[Pg 1]
PAR
MEMBRE DE L’INSTITUT ET DU BUREAU DES LONGITUDES.
PARIS,
GAUTHIER-VILLARS, IMPRIMEUR-LIBRAIRE
DU BUREAU DES LONGITUDES, DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE,
Quai des Grands-Augustins, 55.
1913
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Extrait des Annales de l'École Normale supérieure, 3e série, t. XXX, p. 463 (1913).
[Pg 3]
Quelqu’un demandait un jour à J.-B. Dumas, à propos de Claude Bernard: «Que pensez-vous de ce grand physiologiste?», et Dumas répondit: «Ce n’est pas un grand physiologiste, c’est la Physiologie elle-même.» On pourrait dire pareillement de Henri Poincaré qu’il ne fut pas seulement un grand mathématicien, mais la Mathématique elle-même. Dans l’histoire des Sciences mathématiques, peu de mathématiciens ont eu, comme lui, la force de faire rendre à l’esprit mathématique tout ce qu’il était à chaque instant capable de donner. En Mathématiques pures sa puissance d’invention fut prodigieuse, et l’on reste confondu devant la maîtrise avec laquelle il savait forger l’outil le mieux approprié dans toutes les questions qu’il attaquait. Poincaré ne fut étranger à aucune des sciences parvenues à un stade assez avancé pour être susceptible de prendre, au moins dans certaines de leurs parties, une forme mathématique. Il a été en particulier un grand critique des théories de la Physique moderne, habile à les comparer et à mettre en évidence leur véritable origine, aimant aussi à signaler leurs points faibles et leurs contradictions. Sa réputation, comme philosophe, fut considérable. Toute conception philosophique est de sa nature controversable; mais, quelque opinion qu’on puisse avoir sur certaines idées de Poincaré, l’admiration n’en est pas moins vive pour le noble penseur, le dialecticien subtil et l’écrivain au style personnel où rivalisent l’esprit géométrique et l’esprit de finesse. A défaut d’une [Pg 4] étude détaillée qui demanderait un long travail, je vais essayer de tracer une esquisse de l’œuvre du grand géomètre dont la disparition fut, l’an dernier, une perte irréparable pour la Science.
Ce qui caractérise le génie mathématique de Poincaré, c’est sa puissance à embrasser d’emblée les questions dans toute leur généralité et à créer de toutes pièces l’instrument analytique permettant l’étude des problèmes posés. D’autres, et c’est ainsi qu’opèrent la majorité des chercheurs, commencent par s’enquérir de ce qui a été fait dans la voie qu’ils veulent explorer; la documentation est pour eux un travail préliminaire. Poincaré s’attarde rarement à étudier les travaux antérieurs. Tout au plus, parcourt-il rapidement quelques-uns d’entre eux; de vagues indications lui permettent de retrouver des Chapitres entiers d’une théorie. Au fond, les questions d’attribution lui furent souverainement indifférentes, et le détail de l’histoire des sciences l’intéressait très peu.
La théorie des groupes fuchsiens et des fonctions fuchsiennes, qui
illustra son nom presque au début de sa carrière scientifique, fournit
des exemples à l’appui de ces remarques. Quand Poincaré commença
ses études sur les groupes fuchsiens, c’est-à-dire sur les groupes
discontinus de la forme
qui transforment une circonférence en une circonférence ou, ce qui
revient au même, un demi-plan en un demi-plan, de nombreux cas
particuliers (depuis Jacobi et Hermite) se rattachant à la théorie
des fonctions elliptiques avaient été étudiées. Poincaré ne les
connaissait pas alors; son point de départ est simplement le pavage
du plan entier par des parallélogrammes égaux, et c’est de là qu’il
s’élance pour résoudre dans toute sa généralité le problème du pavage
d’un demi-plan par un ensemble de polygones curvilignes. Il paraît
avoir été conduit à ce problème par l’étude qu’il faisait alors de la
géométrie non euclidienne de Lobatschewsky, dont Beltrami avait donné
une interprétation dans le demi-plan euclidien, les courbes jouant
le rôle de droites étant alors des circonférences orthogonales à
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la droite qui limite le demi-plan. La loi de génération des groupes
fuchsiens paraissait extrêmement difficile à trouver. On apercevait
assez facilement une condition nécessaire; par une analyse profonde,
où il montre en même temps un sens géométrique très affiné, Poincaré
montre que cette condition est suffisante. C’était là une grande
découverte. Il fallait maintenant démontrer l’existence de fonctions
invariables par les substitutions des groupes trouvés. Poincaré forme
alors des séries entièrement nouvelles (fonctions thêtafuchsiennes) qui
lui permettent d’arriver au but; la théorie des fonctions fuchsiennes
était créée. Une magnifique moisson allait en sortir: l’intégration des
équations différentielles linéaires algébriques à points singuliers
réguliers, et l’expression des coordonnées des points d’une courbe
algébrique quelconque par des fonctions uniformes (fuchsiennes) d’un
paramètre.
Mais Poincaré va encore plus loin dans ses Mémoires célèbres des premiers Volumes des Acta mathematica. Les substitutions des groupes fuchsiens laissaient invariable une circonférence. N’y aurait-il pas des groupes linéaires discontinus plus généraux? La recherche de la génération de tels groupes, telle que la donne Poincaré (groupes kleinéens), témoigne d’une audace extraordinaire; il la déduit de la division d’un demi-espace (espace situé du même côté d’un plan) en polyèdres limités par des surfaces sphériques orthogonales au plan limite. Certains de ces groupes kleinéens conduisent à considérer des courbes étranges, surtout pour l’époque, ayant des tangentes mais n’ayant pas de courbure; ce sont elles qui, dans une certaine mesure, jouent pour les fonctions kleinéennes le même rôle que jouait la circonférence pour les fonctions fuchsiennes.
