JEAN AJALBERT
de l’Académie Goncourt
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, Rue Racine, 26
DU MÊME AUTEUR
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ROMANS ET NOUVELLES
VERS
THÉATRE
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QUESTIONS D’ACTUALITÉ
Il a été tiré de cet ouvrage :
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Tous droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous les pays.
Copyright 1922,
by Ernest Flammarion.
A CHARLES-JEAN AJALBERT
à un fils de l’Auvergne
engagé volontaire
tué à Vauquois
le 26 novembre 1914
Au cœur de l’Auvergne
Une enfance auvergnate : Du mont Valérien au Plomb du Cantal. — Les colonies « de patois ». — La malle à musique : cabrette et bourrée. — La mort de l’habillé de soie. — Le « siège de Paris » ; du baraquement à la cave. — Au « pays ».
C’est presque des mémoires !
Déjà !
Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de la Montagne natale, ont des visages de jeunesse sans rides ! Cela date tout de même de vingt, trente, quarante ans, — de toujours ? Non, de tout à l’heure, de tout de suite ! Comment situer au passé la floraison d’enthousiasmes et d’admirations dont le temps n’a pu tarir le parfum ni crisper les pétales…
Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première rencontre avec l’Auvergne…
Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je proclame natale ! J’ai dû aller à elle, — après avoir vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le plus morne ciel de banlieue, à Levallois-Perret ! Encore, je me vante ! Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses terrains vagues dépendaient de Clichy-la-Garenne, dont la Mairie eut la charge de recevoir les déclarations relatives à mon humble état-civil…
J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat. Mes parents descendaient, c’est le cas de le dire, du plus haut du Plateau Central, de Brezons, de Cézens, à l’épaulement du Plomb, — et n’avaient quitté le pays qu’après leur mariage. De pauvre origine, ils n’avaient point assez fréquenté la courte école de village pour y perdre le patois ! A Paris, à mesure qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient des parents, des amis, que les Auvergnats faisaient venir à leur service. Métiers et professions se monopolisaient, spécialisés aux cantons dont les originaires s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma l’exode des frotteurs ou des hôteliers. Les nourrisseurs s’espaçaient aux barrières. Un peu partout, si j’ose cette image, les charbonniers faisaient la boule de neige. Autant de colonies où se perpétuait le patois, où il se localisait avec ses prononciations et ses variantes d’Aurillac, de Murat, de Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les compatriotes formaient souvent toutes les relations et la clientèle. Aussi le patois était-il pratiqué autant que dans les hameaux délaissés. A cette persistance fidèle de la langue première apprise, il y avait sans doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude, et la défiance du français moins familier : la tâche allégée aux accents de la race, l’exil engourdi à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme vivante et profonde de la syllabe jaillie au berceau.
Ma mère ne me parlait jamais autrement…
Puis, à maintes occasions, il y avait table commune, et la fête n’aurait pas été réussie, sans accompagnement de la cabrette, toujours prête à mener le bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la musette faisait partie du bagage du montagnard dont elle constituait, avec le couteau de poche, les plus chères reliques ! Qu’elle m’en imposait, à se gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique corsage de velours rouge ! La musique n’en est point des plus suaves. Pourtant, aiguë et chevrotante, il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les convives des formidables festins où défilaient à peu près exclusivement farinades, salaisons et fromages de là-bas ! Certes, il fallait bien « la bourrée », pour leur faire laisser le boire et le manger ! Mais que la cabrette attaquât « la Marianne » et le silence s’imposait comme à la célébration d’un rite, et toutes les jambes étaient debout à l’appel de la danse atavique…
Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je n’entends que cela autour des Saint-Jean et des Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des trois quarts de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne voyais guère que les préparatifs ; mais quelle fête déjà ! Aux approches de la Noël, grand arrivage de farine de blé noir, pour les bourriols, de tome fraîche pour la truffado, de noix, de châtaignes.
Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc, engraissé depuis des mois. Car, l’on « tuait » et l’on « salait » à la maison, étant assez nombreux pour venir à bout d’un habillé de soie, sans que le lard eût le temps de rancir ! Cela me faisait peur et pitié, la bête bien lavée, rose et blonde, les pattes ligotées, maintenue par deux hommes dont les genoux l’écrasaient et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements terribles, les grognements, puis les râles avaient cessé ! Le sang cramoisi giclait dans une terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais pas qu’une telle fontaine rouge pût jaillir et couler autant de cette panse inerte, sur la jonchée de paille, bientôt enflammée. On flambait longuement l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente opération, et, plus d’une fois, je rêvais de ces scènes de meurtre, d’incendie et de ripailles. Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes de boudins, de saucisses, d’andouillettes, pendant que l’on descendait à la cave les quartiers de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une cuve au couvercle pressé de lourds pavés.
Ces chants, ces danses, ces agapes au « vin du pays », je ne devais pas leur trouver plus de couleur locale, par la suite, aux lieux mêmes d’origine. Certes, je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes victuailles, et le « blanc » ou le « rouge » dont on les arrosait ! Le fumet seul en passait sur mon assiette d’enfant, encore aux soupes légères et aux plats moins massifs ! Et c’est de mon lit, le plus souvent, que j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée, danser la bourrée.
Voilà des peintures qui pourront sembler puériles et qui devraient s’être quelque peu atténuées à la longue ? On comprendra qu’elles aient gardé, chez les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur, par contraste avec d’autres visions d’une implacable netteté. Après ces gras et joyeux réveillons de mes cinq et sixième années, qu’il fut désolé celui de 1870, où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris, pour le Siège ! Ah ! dans les baraquements qui nous servirent d’abord de refuge, au Champ-de-Mars, on ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux pain qui se délayait en sable et en issues, et sentait le paillasson ! En guise de cornemuse, c’est le canon prussien qui menait la danse, — et la première fois que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille hommes y parlaient allemand sous le casque à pointe…
Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne me seraient guère personnelles, — la guerre ! et puis, la Commune ! A peine avions-nous réintégré notre demeure de l’autre côté des fortifications, que la bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus nos têtes. Il fallut loger dans les caves, où nous jouions aux billes avec des biscaïens, dont il n’était pas difficile de s’approvisionner. Le Mont-Valérien dominait la bataille de ses éruptions meurtrières. Quand on me montrait et m’expliquait les volcans éteints de notre province qui, dans la nuit des temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne s’emparaient pas de mon imagination. Je les tenais pour des « Mont-Valérien » hors d’usage. La montagne, comme la vie de la montagne, cela m’était familier. Je n’eus point d’étonnement au patois, à la cabrette, à la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant ; quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents remontèrent au pays, je n’y fus pas dépaysé.
A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais, enfin ! chez nous…
Les émigrants d’Auvergne : La terre quittée. — La route d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les Pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs et roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air » d’Auvergne.
Quand je vous dis que je suis Auvergnat !
L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé que d’émigrer…
Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue de la jeunesse, j’aurais voulu parcourir l’univers d’une traite… Ah ! les folles et généreuses impatiences, où l’on se jette à toutes les extrémités de l’espoir ou du découragement ! Quelles tempêtes où se meurtrissaient mes rêves, parce que la France n’était pas aussi radieusement grande, la République aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal en partance pour l’absolu. A des heures troubles, la patrie m’était irrespirable. Je ne me sentais libre qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la terre quittée comme un esclavage aux fers étroits. Délibérément, j’aurais accepté — pour combien de temps ! — l’existence primitive du fleuve et de la forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical au milieu d’une peuplade douce et belle, je me disais : Pourquoi pas ici ? Et, sans doute, j’étais sincère, à telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement de littérature dans mon nihilisme nomade…
Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est point celle ordinaire de nos compatriotes. Ils ont l’émigration plus pratique, s’expatriant de par la force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant, le penchant au gain, — non pour les joies de l’aventure.
Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il ne s’en distrayait qu’avec ses frères d’exode, échappant aux tentatives étrangères, à l’influence des villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une Auvergnate. Absorbés dans la tâche commune, ils envoyaient les enfants à élever aux grands-parents, au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes plus tard, souvent trop tard…
L’émigration continue ; la descente s’est multipliée. Mais, petits ou grands, l’on ne se soucie plus de remonter… Ceux qui s’enrichissent s’implantent aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant aux autres, les difficultés matérielles les retiennent, et ils ont vite fait d’être prisonniers à jamais du salariat absorbant des vastes agglomérations. Il n’y a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour revenir se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste se lamentent de l’abandon des campagnes simples et saines pour les capitales dévorantes.
La route d’Espagne fut une des plus anciennement suivies par nos compatriotes. L’émigration date de loin et se réclame de devanciers illustres : sur la fin du Xe siècle, Gerbert, élevé au monastère de Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue, Gerbert dont le génie précurseur s’empara, pour l’augmenter prodigieusement, de tant de découvertes personnelles, du trésor de sciences révélées au delà des Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui deviendra Sylvestre II, Gerbert dont Jean-Baptiste Veyre a chanté la rustique et précoce enfance, l’immense destinée :
[1] Ol pèd d’un putchotel…
(J.-B. Veyre, Piaoulats d’un reipetit).
Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste savoir d’alors, de la baguette du pastour à la crosse pontificale, après ce départ où le jeune voyageur doit improviser un pont avec son bouclier pour faire passer son cheval sur une passerelle disjointe. Car, l’expédition ne se faisait pas sans encombres, à entendre la complainte romane des Pèlerins que la Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement d’Aurillac vers Compostelle de Galice, où l’abbaye Saint-Géraud entretenait l’église, le prieuré, un hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus :
CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES[2]
[2] Canso dels Pelegrins de San Jac
« Nous sommes des pèlerins de la ville — qu’on nomme Aurillac près Jordanne ; — nous avons laissé nos parents, nos épouses et tous nos gens,
Pour aller en plus grande troupe — voir Saint Jacques de Compostelle. — Le Christ qui de droit fait envers — veuille enrichir beaucoup mes vers !
De notre ruelle et maison — près du moûtier de Saint Géraud — nous fûmes tous à la paroisse — afin d’y prendre nos coquilles.
Nous y priâmes dame la Vierge — de nous mettre en son paradis — et nous exempter du péage — pour bien faire le saint voyage.
Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne, — tout près des pays espagnols — il fallut changer bel argent — pour écus et monnaie grossière.
Quand nous fûmes à Vittoria, — nous vîmes la verdure en fleurs : — joyeux, nous cueillîmes lavande, — thym en un pré, et romarin.
Quand nous fûmes sur les ponceaux, — comme ils tremblèrent, au passage qu’on fit ! — Nous croyions mourir : « Paix ! Ah ! paix ! — Sauve les pèlerins, saint Jacques ! »
A Burgos, une confrérie — merveille étrange nous montra : — dans son église, à grands frissons, — un crucifix suait sa sueur.
En pleine ville de Léon, — nous chantâmes une chanson, — et les dames en abondance — venaient ouïr les fils de France.
Arrivés aux monts Asturiens, — les pèlerins eurent grand froid ; — à Salvador, nous adorâmes — jour et nuit un clou de la croix.
Quand nous fûmes à Rivédièr — des sergents voulurent mettre en prison — jeunes et vieux ; mais les Auvergnats firent : — nous sommes pour Géraud et pour l’Abbé !
Devant le juge, nous le dîmes — que pour prier Dieu nous venions, — non pour faire mal ni dommage. — Le juge dit — « Paix ! bon voyage ! »
Nous sommes en Galice. O Saint Jacques, — garde les pèlerins des péchés. — Et donne-leur fromage et blé — pour qu’ils en fassent force deniers.
Prions pour Monseigneur l’Abbé — qui nous a tous réconfortés — Dans la maison sur la montagne — De pain, de vin et de provisions[3].
[3] Selon le texte de M. René Lavaud, dans les Troubadours cantaliens, qui juge cette version la meilleure de toutes et la plus ancienne.
« A quelle époque remonte cette chanson ? La version imprimée ici paraît être du XIVe ou du XVe siècle. Mais il est très possible que le premier texte ait été beaucoup plus ancien.
« Le texte actuel est presque partout d’une langue très pure et très classique ; et il est très facile de faire réapparaître çà et là, sous la graphie modernisée, la forme ancienne.
« Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration, il témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire par destination, cette pièce a dû être composée par un des clercs ou des prêtres qui faisaient partie du pèlerinage. Les pèlerins avaient l’habitude de chanter, aux étapes, des chansons destinées à leur attirer la bienveillance et les largesses des auditeurs. Ainsi firent-ils dans la ville de « Léon » devant de nombreuses dames (strophe X). La chanson chantée à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage n’était pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout, comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée à Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par « Mgr l’Abbé ». Elle a dû être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les étapes du retour à Aurillac. »
Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit plus aisément. Arsène Vermenouze a fixé en traits expressifs la peinture de ces chevauchées d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le chemin de fer :
L’ESPAGNE[4]
[4] En plein vent (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur, 1900.
[5] C’est l’Auvergne ; nous y sommes !
Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait Vermenouze, pour la rime ; car il voulait dire l’Auvergne. Ainsi humait l’air natal le troubadour Pierre Vidal :
(Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir de Provence.)
Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les essences triomphales, après quoi nos fleurettes des champs ne devraient plus rien sentir ?
Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les vitres closes, quand le train roule à travers le vent cantalien, j’ai toujours été réveillé par l’odeur distincte du pays, les poumons soudain dilatés d’une avidité d’absorber l’espace ! Ce ne sont plus les parfums qui violentent, les aromes qui étourdissent, rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau vaporisée aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte et, près des villages, quelque fumée au toit matinal, des bouffées de l’étable qui s’ouvre, le pain sortant du four, qui ne sont pas du même bois, des mêmes bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous démêlerions la saveur à travers le bouleversement d’une fin du monde et d’une nouvelle création :
Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le retour au Village : à l’aube de la mémoire. — Le ruisseau de Brezons.
Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons. J’ai dû y tomber endormi. Lorsque je fus réveillé, c’est comme si j’en avais toujours été, familier avec les grands parents dont j’entendais la langue, avec les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque automne, entraient chez nous, remplaçaient les gars partant pour le régiment.
Je ne me rappelle pas mon arrivée…
Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la Commune, comment l’oublier !
Mon père, — de la Garde nationale pendant le siège, — ne s’était pas enrôlé parmi les fédérés. Aux réquisitions, il prêtait chevaux, voitures, tout le matériel commercial dont il disposait ; mais il ne donnait point de sa personne. On exigea qu’il endossât la vareuse insurrectionnelle, qu’il prît le chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à la perquisition de nuit dans les caves transformées en logements, où je fus dressé de terreur, à des lueurs farouches de lanternes, à des voix menaçantes, à des baïonnettes éventrant les lits, fouillant dans tous les coins ; ma mère devait guider la sombre horde, aux commandements avinés du forgeron, du blanchisseur, qui avaient dénoncé le voisin comme pactisant avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous avions favorisé le départ des gendarmes qui habitaient l’immeuble contigu, dont les jardins étaient ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes, ils les avaient enfouis dans notre cour, dépavée et repavée, sous les fumiers ! Mais le grief du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on faisait ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs que chez eux. Naturellement, je ne sus ces choses que plus tard ! Ce que j’ai retenu, de moi-même, c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en déménageur, dans une voiture de meubles, nous franchissions à Saint-Denis les lignes prussiennes.
Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait les rescapés du siège, et de la Commune.
Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons…
Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de l’existence, j’ai un pays, — le patrimoine intangible où ne mordront pas les plus cruelles vicissitudes… J’en ai quitté, après quinze, vingt mois de premier séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances scolaires ; depuis un quart de siècle, plus une fois, alors que je ne cessais de parcourir le Cantal.
Voici que, revenu de loin et de presque tout, j’ai voulu revoir Brezons… J’ai voulu ? Non, j’y ai été ramené par la force de l’attache jamais rompue…
Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris avec les pâtres, en grimpant lever des nids aux branches périlleuses, ou traquant la truite imprenable de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres du ruisseau ;
Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout enflammé de canicule, les airelles bleues frissonnant dans le mystère des sous-bois ;
La vipère, détendue comme un ressort, debout et sifflante, à travers les pierrailles et la bruyère ;
Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier disloqué, le sonneur nous laissait suivre et prendre le bout de la corde traînante, à la fin des sonneries…
La jument docile à nos plus turbulentes équitations ;
Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé sur les marches de l’oustau, à la rampe de bois vermoulu…
Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute leur fraîcheur, à l’aube de la mémoire…
En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine pas le piquet où nous sommes noués comme des chèvres par une corde plus ou moins longue, plus ou moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous sommes au bout, croyant encore dévider de la bobine, a cessé déjà de s’allonger et se renroule par le même manège, de plus en plus réduit, pour nous ramener au point de départ, au centre du néant…
Brezons ! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant délaissé toute la vie, il me semble qu’après je ne saurais être bien qu’ici, à l’angle du verger, sur ce quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de la route qui, du fond de la commune, à l’étranglement de la vallée, ne conduit plus nulle part ; elle s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir tant monté à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent…
Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté, aux gestes tendus vers les sommets, où j’essayais mes premières escalades, je souhaiterais boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette fois, ce serait vraiment les grandes vacances…
Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne :
L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à F. Coppée. — Paysages « impressionnistes ». — La montagne retrouvée. — La « grammaire » de Bancharel. — Les précurseurs de « l’École Auvergnate ».
Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet, j’obtins d’aller me soigner en Auvergne.
J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément d’une phrase trop souvent entendue : « Les jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste toujours fragile… » Or, j’avais survécu au frère mort tout jeune, — mais je croyais peu à une longue durée…
Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède. Aux falaises basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du haut ramonait mes poumons encrassés de banlieue. Les courses en montagne fortifiaient les muscles paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout, je fixais, solidement, mon statut moral auvergnat.
Pour beaucoup j’ai quitté le pays, je suis descendu vers Paris. C’est le contraire : né loin de mon village natal, il m’a fallu remonter…
Eh ! oui, j’ai d’abord « chanté » les plaines de détritus et de gadoue, les arbres de fil de fer, les horizons fuligineux chers à Jean-François Raffaëlli, mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami des débuts. A petites touches impressionnistes, en vers démesurément libres, — c’était vers 1880, où commençait de se dilater l’alexandrin aux premiers feux du symbolisme, — je m’efforçais d’annexer à la poésie française, — pas plus ! — la contrée où régnait l’admirable peintre de ces ciels souffreteux sous lesquels ahane le travailleur des usines, et trône le rôdeur des fortifs et des terrains vagues ! La banlieue à la mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans, de François Coppée, où, par la campagne élimée, jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille, grouille une humanité de misère, de rebut, et de vice ! Parfois, une bouffée de jeunesse, une volée d’ouvrières avec des rires et la romance du jour ; mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu, derrière les lourdes portes de la fabrique…
Comme ce décor de barrière se retire vite de ma vie, à l’éblouissement des sublimes aspects de la montagne, — de mon cœur gagné à la haute nature…
(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain passé, graves de mélancolie et de reproche : n’ai-je pas connu, par ces guinguettes à canotiers, la première aventure ? par ces ruelles de faubourg, la marche triomphale de la vingtième année, accompagnée d’orgues de Barbarie sous les fenêtres, de clairons et de cors de chasse par les glacis et les fossés ! Soirs divins où l’on se moque bien que ce soit le cornet d’un tramway qui scande les aveux impérissables ! Non, je ne vais pas renier les heures enchantées, — il n’en sonne pas tant à l’horloge inflexible dont l’aiguille ne retourne jamais en arrière, — là-bas, au fond de ma mémoire encombrée, au bout du jardin où il a poussé de tout, ah ! s’il était permis de revenir sur ses pas, que j’irais droit sans me tromper, au mur de lierre, à la haie d’épine-vinette, à la tonnelle de chèvrefeuille, d’où mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille miroirs brisés de l’eau du fleuve…)
J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était pas la montagne retrouvée, délaissant mes poètes et mes maîtres d’hier, et tirant une révérence aux camarades de la génération symboliste et décadente. Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et les plombs, et le patois des bouviers me tenait lieu de littérature ; la plus traînante banalité reprenait un goût d’inédit, en passant dans une locution indigène. Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que je parvins aux grands félibres du Languedoc, de Gascogne et de Provence, et c’est par Aurillac que je m’acheminai vers Maillane…
Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance à ce brave petit livre d’Auguste Bancharel : La Grammaire et les Poètes de la langue patoise d’Auvergne !
L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et par la foi aux destinées de la race, — une foi pratique et agissante…
Car, les considérations linguistiques de l’auteur sont des plus aventurées ; pour lui, la langue auvergnate et la celtique, c’est tout un : voilà pour les origines. Sans doute notre téméraire philologue admettra que, par la suite, le latin et le germain influencèrent le patois, mais sans le corrompre :
De tous les dialectes divers de la langue romane, le patois seul a conservé sa pureté, sa vie. C’est encore la langue que parlaient les troubadours, les maîtres de la sobregayo companhia. Le patois a la souplesse de l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol, l’énergie et la concision du latin, avec le molle atque facetum, le dolce de l’Ionie qu’il hérita des Phocéens de Marseille, et l’imagination de la Gascogne qui lui a donné et lui conserve ses autres richesses.
Pauvre parler de nos montagnards ! Ah ! Auguste Bancharel lui faisait la part belle. Évidemment, il exagérait ! Mais que de gratitude ne faut-il pas garder pour cette exaltation passionnée, en regard du mépris où la bourgeoisie tenait le vocabulaire du peuple qui, lui aussi, d’ailleurs, en usait « sans l’estimer ». Tournons les pages de linguistiques contestables, et voici le chapitre savoureux où sont recueillis nombre de proverbes ruraux, rudes et précis[6]. Plus loin, des chants du pays, malheureusement présentés sans ordre, alors que l’auteur était si bien désigné pour une compilation plus méthodique et définitive du folklore déjà rassemblé en maints guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous à Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement les étapes de notre chère petite renaissance auvergnate. Grâce à cette anthologie des précurseurs patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval, Jean-Baptiste Veyre. Ainsi, le médecin, le prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour traduire leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir, avaient préféré au français de leurs diplômes officiels l’idiome de leur enfance et de leur village, spontanément, avant d’y être incités par le grand mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient là que des essais modestes, d’innocentes distractions, le jeu d’amateurs s’ingéniant à tirer quelques sons d’un instrument démodé. Cependant, ces accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient des oreilles attentives, parvenaient aux abbés Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène Vermenouze, de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait les tentatives, par ses articles de l’Avenir du Cantal, dès 1880, par ses brochures, par les fêtes dues à son initiative, les concours de cabrette, dont il était le promoteur et où il avait imposé que les discours d’usage fussent prononcés en patois.
[6] La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise d’Auvergne, par A. Bancharel (Aurillac, 1882).
Donc, par son action personnelle, par l’exemple de sa vie obstinée au sol natal, par sa propagande décentralisatrice, Auguste Bancharel ouvrait et facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence a pu orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa vingtième année, alignait des alexandrins romantiques à la gloire de « Surcouf » ! Que pouvait rêver de plus, dans sa casa de commercio d’Illescas, le jeune émigrant, que d’être imprimé à l’Avenir du Cantal, de collaborer avec son Directeur, leurs Rimes Patoises paraissant sous même couverture ? Ce n’est pas de ses âpres compagnons de négoce qu’il pouvait être compris ! Entre deux voyages en Espagne, de retour au pays, il tombait dans un renouveau de poésie patoisante, et il était vite gagné à la cause ! Ah ! de ce Bancharel, — qui avait assisté à la descente de Jasmin en Aurillac, vingt-cinq ans auparavant ! N’était-il pas le confident tout indiqué des inspirations littéraires du jeune compatriote. Comment « le grammairien » même n’en eût-il pas imposé à l’élève sorti des « Frères » avec un petit bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse dialectologique pour qui portait en soi toute poésie, avec le don le plus sûr de l’expression juste, puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin de connaître la genèse géologique des carrières du marbre qu’il taille, l’architecte de savoir l’historique de tant de matériaux qu’il assemble ? Arsène Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation des mots asservis du premier coup à sa pensée ; il lui suffisait qu’ils en suivissent le jet impétueux et le rythme souple et large…
Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à Auguste Bancharel, d’avoir peut-être révélé Vermenouze à Vermenouze ; en tout cas, de l’avoir, dès les premiers vers, reconnu et signalé comme un maître à ses concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques…
Le patois de circonstance. — Curés, médecins, instituteurs : L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier de santé. J.-B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés de l’ours.
Des poètes de la langue patoise, écrivait Auguste Bancharel…
Des poètes ?
La langue patoise ?
C’est beaucoup dire…
En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins, abbés, instituteurs, — et très éloignés du patois authentique, par les études mêmes qui les avaient appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans les collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la poésie, sous le feu de l’inspiration dévorante. Dans leur vocabulaire apprêté et composite, l’expression ne jaillit pas des sources de la roche ancestrale. Ils pensent en français, et ne traduisent même pas ; ils transposent. Car, traduire, c’est traire, à l’étymologie, tirer… La traduction exige une recherche d’esprit, qui amène des trouvailles. Il ne s’agit pas seulement de rendre le sens littéral des mots, mais de restituer la phrase, la locution, par des équivalences, de répondre, quand faire se peut, par les idiotismes correspondant aux gallicismes, qui sont le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins ne font guère qu’affubler le vocable français d’une désinence patoise. Non, ni poètes, ni artistes. Ils n’eurent pas la curiosité des vieilles formes du langage traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus, du haut de leur savoir à diplômes officiels. Du parler du terroir, ils ne goûtaient plus la saveur intime. Mais, vivant au village, de par leurs professions, il leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan, le client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui prend un pli rustique, comme la jaquette coupée par le tailleur du bourg. Ainsi, ce patois occasionnel n’apparaît-il guère qu’en des pièces de circonstances. Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent de rappeler, de sauver du temps, mais il ne convient pas d’accorder à ces exercices de prosodie champêtre des mérites, même locaux, qui leur manquent… C’est une erreur que de les prendre pour les représentants du patois, qui se maintenait si vigoureux et dru par toutes nos campagnes ! du patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté qu’on n’y rencontre le sentiment de la nature auvergnate, — on pourrait dire de la Nature tout court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher natal, mais, littérairement ; ils ne l’ont pas vu. Leur esprit était resté ailleurs, aux dictionnaires du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons rien par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de son histoire, ni de son folklore.
Cependant, ces échantillons seront utiles et curieux, pour la comparaison avec une œuvre pleinement patoise et auvergnate comme celle de Vermenouze, jaillie à grand flot du sol, de la race, de la langue populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre documentaire. Leurs auteurs ne sont pas plus des précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont des continuateurs des troubadours. De ce que, de temps à autre, quelqu’un a discouru en fin de banquet sur le mode villageois, et que les journaux de chef-lieu ont sympathiquement reproduit cette amusette, il ne faut pas que cela prête à croire à une littérature écrite et suivie, d’une école auvergnate !
Cependant, un trait commun caractérise tous ces fragments où se retrouvent les tendances réalistes de nos montagnards, observateurs et narquois ; ce sont des moralistes pratiques.
Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac, dont il ne reste qu’une composition, les autres égarées par sa famille, à Calvinet, ou emportées par lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à défaut d’autres mérites, ne manque pas d’étrangeté. Le titre est en français :
Le Dialogue annoncé est toute une pièce, la moralité du moyen âge, à nombreux personnages réels ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le Curé, le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop tard pour porter secours à l’âme en perdition, et ne s’émeut pas autrement de la victoire de Satan :
(Console-toi, mon cher Confrère, dit-il à l’ange gardien ! Et mets que nous n’avons pas perdu beaucoup.)
En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur de l’Enfer. Les scrupules ne l’encombrent pas !
(Je jurerai bien assez, mais l’enfer ! Malepeste !)
La Conscience apparaît, mais sans confiance. Elle a essayé d’intervenir d’autres fois. On lui a dit : Chut ! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant.
C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque, qu’on ne s’attendait pas à trouver dans cette affaire, qui décide le Curé à lever la main :
Le péché est ce qu’il paraît — au pécheur qui le commet ; — car, selon le sage Sénèque, comme l’on croit pécher l’on pèche.
Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute :
Eh bien ! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour m’en confesser !
Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur :
Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire, — Au moins, quand tu mourras, tu sauras où aller coucher — Et où aller passer toute l’éternité…
Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet que, pour être bien placé, il lui suffit de parler à Pluton et à Proserpine, sa femme, qui dirige les enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut être assuré qu’il n’a pas à craindre le froid…
A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien moins que des chefs-d’œuvre, dont les manuscrits remplissaient une bibliothèque entière ! Il ne se retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques, dont l’un pourtant, ne semble pas devoir être apocryphe, tant le portrait de l’auteur offre une complète ressemblance avec l’image de celui dont la vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois ses travaux, et qui le conseillait. Mais le chantre de Lisette ne le corrigea pas de boire. Ce sont les Mauvais Garçons de Villon qu’il rappelle :
Le vin nouveau à la tête me monte ; — pour me guérir, demain, je ferai le lundi, — de bon matin, la goutte me remonte, — mais tout le jour, je reste fidèle au (vin) bleu. — Quand la nuit vient, pour passer la veillée, — près d’un bon feu, je m’assieds sur un banc. — Et tout en fumant et mangeant la grillée (de châtaignes) — à tout hasard, je bois un litre de blanc.
Puis au café, je vais prendre une demi-tasse ; — cela me ferait mal sans trois sous d’eau-de-vie. — Je trouve un ami, nous faisons la petite partie, — et deux cruchons (de bière) y passent rondement. — Ils sont nettoyés, il faut quitter la place.
Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson ; — j’en ai bien assez fait, la patrouille me ramasse — sans que je résiste et me met en prison. »
Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles ait laissé une réputation d’originalité que n’était pas pour démentir son esprit caustique. Écoutez cette répartie :
— Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait une dévote à M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement un ! Et voyez « la cafetière du coin », cette effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont magnifiques. Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée ? Moi qui en demande chaque jour au Bon Dieu !
— Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien.
— Et comment fait-elle.
Eh ! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux hommes…
Plus important est le bagage de Jean-Baptiste Brayat (1779-1838) de Boisset où, en 1907, lui fut élevé un buste. La purge, la saignée, et la lecture de sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement par le pauvre officier de santé. Ces pratiques familières, un estomac complaisant qui ne refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce sont les qualités — autant que les défauts — domestiques de Brayat, plus que ses poèmes, je pense, qui provoquaient l’admiration et la reconnaissance de ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui ajoutait les médicaments à l’ordonnance, et, sur son calepin de visites, inscrivait :
(Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.)
On devine que le brave homme ne s’enrichissait pas à cette façon de traiter la clientèle !
Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze au poète-médecin J.-B. Brayat, pourquoi J.-B. Veyre, le poète instituteur, n’aurait-il pas eu son monument à Saint-Simon ! Le Comité est formé, la souscription ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand Delmas, le Dr Vaquier ne prêtent pas « aux pépiements d’un roitelet » la voix du rossignol, comme galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des Piaoulats d’un reipetit, qui le recevait, le 23 février 1854, à Aurillac, où le poète agenais était de passage, en tournée pour les pauvres :
Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau, — j’ai pris ma veste neuve et mon joli chapeau pour venir fêter ta grande renommée, — de couronnes de fleurs chaque jour parfumée… Auprès du rossignol, piaille le roitelet.
A quoi Jasmin répliquait :
Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le chant harmonieux. — C’est un rossignol qui, par jeu, s’est vêtu — de la plume d’un roitelet.
De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse d’usage, envers qui lui rimait la bienvenue au chef-lieu du département.
Mais que dire des opinions portées, la plume à la main, par des compatriotes lettrés et qui devaient avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous les yeux ! Je n’en citerai qu’un, le plus important, et le grand responsable, puisqu’il fit la préface des Piaoulats en 1860. Or, M. de Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et Frédéric Mistral :
Un avocat… Un riche propriétaire provençal, un homme du monde,… que j’ai vu moi-même à Paris colporter dans les bureaux d’un journal au sortir d’un élégant coupé, les produits d’une inspiration artificielle et savante… Les pâtres n’ont pas lu Mireille ; ils ne le comprendraient pas… Mais les pâtres comprendront Veyre, et Veyre sera chanté aux veillées ; et, dans sa hutte roulante, le pauvre gardeur de bestiaux fredonnera ses vers sur la montagne.
Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche de basalte qu’une pareille présentation fait crouler sur une innocente victime !
Auguste Bancharel, un précurseur : Professeur, auteur, imprimeur comme Roumanille. — Le progrès dans la tradition. — Rimes Patoises et Grammaire. — Les veillées auvergnates. — L’abbé F. Courchinoux.
Poètes, et poètes de terroir, — on a vu qu’il y avait à hésiter sur le mérite des auteurs présentés par Auguste Bancharel comme des restaurateurs du patois, et des annonciateurs d’une renaissance auvergnate…
S’il y a eu quelque précurseur, — c’est Auguste Bancharel lui-même, à qui l’on doit l’initiation précieuse d’Arsène Vermenouze.
Toutes distances gardées pour tous quatre, il aura été à Vermenouze ce que fut Roumanille pour Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans analogies avec celles du Créateur des Provençales, qui réunissait sous la même couverture Mistral, Aubanel, etc., et servit de tribune aux nouveaux poètes. Ainsi, dans les Rimes Patoises et dans La Grammaire, Auguste Bancharel recueillait les anciens, groupait les nouveaux venus. Tous deux sortaient de l’enseignement pour devenir auteurs-imprimeurs. On trouverait d’autres points de comparaison, quant à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du terroir, à leurs tendances combatives et politiques, l’un, pamphlétaire des Enterre-chiens, les enterrements civils, — ultra-catholique et conservateur, — l’autre, satiriste matois de la réaction de l’Ordre Moral et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger le parallèle, où les quelques essais de notre compatriote ne sauraient être mis en regard d’une production considérable, sous tous les rapports.
Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins parlé dans ses brochures de propagande où, tout occupé à découvrir les autres, il ne se présente guère que comme éditeur et directeur de l’Avenir du Cantal. Il ne serait que juste de lui rendre justice, sinon comme poète, du moins comme patoisant, après l’avoir salué comme le promoteur du mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans l’orbe du système félibréen…
Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832, à Reilhac, à quelques kilomètres d’Aurillac, où il devait professer au Collège, avant de passer, comme percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la retraite, sur la cinquantaine, de fonder imprimerie et journal au chef-lieu… Tempérament d’artiste, rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une curiosité passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne. Il n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus de fameux troubadours, restât en arrière de la vaste ambition méridionale. Il approuvait de tout cœur les revendications décentralisatrices. Le patois était pour lui langue vivante, — seule capable de traduire les aspirations, les sentiments, les besoins de la race. Lui, aussi, aurait voulu maintenir du passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les fêtes, les danses, les chants, les costumes, dont le pittoresque et le goût s’en vont, que ne remplacent pas de banales et laides importations. Il n’était pas un vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais c’est de l’exaltation de la race, dans le sens traditionaliste, qu’il espérait de la grandeur et du bonheur à venir, — plus que de l’effacement de l’individu dans la foule incolore, et dans l’écrasement, par le rouleau administratif, de tout relief provincial. De là, son apostolat. De là, soutenant la thèse, au moins téméraire, d’une littérature « de langue patoise », son enthousiasme sans critique pour quiconque patoisait. De là, que chaque bonne volonté lui était sacrée. Mais quoi ! Sa foi communicative, en s’abusant et nous abusant sur quelques-uns, en ne décourageant personne, — aura frayé la route… Qu’importe si, au départ, il y eut quelque désordre ; le tout était de partir…
Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des Rimes Patoises et des Veillées Auvergnates à l’entraîneur de la petite cohorte cantalienne. Auguste Bancharel, contestable philologue et technicien hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde du parler populaire. A lui, non plus, je ne décernerai pas le laurier du poète, du poète au souffle puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne composa guère que des vers de circonstance ! Mais de quelle manière élargie, en quel langage savoureux, intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles citadines. Il recherchait, au contraire, le vocabulaire le plus gonflé de sève originelle. Et, voici qu’au point de vue du patois, ses écrits offrent une rare valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau, qui faisait défaut à ses devanciers. Ils nous évoquent, en relief vigoureux, le paysan de chez nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas un morne Pégase de bois pour gravir un Parnasse desséché. Il reste de son temps et de son pays, — et par un réalisme de bon aloi, la franchise et la finesse de l’observation, la verve du récit, la pratique du patois dans son tréfonds proverbial, il assure à de simples chroniques versifiées la survie de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une ironie durables.
Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux partage l’honneur d’avoir éclairé le chemin de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante. L’Abbé aurait pu s’effaroucher, comme d’autres firent niaisement plus tard, devant quelque phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût suffi d’un doute du confident de sa pensée religieuse, de l’ami le plus près de son esprit et de son cœur, pour entraver la libre inspiration du poète des Menettes, de Magne, etc. Il faut donc savoir gré au directeur de conscience de Vermenouze de n’avoir pas éveillé en lui pareils scrupules sur l’orthodoxie de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire intelligence brillait dans la foi, pourtant si combative, du fondateur de la Croix du Cantal, — pour lui éviter pareille erreur. Aussi, F. Courchinoux était poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux préparé que d’autres confesseurs à comprendre un tempérament de poète. Au contraire ; il se présentait un autre danger, et il faut louer l’auteur de la Pousco d’or d’avoir humblement oublié qu’il était poète, lui aussi, devant l’écrivain de Flour de Brousso. Celui-ci était un primaire, sorti jeune de l’école des Frères, tandis que l’autre avait fait des classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études de Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de Saint-Flour, voyagé en Terre Sainte, et, licencié en philosophie, dirigé l’École Gerson.
Sa manière, toute de culture littéraire, était à l’opposé du réalisme spontané des débuts de Vermenouze. Il eût pu se tromper sur le génie fruste, et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction, s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité violente selon ses vues propres. Non. F. Courchinoux, prêtre et poète, s’est contenté de comprendre et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure. Cela valait d’être noté.
Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux (1859-1902) fut professeur, imprimeur, journaliste. De tous partis, on a rendu justice à la bravoure, à la droiture, au talent alerte, sobre et précis du polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de variétés humouristiques, dispersées sous le pseudonyme de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui, qui nous touche plus particulièrement, un volume de vers d’une centaine de pages, la Pousco d’or[7], en dialecte du Cantal, dit le sous-titre. En dialecte pâle, filtré, tout clarifié, — en dialecte lavé, passé au crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière. F. Courchinoux avait étudié la renaissance provençale. Il cherchait le rythme et l’harmonie. Il connaissait la prosodie, les maîtres savants. Il a écrit, chanté en mesure ! C’est une délicate tentative que celle de l’abbé Courchinoux, mais dont les résultats ne pouvaient être que très minces. Sans doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante se révèle, pure et sensible. Comment ne pas goûter Lou Roussignoou, — le rossignol que ne veut pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à la mort :
[7] La Poussière d’or, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a simplement traduit : La Poule d’or, dans un volume grotesque à souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage comme il s’en dresse trop souvent dans les collections de littérature en série.
[8] O Jiourdono, bouto…
Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que la langue, nous ne retrouvons le pays. Tout le volume est d’un sentiment délicieux, d’une exquise fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un brillant séminariste à qui sont interdits les sujets profanes. Du moins, il y a eu effort conscient. F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir l’idiome vulgaire « d’entre les boues de l’atelier, de le rendre propre et net ». Il l’a si bien gratté, poncé et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de la poésie harmonieuse et distinguée, avec de la tendresse et de la sincérité, mais sans plus rien d’Auvergnat…
Patois ou langue ? La thèse nationale ; la critique philologique. — Les études de M. Antoine Thomas et de M. Albert Dauzat. — Patois et patois de la Dore à la Cère. — Le patois du Livradois. — R. Michalias. — A la Marianne d’Auvergne. — Le patois, verbe de la race.
