FRÉDÉRIC BOUTET
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d’autres histoires d’à présent
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
1918
Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.
Il a été tiré de cet ouvrage
dix exemplaires sur papier de Hollande
tous numérotés.
DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Victor et ses Amis, suivi d’autres récits du temps de la Guerre.
Celles qui les Attendent.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Contes dans la Nuit.
Drames Baroques et Mélancoliques.
Les Victimes grimacent.
L’Homme Sauvage et Julius Pingouin.
Histoires Vraisemblables.
La Lanterne Rouge.
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright 1918
by Ernest Flammarion
La devanture étroite était peinte en vert, l’intérieur tout rempli de plantes en pots et de fleurs tassées sans apprêt dans les vases. Comme le soleil, qui était clair ce jour-là, donnait de ce côté, la petite boutique semblait un coin de printemps prématuré et charmant.
Un soldat qui venait de la direction de Montparnasse s’était arrêté et contemplait une grosse touffe d’anémones.
— Eh bien, militaire, il faut un bouquet ?
Le soldat leva les yeux. C’était la fleuriste ; une jeune femme aux cheveux bruns, aux yeux gris, francs et assurés.
— Un bouquet, non, répondit-il d’une voix posée et un peu traînante. Mais, de mon métier, je suis horticulteur. Alors les fleurs, j’aime ça… Est-ce que c’est vous qui êtes madame Francine Maret ? ajouta-t-il en regardant le nom écrit en travers de la porte vitrée.
— Oui, c’est moi, mais pourquoi ?…
— Moi je m’appelle Antoine Lavaud, et faut vous dire que j’ai eu, l’année dernière, un camarade de section qui s’appelait Maret.
— Ah !… Voulez-vous entrer un peu ? dit la jeune femme qui avait tressailli.
Il la suivit dans la petite boutique sombre et fraîche, qui sentait la terre et les fleurs. Il ôta son képi et resta debout. Il était court de taille, trapu, avec une tête ronde sur ses épaules rondes et un visage extraordinairement grêlé. Ses petits yeux envoyaient de travers un regard avisé, paisible et bon.
— Quel était le prénom de votre camarade ? demanda brusquement la jeune femme.
— Adrien, je crois bien… Oui, c’est ça : Adrien Maret ; un grand brun, beau garçon… Est-ce que vous connaissez ?
— Il y a longtemps que vous l’avez vu ? fit-elle sans répondre à sa question.
— Oh ! des mois. J’ai été blessé…
Après un silence elle déclara :
— Je ne connais pas du tout celui dont vous parlez. Si c’est ça que vous voulez savoir vous le savez…
Elle se détourna pour arranger du mimosa ; ses doigts tremblaient un peu sur les tiges fragiles. Le soldat s’en alla.
Elle le revit quelques jours plus tard. Paisible, il entra dans la petite boutique.
— Excusez si je vous dérange, dit-il à la jeune femme, mais l’autre jour, quand je vous ai parlé d’Adrien Maret, je crois que je vous ai fâchée. C’était pas mon intention. Faut pas m’en vouloir.
Elle leva sur lui ses yeux gris. Il avait vraiment l’air d’un très brave garçon, et puis elle ne pouvait pas s’empêcher, malgré tout, de désirer des renseignements.
— C’est moi qui ai été vive, dit-elle. Mais, voyez-vous, Adrien Maret… eh bien ! il a été mon mari… et, pendant cinq ans, il m’a rendue très malheureuse… J’ai tout enduré… tout, entendez-vous !… Quand il m’a quittée, il y a maintenant quatre ans et demi, j’ai eu l’impression que j’étais une vieille femme tant j’avais souffert. Il était parti trois fois, et trois fois je lui avais pardonné… Nous avions une belle installation et un commerce qui allait bien… Il a mangé tout ce que j’avais et il m’a laissée à la rue avec trois enfants, et le dernier avait deux mois… Depuis, rien, plus un mot… L’argent, ça m’était égal, mais c’était le reste… Je crois que ça l’amusait de me tourmenter… Il faisait exprès que je sache tout à mesure. Alors, quand j’ai été délivrée de lui pour de bon, j’ai réussi à l’oublier, et maintenant ça y est, c’est fini… C’est pour ça que je vous ai dit, l’autre jour, que je ne le connaissais pas…
— Ah ! oui, je comprends, dit Antoine Lavaud, toujours placide. Quand nous étions ensemble, il m’avait dit, sans s’expliquer plus, qu’il avait eu des torts dans son ménage. Probable qu’il avait des regrets. Là-bas, on réfléchit… on change, voyez-vous…
— Allons donc ! (Elle haussait les épaules). Pourquoi aurait-il changé ? Oui, quand ça a commencé, la guerre, je croyais qu’il viendrait me voir avant de partir, qu’il m’écrirait un mot au moins. Rien. Et quand il est venu en permission, il a été retrouver celle pour qui il m’a quittée la dernière fois… Ça, je le sais… Mais ça m’est égal. C’est fini. J’ai mes enfants à élever et mon métier est dur. Il y a des moments, comme quand c’est le muguet, où, avec les Halles, je reste des trois, quatre nuits sans me coucher…
Elle alla servir un client et revint.
— Dites-moi un peu, demanda-t-elle brusquement, auriez-vous fait ça, vous, de lâcher votre femme et vos enfants ?
— Pour sûr que non… Mais, voyez-vous, moi, j’ai personne… dit-il doucement.
A dater de ce jour, il reparut avec régularité. Ses séjours dans la boutique semblaient lui plaire extrêmement. Il insistait pour balayer le carreau ; il renouvelait l’eau des fleurs ; le plus souvent, il s’asseyait pour causer avec la jeune femme. Ils parlaient horticulture, ou bien échangeaient des considérations d’ordre général, et ils s’entendaient parfaitement. De temps à autre, Lavaud proférait des phrases manifestement étudiées d’avance sur le repentir et le pardon, et il y mêlait le nom d’Adrien Maret.
Un jour, il arriva au commencement de l’après-midi, s’assit en face de la jeune femme qui préparait une gerbe, et dit avec le plus grand calme :
— Je suis un menteur…
Ahurie, elle leva les yeux. Il continua :
« Écoutez bien : Maret a été blessé le même jour que moi, et amené ici au même hôpital. Seulement, lui, il a été bien plus blessé, et il est…
— Mort ! Il est mort ! Et je ne l’ai pas revu ! Et je ne l’ai pas soigné !…
Elle s’était dressée, très pâle.
— Non, non, il n’est pas mort, il va bien… On voit que vous l’aimez, dit Antoine Lavaud en l’observant. Ce que j’ai dit, c’était d’accord avec lui. On est amis intimes et il m’a tout raconté. Il pensait que vous ne lui pardonneriez jamais et il m’a envoyé pour essayer d’arranger les choses petit à petit. Il se repent et il a été très abîmé, vous savez…
— Où est-il ? cria-t-elle. Conduisez-moi…
— Il est à la porte, qui attend. C’est la première fois qu’il peut sortir…
Elle n’écoutait plus ; elle s’était précipitée vers la porte et, maintenant, elle sanglotait en étreignant un homme qui venait d’entrer et qu’elle était heureuse, au fond d’elle-même, sans pouvoir s’en empêcher de trouver si vieilli et si changé, en pensant qu’ainsi il serait peut-être tout à elle.
Antoine Lavaud, sans qu’on y prît garde, s’en alla.
« J’ai réussi, je suis content », se dit-il dans la rue. Mais, soudain, il éprouva une âpre détresse et il comprit que dans cette petite boutique fraîche et sombre, sentant la terre et les fleurs, il avait passé des heures plus douces qu’aucune autre de sa vie, auprès de cette femme aux yeux gris qu’il ne pourrait jamais oublier et qui en aimait un autre qu’il lui avait ramené.
Le train sortait de Paris. Agnès, dans son coin, regardait obstinément, à travers la vitre, la banlieue sous le crépuscule. Ses yeux en larmes ne voyaient rien. Elle avait pris cependant la ferme résolution de ne plus se permettre le moindre manque de courage, mais quand, après l’ahurissement du départ, elle s’était trouvée tranquille dans le wagon, elle avait éprouvé plus durement que jamais combien elle était seule au monde et elle avait eu un accès d’insurmontable détresse en pensant à la vie dépendante et mercenaire qui, au bout de son voyage, commencerait pour elle chez des inconnus.
Mais elle se gourmanda de cette faiblesse. Après avoir attendu quelques instants que ses yeux fussent secs, elle retourna la tête vers l’intérieur du wagon et resta immobile et droite, enveloppée dans son manteau et sa voilette tirée sur son visage qu’elle s’étudiait à rendre grave comme elle s’était étudiée à supprimer toute grâce de sa toilette et de sa coiffure. Elle était très jeune et assez jolie et la directrice du cours austère qui l’avait placée lui avait dit que cela convenait peu à une institutrice.
Tout à coup, Agnès s’aperçut que son voisin l’observait. C’était un soldat qui, peu avant le départ, avait pris, auprès de la jeune fille, la dernière place libre. Agnès, d’un coup d’œil de côté, vit qu’il avait un visage juvénile et fin, des cheveux blonds et de beaux yeux. Il semblait timide et ne l’observait qu’à la dérobée, mais fugitivement leurs regards se croisèrent ; tous deux rougirent.
Ils découvrirent à ce moment qu’une grosse dame qui leur faisait vis-à-vis fixait sur eux des yeux réprobateurs. Cela amena entre eux l’échange instinctif d’un autre coup d’œil et une sourde sympathie s’établit. Après le premier arrêt du train, la grosse dame s’endormit et ce fut elle encore qui acheva entre eux de briser la glace, car elle dormait d’un air colère et prononçait dans son sommeil des propos sans suite d’intérêt domestique. Agnès et son voisin se regardèrent avec des yeux pétillants d’une gaieté complice et, cinq minutes plus tard, ils causaient ensemble, à demi-voix, échangeant des phrases banales sur le temps, sur le train, sur la nuit froide, sur n’importe quoi.
Le train s’arrêta de nouveau. Cette fois la halte était de dix minutes et le jeune homme proposa à Agnès de venir avec lui prendre au buffet quelque chose de chaud. Offusquée, la jeune fille refusa avec dignité ; mais il parut tellement malheureux de l’avoir fâchée qu’elle accepta à l’instant même sa proposition qui, du reste, à cause de son air d’aventure, la tentait extrêmement. Il descendit le premier, Agnès s’appuya sur son bras pour sauter du marche-pied et, à travers les quais et les voies, ils partirent en courant, ravis et, comme deux enfants, se tenant par la main. Ils revinrent de même, en grande hâte, après s’être joyeusement ébouillantés avec des cafés. Ils escaladèrent le marchepied de leur wagon et tombèrent haletants sur leur banquette. Ils se sentaient plus camarades que s’ils s’étaient connus depuis l’enfance. Agnès remarqua gaiement qu’ils avaient failli laisser le train repartir sans eux, mais son compagnon lui dit, avec un effarement rétrospectif qu’il essaya de dissimuler, que c’eût été pour lui une chose grave ; et il expliqua qu’il rentrait à son dépôt après un congé de convalescence et qu’il avait attendu jusqu’au dernier moment, en sorte que le moindre retard lui ferait dépasser les limites de sa permission. Agnès fut très impressionnée par l’idée qu’il avait risqué quelque chose pour elle et elle le lui laissa entendre.
Le train roulait à travers la nuit noire et des flocons de neige volaient le long des vitres. Les quatre voyageurs qui restaient dans le wagon dormaient. Agnès et son compagnon, assis côte à côte dans leur coin, se taisaient à présent, mais une intimité très douce, plus encore peut-être que lorsqu’ils se parlaient, grandissait entre eux.
Après quelques minutes, le jeune homme se pencha et dit à voix basse :
— Vous étiez triste en quittant Paris… Pourquoi ?
Elle tressaillit et ne répondit pas.
« Oh ! je vous demande pardon, reprit-il d’un ton réservé. Je suis très indiscret, cela ne me regarde nullement… »
Elle crut discerner une jalousie dans sa voix, elle leva les yeux sur lui et simplement lui raconta pourquoi elle était malheureuse : Elle était orpheline, une vieille parente l’avait élevée, qui la gâtait beaucoup et qui était morte quatre mois avant, la laissant seule au monde et sans un sou. Alors il lui avait fallu gagner sa vie et, après un séjour dans un cours où on logeait les institutrices sans place, elle avait été très heureuse de trouver une situation dans une famille de province. Elle y allait. Et elle avait pleuré parce que tout cela était cruel et qu’elle n’avait pas encore eu le temps de s’y résigner ; mais dorénavant elle serait forte…
Elle s’arrêta, prête à pleurer de nouveau. Son compagnon ne répondit pas tout d’abord. Il était bouleversé de pitié et de tendresse pour cette enfant délicate et courageuse, seule à travers la vie hostile.
— Moi aussi, croiriez-vous, dit-il enfin, moi aussi je suis seul au monde… ou presque seul… Enfin, je n’ai plus qu’un vieil oncle… Il est fantasque et je le vois peu. Moi aussi, comme vous, je suis seul… sans affection. Mais non, non, ne pleurez plus…
Il lui avait pris la main et, incliné vers elle, il murmurait des mots de consolation qui devenaient des mots d’amour et Agnès, tremblante, oubliait comme lui qu’ils ne se connaissaient pas quelques heures auparavant et comme lui trouvait que sa vie maintenant prenait un sens nouveau.
Soudain, un voyageur qui s’éveilla demanda où on était. Le jeune homme lâcha la main d’Agnès et regarda par la portière. Dans son émotion, il ne s’était pas rendu compte que le train, depuis deux minutes, était arrêté dans une gare. Et, tout à coup, ses yeux tombèrent sur le nom de la station écrit sur la vitre d’un réverbère. Il bondit, c’était là l’embranchement où il devait descendre et le train sifflait déjà pour repartir. Effaré, il arracha ses bagages du filet, se jeta sur la portière et sauta du train qui se mettait en marche. Il trébucha, se redressa et, à cet instant, s’aperçut qu’il ne savait pas plus le nom et l’adresse de celle qu’il venait de quitter ainsi, qu’elle ne savait son nom et son adresse à lui. Il s’élança en criant, mais le wagon, à la portière duquel il crut voir un visage se pencher, était là-bas, trop loin, et il resta sur le quai, ahuri et désespéré, comprenant qu’aucune chance n’existait pour qu’il la retrouvât jamais et qu’elle ne serait pour lui qu’un souvenir que le train, en s’éloignant, emportait déjà vers le passé.
En sortant de la petite gare de banlieue, Pierre s’éloigna sur la route, d’un pas pressé.
Il était très ému et très heureux : il allait la revoir. Il escomptait la surprise et la joie de la jeune femme et, maintenant, il n’avait plus ces doutes qui, après qu’il eut été séparé d’elle, l’avaient d’abord tourmenté. A force d’évoquer les incidents du passé, il s’était de plus en plus persuadé qu’il ne s’exagérait pas leur signification et son espérance était devenue une certitude.
Quand il vit de loin la longue grille du parc et la maison au milieu des arbres, il eut un tressaillement : il avait connu là, si peu de mois avant, tant d’heures atroces de souffrances et d’angoisse, puis tant d’heures de joie fervente en revenant à la vie auprès d’elle… Mais il fut saisi d’une inquiétude : si elle n’était plus là ? Il se hâta vers la grille, et, quand on lui eut dit qu’elle était venue comme chaque jour et qu’elle se trouvait dans le parc, il eut un frémissement de joie profonde.
Il s’enfonça dans les allées mal tenues, sauvages et charmantes avec leurs herbes folles et leur ombre fraîche où le soleil d’après midi, à travers les arbres, jetait des taches vivantes.
Brusquement, Pierre s’arrêta. Il voyait là-bas celle qu’il cherchait. Il avait tressailli et restait immobile. Elle se trouvait à l’endroit même où ils venaient ensemble, à l’automne dernier : elle était assise sur le banc où tant de fois ils s’étaient assis côte à côte ; mais elle n’était pas seule, un blessé était auprès d’elle… comme auparavant il y était, lui.
Avec précaution, en étouffant ses pas et en se glissant entre les buissons, il s’approcha et, caché dans le massif contre lequel s’adossait le banc, il les observa et les écouta, et il était si bouleversé qu’il craignait que le battement de son cœur ne décelât sa présence.
Bientôt la jeune femme se leva et reconduisit le blessé jusqu’à la maison où elle le confia à une infirmière. Pierre, par une autre allée, la rejoignit, et, quand elle fut seule, il s’approcha d’elle.
— Madame… commença-t-il, d’une voix que l’émotion étranglait.
Elle tourna la tête vers lui. Il pensa qu’elle était plus jolie que jamais, mais, dans les grands yeux sérieux et doux qui le regardaient, il ne vit que de l’indifférence.
— Monsieur ?… répondit-elle d’un ton interrogateur.
Pâlissant, il eut un cri désespéré.
— Vous ne me reconnaissez pas ?
Surprise, elle hésita quelques secondes, puis son visage s’éclaira :
— Ah ! mais oui, oui !… Pierre Marsier… Je me souviens très bien… Vous avez été soigné ici, il y a six mois… Votre bras va-t-il mieux ? Vous avez été gravement blessé à la poitrine et au bras, n’est-ce pas ?
— Oui, mon bras va mieux. Il est encore très faible et ne se rétablira jamais complètement, mais je n’en souffre plus…
Il s’arrêta court. Ce n’était pas pour lui parler de ses blessures qu’il était venu. Après un instant, le visage crispé, il répéta :
— Vous ne m’avez pas reconnu !…
— Je ne m’attendais pas du tout à vous voir… et, dans vos vêtements civils… Alors, maintenant que vous n’êtes plus soldat, vous avez repris vos occupations ?… Vous étiez dans une banque, je crois ? demanda-t-elle avec un ton d’intérêt cordial.
— Non. Je m’occupe d’industrie, murmura-t-il.
Côte à côte, ils firent quelques pas dans une allée, et la jeune femme reprit, aimablement.
— Et vous avez pensé à revenir voir votre maison de santé… C’est gentil, cela !
Pierre s’arrêta et la regarda en face.
— Je suis revenu vous voir, vous…
Elle eut un petit mouvement ; il continua :
— Oui. Et je pensais presque que vous m’attendiez… Vous avez été si dévouée, si douce, si bonne, si tendre pour moi… Vous ne vous souvenez donc pas ?… Et les heures que nous passions ensemble… et nos conversations… Alors, je croyais… Quand je suis parti d’ici, je n’ai pas pu vous parler parce que vous étiez souffrante et que vous n’êtes pas venue pendant quelque temps… J’ai été dans le Midi et je ne pouvais pas écrire… Du reste, je préférais revenir… Et vous ne m’avez pas reconnu… Et, en arrivant, je vous ai vue assise sur le banc, sur notre banc, avec un blessé…
— Eh bien ? fit-elle, étonnée.
Il hésita, mais ne put se contenir.
— Je me suis approché, je me suis caché pour vous voir et vous entendre. Vous lui avez dit les mêmes mots que vous me disiez à moi. Vous avez eu les mêmes manières affectueuses et douces, les mêmes sourires que pour moi… Il vous tenait la main comme je vous la tenais…
— Eh bien ? dit-elle encore, très calme.
— Eh bien… eh bien… Vous ne comprenez donc pas ? Je m’étais figuré… J’avais espéré… Je ne pensais pas être pour vous un indifférent… Je savais que vous étiez libre, seule… comme moi-même… Et je revenais pour vous demander… Et je vous trouve avec les autres comme vous étiez avec moi…
La jeune femme avait légèrement rougi et ses yeux étaient devenus sévères.
— Monsieur Marsier, dit-elle, je m’efforce de consoler un peu ceux qui n’ont personne et qui ont besoin de douceur et d’affection en revenant à la vie…
Il ne répondit rien. Il comprenait toute l’injustice de ses reproches égoïstes. Il comprenait qu’il s’était leurré lui-même en se figurant qu’elle l’aimait parce qu’il l’aimait, et en prenant sa pitié pour de la tendresse. Mais il comprenait surtout qu’il souffrait âprement.
« Voyons, reprit-elle plus doucement, vous savez bien que jamais rien, ni dans mes paroles ni dans mes actes, n’a pu vous laisser croire… Je vous ai soigné de mon mieux, avec sympathie… Vous étiez un blessé…
— Oui, un blessé… comme les autres, dit-il avec amertume.
— Mais maintenant vous n’avez plus besoin de moi… Vous êtes guéri…
Elle lui tendit la main gentiment et rentra dans la maison.
Il s’en alla à travers le parc, regrettant la souffrance ancienne…
Il arriva l’après-midi. A travers la calme ville, une voiture de la gare le cahota jusqu’à sa maison. Il passa le seuil qu’il n’avait pas passé depuis sept ans. La vieille servante qui était gardienne s’empressa.
— Monsieur Georges, c’est pas Dieu possible que vous voilà enfin ! C’est que ça en fait du temps que vous n’êtes pas revenu… Quand je pense que maintenant, de toute la famille, il ne reste plus que vous !… Dire que je vous ai vu tout enfant !… Ça vous va bien l’uniforme… Et vos blessures, ça ne vous fait plus souffrir ?… Vous allez voir comme je vais bien vous soigner, monsieur Georges… Parce que vous êtes ici pour un bon bout de temps, n’est-ce pas ?
Il dit qu’il était guéri et qu’il ne resterait que trois jours, et la vieille s’exclama de nouveau. Il la laissa qui défaisait sa valise et il se mit à parcourir la vieille maison familiale où il était né, où il avait grandi, où, à chaque pas, dans les corridors sombres, dans les pièces muettes, se levaient pour lui tous ses souvenirs d’enfance et de jeunesse.
D’une chambre du premier, qui avait été sa chambre, il ouvrit avec peine les persiennes aux gonds rouillés. Devant lui, sous un soleil pâle dans un brouillard léger, s’étendait le jardin inculte avec ses allées effacées par l’herbe, son bassin tari, ses statues grimées par l’injure du temps et, au fond, la haie. Et dans la haie haute et touffue il put reconnaître, à demi bouchée par les pousses des buissons, la brèche qui communiquait avec l’autre jardin, là-bas…
Et, brusquement, son amour et sa souffrance surgirent du passé, aussi ardents, aussi cruels, aussi éperdus que dans le passé même.
« Je ne l’ai pas oubliée, je ne l’ai pas oubliée… murmura-t-il. Comment ai-je pu croire que je l’avais oubliée ?… »
Elle avait habité, avec une vieille parente, la maison qui était là-bas, au bout du jardin, de l’autre côté de la haie. Il l’avait aimée, enfant lui-même, quand elle était une enfant moqueuse et impérieuse qui le pliait à tous ses caprices et le récompensait parfois en lui permettant d’embrasser sa joue. Il l’avait aimée tout le long de leur adolescence, qu’il fût près d’elle ou loin d’elle, qu’elle fût dédaigneuse ou bonne, selon la fantaisie de sa coquetterie. Il l’avait aimée plus encore, à mesure que le temps passait, qu’elle devenait une femme. Et il avait cru qu’elle l’aimait elle aussi, qu’elle consentait à l’épouser, quand, un soir de juin, à travers la brèche de la haie, elle l’avait écouté, semblant émue, et sans lui répondre par des railleries. Mais il avait, peu de temps après, compris à quel point il s’était trompé lorsqu’il avait appris qu’elle allait épouser un homme qui avait une fortune très considérable et de hautes ambitions. Il avait éprouvé alors une douleur si affreuse, une jalousie si torturante qu’il s’était enfui pour ne pas la voir auprès d’un autre, pour ne plus entendre prononcer son nom. Il avait passé des années à l’étranger et, brusquement, était revenu pour la guerre. Maintenant, dans cette maison où il osait rentrer pour la première fois, les souvenirs et les images de jadis renaissaient plus despotiquement. Il descendit vers le jardin. Sous ses pas, des feuilles mortes, montait une odeur humide et flétrie.
Il s’arrêta auprès de la brèche dans la haie. Il essayait en vain de dominer son émotion et il était irrité en songeant qu’il porterait toute sa vie le fardeau de cet amour dont les rêves et les souffrances ne voulaient pas se laisser oublier.
Derrière la haie, soudain, glissa un pas léger. Il vit une forme svelte dans un grand manteau sombre. Bouleversé, il recula. C’était elle. Elle était là… avec son mari, sans doute… Il allait les voir côte à côte…
« Pourquoi suis-je revenu ? » se dit-il avec angoisse.
Elle s’approcha de la brèche. Il voulut s’enfuir et n’eut pas la force de détourner les yeux de son visage.
— Restez, chuchota-t-elle, je savais que vous deviez venir et j’ai voulu…
Il l’interrompit violemment. Ce qu’il disait c’étaient ses pensées qui continuaient tout haut et sa voix haletait d’émotion.
— Non, non, je ne veux pas vous entendre ! je ne veux pas vous voir ! Je souffre assez, je vous aime assez déjà ! Laissez-moi ! Je vous ai aimée toute ma vie. Jamais je ne pourrai aimer une autre femme. Vous le savez ! Vous m’avez appris la souffrance ! J’étais un enfant quand vous me l’avez apprise, enfant aussi vous-même, mais déjà sans pitié ! Maintenant vous êtes à un autre…
Elle eut un mouvement d’étonnement.
— Vous ne savez donc pas ?…
— Je ne suis jamais revenu ici avant aujourd’hui. Je ne suis revenu en France que pour la guerre… Maintenant j’espérais vous avoir oubliée, après tant de temps… après tant de choses… Mais non, je ne vous ai pas oubliée ! Au milieu du danger, des épreuves, des fatigues, ma vraie souffrance c’était vous… Vous n’étiez pas obligée de m’aimer… Mais j’ai cru… Vous m’avez laissé croire… Et c’est un autre…
Sa voix s’étrangla. Elle dit lentement :
— Je suis veuve depuis trois ans. Mon mari est mort dans un accident. Il était violent et emporté… J’ai été malheureuse… très malheureuse… Et j’ai changé…
Oui, elle avait changé. Il le comprenait à l’entendre et à la voir. Dans l’ombre du soir qui tombait il la regardait ardemment. Elle n’était plus celle de jadis, l’enfant éclatante, capricieuse, dédaigneuse. Elle était peut-être moins belle, mais il se demanda si elle n’était pas d’une séduction plus émouvante, maintenant que la vie l’avait assouplie et meurtrie.
« Je suis revenue seule dans cette vieille maison, reprit-elle. Je voulais y retrouver les souvenirs de tout ce que j’ai dédaigné, de tout ce que j’ai gâché, de tout ce que j’ai perdu… Il faut me pardonner, Georges… Depuis longtemps je sais… je sais… »
Ses yeux étaient baissés et elle tordait une branche mince de la haie entre ses doigts fins. Il se pencha vers son visage, n’osant encore comprendre, tant la détresse du passé l’opprimait toujours, mais elle releva les yeux et alors, suffoquant, il dut rester silencieux avant de pouvoir lui dire ce qu’elle était pour lui et quel bonheur il emporterait quand il repartirait.
— Partir… Oh, c’est vrai… c’est vrai… vous allez partir, retourner au péril…
Elle avait pâli. Une émotion cruelle crispait son visage passionné. D’une voix basse, où tremblait la peur d’une angoisse qui venait de naître pour elle avec son amour, elle ajouta :
« Eh bien, vous voyez, c’est à mon tour… C’est moi maintenant qui vais souffrir à cause de vous… »
Ce soir-là, dans un angle du petit salon, terrain neutre, Charlotte Civreuze, assise devant un secrétaire, écrivait. Établi au coin de la cheminée, Georges Civreuze lisait, tout en fumant un cigare. Ayant manqué un rendez-vous, il était rentré dîner chez lui et, après dîner, par convenance et habitude de politesse, il s’était, pour une heure, astreint à rester dans la même pièce que sa femme avant de rentrer chez lui, c’est-à-dire dans l’aile droite du petit hôtel — Charlotte habitant l’aile gauche avec sa mère, qui, impotente, ne sortait jamais de sa chambre.
M. et Mme Civreuze étaient mariés depuis douze ans. Dans ce temps-là, Charlotte avait vingt-quatre ans et Georges Civreuze, — le beau Civreuze, — trente-sept ans. Il était ambitieux et elle était riche. La mésintelligence avait éclaté entre eux dès les premiers jours à cause de questions d’argent, Charlotte ayant, sans en comprendre nettement la portée, redit à son mari, comme venant d’elle, des propos qu’avaient tenus ses parents, bourgeois prudents qui se défiaient de leur gendre. Georges Civreuze, cruellement offensé par les paroles de sa femme, et satisfait peut-être du prétexte, s’était éloigné d’elle avec une détermination inflexible et avait recommencé à vivre comme avant son mariage, apportant cependant une ardeur au travail et une audace aux affaires qui lui avaient édifié rapidement une fortune considérable. Charlotte, si elle avait souffert, ne l’avait pas dit ; elle s’était résignée en tout cas, et, sans bien comprendre pourquoi son mari la délaissait ainsi, elle n’avait jamais cherché ni à se rapprocher de lui, ni à trouver ailleurs une autre affection.
Peu après neuf heures, dans le petit salon, un domestique entra.
— La mère de Madame demande Madame, dit-il.
Charlotte, laissant inachevée la lettre qu’elle écrivait, releva la tablette de son secrétaire et, après un regard vers son mari qui lisait toujours, elle sortit.
Civreuze éprouva un petit soulagement, bien que la présence de sa femme ne l’agaçât même plus. Pendant longtemps, elle avait été pour lui l’image de l’égoïsme inaltérable, de l’étroitesse d’esprit et de la sécheresse de cœur. Il détestait sa figure aux traits un peu effacés sous la chevelure châtaine. Il détestait ses coiffures austères, son manque d’élégance, ses préoccupations assidues d’économie domestique. S’il ne s’était pas séparé d’elle, c’est parce que ses affaires, au début, en auraient souffert et parce qu’il trouvait nécessaire d’avoir un intérieur pour recevoir. Avec le temps, son hostilité et sa rancune s’étaient atténuées et Charlotte n’avait plus eu pour lui la moindre importance.
Il venait d’achever son cigare et quittait son siège pour rentrer chez lui, lorsque, soudain, la tablette du secrétaire, mal fermée, retomba avec violence sur ses charnières. Deux ou trois paquets de lettres se répandirent sur le tapis ; d’autres lettres, également en liasses, restaient à l’intérieur du meuble.
Civreuze, d’un mouvement instinctif, se dirigea vers le secrétaire pour ramasser les lettres. Mais il hésita un moment ; l’idée de se mêler des affaires de sa femme lui était désagréable. Tout à coup, un sentiment le saisit, que, deux minutes auparavant, il n’eût pas cru possible pour un tel objet : un sentiment de curiosité, vague d’abord, ensuite précis et ardent.
Il eut encore une hésitation, puis se pencha, ramassa les lettres et y jeta les yeux. Chaque paquet était d’une écriture différente, mais toutes les lettres étaient adressées à sa femme. Il commença à lire, restant debout ; ensuite, il s’assit et, lorsqu’il eut parcouru les lettres qui étaient tombées, il prit celles qui étaient restées dans le secrétaire. Il paraissait profondément intéressé et de plus en plus stupéfait. Deux fois il s’arrêta, songeur, les sourcils froncés, puis se remit à lire.
Tout à coup, il y eut un bruit léger derrière lui.
— Oh ! mes lettres !… s’écria Charlotte qui venait de rentrer.
Civreuze se retourna vers sa femme. Frémissante, les joues rouges, les yeux animés, elle lui parut plus vivante qu’il ne l’avait jamais vue.
— Vous les avez lues ? continua-t-elle, étonnée davantage encore de l’intérêt que cela témoignait à son égard qu’indignée de l’indiscrétion.
— Oui, je les ai lues, dit simplement Civreuze, sans chercher à expliquer sa conduite. Combien avez-vous donc de filleuls ? ajouta-t-il après une pause.
Elle ne répondit pas.
« Et qu’est-ce que vous leur écrivez donc pour qu’ils vous répondent de semblables lettres ? »
C’était cela qui l’avait ahuri. C’était le ton de ces lettres de soldats. Il y avait des lettres très correctes et bien écrites ; il y avait des lettres d’ouvriers qui cherchent à faire de belles phrases ; il y avait des lettres de paysans presque illettrés, mais toutes se ressemblaient par l’intimité, par l’émotion, par l’affection respectueuse et reconnaissante qui éclataient à toutes les lignes. Il était évident que, pour tous ces hommes qui étaient des isolés dans la vie, les lettres que leur écrivait Charlotte Civreuze étaient ce qu’ils avaient de plus cher. Et ils lui répondaient comme à une amie, comme à une sœur, lui racontant discrètement ou naïvement ce qui leur arrivait et ce qu’ils pensaient, leurs épreuves, leurs tristesses et leurs espoirs. Il était évident que, pour chacun d’eux, elle savait choisir, quand elle-même écrivait, la note juste qui devait le toucher, le réconforter, le distraire.
Civreuze trouvait la preuve de tout cela dans la lettre que sa femme avait laissée inachevée et qu’il venait de parcourir. Était-ce bien cette Charlotte sèche, rigide et en même temps puérile, qui avait écrit ces phrases de gaieté affectueuse, d’encouragement cordial, franc et charmant ? Et Georges Civreuze restait stupéfait de la somme de joie, de confiance, de sympathie qui pouvait émaner de Charlotte. C’était, pour lui, une révélation qui lui causait une surprise, une émotion, une irritation, aussi, au fond de laquelle il y avait une jalousie inavouée et confuse, et la sensation amère qu’il s’était grossièrement trompé sur celle qui, depuis douze ans, vivait à ses côtés sans qu’il l’eût jamais connue.
— Pourquoi celui-ci ne vous écrit-il plus ? demande-t-il tout à coup en montrant un paquet dont la dernière lettre datait de quatre mois.
— Il a été tué, dit-elle à demi-voix.
Elle désigna cinq autres lettres d’une grosse écriture maladroite et ajouta :
« Celui-là aussi… »
Elle était émue. Elle prit les lettres des mains de son mari et les rangea dans les tiroirs du secrétaire.
Entre eux deux il y eut du silence, mais ce n’était pas leur habituel silence d’étrangers en défiance.
Et, tout à coup, Georges Civreuze dit comme pour lui-même, assez bas ;
— Il est trop tard…
Charlotte avait achevé de fermer le secrétaire. Elle ne répondit rien. Ses lèvres tremblaient. Mais elle tourna vers son mari un regard qui voulait dire, que, peut-être, ce n’était pas trop tard si vraiment il comprenait, que ce n’était pas une raison parce qu’ils avaient perdu douze ans pour perdre le reste de leur vie, et qu’ils avaient, jusqu’au bout de leur vieillesse côte à côte, encore le temps d’être heureux.
Pendant tout le voyage, dans le train de permissionnaires qui l’amenait vers Paris, André Farel se répéta la même question obsédante : Pourquoi Denise, depuis une quinzaine de jours, ne lui avait-elle écrit que deux fois, alors que, de coutume, elle lui envoyait trois ou quatre lettres au moins par semaine, — et pourquoi ces deux lettres étaient-elles si brèves, quelques lignes à peine, disant qu’elle allait bien et qu’elle avait beaucoup de travail dans les bureaux où elle était dactylographe, au lieu des pages écrites en tous sens, pleines de détails et surtout pleines de tendresse, qu’il recevait habituellement et qu’il passait des heures à lire et à relire ?
Sans qu’il pût s’en défendre il avait de mauvaises pensées. Elle était si jeune et si jolie, et c’était si long cette séparation que coupaient, de loin en loin seulement, ses brèves permissions ! Puis, il rejetait ses soupçons. Il la connaissait bien ; il savait bien qu’elle l’aimait autant qu’il l’aimait. Mais les soupçons revenaient, le torturaient.
Il n’avait pas prévenu qu’il venait. Elle ne pouvait donc l’attendre à la gare. Pourtant il eut un serrement de cœur. Cette arrivée, sans qu’elle fût là, était si différente des autres ! Il se hâta vers chez lui, monta rapidement ses étages, frappa à la porte de leur logement. Rien ne répondit. C’était dimanche, il était une heure à peine. Pourquoi était-elle sortie ? Une jalousie atroce le fit pâlir.
Sur le palier une porte s’ouvrit. Une grosse femme simplement mise, leur voisine depuis quatre ans qu’ils étaient venus habiter là, après s’être mariés, parut.
— Monsieur Farel ! Comment ! c’est vous ? Ah ! bien, on ne pensait pas vous voir avant quinze jours !
— Bonjour, madame Henry. Oui, j’ai changé de permission avec un camarade. Savez-vous où est Denise ?
Mme Henry parut embarrassée.
— Je vais vous expliquer…
— Où est-elle ? cria-t-il avec une violence soudaine.
La grosse femme lui mit doucement la main sur le bras.
— Votre femme a été malade et on la soigne.
— Malade ? Elle est malade ?… Gravement ?… Mais dites ?…
— Ne vous faites pas des idées… Elle va bien, maintenant… Elle est presque guérie… Puisque je vous le jure, voyons, monsieur Farel. Faut pas vous mettre dans des états comme ça. Venez avec moi. Nous allons la voir. C’est tout près.
Ils partirent en hâte. Le long des rues Mme Henry répondit aux questions d’André.
— Oui, elle est à l’hôpital. Dame, vous pensez, pour une opération… Ça l’a prise un soir. Depuis un bout de temps elle n’était pas bien, elle ne mangeait plus. Et puis, à la fin du mois dernier, ça s’est déclaré tout d’un coup. Dans le côté droit, une douleur qui la faisait crier que ça me fendait le cœur. Il a fallu de la morphine pour la calmer un peu. Et puis il a fallu l’opérer tout de suite. C’était chanceux, paraît-il, mais on ne pouvait pas faire autrement et ça a réussi on ne peut mieux…
— Et je ne savais rien, dit André.
— Ses patrons ont été très bien, continuait la grosse femme. Ils se sont occupés d’elle et lui ont fait avoir une petite chambre… Allons un peu moins vite, voulez-vous, monsieur Farel ? Je n’ai plus mes jambes de vingt ans… Du reste nous y voilà. Je vais aller en avant pour la préparer à votre arrivée. Faut pas encore trop d’émotions, vous comprenez…
Dans le lit étroit, Denise, amaigrie, pâlie sous ses épais cheveux blonds en désordre, avait l’air d’une enfant plaintive et, à la voir ainsi, André Farel suffoquait d’émotion. Il comprenait mieux encore qu’il ne l’avait jamais compris combien elle était tout au monde pour lui. La pensée de ce qui aurait pu arriver le remplissait d’une angoisse si aiguë qu’il se raidissait pour ne pas sangloter tandis que Denise, immobile, mais les joues et les yeux animés par la joie, parlait d’une faible voix heureuse :
— Oui, je t’assure. Je vais tout à fait bien… Je recommence à avoir faim… Tout le monde a été gentil pour moi, mais surtout Mme Henry… Crois-tu, elle est venue ici tous les jours… Tu la rappelleras tout à l’heure puisqu’elle a voulu nous laisser seuls… Comme je suis contente de te voir !…
— Et je ne savais rien, balbutia-t-il. Pourquoi ne m’as-tu pas fait prévenir ?…
— Te prévenir ? Non, par exemple ! Tu n’aurais pas pu arriver à temps, même si tu avais pu partir tout de suite. Et si tu n’avais pas pu partir ? Tu vois ça, n’est-ce pas ? J’aurais été t’écrire : « On m’opère. » Pour que tu te tortures d’inquiétude, de chagrin… Non, non, je sais trop ce que c’est, vois-tu, que d’avoir peur pour qui on aime… Et toi, là-bas, au milieu du danger… Ça t’aurait fait perdre la tête de me savoir malade. Qui sait ce qui serait arrivé ? Tu aurais fait une imprudence. Tu n’aurais plus pensé qu’à moi. Tu te serais fait tuer… Et alors, moi… Non, non, je pouvais bien être un peu courageuse, tu l’es assez. Je pouvais bien t’épargner ça… Et puis, du reste, moi, je n’étais pas en danger. Ce n’est rien du tout, cette opération-là…
Un peu lasse d’avoir tant parlé, elle s’arrêta. André Farel la regardait… Il se l’imaginait à la veille de l’opération, seule avec ses souffrances, seule avec la peur qu’elle avait dû éprouver et dont elle ne parlait pas. Mais une pensée subite lui traversa l’esprit.
— Les lettres ! Les deux lettres que j’ai reçues ces temps derniers ! Tu n’as pas pu les écrire étant opérée. Comment se fait-il ?…
— Oh ! je les ai écrites avant, dit-elle simplement. Je ne pouvais pas te laisser sans nouvelles pendant si longtemps. Tu n’aurais plus su quoi penser. Alors, quand on m’a dit que je devais être opérée tout de suite, j’ai profité de ce que j’avais moins mal pendant la morphine et je t’ai écrit trois lettres d’avance… Mme Henry les a mises à la poste. Elle a dû t’envoyer la dernière ce matin. Je comptais pouvoir te récrire d’ici deux ou trois jours et comme je ne t’attendais qu’à la fin du mois tu m’aurais trouvée chez nous et rétablie. Ce n’était pas beaucoup, trois lettres, et elles n’étaient pas longues, mais je n’ai pas eu la force d’en écrire plus…
Il s’était assis, la tête dans ses mains. Denise en profita pour atteindre, sous son oreiller, une enveloppe qu’elle déchira en petits morceaux. C’était une quatrième lettre, dont elle ne lui avait pas parlé, qu’elle avait écrite pour lui, et qui aurait remplacé les autres au cas où l’opération n’aurait pas réussi.
