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BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON

MAGALI-BOISNARD

L’ENFANT
TACITURNE

ROMAN

AMIENS
LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
7, RUE DELAMBRE, 7
(Dépôt à Paris, 1, rue Vavin, 6e arr.)

1922

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Il a été tiré :

10 exemplaires sur Japon numérotés de 1 à 10.
20 exemplaires sur Hollande numérotés de 11 à 30.
70 exemplaires sur Arches numérotés de 31 à 100.

La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.

Tous droits de reproduction réservés.
Copyright 1922 by Edgar Malfère.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur

Mâadith, roman de l’Islam.

Chez d’autres éditeurs

L’Alerte au désert. La vie saharienne pendant la guerre. (Perrin).

Le Chant des femmes (couronné par l’Acad. Française), poèmes du temps de guerre. (Perrin).

La Vandale, roman de la décadence romaine en Afrique. (Sansot).

Les Endormies, roman de l’Islam féminin. (Sansot).

L’Islam et la politique des Alliés (adapté de l’italien). (Berger-Levrault).

La Kahena, 4 actes de l’indépendance berbère.

Études et conférences.

En préparation

Le Désert, poèmes sahariens.

La Trace Perdue, roman.

Jackie au désert, histoire d’un bébé dans le Sahara.

Au père et à la mère de l’enfant taciturne, tendrement.

L’ENFANT ET LES LIVRES

 

Des myrtes lustrés hérissent un promontoire de grès rouge et de gneiss violacés, hors de la grande forêt, dans la contrée des chênes et des altitudes. L’ombre allongée des cimes le couvre aux heures de soleil déclinant. Ses assises plongent dans le filet d’eau d’un ravin où une bauge de sangliers est incessamment rafraîchie par les bêtes hardées ou solitaires.

Le violent printemps de l’Afrique Mineure fleurit les myrtes et roussit l’herbe environnante.

Une touffe épanouie recèle un étrange butin : — butin de bibliothèque au rassemblement et aux voisinages imprévus. Quelque Barbare, naïvement curieux, a jeté là Tacite et l’Histoire des Animaux d’Aristote, le Traité de la Sagesse de Pierre Charron, trois volumes de l’Histoire Universelle du comte de Ségur et une lourde Bible rituelle dont s’enorgueillirait la table sainte d’un temple luthérien.

Le cuir cassant et doré des reliures anciennes se boursoufle, éclate et se rompt par les nuits humides et les jours brûlants. Les volumes échafaudés croulent dans un désordre caractéristique indiquant qu’ils sont souvent pris et repris, puis brusquement abandonnés, par des mains trop jeunes, au service d’un esprit trop impatient et avide. Le lecteur habituel de ce lieu ne sait pas la valeur réelle du livre et tout ce qui émane encore des feuillets clos durant les secondes consacrées à le remettre lentement en place.

Les abeilles de la montagne travaillent. Un bourdonnement diligent enveloppe le promontoire, effleure le pesant silence du jour en forêt sans que ce silence en soit vraiment troublé.

Voici paraître une abeille humaine, celle qui butine le trésor des livres et puise à même leurs calices nombreux, obscurs et féconds.

Fillette impubère, au corps mince et long dans une solide robe de toile égratignée par les ronces, elle a des traits précis et irréguliers, la peau hâlée par les vents et par le soleil, le front bombé, dur et poli. Sa chevelure sans grâce est de la couleur des chaudes terres de Sienne ou des cystes desséchés. Ses yeux, d’un gris noircissant, s’ouvrent larges et volontaires. Elle mordille un brin de myrte avec des dents nettes et serrées.

Dans le souffle égal de sa poitrine passe et revient l’haleine immense et contenue de la forêt. La même impression mystérieuse et vivifiante de forces profuses apparente l’une à l’autre cette enfant et la futaie vierge. Une virilité singulière anime ses gestes ; une subtile mobilité nuance les expressions de son visage.

Elle se blottit dans la touffe-bibliothèque. Ses mouvements ont la souplesse et la sûreté de ceux de l’animal bien plus que de ceux de l’homme.

Accoutumées à sa présence, les abeilles n’interrompent point leur labeur. Cependant, autour d’elle, les choses semblent devenir attentives et l’atmosphère comme obéissante, soumise au rythme de sa volonté. La forêt, somnolant dans la lumière, ne dort qu’à la manière des félins ; sous les paupières vertes et dorées de la brousse, les innombrables prunelles veloutées des sous-bois font converger leurs scintillements et leurs ombres sur les myrtes en fleurs. Un prodige quotidien harmonise ainsi la nature ambiante au geste de l’Enfant. Et celle-ci, la toute petite, s’impose souverainement à celle-là, la grande.

 

C’est une rare, orgueilleuse et puissante enfant.

Les réalités de sa vie procèdent du merveilleux. Elle détient, tangibles et permanentes, toutes choses qui, pour les autres créatures de son âge, appartiennent à un monde fantastique, dans l’enchantement des récits d’aïeules et dans les romans d’aventures. Elle vit, en partie, de ce dont les autres rêvent ; si elle rêvait, elle ne pourrait rien imaginer de plus extraordinaire.

Fière et distante, elle ne connaît pas un égal ; les hommes, les femmes et leurs petits, la population qui l’entoure, lui sont des vassaux ou des serviteurs et ils ne tirent pas leurs origines de la même race qu’elle. Ses commensaux, les chasseurs, et son propre instinct, lui ont appris à dominer sur les bêtes des bois.

Qu’elle soit née ou non dans la zone forestière, sur ces sommets d’Atlas Tellien où circulent encore les grands fauves, il importe peu. Il y a pour certains êtres, représentatifs d’une synthèse des possibilités humaines, une évidente prédestination. L’Enfant a été façonnée par les forces naturelles de cette contrée et par des qualités d’atavisme, pour jouer un rôle d’influence morale et exercer son droit de suzeraineté sur la multitude des animaux libres et sur des tribus d’hommes primitifs. Du sol lui viennent l’ardeur soutenue, la vigueur tranquille et sa ténacité ; de la mémoire ancestrale procèdent son originale audace, son esprit prompt à saisir l’intelligence des choses, les faiblesses des individus, et sa facile aisance à s’assimiler ce qui est délicat et beau.

Elle est fille de gens aux vieilles et nettes traditions françaises, propriétaires, créateurs en quelque sorte, de ce vaste domaine forestier où il fallut ouvrir le chemin avec le fusil d’affût, le pic et la hache. Elle est la créature unique entre toutes les créatures de la montagne, pure comme l’air des cimes, fraîche comme les jeunes taillis, altière comme le chêne et taciturne comme le rocher. Les énergies de son corps plein de sève et de son cerveau actif se dépensent et s’équilibrent dans la rude solitude et la totale liberté.

Opposée à la faune des forêts et au peuple pastoral des clairières, elle devient un symbole, une entité spirituelle sur la matière fruste, un élément concret de la supériorité d’une espèce humaine sur des éléments inférieurs.

Son cœur sensible et intelligent est également dépourvu d’envie et de faiblesse. L’indulgence et la commisération n’y trouvent pas encore de place.

Elle ne pleure jamais et les larmes d’autrui ne l’émeuvent pas. Devant la douleur physique, elle est dure pour elle et pour tous ; mais elle n’a jamais infligé volontairement une souffrance.

Quand les poulains montés se heurtent et roulent brutalement sur le sol, écrasant les petits cavaliers, quand il y a de profondes blessures, du sang, un membre brisé parfois, l’Enfant n’interrompt pas le jeu ni le galop de son cheval.

Elle a vu mourir, dans l’ombre de la maison, pendant une heure infiniment plus poignante que l’instant d’une simple fin d’existence au soleil des clairières ou le trépas fataliste d’un chasseur dans la brousse. Cette mort d’un très jeune frère, ce deuil dont les parents restent inguérissablement frappés, passèrent sur elle, violemment, mais sans rien laisser de la tristesse qui corrode ; elle eut seulement un peu plus de gravité. Elle n’oublia pas le jour cruel, un jour de juillet où le sirocco secouait la forêt ; elle n’oublia pas la minute où l’enfantelet, mystérieusement touché, murmurant d’étranges mots pleins de prescience et de lucidité, referma des yeux trop grands ; mais elle n’en conserva qu’une intense et très claire image de beauté dernière.

Elle possède au degré suprême le sentiment de l’éternité. Elle sait que l’arbre renaît inlassablement et qu’inlassablement les êtres visibles et invisibles se reproduisent afin que se poursuive sans interruption la vivante ronde universelle. Une sensation de perpétuité habite en elle. Sans découvrir exactement tout le sens de la mort, elle a nettement conscience qu’il ne s’agit là que d’un état momentané, une solution de continuité entre la vie déjà vécue et celle que l’on va vivre.

En parcourant les Évangiles, elle a été pénétrée d’un grand amour pour Jésus, mais, rebelle instinctivement à l’obéissance comme à l’humilité qui ne se sont jamais imposées à elle, elle ne désire suivre ni l’exemple ni la doctrine du Christ. Mieux, elle se glorifie tacitement d’avoir, avant de les connaître, préconçu les promesses de vie éternelle et de résurrection. Pourtant, et parce qu’elle conçoit bien la grandeur de cet Humble volontaire, elle lui dédie le plus pur attachement, sans formule.

Exempte d’angoisse et de mélancolie, elle se repose volontiers près de la tombe du petit disparu. C’est dans une partie de la forêt où des allées tournantes tracées, le sous-bois débroussaillé, les arbres hauts et de diverses essences, créent une sorte de parc. L’Enfant sereine s’engourdit dans la grande ombre du cèdre, entre les racines duquel repose la chère dépouille dans un cercueil de cèdre aussi. Là, le doux mort garde une place étroite et privilégiée, sous les fougères élancées et les asters sauvages qui étoilent l’ombre. Il dort dans l’odeur immortelle de l’arbre admirable, celui dont le bois ne pourrit jamais, celui qui, dans les palais cendreux, est intact de siècle en siècle, celui qui conserve, sur la corruption des êtres et la ruine des choses, sa fibre indestructible et son parfum vivant.

L’Enfant a lu les réflexions de Pierre Charron :

« Peut-être que le spectacle de la mort te desplait à cause que ceux qui meurent font laide mine. Oui, mais ce n’est pas la mort, ce n’est que son masque. Ce qui est dessoubs caché est très beau ; la mort n’a rien d’espouvantable. Nous avons envoyé de lasches et poureux espions pour la recognoistre : ils ne nous rapportent pas ce qu’ils ont veu, mais ce qu’ils en ont ouy dire et ce qu’ils en craignent. »

L’Enfant ne redoute rien et, même consciente d’un danger, ne l’évite point, car un fatalisme naturel sévit dans son ambiance. Elle ne craint aucune chose ni personne. Ce qui appartient généralement au domaine du merveilleux lui étant ordinaire ne lui cause nulle inquiétude, mais elle sait gré à l’auteur du Traité de la Sagesse d’affirmer que Celle que les livres sacrés nomment la Reine des Épouvantements n’est qu’un masque, et que « ce qui est dessoubs caché est très beau ». Cela correspond à son désir et à ses secrètes certitudes.

Au cours de sa méditation, elle entend bruire les feuilles et craquer les brindilles entre les arbres. Des pics de bois et des geais bleus s’envolent, se rapprochant d’elle. Un cerf et des biches se montrent allant vers l’abreuvoir des chevaux, frais sous les ombrages plus denses. Un moment, ils stationnent, observant cette créature près de qui les oiseaux se posent avec indifférence. Ils la regardent sans anxiété ni surprise, dans la sécurité d’un amical instinct.

Ainsi la petite et grave Enfant de la forêt renouvelle le miracle des solitudes du mont Alverino. Et, certes, François d’Assise eût pu la bénir de renouer ainsi le fil d’un autre temps à celui de sa très douce sainteté.

 

« Que le parler soit sobre et rare… », disait encore messire Pierre Charron, prédicateur de Marguerite de Valois, avocat devenu ecclésiastique, ami de Montaigne, et l’un des vingt-cinq enfants d’un libraire de la rue des Carmes à Paris !

« … les meilleurs hommes sont ceux qui parlent le moins… »

Si l’hôte studieux du buisson de myrte n’avait été déjà cet enfant taciturne, la leçon du livre l’eût incitée au goût du silence ; mais elle avait peu de tendances à la loquacité. La constante fréquentation de la hautaine et sévère Nature frappe la bouche de mutisme tandis que s’accroît l’éloquence intime de la pensée.

L’Enfant qui vivait seule, sans communion fraternelle avec ses semblables, ne se trouvait pas sollicitée par le flux des paroles, même au foyer paternel.

Là aussi elle existait isolément. Elle aimait pourtant, d’un amour absolu, mais qui n’éprouvait pas le besoin ni n’entrevoyait la nécessité de s’extérioriser. Il lui arrivait de caresser dans son esprit des mots qu’elle allait dire, dont elle laissait passer l’opportunité, et qui retombaient dans un abîme de choses inexprimées, en amoncellements précieux, inutilisés.

La maison, demi-villa, demi-fortin, sur les terrasses étagées, devait à la montagne la qualité de ses matériaux et sa richesse et ne participait pas, intérieurement, à la vie de la montagne. Le seuil franchi, elle offrait, intégrale, une atmosphère de province française et, mieux, de vieille Provence, comme parfaitement ignorante de la transplantation. Seulement, c’était une atmosphère triste où les sensibilités, meurtries par l’épreuve et s’isolant dans leur douleur faite de souvenirs aigus et de regrets vains, n’échangeaient que des soupirs lorsqu’elles ne mêlaient pas leurs pleurs.

Après les années actives, joyeuses dans la vigoureuse conquête et la mise en valeur de la contrée nouvelle, les résultats de l’effort ayant dépassé la réalisation escomptée, cette famille de pionniers était entrée dans une période inerte, une phase de repos qui semblait définitif et n’allait pas sans désœuvrement. Et c’est pendant cette période, où le foyer sans labeur se trouvait désarmé, que l’épreuve avait frappé. Au lendemain du deuil imprévu il demeurait morne, sans volonté de réagir, mal résigné.

Pour silencieuse qu’elle fût, l’Enfant avait conscience d’être l’unique bruit et le seul mouvement actif et résolu de la maison.

Une aïeule, exquise d’indulgence et de mélancolie, lui apprit à lire, puis lui livra le trésor de la bibliothèque. L’Enfant y puisa largement, insatiable et ravie, dans l’encombrement des volumes d’une théologie aride, compacte et fouillée, héritage de sévères aïeux calvinistes, dont plusieurs avaient été martyrs pour soutenir le dogme de l’impitoyable réformateur. Elle tenait de ceux-là sans doute son tempérament ferme, son orgueil outrancier et son penchant à discuter et à juger librement des choses même sacrées. Elle parcourut le cycle d’une très classique littérature romanesque qui retint moins longuement son attention.

La structure et l’appétit de son intelligence étaient de telle sorte qu’elle ne savait s’attarder à ce qui ne s’implantait pas subitement en elle comme sur un terrain propice, reconnu ou découvert.

Aux problèmes posés par ses réflexions et sa logique intuitive, elle ne demandait pas d’être suivis de solutions immédiates. A feuilleter la Bible, elle éprouvait plus d’incertitude que d’étonnement. Environnée de gestes archaïques et par la primitivité des vies forestières, elle ne se trouvait pas dépaysée à travers l’Ancien Testament. Une seule fois, ne percevant rien des réalités de la détestable aventure des filles de Loth, elle interrogea un vieux montagnard qui lui parut présenter quelque ressemblance de traits avec l’image qu’elle se faisait du patriarche. Il la considéra, plein de douceur, hocha la tête et répondit gravement :

— Regarde les bêtes, ma fille ; regarde les bêtes. Et cela n’est ni sur toi ni sur moi ; mais sur un favori du démon.

Dans ses déductions ou ses observations, il n’entrait jamais d’ironie ; car l’ironie est un fruit de l’expérience et des collectivités qui en font une sauvegarde de l’individu. Les solitaires l’ignorent parce qu’ils n’en ont pas besoin.

Pour nombreuses qu’elles fussent, les sensations de l’Enfant s’ordonnançaient avec une santé physique et une droiture sans excès ni défaillances.

La mère, délicate et passionnée, chérissait dans une muette angoisse, une appréhension constante, la fillette ardente et sage dont les gestes téméraires lui échappaient, mais qu’elle voulait, avant tout, voir libre de bénéficier sans contrainte de la plus large vie. Dans un même sentiment, le père, à qui désormais elle tenait lieu de fils, la laissait agir, commander, disposer des gens et des choses et régner à sa guise.

Il y avait une sœur, une cadette autour de laquelle errait la perpétuelle menace d’une brève destinée et le frisson du fatal dénoûment, forme infiniment fragile, instable et gémissante, dans les bras qui l’étreignaient désespérément.

Ainsi l’Enfant taciturne et forte vivait-elle peu dans la maison. Elle s’en évadait dès l’aube pour rentrer dans la saine, vivante et sereine plénitude de la forêt.

 

Au sommet de la montagne, dominant les croupes moutonnantes et les longues pentes boisées, le chaos des rocs, des torrents et la rousse douceur de la Grande Clairière, l’Enfant se sentait à ce point élevée, hautaine et satisfaite, qu’elle eût pu s’écrier avec le penseur hindou :

— Mes œuvres sont mon bien. Mes œuvres sont mon héritage. Mes œuvres sont la matrice qui m’a porté. Mes œuvres sont la race à laquelle j’appartiens. Mes œuvres sont mon refuge.

Ses œuvres, c’était elle-même dans la plénitude de sa volonté et dans l’adoration de son entourage, c’était la servitude heureuse de ses vassaux, c’était tout ce qui s’étendait sous ses yeux et au-delà, son royaume et sa royauté.

— Mon bien, mon héritage, ma race !…

Pour refuge, elle avait le promontoire ensoleillé.

Souvent, une longue couleuvre grise s’y lovait, paresseuse et torpide. L’Enfant parvint à l’apprivoiser et le serpent devint le gardien symbolique des livres du buisson.

 

— Il faut passer derrière le « douar », dit la servante drapée de rouge qui précédait l’Enfant.

Aux abords du village de tentes et de huttes, les chiens aboyèrent sans animosité. Des fermes surgirent de l’ombre avec les gestes d’appel de leurs bras cerclés de bracelets lourds comme des torques ou des anneaux d’esclavage. Des gardeurs de chèvres coururent, tentèrent d’arrêter les passantes, de les entraîner dans les logis mobiles, boire le lait fumant des bêtes. Mais elles refusèrent avec un mot de bénédiction.

— C’est après le cimetière.

La servante s’engageait entre quelques tumuli dès longtemps visités par les chacals. Alentour croissaient des ronces, des asphodèles et des agaves bleus, rigides. Elles avaient parcouru un long chemin pour atteindre cette région de la forêt qui produisait surtout des oliviers sauvages, des vignes, des lentisques et des arbousiers.

— Arrête-toi, voici son jardin.

Elles pénétraient dans une clairière, étroite et blonde sous des herbes serrées et des chardons jaunes. Un bois d’oléastres et de phyllarias l’environnait. Les vignes retombaient à foison, fermant toute issue entre les troncs et pareilles à des tentures brodées. Des faisceaux de rameaux feuillus, liés de souples sarments, formaient une hutte conique et sans proportions régulières. Certainement le constructeur de cet abri n’avait pas appris des montagnard l’art d’assembler les tiges et les branches ni comment on fait, avec le diss et les roseaux, le toit léger d’une cabane.

— Regarde-le, dit la servante.

Un homme était assis contre la hutte, les jambes repliées, les genoux encombrés de rameaux d’arbousier aux baies pourprées qu’il égrenait et mangeait lentement. Son corps entièrement nu, bronzé, poussiéreux et solide, portait soixante ans d’âge. La barbe et les cheveux, gris roussâtre, encadraient une face pensante, des traits minces, des yeux ronds et brillants d’oiseau de nuit…

L’Enfant des civilisés et l’Homme des bois étaient face à face. Elle avait voulu voir l’être bizarre, dont les indigènes parlaient comme d’un mage et d’un sorcier, au mutisme volontaire vis-à-vis des humains tandis qu’il conversait avec les animaux. Il vivait librement dans toutes les vertes thébaïdes du domaine. On ne savait de lui que sa douceur et sa nudité. Il était venu, un jour, jusqu’aux terrasses de la maison, sans vêtements, car il n’acceptait aucun de ceux que lui donnaient les gens, ne se couvrant même pas d’une peau de bête et circulant les bras toujours chargés de branches et de fruits.

Le maître le fit chasser et l’Enfant ne put alors que l’entrevoir traversant la Grande Clairière d’un pas élastique…

— Celle-ci est la maîtresse de la montagne et de la forêt, dit la servante au solitaire.

Elle avait dénoué la ceinture retenant sa draperie rouge sur ses gandourahs et jetait la tiède étoffe à celui qui était nu. Il comprit et s’en enveloppa de façon à ce que sa tête seule fût visible. Le regard de ses yeux ronds passait au-dessus du front de l’Enfant.

Soudain, il parla, en arabe, usant de mots dont ne se servaient jamais les montagnards, de locutions rares et nouvelles pour la visiteuse familiarisée cependant avec la langue de l’Islam. Il parlait comme on psalmodie :

— Je la connais. Elle est celle qui passe et qui demeure. Elle est la forme visible et le geste de ceux qu’on ne voit pas. Son silence interroge et sa présence ordonne. Le destin est un alchimiste ; il jettera ce dur métal au creuset ; l’épreuve du feu changera le métal en argile ; l’argile recevra les empreintes qui ne marquaient pas le métal. Il l’a posée sur ce sol, sachant pourquoi. Toutes choses lui sont destinées, puis elle sera destinée aux choses. Et cependant voici qu’elle est tel un vin frais rempli du suc des vieilles treilles. Mais l’amphore est fragile et la vie a grand soif…

L’Enfant curieuse et la servante atterrée écoutaient les paroles étranges.

Des plis de la draperie rouge, le solitaire libéra une de ses mains, pleine du trésor écarlate des arbouses, et se remit à manger.

L’Enfant s’avançait vers la hutte.

— Elle veut prendre au gîte ce qui n’appartient pas à l’homme, mais à l’esprit, dit doucement le mangeur d’arbouses.

— Je ne veux voir que ta cabane, répliqua-t-elle au hasard.

— C’est le Livre que tu verras.

Intriguée, elle pénétra résolument sous l’amas des branchages. Des tiges de chiendent, d’un blanc verdâtre, rampaient sur le sol. Et, suspendu par des lanières de cuir et de laine, contre l’embroussaillement du toit, elle vit le Livre, une quantité de feuillets disjoints, gravés de signes arabes et de caractères latins, mais dans une langue que l’Enfant ne connaissait pas. L’écriture inégale et l’encre aussi blafarde que les tiges de chiendent croissant à l’ombre, ajoutaient à leur aspect mystérieux.

— « Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride… », psalmodiait le solitaire.

— Que dis-tu, que dis-tu ? cria la servante dont la terreur superstitieuse grandissait.

— Je lis ce qui est écrit dans le Livre, répondit l’homme en fermant ses yeux de hibou. — Et il reprit de la même voix : « J’ai rêvé d’une enfant de roi aux joues pâles et humides… Ils ont empoisonné mon pain, versé du poison dans mon verre, les uns avec leur haine, d’autres avec l’amour. »

L’Enfant ignorait que ce fussent là des vers de Heine. Elle écoutait l’homme en regardant les mystérieux feuillets.