Le Patois d’Auvergne…
Mais on n’a pas plutôt prononcé le mot de patois que d’intransigeants arvernophiles vous apostrophent avec véhémence :
— Du patois, le parler d’Auvergne ? C’est une langue…
Et en avant un groupe d’arguments désuets qui flattaient évidemment notre amour-propre aborigène, mais que déciment les preuves mobilisées par les linguistes sans pitié. Comment notre orgueil ne se serait-il pas réjoui d’entendre démontrer victorieusement que le patois cantalien, tant discrédité et honni, n’était autre que le dialecte celtique, usité des bardes et des druides ! Ainsi, l’idiome ancestral s’était maintenu, indestructible comme le rocher de basalte, parmi les invasions étrangères et la course des siècles ; il avait coulé, roulé jusqu’à nous, comme la rivière et la cascade dont l’élan n’a pas été tari pour quelques éboulements de pierres, pour des végétations insolites en travers de leurs eaux millénaires !
Que de raisons spécieuses de faire confiance à la thèse nationale ! Elle se résume en deux vers de Lucain :
Arvernes et Latins ont même origine, à laquelle tous deux doivent leurs langues contemporaines. Mais tandis que le latin évoluait avec la civilisation romaine, l’Auvergnat, parmi des populations retirées aux montagnes, demeurait rudimentaire, réduit au minimum d’expressions suffisant à la vie pastorale, restreint au parler, sans écriture ni littérature. Donc, nulle dérivation du latin. La conquête romaine ? Elle ne poussa pas de colonisation effective dans la montagne aux habitants dispersés, sans écoles, sans routes, sans relations ni contact avec l’envahisseur. Comment l’Arverne farouche des premiers siècles de notre ère se serait-il défait de son langage coutumier, dans son habitat inaccessible, alors qu’après treize cents ans de pénétration française, de vie française, après le chemin de fer et l’instituteur, le patois résiste, ne s’est pas perdu encore ? Au reste, le gaulois existait si bien au IIIe et au VIe siècles qu’à partir d’Ulpien, dont Justinien renouvelait les décisions dans les Pandectes, la législation romaine autorisait le témoignage en langue gauloise devant les tribunaux.
Voilà pour le patois-langue d’Auvergne, perpétué dans les campagnes jusqu’à nos jours, indépendant du latin officiel, du roman littéraire, du français en devenir, qui vécurent, disparurent, se transformèrent dans les villes, aux besoins, aux goûts, au génie des classes supérieures.
Eh bien ! la terrible philologie n’entend pas se contenter de ces raisonnements d’apparence si plausible… Elle prend le patois corps à corps, mot à mot, syllabe par syllabe, et, de cette recherche de la paternité, conclut scientifiquement qu’il n’est pas fils du celte, frère du latin, mais un bâtard, cousin dégénéré du roman, un parent pauvre de la famille d’oc.
Pourquoi les Gaulois parlèrent latin ? M. Eugène Lintilhac nous l’explique à merveille dans sa brillante Histoire élémentaire de la Littérature Française :
Que du Ier au VIe siècles, plusieurs millions d’hommes aient pu en arriver à oublier graduellement leur langue, certes voilà qui étonne d’abord, froisse notre amour-propre national et excuse certains paradoxes étymologiques ; mais ce fait, outre son évidence historique, est corroboré avec un détail suffisant par des textes aussi curieux que décisifs.
D’ailleurs, cet oubli s’explique principalement, en dernière analyse, par les causes suivantes : l’ascendant d’une civilisation supérieure telle que, dès le premier siècle de notre ère, la culture latine tend à prévaloir sur la culture grecque dont Marseille est le centre : les nécessités des relations militaires, commerciales, administratives et judiciaires, entre vainqueurs et vaincus ; les habiletés de la politique romaine, qui allèrent, dès César, jusqu’à faire sénateurs de nobles Gaulois, et, sous Claude, jusqu’à offrir l’accès des emplois publics aux Gaulois, sachant le latin, que l’on trouve dans les plus hautes charges à partir du IIe siècle ; les violences de la conquête et les persécutions que l’on croit avoir été exercées contre le druidisme sous Tibère et ses successeurs ; enfin, les séductions de la paix romaine. Il y faut joindre aussi des causes secondaires, telles que les suivantes : l’absence de textes écrits dans la langue nationale ; la curiosité pour les journaux officiels des Romains ; la vogue et l’imitation de leur littérature dans les hautes et moyennes classes qui fréquentaient leurs nombreuses écoles ; les antiques affinités de race ; enfin, cette souplesse du génie et cet amour de la nouveauté que les anciens historiens nous signalent comme des traits du caractère celtique.
A quoi bon se contrister d’une origine qui n’est pas si humble, puisque le français ni le provençal ne la renient. Et l’Auvergne qui, à la période romane, a fourni les plus célèbres troubadours :
dit la Chanson de Roland ; l’Auvergne à qui le monde doit, avec Blaise Pascal, le plus formidable écrivain français ; l’Auvergne n’a point à se croire diminuée de ce que son idiome ancestral n’aura pas tous les quartiers de vieillesse que lui octroyèrent des partisans plus zélés qu’érudits. Au XVIIIe siècle la Celto-manie, comme l’appelait Voltaire, n’allait-elle pas jusqu’à faire du Celte la langue du Paradis terrestre où Adam et Ève auraient parlé bas-breton ou auvergnat !
Tel que, un Vermenouze ne vient-il pas de tirer de l’Auvergnat des accents propres à lui constituer dans l’histoire de la renaissance félibréenne des titres littéraires préférables à ceux d’un obscur et contestable atavisme ?
Pour moi, je n’entends pas abaisser l’auvergnat en le qualifiant de patois. Mais il me semble lui garder ainsi son caractère de famille, un peu lointain, sauvage et mystérieux, qui ne saurait être compris au delà des limites de la petite patrie ! Le patois, je dirais donc, le plus souvent, et, mieux, notre patois : car le patois d’Auvergne diffère, non seulement de département à département, mais de commune à commune.
On a voulu résoudre d’un coup, en quelques mots, la question des origines et de la formation de la « langue d’Auvergne », alors que l’étude des sources du patois est à peine entreprise, et exigerait des enquêtes savantes, minutieuses, innombrables :
Malgré l’activité qui s’est développée sur ce point, nous n’avons encore des dialectes qu’une connaissance tout à fait insuffisante attendu que les matériaux dont nous disposons sont très incomplets, qu’ils ont été recueillis en grande partie sans critique, qu’on a fait œuvre d’amateur au lieu de suivre une méthode rigoureuse conduisant à un but bien déterminé.
Ainsi s’exprime un savant allemand, cité par M. Antoine Thomas, dans sa Préface aux Études linguistiques sur la Basse-Auvergne[9] de M. Albert Dauzat. M. Antoine Thomas ajoute :
[9] Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, IV, 1897 (Félix Alcan).
Dresser l’atlas phonétique de la France, non pas d’après des divisions arbitraires et factices, mais dans toute la richesse et la liberté de cet immense épanouissement linguistique, telle est la tâche à laquelle M. Gaston Pâris conviait naguère les membres du Congrès des Sociétés Savantes. Il ne dissimulait pas que pour arriver à réaliser cette belle œuvre, il faudrait que chaque commune d’un côté, chaque forme, chaque mot, de l’autre, eût sa monographie purement descriptive, faite de première main et tracée avec toute la rigueur d’observation qu’exigent les sciences naturelles.
Plus loin M. Antoine Thomas regrette que l’Auvergne soit une des régions les moins connues quant à ses patois :
Le livre de M. Doniol, membre de l’Académie des Sciences Morales, intitulé Les Patois de la Basse-Auvergne, phonétique historique du Patois de Vinzelles (Puy-de-Dôme) témoigne d’une ignorance complète de la méthode linguistique.
Toute cette préface est à lire[10]. Puisse-t-elle exciter les chercheurs laborieux et décourager les vocations faciles.
[10] « Il y a assez loin de Murat (Cantal) à Vinzelles (Puy-de-Dôme) ; le premier est dans la Haute-Auvergne, le second dans la Basse-Auvergne. Il ne faut pas que l’emploi en linguistique du vocabulaire de la géographie administrative puisse donner le change sur l’état de choses réel. Comme il est à peu près impossible de se passer de termes géographiques d’une compréhension plus ou moins étendue, autant vaut faire appel à l’ancienne nomenclature, qui a pour elle la consécration d’un usage plusieurs fois séculaire, qu’à celle que nous devons à la Révolution. Mais il n’y a aucun lien nécessaire entre les variétés du patois et les anciennes divisions territoriales civiles ou religieuses à quelque époque qu’elles puissent remonter. La Basse-Auvergne ne forme pas plus une unité linguistique vis-à-vis de la Haute-Auvergne que l’Auvergne tout entière, considérée en bloc, n’en forme une vis-à-vis des provinces limitrophes : Bourbonnais, Manche, Limousin, Quercy, Rouergue, Gévaudan, Velay et Forez. Quant à retrouver les limites exactes des anciennes peuplades gauloises par l’étude de l’état actuel des patois, c’est une pure illusion. Il est encore moins permis en Auvergne qu’ailleurs de s’y abandonner, tant les faits qui vont à l’encontre sont précis et indéniables. Nous connaissons très bien les anciennes limites du diocèse de Clermont, et nous sommes à peu près certains que ces limites remontent à l’établissement même du christianisme en Gaule. Dès cette époque tout le territoire du département actuel du Cantal dépendait de la civitas Arvernorura et Aurillac (Aureliacus) y figurait au même titre que Saint-Flour (Indiacus). Or, l’arrondissement d’Aurillac se sépare du reste du département du Cantal au point de vue linguistique si l’on tient compte d’un phénomène phonétique très saillant, le traitement des sons primitifs c et g devant la voyelle a : le c et le g sont demeurés intacts, conservant leur son explosif comme dans les provinces plus méridionales (Quercy et Rouergue), tandis que dans le reste du département, comme dans la Basse-Auvergne et toutes les provinces limitrophes (sauf le Quercy et le Rouergue) le c et le g ont cédé la place, à un moment donné, aux sons fricatifs ch et j qui ont continué leur évolution et qui la continuent encore pour ainsi dire sous nos yeux. A quoi attribuer ce schisme linguistique qui contraste si singulièrement avec l’unité religieuse et administrative qui n’a jamais été rompue entre Aurillac et Saint-Flour ! M. Dauzat a inscrit en tête de son travail un titre plus large que le sujet qu’il traite actuellement : Études linguistiques sur la Basse-Auvergne. C’est un engagement pour l’avenir. J’espère qu’il le tiendra, et même, pour les raisons que je viens d’indiquer, qu’il fera de l’Auvergne tout entière le champ de ses recherches. La pleine possession du patois de Vinzelles lui rendra facile et rapide l’étude comparative des autres parlers, — et quelques nouveaux efforts d’activité scientifique lui permettant de conquérir de proche en proche toute la province, je voudrais le voir alors faire l’essai de la monographie phénoménale (si je puis m’exprimer ainsi) ; après celui de la monographie locale : chaque son, chaque forme, chaque mot peuvent être étudiés au point de vue de leur répartition dans la masse linguistique tout entière, on nous a clairement démontré que les dialectes et les sous-dialectes n’ont pas d’existence réelle, que c’est par une sorte de phénomène sémantique que nous appelons « dialecte auvergnat » le parler des habitants de l’Auvergne et que nous risquons de fausser l’expression à la prendre au pied de la lettre et à vouloir tracer sur une carte le contour du dialecte et ses subdivisions intérieures aussi rigoureusement que nous pouvons le faire pour un arrondissement et les cantons qui le composent. Je ne crois cependant pas que M. Dauzat fasse œuvre vaine en cherchant à répartir en un petit nombre de groupes naturels des centaines d’alvéoles linguistiques agrégées qu’il lui aura été donné au préalable d’étudier une à une. La dialectologie risquerait de demeurer à l’état chaotique si elle n’arrivait pas à se donner une classification analogue à celle qui a tant aidé au progrès des sciences naturelles, classification qui sans faire violence aux faits, permette à l’infirmité de notre esprit de les saisir plus clairement. Il semble que la seule qui ait des chances de répondre à cette double condition doive être une combinaison harmonieuse des résultats de la monographie locale avec ceux de la monographie phénoménale. Qu’on opère sur une province ou sur tout un pays, le problème à résoudre est le même mais peut-être les éléments en sont-ils plus faciles à embrasser et la solution plus facile à entrevoir. Le jour où on aura réussi à classifier définitivement les parlers de l’Auvergne, la classification de l’ensemble des parlers de France qui nous apparaît aujourd’hui presque comme impossible, en découlera naturellement. »
C’est-à-dire qu’il faut devenir prudents, et que l’heure est passée de la philologie de sous-préfecture, de sacristie, et de château, où le juge de paix, l’abbé, le châtelain, l’officier de santé, l’instituteur, se croyaient des lumières suffisantes, avec de la bonne volonté, pour s’aventurer dans les recherches les plus ténébreuses et les plus complexes de l’histoire locale et des parlers du terroir ! Tout cela qui, jadis, ne dépassait guère le tour de ville de la petite ville, passionne, aujourd’hui, les professionnels de la philologie, de la dialectologie, de l’étymologie, de la toponymie, de la sémantique. Les savants effacent les vieilles démarcations de la langue d’oïl et de la langue d’oc, du français et du provençal, et tout le morcellement arbitraire du pays, qui :
pourrait devenir funeste s’il s’imposait avec trop de rigueur à notre esprit et s’il nous portait à méconnaître la solidarité des parlers de France. M. Gaston Pâris l’a dit excellemment : abstraction faite du flamand, du breton et du basque, ces trois coins de métal étranger qui encadrent notre cadre linguistique, le fait qui ressort avec évidence du coup d’œil le plus superficiel jeté sur l’ensemble du pays, c’est que toutes les variantes de phonétique, de morphologie et de vocabulaire, n’empêchent pas une unité fondamentale… Voilà pourquoi j’estime que la philologie française peut s’élargir jusqu’à embrasser toutes les manifestations diverses de la parole qui se produisent sur le sol de la France…[11]
[11] Antoine Thomas, Essais de philologie française (avant-propos), 1898. C. Bouillon, éditeur, Paris.
Le patois ! En effet, c’est bientôt dit. Chacun enferme tous les patois dans le patois de son village. Pourtant, écoutez comme la même bourrée diffère du Cantal au Puy-de-Dôme.
Le Patois ! Du patois ! Mais voici que notre grand et nous pourrions dire notre seul vrai poète en patois, Arsène Vermenouze, réchauffé au soleil de Mistral, proteste — avec plus de force et de rime que de raisons :
Nous qui sommes le haut-Midi, Cantal, Aveyron — et Lozère, — nous parlons aussi la langue fière — des antiques cours d’amour.
....... .......... ...La langue d’Oc, la langue mère.
....... .......... ...Sans en rougir jamais, — des prêtres de grande marque — l’ont parlée, et plus d’un monarque, — qui ne croyait pas parler patois.
Un patois, cela ! il me faut rire.
Évidemment, le rude poète de Vielles n’avait guère lu les amoureux troubadours dont il se réclamait ! Car son génie est ailleurs, dans le parler populaire, ignoré et dédaigné, comme le pays et le paysan, des habiles et chevaleresques faiseurs de cansos et de sirventes, dont le bouvier et le pâtre cantaliens n’auraient guère compris les récitations savantes ; dans le patois erratique, oral, qui ne s’était jusqu’à présent aggloméré qu’en quelques refrains anonymes, soutenus par la cobretto — dont auraient rougi les plus pauvres jongleurs, avec leurs instruments, plus affinés, « tout un orchestre d’instruments à corde, à vent et à percussion, violes, harpes, lyres, chalumeau, trompettes, tambourins, sistres et castagnettes ».
C’est dans ce patois inédit, en somme, jusqu’à la Grammaire téméraire et naïve d’Auguste Bancharel, qu’Arsène Vermenouze a chanté, plus qu’il n’a écrit ; en quel état il l’a rencontré, le patois, — sa langue ! — Arsène Vermenouze le rappelle dans une de ses pièces les mieux inspirées :
A LA MARIANNE D’AUVERGNE
[12] Seau de cuivre.
Le patois, mais c’est par ce qu’il a de pauvre et de simple qu’il nous touche ; par ce qu’il a d’obscur — et que le poète a fait reluire — qu’il nous est cher ; parce qu’il est tout près du cœur de la race et de l’âme du pays…
Une langue souple, vaste, riche, évoluant, de conquêtes en conquêtes, sollicitées par l’innombrable beauté de l’univers et l’infini de la pensée et des sentiments humains, n’a pas le temps d’avoir des attentions et des gentillesses pour chaque caillou, chaque geste, chaque cri des bourgades perdues des petites patries ; elle ne s’aventure pas aux cantons reculés, où l’existence toute pastorale n’a guère changé depuis des siècles et des siècles, où nul des besoins nouveaux n’a appelé des manières nouvelles de sentir et de s’exprimer… là, les hommes à qui les durs travaux rustiques n’ont pas laissé le loisir d’écrire ni de s’exercer aux jeux de la poésie et de l’éloquence tiennent jalousement aux mêmes vieux mots éprouvés, fidèles et sincères qui s’appliquent si fortement et si tendrement aux mêmes vieilles choses familières du champ et de la ferme… Le patois est là, contemporain de l’histoire ancienne de la contrée. Comment ne pas faire confiance à ses dires immuables, à ses antiques et loyaux services ? Car les expressions de terroir ont gardé leur relief originel ; elles sont d’une frappe grossière, mais résistante. Et voici que les savants se tournent vers l’étude des patois méconnus et dédaignés, pour y retrouver le secret initial de la formation des langues…
Mais qu’importe l’origine précise du parler auvergnat — pour les fils de l’Auvergne ! On nous apprendrait demain qu’il descend du chinois que cela ne nous dérangerait guère. Ne resterait-il pas le verbe ancestral ! Pour nous, émigrants, sevrés tôt de la voix maternelle, — même nourris des splendeurs du français, du latin, du grec, c’est toute notre fibre profonde qui tressaille au patois du berceau, quand il nous est redonné de l’entendre, nostalgique, évoquer à nos esprits tumultueux, harassés de l’exode aux cités, la vie salubre, primitive et bourrue de la Montagne…
Les troubadours d’Auvergne ; Le Puy. — Le Velay et la littérature. — De Nostradamus à M. Joseph Anglade. — Les troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure ; les récits Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour de l’Épervier. — Le moine de Montaudon. « Tensons entre Dieu et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour contre les femmes.
Le Puy…
Le Puy-Sainte-Marie…
Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher de tuf isolé, dans la région volcanique de Bolsena, — à Orvieto, à Sienne, avec leurs cathédrales à façades polychromes, leurs assises de basalte noir, de calcaire blanc…
Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire pathétique ou gracieuse, avec les heures nationales où Charles VII venait implorer la Vierge d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons par sa mère et par ses amis[13], où le sanctuaire du Puy était en même temps le sanctuaire et le palladium de la royauté française, Le Puy, la capitale des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en 1096, entraînait les chevaliers à la croisade ! Le Puy, où montèrent des papes et des rois, de Charlemagne à François Ier, où siégèrent des Conciles et des Assemblées des États du Languedoc, — et qui subit la disette, la peste, les assauts violents des Huguenots ; Le Puy, où l’église Saint-Laurent montre la statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant les entrailles du héros ! Le Puy, dont les siècles ont épargné la carrure féodale, une des villes, une des filles de France qui ont le mieux gardé leur visage du moyen âge… On a visité Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy ! Ce n’est pas sur les itinéraires en vogue :
[13] Le Velay et la Littérature, par P. de Nolhac (feuilleton du Journal des Débats, 14 décembre 1912).
On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de Nolhac, s’il ne manquait un peu de « littérature »…
— Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait George Sand, qui a situé deux de ses romans dans le Velay ; ils n’ont pas suffi à consacrer l’étonnant pays que « les gens qui l’habitent ne connaissent pas plus que les étrangers ».
Ce n’est pas l’Italie ! Ce n’est pas l’Espagne, non plus ! Pourtant, du château de Polignac, ou du rocher Corneille, quels aspects de nature frénétique et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants, aux soirs de lune romantique, les environs de la fauve Tolède et du rude Tage) ! avec ces pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles, ces orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées, témoins informes et prodigieux des heurts forcenés de la matière, debout depuis l’orée des temps comme les bornes inusables et les points de repère les plus reculés du Néant et de la Création…
Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons où circule la jeune Loire, si le voyageur n’est pas attiré et retenu ici faut-il en accuser ces horizons comme hantés de menaçants écueils, de farouches épaves, — où, dans la pierre furieuse et immobile dressée contre le ciel, s’enferme, impénétrable, une malédiction mystérieuse de l’origine des choses.
Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces vertigineux parages, l’ardeur épique et religieuse des époques de guerre et de foi où l’esprit ne se lassait point d’une incessante confrontation, par l’action ou la pensée, avec la Mort ; où les châteaux, et surtout, les abbayes s’imposaient aux sites les moins accessibles aux passants, et les plus propices à la prière, parmi le silence et la solitude qui sont les enfants de chœur de l’Éternité !
Comme il est des lectures trop sévères, il est des spectacles trop forts pour les siècles raffinés où le goût s’affole du bibelot et se détourne du monument. Combien de gens connaissez-vous — en dehors des sociétés de gymnastique ! — qui acceptent de gaîté de jambe de gravir des ruelles escarpées et cailloutées, et les cent quarante marches composant à Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le passé, se pressaient les pèlerins de l’univers, — qui ne faisaient que du centimètre à l’heure, sur les genoux !…
La Vellavie manque de littérature ? Pas tellement !
Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants sur ce thème. Ils signalent bien les incursions des Sarrazins, les rapines des Routiers contre qui s’instituait la Confrérie des Capuchons blancs, l’invasion des Anglais, la dévastation des Bourguignons. Tous les manuels du tourisme renseignent sur la Vierge Noire, en bois de cèdre.
Mais, sur les Troubadours, — silence !
Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend que « la prière du Puy » ; chez M. Louis de Romeuf, dans son « Éternelle Prière du Puy »[14]. Pourtant, durant deux siècles, les chants et controverses d’amour attirèrent au Puy une clientèle moins grave et douloureuse que les croyants et les souffrants en quête de guérisons merveilleuses ! Comment omettre ces joutes brillantes des « Trouveurs », qui suivaient les tournois et les jeux des chevaliers, à l’époque des magnificences et largesses de Guillaume-Robert Ier, dauphin d’Auvergne (1169-1234), dans cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement.
[14] L’âme des villes (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin.
Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire reprocher sa lésine, dans un couplet de l’Évêque de Clermont, d’où, riposte du Dauphin, l’accusant d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner le mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait furieusement l’invective ; l’adversaire n’était pas en repos :
Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des bénédictions. Il ferait mieux d’apprendre lui-même à jouter dans un tournoi ; car, je ne crois pas qu’il en ait jamais vu aucun…
Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie, comme nous le rappellera la biographie de Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en avait été fait seigneur, et chargé de donner l’épervier.
L’histoire des troubadours d’Auvergne et du Velay ne diffère pas de celle des autres troubadours, à laquelle le lecteur devra se reporter. En effet, un volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités maintenant acquises sur cette période si longtemps mal connue et négligée, où, pourtant, les maîtres du Gai-savoir assuraient l’hégémonie littéraire de la France méridionale sur les contrées voisines. D’ailleurs, ce Précis existe, des vies, des œuvres, de l’influence des troubadours, par M. Joseph Anglade. L’érudit professeur fournit la critique décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide la doctrine de l’Amour courtois, source de la perfection poétique et morale. Il montre le culte de la « forme » en tant de genres, admirée par Dante et Pétrarque. Du premier troubadour jusqu’à la Renaissance félibréenne M. Anglade a projeté la lumière sur les légendes et la réalité, les théories, les écoles, les hommes et les œuvres.
Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair et assez simple pour qu’il fût à la portée de tout le monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de Bornelh :
Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît.
Nous ne détacherons donc des « Troubadours », les Auvergnats, que pour leurs origines. Car ils n’ont pas laissé d’œuvres de terroir. Sans doute, voilà la raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants célèbres. Mais « l’amour courtois », de mode à travers les châteaux et les assemblées du moyen âge, ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes, seules fixées au sol, alors que se désagrégeait la société féodale. Chanteurs, musiciens et jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons, complaintes, aubades et sérénades, pastourelles, ballades, estampies, ne pouvaient être que des amuseurs, dont les jeux n’offrent pas d’attrait pour une race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme. D’Auvergne, nos troubadours avaient vite fait d’émigrer jusqu’à l’étranger. Je comprends que, si légers et fugaces, on omette de les situer parmi le décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses monts tout boursouflés de scories et hérissés de dykes volcaniques. Des centaines de noms se sont perdus. De ces « tournées » fastueuses, dont les « vedettes » imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux contrées germaniques, le génie lyrique provençal, il ne reste que de maigres fragments dispersés dans les bibliothèques de Paris, de Milan, de Florence, de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés ! Nulle publication, nulle traduction d’ensemble ; et c’est à la philologie allemande qu’est dû le grand courant des études romanes. Comment nos esprits seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages incertains. Des troubadours, la foule ne sait que le mot qui les désigne, avec une nuance de raillerie…
Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à l’honneur de nos troubadours, paisibles poètes. Or, il s’applique à nos guerriers : les plus courtois, c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin, — qu’en une revue homérique nous montre la Chanson de Roland.
Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent par assez de mérites personnels pour qu’il soit inutile de détourner à leur profit des compliments qui ne leur furent pas destinés.
Les troubadours d’Auvergne ! La délimitation n’est pas commode. Tantôt ils sont mêlés à ceux du Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part ceux du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont guère Auvergnats, que de naissance. Ils n’ont rien laissé sur l’Auvergne qui atteste leurs hérédités montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils ne s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont des troubadours, pareils à ceux d’Aquitaine, de Languedoc, de Provence, de Roussillon, de Catalogne, écrivant tous à peu près la même langue littéraire limousine provençale, qui avait gagné partie de la péninsule ibérique et de l’italique. Ils sont des troubadours, lyriques et satiriques, des adeptes exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour courtois. Ils sont des troubadours, à la dévotion des nobles dames et des puissants seigneurs, des poètes de l’art le plus raffiné : leur richesse de technique est inouïe ; près d’un millier de formes de strophes attestent leur incomparable virtuosité !
Aussi, est bien vaine la classification des Troubadours Cantaliens, imaginée par M. le duc de la Salle de Rochemaure. Même, elle ne va pas sans danger, en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien présente des caractéristiques régionalistes évidentes. Mais ce n’est pas tout. Sous ce titre : Les Troubadours Cantaliens, XIIe-XXe siècle, l’auteur, comme par une chaîne ininterrompue, relie tous poètes romans et patois natifs du futur, ou présent département du Cantal, de Pierre de Vic à J.-B. Brayat !
Il eût suffi d’une différence de quelques mètres dans le bornage administratif pour que tels troubadours ne fussent plus cantaliens, mais de la Haute-Loire ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire littéraire d’une manière bien hasardeuse. Nous avons approché Arsène Vermenouze d’assez près pour être en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère les ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément. Sans doute, on l’eût fort étonné en le saluant comme de la lignée de Pierre de Vic, Guillaume Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles de Saignes, la dame de Casteldoze, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux, Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume Borzats, et d’autres, incertains : Gavaudan-le-Vieux, Hugues de Brunet, Raymond Vidal de Bezaudun ! Troubadour, le rude chantre réaliste du pays et du paysan cantalien ! C’est le patoisant qui lui a succédé comme majoral au consistoire félibréen qui commet telle hérésie ! Il est vrai que M. le duc de la Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage, quand il s’agit de remplacer Vermenouze. Les Récits Carladéziens pouvaient mériter les suffrages méridionaux à leur auteur. Non qu’ils vaillent par des qualités d’invention et de composition. Mais ils abritent de la destruction quotidienne le dialecte de Carladez que M. le duc de la Salle possède intimement, — de l’avoir appris, tout enfant, avec les pâtres du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens et les fermiers de son village. Ce n’est donc pas un divertissement d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente guère aux troubadours, quand il déchaîne le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie des savoureuses expressions du terroir.
Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions savantes et artistiques, curieusement imprimé et illustré, voici des reproductions de miniatures (manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits des Troubadours Cantaliens. Voici des photographies de nos patoisants modernes. Voici une transcription de la musique faite sur une pièce du Moine de Montaudon. Car les récitations des troubadours sont soutenues d’un accompagnement musical : « Le couplet sans musique est un moulin sans eau », dit Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les textes des œuvres des Troubadours, revus, corrigés, traduits et annotés par René Lavaud, agrégé de Lettres.
Dans le monument bizarre, de tous styles et de toutes époques, où M. le duc de la Salle de Rochemaure a recueilli tant de littérature douteuse, un pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours, amenés par M. René Lavaud. Ils viennent de loin, publiés en Allemagne, pour la plupart. Désormais, les voici réunis à la halte provisoire, sans doute, où ils se reposent, en attendant la maison définitive où les installera leur introducteur, enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se défaire de toutes les souillures d’un voyage de sept et huit siècles. Enfin, ils sont eux-mêmes avec un état civil en règle, avec des références contrôlées, — avec une traduction exacte en regard d’un texte authentique.
Nous nous retrouvons au Puy, à la cort del Puoi Santa Maria dont Pierre Vic fo faitz seingner et de dar l’esparvier. Le dauphin d’Auvergne l’en avait fait seigneur avec la charge de décerner l’épervier… A l’origine de ces fêtes périodiques de la cour de l’Épervier « on plaçait un épervier en mue sur une lance. Or, quiconque se sentait assez puissant d’avoir et de courage venait et prenait le dit épervier sur son poing ; il convenait que celui-là fournît aux dépenses de cette année. » C’était la ruine, quand il s’agissait de tournois de chevalerie où le prix était disputé en pompeux appareil, devant de nobles et brillantes assemblées, par nombre de réputés combattants, sous le regard des dames de leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était guère en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires. Mais des luttes poétiques suivaient les joutes guerrières, et le vainqueur, aussi, recevait un épervier, — sans doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut présider à ces concours ; des miniatures le représentent, dans les manuscrits, en « moine à cheval avec un épervier au poing ».
Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château dominait Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145 ou 1150 (estime M. le duc de la Salle de Rochemaure, dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud fixe 1155, au tome II. Ainsi, de page en page, abondent les indications approximatives et contradictoires). L’enfant accomplit son noviciat à l’abbaye d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville ; la prière s’entrecoupait de fréquentes échauffourées ; la vocation religieuse du jeune gentilhomme ne devait guère s’affirmer au milieu de ces moines batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le prieuré de Montaudon que l’on ne sait où placer. Il ne s’y tint guère, toujours voyageant, gagnant la faveur de Philippe-Auguste, de Richard-Cœur-de-Lion, du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en Limousin, où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres, comme Pons de Capdeuil et Guy d’Ussel ; mollement, il encensait la vicomtesse Marie ; le compliment et les grâces n’étaient point son fort. De composer sirventes et chansons sur les événements du pays et de s’absenter des mois, voire des années, ne l’empêchait pas de faire beaucoup de bien à la maison. Il était autorisé à suivre ses goûts ambulants, à condition d’en rapporter les bénéfices à son prieuré ; il n’y manquait pas, et les présents étaient de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de haute et puissante châtelaine…
Non, ce n’est pas par les hommages aux dames, par le savoir « de galanterie » (sabor de drudaria), par le maniérisme voluptueux et sentimental que se distingua le moine de Montaudon. Comme le froc qu’il ne quitta jamais, il garda le caractère le plus auvergnat, rude et réaliste ; il n’est pas le plus courtois, mais le plus bourru des troubadours.
Sans doute, dans les « Tensons entre Dieu et le Moine », où, accueillant la plainte des Images Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le Troubadour prend leur défense ; il ne semble pas qu’il tienne à gagner sa cause. Le choix même de son si puissant contradicteur le prouve assez :
[15] Nous ne donnerons des pièces citées que le début du texte original.
Cependant, on arrête une transaction, comme il s’en pratique au marché, ou par devant le juge rural. Dieu est de bonne composition :
Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il faut recourir à l’arbitrage :
Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse des prix du fard, alors que les Dames n’en usaient que de vingt-cinq, trente à quarante, cinquante ans ! Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment et trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon elles se mettent sur la figure qu’il ne reste pas une parcelle de leur peau reconnaissable !
Devant Dieu et devant les Dames, le moine de Montaudon parle le langage le plus crûment réaliste ; par là, il décèle une marque auvergnate ; par là, quelques troubadours de souche montagnarde mêlent la rudesse natale à la mièvrerie et aux grâces alambiquées de la poésie courtoise. M. le duc de la Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique savoureuse. Le moine de Montaudon est « trop gaulois, trop rabelaisien ». Hardi ! la gomme à effacer…
Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin. A ceux qui ne savent pas le latin cela fera supposer de l’obscénité où il n’y a que de la vigueur, de la franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est pas éloigné de faire un satyre — du poète satirique bien auvergnat. Gardons notre poète tel qu’il est ; il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu au ciel plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne se départ que rarement de sa sincérité première. Il y a comme un prélude de Villon dans ses plaintes sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand il est sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy, ou de la Catalogne… C’est saint Julien qui se plaint à Dieu de l’hospitalité mal observée. Mais le Moine se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut fort. On peut croire que son témoignage est pour bonne part dans l’hommage rendu à l’Auvergne :
Pour nous dire ses « Ennuis », point n’est besoin d’intermédiaire au moine attristé de la dureté des temps. Sa plainte s’exhale sans vains ornements, avec un accent tout humain, et peu désintéressé :
Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se faire comprendre ? Après ce qui l’ennuie, il énumère ce qui lui plaît :
[19] En Auvergne.
Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait plus qu’un moine mendiant, à qui la route est pénible. Peut-être ses récriminations sont-elles exagérées et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi dépenaillé ? Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent guère à présenter le poète comme « taquinant la muse anacréontique » avec des rêveries poétiques, des facultés imaginatives, le joyeux drille… dont il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron de vices comme porterait à le faire croire le ton licencieux de certaines de ses productions[20] !
[20] Les Troubadours Cantaliens (duc de la Salle de Rochemaure).
En vérité, les compositions d’amour du moine de Montaudon sont des moins éclatantes :
Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il avait trop de bon sens pour répéter ce que disaient les poètes d’amour de son époque. Il paya son tribut à l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours ; mais ses armes préférées, qu’il manie de main de maître, sont la raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés contre le plus sacré des sentiments chevaleresques : contre les femmes[21].
[21] Philippson.
Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la poésie apprêtée de son époque, fait entendre une voix de montagnard pratique, à qui le luxe, la grandeur et les apparences n’en imposaient pas. Par la Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente l’Auvergne. L’empreinte de Vic et d’Aurillac avait été définitive. A travers les tournois, les fêtes, la robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la soie, le velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les armes des cours magnifiques… Oh ! un Moine chanteur, et buveur, plus que prêcheur. Dans le Moine de Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic, pareil à ces blocs erratiques de la vallée que ne touche point le sourire de la saison, qui ne se laissent pas gagner par les grâces de la prairie, des fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement frustes et sombres…
Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors qu’il adressait ses chansons à Marie de Ventadour : il n’y apportait point la souplesse précieuse, ni le charme compliqué de la casuistique amoureuse du siècle.
Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa retraite monastique, et obtint le prieuré de Villefranche, en Espagne. Il y mourut, non sans l’avoir enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon, qui faisait du bien à la maison, tout en composant et chantant, n’avait point perdu son adresse ni sa ténacité ; l’émigrant aux royaumes de l’amour chevaleresque et courtois avait conservé les traits saillants de la race.
Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre de Vic ; mais, au Puy, il était impossible de ne pas rencontrer le Moine de Montaudon, l’épervier au poing.
« Peire d’Alvernhe », savant, lettré, avenant de sa personne, était fils d’un bourgeois de Clermont-Ferrand. Très honoré et fêté par les vaillants barons et les nobles dames, il ne doutait point de son mérite : « Jamais avant moi ne furent écrits de vers parfaits. » (Du temps de Pierre d’Auvergne, toutes les sortes de poésies étaient comprises sous ce nom générique. Chanson ne vient que plus tard, pour désigner les pièces galantes qu’on chantait.) Sa célébrité se répandait, en ses voyages et séjours, à la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour d’Ermengarde, comtesse de Narbonne, à celle de Raimond V de Toulouse. Selon Nostradamus, — dont l’autorité est faible, — il était si bien accueilli de toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces il s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait davantage ; et, presque toujours, la belle Clarette de Baux avait la préférence… Cependant, au bout de tant de succès terrestres, il songea au salut de son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique, fit longue pénitence, avant de mourir, très âgé.
Celui-ci fut un troubadour — expert en gracieuses trouvailles ; ainsi, quand il fait du rossignol son messager d’amour[22] :
[22] J. Anglade, les Troubadours.
Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments et qu’elle te dise sincèrement les siens ; qu’elle me les fasse connaître ici…, et que d’aucune manière elle ne te garde auprès d’elle…
L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne ; il part de bon cœur et sans crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée.
Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à chanter doucement, comme il fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles qu’elle daigne ouïr :
Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir…
Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant d’amour, je partirai et volerai avec joie où que j’aille ; mais non, car je n’ai pas dit encore mon plaidoyer.
Et voici ce que je veux plaider : qui met son espoir en amour ne devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs ; car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur la branche…
L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai envoyé ; et il m’a fait tenir un message, suivant la promesse qu’il m’a faite : « Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît ; or, écoutez — pour le lui dire — ce que j’ai au cœur.
« J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de moi… la séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je lui aurais témoigné plus de bonté, c’est ce remords qui m’attriste.
« Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs ; et la joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît…
« Même avant de le voir il m’a toujours plu ; je ne voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance…
« Le bon amour est semblable à l’or, quand il est épuré ; il s’affine de bonté pour celui qui le sert, avec bonté, et croyez que l’amitié chaque jour s’améliore…
« Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis. » Et l’oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse aventure[23].
Chrestomathie Provençale, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875.
Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que « l’homme sans amour ne vaut pas mieux que l’été sans grain », on n’est pas toujours assuré de sa sincérité amoureuse. Par contre, les poètes contemporains n’ont point à douter de ses sentiments caustiques qu’il expose dans un sirvente, plus tard repris et continué par le moine de Montaudon :
Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs façons. Les plus mauvais croient faire des prodiges ; mais je leur conseille d’aller chanter ailleurs ; car il y en a une centaine qui n’entendent pas la force des mots, et qui ne sont faits que pour garder les moutons.
Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui ne serait pas reniée de nos polémiques d’actualité.
De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne devait se repentir :
Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le juge juste m’éloignait de vous, car c’est à vous que je dois les honneurs de la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois ; je cesse d’être votre ami, je suis trop heureux d’aller où le Saint-Esprit me guide ; c’est lui qui me mène ; ne vous fâchez pas, si je ne reviens pas vers vous.
La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps après, est toute profane, malgré tant d’adeptes ecclésiastiques : on l’a vu par le moine de Montaudon. Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à tourner sa pensée vers des fins religieuses :
Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés nos pères… nous mourrons tous ; les richesses ne nous sauveront pas… Contre la mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis.
Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques par excellence ; d’autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec plus de bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers à les traiter ; cette priorité, d’abord, et, ensuite, une certaine originalité dans l’expression des sentiments, que la poésie des troubadours ne connaissait guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner dans l’histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses[24].
[24] « Les chants de croisade » renferment bien une partie religieuse, mais factice, accessoire ; ils sont historiques, satiriques, plus que religieux.
