réflexions faites pour régler le niveau de son enseignement. Mais parfois, emporté par son sujet, il se laissait aller à des digressions dont il ne s’avisait qu’en regardant Claude, visiblement désemparé et en peine de suivre : c’était alors pour lui un réel plaisir que d’entendre son élève lui poser soudain une question indiquant que, malgré leur aridité, certains points de l’intempestif développement avaient sollicité son intelligence.

— Tu n’es pas, lui disait-il, tout à fait un sot. Je finirai par faire quelque chose de toi !

L’enfant rougissait de fierté et son père, le remarquant, se sentait ému. Ainsi s’établissait le subtil contact grâce auquel, sans peut-être s’aimer plus fort, ils prenaient conscience l’un et l’autre de s’être jusque-là toujours ignorés.

Denise avait noté, presque avec stupeur, ce qu’elle tenait pour une initiative prise par Georges et où elle essayait de trouver la preuve d’un retour à des sentiments plus honnêtes. Claude lui avait bien dit que l’institutrice reviendrait et que son père ne faisait que la remplacer. Mais, malgré tout, elle voulait voir dans sa décision un signe réconfortant d’autorité, premier sursaut de sa nature lasse d’être contrainte, et ensuite elle espérait, toujours chimérique, que la grâce de son fils, agissant sur lui, contribuerait efficacement à sa conversion. Aussi, dès la troisième des séances scolaires, tomba-t-elle, sanglotante, sur son prie-Dieu. La crainte qu’elle avait eue de quelque caprice, à la merci d’une saute d’humeur ou d’une déception, s’était brusquement dissipée. Ce que son mari entreprenait était bien une tâche. Il en avait délibéré et la poursuivrait. Les froids conseils de résignation, de patience, qu’elle avait jadis reçus de l’abbé Crémières et qui, sur le moment, l’avaient indignée, resplendissaient dans sa mémoire comme de saintes paroles dont l’inspiration, lui semblait-il, était évidente. Dieu, qui l’aimait, l’avait choisie pour une grande épreuve, et maintenant, satisfait de sa soumission, allait jeter le repentir au cœur du pécheur. Ce qu’elle savait des procédés que lui prête l’Eglise, de son goût de frapper pour secourir, d’épuiser les âmes par tendresse, s’appliquait trop strictement à son propre cas pour que son sens mystique n’en fût pas ému. Elle oubliait toutes ses souffrances, se voyait comblée. Son ancien désespoir, encore palpitant, s’exhalait en reconnaissance vers le Ciel.

Simple comme elle l’était, une évolution morale de cette importance devait se traduire chez elle physiquement. L’effet fut immédiat et des plus sensibles. Georges même, qui pourtant ne l’observait guère, fut surpris de la voir se transformer comme si, par un prodige, d’une journée à l’autre, elle avait perdu toute mémoire. Ses façons, naturelles sans aucun effort, semblaient n’attendre que d’y être invitées d’un mot pour glisser de l’aisance à l’enjouement. Son visage s’était vraiment dépouillé d’un masque. Jusqu’aux ornements de sa toilette qui, disposés non par devoir mais par coquetterie, prenaient de ce chef une grâce nouvelle et attestaient éloquemment son désir de plaire.

Un phénomène aussi subtil, en un tel moment, ne pouvait s’expliquer que par une méprise. Georges eut vite fait de l’attribuer à sa cause exacte. Et il écrivit à Lola ce qu’il en était. Il espérait la troubler dans sa quiétude et, par le jeu d’une jalousie qu’il pensait extrême, bien que jamais elle ne se fût aucunement trahie, lui inspirer le désir de rentrer bientôt. Elle lui répondit sans s’émouvoir qu’elle comptait sur lui pour enlever à Denise toute illusion et qu’il lui suffirait, au surplus, de rosser son fils pour qu’elle reprît aussi vite qu’elle l’avait perdu le sentiment des réalités inflexibles.

Cette dernière suggestion déplut à Georges. Elle révélait chez sa maîtresse d’assez bas calculs et surtout un instinct qu’il flattait plutôt en le qualifiant jusque-là de sévérité. Aussi bien commençait-il à trouver étrange qu’elle prétendît ne pouvoir assujettir Claude sans user de violence envers lui. En admettant que sa cervelle fût un peu légère, son caractère ombrageux, parfois têtu, ne témoignait-il pas d’une intelligence assez vive pour accepter d’être conduit par le raisonnement ? Le battre à tout propos n’était pas utile. Et son mécontentement se doublait du fait que Lola, personnellement, le laissait dans ombre, ne semblant ni pressée de revenir, ni sensible à la délicatesse de sa position.

Comme tous les égoïstes, Elpémor ne commençait à juger quelqu’un que lorsqu’il avait à s’en plaindre. Jusque-là, les apparences qui s’offraient à lui suffisaient à satisfaire sa curiosité. Tant que Lola, même le brimant et l’asservissant, était restée dans ses rigueurs proche et saisissable, il n’avait arrêté sa pensée sur elle que pour lui accorder toutes les perfections. Désappointé, sans nul recours, sans espoir précis, il se fit dans son esprit un travail contraire au cours duquel les tares morales qu’il lui découvrait prirent aussitôt figure de difformités.

Par un effet de son caractère incertain, ses plus violents désirs n’étaient pas tenaces et tous ses sentiments portaient l’empreinte d’une frivolité incurable. Sa mollesse, au surplus, haïssait la lutte. Nul bonheur, pour si grand, si complet qu’il fût, ne lui paraissait justifier un sérieux effort, notamment s’il devait et le donner seul, et prendre ensuite la peine d’y persévérer. Le départ de sa maîtresse l’avait confondu. Il avait été suivi d’une semaine pénible. Tout son être, sans répit, se tendait vers elle, parce qu’alors il ignorait en la réclamant si quatre jours s’écouleraient sans qu’elle lui revînt. Quand il comprit que malgré sa propre impatience aucune concession ne lui serait faite par l’absente sur la date de retour qu’elle s’était fixée, il tomba dans une sorte d’indifférence que ne réussissaient à secouer que passagèrement les lettres tonifiantes qu’il recevait d’elle.

Aussi supporta-t-il sans mauvaise humeur la nouvelle attitude de Denise, d’autant plus ferme en ses espoirs les moins raisonnables qu’elle ne s’y voyait pas contrariée. La constater, en mesurer les effets possibles, c’était comme une vengeance qu’il se donnait de l’abandon où sa maîtresse le laissait languir. Il était d’avance convaincu qu’elle n’aurait sur lui aucune prise, mais jouissait malicieusement de frôler un piège dans lequel, à la rigueur, il aurait pu choir.

Les journées du petit Claude s’écoulaient heureuses. Entre son père, qui tous les matins l’instruisait, et sa mère, qui le reste du temps le quittait à peine, il reprenait une confiance illimitée dans le destin que la vie réserve aux enfants. Plus de réprimandes, plus de coups, et surtout, ce qui peut-être était le meilleur, plus de cette surveillance toujours agressive multipliant en travers de ses fantaisies les interdictions arbitraires ! Il lui était permis de courir et de prendre chaud, de déchirer ses tabliers, de grimper aux arbres, de jouer à des jeux salissants, de tomber. En un mot, il respirait et se sentait libre. Quand il venait de commettre quelque sottise et relevait la tête, consterné, il était sûr de ne pas voir, attaché sur lui, la fixité d’un froid regard chargé d’une menace.

