On peut cliquer sur les cartes et croquis pour les agrandir.
DU NIGER
AU
GOLFE DE
GUINÉE
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
21714. —
PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
PAR
LE CAPITAINE
BINGER
(1887-1889)
OUVRAGE CONTENANT
UNE CARTE
D’ENSEMBLE, DE NOMBREUX CROQUIS DE DÉTAIL
ET CENT SOIXANTE-SEIZE GRAVURES SUR BOIS
D’APRÈS LES DESSINS DE RIOU
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE
ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1892
Droits de traduction et de reproduction
réservés.
[1]DU NIGER
AU GOLFE DE
GUINÉE
A TRAVERS LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
But et objet de la mission. — Préparatifs de départ. — Séjour à Saint-Louis. — Formation du convoi à Bakel et à Kayes. — Lettres de recommandation du colonel Gallieni. — Rencontre d’anciens serviteurs. — Séjour à Bammako. — Passage du Niger. — En route pour les États de Samory. — Arrivée à Ouolosébougou. — Entrevue avec Kali. — Misère des habitants. — Le marché de Ouolosébougou. — Difficulté de se renseigner. — Quelques mots sur les dioula et les marchands. — Passage d’un convoi de ravitaillement. — Mutilation de voleurs. — Du diala ou caïlcédra. — Dispositions malveillantes des gens de Samory. — Le kéniélala. — Nouvelle entrevue avec Kali. — Retour à Bammako. — Arrivée du courrier de Samory. — Retour à Ouolosébougou. — En route pour Ténetou. — L’arbre à beurre. — Visite à El-Hadj Mahmadou Lamine. — Le marché. — Les voyages d’El-Hadj. — Renseignements sur Mali. — Un peu d’histoire. — El-Hadj me donne deux lettres de recommandation. — Arrivée sur les bords du Baoulé. — Deuxième lettre de Samory. — Départ pour Sikasso.
Dans un moment où toutes les puissances de l’Europe jetaient leur dévolu sur l’Afrique, et où, tous les jours, on entendait parler d’événements qui venaient s’y dérouler, il aurait été difficile à un officier d’infanterie de marine, ayant déjà fait deux séjours au Sénégal et au Soudan français, de rester indifférent et de se contenter d’enregistrer les prises de possession des nations européennes sans s’en émouvoir quelque peu.
La France avait l’avance dans cette partie du monde et il ne fallait pas la laisser distancer par ses rivales. C’était le vœu de tout le monde, et je m’y associais de grand cœur. Aussi, comme beaucoup de camarades, l’étude des voyages, surtout pour la partie qui concernait le Sénégal, était ma distraction favorite. Je caressais peu à peu le rêve d’aller noircir un des grands blancs de la carte d’Afrique.
Entre les deux branches du Niger et le golfe de Guinée, les éditeurs de cartes, pour donner satisfaction au public, qui a horreur du vide, avaient[2] semé un peu au hasard, d’après des traditions légendaires et des informations indigènes — souvent difficiles à comprendre ou à interpréter, — un certain nombre de cours d’eau indécis, de montagnes hypothétiques, de noms d’États et de peuples, effacés comme des souvenirs de l’antiquité.
C’est là, dans cette terre vierge d’explorations, dans le cœur de cet inconnu, que je voulais pénétrer.
Je m’en ouvris à quelques amis dévoués, qui ne réussirent pas à me faire partir. Je commençais à désespérer, lorsque, à la suite de quelques travaux linguistiques que je fis paraître au retour d’une mission topographique dans le Soudan français, j’eus le bonheur d’être attaché à la personne du général Faidherbe, comme officier d’ordonnance.
L’ancien et illustre gouverneur du Sénégal m’encouragea à persévérer dans mon idée, et un an après (à la fin de 1886), grâce à son appui, M. Flourens, ministre des affaires étrangères, et M. de la Porte, sous-secrétaire d’État aux colonies, me confièrent l’importante reconnaissance géographique de la boucle du Niger et la mission politique de relier nos établissements du Soudan français au golfe de Guinée.
Ce n’est pas chose facile que d’organiser une mission qui doit durer deux ans au minimum.
Je voulais marcher seul, avec le plus petit nombre de personnel possible. Pour cela, il fallait me constituer une pacotille peu volumineuse, où cependant toutes les industries seraient à peu près représentées.
Dans ces régions, l’échange direct n’existe pas ; avant de faire un achat, il faut transformer les objets de la pacotille en monnaie courante acceptée dans le pays.
On peut dire que le succès de la mission dépend en grande partie de sa préparation. Le voyageur doit surtout s’attacher à emporter des charges ayant le moins de volume et de poids possible, mais beaucoup de valeur. Le corail, l’ambre, les perles, les soieries, remplissent très bien ce but ; mais, comme on est appelé à traverser des régions où la civilisation n’est pas assez avancée, il est nécessaire d’emporter aussi des articles de moindre valeur dans une proportion à déterminer[1].
Pour conserver précieusement sa pacotille, la préserver des rosées et lui permettre de tomber impunément plusieurs centaines de fois à l’eau, il faut également faire choix d’un emballage qui remplisse ces conditions.
Toutes mes marchandises étaient enveloppées dans une toile molesquine,[3] puis roulées dans une couverture en laine, qui elle-même était renfermée dans un sac sulfaté fermant à cadenas, et de dimensions telles qu’il pût être porté à dos d’hommes ou constituer une demi-charge d’âne (30 kilogrammes au maximum). En outre, les papiers et choses précieuses étaient renfermés dans des boîtes en fer-blanc.
Tout cela dut être confectionné avant le départ.
En dehors des marchandises d’échange, j’avais à me munir de campement, d’armement, de munitions et d’instruments.
Des vivres, je n’en emportai que juste ce qui était nécessaire pour ne pas passer, sans trop brusque transition, de la nourriture européenne à la nourriture indigène, et donner le temps à mon estomac de se dilater assez pour contenir la volumineuse dose d’aliments indigènes qu’il est nécessaire d’absorber pour calmer la faim.
Pour mener à bien ma mission, deux routes s’offraient à moi : celle du Soudan français et celle du golfe de Guinée. Voici les raisons qui m’ont fait opter pour la voie Sénégal-Niger-Bammako :
1o Impossibilité de se porter à Assinie ou Grand-Bassam autrement que par des vapeurs anglais, et inconvénient d’éveiller ainsi l’attention sur mes projets de pénétration vers une région convoitée depuis longtemps par l’Angleterre ;
2o Les explorations vers l’intérieur en partant du golfe de Guinée avaient toujours échoué de ce côté ;
3o Renseignements trop vagues sur les voies de pénétration vers l’intérieur ;
4o Difficulté de recruter une escorte de gens connus et dévoués ;
5o Impossibilité, en partant du golfe de Guinée, de faire usage d’animaux porteurs, et obligation d’avoir recours à des noirs, qui, s’ils se révoltaient ou se menaient en grève, me forceraient à rebrousser chemin.
6o Avantage, en traversant le Soudan français, de pouvoir emmener des hommes dévoués et dont je connaissais les langues et dialectes.
Enfin, la traversée du Soudan français et des États de Samory semblait surtout m’offrir l’avantage de marcher longtemps et assez loin vers l’intérieur sous la protection de chefs avec lesquels nous sommes en relation. Le difficile est d’aller assez loin et de traverser plusieurs États. Au fur et à mesure que l’on avance vers l’intérieur, la méfiance des indigènes diminue : on n’a pas de peine à leur faire comprendre qu’on n’est pas tombé du ciel et que, pour avoir déjà traversé tant de pays sans encombre, on jouit d’une bonne réputation.
Le 18 février 1887, tous mes achats étaient terminés, et le 20 je m’embarquais[4] à Bordeaux, sur le paquebot la Gironde, emportant avec moi toutes mes provisions et marchandises. Le 28 à midi, j’étais à Dakar, où je ne restai que le temps nécessaire au transbordement de mes bagages du quai au chemin de fer, et je partis pour Saint-Louis.
Malgré toute la hâte que j’avais de me mettre en route, je dus rester à Saint-Louis onze jours ; en cette saison, où il n’y a presque plus d’eau dans le fleuve, les départs ne sont pas fréquents. M. Genouille, gouverneur du Sénégal, fit tout ce qu’il était possible pour me rendre moins pénible mon voyage vers Kayes. Sur ses ordres, un chaland, muni d’une baraque en planches avec véranda, fut installé à mon intention. Il devait servir à ramener des malades à Saint-Louis le cas échéant.
Le gouverneur m’offrit également un petit cheval du Cayor, provenant des dernières prises ; je le mis immédiatement en route, par terre, sous la conduite d’un indigène nommé Ndyaye Kane, frère d’Éliman Baba, chef de Podor. Ce noir, qui nous est dévoué depuis fort longtemps, amena le cheval à Bakel en douze jours. La traversée du Fouta eut lieu sans incidents, M. Genouille ayant eu la bonté d’écrire à ce sujet à Abdoul Boubaker, almamy[2] du Fouta.
Le 12 mars au matin, je quittai donc Saint-Louis sur mon chaland, remorqué par le Médine, qui portait des approvisionnements et le courrier de France. J’emportais les vœux de réussite du gouverneur et ceux de nombreux amis qui étaient venus jusqu’au chaland me serrer la main.
A Mafou (premier barrage), où j’arrivai le 14, les cinq laptots[3] qui composaient l’équipage de mon chaland se mirent à la cordelle, et c’est ainsi que je naviguai jusqu’à Moudiéri, à une vingtaine de kilomètres en aval de Bakel ; ce fut le point extrême que je pus atteindre, quoique mon chaland ne calât que 20 centimètres.
Ces voyages en chaland, quand on est en bonne santé et bien installé, ne sont pas pénibles. J’avais du reste un peu d’ordre à mettre dans mes nombreux colis, ce qui me créa une occupation de quelques heures par jour. Les rives du fleuve sont très giboyeuses, surtout l’île à Morfil. On se distrait le matin en chassant ; dans la journée, on tire des caïmans, des hippopotames, et le soir on peut se livrer à la pêche.
Avec un chaland un peu lourd, comme celui qui me portait, il ne faut pas espérer franchir plus de 8 à 10 milles par jour, en remontant le courant, les échouages étant assez fréquents.
[5]Le 22 mars j’étais à Saldé, le 31 à Matam. Le mois d’avril amena des vents favorables ; ma toile de tente servit de vire (voile), comme disent les Wolof, et nous gagnions 1 à 2 milles par jour environ.
C’est dans la nuit du 4 au 5 avril qu’eut lieu la première tornade sèche ; le vent sévit avec violence et notre chaland mal mouillé remonta le courant pendant environ 500 mètres. L’ancre traînant au fond de l’eau, je craignais de la voir s’empêtrer dans quelque bois mort, mais il n’en fut rien et ce grain n’eut pas de suites fâcheuses.
Enfin, le 9 avril, après plusieurs tentatives pour franchir les bancs de Moudiéri, je dus y renoncer et me rendre par terre à Bakel.
Le lendemain, M. Largeau, commandant du cercle de Bakel, eut l’amabilité d’envoyer de petites embarcations à Moudiéri pour y prendre mes bagages.
Secondé par les camarades en garnison au poste et les traitants de Bakel, j’achetai dix-huit ânes contre des armes et de la guinée[4], et j’engageai un peu de personnel.
Les traitants de Bakel sont pour la plupart des Wolof de Saint-Louis ; ils savent presque tous lire et écrire le français ; un d’entre eux, Boly Katy,[6] a même fréquenté pendant quelque temps une institution à Bordeaux. Les autres ont appris ce qu’ils savent à l’école des otages de Saint-Louis, créée par le général Faidherbe quand il était gouverneur du Sénégal. Leur concours m’a été précieux. Ce sont eux qui m’ont fait confectionner les petits sacs (tarfadé) qui servent de bât et brêler par leur personnel mes bagages à la manière des ballots de gomme des Maures.
Ils m’ont initié à mille petits détails qu’il est utile de connaître quand on emploie ce mode de transport, et cela avec le plus grand désintéressement. Je leur adresse ici tous mes remerciements, et à mon ami Boli Katy en particulier.
Ce sont de bons Français, ils se sont vaillamment battus lors de l’attaque de Bakel par Mahmadou-Lamine ; quelques-uns d’entre eux ont reçu à cette occasion des médailles d’honneur du ministre de la marine.
Le 21 avril au soir je quittai Bakel. Au moment de me mettre en route, un de mes ânes m’administra un bon coup de pied, ce qui fit dire à Dieumbé, un des traitants : « Tu as vraiment de la chance : quand, avant le départ, on reçoit un coup de pied ou que l’on est piqué par une abeille, c’est signe de réussite. Nous n’avons pas besoin de te souhaiter bon voyage. »
Arrivé à Médine le 29, j’étais prêt à me mettre en route quelques jours après. Le commandant Monségur, commandant de Kayes, me facilita le recrutement de mon personnel en me cédant tous les manœuvres qui me convenaient et que je choisissais exclusivement parmi ceux originaires de la rive droite du Niger et des pays mandé.
A Médine même, j’achetai six captifs, que je libérai ; tous les six avaient été pris par les sofa[5] de Samory pendant les dernières expéditions dans le Ouassoulou, le Bolé, etc. ; ils connaissaient une notable partie du pays de Samory que je me proposais de visiter.
Le colonel Gallieni, commandant supérieur du Soudan français, ne tardait pas à arriver à Kayes. Il me mettait aussitôt en possession d’une lettre de recommandation, en arabe, pour l’almamy Samory, dont j’avais à traverser les États, et d’une autre adressée à tous les chefs que je pourrais rencontrer dans mon voyage.
Voici ces deux lettres :
« Le lieutenant-colonel Gallieni, commandant supérieur du Soudan français, à l’almamy Samory :
[9]« Le porteur de cette lettre est un officier qui est envoyé par le grand chef des Français pour visiter les marchés de Kong et des pays voisins dont tu as beaucoup parlé au capitaine Péroz.
« M. Binger a pour mission d’étudier les produits de ce pays et de voir quels sont les objets que nos commerçants devraient apporter à Bammako pour leurs échanges avec les habitants de Kong et des pays voisins. M. Binger accomplit une mission toute pacifique et je le prie de l’aider de tout ton pouvoir dans son voyage. Tu me feras plaisir et tu montreras ainsi que tes sentiments d’amitié sont bien sincères.
« Je te salue. »
« Le lieutenant-colonel Gallieni, commandant supérieur du Soudan français, à tous les rois et chefs des pays situés de l’autre côté du Niger :
« Celui qui vient vous visiter est un ami. Il ne vous porte que des paroles de paix et d’amitié. Vous savez que les Français possèdent un établissement commercial à Bammako, sur le Niger. Ils ont donc résolu de vous envoyer quelqu’un pour vous connaître, pour vous dire notre désir d’entrer en relations d’amitié et de commerce avec vous. Moi, le chef français de tout le pays depuis Bakel jusqu’à Bammako, je vous recommande le lieutenant Binger, qui va vous visiter, et je vous prie de l’aider dans son voyage, il n’en résultera que du bien pour vous.
« Je vous salue. »
Le colonel eut la bonté de me mettre au courant de tout ce qui pourrait m’intéresser et me communiqua les derniers traités qu’il venait de signer. A Kayes, j’eus la bonne fortune de rencontrer mon ancien palfrenier Mouça Diawara, qui de suite demanda à m’accompagner ; comme j’avais été très content de lui pendant mon séjour ici en 1884-85, je m’empressai de l’enrôler en lui faisant cadeau d’un fusil à pierre à deux coups, ce qui mit le comble à son bonheur.
Bien pourvu et muni de tout ce qui est nécessaire pour un voyage de dix-huit mois à deux ans, je m’acheminai vers le Niger et quittai Médine le 14 mai. Je suivis notre route de ravitaillement et arrivai à Bafoulabé le 18, à Badumbé le 24 et à Kila le 1er juin, donnant dans chaque poste deux jours de repos à mes animaux, afin de ne pas les surmener.
J’avais prié, par dépêche, le commandant de Kita d’apprendre mon arrivée à mon ancien domestique, Diawé, un Fofana de Dogofili, en qui j’avais la confiance la plus absolue. En arrivant à Boudofo, je l’aperçus de loin qui accourait en me disant : « Bonjour, ma lieutenant, moi qui vinir de suite[10] pour service toi, parce que moi qui trop content pour toi. » Ce pauvre garçon était tout heureux de me revoir et de m’accompagner.
Le 21 juin j’étais à Bammako. Partout à mon passage dans les postes je reçus l’accueil le plus cordial et emportai les vœux de tous les camarades pour le succès de ma mission.
Tous ceux qui, comme moi, sont venus plusieurs fois au Sénégal, savent combien les officiers d’un poste sont heureux de recevoir la visite d’un camarade de passage. A peine est-il entré qu’on s’empresse autour de lui, on l’installe le plus confortablement possible, on le soigne, on le comble d’attentions : lui manque-t-il quelque chose, vite on le force d’accepter ceci, d’emporter cela. Après le premier repas on se croirait vieux camarades, et pourtant on ne s’est jamais vu, c’est à peine si on se connaît de nom.
Dans ce pays, où l’on éprouve tous les mêmes souffrances, où l’on est si loin de ceux qu’on aime, on se sent naturellement porté l’un vers l’autre, vers ce dernier arrivé qui apporte comme un peu d’air de France.
Personne ne sait pourquoi il aime le Sénégal ; il aura beau y avoir souffert, si vous le questionnez à ce sujet, il vous répondra invariablement : « Je ne m’y trouvais pas aussi malheureux que cela, j’étais libre, j’étais mon maître. J’ai été quelquefois bien malade, mais vite remis à ma rentrée en France, la traversée m’a suffi ! »
En effet, dès qu’on a mis le pied à Bordeaux, tout ce qu’on a souffert est oublié. Quelques mois après, à la première petite misère qui vous arrive, on crie par tous les échos : « Ah ! j’étais bien plus heureux au Sénégal ! » C’est ainsi qu’on y revient.
En arrivant à Bammako, je m’informai d’abord de ce qui se passait chez nos voisins de la rive droite du Niger.
Voici quelle était la situation :
1o Ahmadou, sultan de Ségou, venait de signer, avec le colonel Gallieni, un traité par lequel il plaçait ses États sous notre protectorat. Il était à Nioro, dans le Kaarta, et coupé du Ségou par les Bambara du Bélédougou. Son fils, Madané, gouvernait à Ségou-Sikoro ; il était en guerre contre les Bambara commandés par Karamokho Diara, frère d’Ali Diara, ancien roi de Ségou.
2o Samory, comme on le sait, venait également de signer avec nous un traité, plaçant ses États sous notre protectorat. Lui, ses frères et son fils Karamokho étaient partis en guerre contre Tiéba, chef du Kénédougou et du Ganadougou, sur la rive droite du Bagoé.
Si Madané me laissait passer (ce qui était plus que problématique), puisque[11] son père était absent et que, deux fois déjà, Ahmadou avait imposé des séjours forcés à nos envoyés (à Mage en 1862 et à la mission Gallieni en 1880), je tombais, en sortant de ses États, dans les États bambara.
Si ces derniers, que nous avons toujours soutenus contre les Toucouleur de Ségou, apprenaient que nous avons conclu un arrangement avec leurs ennemis, ils ne me laisseraient jamais passer. Or Ahmadou, très fier d’avoir traité avec les Français, va s’empresser de le leur faire savoir pour leur en imposer. La situation était loin d’être brillante de ce côté.
Samory, d’autre part, était plein de bonnes dispositions à notre égard, disait-on, il avait parfaitement reçu nos envoyés et signé tout ce qu’on lui avait présenté.
J’optai donc pour le passage chez Samory. Mes instructions, que je relisais avec soin, me prescrivaient de profiter des bonnes dispositions de l’almamy à notre égard. Enfin une autre raison l’emportait sur tout le reste : je me disais, bien justement, que ce dernier parti me promettait une plus ample[12] récolte d’itinéraires par renseignements, qu’un passage chez Madané.
Si, comme je me le proposais, je réussissais à passer à Ténetou et à Tengréla, cela me permettait :
1o Dans mon voyage du nord au sud vers Ténetou, de relier partout mon itinéraire à nos points connus du Niger : Kangaba, Kéniéra, Tiguibiri, Kankan et même Bissandougou et Sanancoro que la mission Péroz venait de visiter, et cela sans trop d’inexactitudes, puisque la distance me serait connue et que les erreurs que je pourrais commettre ne porteraient qu’entre les lieux intermédiaires (distance d’un village à l’autre).
2o Dans mon voyage de l’ouest à l’est-sud-est vers Tengréla, je pourrais faire le même travail avec autant de sécurité sur Koulicoro, Nyamina, Ségou, Sansanding et Djenné.
3o Si plus tard j’avais à remonter vers le nord, à Djenné par exemple, il serait encore intéressant de recouper les itinéraires précédents en opérant sur Bammako, Koulicoro, Nyamina et Ségou.
Après avoir pris auprès des indigènes quelques renseignements sur la route que j’avais à suivre pendant mes premières étapes, je fixai la date du départ au 30 juin, sept jours après la fête de la cessation du jeûne des musulmans, عيد الڢطر (petite fête), célébrée le premier jour du mois de شوال (choual), qui suit celui de رَمَضان (ramadan).
Les deux derniers jours passés à Bammako furent employés à faire mes préparatifs et surtout à terminer ma correspondance, car de longtemps je n’allais peut-être avoir l’occasion de communiquer avec la France. Le 30 au matin, après avoir pris congé des camarades du poste de Bammako, je m’acheminai vers le Niger, sur les bords duquel mon personnel était déjà arrivé.
Le chef des Somono avait réuni les quatre meilleures pirogues, et le passage commença aussitôt. Tout était terminé en trois heures.
Les pirogues étaient toutes en caïlcédra (acajou indigène) et composées de trois parties, reliées ensemble à l’aide d’une couture faite avec de la corde ; les fissures étaient calfatées avec de vieux linges et de la terre glaise. Les embarcations avaient de 9 à 10 mètres, et portaient à chaque voyage environ 1000 kilogrammes. Les ânes sont placés dedans à raison de trois par pirogue et tenus chacun par un homme. Le trajet étant de quinze minutes, ces animaux ne pouvaient l’effectuer à la nage comme les chevaux et les bœufs. Chaque pirogue est manœuvrée par deux hommes, un à l’arrière et un à l’avant ; tous les deux sont armés de gaffes en bambou et de pagaies, la gaffe ne servant que tout à fait sur les bords.
Les droits de passe sont prélevés par le chef des Somono à raison de[13] 2 fr. 50 par âne avec sa charge et de 5 francs par bœuf porteur ou par cheval, payables en cauries.
Les hommes, femmes, etc., passent gratuitement.
Les revenus sont répartis comme suit :
Un tiers pour Titi, chef de Bammako ;
Un tiers pour le chef des Somono et les propriétaires des pirogues ;
Un tiers pour les Somono.
Comme Européen, j’étais exempt de droit ; je donnai cependant 10 francs de gratification aux piroguiers.
Le fleuve a en ce moment 750 mètres de largeur et un très fort courant ; le passage s’effectue cependant sans incidents ; mes hommes baptisent les ânes au milieu du fleuve, en leur mettant un peu d’eau sur le front ; c’est, paraît-il, un usage des Dioula.
Le reste de la journée fut employé à boucaner la provision de viande et à confectionner des muselières (dion) pour les ânes, afin de les empêcher de brouter les récoltes dans les sentiers trop étroits et éviter ainsi des difficultés avec les habitants.
De Bakel à Bammako, le voyage se fit sans incidents ; d’ailleurs la route[14] est protégée, comme on sait, par une série de postes fortifiés qui permettent de voyager avec autant de sécurité qu’en France. J’en étais bien aise, car les débuts sont toujours très pénibles, le personnel n’est pas encore dressé et ce n’est qu’avec toutes sortes de difficultés que l’on avance.
Quoique au début chacun de mes dix-huit ânes fût conduit par un homme, les charges, mal brêlées, tombaient souvent, mes ânes se blessaient, les hommes ne savaient pas bien organiser leur campement, il me fallait faire leur éducation en tout, et c’était laborieux. On ne peut leur faire qu’une seule recommandation à la fois, sans quoi on parle en pure perte. Je me mettais parfois dans des colères atroces, désespérant d’en faire quelque chose ; et puis, peu à peu, j’en pris mon parti et j’arrivai à avoir plus de patience qu’eux.
Mage résume bien la situation, quand il dit :
« Dans toutes les occasions, le mieux est de s’armer d’une patience à toute épreuve, d’un calme imperturbable. Les charges tombent, les noirs se disputent ; laissez-les faire, ils n’en arriveront jamais aux coups, la langue est leur arme favorite, mais aussi comme elle travaille ! »
J’avoue franchement que c’est le plus sage parti à prendre. Comme je ne pouvais pas empêcher, je laissais faire. Dans les débuts, jamais on ne traversait un marigot sans que les bagages tombassent à l’eau ; pour ne pas m’en apercevoir, je n’en surveillais plus le passage, cela m’évitait au moins de me mettre en colère.
1er juillet. — Nous nous mettons en route de bonne heure, et, aussitôt après avoir traversé les ruines de Siracoroni, nous commençons à gravir les petites collines ferrugineuses qui bordent la rive droite du Niger. Le point le plus élevé qu’on atteint est à peine à 50 mètres au-dessus de la plaine ; arrivé sur le plateau ferrugineux, on voit cette ligne de collines se prolonger vers le nord-nord-est ; et au loin se dresser, en bonnet de police, le point culminant de cette région, le Talikourou, qui domine Dioumansonnah. Au pied de ces collines et sur l’autre versant, on voit les ruines de Kalaba, que nous traversons quelques minutes après. Kalaba, à en juger par ses ruines, était un très gros village ; son chef commandait sept villages aux environs. Ce pays, appelé Bolé, vivait en paix avec ses voisins, les Bambara Sokho et Samanké, qui composaient exclusivement sa population, et reconnaissait l’autorité d’Ahmadou de Ségou. Dans le courant de 1883, Kémébirama, qui s’appelait à cette époque Fabou, et qui est frère de l’almamy Samory, détruisit, le même jour, Banancoro, Sénou, Kola et Kalaba, dont le chef fut pris et décapité.
A côté de Kalaba coule un petit marigot où l’on voit encore des traces de[15] rizières et le bosquet sacré des Bambara, remarquable par sa luxuriante végétation.
En quittant Kalaba, on traverse un grand plateau ferrugineux, boisé d’arbres rabougris, d’essences analogues à celles de notre Soudan ; par-ci par-là, il y a quelques beaux arbres, surtout près des ruines de Kola et près de Sénou.
Ce village, où je passe la journée, est une ruine dans laquelle il y a deux familles, en tout vingt personnes. Il n’y a ni poules ni bétail, et ces malheureux sont dans la misère la plus profonde ; la grande quantité de détritus de fruits parsemés partout prouve qu’il y a longtemps que ces malheureux se nourrissent exclusivement de ntaba, de saba et de ban.
Le ntaba, Sterculia cordifolia, est une sorte de ficus qui atteint les mêmes[16] dimensions que la plupart des autres variétés de cette même famille ; ses feuilles, qui sont très grandes (de 20 à 25 centimètres), le font rechercher pour abriter les campements. Le fruit est une cosse en forme de croissant, il commence à mûrir en juin et renferme quatre ou cinq gros haricots à noyau d’une couleur rose ; ce noyau baigne dans un jus très sucré, dont les indigènes sont friands. Une double allée de ces arbres entoure le poste de Bammako.
Le saba, Landolphia, n’est autre que la liane-caoutchouc ; son fruit, qui est de la grosseur d’une belle pêche, renferme une douzaine de petits noyaux entourés d’une chair filandreuse, mais très juteuse. Les Européens préfèrent ce fruit au ntaba parce qu’il ressemble un peu comme goût à la cerise aigre.
Le fruit du ban, Raphia vinifera, ressemble par sa forme, ses dimensions et sa couleur à notre pomme de pin. Il est le fruit d’un palmier que l’on nomme ban en mandé.
Ce palmier ne pousse qu’au bord des marigots et dans les endroits très frais. Son fruit, qui vient en régime, renferme un noyau enveloppé d’une chair blanche très amère, que les indigènes mangent en temps de disette. Les branches, qui commencent au sol, sont employées à construire les charpentes des toits de cases, des paniers ou châssis servant aux transports, connus sous le nom de bouakha. Avec les feuilles, on fait des chapeaux, des nattes, des sacs à marchandises ; enfin, avec la branche sèche et fendillée, on fait d’excellentes torches. C’était la lumière dont nous nous servions généralement en route, tant pour nous éclairer le matin et charger les animaux que pour nous guider dans les fortes obscurités.
A mon arrivée à Sénou, je demandai à quel chef je devais m’adresser pour faire parvenir ma lettre de recommandation à l’almamy. On me répondit que ce territoire était commandé par Famako, qui résidait habituellement à Tenguélé, près Ouolosébougou, mais que ce chef était à la guerre et qu’à Ouolosébougou seulement je trouverais à qui parler.
La proximité de la frontière soumet cette région aux incursions des pillards venant des territoires soumis à Madané.
Le jour de mon passage à Sénou, un homme de Badoumbé que j’avais croisé en route revint deux heures après au village et me raconta que des Toucouleur venaient de lui enlever ses quatre captifs et les charges de kola qu’ils portaient. Il ne devait son salut qu’à la fuite. Depuis j’ai appris que les marchands attendent généralement qu’ils se trouvent en nombre pour quitter Sénou et se rendre à Bammako.
2 juillet. — L’étape de Sénou à Sanancoro est peu fatigante ; le terrain[17] est plat et sablonneux ; je remarque qu’il y a beaucoup de cé (arbres à beurre) dans cette région ; mais, en revanche, on ne voit ni baobab, ni rônier, ni tamarinier.
Près des ruines de Banancoro, il faut traverser un petit marigot de 2 mètres de large, mais qui est très profond en cette saison, et dépourvu de pont. Il faut décharger les animaux. Aussitôt après, on entre dans les cultures de Sanancoro, qui s’étendent fort loin. Beaucoup d’entre elles sont en friche et restent inexploitées faute de bras. Sanancoro contient à peine aujourd’hui 300 habitants, tous bambara, des tribus sokho et dambélé.
Dans l’intérieur du village, il y a deux petites places carrées et entourées de cases bambara assez originales par leur ornementation.
Je donne ci-dessus un croquis de celles qui m’ont paru le mieux ornementées.
Aucune d’elles ne fait l’office d’habitation, mais, dans la journée, elles servent de lieu de réunion aux oisifs. Dans le creux d’une des cases sont disposés des rondins en bois qui servent de sièges aux spectateurs les jours de tam-tam.
A l’ouest du village, près du bosquet sacré, se trouve l’origine d’une[18] grande dépression, d’une cinquantaine de mètres de largeur, qui communique avec les marais de Cisina. Pendant tout l’hivernage on peut se rendre en pirogue de Sanancoro au Niger, par Cisina et Nafadié.
3 juillet. — Près des ruines de Banancoro on trouve le chemin de Cisina à Tadiana, suivi par la mission Gallieni en 1880 ; à cette époque on évitait de passer à Dialacoro et ce chemin-là était très fréquenté. Aujourd’hui, pour le trouver, il faut savoir qu’il existe ; il n’est plus frayé, toutes les communications de Cisina à Tadiana se faisant par Dialacoro. Elles sont du reste très rares, aucun de ces villages n’ayant conservé l’importance qu’il avait sous la domination toucouleur.
Avant d’arriver à Dialacoro, on aperçoit à l’est les ruines de Bambélé, et l’on traverse, quelques minutes après, celles de Grigoumé. Ces deux villages ont aussi été détruits par Samory.
Dialacoro est un très gros village. Famako, qui commande en temps ordinaire cette région, y habite quelquefois. Actuellement, il ne renferme pas plus de 150 habitants, tous bambara samanké. Le reste de la population est parti au moment de la conquête du pays par Samory. Une partie est allée se fixer à Kintan et à Kéréla dans le Ségou, l’autre à Farako dans le Baninko.
Tous les hommes valides sont en guerre ; les rares jeunes gens qui sont ici sont des blessés ou des convoyeurs, ou bien encore des déserteurs. Un blessé arrivé dans la journée me prie de lui extraire une balle ; il me raconte qu’il est content d’être blessé, car on meurt de faim au camp de l’almamy et tous les jours on se bat. Il ne pense pas que cette guerre finisse bientôt.
Les abords du Dialacoro ne sont qu’un marécage dont les eaux se retirent vers le nord ; ce sont les sources de la Faya, qui se jette dans le Niger, aux environs de Koulicoro.
4 juillet. — En quittant Dialacoro, on trouve une série de plateaux ferrugineux à végétation rabougrie, coupés par de petits bas-fonds marécageux dans lesquels sont les villages de Bananzolé et de Marako. Les tatas (enceintes) de ces deux villages sont mal entretenus, ce sont presque des ruines. Les habitants, tous Samanké, ont fourni trente guerriers.
Dounkourouna, où je fais étape, et ses environs sont d’un aspect désolé. Il n’y a même pas de gibier ; on a toutes les peines du monde à trouver des tourterelles, qui d’ordinaire affluent près des lieux habités. Ce village est misérable : ni bétail ni poules. Un demi-litre de mil vaut, en cauries, 60 centimes.
Le chef de ce village m’informe que l’almamy est prévenu de mon[19] arrivée, par un courrier parti de Dialacoro le jour de mon entrée à Sénou.
5 juillet. — Trois quarts d’heure après avoir quitté Dounkourouna on arrive à Simindjé, petite ruine habitée par trois familles.
A 500 mètres à l’est du village se trouvent les ruines de Soukoura. A l’ouest, il y a encore une autre ruine, mais beaucoup plus ancienne que celle de Soukoura ; on n’a pas pu m’en donner le nom. Un petit plateau, dans lequel deux ruisseaux prennent leur source, nous sépare de Makhana, grand village tout en ruines ; c’est à peine s’il y a une cinquantaine d’habitants. Au nord de ce village et à quelques centaines de mètres, on traverse un bas-fond marécageux près duquel des marchands sont occupés à décharger leurs animaux. En cette saison le passage est très difficile, la moindre averse transformant ce bas-fond en rivière.
A la sortie de Makhana, le chemin se partage en deux : celui de droite conduit à Ténetoubougoula, celui de gauche à Ouolosébougou proprement dit. A Ouolosébougou je fus reçu par Founé Mamourou, un Malinké Kaméra qui remplissait les fonctions du dougoukounasigui (délégué de l’almamy) ; il s’informa dans lequel des villages j’avais l’intention de camper, et, sur ma demande, fit immédiatement percer une porte dans l’enceinte ; cela m’évitait de faire le tour du village pour me rendre de ma case sur la place du grand marché. Dans les quatorze cases que comporte le groupe dans lequel j’habite, il n’y a que six habitants ; les douze cases qui restent sont ou en ruines ou inoccupées. Tous les villages que j’ai traversés en sont là. Les cinq sixièmes de la population ont disparu depuis que le pays est sous la domination de l’almamy Samory.
Vers midi, je reçois la visite des quatre personnages les plus influents de la région, pour le moment :
Kali Sidibé, chef de Faraba et du Tiaka — il remplace Famako dans le commandement de la région ;
Faguimba, chef de Mpiébougoula, parent d’une femme de l’almamy ; il a accompagné Karamokho jusqu’à Saint-Louis ;
Un chérif, toucouleur du Ségou, sachant un peu lire et écrire l’arabe, ce qui le fait considérer dans la région comme un savant ;
L’almamy de Tenguélé, petit chef qui avait jadis un commandement et jouissait d’une certaine influence dans le Ouassoulou.
Ils étaient accompagnés de leurs griots[6] et de gens des environs dont la curiosité avait été mise en éveil par l’arrivée d’un blanc ; tous ceux qui possédaient un cheval dans un rayon de 40 kilomètres étaient là ; les sofa[20] de Ouolosébougou avaient, pour la circonstance, pris les neuf chevaux qui étaient à vendre dans le village. En tout ils étaient trente-deux cavaliers, dont douze avaient des montures passables, et encore ! Les vingt autres étaient des squelettes incapables de donner quoi que ce soit et tout au plus bons à être conduits chez l’équarrisseur.
Toute cette cavalerie galope en désordre ; à force de leur administrer des coups de fouet, les cavaliers réussissent à les faire cabrer et finalement à courir en cercle autour de Faguimba.
Kali, lui, arrive au petit galop ; il est bien monté ; son cheval est de petite taille, mais il a de la vigueur ; derrière lui, suit au pas de course un peloton de vingt-six hommes à pied ; ils se tiennent groupés sans ordre, le fusil sur l’épaule gauche, la main tenant l’arme à la poignée. Kali s’arrête brusquement devant moi en levant son sabre en l’air, et ses vingt-quatre guerriers ruisselants de sueur font le simulacre de tirer en l’air en poussant des cris de bêtes féroces. Ils n’ont pas d’uniforme, un seul porte une culotte en guinée. Quelques-uns ont un sabre retenu par un cordon de laine rouge ; ils portent chacun un doroké[7] qui a été blanc jadis, mais qui est d’une saleté repoussante. Ils sont coiffés de bonnets de toutes couleurs et de différents types ; une partie d’entre eux n’ont aucune coiffure, mais ils ont les cheveux coiffés d’une façon particulière.
Tous les sofa, griot, captifs de l’almamy, ont la tête coiffée de la manière suivante : tête rasée avec une petite touffe de cheveux épargnée sur le sommet de la tête et agrémentée d’amulettes, une autre touffe de chaque côté de la tête et une dans la nuque complètent cette coiffure d’ordonnance.
Il y a, parmi ces guerriers, des gamins de quinze à seize ans, je pourrais dire qu’ils y sont en majorité. Somme toute, ce que je viens de voir est une bande que j’estime tout au plus bonne à épouvanter les femmes et les enfants, et à faire captifs des gens sans défense. Espérons, pour notre protégé, que c’est son arrière-ban qu’on m’a fait voir. Tous ces sofa sont presque hideux ; il y a là des captifs de toute nationalité.
Ces exercices terminés, tout le monde s’assied et se range en demi-cercle autour de Kali. Ce Ouassoulounké est un bel homme ; au premier abord il a la figure sympathique, mais en le regardant bien on devine en lui un être dissimulé et rampant. Kali souffre encore d’une blessure qu’il a reçue à l’avant-bras gauche au combat du marigot de Kokoro (colonne du commandant Combes en 1885).
[21]
[23]Quand il apprend que je voyage seul, sans médecin, il ne dissimule pas son étonnement ; et son entourage et lui se mettent à pousser une série d’exclamations se traduisant par : Allah akbar ! « Dieu est grand », ou bien encore Kavakou, qui équivaut à notre « Est-ce possible ! », mais dont la traduction exacte veut dire : « Le maïs est mûr ? ».
Après les salutations d’usage, je lui donne quelques explications sur le but de mon voyage et l’informe que je suis porteur d’une lettre de recommandation pour l’almamy ; je le prie de vouloir bien la lui faire parvenir le plus tôt possible, et lui parle également de mon intention de pousser jusqu’à Ténetou pour y attendre la réponse de l’almamy.
Kali et ses gens se retirent pendant environ une demi-heure pour délibérer et reviennent.
Je lui remets mon pli pour l’almamy ; il l’ouvre, le fait lire par le chérif, qui met une demi-heure pour le déchiffrer, une heure pour le recopier et y ajouter quelques observations. La lettre est ensuite remise sous enveloppe et donnée devant moi à un courrier. Kali me conjure de ne pas partir : il y va de sa tête ; l’almamy étant très sévère, il craindrait de lui déplaire en me laissant pousser jusqu’à Ténetou, et me promet que je ne manquerai de rien pendant mon séjour ici.
La réponse devait me parvenir dans vingt jours au grand maximum, les courriers mettant sept jours pour faire ce trajet à l’aller.
Je suis contrarié d’être déjà arrêté, mais, comme je le prévoyais un peu, j’en prends vite mon parti.
Ténetou me tentait beaucoup : j’avais une lettre de recommandation pour un grand marabout qui y habite et qui avait beaucoup voyagé. Son fils, el-hadj Mahmady, qui était précisément de passage ici, vint me voir.
Ce jeune homme a accompagné son père à la Mecque ; il est très bien élevé, et me dit que « les regrets sont pour son père, qui a eu d’excellentes relations avec les chrétiens ; que c’est avec plaisir qu’il m’aurait donné des renseignements sur le pays à traverser et que ce sera un véritable chagrin pour el-hadj de ne pouvoir s’entretenir avec un chrétien et un homme instruit ».
Je le quitte en le priant de saluer son père de ma part et lui promets de passer à Ténetou si l’almamy m’autorise à traverser ses États.
Ouolosébougou se compose de trois villages : Ouolosébougou proprement dit, où se tiennent un marché quotidien et un marché hebdomadaire le vendredi ; Ténetoubougoula, qui a un petit marché quotidien où l’on vend les chevaux ; et enfin Dabibougou, qui n’est plus qu’une ruine habitée par trois ou quatre familles.
[24]Ces villages ont un aspect misérable : sur cinq cases, il y en a une d’occupée ; les rues sont sales, pleines d’immondices ; dans les cases détruites on a déposé des ordures, ou planté du maïs.
Le jeudi soir, veille du grand marché, un crieur prévient qu’il est interdit d’aller faire ses besoins sur la place du marché (sic).
C’est en vain que j’essaye d’assainir mon campement et de tenir propre ma case en faisant mastiquer le sol avec de la terre glaise mélangée de bouse de vache, comme font les indigènes ; il sort des asticots blancs de partout.
C’est un peu ce qui arrive dans tous les villages dont les cases sont construites en terre. Quand il n’y a pas d’argile à leur portée, les indigènes prennent de la terre du village, qui renferme déjà des matières en décomposition, puis avec de l’eau croupie ils en font un mortier et des briques ; le tout répand une odeur infecte.
C’est surtout dans les habitations, dont les miasmes sont empestés, que l’Européen attrape la fièvre ; il vaut bien mieux, si c’est possible, camper en plein air que d’habiter de semblables lieux.
La case en paille vous abrite moins, c’est vrai, mais elle est généralement plus saine, par la raison bien simple qu’elle pourrit rapidement et que tous les ans ou à peu près on est forcé de la remettre en état en prenant des matériaux neufs.
[25]Ici il n’y a pas le choix, c’est une ruine, et je suis encore bien heureux d’avoir trouvé de quoi m’abriter, car il pleut déjà beaucoup et l’hivernage s’avance rapidement.
La population de ces deux villages, qui était composée de Bambara Samanké, comme tout le Djitoumo, s’est entièrement transformée à son désavantage par son contact avec les captifs. Les quelques hommes qui sont ici semblent encore avoir un peu de vigueur, mais les enfants et les femmes surtout sont des êtres repoussants. J’ai vu des enfants n’être plus que des pièces d’anatomie ; du reste, quand on voit leurs mères, on se demande si des êtres semblables sont capables de mettre au monde un enfant sain et vigoureux.
Chaque fois que je reviens du village, je suis écœuré : on y voit des enfants chercher leur nourriture dans les fumiers, des grandes personnes couvertes de vilaines plaies, des femmes goitreuses et rien que des visages souffreteux et marqués de la petite vérole.
Dans quelques villages on vaccine en prenant le venin dans les pustules du malade et l’on fait la piqûre au bras comme en Europe. Mais les noirs ne connaissent pas le vaccin de la vache.
[26]Un de mes domestiques m’a raconté avoir vu un jour une femme noyer son petit enfant. Je refusais de croire à cette monstruosité et m’en allai voir Founé Mamourou pour lui demander si le crime dont on accusait cette malheureuse avait été réellement commis par elle. Il m’emmena voir la femme, qui était enfermée dans une case du village ; elle m’avoua avoir volontairement jeté son enfant à l’eau pour éviter de le voir mourir de faim : « Je n’ai rien à manger, me dit-elle, le lait me fait défaut, et je ne puis voir mon enfant souffrir : cela me fait trop de peine. Si l’on ne me tue pas, je me jetterai aussi à l’eau. »
Quelle différence avec nos villages wolof, où le tam-tam résonne une partie de la nuit et où, à trois heures du matin, tous les pilons à couscous troublent votre sommeil !
Ici rien de tout cela : la misère a abruti ces pauvres gens ; ils ne ressentent plus ni joie ni douleurs ; c’est à peine si on les voit se préparer quelque nourriture.
Les marchés journaliers de Ténetoubougoula se tiennent sur deux petites places et se prolongent chacun dans une ruelle étroite, plus sale peut-être que le reste du village. On trouve à y acheter tous les jours :
Du tabac à fumer et à priser ;
Des feuilles servant à emballer les kolas ;
Deux ou trois calebasses de mil ou de fonio ;
Des petits tas de sel ;
Du piment, du netté, des cé ;
Des rondelles de patates sèches ;
Sur une peau, de petits tas de viande à moitié pourrie ;
Des clous de girofle ;
Des maumi ou niomi (galettes de farine de mil ou de maïs frites dans du beurre de cé) ;
Des koyo ou pagnes en bandes.
Le tout est rangé par petits lots, se vendant de 10 à 80 cauries ; pour 20 francs on achèterait tout le marché.
C’est dans les cases que se fait le commerce de captifs, de sel et de kolas. Il n’y a dans les deux villages qu’une dizaine de pièces de guinée et de cotonnade en tout. Les marchands de sel vont dans les cases s’entendre avec les marchands de kolas, et au bout de plusieurs visites le marché se conclut. Quelquefois, mais très rarement, le marchand de captifs (diontigui) fait le tour du marché avec deux ou trois malheureux, non vêtus, mais bien enduits de beurre de cé. Après quelques ini-sini (bonjour) on s’abouche, on va débattre le prix et faire choix de la marchandise dans la case.
[27]Pour la vente et l’achat de chevaux, c’est moins compliqué : il n’y a qu’un acheteur, c’est l’almamy. A-t-il besoin d’un ou de plusieurs chevaux, il envoie un sofa conduire sept, huit, neuf ou même dix captifs par cheval à Sory, dougoukounasigui, résident de Ténetoubougoula, et lui donne l’ordre d’acheter ; ce dernier débat les prix et achète pour le compte de l’almamy. Le marché terminé, le sofa conduit le cheval à son maître.
Actuellement, un cheval commun vaut huit ou neuf captifs.
8 juillet. — C’est aujourd’hui vendredi, jour du grand marché à Ouolosébougou. Founé Mamourou, qui vient me voir, me dit que ma présence ici va attirer beaucoup de monde des environs. Vers huit heures du matin, les vendeurs commencent à arriver ; à onze heures le marché bat son plein.
Comme je veux éviter une fausse interprétation, je ne me servirai pas des expressions « marché important, centre commercial, grand marché », etc., termes qui prêtent tous à l’équivoque, et je me borne à donner ci-dessous l’énumération fidèle de tout ce qu’il y avait sur le marché :
PRIX DE VENTE EN CAURIES ET EN FRANCS.
Cauries[8] | Francs. | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
50 | kilogrammes de | mil | le moule (2 lit. 500) | 1 | ba | 2,50 | ||
20 | — | fonio | — | » | 2,50 | |||
10 | — | riz | — | » | 2,50 | |||
2 | à 300 kilogrammes de sel | la barre de 25 kilog. | 31 | ba | 77,50 | |||
50 | kilogrammes de beurre de cé | le kilogramme | 2 | kémé | 0,50 | |||
7 | ou 8 chèvres | la chèvre | 12 | ba | 30 » | |||
7 | ou 8 moutons | le mouton | 15 | ba | 37,50 | |||
5 | ou 6 poulets | le poulet 1 ba et 4 kémé | 3,30 | |||||
2 | bœufs | le bœuf | 68 | ba | 170 » | |||
2 | ânes | l’un | 48 | ba | 120 » | |||
6 | fusils à pierre à un coup | l’un | 15 | ba | 37,50 | |||
Des koyo ou bandes de pagne blanc du pays, larges de 10 centimètres (2 sougoudé), mesure de l’extrémité du pouce à l’extrémité du petit doigt, la main étendue le plus possible, plus une largeur de 3 doigts (environ au total 66 centimètres), se vend | 1 | kémé | 0,25 | |||||
9 | pierres à fusil | l’une | 1 | kémé | 0,25 | |||
25 | aiguilles | — | 40 | cauries | 0,10 | |||
2 | pièces de guinée bleue | la coudée | 3 | kémé | 0,75 | |||
— | la pièce de 15 mètres | 9 | ba | 22,50 | ||||
1 | pièce de calicot blanc anglais de mauvaise qualité, la pièce de 15 mètres | 11 | ba | 27,50 | ||||
2 | dialabougou (turban en étoffe du pays) | l’un | 5 | ba | 12,50 | |||
2 | [28]houes, | ⎫ ⎬ ⎭ |
fabrication indigène | ⎧ ⎨ ⎩ |
l’une | 6 | kémé | 1,50 |
5 | pots en terre, | l’un | 6 | — | 1,50 | |||
4 | couteaux, | l’un | 3 | — | 0,75 | |||
3 | tabourets en bois, | ⎫ ⎬ ⎭ |
fabrication indigène | ⎧ ⎨ ⎩ |
l’un | 4 | kémé | 1 » |
6 | petites corbeilles, | l’une | 6 | — | 1,25 | |||
3 | chapeaux en paille, | l’un | 6 | — | 1,50 | |||
1 | main de papier blanc | la feuille | 1 | — | 0,25 | |||
Ourou, noix de kola[9] ; prix variables selon la grosseur et la qualité. | ||||||||
Des bandes de palme pour vannerie ; | ||||||||
Quelques perles très ordinaires ; | ||||||||
Des portions de peau de bœuf grillée ; | ||||||||
Des portions de sang caillé ; | ||||||||
Et enfin toute la série des piments, condiments, ognons. |
Les petits articles sont, en général, toujours vendus ; il en est de même du sel, du beurre de cé, des kolas, dont une bonne partie est enlevée à la fin de la journée. Mais il n’en est pas de même du bétail (bœufs, chèvres, moutons), des ânes, des fusils et des étoffes ; j’ai rarement vu vendre plus de deux ou trois têtes de bétail, un fusil et quelques coudées de guinée.
Le petit bétail vient du Ségou par la route de Fougani-Dioummansonnah et Bougoula. Les bœufs et ânes sont des animaux porteurs mis en vente par des marchands qui ont été malheureux dans leurs opérations.
Les chevaux et le sel viennent des marchés du nord du Bélédougou, Banamba, Touba, Sokolo, Gombou, et passent en transit à Bammako.
Les fusils sont de fabrication belge, ils proviennent de Sierra Leone, ainsi que le calicot blanc.
La guinée bleue seule vient de Médine. Nous ne sommes donc presque pour rien dans le modeste chiffre d’affaires qui se traite à Ouolosébougou.
Je résolus de mettre à profit mon séjour à Ouolosébougou en amassant le plus grand nombre possible d’itinéraires et de renseignements ; aussi, dès le lendemain, j’allai me promener à cheval dans les villages des environs, afin d’en relever l’emplacement ; je dus malheureusement cesser ces promenades quotidiennes sur les observations de Founé Mamourou, qui essaya de me persuader que je causais une grande terreur dans la région, que les gens du pays croyaient que j’étais venu pour leur faire la guerre, et que déjà beaucoup de femmes étaient parties à la colonne pour se mettre en sûreté. Tout cela était absolument faux ; ce qu’il y avait de vrai, c’est qu’on voulait m’empêcher de prendre des renseignements.
Je puis dire que jamais personne ne m’a vu prendre une boussole, et je ne me servais de mon calepin que quand j’étais à l’abri des regards des[29] indigènes. Quant à la crainte de me voir surprendre le pays, c’était dérisoire : je n’avais pas un soldat, et depuis mon arrivée j’avais même considérablement réduit mon personnel.
En quittant Médine, j’avais 18 âniers, 2 domestiques, 1 chef de convoi et 6 porteurs : au total, 27 hommes. Depuis plus d’un mois que ces gens-là servent auprès de moi, chaque ânier commence à savoir conduire deux ânes ; de plus, la vie étant assez chère ici, j’ai dû vendre pas mal d’articles, et j’ai eu soin de me débarrasser de ce qu’il y avait de très lourd et de trop gênant, de sorte que j’ai pu renvoyer une partie de mes hommes et procéder à un écrémage, ne conservant que les bons. Mon personnel aujourd’hui ne se compose que de dix âniers non armés, d’un cuisinier, d’un palefrenier qui me sert en même temps de domestique, et de mon fidèle Diawé qui, comme homme de confiance, est investi d’une autorité sur les autres. Ces trois derniers indigènes seuls sont armés de deux fusils Beaumont et de mon fusil de chasse. Aucun de ces trois hommes ne porte un effet militaire, tous s’habillant à leur guise ; la terreur que nous jetons parmi ces gens-là n’est donc pas justifiée.
La population des trois villages se décompose ainsi :
Ouolosébougou | 150 | habitants. | |||
Ténetoubougoula | 150 | — | |||
Dabibougou | 40 | — | |||
Total | 340 | habitants. | |||
Population flottante | ⎰ ⎱ |
marchands | 80 | habitants. | |
captifs | 120 | — | |||
Total général | 540 | habitants. |
Ce n’est pas parmi ces gens-là, qui vivent dans la terreur, que je pouvais trouver des auxiliaires. Dans ce pays, pour un oui ou un non on vous coupe le cou, sans autre forme de procès. Les pauvres Bambara, dont la condition est très malheureuse, sont les parias de la société ; ils font toutes les corvées, et sont commandés par le premier venu d’une autre nationalité. Ces braves gens nous considèrent un peu comme leur futur libérateur ; d’instinct ils aiment le blanc, et je ne cache pas qu’ils m’inspirent beaucoup de sympathie. Quoique je ne me sois jamais ouvert auprès d’eux, pendant tout mon séjour ils n’ont cherché qu’à m’être agréables. La nuit, l’un d’eux venait furtivement dans ma case y apporter deux ou trois œufs, une poignée de kolas, ou quelques épis de maïs. Comment se procuraient-ils ces choses si simples ? je l’ignore, car ici ils ne possèdent rien, pas même une poule. Quand, dans la journée, je rencontrais de ces[30] malheureux dans le village, ils n’osaient me dire autre chose que le vulgaire ini-tié (bonjour), de peur de se compromettre, et ils continuaient de vaquer à leurs occupations, comme si j’étais pour eux un inconnu.
C’est donc près des marchands originaires de notre Soudan ou du Ségou que j’obtins des renseignements ; et cela au prix de puissants efforts de mémoire, car le crayon doit être exclu de l’entretien.
Quand je recevais la visite de quelques-uns d’entre eux, je ramenais insensiblement la conversation sur la route qu’ils venaient de suivre, les marigots difficiles qu’ils avaient traversés ; et, pour obtenir les distances, je me servais de comparaisons entre des étapes connues d’eux et de moi ; ensuite c’était la future route qu’ils se proposaient de suivre, etc.
Cette tâche m’était rendue encore plus difficile par la grande quantité de villages qui portent le même nom, ou des noms à peu près semblables, tels que les Bougoula, Bougouni, Dialacoro, Banancoro, Sounsouncoro, Sanancoro, Farako, Faraba, etc. Bougoula, Bougouni signifient « grand village » ; les autres étymologies se rapportent à des arbres et signifient « à côté du diala (caïlcédra), à côté du banan (bombax), à côté du sounsoun et du sanan[10] » ; quelquefois cela veut dire aussi « vieux Banan », car coro signifie en bambara : vieux et à côté. Les noms de villages dans la composition desquels entre le mot fara impliquent la proximité d’un marigot.
★
★ ★
Dans nos possessions du Sénégal et du Soudan français, on a pris l’habitude de désigner les marchands sous le nom générique de dioula ; c’est une appellation impropre et qui ne peut qu’amener la confusion dans une relation de voyage.
Le mot dioula sert à désigner une partie très importante de la famille Mandé et n’implique en aucune façon l’obligation de s’occuper de commerce : nous ne l’emploierons donc que lorsqu’il s’agira de désigner des gens de cette race.
Les marchands du Soudan peuvent se diviser en plusieurs catégories :
1o Le marchand momentané, nègre de n’importe quelle race, qui borne son commerce du sel, de la guinée ou du kola à deux ou trois voyages, juste le temps nécessaire pour se procurer une épouse ou un personnel[31] suffisant pour l’exploitation de ses terres et lui permettre de vivre tranquillement dans son village sans rien faire. Il n’est pas marchand de profession.
2o Les kokoroko ; ce sont généralement des noumou (forgerons) du Ouassoulou ou du Ouorocoro. Ils commencent par fabriquer de la poterie, des objets en bois ou en fer, de la vannerie, qu’ils vendent contre des cauries. D’autres fois ils exercent le métier de kéniélala (voir p. 41). Lorsqu’ils ont un lot de quelques milliers de cauries, ils s’en vont sur les marchés à kolas, achètent une petite charge de ce fruit, et vont à 300 ou 400 kilomètres plus au nord, généralement à Ouolosébougou, Ténetou, Kangaré ou Kona, l’échanger avec un modeste bénéfice contre du sel. Le sel à son tour est porté sur la tête jusqu’aux marchés à kolas les plus éloignés, tels que Sakhala, Kani ou Touté ; là ils ont le kola à un peu meilleur marché, puis ils reviennent et font ce métier d’échange du sel et du kola jusqu’à ce qu’ils aient gagné un certain nombre de captifs leur permettant de se livrer à un commerce plus lucratif et d’opérer sur une plus vaste échelle.
Peu à peu ils se procurent des animaux porteurs et quelquefois même des chevaux. Leur profession est d’être marchands, mais ils ont ceci de particulier, c’est qu’ils ne s’éloignent guère de leur pays et sont moins entreprenants que les Mandé de la région Kong, qui portent, eux, le nom de Dioula, qu’ils soient marchands ou non. Rarement les kokoroko arrivent à se créer une situation ; ce terme indique presque toujours l’idée d’un marchand misérable, qui n’arrive pas à grand’chose.
3o Vient ensuite le marchand dans toute l’acception du mot, celui qui ne fait que voyager et ne craint pas d’être absent des sept ou huit mois de l’année. Il est, ou dioula quand il est Mandé, ou marraba quand il est Haoussa ou Dagomba.
C’est cette catégorie de gens qui fait les grands et longs voyages, qui s’abouche avec les rois et chefs, leur achète les captifs faits pendant la guerre, leur procure armes, munitions, et leur fait quelquefois de superbes cadeaux en étoffes fines, en objets qu’ils vont se procurer à la côte, ou directement à nos comptoirs de Médine.
Ils ont des femmes un peu partout : c’est la cause principale qui les force à travailler presque toute leur vie pour leur fournir des captifs et pourvoir à leurs besoins.
D’aucuns vont se fixer dans les grands centres comme Djenné, Ségou, Banamba, Bla, Kong, et y deviennent d’importants personnages, se contentant de faire travailler leurs enfants et leurs captifs. Enfin il y en a qui se[32] fixent dans le Ouorodougou et y accaparent le commerce du kola ; ils deviennent rapidement les courtiers indispensables entre le producteur et l’acheteur.
Il ne faudrait pas en conclure qu’ils sont tous dans l’aisance et qu’ils réussissent toujours. Non ; il y en a beaucoup qui portent sur la tête, comme les kokoroko, mais ils ne se spécialisent pas au sel et au kola comme ces derniers.
Apprennent-ils qu’il y a avantage à acheter une denrée, un tissu ou un tout autre produit dans telle région et de le vendre dans telle autre, même très éloignée, ils ne manquent jamais de saisir l’occasion de réaliser quelques bénéfices[11].
4o Nous avons enfin à signaler aussi le marchand maure. Celui-ci, dans la région qui nous occupe, voyage peu ou pas du tout ; il y en a quelques-uns de fixés dans le Ségou, à Nyamina et à Bammako, mais ils ne voyagent pas et se bornent à faire faire le commerce par leurs esclaves, se contentant de vivre entourés d’un certain luxe dans la résidence qu’ils ont choisie. Ceux du nord du Bélédougou et du Kaarta font un métier plus pénible : beaucoup d’entre eux vont acheter du sel à Tichit et poussent jusqu’au Maroc pour y vendre des captifs.
Pendant mon séjour à Ouolosébougou, j’ai reçu la visite de deux Songhay, marchands de Djenné ; ils avaient chacun une vingtaine de captifs et se rendaient pour la première fois à Médine pour vendre leurs esclaves dans le Kaarta et se procurer du sucre, des tissus fins, des coffrets en bois, du corail, etc. ; sachant qu’ils sont très friands de thé, je ne manquais pas de les inviter à venir en prendre tous les soirs pendant leur séjour ici.
Avant de partir de Paris, j’avais pris dans les vocabulaires de Barth, Caillié, Lyons et Clapperton tous les mots songhay qui s’y trouvent, et en avais fait un vocabulaire assez complet, par lettre alphabétique. Presque tous ces mots sont bons, et je faisais la joie de mes nouveaux amis en leur en citant quelques-uns. Ces deux hommes ont voyagé dans toute la boucle du Niger ; ils parlent aussi l’arabe et le bambara et je ne regrette pas d’avoir été bienveillant pour eux, car ils m’ont appris beaucoup de choses et initié à la géographie des pays que je me proposais de visiter.
Interrogés sur la manière dont serait reçu un Français à Djenné, les deux Songhay m’ont répondu que c’était le grand désir des marchands de voir arriver des blancs, mais qu’ils croyaient Tidiani peu disposé en notre faveur parce qu’il a peur. Ils pensaient cependant qu’au moyen de gros[33] cadeaux on pourrait gagner la confiance du captif de Tidiani, chef de Djenné ; ce ne serait que par ce moyen qu’on pourrait obtenir quelque chose.
Dimanche, 17 juillet. — Un convoi de ravitaillement de 62 porteurs venant de Bougoula et des environs, se rendant à la colonne, se repose sous le grand bombax devant ma case. Ce convoi est composé de femmes et d’enfants et transporte :
52 | foufou de mil | environ | 800 | kilogrammes. |
9 | foufou de riz | — | 100 | — |
2 | de netté | — | 25 | — |
3 | doundoun de poudre | — | 800 | — |
Le foufou est une sorte de filet rond tressé grossièrement en fibres d’écorces d’arbres ; il est garni intérieurement de larges feuilles et sert à conserver et à transporter les denrées. Les foufous sont de grosseur variable et pèsent en moyenne de 10 à 15 kilos ; ils sont destinés à être portés sur la tête par les femmes et les enfants. Ces foufous sont commodes à manier et peuvent être passés à la nage, posés dans une calebasse vide, poussée devant soi par le nageur : c’est la raison qui a fait limiter leur poids.
Les doundoun, qui contiennent la poudre fabriquée par les Bambara, sont confectionnés en bois de diala et d’un seul morceau ; ils ont la forme d’un pain de sucre, l’orifice est légèrement disposée en entonnoir et bouchée avec un tampon en bois autour duquel est enroulé un vieux linge. Chaque doundoun contient 8 à 10 kilos de poudre au maximum.
Le chef du convoi, qui était armé d’un fusil, m’a dit que c’était la deuxième fois qu’il faisait un convoi, et qu’il comptait mettre 25 à 30 jours de Bougoula à Sikasso, aller et retour.
La plupart des porteurs avaient en outre un petit sac contenant 3 à 4 kilos de maïs : ce sont les provisions de bouche pour cette route de 30 jours.
Le soin d’organiser et de mettre en route ces convois incombe aux dougoukounasigui, dont les fonctions sont multiples, comme on va le voir.
Dans chaque village il y a à côté du chef un captif de l’almamy, sorte de fonctionnaire qu’on nomme dougoukounasigui ; il donne des ordres au chef du village et représente en fait l’almamy. C’est lui qui tranche les différends entre les populations et les marchands et qui s’occupe de recruter des hommes lorsqu’on demande des renforts. Il doit faire rallier les hommes qu’il soupçonne avoir déserté (mais il s’en dispense presque toujours), fait cultiver les lougans dits de l’almamy, serrer la récolte, et l’envoie à[34] l’armée ou aux femmes et gens de l’almamy quand l’ordre lui en est donné. Dans les villages où il y a des marchés, c’est lui qui est chargé des achats pour le compte de l’almamy ; enfin sa fonction principale est surtout de renseigner l’almamy sur les faits et gestes des habitants.
Dans chaque village les meilleures rizières sont pour l’almamy. Deux ou trois fois par semaine, tous les Bambara, hommes, femmes et enfants, sont rassemblés et conduits aux lougans par un sofa désigné par le dougoukounasigui ; les récalcitrants sont ramenés à la raison à coups de trique, s’il y a lieu.
La récolte est empaquetée dans les foufou et emmagasinée dans un village de la région. Pour les environs de Ouolosébougou, c’est Dara, près Faraba, qui est le dépôt des vivres de l’almamy.
Quelquefois, quand la récolte d’un lougan cultivé par les Bambara est près de mûrir, le dougoukounasigui y place un sofa qui empêche les propriétaires du terrain d’en venir faire la cueillette ; c’est ainsi que sont traités ces malheureux vaincus, qui, désespérés, ne cultivent plus rien, et vivent comme la brute, de feuilles, de racines et de fruits.
Un sofa, en route, a-t-il besoin d’un ou plusieurs porteurs, il prend dans le premier village venu deux ou trois de ces malheureux. Arrivé à l’étape, il les fait garder à vue pour les empêcher de se sauver, et les coups de fouet et de trique remplacent la nourriture que ces pauvres êtres ne reçoivent jamais.
18 juillet. — Un Maure, nommé Abou Bakr, de la tribu des Ouled-Embarek, vient me voir et me prier de lui faire l’aumône de quelques cauries pour rallier Bammako. Il me dit revenir de la colonne où il devait conduire un cheval qui est mort en route ; il n’a plus rien, ce malheureux, pas même une peau de bouc. Après l’avoir fait manger et lui avoir donné un petit secours, je l’interroge sur ce qu’il a vu. Abou Bakr me fait le plus triste récit de la situation des troupes de l’almamy ; elles sont encore à plusieurs kilomètres de Sikasso et n’entourent pas du tout le village, comme on le dit ici.
Sur toute la route il y a des morts et des mourants ; en revenant, il a vu passer la rivière Baoulé aux troupes de Liganfali, qui arrivent du Fouta-Djallo. Pendant les trois jours qu’il a été en contact avec cette colonne, il n’a été distribué qu’un bœuf pour les chefs et les griots ; les guerriers mangeaient des feuilles et des tiges de maïs — c’est la misère la plus affreuse.
Ce récit n’est pas exagéré, il m’a été confirmé trois jours après par deux malheureux bambara de Makhana, qui ont dit à mes hommes que,[35] partis au mois d’avril, ils n’avaient jamais reçu une graine comme nourriture. Ils faisaient pitié à voir.
19 juillet. — On défend de vendre le maïs, et les sofa confisquent deux paniers qu’on vient d’apporter sur le marché. Le même jour on interdisait aux marchands de dépasser Ouolosébougou avec du sel ; cette défense ne s’étendait pas aux kokoroko. Cette mesure était motivée par un achat de sel pour l’almamy, afin d’en faire baisser le prix.
22 juillet. — C’est aujourd’hui grand jour de marché. Kali est venu de Faraba pour me voir, dit-il ; en réalité, c’était pour faire mutiler trois hommes ayant volé des cauries. Il ne faudrait pas conclure de cela que ces chefs rendent la justice d’une façon irréprochable ; ils sont cléments pour leurs créatures et très sévères quand il s’agit de pauvres hères sans défenseurs. Quand ils croient léser les intérêts d’un des leurs, ils ne se prononcent pas.
Pendant mon séjour ici, un noumou de Ténetou, mais habitant Ouolosébougou, est venu me proposer de lui acheter un bœuf porteur ; il était accompagné du dougoukounasigui ; il en demandait onze pièces de calicot blanc. Je lui fais remarquer que ce prix me paraît élevé, et lui en propose huit. Comme ce bœuf était très beau et pour en finir, je consens à lui en donner dix pièces ; il examine mon calicot, le trouve beau et les pièces lourdes et me dit que le marché est presque conclu, qu’il va consulter son frère.
Le lendemain, je le vois sur le marché et lui demande ce qu’il a décidé. Il me répond que son frère n’a pas consenti. « Eh bien, lui dis-je, tu auras les onze pièces demandées, elles sont toutes prêtes dans ma case. » A ces mots, il se récrie et dit : « Pas du tout, aujourd’hui j’en veux seize pièces de 100 coudées (pièces anglaises de 50 yards) », ce qui portait le prix à quarante-huit de mes pièces.
Indigné de cette façon de procéder, je fais mander le dougoukounasigui, qui lui reproche sa façon d’agir, lui dit qu’il a vu le calicot et qu’il n’y a pas de méprise, que du reste c’était un prix fort honnête que je lui offrais. L’affaire fut portée devant Kali, et malgré mes instances réitérées auprès de ce chef, le marché ne fut pas conclu.
★
★ ★
J’avais essayé d’intercéder en faveur de ces voleurs ; mais avec des barbares de ce genre il n’y a rien à obtenir. Un peu avant l’exécution, deux[36] sofa ont fait taire et accroupir tout le monde à coups de trique ; puis le chef du village, faisant fonctions de bourreau, fit placer à chaque voleur sa main gauche sur un billot et d’un coup de sabre il abattait la main, qui était ensuite portée à Kali. L’exécution terminée, personne ne parla plus de rien. Les trois mains furent amarrées à un poteau et exposées pendant plusieurs jours.
Les trois mutilés sont partis sans qu’on s’inquiétât d’eux ; l’un est mort un jour après et les deux autres ont survécu à ce terrible supplice. Il n’est pas rare dans ces pays de voir guérir des blessures de ce genre.
L’absence d’hémorragie est fréquente chez les noirs, et quand elle se produit elle s’arrête avec une facilité surprenante, qui paraît devoir être attribuée à une augmentation de la coagulabilité du sang.
J’ai eu l’occasion d’entretenir de ces cas plusieurs médecins qui se sont occupés d’hématologie : quelques-uns d’entre eux ont conclu, pour expliquer la coagulabilité exceptionnelle du sang des nègres, à un excès relatif du nombre des hématoblastes, mais la question ne semble pas résolue du tout.
M. Hayem, professeur à l’École de médecine de Paris, qui fait autorité en hématologie, pense que la solution de cette question est complexe. « Pour lui, il ne s’agirait pas d’une modification morphologique du sang des nègres ; il croit plutôt à des variations dans les qualités chimiques de ce liquide, dépendantes de la race, du genre de vie, de l’alimentation.
« Le sang du cheval, dit le savant professeur, celui de l’âne, se coagulent lentement, bien que ces animaux aient autant d’hématoblastes que les chiens, les lapins, les singes, etc., dont le sang se coagule très rapidement. L’élévation de la température, ajoute-t-il, hâte aussi considérablement la coagulation du sang ; il est d’ailleurs naturel que des vaisseaux ouverts sous un ciel de feu se bouchent plus facilement que lorsqu’ils sont divisés dans un milieu tempéré. »
J’ai cru devoir attirer l’attention des biologistes sur cette propriété que possède le sang des nègres soudanais ; mon observation provoquera peut-être de nouvelles recherches scientifiques qui seront très utiles, car rien n’est insignifiant quand il s’agit d’hématologie.
Quand l’hémorragie se produit, les noirs font aussi quelquefois des ligatures et mastiquent la plaie avec de la terre pour arrêter le sang. Si la plaie devient mauvaise, on emploie le diala.
Le diala, plus connu au Sénégal sous le nom de caïlcédra, est un arbre qui existe dans tout le Soudan : il atteint généralement de très grandes dimensions ; son bois, sorte d’acajou, est très dur et assez lourd ; il est[39] connu de tous les ouvriers en bois du Sénégal, et sert aux Laobé[12] et aux noumou (forgerons) à faire des pirogues, des tabourets, des massues à battre le linge, les pilons à couscous, etc.
Le docteur Borius et M. Bérenger-Féraud ont signalé, il y a longtemps, l’efficacité d’une décoction d’écorce de diala pour combattre les fièvres non rebelles, mais je ne crois pas qu’aucun de ces messieurs ait parlé de son emploi pour la guérison des plaies mauvaises.
Voici comment on l’emploie :
On fait cuire un morceau d’écorce du poids de 1 kilogramme environ dans 2 litres d’eau et on laisse réduire à 1 litre. Cette préparation sert à laver et nettoyer la plaie.
Un autre morceau d’écorce fraîchement coupé est pilé dans un mortier à mil jusqu’à ce qu’on obtienne une sorte de pâte. Cette pâte est séchée au soleil, les gros résidus sont enlevés et la poudre qui reste est employée à saupoudrer la plaie après chaque lavage ; la croûte qui ne tarde pas à se former est enlevée tous les jours jusqu’à ce que toute trace de suppuration ait disparu et que la plaie ait l’aspect sanguinolent.
On cesse ensuite les lavages et l’on se contente de saupoudrer les parties non recouvertes de croûte.
J’ai eu un mulet dont le palefrenier avait par mégarde changé le bât ; ce nouveau bât, trop petit, avait engendré sur le côté une grosseur qui, malgré les compresses d’eau froide, ne s’est pas réduite ; au bout de huit jours, cette grosseur était une plaie de la largeur d’une main et présentait un trou de la grosseur du poing avec un fort décollement tout autour ; elle suppurait d’une façon inquiétante et je croyais mon mulet indisponible pour plusieurs mois. Un de mes indigènes lui appliqua le traitement ci-dessus ; le seizième jour la plaie commençait à se cicatriser, et le vingt-cinquième jour mon mulet était en état.
★
★ ★
Je profitai de la présence de Kali pour lui parler de mon courrier. Il me répondit : « J’ai appris qu’il n’était pas loin : attends encore quelques jours, il sera là bientôt. » Je lui fis observer qu’un courrier, de l’avis de tout le monde, ne devait se laisser dépasser par personne, que donc on n’avait pu le prévenir de cela. Kali, voyant que ce grossier mensonge ne[40] prenait pas, me dit qu’il y avait beaucoup d’eau dans le Bagoé et que le cheval du courrier avait été mangé par un caïman.
Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de ces gens-là, je me dis que le plus sage parti à prendre était d’attendre encore quelques jours.
Cependant hier soir, vers dix heures, un de mes hommes, qui rôdait silencieusement, a entendu distinctement dire, en passant près d’une case : « Le courrier de l’almamy pour le blanc a été vu à Dialacoroba, il y a deux jours, par Mori Mouça. »
Je ne m’inquiétais pas outre mesure de ces racontars et continuais à m’occuper de mes itinéraires, lorsque, le 27, Mouça, mon cuisinier, en tournée à Ténetoubougoula, vint à s’accroupir derrière un cercle d’indigènes entourant Sory, le dougoukounasigui et un sofa venant de la colonne avec quatorze captifs pour acheter deux chevaux.
Ce sofa disait : « On se bat tous les jours là-bas, et beaucoup d’hommes meurent de faim, mais c’est fini maintenant, et nous gagnerons Tiéba avant la fin des pluies. Nous avons aussi appris qu’il y avait un blanc ici ; l’almamy n’est pas content du tout de le voir dans le pays, il en a encore parlé le jour où je suis parti.... » A ce moment, Sory apercevait mon cuisinier et lui demandait de mes nouvelles pour empêcher l’autre de continuer et donner un autre cours à la conversation.
Dès ce jour, l’attitude de Founé Mamourou et de Sory changea complètement : d’indifférente elle devint presque hostile ; l’autorisation de chasser me fut retirée, et il ne me fut plus possible de trouver un œuf ni un bol de lait : puisque leur maître n’était pas content de me voir ici, il fallait me le faire comprendre.
Quand je les interrogeais, c’étaient de grossiers mensonges que l’on me débitait ; la nuit, on me faisait surveiller, de crainte que je ne partisse furtivement. Toutes ces raisons me faisaient songer à mon départ, et, par moments, je me voyais dans la situation de Mage et des officiers de la mission Gallieni dans le Ségou.
D’autre part, le climat de Ouolosébougou est fort malsain ; les deux marigots, qui sont de véritables marais en cette saison, et la malpropreté de ce village commençaient à éprouver mon personnel et mes animaux ; ma santé aussi s’altérait de jour en jour. Six de mes hommes étaient atteints de la filaire de Médine et les autres avaient fréquemment la fièvre. Depuis notre départ de Bammako, nous avions mangé trois fois de la viande et aucun de mes animaux n’avait eu du mil. Je perdis mon cheval et deux de mes ânes.
Mes noirs s’inquiétaient de notre triste situation, et Dieu sait pourtant si ces gens-là sont patients ! Ils chargèrent Diawé de me parler. Ce pauvre[41] garçon entra un matin dans ma case et me tint le langage suivant, je cite ses propres paroles et son français défectueux :
« Ma lieutenant, nous tous qui parlé boubakh (beaucoup) cette nuit, les hommes du paille (pays) il n’y a plus bon, il faut que nous qui sort, si toi qui a besoin que nous il y a mort, nous y a mort rek[13]. »
Je remerciai ce brave garçon pour les paroles de dévouement qu’il m’apportait de la part de tous, et le consolai. Heureusement, nous n’en étions pas là ; si d’ici quelques jours il n’y a pas de changement, j’aviserai.
Depuis une huitaine de jours nous avions un nouveau voisin ; c’était un noumou du Ouassoulou, un kokoroko, et il exerçait aussi le métier de kéniélala (de prédire l’avenir). Cet homme vint me voir plusieurs fois dans la même journée. Intrigué de ses fréquentes visites, je pensai qu’il avait probablement à me parler. Pour ne pas l’interroger brusquement, je me décidai à aller lui demander de me dire la bonne aventure. J’entrai donc dans sa case, dont il referma soigneusement la porte. Après quelques mots[42] échangés, il me pria d’aller chercher mon fusil et d’apporter huit kolas rouges et huit kolas blancs. Dans sa case il avait un petit tas de sable bien fin : d’un seul coup, avec un petit balai, il l’étendit devant lui en forme d’éventail.
Après m’avoir fait promettre que je ne dirais à personne ce que le kénié (sable) m’apprendrait, il plaça mon fusil le long du diamètre de la figure et traça rapidement dans le sable, avec le doigt, des signes cabalistiques ; puis il me fit tenir un demi-kola rouge et un demi-kola blanc au-dessus du sable. Pendant une minute environ il marmotta quelques paroles ; à partir de ce moment mon rôle était à peu près terminé, je n’avais plus qu’à manger, séance tenante, les deux moitiés de kolas et à étendre une de mes mains au-dessus du kénié pendant les trois opérations suivantes :
2e opération : un kola rouge entier est placé au centre ;
3e opération : les sept kolas blancs sont rangés en demi-cercle et relevés dans l’ordre inverse ;
4e opération : même opération que les précédentes, mais avec les kolas rouges.
Cela terminé, on peut demander au devin tout ce que l’on veut. Les kolas sont pour lui, c’est son petit bénéfice ; s’il a besoin de sel ou de cauries, ce sont ces derniers articles qu’il faut apporter pour la réussite de votre affaire.
Voici ce que me raconta le kéniélala :
« L’almamy a reçu la lettre le huitième jour ; il est ennuyé que tu sois là, mais il ne veut pas déplaire aux blancs : alors il a répondu qu’on te fasse attendre ; plus tard, peut-être, il te laissera passer. »
Consulté sur mon intention de rallier Bammako, il me dit : « Le sable a parlé et a dit : « Quand le blanc sera parti, l’autre courrier arrivera, mais il faut que tu partes. »
Somme toute, il ne m’apprenait pas grand’chose, mais confirmait mes soupçons. Comme ces gens-là par leur métier sont toujours bien renseignés et qu’ils questionnent adroitement tous les naïfs qui viennent les consulter, je considérai ses renseignements et avis comme bons ; son attitude, du reste, m’avait suffisamment prouvé qu’il voulait me renseigner ; par la suite j’ai su que ce qu’il m’avait dit était l’exacte vérité.
L’art de prédire l’avenir par l’écriture dans le sable est très ancien. De qui le tiennent les Mandé : des Égyptiens ou des Arabes ? Les Arabes appellent cet art encore aujourd’hui خّط الرمّل, « écriture dans le sable ». Longtemps j’ai cru, comme le docteur Tautain[14], que les débris de poteries,[43] calebasses, vieux chiffons, grappes de sorgho, etc., que l’on trouve fréquemment le long des chemins, placés dans les fourches des arbres, ou suspendus aux branches près des villages, étaient destinés à protéger les cultures contre les esprits et faisaient partie des pratiques du culte des Bambara. Il ne faut voir en cela rien de commun avec la religion : ce sont les kéniélala qui ordonnent ces pratiques aux personnes qui viennent les consulter ; jamais une consultation ne se termine sans que le kéniélala dise : « Pour que ton affaire réussisse bien, il faut prendre tel objet et le pendre ce soir à tel ou tel arbre. »
D’autres fois, ils ordonnent de manger une poule ou un coq de telle ou telle couleur, de mettre soigneusement les os dans un chiffon blanc et d’enterrer cela près de leur case ; pour ne pas profaner les restes on élève généralement un petit tertre conique de 30 à 40 centimètres de hauteur, le sommet du cône est coupé et surmonté ordinairement d’un morceau de pierre plate ayant servi à moudre du grain.
Cette profession n’est pas spéciale aux noumou ; il y en a d’autres qui l’exercent, il y a même beaucoup de femmes qui font ce métier ; souvent ces gens-là sont consultés en dernier ressort sur la culpabilité des voleurs et des gens prévenus d’adultère, etc., ce qui les fait craindre dans beaucoup de villages.
★
★ ★
Le mois d’août était commencé et le courrier de l’almamy n’arrivait pas, tous les jours il venait des hommes de la colonne et l’almamy ne donnait pas signe de vie : je pris donc le parti de faire prévenir Kali que j’avais une communication à lui faire et le priai de venir à Ouolosébougou ou de m’accorder la permission d’aller le voir à Faraba.
Kali arriva au bout de cinq jours quoique Faraba ne soit qu’à une étape de Ouolosébougou. Après les salutations d’usage, je fais part à Kali de mon désir de rallier Bammako et d’y attendre la réponse de l’almamy ; il me dit que ce n’est pas possible, que jamais il ne m’autorisera à partir. J’insiste en lui disant que je suis souffrant et qu’il est urgent que je parte le plus tôt possible. Rien n’y fait. Voyant que mes prières n’ont aucun succès, je lui dis : « Je te préviens que je partirai demain matin ; si tu n’es pas content, tu me feras tirer des coups de fusil ». Il me quitte en me disant : Benta, « C’est bon ».
Une heure après il revient et proteste de son amitié pour moi : « Jamais,[44] dit-il, tu n’aurais fait cela, et pour bien te prouver que je suis ton ami, je t’accompagnerai à cheval jusqu’à Makhana ; et quand le courrier de l’almamy arrivera, j’irai moi-même le porter la lettre à Bammako. »
J’étais donc libre de m’en retourner et je m’en réjouissais déjà, lorsqu’il se ravise, revient, insiste pour me faire laisser mes bagages et mes animaux. Finalement, il me propose d’aller ensemble jusqu’à la rivière Baoulé : nous rencontrerons forcément le courrier. Je refuse naturellement, sachant bien qu’une fois au Baoulé on trouverait d’autres raisons pour entraver ma route.
Voyant que je ne reviendrais pas sur ma décision, il me donne rendez-vous pour le lendemain matin au départ.
10 août. — Le lendemain de bonne heure, je me mets en route, après avoir, par-ci par-là, distribué quelques cadeaux. J’allai avec mon domestique à Ténetoubougoula pour prendre Kali en passant, puisqu’il devait m’accompagner. Les chevaux de Kali, du chérif et de leurs griot étaient sellés ; le chérif s’entretenait à voix basse avec Kali et sa suite ; au bout d’un quart d’heure d’attente je fis demander à Kali ce qu’il attendait : il me répondit qu’il regrettait beaucoup de ne pouvoir m’accompagner, mais que « les chevaux n’étaient pas contents d’être montés ce matin ».
Je me mis donc en devoir de rallier mon convoi, et peu de temps après j’apprenais par un dioula que Kali, accompagné de quelques hommes armés, me suivait à environ deux kilomètres.
Quel était le mobile qui dictait à ce chef cette conduite étrange ? Avait-il peur de moi ou craignait-il que je ne prisse un des chemins qui mènent dans le Ségou ? Je l’ignore.
Un de ses griots m’accompagna jusque sur les bords du Niger, où j’arrivai le 13 à neuf heures du matin. A midi et demi je me retrouvais au milieu de mes camarades du poste.
Mon retour ne leur causa aucune surprise. Le docteur Tautain, qui commandait le cercle, avait appris par des marchands ma fâcheuse situation à Ouolosébougou et devait le lendemain me faire prévenir par un courrier de faire tout mon possible pour revenir.
Les soins dont j’étais entouré, la bonne nourriture, me remirent promptement, et trois jours après je prenais des dispositions pour demander à Madané, fils d’Ahmadou, l’autorisation de traverser le Ségou. La situation de ce côté était peu brillante : le Bélédougou était en lutte ouverte avec les Toucouleur de Ségou ; il paraissait difficile au commandant du cercle de faire parvenir une lettre en ce moment, lorsqu’une dépêche de Kayes nous informa du prochain passage de deux hommes du Ségou, envoyés d’Ahmadou.[45] Il fut décidé que nous attendrions leur arrivée pour faire partir ma demande.
Sur ces entrefaites il vint un sofa de l’almamy porteur d’une lettre en arabe, dont je donne la traduction ci-dessous :
« Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ! Louanges à Dieu ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur Mohammed !
« J’ai appris qu’un chrétien venant de Bammako demande à me voir. Certes, c’est mon intention d’être son ami.
« Qu’il vienne au camp de Sikasso pour que j’entende sa parole ; les routes lui sont ouvertes et on lui aidera pour venir me voir.
« J’ai le cœur plein de joie à cause de la grande amitié qui existe entre nous et les Français et je me réjouis de notre alliance.
« Sur ce, je vous salue. »
Je mis mon temps à profit à Bammako, en construisant avec le concours des tirailleurs, mis aimablement à ma disposition par le capitaine Josset, une carte à grande échelle des pays de la rive droite du Niger.
Beaucoup de renseignements, que j’ai eu l’occasion de contrôler depuis, m’ont prouvé qu’un travail préliminaire de ce genre, si imparfait qu’il soit, rend de grands services.
Le jeune sofa qui venait apporter la lettre fut interrogé avec soin ; il[46] débita une série de contradictions, disait ne pas savoir depuis combien de temps il était parti de chez l’almamy, etc.
La lettre de l’almamy, comme on le voit, m’autorisait à traverser ses États ; je fis donc mes préparatifs pour repasser le Niger, bien décidé à revenir si les difficultés recommençaient.
Le 3 septembre je traversais le Niger, et le 8 j’arrivais à Ouolosébougou ; l’accueil de la population avait été plus franchement amical que lors de mon premier passage : dans tous les villages on me fit un cadeau en nourriture toute préparée ou en denrées, un des villages me donna même un bœuf.
A mon arrivée à Ouolosébougou, je n’y trouvai pas Kali, quoique dès Sanou je l’eusse envoyé prévenir de mon passage par un courrier se dirigeant vers Faraba en prenant à Cisina le chemin du bord du fleuve, plus direct que celui qui passe par Ouolosébougou.
Le lendemain je m’arrêtai à Séguésona. Une grosse rivière très gonflée par les pluies et au courant très rapide, affluent du Banifing, me força de rester inactif toute la journée. Comme ce cours d’eau ne commença à se dégonfler que vers quatre heures, le passage dura fort longtemps et ne fut terminé qu’à neuf heures et demie du soir.
Trois ânes avaient été entraînés par le courant : quatre bons nageurs réussirent à les faire aborder à environ 1 kilomètre en aval et à les ramener au campement. Cette rivière a de 1 m. 50 à 3 mètres de profondeur en cette saison, des berges très escarpées et glissantes ; sa largeur est de 12 à 15 mètres.
Kali vint donc dans la journée ; il m’apportait 2 bœufs, 2 moutons et une vingtaine de kilos de riz ; je lui fis cadeau d’un fusil à deux coups, d’une paire de pistolets et de quelques menus objets, bonnets en velours, couteaux, etc. C’était un vendredi et nous rencontrions des femmes se rendant au marché de Ouolosébougou ; quelques-unes, qui venaient de Sounsouncoro, connaissaient par son nom le jeune sofa qui m’accompagnait ; elles l’interpellaient en lui disant : « Kélébakha, ini-tié. » Comme je savais mon gaillard originaire du Torong, cela m’intriguait. Je fis signe à Diawé, qui questionna une femme. Elle lui apprit que Kélébakha était resté une demi-lune à Sounsouncoro et qu’il n’y avait pas longtemps qu’il était parti pour Bammako y chercher un blanc.
Quelques jours après, le jeune Kélébakha fit des ouvertures à Diawé, lui raconta qu’il ne tarderait pas à déserter : le moment était venu de l’interroger. Il m’avoua être parti du camp de l’almamy porteur de deux lettres. Arrivé à Sounsouncoro, il fut arrêté et les deux lettres portées à Faraba.
[47]Quelques jours après mon départ pour Bammako, on lui en donna une avec l’ordre de me rejoindre et de me la remettre ; on lui recommanda surtout de me cacher qu’il ne venait pas directement de la colonne.
Le kéniélala de Ouolosébougou était bien renseigné, comme on le voit.
Samory avait là une belle occasion de nous prouver sa reconnaissance pour la situation que nous lui avions créée vis-à-vis des autres souverains et chefs de la rive droite du Niger, en appelant son fils Karamokho en France et en lui faisant l’honneur de traiter avec lui.
Il nous remercie par la plus noire ingratitude.
Dieu seul sait comment je sortirai de son maudit pays, car mes tribulations commencent seulement sans doute.
A Séguésona, au lieu de prendre le chemin le plus suivi, passant par Ourou, et dont je possédais un très bon itinéraire, je suivis un autre chemin moins frayé en cette saison et plus à l’est, afin de me rapprocher du Kéléya et du Banan, sur lesquels je n’avais que de médiocres renseignements.
Le lendemain je quittais le chemin de Kéléya à Missaguébougou (pays des bœufs blancs), misérable petit village ne contenant qu’une trentaine d’habitants, et je faisais étape le soir à Dialanicoro, le passage de la Koba,[48] autre affluent du Banifing, ayant considérablement ralenti ma marche.
Cette rivière est très profonde, aux berges escarpées, et d’une largeur variant de 10 à 15 mètres. Il n’existe qu’un pont en branchages dont la partie nord s’était affaissée entraînée par les eaux ; il fallut faire des prodiges d’équilibre pour le franchir ; l’opération était presque terminée lorsque le reste du pont se rompit, entraînant six de nos hommes qui faisaient passer les deux dernières charges.
Le reste de mes noirs se jeta immédiatement dans la rivière pour porter secours aux malheureux que le courant emportait ; hommes et bagages furent sauvés, il n’y eut de perdu que mes allumettes, qui avaient pris l’eau quoique soigneusement enfermées dans des boîtes en zinc fermant presque hermétiquement.
Comme Missaguébougou, Dialanicoro est sans ressource et aux trois quarts ruiné. Des femmes bambara étaient occupées à y préparer du beurre de cé, destiné à l’almamy.
★
★ ★
Le cé ou karité (Bassia Parkii) a été décrit par tous les voyageurs, mais la manière d’en extraire le beurre n’a jamais été expliquée que d’une façon incomplète ; comme j’ai eu l’occasion de le voir préparer aujourd’hui, je vais donner quelques détails.
L’écorce verte étant enlevée et la châtaigne bien séchée, soit à la fumée, soit simplement cuite à l’eau, est décortiquée, lavée dans plusieurs eaux et exposée au soleil.
L’amande est ensuite pilée et réduite en granules de la grosseur d’un pois cassé, qui sont mis de suite sur le feu, dans des pots en terre. On remue jusqu’à ce que ces granules soient fondus et présentent la consistance d’une pâte ; cette préparation d’un beau brun dégage une très bonne odeur rappelant le chocolat. Cette pâte est ensuite broyée entre deux pierres afin d’écraser les grumeaux qui pourraient rester ; puis elle est bouillie dans de l’eau. On écume la graisse qui nage à la surface et on la triture avec les mains une fois refroidie, puis elle est recuite sans eau pour l’épurer ; quand elle est bien liquide, on la verse dans des calebasses de grosseurs variables suivant le poids du pain que l’on veut obtenir, en ayant soin de laisser au fond du chaudron les corps étrangers.
La graisse refroidie est d’un blanc un peu verdâtre, de la consistance[51] de la cire, on l’emballe dans de grandes feuilles d’arbre et le pain est ficelé à l’aide de fibres d’écorces d’arbre.
Son goût est nauséabond quand on s’en sert pour la cuisine sans l’épurer. Pour s’en servir utilement, il suffit de jeter un peu d’eau dans la graisse bouillante pour faire disparaître tout mauvais goût.
Cette graisse est souveraine pour les douleurs rhumatismales et les courbatures, on s’en frictionne les parties malades après l’avoir fait légèrement chauffer. Après de grosses fatigues les noirs ne manquent jamais de l’employer et je me suis toujours bien trouvé de les imiter à ce sujet.
★
★ ★
11 septembre. — Une heure après avoir quitté Dialanicoro, je rencontrai six cavaliers qui venaient au-devant de moi pour me prier de passer la journée à Dialacoroba. Je les remerciai en leur disant que j’avais un long voyage à faire et qu’il m’était impossible de m’arrêter dans tous les villages. J’y passai cependant une heure pour leur faire plaisir.
Dialacoroba est un gros village, au centre duquel se trouve un diassa (palanquement) où réside le chef de cette région, Mahmady Lansiné. On m’apporte de la part de ce chef, qui est en guerre, un bœuf, un mouton, des poules, des œufs et du riz. Ce village contient, en temps normal, environ 500 à 600 habitants ; son chef vit dans l’aisance, mais les Bambara Baniokhola qui constituent sa population se trouvent dans les conditions les plus misérables, comme partout ailleurs.
Après avoir fait les cadeaux d’usage, je quittai ces braves gens pour faire étape au Banifing. Cette rivière est moins profonde que ses deux affluents que je venais de traverser les jours précédents ; elle vient de l’ouest, traverse le Kéléya et prend sa direction sud-nord en arrivant dans le Banan. Elle est aussi connue sous le nom de Banan-ba (fleuve du Banan). Presque tous ses affluents ont leur confluent près de Gouénetou ; c’est cette rivière qui passe près de Bobalé et non le Baoulé (Mayel Balevel) comme l’indiquent certaines cartes. Son confluent avec le Baoulé est au-dessus de Bobalé, à hauteur de Toucoro, près d’un village appelé Ouacoro.
Les chefs de Ourou et de Tiérou envoient leurs griots me saluer.
La région que je viens de traverser est d’un aspect très monotone : pas la moindre petite ride, partout une grande plaine couverte de hautes herbes et parsemée de petits arbres rabougris ; à partir de Dialacoroba, je n’ai plus vu de cé, ni aucun arbre utile. Un peu à l’est de ce dernier village se trouve[52] un mamelon surmonté de deux petits sommets coniques absolument dénudés et dépourvus de végétation.
A Tiérou, où j’arrive de bonne heure, on a nettoyé à mon intention un groupe de douze cases situé à l’est du village. Ces cases, qui sont remarquables par le soin qu’on a mis à les construire, étaient destinées à recevoir l’almamy lors de son passage ici, mais il ne s’y est pas arrêté. Celle que j’occupe est ronde comme toutes les autres, et du diamètre de 7 m. 50 ; son toit en chaume est soutenu par cent vingt chevrons en palmes ban. Dans la cour, les herbes étaient enlevées et l’on avait répandu des cailloux ferrugineux mélangés de quartz ; quelques-uns de ces cailloux renferment des paillettes de mica ; j’en ai pris un échantillon ; ces cailloux ont été trouvés dans le lit du marigot qui passe près des ruines de Téniéko.
Les porteurs qui, du Djitoumo et du Tiaka, se rendent à la colonne, passent à Tiérou, et, de là, vont directement à Bougouni pour y traverser le Baoulé ; ils évitent ainsi le détour qu’occasionne le passage à Ténetou.
A partir de Tiérou jusqu’à Ténetou, le terrain se relève légèrement, à la plaine succèdent de petites rides ferrugineuses, la végétation est un peu plus dense. Les deux rivières Mono que l’on traverse sont garnies de quelques beaux arbres. Le petit Mono n’a que 1 mètre d’eau et 6 mètres de largeur ; l’autre, au delà du petit village de Sibirila (30 habitants), est une belle rivière de 12 mètres de largeur ; on la passe sur un pont assez solide que l’on traverse également quand on a suivi la route ouest. A partir de Sibirila, ces deux routes se rejoignent.
Près du Mono, on aperçoit dans le sud-est un grand mamelon, le Kouroulamini, qui a donné son nom aux environs. Deux heures après on arrive à Ténetou.
14 septembre. — De loin, on prend Ténetou pour une grande ville ; les cases, presque toutes carrées, sont rapprochées les unes des autres ; au centre on aperçoit quelques gros banans (bombax). C’est sa disposition en amphithéâtre qui trompe de loin : au fur et à mesure que l’on approche on est désillusionné.
En arrivant, je me fais indiquer la demeure d’El-Hadj Mahmadou Lamine, qui habite un groupe de cases à l’ouest du village. Bientôt un captif vient m’annoncer que je puis entrer : c’est que le pèlerin a voulu faire un peu de toilette.
C’est un grand bel homme, à la figure ouverte ; il est vêtu à l’orientale : haïk, gandoura, turban et chechia. Assis sur un tapis de Stamboul dans une case très sale, il me reçoit fort bien, et me fait asseoir sur un autre tapis placé en face de lui. Un oreiller maure, en cuir orné, à côté d’un[53] grand flambeau en cuivre rouge dépourvu de bougies et d’un saladier en vieille faïence orné de fleurs, une bouillotte en fer battu, deux Corans et un chapelet complètent la mise en scène. Son accueil est des plus cordiaux. Ce musulman est fort poli : de la fréquentation des gens civilisés en Égypte lors de ses trois pèlerinages à la Mecque il a gardé un certain vernis d’éducation. Ce premier entretien fut naturellement de courte durée. El-Hadj me fit conduire chez le dougoukounasigui, qui m’installa près de la demeure d’El-Hadj, dans un diassa construit à l’intention de l’almamy.
Ténetou est un grand village, d’une malpropreté excessive ; ses rues étroites sont des bourbiers dans lesquels pourrissent des détritus ; la plupart des cases sont inhabitées ; j’estime cependant sa population à 800 habitants, y compris une centaine de marchands de passage et environ autant de captifs. Il y règne beaucoup d’animation, grâce à sa situation exceptionnelle au centre d’une région d’où l’on peut facilement se diriger sur n’importe quel point de la boucle du Niger, et au croisement de tous les chemins fréquentés par les caravanes.
Le marché de Ténetou se tient tous les jours : il est à quelques centaines de mètres au sud du village, à droite du chemin de Niamansala.
Il se compose de trois rangées d’échoppes en paillotes ; quelquefois ce ne sont que des séko (natte) placés sur quatre branches fichées en terre qui[54] constituent les abris contre le soleil, car il n’y a pas de gros arbres. Quand il pleut, acheteurs et vendeurs se retirent dans le village.
Sur le marché quotidien on trouve les mêmes articles et les mêmes objets que sur le grand marché de Ouolosébougou, moins le bétail ; cependant une fois j’y ai vu amener neuf bœufs qui provenaient du Fouta-Djallo. Le lendemain les gens qui les avaient amenés repartaient pour Kangaré, n’ayant pas trouvé à les échanger contre des captifs ; il y a aussi moins de denrées ici qu’à Ouolosébougou.
Dans la plupart des abris pourvus d’un toit, il y a des marchands qui vendent de l’étoffe. Leur bagage n’est pas lourd, le tout ne constitue pas la valeur d’une pièce ; ce sont des coupes de calicot blanc anglais, de la guinée, et une sorte de drap rouge très grossier, fait en déchet de laine ; ce dernier article est acheté par les sofa pour en faire des bonnets ; pour quelques centaines de cauries en plus, le marchand fabrique le bonnet et le brode grossièrement sur le devant avec du fil bleu provenant de guinée effilochée. Les vendeurs sont très nombreux, surtout les femmes qui vendent le bois, car le combustible est toujours rare autour des villages un peu fréquentés. Certains lots à vendre n’atteignent pas la valeur de 1 franc. J’y ai vu un morceau de sucre de la grosseur d’une noix duquel on demandait en cauries environ 50 centimes ; il était noir à force d’avoir été touché ; jamais il n’a été vendu pendant mon séjour, et tous les jours je le voyais figurer au même endroit, entre quatre pierres à fusil et huit aiguilles à coudre.
Je n’ai pas vu le grand marché, mais un des fils d’El-Hadj qui m’accompagnait toujours m’a dit qu’il ne différait du marché quotidien que par la plus grande quantité d’acheteurs et un nombre bien plus considérable de femmes qui venaient des environs pour vendre une calebasse de riz ou de mil. Le jour du grand marché, on débite généralement un animal, dont la viande est vendue par petits lots ou en brochettes, on y amène aussi quelques captifs.
Comme à Ouolosébougou, le sel, les kolas et les captifs se vendent dans les cases. Le surveillant du marché, qui est un vieil albinos, sert généralement de courtier pour ces opérations.
La veille de mon départ, une femme qui allait à la colonne et qui venait de Lenguésoro (Ouassoulou) y a porté cinq oranges vertes que j’ai achetées à raison de 25 centimes pièce.
Ici la pièce de 5 francs vaut 2 ba et 5 kémé de cauries (2000) ; la barre de sel coûte ici 42 fr. 50, et la pièce de guinée 24 francs. L’augmentation est peu sensible en comparant ces prix à ceux de Ouolosébougou.
[55]J’allais souvent voir El-Hadj Mahmadou Lamine ; son accueil toujours bienveillant m’y encourageait du reste. Je lui fis quelques cadeaux consistant surtout en papier, carnets, crayons, odeurs, savonnettes, rasoirs, ciseaux, bougies, etc., ce qui n’avait pas peu contribué à me concilier son amitié.
La famille du pèlerin est sonninké et originaire de Silla près Djenné ; lui, est né à Sansanding, mais il a habité Bammako dès sa plus tendre enfance c’est donc Bammako sa patrie, me dit-il.
Il a fait trois voyages à la Mecque, et a visité Constantinople. Son premier voyage s’effectua par le Niger, Tombouctou, Aghadès et la Tripolitaine. Dans le second, il traversa Kong, le Mossi, Say, le Haoussa, le Bornou, le Ouadaï, le Darfour et le Soudan égyptien ; enfin, pour son troisième pèlerinage, il passa par Sakhala du Ouorodougou, le Kouroudougou, le Mangotou, Salaga, le Dagomba, le Yorouba et le Noupé, pour de là se diriger sur l’Adamawa, le Ouadaï et le Darfour, etc.
Pour le retour, les itinéraires varient légèrement, mais il a traversé les mêmes régions, autant que j’ai pu en juger, car ce brave El-Hadj parle avec une volubilité surprenante.
[56]La fréquentation d’El-Hadj ne pouvait être qu’utile pour moi ; malheureusement, s’il a beaucoup su, il a beaucoup oublié, et il n’apprend pas grand’chose à ceux qui, comme moi, se sont un peu occupés de la géographie de ces régions, car il intervertit fréquemment l’ordre dans lequel il cite les régions traversées.
Il me donna cependant un bon itinéraire à grandes lignes sur le Mossi. La route la plus sûre passerait, d’après lui, à Tengréla, Gogo, Niélé, Kabara, Léra, Kong, Bouna et Waghadougou (Ouoghodogho de Barth).
La population de Kong est, selon lui, composée de musulmans et de fétichistes. Le nom de tribu des premiers est Sanokho, les derniers sont tous des Ouattara. On y parle beaucoup d’idiomes, mais tout le monde comprend le mandé. C’est une population de marchands ; ils dominent sur de grandes régions, et n’ont de démêlés qu’avec un de leurs voisins, les Tagouara, etc.
Les divers peuples que l’on rencontre de Tengréla au Mossi sont les Sénoufo ou Siène-ré, Samokho, Bobo, Gourounga, Mossi, parlant tous, paraît-il, une langue différente.
Un autre itinéraire mène aussi à Kong, mais il est beaucoup plus long ; il passe à Sakhala (Ouorodougou), Kanyenni, Bânou, Dabakala (Tagono), Mangotou, Djimini et Kong[15].
★
★ ★
Pendant mon séjour à Ouolosébougou, j’appris l’existence d’une très grande ruine, qui, paraît-il, est excessivement vieille ; elle se trouve entre Figuéra et Faraba et à proximité d’un village qui s’appelle Manicoura (Mani nouveau). Je me demandais si ce ne serait pas les vestiges de l’antique Mali ou Mani. J’en parlai donc à El-Hadj, qui me dit que ces ruines étaient relativement récentes, que ce village n’avait rien de commun avec l’ancienne capitale de Mani, qu’il pouvait me l’affirmer.
« Moi aussi, me dit-il, j’ai entendu parler de la capitale du Mani par les anciens, qui m’ont dit qu’elle se trouvait sur la rive gauche du Niger près de Yamina. J’ai vu l’emplacement, qui est très grand. Pour y aller de Yamina, on passe à Kon, Konina, Kondou ; c’est à égale distance de ce dernier village et de Tougouni qu’elle se trouvait. Tu vois que ce n’est pas loin de Yamina ;[57] les uns disent que cette ville s’appelait Mani, Mali, d’autres Nani, Niani, mais le nom sous lequel on la désignait surtout est Nianimâdougou. »
Je regrette d’avoir appris l’existence de ces ruines si tard, sans quoi, étant à Bammako, j’aurais été les visiter et prendre des informations à Yamina.
El-Hadj est peut-être très versé en jurisprudence musulmane, c’est un sévère interprète du Coran, mais j’ai été peiné de le voir d’une rare ignorance sur l’histoire et la géographie de ces régions. Il ne connaît aucun auteur arabe donnant des renseignements sur le Soudan, ni aucun géographe arabe. Le Tarich es-Soudan d’Ahmet Baba lui est absolument inconnu. Cet ouvrage est cependant assez répandu parmi les populations du cours moyen du Niger. Le docteur Tautain vient encore d’en trouver un exemplaire complet dans son voyage à Gombou et Sokolo (nord du Bélédougou). Quant à Ebn Khaldoun, que l’on trouve imprimé et soigneusement relié en maroquin dans la population musulmane de Saint-Louis, il n’en a jamais entendu parler.
« Du temps où j’étais jeune, me dit-il, il était impossible de se procurer ces ouvrages, il fallait être excessivement riche ou passer des années à les recopier. »
Pour en revenir à Mali, il n’est pas impossible que ce soit réellement son emplacement. Ebn Batouta n’a jamais traversé le Niger, il n’en parle pas, du moins, et en arrivant à Kersekho, qui devait être Ségou-Koro, situé en face de Ségou et dont parle Mungo-Park, il se dirige sur Mali, puis il[58] s’embarque sur la rivière Sansara. Cette rivière est peut-être le Niger lui-même, puisqu’il ne coule pas loin des ruines dont il s’agit. En quittant Mali, Ebn Batouta se rendit à Mima et envoya acheter un chameau à Zaghari, peut-être le Ségala actuel ; il ne traversa pas non plus le fleuve ; je partage donc absolument l’avis de Cooley, qui cherche l’emplacement de Mali sur la rive gauche du fleuve, et je ne suis pas loin de croire que El-Hadj m’a indiqué l’endroit où il faut le chercher.
Quant à la ruine près de Manicoura, il me paraît sage de l’écarter de la discussion, d’abord parce qu’elle est de date trop récente, ensuite parce qu’elle sort du domaine dans lequel vivaient les Maures, car l’antique Mali possédait, comme nous l’apprend Ebn Batouta, un quartier de blancs.
Barth dit que c’est pendant les guerres que se livrèrent Dabo et Sagoné, vers 1750, qu’eut lieu la destruction de la capitale de Mali ; nous pensons qu’elle est bien antérieure et qu’au contraire elle n’a pas été réédifiée après sa destruction par le sultan songhay Mohammed Askia, en 1535 ou 1540. Ce qui nous fait opter pour cette hypothèse, c’est qu’à l’arrivée des Bammana dans le Ségou, Kaladian établit précisément sa capitale aux environs de l’ancien emplacement de Mali, à Konian. Or, si l’ancienne capitale avait encore existé, il n’aurait certes pas manqué de s’y fixer.
Comme il y a environ trois cents ans que Nianimâdougou est détruit, il peut se faire que les ruines aient à peu près disparu ; l’emplacement ne doit se reconnaître qu’à des fragments de poterie et aux pierres des foyers ou ayant servi à isoler du sol les greniers à mil ; peut-être y trouve-t-on encore quelques bombax séculaires seuls témoins de l’ancienne occupation humaine. Peut-être aussi, après une première destruction, cette ville a-t-elle été partiellement réoccupée. Toujours est-il que son emplacement pourrait être retrouvé, puisque El-Hadj de Ténetou l’a vu et que d’autres noirs m’en ont parlé à plusieurs reprises.
Parmi les historiens arabes, Ebn Batouta seul cite le nom de cette capitale, qu’il appelle Mali. Dans l’histoire des Berbères d’Ebn-Khaldoun, tome II, page 116, on lit : « La capitale du royaume de Melli, dit ce même Ebn Ouaçoul, s’appelle Beled-Beni[16],... elle est très étendue, très populeuse et très commerçante. C’est maintenant un lieu de halte pour les caravanes de commerce provenant du Maghreb, de l’Ifrikia et de l’Égypte. De tous côtés on y envoie des marchandises.... »
Avant de quitter Ténetou pour me diriger sur Bénokhobougoula et Tengréla,[59] El Hadj me remit une lettre de recommandation pour les musulmans influents que je pourrais rencontrer sur ma route.
Il m’engagea d’une façon toute spéciale à aller me recommander de lui auprès d’Alpha Mama Sissé à Tengréla et de l’almamy Saouty à Kong, ce que je ne manquerai certes pas de faire si j’ai le bonheur d’atteindre ces villes.
Voici la première de ces lettres, celle adressée à l’almamy Saouty de Kong ; l’autre est semblable comme texte, l’imam n’a fait que changer l’adresse :
« Louanges à Dieu ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur celui qui est le dernier des prophètes !
« Cette lettre émane d’El-Hadj Mahmadou Lamine, fils d’El-Hadj Mohammed Zeïn, dont le frère se nomme El-Hadj Ibrahim Silaouani, Glaive de Dieu et Glaive de l’Élu.
« Nous saluons un million de fois tous les musulmans. Or le chrétien porteur de cette lettre — il se nomme Binger — se dirige vers Kong.
« O Dieu ! ne le retiens aucunement, ne l’arrête aucunement et ne barre pas sa route tant qu’il ne sera pas arrivé à Kong. Donne-lui la sécurité et conserve-le en bonne santé !
« Nous saluons Karamokho Saouty, fils de Djam El-Imamy (l’almamy) Saouty, El-Hadj l’émir.
« Nous saluons aussi la totalité des musulmans et des musulmanes, chacun d’eux et chacune d’elles. J’ai fini de parler. »
18 septembre. — Libre de me rendre où je désirais, je me mis en route le 18 septembre et fis étape à Soukhoura après avoir traversé Faradienné. Soukhoura était, il y a cinq ans, un très gros village où se tenait un marché assez fréquenté ; aujourd’hui c’est une ruine contenant une quarantaine d’habitants.
Le lendemain, après avoir traversé deux grands villages ruinés, j’arrive sur les bords du Baoulé, et commence immédiatement le passage.
Cette rivière, qui vient de Sambatiguila et reçoit de nombreux affluents, dont j’ai noté les principaux sur ma carte, coule dans une plaine en partie inondée et couverte de hautes herbes. Les rives seulement sont garnies de quelques sounsoun, dont une partie du tronc baigne dans l’eau ; son courant est aussi rapide que celui du Niger à Bammako et sa largeur est de 60 mètres ; cette rivière est très profonde, mais à partir du mois de janvier quelques gués sont praticables.
D’après les indigènes, le Baoulé serait formé de deux cours d’eau dont l’un passe près de Sambatiguila et l’autre près de Maninian. Tous les deux[60] sortent des hauteurs courant entre le Kabadougou et le Ouorocoro et se détachant du massif de Gankouna.
