*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SIGNE SUR LES MAINS ***

ÉMILE BAUMANN

LE SIGNE
SUR LES MAINS

ROMAN

PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES

1926

DU MÊME AUTEUR

Édition de luxe :

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : TREIZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON, DONT DIX NUMÉROTÉS JAPON 1 à 10 ET TROIS, JAPON H. C. I à H. C. III ; TRENTE-SIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE, DONT TRENTE NUMÉROTÉS HOLLANDE 1 à 30 ET SIX, HOLLANDE H. C. I à H. C. VI ; ET CENT TRENTE-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA, DONT CENT VINGT-CINQ NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 125 ET DIX, VÉLIN PUR FIL H. C. I à H. C. X.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1926.

A
Mademoiselle GENEVIÈVE DUHAMELET
après avoir relu ses Poèmes ; Agnès les eût aimés.

AUX JEUNES AMIS
CONNUS ET INCONNUS
qui retrouveront en Jérôme quelque chose d’eux-mêmes.

I

Au moment où Jérôme entra, rue de Vaugirard, dans la chapelle des Carmes, l’office du Samedi Saint était commencé. Comme tous les ans, la veille de Pâques, on y faisait l’ordination des clercs. Devant le tabernacle se tenait agenouillé, en chape violette, avec ses assistants, un majestueux évêque dont un acolyte portait la crosse. Les surplis des prêtres emplissaient le chœur ; des têtes chauves brillaient sous le soleil qui pénétrait, à droite, par le vitrail du transept.

Les yeux de Jérôme ne se tendirent qu’une minute vers l’autel. Au milieu de la nef, la double rangée des ordinands formait en demi-cercle une couronne d’aubes et de cierges, le long d’un tapis où, solennellement, s’avancèrent ceux qui allaient être ordonnés, les uns sous-diacres, les autres diacres, quelques-uns, prêtres. Ils se mirent à genoux, puis, les mains croisées sous leur front, ils s’allongèrent, demeurèrent immobiles. Le clergé avait entonné les litanies des Saints ; l’Église triomphante s’entendait appeler à soutenir de sa puissance l’infirmité des médiateurs terrestres. Eux, avant de se lier par les rites irrévocables, ils signifiaient leur volonté de mourir à tout ce qui n’était pas Dieu ; ils restaient couchés là, pareils à des cadavres, comme de grands lys foudroyés.

Jérôme, leste et mince, pour mieux voir, s’insinua entre les chaises pressées des fidèles, jusqu’au centre de la nef. Il considéra ces corps de jeunes hommes, prostrés en ligne, sur deux rangs. Les diacres, par-dessus leur aube, étaient ceints d’une étole, comme des soldats d’un baudrier. La couleur rouge étalée dans l’or du tapis lui représenta des flaques sinueuses de sang, le sang frais de combattants abattus, la face dans la poussière, parmi des blés qui mûrissent. Il songea :

— Si Montcalm était ici…

Montcalm, son aîné de deux ans, un camarade tué à la guerre, cinq mois avant la fin ; une de ces amitiés que le silence de la mort approfondit !

« Qu’est-ce qu’un mort ? a dit quelqu’un. Un absent qui n’écrit plus. »

Montcalm avait-il besoin d’écrire ? Quand était-il absent ? Depuis l’heure où il partit en patrouille et ne reparut jamais, Jérôme gardait comme gravé au couteau dans sa mémoire son regard d’adieu ; même le son de ses dernières paroles vibrait en lui.

A Moulin-sous-Touvent, le soir du 3 juin, au crépuscule, ils marchaient l’un derrière l’autre, le long d’un boyau fangeux. Montcalm s’avançait le premier, penchant la tête, massif et grave. Un brusque pressentiment le saisit ; il s’arrêta, se retourna, dit à Jérôme :

— Tu sais où je dois aller après cette guerre, si j’en reviens (Jérôme savait qu’il se destinait, tardivement, au séminaire). Si je meurs, tu prendras ma place. Est-ce promis ?

— Alors, tu n’en veux pas revenir ?

— Est-ce promis ? insista Montcalm qui posa une main sur son épaule et le regarda comme s’il lui passait le fardeau d’une mission sacrée. Il tendait vers son ami son visage honnête et rubicond, sa forte mâchoire de rural vendéen. Un sourire mystique commentait son adjuration. Jérôme ne se raidit point sous l’imprévu de cette violence :

— Si Dieu l’exige, répondit-il, si, moi-même, j’en reviens, vieux, c’est promis.

Ils s’étreignirent sans rien ajouter. Montcalm, dans la nuit tombante, reprenant sa marche, semblait en route déjà pour les pays d’outre-tombe…

Deux semaines plus tard, Jérôme eut le bras droit cassé par une balle. La fracture était sérieuse ; la maladresse d’un major en compromit la guérison. Une faiblesse lui resta dans les muscles qui le rendit pour longtemps inapte à tenir un fusil. L’armistice le libéra ; il rentra chez sa mère, alors installée aux environs de Saint-Cloud, sur la hauteur de Garches.

Il ne lui parla point de la promesse faite à Montcalm.

La mort de Montcalm était-elle bien sûre ? Suffisait-elle à certifier l’appel divin ?

Ai-je la vocation ? s’interrogeait-il. Et il interrogea Dom Estienne, son confesseur, un vieux bénédictin prudent. Celui-ci conseilla simplement : « Attendez et priez. »

Jérôme attendait plus qu’il ne priait. La grandeur du sacerdoce, parfois, l’attirait, même l’enivrait. Mais, avec la fougue de ses vingt et un ans, il s’élançait aux joies palpables, comme un affamé ouvre ses narines à l’odeur d’un pain chaud. Il préparait un examen tout profane : l’École d’agriculture de Beauvais, où il se proposait d’être admis, l’armerait de méthodes neuves pour l’exploitation de ses terres, en Vendée. L’histoire étant une de ses passions, il suivait aussi des cours à l’Institut catholique. C’est pourquoi il avait dirigé ses pas vers la chapelle des Carmes ; au spectacle de l’ordination il voulait s’éprouver, s’imaginer lui-même en soutane et en aube, pareil à quelqu’un de ces prostrés sur qui le chœur chantait les litanies des Saints.

Elles retentissaient, plus triomphales que funèbres, au-dessus des victimes dont allait se consommer l’oblation. Les fortes voix du clergé, celles, plus flottantes, de la foule, déroulaient impersonnellement la continuité naïve des versets et des réponses. L’Église dénombrait les colonnes de l’invisible basilique édifiée et enrichie par les siècles. Elle conviait à défiler autour des ordinands, à leur tendre la main, l’armée des anges et des archanges, tous les Ordres des Esprits bienheureux, les Patriarches et les Prophètes, les Apôtres et les Évangélistes, les Martyrs, les Confesseurs, les Vierges, les Veuves, les Ermites, les Pénitents ; et le Christ lui-même, avec son étendard, semblait descendre, comme dans les limbes, au-devant de ces ensevelis pour les initier a sa gloire.

Mais le cri suppliant de la misère se prolongeait : Délivre-nous, Seigneur ! Entends-nous, nous t’en prions. Te rogamus, audi nos…

Jérôme s’unissait aux réponses ; leur gaillardise populaire allégeait de sa tristesse la longue prostration. Il se disait en même temps :

« A quoi pensent-ils, ces hommes qui vont faire le pas, ou qui, tout à l’heure, seront des prêtres ? Est-ce au monde dont ils se séparent, aux tendresses désirables qu’ils n’auront pas connues ? A l’immensité des dons, des pouvoirs, aux terribles charges qu’ils assument ? Est-ce à leur indignité ? Ou cèdent-ils à la douceur du suprême abandon ? Ils savent que c’est bien fini, qu’ils sont la part du Seigneur ; ils se remettent en leur néant pour renaître dans l’Esprit Saint. Ils porteront, quand même, jusqu’au bout, leur chair de péché, la loi de la sottise et de l’orgueil. Montcalm, lui, dans cette posture, n’aurait eu qu’une idée : « Le Maître m’a voulu ; j’obéis ; je servirai dans l’amour. » Il était prêtre avant de l’être. Ceux qui sont là ressemblent-ils à Montcalm ?

Moi, je suis loin de leur obéissance. Je n’ai, comme dirait Dom Estienne, ni l’attrait surnaturel, ni l’intention droite. Je ne mérite pas le choix d’en Haut. J’ai le goût de rester libre. Oh ! la soutane, un suaire noir. Moi, Jérôme Cormier, en soutane !… Non, ça ne m’irait point. Et pourtant…

Il s’arrêtait au bord de cet aveu :

« Tu es faible devant toi-même ; tu as peur du sacrifice. La vocation vient-elle de toi ? Si tu l’as, qui l’aura faite ? »

Les ordinands s’étaient relevés ; le demi-cercle des aubes et des cierges se reforma. Jérôme admirait les visages purs et tranquilles des clercs debout en face de lui. Son enthousiasme les jugeait « sublimes, angéliques ». Et, en effet, un rayon intérieur dégageait des plus ternes quelque chose de doux dans la force, d’intrépide dans la modestie.

La Messe commença. Entre le Kyrie et l’Évangile les ordinations se succédèrent. Chaque fois qu’un nom, en latin, était appelé, le candidat répondait : Adsum, Me voici, le mot d’Abraham quand le Seigneur lui mit en main le couteau pour l’immolation d’Isaac.

Ce mot, la plupart des ordinands le proféraient d’une voix rapide, effacée, un peu comme le soldat répond : Présent à l’appel du quartier. Mais il enfermait toutes les acceptations jusqu’au martyre ; dans la chapelle des Carmes, le martyre pouvait-il ne point être évoqué ?

Ce fut entre ses murs, qu’en 1792, les septembriseurs entassèrent et jugèrent, avant la tuerie méthodique, les prêtres qu’ils n’avaient pas massacrés dans le jardin. Sur le marbre de la table où l’on communie, les bourreaux venaient aiguiser leurs sabres. Puis, les condamnés étaient poussés, par la galerie, vers le palier du jardin. A mesure qu’ils se montraient, on les précipitait sur les piques, on les sabrait, on les fusillait.

Jérôme avait maintes fois passé devant le petit perron, au bas de la muraille enfumée, sous les fenêtres grillées comme celles des cachots. Contre la rampe de fer, entre le double escalier, il avait vu la simple inscription : Hic ceciderunt, ils sont tombés ici. Il avait assisté à une Messe dans la crypte où les parois de marbre noir cachent les ossements des cent quarante prêtres martyrisés. Il avait retenu de ces contacts une dure leçon d’ascétisme, un vague effroi qui s’étendait au séminaire tout entier. Une partie de lui-même s’exaltait à de tels souvenirs héroïques ; l’humain de ses appétits les répudiait.

Cependant il suivait avec attention les rites. Le Pontife, assis ou debout, déposant ou reprenant sa mitre, lisait d’une voix claire les augustes oraisons. Les ordinands montaient s’agenouiller, se relevaient : tonsurés, portiers, lecteurs, exorcistes, acolytes, sous-diacres portant pliée sur le bras gauche la dalmatique, « vêtement de joie », et qui touchaient le calice, la patène vides, en témoignage du don d’eux-mêmes sans retour.

« Voulez-vous boire mon calice ? » leur disait intérieurement le Prêtre éternel. Ils répondaient : Oui. Jérôme entendait une voix insidieuse lui souffler : « Le calice est trop amer. Qu’il passe loin de toi. »

Sur la tête des nouveaux diacres, le Pontife étendait la main droite ; il mettait à leur cou l’étole blanche, symbole de candeur, de bienheureuse immortalité et leur faisait toucher le livre des Évangiles.

Mais à l’ordination des prêtres était réservée la plus ample liturgie. Jérôme observa la petite nappe qu’ils tenaient pour lier et laver leurs mains.

Le consécrateur lut l’admonition latine où l’on rappelle qu’autrefois le peuple était consulté.

« C’est avec une grande crainte, poursuivait-il, qu’on doit monter à une dignité si haute… Il faut qu’une sagesse céleste, des mœurs probes, une longue pratique de la justice recommandent les élus…, qu’ils soient les vieillards du peuple. »

Il associait à l’Église future, incarnée dans les nouveaux prêtres, toute celle des temps passés, depuis les Apôtres, depuis Moïse et les soixante-dix hommes choisis dans Israël…

Puis il se leva, et, sans discours ni chant ni aucune parole, il imposa les deux mains à chacun des diacres agenouillés. Les prêtres qui l’entouraient passèrent devant eux, faisant de même. Enfin, tous ensemble, le Pontife et les prêtres étendirent leur main droite sur les têtes inclinées.

Dans le silence des assistants graves et saisis Jérôme perçut le lourd sanglot d’une mère défaillant sous l’holocauste de son fils. Il se représenta sa mère à lui, s’il était parmi les élus.

« Elle aurait le courage de ne point pleurer ; mais, avant, quel drame ! »

Le Pontife, sur la poitrine des ordinands, avait disposé, en forme de croix, l’étole qui figure le joug du Seigneur, suave et léger. Il avait abaissé le long de leur corps la chasuble, emblème de la charité parfaite.

Alors il s’agenouilla, entonna le Veni creator, et le chœur, à pleines voix, scanda l’hymne brûlante, l’hymne implorante. Jérôme croyait communier sans réserve à l’élan de l’invocation. Avec le clergé, avec ses frères chrétiens, avec l’Église de l’univers, il adjurait l’éternel Visiteur, « source vive, feu, onction spirituelle », le Souffle Saint dont le toucher fait les cœurs aimants et pacifiques.

Mais, cette paix divine, lui-même en possédait-il la constance ? Pendant qu’il chantait le Veni creator, des images profanes s’insinuaient autour de sa pensée, l’enlaçaient délicatement pour l’attirer au loin.

— Agnès et Antoinette auraient dû venir ; elles seraient émues…

Antoinette et Agnès Duprat étaient les deux sœurs. Leur mère, veuve d’un magistrat nantais, venait de mourir d’une lente maladie de cœur, aux Clouzeaux, bourg vendéen, où sa maison avoisinait la Brunière, le domaine de Mme Cormier. Celle-ci, qui l’aimait, et plus encore aimait ses filles, les avait recueillies, pour quelques mois, à Garches. Jérôme s’était fait d’elles, malgré leur tristesse, deux amies délicieuses. Presque à son insu elles captivaient sa vie d’un naïf enchantement. Chacune l’occupait par une amitié différente : fraternelle avec l’aînée, Antoinette, jeune personne vive et raisonnable, qui se proposait, quand elle aurait marié sa sœur, de prendre, au couvent de la rue du Bac, l’habit des Filles de la Charité ; plus inquiète, plus tendre aussi avec la singulière Agnès. Pour lui plaire, Agnès avait mieux que la fraîcheur de ses dix-huit ans : une intelligence aiguë, des saillies originales, des alternances de rêverie et d’enthousiasme ; il surprenait chez elle, sous des élans mystiques, une aspiration réprimée à tous les bonheurs pressentis, mais un je ne sais quoi de violent, de faible, de douloureux qui le troublait.

Au milieu d’une cérémonie dont tous les rites prêchaient le renoncement, le souvenir d’Agnès s’interposa comme pour protester contre d’austères desseins. L’idée de sa présence lui survint telle qu’au premier instant où, après des années, ils s’étaient revus.

Il rentrait, vers midi, par le sentier qui passe au bas du jardin ; en ouvrant la porte, il avait levé les yeux ; dans l’embrasure d’une fenêtre elle se tenait debout, regardant, comme éblouie, la plaine où tremblait, sous la brume, Paris lointain, semblable à une ville ensevelie qu’on découvrirait au fond d’une mer transparente. Son grand deuil faisait valoir ses bras nus, nerveux, rosés en plein soleil, avec des fossettes d’ombre dans leurs plis.

Au bruit de son pas, elle se pencha, puis se retira vivement ; mais, l’ayant reconnu, elle se montra de nouveau ; comme il la saluait d’un air joyeux, elle s’inclina en souriant…

La présence imaginaire s’est écartée, ce qu’on fait dans la chapelle ressaisit Jérôme. Le Pontife assis ôte ses gants ; devant lui, les ordinands fléchissent les genoux ; et, chacun ayant ses mains jointes, il les oint de l’huile des catéchumènes, du chrême qui servait jadis à sacrer les rois. Avec son pouce il étend l’huile en deux lignes formant une croix ; il trace sur ces mains humides un lent signe de croix,

« afin que tout ce qu’elles béniront soit béni, que tout ce qu’elles consacreront soit consacré et sanctifié. »

Un des assistants prend la nappe que l’ordinand présente entre ses doigts ; il en lie la main droite sur la gauche ; aux deux mains ainsi liées le Pontife tend le calice où l’on a mêlé le vin et l’eau ; il leur donne le contact de la patène qui porte l’hostie ; et il prononce les paroles de transmission :

« Recevez le pouvoir d’offrir le sacrifice à Dieu, de célébrer la Messe aussi bien pour les vivants que pour les morts. »

Quand les prêtres ordonnés sont redescendus de l’autel, Jérôme contemple leurs mains ; il ne s’arrête pas à examiner si elles sont blanches ou rougeaudes, fines ou épaisses, grossières ou patriciennes. Il les sait consacrées ; elles béniront, elles baptiseront ; déployées au-dessus de l’hostie et du calice elles aideront la Parole au miracle du pain et du vin transsubstantiés ; elles seules toucheront le Corps du Seigneur. Ces mains, saintes à présent, même si elles devenaient impures, tiendront les clefs invisibles ; sans leur geste rien de ce qui est lié ou délié dans le ciel ne saurait, sur la terre, se délier ou se lier.

Jérôme les voit marquées d’un signe mystérieux impossible à détruire. L’huile de l’onction a beau être essuyée ; les deux lignes en forme de croix demeurent incrustées du pouce à l’index, jusqu’au dedans des paumes, à jamais.

La puissance inamovible de ce caractère émerveille Jérôme ; et cependant un effroi le traverse à la simple idée qu’il devrait un jour en recevoir le signe. Il se retranche dans son indignité, il ne veut pas que ses mains à lui soient enchaînées ni ointes.

« Etre libre », c’est le cri de sa jeunesse impatiente. Le poulain se méfie de la bride et du mors ; il ne comprend que l’appel des herbages ou le clairon du vent qui a bondi sur les vagues. Jérôme est tourmenté d’un sourd malaise ; il s’ennuie au voisinage de ces esclaves du Christ qui, tout à l’heure, vont, une fois de plus, s’agenouiller devant l’évêque et promettre obéissance. Il prend son chapeau, comme pour s’en aller. Mais il se ravise en pensant :

— Montcalm serait là ; je resterais ; et que dirait le Père ?

Celui qu’on appelle, chez Mme Cormier, « le Père », est l’oncle paternel de Jérôme, un ancien missionnaire que ses infirmités ont réduit à l’inaction ; sa belle-sœur lui donne asile, et ce vieux malade exerce dans la maison une suprématie ; Jérôme lui-même éprouve son ascendant ; la présence du « Père » domine, qu’il le veuille ou non, tous ses actes.

Il reste donc jusqu’au bout de la Messe magnifique concélébrée à voix haute par le Pontife et les nouveaux prêtres. Le tumulte de son indépendance s’est calmé. Il s’associe à la majesté du Sacrifice, à l’attente pascale, dans la douceur de la divine Communion.

Cependant, lorsqu’il sort de la chapelle, il part aussi allègre qu’un écolier s’échappant à la fin d’une classe trop longue. D’un pas impétueux il descend la rue d’Assas ; il va comme pressé par un rendez-vous d’amour. Il éparpille sa force dans les choses extérieures ; il est content de faire sonner sous ses talons le trottoir ensoleillé. Du bonheur passe pour lui, même dans les nuages dispersés au delà des toits fumants. La terre lui semble belle comme un navire pavoisé voguant vers des îles bleues, au matin d’un printemps qui se voudrait éternel.

II

Dans la salle à manger aux boiseries très blanches Mme Élise Cormier présidait la table, ayant un prêtre à sa droite, et, à sa gauche, un autre prêtre, l’oncle Gaston, « le Père ». Vis-à-vis d’elle, entre les deux jeunes filles, la place de Jérôme était vide. On ne l’avait pas attendu parce que l’invité, le chanoine Langevin, devait repartir avant trois heures.

Le sérieux des soutanes, la robe noire d’Antoinette et d’Agnès, le dossier haut des chaises de cuir brun, le rectangle étroit, allongé de la table, le crucifix dressé contre le mur, derrière la maîtresse de maison, imposaient à cet intérieur une sévérité conventuelle. Il y avait pourtant sur la nappe une corbeille en argent, ornée de violettes et de primevères. Les vastes fenêtres accueillaient la fraîcheur mouvante, verte et fauve, des premières feuilles du jardin. Autour des cheveux d’Agnès, d’Antoinette et de leurs joues délicates tremblait un duvet de clarté. Blonde, rose, Mme Élise effaçait mal, sous le gris monastique de son corsage, les grâces d’une maturité plantureuse ; elle conservait, à quarante-deux ans, un éclat de jeunesse presque ingénu, un air de sérénité virginale. Le profil arrondi, vermeil du chanoine Langevin, avec sa bouche finement narquoise, rappelait ces abbés du XVIIIe siècle, trop bien portants, trop heureux, qui, du haut de leurs portraits, font honte à l’anémie d’arrière-neveux moroses. Chaque fois qu’il venait à Paris, Mme Cormier le recevait comme un ami d’enfance de son mari défunt. Il était arrivé de Luçon la veille, chargé, auprès du Cardinal, d’une mission confidentielle qu’il voulait remplir le jour même.

A ces visages affables « le Père » opposait la rudesse tourmentée du sien : une tête carrée, des tempes puissantes ; des cheveux drus, presque blancs, des sourcils irréguliers qu’il fronçait comme s’ils allaient lancer des foudres, une mâchoire tendue, une barbe divisée en deux pointes qu’étirait sa main noueuse ; une mine de commandement ; l’œil de feu d’un faucon dévorant les espaces. Sa figure aurait pu être celle d’un vieux Chouan terrible ; le pli sacerdotal, la maladie, la prière, une volonté de renoncement l’avaient adoucie, épurée. Son teint jaune déclarait le mauvais état de son foie. Il mangeait peu ; une tasse de lait avec du pain grillé suffisait à sa réfection. Mais, quand il parlait, c’était, selon son habitude, en prophète, comme ayant seul le droit d’être écouté :

— Vous croyez, braves gens, la guerre finie ? Détrompez-vous ; la paix n’est qu’une fausse trêve ; les fléaux sont en marche. Ces quatre années sanglantes n’auront été qu’une piqûre de guêpe auprès de ce qui nous attend…

Mme Élise, quoique résignée, de longue date, à ses vaticinations, les sentait irritantes pour l’optimiste chanoine ; elle tourna vivement vers son beau-frère ses yeux mutins, et, sur un ton de gentillesse suppliante :

— Oh ! Père, je vous en prie, épargnez-nous, laissez-nous, entre deux crises, au moins respirer…

— Cher ami, dit le chanoine, s’évertuant à rester bénin, vous ressemblez toujours au sombre Ézéchiel, lorsqu’il trouvait doux comme miel le livre amer qu’il avait mangé, plein de lamentations et de menaces affreuses. Serons-nous tentés au delà de nos forces ? Les Victimes n’intercéderont-elles plus ?

Le Père allait justifier ses prophéties, indigné qu’elles fussent mises en doute. Mais on venait d’entendre la grille de la villa se refermer brusquement. Un pas agile bondit sur le perron. Mme Élise eut à peine le temps d’annoncer :

— Voici Jérôme !

Il entra, rouge, un peu haletant d’être monté si vite. Son arrivée fut la diversion joyeuse. Il baisa le front de sa mère, serra la main de son oncle et du chanoine ; les deux jeunes filles lui tendirent le bout de leurs doigts. Désirée, la cuisinière, présenta sur la table une dorade friande que Mme Élise découpa ; et, tandis que Jérôme expliquait son retard, le Père lui demanda comment s’était passée l’ordination :

— Les ordinands, je le suppose, ne brillaient guère par le nombre…

— Oui, répondit Jérôme, ils sont trop peu. C’était beau, quand même. J’ai vu de près l’onction des mains ; je n’en avais aucune idée.

— Autrefois, observa son oncle, si un prêtre était noté d’infamie, il subissait le rite opposé. L’évêque, pour le dépouiller du pouvoir de consacrer et de bénir, lui raclait les mains avec un couteau ou un morceau de verre.

Antoinette soupira :

— Elles devaient être en sang !

— Rassurez-vous, Mademoiselle, intervint l’érudit chanoine. L’Église ne fut jamais inhumaine. Le Pontifical recommandait à l’évêque de les racler doucement, légèrement, sine effusione sanguinis.

Agnès examinait les mains du chanoine et celles du Père. Elle murmura cette remarque étrange :

— Les prêtres portent donc un signe sur les mains ?

— Je le croirais, dit Jérôme, et même je me demande si, dans certains cas, le signe ne devient point un héritage de famille.

Mme Élise se prit à rire, le chanoine hocha la tête, et le Père fronça les sourcils comme en face d’un paradoxe inquiétant. Jérôme poursuivit :

— Je vous étonne ; mais je pense à mon ami Montcalm. Un soir, nous étions tous les deux, seuls dans notre cagna ; il se mit à genoux, pria longuement ; ensuite il me confia que, s’il rentrait vivant au pays, il serait prêtre ; et il me révéla le motif, un des motifs de sa vocation. Montcalm ne s’appelait pas Montcalm ; son vrai nom était Brindeau ; allié par sa mère aux Sainte-Flaive, une ancienne famille du Bocage qui possédait quelques terres près de chez nous. Son grand-père, me dit-il, avait changé de nom pour cacher une honte. Pendant la Terreur, le baron de Sainte-Flaive émigra ; sa femme et sa fille, n’ayant pu le suivre, furent jetées en prison, à Nantes. Elles plurent au geôlier ; il leur offrit de s’enfuir avec elles, de s’embarquer pour l’Espagne. Il ne posa qu’une condition : la jeune fille l’épouserait. Mme de Sainte-Flaive consentit ; ce geôlier était un bel homme ; il sut abuser la demoiselle, après avoir ébloui la mère. Le ménage eut trois fils ; plus tard, on sut que l’ex-geôlier, c’était un ci-devant prêtre. Eh bien ! Montcalm pensait qu’il devait réparer le sacrilège de l’aïeul. Et il concluait : « J’ai dans les veines du sang d’un prêtre ; quelque chose de plus fort que moi me porte au sacerdoce. » Il a réparé avec son propre sang…

Jérôme s’étonna d’avoir ainsi parlé ; en dévoilant, à cette heure, le secret de Montcalm, il semblait se mettre sur le chemin d’avouer la suprême injonction du mort, celle dont il demeurait chargé. De celle-là, il croyait bien que jamais l’aveu n’échapperait à ses lèvres.