Denise pourtant faisait effort pour lui imposer. Elle avait fini par comprendre que les anciens reproches de son mari sur la façon dont elle se comportait envers Claude n’étaient pas uniquement inspirés par la malveillance. Et surtout, se croyant observée, elle ne voulait donner prise à aucune critique. Mais au contrôle qu’il lui fallait exercer sur elle pour témoigner d’une sévérité suffisante, quelle merveilleuse compensation ne trouvait-elle pas dans le bonheur d’être seule à soigner son fils, de pouvoir l’embrasser à toute heure du jour, l’admirer avec passion, bien que secrètement, jusque dans les écarts qu’elle blâmait tout haut ! Animé par le dépit ou l’ardeur au jeu, il lui faisait l’effet d’un jeune lion : et l’aveugle soumission qu’elle montrait au père lorsqu’ils vivaient encore en étroit contact, elle en retrouvait dans son cœur tous les éléments pour les incliner vers l’enfant.

Le partage de celui-ci ne pouvait durer sans provoquer entre elle et Georges une légère détente. Pour la première fois, réellement, depuis leur union, un intérêt commun les rapprochait. Car ils n’avaient goûté de même, au cours des années, ni l’amour dispensé, ni l’amour reçu, ni l’émotion que leur avait causée la naissance d’un fils, ni aucune des contrariétés et des joies que déterminent dans le ménage le moins agité les menues surprises de la vie. Ces réactions, chez Denise toujours profondes, n’étaient chez son mari que superficielles, ou alors les affectaient si différemment que tout échange de sentiments les déconcertait.

Collaborant avec cœur à un noble ouvrage, ils conçurent d’abord l’un pour l’autre l’estime pleine de réserve et parfois jalouse de deux artisans consciencieux. Puis leurs rapports se colorèrent de quelque confiance. Claude, aux repas, de satellite, devint un centre autour duquel gravitait la conversation. Denise en faisait surtout les frais, mais Georges, que d’ailleurs elle n’ennuyait pas, se laissait souvent entraîner. Il avait aussi ses jours de mauvaise humeur où, retombé dans le silence et le front maussade, il ne répondait à sa femme que du bout des lèvres : celle-ci, alors, ne doutait pas que, le matin même, il n’eût reçu directement des mains du facteur une de ces lettres parfumées d’une odeur violente qu’elle avait surprises par deux fois.

Son courage, cependant, demeurait uni. Incapable, en admettant qu’elle l’eût voulu faire, de peindre par le style avec relief, elle était loin de soupçonner la forte influence que peut avoir sur le cerveau d’un intellectuel le choix d’une épithète ou le tour d’une phrase. Autant elle ignorait la passion perverse, autant ses moyens et leurs effets. Pour elle, une correspondance était un jeu, sans doute en l’espèce abominable, mais, à tout prendre, aussi futile qu’un échange de fleurs entre deux adolescents contrariés. L’institutrice devait écrire qu’elle se morfondait, et Georges lui répondre sur le même ton. Qu’à cela se joignissent des conseils d’une part, de l’autre des promesses plus ou moins vives, c’était inoffensif et comptait à peine auprès des réalités mortifiantes qu’elle avait dû subir pendant plusieurs mois.

Elle était encouragée à penser ainsi par le peu de durée des instants moroses qu’elle constatait chez son mari lors de chaque rechute. Il s’habituait visiblement à sa privation. Comme elle voulait se persuader qu’il n’en souffrait plus, elle épiait sur son visage et dans ses manières le premier symptôme d’une détente, et plus il était prompt à le donner, plus elle se sentait fortifiée dans sa conjecture. Aussitôt, comme un oiseau que l’ombre a fait taire et que la prime aurore incite de nouveau à chanter, elle reprenait son babillage de mère vigilante, se hâtait de rétablir l’harmonieux courant. Certains jours lui apportaient quelque récompense. Tantôt, à l’issue du repas, Georges, au lieu de se lever automatiquement, continuait avec elle la conversation commencée, tantôt, la rencontrant sur la terrasse, il lui adressait la parole et passait un court instant en sa compagnie. Charités insignifiantes et pourtant précieuses qu’elle recevait avec une reconnaissance exaltée ! La plus menue contribuait à l’enhardir. Ses yeux, naturellement, se portaient sur Claude, et elle croyait voir, comme une lumière, étinceler autour du front de l’enfant joyeux le commun bonheur retrouvé. A ces minutes, elle frémissait de toutes les audaces. Il lui semblait, tant était grande sa confiance en elle, que la plus aventureuse, la plus téméraire, la plus folle, ne pourrait ni blesser Georges, ni même le surprendre.

Elle lui dit un soir :

— Telle que nous la menons tous les trois depuis quelque temps, ne trouves-tu pas, mon ami, que la vie est bonne ?

Georges la regarda, un peu interdit. Il répondit en tirant sur sa cigarette :

— La sagesse est de s’en accommoder telle qu’elle est.

— Ce n’est pas toujours facile ! observa Denise.

Elle parut réfléchir quelques instants et ajouta d’une voix très basse, avec émotion :

— Cependant, je suis sûre qu’on y parviendrait si certaines gens ne vous la gâtaient à plaisir…

C’était la première fois, depuis son départ, qu’elle osait faire allusion à l’institutrice. Sans doute fût-elle troublée, car elle rougit. Mais Georges continuait à fumer sans hâte et rien ne décelait dans son attitude qu’il eût pris la remarque en mauvaise part. Elle résolut de profiter de son avantage.

— Es-tu toujours satisfait du travail de Claude ? demanda-t-elle pour ne pas laisser tomber l’entretien et sans savoir où la conduirait cette question.

— Oui, répondit-il. C’est un bon petit garçon. Il s’applique.

— Tel n’était pas l’avis de Mlle Dimbre !

— Elle a eu le mérite de le former.

— Je connais Claude, dit Denise avec douceur. Je le connaissais même avant Mademoiselle… On aurait pu, je t’assure, le rendre docile sans recourir aux moyens dont elle s’est servie.

— C’est facile à dire après coup ! Quand son institutrice l’a pris en main, Claude tournait au cancre. Elle a peut-être, par nature et piquée au jeu, réagi un peu sévèrement, mais ce qu’il faut considérer pour juger ses actes ce sont les résultats qu’elle a obtenus.

Denise fixa sur son mari un regard ardent.

— Hélas ! s’écria-t-elle en joignant les mains, si tu les voyais tous comme je les vois !

Les vibrations de cette réplique n’étaient pas éteintes qu’elle en mesurait la portée. Elle détourna la tête, rougit encore. Un lourd silence tomba entre les époux.

Georges avait gardé tout son calme. La veille, précisément, il avait appris par quelques lignes tracées au crayon que Lola, à son tour atteinte de la grippe, venait d’être obligée de se mettre au lit. La convalescence de Mme Ardant était en bonne voie et il espérait, sur la foi d’une précédente lettre, revoir sa maîtresse avant peu. L’avis du contretemps l’avait déprimé. De nouveau s’offrait à lui, déjà las d’attendre, une perspective illimitée d’aigrissants mécomptes. La maladie de la jeune femme ne l’inquiétait pas. Ce n’était, après tout, qu’un assez gros rhume dont elle guérirait rapidement. Mais, à mesure qu’il méditait sur sa déception, se formait dans son cœur et y grossissait une colère, celle des êtres possédés d’une confiance aveugle qui soudain croient s’apercevoir qu’ils sont dupes. L’empressement de sa maîtresse à quitter la Cagne, où tout aurait dû la retenir, pour voler au chevet d’une petite parente, ne dénotait-il pas son indifférence envers lui ? Et l’inutile prolongation de cette sotte absence dont elle le savait accablé, de laquelle, par tant de lettres, il s’était plaint, la conjurant en vain d’y mettre un terme, n’était-elle pas une autre preuve de mépris complet ? « Par quelle aberration, se demandait-il, ai-je pu longtemps interpréter contre tout bon sens des indices aussi rigoureux, aussi nets ? Elle me témoigne à l’évidence qu’elle se moque de moi et, au lieu d’aviser, j’en disconviens ! » Il en voulait à sa maîtresse d’avoir cru en elle comme un ministre renégat à une religion dont il a pénétré le constant mensonge. Son orgueil humilié la détestait. Il allait même jusqu’à se nier qu’elle lui fût précieuse, existât dans sa vie comme un besoin, — et ne pensait pas à autre chose depuis trente-six heures.

