The Project Gutenberg eBook of Souvenirs épars d'un ancien cavalier, by Tristan Bernard
Title: Souvenirs épars d'un ancien cavalier
Author: Tristan Bernard
Release Date: July 16, 2023 [eBook #71206]
Language: French
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
TRISTAN BERNARD
COLLECTION “BELLUM”
ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie
146, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
5, RÄMISTRASSE, ZURICH
MCMXVII
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
2 exemplaires sur papier indien (hors commerce) numérotés I et II.
40 exemplaires sur Japon impérial (dont 6 hors commerce) numérotés de 1 à 35 et de 36 à 40.
Copyright by G. Crès et Cie, 1917.
Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
SOUVENIRS ÉPARS D’UN ANCIEN CAVALIER
Si l’esprit de corps est, comme je crois, un sentiment digne d’éloges, quelles louanges réservera-t-on à un ancien cavalier de ma connaissance, qui ne cesse de proclamer la préexcellence de l’arme de la cavalerie après avoir servi une année comme dragon d’active, deux fois vingt-huit jours comme dragon de réserve, sans avoir jamais su monter à cheval ?
… Ce cavalier « d’affectation » a, à son tableau, une quarantaine de chutes, toutes, bien entendu, en service commandé, car, depuis sa rentrée dans la vie civile, il s’est abstenu du moindre contact avec le noble solipède, dont Buffon a eu tort, selon certains, de considérer la conquête comme définitive.
J’aurais voulu le voir, M. de Buffon, avec ses jolies manchettes, en selle sur la jument Bretagne, afin de constater simplement comment il s’y serait pris, rien que pour l’empêcher de trottiner.
Pourquoi Paul avait-il choisi l’arme de la cavalerie ?
Est-ce parce qu’il avait cru que l’uniforme de dragon lui irait bien ?
N’est-ce pas plutôt parce qu’il s’était imaginé qu’il aimait les chevaux ?
Comment avait-il pu croire qu’il aimait les chevaux !
Voilà une question qu’il se posa bien souvent au cours d’interminables séances de trot assis, « les étriers relevés et croisés sur l’encolure ».
Un jour, en remontant sur son dos jusqu’à la chambrée une selle fort lourde et une couverture toute chaude de transpiration chevaline, il pensa tout à coup à un fatal épisode de son enfance.
Il avait neuf ans. Il déjeunait chez un grand-oncle à lui, qui était marchand de chevaux dans une petite ville de l’Est. Cet oncle, sous prétexte qu’on était en Bourgogne, obligeait son neveu à boire du vin sans eau, ce qui lui coupait l’appétit.
Par distraction, ou parce qu’il trouvait le temps long à table, l’enfant s’était levé pour aller à la fenêtre, soi-disant pour regarder des chevaux dont le pas heurtait le pavé de la cour.
— Ce qu’il aime les chevaux, ce petit ! s’écria le grand-oncle avec satisfaction.
Voilà pourquoi, gonflé soudain d’une fierté juvénile, le petit se crut obligé d’aimer les chevaux tout le reste de sa vie.
… Son service militaire s’accomplit à E…, au ..e dragons.
Au fait, je puis bien dire qu’il s’agissait d’Évreux et du 21e de l’arme, car je n’imagine pas qu’après trente années ce renseignement puisse aider dans ses plans stratégiques l’état-major allemand.
… Ils étaient une soixantaine de volontaires, et l’on jugea bon de les parquer dans un coin du quartier, dans deux vastes salles éloignées des autres chambrées. Et comme on leur avait défendu les ordonnances, il leur fallait procéder eux-mêmes à des travaux dont ils n’avaient guère l’habitude.
On leur fit la grâce de leur distribuer des effets neufs. Paul « toucha », pour sa part, un pantalon à basanes, plié depuis dix ans, dont les basanes étaient toutes ternies d’humidité. A cette époque, malheureusement, on ne cherchait pas l’invisibilité des uniformes et on demandait aux recrues de donner à ce cuir le plus de luisant possible. Tâche pénible pour un jeune homme sans expérience et sans persévérance, qui étalait toujours trop de cirage sur le cuir, et qui se décourageait à compter par avance les milliers et les milliers de coups de brosse nécessaires pour venir à bout de cette brume opaque, qui empêchait cette basane modeste de briller de tout son éclat.
La mise au point d’une bride exigeait des aptitudes multiples, pour l’acier des mors et des gourmettes, le cuir des courroies, le cuivre des boucles. Paul était loin d’exceller dans aucune de ces spécialités.
Quand on les installa plus tard dans les chambrées, il eut une ordonnance, un campagnard nommé Burel, employé aux cuisines, un colosse effrayant… Il n’était tranquille avec lui que lorsqu’ils étaient fâchés. Le reste du temps, Burel jouait à lui donner des coups formidables sur les épaules et dans les reins. La bride du jeune Paul était au râtelier de brides, soigneusement entourée d’une serviette. L’acier était bleu, les courroies à s’y mirer, les boucles de cuivre semblaient de l’or vert. Cette bride, d’ailleurs, ne servait jamais. Pour les classes à cheval et les manœuvres, c’était la bride de Burel qui marchait. Il la nettoyait sommairement au retour et l’accrochait à son nom au râtelier. L’officier ne la trouvait pas très propre, mais ne disait rien à Burel, qui était un « homme ed’ la classe ».
Un homme « ed’ la classe », en ce temps-là, était entré dans sa quatrième et dernière année de service. C’était donc un garçon de vingt-cinq ans, mais pour les bleus, il semblait plus vieux que le plus vénérable R. A. T.
Son autorité était immense, bien qu’il n’occupât aucune place dans la hiérarchie des grades. Mais un sous-officier hésitait à punir un homme « ed’ la classe ».
Le bleu de Burel n’était qu’un bleu. Il en avait surtout l’impression quand il chevauchait sa jument Bretagne, qui, elle, avait déjà plusieurs années de classes à cheval.
Quand on commandait : « Demi-volte », et qu’il appuyait avec application une des rênes sur l’encolure, Bretagne faisait comme un petit signe de tête impatienté, avec l’air de dire : « Je sais, voyons, je sais… »
Quand on disait : « Changement de main dans la largeur » et qu’il prenait ses dispositions de combat pour exécuter le mouvement indiqué, Bretagne, sur un nouvel appui des rênes, s’arrêtait court… « Espèce de bleu ! semblait-elle dire, qui est-ce qui marche, toi ou moi ? »
Il prit le bon parti, qui était de s’en remettre à l’initiative exclusive de Bretagne pour obéir aux commandements de l’instructeur. Il laissa agir cette jument d’expérience. Il adopta simplement l’air très digne d’un écuyer consommé, qui dirigeait comme il voulait une docile monture.
Bretagne était une jument gris pommelé. Cette couleur a son charme, mais pas spécialement pour le cavalier qui a reçu le cheval en consigne et se trouve chargé de lui faire le pansage. Sans égard pour sa robe claire, Bretagne se vautrait sur sa litière, dans le box qui lui servait de chambre à coucher, de salle à manger, et de commodités.
Un jour sur deux, il fallait frotter, frotter, pour essayer de faire disparaître de la large cuisse gris pommelé une trace indélébile.
C’était, de la part de cette bête, négligence héréditaire plutôt que mauvaise volonté.
D’ailleurs, au bout de très peu de temps, Paul se rendit compte qu’il n’y avait jamais aucune mauvaise intention à son égard dans l’esprit de Bretagne. Elle l’ignorait, voilà tout. Il n’avait qu’à ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas : à ce prix elle consentait à tolérer sur son dos cette présence injustifiée.
Les chevaux de bon sens admettent qu’on se serve d’eux comme moyens de transport. Mais, vraiment, aucune considération d’affaires ni de plaisir n’expliquait ces allées et venues interminables, ces voltes et demi-voltes oiseuses, entre les quatre murs d’un manège.
Au pansage, Bretagne supportait patiemment les frottements, du reste peu obstinés, de la brosse en chiendent, de l’étrille, de la brosse de crin. Le moment venu d’aller à l’abreuvoir, elle acceptait que l’on cheminât à ses côtés en tenant son bridon. Elle ne marchait sur vos pieds que dans les moments de presse. A cinq ou six mètres de l’abreuvoir, elle vous faussait compagnie pour se tremper la figure dans l’eau jusqu’aux yeux, tandis que tel ou tel de ses compagnons buvait du bout des lèvres en sifflant ; mais à chacun sa manière.
Au retour à l’écurie, quand on la décidait à tourner très au large de la porte, on évitait d’être serré contre le mur. A ce moment, il se produisait une petite bousculade. Les chevaux gagnaient leur box, où l’avoine les attendait dans les auges. Quelquefois l’un d’eux se trompait, ce qui arrive à tout le monde, et venait dans un box à côté, où il était rejoint par le légitime occupant. Bretagne heureusement ne se trompait jamais. Son box était tout au bout de la travée. On évitait ainsi un conflit, qui, étant donné son caractère pointilleux, se fût terminé par un coup de chausson sur la jambe d’un de ses camarades, et par huit jours de boîte pour le cavalier responsable.
Le régiment possédait parmi ses chefs d’escadrons l’auteur d’un traité de pansage. On le faisait apprendre aux bleus par cœur. Notre jeune cavalier piquait des notes excellentes, parce qu’il étudiait sérieusement ce traité pendant les heures mêmes du pansage, assis sur le bat-flanc.
Il y avait toujours quelqu’un pour crier : « Pet ! » à l’approche du gradé.
On raconte une boutade ingénue d’un éleveur du Midi, qui faisait courir, et qui amenait toujours au pesage des chevaux poussiéreux.
— Pourquoi, lui disait-on, ne pas leur faire de pansage ?
— Et la lièvre, répondait-il, est-ce qu’on l’étrille, est-ce que ça l’empêche de courir ?
Les entraîneurs américains ne sont pas partisans des chevaux lustrés, et laissent à leurs animaux un poil un peu rustique, estimant que c’est meilleur pour la santé…
Mais, au temps où notre dragon faisait son année de service au 2e de l’arme, cette théorie n’était malheureusement pas en faveur. Et quand l’officier de semaine avait eu l’imprudence de passer son gant clair sur le poil de Bretagne, il en résultait toujours quelque chose de fâcheux pour le cavalier servant.
Il n’y a pas d’impression plus réconfortante que de se sentir, à un moment de sa vie, tout riche d’une expérience qui s’est faite jour à jour et amassée en nous à votre insu.
Au bout de six mois de classes à cheval dans le manège ou sur le terrain de manœuvres, et de service en campagne sur les routes, Paul était en état d’écrire un traité complet sur les différents sols, et sur leur dureté comparée.
Le sol pavé des rues est certainement assez désagréable à rencontrer. Mais ces rencontres ne se font jamais aux allures vives, attendu que, dans les villes, on va au pas ou au petit trot.
Le sable des manèges est parfois assez tassé et mêlé de petits cailloux. Mais ces petits cailloux ne traversent ni la basane, ni la toile des bourgerons.
Le terrain du champ de manœuvres n’est pas aussi herbu que pourraient le croire les promeneurs distraits du bord de la route. Quand on le traverse, il vous paraît très dénudé, et quand on se trouve en contact avec lui, on déplore que l’enlèvement des pierres ne soit pas fait avec toute la conscience désirable.
La boue, légèrement humide, sert de tampon, mais elle a l’inconvénient de laisser des traces sur les vêtements… Quand on revient au quartier, en traversant la ville… A la longue, on en prend son parti.
Il est de bon ton dans la cavalerie de considérer les classes à pied comme un exercice fastidieux. Paul faisait chorus avec les camarades. Mais, au fond de lui-même, il préférait les classes à pied aux classes à cheval. Il se sentait très solide quand les larges semelles de ses bottes d’ordonnance reposaient sur le sol, et non sur de fugaces étriers. Le maniement d’armes se passait sans encombre, une fois que l’on était au courant de certains procédés. Par exemple, au commandement : « Reposez arme ! » on amenait la crosse à quelques millimètres du sol, de façon à ne pas nuire à la parfaite coïncidence des bruits.
Paul ne détestait pas non plus la salle d’escrime, ensoleillée, d’aspect champêtre.
En l’absence de l’adjudant maître d’armes, la leçon leur était donnée par deux prévôts, dont l’un, d’une maigreur extrême, ressemblait à un squelette en sursis d’appel. On se mettait en face de lui sur la planche, après s’être coiffé d’un masque à forte odeur acide, et s’être armé d’un fleuret, à qui trois ou quatre réparations successives avaient donné la forme d’un demi-cercle. Le squelette, dont les orbites avaient conservé deux yeux rêveurs, battait votre fer d’une lame distraite et vous répétait sans relâche : « Assis, assis sur les jambes ! » si bien qu’au bout de très peu de temps, à force d’obéir à ses injonctions, on aurait fini par s’asseoir par terre.
Mais on s’apercevait bien vite que c’étaient des paroles rituelles, qu’il ne vérifiait jamais si ses prescriptions étaient observées, et que ses regards, — à la suite de quel idéal ? — se perdaient dans la campagne…
Un jour, on annonça à la décision que le peloton allait, le lendemain matin, faire son premier exercice de service en campagne.
C’était toute une série de grands espoirs qui s’ouvrait devant le jeune dragon.
Au point de vue strict de l’équitation, ses ambitions avaient été déçues.
Mais on peut être un grand conquérant sans être un cavalier de premier ordre.
L’exemple de Bonaparte était rassurant. Paul avait lu, non sans un certain plaisir, dans un livre d’anecdotes historiques, que Napoléon, bien que pourvu de montures soigneusement assouplies et dressées, ne s’était pas toujours entendu avec elles. Or, ces petits ennuis n’avaient pas entravé sa carrière militaire.
