LUCIEN FABRE
*
LA JEUNESSE DE RABEVEL
« Il n’y a pas de passion sans excès. »
Pascal.
Treizième Édition
PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle, (VIme)
DU MÊME AUTEUR :
Connaissance de la Déesse, avant-propos de Paul Valéry (Société Littéraire de France, 1919) | Épuisé |
Les Théories d’Einstein. (Payot, 1921) | |
Vanikoro (Nouvelle Revue Française, 1923) | Épuisé |
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT HUIT EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE A à H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A C, ET SEPT CENT QUATRE VINGT DOUZE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE SUR PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT DOUZE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE a à l, SEPT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 750 ET TRENTE EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A 780, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L’ÉDITION ORIGINALE.
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PARENT. ET FRAT.
ABAFFECT. LUC. EOR. DIC.
Le premier Octobre 1875 qui était un mardi, vers les trois heures de relevée, un homme sortit subitement de la maison qui porte encore le numéro vingt-six dans la rue des Rosiers. Il tombait une grosse pluie froide. L’homme maugréa un instant sur la porte en ouvrant son parapluie. Puis il se retourna brusquement, assujettit sur la tête d’un gamin qui se tenait dans l’ombre du couloir, un capuchon de laine bleue et partit à grandes enjambées, au milieu de la boue et d’un ruissellement de torrent, tandis que l’enfant dont un cartable battait le dos, trottinait sur ses pas en geignant et toussant.
Ayant suivi la rue jusqu’au bout dans la direction de l’Hôtel de Ville, ils traversèrent le passage des Singes, remontèrent la rue des Guillemites et prirent enfin la rue Sainte Croix de la Bretonnerie. Le gamin à bout de souffle tirait la jambe si bien que l’homme ne l’entendant plus piétiner tout contre lui se retourna et, distinguant sous le capuchon le petit visage rougi, s’arrêta en souriant :
— Je cours donc si vite, petit Bernard ? lui dit-il.
— Oh ! oui, oncle Noë, répondit l’enfant avec assurance. Mais je te ferai trotter moi aussi quand je serai plus grand que toi.
— Eh ! qui te dit que tu deviendras plus grand que moi, moucheron ?
— Je le sais bien, moi.
Noë Rabevel regarda son neveu. L’enfant assez grand pour ses dix ans semblait robuste. Ses cheveux bouclés qu’il portait longs adoucissaient un peu une mine têtue et sournoise qui gâtait l’intelligence des yeux vifs. L’homme poussa un soupir et marmonna quelques mots. Mais l’enfant tendait l’oreille et l’observait de côté d’un regard fixe qu’il surprit et qui lui pesa. Il sentit après un peu de réflexion son étonnement et sa gêne.
— Damné gosse, se dit-il, qui ne sera pas commode.
Il avait ralenti l’allure et ils firent encore quelques pas en silence. Noë poursuivait le cours de ses réflexions.
— Bon Dieu, oui, songeait-il, qu’il grandisse et tant mieux s’il est capable de faire autre chose qu’un menuisier ou un tailleur. On en sera enfin débarrassé.
Une calèche lancée au grand trot de ses deux chevaux les dépassa et projeta sur sa cotte de velours une flaque de boue luisante.
— Les cochons ! fit-il.
— Je les connais, dit l’enfant. C’est Monsieur Bansperger, tu sais, le fils du rabbin ? Il est avec une dame. Il va voir son père sans doute.
— Oui, il a eu vite fait fortune celui-là avec les fournitures de la guerre, grommela Noë.
Un camarade d’école, de quelques années à peine plus âgé que lui ; oui, il devait être de 1844, ce qui représentait une différence de cinq ans ; il s’était enrichi tandis que d’autres, dont lui-même, faisaient le coup de feu dans la mobile et allaient pourrir dans les casemates glacées de la Prusse.
— Pourquoi tu n’es pas riche comme ce Bansperger ? demanda l’enfant comme si les pensées de son oncle ne lui avaient pas échappé.
— Parce que, mon petit, il faisait du commerce tandis que je me battais.
— Et l’oncle Rodolphe se battait aussi ?
— Oui, mon frère se battait aussi.
— Mais pourquoi Bansperger ne se battait-il pas ?
— Bansperger était Polonais, mon petit Bernard.
— Alors, pour devenir riche, il valait mieux être Polonais ?
— Oui, pendant la guerre. Mais à présent cela n’a plus d’importance…
— Alors je pourrai rester Français ? demanda l’enfant.
Noë eut un serrement de cœur qu’il reconnut bien. Souvent les réflexions de son neveu le transperçaient.
— Je pourrai rester Français ? répéta l’enfant d’une voix insistante.
— Oui, répondit Noë, avec une émotion qu’il tentait vainement de surmonter. Sais-tu que c’est un grand honneur d’être Français ?
— Pourquoi ? demanda Bernard.
— Ah ! le maître te l’expliquera ! D’ailleurs, nous arrivons.
Ils s’arrêtèrent devant une vieille bâtisse en pans de bois, toute vermoulue, où déjà stationnaient des groupes d’enfants et de grandes personnes. Le menuisier reconnut quelques amis et bavarda un instant avec eux sous le déluge qui ne cessait point.
— Alors, vous menez ce gosse au régent ? lui demandait-on.
— Ma foi, oui, c’est de son âge ; il faut bien qu’il apprenne son alphabet. Et puis, quelques coups de rabot au caractère ça ne fait point de mal, pas vrai ? Surtout que le petit gars ne l’a pas toujours verni ; hein, Bernard ?
Mais l’enfant se taisait ; il avait un pli au front et semblait méditer.
— Il est toujours comme ça, ce petit, c’est une souche, dit Noë à ses interlocuteurs ; on ne sait pas d’où ça sort.
Bernard leva les yeux.
— Tu ferais mieux de te taire, fit-il d’un ton froid qui remua les auditeurs.
— Voilà, s’écria l’oncle en prenant ceux-ci à témoin, voilà comment me parle ce gosse. Et c’est mon neveu ; et j’ai seize ans de plus que lui !
« Et encore moi, ça m’est égal, je ne le vois guère que quand il descend à l’atelier, et aux repas. Mais avec mon frère Rodolphe, le tailleur, qui est marié, lui, et chez qui nous sommes en pension, c’est pareil. On ne peut pas dire qu’il soit grossier ; mais il vous a des raisonnements et tout le temps des raisonnements. Tout le jour, je l’entends à travers le plancher qui fait damner les compagnons tailleurs à l’étage et qui leur mange tout leur temps. Ça veut tout savoir, et ça a un mauvais esprit du diable. C’est un badinguet de mes bottes, quoi !
— Une bonne claque, dit un gros monsieur décoré, une bonne claque je vous lui donnerais, moi, quand il veut faire le zouave. Pourquoi vous ne le corrigez pas ?
Noë eut un petit mouvement de stupéfaction.
— Eh ! bien, répondit-il, c’est vrai, vous me croirez si vous voulez, on n’y a jamais songé. Ce gosse-là, c’est pas tout le monde. Rien ne nous empêcherait, pas ? Mais c’est comme le mauvais bois. Comment qu’on veuille le prendre, au guillaume ou au bouvet, on l’a toujours à contrefil ; il répond comme un homme. Alors… Et, ajouta-t-il après un instant en baissant la voix et après avoir constaté que Bernard regardait ailleurs, que voulez-vous ? le gronder, ça passe, mais le battre, je crois bien que j’oserais pas !
A ce moment la porte de l’école s’ouvrit et le maître parut sur le seuil. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux longues moustaches fatiguées, qui traînait les pieds dans des savates. Il ôta sa calotte défraîchie à pompon noir pour saluer son monde ; puis, d’un tic qui l’agitait tout entier, il secoua ses vêtements verdis par l’usage et d’où s’envolaient de la poussière et du tabac à priser. Noë le regardait avec admiration.
— Tu sais, dit-il au petit, c’est un savant et un républicain de la première heure. Il était près de Lamartine en 48 et il possède encore des lettres qu’il a reçues de Béranger et de Victor Hugo. C’est un Père du peuple, ça. Tu as de la chance d’avoir un pareil maître.
Mais Bernard contemplait les vêtements avachis du pauvre homme et sa contenance misérable ; un grand air d’ennui, de tristesse et de solitude émanait du pédagogue. L’enfant y cherchait vainement l’éclat des rêves, la féerie de la science, toute la lumière de ces paradis dont ses oncles, petits patrons intelligents et cultivés, lui parlaient si souvent. Cette minute qu’il avait attendue longuement, et longtemps souhaitée, lui parut tellement morne qu’il sentit monter les larmes. Il se retint par orgueil et fit du coin de la bouche une mauvaise grimace ; son démon coutumier lui souffla le mot le plus propre à blesser Noë :
— Il n’est pas reluisant ton bonhomme, lui dit-il ; et il souffla avec dérision.
A peine achevait-il qu’il sentait à la joue une brûlure cuisante : pour la première fois de sa vie on l’avait giflé. L’oncle et le neveu se regardaient aussi interdits l’un que l’autre. Le maître d’école les aborda :
— Que viens-tu de faire, Noë ? dit-il d’un ton de reproche.
Mais l’enfant, les yeux humides, le prévint :
— Il m’a battu parce que je ne vous trouve pas reluisant.
Le père Lazare hocha la tête.
— Il est pourtant vrai, dit-il, que je ne me soigne guère. L’observation de cet enfant m’est une leçon, Noë, et elle me profitera plus que ne t’ont profité celles que je t’ai données. Où irons-nous, mon pauvre ami, si tu ne sais pas respecter le citoyen qui dort dans cette petite âme d’enfant ? Que nous donneront les institutions dont nous rêvons et qu’ont préparées les barricades et la défaite des tyrans, si nous ne conservons intacte la bonté naturelle, si nous ne l’éduquons, si nous ne révérons la raison dans cette source si pure où elle nous apparaît à l’état naissant ?
Il s’exprimait à voix presque basse, si bien que nul ne les avait remarqués. Il les avait conduits en parlant dans un coin obscur de l’école où les enfants déjà prenaient leur place au milieu d’un murmure joyeux tandis que les parents se rassemblaient au fond de la salle pour échanger des nouvelles ou des témoignages d’amitié.
— Je vous jure, dit Noë tout rouge, je vous jure…
— Eh ! sur quoi veux-tu jurer, mon ami ? L’Être suprême est bien loin et nul ne sait ce qu’est devenu Jésus, le plus grand des hommes. Les formes de la superstition demeurent-elles à ce point vivantes dans les cœurs de vingt ans ? La tâche d’éduquer l’humanité est la plus lourde et la plus ingrate. Faut-il donc douter du progrès ? Autrefois, ton père, comme toi, poussait le riflard en chantant Lisette. Mais il avait à peine desserré le valet et rangé les outils qu’il prenait, pour les dévorer, tous les ouvrages des émancipateurs.
— Il le fait encore, remarqua le jeune homme comme pour lui-même. Mais nous le faisons aussi, Maître Lazare. Moi, évidemment, je suis encore un peu jeune vous comprenez ; j’en suis toujours à revenir aux livres moins secs…
— Oui, dit le maître en lui prenant affectueusement le bras, je sais bien que le sang des faubourgs ne ment pas. Va, tu peux lire les poëtes, ils ne sont pas les ennemis de la République, nous ne l’ignorons pas, quoi qu’en dise Platon.
Il ferma à demi les yeux et sourit à sa vision. C’était là, tout à côté, que, près de lui, Lamartine… Depuis, il y avait eu l’Usurpateur, puis, la défaite, la Commune… Cette belle Commune qui avait pourtant, de l’Hôtel de Ville, laissé les ruines fumantes… Bah ! songeait Lazare, crise de croissance. Et Noë qui rêvait aussi disait, tout doucement, avec amour :
— Le progrès, Noë, le progrès, murmura le maître. Il se pencha vers l’enfant qui avait ôté son capuchon et son béret. Sa main dégagea des boucles un beau front lumineux mais serré aux tempes, froncé près des sourcils sur une arête coupante et dure.
— Il est fait pour tout comprendre, ce petit, dit-il au jeune homme à voix basse.
— Pour ça, c’est sûr ; reste le caractère ; et là, dame, je vous assure qu’il n’est pas de droit fil.
— Ah ? fit le maître pensif.
— Et puis, comment vous dire ? Ce gosse-là c’est presque effrayant comme il ne pense qu’au sérieux. Il a tout le temps l’air de faire des expériences. Il va, il vient, mais toujours il calcule et il vous a des réflexions qui vous tournent quartier. Plus de nœuds que de bois sain je vous dis.
— A quoi paraît-il plus particulièrement s’intéresser ? A quoi songe-t-il ?
— Difficile à dire, pour moi qui ne réfléchis pas à vos affaires d’esprit. Mais enfin, je ne mentirai pas, au moins que je croie, si je vous disais qu’il me fait l’effet de ne pas guère penser à autre chose qu’au profit ; au profit et aux moyens d’avoir du profit.
Le père Lazare qui regardait l’enfant releva la tête :
— Que c’est grave, que c’est grave. Il faut que j’y songe à tout cela… Mais attends encore. Je vais maintenant m’occuper de tout ce petit monde. En attendant, installe l’enfant à quelqu’une de ces tables, n’importe où ; le rang est provisoire.
Il quitta le jeune homme ; dans le groupe des parents qu’il connaissait à peu près tous il s’attarda encore un instant cependant que les écoliers achevaient de se placer suivant leurs préférences. Enfin, il gagna la chaire et il se fit peu à peu le silence.
— Je vais, dit-il, mes enfants, vous demander de vous lever l’un après l’autre. Chacun de vous me donnera son nom afin que je grave dans ma mémoire les traits qui répondent à tous ces livrets que m’ont apportés vos parents. Ne soyez pas intimidés et parlez-moi tout bonnement, comme à un ami que vous connaîtriez depuis longtemps.
Une trentaine d’écoliers répondirent d’une voix coupée par l’émotion. Noë fut frappé du nombre de noms étrangers qui blessaient son oreille au passage, Schalom, Hirschbein, Alheihem, Schapiro, Ionah, Mandelé, Pérès, Mocher, Séforim… Et, venue il ne savait d’où, une image de Ghetto médiéval s’imposa à ses yeux puis se dégrada peu à peu pour reprendre les couleurs familières de la rue des Rosiers. Il eut, un instant, le souci de la race et de la patrie ; la calèche de Bansperger, d’une copieuse volée de fange, l’éclaboussa au plus bleu de l’âme ; il en ressentit presque une douleur physique. Autour de lui, à voix basse, des personnages en lévite et en caftan parlaient et multipliaient les sourires, les clins d’yeux, précipitaient une mimique inconnue de l’occident.
— Ces gens-là aiment la France, se dit-il pour se rassurer, puisqu’ils viennent y vivre.
Il écouta, mais les étrangers parlaient yiddisch.
— En tous cas leurs enfants parleront français ; ils seront Français. » Mais la calèche de Bansperger passait encore contre lui, il fit un pas de côté pour l’éviter.
— Je rêve debout et éveillé, ça n’est pas ordinaire, grommela-t-il, et je radote. J’ai le comprenoir mal affûté ce matin, faudra donner de la voie.
Pourtant, se rappelant encore l’incident du chemin, comme la réflexion de son neveu lui revenait à la mémoire, de nouveau il se sentit pincé au cœur.
— Si nous n’avons que cette graine pour reprendre l’Alsace…
Le père Lazare interrogeait justement l’enfant ; debout, d’une voix nette et tranquille, son beau visage mat sous les boucles brunes tourné vers le maître, le petit Rabevel répondait sans l’ombre de timidité ni d’arrogance.
— Il est né bon, se disait le maître, il est évidemment né bon comme tous les êtres, mais il a dû être mal conduit… Un enfant élevé sans père ni mère… Pourtant ses oncles sont de si braves gens.
L’enfant se rassit. Il n’avait pas eu un regard pour ses voisins. Il examinait la grande salle, les murs recouverts d’images pédagogiques, les tableaux luisants comme des eaux profondes au bord des rives de craie, les rayons chargés de livres qui recélaient un formidable inconnu et enfin ce maître jugé quelques minutes auparavant sans indulgence et où déjà il devinait une puissance. Puissance encore occulte, amie ou ennemie, il ne savait ; il ne se le demandait pas tout-à-fait ; un obscur instinct triple de force, de ruse et de possession commandait l’observation. Les yeux grand ouverts, toute l’attention de son jeune esprit appliquée à comprendre, il écoutait la voix de ce vieil homme dont on lui avait dit qu’il lui donnerait ce qui était l’essentiel de la vie.
— Mes enfants, poursuivait le maître d’une voix infiniment douce tant s’y reflétait la sérénité du cœur, maintenant je vous connais tous. Vous voici autour de moi pour apprendre, c’est-à-dire pour devenir des hommes bons et forts. Quelques-uns d’entre vous sont nés dans des pays étrangers mais ils sont en France et seront Français, citoyens du premier des pays libres ; ils y vivront utiles, respectés, aimés de tous. Vous êtes des petits enfants du peuple mais vous savez que vous pouvez espérer en la République. Vous pouvez devenir ce qu’il vous plaira de devenir. Enfants du peuple, vous pourrez commander un régiment, conduire un cuirassé, devenir banquiers, notaires, armateurs, députés, ministres. La République aime pareillement tous ses fils, juifs ou chrétiens, nobles ou roturiers, pauvres ou riches. Il s’agit pour vous d’être persévérants et laborieux. Et chacun, suivant son intelligence, arrivera, sans que rien au monde puisse l’arrêter, à la place digne de lui. Ainsi, mes petits enfants, travaillez, travaillez de tout votre cœur, non pas seulement pour contenter vos parents et votre maître qui déjà vous aime tous, mais pour assurer votre avenir.
Bernard avalait goulûment ces paroles dont beaucoup lui demeuraient étrangères mais dont le sens général ne lui échappait pas. Il se sentait né premier, au-dessus de tous, et brûlait déjà d’en donner les preuves. Et cette République dont les oncles ne cessaient de parler, elle devait donc l’aider ? Mais le préférerait-elle ? Oui, le maître disait qu’elle aimait pareillement tous ses enfants. D’abord, quels enfants ? Lui-même n’avait aucune mère, il le savait bien. Ensuite on préfère toujours quelqu’un. Allons, on n’allait pas lui dire le contraire, à lui, Bernard, à dix ans ! Pourtant…
Il regarda à la dérobée ses voisins. Puis s’adressant à l’un d’eux, un petit garçon de mine timide, aux yeux candides et tout rêveurs, il lui demanda son nom : François Régis, répondit l’enfant.
— As-tu compris tout ce qu’il a dit, le maître ?
— Pas tout. Mais je sais ce que c’est qu’un armateur, dit le petit garçon tout fier.
Bernard fut blessé de cette supériorité.
— Moi aussi, fit-il sèchement. Et, ayant proféré son mensonge, il se tourna vers son autre voisin qui les observait. Celui-là s’appelait Abraham Blinkine ; il montrait un visage souffreteux, prématurément ridé ; des boutons blancs gonflaient son cou. Il regarda un instant Bernard de ses yeux mi-fermés, luisants d’une intelligence acérée, héritée d’une civilisation vieille de millénaires. Quand le petit Rabevel lui demanda à lui aussi s’il avait tout compris, il ne dit rien, haussant les épaules. Bernard, perplexe, baissait les yeux, mais, comme il les relevait à l’improviste, il surprit dans ceux d’Abraham une telle expression de finesse qu’il sentit, comme en un choc, que si le petit camarade n’avait rien dit c’était uniquement afin de ne pas le blesser par l’étalage d’une supériorité. Et, dans cet égard dont il n’aurait pas eu l’idée lui-même vis-à-vis d’un autre, il devina une ampleur telle, une puissance au regard de laquelle il se sentait si petit, que son humiliation fit remonter une boule amère dans sa gorge. Il serra sa langue entre ses dents pour ne pas crier.
Cependant le père Lazare annonçait qu’il remettait en liberté « ses jeunes étourneaux » et que la véritable classe commencerait le lendemain matin. Puis il fit ses dernières recommandations, donna tous les renseignements utiles pour l’achat des livres et descendit de sa chaire.
— Venez donc dîner avec nous, demanda Noë comme il le rejoignait. Cela fera plaisir à tout le monde.
— Je ne dis pas non, dit le régent, laisse-moi le temps de devenir un peu plus « reluisant… »
Il avait prononcé le mot sans regarder Bernard ; mais celui-ci, bien qu’il eût entendu, ne rougit point. Seul, un mouvement de la mâchoire et qui décelait de la colère et non de la confusion, fit trembler légèrement sa joue.
Le père Lazare prit l’escalier ; l’enfant s’assit au pupitre qui lui était destiné et, avec beaucoup d’attention, l’examina de tous côtés ; puis il l’ouvrit, fit, à plusieurs reprises, jouer les gonds ; s’étant aperçu tout-à-coup qu’il manquait une vis à l’une des charnières, il se mit en devoir d’en retirer une du pupitre voisin. Mais à peine l’eut-il retirée qu’il s’arrêta comme interdit. Il fit la moue, eut un imperceptible mouvement d’impatience contre lui-même comme s’il déplorait sa propre sottise et remit la vis qu’il venait d’enlever ; puis, ayant avisé à quelques tables plus loin un autre pupitre, il mena cette fois son opération jusqu’au bout.
Noë qui, feignant de lire un journal, avait suivi son manège se demandait s’il devait admirer l’attention, la précision, la minutie et l’adresse de l’enfant, s’étonner de sa rare prudence ou essayer d’inculquer une idée de scrupule à une nature qui témoignait d’une parfaite et si calme absence de sens moral. Il l’appela, mais Bernard sembla ne pas entendre. « Il me boude, se dit le jeune homme, parce qu’il a reçu de moi cette première gifle » ; et il se sentit attendri ; ce serait la dernière, bien sûr ; comment un tel mouvement d’humeur avait-il pu lui échapper ? Il voulut faire la paix avec le petit sauvage ; il l’appela de nouveau ; mais l’enfant, levant enfin la tête et le regardant fixement, lui montra de tels yeux, et si chargés de haine, qu’il redouta l’avenir.
Le maître d’école descendait à ce moment. Ils sortirent tous trois.
— Voilà le temps qui s’est remis au beau, dit le père Lazare. Il est cinq heures et ton après-midi est perdue et bien perdue, mon petit Noë. Alors, si tu veux, nous allons prendre le chemin des écoliers.
— Bah ! répondit le jeune homme, il faut que je passe tout de même chez nous pour avertir de votre arrivée…
— Oui, et que ta mère et ta belle-sœur se mettent en cuisine ? Non, mon petit, rien de tout ça. Combien êtes-vous à table ?
— Mes parents, mon frère et sa femme, Bernard et moi ; cela fait six.
— Eh bien ! quand il y en a pour six il y en a pour sept… Si tu veux, nous allons prendre la rue de Rivoli jusqu’au Châtelet et nous ferons tout le tour par la Cité et l’île Saint-Louis pour reprendre la rue des Rosiers par l’autre bout. Cela te va à toi, petit Bernard ?
— Oui, Monsieur, répondit l’enfant d’une voix sans nuance.
— Alors, passe devant comme un homme, pour voir si tu ne te tromperas pas de chemin.
Quand Bernard eut pris quelque avance, le maître qui le regardait marcher et jugeait cette démarche forte et sûre, cette foulée sans distraction, se tourna vers Noë.
— Vois-tu ce qui le distingue des autres dans son allure, cet enfant ? C’est qu’il n’applique son attention qu’à bon escient. Il ne fait point le badaud devant tout, il n’est pas non plus indifférent à tout, mais il discerne parfois un objet digne d’être observé et alors il s’arrête ; il enregistre et il mûrit. Tu as dû remarquer cela fréquemment.
Noë avoua qu’il n’avait jamais prêté attention à la chose. Quand il sortait avec son neveu il ne s’en occupait guère, étant toujours pressé lui-même et il laissait courir le petit derrière lui.
— Tu as tort ; il faut gagner la confiance de ces jeunes êtres pour les guider et il faut les observer sans relâche ; c’est très important ; une promenade comme celle-ci peut suffire à se faire une idée du caractère de cet enfant. Regarde-le. Il s’est déjà arrêté devant la devanture d’un bijoutier ; et le voici devant celle d’un changeur, justement le père de son voisin, le petit Blinkine ; de toute évidence il ne peut comprendre ce qu’il y a dans cette vitrine ni ce qui peut se vendre et s’acheter dans cette boutique ; mais il s’y intéresse. Vois à présent comme il passe dédaigneusement devant ce petit bazar à jouets. Si, il s’arrête ; il examine les bateaux, les chemins de fer. Qu’en ferons-nous ? Un navigateur, ou un mécanicien ? ou un géographe ? car il s’arrête aussi devant les cartes de l’armateur Bordes ; le petit François Régis pourra le piloter, c’est le cas de le dire, son père est en effet Capitaine au long cours dans cette maison et doit se trouver pour le moment à Rarotonga, au fond du Pacifique austral…
Bernard les attendait au bord du trottoir ; Noë lui tendit la main pour traverser avec lui la rue de Rivoli, mais avec une inattention parfaitement simulée l’enfant s’était approché du maître qu’il prit par la manche ; le bonhomme ravi lui donna une tape d’amitié et regarda Noë d’un œil rieur ; mais l’expression du jeune homme taciturne lui fit deviner que sous l’apparente ingénuité de Bernard venait de se cacher quelque petite vilenie et que l’enfant les avait moqués tous les deux. Décidément, se dit-il, il faudra serrer son jeu avec ce jeune diable.
Arrivés sur le pont, Bernard reprit son avance et le père Lazare demanda à Noë ce qui venait de se passer. Toute explication ayant été donnée, il resta pensif. Mais enfin, songeait-il, d’où tout cela peut-il venir ? Les Rabevel sont de fort braves gens, un peu têtus certes et même boudeurs, mais francs comme l’or, bons comme le pain ; et fins avec ça. Et courageux ! On l’avait bien vu pendant les Journées ; le père Rabevel avait fait celles de 30 et celles de 48, et la Commune, encore qu’il fût déjà bien vieux. Bon ; mais ce Bernard n’avait pas l’air lui non plus d’avoir froid aux yeux ; il était donc bien Rabevel. Noë pourtant le prétendait sournois et de tendances cupides, violentes et dominatrices. « Au fait, dit Lazare, je comprends fort bien que vous ayez gardé ce petit qui n’a plus de père, puisque ton malheureux aîné est mort deux mois avant sa naissance, mais enfin sa mère ne pouvait-elle le garder elle-même ? et où est-elle ? s’est-elle remariée et son nouvel époux ne veut-il pas prendre l’enfant ? est-elle malade et incapable de s’en charger ? ou bien est-elle morte ? »
Le petit Bernard s’était insensiblement laissé rejoindre et il écoutait attentivement bien que d’un air indifférent ; mais les deux hommes ne le regardaient pas.
— Cher Monsieur Lazare, dit Noë qui desserrait avec peine les dents, nous autres, nous ne sommes que de simples ouvriers qui ont poussé assez pour en employer d’autres ; et nous travaillons avec les compagnons ; et on connaît l’ouvrage ; c’est pour dire qu’on n’est pas des gros monsieurs. Mais on a son honneur comme les gros. Et, vous comprenez, Monsieur Lazare, je ne vous dirai point si elle est morte ou si elle est vive, cette femme, parce que d’abord on ne le sait pas, vu qu’elle n’a jamais donné de ses nouvelles ni envoyé un sou pour le gosse ; et qu’on ne les lui aurait pas voulus comme de bien entendu, ses sous ; en parlant par respect, ce qu’on gagne avec le cul n’est jamais propre. Je ne sais pas d’ailleurs qu’est-ce que je vais chercher là ; la vérité c’est que nous ne savons pas s’il a une mère ni même s’il en a jamais eu une. Vous comprenez ?
— Je comprends, je comprends, dit doucement le maître d’école. Voilà des choses, ajouta-t-il comme se parlant à lui-même, qu’on n’aurait pas vues du temps de l’ancienne Rome. Mais les institutions corrompent le genre humain. Qu’il y ait des femmes sages et fidèles et des hommes intègres après les turpitudes de la Royauté et des deux Empires, cela passe l’imagination. Pourtant il y en a ; c’est la majorité ; et c’est la preuve de la bonté foncière de ce genre humain. Le gouvernement du peuple nous ramènera à l’âge d’or, Noë ; nous y touchons déjà ; que chacun oublie ses misères pour songer au salut de tous. Vive la République !
Il mit sa main sur l’épaule du garçonnet qui, maintenant, marchait à côté d’eux.
— Et de toi, poursuivit-il, petit Bernard Rabevel, de toi nous ferons un grand citoyen ; un noble et vertueux citoyen. Tu promets par l’intelligence et la volonté ; nous les éduquerons comme elles doivent l’être. Veux-tu être bijoutier ? Non. Changeur, géographe, mécanicien ? Tu ne sais pas. Veux-tu mener des hommes, être puissant ? nous t’en donnerons les moyens. Tu seras le plus grand, le plus riche, le maître, tu entends, le maître par la fortune et la puissance.
L’enfant sourit, leva vers Lazare des yeux extasiés, il donna d’un geste brusque et comme d’oubli ou de pardon sa main libre à Noë. Lazare fit un imperceptible signe au jeune homme et continua.
— Oui, tout cela, c’est pour toi que je le disais ce matin, pour toi tout seul. La République t’ouvre ses bras et elle te recevra parmi les plus grands de ses fils. Il reste à en être digne c’est-à-dire à donner l’exemple de la vertu, de la justice, de la bonté ; à se rappeler que tous les hommes sont égaux et frères…
Mais l’enfant, depuis un moment, n’écoutait plus. Ils entendirent sonner sept heures à Saint-Gervais et ils pressèrent le pas. La rue des Rosiers était grouillante de lévites sordides quand ils y entrèrent. Le père, Jérôme Rabevel, qui, sur le pas de la porte, guettait le retour de Noë, les aperçut et cria dans l’escalier que Mr. Lazare arrivait avec le cadet ; les femmes mi-souriantes, mi-furieuses atteignirent la poële pour sauter une omelette supplémentaire et le brave vieux Jérôme fit quelques pas au devant de ses hôtes.
— Voyez que j’ai encore de bons yeux, Monsieur Lazare ? Je vous ai reconnus de loin.
— Et parmi cette foule qui sort des ateliers.
— Cela, ça m’aurait plutôt aidé, s’il faut dire vrai ; car, vous tranchez, tout de même, au milieu de tous ces Galiciens.
— Je crois en effet que la majorité de ces gens sont des étrangers.
— Des étrangers ! il n’y a que de ça ; c’est bien simple, il n’y a que de ça. Ah ! autrefois, ce n’était pas pareil. Entre nous, pour cette chose-là, l’Empire avait du bon ; la République laisse faire ; qu’est-ce que vous voulez ? il est vrai, au fond, que tous les hommes sont frères.
— Et les Prussiens ? demanda Noë en riant.
— Ah ! ceux-là, fit le vieux qui cracha avec dégoût, tout ce que vous pourrez me dire c’est de la sciure et des copeaux ; on ne me tirera pas de l’armoire qu’ils sont d’une autre fabrique que nous.
— Mais non, mais non, dit Lazare ; ils sont moins avancés sur le chemin du progrès moral, voilà tout ; à nous de les civiliser comme nous civiliserons ces Pollaks.
— Bien sûr, bien sûr, chacun son idée, pas vrai. Mais pour les Pollaks, ils ne font pas grand mal. Ça travaille et c’est assez tranquille ; on n’en souffrirait pas trop sauf que c’est sale, que ça pue et que ça fourre de la vermine partout où ça pose l’équerre. Montons dîner.
Ils suivirent le couloir obscur et prirent l’escalier fort raide en s’aidant de la corde qui servait de rampe. La mère Rabevel, sur le palier, élevait au-dessus de sa tête la grosse lampe à pétrole ornée de fleurs.
— Heureusement que vous savez où vous venez, dit-elle à l’invité. On se croirait dans la caverne d’Ali Baba quand on entre dans ce couloir.
— Mais je connais le mot qui donne le jour, répondit le maître d’école. Sésame, ouvre-toi !
Rodolphe Rabevel de l’intérieur de la cuisine ouvrit en effet la porte en riant et le père Lazare s’écria :
— Je reconnais les aîtres. Rien de changé. Plus de quarante ans que je suis venu ici pour la première fois, avec vous, Jérôme. J’avais dix ans et vous en aviez vingt-cinq. C’était tout pareil. Vous vous rappelez.
— Si je me rappelle ? C’était à la veille des journées, foutre ! Ah ! ah ! les ébénistes du faubourg Antoine…
— Saint Antoine, dit la mère Rabevel.
— Antoine, répéta le vieux en clignant un œil pétillant. (Ça ne peut pas faire de bonnes républicaines, ça aime trop les messieurs prêtres, ces bougresses de femmes, pétard de sort ! Mais c’est une citoyenne qui n’en craint pas pour vous tenir une maison ! et la belle-fille, c’est pareil.) Je disais donc que les ébénistes du faubourg Machin (te voilà prise, Catherine ?) venaient ici pour parler de la chose ; parce que c’était à l’écart, on ne se méfiait pas. Pensez, si près de l’Hôtel de Ville ! Et tous les mouchards logés dans le quartier. Jamais, figurez-vous, jamais ils ne se sont doutés de rien. Tu sortiras une bouteille de l’époque, cire jaune ; ça me donne soif d’en parler ; vous le goûterez ce petit vin blanc, monsieur Lazare ; et vous me direz ce que vous en pensez de cette mécanique-là ; je l’ai soutiré huit jours avant les barricades. Et vous, sans vous commander, Eugénie, servez la soupe, ma mignonne.
Il sourit au maître d’école.
— Oui, elle s’appelle Eugénie, ma petite belle-fille, brave petite, comme l’ex-madame Badinguet. Mais elle est mieux. On ne lui demande que de nous donner des petits Rabevel et ce sera parfait.
— Vous en avez déjà un, dit Lazare.
— Oui, fit le vieillard en regardant Bernard. Oui… Voyez ce que c’est tout de même que la vie. J’ai eu quatre enfants. L’aîné, Pierre, meurt en me laissant ce bambin. Le second, Rodolphe n’est pas fichu à trente-six ans de me donner un petit bout d’homme à faire sauter sur les genoux. Ma fille, troisième, meurt en couches à vingt ans, quelle misère ! et le dernier, ce Noë que vous voyez et qui est maintenant mon cadet, il parle de ne pas se marier. Dans quel temps vivons-nous !
Eugénie posait sur la nappe la soupière fumante. On se mit à table. Et soudain le vieillard rougissant comme un enfant s’écria :
— Et moi qui ne suis pas rasé, maître Lazare ! Aujourd’hui justement que vous êtes là ; c’est un coup du sort. Donnez-moi cinq minutes.
Lazare le regardait, propre, net, ce visage mince, aux rides spirituelles, aux yeux noirs. Il retrouvait le même nez droit, la bouche rieuse et bonne dans les enfants. Chez Rodolphe on voyait toutefois l’air de ruse malicieuse du père qui ne se rencontrait pas sur la figure de Noë plus souvent mélancolique comme celle de sa mère. Tous deux, d’ailleurs, offraient le type du parfait compagnon français tel que la tradition et les chants d’atelier le maintiennent dans une élite depuis le Moyen-Age.
Le père Jérôme, un plat à barbe sous le menton, se savonnait avec les doigts à l’ancienne mode. Puis, sans miroir, en un tournemain il fut rasé.
— Qui veut l’étrenne ? dit-il plaisamment.
Bernard s’était levé d’un bond et lui avait sauté au cou, plaquant sur ses joues deux baisers retentissants :
— Ah ! ah ! fit le grand-père radieux, qui dit qu’il n’est pas affectueux ce gamin ? Je prétends qu’il a du cœur, moi ; seulement il ne le trouve que quand le corps et l’esprit sont satisfaits ; et ils ne le sont pas facilement ; car il est exigeant, le gaillard !
— Le bonhomme a trouvé le mot, dit Noë en se penchant vers le maître.
— Je le croirais assez, répondit Lazare.
— Vous nous excusez, Monsieur, demanda Catherine ; vous allez manger des restes.
— Eh ! dit Rodolphe, que crois-tu que demande notre maître ; va, il est un travailleur de la pensée comme nous le sommes des mains ; il est simple comme nous, quoique plus intelligent et bien plus savant. Pas vrai ?
— Bien sûr, répondit Lazare vraiment touché, tant cette pensée sincère était proche de la sienne.
— Il faudra tout de même nous avertir une autre fois, reprit Rodolphe ; nous ne sommes pas riches, les tailleurs, mais…
Jérôme l’interrompit en fredonnant :
« J’ai fait de mon fils un tailleur ! Que voulez-vous ? L’aîné était menuisier ; et habile, vous pouvez m’en croire. Celui-ci a voulu être tailleur : il a installé ici le comptoir et le sixfranc, il nous enfume avec son charbon de bois, il nous fait éternuer avec ses pattemouilles. Est-ce que c’est un métier, ça : des ciseaux qui râpent et qui grognent, une aiguille qui ne sait rien dire ? Moi, je descends au rez-de-chaussée où Noë a naturellement remplacé mon pauvre aîné. Là, il fait bon : la varlope siffle gentiment, le maillet dit ce qu’il a à dire et on voit ce qu’on fait. Vous me direz que c’était mon métier. Tout de même. Et puis, quel plaisir. Tenez, ce buffet et cette table sont dans la famille depuis deux cents ans ; c’est le grand-père de mon père qui les a dessinés et assemblés. Vous pouvez tâter : c’est massif, solide, d’aplomb et d’équerre ; ça n’a pas bougé. Tous les meubles de la maison ont été faits par des parents. Ça vaut d’être noble, hein !
— Grandes choses, ces traditions, grandes choses, disait Lazare convaincu.
— Ah ! bien oui, je crois bien, toutes ces assiettes au mur : celle-là « La Liberté ou la Mort », celle-ci « La Bergère », ce plat à barbe « Rasez-moi », tout ce qu’il y a là vient des vieux, rien du marché aux puces. Vous croyez que ce gosse, quand il sera grand, il ne se rappellera pas tout cela et qu’il ne voudra pas se nouer à ses vieux lui aussi ? Je ne sais pas trop m’exprimer mais enfin je sais ce que je veux dire, et c’est sérieux. Qu’est-ce que tu veux être toi, Bernard ? Menuisier ou tailleur ?
L’enfant n’entendait pas ; il dessinait vaguement du doigt sur la nappe et murmurait à voix à peine distincte : le maître, le maître…
— Il l’a dit, fit le vieillard, le Maître ; et ce n’est pas maître d’école qu’il veut dire, sauf votre respect, monsieur Lazare, et malgré votre belle redingote et votre chapeau gibus. Il y a longtemps qu’il veut l’être, le maître. Depuis qu’il est né, je crois bien, le bougre. Seulement il ne tenait pas le mot. Maintenant il le sait, je veux dire qu’il le comprend. On aura du fil à retordre.
— L’éducation et les vertus du nouveau régime, père Jérôme…
— Ah ! monsieur Lazare, pour la République tout ce que vous voudrez, vous le savez ; c’est le bien du peuple. Et puis, quoi, nous sommes égaux et le droit divin c’est une blague. Mais pour dire qu’un gars qui a quelque chose dans le ventre sera amélioré par elle, vous ne le voudriez pas, ou alors vous n’êtes pas raisonnable ; les hommes sont les hommes, allez !
— Père Jérôme, vous parlez comme un monarchiste.
— Non, foutre ! qu’on ne me parle pas des culs blancs ; mais, faire confiance à l’humanité comme vous dites quelquefois !… Enfin, trinquons à Marianne, et toi, Rodolphe, dis-nous quelque chose de Victor Hugo.
Le tailleur se leva. Il disait les vers d’une voix sonore et pathétique ; il rejetait parfois la tête en arrière et la douce Eugénie debout près du buffet, joignait les mains et l’admirait. Une orgie de tyrans, une fête de libertés et de grandeurs, une apothéose du peuple souverain furent successivement chantées par les voix des deux frères qui connaissaient par cœur tous les poètes de leur temps, semblables en cela au grand nombre des compagnons du faubourg. Bernard écoutait avec une sombre avidité. Que de mots ardents et magnifiques dont le sens lui échappait ! Pourtant, il distinguait dans ces hymnes l’existence de deux races, il sentait confusément que l’une était contrainte et l’autre souveraine. Il aspirait infiniment à quelque chose : libérateur, révolutionnaire, dictateur, il ne s’en doutait guère, ne pouvait choisir. Mais ce qu’il savait c’est qu’il aurait la calèche de Bansperger. Qu’il serait salué et obéi, que nul ne lui imposerait comme aujourd’hui de faire les commissions, d’essuyer la vaisselle et d’aider aux soins du ménage. Il regardait tous les siens autour de cette table. Bien sûr ils n’étaient pas méchants ; on ne cherchait pas à l’humilier, ni à le battre (bien que Noë, ce matin…) mais on lui imposait l’obéissance ; on ne savait pas lui donner ces beaux vêtements, ce luxe, cette pompe qu’il voyait aux enfants riches ; il n’était pas libre ; et s’il disait : « Je veux » il ne faisait naître que des sourires.