— « Par le figuier et l’olivier, par le mont Sinaï et ce pays fidèle, nous avons créé l’homme dans les plus admirables proportions. » Dis au nom du Dieu adorable : « Il apprit à l’homme à se servir de la plume, il mit dans son âme le rayon de la science. »

Cela, c’étaient les sourates écrites en caractères koraniques sur les feuillets…

L’Enfant sortit de la hutte sans toucher au livre de l’anachorète.

— N’apprends-tu pas à celle-ci comment les porcs-épics te connaissent ? suggéra la servante, désireuse de mettre fin à une scène qui lui semblait une dangereuse sorcellerie.

Les yeux ronds clignèrent. Le solitaire se redressa. On eût dit quelque imperator drapé de pourpre. Il fit un signe consentant.

— Tu peux aller avec lui, murmura la servante rassurée. Moi, je vais réciter ici la prière pour nous délivrer des sorts.

Entre des ceps tortueux, une enceinte primitive de pierres sèches et un minuscule dolmen indiquaient la sépulture consacrée d’un saint. De petits vases naïfs, où chaque pétrisseuse d’argile mit un peu de sa foi, de son art et de sa fantaisie, se multipliaient autour de cet autel, noircis et luisants de résine brûlée et de fumée de benjoin. Un long cierge de cire verte, mince comme une vrille de vigne, avait été déposé sous le dolmen par un pèlerin voulant laisser à la main pieuse d’un passant dépourvu d’offrandes le soin de l’allumer pour pouvoir, quand même, témoigner de sa ferveur.

La servante alluma le cierge et se prosterna.

L’Enfant s’éloignait avec l’Homme des bois. Celui-ci marchait à la manière souple des chats en maraude, faisant des pauses entre les affleurements des gneiss, à travers les myrtes et les lentisques. Quelques phyllarias et des arbousiers grêles et hauts jaillissaient du terrain schisteux.

Il s’arrêta tout à coup, s’enroula plus étroitement dans la draperie rouge, prit la main de l’Enfant. Ils se coulèrent derrière un buisson. Un porc-épic débouchait sur la surface plane d’une roche et son allure se modifia instantanément. Il éventait une présence qui, si elle n’était pas ennemie, troublait cependant sa quiétude. En arrêt, il frappait du pied à la manière des lièvres et des lapins inquiets. Il se hérissa, devint extraordinaire, animal inoffensif soudain fantastique et presque redoutable. Sous le frémissement de son épiderme, sa terrible toison de dards blancs et noirs bruissait comme les rideaux de perles et de bambous quand on les agite. L’Enfant savait que c’était là un animal très brave, qui ne se terrait que devant la panthère ou le serval rusé, mais ne craignait pas de foncer sur l’adversaire qu’il trouvait à sa taille et lorsqu’il ne s’agissait que d’un chacal ou d’un chien. Ses yeux brillants fixant le buisson, il hésitait également pour attaquer ou pour fuir.

Alors, tel un serpent qui mue et sort de son enveloppe, l’Homme des bois glissa hors de la draperie enroulée et rampa sur le ventre dans la direction du porc-épic. L’animal le vit, le reconnut sans doute ; les dards s’abaissèrent et s’alignèrent au repos sur son dos redevenu normal. Il parut à l’Enfant que les regards de l’homme et de l’animal échangeaient un amical et mystérieux langage. — N’étaient-ils pas deux solitaires de la forêt ? et leurs prunelles étaient aussi mieux faites pour les heures nocturnes que pour le rayonnement du jour. — L’homme se livrait à des mouvements imperceptibles, grâce auxquels son corps étendu progressait insensiblement. Il avait conservé dans sa main une poignée d’arbouses et recommençait à les manger. Quand il fut face à face avec le porc-épic, il répandit les arbouses sur la roche à portée de sa bouche et du museau de l’animal. Alors, ils mangèrent ensemble.

Brusquement, tous deux disparurent… L’Enfant se souvint de ce que les montagnards affirmaient : l’Homme nu pouvait, suivant son caprice, habiter l’aire d’un vautour ou le terrier d’un porc-épic et, la nuit, les mangoustes et les genettes se rassemblaient pour chasser avec lui dans les nids de perdrix…

Elle prit la draperie rouge, en la laissant traîner derrière elle comme un voile mythologique, et rejoignit sa servante en prières.

Parmi les feuillages, le cierge de cire verte brûlait d’une flamme infiniment pâle, semblable à un rameau délicat qui se consumerait lentement.

 

Un grand berger saisit aux naseaux le cheval de l’Enfant :

— L’Homme nu est mort, dit-il. Je l’ai trouvé et enseveli. Il n’y avait que ceci dans sa hutte. Je l’ai pris pour toi qui aimes les papiers et les livres.

L’Enfant glisse à bas de sa monture. Une singulière expression de gravité l’envahit en recevant l’unique héritage de l’être mystérieux. Elle va se réfugier sur le promontoire et dans la touffe des myrtes. Elle pose sur ses genoux les feuillets du solitaire, — qui était peut-être un saint plutôt qu’un fou ou un sorcier. Elle dénoue les lanières.

Écrites récemment, avec un calame de roseau, comme en possèdent les scribes errants qui parcourent toutes les contrées arabes, sur la première page sont ces lignes, en français, et de la même écriture inégale que le reste du manuscrit :

« Toi, l’Enfant, et moi, l’Homme, nous sommes le plus beau livre, car nous sommes l’intelligence de la forêt. »

L’une après l’autre, elle feuillette toutes ces pages qu’elle ne peut pas déchiffrer. Mais en arrivant aux dernières, l’encre fraîche frappe de nouveau ses yeux. Elle lit encore en français, croyant entendre la voix qui psalmodiait. Et voici qu’elle murmure, en imitation fervente, le Cantique du Soleil de ce divin François d’Assise, transcrit là :

« Loué soit Dieu, mon Seigneur, avec toutes les créatures et singulièrement notre frère messire le soleil… »

Elle croit percevoir comme une confidence d’esprit à esprit entre son âme, soudain pénétrée de piété, et l’âme évadée de celui dont on ne savait rien, excepté sa douceur et sa nudité.

« Pour acheter l’amour j’ai donné tout, et le monde, et moi-même…

« Je ne puis plus voir de créature, toute mon âme crie vers le Créateur…

« Que personne ne me reprenne si un tel amour me rend fou… Oh ! si je pouvais trouver une âme qui pût me comprendre, avoir pitié de moi, et savoir toutes les angoisses de mon cœur !… »

Et nul ne devait connaître si c’était dans un dernier sentiment d’exaltation ou de détresse que l’Homme inconnu avait accueilli « notre sœur la mort corporelle… »

L’Enfant plaça les feuillets dans la lourde Bible.

En ce temps, une sorte d’ardeur pieuse la sollicita. Elle sut des psaumes qu’elle répéta comme une prière.

Si quelque maître religieux, autorisé, se fût trouvé près d’elle, peut-être se serait-elle vouée au plus ardent mysticisme. Elle ne saisissait pas, dans la prière familiale, traditionnelle, ce sûr élément d’influence qui émane des grandes manifestations collectives du culte. Sa foi s’engourdissait alors en elle, ou, sous une sollicitation extérieure, se dispersait au-delà des limites de la vérité théologique, ou bien encore ne se rattachait qu’à quelque lien de prédilection.

C’est ainsi que les fragments du Cantique du Soleil devinrent son unique pater. Bientôt elle identifia Dieu dans le vent, et dans l’ombre, et dans la lumière, confondant l’œuvre avec l’Ouvrier. Elle entendit le souffle de l’Éternel dans la forêt. Elle devint panthéiste sans le savoir et d’autant mieux que son besoin de croire et d’adorer s’affirmait plus grand. Dieu lui fut Dieu pouvant être invoqué sous toutes les formes et tous les noms ; mais elle priait rarement.

Elle exila la Bible du buisson de myrtes et la remplaça par Chateaubriand.

 

Roulée dans les chaumes et les feuilles craquantes tombées sous le sirocco, l’Enfant caressait la tête de la longue couleuvre, en partie lovée autour de son cou ; — un cou si mince, que le serpent gris semblait se rattacher au plus mince des rameaux d’un figuier blanc.

Son regard et celui du reptile apprivoisé s’échangeaient dans la chaleur et le rayonnant soleil d’alentour. Le silence pesait en masse d’or sur la contrée somnolente et muette, toutes voix éteintes par l’heure du diurne sommeil.

L’Enfant taciturne parlait. Elle parlait pour la grise couleuvre à l’œil doré.

— Je te dirai l’origine du monde, celle que les savants méconnaissent et dont les bons sauvages sont certains. — Toi, tu dois savoir cela. — Le Grand-Lièvre, a rassemblé toutes les bêtes. (Ton aïeule y fut et ne te l’a pas dit.) — Il a pris un grain de sable au fond d’un lac et il en a fait la terre.

Le reptile siffla contre une brindille sautant sous un souffle du vent et qui l’avait heurté au passage.

— Il fallait plutôt siffler contre le vent, remarqua l’Enfant ; mais le vent est inaccessible et celui-ci est peut-être un mécontentement de Dieu. La première étoile va l’apaiser. Écoute : — Michabou, — (c’est le chat-tigre), — après la création de la terre ne voulait pas celle des hommes et le Grand-Lièvre eut à peine le temps d’en créer six avant de discuter avec lui. Vint le Déluge ; — (le même qui punissait les gens de la Bible, oui, Serpent). — Et après cela, tous les autres hommes sont nés du mariage de Messou avec la femelle du rat musqué !…

Ainsi se manifestait éloquemment son plaisir d’avoir suivi Chateaubriand dans son Voyage en Amérique.

— Et je vais te dire encore, Couleuvre intelligente ; — (ne me serre pas si fort le cou !) — L’araignée apprit à Michabou comment on tisse les filets. Plus tard, il consentit à l’apprendre aux hommes et c’est pourquoi nous avons des chebkas pour transporter les épis sur le dos des mules.

Elle fut hantée par Velléda, « sa taille haute, sa courte tunique noire, la faucille d’or suspendue à sa ceinture d’airain ». Dans son instinct et sa féminité, elle établissait un parallèle entre elle et cette rude et magnifique vierge des Gaules, son aïeule.

— Certes, j’aurais été telle ; mais je ne me serais point humiliée devant le héros grec. Il se serait plutôt courbé sous ma main, sinon je le prenais par le col au croissant de ma faucille !

Elle ne concevait rien, quant à elle-même, des possibilités et des réalisations de l’amour. Elle n’en avait ni prescience ni impatience, pas plus dans sa chair que dans son esprit, et c’est encore en cela qu’elle se différenciait de la plupart des enfants des hommes.

Comme la druidesse, qui « chantait d’une voix mélodieuse des paroles terribles », l’Enfant de la forêt se fit un collier de baies d’églantier, se couronna de feuilles de chêne et chanta dans la montagne aux sombres bois.

— Voici, songeait-elle, « elle avait le regard prompt, la bouche un peu dédaigneuse, des manières hautaines et l’orgueil dominait en elle ». Suis-je autrement ?

Elle apprit à ses gamins comment se balançaient sur leurs chevaux les cavaliers de Numance et de Sagonte, puis elle les arma de « debbous » en bois d’olivier qui imitaient la massue de ces Barbares.


— Couleuvre, je te raconterai l’histoire d’Almilao l’Iroquoise et d’Hondioun qui dansa trois fois de colère ; … mais veux-tu que nous dormions maintenant, comme les autres, … comme les… autres, … et comme… Michabou…

L’Enfant s’est allongée dans les chaumes. Ses grandes paupières se ferment. La couleuvre, engourdie de chaleur, déroule son étreinte apprivoisée et repose familièrement à côté d’elle.

 

Le regard de l’Enfant étreint toute la forêt. Ses bras frémissants, élargis vers les horizons de la montagne aux cinq cimes, puis ramenés lentement sur sa poitrine, enferment tout un monde dans leur geste et contiennent les trésors de l’espace découvert et de l’étendue invisible.

Elle scande les strophes que leur intense et musicale beauté grave dans sa mémoire pour défier l’oubli des jours. Elle a lu éperdûment les Poèmes Barbares. Après celui de La Forêt Vierge, elle rejeta le livre d’un mouvement brusque. Il roula, comme emporté par le vent qui passe dans les grandes lyres. Rompu en feuillets palpitants, il tomba dans le ravin, s’en alla au fil de l’eau pure, vers le cœur de la vierge forêt.

L’Enfant ne voulait pas lire plus avant. Extasiée, mais frémissant ainsi qu’aux paroles d’un oracle, elle reprenait mentalement le chant inspiré :

Depuis le jour antique où germa sa semence,
Cette forêt sans fin aux feuillages houleux
S’enfonce puissamment dans les horizons bleus.
Sur le sol convulsif l’homme n’était pas né
Qu’elle emplissait déjà, mille fois séculaire,
De son ombre, de son repos, de sa colère,
Un large pan du globe encore décharné.

Longtemps, les monts avec leur ossature de gneiss et de granits, issus des entrailles de la terre, repoussés et vomis par le formidable volcan initial, avaient progressé, pendant des millénaires, vers les espaces illimités de l’éther. Puis, les érosions, toutes les forces éoliennes et pluviales, saccagèrent les cimes. L’œuvre sournoise des infiltrations et le travail de désagrégation des sources s’accomplirent avant que l’homme prît sa place parmi les hôtes de la forêt, l’immense forêt végétale, gorgée de tous les limons, la profonde forêt animale, grouillante et bruissante de vies multiples, la géante et l’indestructible forêt, large ceinture des monts chauves et pour laquelle le poète scandait :

Les étés flamboyants sur elle ont resplendi,
Les assauts furieux des vents l’ont secouée,
Et la foudre à ses troncs en lambeaux s’est nouée ;
Mais en vain : l’indomptable a toujours reverdi.

L’Indomptable ! Que lui font le nombre des chênes lacérés et celui des cèdres décapités ou abattus, croulant par le travers des vertigineuses ravines ? Un arbre meurt, dix arbres renaissent. De trop vieilles futaies s’anéantissent dans le maquis, vingt taillis nouveaux resurgissent. Un feu de berger, allumé dans les clairières, gagne le bois, brûle et rase quelques hectares, mille rejets et la fraîche profusion des crosses de fougères et des tendres graminées rejaillissent de la dévastation.

Créée ou incréée, voici la forêt éternelle ! Depuis toujours et à jamais, dans la suite des temps et leur pérennité, voici la forêt perpétuelle !

Une frénésie d’amour et d’orgueil a saisi l’Enfant. L’indomptable est son bien, son royaume et son héritage. Elle baise le sol chargé d’humus aux impérissables semences. Elle s’entretient silencieusement avec la sylve :

— Je te ressemble. Tu es ma mère… et tu n’appartiens qu’à moi.

Tout à coup, ses dents se serrent, son cœur se crispe, ses yeux s’embuent, puis flambent d’un sauvage éclat. Des vers s’inscrivent durement, creusent leurs signes et approfondissent leur sens dans sa mémoire ; des vers qui impliquent une prophétie redoutable. Ils sont faits de mots flamboyants pareils à ceux que le prophète hébreu, l’homme aux lions, son favori, ce Daniel de race royale, traduisit en claires paroles : — les mots apparus sur la muraille au festin du fils de Nabuchodonosor.

Pour l’Enfant, l’avertissement est plus terrible que celui donné à l’Assyrien, parce qu’il atteint au-delà d’elle-même et tue celle qui ne pouvait pas mourir.

O mère des lions, ta mort est en chemin,
Et la hache est au flanc de l’orgueil qui t’enivre…
… le roi des derniers jours,
Le destructeur des bois, l’homme au pâle visage…

L’Enfant se mit rapidement en marche à travers la forêt. Elle coupait par le plus court, sans hésitation, quittant le sentier étroit, la sente plus étroite, pour suivre les foulées des bêtes.

Filiale et passionnée, elle saisissait et acceptait le devoir précis, immédiat, d’aller au-devant de la mort menaçante, prédite, pour la conjurer, l’abolir ; car elle savait comment et dans quel lieu la hache frappait au flanc la forêt.

L’ENFANT ET LES ÊTRES

 

Les hommes qui traitent le bois et le tannin campent dans des huttes forestières, au milieu des coupes de chênes-lièges et de chênes-zéens. Leur chantier ressemble à un grand champ de massacre incohérent.

Depuis des générations, le visage de ces hommes porte le hâle des brises méditerranéennes. Ils sont plus ou moins des fils de la mer latine et de ce pays que Virgile saluait comme « fécond en fruits de la terre et en héros ». Ils se retrouvent bien les descendants des Ligures qui vivaient dans les cavernes et sous des huttes rondes. Mais des groupes et des individus se différencient les uns des autres dans le nombre actif ; Piémontais de façons rudes et de sentiments énergiques, Sardes aux yeux graves, aux habitudes archaïques et simplement laborieuses, Siciliens trop prompts ou trop lents, susceptibles et vindicatifs, tous nomades du travail qu’enfantent la misère et la densité de population dans les provinces italiennes.

En émigration permanente, ils sont aptes à tous les travaux rustiques, à ceux qui exigent la continuité de l’effort et la vigueur soutenue dont les Arabes se détournent. Les grandes exploitations, les chantiers de constructions et de terrassements, accueillent également leurs services, contre un salaire dont ne se contenterait point tout autre ouvrier européen. Dans une entreprise, pourvu que les surveillants et contremaîtres les laissent boire, en guise de vin, l’exécrable alcool frelaté et de prix dérisoire qu’ils font venir par tonnelets et qui sert aux libations de leur frugale nourriture, huile, oignons, tomates et piments, alternant avec quelques tranches de venaison prise aux abords du chantier, le rendement de leur main-d’œuvre est mathématique. Si l’autorité régulière n’avait pas à intervenir dans les conflits sournois, les sanglantes querelles, qui éclatent en bourrasque, les différends vidés au couteau, ils bénéficieraient d’une paix, relative, mais indiscontinue dans le labeur.

Ils sont gens d’épargne, économisant grandement, soit pour le retour, soit pour envoyer à leurs familles, aux femmes et aux petits restés là-bas, un peu partout, — car c’est de partout qu’ils viennent s’embarquer sur un voilier ou quelque méchant vapeur de Gênes, de Livourne ou de Trapani. Ceux-ci ont fui la sauvage Calabre, ceux-là une turbulente Sicile et les conséquences des menées de quelques fasci. Ces autres quittèrent la Basilicate dont la montagne nord-africaine leur rend les forêts peuplées de sangliers et de grands fauves sinon de loups. Le massif de Sardaigne fournit de nombreux contingents, qui se groupent volontiers et presque exclusivement entre eux, s’entretenant dans leur dialecte ancien. Sur ce sol, où les ancêtres berbères qu’on leur attribue durent longtemps vivre, ils se retrouvent familièrement ; ils sont les seuls qui n’expriment aucune inimitié ou incompatibilité dans leurs rapports avec les indigènes ; réflexes de mémoire atavique conservant l’empreinte des passés et des existences antérieures.


Le chantier présentait le désordre et la confusion des campements d’anciennes hordes barbares. Les chênes-zéens, à l’aubier dur et sain, plein de sève, hauts et droits, s’élançant pour dominer les frondaisons serrées et frisées des chênes-liège, gisaient, sapés par la base. Dépouillé de ses bras et de sa chevelure, leur corps magnifique était livré aux scies grinçantes et débité en madriers égaux. Les chênes-liège énormes, avec leur corps pesant et cagneux, leurs branches convulsionnaires sous l’étrange écorce à l’aspect et aux rugosités de roc, bossuée, creusée de gorges profondes ou pareille à un gris velours fourré de lichens comme d’un pelage de chinchilla, — les chênes-liège roulaient dans la poussière rouge et noire faite d’humus et de tannin. L’épais et somptueux manteau, que les siècles forestiers drapèrent sur la majesté de l’arbre et contre lequel les panthères aiguisaient leurs griffes, s’ouvrait, craquait et se rompait sous la hache. Les troncs et les bras, durs et noueux tels ceux des athlètes, saignaient et devenaient de monstrueux écorchés. Le fer s’acharnait entre les mains mortelles et vives des hommes qui chevauchaient les cadavres gisants ; le tannin, en écailles rouges, s’éparpillait autour d’eux.

Rejetés hors de l’aire de travail du chantier, les corps blafards des arbres auxquels il ne restait plus rien à prendre, s’entassaient, formant barrière.

L’Enfant escalada ce rempart, sauta dans le chantier et considéra le terrain du massacre.

Très pâle, oppressée par un grand bondissement intérieur, elle enveloppait du regard et dénombrait la bande des ravageurs. Sa lèvre gonflée et retroussée sur ses dents exprimait de la colère et du mépris.

Ceux-là non plus n’appartenaient pas à sa véritable race. Avec leurs membres solides et musculeux, leur face cuivrée de soleil et de poussière végétale, leurs prunelles obscures où vacillait le reflet du balancement et du frémissement des feuillages, ils s’apparentaient à des divinités sylvestres, ils étaient les frères des dryades. L’Enfant croyait voir leurs pieds revêtir des formes de racines et s’enfoncer dans le sol pour y prendre la place des arbres tués. Cela la blessait et l’indignait au point le plus vibrant de sa sensibilité.

« Le roi des derniers jours de la forêt ! » Il s’incarnait dans tous ces hommes, humanité consciente ou inconsciente, formidable et brutale, prolixe de gestes et de paroles, devant sa fragilité.

Ils avaient cessé de travailler et la contemplaient avidement. Un enchantement confus visitait leurs âmes engourdies, indécises. Symboles des masses frustes et de la lourde matière, ils subissaient avec ravissement la présence de l’Enfant qui était esprit. Leur cerveau brut, dont rien n’avait éclairci ni différencié les couches, pressentait la douceur et le prestige indéfinissable de la pensée devant cet être chétif et pensant.

L’apparition de la petite suzeraine n’évoquait pas pour eux la vision des foyers lointains où grouillaient des enfants de tous les âges, car elle ne ressemblait à aucun d’eux. Elle leur représentait quelque chose de très clair, de très subtil et de très haut. Ils percevaient instinctivement son rayonnement spirituel. Tous se prirent à sourire, reconnaissants, à cause de cette lumière qui visitait leur ombre.

Mais bientôt leur sourire s’effaçait ; des lueurs s’éteignaient dans leurs prunelles sauvages ; ainsi que des bêtes, ils flairaient, dans l’air ambiant, combien le silence de l’Enfant était chargé de menace et de dédaigneux courroux.

Ils essayèrent de lui parler sans savoir exactement que lui dire ; et parce qu’elle persistait à se taire, un invincible malaise les étreignit.

Ils voulurent se remettre au travail ; mais les haches se faisaient pesantes dans leurs mains molles, et, subitement, il leur sembla qu’ils accomplissaient là une tâche illicite et coupable, une action mauvaise. La réprobation muette tombait sur eux comme une condamnation et le pire des châtiments. Il y en eut qui eurent peur et s’éloignèrent.

L’Enfant réfléchissait. Serait-elle toute puissante sur ces gens dans l’expression de sa volonté ? Elle ne se sentait pas aussi sûre d’eux que des autres, de ceux qui étaient ses esclaves et qui l’aimaient. Cependant elle savait qu’elle venait de les conquérir et de les intimider.

Alors, elle prononça :

— Ce sont les derniers arbres que vous abattrez.

Elle souhaitait qu’ils s’inclinassent dans un seul mouvement d’obéissance.

Il se trouva que leur chef répondit simplement :

— Ce sont les derniers. La coupe est finie depuis ce matin. Nous partons.

