JACQUES RIVIÈRE
LES CAHIERS DE PARIS
11, rue du Départ (14e)
PARIS
1925
LES CAHIERS DE PARIS
dirigés par Claude Aveline et Joseph Place.
PREMIÈRE SÉRIE, 1925. CAHIER VI.
LE TIRAGE DE CHAQUE CAHIER EST LIMITÉ A 1500 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS, SAVOIR : 50 EXEMPLAIRES, Nos 1 A 50, SUR VERGÉ D’ARCHES ; 1425 EXEMPLAIRES, Nos 51 A 1475, SUR VÉLIN D’ALFA DES PAPETERIES LAFUMA ; 25 EXEMPLAIRES, Nos 1476 A 1500, SUR PAPIER DE MADAGASCAR (CES DERNIERS SOUSCRITS PAR LES MÉDECINS BIBLIOPHILES ET LES BIBLIOPHILES DU PALAIS).
Exemplaire No
Tous droits réservés.
Copyright by Librairie Gallimard.
1925
A Jacques Copeau
Il faut d’abord distinguer la sincérité envers autrui de la sincérité envers soi-même. Nous laisserons de côté la première. Telle qu’on l’entend dans le monde, elle est trop facile. (C’est sans doute pourquoi on en a fait une vertu.) Elle consiste à ne jamais avouer de sentiments que l’interlocuteur n’ait pu prévoir ; un homme manque de sincérité envers nous lorsque les pensées qu’il nous montre ne sont pas celles que nous aurions à sa place. — Telle qu’il la faut entendre, la sincérité envers autrui s’appelle la confession. Mais à ce mot tant d’idées s’éveillent, et si graves, qu’elles demanderaient, pour se développer, tout un livre.
La sincérité envers soi-même est une vertu dangereuse. On ne peut pas la conseiller : elle ne rend pas un homme plus sociable ; elle ne le fait pas bienvenir de ses semblables ; elle n’est pas un de ces bons devoirs universels qui façonnent notre docilité. Pour l’essayer, il faut être secrètement choisi.
Il semble que pour être sincère il suffise de se laisser aller, de ne pas s’empêcher de sentir, de céder à sa spontanéité. On cesse d’être sincère au moment où l’on intervient en soi ; si je me travaille, je me déforme. La sincérité, c’est l’abandon à moi-même, l’obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée, l’accès complaisant à ma facilité intérieure. Elle ne me demande aucun effort ; je l’exercerai comme on se détend.
Pourtant il est plus juste de dire : la sincérité est un perpétuel effort pour créer son âme telle qu’elle est. Rien de plus menteur que le spontané, rien de plus étranger à moi-même. Ce n’est jamais par moi que je commence ; les sentiments où j’entre naturellement ne sont pas miens, je ne les éprouve pas, j’y tombe d’abord comme en une ornière ; ils m’entraînent parce qu’ils sont commodes et rassurants ; tout le monde déjà les a parcourus ; on sait où ils mènent ; il n’est jamais arrivé malheur à personne avec eux. Ils se présentent tout de suite à mon cœur avec leurs garanties. Je ne songe pas à douter de leur vérité, tellement je leur vois d’avantages ; ils ont juste cette inclinaison qu’il faut pour me placer au niveau d’autrui et d’accord avec ses pensées ; ils sont calculés pour permettre la conversation. Mais, en dépit de ces agréments, ils ne tiennent pas plus à mon âme que des formules de politesse.
Ce sont mes secondes pensées qui sont les vraies, celles qui m’attendent, celles jusqu’où je ne vais pas. Il n’y a pas que les autres qui pensent en moi ; au plus profond de moi une basse et continuelle méditation, — et dont je ne saurai rien si je ne fais effort pour la connaître : c’est mon âme. Elle est faible et comme idéale ; elle existe à peine ; je la sens comme un monde possible et lointain. Tout homme, même s’il s’accommode d’émotions conventionnelles, est confusément averti de sa profondeur, vaguement occupé d’un soupçon secret. Il y a un arrière-goût d’insuffisance en tout ce qu’il éprouve ; il comprend qu’il pourrait être plus authentique qu’il n’est, que d’autres parties plus cachées, plus étonnantes de lui-même pourraient être intéressées par l’événement. Mais il ne sait comment se saisir de cette réalité qu’il contient ; car elle ne l’invite ni ne l’appelle ; et bientôt il perd jusqu’au désir de la trouver.
Comme mon âme me dédaigne en effet ! Elle ne tient pas à vivre, elle ne me fera pas un signe. Tous mes sentiments, encore virtuels, pourtant déjà plus vrais que moi, me regardent avec ironie et semblent dire : « Oseras-tu nous connaître ? » Ils sont clos et muets ; non point vagues ; mais leur terrible précision sommeille ; elle est encore fictive. Ils savent bien qu’ils ne peuvent naître que par moi : cependant ils ne laissent pas de me narguer.
Il faut que je les épie, que je les surprenne et que je m’empare d’eux. Sincérité, chasse subtile qui ne poursuit que des silences ! Elle demande une agilité intelligente et jamais lasse, une présence d’esprit impitoyable. Parmi tout ce qui se tait en moi, elle gouverne, éveillant les sentiments qu’il faut. Elle évite les plus faciles, parce qu’ils sont menteurs ; ceux qu’elle doit trouver ne se montrent pas. Elle essaie plusieurs voies et de plusieurs, les ayant tentées, elle se détourne. Elle a l’expérience du vrai, c’est-à-dire un toucher hésitant qui finit par ne pas se tromper. Pour chaque événement qui m’est départi, par une exploration hardie et diverse, elle rassemble toutes les pensées que je dois avoir ; elle compose mon âme suivant une nécessité mystérieuse ; elle reconnaît avec ingéniosité les éléments épars de cette combinaison inédite, étrange, qui sera mon naturel. Rien n’est plus imprévu que moi-même ; je n’aurais jamais imaginé un tel visage. Pourtant quand la sincérité me le présente, je ne songe pas un instant à le renier. Voici bien l’inconnu que j’étais, — et si près de moi ! Comment aussi eussé-je deviné que des sentiments si extrêmes, si difficiles les uns aux autres, pouvaient s’allier pour si bien faire une seule âme ?
L’homme sincère n’est pas celui que l’on voit toujours élancé, toujours prêt à répondre, toujours intime avec son cœur et avide de le livrer. Il n’est pas si pressé, car il sait qu’il a beaucoup de besogne. Il n’est pas l’homme du premier mouvement. Il ne tient pas son âme une fois pour toutes, il ne l’a pas apprise par cœur. Mais il la construit à neuf pour chaque occasion. Il doute, il attend, il s’applique ; il est plein de calculs comme un financier ; il s’arrête à chaque étage de lui-même ; il y choisit ce qu’il lui faut pour former sa vérité. Ou bien comparons-le à un fin chasseur joyeux qui dépiste ses sentiments, les suit, les force, les ramène. Que j’aime cette prudence allègre, cette attention vive et dure, cet enthousiasme contenu, ce regard réfléchi entre les paupières rapprochées, et ce sourire ! « Voilà donc ce que je pense ! » s’écriera-t-il à la fin.
Il est plus difficile, et plus gai, d’être sincère que d’être juste.
Plus dangereux aussi. On ne possède pas la sincérité comme un bien à quoi l’on n’ait besoin de penser que parfois. Si je manque un instant à la surveiller, elle se tourne contre moi ; elle fait sentir dans toute l’âme sa claire et pernicieuse influence. C’est pourquoi elle me séduit si fortement : j’aime les vertus actives, tendues, celles qu’on ne peut laisser un instant à elles-mêmes sans qu’aussitôt elles bronchent ; celles qui sont toujours prêtes à se changer aux vices qu’elles côtoient ; celles qui exercent le plus intelligent de mon courage ; non pas celles qui me conservent, mais celles qui me dépensent.
De la sincérité d’abord je dois craindre qu’elle ne m’ôte toute foi à mes sentiments. Elle entre en moi comme une lumière habile à tourner tous les obstacles ; elle débrouille si bien toutes mes ombres que je vois trop parfaitement mes pensées. Sous chacune il y a une lueur ; déjà quelqu’un en moi sait d’où elle vient et ce qu’elle veut, et la regarde, averti : ce double mystérieux, plus instruit de moi que moi-même, on ne le trompe pas ; si profond que je sente, il m’a déjà prévenu ; il n’ignore pas où je veux en venir ; il m’épie toujours d’un peu plus loin qu’où je puis atteindre. Il ne me faut plus espérer de ces émotions lourdes qui montaient de moi-même, inconnues, et toutes chargées d’étonnements, et bonnes à découvrir ; plus de ces sentiments bien aveugles, bien bas dans l’âme, bien confondus avec elle, bien proches de ses assises. Il ne m’est plus possible de souffrir à mon aise, obscurément et seul. Car j’ai appris à m’aviser de tout. Contre l’ignorance on peut combattre ; mais comment s’empêcher de savoir ? La conscience est quelque chose qui revient toujours. — Elle se loge aux endroits les plus inattendus ; elle se perche parfois si bizarrement qu’on ne pense pas à l’apercevoir et que tout à coup on la croit disparue : enfin je vais être vraiment déchiré ! Mais comment n’ai-je pas encore remarqué ce grain de connaissance, cette imperceptible raillerie étouffée dans un coin de mon esprit ? Elle ne dit rien ; il lui suffit de se taire, elle a raison de moi sans bouger.
A ce premier danger de la sincérité je peux échapper par la violence. Il ne faut pas que je tienne compte de ce savoir secret. Parce que j’y assiste, le spectacle en est-il moins réel ? L’homme sincère est toujours un peu plus vrai qu’il ne pense. Il se voit, mais il est ce qu’il se voit être. O division intérieure, ô scrupules interminables ! Tout de même je n’invente rien, tout de même me voici bien coupable et triste, et ce visage brûlant de honte, comment serait-il composé ?
Mais si j’évite ce premier danger, un autre me guette dont je me débarrasserai moins facilement. Je l’appellerai le danger de l’intégrité de soi.
La moralité consiste à ne pas tenir compte de certains sentiments, à ne pas les apercevoir : elle passe, elle laisse de côté, elle sait ce qu’il faut craindre ; elle est une perspicace ignorance ; elle pressent, avant que la conscience ne les atteigne, nos mauvaises pensées et nous en détourne. L’honnête homme est celui qui ne voit pas le mal dont il est capable ; à son insu et spontanément il gouverne de façon à ne jamais le rencontrer en soi ; il préfère même à s’avouer un désir défendu quelque vilaine action vite enterrée. Être honnête, c’est n’avoir que des pensées avouables ; mais être sincère, c’est avoir toutes les pensées.
Il y a toutes les pensées dans une âme. Qui oserait à n’importe quel instant confesser à l’être le plus cher, le plus proche, son âme entière ? Deux personnes vivront jusqu’à leur mort dans une union étroite, impitoyable ; cependant, certain jour, à l’une d’elles une idée viendra qu’elle ne pourra confier à l’autre. — Car rien n’est impossible en moi ; il n’est rien à quoi je n’aie songé au moins une fois. Un homme me disait de sa femme qu’il aimait passionnément : « J’ai souhaité sa mort plus d’une fois, par grand espoir de retrouver cette liberté qu’elle m’a prise, et de tout ignorer à nouveau de l’avenir. » Et encore : « Mon désir le plus bas n’a pas épargné ce qu’au monde je respecte le plus. J’ai mêlé parfois des pensées brûlantes et la volupté la plus affreuse à l’image d’une femme que la parenté eût dû me rendre sacrée. J’ai tenu son corps contre le mien, j’ai baisé son visage avec des lèvres tremblantes, avec cet abattement mortel du plaisir. Je n’ai peut-être pas connu une femme belle à qui j’eusse pu dire sans honte tous mes sentiments. Cependant je ne suis pas un misérable. » Et j’ajoute : en moi non seulement des amours, mais aussi des haines que personne ne songe à soupçonner : haine de celui qui me fait du bien ; elle jaillit, brusque, au moment même où je le remercie ; rancune secrète d’une parole trop sincère qui m’a sauvé ; besoin trop ravissant de laisser se perdre celui que j’aime, quand un signe suffirait à l’avertir ; désir de troubler sa paix simplement parce que je le sens auprès de moi ne pas souffrir, violents assauts d’égoïsme comme de grandes inspirations cruelles qui tout à coup me font seul au monde, plein d’insulte et de joie ; longue méditation de petites perfidies dont il serait si amusant d’essayer la pointe ; remords de n’avoir pas profité de telle occasion de faire le mal ; calculs si bas qu’il semble que ce soit un autre qui les fasse. Et dans mon âme il y a encore toute la famille des idées ridicules ; elles apparaissent de côté comme des marionnettes ; elles se fichent en travers des grandes pensées, comme dans le regard qui contemple un vaste spectacle s’installe irrémédiablement le chapeau bossué d’un monsieur qui ne s’aperçoit de rien ; petits souvenirs biscornus d’un à-propos stupide, dont on ne peut s’empêcher d’être ravi ; intentions burlesques que l’on retient désespérément au bord de l’acte ; irrésistible envie de donner une chiquenaude derrière l’oreille à quelque inconnu trop sérieux. L’âme est pleine de parodies et de maléfices ; comme les eaux profondes, elle a ses monstres et ses bouffons. La sincérité les ramène dans son filet avec les autres proies.