— Et penser, disait Lazare en sucrant son café, que si nous autres, pauvres artisans, nous pouvons tout de même déguster ce nectar nous le devons à l’esclavage inhumain qui pèse sur les nègres en Virginie ou en Louisiane, malgré la prétendue abolition…
Bernard osa demander ce qu’on appelait l’esclavage. Et le maître abandonna le langage emphatique auquel l’avait induit le lyrisme déchaîné des poètes, pour expliquer d’un ton naturel la grande misère des nègres, l’opulence cruelle et paresseuse des planteurs, la fabuleuse richesse des courtiers, les vaisseaux chargés de café, la cupidité des armateurs et des spéculateurs. Entraîné par son sujet, il en vint à parler de la Bourse et de la Banque et il conta l’étonnante histoire des cinq frères de Francfort. Il dit comment la bataille de Waterloo les avait par un coup de crayon — ni plus ni moins, Noë, que le coup de crayon dont tu traces ton axe dans le bois de symétrie — par un simple griffonnage, valu cent millions au Rothschild de Londres. Quelle est la puissance d’un maréchal de France auprès d’eux ?
— Et ces gens-là, mes amis, ces gens-là menaient Pitt comme ils ont mené plus tard le Philippard et Badinguet. Au fond, ces gens-là étaient supérieurs à leurs soi-disant supérieurs. Sous les tyrans, bien entendu. Vous comprenez bien que la ploutocratie ne pourra rien dans la République. Ils le savent bien, allez ; ils manœuvrent pour étouffer la jeune Marianne. Mais le lion populaire sera le plus fort ; il a toujours su rugir quand il le fallait. Pas vrai, père Jérôme ?
— Pour sûr, acquiesçait Jérôme. Mais véritablement on n’a jamais pu rien faire contre tous ces pirates. Les accapareurs, les maltotiers, tous ces gens de gabelle qui font monter les tailles et les patentes parce qu’ils ramassent le quibus, où voulez-vous les piger ? Avec leurs papiers, leurs Sociétés anonymes, le peuple révolté ne trouve que le vide.
— La République seule, désintéressée et soutenue par la voix publique, la République seule, qui est pure parce qu’elle ne peut être vénale, n’étant pas un individu mais une communauté, un gouvernement issu du peuple honnête et probe, pourra étouffer l’hydre…
Et comme Bernard l’interrogeait, le père Lazare lui décrivit comme dans une image d’Épinal l’hydre de la Finance gorgée d’or et de richesses, puissante et corruptrice, en lutte avec la jeune Marianne.
— Et simultanément nous emploierons la douceur et la force. Nous abattrons la finance dévoratrice, l’accapareur qui fait monter le prix des draps, l’armateur qui fait monter le prix des blés, du sucre, du sel, le banquier qui suce le petit commerce et l’artisanat, l’usurier et le marchand de biens qui anéantissent la propriété paysanne par le moyen de l’hypothèque ; nous les remplacerons par des fils du peuple, intelligents, bons et généreux ; ils sauront se contenter d’une richesse modeste et remplir honnêtement leur rôle social. Voilà le but des vrais éducateurs sous le nouveau régime. Voilà qui sera inédit et beau. N’est-ce pas, madame Catherine ?
— Je ne sais pas, monsieur Lazare, vous n’ignorez pas que nous autres femmes nous n’entendons rien à la politique. Mais enfin il me semble que ce que vous voulez faire n’est pas mauvais. C’est la morale de Notre-Seigneur ; si tout un chacun était bon chrétien on n’aurait pas besoin de réformer le gouvernement.
— Nous voilà au sermon, s’écria le père Jérôme. Donne-nous plutôt la goutte, ça vaudra mieux.
Catherine mit sur la table l’angélique et les prunes à l’eau-de-vie et elle reprit :
— Le parti prêtre, les messieurs prêtres, vous en avez plein la bouche de vos « sacs à charbon », comme vous dites. N’empêche qu’ils ne font plus de mal à personne s’ils en ont jamais fait. Et toi, brigand de Jérôme, c’est bien un ignorantin qui t’a sauvé des Versaillais ?
— Dame ! et je n’en rougis pas ; mais tu peux dire que je l’ai toujours invité à venir nous voir ce brave frère Valier et que, quand il passe dire un petit bonjour, on cause comme des amis. C’est un brave homme et intelligent. Mais tous ne sont pas comme ça. J’attends encore en tous cas qu’il me fasse voir et toucher l’Immaculée Conception.
Catherine haussa les épaules tandis que les hommes riaient. Puis s’avisant tout à coup de la présence du petit :
— Déjà onze heures et tu es encore là, toi ! monte donc te coucher, tu ne pourras pas t’éveiller demain matin !
Bernard fit le tour de la table, souhaitant à chacun bonne nuit. Cependant que sa tante lui préparait un chandelier, il embrassa spontanément Lazare en balbutiant à son oreille :
— Vous m’apprendrez tout, tout ?
— Quelle soif de science ! dit le régent à Noë qui répondit par une moue sceptique.
L’enfant prit le bougeoir et ouvrit la porte.
— N’oublie pas ta prière, lui cria sa grand’mère.
Et il entendit, comme il refermait, la vieille Catherine gourmander son mari. Il s’arrêta, retenant le souffle.
— As-tu donc toujours besoin de déblatérer contre la religion devant ce petit ?
— Bah ! répondit le vieux, il saura bien un jour ou l’autre que c’est des blagues, la religion.
— N’empêche que si tes fils n’avaient pas eu une éducation chrétienne, qu’est-ce qu’ils seraient ?
— Ce qu’ils sont, de braves garçons. Penses-tu donc qu’ils soient restés honnêtes par peur de l’enfer puisqu’ils n’y croient plus depuis longtemps ?
Bernard prit l’escalier. Il couchait seul dans une chambrette du cinquième étage depuis qu’il avait accompli ses sept ans. Il arriva sur le palier et suivit le couloir en sifflotant. Comme il s’arrêtait devant sa porte il crut entendre un bruit dans la pièce.
— Il y a peut-être un voleur, se dit-il.
Mais il ne songea pas une seconde à redescendre ni à appeler. Il tira de sa poche un petit couteau à manche de corne, l’ouvrit et entra bravement. Tout de suite il distingua un corps d’homme sous le lit. Il n’eut pas un tremblement.
— Faudrait voir à s’en aller, dites donc, le drille, cria-t-il.
Un long jeune homme, tout confus, se tira péniblement de sa retraite ; l’enfant, la lame tendue, l’épiait :
— N’appelez pas, au moins, je vais vous dire : je ne suis pas un voleur, fit l’individu qui se sentait grotesque. Je me suis trompé de porte ; je croyais être chez Mademoiselle Laure, la bonne du deuxième ; je l’attendais et quand j’ai entendu quelqu’un qui venait en sifflant j’ai compris que ce n’était pas elle et je me suis caché.
— Et qu’est-ce que vous lui voulez à Laure ? demanda Bernard.
L’autre rit grassement.
— Tu es trop gosse pour comprendre… Sais-tu où elle couche ?
— Je ne vous tutoie pas, moi, dit le petit. Allez, partez.
Le jeune homme vexé, allongea la main pour une gifle.
— Ah ! non, fit l’enfant. Et de toute sa force il le frappa du couteau.
— Sale gosse ! cria l’individu avec un gémissement de douleur. Il m’a entaillé le bras.
La porte voisine s’était ouverte au bruit. Une fille en camisole, s’approcha :
— C’est vous, dit-elle, imprudent ! Venez qu’on vous guérisse.
Ils entrèrent dans la chambre de la fille et Bernard referma sa porte. Il se sentait un peu excité par le repas, la conversation, la nouveauté radieuse de ce qu’il avait appris, l’espérance qui lui promettait une vie magnifique. Il goûtait pleinement une sorte de satisfaction immense. Sa victoire sur le pâle jeune homme l’emplissait d’orgueil. Une phrase de son grand-père au sujet d’un apprenti lui revint à la mémoire : « Je te le ferai marcher ce foutriquet, moi ! » Peuh ! pour une écorchure il lui fallait des soins et une consolatrice. Personne ne me console, moi, songeait-il avec un orgueil amer. Il s’avouait que ses grands désespoirs étaient solitaires et incompris. Nul ne pénétrait les silences où il s’enfermait, dents serrées et langue entre les dents, après la moindre observation faite sans malice à son égard.
Le sommeil ne venait pas. Il fit quelques pas dans la chambre nue ; le carrelage net et froid, les murs blanchis à la chaux, le vitrage de ciel-ouvert sans rideau, faisaient de la pièce un logement austère et triste. Il monta sur une chaise, poussa la tabatière. La grande cour intérieure était noire comme un tombeau. Un arbre magnifique et solitaire achevait d’y mourir et la lumière qui veillait encore dans quelques appartements venait se perdre dans ses plus hautes frondaisons comme avidement absorbée. L’enfant croyait voir des milliers et des milliers de personnages, agenouillés et l’écoutant. Il leur dirait : Venez ! et ils viendraient. Il leur dirait : Partez ! et ils partiraient. Et à ceux qui se révolteraient il savait bien ce qu’il fallait faire. Tous des foutriquets ! Il descendit de son siège, se mit au lit, souffla sa chandelle. Il crut entrer dans un conte. Toutes les images qui peuplaient son cerveau d’enfant semblaient à cette minute s’animer ensemble : les récits de ses oncles, les légendes de sa grand’mère, les suggestions des boutiques, tout se mêlait pour composer une vie extraordinairement fastueuse où il était le roi, l’empereur, l’époux de la République et commandait à tous. L’éléphant du Jardin des Plantes caparaçonné de riches tapis balançait sa majesté, les fauves léchaient ses pieds. Ses ennemis gisaient sur le carreau du Père-Lachaise, un petit couteau à manche de corne planté dans le cœur. Il massacrait tout ce qui lui résistait. Il avait une Bourse, déchirait des feuillets de papier, de vieux journaux et les échangeait contre de l’or ; il était planteur, tout habillé de blanc, gras et rose sous un immense parasol, et des nègres soutenaient sa pipe démesurée. Tout tremblait sur son passage. Le père Lazare était son introducteur et son ange gardien. Il entendait sa voix : il faut être le maître. Puis, tout à coup : il faut être bon. Ah ! pour sûr, l’enfant se sentait si plein de bonheur épanoui et si prêt à être bon : il comblait ses proches de cadeaux, il leur témoignait son amitié. Qu’il était heureux ! Dans son demi-sommeil, il dit vaguement sa prière comme le lui avait recommandé sa grand’mère, et en remerciant le bon Dieu de l’avoir ainsi comblé. Un brusque mouvement qu’il fit l’éveilla presque et il perçut, venant de la chambre voisine, de déchirants soupirs. La conscience lui revint : « C’est encore le foutriquet qui est malheureux » dit-il à voix haute, en ébauchant un vague sourire. Puis il se rendormit.
Le lendemain commença sa nouvelle existence. Déjà, quand il arriva à l’école, ses deux voisins installés causaient ensemble, attendant l’heure. Ils l’accueillirent comme un ami et quand le père Lazare fit son entrée, tous trois ne s’interrompirent qu’à regret.
Le vieux maître, psychologue attentif, eut vite pénétré cette amitié et chercha à en tirer pour eux le meilleur profit. Il leur montra que s’ils voulaient demeurer côte à côte il fallait qu’ils pussent avoir en compositions des places qui leur permissent de se retrouver à chaque fois dans cet ordre ; et que le meilleur moyen d’y réussir c’était encore de travailler à être les premiers. Les enfants, fort intelligents tous trois, le comprirent très bien. Ils prirent l’habitude de se réunir, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre d’entre eux, pour y préparer ensemble leurs leçons. Ils se piquaient fort d’émulation, mais chacun avait ses faiblesses ; Abraham, d’une intuition prodigieuse en calcul, se montrait assez piteux en devoir français ; au contraire François y excellait et ne mordait guère à l’arithmétique. Bernard, attentif aux trucs et aux ficelles, la mémoire extraordinairement fidèle, s’enrichissait des acquisitions mêmes de ses voisins ; studieux, régulier, toujours propre et précis jusqu’à la minutie, jamais en faute, il gardait, inamovible, la première place, tandis que ses amis se disputaient la deuxième. Le jeudi, ils sortaient souvent ensemble et se livraient à des causeries ou à des jeux interminables dans les squares et les jardins. Leurs rapports n’allaient point sans dispute et, au début, les orages furent parfois suivis de coups. Mais, bien que Bernard fût robuste, François, autrement fort, lui avait infligé de telles corrections que, la rage au cœur, le petit Rabevel ne cherchait plus les batailles. Encore qu’il ne fût pas querelleur, François goûtait à se battre une véritable ivresse et il triomphait sans ménagement ; aussi les rires de leurs camarades, plus humiliants pour Bernard que sa défaite elle-même, le corrigèrent-ils promptement. Quant à Abraham, l’instinct qu’il devait à des milliers d’années d’oppression et de persécution lui avait toujours épargné toute bataille. Le petit Rabevel ne fut pas sans le remarquer. Sans que ses forces intérieures et ses aspirations fussent en rien modifiées, il s’accrut en prudence, en ruse, et il faut bien le dire, en hypocrisie véritable. Refrénés plus que jamais, ses instincts de domination et de violence n’en croissaient pas moins. Il semblait au contraire que leur ressort comprimé davantage en eût acquis plus d’énergie latente. Mais rien ne s’en révélait.
Il y eut pourtant un jour mémorable qui fit un éclat. Trois années s’étaient écoulées sur cette eau dormante et le garçon présentait pour ses treize ans une figure vive, décidée et souriante, avec à peine un je ne sais quoi de dérobé dans le regard mais qui ne frappait pas dès l’abord. Il avait de grands succès scolaires, faisait l’orgueil des siens et du quartier. Un soir qu’il montait à sa chambre, il vit dans l’ombre du palier du troisième étage Tom, le chien de Goldschmidt, le fabricant de chapeaux, accroupi et comme à l’affût. Il se rappela tout-à-coup que sa grand’mère avait raconté qu’on trouvait depuis quelque temps les chats du voisinage les reins cassés, aux abords de l’immeuble ; il se cacha au détour de l’escalier après avoir baissé la flamme du quinquet. Le chien ne bougeait pas et regardait fixement dans une certaine direction ; Bernard suivant son regard aperçut, dans la porte de l’escalier de secours, une chatière nouvellement percée. Au bout d’un moment, un matou, sans méfiance, parut ; il flaira l’atmosphère, agita un instant la queue assez nerveusement et comme perplexe, fit quelques pas et s’arrêta ; à cet instant, d’un bond silencieux, Tom fut sur lui et, avant qu’il eût poussé un cri, le chat gisait, l’épine dorsale brisée d’un coup de crocs. Du mufle le chien repoussa sa victime dans la chatière ; on entendit dans la cage de l’escalier le corps tomber sur le béton du rez-de-chaussée avec un bruit mou.
Bernard restait sur place, moite d’horreur, d’émotion, et d’une sorte d’admiration : il eut la sensation d’être affamé, une espèce d’appétit devant ce dogue qui léchait ses babines et bâillait avec satisfaction. Un obscur désir lui venait d’être cette brute ; il se rappela tout-à-coup le coup de couteau à l’amoureux de la bonne ; il eût voulu avoir ce sang à portée de la bouche. Une envie, dont il avait honte, de voir encore ce chien massacrer une autre bête innocente traquait son imagination ; il se sentait cloué là. Pourtant il se leva et redescendit à pas de loup. Il rentra dans l’appartement, prétextant un livre oublié. La sueur au front, il alla derrière un placard où reposait la chatte de la maison qui avait mis bas un mois avant. Il prit l’un des chatons sans que la mère ronronnante s’y opposât et, sur la pointe des pieds, il s’esquiva.
Quand il aperçut de nouveau le chien, son cœur cessa de battre. Le monstre couché le regardait d’un œil à peine ouvert. Il posa le chaton et attendit ; mais Tom simulait l’innocence et le sommeil ; la petite bête enhardie venue contre sa gueule le flattait du poil et de la queue ; il se laissait faire d’un air bonasse. Bernard lui dit à mi-voix : « Tu es malin. Pas tant que moi, tu vas voir ». Toute pitié avait disparu de lui. Il saisit le chaton, le balança sous le nez du chien et tout-à-coup le lui lança ; d’instinct, Tom avait tendu la gueule et broyé les reins du pauvre animal ; il reposa le cadavre à terre en baissant les oreilles et remuant faiblement la queue, craignant visiblement d’être battu. Mais Bernard le caressa un moment en lui disant de douces paroles ; puis il saisit le chat et le jeta par la fenêtre dans la rue déserte.
Il se trouvait à la maison, le lendemain, lorsque la sensible Eugénie raconta avec des larmes qu’on avait retrouvé l’un des chatons martyrisé dans la rue. Bernard écoutait et contemplait sa tante avec une impression nouvelle ; ces sanglots ne l’émouvaient point de pitié mais lui donnaient une espèce de soif. Le soir même, en montant se coucher, il prenait au nid un deuxième chat ; le chien paraissait l’attendre et il n’en fut pas surpris ; à peine cette fois avait-il posé à terre la petite bête que Tom la tuait. Il balança à redescendre ; mais enfin, vaincu par le goût du péché, il revint au nid ; un seul chaton, le dernier, reposait au sein de la mère ; il le prit brutalement ; mais comme il atteignait le palier, son oncle Noë qui avait cru entendre un frôlement quitta la table où il lisait entre le père et la mère et arriva à temps à la porte pour voir celle-ci se fermer doucement. Intrigué, il sortit à son tour, perçut le pas de Bernard, le suivit dans l’ombre et assista au massacre.
L’enfant, pâle de rage, comparut devant les siens ; le grand-père était anéanti. Catherine toute décomposée. Ils prononcèrent des paroles énigmatiques pour lui.
— D’où peut-elle venir cette petite crapule, d’où peut-elle venir ? disait Rodolphe.
Que pouvaient contre cette tête de fer les semonces des siens et du maître d’école, le cachot, le pain noir ? Rien. Catherine attribua cette misérable moralité à l’école sans Dieu. Sur ses instances il fut entendu qu’il suivrait le catéchisme et verrait régulièrement le frère Valier. L’enfant ne s’émut de rien. Les seules choses qui l’eussent frappé, en dehors de l’affront de s’être laissé prendre, étaient les paroles sibyllines prononcées par Rodolphe et dont il cherchait vainement le sens.
Au catéchisme comme à l’école il fut l’enfant appliqué, artificieux et ponctuel qui s’assurait les premières places, les prix et l’estime des maîtres. Son intelligence toujours en éveil mais prudente emmagasinait sans arrêt ; une prodigieuse mémoire et une prodigieuse faculté d’oubli donnaient à sa pensée les armes et l’aisance. Physiquement, il se développait fort bien, entraîné par François à tous les exercices du corps. Blinkine réussissait moins et Bernard ne se rappelait jamais sans dérision et orgueil la maladresse qu’il montrait à ce jet du couteau auquel François les avait initiés dans les fourrés du bois de Boulogne. Le petit Régis lui avait fait don, en témoignage d’amitié et de satisfaction d’une longue navaja à cran d’arrêt que son père lui avait rapportée du Mexique.
— Tiens, lui avait-il dit, maintenant que tu sais te servir du joujou, voilà un souvenir. Nous avons treize ans, nous sommes des hommes, on ne sait pas ce qui peut arriver. Il est vrai que si tu deviens tailleur ou menuisier, tu n’en feras jamais grand’chose !
— Et toi ? répondait Bernard piqué.
— Moi, je vais partir comme mousse quand mon père reviendra ; puis je deviendrai capitaine au long cours ; peut-être armateur ou planteur. C’est une autre vie ça, tu sais ! Tu m’envies, Abraham ?
— Oh ! non, faisait l’autre ; je travaillerai avec mon père, moi.
— Qui sait ? On se perdra de vue, on ne se reverra pas.
Mais Abraham tranquillement :
— Si vous devenez quelque chose ou si vous voulez le devenir, vous ne m’oublierez pas, allez.
Bernard enregistrait ces paroles.
Il ne s’adoucissait pas en grandissant. Une jolie fillette du voisinage, la petite Angèle Mauléon, qui suivait le même chemin pour aller à l’école et aimait ce garçon à cause même de sa sauvagerie, l’ayant un jour embrassé en le quittant et ainsi provoqué innocemment la raillerie de ses camarades, il se précipita sur elle comme une petite brute. Il fallut l’arracher pantelante de ses mains.
Quelque temps après, sur la proposition de François, ils décidèrent de faire à eux trois une excursion en forêt de Fontainebleau. Ils seraient censés invités à passer la soirée du samedi et la journée du dimanche chez les parents de l’un d’eux, ils prétendraient y coucher ce qui ne surprendrait point car cela arrivait quand ils devaient travailler tard ensemble, et, ainsi, ils disposeraient des deux jours du samedi et du dimanche. Restait la question des dépenses.
— Moi, dit François, qui ne mentait jamais, je vous avertis que, pour ma part, je dirai tout à ma mère ; à vous de vous débrouiller.
Abraham avait des ressources secrètes, opérant des combinaisons étonnantes de jeux, de paris et de change avec ses cousins. Mais Bernard se demandait, ayant fait quelques dépenses sur les maigres sommes qui lui étaient remises, où il trouverait ce qu’il cherchait.
Il se préparait à ce moment à sa première communion et, tous les soirs, vers les huit heures, allait assister à une retraite qu’on prêchait à Saint-Gervais. On était en Juin ; quand il retournait, sur les neuf heures, dans la rue des Rosiers, le passage était sombre mais les commerçants animaient la soirée, causant en groupes sur les portes. Une fois, en passant devant la boutique du chapelier Goldschmidt, Bernard vit le chien Tom couché sur le seuil ; le chapelier, non loin de là, bavardait ; la boutique était déserte et noire. Une idée subite traversa son esprit ; il s’approcha de la bête et la flatta puis se mit à jouer avec elle ; le dogue prit goût au jeu ; ils entrèrent et sortirent à plusieurs reprises ; le chapelier qui les regardait s’amusait de les voir faire. Bernard recommença le lendemain et finit par faire de ce jeu une habitude où personne ne vit rien de suspect. Un soir, qui était la veille de la première communion, au moment où il allait sortir, sa grand’mère l’embrassa plus tendrement que de coutume.
— Il s’est bien amendé, dit-elle, ce petit. Le frère Valier m’a dit aujourd’hui que, non seulement il était le premier au catéchisme, mais qu’il faisait aussi l’édification de tous.
Il sortit et se rendit comme de coutume à la retraite. Puis, au retour, subitement décidé, il feignit de jouer ainsi qu’il le faisait maintenant tous les soirs avec Tom, pénétra dans la boutique et courut à la caisse. Le tiroir était simplement poussé. Il l’ouvrit, plongea la main. Mais déjà le dogue, une patte sur la main, l’autre sur l’épaule, la gueule en feu, grondait et le tenait en respect. Le boutiquier rentra au bout d’une minute dont l’enfant ne se rappela jamais ce qu’elle avait pu durer. Il appela le chien, referma le tiroir et dit simplement à Bernard :
— « Et tu vas faire ta première communion demain ! Jamais un petit juif n’aurait fait cela. » Il réfléchit puis ajouta comme pour soi : « Et il passe pour le meilleur sujet du quartier. Quelle nature ! Écoute, Bernard, quoiqu’il arrive, n’oublie jamais que je t’ai pardonné et que je me suis tu. Tu promets ? »
L’enfant fit oui de la tête. Il rentra chez lui tremblant, le visage cendré, les yeux hagards. La colère rentrée le rendait fou. A sa tante inquiète il ne répondait pas mais ses mâchoires s’entrechoquaient. On le dévêtit, on le coucha dans la chambre des vieux. Toute la nuit il eut la fièvre et délira. Le matin, calme, effrayant, il déclara vouloir se lever. « Tu n’y songes pas ! » dit Catherine. Il s’obstina, fit des singeries, feignit le désespoir ; il voulait faire sa communion. Il supplia ; il sut trouver des larmes. Le vieux Jérôme se mit en quête d’une voiture ; on le recouvrit, on l’emmaillota ; pendant l’office tout le monde remarqua son visage jaune et ses yeux injectés de bile ; il ne cessa de claquer des dents ; il s’évanouit à plusieurs reprises ; les parents craignirent de ne ramener qu’un cadavre ; le curé doyen vint à son banc lui porter l’hostie et fit signe qu’on abrégeât ce supplice si cruellement édifiant ; tandis qu’on l’emmenait, l’archiprêtre, en une allocution qui émut profondément les fidèles, déclara qu’un tel enfant consolait de bien des misères les serviteurs du Seigneur. Cependant, Bernard avait demandé que la voiture s’en retournât au petit trot. En pénétrant dans la rue des Rosiers, il se plaignit d’étouffer et se pencha à la portière, la main comprimant le cœur. Tout à coup, comme on passait devant la boutique de Goldschmidt, il eut un geste terriblement rapide du bras. La navaja lancée par la lame avec une force incroyable effleura en sifflant la tête de l’homme qui, en bras de chemise, fumait sa pipe devant la porte ; et elle alla se planter jusqu’à la garde, toute vibrante du manche comme une banderille, entre les deux épaules du dogue qui s’écroula en hurlant.
Les deux femmes arrivèrent à la maison plus mortes que vives. L’enfant, inerte et le visage décomposé, fermait les yeux. On ne percevait plus sa respiration, il avait l’air d’un cadavre. Le vieux Jérôme qui fumait sa pipe dans la cuisine, descendit en hâte ; mais, mis au courant en quatre mots, le souffle court, les jambes coupées, il restait immobile contre le chambranle, une main grattant vaguement la poitrine. Ce fut Noë qui, accouru du fond de l’atelier où il bricolait bien que ce fût jour de fête, prit Bernard dans ses bras et le porta, en trébuchant dans l’escalier obscur.
A peine l’enfant fut-il alité qu’il commença de délirer. Il ne cessa guère de trois jours et de trois nuits, ne s’arrêtant qu’abattu et étouffant. On comprenait vaguement qu’il apercevait des spectacles prodigieux et les parents alarmés et émerveillés se demandaient d’où cet enfant taciturne pouvait les avoir tirés. Il arrivait que ces visions fussent bienfaisantes et amenassent sur son visage l’expression de la sérénité : parfois il parlait de navires, de promenades sur l’eau douce et d’autres fois il disait avec ravissement et d’une voix qui gardait toute la suavité de l’enfance : « Qu’il fait bon sur la mer ! » A plusieurs reprises il appela le maître d’école ; on comprit aussi, à quelques paroles, que l’enfant secret et silencieux s’interrogeait sur sa mère dont personne ne voulait dire mot. La douce Eugénie le veillait. Souvent elle dut appeler à l’aide ; car Bernard éclatait en colères furieuses lorsqu’il revoyait, en les déformant, le vieux Goldschmidt et son chien monstrueux. Noë remplaçait sa belle-sœur une partie de la nuit. Mais Jérôme ne voulait pas entrer dans la chambre et Rodolphe ne cachait pas sa répugnance : cette fantasmagorie, la vie intérieure effroyable qu’elle révélait, les surprenaient et choquaient leur bon sens. Catherine avait surtout été secouée dans sa conscience de chrétienne ; Bernard lui semblait un sacripant et quelque chose de plus ; elle n’était pas éloignée de voir dans les actes de l’enfant une intention sacrilège ; elle pleurait sur son hypocrisie précoce, sur le malheur qu’était l’existence de ce petit monstre pour la famille et se demandait avec véhémence quelles tares se cachaient dans le ventre qui l’avait conçu.
Quand on crut que l’enfant allait mieux, ce fut pis. Une épidémie de fièvre typhoïde qui traînait dans le quartier ayant redoublé tout à coup, il n’y échappa point. Ce furent de nouveau le délire, l’agitation désespérée et les alternatives d’espoir et de crainte où se plongeait l’affection que l’on gardait au petit être, malgré les répugnances que sa conduite avait créées. Enfin la maladie céda. La tendresse d’Eugénie qui avait adouci tant de cauchemars eut sa récompense dans une reconnaissance exaltée et farouche que Bernard témoignait par d’ardents baisers prodigués. Noë se vit également accueilli avec une douceur et une affection qui comblèrent son âme sensible et lui firent oublier les heures pénibles passées à ce chevet. Mais le petit restait muet et rogue devant les autres ; les larmes seules d’Eugénie purent changer son attitude et l’incliner à la douceur. Cependant la première fois que Catherine, pour éprouver son remords, fit allusion à la scène dont le souvenir les hantait tous, il fut tout secoué de tremblements et on crut qu’il allait étouffer. La vieille grand’mère promit à Eugénie qu’elle n’en parlerait plus.
Le petit Blinkine vint voir son ami. On les laissa seuls et ils bavardèrent longuement. Abraham, fils singulier de sa race, était tenté par tout, doué d’une merveilleuse source de curiosités universelles et sans persévérances, d’un cœur exquis et d’un goût irrépressible pour les caprices changeants de l’intelligence.
Il connaissait bien le cœur de Bernard, il sut l’amuser et l’apaiser. Mais il lui apprit que François était parti « pour tout de bon » comme mousse sur le bateau de son père ; sa mère et sa tante s’en étaient allées avec lui ; le père Régis comptait les installer provisoirement à Papeete de Tahiti en attendant qu’il pût avoir une concession dans une des îles ou un comptoir ; mais l’armateur Bordes ne voulait pas lui confier de comptoir encore ; il trouvait qu’il lui était plus utile comme Capitaine et le conjurait d’attendre que François fût en âge de le remplacer.
Les deux adolescents demeurèrent un instant rêveurs. La réalité leur paraissait déjà sous une forme nouvelle, plus concrète, plus dense, plus riche, plus drue. Déjà de ces trois amis l’un avait pris la route définitive de sa vie ; déjà les hommes comptaient sur lui, marquaient sa place ; la société le rangeait dans une alvéole de sa ruche.
Abraham, en hésitant un peu, mais devinant que le cours de leurs idées était le même, finit par annoncer aussi une grande nouvelle qui le concernait personnellement. Le père Blinkine avait décidé de le mettre au lycée. Ce fut un coup pour Bernard ; il savait bien que les siens ne pouvaient consentir à un sacrifice semblable ; il se vit seul, séparé de son camarade, faisant l’apprentissage du métier de tailleur ou de menuisier ; ses yeux se noyèrent et il s’en voulut plus encore de ne pouvoir dissimuler son humiliation et sa colère. Son ami, ému de compassion et de sympathie, trouvait les mots les plus capables d’adoucir ce grand chagrin ; mais, tout de même, il sentait bien qu’il ne pouvait totalement le détruire. Cela n’empêcherait pas, disait-il, qu’ils se vissent ; rien d’ailleurs n’interdirait à Bernard de demander une bourse pour venir avec lui ; ou bien de suivre les cours d’une école professionnelle ; ils se retrouveraient. Mais l’enfant, désespéré, secouait la tête ; mirages, tout cela, illusions ; il était véritablement au désespoir. Alors il raconta toutes les misères que lui faisaient Rodolphe, Jérôme, Catherine ; il sentait qu’il les dégoûtait ; le ressort brisé, cette tête solide s’inclinait et demandait grâce.
Mais le petit Blinkine ne l’abandonnait pas. Eh ! quoi, disait-il en riant, si tu avais par hasard tué ce misérable Goldschmidt, ce n’eût jamais été qu’un juif de moins. Quelle bénédiction ! La maman Catherine était bien mauvaise chrétienne qui ne comprenait pas cela. Quand il eut égayé son ami, il lui glissa tout doucement des conseils. Il ne fallait pas se laisser ainsi aller à son caractère comme il le faisait. Lui, Abraham, s’il était un grand patron, hésiterait toujours à employer quelqu’un d’aussi colérique ; certaines misères devaient être souffertes patiemment. Et, enfin, il fallait bien dire les choses comme elles étaient : son orgueil l’avait conduit au vol et au meurtre ; lui, un si chic camarade et un si brave garçon. Bernard s’attendrissait. Mais il expliqua qu’il ne trouvait pas autour de lui quelqu’un pour l’aimer et le cajoler sauf, peut-être, sa tante Eugénie et Noë ; et seulement depuis qu’il était malade. Le petit juif déclara tout net qu’il comprenait cela et rappela à son ami étonné quelques circonstances où Bernard l’avait profondément humilié sans qu’il en eût voulu rien faire paraître. Cette résignation attentive et expectante frappa le malade dans la faiblesse parente qu’il sentait en soi. Mais il eut encore un sursaut :
— Et puis, dit-il, on veut me faire confesser, communier, repentir. Tous disent que c’est des blagues de curé et voilà que la grand’mère passe son temps à m’embêter avec ces bondieuseries.
Abraham répondit gravement que ses parents croyaient qu’il y avait un bon Dieu ; et que lui le croyait aussi ; d’ailleurs Bernard n’était-il pas toujours le meilleur élève du catéchisme ? Mais Bernard sourit : s’il était le premier au catéchisme, c’était uniquement pour être premier une fois de plus ; autrement, tout ça ne l’intéressait pas.
Cependant, par la porte entr’ouverte sur la cuisine, la voix des adolescents parvenait aux parents assemblés autour du feu. Ils se taisaient ; ils écoutèrent jusqu’à la fin leur conversation et, lorsque le petit Blinkine partit, Catherine le rappela sur le palier pour l’embrasser. Puis se retournant vers son mari :
— Voilà, dit-elle en croisant les bras, voilà le résultat. Tu l’as entendu parler ce petit Bernard qui ne dit jamais rien que pour poser des questions ou nous envoyer coucher. Tu comprends maintenant pourquoi il est comme il est ?
— Il est comme il est parce que c’est son tempérament ; c’est un gosse qui est ardent, il a du vif-argent dans les veines ; il n’y a rien à faire là contre.
— Oui, tu crois ça ?
— Eh ! tu as bien vu ce qu’ils ont pu faire tes curés ? Il les a écoutés docilement, il était leur meilleur élève, c’est lui qui récitait le mieux les mômeries. Résultat : tu le connais ; à la première occasion, il envoie un couteau entier avec le manche dans la croupe d’un cabot ; et, parce qu’il a manqué son propriétaire encore…
— Dis-moi donc s’il pouvait faire autrement ? depuis qu’il est en âge de comprendre, on ne lui parle que des droits de l’homme, de la sainte liberté. Vous avez tous l’orgueil de vos journées de 30, de 48 et de la Commune ; vous n’avez jamais pensé qu’à tuer ceux qui n’avaient pas les mêmes idées que vous ; tout en parlant, bien entendu, de fraternité. Toi, tu ne cesses pas de prêcher le partage et de célébrer le martyr Blanqui et d’autres de la même farine. Alors quand l’enfant jette son couteau à ce pauvre Goldschmidt tu t’indignes ! Qu’est-ce que tu veux ? il ne fait qu’appliquer tes théories.
Noë réfléchissait :
— C’est juste ce que dit la maman, déclara-t-il en soupirant.
Mais Catherine était déchaînée :
— Oui, toi aussi, tu as ta maladie. « C’est juste, c’est juste. » Tu ne sais jamais cracher quelque part sans te demander pendant une demi-heure ce qui est juste ou pas juste ; alors, toi, c’est le contraire du père : tu excuseras tout ce que fait le petit depuis qu’il t’est venu des scrupules au sujet de la fameuse gifle. Et la justice, et l’équité, et l’humanité ! Et tous vos mots creux, l’irresponsabilité, la maladie du criminel et celle de l’ignorance. Tenez, vous me faites suer avec vos folies.
— Tu diras ce que tu voudras, fit Jérôme ; c’est entendu, on exagère quelquefois et peut-être qu’on peut avoir tort ; mais tout de même ce n’est pas nos idées qui ont pourri le gosse. C’est qu’il est de tempérament comme ça.
La grand’mère haussa les épaules et rentra dans la chambre. L’enfant aidé par sa tante essayait de se lever pour la première fois depuis quatre mois. La nuit était tombée depuis longtemps ; on était aux derniers jours de septembre et, malgré la tiédeur de la chambre on sentait passer l’aigreur de la saison pluvieuse. Bernard semblait réconforté ; il voulut qu’on lui mît « pour voir » son costume de premier communiant avec lequel il ne s’était pas vu. Lorsqu’il fut debout, vêtu, Catherine ne put retenir un soupir. L’enfant avait grandi de plusieurs centimètres et n’était que l’ombre de lui-même. Son costume, trop court des manches et du pantalon, flottait autour de lui comme d’un squelette ; la figure hâve, toute pâle et mangée par les yeux sous un crâne chauve, lui donnait un aspect étrange, un peu effrayant. La grand’mère se rappelait avoir vu quelque chose comme cela, autrefois, dans un livre de contes de sorciers et de fées. Elle se dit en frissonnant : « Il a l’air d’un vampire. »
La maisonnée pourtant se dévouait à présent toute entière. L’influence discrète de Blinkine se faisait sentir dans la tenue de Bernard, amolli d’ailleurs par la faiblesse et la gratitude. Il cédait, il se repentait, il avait accepté avec une bonne grâce qui ne semblait pas feinte, les visites du frère Valier. Celui-ci d’ailleurs, qui avait beaucoup vu et beaucoup retenu, savait l’intéresser et le distraire. Il se rencontrait, par une coïncidence singulière, avec le petit Abraham dans ces conseils de patience, de prudence, d’empire sur soi-même. Et un jour qu’ils se trouvèrent à son chevet, ils furent étonnés de s’entendre parfaitement ; si bien qu’après plusieurs de ces rencontres le petit Blinkine osa demander timidement au frère s’il voulait bien venir bavarder chez ses parents ; le frère Valier refusa gentiment, invoquant l’impossibilité de faire ce qu’on veut avec un pareil habit ; mais il serait très heureux de rencontrer Mr. Blinkine chez les Rabevel.
Bientôt Bernard put se lever ; il fallut songer à son avenir. La question flottait dans l’air et il semblait que personne n’osât l’aborder. L’adolescent sentait renaître en lui avec ses forces toutes les ardeurs et les audaces d’autrefois ; mais déjà il se maîtrisait tout-à-fait et savait peser toutes ses paroles et prévoir leur effet. Ce fut donc à sa douce tante qu’il posa un jour la question ; Eugénie lui répondit qu’on y songeait bien mais que tout le monde était assez désemparé. Le lycée, c’était bien cher ; il n’y fallait pas compter, les temps étaient durs et il était maintenant trop tard pour obtenir une bourse ; le concours avait eu lieu au plus fort de sa maladie. Alors comment faire ?
Bernard entoura sa tante de cajoleries et d’une tendresse qui était bien réelle, ce dont elle s’amollissait. Puis il finit par lâcher sa pensée.
— Et ma mère, dit-il, ne sais-tu rien de ma mère ?
Alors Eugénie s’attendrit tout-à-fait, prit ce grand garçon dans ses bras et l’installa sur ses genoux pour le dorloter. Il n’avait pas de mère, c’était elle qui l’aimait plus que tout et serait toujours sa petite maman. Elle baisait avec amour ses paupières et son front que de courts cheveux commençaient déjà d’ombrager de nouveau. Mais il s’entêtait ; il allait avoir quatorze ans, il savait bien que tout cela était des mots ; qu’il avait une mère et qu’elle avait fait quelque grosse sottise, mais enfin, ne pouvait-il la connaître, ne pouvait-on la consulter ? Aucun amour pour elle ne venait monter dans ce cœur, certes, mais il ne disait pas tout. Il ne disait pas qu’il avait vu parfois des femmes vêtues de soie et couvertes de bijoux en compagnie de jeunes hommes comme le fils de Bansperger ; et la vieille Catherine avait beau cracher avec mépris en parlant de ces roulures : c’était tout de même des femmes riches.
Il n’allait pas au bout de sa pensée quand il l’articulait intérieurement ; mais il savait bien ce qu’elle était cette pensée : son désir d’apprendre, de grandir, son ambition dévorante, heurtée à cet obstacle de la pauvreté des siens, l’avaient seuls fait songer à l’éventualité d’une mère riche, venant tout-à-coup à son aide. Que cette mère fût méprisée par les Rabevel, il le sentait ; même il devinait vaguement ce qu’elle pouvait être, bien qu’il fût resté très chaste ; mais pourquoi ne rendrait-elle pas service à son fils ? il n’y voyait aucune gêne, aucun obstacle ; il considérait la chose comme possible et, cela, très froidement, sans une ombre ni une velléité d’affection, sans un élan, sans juger sa mère qui lui demeurait entièrement indifférente ! Pourtant il sentait qu’il ne pouvait révéler son idée exacte ; il pressentait une révolte chez les siens, révolte dont le sens et le mobile lui étaient inconnus mais qu’il tenait pour certaine. Il dit avec embarras :
— Tu ne crois pas qu’elle pourrait nous aider ?
La révolte éclata en effet ; Eugénie laissa tomber ses bras de saisissement. Ce furent des exclamations, des épithètes mal réprimées subitement bredouillées, puis, enfin, une sorte d’explication qui voulait tout clore : sa mère avait toujours ignoré Bernard, n’avait jamais pris de ses nouvelles, jamais envoyé un costume ni une chemise, pas même un mouchoir de poche ; pas seulement un sou, « tu entends bien, un petit sou ». C’était désolant de lui dire ça à lui, pauvre petit Bernard, cette femme était une créature dénaturée. D’ailleurs, était-elle riche ou pauvre ? et peut-être était-elle à l’étranger ou même morte ?
