The Project Gutenberg eBook of Les creux-de-maisons, by Ernest Pérochon
Title: Les creux-de-maisons
Author: Ernest Pérochon
Release Date: April 11, 2023 [eBook #70534]
Language: French
Produced by: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
ERNEST PÉROCHON
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e.
Tous droits réservés.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tout pays.
Il a été tiré de cet ouvrage
250 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma,
à Voiron, numérotés de 1 à 250
DU MÊME AUTEUR A LA MÊME LIBRAIRIE
Nêne. Roman. Préface de Gaston Chérau. Un vol. (60e mille) (Prix Goncourt 1920.)
EN PRÉPARATION
Le Chemin de Plaine. Roman.
DU MÊME AUTEUR :
Chansons alternées. Poésies (Épuisé.)
Flûtes et Bourdons. Poésies. (Épuisé.)
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’Intérieur en 1913.
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie. 8, RUE GARANCIÈRE. — 25997.
A
P. BRIZON
On a dit de ce livre qu’il était un tableau de la misère paysanne.
Lorsqu’il parut pour la première fois, en 1913, il était rigoureusement vrai. Mais parler de la misère paysanne en 1921, c’est amener le sourire sur les lèvres des gens bien informés.
Que l’on ne s’y trompe pas, cependant, tous les paysans ne s’enrichissent pas !
Comment les valets de charrue qui ne vendent rien s’enrichiraient-ils ? Leur salaire est infiniment plus bas que le salaire des ouvriers d’industrie, et la vie est aussi chère en Basse-Bretagne qu’à Paris, à très peu près…
Mais il n’apparaît peut-être pas clairement à certaines gens que les paysans sont semblables aux autres hommes.
J’en demande bien pardon aux faiseurs de pastorales mais les paysans mangent et boivent comme tout le monde et ils préfèrent les bonnes choses aux mauvaises ; l’air pur qui passe sur les guérets ne suffit pas à les alimenter.
Les paysans ne sont pas infatigables ; quand ils travaillent seize heures par jour, ce n’est pas toujours uniquement par plaisir.
Les paysans ont un cœur ; ils peuvent aimer et haïr ; ils ont de grands et de petits sentiments ; ils sont sensibles aux injures comme ils sont sensibles aux coups.
Ils peuvent souffrir, enfin, autant que les grands de la terre.
Mais leur souffrance est silencieuse, leur misère est résignée… Ils y sont tellement habitués !
Mars 1921.
E. P.
LES CREUX-DE-MAISONS
Le train s’étant arrêté brusquement, Séverin Pâtureau et ses compagnons, qui dormaient depuis Thouars, sursautèrent.
La veille, ils avaient quitté, en compagnie de nombreux et bruyants camarades, la petite ville de l’Est où ils venaient de terminer leurs quatre années de service. A chaque grande gare, il était descendu quelques-uns de ces camarades, qu’à moins d’une chance bien improbable, on ne reverrait jamais, et, à présent, ils n’étaient plus que quatre.
Le somme tardif qu’ils venaient de faire, accotés les uns aux autres sur la banquette dure leur avait brisé les jambes ; ils se redressèrent ahuris, les paupières battantes. Ils jurèrent un peu. Puis, ils furent soudain joyeux en reconnaissant Bressuire, et ils se précipitèrent sur leurs valises. Séverin n’avait que sa musette et son clairon ; il sauta le premier sur le quai. L’employé qui se trouvait à la sortie sourit en voyant venir ces quatre militaires.
— Cette fois, dit-il, c’est la classe, les gars !
— Oui, c’est la classe ! et la vraie…
Ils passèrent vivement, impatients de se sentir enfin chez eux, hors des casernes, hors des gares, hors des villes. Le jour naissait à peine ; il avait plu ; une brume très fine enveloppait les choses, une brume qui n’avait rien de commun avec le brouillard traître qui, tant de fois, les avait fait grelotter là-bas, pendant les longues nuits de garde. Ils se plurent à reconnaître l’humidité familière, la buée honnête montant des terres profondes et fraîches.
Une grosse joie leur serrait la gorge : joie de la liberté retrouvée, joie du retour, joie intime et profonde de l’être qui reconnaît son milieu naturel. Ils demeuraient sur le trottoir, gauches à présent, minables dans leurs uniformes râpés, tellement émus qu’ils ne trouvaient rien à se dire. Ils avaient envie de pleurer et se sentaient ridicules. Tout à coup, l’un d’eux cria :
— Séverin ! sonne !
Les autres approuvèrent bruyamment :
— Oui, oui, sonne, Séverin !
Leur attendrissement avorta en fanfare, Séverin sonna le réveil. Deux cochers et un gamin bossu qui était là pour les journaux s’approchèrent des soldats. Séverin sonna le réveil en fantaisie. Ses compagnons admiraient. Bressuire ne les intimidait pas. Bressuire ! petite ville sans importance, bonasse et lourdaude comme une paysanne ; garnison de pompiers. On y pouvait sans risques faire du tapage.
Séverin sonna la soupe, la visite, l’appel, le couvre-feu. Tout y passa. En deux temps, très nets, il embouchait l’instrument, puis, la sonnerie finie, il l’éloignait d’un brusque lancé de l’avant-bras. Le petit bossu gambillait de joie.
Séverin recommença le couvre-feu ; le couvre-feu était son succès. Cela débutait par de petites explosions, des sons brefs et durs comme des noyaux ; puis la dernière note s’allongeait infiniment, passait par-dessus la ville, allait jusqu’aux coteaux sombres endormis sous la brume, pour revenir enfin tout près et mourir lentement, comme une haleine. A la troisième reprise, il tenta d’allonger encore cette note finale, mais le son qui filait, mince, s’épandit soudain en foirade. Il était à bout de souffle, haletant, congestionné comme un coq en colère, mais glorieux. Il cria :
— En avant, le 237 !
Et il lança la sonnerie du régiment.
Un de ses camarades lui ayant pris le bras, les deux autres se placèrent par derrière et ils partirent du pied gauche en chantant. La petite rue où ils s’engagèrent retentit d’un couplet injurieux à l’égard des Berrichons. Elle était étroite, cette rue, et leurs voix, jointes au bruit du clairon, y éveillaient de terribles sonorités. Des volets s’ouvrirent. Derrière eux, le petit bossu, s’efforçant de suivre, agitait ses longs membres d’araignée dans leur sillage de brume.
Ils se dirigèrent vers une auberge qu’ils connaissaient pour y avoir, autrefois, payé de l’eau-de-vie sucrée à des servantes, les jours de foire. Elle était justement ouverte ; une lampe y blêmissait, jetant aux vitres grasses des pâleurs équivoques.
Ils entrèrent comme une bourrasque. Une petite bonne, accroupie près d’un poêle au milieu de rondelles de fonte, de bouts de papier et de tas de cendres, se leva et vint à eux en s’essuyant les doigts à l’envers d’un tablier sale. Vivement, elle débarrassa une table où traînaient encore des verres de la veille et où les culs des bouteilles avaient entremêlé des anneaux roses ; puis, elle se remit à son poêle, en les admirant à la dérobée. Son regard allait des jambes rouges aux boutons de cuivre et aux képis cavalièrement chiffonnés ; il finit par se poser sur Séverin à cause du clairon.
Séverin, d’ailleurs, était bien le plus beau des quatre. Moins lourd que ses camarades, moins blond, avec des lèvres plus minces, on le devinait d’une espèce plus fière et plus nerveuse. Ses yeux, qui étaient très noirs et un peu farouches, souffraient à cause de la lampe toute proche, et ses paupières battaient. En versant négligemment d’abondantes rasades, il se félicita d’avoir donné l’aubade à la ville paresseuse ; puis il se mit à rire à cause du vin répandu sur la table. Les trois autres riaient aussi. Leur insouciance s’accommodait du désordre ; ils étaient heureux de tout, même de se voir si sales, les mains et la figure poivrées de charbon.
Peu à peu ils se calmèrent. Le poêle ronflait ; ils tombaient à une béatitude douce, car ils étaient fatigués et avaient sommeil. Ils allaient se quitter tout à l’heure et ils en souffraient un peu, la longue camaraderie du service ayant noué entre eux des liens assez forts. Ils firent quelques projets, espérèrent se rencontrer aux foires d’hiver.
Ils avaient éteint la lampe, car le jour était tout à fait venu. Ils causaient maintenant tranquillement, juraient sans fracas. Leur idée revenait doucement aux choses de la terre, et, comme ils n’avaient pas de mots tout prêts pour ces choses, les phrases anciennes, les tournures lentes remontaient une à une à leurs lèvres. Ils en avaient ri tout d’abord, mais ce leur était tout de même d’une grande douceur. Ils songeaient que, bientôt, ce serait le contraire : pour raconter leurs bons tours de caserne, ils parleraient à la mode des villes, aux grandes veillées où vont les filles ; ils seraient fiers d’être écoutés. Et au fond d’eux-mêmes, bien qu’ils fussent de race taciturne, ils se réjouissaient d’en avoir pour longtemps à exagérer.
Vers huit heures, ils se levèrent. Séverin avait encore un long chemin à faire, car il allait au moulin de la Petite-Rue, dans la commune de Coutigny, par delà Clazay ; les trois autres s’en allaient ensemble dans la direction opposée par la route de Saint-Porchaire.
Ils se dirent au revoir en patois.
Séverin sortit rapidement de la ville. Le temps menaçait. Au-dessous des nuages noirâtres, de petites fumées grises se hâtaient de fuir, poursuivies par le vent du Bas-Pays qui apportait le bruit de cloches lointaines. La messe sonnait à Glazay, et Séverin marchait à grands pas, pour arriver là-bas avant la sortie : il espérait y trouver son ancien patron, le meunier Bernou, qui le reprenait pour quelque temps à son service.
Une vague tristesse l’envahissait. Il aurait aimé un chez soi pour l’accueillir ; il n’en avait pas ; à vrai dire, il n’en avait presque jamais eu.
Il revoyait dans son souvenir le petit « creux de maison » où il avait vécu ses premières années. C’était une cabane bossue et lépreuse, à peine plus haute qu’un homme ; on descendait à l’intérieur par deux marches de granit ; il y faisait très sombre, car le jour n’entrait que par une lucarne à deux petits carreaux ; l’hiver, il y avait de l’eau partout, et cela faisait de la boue qui n’en finissait pas de sécher, sous les lits surtout ; il y avait des trous qui empêchaient les tabourets de tenir debout ; on les comblait de temps en temps avec de la terre apportée du jardin.
Il se souvenait pourtant d’avoir passé quelques bons moments dans cette maison, tout seul avec sa mère, sur la pierre du foyer. Elle était si douce, sa mère ! Malheureusement, elle était souffreteuse et ne pouvait pas travailler l’hiver ; il revoyait sa face pâle et son pauvre sourire courageux.
Le père, lui, avait eu un accident en sa jeunesse : une charrette lui avait écrasé une jambe et il boitait. Bien qu’il fût dur à l’ouvrage, il n’était pas recherché des fermiers à cause de son infirmité ; aussi ne se louait-il qu’en été pendant les grands travaux. L’hiver, il allait aux carrières, arrachait du genêt, bricolait, gagnant parfois une bonne pièce, car il était ingénieux, mais, le plus souvent, rapportant à peine de quoi payer son tabac à chiquer. Il buvait le plus possible, toutes les fois que cela ne lui coûtait rien. Quand il rentrait ivre, il chantait, et Séverin s’amusait beaucoup ; ou bien il jurait, s’en prenant à tout le monde de sa boiterie et de sa misère, criant des injures à l’adresse des gros métayers, menaçant jusqu’aux bourgeois qu’il mettait au défi de l’empêcher de braconner sur leurs terres. Ces soirs-là, Séverin pleurait et la mère, fermant vite la porte, s’empressait de faire coucher son homme : précautions inutiles, car il tenait aussi ces propos ailleurs. D’autre part, sa réputation de tendeur de lacets et sa mauvaise mine le faisaient mal voir dans le pays.
Cependant, il n’était pas foncièrement méchant, malgré ses sourcils broussailleux ; il était même bon pour les siens ; un fond de droiture native lui faisait scrupuleusement rapporter à la maison tout le produit de sa peine et même les petits bénéfices clandestins du furetage.
Séverin était le premier-né de cette pauvre famille. Il avait trois ans quand naquit sa sœur Victorine ; peu de temps après, vint un petit frère qu’on appela Désiré, bien qu’il fût de trop.
La misère s’était beaucoup accrue à ce moment-là chez les Pâtureau. La mère, vraiment affaiblie, ne faisait plus les laveries des fermes voisines ; elle toussait et se penchait vers la terre. Elle ne put pas nourrir Désiré.
Elle l’éleva tant bien que mal avec des bouillies de pommes de terre et du lait écrémé qu’elle achetait à bon marché. Il vint au petit un ventre énorme avec des jambes maigres et comme ratatinées. La Pâturelle avait bien de la peine à cause de lui ; il criait souvent d’une voix plaintive et salissait beaucoup de langes. Comme elle avait peu de toile, elle était obligée d’être tous les matins au lavoir ; puis elle faisait sécher devant le feu les linges où se trouvaient toujours de grandes taches vertes. Ces taches l’inquiétaient à la longue et elle en parlait aux voisines. Quand elle démaillotait le petit, Séverin s’approchait et le chatouillait pour le faire rire ; mais il n’y réussissait pas toujours ; le bébé le regardait comme regardent les vieux avec un air de dire :
— Pourquoi ris-tu, toi ? Où vois-tu de quoi rire ?
Alors la mère se penchait, redressait le bonnet de piqué d’où sortaient de rares cheveux sans couleur et baisait longuement les petites tempes bleues ; puis elle pleurait en emmaillotant l’enfant.
A trente mois, Désiré marchait à peine, traînait son petit derrière de marmiteux d’une chaise à l’autre, les jambes tordues et roulant sur ses hanches.
Séverin alla un peu à l’école. Son père aurait voulu le faire bien instruire afin qu’il eût de la défense plus tard ; mais, pour cela, il fallait payer l’écolage et les Pâtureau étaient bien pauvres.
Le Boiteux s’arrangea avec le régent : moyennant quelques lapins attrapés en temps de neige, Séverin put fréquenter la classe pendant plusieurs mois. Il apprit assez vite à lire la lettre moulée et même l’écriture ; mais la vie étant devenue plus difficile, l’école fut abandonnée.
Il fallut prendre le bissac et mendier. Séverin faisait ses tournées en compagnie de plusieurs autres petits du village. Pieds nus, le ventre vide, ils s’en allaient, dès le matin, par les sentiers de traverse qui conduisent d’une ferme à l’autre. Ils s’arrêtaient à chaque porte. Quand personne ne les avait entendus arriver, ils toussaient timidement d’abord, puis plus fort pour avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s’asseyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la porte en chantonnant d’une voix traînante :
— Charité ! charité, s’il vous plaît !
A la fin, de l’intérieur, une voix criait :
— Qu’est ça ?
— Les cherche-pain ! Charité, s’il vous plaît !
— Combien ? disait la voix.
Ils se comptaient :
— Trois ! quatre ! cinq !
Parfois, ils frappaient en vain : la porte ne s’ouvrait pas, et ils attendaient des heures entières, grelottant aux mauvais jours. D’autres venaient qui attendaient aussi.
Il leur arrivait de galopiner le long des routes, mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu pour rapporter, le soir, le nombre de morceaux de pain exigés. La course souvent était longue, car les petits bordiers ne donnaient guère, étant eux-mêmes très malheureux. Il ne fallait compter que sur les grosses fermes : là, tout le monde donnait, par bonté ou par gloriole. Quant au marquis du château, il faisait distribuer du pain deux ou trois fois l’an à la porte de l’église ; mais il ne voulait pas que s’ouvrît, pour les petits pouilleux du pays, la grille de son parc ; il avait des valets étrangers au pays et des chiens très méchants : les cherche-pain passaient au large.
Séverin, d’abord, ne mendia qu’une fois par semaine ; mais la misère s’acharna sur la pauvre maisonnée. Il fallut recueillir la grand’mère Pâtureau qui, jusque-là, avait vécu seule, tant bien que mal, grâce à des aumônes et à quelques menus travaux. La vieille femme était devenue tout à fait percluse, incapable de faire virer le fuseau. Alors Séverin fit deux tournées au lieu d’une et des tournées de plus en plus longues, les moins accueillantes des fermières se lassant de donner à un cherche-pain qui revenait si souvent.
Avant que sa grand’mère fût à la maison, quand, aux bonnes portes, il recevait du pain blanc de pur froment, il le mangeait après avoir prélevé la part de Désiré. Cela dut cesser ; et il était difficile de tromper la vieille, qui, elle aussi, avait fait des tournées. Elle était devenue gourmande, buvait le lait de Désiré et jalousait Séverin à qui les ménagères devaient donner, prétendait-elle, de bonnes tartines et des fruits. Elle avait décidé son fils à faire partir le petit tout seul, prétextant qu’il attraperait ainsi de plus gros morceaux ; Séverin faisait alors de longs détours pour rejoindre ses camarades, car il avait peur des chiens et des chemineaux. Il y en avait pourtant, de ces vagabonds, qui n’étaient pas méchants : Séverin en connaissait un, un très vieux bonhomme tout blanc de cheveux, qui l’avait invité à venir se chauffer à son feu de bois mort et qui lui avait donné des châtaignes avec une lichette de beurre.
Malgré cela, en général, il évitait les coureurs de routes.
L’année de la guerre fut affreuse dans tous les creux-de-maisons. Chez les Pâtureau, la variole enleva Désiré vers le mois de janvier ; trois mois plus tard, la Pâturelle mourut de sa mauvaise toux. Alors comme Séverin avait neuf ans, un fermier le prit à son service pour lui faire garder les bêtes dans de grands pâtis mal clos. Il s’engageait à lui donner, en plus de sa nourriture, un pantalon, une blouse et une paire de sabots.
Il y eut de bons moments pour le petit berger ; il connut la douceur accueillante des matins d’été et la grave camaraderie des bœufs. Il y eut aussi des jours terribles, des jours traîtres pleins de brume. Les bêtes disparaissaient au bout du pâtis et s’en allaient causer du dommage dans les champs voisins. Les arbres étaient mauvais comme le reste ; Séverin cherchait en vain l’abri des haies. Il grelottait dans les bas-fonds entre les touffes de jonc. Pour se réchauffer, il sautait à cloche-pied, et comme sa panetière lui battait le dos, il s’en débarrassait en mangeant vite son grignon de pain bis et son fromage mou.
Il n’avait jamais que du fromage mou dans sa panetière, car la ménagère était chiche ; forcée de nourrir à peu près les grands valets, elle se rattrapait sur le petit, sachant bien que, de ce côté, elle n’aurait pas de plainte. D’ailleurs, c’était l’habitude que les petits domestiques mangeassent mal ; personne n’y faisait attention.
Séverin ne se plaignait qu’à un autre berger qu’il croisait parfois sur sa route et qui, lui aussi, avait toujours du fromage, mais sec. Ils se criaient de loin :
— Séverin, Séverinet ! as-tu le ragoût ?
— Gustin, Gustinet ! as-tu le jambon ?
Et ils riaient en faisant tournoyer comme une fronde leur panetière crasseuse.
Le soir, Séverin avait une écuellée de soupe ; il la mangeait au coin du feu où il s’amusait à taper sur la tête des chats avec sa grosse cuillère. On lui donnait après sa soupe une pomme ou des châtaignes.
Quand il eut une douzaine d’années, il commença à faire besogne d’homme et à s’asseoir à la table avec les autres. Il n’y fut guère mieux d’abord ; le grand valet qui coupait le pain lui passait les morceaux moisis, et quand on mangeait du lard, il avait sa grosse part de couenne. On ne se gênait pas non plus pour lui taper sur les doigts quand il était surpris à couper des bouchées trop larges et trop minces qui raclaient le plat comme de petites pelles. Surtout il était vexé qu’on l’appelât « Pâtireau » ou « Pâtira », comme on appelle les pauvres, maigres et transis, les jeunes infirmes, les bossus, les béquillards, les veaux à diarrhées, les canetons mal fermés, tous les êtres geignants et malitornes voués à une misère sans éclaircie et qui pourtant n’en finissent pas de mourir.
Mais les années passèrent ; à seize ans, il avait les os durs et le geste vif ; on commença à le respecter.
Il arriva, vers cette époque, qu’un coup de mine coucha le Boiteux sur le rocher gris et bleu qu’il creusait ; il fut tué net. La grand’mère, quelques mois avant, était morte de ses douleurs : Victorine et Séverin restaient seuls.
Les deux enfants eurent beaucoup de chagrin ; ils aimaient leur père, malgré sa brusquerie ; surtout ils étaient effrayés d’être orphelins. Le soir de l’enterrement, quand Séverin fut dans l’écurie où était son lit, il pleura longtemps. Vers minuit, la fatigue l’emportant, il s’endormit d’un sommeil de plomb ; mais à trois heures, le patron le réveilla, car on était en septembre, et il n’y avait pas de temps à perdre pour les semailles.
Deux ans plus tard, le jeune homme changea de ferme, sous prétexte de gagner plus d’argent. A la vérité, il n’aimait pas cette maison où on lui avait fait une enfance rude et sans amitié. Il entra comme farinier chez Bernou, le meunier de la Petite-Rue ; il y resta deux ans, puis partit au service.
Il passa quatre années au régiment, quatre années pendant lesquelles il travailla modérément et mangea à sa faim. Il s’y ennuya d’abord ; on l’avait désigné malgré lui pour être clairon et le tambour-major l’avait un peu bousculé.
Ce tambour-major était une brute très simple. Pas méchant au fond, facile à carotter, il se rehaussait devant les recrues par des propos d’une obscénité compliquée auprès desquels les plaisanteries de la chambrée semblaient ingénues comme l’eau des rochers. Cette éloquence répugnante inquiétait d’abord les jeunes gens venus tout droit des campagnes profondes ; ils souriaient lâchement sans bien comprendre. Puis, peu à peu, ils n’y prenaient plus garde, acceptaient sans sourciller d’étonnantes insultes, attentifs seulement à ce qu’elles ne fussent pas accompagnées d’une promesse de punition.
Séverin, taciturne et d’humeur haute, eut au début un peu d’effarement ; il eut aussi de sourdes révoltes à cause des corvées pleuvant sans rime ni raison ; il finit pourtant par s’habituer. Comme il était plein de bonne volonté, il passa clairon en pied à la fin de la première année. A dater de ce jour, il vécut de lentes journées au corps de garde, s’amusant de l’allure des civils qui passaient devant la grille, tutoyant les filles maigres et plâtrées qui venaient le soir relancer les sous-officiers. Il allait aux cuisines chercher la soupe des hommes de service, et ne manquait point de crier en soulevant le couvercle des gamelles :
— La crève ! c’est la crève, alors !
Les camarades sortaient de leur somnolence et faisaient chorus, vouant à la réprobation des honnêtes gens le métier, les fricoteurs et le gouvernement.
— La crève, n. de D…! la crève, alors !
Accents farouches que démentaient le sourire des faces rougeaudes et la sonorité des poitrines ; indignation réglementaire qui ne coupait l’appétit à personne.
A cette heure, Séverin se réjouissait de ces souvenirs ; il se rappelait Micot, un gros Breton grêlé qui avait été quatre ans élève-tambour et que le tambour-major n’avait jamais appelé autrement qu’Andouille. Il le revoyait carré, placide, tapant sur une petite planchette, où il recommençait pendant des heures, des semaines, des années, le même roulement, toujours le même roulement.
— Andouille ! criait le chef, serre le ra de trois ; serre le ra de trois, sacrée andouille !
Le gros tapin, sans s’émouvoir, corrigeait sa planchette avec la même persévérance enchantée. Micot ne put jamais serrer le ra de trois qui commence la dix-septième, et partit apprenti-tambour, andouille comme au premier jour.
Séverin riait tout seul en pensant à Micot. Que faisait-il en ce moment, le gros Breton ? Il devait fouler les landes natales et se hâter, lui aussi, vers un village où toutes les cloches cabotaient pour la grand’messe.
Lorsque Séverin arriva à Clazay, les gens étaient sortis de l’église. Sur la place, les hommes, fatigués d’immobilité, s’étiraient et plaisantaient. Beaucoup ne le reconnurent pas. Il s’avança, saluant à droite et à gauche, et s’enquit de son ancien patron : personne ne l’avait vu, il n’était sûrement pas à la messe. Alors Séverin, gêné par les yeux fixés sur lui, désappointé aussi sans trop savoir pourquoi, se joignit à un groupe de jeunes gens et entra à l’auberge. Il fit sensation, mais moins qu’il ne l’avait espéré ; d’autres hommes entraient qui, après un bref salut, se mettaient à jouer aux tables voisines sans plus s’occuper de lui.
Comme l’aubergiste était en même temps marchand, les femmes des métairies venaient pour de la vaisselle et de l’épicerie. Leurs filles, sérieuses et raides sous la lourde coiffe, entraient aussi et coulaient vers le galant attablé un regard rapide et sournois. Quelques-unes plaisantaient avec les hommes et montraient gaiement la franche hardiesse de leurs yeux luisants. Bien qu’elles le regardassent beaucoup, elles ne s’adressaient pas à Séverin, qui était devenu étranger durant cette longue absence.
Lui, parlait peu, s’effaçait. Ayant commencé une partie, il ne s’occupa plus que de ses cartes. Une épaisse buée encrassait les carreaux de la fenêtre en face de lui ; au dehors, la pluie tombait. Il s’attarda dans cette auberge à jouer et à manger des fouaces très dures qui lui rappelaient un peu les biscuits du régiment.
Enfin, vers quatre heures, il partit. Malgré le vin qu’il avait bu, il était triste et fatigué. Il songeait avec une sorte de jalousie que les amis quittés à Bressuire étaient déjà dans leurs métairies, au milieu des frères et des sœurs qui fêtaient leur retour. Son retour, à lui, personne n’y faisait attention. Jamais dans sa vie d’homme il n’avait souffert de son isolement avec autant de violence. Il se recorda de nouveau la bonté de sa mère, la pauvre Pâturelle morte de la toux au temps de la guerre. Morte, la mère si douce, mort, le petit Désiré si triste d’être au monde, mort aussi le père, si dur au mal et si ingénieux pour les siens. Il n’avait plus que Victorine, et Victorine non plus n’était plus là pour lui faire accueil : elle lui avait fait marquer sur sa dernière lettre qu’elle suivait ses patrons en Vendée. Il ne la reverrait pas avant la Toussaint.
Sous la pluie fine, Séverin marchait lentement, un peu courbé, comme aux jours de son enfance, quand il rapportait au creux-de-maison le bissac de pain mendié. Une lueur jaunâtre tombée du soleil éteint traînait sur la route. Les prés bas, ayant gardé l’eau des averses précédentes, luisaient vaguement comme des miroirs sales ; et les maisons isolées, les chaumières toutes menues, accroupies sous les arbres, semblaient subir la flétrissure de cette fin de jour avec la résignation de pauvresses négligées.
Arrivé en haut de la butte des Trois-Puits, près du village de Jolimont, Séverin aperçut le rideau de peupliers qui cachait le moulin des Bernou. Il sauta un échalier et prit un chemin de traverse conduisant à la Petite-Rue.
Bernou était justement sur le seuil ; dès qu’il aperçut Séverin, il cria, penché vers l’intérieur de la maison :
— Le voilà ! le voilà, le soldat !
Puis, sans hâte, il s’avança vers l’arrivant.
— Bonjour, garçon ! Comme te voilà fort ! On dirait un homme ! Quelles moustaches ! Venez donc voir, les femmes !
Les femmes embrassèrent tour à tour l’homme aux moustaches. Elles étaient trois : la grand’mère, une petite vieille rose et ratatinée ; la maman Bernou, qui commençait à grisonner, et une autre que Séverin hésita à reconnaître, ce qui les fit bien rire.
— Comment ! tu ne te souviens pas de Fine ?
Si, il se souvenait bien de tout le monde ; mais Fine n’était, à son départ, qu’une gamine, et il était surpris de retrouver une jolie meunière capable à elle seule de mener la maison et bien plus capable encore de faire tourner la tête aux gars du pays.
Auguste, le frère, était au bourg de Coutigny ; il arriva quelques minutes après. Lui aussi avait beaucoup forci. Il était content de revoir Séverin, oui, bien content. Il expliqua pourquoi. Il s’était querellé un jour avec le valet, un fainéant, disait-il, et le père, donnant raison à son fils, avait congédié l’autre. Mais, depuis, il avait fallu trimer pour deux.
— Maintenant que te voilà, ajouta-t-il, nous aurons de l’aise. Tu iras à la pochée pendant que je ferai la terre.
— Ça sera dur, dit Bernou, ça sera dur pour tes mains de bourgeois, maintenant qu’il va falloir travailler.
Séverin, distrait par la petite qui taillait pour la soupe de minces lamelles dans le chanteau de pain gris, répondit négligemment :
— Oui, va falloir travailler… mais je n’ai pas peur !
En mangeant, ils parlèrent des choses qui s’étaient passées au moulin durant ces quatre ans. Cela marchait doucement, tout doucement ; on louait trop cher ; le propriétaire, avocat à Poitiers, n’était pas mauvais, mais on avait affaire à un régisseur insolent et tracassier qui s’enrichissait pendant que les locataires faisaient des dettes ; l’eau avait manqué pendant deux étés et le moulin avait perdu des pratiques.
— Tu vois, disait Bernou, passé ces deux mois où l’ouvrage presse, nous ne pourrons pas te garder ; tu serais trop fort de prix pour nous. Nous nous entendrions bien pourtant ; Guste et toi, vous ne vous battriez pas, je pense.
Le garçon, en guise d’approbation, donna à Séverin une bourrade amicale. Mais Delphine riait sournoisement en pelant une pomme. Elle dit, avec un air de vouloir faire fondre un gros secret sous sa langue :
— Ils ne se battraient pas ? Cela dépend bien !
— Comment ! Cela dépend bien ! Et de quoi cela dépend-il ?
— De Marichette, donc !
Le Guste devint rouge comme une framboise.
— Tais-toi, canette ! dit le père.
Ils avaient fini de souper. Bernou cherchait sa pipe.
— As-tu du gros tabac, clairon ? fit-il ; as-tu songé à nous, au moins, avant de revenir ?
Séverin désigna du doigt sa musette qui séchait sur une chaise.
— Donne donc mes biens, Fifine.
La jeune fille éleva la musette au-dessus de la table et fouillant sans gêne, éparpilla deux ou trois mouchoirs, une pipe à tête de Turc, un cahier roulé et trois paquets de tabac.
— Et moi ! cria-t-elle, je n’ai rien, moi ?
Séverin, en vérité, avait bien pensé à elle ; il avait marchandé un petit crochet d’argent pour sa chaîne à ciseaux, mais il avait reculé devant la dépense. Il s’en voulait beaucoup à présent qu’il la trouvait si galante, et il regrettait l’achat de la pipe.
La petite, du reste, n’attachait aucune importance à cet oubli. Elle s’empara du cahier.
— C’est bien ! dit-elle, puisque tu ne m’as rien apporté, je garderai ton cahier.
Elle l’ouvrit malgré Séverin ; un titre énorme flamboyait à la première page.
— Des chansons ! Nous allons nous amuser.
Il contenait, ce cahier, des chansons patriotiques, des complaintes, puis d’extravagantes ordures. Chaque soldat en avait un semblable à la caserne. Pendant les longs dimanches désœuvrés, les savants de la compagnie y écrivaient à tour de rôle et signaient au bas des pages au milieu d’un beau paraphe.
Delphine tourna quelques feuillets, puis brusquement fit la moue, et, très rouge, lança le cahier sur la table.
— Canette, dit Bernou, va avec ta mère faire le lit dans l’écurie.
La jeune fille sortit. Auguste, très éveillé, avait ramassé le cahier ; malgré sa curiosité, il dut le fermer car il lisait mal l’écriture. D’ailleurs, Séverin lui présentait la belle pipe à tête de Turc.
Ils fumèrent lentement ; la torpeur qui précède le sommeil pesait sur Séverin ; les cris de la chambrée, le brouhaha de l’appel lui manquaient sans qu’il s’en rendît bien compte.
— Nous devrions nous coucher, dit Bernou ; tu dors déjà, mon gars.
— C’est vrai, patron ; il me semble que j’ai la tête vide ; comme c’est tranquille, ici !
Delphine justement revenait avec la lanterne ; son frère se leva et ils conduisirent Séverin dans l’écurie où était dressé le lit du valet.
— Tu vois, dit Delphine en montrant le coffre, tu mettras tes hardes ici. Voici ta chaise et puis voici ton lit ; je l’ai brassé bien mou, et il en avait besoin : personne n’y couchait depuis le départ d’Étienne, l’autre amoureux de Marichette.
Évitant une bourrade de son frère, elle ajouta avec une volonté bien évidente de taquinerie :
— Non, non, ce n’est pas pour l’ouvrage que vous vous êtes fâchés ! C’est à cause de la Mariche, que je te dis ! Figure-toi, Séverin…
— Ne l’écoute pas ! cria Auguste ; elle est plus vicieuse qu’une bique ; et puis, elle fera bien de tenir sa langue, parce que je sais des choses, moi aussi, et je pourrais nommer ses amoureux.
Il avait pris la lanterne pour aller voir aux bœufs ; l’étable étant séparée de l’écurie par une petite grange, les deux autres restèrent dans l’obscurité.
Et tout de suite Séverin fut très gêné. Cette Delphine, si malicieuse et si fraîche, avait éveillé en lui un trouble charmant ; il lui en voulait, par exemple, d’avoir des amoureux. Il faisait très noir et il ne la voyait qu’à peine, bien qu’elle fût accotée au coffre tout près de lui. Elle ne parlait pas et lui aussi cherchait en vain des mots ; elle devait le trouver bien sot : et pourtant, quoi dire après ce silence déjà long ?
Il se pencha et il sentit qu’elle se reculait un peu ; alors, brusquement, sans trop savoir ce qu’il faisait, il la souleva de terre et il posa ses lèvres au hasard, dans le cou, sous les cheveux tièdes, et il appuya bien fort.
Elle eut un rire étouffé d’enfant chatouilleux ; puis elle se dégagea lestement, en fille habituée déjà aux hardiesses des galants.
Auguste revenait ; il posa sa lanterne sur le coffre ; on se souhaita le bonsoir, et le frère et la sœur sortirent de l’écurie.
Séverin, nerveux, n’était plus pressé de dormir. Machinalement, car sa pensée était absente, il plia ses habits comme à la caserne, et les plaça sur le coffre.
Puis il examina son logis. Rien n’y était changé. La toiture était toujours tapissée d’innombrables toiles d’araignées ; quelques-unes pendaient, lourdes comme des loques de baudets guenilleux. Des rats se poursuivaient et farfouillaient sous la paille avec de petits cris aigus ; un gros déboula d’un râtelier et se mit à se promener tranquillement sur le bord de la mangeoire.
Avant de souffler sa chandelle, le jeune homme eut un sourire en reconnaissant ses anciens compagnons de nuit : deux mulets, deux vieux mulets de gros trait, sales et vicieux comme des hommes.
L’automne, cette année-là, fut doux comme un sourire, et le nouveau farinier de la Petite-Rue sentit la joie de travailler.
Un soleil vigilant balayait la brume, séchait l’eau jaune des fossés, lustrait une dernière fois la verdure neuve des pâtis.
Un soleil attendri veillait aux semailles. De toutes parts on préparait la terre et on recouvrait le froment. Dans les champs découverts des hauteurs, dans les ouches étroites mangées de châtaigniers, dans les vieilles terres à seigle, dans les landes défrichées où l’on jetait de la chaux, partout, chez les métayers qui liaient huit bœufs, chez les petits bordiers qui n’avaient que deux vaches, on retournait l’argile jaune ou brune. Il y avait des voix proches et criardes ; d’autres, innombrables, venaient des métairies lointaines dont les arbres de clôture portaient les bords pâles du ciel. Cela faisait une rumeur continue trouée de temps en temps par le grincement d’un versoir ou le ioulement d’un petit toucheur de bœufs.
Séverin suivait allègrement sa carriole sur les routes grises.
A travers les haies, plus claires déjà à cause des premières feuilles tombées, il apercevait les laboureurs et il souhaitait qu’ils le reconnussent. Il se haussait un peu et faisait claquer son fouet ; parfois il enjambait le fossé et s’accrochait aux aubépins pour plaisanter avec des gens au repos. Il marchait sur les accotements couverts d’herbe grasse et de fougères fléchissantes. Les grelots de son mulet tintaient devant lui ; et ses pensées, claires, carillonnaient aussi, carillonnaient pour son insouciance et sa santé joyeuse.
Son idée s’en allait un peu vers les filles.
Avec les quelques sous qu’il avait gagnés au service en lavant des doublures et en astiquant des cuirs, il s’était acheté une blouse à raies blanches, une casquette assortie et une paire de chaussons ferrés pour monter à l’échelle des greniers.
Il se trouvait avenant, et il relevait ses moustaches avant d’entrer dans la cour des fermes.
Les femmes, le plus souvent, allaient l’aider à mesurer le blé. Il aimait que ce fussent les jeunes, les servantes.
Il n’avait jamais été si jovial. Lui qu’on réputait silencieux, il se plaisait maintenant à bavarder, et il savait raconter les choses qui font rire.
Un lundi matin, en arrivant aux Pelleteries, il pensa :
— Tiens, je vais donc la voir, cette fameuse Marichette !
Marichette était en effet servante chez les Larin, et il avait un sac pour eux. Il l’avait connue toute petite, cette fille, car c’était une ancienne cherche-pain. Ils avaient grelotté aux mêmes portes et, comme elle était plus jeune que lui, il avait dû maintes fois la pousser au derrière afin qu’elle pût passer les échaliers. Devenue grande, son nom était sur les lèvres des gens, car elle était aguichante et provoquait les gars.
Marichette reconnut Séverin dès qu’elle l’aperçut dans la cour, et elle montra une joie bruyante. Elle était drue et saine et, malgré son front bas, jolie avec ses yeux hardis et ses lèvres riches.
— Tu viens pour la pochée, maintenant ! dit-elle ; le métier ne plaît donc plus à Guste ?
— Non, répondit-il ; on raconte que tu l’as battu un jour qu’il voulait t’emporter au moulin dans son sac ; est-ce vrai ?
— C’est vrai ; bien sûr ! Je ne suis pas une fille qu’on emporte, moi ; essaye, tu verras !
Elle ajouta se parlant à elle-même :
— Peuh ! un mioche !
— Qui, un mioche ?
Mais déjà, précédant Séverin, elle était au grenier, cherchant un sac qu’elle apporta et déplia avec de jolis rires inutiles.
Grande, elle maintenait haut l’ouverture pour fatiguer le jeune homme, et elle lui secouait sous le nez la toile enfarinée. Quand le sac fut plein, elle le souleva et le porta elle-même au bord de l’échelle. Séverin s’extasia sur sa force ; il s’offrit pour épousseter son corsage où de la farine s’était déposée, mais elle lui rabattit le poignet et le lui tordit en manière de jeu, car elle était forte comme un homme et gaie comme une taure bien nourrie. Puis, quand Séverin fut descendu dans l’échelle pour agripper son sac à col tordu, elle lui marcha sur les doigts. Alors il empoigna la jambe qui se démenait, et ses doigts glissèrent entre les genoux jusqu’à la peau tiède. Puis il s’enfuit, le sang aux tempes, pendant que Marichette, point fâchée, secouait ses jupes comme pour en faire tomber un rat.
Séverin, les jours suivants, songea plus d’une fois à Marichette ; et quand il revint aux Pelleteries, il se sentit tout à la fois heureux et tremblant en apercevant la mère Larin dans son carré de choux, au bout du jardin. Comme il le prévoyait, ce fut encore la servante qui vint l’aider à mesurer le grain.
Le travail fait, ils causèrent. Elle plaisantait librement ; accroupie près du tas pendant qu’il liait le sac, elle plongeait dans le froment ses bras rouges qui devenaient très blancs au-dessus du coude, et elle riait de son rire encourageant de bonne fille. Il perdit la tête ; il se baissa sans une parole ; il la renversa d’un geste hardi et sa bouche écrasa les belles lèvres de chair rouge gourmandes d’amour. Elle, souriante, s’abandonnait, glissait, la poitrine soulevée. Mais un bruit soudain les mit debout : le sac étroit et mal lié venait de tomber, le blé croulait sur leurs jambes. La vieille Larin revenait de l’ouche ; il fallut vite réparer le dommage…
En arrivant, le soir, à la Petite-Rue, Séverin trouva Delphine dans la cour, au bord de l’écluse. Elle jetait devant elle, à l’endroit où les petits vairons tourbillonnent dans l’eau mince, des croûtes moisies et des pommes de terre écrasées.
Les canes, commères goitreuses, se hâtaient avec un dandinement grotesque. Entre les vergues, sur l’eau unie et noire, les oies tard prévenues — des oies doubles, monstrueuses, collées par leur ventre blanc — venaient à toute rame, claquant du bec, le cou tendu et querelleur.
Delphine s’amusait de la gourmandise de ses bêtes ; elle avait ses préférées ; elle trompait les autres par des feintes, les éloignant d’un geste généreux de sa main vide et laissant tomber à ses pieds un gros paquet de pâture.
Haute et mince et ronde de poitrine, avec sa peau fraîche de blonde et ses yeux transparents comme l’eau des belles éclusées, elle résumait la douceur claire du jour finissant. Elle était la meunière, la jolie meunière des refrains de ronde, la fille leste et malicieuse qui chante — ô gué ! — près des eaux frétillantes.
— Comme tu reviens tôt ! dit-elle ; n’as-tu donc pas fait la tournée des Marandières ?
— Si ! les Marandières, Jolimont, la Grange-Neuve, les Pelleteries ; mais les routes sont belles, et j’ai trotté.
— Ah ! tu es allé aux Pelleteries ; tu as vu les Larin, alors, et leur chambrière… Une belle fille, dis ? et pas fière !
Séverin s’emporta contre le mulet ; son poing heurta la grelottière ; il ne répondit pas.
Depuis le soir de son retour, il était très réservé avec Delphine. Il s’était dit qu’il ne pouvait rien y avoir entre cette fille du meunier et un gars comme lui. De mauvais bruits circulaient bien sur les Bernou ; on parlait de pertes d’argent, de dettes accumulées ; mais il n’en croyait pas grand’chose. Le moulin tournait toujours joliment, et le Guste avait toujours de l’argent en poche pour faire une partie le dimanche entre messe et vêpres. Jamais la fille de cette maison n’écouterait sérieusement un valet qui avait cherché du pain !
Il la sentait toute fraîche de cœur, et il était trop fier pour songer à abuser de cette fraîcheur. Depuis le baiser rapide pris dans l’écurie le premier soir, il n’avait risqué aucune galanterie, même pas celles qu’il se permettait couramment avec les filles.
Il s’approuvait cruellement d’être honnête. Il s’était dit avec violence : cette fille est trop riche pour moi qui suis un gars de rien ; je n’y penserai plus.
Il y pensait toujours…
Il portait son image en lui comme une joie mélancolique — comme un remords aussi quand son désir était allé vers d’autres. Et c’est pourquoi, maintenant, il avait honte et ne pouvait pas répondre.
Delphine vit que, sans y penser, elle avait touché juste. Elle jeta ses dernières pommes de terre, enleva son tablier en toile brune et rentra pour faire chauffer la soupe. Puis elle servit le valet, qui mangeait tout seul à son retour des tournées.