Le service en campagne allait sans doute montrer à l’univers qu’à défaut d’aptitudes physiques spéciales, il possédait les qualités intellectuelles extraordinaires qu’exige le métier de conquérant.
Il ne savait pas exactement en quoi consistait le service en campagne.
Mais il lui semblait qu’il inventerait des ruses de guerre géniales et que, dès le premier jour, il allait faire un grand nombre de prisonniers parmi ceux de ses camarades qui représenteraient l’ennemi.
Cette première campagne devait lui ménager une grande déception.
En effet, il n’était pas question d’ennemis.
On forma simplement de petites équipes de deux hommes, dont chacune eut pour mission d’aller reconnaître 500 mètres de route, avec l’ordre de rapporter un petit croquis.
Il était bien difficile de prouver sa valeur de grand capitaine au cours d’une aussi modeste expédition.
Mais je dois dire que, lorsque son camarade et lui se détachèrent du peloton pour commencer leur exploration, il ressentit une impression de surprise et de contentement en constatant un grand changement dans l’attitude de la jument Bretagne.
Du moment qu’il ne s’agissait plus de tourner autour du manège ou d’un carré du terrain de manœuvre, ou encore de suivre le peloton, Bretagne s’en remettait à son cavalier pour lui indiquer la route à suivre.
Cette preuve de confiance le remplit d’une fierté un peu troublée.
Et tout de suite, ses ambitions de centaure de renaître…
Il n’était pas un écuyer de manège, soit ! Mais il allait peut-être se révéler un reître de grande route.
La rencontre d’un petit omnibus rabaissa à nouveau ses prétentions.
C’était un petit omnibus de banlieue, qui n’avait rien en lui-même de terrifiant, et il était étonnant que Bretagne, cheval de troupe, et même, comme son poil gris l’indiquait, ancien cheval de trompette, manifestât un tel effroi à la vue d’un si paisible véhicule.
Mais enfin, le fait était là : Bretagne, à tort ou à raison, ne supportait pas la vue d’un omnibus. Elle monta sur un talus, socle improvisé, et se cabra, elle, dont la spécialité était plutôt de ruer. Et les voyageurs de l’omnibus purent contempler un bleu du 21e dans la posture adoptée sur la place des Victoires par S. M. Louis XIV (dont le cheval du moins est métallique et de tout repos).
Heureusement, un omnibus, si lent qu’il soit, finit toujours par s’écouler. Et Bretagne et Paul purent descendre de leur pendule.
Paul, cependant, rejoignit son camarade. Ils arrivèrent tous deux à la portion de route qu’ils devaient explorer.
Il y avait de quoi faire un joli croquis. La route était traversée de deux étroits chemins et, sur un côté, se trouvait une petite auberge où ils pourraient établir leur quartier général.
A quelques centaines de pas, ils aperçurent sur une route parallèle deux camarades du peloton. Malheureusement, le thème des opérations ne permettait pas à notre jeune homme de leur courir sus et de les faire prisonniers.
Le mieux était d’aller s’asseoir dans l’auberge et d’y exécuter le croquis.
L’opération cependant, n’allait pas sans un certain danger.
La route était découverte sur la gauche, mais, sur la droite, il y avait un chemin touffu d’où pouvait surgir l’officier ou le sous-officier.
Les deux cavaliers n’avaient soif ni l’un ni l’autre.
Ils avaient sur eux du papier et des crayons, et ils auraient pu parfaitement dessiner leur croquis sur un des bords de la route.
Mais rien au monde ne peut empêcher un troupier, à pied ou à cheval, d’entrer dans une auberge, quand il en trouve une sur sa route.
Et puis, quand on est dragon, ce sont des gestes si avantageux de s’arrêter à la porte d’une hôtellerie rustique, de sauter à terre, d’attacher son cheval à quelque anneau de fer, et de commander fièrement de quoi se rafraîchir !
— Ah ! les soldats ! dit l’aubergiste… Hé bien ! vous arrivez à point !… Attendez un peu…
Et il alla chercher, dans un petit cabinet sombre, un vagabond à cheveux gris, mal coiffé, pas très propre, et dont l’œil unique ne pétillait pas d’intelligence…
— Voilà un client que j’ai pincé en train de me voler des poules. C’est un mauvais sujet bien connu dans les environs. Il est plus souvent à l’ombre qu’au soleil. J’irais bien le conduire à la maison d’arrêt, mais je ne peux guère quitter d’ici. Vous allez me l’emmener à la ville. Je vais vous verser une bolée de cidre pour la peine.
… Que devaient-ils faire ? Ni Paul, ni son camarade n’étaient renseignés… Cet aubergiste avait-il qualité nécessaire pour requérir leur aide ? Ils étaient en képi et en bourgeron, mais un sabre accroché à la selle semblait leur imposer le devoir de défendre la paix publique.
Et puis l’aubergiste, un vigoureux quinquagénaire, ancien bistrot à Bois-Colombes, parlait avec une autorité absolue…
Toujours est-il que l’ambition de Paul se trouva réalisée au delà de ses rêves timides, et qu’ils ramenèrent à la ville un prisonnier authentique. Ils n’en étaient pas plus fiers pour ça.
… Il lui semblait que la question de droit n’était pas résolue. Avaient-ils bien fait, oui ou non, de se laisser requérir ?
A l’heure actuelle, Paul n’est pas encore fixé sur ce point.
Tout ce qu’il sait, c’est que l’interprétation du lieutenant fut très nette. Ils écopèrent chacun quatre jours de boîte pour ne pas avoir exécuté leur croquis, et pour s’être mêlés — c’était l’avis de l’officier — de ce qui ne les regardait pas.
Ce n’était pas Paul, en réalité, qui avait Bretagne en consigne. Son cheval d’armes, qu’il n’eut jamais l’occasion de connaître, s’appelait Bocage. Il était en traitement à l’infirmerie pour une plaie au genou. Il y resta des mois, jusqu’au moment où il fut réformé. Comme il lui fallait un cheval pour l’instruction, Paul se vit confier Bretagne, la jument de consigne du brigadier-trompette : celui-ci ne montait à cheval que dans les grandes occasions.
Une de ces grandes occasions se présenta.
Un général de division vint passer le régiment en revue. Mais les conditionnels « coupèrent » à cette solennité. On ne les jugeait pas encore assez à point. Il n’y eut pas de travail pour eux ce jour-là. On leur recommanda simplement de ne pas se faire voir. Le lieutenant les prévint que tous ceux qu’il apercevrait à une fenêtre coucheraient à la boîte le soir même, et même les trois soirs qui suivraient. Cet officier connaissait le cœur humain et savait qu’il n’y a rien de plus attirant pour un soldat que le spectacle d’une revue à laquelle il coupe.
Aussi fut-ce du bord inférieur de la fenêtre tout à fait au ras, que des yeux avides, appartenant à des visages méconnaissables, plongèrent curieusement dans la cour où, très longtemps avant l’arrivée du général, les anciens se trouvaient rangés en bataille. Paul finit par reconnaître Bretagne, en paquetage de guerre, chevauchée par son dominateur officiel, le brigadier-trompette. Elle lui parut d’une grande docilité.
Le lendemain, en faisant le pansage, il s’aperçut qu’elle était blessée au garrot. Ce n’était pas lui qui l’avait sellée la veille. C’était probablement un élève « soufflant », homme lige du brigadier-trompette. Cet accident était beaucoup moins émouvant pour Paul du moment qu’il n’en portait plus la responsabilité.
Il alla donc conduire Bretagne à la visite des chevaux.
D’autres cavaliers, à côté de leur monture, attendaient la visite du vétérinaire avec la sérénité du troupier, qui, à la faveur d’une corvée douce, coupe à la monotone besogne du pansage.
Il y avait au régiment deux vétérinaires : le vétérinaire en pied, corpulent, voûté et vénérable ; sa pèlerine était toujours de travers, et il était chaussé de bottes de gendarme, très démodées. Le vétérinaire en second, beaucoup plus dernier cri, portait des bottes Chantilly. C’était un grand jeune homme mince à binocle, qui touchait le garrot des bêtes comme avec une pince à sucre, et sautait de côté à leur moindre frémissement. Il prescrivit pour Bretagne des lotions d’eau blanche et la garda à l’infirmerie.
Paul reprit tout seul le chemin des écuries. Là, pour le consoler, on lui confia le pansage de trois chevaux, dont les cavaliers attitrés étaient occupés dans des ateliers à des travaux divers.
Au fond, le pansage de trois chevaux n’est guère plus compliqué que celui d’un seul. C’est seulement, en plus, deux promenades à l’abreuvoir et un plus grand total de sabots pour vous écraser les galoches.
Il n’espérait pas que l’indisponibilité de Bretagne allait le faire exempter de classes à cheval. Il y avait — heureusement, dirons-nous — aux écuries moins d’hommes que de chevaux.
— Vous monterez Halo au manège, lui dit le maréchal des logis.
Une nouvelle connaissance, c’est toujours intéressant.
Sa curiosité fut vite comblée.
Halo était agité d’une sorte de danse de Saint-Gui. Paul avait rarement éprouvé à cheval une impression de parfaite stabilité. Mais vraiment peu de bêtes lui donnèrent aussi fortement la sensation de n’être pas chez lui. Il était en biais sur la selle. Il avait toujours un genou qui collait, mais jamais les deux à la fois. Halo était une monture si peu agréable, que Paul craignait moins avec lui qu’avec les autres l’éventualité de la chute, car une chute, même brutale, aurait l’avantage d’être une séparation.
Hennin, qu’il chevaucha le lendemain, était un animal assez tranquille. Mais quelle sotte habitude de tenir sa tête basse, basse, comme s’il voulait brouter le sable du manège !
« Une telle position de tête empêche toute action des rênes, murmurait-il, avec sa science un peu théorique de fin cavalier… »
Encore aurait-il pu s’habituer à Hennin. Mais son détenteur titulaire, exempt de service pour un jour, le reprit dès le lendemain, et l’on désigna à Paul l’abominable Hellé.
Hellé semblait d’une largeur démesurée. C’était une maison. Elle n’était pas déplaçable, au moins à l’allure du pas. Il y avait toujours cinq longueurs entre elle et le cheval qui la précédait, et les chevaux qui la suivaient s’amassaient en paquet derrière elle. Ce qu’elle a valu d’attrapades à son cavalier !… « Voulez-vous serrer votre distance ? »
Il avait retiré en son honneur les cache-éperons de cuir qui entouraient ses éperons de bleu. Et il lui tapait dans le ventre comme dans un sac à terre. Il faudrait savoir, pour l’indiquer aux fournisseurs de la marine, de quel blindage mystérieux les flancs de Hellé étaient cuirassés. Au trot, par contre, elle allait très vite… Elle enfonçait le sol du manège avec de véritables marteaux-pilons, dont le contre-coup vous envoyait, à chaque réaction, à des altitudes vertigineuses. Et pourtant on regrettait ce trot inconfortable, aussitôt que l’officier avait commandé : « Au galop… ». Hellé devenait alors une sorte de bateau ivre, qui tanguait, roulait, et semblait vouloir renverser tout ce qui se trouvait sur son passage.
On conçoit qu’après de telles expériences il eut un certain plaisir à retrouver dans son box sa fidèle Bretagne. Un homme de l’infirmerie des chevaux venait de l’y ramener. Paul crut convenable de donner une petite tape amicale sur l’épaule de la jument grise. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Mais il n’attendait de sa part aucune démonstration.
En selle à la porte du manège, il était tout à fait à son aise. Sa monture habituelle était faite à sa mesure, ni trop épaisse, ni trop mince. D’autre part, cette petite absence semblait les avoir rapprochés. Il y avait entre eux une entente véritable. Il savait quelles concessions il fallait lui faire, et ce qui pouvait la contrarier. Il valait mieux ne pas lui frôler les flancs avec les cache-éperons. En revanche, elle était beaucoup plus indifférente à l’action des rênes. Ainsi, appuyer la bride sur la droite de son encolure pour obtenir un mouvement vers la gauche, c’était une suggestion beaucoup trop discrète. Il fallait plutôt tirer carrément sur la rêne gauche, selon le procédé plus franc des cochers d’omnibus.
Désormais, ils connaissaient mutuellement leurs défauts. C’était l’essentiel. Tout en suivant la reprise, il s’abandonnait avec plaisir à ces constatations.
C’est à ce moment qu’il enregistra une des chutes les plus rudes de sa vie…
Que s’était-il passé ? se demandait-il en se ramassant péniblement… Quelque coup de talon involontaire, dont la susceptible Bretagne avait pu se formaliser ? Peut-être le cheval qui la suivait l’avait-il incitée à ruer, en venant trop près de sa croupe ? Ou fallait-il voir là une intervention, une leçon du destin, qui n’aime pas les constatations trop hâtives ?
Quand l’officier de semaine était à l’autre bout de la cour, et qu’il paraissait absorbé dans une longue conversation hippologique ou mondaine avec un autre lieutenant, les travées d’écurie où se faisait le pansage devenaient une sorte de petit club animé, où se colportaient les nouvelles du jour. Les cavaliers abandonnaient les boxes, et, la brosse ou l’étrille à la main, venaient deviser en petits groupes, en se bornant à répondre par de légers hochements de tête d’acquiescement aux sous-officiers qui les pressaient de reprendre leur ouvrage, c’est-à-dire d’aller s’asseoir sur les bat-flanc.