— Mon mari, mon mari !… Claude Erlande ?… haleta Claire, quand elle entra à l’hôpital. Et elle était si égarée par son angoisse qu’elle ne savait pas qui lui avait ouvert ni à qui elle parlait.
— Il est blessé gravement, mais n’est pas en danger, lui répondit-on. Et on dut la soutenir et l’asseoir sur une chaise, car elle défaillait maintenant en sanglotant.
Lorsqu’elle fut un peu remise, au bout de quelques minutes, on lui permit de monter auprès du blessé. Une infirmière la guida le long des grands couloirs nus jusqu’à la petite chambre qu’il occupait seul.
— Oui, je vous assure, il est déjà mieux, répondit l’infirmière aux questions de la jeune femme… Mais, pourtant, vous comprenez, il ne faut pas vous attendre à le trouver rétabli… Il a une forte fièvre et il délire presque tout le temps… Il vous parle, il se croit avec vous… Voyons, voyons, ne vous émotionnez pas comme cela, continua-t-elle, en voyant combien avait pâli le joli visage de Mme Erlande. Je vous jure qu’on répond de lui. C’est grave, bien sûr, mais maintenant on ne peut presque plus dire que c’est dangereux.
Claire ne répondit pas, elle se hâtait. Elle arriva enfin à la chambre de son mari. Elle entra et dut faire un suprême effort pour ne pas éclater en sanglots en le voyant allongé, enveloppé de pansements, la face tirée, livide, rouge aux pommettes, les yeux clos. Sa respiration était rapide, mais il était assez calme.
— Je vous laisse, chuchota l’infirmière. Ne vous inquiétez pas s’il a encore le délire. Ce n’est rien, soyez-en sûre. Si vous avez besoin de moi, appelez.
Claire s’assit silencieusement à côté du lit, afin que le premier regard de son mari fût pour elle s’il ouvrait les yeux.
Mais Claude Erlande n’ouvrit pas les yeux ; une agitation légère le gagnait et ses lèvres commencèrent à remuer. Claire se pencha pour saisir les mots qu’il balbutiait.
— Oui, ma chérie, nous allons sortir, maintenant qu’il fait moins chaud… Alors tu ne regrettes pas d’être venue ici ? La plage te plaît, n’est-ce pas ? Mais n’oublie pas de prendre un manteau. Si nous rentrons tard, tu pourrais avoir froid.
Claire écoutait, les joues inondées de larmes. Son mari parlait avec cet accent caressant et doux qu’il avait toujours en lui parlant. Elle reconnaissait des mots qu’il lui avait dits du temps de leur bonheur, c’est-à-dire pendant les trois années qui s’étaient écoulées entre leur mariage et la guerre. Elle reconnaissait, esquissé comme une ombre de sourire sur ses traits tirés, ce sourire tendre et gai qu’il n’avait que pour elle et qui donnait tant de charme et de bonté à son visage régulier, énergique, habituellement un peu grave. A le voir ainsi, faible, blessé, inconscient, et avec une seule pensée — elle — veillant au fond de lui, Claire suffoquait d’amour et de douleur. Sans oser le toucher lui-même, elle mit sa main doucement sur le drap comme si c’était un peu de lui.
Elle écouta de nouveau, car il parlait encore, plus vite et plus distinctement.
« Eh bien, ma chérie, tu es contente d’être ici ?… Cela te plaît, Dieppe, n’est-ce pas ? C’est une plage où je venais lorsque j’étais enfant et j’ai voulu te la montrer… Mais fais attention au froid, ce soir… Tu as toussé ces derniers jours… Si nous allons voir la cousine Clotilde nous prendrons une voiture fermée… Je ne veux pas que tu fasses d’imprudence. Je suis trop tourmenté quand tu n’es pas bien… »
La voix de Claude Erlande se fondit en un murmure confus.
Claire, très pâle, les yeux dilatés, le visage crispé, s’était rejetée en arrière et, sur sa chaise, demeurait rigide et muette. Une indicible et insolite souffrance lui tordait le cœur. Ce n’était pas à elle que parlait son mari égaré par le délire, et il ne se croyait pas avec elle. A Dieppe, elle n’était jamais allée avec lui, et la cousine Clotilde, dont elle avait entendu parler, était morte sans qu’elle l’ait connue. Mais Claire comprenait, elle savait, elle n’eut pas besoin de ce nom, Geneviève, que murmurait maintenant le blessé, pour apprendre que Claude Erlande était avec sa première femme, qu’il avait épousée quand tous deux étaient très jeunes, et qui était morte après quelques mois de mariage.
Claire, lorsqu’elle avait aimé Claude, avait tout d’abord été cruellement jalouse de son premier mariage, mais cela datait déjà de plusieurs années et Claude l’avait tant aimée, elle, qu’elle avait fini par oublier.
Maintenant, cette jalousie revenait, atroce. Claire éperdue, frémissante, écoutait son mari parler à cette femme qui était morte, qui était celle qu’il avait épousée la première, qui était celle dont le souvenir, si bref et si lointain pourtant, le captivait à présent.
Soudain, Claude Erlande se tut ; il respira profondément, remua un peu et ouvrit les yeux. Il avait repris connaissance. Un instant, son regard se posa, lucide, sur sa femme. Et dans ses yeux passa une joie intense. Claire y vit resplendir tout son amour pour elle. Il fit un faible petit mouvement pour lui prendre la main et murmura avec un accent de profonde tendresse :
— Ma chérie… Claire chérie… tu es là ?…
Puis, de nouveau, ses yeux se fermèrent, sa tête roula un peu sur l’oreiller, le délire le reprit, et il retourna mystérieusement vers les heures du passé et vers celle qu’il avait aimée tout d’abord quand il était très jeune, car, de sa voix faible, un peu haletante, un peu rauque, mais pleine de tendresse, il recommença :
« Prends bien garde au froid, Geneviève chérie, tu sais que tu es fragile… Si tu veux, dès l’hiver, nous partirons pour le Midi… Tu verras comme nous nous installerons bien… »
Il continua, détaillant, en petites phrases familières et caressantes, cette vie de jadis, cette vie qui était en lui un domaine fermé que Claire avait cru aboli, mais qui n’était qu’enseveli.
Et Claire, penchée sur lui, écoutait, pantelante et crispée, et se demandait si c’était pour elle ou pour l’autre qu’il avait eu le plus d’amour.
Dans le beau jardin du pensionnat de Mme Bayle, à Auteuil, les « grandes », une quinzaine de toutes jeunes filles, se promenaient par groupes.
Simone Presles, une petite blonde vive et rieuse, s’était emparée de la « nouvelle » que la directrice venait de présenter.
— Alors, vous vous appelez Thérèse Ferrière ? C’est un joli nom. Est-ce que vous avez déjà été en pension ? Mais je suis bête, il faut nous tutoyer !… Comme c’est drôle, qu’on t’ait mise ici à Pâques !…
La nouvelle restait silencieuse et comme effarouchée. C’était une enfant vêtue de deuil, mince et brune, aux grands yeux sombres et aux lourds cheveux indisciplinés. Elle finit par dire quelques mots d’elle-même : elle avait perdu ses parents quand elle était toute petite, et elle avait été élevée au fond de la Vendée, dans un vieux château solitaire, par une grand’mère fantasque qui venait de mourir, la laissant aux soins d’un tuteur qui habitait Paris et qu’elle connaissait à peine.
— Et qui as-tu à la guerre ? interrompit Simone. Moi, mon père est colonel. Il commande un régiment dans les Vosges. Et j’ai un cousin qui est lieutenant ; il a été blessé… Dis donc, Madeleine, s’écria-t-elle en arrêtant une des pensionnaires, tu ne m’as pas donné de nouvelles de ton frère !
— Oh ! il va bien, maintenant, dit Madeleine. Mais Germaine n’a pas de nouvelles de son père depuis quinze jours, ajouta-t-elle en baissant la voix, et le beau-frère de Lucie est prisonnier…
D’autres jeunes filles s’étaient jointes à elles et elles parlaient de ceux qu’elles avaient là-bas, pères où frères, cousins ou amis. Et toutes avaient tant de hâte à raconter qu’elles ne s’écoutaient pas mutuellement.
Cependant, Thérèse ne disant rien, Simone la prit à part, afin d’avoir une auditrice.
— Mon cousin s’appelle Robert Tréman. Je voudrais bien que tu le voies… Il m’écrit… oh ! pas très souvent, parce qu’il n’a pas le temps… Il est venu une fois me voir au parloir… Toutes étaient jalouses… Mais tu penses si je suis tourmentée !… J’ai mon père, j’ai Robert, et puis j’ai aussi un autre cousin et un oncle… Et toi, qui as-tu ? Raconte aussi.
— Je n’ai rien à raconter, murmura Thérèse.
— Oh ! tu rougis. Comme tu rougis ! s’écria Simone… Oh ! la cachottière !… Raconte tout de suite !…
Un coup de cloche l’interrompit, mais, tandis que la surveillante, Mlle Honoré, une personne sèche et effacée, les faisait rentrer, Simone, persuadée que la nouvelle avait un secret passionnant, continua inlassablement ses instances auxquelles les autres « grandes », mises au courant, joignirent les leurs.
Thérèse, pendant toute une semaine, résista. De temps à autre, elle semblait vouloir parler, mais ne s’y décidait pas. Enfin, un soir, excédée de questions, elle commença quelques confidences qui plongèrent ses compagnes dans l’admiration, tant le secret que Thérèse avait si longtemps défendu était romanesque, d’un romanesque complet, irréel et puéril, tellement conforme à leur idéal à toutes, qu’elles en furent émerveillées et jalouses. Thérèse, les jours qui suivirent, ajouta de nouveaux détails et, mystérieusement, montra des preuves. Dès lors, la curiosité et la sympathie qui l’entouraient allèrent en grandissant, à l’étonnement de la surveillante, qui ne s’expliquait pas la popularité de la nouvelle.
Mlle Honoré ayant fait une petite enquête, fut horrifiée, et la directrice, prévenue, le fut davantage encore. Thérèse, appelée sur-le-champ, comparut devant elle.
La majesté habituelle de Mme Bayle était troublée par une agitation vive.
— Mademoiselle Ferrière, dit-elle avec sévérité, l’on m’a appris sur vous des choses graves. Je représente ici votre tuteur, qui remplace les parents que vous n’avez plus. J’ai besoin de savoir la vérité, toute la vérité… Ne niez pas, je suis au courant… Malheureuse enfant !… Par l’entremise de cette vieille bonne que j’ai eu la faiblesse de vous autoriser à voir parfois au parloir, vous êtes en correspondance avec un officier de marine actuellement aviateur au front. Vous l’avez rencontré une fois en province, par je ne sais quel hasard romanesque, et vous avez dit à vos compagnes que vous étiez fiancée avec lui… C’est insensé ! Vous lui écrivez et il vous écrit ! Et cela se passe chez moi… dans la maison que j’ai créée… que jamais n’a effleuré… De la part de ce jeune homme, il n’y a, j’en suis persuadée, que de l’enfantillage… Mais, avant tout, ses lettres ! Donnez-moi ses lettres !… Non, ne répliquez pas ! A l’instant même ! Je sais que vous les gardez sur vous ! Je les veux !
Thérèse tremblait ; elle fouilla dans sa robe et tendit un paquet de lettres que Mme Bayle se mit à parcourir avidement. Mais elle n’en lut que deux ou trois et releva les yeux, non plus avec indignation, mais avec ahurissement, sur Thérèse.
— Voyons, voyons, Thérèse, que signifie cette histoire ? Qui a écrit ces lettres ? demanda-t-elle.
— C’est moi, Madame, avoua Thérèse, très rouge et la tête basse.
Mme Bayle eut un mouvement, mais Thérèse, qui faisait de grands efforts pour ne pas pleurer, continua :
« Oui, c’est moi. J’ai déguisé mon écriture… Je vais vous en écrire d’autres pareilles si vous voulez. J’ai mis des phrases que j’ai lues dans de vieux livres, chez grand’mère, et que j’ai arrangées de mon mieux… Et la boucle de cheveux, c’est une boucle à moi, Madame…
— Mais alors, toute l’histoire ? L’officier aviateur ? dit Mme Bayle, qui éprouvait un soulagement si intense qu’elle pouvait à peine s’empêcher de sourire.
— J’ai tout inventé, gémit Thérèse. C’est elles toutes ici qui m’ont forcée… Toutes, elles me racontaient leurs histoires. Et elles me demandaient de raconter aussi… Et qu’est-ce que je pouvais dire ?… Je suis toujours restée enfermée, en Vendée, dans le château de grand’mère, et depuis qu’elle est morte, je suis toute seule. Et toutes ici, elles ont quelqu’un à la guerre, pour qui elles s’inquiètent, leur père, ou bien leur frère, ou bien leur cousin… Alors j’ai inventé ce que je trouvais le mieux parce que moi je n’ai personne et que j’avais trop honte !…
Elle éclata en sanglots et répéta :
« J’avais trop honte !… »
Après avoir acheté les journaux de Paris qui venaient d’arriver, il fit quelques pas sur le quai de la gare. Des voyageurs, se dirigeant vers la sortie, le croisaient et, parmi eux, des soldats et des officiers. Sur l’un de ces derniers, ses regards s’arrêtèrent. Il tressaillit, hésita une seconde, et s’avança :
— Pradil !
L’autre leva les yeux et, voyant un officier d’un grade supérieur, ébaucha un geste de salut. Mais au même moment il le reconnut. Il devint rouge, puis pâle.
— Bernage… bégaya-t-il.
— Oui, c’est moi. Voyons, voyons, calme-toi… Moi aussi, je suis heureux de te revoir, dit Bernage en lui mettant affectueusement la main sur l’épaule.
— Je m’attendais si peu… Il y a si longtemps…
— Quatre ans ! A qui la faute ? Pourquoi ne m’as-tu jamais écrit, depuis ton départ pour ce voyage aux Indes ? Nous étions camarades depuis le collège, il y avait toujours eu entre nous la meilleure amitié, et parce que tu pars pour un long voyage, tu m’oublies… plus un mot, rien…
— Oui, oui, murmura Pradil. Tu as raison et, je t’assure, tu ne me feras jamais autant de reproches que je m’en suis fait. J’étais parti pour travailler là-bas, pour peindre… Mais j’ai été malade, paresseux… Je voulais te donner de mes nouvelles, et de jour en jour je différais… Avec toi qui as toujours été pour moi un ami si sûr, si bon, si sincère, c’est sans excuse… Et les mois ont passé… Tu m’en veux ?
— Mais non. Je suis trop heureux de te revoir…
Ils marchaient côte à côte le long du quai. Bernage, avec sa figure grave et maigre, son visage sévère et ses tempes grises, semblait plus âgé de dix ans que Pradil, dont le visage fin était sans rides, la moustache blonde et les yeux bleus très jeunes.
Pradil reprit :
— Comme je revenais, la guerre a éclaté. J’ai été sous-lieutenant assez vite… Maintenant, je suis en convalescence d’une blessure au bras… Oh ! rien de grave… Toi, je ne te demande pas ce que tu as fait… Je le sais… On m’a parlé de toi bien souvent… Oui, des camarades qui avaient été sous tes ordres ou dans le même secteur que toi… et qui t’admiraient… Du reste, tes décorations, ton grade, à ton âge, c’est épatant… Et quand on me parlait de toi, chaque fois j’avais des remords… J’en ai eu surtout l’année dernière, quand j’ai appris que tu avais été grièvement blessé… Tu es tout à fait rétabli maintenant ?
— Oui, tout à fait…
Ils firent quelques pas en silence, et Pradil, comme pour renouer la conversation, demanda :
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je descends d’un train et je vais, dans dix minutes, en reprendre un autre. J’ai été envoyé en mission. Je dois repasser à Paris et, de là, je retournerai au front… Et toi, est-ce que tu as des parents par ici ? Cela me paraît un pays charmant, tous ces bois, ces jardins, ces villas qu’on voit là-bas enfouies dans la verdure…
— Oui, en effet, cela semble un coin délicieux, répondit Pradil avec indifférence.
Ils traversèrent les voies pour gagner le quai où devait s’arrêter le train pour Paris, et soudain Bernage dit à son compagnon :
— Je vois que tu es au courant de ce qui m’est arrivé.
Pradil eut l’air surpris.
— Au courant de quoi ?
— Tu le sais bien, voyons… Rien que ta figure indique que tu es renseigné… Du reste, si tu ne savais rien, tu m’aurais demandé des nouvelles de ma femme, et tu ne l’as pas fait…
— Mais, je te jure…
— Bon… De toutes façons, écoute-moi. Je veux que tu saches ce qui est arrivé, puisque tu es à peu près mon seul ami… Jacqueline m’a quitté…
Pradil eut un mouvement, mais Bernage ne lui laissa pas le temps de parler.
« Oui, elle m’a quitté… Elle s’est enfuie. Cela s’est passé environ six mois après ton départ pour les Indes. Oui, tu es parti vers la fin de l’été 1913, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est le 12 février 1914 que Jacqueline s’est enfuie… Où ? Comment ? Avec qui ? Je n’en sais rien. Il y avait quatre ans que nous étions mariés, tu le sais, et notre vie me semblait très heureuse. Nous n’avions pas d’enfants, mais si moi je le regrettais un peu, je suis sûr que Jacqueline n’y pensait pas du tout. Je l’aimais, je croyais qu’elle m’aimait, et il n’y avait jamais eu de dissentiment entre nous. Elle semblait heureuse, n’est-ce pas ? Un jour, ce 12 février, en rentrant chez moi, je n’ai pas trouvé Jacqueline. Elle m’avait laissé une lettre où elle me disait qu’elle aimait un autre homme et qu’elle ne voulait pas plus longtemps se partager entre lui et moi. Et elle ajoutait qu’elle disparaissait ainsi parce qu’elle avait peur de ma colère, non pas tant pour elle que pour lui… J’ai cherché, cherché, cherché… en vain… J’étais fou, et c’est alors que j’aurais eu besoin d’un ami à qui me confier, mais tu étais au bout du monde… Voilà ce qui m’est arrivé… L’été d’après il y a eu la guerre. J’avais été officier d’artillerie en sortant de Polytechnique et j’avais donné ma démission pour me marier. J’ai repris mon grade… et j’ai eu d’autres préoccupations… Voilà exactement mon histoire… Non, ne me dis rien à ce sujet-là… »
Le cri d’un employé annonçant le train interrompit Bernage. Il monta en wagon et, penché à la portière, serra la main de Pradil, à qui il allait demander son adresse afin qu’ils continuassent à se revoir, quand, sur le quai, survint un gros monsieur d’aspect affable.
Partageant son salut entre Bernage et Pradil, il aborda celui-ci :
— Monsieur Pradil, je vous salue bien. Si vous le permettez, je vous déposerai à votre villa. J’ai ma voiture. Et comment se porte Mme Pradil ?
Pradil était devenu pourpre. Bernage, penché à la portière du train qui s’ébranlait, avait pâli, assailli par un monde de soupçons. Pradil marié ? Avec qui ? Pourquoi n’en avait-il pas parlé ? Pourquoi n’avait-il pas dit qu’il habitait ce pays ? Pourquoi avait-il montré, par moments, tant de gêne ? Et son silence pendant son voyage ? Mais était-il même parti pour les Indes ? N’avait-il pas, au lieu de cela, préparé la retraite sûre et douce où Jacqueline était venue le rejoindre ?
Bernage eut un mouvement de folle rage. Il retrouva les souffrances de jadis… Il ne pouvait descendre du train qui filait ; il ne pouvait s’arrêter avant d’achever sa mission… Mais il voulait savoir. Il reviendrait plus tard… Plus tard ?… Brusquement calmé, il eut un haussement d’épaules. Vivrait-il plus tard ? Combien de jours d’avenir aurait-il à lui ? Le présent, auquel il s’était donné tout entier, le ressaisissait. Ce passé, qui l’avait torturé, lui sembla factice, futile, vain ; en tout cas chimériquement lointain par delà les trois années de guerre. Et il se rendit compte qu’il était, pour le moment du moins, un autre homme que ce passé ne concernait plus.
L’usine était aux portes de la ville, mais Étienne Lalier, le nouveau contremaître, quand il en sortit le soir, s’en alla à travers la campagne.
Il marchait lentement, courbant un peu sa haute taille robuste ; une expression de gravité vieillissait légèrement son visage énergique, aux yeux clairs, aux traits réguliers ; absorbé dans ses pensées, il suivait le canal, regardant, sans y prendre garde, l’eau glauque qui reflétait le ciel brouillé d’avril.
Il arriva près d’une écluse. L’éclusier, un vieux à l’air renfrogné, manœuvrait, pour des péniches, les hautes portes sombres.
— Prenez garde ! Ça glisse, l’herbe, au bord, dit une voix presque enfantine.
Lalier se retourna. Une enfant mince et brune, vêtue d’une robe de laine trouée, un châle rouge sur ses boucles sauvages, fixait sur lui ses grands yeux noirs.
« Vous êtes de l’usine ? reprit-elle. Vous êtes nouveau, n’est-ce pas ? Je ne vous ai pas encore vu… Les ouvriers viennent souvent se promener par ici, le dimanche… Mais je ne les aime pas… ils font du bruit… ils se moquent de moi… »
Elle était très grave. Il sourit.
— Par exemple ! ils se moquent de toi ?
— Oui. Ils blaguent toujours. Ils m’appellent la gosse… Ils disent que je n’ai pas des idées comme tout le monde… Ils me taquinent… Moi, ça me fâche et je me cache… Vous êtes de l’usine, n’est-ce pas ?
— Je suis le nouveau contremaître. On m’a appelé ici. Le métal, c’est mon métier depuis toujours… Te voilà renseignée. Est-ce que tu poses des questions comme ça à tous les passants, ma petite ?
Elle devint rouge et tapa du pied.
— Là, vous aussi… Je ne suis pas une enfant du tout ! J’ai quinze ans et demi. Il y a cinq ans que je suis ici avec papa. C’est moi qui tiens la maison depuis que maman est morte. Je n’ai ni frère, ni sœur… papa ne parle jamais… Alors, je m’ennuie… Vous reviendrez, hein ? on causera… Maintenant, il faut que je rentre pour la soupe.
Elle s’enfuit vers une petite maison basse dont un lierre touffu cachait la misère, mais, au bout de trois pas, elle tourna la tête et jeta par-dessus son épaule :
« Je m’appelle Cécile ! Vous reviendrez ? »
Ce fut le début de leur amitié. Lalier, quelques jours après, revint à l’écluse. La petite parut satisfaite de le voir ; le vieux accepta une pipe de tabac et prononça quelques paroles à propos du temps qu’il ferait. Une averse étant survenue, ils s’abritèrent tous les trois dans l’étroit logis qui était extraordinairement en désordre. La fois suivante, Lalier apporta des bonbons à la petite mais elle n’en sembla pas satisfaite. Ce qu’elle voulait, c’était qu’il vienne bavarder avec elle, ou plutôt écouter ses bavardages et répondre aux innombrables questions qu’elle lui posait comme s’il avait dû tout savoir. Lui, fumant une cigarette, regardait l’écluse et la campagne et, quand il paraissait trop distrait, Cécile se taisait et l’observait, son visage mince tout à coup assombri.
Des semaines passèrent, et maintenant Lalier, sans bien s’en rendre compte lui-même, ne se trouvait jamais mieux que quand il était à l’écluse. Le vieux était ours, la petite était bizarre, mais il trouvait là une sorte d’intimité qui lui était douce. Au cours de son labeur quotidien il pensait parfois à la voix puérile, aux yeux noirs, aux cheveux en boucles emmêlées de sa sauvage petite amie. Elle n’était qu’une enfant pour lui. Il ne remarquait pas qu’elle changeait, qu’elle parlait moins, qu’elle avait essayé de discipliner sa chevelure, de recoudre sa robe, de ranger un peu le ménage à l’abandon.
Un soir d’été il arriva en hâte sous les premières gouttes d’un orage.
— Papa est absent pour une demi-heure, lui dit Cécile qui l’attendait, debout sous le lierre de la porte, — moi je suis restée. C’est samedi et j’étais sûre que vous viendriez…
Ils s’assirent sur un banc vermoulu, sous l’auvent de la petite maison et regardèrent l’eau du canal et le vert des bois qui frissonnaient sous l’averse lourde.
Après un silence, la petite, sans tourner les yeux vers son compagnon, lui dit soudain :
« Pourquoi êtes-vous toujours triste ? »
Il tressaillit.
« Si, si, continua-t-elle. J’ai bien vu. Vous êtes triste… Je n’ai jamais osé vous en parler… C’est parce que vous êtes seul que vous êtes triste, n’est-ce pas ? Moi aussi, avant, j’étais triste et je m’ennuyais… »
Elle s’arrêta, très rouge et essaya de rire, mais ses lèvres tremblaient.
« Moi, je ne veux pas que vous soyez triste… Vous êtes mon ami… Les autres, je ne peux pas les souffrir… Mais vous… J’ai bien vu qu’ici vous étiez content de venir… Alors plus tard… Moi, pour vous, j’attendrai… Je sais bien… je suis trop jeune, maintenant… Mais, dans un an ou deux, si vous voulez, nous nous marierons… on sera très heureux… On aura une maison, des bêtes… »
Elle continuait, expliquant naïvement son rêve de sa voix puérile. Lalier, paternellement, lui tapota la joue.
— Ma pauvre petite, je suis un peu vieux pour toi… Et puis, vois-tu, je suis marié déjà… Oui, j’ai ma femme, là-bas, dans le Nord… avec nos deux enfants… Elle n’a pas pu revenir à temps… Moi, j’étais en voyage… Depuis, je n’ai pas pu avoir de nouvelles… Je ne sais rien… Je ne sais rien…
Il se tut. Il resta absorbé, le visage contracté, les yeux fixés sur le sol. La petite, haletante, pâle sous ses cheveux défaits, le regardait.
— Je comprends bien, murmura-t-elle d’une voix sourde, c’est pour cela que vous êtes triste…
Suffoquant, elle se précipita dans la maison et ferma la porte.
L’éclusier revenait. Lalier lui dit bonsoir et s’en alla, s’efforçant, en vain, de se rendre compte des sentiments qu’il éprouvait.
Après avoir hésité, quatre jours après il reparut à l’écluse. Le vieux était là.
— La petite — grommela-t-il en réponse aux questions de Lalier, — elle s’ennuyait, faut croire… Elle a toujours été lunatique. Alors, comme son oncle est passé dans sa péniche où qu’il a sa femme avec lui, elle a voulu partir avec eux… Les voilà, là-bas…
Sur une péniche qui, au loin, sur l’eau miroitante, s’en allait vers le couchant rouge, Lalier crut voir une mince silhouette qui faisait un geste d’adieu.
Il eut un moment de stupeur et la sensation que quelque chose s’arrachait de lui. Mais il essaya de se dire que les choses étaient mieux ainsi et retourna vers la ville… seul.
A la lisière du petit bois, non loin du village dont on apercevait là-bas, sous l’éclatant soleil d’après-midi, les toits à travers les branches, les enfants, — ils étaient une dizaine, garçons et filles, — avec des rires et des cris aigus, jouaient au milieu des arbres et des piles de bois.
— Fanny, Fanny, c’est toi qui y es avec Émile ! Attendez qu’on se cache ! crièrent des voix claires.
Fanny, une petite de sept ans, blonde, vive et fraîche, resta seule, près du but, avec Émile qu’un bâton de réglisse qu’il suçait rendait muet.
— Va par là, lui ordonna-t-elle après quelques instants, et elle s’élança dans une autre direction.
— Fanny ! appela doucement une voix d’homme.
L’enfant tourna la tête. Elle vit un soldat dissimulé à demi derrière un buisson. C’était un homme jeune encore ; une lourde moustache barrait son visage hâlé ; sous le casque enfoncé on voyait à peine ses yeux noirs.
Depuis un moment il était là, et, sans que les enfants y prissent garde, il les observait.
— Bonjour, Monsieur, dit la petite.
— Viens ici. N’aie pas peur…
— Je n’ai pas peur, mais il faut que j’aille chercher les autres qui sont cachés.
— Tu iras tout à l’heure. Viens d’abord.
L’enfant s’approcha, levant son petit visage vers le soldat.
— Vous venez de la ville, pas ? demanda-t-elle. C’est gentil, la route dans le bois. C’est tout frais…
L’homme s’assit sur un tas de bois, il attira la petite fille, posa la main sur sa tête bouclée et la regarda longuement.
« Comme elle est jolie !… Je l’aurais reconnue rien qu’en me rappelant sa sœur ; c’est son portrait », pensa-t-il.
— Vous êtes pas malade que votre main tremble ? dit la petite. Vous savez, il y a le village tout près. Tenez, c’est les toits là-bas…
Elle étendit son petit doigt et ajouta :
« Notre maison, c’est le toit brun.
— Ah ! Eh bien, elle me paraît très jolie, ta maison, dit le soldat d’un ton gai… Alors voyons, raconte : tu habites là avec ta maman probablement ?…
— Oui, et puis avec grand’mère à qui elle est, la maison. Et puis il y a Berthe ; je suis sa sœur, pas, elle est plus grande que moi et aujourd’hui elle est à l’école.
— Et ta maman, elle va bien ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Comment s’appelle-t-elle ?
— Elle va bien ces temps-ci, mais elle a été malade maman, elle avait travaillé trop, qu’on a dit. Elle travaille à l’usine qu’est de l’autre côté… C’est Mme Valin, maman.
Et soudain, faisant pour se dégager des mains qui tenaient doucement ses poignets fragiles un mouvement de tout son petit corps souple :
« J’en ai assez, dites, Monsieur, est-ce que je peux m’en aller ?
— Tout à l’heure. Reste un peu avec moi. Est-ce que je t’ennuie ? Dis-moi : Ton père, qu’est-ce qu’il fait ?
L’enfant prit un air grave :
— Papa ? Il n’est pas là. Déjà avant que ça soit la guerre il n’était jamais là. Il était loin, disait maman. Maintenant il est à la guerre. On le voit jamais. Tous les autres ont des papas qui viennent en permission. Moi, il vient jamais…
— Alors, tu ne te rappelles pas de lui ? demanda le soldat en se penchant vers les yeux clairs de la petite fille.
Elle secoua la tête pour dire non.
« C’est vrai, se dit-il, comment se rappellerait-elle ? Elle avait quoi ?… Douze ou quinze mois… Et ça fait six ans bientôt depuis que… »
— Et ta maman, reprit-il tout haut, qu’est-ce qu’elle dit de ça ?…
— Elle dit rien. Elle travaille, et puis elle soigne grand’mère qui peut presque plus marcher, et puis elle soigne Berthe, et puis moi… Et voilà…
L’homme resta silencieux. Dans les traits de l’enfant il essayait de retrouver l’image de la mère. Le souvenir de celle-ci et de leur passé, — ce souvenir qui, depuis des mois, au milieu du péril, de la souffrance et de la fatigue, s’imposait à lui toujours plus impérieusement, et qui, enfin, l’avait amené là pour savoir, sans intention précise, — le soulevait, maintenant, d’émotion. Il revit la jeune fille, timide et tendre, qui était devenue sa femme et qu’il avait tant, et si injustement, fait souffrir. Il songea à tout l’amour qu’elle lui avait donné et qu’il avait gâché. Il voyait là-bas la maison où pourrait être son foyer. Cette enfant fraîche et vive était sa fille. Il eut un désir éperdu de retrouver ce qu’il avait rejeté six ans auparavant.
Il se leva brusquement et dit à l’enfant :
— Écoute, tu vas me mener…
Mais il s’arrêta, hésitant. Il se souvenait maintenant des dernières querelles, de sa dureté à lui, de sa révolte à elle. Il se demanda s’il n’était pas devenu un étranger pour la mère comme il était un étranger pour l’enfant et il se tourna vers celle-ci :
— Dis-moi, ta maman, est-ce qu’elle est triste quelquefois ?
— Oh ! non. Elle dit qu’elle est contente, puisqu’elle nous a, nous deux Berthe. Et grand’mère lui dit comme ça que maintenant elle est bien tranquille.
— Ah ! Et qu’est-ce qu’elle répond, ta mère ?
— Elle dit oui… Où c’est qu’il faut que je vous mène, Monsieur ?
— Elle dit oui… Elle dit oui… »
L’homme, un peu pâle et la figure crispée, avait baissé la tête.
« Elle est tranquille, il faut que je la laisse tranquille… Je lui en ai assez fait endurer dans le temps… Plus tard, puisqu’elle est restée libre, quand ça sera fini, si j’en reviens, on verra… »
— Où c’est qu’il faut que je vous mène, Monsieur ? répéta, en le tirant par la main, la petite fille, qui avait hâte de retourner jouer.
Il eut encore une brève hésitation, puis dit simplement :
— Montre-moi le chemin qui conduit au bourg, il faut que je reprenne mon train.
De sa petite main elle lui indiqua la route. Il jeta un regard là-bas, du côté du toit brun. Il s’inclina vers l’enfant et l’embrassa de toutes ses forces. Elle s’échappa de ses bras et courut reprendre sa partie de cache-cache pendant qu’il s’en allait.
L’après-midi s’achevait et les ombres d’un orage menaçant assombrissaient l’ombre verte de la forêt, quand le soldat qui suivait la route déboucha dans la grande clairière. Il la reconnut tout de suite, se souvenant bien de la description qu’on lui en avait faite et il reconnut aussi, au lierre de son toit, la maison qu’il cherchait. En hâte, pour ne plus se laisser aller à hésiter devant la démarche qu’il faisait, il traversa la clairière et, comme les premières gouttes de pluie étoilaient lourdement la poussière de la route, il vint frapper à la porte qui bientôt s’ouvrit.
— M. Duray ? demanda-t-il.
— Papa est absent, il est à la ville, répondit une voix fraîche, mais si vous voulez voir le garde adjoint, sa maison est à deux pas…
Au seuil, une jeune fille avait paru, suivie d’un grand chien qui grondait et qu’elle fit taire. Elle semblait avoir seize ou dix-sept ans ; dans sa robe de toile grise elle était grande et élancée, son visage clair avait encore des contours enfantins, mais ses yeux bleus étaient sérieux et doux. De la main elle écartait de son front les boucles de ses cheveux châtains.
— C’est à M. Duray que j’aurais voulu parler d’abord, balbutia le soldat.
Il avait eu, en la voyant, un mouvement de recul, et elle le considéra avec étonnement, tant il semblait dans un embarras pénible et qui n’allait guère à sa haute stature, à ses traits décidés, à son regard jeune et franc.
— Si je pouvais revenir… murmura-t-il, mais c’est impossible, je dois reprendre le train ce soir même… Du reste, c’est à vous… c’est à vous que je dois dire…
La jeune fille avait à peine entendu ces derniers mots, tant la pluie ruisselait avec bruit. Elle lui dit d’entrer, repoussa la porte et tous deux restèrent debout dans la grande pièce à demi-obscure.
« Je vois que vous ne savez pas, dit-il, cherchant ses mots. Je pensais que peut-être vous auriez déjà appris… J’aurais voulu prévenir votre père, mais je dois repartir tout à l’heure, et il faut que je tienne une promesse que j’ai faite… Je viens du front, n’est-ce pas… Je m’appelle Jean Vautier, et j’ai été le camarade de quelqu’un que vous connaissez… Oui… Paul Tullier… Et il a été blessé… gravement… très gravement…
— Mon Dieu, cria-t-elle, est-ce que ?… Dites la vérité !
Il ne répondit rien, sentant bien qu’elle comprenait. Il était consterné d’avoir annoncé si vite la nouvelle tragique alors qu’il aurait voulu employer tant de précautions. Levant les yeux sur la jeune fille, il la vit pâle, les joues mouillées de larmes, mais il fut surpris : ce n’était pas le désespoir effrayant qu’il redoutait. Il reprit très bas :
« Alors je lui avais promis d’apporter ici, s’il lui arrivait malheur, certaines de ses affaires, comme souvenir… Les voici… »
Sur la table, entre eux, il posa un petit paquet noir.
— Mon Dieu, mon Dieu ! ma pauvre Berthe, quel malheur ! murmura la jeune fille.
— Berthe ?… Mais ce n’est donc pas vous ? Vous n’êtes donc pas la fiancée de Paul ?
— Non, non, dit-elle en frissonnant d’une angoisse confuse. Berthe, c’est ma sœur… Elle a vingt ans. Ils s’étaient fiancés avant la guerre… Moi, j’avais quatorze ans à ce moment-là… Ma pauvre Berthe… elle l’aimait tant !… Ces derniers jours, elle était inquiète, elle n’avait pas de lettres depuis longtemps… Aujourd’hui elle a été à la ville avec papa essayer d’apprendre quelque chose…
— C’est vous qui êtes Émilie ? murmura le soldat. Il m’a parlé de vous… mais comme d’une enfant…
— Oui, c’est moi Émilie.
Après un moment de silence, il reprit, avec un geste vers le paquet noir :
— Cela, c’est à votre sœur. Il m’avait dit ce qu’il fallait que je prenne pour l’apporter ici, en cas de malheur. Et il est tombé tout à côté de moi, tué sur le coup… Aussitôt que j’ai pu, j’ai tenu ma parole… C’était mon meilleur camarade, Tullier ; depuis des mois on était ensemble… Quand il m’a fait jurer de venir ici il m’a offert la même chose si c’était moi qui tombais… Seulement, moi, c’était pas la peine…
— Pourquoi ? demanda Émilie en levant les yeux.
— Pourquoi ? (Il eut un rire un peu forcé). Mais parce que moi je suis tout seul, voilà ! Je n’ai ni parents, ni fiancée, ni… personne qui tienne à moi. Bref, je suis tout seul… Et même, voyez-vous, là-bas, il y a des moments où c’est dur, n’est-ce pas, de se dire ça… Mais je vous raconte là des choses qui ne vous intéressent pas…
Elle dit doucement que cela l’intéressait, et alors le soldat, après avoir hésité, ne put retenir une question.
— Et vous, demanda-t-il, à demi-voix, est-ce que vous avez un fiancé, là-bas ?
Elle fit un mouvement de tête négatif en devenant très rouge. Ils gardèrent le silence, dans un sentiment doux et imprécis, auquel se mêlait la douleur du deuil qu’évoquaient les pauvres souvenirs qui étaient là, sur la table. Le soldat pensa confusément à la mort tant frôlée et il eut un grand désir de vivre et d’aimer, dont l’image fut cette enfant svelte, aux cheveux châtains. Mais il n’osa le lui exprimer, et dit seulement :
— Je vais m’en aller. Je voudrais vous faire une demande. Voulez-vous me permettre de dire à un camarade, si quelque chose m’arrive, de vous envoyer quelques-uns des objets que je laisserai ?… Ça ne vous ennuie pas ?…
Elle attacha sur lui ses yeux bleus pleins d’émotion et, un peu tremblante, répondit :
— Vous reviendrez… je suis sûre que vous reviendrez…
Hésitant à comprendre son regard et sa voix, il dit tout bas :
— Je reviendrai… ici ?
Elle fit oui de la tête. Il lui prit la main et, par-dessus la table où était posé le petit paquet noir, il se pencha vers elle et l’embrassa gauchement au front. Puis, il s’éloigna le long de la route, dans le crépuscule tout plein de l’odeur fraîche de la forêt mouillée.
Comme la nuit tombait, Chottar, le patron du Lion d’Or, — une petite auberge pauvre sur la place du bourg, — attela sa carriole.
Quand il eut achevé il se tourna vers sa maison, et, assez fort pour être entendu des voisins, cria à sa femme :
— Virginie !… A tout à l’heure ! Je vais voir arriver ces pauvres réfugiés !
De la salle déserte sa femme accourut pour le rappeler.
— Rentre un peu que je te dise un mot.
Et lorsqu’il l’eut rejointe dans le couloir.
« Alors c’est décidé ?
— Bien sûr ! c’est une occasion à ne pas perdre, les affaires vont assez mal… dit-il à voix plus basse.
— C’est justement. Vois-tu qu’on se colle une charge pour rien ? C’est-il bien sûr ce que ton frère t’a raconté ?
