The Project Gutenberg eBook of Le supplice de Phèdre, by Henri Deberly
Title: Le supplice de Phèdre
Author: Henri Deberly
Release Date: July 2, 2023 [eBook #71093]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
HENRI DEBERLY
ROMAN
90e édition
PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)
DU MÊME AUTEUR
POÉSIE
ROMANS
(aux Éditions de la Nouvelle Revue Française)
EN PRÉPARATION
L’édition originale de cet ouvrage a été tirée à MILLE TROIS exemplaires et comprend : cent neuf exemplaires réimposés dans le format in-quarto tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane nrf, dont neuf hors commerce marqués de A à I, et cent destinés aux Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française, numérotés de I à C, huit cent quatre-vingt-quatorze exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre dont quatorze hors commerce marqués de a à n, huit cent cinquante destinés aux Amis de l’Édition originale numérotés de 1 à 850, et trente exemplaires d’auteur, hors commerce, numérotés de 851 à 880.
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays y compris la Russie.
Copyright by librairie Gallimard, 1926.
— Marc, fit d’une voix paisible Hélène Soré, va chercher à l’hôtel vos costumes de bain qui doivent être secs à présent. Le serre-tête de ta sœur est sous son peignoir… Et prends-moi donc, si tu la trouves, mon écharpe grise !
Son beau-fils partit en courant. Quelques secondes, penchée à droite, le visage tendu, elle suivit des yeux ses jambes minces dans leur galop irrégulier à travers les dunes.
— Quelle ardeur ! pensa-t-elle. Comme il obéit !
C’était toujours pour la jeune femme un très vif plaisir que de constater cette souplesse.
La mer était basse et fort calme. Son clapotis venait mouiller les barques échouées que l’on voyait serrées à droite, près d’un promontoire, assez loin du fond même de la petite anse où, sur le sable, étaient assis des groupes de baigneurs. A gauche, en nappe, tout luisants d’algues et couverts d’enfants, de longs rochers plats s’étendaient. Au delà, commençait une légère falaise, couronnée de plantes et d’arbustes, dont les bastions se succédaient, de plus en plus hauts, jusqu’en un point marqué d’énormes blocs où le rivage accidenté de la rade de Brest reprenait brusquement son vrai caractère.
— Marie-Thérèse ! appela Hélène par deux fois.
Une petite fille, brune et cambrée, d’environ sept ans, qui édifiait tant bien que mal sa partie d’un fort, tourna la tête au second cri, parut hésiter, puis accourut en bondissant et traînant sa pelle.
— C’est l’heure de ton bain, ma chérie ! Tu vas tâcher de te conduire raisonnablement et de ne pas hurler comme avant-hier où les gens de l’hôtel te montraient au doigt, lui dit Hélène en appuyant sur sa frêle épaule pour la faire asseoir à ses pieds. Je te préviens qu’il t’en cuirait, reprit-elle plus bas, si tu te donnais en spectacle !
Marc arriva presque aussitôt, portant les costumes. Ses cheveux dérangés pendaient en longues mèches qu’il rejeta d’un tour de cou sur son occiput.
— Mais tu n’as pas le sens commun ! Mais tu es en nage ! fit d’une voix grondeuse la jeune femme en se levant pour appuyer sa main sans une bague sur la joue brûlante du garçon. Je vais déshabiller Marie-Thérèse. Reste ici, tu viendras quand je t’appellerai. Je ne veux pas que tu te baignes dans cet état-là !
Cinq minutes s’écoulèrent. Le garçon rêvait. Il s’était mis à l’abandon sur la chaise pliante que le départ de sa belle-mère avait rendue libre et, distraitement, regardait fuir des cascades de sable par les commissures de ses doigts. Hélène sortit de la cabine, précédant sa fille, et fit signe à Marc d’y entrer.
Comme elle venait de se rasseoir, l’enfant auprès d’elle :
— Tiens, vous voilà ! fit-elle, polie, sans nul empressement, en recevant sur son épaule une main maigre et brune dont l’index, une seconde, en lissa la chair, près de la bretelle du corsage. Elle est donc terminée, cette cérémonie !
— Oui, et vraiment je vous assure que c’était très bien !
Le commandant secoua la tête, embrassa sa fille et s’étendit à même le sol avec précaution, après avoir consolidé, d’un geste habituel, ses vastes lunettes à verres jaunes.
— Oh ! je n’en doute pas ! dit Hélène. Vous, dès l’instant qu’il est question de pompes religieuses, on vous voit toujours satisfait !
Son mari négligea cette observation.
— Mais quel besoin aviez-vous donc reprit-elle soudain, d’aller au baptême de cette barque ?
— C’était ma place, ma chère petite ! dit le commandant, avec ce rien de péremptoire, cet accent trop digne qu’emploient les hommes d’un certain âge envers leurs amours, sans s’aviser qu’il indispose et blesse les jeunes femmes. Tout le monde sait ici que je suis marin. En m’abstenant de prendre part à cette petite fête, j’aurais eu l’air de dédaigner d’honnêtes et braves gens…
— Ainsi donc, fit Hélène la barque est bénie ! Est-ce vrai demanda-t-elle d’une voix moqueuse, que la marraine brise à l’avant une fiole de champagne en même temps que le prêtre ânonne ses prières ? Est-ce le champagne, insista-t-elle, ou les oremus qui sont censés, dans la tempête, garder du naufrage ?
— Vos plaisanteries manquent d’à-propos ! dit Michel Soré. Il s’agit là d’une vieille coutume des plus respectables, notamment à l’époque que nous traversons. Sur un sujet comme celui-ci, que j’estime sérieux, je n’aime pas vous entendre exprimer des vues d’une aussi criante légèreté. J’ai beau savoir que ce désordre est surtout verbal, il me cause toujours du chagrin.
— Allons, de grâce, mon bon Michel, ne vous fâchez pas ! fit la jeune femme, d’un air enjoué, en prenant son livre et touchant à l’épaule son austère mari. Il y a d’ailleurs pis qu’un baptême de barque. La solennelle bénédiction d’une meute, par exemple. Là, convenez que votre Église pousse au ridicule le respect qu’elle porte à l’argent !
— Il se peut ! dit Michel. Moi, je n’en sais rien… Mais, sapristi ! où puisez-vous de pareilles idées ?
Marc apparut dans un peignoir à ramages vert vif dont le choix dénotait une extrême recherche. Aussitôt, négligeant la conversation qu’elle soutenait malicieusement depuis cinq minutes :
— Tu vas plonger Marie-Thérèse, lui dit sa belle-mère, et je veux, tu entends, qu’elle se trempe la tête ! Quand ses grimaces auront pris fin, tu pourras nager.
Elle se leva pour assister au bain des enfants et le commandant la suivit. Devant eux, sur la rade qui éblouissait, quatre navires de guerre obscurs, semblables, se profilant en file indienne, gagnaient la haute mer.
Hélène était grande, les jambes longues, le buste plein, les bras charnus, les mains blanches et belles, le cou bien fait, quoiqu’un peu fort, les épaules très larges. Ses cheveux étaient noirs et son teint rose. Sa tête, petite, avec des joues assez rondes du haut, présentait cette noblesse que donne un nez droit prolongeant sans cassure la descente du front. Les yeux étaient de couleur glauque, légèrement obliques et surmontés d’épais sourcils d’une si juste courbe qu’on l’aurait crue faite au pinceau. Leurs regards annonçaient une résolution que démentais une petite bouche grasse et cramoisie, rendue mutine par les fossettes, toujours accusées, que creusait près d’elle chaque sourire. Mais le menton, sans complaisance, musculeux, aigu, renforçait à ce point l’expression des yeux qu’en dernière analyse la physionomie, avec des traits et des contours d’une beauté charmante, surprenait par son air d’opiniâtreté.
Le mari de cette femme d’une allure si noble aurait pu passer pour son père. A la veille de marcher sur quarante-neuf ans, alors qu’Hélène en avait trente depuis quelques mois et, sans fards, sans apprêts, en portait vingt-cinq, s’il conservait dans la tournure une certaine jeunesse due à la maigreur de son corps, à l’abstinence de tout excès, à une vie salubre, il s’en fallait que fût doté du même privilège son long visage, assurément d’une grande distinction, mais ravagé, parcheminé, déjà d’un vieillard. Des yeux très doux, en même temps froids et d’une fixité ombrageuse, dont les paupières faisaient penser à celles d’un reptile, flanquaient un nez cadavérique, taillé en bec d’aigle, qui retombait douloureusement sur une bouche amère. Le front haut, resserré, sans animation, rejoignait un crâne dégarni et, de l’ensemble, il émanait cet air de vertu qu’on pourrait baptiser le comique des tristes.
Entre le mûr Michel Soré et sa très jeune femme, si tout n’était pas dissemblance, c’était peut-être à la façon dont ils étaient mis qu’un pénétrant observateur l’aurait soupçonné. Une élégance méticuleuse, chez l’un comme chez l’autre, excluait toute parure, tout enjolivement, toute audace dont la mode eût été flattée par un sacrifice au bon goût. Le veston de Michel, le costume d’Hélène, tous deux d’étoffes légères et sombres, avaient ces longues lignes où se lit mieux l’art d’un tailleur ou d’une couturière qu’aux ajustements compliqués. Par ce détail se révélait dans leurs caractères un égal mépris du gracieux, au bénéfice de qualités moins brillantes peut-être, autrement solides et durables.
Les peignoirs des enfants formaient un tas clair. Marie-Thérèse eut une révolte en entrant dans l’eau et jeta sur sa mère, qui la surveillait, un regard tout empreint d’une poignante détresse. Mais, sans doute, la menace qui pesait sur elle lui donna-t-elle à réfléchir aux suites d’un éclat, car la défense qu’elle esquissait fut des plus réduites et elle se laissa immerger.
Hélène et son mari, coude contre coude, se mirent à marcher sur le sable du grand pas lent et méthodique qu’ils affectionnaient, mais sans échanger une parole. Le commandant baissait la tête et semblait soucieux. Soudain, se tournant vers sa femme :
— Oui, fit-il, reprenant la conversation au point précis où, brusquement, cinq minutes plus tôt, elle avait été suspendue, quand j’entends résonner de vos paradoxes, je me demande où vous puisez de pareilles idées !
— M’en avez-vous donc connu d’autres ? Les aurais-je prises en quatre mois ? demanda Hélène.
— Assurément, non ! dit Michel. Mais, à chacun de mes voyages, ou elles m’étonnent plus, ou je les déplore davantage.
— Vraiment ? Vous êtes certain ? Pour quelle raison ?
Le marin déploya un geste évasif.
— Elles sont si loin de celles du monde dont nous sommes issus ! Elles s’apparentent si étroitement à celles de milieux que vous n’aimez guère fréquenter !
— On peut penser avec sagesse, répartit Hélène, sans avoir toujours les mains propres.
Le commandant haussa l’épaule d’un air affligé et fit quelques pas en silence. Tout à coup, s’arrêtant et secouant la tête :
— Ce n’est pas tout ! déclara-t-il. Non, ce n’est pas tout ! Je vais encore vous ennuyer, mais ce n’est pas tout ! Il n’y a pas que cette question de la société. Sans me croire ni plus fin, ni plus fort qu’un autre, je vois en moi-même assez clair et je sais parfaitement la cause de mon trouble. Surtout, Hélène, prenez ceci sans arrière-pensée, n’allez pas me prêter de la malveillance ! Je dis ce que j’ai sur le cœur. Mon expérience me montre une faute et je crie : casse-cou ! C’est, je crois, mon devoir de chef de famille. Je vous ai vue élever Marc dans l’irréligion sans intervenir entre vous, me donnant pour excuse qu’un homme est un homme et qu’après tout j’en connaissais qui vivaient honnêtes sans un fond solide de croyances. Raison misérable ? Il n’importe ! Elle m’épargnait le gros ennui de vous contrarier. Mais, à présent, ma chère petite, il s’agit d’une fille et les circonstances sont tout autres. Bien des femmes ne sont pas des femmes supérieures et, faute d’avoir naturellement d’assez grandes ressources, elles ont besoin, pour résister, d’un appui moral quand la tentation s’empare d’elles. Laissons même de côté cet argument-là ! Voyons les choses plus étroitement et plus pratiquement ! Croyez-vous sans danger pour Marie-Thérèse, et je veux dire pour son bonheur, son futur mariage, car enfin ces choses-là se préparent de loin, l’impiété systématique dans laquelle elle pousse ? La religion garde chez nous un prestige énorme et vous n’êtes pas sans fréquenter des mères d’une foi tiède qui rougiraient d’avoir pour bru une libre-penseuse. Que de maisons pourraient ainsi lui être fermées ! Un peu de complaisance de votre part entretiendrait Marie-Thérèse dans les vieux principes et suffirait à l’éloigner d’épreuves fort pénibles. Je ne vous demande pas votre conversion, mais un sacrifice aux usages.
Hélène avait laissé couler sans interruption l’exposé de conscience fait par son mari. Lorsqu’il se tut, un peu gêné de ce long discours qui dérogeait singulièrement à ses habitudes :
— Mais, Michel, les enfants sont-ils donc des monstres ? lui demanda-t-elle légèrement. A vous entendre, on pourrait croire que je les néglige, ou, qui pis est, que je les gâte, qu’ils me font tourner, que je leur inculque une morale…
— Vous m’avez compris, dit Michel. A Dieu ne plaise que j’aventure la moindre critique sur l’éducation qu’ils reçoivent ! Ils sont conduits supérieurement… mais comme des païens.
— Plaignez-vous ! jeta-t-elle de sa belle voix gaie. Plaignez-vous, Marc a fait sa première communion, Marie-Thérèse est baptisée et fera la sienne, tout cela par égard pour vos sentiments. Plus d’une autre, à ma place, s’en fût moins souciée ! Car, enfin, reprit-elle en dressant la tête, vous m’avez toujours laissée libre !
— J’ai toujours eu confiance en vous, répartit Michel. Une femme plus droite, plus consciencieuse, plus intelligente, j’aurais pu la chercher autour de la terre sans jamais trouver son fantôme. C’est pourquoi, plus je vais, plus je réfléchis, moins je m’explique certains détails de votre conduite. Tenez, prenons Marc, par exemple ! L’enfant sortait de mains chrétiennes quand vous l’avez eu. Vous aurait-il coûté beaucoup, même ne croyant pas, de continuer à le nourrir dans une religion qui est, malgré vous, celle des nôtres ?
— J’ai essayé, fit la jeune femme d’un accent rêveur.
Son mari parut incrédule.
— Oh ! pas longtemps ! corrigea-t-elle. Pas longtemps, c’est vrai ! Juste assez, mon ami, pour m’apercevoir qu’à présenter ce que je tiens pour des billevesées comme des vérités essentielles, je perdais simplement toute ma dignité. Ne joue pas qui veut d’une doctrine ! C’est affaire d’équilibre et de complexion. L’acte de foi peut humilier quand il n’enflamme pas.
— Cependant, fit Michel, dans de jeunes natures…
— Si vous saviez, reprit Hélène riant à pleine gorge, comme une bonne punition est meilleure que Dieu pour tenir un enfant dans l’obéissance ! Regardez donc Marie-Thérèse, comme elle est tranquille ! Tout à l’heure, quand son frère l’a plongée dans l’eau, nous l’avons à peine entendue. Si, au lieu de la peur d’une solide râclée, elle avait en simplement celle d’attrister son ange ou de faire pleurer la Sainte Vierge, supposez-vous qu’elle nous aurait épargné ses cris ?
— Ceci n’est pas un argument ! observa Michel Loin de mettre un obstacle à la discipline, les principes chrétiens la renforcent.
— Bon ! mais encore faut-il que l’enfant s’y prête ! Ce qu’on appelle l’âge de raison n’est pas un vain mot. Allez donc vous répandre en exhortations que vous jugez au fond de vous sottes et mensongères quand vous sentez qu’elles sont reçues dans l’indifférence ! A l’approche du sublime et du mystérieux, certaines natures, ni plus mauvaises, ni meilleures que d’autres, d’instinct se replient et font boule. Que de fois ne l’ai-je pas constaté chez Marc !
Un court silence, déjà très doux, suivit cette réplique. Michel Soré n’était pas homme à tenir longtemps devant une défense de sa femme.
— Rien ne dit que sa sœur eût été comme lui, laissa-t-il tomber d’une voix molle.
— Allons donc ! fit Hélène. Je la connais bien ! Moralement, c’est tout moi, cette enfant, Michel.
Ils s’étaient arrêtés sur le bord de l’eau. Le commandant pointa sa canne dans une direction où deux têtes rapprochées émergeaient des vagues, parut hésiter une seconde, puis demanda soupçonneusement, les paupières clignées :
— Qu’est-ce que c’est donc que cette personne qui nage avec Marc ?
— La petite Vulmont, dit Hélène. C’est la fille d’un docteur du quartier Monceau.
— Ah ! Bonne famille ? Faites attention ! Avant-hier, déjà… Et puis, je trouve, reprit Michel, qu’ils vont un peu loin. Tenez, regardez-les, je crois qu’ils causent… Vous, ça ne vous offusque pas cette camaraderie ?
Hélène, du coup, se mit à rire comme une pensionnaire.
— Mais pas le moins du monde ! Quel mal font-ils ? Ils se sont vus deux ou trois fois dans des excursions et Marc la rencontre au tennis… Avec tout ça, vous m’amusez et j’en oublie l’heure ! ajouta-t-elle en consultant une toute petite montre que retenait à son poignet une ganse de moire bleue.
Une main près de la bouche, elle cria :
— Marc !
L’adolescent, à cet appel, leva les deux bras et se laissa couler sur place, en manière de jeu.
— Marc ! fit-elle de nouveau, lorsqu’il reparut.
Mais il filait le long du flot, la joue gauche couchée et le visage, de temps en temps, caché par la mer.
Une puissante expression de mécontentement se peignit tout à coup sur les traits d’Hélène. Laissant là son mari qui remuait des algues, elle fit sortir Marie-Thérèse, lui mit son peignoir et la poussa d’un pas rapide jusqu’à la cabine.
A peine en avait-elle fermé la porte que Marc, hors d’haleine, y frappait.
— Que signifie ? s’écria-t-elle en l’apercevant, avec la sèche intonation, l’air de tête furieux, la posture que l’on prend pour gronder un mioche. Un quart d’heure, à présent, ne te suffit plus ? Je te fais signe de revenir et tu vas plus loin ?
— L’eau était si bonne ! souffla-t-il.
Sa belle-mère, agacée, le fit taire du geste.
— Inutile de partir dans tes sottes répliques ! Retiens ceci, poursuivit-elle, un doigt battant l’air : une fois pour toutes, je te dispense de tes réflexions, tes explications, je m’en moque ! Je te prie de rentrer lorsque je t’appelle… et pas cinq minutes après, sur-le-champ !
L’adolescent baissa la tête sous cette algarade et commença silencieusement à se dévêtir du maillot de laine bleue qui collait à lui.
Le 7 janvier 1912, soit treize ans plus tôt, le capitaine marin Michel Soré, sa toute jeune femme ayant pris froid au sortir d’un bal, s’était, à son insu, réveillé veuf, avec la charge de son fils âgé de quatre ans. Il naviguait à cette époque dans les mers de Chine. La terrible nouvelle l’avait frappé comme son navire venait d’entrer en rade de Hong-Kong, et d’autant plus désemparé, d’autant plus rompu que la dépêche lui apprenait simultanément et la maladie, et la mort.
Michel n’avait plus ses parents. Ceux qu’il tenait de son alliance habitaient Quimper ou, plus exactement, à quelques kilomètres de cette ville, une propriété assez vaste où ils menaient une vie paisible et sans prétentions. Ils y avaient recueilli Marc après les obsèques, heureux, les pauvres gens, dans leur chagrin, d’ainsi pouvoir acclimater et garder entre eux l’enfant mis au monde par leur fille.
Les toutes premières années d’un être ont toujours du charme, fussent-elles incolores, même sévères, et elles lui laissent un souvenir qui parfume sa vie tant que celle-ci, par des épreuves à l’excès blessantes, ne les a pas trop déformées. Ceci est vrai pour le jeune prince comblé d’attentions comme pour le fils de l’ouvrier né dans une mansarde et qui s’y est cru misérable. Mais, si l’on veut, par folle tendresse, doter une enfance d’une félicité sans limites, c’est la campagne qu’il faut choisir pour son développement. Là, tout désir peut s’exprimer, tout plaisir se prendre, l’indépendance ignore ses digues les plus ordinaires. Entre l’objet qui le captive et sa main tendue, le petit d’homme, à condition d’être souple et fort, ne voit se dresser nul obstacle. Les fruits et les fleurs, il s’y roule. Les animaux, pour la plupart, sont des frères agiles qui lui obéissent avec joie. Il a du sol pour son tricycle, de l’eau pour ses barques, tout le ciel, à toute heure, pour ses cerfs-volants. Enfin, pour lui, s’il est question d’encre et d’alphabet, c’est dans une chambre où l’air léger balance des parfums, que ce soit ceux de géraniums placés à deux pas ou les troublantes émanations de la terre mouillée.
Sorti, la veille, à peine conscient de son infortune, d’un appartement parisien, Marc avait vu se déployer ces immenses bonheurs sous les auspices de deux vieillards vénérant ses actes et se disputant ses sourires. Les remontrances de sa grand’mère fleuraient les pastilles et son grand-père, pour l’amuser, refoulant ses pleurs, s’ingéniait à briller sans affectation dans des bouffonneries héroïques. Par dévouement à l’insouciance et aux mille gaietés que réclamait d’eux cette jeune tête, l’amertume de leurs âmes se fondait en miel et leurs corps, humiliés d’être encore en vie, se cramponnaient passionnément à leur existence.
Le commandant apparaissait deux ou trois fois l’an. Nulle couleur ne marquait dans les entretiens cet homme adorant son métier, mais retranché dans le silence d’un amant jaloux dès que quelqu’un s’y permettait la moindre allusion. Il revenait tantôt des Indes et tantôt du Cap comme il fût rentré d’une ville d’eaux, pour se faire étourdir de potins vulgaires et déplorer la politique des gens au pouvoir. Encore celle-ci n’était-elle vue que secondairement. Rien n’offrait l’intérêt des alliances bretonnes, ni l’importance des chuchotements courant l’Armorique jusqu’à Saint-Nazaire et Cancale, pour cet esprit si limité dans ses conceptions qu’il ne pouvait chérir la France qu’au prix d’un effort, dépassés les confins de sa péninsule. Lorsque Michel suivait ainsi la chronique locale que lui détaillait son beau-père, son grand nez mince interrogeait, appréciait, notait et donnait seul toute la mesure de ses émotions. Car, de sa bouche, il ne sortait que de rares paroles et ses prunelles fixaient toujours l’interlocuteur sans qu’il en jaillît aucun feu.
Marc ne savait pas s’il l’aimait. Après chacune de ses visites, il l’oubliait presque, puis, par une lettre, on apprenait son retour prochain, et il n’avait à la pensée de revoir son père ni mécontentement, ni plaisir. On l’eût alors bien étonné en lui expliquant qu’il devait plus de sa tendresse à cet homme si triste, et d’ailleurs gracieux envers lui, qu’à sa vieille bonne, ses grands-parents, son âne et sa chèvre.
Peu de gens fréquentaient à l’Amirauté. C’était le nom qu’avaient donné les voix d’alentour au manoir habité par les Cortambert, en l’honneur du marin, trisaïeul de Marc, qui l’avait jadis fait construire. De temps à autre, une vieille voiture étonnamment vaste y transportait, derrière deux mules, le comte de Kerbrat, qu’accompagnait toujours sa fille pendant les vacances. Ce gentilhomme et l’excellent M. Cortambert nourrissaient une passion pour le jeu d’échecs qu’ils ne pouvaient, depuis longtemps, satisfaire qu’ensemble, faute de partenaires à leur taille. Elle les aidait à tuer les heures de certaines journées et les avait rendus, en outre, étroitement amis.
Marc ne plaçait rien au-dessus d’Hélène de Kerbrat. Il lui vouait cet amour qu’éprouvent les enfants pour les personnes sérieuses qui s’occupent d’eux en se mettant à leur portée avec tant d’adresse qu’elles ne leur échappent de nulle part. Ses sentiments lui inspiraient de chercher au loin des expressions chargées pour lui d’un sens mystérieux qui lui parussent dignes de leur force. « Elle est ma fiancée ! » proclamait-il. « Nous sommes unis par nos serments ! » disait-il encore, ayant, un jour, entendu lire et trouvé sublime cette naïve inscription d’une gravure ancienne. La belle jeune fille, de son côté, flattait cette passion et déclarait, pour le ravir, d’une voix pénétrée : « Inutile de chercher un parti pour moi, je suis engagée avec Marc ! » Alors, il se jetait contre ses jupes, l’escaladait comme un furieux pour saisir son cou, la tenait embrassée avec effusion.
Elle s’intéressait au bambin. Est-il une fille de dix-huit ans saine et délicate que puisse laisser indifférente un enfant sans mère ? Par la flamme instinctive qui lui brûle le sein, elle sait trop bien ce qu’il lui manque de considérable et de quoi la mort l’a privé. Puis, dans ses réflexions, dans ses manières, Marc témoignait continuellement d’un esprit sauvage dont la vivacité choquait Hélène, mais dont l’accent et l’imprévu lui semblaient exquis, l’attachaient à lui plus encore. « Que tu es mal élevé ! » disait-elle souvent. Cependant, un sourire que décochait Marc, une gentillesse placée à point, comme pour s’excuser suspendait le reproche qu’elle allait poursuivre. Et elle était heureuse enfin d’avoir sa confiance.
On la voyait quelquefois seule à l’Amirauté. C’était les jours où les morsures de ses vieilles douleurs tourmentaient M. de Kerbrat et où lui-même, impérieusement, éloignait sa fille, autant pour l’obliger à se distraire que pour pouvoir, dans son fauteuil, gémir à son aise. Hélène entrait dans le salon, la figure gracieuse, et saluait Mme Cortambert. Mais elle n’avait d’yeux que pour Marc. Il la flairait, la taquinait, lui tirait sa jupe, courait cent fois du canapé au seuil de la pièce avec l’impatience d’un jeune chien. Finalement, ils partaient sous les beaux ombrages, accompagnés de la bonne dame qu’ils quittaient bientôt pour se faufiler dans une ronce, et c’étaient des parties dont se grisait Marc jusqu’au moment où la voiture attelée de mules ramenait Hélène à Quimper.
Le commandant qui, sous la glace de son expression, sous sa manie régionaliste et ses préjugés, cachait un naturel timide et sensible, n’observait pas sans émotion, entre ses voyages, l’affectueux dévouement et la complaisance que témoignait la jolie jeune fille à son fils. Il devinait sa société profitable à Marc et l’estimait plus rationnelle que celle de vieilles gens dont le cœur débordait de toute la faiblesse qu’y avait jetée leur malheur. Marc ne pouvait rester toujours à l’Amirauté. Le curé du village voisin l’instruisait, mais c’était un saint homme sans pédagogie qui pataugeait à faire pitié dans le rudiment. Sa connaissance de la grammaire n’était plus qu’une ombre, il déclarait en riant d’aise que, pour l’addition, il devait compter sur ses doigts, sous peine de s’y reprendre indéfiniment sans jamais obtenir deux totaux semblables, quelques miracles et sainte Blandine constituaient pour lui à peu près toute l’histoire jusqu’aux Capétiens. C’était au plus si l’on pouvait, dans son enseignement, espérer que l’erreur en serait bannie quand elle eût été trop grossière. Michel Soré, médiocre esprit, mais grand travailleur, candidat malheureux à l’École Navale et qui jamais n’avait cessé de se cultiver depuis qu’il naviguait pour le commerce, ne voyait pas sans déplaisir cette incompétence préposée aux études de son seul enfant. D’autre part, la jeunesse, la beauté d’Hélène agissaient sur lui avec force, le caressant, à son insu, de la tête au cœur dans les replis d’un naturel précocement sénile.
Il avait réfléchi, hésité, lutté. L’observation était venue lui prêter son aide et la statistique ses lumières. Dans les unions entre personnes d’âges mal assortis qu’offrait alors la société de la péninsule, il avait relevé celles qui florissaient en regard de celles, moins nombreuses, où s’étaient introduits des dissentiments. Puis, un matin, considérant que la déférence l’obligeait à des formes envers son beau-père, il lui avait communiqué son très vif désir d’épouser Hélène de Kerbrat.
L’excellent homme avait mieux fait que l’encourager.
— Marc a besoin d’une direction, lui avait-il dit, et ce n’est pas de pauvres gens qu’épuise leur chagrin qu’elle peut lui venir, vous absent. Votre choix me paraît judicieux et noble. Vous saurez composer le bonheur d’Hélène, comme autrefois celui, si court, de ma pauvre fille. Si vous le permettez, mon cher enfant, je ferai moi-même la démarche !
Pressentie par son père, qui la laissait libre, Hélène, d’abord, avait bronché sur ce prétendant dont les trente-huit ans l’offusquaient. Puis, sa douceur, sa politesse et son effacement, le respect qu’elle avait de son caractère et surtout la pensée de posséder Marc s’étaient unis pour lui montrer son destin futur dans une séduisante perspective.
Elle avait fait, en s’accordant, cette unique remarque :
— Nous avons en commun quelques rares idées, mais sur beaucoup, fort importantes, nous nous divisons : êtes-vous sûr que jamais, de ces divergences, ne naîtront entre nous des difficultés ?
Michel avait considéré son splendide visage et répondu avec l’accent d’une passion totale :
— Ne craignez de moi nulle violence ! Si vous me faites la charité d’embellir ma vie, je serai trop heureux de vous recevoir et de vous garder comme vous êtes.
Par le regard qu’il va jeter sur l’esprit d’Hélène, le lecteur comprendra dans quelle aventure l’amour engageait cet homme froid.
La Basse-Bretagne est le berceau jalousement chéri de la vieille famille de Kerbrat. Aussi loin qu’on feuillette sa chronique de guerre, on y trébuche sur un Kerbrat entiché d’honneur et si, parfois, ses grandes actions font tort à l’Église, il expie son péché dans la pénitence. Tous les Kerbrat ont aussi bien adoré l’épée qu’achève de combattre à l’aide de la croix, quand la croix leur manquait pour leurs dévotions ou que l’épée, brisée en deux, leur tombait des mains. C’étaient, pour eux, deux outils durs et interversibles qui se complétaient l’un par l’autre. Les principes différents qu’ils représentaient se confondaient dans leur amour pour n’en former qu’un qu’ils décoraient du beau nom sourd de fidélité. Beaucoup étaient morts pour sa gloire. Un seul, Louis de Kerbrat, le père d’Hélène, l’avait jugé le plus spécieux des scrupules courants.
A l’époque du mariage de sa fille unique, c’était un homme de cinquante-deux ans, large et fort, aux favoris coupés en brosse d’ancien magistrat, et dont la chevelure, épaisse, hirsute, du gris puissant et nuancé d’une fourrure de chèvre, encadrait une face léonine. Ses distractions et sa douceur étaient proverbiales. On le voyait, en toute saison, pareillement vêtu d’une redingote dont l’échancrure découvrait les bouts d’une courte cravate lavallière, pareillement coiffé d’un grand feutre, et la seule concession qu’il fît aux beaux jours était, vers juin, d’abandonner pour du coutil blanc le pantalon de teinte bleuâtre à grosses rayures noires qui, d’ordinaire, flottait en jupe autour de ses jambes.
Il habitait un vaste hôtel dont il sortait peu. Dans cet hôtel, il ne quittait sa bibliothèque, étendue sur près d’un étage, qu’au moment des repas, qu’il lui fallait gros, et le soir, vers minuit, pour s’aller coucher. Entre temps, il lisait, écrivait, fumait, déplaçait les trésors de ses étagères ou promenait sur des estampes nouvellement acquises l’étroite armature d’un compte-fils. On lui savait un immense fonds de culture latine et des connaissances en langue grecque devant lesquelles maint spécialiste inclinait la tête et devait s’avouer confondu. Mais il aimait par-dessus tout l’étude de l’histoire. Grand déchiffreur de manuscrits, grand fouilleur d’archives, il avait entrepris d’en composer une de la Bretagne dans la période révolutionnaire, dont quatre tomes, sur une dizaine qu’il en annonçait, s’étaient succédé en quinze ans. Ces quatre tomes avaient soufflé le vent du scandale. Car leur auteur était athée et républicain avec un rien de sectarisme assez malicieux qu’on voyait briller dans son encre.
La position que lui valaient dans sa ville natale des idées si contraires à la bienséance ne laissait pas, au demeurant, pour l’observateur, d’être inattendue et curieuse. Les royalistes de Quimper détestaient en lui ce qu’ils nommaient passionnément son zèle anarchiste. Mais, en même temps, son patronyme rayonnait sur eux comme un des plus purs de Bretagne et pas une main qu’il lui plaisait de solliciter ne boudait l’occasion de serrer la sienne. Pour excuser cette concession faite par les principes au prestige qu’exerçait M. de Kerbrat, on affectait de le tenir pour un frère prodigue dont le retour pourrait tarder jusqu’à sa vieillesse, mais se produirait fatalement. Ainsi, la mère d’un fils impie lui pardonne ses frasques, dans la pensée qu’il ne saurait, au seuil de la mort, rester sans contact avec Dieu.
Le digne homme savourait ces palinodies que son esprit de misanthrope assez débonnaire prenait plaisir à détailler dans leur mille nuances et, chaque printemps, faisait un feu des invitations qu’il avait reçues dans l’hiver.
Un seul objet l’intéressait plus que ses études. C’était Hélène, orpheline de mère à deux ans, traitée par lui comme une espèce de divinité, son orgueil en même temps que toute sa tendresse. Pas une infante ne voit fleurir sous ses premiers pas plus de brocarts étincelants et de roses coupées qu’il n’en avait mis sous les siens. Dans une maison que ses manies paraissaient conduire, tout s’inclinait au plus futile des caprices d’Hélène comme une forêt de vieux grands arbres étroitement mêlés sous la petite brise de l’aurore. L’allégresse y naissait de son insouciance, l’inquiétude d’un soupir qu’elle avait poussé. Jusque dans la bibliothèque, elle était chez elle. Et il fallait qu’un document fût vraiment précieux pour que son père, avec douceur, le lui prît des mains lorsqu’il la voyait s’en saisir.
Par un trait éclatant de libéralisme, Louis de Kerbrat avait voulu qu’elle reçût d’abord l’éducation traditionnelle des filles de sa race. Persuadé de l’erreur de toutes les doctrines, il n’était pas sans convenir du secours puissant que tirent souvent d’elles certains êtres et refusait de s’accorder qu’il fût de son droit d’en priver Hélène par principe. Aussi, les femmes qu’il avait mises, sous sa surveillance, à la diriger et l’instruire, de vertu rigoureuse et ferventes chrétiennes, avaient-elles pour consigne de ne lui faire grâce d’aucun exercice religieux. Lui-même feignait en sa présence une neutralité que lui rendait toujours facile son cœur d’honnête homme. Cependant, lorsqu’au cours elle répondait mal et méritait une mauvaise note pour le catéchisme, il la serrait sur sa poitrine et flattait ses nattes avec une tendresse plus marquée.
Des sourires, puis des moues, puis des réflexions étaient venus, sensiblement vers l’époque nubile, échue pour Hélène assez tôt, lui témoigner que le ferment d’incrédulité dont il avait subi l’effet dès l’âge de raison agissait sur sa fille avec la même force. Ç’avait été, pour son esprit, une puissante surprise et un positif soulagement. Qu’on se figure la joie goûtée par un affranchi à découvrir chez son enfant une conscience robuste, après avoir appréhendé des années durant, qu’il ne se complût dans les fers. Dissipée l’équivoque dont elle se voilait, la petite âme que révérait M. de Kerbrat avec un peu d’incertitude sur son étendue s’était livrée à son regard, dans toutes ses parties, comme une belle jachère sans point faible, à laquelle il suffit de donner des soins pour la tirer de son état et la féconder. Entreprise laborieuse, mais de quelle noblesse et de quelle grisante séduction ! Renonçant à s’aider d’aucun professeur, il s’était mis personnellement à instruire Hélène. Elle avait eu près de sa table un joli pupitre et une grande chaise du Moyen-Age où elle se perdait comme une dauphine de quatorze ans juchée sur un trône. Rien n’était fastidieux dans son entourage. Ses yeux pouvaient interroger les rayons garnis, parcourir les vitrines et les étagères et distraitement se prélasser des chenêts aux glaces, sans tomber sur un livre à reliure médiocre ou apercevoir une chose laide. Et, devant elle, en toute saison, tous les jours, des fleurs.
De la première leçon sérieuse donnée par son père, avait daté, pour la fillette, une vue sur l’étude à la fois surprise et charmée. Elle achevait de recevoir un plat enseignement où le visage et l’expression semblaient s’accorder pour saturer de maussaderie la science la plus pauvre et pénétrait, sur un sourire d’une divine douceur, dans le pur domaine de l’esprit. Tel était le savoir du comte de Kerbrat qu’il pouvait jouer des éléments de ses connaissances ainsi qu’un jongleur de ses balles, sans plus d’effort qu’une dentellière de ses mille bobines, et avec la même légèreté. Son affection l’avertissait du moment exact où la fatigue, en occupant la tête de sa fille, allait en chasser l’attention. Tout à coup, à l’histoire ou l’arithmétique, à la grammaire latine ou grecque, au texte épineux, succédait, sur un point de littérature, une anecdote qu’il animait de toute sa malice et rendait fertile en détours ; ou bien, du fond de son fauteuil, les mains sur les tempes, il se livrait à quelque attaque du démon frondeur qui l’avait pratiquement retranché du monde et s’étendait avec prudence et sérénité sur ses réflexions favorites.
Rien ne flattait la jeune élève, ni ne l’exaltait, comme ces conférences faites pour elle. Elle admirait passionnément son doux homme de père et trouvait merveilleuse la condescendance qu’elle le voyait mettre à l’instruire. Aussi, pas une de ses paroles ne résonnait-elle sans se graver dans sa mémoire, parfois mot à mot. Confessionnelles ou politiques, morales ou sociales, toutes les idées que répandait M. de Kerbrat dans ces longues minutes d’épanchement, toutes les doctrines qu’il exposait d’un air convaincu rencontraient en Hélène une fiévreuse adepte. Qu’il pût pécher par complaisance ou raisonner mal ne lui venait pas à l’esprit. Son enseignement avait pour elle une vertu sacrée. Dès l’instant qu’il niait Dieu, Dieu n’existait pas, et, puisqu’au nombre des principes qui lui étaient chers figurait l’excellence de la République, l’ancien régime, dans tous ses actes, éveillait sa haine ou lui inspirait du dégoût. Incapable, d’ailleurs, d’une hypocrisie, elle avait renoncé délibérément à tout exercice religieux et déployait les opinions les plus subversives avec une précoce assurance.
Chez les parents de ses amies, elle faisait horreur. Ou, plutôt, elle blessait et donnait à rire, de ce rire aigre et malveillant dont l’esprit docile se complaît à cingler le libre examen, singulièrement lorsqu’il s’allie à l’extrême jeunesse. Ses amies mêmes avaient tenté d’exciter sa honte en lui décochant mille sarcasmes. Mais Hélène opposait à leurs plaisanteries une contenance imperturbable et si dédaigneuse que ces fillettes, désemparées, s’étaient bientôt tues. Dans une ville de province, la modestie règne, sinon toujours dans les manières, du moins dans les âmes, comme si l’absence de grandes promesses dans leur destinée inspirait à celles-ci la méfiance d’elles-mêmes, et quiconque y fait preuve d’un certain orgueil obtient le silence sur ses pas. Au surplus, l’agrément que goûtait Hélène dans la société de son père l’en avait assez vite rendue insatiable, l’écartant des compagnes de ses premiers jeux qu’elle ne rencontrait plus que de loin en loin.
L’amour de l’étude l’absorbait. Sans cesser pour cela d’être simple et vive, elle protestait avec bonheur, par toute sa conduite, contre le vide cérémonieux des froides existences qu’elle voyait languir autour d’elle. A dix-sept ans moins quelques mois, elle passait, à Rennes, l’examen qui succède à la rhétorique ; pour la philosophie, en juin suivant, elle se laissait intimider et manquait l’oral, mais réussissait à l’automne.
Il fallait l’occuper jusqu’à son mariage. C’était même d’autant plus une nécessité qu’elle n’éprouvait aucun désir d’en hâter l’époque en courant les bals et les chasses. Sur sa demande, son père lui louait un appartement, y mettait quelques meubles et deux domestiques et l’envoyait, accompagnée d’une lointaine cousine, terminer ses études dans la ville de Rennes. Un goût d’enfant pour les diplômes universitaires s’était saisi d’elle tout à coup. Elle voulait obtenir la licence d’histoire. Déjà Quimper avait blâmé ses premiers succès comme entachés d’impertinence et de mauvais ton. « Quel plaisir de le jouer », se disait Hélène, « en lui présentant cette peau d’âne ! »
Pour bretons qu’ils fussent, et placides, les étudiants n’avaient pas vu sans stupéfaction Mlle de Kerbrat fréquenter leurs cours. Ni quelques-uns, il faut l’avouer, sans pensées gaillardes. Leurs compagnes habituelles étaient des filles pauvres, habillées trop vite et sans goût, intelligentes, mais dont l’esprit dénué de toute grâce constituait pour leur sexe une infirmité. Hélène, tombant au milieu d’elles, qui la décriaient, comme une paonne parmi des pintades, avait produit sur les jeunes hommes l’effet d’une princesse incitée par l’ennui à fuir les grandeurs et par l’amour du romanesque à se compromettre. Leurs dix-huit ans et leurs lectures fournissaient du corps à cette magnifique invention. Elle les échauffait, les flattait. Elle leur semblait doter à point leur honnête province de l’atmosphère pleine de délices des villes perverties. Cependant, comme Hélène était laborieuse, comme elle ne sortait jamais seule, que rien n’était plus effacé que son élégance et que pas un des soupirants qui la côtoyaient ne recevait de son visage, toujours composé, le plus léger signe d’attention, les langues, bientôt, avaient cessé de bruire sur son compte et sa personne était tombée dans l’indifférence.
Elle ne souhaitait pas meilleur sort. Son assurance ne se mêlait d’aucune coquetterie. A sa chaussure, à ses costumes, à son pas vaillant, on l’aurait prise pour une quelconque de ces jeunes Anglaises qui vont chez nous des cathédrales aux tennis de Cannes et aux patinoires dauphinoises. Dans son esprit, tout occupé de sérieuses recherches, le souci de l’amour n’avait aucune place. On ne pouvait pourtant pas dire que son cœur fût sec. La tendresse la plus vive la liait à son père et elle sentait dans sa poitrine un désir d’aimer prêt à se fondre en vigilance et en dévouement devant tout objet vraiment digne.
Deux années s’écoulaient sans qu’elle en vît un. Dans les quelques familles qu’elle fréquentait, des jeunes gens de tout âge lui faisaient la cour, mais elle était et difficile sur l’intelligence, et trop sensible aux ridicules les moins accusés. Les plus flatteuses déclarations provoquaient son rire. Précocement mûrie par l’étude, elle refusait d’examiner des projets d’union qui l’auraient mise aux mains d’un être inférieur à elle et parfois moins riche d’expérience. « Regardez leurs cravates et leur orthographe ! Des fantoches ! » disait-elle à sa vieille cousine, toutes les fois que celle-ci s’oubliait près d’elle à vanter les mérites de ses prétendants. La timide personne soupirait. On devinait, à sa manière de pincer la bouche en secouant la tête rêveusement, qu’elle-même, jadis, eût témoigné d’une exigence moindre envers des partis comme ceux-là. Mais elle devait à sa pupille un précieux bien-être et elle savait quel triste cours reprendrait une vie de nouveau réglée sur ses rentes. Aussi se gardait-elle bien d’insister.
La nouvelle du mariage l’avait confondue. Un roturier sans grande fortune, capitaine marin, déjà d’un certain âge et père d’un fils, était-ce un homme d’une séduction à rendre amoureuse la sévère Hélène de Kerbrat ? « Quelle excentrique ! » s’était-elle dit en haussant l’épaule. « Se peut-il, qu’elle subisse jusqu’à cette folie la triste influence de son père ? » Puis, déjà sur le point de boucler ses malles pour aller accomplir dans la ville de Rennes son troisième exercice de duègne bénévole, sans plus d’indignation, ni d’amertume, elle avait soigneusement tout remis en place dans sa maisonnette de Morlaix.
Hélène brillait par la raison plus que par l’esprit. Sur son sexe, elle avait des vues nettes et justes. Aussi loin d’abaisser, d’avilir la femme que de la grandir à l’excès, elle la tenait pour inférieure, en principe, à l’homme, mais indispensable à sa gloire. Sa fonction magnifique était, d’après elle, dans le domaine que sa naissance lui départissait ou qu’elle choisissait librement, de cultiver les éléments de grandeur du monde pour les porter au point suprême de leur perfection. Tout talent lui devait le meilleur de soi. Par un besoin d’utiliser ses vertus profondes, d’essayer son pouvoir sur des dons heureux, par une impatience de former, avec cela, pleine de pitié, comme nous l’avons dit, pour un enfant à qui manquaient les soins maternels et que livraient à ses caprices deux honnêtes vieillards dépourvus du courage d’y poser un frein, Mlle de Kerbrat s’était accordée pour se vouer à Marc entièrement. Mise à part la question inquiétante de l’âge, Michel Soré, froid, doux et digne, lui plaisait plutôt. Mais elle l’avait pris par surcroît.
