PAR
LOUIS VEUILLOT
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
PALMÉ, ÉDITEUR DES BOLLANDISTES
RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 25
1866
Droits de traduction et de reproduction réservés
PARIS
IMPRIMERIE BALITOUT, QUESTROY ET Cie,
7, rue Baillif et rue de Valois, 18.
L’ILLUSION LIBÉRALE
Sentant l’hérésie… J’ai compris, il y a quelques jours, la vérité et la profondeur de cette expression, en écoutant longuement causer un homme, le plus honnête que l’on puisse imaginer, dévot, occupé de bonnes œuvres, érudit, ardent, plein de belles illusions ; plein aussi, hélas ! de lui-même, et, tout à l’heure, plein de mauvaise foi.
Il s’était proclamé catholique obéissant, mais surtout catholique « libéral ».
On lui a demandé ce que c’est qu’un catholique libéral, relativement au catholique pur et simple, qui croit et qui pratique ce qu’enseigne l’Église ? Il a répondu ou plutôt il a fait entendre que le catholique pur et simple, qui croit et pratique ce qu’enseigne l’Église, est un catholique peu éclairé. On objecta qu’alors donc, à son avis de catholique libéral, l’Église catholique est peu éclairée ? Il ne voulut point articuler cela, mais on vit qu’il le pensait. Il faisait d’ailleurs des distinctions et des confusions assez louches entre l’Église et la Cour romaine. A propos des brefs, lettres latines et encycliques publiés dans ces derniers temps, la Cour romaine venait sur sa langue bien à point pour le tirer d’affaire ; néanmoins, il n’en résultait rien de net.
Pressé de trouver un mot qualificatif plus clair que ce peu éclairé, il recommença une digression sur la liberté humaine, sur les changements qui se sont opérés dans le monde, sur les époques de transition, sur les abus et les inutilités de la contrainte, sur la nécessité de ne plus employer la force au profit de la vérité. Il appuya sur le péril d’avoir des priviléges et sur la convenance d’y renoncer absolument… Dans ce verbiage, nous reconnûmes divers lambeaux des doctrines révolutionnaires qui se combattent ou plutôt se bousculent depuis 1830. Le fond était du Lamennais, et il y avait jusqu’à du Proudhon. Mais ce qui nous frappa davantage, ce fut l’insistance avec laquelle notre catholique libéral nous qualifiait de catholiques intolérants.
On l’arrêta là-dessus. Oubliant cette fois la « Cour romaine », il avoua que ce qu’il reprochait à l’Église, c’est son intolérance. — Elle a, dit-il, toujours trop gêné l’esprit humain ; elle a constitué sur le principe de l’intolérance un pouvoir séculier encore plus fâcheux. Ce pouvoir a asservi le monde et l’Église elle-même. Les gouvernements catholiques se sont ingérés d’imposer la foi ; de là des violences qui ont révolté la conscience humaine et qui l’ont précipitée dans l’incrédulité. L’Église périt par les appuis illégitimes qu’elle s’est voulu donner. Le temps est venu, elle doit changer de maximes ; ses enfants doivent lui en faire sentir l’opportunité. — Il faut qu’elle renonce à tout pouvoir coercitif sur les consciences, qu’elle nie ce pouvoir aux gouvernements. — Plus d’alliance entre l’Église et l’État : que l’Église n’ait plus rien de commun avec les gouvernements, que les gouvernements n’aient plus rien de commun avec les religions, qu’ils ne se mêlent plus de ces affaires ! — Le particulier professe à sa guise le culte qu’il a choisi suivant son goût : comme membre de l’État, il n’a point de culte propre. — L’État reconnaît tous les cultes, leur assure à tous une égale protection, leur garantit une égale liberté, tel est le régime de la tolérance ; et il nous convient de le proclamer bon, excellent, salutaire, de le maintenir à tout prix, de l’élargir constamment. — L’on peut dire que ce régime est de droit divin : Dieu lui-même l’a établi en créant l’homme libre ; il le pratique en faisant luire son soleil sur les bons et sur les méchants. A l’égard de ceux qui méconnaissent la vérité, Dieu aura son jour de justice, que l’homme n’a pas le droit de devancer. — Chaque Église, libre dans l’État libre, incorporera ses prosélytes, dirigera ses fidèles, excommuniera ses dissidents ; l’État ne tiendra nul compte de ces choses, n’excommuniera personne et ne sera jamais excommunié. — La loi civile ne reconnaîtra aucune immunité ecclésiastique, aucune prohibition religieuse, aucun lien religieux : le temple paiera l’impôt des portes et fenêtres, l’étudiant en théologie fera le service militaire, l’évêque sera juré et garde national, le prêtre se mariera s’il veut, divorcera s’il veut, se remariera s’il veut. D’un autre côté, pas plus d’incapacités et de prohibitions civiles que d’immunités d’un autre genre. Toute religion prêchera, imprimera, processionnera, carillonnera, anathématisera, enterrera suivant sa fantaisie, et les ministres du culte seront tout ce que peut être un citoyen. Rien n’empêchera, du côté de l’État, qu’un évêque commande sa compagnie de garde nationale, tienne boutique, fasse des affaires ; rien n’empêchera non plus que son Église, ou le Concile, ou le Pape puissent le déposer. L’État ne connaît que des faits d’ordre public.
Notre catholique libéral s’animait beaucoup en déroulant ces merveilles. Il soutenait qu’on n’avait rien à lui répondre, que la raison et la foi et l’esprit du temps parlaient par sa bouche. Pour l’esprit du temps, personne n’y contestait. En matière de raison et de foi, on ne laissait pas de lui pousser des objections, mais il haussait les épaules et ne restait jamais sans répartie. Il est vrai que les assertions énormes et les contradictions énormes ne lui coûtaient rien. Il partait toujours du même pied, criant qu’il était catholique, enfant de l’Église, enfant soumis ; mais aussi, homme de ce siècle, membre de l’humanité vieillie et mûre et en âge de se gouverner elle-même. Aux arguments tirés de l’histoire, il répondait que l’humanité vieillie est un monde nouveau, en présence de qui l’histoire ne prouve plus rien ; ce qui ne l’empêchait pas d’exploiter lui-même l’argument historique, lorsqu’il en trouvait l’occasion. Aux paroles des saints Pères, tantôt il opposait d’autres paroles, tantôt il disait que les saints Pères avaient parlé pour leur temps, que nous devons penser et agir comme au nôtre. Devant les textes de l’Écriture, il avait la même ressource : ou il arrachait des textes qui semblaient contraires, ou il fabriquait une glose à l’appui de son sens, ou enfin cela était bon pour les Juifs et leur petit État particulier. Il ne s’embarrassait pas davantage des bulles dogmatiques de la « Cour romaine » : la bulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, le fit sourire ; il prétendit qu’elle avait été retirée ou réformée. On lui dit que les Papes l’ont insérée dans le Corps du Droit et qu’elle y est toujours. Il répondit : C’est bien vieux et le monde a bien changé ! Il trouva également trop vieilles la bulle in Cœnâ Domini et toutes les bulles subséquentes : — Ce sont, dit-il, des formules disciplinaires faites pour le temps, et qui n’ont plus de raison d’être aujourd’hui. La Révolution française a enterré ces règles avec le monde sur qui elles pesaient. La contrainte est abolie ; l’homme aujourd’hui est capable de liberté et ne veut plus d’autre loi !
Ce régime, qui déconcerte vos timidités, poursuivit-il d’un ton sybillin, est pourtant celui qui sauvera l’Église, et le seul qui puisse la sauver. Du reste, le genre humain se lève pour l’imposer, il faudra bien le subir, et cela est déjà fait. Voyez si qui que ce soit peut opposer quoi que ce soit à cette force triomphante, si même on le veut, si même, vous exceptés, quelqu’un y songe. Catholiques intolérants, vous étiez déjà plus absolus que Dieu le Père, qui a créé l’homme pour la liberté ; plus chrétiens que Dieu le Fils, qui n’a voulu établir sa loi que par la liberté : vous voici maintenant plus catholique que le Pape ; car le Pape consacre, en les approuvant, les constitutions modernes, qui sont toutes inspirées et pleines de l’esprit de liberté. Je dis que le Pape, le Vicaire de Jésus-Christ approuve ces constitutions, puisqu’il vous permet de leur prêter serment, de leur obéir et de les défendre. Or, la liberté des cultes y est, l’athéisme de l’État y est. Il en faut passer par là ; vous y passerez, n’en doutez point. Dès lors, pourquoi vous tant débattre ? Votre résistance est vaine ; vos regrets ne sont pas seulement insensés, ils sont funestes. Ils font haïr l’Église et ils nous entravent beaucoup, nous, libéraux, vos sauveurs, en faisant suspecter notre sincérité. Au lieu donc d’attirer sur vous une défaite certaine et probablement terrible, courez à la liberté, saluez-la, embrassez-la, aimez-la. Elle vous sera bonne et fidèle amie et vous donnera plus que vous ne sauriez jamais ressaisir. La foi croupit sous le joug de l’autorité qui la protége : obligée de se défendre, elle se relèvera ; l’ardeur de la polémique lui rendra la vie. Que n’entreprendra pas l’Église lorsqu’elle pourra tout entreprendre ? Combien ne touchera-t-elle pas le cœur des peuples, lorsqu’ils la verront abandonnée des puissants du monde, vivre uniquement de son génie et de ses vertus ? Au milieu de la confusion des doctrines, du débordement des mœurs, elle apparaîtra seule pure, seule affermie dans le bien. Elle sera le dernier refuge, le rempart inexpugnable de la morale, de la famille, de la religion, de la liberté !
Tout à des limites, et l’haleine de notre orateur trouva les siennes. Comme au bout du compte il nous intéressait, sinon par la nouveauté de ses doctrines, du moins par sa franchise à les exposer, on l’avait laissé aller sans l’interrompre. Ne pouvant plus refaire ses poumons, il s’interrompit lui-même. Quelqu’un en profita pour lui montrer le vide de ses maximes, l’incohérence de ses raisonnements, le néant de ses espérances. Il écoutait avec cette physionomie de l’homme qui s’occupe moins de peser ce qui lui est dit que de trouver à contredire.
Je dois avouer que son adversaire, quoique ferme et plein de bon sens, ne me rassurait pas. Il disait certainement des choses excellentes, irréfutables, et il n’y avait aucun des assistants qui de tout son cœur ne lui donnât raison. Je faisais de même, de tout mon cœur. Mais en esprit j’agrandissais la scène, j’appelais un autre public, et aussitôt je sentais douloureusement la profonde impuissance de cette raison.
En ces matières, c’est la multitude qui prononce, uniquement mue et décidée par des poussées de sentiment. La raison est un poids qu’elle ne peut porter. La multitude obéit à des passions et elle aime le dégât ; elle applaudit quand son instinct devine qu’il s’agit de faire crouler quelque chose. Et quelle chose à faire crouler que l’Église ! Ainsi s’explique le succès des hérésies, toutes absurdes, toutes combattues par des raisons inexpugnables, toutes triomphantes de la raison pendant un certain temps, qui ne fut presque pour aucune de courte durée.
Affaiblie par le péché, l’humanité penche naturellement à l’erreur, et la pente de l’erreur est à la mort, ou plutôt l’erreur est elle-même la mort. Ce seul fait, évident partout, démontre que le Pouvoir est dans l’obligation de confesser lui-même la vérité, et de la défendre par la force que la société lui met dans les mains. La société ne peut vivre qu’à cette condition ; elle n’a même jamais entrepris de vivre autrement. Aucun sage du paganisme ne s’est fait un idéal du chef de l’État qui ne fût le défenseur armé et résolu de la vérité et de la justice. Jéthro donne ce conseil à Moïse : « Choisissez d’entre tout le peuple des hommes fermes et courageux, qui craignent Dieu, qui aiment la vérité et qui soient ennemis de l’avarice, et donnez la conduite aux uns de mille hommes, aux autres de cent[1]. » Et Cicéron, à l’autre extrémité du monde ancien, écrit : « Un État, pas plus qu’une maison, ne peut exister si les bons n’y sont pas récompensés et les méchants punis[2]. » Ce devoir d’appuyer la justice, et par conséquent de confesser la vérité, est de l’essence même du gouvernement, indépendamment de toutes les constitutions et de toutes les formes politiques. Dieu menaçant le peuple rebelle, leur dit : « Je vous donnerai un roi dans ma fureur et je vous l’ôterai dans ma fureur[3]. » Toute l’Écriture est pleine de cette lumière. Mais qu’importent la raison divine et la raison humaine quand l’ignorance domine ? Du sein de la multitude s’élève je ne sais quel brouillard qui obscurcit même les intelligences supérieures, et il se trouve en abondance des sages qui ne verront plus clair qu’aux lueurs de l’incendie déchaîné. Lorsqu’on étudie ce phénomène, il apparaît si étrange et si terrible qu’il faut bien y reconnaître quelque chose de divin. C’est la colère divine qui éclate. Elle éclate, elle triomphe, elle punit le long mépris de la vérité.
[1] Exode, XVIII, 21.
[2] De la nature des Dieux, III.
[3] Osée, XIII, 11.
Le Libéral avait repris haleine. Dès qu’il eut repris haleine, il reprit son discours, et l’on vit bien que ce qu’il venait d’entendre n’avait fait aucune impression sur lui, si même il l’avait entendu. Il ajouta force paroles à celles qu’il avait déjà dites en grande abondance ; rien de nouveau. Ce fut un mélange plus épais d’arguments historiques contre l’histoire, d’arguments bibliques contre la Bible, d’arguments patristiques contre l’histoire, contre la Bible, contre les Pères et contre le sens commun. Il témoigna le même dédain, je devrais dire la même aversion pour les bulles des Souverains-Pontifes, se perdit dans les mêmes emphases et les mêmes vaticinations. Il allégua encore le monde nouveau, l’humanité émancipée, l’Église endormie et prête à se réveiller pour rajeunir ses symboles. Le passé mort, l’avenir radieux, la liberté, l’amour, la démocratie, l’humanité, étaient mêlés là-dedans comme les faux brillants que les dames répandent aujourd’hui sur leurs fausses chevelures. Tout cela ne parut pas plus clair ni plus vrai que la première fois. Il s’en aperçut, nous dit que nous nous séparions du monde et de l’Église vivante qui sauraient bien aussi se séparer de nous, nous maudit presque, et enfin nous laissa consternés de sa folie.