La rivière coule entre le Bodougou et le Lenguésoro, passe à l’ouest de Narambougoula (route du Ouassoulou à Tengréla) et à l’est de Niamansala (route du Ouassoulou au Ganadougou).
Entre ce dernier village et Ténetou, elle reçoit deux affluents de gauche, le Molou et le Dji, qui se réunissent près de Koloni, et le Témou, qui servait de limite entre le Kouroulamini et le Bolou.
Au nord de Ténetou, le Baoulé reçoit les deux Mono que nous avons décrits dans notre marche de Ouolosébougou à Ténetou, puis le Banifing et le Saméko, affluents de droite (voir chapitre II), et enfin à gauche le Bafing ou Bananba, formé d’un faisceau de rivières portant le nom de Kocourou, de Kôba et de Bafing, qui arrosent le Djitoumo, le Kéléya et le Banan ; cette rivière n’est pas navigable, elle passe à l’ouest de Bobala (Safé) et se jette dans le Baoulé près de Ouolocoroba.
A partir de ce dernier village, le cours du Baoulé s’incline légèrement vers le nord-est et coule parallèlement au cours du Niger en traversant le Ségou. En saison sèche, le Baoulé est guéable en divers endroits ; le gué de Sentilonkané, entre autres, est très fréquenté. Aux environs de Souroucoro, sur la route de Ségou au Kénédougou, le Baoulé se jette dans le Bagoé, dont il est le principal affluent.
Ba-oulé veut dire en mandé « fleuve rouge », et Mayel-Balével a la même signification en peul.
Le service du passage est assuré par une pirogue de 5 mètres de longueur ; aussi ai-je mis presque toute la journée à effectuer le passage de mes bagages et de mes animaux. Sur la rive droite, où je campe, je trouve des gens revenant de la colonne ; tous sont dans un état de santé déplorable, et, parmi eux, il y a des mourants ; ils se battent sur la rive à qui passerait le premier. La plupart d’entre eux sont d’une faiblesse extrême, ils se sont nourris des mois entiers de tiges de maïs, de feuilles et de crudités. Maintenant ils sont relativement heureux ; s’ils ne sont pas près de leur village, au moins, dans deux ou trois jours, ils auront échappé à une mort certaine, car ils seront sortis de la zone déserte qui sépare le Baoulé de Sikasso.
Les enfants bousculent des adultes sans force et les font trébucher dans la rivière, c’est indescriptible ; d’autres sont assis au bord de l’eau et ne cherchent même plus à passer : ils attendent la mort.
Des places, il n’y en a pas dans l’unique embarcation, et ils n’ont pas la force de gagner l’autre rive à la nage ; leur air résigné m’impressionne et me navre. J’ai hâte de quitter ces lieux.
[61]
[63]La région entre Ténetou et le confluent du Mono et du Baoulé se nomme Banimonotié (entre fleuve et Mono) ; les villages se composent d’une série de groupes de cases espacées de 100 à 200 mètres les unes des autres à la manière des villages serrères du Diankhine, près de Thiès (Cayor). Les cases sont en terre, mais rondes, avec toits en chaume. C’est une colonie du Ouassoulou qui est fixée ici depuis fort longtemps, la plupart d’entre eux sont des Diakhité et des Sankaré.
Foulaboula compte au moins vingt ruines ; c’est dans la plus grande d’entre elles qu’il reste quelques habitants. Bougouni, qui est situé près du passage du Baoulé, n’en compte que quatre. Le marché, ici, n’existe plus depuis l’annexion aux États de Samory.
Dans la journée, un griot m’apprit que le frère de Famako (chef de Dialacoro, près Bammako, rive droite), revenant de la colonne, était porteur d’une lettre de l’almamy pour moi ; mais, me croyant encore à Ténetou, il avait bifurqué à Ouré pour passer le fleuve à Foulaboula.
Trois heures après, cet homme arriva ; il était épuisé ; il y avait six jours qu’il avait quitté la colonne. Je lui fis donner quelque nourriture et des kolas, ce qui parut lui faire plaisir.
Voici la traduction de la lettre de Samory :
« Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux !
« Louanges à Dieu l’unique ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur Mahomet !
« Mille et mille salutations et mille souhaits au chrétien qui vient dans notre pays.
« Ma situation n’est pas comme je la voudrais, les guerriers que j’ai sont nombreux, mais si tu pouvais m’amener 30 tirailleurs noirs avec 5 blancs et quelque chose de plus formidable (du canon probablement), nous prendrions Sikasso en une heure.
« Je compte sur toi et notre alliance ; certes, cela ne va pas trop bien au camp.
« Mille et mille souhaits à tous les chrétiens et à leur chef.
« O Français, qui nous apportes la force, je te salue. J’ai fini de parler. »
Que devais-je faire ? C’était tout simplement une demande suppliante de secours ; je ne me souciais pas de me rendre à la colonne, mais je me décidai quand même à y partir le plus tôt possible.
Je comptais proposer à Samory d’ouvrir des négociations avec Tiéba, contre lequel il était en guerre, et par ce moyen gagner l’amitié de ces deux souverains, dont je devais forcément traverser les États. D’autre part, une[64] marche sur Sikasso me permettait de juger des forces dont disposait Samory et d’en rendre compte au commandant supérieur du Soudan français.
Samory venait de traiter avec nous : il me paraissait difficile de l’abandonner, même moralement. Nous étions, certes, en droit de lui refuser un secours avoué, mais nous ne pouvions lui refuser notre appui moral. Si je réussissais dans mes négociations, le succès de mon voyage était presque assuré, la route vers l’intérieur me serait ouverte. J’informai par lettre le commandant du cercle de Bammako de ce que je venais de décider, et, le soir du 20, je parlais avec deux hommes et Diawé, emportant une tenue de rechange dans une peau de bouc, ce qu’il fallait pour lever et dessiner, une autre peau de bouc de riz, un peu de viande boucanée et du sel ; plus une malle contenant quelques cadeaux et présents.
La nouvelle lune datait déjà de trois jours ; mes hommes ne l’avaient pas encore aperçue, ce qui les inquiétait au point de ne pas vouloir se mettre en route. « Ce n’est pas bon signe, disaient-ils, personne n’a encore miré la lune et le chemin ne sera pas bon pour nous. »
Heureusement que ce soir le croissant leur est apparu ; ils ne se sentaient plus de joie ; tous se sont tournés vers lui, et, comme il est de coutume, se sont frappé le front de la main droite en disant : Allah ! ma toula kendé, kalo koura yé ! Ce qui veut dire : « Dieu m’a laissé bien portant, je vois la nouvelle lune ! »
Départ pour Sikasso, les ruines et les chemins encombrés de cadavres. — Passage du Banifing. — Ruines de Sékana. — Rencontre d’un convoi de ravitaillement. — Le Ménako. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Une lettre de Samory. — Kourala et les Siène-ré ou Sénoufo. — Industrie et mœurs des Siène-ré. — Siège de Natinian. — Arrivée au camp de Samory. — De la façon de voyager des Soudanais. — Portrait de Samory et son entourage. — Musulmans peu scrupuleux. — Familiarité de Samory et de son fils. — Le camp de Samory. — Les palanquements et le blocus. — Garnison des diassa ou palanquements. — Effectifs et personnel non combattant. — Du ravitaillement en vivres, en poudre. — Vente d’esclaves. — Organisation des troupes. — Dénominations et grades. — Des insignes de commandement, des sonneries et des batteries, des pavillons et emblèmes. — Le Mokho missi kou. — Les cris de guerre. — Pourparlers avec Samory. — Sotte vanité de Samory. — Situation des armées belligérantes. — Autographe de Karamokho. — Samory essaye de me garder devant Sikasso. — Sottes réflexions de Karamokho. — Je réussis à quitter le camp. — Route de retour sur Tiola-Saniéna et le passage de la rivière de Tiékorobougou. — Arrivée à Komina. — Sur les bords du Bagoé. — Nous nous emparons par ruse d’une pirogue. — Arrivée sur les bords du Baniégué et entrée à Bénokhobougoula.
Mardi 20 septembre. — Avant de quitter les bords du Baoulé je donnai mes instructions à Mouça Diawara, mon domestique, sur la route qu’il aurait à suivre pour se rendre avec le convoi à Bénokhobougoula, et lui fis adjoindre un sofa comme sauvegarde.
Mon départ eut lieu à quatre heures de l’après-midi. En quittant les bords du Baoulé, on chemine pendant un bon kilomètre dans des terrains inondés, couverts de hautes herbes. Les rives mêmes du fleuve sont peu boisées ; aussi loin que la vue peut s’étendre on découvre à peine un léger rideau de menus arbres.
Jusqu’à la nuit tombante nous avons contourné des terrains inondés. Le terrain ne se relève guère qu’aux abords de Toula, village abandonné. Menacés par une tornade, nous cherchons à nous établir dans le village pour y passer la nuit. Une inspection des ruines nous force à abandonner notre projet. Hélas ! dans chaque case il y a des cadavres, de partout il se dégage une odeur infecte, il y a peut-être une centaine de malheureux qui sont morts de faim dans ce triste lieu. On est absolument écœuré.
Bon gré, mal gré, nous nous remettons en route, nous dirigeant sur le[66] village suivant, qui se nomme Ouré, où nous arrivons à neuf heures du soir. Pendant ce trajet nous avons traversé une jolie petite rivière, bordée d’une belle végétation, dans laquelle il y avait à peu près un mètre d’eau, ainsi que des terrains marécageux dont les eaux rejoignent la rivière précédente.
Ouré était, avant que les troupes de Samory s’en emparent, un très gros village ; ses ruines, que l’on traverse avant d’atteindre le village actuel, sont plus grandes que Bammako.
Il s’y tenait un marché important, dont la place se trouve encore à l’extérieur du village ; elle est abritée par quatre immenses arbres dont je n’ai pu distinguer l’essence, car la nuit était trop sombre.
C’est la première fois depuis mon départ de Ténetou que je vois une aussi belle végétation, les terres de culture paraissent excellentes. Avant d’entrer dans le village nous avons traversé un champ de mil où nous avons failli nous égarer : les tiges avaient 5 mètres de hauteur.
Dans le village, il n’y a qu’une vingtaine d’habitants, dont un dougoukounasigui (délégué de l’almamy) ; on nous offre l’hospitalité dans une case d’entrée, sorte d’antichambre, nommé boulou, qui sert d’écurie, de parc, de corps de garde et de cuisine. C’est à peine si l’on voit clair dans cette case. A la lueur du feu, les noirs qui cohabitent avec moi me paraissent de vrais bandits ; j’ai hâte de quitter ce lieu et ces gens, dont l’aspect est peu rassurant.
Mercredi 21 septembre. — A environ 7 kilomètres dans l’est d’Ouré on atteint le Banifing, grand affluent de droite du Baoulé, qu’il rejoint dans les environs de Tabacoroni.
En arrivant à ses bords, inondés sur une profondeur de quelques centaines de mètres, nous rejoignons un convoi de vivres qui est en train d’effectuer son passage ; il utilise à cet effet deux petites pirogues (de 4 mètres de longueur), qui constituent tous les moyens de passage.
Le lit de la rivière est obstrué par des arbres du genre palétuvier. Sa largeur totale est de 40 mètres environ et sa profondeur atteint en ce moment 4 à 5 mètres. En saison sèche elle est cependant guéable.
Nous avons hâte de quitter cet endroit. Là aussi il y a des squelettes et des cadavres en quantité. Je ne les compte plus. Au début, en quittant Ténetou, les deux premiers jours, j’en ai compté une dizaine, mais il y en avait d’autres à quelque distance du chemin, qui se révélaient par l’odeur.
Par ici, le moindre buisson abrite un cadavre ; sur le chemin même on trouve le squelette blanchi à côté du moribond. C’est affreux. Ceux qui vivent semblent morts debout ; une canne à la main, amaigris par la faim, les yeux n’exprimant ni l’intelligence, ni l’hébètement, n’ayant plus[69] conscience de ce qu’ils font, ils marchent ou se traînent péniblement par les chemins jusqu’à ce qu’ils tombent d’inanition. Quelques-uns mettent leur bonnet à la main pour me saluer, ils n’ont plus la force d’articuler une syllabe, ils ont déjà le rictus de la mort sur les lèvres. Ce qu’il y a de particulièrement pénible pour moi, c’est qu’il m’est impossible de les secourir ; je n’ai que le strict nécessaire de vivres et nous devons nous contenter de quelques centaines de grammes de riz par jour.
Tous les gens qui reviennent de la colonne sont chassés des villages : les quelques habitants qui y restent craignent d’être encombrés de cadavres. La plupart de ces malheureux se nourrissent de tiges de mil et de maïs. On reconnaît le sentier qui mène à Sikasso aux cadavres dont il est jalonné, et aux rognures de tiges de maïs qui le tapissent. A Ouré les habitants m’ont dit que depuis deux mois ils ne mangeaient que des feuilles et quelques racines.
J’ai remarqué que beaucoup de ces malheureux semblent ne pas connaître l’igname sauvage : nulle part je n’en ai vu déterrer, quoiqu’il y en ait beaucoup dans les endroits humides ; par contre, le fikhongo est recherché avec soin par tous.
Le fikhongo est un tubercule rond, de la forme et un peu du goût du navet, mais plus fade ; on le reconnaît à sa tige, qui consiste en un brin d’herbe très mince, qui n’a que deux feuilles, et qui laisse échapper un suc laiteux quand on le coupe.
Au delà du Banifing, nous traversons encore deux ruines, après lesquelles nous sommes arrêtés par un farako, rivière-torrent dont le lit est obstrué de branchages. Sa largeur est de 20 mètres environ ; le courant, très rapide, a enlevé le pont en branchages qui existait. Il nous faut passer à la nage. Pas d’autre incident que l’écorchement des jambes de ma pauvre mule, qui s’était prise dans des branches et des racines enchevêtrées.
Au delà, nous traversons encore une ruine, puis nous atteignons Farabakourou.
A en juger par ses ruines, ce village devait bien avoir deux à trois cents habitants. Actuellement toutes les maisons en briques sèches sont effondrées, il ne reste qu’une quarantaine d’habitants. Quatre vieilles femmes sont assises à l’entrée du village et vendent des piments et des feuilles de baobab ; c’est tout ce qui reste du florissant marché de jadis.
Dans le village, nous avons trouvé un homme de Maréna, près de Kita. Il est de passage ici, se rendant à Gakhalou, dans le sud-ouest, pour y acheter du tabac ; depuis quatre ou cinq ans il s’est fixé dans cette région, attendant le règlement d’une affaire de captifs.
[70]Jeudi 22 septembre. — A quelques kilomètres de Farabakourou, nous traversons deux marigots peu profonds, mais dangereux à passer en cette saison à cause de leur fond bourbeux. Entre les deux se trouve le village ruiné de Baffa. Nous sommes arrêtés par le passage du marigot de Samé, qui n’est franchissable qu’à la nage en cette saison ; les peaux de bouc sont déballées et le contenu est peu à peu passé sur l’autre rive, dans des calebasses que les nageurs poussent devant eux. Le temps se passe en arrêts devant ces cours d’eau dépourvus de ponts, et dangereux, soit par leur courant très rapide, soit par le peu de consistance de leur fond ; aussi suis-je obligé de marcher toute la journée pour atteindre Sékana, où je me dispose à camper. Entre le Saméko et Sékana se trouvent les trois ruines de Kokouna, Dialacoro et Kourbala.
Les ruines des quatre villages de Sékana sont situées sur une petite colline dont le pied est arrosé par un joli ruisseau allant rejoindre le Ménako, lequel se jette dans le Bagoé.
Une dizaine de gros baobabs sont groupés entre deux des villages ; cet emplacement servait de marché jadis. J’estime que la population de ces ruines devait s’élever au moins à 2000 habitants. Ce pays n’est plus le Tiénedougou, mais le Foulala ; il était habité par des Bambara Sokho, et en même temps par des Malinkés venus du Ouassoulou, c’est ce qui explique l’existence dans le même village de cases carrées bambara, et de cases rondes en terre, couvertes de chaume.
A Kourbala, j’ai rencontré un convoi de 240 porteurs du Ouassoulou, il venait de Koussan et portait des vivres à la colonne. Il y a là hommes, femmes et enfants. Comme ils marchent en file indienne et assez en désordre, ils couvrent plus d’un kilomètre de chemin. Le chef de convoi, auquel je demande combien il a de monde, me répond qu’il en a tellement qu’il lui est impossible de s’en rendre compte.
C’est toujours de la sorte que les indigènes fixent le nombre des guerriers ; dès qu’ils en voient passer pendant plusieurs heures, le chiffre sort complètement de leur imagination.
Voici ce que j’ai appris sur la formation des convois.
J’ai déjà dit que le pays de Samory était divisé en un certain nombre de provinces ou de districts, correspondant à peu près à l’ancienne division en confédération. A la tête de chaque province se trouve un chef, frère ou fils de l’almamy, ou chef de colonne, qui a sous ses ordres les chefs de village et les dougoukounasigui.
Lorsque ces gouverneurs partent en guerre avec leur escorte permanente, leurs sofa, ils procèdent à la levée des guerriers dans le pays et se portent[71] sur le théâtre de la guerre. Le plus influent chef du village ou dougoukounasigui les remplace dans leur commandement territorial et organise le ravitaillement.
A des intervalles à peu près réguliers, une partie du produit du champ cultivé pour le compte de l’almamy dans chaque village est mis en route vers le théâtre de la guerre à l’aide de porteurs. Ces vivres sont destinés à l’almamy seul, qui en dispose comme il l’entend. Le chef réquisitionne de son côté pour lui et la troupe de son chef direct, et fait les envois à la colonne ; d’autre part, tous les malheureux qui ont des parents à l’armée leur envoient quelques provisions quand ils en ont, et à la condition seule qu’ils ont obtempéré aux réquisitions qui ont été faites chez eux, sans quoi leur bien est confisqué.
Tout ce monde constitue un convoi de quelques centaines de porteurs, ayant chacun une charge de 10 à 15 kilos, emballée dans un foufou (panier dont j’ai fait la description).
De sel, on n’en entend parler que rarement. De temps à autre, les chefs de sofa achètent une barre de sel au prix d’un ou deux prisonniers de guerre, ou de leurs sujets, quand ils n’ont pas de prisonniers. Parfois ils en donnent quelques grammes comme récompense à leurs guerriers, mais c’est tout à fait accidentel.
Les convois marchent généralement escortés de gens de renfort qui sont envoyés à la colonne, ou bien sous la conduite de griots.
Il y a dans ces convois des hommes, des femmes, et même des enfants. Ils marchent généralement une heure et demie sans s’arrêter. Aux endroits où il y a de l’eau, ils perdent aussi du temps à boire ou à traverser le cours d’eau. La débandade la plus complète règne dans les convois.
La nuit était venue et le convoi n’était pas encore totalement rendu à Sékana ; une partie des porteurs étaient perdus dans les hautes herbes et cherchaient à rejoindre les camarades déjà campés. On entendait des cris partout.
Une bonne partie de la nuit a été troublée par les appels des uns et des autres. Un griot, perché sur un pan du mur de l’enceinte délabrée, soufflait dans une corne d’appel et en tirait des sons lugubres ; il n’a cessé de se faire entendre qu’à minuit.
C’est inimaginable, ce tableau, ces faces de toutes nuances, depuis le rouge brun jusqu’au noir d’ébène, pour la plupart hideuses, qui vous font croire qu’on vit au milieu de démons. Ils circulent par le village, cherchant à se voler les provisions ; d’autres, trempés par la pluie, sont nus et sèchent leurs hardes aux feux.
[72]Mais le plus grand nombre, vaincus par le sommeil et la faim, dorment pour oublier. Les cadavres en décomposition, qu’on rencontre par-ci par-là dans les ruines, répandent une odeur infecte qui m’empêche de fermer l’œil de la nuit.
Sékana a été détruit avant Ouré. Une partie de ses habitants étaient allés se fixer dans ce dernier village et à Niamhalla, d’après mes informateurs. En réalité, ils ont été tous vendus comme esclaves par les guerriers de Tari-Mori, lieutenant de Samory.
Vendredi 23 septembre. — Je quitte les ruines de Sékana au petit jour (cinq heures) ; il n’est pas possible de se mettre en route plus tôt, les mauvais passages étant trop nombreux ; vers sept heures nous franchissons un marigot dans lequel mon mulet s’embourbe jusqu’au poitrail ; mes noirs n’arrivent à le dégager qu’avec grand’peine.
Un peu plus loin on traverse les ruines de Sobléna et l’on atteint le Ménako, rivière très profonde dont le lit est obstrué de branches de sounsoun. C’est avec les plus grandes difficultés que nous le franchissons en employant les mêmes moyens que pour le Saméko. Le convoi se décide à construire un pont, beaucoup de femmes ne sachant pas nager : on va rester ici toute la journée. Comme je l’ai dit plus haut, le Ménako est le premier affluent du Bagoé ; il a une largeur moyenne de 20 mètres ; ses rives sont inondées. Sur la rive droite se trouvent les ruines de Ména ; c’est là que le chemin bifurque et va à droite à Bénokhobougoula.
L’autre sentier se dirige vers le nord-est afin d’atteindre le Bagoé, un peu au nord de son confluent avec le Baniégué, son affluent de gauche, que l’on traverse pour se rendre de Bénokhobougoula à Komina.
Le chemin longe ensuite, pendant environ 2 kilomètres, un joli petit ruisseau bordé d’une belle végétation ; on le traverse près d’une chute. Deux autres petits ruisseaux, ses affluents, vous séparent des ruines de Dinnsan, qui comprennent plusieurs groupes assez éloignés les uns des autres. On descend ensuite dans une jolie petite vallée boisée ; c’est le premier endroit un peu gai que je traverse depuis bien longtemps.
Le soir, nous campons dans les ruines de Tokoumana. Cette ruine n’est habitée que par un passeur et sa famille ; il s’est construit une échoppe en dehors du village, car l’intérieur est encombré de cadavres. La pluie tombe tous les jours, et rend les sentiers presque impraticables.
Samedi 24 septembre. — Deux ruines, Likana et Titiana, séparent Tokoumana du Bagoé. Avant la guerre actuelle, ce fleuve marquait la limite entre les pays de Samory et de Tiéba.
La rivière est bordée, à environ 1 kilomètre de sa rive, par une ligne de[73] collines qui court vers le nord. Ses rives sont basses et inondées, les berges seules sont couvertes d’un rideau de verdure. La largeur du Bagoé est de 150 mètres environ, mais son courant est un peu moins fort que celui du Baoulé.
Le service de passage est fait par quatre petites pirogues pouvant contenir chacune trois ou quatre personnes. Je laisse à penser ce qu’il faut de temps pour effectuer le passage d’un convoi dans ces conditions, surtout quand on songe que le point d’atterrissage sur l’autre rive est situé à plus de 100 mètres en aval, à cause de la violence du courant.
Notre passage a lieu sans incidents.
Comme sur tous les bords de cours d’eau, il y a quantité de malheureux qui attendent le passage. Quelques-uns sont assis là d’un air résigné, ayant abandonné probablement tout espoir de revoir leur pays ; d’autres, auxquels il reste encore un peu de vigueur, comme au Baoulé, se battent pour entrer dans les pirogues, qui malheureusement ne peuvent contenir que peu de monde. Un sofa veut réquisitionner deux malheureux pour leur faire porter un colis à la colonne : ils se jettent à l’eau et se noient volontairement, aimant mieux mourir de suite que d’affronter une seconde fois cette route.
Si jamais l’almamy était forcé de rebrousser chemin rapidement, ce serait tout bonnement sa perte : avec le désordre, le peu de pirogues serait vite coulé, et il ne faut pas songer à traverser à la nage un cours d’eau semblable.
Quand on pense qu’il y a trois petits fleuves, et plusieurs grosses rivières difficiles à traverser, on se demande ce que serait une déroute dans de telles conditions. Franchir 200 kilomètres sans villages habités, sans nourriture, avec des passages aussi difficiles, ne serait pas possible.
Sur les deux rives, il y a de nombreux cadavres, moins cependant qu’aux abords des cours d’eau dépourvus de ponts et privés de pirogues.
La rive droite du Badié (Bagoé) est plus basse que la rive gauche, le terrain est fortement inondé, et pendant 3 kilomètres on traverse des terrains fangeux, couverts de hautes herbes. Mon mulet est à peu près fourbu en sortant de là.
Mais bientôt le terrain se relève. La végétation s’en ressent : il y a plus d’arbres que sur la rive gauche. Une heure après, on coupe un grand chemin, qu’on me dit venir de Saniéna et Komina, et allant à Tiékongoba, village sur la rive gauche du Bagoé. On aperçoit bientôt quelques cultures, des cé et quelques netté. A dix heures et demie, nous passons à environ 1 kilomètre au nord d’un petit village aux cases toutes neuves, perché sur[74] une petite colline de l’autre côté d’un cours d’eau. Enfin, à onze heures, nous arrivons à Dioumana, où il y a une centaine d’habitants.
Sur la rive gauche du Bagoé, le pays s’appelle Siondougou. Ici nous sommes dans le Ganadougou. Comme sur l’autre rive, Dioumana est habité par des Foula du Ouassoulou et quelques Bambara. Quand la colonne de l’almamy est arrivée, les habitants ont fait leur soumission.
Je reste là pendant les heures chaudes de la journée, pour laisser reposer mon mulet, et reçois la visite de deux kokisi de l’almamy et d’un courrier porteur d’une lettre de bienvenue de l’almamy.
Les kokisi sont des captifs de l’almamy spécialement chargés de conserver les bœufs, chevaux, etc., pris sur l’ennemi. Quand on s’empare d’un village, ou qu’il fait sa soumission, ce sont deux kokisi qui veillent les récoltes sur pied jusqu’à maturité ; ils ont aussi à leur garde tout ce qui peut rester dans le village et que l’almamy ne juge pas à propos d’emmener.
Voici la traduction de la lettre de Samory :
« Au nom de Dieu !
« Louanges à Dieu ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur Ahmed (Mahomet) !
« Mille et mille salutations et mille souhaits de bonne santé de l’émir des croyants à son très cher et intime ami le chrétien français.
« Or je t’adresse cette lettre pour te faire savoir qu’aujourd’hui nous sommes dans la joie et rendons grâces à Dieu.
« Hâte-toi de venir auprès de nous, accours sans tarder, car nous désirons ta prompte arrivée auprès de nous.
« Et nous nous réjouissons de ton arrivée à cause de la grande amitié qui existe entre nous et les Français et de notre alliance.
« Sur ce, salut. »
Karamokho, sur le dos du billet, a inscrit son nom en français et un salut en arabe.
J’en donne ci-dessous le fac-similé.
Le soir je fais le reste de mon étape ; on traverse plusieurs petites ruines[75] et quelques ruisseaux sans importance. Le pays est moins monotone : on voit dans l’est et le nord-est d’assez grandes hauteurs.
Nous couchons à Bassa, très grand et beau village, d’une propreté digne d’être signalée, car depuis longtemps je n’ai eu qu’à constater la trop grande malpropreté des lieux habités en général.
Une grande case carrée à deux portes a été aménagée à mon intention ; il y a du feu et une lampe dans un des coins de la case. Ce village m’a l’air salubre ; j’y ai vu des gens très vieux et bien portants, aucun d’eux n’était atteint d’ophtalmie comme c’est le cas chez les vieux généralement dans ces pays.
L’enceinte de ce village est très haute et en très bon état ; un échafaudage en bois destiné à recevoir les tireurs de la défense en fait tout le tour intérieurement.
Il m’est extrêmement difficile d’obtenir des renseignements, même les plus insignifiants : si je demande la distance d’un village à l’autre à deux personnes différentes, l’une m’affirme que j’y serai rendu de suite, tandis que l’autre me soutient que jamais je ne pourrai l’atteindre avant la nuit ; c’est désespérant, les renseignements font défaut, à plus forte raison, pour les cours d’eau. Cela tient à ce que les habitants ont presque tous fui devant la colonne de l’almamy. Quant aux gens de l’almamy, ils sont d’une rare ignorance ; il est vrai que beaucoup d’entre eux n’ont suivi qu’une fois cette route.
Dimanche 25 septembre. — Une heure et demie après avoir quitté[76] Bassa, on arrive à Tiola, composé de trois très gros villages, entourés chacun d’un tata, mais aujourd’hui inhabités pour ainsi dire (200 habitants au grand maximum). Il s’y tenait autrefois un gros marché ; tandis qu’une partie des marchands venant du sud, de Komina, Bénokhobougoula et surtout de Tengréla par Fala, passaient à Saniéna et à Dioumana, remontaient de suite au nord sur Toforola, l’autre partie se dirigeait directement de Fala sur Tiola. De là, après avoir traité quelques affaires, ils bifurquaient soit sur Ségou, soit sur Kouoro et Djenné. Tiola n’est autre chose que le Tioula de l’itinéraire Caillié. Je me suis informé de Manian-Mnougnan, mais personne n’a pu me donner de renseignements exacts sur ce village[17]. Aujourd’hui il ne reste sur le marché de Tiola que quelques tas de bois, des condiments et du beurre de cé ; la valeur totale des articles en vente n’atteint certainement pas 5 francs.
Depuis ce matin on s’est sensiblement rapproché de la ligne des hauteurs que j’ai signalée hier. Kourala, où je dois coucher, est situé, dit-on, à quelques kilomètres sur l’autre versant. C’est une série de plateaux surmontés de mamelons de forme conique ; il y a de la verdure jusqu’au sommet.
Avant de gravir ces hauteurs, on traverse une grande plaine en partie cultivée ; au pied même, se trouve une grande cuvette marécageuse assez difficile à passer. L’ascension est peu pénible, quoiqu’il fasse très chaud. Le point le plus élevé qu’atteint le chemin, sorte de col, est à 70 mètres au-dessus de la plaine ; son altitude est de 430 mètres, mais un des cônes du plateau atteint la cote 680 mètres.
Ces hauteurs, dont j’ai relevé les principaux sommets, servent de limite entre le Ganadougou et le Kénédougou, entre les Foula et les Sénoufo.
Ne sachant pas si je suis encore éloigné de Kourala, et afin de laisser écouler les heures chaudes et de donner quelque repos à mon mulet, je me repose près d’un joli marigot qui borde le pied des hauteurs et vient du nord-est.
Deux griots se rendant à la colonne, nous rejoignent quelques instants après ; et, pensant se divertir à nos dépens, ils se mettent à tirer d’un dian-ne et d’un fabrésoro des sons si peu harmonieux qu’au bout d’une demi-heure je suis forcé de les renvoyer. Ils espéraient extorquer quelque cadeau ou quelque aumône à mes hommes.
[77]Le dian-ne est un instrument de musique très répandu chez les Bambara ; il consiste en une calebasse traversée par trois fortes lamelles de bambou pourvues chacune d’une corde en boyau, fixée à un chevalet en bois ; on en joue comme d’une harpe.
Le fabrésoro est plus insupportable encore que le dian-ne : il est construit à l’aide d’un roseau aux deux bouts duquel sont adaptées deux petites calebasses. Il donne des notes très criardes ; on en joue comme d’une flûte.
Les griots, au Soudan, nous rappellent les bardes, « ces vieux chantres de la gloire et de la religion qui avaient fait de leur lyre un instrument de honteux servage.
« Pour quelques-uns, encore inspirés par l’amour du pays et par le respect des choses saintes, partout on voyait de méchants poètes attachés à la domesticité des princes et chargés de distraire leurs ennuis.
« Le roi Luernius, jetant de l’or, comme une aumône, au barde couvert de sueur et de poussière qui chante ses grossières louanges en courant après son char, n’est-il pas le témoin de la décadence et l’image manifeste de la dégradation ! » etc.
[78]Ainsi s’exprimait Posidonius[18], et ce qu’il disait des anciens bardes se rapporte absolument aux griots soudanais.
A deux heures et demie, je me remets en route, et à quatre heures et demie, par une pluie torrentielle, nous atteignons Kourala. Ce village est composé de deux grands groupes entourés de baobabs et de bombax remarquables par leur grosseur et leur hauteur.
Tous les habitants sont sénoufo. C’est assez original, cette façon de construire : aucune rue n’est droite, les cases sont toutes carrées et construites comme celles des Bambara, mais moins bien ; les briquettes sont rectangulaires au lieu d’être rondes, enfin les portes d’entrée sont très basses.
Les rues, étroites, sont encombrées de magasins à mil en terre cuite d’une hauteur de 2 mètres sur une largeur de 1 mètre. Au milieu des rues se trouvent des poteaux de la hauteur des cases. Ces poteaux supportent une grossière charpente en branchages, et le tout est couvert de tiges de mil, de sorte que l’on est à l’ombre dans les rues. En ce moment ces toits sont en assez mauvais état : le mil n’étant pas encore récolté, ils ne sont pas refaits à neuf.
J’ai été reçu à Kourala par un sofa de quatorze à quinze ans, faisant l’homme, lançant des coups de fouet aux curieux et gesticulant beaucoup. Il m’a présenté le chef du village, un homme d’une cinquantaine d’années. Jusqu’à présent les Sénoufo m’ont paru ressembler fort peu aux autres peuples noirs que je connais déjà.
Ma mission auprès de Samory étant toute pacifique, et, voulant me maintenir strictement dans mon rôle de médiateur entre les deux belligérants, j’ai pensé qu’il serait de la plus grande importance de faire prévenir Tiéba de ne pas s’effrayer de ma présence devant Sikasso. Le difficile était de communiquer avec lui sans éveiller la défiance de Samory. Je chargeai Diawé, mon homme de confiance, de cette délicate mission, dont il s’acquitta fort bien.
Plusieurs habitants de Kourala parlaient le bambara ; Diawé lia conversation avec eux dans la nuit ; il leur expliqua que les Français étaient désireux de voir se terminer cette guerre désastreuse, et que je venais pour tâcher de faire la paix entre les belligérants. Les Sénoufo ont semblé approuver entièrement ma démarche, et il n’y a aucun doute pour moi que dès le lendemain Tiéba devait être informé du but de ma visite au camp de l’almamy. Mon séjour, que je me proposais de ne pas prolonger devant[79] Sikasso, devait lui prouver par la suite que j’avais dit la vérité à ses gens. De sorte que si plus tard j’avais à traverser ses États, il ne pourrait que m’être reconnaissant de la démarche que j’allais tenter près de l’almamy Samory.
J’ai vu partout dans le village de la poterie et des objets en fer fabriqués avec une certaine recherche d’élégance.
Ces objets ne sont pas finis naturellement ; une simple inspection suffit pour s’apercevoir qu’ils sont de fabrication indigène ; je les signale parce que jamais je n’ai vu faire cela par des noumou (forgerons) bambara ou autres ; j’ai appris aussi que les forgerons sénoufo savent faire de la vaisselle en cuivre, et qu’ils tirent la matière première de Kong, qui elle-même la tient des comptoirs de la côte.
La poterie me paraît plus perfectionnée qu’ailleurs, il y a ici des urnes de divers modèles et de toute grandeur, des écuelles et des plats de toutes dimensions, et enfin des tuyaux en terre cuite très réguliers. Comme chez les Bambara, la vaisselle est cuite dans un feu d’écorce de mana ; elle est ensuite trempée par les Sénoufo dans de grandes calebasses, dans lesquelles on a fait infuser, dans de l’eau chaude, de l’écorce, des feuilles et des fruits du sounsoun (arbre qui croît au bord de tous les cours d’eau et qui produit une sorte de petite nèfle jaune) ; cette préparation donne à la poterie un très joli brillant.
[80]Toute la poterie, ainsi que les tuyaux, sont en belle terre rouge, bien moulée et enjolivée de petites ornementations en creux.
Les pipes ne sont pas faites directement avec de la terre glaise, mais avec de la vieille poterie réduite en poudre entre deux pierres, et de laquelle on forme une nouvelle pâte ; de cette façon, la pipe conserve moins le goût acre et terreux propre aux pipes neuves.
Quelques femmes revenant de chercher de l’eau n’avaient pour tout costume qu’une feuille qui, pour n’être pas de vigne, n’en était guère plus grande pour cela ; il n’est pas rare, dans cette région, de voir des jeunes filles et même des femmes se promener non vêtues, mais alors c’est une bande d’étoffe qui les habille ; la feuille, je ne l’avais pas encore vue. Ces femmes étaient-elles Sénoufo ou des captives venant d’un autre pays ? Je n’ai pu le savoir. Le lendemain, j’ai encore vu une de ces femmes ramasser des chenilles sur de jeunes cé ; ces chenilles sont vidées sommairement et séchées. Elles servent dans la préparation des sauces de to ; on ne mange que la chenille du cé (cétombo).
J’ai vu à Kourala des lits très bien faits en palme et bambou, des nattes en forme de store, bien agencées, et beaucoup de vaisselle en fer faite par les forgerons du pays.
La chasse me paraît être en honneur chez les Sénoufo ; beaucoup de cases de Kourala sont ornées à l’extérieur de têtes d’animaux en trophées. Les têtes de biches de toutes les variétés y figurent en abondance, viennent[81] ensuite quelques têtes de tankho (grande antilope à bosses, à fortes cornes courbées en arrière à angle presque droit) et quelques têtes de phacochère (sanglier). J’y ai vu aussi une tête ressemblant à celle d’un très gros chien : d’après la description qui m’a été faite, ce serait une tête de loup ou de quelque animal de ce genre, malheureusement je n’ai pu en retenir le nom. Dans quelques villages sénoufo détruits que j’ai traversés, le tronc des gros baobabs et des bombax est couvert jusqu’aux basses branches des mêmes têtes d’animaux.
La coiffure des hommes et des femmes est très variée : la plus commune consiste en petites touffes ou boucles sur chaque tempe et dans la nuque, ou en plumes blanches piquées dans les cheveux. Ils portent également dans les touffes, en guise de peigne, de petits stylets en corne.
Le tatouage consiste en trois entailles qui partent de chaque coin de la bouche pour se terminer en éventail à la hauteur des oreilles.
A l’extérieur des villages, généralement sous le plus gros arbre, se trouve une petite case en terre, sans toit, de forme variable ; cette case sert au culte que pratique ce peuple ; ce sont des cases pour le komo, m’a-t-on dit. Tout ce que j’ai pu en savoir, c’est que les Sénoufo se livrent à peu près aux mêmes pratiques que les Bambara pour le nama, qui chez eux s’appelle komo.
Ces cases ne peuvent contenir qu’un homme, et sont toutes précédées d’un couloir assez étroit, de 1 mètre de longueur environ ; la hauteur de ces constructions ne dépasse pas 1 m. 50.
On m’a signalé l’existence d’un gros village sénoufo, à une dizaine de kilomètres au nord de Kourala. Il paraît qu’actuellement son marché est encore fréquenté ; ce village s’appelle Kafana.
Toute la région appelée Kénédougou par les Dioula, et Kompolondougou par les indigènes, est habité par des Sénoufo Sakhanokho[19].
Lundi 26 septembre. — En quittant Kourala, on franchit une série de petits ruisseaux et plusieurs villages abandonnés, dont on n’a pu me donner les noms. Le terrain continue à se relever sensiblement et change à son avantage. Aux environs des ruines, il y a de très gros arbres, baobabs ou bombax. Tous ces villages n’ont été évacués qu’à l’approche de la colonne ; quelques jardinets abandonnés sont entourés de haies en pourguère.
Après avoir fait halte de midi à une heure, nous nous mettons en route à deux heures. Le baromètre me donne 550 mètres d’altitude.[82] Dans la petite vallée où nous allons descendre, se trouve Natié ou Natinian, dont Birayma, lieutenant de l’almamy, vient de s’emparer, il y a un mois, avec le secours de Liganfali (j’ai signalé leur passage du Baoulé le 15 juillet).
Natinian est un village sénoufo qui devait avoir 500 ou 600 habitants ; il est situé dans une petite vallée bien cultivée, arrosée par deux ruisseaux sans importance. Ce petit village, situé sur la ligne de ravitaillement et qui n’a qu’un mauvais tata, a résisté pendant quatre mois aux troupes de Birayma ; j’estime qu’avec des troupes, même médiocres, on peut s’en emparer de vive force dès le premier jour ; au lieu de cela on en a fait le siège en règle.
En jetant un coup d’œil sur le croquis de Natinian et sur les travaux de siège que les troupes de Samory y ont exécutés, on remarque de suite que de la petite croupe située au nord-est, très rapprochée du village (30 mètres), on voit tout ce qui se passe à l’intérieur. D’autre part, le tata est moins solide en cet endroit ; on aurait donc dû, dès le début, attaquer ce côté faible. Au lieu de cela, le lieutenant de Samory a fait construire trois sagné ou diassa (palanquements en branchages) dans lesquels il s’est installé comme dans son village, se contentant de bloquer la place. Ce n’est que le cinquième mois que les hommes du diassa no 1 se sont portés de nuit, et en repoussant une sortie, sur la crête de la croupe, y ont construit un abatis en ligne droite, d’une douzaine de mètres, et s’y sont installés derrière dans des gourbis ; c’est de là qu’a été donné l’assaut. Les soldats de Samory parlent avec emphase, comme d’un fait d’armes extraordinaire, de cette prise de Natinian, qui gênait le ravitaillement de la colonne.
Or, à ce moment-là, j’étais à Ouolosébougou, où l’on a amené les femmes et les enfants pris dans le village, pour les échanger contre des chevaux. Les femmes étaient toutes vieilles, et les enfants malingres ; les gens de l’almamy n’ont pu en obtenir que huit chevaux. Les hommes, disent-ils, ont tous été tués ; or j’ai visité ce village et les environs, il n’y a pas plus de cadavres que dans les autres, ce qui prouverait que la plupart des habitants ont dû réussir à se sauver. Du reste, sur tout le tour de l’enceinte j’ai remarqué des ouvertures au ras du sol (fig. no 2) permettant de sortir en rampant, et de se dissimuler dans les mils et maïs qui entourent le village.
Si ces ouvertures no 2 avaient été pratiquées par l’assaillant, elles seraient visibles pour tout le monde et de la forme de celle représentée figure 1. J’en conclus donc que la plus grande partie des habitants a dû se sauver.[83] J’ai été stupéfié en voyant ce village, fortifié d’une façon médiocre, résister si longtemps à des troupes auxquelles je supposais quelque valeur.
Actuellement les récoltes sur pied sont gardées par deux kokisi, et dans le diassa no 2 il y a une dizaine de jeunes sofas qui ont pour mission de surveiller la ligne de ravitaillement. Cette ligne est très souvent coupée par des bandes de Bambara venus du nord, obéissant à Dioma, chef de Kinié. Ce chef a succédé à Faffa ; il commande une partie du Dolondougou, et quelques villages du Baninko et du Diédougou lui sont soumis.
Ce Natié, ou Natchié, ou Natinian, est le Natche que Barth donne dans un de ses appendices, à la suite d’un itinéraire de Ségou à Djitamana, comme se trouvant sur la route de Djitamana à Tengréla. Cette route passe, en[84] effet, à Fo, Natié et Dandirisso, et traverse le Badié un peu au sud de Fala, entre Kobi et Maribougou.
Barth, sur sa carte, porte ces localités entre Menguéra et Kong, et les nomme Fo, Natche, Dirisso.
Une heure après être sorti de Natinian, on atteint le point le plus élevé du plateau que l’on commence à gravir dès la sortie du village. De ce point, on voit dans le lointain un grand plateau dénudé aux pentes très douces ; c’est là que sont campées les troupes de l’almamy, et c’est sur l’autre versant que se trouve Sikasso. Dans l’est et dans le sud on aperçoit une chaîne de hauteurs dont j’estime les sommets les plus élevés à 1000 mètres d’altitude. A cinq heures et demie, on passe deux rivières près de leur confluent : l’une est facile à traverser, l’autre, au contraire, est large et profonde. Toute la plaine environnante est inondée : hommes et animaux s’embourbent ; il faut une bonne demi-heure pour arriver sur le terrain solide.
Sur les bords de ces ruisseaux et avant de les franchir, il y a un premier diassa (palanquement), gardé par une cinquantaine d’hommes qui avaient des sentinelles sur les bords du marigot. Ce poste, dont je n’ai pas vu de suite l’utilité, est là depuis le début de la campagne ; il est environ à trois kilomètres en arrière de la ligne des palanquements, et place des sentinelles face au sud ; il doit être destiné à opposer un premier effort à des troupes de secours venant de la direction Tengréla.
Un quart d’heure après avoir franchi ce mauvais marigot, je vois arriver une quinzaine de cavaliers, parmi lesquels je reconnais Karamokho. Ce prince porte une culotte indigène en guinée, une vareuse de tirailleur sénégalais dont le galon en laine jaune est noir de crasse, une cuirasse et un casque avec plumet tricolore ; il monte un cheval que le capitaine Péroz a donné à son père ; son armement consiste en une épée de médecin de l’armée.
Il m’aborde en me disant bonjour en français, et me demande des nouvelles de tous les officiers dont il a su retenir les noms ; de temps en temps, il me dit : « France, il y a bon ».
Tous ces braves gens ont des chevaux en bien mauvais état ; ma mule, qui vient de faire 250 kilomètres en sept jours, et qui aujourd’hui en est à son cinquantième kilomètre, non seulement les dépasse tous au pas, mais encore ne peut être suivie par eux qu’au petit trot.
Nous arrivons au camp à six heures un quart ; l’almamy est assis près de son palanquement, entouré d’une dizaine de ses fidèles. Il me serre la main en me saluant et me dit : « Français, bonjour ».
[85]
[87]Après m’avoir exprimé son étonnement de voir un blanc marcher si rapidement, il me remercie d’avoir fait diligence pour le visiter, puis il m’installe provisoirement dans un gourbi peu éloigné de son diassa.
★
★ ★
La dernière étape que je viens de faire et cette marche totale me prouvent que nous exagérons souvent les distances que parcourent les noirs en général (je ne parle pas des courriers). Dans cette marche du Baoulé à Sikasso, j’ai dépassé tous les convois qui se trouvaient sur la route ; voyageant sans bagages avec deux domestiques, je n’ai pu franchir en moyenne que 30 kilomètres par jour, et le dernier jour 50 kilomètres, en partant au petit jour pour m’arrêter à la nuit tombante.
Un de mes camarades m’a confié qu’il avait obtenu de bons résultats en classant les journées de marche des noirs en trois catégories : 1o marche des enfants et des jeunes gens ; 2o marche des adultes ; 3o marche des vieillards.
Au premier abord ce classement peut paraître logique, mais quand on a un tant soit peu vécu chez les noirs, on rejette de suite cette façon de procéder ; les indigènes, quand ils voyagent, ne se réunissent pas par groupes de vieillards, d’adultes ou d’enfants ; ils se soucient peu des êtres faibles qui marchent avec eux : qu’il y ait des femmes ou des enfants, cela leur est bien égal, tout le monde sait cela. Je m’étonne qu’on puisse obtenir un résultat avec cette façon de procéder.
L’indigène du Soudan voyage :
1o En courrier rapide ;
2o Sans bagages, c’est-à-dire avec son fusil et sa peau de bouc seulement ;
3o Avec une charge sur la tête ;
4o Avec des animaux chargés, ânes ou bœufs porteurs.
Dans le premier cas, il franchit quelquefois de très grandes distances dans un temps très court ; il est impossible de fixer quoi que ce soit à cet égard, puisque cela dépend beaucoup de la longueur du trajet à faire ; il est évident que, s’il n’a que 80 kilomètres à parcourir, il peut les franchir en vingt-quatre heures ; s’il en a 240, il ne les franchira certainement pas en trois fois vingt-quatre heures.
Dans le deuxième cas, il ne marche que sept à huit heures en général ; le noir ne se mettant pas en route avant six ou sept heures du matin s’arrête[88] vers onze heures, et se remet en route entre deux et trois heures pour s’arrêter vers cinq heures et demie ou six heures au plus tard.
Il parcourt, certes, plus de 4 kilomètres à l’heure, mais il cause avec les gens qu’il croise, s’arrête par-ci, par-là, dans les villages, pour boire, et s’il se repose, ce n’est pas dix minutes, c’est une demi-heure et quelquefois plus. De sorte que l’on peut établir presque comme règle qu’il ne parcourt pas en trois jours une distance supérieure à 80 kilomètres environ.
Dans le troisième cas, avec une charge sur la tête, sa moyenne de marche est de 20 kilomètres environ, pour un trajet un peu long, et quand il est libre de régler sa marche.
Dans le quatrième cas, avec des ânes ou des bœufs chargés, sa moyenne de marche est de 16 kilomètres ; car il y a les mauvais passages, les animaux à décharger et à recharger, à contourner les villages, etc. ; il parcourt donc une distance de 80 kilomètres en cinq jours.
Pour avoir à peu près de bons renseignements d’un indigène il ne faut pas lui poser cette simple question : « Combien y a-t-il entre tel et tel village ? » car il vous donnera un nombre de jours double de ce qu’il y a réellement, tout simplement parce que vous êtes Européen et qu’il est persuadé que nous ne pouvons faire, au maximum, plus de 10 à 15 kilomètres par jour. Vous ne serez donc pas renseigné.
Si vous lui dites : « Combien de jours as-tu mis pour venir de tel endroit ici avec tes ânes ? » il vous répondra carrément : trois, quatre ou cinq jours. S’il vient de loin et qu’il ait mis une dizaine de jours, informez-vous, car il s’est certainement arrêté un jour plein quelque part, dans quelque gros village ou dans une localité où il y a un marché.
On est aussi toujours induit en erreur quand on demande à un habitant la distance qui sépare son village d’un village voisin. Habitué à s’y rendre souvent, quelquefois dès sa plus tendre enfance, il vous dira comme nos campagnards : « C’est à côté », et vous avez 25 à 30 kilomètres à franchir. Ce n’est donc pas auprès d’eux qu’il faut se renseigner.
La méthode que je viens de donner n’est certes pas infaillible, mais je crois que c’est celle qui donne les meilleurs résultats ; j’en ai eu la preuve certaine à plusieurs reprises ; car toujours, avant de me mettre en route, j’ai construit un itinéraire par renseignements de la sorte, et rarement je me suis trompé de plus de 7 à 8 kilomètres au maximum sur 100.
★
★ ★
Mardi 27. — L’almamy me fait construire deux cases en paillote et un[89] abri pour mon mulet ; une dizaine de sofas y travaillent toute la journée. Enfin, dans la soirée, je suis à peu près à l’abri de la pluie. Ma première visite à l’almamy paraît lui faire plaisir. Nous nous bornons à quelques propos insignifiants, un kokisi étant venu, dès le petit jour, recommander à Diawé de me tenir sur mes gardes : qu’il ne fallait parler de rien de sérieux tant que l’almamy ne me ferait pas mander chez lui, ou enverrait Karamokho chez moi.
L’almamy est un grand bel homme d’une cinquantaine d’années ; ses traits sont un peu durs, et, contrairement aux hommes de sa race, il a le nez long et aminci, ce qui donne une expression de finesse à l’ensemble de sa physionomie ; ses yeux sont très mobiles, mais il ne regarde pas souvent en face son interlocuteur.
Son extérieur m’a paru plutôt affable que dur : très attentif quand on lui fait un compliment, il sait être distrait et indifférent quand il ne veut pas répondre catégoriquement à une question. Il parle avec beaucoup de volubilité, et je le crois capable d’avoir la parole chaude et persuasive quand l’occasion s’en présente.
Assis dans un hamac en coton rayé de bleu et blanc qui lui a été rapporté de Paris, par son fils, il tient dans ses mains, dont l’intérieur est ladre, un gros morceau de bois tendre que l’on nomme en bambara niendossila, ou encore ngossé (c’est le sotiou des Ouolof), et avec lequel il se nettoie les dents.
Il est vêtu d’un grand doroké en florence mauve, de qualité inférieure, et porte une culotte indigène en cotonnade rayée noir et rouge, de fabrication européenne ; ses jambes, d’un brun chocolat plus clair que la figure, sont enduites de beurre de cé ; il est chaussé de babouches indigènes en cuir rouge.
Sa coiffure consiste en une chéchia rouge de tirailleur autour de laquelle est enroulé un mince turban blanc qui lui passe sur la bouche et encadre sa figure noire. Sur les épaules, il porte négligemment un haïk de bas prix.
A ses pieds sont assis : un vieux kokisi qui ne le quitte jamais, deux marabouts, quelques griots, et les quatre captifs préposés au hamac, à la chaise, au plat de campement dans lequel il se lave les mains, et à la bouillotte qui contient de l’eau pour se rincer de temps en temps la bouche. Ces objets et captifs le quittent rarement ; partout où il va, cet attirail le suit. A sa portée, et sous le même abri (sorte de hangar où est amarré son hamac), deux tailleurs sont occupés à coudre de la florence jaune pour ses femmes. Un des griots porte un gros parapluie rouge, et l’autre une[90] canne-fusil détraquée. Tous les objets que j’ai signalés sont de fabrication anglaise, sauf le hamac et le plat de campement, qui est un plat réglementaire.
Nous parlons de choses insignifiantes ; l’almamy me demande de lui réparer sa canne-fusil, qui est un cadeau, dit-il, de Sir Samuel Row, gouverneur de Sierra-Leone.
Il m’a ensuite fait voir les armes qu’il emportait au combat : un kropatchek, un revolver, une carabine winchester et son sabre. Karamokho est au moins aussi bien armé que son père : outre sa cuirasse et son casque, il emporte un kropatchek, un lefaucheux à un coup, un fusil Gras et son revolver.
De retour à ma case, je reçois de la part de l’almamy un chaudron de riz et dix ignames ; un instant après, Karamokho me fait amener un bœuf.
Je remercie Karamokho, et lui fais observer que le bœuf est de trop : « Nous ne sommes que trois, lui dis-je ; je suis très reconnaissant à ton père de son cadeau, et j’accepterai volontiers un morceau de viande chaque fois que ton père fera abattre un bœuf. — Prends-le, me dit-il. Si nous étions à Bissandougou, mon père t’en donnerait kémé (80). » L’almamy, qui n’était pas loin, entre dans ma case, et me demande d’un air confidentiel pourquoi je ne lui amène pas les soldats qu’il demandait ; à cela je lui réponds qu’ayant reçu sa lettre au Baoulé, je l’avais expédiée à Bammako pour la faire parvenir au colonel commandant supérieur du Soudan français, qui aviserait.
Des hommes s’étant rapprochés, la conversation changea, et l’almamy me dit en riant : « Prends le bœuf, ou je t’en donne de suite dix. »
Si je l’avais pris au mot il eût été bien embarrassé : il n’y avait que sept bœufs en tout au camp.
Le bœuf fut tué sur-le-champ, et j’envoyai à l’almamy les morceaux que la politesse indigène lui consacre (un morceau de poitrine, du faux-filet et les deux rognons). Karamokho eut pour sa part un quartier de derrière.
J’avais prié Karamokho de faire tuer l’animal par un marabout, pour que les musulmans pussent en manger, mais il me donna à entendre que son père n’attachait aucune importance à cela quand il était en campagne, et qu’il mangeait tout aussi bien de la viande d’une bête tuée la tête tournée face au nord ou face à l’ouest (les fervents musulmans ne mangent que des animaux dont la tête, au moment d’être coupée, est tournée vers l’est).
J’ai expliqué à Karamokho que, mon départ ayant été très précipité,[91] j’avais dû, à mon grand regret, laisser derrière moi les cadeaux que je destinais à son père, de crainte de les voir se détériorer par la pluie, puisque je voyageais sans tente. Il parut très satisfait de l’énumération que je lui en fis sommairement.
Quoique j’aie observé vis-à-vis de ce monarque et de son fils la plus grande politesse, cette famille royale devint plus que familière dès la première entrevue ; ils n’ont de prince, bien entendu, que le qualificatif dont quelques-uns de nos journaux les ont honorés pendant le séjour de Karamokho à Paris.
Karamokho se mouche dans ses doigts devant moi ; son père prend ma pipe dans la poche de mon dolman et la porte à sa bouche ; ils me demandent mon uniforme, mes éperons, etc. L’almamy, persuadé que mes deux domestiques sont des tirailleurs déguisés, leur propose de prendre du service chez lui ; il leur donnera plus tard un commandement, dit-il. Enfin il fait comprendre à Diawé que sa couverture lui ferait plaisir (couverture de cheval, qui a sept mois d’usage, achetée par moi 6 fr. 75 au Bon Marché) : j’en suis honteux pour eux.
Karamokho, qui vient pendant que je dîne, est désappointé de me voir vivre à l’indigène, car il espérait, dit-il, me voir lui offrir du sucre, du chocolat ou des confitures, choses qui me font défaut, comme bien on pense.
[92]Dans la soirée, l’almamy me présente Liganfali, un de ses lieutenants ; c’est lui qui a fait la conquête du Soulimana, et qui a pris Falaba en 1884.
C’est un homme de quarante-cinq ans ; il est petit pour un noir, mais il a la figure intelligente. Il est le seul à la colonne qui possède des kolas ; il en offre quelques-uns à l’almamy, qui a l’air très familier avec lui ; il l’appelle Fali. Un fils de l’almamy, Masser Mahmady, m’est également présenté.
Mercredi 28. — L’almamy me fait dire qu’il m’enverra Karamokho dans la journée, pour que je lui parle, et me propose d’aller rendre visite à ses frères dans les diassa (palanquements en bois, en forme de redoute).
Ces diassa ou sagné sont faits à l’aide de fortes branches de 2 m. 50 à 3 mètres de hauteur ; elles sont plantées d’environ 30 centimètres en terre et enchevêtrées les unes dans les autres, de manière à présenter deux ou trois épaisseurs. Les tireurs se placent derrière cette sorte de palanquement et font feu par les petits vides que forment les branches naturellement tordues et non équarries. Ces sortes d’enceintes sont destinées à arrêter le choc de l’assaillant et à lui faire subir des pertes sérieuses s’il veut s’en emparer. Dans l’intérieur sont disposés, sans ordre ni symétrie, des abris en chaume grossièrement faits. Les chefs seuls ont ce qu’on peut appeler des cases.
Quelques diassa ont de grands saillants de flanquement, ou de petits tambours ; si le reste du tracé n’est pas régulier, c’est parce qu’il a dû se plier aux exigences du terrain, qui, par endroits, est constitué d’agglomérés de fer, trop durs à entamer pour les outils dont disposent les noirs.
Si les diassa appartiennent à l’assaillant qui bloque un village, ils ont rarement plus de 50 à 60 mètres de côté, et renferment un nombre d’abris qui varie entre 200 et 250 au maximum. Quand le diassa sert d’enceinte à un village, les dimensions de ses côtés sont naturellement beaucoup plus grandes, car il n’y a guère de villages fortifiés aussi petits que cela.
Pour un village de grandeur moyenne, le diassa a environ 1000 mètres de développement et il n’y a en général pas plus de 300 fusils pour le défendre, à moins qu’une partie des guerriers de la contrée ne se soit portée dans le village, et que ce dernier ne constitue ainsi la dernière résistance que l’ennemi puisse opposer.
On voit par cela qu’il n’y a qu’un défenseur par 3 mètres courants de diassa ; si peu que quelques-uns d’entre eux abandonnent leur poste de combat pour se porter ailleurs, une face est bien vite dégarnie, ce qui permet de s’en approcher, généralement sans subir de trop grandes pertes.
Les indigènes assiègent pendant des mois entiers des diassa sans parvenir à s’en emparer. Les Sénoufo, paraît-il, s’en approchent à l’aide de grands[95] boucliers en bois recouverts de peau de bœuf séchée, coupent les harts et les pieux à coups de hache et réussissent ainsi à s’en emparer. Si les diassa se flanquent mutuellement, la besogne est moins facile et les indigènes ne s’en emparent que difficilement de vive force. Il faut ensuite faire un siège en règle, et l’on ne peut compter que sur un blocus rigoureux amenant la famine et la reddition, ou bien sur une trahison.
Pour nos troupes des colonies, la prise d’une enceinte en palanquement est moins difficile, surtout quand on dispose d’une ou deux pièces de canon, pour épouvanter les assiégés, car le quatre de montagne est impuissant, même à 250 mètres, à faire brèche.
Une canonnade bien dirigée sur une des faces en éloigne les défenseurs, de sorte qu’il est aisé d’y porter rapidement une troupe munie de paille qu’elle allume au pied du palanquement ou qu’elle jette à l’intérieur, sur les toits en chaume. Un village en feu n’est pas tenable, et le défenseur n’attend généralement pas l’assaut pour l’abandonner.
Quand le canon fait défaut, sous la protection de feux bien nourris vers une face, on arrive rapidement à se porter sur un saillant et à y mettre le feu. Nos troupes ont toujours enlevé de vive force n’importe quel type de fortification indigène, en terre ou en palanquement.
Le grand plateau sur lequel Samory a établi ses troupes est de constitution ferrugineuse ; tous les abords sont dégagés et entièrement déboisés,[96] presque tout le bois ayant été utilisé à la construction des diassa. Seuls les abords immédiats de Sikasso ont conservé des arbres, qui sont néanmoins clairsemés. La ligne des diassa est distante de 2 kilomètres du village, que l’on n’aperçoit distinctement que par un temps très clair. Le tata de Sikasso est en terre glaise ; les murs paraissent très élevés ; leur tracé présente une série de saillants arrondis et de rentrants ingénieusement combinés.
Dans la partie nord du village se trouve un très gros arbre ; dans la partie sud, un petit monticule sur lequel il y a quelques constructions en terre. Les derrières de la position de l’almamy ne sont pas précisément brillants. La rivière et le ruisseau sont d’un passage extrêmement difficile ; la plupart de ses chevaux n’auraient certes pas la vigueur nécessaire pour se dégager des abords vaseux qu’on trouve sur les deux rives. Le pont est en très mauvais état ; ce n’est qu’avec les plus grandes précautions qu’on peut le faire traverser aux chevaux tenus en main.
Les diassa du centre de la position sont assez rapprochés pour croiser leurs feux, mais ceux des ailes sont trop éloignés les uns des autres pour pouvoir se prêter appui mutuellement sans sorties, la portée efficace des armes étant à peine de 100 mètres.
Le diassa no 1 est occupé par Alpha, chef de Ouassaïa, et les troupes du Sankaran. Le diassa no 2 est commandé par un frère de l’almamy qui porte trois noms : Fabou, Kémébirama et Byrayma ; dans ce diassa sont les troupes de la région Niger, Ouolosébougou, Kangaré, Faraba. L’almamy a trois fils dans ce tata : Masser Mahmady, Maninian Mahmady et Maninka Mamary. Famako, qui commande la région Ouolosébougou-Bammako en temps de paix, est également dans ce diassa ; actuellement ce chef est en disgrâce, je l’ai vu accroupi au milieu des sofas comme un simple Kourousitigui[20] (le signe du commandement est d’être assis sur une petite chaise en bois).
Le diassa no 3 est également commandé par un frère de Samory, connu sous le nom de Maninkamory, ou simplement Mory ; il commande en temps de paix Maréna, et a sous ses ordres les hommes du Lenguésoro et du Ouassoulou.
Les diassa 4 et 5 sont très petits. Dans l’un sont les noumou (forgerons), dans l’autre une cinquantaine d’hommes du Konia très dévoués à l’almamy ; c’est avec eux qu’il a commencé ses premières conquêtes.
Les diassa 6 et 8 renferment les sofas sous les ordres directs de Samory ; dans le no 6 loge Karamokho, les marabouts, griots, garanké, et captifs de[97] l’almamy. Le no 7 est le logement particulier de l’almamy, de ses dix femmes, des captives de ses femmes, des kokisi et de leurs griots et garanké, de ses trois chevaux, de ses palefreniers, des captifs préposés au hamac, à la bouillotte et au port des armes et munitions personnelles de Samory.
Entre les tata 6, 7, 8 a été ménagée une petite place sur laquelle s’élèvent un hangar à audience et la mosquée. Au diassa 7 est adossé le parc à bœufs, qui contient 7 têtes de bétail.
No 24. Un puits.
No 23. Un groupe de paillotes dans lesquelles sont campés 18 sofa que Samory appelle ses tirailleurs ; ils sont vêtus d’un pantalon en guinée bleue et d’une vareuse en mauvais drap vert. Ce vêtement est confectionné par eux. La lisière constitue le galonnage chez quelques-uns, chez d’autres elle se trouve autour du col, au milieu d’un bras et même dans le dos. Tous portent une sorte de chéchia faite à l’aide d’un kassa (couverture en laine du Macina) qu’on a essayé de teindre en rouge, mais on n’a obtenu qu’une teinte en roux sale. Neuf d’entre eux sont armés de chassepots ou de fusils Gras, mais n’ont pas de munitions (4 à 8 cartouches, c’est tout ce qui leur reste).
No 9. Diassa occupé par Bilati et les troupes de Kankan.
No 10. Diassa occupé par Foulala Fodé.
[98]No 11. Diassa occupé par Baffa et le contingent de Ténetou au Bagoé.
No 12. Liganfali et ses troupes, contingent de la rive gauche du Niger, Baleya, Soulimana, etc. ; en temps de paix ce chef réside à Syrmaya (Sankaran).
No 13. Poste d’observation.
Nos 17, 18. Groupe de constructions en terre au sud de Sikasso.
Nos 19, 21, 22. Diassa de Tiéba.
No 20. Palanquement en ligne droite des hommes de Tiéba à 350 mètres du diassa d’Alpha.
Autour des diassa règne une grande propreté, on sent cependant partout une odeur de cadavres ; les herbes sont enlevées dans un rayon de 50 mètres ; les ordures et fumiers transportés à 50 mètres en arrière.
Si l’intérieur laisse beaucoup à désirer sous ce rapport, il offre en revanche un coup d’œil très curieux ; il y a là dedans, entassés pêle-mêle, chefs, guerriers, captifs, femmes, enfants, chevaux, etc., par-ci par-là des selles hors de service, et des fusils un peu partout ; c’est le désordre le plus complet qu’on puisse rêver.
Un grand diassa contient un millier de personnes environ ; pour obtenir ce chiffre, j’ai compté les toits de cases et, après avoir déduit ceux qui abritent les chevaux, j’ai multiplié le nombre de cases restant par cinq, qui est la moyenne du nombre de personnes qui y passent la nuit ; les chefs ont plusieurs cases ; il y a aussi certains sofas privilégiés qui ont une case pour eux seuls et leurs femmes, mais je n’en ai pas tenu compte.
Sur ce millier de personnes, il faut déduire tout le personnel non combattant, femmes, captives, gamins, palefreniers, griots, forgerons, selliers, tailleurs, les Bambara qui ne font que les corvées et ne sont pas armés, quantité de fabricants de gris-gris et autres non-valeurs qui seraient trop longs à citer ; ils constituent certainement au moins la moitié de la population d’un diassa. Il resterait 500 combattants ; si je porte ce chiffre à 600, je suis bien au-dessus de la vérité, car Kémébirama, qui commande un des plus grands diassa, m’a fait l’honneur de me présenter tous ses guerriers. Il les avait fait accroupir autour de lui sur une petite place de rassemblement au milieu du diassa ; la plupart d’entre eux avaient le tour des yeux noirci au kalli (antimoine), ce qui les rendait hideux. En me les présentant, il me dit d’un air fier : « Regarde, voilà tous mes guerriers, ils sont nombreux. » Mon domestique d’une part, et moi de l’autre, nous nous sommes amusés à les compter ; lui, en a trouvé 320 et moi, 340. Je[99] maintiens cependant mon chiffre de 600, il vaut mieux apprécier en plus qu’en moins.
Il y a | 7 grands diassa à 600 hommes | 4200 | |
4 petits à 100 hommes au maximum | 400 | ||
Le poste d’observation | 50 | ||
Les sofas de Natinian et les 18 tirailleurs de l’almamy | 50 | ||
Total général | 4700 | hommes | |
(en chiffres ronds 5000) |
Sur ces 5000 hommes, il y en a 140 de montés ; dans ce chiffre sont compris les chefs, l’almamy, les griots, etc. Comme je l’ai dit plus haut, ces montures n’ont que le nom de cheval, aucune d’elles ne serait capable de faire pendant trois jours de suite 30 kilomètres par jour.
Et dire qu’on a osé surprendre la bonne foi de nos meilleurs journaux de Paris, en leur faisant insérer dans leurs colonnes que le père de Karamokho était roi de 150 contrées, et qu’il pouvait aisément mettre 50000 hommes en ligne[21].
On a été jusqu’à qualifier Samory d’Alexandre du Soudan. On aurait mieux fait de le traiter de pourvoyeur d’esclaves.
Actuellement Samory a donc, d’après nos calculs en chiffres ronds, 5000 hommes ; au début de cette campagne (mois d’avril dernier), il avait bien un millier d’hommes de plus, car la mortalité a clairsemé ses rangs : le feu, les déserteurs, les blessés et surtout la famine en sont les causes principales ; il devait avoir également un nombre de chevaux beaucoup supérieur, peut-être double (250 ou 300).
J’ai eu déjà occasion de parler des convois de vivres, mais je n’ai pas fixé le nombre de porteurs arrivant en moyenne par jour au camp. Pendant l’aller et mon séjour j’ai pu à peu près me rendre compte qu’il arrivait environ 200 foufoutigui par jour, ce qui fait environ 2000 kilos de denrées, qui, si elles étaient réparties équitablement et à raison de 250 grammes par homme (juste ce qu’il faut pour ne pas mourir), permettraient de distribuer 8000 rations par jour. Mais il n’en est pas ainsi, et beaucoup de chefs de l’entourage de l’almamy et certains personnages ne se contentent pas de si peu et puisent à pleines mains, tandis que 5000 malheureux sur les 10000 combattants et non-valeurs meurent littéralement de faim. C’est ce qui explique la grande quantité de cadavres qui jalonnent la route.
Pour vivre, ces malheureux vont par bandes dans les lougans des villages[100] abandonnés, y coupant du fonio, des tiges de maïs, et errent dans la brousse pour y déterrer des fikhongo[22] et des racines. La nuit, ils cherchent à se voler les uns les autres, et malheur à celui qui ne se couche pas sur sa peau de bouc ou son sachet à vivres ! Du sel, l’almamy et les chefs seuls en ont.
Nous venons de voir comment les troupes sont alimentées en vivres ; nous allons maintenant examiner comment elles sont ravitaillées en munitions. Samory reçoit fort peu de poudre fabriquée dans le pays même ; le soufre fait défaut, il vient des comptoirs européens, et la poudre indigène n’est pas autant prisée que celle qui vient d’Europe.
La quantité de poudre consommée est considérable. J’ai calculé que Samory a dû dépenser à peu près 800 captifs par mois pour l’achat de sa poudre. Un simple calcul suffira pour le démontrer.
L’armée de Samory était de 5000 hommes devant Sikasso ; en admettant que chaque homme ne tire que 5 coups de fusil par semaine, ce qui n’est pas énorme et bien au-dessous de la vérité, nous arrivons à 25000 coups de fusil par semaine à 0 gr. 040 la charge, total 1000 kilogrammes par semaine ; et, pendant 18 mois, 72000 kilogrammes de poudre.
Le prix d’un esclave à la colonne était d’environ 4 à 6 kilogrammes de poudre, suivant le sexe et l’âge ; il y en avait même, et c’était le plus grand nombre, les enfants, qui n’étaient payés que 2 à 3 kilogrammes ; mais nous conservons notre moyenne de 5 kilogrammes pour éviter d’apprécier en trop et de tomber dans l’exagération. Cela nous donne une dépense totale de 14400 esclaves pour la totalité de la campagne ou environ 800 esclaves par mois, vendus pour de la poudre.
Pour l’achat des chevaux, c’est encore pis : le plus bas prix d’un cheval à Ouolosébougou ou ailleurs est de 8 esclaves, et le plus élevé, de 24 ; prenons seulement comme prix moyen 10 esclaves et nous atteindrons de suite des chiffres qu’il est écœurant de transcrire, surtout quand on pense que pour entretenir un effectif moyen de 150 chevaux pendant près de deux ans il faut les renouveler quatre fois.
★
★ ★
Les troupes de l’almamy ne sont pas organisées en fractions qu’on pourrait appeler compagnie ou légion, comprenant un chiffre d’hommes toujours invariable, une sorte d’effectif réglementaire ; il n’existe pas non plus de[103] grades bien définis. Voici les différentes appellations sous lesquelles on désigne chefs et soldats :
1o Bilakoro. Le bilakoro (qui ne porte pas de pantalons, mais le bila, comme son nom l’indique) est une sorte de vélite. Voici comment il est recruté :
Quand on prend un village ou que l’on opère une razzia, tous les prisonniers (femmes et enfants seulement, car tous les guerriers pris sont décapités) sont amenés à l’almamy, qui prend la moitié des femmes et des filles pour lui, l’autre moitié des prisonniers revient au chef et aux guerriers qui ont opéré la prise.
Tous les garçons et jeunes gens ont immédiatement la tête rasée à l’ordonnance et sont confiés à des chefs qui eux-mêmes en répartissent une partie entre leurs meilleurs sofa. Les gamins prennent dès lors le titre de bilakoro, et leur première fonction est de soigner les chevaux. Quand le maître monte à cheval, le bilakoro porte son fusil et le suit au pas de course ; plus tard, quand son chef est riche en fusils, on lui en donne un (vers l’âge de quatorze ou quinze ans). Certains chefs ne commandent que des bilakoro, par exemple Kali, chef de Faraba (entre Kangaba et Ouolosébougou), il est appelé Bilakorotigui, parce que son commandement ne comprend qu’une bande de galopins de ce genre. Qu’on juge de la résistance que peut opposer un groupe de ces guerriers à des hommes faits et rompus à la guerre.
2o Le kourousitigui est un guerrier d’un âge raisonnable ; il est marié et n’est soldat que momentanément ; il n’a jamais ou rarement un commandement.
3o Le sofa. Après avoir fait plusieurs expéditions, les bilakoro sont autorisés à porter le pantalon ; ils suivent le chef duquel ils relèvent quand il part en expédition ; quelquefois ils gagnent un cheval ou un ou plusieurs captifs à la suite d’une campagne heureuse. Plus tard, quand ils ont mérité la confiance de l’almamy, ils tiennent garnison dans les villages et n’ont d’autres fonctions que de manger le peu qui reste aux malheureux habitants. Ils deviennent quelquefois dougoukounasigui.
4o Le sofakong (à la tête des sofa)[23]. Ce sont des sofa qui se sont particulièrement distingués dans une expédition ; pour les récompenser, leur chef leur donne quelques hommes à commander, le chiffre varie suivant que le kélétigui a peu ou beaucoup d’hommes.
[104]5o Le kélétigui ou kongtigui est un personnage ; il commande le territoire en temps de paix, et en temps de guerre il emmène tout ce qui est valide et possède un fusil dans sa région. Les frères de l’almamy et Alpha, Fali, Baffa, etc., sont ou kongtigui ou kélétigui, suivant qu’ils agissent isolément ou sous les ordres de l’almamy.
On voit que cette soi-disant armée n’est encore qu’une bande bonne à jeter l’épouvante parmi de petites peuplades et incapable d’inspirer aucune crainte à des troupes instruites à l’européenne et possédant une arme à tir rapide.
Ces guerriers ne reçoivent aucune instruction militaire, la plupart ne savent pas tirer un coup de fusil. Les charges de poudre, beaucoup trop fortes, produisent un recul très gênant ; et la poudre indigène, brûlant très lentement dans le bassinet, fait long feu. Ce sont les deux causes qui font détourner la tête au tireur, et au moment de faire feu l’arme n’est jamais en direction.
Tous les chefs auxquels j’ai parlé de leur ordre de combat m’ont dit que les guerriers marchaient tout simplement autour de leur chef, et tiraient des coups de fusil. Au moment de l’assaut, ils poussent le cri répété de couâ ! couâ ! qui rappelle celui du canard ; les chefs brandissent en l’air leur sabre ou la hache de guerre qui sont les emblèmes de commandement.
La hache est généralement en argent et très mince ; elle est toujours renfermée dans un étui en peau de chat-tigre dont la queue est cousue après la poignée et sert d’ornement. Cette hache de parade est portée par un bilakoro.
Quelques chefs ont des pavillons : ce sont simplement des morceaux d’étoffe (du calicot ou de la guinée) noués à un bambou ou une tige de mil. Ces drapeaux ne sont pas des emblèmes, on n’attache aucune importance à leur prise, ils ne servent qu’aux ralliements.
Le noir de ces régions ignore le sentiment d’honneur des peuples civilisés pour leur drapeau, et jamais il ne se fait tuer pour lui.
Les guerriers de Samory semblent avoir emprunté le pavillon aux troupes toucouleur d’Ahmadou, chef du Nioro, qui, d’après ce que nous apprend Mage, ont un semblant d’organisation.
Les instruments servant aux sonneries sont très variés ; les griots[24] tirent des sons de toutes les cornes d’animaux. La plus répandue est le boudofo (corne de dagué, sorte d’antilope) qui est simplement percée d’un trou près[105] de l’extrémité, et le bourou, instrument donnant à peu près les mêmes sons et disposé de la même manière, avec cette différence qu’il est fabriqué avec une défense d’éléphant.
Les sonneries que l’on peut faire à l’aide de ces instruments sont naturellement très limitées, j’en ai toujours entendu tirer les mêmes sons, cependant ils sont très facilement compris, vu que le matin de bonne heure cela veut dire « En route ! » et le soir « Halte ! nous campons ici ».
Le vrai instrument avec lequel on peut donner des ordres est le tabala, que nous pouvons comparer à notre tambour.
Le tabala est d’une pièce, et creusé dans du diala ; son diamètre varie entre 40 et 50 centimètres ; dans l’intérieur se trouvent quelques bassi (amulettes). Le dessus est tendu d’un morceau de peau de bœuf qui est assujetti par des lanières ; sur cette peau et vers la circonférence il y a généralement un endroit dépourvu de poils sur lequel on voit une inscription en arabe commençant toujours par : El hamdou lillahi. « Louange à Dieu », etc.
Ce tabala est porté par deux hommes, à l’aide de deux fortes poignées en[106] lanière dont il est muni ; entre les deux porteurs marche le griot, qui des deux mains frappe du tabala khalama (la plume à écrire du tabala). Ces khalama sont en fort cuir et en forme de boudin ; l’intérieur est rempli de graines et de bourre de coton ; deux solides lanières constituent les poignées.
Avec cet instrument les griots obtiennent une douzaine de batteries différentes au moyen desquelles ils transmettent les ordres de leurs chefs.
Parmi ces batteries on m’a cité : « En avant ! » « Aux armes » « Cessez le feu ! tout est fini » « En retraite ! » « Du secours ! » « Rassemblement à gauche ! », « à droite ! » « La charge ! » « Garde à vous ! ».
★
★ ★
Le camp est très tranquille : à part des coups de fusil isolés qui se succèdent presque sans interruption, le silence n’est troublé que par les cris de quelque captif qui reçoit une rossée. L’aspect est loin d’être celui d’un camp français, où il règne toujours un peu de gaieté, même dans les moments difficiles. Dans le diassa de Birayma, on m’a cependant gratifié d’une séance de Mokho missi kou, sorte de croquemitaine ou de polichinelle qui amuse les guerriers par ses propos et ses contorsions.
Il était habillé d’un vêtement en cotonnade rouge d’une seule pièce, avec les jambes et les manches très collantes, et coiffé d’un bonnet rigide hérissé de queues de vache. Au bonnet est cousu un morceau d’étoffe cachant la figure, qui est percé d’une ouverture pour la bouche et de deux autres pour les yeux ; autour de ces trous sont brodés des ronds en cauries.
Dans une musette en guinée qu’il portait en bandoulière se trouvaient des grelots et de la ferraille. Le bas des jambes était muni de sonnettes. Dans les mains il tenait quelques queues de vaches qu’il agitait en causant.
De temps à autre, le soir, vers huit ou neuf heures, sur un signal donné par le tam-tam de l’almamy, une courte batterie de tam-tam se fait entendre sur toute la ligne ; aussitôt après, tous les guerriers poussent une série de cris aigus et désordonnés qu’il est difficile de comparer à autre chose qu’à de véritables cris de bêtes féroces. Dès que le silence est rétabli, on entend un seul cri d’ensemble qui part de Sikasso et des diassa de Tiéba. Ce cri est un hou allongé ressemblant à un rugissement ; on sent qu’il sort de poitrines mâles et que les défenseurs sont nombreux.
Il y a souvent des alertes de nuit, ce sont des malheureux qui volent des vivres, et qu’on poursuit à coups de fusil en criant : A minna ! « Attrape-le ».
Dans la soirée j’ai eu la visite de Karamokho, accompagné d’un kokisi ;[107] je lui ai parlé longuement de la triste situation que son père s’est créée en commençant cette guerre contre Tiéba, de la famine qui désolait les régions que je venais de traverser, des cultures qui restent en friche, du dépeuplement de son pays, des cadavres qui jalonnent la route, du mécontentement général que cause la guerre, et surtout du tort qu’elle fait à nos traitants de Médine et aux marchands en général. Enfin je lui ai parlé de l’éloignement de sa base d’opérations, de la périlleuse situation de son unique ligne de ravitaillement, de ses troupes fatiguées, de ses chevaux hors de service et du peu de progrès qu’il a fait vers Sikasso, depuis six mois qu’il est là, puisqu’il n’a même pas réussi à s’emparer d’un seul des diassa de Tiéba. J’ai essayé par tous les moyens de lui faire comprendre qu’il avait tout avantage à signer une paix qui ne pouvait qu’être honorable pour lui. Je lui proposais à cet effet d’aller voir Tiéba, et de chercher ainsi[108] à les amener sur un terrain d’entente. Karamokho me dit : « Ce que tu dis est vrai, mais l’almamy ne voudra pas faire la paix ; il m’attend, je vais aller lui dire tout ce que tu m’as dit. »
Une heure après, l’almamy vint dans ma case ; je recommençai mon plaidoyer en faveur de la paix, c’était du temps de perdu.
A tout ce que je venais de lui dire il ne sut me répondre qu’une chose : « J’ai dit, en parlant de Bissandougou, que je rapporterais la tête de Tiéba, et il me la faut. Je resterai ici encore deux, trois ans s’il le faut, mais je veux sa tête. »
Je lui fis remarquer qu’il pourrait devenir dangereux pour lui de prolonger ainsi le siège de ce village, et lui fis comprendre que dans quelques mois la famine sévirait d’une façon très intense, son pays n’ayant presque pas fait de culture cette année. Il en convint et me dit : « Si les Français sont contents de me voir finir la guerre, ils m’enverront les 30 hommes et les canons que j’ai demandés. »
Je lui fis observer qu’il avait grand tort de compter absolument sur ce renfort. « Le colonel commandant supérieur, lui dis-je, n’est pas si content de toi : tu as commencé cette guerre sans nous en parler et maintenant tu demandes brusquement du renfort ; de plus, une lettre de recommandation du colonel que je t’ai adressée est restée cinquante jours sans réponse ; tout ce que tu fais là est loin de prouver ta reconnaissance envers nous. » Après avoir faiblement protesté et nié avoir reçu la lettre du colonel Gallieni, il refusa formellement d’user de moi ou de tout autre comme négociateur de la paix. Il lui faut « la tête de Tiéba ».
Je priai l’almamy de bien réfléchir à tout ce que nous venions de dire ensemble, et puisqu’il ne voulait pas user de moi, je lui demandai à repartir le surlendemain pour continuer ma mission ; il acquiesça à ma demande et me parla de ses bonnes relations avec des chefs dans l’Est : « J’étais sûr d’être partout bien accueilli sur sa recommandation » (!!).
J’ignore jusqu’où va mener la sotte vanité de ce souverain despote. Voici en résumé la situation des deux belligérants.
Sikasso, comme on l’a vu, n’est bloqué sérieusement qu’à l’ouest, et les diassa extrêmes d’Alpha, de Baffa et de Liganfali ne sont qu’une faible menace vers le nord et le sud ; la plupart du temps, même, ces deux diassa sont coupés de leurs communications avec les autres diassa[25] par les troupes de Tiéba ; ce cas s’est présenté deux fois pendant mon séjour au camp.
[109]Sikasso[26] est à la porte du pays de Tiéba, et n’offre aucune difficulté pour le ravitaillement ; ses communications sont libres avec presque tout son pays, et du jour où il plaira à Tiéba de s’en aller avec tout son monde, Samory ne pourra l’en empêcher ; il ne le saura même pas de suite.
Les troupes de Samory sont du reste incapables d’enlever un diassa à Tiéba. Les assiégés sont si peu inquiets qu’ils se livrent à leurs cultures. Les garnisons des diassa de Samory n’osent placer que deux ou trois sentinelles doubles chacun, et à moins de 200 mètres en avant de leur front. Les hommes de Tiéba les enlèvent très souvent, ainsi que les chevaux qui sont en pâture autour des diassa. Somme toute, Tiéba est maître chez lui dans un rayon de 1500 à 1600 mètres vers l’ouest, et tout l’est n’est pas menacé. Il ne manque pas de vivres, dit-on, ses États sont plus peuplés que ceux de Samory, et il peut encore faire venir des denrées des pays de l’intérieur avec lesquels il a conservé de bonnes relations.
Le pays de Samory est pauvre, absolument depeuplé et épuisé ; si le siège se prolonge jusqu’en mars ou avril, tous les vivres auront disparu, car cette année on n’a presque pas fait de cultures. D’autre part, la ligne de ravitaillement est pillée journellement par les Bambara du nord et les gens de Dioma. Les Bilakoro de Natinian ne sont pas de force à surveiller une route de plus de 200 kilomètres de longueur.
Le Ganadougou et la région de Kourala ne sont pas absolument soumis : au moindre revers, ces gens-là se tourneront contre Samory. Tengréla et les villages du Bagoé, de Fala à Papara, peuvent en un jour se porter vers Bénokhobougoula et couper la ligne de ravitaillement, qui passe dans le Sibirila pour atteindre la ligne principale au Bagoé.
En outre, je crois ses troupes moins bonnes que celles de Tiéba, qui le harcèle tous les jours et cherche à lui enlever ses diassa. — L’almamy doit le savoir, car il n’a jamais rien tenté de ce genre-là, et si ce n’était la terreur qu’il inspire, ses guerriers ne tiendraient pas, mais il coupe si souvent des têtes qu’on n’ose désobéir. A ce propos, Kali m’a conté que, lorsque l’almamy a appris que nous n’étions qu’une poignée d’hommes à l’affaire du marigot de Kokoro, il a fait couper la tête aux huit chefs dont les troupes avaient pris la fuite les premiers.
Jamais il n’osera donner l’assaut au village, et il en est à 2 kilomètres au bout de six mois de lutte.
[110]Sur quoi compte-t-il ? sur des défections probablement, ou sur des alliés imprévus ? je l’ignore.
Admettons que Tiéba se retire dans quelques mois, l’almamy fera son entrée dans une ruine, car son adversaire aura emmené tout son monde à l’intérieur ; il lui faudra donc imaginer une guerre plus profitable comme compensation pour ses chefs et ses guerriers. Ces derniers ont perdu leurs chevaux et échangé successivement leurs captifs contre des vivres que les marchands vendent un prix fabuleux aux affamés de la colonne. Où portera-t-il la ruine ? vers le nord ou vers Tengréla ? il n’en sait peut-être rien lui-même, mais il sait qu’il lui faudra se procurer à tout prix des chevaux et des captifs.
Jeudi 29. — Karamokho a été plein de prévenances pour moi aujourd’hui ; je suppose qu’il a quelque chose à me demander ; dans la journée, il est venu me chercher pour me faire voir qu’il sait écrire son nom en français.
Je lui griffonne quelques mots en arabe qu’il va porter à son père. Samory me demande s’il y a des Français qui savent bien lire le Coran : quand il apprend que nous avons de très forts arabisants qui ont traduit des livres et des documents ayant trait aux pays des noirs, il m’exprime son étonnement ; je profite de cela pour lui parler de l’ancien empire de Mali, mais il est très ignorant de l’histoire et de la géographie de son pays ; il connaît cependant Mansa Sliman, puisqu’il m’a cité les actes principaux de son règne. Plus tard, il m’a parlé de la canonnière partie pour Tombouctou. Je me suis aperçu qu’il ne savait pas que le Niger coulait de Bourroum vers Say, le Noufi et la mer ; il croyait qu’il allait à la Mecque !
Bref, jamais l’almamy ni Karamokho n’ont encore été si aimables qu’aujourd’hui ; vers dix heures du soir Karamokho vient pour me parler : comme je dormais, Diawé le renvoie.
Vendredi 30. — Dès le petit jour Karamokho vient dans mon gourbi pour me dire que son père ne veut pas me laisser partir : « Les chemins ne sont pas bons, mon père veut que tu attendes ici que Sikasso se soit rendu, il prendra ensuite quelques villages sur ta route et enverra beaucoup de captifs à l’almamy de Kong, qui te laissera passer. »
Je lui fis observer que ma place n’était pas dans le camp de l’almamy, que j’étais chargé d’une mission qu’il me tardait de remplir dans les plus brefs délais ; que mon convoi était sans chef à Bénokhobougoula, que ma présence y était nécessaire et qu’il ne fallait pas songer à me retenir ici plus longtemps. Son père vient quelques instants après, et essaye de me retenir par des arguments sans valeur. « Avant que cette lune soit finie (quinze jours), Sikasso sera pris. Je vais recevoir des renforts, et, du reste,[111] les hommes de Tiéba meurent de faim dans le village.... Tiens, me dit-il, voilà justement un déserteur qui est arrivé cette nuit, interroge-le toi-même, tu verras que c’est la fin, tous les hommes de Tiéba désertent. »
« Si tu es si sûr de ton affaire, il est inutile de nous demander des troupes de renfort et de te faire construire cinq cases en pisé, lui dis-je ; je ne crois pas du tout à la fin prochaine de cette guerre. Quant à la famine qui règne dans le camp de ton ennemi, tu as pu t’en rendre compte ce matin par le bras du Sénoufo que le garanké de Liganfali t’a apporté. » En effet, quelques instants auparavant, cet homme avait apporté un bras ; la section était faite au gras du bras, et les chairs étaient entourées d’un épais bourrelet de graisse qui était loin d’indiquer le manque de nourriture.
Je n’ai pas voulu faire l’affront à Samory de lui dire que je connaissais son déserteur et que c’était un homme de Tiérou, près de Ténetou, qu’il venait de me présenter avec tant d’impudence. Je voulais à tout prix éviter de le froisser et lui renouvelai mon désir de partir dans la journée comme il en avait été convenu.
« Tu attendras bien huit jours ici, car le chef du Pourou (sic) doit venir me voir et il t’emmènera jusqu’à Kong. » Comme je n’avais jamais entendu parler de ces pays, je demandai quelques explications, et l’almamy me montra l’est, sans pouvoir me donner de renseignements[27] ni de direction précise.
Je promis à Samory de rester à Bénokhobougoula jusqu’à la nouvelle lune (18 octobre) et d’y attendre le chef du Pourou (?) et le courrier qui m’annoncerait son arrivée et me manderait pour conférer avec lui. Cela ne le satisfit pas, car il chercha à me faire comprendre que, s’il voulait, il m’empêcherait de partir. Karamokho, qui était présent, ajouta : « Oui, si les Français, à mon arrivée à Bordeaux, m’avaient dit : « Tu n’iras pas plus loin », j’aurais bien été forcé de revenir. »
On voit par cette aimable réflexion combien son voyage en France lui a peu profité et comme il nous connaît peu, nous qui lui avons offert une si large hospitalité.
Je lui fis remarquer que mon cas n’était pas le même, que je ne demandais rien à l’almamy, si ce n’est la permission de traverser ses États placés sous notre protectorat ! et posai catégoriquement la question à Samory : « Veux-tu, oui ou non, me laisser traverser ton pays et me faciliter mon voyage ? »
[112]Le but que Samory voulait atteindre en me retenant devant Sikasso ne m’échappa nullement. L’almamy, très fin, pensait que la présence d’un Européen dans son camp aurait pour effet de faire croire à Tiéba que l’avant-garde d’une troupe de soldats français était arrivée, et, pour accréditer cette rumeur, il envoyait des émissaires de tous côtés annonçant l’arrivée de renforts et de canons.
De longues péroraisons succèdent à ma question, à laquelle il ne répond rien ; puis il me signifie qu’il ne me donnera pas de porteurs pour m’en retourner. Je pris congé de lui et de Karamokho et me retirai dans mon gourbi.
Une bonne tornade venait de mettre fin à cette discussion un peu orageuse, et j’étais décidé à partir à la première éclaircie. Une demi-heure après, au moment d’enfourcher mon mulet, un kokisi m’amène sept hommes pour porter mes bagages (trois peaux de bouc). Karamokho me demande de lui envoyer divers objets et me prie de les mettre à part pour que son père ne les lui prenne pas (sic).
Mon attitude énergique venait de me tirer de ce mauvais pas, et j’étais libre de m’en retourner à Bénokhobougoula, où mes tribulations allaient probablement recommencer.
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je quittai le camp de l’almamy. Je me voyais déjà dans la situation de demi-captivité imposée à Mage et à Quintin, à Ségou, en 1862, et de la mission Gallieni, à Nango, en 1880-81.
Notre départ eut lieu à neuf heures du matin. A une heure de l’après-midi, nous arrivons à Natinian, où une forte tornade nous oblige à passer la journée.
Mes domestiques n’étaient pas moins heureux que moi ; ils craignaient qu’en résistant à Samory, ce dernier ne me fît un mauvais parti. « Si tu étais noir, me disait Diawé, Samory t’aurait coupé le cou, parce que tu n’es pas de son avis. » Je crois bien que mon garçon avait raison.
Samedi 1er octobre. — Comme à l’aller, j’arrive à Kourala par une pluie battante ; dans la soirée, j’ai un peu rôdé dans les villages ; il y règne une sourde effervescence, et beaucoup d’hommes, me dit-on, viennent de rallier la colonne de Tiéba. Beaucoup de Sénoufo jettent en passant un coup d’œil sur ma case, mais aucun d’eux n’est obséquieux du reste, je n’ai pas encore trop à me plaindre des curieux. Je lie conversation et cherche adroitement à me faire renseigner sans éveiller leur défiance, et, pour cela, je ne prends jamais de notes devant eux. Quelquefois, quand ils sont là depuis un moment et qu’il n’y a rien à en tirer, mon domestique[113] Diawé les renvoie en leur disant que je vais me baigner, et tout le monde s’en va.
Il m’est quelquefois pénible cependant de supporter cet entourage : tous ces gens fument, prisent et chiquent devant moi ; quand ils se mouchent, ils s’essuient les doigts contre le mur ; s’ils crachent, c’est également contre le mur, ils ont alors soin d’étendre le crachat avec la main.
Comme je perdrais certainement mon temps en leur donnant une leçon de civilité, je ne dis rien, c’est le plus sage parti à prendre.
Dimanche 2 octobre. — Je m’arrête à Tiola, où j’arrive vers midi. A l’aller, je n’ai fait que traverser ce village, je me suis donc décidé à y faire étape ; d’autre part je vais tâcher de ne pas suivre tout à fait le même chemin pour le retour ; c’est du temps de perdu.
Dans la journée je me décide pour l’itinéraire Tiola, Saniéna, Komina, Bénokhobougoula. Saniéna et Komina avaient dans mes notes le qualificatif de grand marché, je voulais les voir.
Lundi 3 octobre. — Je pars de bonne heure, impossible d’avoir un guide ; aussi, au lieu de passer par Sankorobougou, qui est le chemin le plus court, je fais un peu trop de sud et allonge ma route de trois kilomètres. Je traverse les ruines de Tountjila (3 villages détruits) et, peu de temps après,[114] un joli ruisseau bien ombragé, à eau très claire, qui coule vers le nord. Un gamin me dit que le ruisseau s’appelle Kodialani (le bon petit marigot). Trois ruines nous séparent de Saniéna, on me les a nommées, ce sont Siracoroni, Noumoula, Foulanto ; ces villages ont été détruits par les gens du Ségou. Comme le reste de Ganadougou, ce pays est habité par des Bambara et des Foula Soumantara. Ces Foula sont mélangés aux Bambara et aux Sénoufo avec lesquels ils se trouvent en contact ; aussi ont-ils emprunté la façon de construire les cases aux Bambara, et la coiffure aux Sénoufo, le tatouage est mixte : il y a du Bambara et du Sénoufo.
Je crois ce peuple très travailleur ; il y a quatre ans, leur pays était encore florissant ; mais leur situation difficile entre Tiéba, Ségou et Samory devait les mener à la ruine. Autant que j’ai pu en juger, ces gens ne demanderaient qu’à vivre tranquilles. Du reste leurs petites vallées sont fertiles, la verdure qui borde les cours d’eau semble indiquer que le pays conserve de l’eau pendant toute l’année.
Saniéna était un village d’au moins mille habitants, actuellement il n’en compte plus que quarante. On me dit que dans la soirée je pourrais atteindre Komina. Je quitte cette triste ruine à 2 heures 30, et un quart d’heure après je traverse Tiékorobougou ; ce village a plus d’un kilomètre de long, mais il est également inhabité. En sortant de cette ruine, je me trouve sur les bords d’une rivière très profonde, dont on ne m’a pas révélé l’existence à Saniéna ; je la supposais exister plus au sud, c’est le grand collecteur de la région Kourala. Elle a 20 mètres de largeur.
A toutes les questions que l’on pose, les gens de ce pays répondent par un an allongé ; mon domestique est désespéré de ne pouvoir obtenir d’autre réponse. Ce an correspond pour eux tout aussi bien au oui qu’au non : c’est la réponse toute trouvée quand on ne veut rien dire.
Ce village m’a l’air tout particulièrement hostile à l’almamy, et j’y suis coté comme un de ses amis. Je m’adresse au seul homme qui soit dans le village, il dit qu’il remplace le chef trop vieux et m’affirme qu’il m’est impossible de traverser cette rivière si je ne fais un pont. Voyant que je ne pourrais rien apprendre de lui, j’envoie mon domestique rôder du côté de la rivière sous prétexte d’aller chasser, en lui recommandant de fouiller les abords pour trouver le passage. Deux heures après, il revient et me dit avoir vu déboucher un homme qui a pris la fuite en l’apercevant. Je l’accompagne et une demi-heure après nous découvrons un passage dans le faîte des arbres reliés entre eux par des lianes. Des perches, sur lesquelles il faut faire des prodiges d’équilibre pour ne pas dégringoler dans la[117] rivière, relient les branches entre elles. Si l’on tombe, on est sûr de s’empaler sur les bois morts qu’on aperçoit par-ci par-là à quelques centimètres sous l’eau.
La nuit était venue, nous couchons dans cette ruine, deux vieilles femmes m’offrent leur case, car il va tomber de l’eau. Le soir elles m’apportent quelques pistaches et une petite calebasse de fonio non pilé qui fait le régal de mon mulet.
Mardi 4. — Le lendemain de bonne heure, nous effectuons sans incident le passage du cours d’eau ; sur la rive gauche se trouvent une dizaine de cases de culture qui portent le nom de Nakouna. La rivière que nous venons de traverser n’a pas de nom, on l’appelle simplement Kô. Nakouna n’est séparé de Komina que par les ruines de Faracouna.
Nous arrivons à Komina de bonne heure. Les premières ruines que nous traversons sont peuplées de singes verts de l’espèce que nous autres Sénégalais appelons singes de Podor, mais beaucoup plus grands. C’est la[118] première fois que j’en vois depuis que je suis sur la rive droite du Niger. En mandé, on appelle ces singes ouarra.
J’ai compté dix-sept ruines à Komina, toutes sont assez grandes et devaient contenir au moins 2 à 300 habitants. Douze ont été habitées simultanément, ce qui portait la population totale de Komina à près de 4000 habitants comme on le voit. Sa perte date de l’arrivée dans le pays de Tari Mori, lieutenant de Samory. Il y a quatre ans, tous les habitants ont été vendus. Actuellement il n’y a plus qu’une cinquantaine d’habitants, disséminés dans deux ruines. C’est tout ce qui reste de la splendeur passée. Deux de mes hommes m’avaient parlé de Komina comme d’un des plus grands marchés de cette région ; ils y étaient venus en 1882, au moment où ce village était en pleine prospérité.
Mon hôte à Komina, qui était allé jusqu’à Saint-Louis, il y a cinq ans, me parle de cela tout bas, il me dit : « Du jour où l’almamy nous a pris, nous étions perdus, regarde ce qui reste ; moi qui suis du pays, j’ai vu à un moment donné les dix-sept villages pleins de monde ; tous les marchands venaient ici parce qu’ils vivaient presque pour rien ; un âne, dans le pays, coûtait 15 francs, notre terre est bonne, tout le monde était nafouloutigui (riche). » Quelques instants après, il m’apportait une corbeille pleine de beaux citrons, presque aussi gros que ceux de France. Ces citronniers sont délaissés et disséminés au milieu des ruines ; dans celle où j’ai séjourné j’en ai vu deux.
Dans la soirée, ce brave homme m’a fait apporter une grande calebasse de to. Le to est un mets indigène connu par les Wolof sous le nom de lakhlalo ; il a un avantage considérable sur les autres, c’est qu’il n’entre pas de beurre de cé dans sa préparation. Beaucoup d’Européens ont le goût de cette graisse en horreur. J’avoue que moi aussi j’ai été longtemps à m’y habituer.
On fabrique du to avec de la farine de maïs, de fonio, de sorgho ou de mil. On en fait une pâte un peu consistante et on la met par cuillerées dans de l’eau bouillante comme pour les knepfl alsaciens.
Ces galettes sont servies avec une sauce faite à part et composée de feuilles de haricots, d’oseille, de baobab, de piments, de gombos et, quand on est riche, du sel[28]. C’est délicieux quand on n’a pas autre chose.
Renseignements pris, on me dit qu’il n’y a pas de pirogues en face de Tiékoungo et qu’il me faut aller à Ouaranina. De l’autre côté, sur la[119] rive gauche du Bagoé, il y a un somono qui habite les ruines de Dodia, il possède une pirogue.
Mercredi 5. — J’arrive à Ouaranina (70 habitants) de bonne heure ; une grande plaine inondée nous sépare de Badié, dont on aperçoit le rideau de verdure en quittant Komina. A sept heures du matin nous étions au bord du fleuve, mais nous n’y trouvons pas de pirogues ; mes hommes grimpent dans les arbres et hêlent le passeur, mais rien ne vient. Enfin à deux heures de l’après-midi, après avoir surveillé pendant sept heures les abords du fleuve, nous voyons à quelques centaines de pas sortir de la verdure deux hommes se dirigeant sur Ouaranina ; ils me disent qu’ils viennent de traverser le fleuve, que le piroguier fait le passage en cachette, l’almamy ayant défendu de passer ailleurs qu’au chemin de ravitaillement.
La pirogue qui leur a servi est très petite, disent-ils, trois de leurs camarades sont encore sur l’autre rive et vont aussi passer dans quelques instants. Diawé s’embusque dans les hautes herbes, le piroguier arrive bientôt avec les autres passagers et veut aussitôt pousser au large, mais, mis en joue par mon domestique, il regagne notre rive. Je plaisante le somono sur cette aventure, et il rit de bon cœur. Après lui avoir donné une pipe et des hameçons je suis tout à fait son ami, il redevient de bonne humeur en nous traversant.
[120]Le Bagoé est aussi large ici qu’au chemin que j’ai suivi pour me rendre à Sikasso, il n’a pourtant pas encore reçu le Banifin, ni la grosse rivière de Tiékorobougou. Sur ses bords, il y a quelques coquilles d’huîtres laissées par les eaux, qui ont déjà baissé d’environ 20 centimètres.
Le passeur m’apprend que le Bagoé est formé de plusieurs rivières nommées Banifing, qui passent à l’ouest de Tengréla et que le fleuve lui-même passe au nord de cette ville. Je connaissais déjà une partie de son cours par un itinéraire de Tengréla à Sikasso qui coupe le Badié à Maribougou et par l’itinéraire Caillié qui le coupe à Fala.
Les pirogues peuvent aller partout, quoiqu’il soit guéable en beaucoup d’endroits en février ; mais on évite de le traverser à gué à cause des caïmans. Ce batelier dit qu’il ne connaît pas de chute et qu’il sait que le fleuve va dans le pays de Ségou ; mais c’est tout ce qu’il sait. Un hippopotame tué à Kanakono, près de Tengréla, avait été charrié jusqu’ici. Très étonné de voir le batelier si bien renseigné, je l’interroge sur Tengréla ; il m’affirme qu’on y va d’ici en cinq jours à pied, ce qui rapprocherait beaucoup plus Bénokhobougoula de Tengréla, si son renseignement est exact.
La rive gauche est inondée aussi. A 500 mètres du fleuve se trouvent Dodia, deux villages ruinés, un seul habitant, le piroguier. Nous continuons encore le soir même notre route et, après avoir traversé un joli ruisseau qui a son confluent à côté de Dadio, nous arrivons à Zangouéla. Ce village se compose de quatre ruines dont l’une contient une vingtaine d’habitants ; nous y passons la nuit, quoique peu éloignés de Bénokhobougoula ; mais il y a des terrains vaseux à traverser, et de nuit on ne peut effectuer le passage du Baniégué.
Quoique je possède une moustiquaire en bon état et que j’aie eu soin de la faire établir avant de me coucher, il est impossible de fermer l’œil à cause des moustiques, c’est du reste la vingtième nuit que je passe ainsi, c’est-à-dire avec deux ou trois heures de sommeil.
Jeudi 6. — En sortant de Zangouéla on tombe dans la plaine herbeuse que traverse le Baniégué qu’on longe pendant trois quarts d’heure avant d’arriver au point de passage ; ce terrain est difficile à traverser, il y a des endroits où hommes et animaux enfoncent jusqu’au jarret.
Un hourrah de joie m’accueille à mon arrivée : mon personnel, que j’avais dirigé du Baoulé directement sur Bénokhobougoula, est sur la rive opposée et salue mon retour. Le voyage de mon convoi s’est effectué sans incident, les ânes sont relativement en bon état et les bagages ne sont pas tombés trop souvent à l’eau, mais mes malheureux noirs ont eu toutes les peines du monde à se procurer juste de quoi ne pas mourir de faim.
Limites, superficie, population, système orographique et hydrographique, productions, description des diverses régions qui constituent le domaine de Samory. I. Région entre Niger et Milo. II. Régions situées au nord du Ouassoulou. III. Région située à l’ouest du Ouassoulou. IV. Le Ouassoulou, grande route commerciale qui le traverse. V. Provinces au sud du Ouassoulou ; un peu d’histoire. VI. Provinces situées à l’est du Ouassoulou. — Ganadougou. — Provinces Siène-Ré ou Sénoufo. — Le groupe sud Folou, Kabadougou, etc. — Itinéraires et région entre le Ganadougou et le Ségou. — VII. Provinces placées sous le protectorat de Samory. — Le Toukoro, le Gankouna, le Toma. Demba, mon esclave toma libéré, sa passion pour la viande de chien. — Le Ouorodougou et sa division territoriale. Les chemins qui mènent au marché à kolas. — Quelques mots sur les Lô et le commerce du kola. — Le courtage dans cette région — Difficulté de pénétrer dans cette région. — Histoire de Samory. — Version de la cour. — Ma version. — Les débuts de la fortune de l’almamy. — Résumé succinct de ses conquêtes par ordre chronologique. — De la façon dont son pays est administré. — L’esclavage est florissant chez lui. — Son pays est à peu près ruiné. — Causes de la dépopulation. — Pourquoi il y a lieu de protéger les confédérations et de supprimer les grands États nègres.
Les limites politiques des États de Samory, placés sous notre protectorat depuis le commencement de l’année 1887, sont : au nord, les États du Ségou, gouvernés par Madané ; à l’est, les États de Tiéba, le Kantli et le Niéné (provinces ayant Tengréla et Bong comme capitales) ; au sud, le Ouorodougou et une série de petits États que nous énumérons plus loin, et qui, tout en se trouvant sous le protectorat de Samory, ne sont pas occupés militairement par ses troupes. Ces États s’étendent jusqu’aux confins de la république de Liberia, qu’ils limitent au nord.
A l’ouest, la colonie anglaise de Sierra-Leone et le Soudan français. Seul le Niger, depuis ses sources jusqu’à hauteur de Bammako, constitue une limite naturelle. Il sépare les États de Samory du Soudan français. A l’est, la frontière était jadis constituée par le cours du Bagoé, mais les incursions faites par les propres troupes de Samory et celles de son voisin Tiéba dans cette région ont singulièrement déformé la frontière. Aujourd’hui Samory possède, sur la rive droite du Bagoé, Komina et Fourou, tandis que Tiéba a[122] comme pointe avancée sur la rive gauche une partie du Niénédougou avec nangalasou ; il a aussi enlevé à l’influence de Samory le Moro, le Kantli, une partie du Fadougou et le Niéné.
Ces pays forment actuellement une province autonome ayant Tengréla et Bong comme capitales, mais reconnaissant la suzeraineté de Tiéba.
La superficie des États de Samory occupés militairement est d’environ 160000 kilomètres carrés. Mais la surface totale de tous les États qui lui obéissent directement et de ceux qui ont accepté son protectorat atteint environ 300000 kilomètres carrés.
Quant à la population, elle est bien diversement répartie comme densité.
Ainsi, dans un trajet de 400 kilomètres j’ai traversé 36 ruines et 36 villages habités, dont la population totale s’élève à 4200 habitants environ et qui se répartissent comme suit :
Villages | ayant de | 500 | à | 800 | habitants | 3 | |
— | — | 150 | à | 300 | — | 7 | |
— | — | 60 | à | 100 | — | 5 | |
— | — | 20 | à | 50 | — | 17 | |
— | au-dessous de 20 habitants | 4 | |||||
Total | 36 | villages. |
Les villages sont distants les uns des autres de 11 kilomètres en moyenne ; nous trouvons donc que, pour une superficie de 4400 kilomètres carrés, la population est de 4200 habitants, ce qui fait un peu moins d’un habitant par kilomètre carré ; — mettons un.
Dans la superficie totale des États de Samory, qui s’élève, comme nous l’avons vu, à 160000 kilomètres carrés, nous pouvons affirmer que les trois quarts du territoire sont semblables comme désolation à ce que nous avons visité, et que l’autre quart a une population qui d’après nos renseignements n’excède pas 4 habitants par kilomètre carré, ce qui ferait, d’une part, pour les pays dévastés, 120000 habitants ; pour les provinces plus favorisées, 160000 habitants ; au total 280000 habitants.
Si ces 280000 habitants n’ont fourni que 6000 guerriers au début des hostilités avec Tiéba, et environ 3000 sofa répartis sur tout le territoire, nous trouvons qu’il y a un homme armé d’un fusil sur trente habitants ; cette proportion peut paraître faible pour un pays qui est en guerre depuis près de dix ans. Mais chez Samory il existe une grande quantité d’individus valides qui échappent au service militaire parce qu’ils font partie de castes qui ne peuvent fournir des guerriers. Les Bambara ne sont jamais armés, ils constituent cependant plus de la moitié de la population ; enfin, les femmes, qui sont plus nombreuses que les hommes, et les chefs de famille[123] (soutigui) sont toujours exempts. Toutes choses considérées, on voit qu’au contraire, les États de Samory fournissent une proportion de guerriers plus considérable que celle que mettent sur pied les grandes puissances européennes en cas de mobilisation.
En 1879-80, la densité de la population des régions de l’est du Niger était considérablement plus forte. La mission Gallieni parle de quinze habitants par kilomètre carré pour le Ségou et les pays toucouleur ; quoique les pays mandé n’aient pas été visités à l’époque, les nombreuses ruines de date récente que j’ai trouvées, et la plupart des villages presque abandonnés que j’ai vus, me permettent de dire que si actuellement les États de Samory n’ont plus que 7 habitants par kilomètre carré, à l’époque il y en avait 10 ou 12, ce qui se rapproche visiblement du chiffre du Ségou.
Le système orographique du pays de Samory ne comporte pas de montagnes élevées, au dire des indigènes ; du reste, en jetant un coup d’œil sur la carte, et en étudiant le système des eaux dans cette région, il est facile, sans trop grande erreur, de dessiner la ligne de partage des eaux qui sépare les affluents de droite du Niger, des rivières côtières qui se déversent dans l’Atlantique à travers la république de Liberia.