C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal, qui fera entendre, dans ce genre, la voix la plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute chargée de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations orageuses.
Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble. Au chapitre de la cathédrale il apprit ses lettres, et sut bien réciter et bien chanter. La cléricature ne l’attira pas : « Il s’éprit de la joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune », tout ce qu’il fallait pour réussir auprès des dames, par les cours où il se présentait avec son jongleur qui interprétait ses compositions. Or, ce n’est point par de frivoles chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de suite éclate à son esprit le néant des vanités du monde. Encore, le Moine de Montaudon, Pierre d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au goût du temps. Pour l’amour Peire Cardenal n’a que de virulentes critiques :
Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L’une a un amant, parce qu’elle est de grande naissance, et l’autre, parce que la pauvreté la tue ; l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune fille, l’autre est vieille et a pour amant un jeune homme ; l’une se livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau d’étoffe brune ; l’autre en a deux et s’y livre autant.
N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat, d’un moraliste du théâtre ou de la chaire plus que d’un poète lyrique ? Avec quelle ironie passionnée il raille l’amour et la phraséologie amoureuse :
Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève ni le manger ni le dormir, je ne sens ni la froidure ni la chaleur ; il ne me fait pas soupirer ni errer la nuit à l’aventure ; je ne me déclare pas conquis ni vaincu ; il ne me rend pas triste et affligé ; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.
J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas trahir — je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.
Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur en gage, je ne suis pas son prisonnier.
Tout de même, un jour, il exprime quelque regret de sa solitude :
Je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j’en avais une. Je serais l’amant le plus parfait qui soit jamais né. J’ai aimé une fois et je sais comment vont les choses d’amour et comment j’aimerais encore[25].
[25] Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne. Il y a Marcobrun, de Gascogne, qui déclare : « Je n’aimai jamais et ne fus jamais aimé. » De l’amour il parle ainsi : « Famine, épidémie ni guerre ne font tant de mal sur cette terre comme l’amour ; quand il nous verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas… Amour pique plus doucement qu’une mouche, mais la guérison est bien plus difficile… »
Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il s’égarait sans doute sur ses mérites latents d’amant et de chanteur. D’autres vertus et d’autres qualités, plus puissantes, ont été les siennes. Au service d’une superbe élévation de pensée et de convictions ardentes, il a mis les dons les plus solides du satiriste, l’originalité du tour et de l’expression, le courage de l’attaque, une combativité forcenée ; et ses mœurs, son caractère commandaient l’estime. Tout de même, on n’est pas peu surpris de la liberté dont il en usait avec toutes les puissances, sans aucune précaution de langage : ce fut un maître de l’invective farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part, en cette implacable période albigeoise, il ne fut rien moins que tendre aux croisés et au Clergé. C’était un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît pas qu’il ait été jamais inquiété. Le notaire qui fournit les seuls renseignements insérés dans la bibliographie provençale, Maître Michel de la Tour, nous fait savoir que Pierre Cardenal avait bien environ cent ans quand il mourut. C’est-à-dire à la fin du XIIIe siècle. Long espace d’humanité, aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter les sirventes impitoyables du troubadour, dont la vie et l’œuvre ne répondent guère aux images habituelles que l’on se fait du poète médiéval, honoré par les rois et les barons.
Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle qu’avec un pessimisme définitif :
Il existait une cité, je ne sais où ; il y tomba une pluie de telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous : tous, à l’exception d’un seul ; il se trouvait dans sa maison, et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le public, il vit faire toutes sortes de folies ; l’un lançait des pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau ; celui-ci frappe son voisin ; celui-là pense être roi, l’autre saute à travers les boues. Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d’étonnement ; ils pensent qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés et que c’est lui le fou.
Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s’enfuit à demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit Peire Cardenal ; les hommes sont les fous, mais ils regardent comme un fou celui qui ne leur ressemble pas, parce qu’il a le sens de Dieu, et non celui du monde[26].
[26] Joseph Anglade, les Troubadours.
Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le clergé est sa bête noire ! Il lui reproche tous les vices, tous les calculs, toutes les turpitudes :
Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des criminels ; quand je les vois habiller, il me souvient d’Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l’enclos des brebis ; mais, par peur des chiens, il se vêtit d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il voulut…
Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d’ordinaire le monde ; maintenant, ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l’ont gagné en volant ou en trahissant, par l’hypocrisie, les sermons ou la force… Je parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de Dieu.
Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le pape et les cardinaux, que l’aumône rachète tous les péchés :
Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut que les pauvres.
Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette verve drue, précise et brûlante, auvergnate :
Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout en usage. A ceux-là ils accordent le paradis par leurs pardons ; ils envoient ceux-ci en enfer par leurs excommunications. Ils portent des coups qu’on ne peut parer ; et nul ne sait si bien forger des tromperies qu’ils ne le trompent encore mieux.
Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire Cardenal :
Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelle à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de Marseille, bien cousu, ils vont prêchant et disant qu’au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir… Si j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma femme ces gens-là : car ces moines ont des robes de même ampleur que celles des femmes : rien ne s’allume si aisément que la graisse avec le feu…
Certaines pièces sont d’une véhémence biblique, qui semble monter de l’Ecclésiaste :
Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse ; aussitôt, ils deviennent l’ami du riche, et si la maladie l’accable, ils se font faire des donations. Mais savez-vous que devient la richesse mal acquise ? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien ; c’est la mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux ne leur manqueront pas.
Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le répétait sans cesse, qu’aux mauvais prêtres « larges en convoitises mais chiches de bonté »… Cependant, soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser sa croyance en Dieu — et à Rome. En effet, plus d’une fois, Peire Cardenal fulmine en marge du dogme et tient à Dieu des discours d’une énergie bien profane :
Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai au jour du jugement à celui qui me créa et me forma du néant ; s’il veut m’accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai : Seigneur, pitié, arrêtez ; j’ai combattu toute ma vie les méchants ; gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.
Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra mon plaidoyer ; car, je dis que Dieu est injuste avec les siens, s’il pense les détruire et les mettre en enfer ; car il est juste que celui qui perd ce qu’il pourrait gagner au lieu d’abondance gagne la disette : Dieu doit être doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses créatures.
Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement ; car jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant que l’autre rit ; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison…
Il devrait bien anéantir les diables ; il en aurait plus d’âmes et plus souvent ; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en absoudre lui-même.
Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous ; au contraire, j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition : renvoyez-moi où j’étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes péchés ; car je ne les aurais pas commis si je n’avais pas existé.
Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie religieuse, — qui se développera ; encore il introduisit cette nouveauté d’écrire en l’honneur de la Vierge ; ce qui deviendra fréquent après lui, mais n’existait pas avant :
Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait tort et péché ; car, je puis vous reprocher que pour un bien vous m’avez donné mille maux. Par pitié, je vous prie, dame Sainte Marie, qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide !
Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le précédent sirvente. Il a laissé des invocations à la Vierge d’une suavité qui contraste avec ses satires. Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement du montagnard vellave.
Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient pas oublier rois et seigneurs :
Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou trois endroits pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en sortirait que des mensonges, qui se déborderaient comme un torrent… Lorsqu’un grand se met en route, il a comme compagnon — devant, à côté, derrière lui — le crime ; la convoitise est du cortège ; le Tort porte la bannière et l’Orgueil le guidon…
Les gens de justice ne sont point épargnés non plus. Mais nous revenons à la terrible opinion que Peire Cardenal avait de tout son siècle :
Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition à tout le monde : je promets un besan à tout homme loyal pourvu que chaque homme déloyal me donne un clou ; un marc d’or au courtois si le discourtois me donne un denier ; un monceau d’or à chaque homme vrai, si chaque menteur veut me donner seulement un œuf. J’écrirais sur un parchemin, large comme la moitié du pouce de mon gant, toutes les vertus qui sont dans la plupart des hommes ; d’un petit gâteau, je nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je voulais donner à manger aux méchants, j’irais sans regarder criant partout : Messieurs, venez manger chez moi…
Tel est le thème de furieuse misanthropie où il excelle. Ces diverses citations montrent assez l’originalité, la vigueur du tempérament littéraire, la franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour sans amour.
Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers 1160-1180, dans le Carladès), n’apporte guère d’autre contribution à notre point de vue que sa biographie, d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à celles du Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne, de Peire Cardenal : il était d’Auvergne, gentilhomme, beau, avenant ; chanoine de Clermont, il manquait de zèle pour la piété et la retraite ; comme il chantait et composait agréablement, il se fit troubadour et même jongleur. Ainsi plus d’un de ceux que leur famille destinait à l’état ecclésiastique succombaient à la tentation de la vie nomade, brillante et courtoise. Mais où d’autres, de leur première affectation, gardaient l’empreinte de moralistes, prenaient tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée des vestiges de sa foi, reléguée pour longtemps avec le camail et l’aumusse.
Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans le sirvente où il s’irrite « d’entendre se mêler de chanter cent poètes pastoureaux dont nul ne sait quelle note monte ou descend » :
En ceci Pierre Rogiers mérite mal — (et pour cela il en sera accusé le premier) — qu’il chante d’amour publiquement ; — et il lui vaudrait mieux porter — un psautier dans l’église ou un chandelier — avec une grande chandelle ardente[27].
En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent rien moins que discrètes. Il se rend à la cour fastueuse de la vicomtesse de Narbonne, dont les exploits guerriers, l’intelligence politique, le jeune veuvage font une rare souveraine, royalement entourée et adulée. Pierre de Rogiers soupire, se déclare, est écouté, jusqu’où ? longtemps il est en faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est pas trop déchirée par la jalousie des courtisans. Pour ce motif, ou d’autres, vient la disgrâce, et, dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit quitter la Cour de Tort n’avetz, — comme il désignait la noble protectrice, dont l’opinion voulait qu’il eût eu toutes joies d’amour.
Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation chez Raimbaud, comte d’Orange, jusqu’à la mort de ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis, il gagne l’Espagne ; après des séjours en Castille et en Aragon, il revient en France où il fut traité avec honneur par le comte Raymond de Toulouse. Pierre de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère de Grammont.
Enfin, dans une chanson publiée par M. René Lavaud, qui a réalisé la première interprétation française de Pierre de Rogiers, le troubadour dont on chercherait vainement une autre marque originelle, et chez qui manque toute caractéristique du terroir, a laissé un vers de regret tardif, à l’adresse du pays :
Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou aux plaines chaudes et fertiles en fleurs et en fruits ce sont les froidures de la montagne d’Auvergne que préfère l’émigrant obligé de partir :
Il y avait donc, en Auvergne, une « douce amie » qui pouvait faire oublier Ermengarde ?
Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une ligne qui, peut-être, fait allusion à la montagne natale, d’autres troubadours, auvergnats ou vellaves, n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur naissance : Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de Peirols (à Rochefort-Montagne), Bertrand II, Sire de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil, Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier, Gausseran de Saint-Didier, Guillaume Moissat de la Moissetrie, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour), Astorg d’Aurillac, baron de Conros, Astor de Segret.
Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate chez Ebles de Saignes ; c’était le troubadour économe, qui mettait la peine d’argent au-dessus des chagrins de cœur : On ne souffre d’amour que si l’on veut. Lequel est le plus malheureux, du débiteur ou de l’amant sans espoir ? dialoguent Ebles et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a conservé cette pâle dispute ; et le comtour de Saignes de se lamenter :
Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre d’Auvergne qui le mentionnait dans sa galerie des mauvais troubadours :
Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais n’échut bien d’amour, — quoiqu’il chante comme on bataille ; — un petit vilain chicaneur bouffi, — qui, dit-on, pour deux deniers du Puy — là-bas se loue et ici se vend[31].
Mais, alors comme aujourd’hui, l’éreintement, souvent, prouvait que la victime n’était pas si négligeable… L’effet des abatages de Pierre d’Auvergne fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait et dont la plupart n’ont laissé que leur nom sauvé par l’invective.
Décidément, les dames ne sont pas prisées des troubadours auvergnats, comme c’est la règle courtoise. Ebles de Saignes redoutait l’assaut des créanciers plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson de Cavaire et de Bonnafos est plus significatif encore, de l’infirme et laid plébéien et de l’élégant seigneur qui préfère à une dame sa vengeance contre les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire et de Bonafos on n’est pas exactement fixé (vers 1225-1250) ; mais, sans doute, ils habitèrent Aurillac, où ils situent leur haineux différend. Cavaire voyagea en Vénétie ; il fut à la Cour du marquis d’Este, où il se rencontra encore un concurrent, Folco, pour lui demander s’il avait perdu le pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite de l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en accusant Folco de n’être qu’un bas comparse, vêtu et employé par un jongleur. Mais reproduisons le tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire de polémique locale ; les troubadours non plus ne craignaient de se ruer aux querelles de personnalités :
[33] Cavaire eut le talon tranché ou « raccourci » (vers 43) par un instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident ou fut-il réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui impute ?
C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze, — Dona Casteldoza, — qu’il faut chercher l’amour, si rare dans nos troubadours auvergnats. La poétesse était mariée, — mal mariée, peut-on supposer, — à Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne nous montre plus occupé de guerroyer que d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand de Bréon, tendre et beau, mais inconstant, — qui aurait habité le château de Merdoye, dont la ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues. Or, il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications courtoises, de désespoirs rimés et chantés. Il semble que la plainte de l’amoureuse délaissée monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de Casteldoze n’est pas la noble châtelaine à qui vont les hommages des poètes et des galants seigneurs. Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la femme. Elle était très belle et très instruite, dit la biographie. Mais l’instruction des dames, à l’époque, ne s’étendait guère. Leurs courtes études même expliqueraient la différence remarquée dans l’expression naturelle et touchante de la sensibilité de quelques poétesses méridionales et le langage apprêté des troubadours. Aussi ne composaient-elles point par profession.
Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise, en quels termes implorants elle s’adresse au trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa dureté, et dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la traîtrise :
Il est passablement fou, celui qui me blâme : Il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis…!
Car j’ai tenté par le mal et par le bien : votre dur cœur dont le mien ne se lasse point, ne se décourage point !
(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore :
Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs qui se rencontrent à des siècles de distance pour souhaiter, au plus fort de leur détresse, le bonheur de l’infidèle. « Priez pour lui », dit Marceline :
Enfin :
Écoutez Na Casteldoza :
[35] Mas ja vas vos non aurai cor truan, etc…
Et ailleurs :
N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de Marceline :
La dame de Casteldoze ne nous est connue que par quatre morceaux, à peine une centaine de vers : quelques-uns n’ont-ils pas mérité de survivre, si délicats, si émus, si simples de sentiment éternel, — de cette troubadouresse d’Auvergne ; — si peu « troubadour », et si peu « auvergnate » ! Du moins, nous en jugeons de la sorte, parce que nous avons accoutumé de considérer les troubadours tout d’une pièce et l’Auvergne tout d’un bloc ; que de diversités, au contraire !…
Nous étions partis du Puy, avec les troubadours — qui nous ont mené loin…
Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour faire jaillir de la littérature du sol vellave.
Jules Vallès, n’est-il point d’ici ? Jules Vallès, un grand écrivain, sobre et ramassé, dont les mots volcaniques crèvent la page sombre de leur jet igné, comme les dykes de basalte érigent leurs fusées de flamme pétrifiée à travers la campagne hallucinée.
Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille, les violences du réfractaire et de l’insurgé sont récentes, — et Jacques Vingtras n’a pas bénéficié encore de l’amnistie du temps ! Sa bohème de barricade n’a pas les suffrages du lecteur ami des gentilles aventures du pays latin. La vie de bohème n’a qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques Vingtras ne désarme pas.
Le Puy ! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait l’amer collège. Il a aimé la porte de Pannesac, la rue qui sent la graine et le grain : il y a pris le respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de pêche, devant les boutiques où se vendaient les engins merveilleux ! Le chaudronnier « en train de taper sur du beau cuivre rouge », le décrotteur Poustache, la tannerie « avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent, son odeur aigre », cette odeur montante, qu’il retrouvera à deux lieues des fabriques pareilles, et vers laquelle il tournera son nez reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes du Reinage.
On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais… Je danse la bourrée aussi, et j’embrasse tant que je peux… Il y a aussi la promenade d’Aiguilhe, toute bordée de grands peupliers. De loin, ils font du bruit comme une fontaine.
Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre le collégien revient « au pays » ! Il fait le grand garçon. Il casse la « croûte chez Marcelin, qui a la réputation pour le vin blanc et les grillades de cochon… On dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à rasades…
Qui, dans la littérature française, a laissé des pages rustiques préférables à celle-ci ?
Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, c’est une gaieté dans l’espace, — elle monte, comme un encens du feu de bois mort allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins… Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en moussant, et si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques poissons s’y jouent. On a fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les pierres…
La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux cuisses ; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de glace. C’est ma joie, maintenant, d’éprouver ce premier frisson. Puis, j’enfonce mes mains dans tous les trous et je les fouille. Les truites glissent entre mes doigts ; mais le père Régis est là, qui sait les prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent avec des piqûres d’or et de petites taches de sang.
On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès qu’il est lâché en pleine nature, loin du triste logis paternel. Avec quels éloges Théodore de Banville citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la pureté de l’antique :
Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger ! et j’y entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.
Voilà comme je suis, moi.
Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons.
Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant pied à terre ; elles s’appuient et s’accrochent, et nous allons dégringoler. Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l’équilibre, et nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues.
Comme il fait beau ! Un soleil d’or ! De larges gouttes de sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui jouent sur leurs joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière ces groseilliers, fait une musique dans l’air…
— Qu’est-ce que vous faites donc là-bas ? crie une voix du seuil de la maison.
Ce que nous faisons ? Nous sommes heureux, heureux comme je ne l’ai jamais été, comme je ne le serai jamais. J’enfonce jusqu’aux chevilles dans les fleurs, et je viens d’embrasser des joues qui sentent la fraise.
Comment peut-on dire, que de ses troubadours médiévaux à Jules Vallès, et à tout à l’heure, Le Puy a manqué de littérature !
En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris. — Un concours de « cabrettes ». — La musette et la bourrée. — La Procednitza bulgare et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno bouranke ; Bou rei Yo. — Des Bulgares, dans le Cantal en 1210. — Cabrette et gaïda. — La fin de la cabrette. — La révélation de Vermenouze.
Je n’aimai point Aurillac, tout de suite.
J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où je dirigeais mes vacances d’il y a trente ans.
C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison, magistrats, professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs, — qui sont l’apparence banale de tous les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les nomades administratifs n’entament guère la vie profonde de la cité ; sans doute, ils font renchérir le prix des loyers et de la truite ; leur souffle peut ternir d’embu la glace des cafés ; il n’imprègne pas le basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au passant… Où l’on s’aperçoit que l’étranger compte peu, c’est aux vieilles dates de foires et de marchés, quand la montagne dévale, quand, de toute la région, la vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes et leurs produits par le foirail, le Gravier, le Portail d’Aureinques, les placettes et les rues de la capitale ! Parmi la multitude aux blouses bleues, quels visages de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste chapeau velu ! Il faut céder toute la place aux envahisseurs — qui ne se contentent plus de l’auberge ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à lanière de cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du fermier d’aujourd’hui, qui ne craint pas la dépense ; mais, ce progrès matériel, l’instruction plus étendue, des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup le statut ancestral.
Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation plus intime, dans l’exploration plus nombreuse de l’habitant et du pays, quand les circonstances m’ont rendu familiers et chers ces horizons, quand Aurillac est devenue pour moi le refuge dans la tempête.
C’est à Louis Bonnet, fondateur de l’Auvergnat de Paris que je dois le premier contact attachant avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de mon auvergnatisme ! Louis Bonnet, dont la barbe de flamme fut, pendant trente ans, l’étendard de l’Auvergne à Paris ! Quelles ressources de conviction et d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe ! L’entreprise apparaissait chimérique, d’un journal hebdomadaire, régionaliste, « faisant ses frais » à Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort tirage, encombré d’annonces, avec des éditions de province, — et indépendant. Les dons d’une raison intrépide et claire, des qualités d’écrivain de race, permettaient à notre chroniqueur débutant toutes les espérances du journalisme et de la politique. Il n’est plus sorti de cet Auvergnat de Paris, où il a amené quiconque, par l’atavisme, touche au Massif central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la défiance traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats l’esprit de solidarité. Il a fallu une incommensurable propagande, par le fait : si des articles avaient suffi, cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement, un à un, je crois bien, L. Bonnet a catéchisé « tous ceux de chez nous ». Il a groupé les métiers, les professions, les intérêts, les sympathies. Des corporations vagues il liait le faisceau de sa Ligue Auvergnate, aujourd’hui « l’Auvergne », où se rejoignent les sociétés, amicales, mutuelles, syndicales, qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait point que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats de Paris : il entendait qu’ils restassent reliés avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret de la force durable est de reprendre pied au terroir. Il a dirigé « le retour au pays », par des combinaisons avec les compagnies de chemins de fer qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs infiniment réduits, — dont les convois montent, de plus en plus nombreux chaque année, vers les villages salubres et les cimes vivifiantes…
Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication n’est pas rompue entre ceux qui partent et ceux qui restent, — et qui s’ignoraient, aussi, les uns les autres.
Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit, officiellement, en Aurillac, sa ville natale.
Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne de Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant jusqu’à Aurillac. Un comité de la presse cantalienne avait projeté, en regard de la manifestation politique, « un concours de musettes ». Dès mes premiers vers, inspirés de la maigre arête « des fortifs » de Paris, et non du Puy-Mary ! Louis Bonnet m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître encore personnellement, dans ses effectifs de combat. Grand maître de la mobilisation, pour utiliser chacun, il attendait l’occasion propice. Je fus de service commandé, pour le festival aurillacois de la cabrette ! J’étais très glorieux de présider à cette solennité peu banale : le voyage s’effectua en musique, si l’on peut dire, avec quelques douzaines de museteurs dans le train ; car, déjà il fallait les faire venir de Paris, où des bals de quartier les conservaient encore ; il n’y en avait déjà plus beaucoup au pays, envahi d’accordéons et de vielles ! A ce tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition n’était accordée qu’aux instruments authentiques. Par l’émulation, Louis Bonnet avait tenté d’enrayer la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur typique, dont les lèvres collées à l’embouchure, les joues gonflées, faisaient corps, du moins faisaient figure avec la panse sonore arrondie d’un souffle puissant, ce joueur du passé dont le pied martelait sur le sol le rythme des airs populaires, — ce joueur n’est plus, maintenant ; par un cordon, le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement la sorte d’oie rouge ou bleue que le cabrettaire serre sous le bras gauche, et qui pousse des cris de chèvre ! la figure de l’exécuteur, impassible, à travers cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression bizarre d’une expérience ou d’une opération sur quelque volatile congestionné ! Que nous voilà loin des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée, où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant… L’habileté des doigts n’est pas tout. Je veux croire que le souffle même de la race passait de la poitrine de l’homme dans la poche à danses et à chansons, et lui communiquait le charme naïf que l’on ne goûte plus aux contrefaçons éventées d’à présent. Mais voici que la Bourrée ne serait plus auvergnate ! La controverse a couru les journaux.
Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on de nous. Il va falloir changer pour : « Ni hommes ni femmes, ni Auvergnats : tous Bulgares ».
En effet, les journaux signalent la prétention des vainqueurs balkaniques de revendiquer notre bourrée montagnarde comme leur danse nationale ; aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres aient poussé de fréquentes incursions à travers le Massif Central.
La Veillée d’Auvergne, sous les signatures de M. Gandilhon Gens d’Armes et de M. Marcellin Boudet, nous fournit de curieuses notes sur « la Bourrée », le mot : Bougre, et les Bulgares en Auvergne. Ce serait par leurs doctrines (hérétiques) que des milliers de Bulgares (expatriés) se firent détester en France des puissances temporelles et spirituelles.
De là à devenir une façon de boucs émissaires, il n’y avait qu’un pas. Il fut franchi. Tout leur fut attribué, le nommable et l’innommable. Voltaire le constate en divers passages. Un fait historique contribua à accentuer le sens défavorable du mot Bougre. Les guerriers de la quatrième croisade, au lieu d’aller combattre les Turcs en Asie, s’immiscèrent dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur de l’empire latin d’Orient, ayant offensé le tsar bulgare, celui-ci l’attaqua, le battit près d’Andrinople en 1205, le fit prisonnier, lui fit couper bras et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo :
— C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares fussent en horreur à toute l’Europe.
Cependant, le mot : « Bougre » perdait à la longue son sens péjoratif. Il y eut des bons bougres. Au XVIIe siècle, un Joli Boulgare, un Bon Boulgare s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un brave homme. L’Auvergne fait un emploi si abondant du terme, que l’Auvergnat, avec son patois, devient le Bougri de Bougra de la chanson ! Aussi, le docteur C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté quelle place occupait la ressemblance de notre bourrée avec la Procednitza de ses compatriotes.
Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la Revue franco-bulgare :
Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse, la Bourrée, et l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au nom de cette danse quand, en 1898, réveillonnant avec quelques étudiants auvergnats, je les vis danser la bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare. Mêmes pas, mêmes gestes, même entrain. Rien n’y manquait : ni les talons s’entrechoquant ou frappant le sol en cadence ni les mains s’agitant en l’air alors que les doigts simulent le claquement des castagnettes ou bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions des genoux, les pas en avant et en arrière, les tours, les demi-tours jusqu’à de petits cris stimulant l’ardeur des danseurs, tout y est. Bien que ce soit là, de par la violence des mouvements, une danse plutôt masculine, les femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux hommes… Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que dans l’air même de la bourrée on reconnaît le chant le plus populaire, le plus répandu dans les provinces bulgares : Bouréno Bourenké.
Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du chant bulgare où nous trouvons le mot bourrée, pas altéré davantage que dans Bourellia, nom patois de la danse auvergnate dans certains départements français et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à ces paroles initiales : Bouréno Bourenké nous permettent d’affirmer que nous sommes en présence d’une seule et même chose.
De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas… Aussi le docteur Stoïtchof poursuit :
En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales consacrées aux stations thermales du centre de la France. Je me trouvai en pleine Auvergne, et quel fut mon étonnement de me sentir là en pays de connaissance : mêmes physionomies, même allure, beaux gaillards bruns aux traits un peu rudes.
Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare, constate le docteur Stoïtchof qui suppose une pénétration de hordes barbares mêlées à nos vieilles populations.
Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant indéfectible, a tôt fait de proposer l’hypothèse contraire.
Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques dans l’Europe centrale et presque parmi les Slaves ? Pourquoi n’y en aurait-il pas dans les Balkans ? Ou du moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? Des Gaulois ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien pu implanter dans les Balkans des traditions celtiques, des rythmes, des danses celtiques. Les hommes qui parlèrent si fièrement à Alexandre de Macédoine en lui montrant le ciel, étaient fort capables de danser d’endiablées « montagnardes ». Mais oui, monsieur Stoïtchof, j’ai idée que la procednitza bulgare n’est que la bourrée arverne que nos aïeux ont apprise à vos aïeux.
Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant plus que M. Albert Dauzat venait à la rescousse pour maintenir à la bourrée une origine française, sinon exclusivement auvergnate.
D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale d’Auvergne, serait, y compris son nom, d’origine bulgare ! Les Bulgares ne chantent-ils pas, en dansant : Bouréno Bourenké ? Avec de semblables rapprochements on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le français chou vient de l’allemand schuh, soulier, — ou vice versa, — et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse, qu’à rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle trouvée par l’Auvergnat dans sa soupe aux choux !
Pour parler sérieusement, il est certain que les anciennes danses populaires de pays très éloignés les uns des autres ont souvent entre elles des caractères frappants de ressemblance. Un Portugais de mes amis m’a affirmé — tout comme le Bulgare — que ses compatriotes dansaient une vieille danse de tout point semblable à la bourrée. Et qui sait si, au lieu de plonger dans la nuit des temps, ces danses, moins vénérables peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout simplement de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas des survivances provinciales de pas dansés à la cour à telles ou telles époques, — lâchons le grand mot, de modes parisiennes ?
C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je déplore autant que quiconque la disparition, mais qui ont pour la plupart une origine parisienne et non, hélas ! régionaliste.
Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient du Nord. D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie de danse, elle aurait été dansée à Paris en l’an 879. J’ignore où ce renseignement a été puisé, et j’ai tout lieu, je l’avoue, de me méfier : l’éminent artiste rendrait un service inappréciable à la philologie s’il retrouvait l’état civil du mot « bourrée ».
En attendant, une seule certitude existe : c’est que l’Auvergne — suprême paradoxe ! — a emprunté au français le mot de sa danse nationale : du mot français bourrée, elle a fait bouréyo, comme du mot idée, idéyo, etc. « Bourrée » est cité en français, pour la première fois, par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on trouve ce nom de danse en Auvergne avant le XVIIIe siècle.
Le nom de la bourrée — sinon la chose — a été transmis à l’Auvergne par le Bourbonnais, où la bourrée pendant le XIXe siècle, a été tout autant en honneur, ainsi que dans le Haut-Berry : relisons, pour nous en convaincre, les délicieux Maîtres Sonneurs, de George Sand. Car, aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne, on ne danse plus la bourrée : la plupart des jeunes gens l’ignorent autant que les Parisiens.
Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes, d’avoir conservé cette danse pittoresque… Même si elle n’est ni celtique, ni bulgare. Peut-être les érudits du Bourbonnais et du Berry pourront-ils éclaircir définitivement le mystère de ses origines.
En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie fabriquée par un folkloriste en délire, d’après qui bourrée viendrait de : Bou reï yo (bon roi il y a !), acclamation dont l’on aurait salué les nouveaux souverains à leur avènement dans les villages d’Auvergne. Or, voici que La Veillée d’Auvergne, par la plume de M. Marcellin Boudet, apporte des arguments historiques à M. le docteur C. Stoïtchof. En 1210, de redoutables bandes s’emparent de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête et les écrase. Chaque année, un présent est remis au sauveur de Rodez, dont les envoyés doivent crier par trois fois : « Viva Tinièros que nos a défendut des Albigés et des Bulgares ! »
Quelques années après, l’incursion est renouvelée par un prince portugais, surnommé le Bugre, d’Avignon, soit qu’il eût des Bulgares avec lui, soit pour rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques. Le Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris.
En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort, — celui de mon enfance ! — est occupé par une tribu d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur donner assaut au château et « le forcer au pétard ».
Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés Égyptiens Bohémiens. « On bloquait dans cette expression les tribus slaves, bulgares, danubiennes et autres étrangers ». M. Boudet conclut « que des Auvergnats et des Bulgares et autres gens des Balkans ont pu danser ensemble la bourrée en plein Cantal, à une époque infiniment plus moderne qu’on n’aurait cru. »
Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne parlent pas M. Marcellin Boudet et M. Gandilhon Gens d’Armes, c’est que la cabrette auvergnate et la gaïda bulgare ont le même instrument de musique, — l’outre qu’il faut gonfler et dont le souffle, à la pression du bras, alimente la flûte rustique.
Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître Arsène Vermenouze, à ce festival de museteurs qui me le donna comme voisin de jury, sous le péristyle du Palais de Justice.
Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées, tandis que, par l’averse croulante, sous de profonds parapluies, la foule emplissait la vaste place où, depuis, a prospéré le square tout grêle alors. Nous écoutions, nous prenions des notes pour le classement… Tout de même, ils étaient trop — et puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur répertoire rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des rengaines de café-concert ! Un ministre passa, et la cohorte officielle, avec discours d’usage qui, pas plus que la Cabrette, n’enrayèrent les cataractes ! Aussi, quand se dressa « le poète local », inscrit au programme, je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir. Devant nous, le Déluge ? Or, c’était Vermenouze qui, déjà… qui, depuis ! Ah ! il pouvait bien pleuvoir ! Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie merveilleuse où le verbe du Poète lançait une chaleureuse bienvenue aux concurrents :
… La bourrée[36] et la cabrette — tiendront toujours le même rang, — car elles sont filles d’un même sang — et comme dans les mêmes langes — dorment deux jumeaux côte à côte — ainsi font bourrée et cabrette.
Mais dans le cœur de l’Auvergnat — leur amour est planté et pousse, — comme à travers l’herbe et la mousse, — la racine d’un orme ou d’un vergne. — Et nulle musique n’est aussi douce — à l’oreille d’un Auvergnat.
Dès que je tourne me mémoire vers cette journée qui se dérobe derrière un rideau de pluie incessante, le visage de Vermenouze est seul à surgir, en triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant vers la barbiche en pointe ; il y avait de l’arabe dans ses traits maigres, sa peau tannée de nomade du désert ; à défaut de burnous, on l’imaginait volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère espagnol !
Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y retrouver le premier son entendu de sa voix, elle éclate métallique et martelée, mordante et combative ; sur cette physionomie rude, comme rocheuse, avec sa touffe de poil revêche aux lèvres et au menton, il coulait de la douceur et de la bonté des yeux tendres et frais comme des sources claires ! La modestie, l’assurance, l’indépendance et la fierté se décelaient à ses regards, à sa parole, à son geste. L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère que pour quelques amis, et ne disait que peu en public. De sa vie aventureuse au delà des Pyrénées, peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que l’on ne possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos lourdes montagnes.
Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux de sa personne et de sa poésie qu’il m’impressionna. L’originalité ne pouvait guère briller dans cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes. Mais la sincérité, la conviction, la simplicité du récitant imposaient le rythme et la phrase, révélaient un tempérament, prouvaient un caractère. La curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant n’était pas qu’un versificateur local, comme il s’en produit à toutes inaugurations et commémorations régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était pas qu’un faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la conversation. Elle ne devait s’achever que vingt ans plus tard, — avec la Mort.
Chez Vermenouze. — Ancien émigrant « espagnol », liquoriste, poète et chasseur. — Les colères de Vermenouze : la montre tyrannique ; la servante sourde. — La truite fraîche. — La bécasse à point. — Une histoire de chasse. — La rôtie et le « Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture » du 14 juillet.
Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je pénétrais dans l’intimité pittoresque et chaleureuse de Vermenouze. Avec lui, l’invitation était prompte et cordiale autant que rare. Son intérieur ne s’ouvrait qu’à quelques amis très chers. Il était incapable de convier le passant de hasard. Sans doute, sa sympathie rapide venait de mon admiration spontanée pour ses strophes patoises. Il avait été étonné que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler natal. Puis, je n’avais pas été moins enthousiaste que lui à célébrer la petite patrie, dans mes allocutions aux ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur visite inondée notre festival amphibie.
— Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi… Tout serait trop cuit et mauvais…
J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze. Je ne les rapporte que brièvement. Il était né à Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il avait donc quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille « d’Espagnols » ; comme on désigne celles dont les membres vont commercer au delà des monts, Vermenouze émigra, avec un court bagage de savoir primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis du négoce. Il se rendait à Illescas, entre Madrid et Tolède, où un groupe de parents associés devaient l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie. Mais ses occupations n’étaient point paisiblement sédentaires, à la casa de commercio. Le jeune homme n’était pas immobilisé dans une boutique, derrière un comptoir. A lui, les longues tournées par la province, à travers les villages de la Nouvelle Castille. Ce n’était pas de calmes chevauchées de marchand, — par la région infestée de bandes carlistes et de détrousseurs de grands chemins ! Ajoutez à cela que Vermenouze dévorait Hugo, A. de Musset, Lamartine ; La Légende des Siècles ne le quittait pas ! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero, l’escopette au côté, je le vois très bien foulant quelque paysage désolé de la Manche, plus hanté du rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte que d’écouler ses ballots d’étoffes…
Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais déjà, quand je fus à la porte de son magasin de distillerie, sous l’enseigne Vermenouze et Garric. Ici, comme tra los montes, il était avec des Garric depuis quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait des loisirs pour la poésie et la chasse. Il se tenait au bureau, assurait la comptabilité, — avec quelque détachement. Les affaires se traitaient sans fièvre, avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant, sortait de sa réserve pour faire quelques semaines dans l’active, à l’automne. C’était une tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à pied, et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne sais s’il plaçait beaucoup sa marque, ou tuait quantité de gibier : mais de ses courses au vent de la montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir, — où il n’était plus question de Surcouf, le corsaire héroïque de la Mer des Indes.
J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation. Je n’étais pas en retard. Cependant, mon hôte avait tiré sa montre, tout en m’ouvrant la porte, — vieille habitude de chicaner à une minute près.
— Entrez, entrez… Nous avons encore un moment… C’est bien ainsi… Il ne faut pas faire attendre la cuisinière… Oh ! ne comptez pas sur un festin. Je vous reçois en vieux garçon…
Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait d’une sage calotte ; chaussé de pantoufles, en gros veston, Vermenouze s’excusait de son accoutrement d’intérieur ; il avait pris froid dans l’humidité de la veille ; il était obligé à des précautions, à cause d’une ancienne pleurésie. Marcheur intrépide, nous le plaisantions quelquefois sur sa faiblesse imaginaire ; il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré quelque tare aux poumons…
Aux apparences, il ne faudrait pas croire que Vermenouze goûtât le calme dans ce bureau-caisse aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce, toute en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix, d’Élixir de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités de la maison ou de la région. L’ordre était partout, dans les rayons d’alcools, comme dans la cage des registres et des cartonniers. Mais un perpétuel tumulte ébranlait la sérénité du maître de céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait l’émoi du lecteur.
— C’est dégoûtant ! clamait Vermenouze.
Il nous tendait L’Autorité, le doigt sur l’article de Paul de Cassagnac, qui était alors « son homme », mais dont il devait, plus tard, se désaffectionner, le vigoureux polémiste n’ayant pas renversé la Gueuse, dans les délais souhaités par son fidèle abonné.
Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze, chaque jour, à peu près à heures fixes, ses motifs de grommeler et d’éclater. Nullement quinteux, nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades ne décelaient aucune humeur de hargne contre son prochain ; elles ne s’attaquaient qu’aux événements et aux institutions, dans un grossissement des plus menus incidents, transformés en catastrophes ! Une bonne colère de Vermenouze était un spectacle réjouissant. Car il y allait d’une verve impétueuse — irrésistible. Je crois bien que ce n’est pas sans intention que, dans son entourage même, quelque associé se faisait un jeu d’exhiber, en face de L’Autorité, le Cri du Peuple, de Jules Vallès, ou quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver qu’à l’avant-dernier coup de midi ou de sept heures, sonnant à Notre-Dame des Neiges, tandis que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa montre qui… n’était jamais à l’heure ! Il lui fallait toute une série de calculs pour obtenir le point. Il devait se souvenir que, la veille ou l’avant-veille, elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer, variant de cinq ou dix minutes…
Bref, on montait, et la discussion reprenait, — avec la servante qui, d’ailleurs, souriait imperturbablement aux éclats de voix et aux apostrophes habituels : elle était sourde. La serviette dépliée c’en était fini de tous éclats de voix. Le maître de maison exigeait que les convives, un ou deux, rarement trois, fussent tout à l’office immédiat. La truite était de son choix. Il savait qui l’avait pêchée, et à quelle heure, et rapportée sans qu’elle eût senti le soleil, entre les herbes et les feuilles mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée et puante, il l’avait « descendue » de son propre fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans le courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau avait son histoire :
Alors, le gibier, qui sent fondre la neige[37], le pluvier doré, le vanneau, — et le roi des longs-becs, la jolie bécasse. — Tout cela vient, tout cela passe.
[37] Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu.
Mais chut, chut ! Mon chien, Tom, qui cheminait au trot, — vient de s’immobiliser comme un roc, comme une souche, comme une barre. — Je m’en approche : Beau ! Tom. J’entends : tchiarro, tchiarro ! — et je vois un oiseau gris, qui file tant qu’il peut, — je le fais rouler à terre du premier coup.