Un convoi de mules fit irruption qui venait charger les dépouilles des morts. L’Enfant choisit la plus fine, s’étendit sur le bât que le conducteur avait hâtivement recouvert de son manteau de laine blanche, et tourna bride dans le bois.

Sa bouche effleurait au passage tous les rameaux pendants. Elle murmurait à la forêt :

— J’ai arraché la hache et tu ne périras plus.

 

La fête des vivants est éclatante au soleil, parmi les pierres.

Les détonations des vieux fusils claquent moins haut que les cris de joie lancés comme des flèches pour déchirer la soie flottante du ciel. Sur les rocs surplombant la vallée étroite, les aires de vautours, les nids peuplés de gyps fauves, rivaux des puissants gypaëtes, se tiennent silencieux. Un des grands rapaces, inquiet, apparaît sur les cimes, prend encore de l’altitude pour planer au-dessus de la cohue ; il descend d’un vol circulaire ; l’ombre de son envergure passe sur le front des hommes tumultueux, puis, rassuré, il regagne les hautes zones de l’atmosphère. Le nombre des femmes répand tant de parfums dans l’air respiré qu’on ne discerne plus l’odeur des sylves environnantes. Tant d’encens et de benjoin brûlent autour du tombeau du saint champêtre, dont c’est la fête et le pèlerinage, que la suave fumée domine celle des foyers allumés entre trois pierres pour rôtir les viandes du festin.

Une demi-coupole, badigeonnée de chaux bleutée, indique le lieu de la sépulture sacrée, dans une enceinte d’éclats de roche entassés. L’arbre-tabou qui ombrage ce lieu, un vieil azerolier, a moins de feuilles que de lambeaux de voiles et de tuniques, ex-votos de la piété féminine.

Les vignes sauvages pendent et traînent sur les abris de laine et de toile, de roseaux ou de branches et sur ceux qui ne sont qu’une éblouissante draperie jetée d’un buisson à l’autre ou un tapis d’Orient accroché entre deux figuiers au tronc lisse, blafard et convulsé. Un peuple entier, peuple croyant, peuple fidèle, archaïque et joyeux, est rassemblé dans la vallée étroite et l’habitera pendant les trois journées que dure la fête annuelle de ce district montagnard. Chacun prie plus ou moins isolément ; les repas et les divertissements se prennent en commun.

Au long d’un cours d’eau, des lauriers-roses s’étendent, se déroulent et foisonnent dans un total épanouissement. Sous des menthes et des renoncules, filtrent des sources où piétinent les moutons et les chèvres voués au sacrifice pour honorer le saint et pour nourrir son peuple. Dans la terre rougeâtre et mouillée, des pétrisseuses d’argile sont accroupies, lentement actives. Leurs mains naïves et savantes recréent des vases cornus, des coupes, de larges plats qui sèchent au soleil ou cuisent dans un four primitif, édifié de galets, de débris de poteries anciennes et de boue fraîche.

Une fantasia, dont les escadrons se renouvellent, court et se cabre dans l’espace libre. Avant peu, la galopante monture d’un cavalier désarçonné, fuyant à travers le campement, ou une bête échappée et poursuivie par les sacrificateurs, ou quelque querelle des enfants belliqueux, brisera l’œuvre des pétrisseuses d’argile qui referont inlassablement les fragiles ustensiles du ménage arabe.

Excitées par les cris des jouteurs, les hululements des femmes applaudissant les hardis et les préférés, elles chantent ou se querellent à tue-tête, d’une voix aiguë, persistante.


Proche de ce vacarme, il est une région d’implacable silence.

Au bord de la vallée du soleil et de la vie exubérante, il y a le jardin de l’ombre de la mort. Une barrière de brousse arborescente l’environne et le défend, si épaisse qu’elle ne laisse filtrer ni les paroles ni les autres bruits. Les hautes frondaisons des chênes-zéens et des oliviers séculaires y retiennent des ténèbres vertes, attiédies par les rayons extérieurs, qui les effleurent, mais ne les pénètrent jamais. Les mousses naissent et meurent, contre le tronc des arbres et sur le sol, sans avoir connu la réelle lumière du jour.

Point de sentiers dans cette solitude, point de traces du va-et-vient perpétuel des vivants ; ceux qui entrèrent une fois dans cette ombre ne sont pas ressortis. Et ils n’entrèrent pas glorieux, avec des chevaux de fête, ou humblement, avec des pieds poudreux chaussés de sandales de peau de chèvre ; mais, lavés par les plus solennelles ablutions, ils y furent portés sur le bât d’une mule ou sur les pieuses épaules de leurs frères et de leurs amis.

On les a couchés au hasard, dispersés ou voisins les uns des autres, leurs pieds rigides dans la direction du Levant et très peu de terre recouvrant leur corps insensible. Ils ont cru dormir, dans le repos absolu de leur chair et de leurs os. Ils avaient été laissés au silence : ceux-ci dès le lever du soleil, ceux-là avant la tombée du jour. Or, dès le crépuscule, les chacals glapirent. Les ravageurs nocturnes s’appelèrent d’un bord à l’autre bord des forêts. Rampant comme des reptiles, se coulant comme des panthères en chasse, ils franchirent les défenses de la broussaille, ils rôdèrent sur le sommeil des morts jusqu’au moment où l’odeur de la corruption désigna à chacun la place et la proie.

Tant d’ongles fouisseurs ont attaqué tant de sépulcres que les cadavres ont rejailli hors de la terre enveloppante. Ils ont été rongés, rongés, rongés…

Maintenant, tout ce que les mâchoires voraces ne purent broyer est entassé dans l’ombre verte ; monceaux de fémurs et de tibias, de vertèbres et de clavicules vides, monceaux de crânes dont les dents luisantes sont l’unique clarté du lieu.

Ici les femmes n’aiment point à errer ni à échanger les bavardages coutumiers des cimetières islamiques et les hommes hésitent à prier. L’habituelle sérénité de la mort musulmane y prend un profil macabre et s’y drape de réalisme, cruellement. Absente la douceur blanche et bleue des nécropoles méditerranéennes, toutes faïences et badigeon clair. Absente la chaude sécurité des terres désertiques où les tombes restent égales dans l’argile conservatrice et le sable gypseux. Absents le parfum prodigieux des roses et des marjolaines et l’odeur ensoleillée de la terre sèche. Seules stagne la senteur fade des moisissures anciennes et s’accuse la dureté de lignes des têtes anonymes qui, n’ayant plus de regards ni de pensées, conservent la suprême ironie d’un rire infini.


Dans la vallée où régnaient les vivants, une pouliche bondit tout à coup, une pouliche couleur de henné au chanfrein busqué, au petit œil fauve, la crinière et la queue rasées selon l’usage montagnard. Autour d’elle cavalcadaient des poulains noirs ou gris tourterelle que suivait, d’une marche pesante, mais infatigable, une très vieille jument blanche recouverte d’une housse balayant les traces de ses sabots sans fers. Des gamins à demi nus fouaillaient les poulains endiablés pour conserver l’allure et les distances que leur imposait l’Enfant, montée sur la pouliche rousse.

Cette cavalerie juvénile avait aisément franchi la croupe de la montagne difficile et galopé en file indienne dans les sentiers abrupts des corniches et des ravins.

Au milieu de la vallée, l’Enfant agrippa sa monture par les oreilles et l’arrêta net. Alors, les grands cavaliers, les hommes, ses féaux, poussèrent le cri guttural de l’enthousiasme. L’un d’eux mit pied à terre, l’enleva brusquement dans ses bras et la posa sur le dos de son étalon harnaché d’une selle de velours cramoisi brodé d’or pâle. L’amazone n’atteignait pas aux larges étriers damasquinés, mais ses genoux serraient le corps de la selle avec une violence heureuse. Elle saisit la longue lanière de la bride aux œillères faites de deux morceaux de peau de panthère. D’un à-coup brusque du mors barbare, elle enleva le royal étalon, et, dans le tintement des étriers libres, parmi la poudre, le vacarme et le soleil, l’Enfant mena la fantasia de la folie des hommes et des bêtes.


Les feux flambaient devant chaque abri. L’obscurité chassait déjà le crépuscule bref des replis de la vallée. L’Enfant avait décidé de passer la nuit parmi les pèlerins et un messager s’en alla prévenir les parents de cette fantaisie.

Lasse de son jeu équestre, guettant avec l’apaisement du tumulte des humains le recommencement du tapage nocturne de la forêt, un moment, elle circula suivant la lisière des bois, puis vint s’asseoir dans le silence et le jardin de l’ombre de la mort. Le contour des arbres s’amollissait. Ils éprouvaient comme une détente de n’avoir plus à étirer leurs rameaux serrés pour les opposer aux rayons du soleil. Les entassements sinistres, qu’on distinguait encore, paraissaient plus blafards et plus immobiles. Peu à peu, ils revêtirent des aspects de larves et de chrysalides. Il fallait des yeux de félin pour ne perdre aucun de leurs détails.

L’enfant imagina de nouvelles créatures spectrales, mais vivantes et animées, sortant de ces amas horribles sur lesquels la dissolution n’avait plus de prise et qui s’éterniseraient dans l’ossuaire.

Malgré l’ombre toujours plus dense, elle voulait scruter l’inscrutable, les orbites sans prunelles dont le nombre regardait partout à la fois. Pensive dans son infrangible orgueil, elle confrontait sa personnalité, marquée de féodalité physique et intellectuelle, avec ces éléments d’humilité et la secrète leçon d’effroi qui s’en dégageait.

Au temps de leur rôle dans la charpente humaine, ces ossements assemblés avaient été les grands-pères de ses serviteurs et de ses vassaux d’aujourd’hui. Puisqu’elle dominait sur les fils et les petits-fils, elle pouvait à son gré fouler ces débris sans que nul osât le lui défendre. Mais elle n’abusait point de son pouvoir pour des choses basses ou iniques.

Si les débris de quelqu’un de ses ancêtres avaient fait partie de ces débris, elle se fût laissé envahir peut-être par la mélancolie. Elle eût considéré la fragilité de sa forme et la valeur éphémère de son règne dans l’inéluctable acheminement vers la fin naturelle, à travers les hasards que suscite la destinée. Sachant la qualité de ces morts, dans la nuit dont elle n’éprouvait aucune crainte, tandis que se précisait sous bois le mouvement multiple des bêtes du soir, elle mesurait seulement le bondissement de son sang plein d’allégresse, la pérennité de son plaisir de vivre et la richesse et l’étendue des manifestations de sa vie. Cela d’autant mieux qu’elle percevait obscurément, sans rien en déterminer, les forces mystérieuses, latentes, de sa féminité.

Elle savait à peine qu’elle deviendrait une femme, et qu’elle posséderait alors une puissance sans limites, et qu’elle s’enivrerait de cette puissance pour jouir et pour souffrir, pour faire œuvre créatrice ou dissolvante, porteuse du genre humain et subtile esclave de l’homme afin de dominer sûrement dans tous les siècles ! Mais elle sentait prendre source en elle le fleuve profond de l’avenir.

Entre les draperies et les tapis tendus, l’Enfant s’était saoulée à respirer les parfums des femmes, à ouïr les fabuleux récits et les sensuelles musiques. Maintenant, les paroles des mélopées aux traînantes plaintes d’amour, les mouvements des danseuses, qui s’exaltaient jusqu’à l’hypnose en l’honneur du saint, viraient et bourdonnaient dans sa tête pleine de sommeil. A travers le flottement des voiles et le rythme serré de la danse, elle ne dénombrait plus les bras secouant des foulards de soie et heurtant de pesants anneaux d’argent ciselés d’antiques dessins. Ils s’élevaient et s’abaissaient sans répit, marqués de tatouages berbères si anciens, que plusieurs finissaient par être peu à peu défigurés et se stylisaient ayant perdu les contours exacts des formes originaires.

L’Enfant gagna l’abri où elle devait dormir seule, car les femmes ne se lassaient point de leurs divertissements, pas plus que les hommes qui, non loin, jouaient, dansaient et chantaient aussi.

Elle se trouva dans une cabane obscure, dérangea quelques poules perchées sur des nattes repliées ou couchées à même le sol, et atteignit aisément le lit qu’on lui avait fait en superposant les plus épais tapis et les plus souples couvertures. Un voile de femme, embaumant la rose et les épices, servait de drap.

Elle allait s’anéantir dans le sommeil. Déjà, elle n’entendait qu’en rumeur diffuse le heurt des tympanons, les voix humaines, le roucoulement ou la stridulation des flûtes pastorales ou guerrières. Quelque chose d’infiniment doux, insaisissable et véloce, passa contre sa joue, à travers ses cheveux. Ses yeux, qui se fermaient invinciblement, reprirent toute l’acuité de leur regard accoutumé aux ombres comme à la lumière. Une lueur, sensible à peine, auréolait l’ouverture unique de la cabane.

La dormeuse à demi-éveillée discerna chacun des petits tas de plumes qui étaient les poules endormies. Une d’elles caqueta subitement, puis eut un gloussement brusque achevé dans un gargouillement bizarre. L’Enfant pensa que cette humble volaille rêvait un rêve de peur ou de colère.

Peu après, une autre poule cria, d’un cri semblable, et dont ses congénères ne s’émurent pas davantage. Et ce fut une autre, et une autre encore, celle-ci à portée des petites mains, celle-là qui ébaucha des battements d’ailes.

Son instinct forestier en alerte, l’hôtesse de la cabane se mit à ramper et à tâtonner dans l’obscurité, entre les poules qui ne firent pas un mouvement. Bientôt elle flaira ure odeur étrange, désagréablement musquée.

— La genette…

Et elle s’immobilisa, guettant à la manière d’un chat sauvage.

— La genette…, celle avec qui conversait l’Homme nu…

Elle percevait des glissements, des frôlements et comme une imperceptible, minuscule et implacable fatalité rôdant dans l’espace étroit et choisissant son instant et sa victime. Une œuvre irrémédiable s’accomplissait silencieusement. L’Enfant se sentait vue et surveillée par la bête qu’elle épiait et ne parvenait pas à voir.

Enfin lasse du guet, elle finit par s’endormir tout à fait, parmi les petits tas de plumes des poules inertes…

L’aube : une éclosion rapide du jour ; l’Enfant s’éveille à même le sol, après le sommeil profond qui lui fit si doux le repos sur la terre plutôt que sur les tapis laineux.

Une dizaine de poules, les ailes étendues, les pattes roides, gisent autour d’elle, mortes. Toutes ont, près de l’oreille, une blessure identique, une morsure ; leur crête pâle témoigne qu’il n’est pas resté de sang dans leur corps. Et, parmi ces cadavres, mince dans sa fourrure zébrée et gracieuse dans son abandon, une genette de Barbarie dort encore, ivre de sang, ivre à en avoir perdu la vigilance de l’instinct.

L’Enfant saisit le voile féminin embaumé, le replia en triple et s’en servit comme d’un filet pour s’emparer de la bête calamiteuse. Celle-ci se débattit peu, en dépit de la vigueur et de la férocité de ses défenses naturelles. Alors, l’Enfant sortit de la cabane et de l’espace clos par les draperies. D’un seul appel, elle rassembla les gamins de son clan.

En voyant la genette, ils acclamèrent l’héroïne de la chasse imprévue, lièrent d’une cordelette le fin museau du petit fauve jusqu’à faire pénétrer le lien dans la chair fragile. Les quatre pattes furent immobilisées de la même façon.

— Nous allons lui trancher la tête, dit le grand cavalier qui, la veille, avait juché l’Enfant sur son étalon sellé de velours cramoisi.

Le regard de celle-ci le couvrit d’un mépris immense.

Repoussant sa horde d’un geste impérieux, elle s’éloigna gravement et marcha vers le jardin de l’ombre de la mort. Dans l’ossuaire, elle parla pour la bête captive et douloureuse :

— Ta scélératesse et ton courage sont également profonds. Tu as tué… des poules destinées au couteau ; mais tu as affronté, pour ta soif et pour ton ivresse, le nombre et le bruit des hommes. Tu es ma prisonnière après m’avoir défiée toute la nuit. Cela suffit. Ouvrière de mort, sois libre avec les morts.

Elle délia vivement la genette et s’en alla sans plus s’en soucier.

 

La mule couleur étourneau a le chanfrein moucheté de touffes de poils blancs. La trace des cordes de son dressage à l’amble marque ses jarrets, cicatrisés de cercles noirs indélébiles. Ses pattes sont rayées comme celles d’un chat-tigre. Son propriétaire, Ali le courrier, n’est pas beaucoup plus sûr de l’âge de sa monture que du sien.

Une fois par semaine, dès la première prière de l’aube, il jette sur le bât de la mule un double « tellis », enfouit la correspondance du maître dans les plis du sac de laine, se hisse au-dessus et, d’une allure allègre et soutenue, la mule s’enfonce dans la forêt.

On n’est jamais bien certain de voir revenir Ali ; il s’égare et s’attarde volontiers dans des régions où l’amour volage le mène et le retient ; mais la mule couleur étourneau revient toujours dans des délais qui ne varient point.

On la dirait sensible et réfléchissant à la valeur des circonstances et des responsabilités, à cause du fardeau spécial renfermé dans le tellis qu’elle porte.

Quelle que soit l’aventure advenue, au hasard de la traversée des bois et des embûches de la montagne, la mule ponctuelle est toujours présente à l’arrivée de la diligence qui charrie la poste jusqu’au lointain petit village de colonisation perdu dans les plaines. Le lendemain, elle est toujours de retour à la même heure devant la maison du maître. Son sabot, dur et lisse, adroit comme celui des chèvres, parcourt d’une allure égale et sans arrêt des étapes qui crèveraient le meilleur cheval.

Mieux que les chasseurs et les bergers, elle connaît tout de la forêt. Au temps où les bêtes parlaient le langage des hommes, elle aurait pu conter les plus vraies et les plus belles histoires de lions.

L’Enfant considérait la mule comme fort privilégiée ; car elle-même n’avait pu voir qu’une seule fois le royal nomade de l’Atlas, sans trop de crainte ni trop grande admiration d’ailleurs, surtout satisfaite et fière de se sentir exempte de la peur générale. C’était un soir, avant les mois d’hiver où les gorges s’emplissaient de neige et les taillis de bourrasques. La Grande Clairière retentit brusquement de hululements et de vociférations où dominaient les voix féminines. Des enfants entrechoquaient tous les ustensiles de fer-blanc découverts dans les tentes et dans les huttes. Les hommes heurtaient les tambours et les tympanons de fête et de fantasia. Nul coup de feu ne devait être tiré. D’invraisemblables injures éclataient dans l’air et retombaient sur une personnalité visée, annoncée avec fracas, mais qui ne se montrait pas encore à cette foule furieuse et pleine d’une audace procédant de l’effroi.

Soudain parut le fauve admirable, seigneur chevelu de l’antique forêt. Il descendait lentement le long des berges de la rivière. Aux derniers reflets du soleil couché, il ressemblait à un soleil errant. Sa démarche balancée exprimait l’indécision. Il fut tout près des gens menant le tintamarre et ceux-ci reculaient devant lui en redoublant les injures vociférées. Il s’arrêta et bâilla avec un suprême ennui : ce bâillement grondait si formidable qu’il fit vaciller les plus braves et les plus acharnés défenseurs des troupeaux. Cependant, le lion n’insista point. Obsédé, il se détourna, rebroussa chemin avec la même lenteur et rentra dans les bois. Pour cette fois il renonçait à prélever sa dîme sur les bergers, dîme de voyage, car les derniers lions nord-africains ne séjournaient nulle part et habitaient rarement la même caverne pendant deux journées. Suivant les crêtes et les ravins boisés, ne s’écartant à droite ou à gauche de leur route régulière que pour prendre un poulain ou une génisse dans un campement, ils venaient des profondes forêts kroumires et s’en allaient vers les monts marocains pour en revenir quelquefois.

Il y avait, sur le territoire de l’Enfant, un défilé obscur, au plus haut col de la montagne, où les neiges d’hiver, fréquentes à cette altitude, persistaient jusqu’au printemps. C’était là le passage traditionnel des lions et leur caravansérail. Les os des bêtes dévorées hérissaient les alentours.

L’Enfant savait donc que le prince des fauves haïssait le bruit et que les montagnards, qui ne veulent point se risquer à combattre contre lui, pouvaient souvent s’en défendre rien qu’en menant un grand tapage. La mule aussi connaissait le lion comme un animal sérieux, dont la majesté est à ce point ennemie du vacarme et de l’agitation que même la turbulence des lionceaux l’importune. Au cours de sa longue carrière, de temps à autre, elle l’avait éventé, tapi derrière un rocher ou la suivant ou la précédant en lisière de la piste. Alors, dominant le premier réflexe désagréable, elle se mettait bravement à braire, lançant sous bois une fanfare éperdue. Et le lion laissait passer au galop cette espèce crâne et retentissante.

Elle savait encore que le seigneur ne voyageait guère isolément, mais plutôt accouplé et, en général, très islamiquement pourvu de deux épouses. La mule préférait ne point avoir à faire avec celles-ci, qui sont de caractère moins franc et moins généreux que leur mâle, et vaniteuses, et fantasques en tant que chasse et appétit.

Un matin d’entre les matins où la mule prenait la piste familière, elle aperçut un lion couché qui barrait le passage, simplement. Sur le bât, Ali somnolait et ne vit rien. Un instant, la mule arrêtée, vaillante, mais inquiète, et le lion, paresseux et repu de son butin de la nuit, se dévisagèrent. Puis, tacitement, ils convinrent qu’il n’y avait pas lieu d’en venir aux extrémités. Le lion se leva, s’éloigna, abandonnant la sente à la postière, qui, d’un saut, franchit la place qu’il avait occupée, plutôt que de marcher dessus. Cela réveilla Ali, qui faillit choir et la fouailla sans comprendre. La mule en conçut un profond ressentiment.

Quand des feux-signaux s’allumaient de campement à campement dans tous les « douaïrs » de la montagne, quand les panthères cessaient de miauler et les chacals de glapir, c’est que le lion circulait dans la brousse.

Une nuit, tandis que la mule logeait par faveur dans les écuries des chevaux dressés, un seigneur fauve s’aventura jusqu’aux terrasses de la maison, rendant les chiens muets de terreur. Il marqua sa large empreinte sur le sable des allées et flaira l’écurie. Mais le gardien avait barricadé la porte. Le lion comprit qu’il ne gagnerait rien de ce côté. Il se contenta de s’étirer en appuyant ses pattes contre la porte close ; ses dix griffes creusèrent dans le bois dix sillons également profonds, et il s’en fut prendre une vache dans le troupeau des serviteurs. Au milieu des chevaux grelottants, le poil mouillé, suants d’épouvante, la mule étourneau, placide, continuait à broyer sa provende. Elle appréciait la valeur d’une porte bien fermée et solide contre un lion qui n’insiste pas, puisque un nombreux bétail dort à la belle étoile dans les clairières et que des hardes de cerfs et de sangliers parcourent la forêt dans tous les sens.

Or, les lions disparaissaient ; les lions étaient morts. On en avait beaucoup détruit, certes, mais, sans doute, comme pour nombre d’autres espèces et sans réelles causes apparentes, leur race se trouvait-elle vouée à la disparition. Parmi ces bêtes viriles, il naissait aussi trop de mâles, pas assez de femelles, et, pour une lionne dont ils devenaient amoureux, deux lions s’écharpaient réciproquement…


En ce temps, Ali le courrier se rendit coupable d’une action vile vis-à-vis de sa mule.