Un silence succéda où il put écouter l’écho de son récit prolongé jusqu’au fond des cœurs, comme la chute d’une pierre rebondissant le long des parois d’un puits. Mais le chanoine, théologien scrupuleux, éprouva le besoin de commenter :

— La vocation, chez votre ami, et l’onction des mains reçue par le ci-devant prêtre, ces deux faits n’ont entre eux aucun lien formel.

— Qu’en savez-vous ? contredit le Père, enclin à scruter les choses qui se perdent dans l’insondable.

La brusque révélation de Jérôme sur Montcalm avait choqué Mme Élise. Pourquoi son fils ne lui avait-il rien dit, à elle d’abord, de cette bizarre confidence ?

Elle poussa l’entretien vers un sujet où le Père et le chanoine n’auraient pas, croyait-elle, occasion de se heurter. L’abbé Langevin, quelques mois auparavant, avait fait un séjour à Rome ; elle se disait curieuse de le suivre aux catacombes. Il raconta que, dans celles de Saint-Calixte, le Trappiste qui le guidait l’avait arrêté devant un petit bas-relief en marbre figurant des Amours ailés montés, comme des coureurs, sur des chevaux lancés à toute bride : « Quoi de chrétien dans ce motif ? » avait-il interrogé. Et le Trappiste avait répondu :

« Païen, mais beau. »

— En France, continua l’abbé, on n’imagine guère un Trappiste ni même personne d’entre nous osant pareille phrase. Au fond de nos mœurs et de nos préjugés survit un jansénisme incurable.

— Le jansénisme avait du bon, protesta le Père avec une moue agressive. C’était un bastion contre la veulerie des mœurs. J’aime mieux ça que nos dévotions de camelote, l’illusion du salut au rabais, du salut qui ne coûte rien.

Le chanoine, d’un ton poli, se rebiffa :

— Alors, comment expliquez-vous, mon Père, que partout où s’implantèrent des évêques et un clergé jansénistes, la foi ait décliné plus promptement qu’ailleurs ?

Par-dessus la tête de Mme Élise une controverse, entre les deux ecclésiastiques, s’aiguisa, un croisement de fer que la modération du chanoine maintint courtois. Antoinette, silencieuse, effacée, observait le choc de leurs arguments ; Agnès et Jérôme s’isolaient dans une causerie à mi-voix :

— Païen, mais beau ! reprenait Jérôme. J’aime cette largeur de vues. Après tout, la nature est l’œuvre de Dieu, et la chair n’est point maudite, ni l’amour de la beauté, un crime.

— Je pense comme vous, dit Agnès ; ou plutôt je pense très peu. Pour moi, les êtres existent, les idées, à peine. Tout à l’heure, questionnez encore le chanoine sur l’Italie. Je voudrais tant connaître Rome, et, je ne sais pourquoi, la Sicile. Je rêve de Malte, de l’Afrique. Je me figure, dans les pays du Sud, la vie plus divine et simple. Vivre, oh ! vivre !…

— Je crois vous comprendre, dit Jérôme, ému de sa confiance, surpris de ces velléités nostalgiques. Mais enfin, vivre, qu’est-ce donc pour vous ?

Les paupières aux cils bruns d’Agnès eurent un léger battement ; une rougeur vague anima ses joues, et sa tête se détourna comme dans une fuite charmante. Après une pause brève elle répondit pourtant :

— Je n’en sais rien au juste ; je désire parce que j’ignore…

Elle faillit lui retourner sa question : « Et vous, sous le mot vivre, que mettez-vous ? » Elle n’osa, pas plus qu’il n’osa la presser davantage.

Mais, en ces minutes d’intimité, pour la première fois il reçut le contact réel de sa présence. Apercevoir qu’elle avait un teint diaphane, des yeux pers que la courbure des cils rendait caressants, des lèvres minces un peu renflées aux commissures, un profil dont le nez pointu relevait les contours alanguis, une main svelte, une voix hésitante et veloutée qui semblait sortir d’un rêve nonchalant, ce n’était pas la connaître. Mais elle venait d’entr’ouvrir son âme ; Jérôme fut avide soudain de la pénétrer.

Il ne se croyait point amoureux d’Agnès ; il ne pensait trouver en elle qu’une agréable amie. Cependant saurait-il s’arrêter à une sympathie éphémère ? S’il n’avait rien démêlé, chez la sœur d’Antoinette, de plus profond, il se fût tenu en garde contre de vains élans. La noblesse et le péril, pour lui, d’une telle amitié, c’en était l’ingénuité catholique. Un cœur formé à l’absolu de l’amour le transporte dans les sentiments profanes. Il ne pouvait aimer à demi, ne livrer qu’une parcelle de lui-même. Agnès lui témoignait une sorte de furtif abandon ; son premier mouvement fut un trouble voluptueux. Mme Élise la définissait « une dormeuse qui attend l’heure de s’éveiller. » Jérôme pouvait se croire la cause ou l’occasion de l’éveil. Et l’appel d’Agnès répondait, en lui, au frémissement d’une jeunesse jusqu’alors contenue par de chastes disciplines. Car il avait traversé les hasards de la guerre et les promiscuités de l’arrière-front sans être une seule fois victime des occasions charnelles. Montcalm, là encore, l’avait protégé, Montcalm qui, à la veille d’une offensive, lui déclarait : « Si je meurs, tu sais, je meurs vierge. »

Dans la naïve sentimentalité d’Agnès il trouvait néanmoins une part de factice, de suranné. Il refusait d’en être dupe. Volontiers, il l’aurait avertie : « Vivre, ce n’est pas exiger le bonheur pour soi ; vivre, c’est se donner… » Mais il avait horreur de paraître pédant, de faire le moraliste. Et de quel droit la prêcher ? N’inclinait-il pas, autant qu’elle, à ménager entre Dieu et le monde un compromis où la part cédée à Dieu restait infime ?

Ces idées graves n’effleurèrent qu’un instant son attention, comme se mêle à l’air d’une rue l’odeur d’encens d’une église, quand on ouvre les portes et qu’on les referme aussitôt. Sa conscience se dissipa dans les menus faits du dehors.

Le déjeuner fini, comme le chanoine disposait encore d’un moment, Mme Élise lui proposa de visiter le jardin ; elle aurait plaisir à lui en faire les honneurs. Elle gardait la passion de planter, d’aménager ; le seul luxe où elle se divertissait était celui des fleurs, des arbres, de la basse-cour.

La maison qu’elle avait achetée, pendant la guerre, voulant suivre Jérôme jusqu’au terme de ses études, se dressait au bord d’un promontoire, à l’endroit que jadis occupa le château des princes de Beauveau-Craon, bombardé, ruiné, en 1871, par les obus allemands.

Le jardin, au-dessous, dévalait sur la pente, et s’appuyait à la lisière des bois qui, jusqu’à la crête de Buzenval, couvrent la courbe aimable du coteau. Quelques têtes d’arbres se hérissaient encore nues ; mais le vert sortait partout, frais, le long des branches noires, comme une pluie lustrale. Les cerisiers, les poiriers d’un blanc cotonneux, les lilas, les pêchers tremblants sous leur floraison frileuse avaient l’air de reposoirs fragiles disposés pour une grande fête.

— L’enchantement du Samedi Saint, dit Antoinette à Jérôme.

Il fermait la marche ; le chanoine précédait, accompagné d’Antoinette et d’Agnès. Mme Élise allait en avant, légère et pimpante avec son chapeau de paille aux rubans mauves. Quant au Père, il s’était retiré dans sa chambre, mécontent du chanoine, parce qu’il n’avait su, au terme de leur discussion, le contraindre à rendre les armes ; il conservait, d’ailleurs, des pays chauds, l’habitude d’une sieste après midi où il réparait, assez mal, des nuits sans sommeil.

Mme Élise s’égayait à célébrer au bon abbé Langevin les promesses de ses poiriers :

— Voici mes William, mes Doyenné du Comice, mes Tour Eiffel…

— Des Tour Eiffel ! s’exclama le jovial chanoine. Il faudra, pour les avaler, le secret du trou de l’aiguille par où passe un chameau.

— Eh bien ! dit-elle, à l’automne, je vous en ferai goûter. Vous verrez, Monsieur le Chanoine, qu’elles passeront très bien.

Elle l’emmena vers le jardin français dessiné d’après ses plans. Les ronds des pelouses, les rectangles, les lignes triangulaires se combinaient en rythmes séduisants. Sur les longues bandes de gazon, des ifs coniques, sans paraître s’ennuyer trop, se faisaient vis-à-vis. Une vasque d’un galbe pur régnait au centre d’un parterre qu’entouraient des rosiers. Les plus précoces des roses étaient à peine en boutons. Avec discernement le chanoine salua certaines étiquettes :

— Oh ! La rose soleil ! Le bouquet de la mariée !

Il suivit Mme Élise à droite, parmi les choux du potager, auprès de la basse-cour. Les poules étaient logées par espèces, entre de clairs treillages ; un sable fin garnissait leur parc. Dans une cabane proche on entendit la voix amicale d’une chèvre ; deux chevreaux s’élancèrent en galopant comme des fous. Ils se poursuivaient l’un l’autre, sautaient sur un banc de bois, en redescendaient. Leur mère les rejoignit, une chèvre syrienne, grise, au poil soyeux, qui vint contre la grille coller son museau gourmand. Tandis que Mme Élise et Antoinette lui présentaient des bouts de pain, les petits grimpaient sur son dos, s’insinuaient entre ses jambes, la queue frétillante, pour tirer ses pis énormes ; puis ils repartaient, cabriolant, et, tout d’un coup, s’arrêtaient, ahuris, mutins, capricieux, ivres de bon lait, ivres d’être au monde.

Mme Élise s’amusait, Antoinette et le chanoine aussi, de leurs gambades ingénues. Les âmes simples retrouvent auprès des animaux innocents quelque chose qui remémore la joie du premier Paradis.

Mais Jérôme et Agnès les avaient devancés auprès du « chenil ». Mme Élise dénommait ainsi, en badinant, l’enclos où vivaient séparés, d’un côté, un ménage de petits dogues, de l’autre, un jeune chien-loup, à poil fauve moucheté de noir, nerveux de membrure, avec les oreilles en cornet, des yeux cerclés de jaune, la mine agressive et fougueuse. Celui-ci allait et venait, derrière les grillages, le cou tendu, à pas allongés, comme un léopard dans sa cage.

— Mob ! appela Jérôme.

Le chien s’étira, bâilla, vint flairer les mains de son maître. Mais, voyant approcher la soutane du chanoine qu’il ne connaissait pas, il se ramassa brusquement, prêt à bondir, et poussa des aboiements furieux. Les dogues, à plein gosier, firent chorus.

— Ce molosse, plaisanta le bon abbé, promet d’être anticlérical.

— N’y voyez pas d’intention personnelle, répliqua Mme Élise. Mais, comme disait Désirée, il n’est pas commode, le bestiau.

— Je me demande, réfléchit tout haut Jérôme, pourquoi la brutalité de ce chien m’attire. J’aime jusqu’à ses fureurs et à son envie de mordre. Au fond, je ne crois qu’à la force.

Le chanoine, qui exigeait des idées nettes, rectifia d’une voix paisible :

— Vous le dites, mon cher ami ; le pensez-vous ? La force n’est point la brutalité. Les Livres Saints ont raison : « La sagesse vaut mieux que la force. »

Antoinette, en riant, vint à la rescousse, appuya :

— Et vous m’oubliez ! La charité ? qu’en faites-vous ?

— La charité ! s’écria Jérôme, mais c’est la suprême force. J’adore le Christ parce qu’il a vaincu la mort, parce qu’il reviendra en triomphateur à la fin des temps…

Il jeta sa réplique avec une pointe de jactance juvénile. Agnès le regarda ; elle crut voir autour de son visage cette clarté glorieuse qui ceint le front des héros ; et vivement elle abaissa ses paupières, de peur qu’on ne s’aperçût qu’elle l’admirait.

Le chanoine s’excusa de prendre congé si vite. Tous le raccompagnèrent jusqu’au bas du jardin. Il s’extasia encore sur l’ampleur et l’aménité du site ; rien de plus doux que ces bois de Buzenval et leurs feuillées vaporeuses sous le fin soleil du printemps. Si, vers la droite, les coteaux de Saint-Cloud, les collines plus hautes de Meudon fermaient d’une ligne sévère l’étendue, à l’est elle semblait illimitée comme la mer ; par delà le rebord de la vallée, Paris, au loin, s’étalait, vague autant qu’une nécropole en ruines : des tas de pierre compacts, coupés de taches noires, de masses boisées. Une flaque d’eau qui était la Seine, les tours d’une église, un dôme se dégageaient du plan indistinct ; l’immensité se fondait en brume, sans ligne d’horizon.

Le bruit des routes d’en bas grondait à peine sourdement. Des cris d’oiseaux égayaient l’espace. Des avions invisibles peuplaient l’éther d’un ronflement profond, tel qu’un murmure d’orgue ou la rumeur d’une ville dans le ciel.

— Le calme des hauteurs ! exprima encore le chanoine avant de quitter Mme Élise. Vous vivez un rêve désirable.

— N’est-ce qu’un rêve ? s’étonna-telle en lui disant adieu.

Tandis qu’elle remontait, elle s’arrêta près d’un parterre pour lier à son tuteur une tige de rosier qui s’affaissait. Antoinette était partie en avant ; Mme Élise suivit d’un coup d’œil Jérôme et Agnès marchant côte à côte, tous deux souples, élancés, gracieux, elle moins grande que lui, indolente d’allure ; et ils s’entretenaient d’un air fraternel.

— Ces deux enfants feraient un beau couple ; mais sont-ils nés l’un pour l’autre ?

III

En retenant sous son toit les sœurs orphelines, Mme Élise n’avait songé d’abord qu’à un bon office d’amitié. Ensuite elle s’était dit : « Si Agnès et Jérôme s’aimaient, j’aurais une bru exquise. »

Elle ne ressemblait pas à ces mères qui exposent aux pires désordres la jeunesse de leur fils, abritées contre tout reproche par le vieux sophisme : « Avant de penser au mariage, il faut être assuré d’une situation. » Elle visait à fixer Jérôme dans un sage attachement, prélude des noces bénies. Mais elle observait les deux jeunes gens, en silence, sans les induire à se déclarer. De subtils indices lui dévoilèrent, chez Agnès, une inclination que la jeune fille, de son mieux, dissimulait. Jérôme, au contraire, ne paraissait éprouver qu’un sentiment tranquille, proche de la simple camaraderie. Mme Élise différait de l’interroger : « Te plaît-elle ? » Une réponse négative l’aurait trop déçue. Elle voyait Agnès selon son penchant à colorer d’illusions généreuses tout ce qui l’approchait. Dans le palais enchanté qu’elle préparait à son fils elle intronisait une Agnès ornée de multiples dons, de ceux qu’une belle-mère peut concéder à sa belle-fille ; elle n’admettait pas qu’un simple mot vînt abattre ses espérances.

Elle savait pourtant la fragilité des bonheurs. Le sien, après son mariage, avait duré deux ans à peine. Elle avait vu son mari, foudroyé par une rupture d’anévrisme, expirer entre ses bras dans un moment où la mort était à mille lieues de leurs pensées communes. Un de ces chocs dont l’ébranlement se prolonge toute une vie ; certaines choses sont impossibles à recommencer, parce qu’un souvenir affreux en défend les approches. Jeune et riche d’ardeurs instinctives, de tendresses réprimées, courtisée, assaillie d’hommages, elle repoussa les plus séduisants partis. Elle évita le monde où son charme la vouait à des sollicitations. Une ferme santé, une piété vraie l’aidèrent à soutenir ce détachement. Mais ce fut un détachement joyeux, actif, une expansion inlassable vers les œuvres qui lui promettaient l’oubli d’elle-même. Pendant la guerre, elle avait assumé, à Saint-Cloud, la direction d’un hôpital. Du matin au soir, quand elle avait assisté à la messe du Père — il la disait dans une chambre disposée en oratoire, — entre la surveillance de son ménage, son jardin, les lettres qu’elle écrivait à ses métayers, les courses à Paris, des visites charitables, les travaux d’aiguille où elle excellait, peu d’instants lui restaient pour se préoccuper de sa personne et interroger son cœur. Elle ne lisait que durant les veillées d’hiver ou les jours de pluie. Le Père la blâmait d’habiter trop peu « son arrière-boutique ».

— Vous êtes Marthe jamais assise ; et nous cherchons Marie.

A quoi elle répondait :

— Je serai Marie, lorsque le Seigneur m’aura emmenée dans son repos… Le plus tard possible, osait-elle ajouter, avec son rire éclatant, demeuré frais et joli comme le son des girandoles de cristal d’un lustre qu’on remue et qui scintille.

L’étrange était qu’optimiste, résolue à créer partout de la joie autour d’elle, elle tolérât le voisinage quotidien d’un malade quinteux, d’un homme obsédé par l’imminence des fléaux, d’un voyant d’Apocalypse, prompt à s’exaspérer si l’on doutait de ses prévisions. Ou plutôt il fallait, pour n’en pas être excédée, l’humeur folâtre de Mme Élise, sa bravoure insouciante et sa bonté calme.

Son beau-frère lui rendait obscurément l’image de son mari. M. Philippe Cormier avait été, comme l’était son frère, un vendéen de forte race, « une tête carrée », quelqu’un de loyal, de batailleur, d’autoritaire, même, pour parler le langage du pays, « d’haricotier »[1] ; tendre sous une assez rugueuse écorce, il avait idolâtré sa femme, il était mort de la trop aimer.

[1] Chicaneur.

En son beau-frère Gaston, Mme Élise retrouvait jusqu’aux traits du défunt, et son timbre de voix, son écriture, une certaine façon de hausser les sourcils ou de croiser les bras dans une posture de défense. Convictions intraitables, hauteur chevaleresque, besoin de dominer, ces deux hommes se continuaient au point qu’on les eût pris quelquefois pour le même homme.

Mme Élise écartait les troublantes réminiscences, bien plus qu’elle ne s’y attardait. Celui qu’elle appelait le Père, elle l’aimait d’une affection filiale ; elle vénérait ses vertus, non sans critiquer ses points faibles. Au début de son veuvage, ses conseils l’avaient dirigée ; il l’avait confirmée dans sa décision de ne se remarier jamais :

« Vous êtes née, lui écrivait-il, pour la sainteté des veuves. »

Il l’exhortait à une vie parfaite, certain de lui transmettre l’appel d’en haut. Peut-être suivait-il un peu l’inconsciente jalousie d’une amitié despotique ; il ne voulait pas que la femme de son frère devînt l’épouse d’un autre, qu’Élise fût à personne, sinon à Dieu.

Son lien avec elle datait des années où les lettres de la jeune veuve lui portaient en Chine, tous les deux mois, le parfum du pays natal, la figure de la France et la présence vivace du frère qu’il ne reverrait point. Il l’avait aimée, âme lointaine, la seule qui sût comprendre son isolement. Plus tard, consumé par des fièvres, perclus de douleurs, disputant « son cadavre » à trois ou quatre maladies, il avait retrouvé sa belle-sœur florissante, enchanteresse et sage. Elle l’accueillit, le soigna, le réconforta ; elle pansa toutes ses meurtrissures avec l’huile du bon Samaritain ; elle sacrifiait à ses manies une part de son indépendance ; elle dorlotait jusqu’à son sommeil ; car, pendant la sieste du Père, la maison devenait un tombeau, les visiteurs étaient avertis de ne point tirer la grosse cloche du portail.

Il s’imaginait gouverner sa belle-sœur ; elle n’offensait pas souvent de front ses volontés ; elle prenait à revers la position, l’enlevait avant qu’il s’en aperçût. S’il se mettait à tourner comme un vieux lion dans la cage de ses idées sinistres, au lieu de bousculer la cage, elle le divertissait, jusqu’à ce qu’il oubliât de tourner. Elle savait la puissance de la douceur ; un sourire d’elle suffisait, mieux que tous les arguments, à désarmer l’ascète grincheux.

En vain, sans craindre de la froisser, lui redisait-il : « Hors le ciel que j’espère, rien ne compte plus pour moi » ; ses attentions, le seul aspect de sa personne le réconciliaient avec l’exil terrestre.

Il avait vu, sans déplaisir, s’installer à Garches les deux jeunes filles. Antoinette lui lisait les Révélations de Sainte Brigitte, l’ouvrage du baron de Novaye, Demain ? abrégé des prophéties où se répète, depuis le Moyen-Age, l’annonce de la fin des temps. Elle subissait patiemment, comme il seyait à une future sœur de la Charité, ses diatribes contre « l’ignominie moderne ». Agnès le questionnait sur les religions de la Chine. Il lui reprochait de mortifier trop peu son imagination, d’être « romantique ». A son idée, elle ne serait guère la femme qui rendrait heureux Jérôme. L’inquiétude de Mme Élise : « Sont-ils nés l’un pour l’autre ? » venait en partie des réflexions du Père. Néanmoins il ne restait pas insensible à l’attrait singulier d’Agnès :

« Une intuitive, jugeait-il, une passionnée ; si l’amour divin la saisissait, elle pourrait faire des merveilles. »

Il eût préféré pour son neveu un autre mariage ; mais il souhaitait que Jérôme se mariât, et tôt ; le vendéen soucieux de la permanence d’une race, le prêtre qui veillait sur la droiture du jeune homme s’accordaient à vouloir cet événement familial. La pensée ne lui venait pas que Jérôme fût prédestiné au sacerdoce. Il le sentait attiré « par le siècle », esclave du monde et de ses idoles. Et Jérôme, à lui moins qu’à personne, eût révélé le mot d’ordre de Montcalm : « Prends ma place. »

Dom Estienne avait eu beau lui certifier qu’il n’était point tenu, en conscience, à l’exécution d’une volonté qui, sans mandat, disposait de son avenir ; la chose paraissait trop certaine : dès l’instant où le Père connaîtrait la concordance des paroles proférées par Montcalm et de sa mort, il les interpréterait comme un signe céleste ; Jérôme devrait obéir ; l’oncle le harcèlerait jusqu’à ce qu’il se rendît.

Or, était-il sûr de ne pas se rendre ? Sa réponse à Montcalm : « Si Dieu l’exige, vieux, c’est promis », impliquait un engagement sous condition. Malgré tout, il ne désirait point que la voix de Dieu se fît entendre ; d’avance, il cherchait des raisons contre elle.

Le jour de Pâques était passé. Le matin du lundi, il avait lu dans l’Évangile des disciples d’Emmaüs :

« Est-ce que notre cœur ne brûlait pas en nous, tandis qu’il parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? »

— Mon cœur à moi, reconnaissait-il, se défend de brûler, du moins pour le Christ. Mais l’amour est un don ; la souffrance même de ne pas aimer, un don. Si je reste dans le troupeau des chrétiens quelconques, c’est que Dieu ne m’a pas élu pour un état supérieur. Qu’y puis-je ?

Le fragile, l’humiliant et le piteux de cette dialectique étaient si manifestes qu’il ne put s’y arrêter. Il jugea plus loyal de conclure, au moins provisoirement :

— Je ne veux pas entrer dans les Ordres. Voilà le vrai. Plus tard, nous verrons…

Avec un autre caractère, Jérôme eût abouti à la plus dure des perplexités. Mais à l’insouciance de son âge il ajoutait celle qui lui venait de Mme Élise ; le préjugé soldatesque : « ne pas s’en faire » avait aussi déteint quelque peu sur lui.

Il crut donc emmurer le vœu de Montcalm dans cette geôle de silence, pleine de regrets et de désirs liés, que tout homme cache au fond de soi. Il repoussa comme chimérique la possibilité des exigences divines ; il ferma « l’œil intérieur » pour ne pas voir de quelles cimes il glissait ; et il ne songea plus qu’à « vivre » au sens où l’entendait l’ignorante Agnès.

Ce même lundi de Pâques, comme la journée était splendide, Mme Élise décida qu’on irait à pied, par les bois de Rueil, jusqu’à la Malmaison. Jérôme, dans l’illusion d’être heureux, accompagna sa mère et ses deux amies.

IV

Derrière la villa, sur le plateau, une avenue de tilleuls s’approfondissait, double colonnade de troncs aux ramilles aiguës, emmantelés déjà de feuilles claires. L’allée qu’ombragent ces arbres menait jadis au château disparu. Antoinette l’appelait « mon cloître. » Agnès l’aimait parce qu’à ses deux bouts fuyait la campagne indéfinie.

Ils longèrent, au delà, les prairies du golf, encloses de chênes et de peupliers. Des barrières peintes en blanc les divisaient. Le velours dru des immenses gazons semblait faire le ciel plus léger, moelleux. Des joueurs épars, après avoir longuement visé, du coup sec d’un de leurs maillets, projetaient dans un sillon, au loin, une petite balle.

Jérôme eût volontiers appris les éléments de ce jeu puéril et malaisé. La faiblesse de son bras droit l’en privait. Antoinette et Agnès négligeaient les sports ; elles maniaient correctement une raquette de tennis ; mais elles préféraient, l’une, lire son office et dessiner ; l’autre, jouer du violoncelle et rêver.