Et elle ne parlait pas, à cause du tremblement qu’elle sentait en elle.
Séverin se gagea chez les Loriot des Marandières. Il y avait de meilleurs maisons pour les valets. Ceux qui y étaient passés ne cachaient pas que la soupe y était souvent mal beurrée et qu’il fallait y trimer dur. Mais Séverin n’avait pas trop le choix, la saison étant avancée ; de plus, le prix le tenta : vingt-quatre pistoles du premier de l’an à la Toussaint.
Ils étaient quatre pour faire la terre : Frédéric, un grand sec de vingt-six ans, labourait et menait le travail ; un jeune gars de seize à dix-sept ans effeuillait les choux et s’occupait du fourrage ; Séverin allait second, et le père Loriot donnait un coup de main après le pansage.
La patronne était une grande femme osseuse de cinquante ans. Elle était avare et grondeuse, et nul ne s’en apercevait mieux que son beau-père, le vieux Francet, qui était depuis dix ans au coin du feu. Il ne servait plus de rien, ce pauvre vieux, mais il ne mourait pas. Il avait eu deux attaques ; on attendait la troisième. Dès la première, il n’avait plus marché que difficilement ; il s’était alors montré un peu exigeant, allant jusqu’à demander qu’on le promenât dans l’aire, les jours de soleil. C’est qu’il n’avait pas été commode dans son temps ! Mais sa bru l’avait dressé.
Il était revenu quasi en enfance maintenant et passait toutes les journées dans son petit coin, tendant vers les bûches ses pieds nus dont la peau jaune devenait fine à force d’immobilité. De sa main droite restée libre, il s’amusait petitement, jetant du sel dans la flamme ou cassant, à même la chandelle, des morceaux de résine qu’il faisait brûler quand il était seul.
On ne lui avait pas supprimé tout à fait le tabac, à cause du monde, mais la Loriote le rationnait ; il ne fumait que le soir après la soupe. Comme il n’avait plus de dents, il fallait, pour qu’il pût tenir sa pipe, entortiller un linge au bout. Il tétait ce linge avec une gourmandise d’enfant.
Quelquefois la bru se fâchait :
— Encore une pipe ! Goulagne ! ça ne sera point ! Fédéri, couche le vieux !
Ces soirs-là, le bonhomme faisait semblant de pleurnicher, ou bien il sacrait de tout son souffle, car il n’avait plus conscience du péché.
Rude maisonnée, en somme ; on n’y riait guère. Le patron seul était jovial au retour des foires ; mais alors la bourgeoise en avait pour une semaine à gronder et à faire claquer les portes.
Frédéric, lui, s’enivrait tristement deux ou trois fois l’an, le premier jour des fêtes doubles ; mais il ne se dérangeait jamais les jours ouvriers. On ne lui connaissait pas de bonne amie, et les filles riaient de lui en revenant des vêpres. Il était d’ailleurs très laid, car il avait eu la picote, et il était resté tout grêlé — grêlé comme un crapaud, disaient, de loin, les petits polissons du pays.
Il avait hérité de sa mère une terrible avarice et une ardeur hargneuse au travail. Il poussait de l’avant comme un bœuf rouge. Ses longs bras avantageux en faisaient un moissonneur sans pareil ; mais Séverin le tenait à la fauche. Maigre, lui aussi, et plus souple, il allait aisément, surtout dans les prés secs où le dessous ne résiste pas. Il prenait plaisir à chasser l’autre devant lui.
— Prends garde à tes talons, Fédéri ! Range au bout !
Le gars rageait tout bas, jaloux de ce que le valet tondît plus ras et plaçât plus large.
Dès que le soleil montait, pour être plus à l’aise, ils laissaient leurs sabots, sortaient leur chemise de leur brayette, et hardi ! Ils travaillaient ainsi seize ou dix-sept heures par jour sans autre repos que le temps des repas et une « mérienne » d’un quart d’heure.
Le père Loriot, qui se vantait de toute chose quand il avait bu, disait le soir des jours de foire :
— Le valet de chez nous ! vous n’en avez pas de pareil ! Il est allant, le bougre ! Frédéri et lui s’en font voir ; quand je les mets de front, ça fait un fameux joug !…
Au fond, le valet et le gars ne s’aimaient guère ; mais il n’y avait rien à dire contre Séverin : il tapait dur, étant glorieux de son travail.
A la Toussaint, il resta aux Marandières pour trois cents francs, ce qui était un bon prix. Loriot lui ayant avancé quatorze pistoles sur son gage de l’année précédente qui était de vingt-quatre, il ne lui revint que cent francs.
Il s’acheta des hardes neuves, une faucille et une paire de grosses mitaines pour faire les fagots d’épines. Il lui resta une cinquantaine de francs pour les menues dépenses.
Il sortait rarement autrement que pour aller à la messe ; il ne fréquentait pas les veillées où l’on joue, parce qu’il maniait mal les cartes et qu’il lui était arrivé de perdre jusqu’à quinze sous en une seule soirée. Quelquefois, le dimanche, aux Marandières, quand c’était son tour de garder, il jouait aux boules avec les voisins. Le village comprenant deux autres fermes, ils étaient toujours trois ou quatre à s’ennuyer, après le pansage ; ils faisaient alors une partie, mais d’amitié, sans risquer d’argent.
Séverin semblait également dédaigneux des choses de l’amour ; les manigances des filles avaient l’air de l’agacer. Il se vieillissait et se mêlait aux conversations des hommes d’âge.
Parfois, à Coutigny, il rencontrait Delphine ; la petite disait :
— On ne te voit jamais, Séverin ; voilà longtemps que Guste te réclame pour l’aider à pêcher.
Puis elle devenait rouge, et ils se mettaient à parler de choses qui étaient très loin de leur pensée. Ces dimanches-là, Séverin revenait seul aux Marandières par les chemins de traverse ; et il marchait sans tourner la tête, comme ceux que le péché travaille ou comme les innocents dont l’esprit trotte.
La première année, il n’avait pas revu la Marichette ailleurs que sur la place de l’église ; mais elle se gagea à deux portées de fusil des Marandières, chez les Motard, de Jolimont. La femme de l’endroit était une Loriote, et l’on s’aidait dans les moments de presse. Séverin était obligé de rencontrer la servante des voisins. Il n’aimait pas ces rencontres, du reste, et il se tenait sur ses gardes, de peur d’une attrape. Elle, au contraire, l’attendait au passage quand il revenait seul du travail. Elle l’amignonnait à mots couverts, une lueur de moquerie caressante au fond de ses yeux roux. Un drôle de garçon, en vérité, qui avait peur des filles et qui passait son temps avec de vieux brèche-dents ! Il ne tarderait guère à ressembler à cet ours de Frédéric.
Il répondait par de vilains mots appris au régiment, mais elle ne se fâchait point et son beau rire de fille grasse roulait tout bas.
Or, il arriva qu’un soir de mai, un samedi, Loriot entra chez sa sœur pour lui demander si elle ne pourrait point venir passer la journée du lendemain aux Marandières.
— Moi, je m’en vais, dit-il ; Fédéri aussi… Quant à celle de chez nous, elle est au lit…
— Tiens ! fit la sœur, elle a donc le temps d’être malade, à présent ?
— Faut croire !
— Et tu ne restes seulement pas la soigner ?
— C’est que je ne saurais point… Et puis, faut te dire : Léchevin m’a demandé pour aller acheter une vache avec lui… Tu comprends ? On voit l’un, on voit l’autre, il faut boire… et la journée passe !
— D’accord ! Mais Loriote pourrait bien te secouer, lundi matin, si elle est guérie…
Il répondit carrément :
— Elle a une belle toux ! Ça la tient bien !
Celle de Jolimont eut un sourire.
— Mon pauvre frère, dit-elle, j’irais bien, mais les cousins de Malitron doivent venir ici… Il y a Mariche ! Si elle veut aller chez toi, je peux me passer d’elle…
— Mariche ! Ho ! Mariche ! cria-t-elle, veux-tu aller garder demain, aux Marandières, chez Louise Loriote ?
La servante répondit de l’aire :
— Chez Louise Loriote ? Comme vous voudrez, patronne !
Puis, apercevant le fermier :
— Seulement, je suis craintive, depuis que Bordagère des Arrolettes a rencontré un diable à tête de bouc qui l’a embrassée par force sur le chemin des Servières… Je veux de la compagnie… Vous y songerez, mon beau-père !
Loriot sortit et lança une grosse plaisanterie. La servante éclata de rire.
— C’est entendu ! cria-t-elle ; j’irai soigner votre femme, vieux sans idées, tard-en-vie !
Le lendemain donc, quand Séverin dont c’était le tour de garde revint aux Marandières, après la messe du matin, il fut tout étonné de trouver Marichette à la maison.
— C’est moi, dit-elle… N’ouvre pas les yeux si grands : je ne reviens pas ! Mange, mon pauvre gars, ça te remettra le sang.
Et elle lui apporta la soupière.
Dans la chambre à côté, la Loriote geignait.
— Marichette, souffla-t-elle, apporte-moi donc une petite goutte de café.
La fille courut dans l’autre pièce, puis revint avec une tasse qu’elle posa devant Séverin.
— Dis donc ! quand il y en a pour les maîtres, il y en a pour les valets ! A notre santé !
Elle emplit la tasse et s’assit sur le banc, à côté de Séverin.
Revenu de sa surprise, il lui prit la taille et, aussitôt, il sentit tout contre lui le corps robuste et souple.
Lentement, elle se penchait et offrait ses lèvres. Séverin sentait battre ses artères et ses oreilles chantaient vêpres.
Il se ressaisit pourtant.
— Mariche ! Mariche ! le vieux qui nous regarde !
Dans son coin, en effet, le paralytique était sorti de sa somnolence. L’odeur du café lui avait fait lever la tête, et il fixait sur le couple le regard de ses yeux vitreux.
— Es-tu folle, Mariche ! Le vieux !
— Ah ! oui, le vieux ! Qu’est-ce que cela peut lui faire ? Qu’il regarde ! Il n’a pas déjà tant de distractions !
Mais Séverin s’était levé. Marichette, dépitée, haussa les épaules et se mit à desservir la table.
— Tu m’agaces ! va-t’en ! fit-elle.
Il sortit et s’en fut panser ses bêtes. Son travail terminé, il se coucha dans la grange sur une brassée de paille. Il y était depuis un petit moment et il allait s’endormir, quand il entendit la fille traverser la cour. Elle se dirigea vers la grange, entra et referma le portail.
— Es-tu par ici ? murmura-t-elle.
Il ne bougea point.
— Es-tu là, voyons ?
Il faisait très sombre, et la fille ne distinguait rien. Elle s’avança de quelques pas et finit par le découvrir.
Alors elle s’approcha et, sortant son pied de son sabot, elle lui poussa l’épaule en disant : « Sous ! sous ! » comme on fait pour faire lever les bêtes.
— Finis, Mariche ! Finis !
Mais elle s’entêtait ; alors, il lui saisit la jambe, et elle tomba à genoux sur la paille, à côté de lui. D’étranges odeurs montaient d’elle : odeur forte de la sueur, odeur âcre des feuilles écrasées, odeur étourdissante du foin qu’on embarge.
Elle lui avait jeté ses bras autour du cou et elle offrait encore ses lèvres.
Alors, lui, jeune, finit par s’échauffer à cette volonté d’amour.
Ils eurent des rendez-vous épuisants au cœur des beaux dimanches.
Aussitôt la messe finie, Séverin revenait aux Marandières ; puis il s’en allait rejoindre la Marichette à l’orée des champs de blé. L’un devant l’autre dans les cheintres étroites, attentifs à ne pas renverser les épis, ils suivaient les haies jusqu’au recoin secret où ils avaient coutume de s’asseoir sur des fougères fraîches. Quand elle était de garde, elle allait l’attendre dans la sapinière de Jolimont, sous les branches retombantes ; de fines aiguilles y feutraient la terre sèche et leur faisaient un lit bien uni. Le vent brasillait à peine dans les rameaux ; l’été accablait les champs, pesait sur les feuilles, inclinait les herbes frêles à la tête fleurie. Eux haletaient. Elle le ceinturait comme une lutteuse, lui ployait le buste, le renversait, l’écrasait. Elle le rouait de caresses. Il avait au retour les lèvres brûlées et les côtes douloureuses. Un grand dégoût lui venait parfois à ce moment-là et il se promettait de ne pas aller au prochain rendez-vous. Il y allait néanmoins.
Il craignait surtout d’être surpris avec Marichette. Il lui était arrivé comme aux autres jeunes gars de se vanter d’amours imaginaires et certes, il aurait bien avoué un ou deux rendez-vous avec cette fille ; mais, qu’on le soupçonnât d’avoir été son bon ami tout un été, et de l’être encore, et de ne pas savoir comment se détacher de ses jupes, non, il ne pouvait se faire à cette idée-là.
Cela arriva, pourtant. La Marichette, elle, n’était point réservée et ne se cachait guère. On n’eut pas de peine à savoir qu’elle avait enjôlé le valet des Marandières. Or, les nouvelles de cette sorte courent vite ; on en glosa au bourg entre jeunes gens.
Un dimanche de septembre, comme Séverin, après une courte partie de boules revenait au village, il aperçut Delphine qui arrivait en sens inverse. Elle lui sembla pâle et triste, et il pensa que c’était à cause de son père. Bernou, en effet, était malade, malade de souci, disait-on.
Séverin, troublé, car il allait à un rendez-vous avec la Mariche, prépara en sa tête les mots qu’il allait dire ; mais, tout d’un coup, la fille tourna à gauche, enjamba un échalier et, s’engageant dans un sentier qui suivait la haie, disparut. Or, ce sentier ne menait nulle part, il se perdait dans les champs plus loin, et Séverin le savait.
Alors il comprit que Delphine avait viré là pour l’éviter et qu’elle avait voulu l’éviter parce qu’on disait de vilaines choses sur son compte. Il eut un instant l’idée de la rejoindre, car il souffrait cruellement de la savoir fâchée. Il fit quelques pas dans le champ, après l’échalier, puis il n’osa plus.
Ce soir-là, Marichette l’attendit en vain.
Quelques jours après, il rencontra à Bressuire un de ses anciens camarades de service, Louis Bonnin, de Saint-Porchaire. Bonnin cherchait un valet pour son père.
— Tiens ! mais pourquoi pas toi, Séverin ? fit-il tout à coup ; tu n’es pas encore gagé ?
— Non.
— Eh bien ! c’est entendu, nous allons faire marché. Pourquoi ne viendrais-tu pas chez nous, mon vieux ?
— Pourquoi pas, en effet ? dit Séverin.
La proposition lui avait d’abord paru étonnante ; mais maintenant qu’il y songeait bien, il était presque décidé. Il ne serait pas plus malheureux chez Bonnin qu’aux Marandières. Il était libre, seul ; il avait peu d’amis ; il ne voulait plus revoir Marichette, et quant à l’autre, il n’avait pas le droit d’y penser. Rien ne l’empêchait de se gager au loin.
Il tomba vite d’accord avec son camarade pour le prix. Deux mois plus tard, il commençait à s’habituer chez ses nouveaux patrons.
Trois ans passèrent.
— Delphine ! Oh ! Delphine ! lève-toi !
La demie après trois heures venait de sonner, et, de son lit, Francille Pitaude, des Grandes-Pelleteries, appelait pour la deuxième fois sa chambrière.
— Si c’est possible ! grommela-t-elle en se tournant vers son homme. Les volailles seront égaillées dans l’aire avant que le feu soit allumé ! En mon temps, lorsque je devais aller à la foire, ma marmite chantait un joli moment avant l’aubette ; mais les jeunesses d’aujourd’hui ne sont point ce que nous étions.
— Pour sûr ! dit Pitaud ; c’est mou, ça dort comme des rats-lérots. Elle avait pourtant l’air content d’aller à cette foire, celle d’ici ; et je ne dis pas que ça m’étonne : c’est sa première sortie depuis le malheur.
C’était du malheur des Bernou qu’il voulait parler. A la Petite-Rue, en effet, la mort et la ruine étaient passées.
Dans les premiers temps de son mariage, Bernou, à force de travail, avait amassé quelques sous ; un notaire les lui vola.
Sa mauvaise fortune avait voulu qu’il fût lié d’amitié avec ce notaire ; leurs pères s’étaient connus, et eux, dans leur jeunesse, avaient pêché ensemble, vers la fin de l’été, quand l’étudiant était revenu des écoles. Une fois mariés, ils continuèrent à se fréquenter. Le mois de juin ne passait pas sans qu’on vît arriver au moulin une belle voiture d’où descendaient, après le notaire, une jolie dame qui sentait bon et deux fillettes couvertes de dentelles.
Les Bernou étaient flattés. On pêchait ; les enfants se roulaient dans le foin. La dame, une Parisienne, n’était point rogue et dédaigneuse comme les autres bourgeoises du pays. Bien qu’elle habitât la campagne depuis plusieurs années, elle s’amusait de toutes petites choses, ce qui faisait dire à Auguste qu’elle était sotte. Elle courait avec les enfants ou bien elle embrassait Delphine et s’extasiait sur ses yeux.
— Charles ! Charles ! disait-elle, viens donc voir les yeux de cette petite ; quels beaux yeux ! quels beaux yeux d’eau !
Le notaire, pendant tout ce temps, causait avec Bernou. Affable, lui aussi, il ne dédaignait pas le patois pour bien marquer qu’il ne reniait point son origine paysanne. Son air tranquille, la simple clarté de ses yeux honnêtes, disaient d’ailleurs cette origine. Il était de scrupuleuse lignée ; il avait derrière lui des siècles de droiture. Bernou lui confia son argent, sept mille francs. Six mois après, plantant là femme et enfants, le notaire filait avec une drôlesse.
Ce fut un gros scandale dans le pays ; ce fut la ruine pour une cinquantaine de familles. Le notaire emportait deux cent mille francs raflés dans des tiroirs de pieds-terreux et de pile-mojettes, deux cent mille francs économisés liard par liard, on ne sait comment, grâce à d’incroyables et presque honteuses privations.
Bernou reçut le coup en homme fier qui ne laisse rien voir ; sa femme aussi tint bon ; s’ils pleurèrent, personne n’en sut rien. Simplement, ils continuèrent à travailler. Entre eux, par une entente tacite, ils ne parlaient jamais de cette perte : les enfants ne l’apprirent que plus tard par des voisins.
Mais, à dater de ce jour, les Bernou eurent toutes les malchances possibles. Dès l’année suivante, une épidémie vida l’étable, et il fallut emprunter ; puis des chevaux se blessèrent sur la carriole, les poulinières avortèrent ; des vétérinaires vinrent, et des empiriques, et des sorciers de village : il fallut emprunter encore.
Enfin le moulin et la terre qui en dépendaient furent vendus, et le nouveau propriétaire éleva tout de suite le prix de ferme : ce fut le coup de grâce. Bernou arriva à ne plus pouvoir payer le maître. Dès lors, il se découragea. Toujours jovial avec les pratiques, il avait à la maison de muettes tristesses. Il s’enfermait en son moulin et il y remâchait sa détresse, son chagrin immense d’abandonner cette maison où ses anciens avaient travaillé, où il avait espéré voir travailler son gars. Car il faudrait s’en aller, il faudrait vendre ; il n’y avait plus moyen d’éviter cette honte. Il faudrait avouer les dettes si soigneusement cachées à tous, même aux enfants ; et ces enfants n’allaient-ils point faire des reproches pour n’avoir pas été avertis plus tôt ?
La Bernoude trouvait souvent son homme assis sur des sacs, les épaules mornes et la tête basse. Elle s’efforçait en vain de le consoler.
— Voyons, Bernou, disait-elle, pourquoi te donner tant de tourments ? Tu verras que tu tomberas malade.
Il tomba malade, en effet. Il prit l’habitude de s’acagnarder devant l’écluse entre deux vergnes haut ébranchés qu’il avait vus tout petits ; silencieusement, il regardait l’eau moirée, l’eau toujours jeune dont le soleil faisait scintiller les rides.
Quand les beaux jours furent passés, il garda le lit et ses forces déclinèrent très vite. Un matin, il dit à Auguste :
— Arrête le moulin, mon gars ; il ne virera plus pour moi, et pour toi il ne virera guère ; arrête le moulin, mon bon gars.
Le moulin se tut et seule l’eau chanteuse, l’eau toujours jeune, accompagna les prières des morts ; accompagna les prières des morts d’une rumeur en sourdine, aussitôt qu’elle eut cessé de travailler.
« Il ne virera plus pour moi et pour toi il ne virera guère. »
Bernou était mort pour avoir trop pensé à cet abandon qu’il jugeait inévitable. Après lui, ses enfants essayèrent bien de lutter, mais les dettes étaient trop grosses ; le loyer des deux dernières années n’avait pas été payé ; le régisseur fit vendre. Les créanciers furent remboursés, mais il ne resta rien. Auguste et Delphine durent se gager ; quant à la Bernoude et à la grand’mère, elles allèrent s’installer dans une petite maison, meublée sommairement à crédit ; elles y furent suivies de leur chagrin et de deux chats, libres animaux que l’on n’avait point su vendre.
L’année suivante, Auguste se maria ; depuis assez longtemps, il avait pour bonne amie une cousine orpheline. Elle se gageait comme lui. Bien qu’elle eût quelques sous, elle ne retira point ses amitiés quand les Bernou furent vendus.
A la Saint-Michel, le jeune ménage prit une borderie de cinq hectares aux Arrolettes ; et comme il y avait là plus de travail qu’il n’en fallait à un homme, la mère Bernou et l’aïeule allèrent habiter avec Auguste. Peu de temps après, l’aïeule mourut.
Quant à Delphine, elle resta chez les Pitaud, qui l’avaient gagée dès son départ de la Rue.
Comme elle avait été un peu gâtée chez elle, on avait cru qu’elle s’habituerait mal à servir les autres. Il n’en avait rien été ; elle s’était mise bravement au travail. Moins forte que certaines filles de ferme, elle se rattrapait par son adresse, et les Pitaud s’étaient attachés à cette servante, dont le travail n’était jamais à refaire ou seulement à finir. Elle les charmait aussi par son humeur égale et sa docilité gaie.
Elle n’avait ni le temps ni le goût d’aller aux foires de jeunesse et aux assemblées où l’on danse. Le dimanche, elle revenait tôt de la messe.
L’été, par les beaux soirs de fête, les filles s’en vont par les chemins pleins d’ombre et de poussière ; parfois, elles ne rentrent qu’à la nuit tombante avec des yeux de fièvre.
Delphine revenait tôt de la messe et gardait la maison.
Pourtant, elle ne fuyait pas les jeunes gens, comme font les sottes et les hypocrites, et on n’avait point manqué de lui prêter, à elle aussi, quelques galants. Il est vrai que plus d’un gars aurait voulu l’avoir pour bonne amie, car elle était toute gracieuse. Des fils de gros fermiers même, des gens ayant des champs au soleil, avaient tourné autour d’elle, et l’idée d’un mariage avec cette servante, fille de gens ruinés, était peut-être venue à quelques-uns. Mais, sans dire non tout à fait, elle les avait tous reçus avec son joli rire de malice et ce rire les avait un peu déconcertés.
Par moments, elle s’étonnait elle-même de ses exigences.
Elle était fine, en vérité, de renvoyer de braves garçons dont aucun n’était aussi pauvre qu’elle ! Elle avait vingt-quatre ans ; bientôt elle enlaidirait et devrait se résigner à être toujours, toujours servante. Pourtant, elle ne pouvait pas dire oui ; elle sentait qu’elle ne le dirait jamais. Parfois elle pleurait.
Un jour, Pitaud lui dit :
— Si tu veux venir à la foire Saint-Jacques, Delphine, il y aura une place pour toi dans la voiture. C’est une belle occasion pour trouver un amoureux.
— Trouver un amoureux, patron : Faut-il aller à Bressuire, pour cela ?
Elle accepta d’ailleurs et se retourna aussitôt, car elle se sentait devenir très rouge.
Bressuire ! la foire Saint-Jacques ! Tous les jeunes gens des environs s’y rendaient à cette foire. Séverin y avait été vu l’année précédente ; sûrement, il y serait encore cette fois. Séverin ? Eh bien ! oui, Séverin ! Autant se l’avouer à soi-même bien franchement : elle avait toujours pensé à lui ; c’est pourquoi elle n’avait pas pu écouter les autres, et c’est pourquoi elle ne les écouterait jamais ! Maintenant, elle voyait bien clair en elle. C’était pour Séverin qu’elle voulait aller à cette foire. Elle se trouverait sur son passage, et il lui parlerait, peut-être ; s’il ne parlait pas, elle resterait vieille fille, voilà !
Pour s’être ainsi décidée, elle se sentit joyeuse. Elle se mit à attendre, un peu énervée à cause des jours qui n’en finissaient pas de couler.
Enfin, un soir, elle se dit en se glissant au lit :
— C’est demain ! Dépêchons-nous de dormir.
Mais elle était trop enfiévrée pour cela. La nuit d’ailleurs était moite ; la chambre avait gardé toute la chaleur du jour. Elle entendit sonner onze heures et pensa :
— Si je ne dors pas, demain je serai laide.
Elle fit le silence en elle et s’appliqua à suivre le tic tac de l’horloge qui, dans la pièce voisine, battait comme un pouls tranquille. Onze heures et demie, minuit.
Tant pis ! elle ne dormirait pas. Elle rejeta les couvertures qui la brûlaient. La poitrine gonflée d’une ivresse nouvelle, elle tendit les bras dans la chambre obscure, et ses lèvres murmurèrent :
— Tu viendras, toi que j’aimais déjà quand j’étais petite, toi que j’aime depuis toujours…
— Delphine ! ho ! Delphine !
Elle se dressa vivement, demi-nue ; déjà l’heure du lever ! elle ne faisait que s’endormir ! Tout de suite elle se souvint et sourit à sa pensée.
— Debout ! et vite, pour avoir bien le temps de s’habiller.
Cette foire de septembre, qui se tenait dans le quartier Saint-Jacques, le quartier neuf de la ville, attirait à Bressuire une grande foule.
La matinée était surtout aux gens de commerce, comme pour les autres foires, mais la soirée était toute à la jeunesse.
Les valets de ferme et les fils de métayers venaient à pied de toute la campagne avoisinante ; il en venait même de fort loin, par bandes matinales ; quelques-uns trouvaient place dans les voitures, qu’on surchargeait pour cette occasion.
Les filles, ce jour-là, mettaient leur robe claire.
C’était pour chacun la partie de plaisir escomptée tout l’été pendant les durs travaux ; les blés étaient rentrés, et cela faisait un court répit, malgré la hâte du battage. On s’amusait librement, avec brusquerie même, parfois.
Delphine et Pitaud arrivèrent sur les neuf heures. Il y avait déjà foule sur le champ de foire aux bêtes. Les voitures se suivaient à la file, comme pour une noce.
Delphine, qui avait deux paniers d’œufs, se dirigea vers le marché. Là aussi, il y avait grande presse ; les femmes se tenaient debout autour d’une petite place ; beaucoup se hâtaient de vendre, pour être libres plus tôt, mais d’autres, des vieilles, plus âpres, s’encoléraient à cause des bousculades. La Pitaude avait fixé à Delphine un prix au-dessous duquel elle ne devait pas vendre, et comme les œufs se trouvaient justement très bon marché, elle dut attendre. Elle ne ressentait pas une grande impatience, d’ailleurs, sachant bien que les jeunes gens n’arrivaient guère que dans la soirée.
Pourtant, vers midi, quand ses paniers furent vides, elle se hâta de les rapporter à l’auberge. Dans la cour, assises sur les brancards des voitures des femmes mangeaient avec des enfants autour d’elles.
— Tiens ! c’est toi, Delphine ! cria une voix jeune ; tu as vendu ?
Delphine reconnut Marie Guiret, une voisine, plus brune encore que de coutume sous la coiffe trop blanche.
— Oui, répondit-elle, j’ai fini par vendre, mais j’ai bien cru, un moment, que je serais forcée de rapporter mes œufs.
— Tu n’as pas mangé ? reprit l’autre ; fais vite, je t’attends.
Delphine tira du coffre un morceau de pain et une poire, et elle se mit à mordre à même, en écoutant son amie raconter sa matinée. Mais le pain était dur, il faisait chaud et les bouchées l’étranglaient.
— Ça ne coule pas, hein, Fine ?
— Ma foi, pas trop ! Tiens, je laisse le pain.
— C’est comme moi, dit Marie, en se rapprochant ; rien n’a pu passer, ni pain, ni fricot ; j’ai tout remis dans la voiture ; mes frères vont encore dire que l’amour me coupe l’appétit, mais tant pis ! Viens-tu ?
Elles descendirent vers la place.
— As-tu un galant, aujourd’hui, Fine ? disait cette petite futée de Marie Guiret ; oh ! tu es cachottière, je le sais ; dis, je te gêne peut-être ? Moi, je n’en ai pas, mais je viens pour en trouver un… ou deux.
Delphine aussi venait pour en trouver un, mais elle savait trop lequel, pour pouvoir en parler plaisamment.
Elles s’engagèrent entre deux rangées de baraques qui faisaient, au milieu de la place, comme une rue large et houleuse. Autrefois, quand elles étaient petites, elles s’étaient bien extasiées à cette foire, devant les gens qui font des tours et qui montrent des bêtes. Aujourd’hui encore, elles s’en amusaient un peu, mais, au fond d’elles-mêmes, quelque chose les inquiétait plus que les comédies.
Sur une estrade, de gros hommes, dévêtus, hurlaient entre leurs mains jointes ; une femme, demi-nue aussi, soulevait un essieu de charrette.
Les deux filles s’attardèrent autour du groupe serré des curieux ; Delphine fouilla du regard entre les blouses bleues ; Séverin n’était pas là. Il n’était pas là non plus devant les baraques où l’on tire, ni devant celles où l’on joue : où donc était-il ?
— Deux heures ! dit tout à coup Marie, qui avait une montre en argent, avec une belle chaîne. Deux heures ! Viens-tu dans les allées ? Il doit y faire moins chaud.
Il y avait tout autour de la place deux rangs de marronniers ; leurs têtes rondes se touchaient et, seules, de minces flèches de soleil perçaient entre les branches mêlées. Cependant, là également, il faisait chaud, à cause de la torpeur de l’air.
Des gars en sueur passaient, égayés de vin ; ils s’amusaient à fendre la foule et heurtaient volontairement les filles. Celles-ci allaient par petits groupes, étourdies de bruit, laissant derrière elles l’odeur du basilic ou celle du réséda, plus douce.
Il en était venu de tous les cantons voisins ; on les reconnaissait à leurs coiffes différentes. Celles des alentours, les plus nombreuses, avaient le grand casque bicorne pinçant le bout des oreilles et tombant sur les bandeaux lisses : coiffure un peu lourde, mais fière et magnifiée par de larges rubans de soie ; elle seyait surtout aux grandes ; beaucoup la portaient bien et avaient l’air cossu. Les coquettes, comme Marie Guiret, avaient tiré du serre-tête quelques mèches courtes qui voltigeaient librement ; chez d’autres, coquettes aussi, mais sans goût, ces boucles frisées au fer chaud se collaient sur le front en anneaux symétriques.
Les Gâtinelles avaient des coiffes à peu près semblables, un peu plus hautes seulement et plus larges. Les Vendéennes, vêtues d’étoffes loyales alourdies de velours, portaient la coiffe de Sainte-Hermine, simple et correcte. Nombreuses étaient les filles du Thouarsais, pimpantes sous le bonnet tourangeau si léger : un chiffonnage, un papillon froissé dont le bord des ailes, seul intact, tombait presque jusqu’aux sourcils.
Il y avait enfin des vieilles qui promenaient des petits enfants effarés et joyeux. Leurs coiffures, à elles, étaient pareilles à celles qu’on voit sur les images aux dames de l’ancien temps : des pyramides très grandes, sans fleurs ni rubans ; une forme solide par-dessous, du carton sans doute, beaucoup de tulle uni, mille épingles.
Elles devaient être obliques, ces coiffes, mais certaines paraissent droites, parce que celles qui les portaient se penchaient en avant.
Au bout de la première allée, Marie et Delphine rencontrèrent deux de leurs amies, désappointées comme elles et comme elles un peu lasses.
— Pas de galants ? railla Marie.
— Oh ! si, répondirent-elles ; même que nous sommes allées boire avec eux tout à l’heure ; seulement, nous avons d’autres affaires ; d’ailleurs, les gars nous ennuient.
— C’est précisément ce que je disais à Delphine ; oui, ils commencent à m’ennuyer aussi. Vous venez avec nous, mes belles ?
Elles continuèrent ensemble à faire le tour de la place. Il y avait beaucoup moins de gens de l’autre côté. C’était l’envers de la foire, un envers malpropre, pavoisé de guenilles. Des chiens, indifférents au bruit, dormaient sous les roulottes ; d’autres jouaient avec des enfants, des petits ventres-creux, vêtus de crasse et de hardes très amples. Puis, çà et là, un âne rogneux, une vieille jument décharnée, avec des bosses, des trous, des plaies noires de mouches, de grosses mouches luisantes et gonflées.
Trop lasses pour regimber sous la piqûre des bestioles, trop affamées pour se coucher et dormir, râpant de leurs dents jaunes l’écorce des marronniers, les pauvres bêtes attendaient là.
— Comme c’est laid, ce côté ! dit Delphine.
Cependant des couples passaient lentement avec des rires sourds, enlacés presque, sans gêne, les filles un peu rouges seulement. Beaucoup marchaient à la file et se dirigeaient ensemble vers les auberges.
Soudain, Delphine crut reconnaître Séverin sous un parapluie qui cachait deux têtes. Si c’était lui, pourtant, ce gars dont on ne voyait que le dos et qui lutinait une fille à long corsage ! Non ! cela ne se pouvait pas !…
Un frisson lui courut sur la nuque, comme si elle eût senti l’étreinte d’une main glacée.
Ayant ralenti un peu sa marche, elle se trouva en arrière des autres ; déjà elle se hâtait pour les rejoindre, quand une voix perça le tumulte :
— Séverin ! avance ! avance donc !
Là, sur la droite, une vingtaine de jeunes hommes très gais entouraient l’entrée d’une roulotte. Par la porte entr’ouverte, on apercevait une femme assise, les yeux bandés ; une autre faisait le boniment, une ménagère noire et sale, toute en mâchoires. Dans ce recoin de la place, loin du soleil et des cuivres, cela vous avait un air louche et pas tranquille.
— Vas-y, Séverin ! cria une seconde fois la voix.
Mais des gens pressés poussèrent Delphine, et elle se trouva en face de ses amies, qui revenaient la chercher.
— Hé ! hé ! Fine ! tu veux nous perdre ! Qui cherches-tu, par ici ?
Pour leur prouver qu’elle ne cherchait personne, elle les emmena plus loin. Quand elles repassèrent à cet endroit, il y avait encore des hommes devant la roulotte, mais Séverin n’était point parmi eux.
Elles circulèrent.
— Trois heures et demie ! dit Marie ; décidément, mes petites, nous ne trouverons pas de galants ; quels imbéciles !… Et puis, je meurs de soif.
Trois heures et demie ! Delphine sursauta ; l’ombre doucement s’allongeait, le soleil descendait sur les maisons ; déjà des voitures partaient.
Comment se fait-il que Séverin ne l’eût point vue, ne l’eût point cherchée ? Où était-il ? dans quelque auberge sans doute, avec une bonne amie de son nouveau pays, une de ces filles délurées en bonnet plat.
A partir de quatre heures, elle désespéra tout à fait. Elle aurait voulu être loin de cette foire, de ce bruit, de tous ces gens qui s’amusaient. Machinalement, elle fuyait les autres. Aussi, quand quatre jeunes gars, quatre de la Grange-Neuve, leur barrèrent la route pour les emmener boire, elle ne résista que faiblement.
— Tu ne vas pas rester là, maintenant, disait la Marie à mi-voix. Tu veux donc qu’on se moque de toi ? on n’y faillira guère, crois-moi ; et l’on dira que tu fais peur aux galants. Viens donc ! Qu’est-ce que cela te fait ? Viens donc ! pour voir seulement !
Eh oui ! Qu’est-ce que cela lui faisait ? Elle se laissa entraîner ; tout de même, elle ne voulait pas que celui qui l’accompagnait, un petit gars trapu et rougeaud, lui prît la taille, là, devant tout le monde.
L’auberge où ils entrèrent était bondée. Les amoureux se tenaient en haut, dans un vaste grenier ou l’on avait installé des tables et des bancs.
On y arrivait par un escalier étroit et sombre ; des filles, poursuivies, le montaient quatre à quatre : d’autres s’y attardaient, qui ne boudaient pas aux chatouilles. Delphine s’obstina à passer la dernière. Ses yeux pleins de soleil distinguaient à peine les marches ; mais en haut, la lumière, par deux grandes lucarnes, tombait sur ceux qui étaient attablés dans ce grenier, et ce qu’elle vit la fit se reculer, toute pâle : Séverin était là, devant elle, et, à côté de lui, tout près, tout près, une fille du pays thouarsais, une grande fille délurée, en bonnet plat…
Il s’était levé, un peu gêné, en reconnaissant ceux qui arrivaient.
— Bonjour, Pierre ! Bonjour, Marie ! Tiens ! Delphine ! Toi aussi, Delphine ?
Ses amis se serrèrent pour faire place aux nouveaux venus.
Il y avait, dans ce grenier, plus de quarante couples. Quelques-uns dans le fond, près des solives, s’étreignaient à pleins bras en se cachant la figure ; mais la plupart n’allaient point aussi loin. Il y avait des garçons tout jeunes, des enfants presque, qui étaient venus avec de grandes filles pour faire les hommes ; timides d’abord, hésitant à risquer un baiser, ils devenaient très vite acharnés et ne voulaient plus démordre. Rien de chaste, en somme, mais rien de bien grave non plus.
Beaucoup étaient là par point d’honneur et aussi pour voir, comme disait Marie ; on riait surtout.
— Ainsi, disait Séverin, tous les gens de là-bas sont à cette foire ?
Il s’était tourné vers ces gens de « là-bas » et la fille qu’il accompagnait boudait en refaisant les plis fripés de son corsage.
— Es-tu venue à pied, Marie ?
— Que non ! répondit Guirette ; je ménage mes bottes fines. J’ai profité de la voiture des Albreteau.
Elle ajouta en riant :
— Delphine, elle, a pris la place de la Pitaude dans le char à bancs des Pelleteries, un vrai tapecu : ça secoue ! ça secoue ! Elle n’a pas ri de la journée, tant elle a eu la bile émue !
De fait, malgré son bon vouloir, elle ne riait pas franchement, la pauvre Delphine. Elle n’avait qu’une idée : s’en aller, s’en aller bien vite !
Ayant bu une gorgée :
— Il faut que je me sauve, dit-elle ; je ne veux pas faire attendre le patron.
— Ah bah ! Tu te moques de nous !
— Elle ne s’en ira pas ! cria le petit gars trapu ; je la tiens !
Mais elle se dégagea.
— Non ! laisse-moi, Pierre ; il est tard ; si je manque l’heure, on partira sans moi ; il faut que je me sauve ; au revoir !
Déjà elle était dans l’escalier, dans l’escalier sombre, où elle ne distinguait plus rien du tout, cette fois, à cause des larmes qui lui emplissaient les yeux. Puis, ce fut la foule encore. Elle s’achemina vers l’auberge où Pitaud devait l’attendre. Elle était lasse, lasse à ne plus pouvoir avancer ; elle pensait que cela ne lui ferait rien de mourir.
Pourtant un doute lui venait : Séverin n’était peut-être là-haut que pour accompagner des amis et pour rire un peu, pour voir ; elle y était bien allée elle-même ! Alors, pourquoi s’enfuir si vite, comme une sotte ? Voici qu’elle s’accusait maintenant, mais que faire ?
Elle approchait de l’auberge ; la foule à cet endroit était beaucoup plus claire ; comme elle avait encore une demi-heure à dépenser, elle musa un peu. Tout à coup, elle sentit que quelqu’un venait vite et la dépassait, puis un grand coup au cœur : Séverin était devant elle, lui barrait la route.
— On ne passe pas ! dit-il en étendant les bras.
Il riait.
— M’est avis, Delphine, que tu es moins pressée que tout à l’heure. C’est joli de quitter tes amis comme s’ils avaient une mauvaise fièvre !
Elle, blanche et les yeux encore gonflés, s’efforça de rire aussi.
— Et vous, dit-elle, vous abandonnez bien vos camarades ; votre bonne amie du Thouarsais doit s’ennuyer pendant que vous courez la foire ?
— Ma bonne amie du Thouarsais ! Elle n’est pas née, celle-là !
Il ajouta, pour parler :
— Alors, comme ça, on est toujours gagée chez les Pitaud ?
Il était gêné par ce vous qu’elle venait d’employer pour la première fois.
— Toujours !
— C’est une bonne maison ! seulement, il doit y avoir de l’ouvrage pour la servante ?
— Dame, oui, ce n’est pas l’ouvrage qui manque ; mais, au moins, je ne vais pas aux champs avec les hommes ; j’aime mieux ça.
— Bien sûr, fit-il.
Il était devenu sérieux comme un homme qui discute paisiblement avec un camarade des choses de son métier. Allait-il donc continuer de la sorte ? la quitterait-il tout à l’heure sans rien dire de plus ? Non, elle lut dans ses yeux une résolution brusque :
— Delphine, vas-tu à la messe à Clazay, dimanche ?
— A Clazay ? Peut-être bien ; pourquoi ?
Il se rapprocha :
— Parce que je veux te dire que si tu y vas, j’irai aussi, moi.
Et comme elle ne répondait pas, occupée en apparence à suivre le bout de son pied qui marquait les sauts d’une gavotte, il se pencha, et, court d’haleine, il dit vite et bas, sans presque remuer les lèvres :
— C’est entendu… à une heure et demie… au deuxième échalier, dans le chemin de la Croix-Verte.
Alors, toute rose, elle leva ses yeux tendres qui remerciaient et promettaient.
Ils furent tout de suite moins graves une fois ces choses dites.
— Il faut que je me sauve, répétait Delphine.
Ils marchèrent côte à côte jusqu’à la porte cochère de l’auberge. Séverin regardait le cou rond où une fois déjà il avait mis ses lèvres, où il avait mis ses lèvres pour un baiser fou qui les avait liés d’amour. Il ne l’avait jamais quitté, le souvenir de ce baiser, et voilà qu’il l’animait encore ! Une grosse envie lui venait de goûter à ces joues fraîches, là, tout de suite, malgré les passants. Avec toute autre fille, il n’eût pas hésité, mais il n’osait pas, avec celle-ci.
— Allons, au revoir Delphine ! à dimanche !
Il lui tendit la main ; mais elle, ayant retrouvé sa malice depuis qu’elle était heureuse, se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa franchement sur les deux joues en disant, assez haut pour que les passants entendissent :
— Au revoir ! Embrasse marraine pour moi, et salue tout le monde de ma part, là-bas.
« A une heure et demie ! au second échalier dans le chemin de la Croix-Verte. »
Delphine n’avait eu garde d’oublier l’heure du rendez-vous. Arrivée la première, elle attendait Séverin qui tardait un peu. Comme deux heures sonnaient, elle l’aperçut enfin qui venait vers elle en se hâtant.