L’une portant l’autre, ils s’en revenaient, lui, de plus en plus nerveux, elle, de plus en plus rapide, parce que, depuis une petite heure, un fauve invisible, — quelque hypocrite panthère, — dont ils saisissaient les foulées coupées d’arrêts et de bondissements, se frayait dans la broussaille une voie parallèle à leur sentier.

Tout à coup, la mule buta, son sabot pris dans la lanière nouée de la bride qu’Ali, troublé, laissait maladroitement traîner. Alors, il profita de ce qu’elle était à terre sous sa charge, enleva rapidement les sacoches contenant les lettres et gagna au large, persuadé que la bête opiniâtre qui les filait festoierait plutôt de la mule que de lui-même.

Ainsi la vaillante se trouva abandonnée et dépouillée du dépôt précieux, commis à sa garde bien plus qu’à celle de son maître.

Des jours passèrent pendant lesquels on voulut espérer une miraculeuse réapparition de la mule couleur étourneau. Puis on dut conclure qu’elle avait été mangée et par le fait d’une grande fatalité, car son courage connu valait mieux que cette fin.

Mais comme c’était le temps où les Achabas[1], les grands pasteurs nomades, remontent des steppes sahariennes pour faire pâturer leurs troupeaux dans la montagne, l’Enfant, parcourant leurs campements, reconnut la mule étourneau parmi des bandes de dromadaires.

[1] On nomme achaba l’exode estival des Sahariens possesseurs de bétail, et l’on dit aussi, un Achaba, des Achabas, des individus qui le composent.

— Et pourquoi n’être pas revenue à la maison, je te prie ? O la sauvée des lions et de la panthère !

Les babines de la mule effleuraient les petites mains et elle secouait ses longues oreilles.

Elle consentit à regagner l’écurie, mais ne voulut jamais reprendre le chemin tant de fois parcouru ni le fardeau tant de fois porté.

Et l’Enfant caressant la bête rétive lui disait :

— Je comprends, ô l’Étourneau, la chère et la courageuse ; c’est à cause de l’ingratitude et de la lâcheté ; tu as raison.

 

Au tournant de la voie ouverte dans la forêt, au passage du col d’où l’on aperçoit la Route et les plaines, avec des villages et des cités, l’Enfant souveraine est à cheval entourée de ses serviteurs.

Sur le seul chemin qui traverse la forêt, impénétrable par ailleurs dans ses maquis en friche et ses hautes futaies, ils attendent les gens du Sud pour dénombrer les troupeaux transhumants et désigner les parties forestières louées aux Nomades comme pâturages d’été.

Les serviteurs ont mis pied à terre. L’Enfant reste sur son grand barbe pommelé.

Elle se remémore quelques précédentes années, peu nombreuses, mais si belles, parce qu’elles suivirent son évasion hors de la sollicitude étroite des femmes et de la maison, son entrée virile dans la liberté active de sa vie et toutes les latitudes qui lui furent peu à peu consenties par le chef de la famille. C’est par trois fois déjà que sont montés et redescendus devant elle, maîtresse de la forêt nourricière et détentrice du droit de pacage, les troupeaux et les bandes du désert en exode.

« A chaque instant des caravanes d’âmes, par milliers, se dirigent vers Elle et passent comme le vent du matin. »

Ainsi les voit-elle s’acheminer lentement. Elle n’est point encore initiée à toute la poésie du mystique Iranien qui grava cette phrase ; mais, l’ayant lue, citée en quelque endroit de ses lectures touffues, elle la conserve dans sa mémoire, devise et symbole à elle destinés. La lyrique image de Feghani, désignant l’ascension humaine vers la Divinité, ne pouvait-elle l’appliquer à l’ascension des Nomades vers la suzeraine des sommets ?

Avec une grave nonchalance, sans retard ni hâte sensibles, tout un peuple en marche, levé des steppes invisibles, progresse sans effort, gravit les pentes des coteaux abrupts et des collines chevelues, vers les cimes où l’on pourrait dresser les autels des Hauts-Lieux : — grande migration humaine et animale dont il semble à l’Enfant qu’elle représente le but unique, caravanes d’âmes, de corps et de richesses, convergeant vers Elle, la toute petite et la toute puissante.


Les serviteurs signalèrent l’avant-garde de chevaux et de dromadaires précédant les longues théories. Et les Achabas apparurent. Troupeau après troupeau, file après file, on les voyait sourdre subitement au tournant de la brèche creusée dans les vertes murailles de la forêt. C’étaient les moutons aux museaux poussiéreux, les chèvres au poil ras, fines comme les antilopes ou les gazelles avec lesquelles elles broutaient le même buisson du désert. C’étaient les ânes, qui activent leur pas menu parallèlement aux longues foulées des dromadaires, et afin de pouvoir bénéficier, contre le soleil des chaudes étapes, de l’ombre opaque des grands corps.

File après file, troupeau après troupeau, les cavaliers cavalcadant et les palanquins, qui recèlent des femmes et des jeunes filles, se balançant à l’allure dolente des chamelles, ils s’avançaient dans le vent du matin ou l’accalmie du soir. Ils contournaient la Grande Clairière, qu’ils ne devaient point traverser, s’allongeaient ou se resserraient sur les lisières, s’engloutissaient dans les fraîches ténèbres de la vivifiante forêt.

Il arrivait que plusieurs tribus et un certain nombre de leurs fractions composassent ces caravanes. Or, le féodal usage voulait, — mais c’était surtout à cause d’une patriarcale tendresse, — qu’en passant devant l’Enfant, et après qu’ils avaient payé aux serviteurs, pour chaque tête de bétail, le droit de pâturer pendant la saison, — l’usage voulait que chaque chef de fraction offrît à la suzeraine le dernier-né des agneaux de son troupeau. Don grave et charmant, inspiré d’une douceur archaïque, se nuançant de déférence avertie et d’une familiarité distante et affectueuse à la fois.

Le défilé pouvait durer toute la journée et se prolonger le lendemain et le surlendemain. Des intervalles de deux ou trois jours existaient parfois entre les caravanes ; car la plupart des Nomades ne quittaient pas les confins septentrionaux du Sahara avant d’avoir fait leurs moissons d’orge et de blé ; et le grain des uns mûrissait plus tôt que le grain des autres, parce que la séguïa d’irrigation était plus abondante, ou les faucilles plus nombreuses pour la récolte, ou les bêtes de somme plus actives au dépiquage.

 

A la fin de chaque été, l’Enfant demeurait enchantée, ensoleillée pour toute la durée de la saison hivernale, par le souvenir des récits et les innombrables et nouvelles choses que lui rapportaient les Achabas.

Près de la tradition fruste et du cerveau somnolent des montagnards, leur imagination et la poésie de leurs coutumes pétillaient et illuminaient tel un beau feu. Ils connaissaient une faune et une flore différentes de celles de la brousse, depuis l’alligator des sables et le lézard des palmiers jusqu’au minuscule et féroce « netinn » et à la jaune « lefâa », qui sont le zorille et la vipère cornue, depuis le « chîh » amer et odorant jusqu’au « keddad » qui n’est qu’épines.

Elle chérissait la sérénité de ce peuple avec lequel se complaisait sa propre sérénité. Amoureux du panache et toujours subjugué par le geste fier, qui brave, récompense ou châtie, susceptible, prompt à la colère, mais désinvolte, ses sentiments les plus chaleureux, spontanés, ou paraissant définitifs, se modifiaient instantanément sous l’influence d’une parole éloquente et fleurie et devant un acte de chevalerie ou de bravoure.

Les fils du désert resplendissant devenaient la grâce et la chanson des monts taciturnes où les pâtres forestiers n’apportaient qu’une rude présence, une voix rare et gutturale. Eux, les pasteurs des steppes sablonneuses, ils étaient tous des rapsodes et des conteurs de merveilles !

L’Enfant les observe avec ses facultés de jugement et de déduction. Elle établit des parallèles, souligne la lointaine et occidentale mélancolie d’une page de Bersot, traitant Du Bonheur, et qui fait sur son esprit l’impression d’un soupir, résigné, mais douloureux :

« L’homme n’est pas né pour être heureux, il est né pour être un homme à ses risques et périls.

« … il faut donc aller à la vie comme on va au feu, bravement, sans se demander comment on reviendra, et si on est mortellement blessé, je crois, pour moi, qu’il y a quelqu’un qui voit nos blessures. »

Ces gens-ci se trouvaient-ils jamais en posture d’épiloguer de la sorte et d’avoir à se consoler de risques et de périls qui, semblait-il, en suivant la quiète et belle allure de leur vie traditionnaliste, ne rencontraient pas d’occasion de les atteindre ? Dans la perpétuité de la plus ancienne et de la plus facile manière de vivre, en naissant pour devenir des hommes, ils couraient le minimum de risques et ne redoutaient aucun péril inévitable, si ce n’est le seul qui ne s’évite pas, la commune mort. Qu’avaient-ils besoin de philosophie stoïque ou mystique ? Ils croyaient en un Dieu, juste excellemment, et rémunérateur.

Depuis toujours et à jamais nomades, pour eux, toutes les contrées se transformaient en patries. Ils ne s’exilaient en aucun lieu puisque, partout, ils recréaient instantanément le même campement, étant ceux-là qui emmènent non seulement tous les membres de la famille et leurs proches, mais les mobiles demeures et les troupeaux errants.

Rassemblés à chaque printemps pour faire route vers les hautes terres, à chaque automne, le même rassemblement les remettait en marche vers le Sud. Ils redescendaient ainsi, emportant parfois jusqu’à leurs morts ; car si l’un d’eux expirait au moment du départ, on ne l’ensevelissait pas dans la montagne. Étroitement plié dans de triples linceuls, maintenu par des branches, on le fixait au bât d’un dromadaire qui réglait l’allure du mort suivant l’allure des vivants. Il reprenait la piste éternelle, avec les autres, et le Sahara n’était pas frustré de sa poussière.

Les femmes et les filles des Achabas se différenciaient également des montagnardes, qui sont volontiers bruyantes, s’agitent inutilement et beaucoup pendant un instant, puis redeviennent muettes et passives, dépourvues de charme. Fières et ombrageuses sans sauvagerie, les Sahariennes avaient la réputation de créatures de plaisir et de fête, au sang alerte et aventureux ; tous leurs mouvements et leurs attitudes s’imprégnaient de nonchalance élégante et langoureuse, de maligne séduction, aussi naturellement que se balancent les palmes et fleurissent les grenadiers. Elles ne s’empaquetaient point de haillons comme les femmes des huttes, mais elles se drapaient de larges et souples étoffes dont les couleurs étaient un ravissement. Elles ne menaient pas l’existence sédentaire et laborieuse de leurs sœurs musulmanes de la forêt, qui naissaient et mouraient près de la même touffe de diss sans rien connaître ni pressentir au-delà. Elles vivaient l’errance facile, portées dans leurs palanquins de légende, au pas égal et doux des dromadaires, d’un horizon à l’autre horizon.

Les Achabas savaient d’adorables choses et des choses prodigieuses, comme cela est naturel quand on a pour pays d’élection la contrée où tout est prodige, l’eau, le sol et l’oasis. Ils les répétaient pour l’Enfant qui hantait leurs tentes et s’en faisait une demeure choisie.

Ils savaient toutes les légendes de Salomon, maître des esprits et des puissances mystérieuses. Ils vénéraient ce roi, ce sage et ce savant, qui « proposa trois mille paraboles, composa cinq mille odes, parla sur les arbres depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope poussant sur les vieilles murailles, parla sur les bestiaux, sur les oiseaux, sur les reptiles, sur les poissons, tandis que tous les peuples accouraient pour entendre la sagesse de Salomon. »

L’Enfant redisait d’eux ce que Théophraste avait dit des Juifs :

« Pendant la nuit, ils observent les astres, et à force de les étudier, ils entendent des voix divines. »

Cependant, ils se défendaient de connaître ou d’ouïr quoi que ce fût de surhumain. Aux questions brèves de la maîtresse des bois, ils répliquaient :

— Tu te trompes, ô notre sœur, la petite et la précieuse, tu te trompes. Si tu nous vois passant la nuit les yeux ouverts, c’est à cause de la vigilance et parce que nous craignons les fauves pour nos chamelons.

— Ici, reprenaient-ils, nous ne voyons ni n’entendons rien, excepté nous-mêmes, n’étant pas sur la terre de nos morts. Descends une fois avec nous au désert, alors tu verras et tu entendras des choses inouïes que nous t’apprendrons. Tu deviendras l’amie des génies des eaux qui galopent sur les dunes, mêlés aux bandes de gazelles rim. Tu rencontreras le ghoul El-Anka et tu comprendras ce que racontent les palmiers solitaires, qui sont les vieux meddahs dont on aima jadis les vers et les histoires. Poètes errants, transformés en arbres sédentaires, ils ont cessé d’errer après leur mort humaine ; mais ils n’ont pu cesser ni de parler ni de chanter, car Dieu leur a laissé la miséricorde du vent pour les animer et les inspirer encore. Ceux qui savent écouter reconnaissent toutes les paroles de leurs chants et de leurs récits de jadis. Tu te nourriras des dattes de lumière et l’ombre même de la forêt s’effacera de ta mémoire.

L’Enfant songeait, à demi-crédule, et des mots la hantaient en obsession :

— … l’ombre même de la forêt s’effacera de ta mémoire…

Sacrilèges inconscients, ceux qui proféraient cela !

— Ils ne peuvent pas comprendre ; moi seule je sais toutes les voix de la forêt. Et c’est ici la terre de mes morts, celle qui ne peut être oubliée !…

Sous le cèdre funéraire, elle évitait de se rappeler que, dans d’innombrables tombeaux, renversés ou debout encore, l’innombrable suite des mânes de ses pères et des ancêtres de sa race veillaient sur l’autre rivage de la mer latine, lui gardant le sol gaulois, véritable fief de son hérédité.

 

Le gourbi des bergers s’isole entre des roches dures, dénudées par d’anciens ruissellements de torrents. C’est une hutte basse, écrasée, faite d’une irrégulière muraille de rameaux de myrtes, entrelacés aux branches solides des lentisques, retenus par des liens de genêt que rien ne rompt et couverte de diss.

Au seuil, deux chiens féroces et tragiques, maigres et comme hérissés d’une perpétuelle horreur, alternent leur rauque aboîment. Des cordes de laine tressées les attachent de si près à un pieu fiché dans le roc que l’endroit où ils bondissent et hargnent n’a pas la longueur de leur corps.

Devant le trou creusé dans le sol et qui sert de foyer, une femme se tient assise, toujours.

Dans le temps où elle était très petite et aimée des chiens fauves qui, maintenant, la redoutent, déjà on la voyait à cette place, berçant sur ses minces genoux repliés le dernier-né de sa mère. Adolescente, on l’y retrouvait faisant le simulacre d’allaiter l’enfant d’une sœur aînée. Jeune épouse, et durant les nombreuses saisons qui ruinèrent son corps et son visage, là encore maints nourrissons épuisèrent son lait. Désormais, vieille, si vieille, et comme ayant atteint au-delà des limites de la vie des hommes, elle abandonne une mamelle parcheminée au fils de sa petite-fille morte pour avoir enfanté. De ses gencives sans force, le nouveau-né misérable, affamé, mâche vainement le sein vide. Dans son inutile effort pour boire à la source tarie, il s’en va à son tour vers la mort. Ses cris, où l’instinct de vivre se révolte contre la faim, ont peu à peu cessé d’être perçants pour se fondre en une plainte continue, presque un râle, que l’aïeule écoute sans l’entendre, sans ralentir ni précipiter le bercement de ses bras et de ses genoux.

L’Enfant a voulu essayer de donner du lait de chèvre au petit moribond ; trop tard ; il faut le laisser mourir dans le bercement ininterrompu.

L’Enfant n’a jamais vu la mère des bergers que sous son aspect de vieillesse séculaire et de fatalisme absolu… Souvent, lasse d’une course ou d’un jeu, elle vint, comme aujourd’hui, s’asseoir près de la nourrice éternelle, sous le regard des yeux creux où subsistaient en reflets divins, tendrement animales, et farouches un peu, des lueurs de maternité. Alentour régnait la claire sécurité de l’espace vide, isolant le groupe fragile de l’ombre méfiante et guetteuse des fourrés…

L’Enfant sait que toutes les petites et les adolescentes de la montagne finiront par ressembler à cette femme, sauf celles qui mourront jeunes ou quelqu’une qui partira peut-être avec un Achaba ne la dédaignant point. Et il pourrait en être de même pour elle, si sa race supérieure et son caractère hautain ne la situaient dans une autre zone des possibilités humaines…


La forêt s’enveloppait de son grand silence du jour. L’aboiement rauque et indiscontinu des chiens et le ronronnement lamentable du petit agonisant restaient sans écho dans ce silence. Cela pesa soudain sur l’Enfant. Elle redressa son buste mince, sa tête violente.

— Parle, ordonna-t-elle à la vieille.

La nourrice éternelle se courba davantage sur son nourrisson et sous l’impérieuse parole. Au rythme de son bercement, elle murmura une chanson sans air :

« La forêt !
« ô la forêt !
« Il y a trop de lions
« pour les chevreaux et les génisses.
« La forêt,
« ô la forêt !
« Il y a des vers sous l’écorce des arbres. »

Le soleil avait cessé d’être visible et le crépuscule coulait sur les pentes frisées des monts. Du large de la Grande Clairière où pâturait le bétail du maître, le troupeau des bœufs et des vaches remontait vers le gourbi des bergers et le vaste enclos d’épines de jujubiers sauvages qui, selon la coutume montagnarde, constituait la seule étable. Il remontait lentement, se conduisant lui-même au lieu du repos accoutumé. Des taurillons jouaient entre eux, les fanons humides du dernier abreuvoir dans la rivière. Le roi du troupeau, le petit taureau gris à crinière noire, s’avançait isolément ou s’arrêtait pour répondre aux autres taureaux des troupeaux indigènes, disséminés dans la contrée, et dont le mugissement mélancolique errait à travers l’épaisseur des bois. Par intervalles, les mugissements s’exaspéraient, muaient en appels brefs aux sons de trompes d’alarme, puis devenaient des sortes de rugissements pleins de menace et de fureur combative.

— Certainement, il se battra cette nuit encore, dit le berger.

Il offrait à l’Enfant une tasse de terre brute que remplissait un lait fumant et répétait :

— Certainement, il se battra cette nuit… Jusqu’à la mort…

Il alla écarter un faisceau d’épines pour livrer aux bêtes le passage dans l’enclos. L’Enfant le suivit.

— Il ne manque pas une tête, dit le berger surveillant le défilé. Certainement, la meilleure manquera demain.

Le taureau gris hésita un instant avant d’imiter les autres. Subitement, il consentit.

L’Enfant entra dernière lui et s’immobilisa devant l’animal. Il apparaissait monstrueux dans sa petite taille, avec un col et un garrot informes, plaqués de sang coagulé, suintant des stries rouges de sang frais, des lambeaux de peau arrachée effilochés comme des franges, lacérés dans une confusion de chair, de cuir et de poils, pendaient sur ses épaules. Son front dur aux cornes droites et courtes était intact. Son mufle d’un noir luisant aspirait avec force. Il grattait la sombre terre d’un sabot fébrile ; la poussière de l’enclos, soulevée par les piétinements multiples, poudrait ses profondes blessures.

— Il pourrait se contenter de se battre contre des taureaux, redisait le berger d’un accent admiratif.

La bête sanglante flaira le sol attentivement. Les lanières de sa chair déchirée se souillèrent de terre tandis que les suintements rouges ruisselaient. Sa fébrilité s’apaisa ; il fixa doucement l’Enfant.

Elle le revit alors tel qu’il était au milieu du troupeau, dans la clairière. Il broutait, à la fois tranquille et vigilant. A l’heure de la méridienne, quand le bétail descendait jusqu’aux bas-fonds de la rivière et somnolait les quatre membres baignant dans la fraîcheur de l’eau, lui, circulait sur la berge à la manière du lion qui rôde. Lorsque le soleil baissait et que le troupeau s’acheminait par les pentes déboisées, il s’arrêtait, levait haut ses cornes solides et tendait le cou dans la direction d’un point unique de la forêt, toujours le même, là où ne s’aventuraient pas les troupeaux domestiques…

Des moustiques attaquèrent ses plaies. Il frissonna comme font les gens qui ont la fièvre.

Un premier glapissement de chacal stridula parmi la brousse. Le berger refermait l’infranchissable haie épineuse et la vieille nourrice ne chantait plus. L’aboiement des chiens en hargne ripostait au glapissement de l’adversaire nocturne.

Tout à coup, ils se turent. Dans la forêt, quelqu’un passait dont on pressentait plutôt qu’on ne percevait le souple glissement et les bondissements silencieux.

— La panthère, prononça laconiquement le berger ; — car c’étaient les signes qui annoncent la grande rôdeuse.

Dans l’enclos, le taureau gris recula lentement, prit du champ, s’élança et franchit la haie. Au petit trot, la queue fouettant ses flancs, il redescendit la pente. Ainsi il traversa la clairière, puis, à la lisière des arbres, se mit au pas, déjà engagé sur le terrain de son duel obstiné avec le fauve…


— Il avait tant d’amour-propre !

— Et c’est pour le plaisir, pour le plaisir qu’il s’est battu jusqu’à la mort !

— Pour le plaisir…

— Certes, il était le fils d’un lion !

— O le généreux et le seigneur du troupeau !

— O le maître du courage et le plus aimé !

— O celui qui s’est battu, et qui tua, et qui fut tué, pour le courage et pour le plaisir !

L’Enfant et sa légion de gamins psalmodiaient devant le cadavre du petit taureau.

Ils s’étaient mis en quête dès le matin, dès que les bergers eurent annoncé que deux panthères avaient miaulé toute la nuit et que le taureau gris n’avait pas rejoint le troupeau comme de coutume. Ils le découvrirent au bord d’un ravin, dans le bouleversement du sol et la dévastation des broussailles qui témoignaient de l’acharnement du combat.

Une panthère éventrée, les reins brisés, gisait dans le précipice. Le félin avait été vaincu par la bête robuste et brave, adroite au combat. Mais les traces d’un second fauve se relevaient nettement et c’est celui-ci qui égorgea sans gloire le taureau ivre de fatigue, aveuglé de sang. Le vainqueur sans noblesse s’était rassasié de chair noble, abandonnant le reste à la faim des chacals qui pillèrent la dépouille. Seule demeurait presque intacte, contre le squelette âprement rongé, la dure tête aux yeux vitreux, aux cornes luisantes.

Sur l’ordre de l’Enfant, les gamins psalmodiaient encore :

— Et c’est pour le plaisir, pour le plaisir qu’il s’est battu jusqu’à la mort…

Entre les cornes du taureau, gravement, elle jeta une poignée de feuillage.

 

— Aaha !… Aaha !…

Le lamento des hommes marque la lourde allure du cortège. Les chasseurs de panthères reviennent de leur nocturne aventure et l’Enfant est avec eux.

Comment eût-elle laissé impunie la mort sanglante du petit taureau. Elle avait appelé ceux qui n’hésitaient jamais à dresser un affût, et revendiqué sa place avec eux tous pour la chasse vengeresse.

Maintenant, dans les herbages élyséens où doivent revivre les taureaux morts vaillamment, le taureau gris mugissait de contentement puisque son meurtrier ne hanterait plus la forêt.

— Aaha !… Aaha !…

Le lamento scande la marche du cortège, — cortège des temps primitifs, quand les hommes, hardés comme cerfs et sangliers, luttaient sans trêve contre les bêtes sauvages, pour se défendre et pour se nourrir.