Les hauteurs qui constituent cette ligne de partage des eaux semblent courir entre le huitième et le neuvième degré de latitude nord jusque vers le dixième de longitude, puis elles doivent sensiblement incliner vers le sud jusque vers le septième, contourner les sources du Bagoé, se prolonger vers le nord en courant vers le Bagoé (affluent de droite du Niger) et le Bandamma (rivière du Lahou) qui se déverse dans le golfe de Guinée, pour venir se rattacher au massif Natinian-Sikasso dont nous parlerons plus loin. Ce qui nous fait croire que vers le dixième degré de longitude la ligne de partage va gagner le septième de latitude, c’est que, d’après nos renseignements, les sources du Bagoé se trouvent entre le septième et le huitième de latitude. Le peu de longueur des cours d’eau qui se déversent du cap des Palmes au cap Lahou (Rio Cavalli, San Pedro, Sassandra, Fresco) semble du reste confirmer l’hypothèse que nous émettons et nous autoriser à rapprocher la ligne de partage de la côte.
D’après les indigènes, il faut chercher les points culminants de cette ligne de partage d’une part dans le Gankouna, d’autre part dans le Ngara-khadougou.
Le massif du Gankouna (7 à 800 mètres de relief sur le terrain environnant) serait, comme forme et comme aspect, à peu près identique au massif de Kita : comme sur celui-là, il y a des villages sur le plateau et autour du massif. Ces villages seraient au nombre de onze.
[124]Ce massif se prolonge par le Toukoro jusque dans le Ouorocoro, séparant ainsi le bassin du Yendou et du Milo de celui du Ouassoulou-Balé. Puis il détache les chaînes de collines qui viennent séparer les uns des autres les divers cours d’eau secondaires qui se jettent dans le Niger entre Siguiri et Kangaba.
De ce massif sortent le Yendou et le Milo avec leurs affluents, le faisceau des rivières de Kangaba formé par le Fié, le Sankarani et le Dibantoukoro, puis le Ouassoulou-Balé et ses affluents.
Le massif du Ngarakhadougou, de même altitude que le précédent, se prolonge par le Kabadougou, vers le Noolou et le Niéné, et lance de petits contreforts qui séparent le Ouassoulou-Balé du Baoulé et le Baoulé du Bagoé et de ses principaux affluents. C’est dans ce massif que le Baoulé et le Bagoé prennent leurs sources.
René Caillié, dans sa route de Kankan à Tengréla, a franchi tous ces cours d’eau ; mais il ne nous a pas rapporté assez de détails pour nous permettre de reconnaître leur plus ou moins grande importance.
La constitution géologique de la ligne de partage est, d’après les indigènes, analogue à celle des hauteurs de la rive gauche du Niger : elle serait constituée de schiste, de grès, d’agglomérés de fer très durs, et quelquefois de quartz. Caillié cependant nous signale dans sa marche de Timé à Tengréla la présence dans le sud de quelques petits pics granitiques isolés qui doivent probablement se relier au massif du Ngarakhadougou et faire partie de ce nœud orographique.
Les lignes de collines qui courent du sud au nord entre les divers affluents du Niger semblent être de peu d’importance comme relief, et se présenter sous forme de petits plateaux desquels descendent un grand nombre de ruisseaux et de petites rivières qui constituent autant de vallées fertiles, dans lesquelles se sont élevés la plupart des centres habités.
Dans plusieurs de ces vallées, les indigènes se livrent à l’exploitation de l’or, en lavant des alluvions ; mais le rendement n’a jamais été bien grand et est toujours resté inférieur à celui du Bouré et du Bambouk.
L’exploitation aurifère avait surtout lieu dans la région Samaya, Silouba, Sékou, à l’est de Siguiri.
Les vallées principales sont larges, à fond plat, et sujettes à de nombreux débordements, car il y a très peu de villages situés exactement sur les cours d’eau mêmes, les indigènes ayant surtout cherché à éviter les inondations.
Le Baoulé et le Bagoé que j’ai traversés coulent du reste dans des plaines couvertes de hautes herbes et en partie inondées en hivernage. Ce sont ces abords difficiles qui expliquent pourquoi les indigènes n’utilisent[125] pas ces cours d’eau comme moyen de transport ; ce sont pourtant d’excellentes voies commerciales. On ne m’a pas signalé de chute sur ces rivières, dont les principales, le Ouassoulou-Balé, le Baoulé et le Bagoé, sont navigables, d’après les indigènes, pour des embarcations d’un faible tonnage et calant 50 centimètres.
La végétation se présente sous des aspects bien divers dans tout l’empire de Samory : dans les terrains ferrugineux, la végétation est rabougrie ; on y cultive le mil et le sorgho, et les bas-fonds seuls produisent du riz et du maïs ; c’est dans cette zone que l’on rencontre abondamment le cé (arbre à beurre).
Vers le 11°, aux cultures des céréales viennent s’ajouter les tubercules ; l’igname, le taro, la patate sont cultivés sur une grande échelle ; on y rencontre aussi plus d’arbres fruitiers ; le bananier et l’oranger y font leur apparition à l’état isolé. Enfin, à partir du 8°,30 on entre dans la zone du palmier à huile ; la végétation rabougrie fait place à la forêt dense ; les tubercules remplacent les céréales, et le kola, l’arbre à beurre.
Afin de faciliter l’étude des divers pays qui constituent actuellement les États de Samory, nous avons cru devoir employer une classification qui donne un peu de clarté, et répartir la description de ce pays en sept groupes distincts que nous allons successivement examiner.
Cette classification offre en outre l’avantage de correspondre à peu près à la division politique du territoire qui constitue actuellement l’empire de Samory :
I. | Les territoires situés entre le Niger et le Milo ; |
II. | La région située au nord du Ouassoulou ; |
III. | La région située à l’ouest du Ouassoulou ; |
IV. | Le Ouassoulou ; |
V. | La région située au sud du Ouassoulou ; |
VI. | Le Ganadougou et la région située à l’est du Ouassoulou ; |
VII. | Et enfin les pays qui reconnaissent le protectorat de Samory, mais qui ne sont pas occupés militairement par les troupes de l’almamy. |
I. De la région comprise entre le Niger et le Milo, nous n’avons que peu de choses à dire, une partie de ces territoires est tombée sous notre influence directe depuis les dernières campagnes du colonel Gallieni, et est rattachée en partie au commandement du Soudan français ; les autres, tels que le Sankaran, le Kissi et les régions ayant Falaba comme capitale, nous sont trop peu connus pour que nous nous y étendions davantage. Au moment où ces lignes paraîtront, ils seront tombés sous notre domination ; nous pouvons donc dès aujourd’hui les distraire sans inconvénient[126] de notre étude et aborder les autres régions que nous avons été plus à même d’étudier et sur lesquelles nous avons plus de renseignements.
II. Le Bolé et le Safé, qui constituent les provinces nord, ont été pris sur le Ségou dans le courant de l’année 1882. Kémébirama, appelé aussi Fabou, frère de l’almamy Samory, ayant sous ses ordres Famako, chef de Tenguélé, près Ouolosébougou, fut chargé de cette conquête. Après avoir dévasté la région et s’être emparé de Tadiana, Cisina, Sanancoro, Sénou et Kola, ces deux chefs s’avancèrent jusqu’à Gouni en face de Koulikoro ; Kémébirama poussa même l’audace jusqu’à se porter sur Dougassou, dans le cœur même du Ségou. Mais là il fut repoussé par les cavaliers d’Ahmadou, et rejeté dans le Banan, où avec Famako il sema la dévastation.
Plus au sud, il existait trois confédérations habitées exclusivement par des Bambara qui vivaient en très bons termes avec leurs voisins de même origine, du Ségou. Le pays était relativement bien peuplé ; les nombreuses ruines que l’on traverse partout en sont un indice bien certain.
Les trois chefs les plus influents étaient : 1o Fotigui, qui commandait le Dialacoro, le Djitoumo et le Kéléya ; 2o Kémokho, qui exerçait son autorité sur le Kouroulamini, le Tiaka, le Baya, le Bolou et le Banimonotié ; 3o le chef du Banan.
Ces petits pays n’ayant pu opposer qu’une faible résistance, leurs chefs furent pris et décapités par ordre de Samory.
C’est le Banan qui était le pays le plus peuplé de la région ; actuellement il y a peut-être au grand maximum 40 villages où il y ait encore quelques habitants.
Il m’a été très difficile d’obtenir les quatre itinéraires que je possède à travers le Banan, ce pays, depuis la conquête, n’étant plus traversé par les marchands, qui, comme on le sait, recherchent les chemins passant dans les contrées peuplées.
Voici la liste des villages ayant quelque importance :
Bougoula dans le Safé, petit marché, jadis très fréquenté à cause de sa situation sur la route Ségou, Dioumansonna, Ouolosébougou, Kangaré.
Banko, dans le Banan, petit marché fréquenté il y a cinq ans encore par les marchands qui venaient de Yamina à Ténetou.
Faraba, grand village, pas de marché, entouré d’une enceinte en terre et d’un palanquement en bois (diassa), résidence d’un frère de Samory, Fabou, appelé aussi Kémébirama ou Birayma tout court, et d’un fils de l’almamy, Masser Mahmady.
Faraba est au centre du Tiaka, sur la route de Kangaba à Ouolosébougou.
Ouolosébougou, dont j’ai parlé plus haut.
[127]Kangaré, près du Ouassoulou-Balé, marché moins important que celui de Ouolosébougou (tous les lundis).
Kona, sur la rive gauche du même cours d’eau, également dans le Baya, marché à kolas de la même importance que celui de Kangaré (tous les mardis).
Kéléya, composé de trois petits villages, population totale 600 habitants : il s’y tient un petit marché quotidien fréquenté seulement par les marchands résidant aux environs ; c’est un commerce tout à fait local et qui n’a aucune analogie avec ceux de Ténetou, Ouolosébougou, Kona et Kangaré.
Et enfin Ténetou, dont j’ai déjà parlé lors de notre passage.
Beaucoup d’autres villages avaient un petit marché ; la plupart d’entre eux ont aujourd’hui un chiffre d’habitants arrivant rarement à 100, et ne le dépassant jamais, de sorte qu’il ne se fait plus aucune transaction. La route la plus fréquentée est naturellement celle de Bamako, Ouolosébougou, Ténetou ; c’est par elle que vient tout le sel, et que les kolas sont dirigés sur le nord. En hivernage elle passe à Ourou et Bougoula ; en saison sèche on prend le chemin que j’ai suivi pour venir, c’est-à-dire par Tiérou et Bourgoula.
a. La route Ouolosébougou, Ségou, par Tamala, Bougoula, Dioumansonna.
b. La route Ouolosébougou, Tenguélé, Kangaré, Kona.
J’emploie le mot route, c’est chemin qu’il faudrait dire, car la plus grande largeur de ces voies de communication ne dépasse pas 1 mètre. Les autres chemins sont des sentiers peu ou point frayés du tout, dans lesquels on s’égare très facilement. Les cours d’eau sont, à de rares exceptions, pourvus de ponts. Je ne connais que ceux de Ouolosébougou et celui de Mono.
III. La région qui nous occupe comprend le Diouma, le Kourbaridougou et le Kouroulamini, qu’il ne faut pas confondre avec le Kouroulamini des environs de Ténetou. On a souvent une tendance à comprendre ces pays dans le Ouassoulou. Ces pays ont une histoire toute différente du Ouassoulou et ont eu leur sort bien plus souvent lié à celui des Mamby de Kangaba, de Niagassola et du Manding en général, qu’au Ouassoulou ; ils ont une histoire et une population à part.
Nous venons de voir que les populations situées au nord font partie du groupe bambara (famille mandé) ; ceux-ci au contraire font partie du groupe malinké de la même famille. Ils se rattachent aux populations mandé qui habitent plus au sud et n’ont rien de commun avec les Mandé métissés de Peul qui peuplent le Ouassoulou.
Leur histoire peut se résumer aux conquêtes de Kankan Mahmadou qui[128] vivait dans la première moitié de ce siècle ; au delà, il ne faut pas chercher à savoir quelque chose.
Ce Kankan Mahmadou, qui avait placé sous sa domination toute la région située entre le Niger et le Sankarani, rêva pendant de longues années de faire la conquête du Ouassoulou, et lutta en vain contre un nommé Diéri, chef des Siène-ré, venu des environs de Tengréla. Ce Diéri vint l’assiéger jusque dans sa capitale, mais il fut tué au siège de cette place et Kankan Mahmadou ne lui survécut pas longtemps ; il a dû mourir il y a une quarantaine d’années. Ses fils Mori et Moriba luttèrent encore longtemps, cherchant à s’établir dans le Ouassoulou ; mais, battus à Kangouéla et à Niako en 1870, ils virent bientôt toute influence leur échapper. Les luttes contre le Sankaran, en 1875, et les diverses guerres qu’ils firent comme alliés de Samory, désagrégèrent peu à peu leur royaume. Le Diouma se sépara du Kouroulamini, et le Kourbaridougou échut bientôt en partage à Samory (1877).
Au commencement de 1879, Samory commença à envahir ces provinces ; il fit le siège de Kankan, qui après une résistance de dix mois se rendit.
Enfin en février 1882 il s’emparait du dernier centre de résistance, de Kéniéra. Le colonel Desbordes qui voulait secourir Kéniéra traversa le Niger le 25 février 1882 à Falaba, mais il arriva trop tard devant cette place, qui s’était rendue le 19 du même mois ;
Les centres principaux de cette région sont :
Kéniéra, sur la rive gauche du Kié ; il s’y tient un marché peu important ;
Kamaro, sur la rive gauche du Sankarani, petit marché, sur la route de Kéniéra à Ouolosébougou ;
Sansando, village assez important, situé près du confluent du Niger et du Milo, marché hebdomadaire ;
Khakan, village qui tire son importance par sa position sur le Milo, sur la route de Kangouéla et Dialacoro à Massaya (Sankaran) ;
Enfin Kankan, sur la route de Kouroussa (Niger) au Ouassoulou. Kankan a une mosquée et était, il y a une cinquantaine d’années, la capitale de toute la région sous le règne de Kankan Mahmadou.
Dans cette petite ville, dont l’importance a beaucoup diminué depuis que Samory s’en est emparé, il se tenait un marché très fréquenté. Au commencement de ce siècle, quand Caillié y passa, en 1827, il n’a pas manqué d’en parler comme d’un lieu où se faisaient beaucoup d’échanges.
Aujourd’hui, son marché est peu fréquenté et la ville renferme autant de ruines que d’habitations.
Par sa position un peu excentrique, par rapport aux grands courants[129] commerciaux auxquels donne lieu le trafic du sel ou du kola, cette région n’est guère coupée que par des chemins fréquentés se rendant de l’est à l’ouest, reliant le Fouta-Diallo au Ouassoulou et menant du Milo vers Ténetou et Ouolosébougou. Du temps de Caillié, en 1827, la route qui passe à Kankan et de là se rend à Maninian et à Sambatiguila était une des routes les plus fréquentées de cette partie du Soudan ; elle reliait directement Sierra-Leone aux marchés à kolas.
Aujourd’hui cette route n’existe plus ; elle s’est reportée plus au sud, pour traverser des régions plus peuplées, et de Kankan elle se dirige sur Kalankalan, Ouomalé, à travers le Ouorocoro sur Maninian.
IV. Quoique je n’aie pas eu l’occasion de traverser la partie des États de Samory que l’on est convenu d’appeler le Ouassoulou, j’ai cependant voulu rapporter tous les renseignements que j’ai pu recueillir, si imparfaits qu’ils soient, notre turbulent voisin Samory pouvant bien nous forcer un jour ou l’autre à lui faire la guerre dans cette région.
Le Ouassoulou comprend le Gouana, le Gouanediakha, le Baniakha, le Lenguésoro et le Bodougou.
Les limites sont : à l’ouest, le Sankarani ; au nord, les rivières Dji et Molou, affluents de gauche du Baoulé ; à l’est, une partie du Baoulé et le Yorobadougou ; et enfin au sud, une ligne qui se confond assez sensiblement avec l’itinéraire suivi en 1827 par Caillié pour se rendre de Kankan à Maninian.
Cette région n’a encore été traversée par aucun Européen ; tous les officiers envoyés en mission chez Samory n’ont fait que longer le Ouassoulou ; seul M. Bonnardot, de l’artillerie de marine, s’en est approché en se rendant de Siguiri à Niako. Nous avons cependant six points sur lesquels nous avons pu nous appuyer pour la construction de nos itinéraires par renseignements ; Kéniéra, capitaine Delanneau, 1882 ; Kankan et Bissandougou, Péroz et Plat, 1887 ; Kangouéla, Dialakourou et Niako, lieutenant Bonnardot, 1889.
Nous avons déjà dit, à propos de Kankan, que le Ouassoulou avait eu de nombreuses luttes à soutenir contre Kankan Mahmadou et ses fils, dont la puissance s’est brisée, en 1870, contre Kangouéla et Niako. Depuis, ce pays commençait à se relever, lorsque, en 1874, Samory commença une série d’expéditions qui le firent maître du Lenguésoro, du Bodougou et du Baniakha, qui se rendirent sans lutter. En 1882, Samory s’emparait, à son retour de Niagassola, du Gouanediakha et du Gouana, les deux dernières provinces qui n’avaient pas encore reconnu son autorité.
[130]Le Ouassoulou et les petits pays qui constituent sa ceinture étaient, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire plus haut, jadis bien peuplés ; les habitants, presque tous métissés de Peul, élevaient des chevaux, des bœufs et quelques moutons ; les cultures étaient réputées comme les meilleures de cette partie du Soudan.
Arrosé par cinq grandes rivières et leurs affluents, ce pays ne pouvait être que fertile. Dans la région Sékou, Silouba, Kéniéra, les femmes lavaient même un peu d’or.
Aujourd’hui tout ceci a bien changé, depuis que Samory s’est emparé de ce pays relativement riche ; il n’a fait qu’en tirer des esclaves ; le pays n’est plus peuplé et ne possède plus rien ; les villages qui figurent sur ma carte n’ont plus que quelques sofas pour habitants, et les grands centres qui avaient des marchés sont réduits à l’état de modestes bourgades de trois cents à cinq cents habitants. Ce sont : Gouanafarba, Koussan, Dialakourou, Niako, Lenguésoro[29], Kangouéla, Sékou et Kalako.
Il existe, en effet, une grande voie commerciale, du nord au sud, entre le Sahara et cette partie du Soudan qui, dans ces dernières années, a surtout produit des esclaves.
Les marchandises venant du nord sont les chevaux et le sel ; celles qui viennent du sud sont le kola et les esclaves.
Les caravanes de captifs remontent vers le Bélédougou, le Kaarta, le Bakhounou, le Ségou et le Macina, où on les achète pour des chevaux que l’on se procure chez les peuples d’origine arabe, en échange de ces mêmes esclaves.
Un cheval qui vaut deux ou trois esclaves chez les Maures en vaut de six à dix dans le Kaarta et le Bélédougou, à Ouolosébougou dix à quinze, dans le Ouassoulou quinze à vingt.
Par contre, un esclave vaut d’autant plus cher qu’il se rapproche du Maroc. C’est la loi que subissent toutes les marchandises, dont le prix augmente en raison de l’éloignement du lieu de production.
On comprend que ce sont surtout les chevaux que les guerriers de Samory cherchent à se procurer, car ce sont principalement les cavaliers qui sèment la terreur et arrivent à capturer le plus grand nombre de prisonniers.
Tombouctou, l’Adrar et le Maroc doivent contenir des colonies entières de gens du Ouassoulou. Ceux qui restent dans le pays émigrent volontiers vers le Soudan français dès que Samory est en campagne.
[131]Dans nos possessions, il y a plusieurs villages dont la population entière est originaire du Ouassoulou.
J’ai parlé tout à l’heure de l’origine peul de ces gens-là ; nous y reviendrons à l’occasion du grand exode des Foulbé vers le Soudan occidental.
Voici les principaux chemins qui traversent cette région :
Celui de Kangaré, par Kankan, à Sierra-Leone, il passe à Kona (dont j’ai déjà parlé) et Sékou ; de Sékou il se dirige soit sur Diarakourou, Niako et Kouomo, soit sur Lenguésoro, par Kalako ; dans les deux cas, ils rejoignent l’itinéraire principal Ténetou par Kalankalan à Kankan. L’itinéraire principal de Ténetou, par Kankan à Sierra-Leone, est le plus fréquenté ; il traverse Niamansala, Gouanafarba, Donina, Diadoukhoubala, Lenguésoro, Kalankalan et Kankan.
Un autre chemin quitte l’itinéraire précédent à Naérifodéla, un peu au sud de Gouanafarba, et se dirige sur le marché à kolas de Maninian soit par Koussan et Yanmouso, soit par Koussan et Kouba ; le chemin est n’est fréquenté qu’en saison sèche.
De l’est à l’ouest, cette grande région n’est traversée que par le chemin Maninian, Kankan qui n’est plus l’itinéraire Caillé, mais un chemin moins direct et plus au sud qui s’en sépare à Ségala pour passer à Ouomalé et Kalankalan et traverse le Ouorocoro.
Quant aux communications Kankan, Tengréla, elles se font toutes par Lenguésoro, Koussan, Narambougoula et Tiéganadiassa ; le Yorobadougou n’étant pour ainsi dire plus peuplé, il est presque impossible de le traverser, les vivres faisant défaut, et la plupart des sentiers ayant disparu sous la végétation. Cette zone, surtout aux environs de Tengréla, est infectée de pillards, de sorte que personne n’ose s’y risquer.
V. L’histoire du groupe des provinces situées au sud du Ouassoulou est intimement liée à la fortune de Samory, car c’est dans cette région que, de simple marchand ignoré, il a réussi à se constituer un des plus grands empires de cette partie du Soudan.
Les provinces dont nous nous occupons sont le Torong (ville principale), Bissandougou, le Komo (villes principales), Komo et Kalankalan, le Konia (ville principale), Sanankoro et enfin le Ouorocoro (villes principales), Ouomalé et Ouorocoro. En 1864, quoique jouissant toutes de leur autonomie, elles étaient en quelque sorte tributaires de Sori-Ibrahim, appelé aussi Fodé Ibrahim, souverain de Toukoro (province située au Sud du Konia).
Sori Ibrahim était un marabout très vénéré, chez lequel, comme nous le verrons plus loin, Samory passa près de huit ans. Lorsque Samory retourna dans le Torong en 1868, le chef de ce pays, Bitikié Souané, lui confia le[132] commandement de son armée et, deux ans après, Samory était maître de la situation, l’armée était pour lui. Ceci se passa vers 1871. En 1873, Samory lutta contre Famodou, chef de Bissandougou, et le vainquit. De ce jour le Konia et le Koma se détachèrent de Sori Ibrahim, chef du Toukoro, et se groupèrent autour de Samory. Seule Sanancoro résista pendant quelque temps, mais ce village fut forcé de se rendre et Samory en fit sa capitale.
En 1877, Sori Ibrahim voyant Samory occupé dans le Sankaran et le Diouma essaya de reconquérir le Konia, mais ses deux fils Amara et Mori-Laé furent pris par Maninka Mory et Kémébirama, frères de Samory, et mis à mort.
Les années suivantes, Samory, quoique éloigné du théâtre de la guerre contre Sori, entretenait toujours une colonne destinée à le tenir en échec, lorsqu’en 1880, le généralissime de Samory, Modi Dian Fing, eut son armée presque anéantie, ce qui décida Samory à en finir avec Sori, qu’il rencontra dans le Ouorocoro ; au bout de quelques jours de lutte, Sori tombait entre les mains de Samory. Cette victoire eut pour résultat de donner à Samory le Ouorocoro et le décida de suite à préparer une campagne contre le Gankouna, le Modioulédougou, le Toukoro et le Toma. C’est pour cette raison que le sous-lieutenant indigène Alakamessa, envoyé par le colonel Desbordes à Samory, rencontra ce dernier établi à Guéléba ou Galaba, sur les frontières du Modioulédougou.
Cette région est particulièrement riche, paraît-il ; les cultures sont splendides, le mil et le sorgho y sont encore cultivés, mais c’est l’igname et le maïs qui forment la base de la nourriture.
Le palmier à huile, dont la limite nord est environ par le 10°, y est très abondant ; l’arbre à kolas y fait aussi son apparition ; on le signale à l’état isolé dans plusieurs localités, à Karandougou (Ouorocoro) entre autres, mais il est encore stérile. L’étymologie de Ouorocoro est « à côté du kolas ».
Cette région est traversée du nord au sud par deux chemins très importants :
Celui de l’ouest va de Kankan à Bissandougou, Sanancoro sur Borokénédougou, où il se bifurque pour se rendre d’un côté dans le Toukoro et le Toma et de l’autre dans le Gankouna.
Celui de l’est relie le Ouassoulou par Lenguésoro, Ouomalé, Ouorocoro à Médina, Guéléba et Mousardou ou Moussadougou (capitale de Modioulédougou), sur la frontière de Liberia.
La région qui sépare le Ouorocoro du Torong et du Konia est très accidentée, elle n’est traversée que par un seul chemin, qui paraît-il, n’est pas commode ; ce chemin relie Ouorocoro à Sanancoro par Talikoro.
[133]Plus au nord, il existe l’itinéraire bien fréquenté de Kankan à Maninian ; ce chemin est suivi de préférence à celui de Caillié parce qu’il passe dans des régions mieux habitées et dans lesquelles on trouve plus de ressources.
Il part de Kankan, se dirige par Kalankalan sur Kéniéba, là il se bifurque. Celui du nord suit l’itinéraire Koundian, Kandiba où il rejoint le chemin suivi par Caillié, Ourola, Ségala, Filadougou, etc. Le chemin sud se dirige de Kéniéba par des chemins divers sur Sansando, Dalala, Karandougou, par Losokho sur Maninian.
VI. Cette région comprend trois groupes de provinces :
1o Celles qui anciennement faisaient partie du Ganadougou et qui sont : le Tiankadougou, le Tiéméla, le Gakhalou, le Tiénedougou, le Foulala, le Siondougou, le Mpéla et le Gantiédougou.
Ces provinces étaient peuplées en partie de Bambara, de même origine que ceux du Ségou ; du reste, le Ségou dominait dans cette région en 1852, et en 1856 le Gantiédougou reconnaissait encore la suzeraineté du Ségou (voyez Barth, édition allemande, tome IV, page 577, et le chapitre Tiong-i).
Le reste de la population se composait de Mandé métissés de Peul de même origine que les Ouassoulounké et les habitants du Banimonotié ; ils se différenciaient de ceux-ci par leur nom de famille, qui est Soumantara, tandis que les autres sont Diallo, Diakhité, Sidibé et Sankaré.
Lorsqu’avec El-Hadj Omar, le Ségou devint province toucouleur, le Ganadougou s’en détacha et s’érigea en confédération qui reconnaissait comme souverain Dansénou, dont la résidence était Kounian (sur le Bagoé).
Le Ganadougou fut très prospère pendant le règne de Dansénou, jusqu’à l’époque où Tiéba (chef du Kénédougou) succédant à son père Daoula vint porter la guerre dans le pays, et s’empara de la partie du Ganadougou située sur la rive droite du Bagoé. La paix conclue ne l’empêcha pas de faire des incursions sur l’autre rive, quand le besoin d’esclaves se faisait sentir, de sorte que la partie du Ganadougou de la rive gauche du Baoulé était un pays soumis à des pillages perpétuels.
En 1883, Samory de son côté lança un de ses lieutenants, nommé Tari-Mori, dans la région entre Baoulé et Bagoé, dévasta tout, et emmena en esclavage ce que Tiéba avait épargné comme population. Il poussa ses colonnes jusque dans les pays tributaires du Ségou, le Bolé et le Baninko. Tiéba s’avança de son côté, dans le courant de 1886, jusqu’à Baffa et Diakha, à un jour de marche du Baoulé. C’est du reste ce qui fut une des causes de guerre entre Samory et Tiéba.
2o Les provinces Siène-ré et Sénoufo, qui comprennent le Sibirila, le Papélé, le Niénédougou et une partie du Fadougou, sur l’histoire desquelles[134] nous n’avons pu apprendre que fort peu de choses ; leur sort a toujours été intimement lié à celui de Tiong-i, de Tengréla, de Ngokho et surtout de Bong et de Katon (Niéné).
En 1827-28, au moment du passage de Caillié, Tengréla était le centre le plus commerçant de la région, mais le chef du Niéné qui résidait à Tiong-i était très redouté, c’est même cette raison qui força les caravanes avec lesquelles voyageait notre compatriote de faire le crochet Débéna-Douassou-Ouarakana pour se rendre à Fala, où il a traversé le Bagoé.
La puissance du chef du Niéné est tombée avec la conquête du pays par le Ségou, mais Tengréla a conservé encore longtemps son indépendance, par suite d’alliances habiles avec les divers chefs du Follona et du Niéné. Après avoir lutté fort longtemps contre les lieutenants de Samory, Tiong-i et Tengréla ont accepté son protectorat en 1885 à la suite d’une campagne habilement menée par un guerrier, griot de Samory, nommé Amara Diali.
Aussitôt son départ, Tengréla a renvoyé les sofa de Samory et a recouvré son indépendance. A la mort de Ianokho, chef de Tengréla, son fils Mouça, mansa de Tengréla, a contracté pour se consolider sur son trône une alliance avec Samory, et a même conduit en personne un contingent à l’armée sous les murs de Sikasso. Le parti des Mandé-Dioula, qui est très important à Tengréla, en a été très mécontenté et, en voyant le siège de Sikasso tourner au profit de Tiéba, a fait rappeler Mouça et ses troupes et s’est donné entièrement à Tiéba. Telle était la situation au moment où je passais dans la région.
3o Le troisième groupe comprend : le Folou, le Kabadougou, le Noolou et le Yorobadougou. Ces quatre provinces, peuplées de Mandé Ouassoulounké, de Mandé Bambara et de Siène-ré, étaient trop morcelées pour offrir une grande résistance à Samory. Quand Diéri, chef du Yorobadougou, mourut au siège de Kankan où il assiégeait Kankan Mahmadou, vers 1860, l’autorité de cette famille se désagrégea. La composition hétérogène de ces populations, qui revendiquaient toutes trois le pouvoir, porta un coup funeste à cette confédération, et lorsqu’en 1884 Amara Diali s’y présenta, la conquête lui fut facile ; le pays fut mis à sac et toute la population vendue par Samory pour se procurer des chevaux.
Ces pays sont entièrement dépeuplés ; on voyage des deux et trois jours sans rencontrer d’habitants. Aussi n’existe-t-il aucun itinéraire qui mène directement du Ouassoulou à travers le Yorobadougou, et du Ganadougou vers Maninian ou Timé.
Voici les principaux itinéraires qui traversent de l’est à l’ouest les régions dont je viens de parler.
[135]1o Le chemin Bougouni, Farabakourou, Ména, Bénokhobougoula, Komina ; il reliait directement Ténetou au Ganadougou et au Kénédougou, mais n’était qu’une ligne commerciale d’importance secondaire.
2o Le grand chemin de Ténetou à Tengréla, qui se composait en réalité de deux itinéraires. L’un, à peu près direct, passant par Farabakourou, Ngola (Ngokhola), Niamhalla, Koloni, Kalaka, Dialakou, Zéna, Touséguéla, Ouarakana, etc., était le moins fréquenté. L’autre, le plus important, faisait de légers détours pour passer à Niankourazana, Ntominandokho (le marché de Tomina), qui était un marché se tenant dans la brousse, où se donnaient rendez-vous une fois par semaine tous les villages des environs, et à Niamhalla, que les marchands fréquentaient aussi ; à Zéna il rejoignait le chemin précédent.
3o Le chemin direct de Tengréla par le Papélé, le Sibirila et le Yorobadougou, qui partait de Foulaboula, rive gauche du Baoulé, passait au marché de Banko et entrait dans les pays Sénoufo à Néguépié et Foutiéré.
Tous ces villages, à peu d’exceptions près, sont détruits, et les marchés du Foulala (Niamhalla, Ntominandokho et Niankourazana) n’existent plus depuis cinq ans.
4o Le grand chemin de Niamansala à Komina, par Banko et Diaka.
5o Celui de Banankili et Narambougoula à Bénokhobougoula par Foulala (ex-marché) et Tiéganadiassa.
Ces deux derniers chemins ont été très fréquentés par les gens du Ouassoulou nord, qui se rendaient assez volontiers à Komina au temps où le village était le rendez-vous des gens du Ségou et des marchands du sud.
Dans toute cette région il n’existe actuellement qu’un seul marché ; il se tient à Gakhoulou, dans le Tiémala ; j’ai vu des Dioula s’y rendre pour acheter des koyo (pagnes du pays) ; il est moins important que celui de Ouolosébougou et dans le genre de celui de Kangaré.
Actuellement tous les chemins qui font communiquer le Ouassoulou avec la région Tengréla passent au nord du Papélé, du Yorobadougou et du Bodougou, où il n’existe plus que des ruines. Depuis que l’almamy a ravagé ce pays, personne ne le traverse plus : tous les habitants l’ont fui ou ont été vendus.
Il y a cinquante ans, quand Caillié a parcouru le sud de cette région, il n’a pas pris la route directe de Kankan à Tengréla. Ce n’était pas parce que la région était déserte, mais pour permettre à une partie de la caravane, en arrivant à Diécoura, de continuer vers l’est pour se rendre à un marché appelé Mouma.
[136]Caillié et les Soninké avec lesquels il faisait route ont fait le grand crochet sud sur Timé, afin de passer à Maninian et Sambatiguila pour y acheter des kolas, — car déjà à cette époque ces villages faisaient activement le commerce de ce fruit.
Au nord de la région que j’ai traversée pour me rendre du Baoulé à Sikasso, il existe quelques chemins très fréquentés se rendant jadis dans le Ségou :
1o Celui qui part de la rive droite du Baoulé en face de Bougouni pour passer par Kotié, Tabakoroni, Bolé, Farako, le gué de Sentilonkané et Baroéli à Ségou-Sikoro ;
2o Le chemin qui, des ruines de Baffa, en passant par Kola, Mpiébougoula, Ouola, rejoint le chemin précédent à Bolé ;
3o Un chemin partant de Bénokhobougoula, traversant Kourousina, Tiékongoba, Kéniéréla et Ouola, où il se bifurque pour, d’une part, aller sur Ségou par les itinéraires précédents, d’autre part, passer à Tou, le Diomadougou, Kinian, le gué de Kouralé, Ouakoro et atteindre également Ségou-Sikoro.
Cette région est maintenant ruinée ; quelques villages favorisés seulement conservent encore un petit nombre d’habitants ; ce sont Ouola, Tou-Bolé, où il y a encore de petits marchés ; de ces localités partent des chemins se dirigeant vers l’est et le nord-est, ils ont pour objectif Bla (capitale du Bendougou) et surtout les grands villages du Mienka (Yankasou, Mpésoba, etc.).
Toute cette région située au nord du Ganadougou, après avoir vécu ces dernières années dans la plus profonde anarchie, paraît retrouver un semblant de calme.
Le Baninko et le Diédougou reconnaissent le protectorat du Ségou, le Bolé celui de Samory, et le Dolondougou celui de Tiéba.
A côté de ces provinces tributaires existent deux États qui, par leur importance, ont su conserver un semblant d’autonomie. Elles reconnaissent l’autorité de Tiéba sans lui payer tribut, et lui fournissent des contingents armés ; ce sont : le Diomadougou et le Bendougou, desquels nous aurons l’occasion de parler à propos des États de Tiéba.
VII. Il nous reste à parler des provinces qui, tout en ne faisant pas partie intégrante des États de Samory, ont reconnu son autorité, ne payent pas l’impôt, mais fournissent cependant des contigents armés lorsque l’almamy le leur demande.
Ces provinces sont le Toukoro, le Toma, le Gankouna, le Modioulédougou et le Ouorodougou.
[137]Lorsqu’à la fin de 1880, Samory, après une série de luttes sanglantes dans le Ouorokoro, se fut emparé de Sori Ibrahim, il s’occupa de suite d’organiser la conquête des provinces appartenant au vaincu. Il s’était créé un centre de résistance dans les montagnes du Gankouna où s’était réfugié un chef nommé Sakhadigui.
Lorsqu’en 1881, Alakamessa, sous-lieutenant de tirailleurs sénégalais, vint trouver Samory, ce dernier était établi à Guéléba, sur la frontière du Modioulédougou, qui venait de faire sa soumission. De là Samory se dirigea sur le Toukoro en laissant le soin à un almamy du Ouassoulou de s’emparer des rebelles. Ce n’est cependant que dans le courant de 1882 que le lieutenant de Samory réussit à faire prisonnier Sakhadigui.
Une fois ce chef exécuté, le Gankouna fit sa soumission, et, quelques jours après, le Toma venait demander le protectorat de Samory, afin d’éviter le sort du Gankouna, qui avait été pillé et mis à sac, et dont la plus grosse partie de la population prit le chemin de la captivité.
Le Toukoro limite le Konia au sud ; sa capitale, qui porte le même nom, est éloignée de quatre à cinq jours de marche de Sanancoro. Le Milo y prend sa source ainsi que le Yendou. Cette dernière rivière, également affluent de droite du Niger, porte aussi le nom de Niéné ou Baguié. Son cours est-ouest près de sa source s’infléchit vers le nord dans le Sankaran seulement, et semble se heurter à la base du soulèvement qui relie le massif du Toma aux contreforts du Gankouna.
Nous avons placé le Toukouro par le 9° de latitude ; l’étymologie de ce nom signifiant à côté de la végétation dense, il nous a semblé que c’est bien par cette latitude qu’il faut le chercher. La distance de quatre ou cinq jours de marche de Sanancoro, indiquée par les indigènes, semble du reste confirmer le choix de l’emplacement que nous avons assigné à ce pays.
La population de ce pays est entièrement mandé, de la famille malinké ; les Konaté, Kamara, sont les principaux noms de famille qu’on y rencontre.
Le Toma est placé directement au sud du Toukoro, et ne semble en être séparé que par les hauteurs qui constituent la ligne de partage des eaux, entre les affluents du Niger et les cours d’eau qui se déversent dans l’océan, à travers la république de Libéria.
Demba, un de mes captifs libérés, est né dans le Toma et ne l’a quitté qu’il y a cinq ans. Cet homme m’a dit que jamais son pays n’avait été attaqué par Samory, mais que les siens, de crainte de subir le même sort que le Toukoro, avaient reconnu son autorité.
Interrogé sur Mousardou, visitée par Benj. Anderson, et sur Médina, autre[138] grande ville signalée par l’explorateur libérien, il a dit qu’il en avait entendu parler souvent et que ces villes se trouvaient à huit jours de marche dans l’est du Toma. Toujours d’après mon captif, le Toma ne produit exclusivement que des palmiers à huile, des bananes et des ignames, pas de graines.
Ce qui m’a confirmé que Demba me disait la vérité, c’est qu’il n’a jamais mangé ni mil ni graines ; il vivait exclusivement de patates et d’ignames sauvages. Il y a aussi des kolas dans le Toma, mais peu.
La limite du palmier à huile dans cette région est indiquée par Benj. Anderson par 8° 25′ de latitude nord ; le Toma se trouve donc à peu près par cette latitude.
Les Toma parlent un dialecte mandé qu’il est très difficile de comprendre et de prononcer. Koëlle, dans sa Polyglotta, en a rapporté un vocabulaire. Demba, mon domestique, savait à peine se faire comprendre en mandé ; il m’a été impossible d’en obtenir les éléments nécessaires à une étude de cette langue.
Cet homme était du reste d’une intelligence au-dessous de la moyenne chez les noirs, et j’ai dû m’en séparer à Bammako en le confiant au commissaire de police, qui a en vain essayé d’en faire son domestique.
Pendant notre route de Médine à Bammako, le pauvre garçon a fait la joie de tout mon personnel, auquel il servait de bouffon. Son étrange expression de visage, son langage que l’on comprenait peu ou point, et son corps tout entier tatoué d’écailles, en faisaient un être qui prêtait à rire malgré toute la pitié qu’il inspirait.
Je me souviendrai toujours de mon passage à Badoumbé (Soudan français), où je restai deux jours à faire soigner quelques ânes malades. Dans ce poste, Demba se livrait journellement à une pantomime qui ne laissait d’intriguer ce brave camarade Champmartin, lieutenant d’infanterie de marine, commandant du poste.
Nous n’y comprenions rien ni l’un ni l’autre, lorsqu’un matin Demba prit Champmartin par sa vareuse et lui montra un chien bien gras et potelé en lui faisant comprendre qu’il voudrait bien le manger. Comme cette bête n’avait pas de maître bien attitré, Champmartin la lui donna, et pendant vingt-quatre heures Demba s’employa à le faire griller et à s’en régaler. Bien souvent, dans la suite, quand je le réprimandais tout doucement, Demba, presque avec des larmes dans la voix, me parlait de Badoumbé.
Il avait voué une éternelle amitié à Champmartin, pour... le chien.
Je crois qu’il ne serait pas juste d’en déduire que tous les Toma ressemblent[139] à Demba ; pour moi, ce spécimen du Toma ne peut être assimilé qu’à la catégorie de gens que, dans nos campagnes, nous qualifions d’innocents. Ses compatriotes ont partout la réputation de travailleurs et de gens sensés.
A l’est du Toma et du Toukoro se trouve le Gankouna, pays dont nous avons déjà eu l’occasion de parler ; cette région accidentée est de peu d’étendue ; elle comprend, d’après les renseignements fournis par les indigènes, un groupe de onze villages élevés dans le massif même, tant sur les plateaux que dans de petites vallées adjacentes, offrant comme structure de l’analogie avec les vallées de Mansonnah et de Tinké (Soudan français). Une des rivières qui y coule se perd, paraît-il, dans un gouffre.
D’autres villages sont établis à la base de ce soulèvement, et leurs habitants ne se réfugient sur les plateaux qu’en cas de guerre, afin d’échapper aux guerriers qui viennent les attaquer jusque dans le fond des gorges de ce chaos montagneux. Leurs habitations ressemblent à celles des autres contrées mandé, les habitants ne sont nullement troglodytes, ainsi que l’ont prétendu quelques indigènes mal informés.
Le Ouorodougou n’est pas situé au nord de Tengréla, comme l’indiquait René Caillié ; il est bien au sud de cette ville, et il faut vingt à vingt-cinq jours de marche pour se rendre de Tengréla à Sakhala, Kani et Touté, ses principaux marchés.
On désigne sous le nom générique de Ouorodougou un ensemble de six provinces ou confédérations sur lesquelles l’action de Samory ne s’exerce pas effectivement, mais qui reconnaissent son protectorat depuis la fin de 1885, époque à laquelle elles ont fait acte d’alliance et de soumission avec Sékou Momi, lieutenant de Samory.
Ces provinces sont :
Le Zona, province nord ;
Le Ngarakhadougou, le Patto et le Nigbi, provinces centrales ;
Le Dougougué, province ouest ;
Et enfin le Bérou, province est.
Le Ouorodougou est limité :
Au nord par le Kabadougou, le Noolou et le Niéné ;
A l’ouest par le Modioulédougou ;
A l’est par le Follona, le Kouroudougou et le Baoulé ;
Et enfin, au sud, par la république de Liberia, les peuples de la côte de Krou, le Souamlé et le Tiassalé, peuples du Lahou.
En quittant les provinces de Tengréla, le premier centre que l’on rencontre se nomme Katara. Ce village est un point de passage très fréquenté.[140] C’est là que se bifurque la route qui, d’une part, se dirige vers Touté, Siana et Kani, et, d’autre part, sur Sakhala.
De Katara, la route ouest suit la vallée du Bagoé, passe à Migniniba et atteint Kani, près des sources de la branche principale de Bagoé. De Migniniba part un chemin qui, après avoir traversé le Bagoé, atteint, aux ruines de Morissola, les chemins qui, du Ouorokoro, du Kabadougou et du Noolou, relient Maninian, Odjenné, Sambatiguila et Timé à Touté, puis à Siana. Ces routes sont très fréquentées.
Sakhala, Touté, Kani et Siana sont les marchés à kolas les plus importants du Ouorodougou. La population de chacun de ces centres, d’après nos informations, varie entre quinze cents et trois mille habitants.
A un jour de marche au sud de Katara, près de Tombougou, le chemin de Sakhala traverse le Bagoé, puis Gomonaso et Faraba, villages d’un millier d’habitants ; à Makha se détache un chemin se dirigeant sur Kanyenni et le Kouroudougou[30].
A huit jours de marche au sud de Sakhala on rencontre un grand village appelé Biniéko, et, à un jour au delà, au sud, se trouvent Goéla et Dandoui, qui sont sur la limite du pays des Lô. Les Lô occuperaient la région confinée au sud par le Souamlé et le Tiassalé. Comme on a peu de renseignements sur ce peuple, les noirs (ainsi que cela arrive toujours dans ce cas là) qualifient les Lô de Mokhodomo (mangeurs d’hommes).
Tout ce que j’ai pu apprendre sur eux, c’est qu’ils sont d’un beau noir, comme les Wolof, et qu’ils ne parlent ni le mandé ni l’agni.
Leur pays serait traversé en partie par un grand cours d’eau coulant vers le sud et barré de nombreuses chutes. Il n’y a pas de montagnes élevées chez les Lô ni dans le Ouorodougou ; mais le pays est très fourré et se trouve presque entièrement situé dans la zone de la végétation dense. Les indigènes, comme chez les Gân-ne et les Agni de la vallée du Comoé, transportent tout dans des hottes, retenues par trois bretelles, dont l’une ceint le front. Ce mode de transport leur permet de se faufiler plus aisément à travers la brousse.
Dans le pays des Lô, on récolte plusieurs variétés de poivre, dont l’une, connue sous de nom de feffé, est transportée par tout le Soudan pour être mélangée à l’antimoine, tant prisé par les indigènes pour se maquiller les yeux.
Les Lô, paraît-il, outre les relations qu’ils entretiennent avec les gens[141] du Ouorodougou, font aussi des achats à un peuple qui habite près de la mer (les Jack-Jack fort probablement).
Le Ouorodougou (pays des kolas) et le Ouorocoro (pays à côté des kolas) ne sont pas des pays de production du kola, comme le fait supposer l’étymologie de leur nom.
Ces pays ne se trouvent que sur les confins des pays à kolas ; ainsi :
A Karandougou, dans le Ouorocoro il y a un arbre à kolas ;
A Sakhala, Kani, Siana et Touté il n’y a encore qu’un, deux ou trois arbres au maximum. Dans quelques autres villages également, on en trouve un ou deux ; je tiens ces renseignements d’un Dioula ruiné, nommé Kéléba, que j’ai engagé à Médine comme ânier ; il est originaire de Tombougou (Ouorodougou) et a été élevé à Sakhala.
Un de mes captifs libérés, né à Ouorocoro, et mon palefrenier, Mouça Diawara, ont été deux fois à Kani et à Sakhala y acheter des kolas. Comme ils étaient trop pauvres pour travailler à leur propre compte, ils gardaient les ânes pendant la route, et, le voyage terminé, on les a payés avec quelques centaines de kolas.
Voici comment se fait, d’après eux, le commerce de kolas dans cette région.
Arrivés à Tiong-i, Tengréla, Maninian, Sambatiguila, que j’appellerai marchés à kolas de la première zone, les marchands font scier leur barre de sel en douze morceaux de trois doigts de largeur, que l’on nomme kokotla (de koko, sel en mandé, et tla, de l’arbre ثلاثة ou ثالثة, thélatha, qui est le nombre trois). Cette opération terminée, on achète les paniers et les nattes à l’aide desquelles on doit emballer les kolas ; tout ceci est payé en sel. Là les caravanes s’informent du cours des kolas, et, si leurs ressources ou l’état de leurs animaux le leur permettent, elles poussent plus au sud pour se procurer ce fruit à meilleur compte.
Arrivés sur les marchés de la deuxième zone (zone plus proche des pays de production), à Odjenné, Touté, Kani, Siana ou Sakhala, les marchands du nord s’adressent aux indigènes, qui font tous le métier de courtier. Ce sont ou des Siène-ré ou des Mandé-Dioula ; les premiers paraissent être les autochtones, les seconds n’y sont venus qu’à une époque relativement récente, mais leur autorité s’est affirmée au point que ce sont eux les maîtres réels du pays ; c’est, du reste, ce qui se passe dans toutes les régions où le Mandé-Dioula s’infiltre.
Ces courtiers conviennent avec les marchands du prix du sel et fixent la quantité de kolas qu’ils recevront en échange d’un kokotla (cette fraction de barre de sel étant devenue depuis Tengréla l’unité d’échange).
[142]Le prix du kola varie naturellement avec la variété, la grosseur et surtout la provenance du fruit.
Le kola de Sakhala est le plus gros que l’on connaisse, il est toujours blanc, se conserve très longtemps et, de préférence, est porté à Djenné et à Tombouctou. Ce kola est aussi le plus cher.
Le kola d’une grosseur moyenne, rouge ou blanc, se trouve surtout à Kani, Siana et Touté, il est également recherché, particulièrement le rouge.
Enfin, il existe une autre variété, qui s’achète en majeure partie à Djenné et Tiomakhandougou ; elle est rouge et très petite, on la connaît dans cette partie du Soudan sous le nom de maninian ourou (kola de maninian), parce qu’on en trouve beaucoup sur ce marché.
Le prix du kola, sur ces marchés, varie entre 200 et 600 fruits pour un kokotla. Ce qu’il y a de curieux, dans cette partie du Soudan, c’est que, dès qu’il s’agit de kolas, la première grosse unité est 100 tandis que partout dans les États de Samory elle n’est que de 80. Ces deux nombres portant le même nom, on fait précéder la dénomination commune du mot kémé par le mot ourou (kola) quand il s’agit de kolas, de sorte que l’on dit pour 100 kolas ourou-kémé.
Généralement il y a assez de kolas en réserve dans ces marchés pour contenter les acheteurs, mais il arrive quelquefois que pour des raisons multiples, guerre, pillage, mauvaise saison, il vient une trop grande quantité d’acheteurs à la fois. Alors, il se passe le fait suivant : le prix convenu, les acheteurs remettent leur kokotla aux courtiers, les femmes de tout le village (les femmes seulement) partent au moment où le soleil disparaît à l’horizon, sous la conduite de deux ou trois hommes du village préposés à cet effet, et vont chercher plus au sud la quantité de kolas nécessaire. Ces femmes ne reviennent que le surlendemain à la nuit tombante.
En admettant qu’elles marchent douze heures sur les quarante-huit qu’elles mettent à faire le trajet, elles parcourraient environ 60 kilomètres : donc, c’est, au maximum, à 30 kilomètres au sud de ces marchés que se trouvent les lieux d’échange entre les femmes des courtiers et les habitants des lieux de production.
Kéléba Diara, mon Dioula ânier, me dit que les Lô apportent les kolas en des lieux d’échange situés en pleine brousse. Jamais, lui, qui est resté à Sakhala jusqu’à l’âge de vingt-trois ans environ, n’a pu en savoir plus long. « J’étais bien marabout, mais cela ne suffit pas, il faut faire partie de cette confrérie, et je n’ai jamais été initié. Je n’ai jamais cherché à en[143] savoir davantage, ni à m’aventurer par là : mon affaire eût été vite réglée, on vous coupe tout bonnement le cou. »
Ces Dioula trouvent dans ce courtage une source de richesse qu’ils tiennent à garder ; c’est la raison qui a provoqué l’organisation de cette sorte de société secrète dont m’ont parlé mes hommes.
Le même fait n’existe-t-il pas un peu plus au sud, pour les transactions entre les Lô ou leurs voisins, avec les comptoirs de la Côte de l’Or et des[144] Graines ? Est-ce que les gens de Kinjabo ont jamais laissé aller à nos comptoirs d’Assinie et de Grand-Bassam un habitant de l’intérieur ? Jamais ! ils vivent de courtage, ils y trouvent un trop gros bénéfice probablement, et emploient tous les moyens pour éviter qu’il ne leur échappe.
Il y a là une zone qui semble vouloir se dérober à l’exploration, et plusieurs tentatives ont déjà échoué au départ des Européens voulant se diriger de la côte vers le nord. La rivière Comoé n’a été remontée qu’à quelques milles, par Héquart, qui fut abandonné par ses porteurs sur l’instigation des gens de Kinjabo. Les employés de comptoirs n’ont jamais dépassé Kinjabo. Espérons que, cette fois, les habitants de la côte seront moins rebelles, et qu’avec de la patience, de la diplomatie, et l’aide de Dieu, je passerai. Je pense que déboucher à la côte est moins difficile que la pénétration en partant de la côte. Les raisons à donner pour la pénétration sont quelquefois difficiles à faire comprendre, et l’on est toujours un peu suspect, tandis que lorsqu’il s’agit de déboucher on a une excellente raison à donner en disant simplement « que l’on regagne sa patrie », ce qui est vrai.
★
★ ★
Dans son livre Au Soudan Français, mon ami le capitaine Péroz donne des renseignements empreints d’une grande exactitude sur la vie et les conquêtes de Samory.
M’étant, pour mon compte, livré à de nombreuses investigations, j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de les exposer à nouveau sommairement en les complétant et en rectifiant quelques dates erronées.
La genèse de l’œuvre de Samory m’a été racontée d’une façon qui diffère sensiblement de celle qui a été communiquée au capitaine Péroz. Sans vouloir préconiser ma version, j’ai pensé qu’il serait curieux de la présenter au lecteur pour lui faire sentir la différence de l’interprétation de certains faits, suivant qu’ils sont racontés à la cour même de Samory, comme c’est le cas pour Péroz, ou par des gens plus ou moins étrangers ou même hostiles aux événements qui ont marqué le commencement de la fortune de Samory.
« D’après la version contée au capitaine Péroz, la mère de Samory fut enlevée par les guerriers de Sori Ibrahim, marabout fort en renom, chef du Torokoto et suzerain de sa ville natale (Sanancoro). Samory, qui aimait beaucoup sa mère, s’en fut trouver ce chef, lui offrant ses services en échange de la liberté de sa mère Sokhona Kaméra. Ce chef refusa d’accéder[145] immédiatement à son désir, mais laissa à Samory l’espoir de lui rendre sa mère si les services rendus ultérieurement étaient suffisants.
« Samory accepta avec reconnaissance la proposition de Sori Ibrahim et demanda à servir à la guerre, se cramponnant ainsi à l’espoir de voir rendre la liberté à sa mère. Il fit partie de plusieurs expéditions où il se distingua, mais n’obtint sa liberté et celle de sa mère qu’au bout de sept ans sept mois et sept jours de service.
« De retour chez son père, Samory prit du service auprès de Bitiké Souané, roi du Torong, comme chef de ses troupes. Bientôt Samory était devenu l’idole des guerriers du Torong, et, tout en laissant à Bitiké son autorité nominale, il disposa en maître de l’armée.
« Une victoire que Samory remporta en 1866 contre Famodou, chef du Kounadougou, eut un grand retentissement dans le Konia, qui se souleva contre Sori Ibrahim et appela Samory en libérateur ; Sanancoro, sa ville natale seule, lui ferma ses portes et ce ne fut qu’au bout d’un siège de six mois, que Samory réussit à s’en emparer ; puis, en ayant relevé ses murs, il en fit sa résidence habituelle. »
Si les événements se sont passés ainsi, la conduite de Samory serait toute digne d’éloges, et celle de Sori Ibrahim, qui le retint sept ans sept mois et sept jours prisonnier, serait blâmable. Mais ces sept ans sept mois et sept jours sont un peu des chiffres légendaires, il faut bien l’avouer, et la date de 1866 est inexacte ; il serait donc téméraire de porter tout de suite un jugement sur les actes qui ont amené Samory au pouvoir.
En 1887, époque à laquelle mon camarade Péroz fait le récit des exploits de Samory, il dit : « Il y a vingt-sept ans vivait à Sanancoro », etc., ce qui nous reporte à 1860. Or Samory était absent au moment où sa mère fut faite captive ; il ne revint que dans le courant de cette même année, ou même peut-être au commencement de l’année suivante. Si donc nous comptons le séjour de Samory chez Sori Ibrahim depuis le 1er janvier 1861 environ, et que nous considérions qu’il est resté sept ans sept mois et sept jours chez ce chef, nous ne pouvons reporter sa rentrée dans le Konia, avec sa mère, que tout à fait vers les derniers jours de l’année 1867, ou les premiers de 1868.
Il faut bien admettre que la confiance de Bitiké Souané ne se gagna pas en quelques mois, et que l’influence de Samory ne commença réellement à se faire sentir dans l’armée de Bitiké que quelques années plus tard, c’est-à-dire vers une époque que nous pourons sans trop grosse erreur faire correspondre aux années 1870-71. En tout cas, il est impossible d’admettre que la lutte de Samory contre Famadou ait eu lieu en 1866, comme[146] l’indique l’auteur déjà cité, puisqu’à cette époque Samory était encore chez Sori Ibrahim. Il vaut donc mieux admettre que ces faits se sont passés plus lentement et à une époque plus récente, puisque le siège de Sanancoro seul a duré environ six mois. D’après le témoignage des gens du Ouorocoro, la prise de Sanancoro aurait eu lieu en 1873 ; il me paraît prudent de conserver cette date, qui correspond en effet à mes propres calculs.
Maintenant que nous avons exposé comment on dit à la cour de Samory que les événements se sont déroulés, nous allons raconter fidèlement la version que nous avons recueillie au cours de notre voyage.
En 1860, Samory avait environ 25 ans ; il habitait alors Bissandougou où, dit-on, il naquit. Son père, nommé Lanfia Touré, était d’origine mandé-dioula, tandis que sa mère, Sokhona Kaméra, était d’origine malinké. C’étaient de pauvres gens, vivant du commerce peu lucratif des kolas qu’ils transportaient de Maninian sur les marchés du Ouassoulou.
Dans une des guerres qui désolent périodiquement ces régions, Samory et sa mère furent faits prisonniers et conduits dans le Modioulédougou. En route, Samory réussit à s’échapper et vint se réfugier à Médina dans le Ouorocoro. Ce pays était commandé par un marabout vénéré nommé Sori Ibrahim, mais connu aussi sous le nom de Fodé-Birama. Ce musulman, auquel on amena Samory, le fit aller à son école et l’instruisit lui-même dans les principes du Koran, le traitant avec la plus grande bienveillance.
Sori Ibrahim fit à plusieurs reprises la guerre au Modioulédougou, au Gankouna et au Toukoro ; Samory eut toujours la bonne fortune d’accompagner son maître. Dans plusieurs de ces affaires le jeune homme se distingua par sa bravoure ; son maître et chef, pour l’en récompenser, lui donna un certain nombre d’esclaves. Mais les succès grisèrent Samory, il voulait commander dans la maison de son bienfaiteur ; de sorte qu’un jour de mauvaise humeur, Sori Ibrahim lui assena un coup de bâton dans la figure (ce coup de bâton est attribué à Bitikié Souané d’après la version racontée au capitaine Péroz), et bientôt Samory fut forcé de quitter la cour de Sori-Ibrahim avec ses esclaves et de faire retour à Bissandougou (1868). De sa mère, il n’en est point question.
A Bissandougou, il ne prit pas de service auprès de Bitikié Souané. Ce chef était vieux et n’avait que peu de guerriers ; du reste, Samory, à ce moment-là, s’il rêvait au pouvoir, ne songeait qu’à se créer des partisans, et pour cela il reprit son métier de marchand avec ses captifs ramenés du Ouorocoro.
[147]Au bout de quelques années, le nombre de ses esclaves avait augmenté assez sensiblement pour poser Samory parmi les gens les plus influents de Bissandougou ; de sorte qu’à la mort de Bitikié Souané il n’eut pas de peine à se faire accepter comme chef de village. Ceci se passait à peu près en 1870-71.
Deux ans plus tard, en 1873, un nommé Famodou, descendant de Bitikié Souané, établi aux environs, marcha avec ses partisans contre Samory ; les deux partis se rencontrèrent non loin de Bissandougou. Samory battit les guerriers de Famodou, s’empara de sa personne et le fit décapiter sur la place du village.
Ce fait d’armes, insignifiant en apparence, eut cependant un grand retentissement ; tous les villages des environs vinrent se ranger sous la bannière de Samory. Le Komo, le Torong et le Konia, habilement préparés par les émissaires de Samory, se détachèrent de Sori Ibrahim et le proclamèrent leur chef. Seule Sanancoro ne voulut pas se rendre, pour se conserver à Sori Ibrahim. Samory alla assiéger cette petite ville, qui ne se rendit qu’au bout d’un siège de six mois, en releva l’enceinte, et en fit sa future capitale et citadelle. (Fin 1873.)
1874. — Sori Ibrahim, en guerre contre le Kabadougou, ne peut songer à chasser Samory du Konia, ce qui fait penser, dans le pays, qu’il craint de se mesurer avec lui, et augmente le nombre des partisans de Samory, qui accourent de tous côtés.
Maître de la situation, Samory songe à augmenter ses territoires et à se constituer un empire à l’aide des provinces de Kankan Mahmadou, dont l’empire a commencé à se désagréger à la mort de ce souverain, et n’a fait que s’amoindrir depuis la défaite de ses deux fils à Kangouéla et à Niako en 1870.
1874-1875. — Samory s’empare, presque sans un coup de feu, de toutes les provinces sud du Ouassoulou.
1875. — Alliance offensive et défensive de Samory avec le Mamby de Kangaba.
1875. — Guerre de Kankan Mori contre le Sankaran : alternative de succès et de revers ; finalement Moriba, frère de Kankan Mori, est pris et tué par les guerriers du Sankaran, ce qui force Kankan Mori à acheter l’alliance de Samory par un fort cadeau en or.
1876. — Guerre de Samory, de concert avec Kankan Mori, contre le Sankaran : Victoire des armées alliées et mort de Barou Famadou, chef du Sankaran. — Partage des provinces conquises : le Sankaran, le Diouma, le Kouroulamini tombent entre les mains de Samory, pour sa part.
[148]1877. — Sori Ibrahim profite de l’éloignement de Samory pour chercher à reprendre le Konia, et envoie ses deux fils Amara et Mori-Laé avec une armée dans le Sankaran et le Konia.
Samory, occupé dans le Diouma, envoie une partie de ses troupes sous les ordres de ses deux frères, Kémébirama et Maninka Mory, contre les fils de Sori Ibrahim, dont ils s’emparent et que Samory fait mettre à mort à Bissandougou.
1878. — La campagne terminée, Samory déclare la guerre à Kankan Mori qui a refusé de marcher avec lui : Victoire de Kémébirama et de Maninka Mory sur les troupes de Kankan Mori et investissement de Kankan.
1879. — Reddition de Kankan après un siège de dix mois, et prise de Kankan Mori, encore prisonnier de Samory.
1879-1880. — Sori Ibrahim fait une nouvelle tentative contre Samory et veut venger la mort de ses fils, profitant de ce que Samory est occupé contre Kankan Mory. Samory lui oppose un de ses lieutenants nommé Modi Diân Fing, qui est battu ; Samory prend le commandement de toutes ses troupes, et se porte dans le Ouorocoro. Après plusieurs jours de luttes les troupes de Sori sont battues près de Ouorocoro et de Ouomalé ; lui-même est fait prisonnier.
Sori Ibrahim fut condamné à la prison perpétuelle et chargé par Samory de prier Dieu pour le succès de ses armes. Ce malheureux serait encore actuellement détenu, quoique certaines personnes affirment qu’il est mort il y a quelques années.
1880. — Samory, débarrassé de Kankan Mori et de Sori Ibrahim, prend le titre d’émir El-Mouménin (commandeur des croyants).
1881. — Campagne victorieuse dans le Toukoro. Alakamessa, sous-lieutenant indigène aux tirailleurs sénégalais, est envoyé en mission chez Samory par le colonel Desbordes ; il rejoint Samory à Guéléba (Ouorocoro).
1882. — Kémébirama ou Fabou, frère de Samory, après avoir pris les provinces nord du Ouassoulou, marche sur le Ségou avec Famako (voir page 14).
Siège de Kéniéra et reddition de cette place le 19 février ; la colonne du colonel Borgnis-Desbordes arrive trop tard à Kéniéra (le 25 février seulement) pour secourir cette ville.
Samory franchit le Niger en septembre, se porte jusqu’aux environs de Niagassola, mais n’ose pas attaquer Kita qu’il sait en état de résister.
Il regagne le Niger et complète la conquête du Ouassoulou.
[149]Dans cette même année, il charge un almamy du Ouassoulou de la conquête du Gankouna et du Toma.
1883 (commencement). — Prise du Gankouna et mise à mort de son chef Sakhadigui.
1er avril. — Samory, passé sur la rive gauche du Niger, occupe Sibi et menace Bammako. Le colonel Borgnis-Desbordes le bat complètement le 2 avril au marigot d’Oyako.
20 avril. — Poursuite de Samory par le colonel Desbordes qui ne réussit pas à le joindre. Samory repasse le Niger.
1883. — Tari Mori, lieutenant de Samory, ravage les provinces situées entre le Baoulé et le Bagoé, s’établit dans le Ganadougou à Komina et Saniéna, rive droite du Bagoé, et pousse ses colonnes jusque dans le Bolé et le Baninko.
1884. — Liganfali, lieutenant de Samory, s’empare du Soulimana et de sa capitale Falaba.
1885. — Fabou ou Kémébirama et Samory ont envahi le Manding et le Bouré. Défense héroïque du capitaine Louvel, bloqué dans le tata de Nafadié par les troupes de Samory. Il est, après un siège de plusieurs jours, dégagé par la colonne Combes. Retraite de nos troupes sur Niagassola, combat du marigot de Kokoro. Retraite des troupes de Samory sur le Bouré.
Mai-juin 1885. — Liganfali, après la prise de Falaba, est invité par le gouverneur de Sierra-Leone, sir Samuel Row, à venir à Sierra-Leone. Entrée triomphale de ce chef au son de 21 coups de canon.
1885. — Amara Diali, griot de Samory, s’empare et ravage le Folou, le Kabadougou, le Yorobadougou et reçoit la soumission de Tengréla, qui chasse, quelques mois après, les gens de Samory et recouvre son indépendance.
Sékou Momi menace le Ouorodougou et fait accepter à ce pays le protectorat de Samory.
1886 (commencement). — Les troupes de Samory sous les ordres de Maninka Mory ont envahi le Birgo, le Gadougou et le Gangaran ; elles menacent Niagassola et Kita. Le combat de Farki Ndjingo les force à la retraite et amène Samory à témoigner le désir de traiter des conditions de paix. Le capitaine Tournier est chargé de négocier le traité, qui n’est pas ratifié en France. Diaoulé Karamokho, fils de Samory, est amené en France.
1886. — Incursion de Tiéba dans la région entre Bagoé et Baoulé. Il livre combat aux troupes de Samory à Baffa et à Diakha (un jour de marche du Baoulé).
1887. — Retour de Diaoulé Karamokho chez Samory. Le capitaine Péroz[150] fait signer un traité à Samory par lequel il nous abandonne en toute propriété toute la rive gauche du Niger et place tous ses pays de la rive droite sous notre protectorat.
Mars 1887. — Départ de Samory pour son expédition contre Tiéba ; siège de Natinian.
Mai. Siège de Sikasso.
Juillet. Reddition de Natinian. Samory continue inutilement de bloquer Sikasso.
Août 1888. — Retraite des débris de l’armée de Samory qui n’est pas parvenu à s’emparer de Sikasso.
Nous venons de voir comment Samory s’était peu à peu créé un très vaste empire, aussi croyons-nous qu’il n’est pas sans intérêt de dire comment et par quels moyens il y est arrivé, comment son pays est organisé et ce que nous pouvons espérer de cet allié.
Samory possède toutes les qualités physiques et morales pour entraîner et fanatiser des peuples aussi crédules et aussi superstitieux que les nègres. Pour augmenter son prestige contre les peuples qu’il vent soumettre, il emploie surtout la terreur. Dans son pays, on ne prononce jamais son nom. Tout individu qui aurait l’audace de le désigner autrement que par le titre d’almamy aurait immédiatement la tête tranchée. C’est le despotisme dans toute l’acception du mot.
Son œuvre n’est pas comparable à celle d’El-Hadj Omar, qui poursuivait au moins un but, celui de créer un vaste empire musulman.
Samory n’en est pas là : chez lui, l’organisation religieuse est à peu près nulle, et le Coran ne préoccupe pas outre mesure ses sujets ; il y a bien dans quelques villages une mosquée, ou plutôt un emplacement servant de lieu de prières, mais le salam est chez lui une chose secondaire. La seule stricte observation du Coran est la défense, sous peine de mort, de boire du dolo. Encore cette prescription ne lui est-elle pas suggérée par les lectures saintes, elle a tout simplement pour but d’augmenter les ressources en céréales, maïs, mil et sorgho, destinées à nourrir tous les gens qui constituent la maison de l’almamy, femmes, esclaves, guerriers, et d’alimenter les colonnes expéditionnaires.
Nous avons parlé déjà de l’obligation de chaque village de cultiver pour l’almamy un champ dont la surface n’est nullement proportionnée au nombre d’habitants, mais qui est laissé au libre arbitre des dougoukounasigui et des sofa sous leurs ordres. Eh bien, les produits de ces champs ne suffisent pas, à cause de l’immense gaspillage : il lui faut encore s’emparer des récoltes sur pied de tous les malheureux Bambara[151] sans défense, et de celles des habitants des pays nouvellement annexés.
Un tel état de choses ne peut faire prospérer un pays. Du reste, de budgets il n’y en a pas, les ressources directes ou indirectes ne sont pas organisées, et aucune fonction n’est rétribuée.
Il faut un train de maison à Samory et à sa cour, il lui faut récompenser les gens qui lui rendent service et donner à ses chefs de colonne les moyens de pourvoir à l’organisation de leurs troupes, achats de chevaux et de munitions, d’armes et d’effets.
Comment payer tout cela :
1o En laissant tout le monde piller un peu à l’aise ;
2o En organisant des razzias d’esclaves, car chez Samory le but de toute expédition est de se procurer de nouvelles ressources à l’aide d’esclaves.
Samory n’est qu’un marchand d’esclaves, le fournisseur des marchands maures du Sahara.
Dans ces dernières années et pendant le mémorable siège de Sikasso, ne faisant que bien rarement de prisonniers, Samory a été forcé de vendre une partie de ses propres sujets pour se procurer des chevaux et de la poudre.
Aussi aujourd’hui quelques-unes de ses provinces ne sont qu’une immense ruine : 1,7 habitant par kilomètre carré ! Je n’y connais pas un seul centre ayant 2000 habitants.
La population, déjà très réduite, ira sans cesse en décroissant ; la dernière guerre va encore la faire diminuer dans de fortes proportions. Les souffrances physiques endurées par tout ce qu’il y a de valide dans le pays pendant dix-huit mois ne sont pas faites pour augmenter la population. Car, en dehors des hommes et des guerriers employés à la colonne, tout ce qu’il y avait de valide, hommes, femmes, enfants, a été employé au service des vivres et du ravitaillement en munitions, ce qui n’est pas le service le moins fatigant.
On peut estimer les pertes de Samory, par le feu, la famine et les prisonniers faits par Tiéba, à environ 10000 individus.
Le nombre de ses sujets vendus et des gens qui ont émigré vers des régions plus clémentes ne peut être évalué, même approximativement.
A quelles étranges circonstances devons-nous ce triste résultat d’avoir réussi à mettre sous notre protectorat au bout de sept ans de labeurs, après d’aussi lourds sacrifices en hommes et en argent, un pays comptant 280000 habitants au lieu de près de 2 millions ?
A l’indécision dont nous avons fait preuve dans la politique suivie au Soudan.
A la fin de la campagne 1882-83, le colonel Desbordes avait fidèlement[152] rempli le programme qui lui avait été tracé : « Se porter sur le Niger et créer une ligne de postes reliant ce dernier fleuve au point terminus de la navigation du Sénégal ».
Une nouvelle ère devait commencer, celle qui en réalité doit suivre la conquête, c’est-à-dire l’ère de l’organisation pratique des pays nouvellement conquis et de leur mise en valeur ; en un mot, il s’agissait de livrer à l’exploitation industrielle, commerciale et agricole les vastes territoires que trois campagnes glorieuses avaient annexés à notre vieille colonie du Sénégal.
Mais là ne devaient pas se borner nos efforts, et parallèlement à l’ère d’organisation devait se poursuivre un autre but : « continuer la pénétration ».
Notre influence et notre autorité bien assises auraient certainement eu pour résultat la substitution d’un commerce honnête aux infâmes pratiques de brigandage, de la traite et de l’esclavage.
Pour cela il importait en premier lieu d’arracher les populations de la rive droite à la tyrannie de Samory, il aurait fallu abattre la puissance de ce marchand d’esclaves.
Il y avait donc encore à faire et je n’apprendrai rien de nouveau à ceux qui ont collaboré avec le colonel Desbordes, car tous en étaient intimement convaincus.
A ce moment, les populations opprimées par ce tyran de Samory imploraient notre secours et réclamaient notre protectorat ; de tous côtés nous arrivaient des émissaires nous demandant de les protéger et nous offrant leur alliance.
On sait comment ni l’un ni l’autre de ces buts n’ont été atteints complètement.
Les crédits successifs demandés au pays avaient indisposé nos législateurs contre l’œuvre du haut fleuve. Et il ne pouvait en être autrement, les crédits affectés à la construction de la ligne de chemins de fer avaient été engloutis par une coupable négligence. A Paris on ne voulait plus entendre parler de rien.
De 1883 à 1889, on a immobilisé sans profit dans le triangle Kayes-Yamina-Siguiri des forces qui, sous prétexte de ravitailler nos postes, appauvrissaient le pays en dévorant ses ressources, tandis que pour la même dépense de crédits on aurait pu établir notre influence du Sénégal au Tchad et du Tchad au Congo.
Loin de nous aliéner la sympathie de tous les pays actuellement sous la domination de Samory et de Tiéba, nous aurions au contraire été reçus et[153] accueillis par eux en libérateurs. De simples traités d’amitié et de commerce conclus avec les diverses confédérations de la boucle du Niger auraient assuré notre suprématie en nous donnant le monopole du commerce dans la boucle entière du Niger.
Quand comprendra-t-on que l’organisation en confédérations est la seule qui puisse assurer la prospérité des peuples noirs ? A l’aide d’alliances sagement conclues sous notre patronage, elles auraient pu étouffer l’avènement de n’importe quel aventurier et limiter sa puissance.
Chez les nègres plus que partout ailleurs, où le despotisme existe au plus haut degré, où l’organisation doit être substituée à la rapine et au brigandage, il ne faut pas de grosses agglomérations de territoires soumises au même individu.
Qu’un chef se fasse appeler Damel, Brack, Bour, Massa, Almamy, Naba, dès qu’il commande à une population de plus de 25000 âmes il doit être supprimé, sans quoi il dévaste au lieu d’organiser et de régénérer.
Séjour à Bénokhobougoula. — Cadeau à Samory et à ses femmes. — Le harem de l’almamy. — Le Baniégué. — Du tabac. — Nouvelles de la colonne : difficultés à se ravitailler. — Je me décide à quitter Bénokhobougoula. — Lettre à Samory. — Départ sans guide. — Égaré dans une ruine. — Arrivée sur les bords du Banifing. — Ouarakana et Caillié ; traces d’éléphants. — Tiong-i. — Départ pour Tengréla. — Accueil peu encourageant à Tintchinémé. — Conversation avec un Mossi. — Des poissons. — Menaces du chef de Tengréla. — Pourquoi l’on me nomme Diara. — Retraite de nuit sur Gongoro. — Position difficile à Tiong-i. — Population de Tiong-i. — Chasse aux iguanes. — Les Haoussa. — On cultive le safran indien. — Retour d’un courrier envoyé à Bammako. — Mort de ma mule. — Pourparlers avec Fourou. — Nouvelles de la colonne. — Indusstrie de Tiong-i. — Départ pour Fourou. — Le dolo, superstition de mon hôte. — Comment les noirs appliquent les préceptes et maximes. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Des termites comestibles. — Fourou, description de la ville, de ses fortifications. — Le culte des morts. — Les Soubakha. — Industrie. — Défiance de quelques habitants. — Le marché. — Nouveaux comestibles. — Histoire de Fourou. — Les habitants cachent leurs richesses. — Concours de beauté. — Du Peul et de l’élevage. — Le bois sacré. — Famine chez Samory. — Excursions aux environs. — Je réussis à me faire conduire chez Pégué, chef de Niélé (Follona).
Ma première visite en arrivant a été pour le vieux Bénokho, chef du village et de la région environnante appelée Mpéla.
Je lui fais quelques cadeaux pour la façon bienveillante dont il avait accueilli mon personnel et pour le remercier des vivres qu’il me donne.
Le restant de la matinée a été consacré à préparer les cadeaux destinés à Samory et à Karamokho. Un sofa qui m’a accompagné jusqu’ici doit se charger de les lui faire parvenir.
Voici la liste détaillée de tout ce que j’ai envoyé à Samory et à Karamokho avec le prix de revient des objets en France :
Fr. | c. | |||
---|---|---|---|---|
1 fusil double, à pierre, canons gravés or, plaque de couche et sous-garde en cuivre doré | 90 | » | ||
1 paire pistolets, crosse ébène, incrustés argent, canon de 45 centimètres | 60 | » | ||
1 paire pistolets à piston à canons superposés | 54 | » | ||
1 pistolet ordinaire | — | 15 | » | |
5 boîtes de capsules | — | 2 | 50 | |
3 pièces étoffes imprimées | — | à 8 25 | 24 | 75 |
[156]1 pièce étoffe brodée de perles argent | 40 | » | ||
1 tapis de selle en velours rouge brodé en galon or | 35 | » | ||
1 pièce de velours rose | 30 | » | ||
4 flacons odeur à 0 fr. 65 | 2 | 60 | ||
2 tabatières à 1 fr. 45 | 2 | 90 | ||
12 grelots, 2 rasoirs, 1 paire ciseaux, boutons assortis et 5 calepins | 15 | » | ||
2 écharpes, banderoles de sabre brodées en soie | 6 | » | ||
1 rouleau tissu façon or, gaze | 20 | » | ||
1 rouleau — plomb | 20 | » | ||
Ganses et galons divers | 10 | » | ||
6 fichus en soie de couleur assorties pour ses femmes | 9 | » | ||
1 harmonica | 1 | 45 | ||
1 boîte de thé | 3 | » | ||
110 cartouches | 44 | » | ||
1 couverture | 6 | 50 | ||
Total | 491 | 70 | ||
Le tout renfermé dans une malle fermant avec un cadenas | 25 | » | ||
516 | 70 | |||
Au total et en chiffres ronds 500 francs, ce qui fait dans le pays environ 2000 francs. |
Dès que tout fut prêt, le sofa réquisitionna deux porteurs et se mit en devoir de regagner Sikasso.
Puis ce fut le tour des femmes de l’almamy, auxquelles je fis parvenir le cadeau quelques instants après leur avoir fait visite.
Voici le détail de ce que je leur envoyai :
Fr. | c. | |
---|---|---|
12 colliers en corail avec fermoir en or | 24 | » |
12 bracelets en corail | 12 | » |
1 pièce dentelle | 3 | » |
1 rouleau étoffe | 20 | » |
1 rouleau gaze | 20 | » |
Et sur leur demande 6 rasoirs (dont je me dispense de désigner l’usage) | 12 | » |
Au total | 91 | » |
Les épouses de l’almamy sont logées dans un petit groupe de cases entouré d’un palanquement en bois, à l’ouest et à 500 mètres du village. Elles ont à leur service quelques vieilles femmes de griots, et ont comme homme d’affaires ou majordome un vieux Sonninké, diawara du Kingui, qui sait lire et écrire l’arabe.
Les femmes de l’almamy sont au nombre de vingt ; six d’entre elles sont mariées depuis plusieurs années, les quatorze autres sont des jeunes filles de huit à quinze ans qui attendent que leur seigneur et maître veuille bien les admettre dans son home. Quand l’almamy passe dans une région et qu’il remarque des petites filles qui lui plaisent, elles sont immédiatement envoyées dans un de ces dépôts. Peu d’entre elles sont filles de chefs, il[159] puise partout. On pourrait supposer que son choix ne porte que sur des beautés exceptionnelles. Loin de là, il y en a peu de jolies parmi celles que j’ai vues au camp et ici.
Leur condition n’est pas heureuse, la plupart d’entre elles ont été le jouet d’un caprice de l’almamy, puis elles sont délaissées ; mais, pour faire voir qu’il en possède beaucoup, il en emmène partout où il va. Il doit en avoir à peu près une centaine ; les femmes d’ici m’ont dit : un peu plus de quatre-vingts. La plus grande partie des femmes se trouve actuellement à Koussan (Ouassoulou), à Niako et à Sanancoro. Ces trois villes sont en quelque sorte les capitales des États de Samory.
Ces femmes sont gardées par de vieilles dialimousso (femmes de griots) et placées sous la haute surveillance du vieux Sonninké du Kingui. Personne n’ose leur adresser la parole : une simple politesse de la part d’un sujet de ce tyran est punie de mort ; aussi, quand une fama mousso (femme de roi) passe dans le village, tout le monde se range.
Deux des femmes d’ici sont enceintes ; elles m’ont confié qu’elles voudraient bien mettre au monde un garçon, la mère qui a une fille étant à peu près sûre d’être délaissée tout à fait par Samory.
Toutes ces femmes sont à peu près vêtues de la même façon : elles portent, les jours ordinaires, un pagne du pays, bleu rayé de blanc, et s’enveloppent les épaules et le haut du corps d’un morceau de calicot blanc dont la bordure est effilochée. Les jours de fête, le calicot est remplacé par de la mauvaise florence, jaune, rouge, verte, violette, etc. Les petits anneaux d’or des oreilles sont remplacés par d’autres boucles en or du poids de 100 grammes environ. Comme ce serait gênant de porter un poids semblable suspendu à l’oreille, à chacune de ces boucles est adaptée une chaînette plate en argent, de fabrication européenne, qui se passe, celle de droite, à gauche du cimier de la coiffure, celle de gauche, à droite ; les chaînettes forment ainsi une croix sur le front.
La coiffure en casque est très répandue sur cette rive-ci ; elle est analogue à celle des femmes du Khasso (Soudan français), mais toutes les femmes de l’almamy l’agrémentent d’une petite tresse de cheveux qui retombe sur le front et qui descend jusque entre les deux sourcils. C’est aussi la coiffure des femmes du Sankaran. Un collier en cuir, sur lequel sont fixées des cassolettes en or ou en argent, complète cette toilette de gala.
Ces gros pendants d’oreilles sont en forme d’anneaux et hérissés de petites tiges en or semblables à des branches de corail. On obtient cela avec de l’or fondu dont le modèle a été façonné dans de la cire.
[160]Les branches ne sont pas nettoyées, on y aperçoit des boursouflures et des grains de sable. Cette orfèvrerie est bien au-dessous de celle qu’obtiennent nos forgerons-orfèvres du bas fleuve avec le filigrane.
Les effets et les parures d’une de ces femmes constituent environ la valeur de 1000 francs ; les 100 femmes ont donc coûté 100000 francs à l’almamy. Que de mères ont eu leurs enfants vendus et combien de villages l’almamy a-t-il détruits pour procurer ce luxe à ses femmes ! car le monarque n’a pas d’autres revenus que ceux que lui crée la chasse aux esclaves.
Mardi 11 octobre. — Je viens de passer deux jours pleins à manipuler mes marchandises : l’humidité a pénétré partout, les objets en fer et en acier sont tous légèrement rouillés, le cuivre terni, les étoffes sentent le moisi, ma pauvre petite bibliothèque est dans un triste état, les reliures sont décollées et les pages collées ensemble.
J’ai eu tellement de déceptions avec mon appareil photographique, que je dois me résigner à le renvoyer à Bammako, par un de mes captifs libérés qui porte en même temps mon courrier. J’avais soixante-cinq très bonnes plaques que j’ai eu tant de mal à développer et à conserver, et dans une nuit de rosée beaucoup d’entre elles ont été détériorées.
Ce matin, je les ai trouvées recouvertes de champignons. Elles étaient cependant séparées les unes des autres par des feuilles de papier buvard et enfermées dans des boîtes en carton, le tout protégé par une triple enveloppe de coutil. C’est vraiment décourageant de s’être donné tant de mal pour le développage, d’y avoir passé tant de soirées pour arriver à un semblable résultat.
Les autres marchandises détériorées, je les fais vendre au marché contre des cauries avec lesquels j’achète le riz, le fonio et le sel pour mes hommes. De la viande, il est impossible de s’en procurer à n’importe quel prix. Le bétail a disparu du pays. Bénokhobougoula, qui n’a jamais été un grand village, mais dont les habitants avaient la réputation d’être possesseurs de beaucoup de bétail et d’avoir des graines en quantité, n’est plus aujourd’hui qu’une misérable ruine habitée par une centaine d’habitants, y compris les femmes de l’almamy. Le fond de la population était Bambara Traouré, comme presque tout le pays entre Baoulé et Bagoé.
Les Foula du Ganadougou, quoique n’étant pas de même race, vivaient en très bonne intelligence avec eux, et tout ce pays formait plusieurs petites confédérations, dont les principaux centres étaient Niankourazana, Diakha et Baffa.
Samedi dernier, quelques habitants ont traversé le Baniégué pour se[161] rendre au marché de Fourou qui a lieu tous les lundis, afin d’y acheter des provisions qui font absolument défaut ici. Fourou est un village soumis à l’autorité de l’almamy et contre lequel les gens de Tiéba n’ont encore rien tenté jusqu’à présent. Les habitants, dit-on, vivent en bonne intelligence, à la fois avec les gens de Tiéba, de Pégué, de Samory et de Tengréla ; le village m’a tout l’air de constituer une sorte de place neutre, dans laquelle tout le monde est le bienvenu, à la condition de n’appartenir à aucun parti.
Le marché serait situé à cinq ou six étapes dans le sud-est, sur l’autre rive du Bagoé : on y vit à très bon compte, paraît-il ; aussi je ferai tout mon possible pour m’y arrêter quelque temps en me rendant à Tengréla, si sa position n’est pas trop excentrique par rapport à mon itinéraire.
Mardi 18 octobre. — C’est aujourd’hui la nouvelle lune, celle qui doit apporter un si grand changement dans la situation de Samory et dans la mienne aussi, puisque c’est dans cette lune que je dois être dirigé, sous la recommandation de Samory, sur les pays de l’est avec lesquels, dit-il, il est en relations.
Le temps que je suis forcé de perdre ne me coûte pas trop : la saison est encore bien mauvaise et il est pénible de voyager dans un pays comme celui-ci où toute transaction semble éteinte ; les sentiers doivent avoir disparu entièrement sous la végétation.
Tandis que pendant le mois d’août il y a eu vingt-trois jours de pluie, dans le mois de septembre il n’y en a eu que seize, et depuis le commencement[162] d’octobre, sept jours de pluie seulement et deux tornades sèches. C’est la fin de l’hivernage. Le Baniégué, qui passe à quelques centaines de mètres dans l’est du village, a baissé de 3 m. 25 en dix jours ; il est entièrement rentré dans son lit. D’après les indigènes, son niveau ne baissera maintenant qu’en décembre, et il n’est jamais guéable avant la fin de l’année.
Cette rivière est formée de plusieurs petits cours d’eau qui prennent leur source dans le Bodougou ; ils se réunissent dans le Sibirila. Le Baniégué sépare le Siondougou du Mpéla et se jette dans le Badié ou Bagoé, un peu en aval de Bénokhobougoula. Il est de la largeur du Baoulé à Kondou (environ 20 mètres) et coule dans une plaine herbeuse en partie inondée. Ses berges et ses rives sont garnies de verdure ; on y remarque même à certains endroits de très beaux arbres.
On y prend trois espèces de poissons : une sorte de poisson blanc comme le meunier, mais ayant des dents. Sa chair est bonne, mais il a trop d’arêtes. Puis deux espèces de poissons à tête plate avec une mâchoire garnie de barbillons ; l’une de ces variétés est très bonne à manger, elle a le goût de l’anguille, mais l’autre est détestable et sent la vase et le musc. Les indigènes en prennent peu ; je n’en ai mangé que deux fois depuis que je suis ici, et ce sont mes noirs qui les ont pris à la ligne.
Samedi 22 octobre. — Aujourd’hui il est arrivé ici deux marchands, l’un vient de Bla et l’autre de Baba ; ils sont venus par Kourousina et sont porteurs chacun d’une charge de tabac qu’ils vont porter à Fourou pour le vendre.
Le tabac n’est pas ficelé en carotte comme sur les bords du Niger ; cinq ou six feuilles de 15 à 16 centimètres de long sont liées ensemble par la tige ; un de ces lots se vend maninkémé (60 cauries) ; les arêtes enlevées, il reste environ 60 grammes de tabac, comme je l’ai constaté, ce qui porte le kilo à 3000 cauries (7 fr. 50). Ce tabac, qui s’appelle sira (en poudre) ou taba quand il est destiné à être fumé, est d’une qualité inférieure à celui que l’on vend à Bammako et à Ténetou ; il est surtout récolté sur les bords du Badié, dans les environs de Fougani, Kinian et Baba. Il sert à faire le tabac à priser et est employé de préférence à une autre variété à tiges beaucoup plus élevées, qui s’appelle diamba. Cette variété est celle qui est cultivée dans nos possessions de la rive gauche du Niger ; elle sert pour la pipe.
Vers midi, Makhanian, neveu de Bénokho, est venu me confier que deux hommes qui reviennent de la colonne et qu’il a hébergés, parce que ce sont de ses camarades, lui ont appris que Tiéba s’était emparé, il y a[163] trois jours, du diassa de Baffa, que tous les hommes avaient été tués sauf Baffa et un griot qui ont fui à cheval. C’est le contingent fourni par la région Ténetou-Bénokhobougou qui tenait garnison dans ce diassa ; Makhanian m’a recommandé le secret le plus absolu. « Jamais on n’en parlera, dit-il, avant que la guerre soit finie. » Tous les hommes de Bénokho et des villages aux environs sont morts. Je remarquai dans la journée qu’il y avait plus d’hommes revenant de la colonne, des déserteurs sans doute.
Dans l’après-midi, j’allai voir les femmes de l’almamy, qui me tinrent un tout autre langage. La guerre était sur le point de finir. Tiéba avait envoyé des bœufs et des chevaux en cadeau à l’almamy en lui demandant de faire la paix, mais Samory aurait refusé : « Dans huit jours, Sikasso sera pris et Tiéba aussi ».
Un peu plus tard un homme, que j’ai déjà vu rôder dans le village il y a deux jours, vient soi-disant de la part de l’almamy me saluer et me dire de ne pas perdre patience : « Peut-être Sikasso sera pris ; tous les chemins sont coupés maintenant ; on a rapproché les diassa du tata, on est si près que l’on peut tirer dans le village. »
Mouça, mon domestique, renvoie cet homme en le traitant comme il le méritait : « Comment, lui dit-il, il y a quatre jours que je te vois circuler par ici, et aujourd’hui tu viens dire que tu es un envoyé de l’almamy ? tu as de la chance que mon blanc ne te fasse pas administrer une correction à coups de corde ». Dans ce malheureux pays, le mensonge prime tout ; l’almamy, du reste, en donne un triste exemple.
Dimanche 23 octobre. — Il y a dix-sept jours que je suis ici et j’attends toujours ce chef du Pourou (?) qui doit me conduire vers Kong en me faisant traverser son pays. Jamais l’almamy ne m’a envoyé saluer par quelqu’un ; je ne sais qu’il a reçu mes cadeaux que parce que ses femmes se pavanent avec mes étoffes dans le village ; elles sont fières d’être un peu bien vêtues. Il ne m’a pas encore envoyé dire le barka (merci) de rigueur.
Comme cette lune-ci est déjà fortement avancée, je songe depuis plusieurs jours à partir ; malheureusement, il ne m’est pas possible de trouver de nourriture pour plus de deux jours à la fois.
Le village est très pauvre : y compris la fortune des femmes de l’almamy, il n’y a ici que 8800 cauries ; je les ai eues un jour toutes en ma possession. Dès le lendemain, les femmes, ayant besoin de monnaie pour se procurer du bois ou des piments, venaient m’apporter du riz et du fonio par lots de deux, trois ou quatre cents cauries ; un de mes hommes ne s’occupe que de la vente toute la journée.
Fourou, où je veux me diriger, afin de me rapprocher de Tengréla, est[164] éloigné de quatre à cinq jours de marche pour les ânes. En route, il me sera impossible de trouver quoi que ce soit.
Mes besoins sont cependant minimes : mes hommes et moi nous nous contentons de 2 kil. 500 de riz (250 grammes par jour). Voilà plus d’un mois que personne n’a mangé de viande. Les femmes de l’almamy m’ont donné un jour une épaule de mouton ; de temps à autre, Diawé, qui va chasser deux fois par jour, me tue une tourterelle ou un youyou (sorte de perruche), car il n’y a ici ni perdrix, ni pintades.
Lundi 24 octobre. — Deux femmes du village auxquelles, hier, j’ai fait voir du corail, m’ont dit qu’elles m’apporteraient ce matin de bonne heure deux grandes calebasses de fonio pour acheter chacune un collier.
Avant le jour elles me les ont apportées ; me voilà donc en possession de quatre jours de vivres (environ 12 kilos de fonio) ; c’est avec cela que je vais essayer de gagner un centre où il me sera possible de subsister. Dans la journée, vers quatre heures, je suis allé rendre visite aux femmes de l’almamy et leur ai parlé de mon départ pour Fourou. A la même heure un de mes hommes faisait main basse sur la pirogue du Baniégué et mes hommes commençaient le passage des bagages. Les femmes, le vieux Bénokho, le kéniélala des femmes de l’almamy vinrent me trouver à plusieurs reprises pour me faire changer d’avis ; si je restais, disait la[165] femme de l’almamy, qui a l’air d’avoir le pas sur les autres, elles me donneraient trois bœufs, trente foufou de riz et deux captives pour me marier. Sauf ce dernier article, il leur serait impossible de tenir ce qu’elles me promettaient, car elles manquent de tout.
Le vieux Bénokho et son neveu Makhanian, dont j’avais gagné l’amitié, vinrent me trouver à la nuit tombante et me tinrent à peu près le langage suivant : « Nous sommes bien peinés de te voir partir, car il va nous arriver malheur, l’almamy va peut-être nous couper le cou, tu es notre ami et je ne puis te donner un guide, ni te prêter ma pirogue, qui serait bien loin maintenant si tu ne l’avais pas prise de force. »
Ma résolution était bien prise : il me fallait à tout prix quitter et aller de l’avant. Samory ne s’occupait pas de moi, il ne fallait donc compter que sur moi-même. J’allai coucher sur l’autre rive du Baniégué après avoir écrit la lettre suivante à l’almamy :
« Louange à Dieu, etc.
« Je suis resté, comme il était convenu, ici jusqu’à ce que la lune soit finie ; il y a neuf jours que l’autre lune est commencée, et tu ne me parles pas. Tu sais pourtant qu’à Bénokhobougoula il n’y a rien à manger ; je te[166] préviens donc que je me rends à Fourou, où il y a un marché bien approvisionné, car si je retourne à Bammako, les Français ne seront pas contents.
« Je te salue », etc.
Mardi 25 octobre. — Ce matin de bonne heure, nous nous mettons en route sans guide. Comme il n’y a que deux chemins et que j’en avais déjà suivi un pour venir, il n’y avait pas de doute possible. Arrivé aux ruines de Kouloussa, la question changeait. Kouloussa comprend sept ou huit grosses ruines reliées entre elles par de petits sentiers ; les herbes ont trois mètres de hauteur, il est impossible de marcher sans s’égarer dans cette végétation. Je faisais arrêter mes hommes et paître les animaux sous la surveillance de quatre âniers. Les huit autres hommes, sous ma conduite, dépassèrent les ruines d’environ un kilomètre et je leur fis suivre une direction perpendiculaire au sentier que je cherchais. Je savais que c’était le chemin le plus à l’est qu’il fallait prendre. Une fois le chemin trouvé, il est facile de savoir si c’est le bon. Toutes les directions que m’ont données les indigènes et dont j’ai noté l’angle sont bonnes à dix degrés près au grand maximum.
C’est surtout aux abords des ruines et des villages que l’on s’égare ; les sentiers ne sont point frayés ; l’indigène, sachant que telle route passe auprès de tel ou tel arbre, près de telle ou telle colline, se dirige dessus directement, à travers les lougans ou la brousse ; quelquefois ce point est à sept ou huit cents mètres du village, et ce n’est qu’à partir de là que le chemin est réellement frayé.
Au bout d’une demi-heure le chemin était trouvé ; un de mes hommes, en vedette dans un tamarinier, aperçut vers l’est un feu dans la brousse ; il s’y rendit et réussit à mettre la main sur un homme qui faisait cuire un épi de maïs. Amené auprès de moi, cet homme me raconte qu’il est captif à Tiékoungo et qu’il garde un lougan de maïs contre les singes. Ce malheureux était tout effrayé. Je le rassurai en lui disant qu’il n’avait rien à craindre de nous, mais que le guide qu’on nous a donné à Bénokhobougoula s’étant enfui, il fallait qu’il nous accompagnât jusqu’à Tchikina. Ce mensonge me sauva. En route, je lui donnai une pipe de tabac et une pierre à fusil.
Arrivé à Tchikina, où je fis étape, il raconta dans le village ce que je lui avais dit, et sans aucune difficulté on me promit un guide pour le lendemain.
Je recommande à mes hommes la plus grande prudence dans leurs propos avec les quatre hommes qui constituent la population totale de ce village, afin de ne pas éveiller leur défiance.
[167]Toute cette région a été pillée et ravagée à la fois par Samory et par Tiéba ; tel village ruiné par Tiéba est partisan de Samory, et vice versa, de sorte qu’il ne faut parler d’aucun de ces deux personnages sous peine de se compromettre.
Dans la soirée, le plus âgé des quatre habitants dit à un de ses hommes qu’il prévoit qu’il sera malade demain et qu’il ne pourra nous faire voir le chemin ; je ne m’en inquiétai pas, car un jeune homme venait de me dire que si le vieux ne voulait pas nous conduire, lui, ne demandait pas mieux, qu’il viendrait avec moi, même si le tiékoro (vieillard) le lui défend.
Mercredi 26 octobre. — Ce matin, au petit jour, le vieux était en tête de mes hommes avec son arc et ses flèches. On traverse deux petits villages insignifiants dont l’un est connu sous deux noms (Fougouba ou Sirakoroni) ; bientôt après on arrive à Bakaribougou, très grand village où il n’y a plus que 30 à 40 habitants. Tous ces villages de Gantiédougou avaient encore, il y a quatre ans, de 800 à 1000 habitants, les ruines sont toutes très grandes. Le chef Bakary met à ma disposition deux solides gaillards pour nous faire traverser en pirogue le Bafing, qui est séparé du village par une plaine marécageuse de 1 kilom. 500. Cette rivière a 75 mètres de largeur ; elle est très profonde et encaissée ; les berges seules sont couvertes de très gros arbres, presque tous des sounsoun.
[168]Elle vient du Kabadougou, environs de Timé, passe entre Foutiéré et Débété, à Ntiola, et se jette dans le Bagoé près de Komina. Les piroguiers m’ont dit qu’ils ne connaissaient pas de chutes et qu’elle était guéable pendant trois mois de l’année en certains endroits.
La rive droite est plus basse que la rive gauche, elle est encore en partie inondée ; au delà des terrains marécageux se trouve Ouarakana (Sirakana de Caillié).
Je fus très bien accueilli dans ce village. Mon hôte m’offrit des patates, du maïs et du mil. Dans la soirée, il apporta un barbotage de farine de mil à mon mulet ; c’est un indice certain d’un peu d’aisance. Mon hôte s’excusa de ne pouvoir mieux me recevoir. « Avant que le village fût détruit par Tiéba, nous avions beaucoup de bœufs et de chèvres, dit-il, il nous en restait encore pas mal il y a un an, mais les sofa qui passent ici de temps à autre nous ont tout pris ; nous aurions été contents de te donner tout cela, car nous aimons les blancs, nous savons qu’ils ne font pas la guerre pour prendre des captifs, etc. »
La population de Ouarakana (120 habitants) est composée de Malinké Konaté et de Bambara Kouloubali et Traouré. Il y a ici, comme à Bakaribougou, en face sur l’autre rive, des hommes charpentés d’une façon remarquable ; ils ont 1 m. 80. Leurs torses et leurs bras bien modelés rappellent l’homme de l’âge de pierre tel que nos peintres et sculpteurs le représentent. Si ces hommes n’étaient pas privés de sel et de viande, ce seraient des géants. Ils portent pour tout vêtement le bila (bandelette d’étoffe qui passe entre les jambes).
Toute cette région que je viens de traverser est très fertile ; c’est un terrain d’alluvion. Les cultures sur pied sont belles ; on y voit de beaux cés, des tamariniers, des bombax, des baobabs, etc., mais pas de caoutchouc et fort peu de ficus. Dans beaucoup de villages il y a des citronniers[31]. A l’est, un tout petit dos d’âne sert de ligne de partage entre les eaux du Baniégué et du Bafing. Il n’y a en fait de gibier que quelques petites biches de l’espèce appelée en bambara mangarang-o. Au Sénégal, on les nomme vulgairement biche-cochon.
Jeudi 27 octobre. — De bonne heure je quitte Ouarakana, accompagné de trois hommes mis à ma disposition par le chef du village. En route, je fais causer un des hommes, et mes doutes se confirment : je viens bien de recouper l’itinéraire de Caillié.
[169]Le guide me fait voir la direction de Douasso et de Fala, et me dit qu’entre Ouarakana et Fala il n’y a qu’un village, qui s’appelle Sounouba (c’est évidemment le Sounibara de Caillié).
La marche est difficile, le terrain est détrempé ; voilà quatre nuits de suite qu’il pleut à torrents, on ne se croirait pas à la fin de l’hivernage.
Korokobougou, par où l’on passe, est un village insignifiant (20 habitants). A sa sortie on traverse un gros torrent (eau 1 m. 60) sans pont, et quelques instants après on est sur les bords d’une jolie rivière de 10 à 12 mètres de largeur. Cette rivière, qui coule du sud au nord, est vraisemblablement celle qu’a coupée Caillié entre Ouarakana (Sirakana) et Sounouba (Sounibara).
De Ouarakana à Tiong-i on la traverse quatre fois. Les deux premières fois, son passage nécessite la construction d’un pont de fortune ; cette besogne est assez facile heureusement, le lit de la rivière étant encombré d’arbres de belle venue dont on utilise les fourches comme supports. La construction d’un pont de ce genre, le passage des bagages et des ânes d’un petit convoi de quatorze animaux, exigent trois heures.
[170]La troisième fois qu’on la traverse on a de l’eau jusqu’aux aisselles, et la dernière fois, un peu avant d’arriver à Tiong, elle n’a plus que 40 centimètres d’eau.
Vendredi 28 octobre. — Cette rivière retarde ma marche d’un jour, je suis forcé de scinder l’étape en deux et de camper à Kéblé. C’est un très grand village détruit par l’almamy. « Tous les habitants sans exception, me dit le guide, ont été vendus comme captifs. » Blénio et Nélébougou, un peu plus loin, ont eu le même sort, mais c’est Tiéba qui les a ruinés ; il reste une vingtaine d’habitants à Nélébougou et à Blénio ; à Kéblé, il n’y a personne.
La végétation est un peu plus dense que dans le Gantiédougou : il y a beaucoup de bambous le long des marigots et le rideau d’arbres s’éloigne un peu des rives. Une heure après avoir quitté Nélébougou, on entre dans les cultures de Tiong-i, qui s’étendent fort loin ; on sent qu’on est près d’un gros village ; partout, sous de petits abris en chaume ou dans les fourches des arbres sont assis des gamins qui jouent de la flûte ou du fabrésoro pour éloigner les oiseaux, et surtout les éléphants qui saccagent tout par ici. De Ouarakana à Tiong-i il y a partout des traces de ces animaux, de jeunes arbres déracinés, des branches tordues, etc. ; ils ne doivent cependant pas être très gros ; les empreintes les plus grosses que j’aie vues n’avaient que 40 centimètres de diamètre, et il n’y a que les toutes basses branches qui soient cassées sur leur passage. A Korokobougou, me dit le guide, il y avait un chasseur qui en tuait tous les ans deux ou trois, mais il y a longtemps qu’il est mort et personne dans le pays n’ose les chasser. Ici du reste il y a peu de fusils ; tout le monde est armé d’arc et de flèches ; les rares fusils que l’on voit sont des armes de rebut, et tout à fait de bas prix ; je n’ai pas vu un seul gros fusil connu dans la traite sous le nom de boucanier mâle ou femelle.
Tiong ou Tiong-i a l’aspect d’une ville : ses grandes murailles en terre glaise d’un gris cendre avec de grossières tours de flanquement espacées de 25 à 30 mètres et ses toits plats qui, par-ci par-là, dominent l’enceinte, rappellent les gravures de Viollet-le-Duc dans son Histoire de la Fortification. C’est bien là l’enfance de la fortification et du flanquement.
Ce village, qui était le Famadougou (la capitale) du Niendougou, a dû contenir dans le temps 3000 habitants. Actuellement l’enceinte est loin d’être bien garnie d’habitations ; il y a à l’intérieur du village de grands terrains vagues qui séparent les groupes d’habitations les uns des autres ; le tata extérieur est assez bien entretenu. J’évalue sa population actuelle à 500 habitants.
[171]
[173]Le chef du Niendougou prélevait de lourds droits de passage sur les marchands, qui pour cette raison évitaient généralement de passer sur son territoire ; c’est ce qui explique le détour que Caillié et sa caravane ont fait pour se rendre de Tengréla à Fala et leur passage à Débéna et Douasso ; car la route directe passe à Fala, Konlonza, Koulousa, Tiong-i, Ouoblé, et Fala sur le Bagoé.
Me voyant tout près de Tengréla, je me demandais si je ne ferais pas mieux de tenter de m’y introduire, quoique Samory m’ait dit qu’on m’y couperait le cou ; lorsque dans la soirée mon hôte Basoma me proposa d’y aller. « Puisque tu dois aller à Kong, passe à Tengréla ; cela vaut mieux que d’aller à Fourou, car de Fourou il te faudra revenir à Tengréla ; tu serais donc forcé de traverser deux fois le Bagoé, et pour un oui ou un non, les riverains ne prêtent pas leurs pirogues. Je trouvai son raisonnement fort logique et m’empressai d’accepter sa proposition. Il fut décidé qu’il m’accompagnerait avec un homme du village.
Samedi 29 octobre. — Nous prenons un jour de repos bien gagné, et je m’occupe de trouver pour quelques jours de vivres avant de me mettre en route pour Tengréla.
On ne voit pas d’êtres malingres comme ailleurs à Tiong-i ; tout le monde, sans vivre dans l’abondance, a au moins de quoi se nourrir. Sur le marché, il y a du fonio, du riz et du mil en petite quantité ainsi que quelques patates. A côté de cela, on y trouve des condiments, du sel et du beurre de cé ; mais ni bestiaux ni poulets.
Dimanche 30 octobre. — Ce matin, au départ, il s’est produit un moment d’indécision ; il régnait parmi mes noirs une sourde crainte. L’un d’eux, Kéléba Diara, Dioula originaire du Ouorodougou, et que j’ai engagé à Médine, ainsi qu’un autre ânier, ne se trouvent pas à leur poste au moment du départ. Je préviens à haute voix le chef de Tiong-i que deux de mes hommes s’étant évadés je l’autorisais à s’en emparer et à les vendre. Cinq minutes après, les gaillards avaient rallié. Ce qui avait produit cette défection, c’est que mes hommes avaient appris que Tengréla étant en hostilité avec Samory, il pouvait très bien se faire que ces gens-là veuillent nous piller et peut-être nous massacrer.
En partant nous nous dirigeons sur Gongoro (Bangoro de Caillié), parce que Basoma disait y avoir des amis. Pour s’y rendre, on traverse deux grosses ruines, Zanbougou et Sanancoro, dans lesquels il y a deux captifs qui surveillent des cultures de tabac appartenant au chef de Tiong-i.
Après quatre heures de marche dans une plaine presque sans rides, couverte de hautes herbes et ravagée par les éléphants, on arrive à[174] Gongoro — j’écris Gongoro, c’est presque Bangoro, ce son est très difficile à prononcer. — Il faut se faire répéter ce mot plusieurs fois pour être fixé. Je comprends très bien que Caillié l’ait transcrit par un B.
Gongoro est composé de trois gros villages, en partie détruits par Tiéba. Ils sont à cheval sur un petit ruisseau marécageux bordé de quelques groupes de nté ou tin (palmier à huile). Les abords inondés sont plantés de riz et de tabac. La population totale est de 200 habitants Bambara Traouré ou Sénoufo Diarabassou. On y parle tout aussi bien le sénoufo que le bambara. Ces gens-là ont l’air de vivre en très bonne intelligence. Je comprends à présent très bien que Caillié n’ait pas signalé les Sénoufo, car, quand il adressait la parole à quelqu’un en mandé on devait lui répondre de même ; il a, du reste, peu séjourné dans ces villages ; comme il allait à pied, en arrivant il devait être extrêmement fatigué et s’y reposer. Sa qualité de Maure et de fervent musulman lui créait en outre des obligations, et l’a plus d’une fois empêché de faire le tour du village. C’est ainsi qu’à Sirakana (Ouarakana) il passe la journée sans voir ni mentionner le Bafing, qui coule au nord du village et dont on aperçoit très bien le rideau de verdure.
De Bangoro à Sirakana je trouve 13 kilomètres de plus que mon prédécesseur. Cela s’explique aisément : au moment où Caillié passait (en février), toutes les herbes étaient brûlées, les ruisseaux presque à sec : le terrain est très plat, on franchit rapidement de grandes distances. De plus, dans les conditions où voyageait notre compatriote, il devait lui être bien difficile de noter soigneusement ses haltes, car même devant les personnes avec lesquelles il marchait il ne pouvait se permettre d’écrire. Il est du reste remarquable que Caillié, dans les conditions où il voyageait, ait pu rassembler suffisamment de notes pour permettre de construire son itinéraire avec autant d’exactitude.
A Gongoro se trouvait de passage un homme de Tengréla ; il me proposa d’aller saluer de ma part Massa, mansa (chef) de Tengréla, fils de feu Yanokho, et de lui demander pour moi la permission de traverser le village.
J’acceptai avec plaisir ; il fut décidé que j’attendrais un jour ici et que le surlendemain je me mettrais en route pour Tintchinémé où je m’arrêterais. Cet homme, qui s’appelle Fanko, sans m’assurer absolument du succès de ses démarches, me donne bon espoir.
Comme Basoma me l’avait affirmé, les gens de Gongoro étaient ses amis. On m’apporta dans la journée deux poulets et du riz ; c’était du luxe pour moi, car depuis mon départ de Ténetou je n’en avais pas mangé.
Lundi 31 octobre. — Fanko est reparti hier à Tiong-i ; il doit revenir ce[175] soir à Gongoro, nous ne partirons donc d’ici que demain ; j’en profite pour mettre un peu d’ordre dans mes notes et mon journal de marche.
Personne ici n’a eu connaissance du passage de Caillié : « Jamais un Maure n’a passé ici, disent-ils, mais souvent nous avons vu des founé (albinos) ».
La population n’est plus aussi nombreuse que du temps de Caillié : depuis que Diali Amara, lieutenant de Samory, a passé par ici, le pays est à peu près ruiné.
Mardi 1er novembre. — Le départ a lieu vers huit heures du matin seulement, Fanko est long à faire ses adieux.
Tout le long de la route, Basoma est aux aguets ; il examine avec soin la brousse ; il a sorti le fusil de son étui en cuir et en examine soigneusement la batterie. Des gens de Gongoro nous suivent en se mettant pour ainsi dire sous ma protection. Toutes les communications ayant cessé depuis l’ouverture des hostilités avec Tiéba, aucun homme des villages de Samory n’était entré dans Tengréla, plusieurs qui avaient tenté l’aventure ayant eu le cou coupé.
Arrivés en vue de Tintchinémé, tout ce monde reste peu à peu en arrière, et je me trouve seul avec mes deux guides et un Mossi qui se rendait à Tengréla. Je fais camper mes hommes sur le bord de la route menant à Tengréla et vais voir le chef du village. Les habitants n’ont pas l’air hostile. Un vieillard me donne quelques diakhaté, sorte de tomates que l’on fait cuire dans le riz.