C’est une bécassine, et même grosse et replète, — presque autant qu’une lombarde. — Je l’introduis au fond du carnier, — avec une autre couple que j’ai déjà mise en ordre, — et j’ouvre mon fusil vivement, et même je le charge, — car Tom allonge à nouveau le museau et s’arrête dans une flaque, au bord du ruisseau : — Ah ! pauvre homme ! Quelle émotion ! — J’ai passé devant Tom et je fais : Brou ! rien ne se lève, — Beau ! Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme ?
Mais Tom demeure là plus roide que jamais. — Je crie : Brou ! tant que je peux ; alors cependant — un petit oisillon me part à me toucher les pieds ; je me retourne, — car il m’est parti derrière et vivement je le tire, — mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un papillon, — et qui n’est pas plus gros qu’un poussin, quand il sort de l’œuf, — est tellement léger que le vent l’emporte, — comme de l’herbe sèche ou quelque feuille morte, — et il s’en va, il s’en va, le sourdou — un oiseau gras comme un lardon, — le meilleur, le plus fin ! Je jure que tout en fume, — car j’ai la mauvaise coutume, — quand je manque ainsi quelque gibier, — de jurer comme un charretier.
Mais finalement, la rescapée de la première alerte, ou quelque autre, devait enfler le carnier fatal… Du moins, la bécasse vaincue n’était pas jetée à la fosse commune, au panier des revendeurs. Vermenouze lui assurait de nobles funérailles.
Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste cheminée où la victime arrivait de la cuisine, toute drapée de lard fin, comme sur un lit de parade, sur sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette d’Ytrac ; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes suprêmes. D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait guère qu’un compagnon au partage de la bête, celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur dans ses rites : il était solennel et magnifique, à la lueur de la flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce de la rôtie, découpant et gardant sur son assiette brûlante la moitié du gibier dont il nous glissait l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais savourer sans délai ; seulement, quand il avait versé le vieux Fel, des derniers plants que n’avait point encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer et s’exclamer…
Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le fromage. Vermenouze en avait toujours quelque morceau précieusement soigné ; les marchands le savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il aurait dit la montagne et le troupeau d’où provenait le quartier de fourme servi à sa table. Cependant, ce gourmet était sobre ; il mangeait peu, et du salé, du Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau, le contentaient à l’habitude ; son régal était une pomme au dessert.
Et sa pipe…
Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite. J’ai anticipé. Sans doute, le menu était autre, — la bécasse ne passant qu’à l’automne ou au printemps. Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui m’avait fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué et ému pour fournir grande attention au repas. Je ne m’y intéressais vraiment que par le souci dont mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue de son intérieur. Nous prîmes le café dans une autre pièce, toute hantée de rapaces empaillés, avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des râteliers de pipe de tous genres. A une table, était vissée une mécanique à sertir des cartouches ; un fusil était démonté…
— Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le 14 juillet…
— Comment ! vous tirez des salves pour la République…
— F… non ! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes de l’arrondissement sont de service en ville pour la revue. Alors, je vais voir s’il y aura du perdreau dans les environs…
Vermenouze me remit quelques numéros de journaux aurillacois qui accueillaient ses poèmes patois. Il redescendit à sa boutique et je regagnai l’hôtel, sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé d’être un touriste, à la merci du ciel maussade. Il y avait, en cette étroite rue d’Aurinques, un homme et un poète épris comme moi de notre Auvergne !
Nous n’étions pas nombreux alors !
François Mainard. — A la cour et aux champs. — Le courtisan sous les rochers de la province. — Les roses du Parnasse et les épines de la chicane. — A l’ambassade de Rome. — Les ambitions déçues. — Les amitiés de Toulouse. — Renoncement et renouveau. — La belle vieille. — Conseiller d’État et Académicien. — L’édition de 1646. — Adieu Paris. — Donec optata…
Arsène Vermenouze ne fut pas le premier à habiter dans cette étroite et montante rue d’Aurinques où, presque en face de son magasin de liqueurs, trois cents ans plus tôt, François Mainard pestait contre l’ingratitude du siècle, derrière le portail sculpté au-dessus duquel il avait fait graver l’inscription toujours lisible :
Donec optata veniat[38]
[38] En attendant la mort, qui sera bienvenue.
Le sage qui ne voulait pas que les passants fussent seuls à méditer sur sa détresse, — s’ils savaient le latin — avait répété, plus explicitement, dans son cabinet de travail :
Ce quatrain désabusé, figurant aussi au logis de Saint-Céré où se transportait le poète président Mainard, à tous loisirs, et ils étaient nombreux, de sa charge, il s’ensuit que la Camarde ne devait pas être exactement renseignée sur l’endroit où la conviait le célèbre faiseur d’épigrammes. Céré, où il naquit et dont il fit son principal séjour ; Aurillac où était le siège de son présidial, Toulouse qu’il fréquenta pour ses études, Rome où il suivit l’ambassade du comte de Noailles, — sa pensée n’y était jamais, — toute demeurée à Paris et à la Cour.
Il n’y a guère d’exemple de personnalité ayant échappé aussi complètement à l’ambiance. François Mainard n’était pas sorti de province avant vingt ou vingt-deux ans. Il aurait été présenté à Henri IV, au cours d’un voyage du roi en Limousin, en 1605. Il devint secrétaire des Commandements de la reine divorcée, avec quatre cents écus d’appointements. Collaborateur de Marguerite de Valois, il débutait dans le cercle brillant de l’hôtel de Sens, où Malherbe le distingue. Il se fait des protecteurs puissants. Mais l’assassinat d’Henri IV ruine tous ses projets. Il faut vivre, se créer une situation. François Mainard n’a pas trente ans ; il n’a vécu que de 1605 à 1610 à Paris ; cela aura suffi pour le marquer à jamais ; il n’achèvera qu’avec la mort d’intriguer pour reprendre pied dans la société brillante où il avait cru pouvoir se fixer en de hautes destinées.
Il épouse demoiselle Gaillarde de Boyer, une voisine de sa paroisse de Toulouse. Il l’installe à Saint-Céré, et avec les huit mille livres de dot, commence de négocier pour l’acquisition du présidial d’Aurillac. Il organise sa nouvelle existence. Tantôt en Auvergne, tantôt dans le Quercy, il présidera là aux séances des juges et du lieutenant criminel ; ici, il surveillera ses prés et ses vignes. Il a renoncé à la pompe et aux grandeurs, dira-t-il. Il brûle ce qu’il a adoré. Loin des parures trompeuses, des vaines apparences :
C’est la nature, toute franche, que prisera désormais M. le Président :
Malgré ces professions de foi, persistera le regret des espérances anciennes ! A la veille de quitter le monde, François Mainard n’adressera-t-il pas ses vers les plus touchants à la blonde Cloris, qui lui avait refusé sa main, et, veuve, ne se laissera pas fléchir, trente ans après !
Certes, François Mainard a vanté la paillardise rustique et ne détestait pas « la galanterie de table » qu’exalte sa verve bachique. Sans doute, le président aimait la bonne chère du château de Castelnau où le comte de Clermont-Lodève l’invitait avec l’évêque de Saint-Flour, avec le bon Flotte : « biberon » fameux, comme le baptisait Balzac !
En vérité, plus que les larges beuveries et les réunions joyeuses, c’est la noble compagnie qui lui plaisait. Il divertissait le grand seigneur, au dam des hobereaux de la contrée, les « petits gentilshommes à lièvre » (c’est-à-dire vivant chichement du produit de leur chasse), les Gascons bretteurs, les « brutaux de province ». Mais les hauts châtelains ralliaient la Cour, et le courtisan reprenait sa morne existence de va-et-vient d’Aurillac à Saint-Céré : « En compagnie, je suis gay et dis toujours le mot pour rire, mais lorsque je suis seul, mon humeur tombe entre les mains de la mélancolie ». François Mainard se sentait étouffé « sous les rochers de sa province » ; ils ne l’inspiraient guère, son activité poétique était toute tournée vers Paris. Il s’y rendait fréquemment. Il s’y perfectionnait dans le commerce des beaux esprits. Il y festoyait aussi abondamment, toujours prêt à faire chère-lie et carrousse. Mais les délices de la table n’allaient pas sans une extrême licence de penser et d’écrire ; les pièces gaillardes et scabreuses de François Mainard excitaient les menées de la cabale dévote, qui dénonçait ses stances et épigrammes du Parnasse Satyrique, comme répréhensibles au point de vue de l’honnêteté publique. François Mainard en fut quitte pour la peur ; cependant, il devint prudent, quand il vit Théophile condamné au bannissement pour athéisme et libertinage.
F. Mainard va-t-il franchir le seuil du Louvre ? En 1612, il composa des pièces de circonstance pour les doubles fiançailles du dauphin avec l’infante Anne d’Autriche et d’Élisabeth de France avec Philippe d’Espagne. En 1615, il fournit encore des vers pour un ballet en l’honneur de Mme Élisabeth. Puis, il approche le prince de Condé. Quelques gratifications, et ce fut tout, alors que le Président d’Aurillac espérait une charge bien rétribuée, ou rêvait d’être pensionné par leurs Majestés.
Les années s’assombrissent. Le poète n’en peut plus de la province : « Je ne marche pas toujours sur les roses du Parnasse ; les épines de la chicane piquent quelquefois mes pieds. » Il abandonne sa charge. Il court tenter la destinée auprès de Richelieu. Des odes nombreuses encensent le « divin, l’incomparable ministre » ; L’État n’aura rien à craindre « tant que ce grand homme en tiendra le timon » ; F. Mainard est reçu à Rueil. Il exulte. Il regagne Saint-Céré, convaincu que son heure est imminente ! On l’oublie. La fortune le persécute, gémit-il, dans un placet au Cardinal :
Il n’apparaît pas que le Cardinal ait été ému de la supplique. Pourtant, par la suite, F. Mainard fut de l’Académie, qui s’organisait, mais avec des avantages exclusivement honorifiques : l’ancien président avait compté sur les émoluments. L’évêque de Saint-Flour, Charles de Noailles, intercéda pour lui obtenir une nouvelle place de président, en création. Sans succès. A son corps défendant, il doit accepter, sur l’entremise pressante de son protecteur, de suivre, en qualité de secrétaire, à l’ambassade de Rome, François de Noailles. C’est que les nuages se sont épaissis au-dessus de la tête du poète vieillissant. Déjà, prématurément, sa fille aînée était morte : « Un père qui pleure trop opiniâtrement les enfants qu’il a perdus offense ceux qui luy sont demeurés », écrit-il. Il avait des motifs de consolation, — avec une famille de cinq filles et trois garçons. Cependant, la tristesse de l’irréparable l’avait envahi :
Dix ans après, la fin de son fils aîné, dans des souffrances cruelles, d’un fils dont il espérait beaucoup, rouvrit son affliction. Sa femme était depuis longtemps alitée. C’est dans ces conditions, pour fuir aussi les lieux abhorrés, qu’il accepte de rejoindre François de Noailles. Après « un mois sur les chemins » avec la « maudite chère » des hôtelleries italiennes, il sera à Rome : tous les chemins mènent à Paris, et l’incorrigible courtisan ne songe qu’à entrer à la Cour, avec de puissants protecteurs, favoris de Richelieu. Car F. Mainard demeurera aussi imperméable aux splendeurs artistiques de Rome et à la grandeur de ses ruines qu’il fut insensible à la beauté farouche de la montagne cantalienne ! « Il vaut mieux être misérable à Paris que riche à Rome », écrit-il. Il s’y ennuie autant qu’à Aurillac. La chaleur l’accable : « J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets et fait un vent en ma chambre qui ferait des naufrages en mer. » Toutefois, il a recruté des compagnons avec qui, buvant « le vin et l’eau investis de neige », il lutte contre la sécheresse. La table merveilleuse de l’Ambassade le remet de sa détestation de la cuisine des Princes de l’Église qui ont « force estaffiers » mais pas un cuisinier. De Rome, F. Mainard ne tire aucune exaltation intellectuelle. Seul, l’attire, le Saint-Père, dispensateur de faveurs et de largesses. Le courtisan se retrouve « à la Cour prélatesque ». D’autant mieux qu’Urbain VIII, lui-même, s’adonne à la poésie. F. Mainard fut adopté du monde ecclésiastique ; et, familier du Vatican, savoura la douceur des prévenances de Sa Sainteté à qui il prodiguait des odes saturées d’incroyables flatteries. Il lui en restait quand même pour les intimes du Pape, comme le Cardinal Guy Bentivoglio, l’historien de la Guerre des Flandres. Des livres, des tableaux, des statues, de charmantes libéralités prouvaient au poète la sympathie du « sujet papable ». Tout de même, la Cour d’Urbain VIII ne contentait pas l’ambition de F. Mainard. L’annonce du retour en France le combla d’aise. Hélas ! l’ambassadeur dut s’apercevoir bientôt qu’il était joué, et que son remplacement sentait la disgrâce. Le secrétaire fut accusé faussement, mais vilainement, d’avoir trahi son maître, qui n’était que trop disposé à écouter les envieux du poète et à faire tomber son humeur sur lui : devant la menace des coups, il dut fuir ! Au lieu d’une rentrée brillante à Paris, ce fut par le noir et glacial hiver, le plus lamentable échouage à Saint-Céré, où l’ambassadeur le poursuit d’une âpre rancune, le discrédite auprès de Richelieu — et le brouille avec l’évêque de Saint-Flour. Il est pauvre, avec d’énormes charges de famille.
Paris défendu, l’ancien président ne rencontre que du côté de Toulouse des amitiés qui se souviennent et se raniment. Il y est fêté à divers voyages et séjours. En 1638, comme au siècle précédent pour Ronsard ou de Baïf, les « Jeux Floraux », sans qu’il eût envoyé de vers, lui décernent un prix extraordinaire qui sera représenté par une Minerve d’argent. En 1639, nouveaux honneurs, F. Mainard est élu maître en la gaie science. Mais il attend et il attendra toujours, la « Minerve » promise, qu’il réclamait d’argile, à défaut d’autres :
L’académie de dame Clémence Isaure, non plus que celle de Richelieu, alors, ne nourrissaient leur homme !
Il semble, désormais, que F. Mainard n’ait plus d’ambition que littéraire. Il songe à une édition définitive de ses œuvres, à travers les soucis qui l’accablent, les procès, les deuils, la maladie de sa femme. Il précède dans leurs protestations nos célibataires d’Aurillac[39] qui se sont syndiqués contre les propositions de frapper les vieux garçons d’un impôt : « Le célibat n’est pas moins nécessaire aux poètes qu’aux prêtres et les Muses ne doivent pas s’embarrasser des soins d’une famille. »
[39] Aux célibataires de France. L’union des célibataires cantaliens, qui protestait dernièrement contre le projet d’impôt sur les célibataires, reçoit, paraît-il, de partout des encouragements et des adhésions. Voici l’ordre du jour qui a été voté à la réunion tenue à Aurillac :
L’union des célibataires cantaliens, réunie dans la salle de la mairie d’Aurillac, encouragée par les nombreuses adhésions qui lui parviennent du pays tout entier, et en présence du projet gouvernemental tendant à frapper le célibat d’un impôt de 20 %, adresse un appel pressant à tous les célibataires de France pour qu’ils forment des syndicats qui, rattachés à une fédération des célibataires français, constitueront un puissant et efficace moyen de défense contre l’établissement d’un impôt antirépublicain, parce qu’attentatoire à la liberté individuelle.
D’autre part, l’union cantalienne a organisé en septembre un grand banquet auquel ont assisté des délégations de Thiers, Châlons, Amiens, etc. (1913).
Aussi, le pays est troublé. A la suite du Complot des Princes (1641), le château de Saint-Céré est occupé par les troupes royales, tout le Haut-Quercy saccagé pour châtier le duc de Bouillon. Enfin, la paix se fit et le calme revint dans la contrée, et les divertissements reprirent chez les grands seigneurs où fréquentait toujours le poète, François de Crussol, duc d’Uzès, marquis de Bournazel, surtout à Castelnau où le muscat réputé de Languedoc arrosait les saumons de la Dordogne, les cerfs et les sangliers des chasses du comte de Clermont. F. Mainard fait encore entendre ses chansons, mais tournoiements de tête, rhumatisme, troubles gastriques le condamnent à se soigner. Il s’est vu au bord du tombeau, à la veille « du grand départ ». Il n’avait point cessé de croire, malgré les apparences. Avec la détresse de l’âge, les infirmités, les désillusions, toutes les épreuves, la foi reparaît, illumine ses jours sombres :
C’est le renoncement définitif, peut-on croire, qui s’exprime avec tant de sagesse, de résignation et de grandeur, aussi, dans l’Ode à Alcippe.
Après deux ans de cette vaste mélancolie, aussi païenne que chrétienne, où l’âme harmonieuse et rude du poète se manifeste avec un tel accent profond, c’est un dernier assaut, du Malin, sans doute… F. Mainard se redresse, comme devant. De nouveau, il veut secouer le joug de la province ; sa femme est morte ; il est harassé de solitude ; le duc de Noailles a reconnu l’inanité de ses griefs ; avec la santé recouvrée, des velléités combatives le ressaisissent, de parvenir… : « La démangeaison de la Cour m’a pris et, tout chenu que je suis, je songe à reprendre un métier que j’ai toujours assez mal fait et qui ne m’a pas réussi. » Incurablement, il souffre de n’être point en place, avec de l’argent et des honneurs.
Bien mieux, le cœur du vieux Président recommençait de battre. Il en fait la confidence à Balzac, l’ami fidèle dont il va égayer la solitude en Charente. Balzac s’enthousiasme pour ce renouveau de sentiment et de désir qui dicte au sexagénaire des vers impérissables. Cloris, que, dans la flamme de la jeunesse, il avait demandée en mariage et qui en avait épousé un autre, est veuve. Le poète n’a jamais oublié. Vainement, Balzac intervient, d’une plume chaleureuse. Cloris, orgueilleuse et riche, n’abaisse pas son regard vers le suppliant, de médiocre extraction et sans revenus, — mais qui, pour parler de « la belle vieille », modulait ainsi sa plainte contenue et passionnée :
Balzac ne pouvait accepter que la dame résistât à de tels accents. Il considérait l’hyménée comme conclu : « Je vous souhaite à l’un et à l’autre, écrivait-il à Cloris, une longue et parfaite félicité à la charge que cette belle vie sera toujours fertile en beaux vers, et que le prophète ne s’assoupira pas de telle sorte entre les bras de la nymphe qu’il y oublie à prophétiser. Il faut qu’il rende des oracles à l’accoutumée, et qu’il chante ses contentements comme il a chanté ses espérances. Mais il faut pour cela que vous disiez oui. Il ne tiendra donc qu’à votre consentement que nous n’ayons bientôt votre épithalame et je vous demande au nom de toute la France un poème qui ne se peut faire sans vous. »
Malgré les vers de F. Mainard, malgré la prose de Balzac, il n’y eut pas consentement. Depuis longtemps, pour notre perpétuel exilé, il n’y avait plus de contentements ! Quant à ses espérances indéfectibles, elles prenaient leur dernier vol, qui fut court. A son retour de Charente, il trouvait à Saint-Céré un brevet de Conseiller d’État, que ses amis lui avaient obtenu du Chancelier Séguier. Ce n’était qu’un titre, qui ne rapportait rien, mais qui conférait la noblesse, dont le poète fut investi, en août 1644. F. Mainard ne doutait pas que son heure fût enfin échue ; il hâta son départ pour Paris, où il n’était pas retourné depuis douze ans :
Voici F. Mainard tout ragaillardi et remis en appétit. Il avait redouté la soixante-troisième année, « son an climatérique », aujourd’hui franchi. Il n’a plus peur de rien :
Il renoue avec ses protecteurs d’autrefois, mais il fréquente surtout à l’hôtel Séguier, où le chancelier donnait l’hospitalité à l’Académie Française ; élu en 1634, F. Mainard n’y paraissait qu’en 1645, où il travaille au Dictionnaire ; par ailleurs, il est reçu chez les précieuses. Mais, dans la ruelle de Mme de Choisy comme aux séances de la docte Compagnie, F. Mainard rencontre l’étonnement d’une autre génération, il est d’une autre époque.
Les œuvres de Mainard parurent en juin 1646, en in-quarto, avec portrait du poète par Pierre Doret. Mais la flatterie ni l’adulation les plus excessives ne valurent au poète l’inscription tant souhaitée de son nom comme pensionnaire de l’État. Ce n’est point son existence parmi les brutaux du Quercy et de l’Auvergne qui aurait pu lui conserver les belles manières dont il manquait en sa jeunesse ; il était de plus en plus inhabile et lourd. Le doute l’assiège, il commence à s’apercevoir qu’il fait fausse route :
F. Mainard, enfin, devait se rendre à l’évidence : il n’avait rien à obtenir, le découragement l’accablait, il se le confesse sans détour :
Il rentre à Saint-Céré : « Le cher président est encore mieux dans sa cabane qu’à la porte du Palais », écrit Balzac, le 22 octobre. Le 28 décembre 1636, un cortège funèbre descendait du haut faubourg des Cabanes, à l’église paroissiale de Saint-Céré. On portait, avec les cérémonies religieuses accoutumées, « à petit bruit et le visage couvert, dans le tombeau de famille, devant l’autel dédié à la Vierge, le corps de François Mainard ».
Ainsi s’achève l’admirable étude de M. Charles Drouhet, à qui j’ai fait le plus large emprunt, pour conter la vie de l’habitant de la rue d’Aurinques, dont je ne savais pas grand’chose, ni Vermenouze non plus, au temps où nous fîmes connaissance. Il ne me semble pas qu’Aurillac porte guère d’attention à l’ancien Président au présidial et au poète dont l’œuvre personnelle et sincère comporte des chefs-d’œuvre et mérite le plus vert laurier.
Sans doute, l’Auvergne lui est demeurée fermée. Dans ses trajets d’Aurillac à Saint-Céré, il ne s’attardait pas au chaos fantastique des Gorges de la Cère. Le « sublime » du paysage lui échappait ; ce n’était pas de son époque. L’Auvergne n’avait à lui offrir que la tumultueuse grandeur de son noir basalte. Il préférait la riante campagne du Lot, caressée d’un soleil déjà méridional.
Mais, d’ici ou de là, sa pensée était le plus souvent absente, envolée vers Paris. Tout de même, F. Mainard a habité cette rue d’Aurinques. Pendant quinze ans, au moins, il a chevauché de château en château, et son originale figure hante toute la contrée.
Pourquoi tant d’oubli ? N’a-t-il pas laissé des stances inoubliables ?
Qu’importe ses flatteries aux puissants et ses courbettes. De quel âpre accent n’a-t-il pas dépouillé le vieil homme ! Sans doute comme le dit Voltaire : « Il nous aurait paru plus grand en ne songeant même pas s’il y a des grands au monde ! » Mais comment traverser Aurillac sans un souvenir mélancolique pour le poète qui, au bout de son œuvre de priapées violentes, d’épigrammes de Cour et de Ville, de pièces maniérées, tira de son propre cœur, de sa seule douleur, de sa tristesse ou de sa révolte, une poésie directe, simple, probe et touchante. Si la fréquentation « des brutaux de province » n’avait point assoupli le jarret du courtisan ni limé les aspérités de son caractère, la solitude n’avait pas nui à l’écrivain ; il avait perdu l’afféterie et le précieux de la Cour et des ruelles ; il avait gagné en vigueur de pensée, en netteté d’expression, jusqu’à devenir méconnaissable ; les pauvres gentillesses de Paris avaient été balayées par le vent des sommets…
Pourtant, nulle mémoire de F. Mainard, en Aurillac ! N’a-t-il pas mérité son médaillon au mur de ce logis, le poète qui, lui-même, jugeait sévèrement le courtisan incorrigible, au retour de ses vaines expéditions vers la Cour. Toulouse, Saint-Céré, Aurillac, voilà où sa lyre frissonnait d’un souffle épuré, vibrait d’un accent inoubliable :
Honorons l’hôtel où F. Mainard attendait que vînt — Donec optata veniat — qui ? l’Amour, ou la Mort ?…
Arsène Vermenouze inédit. — Le premier article de la Revue Bleue. — Les gueux des chemins. — Les deux Menettes. — Dans les châtaigneraies. — Le chasseur de Sauvagine.
Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient pas ébloui plus que ma première lecture de cette liasse de journaux locaux où avaient paru les premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze. C’était comme si l’Auvergne, pétrifiée et muette des millions d’années, se fût dressée d’un geste vivant et eût pris la parole.
Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux négations de mes camarades de littérature. On devine si décadents et symbolistes, occupés à concasser du vers libre, se gaussaient du régionalisme. Pour moi, à travers la fumée des petites chapelles, montait une flamme neuve et haute. J’étouffais ; il me fallait de la poésie de grand air. Je criais au miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants d’aujourd’hui ne sauraient comprendre l’audace qu’il fallait, il y a seulement vingt ans, pour entamer une conversation sur un sujet aussi lointain. On vous eût volontiers renvoyé à la Société de Géographie, avec les explorateurs du Continent noir et les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois d’Auvergne ! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse Daudet, en qui trente ans des brouillards de Paris n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du soleil méridional, traduisait avec tout son génie communicatif, dans une prose enamourée du parler natal le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, Vie d’Enfant, Un Paysan du Midi, n’en pouvait parler qu’à ses proches et aux « despatriés » de la Province ! Ce livre, avec une si glorieuse présentation, aurait dû retrouver le triomphe des Lettres de mon Moulin ; la traduction n’était plus une traduction, mais le double du livre, revécu, repensé, réécrit en français ! Cependant, Batisto Bonnet est demeuré Baptiste comme devant.
Cependant, j’osai, j’étais jeune ! avec une audace qui n’avait d’égale que ma timidité. Le hasard me servit, comme il sert tous ceux qui vont à sa rencontre. Car le hasard veut être sollicité. En présence de M. Ferrari, sans avoir jamais songé à la Revue Bleue qu’il dirigeait, je manifestai mon enthousiasme. Certainement, je produisis à M. Ferrari l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition lointaine. Il me commanda l’article, que je fabriquai tout de suite, vers la fin de 1891, et dont je reçus les épreuves dans la huitaine comme pour paraître dans un numéro suivant. Maintenant, la hardiesse de M. Ferrari se rafraîchissait : c’était si spécial, pas d’actualité… Bref, le nom de Vermenouze ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892.
Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze en sa première manière, tel qu’il devait se révéler, quatre ans après, dans son ouvrage de début : Flour de Brousso ! Un Vermenouze bon vivant, truculent, qui ne s’effarait pas devant les mots ni devant les images et dont la tendresse allait volontiers aux gueux des chemins, au Velu, à Gratte-chat, aux braconniers du bois et de la rivière, au peuple pittoresque de la besace et du carnier qui abandonne prudemment la grande route aux chevaux de la gendarmerie, en approchant des villages ; la maréchaussée est curieuse, et il n’est pas toujours facile d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures ou d’une gourde qui voisinent dans « le sac à malice » avec une saucisse et un paquet de tabac.
Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours en règle avec la loi.
Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit ; il les savait ingénus et bons sous leurs haillons ; il avait un faible pour ces réfractaires qui maintenaient au paysage une couleur de romantisme. A travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du paysan au sol, leur errance problématique les montrait insouciants et libres ; le mendiant prend facilement de la grandeur, et sa parole du mystère. On l’accueille et on le redoute. De lui, on fait peur aux enfants pas sages, qu’il emportera. Seule, sa venue suscite quelque imprévu au hameau bloqué par l’impitoyable hiver !
Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous les cheveux gris, raffolait des Contes de Voleurs, du grand-père, de la vieille servante, du bouvier aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur fumeuse de la lampe de cuivre.
Vagabonds, braconniers, dans les replis de la vallée, où les vachers paissent leur rouge ou jaune bétail, sur les hauts plateaux, — les hommes et le troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur d’une frise antique ; le joueur de cabrette, qui est de toutes les fêtes, le bon curé « porté sur la bouche », ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire le citadin commandant des œufs au beurre noir, parce que, dans le pays, on ne fait que du beurre blanc ; Vermenouze évoquant toutes ces figures campagnardes et montagnardes avec une verve cordiale et joyeuse, « déboutonnait le gilet de ses auditoires locaux, à force de rire. »
Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable.
Il excelle à faire court, sans détours ni lenteurs, à présenter les personnages dans leur raccourci essentiel ; il demeure véridique, jusque dans la caricature, dans la charge qui exagère sans déformer. Dans le patois de basalte où il taille ces frustes compagnons, soudain l’éclair jaillit, un coup de pic fait pétiller des étincelles, bondir la flamme ; c’est le feu des mots, des expressions du terroir où se réchauffe, s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant dans la religion du passé. Le petit chef-d’œuvre qui suit édifie suffisamment sur la manière sobre et franche de Vermenouze :
LES DEUX MENETTES
Il était nuit, il faisait froid : c’était vers Noël ; — mais par bonheur nous avions du bois sec à la maison. — Mon aïeul, assis sur sa grande chaise, — sommeillait les pieds sur la pierre du foyer, — et n’écoutait plus mon père qui, tout haut, — à la lumière de lun nous lisait le journal. — Tout à coup, nous entendons au milieu du vacarme — que faisait un vilain vent noir et sauvage, — nous entendons, sur le pavé, dehors, un bruit de sabots. — En même temps : pan, pan ! quelqu’un heurte deux fois.
Mon père se leva, s’approcha de la porte — et cria : Qui êtes-vous ? de sa plus forte voix. — Alors, une autre voix répondit : C’est moi, — Jean Pel, et ouvrez-moi, car il neige ; — même si vous aviez du bon vin, j’en boirais bien une pauque. — Mon père reconnut Jean Pel à sa voix rauque, — et sans se faire prier, tira le verrou : — Allons Jean Pel, dit-il, venez prendre un bouillon ; — mais quant au vin, vous le savez, il vous rend trop tapageur ; — et vous n’en aurez pas chez moi : le vin vous est contraire.
En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel — entra en secouant sa veste et son chapeau. — C’était un vieux qui faisait métier de museteur. — Il ôta ses sabots, s’approcha de la lumière — et nous autres, les enfants, nous vîmes, étonnés, — un colosse d’homme avec deux verrues sur le nez, — telles que la plus grande avait la grosseur d’une noisette : — la barbe lui pendait comme une brassée de laine, — et les cheveux lui tombaient plus bas que la nuque. — Bonsoir, la Compagnie ! fit-il, j’ai bien soif ; — et, si elle était pleine de vin, j’imagine, par ma foi, — que je viderais du coup l’outre de ma musette. — Pauvre homme, lui répond la servante Marion, — nous avons le puits tout auprès, — même il est profond, bien sûr, — et vous ne le tarirez pas en une gorgée !
Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade : — Je te remercie, Marion, dit-il, de ton invitation ; — mais l’eau, vois-tu, encore qu’elle ne soit pas bien chère, — tu en as trop grand besoin pour te laver la figure.
Notre Marion, qui avait le sang un peu vif, — n’aurait pas coupé court à la conversation, mais mon aïeul — devant Dieu soit-il — dressa l’oreille, entendit quelque bruit, obscurcit le sourcil, — et Marion n’osa pas répondre au musicien, — car tous, à la maison, nous respections l’ancien.
En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était, — sans façon s’assit auprès de mon père. — Quand il eut bien mangé et fait un grand sobrot[40] — avec du bouillon gras et du vin, pas trop, — il nous conta qu’il venait d’une grande fête où il avait joué de la musette jusqu’à la mi-veillée, — et qu’en retournant chez lui, la neige l’avait surpris : — Je n’ai jamais, disait-il, enduré autant de froid, — et cependant, la nuit je suis en course bien souvent ; — je me rappelle qu’une fois on me vola la bourse. — Une autre fois, j’avais bu du vin nouveau, — et cela me travailla le cerveau si fort que malgré qu’il fît une lune superbe, — je me plantai, la tête la première, dans un étang !
[40] Mélange de vin et de bouillon.
Mais la fois que je me suis amusé comme il faut, — ce fut un soir que je revenais de Saint-Paul. — Comme toujours j’avais étanché force verres ; la route — me semblait étroite, et il me la fallait toute. — Cependant je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme j’arrivais au Vert, le soleil disparaissait. — Et juste au milieu du pont, que vois-je ? Deux menettes — qui venaient doucement, sans bruit, toutes seulettes.
Le diable, qui ne dort pas souvent, — dans ce moment me tenta : — Jean Pel, me fit-il, l’occasion est choisie. — Et de ta vie tu ne la rencontreras pas de nouveau : — deux menettes, la nuit, seulettes sur un pont, — cela ne se trouve pas trente-six fois par an ; — Jean Pel, fais-les danser ! Moi qui étais très capable — de faire ce péché sans le secours du diable, — je ne me le fis pas dire deux fois. — Je prends ma cabrette et j’ôte mes sabots. Quand les menettes m’aperçurent, — elles se signèrent toutes deux à la fois, — et elles reculèrent : Menettes, leur fis-je, il vous faut danser incontinent ; — vous devez voir que je n’ai pas soif, — et si vous ne dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez — aller prendre un bouillon dans la rivière d’Authre.
Les menettes me connaissaient, — elles voyaient bien d’ailleurs que j’étais rond comme un œuf — et qu’elles perdraient leur temps à se demander grâce ; — donc elles se mirent face à face et dansèrent. D’abord, elles firent un peu doucement — une menette est comme une nonne, c’est toujours plein de timidité ; — mais sur la fin elles prirent élan et elles dansèrent à faire trembler le pont. — La plus vieille surtout, quelle rude menette ! — Je faillis en crever l’outre de ma musette ! — vous auriez dit une toupie ; — elle volait quasi comme un oiseau. — Je leur jouai d’abord : Sur la lisière du petit bois, puis, la Marianne, — puis Je montai la marmite.
La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne, — devint pourpre et se lassa tôt. — Mais l’autre m’aurait lassé, moi ! — Noire, sèche, édentée, cette vieille fée, — dansa, sans suer, jusqu’à la dernière bourrée, — et quand s’acheva le bal, — je crois qu’elle le regretta.
Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée, — l’homme se leva, caressa sa barbe en éventail, — but encore un demi-verre de vin, — puis s’en alla. Je ne l’ai pas revu depuis.
Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts réalistes. Là, je crois bien, il fut le plus près de nos compatriotes. Comment n’auraient-ils pas été sensibles aux strophes qui célébraient d’un tel accent filial la beauté méconnue des plus humbles sites. Vermenouze aura été l’inventeur passionné, le paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du peintre :
DANS LES CHATAIGNERAIES
De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne, — mais d’une vigne maigre et rance, qui boude, — qui traîne à regret par les pays et les pentes — ses pousses maladives, tordues comme des serpents. — Aussi le petit vin jailli de sa grappe — n’est pas bien fort, le pauvre, et ne tache pas la nappe, — Mais de franc comme lui je n’en connais aucun : — il emplit la vessie et jamais ne monte à la tête.
C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort, — et moi, je lui trouve une senteur de violettes.
Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter, — et boire de ton vin digne d’être vanté — une chopine à ta santé. — Mais avant de chanter la vigne et le vignoble, — je veux chanter le châtaignier. — Il est rustique, il n’est pas élégant, il n’est pas noble. — Mais c’est un arbre nourricier. — C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre du peuple. — Je veux chanter le châtaignier.
Au froment exigeant il faut de la terre grasse, — il lui faut tout, culture et terrain, et fumier. — La vigne maladive (elle est de trop vieille race), — veut du soleil levant un coup d’œil, le premier, — mais lui n’a pas besoin de cela, le châtaignier.
Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable et dans le gravier : — souvent au milieu d’un roc, perdu dans les genêts, — vous voyez comme un roi qui a sa couronne en tête, — ou comme un coq à la plus haute cime d’un clocher, — un gros arbre feuillu (vous le connaissez de reste), — seul, d’un roc dur comme le fer, peut sortir le châtaignier.
Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu : — sa racine s’y est fichée et, dans le trou obscur, — elle laboure, trouve la terre au fond, s’en repaît, — et cela suffit : du roc, l’arbre n’est pas prisonnier. — Son tronc, creux et vermoulu, perce la pierre dure, — et glorieux vers le soleil monte le châtaignier.
Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle, — où plus rien ne pousse, pas même l’arrête-bœuf, — sur des sommets qui sont pelés comme des œufs, — le châtaignier, gaillard, épanouit sa frondaison.
Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui : — quand tout se froisse, sèche et meurt dans la campagne, — le brave châtaignier, tout chargé de châtaignes, — vaniteux comme un paon, fait la roue au soleil.
Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige, — cet énorme tronc, couronné de feuilles, — vous surprend d’autant plus que souvent tout creusé, — il n’a pas deux doigts de bois sain sous son écorce.
« Fichu pays, ce pays de châtaigniers ! » — disent les fiers paysans, fils des terres hautes, — les montagnards aux cheveux blonds, aux joues rouges, — qui toujours ont de la viande et du vin à la maison, — « fichu pays, disent-ils, pour l’homme et le bétail. »
« Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne, — encore que les châtaigniers rompent sous le poids des rameaux : — l’herbe par en bas vous monte à peine sur les orteils, — et de deux choses l’une : les prés sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit chevaucher les grillons.
« Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille, — et les bœufs, et les taureaux rouges de Saint-Chamant — ou de Salers, quand ils l’ont rongé toute une année, — deviennent fauves et sont comme des cosses.
« Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards : — ils n’ont pas le ventre gros ni davantage la mine rouge ; ils font surtout la soupe avec des quartiers de courge, — et les grands jours de fête avec des quartiers de lard. »
Du bas pays ainsi parlent les montagnards.
Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues, — que si l’homme de la châtaigneraie est un peu maigrot, — quand il s’irrite, il est vaillant, malin et têtu, — et qu’alors il n’y a pas de diable qui le tienne.
Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas l’air) — que dans le bas pays les filles sont belles, — et que le pays, qui produit ces plantes, — a le droit de s’en croire et d’en être fier — autant, pour le moins, que d’un veau de Salers.
Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur les sommets. Il descendait aux contingences de la politique d’arrondissement, entraîné par les circonstances, en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne l’intolérance de toutes les Inquisitions : une tête de Torquemada, aussi, de coupe dure, d’une maigreur ascétique, de regard fixe, qui devenait violent, mais vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient pas encore des contes dont la bonne humeur et la saine gaillardise contrastent avec sa production postérieure.
A travers l’Auvergne. — La course au Clocher. — Stendhal à Clermont-Ferrand. — Le « roman auvergnat ». — De Notre-Dame-du-Port à Sainte-Foy-de-Conques. — De la riche basilique au pauvre clocher à peigne…
Je ne crois pas que d’autres aient pu aimer leur pays autant que Vermenouze et moi nous faisions de l’Auvergne en ces années 1892, 1893, 1894 ! La sympathie s’était nouée en amitié, vite resserrée jusqu’à l’intimité. Je descendais au logis de la rue d’Aurinques, à de nombreux voyages. Mais nous ne moisissions pas à Aurillac, et après une nuit sous le toit hospitalier, nous devions nous mettre en route pour les excursions convenues.
Vermenouze m’accompagnait dans ma chambre, et un grave débat s’instaurait : comment fallait-il se chausser ?