Chacun en exprima du chagrin et produisit quelques raisons contre tant d’extravagances. Pour moi, j’eus assurément regret, comme les autres, de voir un si galant homme empêtré dans une si grande erreur. Mais puisqu’enfin il y était, je ne fus pas fâché d’en avoir eu le spectacle et la leçon.
Jusqu’alors je n’avais vu le catholique libéral que mêlé d’ancien catholique intégral, c’est-à-dire « intolérant ». Je n’avais entendu que la thèse officielle, laquelle n’est jamais entière, et prend toujours une physionomie personnelle que le parti peut désavouer. Cet enthousiaste venait de me donner la gnose en même temps que la thèse extérieure. Je possédais désormais le catholique libéral à fond ; je savais par cœur ses sophismes, ses illusions, ses entêtements, sa tactique. Hélas ! et rien de tout cela ne m’était nouveau. Le catholique libéral n’est ni catholique ni libéral. Je veux dire par là, sans douter encore de sa sincérité, qu’il n’a pas plus la notion vraie de la liberté que la notion vraie de l’Église. Catholique libéral tant qu’il voudra ! Il porte un caractère plus connu, et tous ses traits font également reconnaître un personnage trop ancien et trop fréquent dans l’histoire de l’Église : SECTAIRE, voilà son vrai nom.
Cet ennemi n’est pas à dédaigner, quoiqu’il ne soit approvisionné que de chimères. Il y a des chimères que la raison ne doit pas affronter toute seule ; elle serait battue, non par les chimères, mais par la complicité des âmes.
Les âmes sont malades, et d’une terrible maladie : la fatigue et la terreur de la vérité ! Dans les âmes encore chrétiennes, cette maladie se manifeste par une absence d’horreur pour l’hérésie, par une continuelle complaisance envers l’erreur, par un certain goût des piéges qu’elle tend, souvent par une honteuse ardeur à s’y laisser prendre. Le mal n’est pas d’aujourd’hui, il tient au cœur de l’homme. « J’aimais à être pris », dit saint Augustin[4]. Le P. Faber[5] en a décrit la physionomie politique au temps présent. La sirène libérale cache sa queue de poisson, montre son visage fleuri, et tient la croix à la main. Elle attire aisément sur le bord de l’abîme ; elle séduit les yeux, la raison, le cœur. Si la foi ferme, si l’esprit d’obéissance, ne nous garde pas, nous sommes pris. Il faut soigneusement veiller à rester tout un, pour ne pas bientôt se trouver tout autre.
[4] Confessions.
[5] Conférences spirituelles.
Dans l’atmosphère d’aujourd’hui, le chant de la sirène rencontre de dangereux échos. Plusieurs des maximes dites libérales sont spécieuses et plus qu’embarrassantes pour quiconque ne leur oppose pas une contradiction absolue. Or, la foi seule fournit ces contradictions absolument victorieuses, et seule répond bien au dessous des cartes. Il y a péril rien qu’à biaiser sur les mots. La trahison des mots achève la ruine des principes dans un esprit secrètement tenté. N’oublions pas que l’hérésie excelle à caresser toutes les faiblesses, et fait flèche de toutes les convoitises. Le catholicisme libéral est un habit de grande commodité : habit de cour, habit d’académie, habit de gloire ; il donne les couleurs de la fierté sans transgresser les conseils de la prudence ; il entre dans l’Église et il est reçu dans tous les palais et même dans toutes les tavernes.
Voilà de grands avantages ; ils semblent à bas prix. Quelques paroles libérales acceptées, quelques paroles « intolérantes » répudiées, moins encore, un hurrah pour celui-ci, un grognement pour celui-là, c’est tout ce qu’il faut ; l’église libérale n’exige point d’autre profession de foi. On prononce les mots sacramentels et l’on a déjà fait beaucoup de chemin. Ce simple déplacement de mots effectue fort vite un immense déplacement d’idées. Vienne un habile avocat qui sache jeter un voile de belles illusions sur les nudités de la conscience désormais intéressée à se tromper, la thèse libérale triomphe. Le vrai se trouve faux, et réciproquement. On se laisse dire, on répète des choses énormes. On ne fait plus difficulté d’admettre que depuis un siècle tout a bien changé, non-seulement sur la terre, mais au ciel ; qu’il y a sur la terre une nouvelle humanité, dans le ciel un Dieu nouveau. Caractère d’hérésie ! Formellement ou implicitement, toute hérésie a proféré ce blasphème. Arrêtons-y un moment.
Plaçons-nous à la porte d’une église ; parmi les fidèles qui viennent d’entendre la messe, rassemblons une cinquantaine d’hommes au hasard, puis remontons à vingt-cinq ou trente ans : nous trouverons que la plupart de ceux que nous venons de réunir, ou n’étaient pas hommes il y a trente ans, ou erraient en dehors de la vérité. C’est à peu près le cas de tous les vivants. En langage chrétien nous pouvons dire du plus grand nombre des hommes, ou qu’ils ne sont pas même nés, ou qu’ils sont déjà morts et ne servent plus qu’à communiquer la mort.
Cela, cette multitude d’enfants, de larves et de cadavres, c’est l’humanité vieillie et majeure, perfectionnée et parfaite ! Elle est désormais en pleine puissance de raison, de lumière, de justice, capable enfin de se gouverner elle-même. Et si Dieu prétend la gouverner encore, alors ce sera avec plus d’égards que dans le passé, par des lois qu’il lui inspirera directement ou qu’elle saura bien trouver sans lui, et dont, en tout cas, sa vieille Église n’a point le secret.
Les Pères ont bien dit que l’Église est invieillissable, Ecclesia insenescibilis ; mais les Pères eux-mêmes sont vieux et l’Église a vieilli ; elle est caduque. Le Saint-Esprit, — qui ne pense pas plus ce qu’il pensait autrefois, — ne révèle plus à l’Église ce qu’il pense ; elle ne le sait plus ! Donc le Saint-Esprit a changé de voie ; donc le Dieu éternel est devenu autre, comme autre est devenue l’humanité, à qui ses anciennes directions ne peuvent plus servir.
Le libéralisme catholique adopte implicitement cette vue plus que protestante sur la vitalité des Saintes Écritures, sur leur inspiration et sur leur interprétation par l’Église. Il nous propose d’engloutir ces impertinences, si nous ne voulons voir le genre humain se retirer de nous. Et il donne l’exemple, il se retire. Mais, en se séparant, c’est l’Église qu’il accuse de se séparer. Nouveau trait d’hérétique.
Je ne dis point que les catholiques libéraux sont hérétiques. Il faudrait premièrement qu’ils voulussent l’être. De beaucoup d’entre eux j’affirme le contraire ; des autres, je ne sais rien, et ce n’est pas à moi de les juger. L’Église prononcera, s’il y a lieu, lorsqu’il sera temps. Mais quelles que soient leurs vertus et quelque bon désir qui les anime, je crois qu’ils nous apportent une hérésie, et l’une des plus carrées que l’on ait vues.
Je ne sais si le monde y échappera. J’en doute. Le libéralisme catholique et l’esprit du monde sont consanguins ; ils vont l’un à l’autre par bien des pentes. Dans la vaste cohue des athées, des déistes, des éclectiques, des ignorants, des prétendus chercheurs, il y a bien des consciences faibles qui ne demandent qu’une religion commode, « tolérante ». Dans l’Église même, on rencontrerait sans doute des fatigués, des tentés, des effrayés, qui ne voudraient pas être ouvertement apostats, ni rompre ouvertement avec le monde. Nous voyons en Italie des excommuniés qui s’obstinent à dire la messe, et qui eussent sincèrement protesté si quelqu’un, il y a cinq ou six ans, leur avait annoncé cette chute… L’hérésie, qui ne nie pas tout-à-fait la vérité, qui n’affirme pas tout-à-fait l’erreur, ouvre un lit à ces eaux vaines ; elles s’y précipitent des deux versants opposés, et ainsi s’enfle le torrent.
Si l’hérésie déborde, il n’y a qu’un terrain insubmersible, il n’y a qu’un refuge : c’est la PIERRE. Tu es Petrus… et non prævalebunt.
Ce n’est pas, dit l’Évêque de Tulle, une pierre roulante, qui soit aujourd’hui dans un lieu, qui était hier dans un autre, qui sera demain dans un autre. Ce n’est pas non plus une pierre inconsistante, que les hommes puissent tailler à leur guise. La PIERRE a son lieu, sa matière, sa forme, tout est immuable. La PIERRE ne se façonne pas elle-même pour le temps, pour être de « son temps ». On répète volontiers que l’Église doit être de son temps. Sauf respect, c’est au moins une niaiserie. L’Église est de son temps, en a toujours été, en sera toujours, parce qu’elle est de tous les temps. Si c’est là ce que l’on veut dire, on ne fait qu’une dépense de paroles inutiles. Malheureusement, dans la gnose libérale, ces mots insignifiants reçoivent un sens qui fait horreur. L’Église doit être de son temps, même quand le « temps » veut qu’elle ne soit pas ; et, par une conséquence naturelle, Dieu aussi doit être de son temps : c’est-à-dire que Dieu aussi doit couler dans le sablier, finir avec l’heure, et ne recommencer avec elle que si la main de l’homme daigne le retourner ! En d’autres termes, il n’y a pas d’Église, et l’homme crée Dieu. Ces formules caractérisent l’époque qui les admet. Nous traversons véritablement une orgie de sottise.
Sortons de là ; attachons-nous à l’immuable, pitoyablement nié et insulté.
Pierre est le rocher éternel, et ce rocher préfiguré dans les saintes Écritures, est la montagne de salut, la montagne où il plaît à Dieu d’habiter. Notre Seigneur s’adressant à Simon et le créant Pierre, lui dit : Tu es comme il dit de lui-même Sum qui sum. Tu es choisi d’un dessein éternel pour une œuvre éternelle. C’est chose faite. Pierre, Os Christi[6], dit éternellement la parole divine ; Pierre est éternellement la PIERRE posée de Dieu, la montagne que Dieu se plaît d’habiter. Ainsi Dieu a voulu, ainsi Dieu à fait, et ce que Dieu a fait ne sera ni défait ni mieux fait.
[6] S. Jean Chrysostome.
Or, en quelle qualité Dieu réside-t-il sur cette montagne de sa création, sur ce rocher plus dur et de plus de durée que toute chose terrestre ? En qualité de ROI. Ici le Libéralisme croule absolument.
Jésus-Christ est le roi du monde, il parle au monde par son Prêtre, et les décrets de ce Prêtre, étant l’expression des droits royaux de Jésus-Christ, sont éternels. Ils ne s’appliquent pas à un temps, mais à tous les temps ; à une société, mais à toutes les sociétés ; à quelques hommes, mais à tous les hommes. Et comme ils sont dictés suivant la nature même de l’Humanité par le Créateur même de l’Humanité, partout la société humaine en a besoin, partout son instinct les appelle à force de cris, de gémissements, de troubles renaissants, d’inénarrables douleurs ; car en dehors de leur empire, rien de bon n’existe, ou rien de bon n’a la plénitude et l’assurance de la vie. C’est pourquoi il n’est point de temps, point de société, point d’homme de qui les fidèles du Christ ne doivent, lorsqu’ils le peuvent, exiger quelque forme d’obéissance aux décrets du prêtre de Jésus-Christ roi du monde.
Les enfants du Christ, les enfants du Roi, sont des rois. Ils forment une société absolument supérieure, qui doit s’emparer de la terre et y régner pour baptiser tous les hommes et les élever à cette même vie surnaturelle, à cette même royauté et à cette même gloire que leur a destinées le Christ. Ils doivent tendre à ce but, parce que la domination universelle du Christ réalisera seule l’universelle liberté, l’universelle égalité, l’universelle fraternité. Car la liberté due à l’homme est d’atteindre sa fin surnaturelle, qui est d’aller au Christ ; et l’on ne vit jamais que la société des disciples du Christ qui reconnût les hommes pour égaux et frères.
La société chrétienne, dans l’état normal, se maintient et s’étend au moyen de deux forces qui doivent être distinctes non séparées, unies non confondues, subordonnées non égales. L’une est la tête, l’autre le bras ; l’une est la parole suprême et souveraine du Pontife, l’autre la puissance sociale.
La société chrétienne étant premièrement et avant tout chrétienne, soumet tout à cette première loi ; et elle met toutes choses en leur place, parce qu’elle met d’abord à sa place son seul vrai Seigneur et Maître, Jésus-Christ.
Elle le met à sa place souveraine dans la société comme tous les fidèles le mettent à sa place souveraine dans les âmes ; et de là naissent l’ordre, la liberté, l’unité, la grandeur, la justice, l’empire, la paix.
Ainsi, à travers et malgré les déchirements suscités par les passions de l’infirmité humaine, se forma dans sa variété magnifique cette communauté de l’Europe qu’on put appeler la République ou même la Famille chrétienne ; œuvre merveilleuse, brisée par l’hérésie lorsque la paix intérieure et le progrès des arts lui promettaient la gloire d’étendre au genre humain tout entier le bienfait de la Rédemption. Si l’unité catholique avait été maintenue au seizième siècle, il n’y aurait plus ni infidèles, ni idolâtres, ni esclaves ; le genre humain serait chrétien aujourd’hui, et par le nombre et la diversité des nations dans l’unité de la croyance, il échapperait au despotisme universel qui le menace de si près.
Ces deux pouvoirs unis, distincts et subordonnés, par lesquels la société chrétienne se régit, c’est ce que l’on appelle les deux glaives. Car la parole ne serait rien, si elle ne pouvait être, à certain moment, aussi un glaive. La mansuétude du Christ a voulu deux glaives pour que la répression tombât plus tardive et pût être prévenue.