Opposant à sa femme un front réfléchi :

— Qui sait, répondit-il en pesant ses mots, si justement ma vue ne s’améliore pas avec l’âge ?

Surprise par ces paroles, étranglée, ravie, Denise aurait voulu le presser un peu, obtenir, pour se griser de reconnaissance, un aveu de repentir encore plus formel. Mais déjà il s’était levé, s’éloignait. L’ombre s’épaississait sur la terrasse. Un taillis lui déroba son hautain profil.

Elle passa dans le délire une nuit délicieuse. Sa poitrine se dilatait, son cœur bondissait, le passé immédiat n’était plus qu’un songe, les espoirs les plus extravagants lui semblaient permis. A l’autre extrémité du corridor, Georges, se retournant entre ses draps, se traitait de sot et regrettait déjà l’imprudente réplique. Il y voyait comme le coup de pioche maladroit qui sape un édifice patiemment construit ; et il craignait la fureur de sa maîtresse si jamais elle venait à le soupçonner d’avoir, en son absence, compromis leur cause.

Aussi s’efforça-t-il, dès le jour suivant, de rétablir par une série de subtiles manœuvres ce que sa vivacité d’un instant avait ébranlé. Mais c’était une entreprise des plus laborieuses. Denise, en plein élan de résurrection, attribuait à son caractère versatile le changement d’humeur survenu chez lui et ne voulait y attacher aucune importance. Tout au plus s’observait-elle, le voyant soucieux, pour ne pas l’importuner dans leurs tête-à-tête par les traits d’une exubérante allégresse. Et lui, de son côté, avait beau faire, il ne parvenait pas, faute d’énergie, à donner complètement à sa manière d’être la signification qu’il aurait souhaitée. Dans les rouages de la machine que formait leur couple s’était introduite une goutte d’huile dont l’action se faisait sentir malgré tout.

Il finit assez vite par renoncer.

— Advienne que pourra ! pensa-t-il. Les circonstances sont les maîtresses de nos destinées. Celles qui doivent régir la mienne se préparent dans l’ombre et se produiront en leur temps.

C’était laisser à l’imprévu le principal rôle. Cette décision, qui s’accordait à sa nonchalance, lui parut d’abord celle d’un sage et il ne s’avisa qu’à la réflexion que ce pouvait être également celle d’un amant lassé.

Denise la connut par ses effets qui furent de rendre à Georges, avec l’insouciance, sa relative aménité des dernières semaines. Aussi bien n’attendait-elle qu’un pareil retour pour s’abandonner à son cœur. La maison, ornée par elle, prit un air de fête, accueillit le printemps, dans toutes ses chambres, du frais sourire de mimosas et de violettes pâles adroitement piquées dans des vases, tandis que les rideaux, partout remplacés, dégageaient, se mêlant au parfum des fleurs, une odeur discrète de lavande. Elle-même, en circulant, jetait une note gaie, comme l’oiseau-mouche lorsqu’il traverse, d’une aile rapide, les végétations apprêtées d’une riante volière. Aucune obligation de son sort d’épouse ne lui était lourde à remplir. La toilette lui semblait une récompense. Son mari l’entendait quelquefois chanter.

Mais ce fut principalement vis-à-vis de Claude que sa foi limpide s’affirma. Après avoir veillé sur lui comme sur un dépôt, elle se vit libre de traiter en bien exclusif ce qu’elle aimait dans le partage de passion jalouse. Du coup, l’amère saveur que tirait sa joie du sentiment de ne goûter qu’un bonheur précaire se fondit et disparut dans la certitude que la période de son épreuve était enfin close. Au lieu de procéder par soudains accès, effusions violentes, prolongées, que des éléments de désespoir rendaient pathétiques, sa tendresse maternelle s’épura, prit raisonnablement ses dispositions pour fournir d’un rythme égal une carrière utile. Elle se sentit, comme autrefois, guide et responsable. Mais avec la plénitude d’une conscience formée. La terrible leçon lui avait servi. Elle n’en déplorait qu’une seule chose, qui était que son enfant, contre toute justice, eût subi de longs mois, en même temps qu’elle, la punition de ses imbéciles complaisances.

Sans doute, au plus haut point de son ravissement, alors que, rayonnante de confiance heureuse, maîtresse, pensait-elle de l’avenir, elle évoquait un peu l’idée de la jeune Aurore assemblant les rênes de son char, la moindre réflexion l’aurait-elle conduite à se préoccuper du silence de Georges. Par aucune allusion, par aucun acte, il n’avait confirmé l’étonnant propos en vertu duquel elle s’ouvrait. Mais fallait-il qu’il y revînt pour se mortifier ? Il ne l’avait pas désavoué, c’était l’essentiel. Et le moyen de mesurer, en pleine abondance, le crédit qu’elle faisait à ce taciturne dont le charme agissait de nouveau sur elle par toutes ses puissances mystérieuses ?

XIV

— Vraiment ? A ce point-là ? Oh ! que c’est drôle ! dit Lola qui, pleine d’aigreur, se forçait à rire.

Georges la ramenait de la gare d’Aix. La veille, le surprenant en pleine paix morale, alors que fatigué d’une promenade il se mettait à table pour le dîner, un billet, retardé dans sa transmission, était venu lui annoncer qu’elle était en route. Il en avait brièvement informé sa femme.

— Comment ! s’était écriée Denise, elle revient ?

Il avait répondu un peu gêné :

— Elle ne comptait même pas rester si longtemps absente.

Puis, imposant à son visage un masque glacé, il avait achevé de dîner sans lever les yeux et s’était retiré seul dans son cabinet.

Des sentiments contraires s’agitaient en lui. A la joie, qui l’envahissait comme un fleuve, de revoir sa maîtresse à si bref délai, s’opposait le souci non moins impérieux de l’accueil que ferait à celle-ci sa femme. Par indolence et respect de sa quiétude, il s’était jusqu’à ce jour, rien ne l’en pressant, sévèrement interdit d’y penser. Et soudain, bousculé par les circonstances, voilà qu’il éprouvait à considérer cette question le vertige de l’excursionniste novice découvrant une faille. Deux parois de rocher verticales et lisses allaient, lui semblait-il, demain se heurter. Quelle désagrégation suivrait leur rencontre ?

Son égoïsme frissonnait sous la vive menace. Et dans sa conscience même il était troublé. Quantité de contingences dont il n’avait cure, que férocement il dédaignait de considérer avant la longue séparation voulue par Lola, sur le point de se reproduire toutes ensemble, lui apparaissaient monstrueuses, et proprement pour Denise insupportables, à présent qu’à la faveur de leur rapprochement il avait pénétré sans le vouloir dans la sensibilité de celle-ci. Car autre chose est de savoir qu’une souffrance existe et autre chose de l’avoir vue se manifester. Alors, celui qui l’a causée, à moins d’être une brute, compare aux mille effets de sa cruauté les raisons qu’il a eues d’être cruel : et rarement conclut-il qu’il se peut absoudre.

Georges ne dormait pas, se levait tôt, se rendait à la gare presque avec ennui. Lola sautait du train, désinvolte et fraîche. Il n’avait pas encore les mains dans les siennes que déjà ses scrupules s’évaporaient, que se dissipaient toutes ses craintes, qu’il n’était plus, courant à elle, qu’un homme ébloui, secoué par la tendresse et le ravissement.