Je prétends qu’il est meilleur de les connaître que de les ignorer. Une âme vraiment grande n’acceptera pas d’être honnête à la façon dont on est aveugle. Je tiens pour le plus honteux des vices cette dissimulation intérieure, cet art de s’éluder soi-même qu’on voudrait me donner pour la première des vertus. Je hais cette peur de soi. Je ne commencerai à valoir quelque chose qu’à partir de moi-même, que si je prends comme matière de mon effort tout ce que je suis. Si donc la sincérité déconcerte nos précautions morales, je ne songerai pas à lui en faire un grief.
Mais elle peut être la source d’un désordre plus subtil et plus grave. Toutes ces basses pensées de mon âme, tous ces mauvais génies, menus, sournois, pareils à des remords qui se moqueraient de moi, en les remarquant elle grossit leur importance. Elle les considère en eux-mêmes et, par là, leur communique une sorte de consécration. Abandonnés à leur propre mouvement, sans doute ils auraient tôt disparu ; ils s’évanouiraient tout de suite en d’autres sentiments plus profonds et plus vastes ; car leur sens naturel les mène à périr. Mais la sincérité les protège contre leur fugitivité ; elle prend chacun d’eux, lui reconnaît une place, se fait une religion de l’accueillir et presque de le respecter ; elle l’empêche d’être étouffé par d’autres qui le dominent, ainsi change-t-elle son essence qui était de passer en un clin d’œil. L’âme qu’à force d’équité elle finit par former est toute égale et immobile ; le cours en est arrêté ; à chaque instant elle présente tout son détail. L’homme sincère n’ose plus toucher à ses sentiments ; il aurait honte de les réformer, de plier le moindre d’entre eux ; il pense justifier ses actes raides, aigus, à la fois gauches et cruels, en disant : « Je suis ainsi. » Il en vient à ne plus pouvoir même souhaiter d’être différent. Il abdique tout empire sur ce que lui propose son âme ; il obéit à tout lui-même, sans songer que peut-être le vrai lui-même serait celui qui se maîtriserait et brusquerait ses inspirations trop complexes. Ainsi s’écarte-t-il insensiblement de sa nature pour n’en avoir voulu négliger aucun élément.
Nous aimons Stendhal pour son audacieuse patience à s’épuiser sans cesse complètement. Jamais il ne rencontre un de ses sentiments sans le connaître ; il entre en lui avec scrupule ; il le parcourt exactement dans toutes ses dimensions ; il en fait avec une minutie passionnée la découverte ; il consent à ses détails les plus comiques en même temps qu’à ses bassesses ; il subit tous ses calculs ; il se fait avec l’un mesquin et tatillon, comme avec un autre tout à l’heure il s’était fait magnanime. Jamais il n’esquive rien de lui-même. — Pourtant je ne puis l’aimer sans gêne, quelque chose en lui retient mon élan ; il m’apparaît déformé par l’exercice même de cette sincérité que j’admire en lui. Je le vois peu à peu saisi par l’isolement ; peu à peu il perd communication avec les événements ; il est si préoccupé de ne rien omettre de ce qu’ils lui font ressentir, qu’il omet d’y participer ; il ne prend d’eux que le psychologique ; ils deviennent pour lui des prétextes abstraits et indifférents ; il ne leur demande que de déclencher son âme. Il n’est pas embauché par eux, il ne travaille pas à leur besogne ; il ne connaît pas cette aise profonde de s’employer, cet oubli merveilleux que l’on goûte à être quelqu’un par quoi quelque chose de bien matériel et de bien bête est accompli. Vie stérile, et de plus en plus triste à mesure qu’elle s’avance ! Et quels événements après tout finit-il par mériter ? Conversations de salon, amitiés légères (il juge ses amis !), spectacles, intrigues d’un soir. De l’amour, où il excelle, il ignore la fidélité, qui est une chose dure, pesante, interminable, mais réelle comme le travail des champs. Quelles aventures dans ce monde où le voici réduit ? Il ne lui en arrive plus que dans ses romans. — Pauvre grande âme maladroite ! Elle est exclue de partout. On s’est passé d’elle. Plus rien ne lui est demandé. Elle est frappée du grand malheur d’être inutile. Elle était trop attentive, elle hésitait trop au moindre sacrifice ! — Stendhal s’est attaché comme un confident à sa propre personne ; il ne peut plus entrer nulle part avec celui-là qui le suit. Rien n’est plus terrible que sa mort brusque, sur un trottoir de Paris, au seuil de la vieillesse dont il s’était rendu incapable.
Mais, moi, je n’estime rien au-dessus de vivre, et ce dont d’abord je ne veux rien laisser échapper, c’est de vivre. Le véritable honnête homme est celui qui sait employer son âme comme il faut aux événements ; il n’ignore rien de ce qu’elle contient, mais il n’a pas perdu sur elle son autorité légitime, et il fait d’elle ce qu’il veut. — Il la connaît jusque dans ses plus secrètes malignités, il n’a pas de lui-même cette haute opinion si ridicule que l’on voit à tant de gens, il sent les poussées de l’esprit bas, il regarde hardiment sa méchanceté et sa laideur, il leur cède parfois et il en a remords. Mais il ne les admire pas ; il a d’autres soucis que de les protéger ; il passe outre. Il accueille les événements qui lui sont donnés et il travaille à les subir avec justesse. Comme un bon ouvrier met de l’ingéniosité à suivre le plan qu’on lui trace et, si l’usage de tel outil subtil et dangereux dont il eût bien aimé se servir n’est pas demandé, il y renonce et s’arrange pour montrer tout de même son intelligence et son invention, ainsi l’honnête homme rejette sans regret tous les sentiments que les circonstances ne font pas opportuns et trouve moyen d’engager dans l’affaire tout de même le meilleur de son âme. Il a soin de maintenir ses émotions secondaires à leur place et dans leur proportion ; il accepte que soient brisées quelques velléités étranges et fragiles, qu’il eût peut-être pu abriter en lui. Car il songe avant tout à former scrupuleusement sa souffrance à l’image de son malheur, et de telle façon qu’elle ne le déborde ni ne lui manque. Il préfère à garder son cœur intact et sans un vide, cet exquis mouvement plaintif qui déjà l’emporte et l’incline. Au lieu de s’amuser à son foisonnement, il cherche à le pencher exactement, à lui donner de la pertinence, une disposition bien sensible. Il veut répondre au coup qui le frappe par un cri pur, juste et surpris. Ses sentiments ne perdent pas leur tendance ; ils ne cessent pas de vouloir en venir à leurs fins ; ils méditent toujours des actes ; du moins ils se joignent pour faire un élan uni, un seul désir. Ainsi l’honnête homme demeure tout occupé à vivre, en échange perpétuel et dans une conversation liée avec les événements. On a besoin de lui, et il ne fera pas défaut.
Janvier 1912.
A Paul Claudel
Le doute passe communément pour une marque de pénétration ; il témoigne, croit-on, d’une intelligence plus forte, plus agile, mieux portante que la foi. — Au contraire je prétends qu’il est une idée mal attachée à l’esprit ; et les tiges sont malades auxquelles les feuilles ne tiennent pas solidement. Le doute est l’incapacité de nourrir ce que l’on pense. Un événement arrive quelque part où je ne suis pas ; on me le raconte ; j’en forme en moi l’idée, je me le représente ; si je ne le crois pas, c’est que je ne trouve pas en moi assez de réalité pour égaler la sienne, c’est que je suis plus pauvre, plus pâle, plus problématique que lui. Il se passe en moi quelque chose que je ne parviens pas à atteindre ; je n’ai pas la ressource qu’il y faudrait. L’événement recommence en moi ; et j’en suis le spectateur impuissant et endormi ; je manque de courage pour l’animer une seconde fois.
L’homme qui sort, un matin, devant sa porte et qui, regardant le monde, se dit : « Peut-être que ces choses que je vois ne sont pas » — que peut-il vouloir signifier par là, sinon : « Dans mon esprit trop décoloré toute cette gloire, en se reflétant, n’arrive pas à plus de vivacité que n’en ont les images des songes. Elle n’y revit que sous forme d’idées, c’est-à-dire faible et incertaine comme moi-même. » Il ne peut pas empêcher qu’il soit le moins fort. Du monde et de lui, c’est le monde qui a raison, parce que c’est le monde qui dépense le plus. — Lui, il est pareil à ces malades dont l’infirmité est de ne pouvoir pas s’en tenir à ce qu’on leur demande, à la question que l’on traite ; ils cèdent, ils s’en vont de côté, ils dérivent tout de suite, ne parvenant pas à soutenir le tête-à-tête et la fixité. Le doute, c’est le refus de regarder en face, c’est le clin d’yeux de l’homme qui s’abrite avec son bras d’un éclat trop vif, c’est la digression et le détour.
Celui qui croit vaut mieux, pèse davantage, contient plus d’être que celui qui doute. S’il se trompe, tant pis ! C’est de la force gaspillée ; du moins c’est de la force. « Il n’est rien que je ne sois capable de croire », dit un personnage de Kipling. Il ne s’accomplira pas dans le coin le plus caché du monde d’acte impossible qui ne trouve en moi de quoi devenir véritable ; il ne s’élèvera point de miracle qui ne puisse compter sur ma foi ; il ne montera point sur l’horizon de journée qui soit trop nouvelle, trop étonnante pour mes forces. Mes forces, c’est justement cette préparation de tout moi-même à l’invraisemblable qui me les rend sensibles ; c’est à cette attente que je les mesure. Je suis comme le chasseur aux aguets, qui, plié sur ses jambes, comprend soudain toute sa vigueur à l’image des périls qu’il se sent prêt à dominer.
Je suis de ceux qu’on trompe facilement ; je reçois toute parole telle qu’elle m’est donnée et je suis dupe plus souvent qu’il ne faudrait pour ma gloire. Mais pourquoi dissimuler que je prends plaisir à ce ridicule ? Il m’est une preuve — et d’autant plus sûre qu’elle est plus ennemie de mon orgueil — de l’élan intérieur et de l’entrain de mon âme. Ah ! joyeusement j’accepte qu’on se raille de moi, pourvu que je sois certain de ne me sentir jamais, en face d’aucun prodige, défaillant, pourvu que je puisse défier le monde d’inventer jamais de quoi me faire hésiter, et détourner la vue, et rire avec cette sotte gêne de l’ironie !
L’âme croyante, c’est l’âme bien portante.
A l’éloge de la foi il faut encore ajouter qu’elle est plus difficile que le doute.
Celui qui doute n’a rien à faire, n’a pas à bouger ; son doute n’est pas quelque chose qu’il ait besoin de poursuivre, d’atteindre et de conquérir ; il est la première forme que prend sa pensée, la plus proche, la plus paresseuse. — Et de même il n’a rien à craindre ; il ne s’expose pas ; tous ses biens sont à portée de sa main ; d’un seul geste, en cas de danger, il les ramasserait contre lui et se trouverait léger et prompt.