Le premier glaive, celui qui ne déchire que les ténèbres, demeure au pouvoir patient et infailliblement éclairé du Pontife. L’autre, le glaive matériel, est dans la main du représentant de la société, et afin qu’il n’erre pas, il doit obéir au commandement du Pontife. C’est le Pontife qui le fait sortir du fourreau et qui l’y fait rentrer. Son office est de réprimer l’erreur agressive, une fois définie et condamnée, de la lier, de l’abattre ; de donner protection à la vérité, soit qu’elle ait besoin de se défendre, soit qu’elle se trouve dans la nécessité d’attaquer à son tour. La main séculière doit faire passage à la vérité, assurer la liberté de ses enseignements, garder au loin la vie de ses ambassadeurs et de ses disciples. Il a été dit aux Apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations ; baptisez-les[7]. » Il nous est ordonné à tous de prier pour que le règne de Dieu arrive : Adveniat regnum tuum. Jésus-Christ n’a rien commandé d’injuste. Ce commandement implique le devoir à tous les peuples de recevoir les envoyés du Christ, et donne à la société chrétienne au moins le droit de protéger leurs jours. C’est assez qu’ils supportent l’exil, la faim, toutes les privations, tous les travaux, tous les mépris, qu’ils meurent de misère, qu’ils soient dévorés par les bêtes féroces : la république chrétienne a bien le droit d’exiger qu’ils ne rencontrent pas encore le bourreau, et que leurs néophytes, étant entrés dans la famille, soient sacrés comme eux. Tels sont les emplois de la force obéissante au commandement du Pontife. Il lui appartient de procurer l’accomplissement de cet ordre divin donné à Pierre déjà investi du principat : « Lève-toi, tue et mange. » C’est-à-dire, suivant l’interprétation des Pères : Tue l’erreur, qui est la mort, et transforme-là en ta lumière, qui est la vie.
[7] Matth., 28-19.
Quand nous disons ces choses, la libre pensée crie au théocrate, comme elle crierait à l’assasin. Elle prend de feintes épouvantes qui nous effrayent nous-mêmes beaucoup plus qu’elle n’est effrayée. Par ce moyen elle exalte la prudence jusqu’au délire, jusqu’à la trahison de la vérité ; elle empêche la revendication et même l’expression la plus légitime et la plus nécessaire du droit chrétien.
Assurément la prudence n’est que trop motivée. Quand les libres penseurs affectent de trembler, ils s’estiment dispensés de raison et de justice, et l’Église peut s’attendre à la persécution. Le catholique libéral ne néglige pas de toucher cette corde sensible : — « Allez-vous prêcher la théocratie ? Voulez-vous nous faire lapider ? » Cependant, parce que nos adversaires sont irrémédiablement injustes, faut-il que nous devenions absolument lâches, et la première condition de la liberté où ils nous convient est-elle de ne plus voir, de ne plus savoir, de ne plus parler, de ne plus penser ? Bravons la fourberie des mots, et que les valets et les servantes du prétoire où la libre pensée prétend juger le Christ, ne nous fassent pas dire : « Je ne connais point cet homme ! » Nous devons obéissance à l’Église dans les limites qu’elle a elle-même posées, et qui sont d’ailleurs assez larges pour que la révolte et l’orgueil n’y manquent pas d’air. Si cette obéissance est la théocratie, ceux qui en ont peur sincèrement n’ont pas assez peur d’autre chose. Dans la vie publique comme dans la vie privée, il n’y a qu’un moyen d’échapper au règne du diable, c’est de se soumettre au règne de Dieu. Nous avons derrière nous, dans l’histoire, jusqu’aux portes du présent, et dans le présent même, assez d’exemples de l’emploi que l’autocratie humaine sait faire des deux glaives. Il ne faudrait pas chercher longtemps sur la terre pour trouver le peuple qui gagnerait tout, et premièrement la vie, si le Vicaire de Jésus-Christ, le Roi spirituel, pouvait dire au roi temporel : Remets ton glaive au fourreau.
Le chrétien est prêtre, le chrétien est roi, et il est fait pour une gloire plus haute. Dieu doit régner en nous, Dieu doit régner par nous afin que nous méritions de régner avec Dieu. Voilà des règles de foi que nous ne pouvons pas écarter de nos règlements de vie politiques. Notre rang est sublime, notre dignité est divine ; nous ne pouvons pas abdiquer la destinée présente, nous n’en pouvons pas décliner les devoirs très-augustes et très-pressants, — devoirs d’ordre particulier et d’ordre public, — sans abdiquer du même coup la dignité future. Nous n’avons la richesse, la force, la liberté, la vie, nous n’avons rien au monde pour nous seulement : à tout don qui nous est fait incombe le devoir de protéger dans leur âme et dans leur corps la multitude de nos frères faibles et ignorants. Or, la grande protection due aux faibles est d’établir des lois qui leur facilitent la connaissance de Dieu et la communication de Dieu. Nous serons examinés et jugés là-dessus, et nul chrétien ne peut croire qu’au jour où il lui sera demandé compte de ces petits abandonnés avec mépris ou défendus sans constance et sans amour, il se justifiera par la réponse de Caïn : Num custos fratris mei sum ego ?[8]
[8] Gen., IV, 3.
Que signifie l’argument de la liberté humaine, qui revient sans cesse par mille chemins tortueux et couverts dans les thèses du catholicisme libéral ? L’homme a la faculté de faire le mal et de ne pas faire le bien. Qui l’ignore et qui le conteste ? Mais la folie est étrange de conclure que Dieu, laissant à l’homme cette faculté, lui donne l’exemple et le modèle de l’indifférence entre la vérité et l’erreur, entre le mal et le bien. La moindre réflexion nous montre l’abondance des divins et miséricordieux obstacles dont Dieu a entouré l’exercice mauvais du pouvoir de choisir et de s’abstenir. Il nous ôte la ressource du néant et ne nous donne à décider qu’entre deux éternités. S’abstenir c’est avoir choisi. Voilà ce que l’on appelle avec tant d’emphase la liberté humaine !
Ce misérable quiproquo est la base sur laquelle toute la doctrine libérale est édifiée. Non, il n’y a point de liberté humaine dans ce sens périlleux ; Dieu n’a point fait ce dangereux présent à des êtres faillibles. Dieu seul est libre. Il nous a donné le libre arbitre, point la liberté.
Ce que nous avons vraiment la liberté de faire, c’est ce que nous pouvons faire impunément en présence de la justice parfaite. Eh bien, pouvons-nous impunément ne point obéir à Dieu, ne le point servir, ne point procurer autant qu’il est en nous que Dieu soit obéi et servi ? Pouvons-nous impunément ne point écouter l’Église ?
Ce sont là les termes vrais de la question. Tout effort pour l’éluder, de quelque applaudissement qu’il soit suivi, n’est que la vaine preuve d’une vaine dextérité.
A l’occasion de l’Encyclique Quanta cura, l’on a vu multiplier ces jeux frivoles. Diverses explications de l’Encyclique, plus ou moins respectueuses dans les formes, la réduisaient au fond à peu de chose, pour ne pas dire à rien. Cela fut très-goûté. Au bout d’une année, ce sont ces explications qui paraissent peu de chose, qui ne sont rien. Nous y avons lu que l’Encyclique ne contient absolument que la condamnation nécessaire et légitime de la liberté illimitée. L’Encyclique ne s’occupe pas de la liberté illimitée, qui est une folie et une hérésie contre les gouvernements, dont les gouvernements savent fort bien se défendre ; elle avertit les catholiques du péril dans lequel ils mettraient leurs frères et eux-mêmes, en préconisant, au mépris des enseignements de l’Église, certaines affirmations téméraires qu’elle qualifie en bloc la liberté de perdition, libertatem perditionis. L’Encyclique en trace une esquisse, le Syllabus en précise les trop reconnaissables traits. Il est clair que les notes données aux délires de l’indifférentisme, de l’incrédulité ou de l’hérésie caractérisée regardent peu les fidèles. Mais si l’on veut scruter les erreurs signalées comme contraires aux droits de l’Église, à son pouvoir, à l’obéissance qui lui est due, on connaîtra la « liberté de perdition ».
Et celle-là, les puissances séculières ne la combattent point comme la démence de la liberté illimitée ; mais au contraire elles la favorisent et même elles l’imposent. Leur instinct ne les trompe pas ! Tout ce qui émancipe l’homme du pouvoir de Dieu le précipite sous les pouvoirs de ce monde ; la barrière qu’il franchit en bravant les défenses divines est toujours la barrière de l’Éden.
Étant donc dans cette situation en face de Dieu et de l’Église, je nie au chrétien, lui qui doit obéir, le droit de déléguer la désobéissance. Je lui nie le droit, non-seulement de créer, mais même d’accepter sans protestation un pouvoir qui se constituerait indépendant de Dieu.
Le libéralisme catholique nie que le pouvoir puisse être chrétien ; je nie qu’il puisse impunément ne l’être pas et que nous puissions impunément nous dispenser de faire tout ce que la religion commande et approuve pour le maintenir chrétien ou l’obliger à le devenir.
Le pouvoir non chrétien, n’eût-il aucune autre religion, c’est le mal, c’est le diable, c’est la théocratie à l’envers. Si nous sommes forcés de subir ce malheur et cette honte, le malheur et la honte seront plus grands encore pour le monde que pour nous. Nous nous en tirerons par la grâce de Dieu, et seuls nous en pourrons tirer le monde. Mais provoquer, fabriquer de nos mains un gouvernement athée par principe, donner le sacre à cette chose absurde et vile, ce serait trahison envers le genre humain. L’humanité nous en demanderait compte devant Dieu. Elle nous accuserait d’avoir éteint la lampe, d’avoir été les complices des ténèbres où siégeait la mort.
Il me semble entendre Tertullien, s’adressant au chrétien fabricateur d’idoles : « Peux-tu prêcher un seul Dieu, toi qui en fais tant d’autres ? prêcher le Dieu vrai, toi qui en fais de menteurs ? — Je les fais, diras-tu, je ne les adore pas. — Même est la raison qui défend de les adorer, même la raison qui défend de les fabriquer : c’est, des deux côtés, l’offense à Dieu. Mais tu les adores, toi par qui l’on peut les adorer. Tu les adores et tu leur sacrifies la vie de ton âme : tu leur immoles ton génie, tu leur offres en libation tes sueurs ; pour eux tu allumes le flambeau de ta pensée. Tu leur es plus qu’un prêtre, car c’est par toi qu’ils ont des prêtres, et c’est ton travail qui fait leur divinité ![9] »
[9] De Idololatria, c. 6.
Il est vrai, le Libéralisme annonce le contraire. La lampe, dit-il, brillera davantage, et c’est alors qu’elle percera les ténèbres. Dès que nous serons catholiques nuancés, catholiques modifiés, enfin catholiques nouveaux, aussitôt nous convertirons le monde. Là-dessus, les catholiques libéraux sont inépuisables. Cette illusion console leurs esprits des défaillances de leurs cœurs ; ils la caressent, et l’éloquence qu’ils déploient révèle bien les violences de l’appétit d’Ésaü et la farce de sa passion pour les lentilles. Malheureusement le séduisant tableau des conquêtes que la religion devra faire moyennant le concours de l’esprit libéral, est gâté par un souvenir difficile à oublier.
Au commencement de l’Évangile selon saint Matthieu, le Tentateur s’approche de Jésus retiré dans le désert, et s’apercevant que la faim le tourmente, il lui dit : « Commandez que ces pierres se changent en pain. » Jésus lui répond : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Alors le Tentateur le transporte sur le sommet du Temple et lui dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit que les anges veilleront sur vous, vous soutiendront de leurs mains et empêcheront que votre pied ne heurte contre la pierre. » Jésus lui répond : Il est écrit aussi : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. » Le Tentateur fait un dernier effort, et livre son secret. Il transporte le Sauveur sur une haute montagne, et par un prestige, il lui fait voir tous les royaumes du monde et toute leur gloire. « — Je vous donnerai, dit-il, tout cela, si, vous prosternant, vous m’adorez. » Jésus lui répond : « Va-t-en. Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul. » Satan se retira, et en même temps les anges s’approchèrent, et ils servirent Jésus[10].
[10] Matth., c. IV.
Le Libéralisme renouvelle cette scène : l’Église est pauvre, elle a faim : que l’Église soit libérale, elle sera riche, les pierres se changeront en pain ! Mais la faim qui tourmente l’Église comme elle tourmentait Jésus, c’est la charité. L’Église a faim de nourrir les âmes languissantes. Le pain qu’elle veut leur distribuer, le pain qui les rendra fortes, c’est la parole sortie de la bouche de Dieu, c’est la Vérité. Le Libéralisme lui dit : Si vous êtes de Dieu, si vous avez la parole de Dieu, vous ne risquez rien de quitter le sommet du Temple : jetez-vous en bas, allez à la foule qui ne vient plus à vous, dépouillez ce qui lui déplaît en vous, dites-lui des paroles qu’elle aime d’entendre, et vous la reconquerrez ; car Dieu est avec vous ! Mais les paroles que la foule aime d’entendre ne sont pas les paroles sorties de la bouche de Dieu, et il est toujours défendu de tenter le Seigneur.
Enfin le Libéralisme prononce son dernier mot : Je tiens le monde et je vous donnerai le monde…
Mais il fait toujours la même condition : Si cadens adoraveris me. Descendez, tombez, prosternez-vous dans l’égalité de ceux qui n’ont point de Dieu, et suivez les gens de bien que je préposerai à votre conduite après qu’ils auront juré de ne franchir jamais le seuil d’un lieu de prière : alors vous verrez comme le monde vous honorera et vous écoutera, et comme Jérusalem renaîtra plus belle !
« Le roi du néant, disait saint Grégoire VII, promet de remplir nos mains. Ainsi, des princes de la terre, qui ne sont pas même assurés d’un jour, osent parler au Vicaire de Jésus-Christ. Ils lui disent : Nous vous donnerons la puissance, l’honneur, tous les biens, si vous reconnaissez notre suprématie, si vous faites de nous votre Dieu ; si, tombant à nos pieds vous nous adorez. »
Que de fois cette séduction a été essayée ! Aux Papes qu’il a persécutés, Frédéric d’Allemagne promettait un vaste développement de la Foi ; Cavour crut prendre Pie IX à ce mirage ; le Parlement de Florence, multipliant les insultes et les rapines, tient le même discours, mélange de dérision et de stupidité. Personne ne varie sur les conditions : Sortir du camp d’Israël, quitter ce stérile rocher de Rome, fermer l’oreille aux redites de cette Arche sainte qui ne rend jamais des oracles nouveaux ; enfin, tomber, adorer le Menteur et le croire uniquement !