Les Mémoires précédents mettaient, à moins de trente ans, Poincaré
hors de pair. Sa carrière scientifique ne faisait cependant que
commencer. D’autres travaux d'Analyse pure vont, dans les années
suivantes, asseoir définitivement sa renommée. Il généralise en 1884,
dans un court article, le théorème d’uniformisation des fonctions
algébriques d’une variable, en faisant voir que, si y est une fonction
analytique quelconque de , on peut exprimera et
par des
fonctions analytiques d’une variable, uniformes dans tout leur domaine
d’existence. C’est dans ce Mémoire qu’on voit apparaître pour la
première fois les surfaces de Riemann ayant un nombre infini de
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feuillets. Poincaré y est revenu récemment pour compléter quelques
points: la question revient, au fond, à établir la possibilité d’une
représentation conforme d’une surface de Riemann simplement connexe
ayant un nombre infini de feuillets, soit sur un cercle, soit sur un
plan entier. L’uniformisation des courbes algébriques, établie d’abord
par Poincaré dans sa théorie des fonctions fuchsiennes, n’est plus
alors qu’un cas particulier d’une loi très générale. Théoriquement au
moins, l’étude des fonctions analytiques multiformes d’une variable se
trouve ramenée à l’étude des fonctions uniformes.
C’est un des grands titres de gloire de Cauchy d’avoir créé la théorie
des fonctions de variables complexes et d’avoir ainsi ouvert un
domaine immense à l’Analyse mathématique. Cauchy avait considéré les
intégrales simples, mais l’extension aux intégrales doubles de son
théorème fondamental relatif aux intégrales prises le long d’un contour
présentait de très sérieuses difficultés. Poincaré est parvenu à les
surmonter. Il définit d’abord avec précision ce qu’on doit entendre par
l’intégrale double d’une fonction analytique
de deux variables complexes
et
, prise sur un
continuum à deux dimensions situé dans l’espace à quatre dimensions
correspondant aux deux variables complexes, et il établit que, si le
continuum d’intégration est fermé et si l’on peut le déformer sans
rencontrer des singularités de
, l’intégrale double garde la
même valeur. Ce résultat, capital dans la théorie des fonctions de
deux variables, a posé un grand nombre de questions. Si
est une
fonction rationnelle, il y a lieu d’envisager les résidus de
l’intégrale double; si
est une fonction algébrique de
et
, on a été ultérieurement conduit à considérer les périodes
de l’intégrale double. Il nous faut encore citer, dans le domaine des
fonctions analytiques de deux variables, le théorème d’après lequel
toute fonction uniforme de deux variables présentant partout à distance
finie le caractère d’une fonction rationnelle peut se mettre sous la
forme d’un quotient de deux fonctions entières. La démonstration en est
très délicate; l’auteur sait y manier habilement les quatre équations
différentielles auxquelles satisfait la partie réelle d’une fonction
analytique, dont la seule considération eût arrêté un chercheur moins
puissant.
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C’est dans une période de cinq à six ans (1880-1886) que Poincaré a publié les travaux dont nous venons de parler. Jamais il ne fit preuve d’un plus grand esprit d’invention, jamais n’apparurent mieux ses dons de voyant. Sa merveilleuse intuition sautait par-dessus des difficultés qui auraient troublé des esprits obligés d’avancer pas à pas. De son regard pénétrant, il voit les points où il faut donner l’assaut et il arrive d’un bond au cœur de la place attaquée. Aussi a-t-on parfois l’impression qu’il y a dans le développement de sa pensée quelque chose de heurté, comme si le voile cachant la vérité se déchirait brusquement devant lui. Il y a, dans ses Mémoires, rapidement écrits d’assez nombreuses erreurs de détail, mais sans importance, sauf de rares exceptions, sur les résultats essentiels. Poincaré était de ces rares savants pour qui n’est pas faite la devise Pauca, sed matura, et les mathématiciens trouveront longtemps des mines à exploiter dans les idées qu’il jetait à la hâte.
Nous sommes loin d’avoir fait allusion à tous les travaux importants
de Poincaré dans la théorie des fonctions analytiques; rappelons
seulement d’un mot ses études sur les fonctions entières et ses
recherches concernant les développements asymptotiques des intégrales
des équations différentielles linéaires sur les droites aboutissant à
un point singulier irrégulier au sens de Fuchs. En même temps qu’il
continuait ses travaux précédents, Poincaré poursuivait des recherches
pouvant trouver une application immédiate à des questions de Géométrie
et de Mécanique. Il a consacré de nombreux Mémoires à l’étude des
courbes définies par des équations différentielles, c’est-à-dire à
l’étude des équations différentielles dans le champ réel. Le premier
Mémoire montre nettement le point de vue auquel il va se placer; il
s’agit de se rendre compte de l’allure générale des courbes intégrales
(ou caractéristiques). Ainsi soit l’équation
où
et
sont des polynômes en
et
; on va
d’ailleurs remplacer le plan (
) par une sphère qui lui
correspond homographiquement. Après la discussion des divers points
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singuliers (foyers, cols, nœuds, centres exceptionnellement) vient la
distinction entre les caractéristiques dont la continuation se trouve
arrêtée par un nœud et celles qui, à partir d’un certain moment, ne
passent plus par un nœud. Au sujet de ces dernières, Poincaré établit
qu’elles sont, ou bien des cycles (courbes fermées), ou bien des
courbes asymptotes à un cycle limite (qui peut se réduire à un foyer).