Elle lui tendit les mains.
— Je croyais que tu ne viendrais pas, que tu avais voulu te moquer de moi ; je commençais à avoir peur.
— Oh ! fit-il, tu n’as pas eu cette idée ! Il est pourtant vrai que je suis en retard ; ce sont les autres qui m’ont retenu au bourg ; je ne pouvais pas m’échapper.
— Pardon ! reprit-elle, je veux rire ; je suis toujours méchante, tu sais ! Tu dois être las : c’est loin, d’où tu viens !
— Oui, dit-il, c’est une belle trotte.
Il ajouta, en la serrant contre lui :
— C’est une belle trotte, mais je la ferais deux fois, dix fois pour toi, ma Fine.
Ils passèrent dans un champ et s’assirent à l’ombre d’une touffe de noisetiers ; il faisait très doux et les feuilles sentaient bon.
— Vois-tu, disait Séverin, c’est notre premier rendez-vous, mais nous sommes tout de même de vieux amoureux.
Elle leva ses yeux devenus graves et répondit :
— C’est vrai pour moi, ce que tu dis là, mais pour toi, je ne sais pas trop !
— C’est vrai pour moi aussi, je te le jure ; seulement personne ne le savait…
Elle l’interrompit :
— Pas même Séverin ! Parle-moi donc de la Marichette, et tâche de ne pas rougir.
Il se mit à rire.
— Oh ! tu sais, Delphine, tu as grand tort de croire à ces contes ; je sais bien qu’on a mal parlé de moi dans le temps, mais il y avait beaucoup de menteries dans ce qu’on disait. Je ne pouvais pas empêcher cette fille d’être gagée à Jolimont et de se trouver sur ma route quand je revenais des champs de la Butte. Qu’est-elle donc devenue, cette grosse Mariche ?
Elle répondit d’un air tranquille de vierge instruite et sensée :
— Ce qu’elle est devenue ? Rien de bon. Il lui est arrivé ce qu’elle cherchait, pardi !
— Elle a un drôle ?
— Non pas un, mais deux, deux bessons qui sont nés vers le mardi gras. Le plus beau, c’est qu’elle n’en connaît pas au juste le père. Elle s’en moque, du reste ; une vraie honte ! Oh ! cela m’a beaucoup chagrinée, qu’elle eût été ta bonne amie.
— Tais-toi, Delphine, tu ne sais pas ce que tu dis. La vraie vérité, c’est que je t’ai toujours eue dans l’idée depuis mon retour du service. J’avais été hardi le premier soir, t’en souviens-tu ?
— Oh ! oui ! dit-elle en riant ; mais après ?
— Après ? dame, je n’osais pas. J’ai cherché du pain, moi, ça ne s’oublie pas, cela ; ton père n’aurait jamais voulu. Et puis je te croyais riche et tu es si jolie ! Je me sentais honteux et je ne disais rien. Ça m’a travaillé, va ! D’abord, j’ai cru que je t’oublierais ; j’ai essayé de m’amuser avec les autres : ça n’a pas passé. Alors, je m’en suis allé au loin, et ma peine m’a suivi. Quand j’ai appris ton malheur là-bas, quand j’ai su que tout avait été vendu chez toi et que tu étais servante, je me suis dit : Peut-être bien maintenant qu’elle voudrait de moi tout de même ; et je suis allé à la foire dernière pour te parler. Si je ne t’avais pas trouvée, je serais revenu par ici à la Toussaint, et même plus tôt, parce que cela me tourmentait trop de te revoir, ces temps derniers. Oh ! oui ! bien sûr, je serais revenu !…
Pudiquement, par phrases courtes, il dévoilait la mélancolie secrète des heures passées. Et, blottie contre sa poitrine, les yeux loin, Delphine l’écoutait dire cette peine d’amour qui leur était commune ; les mots tombant en elle éveillaient des choses frémissantes comme le vent d’avril émeut les feuilles neuves ; et il lui venait une envie très douce de pleurer.
Quinze jours après ce premier rendez-vous, Séverin se gageait pour la Toussaint chez les Loriot. Il n’avait pas gardé un trop bon souvenir de la maison, mais il n’aimait pas changer de patron, car cela porte tort aux domestiques.
— Dites donc, Loriot, fit-il en terminant le marché, il me faudra trois sillons de pommes de terre…
— Ah ! tu veux donc te marier ? Tu es fatigué d’être heureux, mon gars ?
— Trois sillons, si c’est dans un champ à grande versaine ; cinq, si c’est dans un autre.
Le vent bleu frisait les futaies ; de vieux arbres s’exaltaient dans les haies tapageuses ; l’horizon était plein de cimes excessives.
Cachés les villages sales, fleuries les routes maigres et raides, recouverts les champs jaunes aux vieux os de pierre ! Le Bocage était comme une immense forêt, une forêt aérée et verte d’abord, puis vite plus dense et bleue avec des traînées sombres qui étaient des lignes de sapins ; à l’horizon, des houles grises montaient, montaient, et les dernières, toutes pâles, se perdaient dans l’azur attendri, très loin.
Le vent frais troussait les ramilles ; il venait à travers des lieues de jeunesse ; il avait bu aux sources, il avait échevelé de minces cascades ; il s’était glissé dans des halliers où gouttait le soleil, et il savait les secrets innombrables des nids ; il apportait mille bruits, mille voix, mille chants : chants graves des arbres, chants futiles des eaux, chants enthousiastes des bêtes ; et il apportait la fièvre des amours exubérantes, et l’ivresse des corolles, et l’ingénuité du ciel, et la candeur du jour, et l’immense allégresse des feuilles.
On était à la fin de mai ; Delphine et Séverin se mariaient ; ils sentaient leur poitrine trop petite.
Ils avaient invité leurs parents les plus proches. Victorine, mariée depuis peu, était là avec son homme et un bébé de trois mois ; Auguste et sa femme avaient également leurs deux petits ; on avait laissé ces enfants aux Pelleteries où avait lieu la noce. Les Pitaud, qui aimaient Delphine, n’étaient pas regardants ; ils prêtaient leur grange, une grange très vaste, construite pour battre au fléau, et même, ils fournissaient presque toute la vaisselle.
Le père Loriot et Frédéric étaient aussi à la noce de leur valet, mais la Louise était restée aux Marandières à cause du vieux.
En plus de ces gens, il y avait toute la parenté de la mariée et les camarades.
Séverin avait invité quatre valets du pays, entre autres Gustinet, l’ancien petit berger mangeur de fromage sec. Ils donnaient le bras à des filles cossues qui avaient été les amies de Delphine, au temps où elle était meunière. Elles étaient fières, ces filles, et ne parlaient qu’entre elles, dédaignant ces gens de rien qu’elles consentaient à accompagner ; mais dans le fond de leur cœur, elles étaient jalouses de la mariée si fraîche sous sa coiffe neuve et si élancée dans sa pauvre petite robe de lainage gris à trois francs l’aune.
Séverin, lui, avait fait faire son costume de noce à Bressuire, chez le tailleur. Il n’avait jamais, avant ce jour, porté de veston ; mais comme celui-ci était bien fait et ne le gênait pas aux entournures, il marchait avec aisance, étant droit d’ailleurs comme un jet de châtaigneraie.
On venait de sortir de l’église ; il était onze heures, et l’on se hâtait vers les Pelleteries. Gustinet chantait une chanson au refrain très drôle et très compliqué qu’on avait grand’peine à reprendre ; ceux qui se trompaient disaient de grosses bêtises ; c’était la beauté de la chanson ; beaucoup se trompaient exprès ; on riait. En passant devant les villages, un accordéon manié par un adolescent bossu bégayait une marche lente ; les femmes, s’essayant à prendre le pas, faisaient des enjambées longues comme des glissades et leurs genoux se dessinaient sous leurs jupes tendues.
On arriva à onze heures et demie. Victorine et Louise, la femme d’Auguste, se précipitèrent vers la maison ; les seins leur faisaient mal et elles avaient grand’hâte de faire téter les petits. Les autres se dirigèrent vers la grange où la table était dressée ; la place de la mariée était marquée par un drap fixé au mur et sur lequel on avait épinglé des roses.
Tout le monde avait faim ; on mangea vite la soupe et les poules bouillies. Le musicien, au bout de la table, eut la charge de faire manger les enfants ; mais ils prirent tant de soupe et mordirent à si belles dents dans la miche, qu’ils furent vite rassasiés ; ils le regrettèrent bien quand ils virent qu’on apportait des poulets rôtis et des plats de viande de boucherie.
Le bossu, lui, avait l’expérience des bonnes choses ; il faisait souvent des noces, et il y prenait toujours un plaisir énorme. Il ne buvait point au premier repas, parce que les musiciens qui s’enivrent dès le matin ne sont pas beaucoup recherchés. Il ne buvait pas, mais il mangeait ; pas de pain, très peu de pain : une croûte, toujours la même, qu’il tortillait entre ses doigts maigres et dont il grignotait le bout, très souvent pour faire illusion ; pas beaucoup de sauce non plus, mais de la viande, de la bonne viande bien grasse, d’épais morceaux qu’il happait vivement sans mâcher. La distraction des autres lui était propice, et il aimait la fin bruyante des repas ; il gardait pour ce moment-là de belles tranches qui touchaient partout dans sa bouche ; il s’en mettait jusqu’à la gorge ; ses yeux lestes viraient d’inquiétude et de contentement.
Quand vinrent les saladiers de caillebotes recouverts d’épaisses crèmes jaunes, les chansons étaient commencées. Calloux, le beau-frère, poussait la sienne, une chanson patriotique, avec des accents terribles et des gestes qui expliquaient. Puis ce fut le tour de Gustinet. Gustinet avait une belle voix de « raudeur » ; il tenait longtemps la dernière note et la faisait trembler.
Un soir, pendant son service, il était allé au café-chantant ; il aimait à parler de cet événement qui l’avait jeté en un grand émoi ; quand il allait aux foires, il achetait des feuilles pleines de chansons. Il savait toutes sortes de rigourdaines.
Il chanta d’abord une complainte, puis une chanson à reprendre qu’il avait justement apprise à la foire de mai ; le refrain enthousiasma :
Vingt fois ce ho ! fit trembler les murailles ; ç’allait être évidemment le refrain de la noce.
Le repas fini, on enleva les tables, et le musicien commença à jouer une polka. Séverin ne savait guère danser ; Delphine, au contraire, dansait bien, avec souplesse et réserve ; elle aimait surtout l’avant-deux sautillant, l’unique danse des femmes d’âge, mais elle réussissait aussi les danses à la mode. En tournant, elle regardait son marié avec des yeux tendres ; elle eut vite chaud et alla le rejoindre pour se reposer.
D’ailleurs, il fallait offrir à boire, et il était d’usage que la mariée fît, de temps en temps, le tour des invités pour forcer les récalcitrants.
Dans l’aire, les hommes en bras de chemise, jouaient aux boules. Ils avaient un litre et un verre, et Séverin veillait à ce qu’ils bussent copieusement.
Pitaud, Galloux et Auguste s’entendaient contre Frédéric ; pour le mieux berner, ils avaient imaginé de jouer des sous en même temps que des rasades ; celui qui perdait donnait des sous et buvait ; Frédéric perdait toujours. Cependant il tenait encore, car il portait le vin ; on entendait sa voix colère :
— Y a pas de jeu ! Nom de d’là ! Y a de la triche, ici ! Je ne boirai pas.
De loin, Séverin criait implacablement :
— Il boira ! Faites-le boire ! Qui perd boit !
Il buvait, et Auguste, farceur, chantait :
Ceux de la danse répondaient : « ho ! ho ! » et le refrain tournait avec les couples.
Les enfants eux-mêmes étaient fort émoustillés et criaient comme les hommes. Gênés par leurs beaux habits neufs qu’ils ne devaient pas salir, ils s’étaient d’abord tenus cois, regardant danser les autres ; mais Séverin les avait fait boire un peu, puis Delphine ; alors, eux, mis en goût, avaient réussi à boire encore ; ils avaient dû se verser tout seuls de belles rasades dans quelque coin et probablement aussi avaient-ils invité d’autres enfants, des gamines du village, venues là pour voir la mariée.
Tous avaient de belles moustaches roses.
Les plus hardis des garçons commencèrent à taquiner les fillettes, à les pincer, à les tirer par le bras ; puis ils les empoignèrent et vinrent se mêler aux danseurs. Et quand les danses finissaient, ils faisaient comme les grands : chacun embrassait sa danseuse, et même, si elle résistait, lui sautait à la tête, comme si ses joues eussent été cerises.
Quand ils furent fatigués, ils se mirent à se moquer du bossu ; mais la mère Bernou leur fit de gros yeux, et ils s’en allèrent dans la cour.
Un moment après, Séverin, qui venait de voir les joueurs, entendit des rires derrière la barge ; il s’avança : un litre vide traînait sur le foin et un peu plus loin deux gamines faisaient des culbutes ; une autre, tout à fait ivre, tombée la tête en bas, agitait ses jambes nues. Et deux petits d’une dizaine d’années étaient là, morts de rire, les yeux pleins de larmes ; ils s’étaient accroupis pour mieux voir, et ils appelaient du geste les camarades qui se poursuivaient à l’autre bout de l’aire.
Dans la grange, à une petite table, que l’on avait laissée tout au fond, le vieux Loriot et un oncle de Delphine se racontaient des choses. Ils avaient joué aux cartes et bu toute la soirée ; tant de vin avait ému l’oncle et réjoui Loriot ; et l’un riait et l’autre pleurait de vraies larmes en disant la bonté de ses amis et la sienne, qui était encore plus grande.
— Voyez-vous, Loriot, faisait-il avec des gestes effondrés, je suis vif, mais je suis de cœur ; jamais de différends avec les voisins.
— Tout comme moué ! On a demeuré dans trois villages et on ne s’est jamais fâché qu’une fois, avec les Bariot — et à cause de celle de chez nous, qu’est duraude. Même, quand on se trouve le bonhomme et moi sur un champ de foire, ça ne nous empêche pas de faire des ribotes ensemble, et des belles, je vous le garantis !
— Jamais de différends ! gémissait l’autre ; et de service, allez, vous pouvez demander. Et je n’en crains point encore pour l’ouvrage ; ce n’est pas le travail qui m’use, c’est le tracas ; me faut pas de trifouillements, pas seulement de jours comme aujourd’hui.
— Pas moué ! cré Gâté ! Je suis plus ardent, tout plein, un jour de noce qu’un jour de fauche ! et de boire, ça me renouvelle !
Séverin et Delphine, qui riaient en les écoutant, saisirent un litre d’eau-de-vie et s’avancèrent pour le coup de grâce.
On se remit à table à sept heures ; quelques-uns faisaient triste mine. Frédéric, aussitôt qu’il fut assis, tomba sur son assiette et ronfla.
Les filles voulurent chanter la « chanson de la mariée », une très vieille cantilène où des bachelières font reproche à leur compagne de les quitter pour un mari sans doute volage et méchant ; elles vinrent se placer devant Delphine pour chanter ensemble. Mais le tapage augmentait ; Calloux, du fond de sa grande poitrine bourdonnante, lança pour la dixième fois le refrain de la noce et un souffle d’ivresse dispersa les voix grêles des filles. Dépitées, elles s’en retournèrent à leur place, à la grande joie de Delphine, que cela agaçait d’être ainsi regardée.
Gustinet expliquait de loin à Séverin et à Auguste l’histoire du café-chantant.
Il y avait un lieutenant qui était un chic type, pas fier, un de la haute pourtant, un monsieur « de… » ; il ne se rappelait plus le nom. Lui, Gustinet, était son ordonnance. Et un soir, le monsieur « de… » lui avait dit comme ça :
— Tu vas trotter au treize dans la rue Basse ; tu y trouveras des femmes. Tu n’as pas peur des femmes, au moins, espèce d’infirme ? La plus grande s’appelle Faisannette ; tu me l’amèneras. Entends-moi bien : tu me l’amèneras au beuglant Patouillaud, où je t’attendrai. Va !… Eh ! dis donc ! avait encore ajouté le monsieur « de… », essaye seulement de la chahuter, cette môme, et tu verras !
Il était donc allé au treize. Des femmes très gaies l’avaient fait asseoir. Faisannette était là ; il l’avait emmenée, lui, Gustinet, et il l’avait blaguée en l’emmenant ; une chouette femelle, allez ! Le lieutenant avait été content.
— T’es moins bête que je ne croyais, avait-il dit ; tiens, te voilà cent sous ; paye-t’en donc une tranche, grosse crapule !
Oui, il lui avait donné cent sous pour passer la soirée au beuglant, le lieutenant de Patifoux. Heureux d’avoir retrouvé ce nom, il reprit très haut pour dominer le tumulte :
— Le lieutenant Bois de Patifoux, de Jacques de Bois de Patifoux… Une chouette femelle, bon Diou !
Puis, très en verve, il chanta, soulignant du geste des allusions déjà claires. Les filles, distraites, ne faisaient pas semblant d’entendre, mais soudain, l’une d’entre elles gloussa et les autres, rouges, coupées en deux, lâchèrent enfin leur rire qui courut comme un poulain fou. D’ailleurs, Calloux chanta aussitôt une autre chanson où tous les mots étaient dits.
On avait commencé par répéter les refrains seulement, mais on finit par reprendre aussi chaque couplet. On buvait ensuite tous ensemble, puis on clamait une invitation à reboire.
Les femmes commençaient à être grises ; elles chantaient avec les hommes ; leurs voix aiguës filaient entre les grosses voix désordonnées et parfois tremblaient et s’éteignaient comme flammèches au vent.
Auguste et un des valets que le vin rendait forts avaient des bouches profondes et farouches.
Le bossu fut invité à dire quelque chose ; souvent il divertissait les noces ; s’arrangeant de longs cheveux avec de la filasse et se coiffant d’un bonnet de coton, il grimpait sur la table et faisait le vieux ou l’innocent en racontant des histoires très drôles. Mais ce soir, il était de mauvaise humeur, car la femme qui avait allumé les chandelles en avait placé une juste devant lui ; il refusa.
Auguste se prit à tempêter :
— Te dépêcheras-tu, failli gars ! Veux-tu en finir de nous faire ton prône !
— T’as le fricot ! chanta le bossu pour lancer les autres et détourner l’attention.
— Ah ! j’ai le fricot ! Eh ben ! toi aussi, mon gars, tu l’as, que je crois ! Si tu ne l’as pas, ça me trompe. Tu l’as, bon Dié ! tu l’as !
Ce fut une explosion de rires. Du coup, il ne fallut plus songer au prône. Les yeux du bossu flambèrent. Il eut envie de s’en aller ; il resta cependant à cause des galettes à la viande et aux prunes que l’on commençait à passer. Mais, dès que le repas fut tout à fait terminé, il se hâta d’empaqueter son accordéon.
Cela ne faisait pas l’affaire des hommes, de ceux qui avaient joué toute la journée et qui voulaient danser maintenant. Frédéric, enfin réveillé, héla violemment le musicien.
— Arrête ! Je veux danser un avant-deux avec la mariée !
— Je n’ai pas fait marché pour le soir ; je m’en vais.
— Je veux faire un avant-deux avec la mariée, c’est tout ce que je sais ; tu t’en iras après.
Cette idée fixe tenait le gars debout sur ses jambes vacillantes. Pâle, les yeux clignotants, sa chemise défaite laissant saillir son bréchet jaune, il barrait l’entrée de la grange. L’autre essayait de se glisser au dehors, il le repoussa :
— Cho là ! tu t’en iras après ; je veux faire un avant-deux avec la mariée.
— Dis donc, c’est-y toi qui payes, c’est-y toi qui commandes, à présent ? Te rangeras-tu, soulaud, sauvage ?
— Sacré tortillard de diable eu feu ! m’échauffe pas la bile ! Je veux danser un avant-deux avec la mariée ; c’est pas tout ça ; tu vas me désenvelopper ton turlututu, et tout de suite ; après, tu t’en iras.
Et comme le bossu cherchait encore à s’esquiver, l’ivrogne tendit vers lui sa grande main dure de brise-mottes. Les filles, voyant que cela allait devenir vilain, s’approchèrent en sautant et entourèrent Frédéric ; quand elles l’eurent bien fait tourner, elles le poussèrent et il s’étala en jurant pendant que le bossu, hors de la grange, glapissait :
Il fallut se passer de musique ; Gustinet ouvrit son couteau et siffla sur la lame un air d’avant-deux. La danse recommença, énergique. Les femmes, de la main secouaient leurs jupes ; les hommes faisaient des écarts, des appels de pieds, sautaient haut avec des cris suraigus, des « you ! » de démence.
Vers onze heures, Victorine poussa le coude du siffleur ; les autres s’arrêtèrent.
— Ils sont partis, dit-elle d’un air de mystère ; faut qu’on leur porte la soupe à l’oignon.
Pendant que la Pitaude préparait cette soupe, Gustinet mena une dernière danse-ronde.
Séverin et Delphine avaient profité du bruit pour s’en aller. Dans la nuit douce, toute criblée de fraîches étoiles, ils se hâtaient vers le Bas-Village. Ils y avaient loué une maison, une pauvre petite maison bien ancienne que l’on n’habitait plus guère. Quand ils eurent poussé la porte, il en sortit une haleine noire ; l’ombre y était épaisse et lourde. Delphine se serra contre son mari.
— Crois-tu que je suis bête ! dit-elle ; je n’ai pas pris de lanterne, et je parie qu’il n’y a pas de chandelle ici.
Séverin fit flamber une allumette ; il n’y avait pas de chandelle, en effet.
— Nom de nom ! Comment faire ?
— Ah bah ! voici le buffet, nous allons mettre nos hardes dessus ; nous les retrouverons bien demain matin.
Elle parlait bas, avec une voix courte, et se déshabillait déjà. Séverin, à la lueur d’une seconde allumette, la vit décoiffée et en jupon ; il s’avança pour une caresse.
— Non ! non ! laisse-moi ! dit-elle ; les autres vont venir, dépêchons-nous.
Elle se glissa au lit ; Séverin se déshabilla vite aussi, puis, à tâtons, la chercha.
Elle se reculait, les mains tremblantes.
— Laisse ! laisse ! ils vont venir nous apporter la soupe ; ils sont tellement soûls… J’ai gardé ma camisole et mon jupon.
Il s’impatienta :
— Tu sais, ils m’embêtent, les autres ! qu’ils aillent se coucher ; je vais verrouiller la porte.
— Non ! il ne faut pas ! ils resteraient toute la nuit. Oh ! laisse-moi ! ils viennent… tiens ! écoute…
Des pas inégaux résonnaient en effet sur les pierres. Séverin et Delphine entendirent des chuchotements ; quelqu’un gratta à la porte ; brusquement les noceurs entrèrent avec du bruit et des chandelles.
La Pitaude apportait la soupe. Elle la fit manger aux mariés avec la même cuiller ; une grande fille, à demi couchée sur le lit, l’éclairait ; et toutes les amies et toutes les cousines étaient là, avec des yeux élargis de curiosité, des yeux tout en prunelles qui fouillaient Delphine et la faisaient rougir.
Autour du lit, les gars chantaient. Ils avaient changé le refrain de la noce ; ils disaient :
Ils s’excitaient à crier ; leurs voix exaspérées heurtaient avec fracas les poutrelles noires ; cela ne faisait plus qu’une même clameur brutale. Quand la soupe fut mangée, ils s’approchèrent à leur tour pour des encouragements ; mais Pitaude les chassa :
— Allez-vous-en ! c’est assez ; faut qu’ils se reposent, à cette heure. Allez-vous-en, mes boudres !
Frédéric s’obstinait à rester ; il était arrivé le dernier en trébuchant ; maintenant, la barre du lit soutenait son grand corps ployé et, la tête plongeant, il répétait avec une gravité de connaisseur :
— T’as le fricot, Pâtureau ! T’as le fricot, mon valet ! oui, dame ! t’as le fricot !
La Pitaude dut le bousculer ; puis elle sortit à son tour.
Le refrain de la noce s’éloigna ; les noceurs arrivèrent aux Grandes-Pelleteries ; ils ululèrent.
Alors, pendant que Séverin sautait à terre pour mettre le verrou, Delphine, vite, acheva de se dévêtir.
Séverin, en se réveillant, vers deux heures, voit que la lune est levée. Il a encore les oreilles pleines de bruit ; la nuit cependant est toute tranquille et blanche ; seul dans les jardins un rossignol chante.
Des rayons entrés par les quatre carreaux de la fenêtre se sont posés sur le lit et le buffet ; ils dorment là, petites choses légères, impossibles et charmantes, que l’on dérangerait avec des doigts de rêve.
Et voici que Séverin revoit, très loin en arrière, une maison toute pareille à celle-ci : des poutrelles fumées et fléchissantes, un lit, un buffet avec son vaisselier, une table qui boite à cause de la terre inégale… oui, pareille, bien pareille ! Là, dans le coin de la cheminée, sur la pierre fendue, une vieille aux yeux blancs qui crachote dans la cendre, puis une autre femme voûtée avec des lèvres pâles, puis des petits qui pleurent et qui se traînent à peine vêtus… Quelle vision ! les genoux transis, la huche vide, la faim, le froid, la toux, la mort qui passe… Ce n’est pas un cauchemar, c’est un souvenir.
Oh ! serait-ce possible !
Il regrette le bel habit de noces et tant de viande et tant de vin, et tant de miches, tout cela qu’il va falloir payer. Oh ! ce foyer bas, cette porte démolie, cette fenêtre étroite !
La couverture a glissé ; il a presque froid. Delphine dort ; un souffle léger passe entre ses lèvres entr’ouvertes ; ses dents luisent. Elle est lasse ; elle est un peu pâle et délicate. Il glisse son bras et l’enserre doucement d’un geste de défense. Mais elle, réveillée, lui tend sa bouche fraîche, et aussitôt il oublie tout : la dépense, la misère et la mort.
Il y avait, à parler juste, deux villages aux Pelleteries, le Grand-Village et le Bas-Village.
Les Grandes-Pelleteries ne comprenaient que quatre maisons. On disait Grandes-Pelleteries parce que ces maisons étaient des fermes importantes, avec de longs toits ; peut-être aussi parce que les bâtisses occupaient le haut d’une butte, d’où l’on voit jusqu’aux clochers de Vendée, quand le temps est sec.
Aux Basses-Pelleteries, il n’y avait que des creux-de-maisons, des gîtes de valets et de journaliers entassés au bord du chemin Roux, un chemin très sale et si tortueux qu’on l’appelait aussi le chemin de la Queue-de-Serpe. Ceux des fermes comparaient ces masures aux petites balles de bouse sèche qui sonnent aux crins des vaches ; ils disaient pour rire : le Bas-Village est accrotillé à la queue de serpe. Et, en effet, ce village avait bien l’air d’une vieille chose malpropre, avec ses murailles verdâtres toutes flétries, ses fenêtres à petits carreaux, ses portes basses s’ouvrant comme des gueules noires, ses toits inégaux, enchevêtrés, incurvés, bosselés et ravaudés grossièrement au fil écru des tuiles neuves. Collé au chemin Roux, il semblait sucer l’humidité des flaques qui y croupissaient. Il était tapi, à mi-butte, dans un pli de terrain sous un tout petit lambeau de ciel. Des jardins l’entouraient, plantés d’arbres tors, de vieux pommiers aux brindilles inextricables. Lugubres pendant l’hiver, ces arbres faisaient, au printemps, une ceinture candide et merveilleuse, et le pauvre village endormi sous la brume se réveillait dans la gloire.
Une douzaine de familles habitaient là ; une douzaine de familles et soixante enfants, les uns déjà grands, gagés dans les fermes, les autres écoliers par raccroc et chercheurs de pain : un vrai grouillement de misère.
Séverin et Delphine demeuraient dans la dernière maison du village, en bas, du côté de la route. C’était la plus vieille, et aussi la plus décrépite ; elle avait été inoccupée pendant deux ans, et l’on n’y faisait plus de réparations. Le toit, fléchissant comme un toit chinois, ne recouvrait qu’une pièce, une pièce très sombre où l’on pouvait faire tenir une table, une armoire et deux lits en plaçant le second en travers au pied de l’autre. Près de la porte, une petite échelle permettait de monter au grenier ; les barreaux de cette échelle avaient été frottés par tant de talons qu’ils luisaient. La porte était à deux fois, comme les portes dont on parle dans les contes.
Séverin avait loué cette cabane parce qu’il n’avait pas le choix et aussi parce qu’elle ne coûtait que quarante francs l’an ; d’ailleurs, le petit jardin permettrait d’élever des lapins.
Il avait acheté à une vente, pour une somme assez faible, un lit, une table de bois blanc, quatre chaises et un vieux buffet avec son vaisselier. Delphine, de son côté, s’était occupée de garnir le lit et d’acheter quelques menus objets. Quand ils eurent tout payé, noces, meubles, vêtements, il leur resta encore cent francs que Delphine cacha dans sa paillasse, car la porte loquetait très mal du dehors.
Alors, ils firent des rêves.
Lui, allait recevoir trois cent cinquante francs à la Toussaint ; elle, d’ici là, gagnerait plus que sa vie à aller en journée chez la Pitaude et à faire des laveries aux alentours. Ils pourraient mettre de l’argent de côté, et ils quitteraient cette maison pour une maison plus belle où il y aurait une chambre.
En attendant, Séverin apporta du jardin un mélange de terre et de brique pilée pour combler les trous qui faisaient clocher la table et les chaises. Puis il fit une huche à pain qu’il suspendit à la maîtresse poutre.
A la Toussaint, on acheta beaucoup de choses qui manquaient ; on étoffa le lit qui était véritablement trop mince pour le temps d’hiver. Delphine attendant un petit, il fallut se préoccuper du berceau et préparer des langes, des brassières. Les quatre cent cinquante francs furent écornés plus qu’on ne l’avait prévu. Cependant Séverin acheta encore un petit fût de vin — trente litres — destiné à la compagnie, avait-il dit aux voisins. En réalité, c’est qu’il trouvait Delphine un peu pâle ; il voulait qu’elle se soignât. Comme il plaçait le fût derrière le buffet, il se prit à songer qu’il n’y avait jamais eu de vin dans la maison de Pâtureau le Boiteux.
Les choses étaient changées, décidément. Delphine, qui n’avait pas été consultée pour cet achat, blâma son homme et se promit bien de ne pas boire ce vin.
Le premier hiver fut mauvais. Delphine fit une fausse-couche et fut longue à se remettre.
Le médecin consulté lui défendit le travail de force ; alors elle tricota et fila pour les gens de métairie ; mais à cette besogne-là on est bien loin de gagner son pain, même sec. D’ailleurs, il faut se chauffer en filant ; le bois manqua : il fallut en acheter d’autre, beaucoup d’autre. Et, encore une fois, quand on eut payé le boulanger et le médecin, l’épargne fut bien mince.
Cependant Delphine se trouva tout à fait rétablie au printemps. Elle songea à se gager chez les Pitaud qui l’avaient demandée pour les mois d’été ; Séverin se fâcha presque : il voulait sa femme chez lui.
— Tu iras en journée, disait-il ; tu gagneras davantage, et tu te reposeras quand tu voudras. Te gager et au moment du gros travail ! Tu es si gaillarde !…
Mais elle le raisonna, lui montra les quatre sous d’économie ; il fallait acheter du linge ; les enfants viendraient et la maladie peut-être… Au moins, en se gageant chez Pitaude, elle n’aurait pas de boulanger à payer, et elle gagnerait de bel argent. Il céda.
On était en avril. Tous les matins, Séverin sortait du lit vers trois heures, et dès qu’il avait pris son pantalon et trouvé ses sabots, il réveillait Delphine. Elle aimait à se laisser secouer comme une paresseuse ; elle geignait, s’étirait, glissait entre ses mains ; puis, soudain, lui jetant les bras autour du cou, elle s’enlevait d’un souple mouvement de reins et retombait assise sur le bord du lit, les jambes pendantes.
— Donne-moi mon corset ! et mes sabots ! vite, vite !
Elle riait, toujours un peu gamine, malgré ses vingt-six ans ; lui, moins gai de nature, finissait cependant par s’amuser aussi. Ils s’habillaient dans l’obscurité, par économie ; elle avait l’habitude de se coiffer à la ferme une fois le jour venu.
Le soir, Séverin passait chercher sa femme en revenant des Marandières. Ils rentraient ensemble, lourds de fatigue ; le samedi ils s’attardaient par les vergers ; dans les endroits sombres ils marchaient tout près l’un de l’autre comme avant leurs noces ; en arrivant au Bas-Village, ils se séparaient un peu.
Ils vivaient tendrement la journée du dimanche. Séverin, comme à l’habitude, allait chez son patron pour aider au pansage ; mais dès que la soupe était mangée, sur les huit heures, il revenait aux Pelleteries. Delphine avait déjà déjeuné, balayé, ciré le buffet et sorti les belles hardes ; la maison s’éclairait d’un peu de soleil, et la chemise blanche, dépliée, égayait la couverture du lit.
Séverin n’était jamais aussi heureux qu’à ces moments-là. Quelle douceur de s’habiller nonchalamment ! Son bonheur était fait de mille petites choses ; et c’étaient la bonne odeur du savon rose soigneusement ménagé, la brûlure légère au menton après le passage du rasoir, le clapotement de l’eau dans la terrine où il se lavait le torse, les tapes dans le dos, tapes du soleil jouant à la main chaude, tapes de Delphine jouant à la main froide.
C’était l’heure des taquineries. Delphine prétendait continuellement au miroir ; lui, la décoiffait. Personne ne passait devant la fenêtre ; ils jouaient comme des enfants. Avec quelle tendresse espiègle, Delphine après avoir noué la cravate et rabaissé le col de toile, se haussait vers les joues rasées, vers les joues neuves dont la peau tirait comme une étoffe bien repassée ! A ces moments-là, il semblait à Séverin que les lèvres de sa femme étaient plus fraîches.
Un dimanche de juillet, comme il se rasait devant la fenêtre, Delphine, qui, près du lit, mettait ses bas, dit tout à coup :
— Tu ne sais pas, Séverin ?
Il se retourna, et elle, moitié fâchée, moitié joyeuse :
— Tu ne sais pas ! Je crois que je suis encore embarrassée !
Il posa son rasoir.
— Non ? fit-il ; tu n’en es pas sûre ?
— Je n’en suis pas sûre, mais je le crois beaucoup, mon pauvre homme.
— Eh bien ! quoi ! faut pas se faire de mauvais sang pour cela ; je descendrai le berceau, voilà tout ! ce n’est pas si difficile !
Et, pour la faire rire, il fit semblant d’aller le chercher tout de suite au grenier.
Cependant une inquiétude lui venait : elle avait été malade, l’autre fois, pendant les premiers mois ; en serait-il de même cette année, pourrait-elle au moins rester chez les Pitaud jusqu’à la Saint-Michel ?
Ils achevèrent de s’habiller en silence et s’en allèrent à la messe ; dès qu’elle fut dite, ils quittèrent le bourg ensemble. D’habitude, Séverin ne s’arrêtait point dans les auberges, mais il revenait au village avec les hommes pour parler des fourrages et des emblavures.
Ce jour-là, son idée n’était pas dans les travaux des métairies ; son inquiétude persistait.
Pourtant, quand ils eurent mangé, Delphine et lui, et qu’ils furent dans le jardinet devant la porte, le temps était si doux, qu’ils se prirent à espérer et déraisonnèrent. Delphine, à l’ombre d’un pommier, disait :
— Ce sera vers le mitan de carême ; tant mieux ! l’hiver sera passé ; il faudra moins de bois et je serai plus vite forte ; nous l’appellerons François.
Séverin, au milieu d’un carré d’oignons qu’il sarclait, hocha la tête :
— Oh ! tu n’es pas aimable ! Nous l’appellerons Delphine !
Quand il fut au bout du sillon, il jeta sa poignée d’herbe et s’assit auprès de sa femme.
— Nous l’appellerons Fifine, si c’est une fille, répéta-t-il ; je le veux absolument.
— Oui, mais ce sera un garçon ; il faut que ce soit un garçon pour que tu aies de l’aide plus tard, quand nous prendrons une terre.
Cette idée de quitter les creux-de-maisons ne l’abandonnait jamais, l’ancienne petite meunière. D’habitude, Séverin ne voulait pas avouer que c’était là son rêve, à lui aussi ; il se moquait d’elle. Valet il était né, valet il resterait ; valet son père, valet lui-même, valets ses enfants : tout le reste était chimère. Cette fois encore il résista :
— Prendre une terre, ma pauvre petite ! et avec quoi ? avec ce qui nous restera à la Toussaint quand nous aurons tout payé ?
— Qui te dit, reprit-elle, que nous n’aurons pas de chance ? Ce serait bien notre tour tout de même, d’être heureux !
Elle avait l’espoir tenace et revenait toujours à cette chance qu’ils ne sauraient manquer d’avoir. Séverin souriait avec un peu d’amertume.
— De la chance, de la chance ! fit-il ; ce n’est pas pour les pauvres gens, cette marchandise-là ; toute la chance que nous pouvons avoir, c’est de ne pas être trop souvent malades, de n’avoir pas trop d’enfants, de gagner trente-cinq pistoles par an et de n’avoir jamais à demander notre pain.
— Bah ! s’il nous manque de l’argent, Auguste nous en prêtera.
— Laisse-le d’abord élever sa famille ; s’il se tire d’affaire, lui aussi, ce doit être bien juste.
— On s’arrangera, conclut-elle avec netteté ; je veux changer de maison, là ! et plus tard, je veux être dans une terre, une terre aussi petite que tu voudras ; je le veux ! devrais-je m’en aller nourrice dans les villes, pour gagner de l’argent.
Séverin tourna la tête.
— Nourrice dans les villes, toi ! jamais je ne verrai ça ; j’aimerais mieux être mort.
Elle se mit à rire :
— Ne te fâche pas, mon homme, je dis cela pour badiner.
Puis, sérieuse :
— M’en aller ! jamais, va ! quand même on m’offrirait gros d’or comme l’église ; j’aimerais mieux manger mon pain sec, ici, toute ma vie ! Seulement, pourquoi me décourages-tu ? Tu sais aussi bien que moi que pas mal de bordiers sortent des creux-de-maisons ; ne vois-tu pas les Gaillard des Pernières, les Léchevin de Malitrou, les Sénot, les Duroc, d’autres que j’oublie ? Alors, pourquoi pas nous ? Cela ne te plairait donc pas de travailler pour ton compte ?
Il se rapprocha, gagné à la fin par cette belle confiance.
— Oh ! si ! cela me plairait ! Si je semais pour toi, pour nos enfants, comme je serais heureux ! comme je faucherais de bon cœur si tu étais derrière à faner ! comme je tiendrais ferme la charrue, si mon gars touchait les bêtes ! comme je travaillerais, comme je travaillerais !…
Il levait ses mains courageuses.
A son tour, il évoqua l’impossible avenir ; s’ils avaient seulement mille francs, si Auguste pouvait leur venir un peu en aide, ils risqueraient l’aventure. En mettant cent francs — non, cent cinquante francs — de côté par an, c’était une affaire de sept à huit ans ; après on serait chez soi au moins ; Delphine n’irait plus en journée, les enfants seraient élevés largement, et lui n’aurait plus à supporter des patrons comme ce Frédéric qui commençait à l’agacer beaucoup. Et, plus tard, quand les fils seraient en force, on pourrait peut-être affermer une terre plus grande, qui sait ?
Il disait : mes champs, mes bêtes, mes fils ; Delphine l’arrêta :
— Tes fils, tes fils ! Tu ne te gênes pas ! Laisse donc venir François, d’abord !
Mais il parla encore. Ces choses tant de fois pensées et repensées durant les longues journées de travail silencieux, il s’enivrait à les dire ; des mots, jusqu’à ce jour endormis au fond de lui, montaient en foule à ses lèvres. Trop ému pour songer à être modeste, il disait sa vaillance et sa tendresse infinie.
L’ombre courte du pommier ayant tourné, pour ne pas se trouver au soleil, il s’était penché davantage vers Delphine.
Il vint à parler de son enfance épouvantable.
— Tu n’as pas connu cela, toi, dit-il ; aussi tu es toujours plus gaie : la misère a attendu que tu sois grande.
— Je n’ai pas de misère, répondit-elle ; je ne serai jamais malheureuse avec toi, mon homme.
Il la remercia des yeux.
— Oh ! quand tu étais chez Pitaude, tu aurais encore pu trouver un gars riche, ma Fine, tu aurais eu de grandes chambres et des bêtes, et des servantes ; tu aurais eu de belles robes, de beaux rubans à ta coiffe et une montre, et des colliers…
Il ajouta tout bas :
— Mais de l’amitié, tu n’en aurais pas eu davantage. Non, bien sûr ! un gars riche n’aurait pas été plus fort d’amitié.
Le soir, après la soupe, Delphine et Séverin sortirent dans le village. C’était l’heure de la semaine où les creux-de-maisons vidaient tout leur monde sur le seuil au bord du chemin Roux.
Les hommes, assis sur ces blocs de granit brut qui traînent toujours autour des bâtisses, causaient lentement ; quelques-uns fumaient. Les femmes s’inquiétaient des nouveau-nés, des peines de la grossesse et des filles qui tournent mal. Autour d’elles les enfants, assagis par le crépuscule, jouaient plus mollement, lissant de leurs pieds nus la poussière devenue fraîche. Séverin rejoignit le voisin Maufret qui causait devant sa porte avec d’autres hommes. Maufret était un homme d’âge ; il avait de grosses épaules et beaucoup de poil aux oreilles ; son col de chemise largement ouvert laissait voir sa poitrine velue et grise. Il fumait une pipe de terre très courte ; ç’avait été autrefois un grand fumeur et même, durant ses sept années de service, il avait beaucoup chiqué. Mais il n’avait jamais gagné quatre cents francs, et sa femme allait avoir son douzième ; il était obligé de se priver de tabac.
Il ne fumait que le dimanche, et pour compenser cette prodigalité, il ne mangeait pas. Séverin lui donnait une chique de temps en temps ; Maufret l’estimait à cause de cela ; il l’estimait aussi parce que Séverin était comme lui un fameux ouvrier, ni vantard ni buveur. Dès qu’il le vit s’approcher, il se rangea pour lui faire place, et il lui demanda où en étaient les avoines aux Marandières ; puis on parla du temps et des plants de choux.
Séverin amena peu à peu la conversation sur les petites borderies et sur les anciens valets qui les cultivent quelquefois pour leur compte. Maufret lui coupa la parole.
— Les valets qui se mettent en borderie sont fous, mon gars.
— Parce que ?
— Parce que, pour se mettre en borderie, il faut de l’argent, et les valets n’en ont jamais ; d’abord ils ont toujours trop de drôles pour avoir de l’argent.
Le jeune homme ne put s’empêcher de rire :
— Trop de drôles ! à qui la faute ? à qui la faute, Maufret, si vous êtes un bon travailleur ?
L’autre secoua ses épaules mornes.
— Nous te verrons venir, garçon ! Toi aussi, tu en auras des drôles, sans compter que tu n’auras pas tort ; ce n’est pas en t’échinant derrière Frédéric Loriot que tu ramasseras des rentes ; c’est en faisant des drôles ; faut t’y mettre, mon gars !