Après avoir expliqué au chef que j’étais tout à fait neutre dans la lutte entre Tiéba et Samory, et lui avoir montré que j’étais seul avec quelques serviteurs, je lui dis que j’étais chargé par les Français de me rendre à Kong et de saluer en passant le chef de Tengréla et les habitants. Ce chef fit monter à cheval un homme, qui partit du campement à deux heures de l’après-midi. Il ne voulut se charger ni de la lettre de recommandation, en arabe, du colonel Gallieni, ni de celle adressée à Alpha Moussa, marabout vénéré de Tengréla, par El-Hadj Mahmadou Lamine de Ténetou, ajoutant que je les remettrais moi-même à qui de droit.
En attendant qu’il revienne, je me mis à causer avec le mossi qui avait fait route avec nous. Cet homme, qui est originaire du Yatenga, a voyagé un peu partout ; aussi sa conversation m’est-elle précieuse. Il est tatoué comme les Bambara Kouloubali ; en outre, il porte une grande entaille circulaire partant de chaque côté du haut des narines et allant se terminer à la hauteur de la dernière molaire.
Il me parla de son pays, me disant qu’il y avait beaucoup de musulmans[176] dans le Mossi et que les étrangers y circulent librement. Plusieurs chefs se partagent le commandement du pays ; les plus influents résident à Wagadougou, Mani et Koupéla. Il m’apprit que dans tout le Mossi il y a fort peu de gros gibier, ce pays étant très peuplé.
Je fis un petit cadeau à ce brave homme, qui n’avait pas l’air de rouler sur l’or.
Son bagage consistait en un panier à kolas, renfermant un peu de poivre rond, une dizaine de pierres à fusil, quelques grains de soufre et une ceinture munie d’un crochet en fer pour suspendre les effets en arrivant à l’étape. Il possédait en outre un ou deux milliers de cauries. Son arc était très bien conditionné et fabriqué en bois dur. La corde était une lamelle de bambou, et les extrémités de l’arc fortement liées à l’aide de bandelettes de peau de kana (sorte d’iguane, appelée au Sénégal gueule tapée), pour empêcher l’écartement. Les flèches surtout sont fabriquées avec soin. Lourdes, un peu allongées, les deux tranchants bien affûtés et trempées de poison, ces flèches doivent faire des blessures terribles. Le fer, forcé dans le roseau, était également entouré de bandelettes de peau de kana. C’est une arme bien conditionnée ; nulle part je n’en ai vu d’aussi bien faites.
L’arbuste qui fournit le poison à flèches se nomme kouna, il croît généralement en forme de haie épaisse. Le bois ressemble au sureau. La feuille, légèrement velue, est d’un vert presque foncé. Sa tige est à peu près semblable à celle du rosier, mais porte moins de piquants.
Son fruit est formé de deux grandes gousses d’un vert brun, d’une longueur de 20 à 30 centimètres. Ces gousses renferment une sorte de soie blanche dans laquelle on trouve des graines de la grosseur du café.
En juillet, elles ne renferment encore que de la soie ; les graines ne se forment qu’en août et ne sont mûres qu’en décembre ou janvier.
Après la cueillette, les gousses sont ficelées par petites bottes et suspendues aux solives des cases pour les sécher. Pour préparer le poison, on pile les graines quand elles sont bien sèches et on les laisse macérer dans de l’urine pendant plusieurs jours ; le tout est ensuite cuit avec du mil et du maïs, pour lier la préparation jusqu’à ce qu’elle ait la consistance d’une pâte ressemblant au goudron, dans laquelle on trempe ensuite les pointes de flèche, de lance et même les balles.
Les blessures occasionnées par des armes enduites de kouna sont toutes mortelles quand la préparation est fraîche ; mais, lorsqu’il y a longtemps que la préparation n’a pas été renouvelée, on peut guérir de ses blessures en prenant une boisson qui sert d’antidote. La formule de ce contrepoison n’est connue que de peu d’individus, qui se font payer très cher les[177] doses qu’ils administrent aux blessés ; quelques forgerons et kéniélala seuls en possèdent le secret, il ne m’a pas été possible d’obtenir aucune information à ce sujet.
Cette plante a été reconnue par M. Cornu, professeur au Muséum, pour être un Strophantus. Son action sur le cœur se rapproche de la digitaline.
En dehors du poison pour flèches (kouna), on fait encore usage, dans le Soudan, de divers autres poisons.
Le plus commun se nomme doung-kono ; il est préparé de la façon suivante : une tige de petit mil (sanio) est introduite dans l’anus d’un cadavre et laissée pendant une vingtaine de jours, puis la tige est séchée et pilée. La poudre, délayée dans une sauce que l’on mange avec le to, n’incommode pas et il est impossible de s’apercevoir que l’on est malade ; ce n’est qu’au bout de quelques jours que le ventre de la victime enfle légèrement ; au bout d’un mois, l’embonpoint est devenu manifeste, on voit que c’est une obésité factice, et huit ou dix jours après l’on meurt.
Ce poison est très connu ; il est d’autant plus redouté, qu’il frappe bien souvent, à côté de gens dont on veut se débarrasser, des malheureux qui par hasard viennent à passer devant la case de la victime et qui, tout à fait accidentellement, sont invités à manger, comme il est de coutume ici.
J’avais dans mon convoi un jeune Ouassoulounké nommé Diam-Diallo, qui un jour à Ténetoubougoula a accepté de partager un repas avec un marchand venant de son pays ; Diam-Diallo était convive accidentellement, puisqu’on était en train de manger quand il est arrivé.
Huit jours après, les premiers symptômes se faisaient sentir. Diawé me confia ses craintes. « A l’autre lune, il faut que mort », disait-il. Je le renvoyai à Bammako, où le docteur Tautain l’employa comme jardinier ; un mois après il mourait du doung-kono.
Une pincée de poudre de doung-kono jetée dans du lait le fait immédiatement lever ; c’est, paraît-il, le seul moyen de voir si le namougou, ou poudre à sauce, est oui ou non empoisonné.
Un autre poison bien redoutable, qui fait mourir dans les vingt-quatre heures, c’est le korty-mougou (ou poudre de korty). Peu de personnes savent à l’aide de quelle plante ce poison est fabriqué ; il est cependant très répandu, et souvent j’ai entendu parler d’empoisonnements par la poudre de korty. Ce poison est mis sous l’ongle du pouce, que l’on a soin de faire négligemment tremper dans la calebasse d’eau offerte à la personne que l’on veut empoisonner.
Le korty-mougou est connu partout, du Bakhounou à Grand-Bassam ; il[178] est surtout employé chez les peuples de race agni, où l’empoisonnement est très fréquent.
On m’a également entretenu d’une autre variété de poison dont l’effet est tellement foudroyant et l’emploi si original qu’il est permis de mettre son existence en doute. Les noirs cependant en parlent avec tant de terreur que j’ai pensé bien faire en transcrivant ce que j’ai appris à ce sujet.
Ce poison se nomme également korty et serait fabriqué avec une plante très rare que l’on ne trouve que dans le nord du Bélédougou. Il est porté dans un ergot de coq enroulé dans un chiffon. Pour s’en servir, il suffirait tout simplement à la victime de voir l’ergot à travers un linge pour qu’immédiatement elle tombe foudroyée.
★
★ ★
Tout en appréciant beaucoup la conversation intéressante de mon Mossi, j’attendais avec impatience le retour du courrier de Tengréla.
Je commençais à être très inquiet. Diawé venait de m’apprendre que Basoma et l’autre guide s’étaient sauvés en nous abandonnant à notre triste sort. Enfin, vers six heures et demie, le chef parut ; il était accompagné de deux autres cavaliers armés, mais misérablement vêtus ; ils entrèrent d’abord dans le village et bientôt après revinrent accompagnés du chef du village pour me donner la réponse de Massa.
Voici à peu près textuellement cette réponse : « J’ai dit à Massa et aux gens de Tengréla tout ce que tu m’as dit. Voici sa réponse : « Tu diras à ce blanc qu’il ne marche pas plus loin, et qu’il s’en retourne immédiatement d’où il vient, car s’il n’est pas parti ce soir, je lui fais couper le cou. Jamais, tant que Tengréla nous appartiendra, un blanc n’y passera ; nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Ils ont fait la paix avec Samory et emmené son fils Karamokho en France.
« Qu’ils aient fini la guerre, nous le comprenons, car on ne peut pas se battre toujours, et puis Samory a donné aux blancs le pays qu’ils demandaient, mais ils n’avaient pas besoin de conduire son fils en France. Nous étions beaucoup qui luttions contre Samory et il ne pouvait pas nous vaincre, mais quand on a appris que vous aviez emmené son fils en France, beaucoup de petits pays qui étaient hostiles à Samory se sont mis avec lui, en nous disant : « Vous voyez, les blancs ont porté Karamokho en France, leurs soldats lui aideront, nous sommes perdus si nous ne disons pas que nous sommes contents de lui. » C’est ainsi que nous restons seuls avec Tiéba, le Kantli, le Niéné, le Follona et[179] Dioma. Si Samory arrive à prendre Sikasso, nous sommes perdus, mais nous lutterons, et avant qu’il prenne nos femmes et nos enfants, il faut que nous lui tuions quelques centaines de soldats. Si nous faisons la paix, c’est pire : nos femmes et nos enfants seront vendus pour des chevaux et nous ne serons pas vengés. Quand les blancs de Bammako verront nos femmes et nos enfants passer le fleuve en prisonniers, ils pourront dire : « C’est nous Français qui avons fait cela. »
« Ah ! si les Français étaient venus il y a trois ou quatre ans, nous aurions été contents de leur donner notre pays, et Tiéba aussi. Niakhalemba (chef de Mbeng-é, Follona) et Sakhadigui (chef du Gankouna et du Toukoro) ont aussi envoyé des hommes à Bammako pour vous parler et vous demander des secours. Il est vrai que vous n’avez pas aidé Samory avec des soldats, mais vous avez fait plus de mal en emmenant son fils en France.
« Dis à ce blanc que nous le connaissons ; il y a déjà quelque temps qu’il voyage dans le pays ; des Dioula l’ont vu ; nous savons très bien qu’il ne vient pas pour autre chose que pour nous faire voir ses marchandises ; il aurait pu tout vendre ici, car nous n’avons ni étoffes, ni pierres à fusil, ni perles, ni rien ; ce n’est pas pour lui que nous refusons de le laisser entrer, car ce blanc n’est pas un mauvais homme, il connaît notre parler et on l’appelle Diara[32] ; mais c’est pour faire voir aux blancs de Bammako que nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Partout où il voudra passer, ce sera la même chose : nous avons tous dit que maintenant c’était fini pour les blancs. »
La façon calme et réfléchie dont cet homme m’a débité tout ce que ces pauvres gens ont sur le cœur m’a vivement impressionné ; j’ai essayé de lui faire comprendre que les blancs n’attachaient pas grande importance au voyage d’un fils de chef en France, que c’étaient eux qui exagéraient la portée de cet acte, que nous étions disposés à faire quelque chose pour eux, et que leur chef avait grand tort de ne pas vouloir me donner une audience.
[180]Le chef de Tintchinémé était inébranlable ; il avait une consigne qu’il observait avec la plus grande discipline. Je voyais même qu’il en ressentait un réel chagrin, car ce n’était pas un mauvais homme. Il fallait me décider à m’en retourner.
Il faisait nuit noire, il pleuvait légèrement, nous n’avions rien mangé ; notre riz n’étant pas cuit, j’essayai de retarder mon départ. Toute mon éloquence fut impuissante à fléchir ces gens, qui restèrent en selle, surveillant nos préparatifs de départ.
Vers huit heures, sans guides, par une pluie battante, nous nous mettions péniblement en route pour revenir sur nos pas. Cette marche de nuit fut particulièrement fatigante ; l’étape du matin avait été longue et pénible à cause des hautes herbes, qui atteignaient de trois à cinq mètres de hauteur.
Comme mon armement ne consistait qu’en deux fusils Beaumont et un fusil de chasse, pour la circonstance je crus prudent de prendre dans mes bagages quatre pistolets doubles à pierre et d’en armer mes hommes, afin de pouvoir nous défendre en cas d’alerte ; je fis prendre toutes les précautions en vue d’une attaque probable.
A distance nous étions suivis par les cavaliers.
A plusieurs reprises nous avons failli nous égarer ; le sentier se perdait dans les herbes, et nos hommes étaient forcés de s’appeler pour ne pas se perdre. Vers deux heures du matin, les cavaliers s’en étant retournés, je fis arrêter le convoi dans une petite clairière et nous nous installâmes en halte gardée : ânes entravés et bagages disposés en croix, pour pouvoir au besoin nous en servir comme retranchement.
Les hommes en sentinelle ont signalé dans la nuit des individus venant rôder autour du bivouac, mais, en nous voyant faire bonne garde, ils n’ont pas osé nous attaquer[33].
2 novembre. — En atteignant Gongoro, je trouvai Basoma et l’autre homme de Tiong-i ; je ne leur fis aucun reproche de s’être sauvés, car s’ils avaient mis le pied dans le village, ils étaient sûrs de leur affaire et tués comme « hommes de Samory ».
Cet échec sera bien difficile à réparer.
Que de renseignements j’aurais pu obtenir pendant un séjour d’un mois à Tengréla. Les directions et les itinéraires sur toute la région Folou, Kabadougou, Bodougou, Noolou, Fadougou, sur le Ouorodougou, le Follona, le[181] Kouroudougou, etc., tout cela est perdu et jamais je ne pourrai retrouver cette occasion.
Tiong-i, qui n’est pas éloigné de Tengréla, en est séparé par un monde, car tous les chemins de cette région partent naturellement du centre le plus important, de Tengréla. Il n’existe, comme je l’ai dit, aucune relation entre Tiong-i et Tengréla ; je voudrais insister pour y entrer, mais qui envoyer ? Un de mes hommes ou un homme de Tiong-i ? L’un et l’autre seraient infailliblement assassinés ou au moins faits captifs.
De retour à Tiong-i j’attendrai une occasion pour communiquer avec les gens de Tengréla, peut-être se laisseront-ils convaincre : il faut toujours espérer. Ma situation est loin d’être brillante, le plus sage parti à prendre est de faire retour à Tiong-i.
Jeudi 3 novembre et jours suivants. — Zan, le chef de Tiong-i, que je vais voir souvent, m’abreuve de mensonges. D’après lui, il paraît que l’almamy vient de lui défendre de me laisser traverser le Bagoé, si je voulais me rendre à Fourou. Ce dernier village aurait, du reste, reçu l’ordre de me refuser l’hospitalité si je m’y présentais. Il m’est également interdit d’envoyer mes hommes au marché de ce dernier village.
[182]L’almamy n’envoie personne pour me saluer, ne répond à aucune de mes lettres : son seul désir serait, je crois, de me voir m’en retourner volontairement vers Bammako, car il n’ose pas m’en donner l’ordre. Il est absolument convaincu que jamais il ne pourra m’être utile pour mon voyage, quoiqu’il parle avec emphase de ses bonnes relations dans l’est.
7 novembre. — Dans la journée j’ai reçu la visite de Toumané, chef des sofa de Fourou ; il me dit revenir de la colonne où l’almamy l’avait appelé. Samory lui a dit que j’étais en route pour me rendre à Fourou. Il lui a donné l’ordre de m’installer provisoirement dans le village et d’envoyer demander au chef de Ngiélé l’autorisation de passer. Ngiélé est un grand village dans l’est, sur la route de Kong ; il m’a déjà été signalé par El-Hadj Mohammed Lamine de Ténetou. Si Toumané obtient cette autorisation, il devra me faire escorter jusque-là.
Un jour il m’est interdit de quitter Tiong-i, un autre jour on me propose officiellement de continuer ma route ! Tout cela n’est-il pas étrange !
Un instant après, trois Sonninké de Touba sont venus me saluer. Le chef de ces marchands est un Diabi ; ils ont traversé le Niger à Fogny et sont venus ici par le chemin Ouola, Tiékoungo, etc. Ils m’apprennent que la canonnière est de retour à Bammako, ayant effectué son voyage à Tombouctou.
Ce Diabi, qui est allé six fois déjà dans le Ouorodougou, me propose de parler aux gens de Tengréla ; il me dit de patienter, peut-être réussira-t-il mieux que moi ; je prêche ma cause avec chaleur naturellement, et il me quitte en me promettant de m’informer du résultat de ses démarches ; c’est demain matin 8 qu’il se met en route. Je lui fais cadeau d’une chechia violette, d’une pièce de ganse blanche pour orner son boubou et d’un porte-monnaie.
Tengréla, d’après ce Diabi et mes hommes, est un peu plus grand que Tiong-i, et bâtie dans le même genre, mais sa population est plus dense, quoiqu’il y ait autant de terrains vagues qu’ici. En estimant à 1500 le nombre de ses habitants, on ne doit pas être bien éloigné de la vérité.
Tengréla est habité par des Bambara forgerons, des Siène-ré et surtout des Mandé Dioula. Massa, fils de Ianokho, n’a, paraît-il, pas grande influence ; le vrai chef serait Bakémory, qui est à la tête du parti mandé dioula.
8 novembre. — En attendant le résultat des démarches du Diabi à Tengréla et le départ de Toumané pour Fourou, je me suis installé chez Basoma, qui a mis à ma disposition une case assez confortable, mais un peu obscure. Dans le toit on a ménagé une ouverture pour la fumée, qui s’évacue par un tuyau en terre, que l’on recouvre d’une vieille poterie[183] quand il pleut. A Gongoro j’ai vu une vraie cheminée qui fait saillie à l’extérieur de la case, elle a environ 70 à 80 centimètres de largeur, sa hauteur est celle de la case. Le feu se met devant, la fumée s’introduit dans la cheminée par une ouverture de 60 centimètres de hauteur en forme de T renversé. A un mètre vingt à peu près au-dessus du sol, on a ménagé une ouverture demi-circulaire qui permet de placer la viande à boucaner sur un gril en rondins. Pour que la pluie ne pénètre pas dans la cheminée, le haut est fermé par des rondins de bois recouverts de terre glaise comme le toit de la case ; la fumée s’échappe par une ouverture ménagée sur un des flancs ou bien encore sur le grand côté extérieur, cela dépend de l’orientation ; elle est disposée pour ne pas être gênée par les vents. On appelle ces cheminées dibi.
La population de Tiong-i se compose de Bambara Kouloubari et Traouré ; il y a aussi quelques familles siène-ré ou sénoufo ; ces derniers sont les plus anciens habitants du village. Les Bambara ne sont venus du Ségou qu’avec Ali Diara, dernier roi bambara du Ségou, qui vint faire des incursions dans le Niéné vers 1845.
La domination des Bambara du Ségou à Komina et dans le Gantiédougou n’a cessé que vers 1860. Au moment où Barth faisait son voyage et à propos d’un itinéraire par renseignements de Nyamina à Tengréla, il dit ceci (édition allemande, t. IV, p. 577) :
[184]« Sur le chemin de Tengréla à Nyamina (29 courtes marches), on atteint, le quatrième jour, un grand fleuve (probablement le Bagoé de Caillié) sur l’autre rive duquel commence le domaine de Nyamina. »
L’occupation du Gantiédougou par les Bambara au Ségou vers 1852 est donc entièrement confirmée.
Les habitants de Tiong-i, sans être riches, ne vivent pas dans la gêne, et la plupart de Siène-ré et Bambara sont forts et robustes. J’ai vu cependant deux femmes atteintes d’éléphantiasis très prononcé ; il y a aussi dans le village une dizaine d’enfants et d’hommes qui, sans être albinos, sont d’un rouge terne, et ont les cheveux roux sale. On désigne ces gens-là sous le nom de diabiyang-é en sarakollé et de bala ou gouambélé, ou gouangouélé en bambara, par comparaison avec la couleur gris roux d’une variété d’ânes, très remarquable par sa vigueur et sa sobriété. Ces bala ne constituent pas une race, on ne constate pas leur naissance plus ou moins fréquente parmi telle ou telle tribu non plus, il en vient au monde indifféremment dans telle ou telle famille, et, contrairement aux founé (albinos), on n’attache aucune croyance ni superstition à la naissance d’un de ces êtres.
On peut voir, à partir de Bénokhobougoula jusqu’à Tengréla, toutes les coiffures imaginables chez les deux sexes. Celle de nos clowns est une des plus répandues. Beaucoup de femmes ont la tête entièrement rasée.
Les femmes sont laides sans exception ; elles ont toutes la lèvre inférieure percée par une pointe en argent ou en fer qui y est introduite à l’âge de neuf ou dix ans ; elle peut se retirer à volonté. Caillié a déjà signalé cet ornement de la femme bambara, près de Tengréla. Tiong-i est la limite nord où ce né-gué-koulou soit en usage ; je n’en ai vu nulle part ailleurs. A peu d’exceptions près, tout le monde est nu ici ; les jeunes filles, les femmes mariées, même les vieilles femmes, ne portent que le bila, ceinture en coton de trois doigts de largeur qui passe entre les jambes ; ce bila est commun aux deux sexes. Les hommes ainsi vêtus se nomment bilakoro, les femmes wakoro.
Le bien-être relatif qui règne ici ramène le soir un peu de gaieté parmi cette population déshéritée ; les petits enfants dansent jusque vers neuf heures. Basoma, mon hôte, en a bien une vingtaine à lui et à ses woulousou (captifs de cases). Il leur fait un peu de musique avec une sorte de petite harpe montée sur calebasse, qu’on appelle nkoni et qui est pourvue de cinq cordes en boyau, tendues sur un arc en bois.
Les gamins de dix à douze ans parcourent le village avec des torches allumées, pour chercher des ntori (crapauds), à l’aide desquels ils attrapent au bord du petit ruisseau des gueules-tapées (sorte d’iguane).[187] A cet effet, ils introduisent dans le corps du crapaud une alêne droite de sellier très affûtée aux deux extrémités ; au milieu de cette alêne, ils fixent une forte ficelle dont ils amarrent l’extrémité à un petit piquet sur la rive. La gueule-tapée avale le crapaud, mais quand elle se meut pour retourner dans l’eau, elle se sent retenue par l’alêne qui s’est mise en travers, elle se débat, et les deux pointes de la tige lui entrent profondément dans les chairs ; les gamins l’assomment alors à coups de bâton.
La préparation de la viande de cet animal est bien simple : on fait roussir la bête sur le feu, pour en enlever la première petite peau mince ; elle est ensuite vidée et cuite entière sur de la braise ; le lendemain, elle est mangée froide, sans sel presque toujours, car ici le prix du kilo de cet assaisonnement varie entre 5 francs et 5 fr. 50.
Les jeunes gens partent surveiller les cultures, vers six heures et demie du soir ; ceux qui restent dans le village jouent de la flûte ou du fabrésoro.
9 novembre. — Hier, dans la soirée, Toumané et le fils du chef de Fourou sont venus m’annoncer leur départ pour ce matin et prendre congé de moi. Le fils du chef de Fourou est un Sénoufou, il s’appelle Nason ; dès son arrivée à Fourou, il va avec son père faire les démarches nécessaires pour obtenir mon passage à travers le Pomporo et Dioumanténé ; de là il me fera gagner Niélé, capitale de la région Follona où règne Pégué. Un de ses frères serait auprès de ce chef et il compte bien me faire passer.
Toumané me dit aujourd’hui qu’il vaut mieux que je reste à Tiong-i, en attendant le résultat de leurs démarches. Je ne sais plus que penser, je vis dans un milieu des plus effrontés menteurs, mais que faire ? Je patiente. Si dans quinze jours il n’y a rien de décidé, j’aviserai. Quelle triste situation !
En attendant, j’ai prié Nason de m’acheter un bœuf pour du calicot et lui ai donné deux de mes hommes pour le ramener. Ce garçon m’inspire confiance, mais j’ai été trop souvent trompé pour ne pas conserver des doutes sur les prétendues démarches qu’il va faire.
Il y a ici deux Haoussa, nommés Ahmadou et Abd er-Rahman : le premier est de Yendi, le second d’Abéokouta ; j’ai souvent des entretiens avec eux sur les pays que je me propose de traverser.
Les Mandé désignent les Haoussa sous le nom de Marraba, et toute la région comprenant le Dagomba, Salaga, le Noufé, le Yorouba et le Haoussa sous le nom de Marrabadougou.
Je n’ai pu apprendre l’étymologie de cette appellation bizarre ; les Haoussa eux-mêmes ne la connaissent pas.
Ils parlent le haoussa entre eux, mais comprennent également le poul,[188] le mandé et le mossi. Ahmadou parle aussi le nago. Ce sont des gens de ressource pour moi, malheureusement ils ne veulent pas m’accompagner. C’est auprès d’eux que j’obtiens les premiers renseignements sur Kong.
La date de la migration de ces Haoussa vers le Dagomba et le Yorouba ne leur est pas inconnue, ils m’ont dit qu’elle datait de quatre-vingts ans ; je pense qu’il faut la reculer vers 1802, époque des guerres du Cheikh Othman.
Ce sont ces Haoussa émigrés de leur pays qui fournissent des soldats aux troupes britanniques en garnison à Lagos et sur la côte.
Leurs diamou (noms de tribu) sont : Traouré, Touré, Sissi. Quoiqu’ils nient énergiquement tout lien de parenté avec les Mandé, il est évident qu’ils ont jadis appartenu à cette grande famille ; les noms de Traouré, Touré, sont des noms de famille mandé-dioula. Quant aux Sissi (Sissibé en poul, Sissellebaoua en haoussa), Barth en parle longuement à plusieurs reprises ; il affirme qu’ils sont également une subdivision de la grande famille Wangaraoua (mandé) à laquelle appartiennent les Soso et les Malinkés, et qu’ils ont oublié leur propre langue pour adopter soit le poul soit le haoussa. Quelques Sissi, habitant les districts orientaux de la province de Saberma, seuls, ont conservé leur idiome propre (le mandé) (Voy. Barth, édition allemande.)
Dans le Ouassoulou et dans la région Gangaran et Nouroukrou (Soudan français), nous retrouvons les Sissi sous le nom de Sissokho ; ces derniers se disent Malinkés, et ceux du Ouassoulou revendiquent le titre de Foula.
Dans la case de ces Marraba j’ai vu une petite fille captive du Yorobadougou, qui portait en guise de doroké (surtout) une sorte de fichu en coton à petites mailles de filet, dont le bas était garni de pampilles en coton de couleur. Cet ouvrage, que j’ai examiné de très près, est fort bien fait ; il est cependant facile de reconnaître sa fabrication indigène.
Ces Marraba ont dans leur cour quelques pieds d’une plante qu’on nomme saouaran. La racine de cette plante, pilée et arrosée de jus de citron, donne une teinture jaune d’or, très riche, qui ne passe pas au lavage quand elle est préparée de la sorte. Cette plante est, dit-on, fort répandue dans le Ouorodougou et a été rapportée de ce pays. La feuille, qui est du vert des feuilles de bananier, est lisse au toucher et a 25 à 30 centimètres de longueur ; chacune d’elles est supportée par une tige d’égale grandeur. La racine ressemble au gingembre et se casse facilement. L’intérieur est d’un jaune orange[34].
[189]Mercredi 16 novembre. — Je profite de mon séjour ici pour apprendre un peu de sénoufo ; malheureusement je me trouve très mal servi comme auxiliaire et je ne suis encore que dans une période de tâtonnements quant au mécanisme de la langue ; les mots aussi me donnent beaucoup de mal : il y a dans cette langue cinq idiomes, différant assez sensiblement l’un de l’autre pour ne pas être reconnus de suite par un profane comme moi.
Celui qui me parait le plus répandu est parlé dans le Follona ; les autres sont ceux du Kompolondougou (Kénédougou), du Mienka, du Pomporo (environs de Papara) et des Tousia, qu’on dit anthropophages et qui habitent à l’est des États de Tiéba ; je n’ai pas encore pu savoir non plus quel est l’idiome qui doit être le plus pur.
Fondou, que j’ai envoyé de Bénokhobougoula à Bammako, vient d’arriver. Il apporte une longue lettre du docteur Tautain, me donnant quelques nouvelles et m’annonçant l’envoi d’un courrier antérieur qui, malheureusement, ne m’est pas encore parvenu ; les lettres de France, de ma famille et de mes amis, font défaut. Il ne peut en être autrement : tous doivent me croire dans le cœur de la boucle du Niger. Hélas ! il n’en est rien.
Les camarades de Bammako m’envoient par la même occasion tous leurs journaux jusqu’au 31 août, et une bouteille de vin.
Dans la soirée, la mort de ma mule vient tristement troubler le bonheur que je goûte à lire les journaux. Ma pauvre bête était en pleine santé, et depuis mon séjour ici je pouvais lui donner sa ration de mil. Vers cinq heures et demie, elle broutait le long du tata lorsqu’elle a été foudroyée par un accès pernicieux. En moins de dix-sept minutes elle expirait, malgré tous les soins que j’ai pu lui donner. C’est une perte cruelle pour moi, car il m’est impossible de me procurer une autre monture, il n’y a pas un cheval dans toute la région.
Il est extrêmement dangereux de circuler autour de ces villages en pisé pendant les heures chaudes, à cause de la réverbération qui est excessive sur ces murs gris cendre ; les plus grandes précautions sont nécessaires pour ne pas être terrassé en un clin d’œil.
Deux de mes hommes, dans la même journée, ont eu de violents accès de fièvre.
[190]Vendredi 18 novembre. — J’envoie Diawé ce matin à Fourou pour informer le chef de mon arrivée prochaine, car de jour en jour la vente de mes marchandises devient plus difficile : il n’y a pour ainsi dire pas d’étrangers qui passent ici, et une fois que le village même est pourvu de ce qu’il lui faut, il est difficile de réaliser plus d’un millier de cauries par jour ; si je n’avais pas un assortiment très complet de tout ce qui peut se vendre dans ces régions, il y a longtemps que j’aurais été forcé de céder à prix coûtant pour réaliser les cauries nécessaires à l’achat des subsistances quotidiennes.
J’ai dû interrompre pendant quelques jours mes leçons de sénoufo : le Follona qui me servait de professeur vient de quitter pour un mois Tiong-i. Alléchés par les cadeaux que je faisais à cet homme, des Sénoufo du village sont venus me proposer de m’apprendre le sénoufo parlé dans le Kompolondougou. J’ai naturellement accepté : cela me permettra peut-être plus tard de comparer ces deux idiomes entre eux. J’ai déjà une centaine de phrases usuelles et tout à fait élémentaires, mais je ne les tiendrai pour bonnes qu’après les avoir contrôlées au moins encore une fois.
Dimanche 20. — Diawé revient de Fourou ; il a été bien reçu par Yaouakha, le chef du village. Toumané, le chef des sofa, me prie d’attendre encore quelques jours à Tiong-i ; il m’enverra chercher quand il aura une réponse de Pégué, chef de Niélé (Nouélé ou Ngiélé).
D’autre part le Sonninké Diabi, parti le 8 pour Tengréla, ne m’a rien fait dire au sujet des démarches qu’il a dû tenter pour obtenir mon passage ; décidément on ne peut avoir confiance en personne dans ce maudit pays.
Je n’ai aucune nouvelle de la guerre. Samory se fait envoyer des renforts de partout ; hier une cinquantaine d’hommes, dont la moitié est armée de fusils, passait ici, venant des environs de Maninian. Des sofa qui viennent chercher des vivres pour Kélifa, chef de Tiong-i, me disent que Sikasso est entièrement cerné par les diassa de l’almamy. Le même soir un Bilakoro que j’ai vu à la colonne me dit qu’on a reconstruit le diassa de Baffa, mais qu’à part cela la situation est toujours la même.
Deux hommes de Fourou qui sont venus vendre des nattes ici m’ont raconté la façon dont procédait Tiéba pour ne pas trop épuiser son pays. Des colonnes de renfort fortes d’un millier d’hommes environ sont tirées à peu près périodiquement de chaque province et envoyées à Sikasso. Le lendemain de leur arrivée dans le village assiégé a lieu une sortie, dans laquelle, sans chercher à débloquer totalement, on fait le plus de mal possible aux troupes de Samory ; à la nuit, les hommes de Tiéba rentrent dans le village ; Tiéba les remercie et les renvoie chez eux en leur donnant[191] l’ordre de dire à tel autre district d’envoyer ses hommes dans une quinzaine de jours. A l’aide de ces envois de troupes de renfort, il n’épuise pas sa garnison de défense et a l’avantage de lancer des troupes fraîches et vigoureuses contre les troupes de l’assaillant, fatiguées et épuisées, d’abord par les combats continuels qu’elles sont forcées de livrer, ensuite par le manque de nourriture et de confort. C’est ce qui explique les succès que remporte souvent l’assiégé.
Lundi 21. — On a apporté aujourd’hui à Basoma, qui est forgeron, quelques boucles d’oreilles en or, en le priant de les faire sécher légèrement au feu[35] et d’en apprécier la valeur. Le vendeur en demandait 70 ba, c’est-à-dire 70 fois 800 cauries, ce qui représente ici 140 francs en argent. Basoma a conseillé au chef de village de n’en donner que 120 francs en disant qu’à ce prix il ferait une bonne affaire. Curieux d’en connaître le poids exact, j’ai pesé ces trois anneaux : leur poids total atteignait 29 grammes, ce qui représente en France une valeur de 87 francs. Le prix de revient ici est donc de 4 francs le gramme, comme je l’avais déjà constaté une fois à Ouolosébougou et l’autre fois à Ténetou, où j’avais demandé également à acheter deux boucles d’oreilles.
Basoma, mon hôte, est forgeron : je suis donc bien placé pour examiner sa forge, sa façon de travailler et ses outils.
Outre le soufflet portatif, qui est composé de deux peaux de bouc communiquant avec un vieux canon de fusil, Basoma possède un vrai soufflet fixé à demeure dans la forge.
Ce soufflet consiste en un grand compartiment charpenté en bois recouvert de terre glaise. L’extrémité qui communique avec le brasier est en argile fortement recuite ; sur ce compartiment sont ménagés deux trous ronds dans lesquels on a maçonné le rebord de deux vieux pots à cuisine ; sur ces vieux pots sont noués deux morceaux de peau de mouton qui, alternativement soulevés et abaissés par un gamin accroupi sur le soufflet, donnent le vent.
Les enclumes sont des morceaux de fer pesant 3 à 4 kilos, enfoncés dans un bloc de bois ; la surface sur laquelle on forge n’excède pas 30 centimètres carrés. Les marteaux ne sont autre chose qu’une barre de fer de 30 centimètres de long, du poids de 1 à 2 kilos. Des limes grossièrement fabriquées, de petits ciseaux à froid non emmanchés, des pinces, un ou deux chasse-pointes et de la braise constituent tout ce qui[192] est nécessaire à ces ouvriers d’art pour faire des grenadières de fusil, des vis, des hachettes, herminettes, houes, faucilles, etc., et pour retremper les ressorts de fusil. Les noumou sont aussi bijoutiers ; ils font des anneaux en fer, en cuivre et en argent, soit directement, soit par la fonte ; dans ce dernier cas ils font le moule en cire. Tout cela est grossièrement fabriqué, et ne peut en aucune façon être comparé au travail des forgerons du Sénégal.
Dans la même case, il y avait toujours un ou deux saggué (ouvriers en bois) occupés à creuser des calebasses et à confectionner des manches d’outils.
Pour creuser, ils emploient une série d’herminettes d’un tracé plus ou moins courbe. La plus petite n’a qu’une poignée en bois au lieu d’un manche. Pour la confection des écuelles, les saggué emploient le bois du cé et du diala. Pour les manches, c’est le lengué et le sounsoun.
Vendredi 25. — J’envoie trois de mes hommes au marché de Fourou avec des marchandises, car décidément ici je n’arrive plus à vendre assez pour me procurer des vivres. Diawé, mon domestique, doit également demander à Toumané si oui ou non je puis me rendre à Fourou. Je ne peux pas indéfiniment rester ici, il me faut à tout prix sortir du pays de l’almamy : voilà près de six mois que je me traîne dans cette ruine perpétuelle, il y a longtemps que je devrais être à Kong si ce n’était le mauvais vouloir de Samory, qui, au lieu de me faciliter mon voyage, n’y a mis jusqu’à présent que des entraves.
Mardi 29. — Mes hommes sont revenus avec 7000 cauries et l’autorisation d’aller à Fourou. Toumané leur a dit qu’il serait enchanté de me voir ici. C’est à n’y rien comprendre. Je m’empresse de profiter de cette autorisation et prépare tout pour mon départ, fixé à demain soir.
Mercredi 30. — A neuf heures du soir, par un magnifique clair de lune, je me mets en route à pied. Une bonne partie du village de Tiong-i a voulu me faire ses adieux ; femmes, enfants et vieillards sont devant la porte du village pour me serrer la main et me souhaiter bon voyage.
« Que Dieu te donne bientôt un cheval ! disent-ils.
— Que Dieu te ramène en bonne santé à ta mère !
— Que Dieu fasse que ton chemin soit bon ! »
Je réponds à toutes ces marques de sympathie par le mot consacré : amina, qui veut dire amen.
Quelques vieilles femmes disent à voix basse. « Pauvre blanc, jamais il ne reverra son pays, son village est déjà trop loin, et il va encore dans des pays que nous ne connaissons même pas. »
[193]J’ai été frappé de trouver tant de sympathie parmi une population aussi arriérée et sans religion, car il y en a fort peu de musulmans. Tous les hommes portent cependant un chapelet en grossière verroterie comprenant un nombre variable de grains. A ce chapelet sont fixés le petit pinceau à tabac à priser, la spatule à tabac et un petit crochet en fer ou en cuivre qui sert à se nettoyer le nez. Ces trois objets font essentiellement partie du costume du Bambara de ces régions, même quand il n’a pas de pantalon. Des prières, ils n’en connaissent point, et personne ne fait le salam.
Comme partout ailleurs, il est défendu par l’almamy de faire du dolo (bière de mil) : les habitants ne s’en consolent pas facilement, et souvent les vieux se plaignaient à moi de l’ennui que la privation du dolo leur causait. Un jour que Basoma gémissait plus que de coutume, je lui proposai de me faire du dolo pour moi ; il saisit cette occasion qui s’offrait à lui et dit aux autres hommes, qui l’approuvaient : « En effet, l’almamy nous a défendu, à nous, de boire du dolo, mais la défense ne peut pas s’étendre à ce blanc, puisque dans son pays on boit beaucoup de dolo ».
S’appuyant sur cette bonne raison, maître Basoma me faisait de temps à autre une calebasse de dolo. Ce jour-là, je recevais la visite de tous les vieux, qui, dans un coin de ma case, en buvaient un verre avec bonheur.
Tous les voyageurs ont décrit le dolo, je ne reviendrai pas là-dessus : c’est une bière faite avec du mil, du sorgho, du maïs ou du fonio. Dans les postes de notre Soudan où la ration de vin est insuffisante, beaucoup d’officiers en font leur boisson de table et ne s’en trouvent pas mal. Le dolo est connu dans l’Afrique entière. Les voyageurs le signalent dans l’Afrique orientale aussi bien qu’en Cafrerie, où il porte le nom d’n’chimmian. Tous les peuples s’en attribuent l’invention ; les Bambara disent que c’est une boisson mandé ; son invention remonterait fort loin et serait attribuée à une femme nommée Niabélé.
Aussi, quand les vieux bambara sont assis autour d’une grande calebasse de dolo, jamais ils ne portent aux lèvres le konsoro (petite calebasse à manche servant de verre) sans le promener circulairement au-dessus du vase en prononçant les paroles suivantes : « Niabélé n’soma ! Bamanao mousso, kabacoro ouossi », ce qui veut dire : « Niabélé encore ! Femmes Bambara, vos aisselles vont suer (car il vous faudra récolter beaucoup de mil) » ; cette dernière partie de la phrase est sous-entendue.
Les gens de Tiong-i, à défaut de dolo, préparent une boisson avec du tamarin et du piment. Avant chaque repas ils boivent une petite calebasse de cette boisson, qui est rafraîchissante et ne fait pas de mal aux Européens ; mais il faut cependant se garder d’absorber le fond de la calebasse, qui est[194] trop chargé de piment et produit une légère inflammation des voies urinaires. On appelle cette boisson tombidji (eau de tamarin).
Basoma, mon hôte, est on ne peut plus superstitieux. Tous les jours je découvrais chez lui une nouvelle pratique plus bizarre encore que celle de la veille. C’est ainsi qu’il ne mettait jamais son pantalon sans cracher dedans, ne s’asseyait ni sur un tabouret, ni sur un banc, sans également y cracher. En se levant il ne manquait jamais de retourner son siège.
Beaucoup de ces pratiques sont des sentences mal appliquées dont les gens font usage sans savoir à quoi elles servent. C’est ainsi que le soir, dans les villages, on renverse les mortiers à piler le mil ; si vous en demandez la raison, on vous répondra invariablement : « Cela porte bonheur », ou bien encore : « C’est la coutume du pays ». La raison est tout à fait logique : on les retourne pour ne pas les laisser mouiller en dedans par la pluie ou la rosée et les empêcher de pourrir.
D’autres maximes ou sentences, qu’on pourrait réellement attribuer à des sages, sont appliquées aussi d’une façon bien originale.
En voici quelques exemples :
1o « Conserve toujours une grappe de sorgho dans ton grenier. » C’est-à-dire : « Sois prévoyant, conserve toujours quelques provisions ». Les Bambara observent ce sage précepte en suspendant dans leur case une grappe de sorgho, laquelle grappe donne au plus un kilo de mil et n’est renouvelée que tous les deux ou trois ans, quand on refait la case ou le toit.
2o « Ne passe jamais avec une marmite devant des gens sans t’arrêter près d’eux. »
Celui-ci peut se traduire par : « Ne passe pas avec des mets préparés devant les visiteurs sans les convier à partager ton repas ».
Ce charitable conseil est suivi en s’arrêtant devant tout le monde quand on transporte un chaudron vide, par la bonne raison que le noir ne circule jamais avec un chaudron plein. Celui-ci serait trop lourd, trop chaud, et puis il est dépourvu d’anses, ce qui en rend le maniement difficile.
3o « Celui qui boit dans la même calebasse que son cheval aura beaucoup de chevaux. »
Ce dernier précepte, emprunté aux Maures et aux Diawara, est destiné aux éleveurs de chevaux pour les engager à veiller sur la nourriture et la boisson de leurs bêtes, le cheval étant un animal très délicat et auquel il faut beaucoup de soins. Cette prescription est si rigoureusement observée par les Bambara de Ségou, qu’ils boivent l’eau restant dans la calebasse quand le cheval a fini de boire. Ils sont persuadés que cela suffit pour augmenter le nombre de leurs montures.
[195]
[197]4o « De temps en temps donne un peu de ton superflu aux autres. » Cette prescription est observée par les musulmans et les idolâtres de la façon suivante :
De temps à autre le noir achète une calebasse de niomies ou de pistaches et envoie dans le village un de ses hommes distribuer des friandises à tous les gamins qu’il rencontre. Il n’emploierait jamais la même somme pour faire l’aumône à un malheureux.
★
★ ★
Basoma et quelques hommes armés m’ont accompagné jusqu’à 3 kilomètres du village ; là attendaient une quinzaine de personnes, hommes, femmes et enfants, qui m’ont demandé à marcher avec moi, le chemin étant pillé par les gens de Nangalasou et des environs, qui attaquent tous ceux qui s’y aventurent peu ou point armés.
On traverse deux ruines et le petit ruisseau qui passe près de Zambougou ; après on entre dans la grande plaine herbeuse dans laquelle coule le Bagoé, que nous atteignons à deux heures et demie du matin.
Quoique les noirs aient allumé de grands feux, aucun d’eux n’a pu dormir : les nuits sont déjà trop froides pour eux. Le thermomètre a marqué 11 degrés au-dessus de zéro. Ce qui fait une différence de près de 40 degrés avec la température du jour.
Jeudi 1er décembre. — Ce matin de très bonne heure, deux coups de fusil attiraient l’attention du passeur, qui commençait bientôt le transbordement avec son unique pirogue. Le Bagoé, ici, est un peu moins large que l’autre bras, connu sous le nom de Banifing, qui passe à Ouarakana : il n’a que 65 mètres de largeur, quoique très profond, et son cours est beaucoup plus long que celui de son principal affluent[36]. Elle traverse tout le Ouorodougou et vient des environs de Touté ; le passeur m’a dit qu’il n’avait pas entendu parler de chutes, ni en amont ni en aval ; mais il ne se fait aucune communication par eau dans toute cette région.
En sortant du Ouorodougou, le Bagoé sépare les États de Tengréla du Follona, le domaine de Tiéba de celui de Samory, et se dirige sur le Ségou. Un peu en amont du gué du Kouralé, le Bagoé reçoit le Baoulé. A eux deux[198] ils forment le bras secondaire du Niger, qui atteint le cours principal à Mopti.
Je quittai de bonne heure les rives du Bagoé afin d’arriver à Fourou avant la grande chaleur. Il n’y a des arbres que sur les berges mêmes de la rivière ; la rive droite, plus élevée, n’est jamais inondée, et le pays n’a pas l’aspect désolé de la rive gauche.
A 1 kilomètre du Bagoé se trouve le petit village de Lolé ; les environs sont bien cultivés ; il y a des plantations de tabac et partout de grands champs d’ignames, qui sont bien soignés. Entre deux alignements est creusé un large sillon au-dessus duquel sont placés quatre échalas qui se croisent en faisceau au sommet et qui sont destinés à supporter les liserons de quatre pieds d’ignames.
Du Bagoé jusqu’à Fourou, les cultures se succèdent presque sans interruption ; elles sont cependant coupées d’espaces dévastés par une espèce de termite qui habite dans des terrains d’argile grisâtre et qui construit des termitières en forme de champignon.
★
★ ★
Les indigènes utilisent les termites et termitières de la façon suivante : les champignons sont coupés à la base et portés dans le village ; là ils sont concassés et les termites donnés en nourriture aux poules ; la terre est conservée et sert à la construction des cases ou des magasins à mil. Quand la terre est d’un beau gris cendre, elle est lavée, bien triturée et calcinée, et mangée par les femmes enceintes. On en trouve à acheter des petits lots sur les marchés.
Dans beaucoup de villages, pour ne pas avoir la peine d’aller chercher cet insecte bien loin, les habitants procèdent de la façon suivante : après avoir enlevé les herbes dans un endroit quelconque près du village, on y jette de la bouse de vache séchée et des épis de maïs dont le grain a été enlevé ; au bout de quelques jours, le termite fait son apparition ; on dispose alors, en cet endroit, de vieux chaudrons en terre, renversés : l’insecte y construit immédiatement des galeries, et cinq ou six jours après, quand le chaudron est plein, on l’emporte dans le village avec les termites qu’il contient.
Quand ce termite envahit un terrain, il est impossible de songer à en tirer parti ; il est plus nuisible que celui qui construit les termitières gigantesques de 2 à 3 mètres de hauteur. Ce dernier se plaît dans les argiles jaunes, que les indigènes recherchent pour confectionner leur poterie.
Quand ces termitières sont évacuées par l’insecte, l’intérieur, complètement[199] creux, se couvre de salpêtre qu’on récolte pour la fabrication de la poudre.
Au commencement de l’hivernage, les termites, qui construisent les gros tumulus, se transforment en fourmis ailées ; ils sortent de terre de tous côtés ; les cases, les villages en sont infestés.
Cette invasion donne lieu à des réjouissances et, en quelque sorte, à des fêtes, car on leur fait une vraie chasse, suivie d’orgies ; partout on allume des feux, auxquels ils viennent se brûler les ailes ; gamins et femmes les retirent du feu et les ramassent soigneusement pour les faire frire au beurre de vache ou au beurre de cé ; ce mets, réputé délicieux, est donné aux enfants, comme très délicat et très recherché.
Les souris et les lézards, sommairement grillés, forment aussi un des plats les plus appréciés de cette région.
Voici les noms sous lesquels on désigne les termites ailés :
Dans le | Ouassoulou | Mouri. |
— | Bélédougou | Milli. |
— | Kaarta | Mama (ancêtre). |
Chez les | Kagoro du Kaarta | Mantombo. |
— | les Mossi | You. |
★
★ ★
En arrivant à Fourou, Toumané, le chef des sofa, me fit installer dans le village de Iawakha, chef de Fourou. L’accueil que me fit la population, sans être enthousiaste, était cependant bienveillant ; on m’envoya quelques cadeaux.
La ville de Fourou, distante du Bagoé de deux petites heures de marche, est composée de trois villages, dont un très gros et deux plus petits.
La densité de la population de ces trois villages est considérable ; les cases sont bondées d’habitants. Comme à Kourala, les rues sont très étroites. A tous les carrefours il y a des abris couverts où se rassemblent les oisifs pendant les heures chaudes de la journée et jusque dans la soirée. La population totale de ces trois villages s’élève à 3000 habitants au moins.
Les deux petits villages sont simplement entourés d’un tata ordinaire ; quant au village principal, son système de défense est plus compliqué : tous les groupes de cases sont fortifiés. En différents endroits il y a deux ou trois murs d’enceinte ; vers le sud on a ménagé deux secteurs fermés[200] par une large coupure qui permet aux assiégés de se mettre rapidement à l’abri en s’écoulant sur chaque flanc de la coupure après une sortie malheureuse. Le petit bois est traversé par un ruisseau, met le village absolument à l’abri d’une attaque par l’ouest ; jamais l’assaillant n’oserait s’aventurer dans cette petite forêt vierge, d’abord parce qu’il est extrêmement difficile d’y circuler, ensuite parce que les gens de Fourou ne négligeraient pas d’y tenir constamment des hommes armés.
Entre les enceintes sont disposés cinq parcs à bœufs ; ils contiennent ensemble 800 têtes de bétail (taureaux, vaches, veaux). Mon hôte possède, à lui seul, 63 têtes et 38 veaux ; il y a aussi, dans chaque enceinte, quelques puits et des fours à chauffer les bois d’arc, afin de les bander plus facilement.
C’est aussi là que se trouvent les forges et les cages à tisserands, qui sont très nombreuses ici.
Comme presque tous les villages, Fourou est remarquable par la malpropreté de ses voies de communication ; il y a des amas d’eau croupie et des tas d’ordures de tous côtés ; les habitants sont cependant assez propres.
A l’entrée de quelques groupes de cases se trouve une construction en terre qui comporte généralement deux petites cases de 1 m. 50 de hauteur, ornées sur toutes les faces de grossières têtes de bœufs en relief.
La première de ces cases n’est, en quelque sorte, que le vestibule de la[203] seconde ; l’entrée n’est pas fermée, et à droite et à gauche sont placées quelques calebasses et poteries. Elle communique avec la case ronde par une petite porte en bois fermée à clef ; dans cette seconde case est suspendu un gros sac en cotonnade du pays qui renferme les os et les plumes des poulets égorgés à l’occasion des repas funéraires ; les calebasses servent à apporter les mets préparés à l’intention des morts.
Ce culte des morts paraît exister chez toute la famille mandé.
Les Malinké et les Bambara de la rive gauche du Niger font aussi des offrandes, mais avec moins de cérémonies. Quand il survient à l’un d’eux un événement important, bonheur ou malheur, tels que mariages, naissances, maladies graves, etc., il délaye une petite quantité de farine de mil ou de maïs dans de l’eau et en asperge le sol de sa case en disant : « Voilà pour mon père, ou ma mère, ou mon frère », etc. Si c’est en voyage que se fait cette offrande, la nourriture est projetée par petites pincées sur le mur extérieur qui entoure l’habitation et, mieux encore, sur le tata du village face à la campagne.
Dans quelques endroits retirés, près des tata, à l’intérieur des villages et dans les champs, on voit également de petites cases dans chacune desquelles est suspendu un sac contenant divers objets ; ces sacs sont destinés, m’a-t-on dit, à préserver le village et les habitants des esprits malfaisants qui errent autour du village pendant les nuits noires ; on nomme ces esprits soubakha (en mandé) et ouarra (en siène-ré).
Par soubakha ou ouarra, les Mandé en général désignent tout ce qui peut inspirer la terreur pendant la nuit ; les chats-huants et tous les oiseaux nocturnes sont des soubakha. Si, dans la nuit, un de ces animaux se perche sur un arbre du village et fait entendre son cri, c’est signe de mort d’homme prochaine. Cette superstition existe encore dans beaucoup de nos campagnes ; on s’en inquiète cependant moins qu’ici, où tel homme qui ose tirer un coup de fusil sur l’arbre où l’oiseau est perché est considéré comme un héros. Circuler la nuit sans clair de lune est regardé par ces gens-là comme un acte d’une témérité extraordinaire ; aussi jamais les indigènes n’attaquent de nuit.
Cette terreur est soigneusement entretenue par certains individus, sorte de sorciers qui se livrent nuitamment à des actes extravagants, et circulent avec des feux en poussant des cris rauques. Ces gens-là sont-ils simplement atteints d’insomnie ou d’aliénation mentale ? Je ne le crois pas ; c’est plutôt une vieille coutume qui a pour but d’empêcher de circuler la nuit dans le village et dont profitent quelques loustics pour semer la crainte et se faire passer pour sorciers, comme les kéniélala.
[204]Les mœurs sont très légères à Fourou : nous y étions à peine depuis trois jours, que tous mes hommes étaient en possession d’une amie au vu et au su de tout le monde. Contrairement à ce qui se passe dans nos pays civilisés, une jeune fille qui a un enfant n’est pas déconsidérée chez les Siène-ré : au contraire, elle trouve plus facilement à se marier, puisqu’on est sûr qu’elle n’est pas stérile.
Les cases servant d’habitation sont, ou rondes à toit de chaume, ou carrées avec toit plat, mais moins bien soignées que celles des Bambara que j’ai vues à Sanancoro. L’extérieur n’est pas ornementé du tout ; à l’intérieur seulement il y a quelques dessins en relief, parmi lesquels la tête de bœuf domine.
Ceux qui ornent la case représentée à la page suivante figurent un homme à cheval, un oiseau à quatre pattes, un homme, une gueule-tapée, un siège.
J’ai peu vu de meubles chez le chef du village ; il y a cependant six lits en diala, d’une seule pièce, dont je donne un croquis.
Ils sont grossièrement équarris, mais le dessus est d’un poli rendu brillant par l’usage.
Les tisserands, assez nombreux ici, font, outre des bandes de coton blanc très fin, une autre étoffe rayée de bleu et de blanc dont ils semblent avoir la spécialité et qui est recherchée par les marchands ; on la nomme kani-fini. Les teintures à l’indigo obtenues ici sont d’un bleu terne, inférieur à celles des noirs du Sénégal.
Les Sénoufo emploient pour teindre leurs étoffes, outre l’indigo, la couleur brune tirée d’un arbrisseau appelé bassi chez les Malinkés et raat par les Toucouleur, mais ils l’emploient plus légère, plus claire. Une fois l’étoffe teinte, on l’étend sur une calebasse ou sur une planche bien unie et l’on y dessine en noir, à l’aide d’une tige de mil taillée grossièrement en plume, des losanges, des carrés, des triangles, etc., qui forment généralement des damiers irréguliers. Le noir employé à cet effet est obtenu par de la terre ferrugineuse ramassée dans le lit des marigots et déposée pendant quelque temps dans de vieux chaudrons en terre. On obtient ainsi une sorte de couperose (sulfate de fer).
Les forgerons, appelés en sénoufo toumono, ne s’occupent exclusivement que de l’extraction et de la préparation du fer. Le cubilot, de petite dimension, est mis quelquefois directement en contact avec le soufflet de forge pour qu’on puisse à volonté ralentir ou activer le feu. Ces cubilots ne peuvent donner qu’une très petite quantité de fer, aussi les toumono ont-ils des hauts fourneaux en terre glaise de grande dimension dans les endroits où le minerai est abondant. Le tirage obtenu avec des tuyères n’est pas[205] assez puissant pour leur permettre d’obtenir de la fonte, qui est absolument inconnue chez eux. Contrairement aux hauts fourneaux qu’on voit généralement, ils ne sont pas ronds, mais carrés et surmontés d’un tuyau rond de 60 centimètres de hauteur. Aux deux angles diamétralement opposés sont élevés deux grands contreforts en terre munis de marches permettant aux individus qui chargent le fourneau de monter facilement le minerai.
Les toumono fabriquent les outils, la batterie de cuisine, réparent les fusils, mais ils ne font aucun bijou en or, argent, cuivre ou fer : c’est ici une spécialité dont ne s’occupent que les fono (sorte de bijoutiers) ; ceux-ci font aussi de grossières sonnettes en cuivre.
La poterie est polie intérieurement avec des gourmettes en fer fabriquées par les fono.
★
★ ★
Iawakha, le chef de Fourou, auquel j’ai déjà fait visite plusieurs fois, m’a envoyé une belle génisse ; le jour de mon arrivée, mon hôte m’a donné à plusieurs reprises du mil et du maïs.
Quand je me promène, tous les habitants me saluent par le mot Diarabasou[206] (c’est le Diara du Sénoufo). Décidément ce surnom me suivra pendant tout mon voyage.
Je n’inspire pas la défiance à ces braves gens, mais quelques amis parlant le mandé sont venus me confier qu’il me fallait éviter de regarder dans les puits, quelques femmes craignant que je ne sois capable de jeter un sort au pays. On m’a également prévenu de ne laisser traîner aucun papier aux abords du village et de n’en faire usage sous aucun prétexte : c’est ainsi qu’une pièce d’étoffe offerte au chef et qui était munie d’une belle étiquette m’a été retournée. On ne l’a reprise que dépourvue de l’étiquette. L’explication de ce refus était pour eux bien simple : ils craignaient que l’étiquette et l’écriture ne leur portassent malheur.
Lundi 5 décembre. — C’était aujourd’hui grand marché : il régnait ici beaucoup d’animation. Pendant toute la matinée, des vendeurs et des acheteurs arrivaient en foule. A midi le marché battait son plein ; il y avait à ce moment un millier de personnes (acheteurs et vendeurs).
Voici, en tout, ce qu’il y avait en vente en chiffres ronds avec le prix de vente :
Fr. | c. | ||
---|---|---|---|
1000 kilogrammes de sorgho (principalement du bimbirri), valeur en cauries des 100 kilogrammes. | 5 | 60 | |
500 kilogrammes d’arachides, le kilogramme | 0 | 75 | |
500 kilogrammes d’ignames, le kilogramme | 0 | 15 | |
150 kilogrammes de sel (6 barres) (la barre 50 ba), prix du kilogramme, de | 3 fr. 50 à | 4 | » |
20 rouleaux de cotonnades du pays. Prix variables. | |||
20 kilogrammes de graines de da (chanvre indigène,) le kilogramme | 1 | 25 | |
60 kilogrammes de coton brut (je n’ai pu apprécier exactement le prix, mais il est cher). | |||
100 pièces de poterie (fabrication indigène). Prix divers. | |||
30 nattes dites débé, la natte. | 1 | » | |
200 kilogrammes de maïs, le kilogramme | 0 | 10 | |
20 kilogrammes indigo, et environ 10 kilogrammes de tabac. |
Quelques couteaux, outils, stylets en corne pour les chevaux, aiguilles de fabrication indigène, pas d’étoffe du tout, pas d’articles européens. Tous les condiments connus y figuraient par petits lots, ainsi que de la viande en brochette.
Pas de bétail : il se vend tous les jours ; on s’adresse directement au propriétaire. La pièce de 5 francs en argent vaut (ba foula kémé dourou) 2000 cauries. Il y avait peu de beurre de cé ; il ne se vend pas ici en pain, c’est en boulettes de la grosseur d’une noix ; chaque boulette coûte deux cauries. A quatre heures, le marché est terminé, à peu près tout est vendu.
Une grande activité régnait autour des marchandes de maumi ou niomi, qui étaient au nombre d’une trentaine. On fait des niomi avec de la farine de fonio, de maïs, de sorgho, de toutes les variétés de mil et de riz. La farine est délayée la veille dans de l’eau, ce qui lui donne un goût un peu sûr ; on ajoute généralement un peu de farine de graine de coton. Une[207] cuillerée de cette pâte liquide placée dans une petite soucoupe en terre avec un peu de beurre de cé est mise sur un feu vif ; la galette ainsi obtenue se nomme niomi. Les femmes en confectionnent de grosseurs variables, dont le prix est de 2, 3, 4 ou 5 cauries. Avec la farine de soso (haricots) on fait ici des beignets frits dans de grosses marmites en terre pleines de beurre de cé ; on les nomme, en sénoufo, tenteng-o.
Quand on réussit à s’accoutumer aux niomi, c’est une grande ressource pour l’Européen voyageant dans ces régions, car le matin, avant le départ des villages, on trouve presque toujours à en acheter, et l’on évite ainsi de partir à jeun ou simplement avec un verre de thé sans sucre.
Il se tient aussi un marché quotidien, où l’on trouve surtout des condiments, du sel ou du bois. Le bois est coupé en bûches régulières de 80 centimètres de longueur environ et d’un équarrissage de 5 à 6 centimètres ; il se vend à très bon marché.
J’ai vu deux comestibles que je ne connaissais pas : le premier est un tubercule ressemblant par la grosseur et la pelure à la pomme de terre ; il se nomme donna en sénoufo. On le mange cuit à l’eau. L’intérieur, d’un blanc verdâtre, ressemble comme goût à la pomme de terre venue en terrain humide. La chair est plutôt aqueuse que farineuse. J’ai trouvé ce légume inférieur à l’igname. Il ne m’a pas été possible de voir des plants, ni même des feuilles. Sa culture semble s’être localisée à Fourou et aux environs.
Le deuxième est une sorte d’arachide qui vient sans coque. L’intérieur est un peu laiteux et sucré. Ce fruit ne ressemble en rien au haricot arachide. On le nomme en sénoufo mouné et en mandé ntokho. Je n’ai encore rencontré aucune culture de ce nouveau comestible ; il n’y en a pas à Fourou même, mais dans les villages des environs.
En résumé, ce village offre de grandes ressources, et l’on peut y vivre à des prix raisonnables. Un beau bœuf coûte 40 francs, un mouton 10 francs, un poulet 1 franc, les œufs 5 centimes, le miel brut 2 fr. 50 le kilo. Mon convoi se compose encore de 10 personnes, 13 ânes et 2 bœufs porteurs. J’arrive ici à le nourrir convenablement, avec viande, sel et mil pour animaux, à raison de 5 fr. 50 par jour.
Quelle différence avec les pays ruinés que je viens de traverser ! Quand je songe qu’à Ouolosébougou, le riz ou le mil seul pour moi et mes hommes me coûtait 12 francs par jour, sans viande, sans sel, et pas de mil pour les animaux. Qu’aurait pensé Barth, qui, à Dôre, se récrie sur la cherté des[208] vivres et dit qu’il dépense tous les jours 400 cauries (40 centimes)[37] pour la nourriture de ses trois chevaux !
Mais une des grosses ressources de Fourou pour l’Européen est sa production d’ignames. Il en existe une quinzaine de variétés plus ou moins farineuses ou filandreuses. Certaines ne sont bonnes que cuites à l’eau et au sel, d’autres grillées, etc. C’est une racine très nutritive. Elle peut se manger en ragoût, en purée ou encore sautée au beurre. On en fait aussi d’excellents gâteaux.
Les indigènes mangent surtout l’igname bouillie et pilée avec une sauce de to (lakh lalo des Wolof) au piment, à l’oseille, à la feuille de baobab ou de haricot, etc.
Quand l’Européen arrive à s’assimiler cette préparation, il est sauvé, car l’igname et la patate sont quelquefois difficiles à digérer pour les estomacs un peu débilités.
Fourou et ses deux villages alliés (Lolé et Garamoukourou) avaient été pendant bien longtemps indépendants, grâce à leur situation géographique, qui leur donne pour limites : à l’ouest et au sud, le Bagoé ; au nord et à l’est, une grosse rivière, le Banifing. Ce dernier cours d’eau traverse une large bande de terrain dont les villages, situés à l’extrême limite des États de Tiéba, ont été rarement mêlés aux luttes qui se soutenaient entre Tiéba et Pégué, le chef de Niélé.
Iawakha doit se faire craindre aux environs, et les gens de Fourou ont gardé la réputation de n’être pas commodes.
Depuis le commencement de la guerre avec Tiéba, Samory a fini par gagner l’amitié du fils du chef de Fourou, grâce à quelques cadeaux de captifs et surtout en lui donnant le titre pompeux de fils de roi, ce qui flatta son amour-propre. Nason est un jeune homme de vingt-quatre ans ; il a influencé son père, qui est très âgé, et bientôt est survenue une sorte d’accord entre lui et l’almamy, qui, en échange d’une neutralité, promit de laisser vivre en paix les gens de Fourou et de ne pas toucher à leurs biens.
Quelque temps après, Samory, sous prétexte de protéger Fourou des entreprises des gens de Tengréla, alliés de Tiéba, envoya Toumané avec une dizaine de sofa y tenir garnison. Ce Toumané est un Ouassoullounké Sankaré et le frère de Kélifa, dougoukounasigui de Tiong-i.
Les sofa et Nason emmenèrent, il y a plusieurs mois, une cinquantaine de guerriers à la colonne ; ils n’y restèrent que quelques jours et désertèrent dès que l’occasion s’en présenta. Enfin, dernièrement, sur les[209] instances de Samory, un frère de Nason est allé faire des ouvertures à Pégué, pour l’engager à seconder l’almamy contre Tiéba, ou au moins obtenir sa neutralité.
Pégué, qui a été battu par Tiéba il y a un an environ, et qui a dû payer à ce dernier, comme contribution de guerre, 120 chevaux et 1000 captifs, dit-on, est sur le point d’accéder aux désirs de l’almamy. Hier sont arrivés six hommes de Niélé ; ils se rendent à Sikasso pour ramener à l’almamy deux femmes de chefs prises par Tiéba et vendues à Niélé.
Le chef de ces envoyés, un Ouattara qui porte une barbe comme un sapeur, est venu me voir ; il ne m’a pas surpris en me disant que Toumané n’avait rien fait pour moi et que c’était tout à fait par hasard, à Dioumanténé, qu’il avait appris mon séjour à Fourou. De sorte qu’à l’heure qu’il est, ma situation est la même qu’il y a trois mois : l’almamy n’a rien fait et ne fera rien pour moi. Il m’est impossible de quitter Fourou dans ces conditions ; ces gens-là n’ont pu venir ici que grâce à leur qualité d’envoyés de Pégué. Personne d’autre n’est venu à Fourou depuis longtemps, et moi moins que tout autre, grâce à ma qualité de blanc, je ne pourrais atteindre Niélé sans l’appui de Pégué, car nous sommes tellement redoutés dans ce pays que notre bravoure frise la légende : pour ces gens-là, un blanc, serait-il tout seul, vaut une armée !
Ce Ouattara part le 9 ; il mettra cinq jours pour aller à Sikasso, y restera probablement une huitaine de jours en pourparlers, ce qui mettra son retour ici vers la fin du mois. « Alors, dit-il, je partirai demander à mon maître la permission pour toi de passer, et je crois que tu l’obtiendras, car nous sommes déjà amis avec toi. » Tout cela est très joli, et si je suis sorti du pays de l’almamy pour le 1er février, j’en serai encore fort aise. Pourvu que Samory, afin de se venger de ne pas recevoir de renforts de Bammako, n’aille pas influencer ces braves gens, qui, jusqu’à présent, paraissent animés des meilleures intentions à mon égard !
En attendant, je n’ai qu’à me livrer avec ardeur à l’étude du sénoufo, car, après quelques journées de marche dans l’est, il faudra que je me familiarise avec l’idiome des Samokho. Si Dieu me conserve la santé, je suis décidé à patienter tant qu’il le faudra.
Mercredi 7 décembre. — J’ai parlé plus haut de la façon dont l’almamy s’est ingéré habilement dans les affaires de Fourou. Saura-t-il se maintenir ici, et, s’il s’y maintient, le pays restera-t-il ce qu’il est ? J’en doute. Les sofa se livrent à toutes sortes de vexations et veulent, comme dans les pays bambara de l’autre rive, puiser partout ; ils sont déjà en horreur ici et tellement craints pour leur sans-gêne qu’il est impossible de[210] vendre sur leur marché quelque chose dont la valeur dépasse 500 cauries. Les habitants, craignant de faire voir qu’ils possèdent, et pour éviter de se voir pillés par les sofa, viennent, à la tombée de la nuit, vers huit ou neuf heures, me demander à acheter quelques coudées d’étoffe[38], un couteau ou un rasoir, etc. ; sur le marché, je ne vends, pour ainsi dire, que de menus objets.
J’ai demandé, il y a quatre jours, à acheter du miel : tout le monde m’a affirmé qu’il n’y en avait pas dans le village. A huit heures du soir, un Sénoufo m’a conduit dans sa case et m’en a fait voir plein un très grand vase ; il y en avait plus de 50 kilos, et il n’est pas le seul qui en possède autant. Tout se fait ici en cachette.
Trois ou quatre fois par an, il y a ici une sorte de concours de beauté. Un tam-tam orné de sculptures est spécialement destiné à ces fêtes. Ce jour-là, tout le village s’habille, car en temps ordinaire tout le monde est à peu près nu ; les jeunes filles se parent de leur mieux et mettent des bijoux en cuivre et en or. Les spectateurs sont rangés derrière le tam-tam sur la place du grand marché, du côté opposé aux jeunes filles ; l’une après l’autre, elles doivent traverser la place en dansant. Celles qui sont séduisantes par leur beauté et par leurs parures sont longuement acclamées, les autres au contraire sont huées sans pitié par toute la foule.
Ce doit être un curieux spectacle ; on pourrait y juger de la richesse générale des habitants par leurs bijoux, qui doivent être mieux conditionnés qu’ailleurs, puisqu’ils sont fabriqués par des gens spéciaux.
Depuis que les sofa sont là, cette fête n’a pas eu lieu, et si ce n’était leur présence, j’aurais été gratifié d’une de ces séances.
La population de Fourou est composée d’un tiers de Foulbé et de deux tiers de Sénoufo ; il y a aussi quelques familles Mandé-Dioula et une famille de Samokho, venue de Pananzo, rive gauche de la rivière de Loufiné.
Les Foula ou Foulbé sont si intimement mélangés aux Sénoufo ou Siène-ré qu’à un voyageur ne séjournant ici que quelques jours, ils pourraient très bien passer inaperçus. Tatoués comme les Sénoufo, habillés comme eux, parlant leur langue, ayant totalement oublié la leur, et se livrant aux mêmes occupations que leurs concitoyens, ils ne sont réellement reconnaissables que dans quelques rares types, ayant conservé le nez droit et mince, et les membres grêles, signes distinctifs de leur race. Quand on vit un peu autour d’eux, on s’aperçoit cependant bien vite[211] qu’on est en présence de Foulbé, car tous portent le nom de Sankaré, qui est un des quatre noms de tribus foulbé du Ouassoulou, qui sont : Sankaré, Sidibé, Diallo, Diakhité.
J’en ai interrogé beaucoup : aucun ne connaît leur pays d’origine, mais tous sont d’accord pour affirmer qu’il y a très longtemps, ils habitaient le nord du Ganadougou, à peine à quatre journées de marche d’ici.
Ils ne s’occupent pas spécialement des troupeaux ; ils sont du reste fort ignorants sur les questions d’élevage : quelques-uns que j’ai interrogés m’ont dit que la vache portait quatre, cinq ou six mois, d’autres m’ont dit qu’ils n’en savaient rien.
Les bœufs de Fourou offrent beaucoup d’analogie avec ceux du Bambouk ; leur taille est petite ; leurs membres grêles, mais bien musclés ; les jambes sont très courtes ; la robe est presque uniformément noire, mouchetée de blanc. Les bœufs ont les cornes très minces, même à la base, et recourbées en avant comme les chamois. Le veau est très petit quand il naît, jamais on ne croirait qu’il puisse atteindre la taille de la mère, mais il se développe rapidement.
Cette race me paraît se plaire parfaitement ici ; elle se contente des pâturages des environs et s’assimile bien la nourriture. Tout le bétail que j’ai vu est plein de santé. La chair est très bonne et grasse. Un bœuf donne environ 75 à 80 kilos de viande.
Ici on peut dire que Siène-ré et Foulbé se soucient fort peu de leurs troupeaux : vaches et taureaux vont paître ensemble, les saillies se font au hasard, les veaux errent autour du village et l’on ne semble pas rechercher pour eux les endroits où il y a le meilleur fourrage ; les troupeaux sont cependant beaux, ce qui prouve que si ce bœuf n’est pas de race indigène, il est totalement acclimaté.
La race ovine n’est représentée ici que par une centaine de moutons de petite taille, caractéristiques par la tête et l’encolure noires. Ce mouton est celui du Bambouk ; il donne 8 kilos de viande environ ; son poil, tout en étant ras, est légèrement laineux, mais on ne peut pas l’utiliser. Comme chez les Bambara du Bélédougou, il y a beaucoup de chiens d’une race analogue à celle qui se trouve dans notre Soudan. Il y en a cependant d’autres à poil long, de vrais chiens de berger, mais roux ; les Bambara les appellent safo. Les indigènes classent ces pauvres bêtes dans la catégorie des animaux de boucherie et s’en font un régal.
Chez plusieurs Sénoufo j’ai vu, comme animal de basse-cour, des pintades domestiques blanches et de diverses nuances. Je n’en connaissais que deux variétés :
[212]1o La belle pintade grise, avec son plumage demi-deuil, qui est très commune sur toute la côte occidentale d’Afrique et dans le Soudan et qui a été importée en Europe par des moines portugais : c’est celle de nos basses-cours de France.
2o La pintade rouge, très commune sur la côte orientale.
Celle qui est élevée ici a le plumage d’un blanc un peu terne, émaillé de petits pois d’un blanc beaucoup plus éclatant ; elle a les pattes et le bec d’un beau jaune orange ; et ses deux joues charnues, qui pendent de chaque côté de la tête, sont d’un rouge sang ; elle a la taille de la pintade sauvage ; comme celle-ci, elle a le crâne recouvert d’une sorte de carapace et le cou légèrement déplumé. Les habitants m’ont dit qu’elle provenait de l’est et que j’en verrais dans tous les grands villages que je traverserais à l’avenir.
23 décembre. — La fin du mois approche, et les hommes de Niélé partis pour Sikasso ne sont pas de retour ; je passe mon temps à me familiariser avec le langage des Siène-ré et à prendre des renseignements sur la région. Tous les matins, avant la forte chaleur, je vais chasser aux environs. Le petit bois est le lieu favori de mes excursions. Bien qu’il soit à côté du village, il renferme beaucoup de gibier, les indigènes ne mangeant rien de ce qui en vient, parce qu’ils y enterrent leurs morts et y font leurs sacrifices.
C’est sous des arbres de diverses essences que l’animal à sacrifier est égorgé. Les abords de cet arbre fétiche sont soigneusement nettoyés et les herbes enlevées ; il en est de même des avenues qui y conduisent. Une fois l’animal tué, on l’emporte dans le village pour le manger. La tête est ensuite rapportée sous l’arbre et placée dans une fourche ou suspendue à des branches. Autour de ces arbres fétiches, il y a quantité de chaudrons en terre de formes diverses, de vieux manches d’instruments de culture, et autres objets hors de service, tels que vieux linges, calebasses de diverses dimensions, queues de vache, etc. ; sous l’un des arbres est disposé sur des fourches un morceau de bois creux de 80 centimètres de diamètre dans lequel il y a des herbes et des plantes diverses.
★
★ ★
Les Siène-ré se reconnaissent à trois incisions de 4 centimètres de long qu’ils se font de chaque côté de la bouche ; elles ne sont pas absolument parallèles et s’écartent légèrement en éventail vers leur extrémité qui atteint[213] le milieu de la joue. Certains d’entre eux ajoutent à ces entailles une marque de chaque côté du nez et quelquefois deux ou trois entailles de 2 centimètres seulement de chaque côté de l’œil.
Ces trois marques de chaque côté de la bouche se retrouvent dans tous leurs dessins ou moulures en relief chaque fois qu’ils représentent une tête de bœuf ou de fauve : elles doivent représenter la moustache d’un lion ou d’une panthère.
Quelques Siène-ré hommes ont des incisions sur le ventre ; mais les femmes ont toutes le ventre et la poitrine plus ou moins agrémentés de carrés, de losanges et de figures géométriques bizarres.
Elles ont, pour la plupart, un petit anneau dans le nez ; celles qui ne sont pas assez riches y introduisent, en attendant, un petit fil de laine ou de coton. Leur lèvre inférieure est percée comme je l’ai expliqué à Tiong-i.
On rencontre souvent chez elles des types qui ne seraient pas laids si ce n’était cette vilaine coutume de se défigurer.
Les hommes sont bien bâtis et ont le physique agréable ; quand ils sont jeunes, ils ont la figure ronde et de grosses joues : ils respirent la santé.[214] Dans un âge plus avancé, leur physique se modifie d’une manière étonnante : la face devient anguleuse ; ils laissent souvent pousser la moustache, la barbe et même la barbiche, ce qui leur donne un air de vétéran.
La circoncision existe chez les Siène-ré et l’excision, se pratique chez les femmes, mais seulement après avoir eu leur premier enfant. Les mœurs y sont excessivement légères : les jeunes filles ont presque toutes eu un enfant avant de se marier. Quand une jeune fille ou une jeune femme meurt sans enfant, il s’attache réellement une grosse superstition à sa mort et l’on a toutes les difficultés à trouver des gens de bonne volonté pour procéder à la pompe funèbre habituelle.
Le salut s’exécute face en arrière ; les femmes se prosternent devant vous en vous tournant le dos. Pour vous honorer, on vous saisit le bras droit et on le lève en l’air.
En dehors des particularités qui se rattachent à leur culte et dont j’ai déjà parlé plus haut, le culte des bosquets sacrés offre beaucoup d’analogie avec celui des Mandé-Bambara et des Mandé-Malinké, qui, eux aussi, ont des bosquets et des lieux sacrés.
Ils ont, comme ces derniers, des namabong (cases à idole) et des namatigui (ministres des idoles).
On retrouve ces pratiques un peu chez tous les peuples du Soudan occidental, même chez les Wolof, qui, eux, ont le khérem (l’idole ou l’habitation de l’idole), qui est regardé comme la demeure d’un génie ; le ministre du culte se nomme borom khérem en wolof.
Sans être de même race que les Mandé, les Siène-ré ont, depuis longtemps (probablement au moment de l’apogée de l’empire mandé), pris les diammou (noms de tribu) des Mandé. J’ai trouvé chez eux : des Konné, des Sanokho, des Diarabasou ou Diarasouba, des Bamma, des Traouré, des Konaté, des Ouattara, des Daniokho, des Diabakhaté, des Kouroubari, des Kamara, et des Dambélé.
Mais ce qui semblerait prouver que ces noms de famille sont empruntés aux Mandé, c’est qu’aucun de leurs prénoms n’est identique à ceux des Mandé.
J’en cite quelques-uns :
Garçons | Filles |
---|---|
Sirigui, | Gniré, |
Lougouna, | Zellé, |
Ji, | Nion, |
Tiébourico (commun aux deux sexes), | Niama, |
[215]Nabakha, | Béré, |
Nason, | Bouddou, etc. |
To, | |
Iawakha, | |
Pégué. |
Les Siène-ré semblent avoir de tout temps habité à peu près le pays qu’ils occupent en ce moment ; ce qui me fait penser cela, c’est qu’ils désignent le nord par le mot Soummou-Klou (pays du sel) et le sud Ourou-Klou (pays des kolas). Ils ont donc dû, de tout temps, habiter un pays intermédiaire entre celui du sel et du kola, puisqu’ils ne possèdent pas d’autre terme pour désigner le nord et le sud.
Leur véritable nom est Siène-ré, mais les Mandé les appellent Siénou-fo ou Sénoufo, ce qui veut dire : ceux qui disent siène, quand ils désignent un homme. C’est pour la même raison que les Mandé appellent le peuple qui habite aux abords de Bobo-Dioulasou : Tiéfo (c’est-à-dire qui disent tié, pour désigner l’homme).
Leur langue, dont je rapporte les éléments nécessaires pour la construction d’un petit essai de grammaire, est encore presque monosyllabique. Elle commence à peine à s’agglutiner. On y trouve quelques mots empruntés au mandé, mais ce ne sont pas des mots de première nécessité : ils ne s’y sont introduits que par les relations commerciales qu’entretiennent les deux peuples, et peut-être même au moment où ils étaient tributaires de ce dernier peuple pendant les règnes de Konkour Moussa et de Souleyman. (Voir appendice V).
★
★ ★
24 décembre. — Le prix des denrées a considérablement augmenté : les diverses variétés de mil valent le double d’il y a quinze jours ; cela tient à ce que le peu de récolte des pays de l’almamy est déjà consommé. On vient acheter ici depuis Saniéna, Bénokhobougou et le Sibirila. Si Sikasso tient encore deux ou trois mois, l’almamy va se trouver dans une terrible situation : la récolte des derniers mils (du sanio) vient seulement de se terminer et le manque de vivres se fait déjà sentir dans son pays.
26 décembre. — J’ai fait aujourd’hui une longue excursion. Je voulais, tout en chassant, visiter un petit massif montagneux situé à 6 kilomètres dans l’est. Le point culminant de ce groupe de hauteurs a 510 mètres[216] d’altitude (120 mètres au-dessus du Fourou). On est bien dédommagé de sa fatigue par le beau panorama qui se déroule tout autour de soi.
A l’ouest on suit facilement le cours du Bagoé, avec toutes ses sinuosités. Au sud et à l’est on aperçoit une série de collines boisées, entrecoupées de petites vallées où serpentent des ruisseaux qui n’ont presque plus d’eau, mais dont les abords sont pleins de verdure. Au nord on entrevoit vaguement la vallée du Banifing, qui arrose le pays des Samokho. Ces collines sont constituées d’un grès rouge brun très dur, veiné de blanc. Un amas de blocs de même nature, à moitié désagrégés par les intempéries, couronne leurs sommets presque coniques.
Les ruisseaux qui prennent leur source dans ce petit massif ont érodé fortement les ravines. Sous une couche peu épaisse de grès provenant des éboulis qui se sont désagrégés du sommet, apparaît du beau calcaire, dont je rapporte quelques échantillons. Entre quelques strates se trouvent des veines d’une ocre jaune très fine.
La présence du calcaire dans les environs de Fourou me paraît être une des causes de prospérité pour la région, en ce sens qu’il favorise l’élevage du bétail, qui peut ainsi se passer de sel.
Je comptais apercevoir et recouper les sommets du massif montagneux Kourala-Natinian, mais, à cette époque de l’année, le temps est un peu brumeux et l’horizon n’est pas net. Le soleil se lève vers le sud depuis le commencement de décembre ; ce matin il s’est levé presque au sud-est (est 32° sud).
1er janvier 1888. — J’ai commencé la nouvelle année en priant Dieu de continuer à me conserver la santé, et de me faire sortir du pays de Samory, afin de mener à bonne fin la mission qui m’a été confiée. Dès six heures ce matin, mes hommes, prévenus par Diawé, sont venus me souhaiter la bonne année ; tous avaient mis leurs vêtements propres, et mon intérieur présentait un air de fête ; ces pauvres noirs n’ont pas fait de phrases et m’ont dit simplement qu’ils seraient tous contents de me voir gagner un chemin et de conserver une bonne santé.
J’ai profité de cette petite entrevue pour leur remonter le moral. Ils n’ont pas confiance en l’avenir, mieux que moi ils s’aperçoivent qu’on nous leurre et que les secours ne viendront pas du côté de l’almamy. Quelques-uns ont le mal du pays et disent tristement qu’il ne nous reste plus qu’à retourner à Bammako.
Quelques paroles bien senties, un beau costume neuf à chacun et quelques milliers de cauries les comblent de joie ; le soir ils ont tout oublié, leur courage est revenu ; comme moi, ils espèrent.
[217]3 et 4 janvier. — Le bruit court que des cavaliers de Tiéba ont été vus en nombre à Gouéné et qu’ils veulent tenter une razzia sur Fourou ; pendant ces deux jours, personne ne va dans les champs, ni chercher du bois. Je commençais déjà à être inquiet pour ma future route à suivre, lorsque, le 4 au soir, j’eus l’explication de cette rumeur par l’arrivée de vingt nouveaux sofa. Comme une bonne partie de la population ne voit ce protectorat de Samory qu’avec défiance, on use de tous les moyens pour lui faire accepter la nouvelle charge que Samory lui impose, car il va falloir non seulement loger ses soldats, les nourrir eux et leurs captifs, mais encore envoyer des convois de vivres à la colonne !
En même temps que ce renfort, arrivaient les envoyés de Pégué de retour de Sikasso ; ils sont restés onze jours à la colonne et reviennent avec quelques cadeaux pour leur maître, parmi lesquels je vois figurer divers objets et étoffes offerts par moi à Samory.
Ce n’est que le lendemain 5 que je reçois leur visite. Le vieux Ouattara me dit que l’almamy ne lui a pas parlé de moi. « Mais, ajoute-t-il, ceci ne[218] fait rien, je te donne ma parole de te mener à Niélé dans deux ou trois jours ; nous partirons ensemble. »
Malheureusement les choses n’allèrent pas si rondement qu’on pourrait le supposer. Toumané, le chef des sofas, ne m’avait fait venir ici que dans l’espoir de s’approprier de mes armes, des étoffes et autres articles, espérant me les échanger contre des captifs. Il n’était pas un jour où ce triste personnage ne vint me proposer de lui acheter un ou deux captifs. Je le renvoyais sans le froisser, lui conseillant de convertir sa marchandise humaine en cauries en promettant de lui vendre tout ce qu’il désirerait contre cette monnaie.
Comme Toumané n’arrivait pas à se défaire avantageusement de ses captifs, sous un prétexte quelconque il retardait tous les jours le départ des gens de Pégué, afin de retarder le mien aussi.
Sur les instances des gens de Pégué, qui, comme moi, étaient désireux de quitter Fourou, je dus céder à Toumané, pour un prix dérisoire (quelques milliers de cauries), les marchandises qu’il convoitait. Il m’imposa en outre un compagnon de route qui devait me servir de guide et me faciliter mon passage à travers le pays Pomporo. Il me fallut donner aux femmes du guide des cauries et des marchandises pour se nourrir pendant l’absence de leur mari. Comme on le voit, ma sortie des États de Samory fut loin d’être gratuite.
Le départ, qui avait été fixé au 8, fut de jour en jour retardé jusqu’au 12. Le 11 au soir, je me rendis chez Toumané pour lui dire que je ne retarderais plus mon départ et que j’étais décidé à partir le lendemain avec ou sans son assentiment ; le vieux Ouattara en fit autant de son côté, et Toumané nous affirma que nous nous mettrions en route le lendemain.
Départ de Fourou. — Les frontières de Samory. — Enterrement siène-ré. — Dioumanténé. — En route pour Niélé. — Un incident de route. — Tiéba et son histoire. — Ses États. — Ngokho. — Un peu d’histoire ancienne. — Itinéraires. — Les ruines du vieux Niélé. — Le baobab. — Je tombe malade. — Séjour aux togoda. — Vêtements et mœurs des Siène-ré. — Cadeaux à Pégué. — Pégué et les sorciers. — Histoire du Follona de Pégué. — Niélé et son marché. — Départ pour le pays de Kong. — Oumalokho. — Un musulman qui m’attendait. — Arrivée à Léra. — Les Mbouin(g). — Arrivée chez Iamory. — Lokhognilé. — Les Karaboro. — Les Dokhosié. — Le Comoé. — Arrivée chez Dakhaba. — En vue de Kong.
12 janvier 1888. — Nous quittons Fourou un peu avant sept heures ; comme à Tiong-i, une partie du village vient me faire ses adieux. Je pris la route de Niélé sans m’inquiéter du guide, qui n’était pas là. Toumané me disait d’attendre quelques heures : le guide allait venir, j’allais certainement m’égarer, selon lui.
Décidé à marcher, je n’hésitai pas à poursuivre ma route, accompagné du vieux Ouattara, qui ne manquait pas à sa parole. J’atteignis bientôt un tout petit village nommé Kadiolini. Quelques habitants étaient assis sous un abri à l’entrée du village et causaient entre eux. J’arrêtai là mon convoi pour le laisser reposer quelques instants et bientôt le chef du village vint m’apporter deux grandes calebasses de lait caillé et un peu de mil.
★
★ ★
Kadiolini est un des rares villages que Toumané épargne dans ses excursions ; car, tous les deux ou trois jours, ce misérable part de nuit avec quelques sofa, s’embusque à quelque distance d’un village des environs, et lorsque, vers sept heures du matin, femmes et enfants sortent du village pour aller chercher du bois mort ou rapporter des charges d’ignames, il tire quelques coups de fusil pour les épouvanter et les enlève. Jamais ces bandits ne reviennent à Fourou sans ramener quatre ou cinq de ces malheureux, — mères sans enfants ou enfants sans mère.
[220]Sur toutes les frontières de Samory, c’est ce qui se passe : ou bien les villages sont annexés, ou bien ils sont traités en pays ennemis ; il n’y a pas de juste milieu chez ces gens-là. La neutralité n’existe pas.
Dans les deux cas, du reste, le sort des villages frontières est le même. S’ils se font annexer par Samory, les habitants sont : ou vendus par lui, ou razziés par leur ancien chef. Cet état de choses si déplorable fait qu’en sortant d’un pays on traverse toujours une zone, variant entre quarante et cinquante kilomètres, dans laquelle les habitants ne savent trop de qui ils sont les sujets ; cette zone est toujours soumise au pillage, soit par des bandits des environs, soit par les habitants des villages frontières. On peut comparer cette zone frontière aux marches de l’ancienne Europe.
J’ai souvent essayé de détourner Toumané de ces chasses à l’homme, lui conseillant, s’il tenait à se battre, de se rendre utile en surveillant la route de Tiong-i à Fourou, qui est sans cesse pillée par des gens de Nangalasou ou de Papara, sujets de Tiéba. Il n’était pas une semaine qu’on n’enlevât une dizaine de personnes se rendant ou revenant du marché de Fourou ; mais à cela il me répondait sans hésiter : « Les gens qui pillent sur cette route sont peut-être en force et ont des fusils : je ne tiens pas à recevoir des balles par là ; ici, tu vois, je n’ai rien à craindre et je gagne toujours quelques captifs. »
On ne peut être plus lâche et plus cynique à la fois.
Les lendemains de marché, j’ai souvent assisté aux préparatifs de départ des gens de Samory qui s’en retournaient avec quelques provisions.
Religieusement accroupis auprès de leurs charges, ils prenaient un kola blanc au-dessus duquel ils passaient la main en faisant un simulacre de bénédiction et en récitant une prière, puis le kola était partagé entre les assistants et mangé.
Pleins de confiance après cette cérémonie, ils se mettaient en route à des heures et des jours fastes ou qu’ils croyaient tels. Hélas ! le lendemain j’étais à peu près sûr d’apprendre que ces malheureux avaient été faits prisonniers par les gens de Nangalasou !
Mais revenons à mon départ. Pendant les premières heures de marche j’étais inquiet, craignant de me voir rappeler en arrière pour une raison ou une autre. Enfin, à Kadiolini je commençai à respirer ! On ne s’imagine pas ce qu’il y a de bonheur à se sentir libre après une captivité de sept mois comme celle que je venais de subir.
Tout en cheminant, je me rappelais les questions de quelques amis qui, au moment de mon départ de Paris, me demandaient pourquoi je me mettais en route pendant l’hivernage et n’attendais pas la saison sèche.[221] Hélas ! mes craintes n’ont pas été vaines : je savais bien que je perdrais du temps. Si Samory ne m’a pas fait user mes ressources et ma santé, ce n’est pas de sa faute, il sait bien qu’à la longue les forces physiques des Européens les mieux doués s’épuisent, surtout dans un pays comme le sien, où l’on subit tant de privations.
Dans les explorations, les kilomètres parcourus ne sont rien à côté du temps que l’on perd par la malveillance ou la mauvaise volonté des chefs.
★
★ ★
De Kadiolini, trois chemins conduisent à Dioumanténé : nous prîmes celui du centre, qui passe à Sasiébougou (groupe de cinq villages environ, 1000 habitants au total) et Safiguébougou (petit village). A quatre heures du soir nous arrivions à Katon, où il fut décidé qu’on passerait la nuit.
En approchant du village on entend des coups de fusil qui partent de tous côtés ; je crains une alerte, mais bientôt je me rassure, mes hommes ne se sentent pas de joie : c’est un enterrement.
Il paraît que rien de meilleur n’aurait pu nous arriver. « C’est très bon signe, me dit Diawé d’un air demi-sérieux : tous les noirs disent que c’est trop bon quand en partant on campe dans un village où il y a un mort. »
[222]Les enterrements chez les Siène-ré donnent lieu à de véritables orgies. A Fourou, où il mourait du monde tous les jours, j’ai pu suivre toutes les phases de ces fêtes, et, puisque j’en trouve l’occasion ici, je vais décrire de mon mieux l’enterrement d’un Siène-ré.
Dès qu’une personne meurt, les parents revêtent leurs plus beaux habits, et les hommes vont par le village annoncer la nouvelle à leurs amis ; ceux-ci se réunissent en armes près de la demeure du défunt et tirent des coups de fusil tant qu’il y a de la poudre. De vieilles femmes se rendent à la case mortuaire, lavent le cadavre à l’eau chaude et au savon, et le couchent sur une natte propre au milieu de la plus grande case. Pendant ce temps tous les joueurs de balafon, de flûte, de tam-tam et d’instruments à cordes se réunissent et commencent un concert qui dure nuit et jour sans interruption pendant deux, trois, quatre et même cinq jours. De gigantesques marmites de tô (plat national) et de dolo sont préparées. Les amis et parents commencent leur repas quelques heures après et mangent accroupis autour du cadavre, auquel on a soin d’offrir de tout avant de rien entamer.
On danse dans la cour, et si cet emplacement est trop exigu, c’est sur une place du village. Les visiteurs affluent de tous les villages environnants. La table est ouverte en permanence et le dolo coule à flots. Le chef de famille distribue en outre des denrées non préparées et des cauries à tous les visiteurs. Cette fête se prolonge d’autant plus, que le défunt était plus estimé par ses concitoyens.
C’est vers onze heures ou minuit qu’il faut aller voir une de ces saturnales. Les jeunes gens d’un côté exécutent des pas, des sauts, des pirouettes avec armes, la tête ornée de plumes de vautour et de poulet. Les jeunes filles sautent en l’air à pieds joints, aussi haut que possible, en se frappant les fesses d’un coup de talon. Tout ce monde ne se repose que pour boire ou pour faire place à quelque personne âgée : pendant qu’elle danse, et en signe de respect, les habitants viennent successivement soulever son bras droit en l’air. Toute cette scène est éclairée par un ou deux feux de bois près desquels se tiennent généralement les musiciens, le torse ruisselant de sueur et rythmant avec acharnement sur leur tam-tam ou balafon un air, toujours le même.
Enfin, la veille de l’enterrement, le chef de famille va annoncer partout l’heure de la cérémonie. Quelques heures auparavant, les coups de fusil annoncent l’enterrement, les balafon se rendent à la porte du village, tout le monde se rassemble vêtu de linge propre, les guerriers en costume de guerre, le chapeau orné de plumes. Au moment où le corps passe, ficelé[225] dans une natte et porté sur la tête par deux hommes vigoureux, tout bruit cesse et tout le monde se range sur son passage. Le corps est toujours précédé de femmes qui chantent les vertus du défunt et portent dans la main droite une queue de vache qu’elles agitent un peu en l’air.
Peu de personnes suivent, les parents et les fossoyeurs seulement.
Dès que le corps est sorti du village, la fête recommence jusqu’au lendemain matin. Alors a lieu une seconde visite du chef de famille qui vient dire que tout est terminé.
Les malheureux ou étrangers sont enterrés sans cérémonie.
Il en est de même des jeunes filles ou femmes mortes sans avoir eu d’enfants : leur enterrement a lieu de suite et sans cérémonie. Il est même difficile de trouver des femmes qui veuillent bien procéder aux ablutions, car cette mort doit engendrer toutes sortes de maux sur les personnes qui se mêlent d’une façon quelconque à la cérémonie.
Parmi les hommes assistant à l’enterrement des gens de Katon, j’ai vu un jeune homme porter un casque bien original. Il était en bois noirci au feu et fait d’une seule pièce ; sur le devant il y avait une sorte de niche dans laquelle se trouvait sculptée en relief une image représentant un homme, bras et jambes écartés ; de chaque côté de cette niche partait une grande aile ou corne de 40 centimètres environ sur laquelle étaient peints des carrés blancs formant damier avec le bois noir, enfin le cimier était surmonté d’une sculpture représentant un cavalier et sa monture. Le tout était très grossièrement travaillé et assez symétrique.
Katon est composé de deux villages, séparés par un joli ruisseau, affluent du Banifing de Loufiné. La population totale, composée de Dioula et de Siène-ré, s’élève à environ 800 ou 900 habitants.
Je restai campé contre le tata du village, bien que quelques habitants soient déjà venus me prier de m’installer à l’intérieur ; je m’excusai en donnant comme prétexte la crainte de les déranger dans leur fête, puis j’allai, comme la politesse locale l’exige, rendre visite aux parents du[226] défunt. On m’apporta dans la soirée un agneau, des ignames et une vingtaine de litres de dolo de maïs.
Vendredi 13 janvier. — De Katon à Dioumanténé, où nous devions nous arrêter, il n’y a que deux heures de marche. On ne traverse qu’un très petit village, entouré de rizières, qui se nomme Tiémédougou. Je ne suis pas fier sur mon bœuf porteur : jusqu’à présent je tombe régulièrement quatre ou cinq fois de suite au moment de me mettre en route. C’est que la peau de l’animal est excessivement mobile, et au moindre faux pas les deux ballots qui me servent de selle tournent et je tombe sous le bœuf, malgré les efforts que je fais pour me cramponner à sa bosse.
A quelque chose malheur est bon, car ce matin j’ai fait une chute dans un champ de ntokho, ce fruit que j’ai vu vendre sur le marché de Fourou.
Le ntokho pousse en terre. Ses tiges ont environ 40 à 50 centimètres de hauteur et sont jonciformes. Les feuilles ressemblent à celles des graminées.
Le fruit est un peu plus gros qu’une arachide ; il est sans coque, souvent bosselé, et d’une couleur bistre et quelquefois brune. Il se gonfle dans l’eau en augmentant de volume. Le suc est laiteux. Son goût est agréable et sucré.
Il est très fréquent en Espagne et en Portugal, j’en ai même vu depuis ma rentrée en France. C’est le Cyperus esculentus. C’est avec ce produit que l’on fabrique l’orgeat.
★
★ ★
Comme Katon, Dioumanténé se trouve sur le grand chemin Mbeng-é-Ngokho-Sikasso, ou Tengréla-Ngokho-Sikasso. Dans ce dernier cas, le passage du Badié (Bagoé) a lieu à Kanakono. Toute cette région que je viens de traverser se nomme Pomporo ; elle est limitée au sud par le Badié et au nord par le Samokhodougou. Le fond de la population est Siène-ré, mais partout il y a de nombreux Mandé-Dioula fixés dans les villages ; ils semblent même jouir ici d’une grande influence. Le Pomporo est une conquête récente de Tiéba ; il y a cinq ans encore, ce petit pays était soumis à un chef qui résidait à Dioumanténé ; actuellement, par sa position neutre entre Tiéba et Samory, le Pomporo se tient sur une certaine réserve : si Samory prend Sikasso, ils se diront ses amis ; dans le cas contraire, ils resteront sujets de Tiéba quoiqu’ils ne soient pas absolument ses partisans, ce dernier ayant, lors de la conquête, ravagé et saccagé tout le Pomporo.
Samory, du reste, leur fait actuellement des avances, un peu par crainte,[227] car ce pays est encore relativement très peuplé, et aussi pour se ménager une communication avec Pégué, dont il recherche l’alliance, comme je l’ai dit plus haut.
Au nord du Pomporo et entre ce pays et le Kénédougou se trouve le Samokhodougou (ou pays des Samokho).
Ce territoire est arrosé par une assez grosse rivière (d’une quinzaine de mètres de largeur), qui d’après les indigènes prendrait ses sources, d’une part vers Tiéni, et d’autre part vers Loufiné.
A Loufiné elle doit être déjà assez forte, ou bien alors elle aurait l’étendue d’un marais, car ce village fournit beaucoup de poissons secs.
Un Haoussa établi à Tiong-i m’avait affirmé que l’on pouvait communiquer en embarcation de la rivière de Loufiné-Pananzo et par conséquent du Bagoé (affluent du Niger) avec la rivière de Léra.
Je n’ai jamais pu savoir rien de précis à ce sujet ni obtenir une confirmation. J’ai donc cru prudent de ne pas figurer sur ma carte un marais d’où sortiraient les sources communes de deux cours d’eau aussi importants, dont l’un aurait un cours sensiblement sud-nord et l’autre nord-sud. Ce serait assez invraisemblable.
Il s’agissait pour moi, à mon arrivée à Katon et à Dioumanténé, de traverser vivement la zone séparant les États de Samory du Follona.
De la rapidité de ma marche dépendait tout le succès de mon entreprise. Il aurait donc été dangereux pour le succès de mon voyage d’aller me jeter dans la région où les hostilités étaient ouvertes et de faire une apparition à Loufiné ; c’est la seule raison qui, à mon grand regret, m’ait empêché de vérifier un fait qui, s’il existe, ne serait pas d’une médiocre importance pour l’avenir de ce pays et notre pénétration.
Dans cette enclave ne sont fixés que des Samokho. J’en ai vu quelques-uns à Fourou ; ils parlent un dialecte particulier dont je me promets de prendre un vocabulaire à Niélé si j’en ai l’occasion. Dès maintenant je puis dire que dans les dix premiers noms de nombre j’en ai trouvé cinq identiques ou offrant de l’analogie avec les noms sonninké.
Leurs noms de tribu sont Kouloubali et Sokhodokho.
S’ils ne sont pas de même origine que les Sonninké, ils ont au moins vécu longtemps en leur contact ; cependant ils n’ont plus depuis longtemps aucun rapport avec ces derniers : il est absolument impossible à un Sonninké et à un Samakho de se comprendre, on n’arrive à trouver des racines identiques qu’après une étude scrupuleuse de leur langue. Je croyais ce peuple plus nombreux qu’il ne l’est réellement : il comprend à peine une quarantaine de villages. On m’a affirmé qu’ils étaient apparentés avec les[228] Sommo, ou Songho, ou Samokho, qui habitent le nord du Dafina (depuis mon passage dans ce dernier pays j’ai reconnu que j’avais été induit en erreur : le peuple dont il s’agit fait partie du groupe mossi-kipirsi-gourounga, tandis que les Samokho du pays de Tiéba se rattachent au groupe mandé).
Pendant mon séjour à Fourou j’ai vu quelques femmes samokho ; elles ont les traits assez fins, on y trouve une vague ressemblance avec les Sonninké des environs de Bakel. Quant aux jeunes gens, ils sont généralement sveltes et élancés. A Fourou ils exercent, la spécialité de coiffeur pour dames ; ils excellent aussi dans l’art de tatouer le ventre et les seins des jeunes filles.
Dioumanténé se compose de trois grands villages, dont la population totale est supérieure à celle de Fourou : elle doit dépasser trois mille habitants. Les environs sont couverts de ruines, qui étaient toutes habitées avant la conquête du Pomporo par Tiéba.
Le vieux Ouattara et le guide, qui nous a rejoints la veille en route, me dirigent sur le village du centre, où ils ont des amis.
Mon arrivée, annoncée la veille, a mis toute la population sur pied, et tout le pourtour du tata est couronné de têtes ; des gamins sont perchés sur les banans du village et quantité de femmes sont juchées sur les argamaces des cases.
La place du marché, sur laquelle je fais camper mes hommes, est très grande et ombragée de trois grands bombax et de deux banians. Pendant que j’installe sommairement le campement, deux musulmans de Djenné et de Sambatiguila me préparent une bonne case donnant sur la place et de laquelle je puis surveiller mon campement.
Sur la place du marché même se trouve un petit bassin d’une eau très claire couverte de nénuphars ; il est alimenté par une source qui sort de blocs de grès ferrugineux. Des canards, de l’espèce dite canard de Barbarie, prennent leurs ébats dans ce petit bassin, et des bandes de pigeons domestiques viennent y boire. Si ce n’était la grande chaleur et toutes ces faces noires, on se croirait dans quelque village de France.
Des pintades grises au ventre blanc rappellent de tous côtés ; comme en France, elles sont un peu vagabondes ; on les voit perchées sur les toits et sur le mur du tata ; de temps en temps, effrayées par les vautours, elles viennent s’abattre au milieu des cases, renversant les calebasses et faisant voler la farine de mil de tous côtés, au grand désespoir des ménagères noires.
A cause de leur humeur demi-sauvage les Siène-ré font couver les œufs[229] de pintades par les poules, qui s’éloignent moins du village et les élèvent avec plus de sollicitude.
Le village est bien pourvu en volailles, il possède quelques moutons et des chèvres, mais il y a peu de vaches, Tiéba ayant tout enlevé.
Le maïs et les différentes variétés de mil coûtent 5 à 6 centimes le kilo. Pour 80 cauries on achète cinq à six litres de dolo. Les chiens sont très rares ici ; ceux que j’ai vus, au lieu d’être roux à poil ras, sont entièrement noirs. Il y en a aussi d’une race beaucoup plus grande et plus forte, de couleur roux sale zébré de noir.
Le tata a 3 m. 50 de hauteur ; il est pourvu intérieurement d’une banquette en terre pouvant recevoir deux rangs de tireurs. En en faisant le tour je me suis trouvé dans une jolie bananeraie qui renferme environ un millier de pieds de bananes ; je me promettais déjà d’en demander à mon hôte, mais après examen j’ai constaté qu’aucun régime ne serait mûr avant un mois ; c’est la première fois que je rencontre ce fruit depuis mon départ de Bammako.
Les Mandé-dioula qui sont fixés ici font tisser par leurs captifs de la cotonnade blanche rayée de bleu analogue à celle de Fourou ; dans le village où j’ai campé il y avait dix-sept métiers en activité.
Le coton se cultive ici, il y a des champs partout, mais je n’ai vu nulle part de l’indigo ; le village cultive aussi du maïs et différentes variétés de mil et de sorgho, quelques arachides et beaucoup de riz.
[230]Le marché, qui se tient le mercredi, est très fréquenté et beaucoup plus important que celui de Loufiné, qui a lieu le jeudi. J’ai eu beaucoup de peine à décider le vieux Ouattara et le soi-disant guide à partir demain matin : ils ont une peur atroce des gens de Tiéba, dont il faut traverser le chemin de ravitaillement entre Nafégué à Karamadara. Ce chemin relie Mbeng-é et Ngokho à Sikasso.
Devant une telle peur et des craintes aussi peu justifiées je suis amené à leur dire que je me passerai d’eux et qu’il me suffit d’un homme pour me mettre dans le bon chemin.
Samedi 14 janvier. — Le départ a lieu vers sept heures du matin seulement ; mes compagnons de voyage se font tirer l’oreille, et c’est avec méfiance et crainte qu’ils se mettent en route. J’organise un peu la marche du convoi, car nous sommes en tout une cinquantaine de personnes ; je prends la tête avec mon domestique, des femmes, des enfants et quelques hommes armés, se rendant à Niélé. Les ânes suivent à quelques pas en arrière sous la conduite de mes hommes et la surveillance de Diawé.
Arrivée à hauteur du chemin de ravitaillement, la tête de notre petite colonne aperçoit sur la gauche un cavalier et quelques hommes armés ; la panique s’empare de ces pauvres gens, qui s’arrêtent et posent leurs charges pour se sauver. Cette terreur se propage jusqu’à l’arrière-garde. Diawé, mon domestique, aidé des âniers, rétablit l’ordre et menace de tirer sur ceux qui chercheraient à se sauver.
Tout ce monde a ralenti l’allure et n’avance que par crainte de nos hommes. Bientôt nous croisons le cavalier : c’est tout simplement un galopin qui reconduit un cheval malade à Mbeng-é. Ses cinq compagnons de route s’arrêtent pour me voir passer et font quelques réflexions sur ma monture et mon ombrelle.
Ils reviennent de Sikasso, disent-ils, et retournent à Mbeng-é. D’après eux on entre et sort comme on veut du village assiégé. La situation devant Sikasso ne s’est donc pas modifiée à l’avantage de Samory.
Quelques heures après, nous campions en halte gardée sur la rive gauche d’une jolie petite rivière à eau limpide ; elle coule vers le sud et passe près de Mbeng-é. Actuellement, il n’y a qu’une vingtaine de centimètres d’eau dans la rivière, mais en hivernage son passage n’est pas commode, à cause de la rapidité de son courant et de l’escarpement des berges. D’après mes informateurs indigènes, cette rivière serait une des sources du Bandamma (rivière de Lahou). Après avoir arrosé le Follona, elle entrerait dans le Kouroudougou. Jadis cette rivière servait de frontière entre les États de[231] Fan, père de Pégué, et le Pomporo. C’est là que se terminent les États de Tiéba.
★
★ ★
Tiéba, le souverain qui a placé sous sa domination toute la région comprise entre les États de Samory et ceux de Kong, est un Mandé-dioula-Traouré, originaire du Follona. Son père se nommait Daoula et dans l’origine était chef du village de Daoulabougou, situé à une étape au nord de Sikasso.
Quelques expéditions heureuses contre des villages inoffensifs des environs le placèrent bientôt à la tête de plus nombreux contingents, avec lesquels il razzia successivement le Menguéra, le Follona et tout le Kénédougou.
Il mourut en 1877, laissant cinq fils et une fille, nommée Mômo. Tiéba était le plus jeune de ses frères, mais il était aussi le plus remuant : il trouva bientôt l’occasion de se faire acclamer comme successeur de son père, à la suite d’une campagne dans le Mienka, où il battit l’ennemi une première fois entre Ouattara et Djitamana, et une seconde fois près de Tiéré.
En 1882, Tiéba, de concert avec Niamana, père de Niakhalemba, chef actuel de Mbeng-é, ravagea une partie du Follona, battit Fan, père de Pégué, et fit détruire sa capitale Niélé (ou Nouélé).
En 1883, Tiéba fit la conquête de la partie du Ganadougou située à l’est de Bagoé et tua Dansénou, chef de ce pays, résidant alors à Kounian (rive droite du Bagoé).
De retour du Ganadougou, Tiéba s’empara du Pomporo et poussa ses conquêtes jusque dans le Niéné et le Kantli, en s’emparant de Papara.
Enfin, en 1884, 1885 et 1886, les incursions que firent ses troupes sur la rive gauche du Bagoé donnèrent naissance à la guerre de Samory, dont l’épilogue est le siège de Sikasso.
Tiéba est un homme de trente-cinq ans ; il a la réputation d’être très intelligent. Un homme du Dafina qui le connaît particulièrement m’a donné sur lui les détails suivants : Il est vêtu généralement de blanc. Dans les audiences qu’il donne et dans les palabres, il est toujours accompagné de sa première femme, qui s’assied à côté de lui. Tiéba inspire une grande terreur à tous ceux qui l’approchent, et ses décisions sont, paraît-il, irrévocables. Il est d’une générosité proverbiale et il n’y a pas de jour où il ne fasse une largesse.
Dans les réunions, quand Tiéba fait mine de cracher, tout le monde se précipite vers lui en étendant son doroké pour y recevoir le crachat royal. Quand le palabre est terminé, Tiéba rentre chez lui, change de vêtement et[232] donne le costume qu’il vient de quitter au courtisan dont il a souillé le boubou. Il y a des jours où le roi crache beaucoup : c’est alors tout bénéfice pour l’auditoire ; mon informateur m’a affirmé que dans une seule matinée il avait vu le fait se renouveler sept fois.
Les limites du pays de Tiéba sont :
Au nord, le Diomadougou et le Bendougou, qui ont accepté le protectorat de Tiéba ;
A l’est, les États de Kong ;
Au sud, le Follona ;
A l’ouest, les États de Samory.
Les États de Tiéba se divisent en pays soumis et administrés directement par Tiéba et en pays de protectorats.