Il faut alors fixer approximativement la position des cycles limites;
c’est là une question très délicate, qu’on ne peut espérer résoudre que
si les cycles limites sont en nombre fini.
La question est plus difficile encore pour les équations du premier ordre et de degré supérieur. Il peut arriver ici, contrairement au cas précédent, qu’une caractéristique puisse se rapprocher, autant qu’on voudra, d’un point arbitraire dans une aire convenable. De plus, et cela est capital, le genre riemannien d’une certaine surface fermée attachée à l’équation différentielle intervient dans la discussion des caractéristiques. Ce n’est pas un des moindres mérites de Poincaré d’avoir montré le rôle de l’Analysis situs dans ces questions; depuis cette époque, il ne cessa d’ailleurs de s’intéresser aux problèmes de la Géométrie de situation, qui exigent une si grande tension d’esprit dans le cas des multiplicités à plus de trois dimensions, et sur lesquels il écrivit de profonds mémoires, d’une lecture difficile.
Plus complexe encore est le cas des équations d’ordre supérieur au premier; les Mémoires consacrés aux équations du second ordre sont pleins d’idées suggestives et mettent en évidence les éléments fondamentaux du problème. L’étude des points singuliers ne suffit plus; il est nécessaire d’introduire une notion nouvelle. Soit une courbe fermée quelconque et un domaine comprenant tous les points voisins de cette courbe; il faut étudier la forme générale des caractéristiques à l’intérieur de ce domaine, et les problèmes si délicats relatifs à la stabilité se présentent d’eux-mêmes. Tout était à créer dans ces études, alors toutes nouvelles, où Poincaré a été un précurseur et qui ne seront pas de sitôt épuisées.
Poincaré ne cessait de penser aux applications de ses résultats à la
Mécanique céleste et d’une manière générale à la Mécanique analytique.
Comme par une ironie singulière d’un dieu malin poursuivant les
mathématiciens qui veulent appliquer leurs études aux phénomènes
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naturels, la forme des équations de la Mécanique analytique correspond
aux cas où la discussion est la plus délicate. Le fruit de ces longues
méditations fut l’apparition d’un Ouvrage en trois volumes: Les
méthodes nouvelles de la Mécanique céleste. L’effort analytique
dont témoignent ces volumes ne saurait être trop loué; les méthodes
mises en œuvre sont en elles-mêmes extrêmement importantes pour
l’Analyse, et peuvent être utilisées pour d’autres questions. Sans
doute, le problème de Mécanique céleste qu’avait d’abord en vue
Poincaré, je veux dire le problème des corps, n’a pas été résolu
malgré l’immense labeur dépensé. Mais il importe peu; les méthodes
introduites en Mécanique analytique sont plus précieuses que la
solution même de ce problème et contribueront un jour à sa solution[1].
Les résultats négatifs contenus dans le grand Ouvrage de Poincaré
attirent tout d’abord l’attention. L’auteur établit que le problème
des trois corps n’admet pas d’autre intégrale première uniforme
que les intégrales des forces vives et des aires. Quelle puissance
de déduction dans la démonstration de ce théorème très caché, où se
trouvent utilisés l’existence des solutions périodiques et le fait que
les exposants caractéristiques ne sont pas tous nuis. Il en est de même
pour la démonstration de la divergence, au point de vue purement
mathématique, des séries employées par les astronomes en Mécanique
céleste quand on suppose les conditions initiales arbitraires; cela
n’empêche pas d’ailleurs leur utilisation courante en Astronomie,
où il arrive que les termes employés commencent par décroître. Ces
résultats toutefois ne sont pas établis par Poincaré dans toute leur
généralité. Ainsi, dans le cas de trois corps, les masses de ceux-ci
ne sont pas quelconques; l’une étant , les masses des deux autres
sont de la forme
et
,
étant une constante suffisamment petite. Il n’est guère douteux que les
conclusions valent, quelles que soient les masses, et dans le Mémoire
qu’il écrivit peu de temps avant sa mort dans les Rendiconti del
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Circolo Matematico di Palermo, Poincaré a indiqué une voie à suivre
pour arriver au résultat.
C’est clans les mêmes conditions, c’est-à-dire en supposant dans les
équations la présence d’un paramètre très petit , que se place
Poincaré en étudiant certaines solutions particulières remarquables des
équations de la Mécanique analytique, et en particulier du problème des
trois corps. De solutions périodiques connues pour
, on peut
déduire par continuité l’existence de solutions de même nature pour
très petit. Par cette voie est établie dans des cas très variés
l’existence de solutions périodiques pour le problème des trois corps.
Cette étude des solutions périodiques est un chef-d’œuvre. Nous sommes
loin avec elles des deux cas particuliers considérés par Lagrange, où
les trois corps restent au sommet d’un triangle équilatéral et où les
trois points restent en ligne droite. Outre les solutions périodiques,
Poincaré établit aussi l’existence de solutions asymptotiques aux
solutions périodiques, et de solutions doublement asymptotiques
à ces solutions (c’est-à-dire asymptotiques pour
et
).
La démonstration relative à ces dernières était extrêmement
difficile et, de tous les théorèmes dont il enrichit la Mécanique
analytique, aucun ne coûta un aussi grand effort à Poincaré qui dut
se borner ici au cas très particulier qu’il appelait le problème
restreint. On peut espérer que les solutions périodiques
pourront être employées comme première approximation dans les calculs
de la Mécanique céleste, mais il serait prématuré de se prononcer à ce
sujet.