Le nouveau couple était allé habiter Paris. Autant comme pied-à-terre que pour ses meubles, le commandant, après la mort de sa première femme, y avait conservé son appartement. Par une anomalie des plus curieuses, cet homme féru de sa province comme, dans un chef-lieu, l’est de sa paroisse une dévote, aimait l’animation de la grande ville, et souvent, sur le point de rallier Marseille, venait en prendre l’air quarante-huit heures avant de partir pour trois mois. Hélène, de son côté, désirait y vivre. La Sorbonne, les musées, les bibliothèques, cette atmosphère intellectuelle que, très jeune, de loin, on y croit partout répandue exerçait sur son âme, lasse de l’Armorique, une extraordinaire séduction. Il lui semblait qu’à la faveur d’un pareil milieu elle fructifierait comme une vigne. D’autre part, le souci des études de Marc la conduisait à s’inquiéter, pour un proche futur, d’un bon choix de collèges et de professeurs.
Le vaste et clair appartement de la rue Vaneau ne demandait, pour retrouver son ancienne fraîcheur, que des travaux de réfection sans grande importance. C’était donc dans la chambre, à peine modifiée, où sa mère, jadis, était morte que l’enfant avait pris les premières leçons qui lui fussent données sérieusement.
Quelle désillusion l’attendait ! De la personne qui commençait à le régenter, il ne connaissait que les grâces, et il pensait qu’au voisinage de son affection les semaines et les mois s’écouleraient pour lui dans un ravissement continuel. Excepté, quelquefois, une vivacité, jamais Hélène, en sa présence, ne s’était défaite de l’indulgente physionomie et des manières douces qu’il se délectait à chérir. Cependant, aussitôt devenue tutrice, comme si sa voix, son expression, jusqu’à sa nature se fussent en un jour transformées, elle témoignait à son pupille de grandes exigences et, brusquement, se révélait vis-à-vis de lui d’une sévérité inflexible. Le sentiment de son devoir l’avait rendue stricte. Cette ambition qu’elle nourrissait d’obliger un être à déployer dans le travail et l’obéissance toutes ses aptitudes, tous ses dons, avait tendu son énergie et durci ses nerfs, sans lui retirer nulle tendresse. Marc s’était vu toujours distrait et toujours aimé, mais, en même temps, assujetti à de rudes efforts et, pour l’ensemble de ses actes, étroitement soumis à une impérieuse discipline.
Celle-ci, d’abord, l’avait jeté dans de sèches révoltes. Mais Hélène s’entendait à les réprimer et, convaincue de l’intérêt d’en triompher vite, elle le faisait régulièrement avec une rigueur qui l’avait bientôt assoupli. L’enfant n’avait, au demeurant, que peu de hardiesse. Comme, d’autre part, les récompenses, lorsqu’il était bon, ne lui étaient guère mesurées, la notion de justice avait crû en lui et dissipé le sentiment d’animosité qui semblait pressé d’y grandir. Sa seconde mère, au bout d’un mois, le tenait en main comme si jamais, antérieurement, il n’avait vécu sous une autre coupe que la sienne. Et non seulement elle en était absolue maîtresse, mais elle s’en savait adorée.
Résultat décisif que le temps d’école ne devait ensuite que parfaire. Si c’est, depuis 1915, vérité commune que les parents ont élargi la limite du gouffre où les poussent du pied leurs enfants, ce n’était pas dans la maison de Michel Soré qu’on eût trouvé, à nulle époque, la confirmation d’un renoncement aussi stupide et aussi honteux. Là, les principes nés de la guerre ou mûris par elle et l’extension des Droits de l’Homme aux républicains dont on coupe le pain en tartines, pour généreux que fussent le cœur et l’esprit d’Hélène, étaient ignorés solidement. Quand son beau-fils avait atteint les classes supérieures, après avoir, dans les premières, fait de bonnes études, sans jamais, cependant, en tenir la tête, loin de laisser progressivement son autorité, comme il est d’usage, s’affaiblir, elle l’avait accentuée, rendue plus jalouse, de même qu’un peintre consciencieux multiplie ses soins lorsqu’il arrive aux derniers détails d’un tableau. A mesure qu’elle gagnait en maturité, le penchant qu’elle avait pour la tyrannie ne faisait, d’ailleurs, que s’accroître, et, plus les cours que suivait Marc prenaient d’importance, plus sa nature, que passionnaient les difficultés, y puisait de goût pour sa tâche.
Son instruction lui permettait, la plupart du temps, de l’accomplir sans un effort vraiment rigoureux et, pour le reste, elle demandait à sa volonté de quoi n’y pas être inférieure.
Rien, au surplus, n’avait gêné cette puissante jeune femme dans sa laborieuse entreprise. Le commandant tenait la mer les trois quarts de l’an et, fidèle aux promesses de ses fiançailles, n’intervenait domestiquement en aucune manière lorsqu’il se trouvait en congé. Outre les exigences de sa rude vie, qui le laissaient sans étonnement ni délicatesse devant une sévère discipline, il avait, pour se fier aux méthodes d’Hélène, les arguments que lui soufflait une adoration à chaque retour plus impérieuse et plus déférente. Si, quelquefois, avec réserve, ainsi qu’on l’a vu, il se risquait à proférer une sérieuse remarque, c’était toujours pour déplorer que l’absence de foi se fît trop sentir chez sa femme. Et encore, sur ce point, rompait-il bientôt devant les rires ou les défenses qu’on lui opposait.
Hélène régnait donc sans partage. A l’époque où commence cette histoire vécue, Marc venait d’avoir dix-sept ans. Il était bachelier depuis deux grands mois. D’un physique agréable et plutôt joli, avec des cheveux blonds, une bouche petite, un regard qu’il tenait fréquemment baissé, mais que la moindre animation rendait expressif et chargeait d’un bel éclat fauve, il avait cette sveltesse de l’adolescence qui ne permet, comme aux jeunes chats leur parfaite structure, que des mouvements harmonieux. Ses épaules, cependant, accusaient la force. Son élégance était de celles que le goût d’une femme réussit encore à sauver dans un siècle où les hommes se soignent trop les mains et ne savent plus nouer une cravate.
Moralement, il manquait de tout caractère. L’éducation l’avait rompu, le travail, lassé, trop de surveillance, engourdi. C’était toujours l’enfant timide et plein d’innocence que sa belle-mère, trois ans plus tôt, envoyait au coin et tenait encore sous les verges, mais aussi qu’elle couvait sans aucune raison, lui tâtant le pouls tous les soirs et redoutant pour sa santé la température comme les exercices trop violents. Accoutumé à voir la vie à travers ses yeux et à n’agir scrupuleusement, dans les moindres cas, que sur permission explicite, il n’avait ni le goût de la volonté, ni même celui des entreprises qui excitent le sang par quelque apparence téméraire. Le dessin, la lecture et la nonchalance occupaient ses heures de loisir. Ses pensées, ni plus vaines, ni plus fausses que d’autres, ne sortaient pas, ordinairement, d’une zone tolérée, de même qu’enfant il tenait compte de certaines limites en courant derrière son cerceau. Avec cela, qu’on n’aille pas croire qu’il fût malheureux ! Au contraire, son sort l’enchantait. Une apathie, soit naturelle, soit plutôt acquise, mais dans un âge où les tendances de l’individu n’ont encore aucune fermeté, inclinait Marc à se complaire dans la soumission. Il en goûtait ingénûment les commodes dispenses et ce qu’elle procure de bien-être, presque toujours, faute d’y songer, sans réel bonheur, mais quelquefois avec une pointe de sybaritisme.
Ses sentiments envers son père, strictement honnêtes, étaient demeurés d’une teinte neutre. Le commandant restait pour lui ce passant discret que recevaient avec égard les vieux Cortambert entre deux randonnées sur les mers du globe, aventurier que l’on respecte et que l’on tutoie, de qui la présence étonne peu, dont pourtant le départ ne crée aucun vide. Sa petite sœur Marie-Thérèse l’agaçait plutôt et, bien qu’il eût au fond pour elle une certaine tendresse, il ne pouvait lui pardonner la place importante qu’elle avait prise, lui déjà grand, dans la vie d’Hélène. Car c’était à celle-ci qu’allait tout son cœur. Ni discipline intolérante, souvent abusive, ni sévérité sans faiblesse n’avaient rompu le sortilège qui le liait à elle du temps où, vive, elle le charmait, chez ses grands-parents, comme la figure même du plaisir. Il advenait que, par éclairs, en public surtout, il la souhaitât dans ses rapports d’une humeur moins prompte, d’une composition plus facile : mais sa docilité n’en souffrait pas, et rien n’était plus intrigant pour l’observateur que de le voir, sans un murmure, conformer ses actes aux plus capricieuses injonctions de cette marâtre ravissante et d’aspect si jeune qu’on la prenait ordinairement pour sa sœur aînée.
Le séjour à la mer une fois terminé, après avoir passé septembre à l’Amirauté qu’administrait bénévolement le comte de Kerbrat, Hélène avait réintégré, avec ses enfants, le silencieux appartement de la rue Vaneau. Son mari naviguait depuis près d’un mois. Il se dirigeait vers Melbourne. Sa dernière lettre était datée d’un port africain.
Lorsqu’ils s’étaient, à la fin d’août, éloignés de Brest pour se rapprocher de Quimper, un léger incident les avait émus. Marc, tourmenté visiblement, depuis quelques jours, par une mystérieuse inquiétude, s’était mis, dans le train, à pleurer si fort qu’il n’avait pu longtemps cacher sa désolation.
— Mais qu’as-tu, mon chéri ? avait dit Hélène en l’attirant sur sa poitrine pour le consoler.
Il avait répondu : « Rien, petite mère ! » puis confessé qu’il lui coûtait extraordinairement de quitter cette anse de Bretagne.
— Enfin, pour quelle raison ?
Il l’ignorait.
Hélène l’avait réconforté par de douces paroles et bientôt vu, séchant ses pleurs, retrouver son calme.
A la campagne, quatre ou cinq fois, elle l’avait surpris de nouveau ravagé par cette humeur noire qui lui paraissait sans motif. « Ce sont les nerfs, l’adolescence ! » avait-elle pensé. Elle raisonnait Marc de son mieux. Puis, comme les crises n’éclataient plus qu’à longs intervalles, elle les avait enfin traitées par l’indifférence.
Une question plus sérieuse la préoccupait. Qu’allait-elle faire de ce garçon qu’attendait la vie ? Quel supplément de connaissances joindre à son bagage et quelle profession lui choisir ? Elle avait eu pour lui, jadis, de grandes ambitions, des rêves disparates et splendides, s’était promis de faire de Marc un homme remarquable et avait dû se rendre compte, les années aidant, qu’il n’en avait pas toute l’étoffe. L’intelligence était déliée, mais sans envergure. L’esprit, flegmatique, brillait peu. L’application ne s’obtenait que par la contrainte.
Il jouirait, à coup sûr, d’une certaine aisance. Jointe à la dot qu’avait reçue autrefois sa mère, la fortune héritée de ses grands-parents produisait des rentes honorables. Mais, auraient-elles suffi à le faire vivre, qu’Hélène jamais n’aurait souffert, à son âge surtout, de le voir près d’elle désœuvré. Elle aimait le travail par instinct profond, comme une autre femme la toilette. Ni sa vertu, ni sa tendresse, ni son intérêt n’auraient pu rayonner sur un inactif.
Marc, cependant, ne trahissait aucune vocation. Les jeunes gens d’aujourd’hui sont ainsi formés que beaucoup participent, comme par contagion, au désenchantement de leurs pères. Les récits de combats leur ont fait une âme que ce qu’ils savent, pour, à toute heure, en être avertis, des difficultés d’après-guerre, ne contribue ni à grandir, ni à fortifier. Comme si, d’avance, ils s’apprêtaient à périr eux-mêmes fauchés dans leur fleur par une balle, il leur paraît au moins frivole de rien entreprendre. Pour se donner à regretter prochainement le vie, n’ont-ils pas assez des plaisirs ? Cette espèce d’envoûtement qui pesait sur Marc, sans que, d’ailleurs, il se souciât d’en saisir la cause, le détournait de se complaire aux ardents projets que, sous le gaz des salles d’études, entre deux lexiques, mûrissaient ses aînés d’une génération. Au surplus, la question lui semblait trop vaste. Il n’abordait que des problèmes étroitement cernés. Celui-ci échappait à sa compétence.
Avant que Michel ne partît, Hélène l’avait interrogé à plusieurs reprises sur la carrière qui, d’après lui, conviendrait à Marc. Ses efforts étaient restés vains. La commandant secouait la tête et faisait une moue. « Étudiez-le. Parlez-lui-en. Vous verrez vous-même. Je le connais vraiment trop peu pour me prononcer ! » avait-il, chaque fois, répondu. C’était la stricte vérité, cette affirmation. Puis, chez cet homme qui dirigeait un navire en mer avec certitude et sang-froid, la confiance dans ses vues manquait totalement dès qu’il avait à s’occuper d’un cas domestique et, trop honnête, ou, si l’on veut, trop pusillanime pour les imposer à tous risques, il préférait s’en rapporter à celles de sa femme.
Hélène, rentrée chez elle, réinstallée, s’était donc entourée de programmes d’études. Mais quoi de plus décourageant que ces feuilles volantes où, sur deux pages d’un texte fin à lasser les yeux, se trouvent, en somme, énumérées toutes les connaissances ? Dans telle préparation, dite scientifique, les notions littéraires occupaient une place incroyablement étendue, et inversement, aux belles-lettres, on formulait des exigences en mathématiques aussi ridicules qu’accablantes. C’était de quoi désespérer tout esprit moyen, et même tout esprit supérieur, mais n’ayant d’aptitudes que d’un certain ordre. Entre tant de notices, laquelle choisir ? Sur laquelle de ces voies précipiter Marc ? Le mot violent : précipiter, qu’employait Hélène, l’égayait et pourtant lui paraissait juste, tant elle connaissait son beau-fils, tant elle avait le sentiment, l’impression profonde que, pour le nantir d’une carrière, il faudrait l’y jeter par la peau du cou. Il n’offrirait, se disait-elle, aucune résistance et, une fois lancé, poursuivrait. Mais, justement, cette impulsion qui proviendrait d’elle, dont elle serait seule responsable, lui faisait un peu peur à déterminer et, quelle que fût son habitude de pourvoir à tout, elle eût aimé qu’un trait quelconque, une parole de Marc dissipât en partie ses hésitations.
Un jour, elle entra dans sa chambre. Il fredonnait, l’air insouciant, une musique de danse et s’amusait à dessiner un vase annamite.
La décision devant laquelle reculait Hélène était prise par elle depuis peu. Ou son beau-fils ferait un choix qu’elle examinerait, ou bien elle lui signifierait, et péremptoirement, ce qu’elle-même avait arrêté. De toute façon, leur entretien ne se clorait pas qu’un bon projet n’en fût sorti, net et judicieux, qu’on n’en eût tracé les grandes lignes.
Encore debout, sans s’inquiéter d’aucun préambule :
— Nous voici, lui dit-elle, au milieu d’octobre. Un peu partout, dans quelque temps, les cours reprendront et je désire que nous fixions, cet après-midi, ceux que tu suivras désormais. Y as-tu réfléchi ? Que voudrais-tu faire ?
— Je ne sais pas trop ! souffla Marc.
Hélène s’assit, les jambes croisées, bien en face de lui, dans l’unique fauteuil de la chambre.
— Voyons, Marc, ce n’est pas une réponse sérieuse ! Tu n’es ni moins intelligent, ni moins vif qu’un autre, et tes études n’ont pas été à ce point mauvaises que tu doives passer pour un cancre. Avec un peu d’application, un peu d’énergie, tu peux réussir n’importe où. Ce ne sont, certes, pas les carrières qui manquent. Me diras-tu que tu n’éprouves, quand tu t’interroges, quelque préférence, pour aucune ?
— Je ne connais, répliqua-t-il, que celle de papa, mais celle-là me déplaît extraordinairement.
— C’est un dur métier ! fit Hélène. Aussi bien, reprit-elle en secouant la tête, je te verrais avec chagrin dans une profession qui te tiendrait, ta vie durant, sans cesse éloigné. Ne parlons donc ni de la mer, ni des colonies. Nous avons Paris, toute la France. Ce champ-là peut suffire à nos ambitions.
— Surtout aux miennes ! observa Marc d’un ton cavalier qui impatienta la jeune femme.
Elle lui jeta dans la figure, presque avec colère :
— Enfin, tu aimes bien quelque chose ?
— Oui, fit-il, rappelé à la soumission. J’aime à dessiner… j’aime à peindre…
Il montrait du doigt son carton. Hélène tendit une main, saisit l’esquisse, demeura un instant à l’examiner, puis, sans paraître y attacher beaucoup d’importance, la posa près d’elle, sur un meuble.
— Évidemment, tu as du goût ! fit-elle, radoucie. C’est ordonné, c’est rigoureux, c’est honnête en diable. Pauvres qualités pour un peintre ! Veux-tu savoir quel avenir je pressens pour toi si tu te consacres aux beaux-arts ? Celui d’un homme qui habitera, vers la cinquantaine, une maison encombrée de ses propres toiles et vieillira au milieu d’elles, obscur et jaloux, plein de l’amertume des ratés, n’ayant pu, de sa vie, en placer une seule !
— Et pourquoi donc ? demanda Marc, légèrement froissé. Pourquoi, si j’ai des aptitudes et qu’on les cultive, ne parviendrais-je pas comme un autre ?
— Parce que, mon petit, il te manque le don ! En matière d’art, le savoir-faire est sans doute utile, mais le sentiment compte surtout. Comprends-tu ? fit Hélène avec bienveillance. Je veux parler de cette ivresse qui s’empare du cœur et qui donne à la main, docilement soumise, comme de merveilleuses impulsions. Tu me diras qu’il faut encore que l’objet s’y prête et que l’on brûle difficilement devant une potiche. Mais j’ai vu bien des fois de tes paysages. Ils sont sans accent, ils sont secs. On en retire cette impression que l’âme n’y est pas, que tu traces la nature sans la pénétrer. Or, à l’École, si ton talent se perfectionnait, tu n’apprendrais pas à sentir. Tu resterais modestement de ces bons élèves dont je t’ai dit que les plus riches empilaient des toiles sans aucun espoir d’en vendre une et dont les moins favorisés dessinent des bijoux. Mieux vaut ne pas se ménager de telles déceptions. C’est pourquoi je t’invite à faire un effort et à choisir, dans un domaine plus à ta portée, une occupation plus bourgeoise.
Marc avait écouté sans bouger un cil. Hormis sa bouche qu’infléchissait le mécontentement, rien ne semblait, dans sa personne, vouloir protester contre cette sévère diatribe.
— J’espère bien, dit Hélène, que tu m’as comprise. Il m’est pénible, ajouta-t-elle, de te contrarier, mais ce sont là des vérités que tu dois connaître et que je t’ai dites pour ton bien. J’aurais agi contre toi-même si je m’étais tue. Allons, mon loup, sois raisonnable ! As-tu quelque idée ?
— Non, fit-il d’une voix sourde, en haussant l’épaule.
— Réfléchis un peu…
— Vraiment rien !
— Eh ! bien, alors, déclara-t-elle, tu vas faire ton Droit !
Ses beaux yeux glauques avaient repris leur autorité et leurs regards semblaient fouiller les prunelles de Marc.
— Ah ! fit-il, vous croyez que c’est mon affaire ?
Elle eut du mal à réprimer un sourire de coin.
— C’est surtout facile, mon chéri ! Je ne sais qui définissait le diplôme de Droit : « Une peau d’âne qui s’adapte à toutes les carrures. » Cependant, il n’est pas sans utilité. S’il ne conduit à rien du tout, il ouvre mille portes. Tu le verras, dit la jeune femme, répondant à Marc dont le visage, à cet instant, reflétait un doute, quand tu seras d’un âge à prendre une situation ! Les études que l’on fait sont assez variées. Et puis, tu auras du temps libre et tu pourras le consacrer à ta chère peinture !
Elle se leva.
— Nous sommes d’accord ? Tu ne regrettes rien ?
Marc balança la tête.
— Non, petite mère !
De fait, le point était réglé. On n’en parla plus. Marc éprouvait du soulagement et même du plaisir à voir enfin quelque peu clair dans son proche futur et sa belle-mère était certaine, le connaissant bien, d’avoir pris le parti le plus judicieux.
Peu s’en fallut, quand le jeune homme, pour la première fois, franchit le seuil intimidant de la Faculté, qu’il ne se fît de sa personne l’idée la plus haute et ne conçût pour les études qu’il entreprenait une admiration sans limites. Il était fier de ses gants mats, d’un joli veston, de souliers en cuir fauve, étroitement lacés, découvrant des chaussettes d’une brillante nuance, et sa cravate le faisait choir dans le ravissement quand il se posait près d’une glace. La liberté dont il jouissait le grisait un peu. C’était comme si, n’ayant jamais respiré qu’un air assurément pur, mais trop doux, il recevait, à la faveur de quelque escapade, la surprenante révélation de celui des cimes. Autour de lui se bousculaient de vieux étudiants, déjà porteurs de barbes courtes et de longues moustaches, quelques-uns de monocles adroitement vissés. « Je suis leur égal ! » pensait-il. A vrai dire, cette notion l’effarait plutôt. Des professeurs, traînant leurs toges, passaient, la mine sombre. Marc trouvait délicieux qu’on n’y prît pas garde, et néanmoins, sans réfléchir, par éducation, les saluait légèrement lorsqu’ils le frôlaient.
Il rentra rue Vaneau sifflotant une marche. Dans ses regards et ses manières, son port et sa voix, se trahissait une assurance inaccoutumée.
Mais sa belle-mère n’était pas femme, sous couleur d’études ordinairement faites sans contrôle, à souffrir sa paresse et son évasion. En dirigeant cet indécis vers l’École de Droit, elle n’avait pas sous-entendu qu’elle le dispensait d’en prendre au sérieux l’enseignement. Toute connaissance lui paraissait mériter l’effort, grâce auquel, à la longue, elle serait acquise, non seulement dans ses lignes les plus générales, mais dans les plus particulières et les plus abstraites.
Moins d’une semaine après la date des premières leçons qu’avait reçues Marc rue Saint-Jacques :
— Montre-moi donc tes notes de cours, il dit-elle un soir.
Il posa devant elle quatre ou cinq cahiers. Son écriture un peu heurtée, encore enfantine, couvrait quelques pages de chacun, dans un désordre agrémenté de plusieurs taches d’encre et de croquis faits dans les marges.
— C’est plutôt mal tenu ! gronda la jeune femme.
Elle l’interrogea sans succès. Il l’obligeait à répéter les questions trois fois, prenait un air méditatif après la troisième, comme si le point élémentaire ainsi proposé justifiait d’immenses réflexions, et levait les sourcils en guise de réponse.
— Je suis fixée ! dit-elle enfin, d’une voix mécontente. Livré à toi-même, tu t’oublies. J’aurais voulu trouver en toi plus de caractère, des dispositions plus sérieuses, et pouvoir t’accorder une certaine confiance. Tu ne le mérites pas, n’en parlons plus ! Désormais, je prétends qu’aussitôt rentré tu revoies les notes de tes cours et, comme je tiens à m’assurer qu’elles sont vraiment sues, tu viendras tous les soirs me les réciter.
— Vous les réciter ? grogna Marc. Mais, petite mère, les professeurs n’en exigent pas tant ! C’était bon pour la boîte, les récitations !
— Ce sera bon aussi longtemps qu’il me conviendra ! prononça Hélène d’un ton sec. Au surplus, fais-moi grâce de tes commentaires !
— Cependant… reprit-il, comme perdant patience.
Elle le regarda.
— Tu résistes ?
Il hésita quelques instants, tenté de dire oui, puis sortit, la tête basse, et gagna sa chambre.
Les habitudes de la jeune femme se renouèrent d’elles-mêmes. Pendant plus de dix ans, presque à toute heure, elle avait surveillé le travail de Marc, soigneusement réglé sa conduite. Elle l’avait assoupli, remanié, formé. Il lui parut tout naturel qu’après une relâche, aussi courte, en somme, qu’insensible, sa vigilance recommençât, puisqu’il le fallait, à se déployer largement. Marc, à ses yeux accoutumés, ne changeait qu’à peine, grandissait et pourtant ne vieillissait pas. L’ayant toujours tenu près d’elle dans une dépendance qu’elle avait su rendre absolue, que régissait assurément une tendresse profonde, mais qui n’était parfois ni douce, ni surtout paisible, et qu’il acceptait sans un mot, elle n’avait vu ni les symptômes de l’adolescence naître en lui peu à peu et s’y développer, ni, par là même, se dessiner entre leurs personnes un obstacle encore transparent. Pour se résoudre à le laisser quelques jours son maître, elle avait dû se raisonner, faire état d’un chiffre, se persuadant qu’à l’âge de Marc, si léger qu’il fût, quelque tolérance s’imposait. L’expérience lui prouvait qu’elle avait eu tort. Nulle déception, bien au contraire. Elle était ravie.
Marc se vit gratifier d’une règle assez souple et cependant assez étroite pour le comprimer. Il s’éloignait de la maison juste pour les cours et devait rentrer à heure dite. Quelques retards peu importants, soigneusement notés, avaient dicté à sa belle-mère cette première mesure. Puis Hélène, s’engageant avec décision dans un cycle d’études tout nouveau pour elle, se mit en tête d’approfondir les ouvrages de Droit, en devoir d’élaguer de ces mastodontes ce qui lui semblait superflu, pour ne laisser, dans chacun d’eux, briller que le suc, subsister que l’utile et le substantiel. C’était isoler l’esprit même. Par ce travail, elle arrivait à combler les vides que semait l’insouciance dans les notes de Marc. Elle proposait à ses efforts un aliment net. Et elle tenait pour nécessaire, exigeait de lui qu’il l’assimilât jour par jour.
Le nouvel étudiant se montrait docile. Trop indolent pour se complaire à braver une lutte qui lui paraissait inégale, après l’accès d’indépendance qui l’avait secoué, il était retombé dans son apathie. Mille détails lui donnaient des satisfactions. Une pension de cent francs pour ses menus frais venait, chaque mois, garnir sa bourse et pouvait filer sans qu’il en dût compte à personne, la cigarette, certaines lectures lui étaient permises, les cours de Droit ressemblaient moins aux glaciales leçons qu’aux récréations du lycée, enfin, malgré la discipline et l’étroit contrôle auxquels l’astreignait sa belle-mère, il jouissait de loisirs extrêmement nombreux. Pour mutilée dans ses espoirs, contrariée qu’elle fût, son existence était charmante comparée à celle qu’il avait menée si longtemps. L’ancien captif encore privé de courir les bois s’en console aisément au fond d’un jardin.
Hélène, du reste, avait compris que pour tenir Marc dans le respect de liens plus lourds que vraiment solides, de nœuds forcément un peu lâches, il lui fallait dorer ceux-ci de si bonne façon qu’ils n’occupassent guère son esprit. « Sans cela », pensait-elle, « il s’en fatiguera. Qu’il les secoue, mon pouvoir tombe, je suis désarmée, sa nature l’emporte, il m’échappe ! » Un motif autre était venu la presser ensuite. De tout temps, elle s’était ardemment souciée d’entretenir le corps de Marc, par une forte hygiène, dans la vigueur et la santé des marmots anglais qui sont les plus roses de la terre. Sa nourriture était choisie, son sommeil réglé, l’eau, chaque matin, coulait sur lui d’une énorme éponge qu’autrefois, par scrupule, elle trempait elle-même, ses moindres heures de liberté, sauf averse ou brume, étaient consacrées à la marche. Entre toutes, elle goûtait cette dernière pratique. Elle aurait voulu la sauver. Mais pourrait-elle encore longtemps obtenir de Marc qu’à jours donnés, il la suivît, sans montrer d’humeur, jusqu’à des Joinville, des Saint-Cloud, pour le plaisir de prendre, à l’air, un peu d’exercice ? L’hiver venait, le climat rude et le ciel chargé lui rendraient cette corvée presque insupportable. Il ferait tout pour s’y soustraire. Il y parviendrait. Sa nonchalance accentuerait son désœuvrement. La seule pensée de ce grand corps, sourd à toute sagesse, occupant ses loisirs à s’intoxiquer en se traînant d’un fauteuil bas sur quelque chaise longue emplissait Hélène de dégoût.
Elle le mit d’un tennis, lui fit faire des armes ; c’était l’obliger adroitement à déployer hors de ses cours, comme elle le souhaitait, une activité salutaire.
Mais la culture de son esprit, la culture gracieuse, celle qui fait l’honnête homme d’un homme éclairé et le distingue dans la mesure où il s’y complaît, l’intéressait au moins autant que celle de ses muscles. Marc, en toute chose, ne possédait que des connaissances. Bourré de rudiment par sa belle-mère, qui professait que l’on n’élève une architecture que sur de solides fondations et déclarait fort inutile d’orner les sous-sols, il n’avait eu ni l’occasion de former son goût, ni le temps nécessaire à cette entreprise. Aussi bien manquait-il de précocité. C’est une pensée qu’il faut avoir constamment présente, si l’on veut juger cette figure, que mille pratiques avaient tendu délibérément à empêcher qu’elle ne perdît la fleur de l’enfance. Nous n’en citerons qu’un exemple : Marc, à quinze ans, malgré sa taille et malgré la mode, portait encore, sauf au lycée, le costume d’Eton, avec la veste à pointe légère s’arrêtant aux reins. « Qu’il gagne ses galons ! Rien ne presse. Il ne manquerait plus qu’il jouât à l’homme ! » disait Hélène à son mari, en haussant l’épaule, pour lui expliquer cette tenue. « Habillé en gamin, il obéit mieux. Puis, voyez donc ses camarades, avec leurs complets : le veston les engonce, ils ont l’air de singes ! » La vérité était qu’elle-même eût été gênée, bien que fort éloignée de la coquetterie, de promener, comme son beau-fils, un adolescent dont la mise trop virile eût accusé l’âge et qu’elle tenait à le garder naïvement vêtu pour le faire paraître plus jeune.
Devenue ambitieuse de le policer, elle lui avait d’abord prêté quelques-uns des livres dont sa piquante maturité restait éblouie. Il aimait la lecture et les dévorait. Mais ce qui surprit sa belle-mère, ce fut de voir qu’un sens critique naturellement juste lui faisait discerner les plus remarquables, qu’entre tous il goûtait les volumes de vers. Sur cette femme raisonnable et si positive, la poésie, surtout lyrique, avait un pouvoir qui la transportait hors d’elle-même. Elle émouvait dans sa nature ce fonds généreux qu’avait trahi lumineusement, dix années plus tôt, le sacrifice qu’elle avait fait pour adopter Marc. Lorsqu’elle eut observé que lui-même vibrait à certaines strophes des romantiques qu’elle savait par cœur, que Verlaine excitait sa mélancolie, mais qu’il sortait des Fleurs du Mal comme d’un envoûtement, il lui parut qu’à ses efforts souvent inutiles elle voyait poindre une récompense étonnamment belle. Cet enfant commençait à l’intéresser. Elle prit confiance, le mesura, se pencha sur lui, et soudain s’aperçut qu’elle faisait par goût ce qu’elle croyait faire par devoir. A tout propos, se nouèrent entre eux des conversations qu’un mois avant, quelquefois même une semaine plus tôt, elle aurait jugées impossibles. Marc y tenait ordinairement le rôle d’auditeur, tandis qu’Hélène y déployait cette passion d’instruire qui, supposé qu’elle l’eût saisie pauvre et roturière, l’eût donnée certainement au professorat.
Elle le mena voir des musées. L’inclination de Marc pour la peinture lui avait conseillé ce divertissement, qui, d’ailleurs, elle-même, l’enchantait. Bridée par ses fonctions d’éducatrice, tout au plus, en dix ans de vie parisienne, avait-elle pu se l’accorder, à longs intervalles, une douzaine de fois sans scrupule. Mais toute espèce de catalogues et d’ouvrages sur l’art qu’elle se procurait avidement, des albums de gravures, des photographies l’avaient toujours entretenue dans l’admiration et dans l’atmosphère des merveilles dont les originaux lui restaient cachés. Comme ces visiteurs de province qui, renseignés par la lecture d’innombrables guides, montrent leur ville aux naturels de la Plaine-Monceau, elle connaissait Carnavalet et le Luxembourg, une partie du Louvre et Guimet, à pouvoir diriger à travers leurs salles la plupart des flâneurs et des ennuyés qui les croient pour eux sans mystère. Un goût très fin lui permettait de masquer les vides que présentait nécessairement son érudition. Elle était des rares femmes qui, sans pédanterie, trouvent quantité de choses à dire devant un tableau.
Son beau-fils l’écoutait avec recueillement. Rien ne flattait ce cœur timide, cet esprit docile comme de voir la personne qui l’avait formé l’élever jusqu’à elle dans leurs entretiens. L’affection qu’il lui vouait redoublait d’ardeur à la sentir préoccupée de son instruction sans qu’il eût pourtant à la craindre. Levait-elle un doigt vers une toile, il observait sa main si fine dans le gant brodé et jouissait mieux de la douceur du geste accompli quand sa mémoire le reportait aux cinglantes taloches dont, si souvent et si longtemps, pour des fautes légères, l’avait gratifié la même main. Certaines leçons d’un philosophe au Collège de France, puis des conférences qu’ils suivirent donnèrent à Marc, déjà séduit par l’accent des maîtres, la vanité de recevoir, sur différents points, un enseignement qui, puisqu’Hélène en prenait sa part, les rendait, pour une heure, strictement égaux. Elle désira qu’il eût une teinte de l’art dramatique et le conduisit aux Français ; de l’art lyrique et, négligeant son goût personnel qui n’y était, sans l’exécrer, que fort peu sensible, lui fit voir plusieurs opéras. Il vibrait d’enthousiasme à la comédie, mais la musique le pénétrait de l’ennui profond que l’on éprouve, à la campagne, par un jour pluvieux, lorsque le ciel, interrogé toutes les cinq minutes, se présente partout chargé d’eau. N’eût été sa belle-mère, il se fût enfui. Elle suffisait à le garder de trop d’impatience et, par quelques observations spirituelles et justes, lui rendait la soirée presque supportable.
Hélène finit par renoncer à toute tentative de l’initier aux molles jouissances que procurent les sons, comme autrefois, après deux ans d’une lutte opiniâtre, elle lui avait, découragée, fait grâce du piano. Par ambition de conserver son empire sur lui, elle évitait rigoureusement de le contrarier sans nécessité véritable et imposait certaines limites à ses exigences. En même temps, elle tâchait à le captiver par le moyen de distractions pour elle assez froides, mais dont l’accueil que leur faisait une génération lui témoignait que sa jeunesse pouvait être avide. Rien que reniât l’intelligence ne la passionnait. Dans le sport, par exemple, elle voyait un jeu et n’appréciait guère qu’une hygiène. Qu’on pût placer son amour-propre à franchir une barre un pouce plus haut que tel Croate ou tel Scandinave, à courir plus vite que tel Grec, à projeter un bloc de fonte, une massue, un dard à telle distance, enregistrée jusqu’aux millimètres, que n’atteignait pas tel Hindou, lui paraissait d’un ridicule que dépassaient seuls les chroniqueurs qui célébraient de pareils exploits. Cependant, elle s’enquit des lieux consacrés au culte public des athlètes et, lorsqu’elle sut qu’avec l’hiver ils restaient chez eux, conduisit Marc au vélodrome où ce qu’elle goûta fut la débauche de l’enthousiasme aux places populaires. A dire vrai, le milieu la gênait plutôt. Ni les figures, ni les accents, ni les boustifailles n’offraient de quoi se concilier, dans l’odeur des pipes, cette républicaine convaincue à qui manquait pour être à l’aise dans ses opinions de supporter sans répugnance la vulgarité.
De temps à autre, elle s’ébrouait, se tournait vers Marc.
— Tu t’amuses, mon chéri ?
— Oui, disait-il.
— Quels phénomènes que ces gens-là ! murmurait Hélène. Plus la course dure, plus ils vont. Moi, je crois que le bleu va régler l’orange.
Et elle tirait de son étui une petite lorgnette pour contempler au-dessus d’elle mille visages serrés que transfigurait l’émotion.
Ce fut un soir, comme ils sortaient d’une séance de boxe, les oreilles pleines du mugissement des automobiles et des cris aigus des voyous, que Marc lui dit, avec ce timbre étonnamment faux qu’imprimait à sa voix la moindre hardiesse :
— Une chose me surprend, petite mère ! Comment, avec votre nature, vos délicatesses, pouvez-vous rechercher des exhibitions aussi dégoûtantes que celle-ci ?
— Rechercher ! fit Hélène qui resta sur place.
Elle partait du cirque écœurée. Non seulement dans la boxe elle n’estimait rien, mais la bassesse de ce spectacle et la vue du sang lui avaient donné honte d’elle-même.
— Oui, c’est étrange ! poursuivit Marc en suçant ses mots, comme si la crainte l’avait tenu de parler trop fort, d’employer un terme un peu vif. Plus je médite sur la question, moins je la comprends. Vous n’appréciez au monde que les belles choses, je vous ai entendue proclamer cent fois que si, chez vous, l’intelligence n’était pas émue tout plaisir vous semblait une stupidité, et vous trouvez de l’agrément, entre deux lectures, à regarder, sur une estrade, des brutes qui s’assomment !
— Ah ! çà, dit Hélène, es-tu fou ? Moi, cria-t-elle, comme outragée, la figure défaite, moi, de l’agrément à la boxe ! D’où peut bien te venir une pareille pensée ? Mon pauvre enfant, elle me répugne et je la déteste !
— Alors, pourquoi, demanda-t-il, m’y conduisez-vous ?
— Mais, pour changer un peu… pour te distraire !
Ce fut à son tour de bondir. Il le fit en gamin, les talons claquant, les mains battant l’une contre l’autre à coups rapprochés, la tête agitée furieusement. Souvent, ainsi, de réflexions chagrines ou sérieuses qui semblaient l’occuper avec insistance, on le voyait, sans transition, plonger dans la joie.
— Çà, me distraire ! dit-il enfin, recouvrant son calme, aussi comique de suffisance qu’un instant plus tôt d’abandon tapageur et de naïveté. Comme un sauvage de Baltimore ? Comme une brute d’Anglais ? Ah ! vous avez plutôt de moi une sale opinion ! Des batailles de gouapes, me distraire ! Alors, dites donc, le vélodrome, c’est peut-être aussi… Oh ! oh ! oh ! lança-t-il d’une voix suraiguë, les écureuils pour mon plaisir, vraiment ça passe tout ! Si je prévoyais cette réponse…
Et, ressaisi par la gaieté, s’écartant d’un pas, il pivota sur le trottoir, les bras étendus.
— Marc, dit Hélène, tiens-toi tranquille, tu es assommant !
Il rit encore.
— Que voulez-vous ? Je trouve ça si drôle !
— Bien, fit-elle d’une voix sèche, légèrement vexée de s’être trompée sur son compte. Ce n’est pas une raison pour faire le pantin ! Puisque ces endroits-là ne t’amusent pas, désormais, mon enfant, nous irons ailleurs… Et, conclut-elle, n’en parlons plus !… Redresse ton chapeau.
Son mécontentement dura peu. Elle n’était pas rentrée chez elle qu’il n’existait plus, et lorsqu’elle s’éveilla, le jour suivant, ce qui l’avait impatientée lui fut agréable.
Il n’était pas dans sa coutume de flâner au lit. Pourtant, elle y resta, se trouvant bien, satisfaite de goûter sans remuer un membre le réconfort que dégageait sa méditation.
Dans la salle de bains, toute voisine, Marc soufflait bruyamment et s’aspergeait d’eau.
« Quel petit patricien ! » se disait Hélène. Mais elle réfléchissait, se corrigea. « Tout pesé, l’expression n’est qu’en partie juste. Les patriciens couraient au cirque avec la crapule et ici commençait leur vulgarité. Ce qui me plaît surtout chez lui, c’est sa distinction. Un tableau sublime, de beaux vers, voilà qui parle une autre langue à ses dix-sept ans que les plaisirs plus ou moins creux, plus ou moins barbares, où ses camarades se passionnent. Rien de bas ne l’amuse, et comme il le dit ! » De leur dialogue de la veille, dont certaines des répliques lui restaient présentes, s’entrelaçant dans sa mémoire et y chatoyant comme les molles vapeurs du tabac entre les murs d’une petite pièce où l’on a fumé, elle retenait cette expression : des batailles de gouapes, rendue frappante par le grand air de désinvolture que Marc, plaidant pour sa noblesse, y avait su mettre. Le dernier mot lui semblait vif, l’offusquait un peu. Elle défendait à son beau-fils d’user devant elle d’un vocabulaire aussi rude. Elle n’aimait pas non plus beaucoup que, dans ses jugements, il témoignât à brûle-pourpoint de tant d’assurance. Mais l’accent du cri sauvait tout. Quand Marc entra, net et dispos, pour lui dire bonjour, elle sentit bien que le baiser dont elle l’accueillit résonnait d’une tendresse inaccoutumée.
Cette émotion prit des racines et se fortifia durant les journées qui suivirent. Ce dont Hélène, surtout, se réjouissait, c’était que Marc se détournât de divertissements pour lesquels elle n’avait qu’un furieux dédain. Pareille attitude la flattait. Elle y voyait un résultat de son influence. Tous ses efforts avaient toujours jalousement tendu à rapprocher, dans la pratique, de la naturelle, sa maternité d’adoption. Sans souci d’observer la personne de Marc et de laisser se déployer, en les cultivant, les qualités particulières qu’il pouvait offrir, elle l’avait réglé sur elle-même, avait tout fait pour qu’au mépris de son caractère il lui ressemblât moralement. Rien n’enrageait cette passionnée d’une domination dont elle espérait des merveilles comme de noter une divergence entre ses goûts propres et quelque chose que son beau-fils lui montrait des siens. Au contraire, régnait-il de l’union entre eux, sentait-elle s’établir une communauté, sur un point quelconque, dans leurs vues, un élan plus actif la poussait vers Marc et l’affection qu’elle lui portait gagnait en grandeur.
Comme elle l’avait promis, d’un jour sur l’autre, les dépenses consacrées aux jeux athlétiques disparurent du budget de leurs distractions : le théâtre hérita des après-midi, quelquefois même des soirées vacantes qu’ils perdaient.
Le commandant vint à Paris sur ces entrefaites. Comme toujours, il rentrait de courir le monde avec la mine d’un fonctionnaire que rend à son gîte une tournée d’inspection dans la grande banlieue. Quelques nouvelles qu’il rapportait de villes australiennes n’offraient guère, dans sa bouche, d’intérêt plus vif que si elles étaient d’Orléans. Il avait su, en cours de route, par différentes lettres, la direction qu’avait donnée aux études de Marc la décision prise par sa femme. Le principal était pour lui qu’il fût occupé. Sur le Droit, il n’avait nulle idée précise.
Dans les quelques semaines qu’il passait à terre, ce taciturne à qui pesaient les devoirs mondains, mais qui révérait leur principe, ne trouvait de bonheur qu’à s’en accabler. Autant Hélène les esquivait lorsqu’elle était seule, autant il lui fallait, par complaisance, y montrer de zèle, lui présent. Alors, pour elle, reparaissaient d’étonnantes cousines, de ces amies dont on ignore, en voyant leur âge, si elles l’étaient de votre mère ou de votre aïeule, tout un lot de bonnes gens séchés dans Paris entre deux fouilles d’un Messager, deux pages de la Croix, au beau milieu d’une livraison du Correspondant. Michel, à tous, faisait honnête et sérieuse figure, la composant de telle façon qu’ils ne pussent douter qu’il venait les voir sans plaisir. Ç’aurait été, lui semblait-il, gâter ces visites et surtout leur ôter de leur caractère que d’y mêler ouvertement un peu d’allégresse. Il importait avant toute chose qu’elles fussent méritoires. Le bénéfice qu’il en tirait se chiffrait pour lui par la somme des baptêmes et des enterrements, des mariages prochains ou défaits, des médisances, des calomnies, des menus scandales qu’enregistraient, comme autrefois chez les Cortambert, ses longues oreilles sans expression poliment tendues. Par instants, sous sa veste, il cherchait sa montre, en comprimait dans sa main close le lourd boîtier d’or, paraissait s’absorber dans une réflexion et déchiffrait l’heure en louchant. Hélène savait, lorsque sa tête s’inclinait ainsi, ce que signifiait cette mimique. Elle levait alors la séance.
Si fastidieuses que fussent pour elle de pareilles corvées, on n’aurait pu ni la surprendre en flagrante posture de se dérober à une seule, ni l’accuser de s’y soumettre avec mauvaise grâce. Elle estimait de son devoir d’oublier ses goûts pour être agréable à Michel et, souvent obligée, sur des points sérieux, de le contrarier par doctrine, était heureuse de lui donner cette preuve d’attachement.
Cette fois-là comme les autres, elle se résigna. Peut-être même, le sacrifice l’occupa-t-il moins et lui parut-il plus léger. La discipline que réclamait le travail de Marc n’était plus, dans l’ensemble, aussi minutieuse et, pour sa fille, en prenant soin de la chapitrer, elle pouvait la laisser aux mains d’une servante. Marie-Thérèse, qui l’adorait, la redoutait trop pour se permettre, en son absence, de désobéir, fût-ce à la plus molle des gardiennes. Elle pouvait donc, sinon vraiment s’amuser beaucoup, du moins tirer des relations chères à son mari le comique enfermé dans leurs ridicules, sans souci des fonctions qu’elle s’était données, ni du temps sérieux qu’elle perdait. Elle en prit le parti et l’inclination. Le commandant la vit, un soir, pendue à son bras, le conjurer, avec la moue d’une femme capricieuse, de retourner le jour suivant chez une vieille cousine qu’ils avaient quittée l’avant-veille. Et comme, surpris, il accueillait une pareille demande par une question sur le motif qui la lui dictait :
— C’est si curieux, dit la jeune femme, ses corsages en pointe et ses bengalis empaillés !