Elle aussi lui faisait fête sans hypocrisie. Et aussitôt dans la voiture, en traversant Aix, elle se mettait en devoir de l’interroger, impatiente de pressentir l’atmosphère morale qu’elle allait trouver à la Cagne. Toute une partie, la plus récente, des lettres de Georges l’avait laissée à cet égard dans l’incertitude. Elle devinait que bien des choses lui étaient cachées, que certaines phrases, en apparence pleines de détachement, étaient dictées à son amant par un sourd malaise, mais se renfermait dans le silence, craignant, par une enquête, de tendre à l’extrême les fils d’une situation délicate. Dès les premières questions il s’épanouissait. Le regard appuyé sur sa maîtresse, un grand besoin naissait en lui, éclatait bientôt, de la renseigner, de l’instruire, de fortifier sans retard leur nouvelle alliance par une connaissance partagée des manœuvres qui s’étaient dessinées contre elle. Et il en retraçait fidèlement la suite, en décrivait avec un feu de sincérité toutes les circonstances, toutes les phases, montrant Denise dans ses attaques d’autant plus hardie que son espoir prenait racine et s’affermissait.

Lola l’écoutait avidement. Quelquefois, aux détails les plus imprévus, une exclamation de surprise lui venait aux lèvres.

— Mais enfin, finit-elle par s’écrier, si j’étais restée absente une semaine de plus, je vous retrouvais dans son lit !

— La couverture était faite, répondit Georges.

— Ah ! soupira-t-elle, que vous êtes faible !

Il la sentait déjà toute prête à gronder. Pourtant elle se contint, lui sourit même, ne voulant pas qu’en plein accès de confiance heureuse il pût regretter sa franchise.

— Et Claude ? demanda-t-elle sur un ton sec, tandis que son visage et toute sa personne s’imprégnaient brusquement de sévérité. Vous semblez perdre de vue qu’il m’occupe aussi. Que devient-il au milieu de vos roucoulements ?

— Je l’ai fait travailler tous les matins.

— Et il vous obéit ?

— Comme à vous-même.

— Vous avez donc usé de la manière forte ?

Il se contenta de répondre négativement.

— Alors, je vois d’ici ce qu’il peut donner ! Joli bilan ! conclut-elle en haussant l’épaule. Une femme qui se figure vous avoir repris et un enfant livré près d’elle à tous ses caprices. Comme il est temps que je revienne pour mettre un peu d’ordre !

Les révélations de son amant l’avaient édifiée. Persuadée qu’elle courait au-devant d’une lutte, elle se rengorgea, se cambra, vaniteuse comme ces coqs qui lissent leur plumage avant d’affronter l’adversaire. On n’aurait pu lire sur son visage la trace d’un souci, ni dans son regard une expression qui ne fût celle de la plus sereine volonté. Georges la contemplait avec amour. Telle elle était partie, telle elle rentrait, n’ayant perdu, au cours de sa longue absence, aucun des éléments de fascination qui la lui rendaient si précieuse. Maintenant, attentive à la campagne d’Aix, elle évoquait à voix chantante, avec des mots fins, les souvenirs pleins de douceur qu’elle en avait eu : et le jeune homme, sans l’écouter, observait ses lèvres, trouvant délicieux de l’entendre et se sentant caressé par ses paroles comme si chacune directement s’appliquait à lui.

Personne, devant le seuil, ne les attendait. Seul, le jardinier les salua. Les chambres dormaient toutes derrière leurs persiennes et le dallage du vestibule, quand ils le foulèrent, rendit sous leurs pas un son morne. Ils gagnèrent la salle à manger. Mais aucune collation n’y était servie.

— Voilà, dit la jeune femme, qui commence bien !

Georges sonna.

— Le déjeuner de Mademoiselle devrait être ici ! jeta-t-il d’une voix sèche à la cuisinière.

Celle-ci les regardait, interloquée.

— Il faut le temps, dit-elle, que je le prépare… Madame ne m’a pas donné d’ordres.

Elle sortie, les amants se cherchèrent des yeux, en proie à l’inquiétude des cœurs possédés lorsque sur leur chemin se dresse un obstacle. Lola, s’étant reprise, haussa l’épaule.

— Si nous avions, déclara-t-elle, un peu réfléchi, nous nous serions attendus à cette réception ! Je monte chez moi. J’ai besoin de me rafraîchir le visage plus que je n’ai faim.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’elle redescendit.

— Je vous donne à deviner, dit-elle en pouffant, dans quel état je viens de trouver ma chambre ?

Georges fit signe qu’il l’ignorait.

— Les rideaux fermés, les housses mises, le tapis roulé contre un des murs, le lit sans un drap ! Du reste, il m’a suffi d’une brève inspection pour m’assurer qu’elle n’avait pas été balayée depuis mon départ.

— C’est odieux ! gronda-t-il en serrant les poings.

— Pas du tout ! Au contraire, je trouve ça très drôle !

Elle se forçait à rire, mortifiée, rageuse, pour amortir par sa gaieté dans l’esprit de Georges l’effet de l’affront qu’elle subissait, car le malaise de celui-ci était évident et rien ne pouvait être plus nuisible au respect d’un homme tel que lui que d’en voir l’objet bravé avec insolence.

— Je me demande où nous allons ! finit-il par dire, comme écrasé, maintenant qu’il réfléchissait, par cette offensive imprévue.

— A une partie délicate, répondit-elle, mais qu’il faudra qu’on joue serré pour gagner sur nous !

Elle était redevenue la volonté même, ne songeait plus, par son attitude, ses propos, qu’à galvaniser l’énergie de son faible amant. Aucun plan dans son esprit ne se dessinait. Loin de la stimuler à cette heure critique, la situation lui apparaissait sans issue. Mais elle comptait un peu sur les circonstances, beaucoup sur son audace et sur son sang-froid.

Du cabinet de travail, où ils se rendirent, ils voyaient se dérouler devant eux la terrasse déserte. L’ombre du marronnier frissonnait à peine. Et tel était le silence de toute la maison qu’ils auraient pu raisonnablement s’y croire seuls. L’impression était gênante, Lola le sentit, et elle essaya par ses caresses d’en préserver Georges, comme on couvre d’un châle un convalescent pour lui éviter la fraîcheur. Il l’écoutait lui raconter son séjour au loin, se troublait quand, élevant à dessein la voix, elle le gourmandait sur ses lettres. Le plus commun des artifices le trouvait docile. D’ardents baisers les unissaient, des querelles fusaient, la réciproque évocation de leurs impatiences les rapprochait front contre front, joints par tous leurs doigts. Lui par lâcheté, elle par prudence, ils atteignirent le moment de se mettre à table sans avoir abordé l’inquiétant sujet qui les occupait avant tout.

Le couvert n’était dressé que pour deux personnes. La femme de chambre annonça comme ils s’asseyaient :

— Madame fait prévenir Monsieur qu’elle déjeunera dans sa chambre et qu’elle garde avec elle M. Claude.

Lola s’attendait à cette nouvelle. Elle l’accueillit, les paupières basses, d’un sourire glacé. Mais Georges en éprouva de l’irritation. Toute expression d’une volonté mordant sur la sienne, dérangeant ses combinaisons, ses calculs, le jetait sur-le-champ dans une froide colère ; et, à cause de la présence de la domestique, sa maîtresse se trouvait sans action sur lui. De temps en temps, comme on s’efforce d’animer un enfant boudeur avec l’espoir de le ressaisir peu à peu, elle se bornait à le cingler de son dur regard pour lui arracher une parole.

Lorsqu’ils demeurèrent seuls, le café servi :

— Ne nous trouvez-vous pas, demanda-t-elle, assez ridicules, et désirez-vous ajouter par votre attitude aux raisons de rire de l’office ?

— Question sans intérêt ! répondit Georges. Ce que peut penser l’office m’est indifférent.

Il s’était exprimé sur un ton bourru.

— Voilà un air et une chanson bien nouveaux pour moi ! observa la jeune femme d’une voix paisible, en le dévisageant, la tête dans ses mains.

Sans doute allait-il répliquer, et avec un autre accent, par de sottes excuses, déjà repris à l’artifice des yeux immobiles resplendissant comme des étoiles dans la face d’albâtre, lorsque soudain la femme de chambre, entrant sans frapper, l’informa que Denise l’attendait chez elle.