En tête s’avance une mule tremblant de ses quatre membres, grelottante d’effroi, les reins ployés sous le poids du fauve qu’elle porte en trébuchant. Derrière elle, des hommes soutiennent sur leurs épaules une civière de branches fraîches et le corps gisant de l’un des leurs grièvement blessé.

Ce fut une belle chasse vraiment !

Les chasseurs avaient observé les traces et les habitudes du félin présumé coupable, choisi le lieu favorable et préparé les postes d’affûts sur les chênes. Ils attachèrent une chèvre à portée de leur coup de fusil. Infailliblement, la panthère devait venir étrangler la chèvre qui bêlait d’épouvante. Ils étaient prêts dès le crépuscule, avant le lever de la lune, et la légère carabine de l’Enfant prétendait ne point faire grâce.

La lune luisait entre les feuilles quand la panthère se montra. Elle éventa les chasseurs et fit un bond pour disparaître. Quelqu’un la tira au hasard ; le coup avait porté, car elle miaula et cracha de colère et de douleur. Elle s’engloutit dans les fourrés où nul ne pouvait la poursuivre.

Il fallut attendre le jour. Alors, en découvrant les traces du sang et la traînée d’une lourde patte sur les fougères, les chasseurs connurent que la bête devait avoir l’épaule brisée.

— Mon fusil était chargé de sept balles, dit celui qui l’avait tirée. — Il brandissait un vieux « moukhala », de canon invraisemblablement long, blindé de bandelettes de fer-blanc et qui supporta cette charge de plomb et de poudre sans éclater !

Tous suivirent la piste de retraite de la blessée. Ils pensaient la trouver presque morte quand ils la rejoignirent au pied d’un rocher. Elle était couchée et comme endormie. L’homme au long moukhala tira encore une fois, avec une seule balle. Elle parut s’éveiller d’un profond sommeil, leva la tête et gronda, mais sans bouger autrement. Un vieux, qui avait un solide couteau de chasse, s’avança. La panthère fermait les yeux et respirait à peine. Quand il se trouva tout près d’elle, elle se redressa d’un bond, fut debout comme un homme et retomba sur l’audacieux. Sa griffe valide lui arracha la cuisse et ses mâchoires lui broyèrent la main jusqu’au dessus du poignet. Criblée de coups de couteau, elle expira enfin, mais sans avoir lâché cette proie et sa vengeance contre le guet-apens des chasseurs.

Le cortège s’est arrêté devant les terrasses. On jette la panthère à bas de la mule. Sur la civière, le blessé agonise, sa face brune devenue exsangue et cendreuse. Le maître le fait porter dans la maison.

L’Enfant reste près du corps du fauve et, engourdie par la rude nuit, s’assied d’abord, puis se couche contre la fourrure encore tiède où semblent persister des frémissements.

Elle est morte, la sœur sédentaire des lions nomades, celle dont la descendance résistait à la destruction systématique et à toutes les embûches humaines. Combien de fois a-t-elle bondi sur le sanglier solitaire ? Combien de fois s’est-elle laissé choir des branches d’un chêne sur les cerfs hardés ? Combien de fois a-t-elle franchi les haies de jujubier pour voler une brebis ? Elle vient de témoigner qu’elle savait se défendre, mais elle n’avait point aimé attaquer l’homme.

L’Enfant, oubliant le meurtre pour lequel elle voulut châtier, perçoit une noblesse flottant autour de ce cadavre. Et elle découvre aussi la lâcheté du geste collectif des hommes ; ils sont allés nombreux contre le fauve qui se défendit seul et que le petit taureau affrontait seul…

Elle s’allonge entre les pattes, souples et pesantes à la fois. Elle pose un doigt délicat sur les profondes entailles des couteaux. Elle appuie sa joue contre la gorge où elle croit entendre encore un formidable ronronnement. L’odeur la plus sauvage émane de ce corps au pelage merveilleux. Et l’Enfant éprouve un chagrin farouche qui s’enivre et s’exalte de cette odeur.

Elle prend entre ses bras le cou de la panthère morte et s’endort rêvant que, pardonnées toutes les deux d’une double action mauvaise, elles courent ensemble la nombreuse aventure des bois.

 

Les équipes des Kabyles du Djurdjura arrivaient à la saison du démasclage. C’était quand les arbres à liège doivent être dépouillés de l’écorce, choisie et mûre, ayant assez d’années d’épaisseur pour pouvoir être enlevée au chêne sans dommage et servir à l’industrie.

Ils arrivaient telle une invasion ou tel un exode de la préhistoire, issus des cavernes. Ils portaient des sandales de peau de chèvre comme les montagnards, mais l’ensemble de leur costume synthétisait l’hétéroclite rebut des souks, dépouilles européennes et indigènes, vêtements civils et militaires, réserves indéfinissables des revendeurs. Ils remplissaient la forêt de leurs gestes disparates, des échos discordants de leurs onomatopées, des glapissements et des coassements de leurs intraduisibles paroles.

Chaque bande possédait son contremaître, désigné par avance dans la personne de celui qui avait été l’instigateur du départ en campagne et le guide pendant le voyage. Ils s’entendaient avec le propriétaire forestier, choisissaient une sorte d’intermédiaire général entre eux et lui, et prenaient leurs chantiers dans les parties marquées pour la récolte des lièges de l’année.

Ils construisaient des abris moins primitifs que ceux des Italiens, avec des toitures de diss et de basses murailles en pierres sèches. Cependant ils préféraient les tentes de toile, du modèle des tentes de soldats en campagne, lorsqu’on pouvait leur en fournir un nombre suffisant. Ils transportaient des provisions d’huile épaisse et fruitée, de piments et de figues sèches pour leur nourriture. Une gamelle leur était l’indispensable ustensile et nul mieux qu’eux ne savait faire un feu de cuisine dans un trou de terre où brûlaient, fumeuses, des brindilles vertes.

Sous leurs mains, bientôt, les arbres saignaient, le tronc mis à nu, le tannin rouge intact sur ces grands corps végétaux qui restaient debout avec un aspect de chair musclée dépouillée de l’épiderme. Les mêmes arbres, sept années auparavant, avaient déjà subi l’épreuve ; de jeunes chênes en étaient atteints pour la première fois. Ils ne mouraient point, mais ils exprimaient une sorte de souffrance permanente, muette, amère d’être sans grandeur tragique. Quand, après des mois, les troncs sanglants brunissaient ; quand, après des années, une écorce se reformait, solide, ils n’étaient point consolés pour cela ; cette enveloppe reconquise n’avait aucune ressemblance avec le manteau gris, somptueux, fourré de lichens et de mousses, qu’ils revêtaient en naissant. Ce second vêtement, désormais voué à l’exploitation mathématique par les hommes, figurait sur eux comme une livrée humiliante, quelque misérable sayon d’esclave. Et de nouveau la livrée serait arrachée, et de nouveau les troncs saigneraient entre les arbres fiers de futaies inviolées.

Sous l’effort de la hachette et de la scie des Kabyles, l’écorce gémissait en se détachant. Mais ces chantiers-ci ne présentaient pas la physionomie fatale et mortelle des chantiers d’abattage. Les uns pouvaient faire songer à un sinistre dépeçage de corps morts ; les autres ressemblaient à une chambre de torture des arbres vivants. Et si l’Enfant ne bannissait pas encore les tortionnaires de son domaine, c’est qu’elle aimait l’odeur des écorces fraîchement rompues, le va-et-vient des muletiers affairés au débardage, et ces contingents mercenaires qui s’ajoutaient au nombre de son peuple.

Dans ses livres, à travers l’histoire des races, elle cherchait, curieuse, tout ce qui concernait ces éléments montagnards dont les coutumes et le langage, bien que puisés aux mêmes sources, différaient si profondément d’une montagne à l’autre montagne.

Sur son territoire, les indigènes sémites ou sémitisés suivaient une stricte loi koranique et se servaient, en locutions sommaires et dans un vocabulaire simplifié, de la langue commune à tout l’Islam. Mais les démascleurs, islamisés pourtant depuis des siècles, préféraient relever de leurs « kanouns » locaux plutôt que de la législation intégrale du Prophète et s’entretenaient dans une langue spéciale, dont les origines se retrouvaient, à travers une poussière de dialectes, parmi les alphabets indéchiffrables qui ne figuraient plus que sur les stèles funéraires datant de plusieurs millénaires.

L’Enfant lisait que des blancs d’Asie et des blancs d’Europe, peuplades celtiques ou celtibériques, vinrent sur le littoral de l’Afrique Mineure, y dressèrent des menhirs et des dolmens et de ces sortes d’enceintes mégalithiques comme il en subsistait d’innombrables dans toutes les régions montagneuses. Les anciens Égyptiens, apprenait-elle encore, faisaient savoir qu’il y eut, en Afrique Septentrionale, des Nomades blonds aux yeux bleus, qu’ils nommaient Tdmahout et dont ils eurent à repousser une invasion sous la XIXe dynastie, seize cents ans avant Jésus-Christ. Les Kabyles du Djurdjura sont des Berbères, affirmait-on par ailleurs, et, déjà un mélange de vieilles races en exode.

De quels autochtones et de quelles peuplades errantes ces démascleurs descendaient-ils donc ? Ils étaient blonds, avec des yeux verdâtres où l’Enfant croyait parfois retrouver la nuance des siens. Ils étaient roux, avec des visages criblés de taches de bistre, ou bruns, avec des faces de pierre mal taillée ne rappelant en rien les figures brunes des Arabes du Sud, coulées dans le bronze.

Leurs femmes et leurs filles passaient pour fort belles, mais aucune jamais ne venait avec eux. Ils ne fraternisaient pas avec les pâtres de la forêt.

L’Enfant en fit aisément des transfuges des armées de Carthage et leur découvrit une filiation avec les clans mercenaires, qui servirent, puis trahirent la fortune fabuleuse de la prodigieuse cité. Ce fut en eux qu’elle méprisa l’asservissement.

Ils vivaient aveuglément soumis à ceux des leurs qui les menaient. Chaque chantier constituait un çof avide de bénéficier des choses au préjudice ou en dehors du çof voisin. Ils avaient le masque cupide, âpre et servile à la fois, des salariés volontaires. Pendant les heures de repos, leur face s’imprégnait d’hébétude, de déception vague et de lassitude extrême. Beaucoup portaient un front plissé de rancune et de réflexion désenchantée.

Sans doute n’étaient-ils que nostalgiques, en évoquant dans leur mémoire la contrée des olives, non les fruits de l’oléastre, ce « zebboudj » amer, croissant dans le maquis et les zones basses de la montagne des lièges, mais du grand « azemmourt » assez fécond pour être partagé entre plusieurs propriétaires. Sans doute revoyaient-ils les femmes et les enfants ramassant, dans l’ombre bleuâtre et légère des rameaux, les fruits piqués par la mouche parasite. Peut-être souhaitaient-ils respirer encore l’odeur sensuelle de ces oliviers en fleurs, pleins de guêpes, ou bien entendaient-ils toujours, mélancolique et familier, le grincement de l’humble pressoir aux meules antiques.

 

Les gamins de l’Enfant et l’Enfant elle-même taquinaient volontiers les travailleurs obtus, qui n’avaient ni chansons ni sourires, dont ils ne comprenaient point le langage et desquels ils n’étaient pas compris.

Un de leurs amusements consistait à dérober les hachettes des démascleurs et à découper le manche poli, taillé en biseau, le rendant ainsi inutilisable. C’était aussi l’infernale ruée des poulains montés, à l’heure où les Kabyles, groupés dans leurs cantonnements, allumaient les feux de cuisine sous les instables gamelles, pleines d’un bouillon de tortue ou de hérisson, relevé d’huile forte et de rouge piment.

Les Kabyles récriminaient entre eux sans oser s’en prendre directement aux coupables ; mais, souvent, l’instinct de l’Enfant percevait que c’était sur elle seulement et l’élément de domination qu’elle représentait, que s’accumulaient les lentes rancunes inexprimées de ces gens.

Il arriva cette chose inouïe que l’un des gamins prit parti pour les tourmentés contre la troupe espiègle et turbulente des tourmenteurs. Alors, l’Enfant découvrit que cet être la haïssait et ce lui fut une surprise sans bornes.

Elle revécut, dans son souvenir exact, toutes les phases de leurs jeux, cherchant les raisons de ce sentiment inexplicable et trouva ceci :

Un jour, joutant avec la bande des poulains, elle avait fixé comme but de la course, à l’extrémité de la Grande Clairière, un défilé serré dans le lit encaissé et sur le bord escarpé de la rivière. On ne pouvait passer là que l’un après l’autre et les chevaux laissant de leur poil et de leur crinière contre les parois d’argile dure. Il fallait arriver dans ce couloir le premier et crier victoire sur l’autre bord. Or, le plus ardent des jouteurs, celui qui, parfois, avait semblé vouloir mener la troupe des gamins, puis, sous le regard et l’autorité incontestée de l’Enfant, s’était cantonné dans un rôle de commandant en second, Draïdi, le fils unique d’un chef de fraction montagnarde et dont le père servait comme garde particulier sur le domaine, Draïdi, ce jour-là, défia l’Enfant à la course.

— Et vous êtes tous défiés par moi ! répondit-elle en s’adressant à la bande toute entière.

Ils s’élancèrent, partis sur un même rang. Bientôt l’Enfant les distançait. Au bout de quelques minutes, sa monture se détendait avec moins d’effort ne sentant plus sur sa croupe ou contre ses flancs les naseaux haletants des autres. Mais, soudain, voici qu’un poulain pris de vertige tenait l’allure du sien à moins d’une demi-longueur ; c’était celui que montait Draïdi.

Si proche le but à atteindre ! Et, couchée sur le col de son cheval, la sauvage enfant lui mordait l’oreille à pleines dents. La bête bondit. Elle s’engageait dans le couloir. Une poussée brutale, la ruée sournoise de l’adversaire, et Draïdi prenait le passage…

Campé sur la berge haute, il cria victoire. Les gamins entendirent cela, stupéfaits. Au pas, suivie de la troupe des petits cavaliers muets et des poulains écumants, l’Enfant traversa la rivière. Ils furent sur la berge, face à Draïdi.

— Descends, lui dit lentement la maîtresse des chevaux.

Il mit pied à terre, n’osant pas encore résister. L’Enfant frappa le poulain libre sur la tête et le chassa.

— Celui-ci ne courra plus avec nous ; c’est un traître. Pour toi…

Elle poussait sa monture vers le gamin félon qui ne bougeait pas, les yeux mi-clos, la lèvre retroussée sur une mâchoire de jeune chacal.

— Pour toi…

Le poitrail du cheval touchait presque à la poitrine du gamin. Sous le talon de l’amazone, il fit encore un pas et jeta Draïdi dans la rivière.

— Elle a raison, conclurent simplement les autres.

Et ils tournèrent bride avec l’Enfant.

Draïdi s’étant relevé rentra dans le gourbi de son père, le bras brisé d’une mauvaise fracture que prétendirent soigner les rebouteux et qui devait le laisser estropié.

L’Enfant n’avait point envisagé la disproportion de ce châtiment, dépassant sans doute celui qu’elle voulait lui infliger. Confinée dans la primitive logique de son acte, elle n’éprouvait aucun regret…

 

Ce fut un autre jour. Un de ces orages diluviens, qui éclatent vers la fin de la saison chaude, s’abattit sur la montagne. Les torrents rebondirent hors de leur lit. Les cours d’eau s’épandirent en crue magnifique.

Il y avait, parmi les Achabas, un chef d’entre les chefs et un homme d’entre les hommes dont l’Enfant aimait la face impassible, les yeux calmes, la parole nette, brève et colorée, tombant d’une bouche hautaine et tendre pourtant dans une barbe grise rituellement taillée. On ne lui donnait presque jamais son nom, préférant le désigner sous celui de Rahmani, car il appartenait à la confrérie des Rahmanïa, qui sont une secte nationale nord-africaine et ont de puissantes zaouïas sur les confins du désert.

Depuis les premières années où l’Enfant, dans les bras du maître, avait été présentée aux vassaux du domaine, le Rahmani l’aimait sans aucune raison bien précise, mais parce que c’était écrit dans la destinée.

Pour aller au campement de l’Achaba, il fallait traverser un étroit torrent sur deux fragments de roche. L’Enfant franchissait quotidiennement le torrent. Mais, ce jour-là, son pied glissa sur l’argile détrempée qui avait recouvert la roche pendant l’orage, et l’eau jaune, vague après vague, submergea sa tête. D’un mouvement d’instinct désespéré, elle agrippa des branches pendantes qui traînaient au fil de l’eau, des ronces cruelles, que ses deux mains serrèrent convulsivement. Par sursauts, elle respirait entre chaque vague. Elle eut la sensation qu’elle ne pourrait pas se maintenir longtemps ainsi et qu’il lui serait infiniment plus facile de s’abandonner à ce courant, de consentir et de disparaître.

Elle desserra l’étreinte de ses doigts crispés, pénétrés par chaque épine. Ses yeux s’ouvrirent largement, ses yeux qui avaient enfermé tant de visions et distillé tant de puissance avant l’âge où il est donné à de rares humains d’être puissants.

Elle vit tout le paysage… Et elle vit, accroupi sur la roche de laquelle elle s’élançait tout à l’heure avec tant d’insouciance, elle vit Draïdi, le bras en écharpe.

A côté de lui, se tenait un chien qu’il immobilisait de sa main valide, un de ces chiens habituellement attachés de court au seuil des huttes et que l’Enfant ne caressait jamais, car elle n’estimait pas leur race soumise et leur préférait les chats félins et indépendants.

La bête et le gamin contemplaient le spectacle de son agonie.

 

D’abord, elle ne vit que l’animal, la présence et l’attitude de Draïdi lui paraissant invraisemblables.

D’où venait la bête ? A quel berger ou à quel campement nomade appartenait-elle ? Elle ne reconnaissait pas ce chien ou reconnaissait en lui toute une race veule. Prétendait-il donc lui aussi à quelque assouvissement de vieilles rancunes contre elle ? Las du servage et du mépris, revendiquait-il tout à coup l’égalité dans les gestes de vivre ? Mais que devenaient en cela l’instinct de supériorité et la loi féodale, — les seuls dont l’Enfant connût l’application, — et le droit de haute et basse justice dans la forêt qui lui avait été dévolu par privilège de race, de fortune et de naissance ?

Était-il, ce chien, de ceux qu’elle fit souvent molester pour leurs aboîments intempestifs, qu’elle blessa d’un jet de pierre ou d’une ruade quand ils hurlaient aux sabots de son cheval ? Était-il là, servi par sa mémoire, pour se rassasier de lâche vengeance ? Pourtant, il ne semblait pas possédé d’une animosité particulière, mais voyait s’accomplir la fatalité avec un patient regard de soumission.

L’Enfant dévisagea celui qui avait amené le chien, Draïdi, l’audacieux, le rebelle et le félon. Alors, elle ne voulut pas mourir devant ces deux-là ! Le corps arqué, dans un effort tragique, à pleines mains elle reprit les ronces pendantes.

Soudain son buste se dégageait de la gangue de pierre, d’argile et d’eau. Miraculeusement, elle s’arrachait à la sinistre emprise, se retrouvait sur le bord.

De ce miracle, le gamin vindicatif eut une si irrésistible peur qu’il s’enfuit entraînant son comparse.

L’Enfant voulut reprendre le chemin du logis. Elle avait subitement froid dans ses membres gourds et douloureux. Elle s’appuya contre un rocher, le contourna difficilement.

A ses pieds, il y eut un grognement féroce et un bondissement forcené. Au large, mais manifestant l’évidente intention de revenir, une hyène cahotante, hargneuse, inquiète et intimidée, se ramassait et retroussait les babines.

L’instinct du chasseur et du forestier secouait déjà l’Enfant grelottante. Elle fixa l’hyène à la dure crinière hérissée parmi le poil beige et grisâtre. Celle-ci ne détalait pas suivant l’habitude de son espèce. L’Enfant sauvée des eaux avait-elle à ce point l’air chancelant et misérable que la bête poltronne osât l’affronter ?

L’hyène se mit à grogner doucement. Ses yeux, éblouis de lumière, clignotaient vers la base du rocher. L’Enfant suivit la direction de ce regard, écarta les ronces et les graminées, et vit trois petits d’hyène dormant dans le tranquille repaire.

Devant son geste, la mère eut un hoquet d’angoisse et de menace, prête à bondir. Mais voici que son courroux s’apaisait et qu’elle se rapprochait, comme rassurée par la fraternité tacite de la forêt et du tête-à-tête avec une créature pitoyable, sans armes ; tout cela, parce que, sans la quitter des yeux, l’Enfant refermait les herbes et les lianes au-dessus du berceau des fils de la méprisée.

Et près du nid de l’hyène domptée, l’orgueilleuse pleura à cause de la haine de Draïdi.

 

Dans une robe de laine arabe, blanche et molle, posée comme un pigeon au rebord d’angle des terrasses, l’Enfant regardait passer le bref et modeste exode de la famille de Draïdi. Deux mules, sur le bât desquelles s’enroulaient des tapis formant un nid profond, portaient les deux plus jeunes épouses du père avec un dernier-né vagissant. Sur une autre bête, la première femme, vieille, mais vénérée étant la mère de Draïdi, avait pris soin de s’entourer des plus précieux objets de la famille ; petits coffres peinturlurés où l’on renferme les bijoux barbares et les foulards de soie des coiffures, longs coussins tissés qui servent de sacs et contiennent la garde-robe féminine, les gandourahs roulées et les bernous du seigneur. Deux ânes, poussés par un serviteur, étaient chargés du reste des bagages, les piquets de la hutte, les outres et les nattes, et, sur son maigre cheval dansant, le père avait pris le fils en croupe.

L’Enfant, ne voulant plus tolérer cette présence vindicative, avait demandé l’éloignement de la famille du rebelle ; le garde aurait la surveillance d’une autre partie du domaine.

Sans détourner la tête, ces gens passèrent, les yeux fixes, devant l’offensée, sans un cillement de paupières, sans qu’un muscle bougeât dans leurs faces sérieuses.

Elle ressentit de cette attitude une injure nouvelle. Qu’étaient-ils donc ceux-là, voués à la soumission par la loi de conquête et le besoin de vivre ? Qu’étaient-ils pour subir avec cette hauteur dédaigneuse une juste punition ? Il lui semblait qu’en ce moment la fierté de ces gens dépassait son orgueil ; elle en fut outrée et troublée aussi.

Les pères du père de Draïdi, avant la création du domaine et la vente de leur territoire morceau après morceau, avaient toujours régné sur ce district de l’immense forêt, y imposant à leur guise le droit du seigneur. Une destinée de défaites, d’impuissance et de pauvreté, changea leur domination en servitude. Nul ne sut comment ils en souffrirent ni la nature de cette souffrance. D’ailleurs, un grand fatalisme héréditaire les secourait. Mais l’Enfant songea que la rébellion de Draïdi procédait d’un réflexe de l’indépendance de ses aïeux, s’exprimant tout à coup en lui, et que ce départ, dans une obéissance hautaine, reflétait bien leur ancienne dignité.

Elle en demeura rêveuse, avec d’imprécis regrets qui n’allaient pas sans un sentiment vague d’admiration mêlé de tardive et sauvage amitié. Elle s’apercevait que le gamin révolté avait été supérieur aux autres en toute chose. Elle se repentait d’avoir manqué de sympathie pour lui et, en même temps, de ne pas l’avoir humilié davantage, écrasé, enseveli sous le geste d’une impitoyable souveraineté.