Mais Bernard répondit tout doucement : « Dis, si tu en causais avec l’oncle Noë ? » et, pour se débarrasser, elle promit.
Elle sembla pendant quelques jours ne plus songer à sa promesse ; l’enfant ne lui parlait plus de rien ; mais un matin, et comme déjà elle se flattait qu’il eût oublié sa pensée, Bernard y fit une allusion fort transparente bien que d’un ton détaché ; et, le lendemain, il ne lui adressa pas la parole, résolument boudeur. La pauvre Eugénie que les soins donnés par elle au malade pendant ces quelques mois avait attachée à lui plus que les années de vie familiale passées côte à côte, se sentit immédiatement vaincue. Mais comment Noë si rigide sur les principes, les idées de justice et la question de l’honneur, allait-il la recevoir ? Pas une seconde, elle ne pensa à s’ouvrir de son embarras à son mari ; elle savait que Rodolphe lui demanderait tout uniment de quoi elle se mêlait et si elle ne ferait pas mieux de laisser « ce brigand apprendre un métier comme les camarades, ce qui le dresserait ». A vrai dire, elle s’attendait un peu à une réponse à peu près pareille de Noë, sinon dans les considérants, du moins dans la conclusion ; mais Bernard semblait fonder un espoir sur son oncle qu’il prétendait connaître mieux que tous. Elle en vint à se demander si, au fond, il n’avait pas raison ; observateur, l’enfant l’était à l’extrême, certes ; précoce, aussi ; et de plus, il était né dans cette atmosphère d’idéologie et de discussions auxquelles elle ne comprenait rien, mais dont, lui, avait peu à peu saisi entièrement le sens et parfaitement tiré les conclusions propres à sa conduite. Qui sait si, par un détour ignoré, Noë n’allait pas en effet trouver plausibles les arguments de son neveu ? Mais alors pourquoi Bernard ne les présentait-il pas lui-même, car elle savait bien que ni la crainte ni le respect ne l’arrêtaient ? Ici, elle se prit à rire ; son intuition de femme perçait tout de suite en leur for secret les sentiments alors qu’elle ne pénétrait point les idées. La feinte de Bernard lui fut évidente ; il simulait par cette ambassade des sentiments de timidité respectueuse qui devaient flatter Noë ; sa propre perspicacité égaya la jeune femme et sa mission lui parut moins pénible ; même, continuant le cours de ses pensées, elle se demanda si l’adolescent n’avait pas prévu cette réaction seconde et elle en rit encore et aussi d’elle-même, un peu cette fois avec de l’indulgence pour ce petit brigand. Aussi se sentait-elle toute légère quand elle descendit à l’atelier de menuiserie.
Noë procédait au montage d’une porte à double vantail avec deux ouvriers. Elle cria : « Ne vous dérangez pas, ce n’est que moi ! » d’une voix rieuse qui mit le soleil dans l’atelier. Noë lui fit un signe amical : « Rien de cassé ? » demanda-t-il.
— Du tout, du tout, répondit-elle avec précipitation, finissez votre travail, ne vous occupez pas de moi, j’ai le temps d’attendre, vous savez que je ne m’ennuie pas ici.
Elle disait vrai, l’atelier de son beau-frère lui paraissait toujours joyeux ; les compagnons, gars bien portants et de belle humeur, chantaient en poussant la varlope ; le sifflement des copeaux accompagnait leur naissance blanche, gracieuse et légère ; elle circulait entre les établis, voulait préparer elle-même la colle de pâte, veiller à l’étuve et Noë l’envoyait chercher par un apprenti, chaque fois qu’il avait achevé le montage d’une belle pièce, pour lui donner le plaisir d’enfoncer au maillet les derniers goujons. Il lui dit :
— Nous allons profiter de cette occasion pour vous mettre à l’ouvrage ; c’est encore vous qui signerez cette chic porte.
Elle lui répondit d’un sourire ami. Qu’il était beau et bon ce garçon ! Pourquoi Rodolphe n’avait-il pas choisi un métier comme celui-là ? Toujours accroupi dans la buée du fer, les fumées des braises, la poussière et l’odeur des étoffes, sa santé se perdait ; il était maigre et sale, ébouriffé, le teint blême, les yeux rouges ; son caractère s’aigrissait, ses plaisanteries n’étaient plus les railleries légères d’autrefois mais tournaient à la diatribe et à l’amertume. Quelle déchéance en dix ans, depuis le jour heureux de leur mariage ! subitement, il lui semblait en Noë revoir son Rodolphe tel qu’il était à vingt-six ans alors qu’il était venu la prendre d’un air sérieux, un jour (elle avait seize ans !) où elle dansait avec Noë de deux ans plus âgé qu’elle mais aussi gamin. Il lui avait demandé si elle voulait être sa femme et Noë avait battu des mains : Chic ! je vais t’avoir pour petite sœur…
La vie avait été bien heureuse, laborieuse, certes, mais, mon Dieu, qu’elle avait été heureuse ! Puis la guerre hélas ! la Commune, et enfin le retour de Noë, hâve et dépenaillé des casemates prussiennes. Elle l’avait soigné comme Bernard ; il la regardait, il la regardait ! Et un jour il lui avait déclaré d’un ton tranquille qu’il ne se marierait jamais. Elle n’avait pas répondu ; son cœur avait bondi de joie sans que rien la troublât ; elle aimait Rodolphe ; nulle pensée coupable ne la visitait ; mais enfin Noë resterait là ; ils n’en parlèrent jamais plus et son bonheur fut total. Que Noë l’aimât d’amour elle ne voulait pas le savoir, mais dans le secret de son cœur où elle n’osait fouiller, elle se doutait bien qu’elle aurait trouvé la certitude de cet amour ; qu’il se fût jamais trahi, elle ne s’en était à aucun moment aperçue… Mais la pensée qu’elle était là pour remplir la mission de Bernard lui revint. Et, simultanément, par une liaison toute naturelle des idées, elle eut le sentiment, brusque comme un choc, que l’adolescent avait eu l’intuition de leur secret innocent tandis qu’ils se penchaient à son chevet de malade ; l’assiduité de Noë auprès de lui — et d’elle — alors qu’auparavant il semblait ignorer Bernard afin de ne point se heurter à lui, comment l’aurait-il expliquée autrement ? Et soudain, elle pressentait la profondeur des desseins de Bernard et comment il savait jouer tous ses atouts, certain d’avance d’être compris. Elle le jugea redoutable, balança un moment à croire au chantage puis fut saisie par l’évidence. Quelle terrible et dangereuse petite brute, songea-t-elle. Mais elle l’excusait, le cœur fondu d’affection et de quelque chose de plus clandestin encore ; d’une satisfaction délicieuse, à peine et malgré elle avouée, que le lien subtil qui lui était cher fût assez insaisissable pour demeurer indéfini et assez perceptible pour que la finesse du malade l’eût senti ; sa certitude en était doublée et l’agrément qu’elle en ressentait vouait à son auteur une gratitude qui effaçait sa contrariété et ne laissait pas de place au ressentiment. Elle conjectura que, cela aussi, Bernard l’avait prévu et en éprouva un accroissement de joie, celui-là même qui fait les proies heureuses.
Quand elle eut bien admiré le chef-d’œuvre à deux vantaux, félicité les compagnons, suivi dans leurs explications le détail des moulures, des petits-bois, du chambranle, les innovations de la quincaille, donné son goût sur la nuance du vernis, et enfin bouté à la masse les dernières chevilles d’assemblage qu’on lui avait réservées, on apporta la pinte ; elle trinqua en buvant dans le gobelet de Noë (« Dieu que c’est fort », disait-elle avec une moue ravissante qu’elle faisait exprès parce qu’elle savait qu’elle enchantait les compagnons), les ouvriers chargèrent le chambranle sur un charreton et s’en furent.
— Ils vont, dit Noë, à l’hôtel de Mr. de Persigny ; c’est pour lui : la petite porte de l’aile gauche. Ils vont présenter l’objet à son embrasure. Nous voilà seuls : qu’y a-t-il pour ton service ?
Elle lui expliqua posément ce dont il s’agissait ; et, suivant sur son visage les progrès de sa pensée, son irritation, sa méfiance, son hésitation, elle prit une mine innocente qui pouvait donner à croire qu’elle n’avait fait réflexion aucune sur la mission dont elle s’acquittait tout bonnement. Elle eut vite fait toutefois de se rendre compte que Noë ne rejetterait pas la chose comme l’eût immédiatement rejetée Rodolphe.
— Il y a là évidemment, dit-il en se grattant le menton, une question d’équité, question d’équité qui est double. La mère est une bougresse qui ne vaut pas grand’chose et même, autant dire, rien. Elle n’a jamais contribué à l’entretien du loupiot pour un liard ; pourtant le gosse est à elle ; ce n’est pas sûr qu’il soit le fils de Pierre, il ne lui ressemble ni pour la tête ni pour le cœur ! ce n’est pas sûr donc qu’il soit notre neveu. Mais c’est bien sûr que c’est elle qui l’a fait : pas vrai ? Donc, si vomissant que ce soye de demander à ce chameau d’aider son fils, il faudrait le faire, régulièrement. Et puis il y a autre chose, le petit est désagréable, méchant, sans cœur, tout ce qu’on voudra ; mais on ne peut pas dire qu’il soye pas intelligent ; il apprend ce qu’il veut et il comprend tout. On lui a dit de tout sur la république, la liberté et cætera ; c’est son droit d’arriver où son esprit peut le porter et nous, nous devons l’y aider de toutes nos forces. Si on peut mettre le gosse au lycée il faut l’y mettre ; ça, y a pas : c’est la justice. Évidemment. C’est pas rigolo pour moi de retrouver la cocotte et d’aller la voir, mais enfin je ne veux pas qu’on me fasse des reproches un jour. C’est pas deux choses qu’il reste à faire ; c’en est qu’une. Je vais aller à la Préfecture, je vois Mazurel qui est chef de division et m’aura vite trouvé où perche l’oiselle ; et demain je me frusque et je tombe au nid. C’est pas ton avis ?
Elle l’écoutait sans l’entendre. Il se mit à rire :
— Alors quoi, on est dans la lune ? A quoi penses-tu ?
— Je pense que tu es un bien brave gars, dit-elle en se secouant comme si elle s’éveillait. Tiens, voilà deux bons gros pour la peine.
Elle l’embrassa sur les deux joues à pleines lèvres.
— Encore, dit-il, en faisant des mines de gosse gourmand.
Elle le baisa de nouveau, deux fois, trois fois, puis toute animée, avec une vraie frénésie. Elle s’arrêta en sentant le sang aux tempes. Alors il la prit, lui posa longuement les lèvres sur le front en fermant les yeux ; il la serrait à faire craquer les os ; il lui faisait mal et elle n’osait le dire de crainte que l’étreinte se desserrât. Enfin il délia ses bras et elle quitta l’atelier sans prononcer un mot. Noë sortit immédiatement, se rendant chez Mazurel.
Quand il revint à l’heure du dîner, il signifia d’un clin d’œil que tout allait bien ; aussitôt Eugénie se pencha à l’oreille de Bernard qui était son voisin de table : « l’oncle Noë verra qui tu sais demain », lui dit-elle. L’adolescent rougit de plaisir et l’embrassa. Mais elle eut un mouvement d’humeur, un sursaut qu’elle n’attendait pas. Sous un prétexte, elle se leva de table, alla à la chambre à coucher, lava son visage à grande eau ; tous ces baisers lui paraissaient subitement impurs ; elle lava sa bouche, ses lèvres, se mouilla au bénitier, elle qui n’était pas bigote, d’un geste qui la soulagea. Elle se sentit plus fraîche ; pourtant elle ne put encore se retenir de tomber à genoux et de faire une prière contrite d’une voix ardente et basse, frémissante de remords et d’une espèce de crainte ; elle redoutait d’avoir ouvert une porte, elle eût voulu rayer cette journée ; cette journée ! elle eût voulu bien davantage, faire page blanche, rajeunir de dix ans. Oui, disait le témoin intérieur, bien sûr, la pureté d’alors, mais pour quoi faire ? Et elle s’aperçut avec terreur que l’idée inexprimée où s’attardait sa complaisance, c’était le mariage avec Noë. Secouer tout cela ! les larmes montaient invinciblement à ses yeux. Rodolphe inquiet vint voir ce qu’elle faisait ; elle prétexta une migraine atroce qui le surprit et elle resta seule ; quand elle eut bien pleuré, elle se sentit calmée et se leva de sa chaise ; la glace de l’armoire lui renvoyait son image. Les larmes ruisselantes ne l’enlaidissaient pas ; elle se savait belle mais, ce jour, elle sentit tout d’un coup combien ces beaux yeux, cette bouche de pourpre et la chevelure corbeau toute lisse et pure de ligne pouvaient plaire à un homme. Elle soupira et s’en fut.
Le lendemain matin, Noë partit pour ce qu’il nommait plaisamment son calvaire. Seule, Catherine avait été mise au fait ; elle avait haussé les épaules devant tant de naïveté ; que comptaient-ils donc tirer de saletés pareilles, demandait-elle avec ce ton d’orgueil où l’honnête femme savourait sa revanche secrète. Puis elle était sortie à son tour, avait trouvé le frère Valier à son domicile, lui avait demandé conseil ; et ils avaient convenu qu’il s’arrêterait le soir chez eux, « en passant », comme cela lui arrivait maintenant très souvent ; car il était admirablement accueilli chez les Rabevel, non pas seulement par gratitude, mais parce que ces libéraux révolutionnaires lui savaient gré d’être si grandement intelligent, tolérant, érudit, de ne pas oublier qu’il était un homme, de supporter à merveille la plaisanterie et, mieux encore, de savoir taquiner avec cette gentillesse qui fait de la raillerie le plus agréable des hommages.
Au déjeuner, il y eut une déception ; Noë n’avait pu joindre la personne. Mais il était certain de la trouver l’après-midi ; l’ennui c’est que sa journée était gâchée ; enfin, il fallait ce qu’il fallait. Mais le soir quand il rentra on ne vit que trop tout de suite à sa mine qu’il avait rencontré celle qu’il cherchait et qu’il ne rapportait rien de bon. Jérôme et Rodolphe mis au courant simultanément de la démarche et du résultat triomphèrent bruyamment ; si on les avait consultés, on ne serait pas allé au devant d’une humiliation ; mais au jour d’aujourd’hui c’étaient les plus jeunes qui voulaient tout savoir ; les hommes d’âge et d’expérience ne comptaient pas ; encore si la leçon pouvait servir ! Noë resta sombre ; il fut avare de détails.
— Oui, quand vous saurez qu’il y a du linge et du quibus, serez-vous plus avancés ? Ce qui est sûr c’est qu’elle ne veut pas entendre parler de Bernard ; elle ne veut pas foncer un radis, pas pour ce qui est de la galette, qu’elle dit, elle s’en fout ; mais ça nécessite des relations, de la correspondance ; un beau jour ça se sait ; la voilà vieille et ridicule avec un gosse de quatorze ans ; c’est des embêtements.
Bernard sortit, ravalant ses larmes.
— C’est pas tout ça, continua Noë. Je lui ai demandé si, tout de même, elle n’avait pas quelque chose dans le remontoir qui lui battait en parlant du loupiot. Alors elle m’a lâché que ce gosse avait été le malheur de sa vie, que, d’ailleurs, elle n’en connaissant pas le père, qu’il avait empêché son mariage quand Pierre était mort. Heureusement encore que ce croquant n’avait pas moisi, que…
Catherine éclata :
— Une ordure, je vous dis, une ordure…
Elle se tut ; Bernard rentrait et on comprit qu’il n’était sorti que pour entendre.
A ce moment des voix résonèrent sur le palier : c’étaient M. Lazare et le frère Valier qui se faisaient des politesses avec une secrète et souriante animosité.
— Vous tombez bien, leur dit Catherine en ouvrant la porte, vos avis ne seront pas de trop ; vous allez prendre le café avec nous ; justement on est en train de décider ce qu’on va faire de Bernard.
— Il y a bien longtemps que cette question me tracasse, dit Lazare, quand il se fut assis ; je ne puis plus, naturellement, m’occuper de Bernard ; je lui ai appris tout ce qu’on apprend dans mon école et les classes me prennent trop de temps pour que je puisse songer à lui donner des leçons ; mais il a une base scientifique solide et des principes ; il s’agit de trouver une école qui fasse fructifier ses qualités puisqu’on ne peut pas penser au lycée en raison du prix de pension. Malheureusement je ne vois guère où nous pourrons trouver cela.
— J’aurais peut-être votre affaire, moi, fit alors le frère Valier, si vous ne redoutez pas pour Bernard les dangers de l’obscurantisme.
Et il coula un regard vers Lazare ; celui-ci sentit la pointe.
— Vous lui feriez une place gratuite chez les ignorantins ? demanda-t-il.
— Gratuite, hélas ! non, répondit le frère Valier, car ceux que vous appelez si aimablement les ignorantins pourraient s’appeler plus justement les pauvres ; mais enfin je crois qu’avec cinq cents francs pour l’année scolaire…
— Cinq cents francs, cinq cents francs ! et où voulez-vous les trouver, dit le vieux Jérôme. Rodolphe a de la peine à les mettre de côté pour lui ; et pourtant, il faut bien penser à l’avenir ; il faut bien penser qu’un jour ou l’autre il aura des enfants, que diable ! Quant à Noë, il faut prévoir aussi qu’il se mariera et devra se monter, se mettre en ménage ; s’il épargne quelques pistoles, il faut qu’il les garde. Avec ça, tout le monde vit ici sur ce qu’ils gagnent, nous, les vieux, aussi bien que l’enfant. Et les affaires ne sont pas brillantes, vous savez.
— Mon bon monsieur, dit le frère Valier, partout ailleurs vous paierez plus cher et vous aurez des suppléments à n’en pas finir. Nous, nous vous prenons Bernard, nous le préparons solidement ; s’il est capable, vous êtes sûr qu’il prendra ses brevets, connaîtra la comptabilité, le dessin, tout ce qui est nécessaire au commerce et à l’industrie ; s’il est très fort nous le présenterons aux Arts et Métiers ou à Centrale ; il sera suivi, chauffé, cultivé avec un soin de tous les instants ; on ne le laissera pas, comme dans un lycée, livré à lui-même ; mais toujours quelqu’un sera là pour lui donner l’explication ou l’aide dont le manque à l’heure opportune suffit parfois à compromettre, dans un enfant, les résultats de plusieurs années de travail.
— Tout ce que vous voudrez, dit le père Jérôme, mais cinq cents francs ! D’où voulez-vous que nous les tirions ?
Rodolphe déclara alors avec sécheresse :
— Pour ma part, je ne peux pas vous aider d’un sou ; l’entretien de Bernard, je veux bien y contribuer, mais, ses études, je n’ai pas d’argent pour ça. D’ailleurs, si vous voulez mon avis, il serait temps de le mettre en apprentissage ; s’il veut être comptable, il ne manque pas de maisons de commerce qui le prendront aux écritures et même lui donneront un petit quelque chose qui nous aidera à l’habiller et à le nourrir. Si tu veux être tailleur ou menuisier, ajouta-t-il en se tournant vers Bernard, c’est encore plus commode. Maintenant, si tu vises plus haut, rien ne t’empêchera d’étudier tout seul sur des livres en dehors des heures d’atelier ou de bureau. Mais est-ce que tu as seulement un goût, une envie d’un métier plutôt que d’un autre ?
— Eh ! comment veux-tu qu’un garçon qui n’a pas quinze ans puisse te répondre, dit Noë. Ce que veut Bernard c’est arriver à tout ce qu’il pourra de mieux. Nous lui avons tous dit, aussi bien Monsieur Lazare que toi, qu’avec le nouveau régime, la seule chose qui puisse arrêter un enfant est l’incapacité de son intelligence ; et maintenant à ce petit qui a parfaitement réussi à être toujours le premier de sa classe tu réponds qu’il n’y a rien à faire qu’à entrer en apprentissage ; ça ne peut pas aller. Il faut être juste ; la République ne paye pas, il faut payer pour elle.
— Pour moi il n’y a rien à faire, dit Rodolphe ; je ne veux pas me mettre sur la paille pour un autre, qui, d’ailleurs, remarque-le bien, ne m’en saurait aucun gré.
— Moi je ne peux rien faire, dit Jérôme, puisque je vous ai tout donné et que vous m’entretenez.
— Eh bien ! qu’à cela ne tienne, s’écria Noë, je paierai tout.
— Mais quoi ! reprit le vieillard, tu sais que tu ne pourras rien te mettre de côté ; si tu veux te marier, tu…
— Je n’ai pas l’intention de me marier, vous le savez bien tous, je l’ai dit assez souvent.
— Ça n’a pas le sens commun ; on dit ça et puis il suffit qu’on trouve la personne.
— A moins que la personne ne soit pas libre, dit Rodolphe d’un ton de gaieté forcée qui alarma Eugénie.
Noë haussa les épaules.
— C’est tout simple : je ne me sens pas fait pour la vie conjugale, voilà tout. Je fais un sacrifice, bien sûr, mais je suis convaincu que Bernard ne l’oubliera pas, pas vrai Bernard ?
Le garçon qui pleurait en silence opina de la tête.
— Et puis, cela c’est sans importance, je souhaite de n’avoir jamais besoin ni de Bernard ni d’un autre ; et je ne demanderai jamais rien sans besoin. Mais j’estime qu’il faut avant tout l’équité et ici l’équité commande de faire instruire Bernard, quoi qu’il nous en coûte. Ai-je raison, Monsieur Lazare ?
Le maître d’école fit un signe approbatif.
— Maintenant, acheva Noë, ce qui est bien sûr, c’est que c’est une chance que Monsieur Valier nous offre la pension au prix qu’il dit ; parce que, au delà, matériellement, je ne pourrais pas et on dit que le bon Dieu lui-même, le vôtre, Monsieur Valier, n’ose pas demander l’impossible. Seulement, ce qu’il faut aussi c’est que l’enfant reste libre. Tu sais, Bernard, que tu vas être dans une pension où tu devras prier, te confesser, communier, chanter à vêpres, tout le saint-frusquin, quoi ! Et, sans t’offenser, bien que tu aies toujours été premier au catéchisme, le petit scandale de ta première communion ne prouve pas que ta dévotion soit bien profonde. Donc, si tu n’aimes pas les mômeries, à toi de refuser. Tu es libre.
Mais Bernard était tout décidé. Ces mômeries ne lui paraissaient plus bien gênantes, ni la confession, ni la communion. Évidemment cela n’était pas drôle, mais enfin ? Il répondit donc qu’il avait été fou, qu’il ne savait même pas encore lui-même comment ça s’était fait, que, la meilleure preuve c’est qu’on n’avait jamais eu rien à lui reprocher depuis l’histoire des petits chats où il n’avait pas non plus compris comment il avait pu faire ça. Ce fut si bien dit que les auditeurs en demeurèrent ébranlés. Seul le frère Valier, qui avait été si bien trompé par la feinte douceur de Bernard, garda quelque scepticisme : il voulait prendre sa revanche. Aussi ne se retint-il pas de marquer sa joie lorsqu’en fin de compte toutes les dispositions eurent été prises pour que Bernard entrât aux Frères de la rue des Francs-Bourgeois, la semaine suivante.
Les quelques jours qui le séparaient de son départ, Bernard les passa dans les préparatifs et la fièvre. Au frère Valier qui maintenant hantait la maison, il ne cessait de demander, de son ton dur qui voilait sa satisfaction, toutes sortes de renseignements. Qu’allait-on lui apprendre ? Est-ce qu’on ne se trompait pas en le poussant dans telle section plutôt que dans telle autre ? Lui, voilà, il voulait savoir ce qu’il fallait qu’un Rothschild ou un Gambetta ou « des gens comme ça » dussent savoir. Mais, tout de même, ajoutait-il pensivement, il y en avait des choses à faire pour devenir un de ces hommes ; peut-être des choses qu’on n’enseignait pas au collège ? Il regardait avec une anxiété interrogeante le frère Valier qui souriait sans répondre. Pourquoi, songeait Bernard, pourquoi ce curé ne disait-il rien ? Tout de même il avait confiance ; il était convaincu que, tout ce qu’on peut apprendre d’utile à la réussite il pouvait l’apprendre. Parfois, cependant, il se demandait pourquoi des hommes comme Lazare ou Valier étaient demeurés dans une situation aussi humble ; il concluait, aux heures de fatigue, avec accablement, qu’il n’était pas plus intelligent qu’eux et que tout cela ce n’était qu’affaire de chance. Mais, en général, son orgueil prenait le dessus, son orgueil, sa vraie force, orgueil infiniment subtil et prêt à tous les sacrifices qui devaient le fortifier et le mener à la réussite. Ces hommes qui l’entouraient étaient faibles ; il les admirait pour leur savoir, mais, cela à part, quelles chiffes ! Il en haussait les épaules. Comme il s’en ouvrait à Blinkine, celui-ci fit une moue : Lazare est un naïf, dit-il, ça c’est sûr, avec sa République et ses vertus du peuple, mais…
— Comment, dit Bernard choqué, tu crois que…
— Voyons, répondit Abraham, tu crois encore à ces blagues ?
Tout s’éclairait subitement pour le jeune Rabevel qui baissa la tête. Ainsi, lui, s’il était obligé d’aller aux Francs-Bourgeois au lieu de fréquenter le lycée, n’était-ce pas la preuve qu’on lui avait menti ? Les siens eux-mêmes reconnaissaient leur erreur. Mais comment ne s’en étaient-ils pas rendu compte plus tôt ? Et ce petit Blinkine avait donc depuis longtemps deviné, lui qui disait cela d’un ton si naturel ? Il allait donc falloir avoir de la chance, aider la chance, user de ruse ? Mais, à ce jeu, des êtres comme Abraham, moins réellement et universellement intelligents que lui, mais plus subtils dans le cours ordinaire de l’existence, étaient mieux armés pour réussir ! Sans s’exprimer exactement toutes ces pensées qui roulaient dans sa tête, il percevait ce que l’habileté et la souplesse de Blinkine pouvaient obtenir alors que son esprit de rébellion risquait de rester impuissant ; et il se faisait intérieurement des propos de ferme résolution ; il se gouvernerait, s’assouplirait, saurait s’examiner et se conduire. Mais il lui restait de l’inquiétude.
Sur ces entrefaites, lui parvint une lettre, la première, de son ami Régis. François lui annonçait qu’il lui écrivait du sud de la Terre par le travers de l’île de Pâques. Toute la lettre n’était qu’une effusion lyrique, un cri de joie, le balancement d’un cœur suspendu au double sein de l’onde et de l’azur. Bernard reconnaissait l’enthousiasme de son camarade et ne s’en émouvait guère. La fin l’intéressa davantage : le bateau que gouvernait le Capitaine Régis transportait du coprah, une énorme cargaison que la maison Bordes avait troquée par petits chargements dans les îles contre de la quincaillerie et qui avait preneur à un prix laissant vingt mille francs de bénéfice pour le voyage. Le père Régis avait une prime de un pour cent sur ce chiffre. Bernard eut le rire de Blinkine. Quelle misère ! Et quand il montra la lettre au petit Abraham ils se sentirent frères un instant. Mais comme la conversation se continuait, un peu de malaise les sépara. Chez Bernard se déclaraient les appétits, l’avidité de jouissance, de pouvoir, de luxe ; l’autre, de race plus ancienne, et plus affinée, dénonçait un goût de la spéculation pour elle-même, une sorte de désintéressement aiguisé, une supérieure intelligence de la combinaison et du nombre. Bernard fut un instant à le comprendre puis il sourit, se frotta les mains, se sentit comme débarrassé d’un grand poids. Cet Abraham trop subtil, ce François trop lyrique, l’un et l’autre au fond n’étaient et ne seraient jamais que des rêveurs. C’était bien lui qui tenait le bon bout.
Il se sentit dès lors ferme, tranquille, tout rassuré, plein de courage. La veille de son départ, le dernier jour qu’il devait passer en famille, il se montra d’une gaieté exubérante. Lazare déclara entre haut et bas que les curés n’auraient pas de mal à « avoir » un étourdi qui allait chez eux de si bon cœur. Chacun cependant était satisfait de lui voir de si bonnes dispositions ; chacun s’avouait au secret de lui-même que la vie serait meilleure loin du garçon dur et sournois qui tenait tant de place dans la maison et, en grandissant, congelait une partie de l’atmosphère chaque jour accrue. Seule, Eugénie était émue de voir partir l’enfant que ses soins avaient tant contribué à sauver.
Ce fut elle qui l’accompagna au collège avec Noë. Celui-ci avait chargé sur son charreton une longue et maigre malle recouverte de soies de truie et qui contenait tout le linge de l’adolescent. On était au milieu de Novembre. Ils pénétrèrent dans une cour triste où quelques arbres achevaient de perdre leurs feuilles jaunissantes. De grands murs les entouraient barbouillés d’ocre, percés de fenêtres étroites et grillées. Une stupeur morne semblait planer sur le collège. Leurs pas faisaient crisser le gravier et le guide qui les précédait ne put s’empêcher de se retourner comme s’ils eussent offensé le silence. Ils passèrent devant un grand Christ, l’homme se découvrit, fit le signe de la croix et cependant que, tout naturellement, Eugénie et Bernard l’imitaient, il eut un coup d’œil oblique vers Noë qui s’étonna par la suite de s’être signé lui-même aussitôt sans réflexion. Ils foulèrent des parvis de carreaux glaciaires, suivirent des couloirs sans fin, longés de murs chaulés. De temps à autre s’entrebâillaient sans bruit sur le lit d’huile des gonds, quelques portes minuscules dont l’épaisseur étonnait le menuisier ; un œil invisible et deviné les guettait dans l’ombre leur causant ce malaise qui couve les grandes maladies ; puis l’huis se refermait ; en chemin, ils croisaient des fantômes glissants en soutane luisante, tête nue, qui s’adossaient au mur pour les laisser passer, et, relevant tout à coup sur leur passage des paupières baissées, dardaient sur eux un regard habitué à tout voir dans l’instant d’un éclair. Aussitôt dépassés, on les entendait battre leur vêtement de la poussière blanche laissée par le mur et ce répit de quelques secondes immobiles, cette station obligée, leur donnaient loisir d’observer encore sans péché. La main qui étreignait le cœur de Noë le serrait davantage ; il devinait en ce monde muet une force obscure, noire et disciplinée, terrible par l’intelligence et un certain sens qu’il y présumait de l’humain et du divin.
Il entra chez le frère Valier, après ce parcours qui lui avait paru interminable, avec un sentiment de soulagement. Le Frère les reçut dans un bureau très simple tendu de papier vert uni et rempli de livres et d’instruments de géodésie. Il dut débarrasser deux chaises de paperasses et de brochures qu’il mit à terre pour leur faire place. Après leur avoir demandé de leurs nouvelles, il inscrivit le nom et l’état-civil de l’enfant sur un registre et les entretint un moment avec son amabilité coutumière mais qui leur parut tempérée en ce lieu d’une sorte de hauteur et de cette sérénité que possède la certitude. Il leur expliqua comment il avait l’intention de conduire les études de Bernard et de se rendre compte exactement de ses dispositions et de ses goûts en les tenant très régulièrement au courant de ses progrès et de ses défaillances. Puis il ajouta : « Quant à son éducation morale, je n’ai pas besoin de vous dire avec quel soin il y sera veillé ; n’est-ce pas Monsieur Régard ? » Les visiteurs retournés aperçurent alors derrière eux un prêtre qui se tenait debout et donnait silencieusement des signes d’assentiment. On ne l’avait pas entendu entrer. Il était de taille moyenne, maigre, émacié. Son visage surprenait par la pâleur. Les traits étaient fermes et beaux ; la bouche fine, presque sans lèvres ; le nez, en bec d’aigle, frémissait sans cesse ; les yeux profondément encavés charbonnaient sous des paupières dont la minceur transparente se dégageait de toute chair, accusait la sphéricité du globe oculaire et faisait mouvoir les ombres de l’orbite. Un front immense, argenté aux tempes, tout labouré, décelait le méditatif. Il écoutait dans une posture qui devait lui être familière, le coude droit dans la main gauche, l’avant-bras relevé, le pouce venant à la mâchoire, l’index le long de la joue. Le Frère Valier le contempla un instant puis dit avec une nuance d’admiration :
— Monsieur Régard est un de nos aumôniers et celui qui aura à diriger Bernard. Il est une des lumières de la catholicité.
Le prêtre, sans vaines protestations, fermait les yeux et secouait négativement la tête comme pour lui-même tout seul, devant Dieu, tout seul.
— Si, mon cher ami, dit le Frère Valier, vous êtes l’un des maîtres de la mystique et l’un des remparts de l’Église… Et je ne sais comment vous pouvez consentir à venir encore vous occuper de quelques-uns de nos enfants.
— Qui est plus digne d’étude que la plus belle créature de Dieu ? répondit l’autre d’une voix blanche et comme exténuée.
Noë fut frappé ; mais, comme il considérait le prêtre avec attention, le Frère Valier se méprit sur l’objet de sa curiosité.
— Vous vous étonnez que Monsieur Régard n’ait pas son rabat ? demanda-t-il. Ne le cherchez point ; le Père Régard est Jésuite et ne porte pas le rabat.
Toutes les préventions de Noë arrivèrent d’un même flot ; le parti prêtre, l’Inquisition, les types des romans anticléricaux, les Dragonnades, la révocation de l’édit de Nantes, la Saint-Barthélemy s’unirent en une seconde sous les traits définitivement fixés de ce visage austère et glacé. « Ce ne doit pas être un bonhomme commode » se dit-il. Que ferait-il de Bernard ? Il se le demanda un moment sans parvenir à résoudre le problème. D’ailleurs, qu’importait ? Il était trop tard maintenant pour rien changer. Et l’enfant avait l’air si content, dévorant des yeux les livres et les instruments scientifiques qui encombraient le bureau ! Advienne que pourrait ! On verrait bien. Il embrassa son neveu et prit congé ; et sur le chemin du retour, tout à son plaisir d’être avec sa belle-sœur un peu attristée, dans cette mélancolique journée d’automne propice aux sentiments les plus tendres, il n’eut pas une seule pensée pour Bernard.
Celui-ci allait, pendant ce temps, de merveille en merveille. L’immensité des dortoirs, des salles d’études, des réfectoires qu’on lui faisait parcourir, la splendeur des galeries de travaux pratiques pleines de modèles mécaniques et de dessins compliqués, la rumeur des gymnases l’emplissaient d’admiration et de joie. Il ruminait avec conviction les conseils du sage Blinkine : écouter, se taire, obéir, être sage et par ces moyens arriver au premier rang. Mais il se sentit un peu inquiet pourtant ; il se rendait vaguement compte que, cela, il l’avait fait jusqu’ici sans grande difficulté ; alors quelle chose avait-il donc à craindre ? Il leva timidement les yeux et sentit fixé sur lui le regard de l’aumônier ; c’était cela, il le comprit tout de suite, qui le gênait. Il ne s’agissait plus de feindre dans ce lieu ; il se voyait pénétré et, son orgueil écartelé, livré à la risée de tous. Non, on ne se contenterait pas ici de travail et de bonne conduite, il faudrait se faire voir tel qu’on était. Une frayeur le secoua soudain. Si on allait s’apercevoir que les prières, le catéchisme, tout ce dont il s’acquittait si bien en apparence, ce n’était fait que du bout des lèvres ; si on allait le renvoyer aussitôt ? Sur ces pensées, il dut s’installer, faire connaissance de ses nouveaux camarades, de ses surveillants et de ses professeurs ; il ne vit plus le Père Régard dont d’ailleurs personne ne lui parla ; il eut le sentiment qu’on l’oubliait, qu’il se noyait, qu’il devenait un simple numéro dans une classe nombreuse. La nouveauté des méthodes d’enseignement à quoi il n’était pas accoutumé ne lui permettait pas de briller malgré un travail acharné ; la présence, aux récréations, de classes plus avancées, d’élèves plus âgés et plus forts que lui, lui interdisait toute prouesse physique ; ses voisins étaient de bons garçons médiocres, joueurs, d’ailleurs sages et pieux, qui n’observaient rien et n’auraient guère pu répondre à ses inquiétudes si son orgueil et sa prudence ne lui avaient interdit de les manifester.
Ainsi, au bout d’une quinzaine de jours, il commençait à s’habituer à cette vie qui lui avait paru étrange et même à s’engourdir quelque peu, lorsque, un matin, vers les sept heures, comme il achevait un problème, la porte de la salle d’étude s’ouvrit et le Père Régard parut. Le surveillant vint à sa rencontre : « Voulez-vous m’envoyer mes pénitents ? » dit le Jésuite. Le surveillant alla chercher une liste dans son tiroir et prononça quelques noms. Des élèves se levèrent et suivirent le Père Régard. Au bout de peu de temps, ils revinrent l’un après l’autre. Le surveillant s’approcha alors de Bernard et lui dit : « C’est à vous ; vous êtes le dernier. Vous n’avez qu’à aller dans la chambre du Père Régard ; c’est la troisième porte, au premier étage ; il y a le nom sur une carte clouée. » — « Bon, se dit Bernard, il s’agit de se confesser. Allons-y. »
Il se sentait le cœur serré quand il frappa à la porte et que la voix incolore du vieillard lui répondit. Mais son anxiété redoubla dès le seuil. La chambre était tout-à-fait nue et à peine éclairée d’une chandelle qui jetait de grandes ombres fantasques sur les murs. On distinguait au fond, posé sur des planches au niveau du parquet un grabat couvert d’un manteau noir. Quelques effets pendaient à une patère ; une armoire minuscule à gauche de la porte devait renfermer le linge de corps ; deux chaises et un prie-Dieu complétaient l’ameublement. Nul ornement qu’au mur un christ en bois, tout simple, et un bénitier avec un rameau de buis. Sur la cheminée, une petite pile de trois livres qui parurent à Bernard être des bréviaires, à côté du chandelier.
Le Père Régard était assis, dans la pose méditative qui lui était familière, sur l’une des chaises auprès du prie-Dieu. L’adolescent murmura une timide salutation qu’on accueillit d’un silencieux hochement de tête. Il resta là, embarrassé, ne sachant quoi faire, puis, se décidant, s’agenouilla sur le prie-Dieu. Le prêtre le repoussa avec douceur.
— Ne vous agenouillez pas, dit-il, vous n’en n’êtes pas encore digne. Asseyez-vous là, sur la chaise.
Bernard obéit au geste, tout décontenancé, avant même que le son des paroles eût pu prendre un sens pour lui. Puis il comprit et il sentit sourdre et monter lentement la colère. Quoi, on ne le jugeait pas digne de ces mômeries ? Eh ! n’en valait-il pas un autre ? Que faisait-il de plus ou de moins que ses camarades ? Et, après tout, qu’est-ce que c’était que leur confession et leur bon Dieu qu’on n’avait jamais vu ?… Ainsi grondaient en lui la révolte et les propos de son entourage mêlés. Et ce curé qui gardait son inexplicable mutisme, que lui voulait-il ? D’abord il avait une sale gueule ; pour ça, on ne pouvait pas dire le contraire. Et puis, qu’est-ce que ça voulait dire, ça, de faire monter quelqu’un pour l’humilier ? D’ailleurs, cette humiliation, il ne la tolérerait pas, lui ; s’il s’était agenouillé ce n’était pas qu’il gobât les histoires de ratichons, c’était parce qu’il fallait le faire pour pouvoir rester là… Le Père Régard se taisait toujours, la main sur les yeux, comme s’il se fût cru seul ; et Bernard tout à coup pensa que si ce vieillard avait ainsi parlé c’est qu’il avait justement deviné pourquoi Bernard s’agenouillait. Il est malin, se dit-il. Mais si ce malin croyait à toutes les histoires de bon Dieu ? Non, encore des sornettes du parti prêtre pour arriver à tout gouverner. Mais la simplicité du lieu, la modestie et l’humilité évidente de l’homme qu’il savait être un savant, l’évocation des ambitions qu’il entretiendrait, lui, s’il était pareillement instruit, le subjuguèrent ; il demeura perplexe et attentif ; le Père Régard se taisait toujours.
Enfin, il retira sa main, gardant les yeux clos et, de sa voix sans timbre :
— Il est évident que je ne puis, mon enfant, vous accorder la faveur des sacrements tant que votre âme pourrira dans l’état où on l’a mise. Le malheur c’est que vous me paraissez profondément gâté. Je vous ai suivi et observé tous ces jours-ci, j’ai vu vos notes, j’ai parlé à vos surveillants et à vos professeurs. Vous travaillez beaucoup, vous vous donnez du mal, vous êtes intelligent, vous vous conduisez bien — et vous ne réussissez pas. C’est que la grâce de Dieu n’est pas sur vous. Pourquoi ? D’abord parce que vous ne priez pas du fond du cœur, ensuite parce que vous n’êtes pas un vrai chrétien. Vous ne réussirez jamais en rien, que c’est dommage !