Cet après-midi-là, il était question de l’état sanitaire du régiment. Un homme du 3e escadron et un brigadier du 5e étaient entrés le matin à l’hôpital pour un mal de gorge, qui pouvait bien être une diphtérie.
Une demi-heure après, Paul sentait à l’amygdale gauche quelques picotements… C’était peut-être une idée. A la cantine, le potage passa assez bien, mais il lui sembla qu’il avalait avec difficulté le mouton du « navarin aux pommes » qui ornait un sur deux de leurs menus.
Il n’avait pas de montre à secondes pour se tâter le pouls. Et il est difficile de voir avec une main si l’autre main est à une température de fièvre, ces constatations ne se faisant guère que par comparaison. Il n’osait pas avoir recours au thermomètre de l’infirmerie.
Il lui semblait pourtant que la cadence de son pouls était précipitée… certainement… certainement… En se couchant, il n’éprouvait aucun malaise. C’était passé. Il ne savait pas s’il devait en avoir du regret ou du plaisir… La diphtérie est une maladie grave. A choisir, il aurait préféré une écorchure au pied qui lui eût valu d’être « exempt de bottes ».
Au milieu de la nuit, il se réveilla, la tête brûlante, avec une petite douleur sur un côté du cou… Il irait certainement à la visite… Il se rendormit un peu agité, puis paisiblement jusqu’au réveil. Quand la sonnerie du demi-appel résonna et que l’on cria : « En bas pour les litières ! » Il répondit : malade… au brigadier, qui — cela troubla Paul — ne parut le croire qu’à moitié…
Pourtant il avait toujours ses petits picotements… Mais ça se traduisait-il par une rougeur de la gorge ? Et n’allait-il pas être pris pour un tireur au flanc ?
La visite ne se passait que deux heures après le réveil. Pendant ces deux heures, diverses visions d’avenir se présentèrent à son esprit : 1o diphtérie grave, télégramme de l’hôpital à sa famille, délire, agonie, mort…; 2o petite scarlatine bénigne, quarante jours de lit, convalescence…; 3o quatre jours de boîte pour avoir essayé de fricoter.
Enfin la sonnerie de la visite retentit, accompagnée dans tout le quartier par le fredonnement des paroles non officielles, mais consacrées par l’usage, qu’un soldat inconnu a jadis composées pour cet air guerrier. Il y est question d’un aveu pénible fait à M. le major et du traitement classique prescrit par le bienveillant et optimiste docteur.
La sonnerie de la visite fit disparaître comme par un malin enchantement toute espèce de picotement, et naître dans l’âme du « malade » une assez grande inquiétude.
Il trouva dans l’escalier qui servait d’antichambre à la salle de consultation quelques dragons en bourgeron ou en gilet de laine. Il envia certains d’entre eux à cause de leurs furoncles bien apparents ou de leur nez qui coulait d’une façon irrécusable.
Simonnel, employé à l’infirmerie, n’avait aucun grade ; mais par son allure, par son air de tranquillité, il était presque l’égal du médecin, et peut-être le supérieur de l’aide-major.
Ce matin, c’était le médecin en chef qui était venu à la visite, et ça n’était pas plus rassurant, d’autant qu’en passant devant les malades, Simonnel avait dit négligemment : « Il a mauvais poil aujourd’hui. »
Paul était plongé dans une rêverie un peu triste, et se demandait si on le laisserait emporter sa paillasse pour coucher le soir à la boîte… quand il entendit appeler son nom, qu’il ne reconnut pas tout de suite.
Le docteur était assis à sa table. Il lisait un registre avec attention, pendant que Paul lui racontait un peu confusément tout ce qu’il éprouvait depuis la veille. L’écoutait-il, le laissait-il parler pour lui faire prononcer des paroles imprudentes et mieux le confondre après ? Il lui jeta un coup d’œil rapide, ne lui tâta pas le pouls, n’examina pas sa langue, qu’il avait sortie complaisamment sans attendre d’en être prié, et dit simplement : « Exempt de service, vous reprendrez votre travail demain. » Il inscrivit lui-même sur le livre : « Courbature légère. » C’était une indisposition que Paul n’avait pas prévue. Il ignorait encore que la plupart des rhumes non contagieux prennent cette appellation.
Le malade reconnu traverse la cour avec une certaine fierté. S’il rencontre un officier qui veut descendre de cheval et qui lui enjoint de tenir sa bête par la bride, il rend avec une complaisance digne ce service qui n’est pas forcé. Puis il monte l’escalier, en prenant son temps, et va s’étendre sur son lit en toute tranquillité, tel un prince oriental sur un divan. Et c’est un grand plaisir de suivre, de cette couche d’indolence, les différentes phases du tableau du travail de la journée, la rentrée des classes à pied, le changement de costume de ceux qui vont au pansage, et plus tard d’entendre ce cri si sympathique : « En bas pour les classes à cheval ! »
Puis ce sont des heures de solitude reposante à peine troublées par quelques visites : l’ordonnance du lieutenant qui vient nettoyer la bride de son patron, un cuisinier qui s’attable pour écrire une lettre chez lui et qui a parfois recours à vos conseils. Parfois on est visité par d’autres malades.
Ce ne sont pas des contagieux, bien entendu… Ce jour-là, il vit arriver Lému, un grand garçon mince, bon cavalier, bon soldat, mais qui était pris de temps en temps d’un besoin de se reposer irrésistible. Il avait déjà deux ans et demi de présence au corps et il la connaissait…
— Je suis exempt de service pour deux jours, dit-il. C’est ce qu’il y a de mieux. Quatre jours, c’est trop. On s’embête. Et puis c’est quatre jours à ne pas pouvoir sortir en ville. Mais deux jours, c’est l’idée qu’on n’aura pas besoin de retourner à la visite le lendemain, puisqu’on est reconnu de droit…
… C’est qu’il y a des truqueurs, tu sais. Y en a qui fument de la paille, y en a d’autres qui se tapent le coude pour avoir un pouls à la hauteur… Mais le truc le plus épatant, c’est ceux qui vont se faire prendre la température à 6 heures du soir à l’infirmerie. Tu sais le moyen, pour avoir deux degrés de plus ?
— Dis toujours…
— Un petit verre de rhum…
— Tu blagues ?
— Un petit verre de rhum, qu’on fait boire à l’infirmier…
Vers le milieu du mois de février, des bruits vagues, qui couraient depuis plusieurs semaines, se précisèrent. Le régiment déménageait, pour s’installer dans une ville du Nord.
Bien entendu, les sous-officiers rengagés n’y croyaient pas. Ils en avaient tellement entendu ! Ils ne levaient même plus les épaules. Un matin, au milieu du pansage, un brigadier, qui revenait du bureau du chef, affirma que c’était à la décision.
On en parla encore à la cantine, en mangeant de bon appétit de petits biftecks carbonisés, entourés de frites trop blanches. Cependant Alfred, le garçon, dispensateur d’un cidre inoffensif et non bouché, se délestait de table en table des nombreux litres qui lui garnissaient les bras.
Aux classes à pied, la conversation reprit de plus belle, d’autant que quelques-uns avaient vu le chef ou le maréchal des logis de semaine qui leur avaient affirmé que c’était bien au rapport. Mais on n’en était pas sûr tout de même. L’officier instructeur n’ayant fait qu’une brève apparition, les maréchaux des logis s’étaient réunis, en son absence, au milieu de la cour, ni plus ni moins qu’un groupe d’officiers. Les brigadiers, à la sourde suggestion des hommes, ordonnaient des repos fréquents, se contentant de déplacer, de temps en temps, leurs pelotons. « Garde à vous… Cavaliers en avant ! Marche !… Une, deux, une, deux… » On faisait cinquante pas… « Cavaliers !… Halte… Repos… »
A trois heures moins le quart, on s’était mis en tenue de pansage. On avait quitté ses bottes pour rentrer dans des sabots confortables. Les trompettes sonnaient le demi-appel, dont l’air classique était souligné par un parolier anonyme d’une révélation bien indiscrète sur telle particularité intime de la cantinière.
Puis on se retrouvait dans la grande cour. On s’alignait sur deux rangs, en se faisant des politesses, bon nombre de cavaliers modestes estimant que leurs galoches étaient un peu trop ternes pour la rangée d’avant.
Après l’appel, le deuxième rang serrait sur le premier. On formait le cercle. Les cavaliers, d’ordinaire, leurs musettes nonchalantes à la main, venaient entendre la décision, et apprenaient sans enthousiasme que la jument Balancelle figurerait désormais sur les contrôles du 5e escadron, ou que le maréchal passerait une revue de fers devant les écuries du 3e.
Ce jour-là, le cercle se forma très vite. Le brigadier de semaine, d’une voix soutenue, mais avec une diction bien imparfaite, apprit aux cavaliers que le régiment quitterait décidément le quartier, un jour désigné de la semaine suivante. Il gagnerait en huit étapes sa garnison nouvelle. Les hommes feraient la route avec leurs effets no 3. Les effets neufs seraient versés au magasin.
Les groupes n’attendirent pas d’arriver aux écuries pour se livrer à des commentaires sans nombre. Les bleus interrogeaient les anciens, pour savoir s’il fallait ou non se réjouir.
Mais il était difficile de se faire une conviction. « Tu parles que c’est franc, disaient les uns. On verra du pays. » Mais les autres : « Huit étapes, en cette saison, avec du verglas ! On sera le plus souvent à pied. Et tu sais, tenir ton cheval par la figure pendant des vingt kilomètres, tu me diras ce que t’en penses ! Et s’i se couronne, ton canasson, tu n’y couperas pas de quinze jours… — De boîte ? — Non, mon gas, de grosse malle ! »
Il y a eu, de tout temps, des bourreurs de crâne. Mais s’ils espéraient effrayer Paul en lui disant qu’on monterait rarement à cheval !
Y monterait-on si rarement que cela ? Le temps avait l’air de se remettre au beau. Le brigadier-trompette allait lui reprendre Bretagne pour la route ; à quelle monture inconnue allait-on confier sa vie ? Il n’était pas tranquille et il ne savourait pas les bonnes journées de fainéantise que leur valait ce prochain départ. Pas de classes à cheval. Les chevaux passaient des revues, ou bien les selles et les harnais étaient à la sellerie.
Une visite du médecin major le rassura par une solution imprévue.
Tous les hommes défilèrent devant le docteur, à l’infirmerie. Or les dernières séances de trot sans étriers avaient légèrement éprouvé le jeune Paul, en lui endommageant une cuisse, si bien qu’il fut classé parmi les cavaliers incapables de faire la route, et qu’on lui octroya une permission de dix jours avec l’ordre de rejoindre individuellement la nouvelle garnison.
Cette permission, qu’il n’avait pas sollicitée, ni même espérée, était un pur cadeau du sort. Mais la plupart de ses camarades s’imaginèrent, ou feignirent de croire qu’il l’avait due à son astuce. Après avoir protesté, il finit par se rendre compte que jamais il ne les persuaderait et qu’il valait mieux avoir l’air d’avoir roulé le major. Il ne fut pas long à en concevoir un certain orgueil.
Ainsi il allait passer dix jours dans sa famille, coucher dans un lit large, manger avec une serviette ! Il se lèverait à onze heures. Puis il irait vêtu de son manteau de cavalerie, qui lui donnait des épaules énormes, faire un petit tour au Bois, où toutes les femmes de Paris n’attendaient que sa venue…
Une partie de ce programme, celle qui concernait la serviette de table et le lit familial devait se réaliser. Tout cela, en effet, était organisé d’avance. Mais, pour le reste, n’avait-il pas eu tort, comme beaucoup de jeunes hommes, de s’en remettre uniquement à l’entremise du Destin ?
Paul avait un peu plus de dix-neuf ans, quand il avait quitté Paris à l’automne précédent. Il lui semblait que c’était un tout autre personnage qui y revenait quatre mois après.
Ce dragon au coffre élargi par une vie de fatigues athlétiques (et aussi par les épaulettes et le manteau), ce cavalier émancipé ne devait plus se contenter des voluptés faciles et peu glorieuses qu’avaient procurées au frêle adolescent de jadis les dames de certains promenoirs.
Il allait certainement trouver à Paris une maîtresse magnifique. Mais qui cela et où cela ? Le moment, dans le train, n’était pas encore venu de se le demander. A peine aurait-il mis le pied sur le quai de la gare Saint-Lazare que sa vie de garçon allait se transformer d’une façon miraculeuse.
Le miracle lui était toujours dû. Il savait obscurément qu’il y a deux sortes de conquêtes : les faciles, qui ne parent pas assez la vie d’un jeune homme ; les difficiles, qui exigent de la patience et un délai supérieur à une permission de dix jours. Celles-là non plus ne sont pas suffisamment brillantes, car elles ne résultent pas d’un coup de foudre.
Or, il arrivait à Paris avec un casque et un sabre. A ses deux petites permissions précédentes, il était en képi et non armé. Pour le changement de garnison, les permissionnaires avaient versé, comme tout le monde, leurs effets neufs au magasin. Pouvait-il partir en permission avec son casque et ses effets no 3 ? La question avait été longuement discutée par les chefs et les fourriers… Comme il était le seul permissionnaire de l’escadron, il sut persuader au chef qu’il fallait le laisser partir avec le casque, car il avait des vêtements à lui, que lui avait faits le maître-tailleur. (C’était une tenue de sous-officier sans galons, d’une fantaisie un peu timide, avec des basanes qui ne voulaient pas être larges et ne s’étaient pas décidées à être collantes.)
Il était déjà sorti le dimanche en casque et sabre dans les rues de sa ville de garnison. Son sabre était désormais apprivoisé et maté, et ne venait plus se fourrer entre ses jambes.