Par petites phrases, que ponctuait le sifflement de sa pipe, Maufret continua :
— Un héritier, vois-tu, c’est bon pour les riches ; quand on n’a rien, on partage ; écoute : avec quatre cents francs, — tu ne gagnes pas quatre cents francs — avec quatre cents francs, peux-tu faire vivre ta femme et deux petits, par exemple ? Non, pas vrai ! Eh bien ! il faut en faire douze ; ça t’étonne ! Si tu n’en as que deux ou trois, tu n’oseras pas leur mettre le bissac sur le dos, tu n’oseras pas ; quand on en a douze, ce n’est plus la même chose : on n’a plus honte, et tout le monde donne. Il n’y a que les femmes, mais les femmes s’y font, elles savent bien que ce n’est pas notre faute.
Il y eut un silence ; tous les hommes qui étaient là — et Séverin lui-même, d’ailleurs, — connaissaient ces choses ; ils étaient obligés d’approuver.
— Quand tu seras usé, continua Maufret, tes enfants t’empêcheront de mendier. Tiens, mon Eusèbe gagne déjà près de quinze pistoles ; dans deux ou trois ans, je pense que je pourrai fumer sur la semaine. Quand Eusèbe gagnera pour lui, ce sera le tour des autres.
Séverin pensa tout haut :
— Oui ! et Eusèbe et les autres seront valets eux aussi, valets comme vous, toujours !
— Valets ! bien sûr ! Que veux-tu faire ? Je vois que l’idée de borderie te trotte dans la tête ; moi aussi, dans le temps, j’ai ruminé ça ; mais encore une fois, c’est fou ! c’est bien fou ! Les sans-le-sou qui prennent des terres sont plus malheureux que nous, car ils ne peuvent rien demander ; ils se tuent à l’ouvrage et ne mangent jamais à leur faim ; pour un qui réussit, dix qui crèvent. Tu devrais pourtant comprendre ça, mon pauvre gars, toi qui es sorti de petite souche !…
Hélas ! oui, Séverin comprenait ! Tous ses beaux projets de l’après-midi, combien de valets les avaient caressés pendant leur jeune temps ! Combien de vaillants avaient espéré, et combien avaient été vaincus, comme avait été vaincu ce Maufret lui-même, dans l’implacable lutte !
A la dérobée, il regarda le vieil homme noueux qui commençait à fléchir. Dans sa vie déjà longue, Maufret avait travaillé pour les autres comme dix bêtes de somme ; il n’avait jamais eu un sou ; il ne s’était jamais amusé ; tous ses enfants avaient mendié ou mendieraient.
Séverin pensa : dans vingt-cinq ans, je serai comme lui. Puis il dit d’une voix découragée :
— Toujours la misère, donc !
— Oh ! la misère ! pour ça, bien sûr ! on a toujours de la misère ! répondit Maufret avec une accablante assurance.
Le vent fraîchissait. L’ombre, à pas de velours, était venue surprendre les champs. Il ne montait plus que des bruits atténués ; les voix plus rares sonnaient étrangement devant les portes, et les petits se rapprochaient des seuils.
Soudain, une rainette lança sa note grêle, puis deux chantèrent, puis trois, puis dix, puis mille. Mille voix graves et cristallines célébrèrent la nuit sereine ; on n’eût pu dire si elles étaient proches ou lointaines, inquiètes ou satisfaites ; elles venaient de partout, elles s’étalaient sur les champs apaisés ; elles emplissaient d’une clameur souveraine tout le vide entre les choses ; un hymne monotone de bêtes mystérieuses montait de la terre vers les profondeurs d’ombre.
Séverin appela Delphine qui causait devant une autre porte. Elle se leva, mince entre les voisines accroupies. Elle se leva, entre des voisines qui avaient été, elles aussi, de fraîches campagnardes, de belles filles souples aux hanches rondes, mais qui, à force de misère, à force de grossesses, étaient devenues très vite ces épaisses mamans noirâtres.
Delphine accoucha au mois de mars. A défaut d’un François, on eut une fille qu’on n’appela point Delphine, mais Louise, du nom de la marraine, la seconde des Maufrette.
La mère fut vite remise et put nourrir la petite. Naturellement, il ne fallut plus songer à aller en journée, mais Delphine trouva tout de même du travail à faire chez elle, car on la savait adroite et soigneuse.
C’était tout ce qu’avait espéré Séverin.
Malheureusement, vers ce temps-là, ceux des Marandières firent la vie dure à leur valet.
Jeandet, sa troisième attaque étant enfin venue, dormait tout de bon au cimetière, et la Loriote, débarrassée du vieux, faisait marcher ses hommes. L’âge, au lieu de l’attendrir, avait accru sa ladrerie ; elle était de plus en plus grondeuse et regardante.
Le patron, bon vivant au fond, un brin noceur et paresseux, recevait les pires averses au retour des foires. On lui laissait encore faire les marchés, parce qu’il était matois, et parce que Frédéric ne réussissait pas ces choses-là, étant trop brusque et sans défense du côté de la langue ; pour tout le reste, labours, semis, récoltes, on ne consultait plus guère Loriot. Bousculé par les siens, il était naturellement enclin à soutenir le valet ; il reconnaissait d’ailleurs que Séverin était dur à l’ouvrage et ne rechignait pas devant la soupe à l’eau et au sel. Mais il ne sonnait mot devant les autres, filant doux pour faire oublier ses soûleries.
Le second valet était un petit gars sournois de dix-sept ans ; il aurait volontiers fait longue mérienne quand les patrons étaient absents. Séverin ne comprenant pas les choses de cette façon, le menait rondement ; l’autre lui en gardait rancune et faisait des contes à Frédéric sur des propos qu’il prêtait au grand valet. Parfois, à l’ouvrage, il y avait, entre le gars et le petit compagnon, des rires qui ne s’expliquaient guère ; parfois aussi Séverin surprenait des coups d’œil d’intelligence et des gestes de moquerie. Il ne disait rien, tapait droit devant lui.
Pourtant les choses se gâtèrent ; il eut, à plusieurs reprises, des mots avec Frédéric, une fois pour des fagots soi-disant mal faits, une autre fois à cause d’une journée dont il avait besoin pour bêcher son jardin et que le gars s’entêtait à refuser, bien qu’elle eût été prévue dans le marché.
Enfin la haine qui était entre eux éclata au temps des fauches.
L’herbe du dernier pré était à terre ; Séverin, fin faucheur, avait tout le temps poussé l’autre devant lui, et Frédéric sentait d’autant plus l’humiliation que, le soir, après la soupe, le petit valet mettait des vantardises au compte de Séverin. L’herbe donc était toute à terre et il fallait commencer à la rentrer ; il fallait même se hâter, car le temps n’était pas sûr.
Delphine, le premier jour, apporta sa petite aux Marandières et donna un coup de main pour le râtelage ; mais le lendemain, l’enfant étant indisposée, elle resta chez elle. La Loriote sut bien faire entendre qu’elle tenait Delphine pour une paresseuse et qu’il faut avoir un peu plus de courage quand on n’a pas trop de pain chez soi. Séverin se contint.
Toute la matinée il fit des charretées pendant que Frédéric et le petit valet approchaient le foin. Après midi, ce fut le tour de Frédéric de monter sur la charrette. Tout alla bien d’abord, mais Loriot ayant, malgré sa femme, apporté une pichetée de vin pour donner du courage aux travailleurs, le gars excité prétendit que les deux chargeurs n’en finissaient pas.
— Hardi, donc ! il en faudrait quatre comme vous pour m’apporter le foin ! Hardi ! Apportez !
Les deux autres apportèrent ; le foin monta vite dans la charrette ; Frédéric, enfoncé jusqu’aux aisselles, fut un moment débordé ; il s’impatienta encore :
— Bon Diou ! Quand saurez-vous charger ? Hein ! Vous devriez faire de plus grosses fourchées !
Puis, brusquement, comme Séverin, sans s’émouvoir, continuait à piquer dans une petite meule, il lâcha l’injure des rudes gars aux faillis mâles :
— Entends-tu pas ? C’est pour toi que je parle, femme de ville !
Le valet se retourna tout pâle.
— Fédéri Loriot, si tu n’es pas content de mon travail, faut le dire ! Je fais ce que je peux, si tu n’es pas content, dis-le tout de suite.
— Non, je ne suis pas content, crève-de-faim ! Non, je ne suis pas content, Pâtira !
— Tout de même, prends garde à tes paroles, Fédéri !
Mais l’autre, une mauvaise flamme dans les yeux :
— Prends garde, toi aussi, lentoux ! Je vais te sortir du pré !
Puis, étranglé de fureur, il vociféra en descendant de la charrette :
— Race de pouilleux et de gens ruinés ! Cherche-pain ! lentoux ! va-t’en ou je t’éreinte !
Séverin sentit ses mâchoires trembler et de petites choses bleues lui dansèrent devant les yeux ; il piqua sa fourche dans la terre et dit :
— Amène !
Ils se colletèrent, se bousculèrent un moment sans taper, comme deux taureaux qui essaient leurs cornes ; mais la chemise du valet ayant craqué, il en profita pour se rapprocher, et, soulevant l’autre, il le balança et l’étendit ; puis se garant la figure que Frédéric visait à coup d’ongles, il cogna.
Cependant le petit valet, Loriot et Louise accouraient avec leurs outils ; ils se jetèrent tous sur Séverin.
D’un bond il fut debout et empoigna l’aiguillon :
— Feignants ! cria-t-il, venez-y donc au cherche-pain ! venez-y donc tous, feignants !
Blanc de visage comme un mort, il leur rejeta l’insulte :
— Je suis un crève-de-faim, moi ! mais je vaux mieux que vous qu’êtes engendrés de chiens !
Puis il leur tourna le dos et se dirigea vers l’échalier ; avant de sortir du pré, il cria encore :
— Frédéri Loriot, prends garde au cherche-pain !
Et aussi :
— Venez-y donc tous, tas de feignants ! feignants ! feignants !
Il s’en fut dans la grange ramasser les menus objets qui lui appartenaient. Ayant réuni dans une vieille blouse deux mitaines de gros cuir qui lui servaient à fagoter, une pierre à aiguiser et une petite forge à battre les ferrements, il jeta le paquet sur son dos avec ses hardes qu’il n’avait pas reprises, puis décrochant sa faucille qui était piquée au portail, il s’en alla.
Lorsqu’il arriva aux Pelleteries, Delphine assise sur la pierre du foyer était en train d’endormir la petite. Elle poussa un cri :
— Hé ! qu’y a-t-il ? qu’as-tu ?
Il avait jeté son paquet à terre :
— J’ai que je viens d’enrager[1], fit-il d’une voix sourde.
[1] Enragé se dit au pays de Bocage d’un valet qui quitte son patron pour cause de fâcherie.
— Tu viens d’enrager ! Ce n’est pas vrai, mon Dieu !
Elle se leva et, ayant couché l’enfant, vint à lui toute apeurée.
— Dis, ce n’est pas possible ! Ta chemise est déchirée ! Tu t’es donc battu ?
— Oui, on s’est battu ; le Fédéri m’a fait des reproches et j’ai tapé ; ça devait arriver.
— Il t’aura fait du mal ! Fallait pas te battre, voyons ! Fallait t’en venir ! Comment allons-nous faire pour le gage ? Ta chemise est perdue !
Elle avait les larmes aux yeux en rapprochant les lambeaux d’étoffe. Il la repoussa, et soudain, la voix douloureuse :
— Laisse-moi ! cria-t-il. Ah ! j’ai tort ? Ah ! on m’appellera femme de ville et pouilleux et je serai là et j’écouterai sans rien dire ? Tu crois ça, toi !
Les voisines entendant ces éclats de colère étaient accourues :
— Qu’y a-t-il, Jésus ?
— Ce qu’il y a, mes commères ! Il y a que les gars des Marandières m’ont embêté et que j’ai tombé dessus ; et que celle-ci me le reproche à cette heure ! Oui, Delphine, on m’a dit que tu étais une fainéante et une ruinée ; moi, je suis un chercheur de pain. Et il aurait fallu que je me taise ? J’en ai assez ! Nous autres valets qui nous tuons pour les patrons, on nous mettra sous les pieds ; parce que je suis un crève-de-faim, les gens me cracheront à la figure ! Nom de Diou, qu’ils y viennent !
Soulevé de colère, le poing haut, haletant, superbe, il défiait tous ceux qui l’avaient fait souffrir dans sa jeunesse et ceux pour qui il avait travaillé et ceux pour qui il trimerait encore, demain et toujours.
Delphine pleurait en dorlotant la petite qui s’était réveillée au bruit. Les voisines s’efforcèrent de les apaiser : ces choses-là arrivaient à tout le monde ; on avait vu bien d’autres valets enrager. Chez les Loriot surtout, cela n’était pas étonnant ! Ils avaient grand tort, tous les deux, de se faire un cassement de tête d’une si petite affaire.
Séverin, un peu calmé, changea de chemise et sortit dans le jardin, où Delphine ne tarda pas à le rejoindre ; toute la soirée, il bêcha sans desserrer les dents.
A la nuit tombée, quand les hommes des creux-de-maisons furent rentrés et qu’ils surent comment Pâtureau, relevant une injure qui les atteignait tous, avait corrigé le gars des Marandières, ils approuvèrent bruyamment. Tous détestaient Frédéric et ils eussent souhaité une correction plus complète ; même, l’un d’eux, le Surot, un fort en gueule, tantôt valet, tantôt scieur de long, ricana :
— A ta place, je n’aurais pas jeté ma fourche, non ! s’il s’était amené, je l’aurais enfilé comme un barbot.
Maufret haussa les épaules :
— Tu dis des bêtises, Surot ; s’agit pas d’abîmer les hommes.
Puis, se tournant vers Séverin :
— Tu as fait tout ce qu’il fallait, mon vieux, peut-être même que tu en as trop fait. As-tu ton argent ? Tu n’as pas ton argent ?
— Vous pensez, Maufret, que j’ai songé à autre chose, quand ils se sont jetés sur mon dos comme des bêtes.
L’autre crachota :
— Ils te feront des misères ; je les connais, les grippe-sous. Tu as cogné ; ils te menaceront d’un procès pour ne rien donner ; ils savent que nous avons toujours tort devant le juge. Faut pourtant que tu sois payé !
— Je crois bien ! je ne leur ferai pas cadeau d’un liard.
— Euh ! qui sait ? J’en ai bien connu d’autres… Tu ne sais pas, mon gars : quand Delphine ira chercher ton argent, elle emmènera celle de chez nous. Tu comprends, ta femme n’est point sotte, mais c’est jeunet, ça manque de hardiesse ; Victoire, elle, en a vu de toutes les couleurs, et Dieu merci, elle a toujours la langue plus pointue qu’un aspic. Il faudra y aller le dimanche matin pour tâcher de trouver Loriot qui est encore d’arrangement ; si la Louise était seule, elle ne donnerait rien, la vieille garce !
Maufrette, un enfant suspendu à sa longue mamelle, parut dans la clarté, sur le seuil de la porte. Sa petite tête presque chauve et sans résille surmontait étrangement son gros corps ; elle avait un ventre énorme qui ne se dégonflait plus aux accouchements ; son jupon court levait par devant, laissant voir ses chevilles nues.
Elle venait d’entendre les paroles de son homme.
— Y a pas de crainte à avoir, Pâtureau ! cria-t-elle de sa voix aiguë ; j’irai la trouver, moi, la Loriote, et même je lui ferai une belle morale !
— Si tu veux, reprit Maufret, tu lui feras la morale, mais quand tu auras l’argent !…
Le dimanche suivant les deux femmes allèrent donc aux Marandières.
Contre leur attente, Loriot n’y était pas. La Louise, en les voyant venir, avait fermé la grande porte du côté de l’aire ; mais elles firent le tour des bâtiments et entrèrent par le fournil. La vieille, manches relevées, était penchée sur un seau d’eau grasse au fond duquel elle écrasait des pommes de terre bouillies ; elle les regarda en dessous sans tourner la tête, puis comme si elle eût été seule, elle se releva et sortit. Les deux autres l’entendirent qui grommelait après les cochons et qui traînassait ses sabots avec l’air de ne pas se hâter.
Alors, la Maufrette s’avança sur le seuil et cria :
— Loriote, si ça ne vous ennuie pas, vous viendrez ici ; nous avons affaire à vous ; et puis nous sommes pressées, vu que c’est l’heure de la messe.
— Ah ! moi, j’ai affaire à mes gorets, rien ne presse chez nous.
Il fallut attendre ; à la fin elle revint et laissant tomber son seau :
— A cette heure, que voulez-vous ? demanda-t-elle.
— Nous venons pour l’argent ; dis-lui ton compte. Delphine.
Delphine, un peu effrayée par cette grande vieille, balbutia :
— Dame ! Séverin a enragé le quinze ; ça fait juste vingt-deux pistoles.
La Loriote ricana :
— Vingt-deux pistoles ! Tu sais compter, jarni ! cela en vaudrait tout au plus dix-huit, puisque c’est le temps d’ouvrage qui reste à faire. Mais c’est pas tout ça ! notre valet a enragé, il a battu ceux d’ici ; nous ne lui devons rien.
— Par exemple ! fit Maufrette.
— Toi, Maufrette, ça ne te regarde pas ; tu aurais mieux fait de rester moucher tes drôles. Vingt-deux pistoles ! Vous pouvez tourner vos sabots, mes belles, vous n’aurez pas un denier.
— Nous tournerons nos sabots quand nous aurons l’argent, reprit Delphine. Séverin a dit que si vous ne le payiez pas tout de suite, il vous mènerait à l’audience.
— A l’audience ! Eh bien ! tu peux lui dire que j’en ai grand’peur ; oui j’en ai grand’peur, ma foi !
— Vous n’en avez pas peur, dit Maufrette ; sûrement, vous y allez plus souvent que nous ; quand ce n’est pas avec les valets, c’est avec les voisins. Seulement, il y a des gens qui m’ont dit que le juge de paix commençait à être las de vous et que si vous retourniez encore lui donner de l’ouvrage, ça vous coûterait chaud.
La Loriote ouvrit la fenêtre et cria du côté des écuries :
— Fédéri ! Ho ! Fédéri ! viens donc !
Frédéric arriva ; il avait un œil enflé et bleu.
— Tenez, mes belles, voilà comment Séverin a arrangé celui-ci ; il l’a quasiment estropié ; sans nous, il le tuait. Eh bien ! allons-y, à l’audience si vous voulez ! Nous verrons s’il n’attrape point de la prison, ton homme, ma petite Delphine !
Maufrette voyant que tout était perdu, vira sur ses jambes de cane et s’approchant de Frédéric, lui cria sous le nez.
— Ah ! t’es mouché, chenaille de malédiction ! t’as trouvé ton maître ! Maintenant, il va te mener à l’audience et si la crapule te soutient, on verra du moins que tu as été corrigé !… Et les gens riront ; tout le monde sera content ;… et tu en recevras d’autres, c’est moi qui te le dis ; les drôles de quinze ans voudront t’empoigner pour essayer leur force. Ah ! ton valet t’a ménagé ; ce qu’il aurait dû faire, c’est te casser les reins ! Mais il a eu pitié de toi, méchant coq châtré !
Le gars avait pâli ; une terrible lutte s’engageait entre son avarice et son orgueil. Pour gagner à cette audience, il faudrait avouer qu’il avait été battu ; et c’était vrai qu’on en ferait des gorges chaudes et qu’on en parlerait longtemps. Cette pensée lui était si cruelle que l’orgueil l’emporta.
Il se mit à rire en homme qui n’attache pas grande importance aux cancans des femmes.
— As-tu fait ton compte, Pâturelle ?
— Oui, dit Delphine, ça fait vingt-deux pistoles.
— Non, ça ne fait pas vingt-deux pistoles ; mon compte, à moi, est de vingt pistoles ; je m’en vas te les donner.
— Jamais de la vie, par exemple ! gronda la mère en se mettant devant l’armoire.
Mais il l’écarta, ouvrit le tiroir et prit un billet de cent francs et des louis. Il riait encore.
— Tais-toi, m’man ! que je paye ces crève-de-faim. L’autre jour, j’ai payé le gars. Ça ne paraît pas sur lui, mais je l’ai bien touché quand même ; hé ! hé ! il a eu son compte. Aujourd’hui, je veux donner à sa femelle son compte de sous.
Il déplia le billet et aligna les louis sur la table. La Loriote se jeta en avant.
— T’es fou, Fédéri ! Serre ça !
De sa main couverte de lavures, elle agrippa un louis ; alors Maufrette ramassa vivement le reste et le mit dans la poche de Delphine.
— Ça ne fait pas le compte ! tu vas lui donner ses quarante francs, dit-elle.
— Vingt francs, rectifia l’homme ; c’est vingt francs que je lui donnais en plus, mais la mère ne veut pas ; tant pis ! ça ira comme ça. Maintenant, allez-vous-en, les femmes.
Elles sortirent du côté de l’aire ; quand Delphine eut dépassé le fumier, elle s’arrêta :
— Maufrette, venez donc ! venez donc, voyons !
Mais Maufrette avait encore des mots à dire, des mots fort vilains qu’elle lâchait par courtes volées, car elle avait un peu d’asthme. Elle était restée en arrière ; elle quittait la place lentement, à reculons, et l’ardeur qu’elle mettait à honnir la Loriote faisait tressauter son gros ventre et trembler sa poitrine molle.
Elle rejoignit Delphine au tournant de l’ouche.
— As-tu vu, fit-elle tout essoufflée, as-tu vu comme elle a raclé le louis d’or, cette vieille grâlée ? N’empêche que je lui ai donné tous les noms, va !
Aux Pelleteries, Séverin et Maufret attendaient avec inquiétude. Ils ne comptaient guère sur l’argent, et ils furent bien étonnés de voir ces cent quatre-vingts francs ! Quand elles racontèrent comment Frédéric les avait donnés, Maufret n’en crut pas ses oreilles, mais Séverin se mit à rire.
— Ça ne me surprend plus autant, moi, dit-il. Si j’avais eu un œil abîmé comme lui ou bien des dents cassées, vous n’auriez pas arraché un sou ! Il est rudement chien, le bougre, mais il est encore plus glorieux de sa force !…
Séverin, la semaine qui suivit, resta chez lui ; il en profita pour s’occuper de son jardin et bâtir une petite cabane à lapins.
Il fit des journées de-ci de-là.
Il n’est pas de plus dur métier que celui de journalier au temps des gros travaux. Y a-t-il dans une ferme un coup de collier à donner, le patron dit :
— Mes valets, nous allons laisser cela pour la semaine prochaine ; nous prendrons un homme qui nous aidera.
L’homme de renfort a, bien entendu, la meilleure place ; le lendemain il recommence dans une autre ferme, ramassant ainsi tout le travail pénible.
Heureusement, Séverin trouva à se louer pour toute la moisson chez les Chauvin du Pâtis, des gens qui faisaient valoir une grande terre. Après les batteries, il remplaça au même endroit un valet qui était tombé malade. Enfin, il s’y gagea pour l’année suivante.
Tout compte fait, le matin de la Toussaint, Delphine, en rassemblant l’argent gagné pendant l’année, trouva trois cent cinquante francs, juste ce que Séverin aurait rapporté s’il était resté aux Marandières. Il n’y avait que les pommes de terre en moins. Elle compta ce qu’il fallait pour les grosses dettes : quarante francs de loyer et quatre-vingt-dix francs de pain. Elle mit le reste de côté avec les cent francs qui lui restaient.
Il allait falloir acheter des sabots, quelques hardes, deux sacs de pommes de terre, des haricots et un petit morceau de viande qu’on salerait pour les jours de fête. Delphine pensa : si tout va bien, il me restera encore plus de deux cents francs pour passer mon année ; au beau temps, la petite marchera ; je pourrai travailler, et je tâcherai d’en rogner un peu.
— Séverin, dit-elle tout haut, nous prendrons une terre.
Lui, qui achevait de s’habiller, eut l’air de douter.
— Euh ! ça sera dur ; encore une dizaine d’années comme celle-ci, et je commencerai à être las.
Il s’était penché pour baiser la petite menotte de Louise que Delphine tenait à son cou.
— Pauvre homme ! c’est vrai que tu n’as guère d’amusement ; toujours trimer et jamais rire. Tiens, prends donc ce panier : puisque tu vas au bourg, tu m’apporteras quatre livres de résine. Te voilà cent sous, avec ce qui te restera, tu peux bien faire une petite partie.
— Oh ! la partie, ce n’est pas mon fort ! Pour une fois, tout de même…
Il se pencha à nouveau vers la petite et vers la mère.
Dans la soirée, quand Maufrette revint de Coutigny, elle cria à sa voisine par la fenêtre étroite :
— Ne t’impatiente pas, Pâturelle ! celui de chez nous est attablé avec le tien et deux autres dans le Bas-Bourg ; nous les aurons à la retraite et frais sans doute.
— Dame ! répondit Delphine, c’est bien leur tour.
— Pour ça, oui, bonnes gens, c’est bien leur tour ! qu’ils en profitent donc !
A Coutigny, Séverin et Maufret étaient en effet en train de boire.
Séverin, le matin, était passé chez le propriétaire et chez le boulanger, et il leur avait fait casser à chacun dix sous sur ce qu’il leur devait. Après la messe, quand il eut acheté sa résine, il alla chez le charcutier ; il voulait faire une surprise à Delphine, qui n’avait pas mangé de viande depuis au moins deux mois ; dès le matin, lorsqu’elle lui avait remis cent sous, il avait songé à les employer pour elle. Il acheta donc une côtelette et un gros morceau de pâté qu’il fit envelopper soigneusement à cause de la pierre à chandelle qui se trouvait au fond du panier. Il lui resta encore cinquante sous ; il acheta un paquet de tabac et, ayant rencontré Maufret, il entra avec lui à l’auberge.
Elle était toute pleine, ce jour-là, la petite auberge, toute pleine de fumée et de bruit ; elle retentissait de la joie épaisse des misérables. Les jeunes juraient et riaient très fort ; il y avait des vieux à peau sèche, tout rasés, la lèvre et le menton bleus. Certains étaient gauches en entrant et s’asseyaient timidement ; c’est qu’ils ne se mettaient en dépense qu’une fois l’an ; faute d’habitude, ils ne savaient pas bien tenir leur place dans un écot. Tous jouaient des litres de vin. Ils buvaient comme on travaille, lentement, avec ordre, et ils versaient d’exactes verrées.
Séverin et Maufret se mirent aux cartes contre deux gars de Malitron. Quand Maufrette regarda en passant, pour juger de l’état de son homme, ils étaient déjà très rouges. D’autres, des jeunes gens, à une table du fond, chantaient. Vers le soir, deux de ces jeunes voulurent se battre : on les jeta dehors parce qu’ils dérangeaient tout le monde en tombant à droite et à gauche.
A l’heure des chandelles, tous étaient ivres ; ils ne se souvenaient plus des mauvais patrons, ni des femmes plaintives, ni des maigres enfants, ni de rien. Simplement, ils voulaient boire jusqu’à la retraite : le lendemain, on verrait.
Séverin et son compagnon quittèrent l’auberge vers dix heures ; ils hésitèrent beaucoup pour descendre le seuil et pour s’orienter. Le vieux, plus ivre, battait la route. Séverin le prit sous le bras, mais au bout d’une minute, il le lâcha si brusquement, que l’autre alla donner dans un mur :
— Bon Diou ! ma viande ! Maufret, ma viande ! Attendez-moi ici.
Il avait, en effet, oublié son panier : il revint à l’auberge, où il eut bien du mal à le retrouver. Enfin il rejoignit Maufret, le releva péniblement et l’emmena.
Ils arrivèrent fort tard aux Pelleteries ; Delphine n’était pas couchée ; elle commençait à s’inquiéter. Séverin, ébloui par la chandelle, vacillait un peu. Il voulut expliquer avec des mots de tendresse qu’il avait pensé d’abord à elle ; il voulut dire aussi qu’il avait gagné aux cartes et n’avait déboursé que l’argent d’un litre. Mais il avait la langue pâteuse et s’embrouillait ; il s’écroula sur une chaise en montrant le panier. Alors Delphine l’aida à se déshabiller et bientôt il ronfla.
Le lendemain, Maufret et lui eurent honte de cette soûlerie dont les femmes riaient entre elles.
Chauvin du Pâtis était un homme de cinquante ans, gros et court. Il était le frère de Chauvin du bourg, qu’on appelait Chauvin le riche, parce qu’il avait épousé tout jeune une fille de trente ans, méchante, laide, un peu bossue, mais connue sous le nom de Marie fesse-dorée. A vrai dire, Chauvin du bourg n’était plus bien riche, ayant perdu de l’argent dans un petit trafic de grains ; il avait cependant pu envoyer ses deux enfants à l’école : l’aîné était prêtre, et le cadet avait une place quelque part dans les bureaux.
Tout cela faisait que les Chauvin étaient des gens considérés dans la commune. Celui du Pâtis passait lui-même pour riche, bien qu’il ne le fût point. En tous les cas, c’était un vrai brave homme. Il aimait le travail bien fait et vite fait, mais tous ceux qui le connaissaient le déclaraient franc comme l’or ; ses anciens valets disaient :
— Chauvin, Chauvin du Pâtis ? dur de peau, tendre de cœur ; chez lui, on se lève tôt, mais le bon ouvrier est bien vu. Bon gars et bonne maison !
— Bonne grange ! disaient de même les vieux mendiants qui vont le long des routes béquillant et clochant ; bonne grange, on n’y est pas chiche de paille.
Séverin fut vite accoutumé à sa nouvelle condition. Il était va-devant. Après lui venait un second valet et les fils, Jacques et Florentin, l’un de dix-huit ans, l’autre de quinze, tous les deux ardents à l’ouvrage, bien qu’un peu mastocs comme le père.
A la maison, il y avait deux filles qui aidaient la patronne.
Un grand fils aîné et un plus jeune étaient morts en quinze jours quelques années auparavant. Chauvin ne s’en était pas consolé : il parlait peu et d’une voix toujours grave.
D’ailleurs, il avait, sans qu’on le sût, d’autres tracas. Ses affaires n’allaient pas, il avait des dettes. Depuis la mort du gars, il fallait un grand valet de plus, et encore avait-on bien de la peine ; la terre, en effet, sans être mauvaise, était malaisée, compacte, lourde comme pâte ; les pluies de printemps la rendaient inabordable.
Surtout le Pâtis était affermé beaucoup trop cher. La première année que Séverin passa chez Chauvin fut l’année de la sécheresse ; année mauvaise pour tous, année fatale aux petits cultivateurs qui vivaient au jour le jour.
Un été superbement bleu brûla la terre. Le printemps ayant été frais, les labours de mars avaient fait dans les champs d’argile du Pâtis de grosses mottes luisantes ; elles devinrent si dures par la suite, ces mottes, qu’on les aurait prises pour d’énormes briques contrefaites. Les plants de betteraves et de choux ne prirent pas racine ou se desséchèrent peu à peu ; le maïs, à peine né, fut roussi.
Les gens se désolaient ; ils guettaient les nuages, sondaient l’horizon pâle, suivaient de l’œil la moindre fumée.
Deux ou trois fois, des flocons très hauts et très blancs, semblables à de la laine bien cardée, cachèrent le soleil ; à ces moments-là, on criait d’un champ à l’autre :
— Cette fois, ça y est ! le temps est cailleboté ; la belle nuée est sur le soleil, il y a du changement !
Mais la belle nuée s’en allait doucement comme une lente troupe d’oiseaux sauvages, et bientôt on la voyait massée en un tout petit coin du ciel.
On fit des prières. Les prêtres consentirent à mener au pied des calvaires des processions chantantes — qui soulevaient toujours la même poussière jaune. Et comme tout cela n’amenait pas l’eau, des femmes imaginèrent d’aller prier au pied des arbres qui abritent les sources ; elles partaient le soir, par groupes de trois ou de sept, et elles allaient, dans l’ombre recueillie, offrir leurs formules chrétiennes aux vagues divinités des branches et du vent.
Le temps des moissons vint et passa sans que l’on vît l’eau ; quelques coups de tonnerre se firent entendre, mais la nuée ne creva jamais. L’orage, même avec de la grêle, eût été le bienvenu : tout, plutôt que ce ciel trop bleu et ce soleil trop blanc qui buvait l’eau des mares. Les ruisseaux étaient secs ; les fontaines et les puits baissaient ; les menues sources épaisses dans les prés bas, celles qui jaillissent au revers des talus dans les chemins creux étaient depuis longtemps taries. La terre ne pouvait plus suer.
Le moment fut dur pour beaucoup de fermiers ; quelques-uns fléchirent ; il y eut des ventes. Comme les fermages ne diminuaient point, les gages des valets eurent une tendance à baisser. Séverin, pour rester au Pâtis, dut se contenter de trois cent vingt-cinq francs. Delphine, qui se trouvait de nouveau enceinte, n’avait pas pu travailler hors de chez elle. Pour arranger les choses, elle accoucha vers la fin de décembre de deux bessons. Coïncidence étrange et qui fit beaucoup rire ceux des Pelleteries : une dizaine d’heures plus tard, la Maufrette accouchait de son treizième, un énorme garçon.
Les trois enfants furent baptisés le lendemain jeudi. En sortant de l’église, Séverin et Maufret allèrent ensemble chez le greffier de la mairie, M. Caillas. M. Caillas, fils d’un paysan aisé, avait été quelque peu au collège. Trop peu fortuné pour vivre absolument en propriétaire, il avait été successivement commis de perception, expert, agent d’assurances. Depuis une dizaine d’années, il faisait les écritures de la mairie. C’était surtout un grand chasseur.
Ce jour-là, M. Caillas était absent. Mme Caillas, ayant entre-bâillé la porte, montra une minute sa tête jaune, juste le temps de leur apprendre « que c’était bien fait pour eux, qu’ils n’avaient qu’à venir plus tôt ».
Un moment après, ils revinrent ; cette fois, le chasseur était rentré. Moyennant l’abandon de leurs sabots dans le corridor, ils purent pénétrer dans la cuisine où M. Caillas écrivait.
M. Caillas était grand et gros ; il en était fier ; il disait :
— La bête noire et moi pesons un hippopotame !
Et il riait quand les gens ignoraient les hippopotames ; la bête noire était le curé.
M. Caillas s’y connaissait en bassets ; pour le reste, il était d’une grande simplicité.
La paysanne cossue qu’avait été Mme Caillas avait acheté en se mariant le nom de dame et le droit de porter chapeau. Même la semaine, elle avait abandonné résille et bonnet, et ses cheveux gris, rudement tirés, se rassemblaient sur son crâne pointu en un chignon assez semblable à une corne de pintade. Elle parlait le moins possible aux ménagères voisines, sauf à une vieille demoiselle à moitié folle, mais pourvue de rentes. Elle était méchante et plus sotte qu’une oie de l’année ; chacun la détestait dans le village ; on ne l’appelait que « la corme », et de fait, elle était astringente comme une poire sauvage.
Mme Caillas n’avait pas amélioré M. Caillas. Sans elle, on aurait encore estimé le greffier, bien qu’il dénonçât les braconniers. On le trouvait bon garçon, « au fond ».
— Au fond seulement ! disaient les gens de peu.
Car il molestait les gens de peu.
Petit devant le maire, petit devant sa femme, petit devant les bourgeois qui lui donnaient droit de chasse, il se faisait très grand devant les humbles. Arrogant, bougon, il était le plus souvent à gifler ; parfois cependant sa grosse jovialité perçait ; il blaguait lourdement les servantes qui avaient fauté.
Quand Maufret et Séverin entrèrent, il était occupé à mettre le sceau de la mairie sur un éparpillement de feuilles blanches. A chaque coup de tampon, il examinait le papier avec le froncement d’un homme qui a conscience de ses responsabilités.
Eux, debout, attendirent ; M. Caillas se retourna enfin, les regarda un moment de pied en cap, puis, comme un homme qui se réveille :
— Ah ! c’est vous ? Vous venez encore pour un drôle, Maufret ?
— Tout juste, monsieur Caillas, même que c’est la deuxième fois ; Mme Caillas…
— Eh bien ! quand ce serait la dixième ! Pensez-vous que je sois là pour vous attendre et pour vous servir ? Vous ne pouvez pas venir à l’heure convenable, pas vrai ?
— Faites excuse, monsieur Caillas, nous ne savions pas. A quelle heure faut-il venir ?
— Té ! quand je suis à la maison, pardi ! Il est malin encore, ce vieux.
Mme Caillas éclata de rire. Les deux paysans se mirent aussi à rire, par contenance. L’autre continua :
— Pourquoi venez-vous deux ? Vous devriez savoir qu’on se passe de témoins.
— Ce n’est pas un témoin, monsieur Caillas…
— Non, dit Séverin à son tour ; ma femme vient d’accoucher aussi.
— Alors, ça va faire deux actes ! ça tombe bien ; deux actes ce soir ! Que le diable vous emporte !
— Trois ! monsieur Caillas, dit Séverin.
— Trois ?
— Oui, trois ; parce que j’en ai deux à déclarer, deux bessons.
Le gros homme fit pivoter sa chaise et ses mains retombèrent sur ses larges cuisses.
— Deux ! Trois ! trois drôles le même jour, aux Pelleteries, porte à porte ! Est-ce que vous vous payez ma tête ?
— Pas du tout, monsieur Caillas.
— Alors, non, c’est vrai ?
— C’est vrai.
— Vous allez bien, là-bas ! Si les lièvres peuplaient comme vous, c’est ça qui ferait de belles chasses au courant. N. de D…! vous allez bien ! Enfin…
Il attira à lui une feuille blanche et, sous sa main velue, sa plume tourna comme un oiseau qui cherche la branche où se poser.
— Allons ! Eh bien ! les noms ! fit-il ; qu’attendez-vous ?
— Constant-Auguste, dit Séverin.
— Bon ! fils de…
— Séverin Pâtureau et de Delphine Bernou.
— Bon ! à l’autre.
— Antonin-Maximin.
— … tonin… ximin… fils de idem. Dites donc, mon vieux Pâtureau, lequel a été fait le premier ? Il n’en sait rien !… Quel lapin ! A votre tour, Maufret, les noms ?
— Monsieur Caillas, mettez ce que vous voudrez ; vous savez mieux que moi ce qu’il faut.
— Tiens, c’est vrai ! Vous vous en foutez, vous ! Je me rappelle ça.
Il se rappelait que Maufret n’attachait aucune importance au nom de ses garçons. Lui s’appelait Louis, dit Louette. Alors, pour le premier, il avait dit :
— Mettez Louis comme moi.
Pour le second, on avait mis encore Louis et ainsi de suite. Seulement le greffier avait ajouté des noms de son choix, et les cinq Maufret mâles s’appelaient Eusèbe, Gonsalve, Avit, Athanase et Richelieu.
— Alors, Louis, toujours ! Maufret, Louis comment ? Louis VI ?
— A votre désir, monsieur Caillas. Pourvu que le drôle soit un bon travailleur.
— Eh bien ! Louis VI, alors ! Louis VI le Gros, hein ?
— Pour ça, monsieur Caillas, c’est bien vrai qu’il est gros…
L’autre éclata de rire :
— Sacré bonhomme, va ! Allons, hop ! les signatures ! Savez-vous signer, seulement ?
Séverin s’approcha ; mais, au même moment, il y eut un bruit à la porte. Mme Caillas ouvrit, et deux chiens jaunes, deux bassets affreux avec leurs oreilles de porc et leurs pattes difformes se précipitèrent dans la cuisine.
M. Caillas s’était levé ; de la main il écarta vivement les deux hommes.
— Rangez-vous ! rangez-vous donc ! Vous ne voyez pas que vous êtes juste devant leur écuelle ? Madame Caillas, apporte la soupe !
La dame versa la soupe aux chiens. Les papiers furent oubliés ; le greffier n’était plus du tout pressé. Il se mit à caresser le dos des bassets et à leur trousser les oreilles.
— Bonnes bêtes ! bonnes bêtes ! bons petits vieux ! Savez-vous qu’ils m’ont ramassé trois lapins dans leur matinée ! Hein ! que dites-vous de ça ? Ils sont plus fins, à eux deux, que tous les gars de Coutigny.
Les chiens eurent vite lapé la soupe.
— Dis donc, madame Caillas, ils ont encore faim ; tu n’as rien à leur donner ?
La dame chercha dans un garde-manger et apporta une grande platée de viande.
— Il y a le lièvre d’avant-hier, dit-elle, ils ont de quoi se régaler.
Elle versa la viande devant les bassets, qui se mirent à grogner de satisfaction.
Cependant, Maufret qui commençait à trouver froids les carreaux de la cuisine, se risqua à parler pour rappeler qu’il était là.
— Bigre ! madame Caillas ! une platée de lièvre ! voilà des chiens plus heureux que des chrétiens ! moi, dans ma vie, je n’en ai mangé que deux fois, du lièvre.
— Que voulez-vous que nous fassions de tout le gibier ? répliqua aigrement la dame. Nous ne pouvons pourtant pas le vendre !
Maufret reprit :
— Monsieur Caillas, à cette heure que vous avez les noms, est-ce que nous pouvons nous en aller ?
— Non ; il faut les signatures, dit le greffier, toujours occupé à ses chiens.
— Moi, je ne sais pas écrire, dit le vieux, tenace. Vas-y, toi, Séverin, pour que nous nous en allions.
M. Caillas s’emporta.
— Vous ne pouvez pas attendre une minute ? nom de nom ! Vous croyez que je suis à vos ordres ! Allons, signez donc, Pâtureau, nous aurons peut-être la paix, ensuite !
Séverin lentement, traça son nom en grosses lettres. Le bec de la plume, en remontant pour le dernier jambage, piqua dans le papier, et un peu d’encre sauta sur la feuille.
— C’est ça ! fit l’autre, barbouillez, maladroit ! Enfin, ça y est, maintenant, allez-vous-en, puisque vous êtes si pressés.
Séverin et Maufret sortirent.
— Au revoir, monsieur Caillas ! Au revoir, madame Caillas !
— Au revoir… au revoir…
— Nous avons encore eu de la chance, dit Maufret, comme ils remontaient la rue du village. Nous avons eu de la chance que le Caillas ait tué ses trois lapins dans la matinée ; il a été presque riant. Je me rappelle des fois où il n’était pas abordable. Il n’est peut-être pas mauvais garçon, dans le fond, c’est sa femme qui le gâte. C’est une triste bique, elle, par exemple !
Séverin répondit du fond de sa gorge :
— Oui, vous pouvez bien le dire, une triste, sale, vieille bique !
Moins fatigué que son compagnon et de sang plus vif, il rétivait davantage sous l’affront. Et puis cette platée de viande jetée aux chiens lui semblait un insolent péché.
Il songeait avec amertume que Delphine, après avoir mis deux enfants au monde, n’aurait pas seulement de soupe grasse pour réparer ses forces. Pourtant, en arrivant chez lui, il fut tout joyeux de voir devant le feu une grosse marmite qu’il ne connaissait pas ; la belle-sœur, suivant une coutume qu’il ignorait, était venue tout exprès des Arrolettes pour apporter une poulette blanche ; et, accroupie sur la pierre du foyer, elle écumait déjà le bouillon jaune.
Maufrette, elle, se remettait à chaque fois, avec une grande potée de soupe bouillie, bien molle, bien molle.
Les valets travaillent aux champs ; ils songent aux bêtes, aux outils, aux fourrages, aux labours ; parfois ils chantent. Ils tapent dur, l’hiver quand les mains saignent, l’été quand la peau cuit ; mais la besogne faite, ils mangent ; ils mangent non pas bien, certes, mais assez ; on ne leur plaint ni légumes ni pain.