— C’est sûr. Dans sa commune il y a des réfugiés du même pays que ceux qu’on envoie ici. Tous ils connaissent le vieux. C’est M. Marthosse qu’il s’appelle et il est très riche. Il a des terres, des fermes, un château…
— Mais ça doit être détruit, tout ça…
— Il est riche tout de même. Et il a été évacué comme les autres et il va arriver ici avec eux… Alors moi, à la gare, je lui offre de venir chez nous. Tu penses, il aimera mieux ça que d’aller coucher sur la paille dans l’école. Mais faut pas que nous ayons l’air de le connaître, de savoir qu’il est riche. Ça, c’est le point important, fais-y bien attention… C’est une histoire à nous tirer d’ennui, je te dis ! Un vieux richard tout seul, en voilà un client ! On l’installe, on le soigne, on le dorlote… Alors, dame, il sera reconnaissant… et comme c’est un Crésus…
— Il n’y a que toi pour avoir des idées comme ça, dit la femme avec admiration. Mais comment que tu le reconnaîtras ? Et vois-tu qu’on sache ?…
— Qu’on sache quoi ? On ne fait de mal à personne, bien au contraire ! On lui rend service à ce vieux. Ça se trouve que c’est un richard, tant mieux pour nous. C’est pas défendu d’être malin. Et quant à le reconnaître, sois calme. Tu penses que je ne lui demanderai pas son nom, mais j’ai son signalement : un grand tout courbé, avec une barbe blanche… J’aurai l’air de le choisir par hasard et comme ici personne que toi n’est au courant… Allons, je file, c’est l’heure…
Chottar sauta dans la carriole et s’éloigna sur la route sombre. La femme ferma les volets.
Il était près de minuit quand elle entendit le bruit de la carriole qui revenait. Elle courut au seuil, une lanterne à la main.
— Je t’en ramène deux, de ces pauvres réfugiés ! cria très haut la voix de Chottar. Éclaire-nous, Virginie, qu’on descende !
Elle obéit et, dans la clarté dansante, vit son mari qui aidait à descendre de la carriole un vieillard maigre, à barbe blanche, incroyablement poussiéreux, enveloppé dans un vaste pardessus. Il semblait épuisé de fatigue et dormait debout, de même qu’un gamin de treize à quatorze ans qui descendit à son tour.
— Par ici, mon vieux monsieur, disait Chottar guidant le vieillard. C’est pas luxueux mais c’est offert de bon cœur. Tu as du bouillon chaud, ma femme ?
Mais le vieillard ne voulait que se coucher et Chottar, avec sollicitude, le mena à la plus belle chambre, pendant que sa femme faisait rentrer la carriole. Le gamin la suivit, et, sans un mot, dans un coin de l’écurie, se jeta sur de la paille où il s’endormit aussitôt.
Les Chottar se retrouvèrent dans leur chambre quelques minutes plus tard.
— Il dort, annonça Chottar à demi-voix. Il a juste pris le temps d’ôter son paletot et il est tombé comme un plomb sur le lit.
— Et tu ne t’es pas trompé ? C’est bien le bon que tu as ramené ? Et le gamin, qui c’est ? Raconte donc !
— A la gare il y avait le maire, les adjoints et du monde. Moi j’ai attendu de reconnaître mon type. Je ne voulais pas m’emballer sur un autre, dame… Il est descendu un des derniers. Alors j’ai crié que je voulais en prendre un chez moi, celui-là parce qu’il était vieux. Ça en a fait un effet ! Ça nous pose, tu sais ; on ne dira plus que nous faisons de mauvaises affaires. Alors le vieux est venu avec moi et le gamin aussi qui l’aidait à marcher. Ça doit être son petit domestique. Et je n’ai pas pu me tromper. Il n’y avait que lui qui répondait au signalement… Du reste, attends un peu, j’ai son paletot… Tiens, regarde dans la poche. Il y a le nom : Marthosse… C’est lui. Notre fortune est faite…
— Et si ça ne lui plaît pas de rester ici ?
— Ça ne se peut pas. Faudrait qu’il soit un monstre d’ingratitude, affirma Chottar gravement.
Le lendemain matin, vers huit heures, Chottar, tout radieux, parut au seuil du Lion d’Or.
Sur la place s’avançait un groupe important en tête duquel marchait le maire, homme solennel, qui aborda l’aubergiste avec une cordialité inhabituelle et chaleureuse.
— Eh bien, monsieur Chottar, comment va notre brave réfugié ? lui dit-il. Nous venons de faire une visite aux autres… Tous n’ont pas eu la même chance que celui que vous avez choisi, mais nos concitoyens rivalisent d’empressement auprès d’eux… Le bel exemple que vous avez donné n’a pas été perdu…
— Ça m’a fait plaisir, dit, à voix élevée, Chottar qui voyait, à la fenêtre du premier, apparaître le visage du vieillard. Ce vieux monsieur, il me faisait peine. Maintenant il restera ici tant qu’il voudra… Des mois, si ça lui plaît ! Ce qui est à moi est à lui ! Je m’y engage ! Canaille qui s’en dédit !
— Et ce qui est noble, continua le maire avec une émotion contenue, ce qui rend plus significatif encore votre geste généreux, c’est que vous avez volontairement, je le sais, choisi, parmi ces pauvres gens, le plus pauvre, le plus abandonné… C’est bien, cela, monsieur Chottar, c’est généreux, c’est délicat. Je suis heureux de vous serrer la main…
Il s’éloigna. Chottar, effaré, s’élança dans son auberge. Le gamin, tout hérissé de paille, sortait de l’écurie.
— Ton patron, qui est-ce ? lui cria Chottar. Le vieux monsieur qu’est là-haut, c’est bien Marthosse qu’il s’appelle, pas vrai ?…
— M. Marthosse ? dit d’un ton traînant le gamin qui s’étirait, — il est descendu à la station d’avant ici où il avait de la famille. Pensez-vous que ce vieux qu’est ici c’est mon patron ? Je l’ai aidé par pitié, oui. C’est le patron de personne… Il a même pas un vêtement à lui sur le dos, tout le monde s’y est mis pour l’habiller… C’est le mendiant qui était devant notre église…
— D’abord la conférence et le concert, puis le lunch et enfin le tirage de la tombola… Ah ! notre matinée promet d’être réussie ! Il le faut, d’ailleurs ! Il nous faut un grand succès, et beaucoup d’argent ! Notre œuvre en réclame ! Il y a tant de misères, tant de souffrances à soulager ! Il y a tant de gens qui ont faim ! Oui, qui ont faim !… Et on ne les connaît pas tous… l’indigence souvent se cache… cherchons-la ! visitons sans relâche les quartiers populeux, entrons dans les plus misérables taudis, interrogeons les pauvres que nous croisons dans la rue !… Secondez-moi, Mesdames, redoublons nos efforts ! Nous sommes des favorisées de la fortune, consacrons à ceux qui n’ont rien une part de notre superflu ; payons la dîme de notre richesse !…
Mme Pavois avait parlé avec tant d’animation qu’elle dut s’arrêter un peu haletante. Elle avait toujours été enthousiaste, et l’œuvre de charité qu’elle avait fondée et qu’elle présidait la passionnait.
Les cinq dames du comité, réunies dans l’élégant salon de son petit hôtel du quartier de l’Étoile, l’approuvèrent chaleureusement. Elle leur redit ensuite, pour la cinquantième fois, tous les détails de la fête, en leur répétant avec force qu’il restait encore des billets à placer ; elle ahurit de recommandations Mme Eudine et Mme Loisy, qui s’étaient chargées des courses, remit des fonds à Mme de Neugle, qui était trésorière, et rappela à Mme Tracy qu’elle chantait dans le concert. Après quoi ces dames prirent le thé et s’en allèrent laissant Mme Pavois avec Mme Heurtel, qui était sa vice-présidente et sa confidente intime.
Mme Pavois but une tasse de thé et mangea une tartine de confitures. Son front était soucieux.
— Je ne suis pas contente de Mme Eudine ni de Valentine Tracy, déclara-t-elle.
Mme Heurtel eut un regard interrogateur.
« Elles sont sans zèle ni ardeur, continua Mme Pavois. Elles ne font pas, pour notre œuvre, le quart de ce qu’elles devraient faire. Mme Eudine est d’une santé délicate, il est vrai, et elle s’inquiète sans trêve pour son mari, mais je suis sûre qu’un peu plus d’activité lui ferait grand bien et la distrairait de ses angoisses… Quant à Valentine…
— C’est une fort belle personne, mais un peu singulière, remarqua Mme Heurtel.
— Singulière, — Mme Pavois eut un haussement d’épaules agacé, — ne m’en parlez pas, ma chère amie… elle en est crispante à force d’originalité voulue et de prétentions ! Oui, elle est bien, c’est entendu, mais ces coiffures, ces bonnets de velours, ces cheveux nattés sur les oreilles ! Et ces robes, ces tuniques, ces je ne sais quoi !… Cette fausse simplicité, cette obstination à ne jamais suivre la mode, à se donner du genre… Elle est persuadée qu’elle est hiératique, oui, hiératique, et elle étudie ses attitudes… Vous pensez comme elle peut se consacrer à notre œuvre… Et si vous saviez le mal que j’ai eu pour la décider à en faire partie… Elle m’objectait ses enfants, sa musique, toutes sortes de défaites, mais j’ai tenu bon et elle ne pouvait pas me refuser… Son mari est un de nos cousins éloignés, il est architecte et, avant la guerre, M. Pavois lui a fait gagner beaucoup d’argent en lui procurant des travaux… Maintenant, il est auxiliaire je ne sais plus où. Un poste sans danger, ça, j’en suis sûre. Donc sa femme n’a pas l’excuse de Mme Eudine. Et, quant à ses enfants, — vous verrez l’aîné, qui a cinq ans, et qui est gentil à croquer du reste, elle l’amènera à la fête, — quant à ses enfants, c’est sa mère qui les garde pendant que Valentine court pour sa musique…
— Elle donne des leçons, n’est-ce pas ? dit Mme Heurtel.
— Donner des leçons ? Pour quoi faire ? Non, elle en prend, elle suit des cours, elle chante… Oh ! elle a du talent, c’est pourquoi je lui ai donné place dans notre concert… Et je dois dire que ça, elle l’a accepté immédiatement… Pensez, c’est une excellente réclame… Elle va paraître à côté de vrais artistes… Enfin, que notre fête soit réussie, c’est tout ce que je demande… Il nous faut beaucoup d’argent…
Le vœu de Mme Pavois fut exaucé et ses efforts récompensés, car la fête réussit parfaitement. La conférence, brève et pittoresque, donna satisfaction ; l’excellence du lunch disposa les assistants à la philanthropie. La tombola ainsi que le concert eurent un grand succès. De ce succès, Valentine Tracy eut une large part. Brune, élancée, très belle, drapée dans des plis blancs, sans grimacer ni gesticuler, non plus que se raidir comme un morceau de bois, elle chanta de telle sorte que les spectateurs l’acclamèrent. Mme Pavois jeta sur elle un regard favorable et vint la féliciter après la matinée dans le petit salon qui servait de coulisses et où la jeune femme, toujours calme et observant une altitude noble, était très entourée.
A ce moment entrèrent quelques enfants qu’une gouvernante, qui les avait surveillés pendant la fête, ramenait à leurs parents. Le petit garçon de Valentine était du nombre. Il se précipita vers sa mère, mais Mme Pavois l’arrêta au passage.
— Eh bien, mon petit Paul, lui demanda-t-elle en l’embrassant, t’es-tu bien amusé ? C’était beau, n’est-ce pas, la représentation ?… Tu as vu ta maman, comme on l’a applaudie !… C’était beau ?…
— Oh ! oui ! oh ! oui ! cria le petit dont les joues étaient animées et les yeux brillants. Oh ! oui ! madame, c’était beau !…
Il se dégagea et se jeta dans les bras de sa mère.
« Oh ! oui, maman, c’était beau ! Le goûter, si tu savais comme c’était bon ! On a eu du jambon et de la viande froide tant qu’on a voulu ! et des gâteaux, et tout ! Ce que j’ai mangé ! Tu avais bien raison, c’était pas la peine qu’on déjeune !… »
La petite voix enthousiaste avait sonné dans la pièce. Il y eut un silence. Valentine Tracy était devenue très rouge et avait perdu toute attitude hiératique. Autour d’elle s’écroulait brusquement, à la révélation naïve, tout le décor de dignité fière et de convenances mondaines maintenu depuis des mois avec tant de courage quotidien, d’efforts assidus, de privations habilement cachées. Des larmes montèrent aux yeux de la jeune femme ; elle se leva pour partir.
Mme Pavois, qui n’osait trop la regarder, se souvint alors que Tracy non plus que Valentine n’avaient aucune fortune, que l’argent gagné jadis n’avait pu toujours durer, surtout avec trois enfants à nourrir, et que la prétention aux toilettes simples peut masquer l’impossibilité d’en acheter de chères. Et Mme Pavois se dit aussi qu’aucune des enquêtes qu’elle faisait pour son œuvre ne lui avait jamais fourni un renseignement aussi sûr et aussi précieux que celui qu’elle venait de recueillir par la petite voix de l’enfant.
Dans sa mansarde d’aspect indigent, M. Célestin Paponel, encore au lit, fumait une cigarette en songeant, volupté non encore émoussée, qu’il avait conquis le droit de se lever quand bon lui semblait.
Neuf heures venaient de sonner au Val-de-Grâce voisin, lorsqu’on frappa. Paponel écarta de son grand front ridé ses longs cheveux gris et boutonna sa chemise sur sa poitrine maigre. Il tira une corde qui, courant dans des anneaux le long du mur, rejoignait ingénieusement le loquet de la porte.
— Entrez ! cria-t-il en même temps.
Parut un gros homme essoufflé, vêtu de noir râpé et porteur d’une serviette.
— Bonjour, monsieur Bellancourt, dit Paponel, affable, en s’accoudant.
— Bonjour, monsieur Paponel… Sapristi, c’est une échelle, votre escalier !… Non, je ne m’asseois pas, je suis pressé, mais j’ai quelque chose de bon pour vous. L’institution Labre cherche un répétiteur de lettres. Cent vingt-cinq par mois et le déjeuner. Je sais que vous êtes libre et j’ai parlé de vous. Faut sauter là-dessus. Je vous présente ce soir, et c’est fait !
— Je refuse ! — Paponel s’était redressé dans son petit lit de fer aux draps troués. — Monsieur Bellancourt, ma gratitude est vive, mais je refuse ! Aucune boîte à bachot n’aura plus Célestin Paponel ! Vous parlez à un homme libre ! J’ai désormais des rentes !
— Hein ? des rentes ? depuis quand ?
Le gros homme étonné regardait la misère qui l’entourait.
— Depuis un mois. C’est le fruit de mon labeur. C’est le but que je visais en entrant dans l’enseignement il y a trente-six ans… Songez-y : trente-six ans de travail avec cette idée fixe : ne rien faire ! J’ai été plus qu’économe : sordide, plus que vertueux : ascétique ! J’en goûte la récompense. J’ai des rentes. C’est du viager. Aucune folie soudaine ne peut me mettre en péril, le capital ne m’appartient plus. Je suis protégé contre moi-même. Jusqu’à ma mort, cent francs par mois me sont assurés. C’est peu, dites-vous ? Non, c’est juste ! C’est ce qu’il me faut pour exister enfin en homme indépendant. Aucun joug ne pèse plus sur moi, comprenez-vous bien ? Il me semble naître ! Je respire ! Je vais me mettre, dès que sera dissipée la première fièvre de la liberté, à mon grand ouvrage sur l’histoire de la ponctuation… Monsieur Bellancourt, admirez un homme heureux !
— C’est embêtant ! J’ai parlé de vous. Ça n’a pas le sens commun de refuser ça ! Réfléchissez encore. Je repasserai à midi.
— Le forçat évadé ne reprend pas ses fers ! cria Paponel. Et, seul, il se renfonça dans son lit et alluma une autre cigarette.
Il somnolait, quand, au delà de la porte, s’entendirent des pas et des voix.
— C’est là, maman, y a le nom écrit…
— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura Paponel étonné.
On avait frappé. Il tira sur sa corde.
Une femme inconnue, un enfant dans les bras, d’autres autour d’elle, entra.
Elle vit Paponel couché et dit :
— Bonjour, cousin Paponel !
Paponel, pétrifié, la regardait. Elle semblait trente-cinq ans ; elle était mince, pas jolie, vêtue pauvrement et proprement, ainsi que les enfants. Elle passa celui qu’elle tenait dans les bras à une petite fille d’une douzaine d’années, s’avança vers le lit et à demi-voix :
« Dites donc, ça ne s’attrape pas ce que vous avez ?… Oui, votre maladie… C’est à cause des enfants, vous comprenez…
— Je ne suis pas malade, balbutia Paponel.
— Vous dites ça… mais puisque vous êtes couché… Et puis, il n’y a qu’à voir votre mine…
Elle secoua la tête d’un air de pitié, et sans transition :
« Vous me reconnaissez, au moins ? »
Paponel ne répondit pas. A l’esprit, de confus souvenirs lui revenaient, en effet, d’une famille éloignée qu’il avait, dans l’Est, d’où il était. Mais il était ahuri et irrité. Que lui voulait cette intrusion ?
« Berthe, voyons, continua-t-elle, vous savez bien : celle qui a épousé François… Moi, je vous reconnais, allez, malgré qu’on ne s’est pas vu depuis… dame, pas loin de vingt ans, quand vous êtes venu chez nous, à la mort du grand-père… J’étais encore presque gamine. Quatre ans après j’ai épousé François… Il est là-bas depuis le commencement, dans les artilleurs… »
Une voix aiguë l’interrompit.
— Ma tante, pourquoi donc que tu disais qu’il était riche, le cousin de Paris ?
C’était un des enfants. Tous du reste semblaient déconcertés par l’aspect de la mansarde et du vieux cousin dans son grabat.
— Justin ! veux-tu bien te taire !
— Ce n’est donc pas votre enfant ! dit Paponel.
— Non. J’en ai quatre seulement. Les deux autres sont à mon beau frère. Il est veuf, et, comme de juste, j’ai pris les deux petits pour qu’il n’ait pas de souci pendant qu’il est à se battre, cet homme. Alors je suis restée chez nous avec les enfants tant qu’il y a eu moyen. On avait la maison et le jardin, ça aidait à vivre… Et puis, quand ça a commencé en février, on nous a évacués… Et nous sommes venus à Paris.
— Pourquoi ? demanda Paponel.
— Parce qu’on ne savait pas où aller. Et puis, je pensais qu’ici je trouverais du travail… puis…
Elle hésita et se mit à rire.
« … Et puis, cousin, on voulait vous voir… On espérait… Enfin, quoi, ça n’y fait rien, je peux bien vous le dire : on ne pensait pas vous trouver comme ça. Dame, un savant comme vous, professeur à Paris… Bref, on se disait toujours : si ça va trop mal, il y a le cousin de Paris. Et mon mari il me l’écrivait… Alors, quand je me suis trouvée ici avec les petits, j’ai commencé, comme de juste, par me débrouiller. On s’est installé dans deux petites chambres, mais ce que les loyers sont chers ! Et la vie, donc ! Enfin, j’ai pas à me plaindre, j’ai trouvé à faire un ménage ; pendant ce temps-là, Louise, mon aînée, garde les enfants. Après, j’ai pensé à vous chercher. « Je me rappelais bien l’adresse d’une pension où vous avez été, il y a des années. A cette pension-là, on m’en a indiqué une autre, et de fil en aiguille je suis venue ici… »
Il y eut un silence. Elle reprit :
« Ça m’ennuie bien de vous voir comme ça. Vous avez de la misère… Vous êtes malade…
— Je ne peux plus travailler, grogna Paponel. Je suis vieux…
Elle secoua la tête.
— Si j’avais su, je serais venue plus tôt… Maintenant, faut que je m’en aille. Je reviendrai demain pour nettoyer votre chambre, vous ne pouvez pas rester comme ça dans la crasse…
Elle se leva, rassembla les enfants, les poussa sur le palier, revint, et à demi-voix :
« Dites donc, cousin, entre parents faut pas de façons. Justement j’ai touché mon ménage hier… Ça ne me gêne pas… Vous me rendrez ça plus tard. »
Rapidement elle fourra quelque chose sous l’oreiller de Paponel, dit « A demain ! » et se sauva.
Paponel jeta la main sous l’oreiller. Il y trouva un billet de cinq francs. Sa face pâle devint livide. Il se dressa, frémissant d’horreur. Les rêves de trente-six ans d’efforts, à peine réalisés, s’écroulaient sous quelque chose de plus fort que tout égoïsme. Et comme M. Bellancourt, toujours essoufflé, entrait pour chercher sa réponse, Paponel, en chemise et furibond, se jeta sur lui.
— J’accepte ! cria-t-il à cet homme ahuri, j’accepte, vous dis-je ! Je redeviens esclave ! Il me faut de l’argent, puisque je n’en ai que pour moi ! Elle m’a donné cent sous ! Elle n’a rien ! Il faut que je l’aide, avec ses sales mioches ! Je suis le cousin de Paris !
La petite, le bébé dans les bras, était venue à pied, se hâtant involontairement tant elle avait peur d’être en retard. Lorsqu’elle fut à la gare, elle vit qu’elle était en avance d’une heure. Elle se renseigna sur l’endroit où elle devrait se poster quand arriverait le train et elle alla s’asseoir dans un coin de l’immense salle. Elle semblait avoir quatorze ans, elle était nu-tête, mince dans sa robe simple ; une émotion assombrissait ses yeux. Le bébé, sur ses genoux, regardait d’un air grave passer le monde.
Quand il fut cinq heures moins le quart, elle se leva et s’avança vers la sortie, où des groupes attendaient déjà. Bientôt le train arriva et les soldats commencèrent à sortir. Alors la petite s’affola, car ils étaient si nombreux et ils lui semblaient si pareils qu’elle craignait de ne pas reconnaître celui qu’elle cherchait et elle courut de l’un à l’autre pour mieux les voir. Le bébé, amusé par ce mouvement, riait sur son bras.
Enfin, elle se précipita. C’était lui ; elle reconnaissait sa stature svelte, son visage brun, ses yeux clairs et sa moustache courte. Il l’avait déjà dépassée, mais il marchait lentement, regardant autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un.
Il s’arrêta. La petite lui avait touché le bras. Il tourna les yeux vers elle et tout d’abord ne sut pas où il l’avait déjà vue.
— Monsieur Rouve ? balbutia-t-elle, la voix étranglée par l’angoisse qui la ressaisissait plus aiguë maintenant qu’elle devait lui parler.
— Oui, c’est moi, dit-il, surpris.
— Vous ne me reconnaissez pas ? reprit-elle, se troublant de plus en plus. Et sans rien retrouver, dans le désarroi de son émotion, des phrases prudentes qu’elle avait préparées, confusément elle expliqua :
« Je suis Louise Gardot, la fille du contre-maître mécanicien… Nous sommes vos voisins de palier… Vous savez bien ?… Avant, vous me montriez les choses que vous graviez… Vous ne me reconnaissez pas ?…
— Mais si ! s’écria Rouve.
Et comme il était de caractère gai, qu’il était heureux d’être en permission et que cette petite l’amusait avec son air grave, il prit un ton cérémonieux pour s’excuser :
« Mademoiselle Louise Gardot, je vous demande mille fois pardon de ma distraction, mais quand on se retrouve comme cela à Paris, on n’a plus la tête à soi… Mais dites-moi donc, Berthe, ma femme, doit m’attendre par ici. Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?
— Non, dit la petite en pâlissant tellement, et avec une voix si sourde, que l’homme tressaillit. Non, elle n’est pas là…
— Comment elle n’est pas là ! Pourquoi ? Qu’y a-t-il ? Il y a quelque chose ! cria Rouve, brusquement saisi d’angoisse.
La petite tremblait au point que le bébé, secoué, se cramponnait à son cou.
— Je suis venue… pour vous dire…
— Quoi ?… Qu’est-ce qui est arrivé ?… Berthe est malade ?…
La petite, éperdue, ne dit rien. Il lui avait saisi le bras qu’il serrait à le lui briser.
« Parlez !… Qu’est-ce qui est arrivé ?… Berthe ?… Mais parlez ! »
Dans les yeux de la petite il lut la vérité. Il chancela, recula, le visage décomposé.
« Quand ?… quand ?… râla-t-il. Mais c’est impossible ! Qu’est-ce qui est arrivé ?…
— Il y a cinq jours, dit Louise tout bas. Le matin, je suis sortie sur le palier en entendant un cri étouffé et le bruit d’une chute. La porte de chez vous était entre-bâillée et, derrière la porte… elle était sur le plancher… Elle avait dû vouloir sortir pour appeler au secours, se sentant malade… le médecin a dit que c’était une embolie…
— Il y a cinq jours, bégaya Rouve. Mais alors on l’a déjà…
— Oui, avant-hier…
Le silence tomba entre eux. L’homme semblait égaré. Il n’arrivait pas à comprendre et il était si troublé que la douleur ne l’envahissait que lentement. Machinalement tous deux avaient fait quelques pas pour s’éloigner de gens qui s’étaient arrêtés et les regardaient.
Louise reprit, refoulant ses larmes :
— On n’a pas pu vous prévenir. On ne savait pas où vous étiez… Chez vous, on a trouvé, sur la table, votre dernière lettre qui venait d’arriver… Il n’y avait pas d’adresse… Du reste, ça n’aurait servi à rien puisque vous disiez que vous partiez le même jour pour une mission et que vous seriez ici aujourd’hui seulement… Mais on ne pouvait pas vous laisser arriver comme ça…
Elle s’interrompit pour s’essuyer les yeux. Elle n’était pas sûre qu’il l’écoutât, mais elle pensait qu’en lui parlant elle l’empêchait de s’enfoncer autant dans son désespoir.
« Alors, continua-t-elle, je ne savais pas quoi faire. On ne pouvait pas vous laisser arriver comme ça… Alors on en a parlé avec l’autre voisine du palier et avec ma grand’mère. Papa, justement, est en province pour l’installation d’une usine… Alors ma grand’mère ne peut plus marcher et la voisine travaille toute la journée… Alors, moi, je suis venue… Je vous ai apporté votre enfant… ajouta-t-elle tout à coup en lui tendant le bébé qui dormait sur son épaule.
— Hein ? Mon enfant ?… Ah ! oui…
L’homme eut un geste vague ; il ne pouvait pas penser à son enfant.
« Je savais bien qu’elle n’était pas forte, murmura-t-il, absorbé, et se parlant à lui-même… Mais qui aurait pu croire ça ?… Elle était si jeune !… Et, à ma dernière permission, elle allait si bien… Et c’est fini… Quand je reviendrai… après… si je reviens… personne ne m’attendra… Je n’aurai rien à retrouver… »
Il s’arrêta, regarda l’enfant et dit à Louise :
— Donnez-moi le petit, il est trop lourd pour vous…
Elle le lui passa, mais le bébé cria et elle dut le reprendre.
Maintenant, ils étaient sortis de la gare et ils marchaient sur le trottoir encombré.
— Il faut que vous rentriez chez vous, dit Louise doucement. Si vous ne rentrez pas maintenant, après ce sera plus dur… C’est ce qu’on a dit à papa quand maman est morte, il y a huit ans. Je m’en souviens bien… Et on nous a mis près de lui, moi et ma petite sœur… Alors ça m’a donné l’idée de vous apporter votre petit Julien. On l’a pris chez nous ces jours-ci… Il est gentil…
Rouve la regarda. Dans les yeux de la petite fille, il vit tant d’émotion et tant de pitié que ce fut pour sa détresse affolée comme un soulagement fugitif.
Mais ils atteignaient leur rue et leur maison. L’homme monta vite. Il ouvrit sa porte et entra. Dans le logement vide où chaque chose était maintenant devenue un souvenir qui l’assaillait, sa douleur éclata, et il tomba sur une chaise en sanglotant, la tête entre ses mains. Mais il savait que la petite Louise l’avait suivi, qu’elle pleurait à côté de lui, et il était moins malheureux que seul.
Du livre qu’elle lisait distraitement, Hélène Valgan avait levé les yeux.
— Madame Mayville… murmura-t-elle, cherchant à rappeler des souvenirs imprécis, ah ! c’est probablement pour une œuvre… Faites entrer cette dame, dit-elle à sa vieille bonne.
Dans le petit salon silencieux, dont les fenêtres donnaient sur un vieux jardin de Passy, que le printemps rajeunissait, entra une jeune femme en deuil.
— Madame ?… commença Hélène.
— Je suis votre cousine, interrompit la visiteuse. Yvonne Mayville… Vous ne vous rappelez pas ?… C’est vrai que nous ne nous connaissons pas du tout… Pourtant, nous nous sommes vues une fois, je crois, quand nous étions enfants… Maintenant, je viens… parce que je suis trop malheureuse… Mon mari… Pierre… il a été…
Elle ne put prononcer le dernier mot et tomba sur un siège, secouée de sanglots et la tête dans ses mains.
Sous ses cheveux châtains, où il y avait des cheveux blancs, le fin visage d’Hélène avait pâli. Cette douleur ravivait sa douleur à elle, sa douleur pareille, son désespoir que les mois qui passaient ne pouvaient engourdir. Avec un grand effort elle se domina, réussit à ne pas éclater en sanglots elle aussi et, pour la consoler, s’approcha de sa cousine.
Celle-ci releva enfin son visage mouillé de larmes.
— Je ne peux pas… je ne peux pas me calmer, bégaya-t-elle. Je suis trop malheureuse… Pensez, quand j’ai appris la nouvelle !… Il avait été transporté dans un hôpital après sa blessure… Lorsque je suis arrivée, il vivait encore et il m’a reconnue, et puis…
Elle s’interrompit de nouveau, pleurant plus fort et, après un moment, reprit en phrases entrecoupées :
« Nous nous aimions tant !… Nous avons été si heureux !… Et maintenant me voilà seule… c’est affreux… Si vous saviez…
— Je sais, dit à voix basse Hélène.
— Oui, oui, en effet… J’ai appris… Et c’est aussi cela qui m’a poussée à venir… Je suis comme folle… Pensez, il y a quelques jours à peine… Quand je suis revenue, je n’ai pu rentrer dans notre appartement… Non, non, ç’aurait été trop horrible…
J’aurais eu trop peur… Alors, comme je n’ai plus mes parents, j’ai été chez notre vieille tante… Vous savez bien, Mme Breuil !… J’habite chez elle pour le moment… Mais elle est vieille, elle est maniaque, elle est égoïste… Je sens bien que je la gêne, et elle me glace… C’est elle qui m’a rappelé que j’avais une cousine de mon âge — vous. Mais elle m’a dit qu’elle ne vous voyait jamais…
— Je ne vois personne, expliqua doucement Hélène Valgan. Depuis un an et demi, je vis seule ici, avec mes souvenirs… C’est ici que j’ai vécu avec mon mari et je sais que n’importe où ailleurs je serais plus malheureuse encore, je vous assure…
— Oh non, non ! moi je ne pourrai pas ! murmura Yvonne avec un frisson. Je ne pourrai pas maintenant…
Et, après un silence, elle ajouta :
« Pour vous, il y a un an et demi ?…
— Oui, dit Hélène dont les lèvres tremblaient, oui, il y a un an et demi… Et moi je n’ai pas pu voir mon mari une dernière fois… Il est tombé pendant une reconnaissance qu’il commandait. Ses hommes ont voulu le rapporter, mais le terrain, qui était miné, a sauté…
Les larmes étouffèrent sa voix. Yvonne se jeta dans ses bras, et elles restèrent à pleurer ensemble, chacune goûtant un peu d’apaisement à ne plus pleurer seule.
Trois jours après, Yvonne Mayville revint chez Hélène Valgan et y resta plusieurs heures. Le surlendemain, elle lui fit une troisième visite et, désormais, vint quotidiennement. Une amitié grave et douce unit bientôt les deux jeunes femmes, et leur douleur semblable tissa entre elles des liens très forts et chaque jour accrus.
Enfin, comme Yvonne persistait à se plaindre amèrement de la vieille dame atrabilaire et égoïste chez qui elle s’était réfugiée, et qui n’avait pas assez pitié d’elle, Hélène lui offrit de prendre la moitié de son appartement de Passy, très vaste et dont plusieurs pièces étaient vides. Dès lors elles vécurent côte à côte, souffrant moins de souffrir à deux et pour le même motif, et elles éprouvaient l’une pour l’autre une profonde gratitude de cette consolation.
Des mois passèrent ainsi.
Un matin d’hiver, comme Yvonne Mayville, dans sa chambre, achevait sa toilette, elle entendit un coup de sonnette. Puis, peu après, il y eut un cri, un grand cri d’émotion ardente, déchirante, éperdue. Elle reconnut la voix d’Hélène et couru.
Hélène, livide, suffoquait, appuyée au mur de sa chambre. Une carte postale couverte d’écriture était dans sa main crispée.
Yvonne, épouvantée, se précipita.
— Hélène !…
Hélène tourna vers elle des yeux de folle.
— Il est vivant ! jeta-t-elle d’une voix rauque. Oui, André, mon mari !… Il est vivant ! Il est prisonnier ! Il a été, des mois, malade de ses blessures et puis il n’a pas pu écrire ! Il n’explique pas… Il est vivant ! Il est prisonnier mais il est vivant ! Il reviendra ! Je le reverrai !… Tu entends : il est prisonnier mais il est vivant ! Sur cette carte, c’est son écriture ! C’est lui qui a écrit ça !… C’est lui !… »
Elle éclata en un rire sanglotant, dans le délire d’un bonheur si soudain et si poignant qu’il la transfigurait et paraissait faire vaciller sa raison.
« Tu vois, bégaya-t-elle encore, en tendant la carte à Yvonne, tu vois, c’est lui qui a écrit ça ! C’est lui ! Il est vivant ! Il reviendra ! »
Mais Yvonne Mayville, tout d’abord stupéfaite, brusquement avait reculé. Blême, les yeux dilatés, le visage convulsé par une souffrance affreuse, elle restait immobile. Il y eut un lourd silence et, tout à coup :
— Et moi ! cria-t-elle. Et moi !… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, et moi ! Pierre ne reviendra pas, lui ! Il ne reviendra pas ! Oh ! je veux m’en aller ! je veux m’en aller !… »
Et, laissant là Hélène qui, absorbée dans sa joie affolée, ne l’avait qu’à peine entendue, Yvonne se précipita vers sa chambre. Elle était si tremblante qu’elle se cognait aux meubles et, tout en préparant sa fuite avec une hâte fébrile, elle répétait :
« Je veux m’en aller… Je veux m’en aller… »
Obscure, malgré le soleil du dehors, délabrée et sentant le moisi, la boutique, derrière sa devanture masquée de poussière, était toute encombrée d’un confus amas d’objets de toute sorte, et de loques de toute nature, difficiles à identifier pour la plupart tant étaient grandes leur usure et leur crasse. Vers le centre, dans un espace vide, une enfant de treize à quatorze ans, maigre dans une robe trouée et tenant sur son bras une toute petite fille maladive, harcelait de supplications ardentes un vieillard noueux, jaune et chauve, aussi sordide que son commerce.
— Mais si, monsieur Barbinet, je sais bien que vous prêtez sur gages… Tout le monde le sait dans le quartier… Papa vous a engagé des choses dans le temps où maman est morte… Ça, c’est son alliance, à maman… Elle m’avait dit de la garder toujours, et je l’ai gardée tant que j’ai pu… Mais on n’a plus rien… Il y a si longtemps que je n’ai pas envoyé de paquets à papa… Ça me fait tant de peine… Et puis, ma petite sœur Louisa est malade, regardez-la comme elle est pâle… et tout est si cher… Alors je voudrais quinze francs… Ça m’aiderait bien, et sans ça… Je vous en prie, monsieur Barbinet… Je vous rendrai petit à petit… Et, puisque j’ai un gage… C’est de l’or, vous savez…
Elle lui tendait un anneau mince, et, comme il ne le prenait pas et qu’il faisait « non » de la tête, sans la regarder, elle commençait à pleurer et sa voix devenait plus tremblante.
Soudain, M. Barbinet l’interrompit :
— Tiens, le voilà ton argent ! Et garde l’alliance ! Tu ne penses pas que je vais la prendre pour me faire de sales histoires ! Je m’arrangerai avec ton père quand il viendra en permission. On ne me met pas dedans, moi ! Maintenant, file !…
La petite, frémissante de joie, remercia éperdument, mais le vieux semblait furibond ; du geste, il la chassa.
M. Barbinet, avec un grommellement irrité, s’en revint vers le fond de sa boutique. Là, derrière une portière en loques, était installé, fumant sa pipe avec gravité, un autre vieillard noueux, jaune et chauve, trop semblable à M. Barbinet pour ne pas être son frère.
M. Barbinet, dans ce qui avait été une bergère Empire, s’assit en face de lui.
— Alors, Octave, comment ça va-t-il, depuis trois mois qu’on ne s’est vu ? lui demanda-t-il après quelques moments de silence.
— La santé, ça va, à part les rhumatismes. Le commerce, c’est comme ci comme ça. Les bouquins, ça se vend toujours un peu, mais je me fais vieux pour rester de planton sur le quai. Enfin, j’aurai toujours de quoi t’offrir à dîner quand tu viendras.
Il lâcha une forte bouffée de fumée et reprit d’un air sarcastique :
— Toi, je vois que c’est brillant, tes affaires.
— Comment ça ?
— Oui, mes compliments. Tu as une façon de traiter tes clients… Fichtre, ça doit rapporter gros des opérations comme celle que tu viens de faire… Quinze francs à la première gamine venue… Tu es devenu millionnaire, c’est pas possible…
M. Barbinet, qui semblait gêné, ne dit rien.
— Ça ne me regarde pas, bien sûr, reprit l’autre. Tes affaires sont tes affaires, les miennes sont les miennes… C’est le meilleur moyen que nous restions toujours d’accord comme nous l’avons toujours été. Le métier que tu as pris, moi je ne l’aurais pas choisi. De la brocante, et, surtout, du prêt sur gage, ça ne me dit rien. D’abord, on se fait mal voir et on a des ennuis… Toi, ça t’est égal, très bien. Je comprends ça. Mais ce que je ne comprends pas, c’est l’histoire de tout à l’heure. Vrai, j’en suis bleu. Pourquoi n’as-tu pas pris le gage ? Oui, la bague…
— C’est pas de l’or, dit M. Barbinet avec un haussement d’épaules. La vraie alliance je l’ai achetée au père de la petite, il y a quatre ans, à un moment où il était sans travail. Et il m’a demandé de lui céder un anneau en cuivre doré pour que la petite n’en sache rien. Tu comprends ?
— Oui, je comprends, mais les quinze francs, je ne comprends plus. Pourquoi les as-tu donnés ?
M. Barbinet resta un moment sans répondre, puis, d’une voix basse et où il y avait de l’angoisse :
— Parce que je n’ai pas pu faire autrement.
— Pourquoi donc ? Qu’est-ce que c’est que cette petite ?
— Je ne la connais pas plus que ça. C’est pour elle comme pour les autres. Voilà ce qu’il y a… (M. Barbinet hésita et, sourdement.) Il y a que ça me fait pitié. Oui. Je ne peux plus… J’ai changé. C’est idiot. C’est plus fort que moi. C’est venu d’abord à cause d’une histoire de médaillon que j’ai rendu à une jeune femme ; elle ne voulait pas que son mari qui venait en permission sache qu’elle était dans la misère. Alors, j’ai eu pitié d’elle et ç’a été ma première bêtise. Et puis ç’a été une vieille, à propos d’envois à son fils prisonnier. Et j’ai eu pitié d’elle. Et puis d’autres… Je ne peux plus refuser…
Il répéta les derniers mots en ouvrant les bras d’un geste effaré et continua :
« Si tu savais ce que peut vous dire une femme qui a besoin d’un peu d’argent pour envoyer des choses à son soldat ou pour soigner son enfant… Il y en a plus qu’on ne croit qui viennent me voir en cachette… Ce qu’elles m’apportent ne vaut pas souvent grand’chose. Dame, le meilleur est parti d’abord. C’est des petits bijoux, de la pacotille, des souvenirs qui les font pleurer quand elles me les laissent, et elles croient que ça a de la valeur parce qu’elles y tiennent. C’est moi qu’elles viennent trouver en dernière ressource, et, petit à petit, j’ai été pris… J’ai changé. Je m’en moquais pas mal avant, n’est-ce pas… Ça m’était bien égal que par derrière on me traite d’usurier… « Vous voulez tant ? Tant d’intérêt. Voilà ! » Je ne connaissais que ça… Dame, l’argent, pourquoi est-ce que ça ne se vendrait pas comme le reste ? Il y a des moments où cent francs, ça en vaut mille. Bref, je raisonnais… Maintenant… je ne me reconnais plus… Je ne sais plus dire non. Et l’argent s’en va, s’en va… J’en deviens enragé. »
Son vieux visage bouleversé par des émotions diverses, M. Barbinet se tut.
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? demanda son frère après un silence.
— Tout bazarder, et rondement, dit M. Barbinet, désignant d’un geste la boutique autour d’eux. J’ai attendu pour voir si ça passerait, mais ça ne passe pas. Je donne des sous aux enfants dans la rue. Je prête sans gage. Je rends les gages sans être payé… C’est fou !… Faut que je file d’ici, sans ça je suis fichu. Elles me mettront sur la paille…
Dans la cour plantée d’arbres étiolés que M. Nestor Bance appelait, dans ses prospectus, le « Parc de récréation » de son institution, les grands, dédaigneux de jeux puérils, s’étaient, en sortant du réfectoire, groupés autour de leur camarade Gaston Fréneuse, rentré de la veille seulement.