Les provinces soumises directement sont :
Au nord, le Mienka, appelé aussi Menguéra, dont les centres principaux sont Djitamana, Tiéré, Ouattara, Douaso ou Ndougasoni et Kouoro, sur le Kouoro-ba.
Au centre, le Kénédougou ou Kompolondougou, dont la capitale est Sikasso ou Sikokâna, résidence habituelle de Tiéba. Daoulabougou, ancienne résidence du père de Tiéba, habitée actuellement par Mômo, sœur de Tiéba, qui gouverne cette province et qui jouit d’une très grande considération, quoiqu’elle ait fait une mésalliance en épousant un de ses esclaves, nommé Bilali ; les autres villages importants sont Natinian, Kourala, Kofana, Fô, Ngana, Sindou et Soubakhalé.
Au sud, le Samokhodougou, dont nous avons déjà parlé, et le Pomporo, province annexée depuis peu d’années, dont les centres principaux sont : Katon, Dioumanténé et Loufiné.
A l’est de ces provinces se trouvent les territoires des Tourouga, des Tousia, des Mboin(g) et des Kéréboro ou Karaboro.
Le Mienka, le Kénédougou et le Pomporo sont peuplés exclusivement de Siène-ré ou de Sénoufo, et l’on n’y trouve que quelques colonies de Mandé-dioula. Caillié, en traversant le Kénédougou, n’a pas signalé les Siène-ré ; il a commis le même oubli pour les Bobo, dont il a traversé le territoire pour se rendre de Néneinsou à Djenné. Cet oubli peut s’expliquer. Dans toute cette région, le Mandé-dioula désigne tous les peuples non musulmans par le titre de Bambara, qui prend ainsi la valeur de kafir (infidèle) : c’est pourquoi Caillié a désigné tous ces peuples sous le nom de Bambara.
Les provinces qui ont reconnu la suzeraineté de Tiéba sont les suivantes :
1o Au nord, le Diomadougou et le Bendougou ;
2o Au sud, le Kantli, le Moro et le Niéné (provinces de Tengréla) ;
[233]3o Les confédérations Follona de Ngokho et de Mbeng-é.
1o Le Diomadougou était, il y a une dizaine d’années, gouverné par un chef bambara : nommé Faffa, et son pays se nommait Faffadougou ; actuellement, son frère Dioma lui ayant succédé, le pays s’est appelé Diomadougou. Mais on le désigne encore quelquefois par son ancien nom et très souvent sous le nom de Dolondougou.
La résidence de Dioma est Kinian, gros village situé entre le Bagoé et le Kouoro-ba. Pendant le siège de Sikasso, Dioma a été un précieux auxiliaire pour Tiéba, en coupant à peu près régulièrement la ligne de ravitaillement de Samory et en lui enlevant ses convois.
Nous avons raconté comment les guerriers bambara de Dioma venaient faire des incursions jusqu’à Saniéna (aux environs de Komina).
Le Bendougou semble être bien peuplé ; on y rencontre de très grands centres, connus de presque tous les marchands de la boucle du Niger ; tels sont Kônina, Ména, Ntia, Karagouana et surtout Bla, qui semble être le centre commercial le plus important de la région. Il s’y fait surtout un grand commerce de sel.
Par sa position, cette ville peut recevoir le sel de Tichit viâ Ségou, et celui de Taodéni viâ Mopti et Djenné. Les marchands ne manquent jamais de parler de Bla comme d’un centre offrant pour eux de réelles ressources.
Au nord-est de Bla et vers les chemins qui mènent aux points de passage du Bagoé vers Djenné, se trouve un autre centre, ayant, lui, une importance militaire. C’est Sofalaso, sorte de place avancée créée par Ahmadou et dans laquelle son fils Madané a conservé une garnison. San est également un centre très fréquenté.
Les autres agglomérations importantes du Bendougou sont Yankhaso, Diakourouna, Mpésoba, Kourouma et Diaramana. Chacun de ces villages serait formé d’un groupement de 80 à 100 petits villages de 150 à 200 habitants chacun, ce qui porterait le chiffre de la population d’un de ces centres à 15 ou 20000 âmes, chiffre qui me paraît évidemment exagéré. En faisant part de l’exagération dans laquelle tombent les noirs quand ils citent des chiffres, on peut ramener la population du plus grand centre du Mienka à 5 ou 6000 habitants ; c’est déjà très raisonnable pour des régions soumises à tant de vicissitudes. Ces gros villages sont en quelque sorte des confédérations, des agglomérations dans le genre de celles que l’on trouve chez les Egba, comme Abéokouta, mais moins populeuses. Chacune d’elles comprend un ou plusieurs chefs, dont la décision, sans qu’elle soit souveraine, est cependant d’un grand poids dans les résolutions de l’assemblée des anciens.
[234]Mpésoba comprend 50 villages. Les chefs les plus influents se nomment Bala et Naniankoro. Kourouma a 60 villages, Diakourouna 50, Diaramana 150 et Yankhaso 100. Nsangué et Fâkoro sont les chefs qui jouissent de la plus grande influence à Yankhaso.
2o Le Kantli, le Moro et le Niéné constituent ce que nous pouvons appeler le pays de Tengréla. Nous avons vu au chapitre III (Samory) comment ces provinces avaient, à un moment donné, fait un semblant de soumission à Amara Diali, griot et lieutenant de Samory, et comment le pays avait secoué rapidement ce joug en chassant les sofa de Samory. Elles ont reconnu ensuite le protectorat de Tiéba. Pendant la guerre contre Samory, Tengréla a entretenu un fort contingent à Sikasso et n’a cessé de fournir un ravitaillement en vivres aux assiégés.
Le Kantli a comme centre principal Tengréla.
Les deux villages les plus importants du Moro sont Papara et Kanakono, tous les deux situés sur la rive gauche du Bagoé. Ce sont des points de passage connus, où il se tient aussi des marchés.
Le Niéné est la province qui sépare le Kantli et le Moro du Ouorodougou. Ces centres principaux sont Kotou et Bong.
J’aurais bien voulu visiter cette région : elle doit être féconde en légendes, si précieuses aux voyageurs pour la reconstitution de l’histoire des Mandé. C’est dans ce triangle Ngokho-Mbeng-é-Bong que se sont conservées à peu près sans altération les coutumes bizarres révélées par les historiens arabes qui ont décrit le pays des noirs.
Nous y trouvons l’usage du tam-tam dit daba dont nous parle El-Békri. Ce tam-tam est un long morceau de bois creusé recouvert d’une peau. Sa forme est spéciale ; il est porté horizontalement, suspendu au cou, et l’on en joue en le frappant de la main et jamais avec une baguette.
Chaque fois que l’on fait usage du daba, tout le monde doit se prosterner devant lui.
A Bong, à Kotou et dans quelques autres villages au sud de Tengréla sur la route du Ouorodougou, chaque village possède un daba, mais chez les Siène-ré on le nomme dioulloua tallan. Ce tam-tam est soigneusement conservé dans une case spéciale dans laquelle ne pénètrent que les anciens du village ; il n’est retiré et mis en service que pour des cérémonies importantes, pour la mort d’un chef ou d’un personnage influent. Les indigènes disent qu’à l’aide de ce tam-tam les anciens peuvent donner des ordres qui ne sont compris que des initiés. D’après mes informateurs ce langage ne se réduirait pas à une série de batteries conventionnelles, mais on pourrait exprimer tout ce que l’on veut à l’aide de cet instrument.
[235]Ceci me paraît plus que douteux, car dans ce cas il faudrait se servir d’un alphabet. Si ces gens-là connaissaient l’arabe, ce serait très facile, puisque chaque lettre a une valeur numérique, mais cette population est tout à fait illettrée, et je crois que ce n’est qu’à l’aide de batteries de convention qu’on peut donner des ordres. Cet instrument, tout en faisant simplement l’office d’un tam-tam ordinaire, a conservé quelque chose de mystique qui fait dire aux indigènes : « Le daba est un instrument qui parle ».
3o Le Follona est un vaste pays compris entre le territoire des Mboin(g), le Tagouano, le Kouroudougou, le Ouorodougou et le pays de Tengréla ; son organisation politique était à peu près semblable à celle du Bélédougou.
Les petites confédérations étaient très nombreuses ; les plus importantes seulement ont subsisté jusqu’aujourd’hui, ce sont celles de Niélé, de Ngokho et de Mbeng-é.
C’était un pays très prospère, à en juger par les nombreuses ruines que l’on y rencontre, et sa décadence n’a commencé qu’il y a une vingtaine d’années, à l’époque où Daoula, père de Tiéba, a commencé à fonder son empire.
Alternativement alliées ou ennemies de ce dernier chef, ces confédérations ont fini par se ruiner mutuellement, en guerroyant entre elles.
En 1883 Niamana, chef de Mbeng-é, s’allia à Tiéba pour marcher contre Fan, père de Pégué ; ce sont eux qui ont détruit le premier Niélé.
A Niamana succéda Niakhalemba, sur lequel Pégué se vengea en mettant à sac Mbeng-é, sa capitale.
A Niakhalemba succéda Zibbo, qui est encore actuellement chef de Mbeng-é. Pour éviter le retour de pareils revers, il s’est étroitement lié à la fortune de Tiéba, dont il reconnaît le protectorat et auquel il fournit des contingents et paye tribut.
Ngokho, qui était resté un peu en dehors de ces luttes, fut pris et détruit par Tiéba en 1884, et forcé de reconnaître le protectorat. Tiéba laisse gouverner Ngana, chef de Ngokho, comme il l’entend, mais, ainsi que Zibbo, chef de Mbeng-é, il fournit des contingents et paye tribut.
Ngokho ou Ngogo, d’après mon informateur, serait la plus vieille ville que l’on connaisse par ici. Jadis elle était capitale et composée de deux villes ; celle où habitait le roi s’appelait Nsogona, Nansogona ou Nséguéna. Autour de cette ville il y avait de nombreux bosquets sacrés.
Le roi avait beaucoup de grands chiens qui portaient des colliers à sonnettes en or. Des captifs désignés spécialement ne s’occupaient que d’eux. Maintenant tout cela n’existe plus : les hommes de Nsogona sont venus il y a longtemps dans Ngokho et l’emplacement même de Nsogona a presque disparu.[236] Les chiens aussi sont morts depuis longtemps et il n’y a plus rien de particulier à Ngokho, si ce n’est que dans certaines fêtes les vieux vont chercher un grand tam-tam long, devant lequel les femmes se voilent la figure avec leur pagne et se prosternent comme pour faire le salam. Ce tam-tam est appelé, à Ngokho, daba.
Ce mot daba ne m’était pas inconnu : en cherchant dans mes notes extraites des auteurs arabes je l’ai retrouvé dans celles qui concernent Ghana.
Cette description de Ghana (extraite d’El-Békri) ressemble en beaucoup de points à ce que mes informateurs m’ont raconté de Ngokho.
Je trouve par exemple que Ghana était composée de deux villes. Celle qui est habitée par le roi est à six milles de l’autre et porte le nom d’El-Ghaba, الغاب (le bocage, la forêt). N’est-il pas curieux de voir que Nsogona veut dire en siène-ré « dans la brousse » ?
2e coïncidence : « La ville du roi est entourée de huttes, de massifs d’arbres et de bocages qui servent de demeure aux magiciens de la nation », etc.
3e coïncidence : « La porte du pavillon est gardée par des chiens d’une race excellente qui ne quittent presque jamais le lieu où est le roi ; ils portent des colliers d’or et d’argent, garnis de grelots de même métal. »
4e coïncidence : « L’ouverture de la séance royale est annoncée par le bruit d’une espèce de tambour qu’ils nomment déba. Les coreligionnaires du roi se prosternent devant lui. »
Mes informateurs tiennent ces traditions de leurs ancêtres qui habitent Ngokho depuis fort longtemps. Toutes ces coïncidences me font croire que l’auteur arabe précité a dû confondre Ghana (Birou ou Oualata) dans le Baghéna ou Bakhounou avec Ngokho. C’est peut-être une simple erreur de copiste.
En tout cas, on peut affirmer que tout ce qu’El-Békri raconte de Ghana se rapporte à Ngokho.
L’orthographe des noms est si mal écrite que très souvent les traducteurs ont confondu en une seule et même localité trois lieux différents : c’est ce qui s’est produit pour Kaukau, Kouka, Koukoua, que Cooley, dans sa Nigritie des Arabes, a identifiées.
Ce qui est certain, c’est que Gago ou Ngokho était déjà connu du temps de Léon l’Africain.
Voici ce qu’il en dit, livre VII, page 156, traduction de Jean Temporel : « Gago et le royaume d’icelle.
« Gago est une cité semblable à Kabra, sans muraille et distante de[237] 400 milles dans le midi de Tombouctou. Maisons laides, quelques édifices assez beaux et commodes dans lesquels logent le roi et sa cour.
« Les habitants sont de riches marchands.
« Les autres cités ne peuvent ni ne doivent égaler celle-ci quant à la civilité. Beaucoup de vivres, mais ni vin, ni fruits ; terroirs fertiles en melons, citrouilles, concombres et riz.
« Plusieurs puits et une grande place. Sur le marché on vend des esclaves.
« Le roi tient en un palais écarté une infinité de concubines, esclaves et eunuques ; il a aussi une garde d’infanterie et de cavalerie entre la porte secrète et publique de son palais.
« Le sel se vend plus chèrement que toute autre marchandise.
« Le royaume renferme beaucoup de villages et de hameaux. Les gens sont vêtus de peaux de brebis et ont les parties honteuses couvertes de linge.
« Ce sont des gens fort ignorants, tellement qu’on pourrait cheminer par l’espace de cent milles sans trouver aucun qui sait lire ni écrire, au moyen de quoi le roi leur use un tel traitement que leur lourdise et grosse ignorance le mérite, leur laissant si peu, qu’à grande difficulté peuvent-ils gagner leur vie pour les grands tributs qu’il impose. »
D’après le dire de Léon, nous pouvons inférer que le Gago dont il parle est bien le même que le nôtre. Ce qui tendrait à le démontrer, c’est que la distance de 400 milles dans le midi de Tombouctou concorde assez exactement avec la distance qui sépare ces deux villes. Tombouctou est par 16° 50′ de latitude nord, et Ngokho par 10° 19′ ; la distance à vol d’oiseau entre Tombouctou et Ngokho est d’environ 750 kilomètres, et Léon l’estime à 400 milles italiens (dont, dit-il, 2 et demi font une lieue commune en France). La distance concorderait donc à 100 kilomètres près.
Un autre point très important, c’est que Léon dit que le sel se vend à Gago plus chèrement que toute autre marchandise. C’est tout ce qu’il y a de plus vrai : Gago est, par son emplacement, situé dans la région où le sel atteint le prix le plus élevé du Soudan. Notre Ngokho est bien le Gago de Léon.
C’est dans les États de Tiéba et la région que nous venons de décrire que se trouve le nœud orographique le plus important de la boucle du Niger. Nous le nommerons : massif Natinian-Sikasso.
Il est constitué par une série de plateaux et de mamelons ayant un relief maximum de 400 mètres sur le terrain environnant. La plus forte cote est celle du pic de Faramisiri, qui atteint 780 mètres, tandis que la plaine n’est qu’à 340 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les sommets des mamelons sont ou arrondis ou en forme de bonnet de police. Leur structure géologique[238] est formée de grès gris et d’argile sablonneuse fortement mélangée de granules de fer. L’action des pluies a désagrégé les flancs de quelques-unes de ces hauteurs et produit des éboulis de grès qui enserrent leur base. Les flancs et le sommet sont couverts de végétation ; seul le pic de Faramisiri est complètement dénudé. Vers le sommet, de loin, il a l’aspect d’une antique forteresse.
De son versant nord sortent les eaux qui vont former la rivière de Kouoro ou Koba-Diéla, dernier affluent important du Niger : le même que Caillié a traversé entre Kouoro et Dougasoni dans sa marche sur Djenné en 1827.
A l’est, les eaux du massif Natinian-Sikasso forment la branche occidentale de la Volta ; enfin, du versant sud sortent les deux rivières qui forment le Comoé ou rivière de Grand-Bassam.
Une région aussi bien arrosée ne peut être que fertile et bien peuplée ; malheureusement les guerres qui s’y sont livrées et qui s’y livrent encore actuellement ont fait disparaître une partie de la population. Certaines régions, comme celle de Dioumanténé à Niélé, étaient couvertes de villages, les cultures se touchaient, la densité de la population devait excéder 40 habitants par kilomètre carré. Aujourd’hui, dans les États de Tiéba, la moyenne est d’environ 12 à 15 habitants par kilomètre carré.
Les principales communications à travers le pays ont lieu du nord au sud, elles relient le Ségou et le Djenné au Ouorodougou, routes de sel et de kola comme chez Samory.
Elles sont au nombre de quatre :
1o Itinéraire suivi par Caillié, qui va de Timé par Tengréla, Fala, Tiola, le Menguéra et le pays des Bobo-Oulé, sur Djenné ;
2o La route du Ouorodougou par Tengréla, Fourou, Natinian ou Sikasso sur le Menguéra, où elle rejoint la route précédente ;
3o La route du Follona par Mbeng-é, Ngokho, Dioumanténé, Sikasso sur Djitamana, le Bendougou et Ségou, ou Djitamana, Néneinso et Djenné ;
4o Et enfin la route de Léra, Sindou ou Soubakhalé à Sikasso.
De l’est à l’ouest, cette région n’est traversée que par une seule route importante, celle de Ténetou à Bobodioulasou par Kourala, Natinian, Sikasso, Ngana et Sambagoin, et une route secondaire, celle de Tiong-i, Fourou, Dioumanténé, Niélé et Léra.
D’autres chemins moins importants sillonnent cet admirable pays. Après toutes les vicissitudes qu’il a traversées, c’est un de ceux qui m’ont paru des plus prospères et des plus dignes de notre attention.
Sikasso, par sa position au centre du massif orographique de cette région et à la naissance de toutes les vallées qui vont rayonner par les quatre[239] points cardinaux, nous semble tout indiqué pour devenir le siège d’un commandement important et l’emplacement désigné pour recevoir un fort, dès que l’on voudra résolument poursuivre l’œuvre de pénétration.
★
★ ★
Nous quittons la petite rivière (le Bandamma) vers deux heures et demie ; partout, aussi loin que la vue peut s’étendre, on ne distingue que des ruines dont la présence se trahit par des groupes de gigantesques baobabs. Les ruines sont trop nombreuses pour être toutes relevées. Quoique chacune d’elles ne puisse contenir qu’une ou deux familles, la densité de la population devait être très grande. Depuis Dioumanténé ce ne sont que rizières et cultures de mil abandonnées ; partout les petites levées de terre qui endiguaient les rizières et les sillons des champs de mil subsistent encore. Dans la soirée on aperçoit, dans le sud-est, le sommet bleu d’une petite montagne que les indigènes m’ont nommée Oumalokho konkili (montagne de Oumalokho). Vers quatre heures nous traversons un marécage d’une cinquantaine de mètres de largeur où il y a encore 1 m. 20 d’eau et de vase, enfin deux heures après, à la nuit tombante, nous campons dans un endroit découvert, non loin d’un petit bas-fond où il y a un peu d’eau. Le baromètre me donne au campement 455 mètres d’altitude.
Maintenant que nos hommes y sont bien habitués, l’établissement du campement se fait sans que j’aie besoin de m’en mêler. En un clin d’œil les bagages sont rangés en fer à cheval sur de grosses pierres, pour les préserver des termites. Les animaux, entravés, sont menés brouter aux abords du camp. Des hommes vont chercher du bois pour les feux de nuit, tandis que d’autres et les femmes se mettent en devoir d’allumer des feux de cuisine et de préparer le riz ou les ignames.
Mon domestique établit ma natte sur une brassée de feuilles et de rameaux. Un pagne en coton me sert de drap, une couverture en laine sert à me couvrir au petit jour, quand il fait froid. La peau de bouc constitue l’oreiller. La moustiquaire est l’objet le plus utile dans ce pays ; elle préserve non seulement des moustiques, mais, bordée en dessous de la natte, elle empêche les fourmis, araignées, scorpions et autres animaux de vous atteindre. Elle préserve en même temps de la rosée.
Mes hommes ont pris la bonne habitude de débarrasser le camp et ses abords des herbes et de balayer soigneusement l’emplacement sur lequel nous couchons, afin d’éviter les serpents. Une autre bonne précaution consiste à ne pas apporter dans le camp des bois morts sans les avoir au préalable[240] secoués et jetés par terre pour en faire sortir les animaux nuisibles qui auraient pu se loger dans les creux.
A neuf heures du soir tout le monde dort généralement, sauf les deux hommes qui veillent ensemble à notre sécurité. Comme j’ai le sommeil excessivement léger et que le moindre bruit me réveille une fois les deux premières heures de sommeil passées, je suis tout à fait à mon aise et presque reposé : il ne m’en coûte pas de faire trois ou quatre rondes pendant la nuit.
Pour moi, je préfère le campement au logement chez l’habitant. On tient son monde mieux dans la main en cas d’attaque, on peut facilement éviter les surprises. Enfin je trouve qu’il est beaucoup plus sain de camper en plein air à côté d’un bon feu, que de dormir dans des cases dont la propreté laisse à désirer, qui sont infestées de vermine, et où en cas d’incendie toutes nos ressources seraient brûlées.
La fièvre paludéenne vous atteint surtout dans les villages. J’ai déjà eu occasion de dire que la terre qui sert à faire les cases en pisé renferme des quantités de matières végétales et des détritus de toutes sortes qui, en pourrissant et en fermentant, dégagent de mauvais germes.
C’est donc toujours avec bonheur que je campe au dehors. Il n’en est pas de même de mes hommes, qui, pour des motifs d’un ordre plus intime, préfèrent loger chez l’habitant. Dans maintes circonstances il a fallu user de toute l’autorité dont je jouissais, grâce à ma connaissance de la langue mandé, pour leur faire accepter cette situation pénible à leurs yeux, mais pleine d’avantages pour la réussite d’une entreprise aussi compliquée que celle que je tenais à mener à bonne fin.
Depuis environ trois mois je suis tout à fait acclimaté et habitué à la nourriture indigène, que je bonifie en me procurant le plus souvent possible des viandes, du gibier, des volailles, etc. Comme les indigènes, je mange, le matin avant de me mettre en route, les restes froids de la veille, ce qui me permet de supporter vaillamment mon étape et d’attendre sans crampes d’estomac l’heure du déjeuner. Dans cette région, nous sommes particulièrement favorisés, car nous y trouvons l’igname, qui est une grande ressource, puisqu’elle remplace la pomme de terre, et qu’elle peut être mangée bouillie à l’eau ou grillée au feu, et froide ou chaude. L’igname n’a qu’un seul défaut, c’est celui d’être d’un poids trop lourd pour en emporter de gros approvisionnements.
Il faut au moins 3 kilos d’ignames par indigène et par jour, tandis que 500 grammes de riz font le même office.
Dimanche 15 janvier 1888. — Notre petite caravane se met en route[241] au petit jour. Le terrain est toujours le même, les ruines sont encore très nombreuses. Vers dix heures nous atteignons une jolie petite rivière à eau ferrugineuse ; elle se nomme Bani, « petit fleuve » ; c’est le second cours d’eau que nous rencontrons dont les eaux ne sont pas tributaires du Niger. Les indigènes me disent que c’est un des bras de la rivière de Léra. Les rives sont bien boisées, les abords marécageux, difficiles à traverser. Il y a des traces de jeunes hippopotames, ce qui semblerait indiquer qu’un peu plus en aval se trouve un bief plus profond, car ici l’eau n’a que 30 centimètres de profondeur.
Derrière le Oumalokho konkili, qui est sur la rive gauche du Bani, on voit les ruines d’Oumalokho, dont les habitants sont établis maintenant aux environs de Niélé.
Sur les bords d’une des cuvettes marécageuses que nous traversons, le vieux Ouattara me signale un groupe de ruines qu’on nomme Dougou-ouolo. A midi nous campons sur les bords d’un petit marécage dont l’eau est détestable, tellement elle est chargée de fer et de matières organiques.
Après nous être réconfortés d’un peu de riz cuit dans cette eau sale, nous repartons de bonne heure afin d’atteindre avant la nuit les ruines de[242] l’ancien Niélé. Les ruines, moins nombreuses, sont plus grandes, et partout on voit de jolis bosquets sacrés dans lesquels la végétation est luxuriante. Les feuilles ont des nuances indéfinissables, des tons délicieusement variés, depuis le vert tendre jusqu’à la teinte la plus sombre. On est tenté de camper à chaque pas.
La marche de cet après-midi est très pénible : à l’ardeur du soleil vient s’ajouter la réverbération excessive et la chaleur de l’air chauffé par l’incendie de la plaine ; partout les hautes herbes sont en feu, et à plusieurs reprises la caravane se voit obligée de s’arrêter pour couper des branches vertes et éteindre le feu qui nous environne. Le passage des endroits marécageux est rendu très pénible par des trous profonds de trente à quarante centimètres qu’ont laissés des troupes d’éléphants.
Le sol est partout légèrement ferrugineux à la surface, le sous-sol est constitué de terres argilo-sablonneuses ; j’ai cependant vu émerger, par-ci par-là, un peu de granit à très gros grains.
Un peu avant d’arriver aux ruines de Niélé, mes hommes aperçoivent trois éléphants de l’autre côté d’un petit marais. Diawé et quelques hommes s’élancent à leur poursuite avec les fusils, mais ne peuvent les rejoindre, car ils ont trois à quatre cents mètres d’avance sur nous, et nous devons nous contenter de suivre des yeux leurs évolutions dans les hautes herbes.
A quatre heures nous atteignons les ruines de l’ancien Niélé, qui s’élevait sur un petit dos d’âne entre un marécage et un ruisseau ; pendant près d’une demi-heure on chemine dans des débris de construction, de poterie, etc. Une cinquantaine de baobabs et de bombax gigantesques indiquent l’emplacement des places du village. Le vieux Ouattara m’indique son ancienne case et me raconte que c’est en 1882 que Tiéba et Niamana, chef de Mbeng-é, ont détruit sa ville, après avoir vaincu Fan, père de Pégué. C’est également de cette époque que date la ruine des nombreux villages que nous venons de traverser. Sur la rive gauche du Badié, c’était l’œuvre de Samory ; ici nous sommes en présence de l’œuvre de destruction de Tiéba. Ils ne sont pas meilleurs l’un que l’autre.
Nous campons et passons la nuit sur la rive droite d’un joli petit ruisseau qui coule également vers le nord ; ce qui m’a frappé, c’est que parmi toute la verdure dont les cours d’eau sont agrémentés par ici, il n’y ait ni bambous, ni palmiers d’aucune espèce. Nous sommes pourtant plus au sud qu’à Tengréla dont les environs sont parsemés de palmiers à huile et les ruisseaux bordés de bambous. La cause en est peut-être à rechercher dans la différence d’altitude, cependant le bambou pousse au sommet de toutes nos montagnes du Soudan français.
[243]Pendant la soirée, à la suite des incidents qui ont marqué notre route aujourd’hui, on parle naturellement de gibier.
Vers dix heures et demie il s’élève une altercation entre mes hommes à propos d’empreintes relevées sur le sol pendant l’étape. Ces empreintes étaient attribuées par les uns au bœuf sauvage (sorte de buffle nommé sigui en mandé) et par les autres à un animal que je n’ai jamais vu parce qu’il est très rare, mais dont pas mal de noirs m’avaient déjà parlé.
Cet animal est appelé en mandé konsonkansan. C’est une bête affreuse, plus hideuse que le caïman, dont elle a presque l’aspect. Elle n’a toutefois que 2 mètres à 2 m. 50 de longueur. Sa largeur à hauteur des pattes de devant est de 60 à 70 centimètres, et ses épaules, comme tout son corps du reste, sont recouvertes d’écailles excessivement dures. Sa formidable carrure lui permet de briser les jambes des plus grands animaux, en se ruant sur eux. C’est sa seule défense.
Sa tête diffère de celle du caïman ; elle est plus courte et sa mâchoire est disposée en fer à cheval. Ses dents sont également beaucoup plus petites que celles du caïman.
Les empreintes qu’il laisse sont très larges. Ses pattes de devant sont excessivement puissantes, et presque de la grosseur d’un sabot de cheval. Il n’a pas de griffes et son sabot est fendu.
Cet animal a été signalé par El-Békri, et Barth prétend qu’il ne vit que dans l’eau. Les indigènes m’ont affirmé, au contraire, qu’il vivait presque[244] exclusivement sur la terre. On le rencontre surtout dans les grottes et les anfractuosités de rochers.
Les konsonkansan vivent par paire. Quand l’un des deux meurt, le survivant vient tous les jours une ou deux fois à l’endroit où son compagnon est mort.
Diawé en a vu un mort et un vivant à Séfé dans le Kaarta, et un de mes hommes possédait deux écailles de konsonkansan qu’un forgeron avait défaites en sa présence du dos d’un de ces animaux ; il y attachait un grand prix et n’a jamais voulu me les céder, tant il avait foi dans leur vertu.
Lundi 16 janvier. — Le terrain change d’aspect. A la monotonie de la plaine succèdent de petites croupes boisées, séparées les unes des autres par des vallons pleins de verdure. Dans quelques-uns de ces vallons il y a de l’eau, ce qui attire beaucoup de gibier ; pendant toute la matinée on entend crier en mandé et en siène-ré : « Sokho ! sokho ! kari ! kari ! de la viande ! de la viande ! »
Mes hommes poursuivent des tankho (antilopes à bosse), des dagué (textuellement : bouche blanche), autre grande antilope connue vulgairement sous le nom de koba. Diawé tire deux coups de fusil sur un énorme éléphant, mais ce dernier continue paisiblement sa route, se contentant de se jeter avec sa trompe une grosse motte de terre sur le dos.
Sur la plupart des croupes il y a des ruines entourées de baobabs. Cet arbre me paraît être particulièrement affectionné par les Siène-ré ; ils le nomment du reste siène tchigué (l’arbre de l’homme). Ce végétal rend de très grands services aux indigènes.
Le bois du baobab ne vaut rien pour le chauffage ; il est trop spongieux pour être travaillé, mais on utilise sa cendre comme mordant dans les teintures à l’indigo et comme potasse dans la fabrication du savon. L’écorce sert à faire de la ficelle, des cordes, des filets, des hamacs, etc. La feuille est employée comme condiment dans presque toutes les sauces qui se mangent avec le to.
La coque du fruit est employée dans certaines régions comme bouteilles ; dans d’autres, on la brûle pour obtenir des cendres dans lesquelles on passe l’eau qui sert à la préparation du to ; avant maturité, elle renferme un liquide frais dont quelques indigènes sont très amateurs.
La farine blanche que renferme le fruit à maturité entre dans la préparation de quelques plats indigènes et dans quelques boissons, mélangée avec de la farine de mil ; avec le noyau lui-même, cuit, séché et pilé, on fait une sauce de conserve que l’on nomme kondoro.
[245]Enfin l’arbre, quand il est vieux, offre beaucoup de creux dans lesquels les abeilles se logent très volontiers.
Le tronc, qui atteint généralement des dimensions extraordinaires, est facilement escaladé à l’aide de fortes chevilles en bois que l’on enfonce dans l’écorce et qui servent d’échelons et de marchepieds.
★
★ ★
Une heure et demie après avoir dépassé la dernière ruine, on franchit un petit col à 510 mètres d’altitude ; de l’autre côté commencent les lougans des villages de culture où nous devons camper pendant les heures chaudes.
Comme partout dans cette région, l’action des kéniélala (sorciers) se fait fortement sentir. Sur les chemins et aux carrefours, les indigènes, à l’aide de cendre délayée dans de l’eau, ont tracé des signes cabalistiques pour conjurer les esprits malfaisants.
A midi nous campons sous un ficus à côté d’un des trois villages de culture de Pégué. Ces petits villages sont entourés d’enceintes en terre glaise et séparés les uns des autres par un joli petit ruisseau ; ils ne portent pas de nom particulier, on les appelle Pégué-togoda (campement de culture de Pégué).
Nous devons ici être éloignés d’à peu près 6 kilomètres de Niélé, ce qui porte la distance totale de Dioumanténé à Niélé à 90 kilomètres environ.
Les indigènes employés comme courriers parcourent ce trajet, que l’on peut porter à 110 kilomètres avec les circuits, en trente-quatre heures, dont vingt-quatre de marche ; quand ils sont chargés, ils mettent cinquante-huit heures, dont trente de marche environ. Avec des animaux chargés, il faut trois jours et deux nuits en marchant matin et soir.
Mercredi 1er février. — Deux heures après mon arrivée aux togoda, j’ai été atteint d’un accès bilieux hématurique ; grâce à de fortes doses de quinine que je m’étais administrées la veille et le matin même, je n’ai pas perdu connaissance un seul instant et j’ai pu me soigner. Le café est un excellent diurétique quand, comme moi, on n’en fait pas sa boisson journalière. Dès le cinquième jour j’allais déjà mieux, et le neuvième jour je pouvais faire une promenade d’une centaine de mètres au bras de Diawé. Ma convalescence fut assez rapide ; l’appétit revenait ; malgré cela, il m’était impossible de me mettre en route et de songer trop tôt au départ : les fortes doses de quinine que j’avais absorbées (12 grammes environ en sept jours)[246] m’avaient occasionné des douleurs de cœur qui m’empêchaient de marcher.
Le togoda où j’habitais était heureusement bien situé ; nous étions par 620 mètres d’altitude. Dans la matinée, le plateau était balayé par des vents frais, et jusque vers sept heures et demie on aurait pu se croire en France, au mois de juin.
Mais de dix heures à deux heures il fait une chaleur atroce : les cases étant excessivement basses et petites, la chaleur est insupportable. Je ne puis malheureusement plus me rendre compte de l’état de la température : tous mes thermomètres sont dérangés depuis mon départ de Fourou.
Pendant ma maladie, Pégué a fait prendre tous les jours de mes nouvelles, et dès que le mieux s’est fait sentir, il m’a envoyé un bœuf, du lait, des œufs, du miel, des poules, du beurre et des papayes ; en outre, on a tous les jours délivré à mes hommes du riz, du maïs ou des ignames et quelquefois du dolo.
Pégué a installé d’une façon très intelligente ses captifs dans son pays : ils sont groupés, hommes, femmes et enfants, par cinquantaine environ, sous les ordres d’un chef qui commande le togoda. Ces captifs reçoivent comme première mise quelques têtes de bétail, des animaux de basse-cour et des graines, et mettent en exploitation les terrains des environs ; chaque togoda constitue ce qu’on pourrait appeler une ferme, dans laquelle Pégué puise ses approvisionnements. Malheureusement tout cela n’est pas administré avec beaucoup de méthode : comme chez tous les noirs du reste, le gaspillage prime sur l’économie.
On cultive par ici plusieurs variétés de kou (ignames). En dehors de celles que j’ai vues à Fourou, il existe ici une espèce qui est rouge betterave quand elle est cuite, et une autre qui est jaune melon. Le maïs, de plusieurs variétés, est de qualité inférieure ; les patates sont d’un rouge foncé et de très bonne qualité. On ne cultive qu’une variété de mil, le sanio (petit mil blanc en épi) et une de sorgho, le bimbiri (gros sorgho rouge).
Toutes ces denrées sont emmagasinées en grappes ou en épis, ce qui nécessite de grandes quantités de magasins. Dans la plupart de ces villages de culture il y a plus de greniers que d’habitations. Ces greniers sont de même construction que ceux que j’ai décrits à Kouroula, mais de dimensions beaucoup plus grandes.
J’ai remarqué beaucoup de cé (arbres à beurre) dans les environs, mais l’arbre le plus répandu par ici est le netté ou néré : Parkia biglobosa. C’est un arbre de ressource pour l’indigène : la farine jaune que contiennent les cosses sert d’aliment et ses noyaux servent à confectionner le soumbala ou[249] simbala, qui constitue la base de presque toutes les sauces. (Voir le chapitre Mossi.)
Les bœufs sont très vigoureux et pourraient servir d’animaux de trait, mais ils sont en moins bon état que ceux de Fourou, remarquables par leur structure râblée, et qui constituent plutôt, comme je l’ai dit, le véritable animal de boucherie du Soudan.
Les captifs des togoda des environs sont tous laids sans exception, et aucun d’eux n’est vêtu. Les femmes s’enroulent autour des reins une[250] vingtaine de cordelettes en peau composées chacune de trois lanières de la grosseur d’une forte ficelle ; les extrémités se terminent d’un côté par une boutonnière, de l’autre par un nœud. A ces cordelettes sont suspendus de petits objets en cuivre fondu représentant des tortues, des lézards ou des chevaux[39] ; ils sont confectionnés par les lokho (caste de forgerons), dont les femmes sont réputées fort belles ; cette caste d’artisans n’est pas méprisée comme les autres.
Certaines jeunes filles portent, en outre, par devant et par derrière, une sorte de petit bouclier en bois en forme de triangle, dont l’angle aigu un peu courbé se termine entre les jambes. Ils sont fixés aux cordelettes à l’aide d’un passant en bois dans lequel on introduit cinq ou six petites ceintures.
Les captifs sont relativement bien stylés, les hommes ne m’ont jamais parlé sans s’incliner profondément ni enlever leur bonnet ; pour saluer, les femmes s’agenouillent devant moi face en arrière, c’est-à-dire en me présentant le dos.
Les hommes actuellement n’ont pas grande occupation : presque toutes les récoltes sont rentrées. Dans les togoda que j’ai visités, ils bâtissaient de nouvelles cases et réparaient l’enceinte. Quant aux femmes, à part la corvée de bois ou la cueillette du coton qu’elles font tous les matins, elles sont occupées à préparer les aliments, à piler ou à moudre du grain, ou bien à cuire du dolo, le village n’étant pour ainsi dire qu’une grande brasserie.
Cette boisson est préparée ici d’une manière un peu différente que sur la rive gauche du Niger. Quand le maïs ou mil germé est pilé, on le laisse macérer plusieurs jours dans de l’eau avec des tiges de gombo pilées et une grande quantité de piment. Préparée de la sorte, cette boisson est moins goûtée par l’Européen : l’odeur qu’elle répand est désagréable. La liqueur est forte et enivrante : je ne pouvais la boire que bien étendue d’eau.
Dans la soirée seulement, pendant que les hommes s’enivrent, les femmes filent le coton, soit à la lueur de feux, soit au clair de lune.
Le togoda que j’habite renferme une famille de fono, sorte d’orfèvres, dont j’ai déjà parlé à Fourou. Leurs femmes, dans la journée, sont occupées, dans un gros trou recouvert de branchages, à faire de la vannerie et à confectionner des chapeaux en paille. Les fono forment une sorte de caste qui est très redoutée ; les Siène-ré les disent sorciers et les évitent absolument, comme dans le Kaarta et le Bélédougou on évite les koulé (raccommodeurs de calebasses).
[251]Dès que j’en eus l’occasion, je fis demander au Ouattara s’il ne convenait pas de faire parvenir de suite à Pégué les cadeaux que je lui destinais ; ce dernier me conseilla d’attendre que je sois rentré à Niélé, ce qui devait se faire dès que je serais entièrement rétabli. Au bout de quelques jours j’envoyai le chef du togoda demander à Pégué la permission de rentrer dans son village. Le soir il revenait, me disant que le fanfollo (roi) allait faire une expédition de trois ou quatre jours, qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de moi pour le moment, mais que dès son retour il m’enverrait chercher, et que je pouvais être persuadé de son amitié sincère, sans laquelle il ne m’aurait pas offert l’hospitalité dans un de ses villages.
Le délai étant largement écoulé et les visites des gens de Pégué se faisant rares, je me décidai à envoyer Diawé en reconnaissance à Niélé ; il revint au bout de quelques heures et me raconta son entrevue avec les gens de Pégué.
Ce brave souverain refusait absolument de me voir ou de me laisser entrer dans son village ; il ne désirait même pas recevoir mon envoyé, en revanche il protestait de son amitié pour les Français et pour moi en particulier : « J’obtiendrai de lui tout ce que je demanderai. Quand je fixerai mon départ, il me donnera un homme qui devra me conduire de sa part jusqu’à l’entrée des États de Kong et me recommander à Iamory, prince de la famille régnante de Kong. »
Toutes les tentatives que je fis par la suite restèrent sans résultat : il me fallait renoncer à avoir une entrevue avec Pégué et à entrer à Niélé.
Je m’empressai, puisque d’autre part il était plein de dispositions bienveillantes à mon égard, de lui faire parvenir un cadeau, dont voici le détail :
Une belle paire de pistolets à piston ;
Une paire de pistolets à silex ;
Un tapis de selle en velours bleu bordé d’or ;
Deux caftans, un en velours grenat, l’autre en velours vert ;
Un bonnet en velours frappé or ;
Un turban en tricotine dorée ;
Trois pièces de calicot imprimé, des rasoirs, glaces, couteaux, perles, etc.
Le tout s’élevant à une valeur de 500 francs environ (prix de revient en France).
Son envoyé, qui vint me remercier, me raconta que le roi avait réuni tous les habitants du village pour leur faire voir les présents qu’il venait de recevoir des Français. Jamais personne ne lui en avait donné d’aussi[252] riches ; aussi, a-t-il ajouté, « chaque fois qu’un Français demandera de traverser mon pays, je lui faciliterai son voyage en lui donnant de mes hommes ». Je crois qu’il tiendra sa parole, pourvu que le voyageur qui passera chez lui ne soit pas à cheval, il l’a formellement dit. Quant à nos marchands, qu’il laissera librement venir commercer chez lui, dit-il, et pour lesquels il n’a pas voulu prendre d’engagement par écrit, je ne crois pas qu’ils entreront jamais à Niélé sans payer un lourd droit de passage, car dans le togoda que j’habitais, les captifs m’ont dit que, sauf les gens de Kong et de Niélé, personne ne pouvait apporter de marchandises de quelque valeur ici sans se les voir confisquées. Du reste, en fait de commerce ici, il n’est possible de trouver à échanger des marchandises que contre des cauries ou des esclaves.
Les causes qui m’empêchèrent d’entrer dans Niélé m’ont été longtemps inconnues ; je crois cependant depuis avoir un peu élucidé cette question, grâce au guide que Toumané m’avait imposé. Cet homme, par la suite, m’était entièrement dévoué, il m’avait pris en affection et me l’a prouvé plus tard, car ce n’est que grâce à lui que j’ai été accueilli convenablement à Léra et que j’ai obtenu protection du chef de ce village.
1o Mon passage en plein jour à Nafégué, raconté par les gens de Niélé, qui avaient, pour se vanter, exagéré mes exploits, fut considéré comme un fait surprenant qui fit dire à Pégué et à son entourage que, pour oser tenter quelque chose de si audacieux, je devais posséder quelque engin qui me permettait de défier la puissance des plus terribles adversaires.
J’ai raconté ce passage à Nafégué dans toute sa simplicité, mais les indigènes de ces régions sont tellement sous l’influence des kéniélala que tout acte est de suite interprété comme une sorcellerie.
2o A ce grief venait s’ajouter mon passage chez Samory. Pégué me soupçonnait d’être son ami, et comme il se méfie de lui et de ses gens, j’ai été considéré comme suspect, non pas qu’on craigne précisément que je ne m’empare de Pégué, mais on redoutait qu’à l’aide d’écrits introduits dans les puits ou semés par les rues je ne jetasse un sort sur la ville. C’est ainsi que le vieux Ouattara et les gens de Pégué n’ont pas toléré l’emballage de quelques menus objets dans des fragments de vieux journaux ; j’ai même été tenu d’enlever à l’eau de belles étiquettes dorées fixées à la colle sur les pièces d’étoffe que je destinais à leur chef.
3o Il n’y avait pas longtemps qu’on venait d’apprendre la mort de Tidiani (roi du Macina). Cette mort coïncidait justement avec le passage du lieutenant de vaisseau Caron à Bandiagara, et ces ignorants n’avaient pas manqué d’attribuer la mort de leur souverain au passage de notre compatriote.[253] Ce souvenir venait encore de se raviver par la nouvelle de la mort de Yawakha, chef de Fourou, décédé malheureusement deux ou trois jours après mon départ de son pays.
4o Peut-être aussi ma maladie a-t-elle été considérée comme un avertissement du ciel et les marabouts ou les kéniélala de l’entourage de Pégué se sont-ils emparés de ce fait pour intimider leur chef et par cela même gagner dans son estime en lui prouvant qu’ils veulent le préserver d’un grand danger.
Pégué, cependant, d’après ce que l’on m’en a dit, passe pour un homme très intelligent dans son pays. Il est de la famille des Ouattara, et âgé de trente-cinq ans environ. Pégué est un surnom. Étant tout jeune, il montrait déjà beaucoup de finesse et de subtilité dans ses actions et ses paroles, ce qui le fit surnommer, par Tiéoualé sa mère et Fan son frère, Pé, qui veut dire « lièvre » en siène-ré ; en siène-ré follona, c’est Pégué, gué étant la terminaison de beaucoup de substantifs follona.
J’ai appris pendant mon séjour ici que l’almamy exigeait la soumission de Pégué ; il voulait annexer cette partie du Follona. Les envoyés, en revenant à Niélé, apportaient à Pégué l’ordre de mettre ses troupes en marche, de s’emparer et de détruire le Pomporo et le Samokhodougou. Pégué, qui se contentait parfaitement de ses relations de bon voisinage avec Samory et qui ne rêvait pas du tout une annexion, a vivement protesté et a renvoyé le fils du chef de Fourou et ses gens en leur ordonnant de dire à Samory que « s’il désirait vivre en bon voisin avec leur roi, il entendait également conserver toute sa liberté d’action ».
Ce pays traverse un mauvais moment, car, quelle que soit l’issue de la guerre, il sera ravagé. Si Samory s’empare de Sikasso, il viendra dévaster le Pomporo et poussera certainement jusque dans le Follona ; dans le cas contraire, ce sera Tiéba qui s’emparera de Niélé. Pégué n’a actuellement qu’une chance d’échapper à la ruine, c’est d’être le fidèle allié de Tiéba ; malheureusement l’opinion publique de son pays est contraire à cela, Tiéba ayant fait si souvent des incursions dans cette région que tout le monde lui est hostile.
Le souvenir de la prise du vieux Niélé, de la destruction de Kawara, et surtout la dernière défaite de Pégué et sa fuite dans le Tagouano, sont trop récents chez les pauvres Siène-ré pour que Pégué puisse tenter dès à présent un rapprochement auprès de Tiéba.
Le Follona[40] de Pégué tombera fatalement entre les mains de Tiéba, et[254] cela dès que les hostilités avec Samory seront terminées. Nos prévisions se sont depuis confirmées : Tiéba a annexé le Follona, de sorte que ce pays est placé par contre-coup sous notre domination.
★
★ ★
La région qui obéit aux ordres de Pégué commence à quelques kilomètres dans l’est de Dioumanténé, à la rivière Bandamma, et se termine à l’ouest à la branche occidentale du Comoé, désignée sous le nom de rivière de Léra. Au sud elle se confine aux confédérations de Mbeng-é et de Ngokho ; au nord, aux États de Tiéba.
Dans la zone que j’ai traversée, les territoires habités n’ont que 30 kilomètres de largeur depuis 1883. Vers cette époque, Tiéba et Niamana, chefs de Mbeng-é, détruisirent Niélé et battirent Fan, père de Pégué. Comme pour jeter un défi à ses adversaires, Fan[41] fit immédiatement reconstruire sa capitale à une journée de marche dans l’est.
Puis il entreprit une campagne contre Fourou ; c’est sous les murs de cette ville qu’il trouva la mort. Son successeur, Pégué, n’ayant pas voulu reconnaître la suzeraineté de Tiéba, ce dernier lui fit la guerre.
Makhandougou et Kawara, surpris de nuit, furent détruits et tous les habitants faits prisonniers. Niélé n’échappa que par hasard au carnage, les habitants ayant eu le temps d’évacuer le village avant l’arrivée des guerriers de Tiéba.
A la suite de ce coup de main, Tiéba se serait fait payer 1000 captifs et 120 chevaux par Pégué. Ce chiffre est évidemment exagéré ; je crois qu’en le réduisant au tiers on ne doit pas être loin de la vérité.
Toute la force de Pégué consiste dans ses captifs, qui me paraissent nombreux ; tous les togoda que j’ai vus lui appartiennent ; mais je ne crois pas que ce chef puisse mettre sur pied plus de 2000 guerriers armés de fusils et 50 à 60 chevaux.
Le refus de Pégué de me laisser pénétrer dans sa capitale me cause beaucoup de chagrin. Niélé par elle-même n’offre rien de particulier, mais je crains que d’autres chefs ne me fassent le même accueil. Quant à obtenir de bons itinéraires avec des gens si méfiants et si superstitieux, je ne puis y songer sans compromettre la suite de mon voyage.
[255]Le croquis de la ville est la fidèle reproduction du dessin que Diawé m’a fait dans le sable à son retour au togoda. Le village principal est à peu près au centre de l’enceinte extérieure et est séparé d’un autre groupe d’habitations, où la population est moins dense, par une rivière bordée d’une très belle végétation. Ce cours d’eau, quoique non éloigné de sa source, est déjà profond et on le traverse sur deux petits ponts en bois ; le petit affluent qu’il reçoit à droite n’est composé que d’amas d’eau stagnante, non potable, et traverse une bananeraie contenant environ deux fois autant de bananiers que celle de Dioumanténé (environ 2000 pieds), mais tous sont très jeunes et n’ont pas encore de régimes.
C’est dans les terrains vagues qu’on a pris les terres nécessaires à la construction d’un mur d’enceinte et des habitations, qui sont ou rondes ou carrées. L’enceinte, en pisé, haute de 3 m. 50 environ, est tracée un peu en crémaillère ; comme à Dioumanténé, une banquette en terre permet aux tireurs de faire feu par-dessus la crête. Dans quelques endroits, le mur est percé de petits créneaux de forme triangulaire.
Le logement particulier de Pégué se trouve au centre du village principal et comprend, outre des cases rondes ou carrées, une dizaine de cases à un étage, comme il y en a quelques-unes à Bammako.
Le grand village seul est bien peuplé ; les groupes de cases en deçà[256] de la rivière sont peu habités et la population y est très clairsemée.
En dehors du fond de la population, qui est Siène-ré, il y a quelques Mandé-Dioula qui sont musulmans et s’occupent de commerce ; je ne crois pas qu’au total le chiffre de la population dépasse 3000 à 3500 habitants.
Niélé est cependant le plus grand centre de toute cette région ; viennent ensuite Mben ou Mbeng-é (environ 2000 habitants) et Ngokho (1000 à 1500). Quand les indigènes parlent de Niélé, ils disent : « Niélé est à peu près aussi grand que Sikasso ».
Dans les villes non commerçantes il me paraît du reste difficile que la population dépasse le chiffre d’habitants que j’assigne à Niélé : pour que 3000 indigènes vivent sans presque recevoir de denrées de l’extérieur, il faut qu’il y ait de nombreux champs. Si la population dépasse un tant soit peu ce chiffre de 3000, que je considère comme un maximum, les cultures les plus éloignées s’étendraient à environ 10 à 12 kilomètres de la ville, ce qui est déjà loin pour y aller travailler et récolter le grain.
Aux abords de Fourou, par exemple, où il y a relativement peu de terrains en friche, à cause de la nature ferrugineuse ou marécageuse du sol, les cultures s’étendent à 8 ou 9 kilomètres du village. Les indigènes ne s’y rendent pas volontiers, de crainte d’être enlevés : les cultures en souffrent et les champs sont cultivés avec beaucoup moins de soin que ceux situés dans un rayon moindre.
Il se tient quotidiennement à Niélé trois petits marchés, où l’on trouve à acheter, comme partout, du tabac à priser, de la graisse de cé et des condiments.[257] Les marchés, que j’ai décrits déjà plusieurs fois, sont sans importance, les marchandises de cinquante vendeurs pouvant être toutes achetées pour quelques milliers de cauries. Mais le lundi il y a grand marché ; il se tient au sud de la ville et à l’extérieur sur une place où il y a quelques bombax ; deux de mes hommes que j’y ai envoyés pour acheter du sel m’ont dit n’avoir vu aucune marchandise d’Europe ; il y avait beaucoup de monde, paraît-il, mais pas plus de denrées à vendre qu’à Fourou. L’affluence considérable des visiteurs sur les marchés, à partir de Dioumanténé, tient à ce qu’il s’y débite beaucoup de dolo ; les hommes des environs ne se rendent pas au marché pour vendre ou pour acheter, mais la plupart pour y voir des amis, causer et surtout y boire du dolo ; c’est en quelque sorte la foire de nos campagnes, où l’on voit à côté de vendeurs et d’acheteurs quantité de gens qui viennent pour se distraire.
Le sel (valeur 8 fr. 50 le kilo), la poudre et les chevaux viennent de Kong. Les tissus et marchandises européennes y sont apportés également de temps à autre par les marchands de cette ville, qui les achètent à Salaga ou à Bondoukou.
Bammako est évidemment plus près de Niélé (25 à 30 jours), mais on n’y trouve encore rien à acheter, et si les marchands désirent se procurer perles, articles de Paris, armes, poudre, tissus assortis, ils sont forcés de se rendre à Médine, ce qui porte leur voyage à 60 jours. Avec cela, le passage chez Tiéba et Samory, ces deux souverains si remuants, ne s’effectue jamais sans danger ; de sorte que nous ne sommes pas en mesure d’alimenter avantageusement cette région de nos produits manufacturés ; elle sort de la zone commerciale tributaire du Sénégal et ne peut être alimentée que par les marchés de Salaga et de Bondoukou, distants de 40 jours de marche de Niélé.
Pendant mon séjour à Tiong-i et à Fourou et en vue d’un prochain passage dans le Follona ou les régions avoisinantes, j’avais obtenu sur ce pays et ses habitants quelques renseignements que je n’avais pas consignés sur mon journal, ayant toujours l’espoir de visiter en tout ou en partie cet intéressant pays.
Un de mes informateurs était un Tagoua[42] de Ngokho. C’est de lui que je tiens à peu près tous les renseignements que je vais consigner ici.
Niélé, d’après la légende, aurait été fondé par des chasseurs presque[258] blancs, venus du nord : des Arabes, dit-on. Ces chasseurs seraient arrivés il y a plusieurs centaines d’années dans le Follona, où ils vivaient exclusivement du produit de leur chasse ; longtemps ils ont vécu à l’état nomade, campant par-ci par-là avec leurs meutes de chiens ; enfin, un beau jour, ayant trouvé un emplacement qui leur convenait pour s’y établir définitivement, ils cueillirent des feuilles aux arbres du marigot du vieux Niélé et les portèrent aux chefs du pays en leur disant : « Il y a longtemps que nous voyageons dans votre pays ; nous avons trouvé maintenant un endroit où il y a beaucoup de gibier ; voici des feuilles que nous avons coupées aux arbres qui ombragent la rivière près de laquelle nous voudrions nous établir : si vous y consentez, le pays ne manquera jamais de viande séchée : vous la trouverez toujours chez nous. » Les chefs siène-ré ayant accordé la permission qu’on leur demandait, les chasseurs fondèrent un village, qu’ils nommèrent Nouélé, ce qui dans leur langue voulait dire : « Qui nous est donné ». J’ai cherché ce mot dans mon dictionnaire arabe et j’ai en effet trouvé que Nouélé, نوال, voulait dire « don, cadeau ». Au bout de nombreuses années, la population s’étant accrue, et le gibier faisant défaut, ils procédèrent de la même façon et fondèrent plus dans l’est un autre village, qu’ils nommèrent Kabara. C’est le Kawara actuel. Si réellement ces chasseurs étaient d’origine maure ou parlaient leur langue, l’étymologie de ce second nom serait « grand », كبر D’après un de mes informateurs, le nom de famille de ces Maures était Noupé, qu’ils ont conservé pendant fort longtemps ; cependant, dans la suite, les Siène-ré ne les désignaient plus que sous le nom de Nampou, ce qui veut dire « étrangers ». Les Mandé les appelaient Lounatié, mot qui en mandé a le même sens.
Le vieux Ouattara et les autres gens de Niélé avec lesquels j’ai eu des relations n’en savaient pas plus long, mais ils m’ont confirmé cette histoire de la fondation de Niélé et de Kabara par des Nampou chasseurs. Je comptais éclaircir cette question auprès de quelque musulman instruit de Niélé, si toutefois j’avais eu le bonheur d’en trouver un : malheureusement je n’ai pas eu cette chance pendant mon séjour ici.
Pégué m’ayant, par ses envoyés, renouvelé la promesse de me donner des guides pour me rendre jusqu’à l’entrée des États de Kong, je lui fais exprimer tous mes regrets de n’avoir pas pu lier plus intimement connaissance avec lui et demander de partir le 3 au matin. Le soir même, il me fait dire que c’est chose convenue et que le surlendemain on viendra me prendre de bonne heure.
J’ai fixé mon départ au vendredi 3 afin d’arriver le même jour à Oumalokho,[259] dont c’est le jour de grand marché, et atteindre Déra ou Léra le dimanche (également jour du grand marché).
Vendredi 3 février. — Le guide de Pégué vient me prendre au togoda à huit heures du matin, et le départ a lieu un quart d’heure après. Dès le premier kilomètre, ce guide me fait quitter le chemin qui conduit à Niélé pour contourner la ville par le nord et me fait traverser et passer en vue de plusieurs togoda. Comme tous sont reliés à Niélé par un large sentier, j’en ai pris la direction à la boussole et ai pu ainsi déterminer l’emplacement de Niélé par recoupement à quelques centaines de mètres près. Ayant suivi la plupart du temps, en guise de chemin, des sillons de champs de mil, je ne suis arrivé à Oumalokho que vers midi.
Mon guide Ndo (le vieux Ouattara) et quelques hommes de Pégué étaient à l’entrée du village principal et m’avaient choisi un campement et une case à proximité ; pendant que mon domestique me préparait à déjeuner, je fis le tour du marché, qui se tient au sud du village. La place du marché n’est ombragée que par de maigres ficus, qui ne donnent pas d’ombre : aussi quelques marchands se sont-ils construit des abris en chaume dans le genre de ceux du marché de Ténetou.
Quoiqu’il n’y ait presque rien à vendre en dehors des condiments et des denrées du pays, il régnait une grande animation sur ce marché : les visiteurs étaient nombreux et les marchands de niomies et de dolo ont dû faire des affaires. J’ai calculé qu’il y avait à peu près 1500 litres de dolo sur le marché. En dehors des céréales (mil, maïs, etc.), j’ai vu trois paniers de boules d’indigo, beaucoup de poteries, quelques outils de fer pour culture, un peu de coton, une centaine de kilos de piments rouges et une cinquantaine de poulets ; pas d’articles d’Europe. Des marchands de Kong vendaient de la poudre, des morceaux de soufre et quelques pierres à fusil. Partout dans cette région le Mandé est coiffé du bonnet en drap garance. Ce bonnet, qui est très long, lui sert en même temps de poche ; il y loge ses cauries, son tabac, ses kolas. La pointe du devant est toujours relevée en forme de visière.
Les cauries dans le Follona sont toutes excessivement malpropres, et la fente du milieu est pleine de terre. Dans les États de Pégué comme chez Samory, la propriété est un vain mot : les malheureux qui ont gagné quelques centaines de cauries sont forcés de les enterrer dans leur case ou dans leur champ pour les soustraire à la rapacité des chefs qui les gouvernent.
Oumalokho se compose de trois villages assez grands non fortifiés : l’un est habité par les forgerons de Pégué, l’autre par des Mandé-Dioula musulmans et leurs captifs, le troisième l’est par des Siène-ré.
[260]Presque toute la population vient de l’ancien Oumalokho, dont j’ai signalé les ruines et la montagne dans ma route de Dioumanténé à Niélé. C’est près du village des Mandé-Dioula que se tient le marché ; c’est là aussi qu’on trouve les cages à tisserands : j’en ai compté trente-deux, dont huit seulement fonctionnent aujourd’hui.
Devant le village des forgerons sont alignés quinze hauts fourneaux, dont cinq sont en activité ; je suis même assez heureux pour en voir débourrer un, ce qui, d’après mes noirs, est de très bon augure.
Ces hauts fourneaux sont construits d’une façon pratique ; ils me paraissent particulièrement bien conçus pour la facilité du bourrage et surtout du tirage ; chacun d’eux est pourvu de douze bouches de tirage mobile qui sont toutes en place au début et retirées au fur et à mesure de la combustion. Les forgerons, très nombreux autour de chaque fourneau en activité, semblent ne pas perdre de vue un seul instant leur besogne.
Pour le débourrage, ils attaquent vigoureusement le sable qui bouche l’ouverture principale. Pour cela ils se servent de pelles emmanchées très bien conditionnées. Ces pelles sont désignées en France sous le nom d’écoupe et la douille n’est pas rapportée. L’ouverture étant débouchée, deux ouvriers, à l’aide d’un poussoir en bois, sortent le bloc en fusion hors du cubilot à une dizaine de mètres en avant ; là il est couvert de poussier fin et battu avec de forts gourdins pour en détacher les scories ; cette opération terminée, le bloc, qui peut peser 40 à 50 kilogrammes, est retourné et on le laisse refroidir lentement.
Oumalokho ne possède pas de bœufs, mais j’y ai vu une centaine de moutons. J’y fus très bien accueilli, et les trois villages m’envoyèrent chacun du riz, du mil, des poules et des pintades. Après avoir remercié tous ces braves gens et distribué quelques cadeaux, j’allai me reposer à l’ombre d’un bombax, car ma case n’était pas tenable. Dans cette région, les cases sont si petites que c’est à peine si l’on peut s’y étendre. Elles sont rondes, d’un diamètre de 2 m. 50, et pourvues d’une sorte de mur intérieur en forme de paravent qui bouche presque la porte et qui laisse à peine pénétrer le jour ; la porte est en outre munie d’une véranda en paillote qui se termine à 40 centimètres de terre, de façon qu’il n’entre pas un brin d’air dans ces tristes cases.
Dans la soirée, le fils du chef de Makhandougou vient me voir. Ce jeune homme, qui s’appelle Ardjouma, « Vendredi », me souhaite le bonjour de la part de son père, musulman influent de la région ; il me raconte que j’étais apparu en rêve à son père il y a plus de six mois et qu’il avait tout préparé pour bien me recevoir. Il a fait châtrer et engraisser un bouc à[261] mon intention. Je trouverai aussi un logement propre tout préparé à Makhandougou.
Après le dîner, ce brave garçon est venu coucher à mon campement afin d’être prêt en même temps que nous, si nous partions de bonne heure.
Samedi 4. — Le départ a lieu au clair de lune. Après avoir dépassé le dernier des villages d’Oumalokho, nous avons eu quelques difficultés à traverser un ruisseau marécageux. Il a fallu décharger les animaux ; mais à part cela la route a été partout bonne ; le sentier, élargi par les habitants de Kéoualésou (village fondé par la mère de Pégué), a 1 m. 20 de largeur. Cette région est peu accidentée : on ne franchit que de petits plateaux séparés les uns des autres par des bas-fonds marécageux, presque tous à sec actuellement. Les cultures d’ignames sont remarquables par le soin qu’on a mis à isoler et aligner les pieds. Les cultures de coton sont belles aussi, mais aucune n’est en plein rapport.
Dans les endroits incultes errent des bandes de pintades sauvages et de petites biches en grande quantité.
Avant d’arriver au petit ruisseau qui précède Makhandougou, Ardjouma me fit voir un large sillon couvert de végétation : c’est le chemin d’invasion[262] que Tiéba suivit pour se rendre de Sikasso à Kawara. Afin de surprendre ce village qui était très florissant, Tiéba n’a suivi aucun chemin (Ardjouma, du reste, m’a affirmé qu’il n’en existait pas). Il a coupé à travers la brousse et en quatre jours s’est rendu de sa capitale à Kawara, dont il fit presque tout le monde captif.
Une demi-heure avant d’entrer dans le village, on passe en vue de nombreuses ruines, dont quelques-unes sont très grandes ; elles datent de la même époque (1883). Les habitants ont à peu près tous été emmenés en captivité par Tiéba et ses gens, et il ne reste à Makhandougou que la famille d’Ardjouma et une centaine d’autres indigènes.
A mon arrivée à Makhandougou, Ardjouma me conduit directement chez son père, qui habite la partie est des ruines du village principal, près du chemin de Déra. Après m’avoir souhaité la bienvenue, le vieillard me mène par la main dans le local qu’il avait installé à mon intention ; il me fait dire que je dois me considérer comme chez moi et ne m’inquiéter de rien ; il donne devant moi ses ordres à ses captifs, qui m’ont paru très soumis et relativement bien élevés. Quelques instants après, un de ses hommes m’apporte la bête qu’il avait engraissée pour moi, un chapon, du lait, du riz, vingt œufs de pintade, du miel et des papayes.
Le local qui m’a été préparé est une construction à un étage ; elle est carrée et a 5 mètres de hauteur. La distribution intérieure est très simple : une chambre au rez-de-chaussée et une au premier étage. La cage de l’escalier, ou plutôt la rampe qui sert à se rendre au premier étage, est prélevée sur les chambres, de sorte que chacune a 2 m. 50 de côté sur 2 mètres.
La chambre du bas prend le jour par une porte en forme de T, et celle du haut par un trou ménagé dans la toiture. Cette lucarne est préservée des intempéries par une petite case en paillote, dont la partie qui fait face au nord est ouverte, mais peut au besoin se fermer à l’aide d’une petite porte en séko (paillasson).
Deux peaux de bœuf constituent l’ameublement de cette construction. Le vieux Ouattara qui m’accompagne me dit que les cases de Pégué sont en tout semblables à celle-ci, intérieurement et extérieurement.
Le vieux musulman, originaire de Kawara, n’est pas un lettré, il sait tant bien que mal lire son Coran ; cependant, il a réussi à acquérir dans la contrée un certain renom par sa piété et par la stricte observation des pratiques religieuses. J’allai le voir dans la journée et lui envoyai en cadeau : un beau pistolet à deux coups, de la coutellerie, des étoffes, des glaces, des fournitures de bureau, etc.
Il parut très satisfait et le soir, après le dîner, se mit amicalement à ma[263] disposition. Je le questionnai sur Niélé et Kawara ; malheureusement il ne m’apprit rien de nouveau (il me confirma simplement ce que j’ai consigné plus haut au sujet de la fondation de ces deux villes). Puis il me parla longuement des malheurs qui étaient survenus à son pays, et ne me cacha pas qu’il en prévoyait encore d’autres après la fin de la guerre Tiéba-Samory. Les inquiétudes de ce brave musulman sont pleinement justifiées ; son pays traverse, pour le moment, une mauvaise crise, la politique suivie par Pégué étant contraire aux intérêts de son pays, comme je l’ai déjà dit.
Il me raconta que je n’étais pas pour lui un inconnu et qu’il m’avait vu en rêve. « Le pays dans lequel tu vas entrer est difficile, me dit-il, mais pour que tu sois venu jusqu’ici il faut que tu aies beaucoup de force dans la tête (de volonté), et tu passeras partout avec l’aide de Dieu ; je te le souhaite de tout cœur. » Sur ces mots il prit congé de moi, me donna sa bénédiction et ordonna à son fils Ardjouma de m’accompagner jusqu’à Déra et au besoin jusque chez Iamory.
Dimanche 5 février. — Déra étant assez loin et séparé de Makhandougou par un petit fleuve, je me mets en route à trois heures du matin, par un beau clair de lune ; il n’existe aucun village ni sur la route, ni à droite ni à gauche ; le pays est presque plat ; on traverse cependant plusieurs bas-fonds marécageux, dont l’un est agrémenté d’un groupe d’une vingtaine de palmiers : ce sont les premiers que je vois depuis fort longtemps. Le terrain est un peu boisé. Les arbres rabougris sont rares et font place à de beaux arbres de haute futaie. Bientôt on aperçoit sur la gauche la bordure verte d’un gros cours d’eau qui porte les eaux des environs de Niélé au fleuve de Léra. Le confluent de cette rivière, qui a 10 à 15 mètres de largeur, est à 1 kilomètre environ au nord du gué de Léra.
A sept heures, après avoir cheminé quelques instants dans un fouillis de verdure, qui offre aux voyageurs de jolis campements, on atteint les bords de la rivière de Léra. Cette rivière vient du Kénédougou et coule vers le sud-est ; elle sert ici de limite entre les États de Pégué et le pays de Kong. Sa largeur est de 50 mètres quand son lit est plein ; actuellement il n’y a que 20 mètres de largeur d’eau, et sa profondeur au gué est de 80 centimètres. Ses berges sont difficiles. Dans le lit de la rivière on trouve du gros sable et quelques roches de grès noir qu’on prend de loin pour du basalte. Son courant est assez fort ici, car en amont, près de son confluent avec l’autre rivière, il y a une chute. En hivernage, le passage se fait à l’aide d’une pirogue qui appartient aux gens de Léra. Le point de passage des pirogues est à quelques centaines de mètres en aval du gué.
[264]La rive gauche est bien moins boisée ; elle se relève rapidement, et bientôt on atteint des champs ; deux heures après on est à Léra (ou Déra).
Cette petite ville est composée de quatorze petits villages, dont onze sont situés sur un même plateau ; les trois autres sont de l’autre côté d’une vallée marécageuse, dans laquelle les gens de Léra vont prendre l’eau.
Le marché se tient sur un petit éperon près du marais ; il est ombragé de nombreux bombax. Aujourd’hui il semblait très animé, et longtemps avant d’entrer dans le village nous entendions les clameurs des acheteurs et des vendeurs.
En arrivant, mes guides me conduisent au village du chef de Léra et lui expliquent ma présence ici. Le chef me donna une case pour passer les heures chaudes de la journée ; mes hommes durent camper sous un ficus près de ma case. Le gîte étant assuré, je me dirigeai sur le marché. C’est à midi qu’on peut le mieux juger de l’importance des marchés, car avant cette heure tout le monde n’est pas arrivé, et à partir de deux heures les gens des villages éloignés commencent à se retirer. J’arrivais donc au bon moment.
Voici, en dehors des menus articles se vendant en petits lots, ce que j’y ai vu ; environ :
Il se vendait aussi beaucoup de dolo et des aliments cuits.
Mon guide a trouvé quelques gens de connaissance ; il est surtout entouré de gens de Kong, qui lui demandent des renseignements sur moi ; il me fait faire connaissance avec quatre d’entre eux, ce qui me permet de leur expliquer que je me rends à Kong et au delà dans le seul but de créer aux Français des relations commerciales avec les peuples marchands de l’intérieur. Mes nouveaux amis me conseillent de ne pas quitter Léra sans avoir un bon guide et surtout sans me faire accompagner[267] jusque chez Iamory par des hommes du chef de Léra. Le grand chemin Léra-Sandergou-Kapi est en ce moment soumis au pillage des Pallaga : on ne peut songer à le suivre.
Je me vois donc forcé de rester à Léra demain, de m’occuper de trouver un guide complaisant, et surtout de lier plus amplement connaissance avec les Mandé influents du village, afin d’assurer ma ligne de retraite pour le cas où Iamory refuserait de me laisser passer.
A cet effet, je rends de nombreuses visites, distribuant partout quelque petite chose pour me faire des amis.
Léra ou Déra n’a pas plus d’un millier d’habitants, dont une cinquantaine de Mandé musulmans venus de Kawara après la destruction de leur village par Tiéba. Le reste de la population est composé exclusivement de Gouin(g).
Les Gouin(g) ou Mbouin(g) ne font pas partie de la famille mandé ; ils n’en ont ni le type ni les mœurs, et parlent une langue qui n’est pas comprise par les Mandé de Kawara qui habitent ici, mais qui, d’après eux, offre de l’analogie avec celle des gens du Lobi. Ce peuple m’a paru vivre encore dans un état voisin de celui de la brute : c’est le sauvage dans toute l’acception du mot.
J’ai cherché à leur découvrir un type, mais je n’ai pas trouvé deux figures offrant un trait de ressemblance entre elles ; hommes et femmes sont d’un noir terreux et ont la tête rasée ; l’homme porte pour tout vêtement le bila, un collier de cauries autour du cou et deux jarretières en cauries ; il est coiffé d’un chapeau de paille qui a la forme de ceux de nos clowns.
Tous les Gouin(g) sont armés d’arcs en bois dur, analogues à ceux du[268] Mossi, mais moins bien faits, et de flèches légères semblables à celles du Ganadougou, des Bambara et des Siène-ré du Follona. Le poignet de la main gauche est muni d’un bracelet en peau, sorte de bourrelet contre lequel vient buter la corde de l’arc quand elle se détend, ce qui évite les blessures. Le tatouage consiste en une, deux ou trois très petites entailles au coin de la bouche ; les hommes seulement ont la lèvre inférieure percée et traversée par une pointe en bois, en fer ou en plume, etc., absolument comme les femmes des environs de Tengréla. Le chef de Léra, qui est un Gouin(g), est aussi nu que ses concitoyens.
Le costume des femmes n’est pas plus compliqué que celui des hommes. Le bila est remplacé par une ceinture en cuir à laquelle sont accrochés par devant et par derrière, en forme de bouquet, des rameaux pourvus de feuilles. Afin que ce fragile costume se maintienne en place et ne vole pas au vent, une double cordelette en peau fait le tour des fesses par-dessus les feuilles. Comme ces malheureuses n’ont pas un morceau de linge, elles maintiennent leur enfant dans le dos à l’aide d’une petite natte munie de deux cordelettes en peau, dont l’une se noue à la ceinture et l’autre par-dessus les seins. Un chapeau en paille semblable aux chapeaux en papier qu’on fait pour amuser les gamins sert alternativement à la femme ou à l’enfant.
Leurs diamou (noms de famille ou de tribu) ne sont pas semblables à ceux de la famille mandé. Les Mandé de Léra m’ont dit que les Gouin(g) ne possèdent pas de bosquets sacrés. Ils vivent beaucoup de pillages et d’assassinat. Il paraît que si quelqu’un venait à s’aventurer par ici sans être accompagné par un homme connu dans le pays, il serait infailliblement assassiné pour être volé ; les Gouin(g) ne sont pas anthropophages, comme on me l’avait dit. Les morts sont immédiatement lavés, graissés et ensevelis dans la brousse sans cérémonie.
Ces sauvages ne cultivent que du mil, du sorgho et des piments et changent très souvent l’emplacement de leurs villages. Dès que la terre est un peu appauvrie, les Gouin(g) l’abandonnent et vont défricher ailleurs.
Les hommes et les enfants sont, une partie de la journée, occupés à chercher des termites pour nourrir leurs poulets, ou à placer des pots pour augmenter le nombre des termitières.
On élève beaucoup de poules, les actes les plus simples de la vie étant soumis à l’approbation des kéniélala, qui ne manquent jamais d’ordonner le sacrifice d’un poulet.
Le marché de Léra est fréquenté par les gens habitant les villages aux environs de Kanniara, quelques marchands de Kong et des gens de Niélé.[269] Léra sert en même temps de gîte et de lieu de repos aux Mandé faisant le commerce de la poudre entre Kong et Sikasso ; la route de ravitaillement passe à Sindou et Soubakhalé.
Les Mandé font cultiver par leurs captifs ; ils ont un peu de bétail ; quelques-uns d’entre eux achètent le coton, le font filer par leurs femmes et leurs captifs, et tissent des pagnes qu’ils vont échanger au loin pour du sel ou tout autre article (voir à cet effet le chapitre Kong).
Mardi 7. — Hier dans la soirée j’ai trouvé un Mandé qui veut bien me mener chez Iamory ; il est connu dans les villages aux environs et il est convenu avec lui que comme prix de son dérangement je lui donnerai un pistolet à silex. Le chef de Déra m’a envoyé également hier soir deux hommes qui doivent m’accompagner jusqu’au village voisin.
Tout ce monde-là ayant couché à mon campement, j’ai pu me mettre en route de bonne heure.
A la sortie du village, nous laissons le chemin de Sandergou à droite[43], pour prendre celui de Kanniara, qui est plus long, mais non soumis au pillage.
Avant le lever du soleil, nous dépassons Kotéré (groupe de trois petits villages), et, peu de temps après, nous sommes en vue de Toumbara, gros village exclusivement peuplé de Mbouin(g). Le frère du chef, qui sait quelques mots de mandé, insiste auprès de moi pour me faire camper dans son village. Sur mon refus d’accepter l’hospitalité, il m’accompagne jusqu’en vue de Dindougou, autre village mbouin(g). Mon guide, pour des raisons que j’ignore, n’avait pas suivi le chemin direct de Kanniara, et comme il était déjà onze heures, je pris le parti de camper un peu plus loin, à Karabarasou.
Ce petit village n’est habité que par des Mandé-Dioula. Je fus très bien reçu par le chef, et par tous les habitants, du reste. On m’installa rapidement et l’on me fit cadeau de quantité de vivres. Je demandai de suite au chef de village si je n’étais pas trop éloigné de Kanniara pour envoyer saluer Iamory, et comme la distance n’était guère que de 4 à 5 kilomètres, j’envoyai le soir même lui demander la permission d’aller le voir. A cinq heures et demie, le courrier était de retour. Il me salua de la part de Iamory, qui m’invitait à venir le voir.
Dans la soirée, des gens des environs vinrent me saluer, et les chefs de[270] Kimini, Kérétiguifésou, Papala et Wangolédougou m’envoyèrent des hommes pour m’inviter à camper dans leurs villages. Je dus insister auprès du chef de Karabarasou pour qu’il me laissât partir le lendemain ; il comptait me conserver jusqu’à jeudi (jour de marché de Karabarasou), et je n’obtins de partir qu’après avoir fait comprendre qu’il ne serait pas convenable de ne pas me rendre de suite auprès de Iamory, étant si peu éloigné de lui.
Mercredi 8. — Tiéba, chef de Karabarasou, me conduit à quelques kilomètres au sud de son village, chez son frère Ali, chef de Wangolédougou : « De là, me dit-il, en une demi-heure on gagne facilement Kanniara. » A mon arrivée, Ali, grand et bel homme, me reçoit fort bien, mais il refuse absolument de me conduire le jour même chez Iamory. « Tu es le premier blanc qui vient dans notre pays : tu ne peux passer chez moi sans accepter l’hospitalité ; tu ne manqueras de rien : tu n’as qu’à commander, tu verras que tout le monde est à tes ordres. » Je dus, à mon grand regret, me résigner à passer la journée ici.
C’était jour de marché. Dans l’après-midi, le village, qui est très petit, était rempli de gens des environs, réunis pour boire du dolo. Ici, tous les Mandé-Dioula sont musulmans et font religieusement le salam, mais la grande majorité d’entre eux boit du dolo ; ceux qui n’en boivent pas et qui observent exactement les pratiques religieuses portent tous le titre de karamokho (« karan-mokho », karan, étymologie arabe : instruire ; mokho, « homme », étymologie mandé) ; ils sont bons musulmans, mais tolérants, et n’ont rien du fanatisme des musulmans foulbé du Macina ou des Toucouleur.
Dans la soirée je reçois la visite de gens de Kong de passage ici. Ils viennent de Sikasso par Soubakhalé, Sindou et Léra, et conduisent vingt-deux sofa de Samory qu’ils ont achetés à Tiéba pour de la poudre. Ils vont, disent-ils, en revendre une partie contre de la poudre, des armes et de l’or dans le Djimni et le Gottogo (Bondoukou).
D’après ces hommes, la situation à Sikasso serait toujours la même. Baffa, dont le diassa a été pris par Tiéba, ainsi que Liganfali ont reporté leurs diassa vers la route de Daoulabougou. Tiéba, de son côté, leur a opposé de nouveaux diassa. Sikasso n’est pas coupé de son pays, et même, si Samory l’investit complètement, il sera longtemps à s’en emparer : les approvisionnements en vivres sont considérables dans le village. Ils m’ont appris que le bruit courait qu’Ahmadou, sultan de Ségou, venait de mourir[44], ainsi que la mort de l’almamy Saouty, chef religieux de Kong,[271] pour lequel j’étais porteur d’une lettre de recommandation de la part d’El-Hadj Mahmadou Lamini ez-Znéin, de Ténetou.
Jeudi 9 février. — Ce n’est pas sans anxiété que je me mets en route ce matin. Jusqu’à présent j’ai eu tellement peu à me louer de mes relations avec les chefs des pays que j’ai traversés, que je conserve toujours des craintes pour le sort de mon expédition.
Dans le Soudan, les chefs sont tout-puissants sur leurs sujets, mais ils se sentent bien inférieurs à l’Européen. Aussi, comme tout voyageur blanc leur inspire une certaine méfiance, quand ils ne sont pas d’avance décidés à le laisser passer, ils n’abordent jamais la discussion avec lui et prennent trop souvent le parti du chef de Tengréla, de Pégué, etc., en refusant catégoriquement une entrevue. Ici ce n’était certes pas le cas, puisque Iamory m’autorisait à aller le voir ; mais obtiendrais-je de lui la permission de continuer ma route ?
A Déra on m’avait fait un portrait peu séduisant de Iamory ; on me l’avait présenté comme un chef despote rançonnant les marchands et leur faisant subir toutes les vexations imaginables. Je ne tarderai pas à être fixé : Kanniara n’est éloigné de Wangolédougou que de 2 kilomètres.
En arrivant, on me met en possession d’une case préparée pour moi à côté de celles de Iamory et l’on m’y installe. Ali me présente ensuite à[272] Iamory. C’est un grand bel homme, ayant quelque ressemblance avec nos traitants wolof ; il est malheureusement un peu défiguré par le tatouage des Mandé-Dioula, qui consiste en trois grandes entailles partant des tempes et de l’oreille et venant rayonner aux coins de la bouche.
Dès les premières paroles je fus rassuré : Iamory m’informa que depuis fort longtemps on lui avait annoncé, d’abord ma présence chez Samory, ensuite chez Tiéba et chez Pégué. « De mauvais bruits couraient sur ton compte, me dit-il. Samory avait dit partout que tu commandais beaucoup de soldats et que tu venais l’aider. Quoique nous sachions que les blancs n’ont aucune raison de faire la guerre, puisqu’ils ne font pas de captifs, nous avons cru devoir contrôler un peu ces nouvelles et surveiller tes actes. Comme partout où tu as passé, tu as laissé de bons souvenirs, la route t’est ouverte ; tu entreras à Kong comme tu le désires, et de là tu iras où bon te semblera. Je te promets notre appui. »
En arrivant dans un village ou chez un chef auquel on a quelque chose à demander, il faut bien se garder de lui dire tout de suite ce que l’on veut de lui. Si pressante que soit la mission que vous avez à remplir, il ne faut en exposer le sujet qu’au bout de plusieurs entrevues.
Les premières audiences sont consacrées aux salutations, souhaits de bienvenue, puis viennent les politesses que l’on se fait réciproquement, envois de cadeaux, etc.
Dès le deuxième ou le troisième jour, des gens de la maison du chef viennent habilement vous sonder ; il est bon de ne se déboutonner que graduellement et de laisser ses intentions dans le vague. Le chef, peu à peu éclairé sur vos projets, consulte ensuite son entourage, s’enquiert de l’opinion publique, qu’il est toujours bon de préparer ou de gagner à sa cause en amadouant quelques tribuns ; puis, seulement quand il s’est tracé une ligne de conduite, le chef vous fait demander ; généralement ce n’est que pour la forme qu’il vous interroge, sa résolution étant prise d’avance.
Cela rappelle un peu le rôle de la presse en pays civilisé, qui peu à peu fait germer une idée, en prépare et active la maturité, de façon à la faire accepter par l’opinion publique.
Mais Iamory est un homme très intelligent et le système des tergiversations est inutile avec lui.
Dans la journée, après lui avoir envoyé un beau cadeau, consistant en armes, vêtements et menus objets, j’allai le remercier de nouveau de son accueil sympathique. Je lui expliquai le but de mon voyage et lui parlai longuement de nos établissements commerciaux, qui tendaient de jour en jour à se rapprocher de son pays, ainsi que ceux de la côte, d’Assinie et de[273] Grand-Bassam. Iamory prit grand intérêt à tout ce que je lui expliquai, me demanda des renseignements complémentaires sur la France et notre situation politique en Europe et m’affirma que je serais bien accueilli partout.
Iamory est un Ouattara, cousin de Karamokho-Oulé Ouattara, chef de Kong ; il réside, en temps ordinaire, à Birindarasou, à une journée de marche au nord de Kong ; mais, depuis l’ouverture des hostilités entre Tiéba et Samory, il s’est porté sur la frontière pour surveiller les événements.
Toute cette région est soumise aux chefs de Kong et toutes les peuplades voisines reconnaissent leur suzeraineté. A l’ouest, les États de Kong sont limités dans cette région par le fleuve de Léra, qui les sépare du territoire des Pallaga (dépendance des États de Pégué).
Ces Pallaga constituent, comme les Mbouin(g), une nation encore sauvage. Personne n’entre dans leur pays et ils n’ont presque point de relations avec les marchands. Quelques hommes des villages frontières viennent au marché de Sandergou et de Kapi. Je n’en ai vu aucun. Les personnes que j’ai interrogées m’ont dit que hommes et femmes sont entièrement nus et[274] ne se servent même pas de feuilles pour cacher ce qu’on ne doit pas voir. Leur tatouage consiste en de nombreuses petites entailles sur le front et les joues. Leur langue n’est comprise par personne. Ils sont très redoutés par les incursions qu’ils font sur les territoires limitrophes. On est impuissant à les châtier, car leur pays est très fourré et couvert de bois ; quand on marche contre eux, ils savent adroitement se dérober et fuir à l’intérieur.
Pour ces raisons, les Dioula ont complètement abandonné le chemin direct de Kong à Léra dont j’ai déjà parlé, et actuellement toutes les communications se font par la route que je vais suivre.
Iamory me prie de rester un jour ici ; il veut me donner deux hommes dévoués que son siratigui[45] a envoyé chercher dans un village voisin.
Samedi 11 février. — Départ à cinq heures et demie. Le siratigui et deux hommes m’accompagnent. Nous dépassons bientôt les cultures, qui ne s’étendent pas bien loin, Kanniara étant un tout petit village, et nous entrons dans la brousse. Bien que nous soyons dans la saison sèche, la végétation semble être plus belle que dans les régions que j’ai traversées jusqu’à présent ; de temps en temps on est absolument sous bois ; partout il y a des cé et surtout des netté ; des femmes et des enfants veillent les arbres dont le fruit est à maturité[46] et lancent des pierres pour éloigner les perruches et les autres oiseaux. Dans les bas-fonds il y a quelques maigres palmiers ban et quelques bouquets de palmiers de marais (sorte de dattiers sauvages).
Nous croisons en route beaucoup de gens porteurs de poudre, qu’ils vont échanger contre des captifs à Sikasso. Comme dans le Follona, les transports se font tous par porteurs. Il y a fort longtemps que je n’ai rencontré des animaux de bât avec les marchands.
Tandis que dans le Follona les charges sont arrimées sur un châssis en liane tordue en forme de huit, sous lequel est adaptée une torche, ici les hommes portent les bagages et marchandises dans une claire-voie de 1 m. 20 de longueur, nommée bouakha. Les femmes portent les piments ou menus articles dans une grande boîte en fibres de palmier ban ; comme cette boîte[275] est assez fragile, elle est placée sur un fond en bois léger (bougou) auquel elle est fixée par un solide filet en corde.
Hommes et femmes sont munis d’un long bâton ferré qui leur sert au passage des rivières, marais, etc., et pour maintenir le colis en équilibre dans les fourches d’arbres quand ils se reposent.
Dans chaque groupe de dix à douze marchands, il s’en trouve toujours un qui, tout en marchant, carillonne à l’aide d’une baguette en fer sur une clochette double et entonne un chant qui est ensuite répété par toute la compagnie. A l’approche des villages et avant d’y entrer ils annoncent leur arrivée à l’aide de ces clochettes, de flûtes ou de flageolets ; au départ du village la même chose a lieu.
Quelques-uns d’entre eux sont armés de grands fusils dits boucaniers. La batterie est toujours recouverte d’une peau de singe, pour empêcher l’humidité, et la crosse est généralement garnie de clous dorés. Au pontet sont suspendus une minuscule poire à poudre en bois pour amorcer le bassinet et un dé en cuir pour le doigt qui agit sur la détente. Les munitions sont portées dans une ceinture semblable à nos ceintures de chasse, mais les tubes en cuir, au lieu de renfermer, comme chez nous, une cartouche confectionnée, ne contiennent chacun qu’une charge de poudre renfermée dans une petite fiole en bois. Une cartouchière renferme[276] les balles ainsi que des bourres confectionnées en fibre d’aloès.
En quittant Kanniara, on m’avait fait voir dans le lointain, sur une petite éminence, le groupe de bombax de Daamasou où je devais camper. En arrivant à quelques centaines de mètres du village, qui disparaît dans un fouillis de verdure, les guides, pour une raison que j’ignore, me font malgré mes protestations dépasser Daamasou de 1 kilomètre et camper à Fillinsou, où il n’y a pas un seul arbre. Fillinsou est le dernier village que j’ai traversé où il y a des Mbouin(g).
Dimanche 12. — En quittant Fillinsou on passe deux petits villages de culture, et, bientôt après, une végétation plus puissante annonce la proximité d’un grand cours d’eau ; de très beaux arbres font place au gardénia sauvage.
A sept heures et demie nous atteignons le fleuve. Le gué se trouve dans une boucle et est à quelques centaines de mètres en aval du point de passage pour pirogues.
Ce cours d’eau est plus important que celui de Léra. Sa largeur ici est d’environ 80 mètres. D’après mes guides, il vient des environs de Sikasso et coule vers le sud. On le traverse encore une fois avant d’arriver à Kong. C’est la branche principale du Comoé.
Les rives sont bien boisées, surtout la rive droite, dont la végétation s’étend à quelques centaines de mètres. Quoiqu’il n’y ait pas plus de 80 centimètres d’eau, il nous faut décharger les animaux, les berges étant trop escarpées. En aval du gué on trouve un bief assez profond dans lequel il y a des hippopotames. Le fond est de sable mélangé de nombreux fragments de quartz. Le courant est de 3 à 4 milles à l’heure.
Je fais étape à Lokhognilé, groupe de trois villages (environ 8 à 900 habitants).
Lokhognilé couronne le sommet d’un grand plateau granitique dont la base commence non loin du fleuve, les villages suivant une ligne nord-sud. Le plus grand (celui du nord) est séparé de celui du centre par des amas de granit et n’a rien de remarquable. Comme celui du centre, il est habité par des Mandé-Dioula. Le village du centre offre un très joli coup d’œil ; les toits en chaume tout neuf sont dominés par quelques dattiers, les deux minarets de la mosquée et un groupe de ficus ; vers l’est il y a également un groupe de palmiers-rôniers à deux branches (palmiers doum).
Je n’ai pas rencontré le palmier doum depuis mon départ du haut Sénégal. C’est un arbre qui est peu répandu dans cette région ; il a dû y être importé par des habitants de Lokhognilé.
Le fruit du palmier doum est de la grosseur du poing ; quand il est vert,[277] on boit le contenu, et à maturité, lorsqu’il est sec et d’une couleur rouge foncé, on râpe avec les dents son enveloppe, qui a le goût de pain d’épice. Le nom scientifique de ce palmier bifurqué est Hyphæne thebaïca.
★
★ ★
Le groupe du sud est habité par des captifs commandés par un Ouattara nommé Birahima Sory. Ces captifs sont des Kéréboro ou Karaboro, peuplade à peu près disparue et qui offre comme type de la ressemblance avec les Mbouin(g).
Les Mandé me firent présent de deux moutons, de mil, d’œufs, etc. J’en reçus une telle quantité qu’il m’a fallu prendre le parti d’en refuser quelques-uns, d’autant plus que je m’apercevais que l’espoir de recevoir des cadeaux plus importants était pour beaucoup dans cette générosité. Si j’avais laissé faire, j’aurais vidé mes colis en échange d’un superflu gênant.
Pour ne froisser personne, Diawé eut en cette circonstance une heureuse inspiration : il renvoyait poliment tout le monde en leur disant qu’après deux[278] heures de l’après-midi les blancs avaient pour coutume de ne plus rien accepter, que jamais il n’oserait m’en parler, de peur de se voir vertement reprimandé.
Mon hôte Sory Birahima et sa femme furent pleins de prévenances pour moi et refusèrent absolument de me laisser partir le lendemain.
Je projetai une excursion à la montagne de Lokhognilé, située à 6 kilomètres environ dans le nord et qui domine toute la région (altitude 1150 mètres), mais, au moment de me mettre en route, Birahima s’y opposa, me disant qu’il valait mieux m’en abstenir, afin de ne pas éveiller les soupçons de gens pour qui un étranger est toujours un être suspect.
Lokhognilé possède une quinzaine de chevaux : comme je désirais faire l’acquisition d’une monture, je me les fis présenter, car ils étaient tous à vendre. Je ne fis choix d’aucun d’entre eux, les uns étant trop jeunes, les autres étant des juments pleines.
Comme j’étais privé de mon excursion sur la montagne, j’allai visiter la mosquée en compagnie de quelques fidèles, qui ne firent aucune difficulté pour m’y laisser pénétrer.
Cet édifice est carré et a environ 10 mètres de côté ; sa hauteur est de 5 mètres, et les minarets dépassent la terrasse de 3 mètres ; son style est celui des cases bambara. Ses minarets ont la forme de pyramides, et des pièces de bois sont fichées dans toutes les faces pour permettre au marabout de se hisser, les jours de grande fête, jusqu’au sommet et y appeler les fidèles. L’un des minarets est surmonté d’un œuf d’autruche apporté de Djenné.
La disposition intérieure est très simple : deux petits murs divisent la nef en trois compartiments, qui ont chacun une destination spéciale.
Au nord du pic de Lokhognilé habitent les Karaboro, puis les Tourouga ou Tourounga. On a peu de renseignements sur le premier de ces peuples : il ressemble comme type aux Komono, mais parle un idiome qui se rapproche de la langue des Mbouin(g).
Au nord, les Tourounga sont plus connus ; ils se rattachent à la famille des Siène-ré, me dit-on, mais construisent des habitations semblables à celles du Gourounsi. Les gens de Bobo Dioulasou sont en rapport constant d’affaires avec les Tourounga, qui leur vendent, avec les Dokhosié et les Tiéfo, la ferronnerie qui s’exporte de ce marché vers le sud. Ce sont les Tourounga qui ont la réputation d’être les meilleurs forgerons de cette partie du Soudan, ils peuvent rivaliser comme travail avec les Siène-ré du Kénédougou et ceux du Follona de Pégué.
Dans toute cette région on ne désigne plus l’Européen par cette sotte[281] appellation de toubab[47], on nous appelle : lamokho, lounatié, karamokho et surtout nasara. Lamokho signifie textuellement en mandé « homme d’étape, voyageur » ; lounatié veut dire « étranger, homme d’un pays lointain » ; karamokho, « homme instruit » ; et nasara est le mot arabe qui correspond à chrétien. Dans le Ouassoulou on nous appelle aussi foronto (piment) ? Est-ce à cause de nos joues rouges ou de notre violent caractère ?
Mardi 14. — En quittant Lokhognilé on se dirige sur une autre montagne granitique moins élevée que celle de Lokhognilé, mais en arrivant à Diarakrou (deux petits villages d’aspect misérable, on change de direction en laissant la montagne au nord, et quelques kilomètres plus loin on atteint Sakédougou, petit village habité par des Mandé-Dioula, et des Dokhosié qui portent le nom de Bambadion-Dokhosié.
Aux cases rondes, en terre ou en paillote, à toit en chaume, succèdent de grandes constructions rectangulaires à véranda. Le toit, qui est incliné, est formé d’une série de fortes branches sur lesquelles on place de la paille disposée perpendiculairement aux branches. La couche de paille est elle-même recouverte de mottes de gazon découpées en forme de rectangle et placées sur la paille, le gazon en dessous.
Ces cases sont spacieuses : elles ont quelquefois 10 mètres de long sur 3 mètres de large ; elles sont confortables, et l’on y est absolument à l’abri du soleil.
Ce village de Dokhosié est entouré de quelques plantations de tabac, de l’espèce dite taba, et possède un troupeau d’une vingtaine de têtes de bétail ; il ne m’a pas été possible de trouver du lait : les Dokhosié ne savent ou ne veulent pas traire les vaches.
Cette contrée est relativement belle, et partout la couche de terre végétale est assez épaisse pour donner de belles récoltes ; malheureusement la densité de la population est faible. La guerre n’a cependant pas dévasté le pays, car depuis que j’ai quitté le Follona je n’ai vu aucune ruine, ni même un village fortifié, mais c’est l’eau qui manque. Partout le sous-sol est constitué de granit, et l’indigène ne peut le percer, comme il perce la roche ferrugineuse, par exemple, dans les environs de Niélé, où j’ai vu des puits de 4 à 5 mètres de profondeur creusés dans la roche.
Certains villages, comme Lokhognilé, s’alimentent en eau à un marigot[282] situé à 2 kilomètres du village ; d’autres, tels que Diarakrou, Sakédougou, etc., boivent pendant toute la saison sèche de l’eau croupie d’un bas-fond, et quelquefois d’une grande excavation de laquelle les indigènes ont extrait la terre pour construire leurs cases : aussi tout le monde sans exception est atteint tous les ans du séguélé (filaire de Médine).
Jeudi 16. — J’ai été hier induit en erreur par mes guides, qui m’ont fait coucher à Diongara, petit village de Dokhosié dans lequel il faisait une chaleur étouffante, au lieu de pousser à 4 kilomètres plus loin et de me faire camper sur les bords du fleuve (branche principale du Comoé) que nous avons atteint ce matin à six heures et demie.
C’est très curieux ! le noir le plus honnête et le plus dévoué que vous puissiez trouver cherche toujours à vous induire en erreur quand il s’agit de camper dans la brousse, même lorsque c’est un très beau campement. Cette répulsion de coucher à la belle étoile ne s’explique que parce que dans les villages l’indigène se fait préparer ses aliments par les femmes du village ; il trouve aussi l’occasion de causer, ce qu’il ne déteste pas, mais le plus souvent c’est la femme qui l’attire.
J’étais d’autant plus vexé que les bords du fleuve ici sont splendides, bien ombragés et surtout très giboyeux. Ce fleuve, qui est le même que celui qu’on traverse avant d’arriver à Lokhognilé, a ici 100 mètres de largeur ; il a reçu la rivière de Léra à quelques kilomètres en amont du gué, et coule vers le sud. Au gué il y a 1 mètre d’eau ; en amont et en aval on voit émerger à la surface de l’eau quelques gros blocs de grès et de granit, mais ils n’empêcheraient pas la navigation d’une embarcation du genre de nos chalands de traite qui remontent le Sénégal. Sur la rive gauche il y a des arbres très hauts et droits d’une espèce que je n’ai pas encore rencontrée. J’en ai vu dont les premières branches ne commençaient qu’à 15 mètres du sol ; les indigènes m’ont dit qu’on utilisait cet arbre pour la construction de pirogues et qu’on le nommait ba-iri (l’arbre des fleuves[48]).
Une heure et demie après avoir quitté les bords du fleuve on atteint Ouasséto, premier village habité par les Komono, autre peuplade à demi sauvage dont je parlerai plus loin.
Dans tous les villages à partir de Fourou, le pilon et le mortier en bois pour réduire le mil en farine ne jouent qu’un rôle secondaire : les pilons sont très légers, et l’on ne pile que d’une main. Les femmes se servent de[283] deux pierres plates pour moudre le grain ; dans le Follona, ces pierres sont mobiles et peuvent se transporter partout. Pour moudre, les femmes sont forcées de s’agenouiller. A partir de Léra, les pierres à moudre sont fixées à demeure sur des établis en terre, de hauteur variable, pour que femmes ou enfants puissent moudre debout et sans fatigue.
La pierre à moudre est connue dans toute l’Afrique, on la trouve jusqu’au Cap. Dans l’Afrique orientale on la nomme merhaka.
Quelques-uns de ces établis sont abrités du soleil et de la pluie par une toiture en chaume. Dans tous les villages j’ai vu des femmes occupées à tailler des meules en granit en frappant sur la partie à rendre unie avec un autre morceau de granit servant de marteau.
Dans l’après-midi je pousse jusqu’à Tanamango, tout petit village caché dans un fouillis de verdure. J’y ai vu des bananiers, citronniers et papayers. Des gens de passage ici, conduisant trois chevaux à vendre à Pégué, m’ont dit qu’il y a fort longtemps que mon arrivée est connue à Kong, mais ils n’ont pas jugé à propos de me dire si j’y serais bien ou mal accueilli.
Vendredi 17. — D’après les instructions de Iamory, ses hommes devaient me conduire jusqu’à Niafounambo, auprès d’un de ses parents qui se nomme Wouintétou. J’arrivai de bonne heure dans ce village, où je fus fort bien accueilli. Dans la soirée il fut décidé que les hommes de Iamory continueraient à me servir d’escorte jusqu’à Limono, résidence de Dakhaba, frère de Iamory.
Niafounambo est un grand village de 6 à 700 habitants. La population est moitié mandé, moitié komono. Quelques Mandé ont des chevaux qui m’ont paru en très bon état.
Autour du village il y a quelques jardinets dans lesquels se trouvent des plants de tabac, quelques papayers et citronniers.
Samedi 18. — Entre Niafounambo et Limono nous avons traversé huit petits villages, et il y en a d’autres à droite et à gauche du chemin. Ces villages appartiennent aux gens de Kong, qui avec leurs captifs créent des villages de culture comme Pégué ; ici ils ne portent plus le nom de togoda, on les appelle konkosou (textuellement village de la brousse, des champs) ; pour les distinguer les uns des autres, on fait précéder le mot konkosou du nom du propriétaire.
Tous ces villages possèdent quelques gros bombax, on voit aussi quelques rôniers, dattiers, palmiers doum, des bananiers et surtout des finsan[49].
[284]En revanche le baobab devient très rare. Le cé et le netté ou néré, sans être très abondants, se trouvent cependant partout.
Dans plusieurs des villages que j’ai traversés, les habitants ont insisté auprès de moi pour me faire camper chez eux : j’ai dû refuser, ayant hâte d’être fixé au sujet de mon entrée à Kong.
Comme il était plus de midi quand j’atteignis Limono, je me bornai ce jour-là à faire une visite de politesse à Dakhaba et à Sabana, frère et fils de Iamory, qui résident tous deux à Limono. Je remis au lendemain matin l’entrevue dans laquelle je devais leur exposer le but de mon voyage : cela me permit d’ouvrir quelques ballots et d’offrir à ces deux personnages quelques cadeaux qui devaient les bien disposer en ma faveur. Dakhaba fut très heureux que je lui demandasse l’hospitalité pour le lendemain ; ainsi que Sabana, il me fit cadeau d’une chèvre et de provisions de bouche.
A Dakhaba, qui est un homme de soixante ans, aveugle et presque paralytique, je fis cadeau de trois pièces d’étoffe, d’un pistolet à deux coups et de deux pistolets à silex. A Sabana, jeune homme d’une trentaine d’années, je donnai un fusil double à silex et quelques menus objets, glaces, perles, rasoirs, porte-monnaie, etc. Ils furent tous les deux très satisfaits de mes cadeaux et m’envoyèrent à plusieurs reprises leurs hommes pour me remercier.
Ma cause était gagnée d’avance, car le lendemain, après les premières paroles échangées, Dakhaba me rassura en me disant que c’était par simple curiosité qu’il me priait de lui dire ce que je venais faire dans son pays, que je pouvais être persuadé qu’il ferait tout son possible pour m’aider.
J’eus avec lui la même conversation qu’avec son frère Iamory ; il parut s’y intéresser, et avant de me quitter il me remit entre les mains de Sabana, qui, dès le lendemain, devait me conduire à Kong. « Je te ferais bien rester un jour de plus chez moi, me dit-il, mais mardi c’est jour de grand marché à Kong, il y vient beaucoup d’étrangers et tu serais obsédé par les curieux ; quand tu auras fait choix d’un bon chemin vers le Mossi, mes frères qui habitent la ville te donneront des guides et assureront ta sécurité sur la route à suivre. »
Lundi 20 février. — Comme il était convenu la veille, je me mis en route en compagnie de Sabana avec tous les souhaits de réussite de la petite population de Limono. Après avoir traversé ou laissé sur les flancs plusieurs petits villages de culture, j’atteignais bientôt une grande plaine découverte. Les approches d’un grand centre se faisaient sentir : partout le bois était coupé dans un rayon de 5 ou 6 kilomètres. Avant d’être en vue[285] de Kong, il n’existe plus le moindre arbuste, les terrains sont incultes, épuisés par plusieurs siècles de culture. A l’horizon on n’aperçoit même pas une ride de collines : la chaîne des montagnes de Kong n’a jamais existé que dans l’imagination de quelques voyageurs mal renseignés.
Arrivés sur les bords d’un petit ruisseau, Sabana fit arrêter mon convoi et dans le sud me montra une ligne de grands bombax et quelques dattiers entre les éclaircies desquels j’aperçus les minarets de plusieurs mosquées et le sommet de quelques toits plats — c’était Kong.
Sabana dépêcha ensuite un de ses hommes vers la ville pour avertir Karamokho-Oulé de mon arrivée. Une demi-heure après, il était de retour, disant que tout était prêt pour me recevoir.
Avantages et inconvénients des déguisements pour l’explorateur. — Entrée à Kong. — Réception des autorités. — Curiosité de la population. — Je suis obligé de parler en public pour dissiper les craintes que mon arrivée avait éveillées. — Bienveillance des Ouattara. — Discours des chefs. — Description de la ville. — Division administrative et répartition du pouvoir. — Mosquées. — Population. — Esprit tolérant des musulmans. — Le commerce à Kong. — Mœurs, divertissements, costumes masculins et féminins. — La numération des Mandé de Kong. — Crédit, valeur de l’or, de l’argent et des cauries. — Le kola me rend de grands services ; ses propriétés. — Limites de culture du kola. — Bénéfices que réalisent les marchands. — Du sel. — Des différents objets de commerce. — Lieux d’importation et d’exportation. — Le marché. — Achat d’un cheval et articles d’Europe que j’ai vendus. — Objets d’Europe qu’on m’a demandés. — Desiderata de Kong. — Superstition. — Avenir commercial de Kong. — Histoire de Kong. — Tableau généalogique de la famille régnante. — Rôle de l’imam. — Dispositions pour le départ. — Choix d’une route et d’un itinéraire vers le Mossi. — Comment je me procurai des informations géographiques. — Fac-similé et texte du sauf-conduit délivré par les autorités de Kong. — Départ et composition de la mission.
Mes hommes m’avaient suggéré de me déguiser en musulman pour faire mon entrée à Kong. Mais comme je ne voyais aucun avantage à cela, et puisque partout je m’étais présenté comme Français et comme chrétien, je ne donnai aucune suite à cette idée.
Du reste, les déguisements sont toujours dangereux : quel est celui de nous qui peut se vanter de parler assez bien l’arabe pour tromper les indigènes et se faire passer pour Arabe ou Peul (les deux seules races bistrées qui existent au Soudan) ?
Et quand cela serait, peut-on répondre que dans un accès de colère ou dans un moment d’emportement on ne lancera pas un énergique juron qui sûrement sera dans la langue maternelle ? Et pendant les accès de fièvre, dans les rêves, pensez-vous que l’on va s’exprimer en arabe ?
Une fois la supercherie découverte, la méfiance s’éveille chez l’indigène, on est considéré comme suspect : il ne peut en résulter que des inconvénients pouvant faire échouer l’explorateur.
Quel avantage sérieux peut-on tirer d’un déguisement ? Il faut se soumettre aux pratiques musulmanes, s’astreindre à ne jamais s’informer[288] de rien, puisqu’on est censé tout connaître dans le pays. Plus d’itinéraires, plus de renseignements, et puis quelle compensation ? Aucune. Le blanc a partout un prestige que n’a pas le musulman ; il a la réputation, bien justifiée, d’être plus instruit que n’importe quel pèlerin de la Mecque. Le musulman respecte les gens instruits : tout en discutant théologie avec eux on peut leur parler de notre armée, de notre forme de gouvernement, de la façon dont se rend la justice, de notre commerce, de notre industrie, et ils savent bien nous apprécier.
Si Caillié a réussi à traverser l’Afrique, c’est grâce à sa connaissance du mandé, et surtout à l’intelligente fable qu’il avait imaginée, en se donnant comme fils de musulmans élevé par des chrétiens et ne connaissant que médiocrement les pratiques religieuses.
Il n’est pas si aisé qu’on le pense de se faire passer pour musulman, et savoir réciter une ou deux prières est à la portée de tout le monde. C’est surtout dans les détails insignifiants que l’on reconnaît le profane, et j’étonnerai beaucoup en disant que ce que je considère le plus difficile est de savoir faire ses ablutions et se laver des pieds à la tête avec 25 centilitres d’eau, comme le font les musulmans.
Si Caillié a réussi à se faire passer pour musulman, c’est bien ce qui l’a empêché de préparer son itinéraire, de rapporter les noms des pays qu’il a traversés et surtout de conclure aucun traité ni convention. Il est donc préférable de rester ce que l’on est. Marcher sans nier sa religion et sa nationalité est une audace qui ne peut inspirer que le respect aux noirs et leur prouver notre force.
Un an, jour pour jour, après mon départ de Bordeaux, je fis donc mon entrée dans Kong, modestement monté sur un bœuf porteur, au milieu d’une population ni bienveillante, ni hostile, mais avide de voir un Européen. Les toits des cases, les rues, les carrefours étaient couverts de gens qui se battaient pour se trouver sur mon passage, et ce n’est que grâce à une dizaine de vigoureux gaillards, captifs du chef, armés de fouets, qui rossaient les curieux encombrant les rues et les carrefours, que je parvins à gagner une petite place où l’on fit arrêter mon convoi.
Un des fils du chef vint me prendre pour me conduire à son père sur la place du marché. Sous deux grands arbres et sur des chaises étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, à droite le roi Karamokho-Oulé Ouattara, entouré de ses amis et partisans, à gauche Diarawary Ouattara, chef de la ville de Kong, entouré également de ses créatures.
Il régnait un grand silence dans ces deux groupes, que j’évalue chacun à un millier de personnes. Tous étaient accroupis sur des nattes et des[291] couvertures, et tout ce monde sans exception était bien et proprement vêtu.
Cette réception revêtait un caractère grandiose et imposant auquel se prêtaient si bien le costume oriental et les faces noires à barbe blanche de cette réunion de patriarches.
Sabana me présenta d’abord à Karamokho-Oulé, qui me souhaita la bienvenue au nom de tous ceux qui étaient assis près de lui. Je fus ensuite remis entre les mains de Diarawary Ouattara, chef de la ville de Kong (sorte de maire), qui me fit également très bon accueil. Ce dernier me confia de nouveau à Karamokho-Oulé, qui avait demandé à m’offrir l’hospitalité.
Karamokho-Oulé me fit de suite conduire dans un groupe de cases voisines de son habitation et mit à ma disposition son chef de captifs, nommé Mokhosia Ouattara, et un de ses hommes, nommé Bafotigué Daou, en lui donnant l’ordre de me pourvoir de tout ce dont je pourrais avoir besoin. Il était près de trois heures de l’après-midi quand je pus gagner ma case, et, malgré toutes les protestations des personnes qui étaient à ma disposition, il ne fut possible de me soustraire à la curiosité de cette nombreuse population qu’à la nuit tombante. Même plusieurs jours après mon arrivée, je devais encore subir la curiosité de ces gens-là.
En allant à l’endroit où généralement on a besoin d’être seul, j’étais quelquefois suivi par mille à quinze cents personnes, ce qui ne laissait pas d’être très gênant....
Le lendemain matin et dans la soirée, conduit par Bafotigué, j’allai rendre visite au chef des qbaïla et aux notables de la ville. J’avais revêtu un uniforme propre et jeté sur mon épaule un burnous en soie blanche de l’espèce dite el-hellali, qui fit l’admiration de toute la ville.
Dans la journée je reçus la visite de Diarawary Ouattara et de Karamokho-Oulé accompagnés des chefs de qbaïla et de nombreux notables, tous musulmans lettrés. Ils venaient me prier d’expliquer en public les motifs qui m’avaient amené à Kong.