Il s’arrêta et soupira. Bernard reconnaissait bien à part soi la justesse des observations sur la vanité de son effort et il en était profondément vexé. Il se défendit :
— C’est que je n’ai pas l’habitude de vos manières de travailler. Et puis, au tirage au sort des compositions orales, j’ai toujours les problèmes difficiles.
— Ne m’amusez pas avec vos « manières de travailler » ; et ne me dites pas que le sort vous donne les problèmes difficiles. Vous ne vous en tirez pas, voilà tout, c’est le doigt de Dieu. Vous n’arriverez à rien dans la vie, vous serez toujours le dernier, le domestique des autres.
Rien ne pouvait davantage alarmer Bernard. Le confesseur continua sur le même ton, usant de tous les arguments, retournant tout en preuve, tirant de Bernard tous les aveux qu’il interprétait pour sa cause avec une évidence éclatante, le tout sur un ton monocorde, avec une sorte d’indifférence résignée, sans qu’à aucun moment se fît jour une tentative d’apologétique ou de conversion. A la fin l’adolescent pleurant à chaudes larmes, voyant sa vie gâchée, la réussite impossible, toutes ses espérances anéanties, pleinement convaincu de ce que lui disait le prêtre, le supplia de le confesser, de le guérir.
— Hélas ! répondit tristement le Père Régard, je crois bien que la chose est au-dessus de mes forces. Enfin, nous étudierons cela. Revenez la semaine prochaine et tâchez, en attendant, de trouver par vous-même la voie de Dieu.
L’enfant redescendit en se tamponnant les yeux.
— Je crois, disait son confesseur au Frère Valier quelques heures après, je crois que nous pourrons arriver à sauver cette âme bien qu’elle soit très compromise. Il n’y a pas de cœur, les sens ne sont pas éveillés encore ; absolument rien de suspect, chasteté certaine ; mais il n’y a pas non plus cette vague tendresse qui peut aider à la conversion ; et l’intelligence qui est indéniable me semble purement critique. C’est elle qu’il faut convaincre par des preuves ; chose curieuse, l’auxiliaire qui peut donner de l’intérêt à mes paroles c’est l’ambition dévoratrice de ce petit. Dieu lui apparaîtra d’abord un aide, un atout dans son jeu. Il l’admettra comme au pari de Pascal. Une fois logé chez lui, nous saurons bien l’y incruster. Il pourrait faire un excellent serviteur de Dieu, ajouta le Père songeur.
— Eh ! là, dit le Frère en riant, si jamais cela devait arriver, je le réserve pour ma congrégation et non pour la vôtre.
Bernard ne se doutait point qu’on fît déjà état de ses dispositions ni même qu’on le crût vaincu. Il dut passer par quelques épreuves qui furent pénibles à son orgueil. Le jour de Noël, il resta seul à son banc comme un pestiféré tandis que ses camarades allaient à la Sainte Table ; il ravalait des larmes de rage ; il lui semblait que tout le monde le montrait au doigt. Ses deux voisins qui le considéraient comme une pauvre brebis perdue, l’observaient à la dérobée. La magnificence de la cérémonie, la douceur des chants, l’accent de joie, l’atmosphère heureuse, tout cela qu’il sentait si bien et à quoi il n’osait participer lui fendait le cœur. A l’issue de la messe de minuit, il dut monter seul au dortoir ; il entendait rire et plaisanter ses camarades qui réveillonnaient au réfectoire ; il imaginait sa place vide. Peu à peu, se formait en lui l’image d’un monde de saints, de vierges et de dieux d’où il était exclu et qui distribuaient ces joies, qui aidaient insidieusement ses camarades, qui les pousseraient dans l’existence. Il touchait à présent ce monde jusque-là ignoré ; il se rendait bien compte que ses condisciples avaient une vie spirituelle qu’il n’avait jamais soupçonnée ; et, comme il était fort jeune, il ne pouvait conclure qu’à la réalité de ces êtres supérieurs avec qui ils formaient société. D’ailleurs, autour de lui on ne cessait de relater des traits édifiants ; la puissance divine s’exaltait en des miracles irréfutables ; les raisonnements persuasifs du Père Régard, les plus simples, celui de l’œuf et de la poule, celui du premier moteur, le trouvèrent convaincu. Et, enfin, sa puberté tardive arrivant, il se sentit tout à coup des élans de tendresse, une soif de conviction, d’affection universelle, de douceur et de protection. Le jour où il fut autorisé à communier, il donnait depuis longtemps à tous les preuves les plus certaines d’une foi enflammée.
Par un phénomène qui n’avait point paru miraculeux aux professeurs, son intelligence et son travail avaient dans une marche curieusement parallèle peu à peu imposé leur primauté. Les problèmes qui lui étaient échus demeuraient les plus difficiles, mais il les comprenait et les résolvait. L’ordre des devoirs et des leçons avait fini par s’accommoder fort bien à sa méthode de travail. Tout lui semblait aisé et agréable. Tout lui souriait ; jamais il n’avait si bien senti sa réussite ; et, à la fin de l’année scolaire il ne fut pas surpris quand le palmarès l’annonça comme ayant presque tous les premiers prix.
Il revit à cette occasion tous les siens réunis ; et combien fiers de ses succès ! Il n’avait eu toute l’année que des visites espacées tantôt de l’un tantôt de l’autre, visites qu’il souhaitait d’abord puis redouta lorsqu’il fut pris par ses études et son ardeur religieuse. Il songeait à présent avec un morne ennui à ce qu’allaient être ces deux grands mois de vacances passés rue des Rosiers ; mais l’abbé Régard, à la fin de la cérémonie de distribution des prix, vint courtoisement présenter ses hommages aux parents du jeune lauréat ; et il glissa dans la conversation qu’il avait organisé une colonie au bord de la mer. Bernard demanda sur-le-champ à Noë de le laisser partir et on y consentit sans trop de peine : il ne passa qu’une semaine à la maison ; il sentit s’y fortifier son dégoût pour cette vie médiocre et laide ; sa piété nouvelle s’irritait des brocards traditionnels contre la religion ; il dut à plusieurs reprises ronger son frein ; le soir, quand Noë lisait à haute voix des vers d’amour en regardant parfois Eugénie qui tricotait paisiblement sous la lampe, l’adolescent se levait, trouvant bêtes tous ces gens qui ne pensaient pas au salut éternel et perdaient leur temps à des sornettes. Il sortait dans le crépuscule estival ; les couples langoureux n’émouvaient pas ses quinze ans ; il entrait dans ce petit jardin qui est au chevet de Notre-Dame et il rêvait à l’ombre de la cathédrale : il eût désiré revivre l’aventure de ses architectes et de quelqu’un des grands évêques d’autrefois ; il les voyait crosse en main et le casque au lieu de la mitre, parmi leurs vassaux, imposant la religion du Christ et l’obéissance à son représentant ; il voulut un jeudi visiter le Trésor et en revint éberlué ; d’autres fois, il s’accoudait au parapet et passait des heures à voir décharger les gabarres ; il supputait la valeur de la cargaison et le tonnage ; il établissait mentalement la comptabilité de l’entreprise et ce qu’elle pouvait donner, bénie de Dieu. Il parcourait aussi les églises, affolé d’amour divin, de repentirs pour des peccadilles qu’il qualifiait de crimes et assoiffé d’indulgences dont il tenait un compte exact. Il ne faisait plus maintenant d’éclats, et ses colères ne se traduisaient que par une pâleur excessive et une montée légère d’écume au coin des lèvres ; mais il semblait que, plus il les retenait, plus il s’en accumulait en orages menaçant de crever : il en accusait le Diable. Au reste il ne pensait qu’à soi, en débat perpétuel avec lui-même et n’accordant à ce qui l’entourait qu’un regard étranger. Un jour, Eugénie qui l’observait lui reprocha sa sécheresse de cœur ; il en eut un grand choc et s’en accusa aussitôt comme d’un péché épouvantable dont il ne pressentait pas possible un véritable repentir. Il ennuya alors sa tante de simagrées ridicules, demandant pardon, excédant l’imprudente de ses questions et de ses larmes, lui représentant tantôt son avenir spirituel compromis par cette affreuse sécheresse de cœur, tantôt le service qu’elle lui avait rendu en lui signalant un tel danger. Elle finit par lui dire de ne pas tant faire la bête, que le bon Dieu était moins sot que lui, de l’embrasser et de tirer un trait là-dessus. Il baisa ses joues avec emportement en la prenant dans ses bras. Le sein tiède palpita sous sa main ; la peau fraîche avait une douceur sapide, une odeur de verveine et le toucher du velours. Elle lui rendait le baiser, innocente et maternelle, de sa pourpre rose humide. Il se sentit extraordinairement troublé et décida de l’éviter désormais.
D’ailleurs il partait le lendemain. A la gare d’Austerlitz il retrouva l’abbé Régard et une douzaine de camarades ; tout aussitôt les siens furent oubliés et seul compta le magnifique avenir.
Ils n’arrivèrent à destination que le lendemain soir. La colonie avait élu domicile dans un ancien lazaret situé sur la côte au point le plus dangereux de l’épine rocheuse qui court entre Cette et Agde. C’était un lieu splendide et désolé, hanté de quelques rares pêcheurs qui vivaient sordidement sous la tente. Le lazaret était lugubre. Il comprenait quelques pavillons dans un quadrilatère de murs épais et fort élevés dont une partie surplombait la mer et répercutait le ressac. Les pavillons étaient en rez-de-chaussée, le sol carrelé de briques rouges émaillées, glaciales aux pieds nus des enfants. Une chaleur torride faisait éclater les pierres de ce désert ; il n’y poussait que des herbes salées, d’énormes chardons dorés, des euphorbes et des arnicas. Un vent terrible grondait perpétuellement dans les tuiles ; et la mer sans marée ne s’arrêtait jamais. Bernard connut là la violence et l’exaltation de la prière ; le Père Régard les agenouillait tout à coup sur les rochers devant l’aube ou le crépuscule, les écrasait de la grandeur prodigieuse des cieux et élevait leur âme dans une série d’invocations haletantes et précipitées comme celles qui galvanisent les foules aux processions de Lourdes. Parfois ils entraient tous ensemble dans le flot et passaient en faisant la chaîne au dessus d’une cave dangereuse où deux ou trois perdaient pied : « Dieu vous soutient ! » criait le prêtre ; les adolescents reparaissaient, crachant et s’ébrouant, mais rieurs et sans avoir eu un instant de crainte ; ainsi est la vraie foi. Souvent aussi ils chantaient des hymnes composés par le Père à la louange des Saints ; il les réunissait autour de lui après le jeu, sur quelque plage sauvage où le vent faisait flotter leurs vêtements et soulevait leurs cheveux ; ils tiraient leur goûter d’un panier et mangeaient d’un appétit dévorant ; certains s’abstenaient, se mortifiant pour des raisons obscures, des péchés véniels ou des velléités dont ils redoutaient qu’elles prissent figure ; on ne leur demandait rien. Le Père les regardait et quelquefois souriait en remerciant le Ciel ; ces douze garçons soigneusement triés avaient tous les yeux clairs, nets de cerne, la mine belle, pure et sans tache ; il les savait droits, irréprochables ; leur bonheur faisait le sien. Leur âge s’échelonnait de quatorze à dix-huit ans ; le grand Texin songeait déjà à prendre la soutane ; Lormier n’avait pas la vocation et n’y prétendait point, mais où qu’elle s’exerçât, sa piété simple et forte ne pouvait que faire du bien ; Daumas… Midel… il les passait en revue ; aucun n’était revenu de si loin ni si haut que cet ardent petit Rabevel dont le sombre bouillonnement l’inquiétait encore parfois. Justement c’était lui qui, cette fois, lui demandait au nom de ses camarades, de leur raconter une vie de Saint. Il sourit. Le miracle extérieur, la sujétion des forces de la Nature en imposerait toujours aux enfants — comme aux hommes, ajouta-t-il à part soi.
Mais déjà ses pupilles discutaient. Gasier réclamait un nouvel épisode de la vie des Franciscains ; il se délectait des prières d’Assise ; toute la nature lui était proche et parente ; il en buvait la fraîcheur à longs traits : ma petite sœur l’eau, mon petit frère le passereau… quelles délices ! Seul, il se racontait à mi-voix les voyages du petit Pauvre et de son Compagnon ; rien de romanesque ne l’y entraînait mais une candeur venue intacte du fond des âges. Pourtant, Midel eût préféré les récits d’évangélisation : Xavier était son héros ; il le voyait petit et noir, plein d’une force formidable par le signe de la croix, retourner des continents. « Et vous, Rabevel ? » demanda le Père. Bernard releva sa tête pensive, il songeait, répondit-il, au terrible supplice de Saint Laurent que le Père leur avait décrit la veille : « Comme Dieu est bon de soutenir un chrétien en de pareilles traverses ! » dit le petit Gazier. Mais Bernard se révolta : Certainement Saint Laurent avait trouvé sa réjouissance dans la foi, sans quoi où eût été le mérite ? Il voyait le saint marmonnant des prières à voix basse, puis criant ses invocations lorsque la chair déjà grésillait, et enfin, hurlant sa foi à pleine gueule lorsqu’il n’était plus qu’une plaie de viande vive toute fumante ; il voyait le prétoire obscurci de vapeurs, puant la sanie, le graillon, le charbon de terre, les bourreaux mi-asphyxiés par l’âcreté du nuage ; il décrivit le supplice comme s’il y assistait ; les souffrances du saint étaient les siennes ; il en goûtait l’horreur, il en savourait le tourment et il en avait mal. Il se sentait soudain la vocation du martyre ; un délice insoupçonné lui sembla tout-à-coup la compensation du sang. Il eut un éblouissement : peut-être était-il prédestiné ? peut-être serait-il un saint ? Il se dressa d’un sursaut.
— Prenez garde à l’orgueil, dit le Père.
L’amertume emplit sa bouche. En rentrant, il traîna derrière ses camarades. Comme il approchait du lazaret il vit non loin du chemin deux enfants de pêcheur qui riaient et faisaient de grands gestes ; il courut à eux. Les gosses avaient enfermé un scorpion dans un cercle de brindilles enflammées. Il assista, haletant, aux efforts de la bête venimeuse, à sa réflexion, à ses tentatives redoublées lorsque l’inexorable cercle se resserrait ; une joie cruelle le tenaillait à crier ; il se sentait près de trépigner. Enfin, quand le cercle fut tellement réduit que le scorpion se vit léché des flammes et, brusquement relevant la queue, se tua net en dardant dans sa propre tête son épine empoisonnée, il crut pâmer ; jamais choc plus merveilleux ; il s’appuya au rocher, secoué d’un spasme ; et il tenait son cœur pour rejoindre au galop ses condisciples qui l’appelaient.
Ainsi, parfois, des signes paraissaient qui eussent pu lui révéler son climat véritable s’il avait été en âge de s’examiner avec fruit ; ces signes ne lui échappaient point mais il les dédiait à la partie la plus artificielle de lui-même, celle-là qui excitait le plus ses ardeurs du moment et, pour ce motif, lui semblait la plus vraie. Le Père Régard s’y trompait comme lui, cette piété sincère et si vive, ces élans passionnés le ravissaient et il n’y voyait pas le cheminement dérivant d’un tempérament de feu qui cherchait à s’évader par les voies d’une imagination voisine du délire, hors d’un corps intact. Angèle Mauléon, sa petite amie d’autrefois, l’avait un jour surpris sur la plage ; elle était venue là prendre les bains de mer avec sa tante ; non sans préméditation. Il la vit avec ennui. En maillot, grande, nerveuse et parfaite, elle évoluait dans les eaux comme un Triton. Mais l’enfant vierge n’en était pas ému. L’heureuse ignorance de ses sens lui faisait une vie extraordinairement belle ; sa sûre mémoire s’emplissait de sites terrestres et spirituels qu’il rapporta au collège où de temps à autre il se donnait le divertissement de les retrouver avec un mélange de ravissement et de regret. A peine était-on en Novembre que déjà il aspirait au mois de Juillet suivant pour retourner au Lazaret.
Les cinq années qu’il dut passer encore au Collège ne lui furent pas lourdes. Cette exaltation spirituelle le soulevait, ses succès, son goût du travail lui rendaient tout facile : jamais la durée ne lui parut plus suave ; jamais il ne devait être plus heureux. Il suivait le cours de commerce et de finance que les Frères avaient inauguré depuis 1858 et qui était fort réputé dans le monde des affaires auquel il fournissait des employés fidèles, actifs et capables. Il était dirigé par le Frère Maninc, petit homme trapu et rose, toujours souriant, aux yeux pétillants d’astuce. Il ne se contentait pas d’apprendre à ses élèves la comptabilité, le droit usuel, le régime des transports et des marchandises ; mais il les mettait en garde contre les roueries des escrocs et de la finance interlope ; il leur montrait la loi, la commentait, en expliquait les lacunes et, sur des exemples célèbres, tenant en mains la Gazette des Tribunaux, leur faisait voir comment à chaque instant, par des merveilles d’ingéniosité, l’aventurier tourne les prescriptions du Code. Il décrivait la lutte passionnante de la jurisprudence pratique avec l’escroc ; les textes additionnés aux textes, les dispositions accumulées, toutes les espèces multiples enchevêtrées, les contradictions inévitables entre les Cours, l’hésitation de la conscience humaine devant le fait dont on ne sait à quel moment il devient frauduleux. Parfois il s’exclamait gaiement contre les « chats fourrés » : ils ne connaissaient pas leur métier, telle Cour paraissait réclamer un texte pour une espèce particulière : les nigauds ! mais il existait, ce texte ! que ne combinait-on tel article et tel autre du Code : les voyez-vous, rapprochés, comme ils s’appliquent merveilleusement au cas en question ? Toutes ces arguties, cette intime connaissance de l’homme, passionnaient Bernard ; il émerveillait son maître qui lui disait en riant : « Vous avez le choix : ou bien remplacer le petit Frère Maninc quand il sera vieux ; ou devenir le premier financier de ce temps… à condition d’avoir des capitaux pour commencer ! » Bernard faisait une grimace amère : des capitaux ! et poussait un soupir de regret : il se savait précoce, résolvant en se jouant tous les problèmes de comptabilité, d’organisation financière ou de droit usuel avec une perspicacité sans pareille, trouvant la solution juste où des praticiens se fussent trompés. Le Frère Maninc en vint à lui confier des examens de livres dans les expertises dont on le chargeait. Bernard en concevait de l’orgueil ; il suivait attentivement les affaires litigieuses dans les journaux spéciaux ; mais parfois il se reprochait d’admirer tel aventurier particulièrement subtil qui avait su si bien tourner la loi sur les Sociétés ; il était heureux qu’on l’eût coffré tout de même comme si sa réussite eût dû l’exposer à une grande tentation. Souvent cependant il se disait que, les apologues juridiques du Frère Maninc venant tous de la Gazette des Tribunaux, la moralité n’en pouvait qu’être toujours exemplaire mais que, peut-être, il existait de par le monde des aventuriers plus subtils encore ou plus puissants qui vivaient tranquillement honorés de tous. Ces Rothschild de Londres dont parlait autrefois Lazare ?… Il était bien vrai aussi que, parfois, on était à cheval sur l’honnête et le malhonnête. Et, là également, il se remémorait avec une sorte de gourmandise satisfaite les leçons que leur faisait le Père Régard sur la casuistique. Le Père jugeait nécessaire au développement de l’intelligence la connaissance de cet art en effet admirable qui soumet à son attention les retraites les plus secrètes de l’âme. Bernard y prenait un goût de l’examen de conscience, de la méditation ; il y multipliait son aptitude déjà grande à la prudence et, par ce tour devenu réflexe, exerçait sur son caractère l’empire le plus vigilant. En outre, une sécurité intérieure l’armait désormais ; il se voyait mis peu à peu en mesure de disséquer la pensée étrangère et il retirait de cette conviction une puissance qui se traduisait en sérénité. Il se tenait désormais pour inattaquable.
Il entrait dans sa dix-neuvième année, on était en Juin 1883, lorsque le Frère Valier qui, à plusieurs reprises l’avait déjà pressenti, lui demanda fort sérieusement s’il croyait avoir la vocation. « Je vous ai accordé un an pour vous interroger, dit-il, il est temps maintenant de vous donner à vous-même une réponse. Si vous n’avez pas la vocation on n’a plus rien à vous apprendre ici, et vous pourrez à la fin de l’année débuter dans une carrière où vous saurez faire beaucoup de bien et où nous ne vous ménagerons pas notre appui. Si vous avez la vocation, vous aurez à choisir : être prêtre et alors, passer une année à perfectionner le peu d’humanités que je vous ai fait faire, puis aller au Grand Séminaire ; être Frère et alors passer au Petit Séminaire spécial d’où vous pourrez retourner ici comme adjoint au Frère Maninc qui serait heureux de vous avoir auprès de lui ». Bernard demanda encore une quinzaine de répit. « C’est accordé, dit le Frère. D’ailleurs, je pense qu’il serait bon pour vous de passer ces quelques jours auprès des vôtres. En somme, vous ne devez rien faire sans leur conseil et leur assentiment. »
En sortant du collège, il regarda sa montre : dix heures ; il avait le temps de passer chez Blinkine et d’arriver pour déjeuner rue des Rosiers ; il se rendit tout de suite chez le banquier qui le reçut fort aimablement, mais ajouta :
— Vous n’avez sans doute pas vu Abraham depuis plus d’un mois sans quoi vous sauriez qu’il n’habite plus ici.
— Comment ? fit Bernard interloqué.
— Parfaitement, dit le banquier que cet étonnement amusait. Ignorez-vous donc que, vous comme lui, êtes maintenant de grands jeunes gens ? Alors, comme Abraham est sérieux, que je suis tranquille sur son travail et que je sais qu’il ne joue pas, ne boit pas, n’excède pas enfin les fredaines de son âge, je lui ai accordé son petit logement où il prépare sa licence. Allez donc le voir, 84 bis Quai de l’Horloge, il sera si content de bavarder avec vous !
— Est-ce bien sûr qu’il soit chez lui ? demanda le jeune homme qui se sentait subitement intimidé et qui s’en voulait.
— Oui, c’est sûr, je ne voulais pas vous dire qu’il y aurait pour vous une surprise ; mais il y a une surprise pour vous et c’est cela qui me fait certain de la présence de mon fils à son logement.
Bernard tout intrigué se rendit rapidement à l’adresse indiquée ; depuis le palier il entendait des rires, des bruits d’assiettes, des fredonnements de voix féminines et comme une rumeur de fête.
— Tiens, se dit-il, on s’amuse là-dedans. C’est peut-être la surprise : quelque anniversaire…
Il sonna. Il perçut une galopade, des cris : Ce sont les huîtres ! Non, la glace ! répondait la voix d’une femme. J’y vais ! Non, c’est moi.
La porte s’ouvrit. Une fille svelte et jolie parut qui prit une mine effarouchée. Elle examina Bernard, ses pantalons élimés et raides, son veston étriqué, trop court des manches, l’inénarrable chapeau rond d’où sortait une tignasse ébouriffée ; elle lui trouva l’air d’un sacristain.
— Si vous venez pour le pain bénit, lui dit-elle en éclatant de rire, il est trop tôt.
Bernard, noir de honte et de colère, se taisait en fronçant les sourcils.
— De quoi, reprit-elle, on peut pas blaguer sans fâcher Mossieu ? Vous devez vous tromper d’étage, hein ? ici c’est chez le Zigue Blinkine.
La voix d’Abraham se fit entendre ; mais elle :
— Il dit rien, il est gelé. Je te disais bien que c’était la glace. » Et elle pouffa de rire.
Bernard se détourna, prit la rampe, mais Abraham arrivait :
— Comment ! c’est toi ! et tu t’en serais allé ! au lieu de claquer cette insupportable personne ?
Il envoya une tape amicale à la jeune femme qui feignit la douleur et tendit sa joue à Bernard avec une grâce irrésistible : « Bécot là, pour guérir ». Il la baisa du bout des lèvres. « Autre bécot, dit-elle, et mieux que ça. » Puis : « Encore un autre pour faire ami » et comme il se penchait de nouveau elle vira brusquement et écrasa sur la sienne une bouche humide comme un fruit. Il sourit.
— Ça va ? fit-elle en arrangeant ses cheveux. Cependant Blinkine philosophe et narquois s’amusait.
— Je vais te faire voir un oiseau plus rare et que tu aimeras mieux », lui dit-il. Il ouvrit la porte d’une petite pièce qui lui servait de salon et de bureau. « Regarde si tu reconnais ce monsieur ? »
C’était François.
— Eh ! que je suis content, mes enfants, disait un moment après Abraham tandis que la concierge, cuisinière de fortune, leur servait les huîtres ; quelle veine de t’avoir là le jour de l’arrivée de François, mon pauvre Bernard ! Dire que j’ai hésité à venir te demander à ta boîte ! Ah ! si les bons Frères savaient que tu déjeunes avec un juif, un mécréant et une fille folle de son corps !
— Une fille folle de son corps ! entendez comment il vous traite, Mâme la concierge, dit le friquet… A moins que tu dises ça pour moi ? ajouta-t-elle d’un ton plein de courroux et de tendresse. Si oui, je divorce ! Ah ! Monsieur vient quand ça lui chante, m’attendre à la sortie de l’atelier ? Je t’en ficherai, moi ! Au bras d’un autre, fou de son corps.
La stupéfaction de Bernard touchait au scandale. Il existait donc des femmes aussi libres de propos et d’allure et de pensée, aussi parfaitement libres, libres tout court, libres enfin ! et séduisantes… car elle plaisait cette petite diablesse ; on la sentait gentille et bonne fille, tout de même ; rien de vicieux dans cette physionomie de gamine. Il se rembrunit. L’enfer la guettait. Et tout d’un coup la disproportion du châtiment au péché lui apparut évidente. Voyons, ce n’était pas possible ! il n’avait jamais envisagé le péché que sous deux aspects : l’un était d’une figure sombre, tragique et solitaire, comportant un satanisme, une conscience effroyable dans le mal, une tentative métaphysique de bouleversement de la création ; l’autre, paré de couleurs riantes, c’était le vice rongeur qui décompose et se complaît en soi. Il n’avait jamais envisagé, entre ces extrémités également coupables, cette expansion de naturel qu’il ne pouvait s’empêcher de sentir ignorante du stupre et innocente de toute offense à la Divinité. Tout son édifice si rationnel, si parfaitement construit et dont la stabilité n’avait pour lui jamais fait question lui parut ébranlé ; il s’inquiéta. Et, en même temps, il lui semblait que montait une espérance d’en bas comme du fond des entrailles.
Mais François racontait son existence marine. Il était hâlé, presque noir, carré d’épaules ; on le sentait d’une colossale vigueur. Il avait gardé son sourire rêveur et il ne semblait pas qu’aucun nuage eût passé sur ses enthousiasmes. Les escales, les bordées, la chasse dans les paradis déserts, le miracle des climats sur les vierges terres dans les mers du Sud, tout cela passait sur ses lèvres en paroles enivrées dites comme pour lui seul tandis que les yeux regardaient à l’infini. La blonde Claudie l’admirait.
— Qu’il est beau, ce petit, disait-elle, hein, qu’il est beau ! Et il a tout vu ! En avez-vous vu de plus belle que l’enfant ? ajoutait-elle en se désignant.
Non, certes, jamais d’aussi belle ; il racontait les femmes des pays lointains, les femelles brusquement étreintes dans les bouges, les molles mélanésiennes, les belles canaques des Iles-sous-le-Vent qui étaient des épouses temporaires durant le chargement du coprah ; et, quelquefois, la passagère de l’unique cabine, l’Américaine ou l’Australienne neurasthénique qui voulait passer sur un bateau à voile trois mois entre le ciel et l’eau et qu’affolaient le sel, l’azur et l’alizé…
Claudie battait des mains. Qu’il était crâne ! et cette vareuse de marin, ce col bleu dégagé, comme ça lui allait. Il ne fallait pas s’étonner qu’il eût des succès ce beau gars. Et, tout d’une pièce, se tournant vers Bernard :
— Ce cachottier là aussi doit en avoir eu des bonnes fortunes, allez. Ça plaît aux femmes cet air patelin avec ces yeux pas commodes ! Racontez-nous ça un peu, dites ?
Bernard s’apercevait avec stupeur que sa gêne dans cette conversation venait non de la liberté du sujet mais de n’avoir rien à dire ; il convenait qu’à l’instant il souhaitait sourdement d’avoir eu quelque aventure, d’avoir péché, qu’il se sentait inférieur ; il eut honte de lui-même et son esprit se perdait parmi les méandres compliqués des désirs, des scrupules, des remords mutuellement, instantanément et à l’infini engendrés.
On servait le café lorsque Claudie ayant jeté les yeux sur la pendule poussa un cri, prit les hommes à témoin de sa stupeur et de la vérité de son oubli, enfonça son chapeau d’un coup de poing, embrassa tout le monde et disparut en trombe dans l’escalier en criant : Qu’est-ce que la Première va me passer !
— Bah ! dit Blinkine, on la sait consciencieuse et c’est une ouvrière de premier ordre, on ne lui dira rien. Et maintenant que ce démon est parti, parlons un peu de toi, Bernard, que deviens-tu ?
Il s’expliqua, conta sa vie sans rien omettre d’essentiel, s’avoua fort embarrassé, demanda conseil. François fit une moue ; il avouait son incompétence et se désintéressait d’ailleurs de toutes les questions de cet ordre. Les seules choses qui pussent retenir son attention étaient, en dehors de la technique de son métier qu’il connaissait bien et où il cherchait à se perfectionner par tous les moyens, les livres des navigateurs, des explorateurs et des poètes. Le reste…
Mais Blinkine réfléchissait.
— Écoute, Rabevel, dit-il à son ami, ce sont là des choses fort sérieuses et qui engagent toute une vie. En somme jusqu’ici tu as vécu dans une serre, tu ne sais rien de l’existence, tu t’es fait un monde spécial et idéal, fort beau, propre, merveilleux ; mais, sans te fâcher, bien éloigné de la vie courante ; ton étonnement de tout-à-l’heure devant cette enfant suffira à te le prouver à toi-même. On te donne les moyens de continuer cette existence virtuelle, cette espèce de mirage miraculeux en marge de la vie, ce jeu de l’intelligence et de la conscience. On te donne à choisir : cela vaut la peine. S’il faut tout te dire, j’envie, moi, l’existence du Frère Maninc ; ce pur jeu de l’esprit m’enchante, la spéculation sur les passions humaines qui arrivent à lui épurées sous les espèces de jugements et des articles du Code, la spéculation sur les valeurs et les marchandises purement, admirablement théoriques, les combinaisons de graphiques, ces recherches désintéressées de lois, tout cela venant se combiner aux études casuistiques de ton Jésuite, quel rêve d’une existence surprenante et sans seconde ! Évidemment Blinkine eût sauté sur cette occasion.
— Je ne vois pas cela tout à fait ainsi, répondit Bernard posément. Toi, tu es un imaginatif, un mathématicien pur, un abstrait ; tu es le frère spirituel de Maninc. Nous sommes loin l’un de l’autre. Maninc m’instruit, il me donne des armes, mais je ne vais pas sur sa route. Il cultive l’étude des hommes pour elle-même ; moi je la pratique pour m’en servir ; il étudie à fond les combinaisons de la finance et du commerce pour leur beauté propre ; moi je ne m’intéresse à elles que pour en user. S’il parle d’un produit A, mes mains palpent du coton, soupèsent des grains. S’il fait intervenir une valeur X, je vois le chèque, les vignettes de la Banque de France, et, derrière tout cela, je ne sais quoi de somptueux mais de concret : un hôtel, un monsieur en pelisse qui me ressemble, une voiture de maître avec des cuivres reluisants… Tu comprends, pour le moment je me confesse à toi ; il n’y a pas péché à avoir de l’ambition si elle est saine et propre ; et je crois que c’est mon cas. D’autre part, je suis bien attiré par cette quiétude de la chapelle, l’ardeur des prières, les voluptés souveraines des sacrements. Mais l’un et l’autre sont-ils possibles ! Me voilà hésitant devant l’existence que je ne connais pas.
Blinkine l’avait écouté avec attention.
— Il ne s’agit pas de tout cela pour le moment, répondit-il. J’ai plus que toi, je le vois, l’esprit spéculatif pur et même métaphysique. Or il s’agit de vocation. Je me suis interrogé moi-même à un moment de ma vie là-dessus ; le rabbin me pressait beaucoup. Et note que, chez nous, la contention de la chair n’existe pas, les rabbins sont mariés. Oui, je sais, je sais, ou plutôt je devine ce que tu vas dire ; mais, Bernard, pour pur que tu sois en cet instant, rien ne te garantit l’avenir ; peut-être ne le seras-tu plus dans un mois, dans huit jours, que dis-je ? demain, ou ce soir. Enfin cette grave question qui est d’un ordre naturel, donc divin, mise à part, je vois dans la vocation une chose pure de tout alliage, de tout calcul, un appel irrésistible et définitif, un cri tel du dieu intérieur qu’on ne peut ni hésiter, ni s’y tromper. Or, manifestement, tu ne perçois rien de tout cela. Donc, tu peux faire un prêtre, peut-être un bon prêtre, mais enfin Dieu ne t’y aura point contraint.
Il s’arrêta pendant quelques secondes et, devant la mine penaude de son ami, ajouta :
— Maintenant n’oublie pas que je ne suis qu’un juif qui n’entend rien à toutes ces choses.
Il se tourna vers François, pour changer de conversation :
— Eh ! mais, que contemples-tu, toi ? Fichtre !
— Je crois bien que ce sera ma fiancée, dit Régis en lui tendant une petite photographie. Mon père me pousse beaucoup à me marier jeune, il voudrait, comme il dit, faire sauter des petits-fils de bonne heure. Or, voilà : à la pension de famille Riquet que j’habitais autrefois ici et que vous connaissez bien, la patronne avait une nièce de deux ans plus jeune que moi et qui habite avec son père dans le Rouergue ; ne la reconnaissez vous pas ? enfants, vous l’avez pourtant souvent vue cette petite qui était si gentille !
— Mais en effet, s’écria Bernard, je la reconnais ! C’est cette petite Angèle Mauléon qui m’agaçait tellement.
— Justement ! Eh bien ! figurez-vous qu’en arrivant avant hier à Paris je revois mon Angèle Mauléon chez sa tante, mais combien transformée ! Est-elle belle ! Dites-moi si ce visage n’appelle pas le baiser ? Avec cela, douce, tendre, vraiment charmante ; son père va venir ; mon père le verra ; quand ils repartiront pour le Rouergue je serai fixé. Si tout marche vous serez de noce à mon retour, c’est à dire dans trois ans.
— Voilà de longues fiançailles, dit Bernard.
— N’est-ce pas, l’abbé ? » répondit François en gouaillant. Il se tut aussitôt devant l’expression du visage blessé. Mais Abraham :
— Si tu avais la vocation, tu prendrais une autre mine, mon vieux, quand on te donnerait un titre dont tu devrais sentir la grandeur.
Le jeune Rabevel fit une mine désolée. Il sentait bien la justesse de telles observations mais il lui semblait que bien des éléments de jugement échappaient à Blinkine et il ne pouvait vraiment tout dire, tout expliquer, tout exposer : un tel faisceau de choses, de réflexions, d’actes, de projets composaient le bloc de sa vie intérieure. Tout cela vraiment n’était pas si simple : il en avait de bonnes, cet Abraham. Croyait-il que la vocation fût chose si facile, si nette, qu’il ne fallût pas chercher en gémissant ; et même que les desseins de Dieu ne fissent pas leur part aux tentations ? Il eut un élan de piété : les voies de Dieu sont impénétrables, qui sait si ce déjeuner, ce spectacle soudain de vie aimable et aisée, ce n’était pas là justement une épreuve ? Il quitta ses camarades ; dans le vestibule, un chapeau de Claudie lui rappela la scène de tout à l’heure : il revit la gorge à peine voilée de la jeune femme, il en sentit le parfum et de nouveau ce baiser écrasé de figue mûre ; encore une fois toutes ses théories théologiques se présentèrent et vacillèrent. Il les éprouva détachées du bloc de sa personne propre, prêtes à tomber ; il s’y raccrocha désespérément en faisant en lui une espèce de nuit. Des souvenirs terribles lui venaient : Jouffroy perdant la foi en quelques heures dans une tempête intellectuelle, tel autre philosophe, tel pénitent sur la voie de la sainteté, subitement égarés d’un coup ; il observait que ces hommes avaient eu précisément le caractère orageux et impulsif, l’intelligence prompte et dure qui étaient les siens. Il sentit la peur ; plus que jamais il se raccrochait. Il se refaisait les raisonnements métaphysiques du Père Régard, se récitait des preuves : mais que cela lui paraissait pâle et flou ! il marchait là, dans la vie, son pas était élastique sur le sol ferme ; il coudoyait les passants ; parfois une chair de femme s’appuyait à lui dans la foule ; que ces raisonnements étaient loin ! Et puis enfin, Dieu, s’il existait… (S’il existait ! Mais oui, il existait, malice du Démon !) enfin, Dieu n’avait pas fait la morale de l’Église ; et, avec celle-ci, d’ailleurs… La casuistique qu’il n’avait jamais songé à appliquer à sa défense vint à lui, indulgente et bienfaisante. Il y pressentit tous les repos et il rêvait vaguement d’une libération définitive.
Par moments pourtant une révolte contre lui-même le secouait. Il se trouvait dégoûtant, bas et lâche ; et si coupable. Il fut sur le point de retourner au collège… Non, il n’irait pas, que dirait-on ? Il devait voir les siens, prendre ces quinze jours de réflexion et de repos. Le Père Régard avait bien prévu la crise, il comptait sur lui. Soudain, comme il entrait dans la rue des Rosiers, il songea combien il était indigne de la confiance du Jésuite. Il se jugea méprisable. Et sans plus réfléchir, les larmes aux yeux, il prit les jambes à son cou et courut tout d’une traite jusqu’à la rue des Francs-Bourgeois. Il se confesserait, il ferait pénitence, demain il communierait et commencerait une retraite ; maintenant il sentait bien que Dieu l’appelait. Il arriva au Collège, monta jusqu’à la chambre du Père : elle était vide. Il redescendit ; on lui apprit que le Père dînait chez le curé de la Madeleine. Il s’aperçut alors qu’il était déjà tard. Il résolut sur-le-champ de dîner à la maison puis d’aller aussitôt à la Madeleine. Mais qu’allait-on dire chez lui quand il dirait qu’il venait de se décider à entrer dans les Ordres ?
Bien sûr, on ne demanderait pas mieux que de se débarrasser d’un enfant gênant et difficile. Il se reprocha ce jugement téméraire. Il rentra et trouva son monde attablé. Rodolphe était couché ; on l’entendait tousser dans la chambre : « Il ne va pas » dit Eugénie. Elle était toujours belle, même resplendissante. A un moment son sein se souleva, ce sein qu’il avait touché et il imagina dans un éclair Blandine nue devant les lions. Quand il expliqua sa venue, les vieux ne dirent rien ; ils étaient cassés et pour la première fois sortant devant eux de lui-même il les trouva affaissés, usés, si changés en ces quatre ans où il les avait à peine entrevus. Noë lui dit : « Mon petit, tu es libre, entièrement libre ; je ne tiens pas à avoir un curé dans la famille mais, enfin, tu es libre de le devenir ». Et comme Bernard regardait Eugénie d’un air interrogateur : « Que veux-tu que je te dise ? » fit-elle. « Ton oncle a raison ; et puis, c’est lui le maître à cette heure, comme de juste. Il nourrit la maisonnée depuis la maladie de Rodolphe. » Noë la fit taire. C’était la justice qu’il aidât les siens. Encore heureux qu’il pût le faire ne s’étant pas marié. Une rougeur fugitive passa sur leur front. Bernard sentit parfaitement et comme matériellement la présence du désir, pour si respectueux, secret et peut-être inconscient ou terrorisé de l’inceste que fût ce désir. Adossé à sa chaise, il voulut s’examiner, fermer les yeux. Mais des images nues le visitaient qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vues. Il se reprochait sa complaisance en s’y attardant. Tout d’un coup il se souvint qu’il devait aller à la Madeleine ; bah ! neuf heures, il avait le temps. Eugénie lui servait du thé ; par la grande emmanchure du peignoir il vit tout entier le bras, la chair ferme et blanche, le duvet au fond et l’ombre qui partait de l’aisselle trahissant une rondeur commençante ; elle continuait à le considérer comme un petit garçon, lui mit la main sur les yeux par gaminerie : il appuya sa tête au creux de la poitrine et il sentait le cœur battre et les seins tièdes contre ses oreilles glacées. Dix heures ! il ne pouvait se résoudre à sortir. Eugénie alluma enfin les bougies, et lui souhaita le bonsoir. « Ta chambre est prête » lui dit-elle. Il monta. Devant la glace il se peigna soigneusement : « Je prendrai l’omnibus à l’Hôtel de Ville, se disait-il, je serai chez le curé de la Madeleine à la demie, ce sera assez tôt, je sais que le Père ne s’en va jamais avant onze heures quand il dîne là ». Il lustra ses bottines d’un coup de chiffon, prit le bougeoir et se disposa à sortir de la chambre. Comme il mettait la main sur le bouton de la porte, il crut entendre un soupir ; il s’arrêta ; le bruit se répéta, venant de la chambre voisine ; il comprit aussitôt et il lui sembla en même temps qu’il refusait de s’examiner, de soumettre ses actes prochains à sa conscience ; il repoussait toute réflexion définie, devenait un automate volontairement abandonné à l’instinct. Il quitta son chapeau, ses chaussures, se dévêtit, passa sa chemise de nuit et son caleçon, mit ses pieds dans des savates ; puis, résolument, il cogna à la cloison : « Avez-vous fini ? » cria-t-il. Un colloque de voix confuses lui répondit. Puis une voix d’homme insultante : « Ta gueule eh ! curé ! » Il eut un sourire de triomphe, sortit, essaya de pousser la porte voisine sous laquelle filtrait un rais de lumière. La porte résista ; il força lentement, irrésistiblement, arqué de tous ses muscles ; le verrou léger céda enfin. Brusquement entré, il se vit en face de deux êtres nus, et, délibérément, se jeta sur le mâle. Toute sa jeune puissance inentamée, sa vigueur vierge se décuplait du désir de la femme. Il empoigna l’homme au cou, l’attira au sol et sonna de sa tête à plusieurs reprises sur les carreaux avec une rage qu’il ne s’expliquait même pas ; il entendait haleter la femme immobile derrière lui ; l’autre ne bougeait plus. Il crut tout d’un coup l’avoir tué et sua mais l’homme reprenait ses sens ; il lui mit ses hardes sur les bras, le dressa debout, le porta presque jusqu’à la porte de l’escalier de secours et d’une bourrade le précipita dans le limaçon. Il referma la lourde porte derrière lui, poussa le verrou et revint à la chambre où la femme hébétée, toute nue, restait assise sur le bord du matelas. Il observa que ce n’était pas la même servante qu’auparavant mais qu’elle était jeune et désirable. « Couche-toi donc », lui dit-il. Elle le regarda craintivement et s’étendit, retenant son souffle. Mais lui, d’une voix rauque :
— Allons, fais-moi place.