Vermenouze tirait le rideau d’une penderie où trente paires de chaussures s’alignaient sur les rayons de bois, dégageant une farouche odeur de cuir, de cirage et de graisse. Rudes et courts souliers aux semelles cloutées, guêtres, houzeaux, bottes où s’enfoncent le pantalon, jambières et cuissards de caoutchouc pour le marais (c’était toute une bibliothèque de marche), soigneusement entretenus, qui s’augmentaient sans cesse, à la recherche de la paire idéale, qui ne prendrait pas l’eau. Les chasseurs cantaliens jurent que cette couple d’oiseaux rares ne nichent pas chez le cordonnier. Vermenouze parcourait les prospectus des fournisseurs spécialistes, se laissait tenter, éprouvait le modèle qui résistait aux premiers essais, et puis, un soir, il devait s’avouer que l’humidité transperçait ; toute cette camelotte n’était bonne que pour les amateurs d’hécatombes officielles, où le gibier vient au devant du fusil…
En excursion Vermenouze traînait toujours son fusil, et, devant la panoplie encore, il réfléchissait, supputait l’itinéraire, ascensions, forêts, rivières…
Car, il ne s’agissait pas de randonnées d’automobiles absorbant trente, cinquante, cent kilomètres de paysages à l’heure. Nous prenions quelque train pour gagner la région choisie, quelque voiture pour parvenir au village lointain, et puis, en d’allègres et formidables étapes, nous escaladions les monts abrupts, nous dévalions aux ruisseaux étranglés dans les fentes de la roche. Ne regrettez rien, mon cher Vermenouze. Avec leurs machines vertigineuses, parmi la poussière et l’essence, ils peuvent boire l’obstacle. De votre vieille tasse d’argent à déguster, bosselée par l’usage, mêlant à l’eau vierge quelques gouttes d’ancien et sûr Armagnac dont vous portiez une petite gourde dans votre carnier, vous n’étiez pas de ces sauvages qui jugent que tout est toujours assez bon pour boire avec de l’eau. Que la vie était belle, aux jours lumineux où il nous semblait vider le ciel dans la coupelle dont le contenu débordait, toute éclaboussée de soleil ! L’onde courait d’une fraîcheur incessante, parmi les senteurs de la terre et du roc brûlés de canicule, dans l’azur planait quelque oiseau de proie. Vraiment, nous jouissions de l’heure immense et désintéressée, — passionnés de silence et de solitude. Hélas, la coupelle est tarie ; mais de ce jaillissement du terroir, Vermenouze a capté le flot le plus authentique, dont la saveur ne s’évente pas avec l’âge ; au contraire…
Nous étions des pèlerins insatiables de la petite patrie, cheminant par tout le Cantal, le Puy-de-Dôme, la Corrèze, l’Aveyron, nous renforcions, nous épurions notre amour du pays, nous en apprenions la consistance et les limites par nous-mêmes, sans le secours des livres ou, plutôt, nous rapprenions, comme font des malades qui ont perdu l’habitude de marcher, par exemple. A Vermenouze, ses années d’Espagne, à moi ma jeunesse de Paris, nous avaient paralysé la fibre ancestrale.
Le marin qui renonce, le montagnard qui ne remonte pas, s’ankylosent, au meilleur d’eux-mêmes. Infaillible traitement ! Nous redevenions complets, à respirer l’air de chez nous. Je ne redirai pas nos trajets ; ce serait le guide du Massif Central, tout au moins !
Tout nous était émerveillement, à mesure que l’on dévalait du Haut Pays vers des horizons plus étendus où la clémence des saisons avait permis aux populations de songer davantage à l’embellissement de la vie extérieure. Aussi, nous choisissions la saison propice, pour nos expéditions qui comportaient toujours un programme longuement pédestre. Le plus souvent, les villes ne nous apparurent que dans la joie de la lumière, dans l’éclat du matin, dans la douceur des soirs, dans l’enchantement de l’été et de l’automne ; nos printemps tardifs et aigres sont rarement praticables. Alors et dans le souvenir, bien des régions bénéficiaient et bénéficient à jamais de la surprise du moment. Cependant notre enthousiasme demeure bien justifié quand il s’attache, par exemple, à la basilique, à la cathédrale, aux fontaines, aux rues de vieux logis de Clermont et de Mont-Ferrand et aux châteaux de la Limagne. Mais je m’engage peut-être, beaucoup, en prêtant une admiration archéologique à Vermenouze ; certainement, il préférait le roc caverneux des cimes où l’aigle établit son aire, à la pierre taillée plus ou moins habilement, et sa rude foi montagnarde se trouvait mieux à l’aise pour prier dans l’humble vie du village que dans le vaisseau des cités épiscopales, où il n’aurait pas osé entrer en bottes et blouse de chasse, laissant son fusil et son chien à la garde du pauvre, sous le porche. Le fait est curieux qu’ayant habité l’Espagne, traversé l’Italie, parcouru la Bretagne et connaissant les chefs d’œuvre de notre École Auvergnate, le croyant Vermenouze, ni en patois ni en français, n’ait été inspiré jamais par quelqu’une de ses stations aux sanctuaires de notre pays ! Cependant que l’on n’aille pas conclure qu’il ne recevait pas l’impression immédiate et chaleureuse, et qu’il ne la traduisait pas, sur place, en paroles expansives ! Comment, chez nous, dans ces édifices qui font corps avec le roc, Vermenouze n’aurait-il pas ressenti l’admiration qu’il prodiguait à toute notre nature montagnarde, car nos édifices romans apparaissent comme des prodiges du sol, comme des jaillissements spontanés du terroir ; ils surgissent comme de fabuleux tubercules noués des plus profondes racines indigènes ; ils adhèrent au mont et à la vallée comme le bloc fruste de l’ère volcanique ; c’est vainement qu’on leur assigne pour origine le renouveau des basiliques romaines et byzantines ; on ne peut croire qu’ils ne sont pas d’ici, comme la grange et comme l’étable de basalte… :
La VOIX morale que les vieilles cathédrales ont pour nous, ce qu’elles disent à notre ouïe lorsque nous les considérons dans un moment de calme et de tranquillité, est l’effet du Style.
écrit Stendhal, au cours d’un voyage en Auvergne[41].
[41] Notons encore ces réflexions :
J’ai passé par Clermont, qui m’a donné un vif chagrin, celui de ne pouvoir m’y arrêter. Quelle magnifique position ! Quelle admirable cathédrale ! Quelle belle chaleur ventillata !
La vue que l’on a du Puy-de-Dôme, qui n’est qu’à deux lieues de la ville, élève l’imagination, tandis que l’aspect de la Limagne donne l’idée de la magnificence et de la fertilité. Je n’ai pu donner qu’un quart d’heure à la cathédrale commencée vers 1248, mais non achevée. La voûte est à cent pieds du pavé, la longueur de l’édifice est de trois cents pieds, les piliers du rond-point sont remarquables par leur délicatesse. Ce monument, d’un aspect sévère et imposant, domine toute cette ville sombre, bâtie elle-même sur un monticule. J’ai été surpris et charmé par la vue que l’on a de la terrasse. La très antique église de Notre-Dame-du-Port, qui date de 560 et fut reconstruite en 866, mériterait une description de plusieurs pages. La grande difficulté, comme à l’ordinaire, serait d’être intelligible. En Auvergne, on tire un grand parti de la différence de couleur dans les matériaux des surfaces. Les anciens peignaient les façades de leurs temples. Avant cette découverte assez récente, les savants d’académie maudissaient cette pratique.
Mon correspondant a voulu absolument me conduire au jardin de Mont-Joly, à vingt minutes de la ville ; j’y ai trouvé une magnifique allée de vieux arbres qui, à elle seule, vaudrait un voyage de dix lieues. Et je n’ai pu donner qu’une heure et demie à cette ville de la Suisse, avec cette différence, en sa faveur, qu’elle est bâtie en lave, et que la présence d’un volcan, même éteint, imprime toujours au paysage quelque chose d’étonnant et de tragique qui empêche l’attention de se lasser. Il me semble que le lecteur est d’avis que rien ne conduit aussi vite au bâillement et à l’épuisement moral que la vue d’un fort beau paysage : c’est dans ce cas que la colonne antique la plus insignifiante est d’un prix infini ; elle jette l’âme dans un nouvel ordre de sentiments.
Si j’avais huit jours à moi, il me semble que je les emploierais fort bien dans les Cantals aux environs de Saint-Flour. Il y a là des solitudes dignes des âmes qui lisent avec plaisir les sonnets de Pétrarque ; mais je ne les indiquerai pas plus distinctement, afin de les soustraire aux phrases toutes faites et aux malheureux superlatifs des faiseurs d’articles dans les revues.
Le style, c’est l’homme, le style, c’est le pays, — témoin Pascal. Comment, avec Vermenouze, aurions-nous été insensibles à l’accent roman, patois, de l’architecture du XIe siècle.
« Chaque province, en France, a eu son beau moment », inscrit encore Stendhal, dans ces mêmes Mémoires d’un Touriste ! Sans doute, pour l’Auvergne, les XIe et XIIe siècles ont marqué une ère considérable, encore peu étudiée.
C’est ainsi que la chose existait sept ou huit cents ans avant d’être baptisée ; le mot roman ne date que de 1825, l’architecture romane se disait lombarde, saxonne, byzantine. Cependant, pour Stendhal, le roman ne doit pas avoir été le règne du beau en Auvergne, en ce XIe siècle où « l’Architecture » romane succède à la romaine et la copia autant que la misère et la barbarie des temps le permettaient. Or, il y fallut de la richesse et du savoir, les biens du clergé, et le génie de la race, en qui Stendhal n’a vu que des imitateurs étroits et serviles. Aujourd’hui, il faut reconnaître l’originalité et l’audace de ces constructeurs médiévaux du massif central dont la leçon se propagea si loin qu’ils abaissèrent nos frontières de montagnes pour faire resplendir la gloire de l’École auvergnate depuis Saint-Sernin-de-Toulouse jusqu’à Autun[42].
[42] On peut facilement établir que les églises romanes de Saint-Étienne-de-Nevers, Sainte-Foy-de-Conques, Saint-Gaudens, Saint-Nazaire-de-Carcassonne, Saint-Sernin-de-Toulouse, Saint-Trophyme-d’Arles, Saint-Gilles, Saint-Jacques-de-Compostelle, dénotent une certaine imitation de l’art arverno-roman. La sculpture des chapiteaux, des frises, des corniches, des modillons des églises romanes de l’Auvergne, a inspiré les écoles poitevines, toulousaines et provençales ; le plan des édifices religieux de l’Auvergne a été imité par l’École toulousaine ; ainsi, l’École auvergnate apparaît comme une abondante source où les architectes ont longuement puisé.
L’Auvergne n’avait qu’à se baisser pour recueillir la tradition de l’architecture romaine, que ses moines bâtisseurs devaient adapter si puissamment et originalement à notre ciel sombre et à nos violents climats : les églises des XIe, XIIe siècles ne furent-elles pas édifiées aux places d’anciens monuments gallo-romains, dont on utilisait les substructions ? Notre-Dame-du-Port, du VIe au XIIe siècle fut reconstruite trois fois jusqu’à sa transformation définitive de l’époque romane. C’en était fini des plafonds plats des basiliques romaines, des toitures de charpente vouées à l’incendie ; le plein cintre, la voûte en berceau furent la trouvaille du roman :
Le mur épais, la voûte puissante, le pilier massif sont des éléments primordiaux de l’art arverno-roman. Par l’importance qui leur est donnée, l’École Auvergnate dérive de l’architecture romaine où le mur jouait un si grand rôle. A Rome le mur en effet, n’est pas comme une pièce, une simple clôture, il est l’âme de l’édifice ; l’église romane d’Auvergne a l’air d’une forteresse[43].
[43] L’art roman auvergnat, par Albert Bresson.
De là, son accord profond, une harmonie foncière avec nos Villes fortifiées, les paysages où les parois des monts sont comme de noirs remparts[44]. Nous n’étions pas grand clerc en archéologie. C’est d’instinct que nous admirions, — bien avant de connaître les raisons, le détail technique du roman auvergnat, — d’un regard épris de lignes sobres, de plans solides, de robustes aspects montagnards ; par la contemplation limitée de nos horizons, la basilique rude, aux rares ouvertures de meurtrières, offrait le rythme de ses formes pleines, trapues, mais clairement, simplement, logiquement réparties. Ici, la foi n’est point dépaysée à la surprise d’agréments décoratifs de cent provenances étrangères. La variété de l’ornementation par les incrustations coloriées est tirée du volcan même. Cette polychromie de marqueterie jaune, noire, rouge, blanche, des couleurs familières des laves de la région, réjouit la vue de ses incrustations géométriques sans distraire l’attention par des curiosités dispersées :
[44] La construction de l’École d’Auvergne peut se résumer en douze éléments précis et déterminés qui caractérisent son architecture ; en croix latine avec trois nefs — nef centrale voûtée en berceau, épaulée par des nefs latérales avec voûte d’arête — piliers carrés cantonnés sur les quatre faces de colonnes engagées — voûte médiane avec ou sans arcs doubleaux — croisée du transept voûtée en coupole surmontée d’une tour — lanterne centrale octogonale — nef centrale éclairée par les baies des bas côtés, fenêtres amorties en plein cintre avec large évasement intérieur, presque toujours à l’aplomb du mur extérieur — archivoltes intérieures inscrivant les baies des absides et du chœur et reposant sur le chapiteau de colonnettes dégagées — abside en hémicycle voûtée en cul-de-four, flanquée d’absidiales voûtées de même — arcature courant au-dessus des baies et autour du chevet toujours circulaire — chœur à déambulatoire — crypte dans le chœur (Idem).
« Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne », pensait Pascal.
Il dénonçait surtout la comédie. Tant d’incomparables cathédrales dans leurs décors merveilleux n’offrent-elles pas de représentations d’une pompe où l’humilité chrétienne se sent mal à l’aise ? J’imagine que le recueillement et la prière doivent trouver leur densité la plus émouvante dans l’âpre refuge de la crypte romane, dans le caveau souterrain aux voûtes libres que n’éclaire et ne chauffe guère que le buisson des cierges, et où ne descendent pas les voix des orgues et des cantiques.
Si les moines de l’École auvergnate ont su utiliser les matériaux de la contrée, et en tirer les éléments d’une ornementation personnelle à quoi, plus qu’à toute autre, devaient être sensibles des populations pratiques, qui entendent la raison plus que la fantaisie, ces étonnants bâtisseurs n’ont pas innové en fait de sculptures. (D’ailleurs, la taille du basalte offre d’insurmontables difficultés.) Ils ont emprunté leurs motifs à la convention, sans un regard sur la nature. On remarque qu’en dehors de la feuille d’acanthe ou de la pomme de pin, le règne végétal n’a guère été exploité ; généralement, l’exécution des chapiteaux est lourde, médiocre. Cependant, on ne saurait juger indifférente la naïveté du « rendu » des monstres, des masques étranges, des compositions obscènes — de réminiscence orientale.
Mais il est une catégorie de sculpture éminemment auvergnate ; ce sont les chapiteaux historiés, donnant une suite, par exemple, à Notre-Dame-du-Port, l’histoire d’Adam et d’Ève. Il est des centaines de ces chapiteaux historiés en Auvergne, qui, par leur beauté, inscrivent l’art dans le roman auvergnat. On a, dans quelques cas, tenté de déchiffrer le symbolisme supposé de certaines scènes ou de certains personnages — sans parvenir à des solutions satisfaisantes. Il est moins hasardeux de s’en tenir à la pensée visible des artisans.
Pour tout le détail, je ne puis que renvoyer aux pages si documentées de M. Albert Bresson. Il vous dira les modillons, les corniches, les frises, et tous les accessoires de l’architecture religieuse, la croix sur la place du village, les croix professionnelles, les crosses, les calices, les colombes eucharistiques, les grilles de fer forgé, les autels portatifs, les châsses, les reliquaires, les meubles.
Pour nous, nous étions plus sensibles, à l’aspect de ces pierres disciplinées qu’il avait fallu tout l’effort d’un peuple pour hisser à la place indiquée, les uns fournissant l’argent, et, les pauvres — ces corvées épiques, — qu’au travail individuel et délicat des métaux précieux. Certes, à Conques, nous savions, une à une, toutes les merveilles des vitrines et des armoires : de la statue d’or de sainte Foy à l’A de Charlemagne, quel éblouissement ! Mais ce n’est là que de délicieux amusements de l’esprit, du regard, du toucher. L’extase indicible est dans le monument paisible et formidable, qui impose sa puissante sérénité à ces farouches régions de ravins, de bois, de monts ; à travers le chaos figé des vagues volcaniques, nos églises de roman auvergnat sont ancrées comme de vigoureux vaisseaux, que ne pouvait démâter la tempête. En vérité, l’Auvergne avait réalisé son type définitif. Elle n’en voulait plus essayer d’autre. Elle lui demeurait fidèle, alors que partout on le délaissait. Elle résistait, à l’invasion victorieuse partout ailleurs, du gothique, dont il ne faut pas chercher, dans nos montagnes, des exemplaires brillants. A peu près toutes nos églises sont romanes, l’archéologue pourrait redouter la monotonie. Non, le roman auvergnat ne se répète pas pauvrement de proche en proche ; il a sa souplesse et sa diversité ; mais, à travers toutes les différenciations, il garde ses caractéristiques de force et de simplicité. Il n’est pas d’autres écoles avec une pareille énergie de concentration, qui assure à nos montagnes une incomparable unité d’art et de paysage, une aussi pathétique harmonie des créations de l’homme, du sol tragique et de l’âpre ciel arverne.
Cette communion intense du monument et de l’ambiance, nous la sentions dans nos villages les plus reculés ; le retour à nos plus humbles églises de tous les jours ne nous attristait pas du regret des splendeurs un moment apparues. La plus pauvre chapelle peut nous retenir et nous émouvoir, quand elle garde du caractère, qui sauve de la laideur et de la prétention. Quelle franchise, quel aveu de misère saine et vaillante dans « ces clochers à peigne » où les cloches se balancent ou reposent à l’air, à toutes les températures. Il est vrai qu’il ne fait pas plus chaud à l’intérieur, où l’eau gèle dans le bénitier…
De Bretagne en Auvergne. — Le Cobreto et le cercle. — Les Auvergnats d’été. — La ballade du veau. — En plein vent ; Mon Auvergne. — La vieillesse du poète. — « Ma mère » ; « Le Grillon ». — De Vielles à Maillane.
En 1898, j’arrivais à une fin de bail du manoir breton où je vivais avec mon fils, un bébé de trois ans. L’été, la distance n’effrayait pas mes amis ; mais l’hiver…! Quand le temps permettait de chasser la bernache, les rudes courses de mer suffisaient à endormir ma pensée… Seulement, bien des jours, par les mois noirs, impossible de hisser la voile, et mon bateau devait rester à son corps mort… Locquémeau était à une douzaine de kilomètres de Lannion, du médecin, du pharmacien… Au moindre bobo de l’enfant, que faire… Enfin, nous n’étions pas d’ici… Le fermier, le pêcheur parlaient breton. Je voulais que mon petit fût un Auvergnat. Je m’en ouvris à Vermenouze. Il n’y avait pas huit jours qu’il m’avait quitté, — qu’il m’avait trouvé un enclos, dont la description m’enchantait, à trois quarts d’heure d’Aurillac, sur les bords de la Cère… En quelques semaines, il arrangeait tout, location avec promesse de vente, à des conditions parfaitement amicales de la part du propriétaire, du notaire, d’ailleurs étonnés de mon acceptation, les yeux fermés ! Que m’importait ? Pouvais-je être mal en Auvergne, au voisinage de Vermenouze…
Et puis, il y avait le Cercle de l’Union, qui ne date pas d’aujourd’hui…[45]
[45] Le besoin d’un tel refuge s’imposait, paraît-il, aux hommes honnêtes et probes, d’honneur et de caractère sociables, tant le luxe et l’amour du plaisir avaient envahi Aurillac. Les femmes se ruinaient chez les modistes. Les élégants se passionnaient pour le domino, en prenant le punch ou le café, dont la première tasse en France aurait été servie, dit-on, à côté du local de la Société, « à l’hôtel patrimonial des Noailles ».
Ce fut le premier titre du Cercle de l’Union, aujourd’hui centenaire, dont le fondateur Antoine Guitard, né et décédé à Aurillac (1762-1846), a laissé le souvenir d’une activité diverse et successive que ne décourageaient pas les événements. Avocat au Parlement, en 1784, Président du Conseil Général en 1790, député à l’assemblée législative en 1791, le consoleur public au Tribunal Criminel en l’an IV, administrateur de la ville d’Aurillac en l’an V, Procureur Impérial en 1807, député aux Cent-Jours, député en 1819. Après 1820, il se consacre au Barreau. Il devient Préfet du Cantal, en 1830, décoré à chaque étape. Il était éminemment qualifié pour vanter à ses compatriotes les nécessités de la prudence et de la concorde, à travers tant de changements de régimes politiques. Loin de « l’esprit de coterie », Antoine Guitard, au 15 janvier 1809, fixe l’esprit et le but de l’orientation :
La Société n’est qu’une réunion d’hommes paisibles, qui ont convenu d’un lieu, pour s’y délasser ensemble de leurs travaux, et y passer leurs moments de loisir, avec agrément et peu de frais…
La Société littéraire d’Aurillac…
C’est là que Vermenouze venait lire les journaux et fumer sa pipe, et que se préparait lo Cobreto, l’organe de l’École auvergnate et du Haut-Midi (1895). Ces feuillets de patois cantaliens me touchaient infiniment. Ils me prouvaient que je n’avais pas eu si tort de ne pas me laisser encercler dans tant de groupements étroits, hors desquels il n’y avait point, paraît-il, de salut littéraire ! Un jour, j’étais sorti du naturalisme, de l’impressionnisme, du décadentisme, du symbolisme, pour faire tout simplement un tour au pays. J’avais écrit, là-dessus, de tout mon cœur, de toute ma jeunesse. Évidemment, il n’en sortait aucune nouveauté d’école. Un livre qui s’intitulait : L’Auvergne ! De l’histoire, de la géographie, de la compilation ! C’était la rupture avec les cénacles unifiés. En revanche, de fortes compensations, dans le mouvement régionaliste. La petite patrie valait bien les petites chapelles. Je suis assez fier d’y avoir couru d’instinct, sans l’indication de personne, il y a trente ans ! d’autres s’empressent, désormais, un peu tard. On découvre la France. Pour le réveil auvergnat, je revendique l’honneur d’avoir été à la peine.
La peine fut un plaisir quand la Cobreto nous révéla l’exaltation et l’émulation que suscitait la production inspirée et locale de Vermenouze ; dès ses premiers airs, la Cobreto se faisait entendre jusqu’au plus lointain midi. Frédéric Mistral saluait l’avènement de Vermenouze et de l’École Auvergnate, comme une date du félibrige. Félix Gras acceptait de présider en juin 1895 aux félibrées de Vic-sur-Cère, de Vic-en-Carladès où l’ombre du moine de Montaudon dut tressaillir à la nombreuse, savante et chaude éloquence d’Eugène Lintilhac.
Le Cercle, la Cobreto, ce fut l’effort charmant d’Armand Delmas, jeune avocat lettré, le conteur exquis des Menettes de Roumégoux et de l’Armoire au linge blanc ; à qui il n’a manqué qu’un peu d’assiduité au travail pour dépasser les frontières provinciales ; mais ce n’est pas rien que d’avoir signé des pages qui font regretter que l’auteur n’en ait pas publié davantage, ce n’est pas rien que d’avoir, en nos rudes pays, voulu la vie plus polie, plus élégante et sacrifié son repos pour l’agrément de ses concitoyens, ce n’est pas rien que d’avoir négligé sa production personnelle pour favoriser la renommée du voisin : Flour de Brousse doit à l’initiative généreuse d’Armand Delmas d’avoir été imprimée ; et, des fondateurs de la Cobreto, il fut le plus opiniâtre et le plus ingénieux, certainement. Il y a attrapé chaud, pour le reste de son existence ! A force d’aller et venir, il gardait, au plus glacé de l’hiver, le front en sueur, qu’il lui fallait éponger, sans cesse, de son mouchoir. Pour moi, membre forain ! — j’ai passé là plus d’une heureuse soirée ; les consommations y étaient de marque, et, après l’arrivée solennelle des journaux, sur le coup de 9 ou 10 heures, les joueurs partis, la conversation s’y prolongeait, non sans violence, dans la nuit, jusqu’à la route par laquelle je devais pédaler 4 ou 5 kilomètres pour regagner mon gîte, à travers les vapeurs de la prairie arpajonnaise…
L’été on s’avançait vers le square, à la terrasse du café mitoyen, où se rencontraient les « Auvergnats de Paris », fidèles à la petite Patrie, Lintilhac, en passe de devenir sénateur, Francis Charmes, en route pour remplacer Brunetière, à la Revue des Deux-Mondes, le comte de Miramon-Fargues, et Louis Delzons, prématurément disparus, avant d’avoir fourni toute leur mesure, Jean de Bonnefond, redouté pour son esprit, Louis Farges, des Affaires étrangères, aujourd’hui député, Marcelin Boule, le savant professeur au Muséum.
On se montrait le glorieux Duclaux, de l’Institut Pasteur, dont les vacances s’écoulaient à Olmet, vers Vic-sur-Cère ; de jeunes peintres, de jeunes musiciens, espoir de la palette et de la gamme, et des pince-sans-rire que guettait la chronique parisienne où il est devenu maître, et pour qui le Cercle, évidemment, devait paraître bien désuet : tel Maurice Prax qui raillait de la sorte :
Hélas, notre compagnonnage devait être vite relâché et la chambre de « M. Vermenouze » être de moins en moins occupée. Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis mon installation à Maussac, que son contrat d’association avec les cousins Garric était rompu, et qu’il quittait sa vieille demeure de la rue d’Aurinques pour la maison natale de Vielle, où habitaient encore sa mère, sa sœur. Cela nous écartait d’une quinzaine de kilomètres, impraticables l’hiver. D’ailleurs, la maladie commençait de le miner. Et moi, je partais pour l’Extrême-Orient…
Cependant, il y eut là des haltes, claires, que nous pouvions espérer plus durables. Vermenouze nous tombait à l’improviste, avec son chien, sa pipe, son carnier gonflé de quelque lièvre ou de quelque bécasse, à la saison. Il avait fait signe à nos amis d’Aurillac — et c’étaient de plantureuses veillées.
Vermenouze achevait les pièces d’En plein Vent. Nous ne l’avions pas encouragé dans cette voie, ses lointains débuts en français n’accusaient pas d’originalité. Il n’y était pas auvergnat. Or, soudain, au lieu de ces lourdes machines de naguère, où l’on sentait trop ses lectures de Hugo, de Lamartine, de Leconte de Lisle, il apportait des sonnets où se retrouvaient son tempérament, sa verve, son observation réaliste et malicieuse, sa marque sobre et solide. Il s’y décelait d’autres dons, d’intimité, d’émotion, de douceur, — comme une source susurrante dans la brousse sèche où se complaisait jadis le chasseur de sauvagine ; la plupart de ces quatorzains nous redisent encore la faune montagnarde, avec l’exactitude d’un naturaliste doublé d’un fabuliste. De la ferme des vallées au buron des sommets, du martin-pêcheur au grand-duc, nul habitant de la terre, des eaux, de l’air dont il n’ait épié les gestes et surpris quelque secret, mais, peu à peu, le poète va supplanter le coureur des bois et des ruisseaux. Il songe aux anciens « qui devant Dieu sont », devant qui lui-même pourrait être tout à l’heure à son tour, et il implore :
II
L’attendrissement a imprégné le poète ; le chasseur a mis bas les armes, il ne s’agit plus que de pêche innocente sans crainte de procès verbal.
Le pays et les gens me faisaient fête. Le village s’animait du va-et-vient de mes hôtes et de mes visiteurs.
Vermenouze était choyé.
Comme pour Flour de Brousso, les amis et voisins du poète avaient fait leur devoir, assuré la publication d’En plein Vent[46]. Ç’avait été un gros succès littéraire. Vermenouze n’était pas indifférent aux louanges qu’il recevait des maîtres à qui il avait fait le service de son livre.
[46] En plein vent (P.-V. Stock, éditeur).
Mais les étés peuvent se prolonger jusqu’à la Saint-Martin : ils ont une fin. Notre Lintilhac ne venait plus faire sa pleine eau dans la Cère, en suspendant « sa moumoute », — sa perruque — à quelque branche. Les camarades avaient repris le train pour la capitale. On s’installait pour les quartiers d’hiver — lorsqu’un soir, Vermenouze m’arriva tout défait : il quittait Aurillac — et moi, je m’embarquais pour l’Indochine.
Ce furent les années (1901-1904) où il composa Mon Auvergne. Il me montra le manuscrit avec gêne, j’y allais tout franc comme d’habitude. Son recueil manquait un peu de l’unité qui liait ses précédents ouvrages, patois ou français. Je remarquais surtout les professions de foi trop fréquentes, et banales, qui intervenaient à tout propos. Je trouvais Vermenouze irréductible. Des influences confessionnelles l’avaient encerclé. Cependant Mon Auvergne, sous la réserve des critiques précédentes, montre un Vermenouze d’inspiration élargie et d’envolée plus haute. L’homme vieilli s’est attendri. Dans sa maison natale, entre les siens, — sa mère vivait encore, — il est touché d’une grâce exquise. Il sort moins, craignant de laisser trop seule et inquiète la vieille femme chérie. Il ne chasse et ne pêche plus guère qu’autour de chez lui. Il tisonne, sous la vaste cheminée familiale ; sa foi devient plus exigeante. Il m’écrit, au sujet d’un roman projeté en collaboration sur les émigrants cantaliens en Espagne :
Je me mets à votre disposition pour vous fournir tous les renseignements et documents qu’il sera en mon pouvoir de me procurer. Il est même possible que j’écrive quelque chapitre du livre, pourvu que la morale et la religion chrétienne y soient partout respectées !
Ainsi, pour lui, un livre n’est plus un livre, mais une manifestation religieuse et politique. Il mêle la poésie et « les inventaires » ; je n’insiste pas. Jouissons seulement des beautés du livre en soi, — sous la typographie fâcheuse et le puéril ex libris de la Revue des Poètes :
Il n’est pas de poète régionaliste qui ait chanté d’une voix plus douce les horizons intimes ; sa langue s’est assouplie, comme sa rudesse s’est apaisée :
Ma Mère
En fait, ce n’est que par le ton que Mon Auvergne diffère d’En plein Vent, dont elle répète le plus souvent le thème limité au décor familier, aux scènes du foyer, aux courses dans la montagne, aux pittoresques émigrants.
Mais aux sonnets rigides, parfois d’un réalisme quelque peu pictural, a succédé une poésie, plus affective et repliée, où le sentiment l’emporte sur l’impression, alors que la forme elle-même s’assouplit et se nuance davantage.
LE GRILLON
Du Cantal aux Alpilles. — Le cinquantenaire de Font-Ségugne. — Le palais du Félibrige. — L’appui d’Aristide Briand. — La statue de Mistral. — Vive Provence.
Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire de la fondation du Félibrige, que s’imposa la gloire de Vermenouze.
Droit comme le chêne sous lequel il est debout dans ses soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent rien, Mistral entonne la chanson de circonstance :
Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue nous étions comme des dieux.
Les beaux diseurs sont morts, — mais les voix ont parlé : — sont morts les bâtisseurs, — mais le temple est bâti…
Le Temple est bâti… Pour longtemps, le grand prêtre est encore là… Mais après ? Il n’y avait guère de nouveaux, au jubilé du Félibrige ?…
Il y avait Vermenouze — avec Michalias. Quand les regards de F. Mistral revenaient du passé, du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur l’Auvergne qu’ils devaient se porter — et sur l’œuvre auvergnate du Capiscol dont le Consistoire félibré allait faire un majoral.
Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose et régnant, — avec cette Arlésienne, jolie comme un matin de printemps, le fichu traditionnel d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses cheveux relevés dans la dentelle, cernés du ruban de couleur — qu’il promenait fièrement à travers la foule…
Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha :
— Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de ces belles filles-là ?
Le front lumineux, le rire sonore, il continua sa promenade, sous les arbres de Font-Ségugne, au milieu de son peuple, avec la jeune fille à son bras, simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme s’il avait à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la Provence, et toute sa jeunesse et tout son génie.
J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet, en 1889… Je commençais à écrire sur l’Auvergne et, de proche en proche, par les patois, à me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier Goncourt ou de Champrosay n’étaient pas familiers avec le génie méridional, et ne comprenaient guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de Numa Roumestan pour le poète des Iles d’or, bien près de leur apparaître comme quelque autre tambourinaire. Or, je vois bien que la ferveur de Daudet croissait avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience et la science de Paris, pouvait juger… L’ardeur nostalgique avec laquelle il traduisait Batisto Bonnet certifie assez son estime du parler provençal et de la renaissance félibréenne. De comprendre sa langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet, des minutes dont je n’étais pas peu fier, quand, en a parte, il jetait vers moi quelque proverbe, quelque apostrophe qui échappaient aux autres interlocuteurs — et m’avançaient un peu plus dans son intimité…
A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non loin d’Arles et d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus d’une fois nous poussâmes jusqu’à Maillane, je m’enivrais des « beaux diseurs » et « des bâtisseurs » de Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la Miougrano entreduberto ; je n’avais lu d’Aubanel, que les Filles d’Avignon ! mais dès lors, toute la boutique Roumanille y passa.
Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le trait d’union entre F. Mistral et moi ; la proportion se renversa par la suite, où j’eus l’occasion d’être utile à F. Mistral que je voyais souvent.
C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait par la suite, « son ambassadeur à Paris », dans les circonstances que j’ai rappelées ainsi :
Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne, à l’anniversaire demi-séculaire de la Sainte-Estelle où fut baptisé le félibrige.
Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin saluait l’aurore éblouissante : Il y a une vertu dans le soleil ! Certes il le fallait, pour que cette pléiade de la Renaissance provençale pût espérer se faire entendre parmi les voix immenses du romantisme, dans la langue méprisée…
Le soleil me fait chanter…
En chantant dans notre langue, nous étions comme des dieux.
Hélas ! Le chef est demeuré seul, de la phalange des Aubanel, des Gras, des Roumanille, pour mener la cause à la consécration universelle… Seul, il aura vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo Santo, qui ne semblait pas destinée à s’emplir jamais d’un tel flot d’or — de l’or du nord venant éclairer le midi…
Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave la vendange heureuse. Il a convié toutes les ombres chères de ses compagnons disparus à la libation glorieuse du Cinquantenaire de Mireille, et de l’érection de sa statue à lui, Mistral, vivant ! Et pour qu’elles puissent magnifiquement assister aux prochaines commémorations arlésiennes, il leur a préparé le logement, — un Palais du Félibrige.
Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le lauréat du prix Nobel avait trouvé l’emploi de la somme… Souverain de l’idéal, — dont toute l’existence s’était tenue dans la simple maisonnette de famille, il rêvait parfois d’une résidence plus grandiose : non pas pour lui, dont l’ambition finale était le petit mausolée au cimetière du village natal — mais pour l’Empire…
Oui, un Palais du Félibrige, où emménagerait et s’augmenterait le « Muséon Arlaten, » trop à l’étroit dans son étage du tribunal de commerce : le « Muséon Arlaten », précieux et naïf reliquaire de la tradition familière et du génie poétique de la Provence. Mistral avait tourné son dévolu sur le bel ancien hôtel de Laval, du XVe siècle.
Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver aux prises avec les contingences terrestres et locales, municipales, départementales et gouvernementales ! Et moi aussi ! Mais, pour moi, c’était toute joie et tout honneur que le hasard me permît de servir le maître de Maillane et de l’aider à se diriger dans le dédale des difficultés administratives, — et à en sortir. C’est ce qui me procure l’occasion, avec son assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au portail du monument, avant qu’il ne soit ouvert aux pompes officielles.
Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale — qui risquait de n’aboutir que pour le centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter l’hôtel de Laval, où était le collège — que l’on se proposait de transférer à l’école primaire supérieure, en construction. Grâce à l’aubaine particulière, la ville, sans grever ses finances, pouvait désaffecter l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste pour recevoir les élèves du collège. Mais il fallait l’agrément du ministère. Si la suppression était décidée, en principe, du vieux collège appelé à se confondre dans la jeune école, la solution pratique exigeait quelque délai. Mistral commençait à s’inquiéter des retards bureaucratiques. Un soir de juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence, je lui proposai de tenter une démarche précise, auprès du nouveau grand maître de l’Université. Oh ! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la séparation ! Enfin, il me confia le petit dossier, et peu après, il pouvait m’écrire :
Mon cher ami,
Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous avez mise à présenter et à recommander à M. Briand le projet relatif au Muséon Arlaten… Je vous donne copie de la charmante lettre que m’a adressée M. Briand. Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami dès à présent, vous voudrez bien me le dire…
F. Mistral
Voici la lettre du ministre dont je prends le texte sur la copie conforme, de la main de Mistral :
Mon cher Maître,
J’ai été mis au courant de votre généreux projet par M. Ajalbert, et j’ai pris connaissance des documents qu’il m’a soumis. J’ai mis immédiatement la question à l’étude et j’espère que nous pourrons trouver une solution favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet, et la plus respectueuse pour votre personne et pour votre œuvre…
Aristide Briand
Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres dans le palais de Laval, le maire d’Arles acquiesçait et le ministre se montrait favorable…
J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas…
Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait la semaine suivante… C’était le désarroi, mélancoliquement traduit en trois lignes :
Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois, et que je vous communique, non sans embarras… Qu’il est difficile de faire un peu de bien !…
F. Mistral
C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement, comme une farandole !
J’avais demandé une note sur la situation du collège, pour joindre au dossier. Un ami de Mistral s’était précipité chez le principal du collège, qui lui avait affirmé que le collège n’avait jamais été aussi florissant, que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école nouvelle :
Arles, 13 août 1906.
à F. Mistral.
Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai à me renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La seule personne qui pût me fournir des tuyaux précis était le Principal du Collège. Or, M. Castel passe ses vacances à la campagne dans les environs du Petit Clar.
Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un fiacre et nous nous sommes rendus à la campagne de M. Castel.
Il résulte des affirmations de M. Castel que notre Collège n’est nullement en décadence ; et que le chiffre de 140 élèves qu’il compte à cette heure n’a peut-être été jamais atteint. Voilà un renseignement puisé à la source.
M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable des constructions constituant le Palais de Laval nécessitait, comme réparations indispensables, des sommes folles. Quand on aura dépensé 50.000 francs dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire ; et toutes les menuiseries des fenêtres (il y en a une centaine, au bas mot) et tous les carrelages. Ce sera un gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et quand on y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que tant d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire, sans qu’on ait la certitude de voir le Contrat de location respecté jusqu’au bout.
Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis très franc sur une combinaison qui n’est avantageuse qu’en façade (c’est le mot). Le projet de contrat que j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un contre-projet bien défectueux, puisque le Maire en vient d’accepter les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement son compte.
Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous, et il pousse, il pousse !…
X…
Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait :
Maillane, 17 août 1906.
Mon cher ami, la question devient embarrassante et ne pourra être éclaircie que par l’expérience qui va se faire. Dès que l’École Primaire Supérieure en construction sera ouverte, on verra si la plupart des élèves du Collège passeront à la Primaire, comme le croit le Maire d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le principal.
Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée, les grosses réparations qui seraient à faire au Palais Laval, s’il n’y a pas exagération (ce que je saurai par l’architecte du monument) — qui va du reste être classé.
Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et nous sommes logés. D’ailleurs nous pourrions nous camper aussi dans quelque autre ancien hôtel d’Arles — et nous en avons trois ou quatre en vue. Mais l’hôtel de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous, aurait ma préférence, si, une fois classé, le ministère des Beaux-Arts voulait aider à la restauration !
Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé tout ce tracas de démarches et je vous suis quand même extrêmement reconnaissant de l’empressement extrême que vous aviez mis à m’être agréable. Quan vai plan vai van. Attendons.
Je vous remercie, la main dans la main.