Des questions, les insolubles questions des responsabilités humaines et de l’inégalité des sorts, se présentaient obstinément à son esprit qui ne les accueillait pas avec sa sérénité coutumière.

Cependant, elle ne rappela point ceux qui s’éloignaient dans leur orgueilleux silence, et jamais elle ne permit à Draïdi de se retrouver devant elle.

 

A l’ombre du promontoire des livres, dans la bauge des sangliers, au creux du ravin, une laie joue avec ses petits.

Étendue sur la terre rouge et penchée sur la verte profondeur, l’Enfant observe leurs jeux.

Ils sont dix également rayés de brun et de fauve, lestes et rebondissants. On discerne entre eux des préférences et des contrastes. Par boutades, ils échangent des frottements de groins fraternels et entreprennent des querelles qui s’achèvent en grognements, à l’abri des flancs de leur mère, ou en chutes joyeuses dans la boue.

La laie renifle et bougonne, sentencieuse et tendre. Elle gratte énergiquement les rudes soies de son échine contre un tronc d’arbre renversé. Elle s’étend dans la bauge, la hure allongée, le groin ruisselant, l’épiderme parcouru de frémissements voluptueux. Son petit œil sauvage clignote plein de vigilance, de plaisir égoïste et de maternelle jubilation.

Ces dix sont les fils parfaits du solitaire aux défenses d’ivoire qui labourent le sol aussi profondément qu’un soc de charrue. Ces dix sont les fils du sanglier brutal, sagace et agile, et les fils de la laie redoutée des chiens !…

Or, un chien surgit, ayant rompu sa corde de laine au gourbi des bergers. C’est un chien affamé, repris par l’instinct primordial de la chasse et de la proie vivante. Il s’élance parmi la troupe joueuse ; la femelle n’a que le temps de proférer un grognement furieux ; il tient déjà l’un des marcassins à pleine gueule. Les cris perçants de la victime déchirent l’atmosphère. La laie va foncer sur le chien. Mais, brusquement, elle s’arrête, flairant le vent, le poil hérissé de terreur plus que de colère. Elle est secouée d’un tremblement d’indécision tragique entre le mal présent et l’invisible danger qu’elle évente.

Soudain, elle prend un parti suprême. Elle rassemble sa bande d’un grognement bref, ébauche encore un mouvement violent contre le chien, qui cherche à entraîner le marcassin faiblissant, puis, dans un renoncement stoïque, chasse rapidement devant elle la troupe affolée de ses petits.

Ils disparaissaient dans les fourrés lorsque le chien, hérissé à son tour prit la fuite, la queue serrée, l’œil torve, laissant sa proie, emportant sa faim.

Alors parut un serval, type charmant et féroce de cette féline espèce qui ne s’apprivoise jamais. Car la grande panthère nord-africaine, à taille de lionne, s’accoutume à quiconque l’élève et la nourrit, tandis que le serval, même pris au gîte dès sa naissance, ne se soumet point. Plus petit, plus mince et plus souple encore que la panthère, avec un pelage aux mouchetures plus rapprochées et plus régulières, il glissait hors de l’abri des hautes fougères.

Sidéré par l’approche de l’ennemi mortel, le marcassin blessé et gisant ne criait plus. Le serval étendit sa patte flexible, ses ongles rétractiles, taillés et luisants comme des silex. D’une griffe lente, voluptueuse, il attira la victime à portée de ses dents cruelles et l’étrangla avec douceur. Il flaira dédaigneusement la plaie faite par le chien, retroussa ses babines et caressa sa joue et son menton contre le corps tiède ; ensuite il le déchiqueta sans hâte. Humectant son mufle de sang frais, il mangea un peu, se détourna bientôt des reliefs de ce festin, et rampa jusqu’au bord de l’eau, là où elle coulait transparente, impolluée.

A ce moment, il leva la tête vers le sommet du promontoire de grès rouge et le visage ardent penché sur lui dont il savait, dès auparavant, la présence attentive. Avec une sécurité quelque peu méprisante, mais pleine de grâce, rasé, les flancs au sol, les yeux mi-clos, guettant malgré la quiétude du lieu, il lapa l’eau pure à petits coups.

Il semblait boire dans cette eau l’image réfléchie de la figure humaine. Et l’Enfant souriait de ce que le fauve redouté ne parviendrait pas à faire disparaître ce reflet dans l’eau perpétuelle.

 

Au galop, l’Enfant avait traversé le chantier des Kabyles dans le soir tombant.

Elle restait frappée des regards hostiles ou méfiants qui l’accueillirent et la poursuivaient. Pas un qui l’eût saluée, pas un qui se fût écarté sur son passage ; ils s’offraient au heurt de son cheval et c’est elle qui dut détourner la bête pour ne pas écraser un homme.

Elle galopait, pensive, dans le crépuscule, moins offensée qu’inquiète pour la première fois. Instinctivement, elle déchiffrait une menace grave dans l’attitude des démascleurs et l’insolence des faces obtuses de ceux qui se postèrent sur son passage. Sa rapide chevauchée lui avait laissé le temps de percevoir que cette ruche humaine, presque muette d’habitude, était profondément en rumeur. Mais elle en ignorait les raisons.

 

Comme les nombreux torrents qui ruissellent de la montagne après l’orage, un matin, les Kabyles sortirent des bois et se répandirent dans la Grande Clairière.

Ils dévalèrent par tous les sentiers et toutes les foulées de la forêt. Ils marchaient d’un pas ferme, mais inégal, pleins de résolution, mais sans certitude. Ils agissaient volontairement, pensaient-ils, mais sans être sûrs d’avoir raison. Ils ne suivaient pas ceux qui les avaient mis en marche, mais c’étaient ceux-là qui les suivaient.

Ils s’égaillèrent, environnant les dépendances et le parc, sans oser gravir la pente ni s’engager dans le chemin large conduisant à la maison du maître. Avec toutes ses fenêtres ouvertes, la blanche maison, sur ses terrasses étagées, dominait et veillait, avertie par les bergers arabes, qui entendent tout et savent tout ce qui se trame dans la brousse, du pacte des lions et des chacals aux complots des hommes.

Il y avait, dans la clairière, de grandes meules, réserves de fourrage pour l’hiver. Les Kabyles échangèrent quelques coups de fusil avec les serviteurs préposés à leur garde, puis les incendièrent. Ils incendièrent de même les dépendances dont le personnel s’était enfui et les écuries d’où les chevaux s’échappèrent. Cela fait, se rassemblant et se détachant par petits groupes, ils s’assirent en rond, tels des sauvages au conseil, attendant ils ne savaient exactement quoi.

Deux ou trois contremaîtres, à l’esprit de Phéniciens retors, avaient préparé ces primitifs pour des actes irréparables. Chargés de remettre à chacun la paye hebdomadaire, ils retenaient depuis longtemps le salaire des travailleurs et, peu à peu, persuadaient les équipes de démasclage que le maître, déloyal et avare, exploiteur des humbles, se refusait à payer le prix de leur exil et de leurs sueurs.

Ainsi mirent-ils les chantiers en état de fermentation intense jusqu’au moment propice au vol général, au meurtre peut-être, au pillage des biens du dominateur et du plus favorisé du destin. Manœuvre facile, révolte éternellement renouvelée de celles de l’ergastule et des rameurs de galère, indignation spontanée des simples dont la cupidité, les besoins et le sentiment inné de justice, se croient lésés à la fois.

L’Enfant glissa doucement sa main dans la main de son père et sortit avec lui de la maison.

Gravement et lentement, ils descendirent les degrés des terrasses et prirent le chemin de la Clairière. A portée de voix des félons, le maître en appela quelques-uns par leurs noms. D’un premier mouvement accoutumé, ils allaient obéir, puis ils se souvinrent de ce qu’ils voulaient faire, de ce qu’ils avaient déjà fait, et se rassirent.

— Que prétendez-vous et que signifie votre action criminelle, demanda le maître d’une voix haute, impérative, en désignant du geste les meules et les bâtiments qui brûlaient encore.

Ils s’entreregardèrent et, dans cet instant, ils escomptaient que leurs meneurs répèteraient les raisons qui les poussèrent à la révolte et renouvelleraient les promesses par lesquelles ils furent tentés. Mais ceux-ci se taisaient ou prononçaient à tue-tête et de façon véhémente des mots sans importance dans le seul but de couvrir la voix nette qui s’élevait.

— Ai-je jamais eu quelque tort envers vous ? Vous ai-je spoliés en quoi que ce soit ? Voici de bien longues années que vous êtes mes collaborateurs annuels et que je rémunère intégralement vos services. De quelle chose avez-vous donc à vous venger et dans quel but vous conduisez-vous comme des scélérats ?

Mais il s’exprimait en arabe et les meneurs se gardaient de traduire. Ils parcoururent les groupes, affirmant que le coupable n’était venu à eux et ne parlait que pour leur demander merci et qu’il convenait de ne pas faiblir. Alors, les Kabyles commencèrent à douter de ces guides parce que l’expression du visage et l’attitude du maître leur révélaient le véritable sens de ses paroles.

— Dans toute la montagne, y a-t-il un seul homme à la requête duquel je n’aie pas fait droit chaque fois qu’elle était justifiée ? Que l’un d’entre vous s’avance donc et m’expose vos griefs !

Il y eut du flottement parmi les groupes. Plusieurs ayant saisi quelques mots et la signification du geste voulurent obéir. Les plus excités se récrièrent avec fureur. Les vieux fusils, volés ou acquis secrètement des contrebandiers de la frontière tunisienne qui rôdaient dans les forêts, se levèrent. Il plut des chevrotines et quelques balles autour du père et de l’Enfant, mais l’indécision des tireurs ou le hasard providentiel firent qu’elles manquèrent le but.

Le maître prit un revolver dans sa poche et tira. Un homme croula, la tête fracassée. Puis, il en tomba deux, trois, d’autres encore ; ce n’était plus le maître qui tirait.

Sur le flanc des bandes kabyles, des chevaux cavalcadants, montés par les Achabas, resserraient un cercle vengeur. Ils visaient bien, les chasseurs de gazelles, et la balle prompte de leurs fusils était douée d’une vue mystérieuse qui la dirigeait infailliblement.

L’Enfant qui, tout à l’heure, frémissait de courroux devant l’audace meurtrière des Barbares, maintenant, criait de joie !

Certes, le combat eût pu durer longtemps entre les Berbères et les Arabes, et jusqu’à l’extermination des uns ou des autres ; mais la lutte s’engageait entre les bandes kabyles elles-mêmes. L’une d’elles, un çof tout entier, courut sous les balles, rejoignit le maître, demanda grâce au nom de l’Enfant. Enfin, ils vinrent tous. Les meneurs étaient morts sous le feu des Nomades ou bien leurs propres partisans les avaient tués. Alors tout fut expliqué selon la justice et la vérité. Il y en eut qui se frappèrent le front contre terre et l’Enfant posait son talon sur la tête de ces vaincus.

 

C’était un bel étalon pommelé, père de plusieurs générations de poulains et de pouliches.

Il plia brusquement les membres comme si ses jarrets se fussent rompus.

Les serviteurs affirmèrent que les gens avaient trop loué son élégance et sa vigueur, sans ajouter à leur louange la formule d’invocation pour Dieu afin qu’il fût préservé du mal.

Le beau cheval étira son encolure contre le sol desséché. Ses sabots se heurtèrent l’un à l’autre, incohérents et désespérés. Sa tête se souleva pour retomber lourdement, les naseaux remplis de terre. Ses yeux morts restèrent semblables à ses yeux vivants. Et ce fut fini de lui.

On le laissa là où il était tombé, au bord de la rivière.

Une grande impression de force anéantie se dégageait de cette dépouille aux formes parfaitement harmonieuses, aux beaux muscles fins et solides, tendus encore sous le poil brillant et doux.

L’Enfant demeurait près du cheval mort, assise sur l’herbe rase et brûlée. Ses doigts erraient dans la crinière gonflée encore du vent de la dernière course. La petite amazone revoyait le fier animal, campé au tournant de la route des plaines, à l’époque où l’on attendait le passage des Achabas. Elle le revoyait à l’horizon de la Grande Clairière, hennissant pour les cavales visibles ou devinées, toujours cabré, mordant le mors, mais sans vices ni tares à cause de sa noble race. Et il était aussi le seul que l’Enfant montât sellé et bridé.

On conservait sa généalogie avec le soin jaloux qui veille sur celle des chérifs et son nom s’ajoutait glorieusement au nom des plus précieux poulains.

Il portait des colliers d’amulettes qui tintinnabulaient sur son large poitrail. Sa croupe conservait l’empreinte de la main fatidique, teinte d’un henné préparé pour la commémoration de la naissance du Prophète.

Cependant, le bel étalon était mort.

L’était-il vraiment ? N’allait-il pas se relever, maladroitement et puissamment appuyé sur ses pattes arquées, les tendons raidis ?

Irrésistiblement, elle l’appela :

— Moueddin…

Mais il ne tressaillit point en entendant les inflexions de sa voix sur les syllabes familières et déjà les mouches envahissaient ses yeux sans images.

Pourquoi l’Enfant se sentait-elle atteinte par cette mort plus que par celle d’aucun animal favori perdu jusqu’à ce jour ? Depuis quelques mois, les incidents et les événements qui traversaient sa vie revêtaient une gravité singulière, s’imprégnaient d’un caractère d’oracles sibyllins, d’avertissements mystérieux. Des certitudes, qu’elle n’avait jamais eu prétexte d’étudier ni de discuter, se soulevaient et semblaient vouloir s’en aller hors d’elle, en silhouettes éplorées, processionnaires sur un indescriptible et bizarre chemin. Dans sa pensée, nette et claire comme une tente ensoleillée, d’autres ombres anxieuses, imprécises, entraient, faisaient les ténèbres parce que, derrière elles, retombait le pan de la tente ouvert sur l’horizon.

Il en était ainsi depuis la rencontre de l’Enfant avec l’Homme nu.

Elle reprenait souvent l’étrange manuscrit, ce testament sans exemple que gardait un serpent dans un buisson de myrte, et les mots se précipitaient sur son esprit sensible et dans le trouble nouveau de son cœur comme des gouttes d’huile sur un feu flambant.

— « … elle est telle un vin frais rempli du suc des vieilles treilles… Mais l’amphore est fragile et la vie a grand soif… »

La rébellion de Draïdi lui avait démontré la dignité d’autrui opposée à la sienne. La révolte des Kabyles témoigna que sa souveraineté n’était pas inaccessible. Un désarroi profond, invinciblement, l’envahissait.

— Suis-je donc l’amphore à ce point fragile que n’importe lequel des hasards de la vie puisse me briser ? Tomberai-je comme Moueddin, pleine de fierté, d’ardeur et d’élan, en ignorant comment et pourquoi je tombe ?

Une mouche posée sur sa paupière fit qu’elle sursauta de dégoût. Alors, elle eut une réminiscence d’un verset biblique déclarant impurs les animaux morts et impur jusqu’au soir quiconque les touchait.

— Je suis donc impure, impure, ô Moueddin ! Et parce que tes sabots baignent au lit de la rivière, l’eau de la rivière ne me purifiera pas…

Mais elle laissait ses doigts mêlés aux crins du beau cheval.

Cependant le prompt crépuscule passait dans la clairière et sur les forêts ainsi qu’un vol d’oiseau regagnant le nid. Ce serait bientôt la nuit. Et l’Enfant se serrait contre le cadavre lentement saisi par le froid funèbre.

— Maintenant, songeait-elle encore, les chacals vont désirer manger Moueddin. Ils viendront, me trouveront ici, et que prétendront-ils faire ?… Nous n’avons pas voulu t’ensevelir, ô Moueddin ; les chacals savent reprendre les corps enterrés même sous les lourdes pierres et les épines acérées.

Elle connaissait trop bien les bêtes viles, sans cesse affamées, qui ne souhaitent rien sinon manger et manger beaucoup. Les conteurs, les fabulistes et les poètes arabes vouaient cette espèce aux rôles sournois ou infâmes, car elle passait pour fausse avec moins de subtilité que le renard et basse et rusée avec moins de malice. Et, sous la terre, Moueddin eût souillé son poil miroitant qui renvoyait encore un reflet aux eaux glauques et rares de la rivière d’été.

Dans l’ombre foisonnant subitement, un corps fauve, empanaché d’une queue touffue, s’aventura hors des broussailles en lisière. Un museau pointu prit le vent et se replongea dans les taillis.

Les chacals reparurent à deux ou trois et jetèrent le cri aigu, bref, puis prolongé en glapissement stridulant qui invite à la curée. En demi-cercle et sur tous les points à la fois, ils parurent sourdre. Bientôt, on entendit glapir et s’appeler sur les confins de la clairière d’où se détachaient les bêtes qui, toutes, convergeaient vers le cadavre du cheval.

L’Enfant ne les craignait pas. Maintes fois, par jeu, elle avait elle-même donné le signal de leur apparition et de leur rassemblement en imitant leur cri d’avertissement, avec tant de perfection qu’ils s’y trompaient toujours.


Voici qu’elle est environnée des bandes houleuses, glapissantes ; les chacals ont faim. Elle croise son regard avec celui des phosphorescentes prunelles qui jaillissent de toutes parts. Des fourrures audacieuses glissent à portée de ses mains.

— Ma fille, ma fille, la toute petite et la précieuse, réponds, je te prie !

La voix du Rahmani, éclatant dans les lauriers-roses, disperse momentanément les chacals.

— Mon frère, ô mon frère le choisi, je suis triste et je défends mon cheval Moueddin contre les bêtes de la mort.

Il la rejoint.

— Je suis passé par ta maison sans te rencontrer. Les serviteurs m’ont appris cette chose, et je t’ai cherchée, et je te trouve pour avoir une occasion de louer Dieu. Les chacals ne sont pas des adversaires dignes de toi ; peut-être, se sentant aussi nombreux que les cheveux de ta tête, pourraient-ils te faire du mal.

Il la prend en croupe de son vivant cheval, nerveux et fuselé comme un sloughi, mais qui ne saurait se comparer à Moueddin ni pour la force ni pour la beauté. Ils remontent les pentes obscures.

— Demain, viens au campement ; nous te ferons oublier ton chagrin.

— Je n’ai presque plus de chagrin, ô Rahmani ; cependant, j’irai te demander de m’expliquer des songes.

Une lamentation confuse, aux paroles entrecoupées, s’éleva, traîna, retomba et se fondit dans la nuit. C’étaient les servantes qui composaient un chant sur la mort de Moueddin, l’amant des cavales.

 

— Des songes, dis-tu ?

— Des songes, peut-être. Et ce sont aussi des visions qui me viennent sans dormir.

L’Enfant et le Rahmani causent au seuil de la lourde tente nomade dans l’ombre de laquelle, derrière les « hanbels » tissés, des femmes et des jeunes filles font tinter leurs bracelets.

— J’ai vu, dit l’Enfant, une fumée immense recouvrir la montagne entière et pénétrer jusqu’aux racines de la forêt.

— C’était un nuage monté de la mer lointaine.

— Le crois-tu ? Mais ai-je jamais eu peur d’un nuage et celui-là m’a fait trembler…

D’autres Achabas s’avancent et s’asseyent avec eux. Il en est un qui connaît la signification des songes.

— Un nuage ? Cela signifie que tu t’en iras.

— Je m’en irai…

Le Rahmani sourit avec une bonne tendresse.

— Louange à Dieu pour le présage ! Nous avons toujours souhaité te voir descendre une fois avec nous dans les plaines, puis au désert.

Les plaines…

C’était le vaste inconnu. La plus large part de ce que l’Enfant ignorait, tenait dans le visage et la vie des plaines.

Là s’érigeait aussi la Ville dont les feux, le soir, salissaient le ciel d’une buée roussâtre, dont la rumeur, faite de bruits disparates sans nombre, alourdissait les heures du jour. La Ville avec son enceinte de remparts à créneaux, la tour massive de sa cathédrale, l’élan svelte de son minaret, les toits rouges inégaux de ses maisons et la flore artificielle de ses jardins. La Ville, gouffre miroitant aux linéaments confus dans l’éloignement et vus du haut de la montagne. La Ville, ce mystère qui n’éveillait aucune curiosité chez l’Enfant ; cette indestructible menace contre les gens des terres libres, contre les solitaires ; cette force collective intransigeante, cet inépuisable sablier d’humiliations et de mesures égalitaires qui s’empare des dominateurs isolés, qui les soumet, les annihile ou les fait mourir ; la Ville immonde et miraculeuse, phalanstère et guet-apens, refuge et in-pace, recours et anéantissement, la Ville était le fruit savoureux et vénéneux des plaines. Et l’Enfant qui ne savait rien d’elle, que son existence, pressentait vaguement cela.

Mais le Rahmani parla du désert.

— Tu viendras, insistait-il, et longtemps tu resteras sous nos tentes.

Dans ses moindres paroles éclatait ce que précisait un écrivain de France, « cette joie haute et nuancée de la vie nomade », s’élevant « jusqu’à une sorte de sensibilité philosophique. » — Et ce qui marquait de tant de séduisante et précieuse hauteur la physionomie de l’Achaba avait été exprimé aussi par le même[2] : — « La sévérité du paysage rend sérieux et propage en l’âme comme sur l’étendue visible, une impassibilité qui semble descendre du ciel. »

[2] Marius-Ary Leblond.

— Tu viendras avec nous…

Il lui certifiait qu’elle deviendrait semblable ou supérieure à la poétesse M’barka bent El Khass, de la tribu des Beni Amer qui fut grande, au XVe siècle, dans le Sahara et resta de glorieuse et impérissable mémoire. Pas un pâtre ou un caravanier qui ne connût son nom et la plupart des faits et des bienfaits que la tradition rattachait à sa vie.

Son esprit, voué aux belles choses, ne dédaignait pas les choses utiles ; elle savait diriger le forage d’un puits comme elle savait rythmer un poème. Le folklore saharien et les oasis du Sud oranais lui devaient une large part de leur richesse. Les détails de sa personnalité se perdaient dans une légende abondante et diffuse, mais elle apparaissait surtout comme une sorte de génie savant et poétique dont l’envergure couvrait la moitié du désert.

Soudain, l’Enfant prononça gravement, — et il lui sembla, que la pensée, immédiatement précisée par des mots, avait jailli d’une inspiration divinatrice :

— Certainement, un jour, je serai parmi vous… pour longtemps… pour toujours peut-être…

Elle ne prévoyait pas que cela dût advenir au lendemain d’une irréparable épreuve et dans un temps où, après l’avoir cruellement perdue, elle rentrerait en possession d’une souveraineté reconquise, non point par droit d’héritage, mais par mérite de hardiesse, de conscience et de volonté.

 

Le Rahmani passait dans la brousse à l’amble de son cheval.

De campement en campement, il allait, avertissant les Achabas que le moment du retour aux steppes était venu.

Les feuilles des chênes-liège restaient vertes, mais celles des chênes-zéens tombaient déjà. Les hautes fougères prenaient leurs nuances de rouille. La couleuvre gardienne des livres devenait frileuse. Les bêtes se revêtaient du poil brillant et fourni de la saison hivernale. La forêt exprimait une magnificence recueillie.

L’Enfant accompagnait le Rahmani et celui-ci l’entretenait encore des plaines et du désert.