Elle le regarda de nouveau, le trouva beau et fort, sourit un peu et se poussa vers le mur. Alors il acheva de se dévêtir et s’allongea auprès d’elle.
L’habitude réveilla la fille comme le jour blanchissait la lucarne. Elle sentit vaguement une présence étrangère dans son lit étroit, derrière son dos et resta un instant sans bouger, rassemblant ses souvenirs ; elle se retourna avec des précautions, très lente, releva tout doucement les draps ; Bernard dormait, face de pierre totalement immobile dont on ne percevait même pas le souffle. Elle voulut se lever pour faire sa toilette et s’habiller sans troubler son sommeil ; mais à peine l’effleura-t-elle et il fut aussitôt dressé, l’œil agile, bien éveillé, sur le visage l’expression attentive et soupçonneuse, une méfiance de Huron.
— Je me levais, dit-elle avec une sorte de crainte.
Il l’examina ; la fille était saine ; le corps massif, le nez un peu camus, la chevelure raide et drue, des yeux clairs, agréable au demeurant. Elle se pencha pour l’embrasser, mais il la repoussa doucement.
— Laisse-moi, dit-il.
Elle n’insista pas et, ayant enlevé sa chemise, fit sa toilette, toute nue, débarbouillant sans serviette au savon noir son visage, sa nuque et toutes les parties les plus secrètes de son corps avec l’impudeur de la femme du commun qui se montre telle qu’elle est sans honte ni orgueil ; l’amant ne comptait guère pour elle ; il était le plaisir hebdomadaire, il représentait le délice gratuit, la promenade du dimanche, la balançoire de Robinson, la guinguette de Rueil ; elle demanda :
— Tu reviendras la semaine prochaine ? » songeant à l’autre qui s’était fait si proprement renvoyer. Mais Bernard :
— Ce soir.
Elle se révolta, toutes ses idées bouleversées par la possibilité d’un changement d’habitudes, qui ne lui allait point ; elle se retourna, s’écriant avec force :
— Tu n’y penses pas ! je ne veux pas ! ce n’est pas possible, pas du tout possible.
Il la fixa avec dureté et répondit rudement :
— Ce soir. Ce soir et les soirs suivants. Tous les soirs qu’il me plaira. Tu as compris ?
Elle sentit l’accent du maître et se contenta de hocher la tête d’un air de résignation boudeuse. Il continuait à la regarder avidement mais sans tendresse ni désir, avec une curiosité assoiffée de précision pour ce corps de femme enfin possédé. Il ne pensait à rien qu’à satisfaire son envie de bien le connaître, sans même que son intention en fût bien déterminée ni consciente, par une habitude normale de son esprit que les circonstances appliquaient à cet objet. A mesure pourtant que ce besoin de se remplir la vue et la mémoire du spectacle nouveau s’apaisait peu à peu, il semblait que dans le champ de son démon intérieur une sorte de palissade très haute qui l’empêchait de voir autre chose qu’elle-même, s’abaissât peu à peu, lui livrant son horizon de piété coutumière à chaque instant agrandi. Il s’attardait à considérer les détails de la palissade par peur de se trouver enfin devant cet horizon dont il n’attendait rien de bon ; il percevait déjà les premiers mouvements de sa conscience, les remords naissants que traîne le péché mortel ; il en redoutait le malaise commençant et essayait de se fuir lui-même ; il se donnait les mille prétextes dont se veut contenter une conscience alarmée avant de se résigner à plonger au plus profond des ténèbres où elle craint des chocs redoutables ; même il se déclarait à lui-même si fatigué qu’il pressentait irréalisable le moindre effort d’analyse et de méditation spirituelles. Pour échapper à cette conscience, pour s’en distraire, pour anesthésier son âme, il excitait son intelligence à se poursuivre elle-même, à se chercher un dérivatif dans les mille jeux du réveil intérieur. Son esprit agile tendait tous les arcs, entre les êtres les plus distants de son troupeau de moi vivants, il palpait les moins sensibles qui réagissaient aussitôt sous ses antennes brusques et venaient s’inscrire instantanément. Il retrouvait l’impression d’une promenade capricieuse sur un clavier où chaque touche faisait bondir sous les sens, l’image, le son, le parfum appelés ; l’essai se poursuivait sans surprise, avec une sorte d’aise ; progressant, il suscitait simultanément plusieurs évocations distinctes dans son champ ; puis, allant plus loin encore, il se jouait à leur laisser la liberté, n’usant que d’un contrôle sélectif en quelque sorte neutre et les laissant effectuer d’elles-mêmes leurs appels, s’enchaîner, se lier, proliférer, construire les systèmes les plus féconds ou les plus saugrenus. Il oubliait la vie concrète. Il ne regardait plus la femme déjà à moitié vêtue. Il ne s’aperçut même pas de son départ ; couché sur le dos, les mains sous la nuque, les yeux au plafond il suivait les fantômes de sa fantaisie ; et, plus il se sentait pressé par la grondante voix de la conscience qui le réclamait à son tribunal, plus il devait s’ingénier à reformer les rondes craintives que dissipait cette voix. A la fin cependant, l’écran intérieur ne parut plus animé de ces fantômes ; les formes pâlirent, les derniers essais ne donnaient que de molles pensées sans consistance qui n’étaient même plus des ombres transparentes ; la toile se montra crue sous la lumière et tout d’un coup s’enroula. Comme après le déchirement de la nue qui révélera le visage du Fils de l’Homme, il se trouva brusquement mis en face de son péché et de sa colère.
Car il ressentait surtout une grande colère contre lui-même, il ne concevait point qu’il ne pût demeurer libre de ses pensées, les diriger, les peser, les contraindre au tour qu’il se proposait ; l’intervention d’une loi morale qui le gouvernait par un intermédiaire ignoré lui était soudain devenue insupportable depuis que, conscient du péché mortel, il en portait le joug. Et le sursaut de la révolte le précipitait dans un camp inconnu où il se trouvait l’antagoniste de lui-même ; mais il avait beau vouloir demeurer dans une sorte de brume relativement confortable où il eût pu s’accommoder, se mettre en ménage avec le péché, inexorablement le poids du passé, la charge mystique, l’explosif religieux complaisamment accumulés dans les cavernes intimes le minaient de toutes parts ; le visage qu’il était obligé de se découvrir soudain participait de son éducation immédiate, la forte empreinte des quatre années où le Père Régard l’avait façonné exerçait son empire ; il fallait de toute nécessité passer par son laminoir.
Ainsi, tour à tour, son imagination subit le cortège des punitions éternelles qu’il encourait, la crainte de la mort sans confession, le spectacle des supplices renouvelés du Sauveur ; quelque chose s’émouvait au fond de son être. Et toujours, néanmoins, derrière il ne savait quels remparts bien assurés et fermes, demeuraient la satisfaction de l’acte accompli et le dessein arrêté de recommencer. Une exaltation à double face croissait en lui ; le déchirement du crime et l’envie de le commettre de nouveau ; le remords le ravinait de délice ; il se trouvait ignoble avec une sorte d’étonnement allègre ; sa sincérité le poussait à des larmes douloureuses qu’il goûtait pleinement. Il se découvrait une duplicité profonde, insoupçonnable ; à chacune des traverses où s’engageait sa pensée il reconnaissait deux figures opposées propices à la jouissance et au remords ; le goût du supplice achevait le plaisir sensuel ; il en désirait la pointe aiguë ; et, tout à ses anticipations, gardant la vue claire, il prévoyait déjà qu’un jour viendrait où il n’aurait plus la foi et rejetterait l’épice qu’elle apportait aux plaisirs qu’elle défend. Il sentait comme ces horribles penchants lui étaient intimes et naturels ; il revécut cette journée, si innocente en apparence, de la veille et comprit ce qu’elle enfermait de réflexion, d’astuce, de calcul inexprimés s’achevant par la réalisation d’un désir irrésistible ; désir venu de si loin ! désir conclu avec sa mémoire par le rappel subit de la scène à laquelle il avait pris part neuf ans auparavant avec le jeune amant de sa voisine d’alors. Le Diable serait rudement plus fort que Dieu s’ils existaient l’un et l’autre, se dit-il, avec, à ce reniement, un remords qui le remplissait d’aise et le crucifiait. Car, enfin, quelle extraordinaire astuce, quelle manière souterraine de conduire les hommes ! et jusqu’à cette apparence de figure naturelle donnée à l’instinct criminel, jusqu’à ce plaisir découvert au vice ! Il se rappelait toute sa nuit, ses maladresses, ses hésitations, sa méfiance, les trésors d’orgueil et de précaution dépensés à dissimuler son inexpérience ; et comment il avait montré le même amour-propre en cachant cette nuit sa virginité qu’en se fâchant la veille de cette appellation de « curé » dont il eût dû être flatté. Ainsi, par nature, l’homme fanfaronnait du vice et rougissait de la vertu. Les images d’autrefois se présentaient à sa complaisance qui s’y attardait avec toujours cette cuisante joie ; il se rappela tout à coup le supplice de Saint Laurent, celui du scorpion, et sa propre curiosité savourante. Il se dit : « je suis un drôle de type tout de même », avec une sorte de vanité et le plaisir de la découverte ; et, en même temps, sans un désir, ni à proprement parler une vision impure, sans une localisation déterminée bien que cela lui parût monter du ventre, il éprouvait une puissance nouvelle, forte et subtile ; une puissance, chose si curieuse ! qui lui paraissait physique et mentale, et qui le débarrassait des gens et des dieux ; sans doute était-ce cela qui faisait les hommes ? L’exercice de ce pouvoir sexuel et la conscience de ce pouvoir, la puissance d’engendrer et de perpétuer la race, seul but de la nature, dès qu’ils étaient ressentis, tout le reste s’évanouissait comme des petites choses inutiles ; c’est pourquoi les vrais hommes conscients vomissaient la philosophie et la religion ; voilà ce qui les rendait paisibles et si forts.
Il tremblait de blasphémer ; et pourtant le risque lui paraissait faible désormais ; déjà Dieu et les saints lui semblaient idées légères, même lointaines. Il s’apercevait qu’il ne recherchait plus aucune des preuves à lui données, fût-ce pour les discuter : la métaphysique et la théologie croulaient tout d’un coup dans la poussière sans que son intelligence voulût même se donner la peine de s’appliquer à elle ; il suffisait que son tempérament, sa vraie nature parlât ; cette nature tout à coup retrouvée, infiniment affinée certes, douée de nouvelles vertus de prudence par les années dernières, se représentait sensiblement celle qu’elle était avant le Père Régard ; il sortait d’un terrain d’expérience merveilleux mais qui lui était un désert ; et soudainement il réintégrait son véritable pays. Libre ! il était libre ! Il sourit avec une fatuité joyeuse. Certes, il prévoyait bien des retours offensifs de l’ennemi : l’inquiétude, le scrupule, l’astuce métaphysique, toutes les qualités de perfectionnement et d’humilité chrétienne qu’il s’était attaché à faire naître et à développer en lui ne pouvaient vraiment être ainsi arrachés d’un coup de vent comme des roseaux sans racines. Mais déjà il les sentait languir et se dessécher. De tous les péchés il savait que le plus grave était l’incrédulité et qu’après elle venait la luxure. Il connaissait la seconde maintenant, qui ne l’avait jusqu’à ce jour jamais sollicité de sa serre isolée ; et il suffisait qu’il eût commis son péché pour qu’il se sentît libéré de toutes les contraintes et que la première ne l’effrayât plus. Il sentait affluer sournoisement au seuil de sa conscience, encore masqués et timides, tous ses instincts jusqu’à ce jour refrénés, tous ses goûts de domination, de cruauté, de puissance, d’exaltations ambitieuses et vigilantes, une richesse incommensurable de forces terribles, qui constitueraient un fameux mâle. Il se leva et passa sa journée dans la joie.
Le soir, quand il jugea que Flavie devait être dans sa chambre, il y monta à son tour. La fille l’accueillit avec maussaderie ; il était heureux et prit la chose en riant ; il la taquina ; la lutina, mais l’autre le voyant si enfant en prit avantage pour hausser le ton, le rabrouer et lui déclarer tout net qu’elle entendait coucher seule et qu’il n’avait qu’à s’en aller ; et comme il riait encore en disant : « Elle est bien bonne ! » elle s’avança vers lui et le prit par le bras, le poussant assez rudement vers la porte ; mais une terrible gifle de revers donnée à toute volée, l’affala au bout de quatre pas, titubante et le visage meurtri, sur son misérable lit. Le jeune homme ne lui dit rien et elle-même, saisie par la brutalité soudaine de ce geste silencieux, réprima ses sanglots et ne pleura point. Elle jugea Bernard passionné et extraordinaire comme un héros de roman ; et dès lors s’étant forgé une image commode de son amant, image où les brusqueries et les violences s’inséraient tout naturellement, elle ne s’étonna plus de rien ; au contraire cette exaspération froide la flattait ; elle y voyait une preuve d’amour ; et elle renfermait en elle sa conviction comme un secret tant il l’intimidait. Une nuit, pourtant, qu’il avait à l’excès usé d’elle comme d’une chose et qu’il la traitait en animal familier avec une cruauté singulière, broyant ses mains, la serrant à faire craquer les os, la pinçant, la mordant jusqu’au sang, elle osa lui dire avec un faible sourire et encore gémissante :
— N’est-ce pas, Bernard, que tu m’aimes ?
Il en resta étourdi. Jamais il n’avait songé à l’amour. Ce mot, ni l’idée ne l’avaient encore visité depuis qu’il avait connu cette femme. Ainsi donc c’était cela qu’on pouvait appeler l’amour, cela que célébraient les poètes, toutes les faiblesses assez veules avant ou après le lit, toutes les abdications de l’esprit, les baisers insalubres, le sale contact de la chair (agréable, se disait-il, mais enfin répugnant, animal) cela, l’amour ? Il imagina tout à coup sa tante Eugénie dans la posture abandonnée de Flavie et il connut une sorte de honte. Cela, l’amour ? De beaux mots étaient donc forgés par les hommes et ne correspondaient exactement qu’à de pauvres choses ; la bête verticale ne songerait jamais qu’à s’abuser ? Mais non ; la vie était ce qu’elle était : une suite d’actes simples, tous susceptibles d’être définis rigoureusement et relevant d’une science ; la vie c’était la pratique de la vie ; le lyrisme : bavardage ; l’amour : un mot, un euphémisme. Sans doute de même l’amitié, l’honneur… Son esprit vagabondait sur des routes aisées qui sonnaient dur au talon et le renvoyaient élastique et léger ; routes complaisantes, familières à son rêve si exactement matérialiste. La fille dormait sur son épaule mais il n’y pensait pas plus qu’à une étrangère. Seules l’intéressaient les images d’un bonheur qu’il imaginait avec délice et qui ne le laissait pas s’endormir.
La lune monta dans la lucarne ; elle versa dans la chambre une vague laiteuse si matérielle, si liquide que Bernard crut y boire à longs traits. La mer le visita dans son demi-sommeil, la savane, les immensités précieuses des firmaments où nagent des astres. Il pensa à François et de suite à Angèle. Alors vraiment un choc nouveau l’éprouva et il comprit que la seule chose tout à fait importante de sa vie jusqu’à ce jour venait d’entrer dans la chambre. Dans sa tête tournoyante le passé et le présent prirent subitement un sens. Il rêva que le corps allongé contre le sien était ce corps mince et long d’Angèle, cette forme solide et flexible qui épousait la haute mer d’une coupe sûre tandis qu’il rôdait autour du lazaret, possédé de Dieu. Si cette tête se relevant lui montrait soudain le beau visage ? Oui, il l’aimait, il l’avait toujours aimée. Il se rappelait leurs disputes et qu’elle le préférait à tous et qu’il en avait toujours éprouvé une gêne, l’ennui qu’ont les garçons d’être préférés des filles sous l’œil moqueur de leurs camarades. La pétulance de la vierge brune lui devenait tout à coup si chère, il comprenait si bien le regard perdu de rêve qu’elle avait parfois et dont toujours il s’était moqué ; des ondes voyageuses lui apportaient avec lenteur, l’une après l’autre, une infinité de souvenirs qu’il jugeait à jamais perdus ; il revivait avec une acuité totale toute leur vie commune. Tel jour elle était vêtue d’une robe blanche et d’une vareuse blanche aussi avec un col bordé de bleu ; tel autre, elle portait une robe rose ; ces couleurs prenaient une valeur spéciale, unique, elles n’étaient plus un numéro de série mais appartenaient en propre à la personne exquise dont Bernard revivait les aventures avec volupté ; les objets les plus humbles auxquels s’associait cette image abandonnaient leur rang, quittaient leurs milliards de semblables, passaient du monde fourmillant de l’informe à l’ordre innumérable de la qualité ; aucune menace ; une immensité concrète lui était délivrée où se consommait l’égarement de lui-même ; il abandonnait ses recours faiblissants à la paix de cette innocence ; il lui versait la libation de ses vues ambitieuses ; pour elle il parachevait la distraction de lui-même au monde des hommes ; et si elle le voulait conquérir, il s’offrait à elle, ouvert et démantelé. Mille images exquises et furtives affluaient au dédale de ses limbes, parmi lesquelles, toujours et répété à l’envi par des glaces variables, le visage d’Angèle souriant, anxieux, ému, craintif ou désolé, et de mille émotions inexprimables encore animé. Il en goûtait la peau dorée, les joues pleines légèrement rosées, creusées de leurs fossettes, la bouche lourde, charnue, comme les baies à l’automne, les narines mobiles de petit faune, et surtout ces yeux dévastateurs, ces yeux si étrangement beaux, obliques sous les sourcils qui se relevaient aux tempes : fille de sarrazin, pensait-il, fille de sarrazin.
Il était tout langueur dans cette somnolence lucide ; le rythme de sa vie et de sa parole intérieure s’alentissait ; et qu’il se sentait heureux ! Il admira comme tout lui semblait vain auprès de ce bonheur ; les plus acharnées de ses ambitions flottaient inutiles et relâchées ; aucun désir charnel ne subsistait ; il balbutiait à mi-voix des mots affectueux, la langue un peu lente, dans son demi-sommeil, s’attardait à jouir d’elle-même sous la caresse douce de la lèvre frôlée ; il lui semblait vaguement que le plaisir de son amour était de la sorte aussi rare, subtil et pur, transposé dans le monde spirituel. Dans tous les ordres de son existence, l’amour apparaissait, transfigurant ; il aveuglait les obstacles, il parait la vie qu’il proposait de l’éclat favorable et sa vague limpide, avec une feinte mollesse, drainait tous les consentements. Qu’il avait besoin de la voir ! Quelle soif irrésistible, quel désir de subir la tyrannie de sa forme mortelle. Les lignes et les contours, le mouvement, la substance, l’apparence, tout cet être rassemblé par ses sens et qu’on nommait Angèle, si étranger qu’il lui fût, si fictif, si idéalisé, si fermé, si réellement autre et clos dans son propre univers, faisait sourdre une nappe obscure qui les joignait ; il la sentait venir à lui, cette Angèle, portée et déposée comme une naufragée, épave minuscule de l’universelle indifférence, petite chose toute sienne faite d’une matière particulière, expressément composée en vue d’une incorporation totale à lui-même.
Un singulier mélange se faisait dans sa conscience où l’émotion et la pensée prenaient figure goûtée des sens. La prédestination d’Angèle à son amour, il la sentait, il en goûtait la sapidité ; sa propre incarnation était réellement lumineuse et réjouissait ses yeux ; le bonheur sans forme visible était comme une fée enchantée jouant dans ses paumes comblées. De ses puissances tout entières, l’une après l’autre dérivées, nulle ne s’appliquait plus désormais à son objet ; elles s’en détournaient, brusquement orientées vers la nouvelle espérance, et leurs lanières, un instant flottantes comme la pieuvre, fouettaient soudain la proie merveilleuse et, la serrant avec amour, l’emportaient, vers ce trou de l’avenir réfugiées où, après mille détours, les anticipations précautionneuses de l’esprit ne se risquent qu’avec lenteur.
Flavie contre son corps eut, en dormant, un mouvement qui fit cristalliser d’un bloc, comme dans l’expérience chimique des solutions sursaturées, les minutes présentes. Les imaginations miraculeuses s’effacèrent dans la masse informe de la solution. Beau songe, se dit-il ; mais il était difficile à reformer. Le présent c’était la chambre froide, la lumière inerte de la lune, la femelle assoupie contre sa propre chair — et enfin le sommeil, qui lui ouvrit tout à coup sous les pieds une trappe de ténèbres.
Il s’éveilla très tard et se trouva seul dans le lit ; la servante avait réussi à se lever sans qu’il en eût conscience ; il en conçut quelque aigreur ; son instinct de domination et de contrôle n’avait point de cesse et le persécutait lui-même dès que la moindre broutille lui échappait. Sa mauvaise humeur s’accrut de la conscience qu’il avait de perdre son temps, de dévorer sans profit les quelques jours de vacances dont il pouvait jouir plus utilement ; allongé sur cette couche déshonorante il revivait avec amertume les heures de loisir déjà enfuies ; il en remâchait la tristesse et la vanité, la tête pesante sur l’oreiller. Il avait en effet erré sans but durant des heures sans fin, bâtissant des projets ambitieux, pour la plupart chimériques et rentrant les mains vides ; d’autres heures il les avait passées sur le banc d’un jardin public, désœuvré et maussade, assailli de remords, de scrupules et d’affreux désirs ; un après-midi que, voulant remonter le courant, il avait projeté de se rendre au Conservatoire des Arts et Métiers, il avait été abordé par une infâme garce et l’avait suivie ; il était ressorti d’un taudis, écœuré, avec des nausées, la mémoire salie désormais d’obscènes images. A ce moment encore il imaginait sur ce lit où il reposait l’immense édredon rouge de la putain, tache énorme, sanglante et comme symbolique ; et il ressentait le dégoût de lui-même. La fatigue physique accumulée par ces nuits fiévreuses le disposait aussi à l’aigreur ; une furieuse inclination à la querelle, à la rage, un besoin désespéré de consolation, un désir de travail net, fixe, absorbant et rémunérateur, mêlaient leurs exigences disparates dans son esprit. Il grinça des dents, mordit l’oreiller de toutes ses forces, les muscles raides, dans une extrême colère muette de quelques minutes qui duraient des siècles et d’où il sortit brisé. Enfin, ses pensées de la nuit lui revinrent ; et avec elles un sursaut de joie ; il se sentait soudain purifié, l’image bienheureuse d’Angèle l’inondait d’un pur délice ; était-il vrai qu’il pût aimer ! une jeunesse nouvelle, une virginité singulière lui semblait sourdre du cœur et le vivifier ; il s’interrogea sans faiblesse : l’examen intérieur ne lui porta que de la joie ; rien de suspect ne troublait son amour ; il lui semblait que de toute éternité cette adorable enfant lui était promise, le complément de sa race c’était elle ; il ne jugeait pas que sans elle la vie pût être vécue. Il se leva, baigné d’une fraîcheur, illuminé de toutes les visions que sa mémoire fidèle lui retournait, de toutes celles qu’il projetait dans un riant avenir. Il passa dans sa chambre pour faire sa toilette, heureux et sifflotant. Il eut quelque étonnement de rencontrer sur la porte Eugénie qui lui dit fort naturellement :
— Te voilà ? je venais voir si Monsieur se levait sans chandelle ?
— Oui, dit-il, c’est vrai, je me suis attardé au lit ; je suis un peu souffrant ; un embarras gastrique.
Il posa la main à plat sur son ventre ; furtivement il considérait sa chambre ; rien ne manquait à la mise en scène qu’il avait pris l’habitude de préparer : la veste et le gilet sur une chaise, le lit défait, un livre ouvert sur la table de nuit, une sorte de désordre, porte du placard entrebâillée, objets de toilette dispersés, qui marquaient la présence certaine. Mais sa tante s’inquiétait :
— Qu’as-tu donc ?
Il était arrêté devant une étagère et considérait un portrait récent ; il s’y trouvait frais, vif et fort, les yeux nets, la bouche ferme, les cheveux naturellement brillants et relevés. Et sa pensée alla tout de suite à Angèle ; allons, il ne pouvait pas lui déplaire tout de même ; d’ailleurs il se rappelait bien qu’elle ne le détestait pas… mais sa tante insistait :
— C’est vrai que tu n’as pas bonne mine, mon pauvre grand !
Il eut un regard interrogateur, tant le contraire était pour lui l’évidence, puis, presque fébrilement, s’approcha de la glace. Il considéra un instant la chevelure terne, la bouche amère, le cerne immense et bistre où s’éteignaient les yeux, le poil rogneux de la petite moustache ; l’éreintement, l’épuisement sexuel se lisaient sur cette triste image. De nouveau il sentit l’amertume de la vie ; il dit d’un ton touchant à Eugénie :
— Crois-tu que je puisse jamais être aimé ?
Elle se mit à rire tant la question et le ton lui parurent surprenants :
— Oui, répondit-elle ; aux lumières tu n’es pas trop affreux.
Et aussitôt, sa bonne nature regretta la plaisanterie. Elle cajola son neveu, l’embrassa, le consola tendrement. Tandis qu’elle lui disait de gentilles choses banales, son esprit travaillait ; et à un moment donné, elle lui prit le visage dans ses mains, l’examina un instant, hocha la tête ; sans affectation, elle découvrit entièrement le lit, se rendit compte que les draps étaient lisses et froids ; elle revit l’attitude exacte de Bernard au moment où il rentrait dans la chambre et y surprit la pointe d’embarras qui lui avait tout d’abord échappé ; l’erreur n’était pas possible : le jeune homme se perdait avec quelqu’une des domestiques qui dormaient à cet étage ; à son regard elle comprit à la fois qu’elle ne se trompait pas et qu’il s’était déjà senti deviné. Mais il ne rougit pas ; huit jours avant il eût rougi ; l’adolescent était mort, il ne restait qu’un homme et cet homme lui montrait un visage si fier, une décision si délibérée, que ce fut elle qui se sentit gênée. Assez perfidement, par un obscur et secret instinct de revanche, elle lui demanda, rompant le silence à son profit :
— Mais si tu songes à l’amour, c’est donc que tu ne veux plus être prêtre ?
Mais il était déjà retombé aux abîmes ; il se sentait sans force ; il n’avait pas son aise dans la tendresse ; cet amour d’Angèle qu’il sentait, à n’en pas douter, ancré pour la vie à ses os, il ne savait pas s’il le pourrait conquérir ni garder, la douceur, la caresse n’étaient pas son climat ; trop de choses qui lui échappaient avaient dans ces conjonctures particulières leur importance, trop de choses hors de sa puissance. Autant il se sentait prêt à tout dominer suivant le mot du Frère Maninc, dans le domaine des affaires, autant il se reconnaissait hésitant dans l’enclos sentimental ; que sa fatigue fût si apparente et l’enlaidît, il s’en trouvait davantage enlaidi et tassé, en raison même du souci qu’il en éprouvait ; la question de sa tante dont il saisissait l’astuce et la vivacité lui montrait comment, dans les choses du cœur, ces femmes que, dans la personne de sa maîtresse, il avait tant méprisées pouvaient le bafouer et se rendre redoutables, sans qu’il trouvât autre chose à leur répondre que des brutalités ; toutes évidemment n’étaient point faites de la serve chair qu’il opprimait. Une sorte de crainte, un dégoût religieux l’envahirent ; allons, il allait faire ses paquets, repartir définitivement pour le monde religieux. Mais de nouveau il eut un sursaut ; ce pays lui semblait maintenant poussiéreux, noir, tombal. Le visage d’Angèle, l’avenir doré brillaient tellement ! Il leva la tête ; sa tante adoucie le pressa de se coucher ; elle allait lui porter une bonne infusion très chaude. Il lui dit :
— Je ne suis plus souffrant. Je suis ennuyé, embarrassé. Que faire ? »… Il hésita, puis résolut de taire son secret.
— J’achève ma toilette, fit-il, et je vais aller prendre l’air, ça me fera du bien.
En quelques minutes il fut prêt, il descendit, prit le tramway de Montrouge, s’arrêta à la Porte d’Orléans. Il suivit les fortifications, passa sans penser à rien parmi les vagabonds qui hantent ces lieux et jouissaient du soleil de juin étendus sur la terre pelée. Quelques femmes en cheveux l’interpellèrent : « Beau gosse ! » Il haussa les épaules ; il frôla d’obscènes voyous qui puaient déjà les rogommes ; puis il se perdit dans la cité lépreuse de la zone parmi la pourriture des baraques, des chantiers et des dépotoirs. Tout s’accordait à son pessimisme du moment, à sa nausée. Il jugeait l’existence et le destin à l’impression que lui faisaient ces tristes lieux et ne trouvait pas dans l’argot des faubourgs qu’avait connu son enfance de mots assez forts pour les réprouver. La suie, l’immondice, la saloperie de l’humanité fermentaient avec âcreté ; les individus des deux sexes montraient de dégoûtantes gueules, des structures cariées. Il pensa que le physique dégradé faisait bien comprendre le moral ; les civilisés, bourgeois ou artisans, que je fréquente, se dit-il, sont aussi corrompus mais plus soignés, c’est là toute la différence. Ceux-là n’en font pas pis que je n’en ai fait dans ces quelques jours si crapuleusement employés ; et je ne suis pas pire qu’un autre. Triste chose que l’humanité. Il aspira à la solitude, il désira le renoncement.
Cependant il avait dépassé la zone, s’engageait à travers les champs. Le printemps y faisait son œuvre ; le vent et le soleil émouvaient les feuillages sensibles, déjà il s’amollissait. Un ruissellement d’herbage s’étendait à ses pieds ; les arbres d’une tendre couleur vert naissant étaient de piaillantes grappes d’oiseaux. Et en une seule minute la douceur le noya et l’espérance qui mène la jeunesse ; son cœur fondit. Si Angèle voulait !
Il retourna d’un pas vif vers la ville. Si Angèle voulait ! Elle voudrait être sa femme ; c’était le bonheur prévu ; une situation tranquille, modeste et sûre leur suffirait ; il aurait toujours cette présence auprès de lui, toujours ; il y pensait avec gourmandise. Ce fut alors que tout simplement se présenta l’image de François ; il n’avait plus songé à son camarade ; or celui-ci allait être fiancé à Angèle ; il l’était peut-être. Une incroyable agitation s’empara de Bernard. Comment n’avait-il pas eu encore cette idée, comment, lorsque François lui avait parlé de ses projets, son propre amour n’avait-il pas éclaté sur l’heure, comment avait-il donc été pareillement aveugle ? Il rentra tout enflammé à la maison, déjeuna à la hâte sans dire mot, sans répondre aux questions d’Eugénie ; ce fut tout juste s’il alla rendre visite à Rodolphe toujours alité et qui se sentait mourir ; il repartit sous l’œil goguenard de Noë, il courut tout d’un trait à la pension de famille Riquet et comme on tardait à répondre à son coup de sonnette, sauta par dessus la grille, traversa en quelques bonds le jardinet en renversant les arceaux d’un croquet et, suivi des clameurs des enfants et de la réprobation des vieilles dames installées dans leur chaise-longue, pénétra en trombe dans le salon.
Angèle y était, et seule ; elle écrivait, assise à un petit bureau ; au bruit, elle leva la tête, et lui, aussitôt, tomba assis sur un fauteuil, presque défaillant et comme vidé de sang ; il se sentait mourant et inimaginablement heureux : ne pas bouger, la sentir là et expirer, s’éteindre lentement sans même la voir ; sa présence l’entourait, le touchait, le favorisait d’une caresse ineffable. Je l’aime, je l’aime, je l’aime, ne cessait-il de se répéter intérieurement ; il lui semblait qu’il se le disait à chaque fois moins fort et que sa puissance s’évanouissait tandis qu’elle gagnait en suavité ; il finit par épuiser ce torrent intérieur et demeurer les yeux clos, comme en extase, étranger au monde avec la seule image et le seul contact imaginaire qui lui fussent demeurés sensibles et suffisaient à cette minute à l’infinitude de son ravissement.
Angèle abasourdie de cet étonnant spectacle, se leva enfin ; elle ne se donna pas le temps de réfléchir, s’approcha de Bernard, lui prit les mains ; le jeune homme ouvrit les yeux et montra une mine toute confuse qui la fit rire.
— Vous allez mieux ? demanda-t-elle.
— Je vais tout à fait bien, répondit-il, reprenant enfin son empire sur lui-même ; je ne sais pas ce que j’ai eu. Excusez-moi, je vous prie, et permettez-moi de vous demander de vos nouvelles.
— Vous avez attendu assez longtemps, fit-elle avec une ironie sans rancune, pour n’avoir pas à vous mettre ainsi hors d’haleine quand vous vous y décidez.
— Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie, s’écria Bernard, je ne sais pas comment je vis. Mais parlez-moi vite de vous. Est-il vrai que vous soyez fiancée ?
Elle répondit très simplement :
— Oui. C’est une chose faite depuis hier.
Cette nouvelle, presque attendue pourtant, arriva parmi ses pensées comme un ordre de retraite parmi des troupes victorieuses ; il sentit un inexprimable désordre dans son cerveau ; il y perçut des mouvements contraires et confus ; rien n’y élevait une voix claire ; en même temps, comme si sa tête se fût alourdie, elle tomba entre ses mains ainsi qu’un fruit, le cou s’étant ployé brusquement, le dos arrondi ; ses yeux fermés ne voyaient qu’une nuit grise où cheminaient d’informes taches de couleur ; le cœur, l’estomac, les poumons se serraient et de ceux-ci monta, et comme se frayant à peine un passage dans la gorge, un long soupir. Il ne souffrait pas vraiment, étant plutôt anesthésié ; il ne pensait à rien, son corps lui-même lui semblait lointain ; tout était étranger, seul subsistait un îlot sensible où parlait une voix de rêve, presque automatique ; « … chose faite depuis hier… chose faite depuis hier… »
Il releva le front. Angèle était restée debout et le considérait, toute pleine d’embarras, les bras ballants ; il la voyait à contre-jour, l’ombre adoucissait encore les traits fondus de ce visage fertile en délices ; elle avait la figure de la Sainte Anne de Léonard portée sur un col flexible, pur comme un lys. Elle était vêtue d’une robe noire à corselet qui s’épanouissait à la taille ainsi qu’une cloche. L’étoffe brillante était garnie de franges de velours caressantes aux yeux ; elle joignit les mains toute pensive et Bernard observa que les manches très courtes s’achevaient en d’immenses nuages de gaze argentée qui devaient faire des ailes lorsqu’elle dansait. Il vit les bras nus sous la gaze, il devina de petits seins fermes d’amazone. Il connut la bienheureuse tendresse qu’il n’avait jamais connue. Rien d’autre n’existait plus qu’elle ; il comprenait avec une aisance merveilleuse tout le patient travail de la durée, l’enregistrement continu des gestes et des mots de cette enfant parfaite par le Bernard refoulé qui veillait en silence sous les menaces du Bernard mystique. Ce Bernard s’était fait une retraite privilégiée, un sanctuaire favorable de la nature d’Angèle ; il y vivait heureux et flatté, tout en elle faisait sa dilection ; la fourmilière invincible des minutes construisait depuis des années, dans les ténèbres intérieures, cet idéal passionné ; les outils du Temps ne prévaudraient pas contre celui qu’eux-mêmes avaient si patiemment édifié.
Il hocha la tête, plein pour lui-même d’une dérision amère : il avait cru au coup de foudre ? nul travail de plus longue haleine que cet amour. Il avait cru pouvoir s’offrir à Angèle ouvert et démantelé ? elle l’occupait en réalité depuis des années. Ce fut à ce moment qu’il ressentit les aiguilles lancinantes du chagrin.
Car il prenait enfin et à la fois conscience du temps perdu, du bonheur manqué, des erreurs du passé et de l’étrangeté apparente de son attitude présente ; il voulut rompre les chaînes du silence, il le fit avec son sûr instinct de domination :
— Que cette nouvelle est imprévue ! dit-il. Qui m’eût dit que vous épouseriez François quand nous devisions ensemble aux vacances dernières ?
Elle fut tout de suite en garde :
— Que voulez-vous dire ?
— Oh ! mon Dieu, rien. Mais figurez-vous qu’il m’avait semblé que vous m’aviez marqué une préférence.
Elle sourit avec coquetterie :
— S’il faut tout vous avouer, je vous préférais certes à tous vos camarades parce que, tout de même, vous étiez plus vivant. Mais entre nous, quelle importance cela pouvait-il avoir ? Vous-même me marquiez de l’indifférence… Si, si… de la courtoisie indifférente ; vous me rendiez honnêtement ma gentillesse ; nous étions quittes, voilà tout. D’ailleurs pourquoi me raconter tout cela ? Je n’ai jamais témoigné d’amour à qui que ce soit, à vous moins qu’à tout autre ; maintenant j’aime François, nous sommes fiancés ; les histoires de gamins n’ont plus aucun sens.
Elle prononça ces mots de sa voix chaude, légèrement timbrée d’un accent méridional qui plaisait à Bernard. Elle le regardait maintenant avec une curiosité profonde, se demandant où il voulait en venir, hésitant encore à comprendre.
— Enfin, reprit Bernard, permettez-moi d’insister, François est mon ami ; il me semble que vous vous êtes engagés l’un et l’autre dans cette aventure avec beaucoup de légèreté. Vous ne nierez pas que vous ne m’ayez toujours depuis l’enfance préféré à lui ?
Elle ne répondit pas.
— Or on ne peut pas marier des amis d’enfance ; le résultat est toujours mauvais ; ce n’est pas l’amour qui règne dans de tels mariages. Si véritablement c’était l’amour, croyez-vous que ce ne soit pas moi que vous auriez épousé, puisque ce sentiment d’enfant c’est pour moi que vous l’éprouviez le plus vivement ?
— Oh ! vous, dit-elle d’un ton léger, vous, c’est différent ! Vous ignorerez toujours l’amour, vous ne comprenez rien à ces choses, vous n’avez pas de cœur.
Il eut le sentiment de l’injustice et sortit de ses gonds.
— Moi, dit-il, moi ? Je le connais mieux que n’importe qui, l’amour, puisque j’aime une certaine personne de toutes mes forces, à en perdre le boire et le manger ; et depuis des années sans m’en rendre compte ; vous entendez ?
— Eh bien ! répondit-elle tranquillement, assez vexée tout de même, allez le lui dire à cette personne et ne vous occupez pas de nos affaires. D’abord qui vous en a chargé ?
— Mais… personne, fit-il interloqué, ou, du moins (ajouta-t-il subitement inspiré) quelqu’un qui y est fort intéressé.
— Oui, dit-elle, ironiquement, François, n’est-ce pas ? Que vous êtes donc malin, mon pauvre garçon !