Les femmes qui restent à la maison ont tous les cassements de tête : à elles les enfants, à elles les guenilles, à elles les petites dettes, à elles l’inquiétude toujours présente du lendemain ; à elles surtout les quignons durs, grignotés sans beurre ni lard.
Maisons creuses, nettes de pain, pleines d’enfants ; maisons creuses, huches vides, bourses vides ! Qu’on s’arrange !
La vraie misère commença pour Delphine dès la naissance des bessons.
Bien qu’elle fût forte, en dépit de son air de petite femme délicate, elle ne put allaiter les deux enfants. Alors, elle imagina de leur donner à téter à tour de rôle et de leur faire, en plus, de la soupe et des bouillies de pommes de terre. Séverin, qui se souvenait de Désiré, s’y opposa ; il ne voulut pas entendre parler de bouillie. On acheta donc un biberon, et la Pitaude fournit le lait. Mais quatre sous de lait par jour font six francs à la fin du mois, le quart du gage : c’était une grosse dépense. Quand les petits eurent six mois, Delphine n’acheta plus qu’un demi-litre de lait par jour, et dans ce lait, elle fit tout de même bouillir des croûtes de pain.
Louise commençait à marcher seule ; elle donnait beaucoup de peine aussi. Elle était pâle, nerveuse, sujette aux convulsions ; pendant des journées entières elle restait accrochée aux cotillons de sa mère.
Il avait fallu un second lit pour coucher la petite et la grand’mère Bernou quand elle venait aux Pelleteries. Il était bien vieux, bien vermoulu, ce lit, il était mince de plume, mais tout compte fait, il revint quand même à plus de cent francs.
Au temps des nuits courtes, où les hommes harassés ont absolument besoin de dormir d’un trait, il arriva à Séverin d’y coucher seul ; Delphine prenait avec elle Louise et un des bessons, l’autre couchant dans le berceau. De cette manière, quand les enfants criaient elle les faisait téter, les dorlotait, les apaisait tout bas ; elle ne dormait pas, mais le somme du moissonneur n’était pas interrompu, ce qui était l’essentiel.
A la Toussaint, quand le bois fut acheté pour l’hiver et le pain payé, il resta cent cinquante francs pour passer l’année. Les Pâtureau furent tout de même contents, parce que les bessons avaient bien poussé ; mais Delphine, cette fois, ne parla pas de se mettre en borderie, ni même de changer de maison, et le carême d’après fut long.
Quand Antonin et Constant eurent deux ans et commencèrent à trotter devant la porte, il leur vint une petite sœur, Georgette. Cette fois, Delphine resta au lit plus de trois semaines ; heureusement la grand’mère put venir s’occuper des enfants pendant tout ce temps. La sage-femme avait trouvé Delphine très faible et lui avait enseigné un remède fortifiant en lui défendant de se lever. Elle se leva cependant et ne voulut pas acheter le remède ; mais presque aussitôt son lait s’en alla. Elle resta toute maigre avec un gros ventre.
Il fallut encore élever Georgette au biberon ; les trois aînés commençaient à manger joliment. Le carême, dès lors, dura toute l’année.
Un dimanche soir, un dimanche d’été, deux ans environ après la naissance de Georgette.
Les Pâtureau sont assis dans le jardin sur de vieilles souches qu’on n’a pas eu le temps de fendre avant l’hiver.
Delphine se désole. Elle vient de manger la soupe avec les enfants. Séverin, lui, s’est contenté d’une pomme de terre froide qui restait du repas de midi. Maintenant, comme Maufret, comme bien d’autres valets, il ne mange plus chez lui, le dimanche. Au repas du matin, chez les Chauvin, il se force ; il en prend pour sa journée ; s’il pouvait en prendre pour les siens ! A midi et le soir, il regarde manger les petits ; il leur coupe le pain ; il fait des tartines comme en faisait son défunt père, des tartines épaisses et courtes qui ménagent le fricot. Quand il y a du beurre, il l’étend longuement, puis il vide les yeux du pain avec la pointe de son couteau. Quand il n’y a rien ou quand il y a des choses mauvaises que les petits n’aiment pas, il sort pour ne pas entendre.
Delphine se désole ; elle se trouve encore grosse ; le cinquième va venir !
Les deux bessons sont à s’amuser dans le village ; Louise est sur les genoux de son père ; Georgette gigote sur ceux de sa mère ; elle gigote même trop, car sa mère n’a plus de dorne.
— Descends ! tu me fatigues, va trouver ton père.
Delphine a repoussé l’enfant et croisé ses mains sur son ventre douloureux.
Elle se lamente :
— Qu’allons-nous faire, mon Dieu ! six à vivre sur ton pauvre gage ! Et je vais encore être malade ; je sens que je suis toute détraquée. Six à manger… et les hardes… et le bois…
Séverin grommelle :
— Que veux-tu ? Il y en a qui sont dix, douze, et qui ont des anciens en plus. Ceux-là sont encore plus malheureux.
Il n’aime pas qu’on lui parle de sa misère ; à force de voir souffrir les siens, il est devenu sombre ; il est maussade souvent sans raison apparente.
Delphine continue :
— Depuis le mardi gras, mes pauvres petits n’ont mangé ni lard, ni lait… quatre livres de beurre en tout depuis quatre mois… Quelle vie ! vaudrait mieux être morts ou être bêtes.
Sa voix tremble ; elle s’arrête.
Georgette, sur les genoux de Séverin, crie parce que sa sœur veut la faire descendre. Louise est jalouse ; elle aime étrangement son père ; le dimanche, elle ne le quitte pas, elle le veut pour elle seule, et cela amène souvent des fâcheries avec les bessons. Le père, en retour, adore son aînée. Elle lui ressemble ; elle a des yeux transparents comme ceux de Delphine, mais plus grands et beaucoup plus sombres avec une lueur sérieuse qui n’est pas commune dans les yeux d’enfants, la lueur mélancolique que Séverin se souvient avoir vue dans les yeux de la pauvre Pâturelle morte de la toux au temps de la guerre.
Ce soir, pour avoir la paix, il prend les deux petites à la fois sur ses genoux. Louise se blottit contre sa poitrine. Delphine pleure maintenant, et ses paroles arrivent comme des plaintes.
— Que faire ? Où prendre l’argent à la Toussaint ? Vingt francs de loyer en retard, une corde de bois brûlée et pas payée ; le boulanger qui ne veut plus faire crédit… le bois… le pain… la sage-femme… Mon Dieu ! mon Dieu ! Il faudra se passer de feu, ou bien ne pas manger.
Elle hésite à suivre sa pensée ; sa voix se fait plus basse.
— Louise prendra le bissac ; puisqu’il faudra bien en arriver là… un peu plus tôt ou un peu plus tard… Mes enfants vont chercher du pain… chercher du pain… chercher du pain !…
Elle se penche étranglée de sanglots.
Séverin a frissonné ; il serre la petite contre lui.
— Chercher du pain ! Louise ! Jamais de la vie ! On verra ; on achètera à crédit ; on ne payera pas ; on ira trouver Auguste.
Delphine secoue la tête.
— Ah ! oui ! Auguste ! Il ne peut pas vivre lui-même ; il n’a pas d’argent, tu le sais bien !
Les deux bessons, essoufflés d’avoir couru, arrivent dans le jardin ; ils sont tout saisis de voir pleurer leur mère. D’habitude, elle ne pleure pas quand le père est là !
Ils s’asseyent à ses pieds. Ils sont presque nus, ces petits, et la mère, si lasse, qu’elle a l’air de ne plus pouvoir jamais se relever, la mère découragée, cachant son front terreux sous ses doigts maigres, la pauvre mère est là qui pleure, qui pleure…
Et Séverin, le cœur crevé, baisse la tête devant ce groupe lamentable.
Lucien Chauvin du bourg ayant eu huit jours de congé fin septembre, en profita pour aller voir son oncle du Pâtis.
Lucien était employé des postes ; il allait sur la trentaine ; il était petit avec une barbe très noire et des yeux inquiets. Son frère, l’abbé, qui avait la peau rose et le poil châtain, n’appelait que Lucienfer ce cadet brun dont la bouche, d’ailleurs, blasphémait couramment.
Au lieu de suivre son aîné au séminaire, Lucien était resté au collège jusqu’à dix-sept ans. Son père ayant fait à ce moment-là de grosses pertes d’argent, il avait cessé ses études avant le baccalauréat ; puis il avait travaillé seul et deux ans plus tard, il était entré dans l’administration des postes, par la petite porte, comme surnuméraire.
Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait rêvé sur les bancs du collège. Ses débuts, d’ailleurs, furent maussades. Il n’est pas de pire arrogance que celle des petits fonctionnaires ; harcelés par les chefs, épiés par les inspecteurs prêts à fondre sur eux, ils se vengent sur le public et aussi sur les nouveaux venus, sur les collègues plus jeunes. Bien des fois, sous les rebuffades des anciens, l’orgueil du petit surnu se cabra.
Après son service militaire, Lucien ne tarda pas à passer commis, et dès lors, il fut un peu plus libre. Il prit goût à la lecture ; il lut au hasard, allant du meilleur au pire. Il dévora pêle-mêle des romans douceâtres d’académiciens vieillis, des polissonneries de pseudo-humoristes, des élucubrations d’écrivains douteux, histoires tristes et sales comme de vieilles plaies.
Les romanciers naturalistes le choquèrent, puis l’enthousiasmèrent. Zola le conduisit rapidement au socialisme. Un beau jour, il se mit à étudier la sociologie, mais il s’en lassa vite et se rabattit sur les écrivains politiques.
Il ne parut plus à sa pension qu’avec des journaux très avancés dont le titre flamboyait hors de sa poche. Il avait pour camarades à cette pension trois employés de finance, de ceux qu’on voit sous une pelisse quand ils n’habitent plus leur petite cage de fer. Il aurait souhaité les étonner ; mais ces jeunes gens frileux et ironiques coupaient net ses tirades. En vain leur lisait-il des chapitres entiers de Zola : ils riaient des obscénités et niaient le lyrisme. Quand Lucien leur parlait de fraternité, d’injustices à réparer, eux ne manquaient point de citer Angèle la cuisinière, plus connue sous le nom de Cul-de-Zinc ; et ils encourageaient leur camarade à épouser lestement cette quinquagénaire sèche et barbue qui, disaient-ils, n’avait jamais connu le bel amour, bien qu’elle eût préparé la soupe et le bœuf à vingt générations d’ardents ronds-de-cuir.
Lucien eut plus de succès au bureau ; il ne tarda pas à y être surnommé Ravachol, ce qui le flatta beaucoup. Il réussit à se faire une réputation enviée d’employé très indépendant, chaud de la tête, mal noté et même persécuté à cause de ses opinions. Il adopta un langage désinvolte et des allures d’un cynisme élégant qui lui permirent de ne plus dissimuler sous un banal gilet ses chemises de flanelle riche mauves ou roses. Il donna la liberté à ses cheveux et laissa pousser toute sa barbe — qui était fort belle et qu’il soigna.
Sincère, ignorant et verbeux, il prenait souvent des élans d’apôtre.
A plusieurs reprises, pendant des congés, il tenta de convertir l’abbé : l’effet fut nul. Ce jour même, avant le départ de Lucien pour le Pâtis, les deux frères avaient eu une discussion en déjeunant. Lucien, qui lisait à haute voix un article sur le socialisme chrétien, s’était soudain arrêté en voyant l’indifférence de son frère, uniquement occupé à savourer un œuf mollet.
— Dis donc ! c’est pour toi que je lis ; c’est un abbé qui signe ces lignes ; tu pourrais peut-être écouter !
— Un abbé ! Que dis-tu là, mon pauvre Lucienfer ? Mange donc !
Lucien avait jeté le journal et s’était mis à éplucher une tranche de melon en murmurant :
— Non, il n’y a rien à faire de ce côté-là ; l’auteur se trompe : rien dans les veines, ces prêtres, rien dans le cœur ! Pas d’amour, pas de charité, pas de foi même, pas de foi ! N’est-ce pas que tu n’as rien là, marchand d’hosties ?
— Tiens-toi donc tranquille ! Tu vas te faire mal. Ce que j’ai là ? Hé, hé ! j’ai de la soupe à l’oignon et un œuf frais.
Alors Lucien s’était levé :
— Tu es une brute ! Au revoir !
Et il était parti dans la direction du Pâtis, furieux contre son frère. Il avait honte de trouver chez son aîné cette apathie d’ecclésiastique bedonnant. Pas de méchanceté, certes, chez l’abbé, mais que d’égoïsme inconscient !
Peu à peu, cependant, Lucien se calma. Il coupa une badine de noisetier qu’il se mit à peler en marchant ; il mâcha des bouts d’écorce amère. Il venait des champs une odeur chaude de terre remuée ; l’herbe de l’accotement était verte et fine : des feuilles jaune tendre pleuvaient ; le soleil faisait papilloter des micas sur le petit sentier des piétons en marge de la route.
De gros sabots avaient laissé des traces profondes de clous dans la poussière ; Lucien considéra, à côté, la trace de ses fines semelles ; il s’amusa à timbrer le sentier d’un talon léger quoique précis.
A l’orée d’un pré de regain, devant une barrière à demi effondrée mais armée d’épines noires, il y avait un carré de terre piétinée. Des bêtes s’étaient ennuyées là ; elles avaient été agitées de désirs impossibles devant cette haie perfide. Quatre énormes bouses symétriques, nettes, sans bavures, encore fraîches et luisantes, semblables avec leurs bords hauts et leurs vagues figées à de gros échaudés brûlés, cuisaient doucement sous le soleil blanc de cette matinée d’automne. Lucien, pensant à la difficulté des occlusions correctes, admira les quatre sceaux ; il admira aussi les bêtes pour cette réussite aisée. Puis il se mit à rire tout bas en comparant ce carré de terre si parfaitement cacheté à une enveloppe familière qui l’avait souvent intrigué, tant par ses quatre inimitables ronds de cire, que par le nom étrange qu’une main, sans doute volontairement lourde, étalait au dos : Porfirio (Poste Restante).
Une petite soubrette venait deux fois par semaine au guichet pour retirer une lettre semblable. D’ailleurs, on avait vite su les choses au bureau ; Porfirio était une bourgeoise considérable tourmentée de vices incroyables. Lucien avait triomphé en apprenant ces turpitudes compliquées de patricienne.
En vérité, la comparaison s’imposait entre les quatre inimitables ronds de cire et les quatre disques massifs, si nets, tombés des vaches. Lucien joua sur ces derniers mots, puis il songea qu’il insultait les bêtes et cracha de dégoût.
En sa pensée, il hissa l’Humble sur un piédestal de claires vertus.
Le bruit d’une voiture grossissait derrière lui ; il se retourna, et reconnaissant le fringant attelage de M. Magnon, le propriétaire du Pâtis, il se redressa en fronçant ses noirs sourcils ; ce rentier-là n’était point son homme !
M. Magnon habitait, non loin du bourg, une sorte de villa tarabiscotée et prétentieuse ; doué de quinze mille francs de revenu, il y vivait pourtant chichement à la manière d’un cloporte dans une bonbonnière. Lucien avait connu les deux fils au collège où leur cancrerie jamais égalée avait fini par toucher les professeurs. Revenus au pays, leur temps d’études terminé, ils avaient chassé et bu, le plus souvent seuls, car ils avaient trop de champs au soleil pour trinquer avec des fils de fermiers. Même ils ne s’étaient plus souvenus du petit Chauvin qui travaillait pour vivre ; aussi celui-ci les arrangeait-il de belle façon chaque fois qu’il en trouvait l’occasion.
En les reconnaissant dans cette belle voiture, il songea rapidement :
— Saluerai-je ? Ils vont au Pâtis, sans doute ; si je suis insolent, cela retombera sur mon pauvre oncle… d’autre part, ce sont de simples animaux.
Mais le cheval, venant à longues foulées, fut sur Lucien avant qu’il eût rien décidé. Il aperçut, du même coup d’œil, les jambes sèches du demi-sang, le cuivre des harnais, les fusils, les chiens et trois faces poupines sur des corps boudinés dans des costumes de chasse.
L’aîné des fils, qui conduisait, cria :
— Tiens ! Chauvin, le commis ; bonjour, commis !
Lucien leva machinalement la main pour rendre le salut, mais au même instant, l’autre — moitié bravade cavalière, moitié désir naïf de bruit — enveloppa le cheval d’un large coup de fouet. La lanière de cuir siffla devant Lucien qui eut un sursaut de bête ombrageuse. Trois rires partirent de la voiture, pendant que le cheval prenait le galop et que, par derrière, le socialisme du commis se faisait terriblement agressif sous l’appoint de l’amour-propre blessé.
Lucien continua sa route nerveusement ; des phrases grondèrent en lui. Il lui était arrivé, en rêve, de prêcher l’amour à des foules attendries ; bien des fois, il s’était mis à la place de l’abbé, son frère ; il s’était vu dans une chaire très haute, d’où sa parole coulait douce comme le miel, et c’était la bonne anarchie, les mains fraternelles, la bonté d’un âge merveilleux ressuscitée à la voix de l’aède. Mais, cette fois, il s’entendit crier d’une voix vengeresse, flageller des vampires, appeler à la révolte une bande de Jacques aux yeux de feu.
— Sus aux rapaces ! Sus ! Sus ! les Jacques.
Brusquement, ayant posé le pied à faux dans une rigole, il eut le ventre secoué et se mordit la langue ; réveillé, il jura en se remettant d’aplomb :
— Bon sang ! que je suis donc bête ! Idiot, va ! Puis il regarda vite autour de lui : personne ne l’avait vu. Pourtant, en haut de la montée, il aperçut justement sa cousine Henriette qui, chargée d’un panier de pommes de terre, sortait d’un champ.
Il l’appela, la rejoignit et l’embrassa.
— Alors, fit-elle, comme ça, tu viens chez nous, Lucien ?
— Oui, mais dis-moi, les Magnon y sont-ils encore ?
— Qui ? les maîtres ? Ils n’ont point musé ; ils sont à la chasse pour toute la matinée.
— Puisqu’ils sont partis, allons-y ! Tu comprends, cousine, ce sont des étourneaux qui ne me reviennent pas.
— Chut ! fit la fille ; ils doivent chasser par là ; j’ai vu les chiens tout à l’heure.
A midi, quand les hommes revinrent des champs, Lucien mangea avec eux. Lucien s’assit entre Séverin et le dernier des Chauvin, Florentin, un jeune de vingt ans, blond et court avec des mains énormes. Il se sentit fier de les tutoyer tous, et surtout d’être tutoyé par eux ; il s’appliqua à oublier ses gestes menus d’homme bien élevé et il imita leur pose simple. L’heure du repas étant aussi leur temps de repos, ils mangeaient lentement, la tête basse, accotés solidement des deux coudes ; leur main droite bougeait à peine pour remuer la cuiller de fer chargée de gros copeaux de croûtes. Ils parlaient peu, à l’exception de Florentin, qui racontait une histoire de régiment marquée par son frère sur sa dernière lettre. Les deux filles mangeaient debout près de la cheminée.
Elles voulurent mettre des assiettes pour le fricot en l’honneur de Lucien ; mais il se fâcha, fit mine de se lever de table. Il n’était pas venu là pour donner de la peine, il voulait manger comme les autres, sans cérémonie. Se coupant un quignon de pain, il trempa la première bouchée dans le plat de fressure qu’Henriette venait d’apporter.
L’année d’avant, le soldat, prenant un congé d’un mois, avait voulu faire prendre aux siens l’habitude de garder les assiettes après la soupe ; le père, qui n’était cependant pas pour les choses nouvelles, avait consenti ; mais, à l’usage, on s’était aperçu que le fricot se tenait moins chaud, et surtout filait plus vite ; on était donc revenu à l’ancienne mode : on mangeait au même plat et on buvait l’eau claire au même pot de fer émaillé, sur lequel gambadaient des vaches bleues. Pourtant, ce jour-là, Chauvin ayant tiré une pichetée à la barrique, les filles donnèrent des verres ; car on respecte le vin chez les gens qui n’en boivent pas journellement.
Dans la pièce la plus propre, dans la chambre aux filles, les maîtres mangeaient aussi ; on entendait leurs rires et le bruit des verres ; ils avaient apporté de la viande froide que la Chauvine faisait réchauffer et servait. Les chiens ayant fait le tour des bâtiments étaient venus trouver les gens de la maison ; un épagneul pénétra dans la laiterie et se mit à laper le lait d’une terrine. Henriette s’élança :
— Sous ! sous ! chenaille !
Comme la bête ne s’éloignait pas, elle dut la repousser doucement, sans frapper, de peur d’un aboiement qui aurait déplu aux maîtres.
Quand les chasseurs et leurs chiens furent partis, ce fut un soulagement ; les langues se délièrent. Lucien craignait de compromettre son oncle en parlant librement devant les deux valets nouveaux qu’il ne connaissait guère ; mais Florentin fut le premier à se plaindre des Magnon qui avaient fait trois grandes brèches à la même haie dans la matinée.
— Chaque fois qu’ils viennent chez nous, dit-il, c’est la même chose. Il faut passer une demi-journée à réparer le dommage, et quelle récompense avons-nous ? Trois cents francs d’augmentation à chaque bail.
Il les montra toujours au guet, ne ratant aucune occasion de rafler l’argent de leurs fermiers.
— Ce n’est pas la peine de nous tuer, dit-il, puisque rien ne nous reste ; si l’on fait une bonne récolte, si en se privant de sommeil, de nourriture et de tout, on arrive à mettre quelques sous de côté, crac ! ils enchérissent les terres ; ça ne manque jamais. Quand l’année est mauvaise, il n’est pas question de diminuer, par exemple, ni même d’attendre. Vous rappelez-vous comme ils ont fait vendre les meubles de Morine du Moulin-Virette, une pauvre veuve qui leur devait bien peut-être cinq cents francs, et qui était allée se jeter à genoux devant eux pour demander une autre année de crédit ?
Le jeune gars eut une lueur de colère dans ses yeux placides.
— On les connaît, les Magnon, les Duroc, tous ces gros riches, n’est-ce pas, Lucien ?
— Oui donc ! on les connaît, les Duroc, les Magnon, tous les autres fainéants : de la vermine attachée à la chair des pauvres gens.
Les valets se mirent à rire, mais le vieux, prudent, hocha la tête, à demi scandalisé.
— Faut jamais trop parler, mon gars ; ça peut porter tort… Les choses ont été faites comme elles sont, ce n’est pas nous qui les changerons.
— Peut-être ! Mais je dis que ces gens-là sont terribles, car chacun d’eux, au lieu de manger comme un de ceux qui produisent, mange comme dix, comme cent, comme mille. Ce sont des coucous qui, pour pondre un œuf clair, saccagent tous les nids d’une futaie.
— C’est ça ! dit Séverin. Tu as raison tout de même.
— Bah ! bah ! fit le vieux, faut être juste ; si nous faisons venir le froment, eux nous donnent les terres. Que ferions-nous s’ils ne voulaient pas nous les affermer ? Elles sont à eux, pourtant ; ils sont bien libres ; s’ils voulaient, hein ?
Le jeune homme, que la contradiction commençait à animer, reprit :
— Voyons, vous n’y pensez pas, mon oncle ! Supposez que tous ces beaux messieurs qui grugent les paysans disent un jour : « Nous ne voulons plus affermer nos terres ; nous en cultiverons un petit carré pour nous ; le reste servira à élever des sauterelles et des lézards ! » Supposez cela, vous ne voyez pas ce qui arriverait ? Après tout, continua Lucien, la voix soudain grave, cette chance serait merveilleuse ; quel rêve ! Ce serait le grand nettoyage ; le souffle immense venu des champs balayerait les graines d’ivraie ! N’est-ce pas, les gars ? Nous verrions l’irrésistible levée des silencieux et des sacrifiés : ce serait le grand effort des bras durs tendus pour la révolte !
Les derniers mots passèrent avec une allure de mystère dans la vieille chambre toute pleine de paix résignée. Les gars s’étaient arrêtés de manger ; sans bien comprendre, ils avaient senti le frémissement passionné de la voix, et ils se taisaient, étonnés.
Chauvin, pourtant, éleva sa voix découragée :
— Que veux-tu ! C’est peut-être vrai, ce que tu dis ; moi, je ne lis point dans les livres où ces choses sont marquées ; je ne sais point ; c’est du cassement de tête pour rien, c’est tout ce que je peux dire.
— Pour rien ? Qui sait ?
A son tour, Florentin, qui avait fini son repas et qui se carrait, solide, auprès de Lucien, haussa les épaules et dit, sensé comme un homme d’âge :
— Oh ! oui, pour rien ! Il n’y a rien à faire, mon pauvre Lucien ; les petits sont les petits, et ça n’a pas l’air de changer. Si nous quittions le Pâtis, sais-tu combien il y aurait de fous pour courir chez les Magnon mettre des enchères ? Dix ou quinze ! Oui, quinze, peut-être ! Comment veux-tu que les fermes diminuent ? Pour s’en tirer aujourd’hui, il faut s’en aller au diable, dans le Bas-Pays, dans les Charentes…
Il avait dit ces mots en manière de moquerie, car il n’y croyait guère, le gars, aux fables qui couraient sur les gens quittant le Bocage. Pourtant chaque année, ils partaient nombreux, ces misérables qui ne pouvaient plus vivre au pays et que tentait la douceur des plaines lointaines ; sans un sou vaillant, ils trouvaient quand même, là-bas, des métairies toutes prêtes qui attendaient des bras, et ceux qui se mettaient bravement à remuer la terre mince des anciens vignobles vivotaient. Ils attiraient à eux des cousins besogneux, d’anciens voisins, des valets à grande famille ; à chaque Saint-Michel, cinq ou six creux-de-maisons de la commune vidaient leur misère pullulante. Des familles se réunissaient pour partir ; cela faisait comme de petites tribus où il y avait bien quelques têtes hasardeuses, quelques paresseux aussi, mais où il y avait surtout des vaillants, heureux d’avoir enfin de la place pour travailler, des jeunes pleins d’espoirs fous et encore des grand’mères qui n’avaient jamais quitté leur paroisse, des anciens qui ne reviendraient pas. Ceux-ci laissaient tout leur cœur au pays et partaient navrés.
Et l’on disait depuis quelque temps que certains de ces émigrants avaient prospéré : des valets gagnaient des prix étonnants, d’anciens va-nu-pieds roulaient en voiture.
Des contes, tout cela, sans doute. Le père Chauvin ne faisait qu’en rire. En entendant parler son pars, il secoua la tête :
— Arrive que pourra, je reste ici ; notre pays vaut les autres.
— Sans doute, reprit Lucien, mais vous avez tort de vous moquer de ceux qui sont partis ; ils vous ont sauvé la vie, car il y avait trop de bras par ici. J’y suis allé l’an dernier, dans les Charentes ; j’ai vu les gens de chez nous aux foires de Saint-Jean, d’Aulnay, de Matha ; eh bien ! il y en a qui ont réussi. On raconte sans doute des fables là-dessus, mais il est tout de même sûr qu’ils n’ont rien perdu, puisqu’ils sont partis presque tous sans le sou… et encore une fois on en voit de cossus qui marient leurs filles aux gars de là-bas. Et c’est vrai aussi que, dans ces pays, on travaille moins qu’ici et qu’on boit du vin dans les métairies.
— Ta ta ta ! des menteries…
— Mais non ! comprenez bien ! Là-bas, ils n’ont pas de grandes familles, on dirait qu’ils ne savent plus faire d’enfants…
— Va leur montrer le truc, Séverin ! interrompit le second valet, qui n’avait encore rien dit.
— Pas d’enfants ; quand il y en a un, il est curé, gendarme, cantonnier, que sais-je ! Pas de bras pour la terre ; alors on en fait venir d’ailleurs ; c’est simple ! Dans cinquante ans, il n’y aura plus que des Vendéens en Charente, si toutefois les Vendéens, eux aussi, ne perdent pas le truc, comme tu dis, Carijaud.
Le rire de toute la tablée ne flatta pas Lucien : il aimait qu’on appréciât la gravité de ses paroles. Il reprit, sérieux :
— Je vous disais que les Charentais travaillent moins que vous, cela se comprend : manquant de bras, ils ont acheté des machines ; personne ne fauche, personne ne se sert d’une faucille ; la moisson est deux fois moins fatigante. Vous y viendrez aussi, d’ailleurs ; il y a déjà quelques faucheuses, par ici ; dans dix ans, tout le monde s’en servira.
— Peuh ! ça fera du travail propre ! dit Séverin ; parlez-moi d’un bon ferrement et d’une faucille bien emmanchée ! qu’elles restent où elles sont, leurs machines ! C’est bon pour les fainéants. Il ne manque vraiment que cela pour que les valets ne trouvent plus à gagner leur vie !
Lucien considéra cet homme maigre dont il connaissait la vie terrible aux Pelleteries, avec les quatre petits, le cinquième tout proche et la femme au lit ; et il lui sembla personnifier la misère silencieuse, cet homme en habits terreux dont le pantalon s’effilochait aux chevilles.
Il répondit, vibrant cette fois d’une émotion sincère :
— Oui, c’est bien cela ! Vous aussi, humbles des champs, vous vous dressez devant les machines ; cela s’est produit en plus grand dans les villes ; vous aussi vous avez peur de ces nouveautés qui vous soulageraient cependant, qui finiront bien par vous soulager, malgré vous ! Et pourtant vous avez raison en apparence… Oui, c’est curieux… La sécheresse, la grêle, la guerre, la peste, toutes les calamités, tous les désastres retombent toujours sur les petits, et, d’autre part, chaque progrès, en enrichissant les gros, commence aussi par affamer un peu plus les autres… Et vous venez dire tranquillement : « Les choses sont ainsi, nous ne les changerons pas ! » Ah ! elles sont jolies, les choses, vous ne trouvez pas, mon oncle ? Le fermier aplati devant le propriétaire, le fermier si bien rançonné par en haut qu’il est incapable de payer honnêtement ses domestiques…
— Ça c’est vrai, dit Chauvin ; je ne trouve pas que les valets gagnent trop ; mais je ne peux pas donner davantage aux miens.
— Nous sommes d’accord ; vous ne pouvez pas. Eh bien ! c’est honteux ! J’ai honte, moi, quand on me dit qu’un homme en pleine force trime de quinze à dix-sept heures par jour pour gagner la soupe et vingt sous ! Vingt sous pour faire vivre cinq, six, dix enfants ! Nous parlions des Charentais, tout à l’heure, mais les plus pauvres d’entre eux ne sont jamais aussi malheureux que les cherche-pain d’ici ! On leur vient en aide, on ne voit point leurs enfants mendier. Chez nous, on ne peut pas soulager tout le monde, il y a trop de misère, trop d’enfants, trop de maisons creuses. Alors, le père qui a une demi-douzaine de petits affamés à nourrir, travaille plus fort ; il travaille comme quatre, et il gagne vingt sous par jour ! Jamais il ne gagnera davantage, car s’il gagnait plus de vingt sous, M. Duroc et M. Magnon et M. Lampin ne pourraient pas vivre… Vingt sous ! Quelle honte ! et quelle misère pour quelques-uns !…
Lucien se tut. Les autres ayant tous fini de manger le regardaient, remués par ces paroles qui n’avaient jamais été dites autour de la table épaisse où s’étaient accoudés, depuis des années, tous les laboureurs du Pâtis. Séverin songeait à Delphine qui, depuis huit jours, ne pouvait plus guère bouger, à Delphine, brisée de corps et d’âme, au cinquième malheureux qui allait naître, à Louise, au bissac de toile. Quelque chose, à la gorge, le serrait à l’étrangler. Trop fier pour se plaindre, il aurait cependant voulu parler, crier sa colère pour se soulager un peu.
Alors, se souvenant de son langage de soldat devant ce monsieur qui parlait si couramment à la mode, ne trouvant pas d’ailleurs dans la langue paisible des villages les mots durs de révolte et de violence, il dit, soudain redressé, rouge de sa hardiesse, il dit comme autrefois dans la garnison lointaine, quand il apportait les gamelles au corps de garde :
— La crève ! C’est la crève ! n. de D…!
Mais ce n’était plus le beau clairon aux joues pleines et à la poitrine sonore, criant pour dominer le boucan de joyeux sans-souci.
Dès que s’éteignit la voix âpre, il y eut un silence respectueux.
Florentin maniait son couteau, la tête basse ; Lucien regardait la cheminée où un Christ noir se tordait, pitoyable, entre deux chandeliers de cuivre et deux pâles images de saintes ; la vieille Chauvine, les yeux brillants, se tourna vers la fenêtre.
Séverin s’étant levé, les deux autres valets imitèrent leur va-devant. Et à nouveau, comme ils poussaient leur tabouret sous la table, le crucifix de bois et les jolies saintes, les rameaux de buis et les portraits effacés, les meubles usés, les pierres flétries, toutes les choses paisibles qui avaient vieilli là, dans la quiétude égale des jours de labeur, s’effarouchèrent du même blasphème et des mêmes mots étrangers :
— La crève ! n. de D…! La crève, alors !
Delphine accoucha au commencement d’octobre d’une fille qui reçut le nom de Marthe. Bien qu’elle eût été malade pendant les derniers mois de la grossesse, la mère se releva vite et heureusement, le lait lui vint. Encore une fois on pourrait passer l’hiver sans envoyer les enfants mendier ; Louise, qui avait six ans et demi, alla donc à l’école.
Pourtant, il fallut acheter du bois à crédit ; Séverin s’adressa à son patron, qui lui procura deux bonnes cordes de châtaignier ; on s’arrangerait pour le prix à la Toussaint de l’année suivante.
Vers la fin de l’année, Georgette tomba malade ; un matin, sa mère la trouva toute pâle et toussant d’une toux sèche qui la faisait crier ; le lendemain, elle eut une forte fièvre. Delphine, effrayée, arrêta le médecin au passage et le fit entrer. La petite avait une bronchite ; elle n’était pas en danger, mais une fois la fièvre tombée, il faudrait beaucoup de soins, des vêtements chauds, une nourriture fortifiante, de la viande, des œufs, du lait, du chocolat. Les soins furent donnés, les vêtements confectionnés tant bien que mal avec de vieux tricots dont les parents se privèrent, mais la viande, les œufs, le chocolat !… Les Chauvin et les Pitaud envoyèrent bien quelques litres de lait, mais cela n’alla pas loin. La petite continua à tousser ; elle, naguère si rose et si joufflue, devint maigre avec de petites veines bleues courant sous sa peau trop fine.
Un matin, la fièvre reprit encore, et Delphine dut recoucher l’enfant. On était en mars ; c’était une journée froide et assombrie de brume. Séverin, dès l’aube, avait rejoint à Coutigny les conscrits de l’année qui l’avaient choisi pour les conduire au tirage. Il ne reviendrait sans doute que fort tard.
Delphine s’inquiétait à cause de la petite. Elle lui fit une tasse de tilleul, et l’enfant s’endormit d’un sommeil agité. Comme Marthe criait, Delphine profita de cette minute de répit pour la changer de langes et la faire téter.
A ce moment, un pas lourd s’arrêta devant la porte, puis un homme entra. C’était l’épicier Baveille, qu’on appelait encore Béguassard, parce qu’il bégayait un peu, dans la discussion surtout. Baveille était un gros homme de cinquante-cinq ans à la babine pendante et aux yeux noirs cachés sous d’épais sourcils. Il « faisait » les villages avec sa voiture cahotante et son cheval maigre. En même temps qu’il vendait du sucre et de la chandelle, il « chinait » les œufs, la guenille, la ferraille, les peaux de lapin. Il était d’une avarice sordide ; on le disait riche.
Delphine le vit entrer avec inquiétude, car elle lui devait une douzaine de francs ; depuis quelques semaines, il ne voulait plus rien donner à crédit.
— Cela va être encore des menaces, pensa-t-elle.
Pourtant, elle se rassura ; Baveille avait l’air gai.
— Hé ! hé ! la belle ! fit-il, on garde la maison pendant que le mari s’amuse comme un jeune gars. J’ai vu les conscrits comme ils partaient ; ils ne se font pas de bile, je t’en réponds ! Ça sera beau, ce soir.
— Si vous croyez que c’est pour son agrément que Séverin promène ces drôles, vous vous trompez, Baveille. Seulement, cela lui fait une bonne journée, bien qu’il prenne moins cher que les autres clairons du pays.
— Entendu ! Moi aussi, je voudrais faire une bonne journée. Dis donc, cet héritage est-il venu ? Allons, paye-moi tout de suite, et je te laisserai d’autres marchandises. Dépêche-toi, je suis pressé, ce matin.
En disant ces mots, il s’assit pourtant.
Delphine répondit tristement en refermant son corsage, car la petite dormait :
— Vous savez bien que je ne peux pas, Baveille ; vous ne perdrez rien, soyez tranquille. Tenez, la semaine prochaine, je vous donnerai ce que Séverin rapportera ce soir.
L’épicier, secouant la tête d’un air incrédule, elle poursuivit, suppliant presque :
— Mais, si ! vous pouvez me croire ; vous ne perdrez rien, encore une fois… Vous devriez tout de même me laisser quelque chose en passant ; ma petite Georgette est encore malade ; il lui faut de la bonne nourriture, et je ne peux pas lui en donner ; on est malheureux, allez !
— Ta ta ta ! je suis habitué à ces histoires. Je serai payé à Noël si le coucou chante… A moins, continua-t-il avec un rire sourd, à moins que je ne me contente d’une autre monnaie… d’une monnaie dont on n’est pas chiche quand on est belle et dégourdie…
— Taisez-vous, Baveille, répondit Delphine, trop malheureuse pour se fâcher, vous avez bien de la chance, vous, d’avoir toujours le cœur à rire !
L’enfant était tout à fait endormie, elle se leva pour la coucher dans son berceau qui était près du lit de Georgette. Comme elle chantonnait en la bordant, elle sentit l’homme derrière elle ; il s’était approché doucement et regardait la petite malade.
— C’est vrai que ce n’est pas bien gros, ça pauvre ! petite mine, ma foi ! Il ne faudrait pas un grand coup…
Il y eut un silence ; Delphine s’était arrêtée de chanter. Tout à coup elle fut serrée près du berceau : Baveille, penché sur son épaule, murmurait :
— Il y aurait un moyen si tu étais sage… hé ! hé ! dis donc… on pourrait s’arranger.
Prestement, elle s’esquiva, point trop fâchée encore, croyant à une plaisanterie de lourdaud.
— Tâchez de rester tranquille, vieux malhonnête !
Alors, lui, tirant de dessous sa blouse une tablette : de chocolat, un petit sac de café et du sucre, posa le tout sur la table !
— Tiens, la… belle ! fit-il… quand on est jo… jo… lie, on s’arrange ; et il y en aura d’au… d’au… d’autres… Je ne suis p… p… pas méchant, moi, j’ai pitié d… d… des pauvres gens qui ont d… d… d… des drôles malades.
Rouge, la bouche tordue de bégaiements, il s’avança les mains écartées, mais Delphine, soudain révoltée, se dressa, frémissante :
— Ah ! c’est pour ça ! Parce qu’on est malheureuse, vous croyez que ça peut réussir ! Eh bien, venez-y, sale vieux !
Et comme une main velue l’agrippait à la taille, elle frappa de toutes ses forces, égratignant, visant les yeux. Baveille recula ricanant.
— Oh ! oh ! la m… m… méchante !
— Allez-vous-en, sale vieux ! sale vieux !
— T… t… tu vois ce que t… t… tu perds ! fit-il en montrant son chocolat et son café, ta petite en a be… be… soin pourtant !
— Je m’en moque ; allez-vous-en, vieille saleté !
— C’est bon ; alors, d… d… de l’argent, tout de suite.
Il ajouta tout bas, menaçant, la bouche baveuse :
— Tu y p… p… passeras ou je fais t… t… tout vendre, ma petite ga… ga…
Il n’eut pas le temps d’achever : elle se précipita sur la table, rafla la marchandise et des deux mains, à toute volée, elle lui envoya le paquet sur la figure. La tablette de chocolat se brisa avec un bruit mat ; des morceaux de sucre crevèrent le papier.
Blanche comme une morte, les yeux fous, elle poussa l’homme vers la porte ; puis se retournant brusquement, elle rassembla d’un coup de balai, sucre et chocolat et, d’un autre coup sec, au seuil, fit tout sauter sur le chemin, dans la boue.
— Va-t’en, sale vieux, et remporte tes drogues.
L’épicier, ayant vivement ramassé sa marchandise souillée, fila. Alors Delphine, s’agnouillant sur une chaise près du lit, saisit les mains de Georgette et elle pleura tant sur les pauvres menottes brûlantes que l’enfant se réveilla.
Séverin ne rentra qu’après la nuit tombée. Il avait hésité avant d’aller conduire les conscrits : il se trouvait un peu vieux déjà pour être au milieu de cette jeunesse et puis il ne se rappelait plus bien les sonneries. Pourtant, comme l’occasion de gagner dix francs ne se présente pas souvent pour un valet de ferme, il s’était décidé.
La journée fut fatigante, pleine de cris, de chansons, de ululements. Séverin joua consciencieusement en passant dans les villages ; les conscrits, reconnaissants, payèrent à boire au chef-lieu de canton. Après le tirage, ils se battirent un peu avec leurs camarades d’une commune voisine ; Séverin, cependant, finit par les rassembler tous et les ramener. Le soir, sur la place du bourg, ils firent grand tapage, s’arrêtant de chanter pour boire et de boire pour chanter ; enfin, à la nuit, ils entrèrent à l’auberge pour achever de se soûler.
Séverin ayant parlé de partir à ce moment-là, ils exigèrent qu’il restât jusqu’à la fin. Lui, d’ailleurs, voyant qu’il ne comptait pas pour le paiement des écots, ne se fit pas trop prier. Il s’installa résolument à boire, mais comme il n’était plus habitué au vin, il se trouva gris un des premiers.
Il commença à sonner sans y être invité ; sa sonnerie, hésitante d’abord, devint plus nette ; il retrouva son ancienne manière, et le geste aussi, le brusque décollement de l’embouchure, le lancé énergique de l’avant-bras. Il engagea vivement les conscrits à entrer dans la clique, une fois qu’ils seraient là-bas, mais dans la vraie clique, celle des clairons — dans la clique des tambours, on n’arrivait à rien, témoin Micot, un petit Breton qui avait été trois ans élève tapin. Il leur parla aussi du grand tambour-major ; il conta des tours, des histoires étonnantes que les conscrits firent d’abord semblant de comprendre, puis qu’ils n’écoutèrent plus. Alors Séverin en retint deux dans un coin de l’auberge et leur enseigna le garde-à-vous et les premiers principes comme au temps où, clairon en pied, il remplaçait le caporal à l’instruction. Enfin, malgré l’aubergiste, il sonna sans interruption ; vingt fois le couvre-feu mourut dans la petite salle : les vitres tremblaient sous la grêle des notes précipitées.
Quand, vers dix heures, il eut quitté l’auberge, il sonna encore pour son plaisir ; seul sur la route il lança des airs incohérents qui se perdirent dans la nuit froide. Un vent aigre accourait du nord-ouest entre les têtards ébranchés ; il tomba une averse de neige mal fondue ; cela calma un peu Séverin. Cependant, il n’était pas encore solide en arrivant aux Pelleteries. Delphine qui vint lui ouvrir, en chemise, l’aperçut ruisselant et titubant ; elle se dépêcha de prendre un jupon et d’allumer la chandelle.