Le Tome III des Nouvelles méthodes de la Mécanique céleste
renferme les parties les plus profondes de l’Ouvrage. On avait
rencontré incidemment des invariants intégraux, Liouville
par exemple en Mécanique analytique, et Helmholtz dans la théorie
des tourbillons; mais la théorie générale de ces invariants est une
création originale de Poincaré, ainsi que les belles applications qu’il
en fait à l’étude de la stabilité. Dans des problèmes très étendus de
Mécanique analytique, il est conduit à démontrer qu’il y a stabilité
à la Poisson, c’est-à-dire que, parti d’une position, le système dans
la suite du mouvement vient à repasser, sinon par la même position,
du moins par une position infiniment rapprochée de la première. Il
est curieux de remarquer que, dans cette question, l’idée initiale
de la démonstration est la même que celle utilisée bien des années
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auparavant clans l’étude de la convergence des séries thêtafuchsiennes.
Le théorème général sur la stabilité à la Poisson n’est valable que
sous certaines conditions qui, en particulier, ne sont pas remplies
dans le cas du problème des corps. Dans ce dernier cas, Poincaré
est conduit à envisager le prolongement analytique des solutions après
un choc[2], et il établit que, sauf pour des solutions exceptionnelles,
il y aura stabilité à la Poisson pour la trajectoire ou son
prolongement analytique.
Qu’on me permette ici une remarque. Dans des questions relatives à la réversibilité, Poincaré et d’autres après lui s’appuient sur ce théorème général que, dans les mouvements hamiltoniens, il y a stabilité à la Poisson, au sens où nous venons de l’employer. Il ne faut pas oublier qu’il peut y avoir une infinité de solutions où se présentent des circonstances analogues au choc, c’est-à-dire des discontinuités dans certaines fonctions figurant dans les équations, et pour lesquelles par conséquent il n’y aura stabilité à la Poisson qu’en supposant le mouvement prolongé analytiquement. Ces solutions, qui deviennent d’autant plus fréquentes que le nombre des degrés de liberté est plus grand, ne risquent-elles pas de rendre illusoires les arguments invoqués dans les questions concernant la réversibilité?
Les recherches de Poincaré sur la figure des corps célestes témoignent
d’une singulière force d’analyse. Il s’agissait d’étudier certaines
figures d’équilibre d’une masse fluide homogène dont les éléments
s’attirent mutuellement suivant la loi de Newton et qui tourne
uniformément autour de cet axe. Il est connu depuis longtemps que,
si la vitesse angulaire ne dépasse pas une certaine
limite, la figure d’équilibre peut être ellipsoïdale; il y a deux
vitesses angulaires
, et
(
), telles que, pour
, on a les deux ellipsoïdes de
révolution de Maclaurin et, pour
,
on a en outre une ellipsoïde à trois axes inégaux de
Jacobi. L’ensemble des ellipsoïdes de Maclaurin constitue deux séries
de figures d’équilibre variant avec la vitesse angulaire, l’ensemble
des ellipsoïdes de Jacobi en constitue deux autres. Si l’on considère
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une de ces figures ellipsoïdales
d’équilibre avec la vitesse
angulaire correspondante
, et si l’on donne à
un
petit accroissement
, on peut se demander si, pour la vitesse
angulaire
, il existe des ligures d’équilibre, autre
que les ellipsoïdes, qui, en variant d’une manière continue avec
, se confondent pour
avec l’ellipsoïde
.
C’est le problème que se posait Poincaré en 1885, ce qui l’a conduit
à une infinité de nouvelles figures d’équilibre; à la vérité, il se
borne dans cette recherche à la première approximation, et il ne
conclut l’existence effective des nouvelles figures qu’en étendant
d’une manière peut-être contestable, au cas des fluides, des remarques
très ingénieuses sur les équilibres de bifurcation démontrées seulement
pour des systèmes dont la position ne dépend que d’un nombre fini de
paramètres. Les nouvelles figures sont toutes instables, sauf peut-être
une célèbre figure piriforme correspondant à la vitesse angulaire la
plus petite qui donne des ellipsoïdes de Jacobi stables. Il semble
bien, d’après les dernières recherches de M. Liapounoff qui a étudié de
son côté avec une grande rigueur les problèmes précédents par d’autres
méthodes, que la figure piriforme est instable. Les figures piriformes
ont-elles joué un rôle cosmogonique? C’était l’avis de Sir Georges
Darwin. Dans le refroidissement lent, il est possible que la figure
piriforme se creuse tout d’un coup et qu’il y ait une séparation du
corps en deux: telle aurait été, dans cette vue, la Lune sortant de
la Terre. Il ne faut pas d’ailleurs oublier, dans les applications
à la Cosmogonie, que dans ce qui précède il s’agissait de substance
homogène, ce qui risque d’éloigner beaucoup de la réalité.
Aucune partie de l’Astronomie prise dans son acception la plus étendue n’est restée étrangère à Poincaré. Un de ses derniers cours fut consacré aux Hypothèses cosmogoniques. Toutes les hypothèses faites depuis Kant et Laplace sur la formation du système solaire y sont discutées d’une façon très serrée, mais Poincaré ne se borne pas à notre système et étend son regard perçant jusqu’aux étoiles et aux nébuleuses. Avec quelle critique pénétrante il discute les vues d’Arrhénius sur la possibilité qu’a l’Univers d’échapper à la mort thermique que semble lui réserver le principe de Carnot, et que de vues pleines d’une imagination grandiose dans le Chapitre où la voie lactée [Pg 13] est comparée à la matière radiante de Crookes. Aucun livre ne saurait donner une plus haute idée de la poésie de la Science.