Mais croire est une tout autre besogne. — La foi est un mouvement de l’âme, une sortie qu’elle fait hors de ses murs. On ne croit pas de pied ferme ; on ne reçoit pas la croyance, il faut aller la chercher. Sans doute, il arrive un moment où elle devient aisée, et première, et simple comme le vivre, comme la santé ; elle est alors une inspiration immédiate et l’acte même de notre cœur. Mais nous savons de quel prix se font payer de pareilles facilités, par quel labeur ingrat il faut les mériter ! Les eaux vives de la foi sont au bout d’une interminable et morne route ; il y a une immense aridité intérieure à franchir avant qu’elles ne jaillissent. Rien de plus désolant que ces régions de l’âme qu’il faut traverser sans désir. Pour un homme courageux voilà le plus étrange obstacle, celui qui peut tenter le plus son besoin de se surpasser : non pas des objections à combattre, mais l’absence de toute pente, l’indifférence des chemins, le carrefour perpétuel ; aucune raison d’aller plus loin ; et même toute raison de rester où l’on est, car après tout on y est bien ; on y trouve un certain contentement pratique que l’ignorance du mieux fait paraître agréable. Croire est au-delà de ces satisfactions et de ces sécheresses, et l’on ne parvient à l’abondance, à la générosité de la foi, à l’enfantine aisance qui fait dire oui à tous les miracles que par une étude patiente et désespérée : soins minuscules et de tous les instants, exercices à vide comme ceux que l’on fait pour fortifier son corps et qui sont si bêtes qu’on brûle sans cesse de les abandonner ; imitations de sentiments qu’on n’a pas ; et cette façon de se cramponner, dans ce terrain si vacant, aux moindres positions que — fût-ce par hasard — on y conquiert. C’est ainsi qu’il faut peiner pour obtenir l’allégresse et la vivacité de l’âme… Tels sont les travaux de la foi.
Et celui qui croit enfin, après tant d’efforts, le voici aux prises avec des difficultés d’une autre sorte. Car il s’engage de toutes parts ; il est pareil à un propriétaire qui a des domaines dans tous les pays, et, s’il gèle ici, là-bas il fait trop chaud. Dans une conversation le croyant est à découvert de tous côtés ; il risque sans cesse d’être atteint, il tremble à toute parole imprévue ; par les mots qui leur paraissent le plus innocents, ses amis peuvent le blesser. Il y a une gravité de tout ce qui se dit autour de lui qu’il est seul à comprendre et dont il est seul à souffrir.
Enfin il cesse de pouvoir agir facilement et sans arrière-pensée. — Le sceptique n’a pas besoin de méditer ses actes, car il ne cherche à leur communiquer aucune ressemblance ; ils sont toujours justes pourvu qu’ils émanent de lui ; ils expriment assez en l’exprimant ; ils conservent partout leur à-propos, puisqu’il suffit que leur auteur soit là pour qu’ils aient un sens. — Mais au croyant sa croyance — quelle qu’elle soit, et même profane — impose des obligations ; elle veut imprégner ses actes, se manifester en eux. Le voici qui renonce à leur ingénuité et au plaisir d’être lui-même. Le voici, sous les yeux de tous, se tournant, se tordant avec gaucherie vers une autre effigie que la sienne. Il n’agit plus sans se référer à son modèle, sans une disgracieuse imitation. Il est quelqu’un qui ne fait plus ce qu’il veut.
C’est pourquoi croire me paraît plus beau que douter. Tant de ridicules, tant de peines, tant de dangers ! Comment se les épargner pourrait-il valoir mieux que les entreprendre ? Comment ne seraient-ils pas le signe d’un sentiment plus essentiel, plus véritable et plus humain que son contraire ? Il n’y a de bon que ce qui donne beaucoup d’ennuis, il n’y a de profond que ce qui est pareil au travail, il n’y a de glorieux après tout que ce qui est très difficile.
Cet éloge de la croyance devrait me conduire directement à une profession de foi religieuse. Mais le malade sait que la santé est bonne ; pourtant il n’a pas le courage de faire les mille petits efforts absurdes qui l’y achemineraient. Il a l’esprit tout convaincu, mais le désir n’y est pas. Il s’est attaché à sa chaise longue et à ce coin de paysage que découpe la fenêtre. Il n’a pas envie de bouger, il regarde… De même les raisons de croire que je découvrirai en moi, si décisives soient-elles, peut-être resteront sans force contre mon inertie et contre de certains contentements trop proches et trop sensibles pour que l’idée me puisse venir de les quitter.
Non pas celles que proposait Pascal et qu’il voulait universelles, propres à convaincre toute intelligence. Sous ce titre, je ne prétends décrire que les mouvements tout personnels de ma pensée : elle travaille dans un certain sens, elle est traversée par des trains de réflexions. Je ne veux ici que répéter à haute voix, pour me les rendre plus claires, les méditations dont elle a pris la coutume.
Je distinguerai les raisons qui m’inspirent la simple croyance au monde invisible et surnaturel et celles qui me poussent plus précisément vers le catholicisme.
J’ai besoin de m’expliquer le monde ; je ne peux pas rester ainsi devant lui sans m’interroger sur son compte. Je ne peux pas le laisser comme je le trouve. Comme d’autres d’abord ont envie de s’y élancer et d’y chercher leur joie, moi, d’abord, bêtement, il faut que je le comprenne. Non pas privilège, mais dure obligation ! Et combien je jalouse parfois ceux que le seul amour guide parmi les choses ! J’ai l’esprit par certains côtés étroit et borné ; je fais des questions partout ; j’ai de ces exigences un peu grosses que les gens bien appris éludent par un sourire. Je veux qu’on me réponde. Je vous tiendrai entre deux portes jusqu’à ce que tout soit su et bien établi. Par là je suis pareil au savant qui réclame à tous ceux qu’il rencontre leurs papiers.
Mais où je diffère de lui, c’est quand viennent les explications. Car, de celles qu’il accepte, je ne peux pas me satisfaire. La façon dont la science rend compte du monde n’apaise pas mon interrogation, ne termine rien pour moi.
Toute explication scientifique a pour essence d’être insuffisante. Je ne dis pas que cela lui arrive par accident, que c’est en elle un défaut, un insuccès. Mais elle se propose formellement de ne pas suffire. Elle cesserait d’être elle-même, si elle contentait l’esprit. — En effet, non seulement elle rend raison d’un fait, mais encore il faut que d’elle on rende raison. Elle n’est scientifique que si elle a besoin à son tour d’une explication ; il faut que le problème qu’elle éteint, renaisse à propos d’elle. Le savant explique par les causes ; et il définit la cause : « ce qui ressemble à l’effet, ce qui est de même nature, donc ce qui se comporte de la même façon » ; la cause a les mêmes besoins, les mêmes infirmités que l’effet ; elle est un effet à son tour ; il lui faut, pour ne pas tomber, l’appui d’une reprise, d’un nouveau départ de l’esprit ; et le savant ne l’accepte qu’à cette condition qu’elle soit chancelante et incapable de se soutenir seule.
En somme l’explication scientifique — c’est un reproche qu’on lui a souvent adressé — au lieu de répondre à la difficulté en se plaçant en face d’elle et en lui faisant équilibre, tâche de l’entraîner, de l’éconduire. Elle ne répond pas, à proprement parler, au problème, mais elle s’approche tout contre lui et se présente comme une marche plus basse où il ne peut manquer de descendre ; elle le fait basculer et glisser ; au lieu de l’assumer, elle met son poids à profit pour le déplacer et le déporter. Car, sitôt qu’elle l’a reçu et lorsque déjà la voici qui plie, une plus faible qu’elle vient se ranger à son côté et la débarrasse de son faix, qu’elle va déposer un peu plus loin. C’est ainsi que la science prétend expliquer le monde : elle en ôte les difficultés comme, avec des fils métalliques dont la vertu est de ne pas résister devant elle, on décharge un corps de son électricité.
L’explication qu’elle propose est claire justement en ceci qu’elle est insuffisante. Car, après que l’esprit l’a adoptée, les mêmes questions qu’auparavant lui restent permises ; il est libre ; il peut recommencer ; et même il faut qu’il recommence ; il retrouve son agilité d’examen, son adresse, son ingéniosité ; et même on lui demande de les exercer à nouveau. On a besoin de lui encore une fois ; donc il n’est pas pris : voilà en quoi l’explication lui paraît claire.
Avec la clarté le savant pense tenir la vérité, parce qu’avec elle il tient les moyens de poursuivre encore la vérité ; il s’imagine que son explication est satisfaisante parce qu’elle lui laisse toute faculté de parvenir à la satisfaction. Il y a là une confusion de sentiments : il prend pour le contentement de son interrogation le plaisir qu’il éprouve à constater qu’aucune interrogation ne lui est interdite ; il confond la joie de la liberté avec celle que donne la vérité. L’activité de son intelligence, qui n’est possible que parce qu’elle ne touche pas encore son objet, lui fait croire qu’elle vient de l’atteindre.
Pour se sentir en présence du vrai, il a besoin de se voir respecté par sa découverte et qu’elle ne fasse pas mine de lui saisir les mains pour les attacher ; il a besoin qu’elle soit humble devant son esprit. Mais, quand on découvre le vrai, c’est au contraire l’esprit qui tout à coup se fait humble ; c’est lui qui se trouve dépouillé, et sans prestige, et sans ailes. Car n’est-il pas naturel qu’au moment où il la rencontre il perde tous les moyens de poursuivre davantage la vérité ? Au moment que son inquiétude est contente, il cesse d’être content de lui ; il obéit ; il se rend prisonnier ; toutes ses questions se replient, ayant touché ce qui les termine.
Pour ma part, je ne me reconnais en contact avec le vrai que lorsque mon esprit entre dans cet état de captivité et comme d’affliction ; pour qu’une explication ait du pouvoir sur moi, il faut que je n’en aie plus aucun contre elle. Aussi n’ai-je que faire de celles de la science ; elles sont trop déférentes pour mon génie. Après qu’à chaque phénomène j’ai joint cette petite cause qui lui est dévolue, rien encore ne me paraît changé ; elle est si proche de lui, elle se tient si modestement dans son ombre que je n’arrive pas à l’en distinguer. Ah ! certes, je ne me plaindrai pas d’être malmené ; toutes ces explications sont si peu entreprenantes que je ne les vois même pas et qu’à leur place je continue de n’apercevoir que ces mêmes questions qu’elles avaient soi-disant pour mission d’éteindre.
Non seulement la science ne m’explique pas le monde, mais même elle y découvre de l’inexplicable qui n’y est pas, elle le rend effrayant et plein de mystères absurdes.
En effet, elle est l’interrogation indéfinie ; partout, à la place de ce qui est, elle installe ce que l’on peut se demander ; comme un étrange levain, elle introduit dans la pâte des choses des problèmes. « Il y aura toujours quelque chose à connaître », disent les savants. Ils veulent dire : « L’esprit sera toujours capable d’interrogation. Le monde pourra toujours être questionné. » Mais si la question est postérieure à la connaissance ? Si déjà on n’a plus besoin d’elle ? Si la seule activité intérieure la déclenche ?
La science est le mouvement même de l’esprit dans sa pureté et qui ne tient pas compte de la résistance des choses ; elle entre au monde tout droit et le traverse ; elle va raide, fine et tranchante comme une méthode ; elle continue : voilà, en un mot, tout son vice. Il lui manque cette sorte de grossièreté qu’il faut pour sentir quand on touche le réel, comme un matelot ne s’en remet qu’à ses mains serrées sur la chaîne de savoir quand l’ancre est prise au fond. La science dépasse l’objet, elle le divise indéfiniment, elle nous mène, au-delà de sa réalité, jusqu’à ses éléments imaginaires ; par elle il prend un détail qui le rend méconnaissable ; elle précise tout jusqu’au fantastique ; elle démembre tout à force de rectitude et de persévérance.
C’est pourquoi, partout où elle passe, le monde devient si inquiétant. Il semble que chaque objet soit comme soulevé de sa place et qu’il diffère de soi ; il désapprend sa situation, s’écarte de lui-même et, avec un morne effroi, se contemple comme s’il voyait un inconnu. On a raison de dire que la science aboutit à une ignorance ; mais c’est à une ignorance fabriquée. Voici qu’en face de ce que nous connaissions pourtant si bien, nous entrons en stupidité. Les visages les plus familiers, ceux dont notre habitude était telle que nous ne pensions pas à nous poser de questions à leur sujet, soudain la science nous les rend étrangers par quelque doute saugrenu qu’elle nous force à éclaircir.
Elle ne se contente pas de défigurer les choses ; elle construit encore de toutes pièces des fantômes, des épouvantails. L’esprit ne s’arrête pas, avons-nous dit : la science en conclut que le monde ne s’arrête nulle part ; ainsi invente-t-elle l’infini. Elle l’introduit aussitôt partout ; elle multiplie les étoiles au-delà de toute imagination, creuse des abîmes absurdes entre les astres, établit de l’un à l’autre des distances si énormes qu’elles n’ont plus aucune signification. En même temps elle découvre un nouvel univers dans un grain de pollen. Le vide, à nos côtés, s’ouvre, s’enfle et moutonne. Notre royaume n’a plus de frontières ; des immensités béantes nous regardent de toutes parts : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye. » C’est la géométrie qui inspire à Pascal sa terreur, qui dresse autour de lui tant de spectres, tant de monstres inertes et qui le conduit à s’apercevoir lui-même comme un atome entre des gouffres.