A la gare, deux jeunes civils de son âge, prévenus par dépêche, l’attendaient. C’étaient ses deux plus intimes amis, qui ne l’avaient jamais vu sous son casque. Ils poussèrent en le voyant des cris d’admiration, qu’il aurait voulus moins violents et plus sérieux.
Ces deux civils le conduisirent jusqu’à sa porte, et il fut convenu qu’ils viendraient le reprendre chez ses parents. Avant son départ au service, ils venaient souvent le chercher le soir, mais, comme ils étaient mal vus par la famille de Paul, qui leur reprochait de l’entraîner dans la fête, ils ne montaient jamais jusqu’à l’appartement et se bornaient à l’attendre dans la rue. Désormais, comme c’est le droit et même le devoir du militaire en permission de faire la bombe et comme c’est la mission du civil de l’y aider, les camarades purent se présenter fièrement au domicile familial et emmener Paul avec eux sous les regards indulgents de son père et un peu craintifs de sa maman.
Ils étaient venus à 8 heures et demie, avec trois coupons de fauteuils pour le Théâtre-Français, où l’on jouait un drame bourgeois très sérieux. Mais ils n’allaient pas là pour la pièce. Et ils furent contents de trouver dans les entr’actes de larges couloirs, où trois hommes peuvent s’avancer de front, les deux civils flanquant le cavalier et prenant chacun une part égale de son rayonnement. En quittant leur place, ils avaient longé les baignoires, raflant quelques cœurs au passage. Ou bien, ils s’avançaient en reconnaissance aux fauteuils de balcon, jetant un regard circulaire sur les loges pour y faire une nouvelle moisson.
Après deux actes, Paul avait fait secrètement son inventaire et reconnu la présence de deux femmes blondes, l’une en mauve, l’autre en soie noire, dignes l’une et l’autre des hommages d’un jeune cavalier. Mais, soit dédain simulé, soit distraction, soit myopie, aucune d’elles ne semblait l’avoir remarqué. En attendant une de ces conquêtes triomphales, qui pouvaient peut-être à la rigueur ne pas être enregistrées dès le premier soir, il fallait songer à quelque intérim moins reluisant. Des questions détournées, posées aux camarades lui avaient déjà appris que deux personnes, que fréquentait le groupe, avaient disparu de la circulation pour des raisons diverses. Il songea alors, pendant le dernier acte, à une relation personnelle sans grande apparence, une petite boulotte qui venait jadis le soir dans une brasserie du faubourg Montmartre, au fond d’une cour. Il régnait dans cet établissement une odeur chaude de bière et de jambon, si persistante que ces dames la gardaient toute la nuit dans leurs cheveux.
Mais il ne voulait pas faire part de ses projets à ses camarades, de peur de diminuer son prestige. Il n’avait pas assez d’aplomb pour leur raconter des aventures imaginaires… A deux ou trois reprises, il avait eu l’occasion de prendre un air de mystère ou de réticence ; ce qui faisait bien.
Après le spectacle, il ne put leur refuser d’aller souper avec eux. Il pensait qu’il leur devait le plus longtemps possible la satisfaction d’être avec un dragon. Mais ils finissaient, semblait-il, par se blaser. L’heure s’avançait, et la conversation languissait. Le café où ils étaient se vidait peu à peu. Paul leur proposa de les reconduire chez eux en voiture. Ils acceptèrent en bâillant. Il avait lui-même encore plus sommeil, car il avait dépassé de loin son heure habituelle. Mais il tenait à ses projets.
Quand il se fut débarrassé de ses deux camarades, il donna au cocher l’adresse de la brasserie. Arrivé là, il fit le tour de la vaste salle. La personne en question ne s’y trouvait pas. Il s’assit tout seul à une table. Plusieurs dames se proposèrent gentiment pour lui tenir compagnie. Mais il répondit qu’il attendait quelqu’un.
Il était si fatigué qu’il n’avait pas la force de se lever pour aller se coucher. La dame qu’il attendait ne venait toujours pas, et il ne savait plus s’il craignait ou s’il souhaitait sa venue. Un certain nombre de ronds de feutre s’amoncelaient devant lui, car il buvait des bocks pour ne pas s’endormir. Il n’y avait plus que quelques tables d’occupées et les garçons édifiaient de petites constructions en plaçant des chaises sur les tables libres.
Cependant, le cercle desdits garçons se resserrait de plus en plus autour de Paul. S’ils ne récriminaient pas, c’était sans doute par crainte du gérant…
Il se leva avec énergie, paya avec générosité, puis rentra chez lui.
Il entendit du bruit dans la chambre de ses parents, et vit une raie lumineuse au-dessus de leur porte. Ils l’avaient certainement entendu. Ils avaient regardé l’heure. Il se dit avec satisfaction qu’ils avaient pu constater qu’il rentrait très tard.
Le lendemain du jour où il avait eu l’ennui de rentrer au logis paternel sans avoir enregistré la plus modeste bonne fortune, une occasion sembla s’offrir à lui sous l’aspect d’une ouvrière à la journée, ni jeune ni mûre, ni belle ni laide, qui travaillait dans leur salle à manger. Les parents de Paul étaient sortis. Les domestiques étaient en courses. Il s’approcha de cette personne qui cousait auprès de la table, et frôla du doigt, comme par inadvertance, les petits cheveux blonds qui frisaient légèrement sur sa nuque. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Encouragé, il renouvela ce frôlement. Elle l’écarta d’un geste, sans irritation, mais avec un visage tellement sérieux qu’il jugea qu’il n’y avait rien à faire, et qu’il valait mieux s’en aller.
Il se demanda depuis s’il aurait dû ne pas se rebuter si vite, et si ce tout petit geste de résistance avait le caractère d’un refus définitif. A cette époque, il se figurait que les dames, quand on les abordait, avaient des idées bien arrêtées, qu’elles consentaient ou ne consentaient pas. Plus tard, il se rendit compte que beaucoup d’entre elles n’étaient pas fixées, et que c’était à nous de les amener, par notre persévérance, à seconder nos desseins. Mais la plupart des jeunes hommes, par gloire ou par paresse, ne veulent que des conquêtes fulgurantes. Ils veulent être aimés pour eux-mêmes dès la première minute. Or, eux-mêmes, ce n’est pas leurs banales qualités d’habileté et de patience, si longues à mettre en œuvre ; eux-mêmes, c’est leur charme subit et vainqueur.
Si le respect des traditions n’eût obligé Paul au cours de ses permissions à chercher les aventures sentimentales, il aurait été heureux et tranquille à goûter au sein de sa famille les satisfactions d’orgueil du soldat dans ses foyers.
C’est surtout auprès des âmes enthousiastes de huit à dix ans qu’il obtenait les succès les plus francs. A table, les petits garçons et les petites filles oubliaient de manger pour l’admirer et s’émerveillaient sans fin de le voir si serré dans sa tunique, ce qui lui interdisait de se mettre à l’aise en la déboutonnant.
Et quand il leur procurait la joie de les emmener promener sur le boulevard ! Il les emmenait par paires, et il en avait un de chaque côté qui guettait avec vigilance le passage des gradés, pour le bourrer de petits coups de poing, en lui soufflant : « Salue ! salue ! »
Mais son grand triomphe, c’était le récit de ses prouesses équestres, le soir, à la veillée !
On ne peut pas dire qu’il mentait. Il était plutôt sincère…
Il se passait ce curieux phénomène : séparé de Bretagne et n’étant pas monté à cheval depuis plusieurs jours, il lui était impossible de croire qu’il n’était pas un bon cavalier.
Rien ne vous donne une impression confortable de maîtrise comme de s’abstenir de tout contact avec les mesquines difficultés de la pratique.
Ainsi, à distance, et quand les mouvements inconsidérés de Bretagne ne gênaient pas la volonté de celui qui théoriquement était son maître, étreignant sa bête entre ses jambes nerveuses, il lui faisait exécuter en imagination des voltes, des demi-voltes, des départs au galop ; il l’amenait sur l’obstacle et le franchissait d’un bond.
Quand un oncle ou un cousin lui disait : « Tu dois être maintenant un cavalier de premier ordre ? », c’est de la meilleure foi du monde qu’il répondait : « Ça commence, ça commence ! »
Il se tirait assez bien de ses récits d’exercices de voltige.
Il ne disait jamais : « Je fais ceci », ou « je fais cela », mais plutôt : « Voilà ce qu’on nous fait faire », et il prenait modestement sa part des prouesses de son peloton, comme l’invité d’une chasse, quelle que soit sa force de tireur, emporte dans son carnier une honorable portion du trophée collectif.
— Nous faisons une heure de voltige par jour. La voltige de pied ferme d’abord. On amène un cheval au milieu du manège et on essaye de sauter en selle en arrivant par derrière, et en posant les deux mains sur la croupe, comme au jeu de saute-mouton.
— Il faut un cheval qui ne rue pas, dit une personne de sens. — On le choisit. Et, par surcroît de précaution, un cavalier lui soulève une jambe d’avant, de sorte que n’ayant un point d’appui que sur trois jambes, il ne peut plus ruer.
Il évitait de dire que c’était toujours lui qui se trouvait chargé de cette mission de confiance.
A strictement parler, la voltige de pied ferme n’était pas son fort. Avant que le maréchal des logis qui les dressait eût renoncé à le perfectionner dans cet exercice, il avait fait quelques tentatives peu heureuses. Il prenait son élan du plus loin possible afin de retarder le moment où il aurait à exécuter son essai, qu’il voyait d’avance infructueux. Il n’avait un peu d’ardeur qu’au départ, mais à mesure qu’il s’approchait de la bête, il courait avec moins de conviction. Il savait qu’il faudrait faire un appel de pied, poser les deux mains sur la croupe en s’élevant… L’ennui, c’est qu’il ne s’élevait pas du tout… en dépit des : « Hardi ! hardi ! Tu y es ! tu y es ! » et autres cris, un peu trop joyeux à son gré, qui accompagnaient ses efforts.
— Il y en a, disait-il à sa famille, qui ne posent même pas les mains sur la croupe et qui sautent en selle d’un seul coup.
Puis il énumérait les exploits du peloton à la voltige au galop. Le cheval tournait en cercle. On sautait à cheval, puis à terre et à cheval d’une seule battue.
— Ce n’est vraiment pas utile, disait la mère de Paul, qui n’était jamais très rassurée.
— Ça leur donne de la souplesse, disait son père, héroïque et rigide à l’instar d’un vieux Romain.
Sa famille, quand il lui avait parlé d’équitation pendant une heure ou deux, donnait tout de même des signes de fatigue, et il finissait par s’en apercevoir.
Alors il tentait de ranimer la conversation par des détails émouvants sur les réveils en pleine nuit, l’hiver, quand les abreuvoirs sont gelés, quand on traverse la cour encore obscure, pour arriver dans les écuries heureusement plus chaudes. Là, il s’agit d’envoyer dans les râteliers une botte de foin qui manque de consistance, et dont une bonne partie vous retombe sur les épaules, pendant que le raclement des chaînes accompagne le bruit sourd et cadencé des mâchoires chevalines, qui triturent lourdement leur petit déjeuner du matin.
Les heures, un peu vides, de cette permission, lui parurent lentes… Mais les jours mal remplis passèrent vite. Il aurait dû être attiré par une certaine curiosité vers sa garnison nouvelle. Mais il était ainsi fait que, tout en se lassant promptement de ce qu’il connaissait et tout en souhaitant juvénilement du nouveau, il craignait ce nouveau quand il était tout proche.
Il regrettait, au fond, ce grand quartier de cavalerie d’Évreux, où il avait passé des heures pénibles, mais qui était devenu pour lui une source d’ennuis familiers.
Son père lui conseilla de repartir une demi-journée d’avance afin d’arriver dans la soirée, plutôt que de passer la nuit en chemin de fer. De la sorte, après avoir bien dormi à l’hôtel, il arriverait tranquillement au quartier le matin à 9 heures. C’était vers ce moment que le régiment y ferait probablement son entrée. En s’y trouvant au besoin une demi-heure plus tôt, il aurait la satisfaction de connaître avant ses camarades leur installation nouvelle.
Dans le compartiment de seconde classe où il était monté, se trouvait précisément un brigadier en congé de convalescence, qui « comptait » au régiment qu’ils allaient remplacer. Ce brigadier, qui portait sur sa manche l’insigne des maréchaux, et sur son visage tanné la forte moustache celtique des travailleurs du fer, était originaire de l’Artois et retournait quelques jours dans son ancienne garnison pour y régler des affaires de famille.
C’était, il faut le dire, un terrible bourreur de crânes ; mais, n’ayant pas discerné dès l’abord ce trait de son caractère, Paul fut assez fâcheusement impressionné par ses tuyaux.
Il représenta le quartier de cavalerie comme une réunion de taudis datant du moyen âge, et si étroit qu’on ne pouvait faire un pas dans la cour sans se cogner contre un officier. Cette assertion frappa d’autant plus le jeune Paul que les maréchaux ont une situation assez indépendante pour ne pas être terrifiés par les « huiles ».
Les chambres se trouvaient au-dessus des écuries ; ce qui entretenait, dès la belle saison, un effectif très complet de mouches sur les lits et les planches à pains.
— Et puis, la nuit, tu seras à ton aise pour roupiller avec le bruit des chevaux qui tapent, des chaînes qui grincent, des bat-flancs qui remuent…
(Tant de sensibilité chez un forgeron, habitué pourtant à l’enfer des enclumes et des marteaux !)
— Et le manège ? hasarda Paul.