— Il ne s’agit pas de François et il ne s’agit pas d’être malin. Puisque vous voulez savoir, c’est le père de François qui m’a parlé de cela ce matin avant son départ et en me recommandant le secret ; il craint que, réflexion faite, vous ne soyez trop jeune, ne vous ennuyiez de son marin de fils, et ne regrettiez la décision prise ; il craint que vous n’ayez confondu l’amitié, les bonnes camaraderies, avec de l’amour ; que, plus tard, vous ne soyez tentée d’abandonner un mari toujours absent ; il aurait préféré maintenant une fille de la Côte.
— Vous dites vrai ? demanda-t-elle, ébranlée.
— Je vous le jure sur ce que j’ai de plus cher au monde, répondit-il sans sourciller.
— Oh ! ce que vous avez de plus cher, observa-t-elle, vous le donneriez certainement pour bien peu…, enfin, tout cela est bien singulier, si c’est vrai. Est-ce que François est au courant ?
— Je ne crois pas.
— Ah ?
Elle l’examina un instant de ses yeux violents et il l’aima tellement en cette minute qu’il se jura qu’elle serait sa femme dût-il commettre un crime. Rien d’autre que ce beau visage n’exista plus pour lui ; il haletait presque d’émotion. Il lui prit les mains ; une espèce de ton de confesseur, onctueux et pitoyable, lui vint tout naturellement :
— Comprenez-moi bien, ma petite Angèle ; il s’agit de votre bonheur à tous deux. François et vous, j’en suis convaincu, n’avez pas l’un pour l’autre d’amour véritable. Oubliez-vous et que chacun suive sa route.
— Mais, s’écria-t-elle révoltée, j’aime François, encore une fois.
— Vous ne l’aimez pas plus que vous ne m’aimez, dit-il avec force. Osez-vous prétendre le contraire ?
Elle se dressa, offensée de cette intrusion, outrée de cet orgueil.
— Oui, je le prétends, là. Que croyez-vous donc être, vous ?
Il laissa tomber les bras avec désespoir. Hélas ! la perdre, allait-il la perdre ! Tout plutôt que cela.
— Admettons, dit-il, que vous disiez vrai. Êtes-vous sûre qu’il vous aime, lui ?
— Oui, répondit-elle violemment ; François est l’honnêteté même et je n’en dirais pas autant de vous. Rappelez-vous que je vous connais depuis des années tous les deux.
— Et si je vous disais, moi, que, cette nuit encore, François était entre les bras d’une autre femme ? qu’il ne se marie que pour plaire à son père ? que, tandis que vous l’attendrez il s’est bien juré de mener la vie qu’il lui plairait et d’entasser ses conquêtes de rencontre ? Tenez, il y a quelques jours encore, il me disait : Angèle sera assez bonne pour soigner mes rhumatismes, moi je vais profiter de la vie !
Elle se boucha les oreilles et lui cria avec horreur :
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !
Mais il était déchaîné ; il continua, dénigrant son ami, inventant les pires calomnies, déformant les moindres faits pour peu qu’il y vît germe d’équivoque et parlant avec une passion si évidente qu’elle était doublement bouleversée par la déchéance qu’on lui annonçait et l’épanouissement d’un nouvel amour si longuement désiré.
— Enfin, disait Bernard au paroxysme, vous avez dû vous apercevoir vous-même de la tiédeur de François ; cela se sent. Vous a-t-il jamais prise comme ceci, serré dans ses bras et dit avec amour, perdu en vous, sur les lèvres : Je t’aime, Angèle, je t’aime, je t’adore, mon cher amour, pour l’éternité.
La voix chaude, la caresse des lèvres, la venue merveilleuse enfin de cet aveu tant et si vainement attendu la bouleversèrent.
— Ah ! dit-elle sans y pouvoir tenir davantage, moi aussi, Bernard, je vous adore.
Et aussitôt elle se délia et ils se regardèrent tous deux, rouges de passion et de honte. Quelle trahison ! Mais il l’entraînait déjà sur le divan la couvrant de baisers brûlants :
— Tu verras, balbutia-t-il, nous serons heureux ! heureux ! Je vais aller voir le père Blinkine qui va me trouver une bonne petite situation ; nous nous marierons tout de suite ; nous bâclerons ça en deux mois et c’est le bonheur pour toute la vie.
Elle, tout à coup méfiante :
— Mais tout à l’heure ne m’avez-vous pas dit que vous aimiez quelqu’un depuis des années ?
Il se mit à rire :
— C’est vous, Angèle, vous le savez bien. Et il lui raconta, sans parler bien entendu de Flavie, comment depuis que François avait songé à elle, lui-même s’était interrogé, poussé par une force irrésistible, comment il en était venu à comprendre qu’elle était l’âme de son âme, la chair de sa chair ; il lui redit ses rêves passionnés, son sentiment triste et profond, il lui fit entendre le son unique que lui-même avait perçu pour la première et, il le savait bien, la seule fois. Elle ne s’y trompa pas. Ce sauvage l’aimait, autant qu’il pouvait aimer certainement et comme il savait ; elle comprit bien qu’un sentiment désintéressé dans un cœur pareil était la chose rare et sans doute l’unique : elle avoua qu’elle n’avait pour François qu’une bonne et profonde affection.
— Il faut le lui dire ; avec ménagements, concédait-il, mais enfin d’ici demain soir. Moi je serai fixé sur la situation que pourra me réserver Blinkine et je vous verrai après-demain seulement pour éviter tout commérage. Mais je vous écrirai d’ici là.
Elle se sentait sans courage devant la corvée qui lui restait à remplir. « Et mon père qui est reparti ? » dit-elle. Comment arranger tout cela ? Mais il avait réponse à tout ; elle le sentait déchaîné, dévastateur, emporté comme un torrent et, pour tous les êtres humains, un frère terrible dont la tendresse était à elle seule réservée. Il la pressa, la convainquit, la calcina de sa flamme, et sur un long baiser la laissa palpitante, fervente et toute comblée.
Il quitta la villa, éclatant de bonheur, possédé d’une envie de crier la chose nouvelle sur les toits ; il était fort, il était puissant, il était le maître du monde. Il remarqua avec plaisir qu’une jeune femme fort correcte d’allures s’était attardée à le regarder ; la joie fleurissait son visage, enlevait toute trace de fatigue ; il examina avec complaisance à une glace le nœud de sa cravate, le complet neuf que son oncle lui avait fait faire chez le tailleur même de Blinkine. Il décida d’aller voir Abraham aussitôt. Ce fut la jeune Claudie qui lui ouvrit la porte.
— Mâtin, fit-elle avec un sifflement d’admiration, il a embelli, le gars. Entrez, Monsieur-Dame.
Il sourit, non sans fatuité. Elle le conduisit au bureau d’Abraham, le fit asseoir sur le divan.
— Vous savez, dit-elle, le Coco n’est pas là ; il rentrera vers cinq heures.
Il fut désappointé. Une heure à attendre. Mais que faire ?
— Je vais m’en aller, fit-il.
— Quoi ? alors, faut tout de suite dire que vous vous embêtez avec moi, ça fait toujours plaisir, vous savez.
Il se dit qu’il serait toujours gaffeur et s’excusa comme il put ; il la fit parler ; elle lui raconta son existence de gavroche et que Blinkine l’avait prise vierge ; « il se sent des torts, dit-elle, il parle de réparer, des fois ; c’est un bon gars. Surtout il m’aime follement » ; et elle se mit à citer des faits qui témoignaient d’un attachement dont Bernard se sentait tout attendri. « Ah ! oui, ajoutait Claudie, je le sens bien comme ça lui ferait de la peine si ça n’allait plus nous deux ! Voyez, maintenant, il ne veut plus que j’aille à l’atelier, il m’a installée ici avec lui, je vis comme sa femme, quoi ; il dit que j’en suis digne, bien que je sois un peu gosse et qu’il mourrait si je le trompais. »
« Tiens, pensa Bernard, Abraham aussi est pincé et bien pincé. C’est la fatalité ! Lui si peu sentimental ! ou du moins d’une nature si particulière, je le voyais en Pascal juif… Enfin, il est vrai que Pascal eût pu être amoureux et y mettre ce feu désespéré.
— Ah ! vraiment, dit-il à Claudie, si vous le trompiez cela lui ferait tant de peine ?
— Dame, il tient à ses trésors, ce petit !… Excusez-moi : je rentrais quand vous êtes arrivé, je vais me changer pour être à mon aise. » Elle passa dans la chambre voisine. « Je laisse la porte ouverte, pour qu’on puisse causer tout de même » dit-elle. Et, poursuivant sa pensée : « Alors, quoi, vous croyez que je ne suis pas digne de retenir un homme comme lui ? » Il protesta ; elle s’était dévêtue, il l’apercevait toute nue dans une glace complice ; elle se baissa et les chaleurs du désir firent battre les tempes de Bernard. Paisible, ne se sachant pas observée, elle prenait son temps, cherchant des épingles sur le tapis. Elle dit malicieusement : « Bien sûr je sais bien que les curés ne savent pas apprécier ; peut-être aussi ils ne peuvent pas ! » — « C’est pour moi que vous dites ça ? » interrogea Bernard sur un ton altéré. La réponse se faisait attendre, Claudie insouciante cherchant toujours ses épingles. Le vrai Rabevel s’éveilla. Quoi, il serait le paria, le « curé », puis le simple petit employé larbin, il serait bafoué par des Blinkine et leurs maîtresses ? pour Blinkine les honneurs, la richesse, le loisir et de belles filles dont il tirait orgueil ! Sales gens ! Il reprit : « Et moi je suis sûr que je saurais mieux apprécier que votre ami, tout curé que je sois ! » — « Ah ! là, là !… » répondit-elle. Mais avant qu’elle fût remise de sa stupeur, il était auprès d’elle et l’avait empoignée d’un air tragique qui fit son admiration. Elle ne se défendit pas.
Quand Abraham rentra, elle avait une expression de modestie et de retenue qui eussent dû suffire à la trahir s’il avait pu penser qu’on le trompait. Mais tout de suite Bernard lui exposa l’objet de sa visite :
— J’ai bien réfléchi, lui dit-il, depuis l’autre jour et j’ai fini par me rendre compte que je ne suis pas fait pour rentrer dans les ordres. Je dois donc me préoccuper de n’être pas à charge aux miens et de trouver une situation où je sois payé le plus tôt possible. Pourrais-je voir ton père à ce sujet ?
— Mais certainement. Allons-y maintenant, si tu veux, répondit Abraham sur un ton extrêmement affectueux.
— A la bonne heure, tu es un chic type, toi ! déclara Bernard touché.
— Oh ! tu sais, répondit l’autre gravement, l’amitié est pour moi une chose sacrée… Il se leva : « je me donne un coup de brosse et je te suis. »
Il passa dans la chambre ; et aussitôt Bernard embrassa Claudie et lui glissa à voix basse : « On se reverra ? » — « Bien sûr » répondit-elle.
Le banquier les reçut avec son aménité coutumière. Dès qu’il eut compris ce dont il s’agissait :
— Bon, dit-il, nous allons arranger ça. Je vois ce qu’il faut à peu près vous faire faire. J’ai de l’argent dans quelques affaires intéressantes et où on peut, je crois, vous caser dans l’intérêt de ces affaires comme dans le vôtre. Est-ce qu’Abraham vous a déjà parlé de Mr. Mulot ?… Non ?… Eh bien ! Mr. Mulot est un de mes co-administrateurs dans un certain nombre de sociétés dont il est le conseiller technique comme j’en suis le conseiller (et le soutien) financier. La maison Bordes, armateur, où sert Mr. Régis, le père de votre ami François, est du nombre, Abraham a dû vous le dire ?
— Non », fit Bernard qui admirait en son for intérieur, la discrétion et la force d’âme de son ami. Comment Abraham n’avait-il donc jamais usé auprès de ses camarades du prestige que lui eût conféré la publication de tels faits ?
— Vous le saurez donc, reprit Mr. Blinkine ; peut-être aurez-vous à vous occuper justement de cette affaire Bordes. Je vous dirai que Mr. Mulot et moi nous voudrions bien mettre au courant un jeune homme intelligent et capable qui deviendrait notre agent de liaison et notre mandataire ; vous pourrez peut-être devenir cet homme. Je vais prendre rendez-vous avec Mr. Mulot pour demain ; revenez me voir dans la soirée, mon ami sera là et je pense que nous pourrons prendre une décision ; d’ailleurs, si Abraham veut être des nôtres, nous pourrons dîner ensemble. Allons, c’est entendu.
Il se leva et avec l’extrême politesse des meilleurs de sa race, il reconduisit les deux jeunes gens tandis que Bernard se confondait en remerciements.
Sur le pas de la porte, ils rencontrèrent François :
— Mes amis, leur dit-il, je suis content de vous trouver ensemble. Je repars après-demain matin, et bien heureux vous savez. Me voilà fiancé avec la plus belle, la plus gentille des femmes.
— C’est fait ? demanda Abraham.
— C’est fini, je suis le plus enviable des hommes. Mais ces trois ans de fiançailles sans retour vont me sembler longs !
— Bah ! dit Bernard, tu te consoleras avec des chochottes aux escales.
— Ça, fit François sur un bel accent de sincérité, c’est fini, mon petit ; j’ai promis et je n’ai pas deux paroles. Pas de sottise. Me voilà vierge et martyr jusqu’au mariage.
Il rit de son bon rire frais et charmant.
— Avec tout ça, ajouta-t-il, je ne vous verrai pas avant mon départ.
— Mais si, mais si, dit Bernard, nous viendrons à la gare après-demain matin.
Abraham tira sa montre.
— Je vous quitte, dit-il avec précipitation.
— Gare aux scènes de ménage, fit Bernard.
Il continua son chemin avec François. Celui-ci était exultant ; l’amour s’exhalait de toutes ses paroles ; il parla d’Angèle en des termes d’un lyrisme éperdu. « Quand on aime comme j’aime, dit-il, c’est pour l’éternité. Si elle mourait, je n’aurais jamais d’autre femme. Et je suis si heureux, si heureux ! » Bernard mordu de jalousie, se taisait ; il lui semblait qu’il haïssait à cette heure l’inconscient ami qui se suspendait à son bras. Il le laissa s’épancher, puis :
— Mais es-tu bien sûr qu’elle t’aime ?
François fut interloqué. Alors Bernard inocula le poison peu à peu : des camarades de si longue date risquent beaucoup de se tromper sur leurs sentiments ; d’ailleurs cette petite, bien que de conduite irréprochable, était bien exaltée, la tête guère solide et le cœur peut-être bien léger. Trois ans, c’est long. Puis aussi elle n’était pas d’une race de marins, que se passerait-il quand ils seraient mariés, lui si loin d’elle ? Enfin, tout cela, il le disait dans l’intérêt de François, lui-même aurait autrement fait son choix. Qui sait aussi si déjà Angèle ne se repentait pas ? intelligente comme elle l’était, peut-être avait-elle réfléchi ? A la place de François, il insisterait, verrait si nulle réticence n’entrait dans cette adhésion.
Tout cela était dit si affectueusement que le naïf Régis n’y sentit point de duplicité. Mais il répondit qu’il ne voyait pas pourquoi Angèle l’aurait trompé. « Elle est belle, elle peut prétendre aux plus beaux partis ; sa famille est honorable. Elle jouit de la meilleure réputation dans son petit bourg de La Commanderie, un patelin endormi au fin fond du Rouergue et où Angèle est née comme son père, son grand-père et une kyrielle de générations successives. Oui, ce sont des braves gens. Il est vrai qu’ils ne sont plus bien riches. Une suite de mauvaises récoltes les a beaucoup éprouvés ».
— Ah ! fit Bernard attentif.
— Oui ; ils ont dû hypothéquer une partie des terres ; mais mon père a promis de leur avancer l’argent nécessaire pour se libérer dans le courant de l’année prochaine. Je suis fils unique ; nous les aiderons ; maintenant ce qui est à elle est à moi, n’est-ce pas ?
— Ne crois-tu pas, demanda perfidement Bernard, que l’amour de ta fiancée ne soit fortement accru par cette situation difficile ?…
— Veux-tu bien te taire ! s’écria François.
— Je parle dans ton intérêt, répondit-il sans s’émouvoir. Tu sais que c’est un fameux service que tu rends là aux Mauléon ?
— Évidemment, évidemment ; plus grand que tu ne crois encore ; car leur situation est bien difficile : ils ont eu une ferme brûlée entièrement avec le blé, le fourrage et le bétail (par malveillance, c’est sûr). Cela représente plus de cent cinquante mille francs ; et pas d’assurance là-dessus ! Et ils avaient vendu cette récolte, touché des avances, et acheté des machines agricoles dont ils n’ont payé qu’une partie et qu’il va falloir payer tout à fait. Sans nous, c’est la ruine. Alors, tu comprends bien que je serais tout de même étonné d’être repoussé par Angèle qui m’a toujours témoigné de l’affection et que la manière dont mon père et moi nous sommes mis à la disposition des siens n’a pu que fortifier dans ses sentiments.
— Ma foi, dit Bernard, moi je te donne mon impression ; j’ai idée qu’elle ne t’aime pas, qu’elle te voit en camarade. Je ne peux rien dire de plus.
Il laissa François fort inquiet et se dirigea vers la rue des Rosiers. Il se sentait encore plus content qu’à l’heure précédente. Il était aimé d’Angèle qui acceptait la ruine pour le suivre et ne lui en parlait même pas ; il était aimé des femmes qui pouvaient trahir leur amant pour lui ; de ses amis, de ces êtres qui le connaissaient le mieux, l’un qu’il trompait lui procurait une situation, l’autre lui donnait sa fiancée sans même s’en apercevoir. Allons, la vie ne serait pas trop difficile, on réussirait. Pas une seconde, il ne perçut d’infamie dans sa conduite. Pourtant, comme il passait devant l’église Saint-Gervais, la faible voix de ses sentiments religieux mal assassinés se fit entendre ; mais le cyclone qui avait balayé tant de choses en ces quelques jours avait, comme pour les religions disparues, sacrifié l’esprit et laissé la lettre ; il ne restait vraiment que superstition. Bernard, arrêté devant le porche, admirait en soi comment l’enchaînement de ses desseins s’accomplissait ; certainement une volonté supérieure et intelligente l’avait inspiré et exaucé ; il entra dans l’église pour remercier Dieu et se le rendre propice dans l’importante journée qui allait suivre ; le soir, par mortification, il ne voulut pas coucher avec Flavie et celle-ci, qui, la veille encore, bougonnait quand il lui imposait sa présence, fit une crise de larmes ; tandis qu’elle pleurait à la porte, il récita sa prière et s’endormit paisiblement.
Le lendemain matin, il écrivit à Angèle une lettre pleine d’effusions et de tendresse où il lui racontait de sa journée tout ce qu’il pouvait lui en dire ; il n’osa pas aller la voir bien qu’il en brûlât d’envie ; il n’osa pas aller voir Claudie craignant que cela lui portât malheur. Il attendit le soir et, toute la journée, fut secoué d’un tremblement nerveux. La proximité de cette décision sur quoi il fondait son avenir ne lui laissait pas loisir d’imaginer cet avenir lui-même ; aucun rêve ne le pouvait visiter ; il s’hypnotisait sur ce dîner chez le père Blinkine, il se demandait comment était Mr. Mulot, il craignait de se tromper, de mal se présenter, de donner dès l’abord une fâcheuse impression. Il ne vivait plus.
Comme il avait été entendu avec Abraham, il alla chercher celui-ci ; il fut un instant seul avec Claudie et avant qu’il pût faire un geste ou articuler un mot, elle lui dit d’un air pincé : « Il n’y aura plus rien entre nous, vous entendez, ne l’oubliez pas. » Il se dit : « Elle est folle. Tant mieux, je craignais un assaut », et il se réjouit sincèrement, puis, inexplicablement, cette avanie lui parut de mauvais augure et il s’en tourmenta jusqu’à l’arrivée chez le banquier.
En chemin, Abraham lui décrivit Mr. Mulot : « C’est un véritable type de Balzac, lui dit-il, un type étonnant de financier. Il est veuf d’une femme née de Kardoulière et il se fait appeler Marquis Mulot de Kardoulière, avec un sans-gêne étonnant. Il s’est montré fort parcimonieux avec sa femme qui, à son désespoir ne lui donna pas d’enfant. Aussi comptait-il punir la pauvre malheureuse qui n’en pouvait mais. Or voilà qu’un jour, il se décide pour des raisons financières à mettre tout son avoir au nom de celle-ci ; peu de temps après, lassé de ses charmes, il prend une des étoiles de la galanterie qui se fait appeler la Farnesina ; tu en as sûrement vu des portraits, non ? une créature splendide. Sa femme, en représailles, lui coupe tout crédit ; elle lui donnait deux louis tous les matins ; il a été obligé de refaire sa fortune pour vivre à sa guise. Entre temps, injurié par un homme ivre, ce marquis, qui est un colosse, lui donne un coup de poing si malheureux qu’il le tue, et cet ivrogne était un agent de la sûreté : tu vois l’affaire… On l’acquitte ; six mois après il défenestre un amant de sa maîtresse car c’est un monstre de jalousie… Dommage que nous arrivions, j’ai une collection d’histoires inépuisable, sur cet individu… »
Ils entrèrent chez le banquier. Madame Blinkine, petite personne obèse, vive et silencieuse, les accueillit ; un instant après, son mari rentra avec Mr. Mulot. Celui-ci était un homme énorme, entièrement rasé, arborant un masque de César adipeux. Il avait fait de très fortes études et traduisait Euripide et Properce à livre ouvert ; par jeu, il provoquait les universitaires les plus réputés à improviser des vers grecs sur un sujet donné ; il avait une étonnante faculté de combinaison dans les chiffres et le verbe. Une méthode mnémotechnique dont il gardait le secret lui permettait de retenir tout ce qu’il voulait. Il portait sur lui une liste de dix mille dates historiques qu’il remettait à ses interlocuteurs en leur demandant de l’interroger ; il ne se trompait jamais dans ses réponses.
— Ce qu’il nous faudrait, disait-il au banquier au moment où ils pénétraient dans la salle à manger où il mouvait avec une prodigieuse agilité la masse de son ventre, ce serait une société de banque dont tout le haut personnel fût constitué par des professeurs ou des officiers. Ce serait alors la grande ère des affaires…
— Cela peut venir, dit Blinkine en se caressant la barbe. Supposez que le suffrage universel élise quelques universitaires éloquents ; que l’un d’eux devienne ministre ou rapporteur de la commission des finances ; immanquablement on lui proposera un conseil d’administration ; s’il est allant, il aura vite fait de peupler son affaire de camarades…
— Il nous restera à les persuader. C’est facile : oia kephalé kai enképhalé ouk ékei… Vous m’attendrissez ; nous ne verrons pas cette époque.
— Mais ces jeunes gens la verront peut-être.
— Ah ! voilà donc la nouvelle recrue ! Eh ! mais, il a l’air intelligent ce garçon. Allons, mettons-nous à table, cher ami, j’ai une faim d’ogre.
Bernard, sur ses gardes, ne faisait pas un geste qu’il n’eût prévu, ne prononçait pas une parole qu’il n’eût pesée. Il s’appliqua à faire briller le gros homme et à paraître laisser filtrer malgré soi une admiration dont l’expression brutale eût mis celui-ci en éveil ; il se rendit compte avec espoir qu’il ne déplaisait pas. Mais, à la fin du repas :
— Il est habile, ce jeune homme, dit Mr. Mulot en pelant une poire, il est habile. Il a réussi fort subtilement à me faire parler, briller, à témoigner cette admiration presque inapparente qui est la seule flatterie intelligente. Il est habile…
Bernard percé à jour, décontenancé, trembla.
— On va le garder ; c’est un garçon précieux. Vous me disiez, mon cher Blinkine, que d’après son professeur il a une instruction et une volonté extraordinaires.
— Oui, le Frère Maninc que j’ai vu tout à l’heure et chez qui défile tout le monde de la finance en quête d’employés me disait qu’il connaissait à Paris peu d’administrateurs quinquagénaires qui eussent l’acquis, la sûreté et la promptitude de décision de ce jeune homme.
— Il ne rougit même pas, fit Mulot, c’est bien ça. Je serais d’avis de l’envoyer tout de suite, pour l’essayer, à nos asphaltières du Centre ; il pourrait partir dès demain ; il y restera le temps qu’il faudra. Demain, dans la matinée, venez au bureau de Mr. Blinkine. Nous vous donnerons les instructions nécessaires. C’est donc entendu. Reste la question des appointements. Pour débuter, trois cent cinquante francs par mois, nous verrons ensuite. Évidemment ce n’est pas le Pérou ; si vous étiez marié ça ne s’appellerait pas une fortune. Mais celle-ci viendra si vous tenez ce que vous promettez ; d’ailleurs, je pense d’ores et déjà à certain mariage qui, peut-être… il est permis d’anticiper… vous voyez qui je veux dire, Blinkine, la petite Orsat ? tout le groupe rappliquerait ; le vieux a la majorité du Syndicat des porteurs d’actions des Carrières du Centre, c’est intéressant. Et pour vous, jeune homme, inespéré ; riche mariage, situation fort belle, vous seriez en selle. Enfin c’est à voir.
Il n’attendit pas l’assentiment de Bernard, la question était réglée pour lui. Il s’entretint d’autre chose avec les convives. Le jeune Rabevel, après le repas, calé dans un fauteuil confortable, admirait furtivement le mobilier massif, l’argenterie, tout le luxe cossu et commode, les tapis moelleux, les draperies, les tableaux aux murs.
— J’ai fait une folie, disait Blinkine, ces Impressionnistes, j’ai payé ça jusqu’à mille francs. On dit que c’est pourtant un bon placement.
— Sûrement, répondit le « marquis », car c’est dégueulasse (il ne craignait pas l’argot) et tout ce qui est dégueulasse prospère. D’ailleurs tout ce qui concerne l’imbécillité ou le vice des hommes fait de l’argent : le jeu, l’alimentation, et… le reste (il s’inclina devant Madame Blinkine pour lui faire hommage de sa réticence, du regret qu’il ressentait à n’oser point, par respect pour elle, prononcer un mot malsonnant).
Cependant Bernard s’assurait qu’il vivrait un jour dans un luxe pareil. Ah ! prudence, pourtant, prudence… Il pensait tout à coup à ce projet de mariage dont avait parlé Mulot. Son cœur fut terriblement pincé : sans hésitation il renonçait à Angèle, sans hésitation, non sans chagrin, mais cet amour, cette partie vive, certaine de son être et qui ne mourrait qu’avec lui, par quelle aberration avait-il pu croire qu’elle était plus importante que son ambition. « Il vaut mieux pour elle que je ne l’épouse pas, se dit-il, nous serions trop malheureux tous les deux, je ne pourrais pas vivre dans la médiocrité. Je la retrouverai bien. »
Le soir, il reprit Flavie, il n’avait plus de dieu à ménager. Le lendemain matin, à la gare, il trouva Abraham qui l’attendait avec François. Celui-ci était désespéré.
— Elle ne m’aime pas, tu avais raison : de la simple affection. Elle m’a avoué tout cela sans une larme. Je lui ai fait observer qu’elle se ruinait ; ça lui est égal, tout lui est égal. A mon avis, elle doit aimer quelqu’un d’autre.
Il s’embarqua désespéré. Bernard se répétait : « elle m’aime vraiment pour se ruiner ainsi » ; il la plaignit un instant. Le regret le rongeait de l’abandonner ; mais enfin l’avenir avait ses exigences. Il annonça aux siens sa nouvelle situation, fit sa malle, embrassa tout le monde sans grande émotion et, le soir même, sans avoir écrit à la malheureuse un seul mot d’adieu, prit le train pour Clermont-Ferrand.
Dans le train qui l’emportait il ne put pourtant s’empêcher de penser à Angèle avec un serrement de cœur. Il avait donc suffi d’une parole de ce Mulot pour qu’il fût tout de suite lié ? L’espoir d’un mariage solide qui l’établirait et ferait sa fortune apparaissait à peine et lui qui se vantait d’être libre se trouvait aussitôt dérisoirement contraint par les événements extérieurs ? Son dernier acte était-il autre chose qu’une renonciation ? Il se voulait riche et il devait pour le devenir fouler ce qu’il sentait de plus intime, de plus réel en lui. Il balança longuement, il s’étudia, s’analysa jusqu’au fond et finit par découvrir qu’il recélait une petite flamme d’espoir à peine visible mais bien vivante. Il comprit qu’il comptait inconsciemment posséder Angèle et se l’attacher définitivement, même en dehors des liens du mariage, puisque définitivement tout était achevé entre elle et François. Comment ferait-il ? Cela restait à voir mais une confiance absolue en soi lui représentait son dessein comme accompli.
Il arriva le matin à Clermont-Ferrand tout rasséréné. « François doit prendre la mer en ce moment », se dit-il tout joyeux. Puis il ne songea plus qu’à ses affaires.
Elles étaient fort embrouillées. Il le comprit dès son premier rendez-vous avec l’agent local de la Société Blinkine et Mulot. L’homme lui déplut tout de suite ; il était avocat, offrait au regard une figure ridée de pomme reinette barrée d’une énorme moustache et animée de deux yeux gris fort vifs. Il était vêtu avec une sorte de recherche auvergnate, d’une requimpette sans âge, d’un gilet à deux boutons, d’un pantalon à pont ; une lavallière lui donnait l’air intellectuel et artiste qu’il jugeait conformes à ses ambitions. Il tenait entre le pouce et l’index une cigarette perpétuellement éteinte qu’il passait son temps à refaire et à rallumer.
— « Je suis Maître Fougnasse, dit-il à Rabevel, vous m’annoncez sans doute l’arrivée de l’envoyé spécial de ces messieurs.
— C’est moi, dit Bernard.
— Oh ! Oh ! mes compliments, fit l’avocat avec une condescendance imperceptiblement railleuse. Vos patrons n’ont point de préjugés contre l’inexpérience et la jeunesse. Je…
La voix de Bernard sèche et froide, le coupa brutalement.
— Je vois, Monsieur, dit-il, qu’il est nécessaire au préalable de nous mettre d’accord. Je suis l’envoyé de MM. Blinkine et Mulot, venu pour enquêter sur les difficultés de la situation et prendre toutes mesures utiles. Veuillez considérer que vous n’avez aucune observation à faire sur les décisions de vos patrons et que vous êtes à mes ordres. Au cas où vous ne seriez pas de cet avis, restons-en là. Je reprends le train pour Paris et nous laisserons à ces messieurs le soin de nous départager : d’ores et déjà, je vous indique que si les choses en arrivent là j’estimerai que l’un de nous sera de trop.
Fougnasse était intelligent ; il comprit tout de suite et, bien que terriblement vexé, s’excusa, plaisanta, et se le tint pour dit. Après cette mise au point nécessaire, il expliqua à Rabevel la situation.
— Voilà, dit-il. La Société possède une exploitation de bitume au lieu dit Cantaoussel, située entre Besse-en-Chandesse et le lac Pavin. Le terrain ne nous appartient pas mais nous payons aux propriétaires une redevance de X centimes par tonne extraite. La question se complique du fait que : 1o) nous avons affaire à un grand nombre de propriétaires et par conséquent nous sommes en présence d’un grand nombre de conventions différentes ; 2o) ces conventions établissent des redevances et des durées de validité fort variables ; 3o) nos propriétaires ayant eu vent de l’importance de nos bénéfices et, d’autre part, ayant eu la tête montée par un Syndicat nouvellement formé sous le nom de Syndicat des Propriétaires de Carrières du Centre, nous font toutes sortes de difficultés.
— Lesquelles précisément ?
— D’abord ils prétendent nous imposer leur manière de procéder à la vérification du tonnage ; en second lieu, ceux dont la convention vient à expiration ne veulent pas la renouveler ; en troisième lieu, ils se plaignent des dommages causés par nos exploitations à la terre végétale des alentours. En somme le travail devient impossible. De plus, nos ouvriers se fâchent ; ils voient le chômage prochain ; enfin ça ne va pas du tout.
— C’est bien, dit Rabevel, nous allons partir tout de suite pour Cantaoussel.
Maître Fougnasse demanda un répit de deux heures.
— Voilà un mois que je n’ai pas quitté Cantaoussel, dit-il ; j’ai quelques courses à faire.
— Vous pouviez les faire hier, fit Bernard, puisque vous étiez arrivé ici. Enfin, dépêchez-vous ; allez.
Dès que l’avocat fut sorti, Rabevel appela le chasseur de l’hôtel.
— Veux-tu gagner dix francs ? Oui, évidemment. Tu vas suivre cet homme sans te faire remarquer et tu me diras fidèlement ce qu’il a fait.
Deux heures après, Maître Fougnasse était de retour à l’hôtel. Bernard l’attendait.
— Vous voilà, dit-il. Je monte dans ma chambre mettre mon pardessus et nous partons.
Le chasseur qui rentrait le rejoignit.
— Ce Monsieur, dit-il, est allé au 16, place de Jaude ; il est redescendu au bout d’un moment avec Mr. Tanèque, l’adjoint au maire ; tous les deux sont allés Cours de Royat où ils ont pris Mr. Bourdoufle le notaire ; et de là, par le tramway, à la villa Galanda, chez M. Orsat. Ce Monsieur est revenu tout seul.
Au nom de Mr. Orsat, Bernard dressa l’oreille.
— Qui est ce Mr. Orsat ?
— C’est un richard, dit le chasseur. Il a de grosses propriétés.
— Et une fille, je crois, n’est-ce pas ?
— Ah ! vous la connaissez, fit le domestique. Elle est bougrement jolie.
— Ça va. Voilà tes dix francs.
— Monsieur ne me donne pas plus ?
— On est convenu de dix francs. Dix francs c’est dix francs. Descends mes valises.
Il retrouva Maître Fougnasse dans le vestibule. « Nous partons. » lui demanda-t-il. L’autre se déclara prêt. Mais Bernard le regarda.
— Tiens, fit-il, vous n’avez que votre sac, je croyais que vous alliez faire des emplettes tout à l’heure ?
Maître Fougnasse surpris, hésita :
— Ce sont des riens indispensables, des objets de toilette, je les ai mis dans mon sac.
— Vous me ferez voir ça dans le train, répondit imperturbablement Rabevel.
— C’est que… j’aime mieux vous dire — je n’ai rien acheté, je n’ai rien trouvé qui me plût, balbutia l’autre tout affolé.
— Ah ! vous n’êtes pas malin, dit Rabevel. Vous pensez bien que je n’ai jamais eu la prétention de vous faire ouvrir votre sac. J’ai voulu vous faire avouer que vous m’aviez donné un prétexte ; en réalité, je comprends fort bien, allez : vous êtes allé faire vos adieux à une bonne amie.
— C’est vrai, je l’avoue, se hâta de dire l’avocat dont le front s’éclaira.
— Une bonne amie ou quelqu’un d’autre, naturellement, conclut Rabevel avec flegme.
L’avocat fut abasourdi ; il considéra son compagnon et comprit qu’il ne pèserait pas lourd entre ses mains.
Le train les déposa à Issoire où ils devaient passer la nuit ; comme ils prenaient le café, un homme entra qui vint tout droit à Maître Fougnasse.
— Eh bien ! lui demanda-t-il, quand c’est-il qu’on les liquide, ces Parisiens ?
L’avocat eut un clin d’œil à peine perceptible qui n’échappa pas à Bernard et mit tout de suite son interlocuteur en garde.
— Ma foi, fit-il, essayez toujours, nous vous attendons.
Il se tourna vers Rabevel.
— Monsieur Bartuel, dit-il, notre ennemi le plus acharné et le plus sympathique. Il est l’œil du syndicat.
— Enchanté de vous connaître, répondit Rabevel.
— Moi aussi, fit l’autre.
— Oh ! moi, répliqua Bernard d’un ton tranquille, vous ne me connaissez pas encore.
Et comme l’autre se taisait, interloqué :
— Je vois, ajouta-t-il, que vous entretenez d’excellentes relations avec notre représentant. Il faut que cela continue. Excusez-moi, j’ai passé une nuit blanche dans le train, je vais me coucher, je vous laisse.
Mais Me Fougnasse assez inquiet, monta en même temps que lui.
Le lendemain, au petit jour, ils prirent la diligence et arrivèrent à Cantaoussel sans incident. La désolation de l’endroit frappa Bernard ; c’était un plateau noir balayé sans cesse par la bise ; des pays mornes bornaient son horizon ; pas un arbre dans ces solitudes ; les ouvriers vivaient, sales et noirs, dans des baraquements de planches ; Bernard voulut tout voir.
— Rien de bon, dit-il ; toute cette exploitation est mal menée.
Il termina sa visite par les logements ; il vit celui qui lui était réservé, celui de Me Fougnasse :
— C’est gentil chez vous, dit-il, c’est frais, pas usé ; vous ne devez pas y être souvent.
L’avocat rougit.
— Je vous jure que je ne vais pour ainsi dire jamais à Issoire ni à Clermont.
— Qui vous parle d’Issoire ou de Clermont ! Je veux dire que vous préférez circuler dehors que rester dans votre logement. Comme vous tournez mal tout ce qu’on dit !
Il s’enferma avec l’ingénieur. Celui-ci, gros homme bredouillant et agité, se mit à parler immédiatement. Bernard l’écouta avec patience mais d’un air excédé qui suffit à fermer l’écluse.
— Procédons avec ordre, dit-il alors. Il est évident, et vous le reconnaissez vous-même, que l’exploitation est mal menée. Je ne suis pas ingénieur mais je vois le résultat. Des grappes d’hommes disséminées, des chantiers ouverts de tous côtés sans ordre apparent, des matériaux dispersés, un roulage insensé, un cheval pour deux wagonnets et un conducteur qui n’en fout pas un clou, bien entendu. Si c’est là tout ce que vous savez faire de mieux, évidemment il faut préparer vos malles.
L’ingénieur hésitait à comprendre.
— Oui, dit Bernard, il faut prendre vos cliques et vos claques et foutre le camp. C’est-il assez net, Mr. Pagès ?
Et, devant le silence de son interlocuteur :
— Mais, auparavant, me faire comprendre si les tristes résultats auxquels vous êtes arrivé sont dûs à votre incapacité ou à votre mauvaise foi. Puisque vous allez partir, vous pouvez bien m’avouer la vérité. Je vous ferai un bon certificat.
Le pauvre homme était anéanti. Les pleurs lui montaient aux yeux.
— Ah ! monsieur, dit-il, je comprends que l’exploitation ne vous plaise pas ; on a pourtant fait de beaux bénéfices à un moment, mais que voulez-vous ? je ne suis pas le maître, sans quoi on en ferait encore, vous me comprenez bien ?
— Pas du tout, dit Bernard qui mentait.
— Eh ! oui, monsieur. Je sais bien conduire un chantier. Mais voilà : Me Fougnasse ne veut pas de chômage, et d’une ; nous avons de grosses commandes à satisfaire, et de deux ; et Me Fougnasse m’impose de ne pas travailler sur tel ou tel front de taille à cause des conventions périmées ou des difficultés avec les paysans. Je vais tout vous montrer ; je vais vous faire toucher du doigt les exigences que je dois satisfaire, Monsieur ; vous me direz alors comment il faut que je fasse et si ça peut être mieux organisé.
— Bien ; c’est tout ce que je voulais savoir. Allez à votre bureau ; je vous donne une heure pour me rapporter un plan d’exploitation complet et rationnel ; vous n’avez à tenir compte d’aucune sujétion, vous entendez, d’aucune sujétion étrangère aux conditions techniques de votre travail. Votre plan devra prévoir une échelle de production à quatre gradins : cinquante, cent, deux cents et trois cents tonnes journalières. S’il me convient, je vous garde. Une heure vous suffit-elle ?
— Oui, monsieur, répondit Pagès tremblant d’espoir et de crainte.
— Bien. Alors, à tout à l’heure. Envoyez-moi le contremaître.
Un instant après, le contremaître se présentait. C’était une sorte de gorille géant, avec des yeux de grenouille, où vivait une flamme malicieuse, dans un visage faussement hébété.
— Retirez votre chapeau, Pépériot, dit Bernard. Vous pouvez vous asseoir. A l’avenir vous laisserez vos sabots à la porte. Vous savez que l’exploitation ne va pas. Il y a certainement de votre faute ; l’ouvrier n’a pas de rendement, il est mal commandé sans doute et pas content. Allez ; racontez votre petite affaire.
Pépériot comprit au ton que « ça allait barder » ; il pensa qu’il n’y avait pas à finasser et qu’il valait mieux « déballer ».
— C’est pas ma faute, dit-il, il y a assez longtemps que je suis sur le trimard et je connais le boulot. Et, les hommes, ça me fait pas peur. Mais, vrai, on peut pas leur demander ce qu’on peut pas. Dix fois par jour on change de chantier. Sitôt qu’un croquant vient gueuler c’est des discussions et des transformations. On dirait que le Fougnasse il fait exprès. Vous pouvez me foutre à la porte ; je tiens pas à ce genre de boulot. C’est comme pour faire turbiner les compagnons, regardez ce qu’ils bouffent à cette cantine et comment ils sont couchés ; et ils doivent faire deux fois leurs deux kilomètres pour aller casser la croûte…
— Comment ça ?
— Ben oui ; depuis le mois dernier qu’un naturel il est venu rouspéter que la cantine était sur son terrain, l’a fallu la transporter à un kilomètre d’ici sur un terrain communal et encore ce n’est pas sûr que la commune acceptera de louer.