F. Mistral
Ces quelques extraits de correspondance indiqueront assez par quelles tribulations Mistral ne s’est acheminé que lentement vers le palais du Félibrige… Enfin tout s’arrangeait peu à peu ; et victoire nous restait :
30 décembre 1906.
… J’ai encore besoin de votre « Sésame ouvre-toi ! » pour l’effective livraison de mon palais de Laval. Malgré le traité signé avec le maire d’Arles qui me livre ce local après cette année scolaire, malgré l’assentiment de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur universitaire de Marseille), malgré le voyage que le maire d’Arles fit à Paris pour hâter la solution… la tardive évacuation du collège et l’aménagement qui devra suivre, renverront notre prise de possession à deux ou trois ans.
Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre barbe blonde, je pourrais attendre sans impatience ! Mais songez que dans trois ans et demi j’aurai atteint, si Dieu et Sainte Estelle le permettent, quatre âges d’homme, comme Nestor ! Il ne faut pas plaisanter avec pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert, toutes sortes de bonheurs et je prie, en vrai croyant, Notre-Dame d’Arpajon de vous payer en bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des Saintes-Maries.
Mistral
Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements ! La tâche était facile d’incliner à la requête d’un Mistral le ministre Aristide Briand ; il suffisait qu’il connût ; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser en diplomatie !
Et le triomphe s’apprête :
24 janvier 1909.
Mon Cher Ajalbert,
Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille et l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la Pentecôte… Je n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de tout cœur à hâter la désaffection de ce vieux collège d’Arles, que j’ai payé à la ville 40.000 francs de mon argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux dire de la restauration du dit collège et de son appropriation au Muséon Arlaten ! c’est le prix Nobel qui en fait les frais. Les travaux sont terminés et le transfert des collections provençales a lieu actuellement.
Et maintenant, plaignez-moi : assister de mon vivant à l’érection de ma statue est la plus effroyable tuile qui pût me tomber sur la tête, et je donnerais tout ça pour un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert, sous les peupliers blancs des bords du Rhône…
Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous donc, et vive Provence !
Mistral
Vive Provence ! Et vive Mistral qui, si simplement et affectueusement, veut bien se souvenir qu’à la couronne d’or et d’étoiles du Félibrige, nous avons mêlé un brin de genêt d’Auvergne…
Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le style des Pensées et celui de Napoléon. — Blaise Pascal l’Auvergnat. — Le sol et le caractère. — Tout à gagner ; rien à perdre… — Du Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme.
Que l’ombre de Joséphine me permette quelque infidélité ! Aussi bien, il vient trop de visiteurs à Malmaison, par ces grands beaux jours d’impérial printemps. En groupes compacts et internationaux, à lourds souliers de touristes, ils piétinent le silence et la solitude, ils écrasent la séculaire rumeur d’amour et de gloire qui hante ces chambres et monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans foule. Je vais faire un tour. Le téléphone peut appeler de sa plus insistante sonnerie ; dans quelques minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus du niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps, chaque année, de mon pèlerinage vers le parc de Richelieu, pour l’anniversaire de la visite que fit, en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au terrible cardinal qui villégiaturait à Rueil… Ici, Étienne Pascal, avec ses deux filles et son fils, accourait remercier le ministre qui rendait sa faveur au Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De l’audience était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline, âgée de treize ans, sur un placet en vers remis à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint « de l’incomparable Armand », touché de sa gentillesse, qu’il appelât de l’exil leur malheureux père.
Blaise Pascal : l’Auvergnat…
A ce nom, quel changement à vue, vertigineux ; comme un frêle décor de théâtre, le joli paysage sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se dresse, monte, s’étage formidable, dans la nue ! Les triomphes de la politique, la gloire des batailles qui s’évoquent, entre ces arbres, autour de ces pièces d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la promenade sur ces terres historiques de Rueil, reprises aujourd’hui par des usines de blanchisseries ou la culture maraîchère, — les plus impérieuses figures de la diplomatie et de la guerre, comme elles se reculent, pour moi, sur le fond du paysage, dès que s’avance l’écrivain des Provinciales et des Pensées !
Qu’était-ce que le maître des destinées de la France, dans les splendeurs d’une habitation dont le Roi se montrait jaloux, en face de cet enfant malade, déjà tout consumé de génie ! Que sera-ce, le dompteur de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse domination, devant des quelques traits de plume, qui ont à jamais flétri la force et la guerre :
— Pourquoi me tuez-vous ?
— Eh ! quoi ? ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ?
D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de lieux, arbitraire, qui rapproche ici les noms de Pascal et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui trouve de la ressemblance aux deux, en leurs écrits :
J’ai nommé Pascal : c’est peut-être l’écrivain moderne duquel se rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand celui-ci est tout entier lui-même… Pascal, dans les immortelles Pensées qu’on a trouvées chez lui à l’état de notes, et qu’il écrivait sous cette forme pour lui seul, rappelle souvent, par la brusquerie même, par cet accent despotique que Voltaire lui a reproché, le caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur parole à tous deux se grave à la pointe du compas, et, certes, l’imagination non plus n’y fait pas défaut. Ai-je besoin d’ajouter que ma comparaison ne va pas au-delà ? Si simple que soit le style de Pascal et quoique on ait eu raison de dire que « rapide comme la pensée, il nous la montre si naturelle et si vivante, qu’il semble former avec elle un tout indestructible et nécessaire », ce style, dès qu’il se déploie, a des développements, des formes, du nombre, tout un art dont le secret n’est pas celui du héros qui court à la conquête.
Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les minutes tremblantes où leur père attendait de son Éminence le rétablissement de sa fortune… Par cette halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre de Clermont-Ferrand à Port-Royal ; j’ai sous les yeux tout leur trajet éperdu, à la suite d’un père admirable, réduit à se cacher et à implorer, — et, tout à l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et déchirante montée vers les sommets de la certitude infinie…
Pascal Blaise…
L’Auvergnat.
Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son Portrait de Pascal, d’avoir d’abord marqué cette origine… Né en 1623, il arrive à Paris, en 1631… Il n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de souche auvergnate.
Pascal : le Puy-de-Dôme ?
Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience du vide, qu’il fit exécuter sur la montagne natale, qui incline à cette confrontation de la nature du sol et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation volcanique. Chaque paysage est un état d’âme ? Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme. Comment ? où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal, cratère sublime où se penchent notre admiration et notre angoisse, comme nos regards plongent aux gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres et de scories… A des milliers de siècles d’intervalle, matière ou pensée, il semble que ce soit la même lave ardente qui ait fourni les assises et les paliers successifs des monts ou de la foi en éruption : dans leur chaos frénétique, les cheyres des environs de Clermont sont des champs d’inconnu et d’épouvante pareils aux espaces de doute, de détresse et d’emportement où, « seul des Jansénistes, Pascal a éclaté ». Par de mêmes gradins violents et puissants, la contrée et l’homme escaladant vers le ciel, vers les cimes, des rochers au front impénétrable sont émouvants d’orgueil et de mystère, comme des phrases abruptes des Pensées ont la beauté des arbres foudroyés et des blocs erratiques…
Certes, il est aisé de composer le parallèle qui accorde la fougue pressante et la fièvre de certitude et la splendeur tumultueuse du génie de Pascal au rythme farouche de la montagne auvergnate, montant à l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse, miraculeusement immobilisée, sous les aspects de la plus furieuse tempête.
Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons dans Pascal. Au cœur de son œuvre et de sa vie, bien détachées de l’Auvergne, intimement, il se révélera tout auvergnat authentique.
N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique qu’il entend triompher de toutes les résistances de l’athée, du sceptique, de l’indifférent ? L’intérêt n’a pas prise que sur les seuls auvergnats ; tout de même, ils sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations hasardeuses. Gagner l’éternité pour un jour d’exercice sur la terre serait assez dans leur manière. Résoudre le problème de la destinée, au moyen du pari où il y a tout à gagner, rien à perdre, c’est d’un pur auvergnat, fidèle au bas de laine et aux placements de père de famille.
Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a que faire, en somme ; la foule de nos compatriotes rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier. Où Pascal peut les toucher immanquablement, c’est quand, revenu de ses vols hardis à des hauteurs immensurables, son esprit se pose au plus bas de nos chemins terrestres pour y faire rouler — sinon la brouette, découverte bien avant lui, — au moins la vinaigrette, sorte de voiturette à deux roues traînée par un homme, la voiture à bras qu’on appelle roulette et aussi brouette, d’où la confusion. Ne doit-on pas encore à l’auteur des Provinciales l’innovation du transport en commun des voyageurs par voitures publiques à itinéraires fixes, bref, l’inventeur de l’omnibus ? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants, épris de réalisations immédiates. Sans doute, de mêmes formules et combinaisons auraient pu provenir d’autres cerveaux du Nord ou du Midi ? Pourtant, on serait plus étonné de trouver chez Dante Alighieri ou dans Bossuet la conversion de l’incrédule par la démonstration de l’excellence du pari où à tous coups l’on gagne, — ou bien un système de locomotion à prix réduit… Cela est du tempérament auvergnat. Le solitaire de Port Royal n’avait pas dépouillé le vieil homme, l’enfant natif.
Pascal : le Puy-de-Dôme…, j’y reviens quand même : le Puy-de-Dôme, qui s’offre au regard tout autre de la base à la cime, et non pas seulement détaché par la tête comme tant de pics des chaînes enchevêtrées les unes aux autres ; Pascal, tout à part, escarpé et sans bords, dans notre littérature, l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés, dans leur élan formidable pour s’arracher à la terre et monter déchirer les voiles de l’espace et de l’inconnu…
Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante ascension vers la lumière éloignait, à chaque heure, davantage, de notre existence dans l’ombre de la vallée… Le patois, le pays, que tout ceci était infime à son regard ébloui d’infini… Quel désastre, d’ailleurs, si le patois eût trop retenti à ses oreilles d’enfant, et si « la campagne qui semble entrer de toute part dans la ville » lui eût masqué les étendues où devait planer sa torturante curiosité ! Passons. Je me prendrais à haïr nos innocents patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme spontanée, et suprêmement définitive. Je me prendrais à détester la petite patrie, dont le culte étroit jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste destinée, priver la France d’incomparables chefs-d’œuvre, le monde d’un monument unique…
Le patois, notre cabrette, nos bourrées, — quel piètre divertissement pour un Pascal qui condamnait tous les divertissements…
L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe :
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter… »
Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple du haut des crêtes escaladées… On a gravi, par les ténèbres, pour arriver au lever du soleil… Voici l’aube et le matin…
On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour encore… Mais le sang bat plus vite aux tempes. La vue se lasse de fouiller l’horizon… Il faut se replier, le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et de silence.
On n’habite pas les sommets : il faut descendre de la montagne et de Pascal…
De Malmaison à la Limagne. — Jacques Delille, d’Aigueperse. — Pierre de Nolhac. — Les voyages du citoyen Legrand. — L’individu expliqué par le pays.
Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien, Clermont-Ferrand et Rueil, ce n’est point de ma faute si les distances s’abolissent et si de tels rapprochements s’opèrent… Détournés des âpres sommets, nos regards vont errer sur la riche et fruiteuse Limagne… Quel sera notre guide ? Jacques Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le chancelier de l’Hôpital ; Jacques Delille dont la mère eut parmi ses aïeules une l’Hôpital et une Pascal ; Jacques Delille, l’un des hôtes les plus brillants de la Malmaison, et qui en versifiait le Ruisseau avant la Révolution :
La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes de Voltaire, qui poussait J. Delille à l’Académie où il fut élu à trente-quatre ans : mais le Roi le trouva trop jeune ; il fallut un second vote, en 1780. Le dupeur d’oreilles, — comme il fut surnommé pour son habileté à séduire ses contemporains par les récitations qu’il faisait de ses vers, — n’a plus guère de lecteurs.
Sa manière froidement descriptive apparaît comme le plus vain des exercices prosodiques. Cependant, par un jour où nous traversons l’heureuse contrée d’où Jacques Delille s’élança pour une carrière si retentissante, nous devons lui tenir compte, dans la disgrâce actuelle de l’opinion, de ce que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la mode et des grands ne lui firent oublier les vieux parents demeurés au pays, ni le cher paysage de son enfance :
Avec plus de sincérité et de charme, — de nos jours, M. Pierre de Nolhac marque sa tendresse filiale aux mêmes horizons. Conservateur des magnificences de Versailles, historien de Marie-Antoinette, l’auteur des poèmes de France et d’Italie consacre de fidèles Juvenilia à l’Auvergne :
De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède d’autres témoignages, moins suspects que ceux de ses enfants poètes — qui eussent célébré pareillement quelqu’autre berceau de leur naissance, — comme ils ont glorifié de tout leur effort des sites plus fameux de l’art et de l’histoire… La Limagne a conquis le citoyen Legrand, moins tendre à l’ordinaire. Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève des Jésuites, puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à la suppression de la Compagnie. Épris de vieux langage, il recueille ou traduit des Fabliaux et Contes des XIIe et XIIIe siècles. Puis, il s’avise — cela n’a pas vraiment changé — qu’il paraît beaucoup de livres de voyages « de Suisse, d’Angleterre, d’Italie, de tous les États du monde, enfin ! et jamais de voyages de France. » M. Legrand d’Aussy n’avait, d’abord, d’autre dessein que d’aller voir son frère, qui habitait passagèrement Clermont. La visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en 1788. D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand : Dans la ci-devant haute et basse Auvergne, paru l’an III de la République Française. Après quoi, il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits français à la Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand d’Aussy mourra membre de l’Institut.
Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne, c’est le coup de foudre. Il n’y va pas par quatre chemins, en Auvergne, mais par un seul :
« L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra d’abord un voyageur, sera pour lui ou une contrée hideuse, ou un pays magnifique. Y entre-t-il par l’est, par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que montueuse, âpre et sauvage ; il hâte ses pas pour en sortir et n’y pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de Paris ou du département de l’Allier : tout change ; il admire, il envie ; c’est la ci-devant Limagne qu’elle lui présente, cette Limagne, l’un des plus fertiles, ainsi que l’un des plus agréables cantons de la République et dont jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge. »
Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au IVe siècle, Sidoine Apollinaire disait de cette contrée que sa beauté donnait au voyageur le dégoût de sa patrie : quod hujus modi est ut semel visum advenis multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat. Grégoire de Tours a noté les regrets du Roi Childebert, contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir : dicere enim erat solitus rex velim unquam Arvernans lemanem, que tantâ jucunditatis gratiâ refulgere diditur oculis Cernere. Le concitoyen voyageur ne se lasse pas d’admirer. Comme Argus, il eût voulu être tout œil. Son enthousiasme résistait malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont, où son opinion se rencontre avec celle de Fléchier pour trouver la ville lugubre et sombre. Ce n’est qu’une première impression, contre laquelle il se hâte de réagir :
« Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente société… Dans cette ville dont l’extérieur est rebutant, tu verrais trois promenades publiques qui, malgré leur peu d’étendue, offrent, vers différents points de la Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse. »
La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné. Il ne veut pas que, malgré les apparences, l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il n’admet pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée comme d’autres penchent à le croire, à ne produire que des maçons, des chaudronniers, des tailleurs de pierre. Ainsi, d’Ormesson
« a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme vifs et industrieux, tandis que, selon lui, ceux de Limagne sont pesants, grossiers, et sans industrie… Cependant… Je vois que la partie des montagnes, quoique douée par la nature d’esprit et de vivacité, c’est-à-dire de génie et d’imagination, n’a pourtant à revendiquer dans ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour Vic, Mainard pour Aurillac ; et que tous les autres appartiennent à cette Limagne où les esprits sont, dit-on, pesants et grossiers ; à cette Limagne qui n’est qu’une faible partie de la contrée. C’est à celle-ci que la littérature et les sciences doivent : Domat, l’Hôpital, Thomas, Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les auteurs vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe, en même temps, que dans le nombre des personnages dont je viens de citer les noms, il n’y a pas un seul artiste ; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort jeunes, et ont toujours demeuré loin d’elle. »
Une autre observation curieuse est formulée :
« C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes provinces de France, celle qui a produit le moins d’artistes, c’est de toutes aussi celle qui a donné au royaume le plus de chanceliers. Témoin : Saint-Bonnet, référendaire sous Sigebert III, roi d’Austrasie ; Gerbert, chancelier de France, sous Hugues Capet ; Pierre Flotte et Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel ; Rodier, sous Charles-le-Bel ; de Vissac et Guillaume Flotte, sous Philippe de Valois ; Aycelin de Montaigut, sous le roi Jean ; Giac, sous Charles VI ; du Prat et du Bourg, sous François Ier ; L’Hôpital, sous François II et Charles IX ; enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII… »
Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le pays :
« L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution, des fibres peu irritables et devant avoir, par conséquent, peu de sensations, il est naturellement froid et sérieux. Pour le tirer de cet état d’engourdissement et d’apathie, il lui faut des émotions fortes ; aussi ne connaît-il ni tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et amusements divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements dont les habitants sont renommés par la pétulance ou la vivacité de leur caractère. Tout cela serait insipide pour lui. Mais, quand il est ému il l’est plus profondément, plus longuement qu’eux ; et presque toujours son affection dégénère en passion violente. Habituellement froid et triste, mais sujet à des orages terribles, on dirait que les qualités de son ciel sont devenues les siennes. »
Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout retentissant de la foudre et sillonné d’éclairs !
Royat au XVIIIe siècle. — Nicolas de Champfort. — De la jeune Indienne à la Révolution. — Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. — Champfort peint par Chateaubriand.
Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse Limagne pour monter à Royat, où, dit-il :
« On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont dévoués à l’habiter… Royat est renommé à Clermont pour ses fruits et ses fontaines ; mais il était difficile de donner à ce village un emplacement plus horrible… C’est surtout dans la partie basse de la gorge, dans celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées des deux côtés par des massifs de basalte coupés à pic, sont comme dans un précipice. Pour y voir le ciel, il faut lever la tête, et porter les yeux au zénith… Au milieu de toutes ces horreurs… »
Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul, et il ne revenait pas des tropiques. Sans quoi, il eût apprécié différemment la retraite d’ombre, de fraîcheur et de mystère qui s’offre, par le ravin de la Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville d’eaux, à quelque demi-heure des sources de Fontanat. Par là, était l’auberge savoureuse et discrète où venait expirer la vague épuisée des musiques du casino. On n’y entendait guère parler de « tirage à cinq » ni de résultats du traitement et du régime. Il n’y montait que des amateurs de bonne chère assurés d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que des artistes épris du site, et fuyant la contrainte des hôtels mondains. C’était aussi un calme refuge d’intimité et de rêve… D’ailleurs, l’endroit avait été fréquenté d’amants illustres, d’un général qui bouleversa l’opinion française, et qui finit par un coup de revolver, en terre d’exil, sur la tombe où l’avait précédé sa compagne inoubliée… Qui se les rappelle aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque et courte poussée prétorienne achevée en fait divers, à la rubrique des accidents du cœur.
Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière de sentiment et de volupté où, finalement, les histoires de chacun ne diffèrent guère de celles du voisin, tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi, n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances d’adolescence ou d’arrière-saison : « La vie de l’homme est misérablement courte » d’autant qu’elle ne compte pas depuis la naissance, mais seulement, en vérité, depuis que le cœur est ébranlé par l’amour ! Mieux vaut ne pas gaspiller le temps à se souvenir. La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin, dépose, et de la lie est au fond… et puis :
a écrit Baudelaire.
Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du passé. Ce n’est pas une terre hantée de rêveries et de caprices ; l’air n’y est pas chargé de romanesque ; ce n’est pas une province qui fournisse de suaves ou farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles. L’Auvergne est rude et chaste. La femme n’y occupe qu’une place discrète, retirée, matrimoniale. C’est Champfort, originaire des environs de Clermont, qui, dans ses maximes corrosives, a écrit : « L’amour tel qu’il existe dans la société n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. » Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent la fantaisie. Pas plus que dans Pascal, nous ne trouverons aux pensées de Champfort, d’une âpreté dévorante, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant naturel (1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt fait, dès la fin du collège, d’ajouter : de Champfort à son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup d’importance au nom.)
Un jour, le marquis de Créqui lui disait :
— Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui un homme d’esprit est égal de tout le monde, et que le nom n’y fait rien.
— Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis, répliqua Champfort, mais supposez qu’au lieu de vous appeler monsieur de Créqui, vous vous appeliez monsieur Criquet, entrez dans un salon et vous verrez si l’effet sera le même.
Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale.
« Enfant de l’amour, beau comme lui, plein de feu, de gaieté, impétueux et malin, studieux et espiègle », tel le peignait un de ses camarades. Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons où il devait enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française lui jouait un acte en vers, La jeune Indienne, « un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de la facilité et du sentiment », disait Grimm. On s’étonne, de nos jours, des efforts des artistes pour approcher la nature : la jeune actrice qui faisait l’Indienne[47] en habit de sauvage, en longue chevelure, portait, en guise de robe, une peau de taffetas tigré.
[47] Sainte-Beuve, Champfort, Causeries du lundi.
Le public demeura froid. Le public ?
— Combien faut-il de sots pour faire un public ? demandait le poète mécontent.
Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres couronnées par l’Académie, il a des ballets à la Cour, une autre pièce, le Marchand de Smyrne. Il est heureux, plein d’espoirs avec des avantages réels et positifs : « Je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la Fée bienfaisante. » Une tragédie, Mustapha et Zéangir, lui vaut faveurs et pensions royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de toutes parts, on pourrait le croire satisfait ? Or, sa pensée a tourné au sombre. Il n’est pas dupe des apparences. Il est resté Auvergnat, sous son masque léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet d’abbé, pour aller aux plaisirs et aux vanités du siècle. Et voici qu’il se lamente sur le néant d’une existence factice. Les encouragements de Voltaire, le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements de Marie-Antoinette, « quatre amies, qui l’aiment chacune d’elles comme quatre, mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse de Choiseul, » le Secrétariat des Commandements du prince de Condé, et d’être logé par M. de Vandreuil, et l’Académie à quarante ans, — tout cela n’a pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée en lui. Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent qui n’était pas au niveau de son intelligence et de son esprit, une fatigue prématurée, la nécessité de faire figure dans ce monde « qui lui était à la fois insupportable et nécessaire ». Mais que de traits communs aussi avec tant de nos grands hommes d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants. N’est-ce pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct de solitude que n’avait point étouffé le succès de paraître et de briller ? D’une âpreté foncière accrue avec le sérieux de l’âge, il se révoltait de la tendance que l’on avait à le considérer comme un amuseur de luxe. Aussi de quelle encre virulente il protestait :
J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente opinion répandue presque partout qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente est à l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma société est recherchée par plusieurs personnes d’une fortune beaucoup plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait la fréquentation d’un monde que je n’avais pas recherché. Je me suis trouvé dans la nécessité absolue ou de faire de la littérature un métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout d’un coup par une retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas ; j’ai pris intrépidement le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs ! Vous savez que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu’on a dit à ce sujet voulait dire : « Quoi, n’est-il pas suffisamment payé, de ses peines et de ses courses par l’honneur de nous fréquenter, par le plaisir de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous comme ne l’est aucun homme de lettres ? »
A cela je réponds :
« J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de lettres sont épris, j’en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre aveu, je n’ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me retire… »
Mais cette indépendance matérielle allait lui être ravie. La Révolution avance, et Champfort va au-devant. Ses pensions sont englouties. Spectateur de sang-froid, il a des formules saisissantes : Guerre aux Châteaux, paix aux chaumières. Il traduisait la devise révolutionnaire : Fraternité ou la mort par : Sois mon frère ou je te tue.
Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et désinvolture :
« On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau. »
Il demandait à Marmontel :
« Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions à l’eau de rose ? »
Il était avec le peuple neuf contre l’ancienne société. Mme Roland le protégeait, friande de cet esprit qui faisait « chose très rare, rire et penser tout à la fois ». Grâce à elle, il devint conservateur de la Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le titre et le début de la brochure : Qu’est-ce que le Tiers État ? Tout. Qu’a-t-il ? Rien. Pour Mirabeau, il était l’ami le plus inspirateur, « la tête la plus électrique » qu’il eût jamais connue. Champfort préparait au tribun le discours contre les académiciens, — lui, qui avait été l’homme d’académie par excellence, qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et avait tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire, qui n’hésita qu’au fort de 93, et lui faisait condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave, qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le mouvement, — sa fougue, sa sincérité étonnaient Chateaubriand :
« Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé, d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. Ses narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses modulations suivaient les mouvements de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, ait pu épouser si chaudement une cause quelconque. »
Cependant, tant de gages fournis aux maîtres successifs de l’heure, ne devaient pas sauver de la suspicion démagogique le ci-devant poète de la Jeune Indienne, naguère encore secrétaire de Mme Élisabeth. Arrêté, relâché, menacé à nouveau, il tente de se faire sauter la cervelle ; l’œil crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les jarrets, d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait, lorsqu’il mourut de quelque imprudence de son médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13 avril 1794.
Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille France, les paisibles projets de retraite de l’homme de lettres « qui en avait eu par-dessus la tête » de la vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal, il me semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où il n’avait fait que naître, — enfant du hasard. Avec Champfort, nous voici revenus à Paris, et rue de Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la Bibliothèque Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où nous sommes partis avec Pascal, de la demeure fameuse du Cardinal ; Rueil où nous ne pouvons entrer sans la hantise de l’écrivain des Pensées ; c’est lui, plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont de Neuilly où il faillit être précipité à la Seine, avec son carrosse ; l’accident de Neuilly, où se fit la révélation brûlante par quoi s’exalta son génie.
La tasse de lait : Michalias. — Un débutant de soixante ans. — Endors-toi, paysan. — Le jugement de Saint-Pierre. — La mort du Paysan. — Sous les bouleaux. — Le poète de la Dore. — La bonne souffrance. — A la prière du soir. — Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.
« Savez-vous, disait Mme Helvétius à l’abbé Morellet, que quand j’ai eu le matin la conversation de Champfort, elle m’attriste pour toute la journée ? » Et je ne sais plus quelle autre de ses belles admiratrices et amies confessait sa soif d’un bol de lait frais — après les propos du cruel causeur : il y a toujours un peu d’arsenic au fond.
Le tasse de lait ? Le contre-poison ? R. Michalias, — un poète, qui fut pharmacien — nous les offrira non loin de la Limagne, au cœur du Livradois. C’est un autre pays, un autre patois d’Auvergne. Aussi s’expliquent dans Ers de lous Suts et Ers d’uen Païsan, quelque afféterie et quelque douceur, si loin de notre Vermenouze, avec qui, pourtant, s’apparentent si curieusement la vie et la carrière poétique du félibre ambertois ! Même où leur formation littéraire paraît différer du tout au tout, elle est, au fond, toute pareille.
Sans doute, Vermenouze, émigrant très jeune n’est rentré que sur le tard au pays, alors que Michalias n’en est jamais sorti. Mais, sédentaire ou voyageur, tous deux obéissaient à la même loi pratique de la race : d’assurer les réalités de l’existence, avant tout. Chevauchant sous les étoiles, par les sierras d’Espagne ou sédentaire parmi ses bocaux, celui-ci et celui-là n’ont cédé, vraiment, qu’en se retirant des affaires à la tentation d’écrire. Encore Vermenouze s’y était-il essayé par intervalles, dès la vingtième année. Pour Michalias, la révélation fut extraordinairement tardive : il ne débuta guère qu’à la soixantaine.
Pourtant, ni à l’un ni à l’autre, on ne saurait dénier les dons les plus flagrants de la jeunesse et de l’âge mûr, heureusement associés, la fraîcheur et l’allégresse de la vision, la vigueur et la netteté de l’expression. J’arrête le parallèle. Il se poursuivra de lui-même aux chapitres de Vermenouze.
R. Michalias tint boutique de médicaments à Ambert, et son nom reluit en lettres d’or au-dessus de celui de son successeur, à quelques pas de la confortable maison où s’écoule sa retraite d’auteur régionaliste et d’amateur de jardins. Tout occupé aux soins de sa profession minutieuse, exclusive de grosses agitations et de longues absences, il dut borner son horizon aux brèves promenades du géologue et du botaniste. Aussi, par son commerce incessant avec l’indigène, il conserva l’usage quotidien du parler local et natal. De là, son inspiration limitée à quelques kilomètres de la Dore. De là, l’observation précise et méthodique ; ce qui n’empêche pas le pittoresque, le charme, la tendresse. De là, tant de saveur et de naturel du langage, ou des pièces de composition un peu apprêtée…
J’en étais arrivé au chapitre où je voulais signaler l’œuvre de M. Michalias, dont la renommée s’est imposée dans le monde félibréen. Cependant, je n’étais pas très assuré de mon jugement.
Quand je lisais :
« Ma Dore va, telle une jarretière, — autour des tertres fleuris.
....... .......... ...« Je nais d’une goutte de rosée… — Une goutte et une goutte font un fil, — mais pour coudre avec, il faut le dé — et aussi l’aiguille d’une fée.
....... .......... ...« Entre ses doigts, le fil se fait lien, — le lien se fait jarretière, — se fait ruban et même nappe — et s’étale par places dans les campagnes.
....... .......... ...« A la manière de petites langues, les feuilles, — de l’osier me viennent caresser. »
cela me semblait bien maniéré ; mais le patois avait un tel goût de terroir qu’on ne pouvait se méprendre à sa qualité foncière — si différente de notre cantalien. Je résolus de m’informer davantage, et de revenir aux pentes du Forez et du Livradois ; car, plus d’une fois, jadis j’avais parcouru la contrée en divers sens, de Saint-Étienne ou de Clermont-Ferrand au Puy, à Arlanc, à la Chaise-Dieu… Mais tous autres souvenirs étaient écrasés, au surgissement, en ma mémoire, de la cathédrale romane, des statues, des chapelles sur les brèches et des dykes volcaniques, ou de l’abbaye formidable, sur le plateau sauvage…
Aujourd’hui, c’est à Ambert que je vais, par acquit de conscience professionnelle, plutôt sans enthousiasme. Je crois la connaître, notre Auvergne, — et comment la sous-préfecture, la rivière, les arbres et les rocs vers lesquels le train m’emporte pourraient-ils se disposer pour me procurer quelque émoi inédit ? Oh ! je ne suis pas de parti-pris, et je m’entraîne sincèrement sur M. Michalias. Souvent, il décrit avec simplicité :
« On rentre…
La nuit tombe et le ciel se pointille d’étoiles ; — maintenant on n’y voit qu’à courte distance. — Même des sommets, les crêtes deviennent rares… — « Allons Labri ! Viens-t’en.
Ramène les moutons, et aboie la Marcade. — Vois, moi aussi je prends mon sac. — Cours, cours, fais-leur faire demi-tour… — Il faut aller manger la soupe.
Entre deux haies de mûriers sauvages, — bêtes et gens s’en vont par le sentier encaissé ; les brebis arrachent tout le long — quelque feuille à la ronce et y accrochent de leur toison.
Sous plus de mille petits pieds alertes, — le sable du chemin desséché, fait une fumée. — C’est, sur le sentier, tout semblable au lourd brouillard qui traîne sur les ruisseaux.
Ces bœufs, qui suivent pesamment, — la poussière garde l’empreinte du pied large et attardé. — De leur lèvre, parfois une bave, tel un grand crachat, descend sur le sol.
Des hommes en larges sabots, où leur pied est trop à l’aise, — suivent par derrière ; aucun ne parle. — De la bêche ou de la faux, le fer, sur leur épaule, — lance par moments un bref éclair.
Ils traînent bien un peu la jambe : — le soleil, toute cette journée, les a roussis par là-bas. — La poussière et la sueur mâchurent les joues… — Bah ! le lendemain il n’y paraît plus.
Et la nuit, doucement, arrive, sournoise, — sur les œuvres de Dieu. — C’est assez de travail pour aujourd’hui. — Va dormir, paysan, tu as rempli ta journée ! »
Il y a du rythme dans les chansons, de la couleur dans les tableaux, de la variété dans les sujets, du rire frais et de la saine gaillardise dans certains contes, comme le Jugement de Saint Pierre, qui refuse l’entrée du Paradis à la fille sage :
« Mais qu’est-ce que c’est qui se dissimule — là-bas ? Quelqu’un ou quelque chose ? Je ne me trompe pas, parbleu, — c’est la vieille béguine :
Qu’as-tu fait pendant ta vie, — de tes charmes ? Tu ne t’en es pas servie… — et cependant il faut des enfants — pour manier les faucilles, — pour façonner la terre, et aider au fermier !
Tu es comme ce vieux bénitier, — là-bas, où tisse l’araignée dans un coin, et où personne ne va… —
« Il n’y a que toi de damnée ! — Va prendre pour amoureux — Le diable qui s’ennuie… — Allons donc, jolie mariée, — allons, fiche le camp ! »
Même, M. Michalias touche à la grandeur, par les très humbles détails, devant la mort du paysan !
« La bêche et l’araire — Je ne puis plus les manier… — Alors mieux vaut m’en aller, — si je ne suis rien bon à faire.
Écoute-moi bien seulement : — En mourant, je suis chrétien, — dis-moi quelque messe ; — ensuite, tu seras maîtresse — de conduire la maison comme si c’était moi-même.
Mets (mène) la chèvre au bouc, — Et la vache (Bardelle) au taureau ; — Sème le champ de raves, — Tu sais qu’à notre Noire il lui en faut pour avoir du lait.
Et quand ce sera fait, — Tu faucheras le regain et feras les semailles. — Ainsi, paisiblement — tu vivras sans rien devoir, — et tu viendras à bout de payer notre ferme. »
Et le voici capable du plus délicat attendrissement aux ressemblances de la pure idylle :
SOUS LES BOULEAUX
« Le soir, lorsque nous venions tous deux — nous y asseoir, il me semble — que nous étions comme deux poussins qui se bécotaient, — réfugiés sous l’aile de leur mère.
La lune, en suivant son chemin, — blanchissait l’écorce d’un bouleau : — c’était là le parchemin — sur lequel nous mêlions le T de « Thérèse » — et le B de « Barthélemy ».
Mettant à profit cette faible lueur, — c’était un couteau, l’imprimeur — de notre petit livre d’amour — épelé dans les bois… et je n’en ai guère, — depuis lors, lu de meilleur.
Maintenant que nous sommes devenus des vieux, — moi et Thérèse, à la veillée, — simplement assis près de la bûche allumée, — il nous revient parfois devant les yeux ce bon temps sous la feuillée. »
Aussi bien, l’arbre pâle a inspiré à M. Michalias une délicieuse piécette d’anthologie :
LE PETIT BOULEAU
« Petite robe blanche et cheveux d’or — du petit bouleau — Il me passe quelque chose à travers le corps, — lorsque je vous vois…
Il me passe quelque chose à travers le corps — parce que je crois voir la robe de ma sœur, — la pauvre Thérèse…
Voir les cheveux de ma sœur — qui n’avait que dix ans, — quand la prit la Mort… — Voilà ce que je vois.
Et qui fait tant frissonner mon corps, — Parce que je crois revoir encore ma sœur, — en ce bouleau. »
J’étais charmé et dérouté par cette note aimable et plaintive, en telle opposition avec le rude accent de la Haute-Auvergne. Le train roulait, par la nuit glacée. Je m’endormis dans mon coin, jusqu’au matin peu hâtif de la mi-octobre, vers sept heures ; c’était le Livradois qui s’encadrait par images successives, à la portière — alors que je pensais continuer ma lecture ; c’est la Dore du poète, une souple et gracieuse rivière à travers les prairies bordées de saules et de peupliers, la paisible rivière et les calmes arbres de la plaine, sans rien de commun avec nos ruisseaux torrentueux des vallons cantaliens ! Ah ! que déjà je comprenais mieux l’œuvre de M. Michalias !…
Je fus tout à fait renseigné par le court trajet de la gare d’Ambert à la ville, sans rapport avec nos bourgs farouches, dans leurs aires de basalte ! L’Auvergne de M. Michalias est une autre Auvergne, qui a trouvé en lui un poète spontané et attentif, un fils pieux qui n’a pas dédaigné l’héritage ancestral. Ses habitudes d’examen et de précaution lui ont inculqué le goût du détail. Son œuvre manquera de lointain et d’ensemble, mais elle vaudra par de fines découvertes, une jolie pénétration. Où nous n’aurions aperçu que le vague aspect de la roche et de la verdure, il émerveillera nos regards par tel fragment de caillou où semblent s’être pétrifiés des milliers d’arcs-en-ciel, — que son marteau savant a fait sauter de quelque bloc enfoui depuis les premiers âges du monde…
Prodigieux mystère des sources qui peuvent cheminer à travers le sol hermétique, et se perdre, inconnues, ou qui vont jaillir à la révélation de la baguette de coudrier !
Une sensibilité de poète, ses dons d’observation, le trésor du vieux parler ambertois — tout cela aurait bien pu s’égarer ou se dessécher, par la course ou la stagnation de plus d’un demi-siècle au tréfonds du cœur et de l’esprit d’un tranquille bourgeois de province. Or, comme une source longtemps souterraine, la veine poétique a jailli de M. Michalias, à l’improviste.
Cela lui est venu d’un jour où, retiré des affaires, il s’était cassé la jambe. C’en était fini, pour quelques semaines, des promenades du botaniste, de l’entomologiste, du géologue… Ce fut la bonne souffrance où, momentanément sevré d’activité, la méditation fut la seule ressource du malade.
Les souvenirs, les images qui se pressaient, M. Michalias entreprit de les classer, comme il avait fait toute sa vie, de son butin d’insectes, de plantes, de minéraux. Il composa des tableautins d’un réalisme discret et sincère, qui lui valurent les plus hautes approbations félibréennes. Il avait écrit par jeu, pour se distraire : l’amateur se révélait poète, d’une imprévue personnalité. La philologie s’emparait de son œuvre, historiquement précieuse par la qualité et la quantité des matériaux sauvés et rassemblés ; non pas des vocables de bibliothèque, perdus et refroidis, dont les spécialistes scrutent la structure évidée, mais du patois de plein air, capturé au soleil et épinglé encore tout frémissant, comme le papillon avec toutes ses couleurs, avant de se recroqueviller et de disparaître.
La renommée a visité M. Michalias, sans qu’il l’ait fort provoquée. Ses deux volumes (1904, 1908) n’ont été tirés qu’à une centaine d’exemplaires chacun, restés hors commerce. Mais nombre de pièces avaient paru dans les revues décentralisatrices, où elles avaient conquis l’admiration du Midi.
L’enthousiasme est venu du Nord, aussi : traductions en suédois, par le Dr Goran-Bjorkman, de Stockholm ; en allemand, par le Dr Hans Weiske, de Cottbus (Brandebourg).
Tant d’éloges n’ont point mordu sur la solide modestie de M. Michalias. Il continue de produire, mais résiste à publier un nouveau volume. Il a goûté son succès. Peut-être se rend-il compte que d’autres n’auraient pas plus de saveur. Il eût pu être majoral d’Auvergne, avec quelque intrigue, à la mort de Vermenouze, qui l’avait souhaité comme successeur. Mais M. Michalias ne se dépense pas en vanités. C’est un sage. Et voilà le bonheur, édifié dans la calme retraite due au travail accompli.
Un bel enfant blond, câlin et rieur, met son gentil tumulte dans la demeure des grands-parents qui, tout à l’heure, partiront pour quelques jours chez leur fille et leur gendre, — pas bien loin d’ici… Mais qui prendra soin du jardin ? Car M. Michalias cultive son jardin, un rare enclos fermé aux regards, derrière la maison. Il y descend à l’aube, pour découvrir ou sortir les plantes, abritées la nuit. La gelée, ici, est précoce et meurtrière pour les espèces fragiles. Le jardin de campagne ! avec des planches de légumes, des massifs de fleurs, des arbres fruitiers ; un potager d’agrément, qui s’égaie de myosotis, de bégonias, de géraniums, de groupes de rosiers, de touffes de rhododendrons, entre les murs vêtus de clématites et de glycines, et coiffés de lilas.