Il dut faire un effort pour cacher son trouble et Lola elle-même tressaillit.

— Que vais-je lui dire ? murmura-t-il, les sourcils froncés.

— Ce qu’il vous plaira. Je vous laisse libre !

— Si je n’y allais pas ?

— Vous auriez l’air de redouter une explication.

Elle se leva, vint appuyer sa joue contre celle de Georges et, promenant ses doigts aigus sur le front plissé :

— Nous avons retardé l’instant critique, mais voici que les circonstances nous l’imposent. Si vraiment vous m’aimez, comme je le crois, il faut être, mon chéri, résolu à tout !

— Ce qui signifie ? demanda-t-il.

— Que le souci de notre amour doit seul vous guider dans le choix du parti que vous allez prendre… Souvent, ajouta-t-elle avec un sourire, je vous ai représenté comme la pire des choses une solution qui nous réduirait, faute d’argent, à nous accommoder d’un état médiocre. C’était surtout par lâcheté que je m’inquiétais. Aujourd’hui, je vous supplie de compter sans moi : à quelque épreuve que nous conduise votre décision, je saurai la subir avec courage.

— Merci ! dit-il en se levant. Vous êtes délicieuse !

Le baiser qu’elle lui donna le brûlait encore lorsqu’il pénétra chez sa femme.

Denise reposait sur une chaise longue, les mains inoccupées, la face pâle et triste. Claude, installé près d’elle, jouait avec des cubes. Sur un signe de sa mère, il sortit.

Alors Denise regarda Georges et dit simplement :

— Je t’ai fait demander de venir me voir parce que je désirais connaître tes intentions.

Il s’attendait à quelque éclat, injure ou prière, dont la violence aurait provoqué la sienne. Cet accueil imprévu le déconcerta. Un instant désarmé par sa douceur, il ne put que murmurer sur un ton maussade :

— De quelles intentions veux-tu parler ?

— J’ai reçu, dit Denise, un coup terrible ! Oui, prononça-t-elle avec conviction, si stupide que cela puisse te paraître, je croyais mon martyre enfin terminé. Tu semblais prendre intérêt aux études de Claude, tu me supportais sans aigreur. Il a fallu la lettre d’hier soir pour m’ouvrir les yeux.

— Elle m’a surpris, balbutia-t-il, autant que toi-même.

— Pas de la même façon, dans tous les cas ! Au surplus, c’est un détail qui importe peu. La question que je te pose, la seule qui m’occupe, est celle-ci : quand mets-tu à la porte Mlle Dimbre ?

L’expression employée fit effet sur Georges.

— Mlle Dimbre tient à moi par des liens trop forts, articula-t-il rageusement, pour que je tolère qu’en ma présence tu te permettes de la traiter comme une domestique !

— Elle n’est, pour moi, pas autre chose, répliqua Denise ; ou, du moins, j’aime encore mieux lui donner ce nom que certains autres plus blessants et tout aussi justes.

Son intention de braver Georges était manifeste. Et soudain, devant cette femme qui osait lutter, mais qu’il savait, au fond, si faible et si lâche, il prétendit, par l’impudence, avoir raison d’elle. Se carrant dans un fauteuil et croisant les jambes :

— Domestique ou putain, déclara-t-il, Mlle Dimbre est à la Cagne par ma volonté et elle continuera de l’habiter aussi longtemps qu’il me conviendra qu’elle y reste !

— Excepté, dit Denise, si je l’en chasse ! Car enfin tu n’es pas le seul maître ici !

A son tour, elle s’animait, se piquait au jeu.

— Il ne faudrait pas l’oublier ! J’ai pu mettre mon bonheur et mon orgueil même à m’y effacer derrière toi. Je ne demande qu’à continuer, si tu le permets. Mais si, dans ta fureur, sans égards pour nous, tu t’es juré de déshonorer cette maison, je saurai me souvenir qu’elle m’appartient.

— C’est cela ! jeta-t-il d’une voix stridente. Et que j’y vis depuis dix ans grâce à tes largesses !

— Georges, comment peux-tu me parler ainsi ?

— C’est un droit que ton argent ne me retire pas ! Me prends-tu pour un sot, poursuivit-il, s’excitant à mesure qu’il savait plus fausses les accusations qu’il portait, et crois-tu que je me fasse la moindre illusion sur tes sentiments véritables ?

— Je n’en ai pas de deux espèces, répliqua Denise. Tout le dévouement, tout l’amour que je puis offrir vous ont toujours appartenu à Claude et à toi.

— Air connu ! dit-il.

Et il feignit, se renversant, la main gauche levée, de pincer les nerfs d’une guitare.

Mais déjà la colère renaissait en lui.

— Mieux vaut, d’ailleurs, une fois pour toutes, découvrir nos âmes et nous expliquer brutalement ! A l’origine de notre union, tu le sais comme moi, il n’y a eu que ton désir et ma pauvreté. Celle-ci craignait la lutte, et elle s’est vendue. Depuis lors, me considérant comme ton bien, indifférente à ma froideur la moins déguisée, tu ne t’es jamais plus occupée de mes aspirations, de mes goûts, que de ceux d’un animal domestique mangeant à sa faim. N’avais-tu pas donné l’argent pour me rendre heureux ? Etait-ce ta faute si, capricieux, bâti comme personne, j’estimais insuffisants, même offerts par toi, les plaisirs de la digestion et du lit ? On ne tient pas, pendant dix ans, le rôle de victime avec un naturel plus parfait ! A te voir n’opposer à mes impatiences que résignation, que douceur, moi-même j’avais fini par me croire un monstre. Mais aujourd’hui que la chaîne te paraît tendue, craignant tout à coup qu’elle ne se rompe, tu renonces violemment à l’hypocrisie : alors tu sais te redresser, me montrer la niche, et le seul mot que t’inspire la situation est pour me rappeler ma dette envers toi !

Denise écoutait atterrée. A chacun des outrages qui se succédaient, elle se sentait plus incapable de dire un mot pour en arrêter l’effusion. Par l’altération de son visage, le son de sa voix, son mari lui faisait l’effet d’un fou. Elle était pénétrée d’une douleur immense ; mais, dilatés par la stupeur, ses yeux restaient secs, et ses traits, comme si son cœur eût cessé de battre, n’accusaient aucune réaction.

Georges fixait sur elle un regard haineux. Pareil aux fauves dont les instincts ont longtemps dormi et que la vue d’une goutte de sang incite au carnage, le spectacle de sa femme, confondue, brisée, accroissait son désir de dévastation. Soudain, pour l’achever, d’une voix sarcastique :

— Sois sans inquiétude ! lança-t-il. Ta vertueuse demeure, un instant souillée, va pouvoir être purifiée de la cave aux combles. Demain, à cette heure-ci, nous l’aurons quittée !

La nouvelle eut sur Denise l’action d’un fer chaud.

— Georges ! s’écria-t-elle.

Il s’était enfui. Comme il traversait le palier, il entendit ouvrir une porte avec précaution et vit Lola qui, de sa chambre, lui faisait signe.

— Eh ! bien ? demanda-t-elle lorsqu’il l’eut rejointe.

Il lui raconta l’entrevue : mais, par crainte d’être blâmé s’il avouait sa fougue, avec plus de prudence que de franchise, se donnant comme de sang-froid durant toute la scène, montrant Denise inébranlable jusqu’à la fin dans son exigence d’une rupture.

— Mieux vaut tard que jamais ! dit la jeune femme. Elle aura mis du temps à se révolter !