Je me mis à leur disposition et commençai à leur parler de la France, de l’établissement des Français sur le haut Niger, de la création de postes fortifiés destinés à protéger les marchands qui circulent sur le grand chemin reliant le Sénégal au Niger.
« Depuis fort longtemps, leur dis-je, les Français connaissent le nom de la ville de Kong ; nous savons aussi que le pays est commandé par une famille de Ouattara, que les habitants sont paisibles et ne font jamais la guerre, qu’ils sont actifs et commerçants, et que ce sont eux qui drainent dans toute la boucle du Niger les produits européens. Ce sont ces qualités[292] qui ont décidé mon gouvernement à vous envoyer quelqu’un afin de lier des relations plus étroites avec vous.
« J’ai aussi pour mission de voir quels sont nos produits, tissus, armes, perles, etc., qui plaisent le mieux aux habitants, afin d’informer nos fabricants, à mon retour en France, de ce qu’il convient d’envoyer ici soit par le Niger, soit par la côte. Mais, avant de faire charger de grands bateaux de nos produits, il me faut connaître aussi ce que l’on peut obtenir en échange de nos marchandises, séjourner quelques semaines à Kong, et voir ensuite les autres grands centres commerciaux de la boucle du Niger. Je me propose donc de visiter surtout le Mossi : mais, comme je n’ai que fort peu de renseignements sur cette région, je ne suis pas fixé sur la route que je vais prendre. Je voudrais pouvoir commencer par le Yatenga ou Waghadougou, et ensuite faire retour à Kong, pour de là gagner la mer par Bondoukou et Krinjabo, si c’est possible.
« Les Français ne veulent pas s’emparer du pays des noirs. Vous savez tous que nous n’avons pas besoin d’esclaves, vous savez aussi qu’il y a plusieurs siècles que nos bateaux viennent porter nos produits à la côte sans que nous ayons cherché en aucune façon à nous emparer des pays voisins, ce qui nous serait cependant facile avec les forces militaires dont nous disposons. »
Réponse de Karamokho-Oulé :
« Nasara (chrétien), ton parler est celui d’un homme qui parle droit, nous avons tous compris ce que tu viens de dire, je te remercie au nom de tous ; mais j’ai encore quelque chose dans le cœur qu’il faut que je te dise, c’est pour cela que nous nous sommes réunis. De mauvais bruits ont couru sur ton compte, on te soupçonne d’être un émissaire de Samory ; donne-nous quelques explications à ce sujet. »
Je n’eus pas de peine à prouver que je n’étais pas aux ordres de Samory et que je n’étais allé à Sikasso que pour lui demander l’autorisation de traverser son pays. Comme on sait ici que je ne suis resté que trois jours au camp de Samory et que je n’ai emmené que deux hommes, laissant mon convoi en arrière sur la route que je devais suivre pour arriver à Kong, tout le monde se déclara satisfait, d’autant plus qu’un interrupteur cria : « Si ce blanc est un mauvais homme, est-ce que Pégué, qui est notre ami, l’aurait remis entre les mains de Iamory ? »
Karamokho-Oulé déclara ensuite qu’il était très heureux que j’eusse pu prouver mon innocence ; pour son compte, il était convaincu qu’un blanc[293] ne faisait pas de métier semblable. C’est pourquoi, sans m’interroger et m’avoir vu, il m’a pris sous sa protection.
« Si Dieu t’a laissé traverser tant de pays, dit-il en forme de conclusion, c’est que c’est sa volonté ; ce n’est pas nous qui pouvons agir contre la volonté du Tout-Puissant. »
Ensuite ce fut Diarawary Ouattara (le maire) qui parla :
« Kong est une ville qui est ouverte à tout le monde, et ce que tu as dit de ses habitants est vrai : tu peux considérer la ville comme la ville de ton père, et tu y resteras tant que tu voudras. Quand tu auras choisi un chemin, nous te donnerons des guides et des recommandations : nous sommes connus partout, et quand on vient de Kong on peut aller partout ; du moment que l’on sait que tu viens d’ici, on ne te demandera pas autre chose. »
Les explications que les Ouattara venaient de provoquer étaient absolument nécessaires. Kong, comme nos grands centres, renferme beaucoup de gens sensés ; malheureusement, les ignorants et les mécontents ne font pas défaut non plus.
Parmi cette dernière classe de la population, quelques tribuns ont, quelques jours avant mon entrée dans la ville, cherché à ameuter la population contre moi et à l’exciter à me faire un mauvais parti en disant que j’allais tuer le petit commerce, que Samory aussi avait commencé par être marchand et voyageur, qu’il fallait se méfier de moi, etc. ; leur avis était de me laisser entrer dans la ville, de s’emparer de moi pendant la nuit et de me couper le cou. C’est alors que les Ouattara, tous les musulmans lettrés et gens ayant quelque influence se réunirent afin d’examiner quel serait le parti à prendre. Après une séance de plusieurs heures, sur l’avis de trois braves vieillards, nommés Bala, Bakondé, Karayéguidian, et des Ouattara, il fut décidé que j’entrerais dans la ville, et jusqu’au jour de mon arrivée, tout le monde s’emploierait à calmer les mécontents et à les ranger à leur avis ; les Ouattara déclarèrent, en outre, qu’ils me prenaient absolument sous leur protection. « Il sera toujours temps de l’exécuter, dirent-ils, s’il ne nous donne pas d’explications suffisantes. »
Je reçus pendant les trois premiers jours une quantité de cadeaux, consistant surtout en mil, sorgho, ignames, poulets, viande, etc. Je fis le généreux de mon côté, ce qui ne contribua pas pour peu à m’assurer la sécurité de mon séjour ici.
J’avoue franchement qu’à mon entrée dans Kong je n’ai éprouvé aucune[294] de ces émotions qu’ont eues Barth et d’autres voyageurs en apercevant le Niger ou Tombouctou. Cela tient à ce que jamais aucun indigène ne m’en a parlé avec emphase. Kong ou Pon[50] est bien ce que je me représentais ; cependant cette ville et ses soi-disant montagnes ont intrigué maintes fois les géographes, et sa position a donné lieu à beaucoup d’hypothèses et surtout à de nombreuses ouvertures de compas.
[295]
[297]Kong est une ville ouverte, ayant la forme d’un grand rectangle et s’étendant de l’est à l’ouest, ayant toutes ses habitations construites en terre, à toit plat. Au centre de la ville se trouve la place du Marché, qui a environ 500 mètres de longueur sur 200 mètres de largeur ; comme les cinq ou six arbres qui s’y trouvent ne donnent pas suffisamment d’ombre, beaucoup de marchands se sont construit des échoppes en paillote assez confortables, dans lesquelles ils se tiennent les jours de grand marché.
La ville est divisée en sept quartiers ou qbaïla, ڧبيل, qui portent le diamou des habitants qui y logent en majorité, exemple : la qbaïla Daoura ou quartier Daoura, veut dire le « quartier des Daou », ra étant un affixe qui signifie « des ».
Outre les sept quartiers, il y a encore de petits groupes d’habitations, séparés du gros de la ville par des jardins ; ce sont, en quelque sorte, des faubourgs. Au nord Kokosou[51] (groupe de villages) fait partie du quartier Sakhara ; à l’est Marrabasou[52] (groupe de trois villages) fait partie de la qbaïla Soumakhana.
La ville n’est pas bâtie régulièrement. Les ruelles sont tortueuses et étroites. Sur quelques petites places il y a un ficus, un dattier ou un bombax couronné de nids de cigognes ; çà et là on trouve aussi des terrains vagues desquels on a extrait de la terre à bâtir. Les moutons, les chèvres et la volaille errent dans les rues, et partout où il y a un petit espace libre on s’en est emparé pour y construire des cages de tisserands. Dans le quartier de Daoura et à Marrabasou, sur les petites places et dans les carrefours, il y a 150 fosses à indigo qui répandent une très forte odeur. Ces fosses sont des puits ronds de 1 m. 80 à 2 mètres de profondeur sur 1 m. 20 de diamètre. Les parois sont rendues imperméables par un enduit de ciment ou de pouzzolane fabriqué à l’aide de terre calcinée. Entre la ville et les faubourgs il y a des jardins où l’on cultive du mil, du maïs ou du tabac. Ces jardins sont tous clôturés par une haie en pourguère. Aucune habitation ne mérite une description particulière.
Il y a cinq mosquées à Kong. L’une est commune à toute la ville et se trouve sur la place du Marché ; on la désigne sous le nom de Misiriba[53].
Ces mosquées ont deux minarets et sont en tout semblables à celle que j’ai décrite à Lokhognilé. La principale seule a des dimensions beaucoup plus grandes : elle mesure 20 à 25 mètres de côté. Devant sa face sud[298] s’élève une pyramide en terre de 2 mètres de hauteur ; j’ai supposé d’abord que c’était la tombe d’un marabout vénéré, mais tout le monde m’a affirmé que non, que cela ne signifiait rien.
Les trois qbaïla qui n’ont pas de mosquées ou minarets ont chacune une grande case où se font les prières et dans laquelle ont lieu les réunions des musulmans lettrés ; on les nomme ici bourou. Marrabasou et Kokosou ont chacun un bourou seulement.
J’évalue la population de Kong à 15000 habitants[54] Dioula-Mandé et leurs captifs. On n’y parle que le mandé, qui est, à peu de chose près, analogue au dialecte de ma grammaire bambara ; comme différence sensible, le a-kha auxiliaire qui régit beaucoup de verbes se dit a-ka à Kong.
Presque toute la population est musulmane et se divise en trois classes : 1o les musulmans lettrés, qui constituent la classe éclairée et dirigeante ; 2o les musulmans non lettrés, mais stricts observateurs des préceptes du Coran ; 3o les musulmans qui boivent du dolo.
Tous les musulmans sont très tolérants ; aucun d’eux n’est assez sot pour ne pas prêter une marmite ou une calebasse à un infidèle, comme cela a lieu dans quelques contrées habitées par des Foulbé musulmans. Ils savent également qu’il y a trois religions principales, qu’ils nomment Mouça Sila, Insa Sila, Mohammadou Sila[55]. Ils m’ont souvent interrogé sur les différences qu’offrent ces trois religions entre elles, mais aucun d’eux n’a été assez sot pour me dire que la religion musulmane est la meilleure, je dois le dire à leur louange. Plusieurs d’entre eux m’ont affirmé qu’ils considéraient ces trois religions comme identiques, parce qu’elles mènent à un même Dieu ; toutes les trois renfermant des gens de valeur, il n’existerait d’après eux aucune raison de proclamer l’une meilleure que l’autre.
Beaucoup de ces Dioula vivent dans l’aisance. Leurs captifs peuplent quelques konkosou d’où ils reçoivent leurs approvisionnements. A côté de ces ressources, leurs enfants, accompagnés de deux ou trois captifs, font un ou deux voyages par an, soit du Gottogo à Bobodioulasou et Djenné, soit dans d’autres régions dont je parlerai plus loin. Le Dioula, qui ne voyage plus, s’occupe lui-même un peu, soit en achetant tous les ans aux gens du Dafina qui viennent ici un ou deux poulains ou pouliches qu’il élève et met en vente à l’âge de deux ou trois ans, dans les régions où l’on fait la guerre : chez Pégué, Samory et Tiéba. Il gagne ainsi deux ou trois captifs par an.[299] D’autres Dioula emploient une partie de leurs captifs, à Kong même, au tissage ou à la teinture. Les filles de l’âge de six, sept ans, vendent et colportent dans la ville des kola, du miel, des ntokho, des sucreries faites avec le miel, des bakhadara[56], des bananes, des papayes, etc., et, à l’instar de nos marchands ambulants de Paris, elles crient tout en marchant :
Li donna, donna é : | mil doux, doux, voilà ; |
Niomi baba é : | niomies très grandes, voilà ; |
Ntokho, siaman, siaman é : | ntokho, beaucoup, beaucoup, voilà ; |
Ourou baba é : | kola très grands, voilà. |
Il y a aussi des bouchers. Leurs troupeaux ne sont pas dans la ville même, mais à Marrabasou, Kokosou ou dans les faubourgs. Presque tous les jours on peut se procurer de la viande fraîche à des prix raisonnables.
Les femmes des petits marchands, qui sont forcés de passer une partie de l’année au loin, vivent, pendant l’absence de leur mari, en vendant des niomies, des kola, etc. Les malheureux vont chercher du bois au loin et viennent le vendre au marché.
Des barbiers ambulants rasent dans les rues, les carrefours, et font des[300] tournées dans les habitations. Comme en France, ils s’en rapportent souvent à la générosité du client, qui leur paye 10 ou 20 cauries pour s’être fait martyriser la figure pendant un quart d’heure ; l’opération terminée, il y a même la friction : dans une bouteille ayant renfermé du gin se trouve un mélange d’eau et d’huile de palme, dont le client a la faculté de s’enduire le crâne et les joues.
Quelques vieux musulmans lettrés pratiquent la médecine, cautérisent et soignent les plaies occasionnées par la filaire de Médine.
Le lavement me paraît être en vogue ici et j’ai vu quantité de gens circuler munis de la seringue. C’est une petite poche confectionnée à l’aide d’une peau de bouc, à l’extrémité de laquelle se trouve un morceau de bambou d’un centimètre de diamètre, faisant office de canule. Comme dans l’Achanti, il entre beaucoup de piment dans la préparation du lavement.
Le thé aussi est connu de nom à Kong ; on le nomme kankani ; les Mandé ont appris cela par les livres saints. Il n’y a pas de thé à Kong, mais le sucre n’y est pas inconnu ; il est acheté en petite quantité à Salaga et conservé soigneusement dans chaque bonne famille pour être donné à sucer aux nouveau-nés.
Les amusements du soir, les divertissements de la jeunesse ne consistent pas en danses, comme dans les autres régions que j’ai visitées. Jeunes gens d’un côté, jeunes filles de l’autre chantent des chœurs qui ne manquent pas d’harmonie ; tantôt ils se forment en procession et font lentement le tour de la place principale de la qbaïla, tantôt ils se rendent dans d’autres qbaïla tout en chantant. J’ai écouté quelques-uns de ces airs avec plaisir, malheureusement l’accompagnement au tam-tam et à la clochette double laisse à désirer.
Le lendemain d’un enterrement de quelque personne de marque, les écoliers (karamokhodinn) parcourent la ville en chantant. Ceux-ci s’accompagnent eux-mêmes à l’aide de clochettes doubles et de calebasses en forme de gourde, recouvertes de drap rouge, renfermant des graines[57]. Ces calebasses sont agitées avec rythme pendant le chant, et ce bruit ne choque pas trop l’oreille.
Le soir des jours de grand marché, les écoliers, deux par deux, vont dans leurs quartiers respectifs chanter une prière dans les cours des maisons. Dès qu’ils se présentent, on entend partout crier : Karamokhodinn,[303] na (Écolier, viens), et de leur donner deux cauries, afin de s’en débarrasser. C’est en quelque sorte un impôt pour l’instruction publique. En rentrant, ils remettent toute la quête à l’instituteur, qui se fait payer ainsi l’encre, le papier et sa peine.
La police est faite par les dou ; ce sont les dou qui, à l’aide de leurs fouets, m’ont ouvert un passage à travers la foule le jour de mon entrée. A partir de dix heures du soir, ils circulent dans les rues, font taire les conversations bruyantes à l’intérieur des habitations et s’emparent de tous ceux qui circulent dans les rues sans motif plausible. Les capturés sont conduits sur la place du Marché, et le lendemain ils n’obtiennent la liberté qu’après avoir payé une amende s’élevant à 400 cauries. Ces policemen portent le nom de dou parce que ce mot signifie « rentre » et que leur fonction est de faire rentrer chacun chez soi. Pour épouvanter le peuple, le soir ils se déguisent et poussent des cris de fauve ; d’autres fois ils se servent de cornes, desquelles ils tirent des sons étranges.
A Kong, personne ne circule dans les rues armé d’un fusil ou d’un sabre. J’ignore si le port d’armes est prohibé : toujours est-il que les gens qui viennent de très loin n’apportent pas leurs armes dans la ville. J’ai vu très souvent des personnes armées de lances et d’une autre arme, sorte de baïonnette de 60 centimètres de longueur, ayant un coude au milieu pour s’emboîter sur l’épaule. Cette arme se nomme sanégué, « fer en forme de serpent ». Ces deux armes sont plutôt des armes de luxe, car une simple trique vaut mieux pour attaquer ou se défendre.
Le costume national des habitants de Kong consiste, pour les hommes, en une culotte très large sans plis, tombant à 10 centimètres environ au-dessus de la cheville. Le bas des jambes est toujours orné de quelque broderie en coton rouge ou blanc. La culotte est rayée bleu blanc rouge, ou bleu et blanc ; elle est toujours faite en cotonnade indigène. On peut dire que ces trois couleurs sont les couleurs nationales de Kong. Le doroké, ou surtout, est long. La poche et le tour du col sont en général ornés d’une broderie dite lomas ; cette broderie est en coton blanc, ou rouge ou blanc, ou encore en soie ; on la nomme alors hanniki-lomas[58]. Par-dessus le doroké, ou jeté négligemment sur les épaules, se porte le burnous, appelé ici bouroumousso. Il est confectionné soit en kassa (laine provenant de Djenné) soit en forte cotonnade blanche ou bleue fabriquée à Kong[59]. La bordure est en franges de couleur différente, ainsi que les ornements du[304] capuchon. Quelques burnous en laine sont teints en jaune à l’aide de saouaran (safran).
Comme coiffure, les gens aisés portent la chéchia de tirailleur ou encore le bonnet en velours ; mais la coiffure que l’on voit le plus fréquemment est le bonnet napolitain en cotonnade rouge fabriqué dans le pays ; il remplace le bonnet à deux pointes dit bammada (gueule de caïman) porté dans le Pomporo et le Follona. Les jours de fête, celle coiffure est complétée par un turban blanc ou bleu. Tout le monde sans exception est chaussé de bottes jaunes, de babouches ou de sandales faites ici.
J’ai vu quelques chaises en palmier ban, mais le siège favori est la natte dite débé, en fibres de ban, et mieux encore le kassa, en laine blanche du Macina, qui est étendu par terre et sur lequel on place un coussin en cuir rembourré avec la soie du bombax ou du bougou ou boumou.
Quand les anciens circulent dans la ville, ils sont munis de la canne ferrée du pèlerin ou de la lance ; sur l’épaule droite ils portent leur trousseau de clefs en bois, un long couteau de boucher, et une serviette végétale avec laquelle ils s’épongent la figure. Cette serviette n’est autre chose que l’écorce bien battue d’un arbre appelé fou, qui pousse un peu plus dans le sud, dans l’Anno.
Le Mandé-Dioula de cette région est un grand bel homme du type de nos Wolof de Saint-Louis, mais le port de la chéchia, de la barbe, de la moustache ou du fer-à-cheval lui donne un air de vieux soldat d’Afrique. On croirait voir de nos vétérans.
Le costume de la femme se compose d’une pièce d’étoffe enroulée autour des reins (le pagne) et tombant jusque sur le cou-de-pied. Sa hauteur est de douze, treize ou quatorze bandes de 10 centimètres ou 1 m. 20, 1 m. 30, 1 m. 40 ; sa largeur est invariablement fixée à 1 m. 75. Les pagnes les plus estimés sont les ponguisé et kébéguisé à dessins rouge et blanc, avec filets jaune et bleu, ou encore le pagne uniformément bleu indigo ; ce dernier se termine toujours par une bande rouge dans le bas. Le prix d’un de ces pagnes varie de 8000 à 15000 cauries (16 à 30 francs), mais il y en a à bien meilleur marché : on en trouve de fort coquets à partir de 5 francs.
Les épaules sont couvertes d’une pièce d’étoffe blanche ou teinte à l’indigo ; ce tissu très léger est fait pour imiter la gaze ou le voile, mais il ressemble plutôt comme travail à de la toile d’emballage. Les femmes portent aussi de la cotonnade européenne et du calicot non écru teint à l’indigo.
Les coiffures sont naturellement très variées. La plus répandue consiste en un cimier très aplati et une touffe de cheveux en boule sur le front, qui[307] est toujours ceint d’un fattara, bandelette d’étoffe de couleur pour les jeunes filles et noire pour les femmes mariées. Le fattara en soie noire ou coton et soie noire est le comble de l’élégance. Comme boucles d’oreilles, les femmes portent à chaque oreille deux petits rouleaux de corail long. Les bijoux en or se portant au cou et aux oreilles ne sont pas rares ici : j’ai vu une jeune mariée couverte d’or ; elle avait en outre une légère chaînette en filigrane d’argent enroulée autour de la figure et des cheveux.
Comme les hommes, les femmes sont toutes chaussées.
C’est dans la matinée qu’elles font les visites ; elles sont d’une politesse extrême, saluent toujours en faisant une révérence et accompagnent leur salut d’un vœu : « Que Dieu te donne une longue vie » ; « Que Dieu te rende à ton village », etc. Quand on leur fait un cadeau, elles viennent vous remercier d’abord le jour même, puis une seconde fois le lendemain avec moins de cérémonial, en disant simplement : « Ini kounou » (Merci pour hier).
Suivant que la femme est jeune fille, mariée, veuve ou divorcée, elle porte un costume différent. Ainsi les jeunes filles ne portent jamais de voile ; elles se promènent généralement le torse nu, simplement couvertes d’un pagne, ou bien se vêtent d’une coussabe toute courte descendant un peu au-dessous de la taille.
Les femmes mariées portent toutes le voile, mais sans se couvrir la figure ; il est simplement placé sur la tête comme une mantille.
Quant aux veuves ou femmes divorcées, elles portent une grande coussabe d’homme, ce qui les fait reconnaître de suite.
Avant de parler du commerce et de l’industrie à Kong, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur la façon de compter et sur la valeur des cauries, de l’argent et de l’or.
Pour les achats en cauries, on se sert des appellations suivantes :
Le crédit existe à Kong d’un grand marché à un autre (cinq jours), et le vendeur est tenu de venir compter et chercher les cauries chez l’acheteur ; ils pensent avec juste raison que le vendeur ayant le bénéfice doit aussi avoir la peine.
Le Mandé est d’une rare adresse pour compter les cauries. Accroupi par terre, il étale devant lui le contenu du sac ; puis, avec une dextérité incroyable, en les prenant par 5, il fait d’abord des tas de 200 cauries (sira kili) ; quand il en a 10, il les réunit encore par tas, ce qui lui fait des lots de 2000 (sira tan).
Ici l’or se compte par mitkhal. Dans chaque qbaïla il y a un ou deux hommes possédant une petite balance à fléau : ce sont eux qui pèsent. Quand ils se rendent à domicile, ils reçoivent quelques cauries comme rétribution. Les poids dont ils se servent ne sont connus que d’eux ; ils consistent en charnières en cuivre, vieux cachets à cire, entrées de serrure, dents de bœuf, etc. Toute cette ferraille remplit une grande boîte. On suppose bien qu’avec ce système le pesage laisse à désirer. J’ai constaté que les poids dont se servait le peseur de Soumakhana étaient de 4 gr. 125, 4 gr. 150, 4 gr. 100, suivant qu’il pesait un, deux ou trois mitkhal ; il aurait été très avantageux d’acheter chez lui mitkhal par mitkhal ; le poids représentant huit mitkhal pesait exactement 30 grammes, ce qui met le mitkhal à 3 gr. 75 seulement.
Le mitkhal est donc, en général, de 4 gr. forts. Il vaut ici sira moukhan ni tan, c’est-à-dire 30 sira ou 6000 cauries. En estimant le mitkhal d’or à 12 francs (4 gr. à 3 francs), on trouve que 100 cauries valent 20 centimes et le sira kili 40 centimes ; il est impossible de faire de comparaison avec l’argent, car il n’y en a pas en circulation. Quand les lokho (orfèvres) en[309] ont besoin, ils achètent la pièce de 5 francs environ 2500 à 3000 cauries, ce qui fait 5 à 6 francs.
On peut trouver à échanger un peu d’argent (en pièces de 50 centimes), peut-être 100 francs dans toute la ville, à raison de quinze à vingt pièces de 50 centimes pour un mitkhal d’or.
La pièce de 5 francs ici est appelée darahima ; c’est probablement le même mot arabe que drachme, en tout cas darahima est le même mot que le dorom ou doroma des Wolof et du Soudan français.
Depuis ma rentrée on m’a demandé souvent à quel prix j’achetais l’or. Je répondais : « A des prix variables et, en principe, toujours le moins cher possible ».
Étant donné que le mitkhal est un poids d’or qui vaut en France environ 12 francs (4 grammes à 3 francs) et que ce mitkhal a des subdivisions, demi, tiers, quart, dixième, etc., j’exigeais en échange de ma marchandise une quantité d’or plus ou moins considérable, suivant que je voyais mon objet plus ou moins plaire à l’acheteur.
Pour exiger 3 francs d’un objet, j’en demandais un quart de mitkhal d’or, ou alors le nombre de cauries avec lequel j’aurais pu me procurer cette quantité d’or.
Les bénéfices peuvent varier de 100 à 500 pour 100 et même au delà.
Quand, dans le courant de ma relation, je parle d’un objet qui coûte 3, 4, 5 francs, cela veut dire qu’avec le nombre de cauries que j’exigeais, j’aurais pu me procurer 3, 4, 5 francs en poudre d’or au taux de 3 francs le gramme.
★
★ ★
Un des principaux articles d’échange à Kong est la noix de kola.
La noix de kola (ourou en mandé) constitue dans tout le Soudan un article de luxe, et donne, par cela même, lieu à de très importantes transactions.
Le Soudanais lui attribue les mêmes qualités que nous accordons au café. Pour l’indigène, le fruit mâché constitue un remède à bien des maux. A-t-il besoin de sommeil ? Le kola est un soporifique ! Doit-il veiller ? C’est le kola qui l’empêche de dormir ! Il calme la faim et la soif, et a, en outre, chez les noirs la réputation d’être un aphrodisiaque incontesté.
J’en ai usé le plus souvent possible pendant mon voyage ; chez moi, son action se traduisait surtout sur les nerfs ; il me semble qu’il augmentait,[310] dans certaines circonstances, ma force de résistance et qu’il me permettait plus facilement d’endurer les fatigues.
Je le goûtais surtout quand je n’avais à boire que de l’eau croupie ou chargée de substances organiques.
Son goût étant excessivement amer, l’eau la plus mauvaise paraît bonne à boire après, et fait oublier l’odeur fade de la boisson qu’on vient d’avaler.
Mais là où j’ai surtout apprécié le kola, c’est par les services qu’il m’a rendus en me permettant d’en distribuer aux nombreux visiteurs que je recevais. C’est une politesse facile à faire, et quoique le prix du kola soit très élevé dans certaines régions, mon approvisionnement en marchandises me permettait de faire des achats fréquents de kola et de vivre en grand seigneur en en faisant de nombreuses distributions. C’est avec le kola que je me faisais des amis et que je déliais la langue des noirs qui daignaient me rendre visite. Combien d’itinéraires et de renseignements portés sur ma carte et dans la présente relation ne sont-ils pas dus à l’à-propos avec lequel je distribuais cette consommation de luxe !
Le kola était donc pour moi un excellent auxiliaire.
Pour bien définir les propriétés du kola, il faudrait en faire de minutieuses analyses, et surtout pouvoir employer en France le fruit frais, non séché.
Je le crois appelé à rendre de réels services. Pour l’Européen qui en use au Sénégal, son bienfait est indéniable. Tous ceux qui s’habituent à en mâcher s’en sont bien trouvés et ont été moins éprouvés par les fièvres. Pour moi, je crois que l’usage de ce fruit supprime l’essoufflement, prolonge le travail musculaire et calme assurément la faim. C’est un tonique par excellence.
Je l’ai essayé dans une fièvre bilieuse hématurique ; mais ses effets ne m’ont pas paru d’une action diurétique bien marquée ; il m’a pourtant semblé, au moment où l’absorption immodérée de quinine m’avait donné des palpitations de cœur, que le kola m’a fait un bien réel.
Je l’ai employé avec succès contre une diarrhée rebelle, mais n’ai observé aucun effet aphrodisiaque. Ce qui est acquis, c’est qu’il énerve et produit sur quelques personnes l’effet du café noir très fort.
C’est un médicament d’épargne ; il est probable qu’avant peu on saura tirer parti de cette précieuse plante et de ses alcaloïdes, et que bientôt ses principes seront introduits dans certaines préparations alimentaires destinées au cheval et à l’homme en campagne.
Le nom scientifique du kola est Sterculia acuminata (kola rouge) et Sterculia macrocarpa (kola blanc) ; les indigènes le nomment gourou, ourou. Ces deux variétés se subdivisent en plusieurs autres.
[311]Le kola existe à l’état spontané sur toute la côte occidentale d’Afrique, on le trouve jusque par 10° de latitude nord, mais il reste stérile par cette latitude. Son véritable habitat est compris entre 6° et 7° 30′ de latitude pour les régions qui nous occupent.
Vers Sierra Leone et le Ouorocoro, le kola stérile est signalé par 10°, tandis que dans les régions que j’ai visitées, j’ai rencontré le premier arbre à kola (stérile) dans le Coranza, près de Kintampo, par 8° 5′, et près de Groumania dans l’Anno (8°).
Les premiers arbres en rapport se trouvent à Kamélinso (près Groumania, par 7° 50′) et les derniers près d’Attakrou, par 7° ; la zone où l’arbre est en plein rapport semble donc être très limitée et comprise entre le 7° et le 8° pour l’Anno et le Ouorodougou.
Bien que je n’aie pas visité ce dernier pays, il m’a été donné de calculer assez facilement par quelle latitude se trouvait le kola. De Tengréla partent des itinéraires, bien connus des marchands, sur Touté, Siana, Kani et Sakhala.
Les deux premières localités se trouvent, d’après les indigènes voyageant avec des ânes chargés (faisant 16 kilomètres en moyenne par jour), à environ 25 jours de marche, à peu près 350 kilomètres dans une direction sud-sud-ouest, ce qui place ces marchés par 7° 40′ de latitude nord. Sakhala, d’après les mêmes calculs, se trouverait par 7° 20′.
Mais nous avons vu au chapitre Samory (III) que ces marchés étaient situés à une trentaine de kilomètres au nord des lieux de production ; nous pouvons donc en inférer que les kola se trouvent environ par 7° 15′.
Dans l’Achanti, l’habitat du kola est sensiblement le même ; les missionnaires de Bâle et le docteur Mähly, qui ont exploré la basse Volta, signalent le kola dans l’Akam et l’Okouawou ; or ces deux régions se trouvent précisément entre 6° 30′ et 7° 30′ : on peut donc en déduire que le kola se trouve en plein rapport dans une zone comprise entre 6° 30′ et 7° 30′ et, par extension, dans certaines régions du 6° au 8° ; qu’à l’état isolé et stérile il est rencontré jusque par 10° de latitude nord.
Nous avons dit à propos du kola du Ouorodougou, dans le chapitre Samory, quelles sont les diverses variétés que l’on récolte dans cette région.
Sur le marché de Kong on en voit deux espèces : le kola blanc de l’Anno (Sterculia macrocarpa) et le kola rouge de l’Achanti (Sterculia acuminata).
Le kola blanc de l’Anno est de deux variétés : l’une d’un blanc jaune pâle, analogue à la couleur du kola de Sakhala du Ouorodougou, mais plus[312] petite que ce dernier ; l’autre, de même grosseur, ne diffère que par sa teinte d’un rose si pâle qu’il n’est pas classé dans le kola rouge par les indigènes ; on le vend mélangé aux blancs sans différence de prix, ce qui n’aurait pas lieu s’il était plus foncé, car le kola rouge est toujours plus cher que le kola blanc de même grosseur.
Le goût du kola de l’Anno est bien moins fort que celui du kola rouge, mais il renferme une teinture rouge, qui est usitée par l’indigène en concurrence avec celle du kola rouge. Comme teinture, le kola blanc de l’Anno a donc les mêmes qualités que le kola rouge de l’Achanti.
Ce kola est récolté en février, en juin et en octobre ; les fruits de février se gâtent assez rapidement, tandis que les récoltes de juin et octobre se conservent plus facilement ; ce kola, cependant, ne peut supporter de bien longs trajets, il se conserve au maximum et avec des soins pendant cinquante à soixante jours.
A Groumania, un ourou-fié (calebasse de kola, 200 fruits) coûte 200 cauries ; à Kong, un fruit se vend 2, 3, 4 et jusqu’à 12 cauries, suivant la grosseur. A Djenné, cette variété n’est pas beaucoup goûtée par les indigènes, de sorte que son prix n’en est jamais assez élevé pour qu’il y ait avantage à le transporter au loin. Aussi ce fruit ne dépasse-t-il guère Bobodioulasou, Léra, Niélé, Oua et Bouna. Il est vendu contre des cauries, avec lesquelles les marchands de Kong se procurent surtout du coton en vrac, de l’indigo, des piments rouges ; c’est le kola de la vente au détail, celui dont le prix est abordable pour la classe moyenne de la population.
Ce kola de l’Anno va aussi beaucoup à Salaga. Ce marché n’est pas du tout bien alimenté de kola de l’Achanti, et les gens de Kong trouvent toujours à y écouler les kola de Mango.
Les missionnaires de Bâle et le docteur Mähly prétendent qu’une charge de kola de l’Okouawou vaut à Salaga de 37 à 38 francs ; c’est une grosse erreur.
Une charge de kola (2500) vaut bien davantage ; à Salaga, le kola le meilleur marché coûte 40 cauries, et une charge coûte 100000 cauries, qui représentent 120 francs.
A Sakhala, sur la limite des pays de production, la même charge de kola coûte 8 kokotla de sel, dont le prix de revient est de 8/12e d’une barre de 55 francs = 36 fr. 64 ; à Tengréla, la charge vaut déjà de 80 à 100 francs.
On peut dire que Kong, Kintampo et Groumania sont les marchés où le kola se paye le plus bas prix.
Partout le kola rouge de l’Achanti atteint le prix le plus élevé : 2400 kola[313] coûtent à Kintampo 12000 cauries, c’est-à-dire 5 cauries pièce. Il est, à ce propos, intéressant de se rendre compte des bénéfices que peut réaliser un couple, homme et femme, se livrant à ce commerce. Le ménage quittant Kong avec une pacotille, ferronnerie ou étoffe, d’une valeur locale de 20 francs, se procurera à Kintampo ou Bondoukou environ 5000 kola, qu’il revendra à Bobo-Dioulasou. Avec le produit de la vente de ses kola, il achète deux barres de sel. Il emportera une barre et demie seulement à Kong, l’autre demi-barre servant à acheter quelques cadeaux à rapporter au pays et à subvenir à ses besoins en vivres pendant sa route.
Le trajet de Kong à Kintampo et de Kintampo à Bobo-Dioulasou et retour à Kong aura duré cent jours environ. La barre et demie de sel rendue à Kong représentant une valeur de 240 francs, le couple aura gagné 220 francs, c’est-à-dire 2 fr. 20 par jour ou 1 fr. 10 par jour et par personne, tous frais payés.
Il faut envisager l’existence que mènent ces gens-là. Ils marchent chargés chacun avec 30 ou 40 kilogrammes, et cela pendant la plus grande partie de la journée.
Arrivés à l’étape, il faut piler et préparer les aliments, couper du bois, chercher de l’eau, souvent à plusieurs kilomètres de distance. S’il y a un enfant dans le ménage, la femme le porte sur le dos. Ils vivent sans feu ni lieu.
Surpris par les pluies, ils voyagent quand même, supportant toutes les intempéries sans se plaindre.
Quand le noir a travaillé avec sa femme pendant un an, il achète un esclave ; c’est la meilleure acquisition qu’il puisse faire, c’est un auxiliaire de plus pour travailler ; il vivra de la même façon que ses maîtres ; le bien-être des uns rejaillit sur les autres dans cette vie en commun.
Quand le cas se présente où l’esclave se sauve, le maître n’en est pas découragé pour cela. « C’est la volonté du Tout-Puissant », dit-il avec résignation. « Je vais aller chercher la fortune in chi Allaho, « si Dieu le veut ». Et il recommence.
Ne blâmons pas trop ce malheureux nègre. S’il y en a qui attendent paisiblement allongés sur leur natte l’occasion d’agrandir leur famille et d’augmenter leur bien-être par des rapines ou une guerre, il y en a d’autres qui sont bien méritants, et ce ne sont pas les moins nombreux.
Voici le même calcul par un marchand de kola allant de Bammako dans le Ouorodougou avec une barre de sel :
Il achète une barre de sel à Bammako de 55 à 60 francs, et vit sur son sel pendant six semaines que dure sa marche pour aller. Il dépense ainsi, y[314] compris l’achat d’un panier de nattes, de feuilles à emballer et droits de passe, environ 3 ou 4 kokotla. Il lui en reste 8 à échanger, et je suppose qu’il prenne à Kani ou Touté des kola de grosseur moyenne et qu’on lui en donne 350 par kokotla, il aura donc échangé sa barre de sel contre 2800 kolas.
Pendant le voyage du retour, il achète sa nourriture et paye son hôte et ses droits de passe en kola ; il en pourrit également une certaine quantité en route ; les Dioula m’ont affirmé qu’il était difficile d’en rapporter à Bammako plus de bafoula kémé dourou (2000).
Les kola de cette variété se vendent en général au détail deux pour kémé (25 centimes), ce qui met le cent à 12 fr. 50 et porte sa charge totale à 250 francs.
Comme pour les vendre ce prix, il lui faut d’un mois à six semaines, il mange une partie de son bénéfice ; on peut dire que, l’opération terminée, il lui restera 180 francs, soit 120 francs de bénéfice pour quatre mois de travail de porteur et de vie de privations. Quelquefois il perd tout quand ses kola se gâtent ou qu’il est pillé.
Un des grands facteurs dans la conservation du kola est son mode d’emballage. Faute de précautions, il se gâte ou se racornit et dessèche, et par cela même perd toute sa valeur.
La feuille dans laquelle on emballe le kola est à peu près semblable à celle de l’arum, mais plus ouverte et d’un vert plus accusé. Elle est supportée par une tige très fine, d’environ 40 à 50 centimètres de hauteur. On la trouve généralement dans les endroits humides et ombragés.
La vraie feuille, vue à l’envers, porte sur sa partie gauche une bordure d’un centimètre de largeur, d’un vert plus foncé que le reste de la feuille. Ce vert est assez accentué pour qu’on puisse le reconnaître à un simple examen, surtout quand on la tourne vers le soleil ou un endroit éclairé.
Il existe beaucoup de feuilles analogues comme structure et l’on s’y trompe à s’y méprendre quand on n’est pas initié à la façon de les reconnaître.
Les fausses feuilles ne sont pas employées vertes ; pour les utiliser, il faut les faire bouillir très longtemps et les faire bien sécher avant de s’en servir : faute de cette précaution, au lieu d’être propices à la conservation du kola, elles hâtent, au contraire, la pourriture du fruit et développent la maladie du kola. Elles ne sont employées qu’à défaut de la vraie feuille, qui ne se trouve pas sous certaines latitudes.
Jusqu’à présent les expériences faites en France sur l’emploi du kola[315] ont donné peu de résultats : cela tient à ce que l’on se sert de kola desséché. Il serait cependant bien facile d’en faire venir de frais, en se servant de l’emballage en feuilles dont je viens de parler.
Les kola arrivent frais à Tombouctou et à Kano, ce qui leur fait un voyage minima de trois mois. Nous sommes donc plus près du kola que nous ne pensons, puisque de l’Anno à Grand-Bassam il y a à peine un mois de voyage, ce qui le met à six semaines de France et même à un mois si l’on veut sérieusement s’en occuper.
★
★ ★
Le sel qui se vend ici est plus fin et plus blanc que celui qui passe en transit à Bammako venant de Tichit, de la sebkha d’Idjil et d’autres mines de sel gemme du nord du Bakhounou ; la barre de sel est aussi plus grande. Il vient des mines de Taodéni par El-Arouan et Tombouctou.
On vend aussi ici du sel marin de Grand-Bassam, de la Côte-d’Or anglaise et du sel de Daboya (Gondja).
En dehors du kola, les gens de Kong portent encore quatre autres articles à Djenné pour y acheter du sel et les burnous en laine ; ce sont, par ordre d’importance :
1o Le tissu rouge et blanc fabriqué en bandes à Kong et cousu par les femmes en pagnes de 12, 13, 14 et 15 bandes. Ce pagne, qui est un vêtement[316] de luxe pour les femmes de Kong, l’est aussi à Djenné et surtout à Tombouctou où on le nomme el-harottaf. A Kong, suivant les dessins, il porte les noms de babouroumosi, kébéguisé, ponguisé et dadji[62].
Ces pagnes valent ici, suivant le dessin et surtout la grandeur, de 8000 à 15000 cauries. A Djenné, un pagne de 10000 cauries vaut une barre de sel.
Cette étoffe est exclusivement fabriquée à Kong ; le fil de coton rouge est acheté par eux à Salaga ou à Bondoukou ; quand il fait défaut, ils achètent des foulards rouges et les font effiler par les enfants afin d’en utiliser les fils ; partout, dans les rues, on voit des gamins occupés à cela ; ils gagnent 10 cauries par foulard.
2o Le piment rouge (provenance de Niélé, du Follona, de Léra).
3o Le niamakou, espèce de poivre renfermé dans des coques de la dimension de grosses noix ; il est très estimé à Djenné et à Tombouctou ; ce condiment entre dans la composition de tous les plats de viande et des sauces. Il provient du Djimini, de l’Anno et du Gottogo ou Bondoukou.
4o L’or. Il n’est porté que fort peu de poudre d’or à Djenné, les gens de Kong ne tenant pas à s’en défaire. La majeure partie de la poudre d’or qui se trouve entre les mains des gens de Kong provient du Lobi, où on se la procure en échange de cuivre en barre ou d’esclaves, à bien meilleur compte que dans le Gottogo.
Sur Bobo-Dioulasou s’exportent en plus des mêmes articles que sur Djenné :
1o Un pagne pour femme, confectionné en mauvais calicot écru (provenant de Salaga). Cette pièce d’étoffe, composée de deux longueurs de 1 m. 75 cousues ensemble afin d’obtenir une plus grande largeur, est ourlée avec des fibres de palmier ban de façon à former des plis que l’indigo n’attaque que faiblement. Quand ce pagne est teint, il présente ainsi une série de petites raies d’un bleu azur, tandis que le fond du tissu est bleu indigo sombre.
Ce tissu est acheté à Salaga à très bon marché (60 centimes le mètre) ; le prix de revient d’un pagne pour les gens de Kong est de 2 fr. 10 ; prix de l’étoffe, confection et teinture, 80 centimes : total, 2 fr. 90.
A Kong même, le pagne se vend sira-tan = 2000 cauries ou 4 francs.
2o Le voile dont j’ai parlé à propos du costume des femmes à Kong.
Ces deux articles sont surtout échangés à Bobo-Dioulasou contre la ferronnerie, bêches, haches, lances de luxe, marmites en fer battu, etc.,[317] venant du pays de Tiéba et fabriqués par les Tousia et les Tourounga, peuples situés à l’ouest des Komono et des Dokhosié. Dans les environs de Kong il n’y a ni fer ni forgerons.
Tous ces articles en fer, y compris le beurre de cé[63] de provenance des Dokhosié et du Lobi, sont portés sur le Djimini et l’Anno (Mango), d’où l’on rapporte beaucoup, en dehors du kola, un tissu blanc grossier rayé de bleu. Une bande de 1 mètre de long sur 12 centimètres de largeur vaut 100 cauries ou 20 centimes, ce qui porte le mètre carré à environ 1 fr. 60.
Les achats de kola ou de marchandises de provenance d’Europe à Salaga ou à Bondoukou se font avec des pagnes en bande bleu et blanc de divers dessins, appelés logué ici, et surtout contre une couverture en coton bleu et blanc imitant le dampé de Ségou, mais bien moins bonne et moins chère, qu’on appelle siriféba. Ces deux articles sont exclusivement fabriqués à Kong et par les gens de Kong établis aux environs. Le prix du premier article est très variable, à cause du dessin et de la largeur de la bande, mais celui de la couverture est invariablement fixé à 6000 cauries (12 fr.) ; à Salaga elle vaut 16000 cauries (25 fr. 60).
C’est sur la route Salaga, Bouna, Bondoukou, Kong, Bobo-Dioulasou et Djenné que se fait le plus de commerce.
L’autre débouché, par ordre d’importance, s’étend vers les régions belliqueuses de l’ouest : les pays de Pégué et de Tiéba, sur lesquels les gens de Kong dirigent chevaux, fusils, poudre, silex, etc., qu’ils se procurent à Groumania et échangent exclusivement contre des esclaves.
Le fusil en vente ici est d’un modèle unique (le boucanier femelle) et se vend à Kong même : sira mokho saba, ou 12000 cauries (24 fr.).
Il existe également un petit mouvement commercial entre les Komono, les Dokhosié et les gens de Kong, qui leur vendent des armes et de la poudre contre du beurre de cé. Cette graisse, portée dans l’Anno et le Coranza, est échangée contre des kola ou des tissus.
Les relations avec le Mossi sont difficiles, parce que les routes directes n’offrent pas de sécurité aux marchands, qui sont forcés pour gagner le nord d’aller chercher une route soit à Salaga, soit dans le Bondoukou, ou bien alors il faut qu’ils prennent la route du Dafina et du Yatenga à Bobo-Dioulasou : aussi le commerce est moins important ; on envoie cependant dans le Mossi le pagne rouge et surtout de la vaisselle en cuivre, et du laiton en[318] fil. Ces objets s’échangent avec de beaux bénéfices contre des chevaux et des esclaves.
On peut dire que le commerce d’ici est exclusivement entre les mains des gens de Kong. Je l’ai déploré bien des fois, car cet état de choses est un obstacle sérieux pour l’Européen qui voyage et qui cherche à recueillir le plus de renseignements possible sur la région. Quand on est forcé de s’informer auprès des gens mêmes du pays, on n’est jamais aussi bien renseigné que par les étrangers, qui ne mettent aucune défiance dans leurs réponses et ne se perdent pas en conjectures à la moindre question indiscrète.
Les gens de Kong voyagent beaucoup ; on en trouve un peu dans toute la boucle du Niger. Ceux qui ont eu des revers de fortune en route se fixent momentanément dans le pays qu’ils traversent ; aussi jamais ils ne voyagent sans emporter un métier portatif, car tous, sans exception, savent tisser.
Il y a relativement peu d’animaux de bât ici, c’est pourquoi les transports se font en général sur la tête ; si ce mode de transport est plus pénible, il est bien moins coûteux et presque plus rapide : là où un noir passe seul, il ne passerait pas avec ses bêtes.
Chaque jour on trouve à acheter matin et soir tout ce qui est nécessaire à la vie, ainsi que le coton et l’indigo ; le soir, vers cinq heures, le marché est très animé. A cette heure-là il y a au moins un millier d’acheteurs et de vendeurs sur la place.
Quant au grand marché, qui a lieu tous les cinq jours, c’est une vraie foire. Le côté nord et les échoppes sont appelés mokholokho (marché des hommes) ; c’est là que se vendent les tissus, couvertures, fusils, bonnets, glaces, perles, aiguilles et autres objets de provenance européenne, tels que vaisselle en cuivre, saladiers en faïence, calicot écru, foulards, etc. La partie sud du marché est appelée moussolokho (marché des femmes) ; c’est là qu’on trouve les denrées, condiments, coton, indigo, fruits, bois, les marchandes de niomies, de victuailles, etc.
On abat tous les jours un ou deux bœufs, et les jours de grand marché, plusieurs. Les rognons appartiennent de droit à Diarawary (le maire). Certains jours, il m’envoyait jusqu’à douze rognons en cadeau.
On ne débite pas de dolo sur le marché. Les visiteurs vont boire dans le quartier de Soumakhana. Là se trouve un groupe de cases où les femmes n’ont d’autre occupation que la préparation et la vente du dolo ; les jours de grand marché il s’en débite plusieurs hectolitres. Les buveurs sont assis dans les cases et se font servir dans des calebasses plus ou moins grandes ; le litre coûte environ 20 à 25 centimes. Ce qu’il y a de bien curieux, c’est[319] que le monopole de la brasserie à dolo appartient à un groupe de fervents musulmans.
Je n’ai vu ni légumes ni fruits nouveaux sur le marché ; on trouve cependant à acheter ici du tintoulou[64] et du tingolotoulou[65] (tinkouloutoulou) ; on se sert aussi comme graisse du pépin pilé d’une courge sauvage appelée sira. Cette graisse donne très bon goût aux sauces de viande.
Comme il y a une cinquantaine de chevaux dans la ville, je priai mon hôte Karamokho-Oulé de vouloir bien me chercher une monture passable à un prix raisonnable. Il me trouva bientôt un cheval de cinq à six ans, qui me coûta 400000 cauries. Son propriétaire venait de Dafina et voulait le vendre contre des captifs à Pégué. Je comptais le décider à accepter du corail, des étoffes ou des armes en échange, mais il ne voulait vendre sa bête que contre des captifs ou 400000 cauries (sira ourou foula, environ 800 francs). Sur les conseils de mon diatigué (hôte), je me décidai à vendre au détail les marchandises nécessaires jusqu’à réalisation de la somme fixée.
Je fis un choix d’articles qui ne sont pas partout de vente courante, afin de conserver intact mon stock précieux, car, en dehors des marchandises que je savais recherchées par les noirs, j’avais emporté de France d’autres articles achetés en solde, afin de voir s’il est possible de les écouler dans les régions que j’avais à traverser.
J’ai vendu pour réaliser cette somme :
Des galons en laine de toute nuance | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭ |
provenant de soldes. |
Des galons en dentelle de couleur | ||
Des boutons de livrée démodés | ||
Des chromos | ||
Des colliers et chaînes à chiens | ||
Des foulards et fichus soie et coton | ||
De l’étamine défraîchie | ||
Des hameçons, aiguilles à coudre et d’emballage, des alênes de sellier, par centaines seulement, des perles blanches pour chapelets, du papier, etc. |
J’ai de plus dû vendre à mes protecteurs et à quelques amis douze pistolets à silex, six pièces d’étoffe, deux couvertures, quelques colliers de perles, un peu de corail et quelques coudées de soieries.
[320]La vente de mes deux bœufs porteurs et de trois ânes[66] produisit en outre 128000 cauries. J’obtins ainsi un excédent de recettes de 200000 cauries, avec lequel j’achetai vingt pagnes rouges, dits ponguisé. Ces pagnes, me dit-on, sont très estimés dans le Mossi, et il est facile de les convertir avec quelque bénéfice en cauries.
L’aisance des habitants est manifeste ici ; on peut vendre des étoffes, soieries, florences, algériennes, gazes, jusqu’à 10 et 15 francs le mètre ; il en est de même des haïks, gandouras, turbans, burnous, etc., qui peuvent se vendre excessivement cher. J’ai dû nier avec la plus grande énergie que je possédais quelques-uns de ces articles, sans quoi il aurait fallu m’en défaire ; mes amis seraient venus insister auprès de moi pour me les faire céder.
On m’a beaucoup demandé aussi le tapis de Stamboul, le Coran, les autres livres saints, le foulard algérien, soie et or, dit lagan, les ombrelles, lunettes, revolvers, bougies, et même des montres, des balances et des mètres. Je puis dire qu’il est possible de vendre presque tout ce qu’on veut ici, à la condition de pouvoir en démontrer l’utilité et l’emploi.
Les acheteurs ont été assez raisonnables pour ne pas marchander, mes vendeurs ayant dès le premier jour posé en principe le prix fixe.
Voici une liste des articles demandés le plus souvent :
Soie à broder de toutes nuances en écheveaux ;
Livres saints, Corans, Évangiles, Pentateuques, Traités de jurisprudence, etc. ;
Drap ordinaire (rouge surtout, dit mourfi) ;
Du corail creux en grosses branches ;
De l’antimoine ;
Des bracelets en cuivre et en nickel ;
Des flèches pour les cheveux en métal ou en corne ;
Des médaillons façon or et bijoux or, bagues, chaînettes, etc. ;
Des foulards en soie noire et de couleurs voyantes ;
Des couleurs pour orner les Corans, de l’encens qu’ils nomment ousouma, des aimants pour sortir les paillettes de fer qui se trouvent mélangées à la poudre d’or du Lobi.
Les gens de Kong ont donné un nom caractéristique à l’aimant : ils le désignent sous le nom de négué-massa, « le roi du fer ».
On trouverait aussi le placement avantageux d’élégants petits étuis à[321] antimoine, avec lesquels les gens aisés, femmes, hommes et enfants, se font les yeux.
L’antimoine, réduit en poudre très fine, est mélangé à du poivre très fort venant du Sud, de l’espèce dite feffé, qui, sans faire pleurer l’œil, l’humecte légèrement, force à ouvrir les yeux et donne de l’expression au regard.
On m’a également demandé des perles noires en verre, dites jai, rondes ou oblongues ; de petits peignes à barbe en corne, bois, écaille ou ivoire, à trois ou quatre dents, pour pendre au chapelet.
La population de Kong a six desiderata : elle demande pour être heureuse :
1o Un remède contre la filaire de Médine ;
2o Un remède pour guérir l’engorgement des ganglions du cou ;
3o Le moyen de percer le granit pour faire des puits et obtenir de l’eau ;
4o Une teinture rouge ;
5o Un remède qui donne l’intelligence[67] ;
6o Une bonne et courte route vers un comptoir européen plus rapproché que Salaga.
Dans mes conversations avec les anciens, j’ai eu souvent l’occasion de leur parler de Bammako. Pour plusieurs raisons les marchands de Kong ne s’y rendront jamais, même s’il s’y trouvait un grand choix de marchandises. Parce que :
1o De Kong à Bammako il y a cinquante jours de marche ;
2o Les pays de Pégué, de Tiéba et de Samory sont difficiles à traverser ;
3o La vie est trop chère dans toute la région de Samory ;
4o Il y a de grands espaces inhabités à traverser ;
5o Le marchand de Kong ne suit que des routes sur lesquelles il peut régler les étapes à 12 ou 16 kilomètres environ, car il porte sur la tête ;
6o Il ne suit que les routes qui appartiennent aux gens de Kong ou à leurs alliés, de préférence celles qui sont jalonnées par des colonies musulmanes ;
[322]7o Autant que j’ai pu m’en assurer, on vend à Salaga aux mêmes prix qu’à Médine, si ce n’est à meilleur marché ;
8o Salaga est distant de Kong de vingt-six jours de marche pour un homme non chargé et de trente-huit jours pour un homme chargé à 25 ou 30 kilos ;
9o La route appartient aux gens de Kong presque jusqu’à Bondoukou, et partout on peut circuler sans armes ; il n’est pas rare de voir une femme seule faire le trajet sans incident.
Si nous portons aux gens de Kong des produits dans le Bondoukou ou à Groumania, dans l’Anno, ils créeront immédiatement une route sûre en envoyant de leurs gens s’établir dans tous les gîtes d’étapes, et abandonneront Salaga, beaucoup plus éloigné que Bondoukou. Nos marchandises sont plus prisées que celles des Anglais et des Allemands : la qualité inférieure de ces dernières ne les fait accepter qu’à défaut d’autres. Toutes mes marchandises sans exception sont de fabrication française et ont été proclamées par tout le monde de première qualité. J’aurais pu vendre, par exemple, tout mon calicot (acheté à Paris, 4 fr. 30, la pièce de 15 mètres) à raison de deux mitkhal d’or (24 francs). Nos comptoirs d’Assinie et de Grand-Bassam sont absolument inconnus. Je n’ai vu qu’un seul homme qui m’a dit qu’à huit jours de marche dans l’est de Mango (Gouénedakha ou Groumania) se trouvait Bondoukou, d’où partaient deux chemins, l’un sur Coumassie, l’autre sur Krinjabo. « Derrière Krinjabo, me dit-il, il y a des Nasara à côté de la mer, mais je ne connais personne qui y soit allé. »
Si nos maisons françaises ont un peu d’énergie, elles créeront des comptoirs à Bondoukou, à Groumania ou dans les environs, et enlèveront ainsi une bonne partie du commerce à Salaga.
Pendant mon séjour ici, j’ai reçu à plusieurs reprises la visite de fils de chefs ou de gens influents établis sur la route de Bondoukou ; ils venaient m’assurer que je serais bien reçu en passant chez eux et que l’on me faciliterait mon départ vers la côte quand je voudrais.
★
★ ★
J’espérais beaucoup trouver à Kong un document historique quelconque ou quelque légende sur l’établissement des Mandé-Dioula dans la région, et les péripéties qu’ont traversées jadis la région et les États voisins. Il n’existe malheureusement rien de semblable ici[68]. Une lettre de recommandation[323] d’El-Hadj Mahmadou Lamini ez-Znéin, de Ténetou, pour l’almamy Saouty me donnait quelque espoir ; l’almamy malheureusement est mort et je n’ai pas trouvé auprès de ses fils quelque chose qui pût me renseigner.
Voici ce que j’ai appris : Kong aurait été fondée à la même époque que Djenné (1043-44). Ce n’est pas impossible, mais j’en doute fort, car dans aucune histoire arabe il n’est fait mention de l’existence de cette ville, et les premiers voyageurs qui révèlent l’existence de montagnes à Kong et d’un pays portant ce nom sont : Mungo-Park et Bowdich. Barth, lui, parle de l’existence d’une ville de Kong.
D’après mes informations, le pays était anciennement habité par :
Les Falafalla, se rattachant ethnographiquement aux Tagouano, rive droite du Comoé ;
Les Nabé, | ⎱ ⎰ |
se rattachant aux Pakhalla de la rive gauche du Comoé ; |
Les Zazéré, |
Les Miorou, se rattachant aux Komono, à cheval sur le haut Comoë.
Avant l’arrivée des Mandé-Dioula dans la région, Kong existait déjà, mais était une localité sans importance. Les Mandé-Dioula n’obtinrent pas des autochtones l’autorisation de s’y fixer, mais habitèrent Ténenguéra et un petit village disparu aujourd’hui (à deux ou trois kilomètres de la ville) que l’on nommait Limbala.
Les Mandé sont venus de deux directions différentes.
Les familles Ouattara, Daou, Barou, Kérou et Touré seraient venues du nord, de la région Ségou-Djenné. Les Sissé, Sakha, Kamata, Daniokho, Kouroubari, Timité, Traouré et une branche des Ouattara, eux, seraient originaires de la région Tengréla-Ngokho et surtout des villages situés sur la route du Ouorodougou à Tengréla (de Tengréla à Tombougou).
Leur apparition par ici ne se fit pas en masse et ne peut être comparée à une migration générale ; c’est au contraire par petits lots qu’ils sont venus, comme le font les Foulbé.
Plus intelligents que les autochtones, très actifs et généralement musulmans, ils ne tardèrent pas à se créer de belles situations dans le pays et à acquérir de l’influence.
Les Kouroubari fondèrent et occupèrent Limbala. Tandis que les Ouattara du nord s’établissaient solidement à Ténenguéra, Kawaré, Bogomadougou, une autre branche de Ouattara, venue du Ouorodougou, traversa le Kouroudougou[69], s’établit dans le Diammara et bientôt vint dans le Djimini.
[324]Le premier Mandé-Dioula qui jouissait d’une influence réelle fut Fatiéba Ouattara, auquel succéda Bagui Ouattara, qui eut lui-même pour successeur Sékou Ouattara, grand-père de Karamokho-Oulé, chef actuel.
Sous le règne de Sékou, les Kouroubari avaient réussi à fixer leur résidence dans Kong même, mais ils n’y étaient pas les maîtres. Profitant d’un jour de grand marché, et de connivence avec les Kouroubari, les Ouattara de Ténenguéra, ayant à leur tête Sékou, et comme alliés les Barou et les Daou, s’emparèrent de la ville par un hardi coup de main, massacrèrent les chefs des Falafalla et substituèrent leur pouvoir à celui des autochtones.
L’avènement de Sékou Ouattara date environ de la fin du siècle dernier.
A sa mort, ses douze fils se partagèrent le pouvoir et s’établirent un peu partout, mais surtout sur les grandes routes rayonnant vers Kong. L’un d’eux, généralement le plus âgé, exerçait le pouvoir suprême.
Depuis une quarantaine d’années, le pouvoir est entre les mains de Karamokho-Oulé Ouattara, et sa résidence est Kong.
Diarawary, chef de village, est un Ouattara également, mais pas de la famille des souverains de Kong ; il ne descend ni de Fatiéba, ni de Sékou. C’est un Mandé d’origine Veï ou Kalo-Dioula, comme on les nomme ici, et il appartient à une famille influente du Diammara (pays situé entre le Djimini, le Tagouano et le Kouroudougou).
Il exerce les fonctions de maire, et est secondé par les sept chefs de qbaïla, qui sont en quelque sorte des maires d’arrondissement. Ils tranchent les différends que ceux-ci n’arrivent pas à régler et en réfèrent à Karamokho-Oulé pour les questions graves, peines capitales, expulsions, etc.
Karamokho-Oulé est un petit-fils de Sékou Ouattara. Son père, Gouroungo Dongotigui, appelé aussi Bagui, habitait Kimini, près Léra. Par ordre d’âge, il est le plus vieux des petits-fils de Sékou après Soukouloumory, qui n’a pas le pouvoir, pour des causes dont nous parlerons plus loin.
Son teint clair, presque celui d’un Peul pur sang, lui a valu le surnom de Oulé (rouge). Il est de taille moyenne, porte un beau collier de barbe blanche et a une figure tout à fait sympathique ; ses traits ne sont pas ceux d’un nègre, ni son intelligence non plus.
Dans le tableau généalogique de la famille des Ouattara que je donne ci-contre, on remarque que Sékou a laissé de nombreux descendants répartis sur tout le territoire, et qui ont tous un petit commandement, ce qui ne les empêche pas de reconnaître l’autorité absolue de Karamokho-Oulé et de la djemmâa de Kong, sorte de conseil des anciens dont Karamokho-Oulé est le président et le pouvoir exécutif.
Il veille à ce que ses parents ne se livrent pas au pillage et n’engagent[325] aucune guerre ; aussi peut-on dire que, grâce à cet homme intègre et juste, estimé et aimé de tous, les États de Kong vivent dans la plus parfaite quiétude. On ne connaît pas d’ennemis à ce brave chef.
Il exerce le droit de haute justice ; mais avant de prendre une décision il en réfère toujours au conseil des anciens.
Les Mandé-Dioula de Kong ont une horreur instinctive de la guerre, qu’ils considèrent comme déshonorante quand il ne s’agit pas de défendre l’intégrité du territoire. Leur force armée réside surtout dans l’emploi des guerriers de leurs vassaux, les Komono, Dokhosié, Lobi, etc. Karamokho-Oulé n’a qu’une cinquantaine de guerriers à Kong, ils lui servent de courriers et vont porter ses ordres. Par sa simple volonté, tout le pays se lèverait, tellement cet homme a su conquérir les sympathies et l’estime de tous.
Fatiéba, ancêtre des Ouattara.
Bagui lui succède.
Sékou, chef de Ténenguéra (route de Djimini), s’empare de Kong par un hardi coup de main, succède aux Kouroubari, qui y commandaient, et disperse les Falafalla et les Nabé, autochtones de la région.
Sékou laissa douze fils (tous morts actuellement), dont voici la liste par rang d’âge :
RÉSIDENCE | |
---|---|
Samandougou | Bono, près Fasélémou (route de Bobo-Dioulasou). |
Kombi | Kawaré (route de Bondoukou). |
Morimakhary | Bogomadougou (route du Djimini). |
Souma-Fing | Limono (route de Léra). |
Souma-Oulé | Niafounambo (route de Léra). |
Samba-Kari | Saouta, près Dialacoro (territoire des Dokhosié). |
Kérémory | Tosiansou, près Sikolo (route de Léra). |
Karakara | Kéméné, près Niassan (route de Bobo-Dioulasou). |
Famakha | Noumandakha (territoire des Tiéfo). |
Gouroungo-Dongotigui, appelé aussi Bagui | Kimini, près Léra. |
Saliasahanou | Kondou, près Nafana. |
Soury | Kapi (route de Léra). |
PETITS-FILS DE SÉKOU ENCORE EN VIE | RÉSIDENCE ACTUELLE | |
---|---|---|
(4) | Kongondinn, fils de Morimakhary. | Territoire des Tagouara. |
(7) | Pinetié, — id. — | — id. — |
(8) | Badioula, — id. — | — id. — |
(3) | Dakhaba, fils de Souma-Fing. | Limono (route de Léra). |
(6) | Iamory, — id. — | Kimini (route de Léra). |
(2) | Karamokho-Oulé, fils de Gouroungo-Dongotigui (appelé aussi Bagui). | Kong. |
(5) | Kérétigui, — id. — | Kong. |
(1) | Soukouloumory, fils de Saliasahanou. | Birindarasou (route de Léra). |
[326]ARRIÈRE-PETITS-FILS DE SÉKOU AYANT QUELQUE AUTORITÉ | RÉSIDENCE | |
---|---|---|
Mory Ciré, petit-fils de Samandougou. | Bono (route de Bobo-Dioulasou). | |
(9) | Bakari, petit-fils de Kombi. | Kawaré (route de Bondoukou). |
Dabéla, fils aîné de Pinetié. | Mélenda (route du Djimini). | |
Massa-Gouli, fils puîné de Pinetié. | Ténenguéra (route de Djimini). | |
Morou, autre petit-fils de Morimakhary et fils de Kankan, décédé. | Kotédougou (près de Bobo-Dioulasou). | |
Sabana, fils de Iamory. | Limono (route de Léra). | |
Wouintétou, petit-fils de Souma-Oulé. | Niafounambo (route de Léra). | |
Massa-Dabéla, petit-fils de Samba-Kari et fils de Barakhatou (décédé). | Saouta (territoire des Dokhosié). | |
Ali-Ierré, frère cadet de Massa-Dabéla. | Diébougou (territoire des Dian-ne). | |
Baba Ali, petit-fils de Kérémory. | Territoire des Tagouara. | |
Kongondinn, frère cadet de Baba Ali. | Tosiansou (route de Léra). | |
Soma, plus jeune frère des deux précédents. | Gouéré (près Dialacoro, territoire des Dokhosié). | |
Mori-Fing, petit-fils de Karakara. | Kéméné (route de Bobo-Dioulasou). | |
Kandingara, petit-fils de Famakha. | Dandé (territoire des Tagouara). | |
Lasiri, fils de Karamokho-Oulé. | Kong. | |
Pinetié, fils de Soukouloumory. | Birindarasou (route de Léra). | |
Assounou, petit-fils de Soury. | Kapi (route de Léra). |
Les numéros indiquent l’ordre de succession au pouvoir si les choses se passaient légitimement. Actuellement le pouvoir est entre les mains de Karamokho-Oulé, quoique, suivant les règles, ce soit Soukouloumory qui devrait régner. Ce dernier mène une vie de débauche et d’ivresse qui l’a plongé dans l’abrutissement le plus complet, de sorte qu’il n’a jamais régné et qu’il est absolument oublié et méprisé de tous.
Le chef religieux de Kong est l’almamy Sitafa Sakhanokho ; il semble ne jouer aucun rôle politique et a beaucoup moins d’influence que n’en avait son prédécesseur l’almamy Saouty. Il est en quelque sorte le ministre de l’instruction publique de Kong, et a sous son autorité les écoles arabes (au nombre d’une vingtaine). Lui-même fait un cours aux adultes et aux hommes âgés. Karamokho-Oulé et tous les anciens, du reste, vont deux ou trois fois par semaine assister à des conférences faites par l’almamy Sitafa sur le Coran, l’Évangile et le Pentateuque.
L’instruction est très développée à Kong ; il y a peu de personnes illettrées. L’arabe qu’ils écrivent n’est pas ce qu’il y a de plus pur ; on est cependant étonné de les voir aussi instruits, car aucun Arabe n’a jamais pénétré jusqu’à Kong. L’instruction est donnée aux écoliers par des Mandé-Dioula qui en ont rapporté les éléments et quelques manuscrits provenant de la Mecque.
Actuellement il n’y a pas à Kong un seul musulman revenant de la Mecque. C’est à peine si, dans une période de vingt ans, il se trouve un pèlerin se rendant à la ville sainte.
Tous les Ouattara portent le titre de fama, massa, mansa (roi) ou massadinn (fils de roi) ; dans les actes écrits on les désigne par le titre d’émir beled (chef du pays).
[327]Si les gens de Kong ne font pas la guerre, cela ne les empêche pas de faire des conquêtes ; ils y procèdent avec un ordre et une méthode remarquables, en envoyant le trop-plein de la population de la ville s’établir sur toutes les routes qu’ils ont intérêt à tenir.
Environnés de toutes parts de peuplades fétichistes, qui ne vivaient que de rapines et de brigandages, les gens de Kong ne pouvaient se livrer aux transactions commerciales et écouler leurs cotonnades qu’avec de grosses pertes, provenant de droits exorbitants à payer aux roitelets fétichistes des environs, sous peine de pillage.
Qu’ont-ils fait ? Ils ont établi, de proche en proche, des familles de Kong dans tous les villages situés sur le parcours de Kong, à Bobo-Dioulasou d’abord, à Djenné ensuite. Ils ont mis cinquante ans pour doter chaque village fétichiste d’une ou deux familles mandé.
Chacun de ces immigrants a organisé une école, demandé à quelques habitants d’y envoyer leurs enfants ; puis peu à peu, par leurs relations avec Kong d’une part, les autres centres commerciaux d’autre part, ils ont pu rendre quelques services au souverain fétichiste de la contrée, captiver sa confiance et insensiblement s’immiscer dans ses affaires.
Y a-t-il un différend à régler, c’est toujours au musulman que l’on s’adresse, d’abord parce qu’il sait lire et écrire, ensuite parce qu’il a la réputation d’être un homme de bien en même temps qu’un homme de Dieu.
Arrive-t-il que le musulman ambassadeur échoue dans sa mission, il ne manque pas de proposer au roi fétichiste d’employer l’intermédiaire des gens de Kong.
Du coup, voilà le pays placé sous le protectorat des États de Kong.
Les Mandé-Dioula de Kong ont ainsi essaimé sur toutes les routes qui mènent à un centre où leur commerce et l’écoulement de leurs produits les appellent.
Même dans les territoires appelés par les Mandé-Dioula : Bambaradougou[70], pays fétichistes limitrophes de leurs États, le chef ne décidera jamais sans consulter et prendre l’avis du karamokho ou du kémokhoba[71] le plus voisin de son village.
Le prestige dont jouissent les musulmans de Kong est considérable ; ils travaillent avec une méthode, une patience et une ténacité remarquables.
[328]Leur influence s’étend partout, sauf dans le sud-ouest. Ils ont en effet jusqu’à présent presque négligé entièrement la direction de Tengréla et celle du Ouorodougou. Dans l’ouest, leurs colonies s’étendent par Nafana vers Djindana et Kouakhara dans le Tagouano ; mais, vers le sud, elles ne dépassent pas le Djimini et l’Anno.
On voit par tout ce que j’ai eu l’occasion de dire sur Kong et ses habitants que les Mandé-Dioula constituent une population active, laborieuse et intelligente. J’ajouterai que le fanatisme religieux est absolument exclu chez eux et que l’esprit de caste a presque disparu. Ainsi on ne voit pas un seul griot chez les Dioula, et tout le monde s’occupe de tissage et de teinture, tandis que chez les autres peuples que j’ai visités, tout ce qui n’est pas cultivateur et guerrier fait partie d’une caste inférieure et méprisée.
Dès que l’achat de mon cheval et des pagnes fut terminé, je priai Karamokho-Oulé de vouloir bien conférer avec moi sur le choix de la route à prendre pour gagner le Mossi. Les deux routes données par Barth, dans ses itinéraires, comme reliant directement le Mossi à Kong, n’existent plus. Peut-être n’ont-elles jamais existé. Aucun des villages cités par lui n’est connu ici. Quand on veut aller de Kong dans le Mossi, on se rend soit dans le Gottogo pour y prendre un des chemins menant par Bouna et Oua à Waghadougou, soit à Salaga, afin d’y gagner la grande route Salaga, Oual-Oualé, ou bien on passe par le Dagomba, Yendi, Sansanné-Mangho, Noungou et Koupéla.
Il existe également un chemin qui, du territoire des Komono, se dirige vers le Lobi, par le pays des Dian-ne, Diébougou, le Bougouri et Ouahabou.
Il aurait certes été bien intéressant pour moi de visiter les territoires aurifères du Lobi, mais je ne me sentais pas suffisamment protégé pour entreprendre ce voyage et il me semblait du plus haut intérêt, pour assurer le succès de mon entreprise, de voyager le plus longtemps possible sous la protection des gens de Kong. C’est pourquoi j’optai pour l’autre communication, la route Kong-Djenné, qui est très fréquentée et beaucoup plus courte que les autres, quoique moins directe.
Elle passe à Bobo-Dioulasou, et se dirige ensuite vers le nord-est à travers le Dafina sur Waghadougou.
Je me réservais, après avoir visité le Mossi et touché à l’itinéraire de Barth vers le Libtako, de prendre une des autres routes pour retourner à Kong, d’où je pourrais peut-être, comme on me l’a fait espérer, gagner facilement la côte par l’Anno, Groumania et la rivière Comoé.
J’allais quitter Kong dans d’excellentes conditions : mon séjour ici m’avait[329] été profitable au point de vue des renseignements géographiques ; j’avais pu faire une ample moisson d’itinéraires.
Quelques informateurs ont poussé l’obligeance jusqu’à m’initier à la longueur des étapes à l’aide de bouts de paille servant de mesures de comparaison. Le mandé-dioula est réellement précieux dans beaucoup de cas. Quand, après-demain, je me mettrai en route, j’aurai en ma possession deux excellents itinéraires par renseignements de la route à suivre.
A ce propos, je vais dire en quelques mots comment j’ai dû procéder en route pour me diriger.
Avant de partir, muni de tous les renseignements contenus dans les auteurs arabes anciens, El-Békri, Ebn Khaldoun, Ebn Batouta, etc., possédant tout ce qui a paru dans les ouvrages des explorateurs modernes, Barth, Bowdich, Caillié, j’avais déjà pu me constituer une sorte de carte par renseignements, contenant souvent, il est vrai, des renseignements tronqués, mais où il se trouvait aussi, semés au hasard, certains noms de pays exacts, mais mal placés.
Arrivé à Bammako, à l’aide des tirailleurs en garnison dans ce poste je me constituai une série d’itinéraires par renseignements à travers les États de Samory et de Tiéba, ainsi que les noms des pays qui limitaient à peu près le domaine de ces deux souverains.
En route et au fur et à mesure que j’avançais, de nouveaux renseignements venaient confirmer ou annuler tout ou partie de mon travail, et voilà comment je procédais à des vérifications et à des rectifications. Arrivé dans un centre ayant quelque importance, lieu de marché ou point de passage de marchands, je m’installais dans le village, liant connaissance avec les habitants. Sachant parler convenablement le mandé, je ne manquais jamais d’amis, grâce aussi un peu aux cadeaux que je distribuais judicieusement.
Dans nos conversations, et sans avoir l’air de les interroger, j’apprenais le nom des divers États que l’on rencontrait successivement en allant vers les quatre points cardinaux. Une fois au courant des grosses lignes, je m’informais des centres principaux, et, de proche en proche, au bout d’une quinzaine de jours, j’arrivais à ébaucher quelques itinéraires.
Le malheur, c’est que le crayon et le calepin sont absolument prohibés : le papier excite la défiance chez l’indigène, de sorte qu’il faut faire de prodigieux efforts de mémoire pour se rappeler ce que l’on apprend par eux.
Les jours de marché, quand les indigènes des pays voisins arrivaient, ils ne manquaient pas de venir satisfaire leur curiosité et me rendaient visite. Là aussi il fallait lutter de ruse, je prêchais souvent le faux pour savoir[330] le vrai, afin de me faire indiquer de quelle région et de quelle direction ils venaient. Après une conversation laborieuse d’une heure, ils ne manquaient jamais de me demander si je passerais dans leur pays. Sans rien leur affirmer, je leur disais que tout dépendrait de la viabilité des chemins, du passage des cours d’eau, de la longueur des étapes, de l’accueil que je recevrais des chefs, etc. Dans l’espoir d’obtenir un beau cadeau à mon prochain passage, ils me renseignaient sur le nombre d’étapes, la nature des cours d’eau à traverser et le nom des chefs à visiter.
Ce travail est laborieux, très laborieux ; mais il est utile et je dirai indispensable. Je n’ai jamais quitté une localité sans avoir au préalable, dans ma poche, un ou deux itinéraires différents et latéraux à la route que je me proposais de suivre, de façon qu’à la moindre difficulté je pusse me rejeter sur l’un d’eux et continuer ma route même, au pis aller, sans guide.
Je partais donc toujours dans d’excellentes conditions.
A ce propos, je ne manquerai pas de recommander d’avoir à se passer du secours d’un interprète, de ne pas poser de question brutalement, d’agir avec beaucoup de circonspection et d’amener l’indigène à vous parler de son pays sans qu’on ait l’air de l’interroger. Avec cela, il faut une excellente mémoire, contrôler souvent et surtout ne pas sortir de calepin.
D’autres fois, c’étaient mes hommes, de connivence avec moi, qui interrogeaient, et, dissimulé dans ma case, je notais soigneusement tous les noms propres et les directions.
Voilà pour les renseignements généraux, assez vagues quelquefois, mais prenant, par la suite, et avec de la patience, une consistance suffisante pour les considérer comme exacts.
Dans certains villages, quoique bien accueillis dans un but de lucre ou de trop franche hospitalité, on voulait quelquefois me retenir et ne pas me fournir de guide le lendemain pour l’étape suivante.
Afin d’éviter ces retards, en arrivant à l’étape mes indigènes avaient ordre immédiatement de reconnaître tous les chemins et où ils menaient. J’étais arrivé à les dresser et à en faire d’habiles limiers.
Voici comment ils s’y prenaient : en allant au fourrage ou au bois et quand ils rencontraient du monde rentrant au village, ils s’abouchaient avec les voyageurs, leur souhaitant le bonjour et leur demandant au hasard des nouvelles d’un village que nous savions à proximité et sur la route à suivre. Si réellement ils venaient de cet endroit, la route à suivre était connue ; dans le cas contraire, le marchand ou le voyageur ne manquait pas de répondre : « Mais je ne viens pas de tel endroit, la route est à droite ou à gauche de celle-ci », ou bien ils indiquaient de la main la direction.
[331]Chez les Siène-ré, où j’étais plus versé que mes noirs dans la langue du pays, c’est moi qui faisais ce métier.
Mon départ est fixé au lundi 12 mars, d’accord en cela avec Diarawary et Karamokho-Oulé, qui me remettent une lettre de recommandation, sorte de sauf-conduit qui doit me permettre de passer partout.
J’en donne ci-dessous le fac-similé[72] et sa traduction :
« Louanges à Dieu qui nous a donné le papier comme messager et le roseau comme langue ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur[332] son prophète Mahomet, seigneur des hommes d’autrefois et des hommes d’aujourd’hui !
« Certes cette lettre émane de Diarawary Ouattara, émir de notre pays, lieutenant du Généreux.
« Toute chose a une cause. Voici donc ce qui motive cette lettre :
« Un de nos princes, nommé Iamory, qui réside dans le pays de Kimini, a envoyé son hôte, le chrétien, vers notre prince nommé Soukouloumory. Soukouloumory l’a envoyé vers Karamoko le Rouge, dans notre pays, pour que Karamokho le présentât à l’émir de notre pays Diarawary Ouattara. Lorsqu’on nous a parlé de ce chrétien, nous avons entendu de très mauvaises paroles sur son compte. C’était avant son introduction auprès de nous. Dès qu’il s’est présenté devant nous, nous l’avons interrogé sur ce qui le concernait, puis nous l’avons mis à l’épreuve au sujet de son affaire.
« Mais nous n’avons rien trouvé en lui, si ce n’est des idées de bien et de trafic. Nous en sommes restés là jusqu’au jour où ce chrétien a manifesté le désir d’aller de chez nous au pays de Mossi ; et il a laissé chez nous une des femmes de son convoi, qui est en état de grossesse, car son intention est de revenir vers nous.
« Et la raison pour laquelle j’envoie ce chrétien, avec cette lettre, vers toi, ô Othman Kouroubari, qui résides dans le pays de Nassian, c’est pour que tu le conduises auprès de l’émir des Komono, nommé Bakari, qui le conduira vers le maître, fils de maître, le chef, fils de chef, nommé Abd el-Kader et surnommé Karamokho Koutoubou, dans le pays de Sidardougou, qui le conduira auprès de Mohammed, fils de Kankan, dans le pays de Kotédougou, qui le conduira enfin auprès de notre maître, l’objet de nos espérances après Dieu, Kongondinn, et auprès de son frère Pinetié.
« O notre maître, par Allah, par son prophète, par les liens de parenté[333] qui nous unissent, je t’adjure de conduire ce chrétien-là où il désire aller.
« Salut soit sur celui qui suit la voie droite ! »
En somme, c’est une série de recommandations qui assure ma route jusqu’à la limite nord des États de Kong ; et le dernier chef qui devra me protéger vers le Mossi est Kongondinn, « enfant de la brousse », un des petits-fils de feu Sékou Ouattara. Un de ses hommes qui est à Kong en ce moment doit me rallier en route et me servir de guide.
11 mars. — Quelle journée fatigante ! j’ai fait encore quarante visites, par une chaleur atroce ; tout le monde me souhaite un prompt retour ; les vœux de réussite d’une bonne partie de la population m’accompagnent.
12 mars. — Départ à cinq heures du matin. Karamokho-Oulé, son frère, son fils, Mokhosia, les habitants influents de mon quartier, de celui de Daoura et de Marrabasou, m’accompagnent jusqu’à environ un kilomètre de la ville et me font leurs adieux sous un gros arbre vert, comme il est de coutume par ici.
Karamokho-Oulé me fait accompagner par mon hôte Bafotigué et un jeune homme ; ils ne doivent me quitter qu’après m’avoir remis entre les mains de Bakary, roi des Komono.
Voici la composition de mon convoi au départ :
1 | cheval. | ||
10 | ânes. | ||
8 hommes : | ⎧ ⎨ ⎩ |
5 | âniers. |
1 | palefrenier. | ||
2 | serviteurs de confiance (Diawé et Moussa). |
Les 10 ânes sont porteurs :
De 10 caisses : | ⎧ ⎪ ⎨ ⎪ ⎩ |
1 caisse livres, papiers, cartes, etc. |
2 caisses effets personnels, pharmacie, argent, instruments. | ||
1 caisse munitions. | ||
2 caisses pistolets à silex pour cadeaux. | ||
4 malles marchandises diverses (corail, perles, quincaillerie, articles de Paris.) | ||
De 10 ballots : | ⎧ ⎪ ⎨ ⎪ ⎩ |
Calicots et étoffes imprimées. |
Tissus de prix. | ||
Gazes, voiles, lainages. | ||
Effets algériens, burnous, haïks, chéchias, etc. |
Je n’avais conservé que les marchandises qui, sous un faible poids et volume, représentaient une grande valeur. Je me sentais aussi riche qu’au départ de Bammako.
C’est donc plein de confiance et bien approvisionné que je quittais Kong, comme une nouvelle base d’opérations.
[334]En dehors de mes huit indigènes, j’en emmène deux autres qui me suivront jusque chez les Komono et qui me quitteront, porteurs de mon courrier, dès que nous aurons touché Niambouambo. Dès mon départ de Kong j’organise leur départ, de façon à pouvoir les renvoyer sans jeter une perturbation dans l’organisation de mon petit personnel, dont chaque individu a un rôle bien défini.
Départ de Kong. — Flore des Komono. — Troisième traversée du Comoé. — Séjour dans la capitale des Komono. — Départ d’un courrier pour la France. — Comment les noirs de Kong connaissent le général Faidherbe. — En route pour le pays des Dokhosié. — Coutumes des Komono. — Arrivée chez les Dokhosié. — Hostilité de Sidardougou. — Accueil d’El-Hadj Moussa. — Arrivée à Dissiné. — Quelques mots sur les Dokhosié. — Arrivée chez les Tiéfo. — Vie accidentée des marchands. — Ascension de la montagne de Dioulasou. — Superstition des habitants. — Le vin de palme et les cultures. — Arrivée à Dasoulami. — Entrée à Bobo-Dioulasou. — Description de la ville. — Le marché. — Commerce sur la route. — Importance commerciale de Dioulasou. — Statistique. — Difficulté de voyager. — Arrivée à Kotédougou. — Désordre géologique. — Les dou. — Apparition des Foulbé. — Choix d’une route vers le Mossi. — Renseignements sur Djenné. — Peuplades de cette région. — Les Dafing. — Prospérité des Mandé ; décadence de l’élément peul. — Quelques mots sur les Foulbé ; leur origine.
La route du Djenné jusqu’au fleuve de Diongara, branche principale du Comoé, est parallèle à celle que j’ai suivie pour venir ; elle se trouve à quelques kilomètres seulement plus dans l’est.
La région que l’on traverse est en général plus boisée que toute la rive gauche du Bagoé. A partir de Fourou dans le Pomporo et le Follona on trouve bien quelques endroits boisés, mais ils sont beaucoup plus rares qu’ici où, quoique les arbres aient perdu leur verdure, le pays est plus riant que ne l’est le Soudan en général. Il y a beaucoup de gibier, surtout des biches et de petites antilopes.
Les cultures ne comportent qu’une variété de mil : le sanio, petit mil en épis qui se récolte en décembre et janvier, et une variété de sorgho : le bimbiri, gros sorgho rouge et blanc, qui se récolte en novembre. La base de l’alimentation est le kou (igname) dans ses diverses variétés. On ne cultive presque pas d’arachides, juste ce qu’il faut pour préparer quelques sauces de temps en temps. Les fruits dont j’ai déjà parlé sont plus rares sur cette route, on ne voit guère que des papayes, et les bananiers sont chétifs ; du reste, toutes les bananes du marché de Kong viennent sans exception des villages situés à deux, trois, cinq et même huit journées de marche plus au sud.
[336]On rencontre les mêmes essences d’arbres que dans le Soudan français. J’ai cependant constaté que le gommier est très abondant et de plusieurs variétés. J’en ai fait cueillir au hasard quelques larmes, qui ne sont pas uniformément nuancées ; elles ressemblent aux gommes de la forêt d’El-Fatak, près du lac Cayar, ou à celles d’El-Ebiar (gomme rouge), près du marigot des Maringouins (Bas Sénégal). Quant à la gomme blanche, semblable à celle de la forêt de Sahel, chez les Trarza, et que l’on traite à Dagana, elle m’a paru fort rare.
Les deux indigènes de Kong qui m’accompagnent m’ont de suite demandé si nous achetions cela, se promettant, quand il y aura un chemin sûr vers la côte, d’en faire transporter des charges par leurs captifs.
En quittant Kong, le terrain se relève sensiblement vers l’est, et l’horizon est borné par plusieurs rangées de collines boisées derrière lesquelles on voit, après quatre jours de marche, émerger le sommet et les flancs d’une montagne dénudée dont j’évalue l’altitude à 1800 mètres. Cette montagne n’a pas de nom particulier, on l’appelle Komono konkili (montagne des Komono). Je suppose que c’est en atteignant la base de ce soulèvement que le Comoé change brusquement de direction et abandonne la direction est-sud-est pour prendre celle du sud-sud-est.
Le granit est toujours abondant ici, mais on trouve aussi, parsemées dans toutes les terres végétales, des paillettes de mica de 25 à 30 centimètres carrés de surface qui brillent d’un vif éclat au soleil ; j’en ai rapporté quelques échantillons ; on en trouve incrustées dans les cailloux, dans les murs des cases, mélangées au quartz, etc.
Je fis étape successivement à Fasélémou, Nasian, Botto, Kémokhodianirikoro, Farakorosou et Niambouanbo, résidence du chef des Komono. Aucun de ces villages ne mérite une description particulière ; ce sont presque tous des konkosou (villages de culture) de 25 à 100 habitants ; il n’y a que Nasian et Farakorosou qui soient des villages un peu peuplés (environ 500 habitants). Jusqu’au fleuve ils sont habités par des Mandé-Dioula. Passé le fleuve, on entre dans le pays des Komono[73] ; les cases rondes des Mandé font place aux grandes cases rectangulaires des Komono, pareilles à celles des Dokhosié. Les vêtements décents des Mandé sont remplacés par le bila, et bien souvent par rien du tout chez les personnes de tout âge et des deux sexes, ce qui donne à l’œil l’occasion[337] de sonder des régions qu’il ne lui est pas permis d’explorer en France.
Dans tous les villages où j’ai fait étape, j’ai été bien accueilli et partout il m’a fallu refuser de prolonger mon séjour, tous mes hôtes ayant insisté pour me faire rester un jour chez eux.
Les rives du fleuve, que j’ai traversé pour la troisième fois, entre Yakasi et Kémokhodianirikoro, ne m’ont pas séduit, et j’ai dû renoncer d’y camper, comme c’était d’abord mon intention. Les abords ne sont pas jolis, les rives sont peu boisées ; j’aurais eu de la peine à y trouver un campement convenable.
Le gué est très mauvais ; il est oblique : après avoir traversé un chenal de 1 mètre de profondeur, on fait un grand détour pour gagner un banc d’alluvions à quelques centaines de mètres en aval. Les berges sont profondément érodées, surtout celle de la rive gauche, qui est à pic et a plus de 20 mètres au-dessus du niveau du fleuve actuellement. En aval du gué il existe un bief très long et très profond, dans lequel je me suis amusé à tirer sur des caïmans, afin de donner une idée de la portée de nos armes aux gens qui nous accompagnent.
En hivernage, le passage des pirogues a lieu en amont, à quelques centaines de mètres du gué.
Le Comoé me paraît navigable pour les pirogues pendant toute l’année, mais les indigènes ne l’utilisent nulle part : les villages riverains ne possèdent chacun qu’une ou deux pirogues, destinées à faire les passages, mais trop mal construites pour effectuer de longs trajets.
[338]Samedi 17 mars. — A mon arrivée à Niambouanbo, Bakary, chef des Komono, me fit installer une case relativement propre et m’envoya deux paniers de mil et une chèvre ; de mon côté, je lui fis cadeau d’une pièce d’étoffe et d’un pistolet, ce qui le combla de joie ; mais là se bornent nos relations. Ce souverain, comme Pégué, a peur que la vue d’un Européen ne lui cause malheur ; je ne communique avec lui que par son griot. Je n’insiste du reste pas pour aller rendre visite à Sa Majesté. Son autorité est à peu près nulle, et elle n’agit que sur les ordres venus de Kong.
Niambouanbo est situé un peu à l’ouest de la route de Djenné. C’est ici que je dois attendre le captif de Kongondinn pour continuer ma route. Ce village, qui comprend la famille royale et ses captifs, n’est pas dans une situation bien prospère et offre peu de ressources ; j’ai cependant trouvé à y acheter un bœuf, que j’ai payé 80 sira, ou 16000 cauries (32 francs). J’ai vendu, pour me procurer les cauries, pour 4 fr. 40 de perles.
La plus grande préoccupation des habitants du village est de s’enivrer de dolo ; dans la matinée ils sont encore abrutis par les libations de la veille, et à partir de midi tout le monde est ivre ; cette race, qui ne comprend plus qu’une quarantaine de villages, est appelée à disparaître sous peu. Les enfants s’enivrent à la mamelle, et les vieux vivent dans un état d’abrutissement complet ; je n’ai pas vu une seule face, un seul regard ayant une expression intelligente.
Les hommes ne sont pas circoncis, ils sont d’une malpropreté révoltante. Dans ces conditions, la syphilis, qui a fait son apparition, ne peut que se développer. J’ai vu des plaies affreuses.
J’aurais voulu profiter des quelques jours que je passe ici pour prendre des notes sur la langue des gens de Niambouanbo, mais il m’a été impossible d’avoir le moindre rapport intelligent avec ces êtres dégradés, et j’ai dû y renoncer.
J’ai ressenti à mon arrivée une forte indisposition, suite de mon séjour extrêmement fatigant à Kong. Le jour, je n’avais pas un moment à moi, c’étaient visites sur visites, palabres sur palabres, et la nuit malheureusement il ne fallait pas songer à dormir : les habitations sont infestées de punaises et tellement surchauffées par le soleil dans la journée qu’il est impossible à un Européen d’y fermer l’œil. J’avais dû établir ma tente au milieu de la cour et j’y passais les nuits tant bien que mal, tourmenté par la vermine, qui me traquait partout.
Lundi 19 mars. — Avec l’autorisation de Karamokho-Oulé, j’ai expédié ce matin mes deux hommes en courrier vers Bammako. Je les ai pourvus de[341] tout ce qui est nécessaire pour une route de cinquante à soixante jours[74].
Ils sont porteurs d’un pli pour le commandant supérieur du Soudan français et de lettres destinées à ma famille. Karamokho-Oulé a voulu de sa main envoyer le salut au général Faidherbe, dont le nom a pénétré jusqu’ici. A Kong on n’ignore pas que c’est lui qui a abattu la puissance d’El-Hadj Omar à Médine.
Voici la traduction de cette lettre :
« Louange à Dieu qui a fait de la lettre un envoyé et de la plume la langue de celui qui parle ! Que la prière et le salut soient sur son prophète généreux !
« Cette lettre a été inspirée par le lieutenant Binger et est adressée à son frère, l’objet de ses espérances et son refuge, le général Faidherbe, par Karamokho-Oulé Ouattara, émir de notre pays.
« O mes frères, lorsque le lieutenant Binger est parti pour se rendre auprès de Kongondinn (un des chefs de la famille des Ouattara habitant la région nord des États de Kong), il n’a trouvé chez nous que bien et félicité.
« C’est à cause de cela que je t’ai envoyé cette lettre, ô Faidherbe, qui es notre frère.
« Salut à vous, Français. Que la paix soit sur vous. Que Dieu vous garde. Que Dieu vous enrichisse ! Que Dieu vous conduise, que Dieu vous honore, que Dieu ne vous délaisse pas. Puisse-t-il ne pas vous couvrir de confusion, tant que le soleil se lèvera et se couchera. Qu’il vous protège, car vous êtes nos frères !
« Demandez à Dieu pour moi la sécurité, le salut, ainsi que sa protection, comme je la demande pour vous.
« Salut sur celui qui suit la voie orthodoxe. »
Karamokho-Oulé m’a raconté, à propos du général Faidherbe, que El-Hadj Omar à son arrivée dans le Macina envoya l’ordre à Kong d’avoir à se soumettre. Les chefs de Kong envoyèrent alors Karamokho-Oulé et quelques notables à Hamdallahi pour prier El-Hadj Omar d’abandonner ce projet. Karamokho-Oulé revint sans solution, mais Kong était sauvé, car El-Hadj mourut quelque temps après, à la grande satisfaction de la population de Kong.
[342]Dimanche 25. — J’ai dû prolonger mon séjour à Niambouanbo jusqu’au 25, attendant toujours l’arrivée de l’homme de Kongondinn qui doit m’accompagner jusqu’à Kotédougou et qui devait me rejoindre deux jours après mon départ de Kong. Bakary, chef des Komono, n’a du reste fait aucune difficulté pour me laisser partir et a mis un homme à ma disposition pour continuer ma route.
Après une courte étape j’arrive à Tiébata, village habité par des Komono et deux ou trois familles mandé-dioula. Je suis bien accueilli dans ce village ; le soir même on m’envoie un guide pour me permettre de me mettre en route le lendemain de bonne heure. Dans les pays habités par les Mandé-Dioula il est d’usage de donner comme rétribution aux guides ou personnes qui vous accompagnent 200 cauries (sira kili). Serait-ce de cet usage que le sira-kili tient son étymologie ? Sira kili veut dire : 200 cauries ou un chemin.
Lundi 26. — A 2 kilomètres de Tiébata nous traversons un petit village appelé Zibo, situé dans un endroit charmant, plein de verdure. Partout de beaux finsan au feuillage touffu m’invitent à me reposer. Et dire que la veille j’avais eu tant de mal à trouver un campement convenable et que j’ai été forcé de camper au milieu de tombes mal fermées et faites à la hâte comme pendant une épidémie !
Les Komono enterrent leurs morts à l’extérieur du village, tandis que les Mandé-Dioula, comme tous les Malinké, creusent les tombes dans le village même et quelquefois dans la case du défunt, comme je l’ai vu faire chez les Sissé.
Je fais étape à Dialacorosou, petit village exclusivement habité par des Komono. Dans la soirée, en allant me promener aux environs, je trouve, à ma grande surprise, un cours d’eau de 7 à 8 mètres de largeur et très profond. Je suis pendant une demi-heure ses nombreux méandres et constate bientôt que je me trouve en présence d’un bief seulement. En amont et en aval de cette cuvette, la rivière n’a pas d’eau et à peine 1 mètre de largeur. Des Komono y pêchent des grenouilles et des moules, qu’ils dévorent sur place.
Mardi 27. — Cette route de Djenné, pour être assez fréquentée et établie depuis fort longtemps, n’en est pas moins tracée d’une façon peu logique ; c’est la première fois que je vois une route indigène faire tant de circuits inutiles et rendre ainsi les étapes longues et fatigantes. Nous n’entrons à Gouété que vers dix heures, par une chaleur atroce. Gouété est aussi appelé Goté. Il n’a qu’une vingtaine de cases, habitées par deux familles de Komono. Quoique accompagné par un homme de Dialacorosou, je suis[343] mal reçu et mes hommes ont toutes les peines du monde à se procurer un chaudron ; ils sont obligés de moudre et de préparer leur nourriture eux-mêmes, aucune femme du village n’ayant consenti (à aucun prix) à leur faire la cuisine. Le chef me refuse un guide, disant que la route est sûre et qu’il est impossible de s’y égarer, donnant comme prétexte que l’étape est trop longue et qu’il n’a pas l’autorité nécessaire pour ordonner à un homme de m’accompagner.
Si j’insistais pour obtenir un guide, ce n’était que pour m’assurer un bon accueil au village voisin, car pour quelqu’un ayant un peu la pratique des voyages au Soudan, il est difficile de s’égarer. Les chemins de culture se distinguent facilement des chemins fréquentés par les marchands ; ces derniers sont d’abord plus battus et creusés ; à droite et à gauche ils sont bordés par une série de petits trous, empreints du bâton sur lequel s’appuient les femmes porteuses de charges. De kilomètre en kilomètre environ, on rencontre sur les bords du chemin des arbres dont l’écorce des fourches est usée, car jamais un marchand ne pose sa charge à terre : elle est toujours trop lourde pour être rechargée sans l’aide de quelqu’un : c’est pourquoi ils la posent dans les fourches des arbres en l’arc-boutant à l’aide du bâton pour l’empêcher de tomber. Ils peuvent ainsi reprendre leur charge sans le secours de personne.
Mercredi 28. — Après quelques heures de sommeil, à minuit et demi je mets mon convoi en route par un beau clair de lune. Vers quatre heures du matin nous atteignons les bords d’une rivière qui conserve de l’eau toute l’année. Elle a de 5 à 8 mètres de largeur et sert de limite entre le territoire de Komono et des Dokhosié. Des marchands étaient campés sur les deux rives, où ils avaient passé la nuit, car pour des porteurs cette étape est trop longue pour être franchie d’une seule traite.
Rien n’est plus pittoresque que le campement d’une caravane dans la brousse, vue au petit jour : tandis que les hommes, couchés sur des nattes et enroulés dans leur couverture, sommeillent encore sous de grands arbres, autour des feux à moitié morts que ravivent les enfants plus frileux, les femmes empilent calebasses sur calebasses et sont occupées au doni-siri (arrimage des charges). Quand tout est prêt, les hommes font religieusement leur salam et mettent ensuite tout leur monde en route au son de quelques notes tirées de la traditionnelle flûte ou de la clochette.
Trois heures après, on atteint, à quelques centaines de mètres d’un ruisseau, un groupe de cases habitées par une famille de Mandé dont le chef se nomme Bagui. C’est pourquoi ce lieu s’appelle Baguisou (cases de Bagui). Comme il n’y a pas un seul arbre pouvant donner de l’ombre, j’avise une[344] vieille femme qui, sans difficulté, me donne sa propre case pour me permettre d’y passer les heures chaudes de la journée.
Dans ce village règne une activité extraordinaire. Autour des pierres à moudre le mil, les femmes se disputent ; c’est une vraie lutte, dont le prix de la victoire est la possession pendant une ou deux heures de la pierre à moudre ; c’est qu’il s’agit de moudre pour aujourd’hui et pour demain, car une partie de ce monde fait route en sens contraire et va camper demain à la rivière que nous avons traversée cette nuit ; si, en arrivant, les feux de la veille sont éteints, un des voyageurs se dévoue en mettant un peu de poudre et un vieux chiffon dans le bassinet de son fusil, le briquet et la pierre n’étant pas en usage ici.
Je fais connaissance avec les gens de passage qui font route dans le même sens que moi. Les deux plus anciens, Karamokho Mouktar et un autre, tous deux de Dasoulami, m’offrent chacun une calebasse de mil ; de mon côté, je leur fais un petit cadeau, pensant que leur amitié ne pourra que m’être d’une grande utilité par la suite puisque je marche dans le même sens qu’eux.
Avant de quitter le territoire des Komono, j’ai voulu savoir quels étaient les noms de famille de ce peuple. J’en ai interrogé plusieurs sans apprendre rien de précis à cet égard. Ma conviction est qu’avant l’arrivée des Mandé-Dioula dans le pays ils ne se connaissaient pas de diamou ou bien qu’ils ont volontairement adopté ceux des nouveaux venus. C’est ainsi que le chef Bakary se dit Ouattara ; d’autres, qui font les marchands, disent s’appeler Barou ou Sakhanokho (noms de familles mandé-dioula).
J’ai dit lors de mon passage chez Bakary que leur unique occupation était de s’enivrer. Mon opinion ne s’est pas modifiée depuis. Dans les autres villages où j’ai passé, je les ai toujours trouvés ivres. J’ai cependant vu quelques femmes préparer du beurre de cé. Cet article donne lieu à quelques échanges avec les gens de Kong, qui leur procurent pour cette graisse de la poudre et des fusils, car aucun d’eux ne se sert d’arc et de flèches.
Ils élèvent aussi quelques bœufs dans le but de se procurer des armes, car jamais ils ne boivent de lait ; si par hasard ils font traire leurs vaches, ils abandonnent le lait à leurs captifs.
Jeudi 29. — En quittant Baguisou, on atteint bientôt un autre petit village, nommé Dialacoro, d’où part un chemin sur le Lobi. Au lieu de continuer vers le nord-nord-est, le chemin se redresse maintenant et l’on fait d’abord du nord, ensuite du nord-nord-ouest. Nous arrivons de bonne heure à Woungoro, village dokhosié de création récente, où nous passons la[347] journée. L’accueil des habitants est bienveillant. On m’apporte un poulet et une calebasse de mil.
30, 31 mars et dimanche 1er avril. — Les jours suivants, je fais étape successivement à Banatombo, Bougouti et Dandougou. La plupart de ces villages sont de création récente et l’on n’y trouve pas d’arbres assez gros pour y camper convenablement.
A Dablatona et à Tavancoro il y a cependant de très beaux finsan.
C’est un arbre splendide, très touffu ; les feuilles ont de l’analogie avec celles d’une variété de ficus. Son nom scientifique est Blighia sapida.
Il doit symboliser la paix, car on serait mal vu dans un village en appuyant des fusils contre son tronc.
Le fruit, d’abord jaunâtre, ensuite rouge, s’entr’ouvre à maturité. Il est à trois loges, renfermant chacune une amande blanche surmontée d’une fève noire comme la pomme acajou.
L’amande blanche a un goût de noisette très accentué ; mais il faut bien se garder de mordre dans la fève noire qui la surmonte : elle est d’un goût détestable, et on la dit vénéneuse.
J’arrive de bonne heure au village nord de Dandougou et suis très étonné d’y trouver deux Mandé qui me disent de me dépêcher de choisir une case et de m’y installer. « Ce village appartient aux lamokho (voyageurs, marchands), me disent-ils, ce sont eux qui l’ont construit. Si tu trouves une bonne case et qu’il y ait d’autres gens que des lamokho installés dedans, fais-les sortir ; ils ne feront, du reste, aucune difficulté. » Sans avoir besoin de me livrer à cette extrémité, je pris possession d’une jolie et riante habitation rectangulaire à véranda, proprement blanchie à la cendre, et ne laissant pas passer le moindre rayon de soleil. Comme je finissais de m’y installer, survint une vieille femme qui, par ses démonstrations, me fit comprendre qu’elle était très heureuse de m’offrir l’hospitalité. Sa propre case était contiguë à la mienne : elle se mit de suite en mesure de préparer deux volumineuses calebasses de to pour mes hommes et un peu de riz pour moi.
La femme, surtout la vieille femme, a réellement bon cœur chez les noirs ; partout j’ai vu de bonnes vieilles m’offrir quelque chose, faire la cuisine à mes hommes, ou leur rendre de petits services de ménagères que d’autres femmes plus jeunes avaient refusés.
Lundi 2 avril. — Un petit village de culture sépare Dandougou de Gandoudougou. Ce dernier village est composé de deux groupes, l’un de formation récente, l’autre plus ancien : c’est dans ce dernier que je fus installé. Les constructions sont enfouies dans le sol, et l’on descend toujours[348] deux ou trois marches pour entrer dans la chambre principale, qui est basse et sombre et ressemble à un souterrain. Là dedans grouillent enfants, poules, chèvres, vieilles femmes préparant les aliments, le tout d’une malpropreté révoltante. Cette chambre basse est elle-même surmontée d’une case constituant le premier étage ou plutôt un rez-de-chaussée élevé. A cause de sa malpropreté et de la vermine, cette habitation n’est pour ainsi dire pas habitable pour un Européen. Les indigènes chassent bien de temps à autre les punaises en allumant dans l’intérieur des cases à toit en terre plusieurs bottes de paille, mais la vermine subsiste toujours. La flamme surchauffe les parois et fait mourir la plupart des punaises, mais celles qui sont nichées un peu profondément dans les murs se trouvent hors d’atteinte et ne meurent pas. Ce procédé est employé à Kong, où, tous les soirs, sur le marché, il y a en vente une cinquantaine de grosses bottes de cette paille, qui est appelée samakourou bing (paille à punaises).
Dans les villages de formation récente, les Dokhosié construisent des cases carrées en terre, recouvertes d’un toit en chaume. La porte, protégée par une véranda, est fermée par une petite natte en bambou. Cette construction est assez confortable, c’est un des types d’habitation des Mandé-Dioula, qui y disposent en outre à l’intérieur quelques rayons en terre pouvant supporter des menus objets, et un petit mur en paravent destiné à cacher le lit.
Dans ce village il y a plusieurs grands cônes en terre ornés de plumes. Ces cônes sont destinés à protéger les habitants contre les esprits malfaisants. A une cinquantaine de mètres du village se trouve en outre une grande case en terre élevée probablement dans le même but, mais dans laquelle je n’ai pu pénétrer.
Les magasins à mil sont recouverts d’un toit sphérique en terre surmonté d’une grosse pierre plate, afin d’empêcher le vent de les décoiffer.
Sur ma prière, un des deux vieux marchands de Kong qui faisaient route avec moi envoya prévenir Karamokho Koutoubou, auquel j’étais adressé, de ma prochaine arrivée à Sidardougou. Le courrier revint bientôt dire que ce notable était absent pour le moment et qu’il me priait d’attendre un jour à Dandougou ou Gandoudougou, qu’il fût de retour à Sidardougou. Je me décidai d’autant plus volontiers à rester un jour ici, qu’un jeune homme se disant le fils de Karamokho Koutoubou vint dans la journée m’annoncer que son père allait arriver le lendemain à Gandoudougou.
Mardi 3 avril. — Ce matin, après le départ de tous les lamokho, le chef du village est venu me voir et me prévenir que Karamokho Koutoubou[349] lui avait envoyé quelqu’un dans la nuit pour le prévenir qu’il se rendrait directement à Sidardougou sans passer par ici, et qu’il était inutile de l’attendre : je n’avais donc qu’à me mettre en route. Comme il était encore relativement de bonne heure, je fis partir mon monde de suite.
En prenant congé de ma vieille diatigué mousso (hôtesse), je remarquai que chaque fois qu’elle voulait me parler, quelqu’un lui coupait brusquement la parole. Cet incident, l’étrange hésitation que mettait Karamokho Koutoubou à me recevoir et la rencontre de deux indigènes qui se détournèrent du chemin pour ne pas avoir à me saluer, éveillèrent ma défiance ; il me sembla que je courais quelque danger et je pris, séance tenante, des précautions pour éviter toute surprise.
Un de mes domestiques et mon palefrenier, envoyés en éclaireurs tandis que je continuais à avancer avec le convoi, se trouvèrent bientôt sur les derrières d’un groupe d’une centaine d’hommes qui délibéraient à une certaine distance sur la droite du chemin. Pendant qu’un de mes hommes les observait, l’autre revenait me rendre compte.
Je fis immédiatement arrêter le convoi dans une petite clairière et entraver mes animaux ; je retirai les cartouches à mes trois hommes armés de fusils, afin de les empêcher de commettre quelque imprudence, me réservant de leur distribuer des munitions si la nécessité s’en faisait sentir.
[350]Une demi-heure après, un de mes hommes revint me prévenir que les gens armés venaient de rebrousser chemin et qu’ils s’étaient dirigés vers Sidardougou, suivis par un autre de mes hommes qui ne les perdait pas de vue.
Comme tout danger était momentanément écarté, je ne crus pas utile de suspendre davantage ma marche et continuai de me diriger sur Sidardougou, où j’arrivai une heure après sans incidents.
Le village, qui est très grand, semblait désert ; pas un habitant ne circulait aux environs et je ne trouvai personne à qui demander seulement de l’eau ou à acheter des vivres.
Il est difficile de s’imaginer ce que le voyageur éprouve lorsqu’il arrive près d’un village et qu’il ne trouve personne à qui parler. Cette hostilité sourde, cette réserve sont plus vexantes qu’une attaque à main armée ; au moins là on peut se défendre, tandis que dans les conditions où je me trouvais devant Sidardougou, on m’opposait une franche inertie.
Les deux vieux Dioula dont j’ai fait la connaissance à Baguisou vinrent me saluer ; ils me racontèrent qu’en route ils avaient rencontré un parti armé qui devait m’attaquer et auquel ils avaient fait rebrousser chemin. Les deux Dioula me prévinrent que tout danger était écarté, que je n’avais qu’à camper et attendre l’arrivée du fils de Karamokho Koutoubou, qui devait arriver ici aujourd’hui.
Dans la journée une pauvre vieille femme m’apporta deux grandes calebasses d’eau. Je ne vis pas d’autres habitants jusqu’à trois heures et demie, heure à laquelle apparut El-Hadj Moussa, fils de Karamokho Koutoubou. Il s’avançait vers le village, précédé de deux jeunes gens carillonnant sur des clochettes, et d’une vingtaine d’écoliers suivant à la file indienne en chantant un air religieux dans lequel se répétaient fréquemment les mots Mohammadou, Mohammady, etc.
El-Hadj Moussa, qui a accompagné son père à La Mecque, pouvait avoir vingt-cinq à trente ans ; il était vêtu très simplement, comme les Mandé-Dioula jouissant d’un peu d’aisance, et cherchait à se donner une contenance à l’aide d’une ombrelle à franges d’une dimension ridiculement petite, rapportée d’Égypte (comme celles qu’ont les fillettes de six à sept ans).