Chose horrible, et aussi niaise qu’horrible : c’est au peuple du Christ que l’on propose d’accepter, de choisir pour chefs civils des ignorants qui ne savent pas que Jésus-Christ est Dieu, ou des vauriens qui le savent et qui s’engagent à gouverner comme s’ils l’ignoraient. Et l’on promet les bénédictions divines à des hommes, à des sociétés capables de cette folie et de cette bassesse ! Ce n’est pas ce que leur annonce l’Esprit-Saint. Les enfants d’Israël s’étant consacrés à Belphégor, Dieu dit à Moïse : « Prends tous les chefs du peuple, et pends-les à des potences, en plein jour, afin que ma fureur ne tombe point sur Israël[11]. » Voilà une note à mettre dans le dossier de la liberté des cultes. Il est dit ailleurs que « la justice élève les nations et que le péché rend les peuples misérables[12]. » Que fait le Libéralisme de cet oracle ? Le déclare-t-il abrogé, ou veut-il prétendre que la justice dont il est ici question est l’art impraticable de tenir la balance exacte entre Jésus, Luther, Mahomet et Joë Smith, entre Dieu et Belial ? Jésus ne veut point d’un pareil équilibre : « Qui n’est pas pour moi est contre moi[13]. »
[11] Nombres, XXV, 4.
[12] Prov., XIV.
[13] Matth., XII, 3.
« Sachez, empereur, écrivait saint Grégoire-le-Grand, sachez que la puissance vous est accordée d’en-haut afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel soient élargies, et que l’empire de la terre serve l’empire du ciel. » C’est la traduction de Bossuet.
Mais il s’agit bien de ces vieux dictons, de ces vieilles idées divines ! D’abord, le monde a changé, et enfin il faut suivre le courant.
« Suivre le courant, » c’est à quoi se résument ces fameuses inventions et ces grandes fiertés du libéralisme catholique.
Et pourquoi donc suivre le courant ! Nous sommes nés, nous sommes baptisés, nous sommes sacrés pour remonter le courant. Ce courant d’ignorance et de félonie de la créature, ce courant de mensonge et de péché, ce courant de boue qui porte à la perdition, nous devons le remonter et travailler à le tarir. Nous n’avons pas d’autre affaire au monde.
Notre histoire est le récit du triomphe de Dieu par la vérité désarmée de toute politique humaine à l’égard des princes et à l’égard du monde. Les païens étaient libéraux. Ils ont beaucoup voulu s’arranger avec l’Église. Ils ne lui demandaient que d’avilir un peu son Christ et de le faire descendre au rang de particulier divin. Alors le culte aurait été libre ; Jésus aurait eu des temples comme Orphée et comme Esculape, et les païens eux-mêmes, reconnaissant sa philosophie supérieure, l’auraient adoré.
En négociant cet accommodement, et pour aider à la transaction, le pouvoir public, poussé par les philosophes, les gens de lettres, les juifs, les astrologues et les apostats persécutait les chrétiens. Il arrivait, dans les provinces, que la persécution prenait d’un coup de filet une église entière. L’Évêque, le clergé, les fidèles, les enfants, les néophytes étaient là devant le proconsul. Fréquemment le proconsul les conjurait de le mettre à même de les acquitter ; il ne leur demandait qu’un signe. Ces chrétiens ne délibéraient pas, ne se disaient pas : Que deviendra l’Église et qui servira Dieu si nous mourons ? Ils confessaient le Dieu unique et ils mouraient. C’est ainsi qu’ils ont fait tomber le fer des mains du bourreau, ôté le glaive des mains de l’Empereur, et arraché le genre humain de l’abîme. Mais ce qu’ils avaient affirmé persécutés, ils ne l’ont pas renié vainqueurs. Ils avaient affirmé la royauté du Christ, ils l’ont établie, et la croix du Labarum a dominé la couronne impériale.
Le Déchu, le grand artisan d’hérésie s’appelle Satan, Adversarius ; l’adversaire du juste, du vrai, du bien ; et ce qu’il propose, est ce qu’il ne faut pas accepter. Comme il proposait jadis l’absorption, dans le même but, par des moyens analogues, par les mêmes organes ennemis et trompeurs, tantôt menaçant tantôt séduisant, il propose maintenant la séparation. Il disait aux premiers chrétiens : Abdiquez la liberté, entrez dans l’empire. Il nous dit aujourd’hui : Sortez de l’empire, entrez dans la liberté. Jadis : Unissez-vous ; aujourd’hui : Séparez-vous. Jadis, une union qui eût avili l’Église ; aujourd’hui, une séparation qui avilirait la société. Ni cette union ne convenait alors, parce qu’elle eût été l’absorption, ni cette séparation ne serait bonne aujourd’hui, parce qu’elle serait la répudiation. L’Église ne répudie pas la société humaine et ne veut pas en être répudiée. Elle n’a pas abaissé sa dignité, elle n’abdiquera pas son droit, c’est-à-dire, au fond, sa liberté royale. Il est de l’intérêt de l’Adversaire, non de l’intérêt de l’Église et de la société chrétienne d’ôter la croix à la couronne et d’ôter la couronne à la croix.
Les chrétiens ont pris à la société païenne ses armes et ses temples pour les transformer, non pour les détruire. Du temple ils ont expulsé l’idole ; à la force, ils ont imposé le droit. Cette folle pensée d’anéantir la force ne leur est pas même venue. La force se laisse déplacer, se laisse discipliner, se laisse sanctifier : qui se flattera de l’anéantir, et pourquoi donc l’anéantir ? Elle est une très-bonne chose ; elle est un don de Dieu, un caractère de Dieu. Ego sum fortissimus Deus patris tui[14].
[14] Genèse, XLVI, 3.
Comme le droit est par lui-même une force, la force par elle-même peut être un droit. Le genre humain et l’Église reconnaissent un droit de la guerre. De ce fer qu’il ôtait à la force barbare, le christianisme a fait des cuirasses pour les faibles, de nobles épées dont il a armé le droit. La force aux mains de l’Église est la force du droit, et nous ne voulons pas que le droit demeure sans force. La force à sa place et faisant son office, voilà l’état régulier.
Parce que dans le monde présent la force n’est pas partout à sa place, c’est-à-dire à la disposition de l’Église ; parce que loin de servir le droit, elle abuse contre le droit, conclurons-nous avec les illuminés qui décrètent, les uns l’anéantissement de la force, les autres que le droit suprême n’aura plus jamais la force en main, de peur qu’il ne vienne à gêner la liberté qui veut détruire la vérité ?
Il faudrait, au contraire, donner avec joie tout autre sang pour remettre la force dans son rôle légitime, pour l’attacker au seul service du droit.
La force doit protéger, affermir, venger le plus grand, le plus illustre, le plus nécessaire droit de l’homme, qui est de connaître et de servir Dieu ; elle doit mettre l’Église à même de dispenser ce droit à tout homme sur la terre. N’abandonnons pas cette vérité que le catholicisme libéral jette et noie dans le courant, avec tant d’autres.
Elle est indigne, cette suggestion de suivre le courant ; elle révolte même le simple honneur humain, et c’est un trait de ce temps-ci qu’on la puisse tenter sur des hommes qui ont été marqués du saint chrême ! Imaginons qu’un roi renversé du trône, seul et dernier espoir de la patrie conquise, vient tout à coup déclarer qu’il s’estime justement détrôné et qu’il n’aspire qu’à jouir de ses biens particuliers, suivant le droit commun, sous la protection des déprédateurs de son peuple : voyez-vous l’immense avilissement de ce malheureux ! Cependant ce ne serait rien en comparaison de ce que l’on nous propose.
Ce roi imaginaire ferait une ignominie gratuite. On ne le voudrait pas croire. Ceux à qui il offrirait de vendre ses droits et son honneur lui diraient : Allons donc ! Tu es roi…
Nous ferions pire, et par cette raison l’on nous croirait moins encore. J’ajoute que l’on aurait grandement raison de ne nous croire pas. Comme autrefois parmi les jureurs de la constitution civile du clergé, il y aurait parmi nous des repentants et des rétractants. Or, les catholiques qui demeureraient ou redeviendraient simplement catholiques, feraient douter de la sincérité de ceux qui voudraient rester libéraux. Quel parti prendraient ces derniers, entre les orthodoxes qui leur jetteraient l’anathème et les incrédules qui leur réclameraient des garanties ? Voilà une éventualité certaine dont ils doivent se préoccuper. Si les catholiques libéraux se rattachent au groupe fidèle, s’ils se soumettent à l’enseignement de l’Église qui affirme ses droits sur le monde, ils n’ont rien fait. S’ils fournissent les garanties qu’on exige d’eux dans l’autre camp, ils se séparent, ils trouvent bon que la liberté impose silence aux dissidents, ils donnent les mains à la persécution, ils sont du même coup apostats de l’Église et apostats de la liberté.
Ils peuvent compter qu’ils n’échapperont pas à l’un ou à l’autre de ces termes :
Libéraux pénitents, — ou catholiques impénitents.
Mais je fais une hypothèse. J’admets que nous suivions tous le courant. Je dis tous, sauf le Pape, car l’hypothèse ne peut aller jusque-là. Qu’en résulterait-il ? Il y aurait une force de moins sur la terre. Quelle force ? Ah ! ce ne serait point la force barbare, ni la force brutale…
La force qu’il y aurait de moins sur la terre serait cette force par laquelle il a plu à Dieu jusqu’ici de vaincre le monde, et le monde jusqu’ici est encore vaincu. Dieu triomphe par un petit nombre de fidèles ; ce petit nombre, pusillus grex, à qui il est dit, comme au commencement : « Ne craignez point » ; ce petit nombre qui est appelé le sel de la terre. Si le sel s’affadit, avec quoi salera-t-on ?[15]
[15] Matth., V. 13.
O sagesse prophétique de la parole divine ! le grain de sable est la sentinelle de Dieu sur le bord de l’Océan, et lui dit : Non amplius ! Le grain de sel est la vigueur des montagnes et la fécondité des vastes prairies.
Nous nous tournons vers le Crucifié de Jérusalem, vers le Crucifié de Rome, vers sa vérité abandonnée et trahie ; nous lui disons : Je te crois, je t’adore et je veux bien être foulé aux pieds comme toi, tourné en dérision comme toi ; je veux bien mourir avec toi !… Nous disons cela, et le monde est vaincu.
Il ne sera jamais vaincu autrement, jamais nous ne lui arracherons autrement ses armes, dans le but de les transfigurer et de les sanctifier en nous en servant pour éteindre toute voix de blasphème et aplanir tout obstacle entre les petits de ce monde et l’éternelle vérité. Car il faut que tout homme sache et prononce ces paroles, ce Credo qui seul peut délivrer le monde, cet adveniat qui sollicite l’éternelle paix.
La première parole de grande liberté qui ait été prononcée d’une bouche mortelle, le premier acte de grande liberté que le genre humain ait vu accomplir, ce fut quand deux pauvres juifs, les apôtres Pierre et Jean, proclamèrent le devoir d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, et continuèrent de répandre l’enseignement que l’erreur et la persécution, sous des masques de justice et de prudence, voulaient supprimer[16]. Qui suit cet exemple est libre, libre des faux juges, libre des faux sages ; il entre dans la cité imprenable ; sa pensée, délivrée des basses terreurs, est soustraite à l’empire de la mort ; il met à couvert de l’esclavage tous ceux qu’il peut persuader.
[16] Act. Apost., IV, 19-20.
Mais il faut observer deux choses.
Premièrement, cet acte de liberté que font les apôtres envers les puissances de la terre, est en même temps un grand hommage de soumission qu’ils font envers Dieu, et ils ne sont si forts contre le monde que parce qu’ils obéissent à Dieu.
Dans un discours tenu au congrès de Malines, discours éloquent, très-célèbre parmi les catholiques libéraux, on fait remonter la liberté de conscience à ce premier et fameux non possumus, on dit qu’elle y fut créée et promulguée. — Tout au contraire, selon la juste remarque d’un publiciste anglais[17], c’est ce jour-là, c’est par ce non possumus que la conscience humaine connut et accepta le frein d’une loi immuable. Ce n’était pas un principe de liberté libérale que saint Pierre évoquait : il proclamait le devoir impérissable, irrévocable, imposé de Dieu qui l’obligeait de prêcher la Révélation. Il n’annonçait donc pas au monde l’émancipation libérale de la conscience : il chargeait au contraire la conscience du glorieux poids de rendre témoignage à la vérité ; il l’émancipait des hommes, non pas de Dieu. Il pouvait demander aux païens, de la part de Dieu, la liberté pour les chrétiens, il ne donnait certainement ni ne rêvait de donner aux chrétiens la licence d’élever l’erreur au niveau de la vérité, de telle sorte qu’elles dussent un jour traiter d’égale à égale, et que la vérité considérât l’erreur comme souveraine de droit divin en tel lieu, pourvu qu’elle fût elle-même souveraine ou tolérée en un autre lieu. Et quelles réponses alors cette vérité humiliée et diminuée saurait-elle faire aux sophismes sans nombre de l’erreur ?
[17] Les Rapports du Christianisme avec la Société civile, par Édouard Lucas, discours prononcé à l’Académie Catholique de Londres, et publié par Mgr Manning.
Secondement, cette vérité de délivrance, cette vérité unique, l’Église seule a mission de l’enseigner et elle n’en persuade que les âmes remplies de Jésus-Christ.
Où Jésus-Christ n’est point connu, l’homme obéit à l’homme et lui obéit absolument ; où la connaissance de Jésus-Christ s’efface, la vérité baisse, la liberté subit une éclipse, la vieille tyrannie reprend et étend ses anciennes frontières. Quand l’Église ne pourra plus enseigner Jésus-Christ tout entier, quand les peuples ne comprendront plus qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, quand il ne s’élèvera plus de voix pour confesser la vérité sans déguisement et sans amoindrissement, alors la liberté aura quitté la terre. Alors l’histoire humaine sera près de sa fin.
Néanmoins, tant qu’il restera un seul homme de foi parfaite, celui-là sera libre du joug universel, aura dans ses mains ses destinées et celles du monde ; le monde n’existera que pour la sanctification de ce dernier. Et si ce dernier aussi apostasiait, s’il disait à l’Antechrist, non qu’il a raison de persécuter Dieu, mais seulement qu’il lui est permis de ne pas employer sa force à faire régner Dieu, ce serait sa sentence et celle du monde que prononcerait l’apostat. La terre ne donnant plus à la vérité divine la confession et l’adoration qu’elle lui doit, Dieu retirerait son soleil. Privé du contrepoids de l’obéissance et de la prière, le blasphème ne monterait pas au ciel, mais il périrait aussitôt. De lui-même il retomberait dans le puits de l’abîme.