De la Mécanique céleste à la Physique mathématique, la transition est facile. La Physique mathématique offre au mathématicien de nombreux sujets d’étude, soit qu’il se propose de faire un examen critique des principes des théories, soit que, sans discuter ceux-ci, il se contente de chercher les solutions des problèmes précis auxquels a conduit le développement de ces théories. Dans ce dernier cas, la question revient le plus souvent, dans l’état actuel de la Science, à l’intégration d’équations aux dérivées partielles avec certaines conditions aux limites. Sur la Physique mathématique ainsi entendue, qui n’est en fait qu’un Chapitre de l’Analyse, Poincaré a écrit des Mémoires justement renommés. Que d’idées nouvelles sont jetées dans ses recherches sur les fonctions harmoniques; sa méthode du balayage est encore aujourd’hui très précieuse dans le cas où la surface a des singularités, malgré les points de vue introduits récemment dans ces questions par la théorie des équations intégrales. Le Mémoire sur la méthode de Neumann montre que cette méthode peut encore être appliquée quand la surface n’est pas convexe, et renferme des vues originales sur des fonctions, dites fondamentales, généralisant, sur une surface fermée quelconque, les fonctions de Laplace relatives à la sphère. Le travail sur les équations de la Physique mathématique paru en 1894 restera particulièrement mémorable; il y est établi pour la première fois que, pour une équation aux dérivées partielles se présentant dans la théorie de la vibration des membranes et renfermant linéairement un paramètre arbitraire, l’intégrale prenant des valeurs données sur un contour est une fonction méromorphe de ce paramètre, et de là est résultée une démonstration mathématique rigoureuse de l’existence des harmoniques en nombre infini d’une membrane vibrante.
Je voudrais me borner, mais comment passer sous silence les études de Poincaré sur les marées. Laplace avait abordé, comme on sait, dans [Pg 14] sa Mécanique céleste le problème des marées au point de vue dynamique, mais l’intégration des équations obtenues en introduisant les conditions complexes de la configuration des mers était alors bien au-dessus des forces de l’analyse. Malgré d’admirables travaux de la plus haute importance au point de vue pratique, la théorie mathématique des marées n’avait fait aucun progrès, mais les récentes études sur la théorie des équations aux dérivées partielles et ses rapports avec les équations intégrales fournissait de nouvelles armes, dont Poincaré s’empare avec sa maîtrise habituelle; il put établir que le problème des marées se ramène à une équation de Fredholm ou à un système de deux équations de Fredholm, suivant qu’on néglige ou non ce qu’on appelle l’attraction du bourrelet. Théoriquement le problème des marées était résolu. Sans doute, pour tirer parti du résultat de Poincaré, il faudra, outre la configuration des côtes, connaître partout la profondeur des mers, et les calculs, auxquels conduit la méthode, seront d’une effroyable complication. C’est souvent le triste destin des mathématiciens que, quand ils sont arrivés après de longs efforts à la solution rigoureuse d’un problème offert par la Mécanique ou la Physique, cette solution est si compliquée qu’elle est pratiquement inutilisable. Ils ont raison cependant de ne pas se décourager, car, outre que l'idée de complication est très relative, on peut espérer tirer de la seule forme d’une solution complète des lois générales que serait impuissante à donner une solution approchée. Dans le livre de Poincaré sur les marées, les analystes peuvent trouver de difficiles sujets de recherches.
Citons encore ici, à cause de leur caractère surtout analytique, les beaux Mémoires des Acta Mathematica où Poincaré a donné, en partie au moins, l’explication des curieux phénomènes observés par M. Gouy sur la diffraction éloignée, en entendant par là les phénomènes optiques dans lesquels la déviation des rayons diffractés est considérable.
Poincaré ne traita pas seulement de la Physique mathématique en analyste. On est émerveillé devant les vingt Volumes reproduisant [Pg 15] son enseignement pendant qu’il occupa la chaire de Physique mathématique à la Sorbonne. Sur les sujets les plus variés, élasticité, hydrodynamique, théorie de la chaleur, thermodynamique, capillarité, optique, électricité, il apparaît comme un dominateur; c’est un jeu pour lui de mettre à nu les mécanismes analytiques qui, sous des manteaux divers, se retrouvent souvent en Physique mathématique, et son esprit critique aime à signaler les difficultés et les contradictions. Ainsi, en Elasticité, tandis qu’on parlait couramment des vingt et un coefficients d’élasticité, Poincaré montre qu’on doit en compter vingt-sept, en général, c’est-à-dire quand les forces extérieures ne sont pas nulles dans l’état d’équilibre naturel. En Optique, une expérience remarquable de Wiener sur l’interférence de deux rayons rectangulaires avait amené à conclure, comme le supposait Fresnel, que la vibration lumineuse se fait perpendiculairement au plan de polarisation. Pour Poincaré, il n’y a rien à tirer de cette expérience, quant à la direction des vibrations. La conclusion ci-dessus est légitime si l’on admet que l’intensité de l’action chimique de la lumière est proportionnelle à la force vive moyenne de l’éther; mais on doit, au contraire, regarder avec Neumann que la vibration est dans le plan de polarisation si cette intensité est proportionnelle à l’énergie potentielle moyenne de l’éther.
Des expériences nouvelles d’un grand intérêt sont-elles faites, Poincaré les discute immédiatement dans son enseignement, proposant ses explications et incitant les expérimentateurs à de nouvelles recherches; tel fut le cas des expériences de Hertz, où il insista sur le rôle de l’amortissement dans l’excitateur et le résonateur, que mirent ensuite en évidence divers physiciens.