Mais le monde n’est pas si malin que nous. C’est un rustique. Son office, c’est d’exister. Or l’existence n’est pas chose très délicate. Pour être, il ne faut pas se montrer trop difficile ; il faut passer sur bien des détails ; on est malgré tout, et sans attendre les mille petites solutions que l’esprit croit indispensables. L’être est dans un autre plan que la pensée ; tout s’y fait plus simplement ; la solidité y remplace l’exactitude.
Si la science rend le monde étrange et effrayant, c’est parce qu’elle lui pose trop de questions, parce qu’elle veut trop en savoir sur son compte. Devant ces exigences si nombreuses, si déliées, si adroites, il s’affole ; il n’avait pas pensé qu’on pût lui demander tant de choses ; et, comme un témoin timide, il répond à tort et à travers. Il ne s’est pas civilisé avec nous ; il en est encore à l’âge de pierre ; nos instruments trop raffinés le harcèlent par trop de côtés à la fois ; il ne comprend pas ce que nous lui voulons et, pour se débarrasser de nous, il nous distribue précipitamment des renseignements contradictoires.
Il eût dit la vérité, si on ne l’eût interrogé qu’une fois.
Donc la véritable explication du monde est celle qui ne m’apporte qu’une réponse, celle qui reste entière et rude comme le monde lui-même : c’est l’explication mystique. Elle ne cherche pas à être claire au sens de justifiable. Elle est pleine de difficultés ; mais c’est parce qu’au lieu de s’en débarrasser en les rejetant plus loin, en en différant à l’infini le dénouement, elle les prend sur soi et les soutient ; elle leur prête sa force ; elle les apaise en les nourrissant. Tandis que la science continue, elle, au contraire, termine. Tandis que la science prolonge les problèmes, les irrite, rend leur question plus affilée encore, elle, au contraire, les éteint en les absorbant.
Il faut bien comprendre quelle est la nature de l’explication mystique. Les énigmes du monde sont des lacunes : elle vient les combler. Hardiment elle ajoute à la nature tout ce qui lui manque. Au lieu de tâcher, comme la science, à recoudre tant bien que mal ses lambeaux, elle fait descendre entre eux le surnaturel. Le monde n’est qu’une devinette aussi longtemps que, pour l’expliquer, on ne veut se servir que de lui-même. L’embarras qu’il donne, aussi longtemps que, pour s’en défaire, on cherche à le réduire, on n’aboutit à rien. On ne le supprime que si l’on se décide à l’augmenter. Il faut prendre plus de choses qu’on n’en avait d’abord. Il faut se détourner du détail, sortir résolument du monde et accueillir tout ce qui se rencontre autour de lui de nouveau, de merveilleux, d’injustifiable. Nous voilà bien naïfs, semble-t-il, d’aller chercher des mystères. Avons-nous besoin d’en inventer ? Ceux du monde sensible ne suffisent-ils pas ? Mais de notre témérité ou de notre maladresse nous ne tardons pas à toucher la récompense ; tout à coup nous abordons à la satisfaction, à la tranquillité : entre nos mains, la réalité, soudain, se trouve entière et suffisante ; l’explication mystique, enfin, reforme le tout ; l’univers, par elle, atteint son achèvement et son comble. Nous voyons tout et ainsi il n’y a plus besoin de nous interroger. Toutes les places sont occupées, tous les rôles sont tenus, les esprits invisibles sont à leur poste au-dessus de nous, comme nous sommes au nôtre ici-bas. Et, comme un navire, complètement gréé, sort du bassin et glisse vers nous avec une lente facilité, voici de même s’avancer tout seul, plein d’évidence, le grand œuvre de Dieu avec les hommes sur le pont qui font ceci ou cela, comme des passagers après le départ, avec les démons accrochés aux flancs comme des monstres marins, avec les anges dans la mâture comme des matelots.
Peu à peu, mais invinciblement, le monde visible, parce qu’il faut que je le comprenne, me conduit et m’initie à l’invisible.
Mais qu’elle vînt à me manquer, je pourrais me passer de cette introduction. Le surnaturel, je ne le trouve pas seulement au bout de mes raisonnements et comme leur conclusion ; mais je le vois, il est évident pour moi ; mon regard peu à peu s’est acclimaté à son obscure lumière ; je suis des yeux ses événements secrets.
Eh ! quoi, parce qu’il fait très clair ici-bas et que le monde est à peu près complètement exploré, vais-je me rendre aveugle à tout ce qu’on ne voit pas, à tout ce qu’on ne verra jamais ? Il est des gens qui ne perçoivent que par leurs sens. Ils vont et viennent, enfermés dans cette petite cage de leurs sensations ; ils ne comprennent pas où ils sont ; les merveilles où ils baignent ne les touchent pas. Leur esprit est scellé comme par une malédiction. Ils se lèvent, et ne savent pas ce que c’est que le matin ; ils sortent, et ne savent pas ce que c’est que l’univers ; ils n’entendent pas voler tout près d’eux et se croiser en l’air les innombrables prodiges.
C’est qu’ils ne comprennent pas, comme il faut, le témoignage de leur imagination. L’imagination est le sens du surnaturel, elle nous met en contact avec lui. Je ne dis pas qu’elle l’invente : elle le connaît ; elle perçoit ses rayons, comme certaines photographies révèlent l’invisible. Je veux croire mon imagination avec la même confiance que mes yeux. Pourquoi aurions-nous des sens inutiles ? La réalité serait-elle plus pauvre que les moyens qui nous sont donnés de l’apprendre ? Toutes les idées qui me viennent, toutes les images qui se peignent en moi, si étranges, si fantastiques soient-elles, je les veux prendre pour des informations ; parce que je ne peux pas toucher avec mes sens l’objet qui me les envoie, dois-je les croire mensongères ?
C’est par l’imagination que je m’avance vraiment dans la profondeur des choses. Les événements ni les êtres ne sont rien, réduits à ce que mes sens et ma raison en découvrent. Si je n’admettais que leur renseignement, je vivrais au milieu de découpures et de fantômes. Rien ne se passe dans un seul plan. Tout le fort de l’événement est en arrière, hors d’atteinte des sens ; seul un effort de l’âme peut nous y porter, une création, une invention. Même dans la pratique, pour n’être pas trompés, nous sommes obligés de tenir pour vraies nos conjectures ; il arrive souvent malheur à qui manque d’imagination. Comme ces dieux païens qu’on ne pouvait méconnaître sans encourir leur colère, les événements se vengent sur nous de notre paresse à les approfondir ; ce qu’en eux nous avons refusé de voir subsiste, et se développe, et produit mille conséquences, qui peu à peu pénètrent dans notre vie matérielle : tout à coup nous nous trouvons en face d’une menace ou d’une impossibilité tangibles, dont nous ne pouvons découvrir l’origine, parce qu’elle est purement mystique. Inversement il y a pour ceux qui se confient à leur imagination des récompenses sensibles : tout événement arrive réellement pour chacun de nous avec la profondeur qu’il a été capable de lui supposer. L’âme que le prince Muichkine de Dostoïevsky a prêtée aux êtres qui l’entourent, ils viennent ensuite lui témoigner qu’ils en sont bien réellement doués ; poussés par une sorte de reconnaissance mystérieuse, tout à coup, après longtemps, ils lui apportent une parole, un geste obscur et timide, péniblement formé, par lequel ils avouent enfin ce secret en eux qu’il avait tout de suite pénétré.
Je croirai donc mon imagination ; j’accepterai tout ce qu’elle verra.
D’abord, elle me fait voir l’immortalité de mon âme ; elle m’en donne non pas les preuves, mais la sensation. Entre toutes les choses qu’on ne peut pas dire, voici la plus nette, la plus précise, la plus aiguë. Il est certaines journées, certaines températures par lesquelles brusquement je me trouve transporté, le long de moi-même, vers mon formidable avenir. Je dure soudain de toute ma durée à la fois. Dépaysé jusqu’au cœur, pris par l’indifférence à tout ce qui m’environne comme par une passion, immobile, sans forces, étranger, je ne suis plus seulement ici. Au milieu de ce monde bleu et ouvert, je me sens tout à coup, sans avertissement, sans bruit, rejoint à mon éternité. Non pas dissolution, ni mélange ; mais un prolongement sournois et délicieux ; je cesse d’avoir une fin ; comme l’eau derrière l’écluse atteint en silence le niveau du canal qui la continue, de même, porté par un invisible mouvement, me voici à la hauteur de ma vie immortelle. Je n’ai plus besoin de courage : je reçois nouvelle de celui que je ne suis pas encore ; il me salue et la paix est avec moi.
Preuve dont on peut rire, mais qu’on ne réfutera pas.
Dieu aussi m’est révélé directement ; il tombe sous le sens de l’imagination ; pour le voir, je n’ai besoin que de m’abandonner un peu à ma fantaisie. Je l’atteins dans son activité, je le surprends tout proche, occupé à des besognes qui me concernent.
Et comment peut-on faire pour ne pas voir Dieu ? — Un événement, à l’instant qu’il commence, on le sent hésiter légèrement ; son issue est encore ambiguë ; et, tout à coup, il se met à pencher fortement d’un côté, comme un navire qui sombre ; et dès ce moment, ainsi qu’on voit l’eau se glisser en mille ruisseaux dans la coque pour en achever le naufrage, de même toutes les petites circonstances quotidiennes prennent le sens de l’événement, l’aggravent, tombent avec lui, l’entraînent vers son accomplissement. Ah ! qu’il faut manquer d’inspiration pour croire au gouvernement de la causalité et pour ne pas comprendre que tout se fait par des « volontés particulières » ! A chaque instant ma vie reçoit sa figure d’une puissance cachée ; quelqu’un la modèle avec un profond caprice ; quelqu’un qui réfléchit, préfère, regrette, invente, un esprit attentif et distrait, plein de projets immenses et en même temps d’une amoureuse minutie. C’est en ce sens qu’on peut dire que Dieu est manifeste dans ses œuvres.
Sans doute, j’ai le sentiment d’être pour quelque chose dans la formation de ma destinée et dans cette soudaine pente imposée à l’événement. Ce n’est pas une pure illusion. Je choisis sans doute ; mais d’une façon rudimentaire ; je ne fais qu’ébaucher le choix ; je choisis en homme, c’est-à-dire dans la fièvre et dans l’ignorance ; je considère hâtivement les diverses alternatives, je m’empare de quelques motifs, je les serre contre moi, je veux qu’ils soient décisifs ; et voilà ma résolution prise. Cependant elle croît et s’épanouit : elle prend un sens que je ne soupçonnais pas ; j’ai l’air d’avoir prévu mille conséquences que je n’avais nullement distinguées ; enfin, il arrive que j’ai bien mieux ou bien plus mal agi que je ne voulais. Avec quelques mots têtus que je me suis répétés vingt fois pour brusquer une incertitude dont je ne pouvais sortir que par l’arbitraire, je me trouve avoir fait une des actions les plus importantes de ma vie. Quelqu’un a reçu mon obscure décision, l’a mûrie, l’a développée, l’a changée enfin en elle-même ; comme un riche qui accepte sans sourire le dérisoire présent d’un misérable, quelqu’un fait fructifier entre mes mains mes ingrates et courtes entreprises. Ainsi, si nous savons regarder à la fois avec imagination et avec humilité, Dieu nous apparaît travaillant avec nous, façonnant avec nous notre vie, comme un ouvrier ancien et sage reprend la besogne de l’apprenti et l’achève doucement sous ses yeux. Je vois une Providence, — non pas simplement au sens d’une direction générale des événements, mais comme une « création continuée », comme une invention particulière et de tous les instants, comme l’appuiement exquis de l’artisan sur son ouvrage qu’il ne se décide pas à abandonner.