Une heure après, par une pluie battante, on me fit prier de me rendre au bourou (petite mosquée), où les hommes du village étaient rassemblés. Je m’y rendis de suite, et, après m’avoir fait asseoir, le fils du pèlerin commença un petit discours, qu’il débita ou plutôt qu’il récita comme un écolier de huit ans qui répète sa leçon. En voici le résumé :
[351]
[353]« Mon père a appris qu’un nasara (chrétien) venait le voir. Mon père n’a pas besoin de voir ni d’avoir de relations avec ce blanc-là, car on ne sait pas ce qu’il vient faire dans le pays. Il ne vient pas y chercher du nafalou (des richesses), puisque tous les nasara sont plus riches que nous et que c’est de chez eux que viennent les armes, la poudre, les étoffes, les couteaux, les miroirs, etc. Mon père m’a envoyé pour le remplacer et demander à ce blanc ce qu’il veut. J’attends qu’il parle. »
Cet insipide discours d’un être fat et borné me mit hors de moi ; j’eus toutes les peines du monde à conserver mon sang-froid ; je réussis cependant à me calmer et à lui faire d’un ton modéré la réponse suivante :
« Quand je suis entré à Kong, j’ai fourni aux chefs toutes les explications sur les motifs qui m’amenaient dans le pays : je n’ai donc pas à les renouveler ici, puisque Sidardougou ne commande pas Kong, et que c’est le contraire qui a lieu. Une lettre de recommandation émanant de Diarawary Ouattara et contresignée par Karamokho-Oulé, chef de Kong, donne l’ordre à Karamokho Koutoubou de me faire conduire à Kotédougou : c’est tout ce que je viens demander ici. Voici cette lettre, qu’on en prenne connaissance. »
La lecture de ce document et sa traduction prirent un certain temps, après lequel on me pria de me retirer pour qu’on pût délibérer. Enfin, une heure après, l’insolent El-Hadj Moussa vint me dire que demain à la première heure, un homme me conduirait à Dissiné, comme on le demandait à son père.
J’avais encore à subir cette vexation de me voir contraint de partir le lendemain sans l’avoir demandé, car il est d’usage chez ces peuples de n’obtenir son départ qu’après l’avoir officiellement sollicité. Or ce n’était pas mon cas : je n’avais demandé à partir ni le lendemain matin, ni le lendemain soir. Je n’étais pas fâché de la chose par elle-même : mon intention était bien de partir le lendemain, l’accueil de la population n’étant pas fait pour m’encourager à rester, mais en d’autres circonstances je n’aurais jamais toléré qu’un noir quel qu’il fût me parlât d’une façon aussi autoritaire que l’a fait le fils peu stylé de Karamokho Koutoubou. Dans ces pays ignorés, ne faut-il pas subir tour à tour avanies et vexations, sans rien dire. Mon but est de réussir à tout prix. Peu m’importe, pourvu que je passe et que je rapporte de nombreux renseignements. Karamokho Koutoubou possède de nombreux captifs, et il a voulu me faire sentir qu’il fallait compter avec lui.
Dans la soirée, El-Hadj Moussa eut l’audace de laisser entendre à l’un de mes domestiques que je pourrais bien faire un cadeau à son père ; et le[354] lendemain matin, malgré son échec de la veille, il renouvela sa démarche auprès de Diawé : « Ton blanc, dit-il, doit avoir dans ses bagages de belles marchandises ; je voudrais lui acheter quelques coudées de riches étoffes. »
Diawé lui répondit devant moi qu’il y avait, en effet, des étoffes excessivement belles dans mes ballots, mais que je n’avais pas pour habitude d’en vendre ; que je les réservais pour offrir comme cadeaux aux personnes dont l’accueil était bienveillant et l’hospitalité large.
Mercredi 4 avril. — Après une heure de marche j’arrive à Dissiné, où je me décide à faire étape pour permettre à mes hommes de faire sécher les bagages et leurs effets, car il a plu pendant toute la nuit à torrents.
L’accueil de la population est bien différent ici ; on m’installe de suite dans une case ; le chef du village et l’imam viennent me voir et me souhaiter la bienvenue. « Dissiné est un village de lounatié (d’étrangers) ; nous n’avons pas besoin de la lettre de recommandation ; tu n’es pas tombé du ciel, et si tu as traversé tant d’autres pays, tu traverseras aussi le nôtre. Si tu veux nous faire plaisir, tu resteras ici encore demain. »
J’accepte avec plaisir : un jour de séjour ici compensera aux yeux des villages situés en avant de moi le mauvais accueil de Sidardougou.
Ce dernier village a, du reste, la réputation de ne pas pratiquer l’hospitalité ; c’est ainsi que pas un marchand voyageant avec moi n’y avait campé la veille et que tous avaient poussé jusqu’à Dissiné.
Dissiné est le dernier village où l’on trouve quelques Dokhosié. Leur territoire est limité à l’ouest par le territoire des Mboin(g), des Tourounga et des Tousia, à l’est par le Lobi, au nord par les Tiéfo, et au sud par les Komono ; au total, il peut comprendre 80 à 100 villages ; la densité de la population ne doit pas dépasser 6 à 7 habitants par kilomètre carré. Cette région ne me paraît pas habitée depuis bien longtemps, la plupart des villages sont de formation récente et placés en pleine brousse, que l’on commence seulement à défricher ; comme villages établis ici de longue date, je n’ai vu que Bougouti, Dablatona, Tavancoro et Gandoudougou. Cela ne veut pas dire que ce pays n’ait jamais été habité ; j’ai, au contraire, vu dans maints endroits d’anciennes traces de culture, des amas de pierres, des sillons à demi effacés, de vieilles traces de défrichement qui prouveraient qu’il y a longtemps le pays était habité, mais qu’il a été ensuite en partie abandonné, puis tout récemment réoccupé.
Les quelques ruines que l’on traverse ne sont pas le résultat de guerres, c’est par superstition seulement que les Dokhosié évacuent leurs villages ; il suffit pour cela que, dans un espace de temps relativement court, il meure[355] deux ou trois personnes dans un village pour qu’immédiatement on déménage.
Le Dokhosié n’a pas, comme le Komono, les traits rudes ; il a moins l’air d’une brute que son voisin ; mais, comme lui, il circule tout nu, n’ayant pour tout vêtement qu’un petit sac en coton dans lequel il renferme ce qu’il a à cacher[75], par-dessus lequel il porte un bila. Les hommes de la classe aisée se couvrent le matin ou le soir d’une méchante couverture en coton dans laquelle ils se drapent fièrement comme dans un plaid. Ils portent généralement les cheveux très longs, en grosses tresses, et se coiffent soit du bonnet dit bammada, soit d’un petit chapeau en paille aussi plat qu’une assiette creuse, dont les bords sont ridiculement petits et ornés de grandes plumes de poules.
Les femmes et les jeunes filles sont à peu près nues ; comme les Komono, elles ont toutes la tête rasée.
La pipe fait essentiellement partie de l’équipement du Dokhosié. Elle est du modèle décrit à Tiong-i, et fabriquée soit en terre, soit en cuivre fondu ; elle est armée d’un tuyau en bambou d’environ un mètre de long, autour duquel sont enroulés des cordonnets. A ces cordonnets sont suspendus des groupes de cauries, des sonnettes, des verroteries, des bagues en cuivre, etc.
Le tabac est cultivé dans le pays. Il est de même qualité que celui qu’on rencontre depuis Léra, de l’espèce dite sira et peut être employé comme tabac à priser. Quand la feuille atteint 7 à 8 centimètres, elle est cueillie et pilée dans un mortier avant qu’elle soit complètement sèche ; on obtient ainsi une sorte de pâte, qui est façonnée à la main en pains ovales de grosseurs diverses et dont le prix varie depuis 5 jusqu’à 40 cauries. Le prix du kilo est de 2 à 3 francs. Malheureusement, comme tout ce que cultivent les noirs, il est récolté en quantité insuffisante, et l’on serait embarrassé d’en trouver une dizaine de kilos dans chaque village.
On trouve dans les villages dokhosié un peu de petit mil (sanio), rarement du sorgho (bimbiri), quelques ignames, des poulets et même quelques bœufs et des chèvres.
La véritable industrie de ce peuple est l’apiculture. Dans tous les villages, les vieux sont occupés à confectionner des ruches. Elles sont de deux espèces : en forme de nasse en paille, ou en écorce d’arbres ; ils emploient de préférence l’écorce du sanan.
La ruche terminée est bien enduite intérieurement d’une épaisse couche de bouse de vache ; elle est ensuite bouchée et l’on n’y laisse que deux ou[356] trois petites ouvertures pour le passage des abeilles. Quand la bouse est bien sèche, on place la ruche au-dessus d’un petit feu allumé avec des bois odoriférants pour la parfumer. Les noirs emploient pour cela la racine d’un arbrisseau à écorce brune et lisse nommé nama, ou ses fruits, grosses cosses plates renfermant un minuscule noyau. Cet arbre et son fruit dégagent au feu une odeur qui ressemble un peu au sucre brûlé ou au cacao ; elle attire la mouche à miel.
Les ruches sont disposées sur des arbres de diverses essences, solidement amarrées avec des harts, et orientées l’ouverture face au sud. Quand une ruche est pleine de rayons, les indigènes ouvrent la porte et enlèvent environ la moitié des rayons, laissant l’autre aux insectes afin de les conserver. Ce miel est porté dans les grands villages et vendu sur les marchés ; on le mange le matin avec les niomies ; on en fait aussi de l’hydromel, qui est bu par presque tous les musulmans.
Bien qu’ils soient nus et qu’ils aient toutes les allures d’un peuple encore sauvage, les Dokhosié sont en train de se civiliser. Les hommes sont tous circoncis et s’enivrent moins que les Komono. Comme ces derniers, ils oublient peu à peu leur langue pour adopter le mandé-dioula, qu’ils connaissent déjà tous. Les villages neufs sont en outre très propres, ce qui est certainement un progrès.
Tous les Dokhosié reconnaissent l’autorité des Ouattara, qui les emploient actuellement à réprimer quelques désordres et châtier quelques villages rebelles du Tagouara. Leur chef de colonne se nomme Sabana Ouattara ; il est Mandé-Dioula, et réside pour le moment avec les guerriers dokhosié à Dandé (route de Dioulasou à Djenné). Tous les Dokhosié sont armés de fusils.
Le tatouage des Komono, des Dokhosié et des Tiéfo est analogue à celui des Mandé-Dioula : trois grandes cicatrices coupant obliquement les joues de l’oreille au coin de la bouche, où elles viennent rayonner. Quelques-uns y ajoutent une petite cicatrice semblable à un accent aigu à hauteur de la narine droite ou gauche ; de plus, le ventre des hommes et des femmes est agrémenté de douze grandes cicatrices disposées en rayons autour du nombril, qui est pris comme centre.
Ce sont les Mandé qui ont, à leur arrivée dans le pays, adopté le tatouage de ces sauvages, comme les Mandé-Dioula du Ouorodougou ont adopté celui des Siène-ré parmi lesquels ils vivent. Si je n’apportais pas plus loin une autre preuve de ce que je viens d’avancer, il serait plus logique de supposer que ce sont, au contraire, ces peuplades qui ont adopté le tatouage des Dioula, puisqu’ils leur ont déjà pris leurs diamou et leur langue, le mandé-dioula.
[357]Ces trois peuples, Komono, Dokhosié, Tiéfo, de leur propre aveu appartiennent à une seule et même famille ethnographique et linguistique, à laquelle se rattachent encore deux peuplades moins importantes et presque disparues : les Gan-ne, qui habitent au sud du Lobi, et les Dian-ne, qui habitent au nord de ce même pays, dans le triangle formé par le territoire des Bobofing, le Dafina, le territoire des Bougouri et le Lobi.
Vendredi 6. — Le chef du village de Dissiné me fait conduire à Sambadougou. L’étape est peu fatigante ; on ne traverse que Siracorodini, appelé aussi Wangorodini. C’est le premier village tiéfo. J’y suis très bien accueilli, et le lendemain le chef met sans difficulté un homme à ma disposition pour me conduire à Koumandakha, où j’arrive de bonne heure.
Samedi 7. — Je vois ici des forgerons pour la première fois depuis mon départ de Kong.
En jetant un coup d’œil sur le croquis de la route suivie on sera certainement étonné de voir combien les étapes des marchands sont réglées avec peu de soin ; mais quand, comme moi, on a vécu de la même existence et qu’on a même été forcé de faire comme eux, on se rend facilement compte des exigences qui président au choix des gîtes d’étape.
Les Dioula cherchent avant tout les villages hospitaliers, car, bien que la femme du lamokho (marchand, voyageur) porte sur sa tête tout son ménage, il y a bien des petites choses qu’elle est forcée de demander aux habitants.
Beaucoup de lamokho n’ont pas de village à eux, plus de patrie, et voyagent avec leurs femmes et leurs enfants. Pendant toute l’année ils vont du Gottogo à Dioulasou ou ailleurs ; quand survient tout à fait la mauvaise saison, ils se fixent dans un village offrant quelques ressources en vivres. La femme vend des niomies, le mari se met tisserand et fait de la cotonnade, les enfants s’élèvent comme ils peuvent. Quand ils sont trop petits pour marcher, ils constituent un surcroît de bagages pour la pauvre femme, qui n’est pas pour cela exempte de porter sa charge. Dès que les enfants peuvent trottiner, ils portent des menus objets, nattes, couvertures, etc. ; à sept ou huit ans il leur échoit déjà une charge de 8 à 10 kilos de sel. En marche, quand l’étape a été longue la veille, ou pénible le jour même, à cause de la nature du sol, et que les hommes sont arrivés les premiers, ils retournent au-devant de leurs femmes et prennent leurs charges[76]. En arrivant, les femmes laissent leur charge dans le village et vont au loin chercher de l’eau ; les hommes vont couper du bois. On[358] mange quand on peut, le premier repas n’étant prêt que dans l’après-midi. Les travaux terminés, le lamokho revêt un boubou propre et goûte un peu de repos tout en s’informant auprès des gens qui marchent en sens inverse des prix de vente du kola ou du sel dans les marchés situés en avant. Comme on le voit, ils mènent une existence pénible, et pour s’épargner quelque souffrance ou augmenter un peu leur bien-être ils sont forcés de faire entrer en ligne de compte la nature du sol, l’état de la route, l’éloignement des villages des endroits où il y a de l’eau, la facilité de se procurer des vivres, du bois, etc.
L’Européen qui voyage par ici est forcé de les imiter. Comme il n’a jamais de renseignements précis sur la route à suivre, et qu’il ne trouve pas d’autre nourriture que du mil pour lui et son personnel, il ne peut qu’exceptionnellement camper dans la brousse, encore faut-il que son mil soit moulu la veille. Le riz et les ignames, qui se préparent si facilement, sont très difficiles à se procurer ici ; si par hasard on trouve à acheter une calebasse de riz, il n’est pas décortiqué et il faut le faire piler comme le mil.
Cette région est en outre pénible à traverser. La chaleur est étouffante. Le sol, en général constitué de granit, est dans beaucoup d’endroits dépourvu de végétation, il renvoie la chaleur ; c’est une réverbération pénible à supporter, et l’Européen est continuellement en danger d’accès pernicieux. A partir de sept heures du matin, les animaux avancent déjà péniblement, s’arrêtent sous les arbres qui offrent un peu d’ombre, espérant y camper ; comme nous, ils souffrent énormément de la chaleur. Dans l’après-midi on goûte difficilement du repos.
Quoique les sadioumé[77] soient arrivés, l’hivernage n’est pas encore établi ; l’air est saturé d’électricité ; on subit tous les désagréments de l’orage qui approche, mais on n’en a pas le bénéfice ; l’eau ne tombe pas encore fréquemment et l’on ne jouit pas de l’abaissement de la température qui suit d’ordinaire la tornade.
Dimanche 8 avril. — Les Tiéfo de Lanfiala et de Ndodougou se sont emparés du sel de quelques Dioula, et afin de ne pas être mêlé à ce conflit je crois prudent de changer mon itinéraire et de prendre un chemin plus à l’est pour me rendre à Dasoulami.
Le chemin dont je fais choix est en réalité plus court que celui de Ndodougou, mais l’ascension de la montagne est, paraît-il, très pénible avec les animaux. Comme l’étape est longue et fatigante, je me mets en route à[359] quatre heures du matin en compagnie du fils du chef de Koumandakha. On chemine d’abord sur un plateau ferrugineux auquel fait suite une large bande de terre végétale cultivée par les gens de Ningabé, petit village qu’on laisse à gauche sans l’apercevoir.
Au petit jour nous avons à quelques kilomètres devant nous une grande ligne bleue : c’est sur ce plateau que se trouvent Dasoulami et Bobo-Dioulasou. A sept heures et demie nous arrivons au pied de ce soulèvement qui a beaucoup d’analogie avec celui de Solinta (Soudan français), mais il est un peu moins élevé que ce dernier et l’on peut monter assez haut dans les éboulis sans décharger les animaux.
Comme toutes les hauteurs à parois verticales, celle-ci offre à l’œil complaisant les combinaisons et les figures géométriques les plus singulières : à droite on croit voir les vestiges d’un château moyen âge, des donjons à demi écroulés ; ailleurs, des courtines à moitié désagrégées.
C’est entre deux de ces soi-disant donjons que monte le sentier. Pendant que mes hommes hissent, avec des cordes, bagages et animaux sur le plateau, je jette un coup d’œil d’ensemble sur la région que je viens de traverser. On jouit, de ces hauteurs, d’une vue splendide.
Dans le sud-sud-ouest je reconnais facilement les deux pics de Diarakrou et de Lokhognilé ; plus près de nous, j’aperçois aussi les collines ferrugineuses à l’ouest de Tavancoro et de Dandougou.
Mais c’est dans l’est et dans le sud-est que l’on découvre le plus de sommets. C’est la chaîne des collines du Lobi se terminant par le pic des Komono. D’ici on se rend très bien compte du coude qu’il force à faire au Comoé près de Yakasi.
Cette première ascension terminée, on continue à s’élever en gravissant de larges terrasses de grès stratifiés formant comme un escalier par lequel on s’élève progressivement jusque sur le sommet du plateau. Puis on atteint Mai, joli village tiéfo enfoui dans une belle forêt de rôniers. Cette deuxième ascension nécessite encore le déchargement des animaux. Du pied du soulèvement au sommet, la différence de niveau est de 80 mètres (Mai : altitude 780). Mai offre le vrai type du village tiéfo, aussi vais-je le décrire pour initier le lecteur à ce nouveau genre d’habitations.
Le logement d’une famille de Tiéfo se compose d’une construction en terre glaise d’une quinzaine de mètres de longueur sur 8 à 10 mètres de largeur et comporte un rez-de-chaussée et un premier étage. La distribution intérieure varie naturellement selon le caprice du propriétaire, mais le type général est celui dont je donne le croquis et la légende à la page suivante.
[360]Ces constructions permettent aux Tiéfo, qui ne sont pas vêtus, de séjourner dans des endroits offrant des différences de température assez sensibles entre elles, les diverses parties de ces constructions étant plus ou moins exposées au soleil, à la fraîcheur de la nuit ou à la brise.
Les habitations de deux familles sont généralement accolées ; dans ce cas, la distribution intérieure de celle de gauche diffère un peu de celle de droite.
Mai comporte une dizaine de groupes de deux familles, disséminés sur le plateau et séparés entre eux par des rôniers ou des groupes de bombax, de ficus ou de finsan. Sous ces arbres sont disposées en guise de nattes de larges dalles de grès prises dans la montagne et sur lesquelles les Tiéfo flânent pendant les heures chaudes de la journée. Ce qui donne encore un cachet particulier à Mai, ce sont les magasins à mil, qui ont exactement la forme de flacons à pharmacie.
De Mai on aperçoit les toits en paille de Dasoulami ; j’atteins ce dernier village vers onze heures du matin et suis immédiatement installé chez le chef de village, Karamokho-Dian Barou. L’accueil est bienveillant. Je retrouve du reste ici Karamokho Mouktar et l’autre vieux Dioula qui m’ont pris sous leur protection et ont préparé la population à mon arrivée.
Karamokho-Dian m’assure que d’ici je pourrai gagner sans difficulté Bobo-Dioulasou et Kotédougou, mais que la prudence commandait de séjourner ici quelques jours afin de lui permettre de préparer mon entrée dans ces villages. « Personne n’a vu de blanc dans ce pays, me dit-il, on te craint parce qu’on a peur que tu ne jettes un sort au pays : les blancs sont si intelligents et connaissent tant de choses, que nous en avons peur. »
C’est ridicule, mais absolument vrai : ces gens-là, Dioula et autres, nous considèrent comme des êtres surnaturels ; j’ai vu de braves gens avoir tellement peur de ma table, qu’ils venaient me prier de manger par terre. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui dans ce meuble inoffensif pouvait[361] inspirer une pareille terreur ; ma table est du modèle le plus simple qu’on puisse imaginer : le plateau est en bois blanc et le pied qui le supporte est un X.
Des musulmans lettrés sont venus à plusieurs reprises me demander si nous vivions dans l’eau comme les poissons ; comme j’essayais de leur prouver que non, l’un d’eux me dit brusquement : « Tu n’oses pas l’avouer, mais toi-même, on t’a vu te glisser dans un grand linge plein d’eau et y respirer. » J’ai de suite pensé à mon tub, qui contient environ 15 à 20 litres d’eau. Je le leur ai fait voir, mais ne les ai pas convaincus.
Le plateau de Dasoulami-Dioulasou est très grand. A l’ouest il s’étend fort loin et dans l’est il se termine près de Kotédougou ; vers le nord il s’affaisse insensiblement pour mourir sur les bords du Baoulé (une des branches de la Volta noire) (branche occidentale de la Volta). Sa constitution géologique est semblable à celle des pays que j’ai traversés de Kong jusqu’ici.
Le sous-sol est constitué de granit par-dessus lequel on rencontre assez fréquemment du grès stratifié très friable ou du schiste marneux. Au-dessus du grès et mélangé à ce dernier on trouve, mais rarement, un peu d’argile rouge mélangée à des agglomérés de fer. La végétation est luxuriante dans quelques endroits où la nappe d’eau est peu profonde, mais en général elle est rabougrie et clairsemée. La région est relativement bien arrosée, surtout au nord des Komono, mais les Dokhosié ont établi leurs villages à des distances quelquefois très grandes des biefs contenant de l’eau toute l’année.[362] Sidardougou est le seul village possédant un puits. Les habitants, trop négligents, l’ont laissé s’écrouler à moitié et préfèrent boire de l’eau croupie qu’ils prennent dans une mare au nord du village.
La flore est la même que celle de notre Soudan ; le baobab cependant est devenu très rare, il est remplacé par le rônier, dont les indigènes tirent ici un vin de palme. Les Mandé-Dioula nomment cette boisson mboin. Ce palmier, de très belle venue en Casamance et même dans le Cayor, est ici beaucoup plus chétif ; dès qu’il a un mètre de hauteur il est mis en perce ; quand il est plus grand, les indigènes enfoncent dans le tronc de solides chevilles en bois pour qu’on puisse atteindre sans fatigue son sommet et y accrocher les boulines (calebasses) destinées à récolter le vin. Ce mode d’ascension dispense de l’emploi de la ceinture en liane à l’aide de laquelle les Sérères et les Diola de la Casamance grimpent sur les palmiers.
Le gibier à poil est peu abondant. De temps à autre on rencontre une bande de singes rouges dits pleureurs ou bien des singes noirs à long poil, à tête et queue blanches. Je n’ai pas vu de cynocéphales. On trouve aussi ici une variété de perruches grises un peu plus grosses que les youyou, mais également à courte queue comme ces derniers.
18 avril. — Arrivé le 8 avril à Dasoulami, j’ai dû, à cause du caractère superstitieux de la population, y prolonger mon séjour jusqu’au 17 du même mois.
Les musulmans lettrés et tous les habitants en général ont été très bienveillants à mon égard, je leur ai du reste fait de nombreux cadeaux, ce qui n’a pas peu contribué à me concilier leur amitié. J’ai trouvé ici un Sonninké nommé Mory Sory, originaire de Gondiourou, près Médine (Soudan français), qui a fait pour moi de la propagande tant qu’il a pu. Comme il jouit ici d’une grande considération, il est très écouté ; c’est chez lui que descendent les gens du Mossi, lui-même étant marié avec une femme du Yatenga et une autre de Mani.
J’ai rencontré chez lui plusieurs marchands de ce pays ; tous m’ont assuré que je serais bien reçu par le chef de Waghadougou, où je veux me diriger. Le fils du chef de Mani était également ici, et j’aurais volontiers fait route avec lui, mais il ne retourne pas de suite et doit auparavant faire encore deux ou trois voyages de Djenné à Dioulasou.
Il se tient ici, tous les cinq jours, un marché assez fréquenté ; c’est un marché de denrées seulement ; on trouve cependant à y acheter des bandes de coton blanc venant du Tagouara ; j’y ai aussi vu des boules de tiges d’oignons, sorte de julienne d’oignons qui est apportée de Bouna et vendue aux ménagères pour mettre dans les sauces.
[363]
[365]Les gens du Dasoulami font un commerce de transit avec le sel, les kola, la ferronnerie et le koyo ou guisé, mais il est difficile d’apprécier l’importance de ce mouvement commercial ; je puis cependant avancer que les cauries sont rares ici et que deux ou trois familles seulement vivent dans une aisance relative. Je reviendrai sur le commerce de cette région à propos de Bobo-Dioulasou.
Pendant mon séjour ici j’ai vu une jeune fille qui avait les fesses tellement saillantes que je n’hésite pas à croire qu’elle est d’origine sud-africaine ; elle est du reste, comme type, couleur de peau et forme de seins, en tout semblable à la Hottentote exposée au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Elle allait par les rues entièrement nue et portant toujours une petite calebasse sur la tête. Je m’informai de son propriétaire afin de savoir où il l’avait achetée et au besoin faire causer cette femme. Mais ce dernier, en fait d’explications, ne me raconta qu’une chose, c’est qu’il l’avait achetée enfant à Dioulasou et qu’il avait fait une fort mauvaise affaire, parce que cette fille est un peu folle : c’est ce qu’on appelle dans nos campagnes une innocente ; elle ne connaît rien sur son origine ; c’est une captive des Bobo, voilà tout ce que j’ai pu en apprendre. J’avais déjà vu une femme semblable à Sambadougou, mais la malheureuse était pour ainsi dire aveugle et totalement abrutie. Comment ces pauvres êtres sont-ils venus jusqu’ici, je me le demande. Si elles sont vraiment d’origine hottentote, pendant combien d’années et par quels chemins leurs malheureuses mères ont-elles été traînées ! Je serais plutôt porté à croire que dans des régions moins éloignées de nous que le bassin du fleuve Orange, dans un coin inconnu de cette mystérieuse terre d’Afrique, il y a encore quelques tribus de la même famille ethnographique.
C’est à Dasoulami que j’ai vu pour la première fois des lépreux, il y en avait trois dans le village ; on ne semble pas redouter la contagion. Ces hommes, quoique ayant les extrémités des mains et des pieds rongées, ne mangeaient pas à part et vaquaient parmi les autres personnes comme si de rien n’était.
Mardi 19 avril. — J’ai quitté Dasoulami accompagné par le frère de Karamokho-Dian qui doit me mener près de Guimbi, sa sœur aînée. Cette femme, qui est la veuve d’un chef, jouit, paraît-il, d’une grande considération dans la région ; c’est elle qui doit me faire présenter au chef des Bobo à mon arrivée.
Au départ, Mory Sory et beaucoup de musulmans sont venus me serrer la main et me souhaiter bon voyage.
La route est monotone, le plateau est presque dénudé, on coupe quelques[366] oasis de jeunes rôniers et l’on traverse deux ruisseaux à eau courante ; vers le nord-ouest, le pays se relève assez sensiblement, on aperçoit dans cette direction une double ligne de collines. Plusieurs Bobo sont installés de distance en distance sur le bord du chemin et y vendent du mboin ; ce vin de palme est frais et vient d’être récolté ; celui que j’ai goûté à Dasoulami n’est pas buvable pour un Européen : il entre dans sa composition un noyau pilé qui est excessivement amer et qui lui donne un goût désagréable.
En approchant de Dioulasou nous laissons à droite un village bobo nommé Kinimé ; peu d’instants après, nous passons devant le premier village qui fait partie de Dioulasou et l’on m’installe sur la rive droite du ruisseau, dans le village des Dioula et des Dafing.
A mon arrivée, la veuve Guimbi fait les démarches nécessaires pour me présenter au chef de Dioulasou, qui consent à recevoir ma visite, mais, comme je me dispose à entrer dans son village pour le saluer, des hommes sur les argamaces (toits plats) me crient de m’en aller immédiatement, que le chef refuse absolument de me voir et de me laisser pénétrer dans son village ; certains d’entre eux brandissent des fusils et des sabres pour me faire peur. Je n’ai qu’à m’en retourner et attendre avec patience l’arrivée de l’imam, qui doit être de retour jeudi prochain, je le prierai de me faciliter une entrevue avec le chef : peut-être que les efforts de ce saint homme ne resteront pas stériles et que je pourrai voir ce terrible chef de Dioulasou.
Bobo-Dioulasou, ou Sia, ou Dioulasou, est composé de cinq villages :
Rive gauche du ruisseau. | ⎧ ⎨ ⎩ |
Un village de Bobo. |
Le village du chef, où habitent des Bobo et des Dioula. | ||
Le village de l’imam et de quelques Dioula Sakhanokho. | ||
Rive droite du ruisseau. | ⎰ ⎱ |
Le village des Dioula de Kong et des Dafing. |
Le village des Haoussa et des Sonninke. |
Le ruisseau qui sépare ces deux groupes de villages n’a qu’un filet d’eau courante et prend sa source un peu au delà de Kinimé. Son lit est formé de larges dalles de grès et ses berges sont par endroits profondément encaissées. Il y règne continuellement une grande activité : les femmes y lavent et y puisent de l’eau, des bandes d’enfants sont en permanence en train de s’y baigner, les ânes, chevaux, etc., y sont menés à l’abreuvoir, et quantité de[369] canards, de poules, de pintades y prennent leurs ébats. C’est cette eau que boit la majorité des habitants, car il n’existe qu’un seul puits, près de Marrabasou (village des Haoussa).
Sur la rive droite de ce ruisseau sont disposés une série de locaux souterrains dans lesquels on descend par une ouverture ronde de 50 centimètres de diamètre et un tronc d’arbre entaillé en guise d’échelle ; des Bobo sont installés au fond de ces tanières et y font de la vannerie.
Pour se rendre compte du chiffre de la population totale de ces cinq villages, il faut distinguer la population fixe de la population flottante.
La première comprend :
1o Les Bobofing, non vêtus et sur lesquels je reviendrai plus tard ;
2o Les Bobo-Dioula ; ils sont tous vêtus, s’occupent un peu de commerce et possèdent quelques captifs ; ils ont adopté pour tatouage les marques du Mandé-Dioula ;
3o Les Dafing ou Dafina, qui sont venus il y a une quinzaine d’années du Dafina à la suite d’une guerre ; ils paraissent intelligents, font du commerce et possèdent quelques captifs ;
[370]4o Les Dioula, venus de Kong ;
5o Quelques Haoussa et Sonninké, venus du Dagomba et de Salaga. Ils s’occupent de commerce et surtout de teinture. A Marrabasou ils ont une quinzaine de fosses à indigo en activité.
Au total, ces cinq éléments peuvent donner 3000 à 3500 habitants, auxquels il faut ajouter 1000 à 1500 étrangers du pays de Kong, du Haoussa, du Mossi, du Tagouara, etc., tous gens de passage ou momentanément fixés dans le village, mais n’y possédant que leurs marchandises et quelquefois rien du tout.
J’ai été frappé du peu de gens de Djenné que l’on rencontre ici. C’est que le commerce avec Djenné est à peu près exclusivement entre les mains des Mossi et des Haoussa. Ces derniers sont très nombreux ici, ils apportent tous du sel sur leurs ânes pour remporter des kola.
Les Haoussa ont un autre système de brêlage et de bâtage des bourricots que les Dioula, qui emploient, comme on sait, deux petits sacs remplis de balle de mil et placés perpendiculairement à l’échine de l’âne. Le système des Marraba consiste en un seul sac avec deux vides ménagés pour le passage de l’air et un large et épais paillasson destiné à protéger les flancs de l’animal bâté.
Quelques-uns de ces Haoussa sont des travailleurs, mais les autres, la grande majorité, quoique musulmans, s’adonnent à la boisson d’une façon peu raisonnable. Chez Guimbi, où j’habite, on débite de l’hydromel : ce sont eux les meilleurs clients. Presque tous ceux que j’ai connus ici venaient de faire partie d’une expédition contre le Gourounsi et n’en avaient rapporté comme fortune que quelques blessures de flèches. Leurs femmes haoussa ou yorouba sont de vraies ménagères : du matin au soir, elles s’occupent à filer du coton pendant que leurs maris dépensent ce qu’elles gagnent, et au delà, à boire du bési (hydromel). Beaucoup de ces femmes seraient jolies si elles n’étaient pas défigurées par une cicatrice qui commence au cuir chevelu pour finir à l’extrémité du nez, et une autre perpendiculaire à la première qui coupe le nez et la figure en deux ; elles ont aussi l’habitude de se rougir les dents en mâchant du kola et en se frottant ensuite les dents avec des fleurs de tabac.
J’ai remarqué que les Haoussa ne disent pas Djenné en mouillant le d pour obtenir le son du ج arabe, mais ils prononcent le nom de cette ville comme on le lirait en français, en ne prononçant presque pas le d : (d)Jenné.
Le marché de Bobo-Dioulasou a lieu tous les cinq jours et la veille du marché de Dasoulami ; on y trouve tout ce qui est nécessaire à l’existence, et, en ce sens, il est bien approvisionné. En fait de marchandises européennes,[371] il s’y vend : le foulard rouge imprimé, à très bon marché ; quelques colliers de corail ; des pierres à fusil et quelques verroteries ; on y trouve aussi des bandes de coton du Tagouara, des fibres d’ananas écrues, rougies au kola ou teintes à l’indigo, pour broder les vêtements.
Il ne manque pas non plus de barbiers ambulants, ni de pédicures-manicures. Cette dernière profession est exercée par des gamins qui, à l’aide d’une méchante paire de ciseaux, coupent les ongles des pieds et des mains, à raison de 4 cauries par individu.
L’opération terminée, le pédicure remet au client les rognures des ongles, que ce dernier a soin d’enterrer précieusement dans un petit trou.
Mais la coutume qui m’a paru la plus singulière est la promenade, à travers le marché, d’un morceau de bois de 1 m. 20 de long, enroulé de chiffons, sur lesquels sont fixées des plumes de poule, le tout porté par un individu qu’accompagne un joueur de tam-tam, avec de nombreux gamins formant cortège.
Devant chaque marchand, le porteur du gris-gris le pose par terre avec cérémonie et puise à l’aide d’une petite calebasse à manche, qui peut contenir un litre environ, dans la calebasse du vendeur, sans que celui-ci proteste.
L’heureux loustic s’empare ainsi de tout ce qui lui convient, mil, riz,[372] piments, sel, savon, graisse, etc., et dépose sa récolte dans les grandes calebasses que portent des gamins.
C’est en vain que j’ai demandé aux Mandé ce que cette coutume signifiait ; ils m’ont tous répondu que quand ils sont venus se fixer ici, cela existait déjà ; ils ne s’en préoccupent pas plus que cela. Probablement que le possesseur du fameux gris-gris, moyennant une petite gratification, les prévient quand il se dispose à faire un tour au marché.
Le commerce de transit a lieu dans les cases ; à cause de cela, il est difficile d’en apprécier l’importance. Ce commerce consiste en échange de sel, ferronnerie, bandes de coton, contre des kola. Ce sont là les principaux articles ; il y en a bien d’autres ; je les ai énumérés en parlant de Kong, je n’ai rien à y ajouter, si ce n’est qu’ils entrent pour une faible part dans le mouvement commercial de Dioulasou. Le commerce se fait à l’intérieur des cases ; c’est le diatigué (l’hôte) qui joue le rôle de courtier ; quand des étrangers descendent chez lui avec du sel, par exemple, c’est lui qui s’occupe de le leur faire vendre avantageusement et les abouche ensuite avec des gens venus avec des kola ou toute autre marchandise. Il serait, dans ces régions, de la plus grande impolitesse d’acheter ou de vendre quoique ce soit sans passer par l’intermédiaire du diatigué.
Pendant les vingt jours de route de Kong à Dioulasou j’ai soigneusement noté le nombre d’animaux et de porteurs que j’ai croisés en route.
Voici les chiffres :
Sel. | Ferronnerie. | Tissus coton indigènes. | |||||
---|---|---|---|---|---|---|---|
62 | ânes porteurs de : | 135 | barres | 10 | paniers | 6 | rouleaux |
12 | bœufs porteurs de : | 53 | — | — | — | ||
303 | porteurs de tout âge : | 220 | — | 26 | — | 65 | charges |
Total pour les 20 jours : | 408 | barres | 36 | paniers | 71 | charges |
Chiffre total pour toute l’année : | 7344 | barres de sel | 648 | paniers | 1278 | charges |
En chiffres ronds : | 7500 | — | 650 | — | 1300 | — |
Encore, dans cette énumération, il m’échappe forcément les marchandises qui suivent les sentiers latéraux passant par Donagué ; je ne compte pas non plus les animaux : bœufs, moutons, ânes, chevaux, etc. Je crois donc être au-dessous de la vérité en évaluant à 1200000 francs la somme des importations vers Kong pendant une année sur cette seule route de Kong à Bobo-Dioulasou.
Je puis sans hésiter avancer que les deux tiers de ces importations sont achetées avec des kola ; l’autre tiers est acquis avec du ponguisé (pagnes rouges de Kong), des cotonnades indigènes rayées bleu et blanc, des pagnes[373] en calicot teints à Kong on Dioulasou, quelques armes, de la poudre, un peu de cuivrerie, du corail, du coton de couleur en fil, des foulards, quelques perles, etc. On peut admettre que les marchandises européennes ne rentrent que pour environ 100000 francs dans le mouvement commercial actuel sur la seule route de Dioulasou, Kong et Djenné.
La proportion des marchandises européennes dans les transactions pourrait certainement entrer pour moitié dans la valeur totale des importations, ce qui peut nous donner un champ d’opérations qui n’est pas à dédaigner, si notre commerce veut sérieusement s’en mêler.
Bobo-Dioulasou n’a actuellement aucune relation avec Sikasso, dont elle n’est éloignée que de douze petites journées de marche et avec laquelle ce marché traite quelques affaires en poudre, armes, captifs et chevaux en temps ordinaire.
Menguéra, d’après mes renseignements, n’est pas une ville, comme l’écrivent Caillié et Barth ; on entend ici par Menguéra tout le pays que nous connaissons sous le nom de Mienka, Mianka ou Mienkala, dont les centres principaux sont : Ngana, Tiéré, Fienso, Néneinsou, Ouattara et Djitamana. J’ai obtenu un bon itinéraire vers cette région. Quelques marchands portent des kola dans le Menguéra et en rapportent du sel.
Il existe encore un autre lieu d’échange pour le kola et le sel au sud-ouest de Djenné, on le nomme Faramakhana.
Le Mossi envoie quelques chevaux à Dioulasou et Dasoulami. Les marchands ne vont pas tous chercher le kola à Salaga ou dans le Gottogo, ils poussent généralement jusqu’à Kintampo (à environ huit jours de marche au sud-ouest de Salaga) ; pour s’y rendre, ils prennent la route de Lobi et de Bouna.
J’ai trouvé ici deux mots français en usage : le mot carda, désignant la carde à peigner le coton, et le mot barifiri (barre de fer), indiquant la quantité d’or qu’il fallait jadis porter à la côte pour obtenir une barre de fer. Le barifiri pèse 4 mitkhal, environ 17 grammes d’or, et coûte 120 à 130 sira de cauries. C’est une façon de parler que de donner le prix de l’or ; je n’ai pu en trouver une seule barifiri, même en en offrant 150 sira, d’où l’on peut inférer que s’il y a un peu d’or ici, il n’y en a pas suffisamment pour le faire entrer en ligne de compte comme objet de commerce.
1o Contrairement à ce que nous supposions, il existe au Soudan cinq variétés de sel de provenances bien diverses. Tout le sel, qui est consommé dans cette région jusqu’à Kong et au delà vient, d’après les Haoussa et les gens de Djenné que j’ai interrogés, des mines de sel gemme de Taodéni par Tombouctou à Djenné. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il est absolument blanc,[374] d’un grain très fin, et qu’écrasé il ressemble à notre sel fin de table. C’est une contradiction formelle avec ce que dit Barth : « Celle qui est la plus recherchée des cinq couches de sel des mines de Taodéni s’appelle El-Kahéla (la noire) ; sa couleur, en réalité, n’est pas noire, mais consiste en un beau mélange de noir et de blanc qui ressemble beaucoup au marbre. »
Il est impossible que Barth, qui est resté si longtemps à Tombouctou, fasse erreur ; je crois plutôt que cette quatrième couche a été épuisée quelques années après le passage de ce voyageur, et qu’actuellement ce sel blanc provient ou bien des trois premières couches, ou bien de la cinquième.
Les barres les plus légères pèsent au moins 32 kilogrammes ; elles sont marquées à l’encre de diverses façons.
Quelquefois ces marques sont accompagnées de noms propres ; j’y ai relevé ceux d’Omar, d’Othman et de Moussa. Ce sont probablement les noms des premiers acheteurs ou du producteur.
Les prix que donne Barth ont tous changé. Ce voyageur a vu vendre, à Tombouctou, les kola de 10 à 100 cauries ; leur valeur a depuis considérablement augmenté. Dans toutes les régions voisines des marchés que j’ai traversés, le plus petit kola coûtait toujours plus de 10 cauries ; il n’y a que le kola de Mango qui coûtait à Kong 5 cauries, mais qui, à Dioulasou, en vaut déjà de 20 à 25, et c’est le meilleur marché.
En 1855, Barth dit que le sel est envoyé de Djenné à Sansanding, où il est payé 2 mitkhal d’or la barre. Actuellement il vaut à Djenné de 20 à 25 ba de cauries, c’est-à-dire 3 mitkhal d’or ; rendue à Sansanding, la barre vaut 40000 cauries, chiffre bien trop élevé pour pouvoir lutter contre les sels de Tichit, venant par Ségou. D’après les renseignements que je crois avoir puisés à bonne source, le sel de Taodéni ne dépasse pas à l’ouest Sâro et San. La route qu’il suit est Taodéni, El-Arouan, Tombouctou, Kabara, Sofouroula, Hamdallahi, Bandiagara, ou bien encore Mopti, Niala, Djenné, Sâro, Bla. Ces marchés alimentent le Libtako, le Djilgodi, le Mossi, le Kipirsi, le Mianka, Bobo-Dioulasou et les États de Kong, une partie du Gourounsi, Oua et Bouna.
2o Le sel gemme en barres de provenance de la sebkha d’Idjil vient par l’Adrar et Tichit dans nos possessions du Soudan français ; dans l’est, les marchés extrêmes sont Sansanding et le Ségou ; il alimente les États de Madané, de Samory, le Ouorodougou et le Follona occidental.
3o Le sel en poudre de Daboya.
Transporté en calebasses ou en paniers, il alimente le Dagomba, le[375] Mampoursi, une partie du Gourounsi, le Lobi, Oua, Bouna et pénètre dans la partie sud-est des États de Kong.
4o Le sel marin de la Côte d’Or anglaise, qui d’Accra remonte la Volta. Il alimente les mêmes régions que le sel de Daboya et pénètre beaucoup dans le Bondoukou et l’Anno.
5o Enfin, le sel marin fabriqué par les peuples de race agni, habitant la côte entre les lagunes et la mer (environs de Grand-Bassam et d’Assinie). Ce sel est transporté dans des paniers coniques par tout le Sanwi, le Bettié, l’Indénié, l’Anno, le Baoulé, le Morénou, l’Attié, l’Ébrié, etc. ; les Jack-Jack et les gens de Dabou en alimentent tout le bassin du Bandamma ou rivière Lahou.
En jetant un coup d’œil sur une carte, on constate qu’il existe dans cette partie du Soudan une zone, située entre 8° et 10° 30′ de latitude, où l’on peut se procurer les cinq variétés de sel, et que les autres régions sont moins favorisées sous ce rapport, puisqu’elles ne sont alimentées que par une seule variété.
On constate également que les sels de provenance européenne ne sont transportés qu’à 500 kilomètres environ de la côte ; que celui fabriqué par les indigènes ne supporte qu’un transport de 300 kilomètres ; tandis que les sels gemmes du Sahara, par leur extrême bon marché, peuvent encore lutter avec tous les autres sels à Kong, c’est-à-dire à près de 1300 kilomètres des mines de Taodéni.
Dès mon arrivée à Dioulasou, je m’informai de Kongondinn, le chef auquel j’étais adressé, et envoyai Diawé saluer celui qui le remplace à Kotédougou, car ce Ouattara est absent depuis des années. Il habite un village frontière du Tagouara, pays avec lequel il a maille à partir depuis plus de vingt ans et qui n’est pas encore absolument soumis. Actuellement ce chef réside, ainsi que son frère Pinetié, à Kokhoma, à quelques kilomètres au nord de Dandé (route de Djenné). Il est secondé, dans son organisation du territoire des Tagouara, par un autre chef, nommé[376] Baba Ali, qui occupe, avec les Bobo-Dioula, un village situé un peu plus à l’ouest, nommé Gouéré. Sabana Ouattara avec les Dokhosié, et Souloumananofé avec les Tiéfo sont à Dandé, également dans le Tagouara, pour réprimer les brigandages auxquels se livrent les peuplades des environs. Ils occupent militairement la route de Bobo-Dioulasou à Djenné.
Diawé ne trouva à Kotédougou que Mamorou, connu sous le nom de Morou, un Ouattara, fils de Kankan, parent de Karamokho-Oulé, chef de Kong. Morou fit quelques difficultés pour me recevoir, mais quand il eut pris connaissance de mon sauf-conduit, il n’hésita plus ; c’était, d’après la lettre, bien chez lui que je devais me rendre et passer pour aller dans le Mossi. Lorsque Diawé lui demanda pour moi un homme pour me conduire chez Kongondinn, afin de conférer avec celui-ci sur le chemin à suivre, il avoua que ce dernier chef lui avait ordonné de faire le nécessaire pour me faire gagner le Mossi, et qu’il ne désirait pas me voir, de peur de mourir en voyant un blanc, etc. Ce refus me contraria beaucoup, d’abord parce qu’il m’enlevait l’occasion de juger de l’importance et de relever les deux rivières qui forment la branche occidentale de la Volta et d’amorcer les routes de Djitamana et de Djenné ; ensuite parce que depuis ma sortie de Kong c’est le cinquième chef qui refuse d’entrer en relations avec moi et de me voir. Voici leurs noms :
Voyageant dans d’aussi tristes conditions, je laisse à penser s’il m’est permis de faire utile besogne. Presque accusé de sorcellerie par cette population ignorante, et suspecté comme un être malfaisant, il m’est extrêmement difficile d’obtenir des renseignements sur la région que je parcours, toute question imprudente, tout acte de ma part mal interprété pouvant me faire sans merci rebrousser chemin. Je suis donc obligé de me tenir sur la plus entière réserve ; il ne m’est permis de voyager que très lentement et de ne m’avancer qu’avec la plus grande prudence, n’étant effectivement protégé par aucun chef du pays.
Si jusqu’à présent j’ai réussi à pénétrer jusqu’à Dioulasou, ce n’est que grâce à ma lettre de recommandation de Kong et à de nombreux cadeaux. Si je voyageais avec une simple petite pacotille, dès le quatrième ou cinquième[377] jour de route je me verrais forcé de revenir en arrière, abandonné par tous ceux (musulmans et fétichistes) qui, peut-être, ne me secondent actuellement que par intérêt.
A Dioulasou j’ai été, plus qu’ailleurs, obsédé par des gens qui me demandaient des médicaments ; s’il y a une sollicitation de laquelle il faut se méfier, c’est bien celle-là.
Qu’un malade auquel on aurait administré un médicament absolument inoffensif, pour se débarrasser de son obséquiosité, vienne à mourir, sûrement l’Européen sera accusé de lui avoir jeté un sort ou d’avoir précipité sa mort.
C’est ainsi que le major Laing, qui soignait une vieille femme, près d’El-Arouan (au nord de Tombouctou), fut accusé par les Bérabisch de l’avoir empoisonnée et fut assassiné.
Voici comment je me tirais d’embarras ; cette méthode m’a toujours réussi et me procurait, outre l’avantage de m’éviter des clients, celui de me concilier l’amitié de la plupart des indigènes.
Je répondais invariablement aux solliciteurs :
« C’est vrai, les blancs connaissent beaucoup de médicaments, mais ils sont propres à leur pays. Allah a donné à chaque pays et à chaque peuple les médicaments et les plantes qu’exige le climat. Nos médicaments, qui sont bons pour nous, seraient certainement dangereux pour vous. Pourquoi me demandez-vous cela, à moi qui suis étranger ? Vous avez ici des vieillards à barbe blanche qui voyagent depuis plus de cinquante ans dans la brousse et qui connaissent tout : ce sont eux qu’il faut consulter ; leurs conseils ne vous feront pas défaut, j’en suis sûr ; adressez-vous à eux, Allah vous aidera. »
Les anciens, accroupis autour de moi, et l’auditoire entier ne manquaient jamais de dire en forme de conclusion : « Ce blanc parle bien, et ce qu’il dit est vrai, ini-sé, « merci ».
L’imam de Dioulasou, lui aussi, venait me demander des remèdes et des préservatifs contre les maladies, la guerre, les revers de fortune. Ce qu’il tenait surtout à savoir, c’est le nom des deux femmes d’Abraham. « Si tu me les apprends, me disait-il, ma fortune est faite, parce que j’ai rêvé cela la nuit, il faut que tu me le dises, j’ai absolument besoin de le savoir, sans quoi je ne réussirai nulle part. » Un autre musulman m’a demandé avec instance de lui révéler le nom de la femme de Jacob.
Ces malheureux sont d’une naïveté, d’une crédulité, dont rien n’approche. Heureusement qu’ils n’ont pas affaire à une société plus avancée qu’eux, sans quoi ils se feraient exploiter dans la belle acception du mot.
[378]Mercredi 25 avril. — Le départ de Bobo-Dioulasou a lieu sans incidents : l’imam et quelques musulmans m’accompagnent jusqu’à la sortie du village.
Après avoir traversé Goua (village bobo), on atteint l’extrémité du plateau Dasoulami-Dioulasou, dont la descente a lieu assez facilement et ne nécessite pas le déchargement des animaux. On chemine ensuite le long de la base de ce soulèvement.
Dans la plaine on ne découvre que quelques collines mamelonnées peu élevées, isolées, semées au hasard, et n’ayant l’air de se rattacher à aucun système orographique. Sur une de ces collines est perché un village bobo nommé Koro, au pied duquel passe la route de Bouna.
Partout autour de la base du plateau se trouvent entassés de gros blocs de granit arrondis ; ailleurs ce sont des grès anguleux disposés et amoncelés d’une façon bizarre : on se croirait presque dans le lit d’un ancien glacier.
Il n’en est rien cependant, car nulle part je n’ai remarqué de traces d’affaissement ni de vestiges de moraines. Les couches de grès sont bien horizontales et disposées régulièrement. Ce désordre géologique est plutôt dû à l’action des eaux, qui, aidées des agents atmosphériques, ont à la longue désagrégé une partie de ce grand plateau, enlevé et entraîné les terres meubles, laissant à nu les blocs jadis recouverts de terre végétale, et érodé les hautes terres, dont les mamelons de la plaine ne sont plus en quelque sorte que les témoins.
A Bokhodougou on s’éloigne légèrement du plateau pour s’en rapprocher un peu plus loin. A la sortie de Niamadougou on franchit le dernier contrefort par un petit col d’où l’on aperçoit Kotédougou.
En approchant du village, je fus frappé de l’animation qui régnait aux abords ; je me demandais ce que cela signifiait, lorsque Diawé, qui a meilleure vue que moi, me dit : « Ici, ma lieutenant, jamais des dou qui fini », ce qui dans son langage veut dire : Il ne manque pas de dou par ici.
Il y en avait, en effet, partout, autour des cases, sous les arbres, dans les champs, dansant, faisant la roue, marchant sur les mains et courant de temps à autre après les spectateurs.
J’avais déjà vu de ces êtres grotesques à Dioulasou ; je vais dire ce que j’en sais :
Les dou sont des individus ridiculement déguisés, portant des vêtements sur lesquels on a cousu du dafou (chanvre indigène), des fibres et des feuilles de palmier ban ; comme coiffure, ils ont un bonnet ou une calotte également en dafou, surmonté d’un cimier en bois rougi à l’ocre, ou[379] quelquefois muni d’un bec d’oiseau également en bois. Deux trous sont ménagés dans la calotte pour les yeux.
Ces dou sont abreuvés gratuitement de dolo par la population, qui leur fait cortège ; nuit et jour ils circulent dans le village, dans les champs, et rossent d’importance les gamins et quelquefois les grandes personnes, quand ils en rencontrent d’assez naïves pour avoir peur d’eux. Habillés de la sorte, circulant par la grande chaleur et buvant force dolo, on a vu de ces individus devenir ivres furieux et assommer des gens à coups de trique.
C’est une coutume des Bobo : à la nuit tombante et au petit jour, les hommes suivent les dou en chantant en chœur à pleins poumons un air grave qui n’est pas sans harmonie. Malheureusement ce chant est entrecoupé par des cris de bêtes féroces que pousse ce peuple à demi sauvage.
Cette promenade des dou n’a lieu que rarement. Les Mandé, qui ne sont pas observateurs, ne m’ont pas renseigné, mais je crois pouvoir affirmer que c’est surtout à l’entrée de l’hivernage qu’ont lieu ces cérémonies. Pour eux, les processions dans les lougans ont peut-être pour but d’en chasser les esprits malfaisants au moment de la culture, ou bien encore de faire pleuvoir.
[380]Chez les Bambara et les Malinké du haut Sénégal, il existe aussi des dou, mais ceux-ci sont inoffensifs. J’en ai vu deux un soir à un tam-tam de Komantara (Médine) chez Demba Sambala qui ne venaient là que pour danser. Les Khassonké les appellent mama (ancêtres).
Kotédougou était encore il y a une trentaine d’années un village peuplé exclusivement de Bobofing. Quand Kongondinn Ouattara et son frère Pinetié vinrent des environs de Kong (route de Djimini), avec leurs captifs à leur suite, s’y fixer, les Mandé suivirent, et peu à peu les immigrants formèrent deux villages. Le groupe total prit alors le nom mandé de Kotédougou. Ce changement de nom n’est pas rare dans cette région. En jetant un coup d’œil sur l’itinéraire que j’ai parcouru pour me rendre de Kong ici, on remarquera que les villages traversés par le chemin Kong-Djenné portent en majorité des noms mandé, quoique la plupart d’entre eux aient été créés par des Komono, des Dokhosié, des Tiéfo, des Bobo, et aient porté, à l’origine, des noms d’étymologie autochtone.
A la suite des guerres qu’El-Hadj Mohammadou Karanta, ex-chef de Ouahabou, fit dans le Dafina et le Niéniégué, un troisième élément, peu nombreux, composé de quelques familles du Dafina, est venu se greffer à cette population.
Les étrangers qui sont ici les plus anciens et en même temps les moins nombreux sont les Foulbé[78], représentés par une dizaine de familles, dont quelques-unes possèdent des captifs ; d’autres moins heureuses n’ont ni captifs ni troupeaux, et celles-ci élèvent le bétail pour le compte des Bobo et des Mandé, dont ils sont en quelque sorte les métayers. Cependant aucun d’eux n’est captif, comme je l’ai constaté dans le Follona, à Kong, chez les Komono et les Dokhosié. Dans ces pays on trouve un ou deux Peul captifs dans chaque village où il y a un troupeau, mais ce sont des Foulbé métissés, presque noirs.
Kotédougou marque la limite sud où l’on rencontre le Peul libre établi avec sa famille. Les Foulbé que j’ai interrogés m’ont dit qu’ils sont Sidibé, venus du Borgou ou Bourgou il y a environ soixante ans. J’ai cru tout d’abord qu’il s’agissait du Bargou ou Borgou situé au nord du Yorouba, et je me disais que Duncan pouvait bien avoir raison en signalant la présence vers Assafouda de gens qu’il croyait d’origine peul. Je me suis donc plus amplement informé auprès des vieux Foulbé, qui m’ont fait voir le Borgou au nord et au nord-est ; cela m’a fait souvenir que Mage, dans son histoire du Macina, dit que tandis que Tidiani gouvernait Hamdallahi[381] et Bandiagara, Balobo, frère d’Ahmadou cheikh, s’était réfugié dans le Borgou.
Voici ce que j’ai appris à ce sujet : Borgou veut dire en poular « fourrage vert », c’est le bing kendé du Mandé. On est convenu de dénommer ainsi la presqu’île formée par les deux bras du Niger des environs de Sâro à Mopti, parce que c’est seulement dans cette région que pendant toute l’année on trouve du fourrage vert pour les chevaux : du borgou[79].
Djenné et ses environs, quoique faisant partie du Borgou, sont désignés aussi sous le nom de Djennéri.
Les environs de Sofouroula, Hamdallahi et jusque vers Bandiagara sont désignés sous le nom de Fakhalla.
L’ensemble des pays foulbé de la rive droite est connu par les Foulbé de[382] cette région sous le nom de Fouta et ils n’entendent par Macina que les pays de la rive gauche du bras principal du Niger au nord de Diafarébé et de Sarédina.
Quant à Bandiagara et à toute la région des environs, c’est simplement le Tombokho. Bandiagara en est la capitale. Elle sert en même temps de résidence à Mounéri, chef des Foulbé, et à Domo, chef des Tombokho.
Il n’y a à Bandiagara que fort peu de Foulbé. La suite de Mounéri, successeur de Tidiani, occupe un groupe de cases, tandis qu’il y a dans Bandiagara quatre ou cinq gros villages de Tombokho. Le tout est entouré d’une seule et même enceinte.
Un Peul, venu de Ouaranko, m’a exactement fixé sur l’époque de leur migration chez les Bobo ; elle date de 1828 ou 1829, de l’époque où Ahmadou cheikh, fils d’Ahmadou Amat Labbo, conquit le Djenné sur le Ségou.
Les Foulbé de Kotédougou ne vivent pas dans le village même : ils se sont établis dans des cases en paille très confortables, à quelques centaines de mètres à l’ouest et au sud des villages Bobo et Mandé. Leurs petites propriétés sont entourées de haies vives ou de haies artificielles en épines. L’intérieur de leurs demeures est d’une propreté remarquable. Les abords sont dépourvus d’herbe et sablés. Les Foulbé vivent ici sous l’autorité des chefs du pays, mais règlent leurs différends en les soumettant au plus ancien des leurs ; dans certains cas, ils en réfèrent à Wouidi, qu’ils considèrent un peu comme leur souverain. Ce chef réside à quinze jours de marche vers le nord, à Barani ou Baréni (route de Dioulasou à Bandiagara).
Les hommes sont uniformément vêtus d’un grand doroké blanc en cotonnade du pays. Moins ample que celui des noirs musulmans, ce vêtement a beaucoup d’analogie avec la gandoura arabe. Ils ont adopté comme coiffure le bonnet mandé à deux pointes dit bammada, également en cotonnade blanche. Ils sont peu métissés et presque blancs. Tous sans exception sont musulmans, mais ivrognes dans toute l’acception du mot. Vers cinq heures du soir il n’est plus possible d’avoir un entretien sérieux avec eux : jeunes gens, adultes et vieillards sont ivres.
En dehors de l’élevage du bétail ils ont aussi de belles cultures entretenues avec soin, je pourrais presque dire avec luxe.
En général ils ne sont pas tatoués, quelques-uns sont cependant marqués comme les Dioula ou les Dafina. Tous ont les dents de la mâchoire supérieure excessivement saillantes, ce qui rend leur bouche plus que disgracieuse.
Les femmes ont le type sémitique très prononcé. Comme coiffure, elles portent les cheveux relevés sur le sommet de la tête en forme de casque,[383] dont le cimier est agrémenté de cuivrerie mélangée de petits coquillages blancs. A l’extrémité postérieure du cimier sont suspendus six ou huit tubes plats en cuivre recouverts de coton artistement arrangé en forme de grappes de sorgho qui retombent en arrière et dissimulent la nuque.
Leurs enfants sont absolument nus. J’ai vu de jolies fillettes de sept à huit ans bien coiffées, mais pas même couvertes d’un chiffon. Pour des nègres, passe encore ; pour des enfants à peu près blancs, cela choque l’œil et fait pitié.
Leur langue est à peu près celle que parlent les Toucouleur du Fouta sénégalais. Quand la conversation ne sortait pas des choses banales, je comprenais tout ce qu’ils disaient. Entre eux ils ne parlent que le poular. J’ai remarqué qu’ils disent indifféremment : a nani poular, « tu comprends le poular », ou a nani foulfouldé, « tu comprends le foulfouldé ».
Hommes, femmes et enfants savent en outre parler le bobo et surtout le mandé-dioula. La population totale de Kotédougou s’élève à environ un millier d’habitants. Dans ce chiffre les Bobofing entrent pour moitié.
Quoique ce village soit grand, il n’a pas de marché : les habitants sont forcés d’aller soit à Dasoulami, soit à Dioulasou, pour faire leurs provisions et vendre leurs produits. Les Mandé-Dioula et les Dafina s’occupent un peu de tissage et surtout du commerce de chevaux.
[384]En arrivant à Kotédougou, je tombai très gravement malade (fièvre bilieuse hématurique). La nouvelle s’en répandit bientôt dans la région, et je reçus à cette occasion des cadeaux en vivres des gens de Dousoulami et de Dioulasou, qui envoyèrent souvent prendre de mes nouvelles. Si un peu plus haut j’ai porté un jugement téméraire sur les gens qui se disaient mes amis, je m’empresse ici de leur rendre justice : quelques-uns d’entre eux m’ont prouvé qu’ils avaient réellement de l’affection pour moi.
Dès que je me sentis hors de danger, je fis des démarches auprès de Morou pour partir. Ce chef a malheureusement peu d’influence, il est apathique et presque abruti, quoique étant tout jeune. N’étant jamais sorti de Kotédougou, c’est à peine s’il connaissait quelques villages aux environs et le nom de leurs chefs. Il s’adressa tout d’abord aux Foulbé pour me faire conduire par l’un d’eux auprès de Wouidi, à Baréni, en priant ce chef de me faire gagner le Mossi. Aucun de ceux-ci ne voulut s’en charger, donnant pour prétexte la sotte légende de la mort de Tidiani causée par la visite récente de Caron.
Leur refus ne me déplut pas du tout, au contraire : le territoire de Baréni est loin d’ici et n’est séparé du Fouta que par deux villages du Dafina ; de plus, Wouidi est parti avec ses guerriers pour une expédition dans le Djimballa ; une fois entré dans ce pays, je n’en serais plus sorti de longtemps.
Le successeur de Tidiani est mort, et personne n’a voulu me donner le nom du nouveau souverain[80] : j’ignorais donc ses dispositions à notre égard ; de plus, une lettre du docteur Tautain (commandant du cercle de Bammako), qui me parvint à Tiong-i, m’annonçait qu’il fixait au mois de décembre son départ pour un voyage par terre à Tombouctou et dans le Macina. Ma présence dans ce pays était donc inutile ; il ne m’était du reste pas facile de rouvrir des négociations avec le Macina, ignorant absolument les causes pour lesquelles le commandant de la canonnière le Niger n’avait pas réussi à traiter. La canonnière n’était pas de retour à Bammako au départ du courrier du commandant de Bammako et il ne savait pas de détails.
Morou, pressé par moi, se renseigna auprès des Dafina ; de mon côté, je m’entourai de renseignements sur la nouvelle région que j’avais à traverser, et il fut décidé qu’on m’adresserait à Doufiné, chef des Bobo Niéniégué de Bondoukoï. Ce chef est en relations avec le Dafina et se chargerait de me faire gagner le Yatenga par le Dafina.
[385]Trois jours avant mon départ, Diawé me présenta un homme originaire du Gadiaga qui demandait à me parler. Ce malheureux a été fait captif tout jeune par les gens d’El-Hadj Omar et conduit à Djenné et Bandiagara, où il fut plus tard vendu à Ahmadou Barou, chef de qbaïla à Kong, qui le libéra[81] ; il a fait de nombreux voyages dans ces régions, mais il n’a jamais réussi à se créer des ressources suffisantes pour regagner son pays. Ce pauvre homme n’était pas vêtu : il me supplia de le prendre à mon service et de lui faire gagner plus tard Bakel. Sur ses instances je me décidai à l’engager, comptant l’utiliser ultérieurement comme courrier. Il me donna d’utiles renseignements sur ces régions et surtout sur Bandiagara, Djenné et les chemins qui y conduisent. Il me confirma des itinéraires que j’avais réussi à me procurer à Dioulasou et pendant la route. Je crois utile de les donner ci-dessous, car, surtout à propos de Djenné et des cours d’eau avoisinants, il règne encore une certaine confusion, due au manque de détails dans la relation de voyage de Caillié et dans celle de Barth, qui n’en parle qu’accessoirement.
Djenné n’est pas situé dans une île : quand on vient du sud, il n’y a que le Baoulé à traverser ; mais pendant les hautes eaux il se forme autour de la ville des inondations qui proviennent soit du débordement du marigot de Diafarébé, soit du Baoulé, ce qui permet en hivernage de communiquer en pirogue de Niala et Diombalo, situés sur la rive gauche du Baoulé, avec Séno-Say, et le marigot de Diafarébé en passant contre le tata de Djenné.
En saison sèche les marchandises venant de Tombouctou et passant en transit à Djenné sont débarquées à Niala, portées à bras à Djenné, et de Djenné à Séno-Say, où elles sont embarquées pour Diafarébé. De[386] même, les marchandises venant ou allant à San et tout le long du Baoulé sont débarquées et embarquées à Diombalo.
Niala et Diombalo, ces deux escales du Baoulé, sont situées à une bonne portée de fusil de Djenné. Séno-Say en est éloigné d’un kilomètre environ.
D’après El-Békri, la ville de Djenné fut fondée au commencement du deuxième tiers du Ve siècle de l’hégire (435 ; ère chrétienne 1043-44). Elle était au début païenne. A la fin du VIe siècle de l’hégire (vers l’an 1200), les habitants commencèrent à se convertir. A cette époque le sultan de Djenné, كنبر (probablement Kanbara), embrassa l’islamisme, et les habitants de Djenné suivirent son exemple.
La ville s’enrichit par la suite avec le commerce du sel (de Teghasa) et de l’or (de Bitou).
Ahmed Baba (Zeitschrift der Deutschen Morgenländ.-Gesellsch., Bd IX, S. 528) s’exprime clairement sur l’emplacement de Djenné ; aucun doute ne peut subsister.
Voici son texte :
« Quand le fleuve monte, Djenné se trouve pour ainsi dire dans une île du fleuve ; mais dès que le fleuve baisse, les eaux se retirent de la ville. Du commencement d’août, l’eau du fleuve entoure la ville, et à partir de février l’eau reste éloignée de la ville. »
Il est très curieux de remarquer qu’Ahmed Baba, quoique étant né et ayant vécu à Tombouctou, connaisse les noms des mois du calendrier Julien.
« Dans le temps, Djenné était situé en un lieu nommé زخرُ (peut-être Zakhorou). Plus tard les habitants abandonnèrent ce lieu et vinrent se fixer à l’endroit où s’élève la ville aujourd’hui. »
Voici les routes principales venant du sud, en les énumérant de l’ouest vers l’est :
1o La route du Mianka et Djitamana, aboutissant à San, où elle se bifurque pour se diriger d’une part sur Sâro, de l’autre sur Djenné par Koroni, où elle rejoint l’itinéraire Caillié.
2o La route suivie par Caillié, qui de Koroni se dirige sur Médina, Koninian, etc., et suit le fleuve. Caillié en atteignant Somou a traversé un débordement du Baoulé, et à partir de Koro il a suivi, sans s’en douter, les bords de cette rivière à 10 kilomètres environ et même quelquefois moins.
3o La route Kong-Dioulasou, qui de Foromandougou passe à Bankoumani, Papourou et Baramandougou.
4o La route de Bouna et du Lobi, qui passe soit à Kotédougou, soit à Dioulasou, pour de là traverser la Volta Noire à Bossola et passer à[387] Aléarasou. Elle se bifurque à Bénéna, se dirige à l’ouest par Fiou sur Bankoumani, et à l’est par Yéréni sur Koninian.
5o La route venant de Ouaranko par le territoire de Wouidi et Tori, où elle quitte la route de Bandiagara pour passer à Tou et Tomina.
Le point de passage du Baoulé pour toutes ces routes est Touara ; on débarque un peu en aval, à Diombala.
Les trois centres les plus peuplés après Djenné sont : 1o Hamdallahi, à 4 kil. 500 du Baoulé. 2o Sojouroula, marché très important pour le sel ; il alimente tout le Yatenga, le Gourounsi, Oua et la partie ouest du Mossi ; le sel de Waghadougou provient de Sofouroula. 3o Bandiagara, capitale du Tombo ou Tombokho, à la fois résidence du souverain du Macina et de Domo, chef le plus influent du Tombokho.
Dans le Sâro, qui n’appartient ni au Ségou ni aux États toucouleur du Macina, se trouvent des Sonninké ou Marka, qui forment la classe gouvernante et dirigeante, et une population nommée Pondouri[82]. Ce peuple habite quelques villages, et ne parle ni le sonninké, ni le songhay.
De Bobo-Dioulasou à Djenné, ou plutôt de la branche nord de la Volta Noire (à deux jours de marche dans le nord de Dioulasou) jusqu’au Baoulé de Djenné, se trouve une région très étendue, soumise à l’autorité du chef de Kong, mais divisée en nombreuses petites confédérations comprenant des peuples qui diffèrent essentiellement entre eux.
Elle n’est désignée par les gens qui voyagent que par deux noms : le territoire des Bobo-Oulé, qui s’étend jusqu’à Djenné, et le Tagouara, qui comprend toute la partie sud-ouest voisine du Kénédougou et du Mianka. La population du Tagouara semble offrir quelques liens de parenté avec les Siène-ré des États de Tiéba.
S’il est vrai que les deux peuples qui habitent cette région appartiennent en majeure partie aux Tagouara et aux Bobo-Oulé, il faut aussi citer de nombreuses petites enclaves d’autres peuples qui, semées comme au hasard sur ce vaste territoire, empêchent d’en déterminer exactement les limites linguistiques et ethnologiques.
L’élément dominant de cette région est le Bobo-Oulé, parmi lequel on distingue encore le Bobo-Dioula (partie civilisée, commerçante et industrielle de cette vaste famille) ; viennent ensuite :
Les Dafing ou Dafina ;
Les Niéniégué ;
Les Foulbé, dont nous venons d’entretenir le lecteur ;
[388]Les Mandé, disséminés un peu partout ;
Les Léna ou Léla, peuplade peu considérable envahie par l’élément peul (centre principal Tabanincoro) ;
Les Bobofing ;
Les Tagouara ;
Les Bobo-Tombo, fraction des Bobo, habitant sur les confins du Yatenga.
C’est cette région, avec le Gourounsi, le Lobi et la partie est des États de Tiéba, qui renferme la plus grande quantité de peuples d’origine et de famille ethnographiques diverses. Ils offriront un vaste champ d’étude aux voyageurs qui auront plus tard la bonne fortune de les décrire.
La région dont nous venons d’énumérer les divers peuples est arrosée par les affluents de la branche nord de la Volta Noire, et probablement aussi par le fleuve coupé par Caillié à Kouoro (Kouara-ba).
Les marchands circulant souvent sur le chemin Bobo-Dioulasou-Djenné m’ont affirmé cependant qu’on ne traversait aucune rivière de Samandini au Baoulé de Djenné, ce qui prouverait que si l’on coupe le Kouara, c’est qu’il n’est encore qu’une rivière insignifiante.
Il existe une certaine confusion dans l’ouvrage de Caillié à ce sujet (voir tome II, page 130). « Cette rivière, dit-il, vient du sud et coule rapidement du nord-est à l’est. » Dans ce cas, elle ne se dirigerait pas sur Kaya et le Ségou, comme Caillié le dit lui-même plus haut ; il y a certainement erreur d’impression.
Enfin, une troisième rivière, le Bendougou, sépare cette région du Mianka et du Bendougou. Vers le nord, quelques débordements du Baoulé s’avancent très loin dans les terres et constituent des marais aux environs de Fienso, San et Somou.
Les routes principales qui coupent cette région ont toutes une direction générale nord-sud ; elles relient les entrepôts de sel aux entrepôts de kola (voir pour le mouvement commercial les chapitres Kong et Bobo-Dioulasou).
Le Touagara est traversé par le chemin Dioulasou, Djitamana, Yankasou, Bla et le Ségou. Ce chemin coupe l’itinéraire Caillié à Ouattara et rejoint la grande route Sikasso-Djenné à Djitamana même.
Un chemin direct relie les États de Kong à Djenné ; il part de Bobo-Dioulasou, passe à Bama et à Samandini et aboutit à Baramandougou et à Touara au Baoulé. Enfin, le chemin direct de Bouna, par le Lobi, Kotédougou, Bossola, Aléarasou, Douki et Bénéna, où il se bifurque en deux : la branche ouest passe à Fiou [résidence d’un fils de Balobo (Ahmadou Labbo), ex-chef du Macina], pour aboutir également à Baramandougou, tandis que la branche est passe à Yéréni, pour aboutir à Koninian.
[389]Un seul chemin important traverse cette région de l’ouest à l’est. Il met en communication Bla et le Bendougou, San, Ouonincoro et le Yatenga.
★
★ ★
La description d’une autre région non moins intéressante, dont je n’ai traversé que quelques districts, doit également trouver place ici. Je veux parler du vaste rectangle compris entre le Gottogo ou Bondoukou au sud, les États Foulbé au nord, les territoires de Kong et de Bobo-Oulé à l’ouest et le Mossi à l’est. Le Dafina y occupe à peu près une position centrale.
Le Dafina est borné au nord : par le territoire des Bobo-Oulé et le Tombo, qui fait partie des États toucouleur du Macina ; à l’est, par le Yatenga, le territoire des Sommo, le Kipirsi et le Gourounsi ; au sud, par le territoire des Lama ou Nokhodossi, le pays des Bougouri et les Bobofing ; enfin, à l’ouest, par le territoire des Niéniégué, des Léla et des Bobo-Oulé.
La partie nord du Dafina se nomme Douroula ; elle est, comme la partie méridionale, subdivisée en petites confédérations, dont les principales sont celles de Tori, Konna, Kon, Yéré, Soin, Safané (chef Ousman), Ouri, Tounou (chef Yéritié) et Ouahabou (chef Karamokho Mouktar).
Dans le Dafina même se trouve une enclave de Foulbé qui comprend une vingtaine de villages, dont les plus importants sont Férobé, Ouonincoro (chef Saloundaba), Kolonka et Baréni, résidence de Wouidi, chef peul très influent, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler lors de mon voyage à Kotédougou.
Ce territoire peul n’est séparé du Macina que par une petite confédération dafina, qui comprend Soukoura et Tori. Au sud de l’État peul de Wouidi se trouvent, répartis comme en avant-gardes, des groupes de Foulbé variant, suivant les villages, de quatre à quatorze familles ; ils sont établis à Kotédougou, Koroma, Satéré, Bondoukoï, Ouakara et Yaho. Plus à l’ouest il y a aussi quelques groupements, dont le plus important se trouve à Douki, qui, tout en étant habité en majorité par des Bobofing, a un chef peul.
Si ces avant-gardes ne semblent avoir fait aucun progrès depuis soixante ans qu’elles sont venues dans le pays, c’est que leur mouvement vers le sud s’est subitement arrêté, en se heurtant à l’élément mandé-dioula de Kong.
Les Foulbé se trouvent en effet ici en présence d’une puissante race envahissante qui procède à peu près comme eux. Les Mandé viennent se fixer d’abord dans les pays nouveaux par petites agglomérations, puis, tout en se développant plus rapidement qu’eux par l’acquisition d’esclaves qu’ils[390] affranchissent et groupent autour d’eux, ils ne cessent de renforcer leurs avant-gardes par de nouvelles colonies qu’ils envoient s’établir dans le pays.
L’immigrant mandé a un avantage considérable sur son concurrent peul. Il est d’abord noir, ce qui le rend moins suspect ; puis, par sa connaissance de beaucoup de pays et sa réputation justifiée de commerçant, il est neuf fois sur dix favorablement accueilli par les chefs du pays. Ne sont-ce pas les Dioula-Mandé qui procurent armes, poudre et chevaux aux chefs ? N’est-ce pas par leur intermédiaire seulement que ces derniers écoulent les captifs qu’ils font à la guerre ? Tout le monde sait que les peuples primitifs, mal armés, ne peuvent s’aventurer en dehors de leur pays sans être faits captifs ; le Mandé-Dioula seul passe partout. L’arrivée de quelques familles mandé-dioula dans un pays peut donc être considérée par un chef comme un nouvel élément de puissance.
Les relations des Mandé-Dioula avec les pays voisins les appellent aussi bien vite à s’immiscer dans les affaires extérieures du pays : ils deviennent médiateurs et conseillers intimes des chefs.
Ils sont, en outre, assez politiques pour adopter les tatouages de leurs nouveaux compatriotes, comme l’ont fait les Mandé du Follona et du Ouorodougou en adoptant le tatouage siène-ré, les Dioula de Kong en s’entaillant les joues et le ventre comme les Komono, les Dokhosié et les Tiéfo, et ceux du Mossi en prenant les marques caractéristiques des autochtones.
Puis, tout en s’occupant activement de culture, les Mandé font élever leur bétail par des captifs peuls métissés, se procurent à l’aide du tissage et de la teinture des ressources qu’ils font prospérer.
Pendant la saison qui suit la récolte et précède l’époque des semis (novembre à juin), leurs enfants et leurs wolossou (captifs de case) vont commercer par tous les chemins. Le Mandé est donc, dans un sens, beaucoup plus actif que le Peul, son concurrent envahisseur, puisqu’il sait utiliser toutes ses forces vives pour augmenter le nombre de ses esclaves, ce qui dans ces régions équivaut à richesse ou au moins à aisance relative, car il ne faut par oublier que le plus ou moins grand nombre d’esclaves fixe la richesse individuelle. Cette activité commerciale place rapidement le Mandé dans une situation bien supérieure à celle du Peul, qui ne s’occupe que de culture et de l’élevage du bétail.
Dans le Macina seulement, les Foulbé travaillent la laine et confectionnent les couvertures dites kassa ; rarement ils sont marchands. Arrive une épidémie, une razzia ou un revers de fortune quelconque, le Peul est forcé de se faire domestique, de garder et de s’occuper des troupeaux pour le compte de gens auxquels il est souvent intellectuellement supérieur. Dans[391] beaucoup de régions, le Peul arrive aussi en trop petit nombre, les agglomérations sont forcées de se disséminer dans le pays à cause des précautions qu’ils doivent apporter dans le choix des pâturages. Ils ne peuvent pas se fixer dans les contrées très coupées, peu défrichées, où les pâturages sont rares, et les nombreux insectes nuisibles aux animaux. Il leur faut des plaines élevées et non des pays à demi sauvages, couverts d’arbustes et coupés par des bas-fonds marécageux.
Le plus souvent aux premiers groupes n’en succèdent pas d’autres ; ils finissent ainsi par se noyer dans la population noire à un tel point qu’il est à peine possible de les distinguer. Nous en avons des exemples frappants : je ne citerai que les Kassonké, pour la plupart Sidibé, les Malinké du Fouladougou et du Gangaran, pour la plupart Diallo, Diakhité, Sankaré, puis la population peule, absolument noire, du Ouassoulou, portant les mêmes noms de famille et chez laquelle les traits du Peul ont subsisté.
La population peule noire du Ba-ni-mono-tié, du Ganadougou, les Toucouleur du Fouta sénégalais, la population du Bondou, les colonies de Foulbé noirs de Fourou, de Ouahabou et de Boromo sont autant de groupes foulbé qui, n’ayant pas été renforcés, ont été noyés dans la population noire. Ceux-là, tout en conservant leurs noms de famille et le type de leur race, se sont absolument assimilés aux peuples chez lesquels ils vivent. Ils ont oublié leur propre langue et pratiquent la même religion que les fétichistes. Même quand ils sont très nombreux, ils n’ont pas de chef et ne s’organisent pas en États, comme les Foulbé qui sont restés blancs.
Ces Foulbé blancs sont ceux que nous ont fait connaître les voyageurs dans le Haoussa, le Djilgodi, Tombouctou, le Macina, le Baghéna, le Fouta-Djallo, et que j’ai moi-même vus dans le Ferlo et la forêt de Bounoun, ou encore dans le Firdou et chez les Houbbou, aux sources du Niger.
Ils se caractérisent par un teint plus clair, souvent aussi par leur fanatisme religieux et toujours par les dispositions qu’ils ont pour l’élevage du bétail.
Quand ils n’ont pas de souverain, on trouve au moins un chef à la tête de leur parti, et nulle part ils n’ont oublié leur propre langue.
Il n’est pas de peuple dont l’origine ait donné lieu à plus de recherches que le peuple peul. Sans discuter avec les auteurs qui se sont occupés de ce grand exode, si les Foulbé viennent de l’Inde ou de la Malaisie, nous pouvons au moins, d’après ce que nous apprend Ahmed Baba, affirmer ceci : c’est que dès le IVe siècle les Foulbé sont signalés dans le Baghéna. « Le royaume de Ghanata, dit cet auteur, fut fondé environ trois siècles avant[392] l’hégire par Wakayama Mangha[83]. La famille régnante était blanche. »
Puis s’écoule une période de huit siècles sans qu’il en soit fait mention. Ce n’est qu’en 1260 que le même historien, en parlant de Djenné, dit que le marché de cette ville est fréquenté par des Foulbé.
Enfin, en 1492, Sonni Ali se noie en revenant d’une expédition contre les Foulbé dans le Gourma.
Puis, en 1499, Askia s’empare du Baghéna et bat le roi des Foullani, Demba Doumbi.
Il existait donc deux régions dans lesquelles les historiens signalent la présence des Foulbé, à l’ouest et à l’est de la grande boucle du Niger. A l’ouest ils occupaient le Ghana, à l’est le nord du Haoussa.
En étudiant leur marche et les progrès qu’ils ont faits dans la boucle du Niger, on peut inférer ceci : c’est que si les Foulbé sont venus de l’est, ils se sont arrêtés, dans leur marche vers l’ouest, vers la région des Garamantes (peut-être les Foulbé sont-ils même des Garamantes). Là le courant s’est divisé en deux : l’un s’est dirigé vers le sud, a fondé des colonies dans le Zaberma, le Haoussa, le Bornou, et même dans l’Adamaoua, le Gourma et le Boussangsi. C’est cette fraction des Foulbé qui a fondé, avec Othman, l’empire peul de Sokoto ; c’est elle qui a essaimé des tribus vers le Libtako et le Djilgodi, pour donner la main à leurs autres frères de l’ouest déjà établis dans le Gharnata, à Douentsa et le Djimbala.
Cette fraction des Foulbé a dû venir dans l’ouest bien avant le groupe oriental et a dû vivre assez longtemps en contact avec les Touareg, et même se mélanger assez intimement avec eux, car, encore aujourd’hui, on trouve de nombreux yeux bleus chez les Foulbé du Fouta-Djallo et du Macina.
Le royaume de Ghana ne s’est disloqué qu’en 1499, à la suite des victoires d’Askia. C’est alors que les Foulbé ont dû l’évacuer en partie et se disperser un peu à l’aventure dans la vallée du Niger. C’est vers cette époque que se sont formés : le Fouta sénégalais, les colonies du Ferlo et de la forêt de Bounoun, du Firdou, et que se sont produites les infiltrations du Peul chez le Ouolof et le Sérère, qui ont encore des mots poular dans leur langue. En même temps que ces migrations, il s’en produisait d’autres non moins importantes vers le Fouladougou, le Khasso, le Bondou, le Bambouk, le Fouta-Djallo et les Houbbou.
D’autres Foulbé, en quittant le Ghanata, ont traversé le Ségou, sont venus dans le Ganadougou, le Ouassoulou, ont formé les colonies du Ba-ni-mono-tié, de Fourou et de Boromo.
[393]Nous trouvons toujours le radical de ghana dans leurs nouveaux pays d’occupation : Ghana, Ghana-ta, Baghéna, Gana-dougou, Gouana, Gouane-diakha, etc.
Enfin d’autres Foulbé n’ont pas été si loin, et se sont contentés, à la destruction du Ghanata, de se fixer vers Djenné, le Macina et Tombouctou. Ce qu’il y a de certain, c’est que le Macina ne s’est pas alimenté de Foulbé par l’est, c’est-à-dire par le Haoussa, mais bien par l’ouest. C’est sur la rive gauche du Niger, vers Ténenkou, qu’il s’est formé, et les anciens chefs du Macina sont originaires de l’ouest du Baghéna ; ils sont mélangés à des familles arabes de l’Adrar et de Tichit (voir Barth, édition allemande).
D’après ce que nous venons d’exposer, on peut admettre : ou bien deux invasions foulbé à des dates différentes, et venant s’établir des deux côtés du Niger en des théâtres bien différents, ou bien un seul grand courant qui, en se heurtant au coude de Bourroum, se serait fendu en deux et se serait écoulé, l’un vers Tombouctou et le Baghéna, l’autre vers le Zaberma et le Haoussa.
Les Foulbé entre eux disent, du reste, être de deux familles distinctes, les Kairouan-bé et les Bissina-bé.
En jetant un coup d’œil sur une carte des migrations et des emplacements actuels des Foulbé, on est particulièrement frappé de voir qu’en général l’élément peul a su lutter avec avantage contre l’élément noir fétichiste, et se créer des royaumes et des empires assez importants, et que, au contraire, partout où l’élément peul s’est trouvé en contact avec l’élément mandé, il a été noyé et absorbé par ce dernier. Aujourd’hui encore, il lui est particulièrement difficile de s’implanter dans les pays où est fixé le Mandé. Bien plus, chaque fois que le Peul s’est métissé au Mandé, c’est ce dernier qui a pris le pouvoir, et les derniers États foulbé qui sont debout ont maintenant à leur tête, non pas des Foulbé blancs, mais bien des Foulbé métissés de Mandé, — des Toucouleur, comme nous les appelons.
Second sauf-conduit. — Arrivée chez Sélélou. — Les Bobo-Dioula. — Quelques observations sur la phonétique. — Satéré. — Un jeu bien innocent. — Des Bobo en général et de leurs diverses fractions. — Habitations de transition. — Ils étaient troglodytes il n’y a pas bien longtemps. — Arrivée à Bossola. — Chasse à courre et pêche. — Départ pour Bondoukoï. — Rencontre du premier mulet. — Foulbé. — Un ami gênant. — Les collines du Niéniégué. — Caravanes. — Quelques mots sur Wouidi. — Arrivée à Yaho. — Difficultés avec les guides. — Bangassi. — Traces de terrains aurifères. — Arrivée à Ouahabou. — La mosquée. — Audience chez Karamokho Mouktar. — Choix d’une route vers le Mossi. — Réflexions sur les Dafing. — Industrie de la soie. — Des teintures. — Quelques mots sur les Niéniégué et les Bobo-Oulé. — Je renvoie un domestique. — Départ par Boromo (colonie Mossi). — Passage de la Volta Noire, chasse au caïman et à l’antilope. — Entrée dans le Gourounsi. — Habitations bizarres. — Départ de Diabéré, nous nous égarons pendant la nuit. — Arrivée à Ladio. — On me vole trois ânes. — Poursuites et vaines recherches sur les frontières du Kipirsi. — Nos soupçons se portent sur un malheureux que mes hommes veulent exécuter. — Départ de Ladio dans de pénibles conditions. — On ne nous attaque pas, mais la population est partout sur pied. — J’exécute un indigène. — Arrivée à Dallou. — Colonies mossi. — Bouganiéna. — Arrivée chez Boukary Naba. — Quelques mots sur la partie du Gourounsi que je viens de traverser ; sur les Nonouma et leurs mœurs. — Soins de propreté bizarres aux enfants. — Le dolo fait avec le kountan (prunier sauvage). — Les Sommo. — Les Kipirsi.
Mercredi 9 mai. — Morou m’a apporté hier soir un sauf-conduit écrit au nom de Kongondinn, par lequel il me recommande à Sélélou, chef de Koroma.
Voici la traduction de cette lettre ; elle est bien moins correctement écrite que celle de Kong, et l’arabe en est moins pur :
« Louange à Dieu qui nous a donné le papier comme messager et le roseau comme langue !
« Les bénédictions et la paix de Dieu soient sur son prophète Mahomet, seigneur des hommes d’autrefois et des hommes d’aujourd’hui.
« Certes, cette lettre émane de Kongondinn Ouattara, émir de notre pays et lieutenant du généreux.
« Toute chose a une cause. Voici donc ce qui motive cette lettre. Certes, l’un de nos princes, nommé Kongondinn Ouattara, envoie son hôte le chrétien vers son frère Sélélou.
[396]« O Sélélou, conduis-le vers Mamourou, chef de Bossola, qui le conduira à Bondoukoï vers Doufiné, qui lui témoignera des égards et lui indiquera le chemin du pays de Dafina, afin qu’il parvienne dans le pays du Mossi.
« O Sélélou, certes je suis Kongondinn Ouattara.
« Lorsqu’on nous a parlé de ce chrétien, nous avons entendu de très mauvaises paroles sur son compte. C’était avant son introduction auprès de nous. Dès qu’il s’est présenté devant nous, nous l’avons interrogé sur ce qui le concerne et nous l’avons mis à l’épreuve au sujet de son affaire. Mais nous n’avons rien trouvé en lui, si ce n’est du bien et des idées de trafic.
« Salut soit sur celui qui suit la voix droite ! »
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je me suis mis en route ce matin ; ma santé est revenue, j’ai des ânes bien portants et vigoureux, un cheval qui peut encore faire un ou deux mois de service, ce qui me permettra d’atteindre le Mossi, où je pourrai m’en procurer un autre.
Après avoir franchi quelques amas de roches granitiques qui se trouvent à la sortie du village, on chemine dans un terrain peu accidenté où l’on voit tour à tour émerger le fer, le grès et le granit ; la population des deux villages bobofing : Moussobadougou et Niamouso, prévenue de mon arrivée, est perchée sur les toits des cases ; les enfants se pressent sur mon passage ; toute cette gent nue est avide de voir un Européen ; des femmes m’offrent de l’eau et du dolo.
A Koroma, Sélélou, le chef de village, est assis sur une peau de bœuf, à l’ombre d’un gros finsan. En arrivant, il me souhaite la bienvenue et m’installe de suite dans un groupe de cases neuves isolées, au nord du village, chez une famille de Bobo-Dioula, venue de Douki, où l’on me fait fort bon accueil.
Sélélou, avec quelques autres familles de Bobo-Dioula, ses captifs, un troupeau et quelques chevaux, est venu des environs de Fo et Dimah (route Dioulasou-Djenné) il y a une vingtaine d’années et s’est fixé à Koroma, afin de s’éloigner du voisinage des Tagouara, qui razziaient trop souvent son village ; il a des captifs de toute nationalité, et chez les vieux on remarque plus de dix sortes de tatouages ; mais les enfants issus de ce croisement sont tous tatoués comme Sélélou et les Bobo-Dioula de Dioulasou (tatouage des Mandé de Kong). A côté de cette population étrangère à la région, il y a les autochtones : les Bobofing, plus trois familles de Foulbé.
Les Bobo-Dioula sont en général musulmans, mais non lettrés ; ils portent le doroké court du Malinké, teint en jaune brun à l’aide du basi (râat[397] en poular), une culotte longue, très collante, tombant jusqu’à la cheville et le bonnet du Mandé-Dioula. Leurs diamou sont Sanou et Noungoro.
Entre eux, ils parlent le mandé-dioula, avec cette particularité qu’ils ne prononcent ni le f ni le k, et les changent en p. Ex : kilé, foula, « un, deux, » se disent : pilé, poula ; de même, ils disent : a tara pani pou (pour : a tara fani kou), « il ou elle est partie laver le linge » ; mfa, « mon père », se dit mpa, etc.
Chez les Malinké et les Kagoro, la permutation de consonnes est fréquente ; il en est une que tous ceux qui ont séjourné un peu à Kita ont certainement remarquée, c’est le changement de l’f en h fort. Ex : fali, marfa, fina, fing, etc., font hali, marha, hina, hing, « âne, fusil, champignon, noir ».
Dans le mandé-dioula on peut prouver la permutation de toutes les consonnes entre elles ; j’en donne un tableau dans l’appendice no 1.
Sélélou gorgea mes hommes de victuailles et refusa de me laisser partir le lendemain, ayant fait mander ses frères aux environs pour me saluer et tuer un bœuf en mon honneur. Il est impossible de décrire quel bonheur ce brave homme avait à posséder un blanc comme hôte. Il m’a questionné sur mes nom, prénoms, etc., me demandant de les lui inscrire en arabe sur un chiffon de papier pour qu’il pût plus tard faire voir cela à ses amis et connaissances. Je me suis naturellement prêté de bonne grâce à cet[398] enfantillage. Le surlendemain je quittais Koroma, accompagné d’un frère de Sélélou et de deux captifs devant me conduire jusqu’à Bossola.
Vendredi 11 mai. — Satéré, où je fais étape, est un grand village de 700 à 800 habitants, dont la majeure partie est Bobo-Dioula. Les Bobofing sont peu nombreux et il n’y a dans ce village que deux familles de Foulbé.
A Satéré aboutissent deux chemins venant de Bandiagara et Djenné par Bossola, où ils se séparent encore ; l’un passe à l’ouest par Dougoudiourama ou Fina, et l’autre à l’est par Kadou ; de Satéré à Dioulasou le chemin direct se dirige à Sala, Pouénetou et Dafinsou. Cette situation donne un peu de mouvement au village ; on y rencontre tous les jours environ une vingtaine d’étrangers, marchant dans un sens ou dans l’autre. Le jour de mon arrivée, des marchands mossi de Yako étaient de passage : avec leur large pantalon à la zouave tombant sur le cou-de-pied et leur immense turban, ils faisaient contraste avec la population bobofing, entièrement nue.
Quoique accompagné du frère de Sélélou, je fus froidement accueilli par ce village. Mon diatigué et quelques habitants m’offrirent cependant un peu de mil et des œufs.
Les Bobo-Dioula ont un jeu favori : sur une tablette en bois contenant trente-six creux, les deux adversaires posent alternativement, en guise de pions, un haricot rouge ou blanc. La science de ce jeu consiste, une fois tous les jetons posés, à en aligner trois perpendiculairement à un des côtés de la tablette, ce qui donne le droit de prise, au choix, d’un pion à l’adversaire.
Un des joueurs, me voyant suivre des yeux ce jeu naïf, me proposa une partie, que je lui gagnai, ce qui me fit passer auprès de ces gens simples pour un joueur de première force.
Samedi 12. — Sous la conduite des deux guides que me donne Sélélou, je gagne de bonne heure Kadou, un des derniers villages bobofing en allant vers le nord. Le terrain est ferrugineux. Entre Satéré et Kadou on traverse deux petites ruines entourées d’amas de scories. Les forgerons qui les habitaient se sont portés plus au nord, me dit-on, à Moukkéna, près Bondoukoï. Ce Kadou, qui est un tout petit village bien situé auprès d’un joli ruisseau à eau courante, devrait rapidement se développer ; malheureusement personne ne vient s’y fixer, ses habitants vivent dans des transes continuelles causées par le voisinage de Sâra, fort village niéniégué situé dans le nord-est, qui est toujours en hostilité avec eux.
Il y a là toute une région dont la cruauté des habitants est de notoriété publique ; personne n’y pénètre quoique la route directe pour se rendre de Koroma ou Satéré à Ouahabou et dans le Dafina passe par Sâra, Bouki[399] et Pa. Pour éviter cette région, le chemin actuel décrit un grand arc de cercle vers l’ouest et passe à Bossola, Bondoukoï, Ouakara et Yaho (voir la carte), ce qui allonge le trajet.
★
★ ★
Pourquoi appelle-t-on les Bobo dont je viens de traverser le pays : Bobofing, qui veut dire Bobo noir ? Ce n’est certes pas à cause de la nuance de leur peau, car on peut observer chez eux plus de dix teintes différentes, depuis le rouge brun sale jusqu’aux couleurs terreuses les plus variées, mais aucun de ces tons n’approche du noir des Wolof. On a dû leur donner ce nom de Bobofing tout simplement pour les différencier des Bobo-Dioula, des Bobo-Niéniégué et des Bobo-Oulé, absolument comme on différencie dans[400] tous les pays mandé les divers cours d’eau par trois désignations invariables : Ba-fing, Ba-oulé, Ba-dié, « rivière noire, rouge ou blanche ».
De même qu’on remarque chez eux toutes les nuances, on voit aussi tous les profils, depuis le nez épaté jusqu’au nez fin caractéristique du Peul.
J’ai cependant constaté que le nez épaté, de même que les grosses lèvres lippues, ne se rencontrent que chez peu d’individus. Ils se marquent sur les joues de trois très petites entailles parallèles se terminant de chaque côté à 3 centimètres environ du coin de la bouche. Tous sont d’une belle taille (1 m. 72 en moyenne).
La plupart de ces gens sont absolument nus ; peu d’individus des deux sexes portent le bila. Cette bande d’étoffe n’est employée que par les vieillards ; chez les femmes âgées, elle est remplacée par un bouquet de feuilles.
A Dioulasou et Kotédougou, les quelques jeunes gens à qui j’ai vu un bila l’agrémentaient d’une queue en cotonnade noircie se terminant par une houppette. Vu à une certaine distance, cela imite parfaitement une queue de bête.
En dehors de ce bila à queue porté seulement par quelques élégants, l’accoutrement des Bobofing consiste en un collier à double ou triple rangée de cauries, une paire de jarretières en peau et une feuille de palmier bien enroulée autour de chaque pied un peu au-dessus de la cheville ; comme autres bijoux, une ou deux boucles d’oreilles en fer et une flèche en corne traversant le nez. Ces deux ornements sont assez souvent remplacés, les boucles d’oreilles par deux longues épines de porc-épic, et la flèche du nez par un simple roseau de 10 à 15 centimètres de longueur.
Ils portent peu les cheveux en tresse, presque tous ont la tête rasée ou les cheveux courts et les dents taillées en pointe.
Sur l’épaule droite et pendu par devant, ils ont un petit fouet en cuir auquel sont appendus des gris-gris en peau de singe, échines de poissons, sonnettes en fer, osselets, etc., qui retombent dans le dos. Sur l’épaule gauche est toujours placée une sorte de massue en bois servant plutôt de tabouret que d’arme. Ce tabouret est de divers modèles et toujours confectionné en un seul morceau de bois.
Comme armes, ils possèdent l’arc, les flèches et une hache. Ils ont comme religion un obscur fétichisme et consultent surtout les kéniélala. La circoncision n’existe pas chez eux.
A Niamouso et Moussobadougou, quelques individus avaient le buste enduit d’ocre rouge mêlée à du beurre de cé.
Tous les hommes fument la pipe du modèle que j’ai déjà décrit chez les Dokhosié.
[401]La femme est laide dans toute l’acception du mot ; elle se distingue des autres peuples voisins par une longueur démesurée du buste et par la lèvre inférieure, qui est percée d’un large trou dans lequel est passé un morceau d’albâtre de 3 centimètres de longueur et de la grosseur d’une bougie ; celles qui n’ont pas le bonheur de posséder cet ornement portent dans la lèvre un petit rouleau de feuilles.
Les feuilles seraient mieux placées ailleurs que là, mais la pudeur est un vain mot chez ce peuple. Les femmes ne se contentent pas d’être toutes nues : sans se gêner et devant tout le monde, elles font en pleine rue ce que la pudeur la plus élémentaire défend ; cela leur paraît si naturel qu’elles conversent avec les passants sans même se détourner.
Comme la femme ne possède pas le moindre chiffon, elle porte son enfant comme les femmes des Mboin(g), dans le dos et retenu dans une natte ou une peau nouée autour de la ceinture et par-dessus les seins à l’aide de quatre fortes lanières en cuir.
Ces Bobo possèdent quelques têtes de bétail et cultivent le mil, le sorgho et les ignames. Le sanio (petit mil) et les ignames servent à leur alimentation, tandis que le sorgho n’est employé que pour faire le dolo.
Comme usages ou cérémonies, je n’ai vu que les dou, dont j’ai longuement[402] parlé et un enterrement. Le cadavre, enroulé dans une natte en feuilles de palmier, était porté sur la tête par un individu et enterré à l’intérieur du village. Presque tout le village suivait en pleurant et poussant des cris. Ces pleurs sont probablement une marque de sympathie pour la douleur de la famille, car il est impossible que la mort d’un seul individu afflige tant de monde, surtout chez un peuple aussi apathique et indifférent que celui-ci. Du reste, une demi-heure après la cérémonie, le défunt est oublié, tout est rentré dans l’ordre.
Les habitations des Bobofing sont très diverses ; à Bobo-Dioulasou, par exemple, elles sont à peu près toutes construites d’après un même type, qui comprend un grand rez-de-chaussée sur une partie duquel seulement est élevé un premier étage ; les habitations sont accolées ensemble et à peu près alignées ; elles forment des rues perpendiculaires au ruisseau, et l’on peut circuler dans toute la rangée, soit par les argamaces du rez-de-chaussée, soit par celles du premier étage.
A Koroma, les cases sont à peu près semblables à celles-là, mais surmontées d’un petit réduit de 2 m. 50 de long sur 1 m. 50 de large, dont la porte s’ouvre face à l’ouest. Quelques-unes n’ont pas de porte ; elles renferment alors des gris-gris destinés à préserver les habitants de tous les maux. A Kotédougou et dans d’autres villages que j’ai traversés, l’habitation est plutôt un antre qu’une demeure. La case du rez-de-chaussée bien souvent n’a pas de porte. On monte sur le toit par un morceau de bois portant une ou deux entailles, car le rez-de-chaussée n’est pas haut et élevé en contre-bas du terrain. Une fois sur le toit, on descend par un trou de 50 centimètres de diamètre. Dans ces sortes de cavernes il règne une demi-obscurité, le jour ne pénétrant bien souvent que par en haut. C’est là que se trouvent les provisions, la cuisine, et qu’habitent les femmes — les hommes se réservant le premier. La vermine pullule ; il y a là dedans des rats, des punaises, des asticots et jusqu’à des scorpions.
La décoration des cases du premier n’est pas luxueuse ; on y trouve les arcs, les flèches, les haches, les fétiches, grossières sculptures en bois représentant des êtres informes imitant des personnages des deux sexes, auxquels ne manquent jamais les détails anatomiques. Aux murs sont appendus les maxillaires des animaux tués à la chasse, les têtes des poissons pêchés par les habitants, les plumes des perdrix ou des pintades surprises par les chiens. Dans les coins sont rangés de vieux chaudrons, sur lesquels ont été sacrifiés des poulets, etc.
Ces constructions mi-souterraines constituent l’habitation de transition entre le trou et la case. Je ne suis pas éloigné de croire qu’il y a seulement[403] quelques siècles, ces gens-là étaient encore troglodytes ; ils n’ont cependant jamais dû habiter les grottes, car le Soudan n’est pas riche en montagnes et encore moins en grottes. Peut-être les montagnes du Hombori en renferment-elles quelques-unes. Barth prétend qu’à son passage on lui a signalé des troglodytes habitant ce massif. En tous cas, il est impossible que tous les noirs y aient habité, car les Mandé, eux aussi, étaient troglodytes, vu que, dans leur langue, ils n’ont encore actuellement qu’un seul mot pour exprimer ouvrir, soulever, grimper ou s’élever, le verbe élé, et qu’ils appellent une porte, un trou, un orifice, da, ce qui veut aussi dire bouche ; le mot sou : « case », signifie également creuser, trou, excavation.
Tous ces peuples devaient, avant de se construire des cases, se creuser des trous comme ceux que j’ai vus aux environs de Niélé et à Bobo-Dioulasou. Ces trous ne sont plus habités, les femmes seulement y passent la journée à faire de la vannerie. Elles s’y livrent peut-être aussi à d’autres travaux ou usages que j’ignore et sur lesquels je n’ai pu obtenir de renseignements.
J’ai lâché de savoir s’il y avait en quelque lieu des vestiges d’une occupation ancienne. Nulle part je n’ai rien découvert. Ce sont ces habitations souterraines ou demi-souterraines qui me paraissent être les seuls endroits où l’on aurait quelque chance de faire des fouilles heureuses.
Nous pensons que les noirs n’habitent cette région que depuis un nombre de siècles relativement court. Il y a une vingtaine de siècles, cette partie de l’Afrique devait être à peine habitée et les habitants excessivement disséminés.
On a beau chercher des vestiges d’une occupation ancienne, rien ne vient à votre secours ; à part les ruines assez récentes, on ne rencontre aucun indice qui puisse jeter la lumière sur ces pays. S’il n’y avait pas de terrains cultivés, à côté des villages, le pays aurait l’aspect vierge et imposant de la nature primitive.
Dans un de mes voyages au Soudan français on m’a cependant signalé des grottes naturelles dans les environs de Dogofili (bassin du Baoulé, Soudan français), dans le Kaarta-Biné, la Dialafara et le Dianghirté), il y en a près de Mambiri, Séfé, Kourouningkhoto, où on les appelle fanfan.
D’aucunes renferment des dessins à l’ocre rouge et à la cendre, dessins grossiers ne rappelant rien aux noirs, mais offrant peut-être de l’intérêt au visiteur. L’une d’elles, près de Séfé (Dialafara), renferme des trompes en ivoire, auxquelles les chasseurs se gardent de toucher, par superstition. Aux environs du même village, Diawé m’a signalé une gigantesque urne en terre cuite de la grosseur d’une grande case, dans laquelle est pratiquée une[404] ouverture permettant le passage d’un homme. Pendant les pluies, les chasseurs s’y abritent.
Dimanche 13. — De Kadou à Bossola, il y a deux chemins : l’ancien qui est direct et que j’ai suivi, et un nouveau sentier plus long, à l’ouest du premier, que l’on prend vers Dougoudiourama ; il n’est suivi que lorsque les pillards de Sâra sont signalés aux environs.
Bossola est situé dans une grande plaine ; à l’ouest et au nord-ouest, l’horizon est limité par une ligne de collines basses au pied desquelles on aperçoit un épais rideau d’arbres qui masque le cours d’une rivière.
En arrivant, les deux guides me conduisent à Mamourou, chef du village, frère aîné de Sélélou. Après m’avoir fait escalader une case, on me fait promener sur les toits par-dessus tout le village avant d’arriver chez Mamourou. Ce dernier, pendant ce temps-là, rassemblait tous ses amis pour me recevoir. Mamourou est un beau vieillard, taillé à coups de hache ; il a le fer à cheval et la moustache tout blancs, ce qui lui donne l’air d’un vieux sergent retraité. Assis sur une peau de bœuf, il est occupé à fumer une énorme pipe en cuivre fondu, de fabrication indigène. Cette pipe est armée d’un long tuyau ; un gamin est chargé de veiller à l’entretien du feu ; de temps à autre, à l’aide d’une longue pince en fer, il renouvelle la braise éteinte, car le tabac n’est pas menu, et l’on fume arêtes et tiges.
Après m’avoir fait souhaiter la bienvenue par un de ses hommes qui parle le mandé, Mamourou fait venir quatre grandes calebasses de dolo, dont il m’en offre une. Pour son compte, il en boit environ un litre d’un seul trait. Il me promet pour demain un guide devant me conduire à Bondoukoï et me conseille de ne partir que dans l’après-midi, puisque de toute façon l’étape est trop longue pour être faite d’un seul trait.
Bossola est un village de 500 habitants, Bobo-Dioula et Niéniégué ; on y trouve beaucoup de gens parlant le mandé. Pendant la journée je reçois la visite de quelques-uns d’entre eux, qui ne parlent d’une expédition qu’ils projettent contre Sâra de concert avec Sélébou et d’autres villages voisins. L’entretien se termine, comme bien on pense, par une demande générale de gris-gris devant préserver les guerriers pendant cette future expédition, et il ne faut rien moins qu’un discours d’une demi-heure de Diawé pour leur faire comprendre qu’ils n’obtiendront de moi rien de ce genre.
— Comme je ne pars que demain dans l’après-midi, je fais seller mon cheval pour aller reconnaître le cours d’eau. Afin de n’éveiller aucun soupçon je distribue à deux de mes hommes des hameçons et de la cordelette,[405] de sorte que mon excursion a aux yeux de la population la pêche pour but.
On traverse pour s’y rendre une plaine de 4 kil. 500 de largeur, inondée pendant les hautes eaux et dans laquelle broutent des bandes d’antilopes de l’espèce appelée en mandé son. Je m’amuse pendant quelques instants à donner la chasse à un beau mâle, le terrain étant très propre à la course. Mais j’abandonne rapidement ce sport, songeant à la pauvre bête que je monte et qui n’en peut plus. Nous rejoignons la rivière au gué de Sioma, par lequel on passe pour se rendre dans le Tagouara. Mes hommes, arrivés avant moi, ont déjà, en se servant de boyaux de perdrix comme appât, pris deux beaux poissons à tête plate, sorte de mâchoirons dont la chair ne sent pas la vase et ressemble à celle de l’anguille.
La rivière vient du sud-sud-ouest et coule vers le nord-nord-est. Sa largeur est de 25 mètres environ au gué, et sa profondeur de 70 à 80 centimètres. Le fond est de gravier ; il n’y a de roches ni en amont ni en aval ; elle est bordée d’un épais rideau d’arbres offrant de jolis campements. A 5 kilomètres en aval de ce gué s’en trouve un autre, celui d’Aléarasou,[406] par où passe la route Bossola-Douki-Djenné. Pendant les hautes eaux ces deux gués sont desservis chacun par une pirogue.
Cette rivière est formée des deux cours d’eau qui passent au nord de Dioulasou, et on les traverse pour se rendre à Djenné : l’un à Bama, l’autre à Samandini. Leur confluent est à quelques kilomètres en amont du gué ; ils forment la branche occidentale de la Volta, comme je l’avais supposé.
De Bossola la rivière décrit un grand arc de cercle vers le nord pour couler ensuite vers le sud-est, me dit-on. Ce renseignement me paraît exact, car chez les Tiéfo et ensuite à Kotédougou et à Kadou j’ai relevé des ruisseaux à eau courante coulant vers l’est-sud-est. Je ne serai du reste pas longtemps avant d’être fixé, puisque ma route va être est ; j’aurai donc l’occasion de recouper cette branche et d’en reparler.
Les deux rivières de Bama et de Samandini ont chacune 20 mètres de large, mais il n’y a plus actuellement qu’un filet d’eau ; j’ai du reste constaté que le lit de la rivière de Bossola était beaucoup trop petit, puisqu’en hiver l’eau couvre d’une nappe de 40 à 50 centimètres de profondeur une plaine de 4 kil. 500 et qu’elle s’est en outre creusé un lit secondaire parallèle, à sec actuellement, mais qu’on traverse pour se rendre à la rivière. Dans ce marigot ou lit secondaire sont construites, de 50 en 50 mètres, des huttes en forme de termitières par les créneaux desquelles les chasseurs tirent le gibier qui vient boire ou le traverser pour aller à la rivière.
Lundi 14 mai. — Je quitte Bossola à deux heures de l’après-midi, par une chaleur atroce. A quatre heures, nous atteignons une oasis charmante, pleine de palmiers, où nous faisons provision d’eau et prenons un quart d’heure de repos. J’y rencontre un marchand haoussa conduisant quelques ânes chargés de sel ainsi qu’un mulet alezan porteur de quatre barres de la même marchandise. Ce mulet est le premier que je vois depuis mon départ de Bammako ; sa taille est de 90 centimètres à 1 mètre, il a la tête et les oreilles du cheval, et la crinière, la queue et les sabots de l’âne ; je n’ai pu savoir auprès de son propriétaire si c’est un mulet ou un bardot. Ce Haoussa comprenait à peine quelques mots de mandé ; il m’a cependant dit l’avoir acheté à Salaga.
A sept heures du soir, ayant dépassé un endroit marécageux dit Borokho-Borokho et le chemin Sâra-Aléarasou, dont le voisinage est réputé dangereux, je cherchai un endroit découvert pourvu d’un peu d’herbe pour camper. Mes ânes ont beaucoup souffert de la chaleur aujourd’hui, je les laisse brouter en liberté autour des feux jusqu’à dix heures du soir. Le lieu où nous nous arrêtons n’est pas le campement habituel des marchands ; ils[407] poussent tous à 6 kilomètres plus loin, jusqu’à un petit ruisseau où il y a de l’eau en toute saison. Ce petit cours d’eau sert de frontière entre le territoire des Bobofing et des Bobo-Niéniégué. En effet, vers huit heures du soir, une caravane d’une dizaine de personnes et cinq ânes nous dépasse pour y aller camper.