Les « grands » de l’institution Bance étaient une douzaine d’adolescents que M. Nestor Bance, habile homme soucieux de ses intérêts, ne contrariait que le moins possible et affectait de considérer bien plutôt comme des relations mondaines que comme des élèves qui devaient, sous son autorité, terminer leurs études. Le prix de la pension était considérable et ils étaient nourris et logés confortablement. Ils pouvaient même, lorsqu’ils désiraient le faire, travailler avec d’excellents professeurs attachés à l’institution, mais M. Bance, dans sa majestueuse bienveillance, ignorait avec résolution la paresse la plus assidue et l’indiscipline la plus incurable. M. Milage, le surveillant chargé de maintenir un semblant d’ordre, avait défense formelle de soulever, pour de tels motifs, le moindre incident. En conséquence, la vie de M. Nestor Bance était paisible et prospère, celle des élèves agréable, et celle de M. Milage le contraire.
Gaston Fréneuse, arbitre des élégances de l’institution Bance, et à qui ses camarades de l’année précédente venaient de présenter quatre nouveaux, discourait avec nonchalance tout en fumant, sans prendre la peine de s’en cacher, une mince cigarette égyptienne.
— Oui, chers amis, je n’ai pas voulu revenir avant la fin d’octobre. J’étais chez mon oncle, dans son château du Poitou, et vous savez que j’adore l’automne à la campagne… Du reste il y avait là un essaim de jolies femmes qui ne voulaient pas me laisser partir… Enfin me voici de nouveau, pour une année encore, — la dernière, Dieu merci ! — dans cette vieille boîte… Et je constate que rien n’y a changé, ni les murs sales, ni les arbres moribonds, ni le père Bance à la mine fleurie, ni l’Essuie-Plume…
— L’Essuie-Plume, c’est notre pion ? interrompit un nouveau, haut gaillard efflanqué, auquel une barbe hâtive, qui croissait parmi des boutons rouges, donnait de la fierté.
— Oui, dit Fréneuse, condescendant, c’est Milage que j’ai ainsi surnommé, à cause de l’état de sa toilette. Et, à ce propos, je dois dire qu’il exagère… C’est une honte pour nous que d’avoir un surveillant à ce point négligé. Son chapeau, surtout, est une infamie. Je frémis en songeant à l’âge de ce couvre-chef innommable… J’espérais vraiment qu’il aurait la délicatesse de comprendre qu’il nous doit quelques égards et qu’il reparaîtrait, à cette rentrée, coiffé avec décence. Il n’en est rien, et je vous déclare que j’ai pris la décision d’intervenir…
— Ne lui fais pas de sales blagues, objecta faiblement un ancien, c’est un brave type. Tu sais bien qu’il nous laisse faire tout ce qu’on veut en étude. Il ne se fâche jamais…
— Je voudrais voir ça, qu’il se fâche ! interrompit Fréneuse. Il n’est pas là pour ça et nous ne sommes pas des gamins qu’on embête… Du reste, c’est un service que je veux lui rendre en le débarrassant de la guenille qu’il a sur la tête… Il est si myope qu’il ne voit pas combien cette chose est dégoûtante, j’en suis sûr… Mais moi je vois, et ça m’écœure. Alors voilà le plan…
Rapidement il leur donna ses instructions, et il avait à peine terminé que la cloche sonna pour la rentrée en étude. Sortant du préau, où il se promenait solitaire, parut M. Milage. Il était jeune, sans doute, mais cela ne paraissait point. Mal vêtu de noir râpé, débile et déjà courbé, il avait une face blême, qu’entourait un poil pauvre, et on ne voyait pas ses yeux à travers les verres épais de ses lunettes pareilles à des hublots.
— Allons, Messieurs ; allons, Messieurs, répétait-il patiemment en attendant que ses élèves consentissent à se diriger vers l’étude.
Il y entra le dernier et prit place dans sa chaire, sur le coin de laquelle il posa son chapeau, qui était, en effet, misérable. Puis il ouvrit un livre vers lequel il pencha ses lunettes. Mais un tel tumulte emplissait la salle que M. Milage, s’oubliant, releva un moment la tête. Au même instant une grosse boulette de papier l’atteignit, puis une autre. Les élèves, séparés en deux camps, échangeaient des injures et des projectiles dont quelques-uns prenaient la direction de la chaire. M. Milage ne dit pas un mot, il n’eut pas le plus léger mouvement de colère ; comme si de rien n’était, il se remit à lire ou plutôt à feindre de lire. Une longue habitude l’avait plié à la résignation, parce qu’il savait bien qu’entre un élève et un surveillant, M. Nestor Bance n’hésiterait pas et renverrait le surveillant. Et M. Milage songeait à un logement indigent où une vieille femme, qui était sa grand’mère, et deux jeunes filles sans beauté, qui étaient ses sœurs et qui étudiaient pour être institutrices, avaient besoin de ses appointements pour ne pas mourir de faim. Et ce jour-là, particulièrement, une grave préoccupation l’absorbait, car sa chaussure était percée et il faisait des calculs pour savoir si, à la fin du mois, il serait en mesure de la faire réparer.
Une recrudescence de vacarme força de nouveau son attention, et ce qu’il entrevit confusément à travers ses lunettes le fit descendre précipitamment de sa chaire. Deux élèves, l’adolescent barbu et un autre à cheveux roux, luttaient sauvagement en se roulant sur le sol.
— Allons, Messieurs ; allons, Messieurs… voyons, vous allez vous blesser, dit M. Milage, qui se pencha vers eux et s’efforça de les séparer, non sans recevoir quelques bourrades.
— Ça y est, il l’a ! cria tout à coup une voix.
Les deux combattants, cessant de lutter, éclatèrent de rire. M. Milage, étonné, se redressa. Il vit Gaston Fréneuse qui s’éloignait de sa chaire en brandissant d’une main un objet noir et de l’autre un canif.
« Mon chapeau ! » s’exclama M. Milage.
Des rires et des huées lui répondirent, Fréneuse avait gagné le fond de la salle, mais M. Milage bondit à sa suite.
« Mon chapeau ! Vous voulez couper mon chapeau, misérable ! Rendez-le-moi ! A l’instant ! Je vous ordonne ! »
Sa voix était tragique ; il tremblait violemment ; ses yeux, à travers les lunettes, lançaient des éclairs troubles. D’une main il saisit Fréneuse au collet, de l’autre il lui arracha son chapeau.
Le tumulte avait cessé. Une stupeur régnait dans l’étude. Un respect naissant environnait M. Milage, grandi par le courroux et qui, de sa manche, brossait le feutre sordide. Fréneuse, ahuri et mortifié, restait immobile.
— Monsieur Fréneuse, reprit sévèrement M. Milage, encore frémissant de l’affreux péril couru, j’ai toujours déployé ici beaucoup d’indulgence et je ne me suis jamais fâché pour des plaisanteries sans conséquence. Mais vous saurez qu’il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas jouer.
Il ne s’expliqua pas davantage, et les élèves ne comprirent pas bien que cette chose avec laquelle il ne fallait pas jouer c’était sa misère.
Dans le petit pied-à-terre qu’ils avaient gardé à Paris et où ils passaient un mois chaque année, M. et Mme Mailley achevaient de s’habiller. M. Mailley semblait préoccupé, un souci ridait son front chauve. Quand il fut prêt, il se retourna vers sa femme qui lissait ses bandeaux gris :
— Voici dix heures, dit-il. La mère Pacifique va venir. Une dernière fois, ma chère amie, as-tu bien réfléchi ? C’est très sérieux. Résumons la situation comme s’il s’agissait d’étrangers : M. et Mme Mailley après fortune faite dans le commerce, se sont retirés dans une petite ville de province, où ils vivent heureux. Ils ont gardé un pied-à-terre à Paris ; une femme de ménage est à leur service pendant les séjours qu’ils y font. Cette femme de ménage, cette fois-ci, est malade : Elle leur en envoie une autre. C’est une vieille qu’accompagne sa petite-fille, une enfant de trois ans. Mme Mailley s’intéresse à cette petite et forme le projet de la prendre avec elle, de l’emmener, de l’élever, de l’instruire, en un mot de l’adopter… Voyons maintenant les objections…
Mme Mailley arrêta son mari :
— Non, je t’en prie, tu me les as énumérées cent fois, et cent fois je t’ai répondu : Un bébé ne peut pas avoir de mauvais instincts. La grand’mère est travailleuse et honnête, depuis un mois je l’ai bien vu. Du reste, si tu veux, prends des renseignements, ils seront bons, j’en suis sûre. Elle est taciturne et revêche, mais ça nous est égal. Ce n’est qu’une femme de ménage, mais si elle était millionnaire, je n’aurais pas de projets sur sa petite-fille. Moi, je veux arracher cette enfant, qui est charmante, à la misère, aux privations, à la maladie peut-être, qui la guettent à Paris. Elle sera pour moi une société et une distraction. Tu sais quel chagrin ç’a été pour moi de ne pas avoir d’enfants… Je les aime tant !… Là-bas, je suis désœuvrée, je m’ennuie… Toi, tu as ton café, ton bridge, tes amis. Tu t’intéresses aux affaires du pays… Et réfléchis : cela fera le meilleur effet que nous ramenions cette petite. On dira : les Mailley sont de braves gens, ils font une bonne œuvre. On trouve que nous vivons comme deux égoïstes, j’en suis sûre… Voyons, mon ami, tu ne vas pas revenir sur ta décision maintenant ?
— Mais non, puisque tu y tiens tant que ça…
Mme Mailley, joyeuse, embrassa son mari. Il y eut un coup de sonnette. Entra une vieille à tête de chouette ; dans ses bras était une jolie enfant blonde et frêle qui, posée sur une chaise dans l’antichambre, y resta souriante et sage.
Mme Mailley emmena la vieille en présence de M. Mailley et lui exposa ses intentions. En l’écoutant, les yeux de la vieille s’arrondirent encore ; un étonnement désapprobateur se répandit sur sa face ravinée.
— Me prendre Berthe, ah ! ben non ! déclara-t-elle. Non, ça ne se peut pas !…
— Pourquoi ? Pourquoi cela ? s’écria Mme Mailley avec ahurissement, car elle s’attendait à une reconnaissance enthousiaste.
— Parce que je l’aime, tiens donc, dit la vieille, et que c’est ma petite-fille, et que je ne sais pas ce que je deviendrais si je l’avais plus. Ses père et mère sont morts, alors elle est à moi. C’est pas la peine d’en dire plus long. Ma petite Berthe, m’en séparer !…
— Voyons, ma brave femme, il ne faut pas être égoïste, il faut voir l’intérêt de l’enfant, intervint M. Mailley. Vous seriez coupable de refuser. Du reste, pensez-y à loisir ; nous en reparlerons demain.
La vieille, sans répondre, se mit au ménage, qu’elle fit tout de travers, tant elle était absorbée. Puis elle reprit la petite Berthe et partit.
— A demain ! Réfléchissez ! lui cria M. Mailley.
Il était indigné de l’égoïsme de la vieille ; sa femme en était désolée. Et tous deux, maintenant, tenaient d’autant plus à l’enfant qu’ils n’avaient pas la certitude de l’avoir. Ainsi préoccupés, ils oublièrent les renseignements qu’ils voulaient prendre et qui, du reste, seraient peut-être sans objet.
La mère Pacifique reparut le lendemain. Elle assit la petite Berthe et vint rejoindre M. et Mme Mailley qui frémissaient d’impatience. Ils virent qu’elle était blême comme après une nuit d’insomnie.
— J’ai réfléchi, prononça-t-elle durement. Alors, je dis oui dans l’intérêt de Berthe. Mais je ne trouve pas que ça soit bien parce qu’on est riche d’arracher une petite fille à sa grand’mère…
Mme Mailley, ravie, saisit l’enfant et la couvrit de caresses, après s’être assurée qu’elle était bien débarbouillée. La vieille regardait de côté et Mme Mailley vit des larmes dans ses rides.
— Elle me fait pitié, chuchota-t-elle à son mari… Si on pouvait l’emmener !…
— Tu es folle, protesta-t-il, suffoqué.
Le surlendemain était le jour fixé pour le départ. La vieille devait, à midi, amener la petite fille, mais elle parut seule.
— Je ne peux pas, déclara-t-elle d’un air morne. Je garde Berthe. Je périrai, sans elle.
Ce fut un effondrement. Les Mailley s’efforcèrent en vain de raisonner la vieille, qui resta inflexible. Alors, ils se concertèrent. Mme Mailley, les larmes aux yeux, suppliait son mari, qui enfin céda, et elle revint auprès de la mère Pacifique.
— Ma brave femme, dit-elle, nous ne voulons pas permettre que votre petite-fille soit victime de votre affection mal comprise. Venez chez nous avec elle. Il y a, au fond du jardin de notre villa, un pavillon que vous occuperez, et vous ferez de votre mieux, nous y comptons, pour vous rendre utile et reconnaître ainsi notre extrême bonté.
— Ça va ! Comme ça, je veux bien ! dit la vieille, dont le visage s’était éclairé. C’était mon désir de finir à la campagne.
Elle ne voulut pas consentir à laisser les Mailley emmener l’enfant le jour même. Elle viendrait avec Berthe à la fin de la semaine. On lui donna l’adresse et l’argent du voyage et elle s’en alla. Les Mailley prirent le train deux heures après. Ils retrouvèrent avec joie leur calme petite ville et leur confortable maison. Ils racontèrent négligemment à leurs amis leur beau trait de philanthropie, et firent débarrasser le pavillon.
Trois jours plus tard, ils déjeunaient, quand, après un coup de sonnette à leur porte, leur servante survint, effarée.
— Monsieur, Madame, c’est une pauvresse avec une trolée de gosses. Elle dit comme ça qu’on l’attend.
Les Mailley se précipitèrent vers le vestibule. La mère Pacifique, la petite Berthe dans ses bras, s’y tenait. Trois gamins de cinq à neuf ans, débiles et qui se ressemblaient, l’accompagnaient.
— Qu’est-ce que c’est ? dit Mme Mailley, affolée.
— Ben quoi, c’est la mère Pacifique, comme de convenu. Et puis v’là Berthe et ça c’est ses trois frères : Julot, Louis et Émile…
M. Mailley leva les bras au ciel.
— Mais c’est fou ! C’est monstrueux ! Ma maison n’est pas un asile ! Vous ne nous aviez pas dit…
— Je vous ai pas dit que Berthe avait pas de frères, hein ? riposta la vieille, qui semblait sincèrement indignée de l’accueil. Vous auriez pas voulu que je les laisse, ces petits ?… Qu’est-ce qu’ils seraient devenus sans moi ? J’ai vendu tout mon petit fourbi pour payer leur voyage…
— Allez-vous-en, vous êtes une vieille intrigante ! hurla M. Mailley, hors de lui.
— Où ça que je m’en aille ? Mendier par les rues, hein ! maintenant que j’ai plus rien à cause de vous !… Eh bien ! oui, je vas y aller ! mais soyez tranquilles, je raconterai à tout le monde ce que vous me faites, à moi, une pauvre vieille qui ne vous ai pas cherché, pas vrai ?… Et si on nous trouve tous morts de faim, on saura qui en est cause…
Les Mailley échangèrent un regard d’angoisse. Mille misères leur apparurent et peut-être de pitoyables drames dont ils seraient responsables. Et que dirait-on d’eux ? Ils eurent peur.
— C’est un malentendu regrettable, dit Mme Mailley avec effort. Mais, pour le moment… restez… Le pavillon est prêt…
La servante, furieuse, y guida les intrus. Entre M. et Mme Mailley, restés seuls, il y eut un silence tragique.
— C’est du joli… C’est du joli… gémit, enfin, M. Mailley, si atterré qu’il ne trouvait plus la force de se fâcher.
Mme Mailley ne répondit rien. Elle écoutait : Du jardin s’élevait le bruit de petits pieds qui couraient dans les allées, de petites voix qui s’émerveillaient de la terre, de l’herbe, des arbres, des bêtes…
Le soir tombait sur la campagne du Sud-Ouest quand le jeune garçon, sous la pluie battante qui ne cessait pas depuis le matin, arriva au bourg. Il semblait avoir quatorze ans, il était simplement vêtu, en veston et casquette, trempé d’eau, couvert de boue, et si fatigué qu’il ne pouvait plus avancer et changeait d’épaule, tous les vingt pas, la petite valise en toile grise qu’il portait.
Sur la place il hésita et, voyant la devanture éclairée d’un café, il s’y dirigea.
Il entra et cligna des yeux, un peu étourdi par la lumière du gaz, la chaleur d’un poêle, l’odeur du tabac dans la salle étroite. Une dame sèche brodait au comptoir, où dormait un chat gris. Quatre vieux habitués, installés dans un coin, jouaient à la manille avec passion, deux autres étaient penchés sur un jacquet et le patron, petit homme rond, en manches de chemise quadrillée, faisait, en expliquant chaque coup, une partie de billard avec un vieux à barbe grise, coiffé d’une calotte noire et qui fumait sa pipe sans rien dire. Tous regardèrent qui entrait.
— Mande pardon, dit le gamin, en portant la main à sa casquette, c’est pour un renseignement.
Le patron interrompit ses carambolages.
— Quel renseignement ?… T’es pas du pays, je te connais pas… D’où donc que tu viens pour être trempé comme ça ?
— De la ville, à pied, et ça pleut un peu.
Il s’essuya la figure avec son mouchoir et continua :
— Je voudrais savoir où habite M. Morin. A la ville, on m’a dit que c’était ici, au bourg. Est-ce que vous connaissez ?
— Oui, je connais.
Le patron avait réprimé un geste. Il ajouta avec défiance :
— Qu’est-ce que tu lui veux, à M. Morin ?
— Je veux lui parler.
— Bon… Lui parler, c’est bientôt dit. Est-ce que tu crois que je vas donner l’adresse de mes clients comme ça, sans savoir à qui seulement… au premier mendiant venu…
— Je ne suis pas un mendiant, c’est pas vrai ! Et c’est vrai que j’ai à lui parler !…
Le gamin, indigné, était devenu très rouge. Il reprit après une hésitation :
« Et puis, quoi, je peux bien vous le dire, ça m’est égal : je suis son neveu, à M. Morin.
— Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il dit ? Mon neveu ?
C’était l’habitué qui jouait au billard avec le patron. Dans sa stupeur, il avait laissé tomber sa pipe et il regardait le gamin avec effarement.
— Eh ben ! le voilà, M. Morin ! dit, ahuri, le patron en le désignant.
Il y avait eu un mouvement dans le café. L’événement était passionnant. Les joueurs, laissant leurs cartes, et la dame du comptoir elle-même, s’étaient approchés.
— Alors… alors c’est vous monsieur Morin ? dit le gamin… Alors, moi je suis votre neveu, Louis Langlois…
— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Mais qu’est-ce qu’il raconte ? balbutia M. Morin, qui semblait affolé.
— Louis Langlois, poursuivit le garçon… Vous savez bien, le fils de votre sœur Pauline… Et… et maman est morte…
Il eut un sanglot qu’il réprima et continua très vite, la voix tremblante :
« Alors, je suis venu… Je viens de là-bas… Ben oui, de l’Est où nous habitions… Faut vous dire que papa est mort il y a cinq ans, et maman et moi nous sommes restés parce que la maison était à nous… Mais maman était malade, et il y a eu la guerre. Et maman voulait toujours s’en aller avec moi pour venir par ici… Et puis, elle attendait toujours. Ça l’ennuyait de quitter de chez nous… Et puis, ces temps-ci, on nous a évacués. Faut voir le bombardement et tout… Alors maman… elle était si malade qu’elle a dû s’arrêter avant qu’on soit à Paris… et puis elle est morte… Alors, avant, elle m’avait dit de venir vous trouver, mon oncle, puisque je n’ai plus que vous. Je sais bien que vous avez été brouillé avec papa et maman depuis si longtemps que c’était d’avant que je sois né, mais tout de même maman elle m’a dit de venir… Mais elle savait plus votre adresse. Elle savait seulement que c’était par ici. Alors, quand elle a été enterrée, j’ai été à Paris, et puis de Paris je suis venu par ici… Mais l’argent ça file vite, n’est-ce pas, et puis, pour vous trouver, mon oncle, ça n’a pas été commode ! Enfin, à la ville, à la mairie, on m’a dit que vous habitiez le bourg, ici… Et je suis venu à pied par cette sale pluie. »
Il se tut. Il avait raconté son histoire avec simplicité, s’efforçant d’être bref et de rester calme. Tous l’avaient écouté, étreints peu à peu par un sentiment confus, qu’ils n’auraient pu nommer exactement, mais qui les dominait. Tous, en silence, regardaient cet enfant debout, mouillé, fatigué et tranquille, et qui venait de si loin, d’un là-bas si tragique, et qui avait eu tant de malheurs et tant d’épreuves. Il leur apportait toute la guerre.
— Ah ! mais, j’oubliais, dit-il, tout à coup, voilà mes papiers, mon oncle, pour que vous voyiez bien que je dis vrai.
Il fouilla dans sa poche. M. Morin prit les papiers.
— Écoute donc, mon garçon, commença-t-il d’un air embarrassé, faut tout de même que je t’explique…
Le gamin le regardait en face et haussa les épaules avec un air d’homme.
— Je crois que je comprends, dit-il. Je vois bien que je vous gêne et que vous ne voulez pas me garder. Du reste, je ne suis venu que parce que maman me l’avait dit, et je m’en vais… Je me tirerai bien d’affaire tout seul, vous savez… acheva-t-il en reprenant la petite valise grise qu’il avait posée à terre.
— Non, non, attends que j’explique… recommença le vieux.
Mais une explosion d’indignation de la part de tous les assistants l’interrompit.
— C’est une honte ! un pauvre gamin tout seul, le recevoir comme ça, quand on a de quoi ! Reste ici, mon garçon, on te garde, nous ! On te trouvera de l’ouvrage, et pas au rabais, tu verras ça… Ça serait honteux de te renvoyer ! T’inquiète pas de lui, va, c’est un égoïste, il a jamais aimé que lui-même ! Tu vas dîner, et avant faut te changer, trempé comme tu es, tu prendrais mal…
Ils s’empressaient autour du gamin, et la dame maigre, qui avait été lui chercher une tasse de bouillon, se retourna vers M. Morin et résuma l’impression générale.
— Vieux sans cœur, va !
Mais M. Morin semblait en colère, malgré sa timidité.
— Attendez donc que j’explique, à la fin ! cria-t-il, en élevant autant qu’il pouvait sa voix faible. Depuis le commencement je ne peux pas placer un mot ! C’est pas mon neveu, là ! Je n’ai jamais eu ni frère ni sœur, alors, je n’ai pas de neveu ! Du reste, regardez ses papiers : le nom de sa mère, c’est Morin par M, o, tandis que moi, c’est Maurin par M, a, u. Quand il a demandé Morin, à la ville, comme on me connaît, on l’a envoyé ici. Son oncle, c’est un Morin qui aura habité dans le pays, sans doute…
— Ah, oui ! dit le patron. Je me rappelle maintenant. Au village plus loin, il y a eu un vieux qui s’appelait Morin et qui est mort à l’hospice il y a quatre ans…
Ils se regardèrent tous, ahuris et embarrassés. M. Maurin mit sa main sur la tête du gamin.
— Bien entendu, on lui a dit qu’on le gardait, et on le garde ! Et comme c’est moi qu’il est venu trouver, comme je suis son oncle en quelque sorte, puisqu’il le croyait, eh bien ! c’est moi qui le garde… Et il sera bien… C’est ça que je voulais expliquer, mais vous criiez tous à la fois…
Il y eut une petite gêne, mais le patron prit un air dégagé :
— C’est vrai, ça, on était tous là à se chamailler sans rien comprendre de ce qu’on disait…
— Oh ! si, moi, j’ai bien compris, dit seulement M. Maurin, en s’en allant avec le gamin.
Devant le morceau de miroir pendu à la fenêtre il refit la raie qui séparait ses cheveux longs et à peine gris. Il resserra sa haute cravate romantique, endossa son veston et coiffa son feutre.
— Prosper, tâche de trouver quelques sous, ce tantôt. Il reste à peine de quoi pour dîner, et demain on n’aura rien du tout, gémit sa femme.
Assise à côté d’une fillette maigre, d’une douzaine d’années, qui comme elle reprisait des bas, elle était informe et sans âge dans son vieux peignoir élimé. Levant vers son mari un visage flétri, elle reprit :
— Ah ! mais c’est vrai, tu vas faire tes visites aujourd’hui, tu as mis ton vêtement propre.
Il ne répondit pas et sortit. Sur le palier, ses deux plus jeunes enfants se roulaient par terre avec d’autres galopins. Une voix l’interpella comme il passait devant la porte entre-bâillée d’un taudis où un savetier hirsute martelait une semelle.
— M’sieur Vougne, eh ben, et mon ressemelage ? M’ faut mon argent, dites donc ! V’là assez longtemps que j’attends ! Si c’est pas un malheur de voir ça !
— J’y pense, comptez sur moi… jeta, d’un ton qui voulait être dégagé, M. Vougne.
Il fila en hâte, poursuivi par les invectives du savetier et, en bas, passa comme un trait devant la loge de la concierge pour éviter une nouvelle algarade qu’il prévoyait.
Dans la rue, il respira. Chaque pas qu’il faisait, en l’éloignant de chez lui, allégeait le fardeau de sa misère. Quand il atteignit un autre quartier, il redressa son torse maigre, il frappa le trottoir d’un talon assuré et, cessant d’être Prosper Vougne, pour devenir Gaston de Cormalis, il se dirigea vers son atelier.
Sa vie était faite de deux parts distinctes, et l’une le consolait de l’autre. Il était Prosper Vougne (son vrai nom qu’il abhorrait) dans la maison populeuse et indigente de la Glacière où il logeait avec sa femme et ses cinq enfants. Là, il se débattait contre la misère quotidienne sans cesse aggravée, avec ses humiliations et ses besognes odieuses. Il y souffrait sans trêve pour lui, pour ceux qui l’entouraient et par eux, car il croyait avoir manqué sa vie à cause de son mariage, ayant épousé très jeune, et par coup de tête, une petite provinciale extrêmement jolie, mais sans fortune et sans éducation, qu’il avait, par la suite, tenue soigneusement à l’écart de toutes ses relations.
Gaston de Cormalis était le nom qu’après de mûres réflexions il s’était choisi quand il était arrivé à Paris dans l’intention de devenir un peintre illustre. Toutes ses espérances, une à une, s’étaient dissipées en même temps que le peu d’argent qu’il possédait, et il lui était tout juste resté son pseudonyme qui, pour ses relations, était son vrai nom. Il y plaçait une puérile vanité que masquait son allure apprêtée de gravité hautaine. Il était Robert de Cormalis à l’atelier du quai Voltaire que lui prêtait un ami toujours en voyage. Là, il recevait ses lettres et était censé peindre, mais il ne le faisait pas parce que de longs insuccès l’avaient découragé, et parce que, surtout, les couleurs et les toiles coûtent cher. Il était Robert de Cormalis dans les salons où il fréquentait encore, et où on ne savait rien de lui sinon qu’il était un artiste homme du monde, parfaitement courtois et très brillant causeur.
Après avoir passé à l’atelier, M. de Cormalis se dirigea vers le boulevard des Invalides. C’était le jour de Mme Rivalte. Celle-ci, encore belle, riche et recevant bien, était pour M. de Cormalis une ancienne amie et la plus agréable des relations. Chez elle, il y avait toujours beaucoup de monde et on faisait grand cas de lui. Quand, dans son salon, il discourait avec feu sur l’art ou l’amour, au milieu d’un cercle de jolies femmes, il oubliait entièrement, au moins pour quelques moments, Prosper Vougne et la femme plaintive et sans distinction, et les enfants mal mis, mal élevés, mal portants, et les créanciers injurieux, et les cartes postales à colorier par milliers pour quelques francs, et le logement sordide, et l’impérieuse misère.
Ayant, dans la glace d’une devanture, vérifié sa tenue et constaté que son vêtement, qu’il entourait de sollicitude, avait encore bon air, il entra chez Mme Rivalte. De nombreuses personnes s’y trouvaient déjà. M. de Cormalis s’inclina devant la maîtresse de la maison, et s’éloigna un peu après avoir échangé un salut froid avec un certain M. Presseville qui était auprès d’elle et qu’il détestait.
Il prenait une tasse de thé tout en expliquant la peinture moderne et ses tendances à une charmante jeune fille, lorsque Mme Rivalte s’approcha de lui.
— Ah ! monsieur de Cormalis, lui dit-elle, très aimable, j’ai un renseignement à vous demander. C’est pour la nouvelle œuvre dont je suis vice-présidente… Elle vous intéressera, j’en suis sûre. Son but est de venir en aide aux artistes pauvres… Si vous saviez combien il en est qui sont à plaindre ! A ce propos, je vous ai marqué parmi les souscripteurs. Je ne me gêne guère, vous voyez, ajouta-t-elle en riant.
— Mais voyons… vous savez bien… commença Cormalis plein d’angoisse.
Mme Rivalte l’interrompit.
— Je vous en reparlerai. Aujourd’hui il s’agit d’un renseignement. Je fais demain ma première enquête. Une pauvre famille… une situation affreuse : la mère, une admirable femme qui se tue à la peine pour ses cinq enfants… C’est M. Presseville qui m’a indiqué…
M. Presseville, près d’elle, souriait aimablement. Elle continua :
« Il y a un père, un artiste. Sur lui les renseignements manquent, mais j’ai pensé que vous, monsieur de Cormalis, qui, naturellement, connaissez tout ce milieu-là… C’est un peintre. Il s’appelle… Attendez donc… Je sais qu’ils habitent à la Glacière, mais le nom… Ah ! oui : Vougne… »
M. de Cormalis regarda Mme Rivalte, dont la bonne foi était évidente : il regarda M. Presseville et ne vit sur son visage qu’un sourire agréable. Une seconde il hésita. Il faillit crier : « Ce n’est pas vrai, ils n’ont besoin de rien. N’y allez pas ! » Mais c’était fou, il ne pouvait ni la dissuader, ni se dissimuler. Et puis il songea au logement indigent, à celle qui, depuis tant d’années, partageait, résignée et effacée, sa misère. Autour de lui quelque chose, lui sembla-t-il, s’écroula et, pâle d’horreur, il sentit que le cercle de misère se refermait définitivement.
— Vougne ? répondit-il. Oui, je connais… Une affreuse misère, Madame. Allez-y demain pour qu’ils mangent… Vous y trouverez M. Vougne…
Et il s’enfuit.
Tous les quinze jours, le samedi, Isabelle Andral allait voir ses pauvres. Elle avait bon cœur et tenait en mépris l’égoïsme. Grâce à ce petit devoir bi-mensuel qu’elle s’imposait, elle pouvait jouir en paix du bonheur d’être riche, jolie, encore jeune, bien portante, et d’avoir un mari parfait, qui, depuis dix-huit ans qu’il l’avait épousée, n’avait cessé d’être aux petits soins pour elle et de satisfaire ses moindres désirs.
Comme l’après-midi d’automne était d’une sereine douceur, Mme Andral, qui aimait l’hygiène et voulait combattre une légère tendance à l’embonpoint, s’en alla à pied, du boulevard Haussmann, où elle habitait, jusque par delà l’avenue du Maine, où habitait une des familles qu’elle secourait.
La marche lui fit du bien. Ce jour-là, plus que de coutume, elle se sentait heureuse de vivre et elle arriva fraîche et gaie chez ses protégés.
C’étaient des demi-pauvres, car Isabelle Andral avait beaucoup de délicatesse nerveuse et la détresse vraiment sordide l’impressionnait trop cruellement. Il y avait la mère, qui était brodeuse, et trois enfants chétifs, sages et débarbouillés. La maison était misérable, mais le logement bien tenu, et la visiteuse put s’asseoir sur une chaise propre.
Elle défit les paquets qu’elle avait apportés et les effusions de gratitude de la mère, l’émerveillement timide des trois petits lui furent très agréables. Elle savourait cette satisfaction lorsque, soudain, des coups frappés à la cloison qui était derrière elle la firent sursauter.
— C’est le voisin, dit la brodeuse. Mon Dieu ! il vous a fait peur, ma bonne madame. Mais c’est un vieux monsieur qui est malade, voyez-vous. Ça le tient dans les jambes et depuis huit jours il ne se lève pas. Alors, comme il est tout seul, on s’occupe un peu de lui. Je suis sûre qu’il a frappé pour avoir à boire… — Je vais y aller tout à l’heure, monsieur Buraille ! cria-t-elle à travers la cloison.
Mme Andral, qui se levait pour partir, eut un petit mouvement.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-elle.
— Buraille. Son petit nom c’est… Attendez donc. Un nom pas habituel… Ah ! oui, Valentin.
Mme Andral s’était détournée pour prendre son parapluie au coin de la cheminée. Elle s’était sentie devenir toute rouge ; elle avait été si surprise… et pourtant ce nom qu’elle venait d’entendre était, depuis des années, si bien enterré dans sa mémoire qu’elle était stupéfaite de l’émotion qu’elle éprouvait. Du reste, elle doutait encore, mais une vive curiosité la dominait.
— Et vous dites qu’il est très âgé ? reprit-elle d’un air indifférent.
— Très âgé, non… Pour moi, il paraît plus vieux qu’il n’est… Et c’est un drôle d’homme… Il vous raconte des histoires à n’en plus finir… Je crois qu’il a la tête dérangée et puis, souvent, il boit un coup… Ce qui est sûr, c’est qu’il a eu des malheurs…
— Ne le faites pas attendre… Je vais vous accompagner auprès de lui… peut-être pourrais-je lui être utile…
— Mais, ma bonne madame, c’est sale comme tout chez lui, et puis il n’est pas toujours de bonne humeur, objecta la brodeuse, mécontente de fournir peut-être un nouveau protégé à sa visiteuse.
— Allez donc, dit Isabelle Andral qui, à sa suite, sortit sur le palier et entra dans un logement voisin.
Dans une vaste chambre à peine meublée et effroyablement sale, qui sentait aigrement la moisissure et le tabac refroidi, sur un lit de fer à demi disloqué, un homme était assis, les jambes allongées et enveloppées d’une couverture trouée, le dos appuyé au mur. Il était maigre. Les mèches rares de ses cheveux poivre et sel pendaient jusqu’à sa barbe longue. Il avait sur les épaules une seconde couverture jouant la peau de tigre et tout en loques, et il travaillait, peignant d’une main mal assurée de petites images qu’il rangeait à mesure sur un tabouret qui lui servait de table. Au bruit de la porte il releva la tête en clignant ses yeux bléphariques.
— Faut que le petit aille m’acheter un litre, dit-il, d’une voix un peu haletante, à la brodeuse. Et puis, ce soir, il me remontera du pain et du pâté de foie ; je lui donnerai de la monnaie, mais attention, je ne veux pas être carotté comme hier…
La brodeuse protesta et il se mit en colère. On lui avait pris dix sous, il en était sûr. Il voulait bien payer les commissions, mais pas être carotté.
« C’est lui, mon Dieu ! c’est lui », se disait Isabelle Andral, atterrée de retrouver dans les ruines de ses traits les vestiges du visage qu’il avait jadis. Et elle voyait aux murs trois ou quatre vieilles esquisses, dans un coin un chevalet démoli. Aucun doute n’était possible. »
Soudain, il l’interpella.
— Quand vous m’aurez assez regardé, Madame, je pense que vous voudrez bien me laisser travailler… Les visites me dérangent.
Elle devint très rouge.
— Monsieur, ne croyez pas qu’une vaine curiosité… Votre voisine m’a appris votre situation… Peut-être pourrais-je…
Il haussa les épaules.
— Non, Madame, merci. Vous ne pouvez pas… Personne ne peut… Il faudrait me rendre ma jeunesse, ma santé, mon talent…
Dans sa voix rauque et usée, Isabelle Andral épiait les échos de la voix qui, autrefois, l’avait émue. Elle avait hâte de s’éloigner, mais, avant, voulut le faire parler encore et dit doucement :
— Vous avez eu des malheurs ?
— Des malheurs ?… Non, non, pas des malheurs, un seul, un seul, il y a vingt ans… Oh ! peu de chose… une trahison… la trahison d’une femme… C’est banal, comme vous voyez…
— Ça y est, il recommence à extravaguer, murmura la brodeuse.
— C’est banal, je vous dis, continua l’homme qui s’animait. Elle en a trouvé un autre qui était très riche, alors elle l’a épousé, lui, au lieu de m’épouser, moi… Nous avions été fiancés un an, et pour elle j’avais changé ma vie, mais est-ce que cela compte ?… Ses parents étaient des bourgeois raisonnables, vous comprenez… ma position ne se faisait pas assez vite… Ils me signifièrent la rupture et l’emmenèrent en voyage. Elle leur obéit. Au fond, elle était pareille à eux. Je ne l’ai jamais revue… J’ai été fou pendant des mois. Après, j’ai essayé d’oublier… Inutile de dire comment… Le résultat est visible ici… Voilà l’histoire. Je n’ai besoin de personne que du gamin pour mon litre. Bonsoir, Madame, fermez la porte en partant…
Il ricana de nouveau, bourra une vieille pipe et recommença à peindre ses petites images.
Isabelle Andral, frémissante, descendait l’escalier.
« Ce sont des mensonges, ce sont des mensonges, se répétait-elle. Si j’ai rompu avec lui, c’est parce qu’il était paresseux, violent et égoïste… J’ai cru l’aimer, mais ce n’était pas vrai… Mon Dieu, mon Dieu, si je l’avais épousé, quelle existence !… »
Une seconde, glacée de terreur, elle se vit vieillir, aux côtés de cet homme, dans le taudis qu’elle quittait… Mais elle atteignait la rue et elle hâta le pas vers tout son bonheur actuel qui lui était mille fois plus cher à cause du cauchemar qui l’avait effleurée.
Une pensée brusque lui traversa l’esprit et l’inquiéta.
« Il ne m’a pas reconnue… Pourquoi ?… Suis-je changée à ce point ? »
Mais elle se souvint que, vingt ans avant, elle était mince et brune, tandis que, maintenant, elle était un peu forte et coiffée d’or rutilant. Et la glace d’une devanture acheva de la rassurer en lui montrant que, si elle était différente, elle était toujours jolie.
Ils arrivèrent par le train du matin et une vieille voiture disloquée les amena, eux et leurs deux malles, de la gare. M. Laval mit pied à terre le premier. Il aida sa femme à descendre et enleva dans ses bras la petite Suzanne. Maurice, à son tour, sauta sur la route.
Debout à la grille de sa propriété, Mlle Piégris les attendait. Petite, mince et droite, serrée dans son immuable robe de soie noire et terne, une mantille blanche sur les coques grises de ses faux cheveux, elle avait l’air aussi désagréable que jamais. Elle fit trois pas avec raideur et ouvrit ses longs bras. Deux baisers secs claquèrent sur les joues de Mme Laval.
— Bonjour, ma nièce, vous n’avez pas bonne mine. La campagne vous remettra. Bonjour, ma petite Suzanne. Quel âge a-t-elle ? Huit ans… Elle est grande.
Mlle Piégris tapota les joues de la petite fille puis tourna vers M. Laval un regard hostile. Elle ne lui avait pas pardonné depuis quinze ans d’avoir, fonctionnaire sans fortune, osé épouser sa nièce.
« Bonjour, monsieur Laval, dit-elle avec froideur. C’est gracieux à vous de me consacrer votre permission. »
Maurice, pensant qu’il devait être embrassé aussi, s’était avancé, mais Mlle Piégris lui fit seulement un vague signe revêche de la main. Pourtant, comme on entrait, elle l’interpella :
« Attention. Chez moi, les garçons doivent se bien conduire. Il est défendu de marcher sur les gazons, de casser des branches, de cueillir des fleurs, de faire des trous dans les allées. »
Maurice rougit. Il avait treize ans et estimait qu’il savait se tenir. Mlle Piégris déjà se dirigeait vers la maison. M. et Mme Laval la suivirent, échangeant derrière son dos un regard consterné. Ils ne l’avaient pas vue depuis cinq ans. Elle s’était alors brouillée avec eux sans motif, comme elle venait, sans motif, de se raccommoder avec eux, par une lettre leur enjoignant de passer les vacances auprès d’elle, dans sa propriété de Normandie. Ils avaient accepté aussitôt. M. Laval, qui était attaché au ravitaillement, venait seulement pour une semaine, mais Mme Laval et les deux enfants venaient pour deux mois.
Maurice, encore un peu ahuri de la réception qui lui avait été faite par Mlle Piégris, s’était enfoncé dans le parc. Il savait réfléchir plus que n’ont coutume de le faire les garçons de son âge et il constatait avec mélancolie que ces vacances à la campagne s’annonçaient mal. Une gêne lui semblait rôder autour des allées, et il se disait qu’il aurait bien mieux aimé, comme l’année d’avant, passer ses vacances dans leur appartement de Paris qui, pourtant, était étroit et étouffant.
Une cloche retentissante le fit bondir vers la maison. Rouge et essoufflé, il se précipita dans la salle à manger. D’un regard foudroyant, Mlle Piégris, qui déjà était assise, le cloua au seuil.