Mais le dernier mot de l’Église militante ne sera pas une parole d’apostasie. Je me représente le dernier chrétien en face du suprême Antechrist, à la fin de ces jours terribles, quand l’insolence de l’homme se sera stupidement réjouie d’avoir vu les étoiles tomber des cieux. On l’amène lié, à travers les huées de cette boue de Caïn et de Judas qui s’appellera encore l’espèce humaine. — Et ce sera l’espèce humaine en effet ; l’espèce humaine parvenue au comble de la science, descendue au dernier degré de l’abjection. Les anges saluent l’astre qui n’est pas tombé, l’Antechrist contemple le seul vivant qui refuse d’adorer le mensonge et de dire que le Mal est le Bien. Il espère encore le séduire ; il demande à ce chrétien comment il veut être traité. Que penserons-nous que le chrétien réponde, et que peut-il répondre, sinon qu’on le traite en roi ? Il est le dernier fidèle, il est le dernier prêtre, c’est lui qui est le Roi. Il a tout l’héritage d’Abraham, tout l’héritage du Christ. Dans ses mains enchaînées, il tient les clefs qui ouvrent la vie éternelle ; il peut donner le baptême, il peut donner le pardon, il peut donner l’Eucharistie ; l’autre ne peut donner que la mort. Il est roi ! Et je défie bien l’Antechrist avec toute sa puissance, de ne pas le traiter en roi, puisqu’enfin le cachot lui est aussi un empire et le gibet un trône.
A qui ferait aux catholiques la même question, les catholiques doivent la même réponse. Le libéralisme moderne veut que les enfants de l’Église lui donnent un sacre et il leur parle comme le roi sarrazin parlait à Louis de France : — Si tu veux vivre, fais-moi chevalier.
Le saint captif lui répondit : — Fais-toi chrétien.
Deux puissances vivent et sont en lutte dans le monde moderne : la Révélation et la Révolution. Ces deux puissances se nient réciproquement, voilà le fond des choses.
La lutte a donné naissance à trois partis :
1o Le parti de la Révélation, ou parti du Christianisme. Le parti Catholique en est la tête si élevée au-dessus des ignorances et des bassesses contemporaines, qu’elle semble n’avoir pas de corps ; mais cependant ce corps, souvent presque invisible, existe, et il est même le plus réellement puissant qui soit sur la terre, parce que, indépendamment du nombre, il est le seul qui possède véritablement cette force incomparable et surhumaine qu’on appelle la Foi.
2o Le parti Révolutionnaire, dont les écoles dites libérales ne sont que les masques indécis et la parole changeante et hypocrite.
3o Le Tiers-Parti, qui prétend tenir des deux autres et qui se croit de force à les concilier. Le Tiers-Parti se nomme l’Éclectisme et il est la Confusion, c’est-à-dire l’Impuissance.
Par cela même que le Tiers-Parti adopte la Révolution, il nie le Christianisme, dont la Révolution est la contradiction absolue et la négation formelle. Par cela même que le parti Catholique est l’affirmation de la vérité chrétienne, il nie la Révolution qui est le mensonge anti-chrétien, il nie le Libéralisme et l’Éclectisme, qui ne sont, chez la plupart, que l’hypocrisie de ce mensonge, et chez un certain nombre que le résultat de ses séductions. Le parti Catholique les nie. Nous les nions comme nos pères ont nié l’idolâtrie, l’hérésie et le schisme ; nous les nions dussions-nous périr ; et nous savons que si nous périssons en ce combat nous ne serons pas vaincus.
C’est sous le drapeau du Tiers-Parti, dans la Confusion, dans l’Impuissance que le Libéralisme catholique expose ses combinaisons prétendues conciliatrices, partout mal accueillies, fréquemment repoussées avec dérision. Les catholiques, qui ont leur conception dogmatique et leur pratique historique de la liberté, ne veulent pas de ses systèmes compliqués et louches à tant d’égards ; les révolutionnaires, les libéraux et les éclectiques, qui prétendent avoir leur christianisme, le renvoient à son église, dont il n’a pas secoué le joug. Ils lui rappellent que son église ne l’avoue pas, que même elle l’avertit de prendre garde. Ils lui signifient que son église n’est pas la leur : dans leur église à eux, les chrétiens ne peuvent entrer que par la porte de l’apostasie.
On est attristé de voir des hommes d’un grand mérite et qui ont rendu de grands services, s’efforcer de faire pénétrer chez les catholiques des doctrines que ceux-ci repoussent comme attentatoires aux droits et à la dignité de l’Église, tandis que les adversaires et les ennemis de l’Église les rejettent comme encore trop imprégnées de l’esprit chrétien. Leurs formules, inspirées par cet esprit de compromis qui confond toutes les limites, rencontrent partout le même sort malheureux. Ils parlent de l’indépendance de l’Église : ce mot seul est de trop pour les révolutionnaires, on leur enjoint de l’effacer : et en même temps, d’un autre côté, comme ils parlent aussi de l’indépendance de l’État, les catholiques observent que sous le couvert de ce mot, par la force des choses, ils subordonnent la société religieuse au pouvoir civil et font dépendre l’existence matérielle du christianisme de la bienveillance de ses ennemis, lesquels, en toute circonstance, se montrent non-seulement indifférents mais hostiles, non-seulement hostiles mais furieux. Il s’agit toujours de concilier l’inconciliable, d’obtenir pour l’Église une grâce qu’on ne veut point lui accorder, de soumettre l’Église à des conditions de grâce qu’elle ne saurait supporter. Nulle richesse d’éloquence ne peut dissimuler longtemps ce fond d’incurable misère, nulles paroles dans aucune langue n’ont une élasticité qui puisse mettre d’accord et retenir ensemble de pareilles contradictions. Libre coopération, indépendance réciproque des deux pouvoirs, etc. Que signifient ces sonorités ? Que tirer pratiquement de la « libre coopération » de l’âme et du corps, de « l’indépendance réciproque » de la matière et de l’esprit ?
Il y a des mots plus malheureux, parce qu’ils ont une portée plus nette. L’invitation faite à l’Église de renoncer au privilége est un de ces mots qui blessent le sens catholique.
En effet, l’Église a une constitution divine, elle vit de son droit propre, et non de privilége. Qui donc lui aurait accordé un privilége qui ne lui appartînt pas de nature ? L’État ? Mais alors la société civile est donc supérieure à la société religieuse et peut légitimement lui reprendre ce qu’elle lui a bénévolement octroyé ? L’histoire, d’accord avec le bon sens chrétien, condamne la fausse vue que trahit ce langage. L’Église n’a pas été faite par l’État : c’est elle au contraire qui a fait l’État et la société ; et ni l’État ni la société n’ont octroyé à l’Église des priviléges : ils lui ont reconnu une manière d’être antérieure à leur propre existence, un droit qui ne relève d’eux en aucune sorte et qu’ils ne peuvent modifier que par un abus contre lequel l’intérêt public l’oblige de protester.
Nous ne pouvons partager l’ignorance où l’ingratitude révolutionnaire prend soin de s’enfermer. Nous savons que l’Église a grandi malgré la puissance païenne, qu’elle a changé l’assiette du monde, qu’elle est, en un mot, la mère et l’institutrice des États chrétiens, et que la supériorité de leur civilisation est due à ses principes et en dépend toujours. Nous savons aussi que l’Église n’a pu accomplir ce grand ouvrage, ne l’a pu défendre et ne le pourra maintenir qu’au moyen de cette constitution propre qui lui a été donnée de Dieu pour agir dans le monde en sa double qualité de Mère et de Reine, également maîtresse du genre humain par l’amour, par la lumière et par l’autorité. Et nous attribuerons aujourd’hui aux écoulements déjà si restreints de cette suprématie maternelle et royale, le caractère flétrissant de priviléges, de concession humaine qu’il faut enfin abdiquer ! L’Église a moins encore le droit de les abdiquer que la société le droit de les suspendre, car il ne lui est pas donné de se méprendre sur la source d’où ils viennent et sur le but qu’ils doivent réaliser. En présence de l’État incrédule ou hérétique, elle saura subir la privation temporaire de l’exercice de sa prérogative divine ; elle ne peut proclamer qu’elle en fait l’abandon, qu’elle rejette comme mauvais ou superflu ce qui lui a été, non-seulement conféré, mais imposé de Dieu pour le bien du monde. Quand l’Église conclut un concordat, elle ne traite pas en subordonnée, mais en supérieure ; c’est elle qui concède ; elle ne reçoit pas des priviléges, elle en accorde. Elle les accorde à regret, car si elle évite par là un plus grand mal, l’expérience a trop prouvé que ces concessions ne sont guère propices au bien général, rien de ce qui affaiblit le sentiment chrétien ne pouvant tourner à l’avantage de personne.
L’argument que le Libéralisme croit tirer de ces concessions contre les principes, est indigne d’une raison chrétienne. En premier lieu, l’Église ne concède point sur les principes, ne signe point de traités où ils ne soient réservés. En second lieu, exposée aux coups emportés de la force et n’ayant d’autre arme naturelle que sa patience, l’Église, suivant la profonde observation de J. de Maistre, « ne refuse à la souveraineté qui s’obstine, rien de ce qui ne fait naître que des inconvénients. »
Les docteurs du libéralisme catholique se flattent d’expliquer la fameuse devise « l’Église libre dans l’État libre » en disant que par là ils entendent « la liberté de l’Église fondée sur les libertés publiques ».
Ce n’est pas ainsi que l’entendaient nos ancêtres, remarque le publiciste anglais que nous avons déjà cité. Et il reproduit ces paroles du cardinal Wiseman, dans ses Conférences sur les concordats : « Nos pères étaient si éloignés de redouter les libertés de l’Église qu’il leur semblait en les développant faire faire autant de progrès aux libertés civiles. A peine existe-t-il une charte qui ne base son système d’affranchissement sur la liberté de l’Église et l’exercice illimité de ses droits. » Faudra-t-il, ajoute M. Lucas, renverser l’ancien ordre de choses, et au lieu de ces libertés publiques fondées sur l’organisation chrétienne, chercher dans les libertés politiques la base de celles de la religion… Cette proposition irait à asseoir l’immuable sur le mouvant. Prenons garde aux conclusions que l’on peut tirer d’un langage équivoque : il est périlleux d’habituer toute une génération à porter de l’ambiguité dans les questions d’une importance vitale, et en vantant outre mesure la droiture avec laquelle nos ennemis sauraient appliquer des principes insoutenables, on prépare mal la jeunesse à combattre et à supporter les persécutions futures.
C’est encore une ambiguité d’avancer que l’Église ne peut être libre qu’au sein d’une liberté générale. Que veut-on faire entendre, si ce n’est que la liberté de l’Église dépend de causes extrinsèques ? Et cependant la société chrétienne existant par la volonté divine, ayant pour chef Jésus-Christ qui lui a assuré une durée impérissable, ne pourrait qu’être libre par sa nature et son essence ; et cette liberté se communique à toute la société, sur laquelle elle agit comme le levain dans la pâte et comme l’âme sur le corps.
Il est impossible de comprendre comment la société pourrait être asservie là où l’Église est vraiment libre ; tandis que la société la plus affranchie en apparence, si elle souffre que l’Église soit liée, se verra liée elle-même encore plus étroitement, et ne sera en réalité que libertine, et non pas libre. La police permet beaucoup de choses que la liberté interdirait, ou plutôt s’interdirait ; mais ces licences que donne la police ne sont point la liberté, ne seront jamais la liberté. Dans une société qui restreint la liberté de l’Église, l’individu fera peut-être ce qu’il voudra de son corps, et n’en voudra rien faire de bon ; son âme ne lui appartient pas, et bientôt son corps même ne lui sera pas laissé.
Si l’Église ne peut être libre qu’au sein d’une liberté générale, c’est dire qu’elle ne peut être libre qu’à la condition de voir s’élever contre elle la liberté de la nier et de la détruire par toutes les offenses et tous les moyens légaux qu’un tel ordre de choses mettra nécessairement aux mains de ses ennemis. Et comme elle y doit non moins nécessairement ajouter la renonciation à ses « priviléges », sans quoi il n’y aurait plus de liberté générale, il en résultera qu’elle perdra d’autant le pouvoir d’imposer aux hommes le frein intérieur par lequel ils deviennent capables et se sentent dignes de la liberté. Dès lors, par une conséquence fatale, le frein politique montera, et la société verra vite arriver cette heure funeste où César, du consentement de la « liberté générale », se déclare pontife et dieu : Divus Cæsar, imperator et summus pontifex.
Ainsi, par la « liberté générale » et par la « suppression du privilége », son corollaire obligé, le Christianisme prendrait dans le monde une position encore inférieure à celle qu’il occupe aujourd’hui.
Telles sont les affinités de toute erreur avec toutes les erreurs, et telle est la pente commune des erreurs limitées vers l’erreur générale, que nous voyons le libéralisme catholique, si fier dans son attitude extérieure, converger vers le césarisme du même pas que la Révolution. Et c’est au nom de la liberté de conscience que l’on tend à cet universel écrasement de la conscience humaine ! Il faut concilier les principes du christianisme avec ceux de la société moderne ; la société moderne l’exige, il faut en passer par là, accepter toutes ses conditions, rejeter tout ce qui lui déplaît, protester contre tout retour à des idées dont elle ne veut plus ! Mais ceux qui trouvent que la société moderne a tort ; ceux qui estiment que ce personnage fantasque — et peut-être fantastique, — affiche d’iniques prétentions ?… Ceux-là, quels que soient leur dignité et leur nombre, doivent se taire, subir le joug, disparaître d’un monde que leur présence irrite. La société libérale, l’humanité émancipée n’entend pas subir leurs contradictions. Il faut courir à cette unité renversée qu’elle rêve pour empêcher l’unité que réaliserait le Pasteur divin, l’unité infernale qui mettra le troupeau sous la seule houlette de César ! Évidemment, à l’exemple des autres docteurs révolutionnaires, les docteurs du libéralisme catholique ont laissé entrer dans leur pensée qu’un même mode de vivre peut et doit être institué dans tous les États européens. Quant aux différences de races, de caractères, d’habitudes religieuses et politiques qu’il faudrait briser et broyer pour obtenir une pareille assimilation, ils n’en tiennent pas compte : la société moderne exige ce sacrifice, la liberté de conscience le fera ! Ne faut-il pas agréer à la « société moderne » ? Ne faut-il pas sauver la liberté de perdition ?…
Au moment où je relis ces lignes, les journaux nous apportent des paroles de Pie IX. Elles sont pleines à la fois de tristesse, de lumière et de fermeté, et elles s’appliquent au sujet de cet écrit. Je m’interromps pour écouter avec le respect et l’amour que nous devons tous au Père des chrétiens.