Elle aurait voulu fuir son insistance et ne faisait rien pour y échapper. Il lui advint de chercher à pressentir le monde inconnu. Ainsi, au seuil d’une saison nouvelle, l’adolescence entrevoit la redoutable et l’inéluctable vie d’un autre âge vers lequel elle s’achemine, craintive et curieuse, parfois épouvantée, mais sans qu’il lui soit permis de fixer le temps ni de remonter le cours de saisons écoulées.

Le Rahmani passait sur son cheval, qui ressemblait à un sloughi, et l’Enfant montait un fils de Moueddin.

Des raisins aux grappes noires et dures mûrissaient dans les arbres chargés de vignes pendantes. Sous le moindre vent, en essaims pourprés et jaunes, s’abattaient les feuilles de ces vignes et celles des figuiers que visitait l’automne.

De campement en campement, les deux cavaliers allaient comme des envoyés du destin, avertissant les pasteurs et les troupeaux nomades de se tenir prêts pour l’exode prochain.

Durant plusieurs journées, le lent défilé recommencerait en sens inverse. Encore, la suzeraine des bois pourrait dénombrer ces vassaux échappant pour un temps à sa domination. Elle recevrait encore les nombreuses et poétiques offrandes, les derniers-nés d’entre les agneaux laineux auxquels les femmes joindraient quelque bijou, quelque souple étoffe tissée par leurs mains peintes et qui garderait longtemps l’odeur sensuelle du chîh, qui est la plante amère et parfumée des pâturages sahariens.

Puis, des orages drus ruisselleraient sur la montagne. Les brumes rôderaient autour des sommets. Les ravines rouleraient un flot continu. Les sources taries rejailliraient, froides et transparentes. Il y aurait des violettes blanches et des cyclamens sous bois.

Et un jour d’entre les jours de ciel uni, d’atmosphère ouatée, la neige tomberait, l’espace de quelques heures, bloquerait les sentiers encaissés, impraticables le long des torrents, s’accumulerait et persisterait dans les gorges. Beaucoup de bêtes mourraient parmi les troupeaux sans étables. Les bergers, dont le printemps et l’été virent les robustes silhouettes adossées contre un chêne, les doigts actifs, tricotant, avec deux longues aiguilles en bois de genévrier, la laine bourrue, à peine filée, pour en faire des jambières protectrices contre les épines de la brousse, — les bergers s’accroupiraient dans leurs lourdes tuniques rayées et ne conduiraient plus le bétail dans les clairières blanchies. Ils se blottiraient avec les femmes et les enfants près des misérables feux de branches vertes qui fumeraient sous les étroits gourbis.

Dans ce temps, les cerfs deviendraient plus familiers, les sangliers seraient hardés par bandes plus nombreuses et les panthères ne se risqueraient qu’en des chasses prudentes, des rondes circonspectes, car la neige qui conserve les traces nettes serait une trahison perpétuelle sous leurs pas.

Mais, d’abord, se prolongerait la saison des feuilles mortes, quand la forêt sent amoureusement bon, telle une chevelure au soleil.

— Certainement, une fois, je descendrai avec vous jusqu’au pays des palmes, répétait l’Enfant répondant au Rahmani.

Il sourit et l’extase des oasis parcourut son visage.

— Alors, répliqua-t-il, tu ne remonteras jamais jusqu’à la forêt.

— Je remonterai au printemps suivant, comme vous.

— Ah ! pour nous il y a une loi différente et qui ne t’atteindra point ; car ce sont nos troupeaux qui remontent, parce qu’ils ont faim, et nous sommes obligés de les suivre. Pour toi, nulle nécessité. Et ne seras-tu pas maîtresse là-bas de la même manière que tu l’es ici ? Il fut écrit sur toi que tu régnerais toujours à cause de la puissance égale de ton esprit.

— Mais la forêt ?… Je l’aime par-dessus tout, tu le sais.

Il dit d’une voix grave, douce et convaincue :

— Tu n’aimeras plus la forêt ou tu penseras à elle comme à une morte avec qui tu n’aurais plus rien à faire dans ce monde.

— J’y penserais comme à une morte…

Elle eut un éclair de courroux dans les yeux et, l’accent rude, les paroles tranchantes, elle ripostait au favori :

— Ne me parle plus de telles choses. Tu m’affliges et m’offenses ; je ne te le permets pas.

 

De campement en campement, ils atteignirent un plateau étroit dont les pentes dévalaient jusqu’à une prairie basse, incessamment mouillée d’infiltrations de sources.

Deux maisonnettes, couvertes de tuiles rouges, pareilles à celles qu’on voit aux deux bords des routes qui traversent un village, ajoutaient leur nostalgie banale à la mélancolie du plateau dénudé.

Sur le seuil, des enfants blonds aux cheveux raides, au teint bistré par le soleil et sali par la terre noire de la forêt, se montrèrent, disparurent effarouchés, se montrèrent de nouveau poussés par leurs parents, cinq ici, trois autres là. Deux femmes fraîches, mais timides à la manière gauche et un peu brusque des paysannes, morigénaient la marmaille. Elles ébauchèrent un sourire pour saluer l’amazone et son ami.

Et l’amazone était saisie d’un immense étonnement. Jamais encore elle n’avait abordé ce plateau situé aux confins de son domaine, là où la lisière de sa forêt touchait au territoire de l’État. Elle savait bien, par ouï-dire que des gardes français, appartenant à l’administration forestière du gouvernement, habitaient cette région isolée, également éloignée d’un groupement européen quelconque et de la Grande Clairière. Or les habitants de la maison blanche étaient trop volontiers confinés dans les limites de leurs bois pour entretenir les moindres rapports avec des voisins.

— Il faut, avait décidé le Rahmani, il faut avant de nous suivre à travers les plaines, que tu connaisses d’autres êtres que nous-mêmes et tes bergers. Nous irons jusqu’au poste forestier. Tu verras des gens, dont le visage et le langage sont presque exactement semblables à ceux des habitants des villages et des villes de la plaine, et tu verras aussi des enfants de ta race, qui te ressemblent moins que ma fille, la toute petite, ta préférée et la mienne.

L’Enfant avait accepté.

Maintenant, elle béait de surprise devant ces femmes et leur progéniture échelonnée. Elle, les étonnait moins, car, au-delà de plusieurs lieues de pays, tout le monde la connaissait parfaitement.

Les gardes revinrent d’une tournée, montant, avec de lourdes selles d’ordonnance, de chétifs et patients chevaux, lestes et adroits dans les passages difficiles et qui ne craignaient ni la neige ni le feu. Ils avaient de bonnes figures lasses sous le casque colonial et la tournure militaire dans le dolman vert de l’uniforme. Leur accent révélait que leurs berceaux se balancèrent sur l’autre rive de la Méditerranée. Ils regrettaient les forêts de l’Esterel et des Maures, aux frontières peuplées de gens de même espèce qu’eux et à proximité d’innombrables lieux habités, voire de quelques centres élégants de la Riviera.

A l’égard des indigènes, avec lesquels ils devaient entrer perpétuellement en conflit, ils témoignaient tour à tour d’un sentimentalisme très métropolitain ou d’une férocité de négriers.

Leur tâche ardue consistait à faire respecter la forêt, à la préserver de toutes les déprédations en s’aidant du prestige de leur titre, de leur tenue, de divers châtiments sanctionnés par le code, de quelques lois particulières, dont les montagnards méconnaissaient totalement les buts et la formule et ne parviendraient jamais à découvrir la nécessité ; car ils jugeaient simplement que cela était l’origine et l’aboutissement de procès-verbaux détestables, lesquels, se renouvelant, finissaient par mettre une chèvre au prix d’un pur-sang syrien.

Et comment ces pâtres anciens de la très ancienne montagne eussent-ils pu comprendre qu’il convenait de ne point laisser le bétail pâturer dans les jeunes taillis ou les futaies de chênes-liège récemment mises en valeur, et qu’on devait préserver de la dent et de la corne des troupeaux capricants les arbres dévêtus ou pourvus d’une écorce neuve ? Comment les persuader que l’avenir de la forêt est irrémédiablement compromis par la mutilation répétée des rameaux et des branches maîtresses ? Comment les convaincre en affirmant que la disparition des bois entraîne celle des sources et que, leur porter aujourd’hui atteinte, c’est compromettre les moissons et les vergers de demain ?

Depuis le jour antique où une horde initiale posa sur la montagne les trois pierres du premier foyer, les montagnards rompaient des branches pour la construction des huttes, coupaient des rameaux pour nourrir les bêtes pendant la saison sèche et laissaient les taillis livrés aux cornes de la génisse et à la dent du bouc comme aux griffes de la panthère. Puis, quand les veaux, les chevaux et les agnelets, se trouvaient par trop privés d’herbe tendre, quand le soleil de septembre avait durci les dernières touffes de diss et que la paille des clairières était rongée jusqu’à la terre, quelle inconcevable législation pouvait encore interdire de mettre le feu dans les espaces libres, afin que, spontanément, un peu d’herbe verte et tendre repoussât ?

Sans doute, il arrivait que le feu gagnât la zone des grands arbres, qu’au gré du vent du Sud l’accident se transformât en désastre et que des milliers d’hectares de forêt vierge ou industrielle fussent dévastés, absorbés par le fléau. Souvent même le pâtre et le troupeau étaient les premières victimes[3].

[3] Au moment où ce volume était sous presse 30.000 hectares de forêts brûlaient, en trois jours, dans les Beni-Sahah et les montagnes de Philippeville.

Les diligentes femmes des gardes s’ingéniaient à rendre digne de l’Enfant et du chef des Achabas leur modeste et prompte hospitalité.

— Ma fille aînée couchera dans votre chambre et vous servira si vous avez besoin de quelque chose, dit l’une de ces femmes à l’Enfant.

Elle l’avait conduite dans une pièce aux murs de badigeon rose où un petit lit de fer étalait la blancheur des draps propres. Sur un lit pliant de campement, à côté, il n’y avait qu’un drap et une demi-couverture grise.

L’Enfant promptement dévêtue et couchée regardait sa compagne qui se déshabillait lentement. C’était une forte fille de douze ans, osseuse, les extrémités lourdes. Son humble figure exprimait une gêne intense, plus de fausse honte que de timidité. On ne voyait rien au-delà de la couleur de ses yeux bruns, aucune pensée perceptible. Elle ne parlait pas et le mutisme de la petite hôtesse imprévue ne l’encourageait point à desserrer les lèvres.

L’Enfant l’observait avec une sorte de stupéfaction. Se pouvait-il que toutes deux eussent leurs origines dans la même patrie et la même nation ? Pourquoi l’âge seul les rapprochait-il tandis que tout les différenciait l’une de l’autre ?

Son souvenir, immédiatement, opposa à la fille des gardes, la fille dernière du Rahmani.

Elle examinait les mains courtaudes, puis les siennes, toutes souplesse et muscles fins, et c’est pareilles aux siennes qu’elle revoyait les mains de l’Arabe. Petite Bédouine de sang bleu, l’enfant des tentes nomades possédait cet esprit vif et altier, ce dédain de caste qui lui tiendraient lieu d’intelligence et de supériorité jusqu’au terme de sa vie. Elle n’avait ni bassesse ni vulgarité. Elle ne manquerait jamais de tact et ne faillirait dans aucune faute grossière, son instinct affiné, la guidant mieux que les conventions et le raisonnement.

Mais la fille des gardes, hors une sorte de bonté naturelle, mêlée d’autant de faiblesse que de nonchalance, que détenait-elle qui pût la faire craindre ou aimer ? Qui découvrirait, au-delà de sa face ingrate, les vertus foncières, indéfectibles, de la race : endurance physique, vaillance morale, ressort de bonne humeur et de bon vouloir ?

Certes, elle parlait et pensait dans la langue maternelle de la dominatrice de la forêt ; mais celle-ci ne trouvait rien à dire à celle-là dans leur commun langage. S’il leur eût été donné de déterminer leurs impressions, elles auraient pu conclure que chacune d’elles montait ou descendait vers l’autre d’une altitude ou d’un abîme de vertige et, mises en présence, n’éprouvaient plus qu’un désir d’éloignement. Et elles savaient, par pressentiment, que, se parlant, elles ne se seraient pas comprises.

Avec la Nomade, nul étonnement, encore que leur compréhension et leur manière de vivre n’offrissent pas que des similitudes. Inévitablement et toujours, elles se retrouvaient sur le terrain du raffinement, de l’orgueil et de la liberté.

 

— Je te dirai ceci, ô le Rahmani : je hais les plaines, ces inconnues, si leur visage humain est constamment semblable à celui de ces gens. — (Ils sont peut-être de ma race, mais certainement je ne suis pas entièrement de la leur.) — Je n’habiterai point les villes, car les frères de ces gens les ont depuis longtemps peuplées. Et si tu voulais que je puisse te suivre sans hésiter, sans inquiétude ni mépris, pour voir ce que j’ignore encore, il eût mieux valu, mille fois et une, ne pas me conduire aux maisons forestières ! Ai-je dormi cette nuit, dans ce lit blanc, près de cette fille bizarre et laide ? Je préfère la natte de mes bergers. Mais sache, ô Rahmani, que se vérifie de nouveau pour moi ce qui m’est une très ancienne certitude : je suis un fruit rare de l’arbre de la science. Une race nouvelle sortira de moi, car je suis supérieure à celle de mes aïeux, lointains ou proches, comme à celle de mes amis et vassaux… Que penses-tu ?

— Je pense que tu ne devrais pas être mortelle… Cependant ni toi ni moi nous ne serons épargnés par la Séparatrice et la Maîtresse des derniers jours. Alors…

Ils franchissaient le col élevé de la montagne et descendaient à pic vers la Grande Clairière.

— Alors, dit l’Enfant d’une voix de rêve, as-tu jamais vu plus beau matin que celui-ci ?

LA ROUTE

 

Dans l’orgueil ou la détresse de la solitude, dans la tendresse ou l’indifférence, la quiétude ou l’incertitude du foyer, nous tous, qui fûmes les adolescents d’un autre âge, nous avons connu le moment où nous entendîmes la voix d’un monde lointain.

Combien nous en avaient parlé avant cet appel ! Les uns pour en médire, — car il est de ces esprits qui témoignent de leurs regrets par l’habitude de dénigrer les joies passées. Les autres pour se repentir ou déplorer l’envol d’un temps trop rapide. Et d’autres encore pour nous mettre en garde, jaloux peut-être de ce que nous allions saisir ce qu’ils ne pouvaient plus posséder.

Nous répondîmes à l’appel. Toi parce que la voix lointaine t’enivrait. Toi parce que, en dépit de l’expérience que tu respectais chez tes éducateurs, tu voulais surtout courir les risques du hasard et la meilleure leçon de l’expérience personnelle. Toi, à cause de toutes ces raisons à la fois ou parce que ta vanité te fit croire être prédestiné pour un vol souverain hors du nid. Moi…

Le beau mirage et le plus beau voyage !

Tout était accepté d’avance par la confiante illusion. N’étions-nous pas porteurs de ce trésor que rien ne vaut ni ne rachète : la sainte et bonne crédulité ? Chaque expression comme chaque parole avait son sens absolu. Nous allions, affirmatifs et vainqueurs avant la bataille, avec le rire trop clair, les yeux trop purs de ceux qui ne savent pas croyant avoir tout deviné.

Les chères heures que celles qui frémirent de notre impatience de tout vivre ! Et nos rapides battements d’ailes dans la liberté !

Alors Tarafa el Bakri, le poète, ne nous avait pas encore appris que « la vie est un trésor qui diminue chaque jour. » Prodigues, nous y puisions, pour le dilapider à pleines mains…


Mais nul appel n’était encore parvenu jusqu’à l’Enfant taciturne, qui songeait et régnait au fond des forêts ; car le monde lointain ne pouvait lui donner ni l’illusion ni la réalité de la liberté ; il pouvait seulement la lui prendre, à elle qui la possédait toute entière. Privilège étrange et redoutable, dont la vie, jalouse comme Jehovah, se vengerait infailliblement.

En attendant ce jour secret de la vengeance, l’Enfant considérait le lent rassemblement des caravanes en partance.

Les préparatifs des Nomades s’accomplissaient sans hâte et se trouvaient achevés comme par miracle. Avec adresse, les hommes drapaient les souples tentures, les étoffes aux couleurs audacieuses, sur la légère armature de bois des palanquins. Le matin du départ, ils les fixeraient au bât des paisibles chamelles. Les femmes et les jeunes filles s’y blottiraient tels des oiseaux dans un nid clos. En deux temps mesurés, la bête porteuse se relèverait et commencerait sa patiente route.

Larges et beaux, brillants et légers, tanguant sous un panache de plumes d’autruche ou de poils de chèvre, ils s’éloigneraient, les « bassours », pourpres comme un sang répandu ou noirs comme une nuit favorable aux trahisons de l’amour saharien. Suivant des pistes séculaires, ils s’en iraient, pour revenir.

Avant d’atteindre l’horizon des sables, ils traverseraient la plaine et couperaient la Route conduisant vers la Ville.

L’Enfant les considérait sans envie.

 

La Ville.

Elle n’avait point à s’en préoccuper ; cependant le mot et la chose la hantaient un peu à la manière d’un accident prévu qu’il serait à peu près impossible d’éviter. Mais lorsqu’elle prévoyait la possibilité de franchir les limites de la forêt, c’était avec l’unique but de descendre et de régner au désert.

Elle fit une trouvaille dans la bibliothèque familiale et un nouveau livre encore fut remis à la garde de la couleuvre. L’auteur, M. de La Bruyère, — dont le nom sylvestre la séduisait, — y consacrait un chapitre à la Ville. Elle s’y perdit, ne comprenant et ne retenant que quelques paragraphes qui achevèrent de préciser ses répulsions instinctives.

« La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire ; tant que cet assemblage est dans sa force et que l’entêtement subsiste, l’on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et l’on est incapable de goûter ce qui vient d’ailleurs ; cela va jusqu’au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L’homme du monde d’un meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d’eux, leur est étranger. Il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume ; il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l’oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence ; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot et n’a pas même de quoi écouter. »

— Je n’étais pas autrement le soir où le Rahmani me conduisit aux maisons forestières, songeait l’Enfant.

« Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine et qui est comme le héros de la société ; celui-ci s’est chargé de la joie des autres et fait toujours rire avant que d’avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n’est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu’elle ne sache point rire des choses qu’elle n’entend point et paraisse insensible à des fadaises qu’ils n’entendent eux-mêmes que parce qu’ils les ont faites ; ils ne lui pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son entrée, ni la manière dont elle est sortie. »

L’Enfant eut une sorte de douloureuse prescience qu’elle pourrait peut-être, dans une période de son existence, ressembler à cette femme. Et ce fut elle qui faillit étrangler la couleuvre roulée autour de son cou en lui serrant nerveusement la tête dans sa petite main. Mais cette sensation pénible suscita, dans le plus obscur de sa pensée, le premier désir d’affronter un jour l’ennemie.

Elle lut un autre paragraphe qui la lui fit mépriser :

« On s’élève à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres ; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les seigles, et l’un ou l’autre d’avec le méteil : on se contente de se nourrir et de s’habiller. Ne parlez pas à un grand nombre de bourgeois, ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu ; ces termes pour eux ne sont pas françois ; parlez aux uns d’aunage, de tarif, ou de sou pour livre, et aux autres de voie d’appel, de requête civile, d’appointement, d’évocation. Ils connoissent le monde, et encore par ce qu’il a de moins beau et de moins spécieux ; ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses… »

Or, l’Enfant avait appris la vie des plantes en même temps que la vie des bêtes.

Elle savait la divinité végétale du cèdre, la royauté du chêne-liège, quand les hommes n’ont pas encore attenté à sa personnalité puissante. Elle savait comment le chêne-zéen, sorte de roi dépossédé de la couronne que le vol circulaire des aigles pose au front des montagnes, lutte contre son rival. Il lutte, ne désespérant point de reconquérir la suprématie forestière. Il lutte, en s’élançant d’un jet vers le ciel, en élargissant la circonférence de son tronc à l’écorce unie et qui reste droit. Il domine les têtes frisées des autres de sa tête aux frondaisons plus légères, avec des feuilles plus larges et souples. Là où il réussit à lutter, non seulement par l’élégance et la forme, mais avec un nombre égal, le chêne-liège abdique et, peu à peu, disparaît.

Mais, ils avaient beau faire, les grands arbres demeurés victorieux, dans les fourrés, autour des sources, les fauves dédaignaient leur écorce et n’y aiguisaient point leurs griffes. Le chasseur ou le passant traversait leurs groupes sans lever la tête et sans que son visage marquât l’étonnement ou l’extase, sans que sa bouche proférât les paroles d’admiration et de louange qui saluaient les chênes tors, moussus et vénérés.

L’Enfant ne méconnaissait rien des vies inférieures, actives, des sous-bois.

Là, point de majestueuses querelles. Les fougères croissaient indépendantes, jamais mélangées d’aucune végétation, tandis que les myrtes fraternisaient avec les palmiers nains et les buissons rampants des cistes. Les phyllarias supportaient amoureusement les vignes vierges. Les arbousiers et les lentisques étaient sans amitié pour leur voisinage, mais sans querelles. Les lauriers-tins s’environnaient du rempart des rochers au creux des ravines. Les lauriers-roses vivaient en tribus. Les touffes de diss, simples et silencieuses, sans insectes et sans oiseaux, ne s’émouvaient qu’au passage du vent. La luzerne arborescente et le genêt épineux confondaient leurs floraisons jaunes. Les hautes bruyères blanches, trop parfumées, avec des racines impitoyables, faisaient lentement et doucement mourir toute herbe ou plante prétendant croître auprès d’elles.

Et il y avait encore, le long des petits torrents, des cyclamens et des violettes, simples et persévérants, et, contre les parois au ruissellement continu, les délicats et frémissants capillaires.

L’Enfant aimait le chèvrefeuille blanc et rose, sans parfum, celui qui est appelé par les Arabes, le Sultan de la forêt.

Il jaillissait soudain du sol entre les racines d’un arbre, dans la verte ténèbre des grandes futaies. Il s’appuyait au tronc énorme ; caressant et volontaire, progressant sans répit, il atteignait la première fourche. De branche en branche, inlassablement, sa force accrue à chaque soleil, il prolongeait l’ascension. Tout à coup, il touchait au faîte ; ses fleurs terminales dominaient l’arbre qui l’aida et la forêt tout entière.

Orgueilleux, fragile et sublime entêté ! Maintenant le soleil tombait sur lui d’abord, pour ruisseler ensuite sur les autres. Sultan de la forêt !

 

Ce matin-là, l’Enfant ne prend pas l’un des poulains rapides, mais la vieille mule étourneau dont le pied n’a jamais bronché.

Elle gagne le tournant de la montagne et la trouée des bois qui donne accès au chemin des plaines.

Mais elle ne descend point et ne sort pas de la forêt. Au contraire, elle dirige la mule intelligente et sûre le long des flancs chaotiques du sommet le plus élevé, à travers les gneiss qui s’entassent et chevauchent, les troncs d’arbres qui croulèrent sous la rafale et les neiges d’hiver, la végétation profuse enchevêtrée.

La fidèle Étourneau bondit sur les rocs comme une chèvre, chemine comme une chenille sur les troncs renversés, se coule dans le fourré comme un félin, escalade la montagne comme un cerf en fuite.

Voici la cime rasée, étincelante de lumière matinale. Très bas, très loin, pareilles à une étendue océanique scintillante, les plaines s’étalent, ondulant à peine.

Pour la première fois, l’Enfant est venue avec le désir de les voir.

Mais elle voit mal. Ses paupières cillent à cause de ce scintillement de l’espace. L’ombre de la forêt ne l’accoutumait pas à cette vision.