Déjà, son parti pris, trop adroite pour se soucier uniquement d’elle-même, par toutes sortes de caresses et de séductions elle s’appliquait à étourdir son docile amant. L’entreprise ne demandait pas grand effort. S’adressant à une tête chaude de rancune, Lola sentait répondre à sa moindre avance les audaces d’une bouche passionnée. Peu à peu, l’ivresse la gagna. La certitude montait en elle d’une victoire si nette qu’elle n’avait rien imaginé de plus concluant. Et soudain elle s’écria, transportée d’orgueil :

— A lutter contre moi, on est sûr de perdre ! J’ai fait connaître ici ma volonté, je l’imposerai jusqu’au bout !

— Oui, dit-il sans bien comprendre et par soumission.

Sautant de ses genoux, elle lui prit la main, le conduisit jusqu’à la porte masquée d’indienne qui faisait communiquer sa chambre avec celle de Claude.

— Regardez ! dit-elle en l’ouvrant.

Les persiennes étaient fermées, la pièce semblait vide. Georges ne distingua qu’au bout d’un instant son fils agenouillé dans un coin plein d’ombre, les poignets réunis par une courroie, le visage tourné vers le mur.

Un vif mécontentement altéra ses traits. Il faillit s’écrier : « Quelle maladresse ! » Mais les doigts de la jeune femme étreignaient les siens et, sans qu’elle dît un mot, comme pour le dompter, ils se resserrèrent sur leur prise.

— Qu’il bronche ! menaça-t-elle en se retirant. Je commence par le fouetter de la bonne manière et je le remets dans cette position jusqu’au soir !

La phrase était moins dite pour terrifier Claude que pour en imposer à Georges hésitant. Certaine de son pouvoir, ainsi qu’un malfaiteur, pour le mieux tenir, exige d’un complice timide qu’il s’engage, elle désirait qu’il approuvât sa dernière vengeance. Quand son amant l’avait quittée, vingt minutes plus tôt, elle avait, montant chez elle, rencontré dans l’escalier le petit garçon à l’instant congédié par sa mère. Il était devenu écarlate en l’apercevant, avait baisé la main qu’elle lui tendait et répondu d’une voix tremblante à ses sèches questions.

— Ne vous ai-je pas habitué à la politesse ? Ne saviez-vous pas que j’étais de retour depuis ce matin ? lui avait-elle demandé sans préambule.

— Si, Mademoiselle.

— Comment donc se fait-il que, le sachant, vous ne m’ayez pas donné signe de vie ?

— Maman me gardait dans sa chambre.

— Et vous avez pu croire, petit nigaud, que je supporterais une telle insolence alors que j’ai tout fait pour vous rendre aimable ?

Il avait balbutié quelques excuses.

— C’est bien ! Passez devant : je vous accompagne.

Aussitôt chez elle, sans pourtant le frapper, par crainte de ses cris, elle l’avait fait agenouiller dans un angle obscur, puis, arrachant une des sangles de sa valise, était revenue lui en lier étroitement les mains.

— Une heure de pénitence ! lui avait-elle dit. Une autre fois, vous vous rappellerez que j’existe.

Aucun dessein de faire tourner cette rapide violence à la confusion d’une rivale ne l’avait animée dans l’exécution. Simplement, impuissante à punir Denise et rencontrant son élève comme elle en souffrait, elle avait, sous un prétexte aussitôt trouvé, déchargé sur lui sa colère. Ce n’était que par la suite, en attendant Georges, qu’elle s’était avisée du parti cruel dont l’occasion lui était conjointement offerte.

— N’avais-je pas raison de vous dire que ma volonté devrait être subie jusqu’au bout ? interrogea-t-elle sur le ton le plus orgueilleux lorsqu’elle se retrouva seule avec Elpémor. A cette heure-ci, votre femme doit attendre Claude. Ce n’est pas aujourd’hui qu’elle le reverra.

— Quand comptez-vous le lui rendre ? demanda-t-il.

— Avant notre départ, demain matin. Je ne me tiendrai qu’alors pour libérée des fonctions dont vous avez bien voulu m’investir.

Une révérence accompagna ces dernières paroles.

— Mais, murmura Georges, heureux de se rabattre sur un détail pour éviter de traiter la question à fond, ne pouviez-vous vous contenter de retenir Claude sans lui infliger une punition qu’il ne mérite pas ?

— Comment, protesta-t-elle, qu’il ne mérite pas ? Un enfant qui fait preuve d’impertinence au point de ne pas venir me saluer !

— C’est à sa mère qu’en revient uniquement la faute.

— Faudrait-il donc aussi que je lui offrisse des pastilles si elle lui avait ordonné de cracher sur moi ? s’écria la jeune femme en se redressant. Mille regrets ! Ma justice est moins sotte personne !

Elle ajouta, haussant l’épaule, avec un rire sec :

— Au surplus, rassurez-vous ! Il en a vu d’autres ! Quelques quarts d’heure d’une pénitence méritée ou non ne valent pas qu’il en soit si longtemps parlé. Nous avons pour le moment autre chose à faire. Et d’abord vos malles !

Sans laisser à son amant le temps d’une réplique, elle le dérangea pour passer et se rendit dans sa chambre, où il la suivit. A peine y étaient-ils que la femme de chambre parut, demandant, de la part de Denise, que le petit garçon lui fût immédiatement renvoyé.

Georges regarda sa maîtresse.

— Dites à Madame que M. Claude est avec Monsieur, répondit la dure fille sans s’émouvoir, et que Monsieur, jusqu’à nouvel avis, désire le garder.

Cependant, par prudence, la servante sortie, elle traversa de nouveau le corridor, alla fermer intérieurement la porte de Claude, puis condamna la sienne et en prit la clé.

— Ainsi, dit-elle en revenant, nous serons tranquilles !

Elpémor ne parut pas avoir entendu. De son armoire à glace largement ouverte, il tirait une par une les pièces de son linge et les apportait sur son lit. Ses gestes, sa démarche et son expression trahissaient un mécontentement résigné. Lola s’en rendit compte aussitôt assise, attribua sans hésiter cet état d’esprit à l’excessive intransigeance dont elle faisait preuve et pensa un instant à relâcher Claude. Mais elle se dit qu’une concession serait mal venue, l’autorité qu’il lui faudrait dans les dernières heures ne pouvant qu’en être ébranlée. Alors, elle essaya, pour le ressaisir, d’intéresser son amant à leur vie future : le choix qu’elle savait faire de certains détails la parait d’un lustre attrayant.

Rien, cependant, ne parvenait à captiver Georges. Les paroles bourdonnaient à ses oreilles sans lui donner plus de confiance ou de soulagement que n’en aurait produit un vol d’abeilles d’or. Dans son esprit dégagé d’un épais brouillard, net comme un paysage en plein soleil, des pensées trop sérieuses s’opposaient aux mots pour qu’il fût en leur pouvoir de les disperser. La vue de Claude avait été le rayon soudain grâce auquel s’était faite, un quart d’heure plus tôt, cette illumination intérieure. Elle avait, en l’indignant, réveillé en lui son principal grief contre Lola. Qu’un enfant qu’il savait vif, plein d’intelligence, par animosité ou par caprice, fût injustement maltraité, n’était-ce pas le méfait d’une âme si perfide qu’on la pouvait croire de plain-pied avec toutes les ruses ? Et, pour la première fois, timidement encore, il soupçonnait sa maîtresse de duplicité, commençait à discerner la part de l’intrigue dans le drame, patiemment agencé par elle, dont le dénouement approchait. Certes, son amour même n’était pas atteint. Mais, par l’effet révélateur d’un louche incident éclairant de biais certaines ombres, la partie égoïste de sa nature subissait une crise de confiance. « Réfléchissons, se disait-il, car, en somme, où vais-je ? Un parti tel que celui qu’on m’incite à prendre suppose une passion partagée. Ce n’est qu’en plein accord de dévouement que nous surmonterons des difficultés dont les premières nous attendent à deux pas d’ici. Que Lola se dérobe, son but atteint, qu’elle me laisse seul aux prises avec une vie dure, se bornant à me témoigner qu’elle en souffre et à me reprocher aigrement mes efforts stériles, quel bonheur pourrai-je goûter en sa compagnie ? Non-seulement elle me rendra l’existence amère, mais encore je finirai par me lasser d’elle. Combien alors je maudirai mon emportement ! » Ainsi raisonnait-il, supputant ses risques. Et à mesure qu’il découvrait dans son lot futur de nouveaux motifs d’inquiétude, il se prenait parallèlement à faire plus grand cas des biens qu’il s’apprêtait à lui sacrifier. Sa maison lui paraissait un séjour exquis. Certaines images dont sa mémoire conservait l’empreinte y brillaient d’un éclat singulièrement frais.