— Ça suffit. Tu vas aller voir ton ingénieur, Pépériot. Tu t’arrangeras avec lui et tu prendras vis-à-vis de lui des engagements fermes de production. Si le tonnage auquel tu t’engages suivant les conditions d’exploitation et le nombre d’ouvriers que vous fixerez ensemble me convient, je te garde ; sinon, fais ta malle. En attendant, envoie-moi le chef comptable.
Pépériot se retira très impressionné. Le chef comptable fut bientôt là. C’était un homme très jeune, de petite taille, brun de poil, l’air intelligent, calme et ferme. Il plut beaucoup à Rabevel.
— Vous vous nommez Mr. Georges ; fils naturel, peut-être ?
— Oui, monsieur.
— Où avez-vous appris la comptabilité ?
— A l’orphelinat des Frères à Issoire où j’ai été recueilli,
Bernard, pour la première fois depuis son arrivée, ébaucha un sourire de contentement, mais il se retint.
— Vous savez que vous avez pour patrons un juif et un mécréant, dit-il ; je pense que vous ne vous occupez pas de prosélytisme ni de politique ?
— Monsieur, je suis pratiquant et fermement attaché à mes devoirs religieux ; j’ai également mes opinions politiques arrêtées. Mais dans mon travail je ne pense qu’à mon travail. Et, en dehors de lui, j’ai assez à faire en m’occupant de mes deux aînés que j’instruis moi-même car j’ai trois enfants dont l’un en bas âge.
— Tout cela est très bien, dit Bernard avec une nuance de bienveillance. Allons voir vos livres.
Il passa le reste de la matinée avec Georges. Il avait oublié tout le monde. Enfin ! il se trouvait pour la première fois, depuis les expertises où il avait aidé le Frère Maninc, en contact avec une comptabilité pour de bon, une grande comptabilité d’entreprise avec toutes sortes de comptes où, à chaque article, à chaque fond de page, se pouvaient être embusqués les erreurs et les détournements ; et il s’y mouvait avec une aise et une joie sans bornes. Le chef comptable avait vite vu à qui il avait affaire ; très épris de son métier, il était ravi d’accueillir un homme compétent : « A la bonne heure, se disait-il, celui-ci n’est ni banquier, ni ingénieur ; il sait exactement comment circule l’argent dans la boutique ; il ne l’attend ni à l’entrée ni à la sortie. » Les remarques de Bernard le frappèrent ; ce jeune homme indiqua quelques perfectionnements, quelques simplifications à apporter, lui démontra la nécessité de tenir à jour certaines statistiques, établit devant lui à l’aide des éléments comptables une série de prix de revient, rendit apparents les coefficients cachés de l’entreprise, détermina des graphiques que Georges reconnut aussitôt indispensables et laissa finalement l’employé dans l’enthousiasme, la jubilation et le désir de se perfectionner.
Il alla ensuite déjeuner avec Me Fougnasse à la cantine et se montra d’une humeur charmante. L’après-midi, il reçut de nouveau l’ingénieur et le contremaître ; il discuta longuement avec eux et les étonna par la rapidité de son adaptation ; quand ils eurent fini, le plan d’exploitation, net, clair et fécond était arrêté. Pagès manifesta quelques inquiétudes sur l’exécution.
— Je me permets de vous prévenir encore, Monsieur, dit-il, que les paysans vont venir avec l’huissier.
— J’en fais mon affaire, répondit Bernard. Pour commencer, vous allez utiliser les diverses clôtures que je vois dans les îlots non exploités et en faire une enceinte tout autour du terrain concédé. Avec les vieilles planches, les baraquements pourris, vous me fermerez ensuite tout cela à hauteur d’homme. Dès que ce travail sera terminé, redémontage de la cantine et retransport ici, puis remontage. Dès à présent, envoyez-moi la cantinière.
Celle-ci était une campagnarde entre deux âges qui suffisait avec trois femmes aux six cents repas journaliers. Elle arriva toute tremblante.
— Madame Loumegous, dit Bernard, une très grave accusation pèse sur vous. Il faut dire la vérité ou gare les gendarmes. De quoi trafiquez-vous ?
— Mais, de rien, Monsieur.
— Allez, allez, pas de rouspétance. L’aveu ou la prison.
— Je vous assure… » Bernard alla à la porte du bureau, et, s’adressant à une personne imaginaire :
— Je crois que je ne pourrai pas lui pardonner, brigadier ; je vais vous l’abandonner…
La femme se jeta à genoux :
— Non, monsieur, je vous en supplie, pas les gendarmes.
Bernard referma la porte.
— Allez, dit-il rudement, crachez le morceau.
— Ce n’est pas moi, monsieur. C’est Monsieur Fougnasse qui me fait signer pour cent kilos de viande quand il n’y en a que soixante-quinze. Pareil pour le vin, pour les légumes, pour tout. Alors, les repas, je suis bien obligée de m’arranger comme je peux ; on retient aux ouvriers, dame, ils ne sont pas contents, mais ce n’est pas ma faute, je le jure sur la tête de ma fille.
— Vous le diriez devant Me Fougnasse, tout cela ?
— Ah ! oui, pour sûr que j’en ai assez de me damner comme ça ; je savais bien que ça finirait par craquer.
Bernard fit appeler l’avocat.
— J’en sais assez, lui dit-il, devant la femme, pour vous envoyer coucher au violon ce soir. Je vous épargne. Je me contente de vous consigner dans votre chambre jusqu’à nouvel ordre.
Me Fougnasse voulut parler.
— Permettez…
— Assez, dit Bernard ; ou les gendarmes.
L’avocat se tut. Rabevel appela Georges.
— Vous ferez clouer la fenêtre de Monsieur par l’extérieur, dit-il, et vous mettrez un homme de garde à sa porte. Revenez aussitôt après.
Et quand il revint :
— Je m’absente pour quelques jours. Considérez-vous comme mon remplaçant ; je vais faire une note de service dans ce sens. Choisissez six de vos meilleurs ouvriers, donnez-leur un brassard et une casquette, une canne et un revolver ; faites-les assermenter à Issoire ; ce seront nos gardes. Sous aucun prétexte ne laissez entrer huissier ni paysans. Mettez des écriteaux. Procès-verbal dressé à tout croquant dont les bêtes ou les bergers pénétreront chez nous. Si on viole la clôture appelez les gendarmes et faites constater l’effraction et le viol de domicile. Ouvrez la correspondance et préparez les réponses. Suivez de très près le mouvement que va subir le prix de revient avec notre nouveau plan d’exploitation.
Il partit aussitôt pour Clermont-Ferrand ; il se rendit à la Place et à la Préfecture, mena une enquête discrète, finit par apprendre ce qu’il voulait, partit pour Lyon, arriva à la Poudrerie de Sorgues, demanda à parler au Directeur d’urgence et fut reçu.
— Monsieur le Directeur, lui dit-il, j’ai appris qu’à la suite du nouveau programme de fabrication qui a suivi le dernier incident de frontière, les Poudreries construisaient de nouveaux ateliers, tous revêtus d’asphalte ou de bitume. Je puis vous offrir de ces matières à des prix très intéressants.
— Je regrette beaucoup, répondit le directeur, j’ai passé mes marchés.
Et, devant le visible ennui de Bernard :
— Mais mon collègue de Saint-Chamas n’a pas trouvé jusqu’à présent de fournisseur ; il m’a écrit (et je ne lui ai pas encore répondu), pour me demander des renseignements à ce sujet. Allez donc le voir.
Bernard sortit en remerciant. Comme il traversait la cour, un chargement d’asphalte attira son regard, une pancarte s’y balançait : Jarny et Cie. Il n’eut pas une seconde d’hésitation ; il retourna aux bureaux, se rendit au service de la Comptabilité.
— Monsieur, dit-il à un employé, je suis le comptable de Jarny et Cie. Je viens voir au sujet de notre mandatement. Est-ce qu’il est prêt ?
— Vous ne voudriez pas, répondit l’homme en riant, c’est à peine si vous nous avez fourni cinq wagons !
— Oui, mais en voilà qui arrivent encore aujourd’hui, cela va vite, vous savez, pour nous. Tenez, voulez-vous, je vous prie, que nous regardions le relevé de factures ? Je parie que nous vous en avons envoyé déjà près de cent tonnes ?
L’employé sans méfiance alla chercher le dossier ; Bernard, dès qu’il eut vu ce qu’il voulait voir, c’est à dire les prix de vente, ne songea plus qu’à s’excuser et à s’en aller. En wagon il faisait son calcul : évidemment, il fallait baisser sur le chiffre de Jarny pour emporter des commandes, mais cela se pouvait ; si seulement on avait le moyen d’aller en gare directement par voie ferrée de Cantaoussel à la petite station de Mérugnet ! « Il faudra que j’y songe » se dit-il.
Le lendemain soir il arrivait à Saint-Chamas, traitait avec le directeur, et, sur son conseil, s’arrêtait au retour à Nîmes, Toulouse, Montauban et Bordeaux où il enlevait pour les casernes ou les Poudreries de fortes commandes atteignant au total le million. Il rentra harassé à Cantaoussel.
Dès qu’il arriva, il fit appeler Me Fougnasse.
— Vous êtes libre, lui dit-il. Allez au diable. Mais tâchez que je n’entende plus parler de vous, sans quoi vous savez qu’un gendarme vous pend au nez comme un sifflet de deux sous. Et, je vous en prie, pas un mot car j’ai des fourmis dans les doigts. Signez-moi toutefois cette petite reconnaissance de vol.
Me Fougnasse signa en tremblant et disparut. Monsieur Georges fit son rapport. Tout s’était bien passé. Quelques paysans étaient venus, avaient été expulsés sans douceur et étaient repartis surpris. Le matin même, Monsieur Bartuel était arrivé d’Issoire pour voir « ces Messieurs », mais n’avait pas été reçu. Le sentiment qui paraissait dominer était la stupeur. Le travail marchait bien.
Bernard alla faire son tour de chantier. Tout lui sembla satisfaisant et il en complimenta l’ingénieur et le contremaître qu’il sentait tous deux dociles et sensibles. Puis il demanda à Pagès :
— Dites-moi, cette station de chemin de fer que nous apercevons là-bas à nos pieds, c’est bien Mérugnet ?
— Oui, Monsieur.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas faire un plan incliné à voie de cinquante ou de soixante pour descendre nos marchandises ?
— Ah ! monsieur, dit Pagès, j’y ai pensé plus d’une fois. Le charroi mange le plus clair de nos bénéfices. Malheureusement, il y a trois obstacles : le prix d’établissement, la longueur de ce travail, et la méchanceté ou l’avarice des propriétaires des terrains à emprunter. Si seulement nous avions eu la chance des Daumail !
— Qui est-ce, les Daumail ?
— Tenez, monsieur, voyez, à deux cents mètres de nous, à mi-hauteur du plateau et à notre droite, ces carrières de basalte. Elles sont aux Daumail. Eux avaient la chance de posséder le flanc de coteau situé entre la gare et la carrière ; et ils ont pu établir une petite voie. Voyez, on la distingue, bien que la végétation la recouvre par endroits.
— On ne travaille donc plus à ces carrières ?
— Non, il y a procès, séquestre, tout le tremblement ; ils n’ont pas pu tenir le coup.
— Ainsi, dit Bernard qui suivait son idée, avec deux cents mètres de voie et un petit terrassement, nous pourrions joindre leur plan incliné ? Faites-moi vite un petit projet et un avant-prix de revient.
Le soir même il arrêtait définitivement ses décisions ; il convoquait pour le surlendemain les propriétaires des terrains ; il demandait un rendez-vous aux Daumail et au séquestre pour la semaine suivante. Il alla se coucher content.
Le lendemain matin il paressa dans sa cabane de planches froide ; il écrivit dans son lit une lettre pour Blinkine et Mulot en leur faisant le rapport circonstancié de ses démarches : « Peut-être, terminait-il plaisamment, ai-je outrepassé les pouvoirs que je tenais de vous, mais je jure que j’ai sauvé la République ». Au petit déjeuner, la mère Loumegous lui remit une lettre qui lui avait été adressée à Paris ; il reconnut l’écriture d’Angèle sur la suscription et celle de Noë sur la surcharge. Il trembla. Quelle mésaventure, quelle peine en perspective ! Des embêtements quand tout allait si bien ! Il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait ceci :
Mon pauvre Bernard,
Comment ai-je pu aimer un aussi abject personnage ? Comment ai-je pu vous préférer à un être aussi droit que François ? Trouvez ici l’expression de mon profond dégoût.
A.
— Je m’en fous, dit-il à voix haute. Et comme il se sentait mordu au cœur, il se hâta, avec une sorte de frénésie inconsciente, de répéter encore :
— Je m’en fous et je m’en fous ; oui, et je m’en contrefous. Mais de toute la journée, malgré le travail auquel il se livra tout entier, un rongeur ne cessa dans le plus traître de l’âme son travail secret. Il se coucha exténué ; toute sa nuit ne fut qu’un long regret, un soupir sans fin, une douleur orageuse et un appel au dieu consolateur.
— L’agonie au Jardin des Olives, ce devait être quelque chose comme cela, se disait-il, mi-ironique, mi-convaincu, le matin, en contemplant dans la glace ses traits tirés et ses yeux cernés. Enfin, n’y pensons plus ; c’est fini, c’est fini.
Mais le regret et il ne savait quel espoir, quelle clandestine certitude que cet amour, le seul, il le sentait bien, chevillé à lui, à sa vie, ne pouvait disparaître définitivement, tout cela l’agitait et l’empêchait de faire quoi que ce fût. Il était absent de tout ; assis à son bureau, il rêvait du divin visage et écrivait le nom bien aimé sur les buvards. Il ne se ressaisit qu’au déjeuner. L’ennemi allait arriver ; il s’agissait de le bien recevoir.
Les propriétaires convoqués, une trentaine de personnes, se présentèrent en effet au début de l’après-midi ; Bernard les accueillit dans le réfectoire.
— Vous m’excuserez, leur dit-il, de vous faire entrer dans un réfectoire, mais je n’aurais pas de pièce assez grande ; cela nous permettra d’ailleurs de faire tranquillement notre collation tout à l’heure ; vous m’autoriserez en effet, je l’espère, à vous offrir un petit reconstituant car il y en a parmi vous qui viennent de fort loin et ont besoin de se réconforter ; d’ailleurs nous sommes des associés, pas vrai ? et même j’espère que nous serons des amis.
Un des auditeurs se leva aussitôt en qui Bernard reconnut le Bartuel du soir :
— Votre exorde est très joli, dit cet homme, mais nous préférons des actes et des arrangements. La situation ne nous convient pas du tout. Nous…
Rabevel qui compulsait des papiers sur la table isolée devant laquelle il était assis, l’interrompit :
— Qui êtes-vous d’abord ? dit-il rudement.
— Mais… je suis monsieur Bartuel, d’Issoire.
— Eh bien ! je regrette très vivement, mais vous n’avez rien à faire ici ; vous ne figurez pas sur la liste de nos propriétaires.
— Ah ? dit l’autre d’un air de triomphe, eh bien ! Monsieur, et ceci ?
Il tendit un papier sur lequel Bernard jeta les yeux.
— Ceci, répondit-il, est la copie d’un acte de vente ; vous avez acquis une parcelle de cent mètres carrés de Monsieur Boutaric… vente fictive naturellement, hé ?… enfin cela n’a pas d’importance ; vente effectuée hier, bigre !… Il ne vous reste plus qu’à filer, monsieur Bartuel.
— Comment, à filer ? ne suis-je pas propriétaire d’une parcelle des terrains que vous occupez ?
— Quel âge avez-vous donc, monsieur ? Lisez la convention qui nous lie à Mr. Boutaric et vous verrez que toute vente éventuelle doit sauvegarder nos droits. Votre contrat est irrecevable. Je vous prie de sortir.
L’intrus s’exécuta assez confus. Bernard s’adressa alors à Mr. Boutaric :
— Comment avez-vous pu, lui dit-il gentiment, vous laisser embobiner par ce chercheur d’histoires ? Allons, nous voici entre nous, expliquons-nous donc à cœur ouvert. Qu’est-ce que vous voulez ? vous ne le savez pas ? moi je vais vous le dire :
« Il existe un Syndicat dont le président est Mr. Orsat et dont les principaux membres sont Mr. Bourdoufle, le notaire, et M. Tanèque, l’adjoint au Maire de Clermont. Ce Syndicat réunit les propriétaires d’asphaltières et de carrières de la région. Or nous, nous possédons la meilleure asphaltière et la mieux placée ; nous pouvons donc faire des prix qui rendent la concurrence impossible. Il faut nous empêcher de travailler. On vous a donc proposé d’entrer dans le Syndicat, en faisant miroiter à vos yeux toutes sortes de bénéfices. Il s’agit maintenant pour vous d’agir. Comment se présente la situation ? Nous ne sommes pas propriétaires du terrain : vous étiez trop intelligents pour nous céder cela à un prix modique ; et, pour l’acheter à sa valeur, nulle société ne serait assez riche. Il a donc fallu le louer et nous vous l’avons loué à un prix ferme de tant augmenté d’une redevance par tonne extraite ; le tout suivant conventions valables trente ans et renouvelables suivant accord des deux parties. Ces conventions établies au moment de la constitution de la société s’échelonnent pendant six années, délai qui sépare les signatures de la première et de la dernière. La première convention n’est plus valable depuis trois ans, la dernière est encore valable pendant trois ans. Tout ceci est exact, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, répondirent les auditeurs.
— Je continue. Dès que le Syndicat a vu arriver, il y a quatre ans, la période d’expiration, il s’est mis en campagne et la conclusion fut la suivante : aucun des propriétaires n’a voulu renouveler la convention. Notre société a passé outre ; d’où procès, constats d’huissiers, empêchements de travail, etc., etc… vous en savez autant et plus que moi là-dessus. L’affaire s’est compliquée du fait que le directeur local de notre société était secrètement à la solde du Syndicat, ce dont j’ai eu la preuve formelle dès mon arrivée.
Et, notant les marques de surprise et les sourires, Bernard ajouta gentiment :
— Vous voyez que je sais tout ; nous n’avons rien à nous cacher ; j’ai flanqué le nommé Fougnasse à la porte et nous sommes entre nous. Rien de changé, vous pouvez parler à cœur ouvert et nous sommes faits pour nous entendre. La seule différence dans la situation c’est que, au lieu de suivre le Syndicat avec Fougnasse vous suivrez ma Société avec moi ; et cela parce que c’est votre intérêt. Je vais vous montrer cela tout à l’heure. En attendant, comme vous me faites sécher la gorge avec tant de paroles et que beaucoup d’entre vous ont besoin de se refaire un peu, nous allons laisser là les affaires et trinquer ensemble.
Les propriétaires, tous paysans ou hobereaux, approuvèrent bruyamment. Bernard fit servir une collation et recommanda aux serveuses de ne laisser aucun verre à demi plein. Quand la chaleur communicative des banquets se fut établie il alla de l’un à l’autre, jaugeant immédiatement le caractère et la valeur de chacun ; il s’attacha particulièrement à la conquête d’un vétérinaire et d’un curé dont il devinait l’influence et qui lui parurent encore fort indécis au moment où il les entreprit. Sa bonne grâce, son sourire, l’admiration qu’inspiraient à ces rustres la précocité de son jugement et de sa fermeté, lui assurèrent enfin la bonne volonté de tous. Quand il pensa les avoir à peu près dans sa main, il reprit :
— Comment se présente maintenant la situation ? De deux choses l’une : ou nous renouvelons ensemble les conventions ou nous ne les renouvelons pas. Où est votre intérêt ? Nous allons voir. Je dois vous dire d’abord que j’ai des marchés pour plusieurs millions avec le Ministère de la Guerre, marchés renouvelables ; je m’offre à vous donner la preuve de la vérité de ce fait ; ces marchés sont signés d’avant-hier. Voilà donc du travail assuré, c’est-à-dire de l’exploitation et un revenu certain pour vous pendant plusieurs années. J’ajoute que les mesures prises par moi ont abaissé encore mon prix de revient en sorte que, à l’heure actuelle, plus que jamais, aucune concurrence n’est possible ; et une nouvelle installation qui ne va pas tarder couronnera l’œuvre avant peu ; je n’en peux rien dire pour le moment.
« Donc, si nous renouvelons les conventions, vous êtes assurés que, tant qu’on aura besoin d’asphalte, c’est vous qui serez les premiers appelés à fournir ; d’ores et déjà vous avez la certitude de votre revenu pour plusieurs années.
« Et si vous ne renouvelez pas ? c’est très simple. Ma conduite ne changera pas d’une ligne. Vous enverrez l’huissier ? Il ne verra rien ; la concession est palissadée et votre huissier n’entrera pas : frais inutiles. Vous ferez constater que votre terre est dans l’enclos occupé par nous ? Il vous faudra convoquer outre l’huissier, le préposé au cadastre, le garde champêtre et un expert géomètre : nouveaux frais inutiles. Vous essayerez d’entrer ? Non : car sans compter les chiens qui pourraient vous vacciner aux fesses, il y a les gardes assermentés, les gendarmes et alors cela devient de la correctionnelle ; vous êtes trop sages pour y penser. Bien ; avec vos exploits vous allez devant le tribunal : nous sommes disposés à poursuivre jusqu’au Conseil d’État : durée vingt ans, frais énormes. Vous nous appelez en référé ? nous répondons que vous ne pouvez motiver aucune urgence et enfin nous invoquons la nécessité de remplir les obligations d’un marché intéressant la Défense Nationale. Bien entendu, pendant toute la durée de la procédure, nous prendrons votre asphalte et vous mangerez la redevance chez les gens de loi. D’autre part, vous pensez bien que c’est nous qui aurons raison en vertu du fait que nous travaillons pour la Défense Nationale.
« Voilà ce que j’ai à vous dire. Choisissez. La paix profitable ou la guerre. La guerre et vous mangez tout. La paix et vous gagnez tout ; et nous sommes amis, et vous venez me voir ici en copains, regarder votre exploitation, faire le tour du propriétaire. Allons, voyons, il n’y a pas à hésiter. Les nouvelles conventions sont toutes prêtes. Madame Loumegous, versez le champagne, on va signer. »
Parmi le brouhaha des hésitants, Mr. Georges apporta les papiers timbrés tout prêts. Bernard circulait de groupe en groupe.
— Eh ! Monsieur le curé, dit-il, il faudra venir bénir nos installations le plus tôt possible. Je compte absolument sur vous. Non pas cette semaine, la prochaine ; il faut laisser le temps à ces dames d’achever la chasuble que… Mais chut ! j’en ai trop dit.
Et au vétérinaire :
— Ce n’est pas une signature que je vais vous demander, mon cher Docteur, mais deux ; car je tiens à m’assurer vos services ; je désire que vous organisiez ici une écurie modèle et une visite régulière pour notre cavalerie.
Avec un paysan, il jetait les bases d’un marché d’avoine ; avec un autre d’un marché de foin ; avec un troisième d’un marché de paille ; il convint avec un charron de l’entretien du matériel roulant. Naturellement il choisissait ses têtes. En fin de compte, le champagne bu, toutes les conventions étaient renouvelées pour cinquante ans. D’ici là, songea-t-il, le roi, l’âne ou moi…
Sur la porte, il fit ses adieux à ses hôtes, émus, un peu ivres ; il connaissait déjà leurs petites histoires, le nom de leurs enfants et ne se trompa pas en les priant « d’emmener la prochaine fois le petit Zanou » « ou la petite Marissotte qui doit être si éveillée, pour faire connaissance… » Tous ces finauds le trouvèrent « ben malin et ben honnête, pour sûr » et s’en retournèrent enchantés. Bernard, rêveur, rentra dans son bureau.
— « Vingt et un ans depuis un mois, se dit-il à mi-voix en jetant un regard sur les éphémérides, vingt et un ans ! »
Il prit dans sa main les marchés et les conventions :
« Tout cela à mon nom, bien entendu ; ça représente bien cent mille francs ; il va falloir s’aligner avec les patrons… » Il sourit avec tranquillité. La vie était belle.
Le lendemain, il eut avec les Daumail et leur séquestre une entrevue orageuse. Les Daumail n’accepteraient pas qu’une servitude fût créée. Le séquestre prétendait que sa mission ne l’autorisait pas à consentir l’usage de la chose conservée.
— C’est bien simple, dit Bernard ; si vous acceptez, je fais avec vous un contrat à redevance pour une durée déterminée : donc, l’argument de la servitude ne tient pas ; je prends l’entretien de la voie à ma charge dans la proportion où j’emploie cette voie : donc je conserve mieux que vous, séquestre, et même je fais rapporter de l’argent à votre chose séquestrée. Et maintenant, si vous n’acceptez pas, je passe outre : j’ai des marchés importants pour le Ministère de la Guerre et fort pressés ; je demanderai une réquisition.
Mais les autres ne voulurent rien entendre. Bernard sortit furieux de l’Hôtel d’Issoire où s’était tenue leur conversation ; il aperçut, comme il passait la porte, Monsieur Bartuel qui semblait attendre en causant avec un gros monsieur grisonnant : « Bon ! se dit-il, je comprends ». Il alla droit à eux, le cœur enflé de colère : « Monsieur Bartuel, fit-il avec une rage concentrée, je vous donne quinze jours pour venir faire ami ; sinon je vous casserai ». Et comme l’autre ouvrit la bouche : « Je vous casserai », répéta-t-il. Il se rendit immédiatement chez le vétérinaire qui se trouva être en tournée. Il l’attendit deux heures avec une impatience fébrile dans un petit salon campagnard médiocre et humide qui lui donnait la nausée. Quand il arriva : « Ne dételez pas, Mr. Frayssé, nous partons pour Cantaoussel ». En route, il lui expliqua son plan : « Il faut immédiatement m’enlever les quarante chevaux de l’exploitation, les coller chez des amis à la campagne, faire à la Préfecture une déclaration de fièvre aphteuse et signifier l’interdiction d’employer de la cavalerie pendant trois mois en même temps que toutes les mesures coutumières de désinfection et de prophylaxie. Bien entendu, vous ne perdrez ni votre temps ni votre peine ».
Le vétérinaire fit quelques difficultés dont les promesses eurent vite raison. En trois jours, les chevaux eurent disparu ; Bernard refit la tournée de ses clients, fit connaître à la Préfecture le cas désespéré, suggéra la solution, obtint de l’Intendance la réquisition. Moins de quinze jours après le raccordement était fait, les wagonnets roulaient sur les plans inclinés des Daumail. Ceux-ci s’avouèrent vaincus et firent la paix contre une redevance de passage inférieure de moitié à celle que leur avait offerte d’abord Bernard. Les chevaux revinrent comme par enchantement, leur nombre devant suffire à peine au trafic intérieur des chantiers en raison de l’intensité croissante de l’exploitation. Le soir du jour où le premier train de wagonnets chargé d’asphalte et portant en proue et en poupe un petit drapeau tricolore arrivait en gare de Mérugnet, deux hommes demandèrent à monter à Cantaoussel par le moyen de la rame vide que remorquait le convoi chargé descendant. Arrivés sur le plateau, ils se présentèrent à Rabevel ; c’étaient Bartuel et son compagnon grisonnant qui se nomma.
— Ah ! Monsieur Orsat, dit Bernard, vraiment je suis heureux de vous connaître. Vous m’avez bien donné du mal ; et cette vieille ficelle aussi, ajouta-t-il avec une rudesse cordiale en frappant sur l’épaule de Bartuel qui se sentit flatté. Entrez chez moi, nous serons mieux pour causer.
Il déploya toutes ses grâces, fit le siège de cet Orsat en qui il voyait un des éléments importants de son avenir ; il l’amena à se raconter suffisamment pour que, jointes aux discours de Bartuel, ses déclarations le lui eussent à peu près représenté. Il découvrit dans son interlocuteur un grand propriétaire, intelligent, lettré, un peu timide et très fin ; il comprit que ce rentier risquait son superflu en spéculations sur les biens fonciers, les terrains, les immeubles, les chemins de fer départementaux ; et que le machiavélisme lui manquait pour conduire contre des adversaires roués une affaire aussi délicate que ce Syndicat où il s’était aventuré. Il lui parut même sentir un peu de désarroi dans la conversation de son partenaire.
— Enfin, lui dit-il, quand ils eurent bavardé un moment, que voulez-vous de moi, Messieurs ?
— Mais rien, répondit Mr. Orsat avec embarras ; Mr. Bartuel est venu faire ami comme vous dites car nous désirons vivre en bonne intelligence et je l’ai accompagné.
— Et je vous en remercie ; mais encore ?
Mr. Orsat resta muet.
— Je vous comprends, reprit Bernard ; vous cherchez un terrain d’entente. C’est très simple. Vous ne pouvez rien sans moi et je puis tout sans vous. Alors, que voulez-vous que je fasse avec vous ?
Et comme les autres levaient les bras au ciel :
— A moins que… A moins que nous organisions un service commercial qui nous apporte des affaires pour tous ; et cela n’est possible que si nous unifions nos prix de vente, autrement dit si j’augmente mes prix, puisque mon prix est bien inférieur au vôtre. Je vois bien votre avantage, évidemment. Nous quintuplons le volume des affaires, nous formons trust, nous dictons nos cours et nous partageons les commandes dans les chantiers au prorata de leur capacité. Mais où est mon bénéfice là-dedans ?
— Il ne serait pas oublié, dit doucement Mr. Orsat. Venez donc déjeuner dimanche à Clermont, nous causerons de tout cela.
— Ma foi, je veux bien, répondit Rabevel en se levant. A dimanche.
Il se sentait sur le chemin de la fortune, mais voulait ne rien faire voir de sa joie. Il fit atteler au convoi descendant une plateforme où prirent place ses visiteurs ; maîtrisant sa joie, il leur souhaita bon voyage avec une froideur courtoise ; cependant, à un virage, comme Mr. Orsat, ayant légèrement tourné la tête, lui faisait de la main un signe amical il ne put se tenir soudain d’agiter son chapeau en un grand geste joyeux.
Il attendit le dimanche avec une impatience d’enfant. Il se leva aux premiers rayons du jour. Le mois d’Octobre finissant dorait les rares ramures de la vallée ; le noir plateau pâlissait et semblait moins rude. Bernard procéda à sa toilette avec un soin minutieux ; il essaya toutes ses cravates et ne descendit à la station que lorsqu’il se crut bien assuré que sa tenue ne détonerait en rien devant celle d’un gentleman bien habillé comme l’était, par exemple, son ami Abraham.
A la gare, il eut la surprise de voir venir le sire Bartuel au devant de lui.
— Je vous attendais, Monsieur Rabevel ; figurez-vous que j’ai pensé à une chose intéressante pour quelqu’un qui sait comprendre comme vous ; parce que vous, je crois que vous savez comprendre…
— Oui, répondit Bernard, je sais comprendre et payer ce que ça vaut. Mais pour le moment, pas de malentendu, hein ? vous avez d’abord essayé de nous posséder, vous n’y avez pas réussi, nous sommes quittes. Nous sommes d’accord ?
L’homme fit une moue, mais en fin de compte, approuva.
— Bon. Maintenant si vous m’apportez quelque chose qui soit à la fois intéressant et nouveau, je ferai ce qu’il faudra ; et, vous savez, je suis homme de parole.
— Naturellement, pour la discrétion…
— Un tombeau. Voici le train. Vous retournez à Issoire sans doute. Oui. Montons dans ce compartiment vide ; nous voilà installés. Allez-y, je vous écoute.
— Voilà. Mr. Orsat ne vous a pas tout dit et ne peut pas tout vous dire. Les centres asphaltifères du Syndicat sont tous, plus ou moins, en enclave dans des biens communaux et ne peuvent arriver à une bonne exploitation que s’il intervient un accord au sujet de ces biens communaux. Malheureusement, les communes dépendent du Préfet et celui-ci a un censeur terrible qui est le Conseil général. Or, comme toujours, la minorité quand elle est agissante est toute-puissante dans les Assemblées ; et ici la minorité d’opposition réclame l’exploitation directe, par le département, des asphaltières situées sur les territoires communaux ; elle s’oppose à tout octroi de facilités aux capitalistes exploiteurs et à la classe possédante. D’où l’interdiction de passer sur les terrains communaux qui environnent les asphaltières en chantier, interdiction de découvrir celles-ci, toutes sortes de difficultés qui expliquent en partie les prix de revient prohibitifs que vous connaissez.
— Alors ?
— Alors, il faudrait désarmer l’opposition.
— Combien sont-ils ?
— Un seul qui compte : Soudouli.
— Soudouli ? l’ami du prolétaire ? demanda Bernard avec un ton de naïveté dont il se gourmanda aussitôt.
— Il a pris goût aux truffes, répondit l’autre.
— Mais comment l’atteindre ?
— Je le connais assez pour vous aboucher.
— Comment se fait-il qu’Orsat…
— C’est son ennemi politique.
— Bon. Conclusion : quand et comment ?
— Très simple. Je retiendrai pour ce soir deux chambres communicantes à l’Hôtel de Jaude ; venez-y vers sept heures, en vous voyant arriver dans le vestibule j’en décommande une que vous prendrez. Après dîner, vers dix heures, j’emmènerai Soudouli et nous pourrons causer.
— Eh bien ! c’est entendu.
— Qu’est-ce que vous me réserverez ?
— C’est à voir ; en tous cas, ce sera en raison inverse de ce qu’exigera Soudouli. A vous de le travailler.
Arrivé à Clermont, Bernard prit le tramway et descendit à mi-chemin de Royat devant une magnifique grille dorée. Un domestique en livrée lui ouvrit la porte. La villa était bâtie à flanc de coteau et de molles pelouses ombragées de pins parasols ornaient les pentes. La maison voulait être romaine ; le vestibule était un atrium entouré d’une colonnade, dallé de céramique. Un jet d’eau fleurissait un bassin de marbre et retombait sur la nappe bleue et glacée ; des peaux d’ours blancs, quelques coussins, des plantes vertes ôtaient ce que l’atmosphère pouvait avoir d’inaccueillant.
Mr. Orsat vint au devant de son visiteur, et le conduisit dans un petit salon tout intime, tout réjoui d’une claire flambée de châtaignier. « Il ne fait pas trop froid, dit-il, mais ma fille aime la gaieté de la flamme. » Ils causèrent en amis, sans entamer la question affaires. Bernard sentit qu’on le sondait et fit négligemment transparaître la sorte de personnage qu’il crut le plus propre à forcer la sympathie de son interlocuteur. Après quelques minutes, Madame Orsat suivie de sa fille entra dans le salon ; elle parut à Bernard fort simple et même effacée au milieu du luxe qui l’entourait. Par contre, la jeune fille, que sa mère appelait Reine, lui plut fort ; elle avait un visage brun au front très saillant, une bouche assez grande mais belle, le nez droit à narines palpitantes, et des yeux de la couleur et du poli de l’agate. On se mit à table et Bernard s’ingénia à faire parler la jeune fille assise en face de lui ; elle ne sortit guère de sa réserve pourtant ; mais il la devina sensible et timide. Après le repas, comme on passait dans un grand salon pour prendre le café, il fut assez étonné de voir sur un meuble un volume de Verlaine fraîchement coupé.
— « Tiens, se dit-il, elle mord à ces choses-là ? » Et quand la jeune fille eut joué au piano une exquise étude de Debussy, il comprit qu’elle appartenait à une sorte de civilisation plus ancienne, plus raffinée que la sienne propre et à la fois plus intuitive puisqu’elle était capable de saisir, dès leur apparition et pleinement, les symptômes des plus délicates variations de l’art. Il ne put s’empêcher de témoigner de sa surprise :
— Nous vivons à Paris huit mois de l’année, dit Mr. Orsat et j’ai la chance de recevoir chez moi l’élite de nos jeunes artistes.
— Que vous êtes heureux, déclara Bernard avec sincérité, et que je voudrais les fréquenter aussi !
— Eh bien ! mais, nous ne nous voyons pas pour la dernière fois, répondit M. Orsat.
Cependant le jeune homme ayant ouvert le Verlaine réclamait des explications ; il en restait aux grandes ondes de Hugo, ou, au pis aller, à Leconte de Lisle. Est-ce que ces dissonances, ces vers amorphes n’écorchaient pas l’oreille de Mademoiselle Orsat ? La jeune fille, après un coup d’œil qui sollicitait de ses parents l’autorisation de répondre, essaya d’expliquer, toute rougissante, ce qu’apportait de délicieux cette poésie nouvelle. Bernard l’écoutait avec avidité ; il en vint à l’interroger ; et comme sa candeur était infiniment plaisante, il lui parla, sans s’en rendre compte, d’une manière qui la toucha au plus sensible ; il s’en aperçut seulement quand ils n’eurent plus rien à se dire, tout d’un coup, et il rougit violemment, ce qui amena sur les joues de la jeune fille une recrudescence de flot pourpre.
— Je dois avoir l’air assez bête, se dit-il. Avec leurs imbécillités de poètes, ils sont tous les mêmes.
Ils c’étaient Noë, Abraham, Angèle… tout le monde excepté lui. Il se tourna vers Mr. Orsat :
— Si nous parlions poésie à notre manière ? demanda-t-il.
Les dames se retirèrent ; ce fut seulement à ce moment que, en la suivant d’un regard involontaire, Bernard remarqua que la jeune fille de taille plutôt petite, était admirablement habillée : « Elle a un chic étonnant, se dit-il, et quelles jolies jambes ! » Mais son hôte l’entreprenait et il oublia tout ce qui n’était pas l’affaire dont ils devaient s’occuper.
— J’ai beaucoup réfléchi, dit Mr. Orsat. Je crois que nous pouvons nous entendre ; nous fusionnerions avec votre Société sur les bases que vous avez indiquées et vous deviendriez le Directeur Général de l’affaire à des conditions à fixer.
— Ça ne va pas du tout ; vous n’avez pas affaire à ma Société, mais à moi.
— Comment cela ?
— Mais oui, à moi ; je deviens votre associé, j’entre dans le Syndicat et je vous amène ma Société ; vous me faites ma part et celle de la Société ; vous comprenez ?
— Pas très bien. Je comprends parfaitement que vous désiriez être un gros personnage mais, votre valeur personnelle mise à part, nous n’avons pas besoin de vous, nous n’avons besoin que de votre Société.
— Erreur ! grosse erreur ! vous avez besoin de celui qui exploite les asphaltières de Cantaoussel et de celui qui a les marchés de l’État. Or les conventions renouvelées et les marchés sont à mon nom.
— Vous avez fait cela ?
— Sans doute.
— Et qu’en a dit votre Société ?
— Elle ne le sait pas encore ; quand elle le saura, elle s’inclinera et partagera avec moi ; si elle ne s’incline pas je la mets à la porte. Elle intentera un procès qui durera vingt ans ; d’ici là j’aurai fait ma fortune.
— Mais vous exploitez avec son argent ?
— Bien sûr.
— Et si elle se retire en vous réclamant des comptes ?
— Avant ce moment j’aurai touché mon premier mandatement qui représente un fonds de roulement suffisant.
— Tout cela est évidemment bien combiné. Que pensez-vous que décidera votre Société ?
— Elle acceptera. Car si elle accepte nous gagnons 20 % sur la commande d’un million, soit cent mille francs pour chacun ; si elle refuse, j’ai deux cent mille francs pour moi.
— C’est égal, vous les avez trahis !
— Pas du tout. J’arrive ici, je rétablis la situation, je crée une affaire nouvelle qui marche. Ma Société aurait perdu 300.000 frs. dans l’année ; elle en gagnera 100.000. Il me semble que je suis au contraire fort bon pour elle.
— Où s’arrête l’honnêteté ? songea Mr. Orsat, et lequel, de ce jeune homme ou de ses patrons, est l’exploiteur ?
Il reprit à voix haute :
— Si je vous comprends bien, vous désirez des parts syndicataires à titre gratuit. Mais, encore une fois, en dehors de votre valeur personnelle, c’est-à-dire des espérances, que nous apportez-vous de positif ?
— La certitude de vivre est quelque chose pour les malades que vous êtes !… Et je vous apporterai mieux : l’exploitation des biens communaux.
Mr. Orsat ne maîtrisa pas son étonnement :
— Quoi ! vous êtes au courant ?
— Vous le voyez. Et j’étais prêt à vous étrangler tout à fait grâce à ce lacet, au moment où vous m’avez tendu le rameau d’olivier.
— Mais comment avez-vous pu…
— Permettez-moi de me taire pour l’instant.
— Eh bien ! écoutez : faites-moi des propositions concrètes dans le courant de la semaine. Voulez-vous m’écrire ou que je vienne vous voir ?
A ce moment la silhouette de Reine passa devant la fenêtre.
— J’ai souvent affaire à Clermont, dit Bernard, je viendrai prendre le café un de ces jours si vous le permettez.
— Comment donc ! s’écria Mr. Orsat ; mais envoyez-moi plutôt une dépêche la veille et venez déjeuner sans façon.
— Eh bien ! c’est convenu, répondit Bernard.