Cela justement me montre Dieu qui le cache à tant de gens : ces inégalités, ces étranges préférences, cette secrète partialité qui est au monde. Le monde est travaillé par une sorte d’injustice active et sereine ; il y a une distribution tout arbitraire et sentimentale des événements ; il y a des destinées élues, jalousement préservées ; le bonheur leur est fidèle et les accompagne avec une agilité extraordinaire ; il s’arrange pour leur rester attaché jusqu’au milieu des accidents qui semblent devoir le détruire à jamais ; il leur revient, il les retrouve et, là où il ne peut passer, il change de forme. D’autres vies, au contraire, sont maudites et le malheur use pour les suivre de la même ingéniosité. Ah ! Dieu merci, tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Celui-ci a grand besoin de se réformer, d’apprendre la justice distributive. Qu’il est émouvant de suivre les lignes de ses prédilections et de ses aversions ! Comme elles sont à la fois étranges et nettes ! Si l’on sait préférer ce qui est à ce qui devrait être, quelle joie dans cette contemplation ! Pour un cœur allègre, il est délicieux de déchiffrer l’immorale logique des destinées : à chacun arrive non pas ce qu’il mérite, mais ce qui lui ressemble. Même l’imprévu le plus abrupt, il se découvre à la fin qu’il tenait à l’avance par quelque endroit à notre âme et qu’elle l’appelait. Les événements nous sont donnés heureux ou malheureux, non pas suivant ce que nous valons, mais suivant ce que nous sommes.
Cette répartition déconcerte les philosophes : ils ne savent comment excuser Dieu ; c’est pourquoi ou bien ils le nient, ou bien ils le prouvent : ce qui revient au même. — En effet, au lieu de chercher d’abord à le voir, ils commencent par le concevoir ; ils rentrent en eux-mêmes, répudient toute allégation des sens et, là, construisent un Dieu rationnel et juste, inaccessible au plaisir, dépourvu d’inclinations, pur et immobile comme une Idée de Platon ; ils lui attribuent un amour qui est une bienveillance universelle et indifférente, une condescendance distraite, une sorte d’estime impartiale pour toutes ses créatures. Quand ils ouvrent les yeux, il n’y a pas de place pour leur Dieu ; tout le dément ; ils ne savent que faire de lui. Dès lors, s’ils ne renoncent pas à lui, pour le maintenir malgré tout il faut qu’ils aillent chercher des preuves ; il faut qu’ils le rivent au monde à grand renfort de boulons et de coups de marteau ; comme ils ont fabriqué Dieu, il faut qu’ils fabriquent aussi ses attaches avec le monde. Vaine entreprise. Car deux pièces qui ne sont pas faites pour s’ajuster n’arrivent jamais à bien tenir ensemble ; il y aura toujours du gauche dans les preuves des philosophes ; il se trouvera toujours quelqu’un pour venir remarquer la faiblesse des joints et déceler leur fausseté.
Il eût fallu commencer tout simplement par regarder ; il eût suffi d’ouvrir les yeux sans aucune pensée préalable : ce qui vient lui faire obstacle eût alors apparu comme une marque éclatante de l’existence de Dieu. Nous constatons des inégalités et des préférences. Or c’est à quoi justement on reconnaît la présence d’une âme, d’un être. Ne savons-nous pas quel trouble, quelle subtile transformation de la justice apporte, partout où on l’introduit, l’être vivant ? Après qu’il est venu, rien plus ne vaut ce qu’il valait jusque-là au jugement de la raison ; une différence insaisissable s’est glissée entre les choses ; de même qu’en respirant il analyse l’air et en sépare les éléments, de même, par le simple fait d’être là, il distingue, et choisit, et préfère ; on ne peut pas bien dire ce qui se passe ; la profonde iniquité de la vie est entrée avec lui. Partout donc où se trouve cette iniquité, c’est que quelqu’un est là qui pense, qui désire, qui veut. Les irrégularités du monde font paraître une âme ; elles sont ses complaisances, ses amours et peut-être ses haines. Ce dérangement immense dénonce une personne infinie. A la distribution du bien et du mal, je reconnais le Dieu vivant. Sans doute, il pourrait s’arranger pour mieux satisfaire mes idées de justice ; je le prends en faute. Tant mieux ! Car c’est donc qu’il existe. Si tout dans le monde était parfaitement équitable, il resterait possible que Dieu ne fût pas, car les lois mécaniques tendent d’elles-mêmes à produire l’égalité. Mais cette profonde désobéissance à mes exigences, tant d’indifférence à mes décrets, cet air de dire que je n’y connais rien… Quelle force indomptable je touche tout à coup ! Je me heurte à « Celui qui est ».
Après tout je n’ai le droit de faire aucun reproche à Dieu. Car je n’ai pas à le concevoir à l’avance. Je n’aurais à le concevoir que si je ne le trouvais pas. Mais justement je le trouve. Je n’ai pas le temps de me faire une idée de lui ; rien ne peut précéder mon expérience, le contact que je prends avec lui. Il est là d’abord ; il paralyse ma raison ; il met tout de suite, à la place de ce qu’elle allait forger, lui-même. L’infinie perfection, au lieu que je doive chercher s’il la possède, elle est ce qu’il est. Je l’apprends de lui, je l’étudie en lui. Et nous pouvons bien avouer, puisque les philosophes ne nous écoutent pas, que cette perfection est un peu plus intéressante que celle qu’ils imaginent, et qu’ils n’auraient pas inventé ça.
Dieu aime les hommes. Il aime chacun de nous dans ses entrailles et selon qu’il l’a fait. Il ne s’amuse pas à se retenir sans cesse sur la pente d’une préférence, il ne s’oblige pas à penser à tous les autres au moment où son brûlant amour s’approche de l’un de nous. Son amour, c’est autre chose qu’une bienveillance, qu’une protection administrative, que le sourire d’un sage toujours prêt à pardonner. C’est l’amour avide et égoïste du Créateur ; il est pareil à l’acte même de la création ; il le recommence. Dieu revient trouver ce qu’il a fait et avec le même cœur qu’il avait alors, et dans le même orage qu’au commencement ; il rentre dans le tumulte de tous les sentiments qui l’animaient autrefois ; le plaisir inexplicable de ses mains quand elles formaient cette âme, l’allégresse et l’apitoiement dont il était plein, voici qu’il les éprouve encore, comme au moment de la besogne ; celui qu’il créa dans la joie, il l’aime dans la joie ; il « se réjouit » en sa créature ; il « se récrée » en elle : et c’est là sa prédilection.
Dieu aime l’homme ; mais l’homme, ce n’est pas un animal raisonnable, l’homme, c’est moi qui porte tel nom et tels prénoms que Dieu a consacrés à mon baptême, et qui suis né de telle femme, et qui mourrai tel jour que je ne sais pas, mais que Dieu sait. Sans doute, je suis bon ou mauvais ; mais cela ne vient qu’ensuite ; Dieu ne voit cela qu’après. Il y a d’abord son enfant bien-aimé, sa race, son image privilégiée ; il a gardé une mémoire particulière de son visage, il se rappelle chaque trait, il pense à lui souvent. Son amour est de celui-là ; et il l’accompagne partout, si bas qu’il tombe ; il ne le quitte pas dans la faute et dans l’humiliation ; même là, il le préfère peut-être encore à tel autre dont la vie est impeccable ; et, puisqu’il sera juste envers cet autre, il a bien le droit d’être faible avec celui qu’il aime. Quel sens terrible et adorable dans ces mots : « Il est agréable à Dieu » !
Dieu est pareil à un honnête homme qui, parce qu’il fait son devoir, peut écouter ses goûts, ses humeurs, ses indulgences et ses sévérités secrètes. Pour ridiculiser cette conception, les philosophes ont inventé tout un long mot : anthropomorphisme. Je serai donc anthropomorphiste. Pourquoi m’en empêcherais-je ? Parce qu’il est trop naturel de l’être ? Justement j’ai résolu de me confier aux tendances naturelles de ma pensée, de céder à mes premières idées, aux plus fraîches, aux plus hardies. Dieu est pareil à l’homme, me disent-elles ; il est seulement beaucoup plus grand. Il n’y a qu’une forme de l’existence ; du plus bas au plus haut, les êtres développent le même type ; ils le prennent d’abord informe et nu, comme les flûtes exposent sans accompagnement le thème d’une symphonie ; puis ils le commentent avec une abondance, une ingéniosité, une générosité croissantes ; enfin ils le transmettent à l’homme. Et de même que le monde visible tout entier prépare l’homme, de même le monde invisible le complète et l’achève ; il reprend son chant, il l’imite avec de nouvelles et splendides ressources ; et cette harmonie, dont on dit que résonnent les cieux, si nous savons entendre, nous y retrouvons notre voix, comme un berger écoute avec émerveillement grandir, foisonner et fleurir, sous les doigts d’un musicien, les cinq notes de sa complainte.
Dieu est pareil à nous ; il a notre âme, toutes nos pensées, tous nos calculs ; il a tous nos sentiments ; il connaît ces étranges dispositions intérieures dont on est saisi tout à coup sans qu’on sache pourquoi et que l’on ne peut rien faire pour changer ; il connaît les mystérieuses contraintes du cœur et l’impossibilité de s’en défaire autrement qu’en y cédant. Mais justement voilà où est sa perfection : il échappe à ses sentiments, il va jusqu’au bout, il retrouve la liberté dont ils le privaient, en les dépassant. Il est parfait, c’est-à-dire qu’en lui tout s’achève, tout s’accomplit entièrement. Il est parfait, non pas parce qu’il ne se met jamais en colère, mais, parce qu’après le transport de la colère, il sent tout à coup jusque dans ses entrailles l’étreinte de la miséricorde. Parmi les hommes nous appelons celui-là une grande âme, non pas qui ne sent rien, mais qui ne s’épargne rien, qui descend dans toutes les faiblesses, va reconnaître par lui-même tous les entraînements, se perd avec ceux qui se perdent et ne craint pas la détresse, la souillure, la honte ni la sueur de sang. Cette âme est grande qui est la plus chargée et qui remonte avec elle le plus lourd fardeau de passions. De même le Dieu tout-puissant ne s’est pas contenté de créer nos sentiments ; chaque jour il vient les éprouver en personne, il les retraverse complètement, il sait une fois de plus chaque jour ce qu’il en coûte d’être homme et il ne cesse de nous ressembler que lorsqu’au soir, ayant épuisé tout notre cœur, il rentre dans son insondable amour.
Je sais qu’il y a de la présomption à parler de Dieu avec tant de familiarité et de certitude, à se donner pour le confident de ses perfections. Pourtant que puis-je faire ? Je me suis exprimé sans application, disant ce qu’il me semblait voir ; j’ai transcrit les imaginations qui me travaillent. Je ne peux pas empêcher que le surnaturel ne m’apparaisse aussi proche, aussi facile que les objets de mon entourage. Je sens qu’il est là, comme, lorsque je reviens dans l’ombre vers ma chambre de travail un instant quittée, je sais qu’il y a une lampe sur la table, qui m’attend, et déjà, par dessous la porte, un rais de sa faible lumière me confirme sa présence fidèle.
Parce que je ne peux pas faire autrement, je crois à la réalité surnaturelle. Mais il est impossible que je m’en tienne là ; il faut que ma foi se précise, il faut que de mystique elle devienne religieuse ; il faut qu’elle s’attache à un dogme et l’observe uniquement.
Non, je n’ai pas le droit de m’arrêter à moitié chemin. Je n’ai rien fait de méritoire jusqu’ici, rien qui me donne le moindre privilège. Comme les autres ! Aussi stricte, aussi précise, aussi dure que la leur soit ma croyance ! — Il est des gens qui, au dernier moment, se réservent de petites libertés ; ils ont tout admis avec nous, ils ont pensé, ils ont senti comme nous ; mais tout à coup il y a un point qu’ils n’acceptent plus, un point imperceptible, mais où toute leur décision vient mourir : voici qui est trop fort pour eux ; ils s’aperçoivent que vraiment leur esprit ne peut pas s’engager si loin. Et là-dessus, pour sauvegarder son indépendance, ils construisent quelqu’une de ces doctrines intermédiaires, de ces faux mysticismes où la raison et l’imagination comiquement collaborent. O pâles inventions ! On croit aux étoiles et à la métempsychose ; on est d’abord une petite bête et l’on va finir dans un ange : doctrine pour les dames qui ont des souvenirs. Ou bien on croit à la divinité de l’Homme, ou à celle de la Justice, ou aux mystères de la Destinée, ou à l’Inconscient. Pour les uns, Dieu est quelque chose comme le Silence et, pour les autres, il y a des dieux un peu partout.