Le théâtre fit mieux, pour la rendre heureuse, que de donner à son désir de tromper les heures ces satisfactions d’ironie. Marc y venait régulièrement, sauf aux pièces légères. Hélène, assise au bord d’une loge, entre les deux hommes, élégante, mais avec cette modération qu’elle cultivait, par dignité, comme le droit d’une femme à n’être pas exclusivement une bête de plaisir, s’épanouissait dans la conscience du splendide pouvoir qu’elle exerçait concurremment sur l’un et sur l’autre. Leur présence auprès d’elle dans un lieu public lui rendait plus frappante cette félicité. Ses pensées auraient pu se traduire ainsi : « Quelle existence est donc la mienne ! La fortune me comble. Nulle ne sait à quel point elle devrait m’envier, parmi toutes ces femmes qui m’entourent. Combien d’entre elles peuvent sincèrement se flatter comme moi d’avoir goûté dans le mariage un miel sans absinthe ? J’en suis encore à pardonner une parole blessante échappée à Michel dans une discussion et Marc fait preuve, à dix-huit ans, d’une docilité contre laquelle ne prévaudrait aucun entraînement. Les plus communes de mes actions prennent valeur d’exemples. Je suis jeune, je me passe de toute protection, et j’ai pourtant à ma portée cette épaule robuste et cette frêle épaule qui grandit. Car elle grandit ! » songeait Hélène en tournant la tête pour adresser à son beau-fils un rapide regard. « Elle grandit, et bientôt elle sera virile, mais je la guide, elle se laisse faire, elle subit mon poids et ce n’est, sous ma main, que celle d’un enfant. » Arrivée à ce point de ses réflexions, elle éprouvait presque toujours un plaisir si vif que l’enchaînement de ses idées en était rompu. L’orgueil de soi gonflait en elle tous ses instruments. Une étrange langueur le baignait. Elle contemplait avec mépris les brillantes parures répandues aux places de l’orchestre, puis, secouant un état qu’elle jugeait absurde, interrogeait parfois Michel et plus souvent Marc sur ce qu’ils pensaient du spectacle.
Le commandant n’avait qu’un mot : « C’est intéressant ! » Il donnait l’impression, l’air méditatif, de le choisir au fond de lui comme avec une pince et le lâchait en inclinant sévèrement la tête, même s’il s’agissait d’une pièce gaie. C’était un homme qui, par défaut d’imagination, prenait au sérieux toute la vie. Marc, au contraire, ordinairement, ne répondait pas, mais un coup d’œil de son côté instruisait Hélène qu’il n’avait même pas entendu. Tout son jeune être appartenait au jeu des acteurs. Appuyé des deux coudes à la balustrade, on le voyait tantôt frémir, la joue pâle ou pourpre, et mordiller du bout des dents sans discontinuer son mouchoir roulé en tampon, tantôt, saisi d’une gaieté folle, rire à bouche cousue, dominé par la crainte de perdre un plaisir en étouffant quelque réplique sous son propre éclat. Hélène, alors, le désignait d’un geste amusé à son mari qui, docilement, se penchait un peu. Puis ses yeux revenaient se fixer sur Marc.
— Ah ! se disait-elle, comme il vibre ! C’est grâce à moi ! lui plaisait-il de se répéter, l’esprit tendu vers les étapes de sa longue tutelle.
De nouveau, la fierté pénétrait son âme, et elle sentait confusément, dans toute sa personne, courir une chaleur délicieuse.
Ce ne fut guère que lorsqu’en mars Michel l’eût quittée pour un voyage de quatre mois sur un navire neuf qu’Hélène, redevenue plus attentive à la vie ordinaire du jeune étudiant, crut remarquer dans sa conduite certaines libertés. Comme l’année précédente, au début des cours, il parlait haut, riait plus fort, sifflait et chantait, se donnait volontiers des mines importantes, montrait, en somme, dans ses manières, cette audace trop crue, cette désinvolture un peu gauche qui ressemble à l’aisance, dont elle se réclame, comme le croquis d’un collégien à celui d’un maître. D’autre part, il était beaucoup moins exact. A tout instant, se produisaient, dans l’après-midi, sur ses heures normales de rentrée, des retards, quelquefois assez étendus, dont s’impatientait sa belle-mère.
Elle lui fit sur ce point des observations : il invoquait pour s’excuser tantôt une rencontre et, plus souvent, l’obligation où il s’était vu d’assister à l’École à une conférence.
Hélène finit par s’aviser au bout d’un grand mois que, sauf exceptions négligeables, c’était toujours le mercredi et le vendredi qu’il se montrait irrégulier le moins discrètement. Cette constatation l’alarma. Fallait-il croire de ses absences qu’elles fussent concertées ? En admettant qu’à l’occasion il prît du bon temps, quelle raison de flâner jusqu’à des six heures pouvait-il avoir à jours fixes ? Un mercredi, par une fenêtre, à la nuit tombante, elle le vit accourir, débouchant d’une rue, d’un pas rapide qu’il modéra, pour souffler un peu, parvenu à vingt mètres de la maison. En même temps, il tira son mouchoir de poche et, soigneusement, s’en essuya la nuque et les tempes.
Hélène se demanda :
— Que me cache-t-il ?
Le vendredi suivant, elle prit un fiacre et se fit conduire rue Saint-Jacques.
La démarche était loin de la révolter. Elle manquait de noblesse, elle était gênante, mais, pour elle, n’était-ce pas un devoir d’état que de surveiller son beau-fils ? Se faisait-elle, naguère, scrupule de fouiller ses poches lorsque, parmi les vingt objets qu’elle savait y être, elle pensait y trouver des choses interdites ? De la voiture qui stationnait le long du trottoir devant la porte principale de la Faculté, elle guettait tranquillement la porte ordinaire, sans autre crainte que de faillir à distinguer Marc s’il venait, par hasard, à quitter l’École dans un flot important de ses camarades. Quelques minutes après quatre heures, il sortit enfin. Hélène le vit se séparer de deux étudiants et se diriger seul vers la rue Soufflot. Elle abaissa une glace du fiacre et dit au chauffeur :
— Regardez ce jeune homme en pardessus gris ! Je désire savoir où il va. Il faut le suivre discrètement, sans qu’il s’aperçoive…
Elle ajouta vite :
— C’est mon fils.
L’homme ricana sous sa moustache. Hélène devint rouge et pensa, dépitée, en se rencognant :
— Pour le bénéfice que j’en tire, j’aurais pu m’épargner cette dernière parole !
Le locatis avait grimpé la raide rue Saint-Jacques et tourné en roulant à l’allure du pas. Hélène voyait Marc devant elle. Il cheminait assez vivement le long des boutiques. Elle essaya de supputer le but de sa course, mais aucune hypothèse ne la contenta. A vrai dire, l’inquiétude lui mordait les nerfs. C’était curieux comme, jusque-là, même en l’attendant, elle avait peu imaginé, lancé dans Paris, ce garçon mince et net qu’elle regardait fuir. Pourvu surtout que le chauffeur pût garder contact ! « Si je descendais ? » pensa-t-elle. Sur le trottoir, les embarras ne sont pas à craindre. Mais il marche plus vite et me distancerait ! » Soudain, la voiture s’arrêta. Marc stationnait à quelques mètres, au coin du boulevard. Hélène, tremblant d’être aperçue, se dissimulait, lorsque, venant du côté gauche de la longue artère, elle vit arriver une jeune fille. Son beau-fils lui baisa gracieusement la main, puis, côte à côte, ils traversèrent, se pressant un peu, La chaussée qui grondait sous les véhicules.
Le temps d’un saut, de payer l’homme, de passer elle-même, indifférente aux mille dangers que présente l’endroit, sans quitter des yeux le jeune couple : elle entra derrière lui dans le Luxembourg.
Ni indignation, ni chagrin. Nul des signes apparents de contrariété qu’on aurait attendus d’une nature si prompte. La stupeur l’emportait sur tout sentiment. A peine savait-elle qu’elle marchait. « Marc est avec une femme… Il voit une femme… » ces quelques mots brillaient en elle comme, dans les ténèbres, l’inscription lumineuse tendue sur un toit, seul vibrant phénomène de la masse des ombres et pensée unique de la nuit. Les deux jeunes gens avaient gagné, à travers les groupes, une partie du jardin à peu près déserte et, tendrement, ils cheminaient, trop occupés d’eux pour que l’on eût à redouter d’en être aperçu. Hélène les suivait à vingt pas. Machinalement, elle étudiait la forme et la coupe de la robe qui frôlait la silhouette de Marc. « C’est celle d’une jeune fille », songea-t-elle. Elle réfléchit et renchérit : « Même d’une très jeune fille ! » Tout à coup, elle sentit comme un ébranlement. « Mais j’ai déjà vu cette personne ! » Un effort de mémoire à peine laborieux et le nom qu’elle cherchait lui montait aux lèvres : « La petite Vulmont ! Oui, c’est elle ! Maigre et jaune, parfaitement, elle n’a pas changé depuis leurs tennis du mois d’août ! » Les amoureux, timidement joints, semblaient s’alanguir. Alors, elle marcha vite, les atteignit et posa sa main droite sur l’épaule de Marc.
— Que fais-tu là ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
Il tressaillit, ouvrit la bouche, demeura sur place et ne put trouver un seul mot.
— Que fais-tu là ? reprit Hélène, lui secouant l’épaule, guère plus gênée de cet éclat dans un lieu public que de quelque semonce dans l’intimité. Depuis quand t’ai-je permis de flâner en route. A la fin, suis-je ta mère ou ta domestique ? Me croirais-tu faite pour t’attendre ? Où as-tu pris cette péronnelle qui traîne à tes trousses avec des allures de chienne chaude ?
Une voix grêle monta :
— Mais, madame…
Ce fut assez pour détourner la colère d’Hélène. Comme si son cœur se fût réjoui de cette occasion, elle fit un pas vers la jeune fille et, l’index pointé :
— Vous, ma petite, s’écria-t-elle, vous êtes une coquine ! Commencer à votre âge à courir les hommes, c’est faire preuve d’une nature singulièrement trouble. Et pleine de promesses, croyez-moi ! Je plaindrais vos parents, s’ils le méritaient ! Puisqu’ils vous laissent vagabonder à la longueur du jour, ce qui leur arrive est fort bien, il faudrait que je fusse la dernière des bêtes pour m’apitoyer sur leur compte. Cependant, retenez, de ma part, ceci : je vous invite une fois pour toutes (son accent vibra, l’autorité qu’elle sut donner à cette injonction était réellement d’une grande dame), une fois pour toutes, répéta-t-elle en scandant les mots, à cesser tout rapport avec mon beau-fils. Marc n’est pas un fantoche pour gamine vicieuse. Libre à vous d’essayer, par vos manigances, de le ressaisir malgré moi. Mais alors, vous verrez comme j’y mettrai fin !
Elle suspendit son algarade. La jeune fille pleurait. Hélène grinça des dents, haussa l’épaule, se redressa pour accabler d’une dernière injure le timide visage convulsé, le parcourut encore une fois d’un regard furieux. Puis, s’éloignant d’un pas rapide, sans tourner la tête :
— Viens, dit-elle à Marc, nous partons !
Devant la grille, elle s’assura qu’il marchait près d’elle et fit signe à un fiacre, où elle le poussa. Dans le trajet du Luxembourg à la rue Vaneau, ils n’échangèrent pas une parole.
Marc fila dans sa chambre, aussitôt rentré. La confusion et le dépit lui brûlaient les joues. Surpris par Hélène en plein tort, il n’avait ni songé à la résistance, ni même frémi devant l’outrage fait à sa compagne avec une violence passionnée. En bousculant et gourmandant, blessant et rompant, sa belle-mère lui semblait exercer un droit. Ce n’était qu’en voiture qu’il s’était repris. Alors, tandis qu’au bord des rues circulait une foule dont s’emplissaient machinalement ses regards bornés par le cadre obscur d’une portière, qu’à son côté se durcissait un silence farouche, il avait eu présente au cœur, le désespérant, la figure d’Alice tout en larmes et sa propre conduite l’avait humilié. De quel nom la traiter, qui fût assez fort ? De quelle épithète la flétrir ? Différait-elle assez à fond de celle des grandes âmes que lui décrivaient ses lectures ! Chez celles-ci, tout était générosité, combative ardeur, zèle brûlant, lui souffrait qu’un affront fût publiquement fait à la jeune fille qui s’était crue sous sa protection. Une occasion se présentant de parler en homme, il avait eu peur comme un mioche ! Fallait-il qu’il fût lâche et de faible amour !
Ses réflexions prirent plus d’ampleur dans la solitude. Elles le tourmentèrent davantage. Un instant même, il supposa le jeune corps d’Alice tombant en syncope derrière eux, après un geste désolé qu’il n’avait pas vu, puisqu’aussi bien, obéissant au premier appel, il avait déguerpi sans se retourner. Et qui savait si l’algarade qu’elle avait subie n’aurait pas des suites plus funestes ? Chaque matin, les journaux n’annonçaient-ils pas quelque suicide ayant pour cause un fait du même genre ? Le désespoir ou le remords, la crainte du scandale, les reproches d’un parent y poussaient une fille. Soudain, passant du drame si proche à son auteur même et jugeant sa belle-mère pour la première fois, il détesta, non le seul rôle qu’elle avait tenu vis-à-vis d’Alice interdite, mais ses principes, ses prétentions, son intransigeance et son caractère tout entier. Que signifiait cet espionnage dont elle l’entourait ? Depuis quand un jeune homme sorti du lycée portait-il encore des lisières ? Désireux de goûter dans son amertume tout l’exceptionnel de son cas, il recherchait, parmi la foule de ses condisciples, quelque visage où se trahit manifestement une adolescence opprimée et ne voyait s’en détacher que de fiers garçons respirant la vigueur et l’indépendance. La plupart, sinon tous, avaient des maîtresses. Ils s’en flattaient, buvaient comme elles, se contaient leurs frasques et les escortaient sans vergogne. N’était-ce pas plus coupable, et surtout moins digne, que de flâner au Luxembourg, deux fois par semaine avec une jeune fille de son rang ? « Je m’affranchirai ! » pensa-t-il. Mais ce propos tintait en lui d’un accent plus vif que profondément convaincu. Il couvrait : « Espérons qu’elle m’affranchira ! »
Marc s’était jeté sur son lit. Ce trait seul dénotait son effervescence, car il savait comme, en plein jour, une pareille mollesse lui était restée défendue. Les yeux fixés sur la corniche qui courait au mur, il observait machinalement le progrès des ombres que le crépuscule y versait. La jolie pièce bien décorée lui semblait maussade, lui faisait l’effet d’une prison. Constamment l’obsédait le visage d’Alice et quelquefois des pleurs brûlants mouillaient ses paupières.
Sur le coup de six heures, sa belle-mère entra. Elle avait l’air un peu plus calme et la face moins dure. Marc sauta sur ses pieds en l’apercevant. Elle ne parut ni triompher de l’avoir surpris, ni se rendre compte de son trouble et lui dit en prenant tranquillement une chaise :
— Maintenant, mon petit, nous allons causer ! Ta faute de conduite est très grave. Si tu veux qu’entre nous la confiance renaisse, tu vas répondre exactement à toutes mes questions. Où as-tu rencontré cette écervelée ?
— Au Quartier Latin, souffla-t-il.
— Vers quelle époque ? demanda-t-elle. Qu’y venait-elle faire ?
Il pressentit avec humeur une sérieuse enquête et garda le silence en baissant les yeux.
— Allons, reprit Hélène, sois raisonnable ! Ce n’est pas sans motif que je t’interroge. Tu sais fort bien qu’en cette matière, comme d’ailleurs dans toutes, ton intérêt seul me conseille et que j’aurais moins d’inquiétude si je t’aimais moins. C’est notre rôle, à nous, les mères, qui avons vécu, de vous faire profiter de notre expérience. On ignore trop les déceptions qu’elle peut épargner ! Réfléchis, sois sincère, et j’oublierai tout. Depuis quand revois-tu mademoiselle Vulmont ?
Cette douceur de langage fit effet sur Marc qui, méditant de se dresser contre sa belle-mère si quelque violence l’y poussait, se trouva désarmé par son attitude.
— Mettons deux mois, murmura-t-il. C’était avant mars…
— Avant mars ? fit Hélène en l’interrompant. J’aurais cru plus tard, mais passons ! Vous étiez séparés depuis les vacances et, bien entendu, sans rapports, car, tout de même, je me refuse à vous croire si fous que d’avoir échangé secrètement des lettres. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Il répliqua :
— Je vous l’ai dit : au Quartier Latin.
— Mais ce n’est pas une circonstance, le Quartier Latin ! Je te demande une circonstance, tu me cites un lieu.
— Elle y prend des leçons de piano, dit Marc.
— Des leçons de piano ? Et elle vient seule ?
Il exprima d’un signe de tête que c’était ainsi.
— Bien ! dit Hélène. N’insistons pas. De la plaine Monceau, elle vient seule ! Il y a des parents qui sont à gifler ! Laisser courir, s’écria-t-elle, une fille de son âge dans une ville réputée pour ses mauvaises mœurs ! Alors, un jour, vous vous êtes vus, vous vous êtes parlé, vous avez fait sur le trottoir quelques pas ensemble… et, depuis lors, régulièrement, deux fois par semaine…
Marc baissa la tête.
— Oui, c’est ça !
— C’est quoi ? fit-elle, impatientée. Je veux tout savoir ! Je t’ai promis l’impunité si tu étais franc et je ne reviens pas sur ma parole. Tu peux donc t’expliquer, te confier sans crainte. A quoi se passaient vos rencontres ?
Il répondit :
— Vous l’avez vu ! Nous nous promenions.
— Toujours au Luxembourg ?
— Mais oui, toujours.
— Et jamais ailleurs ?
— Non, jamais.
Elle fit entendre un léger rire, agacé, nerveux.
— Quelle exemplaire fidélité ! C’est attendrissant ! Et alors, ces sornettes te divertissaient ? Tu les attendais avec fièvre ? Réellement, tu trouvais un certain plaisir à débiter des compliments pendant trois quarts d’heure à cette péronnelle sans conduite ?
— Elle n’est pas sans conduite, osa-t-il répondre. Et ce n’est pas une péronnelle. Vous la jugez mal !
La jeune femme parut réfléchir.
— Admettons-le ! dit-elle enfin, d’un air méprisant.
Et, posément, elle ajouta :
— Je connais sa mère… Comme je la crois, dans ce qu’elle fait, plus sotte que méchante, il est bon, malgré tout, que je l’avertisse. C’est même un devoir de conscience !
— Que voulez-vous dire ? gronda Marc.
Piqué au vif par cette menace, il avait bondi. Ses pommettes se couvrirent d’une rougeur foncée et ses sourcils se contractèrent, donnant à son masque une expression qui paraissait également empreinte d’énergie virile et d’enfance. Elle touchait en même temps qu’elle faisait sourire. Hélène le regarda sans souffler mot. Puis, lorsqu’il eut deux ou trois fois parcouru la chambre en prodiguant, la bouche serrée, des signes de colère dont la violence prit quelque chose de systématique dès qu’il se sentit observé :
— Parfaitement ! fit-elle, de conscience ! Certaines faiblesses ne se cachent pas, d’une mère à une autre. Nous avons entre nous des obligations qui dépassent quelquefois de beaucoup vos têtes.
— Mais quelles obligations ? Que pensez-vous ?
— Qu’à votre âge, dit Hélène, dans un certain monde, on ne laisse pas encore courir deux écervelés comme un garçon de magasin avec une modiste !
— Et alors, les penchants ? fit pompeusement Marc. C’est bon pour la gare, les penchants ? Mais nous sommes fiancés ! cria-t-il soudain. Fiancés ! reprit-il sur une note plus haute, en considérant sa belle-mère.
Elle entr’ouvrit la bouche, battit des cils, leva les mains et les secoua d’un air de pitié, puis se renversa pour mieux rire.
— Dieu, que c’est ravissant ! Ah ! la belle surprise ! Je m’attendais à bien des choses, mais pas à celle-ci. Toute l’époque ! jeta-t-elle, à moitié sérieuse. Ils sont là d’avant-hier, ils ne savent rien, on n’est pas sûr qu’ils aient mangé leur dernière bouillie, et, tranquillement, ils vous font part de leurs fiançailles ! La fessée se marie avec le pain sec…
Elle insista sur cette boutade et elle rit encore. Tout à coup, se tournant pour regarder Marc et, cette fois, vraiment agressive :
— Tu t’es, hélas ! trompé d’adresse, mon beau soupirant ! Ta folie méritait un accueil plus chaud. Elle aurait touché bien des mères. Moi, que veux-tu, malgré le siècle et malgré la mode, j’ai le droit de garder un certain bon sens. Au surplus, fit-elle, brisons là ! Depuis quand ai-je besoin de me justifier ? Avec ou sans ton agrément, qu’il te plaise ou non, j’écrirai dès ce soir à la mère d’Alice ou j’irai la voir ces jours-ci. De toute façon, tu peux compter qu’elle saura par moi la manière dont sa fille occupe ses loisirs !
Marc changea d’attitude et joignit les mains.
— Et si je vous promets ? Si nous rompons ?… Si je vous jure que, quoi qu’elle fasse, j’aurai l’énergie… Réfléchissez ! murmura-t-il d’un ton suppliant.
Elle leva les épaules.
— C’est tout fait ! dit-elle.
— Cependant, petite mère, vous admettrez bien…
— Assez, fit Hélène. Plus un mot !
Il tourna en silence pendant une minute. Deux sentiments, dans son esprit, se livraient un duel où la rébellion l’emporta. Et, soudain, se postant devant sa belle-mère :
— Mais, vous rendez-vous compte que c’est ignoble ? prononça-t-il en insistant sur le dernier terme avec une grimace dégoûtée.
La face d’Hélène eut, un instant, cet aspect tragique, cette expression de saisissement mêlé d’épouvante que revêt un visage dans une catastrophe.
Lorsqu’elle eut retrouvé un peu d’équilibre :
— Ah ! tais-toi ! cria-t-elle. Ah ! tais-toi ! tais-toi ! Me parler ainsi, c’est trop fort ! Quel toupet ! Voilà donc où mène l’indulgence ! A genoux, mauvaise tête, et plus vite que ça ! Ici ! fit-elle, comme à un chien, l’index étendu, les yeux chargés d’une colère folle et la bouche tremblante.
Il s’était réfugié derrière un fauteuil. Quand elle crut lire dans ses prunelles qu’il lui résistait, elle courut vers lui, la main haute.
Marc subit un régime odieusement sévère. Il n’était pas emprisonné, mais peu s’en fallait. Pour une réplique, une impatience, la plus légère faute, toute espèce de brimades s’abattaient sur lui. A l’instant de conclure leur première dispute par une brutale appréhension et par des soufflets, Hélène s’était reprise, avait rompu, disparu de la chambre en fouettant la porte et refermé à double tour celle-ci derrière elle. Une heure après, une des servantes pénétrait chez Marc, lui apportant sur un plateau son repas du soir. Sa belle-mère refusait de l’avoir à table.
Elle lui retrancha sa pension. Désormais, il n’eut plus d’autre argent sur lui que celui qu’il fallait pour ses omnibus. Ses cigarettes, ses menues dépenses, jusqu’aux moindres, dépendirent étroitement du plaisir d’Hélène qui, sans vergogne, lui chicanait le plus mince crédit. Se méfiant des promesses qu’il lui avait faites, elle avait établi à son intention un horaire qu’il devait scrupuleusement suivre. Et, bien souvent, il la trouvait, dans la rue Saint-Jacques, qui guettait sa sortie de la Faculté, comme jadis, à quatre heures, lorsqu’il faisait beau, elle venait l’attendre au parloir.
Rien ne semblait trop rigoureux à cette femme tenace dans les décisions qu’elle prenait. Au contraire, une mesure en dictait une autre. Son esprit s’épuisait à nourrir des craintes et sa malice, à l’instant même, les rendait caduques par de minutieuses précautions. Un subit déchirement s’était fait en elle lorsqu’elle avait, de la voiture, surpris son beau-fils caressant les doigts d’une jeune fille. L’explication venue ensuite l’avait atterrée. Jamais, fût-ce une seconde, fût-ce pour en rire, elle n’avait, de sa vie, imaginé Marc dans la posture d’un amoureux traité sérieusement. Pas même ce jour-là, jusqu’au choc. Non, vraiment, l’hypothèse ne s’était pas faite. Elle redoutait, savait-elle quoi ? quelque gaminerie, tout au plus une station entre camarades devant un verre de grenadine ou de quinquina. Pas une pareille compromission ! Pas une telle horreur ! Peut-être, oui, en cherchant bien, du goût pour le jeu. Allons, mille faiblesses, tout en somme, mais un tout propre et limité par le vraisemblable ! Tout, excepté l’avis brutal, et pour elle tragique, jeté à sa face en pleine rue, que Marc n’était plus un enfant, que sa nature, un peu tardive, se dégourdissait, en un mot, qu’il prenait sa qualité d’homme.
Cette évidence, considérée pour la première fois, l’esprit d’Hélène s’en pénétrait à la réflexion, mais son cœur et ses nerfs ne pouvaient l’admettre. Bien que normale, elle l’indignait et la révoltait. Ainsi, l’effort persévérant de plusieurs années, tant de soins déployés pour former un être et rendre sensible une conscience aboutiraient, par le seul jeu de l’instinct viril, à cette pitoyable évasion ? Après avoir, aussi longtemps, été tout pour Marc, il lui faudrait s’accommoder d’un rôle secondaire dans lequel, tout au plus, il la souffrirait ? Elle perdrait sur lui tout contrôle ? Elle le verrait tantôt plongé dans le ravissement et tantôt tourmenté, sans savoir pourquoi ? La passion de régir bouillonnait en elle lorsqu’elle tentait de méditer raisonnablement sur ces désolantes perspectives. Puis, à l’idée que son beau-fils, aujourd’hui si pur, tendrait la jambe pour des coquines du dernier étage et véhiculerait leurs parfums, elle éprouvait positivement un malaise physique et sentait l’amertume lui monter aux lèvres.
La seule méthode qu’elle connût bien était la violence. Assurément, elle en avait dans le caractère, mais surtout elle l’aimait et la pratiquait par tradition et par mépris d’un siècle énervé. Depuis les premières pages de cette étude, on se sera probablement aperçu mainte fois que la logique n’inspirait pas les actions d’Hélène avec une rigueur sans défaut. C’est qu’en elle, aux leçons pleines d’humanité qu’elle avait reçues de son père, venait souvent à s’opposer le sang féodal qui la baignait d’autrement loin, et par deux courants. Il lui était fort habituel de penser en sage et de se conduire en despote. Une victoire marchandée lui semblait sans goût. Celle que, peut-être, elle eût acquise en raisonnant Marc, le sentiment de la devoir à une complaisance, selon ses principes, indigne d’elle, l’aurait rendue presque humiliante pour son amour-propre. On ne s’impose de ménagements qu’envers un égal. Chez un subordonné, l’orgueil s’abat, les tentatives d’indépendance doivent être écrasées. C’est lui faire trop d’honneur que d’en discourir.
Mais elle s’embrouillait dans ses coups. Craignant bien moins d’en faire pleuvoir sans utilité que d’en négliger d’efficaces, elle en portait aveuglément et de trop nombreux. L’incertitude se révélait dans toute sa défense, comme dans le jeu d’un escrimeur qu’a déconcerté une attaque imprévue de son adversaire. Confiante dans sa méthode, dans son empire, tant qu’au hasard de la rencontre et sans colère vraie elle n’avait eu à réprimer que des peccadilles, elle hésitait et s’effarait devant une menace qui lui semblait, en raison même de sa discrétion, d’une insaisissable étendue. Ses sentiments l’avertissaient qu’elle frappait en vain. Elle abandonnait tout espoir. Puis, la fureur s’emparait d’elle et la possédait avec une violence redoublée, son naturel autoritaire reprenait du souffle et, sans se faire grande illusion sur leur influence, elle accentuait tyranniquement de gauches représailles.
Marc lui donnait le réconfort de voir qu’elles portaient. Quatre ou cinq jours après la scène du jardin public, en quittant l’École, rue Soufflot, il avait dû saluer Alice Vulmont, qui stationnait, en compagnie d’une servante âgée, devant un bureau d’omnibus, et n’avait reçu d’elle qu’un farouche regard. Tout concourait, dans cette rencontre, à le persuader que sa belle-mère avait tenu sans respect humain son impitoyable engagement. Pouvait-il deviner qu’à la réflexion l’inélégance d’un procédé bon pour une dévote avait sollicité l’esprit d’Hélène et l’avait arrêtée sur le point d’écrire ? Un tel retour était si peu dans ses habitudes ! Blessé dans son orgueil, sa chevalerie, en même temps qu’énervé par certaines brimades dont il mesurait l’arbitraire, l’adolescent, pas assez brave pour entrer en lutte, s’était contracté sous l’assaut. Mais son silence couvrait un fond d’animosité qui transparaissait malgré lui et chaque atteinte qu’il endurait, loin de l’amender, l’affermissait plus étroitement dans sa muette révolte.
A différentes reprises, l’espace d’une heure, sous le coup d’un abus plus exaspérant, il avait songé à s’enfuir. Savoir sa belle-mère dans les transes, l’imaginer le signalant au commissariat et maudissant le déploiement de sévérité qui la réduisait à cette fin lui paraissait, dans sa colère, une chose délicieuse. Mais, d’abord, l’argent lui manquait. Puis, sa nature, tout en souhaitant de l’indépendance, appréhendait confusément d’en posséder trop et, d’autre part, il redoutait les suites inconnues qui serviraient de conclusion à son escapade. En résumé, plus il pensait à briser ses liens, moins il les trouvait fastidieux. Pour en souffrir continuellement et avec excès, il lui fallait les supporter dans une soumission qui les lui faisait mieux sentir, comme un captif, s’il ne bouge pas, ses entraves le blessent, le poids des fers non déplacés lui meurtrit les muscles, leurs cruelles arêtes l’excorient. Alors, l’aigreur lui fournissait des inspirations et, sans aller jusqu’à faire preuve d’un vrai caractère, il s’accordait audacieusement de modiques revanches.
Hélène l’apprit un jeudi soir, où, cherchant un livre, elle ne put finalement le trouver nulle part. Marc l’avait eu entre les mains une semaine plus tôt. Interrogé, il devint rouge, parut hésiter, puis déclara se souvenir qu’après l’avoir lu il l’avait remis à sa place. La jeune femme, étonnée de son attitude, voulut avoir des renseignements plus circonstanciés et multiplia les questions. Il s’agissait d’un Don Quichotte avec des gravures auquel elle tenait spécialement. Marc avoua tout à coup qu’il l’avait vendu.
— Comment vendu ? s’écria-t-elle d’un air intrigué, comme si le mot qu’elle reprenait lui semblait obscur, pouvait présenter plusieurs sens.
— Pour me faire de l’argent, oui, précisa Marc. J’ai porté le volume chez un bouquiniste.
— Et tu en as tiré ?
— Soixante-cinq francs.
Elle le considéra sans une parole, l’examinant avec lenteur de la tête aux pieds comme pour bien s’assurer qu’il était lui-même, puis haussa les épaules et quitta la pièce.
Telle était la violence de son saisissement que la pensée de faire entendre une menace quelconque ne l’avait même pas effleurée. Dans sa mémoire tourbillonnaient cent images de Marc mis en pénitence ou battu, souvenirs encore chauds d’une domination dont l’ébranlement définitif et le discrédit lui étaient signifiés pour la première fois. Réfugiée dans sa chambre, elle pleura longtemps. Tout n’était pas, dans son chagrin, que peine d’amour-propre et dépit provoqué par son impuissance. L’idée que Marc avait souffert du besoin d’argent au point de commettre une chose laide la bouleversait comme de se dire que, faute d’une aumône, un malheureux avait, par elle, enduré la faim. Jamais, depuis que son beau-fils, en se développant, l’avait contrainte à renoncer aux expédients simples et aux arguments péremptoires, elle n’avait apprécié comme à cette minute la difficulté d’une tactique. « Je n’ai en vue que son bonheur, sa moralité, je ne veux que le bien de cet imbécile ! » gémissait-elle, d’une voix brisée, entre deux sanglots, s’épuisant à couvrir de ces assurances les maladresses dont l’incident qui s’était produit lui avait apporté la révélation. Mais tout au plus en tirait-elle un peu d’apaisement, car leur accent sonnait en elle singulièrement faux et sa conscience lui reprochait avec une grande force d’avoir moins recherché l’intérêt de Marc que suivi les conseils de son caractère.
Sans animosité, sans malveillance, redoutant au contraire de le prendre en faute, elle observa l’adolescent, pendant plusieurs jours, plus attentivement que jamais. Mise en éveil par une audace toute nouvelle chez lui, elle désirait se pénétrer des secrètes nuances de son attitude envers elle. Ce qu’elle découvrit l’étonna. Sous les dehors d’une soumission plus ou moins maussade et d’une politesse résignée, une gêne constante et sourcilleuse se sentait chez Marc, la méfiance transpirait dans toutes ses actions. Fréquemment, ses répliques en portaient l’empreinte. Il n’était pas jusqu’aux regards qu’il posait sur vous qui ne manquassent et de franchise, et de liberté. Son pas même accusait, par ses précautions, comme une volonté d’effacement.
— Tout à fait le courlis ! se disait Hélène.
Sans mentir, c’était plus fort qu’elle ! Le souvenir de cette histoire presque insignifiante, bien des fois contée par son père, lui était revenu d’excessivement loin et maintenant il l’occupait jusqu’à l’obsession. Sous un beau crépuscule, dans une broussaille, elle distinguait, tenant l’affût par désœuvrement, le jeune chasseur qu’était alors le comte de Kerbrat et, près de lui, l’oiseau grisâtre aux pattes décharnées qu’il venait d’abattre en plein vol. De tous côtés, retentissaient les cris courts et faibles des congénères de la victime qui rentraient des plaines se mettre à l’abri pour la nuit. Tout à coup, le chasseur détournait la tête. Un léger bruit d’herbes froissées, comme du bout d’une canne, s’était élevé derrière lui et il voyait la maigre bête qu’il avait crue morte qui, redressée sur ses longues pattes, cherchait à s’enfuir. « A l’instant même, » expliquait-il, « le délire m’a pris. Oui, vraiment, le délire, je n’exagère pas ! D’un seul bond, j’ai rejoint le courlis blessé, je l’ai frappé à coups de crosse, broyé du talon, j’en ai fait à mes pieds une bouillie sanglante. Dans la prudence désespérée de ce pauvre oiseau, j’avais flairé l’horrible crainte et la répulsion que lui inspirait ma personne. Il me donnait honte, comprends-tu ? Ce jour-là, mon enfant, j’ai jugé le chasse. Et, de ma vie, » concluait-il en secouant la tête, « je n’ai plus tiré une cartouche. »
Le rapprochement qui se faisait dans l’esprit d’Hélène entre le sort de son beau-fils et cette anecdote était arbitraire, enfantin, surprenait chez une femme aussi réfléchie, mais suffisait à lui fournir de sérieux scrupules. Sans encore se résoudre à plus d’indulgence, elle redoutait d’avoir tenu le rôle d’une marâtre, avec le sens péjoratif qu’elle prêtait au mot. Plus elle cherchait à dissiper cette appréhension, plus elle s’y trouvait confirmée. Des gentillesses, de bonnes paroles, des sourires aimables, des tentatives qu’elle esquissa, durant cette période, pour remettre Marc en confiance, loin d’obtenir le résultat qu’elle en espérait, aboutirent à l’échec le plus humiliant. Un matin, elle pensa : « Mais il me déteste ! » Comme elle souhaitait avant toute chose d’être respectée, elle voulut s’assurer qu’il importait peu, qu’entre elle et Marc, si les rapports demeuraient corrects et si les principes restaient saufs, l’affection n’était pas un lien nécessaire. « C’est pour lui, non pour moi, » se répétait-elle, « que je me suis donné la tâche de sa formation. Le principal est que j’en fasse un homme accompli. Son ingratitude, je m’en moque ! » Cependant, au milieu de l’indifférence qu’elle s’appliquait à cultiver par ce raisonnement, tous les jours plus aigu, tous les jours plus net, se glissait un malaise qui la rendait lourde et qu’elle ne pouvait surmonter. C’était comme si, voulant dormir après une fatigue, elle s’était vue à tout instant tirée du sommeil par une impression d’étouffement. L’idée que Marc ne l’aimait plus l’indignait parfois et, d’autres fois, la pénétrait de l’amère jouissance que goûte en face de la rancune une âme impérieuse, mais, plus souvent, jetait en elle une contrariété dont s’obscurcissait toute sa vie. Bientôt, la gêne qu’elle éprouvait fut insupportable. Le chagrin apparut pour la compliquer. Dans sa conscience, l’hostilité qu’elle s’était acquise prit les proportions d’un malheur.
Elle rendit à Marc sa pension. Pour ses retours, elle composa, se montra moins stricte et cessa notamment de l’importuner par des surprises qui l’humiliaient, comme passées d’époque. Mais on eût dit de ces largesses qu’elles lui étaient dues, qu’il ne faisait que recueillir petitement en elles les effets d’un remords sans aucun mérite, tant elles semblèrent peu l’émouvoir. Cette attitude, dont aurait pu se vexer Hélène qu’elle payait mal de son effort vers le renoncement, au contraire, l’excita par son imprévu, la stimula dans son désir de rentrer en grâce, car elle y sentait celle d’un homme. Après quelques faveurs, quelque indulgence, devant des mines et des transports d’enfant pardonné, tout son esprit d’autorité l’aurait ressaisie. Négligée, elle comprit qu’elle faisait trop peu. Par induction, la peur lui vint que de longues racines eussent déjà fortifié dans le cœur de Marc le ressentiment qu’il lui vouait et, sur une crise de désespoir qui dura des heures, elle résolut, sans nul égard pour sa dignité, de les extirper à tout prix.
La peinture lui offrait un premier moyen. Marc continuait à s’y livrer avec une passion qui n’était certes pas dans son ordinaire. En moins d’une semaine, discrètement, la jeune femme découvrit au fond d’une impasse un vieil artiste à qui l’effort le plus consciencieux n’avait pas valu grande fortune, et, lorsqu’il eut frémi d’orgueil, en la remerciant, à l’idée toute nouvelle d’enseigner son art, elle mena chez lui son beau-fils. Le franc sourire de gratitude dont elle fut payée lui parut doux comme de revoir après une absence un être cher dont le retour, longtemps attendu, n’était plus tenu pour certain. « Comment n’ai-je pas songé plus tôt, » se reproche-t-elle, « à lui accorder ce plaisir ? Je me plaignais de son humeur, de sa maussaderie, je tremblais de le voir s’éloigner de moi pour se jeter, avec le feu qu’ils ont à cet âge, dans la société des coquines, quand j’avais là, sans m’en servir, le meilleur remède ! Fallait-il que je fusse égarée ou sotte ! » De ce jour, elle n’eut pas d’ambition plus vive que de trouver pour son beau-fils des divertissements dont, sans révolte, il se vit lié comme d’une chaîne fleurie. La faible estime qu’elle octroyait à certains d’entre eux n’était pas une raison pour les écarter. Au contraire, se méfiant de son naturel, elle comptait plus sur ces derniers pour amuser Marc que sur ceux que, par goût, elle aurait choisis.
C’est ainsi qu’un matin elle lui demanda :
— Que dirais-tu si je prenais des dispositions pour te faire apprendre à danser ?
— A danser ? fit-il, interdit.
Il connaissait depuis longtemps l’aversion farouche qu’avait pour le monde sa belle-mère et n’eût pas ressenti plus de saisissement en l’entendant lui proposer d’entrer dans les Ordres.
— Mais, naturellement, à danser ! Que trouves-tu donc d’extraordinaire dans cette idée-là ? Te voilà devenu presque un jeune homme. Il est bon, mon chéri, que tu sortes un peu. Te figures-tu, reprit Hélène, que je me soucie d’avoir pour fils un grand nigaud qu’on ne voit nulle part ?
— C’est très bien ! Mais, dit Marc, si le monde m’ennuie ?
— Tu ne pourras t’en rendre compte qu’après expérience. On en raffole ou on l’exècre, et les deux s’expliquent, mais il faut premièrement en avoir tâté. D’ailleurs, pourquoi t’ennuierait-il ? Quelle sotte prévention ! Tu n’es ni vulgaire, ni mal fait, et j’en connais de plus stupides…
Hélène soupira.
— Tiens ! fit-elle tout à coup d’un ton brusque et tendre, avec ton air et cette malice qu’ont parfois tes yeux, tu plairas, j’en suis sûre, à toutes les jeunes filles !
Il répondit, flatté :
— Nous verrons bien !
Les leçons de danse l’amusèrent. Son professeur était une femme de la cinquantaine dont les pieds minces, les jambes très fines, et pourtant musclées, qu’elle découvrait jusqu’aux genoux pour montrer les pas, supportaient avec peine une énorme croupe. Malgré cette excessive protubérance, elle allait et venait, merveilleusement prompte, aussi surprenante dans son genre que, dans le sien, le gaillard sec et d’aspect chétif qui défie les hercules des baraques foraines. Marc l’avait prise en affection, dès les premières fois, pour sa tapageuse bonne humeur et la façon qu’elle vous avait de morigéner les élèves moustachus qui suivaient son cours. Il était souple : elle le donnait en exemple aux autres. Il faisait avec elle des progrès rapides.
Cependant, sa belle-mère se multipliait. D’une vie effacée et sérieuse, méthodique, régulière comme celle des provinces, occupée par les livres et l’éducation, subitement, facilement, presque avec plaisir, elle s’était consacrée à une existence que, même jeune fille, quand son bonheur en pouvait dépendre, elle n’avait pas su s’imposer. Par des visites à la douzaine de petites parentes qu’elle se connaissait dans Paris, il s’agissait d’ouvrir à Marc la carrière du monde. Chacune recevait à jour fixe. Autour de son fauteuil, de sa théière, non en vertu des agréments qu’on lui concédait, mais d’une tradition familiale, chacune ainsi réunissait, une fois par semaine, quelques mûres personnes répandues, toutes persuadées qu’en sacrifiant une heure de leur temps à cette démarche aussi coûteuse qu’une macération elles acquéraient, en vue du ciel, des mérites certains. Beaucoup étaient originaires de la Basse-Bretagne. D’autres tenaient à cette région soit par leur alliance, soit par des nœuds de cousinage assez compliqués qu’elles défaisaient vaniteusement à la moindre invite. Chez la plupart, on découvrait, à côté de Vogue, quelque sage gazette quimpéroise, comme, au chevet d’un millionnaire sorti des faubourgs, la casquette ou l’outil de ses jeunes années. Ce fut près d’elles qu’Hélène quêta des invitations, lorsque, servie par le beau nom que portait son père, elle se fut glissée dans leur cercle. Toutes n’eurent pas d’enthousiasme à l’y voir entrer. Les plus dévotes lui reprochaient une posture impie, les plus royalistes une foi bleue, qui, notoires à l’époque de leurs vingt-huit ans, avaient fait scandale autour d’elles. Mais un jeune cavalier ne se refuse pas.
Les débuts de Marc furent heureux. Hélène, du reste, avait tout fait pour qu’ils réussissent. De sa cravate de satin noir à ses escarpins, il n’était pas un seul détail de toute sa toilette qu’elle n’eût vérifié soigneusement. Elle l’avait, au surplus, chapitré, stylé, entraîné aux façons qu’elle voulait lui voir par des exercices de chaque jour, l’obligeant à venir lui baiser le main, réglant sur toute chose sa conduite. Lorsqu’il parut, ce mercredi, précédé par elle, dans le premier des deux salons de Mme d’Aunoux, un murmure s’éleva qui visait la femme et que celle-ci crut provoqué par la fine silhouette qu’offrait aux regards son beau-fils. Avec sa blanche tunique, sa coiffure basse et ce grand buste avantageux qu’elle portait en reine, sans une ombre de morgue ou de coquetterie, elle semblait ignorer qu’elle était charmante. Le piano préludait à quelque fox-trott. Quatre ou cinq dames d’un certain âge entourèrent Hélène qui sentit son cœur se serrer. Quand Marc dansa, son attention, bien qu’assez discrète, se trahit constamment par de brèves œillades et ce lui fut un vrai supplice, au bout d’un instant, que de le voir s’embarrasser dans ses premiers pas sans pouvoir l’aider d’un conseil. La cadence ressaisie, elle respira mieux. Des hommes lui firent des compliments qu’elle rompit bientôt, mais que, d’abord, elle écouta presque avec plaisir. Ses réflexions, au demeurant, n’en furent pas changées. Jusqu’à minuit, elle ne cessa de surveiller Marc, à la fois traversée de mille inquiétudes et ravie de le voir se tirer d’affaire avec une gracieuse assurance.
Ils n’étaient pas dans la voiture qu’elle le prit au cou. Son visage exprimait une tendresse profonde et ses prunelles resplendissaient, en contemplant Marc, de l’orgueil d’une mère passionnée.
