The Project Gutenberg eBook of Paraboles et diversions, by Pierre Mille
Title: Paraboles et diversions
Author: Pierre Mille
Release Date: June 27, 2023 [eBook #71053]
Language: French
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
PIERRE MILLE
— DEUXIÈME ÉDITION —
PARIS. — Ier
P.-V. STOCK ET Cie, ÉDITEURS
155, RUE SAINT-HONORÉ, 155.
1913
Tous droits réservés
L’auteur et les éditeurs déclarent réserver tous leurs droits de reproduction et de traduction pour tous pays, y compris la Russie, la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l’Intérieur (section de la librairie) en Avril 1913.
DU MÊME AUTEUR :
De cet ouvrage il a été tiré à part
neuf exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés et paraphés par les éditeurs.
C’est pour l’esprit humain, en même temps qu’une dangereuse cause d’orgueil, une grande inquiétude que de ne pas savoir pourquoi la création s’est arrêtée à l’homme. Car après tout il n’y avait pas de raison pour que Dieu, ayant travaillé six jours, se reposât le septième. Il aurait pu tout aussi bien continuer toute une décade, et même plus longtemps encore. Il aurait pu, dans ces jours subséquents, perfectionner nos premiers parents, leur donner des ailes, par exemple, ou leur permettre de vivre dans l’eau à l’aide de branchies ; il aurait pu les doter d’un appareil moral tel qu’ils n’eussent jamais succombé aux ruses du démon ; ou les faire beaucoup plus intelligents, de telle façon qu’ayant distingué ces ruses, ils eussent été encore plus coupables de s’y laisser prendre. Il aurait pu aussi inventer un surhomme, en laissant l’homme à l’état de simple ébauche ou d’essai, comme l’ornithorynque ou le ptérodactyle. Mais il ne le fit point. Étant toute raison, il devait avoir une raison, mais jusqu’à ce jour on ignorait celle-ci.
Toutefois le Pogge avait découvert à Constance, à moins que ce ne soit en Angleterre, on n’est pas bien fixé là-dessus, un manuscrit qui prétendait jeter quelques lueurs sur ce problème. Mais comme il n’avait guère souci que des ouvrages de l’antiquité classique, il n’y prêta aucune attention. Égaré une seconde fois, ce manuscrit n’a été retrouvé que de nos jours chez un notaire italien qui en avait détaché les feuillets de parchemin pour en faire des chemises de dossier ; et j’avoue qu’il existe encore des doutes sur la date exacte de sa composition. Selon certains épigraphistes, il serait dû au Pogge lui-même, qui se plaisait, on le sait, à ces supercheries littéraires.
Quoi qu’il en soit, l’auteur admet comme point de départ, que Satan, lorsque le Seigneur commença de créer le monde, en fut profondément affligé. La plupart des péchés capitaux, dont il est le père, mais dont il souffre cependant, l’envie, la colère, la paresse surtout, le rongèrent avec fureur. Car non seulement il n’aimait pas que son vainqueur manifestât sa puissance, mais encore il prévoyait que le monde une fois créé, il serait obligé d’y répandre le mal, et que cela le fatiguerait. Son grand souci fut donc d’arrêter Dieu, de l’arrêter le plus vite possible. Directement, il ne pouvait rien contre lui : il fallait que la décision de ne plus créer vînt du Créateur même. C’est alors que Satan inventa la critique. Le genre n’en fut point, à cette époque, divisé en espèces. La critique de Satan fut donc littéraire, artistique et dramatique. Ou plutôt elle prit tour à tour ces trois aspects. Toutefois, il fut étonné du peu d’effet qu’elle produisit d’abord. C’est qu’il ne savait pas encore bien son métier.
Car lorsque le Seigneur eut séparé la lumière d’avec les ténèbres, Satan fit graver par un diable de ses cohortes, en lettres de feu écarlates sur une tablette sulfureuse, son premier compte-rendu : « Cela est fort bien, disait-il en substance Nous remarquons dans cet ouvrage une certaine grandeur. L’honnêteté nous force pourtant d’y noter aussi quelque monotonie et de la confusion. »
Mais le Créateur ne s’inquiéta point de ces observations. Il avait fait comme il voulait faire, et la franchise du démon ne lui fut point désagréable. Il étendit donc sur le globe la face claire des eaux marines. Elles brillaient doucement, grises, bleues, vertes, selon leur profondeur et la couleur du ciel pur ou nué ; et voyant que cela était bon, il flottait au-dessus, immense et satisfait.
Satan écrivit, et tous les esprits du mal et du bien purent lire :
« Rien n’est plus intéressant. L’auteur des eaux est bien le même que celui de la lumière. Nous reconnaissons sa manière, ses grands effets un peu vagues, sa négligence perpétuelle et froide du détail, qui ne va pas sans causer une impression d’ennui. Mais tout porte à croire que cette négligence est voulue. Belle œuvre, bien qu’elle ne soit pas faite pour plaire à un public nombreux. »
Dieu ne se fatigua cependant point de créer. Il créa la diversité magnifique des herbes et des plantes ; avec le vent du soir il passa dans les feuillages, et il caressait ces fleurs nées sans semence, dans l’air ineffablement jeune où nulle bête n’avait encore respiré. Satan écrivit :
« Encore une tentative, et assez curieuse. Évidemment, l’auteur était bien davantage maître de son premier procédé, et l’on distingue ici des erreurs et des faiblesses. Quoi qu’il en soit, c’est un renouvellement, bien que l’on puisse craindre que ceux qui aimaient la première manière ne goûtent pas celle-ci. »
Mais il fut déconcerté, car le Seigneur ne montra nulle tristesse. Il avait joie de sa création, telle qu’elle était, et connaissait pourquoi il avait fait ainsi. Et quand Satan vit qu’il se disposait à continuer, son cœur fut rempli d’une rage très amère.
— Que faut-il donc imaginer, songea-t-il avant le quatrième matin, que faut-il donc imaginer pour qu’il se décourage ?
Le Seigneur créa le soleil, la lune, le manteau somptueux des étoiles, qui la nuit tourne lentement dans le ciel. Maintenant, il y avait de la beauté dans tout son infini, et il souriait en songeant : « Satan va dire une sottise ! »
Mais Satan sourit à son tour, car un dessein malicieux lui était apparu ; et il écrivit seulement : « Il y a progrès ! »
Et Dieu fut touché. Il eut presque envie de pardonner à Satan, de lui laisser une meilleure place dans son univers, il faillit oublier qu’il est l’esprit qui dit toujours non, même quand il a l’air de dire oui. Toutefois, remettant ce projet à plus tard, par une contraction de son être immatériel et sans bornes il créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui peuplent le sein noir des ondes. Il créa aussi les oiseaux, il jeta des ailes parmi les arbres et les monts, et au plus haut des airs, et il criait : « Multipliez, multipliez ! » Il pensait aussi : « Qu’est-ce que l’autre va dire ? »
Satan écrivit seulement : « Il y a progrès ! »
Alors le Seigneur, pour la première fois, eut un mouvement de stupeur et d’embarras. Un progrès ! Quel progrès ? C’était une autre expression de son besoin de créer qu’il manifestait, et elle ne signifiait rien, la parole de Satan ! Pourtant il se reprit et créa les bêtes qui vivent sur la terre. Toutes les bêtes. Elles bondissaient, bêlaient, mugissaient, rugissaient ; ou bien silencieuses, s’en allaient par grandes bandes pacifiques, la tête baissée sur l’herbe nourrissante.
Satan ricana, et dit encore : « Il y a progrès ! »
Et Dieu fit l’homme et la femme avec leurs âmes vivantes, et les mit dans le jardin d’Éden, près du pays de Havila, où se trouvent l’or, le bdellion et l’onyx. Mais Satan répéta encore :
« Il y a progrès ! »
Et à cet instant, Dieu s’écria :
« J’en ai assez ! Chaque œuvre que j’ai ouvrée, entre l’aurore et la nuit, l’obscurité et la lumière, je l’ai faite pour qu’elle soit ce qu’elle est, et belle en elle-même. Qu’est-ce qu’il veut dire, avec son progrès ? Si je continuais, on parlerait donc toujours de progrès, sans jamais regarder la chose en elle-même, sans en jouir ? J’en ai assez, j’en ai assez ! »
C’est ainsi que Satan parvint à arrêter la création au sixième jour.
Tel est, en résumé, le texte de ce manuscrit curieux. Mais décidément, la latinité en étant assez basse, je ne pense pas qu’on puisse l’attribuer au Pogge, savant homme et bon cicéronien.
Noé avait lâché une dernière fois la colombe ; elle était partie pour ne plus revenir. C’était en l’an six cent un de la vie du patriarche, au premier mois, le premier jour du mois ; et Noé enleva le toit qui couvrait l’arche, et il regarda, et voici ! La face de la terre avait séché. Et au second mois, le vingt-cinquième jour du mois, la terre pouvait porter les pas.
Alors Noé sortit de l’arche, avec sa femme, ses fils, et les femmes de ses fils, et tous les animaux, et ils respirèrent l’odeur du vent, qui avait couru sur la terre humide. Or, l’herbe partout avait recommencé de croître, et ainsi l’odeur de ce vent était bonne ; elle enflait leurs cœurs dans leurs poitrines. Les bêtes innombrables bondissaient en poussant des cris, selon leur espèce, et quand le vieux Noé, son couteau de pierre à la main, passait au milieu d’elles, choisissant l’une, choisissant l’autre, et les égorgeant pour les holocaustes, ainsi qu’il lui avait été commandé, celles qu’il avait choisies se laissaient mourir, tellement ivres de grand air qu’elles ne s’apercevaient pas du coup qu’il leur portait. Leur sang coulait sur les pierres, et c’était un grand sacrifice. Noé se disait :
— Cet holocauste est coûteux, pourtant il m’est doux ; car je viens d’en avoir la promesse du Seigneur : il ne frappera plus tout ce qui vit, comme il vient de le faire. Tant que la terre durera, les semailles et les moissons, le froid et le chaud, l’hiver et l’été, le jour et la nuit ne cesseront point. Tel est le pacte, et cela est légitime, puisqu’il ne reste au monde que moi et mes fils, qui sommes des justes. Tous les méchants ont disparu.
Mais comme il prononçait à haute voix ces paroles, il aperçut au loin sur les eaux une embarcation qui s’avançait avec une rapidité singulière. Son aspect l’étonna beaucoup : elle avait un mât, une voile, une paire de rames, un gouvernail, au lieu que l’arche ne se mouvait qu’au caprice des courants, sans que personne fît effort pour la diriger. Mais ce n’était point, à la manière de l’arche, une vaste maison flottante. Elle était au contraire fort petite, et ne contenait qu’un homme et une femme, bien vieux en apparence, aussi vieux que Noé, et qui semblaient fort paisibles.
Ils abordèrent. L’homme tira soigneusement son bateau sur la plage boueuse, en prenant toutes les précautions pour qu’il pût servir de nouveau, au lieu que l’arche était demeurée échouée sur le côté comme une chose définitivement abandonnée : cet homme avait l’air d’un vrai marin.
Noé s’approchant de lui, dit sans aucune douceur :
— Pourquoi n’êtes-vous pas noyés, vous et cette femme ? C’est contraire aux règlements. Il est hors de doute que vous devriez être noyés !
L’homme répliqua, étonné à son tour :
— J’allais vous faire la même observation : je croyais être seul sur la terre… C’est très ennuyeux. D’où venez-vous ?
Noé indiqua l’Orient d’un geste vague, du côté des plaines de Mésopotamie.
— … De par là, dit-il. Je m’appelle Noé. Et vous ?
L’homme tendit le bras, montrant l’horizon de l’Ouest. Il répondit :
— Je m’appelle Deucalion.
La première idée qui vint au patriarche et à ses fils fut de tuer ce couple étranger ; mais l’homme, malgré son âge, avait l’air si fort, si fier et si gai, qu’ils ne l’osèrent point. Noé dit à ses fils, pour se cacher à lui-même sa faiblesse et son indécision :
— Ces gens sont trop vieux pour avoir des enfants. Qu’importe qu’ils vivent encore quelques années !
Il affecta donc de s’écarter d’un air dédaigneux, en chantant un hymne qu’il tenait de ses ancêtres. Ce poème racontait l’origine du monde et le malheur irrémissible de l’homme, condamné non seulement à la mort, mais au travail, plus horrible encore que la mort, parce qu’il avait voulu connaître le mystère des choses, et tout le bien, et tout le mal. Mais l’étranger, sans inquiétude apparente, avait pris une houe dans sa barque. Et commençant de labourer la glèbe pleine de germes, il chanta de son côté un hymne impétueux. D’abord, il dit la joie de vivre, le ciel clair, la beauté des eaux, des montagnes, des plantes, qui par elles-mêmes sont divines. Ensuite il célébra la gloire de son père Prométhée, qui puni par Zeus pour avoir volé, avec la flamme, un secret assez fort pour affranchir les hommes de leur misère, continuait de braver le fils d’Ouranos, proclamant qu’à la fin il le vaincrait.
Ces récits outrageants faisaient horreur à Noé et à ses fils.
— Ils mourront sans postérité, du moins, songeaient-ils. Et c’est bien fait.
Mais quand il eut fini, en riant, de labourer la glèbe, l’homme l’ensemença patiemment avec des cailloux ; et quand il venait de recouvrir un sillon, sa femme l’imitait sur un sillon voisin.
— Ils sont fous ! murmurait la famille du patriarche : ils sèment des pierres !
Mais voilà que ces pierres se mirent à frissonner dans les entrailles qui les enfermaient. Le sol se gonflait d’intumescences légères ; on en vit sortir des têtes orgueilleuses et très belles, puis des poitrines viriles, toutes saillantes de muscles, et d’autres merveilleusement rondes, blanches à ravir les yeux, dont les seins fleurissaient dans l’air. Et telle fut la récolte de Deucalion : tout un peuple né de la Terre !
Alors Noé et ses fils s’écrièrent avec stupeur :
— Comment se fait-il que ceux-là aussi soient favorisés par des miracles ? Ce n’est pas juste, non, ce n’est pas juste !
Et ces hommes n’étaient pas plutôt sortis du sein de la glèbe, que tout armés, très joyeux, déjà pleins de faim, ils se jetèrent sur les troupeaux de bêtes domestiques et sur les bêtes sauvages. Ils les massacraient avec de grands cris ; allumant de larges bûchers, ils faisaient cuire, sans horreur, les sangliers et les lièvres immondes ; ils mangeaient les bœufs sans les avoir saignés à la gorge.
— Ne voyez-vous pas, s’écria Noé, que vous prenez votre nourriture dans l’impureté ? Comment se fait-il que vous ignoriez la Loi ?
— Nous ne savons ce que vous voulez dire, répliquèrent-ils. Nous ne connaissons de lois que celles que nous faisons nous-mêmes. Pourtant nous révérons Thémis : car c’est par le conseil et la volonté de cette déesse que Deucalion nous a fait naître. Aussi nous chercherons à vivre selon son désir. Mais quant à cette Loi dont vous parlez, c’est une rêverie de sauvages poltrons.
C’est ainsi que le déluge eut lieu en vain. Car il ne se trouva point seulement, pour être sauvée, la famille de Noé, mais aussi la race que Deucalion et Pyrrha ont fait sortir de l’éternelle Terre, sur l’inspiration de Thémis.
Ce sont deux sortes d’humains, et depuis ce jour jusqu’à celui où nous vivons, ils ne sont pas encore parvenus à s’entendre.
… Cette légende me fut contée, sous les murs indestructibles de Tyrinthe, par un berger grec qui ressemblait au sage et vigoureux Ulysse. Il avait de larges épaules, une barbe noire frisée, un nez droit, et dans la main, un aiguillon semblable à un sceptre.
Tous les jours, excepté le samedi, le petit Jésus allait à l’école. En été, il n’était vêtu que d’une longue tunique de chanvre, sans manches, filée par la Vierge Marie. En hiver, quand soufflent les vents durs qui viennent du Liban, il mettait par-dessus cette espèce de chemise une pelisse de laine rousse et poilue, pareille à celle que portent les bergers du pays de Giléad. Mais la Vierge Marie en avait bordé le bas, ainsi que l’ouverture sur la poitrine, d’une large bande taillée dans la peau d’un chat sauvage ; car dès cette époque ancienne, comme aujourd’hui encore autour de Salonique ou de Brody, où ils forment de grands peuples, les juifs aimaient la pompe des fourrures. Et Joseph se réjouissait, dans son cœur naïf, que le fils de Dieu, que Dieu lui avait donné à garder, eût l’air d’un petit rabbin.
Le petit Jésus allait à l’école. Il emportait son ardoise, un morceau de craie, des tablettes de buis ou de terre-cuite, car on en faisait des deux sortes, couvertes de cire fine, un petit bâton terminé en pointe aiguë d’un côté, en spatule de l’autre, pour écrire et pour effacer sur ces tablettes, et parfois, afin d’apaiser sa soif aux jours d’été, une pomme-orange. On ne saura jamais assez méditer sur ce mystère magnifique et tendre, c’est la source inépuisable d’une joie justement divine : tout Dieu, dans son immensité, vivait alors dans le corps d’un petit enfant. Oui, dans le corps d’un petit enfant des hommes, de l’être au monde le plus beau, le plus pur, le plus lumineux, le plus digne d’être aimé, était descendue la cause de toute lumière et de tout amour ! Le petit Jésus allait à l’école… Ce n’était pas seulement par humilité. Sa nature divine savait tout ; mais sa nature humaine avait besoin d’apprendre à se servir des inventions humaines : l’alphabet, le calame, les nombres. Pour sortir de l’atelier de Joseph, qui était en contre-bas de la rue, il lui fallait franchir deux hautes marches en calcaire gris, où des fossiles avaient laissé la trace en creux de coquillages faits comme de longues vis. Jésus connaissait bien ces empreintes pour s’être émerveillé à les regarder, lui qui avait créé pourtant la mer, Léviathan et tous les poissons. Ses petits genoux ronds, marqués d’une fossette qui leur donnait presque l’air d’avoir une figure, et ses pieds roses, gravissaient l’obstacle avec un léger effort qui l’amusait ; et debout sous la porte étroite, cintrée du haut, sa mère, avec son voile bleu et ses yeux semblables à des fleurs violettes, le regardait s’en aller. Comme il était infiniment studieux et sage, il psalmodiait ses leçons tout le long de la route, ainsi que font encore les écoliers dans le même pays ; et le ciel où était son père, au-dessus de sa tête, le bénissait.
Mais il y avait à l’école un enfant tout à fait noir de visage et d’âme, qui s’appelait Jérach ; et il disait que son père était de la race de Cham. Mais en vérité Satan s’était caché sous les traits de ce petit nègre pour tenter Jésus, sachant que c’était celui-là qu’on appellerait Christ un jour prochain. Les autres enfants ne connaissaient pas ce mystère. Ils sentaient seulement, dans le fils de Marie, quelque chose de doux et de bienfaisant, et ils l’aimaient sans savoir pourquoi, comme on aime inconsciemment un beau jour. Jérach finit par reporter sur eux une part de la haine qu’il avait contre cet enfant blond, au visage ovale et pâle, qui était venu pour lui prendre la terre. C’est pourquoi il mit dans leur âme les mêmes fureurs religieuses qui brûlaient celles de leurs parents. Les uns se déclarèrent tsadoukites et les autres hassidites. Ils se traitèrent réciproquement d’œuf de tortue et de crapaud, d’excrément de poisson, d’impie, de voleur, ou de Romain ; enfin ils jouèrent à se haïr : c’est un jeu horrible. Des injures, ils en vinrent aux coups, les pierres ne tardèrent pas à voler, et bientôt on entendit un cri affreux : c’était Joël, fils du grand-prêtre Alkimos, qui venait de rouler sur le sol, la tête fendue par un galet tranchant. Les combattants n’avaient pas encore le cœur endurci. Tous eurent grande pitié. Ils se rapprochèrent du fils d’Alkimos, bien que cet adolescent orgueilleux et méchant par nature n’inspirât que peu d’affection à la plupart. Un sang clair sortait à gros bouillons de la blessure qui coupait un des sourcils, et laissait voir les os du crâne. Tous crièrent :
— Joël qui va mourir, maintenant !
Joël, qui s’était relevé, s’appuya au mur. Ses genoux s’entrechoquaient et ses yeux étaient obscurcis par le sang et par l’épouvante ; il ne savait pas ce que c’était que la mort, mais il la craignait formidablement. Et Jésus, qui avait regardé comme en rêve, et sans la voir, la stupidité de cette bataille, vint à lui d’un air très sérieux, en hâtant ses petits pas. Toute la charité du ciel et de la terre sortait de lui, elle inondait l’air, elle était à la fois lourde et légère, pressante, irrésistible, délicieuse. Joël, qui dépassait Jésus de la tête et des épaules, tomba sur ses deux genoux ; et le petit Jésus, lui prenant le front dans ses deux mains encore grasses et comme gonflées du lait de la première enfance, dit seulement à voix basse :
— O mon frère… O mon frère en mon père !
Or, à peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il n’y eut plus rien, ni blessure, ni odeur de blessure ! La cicatrice même, et le sang qui souillait la terre avaient disparu. Les camarades de Joël crièrent :
— Miracle ! Miracle ! Jésus a fait un miracle !
Il n’y eut que Joël qui ne dit rien. Ça s’était passé trop vite, et il ne pouvait pas croire qu’il fût guéri.
Le petit Jésus reçut de ses camarades, les jours suivants, les marques du plus grand respect. Ils le saluaient en mettant leur main droite à leur poitrine, ensuite à leur bouche et à leur front ; ils se prosternaient jusqu’à terre, et ils l’appelaient rabbi. Mais il n’en éprouvait aucune vanité, puisque nul éloge ne peut égaler la puissance divine. C’était comme si quelqu’un eût appelé le grand Salomon « capitaine de cent hommes » ! Jérach-Satan fut déçu de ce côté. Mais Joël lui donna des consolations. Ayant été miraculé, il en éprouva beaucoup d’orgueil. « Car, songea-t-il, si la faveur divine s’est manifestée sur moi d’une façon si singulière, c’est que j’en suis exceptionnellement digne. Le Dieu d’Israël n’a pas voulu que le fils du grand-prêtre Alkimos fût défiguré. Je ne m’en étonne pas. Quelque chose, sans parler de ma naissance, m’a toujours dit que j’étais appelé à de superbes avenirs, à la domination ; et ce miracle a été prédestiné pour me faire distinguer parmi les hommes ! » En effet, les vendeurs de graines de pastèques grillées, ceux qui cuisent les gâteaux de miel et de sésame, et tous les oisifs du marché, disaient sur son passage : « Est-ce toi, Joël, sur qui le Très-Haut s’est manifesté ? » Ce n’est pas tout : les femmes chananéennes, dont la joue est marquée de trois étoiles bleues, et qui colorent leurs paupières avec des fards, murmuraient de façon qu’il entendît : « Voilà Joël, pour qui Dieu a fait une si grande merveille ! Il est joli ! Quel dommage si ce bel œil eût été blessé ! » Ainsi Joël, pour avoir été un instant soustrait aux règles qui gouvernent la nature, était en train de perdre son âme dans le culte de lui-même, et de mauvaises voluptés.
Jérach voulut pousser son avantage plus loin. Il suggéra donc à ses camarades :
— Jésus peut faire des miracles, n’est-ce pas ?
— Le Très-Haut le lui a permis, Jérach, dit Joël fièrement. Le Très-Haut le lui a permis, à cause de moi !
Ces paroles irritèrent les autres. Ils trouvèrent injuste que Joël, bien connu pour être un méchant qui avait mérité son sort, y eût échappé par une intervention surnaturelle. Les plus petits pensèrent que Jésus aurait bien mieux fait de multiplier des gâteaux ; les plus grands, qu’il aurait dû les faire encore plus grands, très forts, très riches, très aimés : des rois ! Et la plèbe, puisque les meilleurs ne pouvaient s’entendre, ne formant pas les mêmes vœux, demeurait paresseuse, inerte et mécontente ; elle avait seulement le sentiment vague qu’elle était lésée, sans savoir pourquoi ; elle ne voulait que l’égalité, c’est-à-dire rien.
Alors Jérach-Satan souffla perfidement à l’un de cette plèbe, qui s’appelait Ahira :
— Ça ne nous sert à rien, les miracles de Jésus, si Jésus n’en fait pas pour nous !
— Mais, répondit Joël, vous n’avez pas reçu de pierre dans l’œil ! Vous n’êtes pas malades, vous n’êtes pas boiteux, vous n’êtes pas manchots, vous n’allez pas mourir ; vous n’avez besoin d’aucun miracle, vous n’avez besoin de rien !
— Si, répondit Ahira. Nous avons besoin de ne pas travailler !
Et tous crièrent, illuminés :
— C’est vrai ! Nous avons besoin de ne pas travailler ! Le travail, c’est la vraie douleur ! C’est la malédiction depuis le commencement du monde ! Nous le savons : on nous l’enseigne ! Nous le savons bien mieux : nous le sentons !
Alors Ahira dit d’une voix convaincue :
— Donc, puisque Jésus fait des miracles, il faut qu’il fasse le miracle que nos devoirs soient faits !
Et ils s’écrièrent encore :
— Oui, c’est cela, que nos devoirs se fassent tout seuls !
Jérach se dirigea vers Jésus qui priait, et lui dit :
— Tu les entends ?
— Oui, répondit-il tristement. Mais si pourtant j’accède à leur désir, ils n’apprendront rien. Ils deviendront pareils aux brutes. Pareils aux sauvages qui sont là-bas, plus loin que l’Égypte, au Midi.
— Parfaitement ! acquiesça Jérach-Satan. Ce miracle sera immoral. Mais si tu ne fais pas ce miracle, ils ne croiront pas en toi. Et ils m’appartiendront.
— Hélas ! fit Jésus.
Puis il songea qu’il pouvait faire le miracle une fois, quitte à ne pas recommencer ; et que d’ailleurs, puisqu’il devait mourir, il n’était pas nuisible que quelques enfants eussent avant sa mort quelques instants de joie innocente, dans l’oisiveté.
Ce fut encore là une des tentations de Satan, que Dieu permit.
— Quel est le devoir du jour ? demanda-t-il.
— C’est sur les nombres, répondit Ahira, et nous n’y comprenons rien : Un chameau tire d’une noria cent oques d’eau par heure, et le bassin qui est au-dessous de la noria est rempli en trois heures. Combien faudrait-il pour remplir le bassin à un autre chameau, qui tirerait cent-cinquante oques dans le même temps ?
La nature divine qui était dans l’Enfant-Dieu voyait tout : le passé, le présent, l’avenir. Il dit, comme s’il distinguait les chiffres sur un tableau :
— Il ne faudra que deux heures.
On entendit un long murmure d’admiration, et les plus petits se mirent à baiser sa tunique de chanvre :
— Rabbi ! ô Rabbi !
Mais Ahira cria d’une voix impatiente :
— Ça n’est pas ça, le devoir ! Le devoir, c’est la suite des opérations, pour l’écrire sur nos tablettes. C’est ce qu’exige le maître. Quelle est la suite des opérations ?
— Je ne sais pas, répondit Jésus, stupéfait lui-même de ne pas savoir.
Il ne pouvait pas savoir, parce que Dieu n’a pas besoin des calculs des hommes pour connaître un résultat. Il arrive tout de suite à la somme. C’est par la faiblesse de sa nature que l’humanité a besoin d’efforts et de raisonnements. Dieu ne fait pas d’effort, Dieu ne raisonne pas : il est l’omniscient, il est la raison. Ces calculs et ces raisonnements, il fallait que ce fût la nature humaine de Jésus qui les fît. Jésus n’avait pas pensé à cela. Mais il dit, dans son infinie bonté, non plus comme Enfant-Dieu, mais comme le meilleur et le plus serviable des enfants :
— Si vous voulez, je les ferai, les opérations !
Jérach, Joël, Ahira et tous les autres ricanèrent :
— Alors, ce ne serait plus un miracle ! Par conséquent, Jésus, tu es un menteur, un menteur : tu ne peux pas faire le vrai miracle ! Tu ne peux pas nous dispenser de travailler !
— Non, dit Jésus, je ne le puis pas.
Voilà pourquoi aucun de ceux qui avaient été à l’école avec Jésus ne compta jamais plus tard parmi ses disciples. Tous s’écartèrent de lui, dès cette heure, un seul excepté.
— Rabbi ?… fit-il.
Et Jésus fut étonné, malgré sa modestie, qu’on lui donnât encore ce nom.
— Rabbi, murmura l’enfant, dont la peau semblait brûler comme une torche, personne ne veut croire en toi… C’est donc que tu es le Messie ?
Et l’on dit que celui-là s’appelait Jean.
A l’ombre douloureuse d’Henri Heine.
La veille même de l’Épiphanie, tout près de la crèche, devant la majesté innocente de l’Enfant Jésus, il y eut un ange qui fut tenté. Je vous dirai dans quelles circonstances.