— Doucement, dit-elle de sa voix aigre. Chez moi, on ne galope pas et on arrive à l’heure. Ressors et entre posément.
Maurice n’avait pas l’habitude d’être traité de la sorte. Il regarda ses parents qui ne le regardèrent pas. Il se souvint de leurs recommandations et, refoulant des larmes de vexation, sortit et rentra lentement.
« Ce garçon doit vous donner bien du tourment, ma nièce, ajouta en manière de commentaire Mlle Piégris. Vous l’avez trop gâté, cela se voit ; du reste, vous avez toujours été faible. »
Elle exprima l’espoir que Maurice avait à faire des devoirs de vacances, et l’opinion qu’un emploi du temps devait lui être fixé. Puis, s’adressant à M. Laval, elle lui demanda s’il occupait toujours le même poste dans le ravitaillement. Sur sa réponse affirmative, elle remarqua que c’était sans péril, mais du reste conforme à son âge, car il n’était plus jeune, et à sa santé, qui était débile, comme elle l’avait fait remarquer à sa nièce quand celle-ci avait voulu, à toute force, le prendre pour mari. Ensuite, très en verve, Mlle Piégris dit du mal de toutes leurs relations communes et raconta d’interminables et venimeuses histoires sur des personnes que les Laval ne connaissaient pas du tout. En même temps, elle surveillait du regard la façon dont chacun se servait et l’appétit de Maurice, qui était bon, excitait visiblement son indignation. Un malaise planait.
Lorsque le déjeuner fut terminé, Mlle Piégris se retira pour sa sieste coutumière, et M. et Mme Laval, avec leurs enfants, gagnèrent les chambres qui leur étaient assignées. La petite Suzanne, fatiguée du voyage, s’endormit dans un fauteuil, et Maurice resta à bâiller en regardant des cartes postales pendant que ses parents causaient à demi-voix dans la pièce voisine. Bientôt leur ton s’éleva, non pas qu’ils se disputassent, mais parce que le sujet de leur conversation les animait. Maurice se leva tranquillement et alla fermer la fenêtre afin qu’on n’entendît rien du jardin.
Au bout d’un instant, son père entra dans la pièce où il se trouvait.
— Tu viens faire un tour dans la campagne avec moi, Maurice ?
— Oui, papa, dit Maurice avec empressement.
Ils sortirent et marchèrent quelque temps en silence, contents d’être ensemble. Soudain, Maurice prit la parole.
— Alors, papa, prononça-t-il gravement, c’est à cause de notre avenir, à Suzanne et à moi, qu’on est venu ici ?
M. Laval sursauta.
— Qu’est-ce que tu racontes, Maurice ?
— Je ne raconte rien. Je dis ce que je sais. (Maurice secouait la tête avec un air sérieux qui le vieillissait.) J’ai bien entendu ce que vous disiez, toi et maman, l’autre soir, et puis tout à l’heure… Même j’ai fermé la fenêtre… Il faut ménager la tante parce qu’elle est riche et que nous sommes pauvres… J’ai bien compris, va ! C’est pour ça que je suis sorti comme elle l’a dit, au déjeuner, et que je n’ai rien répondu. Pourtant, tu sais, j’en pleurais…
Il réfléchit un moment et ajouta à voix basse :
« Alors, c’est si important que ça, l’argent ? »
M. Laval était si surpris qu’il oublia que c’était un enfant qui l’interrogeait ; il exprima sa pensée avec une amertume résignée :
— Quand tu auras travaillé vingt ans de ta vie sans pouvoir amasser un sou pour les tiens, tu ne demanderas plus cela…
Gêné de ce qu’il avait dit, il s’arrêta, puis, s’efforçant de rire :
« Allons, je plaisante. Il faut obéir à ta tante, qui est une excellente personne. Du reste, on est très bien ici…
— Compte sur moi, papa, dit Maurice, avec un air d’homme. Seulement, toi, n’est-ce pas, tu n’en as que pour la semaine de permission, tandis que moi j’en ai pour mes deux mois de vacances…
« Quelles vacances ! vrai, quelles vacances ! Ce que j’aimerais mieux être à Paris avec papa ! Ce que j’aimerais mieux être au lycée ! Ce que j’aimerais mieux être n’importe où !… Je peux dire que je compte les jours tant je voudrais que ce soit fini ! »
Seul au fond du parc, Maurice avait parlé haut. Son indignation éprouvait le besoin de s’exhaler. Depuis trois semaines, Mlle Piégris, faisait peser sur lui un despotisme assidu, aigre, injurieux, révoltant.
« Elle est vieille, elle est méchante, continua-t-il à demi-voix. Elle fait exprès de m’humilier ! Elle me déteste et je la déteste aussi ! Quand je la vois arriver avec ses faux cheveux, sa figure jaune, son nez pointu et ses yeux mauvais !… Et elle est tout le temps sur votre dos… On est juste tranquille à cette heure-ci, après le déjeuner, pendant qu’elle fait sa sieste… »
Il resta un instant silencieux et reprit :
« Tout de même, ce que je voudrais entrer dans son salon… Il doit y avoir des choses épatantes. Pourquoi est-ce qu’elle défend qu’on y entre ?… »
Le salon était, au rez-de-chaussée, une vaste pièce dont les persiennes ainsi que les portes restaient soigneusement fermées. C’était simplement parce que Mlle Piégris craignait qu’on ne lui abîmât ses meubles ou qu’on ne lui cassât ses bibelots ; mais Maurice était imaginatif et ce qu’il considérait comme un mystère l’intriguait au plus haut degré et lui inspirait une curiosité grandissante. Il se disait qu’entrer dans la pièce défendue serait en quelque sorte un triomphe remporté sur Mlle Piégris et une revanche de ses mauvais procédés.
Tout en y songeant, Maurice, le long des allées ombreuses, revint à la maison pour prendre un livre dans sa chambre. Il gravit le perron et entra dans le vestibule désert. Son premier regard fut pour la parte du salon. Il tressaillit profondément. La porte était fermée mais la clé était sur la serrure. C’était certainement la femme de charge qui l’y avait laissée car, seule investie de la confiance de Mlle Piégris, elle était entrée le matin même dans le salon.
Maurice eut une hésitation brève, puis rapidement, silencieusement, il alla à la porte, l’ouvrit, retira la clé, entra et referma. Le cœur battant, tremblant de son audace et de son triomphe, tout d’abord il resta immobile. Encore ébloui par le grand jour il voyait mal les choses dans la demi-clarté que les persiennes laissaient filtrer. Ses yeux s’accoutumèrent, il distingua mieux et fut fortement déçu. Il ne savait trop ce qu’il espérait découvrir dans ce salon fermé, mais, à coup sûr, c’était autre chose que ces meubles, ces tentures, ces bibelots en vitrine, ces tableaux et ces glaces. Tout cela n’avait rien de mystérieux ni de passionnant et ne valait pas de risquer la fureur de la tante. C’était un beau salon, voilà tout. Maurice, désappointé, voulut cependant faire le tour de la pièce. L’image d’un vieux monsieur en perruque l’amusa un moment ; la pendule qui, sur la cheminée, représentait la ronde des heures, lui parut curieuse, mais il était pressé de fuir et hâtait ses pas étouffés.
Soudain il s’arrêta. Un tableau accroché très bas l’avait frappé.
C’était un portrait romanesque, de tons pâles et comme vaporeux, représentant une séduisante figure de jeune fille au sourire mélancolique et doux, aux grands yeux bleus rêveurs, aux joues délicates que caressaient les grappes lustrées d’une chevelure noire. Maurice, saisi d’admiration, pensa qu’il n’avait jamais rien vu au monde d’aussi joli. Tous les visages qui, jusqu’alors, lui avaient paru attrayants, soit parmi les jeunes femmes que connaissait sa mère, soit parmi les petites filles que connaissait sa sœur, lui semblèrent soudain ternes et laids auprès de cette exquise beauté dont il ne pouvait détacher ses regards. Lorsque, enfin, la prudence lui fit, avec précaution, quitter le salon il en emporta la clé résolument, se disant que pour la revoir il braverait tous les périls.
De ce jour, Maurice ne désira plus s’en aller, et à toutes les épreuves quotidiennes il opposa une dignité muette. Ces choses n’étaient plus rien pour lui. Il avait son secret et des joies mystérieuses embellissaient sa vie. Chaque après-midi, pendant le sommeil de Mlle Piégris, furtivement il se glissait dans le salon fermé et, devant la ravissante figure inconnue, restait de longues minutes en contemplation, perdu dans des rêves d’aventures romanesques où, pour elle, il se dévouait et mourait en héros…
— Qu’est-ce que vous faites ici, garnement ?
C’était Mlle Piégris. Avisée de la disparition de la clé elle avait, par principe, soupçonné aussitôt Maurice et, ayant sacrifié sa sieste pour l’épier, elle s’était, ce jour-là, cachée dans le salon afin de l’y surprendre. Elle tremblait de fureur.
Maurice, à la voix de sa tante, bondit, mais comment, sous ses yeux à elle (elle, c’était le portrait) paraître un gamin qui a peur ? Il resta calme.
— Je ne fais aucun mal, ma tante. Je viens regarder cette figure qui est si jolie.
— Tu viens regarder mon portrait ? dit Mlle Piégris étonnée.
Maurice recula, bouleversé, se refusant à comprendre. Sa tante ! c’était le portrait de sa tante ! Béant, il regardait la vieille demoiselle et il regardait le portrait. Le prestige de la charmante figure, pour lui, décroissait confusément de toute l’aversion que lui inspirait sa tante et, par contre, cette aversion diminuait pour faire place à une sorte de respect mystérieux.
Mlle Piégris regardait aussi son portrait et, d’une voix qui peut-être tremblait un peu, elle dit pour elle-même :
« Oui, ç’a été moi… »
Mais elle revint bientôt au temps présent. Elle se tourna vers Maurice et probablement avait-elle été flattée de son admiration, car elle lui dit d’un ton doux :
« Je te permets d’entrer dans ce salon quand tu en auras envie. »
Maurice comprit qu’elle lui permettait de venir voir son portrait. Il ne dit pas qu’il en avait maintenant beaucoup moins envie. Il ne dit rien du tout. Il restait profondément stupéfait, étant trop jeune encore pour savoir ce que la vie peut faire de la jeunesse.
Dans l’auto qui, après dîner, les emmena vers Auteuil, à travers la nuit brumeuse, les deux hommes reprirent leur conversation.
— Oui, évidemment, dit le docteur Imberger, nous devons essayer d’intervenir. Belleuse n’a pas d’autres amis que nous deux. Notre démarche est nécessaire… Mais est-il vraiment aussi circonvenu que cela ? Ce Justin, qui est venu te prévenir, n’a-t-il pas exagéré ?
M. Merray, le compagnon du docteur Imberger, allumait une cigarette. La flamme éclaira sa face barbue.
— Non, non, répondit-il, Justin est au service de Belleuse depuis longtemps, et c’est un homme sûr. Ce qu’il m’a raconté c’est la vérité. Du reste, tu sais bien que Belleuse a été comme fou quand son fils Édouard a été tué dans l’Est, il y aura bientôt un an. Il n’avait que lui au monde et il l’adorait. Tu te souviens qu’il n’a plus voulu voir personne, pas même nous deux qui le connaissons depuis le collège, c’est-à-dire depuis plus de quarante ans. Il a voyagé, puis il est rentré à Paris, et soudain il a changé, semblant être mieux. C’est à ce moment-là, dit Justin, que cet homme a commencé à venir chez lui. D’abord de temps à autre, et maintenant tous les soirs. Justin ne sait pas son nom, il l’appelle le médium, et il en a une peur affreuse, surtout depuis qu’il a cru comprendre, en écoutant aux portes sans doute, que Belleuse, grâce à cet homme, s’imagine revoir son fils…
— C’est cela, dit Imberger. Après un tel malheur, Belleuse, moralement, était en état de moindre résistance, comme nous disons… Il a été pris par un charlatan sans scrupules, et si cela continue il perdra la raison… Et, naturellement, cela lui coûte cher.
— Très cher. Justin parle de billets de mille francs. Je crois qu’il est jaloux ; en tout cas il a peur, et comme il ne veut pas quitter sa place, qui est excellente, il est venu me prévenir, par intérêt pour son maître, m’a-t-il dit. Il nous attend ce soir, et nous fera entrer. Nous n’aurons sans doute pas grand mal à démasquer le fripon.
— Si Belleuse nous reçoit, dit Imberger… Du reste, nous voilà arrivés.
C’était, au fond d’une rue muette, un petit hôtel entouré d’un jardin. Neuf heures sonnaient quand ils entrèrent.
— Monsieur est au salon avec le médium, souffla Justin qui les attendait. Ils commencent leurs manigances… J’entends ça à travers la porte et je n’ai plus un fil de sec… Alors, si ces messieurs veulent aller tout droit au salon, c’est ce qu’il y a de mieux.
Dans un grand salon solennel, à peine éclairé par une lampe rouge, ils trouvèrent M. de Belleuse. Du fond de la pièce celui-ci vint à eux. Dans sa robe de chambre sombre il était plus maigre et plus pâle qu’ils ne l’avaient jamais vu ; ses longs cheveux étaient tout blancs et ses yeux semblaient un peu égarés. Il accueillit ses visiteurs comme s’il les avait vus la veille.
— Vous voilà tous deux… C’est gentil de ne pas m’oublier… Ce soir j’ai séance… Vous savez, n’est pas ?… Et vous venez pour le voir ?… Je vais demander si c’est possible.
M. de Belleuse alla parler à un personnage vêtu de noir qui se tenait assis, immobile et les yeux baissés, au bout du salon où sa face blanche et glabre mettait une tache pâle. Après une courte discussion chuchotée, M. de Belleuse revint aux visiteurs.
— Il veut bien que vous assistiez. Il connaît les travaux d’Imberger ; du reste, il connaît tout… Mais une condition formelle est que vous n’approchiez pas.
Ils acquiescèrent. La lampe rouge placée derrière un voile sombre, le médium s’assit dans un angle que barrait un double rideau noir. Devant lui il y avait une petite table de bois blanc sur laquelle erraient ses mains. M. de Belleuse s’assit tout près et se crispa dans une attente fébrile. A l’autre bout de la pièce, Imberger et Merray regardaient à travers la pénombre. Le silence pesa.
Des craquements éclatèrent, forts, répétés, venant de la table, des murs, du plancher. La table remua, s’éleva, retomba. Les rideaux noirs palpitèrent, comme gonflés par du vent, ensevelirent le médium qui maintenant, renversé en arrière, rigide, les yeux clos, haletait faiblement. Et une apparence pâle et nébuleuse naquit, se précisa, prit forme humaine.
M. de Belleuse eut un cri qui ressemblait à un sanglot, mais où vibrait une joie éperdue.
— Édouard !
L’apparence sembla s’incliner vers lui. Il y eut un chuchotement sans qu’on sache qui parlait, et M. de Belleuse dit encore : « Édouard ! » d’un accent si poignant que Merray et Imberger tressaillirent. Mais Imberger se leva et se glissa le long du mur jusqu’au réduit formé par les rideaux noirs.
Merray resta à sa place, attendant le coup de théâtre qu’ils avaient concerté, la lumière jaillissant de la lampe électrique pour éclairer la fraude, mais rien ne se produisit, et il ne vit que l’apparence blême, à qui M. de Belleuse parlait à demi-voix, tendrement, tantôt comme à un petit enfant qu’on gâte, tantôt comme à un homme trop hardi à qui on recommande de ne pas s’exposer. Puis l’apparence recula et peu à peu s’évapora.
— Comme tu pars vite, ce soir, gémit M. de Belleuse. Mais à demain, n’est-ce pas ?… à demain soir…
— Veuillez venir, j’ai un mot à vous dire, souffla le docteur Imberger au médium, quand celui-ci se redressa.
L’autre, aussitôt, l’accompagna au bout du salon, où était Merray.
— Monsieur, dit durement Imberger, vous allez sortir d’ici ce soir, pour n’y plus revenir. Sans quoi je vous dénonce, non seulement à mon ami M. de Belleuse, mais encore à la police.
Aucune impression ne fut visible sur la face pâle et fermée de l’homme.
— Vous dénoncez quoi ? dit-il d’une voix calme.
— Je vous dénonce, vous et vos trucs misérables : cette gaze phosphorescente que j’ai touchée et à l’aide de quoi vous vous jouez odieusement de la douleur de notre ami, afin de lui soustraire des sommes importantes…
— Pourquoi ne m’avez-vous pas démasqué au moment même ? dit l’homme. C’est pour cela que vous êtes venu… Mais vous n’avez pas osé lui arracher le fils qu’il a perdu et que je lui fais revoir… Il me paye ? Et puis ? Il est riche et je suis pauvre. Mais, maintenant que je sais ce qu’était sa douleur avant de me connaître, je continuerai, même pour rien…
— Mais vous le trompez ! Ce sont des fraudes abominables ! protesta Merray.
— Je ne le trompe pas ! (La voix de l’homme, toujours sourde, s’animait un peu.) Ce que je lui donne, — ce que je lui vends, si vous voulez, — ce n’est pas une fraude, c’est une réalité.
— Comment cela ? demanda Merray, ahuri. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est la consolation, dit le médium. Allez donc lui dire que je mens…
Il désignait M. de Belleuse, qui, absorbé, transfiguré, loin deux, loin de la vie, parlait encore d’une voix basse et tendre à l’apparence évanouie et qu’il voyait encore.
Imberger et Merray regardèrent le vieillard, ils se regardèrent et, sans parler, sortirent.
Vers la fin de l’après-midi, le père Goulard, après son habituelle tournée à travers ses champs et ses prés, revint à la ferme. Dans la vaste cuisine, étincelante de propreté, à un coin de la longue table, sa femme était assise, faisant des comptes. Comme Goulard entrait, une servante qui mettait le couvert laissa tomber une assiette.
Au bruit, Mme Goulard se retourna.
— Voyons, Céline, faites donc moins de train. M. Jean travaille à côté.
Aux derniers mots il y avait eu de l’emphase dans sa voix, comme chaque fois qu’elle parlait de son fils. Elle ajouta :
— Allez dans la cour donner à manger aux bêtes, vous finirez le couvert après.
— Alors, il travaille ? Il est toujours dans ses livres ? demanda Goulard à demi-voix avec une intonation respectueuse.
— Tu sais bien qu’il n’aime que ça, dit la mère.
L’homme secoua gravement la tête.
— Oui, on a de la satisfaction. On ne regrette pas ce qu’on a fait… Il travaille à force. On peut le dire : il a du courage… Même pendant ses vacances rester enfermé toute la sainte journée…
— Il n’aime que ses livres, répéta la mère.
— Il n’aura pas les mains noires de terre, il ne s’échinera pas du matin au soir en plein soleil ou sous la pluie…
— Il ne sera pas comme nous, ça vaut bien tous les sacrifices qu’on a faits…
— Au bourg où je suis passé ce tantôt, reprit Goulard, le maire m’a parlé de lui. Il m’a dit que ça devait nous coûter bon, son éducation, et il m’a demandé ce que nous voulions faire de lui. J’ai dit : « Ça coûte ce que ça coûte : c’est pas la question… Et quant à sa carrière, il choisira… Il est libre. Je sais qu’il nous fera honneur, voilà tout… »
Tous deux échangèrent un regard d’orgueil. Ils restèrent un moment silencieux, rêvant au brillant avenir de leur fils, et plus ils l’imaginaient différent de ce qu’ils étaient eux-mêmes, plus ils éprouvaient de joie vaniteuse.
— Je me demande ce que j’aimerais mieux qu’il soit, murmura la mère… Enfin, d’abord, il doit se faire recevoir à ce baccalauréat, puisqu’on l’a refusé en juillet par injustice… Tiens, mais ça me fait penser que j’ai reçu une lettre de Paris. C’est le cousin Armand qui m’écrit que Jean doit retourner là-bas la semaine prochaine, pour qu’il lui fasse suivre des cours…
— Tu lui as dit ça, à Jean ?
— Non. Je n’ai pas voulu le déranger. On va lui dire maintenant. Du reste, il a assez travaillé, voilà la nuit qui tombe.
Ils se dirigèrent vers le fond de la salle et montèrent quelques marches. La mère ouvrit une porte et entra, suivie du père.
A une table, devant une fenêtre ouverte, un garçon en veste de flanelle était assis, la tête entre ses poings et un livre sous les yeux.
— Tu travailles encore, mon Jean ? dit Mme Goulard.
Il se dressa. C’était un fort garçon qui semblait au moins dix-sept ans. Une barbe naissante frisottait sur ses joues, et ses cheveux drus coiffaient comme d’une calotte blonde sa tête ronde. Debout, il chancela comme étourdi et ouvrit sur ses parents de gros yeux troubles.
— Oui, je travaille… balbutia-t-il.
— Eh bien ! il y en a assez pour aujourd’hui et pour ces jours-ci, mon gars, dit le père Goulard. Donne-toi un peu de répit, tu l’as bien gagné… Et comme, la semaine prochaine, tu vas retourner à Paris…
— Oui, le cousin Armand a écrit, intervint la mère.
Jean tressaillit ; ses joues rouges devinrent pâles. Et soudain, d’une voix rauque :
— Je ne veux pas !
Les parents, surpris, le regardaient.
— Tu ne veux pas… quoi ?
Il fit deux pas vers eux, les mains serrées et les lèvres tremblantes.
— Je ne veux pas m’en aller ! Je veux rester ici ! Je ne veux plus étudier ! Je ne veux plus ! Je ne peux plus ! Je ne comprends pas la moitié des choses ! J’apprends par cœur et j’oublie ! C’est trop difficile pour moi, je n’y arrive pas ! Je travaille tout le temps, tout le temps, et ça ne sert à rien. Depuis six ans que vous m’avez envoyé au lycée c’est comme ça ! On me dit que j’ai une tête de bois et on a raison et j’ai toujours de mauvaises notes. Le cousin Armand ne vous dit rien parce que vous lui donnez de l’argent pour être mon correspondant, et moi je ne vous dis rien non plus pour ne pas vous faire de la peine… Mais maintenant c’est cet examen, et puis une autre année à recommencer, et puis d’autres études. Ça n’est plus possible ! Je veux rester ici, chez nous, comme vous !
Il avait parlé en phrases entrecoupées et haletantes, avec parfois des intonations d’homme indigné, parfois des intonations plaintives d’enfant qui va pleurer. Et brusquement il se mit à sangloter. Ses parents, sans nettement comprendre ce qui arrivait, étaient plongés dans une stupeur que Mme Goulard secoua la première.
— C’est la fatigue qui lui tourne la tête, déclara-t-elle. Jean, mon Jean, voyons, calme-toi, reviens à toi… Pense à ton avenir. Tu vas passer ton examen. Tu te choisiras une carrière. Tu seras étudiant. Tu auras des succès… Tu réussiras… Nous serons si fiers de toi !
— Je ne réussirai jamais ! cria-t-il à travers ses larmes. Je ne peux pas réussir et je ne veux pas réussir ! Tout ça, ça m’embête ! C’est pas fait pour moi ! Je veux rester ici et travailler comme vous. Il n’y a que les choses d’ici qui m’intéressent !
— C’est donc ça que l’autre jour, à dîner chez M. Tillois, il ne s’est occupé que du prix des bœufs et des cochons, au lieu de parler de son lycée et de ses camarades, comme j’aurais voulu, murmura le père Goulard.
— C’est pas de ma faute ! Je n’aime que ça, la terre, et la culture, et le bétail… Ça me fait de la peine à cause de la peine que ça vous fait, mais tu te rappelles bien, papa, quand j’étais petit, tu n’étais pas d’avis, toi, de me mettre au collège ! Il a fallu que maman insiste… Je sais bien que c’était pour mon bien, mais ça n’a pas réussi. C’est pas de ma faute, je vous assure… Mais je veux vivre ici ! Si vous saviez comment il vit, à Paris, le cousin Armand ! Au cinquième, sans meubles, sur une cour sale, et ses créanciers viennent faire du train, et toute la journée il est à galoper pour trouver de quoi manger !… Je ne dis pas que je deviendrai comme lui, mais je veux rester ici !… Je veux rester ici !…
Il se laissa tomber sur la chaise, près de la table, et enfouit sa tête dans ses bras. Des sanglots secouaient ses grosses épaules. Ses parents le regardaient, se regardaient, atterrés et confondus, concevant à peine encore l’écroulement de leurs rêves d’orgueil.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit la mère, c’était bien la peine de se saigner aux quatre veines pour le rendre heureux.
— Voyons, voyons, il y a peut-être quelque chose là-dessous, faut savoir, dit pour lui-même le père Goulard.
Il se pencha vers son fils, lui mit la main sur l’épaule et à voix basse :
— Voyons, mon garçon, c’est bien la vérité que tu nous dis ? Ça ne serait pas parce que tu aurais le cœur pris que tu voudrais rester ici ?… Dame ! Il y a des fillettes qui sont gentilles… C’est peut-être bien pour les yeux bleus de ta cousine Claire, ou pour la petite Madeleine avec qui tu t’es promené l’autre dimanche… Hein ! j’ai touché juste, tu es amoureux ?…
Jean leva la tête de ses bras. Il était un peu apaisé. Il regarda en face le père Goulard et lui répondit simplement :
— Non, père. C’est ça que j’aime !…
Et, d’un geste, il montrait, à travers la fenêtre ouverte, les prés, les champs, les bois, s’endormant sous le ciel obscurci où tremblaient les premières étoiles.
— M. Noirtier ? Pour sûr qu’il est là, il ne sort jamais, et encore bien moins maintenant qu’il est malade. Si vous voulez, Madame, je vais vous conduire ; faut justement que je lui monte son pain et son lait.
C’était un gamin qui, de la loge de la concierge, avait répondu à la visiteuse. Celle-ci, une jeune femme blonde et très jolie, le suivit jusqu’en haut d’un escalier mal tenu. Arrivés au cinquième étage, ils franchirent un dédale de couloirs obscurs. A l’aide d’une clef qu’il prit dans une crevasse du mur, le gamin ouvrit une porte.
— M’sieur Noirtier, v’là une visite pour vous, et v’là vos provisions, dit-il en posant sur une table la petite boîte au lait et le morceau de pain qu’il avait apportés.
— Une visite ? Comment ça ? demanda, avec un accent de surprise, une voix faible, un peu haletante.
Dans un grand fauteuil de crin, un vieillard était assis. Il devait être de haute taille, il était décharné et très vieux. Sa tête, au crâne jaune, aux joues creuses, aux yeux enfoncés, était penchée sur sa poitrine, que couvrait sa grande barbe blanche.
La pièce était vaste et délabrée ; il y avait un lit de fer dans un coin, une table, des chaises, un poêle éteint. A travers la fenêtre sans rideaux, on voyait un horizon de toits, et le ciel, clair encore au couchant. Dans la chambre, il faisait déjà sombre.
La visiteuse s’était avancée jusqu’au fauteuil du vieillard.
— Monsieur Noirtier, je viens de la part de votre petit-fils. Il sait que vous êtes malade…
— Comment le sait-il ? dit le vieux.
— Ben, c’est moi, intervint le gamin. A sa dernière permission, il m’avait fait promettre de lui dire vraiment comment vous alliez, dans les lettres que vous me dictez pour lui… Alors j’ai mis : « Il est malade », parce que c’était la vérité. Maintenant, je file, j’ai affaire en bas, termina-t-il en se sauvant.
— C’est ridicule, grommela le vieillard, je ne suis pas si malade que ça…
Il eut une crise de suffocation. La jeune femme s’empressa auprès de lui.
— Vous voyez bien que vous êtes malade, dit-elle. Pourquoi ne voulez-vous pas que Paul le sache ? (Elle rougit un peu et continua) : Je dis Paul comme cela, parce que…
— Vous êtes Suzanne Bertal ? interrompit le vieux.
— Oui… Alors, vous savez ?… (Elle était plus rouge encore). Eh bien ! Paul m’a écrit de venir quand il a su que vous étiez malade… Il est très tourmenté que vous soyez seul ainsi… Alors, si vous voulez bien que je vienne une heure le soir, comme aujourd’hui, quand j’ai fini mon travail…
— Il n’est rien arrivé à Paul ? C’est sûr ? cria presque le vieux, frappé d’une angoisse soudaine et qui, dans un brusque effort, avait relevé la tête.
— Non ! Non ! Quelle idée ! protesta vivement la jeune femme qui, toute bouleversée, était devenue pâle et tremblante.
— Comme vous l’aimez ! murmura tout à coup le vieux, en la regardant… Il est plus brave encore que je ne croyais, ajouta-t-il à voix basse. Oui, plus brave… Ceux qui sont heureux risquent plus que ceux qui sont malheureux… Et vous êtes si jolie, et il vous aime tant… Il m’a raconté, voyez-vous…
— Oui, murmura-t-elle, il m’a dit qu’il vous parlerait de moi… Avant, il n’avait pas cru devoir le faire… Mais maintenant que nous devons nous marier… Il y a trois ans que nous nous connaissons… Avant la guerre, j’avais déjà bien peur… Il a tant d’audace, tant de confiance en lui… Mais maintenant…
Elle s’arrêta, frémissante.
— Il ne faut pas parler de cela, protesta le vieux d’une voix étranglée. On y pense trop déjà !… Songez que moi je suis ici toujours, toujours, sans bouger, cloué dans ce fauteuil… Je n’ai plus rien d’autre à faire qu’à penser… Je pense à lui… au temps où il était un petit enfant. Ses parents — mon fils et ma belle-fille — sont morts quand il avait trois ans. J’étais seul et je l’ai pris…
— Je sais, interrompit doucement la jeune femme.
Le vieux secoua la tête.
— Non, non, vous ne savez pas… Il n’y a que moi qui sais ce qu’il est pour moi… Et pensez aux journées que je passe ainsi… seul, et en sachant qu’il est en danger… et quel danger !… Et je lis ce qu’il a fait… ses citations… ses combats… Mais je suis vieux, voyez-vous. Je n’ai plus grand courage. Et je n’ai que lui…
La jeune femme pleurait tout bas.
— Moi aussi je n’ai que lui, dit-elle simplement… Moi aussi j’ai peur… Quand je le vois, je voudrais lui dire…
— Non, non, interrompit le vieux. Il ne faut rien lui dire. Il sait bien, vous pensez… Il sait bien… Il fait ce qu’il veut… ce qu’il doit… Et certainement… Oui, je suis sûr qu’il est prudent… à sa manière… Mais quand je pense qu’en ce moment-ci même il est peut-être là-haut… plus haut que les nuages et que le vent, et qu’il se bat… qu’il court tous les périls… Mais pourquoi me faites-vous parler de cela ?…
Il s’arrêta, l’air égaré, puis reprit :
« Vous vous souvenez, quand il était près d’ici, au camp ?… Vous vous souvenez ?… C’était à ce moment-là où, le soir, on voyait souvent passer leurs petites lumières qui, d’en haut, veillaient sur la ville… Et il m’avait dit qu’il volait comme cela au-dessus de nous, lui-même… Et je le guettais… Je le guettais au fond du ciel quand j’entendais le bourdonnement… Je ne savais pas, n’est-ce pas… Il y avait des étoiles qui vous trompaient… Maintenant il est au loin et on ne peut plus le voir par ici… On ne peut plus le voir ?… C’est sûr ?… »
D’un effort violent il tourna à demi son fauteuil vers la fenêtre. Dans le ciel pur, les points brillants des étoiles scintillaient jusqu’à l’horizon au-dessus des toits noirs. Le silence était tombé dans l’ombre de la pièce délabrée.
— Il faut que je parte, il est tard, murmura enfin la jeune femme. Je reviendrai demain soir… Je m’occuperai de vous… Tout est en désordre ici… Je suis heureuse qu’il m’ait dit de venir… A demain…
Le vieillard ne répondit pas. Dans son fauteuil, il restait si parfaitement immobile que la jeune femme eut peur. Elle se pencha pour le voir en face, mais il ne dormait pas et il n’était pas mort. Ses yeux grands ouverts regardaient la nuit ardemment.
— Voyez, voyez, dit-il tout à coup, d’une voix sourde. Là-bas… une lumière qui avance… Vous la voyez ?…
La jeune femme suivit son regard, mais ce soir-là il n’y avait pas d’autre étoile que les étoiles immobiles.
Depuis vingt-cinq ans et plus, M. Vovelle et M. Lanche étaient amis intimes. Ils s’étaient liés au Quartier Latin où, étudiants pauvres et rangés, ils poursuivaient, l’un des études de droit, l’autre des études de science ; ils étaient restés en relations épistolaires suivies lorsqu’ils avaient été séparés, M. Vovelle étant entré dans une grande administration tandis que M. Lanche trouvait une place en province dans un laboratoire industriel ; ils s’étaient réunis quand M. Lanche était revenu à Paris et dès lors s’étaient liés étroitement.
Chacun d’eux était le seul ami de l’autre. Ils se convenaient parfaitement, tous deux ennemis de l’aventure, de l’ambition et du changement, et tous deux ayant un goût vif pour le jacquet, jeu où ils étaient de première force. Une des grandes satisfactions, la plus grande peut-être, de leur existence nivelée avait été de pouvoir habiter la même maison, une vieille maison de la rive gauche où, au fond de la cour, M. Vovelle depuis des années, occupait un logement au troisième étage qui était le dernier. Sur le palier se trouvaient deux autres logements, l’un occupé par une vieille dame paisible et affable, l’autre par un ménage de province qui s’en servait comme pied-à-terre et qui enfin avait donné congé. M. Lanche avait loué aussitôt. De ce jour, la vie des deux amis avait été parfaitement réglée. Au sortir de leurs occupations quotidiennes, ils se retrouvaient dans un café tranquille ; ils allaient ensuite dîner à la même table dans un petit restaurant confortable ; puis ils rentraient chez eux, et, installés dans l’appartement de M. Vovelle qui était le plus grand, ils jouaient au jacquet passionnément tout en buvant de la camomille. A onze heures, satisfaits de n’avoir pas l’obligation de faire un trajet dans les rues noires, ils se quittaient.
Ainsi, dans un accord jamais troublé, que leur âge mûr et une longue habitude rendaient de plus en plus étroit, ils vivaient très heureux, si accoutumés l’un à l’autre qu’ils avaient les mêmes façons de penser, les mêmes mots, les mêmes gestes, et pour ainsi dire un air de famille, bien que M. Vovelle, toujours correctement vêtu, fût corpulent et très chauve, tandis que M. Lanche, volontiers négligé, était fort maigre et chevelu sans modération.
Tous deux, un soir d’automne où il pleuvait, rentraient en hâte quand, en arrivant au pied de leur escalier, ils virent, à la faible lueur du bec de gaz, une vieille dame qui attendait auprès d’une valise posée à terre. Ils reconnurent leur voisine de palier avec qui ils entretenaient des relations de politesse. M. Vovelle s’empressa obligeamment.
— Madame, cette valise est trop lourde pour vous. Permettez-moi de la monter jusqu’à notre étage.
— Monsieur, vous êtes mille fois aimable et je suis confuse… Mais j’attends ma petite-fille qui paye le cocher. Je viens de la chercher à la gare. Elle était en province chez une de ses tantes, la pauvre enfant est orpheline… Elle va maintenant habiter avec moi, et j’en suis bien heureuse.
Un pas léger sonnait sur le pavé de la cour.
— Grand’mère, tu es là ? demanda une voix fraîche. On n’y voit rien…
Une jeune fille parut, jolie, svelte et légère, dans un grand manteau à carreaux. Elle riait de la pluie qui lui mouillait la figure et piquait de gouttes brillantes son chapeau sombre et la mousse dorée de ses cheveux.
M. Lanche s’élança pour prendre le sac de cuir qu’elle portait. M. Vovelle, son parapluie d’une main, la valise de l’autre, s’inclina.
— Ma petite Alice, dit la vieille dame avec un sourire de tendresse, ces messieurs sont nos voisins et ils ont la bonté…
— Madame, je vous en prie… interrompit M. Lanche.
— Ce n’est rien, compléta M. Vovelle.
En haut de l’escalier, ils reçurent à nouveau les remerciements des deux femmes. Cinq minutes après ils étaient installés devant le jacquet. Ils jouèrent quelques instants, mais sans y apporter leur acharnement habituel. M. Vovelle oublia de boucher le jeu de M. Lanche, qui lui-même négligea de tirer parti de cette faute.
— Elle est vraiment jolie, dit soudain M. Vovelle.
— Tu as trouvé ça tout seul ? répondit M. Lanche avec une ironie presque hostile.
Au cours des semaines qui suivirent, un étrange bouleversement, et qui n’avait pas de raison avouée, s’opéra peu à peu dans l’existence mitoyenne des deux hommes. Simultanément, chacun d’eux s’aperçut que l’autre était un vieux garçon grotesque, encombrant et ignare, odieusement indiscret, en outre, et plein de prétentions inouïes. En conséquence, sans se brouiller ouvertement, ils cessèrent de se fréquenter avec assiduité. D’abord, ils ne se retrouvèrent plus au café. Puis, à la stupeur du garçon de restaurant, ils dînèrent à des tables séparées. Le jacquet résista plus longtemps à cause du puissant attrait qu’il exerçait sur eux, mais une passion plus forte sans doute en eut raison, et ce jeu leur apparut fastidieux, banal et bien gênant pour les voisins ; ils y renoncèrent.
Malgré qu’ils eussent ainsi rompu entre eux toute intimité, ils se voyaient cependant une fois par semaine environ, et c’était chez leurs voisines. Après la rencontre dans l’escalier, ils avaient, avec celles-ci, noué des relations. La jeune fille cherchant une place de dactylographe. M. Vovelle et M. Lanche avaient rivalisé de zèle. La vieille dame, reconnaissante, bien qu’Alice eût sans eux réussi à trouver une situation, les avait priés de prendre une tasse de thé chez elle, après dîner, et cette petite soirée familiale s’était renouvelée bientôt régulièrement. M. Vovelle et M. Lanche y déployaient l’un envers l’autre une malveillance affligeante pour l’affable vieille dame qui les croyait amis intimes. Ils ne cessaient de se décocher d’acerbes traits que pour faire chacun son propre éloge et tous deux, du reste, apportaient maintenant à leurs affaires une activité et une énergie qui promettaient d’heureux résultats. Autant que leur caractère, leur aspect physique s’était d’ailleurs modifié et, si M. Lanche fixait un œil de dérision sur la perruque qui dissimulait à présent la calvitie de M. Vovelle, celui-ci avait des reniflements sardoniques pour les parfums dont s’arrosait son ex-ami, dont les cravates étaient devenues luxueuses.
Un soir, ils arrivèrent presque ensemble chez leurs voisines ; chacun d’eux semblait contenir une allégresse vive.
— J’ai une nouvelle à vous annoncer, Mesdames, dit le premier M. Vovelle. J’ai la promesse formelle d’être chef de bureau à la prochaine promotion… Cela améliorera beaucoup ma situation, et…
— Je suis directeur de laboratoire d’aujourd’hui, interrompit M. Lanche, ce n’est pas une promesse, c’est un fait…
Il eut un coup d’œil oblique vers M. Vovelle et se rapprocha de la vieille dame.
— Je voudrais, chère Madame…
Mais la vieille dame l’interrompit.
— Moi aussi, j’ai une nouvelle, dit-elle, une nouvelle bienheureuse pour nous. Le fiancé d’Alice arrive demain en permission… Il a fait la Champagne et Verdun, il vient maintenant de Salonique et le mariage va avoir lieu pendant sa permission. Excusez mon émotion, Messieurs, je suis si heureuse…
M. Vovelle apoplectique et M. Lanche blêmissant regardèrent Alice dont les yeux étincelaient de bonheur. Ils balbutièrent des félicitations et se retirèrent bientôt.
Par un accord tacite, le lendemain ils se retrouvèrent à leur ancien café, ils dînèrent ensemble comme par le passé et, à neuf heures, chez M. Vovelle, s’installèrent devant le jacquet.
— Enfin, dit avec un soupir M. Vovelle, je suis tout de même chef de bureau.
— Et moi directeur de laboratoire, répondit M. Lanche.
Ses yeux tombèrent sur une chose chevelue et brune qui coiffait la pendule. Il reconnut la perruque de M. Vovelle et eut un petit rire intérieur, mais il se rappela ses propres cravates et ses parfums.
— Nous avons été bien ridicules, dit-il, résigné.
— C’est à toi de jouer, dit M. Vovelle, en désignant le jacquet.
Dans le quartier Saint-Sulpice, depuis plus de vingt ans, Mlle Anaïs Jubin tenait une très petite boutique où elle vendait, à des clientes aussi effacées qu’elle-même, de la mercerie et de la papeterie, des chapelets et du chocolat, des gants de fil et des livres de messe. On ne pouvait, en la voyant, préciser si elle avait quarante-cinq ans ou soixante ans. Elle était anguleuse et sans sexe dans ses robes ternes, jamais neuves et jamais usées, et les traits de son long visage jaune, ses joues flétries, sa bouche circonspecte, ses yeux lents, ses cheveux incolores et pauvres, n’avaient jamais changé.