Jérôme, en devisant, contemplait tour à tour sa mère et les deux jeunes filles, avec une joie paisible. Sa mère lui rappelait ces princesses radieuses qu’on voit, sur les tapisseries flamandes, marcher au milieu d’une futaie de roses, entre des oiseaux emparadisés.

Les clartés de l’espace et les couleurs des champs, les rires modulés des merles dans les cognassiers en fleurs, tout vibrait autour des chers visages.

Il se répétait, devant celui d’Antoinette, ce que disait d’elle, non sans malice, Agnès : « Une aurore sur une colline de neige. » Ni le blond cendré des cheveux n’arrêtait son attention, ni la fierté virginale des prunelles, ni la candeur du front bombé, la finesse des lèvres, le timbre cristallin de la voix. Chez elle, l’âme dévorait les apparences ; sa tournure svelte et intelligente parlait moins aux yeux qu’à l’esprit. Jérôme la vénérait, sœur élue impossible à perdre, distante de la terre comme le serait une forme d’ange de l’herbe où elle semblerait poser ses pieds.

Elle appartenait pourtant à ce bas monde et n’en souffrait point. Plus d’un menu défaut la dénonçait fille d’Ève : ses aptitudes à diriger se tournaient en minuties parfois taquines ; le sens du parfait lui rendait choquantes les imperfections des autres ; elle s’oubliait à relever les ridicules même de gens qu’elle respectait ; elle excellait aux caricatures, et quelque vanité se mêlait au plaisir d’exercer son enjouement. Tout à l’heure, ne comparait-elle pas le vieux curé de Garches, rond, bedonnant dans sa chaire, avec son crâne pointu et rose, « à un œuf dans un coquetier » ?

Cette innocente facétie avait mis passagèrement Agnès en gaîté. A présent elle retombait dans un silence mélancolique. Songeait-elle à sa mère ? Son deuil n’était pas vieux de plus de trois mois ; sans doute l’ombre de la morte se levait dans l’allégresse du ciel et tendait sur ce jour de fête un crêpe.

Mme Élise lui avait donné, pour se distraire, un vieux roman français, la princesse de Clèves ; ce livre l’ayant autrefois charmée, parce qu’il l’aidait à sentir l’inanité des passions. Antoinette aussi l’avait parcouru. Jérôme lui demanda ce qu’elle en pensait.

— La fin me plaît, répondit-elle. Mme de Clèves pourrait être, selon le monde, heureuse ; elle choisit la voie où l’on renonce. C’est très bien.

Agnès, sortie de son reploiement, contesta :

— Le beau mérite ! Elle assure sa tranquillité. Le courage lui manque en face d’un avenir où des risques seraient possibles. Elle n’a que la sagesse des cœurs pauvres, la sagesse des vieilles dames sans enfants qui mettent tout en viager…

— Détrompez-vous, ma chère Agnès, interrompit Mme Élise ; sacrifier un grand bonheur exige plus de courage que s’y abandonner.

— Mme de Clèves, opina Jérôme, n’est pas bien à plaindre. Deux hommes l’ont chérie d’un grand amour ; pour finir, elle se donne à Dieu. Agnès, voulez-vous permettre qu’on vous en souhaite autant ?

— Oh ! non, par pitié ! Ne me rêvez pas un mari insipide comme M. de Clèves, un bonnet de nuit, un Monsieur tellement raisonnable que j’aurais honte de moi-même en sa présence. J’aimerais cent fois mieux mourir vieille fille.

Jérôme faillit oser cette question : « Quel mari souhaiteriez-vous donc ? » Mais il devait à son éducation de savoir ce qu’on peut dire ou taire. Il poursuivit d’un ton cavalier :

— Ce n’est pas Mme de Clèves qui m’intéresse, c’est M. de Nemours. Je trouve en ce personnage quelque chose que la guerre a exalté chez moi : le goût du danger. Je n’admets que les héros aventureux. Ce matin, je me suis mis à lire la Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même. Voilà un homme !

— Un forban ! s’écria Mme Élise. Je l’ai feuilletée au hasard ; je suis tombée sur un passage !… Je ne comprends pas, mon enfant, quel plaisir tu peux avoir en si mauvaise compagnie.

Jérôme défendit son admiration. On ne devait pas juger Benvenuto dans les récits de « fredaines » qu’exagère sa forfanterie. Le vaillant toujours prêt à se battre seul contre dix, l’artiste fier et qui sent sa force, maîtrisant, pour créer ses œuvres, les événements et les hommes coalisés, amplifiant toutes les puissances de son art, chrétien aussi, capable de magnifiques ferveurs et même d’humilité pénitente, c’était grand, cela.

— Un caractère, avouez-le, maman, tel qu’on n’en fait plus. Il nous change des platitudes où l’après-guerre, déjà, nous renfonce. Je voudrais être ainsi trempé, agir au lieu de désirer.

Mme Élise n’insista point. Les fils, quand ils argumentent contre leur mère, croient la convaincre, si elle cesse de les contredire. En fait, la mère de Jérôme, l’entendant qualifier de « fredaines » les débordements d’un Cellini, conclut que la jeunesse folle commençait à lui troubler le cerveau, qu’il faudrait le suivre avec plus de vigilance, et le marier, comme pensait le Père, promptement.

Ils arrivaient à l’orée des bois. De jeunes bois qui gardaient un peu de leur livrée d’hiver. Des feuilles rouillées pendaient encore aux plus hautes branches des chênes. La jonchée de l’automne couvrait le sol des clairières ; mais l’herbe neuve trouait ce tapis de choses mortes ; elle mariait son odeur acide à celle, plus âpre, des écorces travaillées par la sève. S’il y avait, dans les taillis, des creux grisâtres, on eût dit qu’entre les lignes entrecroisées des troncs une fée tissait le rideau des verdures. Le soleil les touchait de ses doigts errants. Les feuillages, où chantaient des nids, s’élançaient, enivrés, vers la grande Main qui emplissait la terre de sa bénédiction.

Mme Élise et Antoinette goûtaient le silence méditatif des arbres. « Ils écoutent passer Dieu, » comme Antoinette disait. Les bois, pour elles, continuaient l’église. Agnès, d’ordinaire, éprouvait, en les traversant, un malaise, presque une aversion. Ils lui pesaient à la façon d’un toit cachant l’espace. Elle croyait y respirer moins librement. Pourquoi, ce jour-là, fut-elle ravie de s’engager dans le mystère des routes, marchant à la découverte d’un château dont elle ne savait rien, sinon qu’une femme très éprise, avant d’être délaissée, y connut des temps heureux ?

Le plus imprévu des accidents allait rompre cette promenade. Ils descendaient par un sentier creux où les pluies avaient laissé des ornières boueuses. Mme Élise s’avançait, précédant Antoinette. Agnès, pour ne point gâter ses bottines, grimpa sur le talus, et, en chemin, elle se baissait, cueillait dans l’herbe des pâquerettes. Attardée, elle redescendit, en courant, le long du talus raide, vers le sentier. Mais, la terre étant molle, elle glissa, sauta d’un saut brusque plutôt que de s’affaisser dans la boue, et, avec son haut talon, se tordit le pied gauche si violemment que la douleur la cloua sur place.

Jérôme, qui l’entendit, se retourna, l’aperçut pâlir et réprimer une grimace de souffrance, tandis qu’elle essayait de faire quelques pas.

— Me voilà bien, dit-elle ; je crois m’être déboîté le pied… Tout de même, je n’ai pas lâché mon bouquet.

Mme Élise et Antoinette disparaissaient, loin déjà, derrière une haie bouillonnante d’aubépines. Il les appela, elles accoururent. Soutenue par Antoinette, Agnès tenta un nouvel effort ; Jérôme lui offrit son bras. Mais elle clopinait lamentablement ; elle se vit ridicule ; elle s’arrêta. Et il fallait marcher un quart d’heure avant d’atteindre la route où une voiture pourrait venir la prendre.

— Nous allons vous porter, Antoinette et moi, proposa Mme Élise.

De leurs mains entrelacées elles firent un tabouret où elles assirent Agnès. Mais Antoinette, au bout de cinq minutes, fut exténuée. Agnès dut reposer sur le sol son pied endolori.

— Allons, dit Jérôme, c’est moi qui vous porterai. Un vieux poilu n’est jamais embarrassé…

— Non, se défendit-elle. Je suis trop lourde !

Avant qu’elle pût réfléchir, il entoura sa taille du bras qui lui restait vigoureux, et, l’attirant avec l’autre, il l’enleva comme un danseur rustique saisit à plein corps sa danseuse. Elle ne résista point ; il prit son élan sur la montée rude. Tout d’abord, elle n’osait se pendre à son cou ; elle pesait ainsi davantage.

— N’ayez point peur, enjoignit-il ; serrez-moi fortement.

Elle obéit, noua ses deux mains au cou de Jérôme et s’appuya contre sa joue ; il sentait le frôlement de ses cheveux et le souffle de ses lèvres. Mais il n’avait qu’une idée : ne pas faiblir, la porter jusqu’au bout.

— Je vous fatigue ; laissez-moi, supplia-t-elle, s’apercevant qu’il se raidissait.

— Vous vous moquez, Agnès ; une sylphide serait moins légère.

— Vous savez donc le poids d’une sylphide ?

Il tint bon et la déposa doucement sur l’herbe, au bord de la route.

Pendant qu’Antoinette et Mme Élise examinaient le pied blessé, il courut à Garches quérir une automobile, prévenir un médecin. Agnès, au retour, plaisanta sur son mal ; sa cheville n’était pas déboîtée ; elle en serait quitte pour une quinzaine de chaise-longue. Elle pensait déjà moins à son entorse qu’à la hardiesse de Jérôme. Cette petite aventure ouvrait devant son imagination des perspectives. L’impétueuse galanterie du jeune homme touchait ce qu’il y avait en elle de naïf et de romanesque. Mais devait-elle y voir l’élan vrai d’une passion ? Et, surtout, avait-elle bien fait de s’abandonner si facilement entre ses bras ? Antoinette, quand, seule à seule, elles en parlèrent, trancha, en fille avisée, ce cas de conscience :

— Je n’aurais pas, moi, consenti. J’aurais attendu de pouvoir marcher ou qu’on me transportât sur une civière. Mais toi, et avec Jérôme, c’est différent…

— Pourquoi dis-tu : Et avec Jérôme ?

— Parce qu’il revient de la guerre, parce que c’est un camarade, un très bon garçon, parce que…

— Eh bien ! Parce que ?…

— Parce qu’il a peut-être des vues sur toi.

Agnès partit d’un rire fébrile, se prit la tête entre les mains, et, sur un ton énervé qui la trahissait :

— Tu t’abuses, Toinon, tu t’abuses. Il a voulu se prouver à lui-même qu’il est un héros aventureux

Mme Élise ne fit, en présence des deux sœurs, aucune allusion à l’acte irréfléchi de Jérôme. Elle croyait maladroit même d’excuser sa « vivacité ».

En plaisantant, elle l’avertit :

— Jérôme, tu n’y vas pas de main morte. Tu enlèves les demoiselles comme un meunier un sac de farine.

— Vous trouvez que j’ai eu tort ? N’était-ce pas la plus simple solution ?

— Un peu trop simple. Heureusement Agnès est intelligente…

Elle suivait sur son visage l’impression de chaque parole. Il ne parut que surpris d’un blâme pourtant discret. Sa mère jugeait son acte en femme du monde ou en dévote ; lui, il négligeait ces vaines prudences. De leur entretien elle conclut trop vite que l’amour n’avait pas inspiré son empressement pour Agnès.

En fait, il était d’abord content de lui : devant une nécessité subite il avait montré sa décision et sa vigueur. Mais comment l’étreinte de la belle nymphe flexible qu’il avait pressée contre son cœur n’aurait-elle pas éveillé dans ses fibres un sourd émoi ? Il ne se disait pas : J’aime. Était-ce déjà de l’amour ? Son inclination restait latente. Le bourgeon, à la veille d’éclore, ne sait point qu’il éclora. Il cédait à la volupté d’un attrait dont il ne voulait pas faire un lien. Le bonheur initial de celui qui aime, c’est d’aimer.

Cependant, par intervalles, il se demandait :

— Que pense-t-elle de moi ? Me suppose-t-elle amoureux ?… Elle s’est bien peu défendue. Si elle m’aimait, elle serait plus coquette. N’importe ! Elle se souviendra toujours que moi, le premier, je l’aurai portée dans mes bras.

Le premier ? Qui peut savoir ?…

Mais, sur-le-champ, il s’indigna contre un tel doute : Agnès était pure, la promptitude même de sa confiance tenait à son ingénuité. Il ne pouvait admettre d’elle une image diminuée ou flétrie ; à l’amie réelle il substituait une idole ; et un déplaisir lui venait d’être incertain si l’idole serait insensible ou devinerait son adoration.

Il se voyait fruste, impropre aux gentillesses qui éblouissent les femmes. Qu’induire des façons d’Agnès avec lui, de clins d’œil, de silences, de brusques rougeurs ? Chez elle, si nerveuse, les signes apparents trompaient sur la vérité des impressions. Elle traitait Jérôme, selon le mot d’Antoinette, « en camarade ». A supposer qu’il lui parlât d’amour, que répondrait-elle ? Un refus, une attitude évasive rompraient leur amitié ; elle n’aurait plus qu’à s’en aller, il la perdrait. Donc, il devait attendre et se taire.

Mais ce mot : attendre fit sonner dans sa mémoire le conseil de Dom Estienne : « Attendez et priez. » Jérôme priait peu et mal ; il craignait qu’en se tournant vers Dieu il n’entendît l’injonction claire : « Quitte tout et suis-moi. » Loyal dans ses rapports avec les hommes, il rusait avec Celui qu’on n’élude pas.

Dans cet amour naissant il fuyait l’autre Amour.

La guérison d’Agnès fut plus lente qu’elle ne le présumait. Si elle posait à terre son pied enflé, une vive souffrance la rendait boiteuse. Pour qu’elle prît l’air dans le jardin et n’eût pas à descendre au moment des repas, Mme Élise lui donna comme chambre provisoire, au rez-de-chaussée, le petit salon.

Là, juste en face de son lit, s’offraient à sa méditation deux cadres :

A gauche, une toile italienne, assez fraîche de tonalité, représentant Andromède liée contre un roc, au-dessus de la mer. Le monstre, à ses pieds, hurlait, impatient de la déchirer ; les vagues écumaient autour d’elle ; le vent agitait sur son corps un lambeau de voile et ses cheveux blonds. Les yeux de l’infortunée s’élançaient vers le ciel d’où se penchait un cavalier, glaive en main, que portait un cheval aile : le sauveur imprévu.

Et, à droite, un portrait de Jérôme adolescent. Comme, depuis la guerre, il suivait la mode et rasait même sa moustache, elle retrouvait sur sa figure de seize ans les traits familiers. Son œil d’émerillon n’avait pas changé, ni son menton bien fendu par une fossette, ni la jolie gouttière qu’il montrait sous ses narines. Mais les joues étaient moins rondes, l’ossature des tempes et des pommettes se dégageait plus virile. Les sourcils remontaient d’un trait un peu rude. Accent de physionomie par où il rappelait ses ascendants paternels et l’oncle Gaston.

Le regard d’Agnès, dans une fantaisie contemplative, allait de Jérôme à Andromède :

— Andromède, c’est moi, qu’attend plus tard la solitude ou un mariage bête. Toutes les tristesses pour me dévorer. A moins qu’un libérateur…

Et, revenant à Jérôme :

— Il est à moi plus qu’il ne le sera sans doute jamais. Personne ne peut savoir…

Personne ? Antoinette ne manqua pas d’observer la présence du portrait. Une fois, en la quittant, elle lui dit avec un sourire de fine malice :

— Je ne te laisse pas seule ; Jérôme te tient compagnie…

Pour la démentir, Agnès alla dehors s’étendre sur une chaise-longue, auprès de deux cèdres qui massaient leurs touffes sombres à gauche de la maison. De cet endroit la terrasse offrait à ses yeux une ligne écarlate de géraniums, la file des élégants troënes, à tronc mince, à tête arrondie, disposés dans des caisses rondes comme les arbustes d’un décor de songe, et, au bas du double escalier, le parterre entouré de roses, ouvertes maintenant, telles sur leurs tiges que des joyaux. Çà et là, dans le jardin et à travers la campagne, les pommiers fleuris faisaient comme des nuées de papillons éparses au milieu de l’herbe.

Appuyée contre des coussins, Agnès voyait au-dessus d’elle de clairs nuages, presque immobiles dans l’azur, semblables à des arbres blancs. Sur ses mains, sur ses paupières l’air coulait doux comme une eau tiède. Elle jouissait d’un parfait bien-être, et sa beauté n’avait pas encore brillé d’une transparence aussi calme.

C’était un dimanche matin. Antoinette, avec Mme Élise, venait de descendre pour la grand’messe. Les cloches en sonnaient le dernier coup. Agnès se redressa, prit un paroissien qu’elle avait apporté, et se mit à lire son office. Elle arrivait au dernier Évangile, quand Jérôme sortit de la maison, rentra, ressortit et s’approcha d’elle. Il avait une mine insolite, exaltée et soucieuse. Il prononça d’abord des phrases dont il paraissait être absent :

— N’avez-vous besoin de rien ? On vous abandonne !

— Comment ! se récria-t-elle. Mais on est trop bon pour moi. Quelle chose exquise, être malade ! On me fait un devoir de vivre en enfant gâtée. Je dis à ma sœur : « Toinon, va me chercher du fil. Toinon, apporte-moi de l’encre et du papier. » Elle quitte tout, elle vole. Et votre mère, elle me comble, elle ne sait qu’inventer… Tenez, c’est drôle, d’habitude, quand je vais à l’église, je suis très mal ma messe ; les plus folles distractions, parce que j’ai le prêtre et l’autel devant moi, m’emportent ailleurs. Ici, parce que l’église est loin, je l’ai lue, ma messe, avec une attention dont je ne reviens pas. Je me sens tellement tiède, évaporée !

— Moi aussi, dit Jérôme, et, ce qui est plus désolant, je veux l’être. L’amour de Dieu m’épouvante comme une fournaise d’où plus rien de ce qui est moi ne sortirait vivant.

Sans penser au mouvement qu’elle faisait, Agnès étira sur ses jambes le bas de sa robe, et, avec une nuance de brusque ironie :

— Vous avez peur du feu ?

— Non, je n’ai peur de rien… sauf de moi-même.

Sa voix s’assombrit, il détourna les yeux ; d’autres aveux, peut-être, allaient lui échapper. Agnès, au lieu de les solliciter, par un recul de timide orgueil, brisa le dangereux entretien :

— Vous êtes bien tragique aujourd’hui ; allez faire un tour dans les bois ; promenez Mob ; cela vous changera les idées.

Il s’éloigna, sans répondre, lentement, et disparut derrière la villa. Agnès n’avait pas manqué à son rôle de femme : elle s’était mise en défense, elle avait fait sentir sa supériorité.

Mais elle demeura bouleversée de joie, de compassion et d’angoisse :

— Antoinette a bien vu ; il m’aime ; si je l’avais tant soit peu poussé, il parlait… J’aurais dû peut-être. L’instant perdu reviendra-t-il une autre fois ? Oui, si vraiment il m’aime, c’est une conversation qu’il reprendra… Il ne m’a rien dit ; mais puis-je m’y tromper ? Cette agitation, ce désarroi. Lui, d’ordinaire, si ferme… Le pauvre garçon ! Je lui ai fait une grande peine. Mais pourquoi cette peur de lui-même ? quels scrupules ? quel secret ? Il faut savoir. Mon Dieu ! notre bonheur, vous le tenez dans votre main. Restera-t-elle fermée, et que faire pour qu’elle s’ouvre ?

V

Ainsi Jérôme avait failli brûler ses vaisseaux. Moins fière, moins rétractile, moins dénuée d’expérience, Agnès le conduisait à révéler son tourment :

— Je vous aime ; mais, entre vous et moi, il y a cette chose lourde, l’inquiétude d’une vocation…

Elle eût, de ses doigts légers, écarté l’invisible obstacle ; il tombait à ses genoux.

C’est qu’en effet la nécessité d’un choix, jusqu’alors esquivée, commençait à surgir devant lui, telle qu’au milieu d’une route une statue dont la présence immobile impose à l’homme qui marche une décision : passer à droite ou à gauche. Il n’hésitait pas, comme Hercule, entre la Volupté et la Vertu. Il n’avait à se prononcer qu’entre une vie plus parfaite et une autre qui l’était moins.

Se marier, s’établir en bon terrien, former une lignée vigoureuse et nourrie de saintes traditions, était-ce un méprisable avenir ? L’œuvre des survivants d’après-guerre serait assez belle s’ils refaisaient la France et la chrétienté.

Mais il fallait aussi des prêtres. « Un pays sans prêtres, disait Montcalm, ressemble à ces landes maudites où même les ajoncs épineux ne savent plus pousser. » Parmi les morts de la guerre, combien de prêtres et de futurs prêtres ? Qui les remplacerait ?

Ce dimanche-là, pendant la messe, Jérôme, cherchant l’évangile du jour, avait rencontré une parole qui le traversa comme une plainte exhalée hier : « Messis multa ; operarii pauci. Pour la moisson immense trop peu d’ouvriers. »

Au moment de la communion, un dégoût de sa tiédeur l’avait secoué : « Jésus veut la Cène préparée dans une grande salle, avec des lits de repos. Et je le reçois dans le vestibule, dans le coin d’un taudis maussade, en l’expédiant ! » Une minute il avait pris son âme entre ses mains : « Seigneur, que faut-il que je fasse ? »

La réponse n’était pas venue, sans doute parce qu’il désirait qu’elle ne vînt pas. Il avait quitté l’église plus assailli qu’avant d’objections contre le séminaire. Elles formaient autour de sa pensée une chaîne dansante, d’abord subtile, molle, mais qui se resserrait comme un cercle d’airain.

— Si j’étais prêtre, je voudrais l’être absolument, mourir à moi-même ; donc il vaut mieux ne pas l’être. A mon âge, quand j’ai, trop longtemps déjà, vécu sous la férule d’autrui, aller m’asseoir sur les bancs pour quatre ou cinq années d’études ; moi qui ai en horreur les abstractions, grabeler des arguments scholastiques, éplucher des cas de conscience, réfuter de vieilles hérésies, est-ce mon affaire ? Et une vie étiolée entre quatre murs, celle de fusains pâles dans une charmille sans soleil… Et le pli à prendre de la soumission en tout… Non, vraiment, Montcalm s’est trompé. Ces héroïsmes ne sont pas dans la ligne de mon avenir.

Et, surtout, ma mère a besoin de moi. Il faut que je l’aide à gérer nos terres. Les métayers, là-bas, les braves gens d’alentour attendent aussi mon aide. Je me dois à ce morceau du pays que je puis sauver.

Une raison qu’il n’énonçait pas ajoutait, il le sentait bien, son poids à toutes les autres : Agnès avait pris son cœur ; à présent elle l’aurait tenu lié « avec un seul de ses cheveux. »

— Eh bien ! quoi ! je l’aime ! Est-ce que je fais mal ? Seulement, voudra-t-elle ?…

Comme ce débat fléchissait vers une pauvre anxiété d’amoureux incertain de la bonne réponse, il avait vu Agnès sortir sur la terrasse, et, marchant avec précaution pour ne point paraître écloppée, aller s’étendre à l’ombre bleue des cèdres, fermer voluptueusement les yeux. Il s’était dit :

— Allons ; c’est l’instant.

Il descendit, l’aperçut qui lisait dans son paroissien ; un retour d’idées pieuses le troubla ; il résolut de lui déclarer ce qu’il éprouvait, le scrupule qui le séparait du bonheur. L’attente qui se prolongeait irrita son angoisse ; il fit quelques pas dehors, mais n’osa s’approcher. Une timidité imprévue, à la minute de l’aveu, déconcertait son élan ; il rentra, se fit honte de son indécision, et, ressortant, aborda la jeune fille avec cette figure étrange dont elle fut saisie. Le mystère, le décousu des confidences ébauchées la mit en alerte ; sous l’ironie de la rebuffade il ne discerna point l’émotion terrible. Quand il avait eu le bras droit cassé par une balle, le choc l’avait surpris comme un coup de fouet qui l’eût pincé jusqu’à l’os ; la chiquenaude d’Agnès le blessa d’une douleur autrement cuisante. Il se retira, comme abasourdi, humilié, certain qu’elle le jugeait absurde, et consterné de la découvrir cruelle, au moment où il n’aspirait qu’à fondre son âme en la sienne, dans la plus tendre confiance.

Jérôme souffrait d’une imagination excessive ; ses désirs bondissaient plus loin que le réel ; si quelque chose d’imprévu lui résistait, il désespérait des autres et de lui-même.

Il s’en alla par l’avenue des tilleuls, prit au hasard, voyant à peine où il marchait, sur la droite, un chemin désert. Il se demandait pourquoi il existait encore ; sa personne lui semblait un point morne, inutile dans l’immensité du monde. Son chagrin n’était qu’une folle impatience de joie ; et il croyait la joie manquée à jamais !

Au bout du chemin, il s’arrêta, étonné d’être là plutôt qu’ailleurs. Il se retourna, comme voulant renouer le nœud de ses sensations. Derrière lui, clairsemés parmi des chênes, des genêts roux faisaient des brasiers de fleurs. Aux Clouzeaux, dans son Bocage, il connaissait un coin pareil. Cette analogie le dépaysa tout d’un coup ; il se réveilla de son égarement.

— Agnès s’est moquée de moi. Elle a bien fait. Ma contenance, le ton de ma voix étaient par trop stupides. Elle a vu, de loin, venir le mot que je n’aurais peut-être pas dit. Elle a paré l’offensive ; elle a rompu les chiens. Coquetterie ? Ou plutôt, c’est que je ne lui plais guère. Tant pis pour elle !