Il s’appelait Ménéel. C’était un de ceux dont le vol s’arrêta au-dessus de la Sainte Étable, en même temps que l’étoile qui conduisait les mages. A la place certaine où cet astre subitement devint immobile, puis descendit sur la terre, tout droit, en sifflant un peu, exactement comme une pierre ou une alouette, les fidèles d’aujourd’hui ont incrusté une étoile d’or. Mais la véritable était beaucoup plus belle et plus éclatante. C’est elle qui éclaira l’antre rocheux durant que les mages, les anges et Joseph lui-même firent leur acte d’adoration. Entre le plafond de la grotte et le sol de terre battue, elle demeura suspendue comme un lustre, et il semblait que sa lumière fût spirituelle : on la percevait par le cœur, bien plus que par les sens. Pourtant, le bœuf et l’âne même en avaient été réveillés, à cause d’une espèce de vibration délicieuse, assez semblable à un chant malgré qu’on n’entendît rien, et qui s’étendit cette nuit-là sur la terre entière. De nos jours cette même étoile chante encore parfois de la même manière : c’est pour un grand événement qu’on ne sait pas, la naissance d’un enfant ou d’un monde. Alors, dans l’obscurité, les hommes et les femmes ouvrent leurs paupières et soupirent : « Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi suis-je si heureux, et sans cause ? » Beaucoup attribuent ce sentiment au souvenir d’un amour terrestre, ou à sa venue. C’est plus vague, mais bien plus fort. Il vient de se passer quelque chose : et ce que c’est, on ne le saura que dans deux mille ans.
Marie éprouvait, plus que tous ceux qui étaient dans la crèche, les délices de cette onde à la fois spirituelle, lumineuse et sonore. Mais tous lui donnaient le même sens : « Ce petit enfant est un Dieu ! » Et la Vierge, et les mages, et les anges, et Joseph, et le bœuf, et l’âne, et jusqu’aux grillons du four voisin, répétaient d’un ton fort ou très doux, selon leur espèce : « Ce petit enfant est un Dieu ! Ce petit enfant est un Dieu ! » Il arrivera peut-être d’autres choses aussi magnifiques, mais non pas de la même nature. C’est aussi en cela, je suppose, que le christianisme est éternel : il n’y aura plus rien comme le christianisme.
Or, ainsi que cela devait être, Lucifer avait été averti par quelques diables de ses légions ; il se trouvait là en personne. Il dut s’avouer qu’il n’était pas en présence d’une imposture. Ayant vécu parmi ceux du ciel, il pouvait reconnaître son Dieu renié sous cette forme nouvelle et de si peu d’apparence : un enfant nouveau né, dans un pays misérable, pleurant ses premiers souffles dans un caveau plein de fumier, au milieu de bêtes somnolentes. Il n’ignorait non plus aucune des prophéties et sut que le temps de la rédemption, pour les hommes, était arrivé. C’est pour cette cause qu’il résolut de tenter un des anges, et non pas les mages ou Joseph : ceux-ci étaient sauvés.
— Et moi, murmura-t-il doucement derrière Ménéel, pourquoi m’a-t-on oublié ?
Ménéel, sans se retourner, reconnut cette voix. Il l’avait entendue, des semaines de siècles et de siècles durant, qui n’étaient qu’une seconde ou rien pour son immortalité. C’était un ange obéissant. Pendant la grande bataille, il avait combattu suivant les ordres et à sa place ; mais on aime si souvent ceux qu’on est forcé de combattre ! Il advient même qu’on les préfère ensuite à ceux qui restent à vos côtés, dans la même phalange et sous le même chef. On ne les envie plus, ils ne sont plus des rivaux. Les anges sont moins imparfaits que les hommes, mais ils ne sont point parfaits ; ils connaissent ce degré où l’émulation se change en jalousie ; et il y a autant de caractères d’anges que de caractères d’hommes : c’est une infinie diversité. Ils pensent fréquemment l’un de l’autre : « Comme celui-là est aimable ! » Et quelque chose d’impénétrable de l’un à l’autre les empêche de s’aimer. C’est pourquoi ils ont souvent grande pitié des haines des hommes et des femmes, chez qui ce sont les meilleurs qui parfois se détestent le plus ; c’est un sentiment qu’ils comprennent. Tandis que ceux des leurs qui sont déchus, ils auraient volontiers pour eux de la compassion ; le devoir seul de leur état le leur défend. Et il est dur d’obéir éternellement à un devoir.
Ménéel jadis avait aimé Lucifer pour sa beauté, et je ne sais quelle sublime gaieté qui l’approchait dangereusement de la perfection. Voilà pourquoi il l’écouta, cette nuit d’entre les nuits !
— Et moi, répéta Lucifer, et nous, tous ceux des anges qu’on a mis au feu éternel ? Oui, je sais : étant d’une autre nature, et plus haute, nous avons péché davantage, et plus horriblement, dans notre désobéissance. Mais pour cette cause, nous souffrons aussi davantage que les hommes pécheurs, dans cette place souterraine où nous devons vivre ensemble, eux et nous, dans ces flammes qui sont sept fois pour nous plus brûlantes que pour eux. Et alors…
— Alors ?… demanda Ménéel, ému malgré lui.
— Alors, pleura Lucifer, pourquoi n’y a-t-il pas de rédemption pour nous, pourquoi n’est-on pas ressuscité pour nous ? Comme le sacrifice eût été plus beau, plus digne de la divinité, fait pour nous plutôt que pour ces hommes médiocres qui ne seront jamais coupables que médiocrement. En conçois-tu la raison, Ménéel ? Y a-t-il seulement une raison ?
C’était une nuit où tous les êtres pénétraient, entendaient, voyaient l’inaccessible, l’inouï et l’invisible. Le bœuf, qui avait écouté, demanda tout à coup, cessant de ruminer :
— Il y avait nous aussi !
— Vous ! dit Ménéel stupéfait !
Lucifer ricana silencieusement.
— Oui, moi, cet âne, et toutes les autres bêtes. Il n’y a pas de vie future pour nous qui vivons dans la souffrance et qui mourons pour les hommes avant d’avoir fini notre destinée. On nous bat. Nous ne mangeons pas même à notre faim. Nous sommes assujettis à des tâches dont nous ne profitons jamais ici bas, et pour nous cependant il n’y a rien qu’ici-bas. Pourquoi la sagesse éternelle, pourquoi la bonté éternelle ne nous ont-elles pas racheté ? Pourquoi n’ont-elles pas fait quelque chose pour nous, afin que nous ressuscitions ?
Et il mugit d’une façon sauvage et incompréhensible :
— Mithra ! Mithra ! Mithra !
— Oui, murmura Ménéel éperdu, oui…
Il allait ajouter : « Ils ont raison, je ne comprends pas », et il eût été damné, car il est interdit de chercher à comprendre ce qui est un mystère, quand ses yeux par hasard descendirent sur la Vierge mère.
Elle venait de s’endormir, accablée de fatigue par la grande peine de son enfantement. Ménéel n’avait jamais rien vu de semblable à ces yeux fermés, ces cils qui faisaient sur le haut des joues tendres une ombre légère, et cette bouche où il y avait tant de bonheur de n’avoir plus à crier. Elle reposait, les bras derrière la tête ; un tout petit souffle agitait son corps bénit, que rien ne pourrait maculer. Et Ménéel songea :
— Il n’y a pas de ces êtres chez nous, il n’y en a pas chez les bêtes. Il ne faut pas que la race où ils existent puisse être malheureuse toute l’éternité. C’est eux qui font la différence.
C’est ainsi que la Vierge, et ce fut son premier miracle, le sauva de la tentation. Mais l’âne brailla :
— C’était écrit : les hommes seront sauvés, mais ni les anges ni les bêtes. Il n’y en a jamais que pour les classes moyennes !
Alors Lucifer ricana une seconde fois. Il venait d’apprendre qu’il pourrait toujours tenter les grands et les malheureux.
Quand M. Fabre pénétra dans le cabinet de travail de M. Costepierre, il le trouva en train de relire, pour la dernière fois, les épreuves d’un travail que celui-ci destinait au Journal des Savants. Il les considéra d’un air révérencieux :
— C’est une étude originale, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Une traduction seulement, répondit M. Costepierre. Mais l’œuvre est si singulière et si difficile à dater que j’ai dû en faire précéder la version française, à laquelle, vous n’en doutez pas, j’ai consacré tous mes soins, d’une assez longue introduction. Vous n’ignorez pas la découverte précieuse et inattendue qui fut faite il y a quelques années dans les ruines d’une ville égyptienne de l’époque alexandrine. Et à cet égard permettez-moi de vous faire remarquer les incomparables services que les catastrophes rendent aux savants. Elles jouent un rôle providentiel. Sans la première éruption historique du Vésuve, nous ne connaîtrions ni Herculanum ni Pompéi. Les insultes de l’air, de la lumière et de la pluie, l’indifférence des hommes ou leur rudesse, les pilleries des barbares, les outrages des fanatiques détruisent bien plus complètement les vestiges d’une civilisation que les laves ou la cendre. Ces villes nous ont été conservées par le manteau brûlant qui les fit disparaître il y a deux mille ans. Et il en fut de même, heureusement, de l’incendie qui consuma la maison de ce petit tabellion grec établi à la même époque dans une ville d’Égypte, non loin du Nil éternel.
— L’incendie ?… interrogea M. Fabre.
— Oui, dit M. Costepierre. La maison de ce notaire brûla, une certaine nuit dont le souvenir serait perdu à jamais sans cette aventure… Et dans une vaste jarre en terre cuite, destinée sans doute à un usage ignoble, cet homme de loi et ses clercs avaient l’habitude de jeter des papiers qu’ils considéraient comme sans valeur : brouillons d’actes ou de contrats, parchemins qui avaient servi de chemises aux dossiers. Le toit embrasé s’effondra sur ces choses sans nom, méprisées de tous ; on ne les a retrouvées que de nos jours. Et ces brouillons dédaignés recouvraient de précieux manuscrits grecs, mal grattés, encore lisibles ; ces parchemins ont laissé voir le texte presque complet d’une comédie de Ménandre. Depuis ce moment nous tous, les hellénistes du monde civilisé, nous colligeons, copions, traduisons ces débris infâmes et radieux. La pièce que vous avez maintenant sous la main, est, me semble-t-il, un fragment assez long d’un petit roman grec où l’on voit apparaître, assez bizarrement, l’ombre formidable du grand Œdipe. Je ne vous importunerai point en le lisant en entier devant vous. Parfois je résumerai le récit, parfois, au contraire, je vous en citerai, de mémoire, certaines parties brèves et savoureuses.
« Il avait quitté la populeuse Thèbes au Sept portes, et l’Ismène, fleuve aimé d’Apollon, et sa riche demeure toute rougie du sang de ses yeux arrachés. Ses pas, conduits par Antigone, le dirigeaient vers le Céphise, où l’attendaient Colone, les Euménides et son destin. Parfois il semblait avoir perdu non pas seulement le regard, mais l’ouïe et la pensée ; une bénédiction passagère des dieux lui enlevait la mémoire en même temps que la raison. Parfois, au contraire, et surtout quand son guide hésitait entre deux sentiers, il se rappelait tout à coup un carrefour étroit, parmi des pierres brûlantes, au-dessous d’un bois frais, un homme injurieux qui était son père, une victoire criminelle ; et il criait :
» — O triple route, vallée ombreuse, bois de chênes et gorge resserrée où aboutissent les trois voies, vous qui avez bu le sang paternel versé par mes propres mains, vous souvenez-vous encore de moi, et du crime que j’ai commis plus tard ? O Noces ! Noces ! Vous m’avez engendré, puis vous m’avez uni à qui m’avait conçu, et vous avez montré au jour un père à la fois frère et enfant, une fiancée à la fois épouse et mère : toutes les souillures les plus ignominieuses qui soient parmi les hommes !
» Alors il poussait de grands cris et portait ses mains à ses paupières, comme pour les mutiler une seconde fois. Mais il rencontrait le bandeau qu’y avait mis Antigone pour dissimuler l’horrible blessure. Celui-ci semblait un diadème : Œdipe s’en allait ainsi, par les chemins, misérable et couronné de blanc.
» Ceux qu’il rencontra d’abord, le connaissant, détournaient leurs yeux, avec épouvante. Cependant ils ne refusaient pas la nourriture à Œdipe : du pain, des olives, parfois un fromage gras et luisant. Car lorsqu’un homme est en proie à la vengeance des dieux, c’est un devoir de laisser agir ces volontés immortelles ; ignorant leurs décisions, il ne faut se montrer ni compatissant, ni impitoyable ; et ainsi on peut le secourir, mais avec indifférence.
» Puis il pénétra dans des contrées où l’on savait les crimes et le malheur du Labdacide, car la nouvelle s’en était répandue dans toute la Grèce, mais où on ignorait ses traits et ceux de sa fille. Œdipe, les bras un peu tendus et la face glacée, à cause qu’il n’y voyait point, interrogeait, quand il entendait des pas croiser les siens, le paysan ou le voyageur. Il demandait le nom de ces lieux nouveaux pour lui. On lui répondait : « C’est Oropos qui veille à l’entrée de l’Euripe, ou Délion, ou Aphidna. » Alors Œdipe songeait : « Ce sont là des pays où sans doute j’eusse un jour porté la guerre, si j’avais continué de tenir le sceptre au-dessus des enfants de Cadmus… » Et il s’étonnait de s’y trouver un peu moins malheureux que dans sa propre patrie.
» Il commençait à prendre quelque intérêt aux récits des laboureurs de la campagne, aux conversations des artisans dans les cités. Et quand il eut franchi les portes de Décélie, en Attique, il dit à sa fille : « Informe-toi s’il n’est point ici quelque atelier de forgeron. La nuit tombe, Zeus a précipité sur mes épaules une buée froide. Je voudrais me chauffer au grand feu d’un marteleur d’airain. »
» Mais il disait cela sachant aussi que c’est autour de ce feu que s’assemblent, le soir, ceux qui échangent, par plaisir, des paroles nombreuses. Il s’assit donc en silence, près des braises ardentes du foyer qu’entretenait le forgeron de Décélie. Sa stature était haute, et son air imposant. Ceux qui parlaient se turent pourtant à son approche.
» — Certes, se disaient-ils, celui qui vient d’entrer a dû être grand parmi les hommes. Il semble de la race des dieux. Toutefois on ne crève les yeux que des criminels. Éloignons-nous, cela est préférable : d’ailleurs il ne nous verra pas !
» Seule, Tekmessa, la sœur du forgeron, qui était une veuve honorable, eut pitié de l’hôte ; et faisant traverser à Antigone la cour de la demeure, elle lui montra la chambre où son père pourrait reposer pendant la nuit. Puis, lui ayant donné des peaux moelleuses afin d’en recouvrir le lit d’osier, elle l’abandonna à sa tâche pour aller retrouver Œdipe.
» Elle mêla pour lui le vin noir et l’eau pure, dans un cratère de terre rouge, harmonieusement verni, brillant et net ; elle lui donna du pain frais et savoureux, des figues qu’elle lui présentait elle-même, dépouillées de leur poisseuse écorce, au bout d’une souple baguette d’olivier : car l’aveugle ne pouvait prendre lui-même ce soin délicat.
» — O femme, lui dit cet hôte dont elle ne savait pas le nom, il ne m’est permis d’attirer sur personne la bénédiction de Zeus. Que les Immortels seulement te regardent, et qu’ils voient.
» — Étranger, lui dit-elle, ce n’est sûrement point un mal envoyé par une divinité qui t’a privé de la belle lumière. Tes membres sont vigoureux, l’âge ne les a encore ni roidis, ni desséchés. Aurais-tu souffert non point le châtiment de magistrats justement impitoyables — car tes traits sont trop nobles pour l’avoir mérité, — mais la vengeance d’un ennemi ?
» Elle lui adressa ces paroles à cause d’un secret mouvement de son cœur qui lui inspirait pour cet inconnu un sentiment plus fort que la compassion.
» — C’est moi-même qui me suis puni ! répondit l’aveugle, les mains sur son bandeau.
» — Toi ? dit-elle.
» — Oui, fit-il, oui… Je suis Œdipe, très détesté des dieux !
» Tekmessa poussa un grand cri, en plongeant sa tête dans ses mains, car tous les Grecs, ainsi qu’il a été dit, connaissaient le nom d’Œdipe et la malédiction qui pesait sur lui.
» — Et où iras-tu, maintenant, dit-elle, O toi le poursuivi d’Apollon Loxias ?
» — Je ne sais, répondit Œdipe. Quand j’aurai quitté Colone, vers quoi je marche, vivrai-je encore, aurai-je obtenu le pardon des Euménides ? Et quel toit, quelle patrie oserait me recueillir, souillé de crimes sans nom, et portant malheur à tous ceux qui m’approchent ? O femme, un instinct secret, malgré l’insoutenable obscurité qui est pour moi maintenant tout l’univers, me fait deviner de quels yeux tu me regardes. Tu l’as dit tout à l’heure : mes membres ne sont point encore affaiblis par la vieillesse. L’infortune seule, une infortune plus grande que toutes celles qu’ont jamais connues avant moi les fils de Deucalion, les fait trembler comme un pin dont les branches s’entre-choquent au vent. Mais je suis fort ! Et ma tête foudroyée était pleine d’une prudence qui n’est point encore abolie. J’étais roi. Je pourrais me retrouver, sous un nom nouveau, l’humble juge d’un petit village. Et l’on payerait ma sagesse et mes conseils du peu qui suffirait à soutenir mon existence : quelques mesures de blé, de l’huile, parfois un coq rouge et du beurre de brebis.
» — Ici ?… dit Tekmessa frissonnante, mais qui releva la tête.
» — Nulle part ! interrompit brusquement Œdipe. Je viens de rêver un impossible rêve : on n’échappe pas à son destin. Tu l’as compris toi-même, je ne suis pas un vieillard. Sans cesse je penserai aux caresses d’une femme. Sans cesse je les désirerai. Que dis-je, ses caresses ? Sa présence, ses pas dans la maison, le son de sa voix qui appelle les poulets criards et repousse les importuns en disant : « Ne faites pas de bruit : il dort ! »
» — Je suis, dit Tekmessa, les yeux humides et la gorge toute pleine de soupirs passionnés, je suis une honorable… une honorable veuve !
Et en disant ces mots, vers le genou du Sabdacide elle allongea ses mains. Mais la poitrine d’Œdipe gronda.
— Tu ne sais pas encore, toi, dit-il, ce qu’est la malédiction des dieux ! Je n’ai eu qu’une mère, comme tous les hommes : et je l’ai épousée. Si je t’épousais, ne découvrirais-je pas un jour que tu es ma sœur ? Et je suis aveugle maintenant ; je me suis crevé les yeux. Comment puis-je voir si tu n’es pas ma sœur ? Es-tu vraiment bonne, Tekmessa ? Alors va-t’en !
» Et Tekmessa s’en alla, regardant toujours le bandeau qu’il avait sur les yeux. Ses belles joues ruisselaient de larmes, comme la neige des montagnes que le soleil à la fois rougit et fait fondre en torrents.
» Ainsi les malheurs d’Œdipe furent mis à leur comble, et il ne put échapper à la destinée qui l’attendait à Colone, parce qu’il s’était crevé les yeux. Car on ne doit jamais rien faire contre soi-même. »
— Le souci de moralité qu’impliquent ces dernières lignes, dit M. Costepierre, me sert à démontrer que ce petit roman grec doit être d’une époque assez tardive.
Il y avait une fois un Lapon. Il avait les yeux bridés, la face ronde comme une pleine lune, les pommettes couleur de brique comme tous les Lapons, une hutte en peau de renne pour l’été, une case faite avec des moellons de neige pour l’hiver, une marmite, deux traîneaux, ce qu’il lui fallait de harpons, et aussi l’âme innocente et pure, également comme presque tous les Lapons, qui sont un peuple vertueux. Mais il constituait cependant une regrettable exception parmi son peuple, parce qu’il était délicat de la poitrine.
Ses parents trouvaient qu’il s’exagérait un peu son état. Mais lui le prenait très sérieusement, disant qu’il se connaissait sans doute moins mal que personne autre au monde. Ceci prouve qu’il avait, en même temps que les bronches un peu sensibles, l’esprit philosophique : par disposition naturelle d’abord, et aussi à cause des leçons d’un pasteur norvégien qui lui avait appris à lire et à écrire. Voilà même pourquoi il nourrissait des inquiétudes pour sa santé, sachant que les intellectuels sont enclins à certaines faiblesses de tempérament ; de sorte qu’après tout, malgré l’anxiété qu’il entretenait, dans son cœur, sur les cruautés de son destin à venir, il en était un peu orgueilleux ; et cela même l’empêchait de guérir.
Il finit par communiquer, d’une certaine manière, son souci à Kouroukakala, la fiancée de son cœur, et celle-ci en fit part à ses futurs beaux-parents : car enfin il ne convenait pas qu’une personne de sa sorte, qui recevrait en dot douze rennes et une provision d’huile de phoque suffisante pour trois hivers, unît son sort à celui d’un jeune homme destiné à périr à la fleur de l’âge. « De plus, ajoutait-elle, il y a de l’indécence dans la maladie, ou même dans les seuls soins que sa crainte inspire : car nous avons, ainsi que, je le suppose, tout le reste de la terre habitée, une morale d’été et une morale d’hiver ; et ceux qui ne se conforment pas à leurs justes lois sont non seulement punis par les anciens de nos tribus, mais déconsidérés. En hiver, les provisions étant infiniment rares, la pêche difficile, les femelles de rennes dépourvues de lait, le froid rigoureux, il importe de vivre dans les longues galeries creusées dans la glace et recouvertes d’un toit en neige durcie, à la fois nus et vertueux, c’est-à-dire abstinents. Nus parce que, fort heureusement, la chaleur est trop forte, dans ces abris tutélaires, pour qu’on y puisse supporter le poids des vêtements de peau ; et vertueux parce que, pour ne pas épuiser les vivres, une sagesse traditionnelle nous a enseigné à faire le moins de mouvements possible, de manière à diminuer les besoins de l’estomac et à vivre sur la graisse que la bonne saison accumula sur nos membres. De plus il ne serait pas bon que nos enfants naquissent pendant l’été, qui est la saison des plaisirs, des chasses et des déplacements.
« Au contraire, poursuivit Kouroukakala, aussitôt que le soleil brille, qu’un jour continu succède à la nuit perpétuelle, que les bouleaux nains et les mousses grasses verdissent pour la nourriture des rennes, que les phoques viennent à terre pour y rencontrer les femelles et élever leur progéniture, que les bancs de poissons remontent à la surface de la mer, la nourriture devient abondante pour les hommes lapons. Et alors pourquoi se priveraient-ils de rien ? Il y aurait là un crime contre les esprits qui produisent toutes ces bonnes choses, et c’est leur plaire également que de s’abandonner aux joies de l’amour : c’est faire des signes magiques à ces esprits pour les encourager dans leur œuvre de perpétuation des bêtes des eaux et de la terre. Mais d’autre part la pudeur s’éveille en même temps que le désir, et c’est un crime abominable alors que de n’être pas vêtus, toujours vêtus, quoi qu’on fasse et qu’il arrive.
« Or votre fils, par peur de s’en trouver mal, refuse de se conformer à des usages si justes et nécessaires. En hiver, dans nos maisons de neige, il s’obstine à garder une casaque et un pantalon de peau, donnant pour raison qu’il redoute les courants d’air ; et en été, il montre en plein midi son cou nu et parfois ses bras, spectacle tout à fait choquant, sous prétexte qu’il lui faut bien faire une différence entre les tièdes heures du jour et celles, plus fraîches, de la nuit. Je l’aime beaucoup, vous le savez. Mais je sais aussi ce que je dois à ma réputation. Je suis fille d’ancêtres honorables. Il n’y a jamais eu la moindre faiblesse dans ma conduite, et j’ai toujours religieusement obéi aux prescriptions de la morale d’hiver et de la morale d’été, faisant différer mes actes et ma façon d’accueillir les hommes selon que c’est l’époque de la grande nuit ou du jour qui ne finit pas. Si votre fils ne s’amende, je serai forcée de renoncer à lui. Je vous prie de le lui dire. »
Cette rupture éventuelle d’un mariage souhaitable fut envisagée avec tristesse, mais reçue sans une irritation qui, bien que naturelle, eût été illégitime : il n’était que trop évident que Kouroukakala avait raison.
— Pourtant, dit la mère, avec angoisse, s’il était véritablement malade ?
— Je n’ai jamais entendu parler d’une maladie comme ça chez les Lapons, répondit le père. Le climat est trop sain, au-delà du cercle polaire !
— Pourtant, dit la mère, si on consultait le sorcier de la tribu, qui est aussi un grand médecin ?
Le vieux Lapon n’était pas trop de cet avis, parce que les médecins trouvent toujours que les gens ont quelque chose. Pourtant il se laissa persuader.
Le médecin-sorcier, qui s’appelait Moutou-apou-kivi-no, c’est-à-dire « celui qui sait où est le poisson », déclara qu’en effet le jeune Lapon était très malade, mais qu’il pourrait le guérir à l’aide d’un charme composé avec la cendre des moustaches d’un morse mâle, adulte, et le sang d’une morue femelle, mais sans œufs. Les parents consentirent à ce traitement, malgré la dépense. Mais le jeune homme discuta longuement, alléguant que ce n’était là que de la magie imitatoire. « On s’imagine, disait-il, que je prendrai la vigueur du morse et les capacités de résistance de la morue, qui traverse sans s’émouvoir les courants marins les plus froids. Mais c’est s’abuser. Cette pharmacopée a vieilli : du moins je suis disposé à le croire. Je veux bien essayer ; mais cela ne suffira pas. »
Il disait cela parce qu’il avait lu les livres du pasteur norvégien. Alors il savait qu’il y avait aussi autre chose.
— Mon fils, lui dit sa mère, qu’est-ce qu’il y a ?
— Le Midi ! répondit ce jeune Lapon.
C’était encore une chose qu’il avait vue dans les livres de ce Norvégien : ceux qui sont atteints de faiblesse de la poitrine vont dans le Midi : cette chose est écrite.
— Si tu vas dans le Midi, lui dit son père, et si tu en reviens guéri, tu promets que tu respecteras, à l’avenir, les principes de la morale d’hiver et ceux de la morale d’été ?
— Je le jure ! fit-il solennellement.
Alors ses parents lui donnèrent un traîneau et des rennes, pour qu’il pût parcourir rapidement le sol glacé, un kayak, pour qu’il franchît la mer, de longues aiguillettes de chair de phoque séchée, afin qu’il mangeât en route, et des peaux de morse pour qu’il pût payer son séjour chez les hommes du Sud, qui sont avides et ne donnent rien pour rien.
Ce jeune Lapon délicat de la poitrine partit heureux. Et il alla passer l’hiver en effet dans la ville la plus au Midi dont il eût jamais entendu parler.
— Au moins, songeait-il, je ne souffrirai plus de notre sale climat !
Cette ville était Saint-Pétersbourg. Il y fut pris, au mois de janvier, d’une pneumonie foudroyante, et mourut en peu de jours.
Cette fable comporte une haute moralité pour les gens qui veulent se remarier, ceux qui rêvent de changer de gouvernement, et généralement tous ceux qui souhaitent d’être ailleurs. Car « ailleurs », étant donné la faiblesse et l’ignorance de l’esprit humain, ce n’est presque jamais plus loin que Saint-Pétersbourg pour un Lapon.
D’un grand vol droit, sublime et sans ailes, comme aspiré par l’infini, sa longue tunique blanche plaquée par-devant sur ses épaules et ses reins, en arrière tout agitée de plis larges et changeants, la poitrine gonflée par l’air froid des cieux très hauts, splendide, pur, lumineux, éternellement jeune, l’ange qu’on avait envoyé ce jour-là pour surveiller la terre remonta jusqu’au trône de Dieu. Et il s’abattit les mains en avant, la tête relevée, pour dire :
— Seigneur, don Juan est mort !
Or, dans le Paradis, personne qui ne connût Don Juan. La fureur de ses vices, son affreux mépris des lois et des douleurs, le délire de ses cruautés, enfin tous ses crimes, de ses victimes avaient fait au ciel autant d’élues. Aucune n’était pourtant parfaitement pure, entièrement sans péché, mais il les avait tant fait souffrir ! Sans leur imposer d’autre expiation Dieu les avait appelées à lui. Elles étaient toutes là, Elvire, Anna, Mathurine et les mille autres. Il était là, le commandeur, il était là lui-même, le misérable M. Dimanche ! Il n’y avait que le pauvre Sganarelle qui demeurât en purgatoire parce que de toute sa vie, il n’avait su être bon, ni méchant. C’était donc un lâche : un lâche, c’est celui qui n’a pas su se décider !
Mais aucune ne manquait, de celles dont jadis il avait changé la vie terrestre en un grand et irréparable malheur, et les autres habitants du Paradis s’étonnaient. « Quel est donc disaient-ils, ce méchant prédestiné à faire des saintes ? » Voici maintenant qu’il était mort ; ils se demandaient seulement dans quel cercle infernal le jugement suprême allait l’envoyer. Et don Juan se le demandait aussi, mais il n’avait pas peur, n’ayant jamais eu peur de rien. Sa damnation éternelle lui apparaissait comme inévitable et nécessaire. Bien plus, il la désirait comme si l’Enfer dût être sa vraie patrie, presque son empire, et Lucifer non pas un maître et un bourreau, mais un complice digne de le comprendre.
Quand on l’amena devant le tribunal terrible, son âme superbe, dure, cuirassée par l’admiration qu’elle avait d’elle-même et de ses crimes, n’eut pas un instant de faiblesse. Juan faisait plus que désespérer de la miséricorde divine, ce qui est déjà, on le sait, le péché contre le Saint-Esprit, le seul qui ne puisse être pardonné ; il la méprisait, il n’en voulait pas, il ne pliait pas ! Il y eut dans le Paradis, devant cette attitude, un grand murmure. Tous, sauf précisément ceux qui avaient connu don Juan, et qu’un sentiment étrange, qui n’était pas de la haine, pénétrait sans qu’ils voulussent l’avouer, pensaient : « Comme il va être précipité ! » Et ils attendaient la foudre.