C’est une des caractéristiques du génie de Henri Poincaré qu’il réunit un prodigieux esprit d’invention à un esprit critique extrêmement aiguisé. Sa critique semble même aller parfois jusqu’au scepticisme; il contemplait sans tristesse les ruines des théories. Alors que d’autres constatent avec regret que certaines idées ne s’accommodent plus aux faits, et commencent par penser que ceux-ci ont été mal vus ou mal interprétés, Poincaré a plutôt une tendance contraire, bien qu’elle se soit peut-être atténuée dans les dernières années. Ainsi un jeune physicien ayant cru jadis pouvoir s’inscrire contre la célèbre [Pg 16] expérience de Rowland, d’après laquelle une charge électrique en mouvement produit un champ magnétique conformément à la théorie de Maxwell, cette annonce ne parut pas étonner Poincaré. Nul n’eut moins que lui la notion statique d’une science se reposant sur quelques conquêtes définitives, et c’est ce qui explique que plusieurs se soient crus autorisés à tirer de certains de ses écrits, où il poussait sa tendance critique presque jusqu’au paradoxe, des conclusions sur la vanité de la Science contre lesquelles il dut protester.
Quelques Préfaces des Leçons de Poincaré ont vivement
attiré l’attention. Dans l’Introduction du Livre Électricité et
Optique, il discute ce qu’on doit entendre par «interprétation
mécanique d’un phénomène». Cette interprétation est ramenée d’après
lui à la possibilité de la formation d’un système d’équations de
Lagrange avec un certain nombre de paramètres
que l’expérience atteint directement et permet de mesurer.
Dans ces équations figurent l’énergie cinétique
et une fonction
des forces
. Cette possibilité étant supposée, on pourra toujours
déterminer
masses
(masses visibles ou cachées) et
leurs
coordonnées (
) fonctions des
(en prenant
assez grand), de manière que la force vive de
ce système de masses soit égale à l’énergie cinétique
figurant
dans les équations de Lagrange. L’indétermination est ici très grande,
et c’est précisément là qu’en veut venir Poincaré, dont la conclusion
est que, s’il y a une explication mécanique, il y en a une infinité.
Il faut avouer, dirons-nous, que cette indétermination est même trop
grande, car on perd complètement de vue les corps en présence. Ainsi,
suivant les formes qu’auront l’ensemble des masses partiellement
indéterminées
, on n’aura pas nécessairement dans la suite les
mêmes mouvements; il pourra, par exemple, y avoir ou non des chocs. Que
devient aussi la répartition des forces réelles dans les systèmes en
partie fictifs auxquels on est ainsi conduit?
Dans la Préface de sa Thermodynamique, Poincaré, voulant descendre en quelque sorte jusqu’au fond du principe de la conservation de l’énergie, conclut que «la loi de Meyer est une forme assez souple pour qu’on puisse y faire rentrer presque tout ce qu’on veut». Il semble à la vérité un peu effrayé de sa conclusion, car il ajoute plus loin qu’il ne faut pas «pousser jusqu’à l’absolu». Nous retrouverons [Pg 17] cet esprit hypercritique, si j’ose le dire, clans certains écrits philosophiques de Poincaré.
Poincaré, sans cesse curieux de nouvelles théories et de nouveaux problèmes, ne pouvait manquer d’être attiré par l’Électromagnétisme qui tient une si grande place dans la Science de notre époque. On ne saurait trop admirer avec quelle sûreté et quelle maîtrise il repense les diverses théories, les faisant ainsi siennes. Il leur donne parfois une forme saisissante, comme quand, dans l’exposition de la théorie de Lorentz, il distingue entre les observateurs ayant les sens subtils et les observateurs ayant les sens grossiers. La considération, bien personnelle à Poincaré, de ce qu’il appelle «la quantité de mouvement électromagnétique», la localisation de celle-ci dans l’éther et sa propagation avec une perturbation électromagnétique sont venues rétablir d’importantes analogies. Le Mémoire sur la dynamique de l’électron, écrit en 1905, restera dans l’histoire du principe de la relativité; le groupe des transformations de Lorentz, qui n’altèrent pas les équations d'un milieu électromagnétique, y apparaît comme la clef de voûte dans la discussion des conditions auxquelles doivent satisfaire les forces dans la nouvelle dynamique. La nécessité de l’introduction dans l’électron de forces supplémentaires, en dehors des forces de liaison est établie, ces forces supplémentaires pouvant être assimilées à une pression qui régnerait à l’extérieur de l’électron. Poincaré montre encore quelles hypothèses on peut faire sur la gravitation pour que le champ grafivique soit affecté par une transformation de Lorentz de la même manière que le champ électromagnétique.
On sait l’importance qu’a prise aujourd’hui le principe de la
relativité, dont le point de départ est l’impossibilité, proclamée sur
la foi de quelques expériences négatives, de mettre en évidence le
mouvement de translation uniforme d’un système au moyen d’expériences
d’optique ou d’électricité faites à l’intérieur de ce système. En
admettant, d’autre part, que les idées de Lorentz et ses équations
électromagnétiques sont inattaquables, on a été conduit à regarder
comme nécessaire le changement de nos idées sur l’espace et sur
le temps; espace et temps ()
n’ont plus leurs transformations séparées et entrent simultanément dans
le groupe de Lorentz. La simultanéité de deux phénomènes devient une
notion toute relative; un phénomène peut être antérieur à un autre
[Pg 18]
pour un premier observateur, tandis qu’il lui est postérieur pour un
second. Les mathématiciens, intéressés par un groupe de
transformations qui transforment en elle-même la forme quadratique
(
= vitesse de la lumière) se sont
livrés à d’élégantes dissertations sur ce sujet et ont sans doute
contribué à la popularité du principe de relativité. A d’autres
époques, on eût peut-être, avant de rejeter les idées traditionnelles
de l’humanité sur l’espace et le temps, passé au crible d’une critique
extrêmement sévère les conceptions sur l’éther et la formation des
équations de l’électromagnétisme; mais le désir du nouveau ne connaît
pas de bornes aujourd’hui. Les objections ne manquent pas cependant,
et d’illustres physiciens, comme Lord Kelvin et Ritz, sans parler des
vivants, ont émis des doutes très motivés. La Science assurément ne
connaît point de dogmes, et il se peut que des expériences positives
précises nous forcent un jour à modifier certaines idées devenues
notions de sens commun; mais le moment en est-il déjà venu?