Le Saint-Père vient de dire qu’il déplore et condamne les usurpations, l’immoralité croissante, la haine contre la religion et l’Église. Il ajoute cet avertissement solennel :
« Mais, tout en déplorant et condamnant, je n’oublie pas les paroles de Celui dont je suis le représentant sur la terre, et qui, dans le jardin de son agonie et sur la croix de ses douleurs, élevait vers le ciel ses yeux mourants et disait : Pater, dimitte illis, nesciunt enim quid faciunt ! Moi aussi, en face des ennemis qui attaquent le Saint-Siége et la doctrine catholique elle-même, je répète : Pater, dimitte illis, nesciunt enim quid faciunt !
« Il y a deux classes d’hommes opposés à l’Église. La première comprend des catholiques qui la respectent et qui l’aiment, mais critiquent ce qui émane d’elle. Depuis le concile de Nicée jusqu’au concile de Trente, comme l’a dit un savant catholique, ils voudraient réformer tous les canons. Depuis le décret du Pape Gélase sur les Livres saints, jusqu’à la bulle qui a défini le dogme de l’Immaculée Conception, ils trouvent à redire à tout, à corriger en tout ; ils sont catholiques, ils se disent nos amis, mais ils oublient le respect qu’ils doivent à l’autorité de l’Église, et s’ils n’y prennent garde, s’ils ne reviennent promptement sur leurs pas, je crains bien qu’ils ne glissent sur cette pente jusqu’à l’abîme où déjà est tombée la seconde classe de nos adversaires.
« Celle-ci est la plus déclarée et la plus dangereuse. Elle se compose de philosophes, de tous ceux qui veulent atteindre la vérité et la justice avec la seule ressource de leur raison. Mais il leur arrive ce que l’apôtre des nations, saint Paul, disait il y a dix-huit siècles : Semper discentes et nunquam ad cognitionem veritatis pervenientes. Ils cherchent, ils cherchent, et bien que la vérité semble fuir devant eux, ils espèrent toujours trouver et nous annoncent une ère nouvelle où l’esprit humain dissipera de lui-même toutes les ténèbres.
« Priez pour ces hommes égarés, vous qui ne partagez pas leurs erreurs. Vous êtes vraiment les disciples de Celui qui a dit : Ego sum via, veritas et vita. Vous savez aussi que tout le monde n’est pas appelé à interpréter sa parole divine, qu’il n’appartient pas aux philosophes d’expliquer sa doctrine, mais seulement à ses ministres, à ceux auxquels il a donné la mission d’enseigner en leur disant : Qui vos audit me audit, quand vous parlerez aux hommes, c’est ma voix même qu’ils entendront[18]. »
[18] Réponse du Saint-Père, à l’Adresse des fidèles de diverses nations réunis à Rome, le 17 mars 1866.
Ce serait allonger sans utilité ces observations que de s’arrêter à considérer le monstre vague que l’on appelle la « société moderne », de chercher s’il demande réellement tout ce qu’on lui fait demander, et si sa force matérielle, très-différente en ce cas de la force intellectuelle, est aussi considérable et prépondérante qu’on le dit. Les bonnes raisons, les raisons de fait, ne manquent pas pour contester la profondeur de ce torrent, d’ailleurs si bruyant et si violent. Nous l’entendons bien, nous savons bien qu’il menace d’emporter l’Église et quiconque voudra défendre son intégrité. Pour mon compte, néanmoins, je ne suis pas éloigné de croire que la société moderne, en France et dans d’autres pays, contient encore beaucoup de séve catholique pure et parfaite, et que l’Europe, au-dessous d’une certaine couche qui a peut-être plus d’écume que d’épaisseur, n’est nullement disposée à abandonner le Christianisme. Il m’est impossible d’admettre que les groupes politiques, littéraires et artistiques où l’on décrète la déchéance du Christ et de sa loi, ont plus de racines dans le sol français et représentent mieux le fond national que ce nombreux et glorieux clergé, ces œuvres sans nombre, ce zèle généreux et inépuisable qui couvre le pays de bienfaits et de monuments. On objectera le succès scandaleux d’un livre impie ou d’un journal antichrétien : ce succès est déplorable sans doute ; il s’en faut pourtant que ce soit une preuve sans réplique. Dans le courant de 1864 et de 1865, il s’est bâti en France plus d’églises que le blasphème de M. Renan n’a eu d’éditions : les églises élèvent leurs flèches couronnées de la croix ; l’œuvre du blasphémateur est tombée pour jamais sous les pieds insouciants des fidèles. Et qui doute dans le monde quelle serait la grosse affaire d’État de supprimer par exemple le Siècle, ou d’emprisonner pour un acte religieux l’évêque du diocèse où le Siècle compte le plus de lecteurs !
Joseph de Maistre écrivait, au commencement de ce siècle : « Il y a dans le gouvernement naturel et dans les idées nationales du peuple français, je ne sais quel élément théocratique et religieux qui se retrouve toujours. »
Mais je ne veux pas insister sur ce point, de nulle importance quant au devoir des catholiques. Mettons les choses au pire ; accordons que le torrent irréligieux a toute la force dont il se vante, et que cette force peut nous emporter : Eh bien, le torrent nous emportera ! Ce sera peu, pourvu qu’il n’emporte pas la vérité.
Nous serons emportés et nous laisserons la vérité derrière nous, comme l’ont laissée ceux qui furent emportés avant nous. Malgré le torrent, nous la tenons pourtant et nous l’embrassons, cette vérité toujours nouvelle ; nous sommes venus à cette terre que l’on dit aride, avons connu sa jeunesse et sa fécondité. Que seulement nos œuvres y répandent le sel fécondant et y amassent le grain de sable qui amortit la mer : comme nos pères nous ont conservé cet abri, nous le conserverons aux générations à naître. Le monde a encore un avenir ou il n’en a plus. Si nous touchons à la fin des âges, nous n’avons à bâtir que pour l’éternité ; si de longs siècles doivent se dérouler, en bâtissant pour l’éternité, nous aurons bâti pour le temps. En face du fer ou en face du mépris, soyons les fermes témoins de la vérité de Dieu, notre témoignage subsistera. Il y a une végétation qui monte invinciblement sous la main du Père céleste. Là où le germe est déposé, l’arbre s’enracine ; là où le martyr a laissé ses os, il pousse une église. Ainsi se forment les obstacles qui divisent et arrêtent les torrents. En ces jours de stérilité, après quinze siècles, nous vivons encore du froment amassé dans les catacombes.
Le sphynx révolutionnaire, sous le nom d’esprit moderne, propose quantité d’énigmes dont les catholiques libéraux s’occupent plus qu’il ne convient à la dignité des enfants du Christ. Aucun d’eux d’ailleurs n’y répond de manière à contenter ni le sphynx, ni soi-même, ni personne, et l’on peut observer que le monstre dévore premièrement ceux qu’il flatte de l’avoir mieux deviné.
Peu de fierté, peu de foi restent en ceux-là ! Ils viennent, non sans arrogance, au nom du sphynx et en leur propre nom, demander comment le Catholicisme « intolérant » saurait s’arranger « des conquêtes » de l’esprit dissident, de ses droits de l’homme, de sa liberté des cultes, de ses constitutions politiques établies sur ces bases, etc., etc. Rien n’est moins mystérieux.
Premièrement, l’esprit dissident à tous les degrés le prend sur un pied de supériorité qui ne lui appartient pas et que nous ne reconnaissons pas. L’erreur n’est ni la maîtresse, ni l’égale de la vérité, n’a rien de légitime à lui imposer, ne peut légitimement rien contre elle ; et, par suite, les disciples de l’erreur, infidèles, incrédules, athées, renégats, ne sont ni les maîtres ni les égaux légitimes des disciples de Jésus-Christ, le Dieu unique. Entre la cohue qui s’amasse autour de l’erreur, et la société parfaite que forme l’Église du Christ, les obligations ne sont nullement pareilles au point de vue de l’inaltérable droit. Nous savons parfaitement à qui il a été dit : Allez, enseignez : — Parole, pour le remarquer en passant, identique à ce grand Crescite, croissez, qui fut prononcé au commencement des choses ; et ces deux paroles sont vivantes en dépit des ruses et des triomphes de la mort. — L’erreur n’a rien à enseigner de droit divin, n’a pas le droit divin de croître et de multiplier. La vérité peut tolérer l’erreur, l’erreur lui doit la liberté.
Secondement, les partisans de l’erreur ayant pris le dessus et intronisé dans le monde de prétendus principes qui sont la négation du vrai, et par conséquent la destruction de l’ordre, nous leur laissons ces faux principes jusqu’à ce qu’ils s’en dégoûtent ou en meurent, et nous gardons nos vérités, dont nous vivons.
Troisièmement, lorsque le temps sera venu, lorsque l’épreuve sera faite et qu’il faudra reconstruire l’édifice social suivant les règles éternelles, que ce soit demain, que ce soit dans des siècles, les catholiques arrangeront les choses comme pour eux. Sans s’inquiéter de ceux qui voudraient demeurer dans la mort, ils établiront des lois de vie. Ils mettront Jésus-Christ à sa place, en haut, et on ne l’insultera plus. Ils élèveront les enfants pour connaître Dieu et honorer leurs pères. Ils maintiendront l’indissolubilité du mariage, et si les dissidents s’en trouvent mal, leurs fils s’en trouveront bien. Ils imposeront l’observation religieuse du dimanche pour le compte et pour le bien de la société toute entière, quitte à laisser les libres-penseurs et les juifs célébrer pour leur propre compte le lundi ou le samedi. Ceux que cette loi pourrait gêner seront gênés. Le respect ne sera plus refusé au Créateur et le repos à la créature dans l’unique but de contenter quelques maniaques, dont la frénésie fait si sottement et si insolemment pécher tout un peuple. Leurs maisons en seront d’ailleurs, comme les nôtres, plus solides, et leurs champs plus féconds.
En un mot, la société catholique sera catholique, et les dissidents qu’elle tolérera connaîtront sa charité, mais ne morcelleront pas son unité.
Voilà ce que l’on peut, de la part des catholiques, répondre au sphynx ; et ce sont les paroles qui le tueront. Le sphynx n’est pas invulnérable ; nous avons contre lui les armes qu’il faut. L’Archange n’a pas vaincu le Rebelle avec des armes matérielles, mais avec cette parole : Quis ut Deus ? Et Satan est tombé foudroyé d’un coup de lumière.
En résumé, le parti catholique libéral accepte la rupture de la société civile avec la société de Jésus-Christ. La rupture lui paraît bonne, il la veut définitive. Il croit que l’Église y gagnera la paix, et même, plus tard, un grand triomphe. Néanmoins les perspectives de triomphe ne sont présentées qu’aux catholiques « intolérants », et on ne leur en parle qu’à voix basse. Tenons-nous à la paix.
A coup sûr, cette église libérale, église tout-à-fait de « son temps », ne pouvant être raisonnablement soupçonnée d’obéir à Rome, devra cesser d’irriter ou d’effrayer les généreux esprits qui ont résolu de cautériser enfin « le chancre pontifical ». Dès lors, pourquoi les catholiques, devenus semblables à tout le monde, n’obtiendraient-ils pas le bénéfice du mépris ! Ils seront méprisés, ils vivront en paix ; ils vaqueront à leur culte comme à leurs autres affaires ; le Siècle ne criera pas plus au clérical contre le paroissien de Saint-Sulpice que contre les brebis libérées du pasteur Coquerel.
N’être rien, assez rien pour vivre en paix avec tout le monde, cette espérance peut sembler plus que modeste ! Elle est de trop, toutefois. Quand même, par voie de séduction ou par voie de compression, les catholiques libéraux parviendraient à supprimer les catholiques entiers, je leur annonce qu’ils ne réussiront pas à se voir méprisés aussi parfaitement qu’ils y aspirent. Quelques réflexions vont les convaincre de la solidité de cette prédiction, et les forcer de juger eux-mêmes l’illusion dont ils se laissent envelopper.
J’écarte simplement la conception bizarre et inouïe de créer un gouvernement athée, lors même qu’il n’y aurait point d’athées dans la société que ce gouvernement doit conduire. Je me tais sur la dureté de vouloir soustraire les peuples à l’équité, à la mansuétude, au respect du sceptre chrétien, tellement qu’ils ne pourraient plus jamais avoir de saints rois. Je n’insiste pas sur le dédain de l’école pour les enseignements historiques et religieux qui condamnent l’indifférence gouvernementale entre le mal et le bien, et qui la montrent d’ailleurs absolument chimérique. L’illusion des catholiques libéraux va plus loin. Elle n’a pas seulement le pouvoir de falsifier l’histoire, la Bible, la religion, et de teindre de ses fausses couleurs jusqu’à la nature humaine : elle leur ôte l’appréciation du présent comme elle leur dérobe la connaissance du passé et la vue de l’avenir. Ils ne voient plus ce qui se passe, n’entendent plus ce qui se dit, ne savent plus ce qu’ils ont fait eux-mêmes ; ils méconnaissent enfin leur propre cœur comme tout le reste.
S’il est une chose évidente, c’est que les libéraux non chrétiens, tous révolutionnaires, ne veulent pas plus des catholiques libéraux que des autres catholiques. Ils le disent formellement, sans cesse, sur tous les tons ; le Siècle en a fait des déclarations répétées qui ne laissent rien à deviner, et qui, certes, ne manquent pas d’écho. Plus de christianisme, qu’il n’en soit plus question ! voilà le cri de la Révolution partout où elle domine. Et où ne domine-t-elle pas en Europe ? Aucun révolutionnaire n’a protesté contre les hurlements de bête féroce de Garibaldi, contre les thèses plus froidement meurtrières de M. Quinet, demandant que le catholicisme soit « étouffé dans la boue », contre l’impiété inepte de ces séides qui s’associent pour refuser les sacrements. D’un autre côté, aucun groupe, aucun notable révolutionnaire n’a encore été converti par les programmes, les avances, les tendresses, et il faut le dire, hélas ! les faiblesses des catholiques libéraux. Ils ont en vain renié leurs frères, méprisé les bulles, expliqué ou dédaigné les encycliques : ces excès leur ont valu de chiches éloges, d’humiliants encouragements, point d’adhésion. Jusqu’ici la chapelle libérale n’a point d’entrée, et semble n’être qu’une porte de sortie de la grande Église. L’explosion de haine continue dans le camp libéral non chrétien : elle allume au milieu du monde une sorte de fureur, non seulement contre l’Église, mais même contre la simple idée de Dieu. Il se manifeste une émulation générale parmi les chefs de partis qui gouvernent à présent l’Europe, pour briser toute union entre l’homme et Dieu. Chez les schismatiques, chez les hérétiques, chez les infidèles enfin, pour peu qu’ils aient de contact avec la civilisation, partout on dépouille l’Église. L’État musulman met la main sur les biens des mosquées, comme ailleurs l’État chrétien sur la propriété ecclésiastique ; il faut que Dieu, sous aucun nom, à aucun titre, ne possède plus une parcelle de ce qu’il a créé. Tel est ce monde, dans lequel les catholiques libéraux pensent trouver des défenseurs, des gardiens probes et dévoués de la liberté catholique.