Je déteste ces fantaisies. Elles ont une sorte de molle possibilité qui dégoûte. Ah ! certes, rien ne s’oppose à ce qu’elles soient vraies ; rien ne s’oppose à celle-ci ; mais rien non plus à celle-là. Pour celui qui refuse de reconnaître l’empire d’un dogme, tout devient facile et maniable ; toute chose cède immédiatement à ce qu’il lui plaît d’en penser ; toute chose met une étrange promptitude dans l’obéissance aux idées qu’il s’en forme : elle est tellement docile que c’est comme si elle n’existait pas ! Les univers et les paradis (jamais d’enfer) éclosent à son gré, dans son cerveau, comme de vagues bouffées de brouillard. Il en concevrait mille avant d’être fatigué. Aucune résistance : sa pensée de toutes parts moutonne avec une débile fécondité. — Laissons-le se féliciter de sa libre abondance et d’avoir soustrait à l’étroite prise d’un dogme ses facultés merveilleuses. Il se figure qu’il est tout-puissant parce qu’il peut à tort et à travers. Il ne sait pas qu’en fait d’imagination la liberté, c’est la faiblesse. Le vrai est qu’il n’a pas assez de force pour sentir les nécessités de la pensée, pour aller jusque-là où, soudain, l’imagination se trouve par on ne sait quoi de mystérieux commandée, contrainte et dans ses plus petits détails arrêtée. Il est pareil au bavard : tant parler lui est facile, il se croit l’esprit plein de vigueur ; mais justement s’il avait plus d’idées, et plus fortes, il ne trouverait plus à dire qu’une seule phrase.
Non, il n’est pas de milieu pour un cœur sincère entre l’athéisme et la religion. J’aime et je prétends qu’il faut aimer avant tout la propreté de l’âme. Que d’abord elle soit bien nette, bien courageuse, bien achevée ! Il n’est pas vrai qu’il y ait des arrangements, il n’est pas vrai que l’on puisse être ceci ou cela, sans l’être tout à fait. On ne pactise pas avec les difficultés : ou l’on est vaincu par elles, ou on les vainc. Le premier devoir est de ne supporter en soi rien qui soit le semblant d’autre chose : il faut avoir cette chose même, ou la quitter tout à fait.
Si Dieu n’est pas si clair qu’il soit une personne et qu’il ait son histoire écrite dans les Évangiles, il n’est donc pas. Et pourquoi nous embarrasser de lui, si ce n’est pas pour y croire de tout près, cœur à cœur, et dans la présence même de son visage ? Contre tous les mystiques, hors les chrétiens, ce sont les athées qui ont raison. Il y a bien des plaisirs à goûter ici-bas : est-ce en faveur d’une mauvaise petite croyance, logée comme une brume dans un coin de notre cœur, que nous allons les laisser échapper ? Non, il est juste, si on le peut, de ne pas croire en Dieu ; cela est plus sain, plus naturel.
Mais puisqu’il faut que je croie en lui, eh ! bien, que ce soit selon qu’il est écrit. De même que Jésus est mis en croix, nu et visible de partout, de même je veux que ma foi soit fixe et définie, et celle-là même que tout le monde connaît ; et l’on sait bien que l’on n’y peut changer un iota sans la détruire. C’est en entrant dans les urgentes limites du dogme catholique que mon imagination trouve soudain son aise et sa véritable activité, comme un arbre qu’on plante dans un terrain préparé sent monter en lui sa force, et circuler sa sève, et ses branches se disposer à la fleur. Pascal l’a bien vu, qu’il fallait aller jusqu’au bout : dans un grand effort, son âme d’un seul coup s’est délivrée de toutes ses libertés ; elle a cessé d’être entourée de possibles ; et cette nuit-là, dans cette terrible extrémité, dans cette angoisse et dans ce resserrement, elle a touché sa joie :
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. »
« Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ[1]. »
[1] Écrit trouvé dans l’habit de Pascal après sa mort. Petite édition Brunschvicg, p. 142. La première citation est de l’Exode, III, 6 ; la seconde, de Saint-Jean, XVII, 3 (et non 6).
Si droite que me paraisse la voie qui, de la croyance au surnaturel, conduit à la foi catholique, je veux la reprendre et la parcourir à nouveau pas à pas ; je veux dire chacune des raisons qui m’y font avancer.
D’abord, comme, lorsqu’on est seul et très loin, tout à coup on se prend à penser à tous ceux qui ne pensent pas à vous — et l’irritante envie vous vient de reparaître brusquement devant eux et de les forcer à être encore vos amis, — de même l’homme qui s’est dégagé de la religion s’aperçoit un jour combien elle se passe facilement de lui et à quel point ça ne change rien du tout qu’il ait cessé d’y croire. Appel infiniment subtil, tentation par l’indifférence et l’oubli où l’on est de moi. Certes, je suis libre, je vais où je veux : cependant il est des gens qui continuent à prier. — Je pense à ma guise ; toutes les théories sont à ma disposition ; je n’ai qu’à choisir ; je suis comme au milieu d’un marché ; et chacun étale ses arguments, les retourne, me les donne à soupeser : cependant les vérités religieuses ne sont pas ici, elles ne font rien pour séduire mon adhésion, elles ne bougent pas. — J’affecte de les contredire violemment, j’épouse les doctrines qui les insultent le mieux : elles ignorent l’offense que je leur fais. — Ou bien je leur rends cet hypocrite hommage, ce salut plein de distance et de dignité que les incrédules, pour bien marquer leur liberté d’esprit, ont coutume de leur décerner : elles restent aussi sourdes à mon approbation qu’à mon mépris. Décidément je ne compte pas pour elles. Et voici qu’une inquiétude me vient : en tout ce qu’il m’arrive de penser, ce reproche secret, qui m’exaspère : « Tu es libre, tu es seul. Si cela te paraît être la vérité, pourquoi ne le croirais-tu pas ? »
A l’étendue de la permission qui m’est donnée, je commence à douter qu’elle en vaille la peine. Il faut enfin que je revienne vers les vérités chrétiennes, que je quitte un instant mon erreur pour les examiner de près et chercher d’où leur vient cette formidable assurance.
Telle est la première invitation qui m’est adressée : le silence.
Cependant elle ne fait que réveiller mon attention. Je ne peux pas me convertir simplement par pique et par point d’honneur. Il me faut des raisons plus précises, tirées de la considération même du dogme.
Elles commencent à apparaître, à mesure que je m’approche de lui. O profondeur inimitable ! Je ne veux pas encore la comprendre, la deviner seulement. Cette doctrine est si forte qu’on rencontre ses rayons bien avant de la trouver elle-même. Entre les belles œuvres de l’esprit, celles qui sont nées d’un génie chrétien se distinguent dès l’abord, et toutes seules.
Il y a une sorte de naïveté en tout écrivain non-chrétien. Il a toujours l’air de quelqu’un à qui l’on cache quelque chose et qui ne s’en doute pas. Il y a un certain dernier mouvement de l’esprit qu’il n’a jamais l’idée de faire. Il y a un fond qu’il ne touche pas. Il va, il vient ; j’admire son ingéniosité, sa dureté, sa pointe ; peut-être j’envie sa liberté, et qu’il puisse sans scrupules entrer d’un élan si allègre et si cruel dans la vérité. Mais je sais qu’en face d’une certaine question très droite, que je pourrais tout à coup lui poser, il serait sans réponse et ne trouverait de recours que dans la raillerie.
Même lorsqu’il ne s’agit plus de pénétrer le secret des choses, mais seulement d’inventer des personnages et des événements, même dans le roman, le christianisme donne à ceux qu’il inspire un pouvoir spécial et comme une avance en profondeur. — Stendhal, de quelle vie aiguë et charmante il s’entend à douer ses héros ! Comme ils marchent avec vivacité ! On devine tous leurs sentiments bien groupés en eux, bien présents ; ils les goûtent comme de fines vapeurs délectables, sitôt évanouies que respirées ; ils sont merveilleusement légers, actifs et distincts. Ce sont des individus. — Mais non pas des créatures. Il n’y a rien en eux de plus que leurs passions ; ils sont tout entiers, et seulement, ce qu’ils éprouvent. Les forces chimiques, infiniment sublimées, à la rigueur ont pu composer leur âme. (Stendhal croyait à Cabanis.) Il manque à leur réalité ceci qu’on ne pense pas à désirer qu’ils soient pardonnés ; on ne peut pas prier pour eux. Et de même que nous restons séparés d’eux, de même ils restent les uns des autres séparés ; jusque dans l’amour, ils sont en défense ; les amants de Stendhal ont leurs fortunes différentes ; ils se rencontrent, ils ne se joignent pas ; ils gardent leurs armes et méditent de s’en servir encore. Il n’y a pas au fond de leur cœur ce je ne sais quoi de rompu par où l’être se répand et communique avec son semblable ; l’humanité en eux ne va pas jusqu’à être blessée. — Au contraire, les personnages de Dostoïevsky ont d’emblée cette profondeur dernière. Ils ont tout de l’homme, mais aussi ce que l’homme a de Dieu. Ils commencent par vivre, ils sont eux-mêmes d’abord, et avec quel emportement, avec quelle partialité ! Ils cèdent, sans avoir même l’idée de réagir, au torrent de leur individualité ; ils brisent toute résistance ; ils font tout le mal qu’ils ont à faire. Mais enfin ils gagnent le fond, ils retrouvent en eux Celui qui de même est en tous. Voici l’un d’entre eux devant nous, avec ses mauvaises pensées, ses mensonges, ses calculs. Il est prêt à nous tromper, peut-être à nous tuer. Pourtant il y a quelque chose en lui de plus que ses sentiments : c’est cette faible image de Dieu qui ne se décide pas à disparaître ; comme la lampe du sanctuaire, aucune rafale ne l’éteint tout à fait ; elle baisse, elle vacille, comme honteuse ; mais elle palpite encore. Elle est en cet homme comme une excuse latente à tout ce qu’il va faire et comme l’amorce du pardon. Il peut être sauvé. La vie éternelle le guette, comme elle nous guette tous. Et au moment, tout à l’heure, où il va se précipiter, il y aura autre chose ici qu’un aventurier cédant à une soudaine passion : une âme, comme la nôtre, qui engagera son salut, et peut-être sans le perdre encore. — Ce n’est pas tout : non seulement cet être vit d’une vie si complète qu’il nous oblige à trembler pour lui, mais encore lui-même, si vil soit-il, il connaît des sentiments que les plus purs héros de Stendhal ne savent pas éprouver : comme nous nous joignons à lui, de même il se joint aux autres par l’amour. La marque que Dieu a laissée en lui est comme une blessure qui ne se fermera jamais ; il y a des moments où il ne peut plus contenir son âme ; elle cherche à fuir comme le sang. Cet homme rencontre un homme ; ils s’arrêtent l’un en face de l’autre sur le palier d’un escalier ou sur le seuil d’une auberge ; ils se regardent. « Peut-être ne se ressemblent-ils pas… Alors c’est quelque chose de plus fort : le signe obscur de la parenté, le lien secret d’origine, la trace du mélange et de la confusion primordiale[2]. » Voici qu’ils se reconnaissent ; ils sont frères en Jésus-Christ ; la charité remonte en eux tout à coup, qui est « l’amour du prochain comme de soi-même pour l’amour de Dieu », la charité comme une vague horrible par quoi l’on est jeté hors de soi, comme une abjuration et un arrachement de tout l’être. Enfin ils se prennent les mains, et il n’y a plus rien entre eux, et ils disent en même temps les mêmes choses avec les mêmes mots. Car Dieu s’est ravivé en eux ; il est avec tous deux à la fois et sa paix infinie va et vient entre leurs âmes, les unissant comme elle les unira toutes, après que nous aurons été jugés.
[2] Jacques Copeau : Sur le Dostoïevsky de Suarès. Voir la Nouvelle Revue française du 1er février 1912, p. 231.
Il est temps, cependant, qu’abordant en face le catholicisme je tâche d’expliquer comment il me persuade de sa vérité.
Ce n’est point par quelque avantage bien évident et que je puisse facilement assigner, ce n’est point parce qu’il est plus cohérent que toute autre doctrine. Mais voici, choisi presque au hasard comme exemple, un des articles du dogme catholique, et voici la morale catholique. Et je leur suis pareil ; ils ont le même sens, ils sont de même fil que tout mon être. Comment aurais-je envie de prouver leur vérité, alors qu’ils se confondent avec ce que je suis ?
Il y a deux sortes de doctrines : les unes naissent parce qu’elles ont un auteur, les autres, parce que les choses sont d’une certaine façon et qu’il faut bien que ce soit dit. Les premières sont les doctrines philosophiques : l’auteur ne cesse pas d’y être présent ; on dirait qu’elles ne se soutiennent que par lui ; on le voit au milieu de son système comme l’araignée au centre de sa toile ; on voit chacune de ses affirmations sortir de son esprit ; on distingue la faculté qui l’a produite et à laquelle elle reste attachée comme à sa tige. La force d’une philosophie, c’est le génie de celui qui l’a conçue ; son évidence, c’est l’avancement et la décision de sa pensée. On dit qu’elle a de l’autorité. Si nous consentons à ce qu’elle nous convainque, c’est par égard pour la puissance et la ressource intellectuelles dont elle témoigne ; si nous y croyons, c’est au fond par admiration. Elle se présente à nous à la façon des inventions mécaniques ; le nom de l’inventeur est écrit dessus et lui-même se tient à côté de l’appareil, prêt à en recommencer pour qui voudra la démonstration. Comme une invention mécanique, elle est une conquête sur l’inconnu. Et nous devons l’adopter parce qu’elle marque un triomphe de l’homme et par solidarité avec notre espèce.