— Mon chéri ! lui dit-elle, je suis fière de toi ! Pour un début, c’est merveilleux, pas un tâtonnement, pas une maladresse, pas une faute ! As-tu vu, de toutes parts, comme on t’observait ? Je suis certaine qu’à cette heure-ci les langues vont leur train et qu’il n’est bruit dans le salon de Mme d’Aunoux que du beau météore qui l’a parcouru. Quantité d’imbéciles grimaçaient d’envie. C’est qu’aussi, mon loup, tu danses bien ! Sans en avoir l’air, je rapprochais ta petite personne des cinq ou six qui me semblaient les moins négligeables et je t’assure qu’à tous égards, physique et manières, tu pouvais supporter la comparaison. Si j’étais seule de mon avis, j’en serais surprise… Au moins, t’es-tu bien amusé ?
— Beaucoup ! dit Marc.
Il ajouta :
— Moi, j’adore la danse !
— Et tu fais très bien ! dit Hélène. Quand on commence à réussir dans un exercice, il est si naturel qu’on en prenne le goût !
Elle continuait à lui sourire, lui flattait une main et lui pinçait délicatement le lobe d’une oreille, comme autrefois, lorsqu’il avait, en version latine, obtenu, par hasard, une des premières places.
Abandonnée sur son épaule et secouant la tête :
— Ce qui me tourmente, reprit-il, c’est de savoir si nous serons invités souvent.
— Invités ? Ah ! fit-elle, tu verras, mon loup !
En effet, leurs sorties se multiplièrent. C’était l’époque où, sur le point de fuir la chaleur en quittant Paris pour les eaux, beaucoup d’oisifs, par les plaisirs de soirées intimes, se préparent aux fêtes de l’été. Il semble alors qu’une frénésie toute particulière agite le faubourg Saint-Germain, délivré du carême depuis deux bons mois et remis de l’espèce de convalescence qui, régulièrement, y fait suite. Grâce au prestige que lui valait son nom de jeune fille, Hélène, à qui ni son mariage, ni ses opinions n’avaient fait prendre en franche estime un monde moins fermé, était reçue comme une égale dans certaines demeures petitement entr’ouvertes à la bourgeoisie. Elle les jugeait sans indulgence, mais elle s’y plaisait. Son milieu naturel se rencontrait là. Puisque Marc était d’âge à courir les bals, elle préférait qu’il s’y frottât à des gens médiocres, mais, pour la plupart, bien élevés, qu’à des esprits souvent plus libres, et parfois plus forts, au gré de qui, devant l’argent, tout mérite cédait. L’intelligence et le travail honnêtement compris grandissaient un être à ses yeux. Mais elle tenait pour dégradante la cupidité et elle exécrait l’avarice.
Entre elle et Marc, les distractions qu’ils prenaient ensemble instituèrent assez vite des rapports nouveaux. Ce n’était, certes, pas une camaraderie, car l’étudiant, devant Hélène, demeurait timide, comme elle-même gardait ses distances, mais, à présent, trop de soucis leur étaient communs pour que, souvent, ils ne vinssent pas à les aborder dans une fugitive conjonction. Hélène, alors, se repliait au niveau de Marc qui, lui-même, s’efforçait de monter au sien. Curieuse de tâter son jugement, elle l’amenait à lui parler de certaines figures par quelque détail remarquables, en prenant soin de le lancer non sur les brillantes, mais sur les plus rébarbatives et les plus burlesques. Les saillies du jeune homme provoquaient son rire. Elle en goûtait l’outrance comique, le tour imprévu, se disait tout bas : « Qu’il est drôle ! » Quelquefois même, avec mesure, elle y ajoutait, pour le plaisir de le pousser dans sa diatribe à la plus furieuse injustice. Puis, retrouvant sa dignité, elle arrêtait Marc et, d’un mot, soulignait les excès commis, avec la rigueur d’un arbitre, sans pour cela se départir de son enjouement.
Cette relative complicité lui semblait normale, mais une chose l’étonnait dans sa nouvelle vie. C’était l’aisance avec laquelle elle s’y était faite, quand elle aurait cru en souffrir. Deux mois plus tôt, la perspective de sortir un soir aurait suffi à l’assombrir plusieurs jours d’avance et maintenant qu’elle recevait des invitations à la cadence de deux ou trois dans la même semaine elle ne songeait pas à s’en plaindre. Marc, il est vrai, de contentement, trépignait à toutes et, redoutant qu’elle ne donnât des signes de fatigue, usait près d’elle de mines gracieuses et de cajoleries pour qu’aucune ne fût écartée. D’un bal, elle rentra toute vibrante. Comme elle buvait, servie par Marc, un verre d’orangeade, elle avait, derrière elle, entendu deux dames. Leurs voix portaient un peu plus loin qu’elles n’auraient pensé et, soudain, l’une avait glissé dans l’oreille de l’autre : « Vous dites sa belle-mère ? Allons donc ! On la prendrait plus volontiers pour sa sœur aînée ! » Ce propos la troubla de sérieuse manière. Elle en fit part à son beau-fils, ils en rirent tous deux, mais désormais, dans les salons, quand régnaient les danses, elle l’eut constamment à l’esprit. C’était pour elle moins un sujet de méditation que comme une caresse intérieure. Elle s’en délectait avidement. Expérience qu’autrefois elle eût méprisée, elle essaya de déchiffrer dans les yeux des hommes l’impression produite par son âge. En même temps, l’atmosphère de plaisir facile qui, jusqu’alors, l’avait laissée sans grande émotion, la baignant mieux, lui parut douce, excita son cœur, commença d’agir sur ses nerfs, lui fit porter, malgré sa tête, des regards plus froids sur sa solitude de jadis. Elle soupçonna combien l’orgueil nourrissait en elle l’amour exclusif qu’elle lui vouait. Ses raisons d’y tenir lui semblèrent moins fortes.
Paris se vidait peu à peu. Tous les matins, le vieux Faubourg, un instant secoué, regagnait une once de son calme et rabattait sur ses façades de nouvelles persiennes. Marc fut admis à l’examen de première année avec des notes qui lui valurent l’éloge d’un des maîtres. Hélène en conçut une grande joie. Bien qu’elle sût le jeune homme absolument prêt, elle avait craint, les derniers temps, l’influence fâcheuse que, sur le cours de ses études poursuivies sans goût, auraient pu avoir ses plaisirs. Une déception l’aurait jetée dans d’amers reproches. Le succès de Marc l’exalta.
Ce fut à peine quarante-huit heures après cette issue que, profitant de la chaleur qu’avait mise en elle un repas composé comme elle les aimait, elle lui dit légèrement en quittant la table :
— J’irai demain, dans la journée, chez Mlle Vence, avec les Paulin d’Abancourt.
— Et pourquoi faire ? demanda-t-il. Chez Mlle Vence ?
C’était le nom du professeur qui, deux mois plus tôt, lui avait appris à danser.
— Prendre avec elle, dit la jeune femme, ma première leçon !
Il la regarda.
— Vous ? fit-il.
Elle eut un rire de gorge, un rire voulu. Puis, sur un ton d’impertinence qui trahit sa gêne, mais d’une voix mesurée dans ses inflexions :
— Et pourquoi pas ? répliqua-t-elle. D’autres le font bien ! J’en ai assez, quand nous sortons, de compter les couples. En fait de plaisir, c’est médiocre ! Je ne suis pas encore une grand’mère, tu sais !
Le commandant vint à Paris, pour plusieurs semaines, dans les premiers jours de juillet. Peut-on dire qu’en rentrant il surprit sa femme ? Avant chacune de ses absences, elle savait la date, et presque l’heure où son bateau rallierait Marseille, celle-ci pouvant, selon la mer plus ou moins varier, mais un retard de quelques jours étant l’exception. Cependant, lorsqu’elle tint la courte dépêche qui précédait son signataire environ d’une nuit, Hélène dut faire, en la posant sur son chiffonnier, un léger effort de mémoire pour s’assurer qu’elle arrivait sans aucune avance.
Jamais, vraiment, elle n’avait moins attendu Michel. Jamais encore comme à cette heure elle n’avait senti à quel point, dans la vie, il lui manquait peu. Si, d’ordinaire, elle accueillait ses retours sans fièvre, le plaisir de revoir un bon compagnon les lui rendait chers, malgré tout. L’estime avait suffisamment de pouvoir en elle pour suppléer de la façon la plus délicate l’amour qu’elle n’avait jamais eu.
Car, aussi loin qu’elle remontait dans leur longue union, elle en voyait toutes les années également plaisantes ou, si l’on veut, d’un coloris aussi monotone dans son évidente gracieuseté. Ni fort soleil, ni vraie bourrasque : un air tiède et pur. Quelquefois un rayon, mais qui durait peu, l’âme de Michel, parfaitement droite, étant sans grandeur. Même idolâtre, et, de sa femme, il l’était assez pour lui soumettre aveuglément et sans amertume bien des préférences personnelles, il manquait de cette flamme dans l’adoration qui en éveille, puis en échauffe, puis en brûle l’objet. Trop de sagesse et de calcul gâtait tout chez lui. Ses attentions lui rapportaient mille remerciements, jamais un regard passionné. Douze ans plus tôt, dans la personne d’Hélène de Kerbrat, il avait eu la bonne fortune d’épouser une femme que la tournure de son esprit et sa distinction éloignaient sinon du plaisir, du moins d’y prendre un intérêt qui l’aurait perdue. Avec une autre en pleine jouissance de cette liberté qu’octroyait largement sa carrière nomade, même supposé que les grandes lignes de leurs caractères se fussent, dans l’ensemble, accordées, il aurait encouru de sérieux mécomptes. Hélène s’était accommodée d’un bonheur moyen. Des certitudes bien définies constituaient la part qu’elle avait cru, dans sa jeunesse, pouvoir accepter. Et jamais elle n’avait ni visé plus haut, ni déploré profondément, d’une manière suivie, d’avoir à le faire aussi bas.
Cependant, lorsqu’elle sut son mari en route, sa première idée fut celle-ci :
— Il va falloir recommencer les mortelles visites que, justement, je viens de faire en faveur de Marc !
Ensuite, elle pensa :
— Les épingles !…
C’était le mot net et précis du secret d’alcôve. Les ardeurs de Michel étaient mesurées. Pourtant, chacune, à son début, d’une paresse extrême, exigeait l’emploi d’expédients. Chez cet homme digne avec méthode, digne avec passion, qu’à la lettre obsédait dans la vie courante le souci minutieux de sa dignité, l’amour prenait, sur le moment, une taquine revanche en n’acceptant ses sacrifices qu’offerts sous les pointes et dans une posture ridicule.
Hélène prêtait peu d’importance à cette bizarrerie. La satisfaire était si bien dans ses habitudes que tout au plus parvenait-elle à la séparer de sa notion proprement dite de l’amour physique. Imaginez l’introduction d’un rite accessoire régulièrement à chaque reprise d’une cérémonie et voyez comme bientôt il s’y confondra. Mais la burlesque anomalie du goût des piqûres frappa cette fois-ci la jeune femme. Toutes les grimaces qu’il provoquait lui vinrent à l’esprit. Il lui parut qu’en se livrant aux laides complaisances faute desquelles son mari demeurait inerte, elle imitait les courtisanes dont c’est la fonction d’enflammer les sens des vieillards. Puis elle rêva profondément sur ce dernier mot. Michel, sans doute, n’était point d’âge le justifier, mais, pour l’humeur, pour les manières, même par son aspect, c’était un nom qu’il avait dû mériter bien jeune. Aujourd’hui certainement, il y avait droit. Jamais encore, ce sentiment si mélancolique qu’elle était la femme d’un vieillard ne s’était éveillé dans le cœur d’Hélène. Elle essaya de le combattre et elle s’endormit. Mais, à la gare, le jour suivant, lorsqu’elle vit Michel, ce que d’abord elle remarqua, ce furent ses tempes grises et les plis accusés que formait la peau de son long visage disgracieux.
On était alors un jeudi. Jusqu’au dimanche ce fut chez elle un besoin constant que de noter les moindres signes de décrépitude par où périssait cette figure. Elle y cédait sans ressentir l’ombre d’une pitié et tirait même de ses trouvailles un amer plaisir. Tout à coup, le dimanche, elle se fit horreur. Qu’était-elle donc pour s’attacher avec cette passion à ce misérable inventaire ? Quatre mois avaient-ils transformé Michel ? Son dévouement, les qualités qu’elle goûtait chez lui s’étaient-ils évanouis durant cette période ? Alors, pareille aux femmes frivoles, si méprisées d’elle, c’était au grain de l’épiderme, à la flamme de l’œil que, désormais, elle jugerait du mérite d’un homme ? Elle aurait eu pour compagnon le meilleur des êtres et, constatant qu’il vieillissait, le prendrait en grippe ? Quelle ingratitude ! Quelle bassesse !
Cette violente crise de repentir ne dura qu’un temps. Le commandant avait appris presque avec bonheur non seulement qu’elle et Marc sortaient fréquemment, mais encore que sa femme s’habituait au monde et qu’elle se mettait à danser. Tout incident qui soulignait la jeunesse d’Hélène lui était cher comme au fiévreux la fraîcheur de l’eau, la pulpe juteuse d’un fruit tendre. Il était à Paris depuis quelques jours quand l’occasion se présenta de conduire les siens dans un salon d’une renommée parfaitement assise et surtout réputé difficile d’accès. La saisir fut pour lui question d’amour-propre : il n’était rien dont se grisât plus délicieusement cet homme laborieux et modeste que du plaisir de figurer dans une compagnie où le mérite de la naissance éclipsait les autres.
Hélène fit donc devant Michel ses seconds débuts, à quelque quinze ans des premiers. De ceux-ci, régentés par un protocole qui répandait sur les ébats d’une jeunesse contrainte comme une atmosphère de couvent, elle n’avait retiré qu’un ennui sans bornes. Aujourd’hui, la danse la charmait. Quelques leçons l’avaient rompue à ces pas modernes dont l’anarchie complète si bien pour le philosophe celle de la peinture et des lettres. Elle les avait consciencieusement répétés chez elle, puis, sur le point d’en témoigner publiquement sa science, elle avait désiré que Marc la guidât. Des compliments et des sourires les saluèrent, unis. Un mari et sa femme, une mère et son fils, soudain piqué de bonhomie dans sa corruption, le monde s’attendrit à les voir, pour lui s’exhale de pareils couples, une vertu touchante et comme une odeur d’honnêteté. Aucune parure n’eût assuré le succès d’Hélène avec autant de certitude que cette coquetterie, cependant risquée sans calcul. De toutes parts, aussitôt, des hommages lui vinrent. Les hommes s’empressaient autour d’elle. A peine eut-elle un sentiment des regards jaloux que lui adressaient certaines femmes.
Les fenêtres, donnant sur un jardin noir qu’éclairaient çà et là quelques grosses lanternes, laissaient entrer dans les salons un air paresseux qui n’y répandait nulle fraîcheur. Bien des figures semblaient gênées par l’orage prochain. Hélène, pourtant, loin d’éprouver un malaise quelconque, s’épanouissait dans l’illusion vraiment délicieuse d’assister, sous la Ligne, à un bal créole et se grisait du parfum lourd que mêlaient des roses à de sourds aromes de chairs moites. Plaisir pénétrant, plaisir fort, en matière de jouissance, une révélation ! Et quel pouvoir inconnu d’elle avait cette musique ! Jaillissant d’une touffe de plantes vertes, elle éveillait dans sa personne des correspondances qui la situaient au rang si doux d’une esclave heureuse. La veille encore, un tel vertige, noté chez autrui, lui aurait paru ridicule. Elle y cédait et comprenait qu’on le recherchât, que l’on en devînt insatiable.
Cependant, son visage se rembrunissait toutes les fois qu’en dansant elle frôlait Michel. Était-ce curieux, cette impression blessante comme un choc ! Toujours mesuré, toujours froid, il projetait sur son bonheur une ombre irritante. Assez adroite pour lui sourire lorsqu’il l’observait, elle dévorait d’un seul regard, presque avec rancune, ces tempes dégarnies, cette peau jaune, ces lèvres molles qui découvraient, en se disjoignant, des dents déchaussées d’arthritique et ces narines d’où s’échappaient des poils durs et gris. Les yeux, surtout, la pénétraient d’une vive amertume. « C’est là mon mari ! » songeait-elle. Déjà reprise par la musique et par l’atmosphère, elle cessait de penser presque au même instant, mais ses regards se répandaient sur les figures d’hommes qu’elle savait être les époux de femmes de son âge. Aucun, sans doute, n’était vraiment distingué d’elle. Tous, pourtant, lui causaient comme une jalousie. Les plus insignifiants, les plus médiocres avaient cet air d’animation, cette seconde jeunesse que, sur les traits du commandant, elle cherchait en vain, qui paraissaient incompatibles avec sa personne et qu’elle n’y avait jamais vus. Rapprochés de leurs femmes, ils formaient des couples où l’on sentait qu’un lien charnel pouvait exister. Si de tels hommes, dans leurs ménages, par leur seule présence, n’apportaient pas tous le bonheur, tous en avaient offert les gages, tous permis l’espoir, aucun n’était d’une apparence à le mettre en fuite comme le crépuscule chasse le jour. Leurs gentillesses pouvaient donner de ces émotions qui se traduisent par une offrande spontanée du corps et, souvent, se terminent par un dîner fin. Avec eux, des élans demeuraient possibles. Telles étaient, mais confuses, mais mal enchaînées (figurez-vous des notes sommaires qu’on jette sur une feuille à grands intervalles l’une de l’autre) les idées qui, tandis que régnaient les danses, occupaient ce soir l’âme d’Hélène. Lorsqu’en rentrant elle prétexta des douleurs de tête pour se soustraire à son mari qui la pressait trop, elle connut à la fois leur suite et leur force et sentit à quel point elle s’en tourmentait.
Les raisonnements qu’elle édifia furent sans influence. Les reproches qu’elle se fit ne servirent de rien. Deux ou trois autres réunions où ils furent conviés n’eurent pour effet que d’accentuer cet affreux malaise qui cheminait à travers elle, rompant toutes les fibres, avec une puissance continue. L’éclat du monde et l’ambition d’y briller en tout tuaient le mari qu’évidemment rendaient peu flatteur son aspect d’ensemble et son âge. L’appétit des plaisirs, en se développant, s’impatientait que, de certains, il ne pût offrir qu’une assez vilaine parodie. Sur la donnée d’hommes séduisants remarqués au bal, mais dont aucun ne lui semblait la perfection même, ni ne l’attirait spécialement, Hélène, bientôt, prit l’habitude de se proposer d’idéales figures pleines de charme autour desquelles papillonnèrent ses aspirations. Leur caractère le plus commun, avec un air jeune, était un front compréhensif et gracieusement noble. Elle pensait que quelqu’une existait sans doute et qu’autrefois il eût suffi d’une heureuse rencontre pour faire d’elle une femme fortunée.
Le contact de Michel lui devint odieux. Une espèce de haine la saisit. Sous l’influence de cette passion, perdant toute mesure, elle le traitait soit d’échassier, soit de poisson mort dans ses monologues intérieurs. Par-dessus tout, c’était sa bouche qui la révoltait. Quand elle voyait approcher d’elle cette gluante fissure d’où sortait un souffle un peu rance, il lui fallait se contracter et fermer les yeux pour ne pas brusquement détourner la tête. Le baiser la fouillait avec minutie. Elle pensait alors : « Quelle horreur ! » D’autres fois, déchaînée comme une romantique et déjà meurtrissant le muscle indiscret, elle éprouvait la tentation de trancher cette langue qu’elle sentait si molle sous ses dents. Ses doigts portaient, à certains jours, une violence rageuse dans les artifices du plaisir. Michel tremblait, demandait grâce, et elle s’acharnait.
Lorsqu’au mois d’août il la quitta pour rallier Marseille, bien qu’impatiente de retrouver son indépendance et à peine maîtresse de sa joie, elle se surprit à regretter presque avec colère qu’il n’eût rien pénétré de ses sentiments. « C’est un butor ! » se disait-elle, dans l’automobile, en le conduisant à la gare. Elle songea : « Je devrais l’éclairer d’un mot. » Cependant, sur le quai, elle fut délicieuse. Deux jours plus tard, elle-même partait pour l’Amirauté.
Un peu de gêne, due à la vie que, ces derniers temps, elle avait menée avec Marc, l’avait conduite à renoncer par économie au séjour habituel sur une plage bretonne. Aussi bien, cette année, n’y tenait-elle guère. C’était surtout de solitude qu’elle avait besoin. Des sorties trop fréquentes l’avaient fatiguée et, d’autre part, elle désirait revoir clair en elle après cette période de folie. Elle se sentait comme une jeune fille ordinairement sobre qui, tout à coup, reprend conscience et se ressaisit après quelques flûtes de champagne et qui, sans doute, ne regrette pas de les avoir bues, mais n’en est pas moins étonnée.
Pour une retraite, l’Amirauté valait une chartreuse. Avec ses murs bas, ses grands arbres, le vieux domaine, dans une campagne pleine des travaux d’août, figurait une île de silence. Les soins heureux qu’il recevait du comte de Kerbrat lui conservaient ce caractère de bien familial qui ne réside ni dans la pompe de certaines allées, ni dans l’ordonnance des parterres, mais dans la suite des éléments, parfois disgracieux, dont quatre ou cinq générations ont cru l’enrichir. Pour le doter d’une perspective, faire naître un rond-point, ou, simplement, donner plus d’air et de pittoresque à quelque passage resserré, le père d’Hélène n’eût pas coupé deux douzaines d’arbustes. Jusque dans l’humble éparpillement, sur un sol médiocre, d’une chronique roturière de sa péninsule, la passion de l’histoire soumettait chez lui ce qu’aurait eu d’entreprenant son goût du progrès. Les bâtiments bénéficiaient d’une égale faveur. Quant aux meubles, restés dans les coins des chambres aux endroits mêmes où le voulait Mme Cortambert, ils prenaient là des invalides de pièces de musée. Presque tous respiraient les vertus bourgeoises et la laideur de leurs charpentes n’était égalée que par celle des velours et des tapisseries qui en recouvraient un bon nombre.
Nulle élégance, mais du confort et des grâces naïves. Une odeur de fruitier quand les pommes sont mûres. Au demeurant, séjour austère, cette maison bretonne et ce grand jardin presque inculte, pour une jeune femme toute au supplice des regards amers qu’elle promène depuis peu sur sa destinée ! Hélène, d’abord, en éprouva la mélancolie jusqu’à céder, dans le secret, à des crises de larmes. Celles-ci la gagnaient vers le soir. Plus elle tentait d’y échapper en se contractant, plus elle les rendait orageuses. « C’est ici, » pensait-elle, « que ma vie s’est faite ! Jolie fille, assez riche, pouvant tout prétendre, j’y suis venue, sans discussion, choisir un homme veuf, dépourvu de tout charme et précoce vieillard ! Qu’avait-il donc pour me séduire, pour m’influencer ? » se demandait-elle à haute voix, avec l’accent et l’expression, si proches de l’angoisse, dont on cherche une excuse à une folle conduite. Elle revoyait à ses côtés, dans un deuil sévère, ce prétendant cérémonieux d’au moins trente-huit ans qui, ne pouvant, même en pleine cour, secouer son air digne, paraissait ne songer qu’à sa première femme. Aussitôt, les images se multipliaient. Trop baignée d’amertume pour séparer d’elle l’adolescente assez virile et peu susceptible qui s’était jadis accordée, elle prêtait à celle-ci toutes ses répulsions et, retrouvant dans sa mémoire les mille circonstances où la nature aurait voulu qu’elles se fussent trahies, s’admirait sombrement d’avoir pu les vaincre. Les baisers, surtout, quelle horreur ! « Cette bouche flétrie, » se disait-elle, « sur la mienne, si pure ! » Là, une comparaison, toujours la même, celle d’une limace couvrant de glu les pétales d’une rose, entrait en jeu, se proposait avec tant de force et la captivait à tel point qu’un moment elle cessait de verser des larmes. Du dégoût, de la honte se mêlaient en elle au désespoir que lui causaient et sa vie manquée, et les épreuves qu’elle subirait jusqu’à sa vieillesse. Puis, de nouveau, des pleurs brûlants lui coulaient des yeux. Et jamais, dans ses crises, elle ne prenait garde qu’elle supportait sans y penser, quelques mois plus tôt, ce dont l’obscure et fugitive représentation la faisait frémir aujourd’hui.
La vue de Marc lui donnait seule quelque soulagement. Tous les jours, il gagnait et s’accomplissait. Des façons de jeune homme remplaçaient chez lui l’air un peu mièvre et les manières d’enfant mortifié qu’il avait gardés si longtemps. Sa voix s’était posée, son corps musclé, dans ses regards, encore tout frais, mais déjà moins vifs, commençait à régner assez d’assurance. D’autre part, sa toilette était plus soignée. Ou, si l’on veut, elle révélait un désir de plaire qui jamais, jusque-là, n’y avait paru.
Loin de souffrir, comme autrefois, ces divers symptômes avec impatience et chagrin, sa belle-mère les notait d’un esprit joyeux et faisait tout pour les aider dans leur développement. La cuisante meurtrissure de son amour-propre en était rendue plus légère. Elle avait l’impression qu’en polissant Marc elle achevait l’unique ouvrage qui, par sa noblesse, pût en partie la justifier de l’indigne union qu’elle avait jadis contractée. Ce sentiment, négligé d’elle dans ses paroxysmes, reprenait à ses yeux une valeur frappante lorsque, rompue d’avoir cédé à l’action des nerfs, elle se retrouvait de sang-froid. Alors, l’espèce d’excitation, le chaud contentement qu’elle éprouvait à goûter Marc comme un élixir suffisait à lui faire oublier Michel. Elle avait une tendance à grandir son rôle. « Mon cavalier ! » se disait-elle, en songeant au monde, avec une nuance de fierté. Son orgueil, sa tendresse demeuraient d’une mère, mais subissaient l’altération qu’y jette à son heure la virilité d’un grand fils. Elle ne pouvait ni s’empêcher de le trouver bien, ni s’abstenir de méditer qu’il était flatteur de paraître avec lui dans une réunion. Mille propos, sur ce point, l’avaient édifiée. Intérieurement, elle admirait l’image harmonieuse que formait sa silhouette jointe à celle de Marc quand, par hasard, ils stationnaient dans le champ d’une glace.
Presque chaque jour, matin ou soir, ils sortaient ensemble. Tantôt, leurs pas les conduisaient, à travers la plaine, vers un village qu’ils parcouraient ou qu’ils contournaient pour revenir en empruntant la route de Quimper, et tantôt ils gagnaient un étroit cours d’eau dont les rives, tapissées d’une herbe abondante, couraient, obliques et capricieuses, sous de beaux ombrages. Marc, habitué à suivre Hélène, s’y montrait docile et n’en éprouvait nul ennui. La vie du monde l’avait mûri et rapproché d’elle. A partager les distractions de sa jeune belle-mère, et à la voir y déployer, depuis qu’elle dansait, une ardeur au plaisir qui valait la sienne, il avait pris le sentiment, pour lui plein d’audace, d’une relative égalité entre leurs personnes. Sa déférence n’en subissait nulle espèce d’atteinte. Tout au plus, si l’on veut, le trahissait-il — et de loin en loin, discrètement, — par une certaine indépendance de langage et d’actes que chez un autre, accoutumé de façon moins stricte, on n’aurait pas même remarquée. Cette apparence de liberté, dans une courtoisie dont toutes les notes sans exception gardaient leur fraîcheur, non seulement complétait sa nouvelle allure, mais s’accordait plus heureusement avec l’âge d’Hélène que de trop timides précautions. Quelquefois, de grands rires les secouaient tous deux. L’écho breton pouvait trouver à s’en offusquer comme d’une insolence parisienne. Plus souvent, ils causaient à bâtons rompus, dans un rapport plein d’harmonie de tout point semblable à l’entretien d’une sœur aînée et d’un très jeune frère. Marie-Thérèse les précédait en jouant au cerceau ou gambadait de l’un à l’autre et tirait leurs bras.
Mais Hélène préférait à ces excursions les promenades faites avec Marc, à l’abri des murs, dans le vaste jardin de l’Amirauté. Là, tout parlait à son esprit la plus douce des langues dont se pussent charmer ses rancœurs. Si la mémoire de sa sottise y tenait par trop, elle s’y mêlait au souvenir, si recherché d’elle, des motifs généreux qui l’avaient causée. N’était-ce pas là de quoi la rendre à sa propre estime ? Cette orgueilleuse (car elle l’était, bien qu’avec des formes, et moins, d’ailleurs, personnellement que par atavisme), une action vraiment noble accomplie par elle aurait-elle pu, même à distance, ne pas l’émouvoir ? Pareille figure, surtout blessée, néglige-t-elle un trait qui la dissocie du vulgaire ? De méditer sur une souffrance d’espèce peu commune à se dire qu’elle la doit à sa grandeur d’âme, il n’existe qu’un pas et elle le franchit. D’autre part, l’intérêt et la compassion, une profonde tendresse envers Marc, non un caprice à la merci d’un sursaut d’humeur, l’avaient jadis déterminée à conclure l’union qu’elle se surprenait à maudire. Nul détour du jardin qui ne l’y fît songer. C’était ici comme le berceau, demeuré tel quel, de ces sentiments toujours frais. Lorsqu’appuyée sur son beau-fils qu’elle tenait au cou, elle parcourait, en s’arrêtant toutes les deux minutes, une allée bossue et pleine d’ombre, mainte image du passé la faisait frémir et, sous les plis de la cravate, nouée avec mollesse, elle recherchait la peau si douce et la souple attache qu’autrefois dégageait le costume marin. S’abandonner à cette pratique en suivant son rêve lui causait une joie délicieuse. Tout un âge mort lui remontait à l’esprit d’un bond. Mais son bonheur était surtout d’éveiller chez Marc une émotion superficielle et toute fugitive où la sienne pût trouver à se rafraîchir quand, d’aventure, elle insistait sur quelque anecdote pour la lui remettre en mémoire.
Un matin, lui montrant un gros marronnier dont le feuillage, plein de reflets et bruissant d’oiseaux, formait une voûte imperméable aux rayons solaires :
— Te souviens-tu, demanda-t-elle, de ce jour d’été où, te cherchant depuis une heure, avec ta grand’mère, dans toutes les parties du jardin, nous t’avons découvert juché sur cet arbre ?
— Non, dit-il. Mais comment y avais-je grimpé ? J’étais donc bien leste et bien fort ?
— Tu avais pris, je ne sais où, une petite échelle et, une fois parvenu dans les maîtresses branches, tu t’étais arrangé pour gagner les autres. Au grand dommage de ta culotte qui revint en loques de cette téméraire excursion. Ta grand’mère te gronda, et c’était justice. Bien petite justice ! fit Hélène. Ah ! méchant drôle, poursuivit-elle, si je t’avais eu !
Elle fit un soupir :
— Comme c’est loin !
Puis, de ce ton presque uniforme et un peu chantant sur lequel, comme craignant de les voir se rompre, nous déroulons les souvenirs de nos jeunes années :
— Moi, je portais, j’en suis certaine, — il me semble y être, — une robe entravée blanche et mauve. Et j’avais les cheveux noués en catogan. Tu sais bien, cette coiffure tombant sur le cou avec deux grandes coques de faille noire. Dire que j’ai pu être assez fraîche pour supporter ça ! Me vois-tu aujourd’hui, ainsi affublée ? Les galopins du voisinage, quand nous sortirions, enverraient des pierres derrière moi !
Il tourna la tête.
— Pourquoi donc ?
— Et le temps, dit Hélène, tu le comptes pour rien ?
— Pas pour grand’chose, répliqua-t-il d’un accent sérieux, quand il fuit légèrement, sans laisser d’empreinte. Moi, petite mère, je ne vous ai jamais vu vieillir.
Elle leva les épaules avec impatience.
— Ah ! dit-elle, flatteur ! Comme tu mens !
Mais sa poitrine était serrée, mais sa voix tremblait et le plaisir qu’elle éprouvait la rendait toute rose. Marc affirma chaleureusement qu’il était sincère. Cependant, ils rentrèrent, un quart d’heure après, sans qu’Hélène fût sortie de ses réflexions.
De ce jour, elle connut une félicité qui présidait à son réveil et grisait son cœur tant qu’elle n’était pas endormie. Ses chagrins disparurent dans cet enchantement. Ce fut en elle comme si des eaux longtemps abondantes et qu’elle présumait épuisées avaient repris nonchalamment leur cours d’autrefois. Tout l’esprit qu’elle donnait à son infortune devint la proie, si délirante qu’elle ne souhaitait mieux, d’un espoir sans figure et sans précision. Il lui semblait qu’à la faveur de cette vive jeunesse dont elle présentait tous les signes elle recevrait d’une destinée exorable, en somme, puisque déjà, par intervalles, tintait une promesse sous son apparent dernier mot, une attention particulière, un bonheur quelconque. Où, comment, à quelle date, il importait peu ! Le principal était pour elle qu’un tel événement fût encore possible à son âge. Rien n’était excitant comme de s’en convaincre. Le toucher de sa joue la remplissait d’aise et tous les miroirs la flattaient.
Dans les motifs de l’affection qu’elle portait à Marc s’était glissé le sentiment d’une obligation qu’elle avait de plus envers lui. Sans le vouloir, par le seul jeu d’une franchise brutale, qu’elle s’amusait à comparer à celle d’un jeune chien, il l’avait tonifiée et sauvée d’elle-même. L’adolescent prenait plaisir, par ces longs jours d’août, dans cette campagne aimable et saine, mais sans distractions et dont le manque de pittoresque engendrait l’ennui, à reproduire par le dessin et par la couleur divers aspects du vieux domaine si traditionnel où s’était écoulée sa petite enfance. Les promenades lui plaisaient fort, sans l’intéresser. Il avait passé l’âge des jeux. Ces esquisses l’instruisaient et lui tuaient le temps. Hélène, bientôt, prit l’habitude, lorsqu’il travaillait, de s’installer auprès de lui dans un fauteuil bas, munie d’un ouvrage ou d’un livre. Elle évitait de le gêner en lui parlant trop. Mais, quelquefois, lorsqu’un chapitre offrait un passage qui lui paraissait remarquable, elle lui en faisait la lecture.
C’était pour elle un grand sujet de curiosité que l’impression produite sur Marc par certaines des phrases dont elle-même admirait les subtiles cadences. Le voyait-elle cesser de peindre et secouer la tête, qu’elle donnait à sa voix, tout naturellement, une intonation plus émue. Il lui semblait qu’entre leurs cœurs se tissait un lien qui les attirait l’un vers l’autre. Marquait-il, au contraire, de l’indifférence, elle s’ingéniait, par l’analyse, à rendre éclatante la gracieuse invention qui l’avait touchée. Et parfois, mais gaiement, elle le traitait d’âne lorsqu’elle notait sur son visage le sourire de coin par lequel s’exprimait qu’à la réflexion il y demeurait insensible.
En public, aussi bien qu’en particulier, toutes ses manières portaient l’empreinte d’une délicatesse sur laquelle elle tentait de donner le change par de familières apostrophes. A aucun prix, même en ayant un solide motif, elle n’aurait grondé sérieusement. Un scrupule assez vague s’y fût opposé. L’ère des réprimandes était close. Dans ce garçon tenu par elle, des années durant, avec une rigueur inflexible, elle voyait désormais un individu, autrement dit un être humain doué de liberté dont les actions et les penchants pouvaient lui déplaire sans cesser pour cela d’être respectables. En l’accusant d’abandonner tout contrôle sur lui, on se serait heurté sans doute à sa conscience même, on l’aurait indignée, on l’eût fait bondir. Pratiquement, néanmoins, elle se démettait. De l’indulgence, elle descendait à une tolérance qui ne devait qu’à la nature peu frondeuse de Marc de n’avoir pas à s’exercer plus assidûment. Sans besoin, par humeur de le flagorner, elle en venait à se soucier de ses opinions, à le consulter sur ses goûts. Toutes façons relâchées que, six mois plus tôt, elle aurait jugées imbéciles.
Dans cette maison, qu’entretenaient avec dévouement de vieux domestiques éprouvés, ses devoirs de maîtresse ne l’occupaient guère, le plus gros étant fait suivant une routine qui la dispensait d’y pourvoir. Les leçons qu’elle donnait à Marie-Thérèse lui prenaient, tout au plus, chaque matin, deux heures. Puis commençait de s’écouler une grande journée vide où des besognes comme, le jeudi, l’inspection du linge, avaient l’importance d’événements. Bientôt, le temps lui parut long qu’elle passait sans Marc. Ce n’était point qu’elle désirât sa conversation à la manière de tant de femmes, même intelligentes, qui se sentent désœuvrées dès que chôme leur langue, mais sa présence lui inspirait une tranquillité qu’elle cherchait en vain hors de lui. De ses sourires, de ses propos, de ses silences mêmes, naissaient l’équilibre et la joie. Avait-elle, dans sa chambre, un moment pénible, elle descendait auprès de Marc et tout s’effaçait. Pareille vertu, qu’elle attribuait aux mille ressemblances de leurs caractères respectifs, la charmait comme une preuve de sa réussite dans la mission d’éducatrice qu’elle s’était donnée. « Il est mon ouvrage, » pensait-elle. « Je l’ai voulu, » se disait-elle, « moralement moi-même, aujourd’hui, ce reflet m’est une compagnie dont je me délecte avidement ! » Les différences, pourtant réelles, qui régnaient entre eux, ou elle mettait une complaisance à les négliger qui pouvait paraître un peu vive, ou, trop frappantes, elle s’en souciait comme de fantaisies et se bornait à déplorer légèrement chez Marc un amour excessif pour le paradoxe. Au fond du cœur, peut-être même se réjouissait-elle, tirait-elle vanité de lui croire ce goût. Toute expression que revêtait son intelligence la jetait secrètement dans l’admiration.
Les seules visites que l’on reçût à l’Amirauté étaient celles du comte de Kerbrat. Excepté quand la goutte le tourmentait trop, il y venait régulièrement deux fois par semaine, sans jamais consentir à passer la nuit. C’était une chose, déclarait-il avec bonne humeur, qu’il ne faisait bien qu’à Quimper, ajoutant que l’arome d’un jardin breton ne valait pas pour l’endormir celui des vieux livres qui, de tout temps, avait été son cordial de choix et son plus actif narcotique. Comme le progrès avait banni la voiture à mules des moyens ordinaires de locomotion, il recourait, depuis la guerre, pour le transporter, à une voiture automobile, relique d’un garage, qui rappelait par son moteur et sa carrosserie la période héroïque de ce véhicule. Lorsque le comte, sur les neuf heures, se mettait en route, la campagne l’apprenait jusqu’aux horizons. C’était un bruit vraiment affreux de ferraille disjointe, régulièrement accompagné comme des coups d’une pioche. La vieille machine, faisant effort de toute sa carcasse, se recueillait entre les pointes qu’elle poussait à fond, semblait avancer par saccades. Dans les côtes, elle allait à l’allure du pas et, pour garder sur le parcours son honnête moyenne, dans les descentes, elle zigzaguait comme une grand’mère ivre.
Le gentilhomme sortait de là le feutre écrasé et la redingote blanche de poudre. Aussitôt, les enfants se jetaient sur lui. Il agitait Marie-Thérèse ainsi qu’une poupée et grognait un mot tendre en embrassant Marc. L’âge mordait peu sur ce colosse toujours excentrique et ses souffrances ne lui donnaient aucune amertume.
En venant s’installer à l’Amirauté, Hélène avait, cette année-là, ressenti d’abord un peu d’éloignement pour son père. Dans l’état de détresse où elle se trouvait, elle le blâmait d’avoir jadis, par philosophie, accepté sans lutte son mariage. « Une remontrance, au besoin même, une opposition, et, connaissant sur cette matière sa largeur d’idées, j’aurais réfléchi ! » pensait-elle. Ce grief n’avait pas résisté longtemps. Dès la seconde apparition du cordial vieillard, l’affection qu’elle lui vouait l’avait balayé. C’était une chose bien difficile, et surtout pour elle, que d’en vouloir profondément au comte de Kerbrat d’avoir agi sans tenir compte d’un scrupule courant. Toute sa vie témoignait d’une indépendance dont sa cravate aux coques flottantes était l’étendard. Sans doute, l’esprit d’autorité lui manquait un peu. Mais peut-on demander à l’agneau des griffes ?
Tel qu’il était, avec sa goutte, ses allures fantasques et sa rayonnante bonhomie, avec ce tour d’intelligence qui bravait l’absurde et prêtait tant de grâce à l’érudition, comme naguère, il faisait les délices d’Hélène. A trente-deux ans, elle retrouvait, dans toute sa fraîcheur cet extrême plaisir à l’entendre qui, bien plus jeune, la lui rendait entièrement soumise. Sa mémoire continuait à l’émerveiller. Elle adorait cette humeur brusque et pleine de tendresse dont il lui disait par instants : « Voyons, ma fille, tu n’y es pas ! Ta pensée barbote. Réfléchis un peu. C’est si simple ! » Puis, agitant sa tête chenue, et vraiment comique par le regard désespéré qu’il lançait au ciel : « Qu’avons-nous fait de monstrueux, ta sainte mère et moi, pour qu’une pareille sotte nous soit née ! » De telles boutades, bientôt suivies d’un sourire de biais, ravissaient la jeune femme comme des compliments, tant, avec force, elles soulignaient, par leur tournure même, le caractère exceptionnel de ses défaillances. Moins sujette à pécher sur certaines questions, elle abordait plus volontiers, dans leurs entretiens, la littérature ou l’histoire, mais, en pratique, le choix du thème lui importait peu. Tous les sujets lui étaient bons à prêter l’oreille aux curieuses paroles de son père.
Soyons véridiques ! Tous, moins un. Il suffisait pour qu’elle rompît une conversation que celle-ci, par hasard, tombât sur Michel. Alors, sans cesse, au mot Michel, elle opposait Marc, jusqu’au moment où le vieil homme, se laissant conduire, abandonnait son gendre obscur, si loin sur les flots, pour son petit-fils d’adoption. La pudeur, la fierté dissuadaient Hélène de dévoiler le sourd secret, en partie d’alcôve et, pour le reste, inconciliable avec une âme forte, qui faisait d’elle, depuis deux mois, une femme malheureuse. Or, elle savait que, facilement, elle se fût trahie et, d’autre part, n’ignorait point, connaissant son père, qu’elle n’eût pas été approuvée. Après douze ans d’une vie commune subie sans révolte, un éloignement aussi rapide, aussi capricieux, eût paru méprisable au comte de Kerbrat qui, passionné d’extravagance, mais féru d’honneur et d’une parfaite égalité dans ses attachements, appréciait en Michel un homme sans reproche. Volontiers, sa conscience négligeait les formes. Il aurait mis fort peu d’égards à blâmer sa fille et n’aurait eu pour l’accabler que trop d’arguments. Hélène voyait avec horreur poindre une circonstance où, par sa faute, elle eût perdu la confiance aveugle, peut-être l’estime de son père. Depuis l’époque où, grâce à lui, sa nubilité se livrait au savoir dans un enchantement, elle tenait ces deux biens pour des plus précieux. N’était-il pas tout naturel qu’ils fussent défendus ?
Puis, converser de son beau-fils était une telle joie ! Interrogée sur ses études ou sur ses penchants, elle éprouvait dans tout son être une chaleur très douce, et, stimulée par un éloge, parlait d’abondance. Nulle entreprise ne lui causait plus noble émotion que d’inspirer à son vieux père une idée flatteuse du jeune homme élégant qu’elle avait formé. Son esprit s’appliquait à le définir, toute sa finesse à rechercher dans son personnage les qualités et les défauts les plus sûrs de plaire, et souvent même, par amour-propre, elle mentait sur lui. Pareille ardeur divertissait le comte de Kerbrat, généreux lui-même par nature, au fond, ravi, quand sa mémoire lui rendait une trace des méthodes violentes de sa fille, qu’elle eût passé de la cravache à tant d’enthousiasme. Il n’essayait d’en modérer les démonstrations qu’à des moments où, bien que vues avec indulgence, elles lui paraissaient excessives. Car, alors, l’ironie reprenait ses droits, sa forte tête, sollicitée trop indiscrètement, refusant tout net l’adhésion.
Hélène, un jour, lui présenta deux esquisses de Marc, faites à la diable et rehaussées de touches d’aquarelle. L’une montrait un vieil arbre à demi ruiné, non loin duquel, en plein soleil, sur des verts trop crus, prospérait un massif de rhododendrons, l’autre, une Bretonne à la fontaine qui lavait du linge.
— N’est-ce pas, père, lui dit-elle, que c’est étonnant ?
Le gentilhomme prit son pince-nez, le fixa sans hâte et souleva les deux croquis d’un geste étendu pour les exposer au grand jour.
— Honorable ! fit-il après examen. Ça manque un peu de légèreté, la couleur bafouille, voici des fleurs que l’on prendrait assez facilement pour de petits mouchoirs de poche de femme élégante… Mais, enfin, c’est un bon exercice d’élève !
Hélène laissa tomber :
— Vous êtes sévère !
— Le crois-tu bien ? interrogea M. de Kerbrat avec un sourire malicieux, amusé qu’il était de cette épithète dont, jusque-là, pas une personne de sa connaissance ne l’avait encore gratifié.
— Mais, certainement ! dit la jeune femme. Oui, par exception ! Moi, je trouve Marc, déclara-t-elle, en constant progrès. Voyez donc ce feuillage, s’il est délicat, et cette bonne femme, au bord de l’eau, comme elle est construite ! Certains détails sont négligés, mais volontairement, pour, je suppose, mettre en valeur les points essentiels. Il se donne, cet enfant, une peine infinie !