Il prit congé et s’en fut. Comme il se retournait pour fermer la grille, le mouvement brusque d’une chose sur la terrasse surprit son œil ; une jupe restait visible entre les balustres au-dessous d’une urne ornementale ; il comprit que ce vase lui cachait le buste de Reine, surprise alors qu’elle le regardait s’en aller. Il embrassa d’un regard la demeure cossue, le parc, la grille, évoqua la bonne mine des parents, le charmant visage de la jeune fille, imagina un coffre-fort solide, quelque part, bourré de valeurs. Puis il songea à sa situation propre. Il ne déplaisait pas et l’enfant était certainement libre. Il aurait cent mille francs avant douze mois et déjà il pouvait en disposer, les verser tout de suite au contrat s’il le fallait : car, ces cent mille francs, Monsieur Georges les lui avait remis pour faire les cautionnements des marchés avec l’État et il avait réussi à se faire dispenser de ces cautionnements ; ces cent mille francs étaient dans une banque à Clermont, il en pouvait user, ils lui appartenaient.
— Ça pourrait aller, tout cela, pensa-t-il.
Mais la pensée d’Angèle lui revint et il comprit tout de suite la différence qu’il pouvait y avoir entre l’amour et la sympathie naissante ; puis le mystère de sa naissance, la condition de sa mère… Comment arranger tout cela ? Un grand découragement le prenait, il se ressaisit et secoua la tête : « Il faudra étudier, combiner : Bah ! nous trouverons bien quelque solution ! Pour le moment, allons où le devoir nous appelle. (Il sourit : le devoir, hum !) allons voir cette étonnante fripouille de Bartuel ».
« L’étonnante fripouille » avait bien organisé son scénario ; tout se passa comme il l’avait prévu et, quand dix heures sonnèrent, Bernard entendit dans la chambre voisine de la sienne un chuchotement. Puis, la porte de communication dont il n’avait point tiré le verrou, s’ouvrit tout doucement et Bartuel lui fit signe de le rejoindre. Il lui présenta d’une voix basse de conspirateur le citoyen Soudouli. C’était un petit homme court des jambes et bas des fesses, replet, assez flasque de corps, qui montrait sous un feutre mou à larges bords une trogne de sacristain jouisseur ornée d’une petite moustache brune et éclairée de deux yeux pétillants derrière un binocle. Le citoyen fut assez cynique ce qui mit chacun des deux autres à l’aise. Il dit :
— C’est simple, je ne veux ni actions, ni parts, ni chèques ; je réclame seulement vingt mille francs en or tout de suite, je veux dire après la décision préfectorale et dix pour cent sur les bénéfices.
Bernard voulut marchander.
— Il n’y a rien à faire, dit le petit homme, c’est le prix que je me suis fixé et ce n’est pas cher. Et il faudra voir à être régulier dans les paiements et à ne pas essayer de me posséder pour les comptes.
— Sinon ?…
— Sinon : la grève, le sabotage du matériel et le retrait du privilège. Sommes-nous d’accord ?
— Avec moi, oui. Reste à voir les autres.
— Mettez ça debout dans la huitaine et faites-moi donner réponse par Bartuel ?
— Entendu.
Ils se serrèrent la main et se quittèrent. Bernard en se couchant et en réfléchissant à cette scène singulière se sentit pris de nausées ; il pensa à son grand-père, à ses oncles, au maître Lazare ; voilà ce qu’étaient les représentants de ces braves gens naïfs, honnêtes et si parfaitement droits à tous égards. « Bah ! pensa-t-il, c’est la vie ; cet individu va au marché pour se vendre ; si je ne l’achète pas, un autre l’achètera ; il n’y a rien à faire là contre. » Il écrivit tout de suite à Noë de lui envoyer certains de ses cahiers de cours relatifs aux fondations de Sociétés et fit porter la lettre à la poste le soir même. Dès le lendemain, il rentra à Cantaoussel et attendit avec impatience les cahiers qu’il avait demandés. Sitôt qu’il les eut reçus, il établit un projet de statuts, étudia longuement, d’après les documents que lui avait remis Mr. Orsat, la situation du Syndicat, ses possibilités, les nouvelles perspectives que permettait d’envisager l’exploitation des concessions communales et établit des prévisions de bilan dans tous les cas possibles. Il examina alors dans chaque cas la combinaison qui lui garantissait le minimum de risques et le maximum de bénéfices ; il compara, fit une cote moyenne et rédigea définitivement ses prétentions ; puis il chercha sur quels chiffres il fallait établir un exemple de bilan pour faire apparaître son bénéfice comme le plus modeste possible ; il joignit cet exemple à son exposé ; enfin il compléta le mémoire par une étude des nouvelles conditions que la prochaine mise en chantier des terrains communaux ferait à l’exploitation ; et il envoya le tout sous un pli recommandé à Mr. Orsat en lui faisant savoir qu’il viendrait la semaine suivante prendre sa réponse. Il lui annonçait aussi que, s’ils constituaient ensemble la nouvelle société, il se chargeait de faire réunir le Conseil Général en session extraordinaire et se faisait fort d’aboutir au résultat.
La réponse ne se fit pas attendre. Trois jours après, Monsieur Orsat lui mandait qu’il avait vu ses collègues et qu’en principe l’accord était fait ; il l’attendait pour régler les détails. Bernard retourna aussitôt à la villa Galanda. Il arriva d’assez bonne heure.
— Nous pouvons peut-être en finir avant de déjeuner ? dit-il.
— Essayons, répondit Mr. Orsat.
Ils revirent ensemble tout le projet et Mr. Orsat fit à Bernard de fort utiles suggestions dont le jeune homme se promit de profiter à l’avenir. Puis il lui dit en riant :
— Vous vous êtes taillé la part du lion !
— Mais non, fit Bernard d’un ton sincère. Je n’ai même pas la majorité dans l’assemblée.
— Je pense bien ! mais sans posséder de terrain, sans mettre un sou, vous avez plus de parts que n’importe qui !
— Bah ! à nous deux nous ferions la majorité, c’est entendu, mais aussi que peut-on faire sans moi ? Rien.
— Et si nous laissions tout ça là ?
— Trop tard, cher Monsieur, car maintenant moi, je veux les terrains communaux, avec vous ou sans vous ; et je les aurai.
— Vous êtes irrésistible, mon fils ! dit comiquement Mr. Orsat parodiant la Sibylle. Maintenant concluons : demain, rendez-vous chez Maître Bourdoufle pour la passation de l’acte de société. Faites le nécessaire pour le Conseil Général. D’ici six semaines tout cela peut marcher, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais à condition que dès à présent nos services s’organisent. Inutile de tirer de l’asphalte s’il n’est pas déjà vendu. Je vais voir vos bureaux et réorganiser vos services. Il va sans dire que j’entends tailler et rogner à ma guise et en particulier éliminer tous les protégés de ces Messieurs du Syndicat.
— Il vous faudra beaucoup de dureté de cœur ; car ils sont tous bien gentils.
— Je n’en doute pas.
— Maintenant que nous voilà d’accord, allons déjeuner.
Il revit Madame et Mademoiselle Orsat. La jeune fille lui produisit la même impression de fraîcheur et de grâce que la première fois. « Elle est vraiment charmante » se dit-il. Sa douceur évidente, sa soumission, le rayonnement paisible qui émanait d’elle, tout, jusqu’à cette activité spirituelle trahie par le livre ou le piano, plaisait à Bernard. « Évidemment, pensait-il, ce serait la compagne de tout repos. Intelligente, point snob, tout naturellement conduite aux plus belles et plus neuves choses de l’art, raffinée, elle me ferait un intérieur parfait et me seconderait admirablement. Et il doit y avoir de l’argent derrière. »
De nouveau, fulgurantes, l’image d’Angèle et la tare de sa naissance lui causèrent un indicible malaise qu’il surmonta. Il s’appliqua à faire parler la jeune fille, découvrit les sujets qui lui tenaient le plus à cœur et réussit ainsi à lui plaire en la faisant briller ; elle était à la fois heureuse de se sentir éloquente et comprise ; et confuse de parler sans embarras devant ce jeune étranger à qui elle plaisait si manifestement ; elle ne songeait pas à se retirer. Monsieur Orsat pris lui-même par l’intérêt de la conversation, n’y songeait pas pour elle ; quant à la mère, tout en tricotant silencieusement elle examinait le jeune Bernard en qui elle sentait l’homme capable de lui enlever son enfant et elle ne parvenait pas à lui en vouloir.
Les jours passèrent. Les événements suivaient le cours que leur imposaient quelques hommes. La société fut constituée, le Conseil Général suivit le citoyen Soudouli ; bientôt, réorganisée sur de nouvelles bases, munie d’hommes choisis et durement surveillés par Bernard, l’exploitation des asphaltières fut générale et s’annonça rémunératrice. Installé à Clermont d’où il rayonnait dans toutes les directions avec une des premières automobiles qui eussent paru sur le marché, Rabevel ne passait point de journée sans se rendre à la villa Galanda. Il ne se déclarait point, liant silencieusement la jeune fille de mille réseaux chaque jour plus resserrés ; elle ne lui inspirait pas la grande passion grondante qu’Angèle avait déchaînée en lui mais une affection simple et reposante ; et, vraiment, il la désirait pour femme. Mais qu’était-il ? Le fils d’une catin ; et il n’osait trop s’aventurer encore de peur de rendre inéluctable l’explication qu’il prévoyait. De leur côté, les Orsat retardaient leur retour à Paris ; ils pressentaient une sorte de mystère mais n’osaient en réclamer la clé, tous trois timides et éblouis.
Pourtant, malgré ses méditations, nulle idée victorieuse ne venait à Bernard. Parfois, désespéré, il se demandait s’il ne vaudrait pas mieux abandonner définitivement Reine Orsat et aller faire amende honorable auprès de la passionnée Angèle. Ces hésitations lui étaient douloureuses.
— Quoi ! songeait-il avec colère. De l’amour ? de l’amour ? J’en suis là, à me tourmenter comme « un enfant du siècle ». Qu’est-ce que j’ai donc ?
Mais sa lucidité ne souffrait en rien de la crise sentimentale ; dès qu’il entrait dans son bureau tout était oublié. Ce fut à cette époque, c’est à dire en Décembre 1886, que mourut Rodolphe. Bernard rentra à Paris ; la maison lui parut morne, les deux vieux ne quittaient plus le coin du feu ; il suivit, les pieds dans la froide neige fondante, auprès de Noë, le triste cortège jusqu’au lointain cimetière. Au retour, il siffla un fiacre et y monta avec Noë et Eugénie. Il les regarda longuement : quelles belles figures honnêtes et pures ! il les envia presque, puis il pensa à l’avenir, aux parents qui ne survivraient guère à Rodolphe et, pris d’une idée subite, il mit la main de la jeune femme dans celle de Noë : « Il faut vous marier dès que cela sera possible, dit-il, il est inutile de gâcher l’existence de deux êtres pareils ». Noë le remercia d’un regard humide ; Eugénie laissa rouler sans force sur les épaules de Noë un visage baigné de pleurs. Bernard se sentait infiniment triste, ému et heureux.
Le soir, il alla voir Abraham, il le trouva au milieu d’un fatras de livres et de paperasses : « J’ai conçu le projet de faire une Encyclopédie comme on n’en a jamais faite avant moi, dit-il. Que disent-elles pour la plupart, les Encyclopédies ? Rien, auprès de ce qu’elles devraient dire ; je veux faire quelque chose d’immense et de définitif, tu comprends ?
— Et où en es-tu ?
— A la lettre A, naturellement.
— Naturellement me plaît. Alors tu te plonges dans les traités de géographie pour savoir ce qu’est l’Aar, dans la Bible pour reproduire in extenso l’histoire d’Abimelech dont l’Éternel « bouchait les femmes par le bas » et ainsi de suite ?… Tu es fou.
— Tu ne te doutes pas de la joie que procure la connaissance pure et désintéressée ; chez nous autres Juifs, une génération reporte aux œuvres de l’esprit ce que la précédente a raflé à l’épargne. Tous, nous sommes des cerveaux nés pour la jouissance de l’esprit mais différemment orientés. Si je vis assez longtemps tu verras quelle œuvre j’accomplirai !
Une jeune femme entra qui n’était point Claudie.
— Voici, dit Abraham, ma collaboratrice, Juliette Tercelin, licenciée en toutes sortes de choses et qui ne vit que pour la science.
La jeune femme parut à Bernard insignifiante et il se borna à la saluer.
Puis il demanda :
— A part cela, rien de nouveau ?
— Rien. Tu sais sans doute que François s’est marié avant son départ ?
Bernard eut un haut-le-corps.
— Tu dis ?
— Comment, il ne t’a pas écrit ? Eh bien ! voilà : la veille du jour fixé pour le départ, le père Régis s’est aperçu de graves sabotages dans le bateau ; il a télégraphié ici, on a dû surseoir au départ, le retard prévu étant de trois semaines pour les réparations. Voilà mon François qui vient aussitôt à Paris, se présente comme un fou à la villa Riquet, voit Angèle : « J’ai compris, lui dit-il, que vous avez eu peur de la durée de l’attente, mais à présent je puis vous épouser, rien ne s’y oppose, mon père est d’accord. Si vous le voulez, nous serons mariés dans vingt jours ». Angèle a accepté. Quatre jours après le mariage, le bateau filait. La voilà veuve pour trois ans.
Bernard suffoqué ne pouvait que répéter : « Ah ! par exemple ! ah ! par exemple ! » Une pointe aiguë lui fouillait le cœur ; Angèle était à un autre. Un autre l’avait possédée ! Il partit brusquement, dans un état de colère et de désespoir sans bornes ; il eut la fièvre toute la nuit et ne s’apaisa qu’au matin.
Dès qu’il s’éveilla il se leva et se rendit chez Blinkine qui l’attendait avec Mulot. Les deux associés lui firent un accueil chaleureux et le félicitèrent d’avoir si bien remis l’affaire sur pied et enlevé des marchés importants.
— Il va falloir qu’on vous donne quelque chose sur les bénéfices, dit Blinkine. Que diriez-vous de cinq pour cent ?
— Rien du tout. Nous avons compte à faire, répondit Bernard. Mettons-nous bien d’accord une fois pour toutes.
Et, fort tranquillement, devant les deux hommes d’abord furieux puis atterrés de leur impuissance, il expliqua comment il avait organisé l’affaire à son profit. « Vous voyez, dit-il, en achevant, que je suis gentil : je vous abandonne la moitié du bénéfice sans que vous ayez rien fait. J’espère que vous êtes contents ? »
— Cochon, hurla Mulot, bougre de cochon ! Il a fait ça à vingt ans ! Qu’est-ce qu’il saura faire à cinquante, le salaud !
Le banquier n’en revenait pas.
— C’est qu’il a tout prévu, fit-il à mi-voix comme à soi-même, on ne peut rien, rien. Nous voilà associés en fait, et, encore, à condition qu’il le veuille.
Il mit la main sur l’épaule de Bernard.
— Vous voilà en selle, dit-il d’une voix grave où tremblait la rancune. Si vous devez marcher avec nous il faut nous épouser tout à fait ou pas du tout.
— Moi je veux bien. Qu’est-ce que vous m’offrez ?
— Je vous offre de participer à nos affaires dans la proportion où vous nous céderez une part de celle que vous venez de réussir si brillamment sur notre dos. Ainsi nous ne pourrons pas nous trahir mutuellement. Ça vous va ?
— En principe oui. Reste à savoir ce que c’est que vos affaires.
— Nous vous mettrons au courant. Tenez, pour commencer, nous sommes fortement engagés dans la maison de Bordes, l’armateur ; voulez-vous étudier la position, aller à Bordeaux et, au retour, nous dire si un échange de parts vous paraît possible ?
— Qu’est-ce qu’il manigance ? se dit Bernard. Mais il avait beau réfléchir, il n’apercevait aucun danger. « Après tout, le vieux est peut-être sincère, il a envie de participer aux asphaltières qui sont une bonne affaire et de pouvoir compter sur moi. Et puis, je peux toujours voir ? » Il dit à voix haute : « C’est à voir. Préparez-moi un dossier que j’étudierai cet après-midi et si l’affaire me paraît intéressante je prends ce soir le train pour Bordeaux afin de voir sur place le matériel et les installations ».
Il rentra à la rue des Rosiers après avoir fait emplette de quelques cadeaux de prix pour Noë et Eugénie ; leur plaisir véritable lui fit du bien. Après déjeuner, il remonta à sa petite chambre du cinquième. Il s’installa à sa table, ouvrit son dossier, mais ne put pas lire et se mit à pleurer tout doucement, disant d’une pauvre voix sans timbre : « Angèle, ma petite Angèle ». A quoi bon maintenant la fortune, la puissance, à quoi bon l’humiliation de ses patrons de la veille, si ce qu’il avait de plus cher ne pouvait plus lui appartenir ! Il sanglotait. Quoi ! il se croyait si fort et il avait lâché la proie pour l’ombre ! En quoi avait-il besoin de cette petite Orsat ; n’avait-il pas parfaitement réussi sans elle ? N’aurait-il pas réussi avec les seuls moyens de son intelligence ? Et, dérision amère, près de se marier avec Reine il songeait tout à coup que le poids de son hérédité rendait à peu près impossible un tel mariage. Angèle, Angèle ! dire qu’il avait cru que la fortune seule était digne de solliciter l’activité d’un homme comme lui ! Mais qu’était-il donc ? Lorsqu’il avait Angèle il ne songeait qu’à la fortune ; lorsque la fortune lui souriait le souvenir d’Angèle empoisonnait son bonheur. Il passa une longue heure à se désoler ; la jeunesse reprenait ses droits ; il sentait le besoin d’être aimé, cajolé et plaint ; il pleura tout son saoul, échafauda mille projets plus irréalisables l’un que l’autre, puis finit par se calmer peu à peu. Il put entamer sa lecture et dès que son attention fut accrochée, l’objet de son étude exista seul désormais pour lui. Quand il eut achevé, il écrivit une lettre aimable à Mr. Orsat lui faisant prévoir qu’il ne rentrerait pas de sitôt et contenant une phrase flatteuse et fort amicale pour Reine. Puis il dîna sans appétit, remonta à sa chambre et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Ce fut Eugénie qui vint l’éveiller, porteuse d’un bol de chocolat. « Il est très tard, grand paresseux, lui dit-elle, avec ce sourire voilé qui était un de ses charmes. Mr. Blinkine t’attend en bas, il te croyait parti pour Bordeaux. »
— Bougre ! fit Bernard, il est bien pressé. Tiens, ajouta-t-il, pris d’une idée subite, on va s’amuser à lui faire grimper les cinq étages à ce banquier. Dis-lui que je ne me sens pas très bien et que, réflexion faite, il est probable que je ne donnerai pas suite à l’affaire que nous avons en vue.
Eugénie descendit et, dix minutes après, suant et soufflant, le banquier s’installait au chevet du jeune homme.
— Alors, quoi ? dit-il, réellement inquiet. Puis, voyant que Bernard restait muet :
— Ne croyez pas que je joue au plus fin, ajouta-t-il. C’est très simple, je viens de recevoir un télégramme qui m’effraie et qui est relatif à nos affaires Bordes. Comme je vous croyais décidé à aller à Bordeaux je voulais vous confier le soin d’arranger ce qui pouvait être cassé. Il n’y a pas autre chose. Si vous vous méfiez, arrangeons nos affaires, quittons-nous bons amis et ne parlons plus de rien.
La curiosité de Bernard s’éveilla :
— Un télégramme ? fit-il. Faites voir.
— Le voici, dit Blinkine.
Bernard déplia le rectangle bleu et lut :
« Bordes armateur Paris.
« De Gibraltar 19 Décembre 1886. — Avons rencontré 12 Décembre par le travers Agadir voilier Scintillante Capitaine Régis désemparé suites tempête deux mâts brisés. Avons aidé effectuer réparations fortune mais suffisantes pour regagner port. Scintillante cingle Bordeaux où parviendra vraisemblablement trois janvier si mer calme et vents normaux de saison.
« Corbett Commandant vapeur Everready de Glasgow. »
Un flux de pensées se pressait sous le crâne du jeune homme. Il sauta de son lit en marmottant à voix inintelligible ; il fit rapidement sa toilette sans s’occuper de son visiteur. Quand il fut prêt, il lui dit :
— Eh bien ! nous descendons ?
Ils s’arrêtèrent à l’appartement et Blinkine entendit Bernard dire à sa tante par la porte entr’ouverte : « Veux-tu préparer ma valise, je te prie ; je partirai ce soir pour Bordeaux ».
Sur le trottoir, le jeune homme s’arrêta et se tournant vers le banquier :
— Sale affaire, hein ? Et il n’y a pas d’assurances dans ce métier-là ? Enfin, en tous cas, c’est trois mois d’immobilisation pour le bateau. Je crois qu’il n’y a qu’une chose à faire ; dès l’arrivée de la Scintillante à Bordeaux, déménager la cargaison sur un autre de vos bateaux s’il y en a de prêt à partir : il ne faut pas perdre une minute. S’il n’y en a pas de prêt, il faut en préparer ; au besoin, changer tout le programme actuellement prévu ; un départ pour l’Angleterre ou le Maroc peut se remettre ; cette cargaison-là n’aura déjà que trop attendu. C’est votre avis ? Oui. Eh bien ! je pars ce soir pour arranger tout cela. Faites le nécessaire par télégramme pour que l’agence de Bordeaux se mette à mes ordres dès demain. Je vous quitte.
Il alla au prochain kiosque à journaux et acheta quelques feuilles du jour ; ses yeux cherchèrent immédiatement parmi les annonces de dernière page :
— Voyons, dit-il, j’ai souvent remarqué pourtant cette annonce ; je vais bien la retrouver.
Il examina sans succès le Soleil, le Petit Journal, l’Écho de Paris et il désespérait de trouver ce qu’il cherchait lorsqu’en dépliant le Gil Blas son regard tomba précisément sur une annonce ainsi conçue :
Rudge, 3 bis rue St Joseph. Missions confidentielles, divorces, renseignements, poste privée, filatures tous pays. Discrétion d’honneur.
— Discrétion d’honneur est joli, conclut-il avec un sourire. Il sauta dans une voiture et donna l’adresse qu’il venait de lire. Le cheval partit au trot et, un quart d’heure après, il s’arrêtait devant la plus sordide des maisons de l’infecte ruelle qui porte le nom de Saint-Joseph. Il gravit avec dégoût plusieurs étages, ouvrit une porte et se trouva devant un personnage qu’il ne perdit pas son temps à considérer.
— Voici, lui dit-il, ce qui m’amène ; si je comprends bien votre annonce vous vous chargez de recevoir et d’expédier la correspondance de vos clients. Oui ? Bien. Pouvez-vous faire envoyer de Bordeaux un télégramme à l’adresse que je vais vous indiquer ?
— Certainement, répondit le mouchard. Il me suffit de télégraphier à mon correspondant le texte du télégramme en question en le faisant précéder de son adresse et de quelques mots conventionnels.
— Quel temps cela demandera-t-il ?
— Il est onze heures, mon télégramme sera remis à mon correspondant à une heure et réexpédié aussitôt par lui à son adresse définitive, c’est-à-dire à…?
— A Paris.
— Eh bien ! le télégramme sera à Paris à trois heures au plus tard cet après-midi.
— Ça peut aller, dit Bernard. Quel est votre prix ?
— Dix francs, Monsieur ; plus, bien entendu, les frais de poste.
— C’est juste. Voulez-vous me donner de quoi écrire ?
Il s’assit à une table et rédigea le télégramme :
« Madame François Régis, Villa Riquet, 15, rue Saint Paul, Paris.
« Sommes prévenus par sémaphore Pointe-de-Grave Scintillante en vue, retour Bordeaux pour avaries graves dues tempêtes récentes. Préparons tout pour nouveau départ aussi rapide que possible sur autre voilier après déchargement cargaison. Pensons votre mari arrivera demain matin et repartira après quarante-huit heures maximum. Avons cru devoir vous prévenir et retenir chambre Grand-Hôtel. Hommages.
Garial.
Directeur trafic succursale Bordeaux
Maison Bordes.
Il paya et, regardant fixement le mouchard :
— Surtout pas de tricherie, hein ? Si ce télégramme n’est pas arrivé à trois heures, je suis ici à quatre heures et je vous casse la gueule.
L’individu ne se troubla pas :
— Monsieur peut être tranquille, dit-il, nous avons la meilleure clientèle de Paris et la plus difficile.
La voiture attendait devant la porte.
— Passez à la Grand-Poste, dit Bernard au cocher, et de là vous me mènerez 84 bis Quai de l’Horloge où vous attendrez.
De la poste il envoya un télégramme au Grand-Hôtel de Bordeaux retenant une chambre pour deux personnes au nom de François Régis puis, au seuil de la maison d’Abraham Blinkine, il descendit.
Son ami était en train de déjeuner avec « l’auxiliaire ».
— Te voilà donc ! s’écria-t-il sur un ton de surprise joyeuse. Tu viens déjeuner à la fortune du pot ?
— Non. Je n’en ai guère envie. Je viens te demander un service.
— Il y a quelque chose de cassé ?
— Presque…
— Enfin quoi ?… Puis-je tout de même déjeuner ? Allons, assieds-toi, on va ajouter un couvert, nous bavarderons un peu ; ça va se remettre et à tout à l’heure les choses sérieuses.
Midi sonnait. Bernard songea qu’il avait le temps.
— Je me laisse faire, dit-il, détendu.
Il s’aperçut avec étonnement qu’il avait grand appétit. Seule la tension nerveuse le soutenait depuis quelques jours.
— Eh ! mais, tu dévores, s’écria Abraham comiquement. Maria ! Maria ! ajoutez une omelette de six œufs au jambon !
— Tu me vexes, repartit Bernard en riant.
— Petite vengeance ! car il paraît que tu as joué un fameux tour au sieur Roboam Blinkine, mon père, hein ?
— Ah ! tu es au courant ?
— Vaguement. On dit que tu es tout ce qu’il y a de malin. La paire Blinkine-Mulot est partagée entre la rancune, l’admiration et le courroux. Je te conseille tout de même de te tenir à l’œil car au premier tournant, ils te pigeront.
— Bah ! fit Bernard, non sans fatuité. Quelle est ta situation vis-à-vis de ton père ?
— Au point de vue galette ? indépendante. Mon père m’a fait au jour de ma majorité donation d’un certain nombre de titres excellents : obligations de chemins de fer, rentes françaises, actions de la Banque de France, des mines du Nord, de l’affaire Bordes, qui dorment dans un coffre. Cela représente un capital voisin de 800.000 francs et une cinquantaine de mille francs de coupons annuels. Je suis donc tranquille et mon père et toi pouvez vous livrer à votre sport et vous abîmer un peu sans que j’y voie d’inconvénient. Je me demande même comment j’ai pu m’intéresser à autre chose qu’à la science pure et même à autre chose qu’à cette science particulière qu’est l’histoire.
— Comment l’histoire ? Je te croyais plongé dans l’Encyclopédie ?
— Oh ! ce fut une erreur, cela…
— Récente, récente, dit Bernard d’un ton ironique.
— Sans doute. Mais enfin une erreur profitable qui m’a ouvert les yeux. C’est elle qui m’a montré que j’ignorais l’histoire et que celle-ci seule importe à notre connaissance pour les enseignements qu’elle nous donne et la règle de vie qu’elle nous propose. Aussi me suis-je mis à composer une histoire universelle sur un plan tout nouveau. Écoute-moi ça.
Il exposa ses idées à Bernard qui paraissait l’écouter mais ne songeait qu’à autre chose et, soudain tirant sa montre ; dit : « Une heure ! tu me raconteras tes boniments une autre fois, mon petit. Prends ta canne, ton chapeau et ton pardessus. Pas besoin de parapluie, il fait sec et j’ai une voiture en bas. Et filons. » Blinkine se hâta. Rabevel prit les devants ; il entendit derrière lui un chuchotement et un bruit de baisers.
— Tiens, dit-il, quand ils furent seuls dans l’escalier, tu embrasses ta collaboratrice ? Lui as-tu promis de l’épouser à celle-là aussi ?
— Certainement ; c’est le seul moyen d’avoir un bon service ; mais je vais la laisser bientôt là. Elle n’était pas mauvaise pour l’Encyclopédie, mais elle n’entend rien à l’histoire ; elle ne fait plus l’affaire.
— Ah ! Sardanapale !
— Mais non, mais non, dis plutôt : Salomon ! Où allons-nous ?
— Nous allons, rue Saint Paul, chez qui tu devines. Voilà ; tu viens faire une visite à Angèle et tu restes avec elle jusqu’à ce qu’elle reçoive un télégramme. Ta mission est de l’empêcher de sortir, tu comprends ? Pourquoi ? C’est simple : Tu sais que je m’occupe de la maison Bordes avec ton père. La Scintillante, le bateau de Régis, a été sérieusement endommagé en vue des côtes du Maroc et a dû rallier Bordeaux au plus vite. Un vapeur anglais qui l’a rencontrée nous en a avisés de Lisbonne. Ton père sait tout cela. Ce qu’il ne sait pas c’est que François a profité du vapeur pour rentrer ; arrivé à Lisbonne, effrayé de sa propre audace, il a demandé par télégramme à son ami Garial ce qu’il lui conseillait de faire ; et Garial m’a consulté officieusement. Évidemment ce n’est pas régulier, il devait rester à son bord et son père est aussi coupable que lui, mais enfin c’est un jeune marié, n’est-ce pas ? on comprend ces choses-là. Il vaut mieux que son administration n’en sache rien, bien entendu, mais j’ai pris sur moi de dire à Garial qu’il lui télégraphie de se rendre à Bordeaux ; il y sera demain. D’autre part, Garial doit télégraphier avant midi à Angèle officiellement que le sémaphore de la Pointe de Grave a signalé la Scintillante du retour de laquelle il est prévenu. Tu comprends ? Ainsi s’il y a quelque chose qui marche mal, Garial rejettera tout sur une erreur du sémaphore et l’affaire n’aura pas d’autres suites. L’essentiel pour l’instant est que la femme de François ne sorte pas avant trois heures, heure à laquelle elle aura certainement reçu son télégramme. Ainsi elle aura le temps de se préparer pour prendre le train ce soir.
— Mais, je ne comprends pas pourquoi tu ne la préviens pas toi-même ?
— Ah ! non, mon vieux, j’en fais assez en fermant les yeux sans vouloir montrer davantage comment je favorise quelque chose d’absolument irrégulier. Qu’Angèle sache que je suis un personnage chez Bordes, cela est nécessaire. Mais il faut qu’elle m’évite et qu’elle évite tout le monde de chez Bordes afin de fuir toute complication.
— Tout cela n’est guère limpide, conclut Blinkine. Enfin, moi, je veux bien…
La voiture s’arrêta peu après. — « Dis au cocher de t’attendre au coin de la rue, souffla Bernard tandis qu’Abraham descendait. Comme le fiacre repartait, il entendit le bruit de la grille qui s’ouvrait et une voix, ah ! la chère voix qui lui fendit le cœur, une voix bien connue qui s’écriait :
— Quelle heureuse surprise ! et moi qui allais sortir !
— J’ai de la chance, conclut-il. La voiture s’était mise en station au bord du trottoir. Il s’installa commodément et se mit à rêvasser ; il revoyait Angèle, il repassait tous les moments d’autrefois. Ah ! vivre avec elle, toujours ! qu’allait-il tenter ! il ne percevait pas la fuite du temps. Et il ne put s’empêcher de dire « Déjà ! » lorsque, au bout d’une heure et demie, Abraham ouvrit la portière et s’assit auprès de lui en disant :
— C’est fait ; tu n’avais pas menti : elle m’a montré le télégramme de Garial ». Il ajouta d’un ton amicalement moqueur : « Naturellement, elle prendra l’express de ce soir. Elle est aux anges ».
Elle est aux anges ! Rabevel eût tué son ami pour ce mot.
Avec quelle impatience frénétique il attendit le soir !
L’express partait d’Austerlitz à neuf heures. Il dîna à six heures. Dès sept heures un quart, muni de son billet, il se dissimulait dans un coin obscur des salles d’attente, d’où il pouvait par la vitre observer le portillon d’accès aux quais sans être vu lui-même. A huit heures et demie, dans la foule mouvante, il reconnut soudain celle qu’il aimait. Elle était seule ; et là, parmi tant de personnes indifférentes, cette personne divine, comment passait-elle inaperçue ? Ses artères battaient avec violence ; Angèle s’avançait suivie d’un homme d’équipe qui portait sa valise ; il ne semblait pas que rien pût altérer la beauté de son visage ; elle allait sereine, un peu hautaine, et Bernard imaginait qu’elle portait avec elle son paradis. La cohue se pressait au portillon ; pour l’éviter, Angèle s’arrêta un peu à l’écart, offrant à la pleine lumière qui la sculptait sa figure pensive ; Bernard y cherchait avidement la trace du passé récent : leurs amours si ardentes et si brusquement rompues, les stigmates de la possession, rien ne subsistait ; rien n’entamait cette admirable matière ; il en fut à la fois bienheureux et chagrin ; et, plus que jamais, il se sentit épris et prêt à tout sacrifier. « Le bonheur de ma vie est en elle, se répétait-il, en elle seule. »
Elle passa sur le quai. Il se leva alors, enfonça profondément son chapeau dont il rabattit les ailes, releva le col de son pardessus et, de loin, la suivit. Il la vit hésiter un moment et finalement choisir un compartiment où le porteur déposa la valise ; elle lui donna son pourboire, attendit en faisant quelques pas devant le compartiment et jetant les yeux fréquemment sur l’horloge. A neuf heures moins cinq, les employés pressèrent les voyageurs ; elle monta, tirant à elle la portière qui se referma. Bernard se rapprocha du compartiment, se dissimula derrière la voiturette roulante d’un vendeur de journaux ; inutiles précautions : la jeune femme avait levé la glace et lisait tranquillement ; il constata avec plaisir qu’elle était seule. Il attendait toujours, le cœur battant plus fort à chaque seconde ; enfin le sifflet de la locomotive retentit ; le train s’ébranla ; et, d’un bond, il fut sur le marchepied, ouvrit la portière, puis, jetant sa valise devant lui, il pénétra dans le compartiment ; tandis qu’il refermait la porte, tête baissée, il entendit les imprécations de l’employé sur le quai : « cause toujours » se dit-il. Il passa devant Angèle sans la regarder, en grommelant une excuse et s’installa dans le coin diagonal ; il avait tiré un journal de sa poche et disparut derrière ses feuilles déployées. Au bout d’un moment, en les écartant légèrement il put observer la jeune femme à la dérobée et du coin de l’œil. Elle avait repris sa lecture : il la retrouvait telle qu’auparavant et même plus désirable encore : un goût d’amour, de jalousie et de meurtre s’infiltrait insidieusement dans ses veines. C’était pour lui qu’elle était là, lui qui l’y avait conduite par son astuce et son désir. Elle était là, oui. Elle ne pouvait s’évader de cette cabane close filant à la vitesse de vingt mètres par seconde. Mais que lui dirait-il et que répondrait-elle ?
Elle ne le regardait pas ; il replia son journal, se leva, retira son pardessus qu’il plaça dans le filet, ôta son chapeau, prit dans sa valise un grand indicateur des chemins de fer et d’un geste tout naturel habituel à tous les voyageurs lorsqu’ils veulent lire les chiffres minuscules de ce barème, s’approcha de la lampe ; ses cheveux la touchaient presque et son visage apparaissait en pleine lumière. Le cri étouffé qu’il espérait jaillit aussitôt. Il regarda celle qui l’avait poussé et fit un geste de stupeur. Puis ils restèrent tous deux silencieux tandis qu’il tombait sur la banquette, pâle soudain et réellement saisi, en portant la main à la gorge comme s’il étouffait. Elle réprima un élan, tant cette chair lui était irrésistiblement parente ; il râla un peu, défit son col, la regarda d’un air de détresse infinie mélangé d’un muet reproche. Il dit enfin : « Excusez-moi ; voici, pour la seconde fois, une prise de contact bien ridicule ». Elle se raidit contre l’émotion bienheureuse que lui versait cette voix, son orgueil la dressa, méprisante et amère : « Je vous défends de me parler, dit-elle, je ne vous connais plus ». Mais elle souhaitait ardemment qu’il continuât, que ce timbre résonnât encore à son oreille ; tout lui était égal, et François, et la vie, pourvu que Bernard vînt enfin lui révéler la cause de son malheur, de sa trahison, et rompre son inexplicable silence. Mais lui, il semblait se parler à lui-même ; il la regarda et elle détourna la tête ; alors il eut un geste plein de lassitude qui signifiait : « A quoi bon ! » et sa détresse la remua, afflua en elle-même comme une lame marine ; tout l’échafaudage de sentiments, de faits, de paroles et d’espoirs du dernier mois, croula dans cette vague, s’évanouit comme dissous ; il ne restait que Bernard, Bernard triste et abandonné ; elle lui cherchait déjà des excuses ; pourquoi elle-même n’avait-elle point tâché de le rejoindre ? Puis la colère reflua. Elle gronda entre ses dents :
— Vous êtes une fameuse canaille, allez !
Il refit son geste de désespoir.
— Et dire, finit-il par répondre, que cette opinion est exactement celle que j’ai de vous.
Elle sursauta et il admira intérieurement la rapidité du réflexe, la solidité de cette petite machine humaine, fine et puissante.
— Ah ! par exemple, c’est trop fort ! dit-elle.
— Oh ! je vous en prie, reprit-il, ne feignez point l’indignation. Votre attitude même tout à l’heure vous a trahie ; j’ai tout de suite senti combien vous vous trouviez gênée de vous rencontrer tout d’un coup inopinément avec l’homme que vous avez si salement abandonné pour un autre. — Ne m’interrompez pas, ne suffoquez pas : qu’au moins vous acceptiez cette pauvre sanction qui est de s’entendre dire la vérité par celui que vous avez trahi. Vous saviez fort bien que j’avais dû partir brusquement et sans pouvoir vous dire adieu ; vous avez su également que je ne gagnais que trois cent cinquante francs par mois et n’avais point de dot ; que je ne pouvais relever les vôtres de la situation critique où ils se débattaient. François gagne cinq cents francs qu’il vous abandonne entièrement ; son père pouvait replâtrer la situation ; vous vous êtes laissée acheter… Inutile d’essayer de m’interrompre, je dirai ce que j’ai à dire : Pendant que moi je travaillais dix-huit heures par jour au fond de l’Auvergne, que je faisais l’impossible, que j’attendais, pour vous écrire, de pouvoir vous annoncer l’aurore d’un avenir digne de vous, vous, intrigante et sans pudeur, vous repreniez votre parole sans même m’en avertir et vous deveniez la femme d’un homme qui ne vous a jamais inspiré aucune affection. Vous avez fait ça, vous ; oui, vous, vous vous êtes vendue ; dites un autre mot.
Elle ne trouvait rien à répondre ; le sol lui manquait, son bon sens chavirait ; en vain cherchait-elle un défaut dans ce raisonnement logique. S’il disait vrai pourtant, ce monstre, quel malheur ! quel épouvantable malheur ! cependant un éclair l’illumina :
— Des histoires vous en avez toujours eu à revendre et vous en aurez toujours, bien entendu. Mais si vous-même ne m’avez pas abandonnée expliquez-moi donc comment il se fait que vous ne m’ayez pas donné de vos nouvelles ?
— Oh ! je vous en prie, répliqua-t-il sarcastique, ne vous rabattez pas sur des petits faits ; vous savez fort bien comment j’ai dû partir sans pouvoir rien faire ; Blinkine a dû vous le raconter, je suppose, je l’en avais chargé et il est fort exact.
— Non, il ne me l’a pas raconté.
— C’est vous qui le dites… Bien, ne vous fâchez pas : vous voyez comme chez vous l’amour-propre tient autrement de place que l’amour. Et pour le surplus, ignorez-vous que j’ai constamment été par monts et par vaux, que je ne suis ni poète ni courtisan et n’ai pas écrit à mon oncle une fois en six mois lorsque j’étais au collège. Vous le savez bien et qu’il faut me prendre comme je suis. Mais vous savez aussi qu’il n’y a pas d’homme plus fidèle que moi et que vous jouez la comédie en ce moment.
Elle fut ébranlée par son accent de sincérité et de violence. Il en profita.
— Tenez, dit-il, en tirant de son cou un médaillon au bout d’une chaîne, voilà six ans qu’il est contre mon cœur celui-là ; il en coûte à mon orgueil de l’avouer mais tout de même il faut bien vous confondre. Vous n’allez pas nier que ce ne soient là vos cheveux, je suppose.
Elle se sentit submergée de tendresse, flottante, vaincue.
— Ah ! Bernard, dit-elle, et elle sanglotait, qu’est-ce que nous avons fait, mon Dieu ! Qu’est-ce que nous avons fait !
Il fut tout de suite auprès d’elle ; elle lui abandonna ses lèvres ; le désespoir et la grandeur magnifique, l’enfer et le paradis s’ouvraient à elle ; leurs paroles alternaient comme des chants ; ce fut une nuit épuisante, merveilleuse et désenchantée ; quand ils arrivèrent à Bordeaux, au petit jour, elle dormait sur son épaule.
IMPRIMERIE COMTE-JACQUET — BAR-LE-DUC.