Mais le dogme du péché originel ! Cela me saisit tout à coup comme les larmes ; cela est vrai, je n’y puis rien faire ; je suis pareil à ce que j’écoute ; j’avais besoin de cela, je suis cela. Je me reconnais soudain. Une profonde violation de mon secret le plus intérieur. Je suis trahi. Il ne s’agit plus d’une opinion que je puisse accepter ou rejeter, défendre ou combattre. On ne me demande plus la conviction délibérée de mon intelligence, mais l’adhésion obscure, compacte, de mon cœur et de mes entrailles. Je marche, je pense, je souffre : et le péché originel est sur moi, et je le porte en moi. Mon corps, mon âme, l’enroulement de mes sentiments, les circonvolutions de mon cerveau, la machine entière de l’être que je suis : voilà quelles sont ses preuves. La profondeur d’un tel dogme, comme de tout dogme catholique, c’est la profondeur où il descend en moi, c’est sa confusion avec la masse de moi-même. Vous pouvez le nier avec des mots, avec des rires : mais le soir, au moment de se coucher, l’homme fatigué regarde sa journée et il voit un manque en toutes ses actions, un vide entre ce qu’il a fait et ce qu’il avait résolu de faire. Il n’a pas épargné sa peine ; jusqu’à la nuit il a donné le même effort, et chaque minute lui semblait emplie à en déborder de sa besogne. Pourtant il a maintenant la sensation d’une sorte d’échec — et qu’il ne pouvait rien faire pour éviter. Nous avons beau nous appliquer : il y a un léger et fidèle malheur sur toutes nos entreprises, nous ne rattrapons pas tout à fait ce sur quoi nos yeux sont fixés, il vient toujours un mystérieux moment où l’idée que nous suivons se dégage, s’échappe ; et quand nous avons fini notre ouvrage, elle nous raille d’un peu plus loin et nous n’avons entre les mains que son image blessée. — Nous sommes ici-bas comme des gens qui tâchent de retrouver un nom très ancien et perdu. Tous nos mouvements sont pareils à ces vagues pénibles de la mémoire qui viennent frapper l’oubli comme un mur. Et même lorsqu’il cède un peu, lorsque nous entrevoyons un peu ce qu’il cachait, lorsque enfin les consonnes du mot, sous tant d’insistance, commencent à réapparaître, même alors il reste quelque chose qui ne se laisse pas ressaisir : ce n’est jamais tout à fait ça. L’arbre qui pousse, c’est qu’il se rappelle ; il remonte du plus profond de lui-même vers sa forme antique, il va l’atteindre. Mais non ! ce n’est point là ces éclatantes fleurs qu’il rêvait ; elles tombent ; et, de nouveau il reprend avec une morne obstination son même rêve, sa même obscure recherche. Et moi, moi, toute proche, toute intérieure, à peine distante de ce que je suis et pourtant jusqu’à ma mort inaccessible, je vois, je touche mon âme, l’âme d’où je suis déchu et que je ne sais que confusément imiter. Tous nos sentiments ne sont que l’image d’eux-mêmes, ils viennent comme des flammes lécher, sans pouvoir s’y tenir, leur propre vérité ; il y a toujours entre nous-mêmes et notre âme une fine, une décourageante différence. Oui, le péché originel est sur nous. Et il est au monde. Et rien n’en peut guérir que de passer à la vie éternelle.
La morale catholique me touche et me persuade de la même façon que le dogme proprement dit. Elle s’oppose à la sagesse comme le dogme aux philosophies. Le sage aussi est un auteur ; son œuvre, c’est sa vie : et il se montre en elle, lui aussi ; il s’expose au beau milieu de tout ce qu’il fait. Derrière chacun de ses actes on voit la réflexion qui l’a commandée ; elle est encore là ; on peut l’examiner, la tâter pour se rendre compte. Et le sage ne dédaigne pas d’expliquer aux spectateurs comment il faut s’y prendre pour agir comme il a fait. S’il en est qui se laissent convaincre à ses paroles et deviennent ses disciples, c’est par enthousiasme pour sa haute volonté, pour son grand caractère : ils acceptent la sagesse parce qu’elle est un des signes du génie de l’homme, une forme de sa domination sur la nature, la victoire sur la chair.
Mais, hélas ! comme toutes les inventions humaines, elle est terriblement sujette aux accidents. Elle est un exercice, un « travail » d’équilibriste qu’il faut réussir. On ne peut le manquer sans ridicule. Il n’a de sens que si on le mène à bout sans un accroc. Or il est si difficile, si contraire à la nature, qu’il est presque impossible de ne pas le manquer. — La sagesse, c’est d’abord la constance ; être sage, c’est se ressembler toute sa vie ; les philosophes prescrivent comme premier devoir l’uniformité dans la conduite. Mais il n’y a qu’un moyen de ne se démentir jamais : rester immobile, ne rien faire, se priver de tout. Vivre, c’est ne plus être pareil à soi, c’est ne plus se reconnaître. Par suite, pour rester pareil à soi, il faut refuser de vivre. La sagesse sera donc le refus de vivre. Voici la découverte du sage, sa trouvaille incomparable : on peut aller de la naissance à la mort en évitant tout ce qui s’offre sur le chemin ; il faut marcher tout droit, bien raide, les yeux fermés. Soigneusement proscrire de son cœur toute passion, se diminuer de tout ce qu’on pourrait être ; si se présente l’occasion d’une haine, mettre à la place non pas de l’amour, mais de l’impassibilité : sentiment qui sert à tout, substitut de toute vivacité, de toute activité de l’âme. Mais à la fin, car vous êtes homme, il faut faiblir, il faut pécher, il faut n’être plus celui que vous deviez être ; et, du coup, votre sagesse tombe par terre ; elle s’effondre ; puisqu’elle consiste à ne pas broncher, la première infraction que vous y faites la brise toute. On entend un éclat de rire : vous voilà tout seul avec votre faute. Rien de plus comique que le sage qui vient de pécher ; il n’avait aucune idée de ça ; sur ses tablettes il n’y avait que « l’honnête » et « le juste ». Il regarde autour de lui avec un étonnement grotesque ; il est dans le mal comme quelqu’un qui se trouve brusquement assis dans le ruisseau.
La morale catholique, sa profondeur, c’est qu’elle a su ménager en elle une place au mal. — On n’y peut rien : nous sommes faits pour pécher, au même titre que pour être justes. De même qu’il a deux yeux et qu’il marche debout, l’homme est capable du mal comme du bien ; cela est primitif ; cela est constitutionnel en lui. Une morale n’est profonde que si elle en prend son parti. Il faut qu’elle avoue complètement celui à qui elle a affaire. Il faut qu’elle s’arrange pour réussir quand même. Elle ne le gouvernera vraiment que si elle prévoit jusqu’à son insubordination. La morale catholique nous saisit tout vifs avec notre défaut ; comme on se charge d’un méchant enfant, en disant aux parents : « Nous verrons bien ! », de même elle fait de nous son affaire. Voici comment elle s’en tire : d’abord elle nous oblige au bien ; elle nous harcèle à chaque minute du jour, elle allume en nous le zèle de la charité, elle exige de nous une véhémente, une brûlante perfection. Mais tout à coup je m’échappe, je retombe au mal. Alors elle m’attend. Elle reste là. Il y a quelqu’un qui veille, épiant mon pas sur la route. La confession est au cœur du catholicisme ; elle en est le principe le plus ingrat, le plus scandaleux, le plus profond. Elle est en quelque sorte la permission du péché. Oui, le péché est permis, c’est-à-dire que tout ne se termine pas avec lui et qu’on en peut revenir. Quelqu’un a pitié de moi, quelqu’un prie pour moi, pendant toute ma faute, quelqu’un accepte tout ce que je fais, et même mon oubli, et même mon sacrilège. Tout ce mal, il faut bien qu’il s’écoule, il faut bien que je le dégorge. Cela même est dans l’ordre, que je fais pour m’en évader. Je suis devancé ; je suis joué d’une façon infiniment subtile : les crimes par quoi je prétends marquer mon indépendance, on y consent à mesure que je les commets. On attend que j’aie fini. Et maintenant je n’ai plus qu’à me repentir. Il n’y pas d’heure où je ne puisse être reçu. Le prêtre que Dieu a placé pour endurer la longueur de mon absence, au moment où je reviens enfin, consterné et révolté, il ne va pas triompher sottement ; il était là tout le temps ; il a tout vu ; il sait bien ce que je vais dire ; avec un reproche plein d’amour, il accueille son enfant qui lui rapporte ce lourd fardeau de péchés tout emmêlés les uns dans les autres, cette affreuse récolte qu’il n’y a plus qu’à jeter avec horreur. Son pardon était tout préparé ; il m’absout, c’est-à-dire qu’il dépasse tout ça avec moi et m’accompagne à nouveau dans ma vie chancelante. Il me rend à la fois tous les biens que j’ai si légèrement quittés, la promesse de la vie éternelle, l’usage des sacrements, la possession de la vérité et l’amour de Dieu pour sa créature.
La morale catholique, ce n’est pas une doctrine ; je n’ai pas besoin de me hisser à sa hauteur ni de proclamer que je m’y range. Mais elle vient me trouver dans mon humanité, elle vient m’assister au plus bas de moi-même ; elle n’a pas peur de moi ; elle m’écoute ; elle m’essuie la face ; je reconnais sa profondeur comme j’ai reconnu celle du péché originel ; non pas vaincu par trop de raisons, mais avec mon cœur coupable, avec mon corps souillé ; comme le dogme était pareil à ce que je suis, elle est pareille à tout ce que je fais ; elle se compromet pour me suivre ; mais aussi je la confesse par tous les instants de ma vie, et par les plus vils, et par les plus honteux. Ah ! comment ne saurais-je pas qu’elle est vraie quand, au moment où je viens de mentir lâchement, je la sens qui est encore avec moi d’une certaine façon, — humiliée comme moi, triste comme moi, — mais présente toujours, et fidèle, et d’accord enfin avec mon péché.
Il faut parler sans crainte de la licence du catholicisme. Car elle est une des preuves de sa vérité. Il y a en lui une sorte de pouvoir de scandale. Jésus, déjà, et tout de suite, fut un objet de scandale. Sa doctrine est demeurée telle. Elle défend le mal, mais ensuite elle l’accepte. Elle hait le péché, mais elle le prend en elle. Elle est pleine de désordres et de complaisances injustifiables. Aucune logique : ici, elle condamne violemment et sans appel une mince faute, et, là, elle tolère avec patience les pires débordements. Il faut être la vérité pour s’accorder de telles permissions. — Les doctrines qu’on invente restent toujours sur leur quant-à-soi ; elles s’observent, elles gardent de la retenue, de la sévérité. Comme elles savent qu’il leur faut donner le moins de prise possible à la critique, elles craignent l’aventure. Ce sont d’honnêtes personnes, justes et maladroites, un peu rechignées ; elles prennent les familiarités de la vie pour des taquineries ; elles ne sauraient y consentir ; il leur vient mille petits scrupules ; elles s’aperçoivent de ceci, puis de cela ; non, vraiment, il n’y a pas moyen de s’embarquer. — Mais la vérité, rien de tout cela n’est pour l’embarrasser. Elle va, elle se dépense. Comme une sœur de charité n’hésite pas à regarder le blessé livide dans sa nudité, de même « elle ne pense pas à ce que ça a de mal ». Elle sait bien qu’elle a raison, puisqu’elle est la vérité. Le catholicisme a cette même profonde indépendance. Il s’aventure comme quelqu’un qui s’y retrouvera toujours ; à la façon même dont il s’égare, au peu de souci qu’il montre de l’opinion publique, on reconnaît qu’il porte en lui le foyer de toute justification, qu’il est lui-même la justice. Peu lui importe l’abîme où il tombe ! Il y entraîne avec lui sa lumière comme un astre.