Poincaré voyait le danger de ces engouements, et, dans une conférence sur la dynamique nouvelle, il adjurait les professeurs de ne pas jeter le discrédit sur la vieille Mécanique qui a fait ses preuves. Et puis, il a vécu assez pourvoir les principaux protagonistes des idées nouvelles ruiner partiellement au moins leur œuvre. Dans tout ce relativisme, il reste un absolu, à savoir la vitesse de la lumière dans le vide, indépendante de l’état de repos ou de mouvement de la source lumineuse. Cet absolu va probablement disparaître, les équations de Lorentz ne représentant plus qu’une première approximation. Les plus grandes difficultés viennent de la gravitation, au point que certains théoriciens de la Physique croient ne pouvoir les lever qu’en attribuant de l’inertie et un poids à l’énergie, d’où en particulier la pesanteur de la lumière. Si Poincaré avait vécu, il eût sans doute été conduit à rapprocher des vues actuelles son essai de 1905 sur la gravitation. Au milieu des incertitudes qui se présentent aujourd’hui en électro-optique, son esprit lumineux va nous manquer singulièrement. Il faut avouer que dans tout cela les bases expérimentales sont fragiles, et peut-être Poincaré eût-il suggéré des expériences apportant un peu de lumière dans cette obscurité.
Un des derniers travaux de Poincaré a été une discussion approfondie [Pg 19] de la théorie des quanta, édifiée par Planck, d’après laquelle l’énergie des radiateurs lumineux varierait d’une manière discontinue. De ce point de vue «les phénomènes physiques, dit Poincaré, cesseraient d’obéir à des lois exprimables par des équations différentielles, et ce serait là sans aucun doute la plus grande révolution et la plus profonde que la philosophie naturelle ait subie depuis Newton». Quelque grande, en effet, que doive être cette révolution, il est permis toutefois de remarquer que des circonstances plus ou moins analogues se sont déjà présentées. Ainsi, dans un gaz à la pression ordinaire, ou peut parler de pression et l’on peut appliquer les équations différentielles de la dynamique des fluides; il n’en est plus de même dans un gaz raréfié, où il n’est plus possible de parler de pression. Il faudra peut-être nous résigner à faire usage, suivant les limites entre lesquelles nous étudions une catégorie de phénomènes, de représentations analytiques différentes, si pénible que puisse être cette sorte de pluralisme pour ceux qui rêvent d’unité. Mais c’est là encore le secret de l’avenir, et il serait imprudent d’affirmer qu’on ne trouvera pas quelque biais permettant de rétablir dans nos calculs la continuité.
Les nombreux écrits de Poincaré, sur ce qu’on appelle la philosophie des sciences, ont fait connaître son nom à un public très étendu. Nous entrons ici dans un autre domaine que celui des recherches proprement scientifiques, et je n’ai pas l’intention d’étudier à fond cette partie de son œuvre. Il y est tout d’abord singulièrement difficile de se rendre compte de l’originalité de telle ou telle étude; ainsi, dans ses écrits sur l’hypothèse dans la Science, Poincaré s’est rencontré plus d’une fois avec divers auteurs, mais l’illustration de son nom, consacrée par tant de découvertes mathématiques, donnait à ses opinions une autorité particulière. La forme en ces questions est aussi de grande importance. La phrase concise de Poincaré, allant droit au but, parfois avec une légère pointe de paradoxe, produit une singulière impression; on est un moment subjugué, même quand on sent qu’on n’est pas d’accord avec l’auteur. Mainte page de Poincaré a produit sur plus [Pg 20] d’un lecteur un vif sentiment d’admiration en même temps qu’une sorte d’effroi et d’agacement devant tant de critique.
On a parlé quelquefois de la philosophie de Poincaré. En fait, penseur indépendant, étranger à toute école, Poincaré ne chercha jamais à édifier un système philosophique, comme un Renouvier, un Bergson ou même un William James. Il a écrit des livres de «Pensées», où savants et philosophes trouvent ample matière à réflexions. Il n’est esclave d’aucune opinion, pas même de celle qu’il a émise antérieurement, et il sera un jour intéressant de suivre certaines variations de la sa pensée, où l’on voit quelque peu s’atténuer ce qu’on a appelé son nominalisme. Il fut ainsi conduit à expliquer certaines affirmations qui, prises trop à la lettre, avaient été mal comprises et utilisées dans un dessein dont il n’avait aucun souci.
Si l’on voulait toutefois caractériser d’un mot les idées de Poincaré, on pourrait dire que sa philosophie est la philosophie de la commodité. Dans quelques unes de ses pages, le mot commode revient constamment et constitue le terme de son explication. D’aucuns pensent qu’il faudrait donner les raisons de cette commodité, et, parmi eux, les plus pressants sont les biologistes toujours guidés par l’idée d’évolution. La commodité résultera pour eux d’une longue adaptation, et, ainsi approfondie, deviendra un témoignage de réalité et de vérité. A l’opposé des évolutionnistes, d’autres ne voient que l’esprit humain tout formé et sa fonction la pensée. A certaines heures au moins, Poincaré fut de ces derniers, et cet idéalisme lui a inspiré des pages d’une admirable poésie qui resteront dans la littérature française; telle cette dernière page de son Livre sur la valeur de la Science, qui débute par ces mots «Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant». Entre des doctrines si différentes toute communication est impossible, et l’on arrive à se demander si l’on peut discuter de l’origine des plus simples notions scientifiques, sans avoir à l’avance une foi philosophique à la formation de laquelle auront d’ailleurs concouru d’autres éléments que des éléments proprement scientifiques.