— Oh ! tout petit, mon vieux…
… Tout petit… il n’aimait pas ça. Quand on commandait : Partez au galop ! il devait y avoir de l’encombrement.
— Et puis, le manège, continua le brigadier-maréchal, il est tout de suite en entrant dans le quartier, à côté de la salle de rapport. Alors, si les classes à cheval se passent le matin, le colo ne manque pas de s’arrêter pour vous regarder tourner.
… Encore une perspective désagréable. Paul ne tenait pas à avoir des spectateurs de marque pour ses exercices de haute école.
Il était assez déprimé par les révélations du brigadier, mais tout de même un peu flatté qu’il le tutoyât. Il faut dire que le double galon lui était toujours apparu comme un honneur inaccessible. Il était bien persuadé qu’une fois cet échelon franchi, il parviendrait très vite à des degrés plus hauts de la hiérarchie. Mais l’impossibilité de conquérir ce grade entrava sérieusement sa carrière.
Quand il eut dit encore que le terrain de manœuvre était abominablement pierreux, que le commandant d’armes était si rosse pour la tenue, qu’il lui arrivait souvent d’interpeller un dragon qui se trottait en permission et de lui faire faire demi-tour, le bon brigadier jugea qu’il avait assez bourré le crâne de son compagnon.
Il changea de conversation et voulut bien lui indiquer, pour y passer la nuit, un hôtel vraiment épatant et parfaitement tenu, disait-il, bien qu’il ne figurât pas parmi les hôtels réputés qui ont un omnibus à la gare et qui écorchent les voyageurs…
— D’ailleurs je passe devant pour aller chez mon oncle, où j’habite. Je te l’indiquerai. Tout seul tu ne trouverais pas.
Paul renonça, pour suivre ce guide despotique, à prendre à la gare un de ces omnibus si tentants pour le porteur d’une assez lourde valise. Ils firent une quantité de tours et de détours pour atteindre, dans une petite rue, une façade qui, avait annoncé le brigadier, ne payait pas de mine. Il faut reconnaître que, sur ce point, il avait tout à fait raison.
Le veilleur de nuit était un jeune somnambule qui suivait son rêve et ne paraissait pas entendre les questions. Il enfonça une allumette dans le fond d’un bougeoir pour y atteindre une bougie tout près de sa fin. Puis, toujours sans mot dire, il entraîna le voyageur à sa suite dans une complication redoutable de petits escaliers obscurs qui montaient, redescendaient, tournaient, et n’arrêtaient pas de crier sous les pas. Les portes ornées de numéros s’ornaient sur leur paillasson de souliers boueux. On arriva dans une anfractuosité. Le somnambule fit entrer Paul dans une chambre très fraîche. Puis, il le laissa seul.
Paul vit à côté de lui un fauteuil mal équilibré, d’un reps trop gras pour qu’on y pût frotter des allumettes. Dans le lit, on avait mis à sécher une paire de draps qui venaient de la lessive, et l’on comptait sur la chaleur animale du voyageur pour mener cette opération à bonne fin.
Le garçon l’avait laissé aux prises avec les rideaux de la fenêtre, séparés de longue date, et bien décidés à ne se joindre jamais.
En remuant la table de nuit, il constata qu’elle renfermait un objet sans doute très précieux, car il lui fut impossible d’ouvrir la serrure qui devait être à secret comme celle d’un coffre-fort.
Heureusement le seau de toilette n’était pas absolument plein, et il put voir, en soulevant le couvercle, que le précédent ou l’un des précédents voyageurs s’était honorablement débarbouillé.
Cependant, l’autorité du brigadier-maréchal baissait peu à peu dans l’esprit de Paul, et le fer à cheval, qu’il avait vu brodé sur sa manche, ne lui semblait plus un signe d’universelle compétence.
Ajournant au lendemain, ou à jamais, la suite de l’inventaire, il se mit rapidement au lit, plongeant jusqu’au cou dans les draps humides. Et il tâcha de s’endormir, après avoir entrevu au plafond, avant de souffler sa bougie, un certain nombre, aimable gage d’espérance, d’araignées du soir.
Le nouveau quartier de cavalerie avait un bon petit aspect : il était resserré, et l’on avait l’impression qu’on y serait tout à fait chez soi, au bout de quelques jours, quand la poussière du régiment auquel ils succédaient serait remplacée par de la poussière à eux.
Le pansage, à moins que le temps ne fût très mauvais, se faisait dans la cour. Le matin, à l’heure du rapport, on y voyait beaucoup d’officiers, mais les volontaires n’étaient plus tout à fait des bleus, et ils savaient donner au bon moment un vigilant coup d’étrille, quand la songerie d’un chef d’escadrons ou d’un capitaine amenait son regard dans leur direction.
Le pansage, qu’il fût actif ou négligent, était toujours aussi monotone, à ce point que l’on voyait des cavaliers, pour se désennuyer et tuer le temps, faire une toilette soignée à leur bête.
On ne prenait même plus de plaisir à lâcher des chevaux, dans cette cour étroite, où il était trop facile de les rattraper. Et, si parfois l’un d’eux se détachait, c’était parce qu’il l’avait bien voulu. D’ailleurs, il ne profitait de sa liberté que pour aller tout seul à l’abreuvoir, avant tout le monde, ce qui semble être pour un cheval d’armes le comble du bonheur et de l’indépendance. Après cela, il revenait dans l’écurie, où il s’apercevait que le foin et l’avoine n’étaient pas encore distribués. Alors, profondément dégoûté, il se laissait reprendre par son toupet, remettre le bridon sans résistance et rattacher à l’anneau de fer.
Bretagne était plus sévèrement surveillée, à cause de sa mauvaise habitude de distribuer des coups de chausson à ses camarades. En passant le long des rangées de chevaux qui s’alignaient le nez au mur, elle n’eût pas manqué d’envoyer quelques ruades, qui auraient eu leur répercussion sur le cahier de punitions.
Paul avait retrouvé sa jument grise un peu éprouvée par la route, qu’elle avait faite tout entière sous le brigadier-trompette. On rapporta certaines de ses incartades commises dans les cantonnements : elle avait brisé le canon de Barcarolle, et défoncé, un jour de belle humeur, le ventre d’Hespérus, le cheval du capitaine en second. Mais il n’en était rien résulté de fâcheux pour le brigadier-trompette, en raison de l’autorité musicale que revêtait sa personnalité.
Bretagne était plus osseuse que jamais. Elle perdait, sans arrêter, ses poils ; il lui en restait cependant des quantités. Aussi Paul passait-il la plus grande partie du pansage auprès de chevaux moins salissants. Depuis qu’ils avaient quitté Évreux, les volontaires ne formaient plus un peloton à part. Ils étaient répartis dans les escadrons. Ils avaient donc à soigner, à faire manger et boire chacun une bonne demi-douzaine de chevaux. Ils étaient les ordonnances des selliers, des maréchaux, des bottiers, des tailleurs, des cuisiniers et des ordonnances d’officiers.
Il s’ensuivait qu’aucun des chevaux n’était propre, et que leurs nettoyeurs étaient tous « sales, dégoûtants ».
Il est vrai qu’ils avaient des lavabos.
A Évreux, au moment de leur dressage, les heures étaient trop occupées pour leur permettre de se livrer à des ablutions régulières. Mais, dans leur garnison nouvelle, ils étaient à peu près tranquilles du réveil à sept heures du matin, et n’avaient plus aucun prétexte pour manquer aux préceptes salutaires de l’hygiène et de la bonne éducation.
Le lavabo était une salle très sombre, dallée, où, dans une sorte d’auge basse, le long du mur, de tout petits robinets de cuivre, ouverts à leur maximum, pleuraient continuellement un tout petit filet d’eau. Après avoir enduit de savon la partie du visage ou du corps qu’on avait le dessein de rendre propre, il fallait l’exposer pendant de longues minutes à ce jet menu. Le lavage des pieds constituait un joli travail d’équilibre. Debout sur un pied, on retirait de l’autre pied sabot et chausson. On faisait de sa chaussette un petit paquet que l’on essayait de faire tenir sur le haut du robinet. On ne se lavait qu’un pied par jour, et l’on citait même un garçon distrait qui, par suite d’une comptabilité mal tenue, se lava uniquement le pied gauche pendant un mois.
Ils avaient encore la ressource, quand ils n’avaient pas le temps d’aller en ville, d’organiser une installation dans la chambrée, mais on risquait de renverser de l’eau sur le plancher et de s’attirer les reproches d’un personnage à qui ses talents spéciaux avaient créé une situation particulière : l’arroseur.
L’arroseur se servait d’une sorte de petit entonnoir en fer-blanc. Il réglait le jet avec le doigt et dessinait tout autour de la chambre des huit et des rosaces. Tout le monde n’était pas capable d’exécuter ce travail artistique. Pour les grandes solennités, revues passées par un officier supérieur, Lebœuf était chargé d’une œuvre extraordinaire. Il dessinait des emblèmes guerriers. Parfois, après qu’eut retenti le : « A vos rangs, fixe ! » annonciateur des hautes huiles, le commandant ou le colonel passait rapidement, sans abaisser sur le plancher le regard admiratif que toute la chambrée attendait avec fièvre… Quelle déception ! On était humilié pour la journée… Mais quand le visiteur, après s’être arrêté en contemplation devant la panoplie dessinée sur le sol, demandait : « Qui a fait cela ? », les corps restaient au garde à vous, mais tous les visages se tendaient vers Lebœuf, qui demeurait immobile, les yeux fermés d’émotion et d’orgueil.
Lebœuf, vous pensez bien, était tacitement dispensé de toute corvée, de manœuvres, de service en campagne. Il passait sa journée en bourgeron, jusqu’au moment où il se trottait en ville, et ne montait à cheval qu’en cas de mobilisation générale. Il n’était jamais de chambre, car un homme qui maniait ainsi le pinceau à eau, ne devait plus, de sa vie, toucher à un balai. Mais il était toujours là pour l’astiquage d’une bride, et quand il s’agissait de polir au bleu un fourreau de sabre. La carabine « du Bœuf » était dans le râtelier d’armes à la disposition du cavalier qui voulait une arme propre, soit pour une revue, soit pour prendre la garde et le défilé de la parade. C’était un fait admis. Et quand un dragon demandait en termes violents qui avait « posé cinq » sur sa carabine, il se trouvait toujours quelqu’un pour répondre paisiblement :
— Prends celle-là qu’est là : c’est la sienne au Bœuf.
Les quelques mois qui suivirent l’arrivée dans la nouvelle garnison s’écoulèrent sans nécessité aucune, parce que le temps est forcé de passer et parce qu’il est d’usage que chaque mois ait son compte de jours réglementaire. Mais, vraiment, cette succession de semaines inutiles n’avait d’intérêt que pour le cantinier, qui inscrivait chaque soir au compte de Paul deux repas et un certain nombre de petits verres de fine et de kummel, qu’il n’était pas seul à boire.
Le dimanche apportait à cette existence vide un peu d’agrément, et ce fut depuis le jour où Paul s’était aperçu qu’il n’était pas obligé de sortir en ville, et qu’il était infiniment plus confortable de passer la journée au quartier, à « faire des heures » sur son lit, à déjeuner et à dîner à la cantine en prenant son temps, et à se promener le reste de la journée dans la cour, vêtu d’un bourgeron propre, mais soyeux à force d’être usé, comme du bon vieux linge de famille, et aussi d’un pantalon de toile d’une magnifique ampleur, le tout lui donnant l’air d’un personnage de la comédie italienne, sacqué du théâtre pour fainéantise exagérée.
Donc, ces escouades de semaines monotones, conduites par des dimanches un peu plus reluisants, défilèrent jusqu’au milieu de l’été. A ce moment, il fut question de grandes manœuvres. Une vie de hasard et d’aventures allait commencer. Reître paisible, il allait, chevauchant sa jument Bretagne, parcourir les plaines de l’Artois. Dans ses rêves, une perspective de beuveries dans les auberges s’accompagnait de visions assez indistinctes, où il jouait, auprès d’accortes filles de ferme, un rôle encore vague, mais à coup sûr galant et avantageux.
Dans ces expéditions lointaines, il ne serait plus accompagné de son brosseur fidèle, le cuisinier Burel, qui coupait aux manœuvres, ayant été affecté au 5e escadron. Burel le passa en consigne à Pisonnel, l’ordonnance du lieutenant. Pisonnel était de taille à s’occuper de trois fourbis, le sien, celui de Paul, et celui de son officier.
Le matin du départ, une grande transformation s’était produite dans l’aspect extérieur de Pisonnel. On l’avait toujours vu arriver au quartier en civelot, avec une jolie casquette cirée et un gilet gris-clair, moins neuf, mais plus soigné que lorsqu’il faisait partie de la garde-robe de lieutenant. Maintenant, il était comme les autres en casque et en tunique. Il ne montait plus en selle anglaise avec de fins étriers, mais sur la large selle réglementaire, ornée du manteau roulé sur le troussequin, et munie de quoi boire, coudre, écrire et fumer dans les poches à fers.
Au bout d’un instant, cependant, on reconnaissait le blond Pisonnel à ses longues moustaches de casse-cœurs.
On parcourait les quatre ou cinq lieues de chaque étape en deux files indiennes parallèles sur les bas côtés de la route, le plus souvent au pas, ce qui était loin de constituer pour Paul une allure de repos, car, d’avoir fait partie de la fanfare, Bretagne avait gardé de discrètes petites habitudes chorégraphiques, un trottinement mou, trop peu cadencé pour permettre à son cavalier de s’élever à l’anglaise.