Un sursaut d’amour-propre masculin le redressa ; de son amertume il tira une reprise d’énergie. Il rentra, décidé à ne rien laisser paraître. Il monta dans sa chambre où son miroir l’avertit que sa mine portait les traces d’une commotion. Il se doucha d’eau froide, peignit avec lenteur ses cheveux châtains dont les boucles animaient la vigueur sanguine d’une oreille finement ourlée. Ses joues avaient repris leur vive carnation. Détendu, dispos et beau comme un astre, il redescendit pour le déjeuner.

Il s’attendait à retrouver Agnès ironique et distante. Elle se montra simplement gentille. Démêlait-elle qu’il affectait de n’avoir pas souffert ? Ne doutant point qu’elle l’avait peiné, elle s’appliquait à dissiper leur malentendu. Elle le regardait manger, revenir à tous les plats par une ostentation d’appétit où elle devinait une bravade. Elle sentait chez ce garçon une force indomptée. Aurait-elle désiré la soumettre ou s’y perdre ? Elle ne savait.

Au sortir de la table, on s’assit dehors, près de la maison. Le Père lui-même, qui avait passé une excellente nuit, oublia sa sieste, vint prendre l’air en compagnie des siens.

Mme Élise insista pour qu’Agnès s’étendît sur la chaise-longue. Elle refusa, prétendant que cette position « de statue funéraire » l’excédait. En se mettant sur une chaise basse à côté de Jérôme, elle eut une manière imperceptible de se pencher vers lui et un sourire qui signifiait : « Sommes-nous amis maintenant » ? Il en pénétra l’intention et, tout d’un coup, redevint pleinement, éperdument heureux. Par-dessus la tête d’Agnès il dominait les rosiers de la pelouse ; un grand arbuste — le bouquet de la mariée, — toutes ses fleurs blanches ouvertes, ressemblait à un buste de femme sous de mousseuses dentelles. La conque verte du vallon, couronnée d’azur, n’était plus pour lui qu’une corbeille nuptiale offerte à la bien-aimée.

Il avait allumé un de ces petits cigares qu’on appelait, alors des « diabolos ». Le Père, en veine de plaisanterie, aventura un alexandrin dont il fit l’honneur à François Coppée :

Quelquefois, le dimanche, il fumait un cigare.

Antoinette, là-dessus, l’interrogea :

— En Orient, Père, en Chine, vous fumiez sans doute ?

— Non, jamais. Au séminaire, les premiers temps, bien que ce fût interdit, je fumais dans ma chambre. Je fis vœu, ensuite, de ne plus toucher une pipe, et j’ai tenu parole.

— Je me demande, insinua Mme Élise, comment on a pu faire de vous un clerc discipliné.

— Oh ! vous savez par quelle méthode, chez nous, les gens du Marais domptent les poulains qu’ils ont laissé grandir, jusqu’à trois ans, libres, en plein herbage, avec le vent de la mer dans les naseaux. Le jour où on veut les dresser, on lâche au milieu de leur bande de vieux chevaux plus commodes et tranquilles. Tous ensemble on les pousse dans une vaste grange. On s’approche de l’animal effarouché ; on essaie de lui passer au cou un nœud coulant. Il se défend, recule contre le mur où il s’écorche. A force de patience, on en vient à bout. On l’attache, pour l’emmener, au cul d’une charrette. Deux mois plus tard, le poulain sauvage est devenu un bon cheval de trait.

Avant la fin de cet apologue, Mme Élise éclata de rire ; les deux jeunes filles et Jérôme l’imitèrent plus discrètement. Les deux mains allongées sur les bras de son fauteuil, la tête appuyée au dossier, comme en rêvant, avec son air d’archimandrite oriental, le Père continua :

— Pourquoi suis-je entré au séminaire ? En apparence, je n’avais rien de ce qu’il faut. Une secrète impulsion m’y entraînait. J’ai résisté tant que j’ai pu. Dieu a été le plus fort. Au début, je rongeai mon frein si amèrement qu’à peine la porte fermée sur mon dos, j’eus envie de sauter le mur, sans regarder derrière moi. La retraite, les premiers cours, la soutane, la perspective de ressembler à tel ou tel qui la portait, bien d’autres points me rebutèrent. Je souffris en silence ; je ne voulais pas communiquer à d’autres ma nausée. Mon Directeur était un homme compassé, rigide ; il eût achevé mon découragement, si je m’étais ouvert à lui. Je me consolais (ô honte !) avec ma pipe ; ce dont le Supérieur averti me blâma comme d’une grave incartade. Je restai quand même, pour ne pas me dédire, plutôt que de reparaître devant mon père (il avait contrarié de toutes ses forces ma vocation) et d’être acculé à cet aveu : « Vous n’aviez pas tort. »

Quelque chose de plus profond me retenait. Un jour, Dubourdieu, cet ami qui rêvait d’être bénédictin (mais sa mère, veuve, avait besoin de lui, et il ne l’a jamais quittée), Dubourdieu m’apporta au parloir un livre qui l’avait bouleversé, les Visions et instructions d’Angèle de Foligno. Je l’ouvris ; ce fut un trait de foudre dans la sécheresse où je végétais. J’entrevis brusquement l’Amour divin ; il me transverbéra. Les dégoûts, le quant à soi, la solitude du cœur, le brisement de la volonté, est-ce que cela comptait ? Du coup, je me précipitai dans toutes les rigueurs ; on dut modérer mon zèle. Je passai même pour singulier ; et je l’étais. Ai-je cessé de l’être ?

Mme Élise coupa encore d’un léger rire cet aveu. Jérôme paraissait préoccupé, presque ennuyé. Les confidences imprévues de l’oncle dérangeaient son illusion amoureuse. Plus vaguement il l’écouta poursuivre :

— Je fis pénitence de mes fragilités, des grandes et des petites ; et, dans une intention naïve, cherchant quelle volupté illicite je pourrais à jamais sacrifier, je brisai ma bonne pipe, non sans l’avoir fumée une dernière fois… Peu à peu, je m’intéressai aux études ; je me fis des amitiés dans mon sévère milieu. Bref, au bout de l’année, le poulain sauvage était à peu près soumis.

— Ce qui ne vous a pas empêché, remarqua Mme Élise, de partir ensuite pour les missions, afin, disiez-vous à votre frère, d’échapper aux disciplines du diocèse, au moule

— Taisez-vous, femme terrible. J’étais prédestiné à baptiser des Chinois, voilà le motif. Privilège que j’ai durement payé, et je le paie encore. Si c’était à recommencer, je me ferais missionnaire… en France. Je frémis de penser au paganisme de nos campagnes, à la déchéance des masses, et de ne plus rien pouvoir, sinon prier. Le chanoine Lordereau me contait, l’autre jour, cette petite aventure qui lui arriva, en l’an de grâce 1900, aux environs d’Auxerre. Il traversait, le soir d’un beau jour d’été, un hameau perdu. Les gens étaient assis devant leurs maisons, quelques enfants jouaient dans la rue. A l’aspect d’une soutane, il y eut une soudaine panique, comme en face d’un jeteur de sorts. Les gens couraient à leur porte, en touchaient la serrure ou les gonds et rentraient, en se bousculant, dans leur logis. Plus personne ; le prêtre pouvait croire que la peste passait avec lui. Seule une vieille intrépide resta dehors, et, toute souriante, osa l’interroger :

— N’êtes-vous point Monsieur Pénard ?

Or, il sut que l’abbé Pénard était venu dans ce hameau, dix-huit ans auparavant. Depuis dix-huit ans, dans ce coin d’ancienne France, pas un baptême, pas un mariage béni, pas un mourant réconcilié. Aujourd’hui, le hameau lui-même est mort. Les vieux sont en terre, les jeunes sont partis. Des toits ruinés, le vent, la pluie, les araignées restent les seuls maîtres. Tels seront, avant un demi-siècle, des milliers de villages. Plus de prêtres ; donc, plus de famille, plus d’enfants, la mort partout.

— C’est affreux, conclut Jérôme qui se leva pour interrompre le sinistre prophète. Mais, si l’on veut des prêtres, il faut d’abord des enfants…

Le Père fut tenté de lui répondre avec bonhomie :

— Alors, marie-toi bien vite et prépare-nous des prêtres.

Une soudaine violence l’emporta ; il se redressa, fronçant les sourcils, et son regard fulgurant parut s’enfoncer au loin, dans un avenir de ténèbres :

— Si l’on attend les prêtres qui ne sont pas encore au monde, dit-il d’un ton obscurément ironique, ce sera trop tard.

Jérôme, sans répliquer, se dirigea vers le vestibule. La conversation, derrière lui, était tombée. Le Père faisait peser sur tous comme l’attente d’un perpétuel orage grondant sur l’horizon.

Mais la voix limpide d’Antoinette rompit le silence oppressé :

— Ce matin, j’ai reçu, informait-elle Mme Élise, une lettre de la vieille Hortense, la gardienne de notre logis. « Elle se languit de nous espérer. » Il faudra bien, chère Madame, que nous songions, au départ…

Impétueuse, Mme Élise coupa court à ce préambule :

— Je vous défends, Toinon, d’y songer. Vous quitterez Garches, après les examens de Jérôme, en même temps que nous.

Elle mit dans sa décision tant de grâce affectueuse qu’Agnès et Antoinette lui sautèrent au cou, l’étreignirent filialement.

Du grand salon, Jérôme, caché par le store d’une fenêtre, observait Agnès, tandis que sa sœur prononçait le mot : départ. Un rapide battement de cils, une moue contrariée marquèrent son appréhension. Mais la réponse de Mme Élise la saisit d’un tel transport qu’elle ne chercha point à le voiler.

Donc, elle était heureuse ; et pourquoi, si elle n’avait pas aimé ? Une certitude ineffable, suave et poignante, emplit Jérôme jusqu’aux moelles. Il contempla celle qu’il avait élue ; assuré de son cœur, pour la première fois il osa penser : « Son âme et son corps, tout ce qui est, en elle, beau et désirable, tout peut être à moi. Elle sera mienne, comme je serai sien. » Une phrase à dire, et son bonheur se décidait ! Dans un moment, quand sa mère rentrerait, il lui ferait confidence de son inclination ; sans nul doute elle l’approuverait.

Il ressortit au milieu du vestibule. Une tenture à larges plis en assombrissait le fond. Brusquement, il crut voir quelqu’un traverser, une forme confuse qui, de biais, ressemblait à Montcalm, massif et grave, la tête penchée sous son casque, tel qu’au dernier soir, où ils marchaient, l’un devant l’autre, le long du boyau fangeux.

Le fantôme s’effaça, se fondit dans les plis de la tenture. Jérôme frissonna, puis haussa les épaules : Hallucination ! De quel droit les morts viendraient-ils inquiéter les vivants ?

Néanmoins, au lieu d’entretenir sa mère, il s’en alla, prenant comme prétexte un rendez-vous à Paris avec des camarades ; jusqu’au soir, il s’étourdit d’une gaîté vaine. Mais il ne put oublier l’apparition.

VI

Vendéen, Jérôme avait été nourri, aux veillées, d’histoires de chèvres fantastiques, de sorciers changés en chats ou en loups-garous ; il avait cru aux revenants. Il avait éprouvé l’angoisse et l’attrait de frôler le monde des Esprits. Une certaine nuit de Noël, il accompagnait dans les bois le garde du domaine ; la lune était haute ; les bouleaux craquaient sous le gel ; au centre d’une clairière une nappe de givre couvrait des touffes serrées d’ajoncs ; là, il avait vu, autour d’une longue table, des hommes blancs assis.

Mais, le fantôme de Montcalm, il ne voulait pas y croire. Il essayait une explication : au moment où la présence d’Agnès visait à l’absorber tout entier, l’image du mort, chassée des profondeurs de son être, s’était animée en une silhouette fictive, dans la pénombre du vestibule. Seulement il comprenait bien qu’il se payait de mots, qu’un mystère ne peut s’élucider par un autre mystère. Illusoire ou non, la vision signifiait la persistance intime du duel qui l’avait déjà déchiré : la promesse donnée à Montcalm l’emporterait-elle sur l’amour qui la niait ? Avant peu il prendrait parti. Il l’eût fait aussitôt, et contre Montcalm, si Montcalm n’avait semblé intervenir. Il resta en suspens, jusqu’à ce que son trouble fût apaisé. Mais, toutes les fois qu’il traversait le vestibule, la forme de l’homme en marche hantait son souvenir, plus flottante et disparue avant d’atteindre les plis sombres de la tenture. C’était assez pour figer sur ses lèvres les paroles qui auraient asservi sa destinée.

Cependant ses cours avaient repris ; le travail, le flot des impressions quotidiennes, et surtout le contact enivrant d’Agnès dissipèrent l’hallucination.

Comment n’eût-il pas écouté l’appel de la joie ? D’Agnès à lui, chaque jour, il découvrait des consonances nouvelles. Il faisait le tour de ses perfections ; de peur d’en être idolâtre, il y ajoutait les nuances de quelques légers défauts. Son nonchaloir même devenait un charme, le charme d’une vie latente qu’elle ne livrait qu’à demi. Sa pensée, pour arriver jusqu’à l’air où elle vibrait, paraissait franchir des limbes incertains.

« Je ne puis jamais exprimer ce que je sens ; et à quoi bon ? Qui me comprendrait ? »

Il lui parlait d’elle-même ; il excusait ses mollesses de rêverie, son goût un peu maladif du crépuscule, de l’automne, « des choses qui finissent et qu’on laisse doucement mourir. »

Cette révélation d’un cœur féminin le ravissait ; il aurait voulu y répondre en ouvrant tout à fait le sien. S’il la quittait, il croyait n’avoir rien su lui dire. Mais, toujours, un je ne sais quoi l’arrêtait devant les confidences décisives.

Au reste, avaient-ils besoin de parler ? « L’amour dit peu de chose », observe un grand mystique[2]. La contempler lui suffisait. Elle avait entrepris, pour l’offrir à Mme Élise, de broder un napperon. Quand elle se penchait sur son ouvrage, il n’apercevait plus que son front resserré sous ses bandeaux, avec une petite veine bleuâtre au milieu, les deux creux d’ombre au-dessous des sourcils, la ligne mince et nacrée du nez, les fronçures menues des lèvres, et les doigts en mouvement qui tiraient ou poussaient l’aiguille brillante. Elle s’appliquait. Elle prenait alors, sans la chercher, une pose de graveleuse victime ; Antoinette prétendait reconnaître en elle « la fille de Jephté ». Puis, tout d’un coup, elle redressait la tête ; si elle souriait, il eût volontiers songé comme Dante en face de Béatrice : « Son visage, quand elle sourit, ne se peut définir ni fixer dans la mémoire. » Et la tendresse voilée de son regard l’ensorcelait.

[2] Saint Paul et la Croix.

Un fichu de soie noire, négligemment jeté autour de son cou, relevait la finesse diaphane de sa peau. Quelquefois Jérôme s’oubliait à rêver sur ces blancheurs entrevues. L’appétit d’un baiser ne l’agitait pas encore. Toucher la main d’Agnès, en la revoyant, en se séparant d’elle, cette volupté discrète comblait ses désirs.

Guérie de son entorse, elle s’était réinstallée dans sa chambre. Celle de Jérôme se trouvait juste au-dessous. Malgré l’épaisseur du tapis il l’entendait circuler, ouvrir son armoire, s’approcher de la fenêtre. Il communiquait avec sa solitude. La nuit, dans le silence attentif, il croyait, par instants, percevoir sa respiration.

En elle il aimait tout avec une ferveur éblouie. L’aurore lui semblait plus vermeille ; les vibrations des cloches s’épandaient plus célestes. Les arbres l’accueillaient d’un air fraternel. Les œillets du jardin avaient changé d’odeur. Il trouvait Antoinette plus adorable, parce qu’elle était la sœur d’Agnès. Il embrassait plus amicalement sa mère. Il priait mieux. L’attente prestigieuse colorait même la préparation de l’aride examen.

Chaque soir, il se disait : « A mon réveil, elle sera là. Demain, si je veux, elle voudra. » Malgré tout, il ne se pressait pas de risquer les trois mots fatidiques. D’autre part, elle se délectait si doucement d’être aimée qu’elle ne brusquait point la conclusion. Elle demeurait inquiète de pénétrer pourquoi il avait eu peur de lui-même. Mais, lorsqu’elle rôdait autour de ce point obscur, il prenait une mine grave ; elle sentait qu’en insistant elle l’eût froissé.

Ce fut Mme Élise qui décida un premier éclaircissement. Sur les dispositions d’Agnès elle n’avait plus d’incertitude. Celles de Jérôme restaient moins nettes. Elle le surprenait, vis-à-vis d’Agnès, perdu d’extase ; bien des signes le dénonçaient amoureux. Il parlait néanmoins de la jeune fille sur un ton désinvolte, comme d’une amie de passage. Pourquoi cette affectation ?

Vers la fin d’une journée chaude, au milieu de mai, elle rentrait de Paris ; Jérôme, à son insu, avait voyagé dans le même train ; ils remontèrent ensemble ; sur la route où ils cheminaient seuls, elle lui dit de la façon la plus simple :

— Agnès est très gentille. C’est dommage qu’on en ait fait une princesse lointaine. Antoinette la dispense de tout effort. Elle ne sait rien du ménage ; elle ne saurait pas commander. Si Antoinette disparaissait, elle serait en ce monde comme une naufragée sur une barque sans gouvernail et sans rames.

Elle se marierait, protesta Jérôme, visiblement contrarié. Son mari la formerait ; elle est assez fine…

— Quel mari ? En serait-il capable ? A qui penses-tu pour elle ?

— A moi-même. Vous l’avez, j’en suis sûr, deviné. Et vous l’avez bien voulu.

Tendrement, il insinua sa main sous le bras de sa mère. Il allait justifier son choix ; Mme Élise, sans lui laisser le temps de poursuivre, s’enquit d’une voix impatiente :

— Connaît-elle déjà tes sentiments ?

— Elle s’en doute. Ma bouche s’est tue ; mes yeux ont parlé.

— Eh bien ! je te demande une semaine encore ou deux de silence. Après, nous verrons… Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit spontanément qu’elle te plaisait ? Il est donc trop vrai qu’une mère n’a plus le cœur de son fils, dès qu’une autre le prend ?

Mme Élise se tenait au-dessus de la jalousie mesquine qui arme de griffes certaines mères contre leur bru possible. Même, pour sonder Jérôme, obtenir de lui une déclaration, elle avait exagéré ses critiques. Un mois avant, les eût-elle énoncées ? Avec son besoin de voir tout en beau, elle avait d’abord subi l’attrait d’Agnès ; depuis qu’elle présumait l’avenir de Jérôme mêlé au sien, elle la considérait d’un œil plus dégagé. Une sorte de brouillard lui avait caché ce que pensait Jérôme ; de ce malaise Agnès portait le reproche. Dans l’amertume de ses dernières paroles Jérôme discerna une curiosité non satisfaite ; mais il ne voulait pas exposer tout son secret.

— Oh ! ma pauvre maman, dit-il en se pressant contre elle et lui frôlant d’un baiser la joue, que vous êtes injuste ! Je ne vous ai jamais tant aimée !

Agnès les vit rentrer tous deux, d’un pas beaucoup plus lent que d’ordinaire ; elle soupçonna qu’en chemin s’étaient échangées des choses importantes. Mme Élise s’efforça de reprendre sa figure habituelle ; une réserve, une préoccupation perçaient au travers de son amabilité ; Jérôme s’observait davantage, maintenant que sa mère savait.

Agnès ressentit dans son amour une soudaine insécurité ; ses espérances lui parurent fragiles comme ces châteaux de sable qu’Antoinette enfant bâtissait avec elle sur la petite plage du Veillons ; et un coup de vent les renversait. Quel gage d’attachement tenait-elle de Jérôme ? Pourquoi l’obstination de ses réticences ? Elle défaillit devant l’hypothèse qu’elle se leurrait peut-être, comme une âme croyante qui se demanderait brusquement : « Le Dieu que j’invoque m’entend-il ? »

Cette angoisse la brisa si fort qu’elle ne put, de tout le dîner, articuler une parole. Aussitôt après elle se retira, mettant sa tristesse sur le compte d’une migraine abominable. Antoinette, un moment plus tard, monta dans sa chambre.

La lune presque pleine en éclairait à demi l’obscurité. Agnès, étendue sur son lit, dans sa chemise flottante, les mains croisées sous sa nuque, avait l’air d’une statue pâle couvrant le marbre d’un tombeau. Elle regardait le globe ardent de la lune s’élever juste en face de sa fenêtre ouverte, s’approcher comme s’il voulait entrer. Elle ne tourna point la tête vers sa sœur ; Antoinette se pencha sur elle, et la baisant au front, murmura :

— Tu souffres bien, ma chérie ?

— Oui, laisse-moi. J’ai besoin d’être seule, de dormir…

— Va, reprit Antoinette, je te comprends trop. Tu te ronges d’idées funestes. Tu as peur d’être heureuse, quand le bonheur vient à ta porte…

Agnès s’était redressée ; accoudée sur son traversin, elle dévisagea sa sœur anxieusement :

— Que sais-tu ? On t’a dit quelque chose ?

— Non, rien du tout. Mais…

— Alors, tais-toi, et oublie-moi dans mon néant. Si tu as vu le bonheur à ma porte, avertis-le qu’il se presse d’entrer. Je suis lasse de l’attendre.

— Oh ! reprit Antoinette, malgré ton silence, je sais depuis longtemps que tu aimes Jérôme, et je suis sûre aussi qu’il t’aime. Sois donc patiente. Il n’y a qu’un amour où le Bien-Aimé ne tarde jamais, et encore ?…

Agnès chiffonnait la dentelle de son oreiller ; comme agacée de cette clairvoyance, elle interrompit :

— Tu vois avec la candeur de tes illusions ses sentiments. S’il m’aimait en vérité, il me le dirait ; ce serait plus fort que lui. Ou bien, c’est qu’un obstacle, un grave obstacle l’enchaîne. S’est-il engagé ailleurs ? Sa mère s’oppose-t-elle ?

— Je ne le crois pas. Elle a pour toi une vraie tendresse.

— Dis qu’elle l’a eue. J’ai été avec elle trop insouciante, trop franche. Je me suis trop montrée telle que je suis. T’en souviens-tu ? Vers la fin du carême, comme on parlait de confession, je lui ai fait étourdiment cet aveu : « Se confesser, quelle pénitence ! Se mettre à genoux sur du bois dur, sous le rideau, dans un coin noir où l’on étouffe, devant un prêtre qu’on ne voit pas, répéter, entendre des ritournelles qui ne varient guère, et sortir absoute avec la certitude qu’on refera les mêmes péchés, est-ce la peine ? » J’ai senti, au sérieux de sa réponse, que mon état d’esprit l’inquiétait. Je l’amuse, elle m’aime un peu. Mais elle ne met en moi qu’une moitié de confiance. Elle a raison peut-être ; je ne suis propre à rien qu’à réunir en un seul cœur les misères de beaucoup…

Elle s’abandonna, dans un sanglot, entre les bras d’Antoinette. Celle-ci, de son mieux, la réconforta ; elle tenterait d’amener Jérôme à définir ses intentions.

— Jusque-là, jette-toi en Dieu ; sois humble. Et ne te laisse plus tomber, comme ce soir, à la façon d’une mouche morte. Jérôme aime la force ; sa mère est une femme forte. Sois comme elle.

— J’essaierai, dit Agnès qui l’embrassa tout d’un coup avec une violence farouche. Va te coucher, ma bonne Toinon, et dors en paix.

Cet entretien se déroulait à mi-voix, presque bas ; car elles avaient entendu Jérôme et Mme Élise sortir tous deux dans le jardin. Le bruit de leurs pas s’était perdu sous les arbres ; puis ils étaient revenus s’asseoir au coin de la terrasse, là où soufflait un peu de brise ; ils étouffaient, eux aussi, le son de leurs paroles ; le nom d’Agnès y résonnait trop souvent. Jérôme écoutait, sans trop d’impatience, Mme Élise « se faire l’avocat du diable », épuiser contre son amour les objections d’une mère prévoyante :

— Tu crois être aimé d’Agnès ; quelle preuve t’en accorda-t-elle ? Est-ce bien toi qu’elle aime ? Elle a besoin d’occuper son imagination, de s’établir dans une vision de bonheur.

— Cependant, opposait-il, est-ce pour amuser sa chimère qu’elle vous brode un napperon ? Elle qui déteste les travaux d’aiguille ! Suis-je un fat de supposer, ma chère maman, qu’un tel effort dépasse sa gratitude envers vous ?

— Admettons. Ce n’est pas très difficile, à dix-huit ans, d’être amoureuse. Mais, la femme nécessaire à ta vie, je la vois avant tout dévouée, simple, vaillante, capable d’élever tes enfants, de bien mener son intérieur, de t’aider dans la conduite de tes affaires. Agnès est une fille originale, douée ou plutôt affligée d’une sensibilité rare. J’aimerais mieux admirer chez elle de fermes vertus, celles d’une chrétienne. A-t-elle même une foi sérieuse ?

— Elle manque d’expérience ; la vôtre l’instruira, et je la dirigerai.

— Toi ! Elle te dominera par la toute-puissance de son charme et parce que tu as l’illusion d’être fort. Elle saura se faire adorer jusque dans ses pires faiblesses…

Irrité, Jérôme se leva, et s’inclina vers sa mère avec un geste tranchant qu’avant cette heure il ne se fût jamais permis :

— C’est bien, maman ; choisissez-moi comme épouse une sotte, un laideron, une créature en bois dont vous n’aurez pas à craindre que je l’aime trop…

Mme Élise, à son tour froissée, étendit, pour l’arrêter, sa main :

— Puisque tu le prends sur ce ton, mon enfant, je ne te dirai plus rien. Si, plus tard, quelque regret t’accable, tu ne me feras aucun reproche.