— Ce n’est pas une raison pour qu’il me surprenne ! articula, les mains croisées, le vieil historien, en agitant de droite à gauche sa crinière chenue avec un paisible entêtement. Tu sais qu’en art, je n’admets pas la médiocrité. Marc deviendra, s’il persévère, un bon amateur, mais jamais un artiste au plein sens du mot. Jamais un vrai maître, un grand peintre ! Il s’en faudra d’une quantité de petites nuances que ton œil, comme le mien, saisit forcément. Le travail peut donner plus ou moins d’adresse, mais pas une seule des qualités qui ne s’acquièrent pas !
C’était en propres termes, ou peu s’en faut, ce qu’Hélène avait dit, en octobre, à Marc pour l’éloigner de la peinture, dont il voulait vivre, et lui faire choisir une carrière. Elle s’en souvint et, tout à coup, ses propos d’alors lui parurent affreux d’injustice. L’éclair d’une foi qui s’ignorait surgit dans ses yeux, en même temps qu’un pli dur lui pinçait la bouche. Elle se retourna vers son père.
— J’ai pensé, lui dit-elle, un instant comme vous. Oui, peut-être en vertu de cette prévention qui jette encore de la méfiance et du discrédit sur les vocations artistiques ! Mais, aujourd’hui, mon opinion s’est bien modifiée. Marc a du talent, j’en suis sûre ! Vous conviendrez que, de nous deux, si quelqu’un se trompe, il y a toutes les chances pour que ce soit vous, qui le jugez sur des pochades sans grande importance… alors que moi, reprit Hélène, moi qui l’ai suivi…
Le gentilhomme, interloqué par cet argument, fit une moue de pitié et haussa l’épaule.
— Voyons, mon enfant, rends-toi compte…
— N’insistez pas ! s’écria-t-elle. C’est tout vu, mon père !
— Eh ! bien, alors, n’en parlons plus ! fit-il d’une voix douce.
Excepté sur des points si insignifiants que leurs querelles les plus ardentes duraient une minute et se terminaient par des rires, ils se trouvaient en désaccord pour la première fois. La question cessa d’être agitée entre eux et, par la suite, ils évitèrent méticuleusement toute occasion de la reprendre, avec ou sans fièvre. Cette expérience inattendue leur avait suffi. Mais, si l’humeur philosophique du comte de Kerbrat lui permettait de négliger tout naturellement la violence dont avait témoigné sa fille, la jeune femme conserva de leur discussion un souvenir qui, sans faire naître une sérieuse rancune, lui gâtait, par instants, quelque peu son père. Elle le présuma moins cordial. Dans les regards qu’elle dirigeait fréquemment vers lui, il en fut d’assez froids et de soupçonneux. A tout propos, ne s’agît-il que d’un trait plaisant, que d’une réflexion sans portée, elle sentait le besoin de protéger Marc contre une malice dont le mordant et la perfidie existaient dans sa seule imagination. Il ne pouvait, sans l’inquiéter, paraître ombrageux, ni froncer le sourcil sans qu’elle s’en émût. On aurait dit qu’elle faisait corps avec son beau-fils.
Ils rentrèrent à Paris vers le 20 septembre. Une pluie fine, pénétrante, ininterrompue (l’unique sujet d’irritation que donne la Bretagne, mais si vif qu’il oblige à bientôt la fuir, comme on délaisse, en soupirant d’en être excédé, une ravissante femme qui pleure trop) s’était mise à tomber bien avant l’automne, rendant maussade et fastidieux le séjour aux champs. Confinée dans les murs de la vieille demeure, Hélène, pensant que le soleil réapparaîtrait, avait patienté une semaine. Puis, de guerre lasse, exaspérée par le suaire liquide derrière lequel se dérobaient en partie les arbres, elle avait fait, dix jours plus tôt qu’elle n’avait prévu, ses préparatifs de départ.
A Paris, le climat n’était guère meilleur. Mais c’est une ville qu’il faut aimer sous les cataractes si l’on veut se flatter de l’aimer un peu. Aussi bien ne sont-elles que d’une petite gêne pour qui ne met le pied dehors qu’à sa fantaisie. Rendue à sa maison, à ses chers livres, Hélène goûtait le contentement d’une rapatriée à reprendre en détail toutes ses habitudes. Le ciel noir qui, là-bas, lui semblait odieux, n’avait plus, ici, d’importance. Les yeux, sans doute, l’eussent préféré moins gonflé d’averses, mais on pouvait si facilement s’en accommoder !
Marc, en revanche, traînait partout un ennui visible et supportait avec malaise le désœuvrement où les circonstances l’obligeaient. Les études faites en trop grand nombre à l’Amirauté l’avaient rassasié du dessin qui, de plus, pratiqué dans une petite chambre après la joie d’un long contact avec la nature, lui paraissait une distraction singulièrement froide. D’autre part, une retraite d’environ deux mois avait eu pour effet d’aiguiser en lui un amour déjà vif des divertissements, lequel amour s’impatientait dans cette saison morte où Paris, justement, n’en offrait aucun.
Sa belle-mère essaya, sans y parvenir, de l’inciter par son exemple à prendre avantage sur cette passagère dépression. Il répondait à ses avances avec maussaderie. Autrefois, elle l’aurait vertement secoué. Mais ce qui l’eût alors vexée la préoccupait, sans lui donner la tentation de mettre à l’épreuve le pouvoir ordinaire de ses réprimandes. C’était un peu comme si, du trouble observé chez Marc, elle s’était, pour une part, reconnue fautive. Ce sentiment, des plus confus, et d’ailleurs absurde, impossible aussi bien à fonder qu’à vaincre, la poursuivait comme fait la crainte d’une compromission à certaines consciences ombrageuses qui, pourtant, n’arrivent pas à saisir leur tort. Il lui semblait que plus de soins, une tendresse plus molle, une plus éloquente affection rendraient à Marc la bonne humeur qu’il avait perdue. Elle ne savait qu’imaginer pour lui faire plaisir et se reprochait sa froideur.
Profitant d’un accès si persévérant que deux repas consécutifs s’étaient écoulés sans qu’il prononçât une parole :
— Voyons, mon loup, dit-elle un soir, causons peu, mais bien ! J’en ai assez de te voir faire une tête de martyr et garder un silence de conspirateur. Il y a quelque chose qui ne marche pas. Dis-moi ce que c’est. Sois sincère !
Le jeune homme déclara qu’il mourait d’ennui et qu’au surplus tous ses efforts étaient impuissants à le faire triompher de cet affreux mal.
— Que te manque-t-il ? reprit Hélène.
Il n’en savait rien.
Elle insista, se fit câline, lui pressa les tempes, le contraignit par des caresses à lever les yeux, à la regarder bien en face.
Malgré lui, brusquement, il se mit à rire.
— Eh ! bien, fit-il avec chaleur, je voudrais danser !
— Danser, mon chéri ?
— Oui, danser !
Elle se mordit le bout d’un doigt, cherchant une réponse.
— Et pourquoi pas cueillir la lune ? Personne n’est rentré. Te figures-tu que les salons vont s’ouvrir pour toi ? Il faut prendre patience, jeta-t-elle enfin.
Mais sa légère hésitation avait frappé Marc. Avec l’instinct qu’ont les jeunes gens des humeurs d’autrui quand leurs fantaisies sont en jeu, dans le silence de sa belle-mère, puis dans sa réplique, il avait senti poindre un certain regret. Visiblement, il lui coûtait de ne rien pouvoir pour lui donner satisfaction à brève échéance. Son esprit travailla sur cette certitude. Deux jours après, l’air nonchalant, le regard perdu, de son accent le plus timide, il dit à Hélène :
— A propos, petite mère, mon désir de danse… Et si j’avais trouvé tout seul un moyen pratique ; sans attendre encore deux grands mois…
Elle fit un bond.
— Le gramophone ? Que j’en achète un ? Ça jamais, mon petit ! Ce serait atroce !
Il indiqua d’un signe de tête qu’elle se méprenait.
— Alors, quoi ? dit-elle.
— Le dancing !
Elle crut avoir mal entendu, puis haussa l’épaule et se mit à sourire, comme d’une plaisanterie. Le mot, d’abord, l’image, ensuite, lui faisaient horreur.
— Oh ! conclut Marc, c’est une idée… Elle vaut ce qu’elle vaut !
— Pas bien cher ! dit Hélène avec enjouement.
Pourtant, la nuit, elle y revint, ne pouvant dormir, et, sans vouloir s’y arrêter, la jugea moins folle. Simplement, audacieuse et peu séduisante. Après tout, maintes jeunes femmes de ses relations se privaient-elles d’aller goûter, avec leurs maris, dans les salles de danse à la mode, un plaisir que le monde leur marchandait trop ? Le jour suivant, Marc, retombé dans son humeur noire, parut à table avec cette mine close et contrariante qui lui devenait habituelle. Sa belle-mère pressentit un léger chantage, mais souffrit à tel point de le voir morose que l’impatience qui la gagnait en fut effacée. Au dessert, elle n’avait qu’une pensée en tête : « Le remède efficace est à ma portée et je ne veux pas m’en servir. » Plus elle cédait complaisamment à cette obsession, plus elle songeait que ses scrupules étaient anormaux chez une personne qui se flattait d’avoir l’esprit large. Aucune raison vraiment sérieuse ne les expliquait. « Préjugé provincial ! » se répétait-elle, et, de tout cœur, elle détestait tous les préjugés, comme elle exécrait la province. L’après-midi lui parut morne et interminable. Dans la soirée, elle s’accorda que certaines défaites honoraient totalement, bien loin d’humilier, par la victoire qu’y remportait le libre examen sur des sentiments imbéciles. Encore un jour d’hésitation, et elle dit à Marc :
— J’ai réfléchi à ton idée. Elle n’est pas si bête ! C’est curieux comme, d’abord, on se fait un monde de choses qu’ensuite on étudie et qu’on voit toutes simples. Nous irons prendre une tasse de thé, puisque ça t’amuse, dans un de ces établissements, plus stupides que louches, dont je demande à taire le nom, qui me répugne trop. Attends, conclut Hélène, nous sommes mardi… Vendredi prochain, par exemple !
Il rayonna, battit des mains, lui sauta au cou.
— Mais, prends garde ! fit-elle sous ses embrassements. Tu te trompes si tu penses qu’une fois dans la place je souffrirai que tu invites la première venue. Je veux bien te distraire, non t’encanailler. Tu ne danseras qu’avec moi !
Le jeune homme s’attendait à cette condition. Elle relevait, lui semblait-il, d’une prudence moyenne. Ce fut à peine s’il remarqua la chaleur d’accent qu’avait mise sa belle-mère à la signifier. La perspective de retrouver, même abâtardi, le plaisir délicieux qu’il goûtait au bal l’aurait fait passer sur bien d’autres. Pendant trois jours, il n’eut de soins que pour ses cravates.
Une curieuse impression s’empara d’Hélène lorsqu’elle entra, suivie de Marc parfaitement à l’aise, dans le premier des trois salons du Sémiramis, qu’elle savait fréquenté par des gens corrects. Sans la parole qui l’engageait, et qu’elle regretta, elle serait sortie aussitôt. Il lui semblait que, par faiblesse, elle prenait sur elle de guider son beau-fils dans un mauvais lieu. Les parfums, les toilettes, la tiède atmosphère, jusqu’à ces lampes dont la clarté ne se diffusait qu’à travers des étoffes drapées ou tendues, tout ici respirait la sensualité, se composait pour rendre aimables, ou du moins faciles, des accouplements équivoques. Elle éprouva pour sa conduite un dégoût violent et, mesurant le tort moral qu’elle causait à Marc, elle se détesta, elle eut honte. Mais elle s’assit, elle regarda plus attentivement et, tout à coup, ces sentiments qu’elle croyait si forts disparurent sans laisser aucune trace en elle. Rien ne pouvait s’imaginer de plus innocent que le plaisir cérémonieux pris par les maniaques qu’on voyait évoluer dans ce décor louche. Tout entiers à l’ivresse de marquer des pas, ils s’étreignaient, se renversaient et mêlaient leurs jambes sans qu’un éclair vint animer, dans leurs durs visages, leurs fixes prunelles d’alcooliques. Pas un, d’ailleurs, n’ouvrait la bouche pour placer un mot. « Leur façon de s’aimer ! » pensa la jeune femme. Dans son esprit, désormais libre et sans inquiétude, secrètement déçu, plein d’aigreur, se peignit un tableau des grandes décadences, qu’elle croyait agitées de transports farouches et qui, au fond, se réduisaient à ces trébuchements d’une chorégraphie insipide. Des collégiens donnaient le branle à d’anciennes poupées. Des criquets d’Espagne à des outres. Ici et là, certains danseurs, déjà vieux et chauves, semblaient compter leurs exercices, faits avec méthode, comme on compte, à Vichy, les verres d’eau d’une cure. Un mépris formidable envahit Hélène.
Mais Marc languissait sur sa chaise. Elle le prit par la main et ils s’élancèrent. Quinze mesures n’avaient pas résonné pour eux que l’ombre même de la révolte un instant subie avait délaissé la jeune femme. Corps docile, à son tour grave et silencieuse, elle n’était plus qu’à l’agrément dont la pénétrait un plaisir longtemps oublié. Toute impulsion reçue de Marc lui paraissait douce et si, parfois, elle essayait de lire dans ses yeux le déhanchement ou la flexion qu’il attendait d’elle, certain sourire dont rayonnait son joli visage l’attachait à lui par surcroît. Quand la musique cessa de jouer et qu’ils se lâchèrent, ce fut Hélène qui témoigna du désappointement. Les premières notes d’une autre danse la trouvèrent debout.
Ils ne quittèrent l’établissement qu’à l’heure du dîner. La jeune femme riait, plaisantait. On aurait dit que, venue là pour contenter Marc, elle y avait elle-même puisé un dérivatif secrètement désiré par toute sa personne. Au surplus, quel démon se glissait en elle ? Loin d’éprouver dans l’omnibus une fatigue quelconque, elle se sentait le corps dispos comme après un bain et d’une humeur, si l’occasion s’en était offerte, à recommencer sur-le-champ. Tout à coup, elle songea qu’il dépendait d’elle de s’accorder aussi souvent qu’il lui conviendrait le plaisir étonnant qu’elle avait goûté. Cette pensée l’occupa jusqu’à son sommeil. Le jour d’après, la tentation s’était faite si vive qu’il lui fallut toute sa sagesse pour y résister et remettre à plus tard une autre expérience. Mais, le lundi, n’y tenant plus, elle fit signe à Marc et reprit le chemin de Sémiramis. Ils y retournèrent le mardi.
Ce fut alors que, trahissant un léger scrupule, elle dit au jeune homme d’une voix gaie :
— Toujours tête à tête ! Toujours nous ! La musique, je me lève, nous nous ébranlons… On finira par nous nommer les inséparables et j’avoue, en conscience, qu’on n’aura pas tort. Et puis, tu sais, notre isolement sent l’arrière-boutique ! Réflexion faite, je te laisse libre, aujourd’hui du moins, de choisir parfois une danseuse.
— Alors, et vous ? demanda-t-il.
Il semblait inquiet.
— Mais j’espère bien, s’écria-t-elle, que tu m’aimes assez pour ne pas te soucier uniquement des autres !
Il insista, voulut savoir si, réciproquement, elle comptait s’amuser en dehors de lui.
Elle le regarda.
— Tu es fou ! Me vois-tu dans les bras d’un olibrius qui m’aurait invitée sans présentation ? Il y a quantité de petites licences que, toi, tu peux prendre, et moi pas !
Sa décision lui paraissait des plus naturelles. Cependant, elle connut un certain malaise quand Marc, soudain, l’abandonnant, traversa la salle pour s’approcher d’une mince personne qu’il pria d’un mot et qui lui sourit docilement. Fallait-il supposer qu’il l’avait choisie ? L’air d’une enfant montée en graine dans sa jupe trop courte, elle n’était pas sans élégance et elle dansait bien. Son clair visage offrait, en outre, un charme assez doux. Mais le jeune homme, de qui la taille dépassait la sienne, la conduisait sans abaisser un regard sur elle, ni lui adresser la parole. Hélène se sentit rassurée.
L’impression du début ne lui revint pas. Estimées, d’un coup d’œil, fades ou disgracieuses, deux ou trois autres partenaires que Marc prit ensuite la laissèrent au même point dans l’indifférence. Entre leurs tours, par amour-propre, étudiant ses pas, elle tâchait simplement à danser mieux qu’elles. Ambition qui, bientôt, lui parut frivole, tant elle la jugea superflue. Pour l’emporter sans discussion, au regard de tous, sur d’aussi chétives concurrentes, n’avait-elle pas cette allure noble et cette belle stature qu’à chaque passage lui renvoyait un immense miroir disposé, dans un angle, entre deux colonnes ? Si la race, bien souvent, se réduit en poudre aux premières touches que lui inflige une critique serrée, où vraiment elle existe, elle est éclatante ! Que pesaient auprès d’elle ces petites bourgeoises ? Qu’osaient-elles prétendre ou tenter ? Pas une seconde, elle n’eut l’idée, même voilée d’un doute, que, parmi elles, pût figurer une femme de son rang. Elle savait bien qu’il en venait dans cette salle de danse, et de fort nombreuses, d’impeccables. Cependant, à ses yeux, ce n’était qu’une bande et, dès l’instant que ces temps-ci, par suite des vacances, elle vivait éloignée du Sémiramis, tout le reste n’était que fretin vulgaire.
Cet argument sans nulle valeur, qu’une autre eût secoué, se proposait comme péremptoire à l’orgueil d’Hélène. Elle en tirait avec délices de douces conclusions. Par là s’explique la liberté qu’elle laissait à Marc, liberté qu’à l’usage elle accrut plutôt, que, dans l’excès presque imbécile de son assurance, elle aurait eu honte de restreindre.
Mais, un jour, elle crut bien que son cœur stoppait. Dans tout son corps se répandirent cette gêne et cette glace par où, souvent, nous pressentons l’approche du malheur. Par hasard, en cherchant son beau-fils des yeux, elle l’avait aperçu serrant une danseuse avec qui, plusieurs fois, il s’était montré sans qu’elle y prêtât attention. Et elle venait de s’aviser qu’ils causaient ensemble.
C’était une personne blonde, de taille moyenne. Elle avait la souplesse des femmes très bien faites et, réellement, touchait à peine les lames du parquet. Sa toilette épousait d’assez près la mode, mais conservait un caractère simple et personnel, dû, pour une part, à des manches longues lui couvrant les mains et, pour l’autre, à la ligne pleine de discrétion que dessinait sa robe écaille très peu décolletée. Tout, sur elle, était net, sans une faute de goût. Mais elle portait, contre l’alliance, à l’annulaire gauche, un brillant d’une grosseur peut-être excessive.
Hélène s’agita nerveusement. Ce n’était ni cette femme qui l’avait troublée, ni même, au fond, qu’elle échangeât avec son danseur des propos, sans nul doute, dénués d’importance. C’était la face resplendissante qu’elle voyait à Marc. Un beau sourire au coin des lèvres et le teint fouetté, elle le sentait tout occupé à faire le gracieux, à se conduire non en gamin, mais en vrai jeune homme, pour tout dire, à donner de son personnage une idée flatteuse et durable. Bousculé par un couple au milieu d’un pas, il témoigna de l’impatience, prit un air cassant. Puis, sa figure, encore toute rose, se rasséréna. Hélène comprit que sa danseuse l’avait apaisé, qu’elle avait mis au compte du feu que montraient certains ce qu’il craignait qu’elle n’imputât fort injustement à une maladresse de sa part.
La danse finie, elle prit sur elle pour ne rien trahir de l’état déplaisant où elle se trouvait. Marc babillait avec entrain. Elle lui répondit. Dans ses paroles, elle affectait beaucoup d’insouciance et sa gaieté sonnait toujours au moment voulu, bien qu’avec un accent très légèrement faux. Cependant, ses regards se coulaient sans cesse vers la dame blonde, en robe écaille, assise non loin d’elle. Tout à coup, se penchant et l’observant mieux :
— Mais, se dit-elle, c’est une vieille femme ! Elle est toute fanée !
Près de l’oreille, au coin des lèvres, à la commissure des paupières, également dans un pli que formait le cou lorsque la tête s’orientait d’une certaine façon, Hélène venait d’apercevoir de ces meurtrissures qui, même fardées, blessent aussi vite un œil féminin que le mince défaut d’une étoffe. Sans doute, aucune n’était empreinte avec profondeur, ce qui rendait fort difficile de fixer un âge à cette personne plus élégante que vraiment jolie. L’œil était vif, le menton sec, le nez restait pur, d’autre part, la tournure, étonnamment jeune, compliquait encore le jugement. « Entre quarante et quarante-cinq, » estimait Hélène qui, brusquement, se décida pour quarante-cinq ans, sur le vu de la main, belle, mais décharnée. « Quarante-cinq, » reprit-elle, « si ce n’est cinquante ! » Cette assurance qu’elle se donnait lui fut agréable et calma en partie ses appréhensions. D’ailleurs, la salle retentissait d’un nouveau prélude. Marc était debout, l’invitait. Elle cessa de penser pour s’unir à lui.
La glace de coin ne l’avait pas reflétée trois fois que, ressaisie par la confiance et l’exaltation qu’elle puisait à loucher vers sa propre image, elle avait oublié ce faible incident. Mais le répit, bien qu’absolu, fut sans grande durée. Deux jours plus tard, en pénétrant au Sémiramis, elle revit la même femme dans une robe gros bleu. Un quart d’heure s’écoula, Marc la fit danser et, de nouveau, le cœur d’Hélène subit une tourmente. La première, impétueuse, mais inattendue, l’avait sommairement bouleversée. Celle-ci, moins forte et plus perfide, la ravagea mieux, touchant en elle des points secrets qu’elle connaissait mal ou qu’elle supposait à l’abri. Ce n’était plus dans l’expression du visage de Marc, dans son air, sa couleur et son rayonnement qu’elle trouvait un prétexte à ses inquiétudes, mais de ses yeux, mais de l’ardeur qu’elle y voyait luire que, positivement, elle souffrait. Combien, d’ailleurs, toute la personne de l’adolescent accusait son zèle et son trouble ! Et qu’elle-même les notait avec certitude ! Qu’elle devinait embarrassées, rien qu’à leur vitesse, les réponses qu’il jetait à sa partenaire ! Une autre danse, et des plus libres, un moment après, les ayant réunis pour la seconde fois, Hélène, avec avidité, presque avec passion, scruta de loin, tant qu’elle dura, les regards de Marc, recherchant les symptômes qui l’avaient émue. Ils réapparurent plus marqués.
Elle se garda d’y faire encore aucune allusion. Son cœur était si lourd, sa chair si molle qu’il lui semblait qu’à s’y résoudre elle aurait pleuré avant d’avoir dit un seul mot. Puis, comment aborder dans un lieu public une question qu’elle jugeait d’une telle importance ? Par quel bout la prendre, au surplus ? « A la maison, » réfléchit-elle, « ce sera plus simple ! » Interrogeant, toutes les minutes, furtivement sa montre, elle attendit l’heure du départ sans vouloir danser, prétextant la fatigue et des névralgies. Dans son esprit s’enchevêtraient toutes les apostrophes par une desquelles pourrait s’ouvrir leur explication. Mais, vraiment, l’impatience la tourmentait trop ! Elle prit une voiture pour rentrer. Aussitôt dans sa chambre, elle arrêta Marc qui, justement, la traversait pour gagner la sienne, comme il le faisait fort souvent, et lui jeta d’une voix légère qui tremblait un peu :
— Eh ! bien, j’espère que tu t’en paies, avec la dame blonde !
Il parut surpris.
— Quelle dame blonde ?
— Voyons, cette femme entre deux âges… plutôt mince que forte.
— Ah ! oui, fit-il sans réfléchir, madame Aliscan !
Hélène reçut un choc atroce, mais elle se contint.
— Comment sais-tu son nom ?
— Elle me l’a dit.
Il était devenu d’une extrême rougeur.
— J’aime à croire qu’elle te plaît ! répartit Hélène. Si tu savais comme tu es drôle, quelle figure tu prends, de quels soins tu entoures cette coquette personne quand elle te fait l’insigne honneur d’accepter ton bras ! Dans mon coin, par instants, j’en riais toute seule…
Il déclara en regardant sa belle-mère en face :
— Je la trouve gracieuse ! Elle danse bien !
— Oui ? C’est égal, fit la jeune femme, elle n’est pas trop fraîche ! Pour un artiste, ajouta-t-elle, comme tu prétends l’être, il y a pourtant mieux sans chercher bien loin !
Ce dernier trait avait jailli tout naturellement, sans qu’elle eût mesuré sa secrète portée. Soudain, quel malaise la saisit ! Dès le début de l’entretien, pour cacher son trouble, elle avait commencé, en parlant à Marc, à dépouiller, comme tous les soirs, sa toilette de ville. Se montrer devant lui en combinaison était pour elle pratique courante depuis tant d’années qu’elle eût tenu pour imbécile, une minute plus tôt, non de s’en faire quelque scrupule, mais même d’y songer. Et voici qu’elle baignait dans la confusion ! Sa gorge nue, vue dans la glace, lui faisait horreur comme une formidable indécence et elle n’osait gagner son lit, distant de trois pas, sur lequel reposait sa robe d’intérieur. Il lui semblait qu’à se mouvoir en simple appareil elle eût fait pis encore qu’à rester en place. Par quelle folie s’était-elle mise dans cet affreux cas momentanément sans issue ?
Ses regards rencontrèrent les regards de Marc. Elle tremblait d’y voir luire la flamme équivoque qui, tout à l’heure, lorsqu’il dansait, l’avait révoltée. Il y régnait la plus complète des indifférences. Alors, se décidant, elle prit la robe et la passa en évitant de tourner vers lui cette poitrine dont l’éclat la désespérait. Puis, d’un mot, tranquillement, elle le congédia.
Il n’avait pas franchi le seuil qu’elle était en larmes. Dans son esprit se comparaient avec cruauté l’attitude du jeune homme envers sa danseuse et sa froideur devant elle-même, blanche et magnifique, en partie offerte à sa vue. Le moindre signe d’une émotion l’aurait accablée, cette froideur l’humiliait et la désolait. N’était-elle pas, sinon l’aveu, la preuve la plus sûre du sentiment dont, avant même qu’il n’en eût conscience, elle avait deviné qu’il naissait en lui ? « Cette fois, » pensait-elle, « il m’échappe ! Une influence contre laquelle je suis désarmée le soustrait à la mienne définitivement. Si j’avais, dans ses yeux, vu paraître un trouble, j’aurais pu le croire pris de cette basse ardeur que sollicite, à l’âge qu’il a, le dernier jupon et tenter un effort pour l’en délivrer. Mais l’expérience vient d’être faite, elle est concluante. Une seule femme compte pour lui, cette vieille femme, qu’il aime ! » Dans l’excès de sa fièvre et de son chagrin, la malheureuse accusait Marc de la détester, lui reprochait de ne payer que d’ingratitude tant d’amour, tant de soins, tant de dévouement qu’il avait reçus d’elle depuis son enfance. Son caprice lui semblait le plus noir des crimes. Positivement, elle l’exécrait lorsqu’elle vint à table et qu’elle essaya de manger.
La phase aiguë de son état ne dura qu’une nuit. Vers le matin luisait en elle cet espoir des mères qui réussit à s’édifier si merveilleusement sur les plus fragiles illusions. Opposant la jeunesse, la fraîcheur de Marc à l’évidente maturité, pour ne pas dire plus, de sa prétendue séductrice, il lui plaisait de s’assurer qu’une intrigue entre eux eût été de tout point trop extravagante pour pouvoir un jour se former. D’ailleurs, cette femme avait bon genre, paraissait sérieuse, s’abstenait d’attirer les regards sur elle. De quel droit lui prêter des intentions louches ? Supposé même que sa conduite fût irrégulière, qu’elle eût un amant, mille faiblesses, irait-elle s’enticher d’un gamin quelconque rencontré dans une salle du Sémiramis ? La raison la plus stricte inspirait Hélène, que ne guidait, au demeurant, aucune expérience du jeu tourmenté des passions. Ses soupçons de la veille lui paraissaient fous. Cependant, il restait le plaisir certain, la diligence embarrassée dont témoignait Marc lorsqu’il pilotait cette danseuse. Pas une autre, à coup sûr, n’exerçait sur lui une influence ou comparable, ou même analogue. Comment expliquer un tel trouble ? La complaisance déterminée qu’employait Hélène à rendre à son cœur l’apaisement faillit buter sur cette question, la plus insidieuse, et déjà toutes ses craintes reprenaient leur force. Mais la confiance avait trop fait pour l’abandonner. Fulgurante, et si simple, une réponse lui vint : « La belle malice ! Que je suis stupide ! Elle le flatte. »
Jusqu’au milieu du jour suivant, elle s’en contenta. Tout à coup, vers cinq heures, Marc tira sa montre et commença de s’agiter avec impatience. Pour lui faire oublier la scène de la veille, sa belle-mère l’entraîna au Sémiramis. Mme Aliscan s’y trouvait. Sans ressentir de sa présence nulle espèce d’humeur, Hélène se mit consciencieusement à l’examiner, se demandant par où cette femme pouvait flatter Marc. Elle dansait à merveille, oui, c’était certain. Mais quelle folie de déclarer qu’elle était gracieuse ! Tout au plus avait-elle de la légèreté. Ce qui frappait dans sa personne, même assez vivement, c’était, sous la réserve, un air moderne, comme si, des mœurs de notre époque, elle avait tout pris, excepté l’indécence et le ton vulgaire. A la voir d’ensemble, elle plaisait. Regardée en détail et sans prévention, elle éloignait par son visage trop couvert de rides, mais offrait une silhouette agréable au siècle. Voilà, du moins, ce qu’en face d’elle concluait Hélène qui s’appliquait à la juger de l’œil le plus froid. Cependant, son esprit, sourdement inquiet, ne laissait pas de s’absorber dans une lente recherche et méditait sur les données de cet examen. Il s’y faisait un rapprochement entre elle et cette femme, considérée moins en elle-même, sous l’angle objectif, qu’en fonction du plaisir qu’elle causait à Marc. Est-il permis d’aventurer qu’à cette heure déjà elle accordait moins d’importance et de séduction à sa majesté naturelle ? Qu’elle y percevait mainte faiblesse ? Que, sans d’ailleurs lui préférer aucunement la mode, elle commençait à la tenir pour anachronique ? Ces sentiments flottaient en elle comme de molles vapeurs une minute angoissantes par leur imprévu. Quant à vraiment s’y attacher, elle n’y songeait pas.
Ce ne fut que plus tard qu’ils se condensèrent. Sous l’influence de réflexions d’abord capricieuses, d’abord négligées, puis mûries et qui, bientôt, s’agglutinant, prirent une étrange force, il lui vint le soupçon d’un malentendu par où pouvait se justifier la conduite de Marc. Pensée rassurante, choc terrible ! A la fois, quel délice et quel ébranlement ! Elle s’avisait que les mille soins prodigués par elle à cet enfant d’une étrangère chéri comme un fils n’avaient pas eu nécessairement l’effet désiré de lui faire en toute chose partager ses goûts. Les illusions que, sur ce point, de la meilleure foi, elle avait nourries si longtemps, elle les devait au déploiement d’une autorité constamment rigoureuse et souvent brutale. Affranchi, Marc suivait ses inclinations. Quoi d’étonnant qu’elles le portassent non vers le passé, mais vers les modes et l’esthétique de l’époque présente ? Si Mme Aliscan lui semblait gracieuse, ce n’était pas que son physique l’eût impressionné à lui retirer tout jugement, c’était qu’en elle il appréciait, parfaitement maniés, les artifices par où triomphe la femme d’aujourd’hui. Pleine d’entrain, l’air charmé, se laissant conduire, sous les regards que lui valaient ses heureuses toilettes et sa surprenante légèreté, cette très ancienne jolie personne lui faisait honneur. Il ne manquait, dans les salons du Sémiramis, ni de coquettes autrement fraîches, ni de bonnes danseuses sur lesquelles aurait pu se fixer son choix. Mais peut-être étaient-elles moins richement vêtues, et les tendresses des très jeunes gens, comme celles des sauvages, vont d’instinct aux parures les plus éclatantes.
La déception qu’Hélène subit fut de brève durée. Bientôt, le bonheur l’inonda. Qu’attendait-elle pour ressaisir tous ses avantages et restaurer par son adresse l’empire absolu qu’autrefois, d’un seul mot, elle établissait ? Puisque Marc, entiché d’élégance moderne, y sacrifiait jusqu’aux élans de son naturel qui devaient le pousser vers les femmes aimables, cette élégance, mise en valeur par une de celles-ci, n’aurait-elle pas, comblant ses vœux, pour effet certain de le retenir auprès d’elle ? Pendant huit jours, Hélène vécut dans le ravissement de sentir battre à ses artères une fièvre inconnue. Tout son temps se passait dans les magasins. Avec l’ardeur qu’une fiancée met à son trousseau, elle commandait, assortissait, essayait, réglait, n’ayant au cœur d’autre ambition, de désir plus vif que de transformer sa silhouette. Des fournisseurs jugés timides ou d’un goût médiocre s’entendaient, d’une voix sèche, réclamer leur note et des maisons d’une nouveauté pour elle effarante la voyaient s’introduire dans leur clientèle. Ce que d’abord elle exigeait, c’était une coupe rare et d’être servie rapidement. Elle se jetait dans la dépense sans aucun calcul.
Marc, un matin, la vit paraître au seuil du salon dans un kimono pourpre et gris traversé de dorures d’un bizarre dessin, les pieds chaussés de mules chinoises galonnées d’argent, enfin les cheveux coupés court.
Lorsqu’il eut dominé sa première stupeur :
— Vous ! fit-il d’une voix sourde et toute bouleversée.
— Pourquoi pas moi, répliqua-t-elle, aussi bien qu’une autre ?
Elle se posa devant une glace, tapota ses boucles et demanda d’un air léger :
— Comment me trouves-tu ?
— Vous êtes coiffée merveilleusement ! lui répondit-il.
— Ma robe te plaît-elle ?
— Oui, beaucoup !
L’adolescent s’était levé, sur ces derniers mots, pour venir la voir de plus près. Un frisson de plaisir parcourut Hélène. Mais, tout à coup, cet examen lui parut gênant, elle souffrit de sa propre immobilité, du silence qu’elle-même observait. Alors, d’un geste à peine sensible, elle éloigna Marc et, parlant avec feu pour cacher son trouble :
— Voilà ! fit-elle. J’ai renoncé à mes anciennes modes. Tu comprends qu’à mon âge c’était ridicule. Je suis une jeune femme, mon chéri ! Si j’avais conservé ma défroque sérieuse, je me demande, à cinquante ans, ce que j’aurais mis, comment j’aurais pu m’affubler. C’est, je crois, le milieu du Sémiramis qui m’a donné sur la toilette des vues raisonnables. Je sais bien, tu te dis : « Mère en reviendra ! Pour le moment, c’est l’enthousiasme. Attendons un peu. » Les vieilles habitudes ? Oui, sans doute ! Pourtant, vois-tu, quand les nouvelles vous sont agréables, on oublie rapidement jusqu’aux traces des vieilles. Et puis, suppose que je regrette, qu’en aurais-je de plus ? J’ai vendu, ces jours-ci, tous mes rossignols !
Son beau-fils l’écoutait avec étonnement. Elle le saisit par un poignet.
— Viens voir mes trésors !
Marc dut courir sur ses talons, entraîné par elle, aspiré, confisqué par le tourbillon que propageait hors de son être une seconde jeunesse. Un rayon de soleil éclairait la chambre. Ce fut assez pour que, des robes tirées d’une armoire et présentées les épaulettes sur des arcs de buis, les couleurs délicates prissent de l’agrément. Disposant le long d’elle ces fragiles toilettes, afin que Marc put apprécier avec quel bonheur elles s’harmonisaient à son teint, Hélène les montrait une par une, d’un air timide et satisfait, modeste et charmé. Un léger tremblement agitait ses doigts et l’émotion lui contractait à tel point la gorge qu’elle ne pouvait dire un seul mot. Après avoir longtemps vécu sans nulle coquetterie, elle se sentait comme une avare devant ces chiffons mis en valeur par le travail de la couturière. Les chapeaux lui rendirent une certaine aisance. Ils étaient six, qu’elle enfonça d’un geste énergique et commenta successivement, le visage radieux, s’admirant dans une glace, mais tournée vers Marc. Avec chacun, elle reprenait une quelconque des robes. C’était alors une digression sur cet assemblage, considéré, selon les cas, soit dans sa justesse, soit du côté de l’imprévu qu’il offrait aux yeux. Marc, étourdi, laissait tomber des approbations qui, de distraites, se précisèrent et devinrent plus chaudes. Un plaisir artistique s’éveillait en lui. Sur une dernière combinaison qu’Hélène mit au point, transporté d’enthousiasme, il lui déclara :
— Pas à dire, petite mère, vous êtes épatante !
Ce fut pour elle comme si l’accent d’une bouche prophétique venait d’éclairer son destin.
Malgré cela, par habitude, elle fit observer :
— Je t’assure qu’étonnante aurait pu suffire…
Il défendit sa locution. Leurs rires s’accordèrent. Jamais encore, l’un envers l’autre, oubliant toute règle, ils ne s’étaient sentis si libres et si camarades. Dans leurs yeux rayonnait une complicité. Ces toilettes étalées, ces chapeaux en vrac les rapprochaient comme deux enfants séparés par l’âge un profond amour du même jouet.
Beaucoup plus rapidement qu’il n’avait grandi, le malaise d’Hélène disparut. Avec l’orgueil de sa nature et connaissant Marc, elle ne doutait de son triomphe sur aucune rivale dès le moment qu’elle l’affrontait pourvue des mêmes armes. La première fois qu’ils retournèrent au Sémiramis, la société, par exception, était peu nombreuse et Mme Aliscan n’y figurait pas. Mais, le jour suivant, ils la virent. Marc, qui, la veille, en son absence, avait, parmi d’autres, beaucoup fait danser sa belle-mère, s’occupa d’elle moins activement, la négligea presque et put combler de ses égards Mme Aliscan sans qu’Hélène en fut offusquée. Entre leurs traits et leurs statures, leurs tailles et leurs grâces, la différence de qualité lui semblait si grande que l’idée même d’un parallèle de leurs deux personnes l’aurait fait rougir, comme indigne. Dans un répit que s’accordait la mûre élégante, ayant tourné sans intention ses regards vers elle, elle la surprit, la tête penchée, qui lorgnait sa robe : ce fut assez pour la réjouir de la certitude qu’elle lui inspirait quelque envie.
D’ordinaire, ses loisirs étaient abondants. Elle les passait tantôt à lire et tantôt à coudre, ou modifiait dans sa maison de ces mille détails dont l’ordonnance est capitale pour l’aspect d’une chambre. Mais ses toilettes l’occupèrent tant, les journées qui vinrent, qu’elle en délaissa toute lecture et que nul soin, si ce n’est ceux dont elle les comblait, ne lui parut digne d’attention. « Je veux que Marc soit fier de moi, » se répétait-elle, « que ma coquetterie lui suffise, que lui aussi puisse se flatter, lorsque nous sortons, d’accompagner et de distraire une femme à la mode ! » Inconsciemment, elle se formait à ce nouveau rôle. Elle en prit bientôt tous les tours. Un maquillage, d’abord discret, puis plus accentué, vint remplacer sur sa figure le nuage de poudre qu’elle y dispersait chaque matin. Les cheveux courts prêtaient du charme à cet artifice et le rendaient même nécessaire. Quantité de personnes, dans la salle de danse, loin de cacher à leurs voisines qu’elles y recouraient, le rafraîchissaient publiquement. Hélène, comme elles, eut ses crayons et son démêloir, une glace et du rouge dans son sac. De temps à autre, elle en tirait ces objets intimes et, s’étudiant le coin des yeux, la couleur des lèvres, se servait de chacun comme à sa toilette, suivant l’usage inélégant et presque grossier qu’ont emprunté les femmes du monde aux femmes les plus basses.
Dans ses pensées dépérissait tout esprit critique. Si sa pudeur proprement dite restait sans accroc, tout au plus songeait-elle à la bienséance. Lorsqu’elle dansait, elle s’appliquait, pour complaire à Marc, à rendre molles et languissantes certaines inflexions, se donnant pour excuse qu’elle n’était guère souple et qu’en brisant, même à l’excès sa rigueur native elle ne faisait que se tenir dans la juste note. Ainsi, l’image de sa personne qu’en passant auprès elle ne cessait de rechercher dans le miroir d’angle était l’inverse exactement de l’image d’elle-même qu’autrefois elle aimait qu’il lui renvoyât. Autant celle-ci la réjouissait noble et compassée, autant celle-là, pour la séduire au milieu des autres, devait comporter d’abandon. Quand, par hasard, soit qu’elle fût lasse ou d’humeur inquiète, elle se soupçonnait d’en manquer, sa grande taille lui causait un vrai désespoir, Il lui semblait qu’un corps menu se gouvernait mieux.
Pour le reste, elle vivait sans profondes alarmes. Le raisonnement avait fini par dompter chez elle certaines impulsions trop nerveuses et l’habitude de les noter lui rendait moins vifs les symptômes qui, d’abord, l’avaient affolée. Que Marc dansât avec une femme ou avec une autre, il s’agissait, au demeurant, d’un plaisir si bref que, soutenue par l’opinion qu’elle avait d’elle-même, elle n’y prêtait guère attention. Dans des rapports noués publiquement et dénoués d’office sur une dernière phrase de l’orchestre, qu’importait quelque trouble observé chez lui ? L’enchantement consommé, rien n’en subsistait. N’avait-elle pas la certitude, dans une heure ou moins, de le posséder sans partage ?
Cette perspective l’entretenait en parfaite confiance. Bien souvent, un sourire lui pinçait la bouche, tant ses craintes de naguère lui paraissaient vaines.
Ce fut ainsi jusqu’à la fin d’une journée pluvieuse où, ses regards s’étant portés vers une dépendance que séparait de la grande salle une double portière, à la faveur d’un jeu de glaces, elle aperçut Marc qui baisait l’épaule de Mme Aliscan.
Le surlendemain de cette surprise, dans la matinée, Hélène, encore tout étourdie, s’habillait sans hâte lorsqu’elle fut dérangée par sa femme de chambre.
— Monsieur Laroque est au salon. Il demande Madame.
— Qui ça, monsieur Laroque ?… Monsieur Laroque ?
Elle prit le temps de réfléchir et elle se souvint. Ce devait être un des grands chefs de la Société pour le compte de laquelle naviguait Michel.
— C’est bien, fit la jeune femme, dites que j’y vais.
Elle sortit de chez elle dans les cinq minutes. Le visiteur était debout auprès du piano. Il la salua d’un air gêné. Elle le fit asseoir.
— Madame, dit-il, je suis porteur d’une mauvaise nouvelle.
— Mon mari ? jeta-t-elle, subitement glacée.
— Oui, madame. Une dépêche reçue à l’instant. Le commandant rentrait en France. Il passait à Suez. Il a été frappé hier d’une insolation.
— Oh ! fit Hélène.
Elle répéta : « D’une insolation ? » comme si le mot l’interloquait, lui semblait obscur, puis demanda d’une voix rapide :
— Son état est grave ?
— Hélas ! oui… Nous craignons… Excessivement grave !… Aucun espoir, malheureusement, ne paraît permis.
— Mais enfin, cria-t-elle, que dit la dépêche ?
M. Laroque prit un air sombre et baissa les yeux.
Hélène sentit un nouveau froid lui gagner les membres en scrutant ce visage qui se dérobait. Déjà, la mort de son mari, foudroyé si loin, ne faisait pour elle aucun doute. Cependant, elle voulait une confirmation. Deviner un malheur d’une telle importance nous semble une aide ignominieuse prêtée au destin. Craintivement, elle souffla :
— Tout est-il fini ?
Le visiteur lui répondit d’un lent signe de tête. Alors, elle se mit à pleurer.
Marc, justement, était sorti, vingt minutes plus tôt, pour aller prendre une inscription à l’École de Droit. Hélène l’attendit dans les transes. Elle sanglotait, mais souffrait moins de la catastrophe que d’avoir tout à l’heure à la révéler. Dans son esprit, avant elle-même, plus directement, celle-ci frappait et son beau-fils, et ensuite sa fille. L’étendue de la perte, infinie pour elle, n’allait-elle pas déterminer dans ces jeunes natures un désordre animal d’une violence affreuse ? Quand Marc rentra et qu’il la vit le visage en pleurs, ses regards exprimèrent la stupéfaction. Elle le saisit par un poignet, l’attira près d’elle, le baisa fiévreusement à plusieurs reprises.
Dans le flot des paroles qu’elle jetait sans suite, il ne pouvait ni découvrir une raison quelconque, ni parvenir à démêler la cause de sa peine. Enfin, ces mots sonnèrent, distincts : « Ton pauvre papa ! » Ce fut, pour lui, l’évocation, sous un ciel farouche, d’un bâtiment désemparé plongeant dans la mer, de chaloupes s’éloignant à renfort de rames, de son père demeuré le dernier à bord et, sur le point de s’élancer vers un bois flottant, se trouvant aspiré par le tourbillon. Dans l’espace d’une seconde, tout un drame atroce. Lorsqu’il connut la vérité, plus humble et plus sèche, il s’abattit sur sa belle-mère en poussant un cri. Elle le sentait qui, du menton, meurtrissait sa gorge et qui, les doigts à même la peau, non sans lui faire mal, lui pressait les bras nerveusement.