Elle vivait seule et très heureuse d’être seule, de n’avoir à s’inquiéter que d’elle-même, de ses économies, des petits plats qu’elle se préparait avec une gourmandise assidue et discrète, de ses meubles dont elle prenait grand soin dans l’étroit logement confortable qu’elle occupait derrière la boutique, de toutes les satisfactions quotidiennes et calculées qui absorbaient ses pensées et qui, depuis longtemps, l’avaient parfaitement consolée de son isolement, si jamais Mlle Anaïs avait été accessible à ce dernier sentiment, chose improbable.
Un tantôt, vers quatre heures, Mlle Anaïs venait de vendre un petit paquet de thé à une vieille dame et elle se préparait à allumer le gaz, lorsqu’elle vit, planté au bord du trottoir, de l’autre côté de la rue paisible, un soldat qui regardait obstinément la boutique. Intriguée, Mlle Anaïs, son rat-de-cave à la main, l’observa. Au même instant, à son étonnement, le soldat traversa la rue et poussa la porte du petit magasin. Il entra, cligna des yeux dans la pénombre qui sentait l’encens et la confiserie, regarda fixement, une demi-minute, Mlle Anaïs, laquelle n’y comprenait rien, dit :
— Bonjour, ma tante !
Et, ouvrant de longs bras, saisit la vieille fille et l’embrassa sur les deux joues.
Mlle Anaïs resta pétrifiée. C’était la première fois, depuis le temps où elle avait été petite fille, qu’un homme l’embrassait. Le « Bonjour, ma tante ! » l’ahurissait.
Le soldat ôta son casque et le posa sur le petit comptoir. Elle vit mieux un visage rond, au teint cuit, au nez pointu, aux yeux clairs et placides, tout éclairés, pour le moment, d’une satisfaction vive.
— Comment que ça va, ma tante ? reprit-il. Éteignez vot’ chose, là, ça va vous brûler !
Mlle Anaïs sursauta et éteignit le rat-de-cave.
« Je suis Joseph Jubin, continuait le soldat. Vous savez, le fils de vot’ frère Firmin. J’étais petit quand il est mort, papa. Y a dix-huit ans, quoi ! Vous m’avez vu alors, en Vendée, où vous êtes venue dans not’ bourg… Vous vous rappelez bien ? Vous m’avez donné une boîte de réglisse et j’ai pas voulu vous embrasser pour. Depuis, on s’est pas vu, pas écrit, et, sans la guerre, probable qu’on aurait continué. Mais, dame, en ces temps-ci, faut se rapprocher entre ceux de la famille, pas ?… surtout quand y a jamais rien eu… Et, pour not’ famille à nous, on est plus que nous deux, puisque maman elle est morte y a sept ans… Faut vous dire que je suis pas marié. C’est pas dans mon genre, de me marier… Alors, comment que ça va, ma tante ? »
Il recommença l’embrassade. Mlle Anaïs la subit, sans y prendre garde. Elle ne savait plus où elle en était. Depuis des années, l’égoïsme l’avait tellement absorbée en elle-même qu’elle avait perdu tout souvenir d’avoir jamais eu un frère, d’avoir encore un neveu, là-bas, en province.
— Alors, vous êtes mon neveu ? dit-elle machinalement.
— V’là mes papiers, dit le soldat, qui crut à un doute. Si, si, regardez-les. Ça serait trop commode, n’est-ce pas, de venir dire aux personnes qu’on est leur neveu… Alors, vous voyez, ma tante, je suis bien vot’ neveu. Depuis le commencement je voulais vous écrire, mais c’était long à expliquer, et j’ai jamais aimé beaucoup ça, écrire. Alors, j’ai arrangé de venir pendant ma permission. Faut savoir que j’ai jamais vu Paris et que c’est une occasion en même temps…
Une petite servante, qui vint acheter une carte postale, l’interrompit.
« Je vois que ça va, vos affaires, constata-t-il, quand elle fut partie. C’est tant mieux ! Moi, j’ai pas à me plaindre. J’ai un petit élevage là-bas, chez nous, et j’ai eu la veine de trouver quelqu’un pour le faire un peu marcher pendant que je suis pas là. C’est un vieux, qui se mangeait les sangs d’être à rien faire depuis deux ans qu’il s’était retiré. Ça va pas comme quand j’y étais, bien sûr, mais c’est mieux que rien, et y en a tant qui ont tout perdu… Ça aurait pu m’arriver et j’aurais pas à me plaindre ! C’est la guerre, hein ! Mais c’est pour dire que j’ai eu de la veine ! »
Il s’arrêta. Mlle Anaïs fit un effort sur elle-même.
— Vous… vous voulez bien dîner avec moi ? mon neveu, proposa-t-elle, en essayant de sourire.
— Bien sûr !
Le soldat semblait surpris qu’il pût y avoir un doute à ce sujet.
« Où donc que je dînerais ? Pas au restaurant, bien sûr ! Jamais je vous ferais ça, ma tante ! Ma permission, c’est pour vous, comme ça se doit ! »
Mlle Anaïs pâlit.
— Et… pour coucher ?… Il y a un petit hôtel bien respectable… commença-t-elle.
Mais il lui coupa la parole :
— Je coucherai ici, par terre, vous inquiétez pas, ma tante ! Je suis pas difficile, et on peut pas faire trop d’économies en ces temps-ci, pas vrai ?
Mlle Anaïs ne trouva pas la force de répondre. Il lui semblait qu’un cataclysme bouleversait sa vie si bien organisée. Elle avait tellement pris l’habitude de songer exclusivement à elle-même, que la seule idée de faire à autrui le plus petit sacrifice lui paraissait monstrueuse. En même temps, au fond d’elle, naissait confusément un sentiment contraire et qui surprenait son cœur sec, un attendrissement vague encore et lointain, en présence de ce garçon qui venait ainsi, confiant en de faibles liens si longtemps oubliés.
Au dîner, pourtant, dans la microscopique salle à manger où ils s’attablèrent face à face, une fois la boutique fermée par le soldat, qui avait absolument voulu s’en charger, une détresse cruelle envahit Mlle Anaïs, à voir son neveu engloutir. Il y avait justement un bœuf à la mode qui devait, comptait-elle, la nourrir pendant trois jours. Il n’en laissa rien, non plus que d’une omelette que la vieille fille, en voyant son appétit, lui offrit presque malgré elle.
Quand il eut son café, il bourra sa pipe, s’accouda sur la table, très à l’aise, et recommença ses explications, avec l’abandon parfait de quelqu’un qui se sent chez lui.
— Alors, en Vendée, pour ma permission, cette fois-ci, j’ai pas voulu y retourner. Fallait que je vous voie, ma tante ; ça, c’était décidé ! Et puis, aussi, vous me ferez voir Paris. Je sais bien que c’est pas pareil qu’avant la guerre, mais, tout de même, c’est Paris…
— Vous n’avez pas été blessé ? demanda tout-à-coup Mlle Anaïs.
— Faut me tutoyer, ma tante ! Moi je vous dis vous, rapport au respect, mais faut me tutoyer. Non, j’ai pas été blessé. J’ai eu de la veine ! J’ai eu un pied un peu gelé l’hiver dernier, mais c’était rien. Et j’ai été enterré par une marmite qu’a éclaté près de moi au mois de juin, mais c’était rien non plus. J’ai eu de la veine ! Dame ! dire qu’on est comme chez soi, ça non ! Mais faut ce qui faut, n’est-ce pas ?…
Il continuait, décrivant avec simplicité ce qu’il avait vu et ce qu’il avait fait. Mlle Anaïs l’écoutait ; elle commençait à l’admirer, le sentant si simplement brave, si modestement prêt à tous les sacrifices ; et chacune des paroles qu’il disait l’arrachait un peu à son égoïsme.
Il coucha sur un lit pliant, dans la salle à manger. Le lendemain était un dimanche. Il se leva de bonne heure et, malgré les protestations de Mlle Anaïs, passa la matinée à laver de fond en comble le petit magasin. Après le déjeuner, dès une heure, ils sortirent tous les deux. Mlle Anaïs, qui n’avait pas quitté la rive gauche depuis des mois, fit des kilomètres sans s’en apercevoir. Il lui donnait le bras et elle en était fière. Il voulut voir des monuments, les Champs-Élysées, les Boulevards. Il entraîna Mlle Anaïs au cinéma et au café, où elle allait pour la première fois de sa vie.
Elle avait fait, pour le dîner, des provisions qui stupéfièrent ses fournisseurs. Elle déboucha une bouteille d’un vin vieux qu’elle avait en dépôt et elle en but elle-même un plein verre, tout en écoutant, avec un intérêt beaucoup plus grand que la veille, les récits que lui faisait son neveu. Mais il avait été ahuri par le mouvement des rues, et bientôt, laissant sa pipe inachevée, il s’endormit sur la table. Mlle Anaïs resta à le regarder, sans oser bouger.
Tant que dura la permission, ils s’entendirent tous deux parfaitement. Mlle Anaïs se sentait une autre ; chaque jour elle s’intéressait davantage à lui. Il restait paisible et confiant, et ce « ma tante », qu’il employait à chaque phrase, faisait maintenant plaisir à la vieille fille, après l’avoir d’abord tant agacée.
Quand il dut repartir, elle le conduisit à la gare. Il fumait sa pipe avec son habituelle placidité, mais, dans la salle d’attente, il fut silencieux, pour la première fois depuis son arrivée, et, quand vint le moment du départ, sans se cacher, il pleura. Il embrassa la vieille fille avec effusion, promit d’écrire, promit de revenir et s’engouffra sur le quai.
Le soir tombait. Mlle Anaïs regagna son petit magasin. Elle remercia la voisine qui l’avait gardé. Elle entra dans la chambre du fond, s’assit sur le lit pliant, respira l’odeur, qui persistait, du tabac. Il lui était impossible de s’intéresser à elle-même. Elle songeait à un paquet qu’elle voulait préparer. Elle se demandait quand elle aurait une lettre. Elle pensait aux périls de la guerre. Ses épaules maigres frissonnèrent… Brusquement, avec orgueil et avec souffrance, elle se rendit compte qu’elle n’était plus retranchée du monde et que, maintenant, comme les autres, elle avait sa part d’angoisse et sa part d’espérance.
Mme de Beauchamp, avant de sortir, renouvela ses instructions à la nouvelle bonne de sa fille.
— Vous avez bien compris, Clémence ? C’est une surveillance de tous les instants que j’exige. Vos excellents certificats et la chaleureuse recommandation de Mme de Breuve me permettent d’être assurée que vous êtes, bien que jeune, une personne sérieuse à qui l’on peut, en toute tranquillité, confier une enfant. Mais, je vous le répète, vous devez veiller sur Mlle Solange avec la plus grande attention. Aux Champs-Elysées elle pourra jouer avec ses cousines et avec les petites filles dont je vous ai donné les noms par écrit, mais ayez soin qu’elle ne se fatigue point ; elle est fort délicate. Du reste, mademoiselle est fort sage et fort docile ; elle vous obéira ainsi que je lui ai recommandé… Je puis compter sur vous ?
— Madame peut compter sur moi…
Clémence, jeune personne correcte, de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait écouté dans une attitude de respect attentif et réservé qui satisfit pleinement Mme de Beauchamp.
Dix minutes après, celle-ci s’éloignait en auto vers ses œuvres et ses visites, tandis que la bonne et la petite fille, à pied, s’en allaient vers les Champs-Elysées.
Solange, élégante et fine, grande pour ses neuf ans, marchait posément avec un air suprêmement distingué. Clémence la regardait du coin de l’œil et semblait hésitante. Soudain elle se décida.
— Mademoiselle Solange, on va prendre le métro, dit-elle.
Solange parut étonnée.
« Oui, continua très vite Clémence, qui affectait l’aisance, il faut que nous fassions une course avant d’aller aux Champs-Elysées… »
Solange avait coutume d’obéir à sa mère, qui lui avait dit d’obéir à Clémence. Elle ne protesta pas. Le trajet, compliqué de plusieurs changements, fut long. Enfin elles se retrouvèrent à la surface du sol, mais dans une région de Paris dont l’aspect surprit Solange. Jamais encore elle n’avait vu des rues si sales, des maisons si sordides, ni tant de terrains vagues. Elle se tournait les pieds sur les pavés ravinés, des odeurs la suffoquaient et elle remarqua que tous les gens qu’elle voyait avaient l’air pauvres.
— C’est chez ma sœur que nous allons, dit tout à coup Clémence.
La sœur de Clémence habitait au rez-de-chaussée au fond d’une cour étroite. Un ruisseau azuré indiquait qu’on faisait là de la teinturerie.
Dans une vaste pièce nue, qui sentait la lessive et le graillon, Clémence, suivie de Solange, entra. Une femme en camisole repassait.
Clémence tomba dans ses bras en l’appelant Fernande, puis demanda anxieusement :
— Et Léon, il est là ?
— Pas encore, dit Fernande. Il va arriver. Alors tu as tout de même pu venir ?
— Oui ! tant pis ! Tu penses que j’ai pas vu Léon depuis des mois… je ne pouvais pas manquer sa permission…
— Et ta patronne a bien voulu ?…
— Avec la petite ? Tu es folle ! J’espère bien qu’elle n’en saura rien… Ça en ferait une histoire, j’en ai froid dans le dos… Dame, des places comme ça, on n’en trouve pas, et faut que j’aie des économies pour quand nous nous marierons nous deux Léon… Alors, en revenant, je demanderai à la petite de ne rien dire. Elle n’est pas méchante, autant que j’aie pu juger, seulement un peu pimbêche comme sa mère, mais c’est son éducation qui veut ça.
Appelant Solange elle la fit asseoir.
A ce moment un soldat entra dans la cour.
— Léon ! cria Clémence en se précipitant.
Sa sœur la suivit et, après les premières effusions, les deux femmes conduisirent le soldat dans une pièce voisine ; elles servirent du vin et des biscuits et tous trois se mirent à bavarder.
Dans la grande chambre, Solange, seule, restait immobile sur sa chaise, droite et se tenant bien. Tout d’abord elle ne prit pas garde à de petites têtes ébouriffées paraissant à une porte qui s’entre-bâillait. La porte s’ouvrit tout à fait sur un enclos hideux, tout parsemé de débris sans nom, et que bordaient des masures disjointes. Dépenaillés, des gamins et des gamines, un à un, se glissèrent dans la pièce et entourèrent Solange avec une curiosité qui s’enhardissait.
— Mince de chic ! prononça tout à coup un gamin roux qui était en face d’elle. — C’est-y qu’elle est empaillée ? ajouta-t-il, en portant la main sur l’épaule de la petite fille.
Quand le soldat dut partir, les deux femmes le conduisirent jusque dans la rue, puis Clémence revint vers le rez-de-chaussée afin de chercher Solange qu’elle avait, depuis un temps assez long, parfaitement oubliée.
La grande pièce était vide.
— Où est-elle ! Mon Dieu, mon Dieu, où est-elle ? cria Clémence.
Elle ouvrit la porte du fond. Des rafales de hurlements, un tumulte de bataille, emplissaient l’enclos sordide. Clémence jeta un cri et s’élança. Elle avait vu Solange.
Solange, ligotée des pieds à la tête dans les débris d’un sac à charbon, son chapeau de travers et aplati, ses beaux cheveux pendants, tout souillés de fange et tout pleins de brindilles, était à mi-hauteur d’une échelle chancelante, aux mains de six garnements qui la montaient sur le toit vermoulu d’une des masures, pendant qu’une autre bande, s’élançant à l’assaut, tentait de s’emparer d’elle. La petite fille avait la bouche ouverte et sans doute criait, mais sa clameur se perdait dans l’ensemble des hurlements.
Clémence s’élança et arriva à temps pour soutenir dans ses bras Solange que ses ravisseurs laissaient échapper. Elle l’emporta dans la maison.
Après trois quarts d’heure de soins diligents, Clémence et sa sœur eurent rendu à la petite fille un aspect suffisamment présentable.
— La voilà tout de même à peu près propre, dit Fernande en regardant Solange qui s’était laissé faire sans mot dire.
Clémence secoua la tête et, à demi-voix :
— Oui, mais j’y perds ma place. Comment veux-tu que je l’empêche de se plaindre à sa mère ?… Elle a été battue comme plâtre, cette petite… Et elle n’est pas habituée à ça…
Une demi-heure plus tard, à la nuit tombante, la bonne et la petite fille arrivaient à l’hôtel de Mme de Bauchamp. Clémence observait l’enfant silencieuse et n’osait même lui recommander la discrétion.
Soudain, Solange la tira par le bras.
— Dites, Clémence, supplia-t-elle d’une voix pleine d’ardeur, si je suis sage vous m’emmènerez encore chez votre sœur ? C’était si amusant ! J’étais l’otage. Tout le monde se battait pour m’avoir…
Sept ou huit dames, importantes personnalités de la petite ville, se trouvaient dans le salon de Mme Delaporte, lorsque parut Mme Dupré, suivie de ses deux filles, jeunes personnes fraîches de dix-huit et vingt ans. Mme Dupré qui se souvenait du temps, peu lointain encore, où elle n’entrait dans ce salon qu’avec humilité, goûta le plaisir vaniteux, non encore émoussé, d’être accueillie avec considération et de voir l’imposante Mme Delaporte elle-même, dont l’influence mondaine était prépondérante, s’empresser à sa rencontre. Cette dame, à l’inverse de ses habitudes, était animée.
— Eh bien ! s’écria-t-elle, il est ici ! Il est arrivé ce matin !… Et vous ne nous avez pas prévenues !…
Mme Dupré parut ahurie.
— Prévenues de quoi ? Qui est arrivé ?
— Votre cousin ! le lieutenant Maximilien Dupré ! l’aviateur fameux !… Il vient pour soigner sa blessure à la station thermale voisine… Comme si vous ne le saviez pas, cachottière !… L’avez-vous déjà vu ?…
— Mais non, je vous assure… protesta Mme Dupré qui semblait troublée et qu’entouraient toutes les dames parlant à la fois.
Mme Delaporte intervint.
— Nous comprenons votre discrétion, chère amie… Mais c’est pour notre ville un grand honneur que de posséder un semblable héros et, nous toutes, nous serions très fières et très heureuses de le connaître… Alors, n’est-ce pas, quand il aura pris quelque repos, vous nous le présenterez ?… Chez moi, j’y compte ! acheva-t-elle à l’oreille de Mme Dupré en lui serrant la main.
Cette intimité avec Mme Delaporte avait quelque chose de si flatteur que Mme Dupré en fut un peu enivrée.
— C’est entendu, chère amie, promit-elle, émue de se permettre tant de familiarité.
Et, harcelée de questions sur l’officier, elle répondit de son mieux, bien que, de temps à un autre, une préoccupation pénible embarrassât son discours. Quand, avec ses filles, elle se retrouva dans la rue, l’excitation de son succès tomba à l’instant et un grave souci obscurcit son front.
— Nous allons passer prendre votre père, déclara-t-elle.
C’était l’heure où M. Dupré sortait de son bureau. Il vit de loin sa femme et ses filles, et, en brave homme affectueux, s’empressa à leur rencontre.
— Marchez devant, mes enfants, dit Mme Dupré.
Elle prit le bras de son mari et lui raconta ce qui s’était passé chez Mme Delaporte. M. Dupré frémit. Une détresse figea la joie sur son visage débonnaire, barbu de gris ; ses yeux, derrière le lorgnon, s’effarèrent.
— Qu’allons-nous faire ? termina sa femme angoissée.
Il réfléchit et dit :
— Je ne sais pas… C’est épouvantable…
Il était si abattu que Mme Dupré retrouva de l’énergie.
— Voyons, voyons, Adolphe, ne nous affolons pas… Il n’y a qu’une chose à faire : aller le trouver. Oui. Nous allons y aller tous les deux, et tout de suite.
— Tout de suite ? gémit M. Dupré.
— Oui. Nous allons passer à la maison, où les enfants resteront. Toi, tu prendras des gants propres et ton chapeau neuf. Moi, je suis habillée, ajouta-t-elle en jetant un regard sur sa toilette qui était d’un violet impérieux.
Le lieutenant Maximilien Dupré, le bras encore en écharpe, était debout à la fenêtre de sa chambre quand on frappa.
— C’est un monsieur et une dame pour une affaire importante, annonça une servante.
— Importante et urgente, répéta une voix de l’autre côté de la porte. Quelques minutes d’entretien, monsieur, nous vous en supplions…
Et, repoussant la servante, un monsieur à barbe grise, une dame vêtue de violet, se précipitèrent dans la chambre de l’officier étonné.
— Monsieur, commença le visiteur, pardonnez-nous cette intrusion. Je vais vous expliquer…
— Tais-toi, intervint sa compagne. Laisse-moi parler. Monsieur, d’abord quelques mots indispensables sur nous-mêmes. Nous sommes des gens parfaitement honorables, soyez-en sûr. Mon mari est chef de bureau à la succursale d’un grand établissement de crédit, position de confiance. Moi, je suis la fille d’un fonctionnaire de l’État. Mon frère est professeur. J’ai deux filles, dont l’aînée est fiancée au fils d’un notaire. Donc, je le répète, notre famille est parfaitement honorable… Personne n’en peut rougir…
— Madame, je n’en doute pas, dit l’officier ahuri, mais pourquoi ces détails ?…
— Ils sont indispensables, Monsieur, indispensables… Vous allez le comprendre : Nous nous appelons Dupré, M. et Mme Adolphe Dupré…
— Vous portez le même nom que moi ?
— Justement, intervint le mari. Alors, vous comprenez ?…
— Mon bon ami, laisse-moi parler, dit sa femme.
— Je ne comprends pas du tout, répondait en même temps leur interlocuteur, dont l’étonnement croissant se mêlait d’une gaieté qu’il réprimait.
— Monsieur, poursuivit Mme Dupré d’un air sombre, c’est votre gloire qui est cause de tout… On nous a poussés, Monsieur. Quand votre nom a paru dans les journaux, on nous a accablés de questions… On nous croyait parents, vous et nous… Et… et enfin… Vous comprenez, n’est-ce pas ? Nous avons laissé croire… Ça n’a pas été calculé. C’est venu tout seul. Nous avons été saisis dans l’engrenage de… de l’imagination… La considération grandissait autour de nous à mesure que votre gloire grandissait… On nous demandait des détails que nous donnions… Nous racontions des anecdotes sur vous… Et nous étions fiers de vous, oui, Monsieur, aussi fiers que si vraiment vous étiez notre cousin, comme on le croit…
Mme Dupré fit une pause, puis continua avec force :
« Maintenant, nous sommes perdus si vous nous démentez… Oui, Monsieur, perdus ! Réfléchissez à notre situation dans la ville, à ma situation auprès des personnes que je fréquente, auprès de la famille du fiancé de ma fille… à la situation de mon mari, à son bureau… Pensez à notre humiliation… si l’on apprend… Nous tomberions de si haut !… Nous serions ridicules à jamais… »
Elle s’arrêta encore, et, timidement :
« Si vous vouliez, être assez bon… Ce serait en somme peu de chose. Naturellement, nous ne vous demanderions pas de farder vous-même la vérité… Mais si, quelquefois, au parc, nous pouvions nous promener un peu avec vous… Et puis, si vous me permettiez de vous faire connaître quelques-unes de mes amies… Et si vous vouliez bien signer sur quelques albums… ce serait suffisant… Nous ne voulons pas abuser, bien entendu… »
Haletante d’émotion, elle garda le silence. M. Dupré essuyait la sueur de ses tempes. L’officier, sans mot dire, les considérait de son clair regard assuré. L’aventure lui semblait divertissante ; pas une seconde il n’avait songé à s’en fâcher et il avait un peu de pitié pour ces braves gens qui, dans toute leur vie mesquine, n’avaient jamais eu que cette éclaircie : le reflet qu’ils avaient naïvement volé à sa gloire.
— Eh bien, ma cousine, c’est convenu, répondit-il avec indulgence.
Sous la pioche des maçons le pan de mur tomba avec un grand bruit et dans un flot de poussière. Irma, qui lavait la vaisselle du déjeuner pendant que sa mère travaillait dans l’autre pièce, se précipita à la fenêtre de la cuisine.
Devant la petite fille, dans la haute muraille crasseuse qui, habituellement, ensevelissait d’ombre l’étroite cour moisie, il y avait une brèche par où s’apercevait un horizon inattendu. Autant la maison d’Irma était sordide, autant la maison qu’elle voyait très près, de l’autre côté du mur, lui semblait d’une somptuosité impressionnante.
Toutes les fenêtres étaient closes mais l’une d’elles, la plus proche, s’ouvrit. Un enfant parut, un enfant au joli visage régulier, délicat et pâle, qu’encadraient de longs cheveux bruns bouclés retombant jusqu’au col blanc rabattu sur le vêtement de velours noir. Sur la pénombre de l’intérieur où s’entrevoyaient des tapisseries sombres et de lourds meubles solennels, l’enfant, dans le cadre de la fenêtre, parut à Irma comme un portrait et elle pensa qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi joli. Cependant, mue par une impulsion inexplicable, elle convulsa en une grimace affreuse sa petite face criblée de taches de rousseur, et qui n’avait pas besoin de cela pour être laide avec son nez en trompette et ses minces yeux de travers, et elle tira la langue à la petite apparition. Celle-ci eut un léger mouvement de recul et ferma la fenêtre. Irma, irritée contre elle-même, retourna à sa pierre à évier.
Un grincement la rappela à la fenêtre. En face la tête d’enfant était réapparue. Une faible voix posée traversa l’espace étroit.
— Pourquoi m’avez-vous tiré la langue ?
Irma, embarrassée, dit la vérité :
— Je ne sais pas.
Il y eut un moment d’inspection mutuelle.
— Comment vous appelez-vous ?
— Irma. C’est vilain, pas ? Et vous ?
— Édouard.
— Édouard !
Irma avait eu un mouvement de surprise.
« Vous n’êtes donc pas une fille ?
— Non ! répondit sèchement l’enfant, qui parut offensé.
Mais bientôt il dit qu’il avait neuf ans, apprit qu’Irma en avait onze et lui demanda ce qu’elle faisait.
— Pour le moment je finis la vaisselle, dit-elle avec simplicité. Ce tantôt je vais avec maman reporter son ouvrage. Et vous, ajouta-t-elle pour qu’il y eût réciprocité de confidence, qu’est-ce que vous faites ?
— Je m’ennuie. Je ne peux pas lire parce que j’ai mal à la tête et je ne peux pas courir parce que j’ai mal au dos. Quelquefois je me promène en voiture avec grand’mère ou ma gouvernante, mais cela ne m’amuse pas…
— Faut que je m’en aille, interrompit Irma, voilà maman qui m’appelle…
Le lendemain les maçons n’avaient pas reparu et les deux enfants se revirent à travers la brèche.
— Bonjour… dit Irma la première.
— Bonjour, Irma. C’est exprès pour vous voir que j’ai ouvert la fenêtre, vous savez. On me permet d’ouvrir les autres qui donnent sur le jardin, mais celle-là c’est défendu.
Il garda le silence un instant, et de sa petite voix tranquille, reprit :
« La pièce où je suis, c’est le grand salon. C’est là où je joue. Grand’mère reste toujours dans son petit salon, à l’autre bout de la maison. Ici, les domestiques me laissent tranquille…
— Vous n’avez donc pas de parents ? demanda Irma.
Il secoua la tête de son air las et mélancolique.
— Je n’ai plus que grand’mère… Personne ne vient jamais la voir que des vieux, vieux… Et vous ?
— J’ai maman. Et puis j’ai Jacquot qui a six ans et Nana qui a quatre ans ; c’est mes frère et sœur. Et puis papa est soldat dans l’artillerie lourde. Et faut même que je me dépêche à mon ouvrage parce qu’on va lui porter son paquet à l’expédition. C’est le jour. Et maman a dû veiller ces derniers soirs pour avoir de quoi acheter les choses…
Le petit garçon eut une minute de réflexion et déclara :
— C’est vrai qu’elle a l’air bien sale, votre maison…
— Pas plus sale que la vôtre ! répliqua Irma vexée. Et, avec irritation, elle retourna tremper ses petites mains gercées dans l’eau grasse de la vaisselle.
Le lendemain elle fut la première à ouvrir sa fenêtre et, après quelques instants de conversation, demanda brusquement :
— N’est-ce pas que je suis très laide ?
Elle l’était, en effet, d’autant plus qu’elle était devenue très rouge sous ses taches de rousseur.
— Non, je ne trouve pas, dit Édouard en hésitant.
— Si ! si ! Je suis laide ! Et puis mal mise ! Et puis pauvre ! Mais ça m’est égal ! cria Irma en tapant du pied.
Le jour suivant, pourtant, elle apparut avec une tentative de frange sur son petit front bombé et elle avait mis son corsage des dimanches. Édouard ne s’en aperçut pas. Il semblait animé.
— J’ai eu une idée, expliqua-t-il. Je vais demander à grand’mère de donner de l’argent à votre mère pour que vous veniez jouer avec moi…
Il s’interrompit. Irma, pourpre et les larmes aux yeux, s’était retirée de la fenêtre. Elle était blessée profondément sans bien savoir pourquoi. Pourtant elle ne put longtemps se défendre de reprendre cette conversation qui était devenue tout l’intérêt de sa misérable petite vie et qui se poursuivit tout un mois encore. Irma racontait ses occupations domestiques, ses courses dans les rues et les spectacles qu’elle y voyait. Édouard s’y intéressait vivement. Il n’avait, lui, rien à raconter, malgré les questions de la petite fille, mais il répétait qu’il s’ennuyait.
Un jour, de sa faible voix qui était résignée, il se plaignit :
— J’ai mal à la tête, Irma. J’ai plus mal que de coutume… Alors le médecin va venir… Je ne l’aime pas…
Plus pâle que d’ordinaire, il s’était accoudé à la barre d’appui.
— Vous n’allez pas être malade ? cria Irma bouleversée…
Mais le petit, appelé sans doute, quitta la fenêtre en la fermant.
Il ne parut pas le lendemain, non plus que le jour suivant. Irma, pleine d’angoisse, observait sans cesse les hautes fenêtres impénétrables.
Le troisième jour elle dut aller reporter de l’ouvrage. Quand elle revint, à la fin de l’après-midi, elle resta suffoquée. Les maçons, en son absence, avaient repris leur besogne et cela avec tant de diligence qu’un pan de mur neuf obstruait la brèche, séparant Irma de la belle maison, dont elle ignorait l’adresse, et de l’enfant aux longs cheveux, dont elle ne saurait plus jamais rien. Et elle resta à pleurer en regardant les ouvriers poser les dernières pierres.
Les Joudas — le père, fonctionnaire plaintif, mal résigné, à cinquante-cinq ans, à n’avoir pas d’avenir, la mère, dame despotique, jamais en repos, et les deux files, qui auraient voulu être mariées — habitaient, au bout de la ville, une piètre petite maison dénuée de confort. Ils achevaient de déjeuner quand le facteur sonna. La servante étant à la cave, M. Joudas alla lui-même à la porte.
Deux minutes après, il revint dans la salle à manger ; la stupeur était peinte sur son visage ; il avait une lettre à la main.
— C’est d’Alfred, bégaya M. Joudas. Il est rentré en France. Il m’écrit de Paris. Il va venir ici…
Mme Joudas avait tressailli et s’était dressée pendant que ses deux filles levaient la tête, très intéressées elles aussi.
— Hein ? Alfred ? ton frère ?… Comment cela ?… T’expliqueras-tu, Octave ?…
A travers la table, M. Joudas lui tendit la lettre. Il y avait deux lignes. M. Alfred Joudas disait qu’il allait venir. C’était tout.
Mme Joudas ayant lu renvoya ses filles.
— Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle sèchement à son mari lorsqu’ils furent seuls.
— Mais je ne sais pas… dit M. Joudas encore ahuri.
— Tu ne sais pas !… naturellement !… tu ne sais jamais rien !… Je suis là, heureusement. Examinons la situation, elle en vaut la peine, je pense ! Depuis combien de temps exactement ton frère est-il parti pour l’Amérique ?
— Je ne sais pas au juste… trente ans au moins…
— Combien de fois t’a-t-il écrit depuis ?
— Une dizaine de fois environ.
— Et chaque fois deux lignes pour dire qu’il allait bien… Et sans donner aucun détail sur ce qu’il faisait, sur sa vie, sur sa position… Le mystère est complet ! — dit Mme Joudas, tragique. — Maintenant il revient. Une question se pose : Est-il riche ?
M. Joudas eut un geste des bras pour dire qu’il ne pouvait pas savoir, mais Mme Joudas, de son poing robuste ébranla la table.
— J’ai beaucoup de patience, cria-t-elle, mais il ne faut pas qu’on m’en fasse trop ! Je ne tolérerai pas tes airs d’indifférence ! Tu as des devoirs envers ta famille, je pense ? envers moi qui méritais un peu mieux que d’être, toute ma vie, la femme d’un rond-de-cuir sans avenir ! envers tes filles qui n’ont pas un sou de dot ! Ton frère rentre, c’est notre seul espoir de ne plus croupir dans la misère, mais toi tu t’en moques !
— Je ne m’en moque pas, dit M. Joudas, abattu.
Et il ajouta :
« Alfred m’a assez négligé, en somme, et je ne tiens pas à l’accueillir…
— Tu es fou !
Mme Joudas avait bondi.
« Pour nous rendre odieux aux yeux de toute la ville ! Pour détruire notre unique espérance ! Ah ! par exemple !…
— Mais s’il tombe ici pour s’y installer et qu’il soit sans le sou ! gémit M. Joudas. Je ne peux pas le prendre à ma charge ! La vie est déjà si dure !… Et comment fera-t-on pour le renvoyer plus tard si on le reçoit trop bien ?… Il nous croira riches…
Mme Joudas d’un geste lui imposa le silence. Elle réfléchissait.
— On n’a pas idée d’avoir un frère comme ça ! dit-elle enfin à son mari avec irritation. Allons, voilà l’heure de ton bureau, file ! On a encore le temps d’y penser. Il ne va pas arriver ce soir…
Elle se trompait, car le soir même, lorsque M. Joudas rentra, il vit, qu’à sa porte, d’une voiture, on déchargeait une malle.
Mme Joudas saisit son mari dans le vestibule.
— Il est là, souffla-t-elle. Il n’a pas été à l’hôtel, il est descendu tout droit ici… Je lui ai donné la chambre de Pauline qui couchera avec sa sœur. J’ai fait un rôti pour le dîner. On doit être beau joueur… Nous l’interrogerons adroitement. Il n’a qu’une seule malle, mais… Chut… le voilà.
M. Alfred Joudas descendait l’escalier. C’était un homme de haute taille, aux cheveux argentés, au visage glabre, énergique et fatigué. Il était vêtu d’un complet gris assez usé. Il embrassa M. Octave Joudas, en disant qu’il était heureux de le voir. Il semblait aussi à l’aise que s’il les avait quittés le mois d’avant ; il rappelait à son frère leurs souvenirs d’enfance ; il plaisantait gaiement avec ses nièces. Il ne parut pas s’apercevoir de la mesquinerie de l’installation, et mangea copieusement au dîner qu’il déclara excellent. Du reste, il ne donna sur lui-même pas le moindre détail et éluda, sans avoir l’air de les comprendre, les questions détournées qui lui furent posées.
Ce n’est qu’après le repas, lorsque M. et Mme Joudas, afin de voir ses bagages, l’eurent conduit dans la chambre qui lui était destinée, qu’il eut un moment d’abandon.
— Je vous remercie, ma belle-sœur, dit-il à Mme Joudas, je serai très bien ici. J’ai eu des logis de toute sorte, je vous assure, et souvent moins confortables que cette jolie chambre. Dans la vie, il y a des hauts et des bas…
Il s’approcha de son frère :
« Tu as pris la meilleure part, vois-tu, mon vieux… Rester tranquille chez soi, dans sa petite ville, à se laisser vivre avec un petit travail de tout repos, sans mécomptes et sans déboires… J’en suis à me demander si ce n’est pas la vraie sagesse… »
Il semblait sombre et on crut l’entendre soupirer. Il leur dit bonsoir, M. et Mme Joudas redescendirent.
— Il est sans le sou ! cria M. Joudas lorsqu’ils furent seuls dans leur morne petit salon. J’en étais sûr, il est sans le sou ! Tu as vu son avidité au dîner ? Tu as vu ses bagages ? Trois méchants complets usagés et quelques chemises. Tu as entendu ce qu’il dit des mécomptes et des déboires ?… Il est venu pour vivre à nos crochets !… à mes crochets à moi, la bête de somme ! continua-t-il en s’animant. — Je ne peux pas ! Je n’y suffis pas ! C’est trop ! J’ai un frère en Amérique ! Il revient ! Il est sans le sou…
— En es-tu sûr ?
Mme Joudas, d’une main vigoureuse, avait saisi le bras de son mari ; elle fixait sur lui des yeux étincelants.
« En es-tu sûr ? répéta-t-elle d’une voix basse et vibrante. Cela n’est jamais arrivé, n’est-ce pas, que des millionnaires reviennent en jouant la comédie de la pauvreté pour éprouver l’affection de leur famille ?… Je vois plus loin que toi, moi ! Mais l’égoïsme t’aveugle !…
— C’est un problème affolant, gémit M. Joudas.
Et tous deux restèrent muets, absorbés, angoissés, écoutant le bruit des pas, là-haut, dans la chambre du problème…
C’était un matin, une semaine plus tard. Après avoir, dès son lever et comme de coutume, parcouru la maison pour réveiller ses filles et houspiller la servante, Mme Joudas, en tenue d’intérieur, peignoir vert et pas de faux cheveux, revint dans la chambre à coucher où son mari, M. Octave Joudas, achevait de s’habiller.
Maigre et blafard, en bras de chemise et un peu grelottant, ses rares mèches grises encore ébouriffées, M. Joudas offrait un triste spectacle ; il tourna les yeux vers sa femme. Elle prit un temps et parla :
— Il faut en finir. Ce mystère me tue. Depuis que ton frère est tombé chez nous…
— Chut… prends garde qu’il n’entende…
— Il dort, je viens de m’arrêter à sa porte…
Mme Joudas avait pourtant baissé la voix. Elle continua :
« Cette situation ne peut se prolonger. Nous ne sommes pas plus avancés qu’au premier jour. Il est impossible de rien deviner… Mais l’argent file, file… c’en est fou… Nous dépensons le double pour les repas depuis qu’il est là. Ça ne peut pas durer. Nous sommes pauvres. Notre droit est de savoir à quoi nous en tenir… Si ton frère est sans le sou, nous ne pouvons l’héberger plus longtemps…
— C’est ce que j’ai toujours dit…
— Mais s’il est riche, on ne peut risquer de le mécontenter, de paraître durs, indifférents… Pourtant, il faut en finir. D’autant plus que, dans la ville, la nouvelle s’est répandue…
— Tout le monde est au courant, dit M. Joudas. Au bureau, mes collègues m’en ont parlé. Ils ont même organisé des paris… Duport tient ce qu’on veut contre l’hypothèse de mon frère millionnaire…
— C’est insultant…
— Non, au contraire, on nous montre plus de considération. Mon chef de bureau m’a dit de te rappeler le jour de sa femme…
— A t’entendre, on va demander la main de mes filles, à cause de la fortune supposée de leur oncle, ricana Mme Joudas. — Non, il faut en finir ! Voici mon plan : Paule et Christiane dînent ce soir chez leur ancienne maîtresse de pension… Profitons-en, faisons faire à ton frère Arthur un bon dîner avec du bon vin qu’on ne ménagera pas… et tu pourras adroitement le faire parler… Oh ! pas de grimaces !… j’ai autant de délicatesse que toi, j’imagine !… Il nous faut la vérité !
M. Octave Joudas souffrait du foie et de l’estomac, et depuis longtemps, autant par régime que par économie, il avait renoncé au vin. Afin de donner l’exemple à son frère Arthur, il dut cependant se résigner à en boire ce soir-là, et, au bout de quelques verres, ce fut sans répugnance, bien au contraire. Inexplicablement, il se sentit gai, animé, et il se dit, à part lui, que la vie n’était pas si mauvaise qu’il le croyait. Sur sa femme et sur son frère il posa un regard plein de tendresse.
M. Alfred Joudas, qu’un si passionnant mystère enveloppait, était visiblement de plus en plus heureux de se trouver en famille. Il mangeait bien, causait et buvait gaiement, mais, pour lui, cela ne semblait pas être un excès, et il restait parfaitement discret et maître de lui.
Quant à Mme Joudas, elle dînait avec dignité et trempait ses lèvres dans de l’eau rougie. Un souci cependant plissait son front majestueux : le repas s’avançait et son mari n’avait fait encore aucune tentative pour provoquer les confidences de son frère ; aussi, au regard d’affection émue que lui lança M. Octave Joudas répondit-elle par un coup d’œil impératif. Il ne comprit pas ou feignit de ne pas comprendre. Il prit une nouvelle bouteille, servit Alfred et se servit.
Exaspérée, Mme Joudas, pour le rappeler au sentiment de la situation, lui lança un coup de pied sous la table. Le coup fut vif, M. Octave Joudas le reçut sur la cheville.