Et elle distingue la Ville, un fragment lumineux, plus compact et nuancé.

Droite, large, pacifique, sans détours, inflexible, la Route, qui n’a pas d’autre aboutissement que la Ville, poudroie sous les talons multiples d’une foule anonyme. Déjà la transparence du matin s’efface sur elle ; des poussières envahissent le ciel.

Un lyrisme silencieux possède la pensée de l’Enfant. Y eut-il jamais sur cette cité le même soleil que sur la montagne ? Le rire éclatant du ciel d’été put-il jamais déchirer et abolir les fumées cendreuses et les poudres blafardes projetées vers lui et qui l’offensent ? Et tous les êtres, qui vivent parmi et au-dessous, connurent-ils jamais le goût de joie et d’éternité de l’air libre ?

Ah ! combien cher et précieux le Rahmani qui détourne les caravanes de la voie facile et encombrée, qui les conduit au-delà, jusqu’aux steppes vides, dans l’indépendance et la totale clarté !

Subitement, elle décida qu’elle obtiendrait de partir cette saison même avec les Achabas et qu’elle ferait cet affront à la Ville de couper la route sans tourner la tête vers elle.

L’immensité du désert était l’unique chose digne de l’altitude de la montagne.

Elle allait redescendre ayant hâte, déjà, de réaliser son projet.

Soudain, elle se trouva face à face avec Draïdi.

Il avait surgi des buissons proches ; peut-être la suivait-il depuis longtemps.

Le cœur des deux enfants battit avec violence et nul n’eût pu déterminer exactement les sentiments véhéments et confus qui les faisaient bondir et trembler. Lèvres entrouvertes, également pâles, ils ne parlaient pas et serraient les poings pour réprimer le frémissement de leurs doigts.

Les forces de la destinée mystérieuse créaient autour d’eux une atmosphère de haine primitive et d’implacable fatalité.

Mais Draïdi recula, s’accroupit contre une roche. Du capuchon de sa « kachabia », la houppelande des bergers montagnards, il tira une boule de la grosseur d’une orange. C’étaient des chiffons enveloppés dans un morceau de mousseline de turban. Un lien ou une queue de mousseline roulée se fixait à la boule.

L’Enfant regarda cela pendant que Draïdi la regardait.

Puis, aussi brusquement qu’il venait d’apparaître, le gamin disparut dans la broussaille, tandis que la mule Étourneau s’engageait sur les pentes.

 

La chaleur de midi brûlait la forêt jusqu’aux entrailles. Les herbes desséchées et les feuilles racornies sous le sirocco dispersaient des reflets incandescents.

Depuis la veille, le vent soufflait ainsi sur la contrée. Il soufflerait encore le lendemain, ne durant jamais moins de trois jours.

Au point culminant de sa course, le soleil restait invisible dans le ciel opaque ; mais on sentait le poids d’intensité de ses rayons voilés.

Une immense torpeur enveloppait les bois, couchait les bêtes, envahissait les hommes. Et ce n’était pas la torpeur bienfaisante des journées de chaleur quiète, quand tout être et toute chose sont immobiles parce que sur eux s’abattirent le repos, le sommeil ou la méditation. Dans la profonde nature environnante, l’Enfant percevait des germes d’inquiétude qui levaient irrésistiblement. Une sorte d’attente angoissée pétrifiait la montagne.

Elle remontait, à cheval, du large de la Grande Clairière où tous les Achabas étaient enfin rassemblés pour partir à la prochaine aurore. Contre son habitude, sa monture avançait lentement ou réagissait en soubresauts nerveux, à cause d’un groupe de scarabées noirs grouillant sur le chemin, une feuille brûlée qui tourbillonnait, échappait au vent, se posait sur la poussière. Moins calme que de coutume, l’amazone fouaillait durement le fils de Moueddin.

Tout à coup, elle leva les yeux.

La maison claire et ses blanches terrasses étagées apparaissaient avec des reflets chauds comme si, par intervalles, quelque flamme eût couru sur la façade. Dans le parc, incendié par les Kabyles, des graminées avaient repoussé. Plusieurs des vieux arbres aux troncs noircis manifestaient de nouveaux feuillages vivaces et le cèdre sacré, intact, que le feu des révoltés n’osa pas atteindre, élargissait la même ombre épaisse sur la chère sépulture. Et cela baignait dans la même lueur étrange.

— Ah ! fit l’Enfant.

Son visage était devenu livide et ses yeux se rivaient sur le faîte arrondi de l’un des cinq sommets dominant la clairière.

Telle une fumée d’encens ou celle qui commence à monter des feux de brindilles que font les petits bergers, une fumée mince et droite s’élevait. Elle vacilla sous le vent, se dispersa en spirales fondues dans la masse grisâtre et la couleur plombée du ciel.

Instantanément, des fumées identiques ondulèrent sur les quatre autres sommets.

Le fils de Moueddin bondit sous le talon frénétique de l’Enfant. La fille de la forêt avait compris le mal effroyable qui menaçait sa mère et son bien.

C’étaient, ces fumées, le signal de l’incendie volontairement allumé, l’incendie de vengeance qui ne fait pas grâce. C’était le feu forestier dont nul ne sait quand cessera sa rage une fois déchaînée ; celui qui, pendant des jours et des jours, rampe, s’élance, roule en vagues de flammes, dévore, ravageur insatiable ; celui qui ne laisse rien en arrière, contre lequel il n’y a ni défense ni obstacles ; celui pour qui la forêt entière, avec tout ce qu’elle contient, est une proie qui l’alimente et le grandit en force et en horreur.

— Le feu ! hurla l’Enfant, tandis que l’élan de son cheval se brisait au pied des terrasses.

Maîtres et serviteurs surgirent, la face angoissée. Ils virent les fumées-signaux déterminant les foyers préparés par les incendiaires.

Alors, de la maison haute, partirent des battements de cloche sonnant le tocsin pour avertir les campements et les « douaïrs » éloignés. Aux bouches des serviteurs, des appels de trompes retentirent auxquels répondirent d’autres trompes forestières. Une immense rumeur emplit et secoua la torpeur de la forêt. Des hommes à pied, des hommes montant des chevaux ou des mules, qu’ils ne prirent pas le temps de seller, jaillirent des bois, se multiplièrent dans la clairière, entraînant les Achabas avec eux. Ils environnèrent la maison.

Cela s’accomplissait avec une promptitude foudroyante et dans un formidable tumulte.

Bientôt, tous les montagnards furent là. Ils portaient des serpes, des haches, des faucilles, des pics et des pioches aux larges tranchants. Ils composaient une grande armée de volontaires, prête à combattre l’ennemi commun sans merci.

Le maître divisa ces guerriers en cinq colonnes. Chacune s’ébranla dans la direction de l’une des cimes. Il prit le commandement de celle qui se dirigeait sur le point le plus menacé et où la mince fumée initiale rougeoyait.

L’Enfant jeta un baiser rapide à la mère et à l’aïeule penchées, suppliantes, au rebord des terrasses, et, couchée sur l’encolure de son cheval, galopa pour rejoindre la colonne qui, au pas de course, s’en allait vers le sommet où elle avait rencontré Draïdi.

Déjà les spirales de fumée devenaient un nuage dense qui s’élargissait de plus en plus.

 

A l’heure de la troisième prière musulmane, longtemps avant le couchant, les sommets flamboyèrent et le Grande Clairière s’emplit de lueurs reflétées.

Le vent servait la flamme contre tous les efforts humains. On eût dit que les deux éléments combinés, féroces, implacables, voulaient se venger en un instant de la verte et vigoureuse puissance qui, pendant des temps si longs, avait opposé à leurs assauts les réserves innombrables et la richesse de sa fécondité, le dédain tranquille émanant du rythme indiscontinu de sa vie profuse et de l’harmonie de sa splendeur végétale.

Quand les hommes atteignirent la zone gagnée par le feu, un enfer illimité béait déjà devant eux.

Ils affrontèrent la fournaise avec des gestes frénétiques et des faces de damnés. Dans leurs mains crispées, les serpes et les haches sifflaient, abattant tout. Les pics attaquaient les racines émergeantes. Les pioches raclaient les plaques d’herbe et de chiendent, élargissaient la tranchée, recours unique contre le fléau.

Il y avait des blessures que nul ne songeait à panser. Le sang se noircissait d’étincelles éteintes, de fragments de végétaux calcinés et de cendres qui pleuvaient sur les travailleurs forcenés. Des cavaliers et leurs montures croulèrent dans des trous, sous les ronces et les lianes, et le feu passa par dessus. Quelques-uns resurgirent par miracle ; d’autres disparurent à jamais.

Les fauves et les bêtes inoffensives des bois bondissaient entre les hommes, se ruaient vers les clairières dans un élan de folie tel que le serval fraternisait avec le marcassin sans défense. Des reptiles se tordaient, atteints par des brandons. De grands oiseaux, envolés très haut, plongeaient tout à coup dans l’abîme en flammes, asphyxiés par la fumée, et des quadrupèdes, qui avaient fui d’abord, revenaient, sidérés par le rayonnement et les crépitements de l’incendie, se précipiter dans l’infernal brasier.

Des huttes et des troupeaux ayant été surpris par la promptitude et l’étendue du feu, les bergers couraient, absurdes dans leurs vêtements brûlés ; ils semblaient frappés de démence. Des mules et des chevaux galopaient dans les espaces vides ou erraient, se traînant lamentables, le corps charbonneux pesant sur quatre membres sanglants qui les soutenaient à peine ou bien, follement, aveuglés d’éclairs et d’épouvante, ils se rejetaient dans le feu.

Les pioches et les pics s’acharnaient dans la tranchée, large comme une rivière. Le ahan des hommes, épuisés et exaltés à la fois dans le labeur rapide et le danger pressant, s’ajoutait aux rugissements formidables de l’incendie.

On espérait qu’en touchant à la bande de terre pelée ne lui offrant plus aucun aliment, l’incendie se détournerait et finirait par mourir sur le lieu même de ses excès.

Or, devant l’œuvre intelligente et l’effort désespéré des hommes, le feu hésita, en effet.

Ce ne fut qu’un moment. Le vent redoublait. Il exaspéra l’élan du fléau. Une vague de flamme sauta la tranchée ; les autres suivirent.

Sur son cheval, qui saignait des quatre pieds, l’Enfant proféra un cri de désespoir et de folie. La bête fit volte-face l’emportant. Des hommes s’agrippèrent à lui et à elle. Elle balbutiait des mots sans signification et elle avait des sanglots terribles. Le cheval, emballé, traînait une grappe humaine.

Ce fut la ruée générale de tout ce qui vivait encore vers le large espace de la Grande Clairière.

En masses confondues où les espèces oubliaient les différences de leurs instincts, dans une déroute inouïe, le sursaut de toute chair contre l’épouvantement de la mort horrible, les bêtes et les hommes fuyaient. Quand ils ne sentaient plus le feu immédiatement à leur poursuite, ils s’arrêtaient, pivotaient sur eux-mêmes, s’abattaient à bout d’haleine et d’effroi, ou bien, ils tournoyaient et circulaient, incohérents, hébétés et comme devenus subitement aveugles.

Lorsque le feu dévora les confins de la clairière, les bêtes sauvages, humbles et atterrées, cherchèrent un refuge parmi les troupeaux des Achabas.

Le feu les enveloppa d’un cercle mortel, infranchissable. Il vint lécher jusqu’aux balustres des terrasses, là où elles touchaient à la forêt. Cendres et braises pleuvaient sur la maison pleine de larmes, car le père, l’incendie ayant sans doute coupé son chemin de retraite, n’avait pas reparu.

Sous les tentes des Nomades, les femmes et les enfants hurlaient de terreur, tandis que les montagnardes, rassemblées dans le même lieu de refuge, ne gémissaient que sur la perte des humbles choses qu’elles ne purent arracher de leurs huttes flambantes.

 

Durant trois jours et trois nuits, les forêts brûlèrent.

La nuit, des torrents de lave, qui étaient des végétaux en feu, roulaient sur le flanc des sommets, fleuves monstrueux et tragiques. Des chênes, forts des siècles de leur âge, étaient restés debout après les premiers assauts destructeurs, témoins désespérés sous le ciel sans réplique. Soudain, une flammèche sournoise attaquait leur tronc fourré de lichens. Elle s’étendait, s’étalait, s’enroulait, écharpe fatale, et montait, ardente, d’un jet. Alors, dans la tête couronnée de l’arbre, la destruction s’épanouissait subitement. Un instant, pareil à un énorme pilier incandescent, le tronc de l’arbre persistait ; puis il s’écroulait avec un fracas retentissant, bruit de colère et d’agonie géantes. Il se répandait en un torrent de braises rejaillissantes, éclaboussant toutes les choses mortes, noires et grises d’alentour.

Durant trois nuits sans sommeil, l’Enfant, au désespoir impuissant et farouche, considéra l’œuvre de destruction. Elle éprouvait une détresse et une lassitude mortelle comme si chaque chêne, en s’écroulant, lui eût rompu le cœur et les membres.

Le vent cessa.

A la fin, il sembla que l’incendie épuisait aussi sa fureur. Des parties profondes brasillèrent encore un peu. Et ce fut tout.

De la forêt vierge aux taillis innombrables, il ne restait plus que les cendres d’un foyer éteint.

Parmi tant de douleur et dans l’immensité de ce désastre, une joie suprême : le retour du maître. Il avait vécu les journées du sinistre dans la maison des gardes, et, revenant à travers l’étendue ravagée de son domaine, il en évaluait l’irréparable destruction.

 

Sur les cinq cimes où s’allumèrent les cinq foyers de l’incendie qui devait dévorer plusieurs milliers d’hectares, on retrouva, calcinées, avec leur mèche de mousseline tordue aboutissant à un tas de feuilles sèches, cinq boules de chiffons pareilles à celle que l’Enfant vit entre les mains de Draïdi.

C’est le procédé familier aux incendiaires et qui leur laisse le temps de gagner au large, car la boule de chiffon se consume lentement.

L’Enfant ne dénonça pas Draïdi. Aussi bien, lui et les complices de son geste avaient disparu. Peut-être le feu, dont les proportions gigantesques dépassèrent tout ce que l’on eût pu prévoir, fit-il justice des misérables. Quant à elle, elle ne considérait que l’évidente volonté du destin, puisque, le matin de la mauvaise rencontre, elle n’avait pas même été tentée de s’emparer de ce petit tas de mousseline d’où l’horreur incommensurable allait sortir.

— Que cette cendre soit celle des os de Draïdi, le fils de la malédiction, murmurait la souveraine sans royaume en laissant filtrer entre ses doigts la poudre de la forêt morte.

 

Les pentes sont nues et noires où moutonnaient les frondaisons.

Les pentes sont blafardes et grises où croissaient les myrtes à profusion.

La forêt est morte.

Elle n’est même plus un grand cadavre ; elle n’est même plus un squelette. Elle n’est plus rien que débris dispersés et vestiges épars.

Cela ne s’effacera point de la mémoire de ceux qui ont vu.

 

Un paysage lunaire et infernal.

Des piliers tronqués hérissent les montagnes au faîte découronné. Des troncs abattus s’ensevelissent sous la cendre. Tout est uniformément gris, blanc et noir. Il semble qu’un volcan, brusquement rallumé, ait vomi toutes ses laves sur ce pays et l’ait submergé.

Les bêtes des bois sans abris et celles des cavernes, errent, bramant ou grondant et flairent, en désarroi, les cornes, les défenses, les griffes et les sabots, restes de leurs frères.

La terre n’est pas encore refroidie.

— Nous n’avons plus qu’à nous en aller, ont prononcé les hôtes de la maison blanche.

Et ils s’en iront, emportant avec eux leur mort exhumé d’entre les racines du cèdre immortel. Déjà l’aïeule, et la mère, et la sœur fragile, sont parties vers la Ville.

L’Enfant, elle, demeure près du père et demeurera jusqu’à l’heure du suprême arrachement, de l’adieu définitif à cette ruine sans nom. Elle a même obtenu de la tendre faiblesse paternelle qu’elle serait libre de descendre avec les Achabas plutôt qu’avec le triste cortège du petit cercueil, — ce symbole, qui, désormais, renfermait toutes les espérances non seulement du père, mais encore du créateur du beau domaine détruit.

Le désespoir silencieux de l’Enfant était immense comme le désastre.

A ce tournant de son âge et de sa destinée, s’achevait la merveilleuse légende dont fut fait son plaisir de vivre. Ainsi devait-elle cesser de croître superbement isolée, et mieux qu’en la classique tour, environnée de matières plus précieuses que le plus précieux ivoire.

Elle n’avait vécu qu’en dehors de son temps et de sa race, comme si elle n’eût point été créée pour contribuer humblement à l’œuvre collective de l’humanité et comme si l’innombrable vie n’eût été qu’afin de lui servir. Au sortir de ce rêve prodigieux, brutalement interrompu, dans quelle réalité, quelle inéluctable banalité de la loi commune, lui fallait-il entrer ?

Le destin des hommes interdisait-il à ce point la durée de toute suprématie heureuse et de tout privilège particulier ? Lui serait-il imposé de vivre avec les autres, comme les autres ?

Mais non ! Plutôt elle se détournerait de la mauvaise route. Elle descendrait jusqu’au désert avec les Nomades. Là-bas, elle se referait un royaume digne de sa royauté.

Et c’était l’intention qu’elle caressait secrètement, dans l’amère intensité de son chagrin, lorsqu’elle demandait à son père de se joindre à la caravane du Rahmani.

Après tant de souffrance, elle éviterait de se rendre en vaincue et en captive aux gens de la race et de l’hérédité qu’elle connaissait mal et qui ne la comprendraient pas. Elle échapperait à cette nouvelle épouvante, fût-ce au prix de la mauvaise action de sa fuite, au prix des remords d’une trahison envers ceux qui l’aimaient et qu’elle ne cesserait point de chérir.

Dans la patrie de ses vassaux sahariens, elle prolongerait son rêve à jamais et renouerait le fil à peine rompu de sa pensée hautaine et taciturne.

 

Une strophe de la prophétie lyrique de jadis, trouvant son opportunité, revint hanter la mémoire de l’Enfant :

Mais tu pourras dormir, vengée et sans regret,
Dans la profonde nuit où tout doit redescendre :
Les larmes et le sang arroseront ta cendre
Et tu rejailliras de la nôtre, ô forêt !

De quelles cendres renaîtrait la forêt brûlée ?

Serait-ce de celles de sa faune et de sa flore ? Et depuis quand une mère morte ressuscite-t-elle des débris de ce qu’elle a enfanté ? Serait-ce des ossements du grand ossuaire, ravagé aussi par le feu, là où l’Enfant réfléchit longuement, un soir, et où les crânes blancs avaient été souillés de cendre neuve et de charbon ? Les très vieux sépulcres n’étaient-ils pas stériles ? Et ce ne serait point non plus du sang des taureaux et des panthères, pas plus que des pleurs cruels de l’Enfant que pourrait ressusciter la forêt…

— … Tu penseras à elle comme à une morte avec laquelle tu n’aurais plus rien à faire en ce monde, … avait dit une fois le Rahmani.

Cependant, de cette morte, une forêt renaîtrait certainement. Des verdures nouvelles referaient l’ombre sur cette étendue livide. La vie recommencerait de plus en plus active après chaque année écoulée, car le feu dévorant n’avait pu tarir les sources dont le murmure divin et le principe vital persisteraient éternellement.

L’instinct des montagnards pressentait si bien tout cela que, déjà, les bergers s’efforçaient de reconstruire des huttes avec le bois noirci glané de place en place. Attachés au sol, patients dans l’épreuve, rescapés du cataclysme, ils attendaient que l’herbe recouvrît encore la terre, fécondée par la cendre même, pour y remettre un humble bétail.

Une forêt renaîtrait, une jeune et ignorante forêt, dont l’Enfant se sentirait alors l’aînée plutôt que la fille et qui ne lui serait plus la grande et la magnifique, la solennelle et la vénérable, celle dont elle crut naître et dont elle vécut, la forêt tutrice et maternelle.

Alors…


La caravane du Rahmani ondule et progresse, cherchant lentement son chemin parmi les débris, entre les fûts charbonneux de ceux qui furent les arbres souverains.

C’est vers le soir. Mais les Achabas ne manifestent nulle hâte pour la halte et le campement de la nuit. La prudence ne s’impose plus aux conducteurs de troupeaux. Les fauves ont fui la dévastation et la nudité de la montagne.

Le profil des sommets, nettement découpés dans leurs arêtes, hausse désespérément sa mélancolie contre un ciel couleur de soufre.

Une infinie tristesse envahit les Nomades, qui cheminent muets, et s’appesantit sur leurs troupeaux. C’est que, pour eux, les Sahariens qui gravissaient la montagne verte au sortir d’un désert incandescent, il y avait eu, dans ces paysages d’été et d’altitude évanouis, une tendresse qui ne se déterminait point, mais dont ils s’étaient sentis enveloppés et vivifiés à chaque retour de la saison d’exode. Le repos des brebis sous les oliviers leur fut moins farouchement précieux, mais peut-être plus sensible et plus doux que l’abreuvoir des caravanes, au point d’eau unique, sur la longue piste sableuse…

Et ceux qui descendaient aujourd’hui vers les oasis pleines de dattes mûrissantes, ne remonteraient jamais vers cette contrée ruinée dont l’ombre et la fraîcheur n’étaient qu’un souvenir.


L’Enfant s’en va avec les Sahariens.

— … Tu seras maîtresse là-bas comme ici…

La caravane du Rahmani franchit le col difficile et s’engage sur l’autre versant de la montagne, celui que l’Enfant affronte pour la première fois.

Voici le vertige des plaines, avec la Route et la Ville, leur haleine épaisse, leur face poussiéreuse…

L’Enfant se raidit parce qu’elle frissonne d’une mystérieuse épouvante. Et, à mesure qu’elle descend et se rapproche des deux choses symboliques et redoutées, elle sent sa tête audacieuse se courber sous la main pesante d’un Passé qui n’est pas encore le sien…

 

La caravane s’infléchissait à travers la steppe grise et verdâtre, rousse et pourprée, suivant les floraisons d’automne ou les espaces invariablement stériles.

Elle s’infléchissait au gré des sentes d’exode et de retour, tracées et retracées par des passages millénaires.

A droite, c’était la Route…

Déjà le cheval du Rahmani pressait l’amble sur une piste qu’il reconnaissait et qui sinuait, déserte et chaude, jusqu’aux sables de son pays.

L’Enfant allait-elle le suivre dans cette voie ? Échapperait-elle à son hérédité, dont elle avait pour habitude d’annihiler l’existence subconsciente au profit des influences de milieu et de prédilection ? Allait-elle reprendre une tradition antique et facile, étrangère à ses origines occidentales sans doute, mais dont tous les gestes, sinon tout l’esprit, lui étaient infiniment chers et familiers ?…

Un instant, elle s’arrêta.

Le Rahmani la salua d’un sourire et d’un regard graves.

Les puissances de sa solitude montèrent de son cœur profond. Elles affleurèrent ses lèvres et moururent, sans s’exprimer autrement que par un soupir brisé.

Sur la large Route encombrée, l’Enfant vit venir à elle les gens de sa race, de son temps et de son autre destin…

Alors, elle descendit vers eux.

TABLE DES MATIÈRES

L’Enfant et les Livres
L’Enfant et les Êtres
La Route

ACHEVÉ DIMPRIMER
LE
6 SEPTEMBRE 1922
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE
(SOMME).

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