Mais l’arrière-saison a défeuillé les branches et roussi les pétales. Cependant, le propriétaire nous guide vers « son placard à chrysanthèmes », richement épanouis, mais qu’il faut abriter, adossés à la muraille garnie d’un auvent où, la nuit, s’accroche une devanture de paillasson. Une porte poussée, et voici l’annexe, plus rustique, dont vient de s’agrandir le discret domaine, maintenant ombragé d’un cèdre centenaire, — et bordé, à sa frontière reculée, de hauts sapins sous lesquels gazouille une fontaine…
Oui, la vie régulière, méthodique, de M. R. Michalias et sa retraite si doucement agencée expliquent ce qu’il y a d’un peu rangé et de contenu dans sa poésie pourtant si naturelle et véridique. Ce n’est point de l’apprêt, mais de l’ordre. Ce n’est pas un défaut, une faiblesse de l’artiste et de l’œuvre, — mais la résultante des suggestions ambiantes ; ce pays de Livradois est tout plaine ; la vallée, de tout repos, où paresse la Dore entre ces deux lignes de montagne sans secousses ; par ici, on est villageois plus que montagnards.
Ceci caractérise l’inspiration de M. R. Michalias et le différencie d’un Vermenouze. Je dis bien : l’inspiration. Ainsi arrive-t-il à des patoisants de nous donner la poésie qui manque trop souvent à la littérature…
Les chants de M. R. Michalias, ce sont des Promenades et Intérieurs, des Intimités… Oui, je songe au François Coppée des humbles choses, des impressions à mi-voix, du sentiment murmuré. Je parle d’une manière de sentir et de s’exprimer. Sans quoi il n’y a aucun rapprochement à faire entre les sentiers, semés d’écailles d’huîtres des barrières et de la banlieue parisienne et le paysage d’Ambert.
Heureuse petite ville, riante et simple, que nulle laideur n’isole de la grâce environnante des eaux, des cultures, des prés, des bois ! Il est peu d’endroits habités d’où, pour joindre la campagne, il ne faille traverser des espaces interlopes, une zone intermédiaire, des parages qui ont cessé d’être ruraux et ne sont pas devenus citadins !
La rue d’Ambert se perd dans la campagne, ou c’est le chemin des champs qui s’égare dans la ville. La promenade n’est pas une expédition : c’est le tour du jardin qui se prolonge, — et qui n’en finirait plus, par tant de séductions agrestes…
Je l’ai dit, au début, la poésie de M. R. Michalias, c’est la tasse de lait, — qui ne conviendrait guère aux palais brûlés de boissons fortes : l’alouette, la source, la cigale, le grillon, l’hirondelle, la voix du pâtre, la cloche de l’angélus, la brise d’été, la rafale d’hiver ! La chanson de la fileuse, les contes de l’aïeule ! La fuite des jours et des saisons, scandée par les labours, les semailles et les moissons ! L’éternelle humanité primitive du paysan, asservi à la glèbe du petit pâtre au gros fermier, de la servante à la maîtresse ! Le chant et la danse d’un dimanche, d’une fête, d’une noce, qui tranchent sur la monotonie des semaines. Toute une existence attachée, comme une chèvre au piquet, au clocher natal, — qui ne s’en éloigne jamais que d’une longueur de corde :
A LA PRIÈRE DU SOIR
« Vers le clocher, la sonnerie se meurt peu à peu ; — dans l’air, il n’en reste qu’à peine un frémissement. — Notre église disparaît dans l’ombre du soir, — mais on y allume, c’est l’heure de la prière.
J’y entre juste au moment où une petite troupe de jeunes filles, — ruban bleu sur la poitrine, chante au milieu du chœur ; — comme moi, vous aussi, vous auriez cru certainement — entendre des oiseaux, l’été, perchés sous les ramilles.
Les cierges font un amas de gouttes autour de la mèche ; — le vicaire, en surplis blanc, monte en chaire, retire sa petite calotte noire et dit la prière — pendant que fume là-bas un encensoir.
Que voulez-vous ? Moi qui suis une espèce de parpaillot, — (je ne suis que comme je suis et cependant pas mauvais homme) — de sentir cette odeur, d’entendre ces chants et tout le reste — cela me fit quelque chose… et moi aussi, je priai un peu ».
Enfin, une des caractéristiques du talent de M. R. Michalias, c’est le mouvement, la justesse du dialogue quelque peu féroce, toutefois, et excessif comme dans Funérailles — quoique ces propos l’auteur les ait probablement entendus ! Mais cela détonne, parmi la verve bienveillante et attendrie dont le poète raconte, à l’habitude, les gens et les choses du Livradois.
Comme on l’a vu, ces chants en patois d’Ambert devaient solliciter des romanisants. M. Michalias s’est pris lui-même à vouloir démonter le mécanisme de l’instrument dont il s’était, d’abord, ingénument servi. Il a élaboré un Essai de grammaire auvergnate, qui n’est pas un modèle de méthode scientifique. On ne s’improvise pas philologue, et les spécialistes lui reprochent d’errer sur la phonétique et la morphologie.
Quand même, la recherche est louable, et le résultat précis. Ainsi en juge, avec autorité, M. B. Petiot :
« Des exemples nombreux, non composés artificiellement à l’appui d’une règle, et, partant, toujours suspects, mais formés de phrases familières réellement entendues, nous donnent, mieux que toutes les explications et toutes les théories, l’impression d’une langue parlée et bien vivante, et nous en font pénétrer le génie. C’est ici que l’auteur, bien servi par sa connaissance des moindres nuances du patois, retrouve sa supériorité. J’ai dit plus haut que la syntaxe, resserrée en un chapitre de quatre pages, était insuffisante, et c’est vrai. Mais ce n’est pas dans ce chapitre seulement, qui lui est spécialement consacré, qu’on trouve la syntaxe ; elle est répandue dans tout le livre ; et, à condition de la dégager des exemples on aura une connaissance assez complète de la langue. On ne saurait donc trop féliciter M. Michalias d’avoir ainsi multiplié les exemples ; ils corrigent et complètent heureusement ce qu’il peut y avoir par ailleurs de défectueux dans son livre. L’insuffisance théorique est compensée par la connaissance pratique. Un souhait pour finir : M. Michalias rendrait un grand service aux études de patois en composant un vocabulaire des parlers de sa région. Le grand dictionnaire de Mistral ne rend pas inutiles les lexiques spéciaux. Si, dans chaque pays, on relevait les mots ou les sens qui ne se trouvent pas dans le Trésor du Félibrige, on aurait ce qu’il y a de plus caractéristique dans un parler. Et, pour la région d’Ambert, nul, plus que M. Michalias, n’est qualifié pour entreprendre ce lexique spécial »[48].
[48] Revue d’Auvergne, septembre 1910.
M. Michalias l’a entrepris, et il en viendra à bout, — comme de tentatives autrement ardues. N’est-ce pas à lui que les Ambertois doivent l’initiative de ce reluisant établissement de bains-douches populaires, tout modern-style, aux gaies faïences de couleur, d’un aménagement irréprochable, d’une propreté éclatante, — où, pour quatre ou cinq sous, l’eau est distribuée à profusion à tout venant ? La fondation, émanant d’une Caisse d’épargne prospère, était destinée au public le plus modeste, à l’employé, au paysan. Ils n’y sont guère venus. Par contre, la population aisée y fréquente en foule. Sans doute, peu à peu, l’exemple des citadins et des bourgeois entraînera le campagnard et l’ouvrier. Ainsi le philanthrope et l’homme de progrès seront récompensés de leur effort. Même chose pourrait advenir pour le poète patoisant, en sens inverse : de retarder la fin du parler ambertois.
De voir « les Messieurs » faire tant de cas du vieux langage naguère dédaigné et reculant de la ville au village et du village au hameau arriéré, le paysan ne rougira plus de l’employer au lieu du français de hasard ramassé à la foire et au cabaret. De le lire imprimé, il l’estimera à une autre valeur, comme le seau ou la lampe de cuivre jetés au rebut et qu’il voit acheter par les amateurs, comme le flambeau d’étain, la croix d’or émaillée échangés pour quelque affreux objet « à la mode » — et devenus introuvables.
M. Michalias a prouvé que l’on peut être, à la fois, épris du passé et féru d’hydrothérapie, sans qu’il en résultât d’autre catastrophe que de la renommée et du bien-être supplémentaire pour le cher pays natal…
Des Poètes nouveaux. — Le buste d’E. Chabrier. — Henri Pourrat. — Charles et Olivier Calemard de La Fayette. — La Petite victoire de Samothrace. — Le poème des champs. — Considère…
J’ai gardé le goût des vers et la passion des paysages. Peut-être est-ce d’avoir traîné mon enfance par la hâve et fuligineuse banlieue que je n’arrive pas à me rassasier de nature et d’espace ! Peut-être, est-ce d’avoir fabriqué « des vers impressionnistes », — que j’ai, par l’amour des contraires, gardé la passion de la poésie — des autres, français et patoisants… Toujours est-il que je n’approche jamais sans émotion le recueil d’un poète nouveau. D’abord, ce n’est pas un volume qui se vende. Vraiment, le poète se donne ! Avec le prosateur, si désintéressé soit-il, tout de suite nous entrons en compte, nous faisons une affaire, lui, surtout ; il demande de l’argent, il touche ; et nous en sommes pour notre dépense.
Des vers, des paysages, voilà qui me tentait ; d’autres paysages, — le Velay voisin — que me vantait chaleureusement Henri Pourrat, dont le jeune talent affirmé dans les Films auvergnats, Sur la Colline ronde, en collaboration avec Jean l’Olagne, enchante les régionalistes, et mérite de gagner tous les lecteurs. Ce sont des scènes savoureuses de la vie du Livradois, — annexé à la littérature française, dans une langue robuste, pleine, serrée, aux images hardies, nettes et justes — entre Guy de Maupassant et Jules Renard. Comme la Dore a trouvé son poète patois en M. Michalias, ses riverains et les campagnards ressortissants d’Ambert ont rencontré dans MM. Jean d’Olagne et Henri Pourrat des conteurs à qui ils doivent de nous apparaître typiques, définitifs, inoubliables, admirablement locaux. Il y a là des mœurs, du pittoresque inédits ; ces paysans sont de ce pays, pas d’un autre…
Donc, M. Henri Pourrat, dans nos promenades autour d’Ambert, m’entretenait de nature, de littérature, d’art, et de la poussée industrielle et commerciale de la petite capitale du Livradois, où se fabriquent des chapelets pour toutes les parties du monde. Le petit palais cossu de la caisse d’épargne dit assez l’accroissement des économies que les bas de laine déversent dans ses coffres de fer. Mais Ambert ne s’enorgueillit pas que de ses usines et de ses écus. Cet été, elle honorait, par un buste dû à Constantin Meunier, en place publique, l’un de ses plus glorieux enfants, Emmanuel Chabrier[49].
[49] A l’inauguration du monument (du sculpteur Vaury, surmonté du buste par Constantin Meunier), M. J. Desaymard a redit ainsi cette cruelle destinée d’un génie contre qui s’acharnait la malchance :
« Emmanuel Chabrier naquit à Ambert, en 1841, d’une vieille famille Ambertoise. Tout, en lui, rappelait son pays natal : depuis son nom, à étymologie pastorale, jusqu’à son accent, ponctuant drôlement des locutions du crû : « Eh ! ma mie ! — Ah ! bonnes gens ! » depuis ses houppelandes et ses vastes chapeaux restés légendaires, jusqu’à la carrure de son corps replet, surmonté d’une face large et animée, au front puissant, au regard incisif. Mais surtout ce qui faisait de lui la personnification même de sa race, c’était son tempérament volontaire, véhément et combatif, la vie ardente qui bouillonnait en lui, et s’épanchait, tantôt en une verve comique intarissable, tantôt en une tendresse effrénée ; c’était enfin son inspiration, affirmant dans toutes ses œuvres la joie et la beauté de vivre.
« Voilà pourtant l’homme que guettait la plus cruelle Destinée : — toute sa carrière artistique ne fut qu’une suite de malchances broyant peu à peu sa volonté tenace. D’abord, sa vocation musicale fut contrariée ; il dut faire du droit pour obéir à son père et ne put étudier son art qu’à moments perdus, au gré des loisirs que lui laissaient ses occupations au Ministère de l’Intérieur (1862-1880). En 1881, cependant, une bonne fortune échut à Chabrier ; libéré du ministère, il put accepter les fonctions de secrétaire auprès de Charles Lamoureux, lancé alors en pleine bataille artistique et menant le bon combat wagnérien : Chabrier fut un de ceux qui contribuèrent à la victoire ; il en retira le bénéfice de se faire connaître autrement que comme auteur d’opérettes, et Lamoureux lança sa rhapsodie Espana qui eut la fortune que l’on sait. Mais à cette époque commença le calvaire de Gwendoline ; cet opéra, qui fut l’œuvre capitale de Chabrier, ne put trouver, pendant longtemps, de théâtre où se produire. Le 10 avril 1886, enfin, la première représentation de Gwendoline avait lieu… à la Monnaie de Bruxelles. Mais la malchance persistait : à peine Gwendoline triomphait-elle depuis quelques jours en Belgique, que le directeur de la Monnaie faisait faillite. Ensuite, l’infortuné chef-d’œuvre fit le tour de l’Allemagne, le tour de France, mais toujours sans pouvoir forcer les portes de l’Opéra. Alors Chabrier, qui avait besoin de gloire et aussi d’argent, mit son espoir sur une œuvre d’un art plus accessible au public : le Roi malgré lui. Accueillie avec faveur à l’Opéra-Comique, cette pièce y était à peine installée (21 mai 1887), que le théâtre, quelques jours après, devenait la proie du fameux incendie qui le détruisit. Malgré ce nouveau revers, Chabrier voyait encore un avenir brillant devant lui : les représentations de Gwendoline, quoique étrangères à Paris, l’avaient décidément rendu célèbre ; partout il était recherché, fêté ; en juin 1886, ses compatriotes s’étaient honorés de le recevoir et de lui faire présider un concours musical qui avait lieu à Clermont-Ferrand, et ce fut le retour triomphant au pays natal, dans l’apothéose d’une gloire naissante. Après l’écroulement brutal du Roi malgré lui, Chabrier se mit donc courageusement à l’œuvre, pour l’élaboration du drame lyrique qui devait être la suprême expression de son génie : Briséïs ; il ne put achever cette entreprise ; l’épuisement paralysa peu à peu ses facultés, usées par de trop grands efforts, par les déceptions, par la vaine attente de voir représenter Gwendoline à l’Opéra. Cette consolation, il l’eut à peine : quand Gwendoline parut enfin sur la scène de l’Académie Nationale de musique, le 27 décembre 1893, la raison de Chabrier était trop affaiblie pour qu’il pût se rendre compte clairement de ce qui se passait. Il mourut quelques mois plus tard, le 13 septembre 1894, dévoré par le regret de ne pouvoir achever Briséïs.
« L’œuvre d’Emmanuel Chabrier reflète les puissants contrastes de son génie. Tantôt d’une verve folle, d’un esprit hilarant, d’un pittoresque grouillant ou d’une grâce légère, elle nous offre à peu près les seuls exemples qu’on ait de ce que pourrait être la musique humoristique, c’est-à-dire, par opposition avec la vile opérette, une musique qui tirerait tout son effet comique de moyens purement artistiques : non seulement de la mélodie, mais de l’harmonie, du rythme, de l’orchestration, de la prosodie. Dans ce genre, la trilogie humoristique des Cochons roses, des Petits canards et des Gros Dindons est un pur chef-d’œuvre ; mais il faut citer aussi : dans la note surtout comique, l’opérette de l’Étoile ; dans la note surtout pittoresque, Espana Habanera, Joyeuse Marche, la Bourrée fantasque, les Valses Romantiques, et la plupart des Pièces pittoresques ; dans la note spirituelle et légère, l’Éducation manquée et le Roi malgré lui. Tantôt encore, l’œuvre de Chabrier nous fait entendre les accents de l’héroïsme, d’un héroïsme rude qui lui est bien spécial, et c’est Gwendoline, et ce sont les rôles de chrétiens dans le fragment de Briséïs. Tantôt enfin — et c’est peut-être là qu’était la note la plus intime de Chabrier, — sa musique nous traduit une tendresse infinie, parfois éplorée ; elle est une caresse enveloppante, elle exprime la vraie nature de son âme, qui était toute « d’effusion affectueuse », suivant le mot de Vincent d’Indy : telle est l’inspiration de quelques « pièces pittoresques » comme l’émouvant Sous-bois, de la plupart des romances, l’Ile Heureuse, le Credo d’amour, Toutes les fleurs, Tes yeux bleus, etc., de la Sulamite, et de presque tout le premier acte de Briséïs.
« Chabrier s’était fait un style bien personnel et facilement reconnaissable. Ses arpèges, ses appogiatures, ses audacieux enchaînements d’accords de neuvième, ses accouplements insolites de timbres, dans l’orchestration, créent une atmosphère musicale qui lui est bien propre. Certes, il n’a rien inventé, à proprement parler, en fait de technique musicale ; mais, par la hardiesse de son harmonie et de son instrumentation, il a eu la plus large part dans cet affranchissement de l’écriture musicale dont s’honore l’école moderne. En maints passages de Gwendoline, et surtout dans la Sulamite et Briséïs, on sent déjà très nettement l’esprit dans lequel seront conçues les œuvres de Debussy et de ses disciples. »
Ou bien, avec admiration et pitié, M. Henri Pourrat me citait Olivier Calemard de La Fayette… Un jeune, et qui n’est plus, et que j’ignorais… On peut suivre un temps, à travers les petites revues, les générations qui montent… Et puis, l’on perd le contact… On ne peut tout lire… Il faut qu’un nom éclate, en fanfare retentissante, pour frapper nos oreilles. Encore, restons-nous défiants, maintenant que chaque année nous découvre des princes et des lauréats du vers et de la prose par douzaines.
Olivier de La Fayette ! M. Henry Pourrat m’en parlait avec transport, me communiquait des articles récents, à propos de la stèle commémorative élevée au chef-lieu de la Haute-Loire. Je résolus de pousser jusqu’au Puy et de m’y arrêter. Je connaissais la région, inséparable de l’Auvergne. Du moins, je croyais la connaître. Je la vis comme renouvelée, plus saisissante que jamais. Une lyre invisible, frémissante et désespérée, vibrait aujourd’hui, par les champs et les monts naguère accablés du plus morne silence…
Des paysages, des vers, par ces bons vieux trains si lents, qui s’arrêtent partout, — et voilà qui suffit à mon bonheur, et je marquerais la journée d’une pierre blanche, s’il y en avait, dans ces parages de lave sombre.
Olivier Calemard de La Fayette… Il naquit au Chassagnon (Haute-Loire), le 27 août 1877 ; il y mourut le 13 octobre 1906. Il n’a publié que le Rêve des jours, en 1904. Sa famille et ses amis, en 1909, ont fait paraître son volume inachevé : La Montée, avec des fragments de prose, et quelque correspondance. Mais comment ne point être conquis et bouleversé tout de suite. Il n’avait pas trente ans, quand sa voix s’est tue, celui qui écrivait de tels vers, dont M. Pierre de Nolhac a dit si bien : « Le jeune génie d’Olivier de La Fayette ressemble à cette Victoire de Samothrace qu’il a chantée. Elle s’élance ardemment vers le ciel ; toutes les puissances de vie sont en elle ; mais ses grandes ailes sont à demi brisées, et nul ne saura jamais les lignes admirables de son visage mutilé. »
A ma petite Victoire de Samothrace
Je parcours les comptes rendus de l’inauguration du monument que Le Puy a élevé le 30 juin 1912 à Charles et à Olivier Calemard de la Fayette. Car le grand-père a laissé un Poème des champs, fort estimé de Sainte-Beuve. Il avait fait partie des cénacles romantiques, ami de Th. Gautier, d’Arsène Houssaye, de Gérard de Nerval, quand il se retira dans sa terre :
Par les quelques fragments des journaux, il est facile d’apercevoir que le petit-fils, touché d’autres inquiétudes morales et religieuses, souffre de ne pouvoir s’en tenir aux horizons rustiques de l’aïeul :
Certes, Olivier de La Fayette sent la nature, la terre et le ciel d’Auvergne, des Cévennes, du Velay, de la Limagne, auxquelles il dédie une grande partie de son volume… Mais il dépasse vite : « La profondeur ni la beauté du ciel étoilé ne sauraient satisfaire, même un instant, le désir de l’infini, que pourtant elles avivent. L’inconscience de la matière suffit à nous rendre plus étrangère que son indifférence même. » Ainsi argumente le poète, à propos d’une de ses inspirations. Aussi s’évade-t-il au plus tôt du décor étroit des pays et des saisons, à la poursuite du Mystère que ne lui masquent pas d’éphémères apparences :
… Les voici, les belles feuilles de novembre, à ces arbres, à ces bois roux dont il invoquait la muse ! Par Arlanc, Saint-Alyre, la Chaise-Dieu, le lac de Malaquet, quelle communion d’or et de flamme, — qui semble processionner vers le Puy, vers la stèle du poète… Avec les bouleaux, les peupliers, les hêtres, les cerisiers, les vinaigriers, d’autres dont je ne sais pas les noms, ce sont toutes les roses, tous les rouges, toutes les pourpres, tous les carmins de la palette, du feu, du corail, de la chair, des pierreries, des fleurs, des aurores et des couchants. Comment avec des mots redire l’apothéose de cette fin d’après-midi d’arrière-saison, au long de ce train-omnibus qui, par tant d’arrêts, peut-être, voulait témoigner qu’il n’était pas pressé de quitter ces merveilleux parages ! Nulle part encore, je n’avais assisté à pareille féerie, à si outrancière et délicate débauche de couleurs et de nuances, du vinaigrier éclatant comme un brasier d’incendie parmi les verts sapins, au svelte et haut peuplier à pâleurs d’ambre, laissant tomber des jaunets de cuivre clair comme la menue monnaie de ce fabuleux inventaire de la fin des beaux jours ! Mais à grands seaux de ténèbres, la Nuit va noyer ces flammes précaires, ces feux rapides de la forêt éphémère.
La jeunesse méditative d’Olivier de La Fayette ne se satisfait pas des spectacles de la nature environnante. Il aimait les paysages de la contrée natale. Son œuvre est imprégnée de leur forte et sainte atmosphère. Mais le problème de la destinée hantait sa pensée, comme tourmentée de l’angoissante échéance :
« J’ai trop songé, ce soir, aux choses lumineuses… » dira-t-il, en cet admirable poème du Bourdon, du symbolique insecte dont il suit nostalgiquement l’évasion vers le ciel !
La Montée ! C’est vers par vers qu’il faudrait suivre l’ascension passionnée du poète :
La vérité, il la cherche en tous sens, jusqu’en l’espoir de la société future où, la matière vaincue, les hommes connaîtront la fin des labeurs ingrats ; comme dans le Rêve des Blés. Mais le passage en ce monde est bref :
D’ailleurs, le poète est prêt à rendre à la Nature tout ce qui lui vient d’elle :
Du poète de la Montée, je ne voulais que citer quelques strophes, pour prêter leur musique à ce décor sublime, vers le plateau de la Chaise-Dieu. Or, il se trouve que l’œuvre d’Olivier de La Fayette, d’une telle inspiration, n’est pas de celles où l’on découpe le refrain léger qui se suffit et suffit souvent pour caractériser la manière, les tendances, le talent d’un artiste. Ici, à travers le monument inachevé, une voix s’impose, irrésistible. On a prononcé les noms de Maurice de Guérin, de Sully-Prud’homme, d’Alfred de Vigny, de Pascal. On pourrait en prononcer d’autres. Toutes les possibilités étaient dans ce jeune homme, marqué de génie, il faudrait toute une étude pour analyser le développement ardent de sa pensée jusqu’aux souveraines altitudes. Il faudrait des pages et des pages pour le situer parmi la génération, dont il se rapprochait par quelque symbolisme, mais dont il s’éloignait et qu’il domine par sa clarté toute méridionale. Il est du Velay des bons troubadours. Il a fréquenté les félibres de Toulouse. Il était ennemi des techniques étroites. Son vers est abondant, lyrique et solide, harmonieux, précis, direct. La Montée ! Jusqu’où ce vertigineux enfant n’aurait-il pas escaladé. Il se cherchait encore :
Pourtant :
Ainsi, des Étoiles sa vision retombait à la terre natale, dont il restituait avec grandeur les tableaux familiers :
Un volume de début, et un recueil posthume, le Rêve des jours, et la Montée, où l’on a rassemblé l’œuvre inachevée, d’un si haut vouloir, de tant de chaude intelligence, d’une si personnelle sensibilité… Mais, à chaque page, la beauté luit, la pensée flambe, comme l’or à l’arbre élancé « qui garde des rayons dans ses hauteurs ». Destinée brûlante et courte, qui, plus que sur une stèle sculpturale, aurait pu s’inscrire sur une de ces aiguilles de lave figées dans leur jaillissement volcanique, qui prête aux paysages Vellaves de tels aspects titaniques et foudroyés.
Olivier Calemard de La Fayette était bien le fils grave et ardent de cette Auvergne vellave. On a prononcé, ai-je dit, les noms de Pascal et d’Alfred de Vigny ? On pouvait, pour le poète de vingt-neuf ans, qui, se sachant perdu à bref délai, quelques semaines avant sa mort, se résignait avec une telle noble fermeté, ne s’abandonnant pas à maudire d’avance, « un ordre dur, inexplicable ou vain ».
Le tombeau de Mistral. — Le Pavillon de la Reine-Jeanne. — L’épitaphe anonyme. — C’était un roi de Provence…
J’ai liquidé l’enclos de Maussac, où j’étais installé depuis 1899 pour mon fils à qui je voulais faire des muscles montagnards, une âme auvergnate, où je revenais avec tant de joie de mes courses brûlantes en Extrême-Orient. Des raisons matérielles me rappelaient à Paris. Le gamin n’avait pas trop à se plaindre, puisque son adolescence allait s’écouler parmi les arbres séculaires de Malmaison. J’imagine que des récifs bretons aux volcans d’Auvergne et aux ombrages napoléoniens, le décor où sa vie fut située jusqu’à la dix-huitième année n’aura pas manqué de grandeur, de variété ni d’agrément ; mais il faut être avancé dans la vie, pour goûter les souvenirs d’enfance ! Je ne quittai pas Arpajon sans mélancolie, mais je fus consolé, — quant à l’enclos — à mon premier retour, presque tout de suite. Une grandiose allée d’arbres, qui faisaient voûte, du bourg vers la gare, avaient été abattus. Une scierie bruyante et encombrante fonctionnait, de l’autre côté du chemin. Le nouveau cimetière s’établissait, découpant, là-bas, les prés, de ses murs lugubres. C’en était fini des beaux jours de Maussac, — dont nous n’aurons pas eu, du moins, à supporter l’enlaidissement et la déchéance.
Dorénavant, deux ou trois fois l’an, je gagnai la Provence par l’Auvergne, Maillane par Vielle et Aurillac, le lent et pittoresque trajet par la montagne.
— Vous verrez Mistral, me disait Vermenouze.
— Vous avez vu Vermenouze, interrogeait Mistral. Quelles nouvelles ?
Hélas, de plus en plus mauvaises ; les médecins expédiaient le malade, tantôt à Amélie-les-Bains, tantôt à Hyères ; il n’en revenait pas amélioré.
De Maillane, quel splendide espoir, par contre, je rapportais ! Vieillesse est un substantif qui ne pouvait s’employer pour le père de Mireille. Tel je le quittais, au printemps, tel je le retrouvais en automne. Jamais, il ne parlait de sa santé. Les déjeuners avec Mistral sont peut-être les seuls où je n’aie jamais entendu parler régime ! Par exemple, jamais je ne l’ai vu plus allègre et droit, que l’après déjeuner où il nous conduisit au cimetière admirer son tombeau.
Vraiment, il faisait un temps à parler de la mort : l’orage s’abattait en trombes apocalyptiques sur les vendanges inachevées ; le désastre s’acharnait sur la vigne…
Ce fut le début de la conversation, à Maillane, dans la blanche salle à manger que Paul Arène comparait à l’intérieur d’un phare. Mais ici, la lampe ne s’éteint jamais, il y brûle, sans cesse, la flamme géniale du poète.
Mistral nous faisait goûter son raisin. Il avait donc des vignes ? Non, plus de vignobles, un petit clos pour son dessert, et sa bouteille personnelle. Après avoir planté, comme tout le monde, il y a une dizaine d’années, escomptant la facilité du bénéfice, il avait bientôt arraché ses vignes, reculant devant la dépense du matériel, de la vaisselle vinaire !
A ce moment, la servante parle à l’oreille du maître, qui sort, rentre peu après, pose sur la nappe des papiers, une facture dont il nous montre le timbre frais acquitté :
— Je viens de verser quinze cents francs à mon entrepreneur… Vous ne vous douteriez pas pour quel travail ?… Eh bien ! j’ai fait faire mon tombeau…
(En Annam, en Chine, souvent mes hôtes m’avaient montré leurs monuments funéraires, construits d’avance, qui font partie, pour ainsi dire, d’un mobilier usuel tant soit peu confortable… En France, c’est plus rare…)
Les yeux de Mme Mistral s’embrument ; l’admirable et tendre épouse s’attriste du tour que prend la causerie, mais cela ne saurait durer… Comme le vent chasse les noirs nuages, d’une voix joyeuse, d’un geste dominateur, le Maître refoule si loin les pensers lugubres !
Jamais Mistral ne m’était apparu aussi en verve, d’une telle fougue juvénile, si robuste et si droit dans sa fière stature : il semble bien commander au Temps ! Aussi, Mme Mistral s’est rassérénée et conte à son tour des traits de la race, ce mot d’une jeune fille toujours gaie, qui disait :
— Chez nous, c’est de famille, on meurt en riant !
C’est dans une journée aux Baux, parmi les ruines merveilleuses, devant le Pavillon de la Reine-Jeanne, que l’idée de son tombeau a traversé l’esprit du promeneur…
Mais comment rendre cette parole qui a des ailes, ce geste qui fait de la lumière ! La tempête peut s’amonceler au dehors : nous sommes dans le phare où brille la radieuse clarté. Quel discours exquis sur la gloire, sur la gloire éphémère, sur la postérité chanceuse… Nous citons Homère, Virgile… Mais l’auteur du Poème du Rhône est sceptique :
— Qui lirait l’Odyssée et l’Énéide, si ce n’était aux programmes scolaires ?
Il n’inscrira donc pas même son nom sur la pierre funèbre, mais cette épitaphe seulement, qu’il me confie :
Ce n’est pas pour lui, mais pour Dieu, et à la gloire de la Provence, que s’élèvera le monument…
— Oui, je sais bien comment cela se passera… Tenez ! je viens de l’expliquer en vers… Je vais vous les lire…
MON TOMBEAU
Sous mes yeux je vois l’enclos — Et la coupole blanche — Où, comme les colimaçons, — Je me tapirai à l’ombrette.
Suprême effort de notre orgueil — Pour échapper au Temps vorace, — Cela n’empêche pas qu’hier ou aujourd’hui — Vite se change en long oubli !
Et quand les gens demanderont à Jean des Figues, à Jean Guévré : — « Qu’est-ce que ce dôme ? » ils répondront : — « ça c’est la tombe du Poète,
Poète qui fit des chansons — Pour une belle Provençale qu’on appelait Mireille ; elles vont, — Comme en Camargue les moustiques,
Éparpillées un peu partout ! — Mais lui demeurait à Maillane — Et les anciens du terroir — L’ont vu fréquenter nos sentiers. »
Et puis un jour on dira : « C’est celui — Qu’on avait fait roi de Provence… — Mais son nom ne survit plus guère — Que dans les chants des grillons bruns. »
Enfin, à bout d’explications, — On dira : « C’est le tombeau d’un mage — Car d’une étoile à sept rayons — Le monument porte l’image. »
Lecture émouvante s’il en fut, mais Mistral ne semblait pas, ne voulait pas prendre garde à notre trouble.
— Et puisque je l’ai payé, nous pouvons aller le voir.
En route pour le cimetière proche, parmi les dalles sombres et les mausolées de village, s’élève une jolie réplique du Pavillon de la Reine Jeanne si gracieux avec sa coupole légère, ses arcades élégantes, ses sveltes colonnettes…
Mistral, rêvant que le paradis devrait être la réalisation de ce que l’on a souhaité sur terre, pense qu’il sera bien sous ce kiosque charmant, pour tenir une éternelle Cour d’Amour. Avec l’Étoile du félibrige, le masque de son chien Pan-Perdut, quelques « Belles-têtes » seront sculptées aux clefs de voûte des Arlésiennes :
— Il ne faut pas oublier celles qui nous ont inspiré, murmure le poète…
Retournant à sa maison, il se félicite encore.
— Si je m’étais adressé à un architecte il m’aurait fabriqué un monument funéraire… Or je voulais quelque chose à mon goût… Cela en vaut la peine, c’est pour longtemps. Il y a quelques branches du jardin qui me le cachent un peu, je vais les faire abattre… Je suis très heureux à la pensée que je serai bien logé pour l’éternité !
La fin de Vermenouze. — Douceur et sagesse. — Les arbres d’Hyères. — Le dernier Noël. — L’Auvergne en deuil.
Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de brèves reprises, il se sentait perdu. Il fut incomparable de foi, de sérénité, de bravoure. Il nous a légué le plus pur exemple de résistance humaine dans l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement des horizons où s’était plu sa robuste activité. La verve du conteur, le rire ont disparu. La mélancolie et la tristesse sont venues, mais une âme imprévue d’exquise douceur se révèle. Le caractère ancien du capiscol nous paraissait dans son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais non sans rudesse ; maintenant, le montagnard s’est dépouillé de sa rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle de réformer un tempérament jadis prompt et volontaire, désormais soumis à la loi divine ; nulle plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des strophes qui n’ont plus rien de terrestre, d’une adorable pureté de forme, qu’il jette un précieux regard sur les heures évanouies :
De plus en plus, il devait s’enfermer au logis, émacié, fiévreux, contre la cheminée où s’immobilisaient ses fusils :
Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués si gaillardement, naguère, dont les ombres chrétiennes lui apparaissent, consolatrices :
Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie de retour à la foi, a pu écrire des hexamètres de cette pure et touchante simplicité. Voilà, après une existence d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze, qui n’était pas sans quelques habitudes invétérées de vieux garçon, tout fondu, en douceur, en tendresse infinie, à l’emprise de son cher entourage, fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces, rimant des propos de noces émus :
Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait Vielles, dès l’automne, pour des climats plus propices. Vermenouze faisait cette concession à ses docteurs. Il ne s’y trompait pas : ne racontait-il pas ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de la Côte d’azur, où l’on refusait de le loger, à son apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans forte conviction qu’il se chauffait à « ses derniers soleils » ; remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères :
De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet, quelque carte illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit au jour de l’an, il ne manquait jamais de nous envoyer ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre 1914 :
Vielles, le 24 novembre 1914
Merci, mon cher ami ; Rozès de Brousse m’a communiqué votre charmant article de l’Avenir du Tonkin. Je n’ai ni la force ni le courage de vous écrire plus longuement : jamais je ne me suis senti si fini. Bonne année tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens vous offrent leurs amitiés. — Je viens de passer une semaine au lit.
Aujourd’hui, il fait une journée splendide.
A. Vermenouze
Le 8 janvier suivant, il mourait.
L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure l’ami de vingt ans que mon affection ne séparait pas de la nostalgie de la petite patrie. Il m’était bien impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze. Il m’apparaissait comme une âme vivante, entre les puys de nos volcans éteints. Après des siècles de silence de nos montagnes il avait jailli comme une lave nouvelle, — aujourd’hui glacée… Maintenant sur quel sommet, dans quelles vallées ne serai-je point assailli de la noire douleur d’être seul, — quand, à peu près partout, nous avions passé, fraternellement, ensemble.
En août 1914 : Regard en arrière. — Vermenouze patriote. — L’aigle et le Coq. — Un vieux de la vieille. — Les traductions de Vermenouze : Jous la Cluchado. — Inspiration et philologie ; Omperur et Empéradour. — A l’Auvergne…
Par quel soir, j’entends votre voix d’outre-tombe, mon cher grand Vermenouze !
Au dix-septième jour de la mobilisation, 18 août 1914.
Des mois et des mois, j’avais abandonné ce livre juste aux chapitres où je devais magnifier votre œuvre. J’avais délaissé l’Auvergne, pour des voyages, qui vous eussent enthousiasmé, au Maroc, et puis en Bretagne, et, ensuite, à travers Danemark, Norvège et Suède ; il y a, à peine, six semaines, je rentrais par l’Allemagne, je m’arrêtais à Hambourg, à Cologne, à Liège ! En Afrique, j’étais allé par l’Espagne, par notre Espagne auvergnate. A chaque station, je me rappelais nos projets de collaboration d’un roman sur l’émigration hispano-cantalienne ! Au retour de la randonnée dans le bled, je me reposais vers la pointe du Raz, que vous aviez visitée lors de votre séjour en mon manoir de Locquémeau :
Puis vers le Nord, je vous avais oublié un peu. Mais, soudain, votre souvenir, impérieusement, a bondi sur moi ; j’acquitte une dette, pour laquelle il n’est pas de moratorium : vous voulez que je dise quel patriote vous étiez, avec un magnifique espoir…
Il n’y a pas trois semaines, je souriais de ces annonces de guerre.
Sans doute, au Congrès de la Presse de Copenhague, où nous nous étions rencontrés avec une tourbe d’Allemands compacts et agressifs, j’avais dû m’avouer que des rapports policés étaient difficiles avec cette brutale engeance, toute ruée à la pâture des banquets. De ces télégrammes de conflits diplomatiques ma génération en a tant lus, depuis près d’un demi-siècle ! On se battrait, pour ces histoires de Serbie ? Quelle plaisanterie ! Et voici que les peuples se ruent à la bataille, deux millions d’hommes s’échelonnent aux frontières. Paris s’est vidé de ses forces vives. On ne sait rien, sinon que d’immenses armées se hâtent pour une lutte formidable, comme il ne s’en est peut-être jamais déclarée. Ceux que l’âge condamne au plus cruel loisir demeurent désemparés sans plus d’âme que les vieilles barques échouées à pourrir sur le rivage. Impossible de travailler, de s’attacher à rien. C’est le plus merveilleux été de chaleur et de fleurs, de caniculaire torpeur et de silence. Tout repose, dans une sieste fastueuse, le tumulte habituel des travailleurs, des machines, des bêtes, du plaisir, anéanti…
Je suis seul, mon fils surpris en vacances dans un village de Normandie, d’où il m’écrit sa volonté de s’engager à Rouen, à Paris ? il ne sait, avec les difficultés des parcours[50]… Quelle angoisse !… Je suis seul, désorbité… Je fais la ronde, à travers le château, la mémoire écrasée de tout ce passé… Ici, Bonaparte revenant d’Égypte, de Marengo… De ce cabinet Napoléon est parti pour Sainte-Hélène… Ces arbres centenaires, ces obélisques commémoratifs sont troués des balles, des biscaïens de 1815, de 1870… J’ai froid, j’ai peur… Je me réfugie dans le studio exotique où j’ai réuni mes quelques bibelots d’Extrême-Orient. Dans ce cadre reculé, où s’exilent des Bouddhas des plus lointaines pagodes d’Extrême-Asie, s’entassent la centaine de volumes et la documentation de ce livre en préparation… Je n’ai guère de goût à m’y remettre… Cependant, si je pouvais travailler : où en étais-je ?… A Vermenouze, toujours, naturellement ! Naguère, j’ai dit le chasseur de sauvagine. Je voulais ensuite raconter le Celte irréductible, — qui le 24 juin 1895, au théâtre d’Aurillac, recevait le Capoulié Félix Gras et les Félibres, en récitant l’Aigle et le Coq :
[50] Charles-Jean Ajalbert a rejoint le 113e régiment d’infanterie le 15 septembre, à Rouen.