Mais Dieu sortit de sa méditation éternelle. Il considéra longuement l’âme insolente de don Juan, secoua la tête, et prononça dans sa sagesse redoutable et profonde :
— Don Juan Tenorio, reste ici !
Nul ne crut avoir bien entendu. Sainte Élisabeth de Hongrie, et la douce Claire, et la vierge Priscilla murmuraient : « Lui, parmi nous ! » Don Juan lui-même ne bougea pas, croyant à une espèce de feinte horrible de la toute-puissance. Ne s’amusait-elle point, avant de le jeter aux flammes, à lui donner une lueur d’espoir, de telle sorte qu’ensuite il souffrît davantage ? Et il riait intérieurement de cette ruse, parce que, vivant, il eût été capable de l’imaginer. Mais la voix divine, contre laquelle nul ne peut s’élever, parla de nouveau :
— Juan Tenorio, tu resteras ici !
Pour la première fois don Juan se sentit inquiet et désarmé devant l’événement. Il ne comprenait pas : pour une âme telle que la sienne, ne pas comprendre était une humiliation inconnue jusque là. Lui, au ciel pour l’éternité ! Voulait-on l’y laisser par pitié ? Mais il savait que la justice divine ne peut se manquer à elle-même : il ne méritait pas de pitié. Indomptable, il voulut donc interroger Dieu, mais le silence de la divinité est par essence impénétrable. Ce qu’elle veut cacher reste caché. Nul n’avait pu discerner les motifs de cette décision sans appel, qui semblaient d’une indulgence inexplicable et même monstrueuse. Don Juan n’obtint pas un mot, pas même un regard, un rayon, une étincelle. Il était dans le Paradis, voilà tout, ainsi qu’un étranger dans un pays dont il ne sait pas la langue. Et que lui importent alors les édifices, les fontaines, les beautés du ciel et des arbres ? Il s’ennuie. Don Juan commença de s’ennuyer affreusement. Il ne parvenait même pas à se rendre compte de la sorte du bonheur que peuvent éprouver les élus du bonheur éternel ; et il les en détestait davantage, tout en continuant à les mépriser. Il souffrait aussi amèrement, étant de toutes parts entouré de beauté, de ne pouvoir abuser de cette beauté pour la détruire : et il était éternel, il ne pouvait plus mourir ! Il en éprouvait une épouvantable rage. Cependant Elvire s’approcha. « Heureusement, songea-t-il, je vais pouvoir jouir de la haine qu’elle a maintenant pour moi. Car elle est vraiment une élue, tandis que moi… il n’est pas possible que je ne sois pas un damné ! Je ne suis ici que par une erreur qui va se dissiper. »
Mais Elvire lui dit très doucement :
— Juan, mon époux…
Il avait oublié les promesses qu’il avait faites à Elvire. Ces promesses comptaient pourtant, et voilà qu’Elvire s’en réclamait ! Il s’écria :
— Allons, Elvire, vous me haïssez !
— Moi, fit-elle.
Elle ne pouvait plus concevoir à cette heure éternelle la signification de ce mot, et peut-être même sur terre ne l’avait-elle jamais compris. Son âme délicieuse et simple ne connaissait qu’une chose : c’est que Juan Tenorio, qui avait juré d’être son époux, se trouvait réuni à elle en un lieu où tout serment terrestre doit enfin porter ses conséquences.
— Mais je t’ai outragée, malheureuse, fit don Juan. Je t’ai abusée, maltraitée, dédaignée, tu t’en souviens ?
— Je ne me souviens, dit-elle, que d’une chose, c’est que je vous aimais. Je ne puis me souvenir que de cela, puisqu’ici toute mémoire s’efface de ce qui fut une douleur. Vous étiez charmant, don Juan, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Mais, dit-il, je ne vous aime plus. Je n’aime aucune des autres que j’ai connues jadis et qui sont là, derrière vous, et qui vont, j’en suis sûr, me tenir les mêmes discours.
Il regardait ce troupeau jadis gémissant, maintenant si paisible. Il s’en exhalait une voix unanime, qui disait :
— Nous vous aimons toutes, don Juan, et nous le pouvons sans péché. Ici, nul ne peut plus pécher.
Nul ne pouvait pécher ! Dans cet empire des idées pures et des sentiments, don Juan ne pouvait plus inspirer un seul désir ! Il avait souhaité sa damnation pour continuer à voir souffrir, pour continuer à jouir, fût-ce au prix de sa propre souffrance, des fureurs et des larmes de ceux qui l’entouraient, — et il était condamné à vivre jusqu’à la consommation des siècles, dans la détestable contemplation de cette joie sans inquiétude, de cette bienveillance totale, fastidieuse, insupportable ! Lui, don Juan !
Son orgueil s’abattit enfin. Il poussa un si grand gémissement que tout le ciel en fut ébranlé. Il criait :
— Toi qui es le juge, toi dont on prétend — mais je vois bien qu’on se trompe ! — que tu sais punir aussi bien que récompenser, que tu es sans faiblesse, tu dois bien le savoir : j’ai menti, j’ai volé, non pas seulement les riches, mais de pauvres diables ; j’ai tué, non pas seulement le commandeur, mais dans l’ombre, aux coins des rues, en cent occasions, et pour satisfaire un caprice aussitôt dédaigné. J’ai trahi toutes les femmes, tous les hommes, et mon roi, simplement pour ne pas obéir. Et tu m’as admis parmi tes élus ! Ce n’était donc rien, ce que j’ai fait ? Il fallait donc autre chose pour mériter l’enfer ?
Un vague sourire apparut sur la bouche céleste, mais elle ne s’ouvrit pas.
Et Juan, humilié, plein de rage, soupçonnant enfin que l’homme, que tous les hommes, même lui, sont si peu de chose que leurs actions sont nulles, s’écria :
— Alors, alors… il y a donc des péchés que je ne connais pas !
Mais encore cette fois, il ne reçut point de réponse, et telle est la punition que la justice divine a trouvée pour don Juan. Durant toute l’éternité il se posera cette question qui ronge son orgueil, et jamais ne sera résolue. Et c’est peut-être vrai, après tout, que l’homme est si peu de chose qu’il ne peut rien, même pécher…
C’est moi qui suis le Bœuf Gras. Il n’y a pas de plus beau titre. Il n’en est pas de plus sûr. Les autres souverains, je les méprise. A quoi Guillaume II, empereur d’Allemagne, doit-il son trône ? A ce que Frédéric II, le seul grand homme de la famille, n’a pas eu plus d’enfants que moi. Il règne en vertu des hasards d’un héritage collatéral. Et le président de la République ? Il préside en vertu des hasards d’une élection disputée. Et pour tous les autres, c’est la même chose : héritage, hasard, loterie. Mais moi, on m’a pesé ! Et je pesais plus que tous les autres bœufs. Je suis le Bœuf des bœufs, personne n’a rien à dire à cela. C’est la science et la vérité qui m’ont élu. La science et la vérité marchent avec moi, rien ne les arrêtera : j’irai, avec elles, jusqu’à l’abattoir.
Car je sais que j’irai à l’abattoir. C’est ce qui fait la supériorité des bœufs sur les hommes. Ils savent comment ils mourront et à quoi servira leur mort : à nourrir des hommes. Mais les hommes qui meurent, à quoi servent-ils ? A rien. Voilà pourquoi on les accompagne avec des chants mélancoliques, des costumes noirs, de laides fleurs flétries, et des prêtres qu’on cache au fond de carrosses faits comme des catafalques. Mes prêtres, à moi, sentaient le vin, comme Silène. Ils étaient vêtus de blanc, de pourpre et d’amarante. Des Bacchantes les accompagnaient. Des buccins ivres sonnaient sur mon passage. Des hommes vêtus en bêtes dansaient devant la bête que je suis. Et on me tuera, comme un dieu.
Je suis né, dans une crèche, à Chailly, près de Pouilly-en-Auxois, ainsi que presque tous ceux de ma race, animaux magnifiques, blancs de robe, droits de l’échine, carrés du derrière, brefs de corne, et si courageux que, lorsqu’ils ruminent, ils ne se meuvent même point pour laisser passer les chars nommés automobiles. Nous ne nous dérangeons que pour les chiens roquets, animaux féroces qui nous mordent les jambes. Trois grands princes ou savants, avertis de ma venue au jour, s’empressèrent à me visiter. Ils apportaient des dons : du fenouil odorant, du sucre et du sel. L’un était le curé de Chailly, l’autre le maire de Chailly, et le troisième le gendre d’un président de la République, Cunisset-Carnot, l’homme du monde qui connaît le mieux les bêtes de l’air, des champs et des eaux. Et m’ayant considéré, ces hommes, inspirés par les puissances célestes et qualifiés par leurs fonctions officielles ou leurs connaissances, s’écrièrent : « Sa gloire dépassera les limites de notre comice agricole. Il sera Bœuf Gras ! »
ainsi que l’écrivit M. Fernand Gregh qui voulut bien me consacrer une ode.
Entouré de soins, je crûs en corpulence et en tranquillité. On me sevra avec du petit-lait, du son, de la bouillie d’avoine, des fromages de tourteau. Du printemps à l’automne, je passais les jours et les nuits dans les breuils, foisonnant d’herbe grasse, et quand la lune était pleine et radieuse, je mugissais pour la louer. Des grands prés lointains, qui s’étendaient jusqu’aux larreys boisés, d’autres mugissements répondaient, reprenant le chœur. Alors je m’endormais, content d’avoir donné, à la campagne bleue, ce qu’il lui faut de musique pour qu’elle soit parfaitement belle.
On m’apprit aussi à ruminer. C’est tout une science. Il faut ruminer vautré par terre, lentement, doucement, avec les dents du fond, et ne penser qu’à ruminer. Et quand on sait ruminer, on sait le fond des choses, on est heureux, rien au monde ne saurait vous troubler. Le moment vient que je vais mourir : mais je rumine. Voilà pourquoi les taureaux sont fous. Ils passent leur temps à courir, ils chargent les chiens roquets, qu’il faut respecter, ils ruminent mal. Aussi restent-ils maigres : ils ne seront jamais Bœuf Gras. Je ne conçois pas pourquoi ils sont au monde.
Tous les quinze jours, on me pesait sur une grande bascule, et chaque pesée était un triomphe. Je devenais vaste, gras, puissant, placide et pacifique comme la terre, et d’un blanc légèrement teinté de rose, comme une fleur de pommier. Lorsqu’on me mit à la charrue, j’acceptai sans plainte cette gymnastique, sachant que ma chair en deviendrait plus ferme. Je fus récompensé par ma victoire au Comice agricole, où le préfet lui-même me rendit hommage.
Je compris, au discours de ce haut fonctionnaire, pourquoi j’avais vécu. Mon existence et mon embonpoint glorifiaient la République. Jamais, sous l’Empire, il n’y avait eu un bœuf comme moi ; car les bœufs ne sauraient engraisser convenablement sous le régime de la tyrannie. Le député radical-socialiste fit entendre, en un discours très étendu, que la protection qu’il avait toujours accordée à l’arrondissement où j’étais né n’était pas étrangère à l’éclat de mon poil et à la prospérité de mes flancs. Ensuite une fanfare joua la Marseillaise, les clairons de Sidi-Brahim et l’Internationale. Fatigué, je me couchai parmi mes bouses. Alors on me mit sur la tête une couronne de roses. J’en conclus que j’avais fait tout ce qu’on demandait de moi.
Quelques semaines plus tard, j’étais devenu plus lourd encore et plus beau. Un homme vint, qui donna pour m’avoir un grand nombre de pièces d’or, qu’il comptait par pistoles, sans doute afin que l’antiquité de ce vocable ajoutât quelque chose de plus à la majesté de ma personne. Il me fit voyager dans un char rapide, que traînait une locomotive. J’avais déjà vu passer beaucoup de trains : je fus satisfait de voir à quoi cela servait. Cela sert à empêcher les bœufs de se fatiguer. Mon nouveau maître était sympathique. Il était grand, gros, d’un blond presque blanc, si pareil à moi que je pense qu’il était un peu de ma famille. A toutes les stations, il venait prendre de mes nouvelles, et buvait à ma santé des liqueurs blanches, rouges et vertes, dans des calices de verre.
Nous arrivâmes à Paris, dans un endroit nommé la Villette. Un sanhédrin d’hommes sages, appelé jury, m’examina très longuement. Je fus flatté de voir que ces hommes avaient des redingotes et des cravates blanches, comme si j’avais été le préfet. Ils m’accordèrent leurs suffrages, et le grand jour arriva.
On me mit sur une voiture ornée de drapeaux, de statues et de femmes. D’autres femmes, très déshabillées, suivaient dans d’autres chariots. Plusieurs en contractèrent des fluxions de poitrine, des pneumonies infectieuses, des tuberculoses galopantes, et moururent de la sorte, pour m’avoir connu. Des bouchers de la Villette étaient déguisés en Romains. L’un d’eux, qui déjeuna chez un marchand de vins, durant que mon cortège fit halte, s’appelait, paraît-il, Lucullus. J’entraînais également à ma suite un éléphant, un lion malade, plusieurs chameaux et des mousquetaires. Les échevins des plus beaux quartiers de Paris me présentèrent leurs devoirs. Une foule énorme applaudissait, jetant vers moi des rondelles de papier multicolores, semblables à des fleurs. La police réprimait toute manifestation attentatoire à l’honneur de mon nom et de ma famille. Je vis qu’elle assommait, avec raison, quelques misérables fous qui voulurent crier : « Mort aux vaches ! »
On me conduisit, en triomphe, à travers de larges voies, bordées de hautes maisons, qui regorgeaient de monde. Des enfants manifestèrent leur enthousiasme en soufflant dans des corps de carton. Ou buvait, on mangeait en célébrant mon nom et ma gloire. Des femmes se firent embrasser par des hommes ivres, jusque sous mon ventre. Et tout cela était si ridicule, si falot et obscène, qu’il me prit un grand dégoût. Je me sentis lassé et blasé de gloire, j’aspirai au repos. On me le donna. On me le donnera à jamais.
Car maintenant, je vais mourir ! Peu m’importe, j’ai vécu ma vie. Mon nom va retentir une dernière fois dans un corridor sombre, clamé par de jeunes hommes vigoureux et sanguinaires, armés de lourds maillets d’acier. Mais mon cadavre encore sera glorieux. Le marchand boucher, qui m’acheta, à qui j’appartiens, le décorera une dernière fois de roses en papier, après m’avoir ôté la peau. Et les peuples défileront devant mon corps gigantesque avant qu’il soit mis en pièces. Ceci est le sort des dieux et des rois.
… L’un s’appelait Jimmy, l’autre Wilkie. Ils étaient frères. Tous deux avaient le col épais, la croupe large, le sabot plat, le chanfrein busqué et les dents bien longues et jaunes, mais usées, car ils allaient sur leurs dix ans ; et voilà sept ans déjà qu’ils étaient dans la mine. Leur écurie était à gauche, dans cette grande salle qui forme un octogone irrégulier, juste sous le puits, dont nul œil, pas même le leur, ne pouvait apercevoir le sommet perdu dans une forêt d’étançons tout noircis depuis des années et des années par la fine poussière de houille que les bennes laissaient tomber en remontant. On ne les tondait point ; mais on les lavait à grande eau tous les lundis matin ; et alors on pouvait voir que leurs poils, primitivement de couleur alezane, et devenus si longs que, surtout sur les jambes, ils avaient l’air d’une bourre frisée, se terminaient par une petite pointe d’argent, mince et claire comme une aiguille. Et c’était la nuit éternelle qui les avait blanchis de la sorte. L’obscurité coutumière dans laquelle ils vivaient leur avait donné aussi une espèce de mauvaise graisse qui les rendait encore plus rustauds et patauds que ne le sont d’ordinaire ceux de leur race. Et comme ils prenaient de l’âge, l’humidité et les courants d’air de la mine commençaient de leur raidir les muscles. Ils avaient des rhumatismes.
Ces deux bêtes d’apparence obtuse, avaient de l’intelligence et de la curiosité. Quand on fonçait une nouvelle galerie, ils regardaient les boisages d’un air entendu, et se disaient : « Un de ces jours, on nous fera passer par là ! » Et cela leur faisait plaisir, de passer par là. C’était un changement dans leur existence monotone. Mais d’ailleurs, une fois qu’ils avaient mis le pied sur une de ces routes souterraines, ils ne l’oubliaient jamais plus, ils la reconnaissaient sans l’aide, inutile pour eux, de la lampe des hercheurs, au sein de l’ombre farouche. La mine était leur univers. Ils ne s’y sentaient ni heureux ni malheureux. Ils y étaient. Pourtant, parfois, ils se disaient l’un à l’autre, dans leur langage confus et court fait de clins d’œil, de frémissements de la peau et de petits hennissements : « Il doit y avoir autre chose ; il me semble que jadis il y avait autre chose. » Mais quoi ? Ils ne se rappelaient plus. La mémoire de cet autre monde, où ils étaient nés, était abolie au fond de leur crâne étroit : il y avait si longtemps qu’ils étaient là ! Les animaux ont des rêves aussi. C’était comme un rêve qu’ils ne parvenaient point à se rappeler.
Un matin, ils furent étonnés qu’on ne vînt pas les chercher pour les atteler aux chariots. D’abord ils jouirent de ces instants de paresse, mais ils ne tardèrent pas à s’ennuyer. Et puis le silence et le vide inusités de la mine les inquiétait. Même elle était plus noire et triste que d’habitude ; on n’y voyait plus ces mille petites lueurs qui viennent du fond des galeries, on n’y entendait plus le tumulte des équipes qui descendent et remontent trois fois par vingt-quatre heures et leur servait à compter le temps. Enfin quelques jours plus tard leurs gardes détachèrent leurs licols. D’eux-mêmes ils sortirent de l’écurie, d’instinct ils allèrent se ranger à l’endroit d’où partent les rails de fer qui s’enfoncent dans la galerie principale. Mais on les détourna doucement pour les faire entrer dans la grande cage, sous le puits. Et l’un des gardes dit en riant :
— Il n’y a si mauvais vent qui ne porte bonheur à quelqu’un ! Ils vont être bien étonnés.
Et l’autre répondit :
— Le grand jour va les éblouir. Si on leur bandait les yeux ?
— Bah ! fit son camarade. Qu’ils s’habituent tout de suite ou plus tard…
Alors ils donnèrent un coup de sonnette, et brusquement, la cage s’enleva. Jimmy et Wilkie éprouvèrent une espèce d’angoisse du cœur qui les fit flageoler sur leurs larges pieds. Ils sentirent aussi une averse froide leur tomber sur le dos : c’était le puits qui pleurait son eau, à travers les cuvelages. Tout cela était nouveau, très nouveau : une expérience. Ils l’enregistrèrent dans leur cervelle obscure.
Mais au bout de deux minutes à peine, leur voyage vers les sommets se trouva terminé. Ils prirent pied sur une galerie dont le sol remontait, et au bout de laquelle se distinguait un phénomène inconnu : une lueur blanche et rose qui grandissait à chacun des pas qu’ils faisaient en avant. Une forge, sans doute, la lueur d’une forge : ils avaient déjà vu des forges dans la mine. Cependant un pressentiment mystérieux leur faisait deviner que ce n’était pas cela. Ils eurent peur, et renâclèrent. On les tira plus fort ; comme ils avaient confiance dans leurs guides, ils reprirent leur marche.
Et, brusquement, ce fut le jour !
Le jour, devant leurs pauvres yeux dont les poussières de charbon avaient rougi la sclérotique, et l’obscurité perpétuelle dilaté la pupille, le jour, et bien plus, et terrible, le jour de l’aube, avec une grande chose ronde suspendue en l’air, qui resplendissait, rayonnait, dardait, brûlait ! Rrran ! Fous de terreur, ils agrippèrent leurs sabots de derrière dans la glaise humide, levèrent la tête, secouèrent comme des sacs les hommes pendus à leur tête. Ils voulaient fuir, fuir en arrière, retourner au noir paternel, hospitalier, nourricier, connu…
— Conduisez-les tout de suite à l’écurie de surface, dit quelqu’un, il n’y a que demi-jour, ça les habituera !
Et insensiblement en effet ils s’habituèrent. Il y avait dans cette écurie des choses tout à fait extraordinaires, des mouches par exemple, et aussi des animaux plus gros, qui volaient comme des mouches : des moineaux qui venaient hardiment piquer un grain d’avoine et restaient ensuite en équilibre au milieu du vide, tant qu’ils voulaient ! Et puis on fit sortir Jimmy et Wilkie, et on les mit dans un pré.
Ils connurent alors les couleurs, qu’ils ignoraient. Jamais ils n’avaient vu de vert ! Quelquefois, dans la mine, on leur avait apporté des bottes d’herbes, mais ces herbes leur semblaient à peu près aussi noires que tout le reste de ce qui les entourait. Tandis que ce pré était vert, d’un vert éclatant, et il y apparaissait de petites taches jaunes et blanches, qui sont des fleurs. Ils apprirent ainsi qu’on pouvait distinguer le goût des choses par leurs nuances, et ceci leur fut sujet d’infinies méditations. D’autres expériences leur montrèrent qu’il fallait associer, presque toujours, l’impression de lumière et celle de chaleur, le froid et l’obscurité. Rien n’était plus déconcertant : ils avaient toujours su que le froid et la chaleur sont noirs, également noirs. Enfin dans ce monde qu’ils venaient de découvrir la vue n’était pas limitée. Elle s’étendait on ne savait où, bornée seulement par du bleu ou du gris, et ce bleu ou ce gris on ne le rencontrait jamais, il demeurait inaccessible. Toutefois ces magies n’avaient qu’un temps. Après une douzaine d’heures les choses redevenaient comme avant, c’est-à-dire naturelles, normales, raisonnables. Et pourtant ce moment leur était pénible, tandis que tous ces jeux de couleurs et de clartés leur inspiraient une allégresse incompréhensible. Souvent, effarés, ils couraient dans leur pré, sous le soleil, comme de jeunes chevaux. Donc ils n’avaient pas rêvé : ces choses existaient ! Des souvenirs ressuscitèrent en eux de leurs premières années. Ils furent des chevaux comme tous les chevaux, des chevaux de jour, qui dormaient la nuit.
Puis il arriva que les abords de la mine se remplirent d’hommes. La grève était finie. Fatigués de leur oisiveté, ces hommes étaient joyeux. En riant, ils défilaient, leur lampe à la main. Mais Jimmy et Wilkie passèrent avant eux. On les fit entrer dans la cage, et ils se retrouvèrent, sans savoir comment, dans la nuit souterraine. Leur vie redevint ce qu’elle avait été. Mais maintenant ils associaient des phénomènes entre lesquels, auparavant, jamais ils n’avaient entrevu de lien : quand la cage remontait, elle allait dans ce lieu très vaste, où il y avait des couleurs. Ils hennissaient en la voyant partir.
Quelques mois plus tard, Jimmy prit une fluxion de poitrine. Il languit cinq ou six jours et mourut. Jimmy ne comprit pas du tout pourquoi il restait couché, les jambes raides. La mort est encore plus difficile à comprendre pour les animaux que pour les humains. Quand Wilkie s’aperçut qu’on mettait son camarade dans la cage, il l’envia. « Il va retrouver, songea-t-il, cet endroit que nous avons vu en rêve, et qui existe. » Et il ne sut jamais que Wilkie n’avait rien retrouvé du tout, qu’une autre mine, encore plus sombre, véritablement éternelle…
A. M. Cunisset-Carnot.
Ce n’est qu’avec une respectueuse timidité que j’ose dédier ces quelques mots à l’éminent écrivain qui sait parler avec tant d’esprit et de compétence des bêtes, des champs, des eaux et des bois ; ce n’est qu’avec douleur que je m’adresse à lui, sachant que sans doute, endurci par une longue série de crimes, il ne sera point de mon avis. Mais j’ai foi cependant en son noble caractère : il sait que je n’obéis jamais qu’à ma conscience.
Il me faut lui révéler aujourd’hui, en même temps qu’à l’univers civilisé, la méfiance profonde qu’une série d’observations approfondies m’ont donnée des pêcheurs à la ligne. Hélas ! que j’eusse pourtant souhaité pouvoir me joindre à leur foule nombreuse, partager leurs plaisirs ! On m’avait décrit ces plaisirs comme doux, paisibles et champêtres. Mais ma première découverte a été qu’ils ne sont point champêtres. Ce n’est que par hasard que l’on rencontre quelques exemplaires de l’espèce loin des lieux habités, dissimulés au fond d’une anse écartée, à l’ombre des arbres, parmi des roseaux frisonnants. Bien plus souvent ce sont des animaux grégaires, et l’on peut affirmer comme une loi que le pêcheur à la ligne ne peut vivre qu’à la condition d’apercevoir, aussi près de lui que possible, la ligne, le bouchon et le bambou d’un autre pêcheur à la ligne. Enfin il apparaît d’autant plus rare que la campagne est vraiment rustique : il n’affectionne que les quais de pierre bordés d’usines et de masures. C’est le parasite des banlieues. Toutefois il est sauvage, inhumain, farouche et cruel.
Il est de toute évidence en effet que la pêche à la ligne est le seul sport qui consiste à faire du mal à une bête en suppliciant une autre bête, ce qui est le raffinement suprême — il faut bien qu’on me le concède — dans la perfidie et la férocité. On pêche les poissons avec des vers de vase, avec des vers de terre, avec des asticots, avec des mouches, et avec d’autres poissons. Quand ce sont des mouches, on leur introduit la pointe de l’hameçon dans le derrière, ou sous les élytres. Je n’ai pas d’élytres. Mais pour le reste, j’aime mieux ne point me le figurer. Quand ce sont des vers ou des asticots, on leur fourre l’hameçon dans le derrière, la bouche ou le milieu du dos : il y a trois écoles. Quand ce sont des poissons, on leur fait avaler l’hameçon jusqu’au creux de l’estomac, mais en s’arrangeant de telle sorte qu’ils survivent le plus longtemps possible à ce traitement. C’est l’Aquarium des Supplices. On peut arriver aussi à faire souffrir beaucoup d’animaux à la fois en pétrissant un grand nombre de vers dans un mélange infect, généralement composé de terre, de crottin de cheval, de fromage de Roquefort et d’assa fœtida. Les asticots ne doivent pas s’en plaindre, ils ont l’habitude, mais les vers de terre sont des animaux tout nus et très propres.
Enfin quand le poisson s’est laissé décevoir par ces pièges infâmes, on commence par lui déchirer la bouche : c’est ce qui s’appelle « ferrer ». Ensuite on le noie. On le noie dans le seul élément où il peut vivre, ce qui est incontestablement ajouter l’injure à l’insulte. Il est à croire que tout le suffoque, même l’indignation. Cependant, comme en général il n’est pas complètement mort quand il arrive à terre, on le met dans l’herbe mouillée, afin que son agonie dure très longtemps. Ainsi qu’il arrive toutes les fois qu’il s’agit de tortures, les petits enfants viennent voir.
Ces rites de la pêche à la ligne permettent déjà de supposer que celle-ci n’est pratiquée que par des hommes dont la mentalité est demeurée particulièrement rude et primitive. Et en effet, si l’on considère les instruments dont ils usent on s’aperçoit qu’ils n’ont pas changé depuis l’âge de pierre. Tout au plus l’hameçon est-il maintenant d’acier bleui au lieu d’être en os, mais le fil qui le retient continue à être fait non pas d’un des textiles découverts par la civilisation, mais d’un crin de cheval, exactement comme à l’époque où nos pères allaient tout nus, avec du poil sur tout le corps. Ceci constitue déjà une forte présomption contre les pêcheurs à la ligne. L’expérience d’ailleurs la confirme. Quels sont les peuples qui se classent le plus bas dans l’échelle de l’humanité ? Ce sont les Fuégiens et les Esquimaux : ils sont tous pêcheurs à la ligne. Enfin un simple coup d’œil jeté, dans notre patrie même, sur les pêcheurs à la ligne en général, et sur ceux du bassin de la Seine en particulier, ne peut que confirmer la triste et impartiale sévérité de ce jugement.
C’est une habitude des peuples barbares, on le sait, de ne se déplacer qu’en foule. Les sauvages se rencontrent presque toujours en troupe, même au Jardin d’Acclimatation. Il en est de même des pêcheurs à la ligne. Bien qu’ils ne soient pas sociables, au sens élevé qu’il est légitime de donner à ce mot, je signalais tout à l’heure le besoin singulier qu’ils ont de ne pas se quitter des yeux. Et on les voit tous se porter, avec aveuglement, par masses épaisses, vers les mêmes rivières et les mêmes marais pestilentiels. Ces migrations sont saisonnières, ce qui est encore une preuve qu’ils restent voués aux instincts les plus primitifs de l’humanité. On me répondra que les chasseurs font de même. Il est permis de croire que ceux-ci appartiennent à des races dont la civilisation est déjà un peu plus avancée, car il est rare qu’ils emmènent avec eux, dans ces déplacements collectifs, leurs femmes et leurs enfants. Les pêcheurs à la ligne, au contraire, à l’instar des hordes primitives, sont presque toujours accompagnés de leurs familles, qui campent alors dans des abris d’une architecture rudimentaire, dénommés guinguettes. Les femmes et les enfants, poussant des cris qui n’ont rien d’humain, y exécutent des danses rituelles, dont l’une des figures consiste à s’élever dans les airs et à en retomber en mesure, au moyen d’un système de planches et de cordes qu’on appelle escarpolette. C’est ainsi que ces femmes invoquent les esprits de la horde, en faveur des exercices cruels de leurs époux.