Pourtant, Hélène dut constater qu’il ne pleurait pas. S’étant soustraite avec douceur à sa forte étreinte, elle quitta le salon au bout d’un instant pour avertir Marie-Thérèse qui fondit en larmes et qu’elle consola de son mieux. Puis, traînant la fillette, elle revint vers Marc. Il avait un air morne et désespéré, mais, à vrai dire, plutôt songeur qu’empreint d’émotion, et, sous son front barré de plis, ses yeux restaient secs. « C’est, » pensa-t-elle, « un homme déjà. Comme il se contient ! » Elle était loin de soupçonner que son attitude reflétait strictement sa posture morale et que, gêné de souffrir peu, il sondait son cœur sans y trouver les arguments d’une tendresse blessée.
Des nouvelles plus complètes arrivèrent bientôt. Pendant dix jours, l’appartement fut aussi glacé que si Michel avait dormi son dernier sommeil entre les cloisons d’une des chambres. Tout l’esprit de chacun se tendait vers lui et le silence ne résonnait, à longs intervalles, que de paroles dites par Hélène entre deux soupirs pour vanter ses mérites et ses perfections. Elles touchaient l’âme de Marc sans la pénétrer, comme il advient quand nos oreilles doivent subir d’autrui l’éloge d’une personne étrangère. La pensée de son père l’attristait sans doute et, dans les vues qu’il accordait à son proche futur, il ne pouvait, sans ressentir un honnête regret, méditer sur sa place éternellement vide, mais quelles empreintes relevait-il, dans sa destinée, de cet homme froid, systématique et toujours absent ? Quel lien sa mort inattendue venait-elle de rompre ? On le savait tantôt en route pour Adélaïde et tantôt naviguant sur les mers de Chine, on apprenait, plusieurs semaines après l’événement, que son navire avait souffert sur un point du globe d’une tempête qui l’avait sérieusement secoué, puis il rentrait, collectionnait des potins bretons et repartait pour quatre mois sans verser une larme. Incapable, à son tour, de pleurer sur lui, Marc attribuait le peu d’ampleur de son déchirement au faible éclat des témoignages de sollicitude qu’il avait reçus de son père. D’autres fois, il pensait : « Je dois être un monstre ! »
Ce fut l’idée que, subitement, prit Hélène de lui dans le wagon qui les portait, sous un ciel brumeux, par un jour de novembre étonnamment jaune, vers l’humble coin du Finistère, sans nom sur la carte, où la dépouille du commandant allait reposer. Le corps avait quitté Marseille, traversait la France, progressait vers le lieu de sa sépulture, la jeune femme y songeait dans le recueillement et l’émotion d’imaginer une tombe grande ouverte au point précis d’intersection de leurs deux parcours lui causait une souffrance chaque minute plus vive. Elle leva les paupières et regarda Marc. Il contemplait le paysage du même air tranquille qu’un officier de cavalerie assis à sa gauche et, tout à coup, fit à sa sœur un signe de gaieté en lui montrant des animaux dans un pâturage. Hélène, blessée dans son chagrin, détournait les yeux lorsqu’à la suite d’une réflexion de Marie-Thérèse, elle l’entendit rire presque haut. « Quelle indifférence ! » gémit-elle, « Nous irions en Bretagne pour notre agrément qu’il n’aurait pas dans sa conduite plus de liberté. Plaisante-t-on à la veille d’enterrer son père ? » Assourdie et bercée par le bruit du train, elle concentrait sur ces dix mots son indignation lorsqu’il se fit dans ses pensées comme un déchirement. Une image détestée venait d’y surgir. « Que je suis sotte ! C’est cette coquine ! Il ne voit plus qu’elle. Tout son cœur nous est pris par une intrigante ! » tels furent les traits qui se pressèrent dans l’esprit d’Hélène, tandis qu’avec le port de tête d’une femme outragée elle considérait son beau-fils. Depuis dix jours que l’obsédait la fatale nouvelle, l’incident du baiser donné sur l’épaule lui revenait à la mémoire pour la première fois. Elle fut surprise, mais estima d’un beau caractère et se fit un mérite solidement fondé d’avoir pu l’oublier pendant si longtemps.
Sa propre peine était surtout celle qu’elle s’infligeait. A sans cesse la sentir se gonfler en elle, elle ne doutait, du reste, pas qu’elle ne fût sincère. Peut-être, au pis, admettait-elle qu’un remords certain, en se mêlant à ses regrets, la rendait moins pure. Lorsqu’elle vit, à l’église, Marc, d’ailleurs correct, subir les chants des funérailles, tout près du cercueil, sans vraiment accuser aucun désespoir, il lui parut qu’elle se devait de pleurer pour deux et, fiévreusement, elle rechercha de nouvelles raisons dont se pût grossir son chagrin. Artifice étonnant de puérilité ! Touchant manège d’une pénitente qui poursuit des torts jusqu’aux replis de sa conscience les moins engorgés pour doubler le volume de sa contrition ! De la douceur de son mari, de sa loyauté, de sa confiance et de l’amour qu’il avait pour elle, elle s’appliquait à dégager les traits les plus nets, à les parer d’une intention de délicatesse dont le raffinement l’attendrît, puis s’étudiait et rapprochait de ces témoignages l’abominable ingratitude qu’elle avait montrée. Mais, constamment, elle suspendait cette méditation pour éloigner de son esprit le sujet d’une autre, importune et tenace comme une mauvaise mouche. Même aux accents du Dies Iræ, qu’entonnèrent les chantres avec autant d’incompétence que de détachement, elle ne put se flatter d’une complète fusion dans le souvenir de Michel. Ses pleurs coulaient, dans sa poitrine soufflait une tempête, tout le poids du grand hymne accablait sa nuque et, par éclairs désordonnés, elle revoyait Marc se penchant sur l’épaule de sa vieille danseuse. Elle avait beau se répéter que c’était indigne, l’instant d’après, du fond d’elle-même, ces deux figures liées revenaient traverser la figure du mort. Pour se sentir provisoirement enfin délivrée de cette obsession révoltante, il lui fallut le choc sans nom de la mise en terre. Alors, brisée, elle sanglota. Marc, aussi, pleurait.
De la dizaine d’alliés et proches dans le cœur de qui avait pu retentir la mort de Michel, le plus atteint était sans doute le comte de Kerbrat. Persuadé que sa fille souffrait cruellement, il ne prit que le temps, les obsèques finies, de boucler une vieille malle dont les panneaux jouaient et s’en fut à Paris par le premier train. L’excellent homme voulait qu’Hélène, dans son affliction, retrouvât, au besoin, pour s’y engourdir les bras puissants et délicats qui l’avaient bercée. Son arrivée fut accueillie presque avec transport. La jeune femme, que rongeait une sombre amertume, vit dans son père l’unique personne de son entourage dont l’attachement et la tendresse ne l’eussent pas déçue. Elle se souvint du différend qui, trois mois plus tôt, les avait opposés à l’Amirauté, se repentit de sa violence à cette occasion et se reconnut tous les torts. Le sujet valait-il une si chaude querelle ? Quelle fantaisie l’avait poussée à nier l’évidence en faveur de l’ingrat qu’était son beau-fils ? Que le talent de celui-ci fût ou non goûté, elle ne s’en souciait vraiment plus ! Aussi bien, qu’il fît donc ce qu’il lui plaisait ! Si sa nature était grossière, ses appétits bas, sa personne à son aise dans l’avilissement, après avoir, pour l’amender, tout donné d’elle-même, allait-elle s’épuiser à poursuivre une tâche vouée d’avance à l’échec et au ridicule ? N’était-il pas, pour une jeune femme, de buts plus gracieux que le salut d’un libertin, doublé d’un cœur sec, qui n’était pas même son enfant ? Ces derniers mots, qu’elle se disait pour la première fois sans éveiller dans sa poitrine un regret confus, l’aidaient à prendre son parti d’une situation malgré tout humiliante pour son amour-propre. Ils lui servaient à placer Marc au rang d’un pupille dont les écarts en apparence les plus outrageants manquaient de pointe pour la blesser avec profondeur. Dans les baisers qu’elle lui donnait, et qu’elle voulait froids, dans les regards indifférents qu’elle posait sur lui, leur intervention s’exerçait. Elle qui, jadis, entre leurs goûts et leurs caractères, recherchait fiévreusement des similitudes mettait la même avidité, depuis l’enterrement, à en noter les disparates et les distinctions.
Tant que son père fut auprès d’elle, cette humeur dura. Puis, subitement, demeurée seule, en l’espace d’un jour et à une allure d’invasion, elle sentit revenir toutes ses inquiétudes. Les cours de Droit avaient repris leur cadence normale et, comme d’ailleurs il le faisait l’année précédente, Marc s’absentait matin et soir pour y assister. Hélène, de qui le détachement était surtout dû à l’assurance que le grand deuil suspendait pour lui les plaisirs équivoques du Sémiramis, se mit en tête qu’il profitait de sa liberté pour rencontrer, savait-elle où, Mme Aliscan. Sa présomption ne reposait sur rien d’effectif, mais elle voyait à son beau-fils une figure paisible et se disait que si l’intrigue à peine ébauchée avait été interrompue par les circonstances elle l’aurait bien lu sur ses traits. Deux ou trois fois, elle se promit d’interroger Marc. Mais sa présence lui retirait toute espèce d’audace et, au moment d’articuler une première question, sa langue se glaçait dans sa bouche. Ce qu’elle tenait pour un devoir des plus rigoureux lui causait toute la gêne d’une indiscrétion. Elle redoutait d’être accueillie soit avec froideur, soit, pis encore, avec bravoure et impertinence et sentait bien que le moindre air de désinvolture l’aurait confondue sur-le-champ. Puis, qu’eût-ce été si le jeune homme s’était mis à nier ? Ou ses soupçons, reconnus vains, lui auraient fait honte, ou, faute de preuves, elle aurait dû, sûre d’être abusée, prendre son parti d’un mensonge. Pouvait-on concevoir position plus sotte ?
Pendant qu’ainsi, fiévreuse et lâche, elle tergiversait sans parvenir à se fixer dans une direction, la terrible impatience qui grondait en elle lui inspirait les mille mesures qui soutiennent la crainte et demeurent sans effet sur la certitude. C’était un peu comme une revanche de ses intentions sur son manque total d’énergie. A chaque retour de son beau-fils, lorsqu’il l’embrassait, elle promenait sur sa cravate un regard méfiant, elle s’attardait à respirer son visage tendu, tâchant d’y surprendre une odeur. Mais le nœud d’une cravate peut se rectifier et les parfums ne laissent pas tous une odeur tenace. Un seul moyen, surveiller Marc à travers Paris, aurait donné, songeait Hélène, rapidement naissance à un résultat non douteux. Cependant, elle tremblait à l’examiner. Entre le Marc suivi par elle moins d’un an plus tôt et celui qu’à cette heure il faudrait surprendre, la différence lui paraissait à tel point frappante que c’était comme celle de deux êtres. L’appréhender par une oreille dans le Luxembourg n’avait été, lui semblait-il, qu’exercer un droit, tandis qu’épier résolument ses mœurs d’aujourd’hui excédait, à ses yeux, ses attributions. Dans les moments où l’inquiétude la tourmentait trop, le dessein, malgré tout, cheminait en elle. Sa détresse y puisait un peu d’apaisement, avant qu’un tour de son esprit ne l’eût écrasé, ainsi qu’une ressource interdite.
Il prit une forme inattendue un jour de l’hiver. Hélène, passant, l’après-midi, dans une rue du centre, remarqua, sur un mur, une immense affiche, C’était celle d’une agence de police privée. Des inscriptions y rayonnaient, en caractères bleus, autour de l’image d’une serrure par le trou de laquelle un œil grand ouvert luisait d’un éclat surprenant.
Après avoir machinalement déchiffré les textes, elle commença par écarter comme une infamie la pensée qui, soudain, l’avait traversée. Une femme honnête ne recourt pas à des procédés qui l’obligent à se mettre en étroit contact avec ce qu’une nation compte de plus bas. Même grimés en soutiens de l’ordre établi, les délateurs ne sont-ils pas les voisins des traîtres ? « Plus répugnants que ces derniers, » se disait Hélène, « puisque, dans l’ombre où ils s’agitent, couverts par les lois, ils n’ont pas même à témoigner d’un certain courage. » Mais quel pouvoir de séduction exerçait sur elle la perspective d’être informée des actions de Marc sans se livrer personnellement à l’odieux contrôle qu’elle brûlait, au fond, d’instituer ! Quatre ou cinq jours, elle fit effort pour se dérober à la tentation grandissante. Justement, plusieurs murs se couvraient d’affiches où s’étalaient, crus et perfides, la serrure et l’œil, et toutes les fois que la jeune femme avait à sortir son regard tombait sur quelqu’une. A chaque rencontre, elle se disait que, pour que l’agence pût engager une telle dépense de publicité, il lui fallait avoir déjà un gros train d’affaires, une clientèle considérable et donc bien servie. C’était la preuve que les scrupules qui l’importunaient étaient assez peu partagés. Bientôt, elle-même s’en soucia moins, puis les sentit fondre, le seul obstacle encore dressé devant son envie était l’idée de l’humiliante et vilaine démarche qu’elle serait forcée d’accomplir. Un matin, brusquement, elle se décida. Un vif mépris de sa personne lui pinçait la bouche, tandis qu’un fiacre, au fond duquel elle se tapissait, la menait à l’office de la rue Vignon.
Les bureaux occupaient un étage entier. Hélène, d’abord, fut introduite dans une salle d’attente juste assez grande pour contenir deux fauteuils cannés et que flanquaient symétriquement, à droite et à gauche, trois ou quatre réduits de même dimension. Cette ordonnance lui fit sentir l’abjection du lieu par le souci qu’elle trahissait bien ouvertement d’éviter à chacun le regard d’autrui. Les quatre murs entre lesquels elle était captive lui semblaient contrarier sa respiration. « Quel séjour ! » pensa-t-elle en se retournant. « Cette dégoûtante petite cabine a tout vu du monde, excepté, je suppose, une âme un peu noble ! » Un instant, révoltée, elle voulut s’enfuir, préférant ses alarmes à l’ignominie dont elle paierait la certitude qui lui manquait tant. Mais, déjà, le garçon la priait d’entrer.
Le directeur était un homme de l’air d’un gendarme, avec un nez carré du bout, des sourcils épais, de fortes moustaches, des yeux durs. Pas du tout le visage qu’attendait Hélène. Il la salua d’un signe de tête et la fit asseoir, puis demanda sur un ton bref, poli, mais cassant, bien que le timbre de la voix fut parfaitement doux :
— Quel service, madame, puis-je vous rendre ?
Elle murmura des mots sans suite. Il l’interrompit.
— Vous avez intérêt à tout m’expliquer. Si vous voulez que notre tâche soit rapidement faite, fournissez-nous les renseignements qui nous sont utiles, gardez-vous de jouer sur les mots. Autrement, ce serait une visite perdue. Quantité de personnes qui s’adressent à nous commencent, madame, par nous cacher des points importants, ce qui nous met dans l’embarras, sans profit pour elles. La fois suivante, elles se confessent. Qu’y ont-elles gagné ?
— Rien du tout ! fit Hélène. Vous avez raison.
— Alors, madame, je vous écoute !
Elle parla fort peu. L’autorité de cet homme sec assis à une table où elle pensait ne rencontrer qu’un louche sacristain avait suffi à dissiper momentanément ses plus ombrageuses préventions. Le mouchard, ainsi fait, lui semblait moins vil. De temps à autre, elle s’arrêtait dans son exposé pour réfléchir et s’assurer qu’elle disait bien tout, qu’elle n’omettait rien d’essentiel. Lui, l’écoutait en griffonnant quelquefois des notes.
Lorsqu’elle eut terminé, il les parcourut.
— Voyons… la rue Vaneau… jeune homme en deuil… sur la personne de la maîtresse, aucune présomption… J’en fais mon affaire ! conclut-il.
Puis, se levant et s’emparant d’un carnet à souches qui traînait derrière lui sur une étagère :
— L’habitude est, madame, de payer d’avance. Comme il s’agit d’une surveillance qui peut être longue et d’une enquête probablement assez délicate si vos conjectures sont fondées, je ne puis vous fixer un prix forfaitaire. Une provision de cinq cents francs suffira sans doute… mettons six cents pour tenir compte du gros imprévu, corrigea-t-il en remplissant une feuille du carnet, mais je ne donne à cet égard aucune garantie. Tout dépendra du temps passé par mon inspecteur.
Hélène compta d’une main fiévreuse la somme demandée et la déposa sur la table.
— Un dernier mot ! J’ignore, madame, si vous êtes mariée, si le courrier vous est remis sans intermédiaire. Pourrons-nous adresser le rapport chez vous ?
— Mais, pourquoi pas ? répondit-elle. Certainement, monsieur !
Elle était toute surprise que ce fût fini. L’instant d’après, dans sa conscience, au plus grand désordre, succédait l’apaisement le plus absolu et, dans ses membres, à la fatigue, un bien-être étrange, comme une légèreté d’hirondelle. Sur le trottoir, encore mouillé d’une récente averse, qu’elle descendit jusqu’au Printemps d’un pas allongé, l’indiscrétion d’un pâle soleil lui parut charmante. Elle jugeait d’assez haut ses anciens scrupules et s’étonnait ingénûment d’avoir hésité devant une démarche aussi simple.
Répit factice, et dont, en somme, elle devait peu jouir ! Le soir même l’impatience la gagnait déjà. Le jour suivant, au déjeuner, elle observait Marc et ne pouvait, sans ressentir un profond malaise, subir l’idée qu’à son départ pour l’École de Droit, qui s’était produit vers neuf heures, des policiers lancés par elle l’avaient espionné. Jamais encore, sur son visage, dans sa manière d’être, elle n’avait vu se refléter autant d’insouciance, dans ses regards briller le feu d’une jeunesse plus chaste, et elle mettait de la passion à se persuader que la mesure qu’elle avait prise était superflue. Cependant, le rapport lui serait précieux. Jusqu’au rapport, elle savait trop qu’elle dormirait mal et qu’au plus doux de sa confiance de cruels soupçons viendraient constamment l’ébranler. Nulle impression n’était de force à détruire en elle le baiser sur l’épaule du Sémiramis. Faisant la part de l’âge de Marc et de l’entraînement, elle admettait que ce pût être une de ces folies qui n’ont pratiquement aucune suite, mais refusait de s’en donner la moindre assurance avant d’y être autorisée par un témoignage. Cinq journées s’écoulèrent dans une vaine attente. Hélène, sur des charbons, ne sortait plus, guettait, aux heures où se faisaient les distributions, le coup de sonnette du concierge et, entre temps, se fatiguait à conjecturer tantôt la cause de ce délai, pour elle anormal, tantôt le mot même de l’enquête. Elle écrivit pour demander qu’on pressât celle-ci. Mais, répugnant à ce que l’homme de la rue Vignon eût dans les mains sa signature au bas d’un rappel, sur le point de jeter sa lettre à la poste, elle le déchira toute timbrée.
Le sixième jour, dans la soirée, le rapport parvint. Son texte occupait trois grandes pages. Avant même de le lire, rien qu’à sa longueur, Hélène comprit que ses alarmes avaient une raison, qu’au résultat d’une surveillance vraiment inutile on n’aurait consacré qu’un bien moindre espace. Ses yeux, d’abord, le parcoururent en sautant des lignes. Dès qu’il semblait lui apporter une révélation, elle glissait rapidement sur le paragraphe où palpitait, vêtue de mots, cette ombre effrayante. Puis, délibérément, phrase après phrase, elle prit connaissance de l’ensemble. Alors ses mains, déjà toutes moites, se mirent à trembler et, à mesure qu’elle progressait, respirant à peine, elle sentait que son dos se refroidissait.
Rien n’était ambigu dans l’ignoble écrit. Trois jours plus tôt, et la veille même à deux heures moins vingt, Marc s’était dirigé, par telle et telle rue, vers une maison du petit square de Latour-Maubourg. On l’avait vu s’y arrêter au troisième étage et pénétrer chez une dame veuve du nom d’Aliscan. Il en était, chaque fois, sorti peu après quatre heures pour rentrer rue Vaneau par un omnibus. Une personne de confiance, habilement sondée, avait donné pour habituelles, depuis plus d’un mois, ces visites du jeune homme dans l’après-midi. La locataire le recevait en déshabillé. On tenait pour certain qu’elle fût sa maîtresse.
La face d’Hélène, à cet endroit, prit une telle chaleur qu’il lui parut confusément, l’espace d’une seconde, qu’elle allait tomber évanouie. Dans son esprit, le mot : maîtresse, comme dans un ciel noir, s’inscrivait sans relâche en zig-zags de feu et ses oreilles en bourdonnaient jusqu’à la souffrance. Tout à coup, sous son doigt, elle sentit une feuille que retenait une courte épingle à l’avant-dernière dont elle n’avait pas la surface. Les trois plus grandes la lui avaient complètement cachée. Elle fit effort sur sa douleur et put lire ceci :
« Mme A. est âgée de 46 ans. Née Thérèse-Bernadette-Augustine Perroux, elle est la veuve de Charles-Édouard, ancien coulissier, décédé à Paris en 1920. On lui connaît une fille mariée qui habite Bordeaux et un fils, officier sorti de Saint-Cyr, actuellement en garnison à Clermont-Ferrand. L’intéressée passe pour avoir une certaine fortune. Relations bien posées, mais qu’elle cultive peu. A en croire des personnes qui la touchent de près et qui, toutes, paraissent dignes de foi, sa conduite, sans verser dans la galanterie, serait plutôt assez légère, et même dissolue, bien qu’à cette heure le demandé soit son seul amant. Si des détails complémentaires et toutes précisions étaient désirés sur ce point on pourrait entreprendre une nouvelle enquête. »
Les mots : complémentaires, toutes précisions, étaient soulignés par deux fois.
Subitement révoltée par l’odieux rapport :
— De vrais coquins ! se dit Hélène en froissant les feuilles qu’elle serra nerveusement au fond d’un tiroir. Quelle horreur de penser que la loi les couvre ! Ah ! comme une balle de revolver, reprit-elle tout haut, serait bien à sa place dans ces têtes d’espions !
Précisément, à cette minute, Marc frappa chez elle. Il venait la prier de lui rendre un livre et s’arrêta non moins surpris de son expression que de la couleur de son teint.
— Tiens, fit-il, petite mère, comme vous voilà drôle ! Seriez-vous souffrante ?
— Non, dit-elle.
Il insista, mais, sans répondre, elle quitta son siège et, lui mettant entre les mains l’ouvrage demandé, l’invita d’un ton bref à la laisser seule.
Elle ne pouvait, littéralement, supporter sa vue. Il lui inspirait du dégoût. Ses traits si purs lui semblaient suer un vice effroyable. Tantôt sa bouche s’offrant à elle, et tantôt ses yeux, elle frissonnait d’y découvrir au moindre examen mille des signes extérieurs de l’hypocrisie, ou bien certaines de ses paroles la persécutaient et, devinant de quel langage il était capable, elle en détestait l’innocence. Toute la nuit, sa douleur la tint éveillée. Brûlée de fièvre, elle voyait Marc, et à divers âges, occupant, au lieu d’elle, Mme Aliscan. L’horrible femme était pour lui belle-mère et maîtresse. Voici, gamin, qu’elle le grondait et qu’elle le secouait, puis, l’attirant sur sa poitrine, dénudait sa gorge et la lui donnait à baiser. Dieu ! dans ses prunelles, quels éclairs ! Après des mois et des années d’un commerce infâme, elle le renversait sur son lit. Dès lors, l’enfant désemparé, devenu sa proie, ne vivait plus que pour offrir à des chairs sans nom un rafraîchissement perpétuel. A chaque tableau qu’elle se faisait de cette basse débauche, Hélène mêlait son personnage comme celui d’une folle de qui les plaintes et les blasphèmes réjouissaient l’amante sans toucher les entrailles de sa jeune victime. En vain ses cris suppliaient-ils et maudissaient-ils, le couple affreux tournait vers elle des regards cyniques et n’en perdait pas une caresse. Sa poitrine éclatait sous l’indignation, le désespoir de l’impuissance lui tordait les membres, et tout à coup soufflait en elle une horreur plus vive qui la raidissait dans les draps. Un instant, ses yeux secs déchiraient la nuit. Puis, ses pensées prenaient un cours moins extravagant et elle se mettait à pleurer.
Lorsqu’au matin elle revit Marc et qu’il l’embrassa, elle était épuisée, mais beaucoup plus calme. Déjà, le sens de son devoir, maîtrisant ses nerfs, rendait à son cœur l’énergie. Mieux à même de juger la situation, elle reconnut avec sagesse et qu’elle était grave, et, en même temps, que sa douleur l’avait amplifiée. La folie d’un jeune homme, n’est-ce pas chose courante ? Cela vaut-il qu’on s’en émeuve comme d’une catastrophe ? Dans le domaine pathologique, s’effraie-t-on d’un rhume, va-t-on trembler ridiculement pour une simple grippe que quelques soins élémentaires suffisent à combattre ? Puisque Marc n’avait pas cette délicatesse grâce à laquelle certaines natures prennent toujours le pas sur leurs impulsions dégradantes, le mieux était de remédier, sans chercher plus loin, au désordre inquiétant de ses nouvelles mœurs. Aussi bien pouvait-on conserver l’espoir que l’égarement qu’il subissait serait peu durable et qu’une manœuvre assez facile en viendrait à bout.
« Mais par où l’engager ? » se disait Hélène. « Comment agir, dans un temps bref, sur cet imbécile, à la fois discrètement et d’une manière sûre ? » Le procédé le plus direct, une explication, n’effleura même pas sa pensée. Pour rien au monde, elle n’eût voulu paraître avertie. Non seulement sa fierté en aurait souffert, mais le fait même de reprocher une maîtresse à Marc l’aurait choqués dans sa pudeur, sans qu’elle sût pourquoi, comme une formidable indécence. L’unique ressource était d’user de pondération et d’essayer, par une série de timides appels à ses sentiments d’autrefois, d’amener le jeune homme à se confesser. Tâche ingrate et si peu dans ses aptitudes ! Elle n’en avait encore passé qu’un bref examen que déjà, se tâtant, elle s’en effarait et s’y présumait inférieure. Puis, sur la foi de quelle donnée prêtait-elle à Marc le repentir que postulait un tel abandon ? Supposé qu’il en eût ou qu’il lui en vînt, serait-ce avant de longues semaines, maint effort stérile, des alternatives innombrables, qu’un résultat définitif pourrait être acquis ? La jeune femme n’avait pas le courage patient. Moins que jamais dans cette affaire où toute heure perdue lui semblait consacrer un échec plus grave.
Elle relisait avec douleur, pour la vingtième fois, le rapport établi par les détectives lorsqu’un soir, brusquement, une pensée lui vint. Si, pourtant, Marc, fanatisé par sa vieille maîtresse, se faisait illusion sur l’âge de cette femme ? « Ridicule hypothèse ! » se dit-elle d’abord, tant la passion qui l’animait depuis plusieurs jours défigurait dans sa mémoire Mme Aliscan. Il n’aurait pas été besoin d’insister beaucoup pour lui faire déclarer de la meilleure foi que cette personne était boiteuse, ou bossue, ou bigle, — en tout cas, qu’elle eût l’air d’une quinquagénaire, ne faisait pour elle aucun doute. Mais, de romans qui prétendaient à offrir de l’homme une peinture exacte et complète, elle avait retenu qu’en matière galante l’aveuglement sur les défauts les plus manifestes était de règle aussi commune que la confiance même et bientôt le soupçon qu’elle avait formé prit dans son âme, toujours ouverte aux lueurs de l’espoir, une extraordinaire consistance. Un détail, au surplus, l’y affermissait. Marc ignorant que sa maîtresse eût de son mariage deux enfants à cette heure tous deux établis, un élément des plus précieux, d’une valeur unique, lui manquait pour se faire une opinion juste. Rien ne semblait plus indiqué que de l’en instruire. « Si, réellement, j’étais sa mère, » pensait la jeune femme, « hésiterais-je une seconde dans un pareil cas ?… C’est là mon fort. Il saura tout. Je la démasquerai ! » se promit-elle énergiquement lorsqu’elle fut au lit. L’agitation qu’elle éprouvait la tint éveillée. Elle calculait avec bonheur l’effet saisissant que produirait sur la passion de l’écervelé une révélation si formelle.
Cependant, il fallait y trouver prétexte. Des jours durant, l’esprit d’Hélène n’eut d’autre ambition que d’enfermer le renseignement qu’elle voulait fournir dans un fait habilement provoqué par elle et qui pût sembler tout fortuit. Après avoir consciencieusement étudié dix plans, elle tenta, pour finir, d’en dégager un et s’aperçut que le moins fou restait insensé. Mille obstacles empêchaient son exécution. N’allait-il pas jusqu’à prévoir des complicités dans la famille de la personne qu’elle brûlait d’atteindre et son entourage immédiat ? Alors la chance qui rayonnait s’obscurcit d’un coup et, de nouveau, le désespoir s’empara d’Hélène. Cette fois-ci, non plus lâche, mais presque furieux. Se sentant sur la voie d’un succès prochain, elle enrageait d’être arrêtée dans sa progression par un accident matériel. C’était comme si, voyant enfin triompher sa cause d’appétits présomptueux sur un héritage, elle ne pouvait, faute d’un papier, toucher cette fortune. A quoi bon la prudence et les ménagements ? Ce qui n’était qu’une prétention devenant un droit, toute espèce de tactique lui parut indigne et toute précaution dégradante. Payer d’audace, intimider, désarmer sans lutte, telle était la tendance de son caractère et n’était-ce pas la seule méthode vraiment honorable ? Quel égarement l’avait conduite à des tentatives dont elle rougissait aujourd’hui ?
Le principal était pour elle d’en terminer vite. Que ce fût habilement lui importait peu. Le soir même, au dîner, se tournant vers Marc, elle lui dit sans trahir la moindre émotion :
— Tiens ! j’oubliais… C’est pourtant drôle ! Paris n’est pas grand. Tu sais bien, ta danseuse du Sémiramis ?
— Ma danseuse ? fit-il. Quelle danseuse ?
— Voyons, cette blonde… Rappelle-toi donc ! Tu m’as dit son nom.
Il murmura d’un air gêné :
— Madame Aliscan ?
— Aliscan, oui, c’est ça ! Madame Aliscan… Figure-toi que je l’ai rencontrée au Louvre !
— Ah ! fit Marc.
— Tout à l’heure ! poursuivit Hélène. Elle s’y trouvait avec son fils. Il est bien son fils ! Menu comme elle, mais élégant, d’une jolie tournure… L’échantillon le plus complet du jeune officier !
Marc était devenu d’une extrême rougeur.
— Et comment donc avez-vous su que c’était son fils ? demanda-t-il avec effort, d’une voix qui tremblait.
— Mais, sans chercher ! s’écria-t-elle. Par lui-même, mon loup ! Je marchais derrière eux dans une foule énorme. Quand on appelle, comme il l’a fait, une personne : maman, selon moi, c’est assez significatif !
Elle agita gaiement la tête et se mit à rire. Marc était sur le point de verser des larmes. Un instant, les traits durs, la poitrine battante, elle le regarda fixement, tourmentée par l’envie de le questionner et d’obtenir qu’il lui livrât la cause de son trouble. Mais la présence de sa fillette lui rendit du calme. Elle saisit une cuiller, se servit d’un mets. Puis elle reprit avec l’accent de l’admiration :
— Elle est étonnante, cette femme-là ! Avoir un fils… je ne sais pas… d’au moins vingt-cinq ans, peut-être marié, déjà père, et danser comme une folle au Sémiramis… Je voudrais bien lui ressembler quand j’aurai son âge !
Hélène connaissait son beau-fils. Si, bien souvent, comme on l’a vu, son extrême orgueil négligeait les données de l’observation, l’habitude qu’elle avait de gouverner Marc l’avait instruite avec assez de délicatesse de ses réactions ordinaires. Après la scène dont nous venons d’esquisser les traits, ce qu’elle présumait s’accomplit. L’esprit de Marc, désemparé, battit la campagne et, rapidement, à des plaisirs qui le transportaient, il sentit se mêler un goût d’amertume.
Tout n’était qu’amour-propre et puérilité dans les rapports qu’il avait noués avec sa danseuse. Élégante, elle l’avait d’abord ébloui. Le brillant qu’elle portait à l’annulaire gauche avait plus fait assurément pour le conquérir que sa taille légère et ses yeux. D’autre part, avant même de savoir son nom, et nonobstant son propre manque d’expérience des femmes, il s’était rendu compte qu’il devait lui plaire. C’était sensible à certains rires, à certaines paroles, cela s’avouait par des regards baignés d’émotion qu’il surprenait attentivement fixés sur sa bouche dans les intervalles des répliques. Assez vite, leurs propos s’étaient détendus. Par toute une gamme de libertés qui échauffaient Marc et semblaient divertir leur instigatrice, ils avaient évolué vers la confidence. Entre celle-ci et des aveux, l’étape n’est pas longue. Marc l’avait timidement, mais vivement franchie.
Lorsqu’Hélène l’avait vu, au Sémiramis, toucher des lèvres, auprès du cou, Mme Aliscan, il lui donnait ce gage d’amour pour la seconde fois.
Survenait la mort de son père. C’était pour lui comme le passage d’une de ces nues lourdes qui, trop étroites pour le soleil qu’elles prétendent cacher, voilent à peine une minute sa face éclatante. Elle le frappait dans cette période du premier vertige dont on peut dire qu’il est pour l’être une naissance nouvelle. D’où le peu de chagrin qu’il en avait eu. Avant même de partir pour les funérailles, il adressait à sa danseuse une lettre éplorée où le faire-part, proprement dit, occupait trois lignes et ses sentiments cinq grandes pages. Dès son retour, il dégageait une carte à la poste. Mme Aliscan l’attendait. Elle lui ferait, notifiait-elle, dans un post-scriptum, ses condoléances de vive voix. Ce fut la tête contre le sein de cette femme éprise qu’il les entendit murmurer.
Comment, dès lors, trouver étrange la conduite de Marc ? Si l’homme fait se replie sur sa volupté, l’adolescent prête à la sienne, pourvu qu’elle le flatte, toutes les qualités par surcroît. Or, celui-ci, dans une coquette, goûtait une maîtresse qui s’était mise, dès le début de leurs relations, à le chérir exclusivement et de toutes manières avec une violence éperdue. Le moindre vœu qu’il exprimait revêtait pour elle l’importance d’un désir dont l’amour dépend, et lui, si jeune, encore privé d’expérience en tout, se voyait demander par cette personne mûre des conseils qu’elle suivait sans les discuter. Ses deux visites de chaque semaine faisaient événement. Dans ses mains reposait le bonheur d’un être pour qui l’avouer était toujours la plus douce des joies et le témoigner la grande chose. Mille inventions, si délicates qu’elles émerveillaient, lui rendaient plus touchante cette adoration. C’est vite fait de crier à l’indignité ! Peut-on rester indifférent, lorsque l’âme est fraîche, dans le personnage d’un jeune dieu ?
Puis, si la femme de qui venait cette consécration se montrait en amour d’une exigence folle, avec quelle verve et quelle tendresse, quelle science et quel art elle savait obtenir qu’on la contentât ! En lui prêtant auprès d’Hélène des mœurs assez libres, le rapport de police n’avait pas menti. A toute époque, mais notamment depuis son veuvage, elle avait eu pour objectif le délice d’aimer et pour prétention d’être aimée. Jamais, d’ailleurs, ne tolérant qu’on la prît par jeu, ni ne se donnant par calcul. Jamais, non plus, n’occupant d’elle en même temps deux hommes. Marc s’était présenté dans un interrègne. Depuis cinq mois qu’elle regrettait son dernier amant, nulle occasion de mettre un terme à sa solitude ne s’était offerte à cette femme. Sourdement, elle songeait à s’en inquiéter. Elle qui jamais n’avait senti les atteintes de l’âge, demeurée aussi souple à quarante-six ans qu’elle avait pu l’être à vingt-cinq, n’affrontait plus sans le malaise de l’appréhension l’épreuve quotidienne du miroir. Pour la juger satisfaisante ou même honorable, il lui fallait s’armer parfois d’une grande indulgence. Certains jours, elle cédait au découragement. L’imagine-t-on voyant finir une crise aussi longue sur les aveux les plus timides, l’hommage le plus frais, l’admiration la plus ouverte et la moins hardie qu’elle eût reçue d’un soupirant dans toute sa carrière ? Mesure-t-on la chaleur de la complaisance qu’avait pu mettre, en renaissant, au service de Marc, cette amoureuse prête à verser dans le désespoir ? Si sa nature et la pratique ordinaire du vice avaient fait d’elle une magicienne en matière galante, son enthousiasme à raffiner sur la perfection la rendait supérieure à tout son passé. Il la dévorait, la brûlait. Il la portait à s’épanouir dans l’oubli d’elle-même. Il inspirait à sa passion, lorsqu’elle s’épanchait, certains artifices de génie.
Marc avait eu la sensation d’un éblouissement. Une enfance pure, peu d’émotions dans l’adolescence et, jusqu’à l’heure de cette rencontre, aucune inquiétude, n’est-ce pas tout dire des mille secousses qui peuvent rompre une âme endurant l’assaut d’une telle fièvre ? Les moyens de celle-ci le désemparaient. Rien, au surplus, dans ses principes, n’eût fourni d’obstacle à quelque conquête du plaisir.
Mais sa fierté, bien qu’assez molle, était ombrageuse. Nous l’avons vu précédemment grincer de male rage après la scène de sa surprise dans le Luxembourg. Lorsqu’il reçut de sa belle-mère la révélation sur l’effet de laquelle elle comptait si fort, pas un instant, il ne pensa, quel que fût son trouble, à la soupçonner d’un mensonge. Par nature même, il en croyait Hélène incapable. A quelle fin, secondement, l’aurait-elle commis ? Puis, on eût dit que l’incident rapporté par elle éparpillait dans son esprit de flottantes vapeurs, que tout un nœud de doutes maussades, endormis derrière, s’en trouvait soudain éclairé. Chez Thérèse existait une photographie, celle d’un jeune homme en uniforme de Saint-Cyrien qu’elle lui avait incidemment donné pour son frère. Il savait, à présent, que c’était son fils. A la visite qu’il avait faite dès le jour suivant, un examen de ce portrait, des plus minutieux, était venu le confirmer dans sa certitude. La ressemblance des deux visages était aveuglante.
Marc sentit un malaise lui gagner l’esprit. Ce fut d’abord accidentel et très supportable, comme la douleur que peut causer une dent déchaussée lorsque, par mégarde, on la heurte. Il n’en souffrait qu’après l’amour et jamais longtemps. Puis, la cadence de ces attaques se fit plus fréquente et leur durée même s’amplifia. Elles n’avaient plus pour se produire de ces heures précises où la langueur qui suit la chute de l’exaltation suffisait en partie à les expliquer. A tout propos, et férocement, d’un œil sombre et sec, il recherchait sur sa maîtresse les empreintes de l’âge. Près des paupières, le plus souvent, et autour du cou. Sa naïveté les lui cachait où régnaient les fards, de même qu’aux boucles, adroitement teintes, précieusement coiffées, il voyait l’or sans reconnaître à certaines nuances la triste couleur qu’il couvrait. Mais les deux points où les tissus, plus flétris qu’ailleurs, ne recevaient de l’artifice qu’un modique secours lui gâtaient bien assez Mme Aliscan. Il en vint, auprès d’elle, à compter ses rides.
Bientôt naquit de ce début d’éloignement physique une contrariété d’amour-propre. La liaison qui, dans sa fleur, l’avait tant flatté, sans cause réelle, car, pratiquement, du plus vif au moindre, elle avait conservé tous ses attributs, lui devint un sujet d’humiliation. La même femme lui faisait les mêmes compliments, les mêmes caresses lui témoignaient une idolâtrie que chaque rencontre, on pourrait dire avec assurance que chaque sacrifice accentuait et, justement, c’était des soins ainsi prodigués qu’il tirait la matière de son amertume. Y prenant du plaisir, mais s’en infatuant, il déplorait que des mérites à la taille des siens n’eussent pas trouvé pour les servir une prêtresse plus digne. Cette matrone l’offusquait par ses prétentions. Délicats, passionnés, si variés qu’ils fussent, par les baisers industrieux de sa bouche fanée, elle déshonorait sa jeune peau. « Jolie paire d’amoureux ! » se répétait-il. « Puis, » songeait-il avec humeur, « ici, passe encore, mais, si nous sortions, quel désastre ! Dans la rue, avec elle, de quoi aurais-je l’air ? » Il hésitait, se répondait, traversé d’un doute : « De son gigolo ?… De son fils ?… » Alternative qu’il balançait sans fixer son choix. Les deux vues lui étaient pareillement odieuses.
Rue Vaneau, sa belle-mère respirait sans bruit. Nulle expression ne rendrait mieux l’effacement d’Hélène qui, de l’angoisse la plus profonde, la plus déchirante, se sentait renaître à l’espoir. Mille indices, jalousement observés par elle, la renseignaient sur le plus gros de l’intime débat qu’elle avait elle-même amorcé. C’était un air méditatif, un accent soucieux, un défaut d’appétit, de la nonchalance. C’était surtout plus d’intérêt témoigné par Marc aux menus faits dont s’alimente la conversation, comme aux événements domestiques. Par un prodige de volonté, elle prenait sur elle pour ne jamais se départir d’un visage aimable et cacher au jeune homme ses vicissitudes. Elle évitait, dans son langage, la moindre impatience.
A la voir constamment d’une charmante humeur, à la sentir qui le laissait ordonner sa vie sans exercer sur sa conduite un contrôle quelconque, lui ne pouvait ni soupçonner qu’il était épié, ni trouver surprenant tel ou tel sourire. Circonstance favorable au succès d’Hélène. Dans la crise d’inquiétude que traversait Marc, un mot suspect, un simple signe aurait pu suffire à l’éloigner d’elle complètement. Ç’aurait été la maladresse qui provoque l’orgueil, vous rend cher l’égarement qu’elle voudrait combattre et vous jette plus avant dans la voie mauvaise. Peu à peu au contraire, il se rapprocha. Trop jeune encore pour triompher par ses seuls moyens de sa déception amoureuse, il lui fallait, dans cette épreuve, à défaut d’un cœur, une épaule sur laquelle il pût s’appuyer. L’abri jugé plus séduisant, reconnu précaire, le rendait à l’abri qu’il savait certain. Auprès d’Hélène, il respirait bien-être et confiance et regagnait son équilibre un instant perdu. C’est la fable éternelle de l’enfant prodigue. Mais l’homme a seul, dans ses erreurs, la simplicité de la conduire naturellement à sa conclusion. Un amour-propre mal compris en dissuade la femme.
Lorsque Hélène, empressée à saisir les traits qui dénonçaient chez son beau-fils le moindre amendement, le vit quitter son air maussade pour s’ouvrir un peu, il lui parut que le désert de son existence recevait un souffle embaumé. L’âpre horizon s’en éclaircit, de vieilles graines germèrent, toute espèce de verdures y naquirent bientôt. Un grand élan de gratitude la porta vers Marc, comme si c’était à sa personne et sur ses instances qu’il commençait à sacrifier son affreuse maîtresse, et tout son être, ordinairement d’une chaleur moins vive, n’eut plus d’autre ambition que de l’épauler. Depuis longtemps, car, même jeune fille, comme nous l’avons vu, elle ne rencontrait nulle traverse sa seule humeur, son seul caprice réglait tout chez elle. Les goûts d’autrui devaient par force épouser les siens et, persuadée qu’en exigeant cette soumission d’eux elle les éclairait sur eux-mêmes, elle se voulait, dans sa maison, maîtresse exclusive. Sans réfléchir, par le seul jeu du désir de plaire, elle s’y effaça derrière Marc. Il en devint le personnage et l’arbitre admis. Quantité d’arrangements conformes à ses vues dont, jusque-là, elle ne s’était un instant souciée que pour refuser d’y souscrire, se trouvèrent faits un peu partout comme par enchantement. Deux lampes chinoises furent installées dans des coins trop nus et certaines tentures remplacées. Il souhaitait plusieurs livres et elle les acquit. Sa cuisinière était une fille sans grande invention pour qui soigner cinq ou six plats, constamment les mêmes, représentait le dernier mot de la variété et qui, lorsque d’une crème au rhum, entremets classique, elle passait d’aventure à une crème au kirsch, se demandait si quelque dieu, caché dans son four, n’allait pas en jaillir pour l’exterminer. Elle se mit sur son dos, puis la congédia dès qu’un essai l’eut assurée que d’aucune manière elle n’obtiendrait rien de cette buse. La nouvelle fut choisie dans les cordons bleus. Le questionnaire qu’à son entrée elle subit d’Hélène se rapportait aux gourmandises que préférait Marc. Lorsque la preuve eut été faite qu’elle y excellait, le surplus de sa science parut négligeable.