… Je ne viens pas vous parler d’harmonie, d’union, d’humanité pacifique ; car la France est blessée, encore, trop au vif. Je vais chanter l’épée héroïque.
Et je crois que nous aurions tort de célébrer la paix, — tant que nous n’aurons pas mis en place — la chair, de notre chair, notre membre coupé, — notre Lorraine et notre Alsace.
Vermenouze ne savait guère d’histoire de France que le commencement, qu’il avait appris à l’humble école des frères, et la fin, 1870-1871, où il avait servi, à vingt ans… Dans le deuil inconsolable de la défaite, c’est au passé glorieux de l’Auvergne que se retrempait sa foi dans la sûre revanche. Voici César, son cheval hennissant, avec du sang montagnard jusqu’au cou, foulant la chair vive du pays :
Mais le cœur d’un grand peuple bat dans notre pays.
C’est l’antre du lion ; l’étranger n’y entre jamais sans péril, — l’étranger sur le sol de notre Auvergne — est toujours en péril !
Car l’Auvergne a ses rochers pour rempart, — et de ses mâles forts elle a la chair. — Pour rempart, — l’Auvergne a sa montagne — et la chair de ses fils !
Dans le ciel étoilé, un homme, — à la cime des puys s’est dressé. — Étoilé, — le ciel couronne d’astres — l’homme qui s’est dressé.
Il méprise l’armure : une peau — d’ours sauvage lui sert de manteau. — Une peau — sur une cuisse velue — se déploie en manteau.
Et de sa chevelure de Lion, rousse et dure, ressemble à une gerbe de blé mûr. — Roux et dur, — l’or blond de sa crinière — ressemble à du blé mûr.
Comme un rayon de soleil, dans le vent, — sa moustache, là-haut, flotte et pend. — Dans le vent, — superbe, elle se déploie — et sur la poitrine lui pend.
Il souffle dans une corne de taureau, — et fait retentir tout le Cantal. — Elle est d’un taureau — cette corne rauque, — qui beugle dans le Cantal.
Les hommes à l’œil bleu sont accourus avec la hache à deux tranchants au poing, et les Latins reculent et César fuit…
Et les montagnards fiers et velus, — remontent vers les pays et vers les sommets. — Fiers, velus, au poing la hache ébréchée, — ils remontent vers les sommets…
Tu as bien fait ton devoir, mon pays. — Gloire à ton fils, Vercingétorix ! — Mon pays, — gloire, gloire immortelle — à Vercingétorix !
De cette rudesse, de cette simplesse épiques, il y a maintes strophes dans l’œuvre de Vermenouze.
Un Vieux de la Vieille, entre autres morceaux, est d’un héroïsme familier qui conquérait tous les auditoires. On gardait « Magne » pour la fin : Vermenouze ne pouvait prétexter qu’il ne savait plus :
— Nous vous aiderons.
Nous le savions tous.
UN VIEUX DE LA VIEILLE
Tout le récit est de cette verve gauloise et rapide :
La plus saine inspiration jaillissait de cette veine de terroir, et c’est cela que de tristes pédants s’ingéniaient à tarir en Vermenouze. Des cuistres tant clercs que laïcs, sous l’apparence de quelque culture supérieure et le bénéfice de quelques vains diplômes, entreprenaient d’affiner le patoisant, dont la personnalité était toute d’instinct et de nature, non de savoir accumulé ni de grâces acquises. Avec une rare modestie, malgré toute son opiniâtreté, Vermenouze inclinait aux conseils, d’autant plus qu’ils étaient désintéressés et provenaient d’admirateurs sincères ; mais de ces admirateurs dont l’approbation ne va pas sans quelque arrière-pensée de supériorité.
A la pratique de Mistral et des grands Félibres, le Capiscol avait pris le désir d’épurer et de fortifier son parler, d’en régler et unifier l’orthographe laissée à la transcription de chacun.
Du coup, on transformait le barde cantalien en grammairien, philologue et scoliaste ; ce à quoi il était tout à fait le moins préparé. Aussi n’a-t-on pas vu, sans stupéfaction, l’aménagement de Jous la Cluchado[51] avec un texte étymologique, un texte phonétique, et la Traduction Française !
[51] Jous la Cluchado (Sous le chaume), Aurillac, Imprimerie moderne, 1909, par Arsène Vermenouze, préface de Louis Farges ; R. Four traduxit.
Ainsi, l’abbé R. Four présente la réforme :
« Comme une langue livrée à l’anarchie ne sera jamais une langue littéraire, nous estimons, avec notre cher poète Vermenouze, qu’il est temps de réagir… Mettant nos lumières en commun, nous nous sommes efforcés d’établir un système orthographique qui, nous l’espérons, finira par s’imposer de lui-même, car il est le résultat d’études philologiques et de recherches consciencieuses… A notre avis le latin est la seule base solide sur laquelle on puisse s’appuyer, dans le travail de restauration d’une langue romane. En conséquence, nous avons, pour ainsi dire, calqué la plupart de nos vocables languedociens sur leurs correspondants latins ».
On aperçoit tout l’arbitraire de ces conventions individuelles. Le résultat est pénible, et terriblement déconcertant. Vermenouze parlait le dialecte d’Aurillac et des environs. On l’a transformé en un vocabulaire qui n’est plus de nulle part, en une combinaison artificielle qui sent l’huile, et dont Vermenouze eût été incapable d’user, de jet par la parole et de plume courante par l’écriture !
Quel volume ! Cinq cents pages massives pour une trentaine de poèmes. En voici l’ordonnance ; par exemple pour le Vieux de la vieille, dont nous avons cité un fragment : page 112, le texte littéraire ; en regard, page 113, sa traduction ; et en bas, comme en note, prenant le dernier tiers des deux pages, le texte ancien, celui qui était monté du cœur, s’était élancé des lèvres du poète. Il avait transcrit, car il composait ses chants avant de les fixer sur le papier :
UN BIEL DE LO BIELHO
Ceci est devenu, selon la méthode innocente de l’abbé R. Four :
UN VIELH DE LO VIEILHO
Inutile d’insister, et de quereller plus avant. Les savants ont déjà répondu, comme on peut constater par la note ci-dessous[52].
[52] Annales du Midi, XXIIe année.
Ce qui nous intéresse dans ce recueil de vers, dont ce n’est point ici le lieu de louer la facture énergique, la haute et noble inspiration, — c’est la tentative philologique à laquelle il sert de passeport. L’auteur et M. l’abbé R. Four, dont nous avons annoncé deux opuscules grammaticaux (Annales XV, 445, et XVII, 450), mettant en commun leurs lumières, ont tenté de constituer, pour le dialecte d’Aurillac, une graphie rationnelle, fondée sur l’étymologie, mais qui pourtant tient compte « des grandes lois phonétiques qui ont présidé à la formation de la langue d’Oc moderne » et qui prétend « allier au respect des formes étymologiques une ample reconnaissance des mutations accomplies » (p. 15). En voici les principes essentiels : le V étymologique est substitué au B ; l’A tonique, quand il subsiste, est noté à ; l’A fermé, devant nasale, devenu O, est noté a ; l’O ouvert, dipthongué en ouo, est noté ó ; l’o ouvert non diphtongué est noté o. Le but de cette réforme est évidemment de rendre le texte plus facile et plus agréable à lire, en dissimulant, sous une graphie conventionnelle, ses caractères spécifiques, et par là d’en favoriser la diffusion. Nous éprouvons quelque embarras à contester qu’elle soit utile ; les auteurs ayant escompté d’avance l’approbation des gens « sérieux » et « sans préjugés ». Il nous semble que toute personne un peu familière avec un dialecte d’Oc ferait aisément la transposition du texte aurillacois en ce dialecte, et que quelques-uns préféreraient même goûter ces beaux vers en leur saveur originelle. Ce que nous devons dire aussi, en honnêtes philologues que nous sommes, c’est que le principe énoncé plus haut est quelque peu nuageux et que l’application n’en va pas sans difficultés. Dans la recherche de l’étymologie, à quelle époque doit-on remonter ? Au XVIIIe siècle, au XIIe, ou plus haut encore ? Faut-il écrire des « bardes avernats », au grand siècle, comme le Dauphin d’Auvergne ou comme… Cicéron ? En fait, certaines graphies nous reportent au delà du XVe siècle ; tels des imparfaits comme perdia, des infinitifs comme aimar, Bastir, des substantifs comme drandous, flours. D’autres sont toutes modernes : tels les imparfaits de la première conjugaison en abo, et tous les mots terminés en A atone (noté O). D’autres sont hybrides, comme abiaun, compromis entre les deux formes, usuelles au moyen âge, avion et aveu. Il est tôt fait de dire que l’on tient compte des « mutations accomplies ». Mais dans quel dialecte les considère-t-on ? Et si l’on prétend reproduire celles qui ont la plus grande extension géographique, pourquoi noter des particularités locales, comme dans Mau (pour mal), Camia (pour Camiso), Guel (pour El) ?
Et puis on se demande si tout ce grand effort était bien utile. La poésie de Vermenouze est assez belle pour s’imposer, pour faire son chemin sans avoir recours à tous ces artifices. Quand on a des ailes à quoi servent les béquilles ?
A. Jeanroy et L. Ricome.
Nous nous contenterons de faire remarquer le gigantesque enfantillage de cette refonte d’une pièce célèbre dans nos régions, où Vermenouze avait toujours récité :
Pour changer Omperur en emperadour[53], il a fallu remanier tout l’alexandrin — et, ainsi, au long de la pièce. C’était déjà admirable qu’un vrai poète surgissant dans le parler natal en eût marqué la mâle et simple beauté montagnarde en regard du pâle et guindé français des citadins, sans vouloir soumettre le pâtre et le fermier à l’étude de ces phonétiques et graphies abracadabrantes. Si le patois qu’ils savent de naissance et de tradition, doit nécessiter la connaissance du Latin, chaque paysan devra concourir pour le doctorat et l’agrégation, avant d’entreprendre la lecture de Vermenouze.
[53] Dans la Revue d’Auvergne de sept. 1910, M. B. Petiat écrit, en toute compétence : « Sur cette voie, on peut aller loin. C’est ainsi que l’éditeur du dernier ouvrage de Vermenouze a trouvé le moyen de défigurer le texte de son auteur avec son système barbare de notations étymologiques qui le conduit à écrire à côté de L’OMPERUR, la forme EMPERADOUR (pourquoi pas imperatorum ?), gente à côté de gionte ; aquelses à côté de aquetchis ; dins les valats, à côté de bolats.
Et ce double texte étymologique et phonétique, résultat d’études philologiques et de recherches consciencieuses, M. Four le justifie ainsi : « Pour faciliter aux philologues l’étude de notre dialecte et donner satisfaction à ceux de nos compatriotes qui sont habitués à lire leur langue à la française (?) nous réservons au bas des pages de ce volume une place à un texte purement phonétique. Cela nous permettra, du reste, de laisser se manifester certaines formes patoises que nous avons cru devoir éliminer du texte littéraire et orthographié… Ce ne sera pas un des moindres titres de gloire de Vermenouze que d’avoir montré le bon chemin aux félibres auvergnats, désireux de ne pas être de simples et vulgaires patoisants ».
Voilà bien la tendance et le danger : « Éliminer (de l’Auvergnat) certaines formes patoises » ; on aura du patois épuré, corrigé, de l’Auvergnat orthodoxe qui ne sera admis qu’après avoir montré patte blanche. Ceux qui voudront étudier dans Vermenouze le mécanisme si savant et si riche de la phonétique et des formes des patois du Cantal sont dûment avertis !
Mais là ne s’arrête pas la fantaisie de l’abbé Four. Il a entendu aussi épurer Vermenouze. Sous quelle sotte férule était tombé notre brave Capiscol ! Tout le caractère du Vieux de la Vieille éclatait dans sa réponse « à la Cambronne » à l’Empereur, alors que, perdant le fil du discours longuement préparé, il s’écriait :
— Ce que j’ai ? Eh bien, tenez, « ça m’emm… » de n’être toujours que capitaine.
L’ingénieux et pusillanime abbé Four, au-dessous du texte même de Vermenouze, donne cette version :
soit en vers français :
Car ce n’est pas tout, l’Abbé R. Four a traduit le texte remanié, — en vers libres. Le patois brut et savoureux du poète, filtré en version « littéraire » et passé en ternes alexandrins étiques, — ou ce qu’il en reste, — d’une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement ; pas une page où l’on ait à redresser l’insuffisance de la traduction, — avec la suffisance du traducteur.
Revenons à Vermenouze, dont la fraternelle mémoire m’a aidé à traverser cette nuit d’angoisse, avec le réconfort de son espoir indéfectible dans la victoire finale.
Car si le vibrant poète d’oc peut devenir obscur aux lecteurs les mieux intentionnés derrière les ajoutages ou les retailles saugrenues de ses éditeurs in extremis, il nous reste sa pensée entière dans les sonnets d’En plein vent, où, après le Salut au Christ avant de célébrer la petite patrie dans son intimité profonde, il marquait en 1900, sa confiance que la France ne saurait être vaincue, avec le réduit inexpugnable de ses montagnes !
A L’AUVERGNE
NOS MONTAGNES
L’Auvergne, en cas d’invasion, serait le dernier rempart de la France : l’antre du lion. (Paroles historiques d’un maréchal du Premier Empire.)
La mort de Mistral. — Les visiteurs de Maillane. — Lou Souleu me fa canta. — A Maillane. — Le jardin du poète. — Le Muséon Arlaten. — Le triomphe du Félibrige. — Mistral et la politique. — La vie à Maillane. — Le crucifix de Mistral.
J’étais en route pour le Maroc — quand survient la mort de F. Mistral… Je n’y puis croire encore, je n’y croirai jamais. Il y a de grandes croix illustres, au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola, Daudet, F. Coppée, Vermenouze… Pour tous, nous avions craint, bien longtemps avant la fin. Mais Mistral avait aux yeux la flamme du soleil inextinguible ; il était si droit, si vert, si dominateur, — le géant de la forêt, que la foudre pourrait émonder, mais qui reste debout, quand même… Pourtant, il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane.
« Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique Mistral, à l’annonce de mes randonnées provençales de printemps et d’automne, sans quoi nous ne serons pas seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS Classé : on me visite comme un monument décrit dans les Joanne. »
En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi, de toutes catégories et de toutes nationalités, dans la maison ouverte à qui se présente. Sans doute, la plupart admirent de confiance. Du félibrige, ils ne savent pas plus que de tant de merveilles d’art et d’histoire qui décorent la contrée d’un si riche passé. Tous, le maître les accueille d’une humeur souverainement égale.
Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale, le portrait du grand homme remplacent l’image de dévotion :
— Maître, une signature…
Le maître signe, avec une complaisance infinie, au point que, du bureau de tabac du village, on lui a demandé d’en signer cinquante d’un coup !
— Cinquante ! Et que veux-tu en faire ?
— C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre paraphe !
Maillane… Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre 1830, au mas du Juge, ses premiers regards ouverts sur « la chaîne des Alpilles, ceinturée d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un véritable belvédère de gloire et de légendes », au milieu de l’immense et riche plaine tout unie qui va de la Durance à la mer, qu’en mémoire, peut-être, du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares, Caïus Marius, on nomme encore la Caieou…
Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son nom du mois de mai, MAIANO suave comme MIREIO, ces deux mots heureux de huit lettres !
Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles de ménagers qui vivent sur leur bien, en aristocrates de la terre. Il fut baptisé Frédéric ; mais, raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé par sa mère : NOSTRADAMUS, par souvenance du fameux astrologue de Saint-Remy ! Nostradamus ! l’enfant était voué aux astres.
En 1855, le père mort, la bastide natale passée à d’autres propriétaires, Mistral vint occuper la maison de Maillane, qui lui était échue en partage, en face de celle qu’il occupe aujourd’hui…
Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de révélations profondes. L’œuvre splendide n’est point éclose dans ce bureau paisible du rez-de-chaussée. C’est un génie de plein air, de rayons et de parfums, que celui de Mistral, qui composait ses poèmes à travers champs, dans ses promenades vespérales, — tout le poème de Provence vivant, chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son encadrement d’Alpilles.
Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui. « Ne voyais-je pas Mireille en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane qui venaient pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses, oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur coiffe cravatée de blanc, dans les vignes ? » L’inspiration était dans le ciel :
A travers le crépuscule, auprès du vannier, du laboureur, du bûcheron, du devineur de sources, du chercheur de simples, du berger de brebis, il recueillait passionnément le langage du terroir, les costumes, les traditions. Le logis de Maillane n’était qu’une dépendance pour engranger la récolte lyrique de chaque jour !
La Maison de Maillane. Une heure et demie de voiture, car il faut s’y rendre ainsi, partant d’Avignon, par la route blanche, traversant de clairs villages, des cultures finement aménagées, entre leurs palissades de roseaux, derrière quelque bordure d’osiers aux vieilles souches taillées et retaillées en moignons étranges, avec, çà et là, quelque ligne de hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces Alpilles désertiques où la lumière et l’ombre seules montent ou dévalent, par ces rochers incultes, ces falaises poudroyantes.
— Chez Mistral… le poète ? interroge le conducteur, car il est un autre Mistral, parent et voisin, enrichi dans l’industrie, dont l’auto transporte le poète aux solennités d’Arles ou d’Aix.
— C’est là…
C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et carrée, toute simple, de justes proportions, une maison semblable aux autres, qui a le mérite de ne pas se faire remarquer… Pourtant, que de remarques à noter, qui lui confèrent son caractère si particulier ! Elle ne se distingue point par de faciles ornements ; tout est dans l’allure qui ne doit rien au hasard…
— C’est là…
L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la place. Il suffit de pousser la grille — et vous n’y êtes pas ! Vous avez pénétré par le côté, sur la cour ; il faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel donne la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne l’avait aperçue…
De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas accessible à tout passant, son jardin à tous les regards ? Et vous voyez maintenant que vous n’aviez rien vu ! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation est comme dressée sur un socle, dans l’enclos en élévation. D’un coup d’œil, on croit avoir pénétré dans la glorieuse demeure, de prime abord si peu défendue ! Or, la haie de lauriers qui couronne le mur de soutènement du jardin en terrasse arrête toute curiosité de l’extérieur ! A l’angle des deux routes, tout contre le village, c’est l’ermitage, dans la paix et le mystère, sous le soleil et dans les fleurs…
Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce petit coin de Paradou dont Mme Mistral entretient harmonieusement le désordre champêtre. Il y a aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens dont l’arome domine à certains jours d’été ; c’est comme une petite herbe naine, très pâle, dont les feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes les poussières des chemins. Et des myrtes, dont Mistral a donné le nom provençal à l’une de ses héroïnes : NERTO. Des tournesols et des roses trémières, violiers rouges, cosmos roses et rouges et blancs, des balsamines et des ancolies, des pétunias et des reines-marguerites et de la verveine. Les fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout le figuier et le puits à la margelle usée, et le banc tourné vers la porte au-dessus de laquelle une tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre.
Ce n’est point seulement ici la demeure du génie, c’est la retraite du sage, qui a inscrit au cadran solaire illustré d’un lézard, les trois vers :
Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant l’entrée de la maison fermée, comme endormie ; mais déjà les chiens noirs sont accourus, aboyant doucement, puis reculant : la Marie-du-Poète — ainsi la désigne-t-on — a surgi au-devant de l’étranger. Si vous êtes attendu, Mistral est dans le vestibule, déjà, la main tendue.
Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten, tout d’abord avec ses propres collections, n’a conservé que des souvenirs intimes, comme le buste de Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à l’antique, des peintures, gravures, statuettes relatives à son œuvre, surtout à Mireille, répartis dans le vestibule qui sépare le cabinet de travail du salon et mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante, du Louis XVI campagnard : chaises et fauteuils laqués vert d’eau, avec le pétrin, le buffet, la panetière de Provence du XVIIIe siècle, des originaux exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés dans le monde entier. Aux murs, de vieux cuivres du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a fait des guerres, le fusil du père, des grès, des faïences de Moutiers, deux grands brocs émaillés de vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène, demeurant vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse Daudet vers qui sa pensée retourne sans cesse, comme vers la grande tendresse de sa vie. A Noël, dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la crèche traditionnelle, une montagne de carton, recouverte de quelque verdure, un peu de neige simulée, et des santons provençaux. La Sainte Vierge, l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les bergers connus dont les paysans savent les noms ; un petit lumignon dans une veilleuse rose adore l’enfant Jésus, nuit et jour ; quand vient l’Épiphanie, on ajoute les rois.
Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison est traversée de visiteurs : nombre d’écrivains et d’artistes se sont assis à la table accueillante ; reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion professionnelle. Nul n’a su de la maison et de ses hôtes que ce qu’il convenait au maître de laisser savoir ; il n’a jamais admis personne dans l’intimité réservée de son existence.
Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps d’irrésistible publicité. Je peux dire que sa petite chambre est une cellule de moine, au lit de bois, à la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux ustensiles de toilette méticuleusement nets et rangés. C’est tout. Il est extraordinaire comme le détail des contingences quotidiennes s’abolit autour de Frédéric Mistral. De lui, de son entourage, de sa maison il n’émane rien que de simple et de sublime. De la conversation, littéraire ou familière, se trouve écarté tout ce qui la rabaisserait au propos personnel. Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse, nulle confidence de journal : il n’est pas de ceux qui « se racontent », en dehors de son œuvre, il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme s’il avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu.
Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de n’avoir aperçu le « Poète » de Maillane que parmi le bruit des félibrées, les farandoles et les tambourinaires ! Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été populaire, mais sans rien devoir à la politique, et en écrivant dans une langue étrangère pour les trois quarts de la France d’aujourd’hui, mais nationale pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée. De cela nos littérateurs ne se rendent pas compte. Or Mistral est compris de toute la race latine qui a puisé aux sources romanes. En outre, par leur ordonnance classique, par la construction de ses vastes poèmes, Mireille, Calendal, Nerto sont bien plus accessibles aux esprits de culture classique que toute la production ordinaire, trop spécialisée, du roman et du théâtre contemporains.
Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige, dont il est l’incarnation. Il a mis au service de la cause un demi-siècle de génie et de pensée, de sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard. Il n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant de la petite patrie et de la terre natale. Poète inspiré, il n’y a pas eu de génie plus conscient et qui ait su mieux se discipliner ; le succès ne l’a point surpris ; il revint tout de suite d’une pointe poussée à Paris, pour asseoir dans son village la capitale d’un empire dont l’éclat a rayonné sur le monde…
Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un article de Lamartine le faisait célèbre. Voici le portrait que l’auteur illustre de Graziella crayonnait de l’auteur inédit de Mireille :
Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent les hommes de vanité, plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal est à l’aise dans son talent comme dans ses habits : la parfaite convenance, qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même grâce d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a la bienséance de la vérité ; il plaît, il intéresse, il émeut ; on sent dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.
Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui aurait pu être un jeune provincial, à l’aise dans ses habits. Il n’en a point changé la coupe, non plus que celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains, préoccupés de « se faire une tête », peut-on en dire autant ? Prenez les photographies de Mistral, depuis les plus anciennes : il est toujours le même, il est lui.
Toujours sur la flottante chevelure noire ou blanche, sur le vaste front, le feutre à larges bords : toujours la chemise à col rabattu où se noue une Lavallière ; toujours la jaquette déboutonnée sur le gilet droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience inlassable, d’une humeur égale et gaie ; mais il y a de la majesté, de la grandeur dans sa simplicité — « la dignité des rois et des bergers », comme avait défini Lamartine. Certainement, d’instinct, il répugne à la petitesse du commérage et à l’autobiographie. Mais il lui a fallu le dessein arrêté, aussi, et l’énergie de débouter les indiscrets ; car les assauts à son intimité n’ont pas manqué.
Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et des admirateurs passionnés décidèrent l’érection de sa statue, d’autant plus que ce monument démesuré ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière, connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens pour les pièces monumentales. Son Mistral ne rend guère l’admirable modèle déjà chargé d’immortalité, le poète ne pouvait laisser croire qu’il s’enorgueillissait de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait prendre le train, canne à la main, le manteau sur le bras :
— Il manque la valise, fit Mistral.
Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait point à ce jubilé cordial une importance délirante ; mais il n’ignore pas la vertu des fêtes et leur grâce efficace sur les foules ; il se laissa donc inaugurer par les blancs, et promouvoir commandeur de la Légion d’honneur par les rouges ; que l’on ne croie pas à quelque grossier équilibre, quoique Mistral ait été conseiller municipal sans interruption depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard. Il ne fait pas de politique électorale, de politique qui eût jeté la discorde au camp félibréen. Il n’est pas indifférent à la chose publique. La République de 1848 le trouva lyrique et frémissant :
Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour toujours, « à la politique inflammable », désormais tout à la Provence, tout à la Poésie :
conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à Mireille et à Calendal. Vainement on a essayé de l’embrigader, mais, comme toujours, sa décision prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner en Arles, tantôt Mistral choisit « Pinus », tantôt « le Forum » ; ce n’est point gourmandise, ni caprices ; mais chaque hôtel a « sa couleur » : Mistral ne veut être marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien ? Il y faut un rude courage, quand les auberges rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se sont résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme. Les visiteurs qui, de tous pays, s’empressent en foule à Maillane, et à qui le maître semble se donner, en se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie contemplative, sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et les fleurs enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées plus occupées que celles de Frédéric Mistral.
Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés ne respectent pas sa glorieuse solitude, et ne le laissent pas impassible. Mais c’est de haut qu’il juge les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire à un cigare fumé par le bout allumé. Mistral ne la prend que par le bon bout, et n’en tire que les bonnes bouffées. Au service de sa puissante et subtile sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les plus intelligents conseils ?
Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement du génie, ne prêtent qu’une attention polie à la présence de Mme Mistral, silencieusement effacée : de la maîtresse de maison, ils ne sauront que la bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur regard, la fraîcheur de visage ! Or, Mme Mistral est la grande prêtresse attentive du culte ; de l’intelligence la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement le plus perspicace, elle est l’ineffable conseil de son mari, et sa vigilante défense contre trop de tentatives quelquefois disgracieuses. Avec quel tact infini elle s’entend à écourter les conversations oiseuses ! Avec quelles précautions délicates elle fait apporter le foulard ou la couverture du maître, quand l’heure se refroidit ! Comme elle entretient l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison, où sa franchise dévouée, son respect joyeux, son libre parler sonore contribuent à établir cette atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale !
L’emploi du temps à Maillane ? Lever à sept heures ; après un léger café au lait, Mistral travaille jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de plats rustiques, peu de viande, buvant le vin de son cru bien trempé d’eau ; ni café, ni alcool. Après midi, le maître reçoit, fait quelque lecture et, régulièrement, abat ses quatre ou cinq kilomètres avec sa femme. En 1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait :
« Mistral se met à nous parler de son procédé de travail, de ses vers fabriqués aux heures crépusculaires, à l’heure de l’endormement de la nature ; le matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein du bruyant éveil de l’animalité.
Le souper est à sept heures, le coucher à neuf heures, mais quelles journées remplies !
De sept heures à midi, correspondance qui se chiffre par dix ou quinze lettres, et ce n’est pas le remerciement d’un mot banal aux envois de livres, mais souvent de longues lettres personnelles ; des livres qu’il reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige doivent aller au Muséon d’Arlaten, les autres à la Bibliothèque d’Avignon : les dédicaces ne traîneront pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui arrive à Maillane, l’Argus de la Presse joue un grand rôle : il paraît d’innombrables articles sur le félibrige et ses poètes, que Mistral dépouille pour conserver les plus importants aux archives félibréennes. Correspondance particulière ou générale, tout est absolument classé ; un bibliothécaire professionnel ne viendrait pas à bout de la tâche qu’assume Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres d’affaires, compliquées et pressantes, fort nombreuses, auxquelles réplique le créateur du Muséon Arlaten avec la méthode d’un juriste : Mistral a fait son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu apprécier de près la promptitude et la justesse de ses vues et de ses décisions, sur les points les plus arides.
Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a été le but de Mistral. Il a créé un musée incomparable, le musée de la Provence, de sa race, de son histoire et de sa tradition, un musée complet et qui n’a rien d’un musée, tant la vie palpite dans cette exposition rétrospective de tout ce qui caractérise de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats pour transférer le musée de son local primitif de la justice de paix au palais Laval, où il n’a pu s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à l’appui de M. Briand ; car il a fallu un ministre de l’Ouest pour vaincre les inerties méridionales[54]. Il y a fallu, surtout, l’obstination et la foi de Mistral, sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile, écartant les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception première du palais du Félibrige.
Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre à pousser jusqu’à Arles ou à Avignon ; en Arles, où il rencontre quelques félibres ; en Avignon, où il va faire un tour à la vieille librairie Roumanille, fameuse dans le monde félibréen. Enfin, aux grandes dates, il se montre à son peuple, déchaînant les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une Limousine, Mlle Priolo. En juin, c’est, en Arles, la « Festo Virginenco ». C’est assez, je pense, pour évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on imagine volontiers : le poète, buvant son soleil, comme le lézard du cadran solaire.
Toute la vie du splendide rénovateur de la langue d’oc fut d’une activité incroyable et diverse ; mais il n’a tourné vers la foule que son front de Poète-Dieu, et la multitude n’a vu de lui que son regard dominateur, comme on ne voit de sa maison grande ouverte que le faîte baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a tout discipliné sous sa maîtrise ; rien du dehors n’a de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos pauvres fièvres : toujours, il a mesuré d’une âme égale le court chemin qui devait le mener de sa maison au cimetière, une centaine de mètres après cette promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la mort aussi il s’est paisiblement préoccupé.
Au point de vue politique et religieux, sa situation était ainsi délicate. Un jour qu’une revue me demandait un article sur F. Mistral, je préparai un petit questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se plier au goût du jour :
Demande. — Assistez-vous aux séances du conseil municipal ? (Mistral en faisait partie depuis cinquante-cinq ans !)
Réponse. — Je n’ai plus le temps.
— A quels offices ?
— Ni, hélas, pour les offices…
Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant de recevoir la bénédiction papale.
Les croyances héréditaires, sans doute profondes, de Mistral, ne lui faisaient pas prendre la religion au tragique.
Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui s’offrit à porter un petit paquet que le Maître avait à la main.
— Non, ce n’est pas lourd.
— Mais, cher maître…
— Non, non, curieuse ; tu voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ce papier… Eh bien, devine…
— Maître…
— Tu ne peux pas trouver… Je vais te le dire. Il n’y avait pas de crucifix dans ma chambre de Maillane… Je remettais toujours pour en acheter un… Eh bien, voilà ce que j’emporte… Tu comprends, je me suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se présenter devant le Bon Dieu sans crucifix.
Un poète de Saint-Flour : Buirette de Belloy. — Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie.
Grâces à Vermenouze, grâces à Mistral, je me suis donné quelques nuits d’oubli, depuis une douzaine de jours.
D’Évian-les-Bains, je suis rentré à Malmaison le matin de la mobilisation.
Durant quinze jours, j’ai été incapable d’une lecture, d’une pensée.
Je suis seul, mon fils est parti s’engager…
Depuis deux ans j’ai une table chargée de travail, de mes documents pour ce livre à peu près achevé. Restaient quelques chapitres, à tirer de mes nombreux articles sur le félibrige de Vielles, sur celui de Maillane. Je me suis remis à cette facile besogne mais souvent interrompue par des rumeurs inaccoutumées, des roulements d’autos, des marches de troupes, des piétinements de troupeaux, des abois insolites.
Depuis un mois, je suis obligé de rentrer avant la nuit, quand je m’aventure vers Paris. L’Auvergne et la Provence m’ont apaisé quelques heures. Par ces nuits splendides d’un été lumineux et torride, comme je n’en avais pas vécu ici ; et les roses sont ivres de soleil, et, au lever du jour, des pigeons roucoulent éperdument sur les toits…
Est-ce tout ça ? mais je suis follement confiant, et je ne puis croire à la guerre à quelques kilomètres d’ici.
Tout de même, le Gouvernement est parti pour Bordeaux — et je suis du camp retranché de Paris, comme en 1870. Ce matin, j’ai vu que l’on creusait des tranchées à la Porte-Maillot, et que l’on jetait les arbres en travers des avenues. Et des avions allemands survolaient Paris. Pour demain, après-demain la canonnade. L’heure n’est plus à la littérature, il n’est que temps de ficeler le manuscrit. Verra-t-il le jour ? En tout cas, je désire que ce soit tel que, malgré son achèvement hâtif.
Car il est bien fini pour moi.
Je ne me vois pas, après la guerre, revenant sur ces pages lointaines. Oui, comme ce sera loin…
Cependant, j’avais réservé un chapitre pour la fin sur mon village « de la petite patrie », ce Brezons où j’aurais tant voulu m’ensevelir… Je voulais reparler de Saint-Flour, à cause de Buirette de Belloy, qui y est né, qui a rimé un Siège de Calais, qui fut académicien et qui a écrit un beau vers, dont Voltaire disait : Je le citerai souvent…
Ce vers, je voulais le mettre en exergue de ce livre :
Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma Patrie.
Je me l’étais souvent répété, au cours d’une existence qui n’a pas moisi sur place. Je ne pensais pas que je me rappellerais le vers du poète sanflourain, dans des circonstances où il prend une telle envergure…
Malmaison, 3 septembre 1914.
Pages | |
Chapitre I. — Une enfance auvergnate : Du Mont Valérien au Plomb du Cantal. — Les colonies « de patois ». — La malle à musique : cabrette et bourrée. — La mort de l’habillé de soie. — Le « siège de Paris » ; du baraquement à la cave. — Au « pays ». | |
Chapitre II. — Les émigrants d’Auvergne : La terre quittée. — La route d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs et roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air » d’Auvergne. | |
Chapitre III. — Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le retour au village : à l’aube de la mémoire. — Le ruisseau de Brezons. | |
Chapitre IV. — L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à F. Coppée. — Paysages « impressionnistes ». — La montagne retrouvée. — La « grammaire » de Bancharel. — Les précurseurs de « l’École Auvergnate ». | |
Chapitre V. — Le patois de circonstance. — Curés, médecins, instituteurs : L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier bachique. J. B. Brayat, officier de santé. J. B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés de l’ours. | |
Chapitre VI. — Auguste Bancharel, un précurseur : Professeur, auteur, imprimeur comme Roumanille. — Le progrès dans la tradition. — Rimes Patoises et Grammaire. — Les veillées auvergnates. — L’abbé F. Courchinoux. | |
Chapitre VII. — Patois ou langue ? La thèse nationale ; la critique philologique. — Les études de M. Antoine Thomas et de M. Albert Dauzat. — Patois et patois de la Dore à la Cère. — Le patois du Livradois. — R. Michalias. — A la Marianne d’Auvergne. — Le patois, verbe de la race. | |
Chapitre VIII. — Les troubadours d’Auvergne : Le Puy. — Le Velay et la littérature. — De Nostradamus à M. Joseph Anglade. — Les troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure : les récits Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour de l’Épervier. — Le moine de Montaudon. « Tensons entre Dieu et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour contre les femmes. | |
Chapitre IX. — En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris. — Un concours de « cabrettes ». — La murette et la bourrée. — La Procednitza bulgare et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno bouranke ; Bou rei Yo. — Des bulgares, dans le Cantal, en 1210. — Cabrette et gaïda. — La fin de la cabrette. — La révélation de Vermenouze. | |
Chapitre X. — Chez Vermenouze. — Ancien émigrant « espagnol », liquoriste, poète et chasseur. — Les colères de Vermenouze : la montre tyrannique ; la servante sourde. — La truite fraîche. — La bécasse à point. — Une histoire de chasse. — La rôtie et le « Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture » du 14 juillet. | |
Chapitre XI. — François Mainard. — A la Cour et aux champs. — Le courtisan sous les rochers de la province. — Les roses du Parnasse et les épines de la chicane. — A l’ambassade de Rome. — Les ambitions déçues. — Les amitiés de Toulouse. — Renoncement et renouveau. — La belle vieille. — Conseiller d’État et Académicien. — L’édition de 1646. — Adieu Paris. — Donec optata. | |
Chapitre XII. — Arsène Vermenouze inédit. — Le premier article de la Revue Bleue. — Les gueux des chemins. — Les deux Menettes. — Dans les châtaigneraies. — Le chasseur de Sauvagine. | |
Chapitre XIII. — A travers l’Auvergne. — La course au clocher. — Stendhal à Clermont-Ferrand. — Le « roman auvergnat ». — De Notre-Dame-du-Port à Sainte-Foy-de-Conques. — De la riche basilique au pauvre clocher à peigne. | |
Chapitre XIV. — De Bretagne en Auvergne. — « Le Cobreto » et le Cercle. — Les auvergnats d’été. — La ballade du veau. — En plein vent ; Mon Auvergne. — La vieillesse du poète. — « Ma mère », « Le Grillon ». — De Vielles à Maillane. | |
Chapitre XV. — Du Cantal aux Alpilles. — Le Cinquantenaire de Font-Ségugne. — Le palais du Félibrige. — L’appui d’Aristide Briand. — La statue de Mistral. — Vive Provence. | |
Chapitre XVI. — Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le style des Pensées et celui de Napoléon. — Blaise Pascal l’Auvergnat. — Le sol et le caractère. — Tout à gagner ; rien à perdre… — Du Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme. | |
Chapitre XVII. — De Malmaison à la Limagne. — Jacques Delille, d’Aigueperse. — Pierre de Nolhac. — Les voyages du citoyen Legrand. — L’individu expliqué par le pays. | |
Chapitre XVIII. — Royat au XVIIIe siècle. — Nicolas de Champfort. — De la jeune Indienne à la Révolution. — Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. — Champfort peint par Chateaubriand. | |
Chapitre XIX. — La tasse de lait : Michalias. — Un débutant de soixante ans. — Endors-toi, paysan. — Le jugement de saint Pierre. — La mort du Paysan. — Sous les bouleaux. — Le poète de la Dore. — La bonne souffrance. — La prière du soir. — Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie. | |
Chapitre XXI. — Des poètes nouveaux. — Le buste d’E. Chabrier. — Henri Pourrat. — Charles et Olivier Calemard de La Fayette. La petite victoire de Samothrace. — Le poème des champs. — Considère. | |
Chapitre XXII. — Le tombeau de Mistral. — Le Pavillon de la Reine-Jeanne. — L’épitaphe anonyme. — C’était un roi de Provence. | |
Chapitre XXIII. — La fin de Vermenouze. — Douceur et sagesse. — Les arbres d’Hyères. — Le dernier Noël. — L’Auvergne en deuil. | |
Chapitre XXIV. — En août 1914 : Regard en arrière. — Vermenouze patriote. — L’aigle et le coq. — Un vieux de la vieille. — Les traductions de Vermenouze : Jous la Cluchado. — Inspiration et philologie. — Omperur et Empéradour. — A l’Auvergne. | |
Chapitre XXV. — La mort de Mistral. — Les visiteurs de Maillane. — Lou souleu me fa canta. — A Maillane. — Le jardin du poète. — Le Musée Arlaten. — Le triomphe du Félibrige. — Mistral et la politique. — La vie à Maillane. — Le crucifix de Mistral. | |
Chapitre XXVI. — Un poète de Saint-Flour : Buirette de Belloy. — Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie. |
Imp. JOUVE & Cie, 15, rue Racine, Paris. — 5293-22
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