— C’est ça ! fit-il, allume un peu, qu’on voie !
Elle l’interrompit.
— Tais-toi, les enfants dorment, pas de bruit !
Puis elle ajouta en le regardant :
— Eh bien, tu es joli !
— Ça ne m’a rien coûté, cria-t-il, pas un sou ! la clique boit à l’œil, toujours ! Et je leur ai poussé la dix-septième… comme ça, tiens, écoute…
Elle se précipita et lui enleva le clairon.
— Veux-tu te taire ? tu es fou ! couche-toi vite… Georgette a été malade, tu sais !
— Hein ! Georgette ! Elle est guérie, Georgette !
— Non ; elle a eu la fièvre encore aujourd’hui : elle va mieux ce soir, elle dort ; couche-toi sans faire de bruit.
Elle lui enleva son chapeau, sa cravate et déboutonna sa blouse ; il la laissait faire, docile.
— Prends garde, fit-elle, en le poussant au lit, Louise est avec nous ce soir ; elle aurait gêné Georgette dans l’autre lit. Passe au fond si tu peux ; moi je coucherai de ce côté, ça sera plus commode si je dois me lever pour la petite.
Il se mit à rire.
— Ah ! mais non ! mais non par exemple ! ce n’est pas ça.
Et doucement, avec des précautions exagérées d’ivrogne, il entreprit de pousser Louise vers la ruelle.
Delphine cependant grondait en rangeant les hardes mouillées.
— Où est-il passé, mon Dieu ! où est-il passé pour s’être crotté ainsi ! Comme si on n’avait pas assez de tourment ! Oui, tu as du cœur, tu sais, de t’amuser quand les autres sont dans la tristesse et les embêtements de toutes sortes.
Elle parlait tout bas pour ne pas réveiller les enfants et aussi par lassitude, car sa colère de la matinée l’avait brisée. Elle leva la tête et vit Séverin qui l’attendait. Il avait une mine si repentante, si piteuse, qu’elle ne put s’empêcher de sourire. Malgré tout, elle ne lui en voulait guère ; n’avait-il pas eu raison de boire ? Il avait été heureux pendant une heure ou deux ; il l’était encore, il oubliait tout ; peut-être revivait-il une minute folle de leur temps d’amour…
Charitable, elle se tut ; elle se déshabilla ; puis, sans répugnance malgré l’odeur du vin, elle se coula au lit et s’abandonna, heureuse au fond de cette tendresse jamais démentie qui la vengeait de sa misère.
Dans la ruelle, sans qu’ils y eussent pris garde, Louise s’était réveillée ; elle crut peut-être qu’ils se battaient… Quand, deux heures plus tard, Delphine alluma la chandelle pour aller voir Georgette qui toussait, elle aperçut son aînée collée à la muraille, recroquevillée et tremblante avec des yeux hagards.
Cette année-là fut encore très dure pour Delphine Pâtureau. Elle devait un peu partout et le gage de Séverin avait été entamé dès l’entrée de l’hiver. Elle ne pouvait d’ailleurs pas travailler pour les autres avec une petite au maillot, une autre souffrante et deux garçons de quatre ans, fort espiègles.
Cependant, à Pâques, les bessons commencèrent à suivre Louise à l’école et leur mère fut un peu soulagée. Comme le bourg était à une bonne demi-lieue, les trois enfants emportaient leur pain et leur fricot pour le repas de midi. Delphine mettait dans leur panier tout ce qu’il y avait chez elle d’à peu près mangeable ; elle trouvait moyen parfois de leur donner des œufs, un œuf et demi plutôt, les bessons devant partager celui qui était entier. Mais aux jours de disette, ce lui était une grande peine de songer que les petits déjeuneraient d’un quartier de pomme ou d’une figue.
Louise, qui s’acquittait gentiment des commissions pour les gens du bourg, attrapait de temps en temps un morceau de sucre. C’était fête alors pour elle, et ses camarades étaient jalouses ; car sous les préaux des écoles, ils n’étaient point rares, les petits des creux-de-maisons, les enfants pouilleux et crasseux aux caboches dures, roussies de soleil. Et ces petits pauvres avaient des paniers peu garnis : un morceau de pain bis, quelques châtaignes, des noix, une crotte de fromage… D’être mis au pain sec cela les faisait bien rire. Ils étaient mal vêtus aussi. Ils emportaient, pour la forme, une vieille paire de sabots de bois, car l’inspecteur à chacun de ses passages faisait des remontrances à ceux qui étaient pieds nus. Mais au village, dans la cour, sur les chemins, les chaussures incommodes étaient abandonnées. Parfois, ils se ferraient en courant mais cela ne les retardait guère ; il n’y avait de mauvais que les vieux clous à pointe recourbée qui abondaient dans la cour de l’école ; pour ceux-là, il fallait agrandir le trou avec un couteau et le sang venait beaucoup.
Louise et ses frères allaient pieds nus, comme les plus malheureux ; au village, Georgette, dès qu’elle fut guérie, trotta aussi sans semelles ni cordons ; enfin Delphine elle-même commença, cette année-là, à ne plus porter de bas durant la belle saison ; elle n’en avait pas beaucoup de convenables et le coton lui manquait pour les raccommoder ; comme elle avait les pieds tendres, ses sabots la blessèrent d’abord, mais elle s’y fit et chez les Pâtureau il n’y eut plus que la petite Marthe qui n’allât pas pieds nus.
Vers la fin de l’été, les choses s’améliorèrent un peu ; Delphine put travailler chez elle à de menus ouvrages ; elle tricota et fila ; puis elle alla en journée dès que Marthe eut commencé à marcher seule. Louise, pendant ce temps-là, manquait la classe pour garder sa petite sœur.
Elle manquait encore la classe pour une autre raison. Il y avait, de temps en temps, à Coutigny, des données de pain ; Louise allait à ces données. Souvent aussi elle allait faire une petite tournée dans les fermes voisines ; elle ne mendiait pas encore tout à fait, elle avait ses maisons choisies. Les Chauvin, les Pitaud, les autres des Grandes-Pelleteries la voyaient arriver les jours de grande cuisine ; ils lui donnaient des couennes, un bout d’oreille de cochon, une patte, un petit pot de fressure ou même une tranche de lard frais. Quelquefois, le lendemain des batteries, elle rapportait des restes bien gras, des haricots noirs de beurre, des moules à la sauce, des demi-assiettées de millet au lait. Ces jours-là toute la famille vivait dans l’abondance : on ne ménageait pas le fricot, ces bonnes choses ne se conservant pas. Puis, on revenait aux haricots sans beurre et aux bouillies sans lait.
Les enfants avaient un peu glané au temps des moissons ; en automne ils coururent les champs pour trouver, dans les haies, des châtaignes oubliées. Les deux petites allaient ensemble et le plus souvent revenaient les poches à peu près vides ; les bessons, au contraire, ne se dérangeaient jamais pour rien ; ils rentraient joyeux et lourds, à cause des goussets trop pleins raidissant leurs petites jambes ; fiers de leur chance, ils se moquaient de Louise et de Georgette en jetant sur la table les châtaignes luisantes, les belles égrenelles noires à cul blanc.
Or, un dimanche matin, un fermier du Haut-Village se plaignit en passant de ce qu’on eût pillé les basses branches d’un marronnier tardif qui n’avait pas encore été gaulé ; à son idée, les coupables étaient les drôles des Pelleteries : deux Maufret sans doute et les Pâtureau.
Séverin appela les petits et les interrogea ; ils nièrent. Le fermier, qui d’ailleurs n’attachait aucune importance à l’affaire, avoua qu’il avait pu se tromper. Mais Séverin n’aimait pas ces contes ; bien que le crime ne fût pas absolument prouvé, les deux enfants reçurent une énergique correction. Quand ils eurent cessé de crier, leur père les emmena à un détour du Chemin-Roux où poussait une grosse touffe de genêt. Là, il leur fit couper à chacun un maître scion qu’il essaya sur leurs mollets et qu’il emporta ensuite à la maison. Puis, quand les deux branches de genêt furent placées sur la cheminée, l’une à droite du clairon, l’autre à gauche, Séverin les montra à ses quatre aînés.
— Les drôles ! vous voyez ces scions verts : si je les descends, ce sera une pitié. Quand j’étais petit, j’ai été malheureux comme les pierres et votre tante Victorine aussi. Mais nous n’avons jamais pris un épi dans une gerbe ni une égrenelle devant les ramasseurs. Eh bien ! mes drôles ne le feront pas non plus ! Remarquez ce que je vous dis : si j’apprends une autre fois que vous avez fait tort à quelqu’un d’une poire, d’une prune, d’une épingle, d’un grain de froment, je prends ces scions et je vous pèle les fesses !
Les bessons étouffèrent leurs sanglots, car le père parlait d’une voix très dure. Il était bon pour eux. Jamais il ne les avait battus avant ce jour ; mais il parlait d’une voix très dure parce qu’il n’avait point failli et parce qu’il savait l’honnêteté difficile aux pauvres.
A partir de ce dimanche, les enfants ne rapportèrent plus guère de châtaignes ; la saison, d’ailleurs, en passa vite ; on fut bientôt en plein hiver et la grande misère recommença encore une fois.
Delphine, pendant toute la mauvaise saison, travailla tant qu’elle put et se priva durement.
Elle avait son idée.
Un matin de mars, elle sortit de l’armoire quatre pièces de cent sous et un peu de monnaie.
— Tiens, dit-elle à Séverin, j’ai ménagé cela pour avoir une chèvre.
Lui, qui croyait le tiroir vide, fut bien surpris de voir tout cet argent.
— Tu ne comptais pas sur cette attrape ! reprit-elle fièrement. J’en ai tiré des quenouillées pour gagner ces trente francs ! et l’on n’a pas pris le café tous les matins, va !
Dès la première année de leur mariage, il avait été question de cet achat, mais ils avaient reculé à cause des ennuis probables. Quand on n’a pas de terre, il est difficile d’élever des bêtes.
Séverin délestait la maraude ; il répondit sans ardeur :
— Alors, tu veux, avec ça, acheter une chèvre ; ça va faire des embêtements. Les voisins sont regardants ; tu as déjà de la peine à trouver assez de pâture pour tes lapins.
— Bah ! fit-elle impatientée, tu vois toujours les choses du mauvais côté. Voici le beau temps, les enfants sont déjà grands ; qui les empêchera de garder la bête le long des chemins ? Elles ne manquent pas, les chèvres, dans le village : une de plus ou une de moins, il n’y paraîtra rien aux haies.
— Et le toit ?
— Tu en bâtiras un ! les autres le font bien…
Elle continua, irritée de la discussion.
— Je suis fatiguée de n’avoir rien à faire manger aux petits ; des haricots et des pommes de terre, des pommes de terre et des haricots ! Pas moyen seulement d’élever des poules ! J’en suis lasse ! Je veux faire du fromage, je veux une chèvre, et si tu ne l’achètes pas, je l’achèterai moi-même.
Il céda et, tout de suite, commença à bâtir une petite cabane derrière la maison ; le dimanche suivant il l’acheva et la couvrit avec des fagots de genêt. Puis, le lundi de Pâques, il y amena une chèvre toute blanche qui allait mettre bas pour la première fois. Louise fut chargée de la garder. Ce fut une grande joie pour elle les premiers jours. Elle la gardait jalousement, ne lâchant jamais la corde, grimpant sur le talus, descendant dans les fossés et revenant à la moindre ondée.
Georgette suivait quelquefois sa sœur, mais elle n’avait pas le droit de tenir la corde, étant trop petite. Elle s’en vengeait en cueillant des branches vertes qu’elle offrait de loin à la bête pour la tenter :
— Biquette ! Biquette !
La chèvre tirait sur la corde et entraînait Louise ; les feuilles tendres broutées, elle se laissait ramener sur l’accotement couvert d’herbe épaisse. Mais deux minutes après :
— Biquette ! Biquette !
Georgette à dix pas secouait un rameau d’épine blanche aux bourgeons à peine ouverts : une friandise ! La chèvre relevait sa petite tête, bêlait de désir et délaissait encore la pâture sérieuse.
Georgette débauchait Biquette, et Louise, au retour, en faisait un beau chapelet à sa mère.
Heureusement les bessons n’étaient pas là pour embrouiller les choses. L’oncle Auguste les avait emmenés aux Arrolettes pour une quinzaine de jours. Quand ils revinrent, ils savaient parfaitement lancer des pierres avec un bâton fendu et fumer des tiges poreuses de clématites ; ils savaient non moins bien jurer et chanter des chansons d’hommes.
Biquette ne les étonna pas. Ils avaient vu bien d’autres chèvres aux Arrolettes ! et des moutons, et des vaches, et des bœufs ! Ils avaient même vu un bouc qui sentait très fort. Là-bas, Antonin, tous les soirs, menait boire les bêtes avec un grand fouet ; Constant était monté deux fois sur la jument blanche des Bordager.
Ils étaient devenus difficiles sur la nourriture ; leur tante les avait gâtés : ils avaient bu du vin le premier dimanche et mangé du lapin. A ce sujet, Constant ne put se retenir de faire des remontrances à sa mère.
— Pourquoi, dit-il, pourquoi les vends-tu toujours, nos lapins, quand ils sont gros ?
— Je les vends pour avoir des sous.
— A quoi bon des sous ?
— Mais pour t’acheter des hardes et du pain et du beurre ; tu le sais bien, voyons !
— Moi, j’aime mieux que tu ne les vendes pas. C’est bon à manger, les lapins, si tu savais !
— Oh ! ce n’est pas si bon que ça ; ça donne la colique quand on en mange beaucoup.
— Pas sûr ! cria Antonin ; moi, j’en ai mangé beaucoup et je n’ai pas eu la colique. Tu en tueras un, dis, maman ?
— Non, non, les nôtres ne sont pas de bonne espèce ; et puis, je ne sais pas arranger les lapins.
Les deux petits écarquillèrent les yeux d’étonnement.
— Tu ne sais pas arranger les lapins ! ce n’est pas difficile, pourtant. On leur tape sur la tête comme ça… pan ! pan ! puis on les sort de leur peau, puis on leur coupe le ventre, puis on les fricasse avec du beurre. Après ça, on les mange. Tu ne savais pas ! Eh bien !
— Bah ! vous m’agacez ; allez vous amuser ! Tenez, voilà Louis VI qui passe ; allez avec lui.
Elle les poussa dehors et se mit à tailler un petit jupon qui avait appartenu à Louise, puis à Georgette, et qui allait sans doute finir autour des jambes de Marthe.
Un moment après, étant sortie, elle entendit du bruit dans le coin du jardin. Elle s’approcha, ouvrit la barrière, regarda, et, ayant vu, s’arrêta net : les bessons écorchaient un lapin ! Ils l’avaient assommé tant bien que mal avec une pierre ; la pauvre bête tressaillait encore. Antonin lui tenait les pattes hautes et Constant, ayant coupé la peau des cuisses avec une vieille serpette, tirait, se cramponnait aux poils en jurant comme l’oncle Auguste.
— Bon Dié de sacré bon Dié de fi de garce ! viendras-tu ?
A côté, les mains au dos, Louis VI, qui avait prêté la serpette, regardait en reniflant. Ce fut lui qui aperçut le premier Delphine ; sans mot dire, il décampa. Les deux autres, au contraire, attendirent de pied ferme, en balançant leur lapin ; ils étaient si fiers de leur coup que Delphine n’eut pas le courage de les battre bien fort. Et le soir, on mangea une bonne fricassée chez les Pâtureau ; le père lui-même, à son retour du Pâtis, dut y goûter.
Quelques jours après cette mémorable cuisine, Biquette mit au monde deux petits chevreaux. On les vendit au bout d’une quinzaine pour avoir du lait tout de suite. Georgette et Louise pleurèrent beaucoup. Pour les consoler tout à fait il ne fallut rien moins que l’apparition sur la table du premier fromage mou. Cet événement se produisit le jour de l’Ascension — hasard heureux, car l’Ascension étant la fête du laitage, Chauvine avait justement envoyé une bolée de crème.
Au repas du matin, après la soupe, Delphine ayant brassé crème et fromage, coupa à chacun des petits une longue tartine. Ce fut un grand régal. Séverin, au lieu de sortir, comme il le faisait presque toujours pendant le repas des siens, s’assit près de la table et prit Marthe sur ses genoux. Il lui fallut mordre une petite bouchée à chaque tartine.
— Goûte, papa ! criait Antonin ; goûte ! c’est aussi bon que du lard !
L’année suivante, le jour de la Toussaint. Séverin vient de dénouer le coin de son mouchoir ; il vide l’argent de son gage sur la table : trente-cinq pistoles. Il n’y manque rien, cette année ; on n’a demandé aucune avance à Chauvin ; on a bien encore quelques dettes en plus du pain et du loyer, mais moins tout de même que les deux années précédentes. Trente-cinq pistoles ! Une belle poignée. Les enfants sont émerveillés ; Delphine manie les pièces sans se presser de les serrer ; ses yeux élargis ne regardent nulle part. Séverin voit bien qu’une idée lui trotte en tête.
— A quoi penses-tu, Fine ?
— Je pense à ceux de là-bas.
Elle ramasse l’argent, puis elle prend une lettre sur la cheminée et la tend à Louise. Louise lit couramment l’écriture ; d’ailleurs c’est peut-être la dixième fois que sa mère lui fait lire cette lettre : elle la sait presque par cœur.
Le Jaria d’Aulnay (Charente-Inférieure).
Chers voisins,
C’est pour vous dire que nous avons fait un bon voyage et que nous sommes contents d’être ici. Maman disait qu’elle ne s’accoutumerait jamais ; maintenant elle ne voudrait pas retourner aux Pelleteries où nous étions si malheureux.
Notre endroit s’appelle Le Jaria ; il n’y a qu’une métairie ; les voisins ne nous achalent pas. Ça n’empêche point la maison d’être accoutumante : elle est bâtie en pierres blanches sur une butte d’où l’on voit le bourg à un petit quart de lieue. On voit même beaucoup plus loin, parce que vous saurez que le pays est plus plat que le pays de Bocage ; il y a aussi moins d’arbres.
Les gens d’ici sont aimables ; ils sont plus polis que les gens de chez nous. Papa dit qu’ils font des embarras. C’est peut-être vrai ; ils ont été riches, à ce qu’on dit, dans le temps de la vigne. Je trouve tout de même qu’ils nous saluent honnêtement et pourtant ils savent bien que nous n’avons rien.
Par exemple, ils n’ont guère de religion, comme vous l’avez peut-être entendu dire. Nous sommes allés à la grand’messe, dimanche, Richelieu et moi : il n’y avait presque que des femmes et encore pas beaucoup. Après ça, nous avons causé avec des garçons dans le bourg ; ils nous ont emmenés chez eux et nous ont fait boire du bon vin. Je crois qu’ils voulaient nous faire parler le patois de chez nous, mais pour les attraper, nous avons parlé à la mode, tout le temps ; parce que je vous dirai qu’ils rient de notre langage. Ils ont grand tort, car ils parlent eux-mêmes joliment mal : nous ririons bien aussi de les entendre, mais quand on est seul, on ne peut pas.
Papa trouve qu’ils n’ont pas de sang : c’est mou, ça dort sur la charrue, ça ne fait pas de choux, crainte d’avoir froid en les effeuillant… — Pour moi, je ne sais pas encore : c’est peut-être des idées. Sans doute qu’il y en a d’allants, ici comme ailleurs. Pourtant Eusèbe et Athanase qui sont gagés (et qui gagnent de bons prix, je vous le promets), nous disent bien qu’ils ont de l’aise à faire leur rang. Marie-Louise et Françoise, qui sont gagées aussi, ne sont pas aussi bien accoutumées.
La terre est moins lourde que chez nous et moins épaisse. Les cailloux non plus ne sont pas pareils. Le pays est grenant, paraît-il, mais la paille vient courte. Je crois que les champs du Jaria ne sont pas tous fameux ; il y a de bonnes terres dans la contrée, mais vous pensez bien que les gens du pays les gardent pour eux ; ils ne sont pas si bêtes ! Nous avons un carré de vigne ; des années ça rapporte beaucoup. En tous les cas, on boit plus de vin ici que chez nous ; on en boit jusque chez les travailleurs, et tous les jours ; nous avons de la luzerne qui est belle ; elle vient bien dans le pays. La prairie est bonne ; le maître nous a dit que nous ferions de la mulasserie ; nous ne nous y connaissons pas, mais nous ferons tout comme le maître voudra, parce que nous sommes de moitié et parce qu’il n’a pas l’air mauvais. C’était lui qui faisait valoir avant nous, maintenant il s’est retiré dans le bourg ; il nous a laissé l’endroit en assez bon état et monté de presque tout. Ce n’est pas avec l’argent que nous avions, que nous aurions pu prendre une métairie de trente hectares chez nous. Ce qui nous manque le plus, ce sont des bêtes. Il faut vous dire qu’ici on les garde tout le temps avec des chiens ; c’est l’occupation des femmes et des drôles. Chez nous, c’est un jour Fridoline, un jour Louise ; Louis VI et les petites commencent à y aller le jeudi. Le dimanche, les gars se promènent dans les champs et ils vont avec les filles qui gardent les bêtes.
Richelieu me dit de vous dire que Fridoline a déjà trouvé un galant qui est riche : mais c’est une menterie.
Ça fait que nous sommes neuf à la maison : papa, Richelieu et moi pour l’ouvrage, maman pour la cuisine. Fridoline et Louise pour les bêtes, donc, et les trois plus jeunes pour les sottises. Les quatre qui sont gagés viennent nous voir tous les dimanches. Il n’y a que Gonzague qui nous manque ; quand il reviendra du régiment, je ne sais pas s’il voudra habiter ici ; peut-être va-t-il se marier et rester dans le Bocage comme Églantine. S’il fait cela, il sera un sot.
C’est pour vous dire que nous ne nous plaignons pas pour le moment. Il faut travailler bien sûr, en Charente comme ailleurs, mais on est chez soi. Au pays, nous aurions bien gagné notre vie maintenant que nous voilà à peu près tous en force, mais nous n’aurions pas pu prendre de terre. Ici, c’est commode ; on ne demande que des bras. Vous pensez si papa se trouve heureux, lui qui a été toute sa vie chez les autres.
Il m’a dit de vous dire, Séverin, que, si, dans quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands, vous vouliez venir en Charente, il se chargerait de vous trouver une petite terre.
Chers voisins, c’est pour vous dire que nous voudrions bien aller vous voir, mais c’est le voyage qui coûte trop cher. Nous vous regrettons beaucoup, moi, maman, papa et tous les autres.
Après cela, il y a le nom d’Avit, d’Avit Maufret, le plus savant de sa famille. Les Maufret, après tant d’autres, sont partis pour les Charentes ; ils sont partis treize à la Saint-Michel dernière, ne laissant derrière eux que l’aînée des filles mariée à un valet du pays et le cadet des garçons, artilleur à Poitiers. C’est loin, les Charentes, mais qu’importe, ils sont sortis de leur creux-de-maison, voilà l’essentiel.
Les Pâtureau ont eu un moment l’idée de les remplacer ; les Pâtureau sont en effet à l’étroit chez eux : les quatre aînés couchent dans le même lit, les deux garçons au pied, les deux filles à la tête ; Marthe dort encore dans le berceau, mais elle ne tardera pas à être trop grande. Cependant ils ont reculé encore une fois devant la dépense : l’ancienne maison des Maufret, qui a deux chambres, coûte soixante-cinq francs par an. C’est Gustinet, l’ami de Séverin, qui est venu y demeurer ; il a, lui aussi, une femme, quatre enfants et une ancienne, la mère de sa femme. Ce coin de village n’est pas encore trop dépeuplé.
Il dit quatre ou cinq ans, le père Maufret : « dans quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands… »
Delphine, la lettre en main, regarde la ligne où ces mots sont tracés. Partir ! elle y pense depuis longtemps déjà sans oser en parler ; mais maintenant que ceux-ci écrivent qu’ils sont heureux !
— Oui, fait-elle à mi-voix, dans quatre ou cinq ans, nous nous en irons, Séverin.
Lui, ne répond rien. Les enfants sont aux écoutes ; Delphine les fait sortir. Séverin est toujours songeur.
— Ils font de la mulasserie, reprend-elle ; cela te conviendrait, tu t’y connais un peu, n’est-ce pas ?
— Oh ! pas trop ! Je m’en suis occupé chez ton défunt père ; je passais pour un bon panseur ; cela ne fait pas tout…
— Bien sûr ! mais cela ne t’empêche pas d’être bon ouvrier autrement. Et puis je t’aiderai quand nous serons là-bas ; tu verras comme je suis encore forte ! Sans compter que nous aurons au moins six enfants…
— Six enfants ! six ? alors, tu es sûre ?
— Oh ! parfaitement sûre ! tu penses que je commence à m’y connaître, moi aussi, à ces choses-là.
Elle ajoute avec un beau rire de bravoure :
— Mais qu’as-tu ? on dirait que tu as fait un mauvais coup ! Ne te chagrine pas, va, tu ne seras pas le plus à plaindre.
— Aux autres fois, toi-même, il me semble que tu ne prenais pas les choses aussi bien.
Joyeuse, elle l’attire par les épaules, ses yeux brillent :
— Aux autres fois, j’étais folle ; je n’aurais pas voulu tant d’enfants ; oh oui ! toute folle que je te dis ! nos enfants nous sauveront ; ils nous arracheront de ce creux-de-maison que je hais tant. Pense donc ! six ! Toi, tu n’auras qu’à commander ; on en remuera de la terre, avec tout ce monde !
— En attendant c’est de la misère pour toi, toujours plus de misère.
— Qu’est-ce que ça fait, puisque nous en sortirons un jour ? Et n’y suis-je pas habituée à la misère ? Je tiendrai bien encore cinq ans.
Séverin résiste encore ; il ne croit pas le bonheur possible.
— Cinq ans ! c’est long, qui sait ? nous avons le temps de voir bien des choses.
Mais elle le secoue vivement :
— Encore tes idées de malheur ! Ce n’est pas le jour. Fais ta barbe que je t’embrasse. Nous irons en Charente et nous aurons une terre, une grande terre !
Les coqs des Grandes-Pelleteries chantèrent, puis ceux du Bas-Village, puis ceux des Marandières et de Jolimont ; d’autres au loin répondirent ; enfin, tout près, le coq nain de Gustinet lança sa note enrouée. Il y eut un bruit d’oiseaux dans un pommier devant la porte des Pâtureau. Séverin, à demi réveillé, se dressa sur son séant : trois heures ! pensa-t-il. Il avait l’habitude d’être à trois heures et demie dans le champ de jarosse du Pâtis, pour couper la pâture avant la montée du soleil ; il n’y avait donc pas de temps à perdre.
Il se coula doucement hors du lit, enfila son pantalon et sortit tout de suite sur le seuil pour voir le temps ; car il y avait eu la veille menace d’orage et l’on avait eu grand’peur à cause du foin de luzerne qui n’était pas rentré.
La nuit pâlissait, mais l’œil ne distinguait rien encore ; la brume s’était en effet installée partout ; elle remplissait comme des boîtes les petits jardins carrés aux haies basses ; elle s’empilait sous les arbres ; le chemin Roux semblait une rivière blanche coulant entre deux rives sombres. Dans le village, d’autres portes battirent ; quelqu’un toussa ; un homme passa en sifflotant, imprécis comme un fantôme. Séverin sentit la fraîcheur se glisser sous sa chemise défaite et il rentra pour achever de se vêtir.
Delphine, réveillée, demanda dans un bâillement :
— Le temps est-il nettoyé ?
— Je ne sais pas, fit-il ; il y a un gros brouillard ; ça pourrait bien amener un orage.
Il ajouta comme il se disposait à sortir :
— Et toi ? Comment te trouves-tu ce matin ?
Delphine, qui était à la fin de sa grossesse, avait fané la veille au Pâtis, et vers le soir elle s’était sentie presque malade. Elle répondit :
— Oh ! cela va tout à fait ; je suis délassée et je pourrai aller vous aider encore aujourd’hui.
— Cela, par exemple, je te le défends bien ! pour le travail que tu peux faire, ce n’est pas la peine de venir si loin ; d’ailleurs, ce serait dangereux.
Elle se releva sur un coude, péniblement, car elle était très lourde.
— Je m’ennuie toute seule ici, fit-elle ; j’aime mieux aller râteler.
Il se récria de nouveau :
— Mais tu es folle ! râteler par une chaleur pareille ! et pour gagner quoi ? rien du tout ! Il est bon d’avoir de la complaisance, mais dans ton état, il vaut mieux rester chez soi.
— Tu peux dire tout ce que tu voudras, j’irai quand même. Si l’on ne me donne pas d’argent, je gagnerai toujours ma vie et celle de Marthe ; la pauvre petite n’a pas déjà si souvent l’occasion de faire un bon repas !
Séverin essaya encore de raisonner, mais elle se recoucha, muette, décidée à n’en faire qu’à sa tête. Alors il l’embrassa et sortit en toute hâte.
La porte refermée, la chambre redevint noire. Les enfants, ainsi qu’il arrivait chaque matin, s’étaient réveillés à demi au départ de leur père. Louise se plaignit : Antonin venait de lui allonger un coup de pied. Ils commençaient à être grands et leurs jambes se rejoignaient au milieu du lit ; cela causait de fréquentes disputes. Quand Louise se tut, ce fut le tour de Georgette : le même Antonin lui ayant égratigné un pied avec l’ongle de son gros orteil, elle cria. Le drôle, menacé, fit semblant de ronfler pendant que Constant rigolait à l’étouffée. Furieuse, la petite se mit à pleurer très sérieusement et sa mère dut l’inviter à venir se blottir à côté d’elle, dans l’autre lit. Cette faveur l’ayant consolée, toute la maisonnée dormit encore un petit bout de temps.
Quand il fit assez clair pour qu’on pût s’habiller sans chandelle, Delphine se leva, alluma un petit feu et se mit à préparer la soupe.
Elle avait menti à Séverin en disant qu’elle était tout à fait bien ; elle se trouvait encore très lasse. Étant sortie pour donner de l’herbe aux lapins, elle fut saisie en revenant par la chaleur moite et la mauvaise odeur de la chambre ; pour ne pas tomber, elle dut s’accoter à la table. Décidément, son homme avait raison : il valait mieux rester chez soi maintenant.
Le vertige, pourtant, ne dura pas. Bravement Delphine s’efforça de n’y plus penser. Elle en avait vu bien d’autres durant cette grossesse ! Elle n’avait pas passé une seule journée sans ressentir quelque malaise, mais elle avait tout accepté sans se plaindre, gaiement presque, à cause de l’idée nouvelle qui lui trottait en tête : partir pour les Charentes ! S’en aller loin des creux-de-maisons, loin de la misère ! Un courage nouveau la redressait. Un petit allait venir ; elle disait : tant mieux, cela fera deux bras de plus. En attendant, ce n’était pas le moment de se dorloter ; ce petit serait une charge nouvelle ; il fallait profiter des derniers jours. D’ailleurs, les Chauvin étaient des gens qu’il faisait bon obliger.
Le grand jour était venu ; un peu de brume se traînait encore sur le guéret, dans les jardins, mais le soleil montait. Vivement Delphine fit lever ses aînés et s’occupa d’habiller Marthe. Puis, la soupe mangée et la chèvre traite, comme c’était jour d’école, elle prépara le panier des enfants, les mit tous dehors et, sortant à son tour, ferma la porte. Il était à peine six heures. Georgette et Louise emmenèrent leur chèvre sur la route et les bessons se mirent à couper de l’herbe dans le jardin.
Delphine, restée seule avec Marthe, prit la petite par la main et s’en alla au Pâtis. Elle arriva à l’heure du premier repas. Séverin, en la voyant rentrer pâle et hors d’haleine, ne put s’empêcher de montrer sa mauvaise humeur : c’était folie toute pure, ce qu’elle faisait là ! Chauvine, elle-même, trouva que Delphine se fatiguait réellement trop ; elle lui fit chauffer une tasse de café.
— Bois, dit-elle ; après, tu resteras ici avec moi, tu m’aideras à faire la cuisine.
— Mais non, mais non ! répondit Delphine ; je ne suis pas venue chez vous pour vous embarrasser. Si je m’étais sentie malade, je ne me serais pas mise en route. Ne vous inquiétez donc pas !
Une heure après, elle était dans le pré.
Les choses, d’abord, n’allèrent pas trop mal ; l’air était frais, il y avait encore un peu d’aiguail, elle râtelait à l’ombre. Mais peu à peu le soleil passa par-dessus les plus hauts têtards ; l’ombre se raccourcit. Delphine avait des élancements douloureux dans le ventre ; par moments des flammes bleues lui dansaient devant les yeux. Elle dut s’asseoir une minute et boire à la cruche ; elle songea même à abandonner son râteau et à s’en aller, mais le malaise, encore une fois, passa et elle recommença à travailler.
Vers dix heures, elle sentit que le soleil et l’odeur chaude des andains allaient de nouveau l’étourdir. Elle voulut se hâter pour arriver au bout du pré où il y avait encore de l’ombre, mais, brusquement, le vertige augmenta : ses jambes fléchirent et elle tomba à la renverse en poussant un cri de douleur. Séverin accourut suivi de Chauvin et de ses deux filles. Delphine était pâle comme une morte, bien qu’elle ne fût pas tout à fait évanouie. Elle se remit assez vite, mais soudain, comme pour les rassurer elle essayait de sourire, elle poussa un nouveau cri en portant les mains à sa ceinture.
— Oh ! je me suis fait mal ! emmenez-moi tout de suite ! tout de suite !
Chauvin courut au village et revint avec le char à bancs jusque dans le pré. Puis ayant reconduit Delphine aux Pelleteries, il s’en fut quérir la sage-femme et la grand’mère Bernou des Arrolettes. Quand elles arrivèrent, elles trouvèrent Delphine toute changée par la douleur et Séverin affolé. La sage-femme déclara qu’il fallait un médecin. Chauvin retourna donc au bourg ; le médecin était en tournée ; il vint le soir à la nuit tombante.
Il vint à la nuit tombante et ne partit que le lendemain, à l’aube, quand fut né l’enfant, un garçon bien constitué d’ailleurs.
Ce médecin était un homme d’une quarantaine d’années, très bon, adoré de tout le monde, mais très brusque. Comme il s’en allait, Séverin le suivit pour l’interroger.
— Il est sauvé, ton gosse, répondit-il simplement.
— Et elle, monsieur ? Y a-t-il du danger ?
— Je repasserai dans la journée ; faites tout ce que je vous ai dit.
Séverin ne put rien savoir de plus ; il revint au chevet de sa femme.
On revit en effet le médecin dans la soirée ; la malade avait une fièvre intense et souffrait beaucoup ; le médecin sortit l’air furieux. Séverin courut derrière lui.
— Monsieur ! parlez-moi, monsieur !
— Eh bien ?
— Qu’en pensez-vous, monsieur ?
Le médecin se retourna tout à fait et toisa cet homme pâle qui tremblait.
— Mon pauvre vieux, écoute, répondit-il en posant sa main carrée sur l’épaule de Séverin, tu es un homme, on peut te dire les choses : ce n’est pas bon, pas bon du tout… mais on ne sait jamais… Je reviendrai encore demain matin. Rentre chez toi et pas de bruit surtout, hein ! pas de bruit. S’il vient des femmes, flanque-les dehors !
Et il partit en mâchonnant des mots qui étaient des jurons peut-être ou des menaces.
Les voisines attendaient près de sa voiture ; elles l’interrogèrent, mais il s’emporta :
— Est-ce que je sais, moi ? Est-ce que je m’y connais ? Qui vous a dit que je m’y connaissais, n. de D…!
Pourtant, une fois dans sa voiture, il demanda à son tour, d’une voix radoucie :
— Combien a-t-il d’enfants, ce Pâtureau ?
— Cela fait six, maintenant, monsieur.
— Six ! pauvre bougre !
Le lendemain matin il n’y avait plus d’espoir.
La journée fut atroce ; Delphine délirait. Il lui revenait de lointains souvenirs : elle parlait de sa jeunesse et du moulin et de l’écluse où barbotaient les canes. Puis, soudain, elle se cachait, secouée d’une peur affreuse.
— Séverin ! Oh ! la bête… le creux-de-maison ! comme c’est noir ! comme c’est froid ! la bête ! elle me mange ! oh !
Elle restait un moment muette et tremblante ; après quoi elle recommençait à appeler ses canes ; elle parlait aussi d’une terre où elle irait avec ses enfants, d’une ferme « là-bas », bien loin, dans un pays plein de soleil où elle aurait une grande maison avec des fenêtres.
Vers le soir, elle eut un moment de paix et reprit un peu ses sens. Elle demanda à voir les petits. Elle les reconnut tous et les embrassa ; mais comme Georgette se tenait près du lit, elle se mit à la caresser en disant de sa voix étrange, de sa voix « d’ailleurs » :
— Oh ! la petite ! les beaux yeux d’eau ! Vois donc, Charles, les beaux yeux clairs… apportez les ablettes… j’ai mangé toute la crème…
Les enfants, saisis, se serrèrent les uns contre les autres. Leur mère se tourna vers la muraille ; tout à coup, de la ruelle, monta une chanson grêle, fredonnée à mi-voix :
Louise, qui sanglotait sur une chaise, se redressa, folle, les mains en avant.
— Je veux m’en aller ! j’ai peur ! j’ai peur !
La Gustine entraîna les cinq enfants pendant que la mourante criait à son tour :
— Emmenez-moi ! défendez-moi, oh ! la bête ! le creux-de-maison ! Je veux m’en aller !
Elle s’en alla quatre jours plus tard, dans une bière mince, l’ancienne petite meunière du moulin de la Rue ; et derrière elle, par le chemin Roux, descendirent tous ceux des Pelleteries.
Le lendemain de l’enterrement, la grand’mère Bernou des Arrolettes se leva de bon matin, fit un petit paquet de hardes comme en font les servantes qui vont rejoindre leurs maîtres, et, de son pas menu, s’en alla aux Pelleteries.
Le temps s’était beaucoup refroidi ; il avait plu et un grand vent d’ouest bousculait les feuilles. Malgré sa hâte d’arriver, la petite vieille avançait lentement, arrêtée et étourdie par ce vent qui lui cornait aux oreilles sa grosse menace infinie. Son paquet la fatiguait aussi. C’est qu’elle avait soixante-sept ans sonnés et commençait à manquer de souffle.
A la croisée du chemin Roux, elle posa ses hardes sur un tas de pierres et s’arrêta un peu avant de monter jusqu’au village. Il y avait à ce carrefour un talus sur lequel étaient piquées de petites croix de bois. Cela voulait dire que des corps étaient passés par là. Plusieurs de ces croisettes étaient déjà vieilles ; l’herbe montait autour, les recouvrait ; elles ne tarderaient pas à tomber et à pourrir. Bernoude en remarqua une beaucoup plus blanche que les autres, une toute fraîche, piquée la veille. Des larmes lui vinrent.
Elle avait encore les yeux un peu brouillés en entrant chez son gendre. Comme le jour venait à peine par la petite fenêtre, elle ne distingua rien d’abord ; puis elle vit Séverin assis près de la table. Il ne bougeait pas.
— Bonjour ! dit-elle, me voilà.
Il leva la tête et elle vit sa face ravagée et vieillie.
Elle répéta :
— Bonjour, mon gars ! me voilà.
Il répondit :
— Bonjour !
Il ne s’était sans doute pas couché ; il ne semblait pas avoir pleuré. La grand’mère remarqua qu’il avait les gros sourcils méchants du défunt Boiteux.
Comme il ne bougeait toujours pas et comme il ne parlait pas non plus, elle déposa son paquet sur une chaise et, se penchant sur la table, elle mit sa main ridée sur sa main à lui qui était froide.
— Mon pauvre gars, dit-elle doucement, faut pas se faire tant de chagrin ; il y a les enfants : faut pas se laisser abattre. Me voilà, moi ; je vais rester si tu le veux bien. Je demeurerai avec toi ; j’élèverai le petit et je ferai attention aux autres. Parle-moi donc, voyons… tu veux bien que je reste ici ?
Il répondit d’une voix brisée :
— Oui, m’man.
Et comme elle continuait à lui dire des choses douces et tristes, il sentit en lui une émotion nouvelle ; la détente venait enfin et les larmes. Il répondait :
— Oui, m’man… non, m’man… merci, m’man…
Avant le malheur, bien qu’il aimât beaucoup cette vieille femme, jamais il ne l’avait appelée maman ; maintenant, cela venait tout seul. Elle en fut remuée et l’embrassa.
— Allons, faut avoir du courage, mon bon gars. Dis-moi où sont les affaires, que je me mette à l’ouvrage.
Elle pleurait à petit bruit. Il eut vite fait de montrer tout ; elle alluma le feu et accrocha la marmite pour la soupe du matin.
A ce moment, la Gustine entra avec Marthe et Georges, le petit dernier. Les autres enfants avaient été recueillis par les fermiers des Grandes-Pelleteries : ils arriveraient bientôt. La Gustine s’offrit à donner un coup de main, mais pour le moment il n’y avait rien de pressé ; elle s’en alla donc, car elle avait beaucoup à faire chez elle.
La grand’mère démaillota l’enfant et Séverin s’approcha pour le voir s’étirer devant le feu. Il prit entre ses gros doigts les orteils menus et rouges.
— Pauvre petit ! dit-il, tu n’es pas au bout de ta misère.
L’émotion le gagnait encore.
Mais un rayon de soleil, filtrant par une éclaircie, entra dans la maison : il faisait jour depuis longtemps.
Le père se redressa :
— Allons ! c’est pas tout ça ! fit-il.
Et il s’en alla au travail.
Il faut le dire : les Pâtureau furent secourus lorsque la mère fut morte.
Les beaux frères firent ce qu’ils purent. Calloux envoya cent sous à sa filleule Georgette et Auguste amena une charretée de fagots. A plusieurs reprises Chauvine et Pitaude firent passer du lait, du beurre et même quelques restes de lard. Ceux du Grand-Village — à l’exception des Larin qui étaient des gens très durs — attiraient les enfants chez eux ; lorsque Louise et Georgette gardaient leur chèvre après l’école, les moissonneurs en train de manger derrière les haies appelaient les deux fillettes ; ils leur coupaient des tartines ou leur laissaient les plats à nettoyer.
Les pauvres du Bas-Village se montraient pitoyables à leur manière. Les hommes se serraient autour de Séverin ; ils l’emmenaient avec eux à la messe, lui offraient du tabac, s’arrêtaient longtemps à causer devant sa porte. Les femmes, avant d’aller laver, passaient voir si la Bernoude n’avait point un petit paquet à leur donner ; la grand’mère était heureuse de se débarrasser ainsi d’une partie de ses laveries, — sans compter que cela ménageait le savon.
Les voisines aidaient aussi la Bernoude à corriger les petits, les bessons surtout, avec qui cela n’allait pas toujours. S’étant en effet avisés que leur grand’mère ne savait plus courir et que, d’autre part, elle était trop bonne pour les faire battre par leur père, les garnements en profitaient pour faire mille sottises.
Séverin fut inscrit sur la liste des indigents de la commune. Il ne paya plus rien à l’école pour les livres et les cahiers de ses enfants et il eut droit gratuitement au médecin.