Comme sa belle-mère qui, détestant la correspondance, avait réduit progressivement presque à rien la sienne, Marc n’écrivait, pour ainsi dire, jamais aucune lettre et n’en recevait que fort peu. Un soir, pourtant, un pneumatique arriva pour lui. Du modèle azuré que fournit la poste, il ne frappait extérieurement par aucun détail, mais l’écriture qu’on y voyait semblait contrefaite. La jeune femme le nota en l’apercevant. « C’est de cette horreur ! » pensa-t-elle. A l’instant, le dépit lui secoua les nerfs et, saisissant sur le plateau l’insolente dépêche, elle faillit ou l’ouvrir ou la déchirer. Mais, soudain, son humeur prit un cours plus doux. Elle s’avisait que, puisque Marc n’était pas rentré (retenu à l’École, jusque vers six heures, par une conférence importante, avait-il annoncé avant son départ), il fallait inférer de ce télégramme, en premier lieu, que le motif invoqué par lui ne recouvrait aucune raison qu’il ne pût avouer, en second lieu, que sa maîtresse avait dû l’attendre et, sur la fin de la journée, ne l’ayant pas vu, s’était décidée à écrire. Conclusion qui prêtait à un développement. Peu d’apparence que, de sang-froid, sur un seul faux-bond, sans même savoir si quelque rhume ne l’expliquait pas, elle se fût résolue à cette imprudence. C’était plutôt la tentative d’un esprit troublé, le premier trait du désespoir causé dans un cœur par des déceptions successives. L’hypothèse reposait sur un fond sérieux. Hélène s’en fit une certitude dont elle se réjouit.
Une heure plus tard, dans le salon, sous une des grosses lampes, ses sentiments se fortifièrent lorsqu’elle eût vu Marc, après un geste d’impatience vite interrompu, s’emparer de la lettre et la parcourir. Quelle magnifique indifférence exprimaient ses yeux ! Comme on sentait dans le pli dur qu’avait pris sa bouche le commencement d’irritation d’un homme excédé ! Puis, quel regard reçut Hélène, plein de quelle douceur, à la fois timide et confiant, empreint de gêne et d’affection presque au même degré, craintif si l’on veut, mais sans fièvre, quand la dépêche, enfin réduite à une boule menue, eût été distraitement envoyée dans l’âtre ! Quoi de plus éloquent que de pareils signes ? Si elle n’avait appréhendé qu’il ne lût en elle, saisissant Marc par les poignets en manière de jeu, la jeune femme l’aurait embrassé. Son intention se révéla par une moue des lèvres qu’elle sut cacher derrière sa main étendue à temps dans la zone de pénombre où baignait sa face et que son beau-fils ne put voir. A compter de cette heure, elle ne douta plus. Quatre ou cinq pneumatiques arrivèrent encore, puis, coup sur coup, il en vint deux dans la même journée, le second précédant une importante lettre. Hélène suivait avec délices l’agonie morale dont témoignait aussi clairement qu’une kyrielle de plaintes cette surabondance de courrier. Dans une maison qu’assombrissaient les absences de Marc et que, d’ailleurs, sa présence même, trop chèrement acquise, ne devait qu’à peine éclairer, elle voyait se traîner Mme Aliscan avec un air qu’elle supposait d’une couleur tragique chez cette vieille amante sur ses fins. Elle l’entendait successivement gémir et maudire. Elle lui prêtait, la bouche tordue, les yeux pleins d’angoisse, le visage gonflé par les larmes, des prières imprégnées de toute sa passion et que Marc prenait légèrement. Où s’arrêtent les violences d’un cœur déchiré ? La cruauté de son beau-fils lui semblait divine. L’investissant d’un caractère pertinemment faux et d’une bassesse d’âme révoltante, elle lui plaçait entre les dents des injures féroces dont chaque syllabe, frappant au vif cette chair répandue, lui était proprement une délectation. Les plus humaines se contentaient de flétrir son âge et de tourner en dérision ses vaines coquetteries. Les plus folles atteignaient sa maternité.
A l’improviste, un mercredi, cette ardeur tomba. Le déjeuner se terminait, sans raison spéciale, dans une atmosphère de confiance, lorsqu’un chauffeur d’automobile sonna rue Vaneau. La cuisinière parlementa, puis le fit entrer. Il portait un message destiné à Marc et déclara devoir attendre une réponse de lui.
Le billet décacheté et rapidement lu :
— Très bien ! fit le jeune homme. Dites que j’y vais.
Il ajouta pour sa belle-mère :
— Un ami m’attend.
— Ah ! fit Hélène sans témoigner la moindre émotion.
Elle n’en éprouvait, d’ailleurs, pas. Tout au contraire, le sentiment qu’elle n’eût pas avoué mais qui jetait dans sa poitrine un trouble assez vif avait un rythme, une consistance et une chaleur douce qui l’apparentaient au plaisir. Relancé d’une façon plutôt mortifiante, Marc, d’après elle, allait servir à sa vieille maîtresse quelques vérités essentielles. C’était, en somme, un nouveau pas vers le dénouement. S’approchant d’une croisée qu’elle ouvrit un peu et prenant soin de n’exposer de son visage même que ce qu’il fallait pour bien voir, elle aperçut devant la porte un fiacre en station. Quand son beau-fils y fût monté, la voiture partit. Hélène, d’abord, l’accompagna discrètement des yeux sans bouger de l’endroit où elle s’était mise, puis se pencha, fit un effort, la vit disparaître et, tout à coup, prise de faiblesse, les mains molles et moites, se laissa choir dans un fauteuil placé derrière elle avec un sanglot convulsif. Elle ne pouvait, à cette minute, supporter l’idée de Marc assis contre la femme qu’elle abominait dans le cadre intime d’une voiture. Quelle influence allait avoir cette proximité sur ses sentiments immédiats ? Si encore ses manières l’avaient rassurés ! Mais il avait congédié l’homme, un instant plus tôt, sans donner aucun signe de mauvaise humeur et, sous cet air indifférent qu’il prenait si bien, n’était-ce pas fiévreusement qu’il s’était vêtu pour aller retrouver Mme Aliscan ? Hélène était à son côté dans le vestibule. « Positivement, » réfléchit-elle, « il semblait heureux, sa physionomie rayonnait ! » Pour étrangère qu’elle fût restée à la vie des sens, elle s’avisait qu’un désir las peut, chez un jeune être, à la faveur d’une continence trop longtemps gardée, brièvement au moins, reverdir. Et si Marc en était à cette phase critique ? Si, par la suite, à chaque période de ressaisissement, devait, ainsi qu’une chute de grêle au soleil de mars, succéder un retour aussi désastreux ? Cette perspective, dont s’emplissait sa vue intérieure sans qu’elle sût même si, du premier jusqu’aux arrière-plans, elle était en rien justifiée, l’accablait d’épouvante et la révoltait. Brusquement, elle sentit du découragement. L’esprit venait de rompre en elle un fil d’énergie que n’avait pu briser encore la réalité. Mesurés à la tâche qu’elle imaginait, tous les efforts qu’elle pouvait faire lui paraissaient vains. Le seul parti réellement digne, elle s’en rendait compte, aurait été d’abandonner une lutte inégale et d’imiter la soumission de myriades de mères aux débordements de leurs fils. Mais quelque chose d’autrement fort, d’autrement actif, d’autrement capiteux que le raisonnement protestait en elle-même contre cette conduite. Elle avait beau la trouver sage et s’y exciter, elle ne pouvait pas s’y résoudre.
Son abattement s’était accru jusqu’au désespoir lorsque Marc rentra, vers cinq heures. Pour s’en cacher, elle affecta de se montrer dure. C’était chez elle une habitude vieille comme son orgueil que de couvrir les défaillances qui s’y produisaient d’une humeur altière et cassante. Marc était sombre, il parla peu, mangea légèrement et se plaignit d’un mal de tête en allant au lit. Elle se garda d’y témoigner le moindre intérêt.
Le jour suivant, à son réveil, il souffrait encore, et non seulement de cette migraine, mais d’un peu d’angine et d’une courbature générale. La chaleur de ses membres accusait la fièvre. Hélène, venue à son chevet déjà tourmentée, sentit grandir son inquiétude lorsqu’au thermomètre elle constata que le mercure dépassait trente-neuf. Le docteur fut mandé précipitamment. Il accourut, ne cacha pas qu’il était soucieux, ordonna des ventouses et des compresses froides. C’était un homme dont les scrupules sortaient du commun. Il pensait bien n’avoir affaire qu’à une forte grippe, mais pourtant refusait de se prononcer.
La période indécise dura plusieurs jours. Hélène les vécut dans les transes. Dès que s’étaient manifestés des symptômes sérieux, tous les griefs qu’elle nourrissait avaient disparu sans laisser dans son cœur la plus pâle empreinte. Couchée tard dans la nuit et levée à l’aube, elle n’était plus, auprès de Marc, qu’une tendresse ardente et un dévouement sans limite. Malgré le peu de vraisemblance qu’offrait, à son dire, l’hypothèse d’un mal contagieux, le docteur, par prudence, avait exigé qu’elle adoptât, jusqu’à la fin de l’observation, la blouse et la coiffe d’infirmière. Son âme était pure comme ces voiles. Dans les regards méditatifs qu’elle posait sur Marc, rien ne brillait que le désir d’arracher son nom à la fièvre maligne qui le consumait. Lorsqu’à bout d’endurance elle fermait les yeux, c’étaient les mots de typhoïde et de diphtérie, choisis par elle, dans son angoisse, comme les plus sinistres, qui donnaient seuls un aliment à toutes ses pensées. Celles-ci, d’ailleurs, tournaient si vite, la menaient si loin, qu’à peine leur proie, prise d’épouvante, elle se raidissait pour tenter d’échapper à leur sortilège. Il lui fallait absolument un dérivatif. Elle le cherchait dans un peu d’ordre à mettre autour d’elle ou la confection d’une tisane. Marc disait quelquefois qu’il se sentait mieux. Alors, surprise, le cœur gonflé par cette belle aumône d’une reconnaissance de pauvresse, elle saisissait une de ses mains sous la couverture et elle la baisait tendrement.
Les premiers jours, des pneumatiques, des dépêches, des lettres étaient arrivés coup sur coup. La jeune femme, sans les lire, les avait brûlés, et l’on peut croire qu’elle n’avait eu, pour agir ainsi, à user d’aucune réflexion. La maladie de son beau-fils lui donnait des droits que, dans le for de sa conscience, elle estimait justes et tenait toujours pour les siens, mais se fût fait en temps normal un scrupule de prendre. Au surplus, n’était-ce pas une question d’hygiène ? En détruisant avec méthode cet affreux courrier, elle se bornait à observer la conduite d’une mère qui, regardant sous un ombrage dormir son enfant, écarte de lui les moustiques. Nul plaisir de vengeance ou de taquinerie n’avait, chez elle, accompagné ces exécutions. Elle les avait faites sans colère.
Moins d’une semaine après la date des premiers symptômes, l’état de Marc s’améliora, la chaleur décrut, ce qui n’était qu’une forte grippe, s’affirmant comme tel, se mit en devoir d’évoluer, toute raison d’inquiétude disparut enfin. Le docteur triomphait avec modestie. Hélène, brisée par la fatigue et les émotions, mais trop heureuse pour en porter physiquement les traces et, d’ailleurs, vivant sur ses nerfs, présentait une figure de ressuscitée. On arrivait à cette période délicieuse de mars qui, chaque année, vient, blonde et brève, luire comme une dent d’or entre les hivers d’Ile-de-France. Un pâle soleil dégourdissait l’atmosphère des rues. Elle en profita pour sortir.
Ce fut alors que la concierge, un matin, lui dit :
— Il est venu, ces temps derniers, plusieurs fois, une dame demander des nouvelles sans vouloir monter.
— Ah ! fit Hélène avec froideur. Une dame de quel genre ?
La concierge hésita.
— Plutôt jeune que vieille !… C’est difficile de préciser. Elle porte une voilette.
— Mais vous a-t-elle donné son nom ?
— Rien du tout, madame !
— Quand cette personne est-elle venue pour la dernière fois ?
— Hier matin, dit la concierge. Oui, sur les dix heures ! Je lui ai dit que monsieur Marc allait beaucoup mieux.
— Bien ! fit Hélène. Je vois qui c’est… Une petite parente. Elle avait, sans doute, peur de la contagion. Merci bien ! lança-t-elle d’un air dégagé en se dirigeant vers la porte.
Comme aspiré de sa poitrine par une bouche violente, tout le bonheur qu’elle éprouvait une minute plus tôt s’était subitement évanoui. Elle se reprit, courut d’une traite jusqu’au Bon Marché, fit alors demi-tour et rentra chez elle. Cheminer plus avant l’aurait excédée. Son sentiment était celui d’une personne avare qui, séparée de son trésor, soudain cesse de vivre à la pensée qu’un besogneux dont elle se méfie aura pu profiter de son éloignement. La courte absence qu’elle avait faite lui semblait une faute. Plus elle allait vers sa maison, plus son cœur battait, plus elle marquait le pas sans grâce d’une femme agitée. Par une rencontre, il faut l’avouer, plutôt singulière et qui la troubla fortement, elle croisa sous la voûte un télégraphiste et la concierge, à son passage, un instant après, lui remit une dépêche à l’adresse de Marc. « C’était à prévoir ! » se dit-elle. Dans l’escalier, elle avait chaud et soufflait un peu, mais s’estimait récompensée d’avoir marché vite. Que, résistant par nonchalance ou par raisonnement à l’étrange impulsion qu’elle venait d’avoir, elle se fût attardée cinq minutes de plus, le télégramme était monté à l’appartement où Marc, debout, le recevait et le décachetait. Nul sourire emprunté ne l’aurait trahi, une distraction, un oubli quelconque encore moins, et les servantes n’étaient pas femmes qu’elle pût questionner. Tout était à reprendre. Elle n’aurait rien su.
Hélène froissait machinalement la petite dépêche qu’elle finit par glisser dans son sac à main. Arrivée dans sa chambre, elle l’en retira, l’examina sur ses deux faces et faillit l’ouvrir. Mais, sur le point d’en arracher fiévreusement la bande, elle réfléchit avec dégoût qu’un secret d’amants y était peut-être enfermé et manqua du courage de s’en voir instruite. « Alors, » pensa-t-elle, « la brûler ? » Trois allumettes, successivement, lui flambèrent aux doigts. Ce qu’elle faisait huit jours plus tôt sans hésitation lui semblait aujourd’hui une si laide besogne que, nonobstant les bonnes raisons qu’elle avait d’agir, sa délicatesse s’offusquait. N’était-ce pas là tromper vraiment la confiance de Marc ? Elle savait qu’au milieu de ses égarements l’admiration qu’il professait pour son caractère ne s’était jamais altérée. La crainte obscure de s’avilir la retint longtemps. A la fin, cependant, elle se décida.
Lorsqu’elle vint au salon, un quart d’heure après, il ne restait de ses scrupules les plus impérieux que le souvenir d’une faiblesse. Elle estimait s’être conduite en mère expédiente et s’étonnait, pour arriver à ce résultat, d’avoir dû se vaincre en partie.
Mais son beau-fils lui parut sombre et l’esprit tendu. Ce fut assez pour lui faire faire certaines réflexions qui, bientôt, la jetèrent dans une pleine déroute. Puisqu’en somme Marc était complètement guéri, à quelle cause attribuer son humeur maussade si ce n’était à l’inquiétude que lui inspirait le silence absolu de se gourgandine ? « Il est si faible et si facile ! » se disait Hélène. « Reconquis, l’autre jour, après une dispute, il se sera séparé d’elle sur de belles promesses, et aujourd’hui, comme de raison, il trouve surprenant qu’elle ne lui donne pas signe de vie. » Subitement, une pensée qui la fit pâlir : « Mais où avais-je la tête ? Mais suis-je donc folle ? Il est debout, il va sortir, il la reverra ! A ses reproches, elle répondra qu’elle lui a écrit, et alors, moi-même… » Elle tremblait. La légèreté de sa conduite et ses suites probables se présentaient à son esprit pour la première fois. Sous ses yeux éblouis se creusait un gouffre. Marc était devant elle, au bord du divan, et, bien que proche de sa personne, toujours absorbée, à pouvoir de sa place lui toucher l’épaule, elle le voyait à une distance qui lui donnait froid, tant elle sentait se fortifier l’impression cruelle qu’elle ne pourrait plus la réduire. De deux choses l’une, ou, sous le coup de l’indignation, il flétrirait ouvertement son vil procédé, ou, par défaut de caractère, il se contiendrait et le verdict de sa conscience, dans ce dernier cas, ne serait que plus dur et que plus terrible. C’était pour elle, de toute manière, son mépris certain, et sa haine, peut-être, assurée. Pis encore, l’éloignement qui en découlerait lui ferait rechercher Mme Aliscan. « Où descendrai-je ? Que deviendrai-je ? » se disait Hélène, trop femme, au fond, pour ignorer les perfides ressources des vengeances conduites par son sexe. « Lorsque, sachant ce que j’ai fait pour lui soustraire Marc, elle pourra mesurer sa victoire sur moi, quelles inventions n’aura-t-elle pas, rouée comme elle doit l’être, pour consolider cette victoire ? Et quelle défense un peu sérieuse, quelle utile parade serai-je en état d’opposer ? Désormais, se méfiant et me détestant, cet imbécile n’aura d’oreilles que pour ses paroles et ne verra que par ses yeux non seulement moi-même, mais sa propre bassesse dont elle le flattera. Toute sa confiance sera pour elle. Je l’aurai perdu ! »
La jeune femme, jusque-là, s’était possédée. Cette perspective lui fit au cœur une si grande secousse que, se sentant dans l’impuissance de n’en rien trahir, elle sortit du salon et courut chez elle où elle éclata en sanglots. Mais, si sa peine était immense, elle n’était pas tout, il s’y mêlait des éléments de farouche révolte et une question qu’elle se posait d’un accent furieux revenait sans cesse sur ses lèvres. En vertu de quel droit une coquette fanée prétendait-elle arracher Marc à des affections et tramer son malheur comme celui des siens ? Où prenait-elle qu’on dût avoir pour ses vices de vieille le respect que commande un amour normal ? Trop de faiblesse, trop d’indulgence l’avait enhardie. Il était temps de mettre un terme à son effronterie et de lui faire enfin tâter d’une résolution qui la réduirait au silence. Quelle sottise et quelle faute d’avoir tant tardé ! « Je suis une moule ! » se dit Hélène en séchant ses pleurs et en allant à sa toilette se baigner les yeux pour qu’il n’en restât aucune trace. « Marc, après tout, n’est qu’un enfant qui se laisse conduire, c’est avec cette coquine que je m’expliquerai. Si j’avais eu plus d’énergie, » se répétait-elle, « nous n’en serions pas où nous sommes ! » Plus aigu que jamais pour s’être éclipsé, ressuscitait dans ce fier cœur proche du désespoir le goût natif de l’avantage acquis par violence. Un feu sombre anima le regard d’Hélène. A cette minute où la colère refoulait en elle ce qu’il y traînait d’angoissé, si Mme Aliscan s’était trouvée là, elle se serait jetée sur elle comme une femme du peuple. L’empoigner, la secouer, lui porter des coups, la blesser dans cette chair qui convoitait Marc sans mesurer le ridicule de ses illusions l’aurait payée de ses souffrances mieux que mille sarcasmes et plus complètement allégée. « J’éviterai, » pensa-t-elle, « mais qu’elle ne bronche pas ! Au premier mot impertinent, elle reçoit deux gifles !… Et il faudra qu’elle se surveille, » reprit-elle tout haut, « pour se contenir jusqu’au bout, car ce que j’ai à lui servir manque de gracieuseté et je n’y mettrai aucune forme ! » En regardant à côté d’elle une petite pendule, la jeune femme constata qu’elle marquait midi. L’heure du déjeuner approchait. Se pouvait-il qu’elle touchât presque à la délivrance ? Elle se leva, fit sa toilette, se polit les ongles et revêtit avec le soin le plus minutieux la moins éclatante de ses robes.
Le repas lui parut étonnamment bref. De temps en temps, ses beaux yeux verts se posaient sur Marc avec un air de décision teinté d’ironie, mais, redoutant de se trahir, elle battait des cils et se détournait aussitôt. Peu d’instants graves l’avaient laissée dans un pareil calme. Une tiédeur délicieuse lui baignait les membres, et son esprit, loin d’éprouver la moindre inquiétude, s’engourdissait dans un bien-être aussi pénétrant que celui par lequel une douce nuit s’annonce à un organisme épuisé. Ce mol état durait encore, s’était même accru lorsqu’elle se coiffa pour sortir. Assurée des moyens dont elle disposait, elle n’essayait ni de prévoir dans quelle atmosphère s’exécuterait le plan hardi qu’elle avait conçu, ni quelle défense pourrait venir à le contrarier, ni quel tour, en un mot, prendrait l’entretien. Le résultat définitif lui semblait acquis, et c’était le seul point dont elle se souciât. Des circonstances plus ou moins bonnes lui importaient peu.
En quelques minutes, elle fut prête. A peine dehors, elle eut la chance de trouver un fiacre. Profitant de l’aisance que lui donnait l’heure, l’énergumène à tête d’oiseau et pouces d’assassin qui la conduisait brutalement se faisait un devoir de brûler les rues. « Il devine, » songea-t-elle, « que je suis pressée ! » La vitesse l’excitait pour la première fois et sa cervelle enregistrait avec amusement les moindres détails de cette course. Quand la voiture se fut rangée devant la maison, elle descendit et pénétra dans le vestibule sans même jeter sur la façade un rapide coup d’œil. Arrivée au palier du troisième étage, elle reprit haleine et sonna.
La domestique qui vint ouvrir parut hésiter.
— Faites passer, lui dit-elle, cette carte à Madame !
On l’introduisit au salon. C’était une chambre assez spacieuse et parfaitement claire, plutôt meublée avec le goût qu’une femme de vingt ans peut répandre aujourd’hui dans un intérieur qu’avec celui d’une personne mûre, bourgeoisement mariée et déjà enrichie par des héritages. Trop de tentures, trop de coussins, sur des sièges trop bas, de guéridons, de chinoiseries et de lampes énormes y compensaient la pénurie de pièces d’un bon style. Le souci de la mode s’y accusait trop. Une poupée dormait dans un coin. L’idée que Marc, à son insu, depuis plusieurs mois, venait ici régulièrement, et qu’il s’y plaisait, qu’il y respirait comme chez lui, qu’entre ce cadre et sa personne existait un lien, agit d’abord de telle façon sur les nerfs d’Hélène qu’elle sentit les pleurs la gagner. Pour les combattre, elle fit appel à toute sa raison. Cette première émotion un peu dissipée, comme elle regardait autour d’elle, une diversion lui fut donnée par des poissons roses dont elle suivit quelques instants les évolutions à travers la paroi d’une jatte de cristal. Pareil objet, dans un salon lui sembla grotesque. Elle sourit de pitié et se trouva mieux.
Mais Mme Aliscan ne paraissait pas. Dans l’appartement, aucun bruit. « Ou elle a peur, » se dit Hélène qui s’impatientait, « ou bien elle est à sa toilette, devant ses crayons et elle se refait une beauté. A son âge, une visite que l’on n’attend pas est toujours, je suppose, une mauvaise surprise ! » Quelques minutes passèrent encore. « C’est plutôt la peur ! » Subitement, une pensée qui la terrifia : « Et si elle s’esquivait ? Si elle filait ? Moi dans cette pièce, elle dans la rue, serais-je assez jouée ! En admettant que, d’où je suis, on entende la porte, l’escalier de service est toujours ouvert ! » Tourmentée du besoin d’éclaircir ses craintes, elle fit deux pas vers le bouton d’un timbre électrique, se disposant à réclamer Mme Aliscan. A cet instant même, elle entrait.
Les deux femmes se saluèrent d’un signe de la tête. Puis Hélène dit, avec l’accent rigoureusement froid qu’elle réservait ordinairement à ses domestiques :
— J’espère, madame, si ma visite vous étonne un peu, qu’elle n’a pas le pouvoir de vous intriguer.
Devant elle, on ne fit qu’élever une main, et une voix douce interrogea, non sans inquiétude :
— Apportez-vous ici, madame, de mauvaises nouvelles ?
La liberté de cette parole gêna la jeune femme.
— Marc, fit-elle, est entré en convalescence. Un peu de grippe (elle hésita), rien de bien sérieux… Au surplus, coupa-t-elle, vous êtes au courant ! Mais la santé physique de Marc n’est pas en question. C’est d’une autre chose qu’il s’agit !
— Expliquez-vous ! dit sans faiblesse Mme Aliscan.
— Comme il vous plaira ! dit Hélène. J’aurais voulu être comprise sans plus insister ! décocha-t-elle en aiguisant un perfide sourire. Puisque c’est impossible, allons droit au fait ! Marc a beaucoup de légèreté, beaucoup d’imprudence, c’est encore un enfant beaucoup plus qu’un homme. Je suis venue vous demander de rompre avec lui.
Elle avait mis toute sa hauteur dans cette dernière phrase. La vieille maîtresse ferma les yeux, parut réfléchir et, tout à coup, articula, d’un air de défi :
— Mais, madame, qui vous dit que, pour cette rupture, ma volonté seule suffirait ?
— Oh !… fit Hélène, déconcertée. Sincèrement, madame…
— Les sentiments qu’a Marc pour moi vous sont-ils connus ?
— Non, je l’avoue ! J’ai négligé de m’en enquérir. Mais enfin, madame, j’ai des yeux ! Ils sont ouverts sur le courrier qui arrive chez moi. Quand une personne, presque chaque jour, en relance une autre…
— Relance, dites-vous ?
— C’est le mot propre ! En relance une autre… Oh ! vous pouvez chercher, madame, une autre expression ! Encore, ce matin, cette dépêche…
— Je serais bien surprise qu’elle eût troublé Marc !
— En effet ! dit Hélène. Il ne l’a pas eue.
— Pas plus, sans doute, qu’aucune des lettres adressées par moi depuis qu’il est assujetti à garder la chambre ?
— Pas plus qu’aucune. Non, c’est exact ! Assurément, non ! J’ai détruit à mesure ce qui parvenait.
— Tenez, madame, sans le savoir, je l’aurais juré ! fit, avec un sourire aigu, Mme Aliscan. Et j’en suis heureuse ! reprit-elle. Son silence commençait à me faire souffrir. Mais revenons à la question qui vous intéresse ! Votre franchise appelle la mienne, que vous excuserez si vous la trouvez un peu dure. Mon bonheur m’est trop cher pour que j’aille le rompre. Marc le ferait qu’il sortirait de mon existence sans perdre sa place dans mon cœur. Mais je l’aime trop pour qu’il me cause un pareil chagrin !
La fermeté de cette réponse confondit Hélène. Dans le for de son âme, elle la trouvait digne. Puis, ses regards s’étant posés sur la bouche flétrie, l’image de Marc vint à passer entre elle et cette bouche et le langage qu’elle estimait lui parut grotesque. A l’aise et confiante, cette vieille femme ? La présomption qu’elle témoignait méritait des coups ! Son visage se durcit et elle riposta :
— Votre attitude se comprendrait, s’expliquerait, du moins, et moi qui suis sans préjugés, oui, je l’admettrais, si la nature pouvait sans honte invoquer ses droits dans vos relations avec Marc. Mais, hélas ! il s’en faut qu’il en soit ainsi !
— Comment, madame, si la nature… Que voulez-vous dire ?
— Oh ! fit Hélène avec une moue, ne m’obligez pas…
Son interlocutrice l’interrompit.
— Je demande simplement à être éclairée. Parlez, madame ! Les vérités ne me font pas peur.
— Elles pourraient vous déplaire !
— Non, elles m’instruisent.
— Enfin, celle-ci est éclatante…
— Pas, sans doute, pour moi !
— Tant pis, donc ! Je regrette… Vous l’aurez voulu. Marc a vingt ans, dit la jeune femme, et vous quarante-six. Si c’était votre fils, vous l’auriez eu tard !
Mme Aliscan devint rouge. Dans le silence où s’éteignaient ses dernières paroles, Hélène suivit avec bonheur l’impression produite par son effroyable apostrophe. « J’ai frappé dur, » se disait-elle, « elle va s’effondrer ! » Mais Mme Aliscan se ressaisissait. Du bout des doigts, avec une grâce à peine étudiée, elle effaça deux ou trois plis que formait sa jupe, et trouvant le courage de sourire un peu :
— Pour mon amant, répliqua-t-elle, j’ai l’âge qu’il me donne !
Une pareille assurance fit bondir Hélène.
— Et savez-vous quel est cet âge ? Le soupçonnez-vous ? Marc vous a-t-il, sur ce point-là, livré sa pensée ? jeta-t-elle d’une voix qui mordait. Vous subissez, j’en suis certaine, vos poursuites le prouvent, non seulement sa froideur, mais ses éloignements. Vous êtes-vous demandé quelle était leur cause ? C’est si commode, quand on redoute la réalité, de boucher les fissures de ses illusions !
— Ici, madame, fit d’une voix sèche Mme Aliscan, vous touchez un sujet qui n’est qu’à moi seule.
— Marc y est trop intéressé, répartit Hélène, pour qu’en fin de compte je m’en prive ! D’ailleurs, moi-même, ajouta-t-elle, n’y suis-je pas mêlée ? Si cet enfant, les oreilles pleines de toutes vos instances, se maintient par faiblesse dans une mauvaise voie, n’est-ce pas à moi, qui suis sa mère, à le diriger, et de telle façon qu’il en sorte ? La vérité, puisqu’elle vous plaît, vous allez l’avoir ! Marc est las d’une passion qui l’humilie trop. Oui, reprit-elle avec violence, qui l’humilie trop, je le répète et j’y insiste, entendez-moi bien, c’est le seul langage qui convienne ! Par vanité, par entêtement, par sotte prévention, vous me faites dire, s’écria-t-elle, des choses révoltantes. Je comprendrais, chez une jeune femme, une pareille folie et cette cruauté pour elle-même. Mais quand on a votre âge, une fille mariée…
— Silence, madame ! put intimer Mme Aliscan.
Son visage présentait une affreuse pâleur. Dans ses yeux gris semblaient lutter l’angoisse et la haine et ses mains fines se pétrissaient, s’écrasaient l’une l’autre, prises d’un tremblement convulsif. Cependant, elle parvint à se maîtriser.
— Vous êtes renseignée ! souffla-t-elle.
— On l’est toujours, quand on le veut, répondit Hélène.
— Et qu’on paie ce qu’il faut ! Oui, je sais bien…
Elles se regardaient fixement. Si leurs dehors ne trahissaient qu’une faible émotion, leurs mépris s’échangeaient perçants comme des balles et chacune d’elles, dans sa conscience, percevait un choc qui rendait brûlante sa rancune. Avec des mines qu’elles s’appliquaient, par respect humain, à garder distantes et paisibles, elles côtoyaient parallèlement ces lisières du drame où il suffit parfois d’un mot pour nous faire tomber. Leurs mains seules témoignaient un peu d’impatience. Mme Aliscan demanda :
— Marc est-il au courant du détail intime dont vous venez de faire usage si délicatement ?
— Oui, dit Hélène, il le connaît. Celui-là… et l’autre !
— Il les tient de vous ?
— Je m’en flatte !
Elle se sentait comme dévorée de courage physique. La vieille amante baissa la tête, réfléchit longtemps, ou, pour mieux dire, parut sonder un cruel futur et déjà, par avance, s’y déchirer toute. Quand son visage se redressa, des pleurs le baignaient.
— Eh ! bien, fit-elle, n’en parlons plus ! Je m’efface, madame… Votre fils n’aura pas à rougir de moi !
— Mais, dit Hélène, si jamais Marc…
— Je n’ai qu’une parole !
— Il me reste, madame, à vous remercier.
Elle se disposait à sortir. Comme elle avait encore un pied dans l’appartement, Mme Aliscan l’arrêta.
Ses beaux yeux répandaient une étrange lueur.
— Puisque, fit-elle, nous sommes deux mères, écoutez ceci… dont j’étais sûre, prononça-t-elle avec désespoir, et que m’a confirmé notre affreuse rencontre. Ce n’est pas comme un fils que vous aimez Marc ! C’est autrement… Tout autrement… Regardez en vous…
Elle fit entendre un long soupir.
— Madame, je vous plains !
Hélène riait dans l’escalier, qu’elle descendait vite, tant elle était pressée de fuir cette maudite maison, et elle rit encore dans la rue. Quelle impression de soulagement ! Quelle détente physique ! Victorieuse, apaisée, l’esprit libre enfin, comme, à présent, elle mesurait les difficultés que son entreprise comportait ! Quelle ivresse d’y penser dans la réussite ! Puis, l’invention de cette vieille femme la réjouissait tant ! Une bouffonnerie à ce point folle, elle éprise de Marc, c’était de quoi, positivement, lui tirer des larmes toutes les fois que demain et jusqu’à sa mort il lui adviendrait d’y songer ! Fallait-il que le vice eût l’agonie dure pour, à l’instant de renoncer, brandir une telle arme ! Où la rage impuissante ne descend-elle pas ? « Elle aurait pu tout aussi bien, » se disait Hélène, « m’accuser d’un meurtre ou d’un vol ! Ce qui n’empêche, » reprenait-elle, « qu’elle est allée loin et qu’une bonne gifle aurait été parfaitement placée sur sa vilaine bouche de sorcière. Je crois vraiment que j’ai eu tort de lui en faire grâce ! »
Ce regret lui donnant un peu d’amertume, elle recourut pour le combattre à des arguments dont l’insuffisance la surprit, puis voulut oublier l’injurieux propos. Mais sa mémoire lui présentait avec insistance l’étrange regard qu’on avait eu en le proférant et ses oreilles, comme si la voix résonnait en elle, tintaient encore des propres mots qui l’avaient formé. Soudain, de même que dans un air connu de longue date et jugé sévèrement ou dédaigneusement, à l’improviste, un trait nous frappe comme assez curieux, le « dont j’étais sûre » l’intrigua. « Sûre de quoi ? » se dit-elle, et elle réfléchit. « De cette horreur, c’est évident, (faut-il qu’elle soit folle !) mais d’où venait une certitude d’un pareil calibre et comment l’y ai-je confirmée ? Aurais-je eu, par hasard, une phrase équivoque ? » Elle rechercha sans rien trouver qui la compromît que le ton vif et chaleureux de sa discussion. « C’est donc mon accent ! » reprit-elle. « Cette éhontée pensait sans doute qu’on réclame un fils avec autant de politesse qu’un objet perdu. Oui, j’y ai mis de la hauteur et de la passion, je lui ai dit sans ménagements de dures vérités, mais toutes les mères chez qui le vice n’a pas tué l’esprit auraient fait de même à ma place. Si elles deviennent rares, il en reste ! Ce doit être cela qu’elle ne comprend pas. » L’explication qu’elle découvrait lui parut si juste que son souci, provisoirement, en fut dissipé. Le joli temps, les trottoirs secs lui donnaient des jambes. Sa rapide victoire la grisait. Elle appartint sans nulle réserve à son contentement.
Mais, dès qu’elle fut rentrée chez elle et qu’elle revit Marc, l’étrange malaise la ressaisit, plus aigu cette fois, déterminant dans sa caresse une hésitation lorsqu’elle embrassa son beau-fils. On aurait dit qu’elle se livrait à un acte impur. Quels ne furent pas son étonnement et son déchirement lorsqu’elle sentit un plaisir fou lui monter au cœur à la pensée que, désormais, sur cette joue si fraîche, ne frémiraient plus certaines lèvres ! Elle avait beau vouloir calmer une exaltation que la semence jetée en elle trois quarts d’heure plus tôt lui faisait trouver peu décente, c’était vraiment, dans sa poitrine, un chant d’allégresse qui, sous l’effort qu’elle déployait pour l’y étouffer, multipliait à l’infini ses variations et retentissait largement. Marc, écrasé dans un fauteuil, une main sur les yeux, paraissait toujours morne et méditatif. Pourquoi, dès lors, au lieu d’avoir cette contrariété qui, le matin, l’avait poussée à fuir sa présence et fait sangloter dans sa chambre, éprouvait-elle en l’observant une espèce de joie ? Si, réellement, dans son dépit, son intervention, rien n’était équivoque, ou du moins suspect, par quel effet, n’ayant rempli qu’un devoir de mère, découvrait-elle au résultat qu’elle avait acquis l’enivrante odeur d’une vengeance ? Comme elle allait s’en tourmenter, elle se rassura. « C’est assez normal ! » pensa-t-elle. « Je manquerais de caractère et vaudrais bien peu si le tort spirituel qu’elle a fait à Marc me laissait sans rancune contre cette coquine. La confusion qu’elle a subie me donne du plaisir, et pas du tout la sombre humeur où Marc est plongé ! » Pour s’en convaincre, elle fit retour sur le sentiment qui avait manqué l’émouvoir, comme, au physique, on tâte un mal avec insistance par désir de connaître où il retentit. Voyons, c’était clair ! Aucun doute ! « A la fin, » conclut-elle, « je deviens idiote ! Vais-je m’occuper des inventions d’une femme folle de rage, lorsque j’ai pour moi ma conscience ? » Elle arrêta sur son beau-fils un regard oblique dont la rigueur n’était mêlée d’aucune compassion. Puis elle quitta la pièce commune pour gagner sa chambre où, soigneusement, elle mit de l’ordre et compta du linge, se croyant enfin l’esprit libre.
Mais l’inquiétude, au fond d’elle-même, renaissait sans cesse et, sans cesse, les paroles qui l’avaient causée revenaient l’obliger à jeter une flamme. Au bout d’une heure, d’abord un livre, un ouvrage ensuite, qu’elle avait pris pour se distraire et maniés sans goût, reposaient auprès d’elle sur un guéridon et, renversée dans son fauteuil, les paupières mi-closes, une extrême lassitude lui pesant aux membres, elle s’enfonçait et se perdait dans des réflexions d’une mélancolie accablante. Tout le travail que son esprit s’était assigné consistait à trouver dans ces derniers mois de quoi fournir un démenti à l’accusation qui, décidément, l’obsédait. Où le prendre ? Il était, peut-on dire, partout et, en même temps, ne se montrait, si l’on veut, nulle part ! Sourdement ébranlée dans son assurance, elle commençait à exercer sur ses moindres actes cette critique soupçonneuse et décourageante qui, bien plutôt qu’elle n’étudie, recrée ou transforme. Aucune des vues rétrospectives qu’elle souhaitait d’elle-même n’avait proprement de netteté. Toutes baignaient dans la plus irritante des brumes. Au Luxembourg, un an plus tôt, pour prendre un exemple, elle avait fait, et de quel cœur, cette sortie furieuse. Était-ce par simple indignation ou par jalousie ? Elle tançait Marc, punissait Marc, le voyait bouder, lui rendait alors toutes ses grâces, comment savoir si la raison dictait cette clémence ou si autre chose l’inspirait ? En décidant de le distraire, avait-elle péché ? Elle s’y était plu, était-ce mal ? Plus elle donnait de son esprit à toutes ces questions, plus elle sentait comme une conscience peut être au supplice lorsqu’on s’évertue à l’y mettre. « Jeu stupide ! » finit-elle par lancer tout haut. « Réussit-on, devant la neige, même en s’appliquant, à se persuader qu’elle est noire ? »
Mais, tout à coup, elle tressaillit. Ses paupières battirent. Un long moment, elle oublia sa respiration, comme sous l’effet du saisissement que produit un choc. Promenés autour d’elle avec détachement, ses yeux venaient de rencontrer, sur une étagère, la seule image de son mari qu’elle eût dans sa chambre. Alors, comme si, de ce portrait, jaillissait, aigu, l’argument jusque-là recherché en vain, une épouvante inexprimable et qui fit tache d’huile s’empara d’Hélène effondrée. Qu’on se figure une somnambule reprenant ses sens pour voir briller dans sa main droite la lame d’un poignard et pour buter, l’instant d’après, sur le corps d’un homme. Quelle surprise et quel cri d’incrédulité ! Quelle chute, ensuite, de la stupeur dans le désespoir ! Quelle déchirante malédiction jetée par une folle à tel fond trouble et passionné qu’elle se prête soudain ! Comme elle se sonde, comme elle se presse, comme elle se torture pour éclaircir l’obscurité qui baignait son âme lorsqu’elle a commis son forfait ! Dans les minutes qui précédèrent le retour d’Hélène à une apparence de sang-froid, ces réactions, qu’elle subit toutes, lui brisèrent l’esprit, comme si, vraiment, le pire des crimes ou la pire des hontes justifiait de leur part tous les paroxysmes. Assez vite, sous les pleurs, cet excès tomba. Mais pour ouvrir à la pensée quelle atroce carrière ! D’un phénomène longtemps jugé d’éloignement physique sans complication d’aucune sorte, se dégageait expressément un sens effroyable. La vérité prenait, au jour, la face de l’inceste. Non, Michel, en trois mois, n’avait pas changé ! Si, brusquement, à l’indulgence envers sa personne (on peut même dire à cet oubli que donne l’habitude), le dégoût le plus vif avait succédé, c’était que Marc, à la faveur de l’adolescence, s’était saisi, dans un cœur vide, d’une place importante. Et fallait-il que ce cœur-là fût aveugle et sourd ! Mille traits auraient dû l’avertir. De relâchement, d’admiration, d’intérêt, d’orgueil, à l’examen le plus rapide, ils se distinguaient. Peut-être, hélas ! tandis qu’au bal, secrètement maudite, votre bouche surprenait par son amertume, méditiez-vous douloureusement sur votre abandon, trop honnête visage de Michel ! Mêmes yeux, front glacé, vous cherchiez vos torts ! Comment sentir celui d’avoir, près d’une femme indigne, placé naguère, avec confiance, un fils trop charmant ? Plus perspicace, lisant en elle, éprouvant leurs nœuds, eussiez-vous cru qu’elle le formait à sa propre image pour pouvoir, un jour, l’adorer ? O détours hypocrites d’une concupiscence ! Comme elle se voile, comme, soigneusement, elle efface ses pas ! L’esprit d’Hélène tâtait une cause aussi nette que forte, puis stupéfait qu’elle se trahît sans s’être annoncée, hésitait encore à l’admettre. Tant de signes concordants l’emplissaient d’angoisse, mais n’était-ce pas son inquiétude et son déchirement qui les imputaient à l’amour ? « Non ! » jetait puissamment une voix intérieure. Lorsqu’en nous la conscience fait jaillir son cri, bientôt nos doutes, intimidés, vacillent et s’éteignent, comme le chant d’un poltron dans l’obscurité. Hélène, en proie, par intervalles, au murmure des siens, frissonnait alors même de sa certitude et ressentait pour sa personne une horreur si grande qu’elle se reprochait d’être en vie. Dans un élan de contrition, dès ses premières larmes, elle avait pris sur l’étagère l’image de Michel. Plusieurs fois par minute, elle la contemplait. Un long baiser désespéré suivait chaque regard et, puérilement, la langue en pointe, elle posait ses lèvres à l’endroit même où se marquaient celles de l’effigie, pour mieux faire amende honorable. A cette figure déjà fanée, jaunie par le temps, elle adressait avec passion des mots bien plus doux que les plus doux qu’eussent reçus d’elle, aux plus belles des heures, les grandes oreilles inexpressives qu’on y voyait poindre. Son index en lissait légèrement les traits. Elle finissait, à force d’âme et de recueillement, par lui découvrir une noblesse. Elle lui criait son désespoir, lui jurait sa foi et implorait d’elle son pardon.
Ces transports de chagrin durèrent jusqu’au soir. Quand arriva l’heure du dîner, elle se mit au lit. Elle avait, fit-elle dire, une migraine affreuse et défendait absolument que, sous nul prétexte, on vînt la troubler dans sa chambre. Allongée, yeux ouverts, au cœur des ténèbres, elle continua de méditer sur son infamie, mais avec la résignation de qui a tout vu et ne saurait, en conséquence, ni vraiment s’instruire, ni s’offusquer outrancièrement d’un détail nouveau. Ce qui la surprenait de plus en plus, c’était la paix ou, pour mieux dire, l’ignorance totale dans laquelle, jusque-là, elle avait vécu. En admettant que le séjour à l’Amirauté, la scène violente avec son père, mille indices plus vagues se fussent produits sans lui causer nulle espèce d’alarme, se pouvait-il que ses faiblesses du dernier automne ne l’eussent pas, au moins, tourmentée ? N’étaient-elles pas en désaccord avec toute sa vie ? Manquaient-elles de suite, d’étendue ? Jusqu’à ses modes abandonnées pour complaire à Marc ! Puis, souffrait-on de jalousie sans savoir de quoi, et n’était-ce pas d’une jalousie caractérisée qu’elle avait souffert si longtemps ? Dévorée de ses flammes avant son veuvage, elle la sentait brûler son cœur, sans pouvoir la vaincre, à l’enterrement même de Michel, la subissait à toute minute, la traînait partout et lui cédait dans sa démarche à l’Agence Privée comme dans sa visite d’aujourd’hui. Lorsqu’elle songeait aux témoignages prodigués par elle de cette passion que son objet rendait monstrueuse, elle redoutait que son beau-fils, en les observant, ne les eût qualifiés comme ils devaient l’être, tant, à cette heure, ils la frappaient et lui semblaient clairs. Alors, sa honte croissait soudain dans une telle mesure qu’elle cachait sa tête sous son drap. Jusqu’au moment où le sommeil finit par la prendre, elle vécut traversée de cette crainte affreuse comme les élancements d’une colique, se demandant ce qu’elle ferait le matin suivant si, trop lasse ou trop molle pour dompter ses nerfs, elle manquait du courage de rencontrer Marc.