— Oh ! la ! la ! cria-t-il en se dressant.
Il s’appuya d’une main à la table, désigna, de l’autre main, sa femme et dit à son frère :
« Elle m’a fichu un coup de pied !
— Comment cela ? demanda Alfred, étonné.
— Octave !… cria d’une voix tragique Mme Joudas, qui venait de s’apercevoir que l’état de son mari n’était pas normal.
— Un coup de pied ! continua M. Joudas qui semblait joyeux. Un coup de pied qui te concerne, Alfred !
— Octave ! cria encore Mme Joudas.
— Oui, sois tranquille, j’y viens, il va parler ! N’est-ce pas, Alfred, que tu vas parler ? Tu étais gentil pour moi dans le temps, quand on était gamins tous deux… Alors, voilà, vaut mieux s’expliquer franchement : Depuis une semaine que tu es là, on ne vit plus. Ça ne peut pas durer… A moins d’être aveugle, tu dois avoir vu que nous sommes dans la misère. C’est une misère bien ; on garde le décorum ; on a une bonne, elle change souvent parce qu’il y a trop à faire et pas assez à manger, mais le principe y est ; on donne des thés avec des petits gâteaux ; oui ; et on a des filles qui ont suivi des cours payants. Bref, on tient son rang… Alors on a un frère qui revient d’Amérique : une question se pose, comme dit Mme Joudas : « A-t-il fait fortune ? » Dame, un frère sans le sou, qui ne s’est pas inquiété de vous pendant trente ans, on n’a qu’à le prier de s’en aller. S’il est riche, c’est une autre paire de manches… Tu saisis ?… Alors faut-il te choyer ou te prier de t’en aller ? Dis si tu es riche !
Il s’arrêta tout souriant. Mme Joudas, qui avait compris l’impossibilité de le faire taire restait immobile sur sa chaise, les yeux fixés droit devant elle.
M. Alfred Joudas n’avait pas bougé. D’abord son visage avait exprimé la surprise et un peu de colère ; puis du mépris railleur. Maintenant il regardait son frère avec une commisération profonde.
— Si je suis venu ici, dit-il enfin lentement, c’est avec l’intention de m’y établir… Je suis en pourparlers pour acheter un domaine, la Verdière.
— Mais c’est princier ! cria Mme Joudas, bondissant tout à coup.
— Alors, tu es riche ! cria en même temps M. Octave Joudas, exultant.
Tous deux tendaient vers Alfred Joudas des faces ardentes que la même espérance transfigurait. Il regretta d’avoir choisi ce pays pour y finir sa vie et continua :
— Je suis riche, oui. Je croyais vous l’avoir écrit. Mais mon existence a été si occupée… Enfin, pour la Verdière, je voulais que ce soit pour vous une surprise. Mon intention était de ne vous prévenir que lorsque nous y serions tous installés… Je dis nous, reprit-il doucement, parce que — je croyais aussi vous l’avoir annoncé, — parce que je suis marié… Ma femme est à Paris avec nos quatre enfants…
Il y eut un silence pesant. M. Octave Joudas était devenu gris de cendre. Mme Joudas, atterrée, vit l’avenir pour elle et pour ses filles.
— Ça, murmura-t-elle, c’est pire que tout… Nous serons les parents pauvres…
Dans une petite rue tranquille de la rive gauche, M. et Mme Peluche, depuis cinq ans qu’ils étaient mariés, tenaient un petit commerce de papeterie, auquel était annexé un cabinet de lecture, composé de quelques centaines de romans surannés que se repassait inlassablement une clientèle de vieilles demoiselles.
M. Peluche était un timide petit homme empressé et soumis, dont les joues étaient roses, la chevelure blonde, la moustache incolore et les yeux faibles. Mme Peluche était une jolie petite femme brune, délicate et vive, romanesque à force d’avoir lu les livres qu’elle louait ; M. Peluche ne ressemblait en rien aux personnages séduisants et aventureux qui s’y trouvaient décrits, mais, tel qu’il était, il était à elle et elle faisait peser sur lui le joug d’une tendresse jalouse. Ils vivaient heureux et la papeterie marchait très bien.
Un soir, comme M. Peluche, pour mettre les volets de la devanture, ouvrait la porte de la rue, dont un rideau d’images cachait les vitres, il s’arrêta, étonné. Au seuil, dans le retrait formé par la porte, était posé un vaste panier ovale, à anse, et tout rempli par un paquet enveloppé de sombre.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? se dit M. Peluche, qui, dans l’ombre, distinguait mal.
Il poussa du pied le panier. Un vagissement s’éleva. M. Peluche sauta en arrière, resta un moment ahuri, puis se tourna vers le fond de la boutique, où était Mme Peluche.
— Amélie ! Amélie ! viens voir ! Il y a un panier à la porte. Ça crie !
Mme Peluche accourut, regarda le panier, le saisit, l’entra dans la boutique et en retira le paquet, qu’elle défit. Sous une toile noire, il y avait, roulé dans une couverture grise, un tout petit enfant qui criait.
— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? dit M. Peluche.
— Un enfant, tu le vois bien ! Un enfant qu’on a abandonné à notre porte… Et pas depuis longtemps, puisqu’une cliente est venue il y a dix minutes à peine.
— Par exemple !… En voilà une histoire… Qu’est-ce qu’on va faire ?…
— Commence par fermer la devanture. Ce n’est pas une raison pour laisser tout ouvert.
M. Peluche obéit, mais l’événement l’avait ému et il faillit casser une vitre.
Quand il rentra, Mme Peluche avait posé sur un comptoir, en l’étayant avec deux coussins, l’enfant qui ne criait plus, et, la mine grave, les sourcils froncés, elle tenait les yeux fixés sur lui. Elle tourna la tête vers son mari lorsqu’elle l’entendit.
— J’ai regardé ses langes, déclara-t-elle, il n’y a aucune marque, aucun papier comme on en trouve souvent sur les enfants abandonnés : « Prenez soin de lui », ou bien : « Je le confie à la Providence » ou quelque chose de ce genre… C’est bien singulier qu’on ait choisi notre porte pour y laisser cet enfant… Tu trouves pas ça singulier, toi ?
— Si… Non… C’est le hasard…
— Le hasard, c’est bientôt dit…
Elle eut un rire sec et, brusquement, éclata en sanglots.
« Oh ! misérable, misérable ! Et tu fais semblant de m’aimer !… Oui, oui, ne prends pas l’air ahuri ! Tu ne me donneras pas le change ! Je sais à quoi m’en tenir ! Je ne suis pas idiote ! Tu veux que je te le dise pourquoi on a apporté ici cet enfant ? C’est parce qu’il est à toi ! Oui, à toi ! Oui, à toi ! Tu m’as trompée ! Tu m’as trompée depuis longtemps, puisque l’enfant a près d’un an ! Tu m’as trompée depuis tout le temps, probablement ! Non, non, ne nie pas, ce n’est pas la peine ! Je sais ce que je dis ! Pourquoi l’aurait-on apporté ici, cet enfant, s’il n’était pas à toi ? Sans doute tu viens de quitter la mère pour une autre, alors, elle se venge ! Oh ! quelle honte ! quelle honte ! Du reste, tu t’es trahi toi-même, j’ai bien vu ton émotion quand tu as trouvé le panier ! Et, après, tu tremblais tellement que tu as failli enfoncer la devanture avec le volet !… Oh ! Julien, Julien, moi qui t’aimais tant !… »
Les larmes la suffoquèrent un moment. M. Peluche, béant, offrait l’image de la stupidité. L’enfant n’était pas de lui. Il ignorait entièrement qui l’avait apporté à son seuil. Il n’avait jamais trompé sa femme et n’avait jamais eu l’idée, même lointaine, qu’il pût jamais la tromper. Il était complètement innocent, mais cette innocence, c’est en vain qu’il cherchait un moyen de la prouver, à l’instant même, d’une façon éclatante. Il ne trouvait pas et s’affolait.
— Tu as raison de ne rien dire, reprit Mme Peluche. Je ne croirais pas à tes mensonges…
— Mais c’est de la démence ! Amélie, je te jure !…
Un vagissement désespéré de l’enfant interrompit M. Peluche.
— On ne peut pas le laisser mourir, prononça Mme Peluche. Je vais lui donner le lait que j’avais acheté pour toi, parce que tu es enrhumé.
Tragiquement, elle s’éloigna vers la cuisine. M. Peluche demeura accablé.
Le ménage ne dîna pas et la nuit fut dramatique. Après une période de silence lugubre et de désespoir contenu, Mme Peluche, soudainement, vers onze heures, eut une crise effrayante. Elle sanglota, cria, trépigna, se tordit les bras, se roula, réclama le divorce et la mort. M. Peluche, qui d’abord s’était répandu en protestations éperdues, dut lutter avec elle pour lui arracher un flacon de pharmacie qu’elle avait saisi au hasard, afin de s’empoisonner. Enfin, à trois heures du matin, elle s’apaisa et, toute vêtue, se jeta sur son lit, non pour dormir, dit-elle, mais pour réfléchir.
M. Peluche, dans un fauteuil, ne goûta qu’un assoupissement précaire, coupé d’affreux cauchemars.
Au matin, emporté par l’habitude commerciale, il alla ouvrir la boutique, et, tout grelottant, la tête dans ses mains, s’assit à la caisse.
Mme Peluche parut devant lui. Son visage était pâle, mais empreint d’une résolution énergique.
— J’ai réfléchi, Julien, dit-elle d’une voix grave. Je te connais maintenant : tu es de ces hommes qui font souffrir celle qui les aime… Hélas ! je souffrirai donc… Mais l’innocent ne doit pas être frappé. Une victime suffit… Nous garderons ton fils. Je l’élèverai moi-même…
— Mais c’est fou ! gémit M. Peluche atterré, puisque je te jure…
— Ne mens plus, Julien. Avoue la vérité et je te pardonnerai… Mais tu me ferais horreur si, à ton tour, tu songeais à abandonner…
La porte de la boutique, ouverte violemment, lui coupa la parole.
— Mon enfant ! mon enfant ! cria une jeune femme nu-tête, qui fit irruption, le visage bouleversé. Je l’ai laissé à votre porte, hier !… J’étais folle !… Ah ! le voilà !
Elle s’élança sur l’enfant qui, au fond, dormait encore sur des coussins, et le serra contre elle avec emportement.
— Je n’ai plus que lui ! Le père m’a quittée hier, après une scène affreuse… J’étais folle, désespérée !… J’ai abandonné le petit… Mon Dieu, mon Dieu, comment ai-je pu faire ça ?… Je voulais me noyer !… Je ne sais plus… Et puis, je me suis calmée… Je suis revenue en courant pour le reprendre… mais toutes les boutiques étaient fermées et je n’ai pas reconnu la porte ! Toute la nuit je suis restée dans la rue en attendant que vous ouvriez… Je n’ai plus que lui, maintenant… Je reviendrai, monsieur et madame. Je reviendrai vous remercier… Je n’oublierai jamais !…
Elle s’enfuit, son enfant dans les bras. Le ménage Peluche resta abasourdi.
— Eh bien, Amélie, tu vois ?… dit enfin M. Peluche.
— C’est vrai… Mon pauvre ami… Comment ai-je pu croire ça de toi ?… lui répondit-elle doucement.
Et il y avait dans sa voix un mépris si évident que M. Peluche en resta saisi.
Mme Aubil avait été attendre son mari à la gare et, pendant les premiers moments, elle fut tout à la joie de le revoir. Ils regagnèrent en voiture leur confortable appartement des Ternes et le déjeuner fut gai et sans nuages.
M. Aubil parla de ses affaires. La maison de commerce où il était associé fonctionnait à souhait et le poste qu’il occupait depuis la guerre, dans l’administration militaire d’une grande ville du centre, lui laissait assez de loisirs pour qu’il puisse surveiller ses intérêts. Il manifesta l’intention d’expédier, dès l’après-midi même, quelques courses urgentes, afin de pouvoir, le lendemain, sortir librement avec sa femme.
— A propos, dit soudain Mme Aubil, tu sais que je me suis brouillée avec les cousins Dertal…
M. Aubil eut un léger mouvement.
— Non, dit-il, je ne savais pas…
— Ah ! je croyais te l’avoir écrit. C’est à propos de mon œuvre. La cousine Dertal s’est fait nommer vice-présidente sans m’en parler, acheva-t-elle, les yeux étincelants de courroux.
M. Aubil, quadragénaire placide, d’esprit fin et de tempérament nonchalant, ne put s’empêcher de sourire tant il la trouvait jolie et tant, après six années de mariage, il était encore émerveillé de l’extraordinaire désaccord qui existait entre la beauté délicate, frêle et vaporeusement blonde de Mme Aubil et son caractère irascible dont l’agressive susceptibilité était sans bornes.
« Et je me suis brouillée aussi, continua-t-elle, avec la tante Blaise parce qu’elle n’a pas rompu avec eux en même temps que moi. Elle voulait les ménager parce qu’elle y dîne le dimanche… Alors, tu comprends, il a fallu qu’elle choisisse : eux ou moi. Ce serait trop commode d’être bien avec tout le monde.
— Avec la tante Blaise aussi… répéta M. Aubil. — Mais alors il ne reste que l’oncle Armand ?…
— Oui, il ne reste que l’oncle Armand… Pourquoi hausses-tu les épaules d’un air malheureux ? Pourquoi fouilles-tu dans ta poche ?…
— Pour prendre des notes, dit M. Aubil, résigné. Je m’y perds… Notre famille est très nombreuse et tes rapports avec ses divers membres sont un peu variables.
— Ce n’est pas de ma faute si j’ai le sentiment de de la famille très développé, interrompit Mme Aubil frémissante. Je ressens très vivement ce qu’on me fait… Certes, si c’étaient des indifférents je ne m’en inquiéterais guère…
— Sans doute, sans doute, dit M. Aubil, qui consultait son carnet.
Il reprit :
« Ma petite Mathilde, au moment où la guerre a commencé tu t’es réconciliée avec tous ceux de nos parents qui étaient mal avec toi. Quelque temps après, exactement au mois de janvier 1915, tu m’as écrit de ne plus envoyer de cartes postales à ta belle-sœur Madeleine parce que tu ne la voyais plus…
— Je m’en souviens très bien, elle avait dit, dans son salon, que je passais mes journées dans les magasins ou dans des thés, au lieu de tricoter, ce qui était un mensonge.
— Peu après, poursuivit M. Aubil, première brouille avec la tante Blaise…
— Elle avait dit, selon ce qu’on m’avait raconté, que tu occupais un poste où tu n’étais pas exposé…
— Mais c’est vrai que mon poste n’est pas exposé, et il est vrai aussi que j’y suis à ma place…
— Du reste, la tante Blaise ne l’avait pas dit. C’était une invention de cette petite peste de Germaine…
— Avec qui tu te brouilles aussitôt, sans pour cela te réconcilier avec la tante Blaise. Puis tu m’interdis une première fois d’écrire aux Dertal. Puis, à ma première permission, tu t’es remise avec Madeleine et tu as rompu avec sa sœur. Puis je reviens à Paris, tu vois de nouveau les Dertal… Puis…
— Assez ! interrompit Mme Aubil. Assez ! tu t’amuses à m’exaspérer, moi qui étais si heureuse de te revoir ! Tu sais aussi bien que moi que tout ce qui est arrivé c’est par la faute des autres ! Tu ne vas pas leur donner raison contre moi, je présume !…
Elle avait rougi, ses grands yeux bleus flambaient. M. Aubil l’admira et tenta de l’apaiser.
— Tu as des délicatesses que tout le monde ne comprend pas, ma chérie, explique-t-il avec douceur, et on te blesse parfois sans le vouloir. Mais je vais les voir et en s’expliquant…
— Les voir ! Aller les voir ! Tu n’y penses pas ! Des insolents que je ne salue plus, des pintades hypocrites et envieuses ! Je te le défends bien, par exemple !
— C’est que je n’étais pas au courant, n’est-ce pas ! Je leur ai écrit pour annoncer mon arrivée ; alors ce sera une grossièreté qui aggravera la brouille… remarqua M. Aubil ennuyé.
Mathilde eut un rire sec.
— Justement, comme cela ils comprendront mieux. J’en ai assez d’être leur victime… Va voir l’oncle Armand. C’est un brave homme, lui. Il ne fait pas de cancans, et il est fidèle à ses affections. Il est le seul de tous qui nous ait toujours aimés et qui n’ait jamais dit de mal de nous… Va le voir dès aujourd’hui… C’est le seul parent qui nous reste, acheva-t-elle gravement.
— En effet, en effet, constata M. Aubil, un peu ahuri de cette brusque abolition de toute une famille qui était abondante.
Afin d’en conserver au moins le dernier vestige, et pour obéir à sa femme, il alla le même jour rendre visite à l’oncle Armand.
Dans une rue triste, à l’entresol d’une maison sombre, une servante très âgée précéda M. Aubil à travers des pièces délabrées et poussiéreuses. Au coin d’un maigre feu, un petit vieillard, aux jambes enveloppées dans une couverture, était établi. Reconnaissant son neveu, il parut effaré.
— Alors vous voilà, mon pauvre garçon ! Je vous plains bien… je vous plains bien… gémit-il.
— De quoi, mon oncle ? demanda M. Aubil étonné.
— De Mathilde, reprit le vieux, de sa voix aigre et d’un air peureux. — De Mathilde… Elle est terrible, hein ?… Ils sont venus tous me raconter… Elle leur en a fait… elle leur en a fait… Tous ont peur… tous… Et moi aussi… Alors, hein, allez-vous-en, Aubil, allez-vous-en, voulez-vous ?… Elle pourrait venir vous chercher ici… Je vous plains bien, mais allez-vous-en tout de suite…
« C’est un vieux fou », se dit M. Aubil lorsqu’il se retrouva dans la rue. Mais il était extrêmement mortifié et, le soir, en retrouvant Mathilde, il lui expliqua, avec quelques atténuations, que l’oncle Armand, qui n’avait plus sa tête à lui, l’avait mis à la porte.
Mathilde bondit, elle jeta sur son mari un regard d’indicible reproche.
— Tu t’es brouillé avec l’oncle Armand, articula-t-elle lentement, tu t’es brouillé avec l’oncle Armand… Et tu viendras encore dire, n’est-ce pas, que c’est moi qui ai mauvais caractère !…
M. et Mme Pougues, après avoir amassé une modeste fortune dans le commerce de la papeterie au détail, avaient réalisé le rêve caressé pendant trente années de travail acharné et de privations farouches : ils s’étaient retirés dans un petit pavillon entouré d’un petit jardin au fond de Vaugirard. Satisfaits, ils y vivaient dans un égoïsme vigilant, préoccupés seulement de profiter au mieux de leurs rentes et d’économiser tout le long de l’année pour le séjour qu’ils faisaient chaque été, depuis six ans qu’ils étaient libres, dans la même plage tranquille et peu fréquentée des côtes de l’Océan.
Là, ils déployaient quelque faste. Mme Pougues, encore jeune d’allures, arborait des mousselines à rayures éclatantes et des bérets crânement enfoncés ; affable et hautaine, elle jouait à la dame riche auprès de sa propriétaire et auprès des fournisseurs, chez lesquels elle causait complaisamment, tout en marchandant avec âpreté. M. Pougues brillait au Café de la Place. Les habitués, qui se recrutaient parmi les personnages importants de la ville, l’avaient en haute estime. Lorsque, vers cinq heures, majestueux, malgré sa petite stature étriquée, il venait s’installer à sa table préférée, un cercle se formait autour de lui. Il avait de l’éloquence et parlait de tout avec l’autorité d’un homme qui a brassé de grosses affaires et qui fréquente intimement, à Paris, les plus hautes personnalités. Ses opinions sur la guerre faisaient loi et ses vues sur l’avenir du commerce français émerveillaient ses auditeurs. En outre, il jouait parfaitement aux dominos, ce qui augmentait son prestige.
Un soir, au moment où M. Pougues franchissait la porte principale du café, par une porte adjacente un autre personnage entra. C’était un vieux monsieur de haute taille et de belle prestance, coiffé d’un canotier et élégamment vêtu de blanc, de la tête aux pieds. Sa belle barbe grise descendait avec noblesse sur sa large poitrine et sa face colorée exprimait la joie de vivre. Il vit Pougues et fit un mouvement de surprise :
— Me trompé-je ?… Suis-je le jouet d’une ressemblance ?… M. Pougues, n’est-ce pas ? C’est à M. Pougues, ancien négociant, que j’ai l’honneur ?… Vous me reconnaissez, j’espère : Buvat, Arsène Buvat… Heureuse rencontre ! Je suis ravi !…
Sa voix de basse taille emplissait le café. Il avait pris les mains de M. Pougues et les serrait. M. Pougues, un peu effaré, n’arrivait pas à le reconnaître, malgré une vague impression lointaine qu’il l’avait déjà vu. Ce nom : Buvat, ne lui disait rien. Toutefois, la tenue élégante de son interlocuteur, l’aisance de ses manières, le terme de négociant dont il s’était servi à son égard avaient séduit M. Pougues. Il répondit avec cordialité aux effusions de M. Buvat, l’invita à s’asseoir et lui présenta les habitués, qui avaient assisté à la scène avec beaucoup d’intérêt.
— Heureuse rencontre, reprit Buvat, quand il eut vidé son verre d’un seul trait. Mon cher Pougues, je suis ravi… Et vous êtes ici depuis une semaine ? Bizarre qu’on ne se soit pas encore vus… Enfin, nous nous rattraperons, puisque vous restez toute la saison et que moi je reste toute l’année. Toute l’année, parfaitement ! Ça vous étonne d’un vieux Parisien comme moi… Que voulez-vous, au fond, moi, je suis l’homme de la nature. Ah ! la mer… la mer !… Alors, quand j’ai hérité… Oui, un héritage qui m’est tombé du ciel, récemment. Un vieux cousin de Poitiers que je n’avais jamais vu… Ça m’a décidé… Il y avait deux maisons. J’ai vendu celle de Poitiers, j’ai gardé celle d’ici, où je me suis installé. Cottage Tout mon Rêve, à l’entrée de la forêt. Vous viendrez m’y voir.
— Charmante habitation, constata le patron du café.
— Logeable, logeable… Et vous, Pougues, Paris vous tient toujours ? Toujours des affaires, sans doute, d’importantes entreprises dont vous vous occupez encore, malgré votre retraite… Ah ! quand on a été lancé pendant trente ans dans le tourbillon… Mais vous avez tort… Ménagez-vous, mon cher ! Vous devriez faire comme moi… Vous fixer ici… Mais nos verres sont vides… Messieurs, que prenez-vous ?… Permettez-moi… ce sera à la santé de notre ami…
Un soleil de vanité avait incendié le petit visage bilieux de M. Pougues, que l’on considérait avec un respect accru. M. Buvat continuait ses discours qu’il émaillait de bons mots. Quand on apporta les dominos, il accepta d’y jouer et se révéla un maître étourdissant. Une admiration s’élevait autour de lui et rejaillissait sur M. Pougues. Lorsque celui-ci, surexcité par trop de consommations, qu’il avait bues sans s’en apercevoir, sortit fièrement du café au bras de cet homme décoratif, il était persuadé de l’avoir toujours eu pour plus intime ami, et il insista pour l’emmener dîner chez lui le soir même. Buvat accepta sans façons.
Mme Pougues, soucieuse d’être la maîtresse de maison accomplie, et que rien ne désarçonne, accueillit ces messieurs avec beaucoup d’affabilité. Cependant, bien que M. Buvat se soit précipité vers elle avec l’effusion d’une vieille connaissance, elle ne réussit, pas plus que M. Pougues, à se rappeler nettement de lui.
Le dîner fut bon et le vin excellent, car M. Pougues se piquait d’être amateur. M. Buvat enchantait ses hôtes par une verve croissante. Au dessert, il s’attendrit. Après le café, quand il eut avalé négligemment deux ou trois verres de cognac et allumé un cigare, il s’accouda carrément sur la table. Alors, tournant vers M. Pougues ses gros yeux un peu troublés, il dit soudain avec affection :
— J’ai été gentil, ce tantôt, pas vrai, mon vieux Pougues ? Je vous ai fait un peu mousser… Pour une fois, c’était drôle de les faire marcher, ces braves gens… M. Pougues, grand négociant !… Non, la bonne blague !… Vous vous rappelez, il y a vingt-cinq ans, quand on s’est connu aux Ternes ?… Eh bien ! il me semble que c’était d’hier. Ma petite maman Pougues, je vous revois, accroupie par terre, à laver votre boutique… Pendant ce temps-là, Pougues faisait les livraisons dans sa petite poussette… Quand il y avait trop à faire, je vous donnais un coup de main… Ah ! sapristi, c’est loin !…
Il se reversa un verre de cognac.
— Mon Dieu, c’est le père Buvard, souffla à son mari Mme Pougues affolée. M. Pougues tressaillit douloureusement et blêmit.
— Lui-même, dit l’invité, avec un sourire agréable, Octave Buvat, dit Buvard… Comment, mon vieux Pougues, vous ne m’aviez vraiment pas reconnu ? Vous ne vous rappeliez pas mon vrai nom ?… Allons, maintenant, vous me revoyez bien, hein ! dans ma petite échoppe d’écrivain public ?… J’ai été un des derniers, mais c’était déjà un métier qui se perdait, alors je vendais des chansons, je louais des feuilletons en livraisons et, quand je n’avais pas de clients, je lisais mon fonds… Et puis, j’ai changé de quartier, je suis entré chez un bouquiniste ; mais ça n’a pas été brillant jusqu’à mon héritage. La veine m’est venue tard, mais ça vaut mieux que jamais. Vous, ce n’est pas la veine. C’est à force de trimer que vous êtes sorti de la mistoufle. Hein ! on s’en donnait du mal pour manger à sa faim ? Entendons-nous bien : Je ne veux pas dire que j’en ai honte, d’avoir été pauvre… Je m’en vanterai plutôt… Quand je suis de bonne humeur, j’ai envie de le crier sur les toits… Allons, à la santé de la petite papeterie des Ternes !
Il s’était levé, son verre à la main. Sa voix formidable ébranlait la maison et devait aller troubler le repos de la propriétaire. Avec une expansion de tendresse il prit congé de ses hôtes, annonça qu’il allait faire un tour au café de la Place, dit : « A demain ! » et sortit.
Entre M. et Mme Pougues, il y eut un silence atterré.
— C’est malheureux, dit enfin Mme Pougues, les larmes aux yeux, on était si bien ici…
Et, par le premier train du lendemain, ils s’enfuirent.
Mme Demblot venait de son œuvre pour les réfugiés et allait à son œuvre pour les enfants. Il faisait beau temps ; elle marchait sans lenteur ni hâte ; vêtue de sombre, un chapeau noir sur ses cheveux grisonnants, la taille roide, le visage impassible, les yeux sévères, elle paraissait, comme de coutume, aussi revêche, aussi autoritaire que possible.
Soudain, comme Mme Demblot traversait le boulevard, elle sursauta et réprima à peine une exclamation de stupeur.
Devant elle, son mari, M. Hector Demblot, passait, donnant le bras à un soldat inconnu, jeune, de bonne mine, et dont l’autre bras était en écharpe.
Mme Demblot, après son premier mouvement de surprise, ne manifesta par nul signe qu’elle eût reconnu son mari. Elle passa auprès de lui comme auprès d’un étranger, mais en le regardant fixement. M. Demblot leva les yeux, la vit, tressaillit ; son visage, qui était riant, devint gris de cendre.
Déjà Mme Demblot s’était éloignée d’un pas rapide. Une fièvre de stupeur et de fureur l’animait. Elle essayait en vain de comprendre. Trois jours avant, M. Demblot, comme il faisait de temps à autre, était parti avec sa valise, disant qu’il était chargé d’une mission en province. Pourquoi avait-il menti ? Pourquoi était-il à Paris ? Qui était ce soldat ?
Il y avait vingt-deux ans qu’elle avait épousé M. Demblot et qu’il était son esclave. Il n’avait jamais bien compris, lui-même, d’abord comment il avait osé aimer et demander en mariage la redoutable jeune fille qui devait devenir sa femme, ensuite pour quelles raisons elle l’avait agréé. Il n’était pas beau, aucune gloire ne lui était promise et enfin elle était assez riche, alors que lui ne l’était pas du tout. Il avait fini par se convaincre que Mme Demblot l’avait épousé par amour, — non pour lui, mais pour la tyrannie. Il avait vécu et vieilli avec les impressions d’un petit garçon qui, sous la contrainte de parents sévères, tremble dans la perpétuelle crainte des châtiments. Pour M. Demblot, les châtiments c’étaient les scènes, des scènes d’une sorte presque muette, de l’invention de Mme Demblot, et que le pauvre homme redoutait tellement, qu’il restait béant et terrifié, frémissant d’appréhension, lorsqu’il croyait avoir mal fait. Tout tombait sur lui, le ménage étant sans enfants.
Mme Demblot n’alla pas à son œuvre et rentra chez elle. Elle connaissait trop son mari pour ne pas être sûre que, l’ayant vue, il allait, lui aussi, rentrer. Elle s’établit, raide, dans un fauteuil droit, au milieu du salon hostile.
Un quart d’heure après, M. Demblot arriva. C’était un petit homme de cinquante-cinq ans, aux joues roses et ridées, aux yeux clairs, à la chevelure grise toujours un peu hérissée, et qui semblait à la fois plus jeune et plus vieux que son âge. Sous le regard fixe qu’attachait sur lui sa femme assise, rigide comme un juge, il crut défaillir, avança en se tortillant, voulut parler, avala sa salive avec un gloussement rauque et ne dit rien. Ces signes prouvèrent à Mme Demblot qu’il était plus en faute encore qu’elle ne l’avait pensé.
— J’attends vos explications, dit-elle après un cruel silence.
— Tu… tu m’as vu… chère amie, commença-t-il. Je n’étais pas seul… Je suis revenu subitement. Ma valise est à la gare… J’ai rencontré un ami…
— Quel ami ? — Mme Demblot n’en avait laissé aucun à son mari.
— Je veux dire… ce soldat… c’est le fils d’un ami.
— Le fils de qui ?
— De… de… Lumoy… Tu sais bien. Lumoy… mon ancien collègue de l’administration… Je t’en ai parlé… Alors, ce soldat… c’est le fils de Lumoy…
Il pâlissait et rougissait ; il aurait pu faire pitié à quelqu’un d’autre qu’à Mme Demblot, mais elle ne détournait pas son regard fixe. Il se troubla davantage, s’affola, crut qu’elle savait peut-être et, en tous cas, préférant tout à cet interrogatoire, dit brusquement la vérité :
— C’est mon fils, à moi…
Mme Demblot bondit dans son fauteuil.
— Vous… vous dites ? balbutia-t-elle avec stupeur.
— Oui, dit M. Demblot, mon fils à moi. Je n’aurais pas voulu que tu saches jamais… Mais puisque tu nous a rencontrés… Tant pis… Fais ce que tu voudras… C’est mon fils. Je l’ai eu avant notre mariage. Il a vingt-six ans. Sa mère était une ouvrière, elle est morte quand il est né… Trois ans après, je t’ai rencontrée. Quand nous avons été fiancés, j’ai voulu te prévenir, mais je n’ai pas osé, craignant une rupture, j’ai été lâche. Après notre mariage, de jour en jour, j’ai remis… Tu es si vertueuse, n’est-ce pas, si rigide, si inaccessible aux faiblesses. J’étais déjà si inférieur à toi… Si tu savais quelles angoisses j’ai eues !… Enfin, je l’ai fait élever en province. Je le voyais très rarement. J’ai eu l’argent en faisant des travaux supplémentaires… Je ne t’ai causé aucun tort. Il est établi en province. C’est un garçon instruit… J’ai inventé une histoire pour expliquer les choses. Il sait que je suis marié avec toi, mais que, pour des raisons de famille… Si tu savais comme c’est un garçon intelligent, et brave, et énergique !… Tout le contraire de moi…
Mme Demblot était en proie à des sentiments violents, que dominait l’intolérable outrage de ce mensonge prolongé, et où il y avait peut-être un peu de respect étonné pour M. Demblot, qui en avait été capable. Elle allait parler. Il l’interrompit :
— Non, je t’en prie… Je sais combien j’ai été coupable… Mais maintenant… Enfin, il a été blessé, il est venu ici pour quelques jours… Et je ne pouvais pas le laisser seul, quoi qu’il arrivât… J’espérais que tu ne saurais pas, du reste… J’ai loué un petit appartement meublé, pour lui et moi. Il sait qu’il ne peut pas venir chez moi… Il accepte tout ce que je lui dis… Il est si respectueux, si affectueux… Mais, tu comprends, il faut que je reste avec lui jusqu’à ce qu’il reparte. Il va repartir bientôt… C’est mon fils. Et je ne le reverrai peut-être jamais, acheva tout bas M. Demblot.
— Votre conduite est indigne ! — Mme Demblot s’était levée pour plus de majesté, — indigne à tous les points de vue ! Quel rôle me faites-vous jouer ! De quoi ai-je l’air aux yeux de ce jeune homme, aux yeux du monde, qui apprendra peut-être ?… Je ne suis pas une mégère, Monsieur, je le prouverai… J’entends que, pendant les jours qui lui restent à passer ici, votre… (elle se reprit, tout au monde se rapportait à elle), mon beau-fils habite avec nous… Il verra que je ne suis pas le monstre odieux que vous lui avez dépeint…
— Tu veux bien… tu veux bien ?… Comme tu es bonne !… Je cours le chercher, il m’attend dans un café.
M. Demblot sortit, mais remit aussitôt la tête à la porte.
« Devant lui, n’est-ce pas, ne me dis rien… » pria-t-il.
Elle fit un geste, il s’enfuit.
Mme Demblot resta seule, frémissante d’indignation, bouleversée par des émotions qu’elle essayait en vain de définir.
Après un quart d’heure, M. Demblot revint. Le soldat l’accompagnait. C’était un beau garçon au visage franc et intelligent. Il s’inclina devant Mme Demblot.
— Madame, dit-il avec émotion, je suis très heureux d’être chez vous… Mon père m’a dit votre bonté…
Et comme elle avait un petit mouvement :
« Oui, oui, je sais combien vous le rendez heureux… »
Mme Demblot regarda le pauvre homme qui lui faisait de timides signes d’intelligence et se tortillait, gêné et souriant, derrière le dos du soldat, et elle ne trouva rien à répondre.
M. Bermide, à 7 h. 1/2 précises, rentra chez lui avec les deux amis qu’il avait invités. Sa coutume était d’être en retard, et le dîner ne se trouvait pas tout à fait prêt. M. Bermide, impétueux et despotique, fut courroucé et le dit fortement. C’était inimaginable ! Y pensait-on vraiment ? On savait bien cependant que lui, si large d’esprit en toutes choses, était, à l’égard de l’exactitude qu’il exigeait, inflexible !… Redressant sa taille qu’un embonpoint naissant rendait plus majestueuse, rejetant de la main, en arrière de son front, sa chevelure trop noire et qui se clairsemait, il allait et venait dans le salon. Les deux invités, M. Valochon, professeur sans élèves, et M. de Bivar, acteur sans théâtre, ne soufflaient mot, sachant bien qu’on dînerait. Mme Bermide, pleine de contrition, essayait faiblement d’apaiser son mari.
— Voyons, mon cher Adolphe… On va servir, je t’assure… Voyons, mon cher Adolphe… répétait-elle d’une voix aussi douce que son visage aux traits effacés, que le regard de ses yeux gris, que la nuance de ses cheveux blonds cendrés.
Et comme la servante annonçait le dîner, M. Bermide consentit à s’apaiser.
A table ces messieurs mangèrent bien et parlèrent beaucoup. D’abord, M. Valochon et M. de Bivar, l’un jaune, chauve et fielleux, l’autre blême, glabre et véhément, tous deux râpés et tous deux incompris, se donnèrent la réplique, célébrant chacun son génie. Mais M. Bermide ne les avait pas invités pour cela. Il éleva la voix et parla de lui-même avec autorité, en phrases mesurées et hautaines qui devinrent bientôt enthousiastes, et, comme il les nourrissait, tous deux l’écoutèrent. Mme Bermide, discrètement, surveillait le service, découpait et versait à boire, tout en restant comme suspendue aux lèvres de son mari, qui d’ailleurs de temps à autre requérait son témoignage : « Du reste, Marceline le sait… » Et elle répondait fidèlement : « Oui, mon cher Adolphe. »
Vers onze heures les deux invités se retirèrent. Mme Bermide passa dans sa chambre et M. Bermide resta au salon pour achever son cigare.
Il fumait avec béatitude quand ses yeux se portèrent sur un petit secrétaire placé en face de lui et dont se servait Mme Bermide, qui n’avait permission d’entrer dans le bureau de son mari que pour le ranger.
Sur le meuble, M. Bermide fut surpris de voir un cahier. Il se leva et alla l’examiner. C’était un cahier de classe assez gros, vert et avec un dos noir. Il l’ouvrit et reconnut l’écriture de sa femme. Intrigué, il revint à sa place sous la lampe, lut quelques lignes, ne comprit pas nettement, et se reporta au commencement du cahier, dont un tiers à peine était écrit.
Sur la première page se trouvait cette mention : 14e cahier de mon Journal.
— Ah ! par exemple !… Ah ! par exemple !… Elle tient un journal !… C’est inimaginable !… murmura M. Bermide.
Il se demanda où pouvaient bien être dissimulés les autres cahiers, mais le plus pressé était de prendre connaissance de celui qu’il tenait. Il tourna la page et lut :
12 avril. — C’est l’anniversaire de notre mariage. Il ne m’en a rien dit et je ne lui en ai rien dit parce que maintenant ça m’est égal. Il m’a fait une scène à déjeuner à cause de l’omelette qu’il aurait voulu au fromage… L’année dernière il était en voyage et l’année d’avant je lui avais apporté des fleurs et il m’a dit que c’était ridicule, je l’ai vu dans mon cahier de cette année-là, et que ce n’était plus de notre âge. C’est vrai que cela fait quatorze ans que nous sommes mariés… J’ai trente-six ans. Il en a quarante-sept. Il se teint les cheveux et il croit que personne ne s’en aperçoit, sauf moi. Moi, je ne compte pas. Je l’ai tant aimé, je l’ai tant admiré, et il en a tant abusé ! Il a toujours été si sûr que jamais je ne me révolterai, que je lui serai fidèle toute ma vie… Maintenant je ne pleure plus quand il me fait des scènes… J’y suis habituée…
La première note s’arrêtait là. M. Bermide, trop ahuri pour se rendre nettement compte de ce qui lui arrivait, tourna la page. Les pages suivantes ne contenaient que de brèves indications, courses faites ou scènes subies pour motifs variés. La constatation : « Je m’ennuie » revenait assez souvent sans autres commentaires. Mme Bermide ne tenait son Journal que très irrégulièrement et souvent laissait passer plusieurs jours sans rien noter.
M. Bermide qui éprouvait une stupeur indicible, constata que jamais sa femme ne le nommait. Elle l’appelait il ou bien lui.
Et il lisait :
7 mai. — Partie de campagne à Garches, chez sa sœur. Elle me déteste et m’a lancé des insolences toute la journée. Les garçons sont insupportables et ont, exprès, déchiré ma robe. Au retour, il m’a reproché de ne pas aimer sa famille.
2 juin. — A déjeuner, il m’a parlé avec solennité d’économie politique. Il veut maintenant s’y consacrer. Cela durera quelques semaines, quelques mois au plus. Comme toujours, j’ai eu l’air de m’intéresser à ce qu’il me disait. Ce n’est pas de l’hypocrisie de ma part. C’est une habitude qui a été sincère très longtemps et que je ne peux plus perdre. Il n’y a que quatre ou cinq ans que j’ai vraiment cessé tout à fait de le croire un homme supérieur. Je sais, maintenant. Il ne fera rien. Jamais. Il a essayé de tout depuis des années, et c’est au point que je ne me rappelle même plus ce qu’il faisait quand nous nous sommes mariés… Mon Dieu, l’admiration que j’avais pour lui, à ce moment-là !… Il m’avait dit que je participerais à son œuvre et j’en étais si fière ! Son œuvre !… Jamais il ne fera rien, et si nous n’avions pas nos petites rentes… Mais heureusement il est avare et, s’il gâche sa vie et la mienne, il sait garder notre argent.
Le Journal continuait semblable, monotone et mélancolique. La dernière note était du jour même.
26 septembre. — Il a invité à dîner Valochon, qui est sale, et de Bivar (qui s’appelle Pufin), qui hurle et me broie les doigts. Il ne peut plus supporter que les ratés ; il jalouse trop les autres. Il les amènera, à moitié gris, du café. S’il est en avance, il me fera une scène parce que le dîner ne sera pas prêt. S’il est en retard, il me fera une scène parce que le rôti sera trop cuit. Dans les deux cas ce sera « inimaginable » ! Et il parlera de lui sans interruption, avec enthousiasme et en me prenant à témoin : « Marceline le sait ! » — « Oui, mon cher Adolphe… »
— Mon Dieu ! cria une voix pleine d’angoisse.