Oui, les Pâtureau furent secourus tout d’abord ; mais on s’habitue vite à la misère des autres : la pitié des gens ne dura qu’un temps. Et puis il y eut d’autres malheurs dans le pays, d’autres veufs, d’autres orphelins ; on oublia un peu ceux des Pelleteries.
Pourtant, ils n’étaient pas à la noce.
La Bernoude avait beau faire, elle n’arrivait pas à remplacer la défunte. Elle n’avait la paix qu’aux heures de classe, quand le bébé dormait. Le soir, la pauvre vieille était bien lasse ; elle se couchait dans un mauvais lit avec Louise, Marthe et Georgette. Séverin était un peu mieux partagé, n’ayant avec lui que les bessons ; mais en revanche il s’occupait de Georges qui criait souvent, étant sujet aux coliques.
Séverin passait des nuits entières à dorloter l’enfant, même au temps des grands travaux où le temps de dormir est si court. Cependant il ne se plaignait pas ; — il était seulement très sombre par moments et parlait moins encore que de coutume. Pourquoi d’ailleurs se serait-il plaint ? Il était nourri, lui, au moins ! Mais les siens ! Cette vieille femme fatiguée, ces enfants maigres, cette Louise si mince et ce bébé aux diarrhées vertes dont la mort n’avait pas voulu !
On l’élevait au biberon, naturellement, ce dernier ; mais il n’était pas glouton comme l’avaient été les bessons ; il tétait paresseusement, et encore fallait-il lui couper son lait avec de l’eau. Aussi, il avait une petite tête grosse comme une pomme saint-Jean et une mine si terreuse que c’en était pitié. La grand’mère se désolait :
— Jamais ça ne viendra fort, Jésus ! Jamais ! Et souvent, elle disait sans malice :
— Pauvre petit Pâtira !
Le médecin avait défendu — absolument défendu — de donner au bébé autre chose que du lait. Heureusement la chèvre en fournissait ; mais, d’un autre côté, il n’était plus question de fromage, et les aînés se trouvaient d’autant plus malheureux.
A la Toussaint, Séverin resta au Pâtis, mais il y resta moyennant un gage plus fort. Il avait dit à Chauvin, au moment de conclure marché :
— Me voilà, moi, va-devant chez vous ; voilà vos deux gars qui vont second et puis deux autres valets derrière, l’un en force, l’autre quasiment drôle ; ça fait du monde à table. L’hiver, qu’auriez-vous besoin de trois personnes d’ailleurs, si ce n’était pas pour le fourrage ? A présent, je vais vous dire une chose : vous voyez comment c’est chez moi ; j’ai besoin d’argent ; eh bien ! pour trente écus de plus, je reste va-devant chez vous pour le gros travail d’été et je ramasse les choux l’hiver. De cette manière, vous n’auriez besoin que d’un petit valet en plus de moi, d’ici le printemps. Songez-y, patron !
Chauvin avait élevé des objections.
— Je t’entends, mon valet, tu veux enchérir. Seulement, je te dirai : cela fait beaucoup d’ouvrage pour un homme. On a beau être allant, on n’en fait pas comme deux ; sans compter que tu n’es plus jeune, jeune : tu le trouveras dur, d’effeuiller les choux.
— Peut-être bien, patron, mais je n’ai pas l’habitude de craindre ma peine. Il me faut de l’argent : voilà ce qu’il en est. Je suis accoutumé chez vous et cela me ferait chagrin de vous quitter ; pourtant si vous voulez finir le marché, il faudra que vous mettiez ces vingt écus.
Il avait, pour parler de ces questions d’argent et de travail, une voix lente et comme respectueuse.
— Oui, patron, vingt écus de plus et je vais dans les choux.
— Oh ! oh ! vingt écus ! Ce n’est pas un denier ! ça te monterait à quatre cent vingt francs.
— Possible, mais je peux les gagner : on me les a offerts dans deux petits endroits pour faire tout.
— Pour porter des faix du matin au soir ! tu verrais le changement, mon valet !
— Oh ! je ne dis pas, Chauvin ; encore une fois, je ne dis pas que je serai mieux ailleurs que chez vous. Jamais vous ne m’entendrez mal parler de la maison, ni de vous, ni de vos gars, qui sont de bons compagnons d’ouvrage ; pour ça, non ! mais j’ai besoin d’argent. Et croyez-vous que le travail ne vaut pas quarante-deux pistoles ?
— Si, mon gars, il les vaut ! Boudre ! Mais, ce qui n’est pas trop pour toi, l’est pour moi ; parce que je crois qu’il faudrait tout de même deux autres valets. Non, je ne peux pas, vois-tu.
La discussion avait été longue ; à la fin, Chauvin avait cédé. Séverin irait dans les choux moyennant quatre cent vingt francs et quatre sillons de pommes de terre à faire dans le champ des Joneries, qui avait deux cent cinquante pas de versaine. C’était un beau gage, un des plus forts du pays, mais ce n’était pas volé ; oh, non !
Il y avait au Pâtis, pour nourrir cinquante têtes de gros bétail, deux immenses champs de choux. L’effeuilleur travaillait dans ces champs du matin au soir, tous les jours, par le vent, la pluie, le givre, la neige.
Dur métier pour ceux dont le sang est un peu refroidi par l’âge ; métier terrible pour ceux qui n’ont pas de vêtements imperméables et qui, trempés jusqu’aux os dès la première heure, grelottent toute la journée dans le vent froid.
Séverin avait effeuillé des choux dans sa jeunesse ; il l’avait fait aussi deux hivers chez Loriot, mais il n’avait jamais passé une saison entière à faire uniquement ce travail.
Trop pauvre pour s’acheter une blouse cirée et des guêtres, il se mettait sur le dos un sac en toile grossière qui était bien vite mouillée et il se faisait de grandes bottes en paille ; ces bottes lui protégeaient assez bien les jambes, mais elles l’alourdissaient et il était obligé de les ôter pour charger sur la charrette les fagots de choux — qu’il faisait très gros, pour gagner du temps.
Aux jours de presse, il avait pour l’aider le nouveau valet, un garçon de seize ans, fluet et de chétive mine, qu’on appelait Fourchette à cause de ses jambes trop longues et trop minces. Fourchette était plein de bonne volonté, mais il ne fallait pas compter sur lui pour charger, car le moindre fagot l’acculait dans la raize. Aussi, le samedi, comme il fallait du fourrage pour deux jours, Chauvin envoyait un de ses gars donner un coup de main au valet.
Par chance, le mois de décembre fut froid, mais sec. Le mauvais temps commença pour les pauvres effeuilleurs la veille de Noël. Ce matin-là, Séverin, en arrivant dans le grand champ, dit à Fourchette :
— Hé ! hé ! mon vieux ! il y a des chiens blancs ; gare aux doigts !
Il y avait en effet une lourde gelée blanche ; les petites feuilles dures demeurées aux ronces scintillaient et les herbes de la cheintre craquaient sous les pieds. A l’orient, un soleil rouge et très large sortait de limbes irréels, de vapeurs trop roses et commençait à monter dans la brume impondérable du ciel pâle. Une ligne noire se détacha de l’horizon ; des corbeaux vinrent, lourds, bruyants, offensant la pureté des choses. Ils s’abattirent sur un grand marronnier au coin du champ de choux.
Fourchette cria :
— « Pies-grolles, pies-grollas !
Allez-vous-en, ne r’venez pas ! »
Quelques-uns s’envolèrent ; mais, après avoir tournoyé une minute, ils se posèrent à nouveau sur les branches.
— Pies-grolles ! allez-vous-en ! Houch ! males bêtes !
Une motte s’émietta sur le tronc de l’arbre ; cette fois les corbeaux s’enlevèrent tous avec des cris d’effroi ; ils s’éparpillèrent au-dessus de l’espèce de cuvette que faisaient les terres à cet endroit. Le champ de choux formait un côté de cette cuvette ; penchant sur la galerne, il commençait à recevoir de biais les rayons du soleil.
Le vent soufflait de l’est. C’était un petit vent aigre qui accourait avec des sifflements de bête méchante. Il agitait de balancements infinis la lourde masse de verdure. Il passait en appuyant et soulevait des houles pâles, ou bien il se glissait dans les dessous et retournait comme des mains les grandes feuilles aux veines blanches ou violettes. Il se coulait par les raizes où l’on voyait par endroits la terre jaune, et des taches plus jaunes encore qui étaient des feuilles tombées. Quand il s’apaisait, les choux achevaient plus doucement de s’égoutter ; les feuilles humides se redressaient et, reflétant la lumière éparse, luisaient un peu.
Ayant assujetti leurs jambières de paille, Séverin et Fourchette attaquèrent les choux de la cheintre qui étaient petits et clairs ; puis ils s’engagèrent entre des sillons où ils disparurent tout de suite, car les choux y étaient magnifiques, hauts presque comme des hommes.
De grosses gouttes glacées roulaient encore sur les feuilles ; à leur troisième aissellée, les deux valets étaient trempés. Ils allaient vivement à cause du froid ; la tache jaune et sautillante de leur dos apparaissait seule entre les feuilles remuées. De temps en temps Fourchette se redressait, pâle, les dents chantantes, posait son aissellée sur la riorte et, pendant une minute, sautait en l’air en agitant ses bras comme un coq qui bat des ailes.
— Pâtureau ! faisait-il, j’en crève ! Je ne sais plus où sont mes doigts !
Mais Séverin, grelottant lui-même, allait grand train sans parler ; quand il fut au bout de son rang il répondit au garçon qui se plaignait de plus belle :
— Eh bien ! quoi ! en voilà des manières ! Es-tu un homme, nom de d’là ? Tape plus fort, tu te réchaufferas.
Puis il ajouta plus doucement :
— Voilà le soleil qui monte, ça nous fera du bien… hardi, mon pauvre Fourchette ; encore un petit coup de collier !
Le soleil montait en effet, mais il pâlissait en même temps ; ce n’était plus qu’un œil morne participant à la tristesse des champs ; il se cachait derrière un rideau de brumes mouvantes ; et vers la haute galerne, derrière les effeuilleurs, la ouate assombrie de l’horizon venait en s’élargissant comme était venue, quelques heures plus tôt, la bande de corbeaux.
Soudain, le soleil s’éteignit tout à fait ; une haleine plus âpre siffla dans les branches noires et toute la campagne en tressaillit. Quand Séverin arriva près de la haie, en haut du champ où les choux protégeaient mal la terre, il remarqua que les mottes étaient encore dures.
— Bon sang ! fit-il, ça ne dégèlera pas ! pourvu qu’il ne vienne pas de neige ! aujourd’hui où il me faut deux charretées, ça ne serait pas amusant.
Ils travaillèrent encore un moment, puis Séverin envoya le petit gars chercher la charrette. A midi, comme ils revenaient au Pâtis, une pluie glacée commença à tomber.
Il fallait ce jour-là deux fortes charretées de fourrage ; aussi, dès que la soupe fut mangée, les valets retournèrent dans le champ. Le temps avait l’air de se gâter encore. La pluie venait de cesser, mais le froid continuait et les choux étaient plus mouillés que le matin. Séverin, malgré son courage et sa diligence, avait grand’peine à se réchauffer. Derrière lui, Fourchette, tous les dix pas, battait des ailes et sa voix enrouée d’adolescent se faisait lamentable.
— J’en crève ! Pâtureau ! j’en crève, moi !
Tout à coup, le garçon jura : comme il venait de lier un fagot, le bout de la riorte s’était brusquement détendu et lui avait déchiré la main. Séverin, redressé à demi, vit les doigts saignants et le jeune homme transi.
— Dépêche-toi ! cria-t-il, ne t’arrête pas ! tu vas geler…
L’autre, docile, se baissa pour travailler.
Mais le froid était terrible. La pluie, une pluie placée qui devait faire du verglas sur la route, avait recommencé à tomber. Le vent courait au travers en sifflant ; il l’éparpillait menu et la jetait avec furie sur les choses. Les gouttes à peine fondues cinglaient comme des mèches fines ; elles tombaient avec un bruit mat sur les choux qui les secouaient sur le dos des effeuilleurs. Séverin entendit encore une fois la plainte du petit gars.
— Oh ! j’en crève !
Il se releva agacé :
— Dis donc, fainéant, tu n’as pas fini ! Tu ne peux pas travailler sans te plaindre ? Qui m’a fichu une demoiselle pareille ?
Mais le jeune homme pleurait. Séverin, tout de même, s’approcha pour voir.
Debout dans la raize, pitoyable comme un chien maigre avec ses habits mouillés qui lui collaient au corps, Fourchette tendit au bout de son bras mince une main énorme qui ne semblait pas être à lui, une main violette d’engelures où deux grandes crevasses s’étaient ouvertes et saignaient.
— Je ne peux plus, bredouilla-t-il. C’est mes fentes… Je me suis fait mal tout à l’heure… et à présent pas moyen de fermer la main.
Il tremblait comme si le vent l’eût lui-même secoué et de grosses larmes roulaient sur sa face verdâtre.
Séverin fut pris de pitié.
— Diable ! tu saignes, mon pauvre Fourchette ! sauve-toi, va changer de hardes. Tu diras à Florentin de m’amener la charrette sur les quatre heures.
Il tremblait lui aussi, le grand valet ; le froid l’avait saisi pendant qu’il s’occupait de son compagnon. Sa chemise mouillée lui glaçait les épaules et la poitrine.
— Vais-je me laisser geler, moi aussi ? pensa-t-il ; jamais de la vie !
Il secoua la tête comme un bœuf rétif qui ne veut pas se mettre au joug. Il n’était pas de ceux qui cèdent.
Les dents serrés, il se baissa, jeta son chapeau ; ses épaules dédaigneuses bousculèrent deux grands choux qui lui versèrent toute leur eau sur la tête, et, aussitôt, au milieu de l’immense tremblement des feuilles froides et mouillées, il se mit à taper comme une bête folle.
— Ouf ! en voilà un qui pèse plus de deux cents.
Rouge, en sueur, malgré le froid de cette lugubre soirée, Florentin tira sa fourche du fagot qu’il venait de mettre sur la charrette.
Par la cheintre qui commençait à s’assombrir, Séverin venait, lourdement chargé, patouillant dans la glaise détrempée. Il s’approcha à son tour, mit le manche de sa fourche à terre, puis, d’un rude effort, jeta par-dessus les ranches l’énorme botte de feuilles ; la tête des bœufs tressauta.
C’était le dernier fagot ; les deux hommes secouèrent leurs sabots et arrangèrent leur coiffure.
— Ça y est ! à la soupe ! dit Florentin.
Empoignant l’aiguillon, il piqua les bœufs et la charrette démarra.
Séverin demeura une minute pour former la barrière ; comme il se disposait à partir à son tour, une voix claire s’éleva derrière lui :
— Papa ! bonsoir !
Il se retourna. Louise était sur la route, mince silhouette brune que bombaient les poches gonflées d’un bissac. Séverin, d’un coup d’œil instinctif d’ancien cherche-pain, soupesa ce bissac ; cela devait faire six ou sept livres : bonne tournée, très bonne tournée.
Il vit aussi le sarrau mouillé, les pieds nus dans des sabots trop grands, les petites jambes violettes ; il gronda :
— Que fais-tu là ? Tu n’es pas encore rentrée !
— Non, répondit l’enfant ; j’ai fait tout un tour ; j’ai attendu plus de deux heures chez les métayers de Malitrou ; la femme n’y était pas.
— As-tu mangé ?
— Oui, j’ai mangé une pomme de terre chaude chez Pitaude et un grignon de miche que j’ai eu dans le bourg.
Elle s’arrêta de causer pour tousser d’une toux sèche qui la secouait toute.
Séverin se rapprocha d’elle. Il souffrait cruellement chaque fois qu’il voyait son enfant avec un bissac ; il ne s’habituait pas à la misère des siens ; il en avait honte. Quand Louise passait sur les routes à portée de sa vue, il baissait la tête et parlait à ses compagnons d’ouvrage pour détourner leur attention.
Mais ce soir il était seul avec elle et il y avait en lui une grande pitié.
Il se pencha, tâta le fichu mouillé et les menottes froides. Puis, comme la nuit venait, comme Florentin avait disparu au détour, comme il était bien sûr enfin de ne rencontrer personne, il prit la petite par la main, mit le bissac sur son épaule et le porta un bout de chemin. A l’échalier du Pâtis, il rendit le bissac et malgré ses hardes mouillées, il s’arrêta un moment pour suivre des yeux son enfant qui s’en allait en toussant dans le vent traître, entre les baies devenues farouches.
L’image de la défunte lui passa dans l’idée ; et il songea avec un atroce serrement de cœur au chagrin qu’elle aurait eu si elle avait vu cela.
Louise mendiait franchement ; malgré l’aide des voisins, il avait bien fallu en venir là.
Les bessons étant encore un peu jeunes, la fillette, seule, faisait des tournées. Il lui arrivait de passer deux fois par semaine au seuil des métairies. Les gens s’habituaient à elle, à son petit air de femme sérieuse, à ses joues maigres, à ses yeux sombres, des yeux trop grands qui lui mangeaient la figure.
Comme elle allait toujours pieds nus et que le froid lui marbrait les chevilles, quelqu’un lui avait donné le nom de Bas-Bleu et ce nom lui était resté. Les servantes disaient :
— Patronne ! Bas-Bleu des Pelleteries est à la porte ; faut-il qu’on donne ?
Et de même, les vieux brèche-dents, diseurs de rigourdaines, criaient derrière elle pour la faire se retourner :
— Bas-Bleu ! Bas-Bleu ! tu perds tes jarretières.
Ils diraient cela, ces anciens, sans méchanceté aucune, étant désireux de la faire rire.
Pourtant, cela ne plaisait pas à Séverin ; c’est qu’aussi il était plus fier qu’il n’est séant à un malheureux. A la maison, il ne tolérait pas qu’on appelât la petite autrement que Louise. Il voulut également qu’elle prît des bas ; mais outre qu’elle n’en avait guère, il est toujours bon qu’un cherche-pain aille nu-pieds et mal vêtu. D’autres tracas vinrent qui firent oublier ceux-là ; Louise resta Bas-Bleu pour tout le monde, ce qui d’ailleurs était sans importance.
Il y avait deux autres petits mendiants aux Pelleteries ; ils passaient chercher Bas-Bleu et les trois enfants faisaient leurs tournées ensemble.
Pieds nus, le ventre vide, ils s’en allaient dès le matin par les sentiers de traverse qui conduisent d’une ferme à l’autre. Ils s’arrêtaient à chaque porte. Quand personne ne les avait entendus arriver, ils toussaient timidement d’abord, puis plus fort pour avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s’asseyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la porte en chantonnant d’une voix traînante :
— Charité, s’il vous plaît ! Charité ! Charité, s’il vous plaît !
— Qu’est ça ?
— Les cherche-pain ! Charité, s’il vous plaît !
— Combien ? disait la voix.
— Deux, trois !
Parfois, ils frappaient en vain ; la porte ne s’ouvrait pas et ils attendaient des heures entières, grelottant aux mauvais jours.
Il leur arrivait de galopiner le long des routes, mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu. Les tournées étaient longues, car il y avait des gens qui fermaient leur porte en disant :
— On ne donne plus !
On ne donne plus ! cela voulait dire qu’on avait donné, dans le temps, quand il y avait beaucoup, beaucoup de malheureux, quand des bandes de dix ou quinze cherche-pain passaient aux portes. Mais maintenant ce n’était pas le jour ! il n’y avait plus de cherche-pain au pays, il ne devait plus y en avoir ; il en était tant parti pour les Charentes ! Les malheureux qui restaient, la commune ne leur venait-elle pas en aide ?
La bru des Larin, qui était pourtant une proche voisine, pensait tout juste ainsi ; et comme elle était très sotte, elle l’expliquait à Bas-Bleu et aux deux petits drôles qui raccompagnaient.
— On ne donne plus ! vous êtes soutenus par la commune. Aujourd’hui les plus malheureux ne sont pas les malheureux ; allez-vous-en !
En revanche, il y avait de bonnes portes ; il y avait des gens qui donnaient de la miche et invitaient à entrer pour se réchauffer.
Bas-Bleu n’aimait pas à aller seule, car elle avait peur des chiens. Elle évitait aussi les coureurs des routes.
Vers la fin de l’hiver, elle commença à emmener les bessons. Elle leur apprit les chemins les plus courts et les choses qu’il fallait dire pour avoir des tartines.
Le dimanche, Séverin faisait de longues courses dans les champs. Dès les premiers temps de son veuvage, il avait commencé à sortir ainsi pour ne pas rester immobile à songer. Puis, peu à peu il avait pris le pli de ne jamais rester tout un dimanche au village.
Quand il n’était plus utile chez lui, il s’en allait voir les semis de maïs ou bien les jeunes plants de choux ou bien les champs de pommes de terre où le sol commençait à se soulever autour des tiges. Il passait sur les guérets, arrachait une ravenelle ou une touffe de chiendent, écrasait par habitude les mottes échappées à la herse. Il longeait les haies où bruissent, dans l’ombre chaude, des bêtes ignorées. Il détruisit quatre ou cinq nids de vipères. Il regardait comment les branches poussent ; s’asseyant dans les cheintres, il s’amusait à cueillir et à considérer les herbes sans noms, les herbes indifférentes sur lesquelles grimpent de petites bêtes — sans noms aussi — qui sautent quand on les touche ou font les mortes.
Il remarquait des choses auxquelles il n’avait jamais fait attention jusque-là.
Un dimanche du mois d’août, comme il était de garde chez les Chauvin, il sortit dans l’après-midi pour aller voir ses quatre sillons de pommes de terre dans les Grandes-Joneries. Au retour, il s’attarda à cueillir des noisettes ; elles abondaient dans deux ou trois haies écartées que les enfants n’avaient pas encore pillées. Le dimanche suivant, il revint au même endroit et l’autre dimanche encore. Il finit par cueillir ainsi une dizaine de litres de noisettes que la Bernoude fit sécher hors de la portée des enfants et qu’elle vendit vingt sous au Béguassard.
— Tiens, pensa Séverin, je n’ai pas perdu mon temps !
A partir de ce jour, il fit attention aux choses qui se perdent et que le passant a, de par l’usage, le droit de ramasser. Et même, à partir de ce jour, il rechercha ces choses pour les rapporter aux enfants ou pour en faire de l’argent.
Il s’inquiéta, par exemple, des endroits où poussaient les champignons. Son défunt père, qui s’était empoisonné deux fois, lui avait appris à reconnaître les bons, mais il ne se souvenait plus bien des espèces ; il en cueillit de douteux qu’il essaya avant les enfants.
Au mois de novembre il ramassa un bon double de châtaignes de bois ; il courut très loin chercher des jets de bourdaine qu’il échangea contre du beurre.
Au printemps, il sut trouver dès les premières journées chaudes toute une brassée de muguet fleuri ; Bas-Bleu en fit cinq bouquets qu’elle alla offrir aux dames de Coutigny ; cela rapporta une dizaine de sous.
Séverin était devenu rusé. Il disait aux petits coureurs de haies des secrets sans importance, puis il les écoutait se vanter à leur tour de leurs trouvailles et il recueillait des renseignements dont il profitait. Il put ainsi trouver sans peine trois nids de merles ; il dénicha douze petits qu’il mit dans une cage et que Bas-Bleu mangea l’un après l’autre, cuits avec un peu de beurre dans une pomme de terre creusée.
Bas-Bleu était sa préférée ; elle toussait toujours beaucoup et cela inquiétait son père.
Pour lui faire un remède, il fallait, entre autres choses, du cresson ; Séverin en cueillit de-ci, de-là. Or, le cresson n’est pas tout à fait à celui qui le trouve ; c’était une demi-maraude. Un an plus tôt, Séverin n’aurait jamais fait cela. Il eut encore une hésitation ; mais, à force de se débattre contre la misère, il s’habituait à ces hésitations-là. Bas-Bleu était malade, il fallait du cresson pour la guérir ; alors quoi ? demander, demander toujours ! On s’en lasse encore plus vite qu’on ne se lasse de donner.
Séverin, en coupant du cresson dans le Pré-Bas des Larin, se disait :
— Quand je verrai le voisin, il faudra que je le prévienne ; ça vaudra mieux.
Il le vit le soir même ; mais Larin était justement un sauvage, très dur au pauvre monde ; n’avait-il pas grondé méchamment les bessons qui ramassaient des bouses sur le chemin Roux, près du Haut-Village ? Séverin, craignant d’être mal accueilli, garda la chose pour lui.
Et, bien mieux, le dimanche suivant, il revint dans ce même pré où coulait un petit ruisseau peuplé de grenouilles et de vairons ; il y revint avec un grand panier assez large pour barrer tout le courant ; il réussit à prendre une assiettée de petits poissons. Quand l’été fut venu et que le ruisseau fut presque à sec, Séverin épuisa des trous. C’était une pêche fatigante et cela pouvait rapporter un procès, mais les enfants se régalaient au retour. Un jour, il prit une anguille, une autre fois ce fut un cent d’écrevisses que la Gustine, par complaisance, porta au marché et vendit trente sous.
A vrai dire Séverin prenait goût à la pêche. Il passait tous ses dimanches au bord de l’eau, l’oreille au guet par crainte des gendarmes. Il en arriva à rêver des coups plus fructueux. Une nuit il essaya de prendre des grenouilles en les attirant avec une chandelle ; il avait entendu dire que l’on réussissait ainsi des pêches étonnantes, mais il ne prit rien. Une autre fois, un samedi soir, il voulut emmener Gustinet pêcher dans la Sèvre, très loin ; heureusement, Gustinet refusa ; il craignait l’eau, ne s’étant baigné que deux fois, pendant son service.
D’anciens désirs de braconne se réveillaient aussi en Séverin. Il commençait à suivre de l’œil les vols de perdrix et à relever la trace des lièvres ; mais il hésitait à chasser à cause des désagréments certains que cela lui amènerait ; il se souvenait de son défunt père à qui la réputation de tendeur de lacets avait fait si grand tort.
Pourtant un jour il attrapa un écureuil vivant qui lui fut acheté cinq sous ; la semaine suivante, il trouva une nichée de lapins et réussit à prendre tout, la mère et les petits.
Enfin, un dimanche de décembre, comme la neige était sur la terre, il partit avec deux francs braconniers des Pelleteries ; toute la journée les trois hommes suivirent des pistes de bêtes ; la chasse fut bonne : deux putois et quatre lapins. Séverin eut quatre francs pour sa part. Cela l’allécha ; un beau matin, il acheta un peu de poudre et du plomb.
De temps en temps il empruntait le fusil de Gustinet — un vieux fusil à baguette dont la crosse en bois blanc se démontait — et, par les beaux clairs de lune, il sortait seul pour aller se mettre à l’affût dans quelque charrière. Il prenait de grandes précautions pour ne pas être vendu, mais les chasseurs des environs finirent tout de même par se méfier et plus d’une fois les gendarmes rôdèrent autour des Pelleteries et autour du Pâtis.
Un jour, comme Chauvin se disposait à sortir de chez M. Magnon, à qui il venait de payer son fermage, il s’entendit rappeler :
— Chauvin ! criait M. Magnon, Chauvin ! j’ai encore quelque chose à vous dire.
Le fermier revint dans la cuisine où l’autre l’avait reçu.
— Quoi donc, notre maître ?
Le maître était grave ; il questionna comme un juge :
— Dites donc. Chauvin, y a-t-il des perdrix cette année au Pâtis ?
— Dame ! je vous dirai que je n’y prête point attention. Je crois tout de même qu’il n’y en a pas plus qu’à l’habitude. Seulement je n’en suis pas sûr… je ne sais pas trop, voyez-vous.
— Je sais, moi.
— Ah !
— Et je sais aussi pourquoi il y en a moins qu’à l’habitude.
— Peut-être bien.
— Oui ; le pourquoi… ce sont les braconniers. On les connaît ; il y en a un chez vous, Chauvin !
— Ça, notre maître, ceux qui vous l’ont dit sont des menteurs. Il n’y a jamais eu de fusil chez nous et ni moi ni mes gars n’avons jamais chassé.
— Je ne parle pas de vous ni de vos gars, mais votre valet braconne, entendez-vous bien ? et faites attention à ce que je vais vous dire maintenant : je ne veux pas de braconnier sur mes terres ; à la Toussaint vous vous débarrasserez de ce gaillard-là.
— Je ne pourrai pas, notre maître ; c’est trop tard à présent ; nous avons fait marché pour l’année prochaine.
— Oh ! ça m’est égal ! arrangez-vous comme vous voudrez ; il s’en ira. D’ailleurs, le malheur ne sera pas grand : un homme qui n’a que la rapine en tête ne doit pas être un bon valet.
— Pour ça, notre maître, vous faites erreur ; je ne sais pas si Pâtureau braconne, mais ce que je peux vous dire, c’est que les travailleurs comme lui, on ne les ramasse pas à la pelle. Ce sont des contes, allez ! qu’on vous a faits… Non, je ne crois pas qu’il braconne.
M. Magnon eut un geste d’agacement.
— Quand je vous le dis, moi ! Il est de race, l’animal. Souvenez-vous du père… Le fils est tout pareil. Ça crève de faim, mais ça veut faire comme les riches. La maraude, la chasse, la pêche, tout est bon ; ça vous a des pattes crochues ; ça tire tout à soi… Pas plus tard que dimanche dernier — vous voyez que je suis renseigné — il a vendu, votre Pâtureau, il a vendu un lièvre quatre francs à une personne du bourg ; oui, Chauvin, un lièvre de sept livres, une femelle et pleine encore ! Et voilà comment moi qui ai du bien, moi qui nourris des chiens, moi qui paye un permis, je ne ramasse rien au temps de la chasse !
— Quatre francs ! voilà quatre francs bien tombés ! pensa tout haut Chauvin.
— Ah ! vous êtes dans ces goûts ?
— Non pas, notre maître ! vous savez que je n’ai jamais été pour la braconne. Je dis seulement qu’il y a de la misère chez mon valet. Il y a deux ans, la mère est morte pour avoir travaillé au delà de ses forces ; et maintenant il n’y a que le gage du père pour faire vivre toute la nichée, six enfants et une ancienne. Ça ne fait pas une grosse chique pour chacun, allez !
— Eh oui. Chauvin ! la misère, la malchance, les drôles, les vieux et patati et patata… Voilà des gens qui reçoivent du pain de la commune, qui reçoivent du pain de leurs voisins, des gens à qui l’on paye le médecin, des gens à qui l’on vient en aide de tous les côtés. Eh bien ! ça se plaint tout de même et au besoin ça vole !
— Oh ! le valet de chez nous n’est point un voleur.
— Ne vous y fiez pas ! En tous les cas, s’il ne vous vole pas, il vole les chasseurs honnêtes ; il me vole, moi !… Je ne le souffrirai pas.
Comme s’il se fût parlé à lui-même, M. Magnon continua avec une amertume évidemment sincère.
— Oui, ça vient se plaindre par-dessus le marché. Le monde change. Il y a seulement trente ans, on voyait bien plus de misère qu’on n’en voit aujourd’hui ; mais les malheureux de l’ancien temps mangeaient des pommes de terre avec leur pain noir et même quand ils n’avaient pas de pommes de terre, ils mangeaient leur pain tout sec. Cela ne les empêchait pas de vivre ; ils ne se plaignaient pas…
A présent, personne ne veut plus se tenir à sa place ; les riches ne se distinguent plus des travailleurs. Je vois des paysans presque aussi bien habillés que mes deux garçons ; les filles sont encore pires : coiffes de soie, rubans, bottines, tout le tralala. Ah ! la gloire est montée ! et la gourmandise aussi ! chez les fermiers et même chez les valets, on ne se prive plus ; le café, le sucre, le vin, tout ça roule ! il faut du beurre, il faut des œufs, il faut du lard. Bientôt, ils vont tous aller à la boucherie, ma parole ! Étonnez-vous après de voir tout enchérir. Pour vivre aujourd’hui, il faut des cents et des mille ; les propriétaires seront obligés de travailler comme les autres, nom d’un chien !
— Allons ! notre maître, ne vous tracassez pas ; il y en aura qui fléchiront avant vous ; m’est avis qu’il y en aura beaucoup.
M. Magnon se rengorgea, flatté.
— Eh bien ! fit-il avec rondeur, pour en revenir à ce que nous disions, c’est donc une affaire entendue : vous prendrez un autre valet.
— Je ne peux pas. Je vous ai dit que nous avions fait marché la semaine dernière. Si vous voulez, je dirai à Pâtureau de ne plus braconner ; il m’écoutera peut-être.
— Je me fiche de ce que vous lui direz, je me fiche de votre marché, je veux qu’il parte et ça suffit. Vous ne comprenez donc pas ce que je vous dis ? Vous pouvez vous vanter d’avoir la tête dure.
Chauvin répondit encore :
— Non, je ne peux pas ; je le voudrais bien, mais c’est impossible ; un marché ne se défait pas.
— Alors, moi, propriétaire, je ne compte plus ? Ce sont des choses qui ne regardent que vous, pas vrai, Chauvin ? Eh bien ! je me souviendrai de ça ! et vous verrez ce qui arrivera !
Le vieux paysan releva la tête.
— Notre maître, je ne demande qu’à vous faire plaisir, mais cette fois vous voulez une chose qu’un Chauvin n’a jamais faite. Ce que j’en dis là, ce n’est point pour le valet, bien que ce soit un gars méritant. Mais quand j’ai fait un marché, quand j’ai tapé dans la main d’un homme en disant : « C’est tant », eh bien ! c’est tant ! et le marché tient toujours, qu’il soit bon ou qu’il soit mauvais. J’ai toujours fait comme cela depuis que j’ai l’âge de raison et je ne veux pas changer de mode à soixante ans… Voilà ce qu’il en est, notre maître ; à présent, il arrivera ce que vous voudrez.
Le rentier se leva, bredouillant des menaces.
— C’est comme ça ! Eh bien, fichez-moi le camp ! nous nous retrouverons, mon vieux ; vous me paierez ça plus cher qu’au marché, et quant à votre valet, nous allons nous en occuper ; vous pouvez l’avertir si vous voulez ; le diable m’emporte s’il n’est pas pincé !
Séverin fut pincé en effet, mais pas tout de suite, car sur l’avis de Chauvin — et se sentant d’ailleurs étroitement surveillé — il cessa d’aller à l’affût.
Il fut pincé un an plus tard, au mois de septembre, en plein jour et par M. Magnon lui-même.
C’était dans la soirée, vers quatre heures. Le plus jeune des Chauvin, Florentin, arrachait des pommes de terre le long de la haie bordant la route. Séverin, lui, travaillait au milieu du champ près d’un tombereau vide ; il piochait machinalement. Soudain Florentin cria :
— Séverin ! Séverin ! un lièvre !
Un lièvre avait en effet percé la haie à côté du jeune homme et, par une raize, il venait droit sur le valet. Celui-ci, instinctivement, lâcha son pic, saisit un aiguillon qui se trouvait à côté de lui, se baissa vivement et, de toutes ses forces, lança un coup rasant.
Le lièvre, touché au museau, eut un couic ! prolongé. Deux ou trois soubresauts l’agitèrent, puis il s’allongea entre deux sillons. Séverin fit signe à Florentin qui accourut. Ils examinèrent le lièvre ; c’était un jeune, il pesait dans les cinq livres.
— Ça se trouve bien, dit Séverin ; mes drôles ne sont pas rudes en ce moment, ça leur fera du fricot.
Mais Florentin, qui maniait la bête, fit remarquer qu’elle avait une patte cassée ; elle avait reçu un coup de fusil. Alors ils se rappelèrent avoir entendu des aboiements et deux détonations sur la gauche, quelques instants plus tôt.
— Les chasseurs vont arriver, dit Florentin ; ce sont les maîtres… ton affaire n’est pas claire.
— Nom de nom ! je n’ai pourtant pas envie de leur laisser ce lièvre.
— Tu serais bien bête ! d’ailleurs, si tu le laisses, ils te chercheront chicane tout de même. Cache-le donc, et vite ! moi, je me sauve.
Pendant que le jeune homme se hâtait vers son outil, Séverin lança le lièvre dans le tombereau et vida par-dessus un sac de pommes de terre. Puis il se remit au travail. Il était temps ; des aboiements furieux se faisaient entendre dans le champ voisin, de l’autre côté de la route ; les chiens avaient retrouvé le pied ; ils percèrent la haie à leur tour et se précipitèrent entre les sillons. Arrivés au milieu du champ ils se séparèrent, revinrent en arrière et se séparèrent encore.
A ce moment, un gros homme essoufflé enjamba l’échalier à côté de Florentin. C’était M. Magnon père.
— As-tu vu la bête, demanda-t-il au jeune homme ?
— Quelle bête ?
— Un lièvre.
— Un lièvre ?
— Oui, un lièvre que j’ai tiré tout à l’heure ?
Le gars dit enfin de sa voix lente :
— Non, je n’ai rien vu ; il a pu passer sans que je m’en aperçoive d’ailleurs… vous savez, quand on travaille !…
Mais déjà le maître n’écoutait plus et se lançait derrière les chiens. Quand il eut fait une vingtaine de pas, il s’arrêta surpris.
— C’est trop fort ! cria-t-il à son fils qui arrivait avec un autre chasseur ; les chiens perdent encore le pied ici. Pourtant je suis sûr de l’avoir touché ; il ne doit pas être loin.
Séverin vit les trois hommes se rapprocher et parler bas en regardant de son côté ; puis la voix de M. Magnon se fit encore entendre, haute et menaçante.
— Il n’y a pas à dire, le lièvre est ici. Ce n’est pas d’hier que je chasse… je me méfie… il faudra que tout cela se tire au clair.
Cependant son fils rappelait les chiens et les remettait sur la piste ; le même manège recommença ; les chiens s’égaillèrent encore.
— C’est tout de même raide ! fit-il à son tour ; le lièvre s’est envolé sans doute.
Il allait interpeller Séverin, lorsque le troisième chasseur qui, fatigué, s’était assis sur l’aiguille du tombereau, poussa une exclamation de surprise. Tous ceux qui étaient là levèrent la tête ; les deux paysans, à chaque bout du champ cessèrent de travailler.
— Venez donc voir ! disait le chasseur ; il y a du sang sous le tombereau.
Les Magnon accoururent et se baissèrent vivement ; du sang, en effet, avait goutté entre les planches disjointes.
— Je m’en doutais bien ! cria le vieux. Ah ! la crapule ! où l’a-t-il fourré ?
Les chiens aboyaient furieusement. L’un d’eux, d’un bond formidable, fut dans le tombereau ; tout de suite il fouilla dans les pommes de terre et découvrit le lièvre.
— Je le savais ! Je le savais ! hurla M. Magnon. Voleur ! tu es pris ! cette fois, cela va te coûter cher !
Séverin pensa :
— Ça y est ! J’ai eu tort d’écouter Florentin.
Il s’avança pourtant, son pic à la main.
— C’est à moi que vous parlez, monsieur Magnon ?
— Mais non, c’est au pape ! Ce n’est pas toi qui m’as volé ce lièvre ? Ose donc le dire !
— Je ne vous ai rien volé ; je trouve que vous lancez vos paroles… Ce lièvre est passé à ma portée, je l’ai tué d’un coup de bâton ; il est à moi, je pense.
— Il est à toi ! Tu vas le voir, canaille, comme il est à toi ! Ah ! tu ramasses le gibier devant ma chasse ! Qu’est-ce que tu dis ? C’est peut-être toi qui as cassé les pattes à ce lièvre d’un coup de fusil !
— Je ne savais pas que vous l’aviez tiré, moi ! Croyez-vous que j’ai le temps d’écouter s’il y a des gens qui chassent ici ou là ?
— Oui, oui ! je te connais ! Enfin, tu es pris ; j’ai des témoins. Et ce n’est pas trop tôt ; il y a assez longtemps que les gendarmes et les gardes le surveillent.
Séverin eut un sourire de mépris.
— Je sais, je sais. Vous n’avez pas besoin de m’apprendre que vous êtes un mouchard.
— Qu’est-ce que tu dis ? crièrent en même temps les deux Magnon.
— Je dis que vous êtes des mouchards ! vous, le vieux, vous en êtes un, et vous, le gars, aussi ! vous êtes connus pour ça !
Florentin entendant les voix monter avait quitté son travail. Il vint se placer à côté du valet et le tira par le bras en essayant de l’apaiser. Mais Séverin se dégagea d’une secousse.
— Laisse-moi, Florentin ! Je veux leur dire ce que j’ai sur le cœur.
Puis, tendant le poing vers les chasseurs :
— Sales mouchards ! cria-t-il, vous m’avez vendu ! vous êtes tous pareils, tous les porteurs de permis, tous les riches ! avec toutes vos rentes, vous êtes jaloux des crève-de-faim. Quand on vous dit qu’un valet a tué un lapin et qu’il l’a vendu pour payer le boulanger, vous courez chez les gardes et chez les gendarmes. Je le sais bien, allez ! que vous m’avez vendu ! Et maintenant vous venez me honnir, sales mouchards que vous êtes ! Vous allez me faire avoir un procès. Eh bien ! je m’en fiche de votre procès, de vos gardes et de vos gendarmes, et je me fiche de vous ; à vous trois qui êtes là, vous ne valez pas une gifle !
Rouge, les yeux exorbités, sous la menace d’un coup de sang, M. Magnon s’étranglait à crier :
— Voleur ! Canaille ! tu me le payeras ! tu iras en prison, il y a des témoins… tu iras en prison, fripouille !
Le troisième chasseur qui n’avait rien dit pendant la dispute déclara d’une voix nette :
— Le vol est manifeste ; ce sera en effet de la prison. Quant à l’autre, il est évidemment complice.
— Oui, toi aussi, Florentin, nous te retrouverons ! hurla le rentier ; d’abord je vais passer chez ton père ! Ah ! je vais vous les faire fourrer en prison, les canailles !
Il ramassa le lièvre et, suivi des deux autres, s’en alla en gesticulant ; devant l’échalier il se retourna pour insulter encore le valet :
— Voleur ! Tu iras en prison ! Ah ! que je suis content !
Alors Séverin qui s’était remis au travail se redressa et cria lui aussi à pleine poitrine :
— Hé ! dis donc ! si je vais en prison, j’en sortirai un jour ; et quand j’en serai sorti, je te retrouverai. Oui, je saurai bien te dénicher, toi, et aussi tes gars ; alors, bon Diou ! nous réglerons ça ! Je me charge de te faire sonner la peau du ventre, vieux crapaud ferré !
Il cria ses paroles dans sa colère ; dès qu’il fut un peu calmé, il les regretta. C’était une bien mauvaise affaire qu’il venait de se mettre sur les bras. Il y aurait procès, ce qui était déjà grave, mais il y aurait aussi d’autres vengeances plus sournoises.
Et Séverin se mit à penser à ses pauvres enfants ; et il pensa aussi à sa belle-mère qui, prise de douleurs et ne trouvant pas chez son gendre de quoi se soigner, s’en était retournée aux Arrolettes depuis quelques jours. Elle ne pouvait plus guère marcher, la Bernoude ; elle n’était plus bonne à grand’chose. Or, il était question, dans le pays, d’une nouvelle loi qui serait faite pour les anciens dans la misère : on disait qu’ils toucheraient jusqu’à quinze francs par mois. Séverin et Auguste avaient parlé de cela ensemble ; ils avaient compté sur cette petite rente. Mais à présent ? M. Magnon était un gros bonnet ; il connaissait l’évêque, il menait ceux du bureau de bienfaisance. On ne trouverait pas la Bernoude assez pauvre ; l’argent irait à d’autres…
Séverin, sans colère maintenant, roulait en sa tête toutes ces idées tristes. Une lassitude soudaine le courbait. Il piochait toujours du même mouvement régulier, mais il ne pensait plus du tout à son travail.