On arrivait d’ordinaire à l’étape entre dix heures et midi. La plupart des camarades cherchaient des lits, que l’on se disputait. L’horreur de Paul pour la combativité le faisait se résigner à coucher sur la paille. Dès qu’il avait installé Bretagne en quarantaine, dans un coin de cour où elle n’avait aucun autre cheval à proximité de ses sabots irritables, il ne lui restait plus qu’à errer martialement dans le cantonnement en bras de chemise, coiffé d’un calot d’écurie, cependant que la plupart des dragons se hâtaient de nettoyer les mors de brides, pour ne pas risquer, en attendant trop, de ne plus les « ravoir ». Ils semblaient, en frottant entre leurs paumes l’acier des gourmettes, des musiciens primitifs et guerriers.
Paul et Pisonnel faisaient popote avec deux autres cavaliers. Paul était chargé de procurer au groupe les œufs et le lard qui permettaient à Pisonnel de confectionner une de ces omelettes à l’as que tous admiraient, un peu de confiance. Les trois premiers jours du voyage, ils retrouvèrent à chaque étape un charmant petit ruisseau qui avait suivi leur régiment. Ils passaient l’après-midi dans la verdure des rives. L’industrieux Pisonnel avait dégotté tout ce qu’il fallait pour pêcher. Il s’installait chaque jour pendant des heures avec sa ligne et ses asticots, et le repas du soir se fût augmenté d’un supplément de choix, si ce ruisselet exquis n’avait manqué de toute espèce de poissons.
Après quatre jours de marche, ils arrivèrent dans un village où ils devaient séjourner huit jours, pour exécuter avec les hussards de la ville voisine des manœuvres de brigade.
Cette fois, il fallut tout de même se préoccuper d’une bonne installation, et Pisonnel comprit que c’était à lui à prendre l’affaire en mains. Il trouva un chopin extraordinaire dans une petite maison qu’un petit monticule avait dérobée aux recherches pourtant fouineuses des fourriers, puis des officiers, puis des volontaires.
Les personnes qui habitaient là étaient une demoiselle et sa servante.
La demoiselle, qui portait un binocle très sévère, était peut-être moins âgée que le commandant, mais elle dépassait d’une demi-tête les plus hauts cavaliers des escadrons. Elle avait des traits froids, mais bien réguliers, et son visage eût été assez beau s’il eût été à une échelle plus réduite.
La servante plaisait mieux à Paul, comme âge et comme dimensions. Elle avait des cheveux blonds, abondants et fins, et lui parut bien corsetée.
Pisonnel, en conduisant Paul chez ces deux personnes, avait prétendu audacieusement qu’« il y avait quelque chose à faire ». Paul eut quelques doutes, en ce qui concernait la patronne.
— Tu verras ça, répondit Pisonnel. C’est à toi qu’elle revient. Moi, je prends la bonne, puisque je suis ton ordonnance.
Paul se serait servi lui-même plus modestement. Mais il ne voulut pas contrecarrer Pisonnel.
En choisissant pour lui la petite servante blonde et en passant à Paul en consigne la majestueuse demoiselle, Pisonnel avait sans doute dévolu à son compagnon la tâche la plus honorifique, mais certainement la plus difficile. Rien n’était moins souriant que le visage de Mlle Léglentier. On ne peut pas dire qu’elle ne souriait jamais. Elle ne souriait que par civilité, et strictement pendant le temps qu’on lui adressait la parole. Puis, brusquement, elle se solidifiait et devenait aussi imposante que la fameuse statue de Bartholdi : La Liberté éclairant le monde…
… Le matin, les cavaliers se levaient de bonne heure. Puis ils allaient dans la campagne se livrer à des exercices compliqués, où la tâche des dragons de 2e classe était très simplifiée. Bretagne se conduisait convenablement : elle était comme son cavalier, elle suivait les autres et ne cherchait pas à comprendre. Il n’y avait guère qu’au moment de la charge qu’elle donnait à Paul du désagrément, continuant à galoper à pleine allure après qu’on eût crié : Halte ! portant, de ce fait, son cavalier en avant de l’escadron et le faisant passer capitaine commandant sans qu’il se fût attardé dans les grades intermédiaires. L’ennui, c’était qu’aussitôt qu’elle s’était aperçue de son erreur, elle s’arrêtait d’une façon foudroyante, au risque d’envoyer Paul par-dessus l’encolure. C’était ensuite toute une affaire pour se ramener, elle et lui, à leur place, étant donnés les procédés brutaux dont elle usait avec ses camarades du peloton.
La manœuvre du matin les menait jusqu’à une heure ou deux de relevée. On déjeunait en route, pendant la grande halte. On rentrait au cantonnement dans l’après-midi. Le temps d’installer les chevaux, de les faire boire et manger, de se nettoyer un peu et de nettoyer le fourbi, de faire une petite promenade au bord de l’eau, il était l’heure d’aller dîner.
Ils dînaient tous les quatre, Mlle Léglentier, sa servante Eugénie, Pisonnel et Paul. Les affaires de ce dernier n’avançaient pas avec Mlle Léglentier, si Pisonnel paraissait au mieux avec Eugénie. Pendant la promenade quotidienne, Pisonnel donnait à Paul force indications pour entrer en matière et brusquer les choses…
— On est à table, t’es assis à côté d’elle, fais-y du genou…
Et, pendant le dîner, il invitait Paul à suivre ses conseils par des regards énergiques et des signes de tête…
— Pourquoi que tu y as pas fait du genou ? lui disait-il en sortant de table.
— Je lui en ai fait un peu…
— C’est pas vrai !
— … Mais si, mais si…
Quelquefois, Paul se débarrassait des objurgations impérieuses de Pisonnel en prenant un air entendu et en affirmant qu’il savait comment traiter les femmes de ce genre, qu’il importe de ménager et de ne pas conduire à la hussarde.
A force de traiter ce sujet avec l’obsédant Pisonnel, il finissait par croire qu’il était déjà engagé dans un flirt sérieux avec Mlle Léglentier, bien qu’aucun mot ni aucun geste, ni même aucun regard, n’eussent pu faire croire à cette demoiselle qu’il était le moins du monde occupé d’elle. Mais pendant les longues manœuvres, il pensait à elle, il rêvait à des entretiens tendres, et le visage de la dame s’adoucissait, perdait de sa rigidité sculpturale. Il la voyait aussi plus souple de mouvements et même moins démesurée de taille.
Il revenait de la manœuvre très décidé à parler. Il savait qu’il la trouverait en train de travailler à sa tapisserie, dans sa salle à manger, auprès de sa fenêtre… Mais c’était une tout autre personne que celle qui lui avait tenu compagnie pendant ses rêves de l’avant-midi. Il remarquait quelque détail qui lui avait échappé : la peau était légèrement huileuse, et les regards manquaient vraiment trop d’expression. Pour continuer à aimer Mlle Léglentier, il fallait la voir le moins possible.
Mais le despotique Pisonnel ne le laissait pas tranquille. Un matin, au moment où l’on parlait à cheval, il le prit à part et lui annonça qu’il avait préparé pour lui, pour le soir même, tout un plan de campagne… Ah ! que cet homme était fatigant !
Paul couchait au premier étage de la maison Léglentier, dans une très vaste chambre pleine de photographies : adjudants, gardes forestiers, civils en redingote, qui le regardaient avec un air sévère et visiblement se refusaient à l’admettre dans leur cercle de famille.
Cette chambre donnait sur un palier où s’ouvrait également la chambre peut-être virginale de Mlle Léglentier. Mais l’astucieux Pisonnel avait remarqué que les deux pièces, par d’autres portes, s’ouvraient l’une et l’autre sur un cabinet de débarras. Il avait donc décidé qu’à dix heures du soir, quand tout le monde serait remonté dans les chambres, lui au deuxième avec Eugénie, et Paul au premier, le « flirt » de Mlle Léglentier attendrait un quart d’heure, le temps de surprendre la dame au milieu de sa toilette de nuit. Paul traverserait alors le cabinet à pas de loup ; puis il ouvrirait sans crier gare la porte de la patronne…
— Et après ?
— Elle s’épatera. Tu profiteras de ce qu’elle est épatée. Elle sera déshabillée ; tu t’approcheras d’elle et puis tu l’embrasseras.
— Si elle rouspète ?
— Eh bien ! si elle rouspète, tu y demanderas pardon, tu y diras que tu ne pouvais plus y tenir… Et puis tu recommenceras à l’embrasser…
Paul fut très préoccupé, pendant toute la manœuvre du matin, à l’idée de ce qu’il était obligé d’entreprendre. Le plan de Pisonnel était fort simple. Vis-à-vis de l’ordonnance et de lui-même, le jeune don Juan n’avait aucune excuse pour ne pas l’exécuter.
Pendant le dîner il ne dit pas un mot. Il était comme un patient qui, dans le salon du dentiste, attend avec un sourd stoïcisme le moment d’une opération à laquelle il veut bien consentir, mais à condition que personne ne lui en parle…
Pisonnel et Eugénie étaient montés au deuxième étage.
Mlle Léglentier avait gagné sa chambre et Paul la sienne. Selon les prescriptions de Pisonnel, il ne lui restait qu’à attendre un quart d’heure, à traverser le cabinet de débarras, et à pénétrer dans la chambre de Mlle Léglentier.
Certains écrivains militaires, qui font autorité, sont d’avis que l’esprit d’un grand chef ne doit pas s’arrêter aux hypothèses de retraite possible. Selon eux, une organisation trop bien prévue de marche arrière est trop tentante à un moment donné pour un général un peu mou, prêt à se replier à la première résistance. Ces écrivains estiment qu’il vaut mieux que la seule voie de salut soit dans la marche en avant, et dans la lutte contre la force ennemie.
Faute de connaître ces principes, ou peut-être parce qu’ils étaient contraires à son tempérament, Paul employa le quart d’heure qu’il avait devant lui à se chercher une excuse pour le cas où Mlle Léglentier accueillerait mal son irruption dans sa chambre. Il imagina une maladie subite…, l’emprunt d’un crayon anti-migraine ou d’un cataplasme sinapisé… Aucun de ces prétextes ne lui paraissait satisfaisant, et, quand le moment d’agir arriva, il n’avait pas arrêté de plan de campagne, de sorte que, grâce à son indécision, il se trouva avoir agi fortuitement selon les excellents principes stratégiques cités plus haut.
Il était en bourgeron et en pantalon de treillis. Ce vêtement avait l’avantage d’une certaine souplesse, s’il ne rappelait que de loin le pyjama galant que l’on eût rêvé pour une telle aventure. Ses chaussons lui permirent de s’avancer à pas de loup dans le cabinet de débarras, où le prévoyant Pisonnel avait pris soin de déblayer la route, en écartant par avance du passage les bois de lit, malles, tabouret de piano, qui auraient pu gêner la progression hardie du séducteur. Paul s’était décidé brusquement une minute avant le quart d’heure accompli, non par impatience amoureuse, mais pour s’épargner les hésitations des soixante dernières secondes.
La porte de Mlle Léglentier fut ouverte carrément, et Paul se trouva en présence de celle qui, par l’autorité de Pisonnel, avait été instituée la dame de ses pensées.
Jamais cette personne ne lui avait paru aussi grande qu’en déshabillé de nuit. Vêtue d’un jupon et d’une camisole blanche, il l’avait surprise en train d’arranger devant son armoire à glace sa coiffure de lit, c’est-à-dire de remonter et de rouler en bigoudis ses cheveux, au haut d’un front d’une ampleur extraordinaire, et tel que les plus vastes penseurs n’en ont jamais déployé.
Cette vue austère lui rendit tout son calme. En présence d’une autre femme, il aurait pu être troublé et gêné de son indiscrétion. Mais cette dame était un monument majestueux qu’aucune offense ne pouvait atteindre. Ce fut sur un ton parfaitement paisible qu’il lui raconta un mensonge quelconque pour expliquer sa soudaine apparition dans la chambre. Il avait été pris d’une sorte de malaise d’estomac, un vertige… Mais c’était passé. Il lui faisait mille excuses, et se disposait à prendre congé.
Pourtant, à ce moment, cet être extra-humain eut un geste de femme. Elle mit rapidement une robe de chambre pour cacher son déshabillé de nuit… Mais ce front ! ce front ! Il était impossible de regarder en face un front pareil…
Cependant, comme il était près de sortir, la peur des reproches de Pisonnel lui donna de nouveau l’idée de n’en pas rester là et d’aller, si possible, jusqu’au bout de l’aventure. Sans trop regarder Mlle Léglentier, il trouva à dire cette phrase au moment où il allait prendre congé :
— Je ne suis pas fâché, mademoiselle, puisque je suis seul avec vous, de vous remercier des attentions que vous avez eues pour moi, et de vous exprimer la sympathie que je ressens…
… Sympathie n’était pas un mot compromettant. Mais il lui sembla que le regard de Mlle Léglentier vacillait un peu… Mon Dieu ! Qu’allait-il se passer ?
— Vous êtes tout à fait aimable, balbutia-t-elle, et, puisque nous sommes seuls, je vais en profiter pour vous faire une confidence… Je voulais vous en parler plus tôt… Mais je n’ai pas osé… Voici…
Elle lui fit signe de s’asseoir sur un énorme fauteuil de famille, et s’assit sur une chaise, pas trop près, mais pas très loin de lui…
— C’est assez difficile à dire, poursuivit-elle… Si je m’adresse à vous, c’est que vous connaissez du monde à Paris…
… Ah ! Il n’y était plus.