Jérôme lui demanda pardon de sa riposte dure. Mais ils se séparèrent dans la tension d’un malentendu qui ne pouvait durer.

Il rentra et se mit au lit après une vague prière ; le sommeil ne vint pas. La nuit chaude lui pesait ; il ouvrit largement sa fenêtre, y respira.

Immense et doux, le clair de lune coulait sur les ombres du jardin. Les roses, les asters, les myosotis traçaient autour des gazons comme un ruisseau pâle. Des reflets de source luisaient parmi les lierres. Un peu de brume allégeait l’épaisseur des bois. Derrière l’épaule du coteau s’élevait une clarté pourpre, telle qu’une aurore immobile, le brasier du Paris nocturne. En bas, par delà le rebord de la vallée, des routes lumineuses s’enfonçaient dans les horizons vagues, se perdaient sous les étoiles.

Jérôme se représenta une rade pleine de navires, un soir de fête, avec les rampes de leurs feux entrecroisés. La fête, elle s’illuminait en lui. D’autres nuits pareilles il avait songé : « Où sont les yeux qui liront l’amour dans les miens ? Où sont les lèvres qui attendent le sceau des miennes ? » Ces yeux et ces lèvres, à présent il les connaissait ; le fruit délectable s’offrait à portée de sa soif. Quoi donc l’empêcherait de l’atteindre ?

Les observations maternelles n’avaient eu qu’un effet : exalter sa passion jusqu’à l’exaspérer. Il croyait goûter dans cette violence une preuve de sa force. Il se souvint d’avoir, la veille, baisé un balcon de fer où Agnès venait d’appuyer son coude nu :

— Faut-il que je l’aime pour être assez fou !… Elle dort maintenant ; mon image traverse-t-elle ses rêves ? Si elle savait…

Une hulotte, le long des bois, vers Buzenval, promenait ses cris chevrotants qui finissaient en une sorte de rire sardonique. Elle se rapprocha, se posa, près de la maison, sur un des cèdres. Mob la pourchassa d’abois indignés ; les dogues l’imitèrent ; des chiens plus lointains répondirent.

Au même instant, Jérôme distingua au-dessus de sa tête un pas léger. Agnès vint à sa fenêtre, et il ne l’entendit point retourner à son lit. Donc elle veillait ; elle était là, peut-être oppressée du même tourment qui le brûlait.

Son cœur bondit ; la tête lui tourna ; il se vit montant l’escalier, grattant doucement à la porte ; et Agnès ouvrait… Mais, au seuil de cette fiction dévorante, il se maîtrisa : quel accueil la jeune fille ferait-elle à son audace ? Non, il n’abuserait pas de l’hospitalité. Une tendresse qui avait si purement commencé devait se préserver du désordre.

Pour se calmer il se jura qu’avant une semaine Agnès lui serait liée par de solennelles fiançailles. Il se recoucha ; dans la chambre d’en haut il ne percevait plus aucun bruit. Son effervescence, peu à peu, tomba ; il recommanda aux Bons Anges sa bien-aimée et lui-même, et s’endormit comme un enfant.

VII

La journée débuta par une secousse domestique. Désirée, la veille au soir, tandis que Mme Élise et Jérôme se promenaient dans le jardin, s’était querellée, à table, avec Mme Hurpeau, la femme de service qui l’aidait au ménage. Celle-ci, une grosse briarde, remuante et rusée, visait à dominer la cuisinière, puis à la supplanter auprès de sa maîtresse. Désirée avait, pour se défendre, une langue bien fourbie ; elle voyait assez clair dans le jeu de l’antagoniste. L’une et l’autre, à cause du grand chaud, ayant vidé leur bouteille, avaient eu « des explications », en étaient venues aux invectives. Désirée, toute la nuit, avait ruminé cette affaire. Le matin, dès que Mme Élise descendit, avant l’arrivée de Mme Hurpeau, elle posa la question de confiance :

— Je dois dire comme ça à Madame que, si Mme Hurpeau elle reste, moi, je m’en vas.

Stupéfaite, Mme Élise s’informa du motif. Depuis vingt-trois ans que Désirée la servait, elle l’avait vue plus d’une fois hargneuse après avoir bu quelques verres de trop. Mais cette menace de partir la surprit comme si une poutre du plafond craquait, signifiant qu’elle pouvait tomber. Désirée faisait partie intégrante de la maison ; Mme Élise l’aimait, lui avait assuré « son pain de rente » pour le temps où, vieillie, elle ne pourrait plus suffire à sa tâche.

— Nous quitter, ma pauvre fille ! qui donc vous a brouillé la cervelle ?

— Dame ! expliqua Désirée, Mme Hurpeau voudrait m’apprendre à manger mon pain. Une apologie sur les gigots qu’elle m’a faite hier ! C’était quelque chose de l’entendre. Et sur les mayonnaises… Et patati, et patata ! Pour en finir, je l’ai pincée en paroles : « Mme Hurpeau, qu’i ai dit, regardez donc au fond de votre assiette. Brebis qui bêle perd une goulée. » « Chipie, qu’elle m’a dit. » « Guérite, qu’i ai dit, moulin à vent, bonne à rien. » « Charogne, sauf votre respect, qu’elle m’a dit. » « Enfant de garce ! » qu’i ai dit. Elle est partie, la bouche pleine ; elle a fait claquer la porte. Madame, il faut que je vous le dise : ça me crucifie de la revoir dans ma cuisine. Si elle reste, c’est que Madame ne veut plus de moi.

Mme Élise tenta de lui remontrer qu’elle devait, un mois et demi, prendre patience. Les derniers jours de juin, on ferait les malles, on se mettrait en route pour la Vendée ; Mme Hurpeau serait alors congédiée.

Menue, sèche, avec son profil busqué de chèvre quinteuse, Désirée se redressa, le poing brandi contre l’adversaire :

— Non, Madame, c’te femme-là, elle ne me convient ni trente journées, ni deux, ni une. Je ferai ben toute seule ; ou Madame cherchera quelqu’un.

— Est-ce vous qui commandez ou moi ? répondit Mme Élise d’un ton sans réplique. Je ne vous retiens pas de force, Désirée.

Elle lui tourna le dos ; la servante s’éloigna, butée dans un silence de révolte.

Jérôme descendait, un livre sous le bras, se rendant à Paris ; sa mère lui parut si troublée qu’il voulut en savoir la cause. Il supposa — et il ne se trompait guère — que des voisins anglais avaient fait offrir à Désirée un gage exorbitant. D’où cette absurde et arrogante intransigeance. Pour Mme Élise, habituée à gouverner en paix, l’incartade de sa cuisinière avait la gravité d’un prodrome de révolution. Jérôme la rassura ; mais il sentit que, pour imposer à sa mère sa volonté d’épouser Agnès, le moment serait mal choisi.

Comme il s’en allait, le facteur lui remit une lettre. Il reconnut l’écriture serrée, archaïque et ferme de Dom Estienne. Le Bénédictin lui disait :

« Depuis la Semaine Sainte je ne vous ai pas revu, mon cher ami. Je suis très souffrant ; j’ai besoin de vous entretenir. Je vous attendrai, soit aujourd’hui, soit demain, à l’heure où vous serez libre ; je ne sors presque plus… »

Ce billet portait en haut, dans un coin, le mot : PAX surmonté d’une petite croix. La paix, celle qui n’appartient pas au monde, Jérôme savait bien que le vieux moine en détenait le riche usufruit ; et rarement il l’avait quitté sans avoir eu part à la céleste aumône. Mais, la croix, il n’en voulait guère, pour l’heure du moins.

Le message lui fut désagréable ; il eût préféré le silence de Dom Estienne jusqu’à ses fiançailles avec Agnès ; alors, il se fût retranché derrière un net engagement ; le séminaire n’aurait plus qu’à s’évanouir de l’horizon.

De plus, cette confidence : « Je suis très souffrant » donnait à penser que le vieillard se savait atteint d’un mal sérieux, mortel peut-être. Jérôme avait déjà remarqué sur ses joues une teinte « jaune paille », indice d’un cancer latent. L’idée que Dom Estienne mourrait bientôt le chagrinait à l’extrême ; sauf Montcalm, il n’avait vu disparaître personne qu’il eût vraiment aimé. Et le langage d’un mourant prendrait une majesté redoutable, celle d’une révélation venue de la zone crépusculaire où l’on commence à découvrir les choses terrestres, comme les montre l’éternité.

Néanmoins, à mesure qu’il réfléchissait, l’appréhension de cette visite se changeait en une sorte d’impatience. Par devant Dieu, sous le regard de l’homme qui tenait la clef de sa vie intime, il sonderait sa vocation. Après une telle enquête il serait pleinement tranquille ; car il la supposait conclue selon l’attente de son cœur.

Dom Estienne habitait, dans le quartier des Bénédictines, assez loin du couvent, le deuxième étage d’un pavillon isolé entre des ormes, au fond d’une ruelle dénommée on ne savait pourquoi : rue de Narbonne.

La matinée était brûlante et vaporeuse ; à travers le marché du boulevard Raspail l’odeur des bouquets étalés ramena Jérôme au jardin de la villa, et il se représentait, marchant sous une ombrelle, Agnès inquiète au bord des pelouses où tournoyaient de fins jets d’eau.

Sur le palier de Dom Estienne, une angoisse l’assaillit ; derrière cette porte, sa destinée sévère ne l’attendait-elle pas ? La servante qui ouvrit avait la tournure d’une religieuse sécularisée ; une petite pèlerine ronde couvrait ses maigres épaules ; elle montrait un de ces visages que le régime conventuel a laminés, desséchés ; et nulle passion ne semblait pouvoir en ranimer la pâleur éteinte. Mais, lorsqu’il l’eut interrogée entre haut et bas :

— Comment va le Père ?

elle répondit d’une voix douloureuse et tremblante :

— J’ai grand’peur qu’il ne soit pas bien.

L’accent de cette parole signifiait un profond attachement au moine silencieux qu’elle servait sans autre salaire que d’être logée et nourrie.

Elle n’ajouta aucune explication, discrète par discipline, et comme si elle avait eu peur de préciser ce qu’elle savait.

L’appartement de Dom Estienne possédait une singularité, un escalier en colimaçon donnant, sous le toit, accès à une mansarde dont le Bénédictin avait fait son cabinet de travail, « sa librairie. » Aumônier du couvent de la rue Monsieur, il ne quittait son ermitage que pour aller remplir son ministère quotidien. Le reste du temps, il se consolait, parmi ses livres, du chœur de son abbaye lointaine, de l’office en commun, de tout ce qu’il chérissait dans l’austérité monastique.

La chaleur dense, alourdie par l’exhalaison des vieilles reliures, ne l’empêchait point, tout malade qu’il fût, de travailler là, sa lucarne ouverte. Jérôme le découvrit à sa table, derrière une muraille d’in-folio. Son teint s’identifiait à la couleur des parchemins jaunis. Natif du Morvan, Dom Estienne conservait en son froc noir l’aspect d’un montagnard à la tête fruste qu’on aurait crue taillée dans un bloc de granit. Bien que l’œil fût caché sous l’ombre de dures arcades, il émettait une flamme secrète et dominatrice. Ses lèvres rectilignes paraissaient ne pouvoir exprimer que des certitudes : Cela est, ou : cela n’est pas. Est, est ; non, non. Mais une bonté calme et la tristesse d’une grande fatigue détendaient la rigueur de son masque.

A l’entrée de Jérôme, il releva son front et sourit. Il ne prit pas le temps de ranger sur son pupitre les feuillets épars ; il tourna vers le jeune ami sa chaise de paille, et, les deux mains ouvertes, l’attira :

— Eh bien ! que se passe-t-il, mon enfant ? On ne vous voit plus. Je commençais à m’inquiéter…

Jérôme, au lieu de lui répondre aussitôt, dit impétueusement :

— Et moi aussi, en recevant votre mot, je vous ai cru bien malade. Mais je vous trouve au travail. Donc tout va mieux.

— Détrompez-vous, mes jours sont comptés. Je voudrais simplement achever la lecture de Denys le Chartreux. J’entreprends le quarante-deuxième et dernier tome. Aurai-je la force de rédiger mes notes ? J’aimerais mourir assis ou debout. Il m’en coûte de voir approcher la lassitude dernière, le consentement à la défaillance, l’envie de se tourner vers le mur et d’exhaler le Consummatum est sans avoir rien terminé. C’est ainsi ; Dieu est le Maître ; je passerai à d’autres ma petite lampe de veilleur ; le repos dans la Lumière sera bon… Et vous Jérôme, où en êtes-vous ? Voyez-vous mieux le sens de votre avenir ? Avez-vous pris une décision ?

— Oui, répondit Jérôme d’un ton cavalier, et vous serez, après ma mère, le premier à la connaître. Ce soir même, je vais me fiancer.

Le front du Bénédictin se plissa d’une surprise nettement pénible.

— Ce soir ? Alors, ce n’est pas fait ? Votre mère consent ?

— Elle consentira. Elle-même a préparé ce mariage ; elle a mis sur mon chemin celle que j’ai choisie.

Et Jérôme parla fébrilement d’Agnès, des multiples nuances qui lui avaient dévoilé chez elle une ardeur d’amitié naissante. Il ne sous-entendit ni l’aventure dans les bois, ni les objections de Mme Élise, ni son transport fou de l’autre nuit. Dom Estienne l’écoutait, grave, tenant son menton entre son pouce et l’index qu’il allongeait contre sa joue ; et Jérôme tardait à toucher le point douloureux du débat. Sous le tranchant du regard qui le scrutait, il se voyait, d’avance, jugé, sinon vaincu. Le moine, avec une douceur péremptoire, l’interrompit :

— Mon cher enfant, je ne connais pas cette jeune fille, j’ignore si votre choix fut raisonnable. Mais voulez-vous que nous priions ensemble ? Mettez-vous à genoux ; cœur à cœur, nous examinerons si le mariage est votre voie ou bien si Dieu vous veut tout entier.

Jérôme avait souvent pratiqué, chez Dom Estienne, l’agenouilloir en bois appuyé au mur blanc, sous une image de la Sainte Face. Il avait, plus d’une fois, senti la solennité du mouvement par où un homme se ploie aux pieds du Juge infaillible, vis-à-vis d’un autre homme qui tient la place du Très-Haut. Jamais cette comparution ne l’avait saisi comme en cet instant où le tout de sa vie allait en dépendre ; une terreur mystique passa dans ses veines.

— Mon Dieu ! soupira-t-il, éclairez-moi !

Dom Estienne, à genoux aussi, restait incliné contre sa table de travail, la tête entre ses mains. Son immobilité, le silence de sa prière fascina Jérôme, puis soudain l’irrita. Ce moine était si loin de lui, même en priant pour lui ! Il se disposait à faire échec aux conseils prévus ; il assemblait des motifs de résistance, quand Dom Estienne, sans bruit, dans ses pantoufles, vint s’asseoir à sa droite, et, en le bénissant, lui imposa sa lourde main.

Le prêtre laissa son pénitent réciter la moitié du Confiteor. Mais, sans attendre la litanie de ses fautes coutumières, il éleva la voix, reprit le ton d’un entretien qui n’avait rien d’un sermon :

— Mon ami, j’ai, tous les jours, et bien des fois, ces derniers temps, songé à vous. J’ai interrogé Notre-Seigneur au Memento de ma messe : « Qu’allez-vous faire de cet enfant ? » Je n’ai obtenu qu’une seule réponse : « Il sera mien. » Je puis me faire illusion : A vous, plus qu’à moi, Dieu, je le suppose, signifie sa volonté. Mais votre cœur veut-il comprendre ? Ce projet de mariage n’est-il pas un obstacle et une simple tentation ?

Loyalement, Jérôme dénombra les concordances mystérieuses où se pouvait discerner le prolongement du premier appel, de celui qu’avait énoncé Montcalm.

— Etes-vous, mon Père, continua-t-il, bien certain que nous ne sommes pas, l’un et l’autre, hantés par le commandement du mort ? Son mot : « Prends ma place » s’est incorporé à notre mémoire ; il a pénétré au fond de moi-même et de vous, comme une persuasion invincible. Est-ce que cela prouve une vocation ? Auparavant, je n’avais guère l’idée du sacerdoce. Enfant, oui, j’aimais à jouer au prêtre ; j’admirais les prêtres et encore plus les évêques. J’aurais voulu tenir une crosse et donner ma bénédiction. A quinze ans, c’était fini : la chasse, mes chiens, un cheval, les courses dans nos guérets jusqu’à la mer, je n’avais pas besoin d’autre chose pour être heureux. A présent, j’ai l’âge d’aimer, j’aime, je veux m’établir honnêtement, faire souche de bons chrétiens. Dieu ne m’en demande pas davantage, pas plus qu’à mes père et mère et à tous les aïeux, sans qui je ne serais pas aujourd’hui devant vous…

Le moine posa sur l’épaule de Jérôme l’index, noirci d’encre, de sa main droite, et l’arrêtant :

— Voilà, mon fils, où la chair vous abuse. Laissons à l’arrière-plan Montcalm, bien que son vœu, pour une âme généreuse comme la vôtre, ait pris la force d’une indication. En somme, il a voué son sang au salut d’une France qu’il voulait régénérée. Vous avez reçu de sa main le dépôt d’un devoir sublime. Il vous est licite de récuser le fardeau. Mais, si Montcalm ne vous avait point averti d’une prédestination, dites-vous qu’elle vous eût été révélée d’ailleurs. Il faut des prêtres ; vous le savez comme moi, et d’excellents prêtres…

— Pardonnez-moi, mon Père, de vous interrompre, protesta Jérôme qui releva la tête et, les yeux dans les yeux, affronta son confesseur. C’est justement là une de mes grandes raisons pour ne pas entrer dans les Ordres. Je me sens incapable de faire un bon prêtre.

— Incapable ? Quel sophisme !

— Accablez, tant que vous voudrez, ma mollesse ou mon idolâtrie charnelle. Si Agnès ne s’était pas offerte à mon désir, il se fût jeté sur une autre proie. J’ai besoin de me fondre en une créature que j’aime, dont je fasse mon tout, pour qui je sois un tout. Je voudrais avoir plus d’un cœur et des sens jamais assouvis. Je veux rester libre, entier dans mes énergies.

Dom Estienne, en face de cette explosion lyrique, se permit un sourire indulgent ; moins puissante eût été une remontrance :

— Ne divaguons point, Jérôme. Je fus comme vous, plus que vous peut-être, et plus tôt, vers dix-huit ans. J’entrai quand même au cloître ; j’eus à me vaincre ; j’ai souffert ; la paix est revenue ; et maintenant, près de la fin, ce que j’ai sacrifié me paraît si peu de chose, juste de quoi rendre méritoire mon renoncement ! Vous prenez pour une fatalité l’illusion d’un sang juvénile. Votre corps, que diable ! Ce n’est pas tout vous-même. Lorsque vous étiez au front, vous m’écriviez, je m’en souviens : « Je dis à ma pauvre carcasse, comme Turenne : Tu trembles ! Si tu savais où je te mène, tu tremblerais bien davantage. » Vous avez tenu contre la peur, contre le sommeil, contre la faim, contre le froid, contre les poux, contre une blessure qui vous brûlait. Et vous venez maintenant me raconter : La fantaisie de mon désir est plus forte que moi ! Est-ce la peine d’avoir été un héros ? Vous ne seriez pas un bon prêtre ! Qu’en savez-vous ? Je suis meilleur juge que vous de vos aptitudes. Vous êtes un imaginatif, un démesuré, un violent, c’est entendu. Mais je trouve en vous ce don rare et divin, l’amour. De qui vous vient-il, sinon de Dieu ? Il doit retourner à Lui. La passion d’une femme — qui s’aime avant de vous aimer — vous donnera-t-elle l’ombre de ce que Dieu donne à son prêtre dans le Sacrement de l’autel ? Ah ! maîtrisez vos sens, mettez de l’ordre dans vos élans, et vous deviendrez un homme, je vous en réponds. Vous êtes du bois dont on fait les Saints…

— Hélas ! mon Père, opposa Jérôme, intimement ébranlé, on n’est pas un saint malgré soi. Je me vois au-dessous de tout, et je n’éprouve aucune envie de changer.

— Vous vous méconnaissez, mon cher ami. Il faut vous dire avec Louis de Gonzague : Ad majora natus sum, je dois, viser plus haut. Rappelez-vous au moins cette maxime que vous inculqua votre mère — et, vous me l’avez dit, — elle vous fut secourable en plus d’une occasion : « Mon enfant, estime-toi beaucoup, pour ne rien faire d’indigne de toi. » La vérité simple, c’est qu’une illusion amoureuse vous tient, et, pour ne pas vous en déprendre, vous cherchez les plus vaines excuses, vous n’hésitez pas à vous vilipender.

En même temps qu’il dardait cette parole, les yeux de Dom Estienne enfonçaient jusqu’aux moelles de Jérôme leur fulguration ; vaincu par l’évidence, le jeune homme baissa les siens :

— Vous touchez ma plaie, confessa-t-il, mais vous ne la guérirez pas. Est-ce mon seul cœur qu’il me serait trop affreux de briser ? Agnès m’aime ; je sens son chagrin, à la minute où elle saurait : Jérôme sera prêtre. Et ma mère ! Je suis, en ce monde, son espérance unique. La maîtresse-poutre de la maison, c’est moi. Si j’abandonne mes terres, mon patrimoine, l’œuvre de plusieurs générations s’effondre ; j’éteins une race dont le sang fut brave…

— Dites que vous la couronnerez. Toute race, une fois ou l’autre, finira. Il est beau que le dernier du nom soit un prêtre. La fécondité d’une famille, ce n’est rien auprès de ce qu’engendre un saint. Le prêtre seul est vraiment un père ; si vous étiez mon fils selon la chair, je ne vous aurais jamais aimé comme je vous aime, mon pauvre enfant. Et serait-ce la peine de s’offrir à Dieu, si l’on ne croyait renoncer, pour le servir, à des choses d’un grand prix ? La France vous a demandé votre sang ; vous ne l’avez pas marchandé ; votre mère ne vous a point supplié : Reste. Elle vous a dit : Pars. Le Christ exige beaucoup moins ; serez-vous avare avec Lui ? La main d’un avare ressemble à la main de bronze d’un heurtoir ; celle-ci retombe sur la porte sans lâcher ce qu’elle tient. Jésus, certes, ne fut pas avare avec vous ; est-ce qu’il a compté les coups de la flagellation ? Est-ce qu’il a eu peur de faire souffrir sa Mère, quand votre salut était en jeu ? Regardez-le, ayez une goutte de compassion pour les gouttes de sang innombrables.

Jérôme n’eut pas besoin de considérer la Face auguste que voilaient des larmes sanglantes. Il courba la tête ; l’accent du prêtre rompait au fond de sa poitrine les sources d’une pitié libératrice ; il s’abîma dans un long sanglot :

— Mon Père, dit-il en se relevant, votre voix est la voix de Dieu. Après vous avoir entendu, il m’est impossible d’être heureux d’un bonheur simplement humain. Mais je veux réfléchir encore et m’éprouver ; je suis loin d’être soumis.

Dom Estienne le comprenait trop, que Jérôme en était loin ! Il redoutait pour lui le contact persistant d’Agnès, un cataclysme d’impulsions qui emporterait les digues héroïques. Il désirait qu’un voyage immédiat mît entre son amour et sa fragilité une distance apaisante. Jérôme lui remontra l’impossibilité de ce départ, à la veille d’un examen. Il devait auparavant s’ouvrir à sa mère ; et rien ne lui coûtait davantage ; elle serait frappée d’une commotion cruelle.

— Voulez-vous, proposa Dom Estienne, que je l’y prépare ? Si elle venait me voir cet après-midi ou demain…

— Non, répliqua Jérôme, je lui parlerai, moi-même, le premier. Priez pour que j’aie ce courage. Une fois prononcés les mots nécessaires, je resterai très malheureux ; je ne me démentirai plus ; du moins, je tâcherai.

Dom Estienne l’étreignit en silence, comme Montcalm et Jérôme s’étaient étreints, le soir où ils échangèrent les suprêmes paroles.

Jérôme s’en alla, étourdi, courbaturé, comme après un corps à corps surhumain. Il sentait le déchirement de sa blessure et aucune joie d’avoir laissé Dom Estienne la débrider d’une main rude. Il croyait marcher dans un songe amer dont il repoussait la vraisemblance. Dom Estienne, au milieu de l’entretien, s’était révélé si différent de lui-même ! Ce moine pondéré l’avait poussé, presque avec violence, sur le sentier des renoncements. Sa modération n’était-elle qu’une discipline d’homme d’église, d’où s’évadait son âme intraitable ? Mais non ; une Volonté qui n’était pas la sienne lui avait suggéré ses âpres conseils. Jérôme voyait, dans la nuit de son angoisse, descendre une clarté inconnue ; et ce rayon le transperçait comme la pointe d’une épée ardente.

— Irai-je où il me sera dur d’aller ? Je suis libre. Si je le voulais, ce qu’Agnès n’a pas encore entendu, avant une heure elle le saurait. Pourquoi cette impuissance à vouloir ? Sottise, vraiment, de croire à ma force. Je ne puis rien sans Dieu, ni contre Dieu.

Jérôme répétait à sa manière la plainte du prédestiné :

— Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?

N’avait-il connu Agnès qu’afin de souffrir par elle et de la sacrifier ? Il la chérissait plus qu’avant ; toutes ses fibres tremblaient de désespoir, s’il pensait qu’elle ne lui appartiendrait pas. Et, malgré tout, le monde dont elle était, il avait l’impression de ne plus y vivre. Les passants défilaient lointains, comme si un glaive invisible avait tranché les liens qui le retenaient au niveau commun des hommes. Il avait éprouvé quelque chose d’analogue, quand il revenait du front à l’arrière, parmi les civils indifférents. Mais, cette fois, la distance semblait plus profonde, à peine franchissable.