Raisons de croire ! Comme elles me semblent pauvres après tout ! Comme il n’y a rien à dire après tout ! Et surtout combien il eût été plus habile de ne rien dire ! Voici que j’ai donné à tous ceux qui ne m’aiment pas les moyens de se moquer de moi et de se rassurer sur mon compte avec de grands rires : « Ce sont donc là toutes ses raisons ! » — Mais je ne cherchais pas à les convaincre. On ne convainc jamais personne d’une religion. C’est à chacun de se convertir, c’est-à-dire de se tourner dans le sens qu’il faut. — J’ai voulu faire voir les petits mouvements par lesquels mon esprit rattrape peu à peu son équilibre et retrouve cette simplicité qui est au-dessus de toute parole et qui ne peut être que la marque de la vérité.
Il me reste à dire ce qui m’en sépare encore.
« On ne reçoit pas la croyance ; il faut aller la chercher. »
Jusqu’ici cependant j’ai parlé de la foi, comme si elle était l’acte immédiat de mon cœur et la pensée la plus intime de ma pensée. J’ai laissé croire que je n’y trouvais aucune de ces difficultés qui la rendent si pénible et si précieuse. Il a pu paraître que j’avais depuis longtemps dépassé « ces régions de l’âme qu’il faut traverser sans désir ».
Hélas ! il n’en est rien. — Les raisons qui me portent à croire, à mesure que je les examinais, me semblaient si fortes que j’allais tout de suite jusqu’au bout de leur mouvement ; entraîné par elles, mon esprit ne voyait partout qu’évidence et facilité ; il se sentait tout pénétré du dogme catholique et comme confondu avec lui. — J’oubliais, cependant, la secrète entrave qu’oppose mon cœur à l’achèvement de cette persuasion.
Non pas une objection, non pas un embarras de ma raison, non pas un doute ; mais l’impossibilité de souhaiter être différent.
Le catholicisme montre pour nos fautes une indulgence presque illimitée ; il accompagne les plus grands pécheurs dans leur indignité. Mais il y a une chose qu’il exige de nous et à laquelle il lui est impossible de renoncer : il veut que nous préférions nos bonnes actions à nos mauvaises, que nous désirions la victoire en nous de ce que nous avons de meilleur ; il lui faut ce désir, si faible, si humble, si étouffé, si intermittent soit-il ; tant pis s’il est inefficace. Il faut qu’il soit là.
Or je ne peux pas l’éprouver ; je ne peux pas souhaiter être différent. Pour chaque sentiment qui paraît en mon âme, trop d’étonnement, trop d’attention, trop de délice s’empare de moi. Je ne pense pas à sa qualité, à ce qu’il vaut. Il ne saurait être inopportun. Le voici : il entre en moi ; cela suffit. Et pourquoi chercherais-je à l’incliner, à l’appuyer vers la droite ou vers la gauche ? Je n’ai souci que de le connaître. Avec une impatience ravie, je l’attends, je l’interroge, je l’écoute. Cette mauvaise humeur qui me prend, j’en sais le motif ridicule : une petite réflexion la dissiperait à l’instant. Mais justement c’est cette petite réflexion qui est l’obstacle insurmontable ; je la vois comme à travers le brouillard ; mais je ne puis la faire ; j’en suis séparé bien plus profondément que par un abîme. Je suis avec ma mauvaise humeur ; je n’ai plus idée qu’à la voir durer ; je veux savoir ce qu’elle va faire ; j’y assiste comme à un événement de la rue. Je joue tous les actes qu’elle m’inspire, et non sans sincérité ; mais c’est surtout pour ne pas l’arrêter, pour la laisser se développer tout entière, pour lui permettre de dire sur son compte et sur le mien tout ce qu’elle a à dire. Peut-être déjà je me repens, et avant même de les avoir prononcés, des méchants mots qu’elle me dicte ; j’ai pitié, je voudrais demander pardon ; mais je n’arrive pas à désirer que cela finisse.
Chacun de mes sentiments a son indépendance, ses droits contre tous les autres et contre moi-même. Il est un être vivant, avec une masse, une résistance, une inertie. Une fois qu’il est né, il faut attendre qu’il meure, il lui faut un certain temps pour disparaître ; je ne le supprimerai pas. Son déplacement en moi, son volume ! Comme une herbe qui pousse rejette délicatement les petites mottes de terre de chaque côté d’elle, il écarte les autres sentiments au milieu desquels il est apparu ; il veut vivre ; il faut que je lui cède ; par sa seule existence il est maître de moi. O pleines journées passées sur une rancune, à la voir germer, fleurir, épier ! Elle commence le matin ; et tout le jour elle monte, elle croît, comme la marée, de partout ; elle a ses retours et ses accidents, toutes les vicissitudes d’une chose qui se passe ; je suis porté sur elle, et, comme un marin dans sa barque à la dérive, je ne pense plus qu’à considérer les formations des vagues autour de moi. Lourde mais voluptueuse navigation. Il faudrait pourtant penser à me gouverner un peu. Ou, si je m’abandonne à ce flot, du moins il faudrait souhaiter d’y échapper bientôt. Mais comment ? Dites-le-moi. Comment s’y prendre pour en avoir assez ? Je ne sais par où aborder à ce reniement de moi-même. Une seule pensée en moi : que va-t-il se produire encore ? Comment ça va-t-il finir ?
C’est la passion de la connaissance qui m’anime, la seule qui soit vraiment impie. La science n’est dangereuse pour la religion que lorsqu’elle est la science de soi. L’esprit de science : ce souffle sans amour, ce conseil brûlant : « Apprends de toi tout ce qu’on en peut savoir ! » De chaque jour qui se lève j’attends, non pas qu’il me rapproche de la perfection, mais qu’il me révèle de moi quelque chose de nouveau. Eh ! je ne lui demande pas de me rendre meilleur ; mais qu’il me dise un peu mieux qu’hier ce que je suis, qu’il me mette plus étroitement en possession de mon âme. Je quête de lui non pas un progrès, mais un renseignement. Je ne cherche pas à façonner avec moi-même un être idéal et qui plaise à Dieu. Simplement savoir le vrai sur mon compte, savoir bien au juste qui est-ce que moi. Je suis en face de moi-même comme de quelqu’un avec qui l’on se trouve en voiture et dont on épie les moindres gestes pour démêler l’âme qui les commande : on le force pas à pas, avec sourire, avec patience et impatience, avec méchanceté : « Il y a ceci encore que je ne vois pas bien ; mais il faudra bien que tu y viennes ! » Et tout à coup, sans le savoir, il se livre ; par quelque petite parole insignifiante, sans le savoir, il quitte son secret devant vous : « C’était donc ça ! » Vous voilà satisfait avec lui. C’est tout ce que vous lui demandiez. — Je suis une chose pour moi, dont il faut que je m’empare par l’esprit. Je suis un objet d’expérience : l’expérience, le tâtonnement de la main qui palpe et s’informe, le toucher sagace, l’enquête impitoyable, les doigts durs, noueux et froids du praticien. Je n’ai pas assez pour moi de cet amour que Dieu a pour sa créature. Je manque pour moi-même de charité. Je ne suis pas pour moi cet être baptisé, cette chère âme en épreuve ici-bas et qui d’abord doit être sauvée. Ah ! je prie Dieu chaque jour qu’il me donne la vie éternelle, mais je ne sais pas m’aimer comme un être promis à cette formidable dignité.
Je ne sais pas m’y préparer, la mériter. Ma passion est de ne rien toucher en moi. Non pas par sot contentement de moi-même : je ne me trouve pas parfait, je vois tout ce qu’on pourrait reprendre et redresser en mon âme ; il ne s’agit pas non plus d’une complaisance esthétique ; je ne pense pas que mes défauts soient aussi précieux que mes qualités, aussi utiles qu’elles à mon harmonie intérieure ; je me moque de la beauté ; elle n’a rien à faire ici où mon âme est en jeu. — Mais je suis en proie à l’admiration, à l’admiration toute pure et telle que l’entendait Descartes, c’est-à-dire à l’étonnement. Cette passion est de toutes la plus terrible, parce qu’elle les précède toutes. Aucune autre ne peut la compenser, la rattraper, parce qu’elle n’en laisse se produire aucune autre. Son vice n’est pas de me faire revenir sur moi-même ; elle n’est pas la réflexion du dilettante, le regard en arrière qui s’attarde et s’amuse ; elle est une pensée trop courte, un plaisir qui me saisit trop tôt. Et comment lutter là-contre, comment vouloir là-contre ? Je n’entreprends rien que comme suite d’un désir. Et tout désir est le pressentiment d’un plaisir. Mais que faire si je trouve le plaisir d’abord, s’il me suffit d’être pour le goûter, si tous les mouvements de mon cœur, dans le même temps qu’ils paraissent, me donnent joie ? Je suis pris d’abord, je suis emmêlé si étroitement avec la joie que je ne peux plus bouger. Comme l’homme qui a quelque besogne à finir y pense en rêve, mais il sent que tout ce qu’il pourrait faire l’approcherait bien moins sûrement du bonheur que la continuation des mirages qu’il contemple, de même où prendrais-je du courage pour quitter et dépasser les délices qui m’empêchent ? Je lève les mains pour prier. Mais quoi ! à la source de ce geste et jaillissant avec lui d’un même jet, je trouve un émerveillement qui me suffit.
Là est le plus dangereux ennemi de la foi. Il est difficile à voir, tant il est simple et d’aspect bénin ; mais il n’en est que plus redoutable. Sa force vient de ce qu’il n’est pas dans le même plan, ni de même nature que ce qu’il combat. S’il était un mouvement de l’esprit, il ne prévaudrait point contre le grand mouvement de l’esprit qui m’emporte vers la croyance ; il aurait beau se heurter à lui : il ne l’arrêterait pas. Mais un plaisir ! Cela est ailleurs en moi, bien loin de l’intelligence, dans une basse retraite impénétrable. Un plaisir n’a pas besoin de s’expliquer ; comme il ne propose aucune objection, on ne peut pas le réfuter. Il est immobile : et c’est là sa toute-puissance ; il traîne, il est lourd, il retarde comme un filet ; il est une sorte de lenteur sous-marine, pareille au sable invisible qui retient le vol des voiles.
Pourtant me serais-je aperçu de cette entrave s’il n’y avait en moi quelque chose d’entravé par elle, quelque timide velléité qu’elle gêne ?
Non seulement mon esprit, en effet, mais aussi faiblement mon cœur tendent vers la foi. O frêle et étrange désir qui en moi n’est pas de moi ! Sur toute mon âme, et quoi qu’elle puisse méditer ou tenter, légèrement plane une sorte de souhait théorique, la volonté abstraite de devenir différent. Non, ce n’est pas moi qui forme un tel vœu. Et quel vœu formerais-je contre mon plaisir ? Il semble que quelqu’un prenne l’initiative de ce désir, le mette en moi et patiemment attende que j’arrive à le ressentir. Je reconnais qu’il n’est pas mien à ce qu’il ne change jamais. Je l’oublie, mais je le retrouve ensuite pareil. Rien de ce qui m’arrive, en le secouant, ne réussit à le transformer. Ni il ne croît, ni il ne diminue avec mes autres sentiments. Il n’est pas nourri de la substance de mon âme. Mais il s’obstine, il dure sur moi ; peut-être même — je ne sais pas encore — augmente-t-il imperceptiblement, avec une régularité infinitésimale, comme ces mouvements cosmiques, qui ont si bien le temps. Est-ce la grâce ?
FIN
DE LA SINCÉRITÉ ENVERS SOI-MÊME | ||
DE LA FOI | ||
I. |
Éloge de la foi | |
II. |
Des « raisons de croire » | |
III. |
De la difficulté de croire |
CE CAHIER, LE SIXIÈME DE LA PREMIÈRE SÉRIE, A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 15 JUIN 1925, PAR PROTAT FRÈRES, A MACON. OUTRE LES 1500 EXEMPLAIRES MIS DANS LE COMMERCE, IL A ÉTÉ TIRÉ CXVI EXEMPLAIRES, DONT X SUR VERGÉ D’ARCHES, VI SUR PAPIER DE MADAGASCAR ET C SUR VÉLIN D’ALFA, NUMÉROTÉS DE I A CXVI, ET DITS DE PRESSE.
ONT DÉJA PARU DANS CETTE PREMIÈRE SÉRIE : DÉLIBÉRATIONS, PAR GEORGES DUHAMEL. — LA TABLE QUI PARLE, PAR STÉPHANE LAUZANNE. — ÉRASME ET L’ITALIE, PAR PIERRE DE NOLHAC. — LES PLAISIRS D’HIER, PAR JEAN-LOUIS VAUDOYER. — DE L’ESPAGNE, PAR CLAUDE TILLIER.