Il obéissait malgré tout. Partagé, taciturne et pourtant docile. De même qu’un jeune cheval dompté par la bride finit par la subir sans lutter contre elle, il frémissait de se sentir à ce point mâté, mais se soumettait à l’entrave. Le courage lui faisait défaut pour la rompre et la certitude, profonde en lui, que toute tentative échouerait n’était pas de nature à lui en donner. De plus, enfin conscient de sa turpitude, à supposer que par un prodige d’énergie il parvînt à briser le funeste frein, il tenait pour désormais frappé d’impuissance tout moyen dont il viendrait à vouloir user pour se rapprocher de sa femme. Celle-ci pardonnerait, mais n’oublierait pas. Affaibli par le temps, d’autres soucis, le souvenir de l’outrage essuyé par elle resterait toujours assez fort pour s’interposer rigoureusement entre sa fierté et ses impulsions les plus vives. Et il se voyait, en conséquence, menant à la Cagne une existence tolérée plutôt que chérie, à jamais victime de sa faute, vieillissant dans une sorte de quarantaine.

Autant valait courir jusqu’au bout la chance ! Certains défilés noirs d’aspect, plus rébarbatifs à mesure que l’on s’y enfonce, aboutissent à des paysages lumineux. La conduite de sa maîtresse lui semblait indigne, mais n’en tirait-il pas de fausses conclusions, et un intérêt passionné, pour garder ses droits, se fait-il faute de recourir à toutes les bassesses ? Au pis-aller, dans le choix qui s’offrait à lui, Lola représentait l’élément douteux préférable à une déprimante certitude. En outre, elle était là, elle ordonnait. Elle était donc en même temps le parti facile. Son regard aurait brisé toute hésitation. Il n’était pas jusqu’à la musique de ses phrases, déconcertant la volonté par sa douceur même, charmant à la longue les scrupules, qui ne rendît l’obéissance à peu près fatale.

Quand ils retournèrent dans la chambre de la jeune femme, le bagage de Georges était prêt. L’institutrice alla délivrer Claude. Alors ils se trouvèrent réunis tous trois et l’atmosphère entre eux devint si pesante que l’enfant fut invité, au bout d’un instant, à se retirer avec ses jouets dans la pièce voisine.

Tout n’était que silence dans la vieille maison. A peine, de loin en loin, montait-il de l’office un bruit de vaisselle ou celui du hachoir pilant une viande. Lola, pour se donner une contenance, avait tiré de son sac à main un ouvrage auquel elle travaillait sans lever les yeux. L’attention qu’elle y prêtait ne l’empêchait pas de parler, mais elle aimait mieux, par prudence, éviter le regard de son amant, persuadée que du choc de leurs prunelles pourrait soudain jaillir l’incident banal qui compromettrait tout l’acquis. Arrivée à ce point de la phase critique où il semblait qu’il n’y eût plus qu’à prendre patience pour la voir se résoudre heureusement, elle éprouvait, la figure chaude et les mains nerveuses, un peu de l’émotion d’une danseuse de corde dont l’existence est à la merci d’un faux pas.

Son sourire déguisait mal cette appréhension, et chaque minute qui s’écoulait la rendait plus vive.

Le soir commençait à tomber. Georges, près d’une fenêtre, accoudé nonchalamment au bras d’un fauteuil, se sentait pénétré d’une tristesse affreuse. Il comprenait que derrière lui s’effaçait un monde, voyait approcher l’heure du départ et ne pouvait s’accoutumer à l’idée de quitter son fils.

De la campagne environnante montaient des bruits clairs, jaillissaient, les couvrant, de rauques appels, comme si, des quatre points de son horizon, s’entre-croisaient les voix brisées d’un immense adieu. « Mon dernier crépuscule ! pensa-t-il en se laissant aller à l’alanguissement. Peu de chance que jamais j’en puisse voir un autre descendre sur ma terre et sur mes arbres ! Ai-je été malheureux dans cette demeure ? Et ne serait-ce pas, d’aventure, une félicité trop unie que j’aurais confondue avec l’infortune ? » Les paroles de sa maîtresse, occupée à coudre, tintaient monotones, abondantes, continuaient à l’étourdir comme un bourdonnement. La pensée de Claude l’accablait. Il inspectait le ciel d’un regard tenace, en homme qui s’attend presque à y lire un signe.

Le gris de l’ombre y refoulait toute la gamme des roses. Rien n’était plus apaisé que ce firmament, plus propre à baigner l’âme de sérénité. Cependant, à quelques fenêtres de la sienne, d’autres yeux le contemplaient avec désespoir.

Denise, littéralement, se sentait mourir. L’avis jeté par son mari, son furieux départ, puis le refus qu’elle lui prêtait de lui rendre Claude, la surprenant en pleine agonie morale, l’avaient poignardée coup sur coup. A la troisième de ces dures péripéties, comme un assassiné, dans une convulsion, trouve encore le moyen d’allonger les bras, elle n’avait fait qu’un bond jusqu’à sa porte. Puis elle était restée sur place, le bouton en main. La pensée d’apparaître à l’horrible couple, la perspective de se heurter à son entêtement et de se retirer sous un outrage l’avaient, dans un éclair, glacée d’épouvante. Et elle était revenue à sa chaise longue.

Là, son esprit avait pu bouillonner à l’aise. Car on ne saurait désigner par un autre mot la nature du travail qui s’y était fait. Toute sa vie, son mariage, la naissance de Claude, sa sourde mésentente avec Elpémor, l’abandon progressif de celui-ci, enfin l’arrivée de Lola et les cruelles étapes de son calvaire, se présentaient à elle en traits fulgurants, lui donnant à déplorer avec la même fougue ses emportements d’amoureuse, ses mortelles négligences d’épouse honnête et son manque de fermeté envers l’intrigante. Par-dessus tout, un remords lui rongeait le sein comme une goutte d’acide une brûlure : celui d’avoir été une mère timide. Pour s’être dessaisie sur une injonction du plus personnel de ses droits, il fallait que son devoir lui eût fait bien peur ! Dieu l’en punissait terriblement !

Et ne la frappait-il que pour ce motif ? Quel bonheur avait-elle pu sincèrement attendre d’une union contractée malgré son père ? Elle se le demandait avec amertume, mais sa douleur, sollicitée par d’autres objets, ne s’arrêtait pas sur ce point : tout au plus l’effleurait-elle pour gagner en force, comme un sauteur, du bout du pied, la planche élastique.

Le présent l’accablait, le futur surtout dont la face incertaine et toujours affreuse la faisait gémir d’épouvante. Ainsi, Georges, gagné, s’apprêtait à fuir ! Entre tant de délicats, de précieux trésors, éprouvés par une expérience de dix ans, et les promesses perfides d’une aventurière, c’était les promesses qu’il choisissait ! Quelques heures, et de son long séjour de maître obéi il ne resterait à la Cagne que les vestiges ! Son pas aurait cessé d’en frôler les dalles, sa mélancolie d’en parfumer le discret silence ! Que deviendrait-elle avec Claude ? Quelle existence frileuse connaîtraient-ils, cernés dans leur amour par le chagrin et gênés comme un corps amputé d’un membre ? Et comment, elle si chétive, encore affaiblie, parviendrait-elle sans auxiliaire à guider l’enfant ? Lorsqu’elle tentait de concevoir leur état prochain, elle pensait invinciblement à deux arbres, inégaux par la force et la hauteur, perdus l’un contre l’autre au milieu d’une plaine et résignés, quand l’ouragan ne vient pas les tordre, à subir une averse ininterrompue. Alors, se détendant, elle fondait en larmes.