Pour ne pas rester uniquement dans les généralités, arrêtons-nous un moment sur les principes de la Géométrie. Poincaré part d’un esprit humain, dans lequel l’idée de groupe préexiste et s’impose comme forme de notre entendement. L’esprit, après un travail d’abstraction [Pg 21] aboutissant aux premiers concepts de la Géométrie (point, droite, etc.), cherche à exprimer les rapports de position des corps; il le fait au moyen de l’idée de groupe, prenant le groupe le plus commode et le plus simple qui est le groupe de la géométrie dite euclidienne. Les propriétés géométriques ne correspondent, pour Poincaré, à aucune réalité; elles forment un ensemble de conventions que l’expérience a pu suggérer à l’esprit, mais qu’elle ne lui a pas imposées. L’évolutionniste dont je parlais plus haut voit là de grandes difficultés, non pas seulement pour la raison banale que la dualité ainsi posée entre l’esprit et le milieu extérieur est contraire à sa doctrine, mais parce que, cherchant à retracer la genèse des origines de la Géométrie dans l’espèce humaine, il lui paraît impossible de séparer l’acquisition des notions géométriques et celles des notions physiques les plus simples, la Géométrie ayant dans des temps très anciens fait partie de la Physique. Sans changer l’ensemble de ces notions, on ne peut, semble-t-il, remplacer le groupe euclidien par un autre, et les exemples cités de transport d’un homme dans un autre milieu (où cet homme commencerait par mourir) sont plus pittoresques que probants. On retombe ainsi, sous un autre point de vue, sur les idées de Gauss qui considérait comme un fait expérimental que la courbure de notre espace est nulle, et regardait, contrairement à Poincaré, que la géométrie euclidienne est plus vraie que les géométries non euclidiennes. Il y a sans doute bien des hypothèses, ne disons pas des conventions, en Géométrie. C’en est une par exemple, oubliée quelquefois, que notre espace est simplement connexe. Peu importe quelle est la connexité de l’espace, quand on se borne à envisager une partie assez petite, celle-ci s’étendît-elle jusqu’aux lointaines nébuleuses, mais il pourrait en être autrement quand on considère l’espace dans son ensemble.
Tous les esprits élevés trouveront, dans l’œuvre philosophique et littéraire de Poincaré, matière à longues réflexions, soit qu’ils se laissent convaincre par sa dialectique, soit qu’ils cherchent des arguments contraires. Certaines pages sont d’une austère grandeur, comme celle où la pensée est qualifiée d’«éclair au milieu d’une longue nuit». Non moins suggestive est la parenthèse ouverte un peu avant «étrange contradiction pour ceux qui croient au temps», où l’on est presque tenté de voir un demi-aveu. Les inquiétudes qu’on [Pg 22] peut concevoir au sujet de la notion même de loi furent-elles jamais exprimées avec plus de profondeur que dans l’étude sur l’évolution des lois? J’ai déjà fait allusion au prétendu scepticisme de Poincaré. Non, Poincaré ne fut pas un sceptique; à certaines heures, il fut pris, comme d’autres, d’angoisse métaphysique, et il sut éloquemment l’exprimer. Mais tournons le feuillet, et le savant, confiant dans l’effort de l’esprit humain pour atteindre le vrai, nous apparaît dans des pages admirables sur le rôle et la grandeur de la Science. Les plus belles peut-être forment cet hymne à l’Astronomie qu’il faudrait faire lire aux jeunes gens à une époque où tend à dominer le souci exclusif de l’utile. Aucune des préoccupations de notre temps ne fut d’ailleurs étrangère au noble esprit de Poincaré; c’est ce dont témoigne une de ses dernières études sur la morale et la science, où l’argumentation est irréprochable, si par morale on entend la morale impérative de Kant.
On ne ferme pas sans tristesse ces volumes d’un contenu si riche et dont quelques parties auraient été l’objet de nouveaux développements, si la plume n’était tombée des mains de leur auteur. Tous ceux qui ont le culte de la Science pure et désintéressée ont été douloureusement émus par sa mort prématurée, mais ce sont surtout les sciences mathématiques qui sont cruellement frappées par cette disparition. Poincaré fut, avant tout, un profond mathématicien, qui, pour la puissance d’invention, est l’égal des plus grands. L’heure n’est pas venue de porter un jugement définitif sur son œuvre que le temps grandira encore, ni de le comparer aux plus célèbres géomètres du siècle dernier: peut-être Henri Poincaré fût-il encore supérieur à son œuvre?
[1] On sait qu’un savant Finlandais M. Sundmann vient de donner une solution complète du problème des trois corps. Il serait injuste de ne pas reconnaître que les travaux antérieurs de Poincaré ont eu une grande influence sur les recherches de l’astronome d’Helsingfors. J’ai fait une étude des Mémoires de M. Sundmann dans un article récent de la Revue générale des Sciences (15 octobre 1913) et dans le Bulletin des Sciences Mathématiques (octobre 1913).
[2] C’est en approfondissant cette idée, et en ne craignant pas de comprendre dans son analyse le cas des chocs que M. Sundmann est arrivé à une solution du problème de trois corps (voir la note ci-dessus).
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