Les costumes de ces malheureux sont presque toujours sommaires, ainsi qu’il fallait s’y attendre. Beaucoup ont les jambes nues. La plupart portent des chapeaux faits d’une écorce grossière, dont la forme rappelle celle du pétase, coiffure archaïque qu’on ne retrouve guère que sur les bas-reliefs des monuments grecs, mais surtout le paillasson des Sakhalaves. Si on leur adresse la parole, ils ne vous répondent pas. Certains savants supposent qu’ils ont pourtant un langage monosyllabique, extrêmement restreint en tout cas, et qui n’a pas encore été suffisamment étudié pour qu’on en puisse comprendre le sens.
Vers la fin du jour, il leur arrive fréquemment de se nourrir sur place du produit de leur pêche, avec une épouvantable voracité. Ils ajoutent des boissons enivrantes, composées du jus de certaines plantes nocives.
De plus, et c’est là-dessus qu’il faut que j’insiste pour finir, une enquête patiente m’a permis de constater que les pêcheurs à la ligne et les clients des cafés-concerts ne forment qu’un seul et même peuple. On les retrouve la nuit, écoutant avec une sorte de morne ivresse des refrains bizarres, dépourvus de sens, et qui ramènent la musique, le rythme et la parole aux âges les plus brutaux qu’ait traversés l’espèce humaine : Cela seul suffirait à justifier l’effroi qu’ils doivent causés à des civilisés.
… Tout ce que ses camarades, amants comme lui de l’Idée, eussent jamais trouvé à lui reprocher, c’est qu’il n’était point un militant. On ne l’avait vu prendre part à aucun cambriolage, à aucun crime, pas même jeter une bombe, et quant à la fabrication de la fausse monnaie, il se bornait à l’approuver platoniquement, à titre de légitime manœuvre contre les États organisés. Ce n’était qu’un théoricien, mais fervent. En lui-même il s’applaudissait de la rigueur farouche de sa raison. L’individu seul lui paraissait demeurer l’irréductible unité. L’individu n’a pas d’ordre à recevoir, pas plus qu’il n’en peut donner. Il est sans devoirs, sans obligations, sans règle ; ou du moins sa règle est en lui ; elle ne peut venir d’ailleurs. Donc il ne peut y avoir de propriété. Tout homme étant autonome et autocrate, toute chose est à lui, il peut tout prendre. A plus forte raison n’y a-t-il pas de patrie. C’est au nom de la patrie que les organismes politiques s’arrogent le droit d’exiger des esclaves qu’ils bernent, en les appelant citoyens, l’obéissance aux lois, l’argent de l’impôt, le service militaire. Et cela est monstrueux et ridicule. Hypocritement, l’État se cache sous la patrie. Hypocritement, c’est au nom de la patrie qu’il forge des chaînes à l’individu. Nous ne comprenons déjà plus qu’aux siècles passés on ait voulu imposer un Dieu, une religion, un culte déterminé à celui-ci. Plus tard, on ne comprendra pas davantage qu’au vingtième siècle on ait voulu lui imposer une patrie. On conçoit déjà cependant qu’il en peut changer. Pourquoi ne veut-on pas admettre qu’il peut n’en accepter aucune ?
Telle était l’âpre foi de Paul-Louis Durand, individualiste. Comme il l’avait, toute sa vie, confessée publiquement sans jamais cacher les ardeurs de son prosélytisme, les assauts fort vifs que certains de ses amis, auxquels la théorie ne suffit plus, livrent à cette heure aux personnes et aux propriétés, eurent pour lui un double résultat, assez désagréable. Le premier fut que l’ensemble des citoyens comprirent instinctivement, et tout à coup, que s’ils sont groupés en État, c’est justement pour que cet État, en échange des services qu’il leur demande, leur assure la paix et la sécurité : en sorte qu’il y eut un arrêt subit et manifeste des progrès de l’Idée. Le second fut que Paul-Louis Durand se trouva subitement en butte aux indiscrètes persécutions de la police. Et las de voir son appartement fouillé, ses papiers confisqués, ses démarches suivies, il songea qu’un séjour de quelques mois en Amérique ne pourrait avoir pour lui que des avantages.
Donc, après avoir passé quelques semaines en Angleterre, il s’embarqua sur un vaste navire dont on lui avait dit beaucoup de bien, et qui se nommait le Titanic. Pour individualiste que l’on soit, on ne dédaigne pas le luxe et le confortable. Au contraire, et c’est même un des axiomes de cette religion nouvelle que plus tard, réduite à quelques milliers de vivants par un sage malthusianisme, l’humanité tout entière connaîtra des jouissances illimitées. Après quoi, je présume, elle disparaîtra, par impossibilité de s’entretenir ; à moins toutefois qu’elle ne soumette à l’esclavage et à la reproduction ce qu’on est convenu d’appeler les races inférieures. Mais alors ces races inférieures, qui seront le nombre et la force, n’inventeront-elles pas une sorte particulière de revendications collectives ou individuelles ? C’est une question dont nous parlerons un autre jour.
Paul-Louis Durand n’eut pas d’ailleurs longtemps à y penser. On sait l’affreuse catastrophe qui engloutit, comme une coquille de noix, ce paquebot vaste comme une ville. Quand Paul-Louis vit qu’on mettait les canots à la mer, il se hâta. Un jeune officier du bord, correct et froid, en grand uniforme — il est bon, il est utile de se faire beau pour mourir : cela donne du courage et de la générosité, l’âme se règle sur le corps — le retint par le collet de son ulster en lui disant d’une voix nette :
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ?
— Vous le voyez, répliqua Paul-Louis. Je m’embarque.
— Les femmes et les enfants d’abord, répondit l’officier. Et du reste je vous préviens qu’il n’y aura place que pour eux ; il n’y a pas assez de canots.
Ses principes mêmes obligeaient Durand à considérer sa propre vie comme plus précieuse que celles du petit milliard d’individus qui peuplent le globe. Il essaya de se dégager, et sentit un revolver contre sa tempe. C’était un intellectuel : il eut le temps d’éprouver quelque chose comme du respect pour cet homme qui montrait une décision égale à celle des ennemis de la société. Cependant il protesta :
— Qu’est-ce que ça peut faire, à moi et à vous, les femmes et les enfants ? Ce n’est pas le moment de faire de la galanterie.
— Ce n’est pas de la galanterie, répliqua l’officier. Je suppose… well, je suppose que c’est parce que les enfants, c’est l’avenir, et les femmes la possibilité de faire des hommes pour nous remplacer, puisque… Et puis, go to hell, sir ! Je n’ai pas le temps de causer.
Comme Paul-Louis Durand était en train de se demander, avec quelque étonnement, s’il est en vérité parfois des intérêts qui priment ceux de l’individu, le grand paquebot piqua du nez comme un cygne monstrueux qui cherche un poisson dans l’eau noire. Seulement, il ne releva point la tête, il ne la releva jamais ! Et tandis qu’une lamentation farouche s’élevait du navire, une lamentation qui montait et s’abaissait comme un chant, Paul-Louis, perdant l’équilibre, se sentit précipiter dans la mer. Elle était si froide qu’il se dit qu’il ne pourrait nager bien longtemps. Cependant il avait entendu parler des terribles remous que font en coulant les grands navires. Il s’efforça de s’éloigner. Dans l’ombre cruelle qui étreignait ses yeux comme une chose matérielle et visqueuse, il sentit subitement sous sa main quelque chose de solide. C’était un appareil de sauvetage, un radeau de liège qui céda sous son poids ; mais cela même lui permit d’y monter. Cet abri était assez large, relativement solide. En rampant il en atteignit le centre et se mit debout sur ses pieds.
Il était sauvé. Et à cet instant même une peur mystique, inexorable et désastreuse, augmenta pourtant le grelottement de sa chair misérable. Il était seul, tout seul au milieu de la mer ! Il ne pouvait pas rester seul, il avait bien plus peur, tout seul sur cette épave, que tout à l’heure, sur le bateau, au milieu de ces quinze cents hommes qui attendaient la mort avec lui. L’iceberg, se rapprochant, éclaira la nuit d’une lueur blanchâtre, et il aperçut, à cette lueur, un homme qui s’agitait dans l’eau à quelques pieds de lui, soutenu par sa ceinture de sauvetage. Il lui cria :
— Par ici, par ici ! Faites les mouvements de nage, avec vos mains.
Il joignait le geste à la parole, et le malheureux finit par aborder. Se mettant à quatre pattes, Paul-Louis l’aida presque frénétiquement à monter sur le radeau. Et il en vint d’autres, d’autres encore, une trentaine de naufragés. Ces hommes ne s’étaient jamais vus. Pourtant ils semblaient se reconnaître ; et ils se touchaient les uns les autres, doucement, comme si, de se sentir ensemble, cela leur eût donné je ne sais quel espoir éperdu.
Et puis, voilà que tout fut changé. Quelqu’un dit :
— On ne peut plus recevoir personne ! Le radeau va couler !
Et cependant ils voyaient venir, du fond de l’obscurité, d’autres infortunés qui gémissaient.
— Il n’y a plus de place ! leur cria Paul-Louis avec tous les autres. Il n’y a plus de place ! C’est à nous, ce radeau, à nous ! Allez-vous-en ! C’est à nous, parce que nous voulons vivre et que vous nous feriez mourir !
Et de ces bannis, rejetés dans la mort, certains disaient avec résignation :
— Dieu vous aide ! Adieu…
Mais d’autres essayaient de se cramponner. Alors, et d’instinct, il y eut une garde, des veilleurs, des chefs qui les repoussaient, impitoyablement.
— C’est à nous, ce radeau, à nous ! Parce que nous voulons vivre !
Et c’est ainsi que Paul-Louis Durand, anarchiste individualiste, comprit ce que c’est qu’une patrie.
Il est des peuples de souche indo-européenne qui donnent le même nom au porc domestique et au sanglier sauvage ; ce qui prouve que vraiment l’homme a tiré l’un de l’autre.
Camille Jullian.
Steck, le fox-terrier, avait passé toute la nuit dans la grange. On avait coutume de l’y enfermer chaque soir, pour qu’il fît la chasse aux rats ; et il en avait tué beaucoup en effet, dans les commencements, leur broyant la nuque d’un seul coup de mâchoire et les rejetant ensuite par-dessus son épaule, d’un petit mouvement sec qui l’amusait beaucoup ; mais depuis des semaines déjà il n’avait plus aperçu une seule de ces sales bêtes. C’est d’abord qu’il en avait fait un grand massacre. C’est aussi que les autres avaient pris la fuite, préférant abandonner leur royaume et leur pâture, le froment savoureux, l’avoine succulente et laiteuse, plutôt que d’attendre en tremblant la mort inévitable. Et maintenant Steck s’ennuyait dans cette grange désertée. Sitôt qu’il distinguait, par la fente de la porte fermée, la lumière rose du jeune matin, il aboyait de toutes ses forces, songeant à la vie, à la liberté, au jeu, qui sont une même chose sous trois noms différents.
Mais il aboyait bien plus encore, quoique d’une autre manière, quand le valet de charrue faisait cesser sa captivité. Tant de possibilités de plaisir et d’action se précipitaient à la fois dans sa tête qu’il n’arrivait point à se décider et tournait autour de sa queue. Il y avait les restes de sa soupe de la veille. Elle était froide, mais il avait faim. Il en gobait deux ou trois lampées, en faisant claper sa langue contre son museau. Puis subitement il avait l’idée que ce serait bien plus amusant de faire enrager les poules. Il courait donc après les poules. Elles prenaient la fuite en tournoyant, ramassant de l’air sous leurs ailes, prenaient un élan pénible, et par-dessus la petite bouchure en pierres sèches, sautaient sur le grand chemin, qui est à tout le monde. Mais le coq demeurait perché sur cette muraille, expliquant à cet insupportable chien que s’il avait voulu, il aurait pu faire des choses, beaucoup de choses, des choses extraordinaires et héroïques. Et Steck l’écoutait sans en rien croire, pointant ses deux oreilles en cornet. Seulement une grosse mouche se levait du fumier, à ce moment-là, et il sautait en l’air pour l’attraper, oubliant le coq comme il avait oublié sa soupe. Et enfin monsieur Scrofa, le porc, étant sorti de son toit, il se jeta sur ses jarrets. Mais monsieur Scrofa ne lui répondit que par un grognement ennuyé, et sans s’inquiéter de lui, se mit à trotter à travers la cour. Son gros ventre tremblait sur ses petites pattes, et il avalait des immondices. Puis il leva la tête en l’air, et renifla, d’un air préoccupé :
— Il n’y en a plus ! dit-il tristement.
— Eh bien, jouons ? proposa Steck. Tu ne joues jamais. Tu ne trouves jamais rien de drôle, tu ne fais jamais rien de drôle. Ce n’est pas une vie.
Le porc ne répliqua pas. Il monta sur le fumier, y fit un trou avec son groin et ses sabots et se coucha voluptueusement, la tête entre les pattes.
— Cochon, dit Steck, que tu es bien nommé !
Et tandis que l’autre se vautrait, il commença de se lécher le ventre et les cuisses, non par esprit de contradiction, mais parce qu’il est propre comme un chat. Tout à coup, il leva le nez, saisi d’une pensée subite.
— Tu sens mauvais, dit-il, tu sens très mauvais. Et pourtant, à travers ton odeur, j’en découvre une autre, lointaine, haïssable et plaisante à la fois à mes sens, une odeur d’ennemi ! Laisse-moi me rappeler… Oui, je me souviens maintenant : c’était dans le bois, à la fin de l’automne dernier ; et il m’est venu tout à coup aux narines une senteur qui fit hérisser tous les poils de mon corps ; semblable à celle des myrtilles et des lentisques, mais devenue animale et sauvage, celle d’une bête. Et je l’ai vue passer devant moi, la bête ! Elle était redoutable et farouche, elle m’a fait peur, elle m’a fait souffrir, car j’étais déchiré entre le besoin de me jeter dessus et l’humiliation de ne pas oser. On m’a dit que c’était un sanglier. Tu n’es pourtant point un sanglier, Scrofa ?
— Mes ancêtres, dit le porc lentement, ont été des sangliers.
— Comme tu es changé d’eux-mêmes ! fit Steck avec surprise. Tu n’as plus rien de pareil. Tes soies sont toutes blanches, et ta peau si tendre que tu cries pour une épine d’églantier qui t’égratigne. L’autre fonçait dans les ronces sans rien sentir. Il semblait qu’il ne pût éprouver la douleur que sous la forme de la rage. Les hommes se mettent à l’affût, ils se cachent pour le tuer ; et il y a beaucoup de chiens, plus grands que moi, plus forts, qui ne veulent plus le suivre et l’assaillir, qui se sauvent dès qu’ils reconnaissent sa trace, quand une fois ils ont senti ses grandes dents à travers leurs chairs. Et tu n’as pas non plus ce cou énorme, ces épaules formidables, cette crinière noire et brune hérissée sur le dos, ni cette tête puissante et brutale qui laboure la terre comme une charrue. Comme elle est molle, flasque, ridicule, ta tête ! Et au lieu de faire peur aux hommes et aux chiens, tu te laisses conduire par un idiot, par le vieux Baptiste, qui bave, et qui a sous la gorge cette grosse boule que les hommes appellent un goître. C’est toi qui as peur ; tu as peur de tout. Tu es le plus lâche des animaux d’ici. Même les vaches sont plus braves que toi. Quand je leur aboie au derrière, dans le pré, elles se retournent et me font face, en baissant les cornes. Mais toi ! Tu prends la fuite en poussant des cris qui font rire les femmes.
— Et mes ancêtres pourtant ont été des sangliers ! affirma le porc pour la seconde fois.
— Comment cela se fait-il ? demanda Steck, étonné. Moi aussi, il paraît que j’ai des ancêtres sauvages. Ils chassaient pour leur compte, en troupe, ils se faisaient des espèces de terriers, groupés dans la plaine comme un village. Et de même les tiens, un jour, ils sont tombés sous la domination de l’homme. Et pourtant me voilà, et je ne suis pas encore où tu en es. Je ne me nourris pas de choses innommables, j’ai le respect de mon corps, je sais mordre encore ceux qui me font mal. J’ai ma petite bravoure, j’ai ma petite dignité. J’ai moins dégénéré que toi. Comment cela peut-il s’expliquer ?
Le porc leva vers lui ses laids petits yeux bordés de rouge, et dont le regard était vil.
— C’est justement, dit-il, parce que ma race était plus forte, plus énergique, et plus brave que la tienne.
— Je ne comprends pas… fit Steck.
— Oui, dit Scrofa. Vous ne chassiez qu’en troupe, comme tu l’as dit. Vous étiez de petits êtres assez faibles, après tout, et déjà bons, déjà tendres, déjà câlins ; vous étiez faits sinon pour la servitude, du moins pour la soumission. Mais nous ! Nous étions fiers, rudes, solitaires, irrésistibles dans nos fureurs, nés pour le courage et pour la forêt. Pour demeurer elle-même, notre nation avait besoin de la liberté et de la bataille. Tout le reste était contraire à notre nature. Et en acceptant une vie paisible, une vie contre nature, contre notre nature, nous ne pouvions que tomber où nous sommes. L’écart était trop grand, entre la bauge et le toit à porcs, entre le sombre et libre logis, près d’une source, au fond des bois, et la cour de la ferme ; entre la faim courageuse et indépendante et l’assouvissement du ventre dans l’esclavage. Saisis-tu, maintenant ? Plus haut le sommet, plus basse la chute.
— Et… tu ne regrettes rien ? interrogea Steck.
— Plus rien du tout. C’est définitif. Tout à l’heure, on va m’apporter de l’eau de son et des pommes de terre germées. En attendant, laisse-moi dormir.
Et il creusa plus profond son trou dans le fumier.
On venait de passer deux heures au champ de manœuvres, où les sergents instructeurs, sous l’œil assez distrait d’un lieutenant, avaient inculqué aux recrues les premiers éléments de l’école de peloton, précédés des solennels et traditionnels exercices d’assouplissement. Et pour rentrer au quartier les chefs avaient commandé : « Pas gymnastique ! » Une chose que Matrat n’aimait point car on n’a pas coutume de courir, dans les campagnes ; on ne court jamais, autant dire, parce qu’on a des sabots, parce que c’est lentement, qu’il faut guider l’araire, derrière les bœufs, et lentement aussi qu’on marche à côté des chars ramenant la moisson ou traînant le fumier : un pas d’homme, un pas de cheval, et comme ça, s’il le faut, toute la journée. Mais courir ? Il n’y a que les gens des villes qui courent ! C’est à leur essoufflement que les instructeurs, qui trottaient allègrement le long de la colonne, maintenant d’un geste aisé le fourreau du sabre-baïonnette le long de leur cuisse, distinguaient les paysans ; et ils se payaient leur tête.
Ça n’empêchait pas que c’était encore un jour de tiré, et qu’il y aurait la soupe. Matrat était bien content. Somme toute, dans ce métier-là, on se fatigue moins qu’à la charrue. Seulement, avant la soupe, il y avait encore le rassemblement, pour le rapport, et la distribution des lettres par le vaguemestre. Mais Matrat n’attendait pas de lettres, et ce qu’on met généralement au rapport, ça ne l’intéressait pas. C’est des mots comme à la messe : il faut être là, voilà tout ; et après, on mange.
Tout de même il distingua vaguement qu’il y aurait, ce jour-là, une corvée supplémentaire : « A onze heures, les hommes de la compagnie se rendront dans les locaux scolaires du régiment pour y subir les épreuves sommaires qui permettront de juger de leur degré d’instruction primaire et civique. » C’était comme dans la théorie : des mots très difficiles pour expliquer des gestes qui sont très simples quand on les voit faire et qu’on n’a qu’à imiter. Toutefois, il aimait réfléchir sur les choses, et quand un copain l’interrogea dans la chambre, en coupant le pain, sur ce que ça voulait dire, il répondit sensément :
— C’est pour voir comment c’est qu’on sait c’ que c’est qu’on a appris à l’école.
Un autre, Jupon, dit « Ma Chemise », venu de Paris, résuma :
— C’est pour se f… de not’ fiole.
Et la plus grande partie de la compagnie fut silencieusement de cette opinion. On n’avait pas le droit de leur demander ça, qui n’est pas du service militaire. Ou bien, peut-être, c’est des inventions pour savoir ce qu’on pense. Alors c’est mauvais, il faut se méfier. Mais Matrat ne se méfiait pas. Son âme était simple et sans malice. Né dans un département de l’Est, pas bien loin de la frontière, il avait conscience qu’il était venu au régiment pour apprendre à se battre. Il avait dans la tête plus d’images que de pensées, il voyait la figure de l’ennemi, il le détestait comme faisaient son père, ses parents et ses proches, il croyait sincèrement, sans raisonner, tout droit, que tout ce qu’on lui enseignait, c’était pour qu’il fût, à la fin, le plus fort. Il savait lire, mais n’avait jamais pris un livre ou même un journal pour son plaisir, incapable de franchir ce degré où un si grand effort est encore nécessaire à l’assemblage des lettres et des syllabes, qu’il est impossible de saisir clairement ce que signifient les mots d’une phrase. Tout ce qu’il savait lui était venu par l’oreille, de ce qu’il avait entendu dire ou de ce que d’autres, plus instruits, avaient lu devant lui. Dans ce cas son cerveau, traversant des déserts d’incompréhension, saisissait au hasard, par instants, une phrase qui lui semblait belle bien plutôt encore à cause du rythme que de sa signification, comme dans les vieilles romances. Il retenait donc des sentiments, des émotions, non pas les faits. Ou bien au contraire il tirait de son acquisition des conclusions immédiatement pratiques, puériles, terre à terre et personnelles.
… Le clairon sonna :
Il sonna ce petit air en traînant sur les finales de chaque vers de cette façon caressante qui met je ne sais quelle sentimentalité singulière sur les niaiseries et les obscénités, qui fait que rien n’en est plus méchant, ni choquant… et le caporal de chambre cria :
— Tous les hommes en bas, pour la sonnerie !
Ils descendirent, troupeau déjà indifférent à faire ça comme à faire autre chose, et les gradés les conduisirent, en rangs, à travers la cour du quartier, jusqu’à la salle d’école, où ils trouvèrent des pupitres, du papier blanc bien réglé, et des plumes dites « sergent major ». Un jeune lieutenant, comme ils se tenaient debout, dans l’attitude militaire qui convient, leur dit : « Asseyez-vous ! » Et ils s’assirent : « … Vous allez répondre aux questions suivantes, par écrit, en deux ou trois lignes au plus pour chacune. Écrivez ! » Ils empoignèrent leurs plumes comme des manches de fourche, et attendirent :
— « Qu’est-ce que la patrie ? Qu’est-ce que le drapeau ? Qu’est-ce que la France ? Pourquoi doit-on aimer la France ?… » Vous pouvez choisir dans les questions… Vous avez une demi-heure… Ne communiquez pas entre vous… Gardez le silence.
Et ces quarante hommes se regardèrent, déconcertés de ne pouvoir s’interroger l’un l’autre, alors qu’on leur demandait pourtant des choses dont ils n’avaient coutume de s’entretenir ou d’entendre parler que réunis tous ensemble, devant un monsieur monté sur une estrade pour un discours, ou quelquefois au café, quand il y en a un qui sait les mots, et qui les dit. On leur avait cependant bien parlé de ça, à l’école ; on leur en avait reparlé depuis qu’ils étaient au régiment ; mais justement leur mémoire oscillait entre la leçon de leur enfance et celle, différente dans l’expression, qu’ils venaient de recevoir. Pleins de vénération superstitieuse pour la lettre des mots, ils ne parvenaient pas à retrouver ceux-ci, et s’y acharnaient, dans une confusion d’esprit inexprimable. Seul, Jupon, dit « Ma Chemise », qui jouissait d’une bonne mémoire, et qui, se fichant de tout, récitait ce qu’on voulait, se rappela les termes mêmes du manuel, et transcrivit, comme s’il lisait :
« La patrie est le sol de la France, la terre de nos ancêtres et le berceau de nos père et mère. On doit aimer la France pour la servir, la défendre et donner sa vie pour elle ».
Après quoi, disposant encore de vingt-cinq minutes, il employa le papier blanc qui lui restait à écrire à une petite amie, laquelle avait des bontés pour lui, et même de la générosité.
Mais Matrat, lui, ne se rappelait rien, absolument rien. Situation épouvantable, il était obligé de raisonner par lui-même, et il n’en avait pas l’habitude. D’abord il tenta d’unir une image très nette, qu’il avait dans la tête, et les bribes de quelques souvenirs : « Le drapeau est un bout de drat, de trois couleur, qui est l’oneur de la France ». Puis à la réflexion, il jugea, par un vague instinct de délicatesse, que le premier membre de sa phrase n’était pas assez respectueux, et que d’autre part il ne savait pas très bien si le drapeau était « l’oneur » de la France ou celui du régiment. Il ne se souvenait plus, il avait peur de se tromper. Il ratura la feuille et en prit une autre. Son esprit pratique de paysan le portait à se demander : « A quoi ça sert-il, le drapeau ; pourquoi y a-t-il un drapeau ? » Il finit par conclure que c’était un signe distinctif, quelque chose comme un uniforme pour un pays. Et il écrivit, d’une grosse écriture appliquée : « Le drapeau, c’est pour ferre connaissance, les puissances, l’une de l’autre ». Cela lui parut satisfaisant.
Puis il se demanda, suivant l’ordre des questions, pour quelle cause il devait aimer la France, et trouva tout de suite une réponse : « Pourquoi (dans sa langue, cela voulait dire parce que) c’est pas un autre pays ». Idée magnifique et suffisante qui est au fond de notre cœur à tous : la France, ça n’est pas un autre pays, et c’est pour ça que nous l’aimons. Cependant un obscur besoin de critique, exercé sur lui-même, lui fit chercher s’il n’y avait pas une autre explication : « C’est les chambres, les maisons, où qu’on a reçu le jour ». Et pourtant cela ne lui semblait pas encore assez. Il avait l’impression vague qu’un grand amour a des causes plus profondes, personnelles, comme délibérées, et qu’il doit s’exprimer par un chant ou par des mots rares qu’il ne possédait pas. Il songeait en même temps : « J’ai entendu dire, j’ai entendu dire… » Qu’est-ce qu’il avait entendu dire ? Une phrase qu’on lui avait lue, qui venait d’un grand écrivain ou d’un des jeunes gens qui marchent sur ses traces. Elle avait échoué dans un journal de province ou dans un discours officiel ; elle lui revint, un peu mutilée, musicale encore : « On doit aimé la France, parce qu’elle est vive, et suptile, et courageuse ».
Alors il fut content ; il signa : Matrat, Pierre-Antoine, matricule 27304.
Le soir, le jeune lieutenant porta ces humbles copies au colonel. — Il n’y a qu’une copie passable, dit-il, celle du soldat Jupon… Les autres sont stupides.
Mais le colonel haussa les épaules.
— Le soldat Jupon n’est peut-être qu’un perroquet, fit-il. Et les autres, au contraire, ils ont peut-être des idées, et pas de mots. Ces expériences-là ne veulent rien dire : ce n’est pas comme ça qu’on saura jamais ce que pensent les hommes, ni ce qu’ils savent…
Et moi, qui viens de transcrire toutes ces réponses, dont je n’ai pas inventé une seule, c’est bien aussi mon avis…
… Quand le neveu sut que son oncle, le grand Amateur, allait mourir, il n’en fut, comme il est naturel, que plus assidu auprès de lui. Le grand Amateur expirait, comme il avait vécu, dans l’amour exclusif, passionné, délirant, dans l’avarice, si l’on peut dire, des trésors qu’il avait accumulés. Parfois il faisait porter devant le lit où il agonisait son Corrège ou son Rembrandt, et les contemplait d’un œil avide. Parfois il se faisait donner le carton qui contenait ses dessins du Pisanello, il les éparpillait sur ses draps, ses yeux obscurcis essayaient de les voir ; puis il les comptait, craignant qu’on n’en eût dérobé, car il se méfiait de tout le monde. Et c’est ainsi que toute sa vie on l’avait connu : farouche, retiré, un peu fou — peut-être tout à fait fou, en vérité, — n’éprouvant point ce plaisir à montrer ses tableaux, où il entre de la vanité et une sorte de besoin de prosélytisme, dont sont pénétrés la plupart des collectionneurs. Au contraire, sa porte était jalousement gardée, jamais il ne recevait personne, jamais il ne montrait rien à personne — et il y avait même dans sa demeure une pièce blindée d’acier comme un coffre-fort, où jamais nul n’était entré que lui, où il passait des journées entières, alors que la maladie ne l’avait pas encore terrassé. Et parfois, maintenant, il glissait sa main sèche sous ses oreillers, pour bien se convaincre que la clef en était toujours là, qu’on ne la lui avait pas prise.
— Mon oncle, disait le neveu, rassurez-vous. Qui voulez-vous qui vous vole ? Vos gens sont sûrs.
Mais il répondait, d’un air têtu, les yeux méfiants :
— Si, on vole les tableaux ! Moi, je sais qu’on les vole.
Quand il fut tout près de sa fin, son inquiétude et sa pensée semblèrent changer d’objet.