Une pendule, auprès d’elle, sonnait les heures. C’était la même qui mesurait ses longues insomnies. Quelque tendresse avait fini par la lier à ce frêle objet, confident presqu’animé de toutes ses souffrances. Elle le consultait par instants. Il lui tardait immensément de revoir son fils. A sept heures, elle s’inquiéta. Un peu plus tard, la femme de chambre, venue aux ordres, l’informa que l’enfant se mettait à table avec Mademoiselle et Monsieur.

La violence de sa peine en fut accrue, car elle dut rapprocher de son abandon les sentiments qui persistaient dans le cœur de Georges. C’était donc elle seule qu’il fuyait ! Toujours attaché à son fils, il aimait mieux se mutiler dans cette affection que d’endurer plus longtemps sa présence, à elle ! Quelle disgrâce lui valait d’être ainsi maudite ? Elle ne se révoltait plus, ne s’indignait plus, mais pleurait abondamment et silencieusement dans son bras replié sur ses yeux. L’ombre, autour d’elle, s’épaississait sans qu’elle y prît garde. Il se fit quelque rumeur dans le vestibule, de confuses répliques s’échangèrent, puis des pas résonnèrent dans l’escalier. Le repas avait pris fin, Claude allait venir. Elle eut encore le courage d’essuyer ses larmes et de se jeter sur la figure un nuage de poudre.

Un quart d’heure s’écoula. Denise, angoissée par les ténèbres, avait allumé près de son lit une petite lampe basse. Et elle ne quittait plus du regard la porte, persuadée à tout instant qu’elle allait s’ouvrir. Mais que l’absence de Claude se prolongeait donc ! L’oreille attentive au moindre bruit, elle en avait surpris d’à peine perceptibles et, à chacun, le cœur stoppé, tous les nerfs tendus, avait pensé que les amants libéraient son fils. D’autres minutes passèrent, un nouveau quart d’heure, ensuite un temps qu’elle mesura seconde par seconde sans en contrôler la durée. Soudain, neuf coups tintèrent à l’église de Luynes. Elle remarqua qu’un profond silence s’était fait, que toute l’aile gauche de la maison paraissait dormir.

— Je dois me tromper, murmura-t-elle ; Georges ne se couche pas à cette heure-ci et Claude serait venu me dire bonsoir…

Cependant elle éprouvait un malaise physique qui n’était pas la courbature que donne le chagrin.

Sa pensée s’acheva dans un cri d’horreur. Dressée d’un bond, les yeux hagards, les bras étendus, elle voulut faire un pas, se sentit fléchir, et retomba lourdement sur sa chaise longue.

Foudroyante et dévorante, tangible et totale, comme un serpent jaillit d’un buisson d’épines et ne se laisse apercevoir, tant l’attaque est prompte, que déjà roulé sur sa proie, la certitude venait de surgir en elle qu’elle s’était abusée jusqu’à présent, que le fond vu de son malheur n’était qu’une surface par rapport au fond réel qu’elle touchait enfin, que Georges s’apprêtait à lui ravir Claude, que Lola, vindicative, l’y encourageait, qu’ils le tenaient séquestré par précaution et qu’ils l’emmèneraient avec eux le matin suivant.

Jamais comme à cette heure, dans cette solitude, elle n’avait eu le sentiment de son impuissance. Et elle pensa, juste le temps de maudire la Cagne, au secours qu’elle aurait trouvé dans une ville. Ici, toute tentative courait à l’échec. Occuper l’escalier, barrer la porte, se jeter sous la voiture quand elle partirait, autant de moyens propres à retarder, non à faire échouer l’entreprise. Celle-ci, pour elle, avait l’audace et surtout la force. Brusquement, son mari lui fit horreur : n’était-ce pas lui qui réduirait ses dernières défenses et permettrait à l’attentat de se consommer ?

Denise le vit dressé contre elle, lui tordant les mains, l’écrasant du genou contre une muraille, opposant aux vains efforts de son désespoir son brillant visage impassible. Elle se représenta son âme à nu comme un fumier pestilentiel où grouillaient des larves. Derrière ce personnage présumé conduit, longtemps l’objet, malgré ses fautes, de tant d’indulgence, et qu’elle venait d’apercevoir sous les traits d’un monstre, même celui de Lola disparaissait : sa grimace était marquée de moins d’infamie.

Il ne reprit toute sa valeur qu’un instant après, lorsque, distraite et détournée du souci d’elle-même, sa pensée s’arrêta sur le sort de Claude. Et sa fureur, alors, devint si grande que toute sa personne en trembla. Une femme peut condamner, détester un homme, sa passion est incomplète, elle ne hait qu’une femme. Car ce n’est que de son sexe, au fond méprisé, que lui paraît pouvoir jaillir dans sa plénitude une ignominie sans excuse. Denise en fit l’épreuve par son propre état, par l’espèce de cauchemar qui s’empara d’elle et la précision du désir qu’elle sentit monter. Un décor se forma, qu’elle ignorait. C’était celui d’un salon bleu donnant sur un parc, décoré de miroirs et de tableaux, où sa rivale se prélassait dans des robes de prix. Le regard de l’impudente se fixait sur Claude qu’on apercevait dans un coin. Une cruelle colère y flambait. L’enfant pâlissait, terrorisé. Et Denise, folle de douleur, voyait clair en lui : comme des oiseaux d’un arbre où l’on jette une pierre, le souvenir et le regret d’une enfance heureuse s’enfuyaient de ses réflexions à tire-d’aile, tandis qu’il s’abattait, proférant un cri, sous le coup sifflant d’une cravache.

Brusquement elle se leva, ouvrit un tiroir, y remua des écrins d’une main fiévreuse, en retira le pistolet à crosse noire et plate qu’elle avait reçu de son père.

La voici dans le corridor. Elle marche vite. Ses doigts, pourtant, suivent la muraille pour guider son pas. Au fond de l’ombre, à gauche, assez loin d’elle, un rai de lumière souligne une porte. C’est vers cette clarté qu’elle se dirige.

Avant d’ouvrir, elle se tapit contre le chambranle ; retenant sa respiration, elle écoute.

Elpémor, à cette minute, disait à Lola :

— Non ! non ! J’ai réfléchi. Vous partirez seule. Je n’ai jamais été plus sûr de manquer ma vie, mais quelque chose, au fond de moi, m’empêche de vous suivre !

Denise reconnut la voix de Georges. Les paroles qu’il prononçait ne lui parvinrent pas.

Elle vit une lampe, le lit défait, des mains étendues ; puis comme une suite de souffles courts dans un froid matin et elle pensa que ses tympans allaient éclater sous le fracas, mêlé de cris, des détonations.

Alors elle jeta l’arme et courut chez Claude.

La porte était fermée intérieurement. Ses furieuses saccades l’ébranlèrent. La résistance qu’elle lui offrait la rendit plus folle.

Elle la pressait de son genou, la heurtait du poing, et elle criait le nom de Claude dans l’obscurité d’une voix pleine d’épouvante qui montait sans cesse.

Les domestiques, en arrivant, la trouvèrent ainsi.

Lorsque l’un d’eux l’eut emportée en pleine crise nerveuse, doux comme la plainte d’une jeune colombe, un sanglot perça. Ceux qui restaient se dirigèrent vers cette mélopée et découvrirent, à peu près nue, les mains rouges de sang, l’Impudente qui gémissait sur leur maître mort.

Décembre 1918–Juillet 1922.

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE
23 SEPTEMBRE 1923
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE
(FRANCE).

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'IMPUDENTE ***
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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