Ce n’est pas ce que leur propre expérience leur promet. Nous pouvons parler de cette expérience ; nous l’avons faite ensemble, du même effort, dans le même sentiment.
L’expérience a été longue ; le temps semblait aussi favorable que les jours présents le sont peu. Quoique en petit nombre, notre union nous rendait forts. La constitution régnante obligeait de compter avec nous ; elle nous faisait des avantages dont nous étions reconnaissants, des promesses auxquelles nous voulions croire et qui nous touchaient plus que ses refus. Qui souhaita autant que la Charte fût une vérité, qui s’y prêta davantage, qui l’espéra plus sincèrement et plus ardemment ? Tout en maintenant nos principes contre la doctrine révolutionnaire, que rejetions-nous en fait ? Que demandions-nous au delà du pouvoir d’opposer la liberté à la liberté ?
Nous ne formions pas un parti isolé ou de peu d’importance. Nous avions à notre tête les princes de l’Église, un surtout, aussi éminent par son caractère et par son talent que par sa position : c’était le grand Évêque de Langres, qui vient de mourir sur le siége d’Arras, aimé de Dieu et honoré des hommes. Mgr Parisis étudia la question de l’accord de la religion et de la liberté, moins pour savoir ce que l’Église devait retenir que pour connaître ce qu’elle pouvait concéder. Un écrit qui obtint son approbation résume ainsi le programme du parti catholique : « Les Catholiques ont dit aux princes, aux docteurs et aux prêtres des idées modernes : Nous acceptons vos dynasties et vos chartes ; nous vous laissons vos gains. Nous ne vous demandons qu’une chose, qui est de droit strict, même à vos yeux : la liberté. Nous voulons combattre et vous convaincre par la seule liberté. Cessez de nous soumettre à vos monopoles, à vos entraves et à vos prohibitions ; laissez-nous enseigner librement comme vous faites ; nous associer librement pour les œuvres de Dieu comme vous pour les œuvres du monde ; ouvrir des carrières à toutes les belles ardeurs auxquelles vous ne savez qu’imposer des contraintes ou proposer des marchés. Et ne craignez pas notre liberté : elle assainira et sauvera la vôtre. Là où nous ne sommes pas libres, nul ne l’est longtemps[19]. »
[19] Notice de l’Auteur, sur Mgr Parisis.
Voilà ce que nous demandions. Et, sans vouloir louer ni déprécier personne outre mesure, nos adversaires d’alors étaient plus graves, plus sincères, plus éclairés, plus modérés que nos adversaires d’aujourd’hui. C’étaient les Guizot, les Thiers, les Cousin, les Villemain, les Broglie, les Salvandy, et à leur tête, le roi Louis-Philippe. Tous ces chefs de la société dirigeante n’avaient point le fanatisme d’irréligion et d’antichristianisme que nous avons vu depuis. Leur attitude subséquente l’a honorablement prouvé. De plus, ils croyaient à la liberté, du moins ils y voulaient croire. Qu’avons-nous obtenu d’eux, de leur sagesse, de leur modération, de leur sincérité ? Hélas ! le compte en est aussi facile à faire qu’amer à dire : Nous n’avons rien obtenu, rien du tout, ce qui s’appelle rien. Une catastrophe est survenue : l’épouvante a mieux réussi que la raison, la justice et la Charte. Sous le coup de l’épouvante, on nous a laissé prendre quelque chose, mais avec quel dessein mal dissimulé de réduire bientôt ou d’annuler ces minces avantages ! L’orage a passé. Ceux de nos adversaires qui sont restés à bas n’ont point donné de signe éclatant de conversion ; ceux qui se sont relevés semblent ne pouvoir se pardonner d’avoir eu peur du tonnerre ; généralement, ils se montrent plus hostiles qu’ils ne paraissaient.
Avons-nous donc changé nous-mêmes, et retiré aux choses modernes l’adhésion pratique et le concours que nous leur donnions ? Les catholiques libéraux le prétendent, mais ils s’abusent gratuitement.
Nous disions alors, nous disons aujourd’hui que la base philosophique des constitutions modernes est ruineuse, qu’elle livre la société à des périls certains. Nous n’avons jamais dit que l’on pût ni que l’on dût substituer violemment d’autres bases, ni qu’il fallût s’interdire de pratiquer ces constitutions en ce qui n’est pas contraire aux lois de Dieu. C’est un fait totalement indépendant de nous, un état de choses au milieu duquel nous nous trouvons à certains égards comme en pays étranger, observant les lois générales qui règlent la vie publique, usant même du droit de cité dont nous acquittons les obligations, mais nous abstenant d’entrer dans les temples et d’offrir l’encens. L’auteur de ces pages, s’il peut se permettre d’avancer un pareil exemple, a longtemps pratiqué la liberté de la presse et il demande à l’exercer encore, sans croire aucunement pour cela, et sans avoir cru jamais, que la liberté de la presse soit un bien absolu. Bref, nous tenons envers les constitutions la même conduite que tout le monde à peu près tient envers l’impôt : nous payons l’impôt en demandant qu’on le diminue, nous obéissons aux constitutions en demandant qu’on les améliore. Là se bornent nos difficultés ; les catholiques libéraux le savent bien.
Si c’est trop, si nous devons toujours payer l’impôt sans jamais le trouver lourd ; si nous devons transporter aux constitutions modernes la créance religieuse que nous retirerons aux dogmes qu’elles déclarent implicitement déchus ; s’il ne faut y souhaiter d’autre amélioration qu’un dégagement plus radical de toute idée chrétienne, quelle liberté nous promet-on, et quels avantages les catholiques libéraux pensent-ils tirer de cette liberté qui leur sera faite dans la même mesure qu’à nous ?
Ils jurent volontiers par les principes de 89 ; ils disent même « les immortels principes ». C’est le schibboleth[20] qui donne entrée au camp du grand libéralisme. Mais il y a manière de le prononcer, et nos catholiques n’y sont pas tout à fait, car malgré tout on les reçoit froidement ; les plus avancés font encore quarantaine. Je les en félicite. Pour avoir bien l’accent, il faut premièrement bien comprendre et bien accepter la chose.
[20] Judic., XII, 6.
S’ils voulaient comprendre bien la chose, j’ose dire qu’ils ne l’accepteraient pas. Qu’est-ce que c’est que les « principes » ou les « conquêtes » ou les « idées » de 89 ? Ces trois noms donnent déjà trois nuances, ou plutôt trois différentes doctrines, et il y en a bien d’autres. Tel catholique libéral distingue très-soigneusement entre principes et conquêtes, tel autre reçoit conquêtes et principes, tel autre rejette également conquêtes et principes et n’admet qu’idées.
Chez les libéraux purs, c’est-à-dire sans mélange de christianisme, l’on déteste ces distinctions, aigrement qualifiées de jésuitiques. Idées, principes, conquêtes sont des articles de foi, des dogmes, et leur ensemble constitue un symbole. Mais ce symbole, personne ne le récite, et si quelqu’un l’a écrit tout entier pour sa satisfaction privée, on peut le défier de le recopier sans y faire de retouches, et surtout de trouver un frère en 89 qui n’y propose des suppressions et des additions.
Rien de plus laborieux et de plus infructueux qu’un voyage à la recherche des principes de 89. On y rencontre considérablement de buissons creux, de banalités, de phrases vides.
M. Cousin, ayant entrepris de révéler ces mystères qui portent le nom redouté et béni de principes de la Révolution française, les réduit à trois : « La souveraineté nationale, — l’émancipation de l’individu, ou la justice, — la diminution progressive de l’ignorance, de la misère et du vice, ou la charité civile. » Tocqueville ne contredit pas M. Cousin, seulement il démontre sans peine que 89 n’a inventé ni cela ni rien de ce que l’on peut mettre encore de bon et d’acceptable sous le nom de 89. Tout existait mieux qu’en germe dans l’ancienne constitution française, et le développement en eût été plus général et plus solide si la Révolution n’y avait pas mis la main, c’est-à-dire le couteau.
Avant 89, la France croyait bien s’appartenir et l’on avait bien déjà quelques lueurs de l’égalité devant la loi, par suite de la pratique déjà longue de l’égalité devant Dieu ; la charité manifestait son existence par un assez grand nombre d’établissements et de congrégations charitables ; l’instruction publique était plus libérale, plus solide et plus largement répandue qu’aujourd’hui[21]. Il est certain aussi que la religion catholique n’a jamais passé pour ennemie des tribunaux, des hôpitaux et des colléges. Quand nous combattions le monopole universitaire, c’était pour ouvrir des écoles et fonder des universités ; quand nous combattions pour la liberté du dévouement religieux, aucune infortune n’en devait souffrir ; nous n’avons jamais demandé qu’un droit fût lésé, ni qu’un crime pût échapper à la répression par la qualité du criminel.
[21] Rapport de M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique.
Si donc les principes de 89 sont ce que dit M. Cousin, en quoi la foi catholique leur est-elle contraire ? Catholiques libéraux et catholiques non libéraux les ont également non-seulement respectés, mais pratiqués et défendus.
Mais il est temps d’ouvrir l’arcane de 89, et de dénoncer le point où la foi catholique libérale devra cesser ou d’être libérale ou d’être catholique.
Il existe un principe de 89 qui est le principe révolutionnaire par excellence, et à lui seul toute la Révolution et tous ses principes. On n’est révolutionnaire qu’au moment où on l’admet, on ne cesse d’être révolutionnaire qu’au moment où on l’abjure ; dans un sens comme dans l’autre, il emporte tout ; il élève entre les révolutionnaires et les catholiques un mur de séparation à travers lequel les Pyrames catholiques libéraux et les Thisbés révolutionnaires ne feront jamais passer que leurs stériles soupirs.
Cet unique principe de 89, c’est ce que la politesse révolutionnaire des Conservateurs de 1830 appelle la sécularisation de la société ; c’est ce que la franchise révolutionnaire du Siècle, des Solidaires et de M. Quinet appelle brutalement l’expulsion du principe théocratique ; c’est la rupture avec l’Église, avec Jésus-Christ, avec Dieu, avec toute reconnaissance, avec toute ingérence et toute apparence de l’idée de Dieu dans la société humaine.
A vrai dire, il ne faut pas presser beaucoup le principe catholique libéral pour le conduire jusque-là. Il y arrive par la même route, par les mêmes étapes, par les mêmes nécessités de situation, par les mêmes suggestions d’orgueil qui ont impérieusement conduit le principe du libre examen protestant à la négation de la divinité de Notre-Seigneur. Les Pères de la Réforme ne se proposaient pas le but où touche aujourd’hui leur postérité, et l’on peut dire que les plus audacieux ne l’eussent pas envisagé sans horreur. Mais ce qu’ils prétendaient conserver du dogme étant plus que suffisant pour contraindre la raison humaine de l’admettre tout entier, leurs fils ont nié, nié, toujours nié, ils ont porté la hache sur tous les points où la séve dogmatique produisait un bourgeon légitime, c’est-à-dire catholique ; et enfin, l’ayant mise au tronc, et trouvant que l’indéfectible vérité jaillissait toujours la même et leur criait toujours qu’il faut être catholique, ils ont dit : Arrachons les dernières racines et cessons d’être chrétiens pour demeurer protestants !
Pareille chose est arrivée aux écoles philosophiques de l’antiquité qui ont voulu résister au christianisme : la logique à rebours les a replongées dans les absurdités de la théurgie païenne, niant toute vérité, affectant de croire toute folie.
Parmi nous, les philosophies séparées vont jusqu’à la négation implicite de la morale pour le profit de sapience de rendre la morale indépendante de la religion. L’Université, sous Louis-Philippe, nous disait comme une chose toute simple : « C’est le travail de la raison de l’homme et des sociétés depuis trois siècles, d’opérer cette scission que la Révolution française a définitivement établie dans nos mœurs et dans nos institutions. »
Hélas ! ce ne serait rien que l’erreur : le grand danger de l’esprit humain, c’est de vouloir avoir raison, et, dès qu’il relâche le frein de l’obéissance, ce danger devient le péril. Quia omnis qui facit peccatum servus est peccati[22]. Cela est vrai du péché de doctrine comme du péché matériel.
[22] Joan., VIII, 34.
Nos catholiques libéraux sentent le danger de la doctrine de 89 ; de là ces distinctions par lesquelles ils s’efforcent d’en détourner la conséquence pratique, et de composer un 89 particulier qui les fasse suffisamment révolutionnaires, et qui les laisse pourtant catholiques. Mais l’entreprise est de concilier le mal et le bien, elle dépasse donc les forces humaines.
C’est pourquoi ils prononcent mal le schibboleth, et pourquoi la Révolution ne leur ouvre pas. La Révolution est plus juste envers eux qu’ils ne le sont eux-mêmes. Elle les flaire catholiques, elle leur fait l’honneur de ne les pas croire lorsqu’ils la veulent convaincre qu’ils le sont si peu que personne, hors de l’Église, n’en verra rien, et qu’ils joueraient très-bien leur personnage d’athée dans cette forme idéale de gouvernement sans culte et sans Dieu… Qui l’eût dit pourtant, que M. Dupin levait le drapeau catholique de l’avenir, quand il glorifiait son régime de 1830 d’être un gouvernement qui ne se confessait pas !
Mais M. Dupin lui-même s’est confessé, et la Révolution, qui n’avait pas confiance en lui, s’obstine à n’être pas confiante aux catholiques libéraux. Elle sait quelles applications elle veut faire de son principe, elle sait que les catholiques y résisteront jusqu’au dernier souffle, qu’ils se désabuseront, se rétracteront, et qu’enfin ces quasi-rebelles voudront donner leur sang pour affirmer ce qu’ils font mine d’ébranler aujourd’hui.