— Je ne veux pas mourir sans l’avoir revue, dit-il à plusieurs reprises. Et c’est devant elle que je veux mourir : j’ai tout fait, tout fait…
Cependant, il semblait livré à des sentiments opposés et contradictoires : des remords secrets, ou peut-être simplement la difficulté de rompre un long silence, et le besoin de satisfaire une dernière fois sa volupté. Ce fut sa passion qui triompha. Il prit un grand parti. Il éloigna tout le monde, ne gardant près de lui que son neveu. Alors il lui donna la clef mystérieuse.
— Va ouvrir cette porte, lui dit-il, et… tu m’apporteras le tableau.
— Quel tableau ? demanda le neveu.
— Il n’y en a qu’un ! fit-il avec impatience. Décroche-le, et apporte-le-moi.
Le neveu pénétra dans ce cabinet secret. Tout d’abord, comme dans la chambre de Barbe-Bleue, il ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Puis il distingua l’or d’un cadre, d’un cadre unique, devant lequel était placé un fauteuil où, évidemment, l’amateur s’était bien souvent assis. Son trésor était là, à n’en pas douter, dans cette espèce de tabernacle. Le neveu monta sur ce fauteuil, qu’il rapprocha du mur, et décrocha le tableau. Mais l’obscurité de la pièce l’empêcha d’en rien distinguer. Il le rapporta dans la chambre du malade.
— C’est Elle ! dit celui-ci.
Et alors le neveu reconnut la Joconde, la vraie Joconde ! Il n’y avait pas à s’y tromper. Et d’ailleurs pourquoi l’amateur l’eût-il si âprement cachée à tous les yeux si ce portrait n’eût été qu’une copie ou qu’une réplique loyalement acquise ? Pourquoi n’en avait-il jamais parlé à qui que ce fût dans l’univers ? Enfin pouvait-on se rappeler la vente publique ou privée, le marchand des magasins duquel ce tableau était sorti ? C’était la Joconde, la Joconde du Louvre, et non pas une autre. Le neveu comprit : son oncle était fou, parfaitement fou, depuis dix ans. Et c’était lui qui avait volé le chef-d’œuvre, ou l’avait fait voler !
— Mon oncle, dit le neveu épouvanté, il faut le rendre !
— Tu feras ce que tu voudras, répondit l’amateur aliéné : tu es mon héritier. Mais tant que j’aurai un souffle, ce tableau ne sortira pas d’ici !
Et il mourut, les regards fixés sur son adorable larcin.
Lorsque le défunt eut été conduit au cimetière, le neveu, débarrassé enfin du souci des funérailles, commença d’agiter dans son esprit les moyens de sortir d’une situation qui lui paraissait affreuse. Il avait quarante jours pour faire inventaire. Mais cela même signifiait qu’on allait expertiser la collection. Donc les experts découvriraient le vol, cela était inévitable. Un instant l’idée lui vint de détruire la preuve de ce délit incroyable et révoltant, commis par un homme opulent, par un collectionneur célèbre, dont le nom était dans toutes les bouches. C’était certes le moyen le plus simple de se tirer d’affaire. Mais il recula devant ce sacrilège. Alors, avouer, proclamer le crime de son parent ? Il ne pouvait s’y décider, il lui semblait que le déshonneur en rejaillirait sur lui, qui portait le même nom. Il passa des nuits sans sommeil, il montra à ses amis, durant des semaines, la figure la plus sombre et la plus ravagée. Autour de lui, on disait : « Comme il l’aimait ! Vraiment, il n’arrive point à se consoler ! » En réalité, il faiblissait sous le poids de cet héritage redoutable, il maudissait de toutes ses forces l’homme qui le lui avait légué. Enfin il crut un jour avoir trouvé une solution. Ce tableau avait disparu mystérieusement du Louvre ? Eh bien, s’il y retournait mystérieusement, sans que personne pût s’expliquer de quelle manière ? Il avait fait une absence de quelques années, il revenait, on le retrouvait un beau matin, et tout était dit ! Ce projet lui parut admirable. Il s’occupa sans plus tarder de le mettre à exécution.
Si la Joconde avait été peinte sur toile, rien n’eût été plus simple. Il la dissimulait sous un ample pardessus, la laissait tomber quelque part, dans une de ces nombreuses salles du Louvre où les visiteurs sont rares, en profitant d’une seconde où le gardien avait le dos tourné. Mais il s’agissait d’un panneau de bois, de dimensions restreintes, il est vrai, mais qui ne laissaient pas que d’être embarrassantes. Il maudit sincèrement sa probité car il lui semblait qu’un professionnel du vol eût triomphé aisément des difficultés qui lui paraissaient insurmontables. A la fin, cependant, il conçut un plan aussi simple qu’ingénieux. Il sollicita, par voie administrative, l’autorisation de copier quelques tableaux et l’obtint sans peine. Cela lui permit de pénétrer dans les galeries du Louvre avec un carton qui contenait le précieux panneau. Il s’assit sur le pliant qu’il avait apporté, fit mine de dessiner patiemment une tête du Greco, attendit la dernière minute avant la fermeture, posa précipitamment le panneau contre la muraille et s’en alla.
Sa conscience était libérée. Il était heureux, il était rajeuni, il salua l’or du couchant, là-bas, derrière l’Arc de Triomphe ; il lui sembla s’envoler avec les pigeons qui dans la cour du Carrousel tournoyaient en grands vols sublimes. Et il se disait : « Demain on découvrira la Joconde. Après-demain elle sera à sa place, dans son cadre ».
Mais les choses ne se passèrent pas comme il l’avait cru. Un gardien, le lendemain matin, rencontra du bout de son balai ce chef-d’œuvre qui venait de retrouver sa demeure légitime. Et le panneau tomba tout à plat sur le plancher, au milieu des poussières.
— Tiens, pensa cet humble fonctionnaire, encore un copiste qui nous a laissé sa croûte !
Et il ramassa le panneau d’une main négligente. La face énigmatique de l’épouse du Giocondo s’éclaira sous un rayon du jeune soleil.
— Elle est forte celle-là ! fit le gardien. On dirait…
— Et il appela un collègue.
— C’est rudement pareil ! lui dit-il.
— Tu n’es pas fou ! répondit l’autre. Elle ne serait pas rentrée comme ça toute seule. C’est encore une farce, une sale farce.
— Je t’assure ! affirma le premier gardien. Pendant vingt ans, je l’ai vue. C’est bien la même : il y a les craquelures… et le bois aussi, ce vieux bois. Je vais aller montrer ça à M. le conservateur.
Il franchit deux étages et pénétra dans le bureau du conservateur.
— Monsieur le conservateur, dit-il, c’est une peinture… une peinture que j’ai trouvée ce matin en balayant. Et… je crois que c’est Elle !
— Qui, Elle ? demanda le conservateur.
— La Joconde ! répondit le gardien, solennellement.
— C’est idiot ! déclara le conservateur ; c’est absolument idiot ! Je la connais, cette blague-là : on nous a ridiculisés parce que nous avions laissé filer la vraie, et on voudrait recommencer en nous en collant une fausse. Enfin, montrez-moi ça…
— Le gardien étendit le portrait sur le cuir vert de la table de travail. Et le conservateur déclara :
— C’est une copie ! Ça crève les yeux, que c’est une copie. J’en dirais la date, à dix ans près : une copie faite vers 1850 par un élève de M. Ingres. Où l’avez-vous trouvée ?
— Dans la grande galerie, sous le Greco, dit le gardien.
— Bon. Eh bien, reportez-la où elle était. Et quand l’olibrius qui a voulu nous jouer cette petite plaisanterie commencera à tourner autour de ce panneau, mettez-lui la main au collet, et amenez-le-moi. Nous verrons ce qu’il faut en faire. Je n’entends pas qu’on se moque ne nous.
Mais personne ne vint tourner autour du panneau. Au bout de quelques jours, le gardien l’enleva et le rangea, pour s’en débarrasser, dans le galetas où il mettait ses balais et préparait son déjeuner sur un petit réchaud à alcool. Lui-même ne croyait plus à sa découverte. Quelques mois plus tard, au moment où il mettait son pardessus pour sortir, il heurta violemment du pied le portrait. Le bois desséché se brisa en trois morceaux. Il les jeta négligemment dans le bac aux ordures.
J’ai, bien entendu, entièrement inventé cette petite histoire. Mais il n’y a aucune bonne raison pour qu’elle n’arrive pas…
C’était au temps où l’on venait d’exposer, au salon des Indépendants un paysage sublime, admiré comme il convient par les vrais amateurs, et qu’un âne avait peint avec sa queue…
… A la porte de mon appartement, il y a un cordon de sonnette, non pas un bouton électrique, parce que ma maison est une vieille maison. On tira le cordon de la sonnette, on le tira même assez fort. Et je pensai : « On vient me voir, quel bonheur ! » Car j’étais en train de travailler.
Il n’y a rien qui me soit plus désagréable que d’être dérangé quand je ne fais rien. J’aime au contraire les visiteurs quand je compose. Ils m’apportent un prétexte à m’interrompre.
Mais j’éprouvai une certaine stupeur à constater que c’était un âne qui avait monté mes deux étages. Toutefois, c’était une bonne figure d’âne, à la fois vicieuse et naïve, paresseuse et importante. Et puis, en temps d’élections, on est habitué à recevoir toutes sortes de monde. Je ne m’étonnai donc pas.
— Entrez donc, lui dis-je, un peu protecteur, entrez donc ! Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
— Monsieur, me dit-il d’un air solennel, je m’appelle Boronali.
Ma figure changea. Je me sentis pénétré d’un profond respect.
— Cher maître, m’écriai-je, c’est vous qui avez peint, avec votre queue, rien qu’avec votre queue, — et les suggestions de votre génie, bien entendu, — ce magnifique tableau qui est exposé aux Indépendants : Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ! Je suis heureux de faire la connaissance d’un artiste tel que vous ; votre talent a toute la magnifique imprécision de l’immensité.
— N’est-ce pas ? dit-il simplement.
J’ai déjà rencontré tellement d’artistes que je le trouvai modeste. D’autres m’en auraient dit davantage.
— J’ai pensé, continua-t-il, que vous ne seriez pas fâché d’obtenir de moi un petit bout d’interview, et je suis prêt à condescendre à ce désir.
— Merci, cher maître, lui dis-je, merci ! Vous réalisez en effet mon souhait le plus cher. Désirez-vous, tandis que je recueillerai vos paroles, prendre quelque chose ?
— Non, répondit-il, non. Laissez-moi seulement me frotter le dos de temps en temps contre vos meubles. C’est une habitude que j’ai.
— Faites, lui dis-je, ne vous gênez pas. Les tics sont une des caractéristiques les plus fréquentes du génie, tout le monde le sait. Vous n’avez pas affaire à un bourgeois.
— Mais si, me répondit-il, mais si ! Et c’est bien là-dessus que je compte. On a calomnié les bourgeois. Auparavant, ils condamnaient sans recours tout ce qu’ils ne comprenaient pas. Mais maintenant ils ont bien changé : ils ressemblent aux jurés de cours d’assises.
— Je n’y suis pas tout à fait, avouais-je.
— C’est que vous n’êtes pas un artiste, répliqua-t-il dédaigneusement. Nous autres artistes, nous avons un esprit fulminant qui découvre sans peine des rapports entre les objets en apparence les plus différents : les jurés français acquittent toujours les auteurs des crimes les plus monstrueux, à condition que les motifs de ces crimes demeurent incompréhensibles. Il en est de même des bourgeois en matière de beaux-arts. Quand ils ne comprennent pas, et surtout quand ils sont choqués, ils admirent. Cet état d’âme mérite d’être loué ; il fait notre fortune… Mais ne perdons pas notre temps. Sur quoi désirez-vous m’interroger ?
— Livrez-moi, dis-je, quelques détails biographiques : le public en est toujours friand. Vous me donnerez ensuite un aperçu de vos théories esthétiques.
— Avec plaisir, fit-il, avec plaisir. La transition de l’un à l’autre sujet est d’ailleurs facile, et comme nécessaire.
Il se gratta le dos voluptueusement contre ma bibliothèque, et commença :
— Mon enfance a été celle de tous les vrais génies. Je passais pour complètement idiot. Mes parents disaient : « Il est maladroit, même pour un âne ! » Voilà pourquoi ils discutèrent la question de savoir s’ils devaient faire de moi un littérateur, un peintre ou un musicien. Ils ne tardèrent pas cependant à repousser pour moi résolument la profession des lettres.
— Elle est en effet, fis-je remarquer tristement, peu lucrative.
— Vous avez raison, mon pauvre monsieur, dit-il en me considérant d’un air de pitié condescendante. Mais là ne fut point la cause unique de leur décision. La vérité est qu’ils s’étaient aperçus que les Français ont encore, sur la littérature, des principes certains et même étrangement étroits. Malgré l’affaiblissement des études classiques, ils tiennent à leur langue, ils en ont le goût, ils veulent qu’on la respecte jusque dans les plus petites choses. Voyez plutôt la formidable opposition que rencontrent les tentatives les plus timides pour la réforme de l’orthographe ! Et ils ont souci de la composition, de la séparation des genres, d’une espèce de simplicité, malgré tout, dans l’expression des idées ; ils veulent comprendre, enfin, c’est le seul domaine esthétique où ils s’obstinent à vouloir comprendre, et où ils sont vexés quand ils ne comprennent pas. L’échec de l’école symboliste vint de là ; il y avait des traditions, des traditions vieilles de plusieurs siècles, et qu’on ne pouvait détruire. Littérairement, ils ont besoin de logique, de clarté, de rapidité, autant que de pain. Les joies du livre et du théâtre sont chez eux sincères, profondes, populaires, nationales, tandis que celles de la peinture et de la musique demeurent superficielles. Au fond, ils y sont très peu sensibles. Heureuse insensibilité ! On peut leur faire accepter tout ce qu’on veut. Ils ne distinguent pas le vrai du faux, le fond de l’apparence, la hardiesse consciencieuse de la mystification. Mais c’est que précisément tout leur est parfaitement égal. Que ce soit bon ou mauvais, ils n’en sont pas intimement touchés. Si donc on leur dit que c’est bon, ils finissent par répondre : « Ma foi, puisque vous me le dites ! » Imaginez qu’on vous présente un nègre toucouleur et qu’il vous fasse un discours en langue toucouleure. Si quelqu’un vous affirme qu’il a dit des choses étonnantes, vous n’aurez aucun motif pour le nier. Vous serez même disposé à le croire. Et si l’on ajoute, en citant des précédents historiques, que dans quelques années les Toucouleurs se vendront très chers, vous achèterez un Toucouleur. Autant celui-là qu’un autre, puisque vous n’avez pas d’opinion.
» Voilà pourquoi mes sages et bon parents me destinèrent à la peinture toucouleure, si je l’ose ainsi nommer. Dans les premiers temps je réussis assez mal : l’essentiel est en effet d’acquérir une manière dont on puisse prétendre qu’elle est personnelle, et je n’arrivais pas à détacher mon talent d’une plate imitation de la réalité. Je regardais la nature, ce qui est fort dangereux, car j’étais porté à ne la voir qu’à travers des réminiscences ; par elle-même elle ne me disait rien. Mais j’eus tout à coup, un beau jour, la révélation de mon tempérament : mon tempérament est de tourner le dos à la nature. Voilà pourquoi je me suis mis à peindre avec ma queue.
— Et vous êtes chef d’école ! m’écriai-je, enthousiasmé.
— Je suis chef d’école, en effet, approuva-t-il avec douceur. Dans les commencements, j’avais quelque crainte de l’opinion des critiques. Mais, je me hâte de le dire, ils ont été charmants : je n’ai jamais reçu d’eux que des éloges. L’expérience les a formés : ayant été jadis blâmés pour avoir trouvé mal des choses dont plus tard on découvrit qu’elles étaient bien, ils ont pris le parti de dire désormais du bien de tout ce qui leur paraît déconcertant. C’est ainsi qu’ils se montrent les guides légitimes du goût public. Ah ! les braves gens !
— Mais il y a eu cependant, fis-je observer avec un peu d’hésitation, une époque où les Français osaient manifester leur goût véritable. Ils aimaient le père Ingres, Prudhon et les opéras comiques.
— Ils les aiment encore, répondit mon interlocuteur, mais ils n’oseraient pas le dire si Ingres, Prudhon et les opéras comiques ressuscitaient : parce que, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, ni la peinture ni la musique ne les intéressent profondément. Quand il s’agit des arts du langage, c’est différent, bien différent : ayant aimé Voltaire, ils ont reconnu Anatole France. Tandis que, je vous assure, ils ne reconnaîtraient pas le père Ingres. C’est ce qui fait notre force !
Il poussa un magnifique braiement de joie.
— Allons, conclut-il, je vous ai assez vu. Il faut que j’aille encore chez quelques-uns de vos confrères pour soigner ma gloire.
Je le reconduisis, plein de déférence. Subitement une idée me frappa.
— J’ai bien saisi, lui dis-je, en écoutant vos explications, pourquoi vous n’avez pas adopté la carrière des lettres. Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas tourné vers la musique ?
— Ma voix m’y portait, fit-il ; mais j’ai un peu trop d’oreille.
M. Bonnerot appartenait à cette classe honorable et honnête qu’on est convenu d’appeler la moyenne bourgeoisie. Il occupait, dans un ministère, un modeste emploi qui lui rapportait trois ou quatre mille francs par an. Son père et sa mère, en quittant ce monde, lui avaient laissé un petit capital d’une cinquantaine de mille francs, et sa femme, que cependant, je vous assure, il n’avait pas épousée sans amour, lui apportait à peu près la même somme. Il se reconnaissait du bon sens. Ce qui est plus rare, il n’avait pas tout à fait tort. Son esprit était assez vif, son caractère paisible, ses mœurs décentes. Si vous l’aviez connu, vous l’eussiez aimé.
La seconde année de son mariage, sa femme lui donna un fils. Cinq ans plus tard, elle lui annonça de nouvelles « espérances ». M. Bonnerot était un bon citoyen ; il accepta l’accroissement de famille qu’on lui annonçait sans grand enthousiasme, mais avec simplicité, sachant qu’il faut des enfants à la France. Un matin qu’il travaillait à son bureau, on vint l’avertir qu’il y avait du nouveau chez lui. Il sollicita la permission de sortir et regagna son appartement.
— Monsieur, lui dit le médecin, vous avez une fille.
— Voilà qui va bien, fit le bon M. Bonnerot. C’est justement ce que je désirais.
Après quoi il s’en fut embrasser sa femme et sortir pour prendre l’air. Lorsqu’il rentra chez lui une heure plus tard, il fut étonné de voir que le médecin était toujours là.
— Monsieur, lui dit celui-ci, vous avez deux filles.
— Diable ! fit d’abord M. Bonnerot.
Puis il réfléchit que cette exclamation marquait un certain égoïsme, et s’en alla de fort bon cœur embrasser sa femme une seconde fois. Mais comme il était cependant un peu énervé par cette nouvelle inattendue, il prit, pour se calmer, ses registres et son livre de compte, afin d’examiner froidement comment il pourrait organiser sa vie avec ce surcroît de charges.
Il y avait quelque temps qu’il méditait sur ce problème quand le médecin reparut, l’air un peu étonné lui-même.
— Monsieur, dit-il, vous avez trois filles.
— Sapristi ! cria M. Bonnerot.
On peut en effet, à la rigueur, s’attendre à deux jumelles. Une troisième est un événement rare, et de nature à déconcerter. Mais je vous ai dit que M. Bonnerot était un très brave homme. Il pensa surtout à sa pauvre femme, et s’en fut l’embrasser pour la troisième fois. Puis il contempla en hochant la tête les trois petites filles qu’on avait couchées comme on avait pu dans l’unique berceau : deux d’un côté, une de l’autre. Elles ouvraient déjà leurs étroites bouches pleines de cris : trois petits moineaux sans plumes dans un seul nid.
Il baisa pensivement ces trois fronts ridés — c’est curieux comme les enfants nouveau-nés ont l’air de vieillards — et s’en fut derechef se promener pour reprendre ses esprits. Il n’était pas positivement gai. Comme beaucoup de Français — et c’est une faiblesse qui leur fait honneur — il avait du respect pour son propre nom, celui de Bonnerot. Son père l’avait bien porté ; il l’avait fait valoir, comme il avait pu ; il espérait que son fils en ferait mieux encore. La venue inopinée de ces trois filles troublait ses combinaisons. Il ne sut d’abord à quoi se résoudre. Enfin il serra les lèvres, comme un homme qui se décide.
Les jumelles grandirent en force, en gaieté et en santé. C’est une joie, dans une maison, que trois petites filles du même âge. La première s’appelait Julie, la seconde Julia, la troisième Juliette, et leurs parents les aimaient bien. Pour épargner les frais d’éducation, M. Bonnerot leur montra lui-même les premiers rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul. Puis il les plaça dans une petite pension où, à peu de frais, on accrut dans une assez faible mesure ces connaissances élémentaires… Et enfin elles firent leur première communion.
Et quand elles eurent fait leur première communion, madame Bonnerot dit à son mari :
Est-ce que tu ne penses pas que nous devrions faire un petit sacrifice, et enseigner la musique à Julie, qui montre des dispositions ?
— Je n’en vois aucunement la nécessité ! déclara M. Bonnerot.
Madame Bonnerot pleura un peu. D’habitude son mari montrait plus de facilité à céder à ses désirs ; mais cette fois, il paraissait vraiment buté. Un peu plus tard, elle lui dit encore :
— Julia montre un goût remarquable pour le dessin. Je crois qu’il serait temps de lui donner un maître.
— Nous verrons ! répondit M. Bonnerot.
Et il n’en fut plus jamais question.
Madame Bonnerot jugea que son mari devenait autoritaire et brutal, ce qui lui donna beaucoup de chagrin. Il n’y fit aucune attention. Et lorsque les jumelles eurent quinze ans, ce ne fut qu’avec timidité que sa femme suggéra :
— Juliette me paraît avoir du génie pour la littérature. Et maintenant il y a tant de femmes qui écrivent ! Si nous lui faisions passer un baccalauréat !
— Jamais de la vie ! déclara M. Bonnerot, d’un ton ferme.
Sa femme gémissait tout bas. Elle se disait : « Nos filles n’auront presque aucune fortune ; et si elles ne possèdent aucun art d’agrément, ni aucun métier, comment plus tard les établirons-nous ? »
Mais M. Bonnerot avait son idée. Lorsque les trois jumelles eurent atteint l’âge de dix-huit ans, ayant pris un soir sa meilleure plume, il écrivit au directeur d’un journal dont la publicité est retentissante une lettre ainsi conçue :
« J’ai l’honneur de vous informer que je suis l’heureux père de trois filles dont les dots ne sont pas minces. En effet, elles n’ont la prétention de s’y connaître ni en musique, ni en peinture, ni en belles-lettres. Par le temps qui court, et avec l’éducation qu’on donne maintenant aux filles, cela est unique en France et peut-être dans le monde entier. Car je vous ferai remarquer qu’une femme qui aime la musique coûte par an à son mari, au bas mot, douze entrées au concert du prix de dix francs l’une, voitures comprises : ci, 120 francs ; vingt séances à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique, du prix de vingt francs chacune : ci, 400 francs. Les toilettes qui sont absolument nécessaires pour se rendre en ces endroits luxueux : ci, 1.500 francs. La location d’un piano à queue et celle des partitions. Au total, plus de deux mille francs par an.
» Les dépenses supplémentaires qu’exige une femme qui fait de la peinture ne sont pas moindres. Il lui faut un atelier qui lui coûte au minimum 1.200 francs, des modèles à dix francs la séance, ce qui, pour dix séances seulement par mois, fait déjà 1.200 francs par an ; plus de nombreux voyages dans les musées d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre et les abonnements de sociétaire ou d’adhérente aux Salons.
» Quant aux personnes du sexe faible qui visent la carrière des lettres, la fréquentation des théâtres et les toilettes qu’elle comporte coûtent une somme à peu près équivalente. De plus, le temps que leur prend la composition de leurs œuvres exige l’entretien et la solde d’une domestique surnuméraire pour la maison.
» J’estime donc que chacune de mes jumelles, qui ne sont ni musiciennes, ni peintres, ni romancières, et par ailleurs sont charmantes et bien élevées, possède 80,000 francs de dot. Je vous demande de vouloir bien communiquer ce fait intéressant à vos nombreux lecteurs. »
Le surlendemain, l’administration du journal communiquait à M. Bonnerot trois cents lettres de jeunes gens enthousiastes. Toutes disaient en substance :
« Nous n’espérions plus qu’il existât en France de telles jeunes filles. Faites-nous la grâce de nous mettre en rapport tout de suite avec elles. »
J’ai trouvé ce petit conte dans les œuvres inédites d’un homme qui déteste les mœurs du temps et dont l’esprit est fort étroit. Je le reproduis, je supplie qu’on le veuille bien croire, sans l’approuver.
Dans une maison où il a coutume de fréquenter, M. Coltat-Chamot, qui est notre ami, rencontra l’autre soir monseigneur Spada, prélat romain. J’eus le plaisir d’entendre une partie de leur conversation, qui fut intéressante. On me permettra de la reproduire. J’ose penser qu’elle jette un jour tout nouveau sur bien des choses : l’histoire de Galilée, la séparation de l’Église et de l’État, l’esprit des gens d’Église, le manque d’esprit des gens qui ne sont pas d’Église — et de moi, par conséquent.
M. Coltat-Chamot, qui va beaucoup dans le monde, s’y montre cependant anticlérical. Qu’on ne croie point que je l’en veuille blâmer : il y faut presque du courage, l’anticléricalisme étant beaucoup moins bien porté dans les salons que dans les réunions électorales. Il fut donc assez violent. Au bruit de ses propres paroles, M. Coltat-Chamot s’échauffait ; et bientôt, transportant la question sur un terrain plus large, il finit par rappeler, ainsi qu’on y pouvait s’attendre, l’obscurantisme féroce et ridicule des cardinaux et du pontife qui mirent Galilée à la torture, afin de l’obliger à reconnaître que la terre ne tourne pas.
Monseigneur Spada s’efforçait de montrer, par son maintien, la conviction, dont il est pénétré, que l’Église est éternelle. Et quand il lui fut permis de placer un mot, il murmura enfin, avec un bon sourire :
— Mà, Galileo, il n’a pas été mis du tout à la tortoure !
— C’est de l’histoire, repartit M. Coltat-Chamot, fort indigné.
— L’histoire, continua le haut dignitaire ecclésiastique, elle n’a jamais, jamais été faite que par des Velches, qui n’étaient pas d’Église, et qui n’étaient pas Italiens, puisqu’ils n’étaient que de pauvres Velches ; et ils n’y ont rien compris du tout. Mà, Galileo, il était Italien, et les cardinaux qui ont jugé Galileo, ils étaient tous Italiens : alors, ils ont fait tous ensemble une petite combinazione. Vous ne comprenez pas la petite combinazione ?
M. Coltat-Chamot, manifesta, par son étonnement mêlé d’incrédulité, que cet aspect de la question était pour lui plus qu’inattendu. Car il est fort certain que Galilée a été condamné par l’Inquisition, puisque le poète Ponsard lui-même l’a su et en fit un long poème. Et l’on ne saurait croire que cet astronome se laissa condamner par plaisir.
— Si, si, éminentissime seigneur français, poursuivit le prélat. Je vais vous expliquer toutes les choses, absolument toutes les choses :
» Galileo, c’était une personne très savante, et il avait démontré que la terre tourne. L’archevêque de Sienne le fit venir et il lui dit :
» — Galileo, vous nous mettez dans le plus cruel embarras. Nous avons toujours dit que la terre, elle ne tournait pas. C’est inscrit dans la loi, telle que nous l’avons faite, que la terre ne doit pas tourner. Et si vous étiez brûlé comme hérétique, vous ne pourriez pas continuer vos études, ce qui serait un si grand malheur pour l’Italie ! Il faut que nous trouvions un petit arrangement.
» Galileo, il réfléchit une minute et il dit :
» — Je ne puis cependant pas empêcher la terre de tourner.
» — Justement, dit l’archevêque de Sienne, justement : ce n’est pas vous qui l’en empêcherez. Et alors qu’importe ce que vous dites !
» Galileo répondit :
» — Je ne céderai qu’à la force !
» — Voilà qui va bien, répliqua l’archevêque de Sienne, je vois que nous nous comprenons. Vous allez être incarcéré dans mon palais, pour qu’il soit prouvé que l’Église maintient toutes ses prérogatives, dont l’une veut qu’elle soit au-dessus de la science et n’ait point à lui obéir. Mais j’ai d’excellent vin, un bon cuisinier ; vous voudrez bien partager mes repas.
» Au bout de quinze jours, l’archevêque de Sienne dit à Galileo :
» — Êtes-vous convaincu ?
» — Je suis persuadé, répondit Galileo, que votre vin de Chypre est excellent. Mais j’aimerais mieux m’en aller. Il me semble que je pourrais me réfugier en France, par exemple, ou bien à Genève.
» — Mon ami, dit l’archevêque d’un air triste, — car il est si pénible d’avoir à médire de son prochain ! — vous ne sauriez croire combien le clergé de France est peu éclairé. Le cardinal de Richelieu, qui pense tout savoir, vient de se prononcer contre vos doctrines. C’est un homme très dur : il vous mettra en prison comme hérétique, et les prisons de France sont froides, dépourvues de lumière et de commodités ; rien n’y est disposé pour vos travaux d’astronomie. Quant aux habitants de Genève, vous ne pouvez ignorer leur aveugle fanatisme : ils tiennent la doctrine de Copernic en grand soupçon, pour ce qu’elle n’est pas dans la Bible, et vous devez garder en mémoire qu’ils ont fait rôtir Michel Servet pour une hérésie bien plus petite que la vôtre. Suivez mon conseil : faites-vous juger à Rome. Vous y trouverez des gens charmants.