Dans la rue du Bac un jeune homme, tout d’un coup, l’interpella, l’arrêta :

— Cormier ! Tu ne me reconnais pas ? Jobard.

Marcel Jobard, fils d’un notaire parisien, avait été, comme Montcalm, son camarade dans les tranchées. Seulement, las de s’exposer à ce qu’il appelait « une quotidienne catastrophe de chemin de fer », il s’était ménagé, au sein d’un état-major, un poste « amusant » et sans risques. C’était un garçon fin d’allure, esthète, sceptique et voluptueux ; sa mise, sous une souple négligence, indiquait des velléités de dandysme. Jérôme l’attirait par sa vigueur, comme étant le contraire de sa mollesse :

— A quoi rêves-tu, mon vieux ? Je ne t’ai pas connu si dans la lune !

— Et toi, riposta Jérôme, prompt à se ressaisir, que deviens-tu, depuis les heures où, avec Montcalm…

— Nous fumions de si bonnes pipes, jusqu’à ce qu’il eût cassé la sienne. Ce que je deviens ? mon vieux, je me laisse vivre. La Victoire est une cueilleuse de figues indolente ; je la regarde passer, une corbeille sur sa tête, les mains pourpres du sang des fruits. J’ai une amie charmante ; j’en ai même plus d’une ; et je m’intéresse aux sciences occultes. Hier soir, j’ai entendu la conférence du docteur Sivya. Ce fut très drôle. Il nous fit apparaître Jésus-Christ en personne, dans une lumière étrange, comme détaché de la muraille nue où il avait surgi. Après quoi, il nous démontra, preuves en main, que Jésus n’a jamais existé.

— Jé-sus n’a ja-mais e-xis-té ? reprit Jérôme en martelant chaque syllabe d’un accent moins agressif qu’ironique. Et tu gobes ces farces-là ? C’est ce que Montcalm eût défini « un château de cartes bâti sur un courant d’air ».

— Je ne le prends pas autrement. Mais je suis ainsi. L’instable et l’absurde m’enchantent. Tu t’en souviens. A Compiègne, en février 18, je m’amusais à courir sur le verglas, sans point d’appui, avec l’idée que je pouvais tomber ; et je ne tombais pas ; je me déplaçais trop vite.

— Eh bien ! moi, dit Jérôme, l’instable me rebute, comme le gâchis d’un dégel. Je veux fonder ma vie sur un roc, et qui ne glisse jamais.

Il quitta Jobard un peu brusquement, dégoûté par cette pose de dilettante incurable. Comme toujours, la contradiction, au lieu d’ébranler sa foi, l’excitait, de même que le spectacle des turpitudes trempait sa volonté de souffrir.

Il suivait la rue de Sèvres, se dirigeant vers l’omnibus qui devait l’emmener à la gare. Devant la façade des Lazaristes, il eut l’idée soudaine d’entrer sous le portail, dans l’étroit couloir par où l’on gagne la chapelle.

Rarement il y avait pénétré ; elle lui déplaisait à cause de ses ténèbres ; il aimait, ainsi qu’Agnès, les églises joyeuses, celles que la clarté d’une coupole vivifie d’en haut. A cette heure, elle eût été déserte, si deux ou trois cornettes de religieuses n’avaient flotté hors de l’ombre, au-dessus de vagues prie-Dieu. La lampe du sanctuaire, étoile de sang lumineux, tremblait dans la hauteur de la nef ; et Jérôme trouva cette obscurité calmante, bonne au moins pour descendre au fond de sa détresse.

— Seigneur, je suis devant vous comme un enfant perdu dans un bois. Faut-il prendre à droite ou à gauche ? Je sais trop sur quel chemin vous m’attendez. J’hésite encore, parce que je suis lâche. Il faudrait mettre la hache à la racine ; Vous le pouvez, si je vous laisse faire. J’ai peur de vos coups parce que je vous aime trop peu. Aimer quelqu’un qui m’aime plus que je ne puis l’aimer, c’est au-dessus de mes forces. Dire : non ! à ma chair, Vous être consacré, n’être plus qu’à Vous, c’est terrible. Je Vous plaindrais d’avoir un prêtre comme moi. Je ne mériterai jamais que, par mon entremise, Vous vous fassiez chair et sang. Moi, un autre Christ ; est-ce possible ? Je ne suis rien ; je suis faible au delà de toute faiblesse. Mais enfin, Vous êtes le Tout-Puissant : ou laissez-moi dans la voie commune, ou, si Vous me voulez, que Votre Volonté vienne en moi, donnez-moi l’énergie de quitter ce qui passe pour aller à Vous qui demeurez.

Cette adjuration monta de l’abîme de son cœur avec une impérieuse violence. Il se releva, tremblant d’avoir osé la proférer. Mais, quand il sortit de la chapelle, un pas immense était accompli. Il requérait du Maître la décision ; il n’aurait plus qu’à obéir.

VIII

Le jardin fume au soleil de midi. Les deux cèdres ont l’air de deux tentes noires déployées sur le ciel fondu. Un seul moineau, dans un bosquet, brave de son pépiement dur le silence accablé. Jérôme qui gravit, à droite, le sentier ombreux, regarde, malgré lui, le store fauve tendu contre une des fenêtres, celle de la chambre d’Agnès. Il aperçoit, au coin d’une allée, un banc peint en blanc près d’une bordure de géraniums qui flamboient. Avant-hier encore, tous deux, avec Antoinette, se sont assis là pour deviser. Et, de nouveau, voici que sa vaillance va défaillir. Exterminer d’un mot la joie de la maison, à l’instant où elle aurait sa plénitude, c’est comme s’il s’armait d’une fourche, saccageait les parterres tendrement cultivés par Mme Élise, et plantait à la place une grande croix nue.

Quand Agnès sera devant lui, les yeux encore battus par l’angoisse amoureuse de la nuit dernière, et qu’il entendra sa voix, comme une sourde plainte de violoncelle, l’appeler : Jérôme…, que subsistera-t-il de ses résolutions ?

Or, justement, une jeune fille en noir, au tournant du sentier, s’avance à sa rencontre. Ce n’est pas Agnès, c’est Antoinette. Il reconnaît sa démarche ferme, le blond cendré de ses cheveux, la lumière de son sourire. Elle a ou veut avoir sa mine enjouée de tous les jours. Cependant une pensée grave, une sorte d’embarras insolite alourdit sa vivacité.

Elle descendait, dit-elle, au-devant de Mme Élise ; celle-ci est au chevet de la femme d’un jardinier qui vient de mettre au monde son quatrième garçon. L’événement retarde le déjeuner, et Désirée en a pris occasion pour une nouvelle crise de fâcheries.

— Mais vous, Jérôme, qu’avez-vous donc ? Vous paraissez las et triste.

— C’est vrai, répond-il ; et soudain, en face d’Antoinette, si douce, si diaphane, il cède à l’invincible pente d’un cœur trop chargé ; il veut se délivrer, en elle, de son secret, lui demander conseil ; même avant sa mère, elle saura, comme si l’intuition d’une jeune fille pure devait le fortifier mieux que les avis d’un confesseur ou d’une mère.

Il est las en effet, et il s’asseoit sur le gazon du talus. Antoinette, avec simplicité, se met près de lui. Le buisson, en face d’eux, jette son ombre chaude ; derrière, des branches de noisetiers abaissent un épais rideau ; mais, plus en arrière, se cache une sente tortueuse au milieu du taillis.

— Vous songez, Antoinette, au couvent, commence Jérôme un peu fébrile. Je veux vous confier, comme à une sœur, une chose dont personne, sauf Dom Estienne, ne sait rien encore. Le Jérôme qui vous parle, dans quelques mois peut-être, sera un séminariste…

Il s’attendait à voir le visage d’Antoinette resplendir d’une joie mystique. Au rebours, elle ne peut cacher son bouleversement ; haletante et pâle de surprise :

— Vous, Jérôme ! s’écrie-t-elle. Bon Jésus ! qui l’aurait cru ?

Il se met à lui conter l’origine de sa vocation, son amitié pour Montcalm. Mais, à l’instant où, comme dans un songe, il répète ses propres mots :

— Si Dieu l’exige, vieux, c’est promis, tout à coup, derrière les arbres, un bruit de feuilles et de rameaux froissés suspend sa confidence.

— Quelqu’un nous écoute !

Il s’est levé, il écarte les branches, il entrevoit, renversée parmi les ronces d’un buisson, une forme noire.

— Agnès ! s’écrie Antoinette.

Tous deux se frayent un passage auprès de la malheureuse, évanouie ou morte, dont la chevelure s’est déroulée, accrochée aux épines. Antoinette s’incline sur elle, lui redresse la tête. Livide, les dents serrées, les yeux inertes, Agnès ne donne aucun signe de vie ; Antoinette, cependant, sous la robe légère distingue les faibles mouvements du cœur.

— Ma pauvre bien-aimée ! murmure Jérôme, comprimant une explosion de tendresse.

Aveu imprévu qu’Agnès n’entend pas et qui ne suffit point à la ranimer.

Que s’est-il passé ? Apparemment, elle a suivi sa sœur, impatiente d’écouter ce qu’elle dirait à Jérôme, ce que Jérôme lui répondrait. Elle n’a pu soutenir l’horrible déception ; elle est tombée, comme anéantie. Et il s’explique l’étonnement d’Antoinette : elle venait le pressentir, pénétrer au moins s’il comprenait Agnès. Chez elle, malgré tout, la sublimité chrétienne a déjà rebondi :

— Agnès aussi vous aime. Mais que la Volonté de Dieu soit faite, et non la nôtre !

Dans cette parole très simple, transfigurée par un regard de feu, Jérôme perçoit la déchirante évidence : Agnès est sa victime, et il faut qu’elle le soit. O douleur ! Il est certain d’être aimé, juste au moment où il renonçait à son amour. Mais ces idées le traversent comme des éclairs. Antoinette, toujours maîtresse d’elle-même, déclare :

— Nous ne pouvons la soigner ici.

Jérôme veut transporter Agnès insensible ; il la laisserait retomber si Antoinette ne se raidissait pour la soutenir avec lui. C’est la seconde fois qu’il serre Agnès entre ses bras, mais aujourd’hui, pareille à un cadavre, tuée par son immolation. Les longs cheveux lui balaient doucement les paupières ; les joues égratignées par les épines déposent sur ses lèvres un filet de sang. Le sang d’Agnès, il en gardera longtemps le goût amer et délicieux.

Une pareille épreuve n’excède-t-elle pas son courage ? Il est sur le point de la déposer à terre, de se jeter contre elle, de lui crier dans l’oreille :

— Agnès, réveille-toi ; je t’aime ; il n’y a plus que toi au monde. Je choisirais l’Enfer avec toi plutôt que le Paradis sans toi.

Mais une voix éperdue a retenti dans le jardin :

— Jérôme ! Antoinette ! Qu’arrive-t-il ? O lamentables enfants !

Mme Élise, qui rentrait en hâte, les a vu passer du sentier dans le jardin avec leur fardeau noir, échevelé. Pourquoi cet évanouissement d’Agnès ? Insolation meurtrière ou bien quelle tragédie ? Elle interroge Antoinette ; c’est Jérôme, en phrases entrecoupées, qui répond :

— Antoinette et moi, nous étions assis sur le gazon du talus ; je parlais ; nous ne savions pas Agnès dans le bois, derrière nous ; le bruit de sa chute nous a révélé sa présence…

— Il y a là bien de l’étrange. Jérôme, tu ne me dis pas tout !

— Je vous dirai tout, maman. Mais d’abord, pensons à la faire revivre. Je vais courir au médecin…

Désirée vient d’apercevoir, le long des parterres, sous le soleil farouche, ce cortège qui semble ramener une morte. Elle s’élance hors de sa cuisine :

— Eh la ! la ! bonnes gens ! La pauvre mignonne ! Elle est tournée ! Du vinaigre qu’il faut l’en frotter…

Et le Père, secoué dans le sommeil vague de sa sieste par l’éclat des voix insolites, regarde à sa fenêtre, descend avec un air de consternation ; il soupçonne quelque foudroyante catastrophe.

Quand Jérôme revient, hors d’haleine, sans avoir trouvé le médecin, Agnès, étendue sur le divan du petit salon, a repris connaissance. Elle demeure prostrée, comme au sortir d’une vision qui l’écrase. Elle refuse de manger ; aux câlineries suppliantes d’Antoinette elle répond par des gestes indifférents. Jérôme respire en sachant qu’elle ressuscite. Néanmoins il n’entre pas auprès d’elle. Ce qu’elle a entendu les sépare. Il aurait peur de succomber à la compassion.

— Viens dans ma chambre, ordonne Mme Élise. Enfin, tout va s’expliquer.

Antoinette a gardé le secret de Jérôme ; ce mystère induit Mme Élise en de poignantes conjectures. Mais Jérôme se tourne vers son oncle immobile dans l’ombre du vestibule, sévère comme une statue patriarcale de la Justice ; et il l’invite affectueusement :

— Montez avec nous, Père. J’ai besoin que vous soyiez là.

Dans la chambre de Mme Élise, aux angles de la cheminée, sont deux fauteuils bleus qui datent des années heureuses. Mme Élise se pose au bord de l’un ; son beau-frère se laisse tomber lourdement dans l’autre ; n’occupe-t-il pas auprès de Jérôme la place de son défunt père ? Jérôme reste debout, et tremblant de prévoir le choc dont il va renverser les espérances terrestres des siens.

Il commence, avec des lenteurs et des précautions, le récit du vœu de Montcalm, de toutes les circonstances où le doigt divin a paru faire sentir son attouchement. Ni Mme Élise ni le Père ne soufflent mot. Leur silence est lourd d’émotion. Jérôme voit la figure de sa mère perdre son rose ardent, devenir verte et crispée. Le Père, soucieux, remue sa mâchoire dans sa barbe dont il étire les pointes revêches. Jérôme discerne en son regard le conflit de l’affliction humaine et d’une joie de prêtre indicible.

— Mais pourquoi, interrompt le Père, nous as-tu caché ce qui te hantait ? Ta mère et moi méritions-nous si peu de confiance ? Nous aurions prié avec toi.

— J’étais sûr de vous causer une grande peine…

— Ah ! tu es bien l’arrière-neveu de ce Jérôme Cormier que les Bleus appréhendèrent à Talmont, le sommant de révéler où Charette se cachait. Ils le flagellèrent avec son grand chapelet. Le chapelet se rompit sur ses omoplates dénudées jusqu’à l’os. Ses plaies se gangrenèrent ; il mourut après trois jours de furieuses souffrances ; mais les Bleus n’avaient rien tiré de lui…

— Et, continua Jérôme, j’étais trop incertain de ma vocation.

— Quelle certitude en as-tu maintenant ? interrogea d’une voix étranglée Mme Élise. Hier encore, tu ne pensais qu’à te marier.

— Et vous faisiez contre mes vues toutes les objections possibles.

— Tu ne sais pas lire entre les lignes. C’était mon devoir d’éprouver ton amour. Agnès a pour toi un sentiment si vrai ! Y puis-je être indifférente ? Tu m’aurais prévenue ; je me fusse gardée de vous exposer à une passion l’un et l’autre. Maintenant, tu me fais responsable de son désespoir. J’ai voulu créer du bonheur, et voilà…

— Je vous en supplie, s’écrie Jérôme, ma mère, épargnez-moi. Vous ne voyez donc pas la bataille effroyable où je suis engagé ? Au front, j’ai marché sous des voûtes de mitraille. Ce n’était rien auprès. Sachez-le bien : avec une seule parole imprudente vous pouvez culbuter le peu d’énergie qui me porte en avant !

Mme Élise fond en larmes et, lui ouvrant ses bras, l’attire sur ses genoux comme au temps où, petit garçon, elle le grondait tendrement d’une incartade.

— Si, reprend-elle après une pause de suffocation, mon enfant, laisse-moi te reprocher ton mutisme et ta méfiance. Ma peine, si tu avais parlé plus tôt, eût été moins accablante. L’idée de ta vocation m’afflige ; elle m’afflige ; vous ne m’en voudrez pas d’être franche, Père ; vous me comprenez. Que Dieu me pardonne aussi. Je le sais trop, Jérôme ; tu es à Lui, avant d’être à moi. Je ne t’ai point mis au monde pour moi. Le rôle des mères, c’est de tout donner, sans rien recevoir. Donner tout pour l’enfant, mais pas l’enfant. Quand la guerre t’a pris, je t’ai déjà sacrifié ; seulement avec l’espoir que tu nous reviendrais. J’ai offert ta vie pour la France, il le fallait. A cette heure, à brûle-pourpoint, parce que tu ne peux faire autrement, tu viens me dire : Je serai prêtre ; Montcalm l’a voulu, Dom Estienne le veut, et le Christ l’exige. Si j’étais une vraie chrétienne, je crierais : Alléluia. Pour le moment, je n’ai qu’une tristesse, la plus sévère de ma vie, depuis que ton père est mort. Mon fils, prêtre ; tout le passé, tout l’avenir de la famille consumé dans la flamme d’une seule promesse ; l’arbre qui veut mourir, alors que la terre en attend des fruits si beaux ! Réfléchis…

— Voyons, ma pauvre Élise, intervient le Père qui se redresse dans son fauteuil impérieusement (lui-même a pleuré, mais le spectacle du grand fils sur les genoux maternels choque ses yeux d’ascète), il ne s’agit pas d’amollir ce garçon par des raisonnements dont il est trop obsédé. C’est le Démon, je le crains, qui vous inspire. Jérôme, assieds-toi ici, et causons, comme si le Seigneur crucifié était dans cette chambre, au milieu de nous.

Jérôme obéit ; le Père prend entre ses mains froides les siennes qui brûlent.

— Oui, continue-t-il, le moment sera dur à franchir. Je me souviens de certaines agonies où j’eus comme une sueur de sang. Votre douleur présente, Élise, est la mienne ; j’en prends ma part immense. Mais tout ce qui doit finir ne compte point au regard des choses éternelles. Dans les premiers, siècles de l’Église, si on avait besoin de clercs, pour les pousser vers les Ordres on ne faisait point tant de façons. La France, faute de prêtres, se meurt. Hésiteras-tu à la sauver ? Quand tu es parti au feu, tu me disais : « J’ai beau retourner mon âme, je n’y trouve que de la joie. » Quand le Seigneur te réclame à son service, ne trouveras-tu au fond de toi que de la détresse ? Montcalm t’a parlé ; ce n’était pas de lui-même cette idée-là, une heure avant d’être tué. Et je vais te dire pourquoi ta vocation me semble forte. C’est qu’elle est violemment combattue. En vérité, tu es sur un champ de bataille, tu es toi-même le champ de bataille où des Puissances invisibles se disputent ton vouloir flottant. Montcalm te commandait : « Prends ma place. » J’ajouterai, mon gas : « Prends la mienne. » Je suis un vieux lion en cage qui se ronge les ongles à user les barreaux. Toi, tu peux agir ; va devant toi où l’Esprit te mène.

Jérôme écoute son oncle sans riposter à cette harangue prévue. Il le regarde bien en face, il admire la franchise de sa dialectique. Plus carrément encore que Dom Estienne, l’ancien missionnaire, le Chouan simpliste bouscule la résistance des tendresses profanes. La voix du Maître s’est fait entendre ; il n’admet pas qu’on discute. Rien, pour Jérôme, ne pouvait être plus décisif que cet argument : Si tu es troublé jusqu’aux entrailles, c’est que la Grâce lutte contre toi.

— Je le confesse, dit-il enfin, mon oncle, vous êtes irréfutable. Toutes vos raisons, ma conscience, depuis des semaines, me les murmurait ; mais empêchent-elles que j’aime Agnès, qu’elle soit désespérée, si je ne l’aime plus ? Et voilà l’obstacle dirimant. Puis-je entrer au séminaire avec la constance d’une passion qui, même en souvenir, serait coupable ?

L’oncle, soudain, baisse les paupières ; son œil de vieux gerfaut s’éteint ; et, d’un ton plus bas :

— Rassure-toi, mon cher ami. Le temps et la distance tisseront autour de l’idole un suaire. Quel homme n’emporte avec soi des fantômes ? Le fleuve charrie dans ses eaux plus d’un cadavre ; il n’en sait même rien. Il marche vers la mer, et il oublie.

— Eh bien ! non, proteste Jérôme, certaines images sont plus vivantes au dernier jour qu’au premier. N’est-ce pas vrai, maman ?

Mme Élise a tourné la tête vers la porte ; quelqu’un vient de frapper. Désirée, inquiète, ahurie, montre au seuil son profil de chèvre curieuse :

— Madame, je dois dire à Madame que le rôti de veau a déjà trop attendu.

Apparition et parole bouffonnes par contraste. Plus tard, chaque fois que Mme Élise les évoquera, elle ne pourra s’empêcher d’en rire. Aujourd’hui, son humeur folâtre semble éteinte à jamais. Volontiers elle signifierait à sa cuisinière : « C’est inutile de servir ; nous ne mangerons pas. » Mais la mine délabrée de Jérôme l’avertit qu’il a besoin, même pour sa vigueur morale, d’une prompte réfection.

— Descendons, dit-elle. Depuis ce matin, avec toutes ces alertes, je ne sais plus comment je vis.

Elle s’avance sur le palier et voit Agnès qui monte, se tenant à la rampe. Antoinette la suit, prête à la recevoir entre ses bras.

— Ma chère petite, vous êtes mieux. Ne venez-vous pas déjeuner ?

— Merci, Madame, répond sourdement Agnès. Je n’ai aucune faim.

D’en haut, saisi d’une folle pitié amoureuse, Jérôme la considère. Elle est si pâle que sa tête, dans l’ombre, sortant de sa robe noire, a l’air d’une tête coupée, oui, d’une tête qui monterait toute seule. Il s’efface, de peur qu’une rencontre soudaine avec lui, en cette minute, n’achève de la broyer ; et, jusqu’à ce qu’elle ait disparu, il reste dans la chambre de sa mère, en sanglotant.

IX

La fraîcheur languide d’une aurore pleine d’hirondelles éveilla Jérôme. Il s’étonna d’avoir, après une telle crise, dormi d’un bon sommeil. Le sommeil, ce divin balancier, imposait à ses organes une règle d’équilibre plus forte que toutes les agitations ; et son âme, d’ordinaire, en sortait retrempée comme si chaque matin inaugurait l’allégresse d’une vie inconnue. Cette fois, dès son réveil, le combat du désir et de la volonté recommença ; mais il avait fait, à son insu, plus de chemin qu’il ne croyait dans les taillis épineux du renoncement ; pour suivre sa passion, il devait retourner en arrière, se désavouer. Pourquoi Agnès avait-elle entendu les mots désastreux ? A présent, même devant elle, il se jugeait lié par cette révélation. Et, son oncle, s’il venait lui déclarer : « Non, je ne serai pas un prêtre », le honnirait comme un garçon médiocre, sans générosité, sans caractère, indigne de l’ami qui lui avait délégué sa mission, indigne du don prodigieux qui lui était offert :

— Sais-tu, lui dirait-il, le poids d’une grâce refusée ? Quel bonheur oses-tu espérer en ce monde, si tu réponds à Dieu : Celui que Vous me réservez, je n’en veux pas ?

Néanmoins, des bouffées de révolte lui montaient au cerveau. Il se reprochait de s’être conduit, devant l’injonction du Père, « comme un enfant de chœur docile à son curé ». Le seul motif de résistance qu’il avait invoqué, c’était Agnès. Dans un second entretien, le soir, il avait poussé davantage ses objections. Le Père les avait pulvérisées, même la crainte de voir sa personnalité anéantie « dans le moule commun » par le pli de l’obéissance.

— Si ta personnalité succombe, c’est que tu n’en avais aucune. Regarde-moi ! La vie ecclésiastique m’a-t-elle amoindri ? Compare l’Église aux autres corporations sociales. C’est chez nous que tu apercevras le plus d’hommes originaux.

Malgré tout, Jérôme concluait : Je suis libre encore. Je n’ai rien promis. On ne me tient pas.

Il sauta hors de son lit, ouvrit discrètement ses volets. Agnès reposait sans doute ; car elle aimait prolonger le somme des lents matins.

Il dégourdit ses bras nus dans l’air léger, salua les roses et les iris, le gazon des pelouses, la courbe verte de la vallée, si amicale et suave, et l’immensité d’en bas qui, sous la buée fumante, s’approfondissait comme un gouffre blanc. Des merles fredonnaient dans les chênes ; déjà l’éther vibrait de l’orgue des avions. Le monde en paix se donnait à la lumière. Jérôme sentit décroître les ombres de son destin ; l’alacrité des espérances renaissait en lui.

— Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ? Quare tristis es ?

Cette réminiscence d’un verset de Psaume que le prêtre dit au bas de l’autel lui rappela qu’il avait promis d’assister à la messe du Père. En qualité de vieux malade, celui-ci avait licence de la célébrer dans un oratoire contigu à sa chambre. Mme Élise ne la manquait jamais, et, quand Jérôme n’était pas là, répondait elle-même.

La messe du Père se distinguait par une lenteur très solennelle. Au Memento des vivants et à celui des morts il avait introduit une vaste prière en français composée par lui ; il ne se contentait point d’y nommer ceux et celles qu’il unissait à l’intention du sacrifice ; il exposait ses requêtes personnelles pour ses amis et ses ennemis, c’est-à-dire ceux de l’Église. En dépit de ces étrangetés ou peut-être à cause d’elles, Jérôme recevait de sa messe une impression unique. La majestueuse netteté des moindres détails rituels lui imposait la présence du Mystère, un peu comme s’il avait été le célébrant lui-même. La liturgie, d’ailleurs, depuis son enfance, pénétrait sa vie quotidienne ; la couleur de ses pensées n’était plus la même, selon qu’il avait suivi une messe en rouge ou en violet ; dans l’oratoire de la villa, l’odeur concentrée des cierges et du vin des burettes, les linges fins d’autel ourlés et brodés par Mme Élise, les voix d’oiseaux qui se mêlaient à celle du prêtre et enchantaient le silence, une image où une Vierge byzantine présentait à son adoration l’Enfant superbe tenant en sa petite main le globe impérial, tout communiquait à l’office un attrait d’intimité persuasive.