Le soleil s’en allait derrière les frênes minces de la haie ; de grandes ombres pointues s’allongeaient côte à côte sur la terre. Bien qu’il fût encore tôt pour rentrer, Florentin, impatient de savoir ce que le maître avait dit à la maison, appela le valet et l’attendit à l’échalier. Les deux hommes ayant ramassé leur veste, s’en allèrent, penauds.
Au Pâtis, M. Magnon n’avait trouvé que les femmes. Il avait fait un tapage à tout casser, disant qu’il mettrait Chauvin à la porte à la fin du bail et même plus tôt s’il le pouvait. Quant à Séverin et à Florentin, ils étaient sûrs de leur affaire : les gendarmes allaient être immédiatement prévenus.
Les hommes apprirent tout cela en mangeant. Chauvin blâma son valet et son gars ; puis, quand on lui eut bien expliqué les choses, comme la nuit n’était pas encore venue, il décida d’aller chez le maître.
— Baille vite ma blouse, Henriette ! dit-il ; je veux aller le raisonner tout de suite. Toi, mon valet, attends ici, si tu veux savoir.
Séverin attendit. Le patron ne musa pas ; au bout d’une heure il était de retour. Il rentra sans se presser.
— Eh bien ! c’est arrangé ? demanda Florentin.
— Comme ci, comme ça…
— Y aura-t-il procès ?
— Ça dépend… je vais vous dire… Ça n’a pas trop mal marché ; il a été même coulant. Il m’a dit : « Je ne tiens pas à un procès à cause de Florentin ; j’ai peur aussi que cela aille trop haut. Je veux seulement que Pâtureau sorte de chez vous tout de suite. »
— S’il n’y a que cela, dit le valet, ce n’était pas la peine de faire tant de bruit. Je m’en irai. La Toussaint est dans cinq semaines, cela ne vous gênera pas trop ; moi de même. Mais comment se fait-il donc que sa colère soit si vite tombée ?
Florentin eut un rire silencieux :
— A la fin, tu as parlé sur ta grosse dent : il a eu la frousse.
— Bah ! Tu crois ça ?
— Bien sûr ! Si tu te figures que tu avais l’air commode !
Le premier lundi d’octobre, Séverin alla à la foire de Cerizay pour chercher à se gager. Non pas que le temps pressât et que cette foire fût un lieu de gagerie, mais ce lui était tout de même une occasion de voir des fermiers ; peut-être aussi trouverait-il à se louer pour tout le mois d’octobre, ce qui vaudrait mieux que d’aller en journée.
Malheureusement, il y avait peu de monde à Cerizay. Séverin entra bien en marché avec un fermier de Malitrou, mais ce fermier n’avait point hâte de gager ses domestiques ; il voulait d’abord s’informer des prix. Le marché ne se conclut donc pas.
A midi, Séverin n’avait plus qu’à s’en retourner chez lui. Auparavant il fit un petit tour sur le champ de foire. Le bruit diminuait ; les gens s’en allaient emmenant leurs bêtes. Séverin examina celles qui restaient ; il remarqua une sorte de grande cage où étaient couchés deux nourrains, tachés de noir d’une façon assez particulière ; s’étant arrêté devant cette cage, il eut de la main un geste machinal pour faire lever les bêtes. Alors, une très grosse femme s’approcha, croyant qu’il voulait les acheter.
— Ils sont vendus, dit-elle ; vous voyez : ils sont marqués. J’attends pour les livrer.
Quand elle eut dit ces paroles, elle s’arrêta pour regarder Séverin, et lui aussi la regarda ; il avait vu cette figure ailleurs, ou plutôt une figure jeune qui ressemblait à celle-ci.
— Enfin, dit-elle la première, tu es bien Séverin Pâtureau ?
— Et toi, Mariche ? répondit-il aussitôt, car il venait de reconnaître le sourire encore jeune. Que fais-tu là ? continua-t-il.
— Tu le vois ; je garde mes cochons en attendant le marchand. Et toi, que cherches-tu ?
— Moi, je cherche à me gager, parce que j’ai quitté ma condition voilà huit jours passés.
Ils avaient beaucoup de choses à se dire. Elle lui montra une grosse pierre où elle était assise avant qu’il vînt. Il y avait place pour deux en se serrant un peu. Il s’assit donc à côté d’elle. Elle portait large ; il sentait contre lui sa hanche molle. Elle avait au cou des plis de chair comme en ont aux cuisses les enfants très gras ; la sueur avait entraîné dans ces plis la poussière de la journée et cela faisait sur la peau comme des bouts de fil noir.
— C’est égal, dit Séverin, tu n’es pas faillie !
— Non ! Ah ! je suis grosse ! Je pèse bien deux cents ; ça gêne l’été ; on échauffe… Je ne porte plus de corset… Je ne suis guère avenante… Tout ça, ajouta-t-elle en montrant sa poitrine énorme et son ventre, tout ça fait carnaval ensemble quand je marche vite.
Séverin se mit à rire.
— Enfin, c’est signe que tu n’as pas été malheureuse.
— Pas malheureuse ! Oh ! si et je ne suis pas au bout.
Elle conta sa vie. Elle avait eu deux bâtards, comme il savait sans doute. Cela lui ayant fait tort dans la région, elle avait été au loin, et elle s’était mariée dans le haut pays avec un veuf de cinquante ans qui tenait une petite borderie.
Dame ! les gens des alentours avaient ri le jour de la noce et, le soir, les gars étaient venus faire le charivari à la porte. Ce n’était pas bien gai ; mais quoi ! avec deux bâtards, elle n’avait pas le droit d’être difficile.
Elle avait eu trois autres enfants coup sur coup ; puis son homme avait été pris d’une mauvaise maladie dans les jambes, dans les reins et dans la moelle du dos. Il avait été en enfance et paralysé pendant deux ans, et il était mort en lui laissant des dettes et cinq enfants sur les bras. Depuis, elle avait tenu la terre quand même.
— Voilà sept ans que je suis seule pour faire tout, dit-elle. J’en ai arraché du travail, va ! Ces temps derniers, mes bessons m’ont aidé, mais voici qu’ils ont quinze ans, et ce sont déjà de mauvais sujets. Ils se soûlent comme des hommes et se battent. J’en ai gagé un ; l’année prochaine, je gagerai l’autre quatre jours par semaine. Ça fera de l’argent, car ils sont forts, mais ils mangeront tout… Des têtes brûlées, vois-tu…
Elle s’arrêta un moment, puis reprit en secouant ses grosses épaules :
— Heureusement, je prends le temps comme il vient. C’est mon caractère qui est comme ça… les choses, moi, je ne m’en fais pas trop… Tout de même, je ne m’arrange pas ; il m’est venu à mon troisième drôle des varices très grosses ; quelquefois je ne peux pas marcher. Tiens, encore aujourd’hui, ça me fait mal ; j’ai cette jambe enflée.
Elle leva un peu son jupon pour montrer sa cheville. Un marchand qui passait risqua une vilaine plaisanterie. Elle ne s’en émut guère.
— Comme ça, dit-elle à Séverin, tu es toujours chez les autres… Tes affaires, à toi aussi, n’ont donc pas prospéré ?
— Non ! pas trop ! Je suis veuf, j’ai six enfants et les plus grands cherchent du pain.
Il dut parler à son tour et plus longuement qu’il n’en avait envie. Quand elle sut que Delphine était morte de ses couches, laissant un bébé à élever, les larmes lui vinrent aux yeux.
— Quel malheur ! fit-elle ; pauvre Delphine ! Dire qu’il a été un temps où je l’aurais peut-être battue si je l’avais trouvée seule sur un chemin. Pauvre Delphine ! elle qui était si jolie et si gaie, elle est donc morte ! J’aurais bien dû m’en douter tout de suite ; jamais elle ne t’aurait laissé venir à la foire fripé comme tu l’es, sans boutons et sans cravate.
D’un geste familier, Mariche remonta le col de la blouse qui était trop grand et glissait sur l’épaule. Il vit que sa main était dure comme une main d’homme et que ses doigts blessés avaient des ongles difformes.
Il y eut entre eux un silence. Elle reprit à mi-voix :
— Quand l’homme est mort, c’est triste ; mais quand c’est la femme, c’est encore pis pour les enfants. Tu ferais bien de te remarier…
Il se retourna :
— Me remarier ! tu es folle ! Et avec qui, bon sang !
Puis il se leva, méfiant. Cette hâte la fit rire.
— Je vois que tu as toujours peur, dit-elle. Tu as tort, ce n’est pas peur moi que je parle. J’ai cinq enfants et pas mal de dettes… nous ferions un triste marché… Si tu venais me le proposer, je dirais comme toi tout à l’heure : « Tu es fou ! »… Et pourtant j’accepterais peut-être, parce que, toi… Enfin, prends garde à ne pas m’en conter !
Elle eut encore une fois son rire roulant de femme grasse, son beau rire qui lui restait de sa jeunesse et qui était comme un timbre clair dans une horloge démolie.
— Tout de même, reprit-elle, cela m’amuse de te voir si peureux. Mon pauvre Séverin ! je suis bien changée, va ! C’est qu’autrefois j’étais un diable ! Aussi, pourquoi ne me voulais-tu pas ? J’étais bien forcée d’être hardie. Et ma foi, à présent, je ne le regrette pas… Ah ! bien non ! je ne le regrette pas !
— Ni moi, dit Séverin ; et cela m’a fait plaisir de te revoir. Maintenant, il faut que je m’en aille, Bon courage, Mariche !
Il lui tendit la main, mais elle se leva et l’embrassa. Puis, elle s’en alla faire un tour à ses cochons ; lui, descendit la côte du champ de foire au milieu des toucheurs de bêtes qui se dirigeaient vers la gare.
Séverin avait dit vrai à la Mariche ; il ne regrettait pas cette histoire de jeunesse. Jadis, aux premiers temps de son mariage, il en avait eu grand’honte ; mais depuis, la vie l’avait tant bousculé qu’il ne voyait plus les choses de la même façon.
Beaucoup d’événements qui lui avaient semblé importants reculaient et s’effaçaient dans son souvenir ; et par exemple, cette courte folie d’amour pour la Mariche n’était plus qu’une toute petite aventure du temps passé — une aventure agréable, en somme, telle qu’il n’en connaîtrait plus.
Quant à cette idée de mariage, c’est cela qui était bien fou ! Se marier, lui ! Qui donc voudrait s’apparier à tant de misère ? Il n’y avait qu’une toquée, qu’une enragée, il n’y avait que Mariche pour y songer. Cette Mariche, elle avait beau se dire changée, elle en tenait encore pour lui ; il se rappela son rire qui sonnait toujours vingt ans.
Non ! ni celle-ci, ni une autre. Bas-Bleu bientôt serait assez grande pour tenir convenablement la maison. Il n’allait pas se remarier au risque d’avoir d’autres enfants. Et puis, il était tout rempli du souvenir de la défunte et encore, il n’avait pas l’idée vers les choses d’amour.
Il arriva chez lui vers quatre heures. Georges, devant la porte, jouait avec les pierres. Dans la maison, Bas-Bleu, assise sur une chaise défoncée, s’appliquait à coudre dans une loque brune. Avant de se lever pour embrasser son père, elle piqua son aiguille dans l’étoffe comme une grande femme.
— Eh bien, papa, es-tu gagé loin d’ici ? demanda-t-elle.
— Non ; je ne suis pas gagé du tout.
— Tant mieux. Je suis contente. Comme cela, tu te gageras dimanche à Coutigny et tu resteras dans un village des alentours. Qu’est-ce que je ferais si tu demeurais loin et si tu ne pouvais pas rentrer tous les soirs ? C’est que les drôles ne veulent pas toujours me croire, tu sais !
Depuis que sa grand’mère était partie, elle parlait en maîtresse de maison.
Le dimanche suivant, en effet, entre messe et vêpres, Séverin se gagea chez les Bordager des Arrolettes. Et qui fit conclure le marché ? Ce fut Lucien Chauvin le commis.
Étant venu passer quelques jours de congé au pays, il était allé voir son oncle, et Florentin lui avait conté l’affaire du lièvre. Il avait pris le temps de s’indigner, après quoi il avait vanté Séverin devant le fils Bordager qui était son camarade d’enfance et dont le valet venait justement de tomber malade.
Et le dimanche donc, Lucien ayant rencontré les deux hommes, les fit entrer chez son père. Ils s’arrangèrent rondement ; Séverin irait aux Arrolettes tout de suite ; il aurait pour son année un cent de choux, quatre sillons de pommes de terre et quarante-sept pistoles. Jamais il n’avait gagné une somme aussi forte. C’est que les gages montaient dans le pays à cause des jeunes qui s’en allaient dans les villes ou dans les Charentes.
Quand tout fut dit, Lucien ayant débouché une bouteille de vrai vin, s’anima contre les Magnon.
— Ah ! ils t’ont appelé voleur ! dit-il à Séverin. Ces gens-là, voyez-vous, sont pro-pri-é-tai-res ; tout leur appartient : la terre, les hommes, les oiseaux, l’air qui passe. Voleur ! Elle est bien bonne ! Comme si ce n’étaient pas eux, les voleurs ! D’ailleurs un pauvre diable qui triche pour nourrir les siens n’est pas un voleur ; celui dont l’enfant a faim a droit de prendre le superflu des autres.
— Oh ! oh !
Cela, les deux paysans ne l’admettaient pas tout à fait.
Bien qu’elle fût chétive et n’eût que treize ans, Bas-Bleu tenait le ménage de son père. Elle faisait les laveries, raccommodait les hardes, trempait la soupe, peignait et débarbouillait les petits. Elle avait beaucoup de peine à faire les lits, surtout celui où elle couchait avec ses sœurs. Elle était obligée de grimper sur une chaise pour arranger la couverture.
Entre tous ses cadets, Georges était son préféré. Elle avait pour lui des soins de jeune mère puérile : elle lui préparait de la soupe à part et lui faisait manger du sucre en cachette. Les autres, parfois, étaient jaloux ; elle les grondait souvent et même les corrigeait ; mais elle le faisait avec tant de naturel qu’ils lui obéissaient mieux qu’à la Bernoude.
Georgette, seule, se rebiffait sous les taloches. Cette Georgette ne ressemblait pas beaucoup à sa sœur ; courte et grosse, jolie néanmoins avec sa tignasse cendrée et ses yeux tachés d’or, elle était la mieux plantée de la famille. En revanche, elle avait toujours eu sa bonne part de sournoiserie ; depuis quatre ans qu’elle allait à l’école, elle en avait appris de toutes les couleurs en compagnie de deux autres fillettes du village, deux mauvaises pièces d’une douzaine d’années ; elle savait plus de choses que sa sœur aînée et celle-ci eût prévenu le père si elle eût osé.
Quant aux bessons, ils devenaient plus raisonnables. Ils avaient mendié un bout de temps ; mais comme il n’y avait plus guère de cherche-pain dans la commune, Séverin avait eu honte et avait gardé ses enfants chez lui. Seulement la dette s’était accrue chez le boulanger.
Séverin se disait :
— Voilà mes bessons qui sont bientôt en force de travailler ; dans deux ans je les gagerai ; cela fera cinquante écus de plus et deux bouches de moins à nourrir ; nous serons sauvés.
En attendant la maison était vide ; pas de meubles, pas de hardes. Malgré toute son application, Bas-Bleu ne parvenait pas à remettre à neuf les nippes trop vieilles et l’on n’eût pas donné dix sous de la défroque des petits.
Mais ce qui inquiétait surtout Séverin, c’était la santé de Bas-Bleu. Elle toussait depuis longtemps ; très grande pour son âge, elle avait les épaules étroites et pointues ; sous sa peau trop claire, on voyait courir les veines bleues. Chaque automne elle avait un gros rhume qui lui donnait la fièvre.
Le médecin, consulté deux fois, avait dit qu’il fallait du repos, une habitation sèche et claire et surtout une nourriture fortifiante. C’étaient là des paroles inutiles. Séverin chercha ailleurs : il espérait trouver un remède qui guérirait sa fille d’un coup. Un jour, la Gustine le réconforta.
— C’est l’âge, dit-elle, c’est l’âge, vois-tu, qui la travaille. Il faut que cela passe ; dans deux ou trois ans, elle sera forte.
Lui parti, elle ajouta :
— Elle sera forte ou morte, ça dépend.
Pendant l’été de sa quatorzième année, Bas-Bleu résista à peu près au mal, mais, à la Toussaint, une bronchite la coucha. La Bernoude ayant justement ses douleurs, ce fut Georgette qui eut la charge de soigner sa sœur ; heureusement, les voisines lui vinrent un peu en aide. Au bout de trois semaines, Bas-Bleu put se lever, mais elle resta sans force. Elle toussait de plus en plus et s’essoufflait au moindre effort.
Enfin, vers Pâques, comme elle achevait ses quinze ans, elle cracha tant de sang, un dimanche matin, que Séverin vit bien que son enfant allait mourir de cette mauvaise toux.
Cette année-là fut terrible. Dès le printemps, Séverin avait gagé les bessons comme toucheurs de bœufs ; mais Constant tomba d’un cerisier et se cassa une jambe, si bien que, pendant un mois, il y eut deux malades dans le pauvre creux-de-maison. Il est vrai que Bas-Bleu se levait encore et même cousait un peu.
La grand’mère venait de temps en temps, mais la maison était si humide qu’elle retombait tout de suite percluse et qu’il lui fallait bien vite s’en retourner chez son gars.
Le dimanche, Séverin ne prenait plus le temps d’aller à la grand’messe ; quand il n’était pas de garde chez son patron, il passait toute sa journée à faire le ménage. Il balayait, lavait, brossait, cousait, faisait les lits.
Bas-Bleu couchant seule sur l’ordre formel du médecin, Séverin s’était installé un grabat au grenier avec une vieille paillasse et des débris de couverture donnés par les Bordager. Les deux bessons couchaient chez leurs patrons ; quant aux trois petits, ils échangeaient leurs poux dans le second lit de la maison. Car ils avaient des poux continuellement ; c’était en vain que chaque dimanche le père leur frictionnait la tête jusqu’à les faire pleurer avec ses mains dures ; les poux revenaient on ne sait d’où. Un jour, la demoiselle qui faisait la classe à Marthe, renvoya la petite pour cause de malpropreté.
La Gustine, apitoyée, débarbouilla l’enfant et lui drogua la tête avec de la graine de pied d’alouette macérée dans du vinaigre. Séverin ne sut pas cette histoire.
Mais il ne pouvait manquer de s’apercevoir, du dénuement de plus en plus triste de la maison. Plus de chaux aux murs, plus d’images sur la cheminée, plus de laine dans les couvertures, plus d’assiettes au vaisselier… De la poussière partout, et des taches, et des toiles d’araignées.
Un jour que Pitaud avait fait pour les Pâtureau un charroi de complaisance, Séverin voulut lui offrir une tasse de café. Mais au moment de verser ce café dans une tasse jaune et ébréchée, il se trouva qu’il n’y avait rien pour le passer. Georgette dut remuer tout le fouillis de guenilles qui remplissait le buffet pour découvrir un linge à peu près propre.
Pitaud, trop honnête pour laisser voir son dégoût, se montra courageux devant sa bolée ; mais Séverin crut remarquer qu’il l’avalait vite tout de même.
Chaque jour les choses empiraient. Rien d’ailleurs à espérer pour le moment. On commençait à dire dans le pays que Pâtureau était républicain ; or, le bureau de bienfaisance ne faisait que le strict nécessaire pour les républicains ; la Bernoude elle-même n’était pas encore secourue. Les Magnon s’étaient vengés sournoisement.
Pourtant Séverin depuis longtemps ne braconnait plus. Il n’en avait ni le goût ni le temps. Il ne courait plus le dimanche ; il avait seulement conservé l’habitude de ramasser les choses qui se perdaient.
Maintenant, pour faire plaisir à Bas-Bleu, pour lui rapporter quelque friandise, à elle qui ne pouvait plus guère manger que des fruits, il demandait ; il n’hésitait plus, il était devenu hardi ; et même, parfois, lorsque, dans les haies écartées appartenant à des gens durs qui ne donnaient jamais rien, il trouvait de belles cerises ou des poires bien jaunes, dame, tant pis ! il en raflait quelques-unes et peut-être après n’eût-il pas fait bon les lui reprendre.
C’était un soir d’avril ; la nuit était tombée depuis un moment déjà. Séverin, sa journée faite, revenait aux Pelleteries. Il se hâtait parce qu’il était inquiet de sa fille.
Elle touchait à sa fin, la pauvre Bas-Bleu. Quand son père la levait pour qu’on pût faire le lit, elle ne pesait pas plus sur ses bras qu’un petit enfant. Elle ne prenait presque plus de nourriture ; on avait droit chez le boucher à un peu de viande, mais, de cette viande-là, elle n’en voulait pas. Des voisines charitables fricassaient de temps en temps pour elle un poulet bien tendre ; elle en mangeait un petit morceau avec appétit, puis il fallait enlever le reste qui lui répugnait.
La veille au soir, comme son père s’efforçait de lui faire prendre un peu de lait, elle avait dit de sa voix courte et sifflante :
— Papa, laisse-moi… je ne peux pas avaler ce lait… je voudrais manger de la soupe à la poule…
— Ma fille, si tu voulais, nous irions chercher de la viande chez le boucher ; ta soupe serait plus nourrissante.
— Non ! je ne veux pas de soupe au bœuf ; elle sent le suif. Mais si j’avais de la soupe à la poule, je crois que j’en mangerais.
— Eh bien ! ce n’est pas difficile ; je vais aller tout de suite quérir une poule chez la Pitaude ; tu mangeras ta soupe demain.
— Oh non ! pas ce soir…, pas demain…, tu as bien le temps. Quand j’en aurai, je n’en voudrai peut-être plus… Je suis agaçante, dis, papa !
C’était à cause de ce désir de Bas-Bleu que Séverin se trouvait en retard.
Après le repas du soir chez les Bordager, il était passé dans toutes les maisons du village pour trouver une poule. Mais le moment était mal choisi, car les volailles venaient d’être renfermées comme cela se faisait aux Arrolettes à certaines époques de l’année. Toutes les femmes avaient parlé à Séverin comme l’avait déjà fait la Bordagère et Louise, la belle-sœur. Chacune avait dit :
— Je ne tiens point à vendre mes poules qui vont commencer à pondre, mais pour une malade on fait tout ; seulement tu tombes mal ; mes poules viennent d’être renfermées ; elles ne sont point grasses pour la saison ; ce ne sont guère que des carcasses. Si tu veux, je t’en donnerai une tout de même.
Et Séverin avait répondu partout :
— Non ! j’en veux une grasse… je vous remercie… j’enverrai les drôles dans les métairies du Haut-Village.
Il en voulait une grasse… Il ne regardait pas à la dépense maintenant que sa grande fille allait mourir. Il se hâtait dans la nuit vite épaissie. Comme il avait plu toute la semaine, les chemins de traverse étaient mauvais ; il était obligé de suivre la route, ce qui le retardait bien de dix minutes. Cette route était la route du bourg, celle qui passait devant le logis des Magnon. Séverin ne s’était jamais retrouvé en face du propriétaire du Pâtis ; celui-ci l’évitait prudemment et ses fils eux-mêmes étaient soudain pressés de rentrer quand ils apercevaient à la brune la haute silhouette du valet des Bordager. Séverin s’amusait de cette poltronnerie ; il était bien loin de songer à faire un mauvais coup.
Quand il arriva devant la villa, des chiens aboyèrent près de la grille ; il entendit des voix et des bruits de vaisselle.
— On soupe là, pensa-t-il ; le gros Magnon est plus tranquille derrière ses volets qu’il ne le serait à cette heure à vingt pas devant moi.
Tout à coup, Séverin aperçut au beau milieu de la route une sorte de boule sombre. Ce devait être un petit chien couché en rond ou peut-être une bûche. Il avança son sabot ; à sa vive surprise, une poule se leva effrayée et alla s’accroupir un peu plus loin, sur la route encore.
C’était sans doute une poule de redevance que des fermiers avaient apportée dans la journée et qui, le soir venu, s’était fourvoyée.
Quand Séverin fut de nouveau près d’elle, elle se leva encore et, tout ahurie, alla se blottir au pied d’un échalier, la tête passée entre deux barreaux. Il la suivit, se baissa, avança la main ; la poule se sentant prise, battit des ailes et gloussa ; alors, pour la faire taire, il lui saisit le cou et vivement serra, tordit, écrasa. Puis, soulevant la bête dont les pattes jouèrent dans le vide, il la glissa sur sa poitrine et repartit, vite.
De la main droite, tout en marchant, il tâta sous sa blouse : c’était une poule superbe, grasse et ronde comme une caille. Bonne idée qu’il avait eue de suivre la grand’route.
Pourtant, à mesure qu’il approchait de la maison, une inquiétude grandissait en lui. Que dire à Bas-Bleu et que dire surtout à la Bernoude qui était aux Pelleteries en ce moment ?
C’était une poule volée en somme… volée ! Allons donc ! Il essaya de se rappeler les paroles que Lucien Chauvin avait dites le jour du marché avec Bordager.
Et puis, allait-il se casser la tête avec toutes ces idées ! Il avait assez d’autres soucis. Bah ! on verrait bien.
Il était arrivé ; il poussa la porte. Les enfants étaient couchés ; un lumignon de suif flambait sur la cheminée ; un petit feu clignotait et, penchée au-dessus, la grand’mère frottait entre ses doigts des guenilles crottées.
Séverin s’approcha doucement du lit de la malade, mais celle-ci qui ne dormait pas leva un peu la tête.
— Bonsoir ! fit-il, tu ne dors pas encore ?
— Non, je ne peux pas ; bonsoir, papa ! approche, que je t’embrasse.
Il se pencha et elle l’embrassa à plusieurs reprises sur sa barbe dure. Elle avait toujours adoré son père et toujours elle lui avait donné ces marques d’amitié auxquelles on s’attarde rarement dans les familles nombreuses et pauvres où l’on est pressé ; mais depuis qu’elle allait tout à fait mal, elle était devenue encore bien plus caressante.
— As-tu été plus forte aujourd’hui ? demanda Séverin ; as-tu mangé ? Vois donc ce que je t’apporte.
Il sortit la poule de dessous sa blouse et la mit sur le lit. Un sourire éclaira le visage blanc de la malade.
— Ah ! c’est ma poule ! tu as pensé à moi, merci, père. Comme elle est lourde ! je ne peux pas la soulever ! quelles belles plumes ! grand’mère, viens voir !
La Bernoude se leva et vint près du lit.
— Où l’as-tu prise, mon gars ? demanda-t-elle à Séverin ; chez Guste ?
— Non, pas chez Guste.
— Tu ne l’as pas prise aux Arrolettes ?
— Si, je l’ai prise aux Arrolettes.
La vieille ayant soulevé la bête s’exclama à son tour
— Eh bien ! je pense qu’elle est lourde !
Elle tâta sous la plume et s’approcha de la lumière pour mieux voir.
— Mais ! fit-elle tout à coup, ce n’est pas une poule ! cela m’étonnait bien ! c’est un coq…, ou plutôt… c’est un chapon.
Séverin s’avança vivement.
— Un chapon !
— Oui, un chapon ! regarde la crête coupée… où as-tu pris ça ? Dans le pays, il n’y a que la métayère de Malitrou qui chaponne, et encore elle porte ses chapons au maître, à M. Magnon… Où as-tu pris ça, mon bon gars ?
— Où j’ai pris ça ?
Il se mit à rire d’un drôle d’air. Elle répéta :
— Oui, d’où ça vient-il ? pas des Arrolettes, bien sûr… Es-tu donc allé jusqu’à Malitrou ?
— Peut-être bien…
Comme la Bernoude examinait la tête du chapon et le cou blessé, il finit par dire :
— Cette bête, voyez-vous, c’est le Magnon qui me l’a donnée.
— Allons ! qu’est-ce que tu racontes ?
— Oui… voilà… C’est-à-dire…
Maintenant qu’il faut avouer cette chose énorme, il balbutie, le cœur étreint par une angoisse sur laquelle il n’avait pas compté.
Soudain, il se décide et vite lâche les mots :
— C’est-à-dire que j’ai trouvé cette bête devant le logis ; elle est venue se fourrer sous mes sabots ; je l’ai tuée sans le faire exprès ; alors quoi ! je ne pouvais pas la laisser sur la route ; je l’ai emportée.
La grand’mère recule un peu pour le regarder et elle voit qu’il dit vrai. Ses yeux s’ouvrent très grands, comme si elle découvrait une chose horrible ; puis s’étant assurée que les petits dorment, elle se dresse contre lui et d’une voix qui monte comme un souffle :
— Alors, c’est vrai, dit-elle ; tu as volé, malheureux !
Séverin, à son tour, recule ; un grand froid l’anéantit ; il ne peut plus supporter le regard de ces yeux si francs qui le condamnent ; il se laisse tomber sur une chaise, dans l’ombre, près du lit de Bas-Bleu.
Après une minute d’effarement il essaye de se défendre, de rattraper ses idées en déroute.
— Voyons ! en voilà des histoires ! Justement il n’y avait pas de poule aux Arrolettes, et pourtant ça presse… alors je trouve ce chapon sur la route ; il était égaré, perdu ; les chiens l’auraient mangé… je l’ai ramassé, pardi ! le mal n’est pas grand…
— Tais-toi ! fait la vieille femme.
— Peut-être bien qu’il était aux Magnon ; si c’est vrai, tant mieux ! des gens si riches et si mauvais ! des gens qui vous ont empêchée jusqu’à cette année d’avoir votre rente de la commune…
— Tais-toi !
— Et puis, on est si malheureux !
— Tais-toi ! tais-toi !
— Ces derniers temps ont été si durs… Oh mère ! si vous saviez !
Il ajoute mollement, sentant bien que pour une ancienne endurcie dans l’honnêteté ce sont là de pauvres paroles :
— Quand on a des enfants qui meurent de faim, on a bien le droit de prendre ce que les autres ont de trop.
La Bernoude, indignée, lève sa canne ; elle frapperait !
— Tais-toi, Pâtureau ! tu parles mal ! Quand on est dans la misère, on demande, il n’y a pas de honte à cela. Ah ! tu n’avais pas trouvé de poule aux Arrolettes ? Eh bien ! fallait aller ailleurs. Demain matin, à l’aubette, j’irai en chercher une, moi, et je la trouverai puisqu’il le faut, devrais-je faire de mon pied tout le tour de la paroisse et me jeter à genoux dans toutes les maisons ! Et l’idée ne me viendra point de voler, non ! Quant à ce chapon, personne ici n’y touchera, ou bien je m’en irai… Le voilà ton chapon, mon gars !
Elle lance la bête qui retombe aux pieds de Séverin avec un bruit mat.
L’indignation redresse sa pauvre taille cassée ; jamais de sa vie elle n’a connu un trouble pareil ; elle va de long en large, s’arrêtant chaque fois qu’elle passe devant Séverin pour le honnir.
— Malheureux ! voilà où tu en es ! cela te regarde ; tu es bien en âge ; mais tu as des enfants qui sont un peu miens aussi ; je ne veux pas que tu leur fasses de pareilles leçons. Jamais personne n’a failli dans ma famille ni dans celle de mon pauvre homme. Ah ! n’agis pas de cette façon, ou je ne te reconnais plus pour mon gendre…
C’est l’honneur de toute une lignée qui remonte à ses lèvres et qui fait trembler sa voix, si calme à l’habitude.
Elle finit par se rasseoir près de la cheminée.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! si la défunte voyait ça ! ma pauvre Fine ! ma pauvre Fine !
Elle gémit maintenant et pleure et la malade pleure aussi, consternée par cette scène à voix basse.
Séverin se baisse vivement, ramasse le chapon et s’en va dans la nuit…
Quand il revint une heure plus tard, la chandelle flambait encore et la grand’mère était assise à la même place. Il referma doucement la porte et, furtif, sans une parole, il laissa ses sabots pour monter au grenier où il couchait.
Mais une voix suppliante se fit entendre.
— Papa ! papa ! disait Bas-Bleu ; viens ici !
Il hésita une seconde, puis il reprit ses sabots et s’approcha du lit. La malade s’était redressée sur un coude ; elle le prit par le cou et l’attira vers elle.
— D’où viens-tu ? dit-elle tout bas ; tu viens sans doute de retourner le chapon ?
Il répondit tout bas aussi :
— Oui.
Elle l’attira plus près encore :
— Père, si j’avais su, je n’aurais pas demandé de soupe à la poule ; maintenant je n’en veux plus. Écoute, il ne faut pas se faire de chagrin ; les drôles n’ont rien entendu. Et moi je te remercie, oh ! je te remercie beaucoup ! tu m’aimes bien, toi, père !…
Séverin, étranglé, ne put pas répondre ; il baisa les yeux de sa fille, les grands yeux qui mangeaient la pauvre figure blanche ; puis il se laissa choir encore une fois sur une chaise à côté du lit.
Il vit à ce moment que la Bernoude se levait et s’approchait de lui. Quand elle fut tout près, elle lui mit une main sur l’épaule et se pencha pour l’embrasser. Elle pleurait encore ; mais comme elle avait eu le temps de songer aux paroles si dures qu’elle avait dites à son gendre, ce fut avec un accent d’infinie pitié qu’elle murmura :
— T’es bien malheureux, mon pauv’ gars ! t’es bien malheureux !
Alors il pleura. De sa poitrine profonde, des sanglots montèrent comme de grosses bulles et crevèrent. Et il pleura comme il n’avait jamais pleuré de sa vie ; il pleura toute la nuit, sur les siens, sur ceux qui étaient morts, sur celle qui allait mourir, et sur sa droiture qui était morte aussi, et sur son orgueil dont la misère avait eu raison, et sur toute sa pauvre vie effondrée.
Bas-Bleu mourut au commencement de mai. Le dimanche qui suivit l’enterrement, Séverin étant de garde aux Arrolettes détacha les vaches sur les neuf heures et les conduisit vers la lande aux Abreuvoirs. C’était à cinq cents pas du village, un mauvais pacage situé au flanc d’un coteau très raide ; il n’y poussait que du genêt, de la bruyère et, au printemps, un peu d’herbe dans les bas ; les Abreuvoirs étaient des fossés toujours remplis d’une eau noire et froide où s’enfonçaient les images pâles des peupliers de bordure.
Il y avait une charrière du côté de la route ; Séverin alla s’y asseoir les genoux au menton, face au soleil et à ses bêtes.
Les cloches, au bourg, carillonnaient dans l’air jeune ; leur voix passait avec le vent frais, semeur de vie ; et cette musique du dimanche et cette musique du printemps venaient avec une douceur de caresse sur la campagne verte pleine d’éclosions mystérieuses. Séverin songea à un autre bruit de cloches, morne celui-là, à une pluie de notes tombant, lourdes, comme des pierres de démolition. Et il dit en lui-même avec une sorte de colère contre les cloches de ce jour qui étaient joyeuses :
— C’est cela ! cabotez, vous autres ! cabotez donc !
Des larmes filtrèrent entre ses paupières qu’il avait fermées à cause de la lumière crue :
Pourquoi ce refrain de son enfance, à présent, lui revenait-il ?
La Pâturelle chantait cela jadis pour l’amuser ; en même temps elle tapait sur la crémaillère avec la pelle à feu.
Et le rythme était le même des notes secouées là-bas dans le bleu et de celles secouées en lui par le souvenir. C’était un rythme lent et monotone qui berçait.
Ding ! don ! Ding ! don !… Peu à peu Séverin perdit sa pensée comme quelqu’un qui va s’assoupir…
Un ronflement grandissant le fit sursauter ; une automobile arrivait à grande allure ; quand elle fut devant la charrière elle s’arrêta et le monsieur qui était au volant interpella Séverin.
— Hé ! l’homme ! fit-il, cette route mène-t-elle à Bressuire ?
— Oui monsieur, si l’on veut.
— Est-elle bonne sur tout le parcours ?
Séverin fit un geste vague qui ne signifiait pas grand’chose.
Comme la voiture recommençait à ronfler, il entendit une voix fraîche qui devait être la voix d’une femme toute jeune, rieuse et très étourdie. Cette voix disait au monsieur qui avait parlé :
— Te voilà bien renseigné ! il est fou, ce vieux !
Vieux ! il n’était pas vieux ; il avait quarante-huit ans. Elle avait dit cela, cette petite dame, à cause de la posture qui lui faisait le dos rond.
Quand il était debout il était droit comme un jeune et sa force était encore grande. Il tenait de son défunt père une résistance incroyable au mal et à la peine. Bien qu’il eût eu parfois ses misères comme les autres, il ne s’était jamais plaint ; il n’avait jamais un seul jour abandonné le travail ; et cela n’avait pas empêché les siens de souffrir de la faim.
Non, son corps n’était pas vieux ; c’était son âme qui était vieille et bien malade.
Auguste, le matin, lui avait dit par amitié :
— Allons, Séverin, prends courage ! ton plus mauvais temps est passé !
C’est vrai qu’il avait des chances maintenant de vivre plus à l’aise. Les républicains, qui l’amignonnaient depuis qu’il n’était pas fou de messe, lui avaient expliqué tout ce que ceux de leur idée avaient fait et comptaient faire pour les pauvres. Jusqu’à présent, les bonnes lois avaient surtout profité aux pauvres des villes, mais ceux des champs allaient avoir leur tour. Il était même question de leur donner des retraites comme aux gendarmes et aux employés.
De plus, les gages montaient. Beaucoup de valets avaient en effet quitté le Bocage. Et ceux qui étaient partis ainsi pour le pays de Charente ou pour la ville, n’étaient pas tous des paresseux comme le disaient les riches qui ne travaillent jamais et, après eux, les gens qui n’entendent rien aux choses de la campagne. Il y avait parmi ces émigrants des jeunes hommes courageux qui partaient à regret ; et ce qui les effrayait et ce qui les faisait fuir, ce n’était pas l’existence trop calme, les journées trop remplies de labeur obstiné, c’était bien plutôt la certitude de ne jamais profiter de leur peine, c’était la dureté inconsciente des gens qui possédaient la terre.
Les valets qui restaient n’étaient donc pas toujours les meilleurs et les fermiers avaient grand’peine à trouver des compagnons à la fois intelligents et vaillants de corps. Séverin ne manquerait jamais d’ouvrage ; il était tranquille de ce côté.
Enfin, les deux bessons commençaient à lui apporter leur petit gage ; il allait payer ses dettes. Bientôt avec les cinq enfants qui poussaient, il recevrait une belle somme à la Toussaint.
Mais le malheur pouvait passer encore… Il y avait aussi cette Georgette qui savait trop de choses et que les gamins suivaient déjà dans l’espérance de mauvais jeux. Quand les mères sont mortes, les filles sont un gros tracas.
« Ton plus mauvais temps est passé. » Ce qui était passé, c’était sa fierté et aussi un peu son courage. Il était las. Cela ne lui faisait rien d’être à peu près sûr de gagner sa vie. Ding ! don ! Ding ! don ! La chanson des vieux jours cabotait en son cœur ; toute sa pensée était en arrière, vers celles qu’il avait aimées et qui étaient mortes. Elles étaient trois et leurs images étaient en lui en même temps.
C’était d’abord la pauvre Pâturelle, morte de la toux au temps de la guerre. Il revoyait sa figure douce et triste et il se rappelait des choses puériles.
C’était ensuite la joie de sa jeunesse, la jolie meunière aux yeux d’eau, la bonne compagne plus brave que lui-même et plus gaie, la bonne compagne qu’un rêve de bonheur pour les siens avait tuée.
C’était enfin la dernière, la petite qui ressemblait aux deux autres et qui avait été plus malheureuse qu’elles.
Celle-ci, il la voyait pieds nus avec un bissac sur le dos. Il ne regrettait plus d’avoir volé pour elle ; il redisait tout bas son sobriquet de misère :
— Bas-Bleu, ma petite Bas-Bleu, tu n’iras plus aux portes ; tu n’auras plus jamais froid… Tu dois être heureuse maintenant… Bas-Bleu, je voudrais te rejoindre ; je voudrais être couché dans la terre tiède, là-bas au coin du cimetière, à côté de toi, à côté de ta mère et à côté de ma mère à moi que tu n’as pas connue et qui te ressemblait…
Il avait de la religion ; il n’ignorait pas qu’il est question dans les prières d’un paradis et d’une vie d’après. Mais ce sont des idées qu’on a parce qu’on a peur, ou parce qu’on aime, ou parce qu’on est plein d’orgueil ; dans le fond de son cœur il n’y croyait pas. Il savait comment les choses se dissolvent dans la terre et sa vision se précisant soudain, il eut un frisson d’horreur.
Il s’efforça de penser autrement, il lui vint des idées comme il en avait étant enfant. Il se disait :
— Peut-être tout de même qu’elles me voient.
Il y avait dans le fossé, devant lui, des fleurs pâles qui s’ouvraient comme les yeux limpides de sa défunte et d’autres plus sombres, violettes, presque noires qui étaient toutes pareilles aux yeux de son enfant.
Et quand il levait la tête, il lui semblait distinguer des formes humaines aux franges des nuages, des formes blanches gonflées de lumière qui s’étiraient et se perdaient comme les images fugitives des rêves.
A Coutigny, les cloches recommencèrent à sonner. Leur voix joyeuse passa encore sur les cimes émues. La terre était à son heure de grande beauté. Les peupliers chantaient. Leur chanson était un peu monotone, mais très douce et pour ainsi dire féminine. C’était une chanson bien différente de celle des chênes et plus différente encore de celle des châtaigniers à travers lesquels corne et siffle la musique du diable.
C’était aussi une chanson séculaire, car les anciens du pays avaient toujours vu des peupliers dans ce bas-fond. Ils étaient très serrés les uns contre les autres ; quand le vent les prenait de face ils ployaient tous à la fois, ils tremblaient, ils arrolaient de la tête au pied.
C’est à cause de cela que l’endroit s’appelait les Arrolettes.
FIN
Avertissement | |||
PREMIÈRE PARTIE | |||
Chap. | Ier. |
— Le retour | |
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II. |
— Le farinier de la Petite-Rue | |
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III. |
— Marichette | |
— |
IV. |
— Le malheur des Bernou | |
— |
V. |
— La foire Saint-Jacques | |
— |
VI. |
— La noce | |
DEUXIÈME PARTIE | |||
Chap. | Ier. |
— Les Pelleteries | |
— |
II. |
— La fâcherie des Marandières | |
— |
III. |
— Louis VI | |
— |
IV. |
— Quatre et cinq | |
— |
V. |
— La crève ! | |
— |
VI. |
— Baveille | |
— |
VII. |
— La chèvre | |
— |
VIII. |
— La lettre d’Avit Maufret | |
— |
IX. |
— La défaite | |
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X. |
— Au travail ! | |
TROISIÈME PARTIE | |||
Chap. | Ier. |
— Les choux | |
— |
II. |
— Les cherche-pain | |
— |
III. |
— La braconne | |
— |
IV. |
— Les paroles de Lucien Chauvin | |
— |
V. |
— Bas-bleu | |
— |
VI. |
— La poule | |
— |
VII. |
— Les cloches |
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie. 8, RUE GARANCIÈRE. — 25997
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