» — Eh bien, j’irai donc à Rome, dit Galileo presque résigné. Mais vous m’assurez que j’y pourrai travailler ?
» — Vous serez, affirma l’archevêque, l’honneur des États de l’Église.
» Galileo se rendit donc à Rome. Il fut donné à ce commencement de soumission une publicité suffisante. Mà, quand il fut devant le sacré tribunal, il dit :
» — Que voulez-vous que j’y fasse ? La terre tourne. Il faut donc qu’on me force à dire qu’elle ne tourne pas. Ce que je dirai, une fois forcé, n’aura plus aucune valeur.
» On fit venir le bourreau, avec tous ses outils. Il entra par une porte et sortit par l’autre. Et les cardinaux demandèrent :
» — Vous avez vu la force ?
» — Je l’ai vue, dit Galileo. Elle est habillée de rouge, et bien laide. Où est la déclaration que vous avez préparée ? Je la signerai ; votre contrainte m’y oblige.
» — La voici, lui répondit-on.
» C’était un papier sur lequel était écrit, comme tout le monde le sait : « J’abjure et je maudis l’erreur et l’hérésie du mouvement de la terre ».
» Il signa, et dit encore :
» — Mes chers seigneurs, pourtant, elle tourne !
» Et tous les cardinaux s’écrièrent :
» — Mais nous le savons, nous le savons aussi bien que vous ! Le greffier de notre saint tribunal est astronome. Il a regardé dans toutes vos lunettes. Et il réclame l’honneur de vous aider dans vos calculs, et de servir sous vos ordres.
» — Je suis donc libre ? demanda Galileo.
» — Pas du tout ! La loi nous oblige à vous condamner à la prison perpétuelle.
» — Il me semble alors, fit Galileo, que vous avez abusé de ma candeur.
» Les cardinaux prirent un air encore plus méchant et ajoutèrent :
» — Mais on vous donnera comme prison un observatoire !
» Galileo devint donc directeur de l’observatoire de Rome, et le greffier du Saint-Office lui tenait ses registres. Cependant — et quatre ans s’étaient écoulés déjà — celui-ci entendit un jour Galileo qui soupirait :
» — Je voudrais bien aller à la campagne.
» — Vous voulez donc nous quitter ? fit le greffier en versant des larmes. Que le cœur des hommes est donc étroit à la reconnaissance ! Mais j’en parlerai au pape.
» Il en parla donc au pape.
» — Où veut-il aller ? demanda le souverain pontife.
» — Près de Florence.
» Le pape s’empressa d’accéder à ce désir et laissa ce grand homme partir pour la campagne, où il mourut en 1642, chargé d’ans et de gloire. Il était aveugle pour avoir trop regardé le soleil ; mais ce n’était pas la faute du Saint-Office. Tous les cardinaux avaient pour lui la plus grande admiration : d’abord parce que c’était un illustre savant, et ensuite parce qu’il savait ce que c’est qu’une combinazione.
— … On élève depuis quelque temps beaucoup de statues à Michel Servet, dit M. Costepierre : il en est une à Annemasse, tout près de Genève, une à Paris ; en voici maintenant une troisième dans l’Isère, qu’on vient d’inaugurer dans un flot de discours. Je ne saurais m’en plaindre : Servet était un homme intéressant, un médecin qui mêlait à beaucoup de ratiocinations singulières sur les phénomènes de la biologie des vues justes et neuves ; enfin il nous paraît aujourd’hui révoltant qu’un homme soit brûlé pour avoir exprimé une opinion quelle qu’elle soit, sur le mystère de la Sainte-Trinité. Mais j’avoue que j’éprouve en même temps de l’estime pour les pasteurs de la confession calviniste qui ne craignent pas de prendre part à ces manifestations ; et s’il est vrai, comme on me l’a dit, qu’ils attendirent, pour élever une statue au fondateur de leur religion, que la mémoire de sa victime eût été d’abord l’objet d’un tel honneur, ne faut-il pas louer une décision si délicate ? Ils auront donné là un bel exemple.
— Sur ce dernier point je ne suis pas de votre avis, dit M. Coltat-Chamot. L’honneur tardif qu’on fait à Michel Servet a été entouré à Genève, quoi que vous en disiez, de restrictions telles que je ne saurais les approuver : « L’erreur de Calvin fut celle de son siècle », a-t-on dit. Si cela est vrai, et s’il n’y eut point de protestations en 1553 contre le supplice de ce jeune médecin aragonais — mais il y en eut — qu’en faut-il conclure, sinon qu’il faut blâmer le siècle, mais qu’on ne saurait excuser les hommes de ce siècle, puisque ce sont eux qui le firent tel ?
— Mon ami, répondit M. Costepierre, les choses sont beaucoup moins simples que vous me paraissez le penser. Croyez-vous qu’il y a cinq siècles les habitants de notre Occident européen fussent, comme vous l’êtes, persuadés que le premier devoir de l’homme est de vivre heureux sur cette terre en s’arrangeant pour faire seulement le moins de mal possible, peut-être le plus de bien, à ceux qui comme lui jouissent de la bonne lumière ? Je ne m’en tiens pas pour assuré. On peut même affirmer qu’il n’en était rien. Tous pensaient que ce monde n’est qu’un lieu de passage. Que dis-je ? le sein obscur d’une mère où se développent lentement de tristes et douloureux embryons qui ne doivent naître à la vie, une vie éternelle et la seule véritable, que dans le moment même qui suit ce que nous appelons la mort. Et alors si l’un de ces pâles et souffrants embryons est une cause de mal radical pour ses frères, s’il doit par son contact et ses mouvements funestes les entraîner à la damnation, leur faire perdre cet avenir magnifique, ne doit-on pas le détruire ? Nous supprimons encore, de nos jours, ceux qui ont attenté à notre existence terrestre, pourtant si brève. Comment voulez-vous qu’il y a cinq cents ans, alors que tout le monde croyait à la vie éternelle, alors qu’on ne vivait que dans l’espoir de cette vie éternelle, on n’ait pas été aussi sévère pour ceux dont on estimait que les actes et l’enseignement la pouvaient compromettre ?
— C’était stupide ! protesta M. Coltat-Chamot.
— Cela vous paraît ainsi, poursuivit M. Costepierre, et vous ne réfléchissez pas que si l’échafaud révolutionnaire demeura dressé, pendant plus d’une année, sur le sol de Paris, qu’il inonda de sang, ce fut pour des causes fort analogues. On venait d’instaurer un nouvel évangile, on proclamait que la Raison allait procurer aux hommes le bonheur non pas dans l’au-delà, quand ils ne seraient plus que des ombres sans corps, mais sur cette terre même. Et l’on parvint du même coup à cette conviction que quelques citoyens, que beaucoup de citoyens, dans un intérêt personnel, un intérêt criminel et intéressé, ne voulaient point laisser régner cette libre et radieuse Raison, et que c’était leur faute si l’on n’était pas heureux tout de suite : voilà pourquoi on mit ces citoyens à mort.
— On a eu la main rude, dit M. Coltat-Chamot, mais dans ces gens-là il y avait des traîtres ! Ce n’est donc pas la même chose.
— Vous trouvez que ce n’est pas la même chose, dit M. Costepierre, parce que vous estimez que la Révolution devait avoir lieu, et aboutir, parce que vous pensez que puisqu’elle a créé l’état de choses actuel, que vous jugez meilleur que l’ancien, il faut lui pardonner. C’est une opinion. Elle est soutenable, et c’est elle que résumait un esprit hardi, vigoureux, quelquefois tranchant, quand il a dit que cette Révolution devait être « prise en bloc », et comme telle, pour le bien qu’elle apportait, mise au-dessus du blâme. C’est bon, j’entends : mais alors supposez que ceux de la Réforme aient proclamé, de nos jours, que tous les actes de la vie de Calvin devaient être pris en bloc, et mis au-dessus du blâme ? Ils pourraient justifier cette attitude en déclarant qu’ils estiment leur religion fort bonne, ce qui est le droit de chacun, qu’ils l’aiment mieux comme Calvin l’a faite que comme la faisait Michel Servet, et que d’ailleurs Calvin en introduisant, peut-être sans le vouloir, dans la pensée religieuse, le principe du libre examen, a rendu à l’humanité un tel service que cela vaut bien…
— Quelques fagots ! compléta ironiquement M. Coltat-Chamot.
— Ma foi, fit ingénument M. Costepierre, je vous céderai que j’ai du mal tout de même à digérer les fagots. Malgré tous mes efforts pour entrer dans l’âme des générations disparues, j’ai plus de facilité à sentir les passions révolutionnaires que celles des théologiens. Je me le reproche parfois. Mais c’est que les premières sont tellement plus près de nous ! Aussi dois-je vous avouer que mes sympathies, dans l’affaire qui nous occupe, ne vont pas à Calvin, mais à Pierre Paumier.
— Je ne connais pas ! dit M. Coltat-Chamot.
— Je ne le connaissais pas plus que vous jusqu’à ce jour, dit M. Costepierre, et j’en suis confus, car celui-là fut vraiment l’homme au-dessus de son temps : une espèce de miracle ! C’est M. Édouard Conte, dans la Dépêche de Toulouse, qui vient de me révéler son nom. Ce Pierre Paumier n’était autre que l’archevêque de Vienne, la Vienne qui est en France, et où l’on a retrouvé, vous ne l’ignorez pas, un torse de Vénus antique empreint d’une grâce un peu molle, mais si savoureuse ! Il se peut que le paganisme gréco-romain ait laissé, dans cette ville pleine de nobles débris, des souvenirs puissants à l’égal d’un charme. Toujours est-il que l’archevêque Pierre Paumier semble avoir été un prélat plus curieux de science et de poésie ancienne que de certitudes dogmatiques. Lorsque Servet, fuyant Genève, se réfugia auprès de lui, Calvin fit dénoncer à l’archevêque les écrits hérétiques de ce jeune médecin, qui ne s’occupait point seulement de la circulation du sang mais aussi par malheur de théologie. C’est ainsi qu’il ne tint qu’à Pierre Paumier que Michel Servet, au lieu d’être brûlé par les réformés de Genève, le fût par l’Église de Rome.
» Représentez-vous toutes les bonnes raisons qu’avait l’archevêque de Vienne de laisser faire son procès à l’hérétique. Car il n’avait même point à le juger lui-même ; il n’avait qu’à l’abandonner au tribunal de l’Inquisition : de telle sorte qu’il trouvait un écran pour abriter sa responsabilité. Il avait bien accueilli Servet, il avait eu pour lui le sourire de l’hospitalité. Mais Calvin et Servet étaient bien plus encore l’un pour l’autre, ils s’étaient rencontrés sur les bancs de l’école, ils avaient été compagnons de jeunesse ; et enfin, livrer à un tribunal religieux, parfaitement compétent, un homme dont les thèses sur la Trinité, sur la manière dont il faut envisager la mission du Sauveur, sont aussi nettement contraires à celles des conciles, c’était un devoir, après tout, bien plus un devoir que pour Calvin ! Car Calvin était en train de « créer » sa Réforme ; il pouvait se dire, on pouvait lui dire qu’il se trompait. Et Paumier avait au-dessus de lui le pape, et les pères de l’Église, et ces conciles dont je viens de parler : toute l’autorité de tant de choses antiques. C’était donc encore bien plus que son devoir, c’était son intérêt de faire juger le réfugié. Il ne pouvait même pas faire autrement.
» Seulement, il est bien probable qu’il n’avait plus la foi. En cela, par extraordinaire, c’était un homme de notre temps. Voilà sans doute pourquoi il jugea qu’il était odieux de faire monter un médecin sur le bûcher pour si peu de choses. Il fit donc arrêter Michel. Mais on ne sait par quelle inconcevable négligence ce fut dans une cour dont les murailles n’avaient que cinq pieds de haut qu’il donna l’ordre de l’enfermer : et Michel Servet sauta tout de suite par-dessus le mur ! Observez la prudente sagesse de cette combinaison. Ne pas faire arrêter un « coupable », c’est un crime pour le pouvoir exécutif. Mais si ce coupable s’enfuit, il n’y a là qu’une regrettable maladresse. Tel est le moyen qu’employa cet archevêque pour concilier ses obligations de police religieuse et ses sentiments d’humanité.
M. Costepierre souffla un peu, puis il poursuivit :
— Si Calvin s’était conduit de la sorte, il eût ajouté à sa réputation de théologien celle d’être un homme d’esprit.
— Il est vrai, dit M. Coltat-Chamot. Mais y eut-il beaucoup de fondateurs de religion hommes d’esprit ? Il ne me semble pas. On exige d’eux d’autres qualités.
— Voire, répondit M. Costepierre. Vous pourriez bien ici raisonner juste. Je n’avais point pensé à cela. Toutefois on élève de nos jours tant de statues qu’il ne serait point choquant de voir dresser un petit monument à ce bon Pierre Paumier, archevêque de Vienne, qui fit comme Ponce-Pilate, mais à l’envers, si je puis dire ; et s’il y avait une souscription j’irais volontiers de ma pièce de cent sous.
Moi aussi.
M. Costepierre n’a jamais eu, avec le René de Chateaubriand, qu’un seul trait de ressemblance : il aime l’orage. Non pas toutefois pour exalter un cœur tumultueux, non pour égaler les tempêtes de son âme à celles de la nature : il veut seulement espérer que ces grandes pluies d’été rafraîchiront l’atmosphère. Il se plaît aussi, faut-il l’avouer ? aux langueurs ardentes, au teint de certaines jeunes femmes au moment où le ciel se plombe, où l’air devient électrique et brûlant : un teint qui ressemble à l’intérieur de quelques beaux coquillages des mers australes. Et tout le charme, jusqu’aux sifflements aigus des martinets, jusqu’au vol droit des pigeons qu’un instinct très sûr avertit, et qui gagnent à grands et réguliers battements d’ailes, les abris profonds que leur réservent, depuis des siècles, le palais du Luxembourg et les tours inégales de Saint-Sulpice. Accoutumé à ces écarts du climat parisien comme un pilote qui voit venir le grain dans les eaux qu’il fréquente, dès le premier coup de vent il avait gagné la rue de Médicis ; et ce fut des galeries de l’Odéon qu’il put considérer, d’un œil heureux, les lourdes gouttes qui commençaient de faire des étoiles sur le pavé.
— Je vais sentir, songea-t-il avec volupté, passer le vent sous ces voûtes !
Et le vent tomba sur lui en effet : un grand souffle bienfaisant qui lui donnait envie de courber le dos et d’allonger les membres, comme un chat qui s’étire. Mais il y avait les livres aussi. Il ne put, tant les habitudes d’esprit dominaient malgré tout chez lui les joies sensuelles, s’empêcher de regarder les livres ! La fiction l’intéressait peu ; il dédaigna les romans. Mais un essai de M. Soyer, dans la Revue des études rabelaisiennes, sur les termes nautiques employés par l’auteur de Pantagruel, attira bientôt toute son attention.
C’est pour cette cause qu’il ne vit pas venir à lui M. Coltat-Chamot. Sortant inconsidérément du Sénat, celui-ci avait été surpris par l’ouragan ; et tout de suite, lui aussi, il avait été chercher un refuge sous les arcades de l’Odéon. D’une part ce sénateur radical-socialiste a du respect pour les savants, qui sont, dit-il, l’ornement d’une démocratie. D’autre part il ne comprend pas pourquoi les savants s’occupent seulement de savoir. Il trouve qu’ils devraient s’occuper de savoir des choses utiles, immédiatement. Mais il ne le dit plus de façon ouverte, parce que voilà sept ou huit ans qu’il habite Paris. Ce séjour assez long lui a appris non pas à renier ses convictions, mais à les taire devant ceux qui ne pensent pas comme lui. Frappant sur l’épaule de M. Costepierre, il lui dit seulement, pour montrer qu’il s’intéressait aux choses de l’esprit, et parler en même temps d’une question sur quoi il croyait avoir des lumières :
— Il paraît qu’il y a, dans une revue allemande, une étude très intéressante d’un certain M. de Woldeck sur l’excès de mansuétude qu’on montre aux criminels. Cet écrivain voudrait qu’on se montrât plus sévère à leur égard.
— Et vous ? demanda M. Costepierre.
— Moi, dit M. Coltat-Chamot en réfléchissant, je ne puis avoir d’autre avis là-dessus que celui du corps électoral. Évidemment, je trouve que la criminalité augmente, et je m’en inquiète à mon point de vue personnel : car je crains, comme tout le monde, l’escroquerie, le vol et l’assassinat. Mais, d’autre part, je considère que la sagesse, pour les hommes politiques, consiste à ne faire que les choses que tout le monde leur demande. Et là-dessus, on ne nous a encore rien demandé bien clairement… Il nous faut donc attendre. A l’égard de ce problème, je puis vous résumer ainsi la situation : les vieux éléments de nos comités et les meilleurs, les plus vieux républicains, sont persuadés que les criminels et les délinquants de toutes sortes sont ou bien des victimes de la société, ou bien des dégénérés irresponsables. Les autres ne s’occupent pas de ça parce que ça ne rapporte rien.
— Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ? insista M. Costepierre.
— Je vous l’ai dit, répondit avec impatience M. Coltat-Chamot. Cependant, puisque vous voulez tout savoir, j’ai cru comme tous les gens de ma génération aux bons effets de la compassion et de la bienveillance.
— Oui, dit le professeur. Et maintenant on vous présente des statistiques dont les conclusions et les totaux sont incontestables. La criminalité augmente, c’est un fait. Et que surtout le nombre des délinquants mineurs soit plus considérable qu’il y a cinquante ans, c’est un autre fait. Or il devient évident que la plupart de ces criminels et de ces délinquants ne présentent aucune tare de dégénérescence. Ce ne sont pas tous des fous ou des alcooliques, des fils de fous ou d’alcooliques. Ce sont des amoraux, bien entendu, mais non des impulsifs. Ne vous y trompez pas : s’ils sont amoraux, c’est par raisonnement, c’est parce qu’ils trouvent que la vie est meilleure à vivre dans le mépris des devoirs sociaux et des lois écrites, qui sont douces, insuffisantes, et même inappliquées.
— Monsieur, cria M. Coltat-Chamot, je vous entends : vous allez finir par un éloge de la morale religieuse !
— C’est à vous que je parle, répondit M. Costepierre. Et j’ai au contraire l’intention de vous demander pourquoi, vous qui êtes matérialiste, vous manifestez une mansuétude que seule pourrait se permettre une société qui eût fait de l’immortalité de l’âme et des rémunérations de la vie future un article de foi.
— Vous dites ? interrogea M. Coltat-Chamot, surpris.
— Des chrétiens, des spiritualistes, poursuivit M. Costepierre, ou même de simples déistes voltairiens, croyant en un Dieu rémunérateur et vengeur, peuvent laisser à un juge suprême le soin de punir définitivement les actions des hommes et se contenter sur cette terre d’un minimum de châtiment. Ils ont aussi pour devoir de faire la plus grande attention au problème de la responsabilité ou de l’irresponsabilité du coupable. Mais vous ? Le seul raisonnement que vous avez le droit de tenir est celui-ci : « La morale religieuse pourrait être un frein mais nous n’en voulons pas. Que nous reste-t-il donc pour préserver la société ? La rigueur de la répression. Et ce qu’on doit enseigner dans les écoles, au lieu de je ne sais quelles niaiseries humanitaires, c’est — même au cas où ce ne serait pas absolument vrai — qu’on n’échappe pas, qu’on n’échappe jamais à la justice des hommes. Puisqu’on ne veut plus faire peur de l’enfer aux enfants, il faut leur faire peur de ce qui reste, entendez-vous : une peur sainte, atroce, épouvantable. Et les magistrats doivent faire en sorte que cette peur soit justifiée.
— Vous êtes fou ! dit M. Coltat-Chamot.
— Pas le moins du monde : je suis logique. Une civilisation devenue matérialiste n’a pas le droit d’être indulgente, voilà tout sèchement la vérité. Sans une police exacte, une justice impitoyable, elle est vouée au désastre. Vous supprimez Dieu parce que, dites-vous, rien ne peut démontrer qu’il existe. C’est entendu. Mais alors, supprimez aussi la pitié. La pitié, Monsieur, c’est un sentiment chrétien, qui n’a pu se développer, dans le système de la civilisation chrétienne, que parce qu’il avait sa contrepartie : il devait disparaître, je vous le répète, en même temps que la croyance en un maître éternel, rémunérateur et vengeur.
— C’est un paradoxe ! protesta M. Coltat-Chamot.
— Non, affirma M. Costepierre. Seulement, vous êtes resté plus chrétien, c’est-à-dire plus pitoyable que vous ne pensez. Vous verrez si les générations nouvelles, celles que vous faites élever, garderont autant de ces vieux langes tout tachés d’humanitarisme… Tenez, savez-vous pourquoi il y des peuples anthropophages ? C’est parce que chaque homme, pour ces peuples, descend d’un animal, crocodile, rat ou gazelle, et non pas d’un homme. C’est donc le crocodile, le rat ou la gazelle, et non pas l’homme, qu’il leur est défendu de manger. L’homme n’est pas leur totem. Nous autres, nous avons aboli les vieux totems, et nous les avons remplacés par le totem « humanité ». Mais ça n’aura qu’un temps, du train dont vont les choses.
Le salon est tout plein de choses que des amis ont envoyées pour le Nouvel An, surtout des bonbons et des fleurs, et voilà que je ne puis plus m’en arracher, que je m’y attarde au lieu d’aller travailler, engourdi et pourtant les nerfs tendus comme un animal qui bâille et s’alanguit, et dont on devine pourtant, à je ne sais quoi, qu’il pourrait subitement bondir. Moments très rares, exquis, dangereux, où l’on n’est plus soi, où la conscience s’évanouit, où l’on se dit : « Qu’est-ce que j’ai, mais qu’est-ce que j’ai ? » sans trouver la force de réagir. Il faut un hasard, un appel de l’extérieur pour vous ravir à cet énervement ; mais enfin, voilà qui est fait, on est sorti du lieu du mystère, on se reprend, on peut penser. Et alors on réfléchit : « Je sais ce que c’était, j’aurais dû comprendre : l’enchantement, la magie obscure des odeurs. »
Elles flottaient, mêlées, insidieuses, légères, insaisissables, puissantes. Celles des fleurs presque animale, voluptueuse, tragique pour les orchidées ; subtile, aérienne, pour les roses et les violettes ; sucrée, affadissante et puis parfois un peu amère pour les bonbons et les fruits, confits dans leur verdeur ou leur âcreté. Et maintenant que j’y ai échappé, je songe au pouvoir des parfums, je songe aussi combien on a peu cherché depuis que les hommes méditent et écrivent, à démêler les causes de ce pouvoir et de ce charme, à cultiver les plaisirs que peut donner le sens de l’odorat. Il éveille en nous des échos profonds, voilà tout ce que je sais d’abord ; il suscite les associations d’images les plus fortes et les plus involontaires.
Puis, en concentrant davantage ma pensée, il me semble m’apercevoir que toutes ces associations d’images se rapportent aux souvenirs les plus anciens de mon enfance… L’autre jour en montant mon escalier, par un temps de brouillard, ce fut tout à coup la mémoire abolie d’une petite pièce, qui servait de resserre, dans la ville de province que j’ai habitée il y a quarante ans, en hiver. Cela sentait la poussière comme aujourd’hui, quand le soleil commençait d’aspirer vers lui l’humidité visible, l’humidité blanche et mouvante qui montait du sol et qui s’était chargée des particules ténues qu’elle avait prise aux vieilles choses. Ces vieilles choses, je les vois : un meuble Empire, avec des coussins tout crevés, des instruments de jardinage, et les branches noueuses, sans feuilles, d’un figuier qui avaient cru dans l’angle d’un mur, et s’entre-croisaient devant la fenêtre poudreuse. Je commençais à peine à savoir parler, alors, et cependant tout m’apparaît : les traits du tableau sont nets, précis, il n’en manque aucun.
Quelquefois, la cause odorante qui évoque l’image est ridicule, prosaïque, presque inavouable. Ce sont des barils de saumure qu’un épicier roule sur le trottoir ; et je distingue le premier port de mer où j’ai promené mes tout petits pieds quand je portais encore mes cheveux sur le dos, ma mère qui me tenait par la main, les canons de bronze fichés en terre, et qui servaient à amarrer les navires, les hauts mâts des islandais, avec leurs vergues en croix, sans voiles, et la couleur de l’eau, jaune dans le port, verte et blanche au delà de l’estacade. Et même, même est-ce qu’on peut le dire, est-ce qu’on ne se moquera point ? Voilà un pot de colle, sur un coin de ma table : et si je l’approche de moi, c’est une vieille dame qui ressuscite, une vieille dame chez qui l’on me conduisait quand j’étais tout petit. Elle était très bonne, elle me caressait beaucoup, je l’aimais bien… mais c’était ainsi que cela sentait dans sa chambre et j’ai de la confusion, presque des remords, que ce soit ce souvenir un peu pénible, un peu risible, qui fasse jaillir son ombre des cendres où elle est enfouie.
… Et il y a aussi, par contre, des parfums très délicats, très précieux, qui m’attristent, ceux qu’on tire de certaines fleurs et qu’exhale l’élégance de certaines toilettes quand il fait un peu froid, en automne. L’air mouillé les macère, les vieillit en un instant, les pervertit ; et je me rappelle alors avec une intensité douloureuse des anniversaires très anciens où l’on me conduisait dans un cimetière parmi des feuilles mortes et des bouquets agonisants. La senteur de ces bouquets se transformait de la sorte, elle m’inquiétait, elle me donnait l’idée de la mort ; et voici que de belles femmes vivantes, heureuses, et qui rient, soulèvent cette vision et s’en iront sans savoir pourquoi je suis devenu tout à coup un peu grave, un peu absent ! Chose étrange, on ne peut résister à cette association d’une odeur et d’un souvenir. L’image se dresse sans qu’on ait la force de la repousser, justement parce qu’on ne la prévoyait pas, parce qu’on ne savait pas qu’elle allait naître ; et on l’accueille sans déplaisir, on la regarde, on lui dit : « C’est toi ? Je t’avais oubliée : que ma vie est déjà longue ! » Une sorte d’étourdissement vous vient, et véritablement on a dans la bouche une saveur un peu amère, dont on repasse le goût par culte du passé.
Il arrive aussi qu’on écoute des sons. Vous connaissez ces grosses baies bleues et noires qui croissent sur des arbustes aux branches tourmentées et qui dégagent la même odeur que certains insectes ? La première fois que je respirai celle-ci, c’était sur une terrasse, alors que passaient des soldats tumultueux, en route pour une grande guerre et de grands désastres ; et aujourd’hui encore, quand la senteur juteuse de ces fruits monte jusqu’à moi, il me semble que j’entends des clairons et des cris.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » C’est donc vrai ? Oui, cela est vrai. Mais ce qui est faux, c’est qu’il y ait entre ces trois sens de la vue, de l’odorat et de l’ouïe la relation mystique qu’on a voulu établir. Il n’y a très probablement qu’association dans la mémoire. Le sens de l’odorat est un sens méprisé, parce qu’il nous sert de moins en moins. Nul n’en fait chez nous l’éducation comme on fait l’éducation de nos oreilles et de nos yeux. Quand nous nous servons de notre odorat, nous ne le faisons pas exprès, on ne nous avertit pas de le faire exprès, on ne nous dit pas : « Tâche de bien sentir », comme on nous répète de nous efforcer à bien voir ou bien entendre. Et alors nous n’enregistrons que des impressions d’odorat confondues avec celles de la vue et de l’ouïe qui ont été éprouvées en même temps. Voilà, je crois, l’explication de ces fausses correspondances de sensations sur lesquelles on a voulu fonder toute une théorie poétique ; et peut-être a-t-on eu raison tout de même, s’il est vrai — et c’est vrai — que les parfums fassent sourdre, des profondeurs de notre inconscient, des images colorées ou auditives. Mais ce n’est pas à cause d’une espèce « d’unité de nos sens ». C’est parce que nous n’avons pas cultivé l’un d’eux. Et je connais pareillement des sauvages qui n’ont qu’un même mot pour le toucher et pour l’ouïe. Ils n’ont pas assez réfléchi sur eux-mêmes. Et ce serait, après tout, une chose assez belle et caractéristique qu’un poète ne soit qu’un sauvage qui n’a pas assez réfléchi sur lui-même ou qui n’a pas réfléchi de la même façon, qui croie encore à du mystère, là où nous savons qu’il n’y en a pas…
Et pourtant, pourtant, il y a sans doute encore du mystère. Au mois de mars, alors que la terre demeure, dans nos pays, nue et sans germes, n’avez-vous pas prévu, quand soufflent certains vents du sud ou d’orient, que le printemps allait venir ? Et vous ignoreriez tout de l’époque, du pays et de la saison, vous seriez enfermé dans un cachot ne laissant rien voir qu’un coin du ciel, vous diriez : « Le printemps va venir, cela sent le printemps, le vent a passé sur des plaines ou des monts où il y a déjà des herbes et des feuillages. » Il n’y a point cependant d’odeur particulière d’herbes et de feuillages. C’est ainsi que vous annoncez parfois, à cause d’une tension particulière de vos nerfs, qu’un orage va venir. Les parfums se sentent, et ils se pressentent. Ils ont plusieurs manières d’arriver jusqu’à nous, par des ondes dont nous ignorons encore la nature ; et il se peut que ce soit ainsi que les abeilles et les vautours soient avertis de la place où est la fleur, et la proie. Il n’y a plus d’odeur, alors, il n’y a plus ce petit grain de matière en somme pondérable qui parvient jusqu’à nos narines. Et je ne sais pas ce que c’est, personne au monde ne sait ce que c’est, ne pourrait expliquer ce que c’est, excepté, j’imagine, les abeilles et les vautours, s’ils pouvaient parler, et s’ils avaient une intelligence logique de même nature que la nôtre. Ils diraient qu’il y a quelque chose qui vibre et qui les prévient.