Le prophète Quinet exclut de la société libérale quiconque ayant reçu seulement le baptême ne l’aura pas formellement renié. Ce trait de prévoyance est juste et profond ; il montre que M. Quinet se fait une certaine idée de la puissance du baptême et n’ignore pas l’incompatibilité qui existe entre la société libérale et la société de Jésus-Christ. La société libérale proscrira donc le baptême, et, naturellement, elle prendra soin d’empêcher que quelque baptisé, s’échappant des catacombes, ne vienne parler aux renégats, car aussitôt les renégats mêmes cesseraient d’être sûrs. Dès lors, quelle espérance peut rester aux catholiques libéraux ? Ils diront qu’ils n’entendent pas la liberté comme M. Quinet. Nous le savons bien, tout le monde le sait bien ; mais tout le monde leur criera que c’est comme M. Quinet qu’il faut l’entendre.
Placé devant l’impossible, il est superflu de scruter l’impraticable. Je n’entreprends pas de montrer à l’Église catholique libérale les insurmontables difficultés de son installation. Je paraîtrais outrager le sens commun, et les éventualités qu’il faudrait prévoir comme les souvenirs qu’il faudrait évoquer jetteraient sur ces pages une teinte contre laquelle protestent également la gravité du sujet et la sincérité des hommes que je combats. J’indique seulement les divisions qui éclateraient dans ces églises affranchies ; les luttes qu’il faudrait immédiatement et toujours subir contre les dissidents, lesquels ne tiendraient pas plus compte des excommunications que le Gouvernement lui-même, et plaideraient pour s’emparer des édifices religieux. On en serait bientôt à demander à l’État, comme les Protestants viennent de le faire, une constitution civile qui l’instituerait promptement pontife et régulateur de la foi. C’est alors que les articles organiques se multiplieraient ! Regardons seulement ce qui se passe présentement en Suisse, où le digne et saint Évêque de Bâle, persécuté du Gouvernement, est plus grièvement encore persécuté d’une partie de son peuple, qui se pique de lui enseigner la tolérance. Nous avons là le libéralisme catholique en action. Assurément, c’est tout ce qu’il y a de plus odieux, de plus révoltant et de plus ridicule. Mais, dans le système libéral, quel remède y trouve-t-on ? Ou l’État, fidèle à son rôle, ne se mêle point d’apaiser les dissensions qu’il suscite, et l’évêque est obligé soit de pactiser, soit de fuir, et le peuple fidèle est opprimé par les factieux ; ou l’État intervient, parce que tel est son bon plaisir, et lors il stipule en maître et en maître ennemi. Voilà donc un pontife non seulement laïc, mais hérétique, mais athée… Je laisse à penser si cette conséquence se ferait longtemps attendre parmi nous.
Je dirais volontiers que le catholicisme libéral est une erreur de riche. Elle ne pouvait venir à l’esprit d’un homme qui aurait vécu parmi le peuple et qui verrait les difficultés sans nombre que la vérité, surtout aujourd’hui, éprouve à descendre et à se maintenir dans ces profondeurs où elle a besoin de toutes les protections, mais plus particulièrement de l’exemple d’en haut. Le peuple attache une idée de mérite intellectuel à la situation, à la force, au commandement. L’inférieur se laissera difficilement persuader qu’il doit être chrétien quand son supérieur ne l’est pas. Et le supérieur lui-même a quelque chose de cette idée, car l’élévation morale de son inférieur le désoblige, l’irrite et lui devient promptement odieuse. De là le zèle non moins ardent qu’insensé et coupable avec lequel tant de misérables travaillent à détruire la religion dans l’âme de leurs subordonnés. Que l’État cesse de pratiquer officiellement le culte, qu’il rompe, qu’il cesse de prendre part aux cérémonies, que cela se dise et se voie : ce serait déjà une persécution, et il n’y en aurait pas de plus dangereuse, peut-être. On s’en apercevrait peu immédiatement dans les villes ; les riches, pendant un temps, ne s’en apercevraient pas du tout ; mais dans les campagnes ce serait un fait immense et désastreux. Je ne dis rien des autres conséquences de l’athéisme de l’État ; je me tiens aux seuls effets de l’exemple. Qu’on en calcule la portée dans un pays qui a été catholique durant tant de siècles, et où le baudrier du gendarme commence à être plus sacré pour la foule que l’étole du curé.
Il est trop évident que dans l’état présent du monde, le libéralisme catholique n’a aucune valeur ni comme doctrine, ni comme moyen de défense de la religion ; qu’il est aussi incapable d’assurer l’Église dans la paix que de lui procurer le moindre avancement et la moindre gloire. Il n’a été qu’une illusion, il n’est qu’une obstination et une attitude. On peut prédire son destin. Promptement abandonné des intelligences généreuses, auxquelles il doit un certain éclat de sentiment, il ira s’engouffrer dans l’hérésie générale. Puissent les adeptes qu’il y entraînera ne pas se transformer alors en ardents persécuteurs, suivant l’ordinaire inconséquence des faibles têtes qu’envahit le faux esprit de conciliation ! Certains esprits semblent faits pour l’erreur comme certains tempéraments pour la maladie. Tout ce qui passe d’insalubre s’accroche là : ils sont pris au premier vent et au premier sophisme ; ils sont le partage, le butin, la chose des puissances de l’air, et l’on peut les définir comme l’antiquité définit l’esclave, non tam viles quam nulli.
N’entreprenons pas tant de les convaincre, que de leur donner un exemple qui les puisse préserver.
D’accord avec la foi, la raison nous crie de nous réunir et de nous affermir dans l’obéissance. A qui irons-nous ? Libéraux et non libéraux, saisis du trouble affreux de ce temps, nous ne savons tous certainement qu’une chose : c’est que nul homme ne sait rien, excepté l’homme avec qui Dieu est pour toujours, l’homme qui porte la pensée de Dieu.
Il faut se serrer autour du Souverain-Pontife, suivre inébranlablement ses directions inspirées, affirmer avec lui les vérités qui seules sauveront et nos âmes et le monde. Il faut s’abstenir de toute entreprise pour réduire sa parole à notre sens : « Quand le Souverain-Pontife a proclamé une décision pastorale, nul n’a le droit d’y ajouter ou d’en retrancher la moindre voyelle, non addere, non minuere. Ce qu’il affirme, c’est le vrai pour toujours[23]. »
[23] Mgr Berteaud, évêque de Tulle.
Toute autre pratique n’aboutira qu’à nous diviser davantage et qu’à nous dissoudre. C’est là le malheur des malheurs. Les doctrines dites libérales nous ont désagrégés. Avant leur invasion, trop favorisée, hélas ! par un mouvement de mauvaise humeur politique, si peu que nous fussions, nous étions pourtant quelque chose ; nous formions un bloc. Réduisons ce bloc autant qu’on voudra : ce n’était si l’on veut qu’un caillou : ce caillou du moins avait sa consistance et son poids. Le libéralisme l’a délité et mis en poussière. S’il tient plus de place, j’en doute ; l’éparpillement n’est pas l’étendue. Dans tous les cas, cent et mille boisseaux de poussière ne fourniront jamais de quoi charger une fronde. N’aspirons aujourd’hui qu’à un résultat, ne travaillons qu’à l’obtenir : jetons-nous dans l’obéissance ; elle nous rendra la cohésion de la pierre, et sur cette pierre, hanc petram, la vérité posera son pied vainqueur.
J’avais commencé d’écrire ces pages avec un sentiment d’amertume et d’angoisse que je n’éprouve plus en terminant. L’illusion libérale n’est pas seulement vaine au fond, elle a des conseils de faiblesse et de mensonge qui révèlent sa misérable origine. Cette fausse fierté dont elle s’enveloppe là où il faut obéir, ne déguise pas assez les complaisances qu’elle prodigue là où il convient de résister. Elle ne peut longtemps abuser des âmes faites pour la vraie grandeur. Chez les catholiques, l’ardente droiture et l’élévation du cœur redressent les travers de l’esprit. Si ce siècle semble nous promettre une longue période de médiocres combats sans victoire apparente, des abaissements de toute sorte ; si nous devons être raillés, bafoués, expulsés de la vie publique ; s’il faut, dans ce martyre du mépris, subir le triomphe des sots, la puissance des pervers et la gloire des faquins, Dieu de son côté réserve à ses fidèles un rôle dont ils ne refuseront pas et ne méconnaîtront pas la féconde et durable splendeur. Il leur donne à porter sa vérité diminuée et réduite comme un flambeau d’autel qu’on peut mettre aux mains d’un enfant, et il leur commande de braver tout cet orage ; car pourvu que leur foi ne faiblisse pas, la flamme vivante non-seulement ne sera pas éteinte, mais ne vacillera même pas. Non, elle ne sera pas éteinte et ne vacillera pas ! La terre nous couvrira de ses poussières, l’Océan nous crachera ses écumes, nous serons foulés aux pieds des bêtes lâchées sur nous, et nous franchirons ce mauvais passage de l’histoire humaine. La petite lueur placée dans nos mains déchirées n’aura pas péri ; elle rallumera le feu divin.
Quelle misère que de semblables discussions en présence du problème qui agite le monde ; problème dont on peut dire que les dimensions en étendue et en profondeur sont celles de l’humanité elle-même !
Il s’agit de l’existence de la Papauté, qui implique l’existence du christianisme. L’humanité est là toute entière, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir. La question, la vraie question est de savoir d’où vient l’humanité, ce qu’elle veut, où elle va. L’homme est-il la créature de Dieu, et ce Dieu créateur a-t-il donné à sa créature une législation immuable au milieu des transformations permises à sa liberté ? L’humanité a-t-elle eu tort de croire depuis dix-huit cents ans que Jésus-Christ est le Dieu vivant et éternel ? A-t-elle eu tort de croire que ce Dieu a constitué un sacerdoce dont il est le chef unique, permanent et infaillible dans la personne du Pape, appelé pour cette raison le vicaire de Jésus-Christ ? L’humanité, qui a cru cela, ne le croit-elle plus ? Abjure-t-elle Jésus-Christ, ou formellement en lui niant la divinité, ou implicitement en déclarant que sa divinité s’est trompée et a trompé le monde, et qu’il n’a pas institué d’Église et n’a laissé, sous ce nom, qu’une œuvre transitoire à laquelle il a fait des promesses caduques dont l’esprit humain connaît aujourd’hui l’avortement ? Enfin, quand le Pape arraché du trône, relégué dans la sacristie, sujet obscur d’un petit roi vassal lui-même de son peuple et de ses alliés ; quand le vicaire de Jésus-Christ, vicaire impuissant d’un Dieu frappé de déchéance, ayant passé par ces ignominies successives ne pourra plus porter une sentence spirituelle qui ne soit méprisée comme une folie ou punie comme un crime d’État, et que les peuples tourneront en dérision cette majesté bafouée par la police, alors quel sera le chef religieux du monde ? Et l’humanité aura-t-elle encore un Dieu ? Et si l’humanité n’a plus de Dieu, ou si elle a autant de dieux qu’elle voudra et ne manquera pas d’en forger, que deviendra l’humanité ?
Telles sont, non pas toutes les questions, mais quelques-uns des groupes de questions que renferme dans son orbe immense la question du maintien de la Papauté, et c’est en face de cette question que les fidèles discuteraient les décisions du Pape ou résoudraient en dehors de lui la conduite qu’ils doivent tenir !
L’obéissance qui seule nous maintient dans la vérité, met par là même en nos mains le dépôt de la vie. N’en frustrons point l’humanité tombée en démence. Ne le livrons pas, ne l’adultérons pas. Pendant le cours de l’épreuve et du châtiment, que notre parole, confessant la vérité, ne cesse de heurter à la porte du pardon ; elle en hâtera le jour. Le monde est en voie de perdre avec le Christ tout ce que le Christ lui avait donné. La Révolution dissipe ce royal héritage en se targuant de le conquérir. Tout va à la tyrannie, au mépris de l’homme, à l’immolation des faibles, et tout cela s’accomplit au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Conservons la liberté de proclamer que Dieu seul est Dieu, et qu’il faut n’adorer que lui et n’obéir qu’à lui, quels que soient les maîtres que son courroux laisse passer sur la terre. Conservons l’égalité, qui nous enseigne à ne plier nos âmes ni devant la force, ni devant les talents, ni devant les succès, mais devant la seule justice de Dieu. Conservons la fraternité, cette fraternité vraie qui n’existe et ne peut exister sur la terre que si nous y maintenons la paternité et la royauté du Christ.
FIN.
LIBRAIRIE PALMÉ
LE
PARFUM DE ROME
CINQUIÈME ÉDITION
Entièrement refondue et considérablement augmentée,
2 vol. in-8o.
A l’occasion de cette nouvelle édition, augmentée de soixante chapitres nouveaux, le Saint-Père a daigné adresser à l’auteur le bref suivant :
A notre cher fils Louis Veuillot,
A PARIS.PIE IX, PAPE.
Cher fils, salut et bénédiction apostolique.
Nous avons reçu avec beaucoup de plaisir votre Parfum de Rome que vous Nous avez offert, après l’avoir refondu par un nouveau travail et considérablement augmenté. Au milieu des travaux qui réclament Notre sollicitude, à peine avons-Nous pu, en feuilletant ces deux volumes, jeter les yeux tantôt sur une page, tantôt sur une autre s’offrant au hasard, mais dans toutes Nous avons vu resplendir votre foi et votre charité et Nous avons reconnu que, éclairé par elles, vous avez saisi le caractère de Rome, de ses institutions, de ses mœurs, et qu’après l’avoir ainsi révélée et montrée telle qu’elle est, vous avez victorieusement repoussé les accusations vulgaires qu’on porte contre elle de côté et d’autre. Prenant l’histoire pour guide, vous avez si bien rendu manifeste aux yeux des lecteurs l’action bienfaisante du pontificat romain, qu’ils sont obligés de reconnaître en lui, le magistère et le soutien permanent et puissant de la justice et de la vraie liberté, et, par conséquent, d’avoir en exécration les abominables machinations par lesquelles on s’efforce d’éteindre et de renverser ce phare de la vérité et de la civilisation. Nous vous félicitons de l’empressement avec lequel tant d’éditions successives de votre ouvrage ont été demandées ; c’est un irrécusable témoignage du fruit qu’elles ont produit et que Nous souhaitons encore plus abondant. En demandant à Dieu que tout vous soit propice, comme gage de Notre affection et de Notre bienveillance particulière, Nous vous donnons avec amour, à vous et aux vôtres, la bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 3 mars 1866,
De notre pontificat l’an XX.
PIE IX, PAPE.
Paris. Imp. Balitout, Questroy et Cie, 7, rue Baillif.