— Il s’agirait, continua-t-elle, de faire revenir des colonies un monsieur, un fonctionnaire qui y est depuis dix ans et qui doit m’épouser à son retour…
… Mlle Léglentier était fiancée ! Par conséquent indisponible. Il ressentit à cette révélation un soulagement inexprimable. Elle lui racontait toute l’histoire du monsieur des colonies, mais il ne pensait qu’à ceci : Mlle Léglentier lui échappait, et il avait une excuse honorable pour la respecter définitivement. Il l’écouta avec infiniment de complaisance, il prit des notes, promit d’écrire à des amis qui pouvaient connaître des personnes au ministère des Colonies, et il s’engagea, du cœur le meilleur, à faire tout ce qui serait en son modeste pouvoir.
Évidemment il ne dirait pas à Pisonnel le secret que lui avait confié Mlle Léglentier. Il lui raconterait n’importe quoi, par exemple qu’elle l’avait envoyé bouler. Il lui mentirait facilement : il était en paix avec sa conscience.
… Par la suite, Paul pensa souvent à cette aventure avortée. Il se dit maintes fois qu’il aurait pu profiter malhonnêtement de l’attendrissement de Mlle Léglentier, que peut-être elle n’était pas attachée si fortement à son fiancé… Eût-elle cédé à Paul ? Il y a tant de choses qui paraissent possibles quand on ne les a pas tentées… Il faut dire aussi que dans ces crises de regret, l’image de Mlle Léglentier, éloignée de la réalité froide, était légèrement modifiée à son avantage.
L’explication avec Pisonnel fut moins pénible qu’il l’avait craint. L’ordonnance écouta d’une oreille distraite le récit que Paul avait imaginé pour ne pas trahir les confidences de Mlle Léglentier. « Il était entré dans la chambre, il avait été regardé d’un œil sévère, et il s’était retiré… » Pisonnel le laissait parler… Il paraissait préoccupé d’autre chose. A brûle-pourpoint il déclara que la maison ne lui plaisait plus, qu’il ne voulait pas empêcher Paul d’y rester, mais qu’il lui conseillait, si quelquefois l’idée lui en venait, de ne rien commencer avec la servante Eugénie. Il ne voulut pas en dire davantage.
Plus tard, Paul l’aperçut dans une rue du village. Il s’entretenait avec le médecin-major.
Heureusement leur séjour dans ce patelin touchait à sa fin. Le lendemain, à la première heure, ils se mirent en route pour regagner leur garnison. Une demi-heure avant le départ, Paul vit arriver Pisonnel, courbaturé, disait-il, exempt de cheval, et qui ferait la route dans un fourgon. Il passait Paul en consigne à Lemoreau, un bleu silencieux, au crâne pointu, et dont les cheveux raides et drus descendaient si bas sur le front qu’ils semblaient, d’autorité, lui repousser les sourcils et lui fermer à demi les paupières. Ce qui caractérisait Lemoreau, c’est qu’il ne pouvait se détacher d’une besogne commencée. Il restait deux heures à polir un ceinturon, qu’un autre eût déjà accroché au clou depuis longtemps, satisfait de son éclat. De même, à table, quand on l’invitait dans une auberge, il ne cessait de manger et de boire, tant qu’il trouvait des vivres à sa proximité. Il eût prononcé des discours interminables, s’il eût seulement ouvert la bouche pour parler ; heureusement qu’il ne disait jamais rien.
Lemoreau reposait de Pisonnel. A l’étape, Paul le laissait aller de son côté, et s’occupait lui-même de son logement.
Le premier jour de la marche de retour, ils arrivèrent dans une vaste propriété où ils devaient passer la nuit. Les chevaux du peloton furent pressés dans une écurie, où il était peu prudent de faire entrer Bretagne, car il n’y avait pas de bat-flanc pour l’isoler des autres bêtes. Après avoir tourné autour des bâtiments, Paul finit par apercevoir, à quelques centaines de pas, une sorte de pavillon rustique, dont le rez-de-chaussée était formé par une grange, où la jument pourrait passer la nuit.
Il l’installa le mieux qu’il put dans un coin de la grange, en écartant sous ses pieds une botte de paille qu’il avait apportée de l’écurie. Le couchage du cavalier était assuré avec celui de tout le peloton, dans un grenier du corps de bâtiment principal.
Le tenace Lemoreau était en train de nettoyer le fourbi de Paul. Celui-ci n’avait plus qu’à se laisser aller au doux farniente de cet après-midi. A cet effet, il s’installa sur un talus herbu, à quelques pas du pavillon.
… Il avait renoncé à sa vie d’aventures. Il se disait que l’on passait trop vite dans les villages et qu’on n’avait pas le temps d’y faire des conquêtes. Du reste, en le mettant en présence de Mlle Léglentier, le Destin avait épuisé toute la complaisance qu’il pouvait réserver à un seul homme. Il n’avait pu en profiter. Son tour était passé. C’était tant pis pour lui.
C’est à ce moment que ledit Destin, ainsi défié, fit s’amener dans la direction du jeune homme la plus charmante apparition de femme du monde, en robe de linon écru, en chapeau de paille à brides bleu clair et fleuri de roses roses.
C’était sûrement une des dames du château. Aussi ému, aussi troublé qu’à la vue d’un officier général, Paul se leva précipitamment et gagna la grange, où Bretagne, attachée par la corde de son licol à un barreau de la fenêtre, se livrait à une sorte d’assaut paisible contre une mouche invisible, qu’elle évitait avec de larges esquives de sa forte tête et qu’elle essayait parfois d’attraper à la volée en happant brusquement le vide de ses grosses lèvres tendues.
La dame en linon, à la grande confusion de Paul, vint jusqu’à l’entrée de la grange. Elle regarda la jument grise…
— C’est votre cheval ?
— Oui, madame. On est obligé de le mettre à l’écart.
— Il est méchant ?
— Un peu, répondit-il avec modestie.
La dame en linon lui posa encore quelques questions. Il lui révéla sans difficulté qu’il était engagé conditionnel, et, de son métier civil, étudiant en droit.
Elle prolongeait la conversation. L’aimait-elle d’amour ? Avait-elle simplement l’intention de l’inviter à dîner ?
Jamais, après quinze jours de route et de manœuvres, il n’aurait des mains assez propres pour dîner dans une aussi belle maison de campagne, autant dire dans un château…
Et puis, ces gens-là avaient probablement à leur table des officiers du régiment. Ça collerait mal avec un simple bibi de deuxième classe, exerçât-il dans le civil une profession libérale.
La dame ne s’en allait toujours pas. Elle avait l’air embarrassé…
— Je n’ose pas vous demander un service, fit-elle…
Il eut à ce moment l’air extasié, chaviré, éperdu de Ruy Blas devant sa reine. Il ne répondit rien, mais son regard exprima assez clairement qu’il était prêt à traverser des brasiers en feu, ou quelque obstacle analogue.
Les exigences de la dame en linon furent plus mesurées… Il s’agissait d’aller au bourg, distant d’une lieue, pour lui acheter du raisin…
Elle s’excusa encore : il venait de lui dire qu’il n’était pas fatigué et que sa journée de travail était finie…
— Vous n’avez pas le droit sans doute d’y aller à cheval ?
— Non, madame, dit-il vivement… et puis je préfère y aller à pied. Ça me dégourdira…
Elle tint à lui payer le prix du raisin. Comme il refusait l’argent, elle lui dit gentiment :
— Je n’accepte ce service qu’à cette condition…
La petite expédition s’accomplit sans encombre. Dans le bourg, il chercha en vain un fleuriste, car le marchand de raisin ne vendait que des fruits. Il aurait bien cueilli des fleurs sur la route. Mais il y passait trois mois trop tard. La saison ne s’y prêtait pas.
Au retour, il rencontra sur le chemin la nouvelle dame de ses pensées. Elle lui prit des mains le paquet de fruits, et le remercia d’un sourire enivrant.
Il ne fut pas question d’invitation à dîner. Comme ils repartaient le lendemain au petit jour, il ne reverrait pas cette dame avant son départ. Mais il était persuadé qu’elle ne disparaîtrait pas de sa vie, et qu’elle y jouerait, par la suite, un rôle essentiel.
Le lendemain, à la première halte, quelques propos lui firent dresser l’oreille.
— T’as pas vu hier la jolie comtesse qui se baladait en chapeau de paille ? disait un cavalier à un autre cavalier.
— Tu parles ! C’est une bonne femme que connaissait le capiston. Et ce qu’il a dû se l’envoyer hier après-midi, c’est rien que de le dire ! Il avait pris le bon filon, de se faire loger dans le petit pavillon…
… Propos inconsidérés de soudards sans délicatesse… Paul n’y voulut prêter qu’une attention dédaigneuse. Par intervalles cependant, tous les deux ou trois ans, ils lui revinrent à la mémoire, et ce n’est qu’au bout de vingt-cinq ans qu’il consentit à admettre que les deux camarades avaient peut-être dit vrai et que la corvée de raisin avait eu simplement pour but de le diriger un peu loin du pavillon…
D’ailleurs, il ne chercha jamais à revoir cette dame.
Il faut vraiment faire une place à Maxime dans ces souvenirs militaires, étant donné surtout que sa personnalité, déjà considérable au quartier, prit une ampleur extraordinaire à certains moments de la vie de grandes manœuvres. Maxime, que tout le régiment connaissait par son petit nom, était le plus âgé des volontaires, c’est-à-dire un vieux lascar qui allait sur ses vingt-deux ans. Avant de revêtir l’uniforme de dragon, il avait eu le temps d’hériter de sept à huit oncles, tous dépourvus de progéniture avouée. Le jour de l’arrivée au corps, il avait étonné tout le monde par sa pure élégance et ses cigares hors de prix. C’était un patricien frisé, vernissé, passé à la pierre ponce.
Or, les exigences de la vie militaire, les programmes de dressage un peu rude qui leur prenaient toutes les minutes du jour, n’avaient pas laissé à Maxime assez de loisir pour qu’il continuât à entourer de soins aussi méticuleux sa délicate personne. Ce jeune homme ne supportait pas d’être un peu moins raffiné : il préféra se négliger carrément, et, puisqu’il lui fallait une suprématie, devenir le cavalier le plus malpropre des quatre escadrons de guerre, capable même de défier sur ce point spécial n’importe quel homme de l’escadron de dépôt.
A la vérité, on soupçonnait Maxime de s’en tenir à une saleté purement superficielle, et de se laver en secret chaque fois qu’il en trouvait l’occasion. Mais on voyait surtout de lui son pantalon de treillis et son bourgeron, qui paraissaient avoir nettoyé l’envers d’une poêle. Bien qu’on fût au régiment assez sévère pour la coupe de la barbe et des « douilles », on ne fit jamais à Maxime la moindre observation au sujet de ses cheveux blonds qui ressemblaient à un champ de blé ravagé en pleine moisson par l’orage, non plus que pour sa barbe, toujours de trois jours, par un phénomène inexplicable. Maxime était un personnage sacré, ou encore un monument historique qu’il faut se garder de recrépir.
On pensait cependant qu’il changerait d’aspect une fois en dehors du quartier, et qu’il modifierait sa toilette pour paraître dans les villages ou les bourgs. Mais il dégotta pour le voyage un treillis et un bourgeron plus noirs encore que tout ce qu’il avait déjà arboré, probablement un complet toile qu’un aide-cuisinier avait mis au rebut.
Aussitôt arrivé à l’étape, après avoir abandonné le soin de son fourbi à une demi-douzaine de brosseurs, il passait son pantalon de treillis par-dessus son pantalon de cheval, et se coiffait d’un calot d’écurie affaissé par l’usage, d’un bleu ardoise qui deviendrait gris, ou d’un gris en train de tourner au bleu.
Ainsi vêtu, il faisait son tour de village.
Un jour, un civelot à cheval, qui allait en visite dans une propriété bourgeoise, aperçut Maxime à la porte de la grille. Il lui donna sa bête à garder, et, en sortant de là, une demi-heure après, lui remit quatre sous que Maxime empocha.
Une fois à cheval, il lui dit cavalièrement :
— Tu ne sais pas où est le bureau de tabac ?
— Non, dit Maxime, je ne suis pas du patelin. Mais vous me permettrez de vous offrir un cigare.
Et il sortit de dessous son bourgeron un long étui de cuir qui contenait des cigares à trois francs.
— Prenez, prenez, dit-il au civil hésitant. Ça vient de mes parents, qui ont quelques plants de tabac…
Un soir du voyage de retour, l’escadron s’arrêta dans un village composé d’une cinquantaine de maisons groupées autour d’une allée magnifique, qui conduisait à un immense château. Ce château appartenait à de vieilles demoiselles du Sud-Ouest, qui n’y venaient jamais, et confiaient leur propriété à un régisseur.
On avait mis tous les officiers de l’escadron dans le corps de logis principal. Les hommes s’installaient un peu partout. Maxime et Paul avaient trouvé une petite remise. Mais tous les camarades, plus dégourdis, s’étaient attribué la paille disponible. Il en aurait fallu une botte aux deux compagnons. Maxime, en tournaillant autour des écuries, avisa un petit grenier, où se trouvait un peu de paille fraîche. Il s’apprêtait à la déménager pour la transporter dans sa remise, quand un petit homme au nez pointu, l’air d’une vieille fille rageuse, vint le menacer de le faire punir, et n’écouta pas les offres de Maxime, qui proposait de payer la paille.
Maxime n’insista pas. Il regarda de côté le régisseur, et s’en alla dans le pays, en marchant lentement, comme un individu qui ne veut pas dire à quoi il pense et qui d’ailleurs ne le sait pas encore lui-même.