J’ai visité l’autre jour le petit morceau de terre où je suis né. Qu’il y avait longtemps, mon Dieu, que je ne l’avais revu ! Tant d’années que je n’ose plus l’avouer, même à moi, et quand j’y pense, c’est comme une révélation brutale et subite de la vieillesse qui vient : voilà pourquoi c’est très triste. Mais il paraît que les Parisiens sont un peuple d’émigrés venus de tous les côtés de la France, même du monde, et qu’il n’y en a pas la moitié, parmi ses habitants, qui aient été enfantés dans son ventre de pierre. Il en est donc beaucoup qui sont pareils à celui qui a pris ces notes. Peut-être y trouveront-ils alors un intérêt personnel, songeant : « Nous aussi, nous avons éprouvé les mêmes choses, et nous les éprouverions s’il nous était donné de retourner là-bas, d’où nous venons. »
Il n’y a d’abord que ce qu’on pensait bien devoir trouver, et qui n’émeut pas trop : le rapetissement. La gare paraît misérable, il semble que les années lui aient fait encore plus de mal qu’à vous, et ce n’est pas étonnant ! On est resté jeune assez longtemps, avant seulement de croire encore l’être, et même les années venues, on a fait ce qu’on pouvait pour garder la façade. La gare est demeurée ce que les ingénieurs de la compagnie l’ont faite, elle a noirci, elle s’est salie, et personne n’a pris soin d’elle, parce que personne ne l’aimait. Aux « marchandises », il y a toujours, dirait-on, les mêmes futailles vides qui ont maintenant l’air de niches à chien : dire qu’on entrait dedans tout debout quand on était gosse, et qu’on rêvait d’en avoir une à soi pour s’en faire une maison, c’est simplement drôle ; on sourit, on s’amuse de soi-même. Car les souvenirs qu’on garde de sa petite enfance ne sont presque jamais mélancoliques. C’est sans doute qu’entre l’enfant et l’homme, la distance est si grande que l’enfant paraît à l’homme une autre personne qu’il est possible de considérer avec désintéressement, ou plutôt avec une espèce de sympathie indulgente et détachée. Comme les routes sont devenues plus étroites et les maisons plus basses ! Et il y avait aussi la forge du maréchal ferrant ; elle paraissait un antre monstrueux, redoutable, plein de mystère ; aujourd’hui c’est un petit jouet tout usé. Ce n’est rien, mais voici déjà quelque chose qui commence à vous faire souffrir, ce sont les arbres de la route : ils étaient vraiment des géants, en vérité ! On les avait plantés sous Louis XV, c’étaient des ormes altiers, branchus, moussus, si larges de taille qu’un homme très grand ne pouvait les tenir dans ses bras. Eh bien, ils ont disparu : eux aussi avaient un terme marqué à leur vigueur, et avant que la sève ne les abandonnât complètement, comme ils montraient des signes de décrépitude, des bûcherons sont venus, qui les ont tranchés. On les a remplacés par des platanes si exigus, si délicats, qu’il a fallu protéger leur tronc frêle par des cuirasses d’épines. C’est la vraie déception : les arbres du moins, on les supposait immortels, et hors de mesure.
… Il y a l’église. Je n’avais jamais pensé à savoir si elle était laide ou belle. C’était l’église où on allait le dimanche, où on s’est ennuyé mortellement quand on était tout petit parce que les offices étaient trop longs, où on a eu plus tard d’autres sentiments dont il ne faut point parler, par pudeur, tant ils furent parfois intimes et profonds. Mais elle a été construite à la même époque où furent plantés les ormes, sa façade est de style « jésuite », affreuse, figurant à peu près un rideau de théâtre en train de se lever : le voile du temple, probablement, dans l’esprit de l’architecte. Quelle misère, quel contresens dans la conception, comme cela fait mal à regarder ! Et on aurait été si heureux, si attendri, de la trouver haute et touchante, la première église où on est entré. Mais il faut encore renoncer à cette illusion. Toutes les églises de village ne sont pas belles, voilà ce qu’il faut se dire, mais ce n’est pas gai.
On secoue les épaules, et vos pieds vous portent, sans qu’on y pense, vers la maison où on est né, où on a vécu. Il y a un grand jardin, tout autour, serti d’une grille, et les arbres, par bonheur, n’en ont pas été tranchés comme ceux de la route. Ils n’ont pas beaucoup grandi non plus, ce n’est plus de leur âge, chacun d’eux a gardé sa physionomie, on les reconnaît de loin à leur cime. Au-dessous de ces marronniers, qui formaient « la salle de verdure », une source sort d’une grotte en rocaille, et s’épanche dans un lac en miniature. C’est là que vivaient des canards mandarins, tellement civilisés qu’ils pondaient leurs œufs au fond de l’eau, ne sachant pas ce que c’était qu’un œuf, je suppose ! Plus loin, près de la grande allée de tilleuls, s’ouvre la serre où le caprice d’un ancêtre avait placé une statue du Bon Jardinier ; et voici l’acacia têtu dont on coupait toujours les branches, parce qu’elles entraient dans la salle de billard. Oui, oui, ce sera ici enfin de la jeunesse qui ressuscite !… On approche, et l’on s’aperçoit que la grille a été entourée par les propriétaires d’une épaisse doublure de tôle, qui cache tout, les marronniers, le lac, la serre, les tilleuls, l’acacia, et la maison même dont on ne voit plus qu’un pan de muraille, sur une rue. Et même cette muraille a vieilli, toute décrépite maintenant. Si on entrait, cependant ? On demande à qui appartient la maison. Bah ! le nom du propriétaire est inconnu, il ne vous dit plus rien, on n’ose pas sonner. Et que trouverait-on, à l’intérieur ? Il n’y aurait plus les mêmes tentures, les mêmes meubles, les mêmes vivants. Mieux vaut s’en aller. La vraie maison est morte ; ce qui en existe encore n’est que son squelette.
Il y en a d’autres, cependant, où vivent toujours des gens qu’on a connus. On retrouve avec les vieux des sentiments très doux, il vous vient à l’âme l’impression d’une grande paix, parce qu’ils n’ont presque pas changé de figure et pas du tout d’âme. Les choses les plus nouvelles du monde extérieur et de leur existence personnelle, ils les jugent toujours d’après les mêmes principes, qui ont été les vôtres, et c’est alors comme si enfin on reprenait racine dans l’ancien sol. Ils vous racontent les mêmes histoires, et s’ils en ajoutent qu’on ne connaissait point, on les reconnaît pourtant, elles sont comme les filles légitimes des autres ; un instant on s’épanouit.
Mais les hommes de votre propre génération, au contraire, ne vous inspirent plus que de l’inquiétude et du malaise. Que les vieux ne fussent point pareils à vous, on ne s’en étonnait point, on leur en était reconnaissant, on les avait toujours vus comme ça ! Mais les jeunes qui pensaient comme vous ! Ils ont suivi des chemins différents ; leurs gestes, leurs paroles, leur façon ne juger vous paraissent ridicules, ou vous importunent, ou vous révoltent. Ils sont si lointains que même leurs enfants vous paraissent appartenir à une autre race, née quelque part au-delà des mers.
Mais eux-mêmes vous considèrent avec le même trouble et le même ennui. Et l’on s’évade de la terre natale comme si on en était banni.
… Une trompe mugit, et la mémoire vous revient de ce cri retentissant. Il n’a pas changé : c’est la vieille patache qui passe, celle qui menait les voyageurs du haut village jusqu’à la gare. D’un bond, on grimpe sur l’impériale, à côté du messager. Mais ce n’est pas le même messager, ce n’est pas celui qui vous menait avant. On sent qu’on n’a rien à lui dire, et il ne songe pas à vous parler. Alors on se rappelle deux vers de Gérard d’Houville :
Et le vieil omnibus coule dans les rues comme si l’on descendait l’Achéron.
Oh ! l’enthousiasme, le plaisir de vivre quand on est revenu à Paris. Et pourtant Paris n’est ni plus gai, ni plus neuf peut-être que ce qu’on vient de voir. Mais ce sont les souvenirs qu’on en a qui sont plus jeunes. Paris est bien élevé. Il ne vous dit pas, comme le rustre provincial qu’on a quitté : « Est-ce toi ? Comme tu as vieilli ! » Paris ne regarde rien.
Mon Dieu, comme je voudrais savoir ! Mais j’ai été pris trop tard : j’ignorerai toujours comment m’y prendre ; je ne serai jamais qu’un maladroit. La première révélation que j’eus de cet art merveilleux me fut dispensée en Extrême-Orient, et ma pauvre personne n’avait plus la souplesse nécessaire aux imitations. Je n’étais plus éducable, alors que pour comble de malheur mon intelligence et ma sensibilité n’avaient point encore passé l’âge des étonnements. Je n’étais que déconcerté… Ils arrivaient à trois ou quatre dans la soie splendide et sombre de leurs robes de cérémonie, ces vieux mandarins qui avaient consacré à l’acquisition de la science des rites, de la morale et de la littérature, mais aussi à la connaissance des hommes, dix fois plus de temps que je n’en mis à pénétrer, bien vaguement et par ouï-dire, en des leçons mal écoutées, les lois de certains phénomènes. N’est-ce pas en effet à ces cours imparfaits de philosophie naturelle que se borne aujourd’hui l’enseignement que nous recevons au collège ? Combien alors j’étais embarrassé en présence de ces sages ! Toutefois, ils m’écoutaient d’un air d’attentive déférence, d’autant plus insupportable que j’étais tout possédé de l’amère conviction qu’il était injustifié. Le seul geste qu’ils se permissent était de passer leurs mains desséchées à travers leur barbe blanche, aux poils si rares que j’avais la burlesque impression que c’est avec ça qu’ils garnissent en cachette leurs fiers pinceaux d’adroits calligraphes. Je parlais cependant, je parlais indéfiniment, à la manière de nous autres, les barbares occidentaux, quand on ne parle pas avant nous, pour remplir le temps. Leurs yeux aigus, qui ne fixaient rien du tout, que le vide où l’on peut suivre sa propre pensée, me paraissaient pleins d’ironie. Et je songeais : « Ils sont en train de se moquer de moi ! » Cela m’était si pénible qu’à la fin je m’arrêtais. Alors le plus chenu disait lentement.
— Que mon frère est prudent ! Que ses paroles longuement méditées percent au loin l’avenir ! Certes, mon frère doit avoir au moins cent ans !
Ainsi s’exprimaient ces vieillards devant ma jeune moustache, et je ne savais plus où me mettre.
Puis je rentrai dans la vie qu’on nomme, chez nous, civilisée, et à plus proprement parler, parisienne. A vrai dire je ne la connaissais point. Beaucoup d’entre nous ne sortent d’un milieu austère et provincial que pour entrer dans des instituts scolaires où l’on ne vous parle que de vérité, et non point des formes qui sont nécessaires pour faire accepter la vérité. Cela est noble et dangereux. Cela pourtant serait parfait si l’on apportait avec soi les formes nécessaires pour vêtir ces rigueurs cruelles. Mais il n’en est point ainsi. On ne saurait croire à quel point l’enfance des Français qui approchent maintenant de la cinquantaine fut religieuse, même quand ils ne s’en doutaient point et que leurs ascendants eux-mêmes l’ignoraient. On dira peut-être un jour qu’un des résultats de l’immortelle Révolution est d’avoir donné le pas, même dans le catholicisme, à la morale sur la foi. Il est des jours où je pense que c’est là un des retours les plus imprévus de l’influence de Rousseau. Et l’on n’a point dit cela au Panthéon ! Les familles les plus vraiment françaises, qu’elles vécussent ou non dans une croyance confessionnelle déterminée, étaient hantées sinon de l’idée du péché, du moins de la conception toujours présente à leurs yeux qu’on fût mis au monde pour l’accomplissement d’un certain nombre de devoirs étroits. Et cela ne prépare point à savoir administrer le compliment. De parents à enfants, de frère à sœur, de frère à frère, si l’on se signalait ses actes réciproques, c’était surtout pour se dire : « Fais attention, tu as eu tort ! » On était magnifiquement honnête et désagréable ; on prenait l’habitude d’insister sur le mal plus que sur le bien. Et ceci a l’air d’une page arrachée à un discours de distribution de prix — mais je pense que tout de même c’est très vrai.
Je ne sais comment les Parisiens ont échappé — je parle de ceux du monde — aux inconvénients pratiques de cette éducation, d’ailleurs excellente. Sans doute il y a des grâces d’état. Sans doute un vieux fond de sociabilité et de galanterie a survécu à l’orage d’il y a cent trente ans. Sans doute aussi les juifs, je me risque à le dire, avec leurs délicates précautions oratoires d’origine orientale, y ont été pour quelque chose. Toujours est-il que le Parisien continue à savoir tourner le compliment et que je n’en suis pas capable. Cela me met dans un état d’infériorité que je confesse avec douleur.
Il doit être si bon de savoir la manière ! De trouver vite, sans apparence d’effort, des choses qui sont vraies, toutes vraies, parfaitement vraies, et qui semblent délicieuses parce qu’on omet volontairement les ombres, qu’on n’y ajoute pas de mais — ce mais terrible que vous impose une conscience persécutée, devenue persécutante. Et c’est une telle force d’action, on se livre tellement à ces gens-là, on devient tellement « femme » entre leurs mains ! On ne leur rend pas ce qu’ils vous ont donné, on en est d’autant plus incapable qu’en leur présence on a été si heureux qu’on ne pense plus qu’à soi, à ce qu’ils vous ont dit, au lieu de penser à eux : et l’on marche à leur rencontre comme un petit enfant, les bras ouverts ; c’est qu’on croit que ça va recommencer : on se rappelle. Mais j’espère qu’alors ils sont si satisfaits d’eux-mêmes qu’ils vous en ont de la reconnaissance : c’est bien le moins !
D’ailleurs il en est qui savent parfaitement glisser le conseil au milieu de ces guirlandes aimables. Ceux-là sont les artistes. Cependant ils n’ajoutent pas le correctif brusque et douloureux qui nous fait souffrir, et en vérité je suis tout à fait incapable de vous dire comment ils font. Si je le savais, je garderais cette science pour moi : elle est trop précieuse, elle fait de vous un dominateur, un arbitre. Concevez-vous qu’on puisse conduire les hommes sans en être haï ? Rien n’est sans doute plus rare et plus admirable.
On souffre cruellement de comparer sa propre grossièreté à ces délicatesses, et cette impossibilité à s’entourer — après tout, honnêtement ! — de gens qui vous aiment, à l’imbécillité qui vous fait perdre la sympathie d’hommes ou de femmes pour qui l’on éprouve une affection, une estime qui restent muettes et inutiles. Et puis, avec une sévérité de conscience ancestrale, on se demande si soi-même on a le droit de prendre toutes ces belles choses au sérieux.
Après y avoir mûrement réfléchi, j’y suis fermement résolu : j’ai décidé, une fois pour toutes, que la susceptibilité aux compliments ne prouve ni orgueil ni vanité. Le soupçon avantageux m’en est venu en voyant combien d’hommes, dans la rue, se regardent dans les glaces des boutiques. Beaucoup plus que de femmes, tenez-vous en pour assurés. On dit « qu’ils se mirent avec complaisance », on incrimine leur fatuité. Je suis persuadé que c’est à tort. Si les femmes, moins souvent que nous, vont contempler leurs visages dans les miroirs publics, c’est qu’elles ont pris méticuleusement chez elles les soins qu’il faut, c’est qu’elles savent qu’en leur personne tout est en ordre et que l’effet qu’elles voulaient produire est acquis. Elles ont confiance en elles-mêmes. La plupart des hommes, quand il s’agit de toilette, n’en ont aucune. Ils sont sortis de chez eux sans songer à rien. Une fois dehors, ils passent la main sur leur menton et doutent que leur barbe soit assez fraîchement rasée : alors ils vont voir ; et aussi la couleur de leur cravate ou de leur gilet les préoccupe, un peu tard.
Je suis convaincu, par analogie, que les hommes les plus sensibles aux compliments sont ceux qui doutent le plus d’eux-mêmes. Une perpétuelle inquiétude, que peut-être ils n’aimeraient point s’avouer, assombrit leur cerveau, trouble leur raison. Ou bien, jetés dans une action perpétuelle, ils ont oublié tout ce que déjà ils achevèrent ; et la tâche qu’il leur reste encore le devoir d’accomplir leur en paraît d’autant plus écrasante. Le compliment leur est un miroir. Qu’importe, s’il est flatteur ? L’homme qui se regarde dans la glace du boulevard, je vous le répète, ne se dit pas qu’il est beau. Il essaye de se persuader seulement qu’il n’est pas trop laid. Celui qui reçoit des compliments, à moins qu’il ne soit un sot, espère seulement qu’il n’est pas trop bête !
Qui, je voudrais savoir si vous en êtes ! Cela me ferait un tel plaisir, de voir grandir le nombre des compagnons de mon infortune, des complices de mon vice, de mes camarades de chaîne ! Il y en eut de quelque réputation : on daigna prendre leur infirmité pour une forme de leur génie. Mais moi, je ne puis même pas me donner cette excuse, et personne ne la donnera pour moi, ce qui est pire… Je suis distrait, voilà le mot lâché. En êtes-vous, de la confrérie ?
Ce n’est pas une confrérie de gens heureux : il n’y a pas de plaisir à être ridicule. Et je souffre de ce mal de la distraction depuis mon enfance ; j’en ai connu toutes les formes. Mes crises, sinon les plus fréquentes, du moins les plus manifestes, me prennent dans les lieux publics, principalement devant tout ce qui, dans un lieu public, ressemble à un comptoir ou à un guichet où l’on verse de l’argent. Je commence, me sachant distrait, par penser avec énergie à l’acte, d’ailleurs insignifiant, que je veux accomplir. Par exemple, quand je dois prendre un billet de chemin de fer, avant d’arriver à la station je tire ma bourse de ma poche et je la tiens dans ma main, en précisant dans mon esprit : « Je dois prendre un billet de telle classe, pour tel endroit ! » Très souvent même, quand il s’agit d’un trajet connu de moi, je prépare l’argent d’avance. J’arrive avec cet argent, je me mets à la file des autres voyageurs, je trouve le temps long, je songe sans pouvoir m’en empêcher à autre chose ; précisément, je suppose, parce que ma pensée ayant été, pour un acte presque indifférent, exceptionnellement intense, je tiens cet acte pour accompli. Et alors, quand je me trouve devant l’employé du chemin de fer, j’entre à moitié ma tête dans le guichet, et continuant mes préparatifs de voyage — puisque je vous dis que j’ai dépassé en imagination le moment où je suis ! — je prononce tout d’un trait :
— Un paquet de cigarettes de soixante-dix centimes, s’il vous plaît !
Alors tous les autres voyageurs se tordent de rire, et l’employé croit que je me paye sa tête.
Je vous assure qu’il n’en n’est rien, et que je me sens, dans de telles aventures, tout à fait désemparé. Je les prends au sérieux parce que je sais qu’elles recommenceront. Je ne compte plus les sottises de ce genre que j’ai commises. Une des plus stupides a été de sortir d’un bureau de tabacs après y avoir pris un timbre de dix centimes pour affranchir une lettre. J’ai collé le timbre sur la lettre, très régulièrement, et jusque-là tout allait bien ; mais j’ai mis ensuite cette lettre dans ma poche, et dans la boîte qui s’offrait, hospitalière, à la devanture de la boutique, j’ai jeté mon porte-monnaie !
Comme les débitants de tabacs n’ont pas la clef de ces boîtes, qui sont la propriété de l’administration des postes, j’ai dû attendre l’heure de la levée pour me faire restituer mon bien, et j’y ai perdu toute une matinée. Ici encore, je crois que la même explication que tout à l’heure est valable : le timbre une fois mis, j’ai vu la boîte, j’ai vu d’avance le geste que je faisais pour y jeter ma lettre, et j’ai remis dans ma poche ce qui devait me rester en main, c’est-à-dire le porte-monnaie. C’était, en réalité, par malheur, la lettre même. Et cependant je tenais encore quelque chose : le porte-monnaie. Demi-souvenir, alors que l’acte n’était pas accompli : je précipite donc dans la petite caisse de l’administration des postes ce qui me reste, c’est-à-dire mon argent.
Les gens superficiels ont une explication toute simple : « Cet homme-là n’est jamais à ce qu’il fait. » Il faudrait aller plus loin et savoir pour quelle cause il n’est pas à ce qu’il fait. Je crois que c’est affaire d’imagination. Je m’en aperçois fort bien au cours d’une conversation quelconque. Si ce qu’on me dit ne m’intéresse pas trop, tout va bien ; j’écoute, je comprends, je réponds comme un homme d’une intelligence ordinairement alerte. Mais si un détail ou même un mot, dans ce qui frappe mon oreille, me frappe fortement, alors c’est fini, je suis perdu. Toute une série d’images, de représentations s’éveillent en moi, s’ajoutent au détail ou au mot qui vient d’ébranler mon mécanisme mental, et les grossissent démesurément. Ils tiennent une importance tyrannique. C’est toute une histoire passionnante, foisonnante, qui s’anime, qui multiplie ses incidents et que je m’évertue à suivre ; ou bien c’est un raisonnement qui me paraît extraordinairement neuf et précieux, et qu’il faut que je pousse jusqu’au bout, à tout prix. Et même, même… je m’acharne d’autant plus à le considérer, à le savourer, à m’en pénétrer que j’en ai une peur atroce de l’égarer, de l’oublier. Car je me connais : je suis distrait ! Là-dessus, j’entends tout à coup une voix, un peu blessée, qui me dit : « Vous me suivez bien, n’est-ce pas ? » Je me réveille en sursaut, et je rougis. Le mot « réveiller » est exact, car j’ai enchaîné des souvenirs à très peu de choses près comme dans le rêve. Et justement, ces jours-là, il me semble que j’ai un cerveau infiniment actif. Il fonctionne tout seul, en dehors de moi. Tous mes actes sont automatiques, et même mes paroles. Le plus étrange, c’est qu’assez fréquemment ce sont ces actes et ces paroles automatiques dont je me souviens ensuite, tandis que la mémoire de ma méditation, de cette méditation si savourée, si caressée, à laquelle j’ai sacrifié — sans le vouloir d’ailleurs — toutes mes obligations d’homme courtois et à peu près bien élevé, cette mémoire m’échappe durant des jours et quelquefois des mois entiers. Mais elle reparaît alors par une sorte de fulguration aveuglante qui me replace dans le même état d’esprit : je me retrouve absent à tout le reste. Cependant je suis susceptible de perdre encore ce souvenir, à moins pourtant que je ne le parle ; aussitôt que j’en ai entendu le développement dans mes propres paroles, il est classé : il reviendra désormais au commandement.
Toutefois cette théorie n’explique pas toutes les causes possibles de distraction. Elle permet à la rigueur de savoir pourquoi, quand je dois donner rendez-vous à quelqu’un le jeudi, et à une autre personne le vendredi, j’intervertis sans m’en douter les deux jours, et me rends consciencieusement chez l’homme qu’il ne faut pas. Elle peut aussi peut-être faire comprendre pourquoi j’ai tant de peine à me rappeler soit la figure, soit le nom, soit les deux pareillement, de gens que j’ai pourtant vus plusieurs fois. C’est ce qu’ils m’ont dit qui m’a intéressé, et je n’ai plus eu d’yeux pour leur aspect extérieur ; entre eux et moi leurs paroles ont élevé des images qui me les ont cachés. Ou bien si, au contraire, ils m’ennuyaient, j’ai pensé à côté d’eux : et ils n’ont pas existé. Mais il y a autre chose, à de certains instants : il y a une espèce de perversion morbide de l’esprit qui vous force à dire ou à faire — et cela, je n’en devine absolument pas la cause — exactement l’inverse de ce qu’on veut dire ou de ce qu’on veut faire. Je me souviens, avec un remords amer, mais inutile, de ce qu’il m’advint jadis, avec une vieille parente de province. Je lui dis impétueusement :
— Bonjour, ma cousine. Mon cousin se porte bien ?
— Elle leva pathétiquement les yeux au plafond et répondit :
— Très bien : au ciel. Il est mort depuis cinq ans.
Or je savais, je savais pertinemment que son mari était mort ! Mais une espèce de démon perfide me l’avait fait oublier juste au moment où j’ouvrais la bouche, et m’avait forcé de proférer cette phrase imbécile. Ceci, c’est presque de la maladie mentale.
Je suppose que les gens de ma sorte sont seuls les vrais distraits. Ils le sont toujours, et dans toutes les circonstances. D’autres, plus vigoureux d’esprit, n’entrent dans la confrérie que par hasard, après une fatigue excessive, une grande déperdition de force nerveuse. Je pourrais donner le nom d’un de mes confrères, qui fut à la fois un dramaturge heureux, un homme de lettres de talent et un homme politique plein d’énergie. Partout et toujours il était sur la brèche, et partout et toujours il était égal à lui-même. Mais il jouait, et rien n’égale l’épuisement qui suit les parties désastreuses. Une fois qu’à l’aube il rentrait chez lui, après avoir perdu en quelques heures ses revenus d’une année, l’ami qui l’accompagnait lui dit, sans doute afin de lui faire sentir qu’il y avait des malheurs plus irréparables :
— Notre amie, madame X…, vient de perdre son petit garçon.
— Ah ! fit-il en rêvant, la pauvre femme ! Elle joue donc aussi ?
Hier, j’ai déménagé. C’est une chose qui arrive à tous les Parisiens, je suppose, et même à tous les habitants des villes. Il n’est plus dans le destin de personne, aujourd’hui, de naître et de mourir sous le même toit. N’importe : il y avait si longtemps, si longtemps que j’habitais la même demeure ! J’ai eu en la quittant des sensations probablement très banales, des sensations que tout le monde a éprouvées, — mais si neuves pour moi, et si fortes, qu’aujourd’hui encore je ne puis penser à autre chose. Il me semble un peu que j’ai vidé mon âme, en même temps que ma maison…
J’avais commencé avec une espèce de bonheur puéril et sauvage. Sortir de chez soi à jamais, c’est comme s’en aller de soi-même. On attend et on espère une impression de voyage et de rajeunissement. Et puis, je possède si peu de biens terrestres : deux ou trois tableaux, quelques pierres, des livres. Et j’ai vagabondé par toute la terre : je me croyais nomade. Mais c’est peut-être pour cela : là-bas, de l’autre côté des océans qui séparent les mondes et les civilisations, quand je dormais mal sur le sol nu ou sur un lit de camp, c’était ces tableaux, ces vieilles pierres sculptées et ces livres que j’apercevais, en des places connues de moi, disposées contre des murailles dont les yeux de ma mémoire n’ont jamais perdu de vue les aspects. Voilà maintenant qu’il me semble que j’ai tué quelque chose.
Au début, pourtant, on ne se sent pas triste. On assiste sans se plaindre à l’invasion d’hommes farouches, la plupart gigantesques ; on admire la façon dont ils se partagent le travail. Les plus forts et les plus grands prennent les plus petits objets, les tableaux, les porcelaines, les bibelots les plus minces ; ils tournent les plus petites vis avec des mains énormes, ils jouent à ressembler au marteau-pilon du Creusot, celui qui brise la coque d’une noix sans écraser la pulpe ; et durant qu’ils se livrent avec élégance à ces manœuvres délicates, le plus gringalet d’entre eux charge sur ses épaules des fardeaux monstrueux. Ils le font exprès. Sans doute ce sont des artistes, comme tous les Français : alors ils aiment étonner. Mais bientôt ils vous fatiguent. Sur la facture de la maison qui les envoie, ils ont lu votre nom et votre prénom. Alors ils en abusent pour vous le redire, comme s’ils ne le connaissaient pas : « Oui, monsieur Pierre Mille. » Je ne sais pourquoi cette perpétuelle répétition finit par vous faire si douloureusement souffrir. On dirait d’une opération de sorcellerie, entreprise pour vous faire perdre votre personnalité en vous en donnant l’ennui et la haine ; on a envie de leur crier : « Il n’y a personne ici que moi, personne autre, et je me connais : je vous assure que je sais à qui vous parlez ! »
Cependant qu’ils achèvent sur vous ce supplice singulier, ils promènent sur toutes choses des mains hardies ; et à mesure qu’ils ouvrent les tiroirs, des odeurs oubliées s’en exhalent. Il n’y a rien de douloureux et de puissant sur l’âme comme les odeurs, rien qui vous force davantage à vous souvenir de pays, de visages, d’affections mortes ou égarées. Et l’on se dit : « Il y avait cela chez moi, il y avait cela encore ? Je ne le savais pas… Mais maintenant ce ne sera plus : ces gens ne vous rappellent le passé qu’au moment où ils le détruisent ! » Quelquefois aussi, une note tracée jadis s’échappe d’un des livres qu’ils emportent et tombe sur le parquet. On la ramasse et on la lit sans la comprendre. On songe : « Pourquoi avais-je écrit cela ? A propos de quoi, dans quelles circonstances ? Je n’ai donc plus le même cerveau, je ne suis donc plus le même ? » On a peur, parce qu’on ne se retrouve plus ; on est dans la même inquiétude que ces fous qui se mettent, désespérément, à la recherche de leur conscience qui fuit.