Mme Bermide, en peignoir et les cheveux défaits, entrait. Dans son lit elle s’était soudain souvenue avec affolement qu’elle avait oublié, appelée par la servante, d’enfermer son Journal dans le tiroir secret du secrétaire qu’elle seule connaissait.
Immobile, elle regardait le cahier vert aux mains de son mari. Elle était saisie de terreur et de remords ; elle souffrait de la détresse cruelle qu’il devait éprouver à être ainsi éclairé sur lui-même ; elle espérait aussi, confusément, que maintenant peut-être il changerait.
M. Bermide, au cri jeté par sa femme, avait levé la tête. Une indignation douloureuse et noble était sur son visage. Il dit seulement :
— Alors… par toi aussi je suis méconnu ?
De bonne heure, M. Arthur Langlacy quitta son hôtel pour aller se promener dans le parc de la station thermale. La douceur vaporeuse et ensoleillée du matin calma son agacement. Il avait été chassé de chez lui par les échos, mal atténués par les cloisons minces, d’une scène qui venait d’éclater chez ses voisins. De ceux-ci, M. Langlacy savait seulement le nom : de Ferlan, et que c’était un vieux ménage qui devait être riche puisque l’hôtel était cher. Il avait à peine entrevu un homme d’allure timide, à barbe grise, aux yeux résignés derrière un lorgnon d’or, — une dame bien mise, de considérable prestance. C’était elle qui faisait les scènes et elle les renouvelait souvent : des scènes longues, âpres, implacables, faites par une personne bien élevée qui contient sa voix et mesure ses injures. Parfois, protestait faiblement une voix masculine aussitôt submergée par un redoublement de reproches acerbes.
M. Langlacy faisait sans hâte le tour du parc. Il se trouvait en bonne santé, ce matin-là, et il marchait d’un pas ferme, très jeune d’aspect avec sa taille svelte dans son vêtement correct et son visage à peine marqué, resté fin sous les cheveux blancs.
Il reprenait le chemin de la ville lorsque, débouchant d’une allée latérale, il vit venir au-devant de lui Mme de Ferlan. Imposante et élégante, les cheveux acajou, le visage fardé avec discrétion, de loin elle était encore belle. Comme, en la croisant, M. Langlacy ébauchait un geste de salut, elle laissa volontairement tomber son ombrelle. Il la lui rendit, elle le remercia et se livra à quelques considérations sur la ville et sur le temps. Elle les coupait de silences qui paraissaient attendre. M. Langlacy n’y prenait point garde, mais, comme Mme de Ferlan éveillait en lui un souvenir confus, il se demandait s’il l’avait déjà rencontrée en réalité ou si, seulement, elle lui en donnait l’impression, à cause de la banalité apprêtée de son aspect qui l’apparentait à tant d’autres fortes dames bien mises. Soudain, elle fit un pas vers M. Langlacy et, d’une voix basse et pathétique, prononça ces mots :
— Oh ! Arthur, Arthur, votre cœur est donc toujours le même pour moi !…
M. Langlacy, malgré la maîtrise qu’il avait de lui-même, eut un sursaut de stupeur et recula. Comme dans un éclair, il l’avait reconnue. Il avait retrouvé la voix et les traits de jadis sous la voix et les traits d’à présent qui en étaient comme la caricature. Henriette ! C’était Henriette ! Un frisson soudain d’émotion et de souffrance le reporta trente ans en arrière. Il l’avait aimée de telle sorte qu’aucun autre amour n’avait jamais, pour lui, remplacé celui-là. Il avait failli l’épouser. Il avait tenté de se tuer, lorsque, sans raisons, sinon qu’un autre était venu, beaucoup plus riche et muni de hautes relations, elle lui avait repris sa parole, devenant soudain impitoyable, dure, presque cynique, en parlant d’argent et de position. Et, ensuite, pendant combien d’années n’avait-il pas été torturé par son souvenir, ne l’avait-il pas adorée malgré tout ?…
Pâle, dominant un frémissement, M. Langlacy écoutait sans bien comprendre les mots, et, surtout, regardait Mme de Ferlan qui lui parlait de la même voix sourde, vibrante, où elle mettait une émotion qui se contient.
— Arthur, pourquoi m’avoir suivie et depuis si longtemps ? L’année dernière déjà, au bord de la mer, votre présence, je l’ai devinée… Oh ! ne niez pas, j’en suis sûre… Et, maintenant, vous venez à moi ouvertement… Quand j’ai appris à l’hôtel le nom du voyageur qui devenait notre voisin, j’ai compris…
Elle eut pour lui un regard profond.
M. Langlacy s’était ressaisi, était revenu au temps présent. Très calme, il essaya de dire la simple vérité :
— Mais non, Madame, je vous assure… c’est le hasard… j’ignorais…
Elle rit, incrédule et, comme jadis, sûre d’elle.
— Arthur, ne vous défendez pas… J’ai compris… Vous saviez qui était Mme de Ferlan… Et elle ajouta : Ferlan est le nom d’une terre qu’il (le mot, entre ses lèvres, siffla avec mépris et dérision) possède dans le Poitou et que je l’ai contraint de prendre. Pouvais-je m’appeler Beaupuy, comme il s’appelait quand je l’ai épousé ?…
Elle prit un temps, et, plus bas :
« Oh ! Arthur, quelle démence… Comment vous ai-je sacrifié, vous… vous ! à cet homme ?… Mais n’étais-je pas une enfant mal conseillée, une petite fille trop gâtée, qui laisse le bonheur pour le plaisir ?… »
Elle s’arrêta encore et, soudain, la voix changée, dure, amère, elle se mit à parler de son mari. Il était sans énergie, sans courage, sans esprit et sans capacité. Il avait menti à toutes les ambitions dont il lui avait promis la réalisation. Il avait échoué dans tout ce qu’il avait entrepris. Il avait failli se ruiner en voulant augmenter sa fortune. Il l’avait blessée dans ses aspirations, son orgueil et sa délicatesse…
Mme de Ferlan ne s’observait plus. M. Langlacy reconnaissait les phrases des scènes dont, sans le vouloir, il avait entendu des lambeaux à travers les cloisons. Il la regardait et voyait se peindre sur son visage fardé toute la somme d’injuste rancune dont elle était capable, toute l’oppressive et mesquine méchanceté qui pouvait l’animer.
Soudain, elle lui mit la main sur le bras.
« Le voici !… Regardez-le ! Non, mais regardez-le ! »
Promenant le petit chien de Mme de Ferlan dans une allée voisine, dont les séparaient des buissons peu épais, le mari s’avançait.
Jadis, M. Langlacy avait failli provoquer, en un duel à mort, M. Beaupuy. Il avait eu pour lui une haine folle, et la seule idée de cet homme le torturait de rage et de jalousie. Maintenant, à voir ce vieillard à l’air humble et peureux, un peu courbé, comme sous un fardeau trop lourd pour sa faiblesse, et qui, avec un visible respect, trottait ou s’arrêtait selon le bon plaisir du chien, il se demandait seulement ce que lui-même, Arthur Langlacy, serait, à la minute présente, si, trente ans avant, il avait, triomphant de son rival, réussi à épouser Henriette. Il se posa la question et frissonna un peu en songeant à l’immense amour qu’il avait eu pour elle et à tout ce qu’elle aurait pu faire de lui au gré de son caprice.
Mais Mme de Ferlan disait à son oreille :
« Et c’est à cet homme que je vous ai sacrifié, Arthur. Comme je comprends maintenant que vous l’ayez haï…
— C’est vrai, je le haïssais… murmura M. Langlacy.
Il suivit d’un regard presque reconnaissant le mari qui s’éloignait et ajouta d’un ton pénétré :
« Comme on peut être injuste, n’est-ce pas ?…
Après le déjeuner, M. Vadège constata qu’il avait quarante minutes avant de retourner à son bureau, et il se versa avec attention sa camomille.
Mme Vadège était assise de l’autre côté de la table et elle était si jolie, si fraîche et si gracieuse qu’autour d’elle le décor de la petite salle à manger paraissait plus banal et plus mesquin encore.
M. Vadège leva les yeux sur elle et sourit du seul plaisir de la voir. Comme chaque jour, il lui demanda ce qu’elle ferait l’après-midi, et elle le lui dit en détail. Il l’écoutait ravi. Depuis six ans qu’elle était sa femme, il n’avait pas encore pu s’habituer à son bonheur, et il n’avait pas encore pu comprendre comment Marcelle avait bien voulu l’épouser, lui qui n’était ni beau, ni jeune, ni riche et qui n’avait aucune chance d’être jamais autre chose qu’un fonctionnaire modeste. Comme elle était dévouée, intelligente, adroite et active ! Malgré leurs modestes ressources, elle était toujours élégante, avec des parures qui semblaient chères et ne l’étaient pas, des robes neuves qui étaient de vieilles robes si bien transformées qu’il ne les reconnaissait jamais. Il avait retrouvé auprès d’elle une sentimentalité d’adolescent. Pendant les heures de son travail, la pensée de Marcelle ne le quittait pas. Il l’imaginait dans leur intérieur, ou bien en courses par les rues, traversant Paris pour acheter à meilleur marché dans tel magasin qu’elle connaissait… Elle était si économe et si sérieuse !…
Soudain, M. Vadège tressaillit si violemment que son lorgnon tomba.
— Marcelle, c’est aujourd’hui samedi ! s’écria-t-il d’une voix étranglée.
— Oui. Eh bien ? dit-elle étonnée.
— Le dîner de la cousine Armande… hier, vendredi !
— Nous l’avons oublié ! cria Marcelle en se dressant bouleversée.
C’était une catastrophe. La cousine Armande, dont ils étaient les seuls parents, était une vieille personne très riche, très fantasque et très susceptible. Elle avait coutume, selon qu’elle était bien ou mal avec les Vadège, de leur promettre son héritage, ou de leur jurer qu’ils n’auraient jamais un sou d’elle. Les Vadège, malgré tout leur zèle, n’avaient jamais su au juste ce qu’il fallait faire pour être bien avec la cousine Armande : par contre, ils savaient à merveille que la moindre négligence, le plus léger manque d’égards les fâchait avec elle pour des mois et risquait de les frustrer de cette fortune qui était le seul espoir de leur médiocrité.
Justement, après une brouille prolongée, ils venaient de l’apaiser et elle les avait invités à dîner, faveur rare !… Et ce dîner, ils l’avaient oublié ! Ils l’avaient oublié sans raison, stupidement. Ils n’y avaient plus pensé, voilà ! C’était fou !
Ils s’imaginaient la cousine Armande chez elle, la veille au soir, les attendant, s’irritant, plus furieuse à toutes les minutes, regrettant ses préparatifs, car elle se piquait de bien recevoir et se plaisait à les éblouir malgré qu’elle fût avare. Jamais elle ne leur pardonnerait un tel affront…
Atterrés, ils se regardaient et, soudain, Marcelle éclata en reproches violents. C’était de la faute de son mari ! Il ne pensait jamais à rien ! Qu’avait-il dans l’esprit ? Elle se le demandait. Ce n’était pas cependant sa besogne de scribe qui pouvait le préoccuper… Par sa faute, ils perdaient leur seul espoir d’avenir !…
Elle s’animait, l’injuriait, se lançait dans une scène comme elle lui en avait déjà fait quelques-unes, bien qu’elle fût en général d’humeur égale. Lui, la tête basse, très malheureux, ne répondait pas. Elle avait raison ; il avait tous les torts ; il eût seulement voulu qu’elle criât moins fort.
Brusquement, elle s’arrêta. Elle regardait dans la rue à travers la fenêtre.
— La voilà ! s’exclama-t-elle. La cousine Armande ! Elle vient ici ! Je l’ai vue traverser !
— Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on va lui dire ? gémit Vadège.
— Laisse-moi faire, ordonna Marcelle éclairée par une idée subite. Viens par ici !
Elle le poussa dans la chambre à coucher.
« Ote ta jaquette ! Ote ton faux col ! Dépêche-toi donc ! Mets ce foulard, couche-toi sur le canapé… »
Elle étendit sur lui un couvre-pied, plaça un oreiller sous sa tête, posa sur une table, au chevet du canapé, deux vieilles fioles de potion et la tasse de camomille. Puis, en un instant, elle eut ôté sa robe, passé un peignoir, défait ses cheveux.
« Tu comprends, tu as été très malade hier, souffla-t-elle à son mari. Heureusement, tu as mauvaise mine ces jours-ci… »
On sonnait, elle alla ouvrir.
« Chut !… Ma cousine, je vous en supplie, ne faites pas de bruit… Il a été bien mal, mais il repose… dit-elle à la cousine Armande, qui arrivait avide de vengeance et qui, ahurie, demanda des explications. »
Elle les eut longues et pathétiques. Vadège, la veille, avait failli mourir. Le médecin était venu. Marcelle pleura. Quelle peur elle avait eue !… Après quelques minutes, les deux femmes, à pas furtifs, entrèrent dans la chambre à coucher. La cousine Armande s’approcha du canapé ; son visage, habituellement revêche, exprimait la compassion.
— Eh bien ! mon cousin, voyons, ça ne va donc pas ?
Vadège eut un vague grognement. Il avait si peur de la maladie que le rôle qu’il jouait l’inquiétait malgré tout.
— Ça va un peu mieux, intervint Marcelle, mais il doit prendre des précautions… Il se tue de travail…
— Il faut qu’il se soigne, dit la vieille dame émue. Voyons, vous savez que je vous aime bien, tous les deux. Il faudra venir chez moi, à la campagne, cet été… Plus tard, ce sera chez vous, vous savez. Allons, je ne veux pas fatiguer le malade. Je m’en vais…
— Et vous ne m’en voulez pas pour hier soir, ma cousine ? demanda Marcelle en la reconduisant. J’ai tout oublié. J’étais folle d’inquiétude…
— Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, ma pauvre petite, dit la cousine Armande.
Elle s’en alla et, quand la porte se fut refermée sur elle, Marcelle revint dans la chambre à coucher et se mit à rire.
— Ça y est, dit-elle. Eh bien ! je crois que tu peux me féliciter !…
— Sans doute, sans doute, répondit Vadège.
Mais lui ne riait pas. Assis sur le divan, en manches de chemise, son cou maigre à nu, ses mèches rares et longues dans les yeux, il réfléchissait, perplexe et soupçonneux.
— Comme elle sait bien mentir… se disait-il avec angoisse.
Lorsque Mme Bruide lui faisait des scènes (en semaine, c’était le soir ; le dimanche, jour de liberté, c’était le matin, parce qu’on sortait l’après-midi), M. Bruide, entraîné par une longue habitude, à ses cris opposait le plus souvent un silence méprisant qui, plus qu’aucune réplique acerbe, exaspérait sa femme ; dans les grandes occasions, sans mot dire, il sortait, et c’était pour elle la pire insulte.
Ce dimanche-là, avant même que M. Bruide eût quitté son lit, la scène avait commencé et elle durait encore comme il finissait de s’habiller. Mme Bruide, personne vive et brune, encore bien, pour l’instant coiffée de bigoudis et vêtue de pilou mauve, élevait la voix de plus en plus. M. Bruide eut une inspiration malheureuse. Il n’avait pas envie de sortir ; du reste, il n’était plus jeune et ses étages, depuis quelque temps, le fatiguaient. Il redressa sa haute taille maigre, passa la main dans ses cheveux gris en toupet bouffant, enveloppa sa femme d’un long regard glacial et, la laissant dans la chambre, s’en alla, hautain, sur le balcon.
Trente secondes s’écoulèrent. Mme Bruide, de l’intérieur, referma la fenêtre. M. Bruide tressaillit. L’autre fenêtre du petit balcon (c’était celle du salon) fut fermée aussi.
M. Bruide était en prison sur son balcon, au troisième étage. Tout d’abord, par dignité, il ne voulut pas avoir l’air de s’en apercevoir, mais ce sentiment fut étouffé par l’indignation, et il se retourna vers la vitre, afin d’y frapper et d’exiger qu’on lui ouvrît. A ce moment, le bruit de la porte d’entrée violemment fermée lui apprit que Mme Bruide venait de quitter l’appartement et, effectivement, en se penchant au balcon, il vit bientôt son chapeau vert qui sortait de la maison. Elle s’éloigna sans tourner la tête.
M. Bruide, sur son balcon, resta suffocant de colère. Son impuissance l’affolait. L’idée de briser les vitres lui traversa l’esprit, mais il la rejeta aussitôt ; il se blesserait ; il ne trouverait personne, ce dimanche, pour réparer la fenêtre et il aurait froid la nuit ; enfin, c’étaient de hautes vitres d’un seul morceau, et il frémit à l’idée du prix qu’on lui demanderait pour les remplacer.
Accoudé rageusement à son balcon, M. Bruide regardait, sans les voir, la rue et les passants. Il roulait des idées de vengeance, de départ, de divorce.
— Beau temps, n’est-ce pas, Monsieur ? dit une voix à son oreille.
Il sursauta. Un gros petit homme chauve, aux yeux débonnaires et à la tête de rat, se tenait à son côté tout contre la grille qui, entre les deux appartements jumeaux, séparait le balcon.
M. Bruide était peu liant et n’avait pas répondu, jusqu’à ce jour, aux avances qu’avait tentées déjà son voisin, mais sa détresse le rendit sociable.
— Oui, monsieur, beau temps, pas trop chaud…
Et, après un moment, M. Bruide ajouta négligemment :
« Ces balcons sont charmants, on y passerait des heures…
— En effet… en effet… dit le gros petit homme.
Il fit une pause et, d’un air obligeant, reprit :
« Vous savez que si vous voulez vous en aller, vous pouvez passer par chez moi. La grille n’est pas haute et avec deux tabourets que j’apporterai…
— Monsieur, je ne vous comprends pas, dit en se redressant M. Bruide, dont le visage bilieux s’était empourpré.
— Mais si, mais si, protesta doucement le voisin. Je sais bien que Madame vous a enfermé là… Alors, comme votre bonne est renvoyée, personne ne peut vous ouvrir…
M. Bruide ne répondit pas. Il eut pour Mme Bruide des pensées homicides. Un flot de honte le submergeait. Son ridicule était public. Mais pour rien au monde il ne l’eût reconnu lui-même en acceptant l’offre de son voisin. D’ailleurs, la seule idée d’escalader une grille de balcon, à une hauteur de trois étages, lui glaçait le sang dans les veines.
Le gros petit homme le regarda de côté, un peu timidement.
« Vous êtes fâché ? Excusez-moi, je n’aurais peut-être pas dû m’en mêler, mais c’était pour vous rendre service. J’ai beaucoup de sympathie pour vous… D’abord, je suis fonctionnaire, moi aussi, sous-chef de bureau, et, comme vous, j’espère passer chef à la fin de l’année. Nous avons le même âge, nous avons fait notre droit en même temps, nous aurions pu nous connaître…
— Monsieur, comment savez-vous mes affaires ? dit M. Bruide, ahuri.
L’autre rougit un peu.
— Eh bien, voilà… C’est que… je suis votre voisin, n’est-ce pas… Et les cloisons de la maison sont minces, et puis c’est une maison en fer, un vrai tambour… Alors, j’entends, vous comprenez… Vous vous tenez dans votre salle à manger, le soir… moi aussi. Du reste, j’entends aussi de la chambre… Alors quand vous… discutez avec Madame, ou plutôt quand elle discute avec vous, moi j’écoute… j’entends, je veux dire… Ça me distrait, n’est-ce pas… Dame, on ne sait pas quoi faire le soir, les cafés ferment de si bonne heure, et moi, si je me couche avant minuit, je ne dors pas… Dans ces conditions-là, depuis deux ans que je suis votre voisin, je me trouve au courant… Madame parle un peu fort quand elle s’anime, et vous aussi. C’est plus rare, mais je vous entends très bien. Je sais les histoires de votre cousin Théodore, qui a mal tourné, de la faillite de l’oncle de Madame et de l’héritage du parrain que vous n’avez pas eu. Et je sais aussi l’histoire de la petite actrice, à cause de laquelle, dit Madame, vous avez essayé d’écrire pour le théâtre, ce qui n’a pas réussi…
La colère de M. Bruide éclata.
— Monsieur, cet espionnage est indigne !… Surprendre ainsi…
— Non, non, interrompit l’autre, suppliant, ce n’est pas de l’espionnage. J’ai d’abord entendu malgré moi, je vous jure. Et moi, dans la vie, je suis seul, sans femme, sans parents, sans amis… Je vieillis seul. Alors, quand je vous entends, ça me fait une compagnie. Je m’asseois derrière la cloison et il me semble que je suis un peu en famille. C’est de l’indiscrétion, peut-être ? Mais maintenant que je deviens vieux je regrette tant de ne pas m’être marié !… Je me sens si abandonné ; j’ai peur la nuit de tomber malade ; ma femme de ménage me vole… Croyez-moi, tout vaut mieux que d’être seul. Oui, tout ! Même les scènes de chaque jour…
Il y eut un silence. M. Bruide regardait cet homme qui le connaissait mieux qu’aucun homme au monde ne l’avait jamais connu, et qui lui était étranger. Il éprouvait pour lui une animosité vive et aussi une sorte d’affection, comme à l’égard d’un ami à qui l’on n’a plus rien à cacher.
— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il sèchement.
— Mais à rien, à rien du tout… J’ai de la sympathie pour vous… J’ai voulu vous rendre service… Si, par hasard, le soir, cela ne vous ennuie pas trop, je pourrai venir passer un moment avec vous… Vous n’auriez qu’à m’appeler à travers la cloison… Voilà Madame qui rentre, ajouta-t-il avec un coup d’œil vers la rue. — Vous n’allez pas déjeuner seul. Vous êtes bien heureux…
M. César Balbois, venant de l’institution où il était répétiteur, traversa, vers cinq heures, le boulevard Saint-Michel. Selon sa coutume, il marchait avec une grande dignité, cambrant sa maigre taille exiguë dans un pardessus élimé et redressant sa face austère parmi le volumineux buisson, plus gris que blond, de sa forte barbe.
M. Balbois tourna le coin d’une rue et, d’un air d’autorité, poussa la porte d’une petite taverne où il entra avec une satisfaction intime très vive mais qui ne parut point dans son attitude. Là, M. Balbois oubliait la besogne rebutante et toutes les misères et tous les déboires que sa vanité ne voulait pas avouer, même à lui-même, mais qu’il éprouvait toutefois cruellement.
Dans la salle enfumée, sombre comme une cave, il alla s’asseoir à sa table habituelle, la même depuis quinze ans et où déjà l’attendait le groupe de vieux habitués dont il était l’oracle et le tyran.
Il discourait lorsque, dans la taverne, un soldat entra qui s’arrêta au seuil pour regarder, puis vint à M. Balbois.
— Monsieur Balbois ?
— Oui, répondit sèchement M. Balbois, qui était mortifié d’avoir été interrompu au milieu d’une période éloquente.
— Je suis Dulin, vous vous souvenez bien, monsieur Balbois : Ernest Dulin ? J’ai été votre collègue et aussi votre ami, j’ose le dire, à l’institution Bance, il y a six ans…
— Ah ! oui, ah ! oui, parfaitement. Charmé de vous voir, Dulin, prononça M. Balbois qui se dérida et tendit la main au soldat.
Maintenant, il le reconnaissait parfaitement. Dulin semblait presque aussi jeune qu’au temps où M. Balbois l’avait vu pour la première fois. Ses joues roses étaient hâlées et sa moustache était plus prononcée, mais il avait toujours les mêmes yeux clairs et timides, la même voix discrète.
— Monsieur Balbois, dit-il, excusez-moi, mais je désirerais vous parler… Voulez-vous être assez bon pour sortir quelques instants avec moi ?
Cette demande d’abandonner sa taverne et ses amis était exorbitante, mais M. Balbois avait eu jadis pour Dulin autant de sympathie qu’il était capable d’en ressentir ; en outre, la curiosité le poussait ; il sortit avec le jeune homme.
— Allons par là, voulez-vous ? dit Dulin en descendant la rue. Monsieur Balbois, j’ai un service à vous demander. Un service singulier et prolongé… et, seules, nos excellentes relations de jadis me donnent l’audace…
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea M. Balbois, inquiet au sujet de la nature du service.
— Monsieur Balbois, reprit Dulin, qui semblait un peu embarrassé, vous savez que, après avoir vécu auprès de vous, à l’institution Bance, pendant dix-huit mois, je l’ai quittée pour me marier, malgré que, dans votre sagesse, vous m’aviez…
— Conseillé de n’en rien faire, interrompit Balbois. Se marier quand on est un pauvre pion sans le sou, c’est de la folie, mais…
— Mais je l’aimais et je voulais vivre pendant que j’étais jeune, dit doucement Dulin. Et elle paraissait si courageuse, et elle était si jolie ! Et puis, voyez-vous, monsieur Balbois, moi, je ne suis pas comme vous, je n’ai ni volonté ni énergie, tout au moins pour me dire non à moi-même. Alors, j’ai quitté Bance et je me suis marié. Nous avons eu deux enfants… J’ai été très heureux… Puis… (sa voix faiblit) elle m’a quitté, elle a quitté ses enfants… Je ne sais pas avec qui elle est partie. Elle m’avait laissé une lettre me parlant de notre misère et de sa vie manquée et de beaucoup de souffrances qu’elle éprouvait et dont je ne m’étais pas aperçu… Et, à mon tour, j’ai beaucoup souffert, monsieur Balbois… Je vous assure que, sans les enfants… Mais c’est fini… Je l’ai oubliée. J’ai appris à être énergique, moi aussi…
Il resta un moment silencieux, tout en continuant à marcher vite.
— Où me menez-vous ? demanda M. Balbois qui s’essoufflait.
— Nous sommes arrivés, dit Dulin.
Il s’engagea dans une petite rue et entra dans une boutique si étroite que la porte tenait toute la devanture, et si noire, si poussiéreuse et si sale qu’on reconnaissait à peine que cela avait dû être une épicerie. M. Balbois, qui suivait, distingua une très vieille femme couverte d’un monceau de loques, à face ligneuse et grimaçante, et qui était tapie tout contre un petit poêle à peine chaud, sous une veilleuse qui empestait. Deux enfants de trois et quatre ans, serrés l’un contre l’autre, étaient assis par terre, très sages.
— Ce sont mes enfants, dit Dulin, et c’est ma grand’mère… Elle est très âgée et très sourde, et je ne crois pas qu’elle ait toute sa raison, mais je n’ai qu’elle au monde pour les garder et les soigner… Cela, elle sait le faire, mais elle ne peut plus ni lire ni écrire. Alors je suis sans nouvelles, vous comprenez, monsieur Balbois ? Je suis auxiliaire dans la zone des armées, et là-bas, je ne sais rien de ce qui arrive ici… Je ne sais pas si mes enfants vont bien… Et c’est pour moi une angoisse constante… Jusqu’à ces derniers temps, une vieille qui habitait avec ma grand’mère me donnait des nouvelles, mais elle vient de mourir… Alors…
— Alors ? demanda M. Balbois.
— Eh bien, monsieur Balbois, je ne connais personne au monde à qui je puisse demander ce service, si vous ne consentez pas à me le rendre. Voulez-vous, de temps à autre, passer ici et m’envoyer un mot, là-bas, pour me dire comment cela va ?…
M. Balbois, dans son égoïsme, avait encore des brèches. Touché de la requête, il ne voulut point s’arrêter à l’ennui de la corvée.
— Mon cher Dulin, comptez sur moi. Chaque semaine, je passerai ici et vous aurez des nouvelles de vos enfants.
Il s’avança et caressa la joue du plus petit pendant que la vieille, furieusement, secouait le poêle éteint.
— Merci ! s’écria le jeune homme avec effusion. Merci !… Mais, dites-moi, monsieur Balbois, reprit-il avec embarras… si par hasard… on ne sait pas… si leur mère… oui, ma femme… revenait. A cause des enfants, c’est une chose possible… Je suis sûr qu’elle les aimait… Eh bien, si elle revenait… Vous la verriez, n’est-ce pas ?… Alors, dites-lui… dites-lui que je ne lui en veux pas ! Dites-lui qu’elle ait confiance en moi… Dites-lui qu’elle revienne pour tout à fait ! Et prévenez-moi, aussitôt, prévenez-moi là-bas…
L’émotion l’interrompit. Puis il ajouta, gêné :
« Vous me trouvez lâche, n’est-ce pas ?…
— Non, non, balbutia M. César Balbois d’une voix tremblante. Je sais, voyez-vous, je sais… C’est mon histoire aussi… La misère, une femme trop jolie et qu’on aime trop… Seulement, moi, je n’avais pas d’enfants… Alors elle n’est pas revenue…
Une fois par semaine, M. César Balbois, au lieu de s’arrêter à son habituelle brasserie, descendait vers la place Saint-Sulpice et entrait dans la petite boutique poussiéreuse et noire, où il n’y avait jamais de clients.
M. César Balbois, découvrant son front chauve, saluait la vieille qui, sans tourner vers lui sa face ligneuse, répondait par des grimaces hostiles et des injures sans suite, sénilement proférées à voix basse ; puis il élevait l’un après l’autre les enfants jusqu’à sa barbe grise, afin de les baiser au front ; enfin il s’asseyait sur une vieille caisse, devant une table disjointe, et écrivait une lettre brève, toujours la même :
« Mon cher Dulin, je viens de voir vos enfants. Ils vont bien et sont très gentils. Votre grand’mère est toujours pareille. Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre… »
Pendant trois mois M. César Balbois remplit ainsi fidèlement sa mission, malgré l’animosité de la vieille qui, dans tout visiteur, voyait un ennemi venu pour s’emparer de la chaleur du poêle. Par contre, les enfants étaient affectueux et, petit à petit, M. Balbois s’était mis à les aimer.
Il fit treize visites et il écrivit treize fois son immuable lettre, mais, un jour d’avril, il ne put écrire la formule de la fin : « Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre », car il ne s’en sentit pas le droit. Il y avait du nouveau ; les deux enfants n’étaient plus en loques et ils étaient propres ; une main soigneuse avait recousu leurs petits vêtements et débarbouillé leurs petits visages. C’était un phénomène insolite et M. Balbois interrogea la petite Berthe, qui était l’aînée et qui consentit à répondre :
— C’est maman… Faut pas le dire…
Elle ne voulut rien ajouter. M. Balbois resta ému et perplexe.
Dans la boutique moisie, assis sur la vieille caisse, accoudé auprès de sa lettre inachevée et la tête dans ses mains, il pensait maintenant à lui-même, et un flot d’amertume et de douleur monta du temps passé.
M. Balbois se redressa enfin avec une dignité de justicier. Dulin, trop faible et toujours épris, ne demandait qu’à pardonner, il le savait bien, mais lui était là pour juger la jeune femme et pour apprécier son repentir si elle revenait dans l’espoir de retrouver un foyer. Il voyait son devoir. Il saurait défendre son ami contre de nouveaux malheurs.
Soudain, le bruit de la porte fit tressaillir Balbois. Il tourna la tête, une jeune femme entrait. Elle l’aperçut, eut un mouvement pour s’enfuir, mais comme il s’avançait, elle l’attendit.
— Maman ! cria la petite Berthe en se jetant contre elle. La jeune femme l’embrassa et la fit sortir ainsi que l’autre enfant. Puis elle revint à M. Balbois. La vieille dormait auprès du poêle éteint.
M. Balbois regarda la jeune femme. Elle était svelte et souple dans sa robe noire très simple ; sous son chapeau noir, ses cheveux blonds encadraient d’ondulations épaisses un délicieux visage aux grands yeux tendres, voilés de mélancolie.
« Comme elle est jolie !… Comme elle est jolie !… » se dit M. Balbois, mais il fit un grand effort pour être froid et sévère.
— Madame, dit-il, si je me trouve ici…
Elle l’interrompit :
— Oui, je sais, la grand’mère m’a dit. Elle parle quand elle veut bien… Vous êtes l’ami de… de M. Dulin… Vous lui donnez des nouvelles des enfants… C’est à cause d’eux que je suis revenue. Il fallait que je les revoie… J’étais malheureuse… Oui… oui… je sais que j’ai été très coupable… Mais ce n’est pas tout à fait de ma faute… Quand nous nous sommes mariés, j’étais très jeune et nous étions trop pauvres… C’était plus dur encore que quand j’étais chez mes parents… Et je savais que j’étais jolie et cela m’ennuyait d’être mal mise et de faire le ménage… Et j’ai rencontré celui avec qui je suis partie. C’était le frère d’un élève de mon mari… Il était très séduisant et je l’ai aimé.
— Le misérable ! gronda Balbois, frémissant au souvenir de sa propre histoire.
— Taisez-vous ! Il a été tué, il y a un an ! cria-t-elle. Je suis restée seule… si malheureuse que, sans la pensée de mes enfants… Mais je voulais les revoir… d’abord je n’ai pas osé… J’ai réfléchi, je vous assure, et j’ai compris beaucoup de choses du passé… Je sais bien que j’aurais pu être heureuse avec mon mari si j’avais eu plus de courage dans ce temps-là, et plus d’expérience… Je sais bien que je suis sans excuse à ses yeux, mais il ne peut pas m’empêcher de voir mes enfants maintenant que je les ai retrouvés ! Je travaille toute la journée, et je n’ai que cela : venir les voir, le soir… Je suis si seule et si malheureuse !… Je sais bien que je suis sans excuse…
Sa voix tremblait. M. Balbois, les yeux baissés, croyait entendre la voix repentante d’une autre qu’il avait toujours espéré en vain entendre, et il répondit à la femme de Dulin ce qu’il eût répondu à sa femme à lui, si jamais elle était revenue.
— Si… si… il y a des excuses… Nous aussi nous avons des torts, nous ne comprenons pas et notre bonheur nous suffit trop… Reste, va, tu sais bien que je te pardonne…
Mais, au tressaillement de surprise de la jeune femme, il revint à la réalité. Qu’est-ce qu’il disait donc ?
Il reprit très vite :
« Il vous pardonne… Vous le savez bien… Il sera trop heureux… Tenez, ajouta-t-il en la poussant vers la table, allez achever la lettre que j’avais commencée pour lui. »
Et, honteux d’avoir oublié une seconde qu’il n’était qu’un vieux bohème sans espoir, dont personne n’avait jamais sollicité le pardon, M. César Balbois s’en alla vers sa brasserie.
« … Un bohème vieilli, un pilier de brasserie, un pion resté pion pour toujours… je suis cela, cela seulement… Et c’est à cause d’elle, c’est parce qu’elle m’a quitté, parce qu’elle m’a trahi, parce qu’elle a brisé ma vie il y a vingt-cinq ans… Pour elle, que n’aurais-je pas fait ?… Mais seul, seul, seul… »
M. César Balbois s’interrompit. Il était dans la rue ; il se parlait à lui-même et il se rendit compte qu’il avait prononcé tout haut les derniers mots et que des passants le regardaient. Se redressant, il eut pour eux un regard de hauteur et continua son chemin vers le quartier latin.
Depuis quelques jours, M. César Balbois était en proie à une affreuse mélancolie. Sa vie lui semblait odieuse ; l’institution où il gagnait son pain était une geôle peuplée de collègues envieux et d’élèves insolents ; sa brasserie était une geôle aussi, volontaire et méprisable, où, depuis des années, quotidiennement, il passait des heures à pérorer devant des sots… Car c’était là l’unique gloire qu’il ait su conquérir : être le personnage important d’une petite taverne enfumée, fréquentée par des boutiquiers. M. Balbois, en se rappelant ses ambitions passées, avait un rire amer, mais sa plus âpre amertume l’assaillait lorsqu’il pensait à celle qui, jadis, avait été sa femme et qui, lasse de leur indigence, après peu de temps, était partie… Et ce souvenir, qui pendant des années était resté comme assoupi dans sa mémoire, maintenant ne le quittait plus.
M. Balbois, morne, remontait d’un pas lent vers chez lui. Il passa sans s’arrêter devant sa brasserie et n’eut pas le courage d’entrer dans sa crémerie habituelle. Après avoir dîné d’un morceau de pain et d’un café noir, avalé dans un bar, il alla s’enfermer dans sa petite chambre mal tenue. D’un tiroir il tira une photographie qu’il contempla à la lueur de sa bougie. C’était elle. Et il se souvint de la couleur des grands yeux si doux et des longs cheveux soyeux ; il se souvint de la taille souple, des mains fines, du charme sans pareil du sourire. Il se souvint qu’elle l’avait aimé avant de le trahir…
M. Balbois, quelques jours plus tard, surveillait une récréation quand on le prévint qu’une dame le demandait. Il crut que c’était la mère d’un élève et s’empressa. La personne qu’il trouva au parloir lui était parfaitement inconnue. De haute taille, maigre et anguleuse dans la robe sévère, dont un ruban violet décorait le corsage, elle avait un visage osseux et parcheminé, aux yeux froids sous un lorgnon d’or ; sur son front jaune, dominé d’un chapeau revêche, plaquaient deux bandeaux maigres, d’un noir dur mêlé de gris.
— Monsieur César Balbois ?
Il salua.
« Vous ne me reconnaissez pas ? »
Elle le regardait, parfaitement calme. Balbois, surpris, cherchait dans sa mémoire. Une idée horrible le saisit tout à coup, mais c’était si fou qu’il haussa les épaules. L’idée revint, s’imposa. Il pâlit, puis rougit.
« Je vois que vous me reconnaissez, continua la visiteuse. Voici le but de ma démarche : Jadis j’ai eu des torts envers vous, César. Je ne veux pas chercher si, dans la faute que j’ai commise, une part de responsabilité ne vous incombe pas. Le fait est incontestable : j’ai eu des torts envers vous. Je viens aujourd’hui vous demander votre pardon et réparer mes torts. »
Elle débitait ces phrases d’une voix sèche, et sans que l’intonation répondît le moins du monde au sens des mots.
— Que je vous pardonne ?… balbutia Balbois atterré.
— Oui. Il convient, je vous le répète, que je répare ma faute. Après une erreur de jeunesse, condamnable, certes, mais qui a été fugitive, j’ai fait un retour sur moi-même, et je suis entrée dans la voie du travail. Grâce à ma seule énergie, je me suis créé une situation enviable. Dans ces conditions, César, et m’étant discrètement renseignée sur votre existence, je viens vous dire : « Quittez la bohème indigne où vous croupissez. Je vous en offre les moyens ».
Balbois se taisant, elle continua :
« Je suis dans l’enseignement moi-même, mais non pas comme salariée. Je possède à Saint-Cloud une maison d’éducation pour les jeunes filles. C’est un établissement de premier ordre que j’ai fondé avec une associée qui vient de mourir. Je garde la maison à mon nom qui est le vôtre puisque, légalement, je suis toujours Mme César Balbois. Venez prendre place à mes côtés. Votre âge et votre extérieur respectables le permettent et vous vous chargerez des cours supérieurs. J’ajouterai franchement que si l’on apprend que nous vivons séparés cela pourra me faire du tort et que j’ai besoin de certaines autorisations. Mais ces considérations sont secondaires pour moi. Je vous affirme que le but principal de ma démarche est de réparer le dommage moral que je vous ai causé. »
Balbois restait silencieux. Auprès de la vie qu’on lui offrait, sa vie actuelle, soudain, lui avait paru délicieuse. Trop d’années de bohème le tenaient captif, et la gargote où il mangeait à son heure, la brasserie où il était libre, la pauvre chambre même où il était chez lui, tout à coup lui étaient devenues très chères, mais ce n’est pas ce sentiment-là qui le fit trembler quand, avec un puissant effort pour paraître calme, il répondit à sa visiteuse :
— Je vous pardonne. Je signerai les autorisations qu’il faudra. Je me montrerai deux fois par an à votre pensionnat. C’est tout. Je ne veux rien de vous.
Offensée, elle voulut répondre mais, brusquement dressé, il lui coupa la parole :
— Allez-vous-en ! Je vous dis de vous en aller !…
Il frémissait d’angoisse et de colère. Ce n’était pas du tout parce que, jadis, elle l’avait abandonné et qu’il en avait tant souffert. C’était seulement parce que cette personne jaune, sèche et correcte, depuis qu’elle se trouvait là, était en train de détruire le seul souvenir qu’il eût dans sa vie mesquine, la seule image d’amour, si cruelle fût-elle, que lui eût laissée sa jeunesse lointaine.
FIN
Le messager | |
Une rencontre | |
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Retour | |
Ce soir-là… | |
Denise | |
Dans le passé | |
Thérèse | |
Le soupçon | |
Près de l’eau | |
Le toit brun | |
La promesse | |
Le vieux Monsieur | |
Un renseignement | |
Le cousin de Paris | |
La petite Louise | |
Séparation | |
Sur gages | |
Pendant l’étude | |
Les intrus | |
L’oncle Morin | |
Une fin | |
La visiteuse | |
Mademoiselle Piégris | |
Une apparence | |
La vocation | |
L’étoile | |
Deux amis | |
Pareille… | |
L’otage | |
Un parent | |
Au delà du mur | |
Le problème | |
L’enfant trouvé | |
Mathilde | |
Le vieil ami | |
Le mensonge | |
Le cahier vert | |
Le rival | |
Un oubli | |
Au balcon | |
M. César Balbois |
Saint-Amand (Cher). — Imprimerie Bussière.
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