A chaque étape, il avait l’habitude de s’occuper de ses affaires. Il passait des demi-heures au bureau de poste, à écrire des dépêches pour des gens de Paris, et des lettres à ses fermiers. Ce jour-là il entra chez le notaire, dont la maison se désignait par des affiches de ventes et des panonceaux.
Un bon moment après, Paul le vit revenir. Il marchait d’un pas plus allègre.
— On va faire nos lits, dit-il.
Il se dirigea vers le petit grenier et se chargea rapidement de la botte de paille.
— Tu n’es pas fou ? s’écria Paul. Qu’est-ce que le type va dire ?…
— J’ai le droit d’emporter cette paille, dit Maxime, et d’en faire ce que je veux.
— Comment ? Qui est-ce qui te l’a dit ?
— Le notaire.
— Le notaire ?
— Oui. Je viens d’acheter le château…
Paul rapporta maintes fois à des amis cette histoire de Maxime achetant un château pour avoir une botte de paille. Jusqu’à ce moment, il n’ajoutait rien à ses souvenirs. Mais, entraîné par son auditoire, il raconta ensuite que Maxime s’était promené dans les salles du château, où habitaient les officiers, que le capitaine l’avait surpris déménageant des chaises anciennes, et qu’il avait répondu respectueusement :
— Excusez-moi, mon capitaine. Ce sont mes meubles…
La vérité toute nue est que Maxime n’entra pas ce soir-là dans le corps de logis principal, et qu’il se contenta de faire à la nuit tombante le tour de son nouveau domaine. Ils ne passaient que quelques heures dans ce village… Hélas ! quand le romanesque a des occasions de se manifester, une vie trop bien réglée ne lui en laisse pas le loisir.
Il eût été agréable au narrateur de de vous faire assister à la confusion de l’intendant obligé de se promener chapeau bas à côté de son nouveau maître, après lui avoir refusé une botte de paille.
Mais cet employé zélé, une fois averti par le notaire, accepta la situation de la façon la plus simple du monde. Il ne fit pas la moindre allusion à l’incident de la botte de paille, salua Maxime sans trop d’obséquiosité, et commença immédiatement un rapport oral sur diverses dépenses urgentes à faire dans la propriété. C’était, malheureusement, une de ces petites âmes étroites, complètement dénuées d’imagination, et de qui il n’est pas amusant de triompher.
Maxime avait demandé qu’on ne mît pas les officiers au courant de son opération. Tout en se promenant avec Paul dans ses terres, il lui expliqua comment il en était devenu acquéreur.
En passant devant la maison du notaire, il avait vu une affiche qui annonçait la mise en vente, aux enchères ou à l’amiable, de ce magnifique château et de ses dépendances, le tout d’une centaine d’hectares. Justement il cherchait à employer des fonds.
— Autant les mettre là qu’ailleurs. Le notaire avait pleins pouvoirs pour traiter… J’ai commencé par lui offrir les deux tiers du prix qu’il me demandait. J’ai vu que ça ne bichait pas du tout. J’ai fini par traiter avec un rabais de quinze pour cent sur ses premières prétentions. Et je crois bien que j’ai eu là son tout dernier prix.
— Vous n’avez consulté personne ?
— Pas besoin. J’aurais demandé conseil à des gens du pays, j’aurais obtenu des estimations plus ou moins sincères. Et c’étaient des histoires à n’en plus finir. J’ai préféré me renseigner sur la figure du notaire. C’est ainsi qu’en jouant aux cartes on découvre parfois le jeu de ses adversaires, d’après leur attitude.
— Et l’affaire a pu se faire séance tenante ?
— Je lui ai montré des pièces d’identité. J’ai signé un bout de sous-seing en attendant l’acte définitif. J’ai donné un chèque pour les arrhes. J’ai senti que je pouvais signer de confiance l’inventaire du mobilier. Je tenais à entrer en jouissance le soir même, car il me fallait ma botte de paille pour me coucher.
Maxime semblait à Paul étonnamment précoce. Il faut dire que le camarade s’était trouvé tout seul de très bonne heure au milieu d’affaires importantes et compliquées.
Tout en lui présageait un brasseur d’affaires extraordinaire… Paul apprit, par la suite, qu’il n’avait pas justifié ces espérances. Et il n’en comprit que plus tard la raison. Maxime s’était dessalé trop vite. Il avait voulu être trop malin, et n’avait pas laissé assez de marge au hasard.
Du reste, il s’était mis à jouer un baccara formidable, avec une certaine nonchalance d’abord, et l’idée qu’il n’y tenait pas. Il n’y a rien d’aussi dangereux que les passions qui commencent ainsi, sournoisement et en douceur. On s’y engage sans méfiance, et l’on est pris sans s’en apercevoir.
Paul, d’ailleurs, ne le revit que rarement après leur service. Les joueurs se séparent vite de ceux qui ne jouent pas. On dirait deux autos qui ne roulent pas à la même allure. Le joueur a mis l’accélérateur. L’autre semble tourner au ralenti.
Les semaines qui suivirent les manœuvres marquaient la fin de leur année de volontariat. Vers la fin de septembre, on vit d’abord partir les hommes de la classe. Ils attendaient ce jour depuis tant de jours que leur enthousiasme avait besoin de se forcer un peu pour être à la hauteur de l’événement. Ils faisaient de grands gestes de bras et chantaient exagérément. Les plus délicats, pour adoucir l’amertume de la séparation, promettaient à leurs poteaux que l’on se reverrait. Et peut-être le croyaient-ils.
Ceux qui restaient se faisaient une raison. Les volontaires n’en avaient plus que pour un mois. La petite classe devenait « la classe » et laissait son titre à la classe suivante. Les bleus attendaient la bleusaille nouvelle pour passer à la dignité modeste de pierrots.
Seul, Brottain avait le cœur ulcéré.
Brottain faisait du rabiot. Quelques menues histoires de cuites, de fausses permissions, de nuits passées en ville et qui coïncidaient avec de fâcheux contre-appels… Chaque fois quatre jours, qui ne manquaient pas de faire des petits, sous l’action successive et de plus en plus fécondante du régiment et de la brigade.
Brottain avait espéré jusqu’au dernier moment qu’on le laisserait partir avec les autres. Mais le colo, qui pourtant n’était pas dur, jugea convenable de le garder quelque temps. Brottain noya son chagrin dans un océan de chopines, qui le fit tanguer et rouler d’une façon un peu ostensible sur le trottoir de la grand’rue. Il gêna trop manifestement la circulation, et l’on estima que la rue étant à tout le monde, il était mauvais qu’un seul individu en accaparât à lui tout seul toute la largeur. Quand il arriva dans les parages du quartier, la porte s’ouvrit devant lui toute grande. Entre deux digues d’hommes de garde, on dirigea son cours sinueux vers une cellule, où il stagna lourdement jusqu’au crépuscule du jour suivant.
Mais le soir, avant l’appel, le maréchal des logis de garde, en faisant sa tournée, trouva la porte de la cellule ouverte. Brottain s’était dissipé dans l’éther. Il ne restait de lui qu’une paire de galoches en mauvais état.
Des émissaires furent envoyés à la gare. Mais les recherches furent molles. Le lendemain, le colo examina le cas, présuma que Brottain avait dû franchir la frontière. On savait qu’il trouverait de quoi vivre à l’étranger. Il n’y avait pas à se faire d’inquiétudes sur son compte. Quant au régiment, il se passerait sans douleur de cet homme embarrassant.
L’évasion miraculeuse de Brottain devient plus facile à expliquer, lorsque l’on ajoute qu’il était serrurier de son métier, que c’était lui qui avait réparé en dernier lieu la serrure de cette prison, où, avec beaucoup de prévoyance, il avait enterré dans un coin tout un lot d’outils indispensables.
Ici finit la véritable carrière militaire de Paul.
Car on ne peut y englober ses deux périodes de vingt-huit jours.
La première, accomplie à Paris aux abords de l’École militaire, comporte surtout des souvenirs de bœuf bouilli au gros sel pris à chaque midi chez un marchand de vins de l’avenue de Breteuil, émigré dans un autre coin du quartier à la suite d’une expropriation, et dont Paul ne put jamais retrouver la trace.
A l’École militaire, on lui avait attribué un cheval maussade, appelé Barnave, qui sautait les obstacles sans s’occuper de lui. Or, ses réactions très rudes entraînaient de la part de Paul des mouvements inesthétiques, qui lui valurent des appréciations désobligeantes d’un sévère officier supérieur présent à cet exercice.
Il note aussi le souvenir d’une garde à pied devant le quartier. Il avait sur la tête un casque trop large, et le sabre à la main. A son idée, il ressemblait assez à un héros d’Homère. Ce caractère majestueux de sa personne échappait un peu aux petits enfants du quartier de Grenelle, qui n’avaient pas lu l’Iliade. Ils lui criaient : « Barbu ! Barbu ! » et daignaient à peine se sauver quand il les menaçait de son sabre.
Deuxième période de vingt-huit jours, à Pont-à-Mousson…
Au manège, un jeune cheval assez pesant, du nom d’Alcibiade, jette Paul à terre et lui appuie ensuite sur la cheville un sabot distrait. Huit jours d’infirmerie.
Période de treize jours à l’École militaire, à Paris…
Cette fois, Paul a quitté l’arme de la cavalerie et a été versé, lourdement, dans le train des équipages. On l’équipe à neuf d’un dolman tout frais lavé et d’un pantalon à basanes qui semble en tôle peinte. On l’arme d’un sabre recourbé et on l’amène chez le capitaine adjudant-major qui l’emploie à régler du papier ministre, besogne pour laquelle l’adjonction d’un sabre, surtout recourbé, ne paraît pas absolument nécessaire.
Mais tout cela n’appartient vraiment plus à sa vie militaire. Elle s’était terminée à l’instant où ils avaient quitté la gare de leur ville de garnison.
Il était arrivé au régiment, une année auparavant, plein d’effroi et d’espoirs de gloire, mais il avait apporté dans une tâche modeste une trop grande ambition. Il eût voulu obtenir tout de suite le grade élevé qui lui eût permis de prouver son génie militaire. Or, la loi des cadres lui imposait toute une série d’échelons et, entre chacun d’eux, de longs stages réglementaires.
Il était arrivé tout plein de confiance dans le prestige de l’uniforme. C’était la légende des Dragons de Villars exprimée avec tant de bonne humeur, et des rimes si lamentables :
Il avait trouvé en Bretagne une monture sans docilité et dépourvue d’affection. Elle voulait bien manger des croûtes de pain dans la main de son cavalier, mais ne lui en savait aucun gré et oubliait, la minute d’après, ces attentions.
Les dernières semaines, elle lui avait été retirée pour être affectée au peloton hors rang. La veille de son départ, il avait projeté d’aller la voir, en manière de pélerinage, en sa nouvelle écurie du P. H. R. Il y allait sans illusions, par une sorte de pieux devoir. Mais il se trouva qu’elle était sortie. L’élève trompette qui l’avait maintenant en consigne galopait avec elle, sur le terrain de manœuvres, en soufflant, d’une haleine entrecoupée, les différentes sonneries de l’école du régiment.
Il projeta de renouveler sa visite d’adieux, mais les écuries du P. H. R. étaient loin et les deux derniers jours de leur séjour furent fort occupés par des libations.
Le dernier vers du quatrain n’avait pas trouvé sa confirmation. Il avait, somme toute, rencontré fort peu de dames avenantes et celles qui s’étaient trouvées sur son chemin y étaient restées trop peu de temps pour que pût s’opérer la séduction promise par la légende. Non, ses camarades, les conditionnels et lui, rapportaient des souvenirs plus austères, et moins « classés » ; ce ne fut que plus tard que certains d’entre eux purent les recenser et les évaluer à leur prix.
Tel valet de ferme, qui leur avait donné un coup de main pour seller leur cheval ou pour leur corvée de litière, en était récompensé fraternellement par un petit verre à la cantine. Cet homme, qui ne parlait jamais, de qui les officiers et les sous-officiers, à la théorie, ne pouvaient arracher la réponse la plus simple, racontait sa vie aux jeunes volontaires, leur disait ce qu’il avait laissé chez lui et ce qu’il y retrouverait. Ce n’était pas attendrissant, c’était simplement vrai. Ils découvrirent un être assez pareil à eux chez cet individu si différent d’aspect. Mais ils ne furent émus de tout cela que plus tard…
Au moment où la classe partait, Burel sortit la montre d’argent que Paul lui avait confiée : c’était lui qui s’occupait du fourbi et qui devait préparer à l’heure le casque, la bride, le sabre, l’uniforme.
— Garde-la, Burel, va !
— Tu me la donnes ?
Ils s’embrassèrent. Ce n’était pas une formalité. Peut-être sentaient-ils qu’à ce moment la poignée de mains ne suffisait pas. D’ailleurs ils ne se revirent jamais. Mais à quoi bon ? Ils s’étaient appris l’un à l’autre à ne pas trop détester le genre humain.
Pages | ||
I. |
Souvenirs épars | |
II. |
Service en campagne | |
III. |
Bretagne indisponible | |
IV. |
Un jour à pied | |
V. |
En permission | |
VI. |
Où, devant un auditoire… | |
VII. |
Hôtel recommandé | |
VIII. |
Chevaux en liberté | |
IX. |
Reîtres | |
X. |
Maxime | |
XI. |
Les dernières semaines | |
XII. |
Épilogue |
ACHEVÉ
D’IMPRIMER
LE TRENTE ET UN DÉCEMBRE
MIL NEUF CENT DIX-SEPT,
PAR ARRAULT, A TOURS,
POUR GEORGES
CRÈS ET Cie.
4293
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