Ces hommes rudes s’en vont, et on les suit. On leur indique, sous le toit nouveau ou l’on va vivre, des emplacements auxquels on avait songé longuement. Ils obéissent avec une sorte d’indifférence ou peut-être de dédain secret qui vous gagne. Il y a des meubles pourtant qui ont l’air de vous sourire, de vous dire : « Je suis mieux, là où tu me mets. Je te remercie. » Mais c’est très rare : presque tous ont l’air de vous en vouloir, ils avaient leurs habitudes, et ils résistent. Les livres surtout font exprès de ne jamais retrouver leurs casiers, on lutte contre leur malveillance, des heures et des heures. A la fin la nuit tombe, et l’on s’avoue vaincu.
Alors on retourne à la vieille maison, les reins paralysés et la tête engourdie. Comme c’est grand, maintenant qu’il n’y a plus rien, et quelles traces les meubles ont laissées sur les murailles : c’est comme des ombres ! Involontairement je me mets à penser à un mort que j’ai aimé, beaucoup aimé… On avait étendu, pour les donner à des pauvres, les derniers vêtements qu’il avait portés ; ils gardaient sur le lit la forme de son corps disparu. C’était tout ce que je voyais encore de lui, cette forme vaine, et bientôt elle allait s’évanouir, envahie par un autre vivant, un misérable autre vivant ! D’autres de même viendront habiter entre ces murs, qui ne refléteront plus rien de moi.
J’ouvre ma fenêtre, elle domine un vieux jardin, ou plutôt un lambeau de vieux jardin sur lequel des constructions neuves empiètent d’année en année. Mais un vieux grand arbre, un platane, y est encore debout, tout nu et tout gris, sans feuilles. Deux familles de corbeaux y ont fait leurs nids, qu’ils reviennent habiter chaque printemps. Que leurs amours étaient bruyantes, et que de fois elles ont troublé mon sommeil ! Combien de fois, à l’aurore, j’ai rêvé d’aller habiter ailleurs pour échapper aux retentissants bavardages de ces clabaudeurs noirs ! Eh bien, maintenant, je m’en vais, je ne les verrai plus : ça devrait me faire plaisir, et voici que pour un rien je les regretterais ! Je ne me souviens plus que de mes victoires contre eux ; car un matin, saisi de fureur, ivre d’insomnie, j’en tuai deux à coup de fusil : une chasse en plein Paris ! J’avais oublié que le peintre Harpignies habite en face de chez moi, et qu’il aime les corbeaux : il trouve qu’ils font bien dans le paysage. Alors M. Harpignies est allé trouvé le concierge, et il lui a dit : « Je sais qui a commis cet imbécile assassinat : c’est un fou qui habite au quatrième étage de votre maison. » J’habite au troisième, et je me suis tu ! J’ai laissé porter la responsabilité de mon crime à un autre, lâchement. Mais maintenant il faut que je parle : c’était moi le fou, monsieur Harpignies ; ce n’était pas le monsieur du quatrième !
… Le lendemain, je retourne à la nouvelle maison. Comment se fait-il que tout y soit changé, si gai, si frais, si pareil à ma vie ancienne, avec quelque chose d’inconnu et de cher, un goût si pur, si net et si jeune ? Tout de même, tout de même je n’avais pas tort : c’est ressusciter que de prendre une coquille neuve. Que la main qui a mis tous ces objets en place était adroite et tendre ; qu’elle a eu d’eux une intelligence différente de la mienne et qui me les fait mieux comprendre ! Dans un coin, éclairé d’une lumière qu’il n’avait pas encore reçue, un vieux makoui chinois rit comme il ne le faisait point là-bas ; et je le salue, et je ris aussi. Il n’y a pas jusqu’aux livres épars sur le parquet, qui n’aient un autre langage : « Tu ne lisais jamais que les mêmes, pauvre homme, font-ils. A nous reprendre autrement, tu feras des découvertes ! » Mes chers livres, mes chères choses : allons, allons, bonjour, la vie !
Voilà comment on déménage. C’est plein de mélancolie — et de volupté.
Dans les villes, nous savons à peine qu’il existe. Nous l’ignorerions tout à fait, sans les marronniers, qui refleurissent. Ah ! oui, ce sont bien des arbres de civilisation, eux, de trop de civilisation ! Avant la fin des longues journées d’août, des grands soirs où le soleil est encore sur l’horizon à l’heure où les hommes prennent leur repos, ils sont déjà tout desséchés, et le froid des premiers matins de septembre mord le pédoncule de leurs feuilles roussies, les arrache, les balaye sur le sol, les entasse contre les seuils. Ils demeurent tout droits, tout décharnés, dans les avenues rectilignes, le long des maisons de pierre immobiles et neutres, qui toutes se ressemblent. On dirait qu’ils ont vécu trop vite, dans une terre artificiellement tiède et grasse de pourritures, et qu’étant les premiers venus aussi, c’est leur droit de s’en aller d’abord. Et puis voilà qu’ils montrent, au bout de leurs branches maigres, de petites feuilles vertes et des fleurs, de vraies fleurs, parce que leur sève n’est pas morte et qu’ils sentent trop de vie encore autour de leurs racines. C’est comme s’ils avaient de la coquetterie, comme s’ils voulaient plaire encore, s’ils voulaient aimer encore, dans le mystère de leurs pétales et de leurs pistils. Dérision, presque péché : on sait que tout cela ne leur servira de rien, qu’elle va périr à son tour, cette seconde jeunesse frêle, anémiée, mensongère, inutilement intrépide et désespérée ; une nuit de gel, et c’est fini, le boueux du matin les jette à l’égout, ces pousses déjà vieillottes, ces fleurs sans fécondité. Et le ciel peut être encore gai, bleu clair et blond, et léger, incroyablement léger : l’hiver est déjà dans la ville. On croit qu’il est partout ; et puis un jour on franchit les murailles, on gagne le pays des arbres. Et chez eux, l’automne est chez lui.
C’est peut-être les jours de pluie, affreusement ternes, sous le dôme mouvant des nuées basses qui courent sous l’éperon des grands vents surgis de la mer de l’ouest, que sa domination se fait le mieux sentir. Il n’y a plus de soleil que sur la terre : les grands arbres l’ont bu durant des mois et des mois, durant la moitié de l’année. Maintenant, ils en sont pleins, ils regorgent d’or : formidable, éclatante, splendide richesse stérile, qui va devenir du fumier.
Parfois, du haut d’une pente raide, on ne les aperçoit que par le sommet de leur chevelure, longues vagues qui déferlent, arrondies, puis croulantes, jusqu’aux champs, retournés, brunis des cicatrices qu’ont laissées les charrues. Parfois la route humide suit leur base, ils escaladent la terre, au pied d’un fleuve, leurs troncs sont noirs, bruns, ou d’une pâleur de marbre, comme les colonnes d’un temple qui n’a pas de fin, pas d’autel, pas de tabernacle, mais invisiblement peuplé de choses augustes, insaisissables et graves. Les platanes sont en or pur, tout neuf, si luisant, si clair qu’on dirait qu’il va tinter ; les peupliers en or plus pâle, comme mêlé d’argent ou reflétant une lueur blanche ; les chênes en or rouge, lourd, somptueux, sculpté dans toute sa profondeur, filigrané comme une cuirasse d’or indien. Et sans fin, sans fin, ces bijoux illusoires tombent du haut de la voûte. Il y a des bûcherons : car leur temps recommence. Ils sont venus avec leurs serpes, leurs cognées, leurs crampons acérés que leurs pieds pesants fixent dans les écorces ; à chaque coup de leurs outils brillants, la pluie d’or se fait plus drue, grésillement froid qui vous poursuit. Son maigre bruit se mêle à celui de l’eau qui dégoutte, et les hommes de la forêt disent : « Sale temps ! C’est de la neige fondue ! » Alors on lève les yeux, on distingue le plomb du triste ciel, les nuées qui s’éplorent, et l’on songe que déjà l’hiver est là-haut, qu’il gèle au-dessus de nos têtes, et que chaque jour, un peu plus, ce grand froid descendra…
La sève coule encore. Sur les blessures des branches et des souches, on met timidement les mains, qu’on flaire : odeur amère, voluptueuse, douloureuse ; on dirait qu’il y a encore là l’ancien parfum des fleurs, on le voudrait surtout, on le voudrait ! On s’efforce à ressusciter ce qui n’est plus, on n’y parvient pas, on frissonne un peu, et je ne sais quoi vous serre le cœur.
J’ignore si c’est pour ce motif qu’on a mis en cette saison la fête des morts. On eût mieux fait de la célébrer en hiver, c’eût été moins triste. Les morts sont morts, inertes, terminés. Mais l’agonie ! On songe à la dérision de tous les espoirs, à l’impossibilité de revivre, n’importe comment, même dans une postérité, dans des rejetons, comme ces arbres tranchés. Ceux qui ne sont plus, comme ils étaient différents de nous, même du même sang et la même terre ! Ils sont partis, ne pensant pas les mêmes choses que moi : ils étaient si peu moi ! Et nos enfants ne seront pas nous-mêmes, ils ne nous comprendront pas, nous ne les comprendrions pas. Il n’y a pas d’espoir que l’univers recommence, il va. On ne sait pas où il va. Le fleuve de la vie ? Vieille image : mais devant nous, c’est comme s’il s’enfonçait sous terre ; on ne le voit plus.
… Et toujours, toujours, ces grands bois qui n’en finissent pas, magnifiques, métalliques, opulents, ayant l’air de dire : « Voilà, on n’est riche qu’au moment de finir ses jours, et d’ailleurs ce n’est pas vrai ; ce qui est vrai, c’est que nous mourons. » Enfin c’est une clairière qui s’ouvre, une clairière d’herbe mouillée, qui ne graminera plus, dont la chevelure ne repoussera plus, si les bêtes ou la faux la viennent tondre. Des colchiques y portent le deuil de la saison, en violet, et puis c’est une haie de ronces. Une araignée est là, au milieu de sa toile semblable à la roue d’un char antique aux mille moyeux, aux mille cercles, et si moite de pluie qu’un rayon du couchant la teinte d’arc-en-ciel. Et je me rappelle un jeu, un jeu cruel de mon enfance : on allait chercher une araignée, on la déposait sur la toile d’une voisine ; et les deux bêtes, tout à coup féroces, se précipitaient l’une sur l’autre et luttaient jusqu’à la mort de la plus faible. C’est un spectacle qu’on ne peut s’offrir qu’en automne. Au printemps et en été les araignées fuient le combat. Quand j’étais enfant, je ne savais pas pourquoi, je ne pouvais pas savoir. Maintenant j’ai compris. C’est qu’en novembre les araignées n’ont plus de fil à tisser ; cette toile est leur dernière. Alors il faut qu’elles la défendent ou qu’elles prennent celles de leurs sœurs. Il n’y a plus de faiblesse ni de générosité, à l’automne…
Je vais quitter un lieu où j’ai longtemps vécu d’une existence paisible, heureuse, trop heureuse peut-être : on a toujours peur d’avoir été déjà heureux, on se demande toujours s’il n’y a pas une somme de bonheur pour chaque homme vivant, et si on ne l’a point à la fin dépensée. Alors on a le cœur un peu serré. Quitter son logis, en prendre un autre, c’est changer la couleur des matins futurs. On éprouve de la curiosité, mais aussi de l’inquiétude. Et puis les tiroirs ouverts laissent apparaître des choses oubliées, qu’on croyait perdues.
… Voici tout à coup que je retrouve, soigneusement enfermé dans une enveloppe jaunie, un épi de riz, un simple épi de riz cueilli en Indo-Chine. Et aussitôt je revois tout un paysage, un paysage qui d’ailleurs m’est toujours demeuré présent, pour la cause la moins légitime. C’était sur les frontières du Tonkin, du côté de la Chine. La piste avait disparu, notre petite caravane suivait le fond d’une rizière desséchée, coupée de petits murs. Très médiocre cavalier d’ordinaire, j’enlevai mon cheval pour lui faire sauter un de ces obstacles : sensation de resserrement dans la poitrine, gonflement du cœur qui s’agite, puis ce sont les mains qui se crispent en rendant les rênes, les lèvres qui se pincent… Enfin j’ai sauté ! C’est fait, je ne suis pas tombé, hourra !… Et à ce moment voilà que j’éprouve une joie inexprimable, débordante, sans rapport avec sa cause ; et tout ce qui m’entoure se fixe pour jamais dans ma mémoire. Le petit ruisseau plein de blocs verdis, les grands arbres qui l’ombragent, le vieux tronc écroulé et jeté en travers du courant, qui tout à l’heure va nous servir de pont, la grande falaise de schiste, de l’autre côté, et jusqu’à ces chaumes sans beauté qui craquent sous les pieds de ma monture. Pourquoi, comment cela se fait-il ? J’ai vu tant d’autres spectacles plus dignes de ma mémoire, et qui ne sont plus que des momies couchées dans mes notes !
Je voudrais que quelqu’un, quelque penseur subtil et consciencieux étudiât, pour nous la révéler, la cause, qui me demeure mystérieuse, de l’intensité de certains moments. Car notre vie mentale, notre puissance et notre activité mentales ne sont faites que de ces moments-là. Les autres n’échappent pas tous, sans doute, à notre souvenir ; mais ce ne sont que des matériaux inertes qui ne prennent de valeur que lorsque nous les allons chercher pour les mettre en place. Tandis que ces minutes d’intensité, ce sont des sommets. Ils culminent, ils nous dominent. Il nous semble n’avoir vécu que pour eux, et surtout par eux. J’ai cueilli cet épi de riz comme j’eusse cueilli une fleur pour marquer un souvenir d’amour : parce que l’impression était aussi forte, et je ne rougis pas de la futilité de son origine. Imaginez que vous ayez gagné un million à la loterie. Vous n’y êtes pour rien, mais vous êtes riche tout de même. Ou, si vous voulez, c’est comme la grâce, dont les théologiens disent qu’elle est un don condescendant de Dieu, où notre mérite n’a rien à voir.
De même, assez souvent, ce n’est pas l’objet qui cause ces joies subites, ces espèces de clartés sereines. Comme la venue de la grâce, c’est un mystère. Cela vient de l’intérieur de l’être. On ne sait pourquoi, injustement, il s’ouvre en vous une source temporaire, fugace, d’intelligence ou de sensibilité. Fût-on entre les quatre murs d’une prison, ou dans la nuit, dans le noir, le moment éclate, il est là. Je ne sais quel critique, un voyant, a écrit : « Avoir vu Dieu, c’est s’être vu soi-même. » Telle est l’explication qu’il donne de l’extase mystique, et ne pourrait-on dire la même chose, dans les mêmes termes, de ces minutes d’intensité ? On a le sentiment d’une énergie, d’un pouvoir sans limites, et d’un besoin d’aimer, de se donner, de s’aliéner, mais au fond pour absorber tous ceux à qui on se donne.
D’autres fois, on croit qu’il y a une cause. Mais, à y bien regarder, elle est si faible que ce n’est certes pas d’elle que vient la puissance : elle est seulement comme l’onde électrique qui motive la cohérence d’un tube de télégraphie sans fil. Celui-ci ne fait qu’ouvrir le grand courant, jusque-là inerte, et qui maintenant va faire jouer les touches de l’appareil Morse. Et c’est peut-être moins encore, puisqu’après tout, ici, cette onde électrique n’est même pas nécessaire.
Et alors, alors on en vient à se demander si, quand il y a une vraie cause, une grande cause, on ne se trompe pas cependant en lui attribuant la crise. Il y a tant d’autres instants, forts, déchirants ou sublimes en soi, des morts d’êtres aimés, des amours triomphantes ou déçues, des succès, même inespérés, qui ne nous ont laissé aucun souvenir, n’ont exercé aucune action. Le vulgaire résume d’un mot : on n’était pas disposé. Et vous le savez bien, n’est-ce pas qu’il y a des livres que vous avez lus déjà une fois, deux fois, trois fois : vous les avez lus, et voilà tout. Par hasard, vous les reprenez et voilà que vous êtes cette fois bouleversé, transformé. Vous avez compris, vous avez un autre cerveau, par-dessus l’autre, maître de l’autre, plus plein, plus complet ; vous êtes renouvelé.
Et il en est de même pour les paysages, pour les tableaux, pour les hommes et les femmes que vous rencontrez. Vous ne saurez jamais pourquoi, certain jour, ils ont cessé d’être étrangers, pourquoi, au lieu de rester les objets de votre jugement, ils vous ont fait bondir en pénétrant en vous, devenus vôtres, et fécondants. Et cela vient si bien, sans doute, des profondeurs de l’inconscient, que ces moments précieux et sacrés sont beaucoup plus fréquents dans la jeunesse, alors que les sources de la vie sont encore toutes fraîches. Cela est si vrai que les causes de ces enthousiasmes profonds nous paraissent à distance si frivoles ou indignes qu’on aurait envie de les oublier, si on le pouvait. Et puis on sent que ce serait de l’ingratitude. Plus on a eu, dans ces années d’ignorance et de conquête, de tels moments salutaires, où il semble qu’on pénètre dans un monde nouveau, plus on a de chances d’être ensuite un artiste ou un homme d’action, suivant que c’est en pensant, en rêvant ou en agissant qu’on éprouva ces joies, les seules qui fassent que la vie vaille d’être vécue. De là aussi des erreurs misérables. On veut recommencer, on redouble d’efforts pour se mettre en état de réceptivité, et, si l’on n’y parvient, on ne fait rien que s’avilir. De là aussi le besoin de voyager, on espère qu’en se dépaysant on retrouvera sa fraîcheur et sa sensibilité d’enfance, et que les choses, à se présenter dans un ordre différent, reprendront leur puissance d’étonnement et de charme. Et sans doute, cet élément de surprise, que beaucoup d’entre nous exigent maintenant des œuvres d’art pour les trouver belles, ils ne le souhaitent que parce qu’ils sont blasés et qu’il leur faut quelque chose pour remplacer la simple et noble émotion qui ne vient plus. Ce sont là les maladies de la sensibilité ; et pourtant l’origine de ces erreurs a quelque chose de légitime : on accepte tout, même la laideur et la brutalité, plutôt que d’être comme si on n’était plus. C’est que la vie n’est qu’une suite d’illuminations : instants solennels où l’on ne se disperse plus dans les choses. Ce sont les choses, c’est l’univers entier qui s’absorbe en vous. On sent sauter les gaines de l’être, on aperçoit le moi éternel, nu, surhumain et solitaire. Cela ne dure qu’un instant, c’est un grand mystère, et très beau ; et l’on attend, on attend parfois tout le reste de son existence dans l’espoir qu’on le retrouvera. Cela seul suffit pour continuer à vivre.
Voilà ce que j’ai entrevu en ouvrant cette pauvre enveloppe, en y retrouvant ce pauvre petit épi desséché. Hélas ! comme c’est peu de chose, et comme je voudrais qu’on m’explique. Ces moments-là décidément on ne peut pas les créer. Mais si on pouvait, si on pouvait s’en mieux servir ! Est-ce qu’il n’y a pas une méthode ?
Se regarder dans la glace, et voir un autre, une autre figure que celle qu’on connaît, un autre être humain que soi-même, le soi-même à qui on s’était habitué : il y a plus de cent contes sur ce sujet, sans doute, dans toutes les langues, dans toutes les littératures, et l’effet en est assuré, un effet d’épouvante. Tout homme se dit : « Comme j’aurais peur, comme j’aurais peur, si cela m’arrivait ! J’aimerais mieux errer dans un souterrain noir, où je ne retrouverais pas ma route ; dans un pays sauvage où les paroles n’auraient pas de sens pour moi. » On ne se fait pas cette réflexion, si simple, que si l’on était un autre on penserait différemment, et voilà tout, que c’est son moi actuel qu’on ne reconnaîtrait pas, qui étonnerait, scandaliserait ; tant il est vrai qu’on ne peut sortir de sa personne, qu’on se figure que si on en sortait il en resterait quelque chose tout de même : l’ancien corps avec un nouvel esprit, ou l’ancien esprit dans un nouveau corps ; et qu’ainsi les distances, les couleurs, les rapports des choses seraient changés, qu’on serait comme un infirme, un malheureux pour qui tout est égarement, désordre, impossibilité d’agir. Alors on frissonne, et puis l’on songe : « Par bonheur ce n’est là qu’une fiction, une imagination de poète ou de fou. Ça ne peut pas arriver, on est toujours soi, on ne peut pas devenir un autre. »
On ne se doute pas que vieillir, c’est précisément devenir un autre.
Je ne parle pas de ces lentes altérations, de ces déchéances physiques qui font qu’en se regardant un jour dans le terrible miroir, on s’aperçoit qu’on a changé. On s’y attendait ; on se résigne ou on ne se résigne pas ; on pleure sa jeunesse ou l’on se console de la voir partir. C’est affaire de tempérament, ou de vigueur d’esprit, ou d’insouciance ; et enfin on sait qu’il y a là une loi ; la sagesse des siècles, les exemples qui vous entourent vous ont annoncé votre destin. Le mystère est autre, il est certain, et je ne crois pas pourtant qu’on l’ait jamais signalé.
Toute la première partie de son existence, on l’a passée à s’affirmer comme quelqu’un de nouveau sur la face du monde, de différent, presque en révolte. On était issu d’une souche, on croit n’avoir rien de commun avec elle. Les dernières années de l’adolescence, et toute la jeunesse, on les use à se dégager de ses traditions, de sa direction, même physiquement. On rit des gens qui demandent : « A qui ressemble-t-il ? » On n’est pareil à personne, on en est sûr, on en est fier. On n’a pas la même carrière, les mêmes costumes, les mêmes mœurs, et on ne voudrait pas ! On est si convaincu de sa personnalité qu’à la fin c’est une affaire qui paraît liquidée, une question qui ne se pose plus. Il y avait si peu de ressemblance entre vous et celui qui avait la barbe blanche et les yeux pâles, ou celle qui terminait ses jours au coin du feu ; même avec les aînés qui vous ont précédé sur la route ! Ah ! certes, l’univers a changé, mais c’est le mien. Et il n’a plus rien de pareil avec celui où ils vivaient. C’est le mien, le mien ! Qu’ils gardent le leur, qui va disparaître avec eux !
Les années coulent. Brusquement il se produit un petit fait, quotidien, banal, habituel. Il faut prendre pourtant une décision, donner un avis, agir. On prononce des paroles, on donne un ordre, on fait un geste ; et ce n’est plus soi qu’on entend, qui décide et qui bouge : on a dit les mêmes choses que ceux qui ne sont plus, on a fait comme ils auraient fait. Et la voix, même la voix ! Comme elle est semblable à l’une de celles qui jadis ont frappé vos oreilles ! Voilà qu’on est arrivé à l’âge où l’on a commencé de les connaître, où l’on peut se rappeler les avoir connus ; et l’on n’est plus que leur écho, leur prolongation presque identique, le vivant de l’ombre qu’ils sont à cette heure, une ombre toute-puissante et plus réelle que vous-même, puisque c’est elle qui vous mène et vous traîne. Ce sont eux qu’on retrouve et ce n’est plus soi — celui qu’on croyait être.
Impression redoutable et presque décourageante. On se demande : « Où est le progrès, alors, où est l’autonomie de mon être, ma liberté, ma force ? Ce n’est pas vrai, cette emprise, cette domination, cette résurrection qui me tue ! » On regarde ses mains, et on aperçoit les veines des vieux, à la même place : les veines, ce premier secret du corps intérieur qu’avait caché la pulpe de la jeunesse. Son visage ? Maintenant, ce n’est plus le vôtre, c’est celui de l’ancêtre qui apparaît, parfois directement, sans intermédiaire, comme s’il s’était emparé de vous : parfois à l’image évoquée d’un de ses fils qui vous avait précédé dans la vie, et dont vous aviez songé : « Lui, on ne peut pas le nier ! Ce n’est pas comme moi : il lui ressemble. » Mais il n’y avait pas que lui… Votre orgueil s’exaltait sur un mensonge.
On veut réagir, on proteste : « Je le savais, ou plutôt je m’en doutais. Je suis de ma race, et le même sang me refait les mêmes os et les mêmes chairs. Mais il y a ma pensée. Elle est à moi, ma pensée ! » On revient sur tous les actes de son existence, sur le mal, sur le bien, sur les œuvres, les rêves, les ambitions. Et d’abord on respire. Ah ! il vous appartient en propre ce domaine, il ne venait de personne, il n’ira à personne ! Ici, je suis chez moi. Tout à coup un souvenir d’enfance, un de ces souvenirs qu’on aimait, précieux et puissant, s’évoque et s’impose. Que de choses sont sorties de lui, comme il était fécond, comme il a prolifié ! Mais de qui l’ai-je reçu ? Cette sensation forte et souveraine, pourquoi l’ai-je éprouvée ? Je n’étais rien, je me laissais vivre. Ce sont eux qui m’ont guidé, qui m’ont conduit. J’étais dans le lieu qui leur plaisait, j’ai lu les livres qu’ils m’ont laissé lire, j’ai marché derrière leurs pas. Et il ne faut pas que je mente : cette façon que j’ai de regarder la terre, c’est l’homme de qui je descends qui me l’apprit, je me le rappelle bien. J’ai fait attention aux lieux mêmes où il faisait attention, de la même manière. Et jamais, j’en ai conscience, je ne jugerai les femmes autrement que lui et celle qui m’a enfantée ; je les considère à travers eux.
Mais après ce désarroi, on se reprend, puisqu’on ne saurait vivre sans s’imaginer en avoir de bonnes raisons. On veut que puisqu’il en est ainsi, il doive en être ainsi. Seulement, on ne fait que changer d’inquiétude. C’est tout ce qu’on ne retrouve pas de soi dans les ancêtres qui trouble et déconcerte. On contemple de vieux portraits d’ascendants qu’on n’a jamais vus de ses yeux, on fouille de vieux papiers, on relit de vieilles lettres, on est presque indigné quand on n’y trouve pas la preuve qu’on cherche de cette sorte d’immortalité avant, de réincarnation de ce qui n’est plus. Peine perdue : le fil qui vous guide à travers les générations mortes se brise bientôt ; un siècle, et la trace écrite qu’ont laissée les caractères s’efface ; deux siècles, et on ne découvre plus que de rares portraits, avec une liste de noms, de professions parfois. Ensuite plus rien… On sort de cette masse anonyme et émouvante qui s’appelle une province et une patrie : c’est tout ce qu’on sait. On rêve vaguement que tous les disparus qu’on enferme en soi ont vu telles guerres, subi telles lois, souffert telles misères, mais on ne les voit pas. Lequel suis-je ? Quel est celui qui parle en moi ? Ils n’ont plus de figures que par la mienne ; s’ils ont gardé une âme individuelle, ils peuvent se mirer en moi ; et moi, je ne les apercevrai point.
A ce degré de presque insupportable méditation, ce n’est plus seulement la conscience de ma propre personne qui s’anéantit. Il me semble que la foule qui m’enveloppe et me heurte dans cette ville énorme n’est pas elle-même, telle qu’elle me paraît, mais la somme, le total de tous les humains d’où elle est née, et qu’elle les recompose, exactement, complètement, à cause de la variété possible de combinaisons que lui permet le nombre immense de ses molécules individuelles. Je me sens porté par elle, non pas devant le temps, dans le futur, mais en arrière. J’ai envie d’aborder les gens pour leur demander de qui en vérité ils sont l’image, et pourquoi ils ne choquent pas leur front contre une muraille neuve, qui tient la place de la rue abolie, où ils vivaient… Il n’y a plus au monde que le passé.
FIN
Paraboles | ||
I. |
— Le premier critique | |
II. |
— Comment le déluge eut lieu en vain | |
III. |
— Le miracle | |
IV. |
— La tentation de Ménéel | |
V. |
— L’aveugle | |
VI. |
— Le Lapon délicat de la poitrine | |
VII. |
— Don Juan au Paradis | |
Quelques bêtes et gens | ||
I. |
— Journal d’un bœuf gras | |
II. |
— Jimmy et Wilkie | |
III. |
— Monographie des pêcheurs à la ligne | |
Le Radeau | ||
I. |
— Le radeau | |
II. |
— Steck et monsieur Scrofa | |
III. |
— Une expérience | |
Diversions | ||
I. |
— La Joconde | |
II. |
— Courte Conversation avec un grand Peintre | |
III. |
— De l’éducation des filles | |
IV. |
— Pour servir, sous toutes réserves, à l’histoire de Galilée | |
V. |
— L’envers de Ponce-Pilate | |
VI. |
— Après l’orage | |
VII. |
— Méditations sur les parfums | |
VIII. |
— Le pays où on est né | |
IX. |
— Les compliments | |
X. |
— La confrérie | |
XI. |
— Déménagement | |
XII. |
— L’Automne | |
XIII. |
— De l’intensité des moments | |
XIV. |
— Les revenants |
Imprimerie Générale de Chatillon-sur-Seine. — A. PICHAT.
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