Mais il savait la distance de ces douceurs sensibles à la fermeté d’un élan spirituel ; ce matin-là, elles s’éclipsèrent durant la messe offerte pour qu’il fût éclairé sur sa vocation.

Mme Élise et Antoinette se tenaient agenouillées derrière lui ; leur ferveur compenserait les défaillances de la sienne.

Quand il répondit aux premières paroles de l’Introïbo, il perçut la contradiction de ses sentiments et des mots qu’il murmurait :

« J’irai vers le Dieu qui fait la joie de ma jeunesse. »

— Ce n’est pas vrai, songeait-il ; la joie viendra plus tard ; en ce moment, Dieu me reste amer. Je ne le supplie point, de tout mon désir, « d’émettre » jusqu’à moi « sa lumière et sa vérité ». Si elles m’emmènent vers « la sainte montagne de ses tabernacles », je m’y laisse traîner, la corde au cou. J’espère « en son nom » puisqu’il est ma seule force ; autrement, je ne serais pas ici, dans une posture de foi. Mais, puisqu’il a fait si beaux « le ciel et la terre », suis-je capable d’y vivre comme en exil ? Jamais je ne pourrai prêcher aux autres que ce monde est « une vallée de larmes ».

Pour moi-même, non. Pour Agnès, sera-t-il autre chose ?

Et, s’oubliant, Jérôme offrit à Dieu la messe de son oncle afin qu’Agnès fût vaillante et heureuse, s’il le fallait, sans lui…

La chasuble du Père était rouge, selon l’office du 18 mai, dédié à Saint Venant, le tout jeune martyr de Camerino, dont l’hymne dit « qu’ayant vaincu son bourreau et son juge, en liesse il chante son triomphe. Après les chaînes, après le cachot, après les verges, il est donné comme pâture à des lions frémissants d’une longue faim. Mais la férocité des lions épargne son innocence, ils lèchent les pieds du martyr. Alors on le suspend la tête en bas ; la flamme d’une lampe lui rôtit à petit feu les côtes et les entrailles ; la fumée d’un brasier l’étouffe. »

Cette mémoire perpétuée d’un supplice triomphal enivra Jérôme comme une allusion aux épreuves qu’Agnès et lui avaient à surmonter. Des images de victoire au bout d’un martyre affreux l’aidaient à se courber sous une loi d’holocauste.

Dans la messe l’humiliation de la Victime le frappait moins que la dignité puissante du sacrificateur. Jamais elle ne l’avait si bien ébloui, à l’Offertoire, quand il regarda le Père, élevant les yeux et l’Hostie vers le Pontife éternel, tendre le Pain sur la patène, non seulement « pour ses péchés, offenses et négligences innombrables », mais « pour tous les fidèles chrétiens, vivants ou défunts ». Ce corps mystique de l’Église et son âme, ou plutôt l’univers enveloppé dans une seule oblation ! Cela, par le geste de deux vieilles mains, en des paroles invariables, et qui doivent l’être, sortant du Saint des Saints afin d’y remonter !

Après le Sanctus, le Père, selon sa coutume, dénombra, d’une voix nette, ses intentions pour les vivants ; il fit une pause sur les noms de Jérôme et d’Agnès ; Jérôme eut la certitude qu’ils étaient vraiment portés dans le Lieu invisible où les Dominations qui adorent, les Puissances qui tremblent, les Cieux et leurs Vertus concélèbrent la gloire du Très-Haut.

Il se ressouvint, à la Consécration, d’un mot que le Père citait souvent : « Faire avec du pain et du vin le Corps et le Sang d’un Dieu, c’est un miracle plus grand que de créer le monde. »

— Et dire que mes lèvres pourraient être un jour les médiatrices du miracle ! Jérôme Cormier thaumaturge ! Antoinette a bien raison : qui le croirait ?

Perspective formidable et sublime ! Ce n’était point son humilité qui s’en effrayait. Tout homme, il le savait trop, est également indigne de prononcer les mots sacramentels. Mais, plus son avenir se définissait, plus sa nature charnelle résistait en se dérobant.

Une idée absurde, entre l’Élévation de l’Hostie et la Communion, le harcela ; la thèse du docteur hindou qu’admirait Jobard : Jésus-Christ n’a jamais existé. Une voix secrète sifflait à ses oreilles :

— Si ce Jésus pour qui tu veux égorger ton bonheur n’était qu’une ombre ?…

Il se rebiffa contre la tentation. Elle pesait sur sa foi, au point qu’il se demanda s’il oserait communier. Il communia quand même, et, dès que l’Hostie reposa dans sa bouche, le doute s’évanouit. Une paix amère lui vint, non l’acceptation pleine, mais le désir de l’acceptation. Il entendit, au-dedans de son cœur, cette prodigieuse parole que rapporte l’Évangéliste : « Allez hardiment ! J’ai vaincu le monde. » A la veille de se voir cloué, comme un misérable, sur une potence, quand il sait que les disciples se disperseront, que son œuvre a toutes les chances humaines d’être anéantie, Jésus se proclame victorieux. Langage extravagant, s’il n’était divin.

— Ah ! Seigneur, affirma Jérôme, Vous n’avez pas besoin, pour qu’on voie qui vous êtes, de vous montrer en personne ! Vos paroles comme votre Pain sont esprit et vie.

Il sortit donc de cette messe, mieux prêt qu’avant à consentir. Un nouveau choc l’attendait. Agnès, bien qu’elle eût passé une nuit plus calme, était restée dans son lit ; le Père faisait en son oratoire une longue action de grâces. Jérôme prit son petit déjeuner seul avec sa mère et Antoinette. Au milieu d’une conversation vaguement gênée et après un silence Antoinette dit enfin :

— Chère Madame, trop longtemps déjà nous avons abusé de votre accueil. Dès qu’Agnès pourra supporter le voyage, nous prendrons congé de vous.

En exprimant cette décision, elle évita de regarder Jérôme et rougit fortement.

— Partir ! soupira Mme Élise. Pourquoi si vite ?

Au lieu d’une insistance qu’elle aurait jugée vaine, sinon coupable, elle reprit cependant :

— Si vous croyez qu’il le faille pour la santé et le repos d’Agnès ? Mais je vous accompagnerai. A toutes les trois le voisinage nous sera bon. J’ai besoin, d’ailleurs, de voir mes métayers. Désirée, en mon absence, conduira le ménage.

— Je craignais, dit Antoinette, que Désirée ne vous quittât.

Mme Élise la rassura ; l’accident d’Agnès, le conciliabule qui avait suivi, la figure soucieuse de tout le monde avaient intrigué, effrayé la servante, au fond, très fidèle. Elle avait sauté au cou de sa maîtresse, implorant et sans peine obtenant son pardon. Mme Élise lui avait alors confié les projets de son fils.

— Monsieur Jérôme, un monsieur Prêtre ! s’était exclamée Désirée. Lui que j’ai reçu à sa naissance, moi qui lui ai fait boire sa première cuillerée d’eau sucrée ! Un si beau gas ! C’est bien dommage.

Pendant le dialogue de Mme Élise et d’Antoinette, morne et comme absent, les yeux baissés, Jérôme avalait son chocolat. Le départ d’Agnès, il le savait trop certain ; mais l’imminence de la séparation le poignait d’une douleur affreuse.

— Avant huit jours, elle s’en ira, et, pour la vie, ce sera fini entre nous !

Il s’entendit intérieurement déclarer à sa mère :

— Agnès ne partira point ; je l’épouse.

Pourquoi lui fut-il impossible d’articuler cette phrase ? Sa langue demeura liée, comme si une mystérieuse Puissance lui interdisait de contrecarrer ses desseins.

Mme Élise n’avait pas répété, par étourderie, le mot : C’est bien dommage ! Elle voulait éprouver, en toute occasion, la fermeté de Jérôme. S’il avait fléchi, elle l’aurait blâmé sans doute. Mais sa joie instinctive eût fait taire son regret de chrétienne. Le Père lui-même pouvait-il condamner son neveu sans merci ? Bien d’autres ont mis le pied sur le seuil de la vie sacerdotale, puis reculé ; leur vie n’en fut pas moins honorable.

Elle considéra son fils, admira son silence, parce qu’elle pénétrait ce qui s’y débattait de terrible. Elle se proposa de l’interroger à loisir, de mieux sonder son courage. Quelqu’un l’appela, le jardinier qui venait prendre ses ordres pour une corbeille de cannas. Jérôme et Antoinette se trouvèrent seuls vis-à-vis.

— Je sens, dit Antoinette, la délicatesse de votre mère dans son intention de nous accompagner. Mais votre isolement sera si lourd ! Je devine tellement votre combat, mon ami.

Et, par-dessus la table, elle lui tendit une main fraternelle.

— Non, répliqua-t-il, vous ne pouvez comprendre, Antoinette ; avez-vous jamais aimé comme j’aime Agnès ? Notre position réciproque est si étrange ! Ni promesse ni aveu ne nous enchaîne l’un à l’autre. Chaque fois que j’ai failli parler, l’obstacle a surgi pour dévier mon élan. Mais tous les serments du monde nous retiendraient-ils autant que cette muette intelligence ?

— Votre amour est né, certifia-t-elle, afin que, tous, nous mettions la main au sacrifice.

— Le sacrifice n’est pas encore fait.

— Nous vous aiderons.

Une ardeur de compassion héroïque jaillit des prunelles et de la voix claire d’Antoinette. Elle se leva, monta en hâte auprès d’Agnès.

Elle laissa Jérôme plus fort contre lui-même. Il entrevit la grandeur de son abnégation. A n’envisager qu’humainement l’avenir, ce mariage assurait la félicité d’Antoinette, son entrée immédiate en religion. Mais elle n’avait pas hésité : « Que la volonté de Dieu soit faite et non la nôtre, avait-elle dit magnifiquement. » Parole spontanée où son âme donnait sa mesure. Néanmoins, dans sa générosité s’insinuait peut-être l’orgueil d’avoir choisi pour soi la meilleure part, une vie dont n’approcheraient pas les tourments des passions. Le fond monastique de ses désirs la portait à rêver une terre changée en un immense couvent. Si la vocation de Jérôme n’avait point causé le malheur d’Agnès, qu’il devînt prêtre, tant mieux ! Et si Agnès avait souhaité la paix du cloître, Antoinette aurait eu la joie suprême.

Mais, abîmée dans son chagrin, Agnès ne conservait de force que pour se révolter.

— J’aimerais mieux être morte que religieuse, avait-elle riposté la veille à une réflexion d’Antoinette.

Son premier mouvement, dès qu’elle se retrouva lucide, fut l’exaspération de s’être laissé surprendre en flagrant délit de curiosité, d’avoir trahi la violence d’un inutile amour. Elle se voyait vaincue par une sensibilité frénétique, vouée à n’être jamais qu’une victime, la victime d’elle-même.

Puis elle se représenta l’affection de Jérôme, tout ce qu’elle perdait en lui. Car elle avait questionné Antoinette : « Devant mon cadavre, qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il supposé ? » Et celle-ci, avec son invincible franchise, avait répondu : « Il a gémi : Pauvre bien-aimée ! » Le bonheur était donc là ; il passait, comme pour la narguer, en face d’elle et « il ne reviendrait plus ».

Assurément, Jérôme l’aimait trop peu, puisqu’il se ployait sous le joug d’une illusion mystique, au lieu d’écouter son cœur. Mais elle ne lui en voulait pas. C’était le Père qu’elle accusait d’avoir couvé, imposé cette vocation. Sa rigueur lui avait toujours déplu. Maintenant elle l’exécrait. Antoinette, qui dessinait fort bien, avait entrepris le portrait au fusain du missionnaire ; l’esquisse était posée, dans le petit salon, sur un chevalet.

— Retourne-le ; je ne veux plus voir sa tête, avait signifié Agnès. Il me rappelle l’Inquisiteur du Greco !

Lorsqu’Antoinette pénétra dans sa chambre, lui apportant une tasse de thé, Agnès, les paupières entrecloses, se tenait accoudée, comme l’autre soir, contre son traversin et chiffonnait la guipure de son oreiller. Elle ne redressa point son front ; elle parut à peine s’apercevoir que sa sœur entrait. Au tendre bonjour de la voix qui lui demandait : Tu es mieux ? elle répondit en laissant tomber de ses lèvres un : Non, à peine distinct.

Les volets étaient fermés ; Antoinette s’empressa de les ouvrir. Agnès s’impatienta :

— Je t’en prie, Toinon. La lumière me blesse, tout me blesse. Ne le sens-tu pas ?

— Ma chérie, veux-tu te lever ou manger dans ton lit ?

— Manger ? A quoi bon ? Je ne désire que le néant pour être assurée du repos. Je suis hors du temps. Plus rien derrière moi. Plus rien devant…

Antoinette la reprit, avec douceur, de cette désespérance où elle se complaisait. Au moins, par amour-propre, elle devait ne pas succomber. Agnès haussa vaguement les épaules. Elle n’avait plus ni amour-propre, ni « l’amour de rien ».

— Je suis une allée pleine de feuilles mortes…

Antoinette eut envie de la rabrouer : « Mon amie, tu es ridicule, tais-toi. On dirait que tu fais de la littérature. » Mais, chez Agnès, elle le savait, l’artifice était à fleur de peau, comme la poudre dont elle usait pour s’adoucir le teint. Et, sous des images apprêtées, affluait le sang d’une atroce blessure. On pouvait d’ailleurs craindre, après l’ébranlement de la syncope qui l’avait terrassée, plus d’une perturbation organique. Une couleur de citron pâle cernait le tour de son menton ; ses traits tirés, dans la chambre obscure, prenaient un je ne sais quoi de hagard, comme un masque de folie.

— Agnès, insistait Antoinette, si tu as un peu pitié de ta pauvre Toinon, ne te laisse pas dépérir. Il faut, entends-tu ? que tu domines cette crise. Je ne veux pas te voir maigrir, devenir une ombre, un squelette. C’est trop laid, un squelette ! Aie donc au moins le courage de te regarder.

Elle lui tendit un miroir ; Agnès fut effrayée de sa pâleur.

— Je suis jolie avec ces joues griffées !…

Antoinette réveillait un point sensible. « Les femmes, a dit l’une d’elles, tiennent à leurs agréments encore plus qu’à leurs passions. » Agnès consentit enfin à boire du thé ; elle quitta son lit et fit un bout de toilette. Mais cette détente ne dura guère. Comme Antoinette la prévenait qu’elle avait annoncé à Mme Élise leur départ imminent :

— Alors, dit Agnès d’un ton saccadé, nous partons demain ?

— Non, dans une huitaine. Mme Élise nous accompagne. Elle est si bonne !

— Oh ! si cruelle dans sa bonté ! Hier soir elle est venue me demander pardon d’avoir été la cause involontaire de tout ce qui m’arrive. Quelle maladresse ! Je ne l’ai pas trop bien reçue. Je ne voudrais aucune allusion, le silence !… Mais, en somme, cette vocation de Jérôme est-elle bien sérieuse ? Il a dû s’ouvrir à toi ; il te dit tout…

La question embarrassa visiblement Antoinette. Elle devina l’ouragan qui allait fondre sur elle. Mais, quels que fussent les risques, elle suivait cette règle : ne jamais mentir. Elle redit à sa sœur l’aveu du jeune homme :

« Le sacrifice n’est pas encore fait. »

— Et qu’as-tu répondu ?

— Nous vous aiderons…

— Te voilà bien ! Que ta sœur soit sacrifiée, peu importe ! Tu serais contente de voir Jérôme en soutane. Et tu oseras dire que tu m’aimes ! Ce serait à te croire jalouse de mon bonheur possible !

Antoinette frémit devant son injustice. En vain essaya-t-elle de lui faire entendre que, la décision de Jérôme étant voulue par Dieu, il n’y avait pas à lutter, mais à le soutenir dans ses dispositions généreuses.

— Plaider pour qu’il t’épouse, après ce qu’il m’a confié, tu ne sens pas que c’est impossible ! Comprends-moi donc : toi, surtout, tu peux l’aider ; il dépend de ta seule volonté que la paix et la joie reviennent dans cette maison. Résigne-toi à l’offrande de ton amour douloureux, et, toi-même, tu seras plus heureuse ensuite que si Jérôme se donnait à toi.

Agnès, en fureur, se dressa, cria :

— Ne me parle plus de sacrifice, Antoinette. Tu me fais horreur. Je deviens païenne en t’écoutant. Va tout de suite au couvent. Au couvent, entends-tu ? Et laisse-moi mourir dans mon coin ; ou plutôt, pour vous faire tous enrager, je prendrai un amant, le premier venu.

Antoinette avait poussé la fenêtre, de peur que cette explosion n’arrivât aux oreilles de Mme Élise, dans le jardin. Agnès colla son front contre la vitre ; surprise et honteuse de sa violence, elle se raidissait, comme une enfant qui a brisé, par colère, sa poupée, et ne veut pas se repentir. Antoinette, sans répliquer, était allée s’asseoir au fond de la chambre ; elle avait pris la robe d’Agnès, déchirée par les ronces du buisson, et se mit à la recoudre. Des larmes roulaient sur ses mains et sur l’étoffe noire où elle les essuyait. Agnès fut prise d’une rage ; le dévouement d’Antoinette avait l’air d’un reproche et d’un défi. Elle s’élança pour lui arracher sa robe. Mais une réaction fulgurante de son intelligence lui montra, au même instant, l’absurdité de sa conduite. Elle se jeta aux genoux de sa sœur, l’embrassa d’une étreinte éperdue :

— Je suis trop méchante, murmura-t-elle. Tu me pardonneras. J’ai tant de peine !

Antoinette lui rendit ses baisers et la laissa pleurer longuement sur son épaule. Elle mit en ses caresses pourtant quelque sévérité : la frénésie d’Agnès la tourmentait. Elle lui dit enfin :

— Calme-toi. Qu’on ne voie pas tes yeux gros. Un peu de fierté pour nous deux !

Agnès promit de descendre à l’heure du déjeuner, de faire, autant qu’elle le pourrait, bonne contenance.

Mme Élise, occupée au bas du jardin, n’avait pas entendu les éclats de leur querelle. Mais Jérôme travaillait dans sa chambre ; il distingua une conversation agitée, les derniers mots criés par Agnès ; et il retomba dans une agonie. Fallait-il, afin d’entrer dans la voie parfaite, exposer à sa perdition l’âme chère entre toutes ? La vie d’Agnès, qu’il le voulût ou non, dépendait de la sienne ; leur amour taciturne les liait secrètement pour l’éternité.

Néanmoins, la furie dont il avait perçu le paroxysme ne justifiait-elle point les craintes de Mme Élise ? Le mariage pouvait assagir Agnès, comme son caprice, s’il rencontrait des résistances, l’emporter vers plus d’une aberration. Jérôme inclinait de nouveau à suivre son penchant ; mais il demeura en suspens, le cœur haché de contradictions et d’incertitudes. Le désir le fascinait encore ; il ne croyait plus ingénument au bonheur attendu.

Quand Agnès reparut à table, tout le monde s’efforça de se comporter avec elle, comme si rien ne s’était passé. Le souci d’éviter les allusions mêlait cependant une gêne, une froideur latente aux regards comme aux paroles. L’intimité antérieure avait duré trop parfaite ; une demi-cordialité sonnait faux.

Agnès, convalescente, se drapait de langueur et de mélancolie. Elle se forçait parfois à sourire ; mais tout, dans les rapports communs, lui devenait occasion de souffrance. Une autre eût reconquis adroitement son empire sur un amoureux indécis ; elle n’avait plus hâte que de s’en aller. Son malaise gagnait Jérôme ; il avait passé de l’amitié à l’amour ; il sentait impossible le passage de l’amour à l’amitié. Le découragement d’Agnès le détachait d’elle, malgré des reprises de passion. Même la revoir lui était pénible. Plus d’une fois, au lieu de remonter à Garches après ses cours, il rentra dans la nuit. Sans l’insistance de sa mère il aurait abandonné son examen ; pourquoi se bourrer de formules et franchir la porte d’une école où il ne voulait plus entrer ? Mieux valait fuir très loin, n’importe où.

Le flambeau de son premier et dernier amour s’éteindrait-il donc au fond d’un brouillard ? Non, il ne laisserait pas Agnès disparaître ainsi.

Qu’au moins la douceur d’un adieu leur demeurât ; il s’expliquerait avec elle ; il lui laisserait le testament de sa tendresse.

Le vendredi soir, veille du départ, le dîner fut morne comme un repas funèbre. En vain, pour tenter une diversion, le Père déroula-t-il quelques souvenirs de Chine, le soulèvement des Boxers, le siège de Pékin et la visite du maréchal de Waldersee à l’évêque, Mgr Favier. Préoccupées des préparatifs à finir, Antoinette et Mme Élise se retirèrent au plus vite ; une voiture devait emmener les voyageuses, dès le matin, vers sept heures.

Avant qu’Agnès eût quitté la salle à manger, Jérôme s’approcha d’elle, et, d’une voix un peu tremblante :

— C’est notre dernier soir, Agnès. J’aimerais sortir avec vous.

Elle pâlit violemment, mais répondit en affectant de l’indifférence :

— Si vous voulez…

Inquiet, le Père les regarda s’éloigner ensemble. Il jugeait cette promenade bien scabreuse, pleine de précipices. Tous deux en reviendraient plus chargés d’amertume. Ou l’adieu, s’il se prolongeait, ne serait plus un adieu. Il entra au petit salon, et, seul dans le jour qui tombait, il se mit en prière, tremblant que Jérôme ne succombât.

La soirée était chaude et brumeuse ; un orage se condensait au couchant ; pas une feuille ne bougeait même à la cime des arbres. Les champs altérés attendaient en silence la pluie libératrice. Jérôme, sans y songer, suivit avec Agnès « le cloître » des hauts tilleuls, l’allée qu’ils avaient prise, le jour où ils avaient commencé à s’aimer.

Agnès regardait au loin, dans le vague. Voyait-elle la roue énorme du soleil qui s’abaissait entre des nuées brunes, sur la crête des bois ? Elle n’apercevait rien hors de Jérôme, dont elle écoutait le pas viril sonner près du sien. Elle avait tiré ses gants de sa poche et les mit d’une façon distraite. Elle marchait d’une allure nerveuse, la gorge contractée par l’angoisse, sachant qu’en ces minutes solennelles se jouait tout son avenir.

— Agnès, dit Jérôme avec résolution, voilà trop longtemps que nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre comme deux muets. Ce que vous êtes pour moi, vous l’avez lu, vous le lisez encore dans mes yeux. Demain, vous ne serez plus là. Quand nous reverrons-nous ? Je voudrais que ce fût après-demain, ou plus tôt. Dieu en décidera…

— Et vous-même, insinua-t-elle en se tournant brusquement vers lui.

— Oui, moi-même, si notre volonté suffisait…

— Quand on en a une.

— C’est très facile, chère amie, de faire sa volonté. Je pourrais vous dire : Agnès, je vous aime ; allons devant nous à l’aventure, jusqu’à ce que vous soyiez lasse. Nous nous arrêterons au pied d’un chêne ; vous dormirez dans mes bras, et, à l’aurore, nous repartirons, sans savoir le terme de notre voyage, oubliant tout, sauf notre joie…

Elle le dévisagea d’une manière qui signifiait : « Eh bien ! Allons ! » Mais elle n’eut pas l’audace d’articuler cette folie.

— Il y a d’autres manières, exprima-t-elle, d’assurer son bonheur.

— Oh ! oui, poursuivit-il, le nôtre serait assuré, sans l’obstacle. Vous savez, ou plutôt vous ne pouvez comprendre, Agnès, ce qui s’agite en moi. Je vous aime beaucoup plus que je n’aime Dieu. C’est mal de le penser ; je vous le dis, parce que c’est vrai. Mais, si Dieu m’aime infiniment plus que je ne vous aime, je n’y peux rien. Jusqu’ici, chaque fois que j’ai voulu me jeter tout entier à vous, quelque chose d’inattendu m’a barré la route…

Plus confiante, Agnès répliqua :

— C’est que vous ne savez pas aimer, aimer absolument. L’amour donne tout pour tout, il me semble. Je vous ai cru, Jérôme, un homme de décision. Vous êtes un roseau qui flotte.

Jérôme, piqué au vif, lui lança un regard brûlant et suppliant :

— Je me honnis moi-même, croyez-le, plus que vous ne sauriez m’accabler. Je ne puis vivre ainsi avec deux épées dans la poitrine ; il faut que l’une ou l’autre soit arrachée. Je vois trop ce que Dieu attendrait de moi. Vous, Agnès, je connais mal ce que je dois attendre de vous…

Les yeux à demi baissés, et sans qu’elle parût mettre aucun prix à son aveu, Agnès murmura :

— Demandez à votre cœur jusqu’où vous suivra le mien.

Sa voix prit en cet instant une suavité si profonde que Jérôme sentit sa résistance dissoute ; il allait répondre : « Je suis à vous pour jamais. » Agnès se donnait tout entière ; mais, par un mouvement réflexe de défense, elle se reprit aussitôt :

— A quoi bon cet entretien, si nous devons être séparés ?

Imprudemment elle rejeta son esprit vers l’idée qu’en effet il devait être séparé d’elle. Eut-il conscience de ce faux pas ? Une conversation d’amour est un duel secret. Agnès avait pris d’abord l’avantage. Jérôme le ressaisit et, s’arrêtant net au bout de l’allée, là où se croisent deux chemins :

— A quoi bon ? La phrase des vaincus. C’est toujours votre grand mot, pauvre amie. On dirait qu’à dix-huit ans vous avez épuisé tous les dégoûts. Vous me déclariez pourtant : Je veux vivre. Je désire parce que j’ignore… Expliquez-moi donc le mystère de cette mélancolie. Je voudrais tant la guérir !