Reposée, elle le vit sans appréhension. Un examen plus méthodique, fait d’une tête plus froide, avait suffi, dès son réveil, à lui persuader qu’elle s’était émue gratuitement. A quel degré, presque infernal, de la corruption supposait-elle donc son beau-fils pour lui avoir jamais prêté pareille conjecture ? D’un si bas égarement, elle se méprisa. Mais, déchargée de son angoisse, elle se sentit libre, un peu, vraiment, comme si ce trouble était sa faute même. Les plus pressants de ses remords avaient disparu. Sa pensée aurait pu se traduire ainsi : « J’ai pour Marc un amour réputé coupable, mais dès l’instant qu’il n’en sait rien, que j’en souffre seule, si je préfère cette souffrance-là à la quiétude, je suis bien maîtresse de l’aimer ! » Elle se grisa jusqu’au vertige de ce raisonnement. Grâce à lui, elle pouvait considérer Marc sous un aspect de sa personne tout nouveau pour elle et qui lui sembla délicieux. Dans le visage qu’elle admirait, les organes des sens, séparés des fonctions qu’ils accomplissaient, prirent cette valeur d’ornements purs, d’inutiles merveilles que prête aux traits dont elle s’enchante une passion totale. Aucun désir proprement dit n’agitait Hélène, mais le bonheur de contempler son charmant pupille la rendait légère comme l’oiseau. Rien d’amer n’existait lorsqu’il était là. De son absence momentanée provenait toute ombre et de sa présence toute clarté. « Innocente folie ! » pensa-t-elle. Au moindre mot que lançait Marc, elle se pâmait d’aise.
Cet état fortuné dura plusieurs jours. Quelques symptômes de soulagement notés avec joie dans l’attitude de son beau-fils pendant cette période eurent pour effet et d’endurcir la confiance d’Hélène, et d’imprégner ses sentiments d’une plus vive chaleur en lui montrant Marc plus proche d’elle. Mais, un matin, elle lui trouva la figure couverte et le sut retombé dans son humeur noire. Ce fut assez pour lui causer une peine effroyable. Elle avait beau voir dans cette crise la preuve la plus nette que Mme Aliscan n’avait pas faibli, de cette pensée ne lui venait, bien qu’elle lui fût douce, que le plus médiocre apaisement. Le sourire disparu lui manquait par trop. Comment, hélas ! le faire renaître et le faire durer ? Il eût fallu pouvoir tromper l’inquiétude de Marc par des plaisirs que le grand deuil leur interdisait. Hélène, cédant à sa passion, l’aurait fait sans doute, mais elle craignit de se sentir sévèrement jugée si, par malheur, elle offensait dans l’âme du jeune homme la mémoire trop fraîche de son père. Un voyage ? C’eût été une sérieuse dépense. Puis, quel motif, en cette saison, l’aurait justifié ? « Laissons faire le temps ! » conclut-elle. Chaque journée lui semblait d’une longueur affreuse et ses nuits s’écoulaient dans l’agitation.
Marc, cependant, ne vivait pas des heures moins troublées. Aussitôt terminée sa convalescence, il avait fiévreusement griffonné dix pages pour demander à sa maîtresse des nouvelles, un mot, son silence l’étonnant et le tourmentant. Aucune réponse n’étant venue à cette première lettre, il l’avait appuyée d’une seconde, plus courte. Des télégrammes étaient ensuite partis l’un sur l’autre. Après trois jours de ce manège, fou d’incertitude, tremblant d’apprendre une maladie ou une mort subite, il s’était présenté à l’appartement. La domestique lui avait dit qu’on n’était pas là, remis en même temps une enveloppe.
C’était, en cinq lignes, son congé. Sans une syllabe d’explication, ni même une tendresse. Le sec avis d’un dégagement jugé raisonnable. Rien qui permît de soupçonner les souffrances, les pleurs du feu desquels était sortie cette formule glacée, minutieusement remise au point, patiemment réduite jusqu’à la dernière concision. D’abord frappé d’un saisissement facile à comprendre, Marc avait dû relire ce texte à plusieurs reprises avant d’être sûr d’y voir clair. Puis, il était, sur le trottoir, resté confondu. Sauf de rares cas, le jeune amant d’une femme déjà mûre n’imagine pas un seul instant qu’elle puisse le tromper. Il sait trop à quel point il est tout pour elle. Certains accents qu’il n’entendra que d’une bouche flétrie, déjà son cœur, par un instinct singulièrement fort, l’avertit qu’ils expriment quelque chose d’unique. A mille lieues du motif de cet abandon, Marc avait fait, séance tenante, plusieurs conjectures sans en trouver une d’acceptable. La plus sensée, à l’examen, s’en allait en poudre. De nouveau, le soir même, il avait écrit. Mais, redoutant une défaillance de sa volonté, la pauvre femme qu’il implorait n’ouvrait plus ses lettres et sa chaleur, son désespoir étaient restés vains.
En lui, du coup, s’était produite et consolidée une révolution surprenante. Il n’avait plus pour sa maîtresse, depuis fort longtemps, qu’un désir traversé par des répulsions. S’il l’avait recherchée aussitôt guéri, c’était par suite moins d’une langueur ou d’une inquiétude que d’un vif dépit d’amour-propre. Brusquement, privé d’elle, il s’était rongé. Pour sa tête et son cœur pareillement fiévreux, rien, dans la ville où respirait Mme Aliscan, n’avait plus compté que cette femme. Les grands reproches qu’il lui faisait s’étaient évanouis. Occupant sa mémoire sans rivalité, peu à peu revêtue par sa convoitise jusque des grâces qu’en déclinant la jeunesse emporte, elle s’était mise à rayonner sur son existence comme la figure même de l’amour. Et de quels gémissements il la poursuivait ! Plein de quels remords, de quel feu ! A la pensée qu’il l’avait eue et l’avait perdue, l’indignation le transportait non seulement contre elle, mais contre lui qui, de guerre lasse, s’était convaincu que sa froideur était la cause de son abandon. Se pouvait-il que, par sa faute, la plus belle des chances se fût gâtée jusqu’à finir dans cette catastrophe ? Nuit et jour, dormant peu, ne mangeant qu’à peine, influencé par le chagrin au point d’en maigrir, il recherchait passionnément, mais sans résultat, le moyen de fléchir Mme Aliscan. Toutes les puissances de persuasion dont il disposait, il les avait mises dans ses lettres. Devant elle, trop ému, il aurait tremblé. L’adolescence n’a pas encore cet œil audacieux qui, d’un ensemble examiné d’événements contraires, dégage le succès d’une manœuvre. L’unique façon que connût Marc d’obtenir une grâce était d’aller avec tendresse la solliciter en donnant l’assurance de sa contrition. Sa belle-mère, autrefois, l’y avait rompu. Mais, pour user de cette ressource envers sa maîtresse, encore eût-il au moins fallu qu’il la vît chez elle et l’idée même d’y parvenir en forçant sa porte ne l’avait jamais effleuré.
Chaque matin ajoutait à son désespoir. C’est qu’avec lui ressuscitait, pour mourir bientôt, l’agitation liée dans les âmes que torture l’attente au premier passage du facteur. Ce feu tombé, son jeune visage légèrement défait regagnait à l’instant toute son amertume. En constatant que sa douleur persistait ainsi, Hélène fut prise d’une inquiétude à ce point violente qu’elle détesta comme un conseil de sa nonchalance le propos d’inaction qu’elle avait formé. N’avait-elle pas d’autres moyens d’intéresser Marc que les frivoles divertissements de la vie mondaine ? A quoi donc lui servait son intelligence ? Témoignait-il si peu d’amour des choses de l’esprit qu’elles ne pussent être utilisées comme dérivatif ? L’entourer, le chérir dans son abattement, telle était la méthode à mettre en pratique, au lieu de celle qui consistait à s’en détourner, comme le ferait d’une plaie du corps qui lui répugne trop quelque négligente infirmière. Sans hésiter, bien que d’abord elle eût à se vaincre, ni se laisser décourager par la maussaderie, elle commença d’exécuter une de ces approches dont on dirait, à voir les femmes les mener à bien, qu’elles sont pourvues d’un sixième sens ou disposent d’antennes. Toute minute opportune lui devint précieuse. A la douceur de caractère qui lui manquait tant, une espèce de génie vint se substituer. Elle ne songeait qu’à baigner Marc dans son affection.
Il en éprouva du bien-être. Assez d’empire avait jadis rayonné sur lui de cette belle-mère intransigeante et parfois hautaine pour que, toujours, dans une mesure plus ou moins sensible, il goûtât les faveurs qu’elle lui accordait. Sa solitude était, du reste, une des grandes raisons du ravage que la peine avait fait en lui. En le privant de camarades par tendresse jalouse, Hélène avait, sans le vouloir, rendue ombrageuse une âme ni plus mélancolique, ni plus lâche qu’une autre, mais assurément susceptible. Il vivait trop, ordinairement, replié sur soi. Entouré d’habiles attentions, on put le voir qui s’entrouvrait, comme, vingt mois plus tôt, quand le souci de le former intellectuellement avait occupé sa belle-mère, bien que, sans doute, avec un zèle et une franchise moindres. Quelquefois, sa disgrâce le tourmentait trop. Alors, blessé par l’enjouement d’une sollicitude qui n’en pouvait faire aucun cas, il n’était pas sans témoigner des caprices d’humeur. Mais ces derniers étaient, en somme, relativement rares. Son attitude la plus courante, à défaut d’entrain, respirait la douceur et la complaisance.
Hélène avait le cœur trop lourd pour demander plus. Un clin d’œil, un sourire, une curiosité, un simple mot qui sonnât clair et parût senti la payait largement du plus grand effort. Elle en tirait la certitude du retour de Marc à son insouciance d’autrefois. Le plus souvent, leurs entretiens naissaient d’une lecture, ou bien alors d’une anecdote que puisait Hélène dans son existence de jeune fille. En tâtant son beau-fils pour le mieux manier, elle avait remarqué qu’il s’intéressait à cette figure depuis longtemps évanouie d’elle-même, comme il l’eût fait, si le conteur avait su s’y prendre, à quelque chronique d’un autre âge. Les petites mœurs d’une petite ville pleine de traditions avaient pour lui le même piquant et la même saveur qu’un récit de la vie au XIVe siècle. Or, Hélène, sur ce point, ne tarissait pas. On l’eût surprise en lui disant qu’elle s’y passionnait, s’ouvrant à Marc comme une jeune femme folle de son mari, qui veut lui montrer tout son cœur. Ambitieuse moins de plaire que de persuader et, principalement, d’attendrir, sa voix prenait de ces notes graves mêlées de fraîcheur qui rendent vivantes et pathétiques nos vieilles émotions. Sans choix, sans ordre, au gré des chances, n’en perdant pas une, elle livrait ainsi toutes les siennes : ses sympathies, ses répulsions, ses plaisirs, ses rêves, et tels débris de souvenirs secrètement gardés, dont beaucoup la frappaient comme des découvertes.
Ce fut un soir qu’elle fut saisie d’un désir atroce. Marc était auprès d’elle sur le grand sofa. Par un caprice de leurs postures, leurs jambes se touchaient, et tout en eux favorisait presque au même degré cette intimité d’attitude. Jamais encore, depuis qu’armée d’une brûlante patience elle s’était consacrée à son soulagement, Hélène n’avait senti si proche l’âme de son beau-fils. Un bouillonnement d’hésitation semblait y frémir. Elle allait verser dans la sienne. On aurait dit qu’entre les deux, pour les séparer, il n’existait plus qu’une membrane. Folle de joie, sûre de vaincre, elle s’y attaquait. Tous ses efforts se concentrèrent sans pouvoir la rompre. En même temps lui venait l’impression très nette que, pour finir par triompher de ce frêle obstacle, elle manquait du moyen qu’il aurait fallu. Singulière défense ! Qu’inventer ? Les yeux de Marc étaient empreints d’une riante chaleur, mais leur clarté ne rayonnait qu’à travers un voile, comme celle d’une eau que couvre encore la brume du matin. Subitement, une secousse, et la certitude : « Ce qui m’intrigue s’évanouirait en moins d’une seconde si je le baisais sur la bouche ! » La rougeur de la honte envahit Hélène. Elle se leva, comme sous l’action d’une pointe de couteau, puis, retrouvant assez d’empire pour dompter ses nerfs, fit l’effort de s’asseoir sur une chaise voisine.
Aucune peinture ne rendrait bien la nuit qu’elle passa. Suppliciée, peut-on dire, et de toutes manières. Jusque-là, ses alarmes avaient été vives, mais elle n’avait considéré dans son affreux mal qu’un accident qui, de lui-même, guérirait un jour. A la faveur de la pensée qu’elle venait d’avoir, elle en découvrit l’étendue. Ses regards s’y perdirent sans en voir le fond et, qui pis est, elle en vint vite à l’imaginer brusquement converti en infâmes délices. De la minute où son esprit, battant la campagne, rencontra ce piège monstrueux, où, l’ayant reconnu, il s’y engagea, ce qui, d’abord, n’avait été qu’une torture morale se compliqua de telles épreuves qu’à les endurer elle criait son effroi plus que son plaisir. Sous la réserve à peine sensible observée chez Marc, elle avait deviné ce besoin d’une femme plus impérieux, à dix-neuf ans, que l’amour d’aucune. Par avance, il souhaitait celle qui s’offrirait. « Moi comme une autre, aussi bien moi ! » gémissait Hélène, parfaitement sûre que la caresse un instant rêvée n’aurait causé à son beau-fils aucune répulsion. Elle le voyait s’y complaisant, l’œil encore stupide. Puis leurs audaces s’entr’excitaient comme des chiennes qui jouent, leurs mains se formaient sur des proies, leurs bouchés fiévreuses, réciproquement, se désaltéraient et, balbutiant moins de surprise que d’éblouissement, ils glissaient à des joies vraiment démoniaques. Veut-on croire que la pire révoltait Hélène ? Qu’on se détourne et de son corps farouchement tendu, et du cerveau qu’à chaque paresse elle congestionnait pour donner aux images une vigueur plus grande ! Dans l’épouvante, le désespoir, les cris et les larmes, elle vivait là sa première nuit d’amour passionné. Sous des caresses qui l’épuisaient, elle sondait l’enfer. Par moments terrassée d’un sommeil de brute, elle en sortait, geignant d’angoisse et la tête trempée, sur une vision qu’à peine rompue elle reconstituait pour s’en délecter avidement. Le plaisir consommé, elle s’aspergeait d’eau. Vers les approches du crépuscule, elle dormit enfin.
Mais quel trouble et quel feu lorsqu’elle revit Marc ! Si, dans son cœur, languissait bien une espèce de honte, conséquence naturelle de la dépression où l’avait plongée l’insomnie, le désir la ceignait de mille pointes d’acier. Nul apaisement de son esprit, nulle relâche physique. C’était à croire, tout au contraire, qu’aussi exténuants qu’ils fussent les mirages de le nuit l’avaient mise en goût. Étudiant, contemplant son trop cher beau-fils, non d’une vue dégagée de toute influence, mais sous le signe de ce pouvoir presque diabolique qu’elle lui connaissait sur son corps, elle pensait l’admirer pour la première fois. Quelle trahison était, en somme, cette image de lui dont les audaces multipliées l’avaient rendue folle ! La lèvre insatiable ? Ombre indigne ! Cette bouche vive était celle qu’elle souhaitait baiser. Quand ses regards, conduits vers elle d’une force invincible, un instant s’arrêtaient sur sa chair si tendre, sa propre bouche se contractait, ses paupières battaient, elle flottait, comme saisie d’un étourdissement. A mainte reprise, dans la journée, sans motif sérieux, elle tapota négligemment la figure de Marc ou vint l’embrasser sur une joue. Toutes les fois, déplorant son manque de hardiesse. C’était, pour elle, une certitude, acquise le matin, devenue obsédante en se fortifiant, qu’un seul contact où se seraient mélangés leurs souffles l’aurait rendue, jusqu’à sa mort, parfaitement heureuse. « Qu’ai-je à craindre ? Il suffit, » songeait-elle, « d’oser ! » Avant d’aller se mettre au lit, elle se décida. Marc reçut le baiser avec étonnement, mais l’intention qui le guidait lui resta cachée et, n’y voyant qu’une maladresse, il ne fit qu’en rire.
Quel interprète est plus docile qu’un amour anxieux ? Le témoignage de complaisance le moins déguisé n’eût pas mis la jeune femme dans un autre état. S’attendait-elle, sans se l’avouer, à une réaction, toujours est-il que, d’une gaieté franche et naturelle, elle tira l’assurance qu’elle avait ému. Aussitôt sa pensée s’inquiéta des suites. Avec l’absence de tout scrupule et cet égarement qui caractérisent la passion, elle entrevit pour elle et Marc un bonheur si proche que le temps même de l’apprêter et d’en jouir d’avance allait certainement lui manquer. Le lien social qu’elle profanerait l’occupa sans doute. Mais fugitivement, et si peu ! N’était-il pas, tout bien pesé, de pure convention. Si l’union consanguine inspirait l’horreur, pour les enfants du premier lit d’un veuf remarié, la seconde mère n’était jamais qu’une éducatrice, et depuis quand des relations de maître à disciple étaient-elles réputées constituer l’inceste ? La malheureuse, en construisant un pareil sophisme, oubliait jusqu’au nœud, celui-là réel, qui unissait Marc à sa fille. Qu’elle put, un jour, se voir enceinte, elle n’y songeait pas. Dans son esprit ne trouvaient place, en images de feu, que les plaisirs de toute nature qu’elle se promettait de sa vie intime avec Marc. Cependant, la chair même en était absente. Comme, après la folie que cause une grande joie, nous dénombrons, encore tout chauds de notre enthousiasme, les précieuses conséquences qu’elle aura pour nous, c’était alors sur mille détails du train journalier que se portait la meilleure part de son attention. Par exemple, elle goûtait un bonheur total à la pensée que son beau-fils, pour venir chez elle, n’aurait, le soir, qu’à traverser l’étroite salle de bains par laquelle leurs deux chambres étaient séparées. Elle se voyait l’accompagnant au théâtre, aux courses, dans maint endroit qu’elle aimait peu ou connaissait mal, mais où elle courrait pour lui plaire, et, parmi tant de gens qu’elle émerveillerait, seule à savoir, avec lui-même, qu’ils étaient amants. Les imprévus de leur union l’occupaient enfin. Comme elle saurait ou les faire naître, ou les manœuvrer pour qu’ils contribuassent à leur joie !
Les deux jours qui suivirent furent de pleine démence. Hélène les vécut comme une chatte. Ce qu’elle gardait de dignité s’y anéantit. Persuadée que la chute ne pouvait tarder, à la fois impatiente d’en arriver là et rougissant à la pensée, chaque minute plus ferme, d’accomplir la première le pas décisif, elle descendit à un manège de provocatrice pour faire tomber Marc dans ses bras. Comment noter les mille détours de cette coquetterie ? Comment, surtout, les indiquer sans souffrir soi-même de l’égarement où les ravages d’un goût monstrueux peuvent jeter une conscience fortement trempée ? Avec des regards, des frôlements, ce furent des mots, des inflexions, des sourires, des poses, trop d’oublis, une manière d’humecter ses lèvres, certains effets tirés à point du mouvement d’une jupe ou de l’ouverture d’un corsage. Hors celui de défier et les pires audaces, tout expédient dont peut user la femme la plus rouée fut, par elle, mis en œuvre à la perfection. Où l’expérience faisait défaut, elle trouva l’instinct. Quarante-huit heures de cette recherche et de cette conduite l’avancèrent davantage dans les voies du vice que n’avait fait progressivement, depuis son mariage, toute son existence antérieure.
Cependant, ses nerfs s’épuisaient. Le second soir, en se couchant, elle était à bout. Pas une seule fois, ne fût-ce qu’à peine et fugitivement, elle n’avait vu ni s’altérer le visage de Marc, ni quelque chose répondre en lui aux efforts sans nom qu’elle avait tentés pour lui plaire. Toute sa nuit s’écoula dans des inquiétudes. Déjà, le fort de sa confiance et son espoir même étaient sévèrement ébranlés. Peut-être allait-elle risquer tout. Brusquement, le matin, elle subit un choc et s’aperçut, en observant le regard de Marc, qu’il était posé sur sa gorge.
Ce fut pour elle une émotion dont elle devint pâle.
Par deux fois, coup sur coup, elle tourna les yeux et, par deux fois, surprit encore son beau-fils troublé, les prunelles parcourues d’une étrange lueur.
Alors, quel vertige la saisit ? Devinée, enfin, et comprise, n’ayant à faire, paraissait-il, que la moindre avance pour voir tomber sur sa poitrine la proie convoitée, elle se leva, sortit d’un trait, s’enferma chez elle, se laissa choir dans un fauteuil et fondit en larmes. Mais la passion n’était pour rien dans ce désespoir. Il était causé par la honte. Aussitôt vérifiée l’attitude de Marc, et avant même que dans ses yeux attachés sur elle elle n’eût distingué l’impure flamme, elle avait éprouvé le même soulèvement que si la main de son beau-fils, dans une discussion, s’était abattue sur sa joue. Voilà, pourtant, le résultat qu’elle avait souhaité ! Cette fin misérable, outrageante, à la fois folle de prétention et grossière d’oubli, c’était en vue de l’obtenir qu’elle avait tout fait ! Ah ! ça, quelle femme était-elle donc, ou plutôt quel monstre ? Quelle aveugle aussi, par surcroît ? Avait-elle pu, dans son délire penser sincèrement qu’entre elle et Marc, sauf une barrière faite de préjugés, il ne se dressait nul obstacle ? Quinze années d’habitudes, n’en était-ce pas un ? Suffisait-il qu’à l’improviste un désir naquît pour qu’un ordre nouveau s’instituât sans heurt dans des sentiments bouleversés ? Cruellement déchiré par ces réflexions, l’esprit d’Hélène avait encore à subir les coups que lui portaient, comme des fuyards couvrant leur retraite, certains des rêves conduits par elle, sous l’empire des sens, à de monstrueux développements. Ces dernières attaques l’écrasaient. Aux plus violentes, les yeux cachés et geignant tout haut, elle bouchait ses oreilles avec ses deux pouces. Il lui semblait qu’elle voyait luire le regard de Marc, qu’elle entendait sonner près d’elle son rire de mépris.
Subitement, une pensée la préoccupa. Le repentir, la confusion ne réglaient pas tout. Comment, après l’ignominie d’une telle aventure, allait-elle pouvoir vivre avec son beau-fils ? L’un et l’autre oppressés d’un infâme secret, n’étaient-ils pas de ces maudits qu’entreblessent leurs souffles et que seule soulagerait une séparation ? Oublier ensemble ? Et leurs cœurs ! Humilié, misérable et découragé, celui d’Hélène brûlait toujours d’une flamme aussi vive. Même faisant abstraction de son amour-propre et s’appliquant, par sa conduite, à persuader Marc qu’il s’était trompé sur son compte, pouvait-elle prévoir le futur, garantir que nulle part un orage nouveau n’y était encore suspendu. Sûre d’elle-même en partie, l’était-elle de Marc ? La tentation, qui, pour les perdre, agirait sans trêve, n’était-elle pas deux fois à craindre, et partout plus fort, possédant désormais deux entrées chez eux ? Aussi bien, cette maison lui faisait horreur, et ses nerfs, plus encore que le raisonnement, dans le désordre où elle était, la poussaient à fuir.
— Sans délai ! conclut-elle, les mâchoires serrées. Le plus tôt possible ! Il le faut !
Jusqu’au matin du jour suivant, elle s’y excita. Quelque chose en elle résistait. Avant qu’une barque échouée au port ne glisse sur le flot, un instant, de sa quille, elle déchire le sable. Puis, quel prétexte invoquerait-elle pour partir si vite ? Justement, à huit heures, elle reçut une lettre. C’était, ou jamais, l’occasion. Elle feignit de la lire en s’y absorbant, secoua la tête et dit à Marc d’un air dégagé :
— La santé de grand-père me tourmente un peu… Décidément, il va falloir que je quitte Paris !
— Pas pour longtemps, je suppose bien !
— Pour toujours, peut-être.
— Hein ? fit-il, comme frappé d’incompréhension.
— Cela t’étonne ? Oui, reprit-elle, que je quitte Paris ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’y pense, mon loup !
— Mais, pour quoi faire ? demanda-t-il.
— Mon devoir ! dit-elle. A l’âge qu’il a, rhumatisant, goutteux comme il l’est, ton grand-père ne peut plus circuler beaucoup. D’autre part, tu sais bien qu’il ne voit personne. Les journées sont longues quelquefois ! Quand il m’aura, sa vie courante le fatiguera moins.
— Alors, Marie-Thérèse ?
— Je l’emmènerai.
— Eh ! bien, et moi ?
— Toi, tu es grand ! Toi, tu es un homme ! Toi, tu n’as plus, de ma présence, un besoin constant ! Ton grand-père, il se peut qu’il s’en aille bientôt… Je m’arrangerai pour te trouver un appartement et tu poursuivras tes études.
La voix d’Hélène tremblait un peu. Marc baissa la tête.
— Et, souffla-t-il, votre départ, ce serait pour quand ?
— Tu m’en demandes trop ! fit Hélène. Rien n’est encore, à cet égard, complètement fixé. Je verrai en prenant mes dispositions. Mettons la fin du mois… peut-être juin…
Le jeune homme parut réfléchir. Tout à coup, redressant un visage défait :
— Décidément, murmura-t-il, quelque chose m’échappe !
Hélène s’inquiéta :
— Dis, mon loup ?
Il dut faire un effort pour articuler :
— Comment grand-père qui, jusqu’ici, ne s’était pas plaint, se trouve-t-il aujourd’hui subitement si mal ?
— Mais il ne se plaint pas ! Te l’aurais-je dit ? Je me serai mal exprimée ! fit Hélène d’un trait. Il est vieux, ce n’est pas la même chose du tout. Il a ses douleurs, ses manies…
— Comme l’an dernier, comme l’an d’avant, comme toujours ! dit Marc. Sa goutte n’est pas une nouveauté ! reprit-il sèchement.
— Oh ! mon chéri, que tu es dur !
— Dur ? fit-il. En quoi ?
Il hésita, puis déclara d’un ton radouci :
— Je ne vois pas pour quelle raison vous m’abandonnez.
Hélène, à son tour, devint pâle.
— T’abandonner ! s’écria-t-elle en quittant sa place pour venir prendre avec amour et désolation la face du jeune homme dans ses mains. En est-il question, mon grand fou ? Rends-moi justice, t’ai-je négligé, m’as-tu connue froide, et, aujourd’hui, peux-tu douter une seconde de moi ? Je n’ai en vue que ton bonheur, tu le sais fort bien.
— Alors, restez ! murmura-t-il.
Elle secoua la tête.
— Voyons, réfléchis !… Ton grand-père…
— Ce n’est pas lui qui vous réclame ! interrompit Marc. Tout à l’heure, petite mère, vous l’avez avoué ! Il a ses bouquins, ses bibelots… Tant qu’un grimoire non déchiffré le sollicitera, soyez sûre que grand-père supportera la vie sans demander rien à personne… Moi, si vous me laissez, que deviendrai-je ?
Il avait dit ces derniers mots avec déchirement. En même temps, son visage, d’un mouvement câlin, s’était blotti contre la taille de sa jeune belle-mère qui, se penchant, le vit sous elle, les paupières mi-closes, les traits empreints de l’expression qu’il avait jadis lorsqu’il implorait une faveur. Bouleversée, mais vaillante et encore lucide, elle mesura d’un vif coup d’œil cette force inconsciente et les moyens de résistance dont elle disposait. Tout à coup, elle sentit qu’elle allait faiblir. Ce fut assez, tant les menaces d’un futur commun se dépeignirent à son esprit avec précision, pour lui faire détester l’attitude de Marc qui, stupidement, par des prières, ébranlait son cœur et compromettait leur salut. Une révolte obscure la saisit. Et, sans peser si sa colère était juste ou non :
— Égoïste ! fit-elle d’un accent furieux.
Elle s’éloigna de plusieurs pas. Ses prunelles flambaient. Marc, étourdi, la parcourait d’un timide regard et, sans pouvoir trouver un mot, balançait la tête et remuait la bouche nerveusement. Alors, d’un air impitoyable, elle revint sur lui :
— Pas autre chose ! protesta-t-elle, un bras étendu, si bien le jouet de son dépit qu’elle roulait des yeux et vociférait comme une folle. Égoïste ! Égoïste ! (Elle le dit vingt fois.) Je t’ai trop choyé, trop gâté ! Tu m’as trop vue, sans doute sévère, par instants brutale, et délibérément, avec délices, tant ma faiblesse me faisait honte, tant elle m’indignait, soumettre aux tiennes, imbécilement, toutes mes fantaisies. Aujourd’hui, je devrais te sacrifier tout ! Eh ! bien, mon ami, n’y compte pas ! Si tu te moques de savoir seul ton grand-père malade, moi, j’estime que ma place est marquée chez lui. J’ai décidé de le rejoindre et je partirai ! Tu me demandais quand ? D’ici huit jours ! Si je reviendrais ? Non, et non ! Comment toi-même tu t’arrangerais ? Je t’ai répondu ! Rien, comme tu vois, conclut Hélène, ne reste à régler. A présent, pleure, supplie, je n’écouterai pas !
Elle pivota sur ses talons, aussitôt parlé, et sortit de la salle en fouettant la porte.
Marc tomba subitement dans le désespoir. Comme la joie, l’enthousiasme et l’exaltation, chez un jeune homme, qui discute moins qu’il ne s’abandonne, il atteint sans palier toute sa profondeur. Hors d’état de saisir les secrètes raisons d’où sa belle-mère avait tiré sa rude apostrophe, estimant ne l’avoir méritée en rien, par ailleurs déjà déprimé, il eut tôt fait de mettre au compte de l’antipathie ce qu’avait inspiré son furieux contraire. Pour un motif sans doute puissant, mais resté dans l’ombre, il était tout à coup détesté, maudit. Quel besoin d’en chercher une explication ? Surtout, quel besoin d’en gémir ? N’avait-il pas déjà connu pareille infortune ? Dans son esprit, s’établissait, pour le déchirer, une similitude aveuglante entre l’acte d’Hélène renonçant à lui et le traitement jadis reçu de sa vieille maîtresse. Même imprévu, mystère égal, même résolution. Ici et là, l’hostilité la plus déclarée succédant aux transports les plus affectueux. Cependant, à mesure que du parallèle naissaient pour lui les éléments d’une plus vive douleur, son attention se détachait du choc le plus proche pour se donner plus fiévreusement à celui des deux qu’on aurait pu croire moins sensible. C’était comme si, par enchantement, la retraite d’Hélène lui avait démasqué Mme Aliscan. Et dans quel rayonnement elle se dessina ! Qu’elle lui parut belle, tendre et bonne ! Quels reproches il se fit de l’avoir perdue ! Vue à distance, la soumission qu’il avait montrée le révolta comme si n’ayant qu’à vouloir pour vaincre il avait accepté une totale défaite. Ah ! résignation digne d’un sot ! Où en étaient la récompense et les avantages ? Ce docile effacement, loin d’être admiré, n’était-il pas peut-être encore secrètement maudit ? Le feu d’une femme qui n’est plus jeune tombe-t-il donc si vite quand s’offre à lui (près d’expirer faute de combustible) un amant novice à brûler ? Marc aspira passionnément à ce rôle de proie. Bientôt, victime des illusions que sécrètent nos vœux, il lui parut que, nonobstant la rupture d’hier, il pouvait toujours y prétendre. Ce n’était, tout pesé, qu’une question d’audace. A des cris, des serments, des supplications, aux mille moyens de se traduire et de persuader qu’inventerait sans effort, à l’instant critique, sa sincérité débordante, quelle résistance pourrait offrir Mme Aliscan ? Par ailleurs, sa détresse constituait une force, et d’une puissance, lui semblait-il, à tout emporter.
Il prit son chapeau, descendit.
Jamais son cœur n’avait battu plus impétueusement. Dans la voiture, il trépignait, le buste incliné, comme si les signes désordonnés de son impatience avaient dû augmenter la vitesse du fiacre.
Trois étages. Il sonna, n’eut aucune réponse. Deux autres coups, plus appuyés, retentirent en vain. Marc posa son oreille contre la serrure, mais nul bruit ne venait de l’appartement.
Il reprit l’escalier en serrant la rampe.
Chez la concierge, il demanda d’une voix toute menue :
— Madame Aliscan n’est pas là ?
— Elle est partie voici dix jours, répondit cette femme. Oui, pour les Indes, ajouta-t-elle en se rengorgeant devant la mine désappointée qu’elle voyait à Marc. Et peut-être, après ça, pour le tour du monde !
— Vous dites ? fit-il, anéanti. Pour le tour du monde ?
— C’était, du moins, son intention en quittant Paris. Maintenant, si Madame change d’avis en route…
Marc secoua la tête stupidement.
— Mais savez-vous à quelle adresse on peut lui écrire ?
— Non, monsieur. Jusqu’ici, nous n’avons pas d’ordres. Nous gardons le courrier, reprit la concierge en désignant d’un geste vague une case pleine de lettres.
Il sortit sans jeter un remerciement. Une voiture tournait dans l’impasse. Il y sauta, donna l’adresse de la rue Vaneau et se tint raide sur la banquette, les mâchoires serrées. Obsédé qu’il était par le nom des Indes, on ne peut pas dire qu’il pensait. Dans son esprit, s’entre-éclipsaient, comme des langues de feu, des visions d’éléphants, de pagodes, de bonzes.
Le fiacre avançait d’un bon train. Quand il stoppa, bien que le choc eût été peu rude, il se fit une secousse dans la carrosserie et Marc, tiré de sa torpeur comme par un soufflet, eut un douloureux tressaillement. Le chauffeur congédié, il leva la tête et promena sur sa maison le regard d’un homme qui contemple une façade pour la première fois.
Aussitôt à l’étage, il gagna sa chambre.
Dans un tiroir de sa commode existait une arme. En mauvais état, toute rouillée. Le revolver, d’ancien modèle, gros et terrifiant, possédé jadis par son père. Marc l’avait là, comme une relique, avec une longue-vue, un portefeuille d’où s’échappaient des papiers flétris et divers objets familiers. Il s’en saisit, l’examina, le chargea d’une balle, puis, d’un geste impatient, sans se dévêtir, en appuya sur sa poitrine la forte embouchure, pressa la détente des deux mains.
Au bruit de la détonation, Hélène accourut. Elle fit, dès la porte, un grand cri. De stupeur, elle pensa qu’elle allait tomber. Mais l’énergie de sa nature la maintint d’aplomb. Elle partit, comme une folle, dans le corridor :
— Vite, le docteur ! Un accident ! Voyez au plus près ! Monsieur Marc s’est blessé en maniant une arme !
La cuisinière était une femme solidement construite qui put l’aider, bien que geignant qu’elle craignait les morts, à déposer Marc sur son lit. Il était en syncope, d’une pâleur de cierge et saignait du flanc gauche avec abondance. Déjà Hélène avait repris sa lucidité. Elle se fit apporter une paire de ciseaux. Déboutonnant et déchirant, décousant, taillant, elle eut tôt fait de mettre à nu le côté blessé, prit des serviettes, masqua les plaies, comprima leurs bords. On lui donna de l’eau bouillie dont elle les lava.
Quand parut le docteur, Marc ouvrait les yeux. Ce fut à peine si, de ses lèvres, avec un soupir, sortit un confus gémissement. Sa belle-mère l’embrassa sans lui dire un mot. Rien, pour Hélène, à cette minute, n’existait au monde que l’homme en gris qui s’appliquait à conjecturer le trajet suivi par la balle.
Le pansement terminé, dans le vestibule :
— Eh ! bien, fit-elle, en s’arrêtant, d’une voix pleine angoisse.
— Eh ! bien, madame, votre beau-fils l’a échappé belle ! Aucun point sérieux n’est touché. C’est un bonheur, et peu fréquent, nota le médecin, dans les accidents de cet ordre, que le coup soit parti à brûler sa veste. Un peu plus de distance, il était perdu !
— Et tel qu’il est ? dit la jeune femme.
Le docteur sourit.
— Tel qu’il est, dans quinze jours vous l’aurez sur pied. Mais oui, madame, pas davantage, tout au plus quinze jours, et j’en ai vu, dans le même cas, guérir plus vivement ! Si, par hasard, la nuit prochaine était agitée, un peu de quinine, comme j’ai dit. Je reviendrai demain matin. Mes hommages, madame !
Ce fut alors seulement, cet homme parti, qu’Hélène tirée de l’inquiétude qui, depuis une heure, absorbait à l’envi toutes ses facultés, se trouva moralement en présence de l’acte. Mais, déjà, son esprit l’avait qualifié. A l’instant même où, bondissant dans le corridor, elle avait employé le mot d’accident pour crier le malheur à ses domestiques, tout en elle concluait avec certitude à la tentative de suicide. Le revolver, elle le savait, n’était pas chargé, et quelle raison aurait eue Marc d’y glisser une balle au retour d’une absence de vingt-cinq minutes ? Là s’étaient limitées toutes ses réflexions. Les services qu’aussitôt elle avait dû rendre l’avaient empêchée d’en faire d’autres.
A présent, dévorée d’un cruel chagrin, elle recherchait à cette folie une cause vraisemblable. Les deux bras allongés sur la couverture, dans le jour faible et reposant, mais comme sablé d’or, que laissaient pénétrer les persiennes fermées, son beau-fils dormait sous ses yeux. Hélène, assise dans un fauteuil, se mordant un doigt, contemplait avidement cette figure chérie, comme dans l’attente d’y voir s’inscrire le mobile secret qui l’avait armée contre elle-même. Subterfuge dont elle jouait envers sa conscience ! Ce mobile, à tout prendre, elle le soupçonnait, mais ne voulait pas se l’avouer. Ou, pour mieux dire, elle refusait de considérer un mobile qui, d’abord, semblait évident bien qu’en fait inexact et d’invention pure. Brusquement, elle sentit sa défense se rompre et les circonstances l’accablèrent. Jamais son âme n’avait subi une pareille secousse. L’hésitation, même complaisante, même de mauvaise foi, n’était plus ni permise, ni seulement possible. Tout se liait, s’enchaînait et s’expliquait trop.
Quelle horreur profonde elle prit d’elle ! Ah ! ce pli de la bouche qu’elle garda longtemps et ces regards noirs d’épouvante, ce tragique silence dont elle couvrit Marc endormi ! Près d’une armoire, une petite glace suspendue au mur lui renvoyait confusément l’image de ses traits qui, soudain, lui parurent ceux d’une meurtrière. A la pensée que son beau-fils, rendu amoureux, avait tenté de se soustraire par une mort violente à la perspective de la perdre, elle se sentait aussi coupable, et plus malignement, que si elle-même l’avait armé ou elle-même frappé. En dernière analyse, qu’avait-elle fait d’autre ? Par quelle nuance se distinguait de l’assassinat l’odieux manège d’une femme coquette bouleversant un cœur pour ensuite le jeter dans le désespoir ? Mais, une femme coquette, qu’était-ce dire ? Cette bénigne expression la qualifiait-elle ? Une femme coquette respecte au moins les frontières sacrées. « Pour les franchir, » songeait Hélène en serrant les dents, « ce n’est pas une coquette, c’est une chienne qu’il faut ! » Ne pouvant s’abstenir de regarder Marc, elle retrouvait dans son visage étonnamment jeune et que le sommeil détendait celui même de l’enfant qu’il avait été. L’adolescence ne s’y marquait par rien d’essentiel. Avait-il dix-neuf ou douze ans ? Le veillait-elle, gardé au lit par un léger rhume ou encore pâle d’avoir voulu abréger sa vie au moyen d’une balle en plein cœur ? Décidément, pour s’être éprise avec cette violence d’un objet si naïf, bien que délicieux, quelque chose, plusieurs mois, lui avait manqué, il avait fallu qu’elle fût folle ! Mais s’était-elle profondément, sincèrement éprise ? Révoltée aujourd’hui de ses conséquences, elle en venait à mettre en doute, de la meilleure foi, la terrible passion qui l’avait secouée. Ce qu’elle voyait lui paraissait d’une horreur si grande et la tourmentait à tel point que ses pires déchirements, en comparaison, ne lui semblaient que les caprices les plus accentués d’un amour de tête opiniâtre. Ainsi nions-nous dans tout malheur une autre infortune. Cet excès d’injustice vis-à-vis d’elle-même, si la jeune femme en retirait le vague soulagement d’être en droit d’espérer un futur moins noir, s’imagine-t-on quel supplément de cruels remords il pouvait d’abord lui causer ? Son excuse, et la seule, en était détruite. A l’origine de l’acte affreux décidé par Marc, au lieu des flammes d’un égarement qui, pour sa décharge, aurait pu invoquer sa fatale chaleur, ne brillait plus, telle qu’un charbon aux pans durs et froids, qu’une ignominieuse fantaisie. Plus Hélène s’enfonçait dans cette assurance, plus son esprit lui fournissait, pour la justifier, d’arguments solides, péremptoires. Quels reproches, quel supplice, quelle désolation !
L’après-midi coulait pour elle sans qu’elle y prît garde. Tout à coup, Marc gémit et ouvrit les yeux.
Hélène se pencha sur son lit.
— Eh ! bien, mon loup, demanda-t-elle, comment te sens-tu ?
Il répondit qu’il souffrait peu. Puis, d’une voix inquiète :
— Suis-je gravement blessé ? Vais-je mourir ?…
Ce dernier mot, que soulignait un regard poignant, pénétra comme une flèche dans le cœur d’Hélène.
— Mourir ! cria-t-elle. Es-tu fou ? Dans une semaine, tout au plus deux, tu seras sur pied, et tu sortiras dans vingt jours. La balle n’a fait qu’une déchirure sans nulle gravité. Le docteur me l’a dit en quittant la chambre. Mais, c’est égal, soupira-t-elle en embrassant Marc, quel épouvantable accident !
Il y eut une minute de silence entre eux. Le jeune homme semblait réfléchir. Sa belle-mère, tendrement, lui saisit une main. Secouant alors un peu la tête, il laissa tomber :
— Pas un accident… J’ai voulu !
— Comment ? fit Hélène. Voulu quoi ?
— Voulu tirer, précisa-t-il. Je l’ai fait exprès !
D’une voix sans timbre, elle murmura :
— Mais pour quelle raison ?
Marc esquissa de la main gauche un geste évasif.
— Voyons, mon loup, pour quelle raison ?
Il baissa les yeux. Puis, d’un air excédé, comme elle insistait :
— Votre départ… La solitude… Ce bouleversement… Je ne sais plus trop ! souffla-t-il.
Hélène s’attendait à bien pis.
— Vilain nerveux ! s’écria-t-elle, presque avec bonheur. Et tu n’as pas honte ? reprit-elle. Voilà donc la confiance que tu mets en moi ! Au lieu de me parler, d’ouvrir ton cœur, (elle oubliait, à cette minute, les supplications si brutalement découragées, quelques heures plus tôt, par ses rigoureuses apostrophes), tu préfères accomplir une pareille folie ! Mon chagrin, mes angoisses, celles de ton grand-père, y as-tu réfléchi ou seulement pensé ?… Voyons, Marc, n’as-tu plus d’affection pour nous ?… Oui, je sais bien, j’aurais mieux fait de te préparer, d’amener la chose plus doucement. Pouvais-je prévoir qu’elle te mettrait dans un tel état ?
Le jeune homme écoutait sans remuer un cil.
Hélène sentit que, dans son âme, elle ne touchait rien.
Brusquement, traversée d’une inspiration :
— Sois sincère, mon chéri… Va… Ce n’est pas tout ! Il y a quelque chose que tu veux cacher. J’attends ! fit-elle avec tendresse, inclinée vers lui, frôlant du lobe de son oreille la bouche silencieuse. C’est cette mauvaise femme… Oui, n’est-ce pas ?
Marc était subitement devenu très rouge.
— Ah ! vous savez ? murmura-t-il.
— Pauvre mien ! dit-elle.
Il appuya sur sa belle-mère qui le caressait un regard étonné où brillaient des larmes.
Puis, d’une voix modeste, un peu rauque !
— Elle est partie… Elle est en route pour le tour du monde… C’est tout à l’heure… en vous quittant… quand j’ai appris ça…
Il parut à Hélène qu’on lui rendait l’air. Positivement, elle respira, d’une poitrine profonde, avec une joie de se sentir en parfaite santé assez vive pour lui mettre une teinte rose aux jours. Ainsi, ses craintes et ses remords étaient sans fondement ! Non seulement elle n’avait aucune part directe dans l’effroyable tentative faite par son beau-fils, mais rien d’elle-même, de sa vertu, de son caractère, n’était compromis à ses yeux. Telle était la confiance qu’il lui accordait qu’elle avait pu, sans éveiller de soupçons chez lui, jouer à fond la partie la plus équivoque. Sa dignité sortait à peine de l’ornière du vice et il la voyait sans une tache. Sous l’effet du bonheur que tirait Hélène de ces différentes certitudes, en appuyant sur son épaule d’une certaine façon, on l’aurait fait s’agenouiller et remercier Dieu. Les grandes grâces de la vie nous surprennent toujours.
Marc la regardait sans un mot.
Elle se pencha, lui mit au front le baiser d’une mère, lui repoussa derrière l’oreille une mèche qui pendait. Puis, d’une voix ébranlée par le ravissement :
— Je resterai… Va, n’aie pas peur, mon enfant chéri ! Tant qu’il te plaira ! reprit-elle. On trouve toujours sa vieille maman quand il vous la faut, pauvre petit homme de deux sous !
Juillet 1925 — Septembre 1926.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 14 FÉVRIER 1927
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE (SOMME)
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(Extrait du Catalogue)
ŒUVRES DE
Jean-Richard Bloch
Georges Duhamel
Luc Durtain
CONQUÊTE DU MONDE
Ernest Tisserand
Roger Martin du Gard
LES THIBAULT
Charles-Louis Philippe
Jean Schlumberger
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