Agnès rougit, parce qu’elle pensa : « Ma guérison vous appartient. » Elle discerna, dans la curiosité de Jérôme, un doute. Au lieu de le ramener à la question décisive : « M’aimez-vous ? » elle céda, comme une enfant gâtée, au plaisir de justifier ses désenchantements.

— Que voulez-vous ? Jérôme. Je suis née avec un sens trop subtil de la douleur. A la moindre meurtrissure, je rentre en ma coquille ; elle est si petite que ma place dans l’univers me paraît égale à zéro. Voilà pourquoi j’ai l’air de mépriser la lutte. Et puis, l’impression de la guerre, tant de ruines, tant de sang peut-être inutile. Et notre deuil. Et la pensée qu’Antoinette se sacrifie pour moi. Et le poids d’un vieux pays qui regarde le couchant, porte des songes, la mer, l’inconnu. Et je ne sais quelle prédestination à vivre malheureuse. Vous ne soupçonnez pas combien de fois je me suis redit ce mot du roi Charles Ier que vous m’aviez un jour cité : « J’ai besoin d’un cœur propre à beaucoup souffrir. » Je vous admire parce que vous, quoi qu’il vous arrive, vous ne pourrez jamais être abattu.

Ils s’étaient remis en marche, ils passaient maintenant entre la prairie déserte du golf et un champ abandonné où d’innombrables oseilles sauvages dressaient leurs tiges comme des flammes pourpres. Sur les bois proches tombait le silence du crépuscule. Un avion noir, semblable à une croix tronquée, glissa très haut sous les nuages et disparut.

Jérôme, attendri par la solitude, se pencha vers Agnès, attira sa main gantée et la baisa. Mais il n’entra point avec elle dans le sentier sombre qui menait au bois ; tous deux reprirent le chemin de la maison.

— Vous me croyez, dit-il, prédestiné au bonheur. Eh bien ! si vous me voulez heureux, il faut l’être. Promettez-moi, ce soir, d’être joyeuse et forte, en pensant à moi, même loin de moi. Notre avenir à nous deux nous dépasse. Mais le moment que nous vivons ce soir, c’est une joie sans repentir, acquise pour l’éternité. Jamais nos âmes ne se connaîtront mieux. Vous m’avez fait un don qui ne se reprend pas…

La figure d’Agnès, un instant, s’était détendue, presque illuminée. Le langage de Jérôme la froissa d’une âpre désillusion. Elle attendait autre chose. Elle comprit que ce don d’elle-même serait vain, si le bien-aimé la précipitait avec lui dans l’holocauste qu’elle repoussait.

— Hélas ! répondit-elle, Jérôme, j’ai trop peur que ce ne soient des mots. Dans la vie d’un… apôtre une amie compte si peu. Le souvenir est un regret, une tentation. Si vous devenez ce que je crains, je ne serai plus qu’un fantôme croisé dans une autre vie ; et vous oublierez même le timbre de ma voix, l’inflexion des mots qui vous touchent. Je n’aurai qu’à me consumer comme un cierge dans un caveau, si je ne sais moi-même oublier.

Jérôme protesta, de toute sa véhémence, que d’une affection si parfaite rien ne pouvait mourir.

— Et puis, ajouta-t-il brusquement, ce que vous redoutez est incertain. Notre séparation va être l’épreuve décisive. Je vous écrirai bientôt, ma chère Agnès…

Ils arrivaient à l’avenue des tilleuls. Au bout du cloître des feuillages, un mur de brume, d’un bleu sombre, bloquait l’horizon. Ils se turent, écoutant le rythme de leurs pas, des derniers peut-être qu’ils feraient ensemble sur la terre. Agnès se souvenait de ce qu’elle avait ressenti, un soir, dans la nef d’une église où l’on disposait, pour un enterrement, des tentures ; les hautes draperies noires glissaient d’arceau en arceau ; elles l’avaient enfermée comme si elle était morte déjà, au fond d’un cercueil. Jérôme contemplait encore, dans le crépuscule, sa beauté triste ; il se l’appropriait avec l’ivresse désespérée d’un adieu ; mais il pensait :

« De mon grand amour, si j’y renonce, que me restera-t-il ? Un baiser sur un gant. »

X

L’éloignement d’Agnès désolait Jérôme plus qu’un deuil. Si elle avait été morte, il se fût mieux soumis devant l’irrémédiable. Mais une telle affliction pour eux deux, le vide mortuaire autour de lui, et tout cela parce qu’il le voulait !

Le voulait-il vraiment ? Une Volonté supérieure à la sienne, et que sa raison ne démentait pas, défendait à sa passion d’agir. Cependant, Agnès régnait au centre de sa vie profonde. La présence convoitée saturait comme un parfum la maison. En l’y respirant il sentait par une plus cruelle certitude, qu’elle-même ne reviendrait pas.

Il essaya de fuir la hantise inutile. Il s’enfonça dans son examen. Au milieu des notions arides, tout d’un coup surgissaient, contre ses yeux, les lignes adorées du fantôme, le regard tendre et voilé sous les cils battants, la moue de sa lèvre, un mouvement de ses doigts. Des phrases qu’elle avait dites ressortaient du silence ; il s’en répétait les modulations comme une musique impossible à écrire et tremblait de les oublier, selon ce qu’elle prévoyait.

Les épreuves de son examen coupèrent d’une diversion trop brève le tête à tête imaginaire. Quand il les eut terminées, — presque brillamment, — un mot lui échappa, celui qu’il avait condamné chez Agnès : A quoi bon ? Son succès fut une tentation nouvelle de suivre la carrière agricole où il avait cru s’engager. Même il avertit sa mère qu’il la rejoindrait aux Clouzeaux. Elle le supplia d’attendre quelques semaines ; Agnès était souffrante ; sa venue la secouerait d’un émoi dangereux.

Dom Estienne, quand Jérôme lui exposa toute la tragédie qui avait précipité le départ d’Agnès émit sur elle un jugement d’inquiétude :

— Je me demande, le sacerdoce hors de cause, si réellement cette jeune fille vous conviendrait. Je devine en elle une âme nostalgique, inapte à faire le bonheur d’un autre, parce qu’elle ne fera jamais le sien. La joie chrétienne lui manque. Dieu vous épargne, en vous séparant d’elle, bien des tourments. Et les fils que vous auriez, des malades aussi, des nerveux, promis à la souffrance, sinon au désordre…

Jérôme contestait au moine la justesse de son diagnostic :

— Vous la connaissez mal. Sa tristesse n’est que l’impatience du bonheur. Mon influence la transformerait…

— C’est-à-dire qu’elle vous a enveloppé de sa mélancolie comme d’un linceul. Vous paraissiez un homme résolu. Elle vous a presque noyé dans son indécision.

Jérôme avait beau défendre Agnès ; ce coup d’œil perspicace le forçait à réfléchir. Mais le désœuvrement des vacances, la mollesse de l’été, la solitude vis-à-vis du Père taciturne, tout l’attardait aux délices de l’amour perdu.

Les autres années, à la mi-juillet, la campagne vendéenne l’accueillait comme son fier nourrisson. Il se mêlait aux moissonneurs abattant les javelles, rôdait autour des batteuses dans la poussière des pailles, ou descendait jusqu’à la mer, pêchait au large avec les hardis lurons des Sables. Ou bien il s’en allait à cheval un jour de foire, marchandait sur la place des bourgs les bestiaux, trinquait devant les auberges parmi les métayers. A cette heure il ne pouvait songer au pays natal sans le regret d’Agnès qui en affolait le désir. Durant les après-midis torpides, lorsqu’une brise, sous le ciel de feu, agitait les cèdres, il se représentait, dans les pins de la Brunière, la psalmodie du vent, le murmure du flot sur la plage du Veillons, les chansons des filles, le soir, au long des routes. Son isolement lui devenait insupportable.

Néanmoins, la perspective de l’abnégation s’affermissait en lui. Les assises de son avenir sacerdotal s’ébauchaient presque à son insu. Il n’avait pas encore écrit la lettre qu’attendait Agnès. Il se voyait plus loin d’un serment de fidélité que de la rupture ; mais l’idée de rompre le déchirait.

Ce fut Agnès qui le devança. Un soir, sur un pli que lui apporta Désirée, il reconnut, avec un tremblement indicible, son écriture pointue et fine, où certaines lettres s’enroulaient de capricieuses volutes. Elle lui disait :

Mon ami,

Votre silence me prouve ce que j’ai bien prévu. Vous continuez à souffrir sans vous résoudre à rien. C’est moi, la faible Agnès, qui vais vous décider. Je ne veux plus être une des deux épées qui vous blessent. Celle-ci au moins vous sera ôtée. La blessure, je la prends toute. Si Dieu vous entraîne, allez.

Soyez heureux, Jérôme, oubliez-moi. Et ne me jugez pas sublime. Se vaincre est plus doux que céder. Ma seule vocation, c’est le renoncement. Je suis une ombre ; je n’ai eu qu’un bonheur d’ombre. Je regarderai mourir, dans notre étang, les longs crépuscules. Je me dissoudrai, vite ou peu à peu ; qu’importe ? Quand je ne serai plus là pour les sentir, les roses sentiront aussi bon. Tout est fini. Adieu.

Celle qui fut,

Votre Agnès.

Ce billet, loin de libérer Jérôme, le rejeta dans une tourmente d’amour qu’il crut irrésistible. Si Agnès avait été une comédienne, elle n’aurait rien su imaginer de plus astucieux. Mais il la connaissait trop sincère, et sous les apparences du sacrifice, il percevait le frémissement d’une adoration exaspérée.

Il bondit à sa table de travail, écrivit ce télégramme :

Bien chère Agnès, jamais ne n’ai été plus près de vous. Demain matin, je pars. Demain, à cette heure, nous serons ensemble et pour la vie.

Mais, la poste étant fermée, il n’y déposerait la dépêche que le lendemain, en se rendant à la gare. Il monta au grenier pour y chercher une valise et commença des préparatifs. Seulement, il ne pouvait partir sans que son oncle fût averti. Un conflit était à prévoir ; il l’affronta aussitôt.

Le Père se tenait assis dans un fauteuil d’osier, sur le balcon, devant la fenêtre de sa chambre. La nuit était close ; la ville, au loin, réfléchissait contre des nuées lourdes la flambée de chaque soir, la flambée des veilles fiévreuses et de l’orgie. Ce dais roux, tendu dans le sombre espace, renvoyait sur le front du vieux voyant une clarté vague, un reflet des gouffres d’en haut et d’en bas. Il avait l’air d’un homme perdu dans un songe où il attend qu’une fête inconnue commence. L’attente du Père, c’était la trompette annonçant le Jugement dernier ; sans cesse il écoutait si elle ne vibrait pas au-dessus de la terre enténébrée et coupable.

— A quoi pensez-vous, mon oncle ? lui demanda Jérôme, afin de le ramener au monde des apparences.

— A deux choses, répondit le Père, paisiblement. A une vision de Gemma Galgani, la Trinité Sainte aperçue telle qu’un incendie sans limites, toutes les âmes bienheureuses brûlant, resplendissant au sein de cette fournaise. Et au soir du grand incendie, quand Paris flambera devant nous, quand les nuages eux-mêmes seront en feu, pour de bon…

— Alors, observa Jérôme qui s’impatientait, il vous sera très agréable d’être simple spectateur ?

— Sois tranquille ; nous ne serons pas épargnés. Je serai gai tout de même. Je dis à Dieu : Pilez-nous, pilez-moi, grillez-nous ; mais glorifiez-vous et que vienne la fin de la chiennerie universelle !

Accoutumé à ces violences, Jérôme se dispensa de les contredire, d’ailleurs inutilement.

— J’ai reçu quelques mots d’Agnès.

— Ah ! s’étonna le Père, avec l’accent d’une compassion indulgente. Semble-t-elle plus résignée ?

— Oui, elle se résigne… dans le désespoir.

— Voudrais-tu me lire sa lettre ?

Jérôme entra dans la chambre du Père, alluma une lampe. Il lut, arrêté à plus d’une phrase par des sanglots qu’il ravalait.

Le Père s’était levé, les larmes aux yeux, et il s’approcha du jeune homme, en lui tendant les bras. Mais Jérôme se dégagea de son étreinte.

— Mon oncle, je vais vous indigner. Cette lettre me décide à épouser Agnès. Je ne puis laisser dans la détresse son âme sombrer toute seule. Elle m’aime autant que l’on peut aimer. C’est mon devoir de la rendre heureuse. Demain, je pars ; je serai, le soir, aux Clouzeaux…

Le Père le prit par les épaules ; avec une force pesante que Jérôme n’eût pas soupçonnée en ses doigts perclus, il le retint contre sa poitrine.

— Non, tu ne partiras point, mon pauvre petit. Comprends-le donc ; elle prophétise sans le savoir : Si Dieu vous entraîne, allez. Les mots sont plus que des mots. L’Esprit parle ou gémit même par une bouche sans foi. Car Agnès, avoue-le, ne renonce pas en chrétienne ; elle abdique par impuissance, par lassitude d’elle-même.

— C’est justement de sa misère que je dois la sauver.

— Le devoir a beau jeu quand la passion le dicte. Soyons francs, Jérôme ; dis-moi simplement : je l’aime. Je suis mon désir. Hors d’elle, c’est-à-dire de moi, rien n’existe. Voilà une position nette. Seulement le jour où vous vous présenterez à l’autel, appelleras-tu, sans trembler, sur ta jeune maison, les bénédictions divines ?

— Vous êtes dur, mon oncle, répliqua Jérôme. Dieu sera plus indulgent pour ses fragiles créatures qui veulent s’aimer en Lui.

— Qu’en sais-tu ? L’Amour est terrible, s’il n’est pas aimé. Or, tu mets dans la même balance l’attrait d’une décevante jouvencelle et l’amour du Saint des saints ; et ce n’est point Dieu qui pèse le plus. Tu te crois le maître de ta vie, l’arbitre de ta vocation !

— Mais enfin, de cette vocation, quelle preuve tenez-vous ? Faites-la-moi donc toucher. Confondez-moi sous l’évidence.

— La preuve, s’écria le Père en lui posant la main sur la tête, comme s’il préludait à l’initiation rituelle, c’est que le Christ t’a signifié l’ordre par Montcalm, par Dom Estienne et par moi. La preuve, c’est que tu restes pantelant comme Jacob, tant que l’Ange l’étreignait. Tu résistes, mais tu sens bien qui lutte en toi. Jusqu’au bout tu peux dire : non. Mais alors ta vie est manquée.

Je t’en conjure, poursuivit-il d’une voix de supplication surhumaine, ce soir au moins réfléchis, élève-toi vers Dieu, regarde-toi sans mensonge devant sa Face ; une dernière fois demande-lui : « Seigneur, que dois-je faire ? » Je veillerai avec toi, je t’aiderai jusqu’à l’aurore, s’il le faut…

Jérôme, sentant contre sa joue la barbe rêche du Père et le halètement de son souffle, se crispait dans le sursaut d’une révolte. Un désir fou le prit de le bousculer, de s’enfuir, sans se retourner, hors du logis. Un simple mot l’eût délivré de cette pression pieuse. Comment se domina-t-il ? L’ascendant de l’oncle et du prêtre, une pitié pour sa tendresse, la certitude croissante qu’il lui transmettait l’appel suprême, et quelque chose de plus immédiat, de plus profond, de plus décisif, le poids occulte de la grâce, tout mit en échec sa résistance. Il dit au Père simplement :

— C’est entendu, je réfléchirai jusqu’à demain… Mon oncle, il faut que je vous pose une question. Dans l’état ecclésiastique, fûtes-vous toujours heureux ? Ne vous êtes-vous pas, au moins une fois, repenti ? Répondez-moi cœur à cœur, en présence de Celui qui nous entend.

Le Père, très las, comme brisé par sa victoire, s’étendit sur sa chaise-longue et, la tête penchée, il sembla descendre au fond de sa vie :

— Eh bien ! non, jamais. J’ai guerroyé contre moi-même, je continue, je continuerai, le vieil homme ne meurt pas. J’ai eu à franchir d’effrayantes épreuves intérieures. Mais, pas une minute, je n’ai douté d’être dans la ligne nécessaire et unique. Des joies m’ont comblé, sans nombre, immenses, inénarrables. Chaque âme enfantée à Jésus-Christ par le baptême, c’était comme le Paradis s’ouvrant pour moi. Et toutes celles que j’ai ressuscitées ou préservées de la mort ! Aujourd’hui je ne suis plus qu’un traînard et j’en souffre. Conçois-tu, néanmoins, ce qui m’est donné, le matin, pendant ma trop courte messe ? Si tu me vois morose et lourd, c’est que je manque de sainteté. Les illusions terrestres sont décolorées pour mes yeux ; je ne désire plus que le ciel, mais je le désire trop peu. Je découvre dans mon passé une montagne de fautes, pas un acte méritoire. Je ressemble, moi aussi, à ces bornes qui montrent le chemin aux voyageurs, mais qui ne bougent pas. Quand je pense à l’abjection des temps où il nous faut vivre, je me sens ivre de tristesse. Le spectacle d’un monde athée me tient comme écrasé sur la Croix. Malgré tout, quand j’étais jeune, je ne faisais rien de bon. Maintenant je travaille sur moi-même, j’essaie de m’amender…

Il releva derrière sa tête un coussin, s’y appuya en fermant les yeux. Jérôme ne vénérait pas son oncle à l’égal d’un saint. La conduite du Père étonnait quelquefois en regard de ses maximes ; il restait préoccupé de lui-même, avec les égoïsmes d’un vieux garçon qui se dorlote ; Désirée le jugeait trop bien : « Il ne parle que du martyre et il se soigne de très près. » Mais la simplicité de ces confidences révélait à Jérôme l’élévation de son cœur chrétien ; il l’embrassa dans un élan filial où il étouffa sa propre amertume.

Le Père lui certifiait son bonheur de prêtre ; il le croyait ; seulement pour aspirer à cette félicité austère, il devait rendre son cœur libre et dénudé. Or, Agnès, au moment de l’irrévocable adieu, lui semblait valoir plus que les béatitudes.

Il se retira dans sa chambre, en proie à des angoisses dont il ne voyait pas l’issue. Un livre était ouvert sur sa table, les Confessions de Saint Augustin. Il les avait prises tout à l’heure, puis abandonnées. Il les feuilleta sans y penser. Son attention, soudain, fut reprise par ces lignes :

« Je me roulais et me retournais sur ma chaîne pour achever de la briser. Certes, elle n’était pas très solide, mais elle tenait encore. Je me disais : à l’œuvre ! à l’œuvre ! J’allais agir et je n’agissais pas. »

Augustin, songea-t-il, a passé par les mêmes souffrances que moi. Il a été plus longtemps irrésolu ; il a brisé une chaîne plus lourde que la mienne. Je ne serai pas un saint comme lui. Mais je veux être un homme. Il faut en finir.

Sa main s’allongea nerveusement vers une feuille de papier ; d’un seul trait il écrivit :

Agnès, amie unique, vous êtes sublime ; je vous aime au delà de ce que vous pouvez concevoir. Vous avez eu tout mon cœur de vingt ans ; il reste à vous sans retour. Dieu m’entraîne, vous l’avez compris. Au bout de quelles agonies, lui seul le sait. Mais rien, dans le Christ, ne me séparera de vous. Si je deviens un prêtre, je m’offrirai pour votre âme. Je veux que vous ayez la paix et la force de l’espérance. Cela, je l’obtiendrai. Oui, vous serez heureuse ; vous méritez de l’être, ayant consenti avec moi.

A vous dans l’éternité,

Jérôme.

Il ne se relut point, cacheta l’enveloppe. En traçant l’adresse ses doigts frémirent :

— C’est la première et la dernière fois que je lui écris !

De peur d’un revirement, il courut à la boîte voisine, au bas de l’avenue ; la lettre y glissa comme dans un tombeau où il précipitait son amour. Il rentra mortellement triste de ce qu’il avait fait ; il ressentait la douleur d’Agnès, quand elle recevrait en pleine poitrine le glaive de sa décision.

Mais la chose résolue apportait une délivrance, l’apaisement d’être sûr qu’il ne retournerait pas en arrière. Il s’endormit comme il avait une fois dormi dans la tranchée conquise, après un assaut furieux.

La journée du lendemain lui ménagea le réconfort d’une visite imprévue.

L’abbé Langevin se rendait à Rome, chargé encore, par son évêque, de plusieurs affaires délicates. Il arriva sans s’être annoncé, dans l’après-midi. Jérôme supposa — et il devinait juste — que sa mère avait entretenu ce judicieux ami de la crise où il se consumait. Il s’ouvrit à lui pleinement. Le chanoine eût approuvé son mariage ; il admira son héroïsme et crut comme le Père, comme Dom Estienne, au sérieux d’une vocation si durement éprouvée.

— Elle est bien frêle, objecta Jérôme. Je me sens si peu évangélique, je garde la faim des joies périssables…

L’abbé l’encouragea :

— Bien d’autres, qui sont devenus de saints prêtres, furent tels que vous d’abord, ou plus loin de la vie parfaite. Une vocation est un germe divin. Elle s’implante et s’accroît par des apports insensibles. Dieu, pour la fortifier, s’aide et de la bonne volonté du sujet, et du milieu, et des influences, et du temps.

— Mais Agnès, n’aurais-je pas dû ?…

— Agnès n’est point abandonnée. Antoinette lui sacrifiera sa vie ; vos prières la soutiendront. La longueur des jours use tous les chagrins.

Le chanoine se réjouissait, malgré la saison brûlante, de passer un bon mois à Rome.

— Dans les basiliques romaines, disait-il, mieux qu’en nul lieu du monde, la puissance triomphante de l’Église m’est tangible ; moi qui suis un vieux lettré, je ne conçois guère un plus beau ni un plus grave symbole de la pérennité latine qu’une certaine allée de cyprès, au-dessus des Catacombes de Saint-Calixte, d’où l’on voit à un bout, le tombeau de Cécilia Metella et, à l’autre, la coupole brillante de Saint-Pierre.

Les Catacombes de Saint-Calixte ! Jérôme se rappela qu’elles avaient suscité sa première conversation intime avec Agnès. Mais son imagination l’emporta bien au-delà de ce souvenir. L’appétit de conquête que l’amour avait lié chez lui se débrida soudain. Il proposa au chanoine :

— Voulez-vous un compagnon de voyage ? Nous partirons ce soir même. Je n’irai pas à Rome « pour y tout mépriser, oublier tout et mourir »[3]. J’ai besoin de vivre et de palper des choses immortelles.

[3] Chateaubriand.

— Je vous emmène, s’écria le chanoine, ravi de l’arracher à une solitude néfaste.

Et le Père acquiesça :

— Rome, dans des temps proches, sera peut-être dévastée ou détruite. Hâte-toi, Jérôme, de voir ce que des yeux humains ne reverront plus.


Jérôme ne revint de Rome qu’à la fin de septembre, pour entrer au séminaire des Carmes. C’est dans la chapelle qu’il a reçu la prêtrise, l’an dernier. Six ans, d’études, la prière, l’effort ascétique l’ont transformé. Lorsqu’il s’est prostré contre le tapis rouge, sous les litanies des saints, il a pu dire au Seigneur :

« Vous m’avez voulu ; maintenant moi aussi je Vous veux, je suis bien à Vous. Place à vous seul, ô mon Dieu ! Que je meure en vous pour vivre avec vous. »

Il a prononcé d’une voix entraînante l’Adsum de l’obéissance ; il a tendu sans regret à l’onction ses mains liées. Le Père se tenait parmi les prêtres en surplis qui lui imposèrent leurs mains sanctifiées. Il donnait à Dieu un homme de son sang, presque son fils. C’était le plus haut moment de sa vie. Dans la messe concélébrée avec le Pontife et les nouveaux prêtres, au memento des vivants, Agnès, après la mère de Jérôme, fut la première nommée. Les années, le pli ecclésiastique, mettent entre elle et lui le calme d’une affection surnaturalisée.

Mme Élise était radieuse ; mère d’un prêtre, elle a voulu que seules des pensées fières eussent en son cœur droit de cité. Antoinette s’est abstenue de venir pour ne pas éveiller, derrière sa présence, l’ombre indiscrète d’Agnès. De celle-ci, Mme Élise a reçu un billet touchant :

Si quelque parcelle de douleur se mêle à votre allégresse, laissez-la-moi.

Agnès, au sortir d’une période horrible d’abattement et d’acrimonie où elle ne pouvait plus se voir dans une église, ni supporter l’aspect d’un prêtre, s’est ressaisie peu à peu. La tendresse d’Antoinette cicatrisa de son mieux les plaies de celle qu’elle appelait « sa grande blessée ». Agnès n’a pas eu cependant le courage de se marier, d’assurer à sa sœur la liberté de sa vocation. Elle traîne la vie lente et somnolente d’une châtelaine de province au fond « d’un vieux pays ». Elle regarde, comme elle disait, « les longs crépuscules mourir dans son étang ». Elle choie ses tristesses ; elle se console dans des lectures sentimentales, dans la musique ; elle passe du violoncelle à l’harmonium ; elle a tenté d’apprendre aux enfants du village le chant grégorien, elle n’a pas réussi.

Elle reste une de ces inépousées qui portent le signe d’un crucifiement inconnu. Et le monde ne s’en doute pas. Si des étrangers nomment devant elle l’abbé Jérôme Cormier comme un jeune prêtre de grand avenir, un homme de Dieu, elle répond d’un air nonchalant :

— Je l’ai connu avant qu’il fût séminariste. Il avait alors d’autres idées en tête ; je crois qu’il s’est fait prêtre, un peu contre son gré.

Puis elle ajoute avec une bizarrerie mystérieuse qui, de sa part, ne surprend guère :

— L’amour sait-il jusqu’où il montera ?

20 mars 1926.

ACHEVÉ DIMPRIMER
LE
2 JUIN 1926
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE
(SOMME)

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SIGNE SUR LES MAINS ***