Le gibier abonde ici. A la tombée de la nuit, Diawé a tiré à 50 mètres un dagoé (koba), grande antilope, et l’a grièvement blessé ; nous ne l’avons malheureusement pas trouvé, ce lieu étant fourré, et puis on n’y voyait presque plus. Comme mes hommes se dispersaient et s’écartaient trop loin du campement, je fis cesser les recherches, abandonnant la bête, qui devait être morte.
Mardi 15 mai. — Partis de bonne heure, nous dépassons au petit jour le campement des marchands. Sur l’autre rive du ruisseau commencent les cultures de Bondoukoï, qui s’étendent très loin. Au milieu des cultures et à mi-chemin entre les ruisseaux et Bondoukoï, on traverse le premier village niéniégué. C’est un village de forgerons, il s’appelle Moukkéna. De grands amas de scories se trouvent à l’ouest ; les forgerons y ont construit des abris dans lesquels ils travaillent pendant la journée. Ce village fournit beaucoup de houes, dites daba, à Dioulasou, et ne s’occupe presque pas de culture. Il a une fort mauvaise réputation, et jamais, sous aucun prétexte, on ne s’y arrête. Une heure et demie après on est à Bondoukoï.
En arrivant, Doufiné, mon hôte, me prend par la main et me fait loger dans une de ses propres cases ; bientôt après il m’envoie quelques provisions et du dolo.
Jusqu’à présent le territoire des Bobo-Niéniégué me paraît être étendu et bien peuplé, mais je ne suis pas encore en mesure d’en donner les limites exactes. Il n’est pas placé sous l’autorité d’un seul souverain, mais divisé, comme le Bélédougou et d’autres pays mandé, en confédérations plus ou moins grandes qui prennent le nom du village principal : telles sont les confédérations de Bondoukoï, Ouakara, Sâra, Bouki, Pa, Bangassi, etc.
Le chef de la confédération de Bondoukoï est un vieillard aveugle, sans autorité ; il possède peu, de sorte qu’il n’est pas considéré : c’est Doufiné qui en est le vrai chef ; il est aimé et craint de tout le monde, autant que j’ai pu en juger pendant le peu de temps que j’ai passé ici.
Bondoukoï est composé d’un groupe central de cinq villages, d’un village nommé Tanfi, situé à 1 kilomètre dans l’ouest, et d’un autre à 1 kil. 500 dans l’est, appelé Diampan.
Le village de Doufiné, qui est celui du nord du groupe central, se nomme[408] Dérakouï ; les autres villages faisant partie de la confédération sont plus éloignés et connus sous d’autres noms : Moukkéna, Ta, Tambouï, etc. (voir la carte).
L’étendue d’un gros village niéniégué est souvent très grande ; à Bondoukoï et à Ouakara il est très gênant d’avoir à sortir du village pendant les heures chaudes : il faut près d’une demi-heure pour gagner les cultures quand on habite vers le centre du groupe.
Bondoukoï a de 2500 à 3000 habitants. A côté de la population niéniégué vit une colonie de Dokhosié (environ 150 personnes) et 11 familles foulbé de même origine que celles de Kotédougou.
A peine arrivés dans le village, des femmes foulbé viennent nous vendre du lait, du couscous tout frais, du beurre, du sorgho pour les animaux, des ignames et des cés. A ma grande satisfaction j’ai pu varier un peu mon menu, qui n’a pas changé depuis plus de deux mois que j’ai quitté Kong : matin et soir j’ai mangé du sanio to[84] avec la même sauce de feuilles de baobab et un poulet cuit à l’eau et au soumbala (sauce faite avec le noyau du netté). La monotonie du menu n’a été rompue que de temps à autre par quelques œufs ou du mouton.
Jusqu’à présent je n’ai encore rencontré que les gens de Kong d’aussi curieux et importuns que les Niéniégué ; ils n’ont quitté les abords de ma case que quand le clair de lune a cessé. Deux Mandé albinos, de passage ici, ont été par la même occasion très ennuyés ; les Niéniégué, après m’avoir bien examiné, se rendaient auprès de ces deux malheureux, et faisaient des[409] comparaisons entre la couleur de leur peau et celle de la mienne. J’ai même cru comprendre qu’ils étaient un peu la risée de cette population, qui les plaisantait probablement d’une manière peu polie, car ces deux individus se sont fâchés à plusieurs reprises, et il a fallu l’intervention de Doufiné pour faire cesser la sotte aventure qui leur arrivait.
Doufiné[85] est certes un brave homme, mais qu’il est gênant ! Il abuse en outre du dolo, et sous prétexte que je suis son meilleur ami, il ne me quitte que pour venir m’ennuyer cinq minutes après. A dix heures du soir, ce trop bienveillant ami est venu me réveiller pour me souhaiter bonne nuit : Allah man sira ! « Que Dieu te donne un bon sommeil », me crie-t-il de toutes ses forces.
Jeudi 17. — Doufiné m’accompagne à cheval jusqu’à Ouakara, afin de prendre langue avec des Dafing qui y sont de passage, et me mettre en bon chemin. A la sortie de Diampan, il me fait voir à l’horizon une ligne de hauteurs (collines ferrugineuses de 40 à 80 mètres de relief) courant du nord au sud, et en avant de laquelle se trouve Bangassi, sur la limite du Niéniégué et du Dafina.
Ouakara est un très gros village, comme Bondoukoï. L’élément peul n’y est représenté que par quatre familles.
Les abords du village sont entièrement dénudés ; il n’y a que quelques maigres mimosées, ne donnant pas d’ombre. Pendant que mes hommes s’installent sous un méchant bombax sans feuilles, Doufiné me trouve heureusement une case passable en face du campement.
Une vingtaine de marchands mossi et dafing se trouvent de passage ici se rendant ou venant de Ouaranko. Ce village, qui est à deux petites étapes dans le nord sur la route de Bandiagara, est habité par des Bobo-Niéniégué, des Bobo-Dioula, des Dafina et des Foulbé. Quoique je me trouve encore en territoire niéniégué, l’influence peule s’y fait déjà sentir ; on prévoit, d’après la conversation des marchands, que le territoire de Wouidi n’en est pas bien éloigné, car le nom de ce chef peul est mêlé à tous les incidents.
Ouakara fait le commerce de chevaux avec le Dafina et le Yatenga, il fait également un gros trafic en sel et en kola. Ce qui est curieux, c’est que la barre de sel coûte le même prix qu’à Dioulasou, de 45 à 50 ba de cauries. Bon nombre de marchands viennent cependant en acheter ici, parce que le kola vaut de 12 à 15 cauries de plus qu’à Dioulasou.
Je m’informe, auprès des gens de passage, de la route que j’ai à prendre,[410] car c’est ici qu’il me faut opter entre les quatre chemins qui mènent dans le Mossi.
Le premier, celui qui passe à Barani et dans le Macina, est de suite écarté pour les raisons que j’ai données à Kotédougou.
Le deuxième, conduit par Ouaranko, Boussé, le territoire des Sommo ou Somokho ou Songo, par Gombéro à Ouadiougué (capitale du Yatenga) ou à Mani et Waghadougou. Ce chemin est, paraît-il, assez fréquenté, et je le prendrais volontiers, si à Satéré on ne m’avait déjà laissé comprendre que Ouaranko est un village soumis à l’influence de Wouidi, dans lequel personne ne commande en réalité, mais qui renferme plusieurs partis. Je crains donc d’y être arrêté pour une raison futile, et de voir ma marche en avant retardée comme à Dasoulami et à Dioulasou.
Pour des raisons à peu près analogues, je ne prendrai pas un des chemins qui mènent de Koulouso à Safané ou Tounou, ces deux villages dafina étant rivaux ; le premier est sous l’autorité d’un musulman influent, et l’autre est un famadougou (résidence du chef).
J’opte donc pour Ouahabou, territoire dafina soumis à Karamokho Mouktar, qu’on me vante partout comme un brave et honnête homme. Doufiné de son côté le connaissait particulièrement et approuva mon choix ; dans la journée il avait rencontré des gens de Karamokho Mouktar, venus à Ouakara pour y acheter des chevaux ; il fut décidé que l’un d’eux rebrousserait chemin jusqu’à Yaho, et de là me ferait conduire par quelqu’un de dévoué à Ouahabou, près de Karamokho Mouktar.
Vendredi 18 mai. — En arrivant à Yaho, qui n’est éloigné que de 12 kilomètres de Ouakara, je suis conduit au chef, comme il avait été convenu la veille. Ce chef doit m’assurer le chemin jusqu’à Bangassi. Il me reçoit bien, mais que cette population niéniégué est curieuse et gênante ! Malgré les exhortations des vieux du village, mon campement a été jusqu’à la nuit noire entouré de toute la population ; environ un millier d’habitants me suivaient à une centaine de mètres de distance quand je me déplaçais pour aller chez le chef du village, ou me promener aux environs des trois campements foulbé[86] qui se trouvent au nord du village niéniégué.
Deux Mandé du Gottogo, sorte d’aventuriers revenant de guerroyer avec Gandiari, dans le Gourounsi, me donnèrent sur ce pays et sur les trois chemins qui mènent à Bangassi (voir la carte) quelques renseignements que je consignerai plus loin.
Samedi 19. — Comme l’étape que j’ai à franchir doit être longue,[411] mon personnel est sur pied à trois heures du matin ; le chef du village assiste en personne au chargement des ânes, disant que le guide est prêt et m’attend à l’origine du chemin.
Mais tandis que nous nous mettons en route, ce Massatié[87] vient me dire que la femme du guide venait de mourir, qu’il fallait retarder mon départ d’un jour. J’étais fort ennuyé de ce contretemps et j’insistai auprès de ce personnage pour obtenir un autre compagnon de route. En me fâchant un peu j’eus gain de cause, et nous partions deux heures après. C’était naturellement un grossier mensonge que cette mort subite. Il arrive malheureusement trop souvent, qu’au moment du départ on se trouve à la merci de ces gens-là, tellement peu intelligents qu’ils ne savent même pas mentir adroitement. Ils ne manœuvrent de la sorte que pour avoir l’occasion de vous refaire un modeste cadeau et d’obtenir en échange quelques marchandises.
Et puis ce sont les guides : croirait-on qu’un individu absolument nu a besoin d’une heure environ pour faire ses préparatifs de départ ! Une fois réveillé, il erre en dormant, cherchant un gris-gris, un bracelet oublié dans une case, sa pipe et du feu, son arc, son carquois, que sais-je ? Impatienté, si vous vous informez de lui, on vous répondra invariablement : A tara ton ta : « Il est allé prendre son carquois ».
Le nègre n’aime pas à se mettre en route de bonne heure : il a horreur de l’humidité, et il est difficile de le faire partir avant que le soleil ait séché la rosée.
Toutes ces raisons font que l’Européen qui voyage dans cette partie du Soudan est toujours tenu de marcher une partie des heures chaudes et il lui est absolument impossible d’éviter le grand soleil, malgré les dispositions qu’il prend et tout l’esprit de prévoyance qu’il déploie.
A proprement parler, il n’existe pas de sentiers de Yaho à Bondou, où je dois passer ; on chemine tantôt dans des terrains ferrugineux où toute trace de passage est effacée, tantôt dans des cultures où la terre du chemin a été travaillée, car les indigènes s’emparent de la moindre parcelle de terre végétale pour y cultiver.
La région n’étant qu’un aggloméré de fer, les terres végétales sont soigneusement recherchées pour être exploitées.
Comme il fait déjà très chaud en arrivant au petit village de Bondou (2 familles) et qu’il y a auprès un bon pâturage, j’y campe. Une heure après mon arrivée, des jeunes gens venant de Mahon et de Mahdy firent[412] leur entrée dans le village ; ils venaient pour me voir, disaient-ils, et me donner le bonjour de la part des anciens de leur village.
Il n’y a ici qu’un pauvre puits : je dois envoyer boire mes animaux à 2 kil. 500 de là, à Minna. Une bonne pluie, tombée vers midi, me permet de me mettre en route vers deux heures et de finir l’étape sans avoir trop à souffrir du soleil.
Comme nous cheminions dans un terrain assez couvert, à environ deux kilomètres de Dousi, je fus en un clin d’œil entouré à une centaine de mètres de distance par environ 200 hommes armés qui couraient sur nous l’arc bandé et deux flèches à la main. J’eus heureusement le temps de défendre à mes hommes de tirer : deux d’entre eux apprêtaient déjà les armes. J’avais vu les vieillards qui conduisaient cette bande armée faire dés efforts pour empêcher les jeunes gens de courir sur nous. C’était tout simplement une battue conduite par des hommes de Dousi et de Bangassi. Les jeunes gens ne couraient sur nous que par simple curiosité, pour nous voir plus vite. Les vieux comprenaient bien le danger ; ils ont, en cette circonstance, fait preuve d’esprit, et, après avoir réprimandé ces jeunes imprudents, ils sont venus me serrer la main et probablement me souhaiter la bienvenue, car je ne les comprenais pas, et le guide qui m’accompagnait ne connaissait pas assez le mandé pour me traduire ce qu’ils disaient.
Bangassi, que nous atteignons à cinq heures du soir, est un gros village de 1000 à 1500 habitants, tous Bobo-Niéniégué. Les habitants m’ont paru avoir quelque aisance. Ce village a des cultures très étendues et un beau troupeau de bœufs (environ 300).
C’est en vain que je cherche le repos : toute la population, hommes, femmes, enfants, ne cesse de stationner autour de nous. Les coups de trique que les esclaves du chef de village distribuent sont impuissants à faire évacuer la population. Enfin vers minuit les spectateurs, ne voyant plus rien, se sont peu à peu retirés.
Cette région est très pauvre en eau, il n’y a pas de ruisseau ni de rivière, on prend l’eau dans de nombreux puits situés quelquefois à près d’un kilomètre des villages. A Bangassi, pendant toute la nuit les femmes ne font que puiser et porter de l’eau ; il est difficile de goûter le repos dans ce village : aussi, vers deux heures du matin, mes hommes, renonçant au sommeil, me prient de les faire partir.
Dimanche 20. — Au départ de Bangassi on fait un peu de sud-est pour contourner les collines ferrugineuses aperçues de Diampan, puis la route se redresse et revient vers l’est-nord-est. On traverse un terrain ferrugineux[415] légèrement ondulé et quelques bas-fonds marécageux actuellement à sec. La végétation n’y est pas brillante, et les terrains stériles couverts de termitières sont nombreux. C’est un pauvre pays. On trouve deux ruines et un village nommé Koho, habité par des Dagari (peuple du Gourounsi). Une heure après on est à Ouahabou.
Les gens de Dousi, de Bangassi et des villages voisins exploitent les terrains environnants pendant la saison des pluies et en extraient de l’or en grande quantité, d’après le dire des indigènes. Les puits à or sont nombreux dans les vallées que forme la série de collines d’où sortent les affluents de la Volta.
Ce bassin aurifère semble se prolonger jusque sur la rive gauche de la Volta. Les villages du Gourounsi que j’aurai à traverser se livrent également à l’exploitation de l’or.
Le métal de ces régions est d’un beau jaune, mais légèrement plus pâle que celui du Lobi, qui est lui-même plus pâle que celui du Gottogo.
Ouahabou est très grand et renferme quantité de terrains vagues. Le village s’étend de l’est à l’ouest et a environ 1500 à 1800 mètres de longueur, tandis que sa largeur du nord au sud n’excède pas 500 mètres. Le tata qui l’entoure consiste en un petit mur d’enceinte à moitié détruit d’une hauteur maximum de 1 m. 50 aux endroits où il est encore en état. Il règne peu d’animation dans le village ; en arrivant je n’ai pas rencontré cinquante personnes ; il est vrai que c’est pendant les heures chaudes et que personne n’est prévenu de mon arrivée. A l’est et presque contre le tata s’est élevé un autre petit village qui porte le même nom et qui fait partie de Ouahabou. La population de ces deux groupes n’excède pas 700 à 800 habitants.
Les constructions sont toutes en terre, à toit plat ou recouvertes en chaume ; aucune ne diffère de celles que j’ai déjà eu souvent l’occasion de décrire. Il n’y a de remarquable à Ouahabou que la mosquée, en ce sens qu’elle diffère des mosquées de Kong par quelques dispositions extérieures (voir la gravure de la page 417).
La mosquée est séparée de la place qui l’entoure par un premier mur d’enceinte assez élevé pour qu’on ne puisse voir dans la cour, et par un second petit mur en bornes reliées entre elles. Ces bornes servent à limiter l’endroit où le public peut venir causer sans déranger les fidèles. Ces deux cours sont proprement sablées d’un beau sable rouge ; et les murs d’enceinte, la mosquée et le minaret sont blanchis à la cendre. L’ensemble de cette construction est sévère.
Ouahabou est le village dafina situé le plus au sud sur la frontière du[416] Niéniégué. Il y a une cinquantaine d’années, il n’était pour ainsi dire habité que par des Bobo-Niéniégué et fort peu de Dafing, lorsqu’un marabout originaire des environs de Saro[88] vint s’y fixer et y entreprendre la conversion à l’islamisme des peuplades païennes de la région. Revenant d’un pèlerinage à la Mecque, El-Hadj Mohammadou Karanta n’avait guère besoin d’autres titres pour entreprendre une série d’expéditions, qui lui rapportèrent beaucoup de captifs naturellement, mais qui ne convertirent, en réalité, aucun de ses peuples à l’islamisme. Après quelques succès achetés facilement en capturant les habitants de plusieurs petits villages niéniégué voisins, de fervents musulmans du Yatenga et du Mossi, des Mandé du Dagomba et du Haoussa vinrent se grouper autour du pèlerin, dans le double espoir de gagner beaucoup de captifs et le paradis pour l’éternité.
Les Dafing de cette région qui se joignirent à El-Hadj Mohammadou furent peu nombreux. Depuis longtemps dans le pays et vivant en bonne intelligence avec les Bobo-Niéniégué, ils ne voulurent pas, en général, prendre part aux expéditions, ou désirèrent au moins rester neutres. Se trouvant par ce fait, après les victoires d’El-Hadj, dans une fausse position, ils émigrèrent en partie et se fixèrent à Dasoulami et à Bobo-Dioulasou.
El-Hadj Mohammadou se créa peu à peu un petit État, à cheval sur le fleuve de Boromo, comprenant une dizaine de villages gourounsi et niéniégué, avec Ouahabou comme capitale. A sa mort, on envoya chercher son frère qui résidait à Komina (Ganadougou), mais ce dernier était mort depuis longtemps ; on confia alors le pouvoir au fils de ce frère, à Karamokho Mouktar, neveu de El-Hadj Mohammadou. Il est encore chef de ce petit État, qui ne comprend plus, en dehors de Ouahabou, que Nonou, petit village situé à 1 kilomètre dans le nord-est ; Koho, dont nous avons parlé ; et Boromo, gros village situé dans l’est sur la route du Mossi.
Dès mon arrivée à Ouahabou et une fois installé chez un des captifs de Karomokho Mouktar, je fis des démarches pour obtenir de lui une entrevue dans laquelle je pourrais lui demander les moyens de continuer ma route vers l’est. Je commençais à perdre tout espoir de le voir, lorsque, quarante-huit heures après mon arrivée, le marabout me fit dire qu’il était disposé à me recevoir.
Je m’empressai de me rendre à son désir et m’acheminai vers sa demeure précédé et suivi de toute la population. Il me reçut devant sa porte et me[417] pria de m’asseoir en face de lui, en attendant l’arrivée de quelques notables qu’il attendait.
Ce saint homme me produisit une fâcheuse impression. Il était vêtu d’un doroké blanc d’une malpropreté excessive, coiffé d’un lambeau de chéchia autour duquel il avait enroulé une bande de cotonnade blanche également très sale. Sur son épaule gauche il portait une loque qui devait être jadis un burnous ; devant lui, couché par terre, son bâton de pèlerin en fer et se terminant par une poignée en cuivre. De la main droite il égrenait son chapelet avec une rapidité extraordinaire et remuait de temps à autre les lèvres, tout en levant furtivement les yeux sur moi. Karamokho Mouktar peut avoir de cinquante-cinq à soixante ans ; l’extrémité de sa barbiche commence à grisonner. Tout en ayant des traits et un regard qui dénotent une intelligence au-dessus de la moyenne chez les noirs, l’ensemble de sa physionomie m’a de suite arraché cette réflexion : « Ce saint homme m’a tout l’air d’être une franche canaille ».
A sa gauche et à sa droite étaient accroupis deux petits captifs nus, tenant chacun un pistolet entre les mains, armes peu dangereuses, vu qu’elles étaient non seulement privées de chien, mais encore de la platine.
Dès que tous ses amis furent arrivés, il me souhaita la bienvenue et s’excusa de m’avoir fait attendre un peu, puis il ajouta : « Ne vois en moi[418] qu’un ami ; tu peux compter sur moi pour tout ce dont tu auras besoin. » L’heure de la prière du coucher du soleil (fittiri) s’approchant, il me demanda de vouloir bien revenir le lendemain pour parler de mon départ et du chemin que je désirais prendre.
Au moment où il se levait pour rentrer chez lui, des assistants se précipitèrent sur lui, le soulevèrent en le tenant au-dessous des bras, tandis que d’autres lui baisaient les pieds et lui chaussaient ses sandales.
Karamokho Mouktar passe ici pour un saint qui prie continuellement ; quelquefois c’est plusieurs semaines qu’il fait attendre ceux qui viennent le voir ; rarement on obtient de lui une entrevue avant dix jours d’attente. Il est très aimé, s’occupe peu de politique et ne sévit avec rigueur que contre les voleurs et les buveurs de dolo. Il est impuissant à réprimer n’importe quel désordre, n’étant pas assez énergique, ce qui fait que journellement les Niéniégué de Pa, petite confédération voisine de Bouki, enlèvent et font captifs des gens de Ouahabou. Aussi est-il prudent de ne jamais s’éloigner à quelques centaines de mètres du village sans être armé.
Je fis à Karamokho Mouktar un petit cadeau dans lequel figuraient, entre autres menus objets, un pistolet et un beau surtout, qu’il me renvoya, disant que c’était beaucoup trop. Comme j’insistais pour lui faire accepter ces objets, il consentit à garder le pistolet, disant qu’il était très heureux de le posséder puisque je le lui offrais de si bon cœur, mais qu’il n’accepterait pas l’étoffe.
Il fixa mon départ au 26, me promettant de me faire conduire aux Mossi de Boromo, qui, par leurs relations et la connaissance des pays de la rive gauche du fleuve, me feraient gagner sans difficulté soit le Yatenga et Ouadiougué sa capitale, soit le Mossi et Waghadougou, à mon choix.
La population entière du Dafina n’est formée que de diamma ou de lounta ou louna. Ces deux mots signifient en mandé « étrangers ». Elle se compose de deux éléments principaux, venus à des époques différentes. La première migration importante dont les gens du pays ont conservé le souvenir est celle qui a suivi le désagrégement de l’ancien empire de Mali (vers la fin du XVIIe siècle).
A cette époque, des familles d’origines diverses ont quitté les villes des bords du Niger, entre autres Nyamina, Ségou, Sansanding, Saro et Djenné, et se sont portées, d’abord vers Djenné, puis de là vers le Dafina actuel, où elles ont trouvé déjà établies parmi les Bobo-Niéniégué d’autres familles de même origine qu’elles, venues antérieurement dans le pays et déjà un peu mélangées avec les Bobo-Niéniégué. Sur l’époque de l’arrivée des premiers Dafing je n’ai rien pu apprendre. Quand on cherche à éclaircir[421] un fait qui a plus de deux siècles d’existence, il n’est pas possible de rien obtenir de précis chez ces peuples sans traditions ni histoire ; ils n’ont souvenir que d’une chose, c’est qu’ils viennent de l’ouest.
Le deuxième élément qui a fourni un appoint sérieux à cette population est venu ici au moment des guerres d’El-Hadj Omar, de 1850 à 1862. Tout ce qui se dit Dafing à Ouahabou vient du Fouta sénégalais, du Bondou, Bambouk, Khasso, Logo, Bakel, Guidimakha, Dialafara, Kingui, Kaarta, Bakhounou, etc. Dès le deuxième jour de notre arrivée, mes indigènes avaient lié connaissance avec tout ce monde-là, qui s’informait, les uns de leurs anciens villages, les autres des personnes qu’ils avaient laissées au pays, etc. ; ces familles ont suivi le même chemin que les premières et ont traversé le Niger en trois endroits principaux : Fogny, Nyamina et Bammako.
Les enfants de ces derniers venus sont déjà tatoués comme les Dafing, et parlent le malinké des Bobo-Dioula, quoiqu’il y ait parmi eux bon nombre de Toucouleur et de Sonninké.
Les femmes dafina sont de mœurs particulièrement légères ; elles ont la réputation de ne jamais refuser une aventure, à la condition toutefois de ne pas être vues. Mes hommes m’ont fait une consommation extraordinaire de corail dans ce pays, ils avaient toujours quelque cadeau à donner.
Comme j’étais forcé de payer leurs fredaines, j’avais un moyen de contrôle qui ne me laissait aucun doute sur la moralité de mes voisines et des jeunes femmes dafina en général.
J’ai profité de la présence de Sonninké ici pour me faire préparer une peau de bouc pleine de basi (couscous[89]). Ce mets, si précieux au voyageur, est difficile à se procurer dans les pays que j’ai traversés, les femmes ne sachant pas le faire. On me procura aussi quelques patates, car sur le marché qui se tient tous les soirs il n’est possible d’y trouver que du mil, de la cotonnade, du savon, du soumbala, des niomies, etc.
A Ouahabou il n’y a ni commerce ni industrie, c’est à peine si l’on fabrique quelques étoffes en bandes blanches ou rayées bleu et blanc, pour les besoins locaux. Le sel et le kola viennent de Ouaranko et ne sont obtenus pour cette raison qu’à un prix exorbitant : le sel vaut 10 francs le kilogramme, et le moindre kola 50 à 60 cauries. Les Dafing de Ouahabou[422] vont commercer sur les routes Djenné et Bandiagara-Dioulasou ; quand ils ont acquis un ou deux captifs, ils s’occupent de leurs cultures et ne voyagent plus que rarement.
On m’avait parlé d’une industrie spéciale au Dafina, de la préparation de la soie en écheveaux et d’un tissu en soie appelé tombo foroko fani[90]. Voici en quoi consiste cette industrie : Le ver à soie existe dans le Soudan et a été signalé par presque tous les voyageurs, mais les noirs ne connaissent pas l’élevage de ce précieux insecte. Ils se bornent à récolter les cocons sur les tamariniers et sur les mimosas, dont ces insectes mangent la feuille. Dans le Dafina, le ver à soie existe peu, les cocons sont récoltés dans les forêts du Gourounsi et achetés par les Dafing, qui filent la soie comme ils préparent le coton. On en fait une grossière étoffe qui, teintée à l’indigo, est portée comme pagne par les femmes ; elle ne ressemble en rien à une soierie : l’œil le plus exercé ne la distinguerait d’un tissu en coton qu’après un examen attentif. Ce pagne coûte cependant très cher, de 20 à 30000 cauries, et semble être recherché par les femmes du Dafina.
Quand on n’en confectionne pas de tissu, la soie est préparée en écheveaux et vendue écrue à Djenné ou à Sâro. Cette soie, teinte en plusieurs nuances, sert en partie à broder les doroké et à les orner de lomas[91].
A ce propos je ferai remarquer que Barth et d’autres voyageurs disent que c’est avec cette soie indigène teinte en vert que sont brodés les dorokés dits de Sansanding. C’est une erreur : la soie verte en écheveaux est importée d’Europe ; le Soudanais ne connaît pas la teinture verte, il ne sait teindre et obtenir que diverses nuances de bleu, le noir sale, le jaune, le rouge brique, le rouge rouille, diverses nuances de brun et le rouge brun.
1o Les nuances bleues sont obtenues avec l’indigo, soit pur, soit mélangé à diverses feuilles d’arbres qui donnent, suivant le dosage, toutes les nuances depuis le bleu azur jusqu’au bleu de prusse et cobalt.
2o Le noir est obtenu avec une sorte de sulfate de fer (voir chapitre Fourou).
3o Le jaune, à l’aide du safran (voir chapitre Tiong-i).
4o Le rouge brique, à l’aide du jus de kola.
5o Le rouge rouille n’est employé qu’à Djenné, dans le Fermagha et le Macina ; il sert à teindre la laine qui entre dans la confection du kassa, tapis ou couvertures que l’on nomme kassa.
Ce rouge est obtenu à l’aide d’une pierre appelée say qui vient du Hombori.[423] Pilée, elle donne une ocre rouge dans laquelle on fait tremper la laine avec de l’eau de cendre (potasse), employée comme mordant. La teinture ainsi obtenue a un teint mat, terne, ressemblant au rouille sale.
6o Diverses nuances de brun obtenues avec les feuilles d’un arbrisseau appelé bassi en mandé, et raat par les Wolof et les Toucouleur. C’est la couleur nationale du Bambara et du Malinké.
7o Le rouge brun, avec lequel les cordonniers teignent les peaux. Ce rouge est obtenu à l’aide de la tige d’une variété de sorgho stérile appelée en mandé fara ouoro. Ce sorgho n’est pas beaucoup cultivé dans les pays mandé ; on ne le rencontre qu’à l’état isolé, planté autour des villages et mélangé au maïs.
La moelle de cette plante, calcinée et mélangée à l’eau de cendre, donne aux peaux, en les laissant longtemps infuser, une teinte d’un rouge qui passe bientôt au brun ; les noirs ne s’en servent jamais pour teindre du coton ou des étoffes.
A ces produits tinctoriaux il convient d’ajouter :
1o Le sey, jaune citron qu’on tire d’un arbuste de 50 à 60 centimètres de hauteur et dont on utilise la racine. L’arbuste est nommé sey-iri par les Mandé de Kong.
Dans le Djimini j’ai plus tard retrouvé la même racine sous le nom de gouéré ; elle s’emploie comme le souaran (dont j’ai parlé à Tiong-i), mais la teinte est plus mate.
Dans un village du Djimini j’ai vu obtenir du vert avec une superposition de jaune (du gouéré ou sey) sur du bleu indigo, mais cela ne donne que des teintes maculées n’ayant rien d’uniforme. Aussi cette couleur n’est-elle jamais employée.
2o Le henné, fourni par un petit arbuste que l’on trouve partout. Les indigènes se servent volontiers des feuilles de henné pour se rougir les ongles. Quelques chevaux gris ont aussi les balzanes, la crinière et la queue teintes dans cette couleur, ce qui leur donne un aspect bizarre, surtout quand cette toilette est agrémentée de taches pommelées.
Les Dafing élèvent quelques bœufs, qui sont de même race que ceux de Fourou, Niélé, Kong, etc. La race ovine est représentée par un magnifique mouton à poil ras, de race maure, qui donne un bon rendement de viande. A Dioulasou, Kotédougou et Ouahabou, le prix d’un bel animal varie entre 7000 et 10000 cauries (10 à 15 francs).
Il existe aussi ici une variété d’ânes à robe grise de l’espèce nommée en mandé sarfatté, mais qui offre cela de particulier avec les ânes du Mossi, du Bakhounou et du Macina, qu’ils ont tous le museau noir. On les appelle[424] dafing[92]. C’est, m’a-t-on dit, cette variété d’ânes qui a donné le nom de Dafina au pays, et de Dafing aux gens qui l’habitent[93].
Nous avons déjà parlé des Bobofing et des Bobo-Dioula, il nous reste à dire quelques mots sur les Bobo-Niéniégué et les Bobo-Oulé.
Les Niéniégué diffèrent peu de leurs voisins les Bobofing. Comme chez ces derniers, on peut observer toutes les faces, tous les profils et toutes les nuances de peau ; ils ont la même coiffure et les dents taillées en pointe. Ils sont également tous de belle taille.
On les reconnaît cependant facilement à leur tatouage, dans lequel figurent les marques du Mossi, du Dafing, du Nonouma[94], du Siène-ré, du Mandé, etc. Leur face n’est plus qu’une vaste cicatrice ; ils ne sont pas uniformément marqués, on distingue trois tatouages différents.
On ne rencontre chez eux ni nez, ni lèvres percés. Ils sont circoncis et non circoncis.
Comme chez les Bobofing, il y a plus de gens nus que d’autres ; les chefs seuls portent pour tout vêtement une couverture en coton en guise de plaid ; à Yaho, les jeunes gens ont une petite jupe, sorte de ceinture en coton à laquelle pendent des franges de trente à quarante centimètres de longueur, de la grosseur d’une forte ficelle ; ces mêmes jeunes gens portent également comme boucles d’oreilles, à chaque oreille, une dizaine d’anneaux de rideaux passés dans un seul trou.
Les femmes niéniégué sont mieux faites, et n’ont pas le buste long des femmes bobofing ; elles fument toutes la pipe.
Le caractère de ce peuple est plus belliqueux ; ils sont redoutés non seulement par les Bobofing, mais encore par les Dafing et les Bobo-Dioula, dont ils sont voisins.
Leurs cases sont mieux conditionnées et tenues plus proprement que chez les Bobofing. On s’élève sur le toit par un escalier en terre, au lieu d’un simple morceau de bois entaillé.
Il existe encore une autre famille de Bobo, appelée Bobo-Oulé, mais je n’ai traversé aucun de leurs villages, situés plus dans le nord. D’après les Dioula et les gens de Ouahabou, ils ne seraient autre chose que des Niéniégué, mais de mœurs plus douces ; ils vivent en bonne intelligence avec leurs voisins et n’inquiètent pas les marchands qui traversent leur pays pour se rendre de Dioulasou à Djenné ou Bandiagara. C’est probablement le contact[425] avec les étrangers qui les a mis sur la voie de la civilisation ; on ne voit plus chez eux de personnes nues et ils s’occupent un peu de tissage et de confection d’objets en cuir, qu’ils vendent à Djenné. Leur langue est l’idiome des Bobo-Niéniégué. Ils incisent leur physique des mêmes cicatrices que les Niéniégué et y ajoutent, sur le front, une croix à simple ou à double entaille.
Maintenant que nous avons passé en revue les diverses variétés de Bobo, il nous reste à les examiner au point de vue ethnographique et à voir à quelle famille noire il faut les rattacher. Avant tout, il y a lieu d’écarter de suite les Bobo-Dioula, qui ne sont que des étrangers vivant au milieu d’eux. Je n’hésite pas à affirmer que ce ne sont que des Malinké venus dans cette région à la suite de quelque guerre du Mali ou même plus récemment au moment du désagrégement de ce vaste royaume. Ils parlent, comme nous l’avons vu, un dialecte malinké, portent encore le vêtement teint au bassi (en brun), et sont tatoués comme le Mandé de Kong ; eux-mêmes disent qu’ils viennent du Ségou. Beaucoup de Bobofing et de Bobo-Niéniégué, plus avancés en civilisation que leurs compatriotes, font du commerce ; dès qu’ils se trouvent un peu dégrossis, ils marquent leurs enfants comme les Mandé-Dioulé et prennent le titre de Bobo-Dioula. On peut donc dire que les Bobo-Dioula constituent la caste élevée des Bobo en général.
Restent les Bobo-Niéniégué, Bobo-Oulé et Bobo-Fing. Comme on m’a affirmé que ces deux premières variétés faisaient partie de la même famille, on peut dire que les Bobo sont, ou bien les Bobo-Niéniégué, ou bien les Bobo-Fing.
Si ces deux familles ne constituent qu’un seul et même peuple, il semblerait qu’ils ont toujours vécu assez loin l’un de l’autre. Ils ne parlent pas la même langue, mais se comprennent cependant.
Les Niéniégué tiennent le chien des Foulbé ; comme eux, ils le nomment labbo, tandis que les Bobo-Fing appellent cet animal bouki (à comparer avec le mot wolof loup et hyène). Pendant le peu de temps que j’ai passé au milieu d’eux, il ne m’a pas été possible de pénétrer beaucoup leur vie intime, ni d’étudier la langue qu’ils parlent, mais je tiens cependant à consigner ici les quelques remarques que j’ai faites sur eux, en général.
Les Bobo-Fing s’ornent des colliers, bracelets, jarretières des Mboin(g) ; les femmes portent leurs enfants, comme les Mboin(g), dans une natte ou une peau, et leur tatouage est absolument semblable ; de plus, ils aiment le vin de palme et cultivent le rônier ; or le vin de palme est appelé mboin(g) en mandé : Mboin(g) ne serait-il que le surnom du peuple dont[426] j’ai traversé quelques villages, et Bobo serait-il leur vrai nom ? Je l’ignore. Toujours est-il que les deux peuples offrent assez de traits de ressemblance pour qu’on puisse les apparenter ou au moins supposer qu’ils ont longtemps vécu côte à côte dans une même région.
Les Niéniégué, au contraire, se rapprochent beaucoup plus de la famille siène-ré. Les briquettes plates et rectangulaires qu’ils emploient pour la construction des cases sont semblables à celles des Siène-ré du Kénédougou. Le baobab est très abondant autour des villages comme chez les Siène-ré, et l’on ne voit plus le rônier qu’isolément. La teinture noire existe ici comme à Fourou. Dans leur tatouage figurent les trois marques du Siène-ré ; de plus, la rive gauche du Bagoé, aux environs de Tiong-i, se nomme Niéné ; or Niéné et Niéniégué sont deux mots semblables, la terminaison gué s’ajoutant à beaucoup de noms propres et de noms communs du Follona. Ils ont quelques mots et usages semblables à ceux des Siène-ré.
Si les Niéniégué ne sont pas des Siène-ré, ils vivent à côté d’eux depuis fort longtemps. Actuellement encore les Niéniégué et les Bobo-Oulé touchent au Mianka (pays où l’on ne parle que le siène-ré). En tout cas, ils offrent beaucoup plus de ressemblance avec ce dernier peuple qu’avec les Bobo-Fing, desquels ils paraissent avoir vécu assez éloignés.
Ce qu’il y a de curieux chez le Niéniégué, c’est qu’il enterre ses morts d’une façon toute particulière et qui ne doit pas être passée sous silence. Le défunt, après les ablutions, est placé verticalement dans un trou de 1 m. 80 de profondeur et adossé à une des parois de ce puits. Ce trou est recouvert de branchages, et tous les jours on porte de la nourriture au défunt, car ce dernier n’est réputé mort, chez eux, que lorsque la tête s’est détachée du tronc. Comme ces puits sont creusés dans le village même, l’odeur que répandent un ou deux cadavres, dans ce pays si chaud, rendrait un village inhabitable pour des Européens. Les Niéniégué ne semblent cependant pas en être incommodés, car pendant toute la période qui suit la mort jusqu’au moment où l’on maçonne le puits, ce n’est qu’une orgie, et le dolo et la nourriture sont absorbés devant la tombe.
Avant de quitter Ouahabou j’ai dû, à mon grand regret, congédier Moussa Diawara, un de mes deux domestiques, qui m’avait jusqu’à présent servi avec beaucoup de dévouement. L’ayant déjà eu à mon service il y a quatre ans, j’avais été très heureux de le retrouver à Kayes et de l’emmener ; il était intelligent, et, sans savoir parler le français, il me comprenait très bien. Tout à coup il se produisit un arrêt subit dans son développement intellectuel : d’éveillé qu’il était, il perdit la mémoire et tout esprit d’initiative. Pour comble de malheur, il prenait la moindre observation[427] pour un acte d’hostilité de ma part. A plusieurs reprises et dans des moments difficiles, se croyant peut-être indispensable, il manifesta l’intention de me quitter pour faire du commerce. A la suite d’une réprimande méritée, il demanda à me quitter, ce que je lui accordai. De Ouahabou il pouvait gagner sans danger Djenné et le Ségou, son pays natal. Je lui payai ses gages, partie en argent monnayé, partie en poudre d’or et en marchandises.
Le même jour je trouvais à me défaire avantageusement d’un de mes ânes qui commençait à dépérir, de sorte que je me suis mis en route le 26 mai avec un convoi de neuf ânes, un domestique, un palefrenier et cinq âniers ; au total sept hommes.
Samedi 26 mai. — Comme toujours, au départ, les guides de Karamokho Mouktar faisaient défaut. A six heures, ne les voyant pas, je me mets en route sans eux ; ce n’est qu’à huit heures vingt, à hauteur d’une ruine, que je suis rejoint par un des fils de Karamokho Mouktar et trois autres cavaliers. C’était une véritable escorte que Karamokho Mouktar mettait à ma disposition ; il tenait à me prouver que son amitié était sincère. Je n’ai eu, du reste, qu’à me louer de ses bons procédés à mon égard, ses sentiments ne répondant pas du tout à son physique peu engageant.
A Boromo, les cavaliers me font descendre chez un riche musulman du Mossi, nommé Abd er-Rahman, qui m’accueille fort bien. C’est un homme qui a beaucoup voyagé ; il parle fort bien le mandé-dioula.
Boromo comprend quatorze villages, répartis sur un espace de 1 kil. 500. La population est composée de douze villages mossi, un petit village dafing et un autre, habité par quelques familles de Foulbé noirs (Sankaré) venus du Ganadougou. Tout le monde parle le mossi.
Les Mossi sont venus ici au moment des guerres d’El-Hadj Mohammadou de Ouahabou ; ils proviennent du Yatenga et de Waghadougou. Fervents musulmans et mécontents de vivre dans un pays où les naba (chefs, rois) boivent du dolo et se soucient peu de leur religion, ils ont rallié, par conviction, le pèlerin de Ouahabou et se sont groupés autour de lui.
Boromo compte environ 1200 habitants. Le village m’a paru assez prospère ; il y a beaucoup de bœufs, de moutons et quelques chevaux. Les habitants s’occupent de culture et, accessoirement, du tissage et de commerce. Ils tirent quelques chevaux et du bétail du Mossi, qu’ils vont vendre dans le Dafina et même à Dioulasou et à Ouaranko.
Dès notre arrivée, les gens de Karamokho Mouktar se mirent en relation avec les Mossi influents afin de me faire traverser le Gourounsi. Ce pays est fort peu connu actuellement. Il est sillonné par les guerriers de Gandiari,[428] qui, à la tête des Songhay du Zaberma (rive gauche du Niger, nord du Haoussa) et de quelques bandes d’aventuriers de toute nationalité, mettent depuis plusieurs années le pays à feu et à sang. Il m’est difficile de trouver une route offrant quelque sécurité.
Trois chemins conduisent de Boromo vers le Mossi. Le premier passe à Baporo, Ladio, Bouganiéna et entre dans le Mossi à Banéma.
Le deuxième passe à Poura, To, Sillé, et se rattache à Kassougo, au chemin Waghadougou-Oua ; il rejoint le premier à Bouganiéna.
Le troisième passe également à Poura, mais de là se dirige sur Sati, Sapouï, Baouér’a, Waghadougou.
Les deux derniers furent de suite écartés comme étant trop dangereux à cause du voisinage des troupes songhay qui venaient de s’emparer de Sati. L’embarras était grand, lorsqu’un vieillard fit remarquer que le chemin Baporo-Ladio, tout en étant le plus court, est en même temps le plus éloigné de la zone que ravage Gandiari. J’optai pour ce dernier, qui offrait l’avantage de me faire atteindre dès le sixième jour de marche le village de Dallou, qui, bien que faisant partie du Gourounsi, est habité par des Mossi. Ce chemin est cependant rendu dangereux par le voisinage du Kipirsi, dont les habitants ont la réputation d’être pillards et voleurs à l’excès.
Une fois le choix du chemin arrêté, il s’agissait de trouver un guide, ce qui était plus difficile. Mon hôte me présenta bientôt deux frères, Mossi de Boromo, qui consentaient à m’accompagner l’un jusqu’à Ladio, l’autre jusqu’à Bouganiéna.
Lundi 28. — De bonne heure, les deux guides viennent me prendre. L’aîné des deux frères, nommé Isa-Safo, est monté ; Abd er-Rahman, mon diatigué (hôte), et d’autres vieux Mossi nous accompagnent bien au delà des derniers villages de Boromo et nous souhaitent bon voyage, avec force démonstrations d’amitié.
Vers sept heures nous atteignons les bords d’une grosse rivière venant du nord-ouest et coulant vers le sud-est ; c’est la branche occidentale de la Volta, celle qui passe à Bossola et qui de là, continuant son cours nord-nord-est, passe au nord de Ouaranko. A Mouki elle se coude pour passer près de Boussé, Goma et Dossa. Plus au sud elle passe près de Poura et Fana. Les Mossi qui m’accompagnent m’affirment, pour la seconde fois, que cette rivière se rend dans les environs de Kintampo (sud-ouest de Salaga) ; c’est donc bien la Volta Noire, branche occidentale de la Volta.
Les rives sont bien boisées aux abords du gué ; le sentier qui y mène,[429] n’étant guère fréquenté que par quelques chasseurs de Boromo, est obstrué par la végétation, et c’est à coups de sabre qu’il faut se frayer un passage. Quoique les berges soient très escarpées, le transbordement des bagages s’effectue facilement. Le fond de la rivière est uni dans toute sa largeur, 35 mètres environ ; il y a 80 centimètres d’eau et le courant est d’environ 3 milles à l’heure. Ce cours d’eau roule du quartz et du gros sable ferrugineux.
En arrivant sur l’autre rive, les deux guides et un chasseur qui se rend à Baporo me font comprendre qu’il faut marcher avec précaution dans le Gourounsi et ne laisser personne derrière. Ces braves gens n’ont pas trop confiance en eux-mêmes.
Quelques instants après j’ai le bonheur de tirer, à environ cent mètres, un caïman qui sommeillait et se laissait aller au fil de l’eau, puis je tire un coup de fusil Beaumont et deux coups de revolver dans le lit de la rivière pour faire voir aux indigènes la portée et la rapidité de tir de nos armes. Cette petite démonstration ne manque pas de les rassurer et c’est pleins de confiance qu’ils m’accompagnent.
Le gros gibier abonde sur cette rive : partout on voit des traces de buffles, d’éléphants, de grosses antilopes et de phacochères (sorte de sanglier). A quelques centaines de mètres du village, je tue une antilope (son, en mandé), ce qui achève de bien me placer dans l’esprit de mes compagnons de route.
Baporo est un tout petit village, et quoiqu’il n’ait que peu de ressources, les habitants me font fête : ils me donnent du mil, des cé et une calebasse d’huîtres sèches, pêchées dans la rivière. Toute la journée il ne fut naturellement question, entre le chasseur qui parlait le nonouma et les hommes du village, que de mes armes et de l’adresse des nasara (chrétiens). Chez ces peuples à demi sauvages il n’est pas difficile de passer pour un héros.
Baporo et Poura (le gué se trouve à 7 kilomètres au sud-est du gué de Baporo) ont des relations assez suivies avec les Mossi de Boromo, auxquels ils vendent des cocons de vers à soie et un peu d’indigo. Les Mossi, de leur côté, séjournent de temps à autre dans ces deux villages quand ils viennent chasser dans les environs.
Le chef du village ne fait aucune difficulté pour me donner deux hommes qui doivent me conduire au chef de Lava.
Dans la soirée, Diawé a été piqué par un scorpion ; cette piqûre lui occasionne une forte fièvre. Le chasseur qui nous a accompagnés va sur-le-champ aux environs cueillir des feuilles qu’il mâche et applique sur la plaie ; bientôt il se produit un mieux sensible. Je n’ai pas le bonheur de connaître cette[430] précieuse plante ; malheureusement le chasseur n’en a emporté que deux, qu’il a mâchées, et il ne m’a pas été possible de lui en arracher le nom.
Mardi 29 mai. — Ce matin, Diawé se trouve tout à fait remis ; nous quittons Baporo, et bientôt nous traversons un terrain rempli de quartz ferrugineux que les indigènes lavent et d’où ils tirent de l’or. Il existe ici tout un bassin aurifère qui commence sur le versant est des collines de Bangassi pour s’étendre jusqu’à Baporo et Lava, mais il n’est exploité que par les Niéniégué de Dousi et de Bangassi, et les Nonouma de Baporo et de Poura. Au dire des gens que j’ai interrogés, le rendement est, paraît-il, plus grand que dans le Lobi ; malheureusement, les gisements sont assez éloignés du fleuve pour que les indigènes renoncent à s’y pourvoir d’eau pour effectuer le lavage.
Il ne me paraît cependant pas difficile d’y amener de l’eau du fleuve en grande quantité ou au moins d’y creuser des puits, mais les indigènes sont trop apathiques, la moindre difficulté les arrête et les décourage, de sorte que l’exploitation de l’or par ici est peu rémunératrice. Cette population a aussi la réputation de ne pas savoir laver comme celle du Lobi[95]. La couleur de cet or est d’un beau jaune et les pépites généralement plus grosses que celles du Lobi. J’en ai vu un échantillon à Ouahabou, mais, à mon grand regret, je n’ai pu l’acheter : le possesseur, pour des raisons que j’ignore, ne voulant pas s’en défaire, même à un prix double de sa valeur. Il m’est, du reste, arrivé plusieurs fois pendant le cours de mon voyage que l’on m’offrait à acheter de l’or, mais toujours à un prix peu raisonnable (le double de sa valeur), l’indigène se faisant lui-même souvent voler par des marchands.
A mi-chemin de Lava et au moment de traverser un bas-fond plein de verdure, on me signale à environ 100 mètres en avant de nous la présence de quelques hommes armés se faufilant à travers la brousse. Isa les ayant reconnus pour des Mossi de Boromo, nous continuons à avancer et les laissons défiler sur notre flanc droit, l’arc bandé et les flèches à la main, prêts à tirer. Ils reconnurent à leur tour Isa et son frère et vinrent leur souhaiter bonne route. Comme je manifestais mon étonnement de voir ces quatre voyageurs nous approcher avec tant de méfiance, Isa m’expliqua que jamais deux partis ne se rencontraient dans le Gourounsi sans respectivement se détourner du chemin par précaution et apprêter les armes. Quand on se connaît, on se serre la main ; dans le cas contraire, on continue sa route en surveillant ses derrières et ses flancs. Un peu plus tard, nous[433] sommes croisés par deux autres Mossi qui prennent en effet les mêmes dispositions. Il est absolument de coutume de voyager ainsi dans le Gourounsi. Les habitants du Gourounsi en général et les Nonouma en particulier sont loin d’avoir une bonne réputation ; au dire de tous ceux que j’ai interrogés, ce pays est excessivement dangereux à traverser quand on n’est pas armé.
Lava, où nous passons la journée, est un petit village à demi abandonné. Les habitants nous reçoivent bien et leur vieux chef me donne un peu de mil, du tabac et un guide pour demain.
Mercredi 30 mai. — L’étape n’est que de deux heures de marche et j’aurais bien pu rallier la veille, malheureusement on ne voyage pas ici comme on veut, les renseignements font absolument défaut. Isa et son frère sont pleins de bonne volonté, mais entendent à peine le mandé et ont de la difficulté à se faire comprendre par les Nonouma, de sorte qu’il est difficile d’être bien informé.
Arrivé de bonne heure à Diabéré, je charge mes hommes de compléter nos provisions en mil et leur donne à cet effet quelques menus objets à vendre. Comme le village est presque abandonné, il offre peu de ressources et ne possède pas de cauries. Dans la soirée nous réussissons cependant à nous procurer du mil et du sorgho en procédant par échange direct et en donnant en payement des aiguilles, des hameçons et quelques perles dites rocaille bleue.
Diabéré ou Zabéré[96] est un village très curieux à visiter ; il se compose d’un village ordinaire et d’un village souterrain ; les rez-de-chaussée sont partout si bien enterrés et les ouvertures si bien dissimulées qu’il peut arriver de loger au premier sans le savoir. On entre dans le village souterrain par une seule ouverture visible, près de la case du chef de village, dans une rue centrale ; mais de toutes les cases on y pénètre par un trou rond de 50 centimètres de diamètre semblable aux bouches des monte-charges des navires de guerre. On peut communiquer partout souterrainement et il est facile de s’égarer dans ce dédale de chambres mal éclairées ne recevant qu’un jour douteux. Pour des noirs il doit être très difficile de s’emparer d’un village construit de cette façon et d’y faire prisonniers les habitants, surtout si ces derniers opposent une résistance énergique et se sont ménagé quelques issues bien dissimulées sur la campagne.
Cette partie souterraine est réservée aux femmes, qui y font la cuisine, y[434] remisent les provisions de bois, d’eau et les graines. Le premier, qui n’est autre chose qu’un rez-de-chaussée, car on ne peut comparer le souterrain qu’à des caves, est habité par les hommes, qui s’y tiennent pendant les heures chaudes. Le soir, à partir de cinq heures environ, tout le monde s’installe sur les argamaces et y passe la nuit quand la température le permet.
La fumée s’évacue par des trous ménagés dans les parties du village non surélevées d’un rez-de-chaussée. Quand il tombe de l’eau, on recouvre ces ouvertures-cheminées d’une poterie hors de service, ou encore par une fermeture spéciale, sorte de chaudron en terre et percé de deux trous au-dessous des anses, pour laisser échapper la fumée.
Jeudi 31 mai. — Partis dans la nuit, avec deux guides mis à notre disposition par le chef de Diabéré, nous nous égarons vers trois heures du matin à la sortie des ruines de Bouri ou Gouri ; nous campons sommairement en attendant le jour et le résultat des recherches des guides.
Au petit jour le sentier est retrouvé, ce qui nous permet d’atteindre d’assez bonne heure Ladio. Le chef me reçoit dans une grande salle basse, à demi enterrée, dans laquelle il fait si peu clair, qu’il faut y être depuis longtemps pour s’apercevoir qu’il y a du monde ; j’avoue franchement que, bien que je sois resté là dedans pendant une dizaine de minutes, je n’ai vu que la silhouette du chef ; il m’a été impossible de distinguer aucun détail de sa personne. On n’est que tout juste rassuré quand on est reçu dans un antre semblable. Comme dans quelques villages bobo, on circule dans tout le village par les toits.
Deux Songhay, guerriers de Gandiari[97], étaient dans le village et viennent me saluer ; l’un d’eux monte un beau cheval rouan (provenant du Yatenga). Ce cheval, d’une forte race, est plutôt, par la rusticité de ses membres et le développement de son poitrail, cheval de trait que cheval de selle. Ces guerriers m’informent que je viens de croiser les troupes de Gandiari.
Elles avaient quitté récemment Sati, et pendant que je gagnais Ladio, par Baporo, elles marchaient sur Poura et le fleuve qu’elles se proposaient de passer pour envahir Boromo, Ouahabou, le Dafina et les pays Niéniégué[98].
Ladio vit en mauvaise intelligence avec ses voisins ; j’ai du reste déjà remarqué que, dans le Gourounsi, les relations ne s’étendent pas au delà[435] du premier village qu’on rencontre dans toutes les directions. Vers le nord, le Kipirsi et le pays des Sommo vivent en hostilité permanente avec les Gourounga ; aussi, lorsque je demande à me faire conduire à Gnimou, le chef de Ladio proteste, disant que ce village est trop loin, que si ses hommes s’y rendent, les habitants de Gnimou les vendraient séance tenante. Je dois donc renoncer à suivre ce chemin et prendre celui de Tierra, le chef consentant à me faire conduire jusqu’à Battokho, premier village qu’on traverse pour atteindre Dallou. Pendant la nuit un violent orage se déchaîne sur Ladio, l’eau tombe à torrents. L’orage s’annonçait déjà dans la soirée, j’avais fait mettre hier soir mes bagages à l’abri ; mes ânes seuls restaient attachés dans le village même. Pendant l’orage, la surveillance s’est relâchée, et ce matin, vers quatre heures, je me suis aperçu de la disparition de mes quatre plus beaux ânes. Je croyais les trouver broutant à portée du village, lorsqu’un examen attentif des entraves me fait voir qu’elles ont été coupées au couteau. Pendant que cinq de mes hommes cherchent la piste à l’aide de torches en paille, je selle mon cheval, laissant la garde de mes bagages à trois de mes hommes armés chacun d’un pistolet à deux coups, d’Isa et de son frère.
Je rejoins mes autres hommes près des ruines de Bondassoné, que les voleurs et les ânes avaient traversées ; ce fut une course folle à travers bois. Pendant que mes hommes examinent et suivent pas à pas les traces des animaux, je me porte en avant et cherche le passage des animaux dans les terrains fangeux, afin d’éviter toute perte de temps. Quelques hommes de Ladio nous suivent pendant une heure environ, mais nous abandonnent dès que nous entrons sur le territoire des Kipirsi. Tant que les ânes ont traversé des terrains mouillés par l’orage, la besogne est facile, mais vers trois heures de l’après-midi il ne nous est plus possible, malgré la perspicacité d’un de mes âniers, nommé Mamoura Diara, véritable trappeur, de suivre leurs traces. Les fugitifs se sont dirigés sur des terrains ferrugineux où toute trace de passage a disparu. Ne connaissant pas le pays, ne sachant au juste où je me trouve, abandonné par les gens de Ladio, et craignant de me voir surpris par la nuit, je donne l’ordre de cesser les recherches. Après un repas composé de fruits de cé, je cherche à m’orienter de mon mieux. Heureusement que j’ai eu la précaution de consulter de temps à autre ma boussole, je construis rapidement sur mon calepin un croquis approximatif de la route parcourue, et donne la direction générale à suivre. Vers quatre heures nous tombons sur les ruines de Bouri, que la veille nous avions traversées de nuit. Quelques Kipirsi maraudeurs erraient dans les ruines, et d’autres, postés sur les argamaces, nous menaçaient de tirer si nous[436] continuions à avancer. Je les calme par gestes et en leur criant : Kaï, kaï, Ladio souri ? ce qui veut dire : Arrêtez, arrêtez ! chemin de Ladio ? L’un d’eux, ayant compris, me fait voir la direction, et bientôt nous reconnaissons l’endroit où nous nous étions égarés hier. A la tombée de la nuit, nous sommes de retour à Ladio.
Les sept hommes qui me restent me sont absolument dévoués et ont toute confiance en moi ; ils ont aujourd’hui fait preuve de beaucoup de courage et se sont lancés sans hésiter à la poursuite des voleurs dans un pays que nous ne connaissions pas. L’exemple des hommes de Ladio, se retirant, ne les a pas découragés, et je suis persuadé qu’aucun d’eux n’a eu peur un seul instant, comme cela a eu lieu dans ma marche de Tiong-i sur Tengréla, où deux hommes, que j’ai renvoyés depuis, avaient pris la fuite.
Le résultat de l’enquête à laquelle je me suis livré ce matin me prouve que les voleurs ne sont pas rentrés dans le village, ni pendant ni après la nuit, ils en sont seulement sortis. Comme le constatent les traces, arrivés à Bondassonné, deux des voleurs ont fait retour sur Ladio. Enfin, par une nuit aussi noire il est impossible de faire son choix sur les quatre meilleures bêtes quand on ne les connaît pas d’avance.
Mes soupçons se portèrent de suite sur cet homme du Gadiaga que j’avais pris à mon service à Kotédougou, il n’avait pas passé la nuit avec mes autres hommes. Ces derniers parlaient de l’exécuter séance tenante comme traître ; mais comme la culpabilité de cet homme n’était pas suffisamment prouvée, je donnai l’ordre de ne pas l’inquiéter pour le moment. Un séjour plus long ici ne pouvait que devenir dangereux, il s’agissait de trouver les moyens de sortir au plus vite de cette situation. Tous mes ballots sont remaniés, je répartis les quatre charges sur les six ânes qui me restent et mes sept hommes, et nous nous empressons de quitter Ladio. Le chef du village refuse de se livrer à aucune enquête, prétextant qu’il n’a pas les moyens de m’aider en quoi que ce soit : il ne me reste plus aucun espoir de retrouver mes animaux.
Samedi 2 juin. — C’est en nous traînant péniblement que nous atteignons Battokho. Les ânes ont porté des charges d’environ 90 kilos et chacun de mes âniers 25 kilos sur la tête tout en conduisant les ânes. Pour égayer un peu mon personnel éreinté, et lui faire oublier ses fatigues, je plaisantai un de mes captifs libéré, Birama, auquel on avait volé ses deux ânes, en lui rappelant les discours qu’il avait l’habitude d’adresser de temps à autre à ses bêtes, à la manière des marchands sonninké. « Allons, Bala[99], et toi,[439] Sarfatté[100], disait-il jadis en s’adressant à ses deux ânes, marchons vite et bien ! Les ânes vont partout, dans le pays du sel et dans le pays du kola ; ils ont de petits pieds qui ne fatiguent jamais et une grande bouche qui ne mange cependant le dégué[101] de personne. » Ces braves gens éreintés et ruisselants de sueur marchaient quand même et sans murmurer : comme moi, ils savaient que notre salut dépendait de nos marchandises, aussi pour rien au monde n’auraient-ils laissé un colis en détresse.
Dimanche 3. — Aujourd’hui l’étape est encore plus pénible ; il y a trois villages à traverser, et dans chacun d’eux il faut changer de guides. Ils ont une telle peur de se voir capturer par leurs voisins, qu’ils s’en retournent en coupant à travers la brousse, et sans suivre de chemin, comme bien on pense. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure et même d’une heure de halte dans chaque village qu’on obtient un nouveau guide. A Diéni, tous les hommes sont devant le village et sur les toits, munis de leurs arcs et prêts à nous décocher des flèches empoisonnées déjà sorties du carquois et tenues de la main gauche sur la corde de l’arc. Le guide de Tierra, par quelques paroles, rassure la population, et tout rentre dans l’ordre. Ce n’est qu’à onze heures et demie que nous atteignons Dallou.
Pendant le trajet de Tierra à Diéni il s’est produit un pénible incident que ma conscience ne me permet pas de laisser sous silence. L’homme du Gadiaga, qui comme les autres portait une charge, maugréait en marchant et finalement me signifia qu’il ne voulait plus avancer, n’étant pas venu, disait-il, pour porter une charge. Ce n’était, probablement, qu’un prétexte pour s’en retourner au plus vite et rejoindre ses complices les voleurs d’ânes ; mes doutes se confirmaient. Il me mettait dans un sérieux embarras. Je l’engageai à nous suivre jusqu’à Dallou, où il y a des Mossi parlant mandé qui lui faciliteraient le retour ; je voulais, en agissant ainsi, l’emmener le plus loin possible afin de l’empêcher de rejoindre les voleurs d’ânes et de tirer profit de sa complicité, quand précipitamment, à un détour du chemin, en un endroit un peu fourré, il jeta sa charge à terre et se sauva dans la brousse. Je le poursuivis à cheval, et au bout de quelques minutes je réussis à l’atteindre au côté gauche d’un coup de revolver. Il mourut quelques instants après. Mes hommes, appréciant mieux que moi le danger que ce traître nous faisait courir dans des pays qu’il connaissait admirablement et qu’il niait avoir jamais traversés, vinrent tous me dire que si je ne m’étais pas livré à cette extrémité, il nous aurait ou dévalisés ou fait[440] assassiner à la première occasion. Ils en savaient plus long que moi sur les agissements de ce misérable. Je dus, pour continuer ma route, prendre sa charge et la porter en travers sur ma selle jusqu’à Dallou.
Dallou comprend deux grands villages, un village gourounga et un village mossi. Le chef gourounga, à mon arrivée, m’explique que je serai mieux chez les Mossi, et me fait conduire, à ma grande satisfaction, à Moussa Safo, chef des Mossi. Il est une heure de l’après-midi quand nous arrivons ; et ce n’est pas sans une grande satisfaction que nous entrons dans ce village à toits en paille. Nous nous sentons dès lors plus à l’aise et comme en pays ami. Notre diatigué parle très bien le mandé ; il nous reçoit de son mieux, et s’occupe de nous trouver soit un âne, soit quatre ou cinq porteurs pour après-demain.
On ne peut pas dire qu’à Dallou il y a des ressources, j’ai cependant trouvé à acheter des piments, un peu de sel, de la viande et des kola.
En temps ordinaire et avant la guerre, les Mossi de Dallou s’occupaient du commerce du sel et des kola ; ils se trouvent en effet situés non loin d’un chemin commercial qui paraît avoir été jadis bien fréquenté : je veux parler de l’artère Sofouroula, Oua, Kintampo. Actuellement et depuis la guerre, ils s’occupent seulement d’achats d’esclaves et fournissent du sel et d’autres provisions à Gandiari.
Il n’y a à Dallou que trois ânes et cinq ânesses. Aucun de ces animaux n’étant ni à vendre ni à louer, le vieux Moussa, mon diatigué, s’occupe de trouver cinq porteurs. Comme il a l’air de n’y mettre que peu de bonne volonté, je lui rappelle sa promesse. Toute la journée, Moussa, comme du reste la plupart des noirs, me répète : A na soro, hamdoullilahi ! Allah ma nsona ! Bassi té ! Allah a ni héré bé[102] ! etc., de sorte qu’au lieu de me mettre en route vers cinq heures du matin demain, je ne quitterai Dallou probablement que vers neuf heures.
Mardi 5 juin. — Il fait déjà chaud, nous partons accompagné du chef gourounga à cheval, et de cinq porteurs engagés jusqu’à Bouganiéna, à raison de 1500 cauries payables à l’arrivée. Trois villages séparent Dallou de Bagata. L’un d’eux, Voyou, m’a semblé bien peuplé ; Kou et Kotélé sont presque ruinés. A midi seulement nous entrons à Bagata, grand village mossi, comprenant environ trente groupes de cases de 15 à 40 habitants ; la population de ce groupe semble atteindre 1300 à 1500 habitants.
Quelques voisins de mon campement viennent m’apporter des kola, du[441] riz et du soumbala ; on me vend aussi une calebasse de lait aigre et quelques niomies froides qui constituent notre déjeuner.
A trois heures je me remets en route et nous atteignons Bouganiéna à quatre heures et demie.
Bouganiéna est un grand village qui ne contient pas moins de 40 à 50 groupes de cases, suivant que l’on compte pour un ou pour deux certains groupes assez rapprochés les uns des autres ; la population totale de ce village doit être de 1500 à 2000 habitants, tous Mossi.
6 juin. — Mon diatigué s’occupe de me trouver deux ou trois ânes, et, dans la matinée même, on m’en présente quelques-uns dont on me demande 50000 à 60000 cauries. Je tombe d’accord pour un âne bala à raison de 30000 cauries. Le difficile est de trouver des cauries, j’en manque absolument pour le moment.
Mon hôte a déjà dû, dans la journée, m’avancer 7500 cauries pour payer mes porteurs. J’ouvre quelques ballots ; la vente de deux pistolets à pierre et de quelques menus articles, pierres à fusil, aiguilles, papier, glaces, me permet cependant de payer l’âne et de rembourser les cauries.
Il est très difficile de vendre par ici. Les Mossi du Gourounsi ne voyagent pas beaucoup ; ils s’occupent un peu de l’élevage des chevaux et des ânes, et surtout du commerce des captifs.
Bouganiéna offre quelques ressources ; je réussis à me procurer du riz, des piments, des haricots ; mais il n’y a pas de viande à acheter en ce moment ; c’est le mois de Ramadan, et les habitants, tous musulmans, observent strictement le jeûne. Le soir, après le coucher du soleil, ils mangent le bakha, préparation de farine de mil cuite, avec du tamarin, et dans la nuit a lieu un repas de haricots, de lakh-lalo ou de riz.
Quoiqu’il y ait beaucoup de vaches à Bouganiéna, je n’ai réussi à me procurer qu’une fois du lait. Les moutons et chèvres sont également nombreux, mais ce qui abonde, c’est surtout la volaille et les pigeons.
Les Mossi ne sont pas importuns ; personne n’est venu m’ennuyer ; les quelques visites que j’ai reçues ne se sont pas prolongées outre mesure. Les gens m’ont paru un peu civilisés. L’imam est venu me voir avec plusieurs lettrés musulmans et m’a demandé la permission de me poser quelques questions sur les chrétiens et les juifs, dont il n’a connaissance que par les livres. C’est un vieux bonhomme qui parle bien le mandé. Ayant appris que le matin j’avais été me promener à la mosquée, il me demanda pourquoi je n’y étais pas entré ; je lui expliquai que j’avais craint d’être indiscret, ce qui le fit sourire et lui donna l’occasion de me dire que les[442] Mossi ne pensent jamais à mal et ne voient aucun inconvénient à ce qu’un chrétien entre dans ce saint lieu.
En allant rendre sa visite à l’imam, je vis chez lui un gamin qui avait le bras fracturé et auquel on faisait le pansement à l’aide d’attelles.
L’homme qui se livrait à cette opération chirurgicale semblait être très versé dans sa science, car c’est vraiment avec dextérité qu’il s’acquittait de ses fonctions. J’en fus frappé et exprimai mon étonnement à mon hôte. Il m’assura que, dans le pays, on arrivait à guérir et à remettre toutes les fractures, et qu’il n’était pas rare de voir guérir des membres brisés.
En sortant, j’allai visiter la mosquée.
Ce monument est orné sur la face nord de petits carrés, losanges et triangles en creux, irrégulièrement disposés. Le grand minaret est, comme d’habitude, surmonté d’un œuf d’autruche. Quant aux petits minarets de la cour, ils ne sont couronnés que de gargoulettes en terre. Cette mosquée a 16 mètres de long sur 18 de large ; sa hauteur est de 6 à 7 mètres, et le grand minaret a environ 5 mètres. A côté des petites cases rondes mossi, la mosquée, vue à quelques centaines de mètres, paraît beaucoup plus grande qu’elle ne l’est en réalité ; elle fait très bon effet.
Bouganiéna est le dernier village faisant partie du Gourounsi ; la frontière du Mossi se trouve à 6 kilomètres dans l’est, et est marquée par un bas-fond marécageux.
Vendredi 8 juin. — Je me mets en route tout seul, avec mes hommes, personne n’ayant voulu m’accompagner à Banéma (premier village mossi), résidence de Boukary Naba. Ce chef, à la suite d’un différend survenu récemment au sujet de bœufs, a prévenu les Mossi de Bouganiéna qu’il ferait captif tout individu qui se risquerait à venir à Banéma.
Le chemin est bien frayé ; il est impossible de s’égarer. A neuf heures je m’arrête devant le groupe de cases habitées par Boukary-Naba.
La présence d’une dizaine de chevaux entravés sous les arbres et le bruit du tam-tam m’indiquent suffisamment que je me trouve bien en présence de la résidence du chef.
Avant de faire plus amplement connaissance avec les Mossi chez lesquels nous venons d’entrer, revenons un peu sur les Gourounga et leur pays.
★
★ ★
Cette contrée, dans la partie où je l’ai traversée, et surtout aux abords du fleuve et des bas-fonds, est en général couverte d’une végétation qui,[443] sans être luxuriante, est cependant belle pour le Soudan ; elle offre de temps à autre aux voyageurs des sites d’un aspect sauvage qui égaye, repose la vue et rompt la monotonie des pays soudanais.
Le gibier abonde partout : sans compter les perdrix, pintades, outardes, on y trouve encore toutes les variétés d’oiseaux aquatiques. A l’exception du singe, j’ai vu les traces ou aperçu presque tous les animaux qui constituent la faune du Soudan. L’éléphant notamment y est très commun ; il n’y a pas de village où l’on n’en trouve des ossements. Les indigènes portent tous des bracelets ou des boucles d’oreilles en ivoire. Je ne crois pas cependant que les Nonouma réussissent souvent à tuer cet animal, car ils ne possèdent comme armes que l’arc et la hache ; ce sont plutôt les chasseurs mossi qui, armés de fusils, en tuent de temps à autre.
Diawé, qui est un excellent chasseur et un connaisseur, après avoir examiné dès ossements, m’affirme que les éléphants de cette région appartiennent à une espèce de petite taille, au pelage roux noir que les Mandé désignent sous le nom de sama-oulé (éléphant rouge). Cette variété est plus petite que l’éléphant gris noir que nous avons vu souvent aux environs de Niélé.
La constitution géologique du Gourounsi est très variée : tandis qu’aux abords du fleuve il n’y a que du quartz ferrugineux et des sables aurifères ;[444] ailleurs ce sont des terrains alluvionnaires dans lesquels émergent tour à tour le granit gris bleu et la roche ferrugineuse. Le terrain est peu accidenté : c’est à peine si l’on aperçoit de temps à autre quelques plissements ; il y a peu ou pas de ruisseaux ; l’eau se ramasse dans quelques bas-fonds, y forme de grandes flaques couvertes de nénuphars et d’autres plantes aquatiques.
Aux environs de Dallou, Bagata, Bouganiéna, l’aspect de la région change brusquement : on entre dans de grandes plaines découvertes, pour la plupart défrichées ; les arbres ont fait place à une mimosée très épineuse qui abonde dans beaucoup d’endroits ; le terrain est argilo-siliceux, rarement on voit du fer. Il y a cependant beaucoup de granit aux environs de Bouganiéna. Les cé et netté sont plus vigoureux que partout ailleurs ; c’est une région de culture dans toute l’acception du mot ; la terre végétale m’a paru excellente.
Comme type en général, et comme mœurs, les Nonouma m’ont semblé offrir quelque analogie avec les Niéniégué, leurs voisins ; ils ne parlent cependant pas la même langue. Ils sont marqués de trois façons différentes.
La limite des Nonouma vers l’est se trouve entre Ladio et Dallou. Dans ce dernier village on entre déjà dans une autre famille gourounga, celle des Youlsi ; aucun des habitants n’est tatoué.
Chez les Nonouma, les femmes ont à peu près toutes le corps tatoué ; le buste n’est quelquefois qu’une vaste cicatrice ; on n’y distingue pas de dessins : c’est une série de petites entailles disposées sans symétrie autour des reins, du nombril, dans le dos et sur les épaules.
La plupart des Nonouma sont circoncis ; on en rencontre de nus et d’autres qui portent le bila. Beaucoup de femmes se couvrent avec le foulabourou (bouquet de feuilles), il y en a aussi qui errent toutes nues. Comme les Niéniégué, elles fument la pipe.
Les bijoux des Nonouma sont tous en ivoire : ce sont des bracelets se portant au-dessus du coude et des boucles d’oreilles à peu près uniformes et du diamètre d’une pièce de 2 francs.
En passant à Lava, j’ai vu des séances de dou comme chez les Bobo. Dans le même village se trouvaient également des tombes en forme de puits, comme celles des Niéniégué.
Les femmes nonouma comprennent d’une drôle de façon les soins de propreté à donner à leurs enfants. Tous les soirs le même spectacle s’offrait à mes yeux. La mère, tenant l’enfant sur ses genoux, commençait à lui ingurgiter avec la main autant d’eau qu’elle pouvait ; pendant ce temps le[445] pauvre petit pousse naturellement des cris à fendre le cœur d’une mère un peu sensible, mais rien ne l’arrête : tant qu’il reste une goutte d’eau dans la calebasse, le petit doit l’avaler. Si encore le lavage était terminé, il n’y aurait que demi-mal, mais là commence une opération que je n’avais pas encore vu pratiquer.
La mère place son enfant sur ses genoux, la tête tournée vers le sol, puis, se servant de sa bouche comme canule, lui fait prendre force lavements. Après chaque gorgée, elle détourne le postérieur de l’enfant, qui s’empresse de chasser avec force ce liquide. L’opération se continue jusqu’à ce que la calebasse d’eau soit épuisée. Il passe ainsi dans le corps du petit être, soit par en haut, soit par en bas, environ quatre litres d’eau par séance. Ce nouveau genre de lavement n’a pas l’air d’incommoder l’enfant, qui pleure rarement.
[446]Les Nonouma saluent et souhaitent la bienvenue en se frappant la cuisse ou la jambe de la main droite aussi souvent qu’ils vous disent dadio ou dagaré, ce qui doit vouloir dire « bon matin, bonjour ». Quand j’arrivais près d’un chef de village, c’était au moins pendant cinq minutes qu’il répétait dagaré en se frappant la jambe ; comme salut, cela m’a paru assez original.
Ce peuple est très superstitieux. Ainsi, à Ladio, quatre koma (grues couronnées) ayant dirigé leur vol vers le village, toute la population monta sur les argamaces en poussant des cris, afin de les effrayer et de détourner leur vol.
Près du même village il y a une sorte de mare où l’on prend l’eau pour boire ; cette mare est infestée de caïmans. Comme je me disposais à aller en tirer un, on me pria de ne pas le faire, la mort d’une de ces bêtes pouvant causer ou attirer les plus grands malheurs sur le village.
Je n’ai rien à ajouter à propos de leurs habitations, j’en ai déjà parlé à Diabéré. Je signalerai cependant les toits, qui sont dépourvus de gouttières en bois ; l’eau s’écoule le long d’une paroi, et afin de l’empêcher de désagréger ce chétif mur en terre, sur toute la partie où l’eau s’écoule les Nonouma ont incrusté des fragments de poterie, des morceaux de schiste et des cailloux plats de diverses couleurs. Le tout constitue une grossière mosaïque.
Le Gourounsi était bien peuplé avant que Gandiari vînt y faire la guerre. J’ai traversé beaucoup de grandes ruines ; on voit aussi de nombreuses cultures abandonnées. Actuellement, le pays est à peu près ruiné, les villages à moitié abandonnés et l’on ne cultive pas avec ardeur. Il n’est possible de se procurer que du mil et du sorgho, et encore en petite quantité ; les indigènes en ont fort peu, les chefs de village eux-mêmes sont forcés de faire du dolo avec le fruit du kountan[103]. Ce dolo a un goût qui n’est pas précisément agréable, j’en ai cependant bu sur les conseils de Diawé qui me l’ordonnait comme laxatif. Il ne faut pas songer à se procurer[447] d’arachides, piments, oignons, soumbala ou sel : ces condiments font absolument défaut. Les Nonouma se servent en guise de sel d’une cendre qu’ils obtiennent en brûlant des herbes vertes. Les sauces de lakh lalo préparées de la sorte ont un très mauvais goût. J’avais heureusement un peu de couscous et de la viande sèche de l’antilope que j’ai tuée près de Baporo, ce qui m’a permis de traverser ce pays sans trop souffrir de la faim.
Au nord de la partie du Gourounsi habitée par les Nonouma et à une faible distance, quelquefois même à moins d’un jour de marche, se trouve le Kipirsi. C’est une région bien peu connue, même des indigènes qui voyagent.
Voici ce que j’ai pu apprendre sur ce pays et les peuples qui l’habitent.
Dans la partie ouest de leur territoire et vers le coude de la Volta Noire habite un peuple encore sauvage dans le genre des Bobo. On le nomme Sommo, Songho ou Samokho ; il est hospitalier et moins féroce que le racontent certains marchands qui m’en ont fait une description trop fantaisiste. Cela ne les empêche pas à l’occasion de rançonner les voyageurs. La rapacité du chef noir est indiscutable ; quand il est peu civilisé, il cherche brutalement à accaparer ; dans le cas contraire, la même chose se produit, seulement on s’en aperçoit moins, parce que c’est fait avec plus d’astuce et l’accaparement a lieu avec une certaine réserve.
Je n’ai vu que trois fois des Sommo, ils étaient esclaves dans le Dafina et à Dioulasou. Ils se marquent d’une série de vingt-sept entailles entourant la bouche et couvrant les joues et le menton ; en plus ils ont la marque caractéristique du Mossi : l’entaille en arc de cercle partant du milieu du nez pour venir mourir à hauteur de la deuxième molaire.
Dans la partie est du Kipirsi, la population est dénommée Kipirsi ou Kipirga ; elle est fortement mélangée dans les confins du Gourounsi avec l’élément youlsi, mais ne s’est pas alliée aux familles sommo de l’est. J’ai vu quelques Kipirsi captifs des Niéniégué de Bondoukoï et d’autres de loin dans les ruines de Bouri ; ils sont à demi sauvages et pillards à l’excès.
On ne traverse leur pays que lorsqu’on y est forcé ; leur territoire faisait jadis partie du Mossi, mais les Kipirsi sont aujourd’hui absolument indépendants. Ils parlent un dialecte se rattachant au Mossi, et sont tatoués comme ce dernier peuple.
Le Kipirsi est traversé par une arête montagneuse analogue au soulèvement de Bobo-Dioulasou. Les villages sont construits sur ces hauteurs, et leurs cases sont en paille comme celles des Mossi.
Le territoire des Sommo et le Kipirsi sont traversés par deux chemins[448] parallèles qui relient Safané (Dafina) par Sarma et La ou Lalé à Waghadougou et Boussé (Dafina), par Koukhoulor’o[104] à Waghadougou.
Comme chemins le traversant du nord au sud et faisant communiquer le Yatenga directement avec le Gourounsi, il n’en existe pas. Le caractère belliqueux de cette population empêche toute communication directe sans passer par le Mossi : c’est ce qui explique pourquoi du Dafina je n’ai pu me porter directement dans le Yatenga. Pour atteindre ce pays, il m’aurait fallu remonter jusqu’à Barani et aux limites sud du Fouta et gagner ainsi Ouadiougué, la capitale du Yatenga.
La grande artère nord-sud en quittant Ouadiougué (capitale du Yatenga) se dirige à travers le Mossi vers Yako, Loumbilé, Djitenga et dans le Gourounsi par Lalé, Nabouli, Bouganiéna ; de là elle va sur Sati, Oua-Loumbalé, Oua et Kintampo.
Chez Boukary Naba. — Manque d’interprètes. — Curieuses coutumes de la cour du Mossi. — Préparatifs pour une fête. — On attend l’apparition du croissant. — La fête à Sakhaboutenga. — On me confie à Isaka. — En route pour Waghadougou. — Séjour dans la capitale du Mossi. — Une audience chez Naba Sanom. — Difficultés avec Naba Sanom. — On me signifie de partir. — Retour chez Boukary Naba. — Nouvel accueil bienveillant. — Une rafle d’esclaves. — Boukary Naba veut me faire épouser trois jeunes femmes. — Mariage de mes hommes. — Retour à Bouganiéna. — Difficultés pour trouver des guides. — Géographie et état politique du Mossi. — Quelques itinéraires. — Flore et faune. — Chevaux. — Médication vétérinaire. — Anes. — Notes ethnographiques. — Costumes, richesse, état social. — Aliments. — Étoffes en usage dans le Mossi. — Guerres de Gandiari et des Songhay dans le Gourounsi. — Quelques mots sur le Yatenga.
L’installation de Boukary Naba a plutôt l’air d’un campement que d’une habitation permanente ; elle comporte un groupe d’une vingtaine de cases en séko[105] abritant sa famille et ses chevaux. A proximité de ce groupe se trouvent les cases de la valetaille et de quelques vieux captifs dévoués à Boukary Naba.
Comme les autres villages mossi que j’ai traversés, Banéma se compose d’une vingtaine de petits villages, dont j’évalue la population à 600 ou 700 habitants.
Mon arrivée chez Boukary Naba fut très drôle. Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais parti sans guide de Bouganiéna ; je tombais donc chez lui tout à fait à l’improviste, sans interprète, ne connaissant qu’une cinquantaine de mots mossi, ce qui constituait un trop léger bagage linguistique pour me faire comprendre. Aussi, quand, quelques instants après mon arrivée, il me fit mander chez lui, ce fut une hilarité générale. Boukary me parlait le mossi ; quelques marchands étrangers qui se trouvaient là m’adressèrent la parole en haoussa, puis en songhay et finalement en foulfouldé. Comme j’ai deux hommes qui parlent le poular, j’en fis mander un, mais ce fut inutile, car en parcourant lentement des yeux le cercle qui s’était fait[450] autour de nous je reconnus un tatouage dafing. Dès que j’eus adressé la parole en mandé à ce captif, tout le monde s’écria : « A yé é Tauréarga tenga » (il vient du pays des Mandé), et la conversation s’engagea.
Boukary Naba ne me demanda pas d’explication. Je me rendais à Waghadougou, cela lui suffisait. « Ce qu’il y a de plus pressé, dit-il, c’est de t’installer toi et tes hommes. » Il me fit donc conduire chez un vieux captif guerrier et m’envoya une grande calebasse de riz cuit au jus de viande, des galettes de farine de haricots et du dolo, ce qui constitua pour moi un excellent déjeuner, d’autant plus que depuis bien longtemps je n’en avais fait de pareil.
Après avoir pris un peu de repos et avoir quitté mon vêtement de route, je mis mon uniforme et allai rendre visite à Boukary pour le remercier de son bon accueil et lui demander de m’assurer la route sur Waghadougou. Il m’accueillit fort bien, me serra la main et me pria de vouloir bien différer mon départ de quelques jours pour célébrer avec lui la fête qui termine le jeûne du ramadan et qui devait avoir lieu dans deux ou trois jours. « C’est un grand plaisir pour moi de te posséder ici pour la fête, me dit-il. Tu as certainement vu des choses plus belles dans ton pays, mais tu n’as pas vu de fête dans le Mossi. Cela te fera plaisir, je l’espère ; tu ne peux me refuser. »
Cette invitation me fut faite d’un ton si aimable et me parut si sincère que j’acceptai. Il me promit également de me mettre en route le lendemain de la fête. Boukary Naba est du reste fort bien élevé pour un nègre. Par ses manières il laisse de suite deviner qu’il appartient à une classe élevée de la société noire. C’est un grand bel homme d’une quarantaine d’années ; il a la figure pleine et plutôt ronde qu’ovale ; son menton se termine par une toute petite barbiche, et, quoique tatoué en Mossi, il n’est pas défiguré. Son regard est franc. L’ensemble de sa physionomie dénote l’intelligence. Il doit être très bon, mais en même temps très ferme dans ses résolutions. Comme type je lui ai trouvé une certaine ressemblance avec Iamory Ouattara, chef de Kanniara (États de Kong), mais il a les traits beaucoup plus fins.
Boukary est très proprement vêtu et porte une culotte longue en étoffe bleu foncé rayée de blanc appelée noufa en haoussa et en mossi. Le bas des jambes, cylindrique sur une hauteur de 20 centimètres, est brodé en soie solférino de provenance européenne, et les jambes sont ornées d’arabesques en soie de même couleur. Sa coussabe (doroké, en mandé) est d’une très belle teinte d’indigo. Ce vêtement vient de Kano et est appelé karfo en[451] haoussa et en mossi[106]. Un bonnet noir, forme chéchia, sur le devant duquel sont attachés une amulette renfermée dans un morceau de peau de chat tigre et un anneau en argent, complète la tenue du naba.
Comme chaussures, il porte une jolie paire de babouches rouges montantes qui font très bon effet. Ses bijoux consistent en un bracelet d’environ cent francs d’argent à chaque poignet et deux petites bagues, l’une en or, l’autre en argent.
Assis sur une natte propre, il a en permanence à sa droite et prosterné devant lui un esclave qui lui présente une petite calebasse de dolo, recouverte d’un couvercle en vannerie. Quand Boukary Naba veut boire, il touche du doigt l’échanson, qui, après avoir bu quelques gorgées de dolo, lui offre la calebasse.
Pendant que Boukary boit, tous les assistants claquent des doigts en tenant les mains près de terre. La même chose se passe lorsque le naba a des renvois, éternue, se mouche ou crache.
Un autre usage assez curieux, c’est la façon dont les gens se présentent devant le naba et le saluent. Arrivés en rampant à quelques pas de l’endroit où est assis le naba, les Mossi, tête découverte, se jettent face contre[452] terre et frappent trois fois le sol, des deux coudes, l’avant-bras vertical et l’index ouvert. Puis ils se frottent les mains en faisant lentement le mouvement d’une personne qui écrase de la pommade, ils frappent encore trois fois terre des coudes et restent dans cette position jusqu’à ce qu’on les renvoie. Tout le monde salue le naba[107] de la même façon. J’ai vu faire ce salut au propre frère de Boukary, à Nabiga[108] Masy, chef de Doullougou. Il n’y a d’exceptions que pour les musulmans un peu influents ; ceux-là, tout en s’approchant timidement de la royale personne, sont tenus quittes de toute cérémonie en récitant une prière.
Tous les jours, de bonne heure, les griots viennent saluer Boukary à coups de tam-tam, et pendant une bonne partie de la matinée la case de ce chef ne désemplit pas de visiteurs. Dès que Boukary Naba se sentait un peu libre, il me faisait demander, m’offrait des kola, du dolo, et me questionnait sur les choses d’Europe — questions naïves naturellement, portant sur les produits du sol, l’éloignement du pays des blancs, la mer, etc. Il me pria de lui donner des capsules, ayant reçu en cadeau de Gandiari, le chef songhay qui a ravagé le Gourounsi, trois fusils anglais à piston, dont une carabine qui devait jadis avoir du prix, mais qui actuellement n’est plus qu’une ferraille. Il possède aussi une baïonnette, dont il est bien ennuyé de ne pas trouver l’emploi, car elle ne s’adapte sur aucun de ses fusils. J’ajoutai aux capsules un beau tapis de selle, un pistolet, des turbans et autres étoffes, perles, coutellerie et glaces, ce qui le combla de joie.
Dimanche 10 juin. — Dès la première heure Boukary me fait dire qu’il compte bien que je l’accompagnerai demain à cheval à Sakhaboutenga, où il a coutume de se rendre le jour de la fête. Pendant toute la journée l’entourage du naba s’occupe des préparatifs ; on distribue de la poudre, nettoie les fusils, essaye les harnachements, on astique les cuivres comme en France la veille d’une grande revue.
Ce qu’il y a de curieux, c’est que, musulmans ou non, les noirs célèbrent tous cette fête. C’est une occasion pour eux de faire bombance, et ils ne la laissent pas échapper. On mange tant que l’on peut, on boit beaucoup de dolo et l’on tire quantité de coups de fusil : c’est plus qu’il n’en faut aux noirs pour être heureux. Ceux qui ne possèdent qu’un arc visent la nouvelle lune et lancent quelques flèches vers l’astre, convaincus que cela leur portera bonheur. L’année prochaine, à pareille époque, ils auront peut-être gagné un fusil, une femme ou un cheval, qui sait ?
[453]Dans la soirée, il y a un moment de consternation : personne n’a vu le croissant ; on s’en console cependant en se répétant que si nous ne l’avons pas aperçu ici, il s’est certainement montré ailleurs, et l’on se met à boire du dolo toute la nuit.
Lundi 11 juin. — Ce matin de bonne heure Boukary envoie un cavalier à Sakhaboutenga consulter les marabouts. Le messager revient bientôt en affirmant au naba que le soir il verrait la lune. « Tous les marabouts l’ont dit ! »
Ce soir on aperçoit pendant quelques moments le croissant tant désiré : aussi la poudre parle une partie de la nuit et le dolo coule à flots.
Boukary Naba fait venir un des flûtistes attachés à sa personne. C’est un musicien de grand talent. Je suis stupéfait de l’entendre tirer de si jolis sons d’une simple flûte en bambou aussi grossièrement fabriquée.
Ce musicien émérite joue un air qui, par son rythme, ressemble à de la musique de gens civilisés.
Mardi 12. — Dès quatre heures du matin le tam-tam résonne partout, tout le monde est affairé, on se croirait vraiment à la veille d’un événement important. Ce n’est pourtant que vers six heures et demie qu’on[454] réussit peu à peu à se rassembler et que tout le monde est prêt (effectif total : 16 chevaux et 25 guerriers armés de fusils).
Boukary monte un très beau cheval bai brun foncé. Par-dessus sa selle il a ajusté le tapis en velours bleu et or que je lui ai donné. Le poitrail et la croupe sont couverts de tapis en drap rouge, ornés de petits dessins en losanges rapportés en blanc et en noir. La tête de la bête disparaît sous la cuivrerie, sonnettes, chaînettes, mors et autres ornements. Les étriers sont en cuivre de la forme en usage dans le Haoussa.
Boukary Naba est presque vêtu comme tous les jours ; il a simplement remplacé ses babouches rouges par une paire de demi-bottes en cuir rouge et jaune, et sa coussabe bleu foncé par un vêtement de même coupe en cotonnade blanche du Haoussa sur laquelle l’indigo a fortement déteint, ce qui est très bon genre ici. Sur le sommet de son bonnet est fixée une couronne en cuir rouge et peau de panthère, à laquelle sont suspendus des pitons en fer à trois branches d’une longueur de 4 à 5 centimètres. Cet emblème royal est porté par les nabiga seulement.
Nabiga Masy, chef de Doullougou, jeune frère de Boukary, est venu passer les fêtes à Banéma. Ce jeune homme a des manières qui dénotent également un peu d’éducation et de savoir-vivre.
La bête qu’il monte est fort jolie et très bien harnachée ; lui, en revanche, porte une coussabe d’un goût douteux pour un Européen, mais peut-être fort estimée ici. La figure du nabiga est entièrement cachée par un lemta en karfo qui ne laisse paraître que les yeux.
Les quatre jeunes gens occupant les fonctions d’échansons servent d’escorte au naba ; ils sont vêtus de surtouts, sorte de petites coussabes à taille de diverses nuances, et serrés à la ceinture par un cordon rouge ; ils portent chacun une collerette formée de petits triangles en argent renfermant des amulettes.
Ils sont pieds nus et se distinguent des autres captifs par leur coiffure dont les cheveux sont arrangés en cimier ; le reste de la tête est entièrement rasé. Ils portent des houseaux en cuir, des bracelets et des anneaux de bras en même métal qui, une fois mis en place, ne peuvent être retirés que par un forgeron après un long travail.
Les autres cavaliers portent des vêtements couverts d’amulettes, des turbans ou des chapeaux de paille. Ils sont armés d’un sabre ou d’une lance. Quelques-uns ont les houseaux en cuir de couleur, montant jusqu’à la ceinture. Tout le luxe des cavaliers mossi consiste à charger de cuivrerie la tête du cheval ; ils suspendent à la selle jusqu’à de petits chaudrons en cuivre.
[455]Un gamin montant un âne noir ouvre la marche ; viennent ensuite les griots avec les tam-tams et leurs trompes, les échansons, le naba et moi ; Masy, les guerriers et trois marchands haoussa suivent en amateurs.
Pendant la route, les cavaliers se détachent successivement et chargent en manœuvrant la lance. Masy et deux autres cavaliers montant de forts chevaux chargent admirablement. J’ai remarqué que tous montent avec les étriers très longs ; ils chargent, le haut du corps droit et debout sur les étriers. Les échansons, qui montent des chevaux de plus petite taille, chargent deux par deux en se tenant par la main. En général les Mossi montent bien.
Une demi-heure après notre départ nous sommes à Sakhaboutenga. On met pied à terre et l’on campe sous les arbres à l’entrée du village. Quelques musulmans du voisinage viennent saluer Boukary et lui offrir des kola en lots variant de cinq à vingt fruits, mais toujours présentés dans un coin de leur boubou. Un village des environs envoie douze grandes marmites de dolo.
Au loin et dans toutes les directions débouchent du village de longues files de musulmans allant se réunir à l’imam pour la prière ; quelques curieux venant des environs montent des ânes.
La cérémonie religieuse a lieu dans une plaine à l’est du village : c’est un spectacle bien imposant.
Il régnait un grand silence dans cette assemblée. Les fidèles, rangés sur une vingtaine de rangs de profondeur, se prosternaient et se relevaient avec un ensemble parfait et une lenteur imposante. De temps en temps, la voix de l’imam s’élevait, et dans le plus profond recueillement on entendait un aminâ (amen) prononcé par cette assistance.
Il y avait là environ trois mille personnes des deux sexes, presque toutes vêtues de blanc. Les burnous, les chéchias et cet ensemble de faces noires donnaient à cette cérémonie le caractère grandiose des fêtes orientales.
La prière terminée, Boukary Naba s’avança au son du tam-tam vers l’imam de Sakhaboutenga pour recevoir sa bénédiction ainsi que les vœux des musulmans, qui souhaitèrent beaucoup de chevaux et de guerriers à mon illustre hôte.
Boukary Naba fit remettre à l’imam un magnifique mouton et plusieurs peaux de bouc pleines de cauries.
C’est un cadeau qu’il fait tous les ans à l’imam et à Karamokho Isa, pour lesquels il a une grande vénération. Ce sont des hommes âgés et réfléchis qui ne peuvent que lui donner d’excellents conseils. Ils lui servent d’intermédiaires[456] dans les différends qu’il a à régler avec les villages voisins, car Boukary vit en hostilité plus ou moins ouverte avec eux.
Boukary Naba n’est musulman que pour la forme. Au moment où la prière allait commencer, il me demanda si je n’allais pas faire le salam. Je lui fis dire que cette fête ne concordait pas avec les fêtes des chrétiens, que par conséquent je restais auprès de lui. Il me parut enchanté que les blancs ne fussent pas musulmans.
Après de nouveaux rafraîchissements de dolo on retourna à Banéma. Ce fut une course folle à travers la campagne, les fantassins courant pêle-mêle parmi les cavaliers et tirant force coups de fusil, ce qui occasionna une charge dans laquelle deux cavaliers furent désarçonnés. Le reste de la journée se passa en libations. Boukary Naba gorgea mes hommes de nourriture et de dolo. Je puis dire que jamais un chef ne m’a donné aussi souvent que lui des aliments, des kola, du dolo. Je recevais deux ou trois fois à manger par jour.
Mercredi 13. — Fidèle à sa parole, Boukary Naba, après m’avoir fait cadeau d’un cheval, me fait conduire le soir à Sakhaboutenga chez Karamokho Isaka, chargé de me faire accompagner jusqu’à Waghadougou et de me faciliter une entrevue avec Naba Sanom, chef suprême du Mossi. Boukary m’explique que, dans mon intérêt, il emploie un intermédiaire pour la présentation à Naba Sanom, n’étant pas du tout d’accord avec son frère. Il n’a avec lui que des rapports de service, et il ne le voit jamais.
Le cheval que j’ai reçu, quoique de petite taille, me paraît offrir quelque résistance ; il me vient bien à propos, celui que j’ai acheté à Kong n’étant plus capable de rendre aucun service.
J’envoie encore quelques pièces d’étoffe à Boukary, qui vient lui-même me remercier ; il me prie, si jamais je revenais dans son pays, de lui rapporter une selle arabe avec deux housses, une en velours, l’autre en peau de caïman, et me recommande le mors et les chaînettes, qu’il désire en argent ; il serait également content de recevoir un burnous et un vêtement en soie noire brodé en lomas.
Sakhaboutenga[109] est une agglomération de nombreux petits villages qui s’étendent sur un espace de près de 4 kilomètres et comptent environ 3000 habitants. Le groupe où habite Isaka, ainsi que les groupes voisins et les environs de la mosquée, sont habités par des musulmans d’origine mandé, mais établis dans le Mossi depuis trop longtemps pour qu’ils aient[457] conservé les traditions se rattachant à leur migration. Ils savent tous cependant qu’ils ne sont pas autochtones, quoiqu’ils soient tatoués comme les Mossi et qu’ils ne sachent plus parler que le mossi. Ils n’ont conservé de leur ancien pays que la selle mandé et la case ronde en terre couverte en paille qui est le style général de la case mandé.
Le marché, situé dans la partie nord du village, sur la route de Waghadougou, est environné de groupes de cases en paille habitées par des Mossi non musulmans, que nous pouvons, autant que nos connaissances nous le permettent, considérer jusqu’à nouvel ordre comme autochtones.
Jeudi 14 juin. — Isaka me met en route sur Waghadougou et me donne comme guide un jeune homme qui doit me conduire à un ancien élève d’Isaka, revenant de la Mecque. Isaka m’accompagne jusqu’au marché et fait une prière pour moi avant de me quitter.
Quoique le paysage soit uniforme, la route ne m’a pas paru trop monotone. On traverse presque d’heure en heure des groupes de villages ou des campements de culture autour desquels il règne quelque animation, car[458] c’est l’époque des semailles. Les Mossi appellent ces campements de culture wouiri (ce qui est le même mot que ouéré, qui signifie, en poular et en mandé, « parc à bestiaux »). Après avoir dépassé un gros village de culture à 4 kilomètres de Sakhaboutenga, nous traversâmes successivement Lilspaka, Bonam, village abandonné, Goro, Kouapoukissé, Tènelili, plusieurs villages de culture. Nous fîmes étape à Saponé. Tous ces villages sont habités par des Mossi non musulmans. Le marché de Saponé, que nous avons traversé, est situé en pleine brousse, à environ 20 minutes de Saponé ; il comporte une série de hangars couverts en paille sous lesquels se tiennent marchands et acheteurs. Ces hangars seraient très bien conditionnés si les toits étaient plus hauts : il est impossible de circuler debout sous ces constructions.
Vendredi 15. — Comme nous étions trop éloignés de Waghadougou pour y arriver d’une seule traite, nous fîmes étape le matin à Tenganokho, après avoir traversé de nombreux villages de culture, laissé à l’ouest Tiéfakhé (grand village, marché), et traversé Bassemyam.
A Tenganokho, je trouvai un Peul qui m’offrit du lait et quelques autres provisions ; il nous apprit qu’en quittant le village à deux heures nous atteindrions avant la nuit Waghadougou, dont nous n’étions séparés que par un petit village nommé Nakhla.
En effet, le soir même, après une courte étape, nous atteignons le natenga[110] du Mossi. Le guide nous dirige sur l’habitation d’El-Hadj qui, assis sur une peau devant sa porte, ordonne de me conduire chez l’imam, qui reste à côté. Ce dernier, assis sur une sorte de couvercle rond en osier, au lieu de s’occuper de me trouver une installation, s’extasie avec ses amis sur mes chaussures, dont il croit les œillets en or. Voyant qu’il ne se lassait pas de cette contemplation, je crus prudent de lui rappeler que mes hommes et mes animaux étaient fatigués et que la nuit approchait. Après quelques ia sidda (il a raison), un des assistants me conduisit chez une veuve nommée Baouré, où avait logé Krauss lors de son passage.
Une pluie torrentielle nous força de précipiter notre installation, qui fut plus que sommaire la première nuit. Les gens étaient peu complaisants ; il nous fut impossible de nous faire préparer quoi que ce fût en fait de nourriture, et l’on se coucha sans manger.
Waghadougou[111] ou Ouor’odor’o[112] est situé dans une grande plaine aride[459] qui offre à cette époque de l’année un aspect désolé. Mon palefrenier va chercher le fourrage à 6 kilomètres dans l’est. Il n’est encore tombé que trois fois de l’eau cette année, et ce n’est que vers la fin de juin, paraît-il, que succède à quelques violentes tornades sèches, véritables ouragans, ce que l’on peut appeler les pluies d’hivernage qui font percer la verdure.
A l’ouest et au nord, séparant le gros du village des groupes de cases les plus éloignés, se trouvent des bas-fonds marécageux qui conservent de l’eau toute l’année et aux abords desquels les habitants creusent des trous où ils prennent leur provision d’eau. Cette eau, chargée de matières organiques, renferme des sangsues et son absorption donne la filaire de Médine. Hommes, femmes et enfants sont atteints de ce mal. J’ai vu des personnes devenues presque infirmes, ayant jusqu’à cinq ou six vers leur sortant du genou, de la cheville et surtout des mollets et des cuisses.
Les abords de ces mares sont très giboyeux. Ma table est toujours bien alimentée. Diawé réussit même à pourvoir mes hommes de viande ; il lui arrive fréquemment de rapporter sept ou huit sarcelles, quelques perdrix et deux ou trois lièvres[113].
Waghadougou proprement dit comprend : la résidence du naba, le groupe de villages musulmans (d’origine mandé), le groupe nommé Zang-ana, habité par des Marenga[114] (Songhay), des Zang-ouér’o[115] ou Zang-ouéto (Haoussa), quelques Tchilmigo (Foulbé), et d’autres groupes de Mossi non musulmans. Cependant on est convenu de comprendre dans Waghadougou les sept villages qui l’entourent et qui se nomment : Tampouï, Koudououér’o, Pallemtenga, Kamsokho, Gongga, Lakhallé et Ouidi. Ils ont chacun leur propre naba. J’estime que la population totale de tous ces groupes ne doit pas dépasser 5000 habitants.
Les constructions sont rondes, en terre ou en nattes dites séko, suivant qu’elles sont habitées par des musulmans ou des fétichistes. Par-ci par-là, on voit cependant des constructions carrées à toit plat, parmi lesquelles je[460] citerai : l’habitation de l’imam et la mosquée (misérable petite construction), une case à un étage habitée par El-Hadj (l’ami d’Isaka) et cinq cases carrées faisant partie de la résidence du naba.
Je m’attendais à trouver quelque chose de mieux que ce qu’on voit d’ordinaire comme résidence royale dans le Soudan, car partout on m’avait vanté la richesse du naba, le nombre de ses femmes et de ses eunuques. Je ne tardai pas à être fixé, car le soir même de mon arrivée je m’aperçus que ce que l’on est convenu d’appeler palais et sérail n’est autre chose qu’un groupe de misérables cases entourées de tas d’ordures autour desquelles se trouvent des paillotes servant d’écuries et de logements pour les captifs et les griots. Dans les cours on voit, attachés à des piquets, quelques bœufs, moutons ou ânes reçus par le naba dans la journée — offrandes n’ayant pas encore reçu de destination.
Dans la matinée, le naba reçoit généralement les visiteurs entre deux masures à un étage qui se font face. Devant celle du nord est disposé un bétonnage surélevé de 20 à 25 centimètres, qui sert de trône. Sur ce bétonnage il y a une dizaine de peaux de bœuf superposées, sur lesquelles sont placés deux vieux coussins en cuir, ornés de drap rouge. Celui qui est rond sert de siège au naba, l’autre n’est là que comme décor. Je mentionnerai aussi le sabre du monarque, qui est toujours disposé devant le coussin rond. C’est un vieux sabre d’officier d’infanterie, sur le fourreau en cuir duquel on a cousu de petits morceaux de drap garance.
Voici pour les lieux de réception habituels. Les vendredis, il reçoit dans la soirée sur le derrière de sa résidence, où se trouvent trois cases basses carrées devant lesquelles est ménagée une grande demi-circonférence de terrain bétonné à côté de laquelle se trouve la tombe de défunt son père Hallilou, ex-naba. Je donne à la page suivante la vue d’ensemble de ce lieu, rendue aussi exactement que possible, car le tout est plus irrégulier et moins bien construit que ne le représente le dessin suivant.
Naba Sanom porte pour les musulmans le nom d’Alassane[116]. En 1870, à la mort de l’ex-naba Hallilou, son père, une lutte pour le pouvoir s’engagea entre Alassane et Boukary Naba. Tous les deux avaient de nombreux partisans. Boukary, préféré du père et reconnu par tous plus intelligent qu’Alassane, finit cependant par perdre du terrain, l’autre ayant pour lui[461] les anciens et le droit d’aînesse, qui le désignait comme héritier du trône. Il a actuellement dix-huit ans de règne.
Autant Boukary Naba paraît distingué, autant Naba Sanom a l’air vulgaire. Ces deux frères n’ont aucune ressemblance. L’aîné, Naba Sanom, peut avoir de cinquante à cinquante-cinq ans environ. Il a le menton saillant et pointu et un peu le nez sémitique ; sa voix est enrouée et rauque. L’ensemble n’a rien de royal. Je l’ai toujours vu vêtu d’un boubou dit karfo et coiffé d’un petit bonnet brodé en forme de toque, dont je rapporte un spécimen.
Si Naba Sanom n’est pas joli, on peut dire que ses femmes sont sans exception hideuses. On croirait qu’il a cherché celles qui ont les seins les plus longs et les plus mal faits. On ne peut comparer ces appendices qu’à de vieilles outres vides. Cela n’empêche pas Naba Sanom d’être extrêmement jaloux, et, pour éviter qu’un de ses sujets ne trouve un visage engageant dans son sérail, il fait raser la tête à toutes ses épouses. Elles sont soigneusement surveillées par deux eunuques qui ont la spécialité d’être toujours ivres. A côté de ces deux eunuques en fonction, Naba Sanom élève quelques jeunes eunuques afin de ne jamais en manquer ; du reste, il est de coutume ici d’opérer à tout âge ; il meurt un adulte sur deux des suites de l’opération.
Hallilou, le père d’Alassane et de Boukary, était musulman et savait même lire et écrire. Je crois que ses deux fils ne sont rien du tout, c’est-à-dire musulmans non pratiquants.
Les Mossi musulmans disent qu’Alassane est musulman et qu’il fait ses[462] prières à l’abri du regard de ses sujets ; les fétichistes, eux, disent le contraire et parlent avec orgueil de leur naba, qui boit du dolo comme eux.
Son entourage se compose d’une quarantaine de jeunes gens de quinze à vingt ans, qui font un vacarme d’enfer autour de ce que l’on peut appeler le trône quand le naba n’est pas là. Comme cela se passe chez Boukary Naba, ils claquent des doigts dans les circonstances de rigueur. Ainsi que ceux de Boukary Naba, ils sont chargés d’anneaux de cuivre et de houseaux de même métal ; il y en a qui portent au bras plus de 10 kilos de cuivre. Ils ont la tête entièrement rasée ou les cheveux en cimier, comme les femmes du Khasso. Ces jeunes gens sont chargés de diverses fonctions auprès de Naba Sanom. On ne lui connaît pas de conseillers sérieux, si ce n’est quelques musulmans qui lui vendent de temps à autre des gris-gris.
Les occupations de Naba Sanom sont peu sérieuses ; elles consistent à recevoir des visites pendant presque toute la journée. Le matin, vers six heures, le tam-tam annonce que le naba vient de se lever. Lorsqu’il s’est lavé et réconforté par un repas, ses captifs et ses femmes vont le saluer chez lui. Vient ensuite le tour des étrangers, gens des environs, solliciteurs ou autres. Ceux-là s’accroupissent devant le lieu de réception jusqu’à ce que le naba daigne bien paraître. Dès qu’il y a beaucoup de monde, un des jeunes gens va prévenir le naba, qui arrive et s’assied sur son coussin, en jetant un regard aimable sur l’assistance pendant que tout le monde claque des doigts. Dès que Naba Sanom est assis, les solliciteurs et visiteurs se précipitent vers l’entourage, se jettent face contre terre en se couvrant la tête de poussière, puis chacun se relève et remet un cadeau plus ou moins important en cauries ou en vivres, selon ce qu’il sollicite. Les jeunes gens viennent ensuite dire au naba : « Un tel a apporté un sac de cauries ou une chèvre, ou un bœuf, il désire te parler ». Le naba remercie tout ce monde-là par un nif kendé (merci) et se retire chez lui ; il est bien entendu que même la cinquantième partie des solliciteurs n’arrivent pas à glisser ce qu’ils désirent. Ceux qui sont écoutés se sont d’abord adressés à un familier qui, après avoir été grassement payé d’avance, renvoie l’affaire aux calendes grecques en disant à l’intéressé qu’on s’occupera de cela prochainement. Cela m’a rappelé en petit ce qui se passe dans certaines administrations, où l’on classe également les affaires de cette façon.
Après s’être abreuvé de dolo et avoir plaisanté avec ses jeunes gens, il fait une seconde apparition et continue le manège jusqu’à la nuit tombante. Involontairement j’ai de suite comparé cette scène à celle qui se passe dans nos foires, où l’on attend aussi pour commencer le spectacle que le public soit plus nombreux ; mais on a au moins le plaisir d’entendre un[465] boniment qui laisse toujours un joyeux souvenir parmi les curieux, même quand on a quelque peu abusé de leur crédulité.
Les jours de marché, la recette est bonne : on apporte de tout, aussi bien du mil que des pelles ou des arachides, et tout est accepté, on s’en rapporte à la générosité du client, car ce sont des clients, comme les passagers des paquebots, des messageries maritimes, sont les clients naturels de cet autre monarque noir, d’heureuse mémoire, le roi de Dakar !
Le vendredi, les naba des villages qui constituent Waghadougou viennent tous saluer Naba Sanom, et tous les lundis il monte à cheval et fait une promenade aux environs, accompagné de ses fidèles jeunes gens et des tam-tams.
On comprend facilement qu’avec des journées aussi bien remplies il est difficile à ce monarque de s’occuper utilement des affaires intérieures et extérieures de son pays, aussi le Mossi est-il dans une période de décadence qui ne fera que s’accroître avec le temps.
Les Mossi sont loin d’être capables actuellement de mener des expéditions comme celles qu’ils firent au commencement du XIVe siècle contre Tombouctou, comme le relate Ahmed Baba (Tarich es-Soudan). J’aurai du reste, plus tard, l’occasion de parler plus longuement de la situation politique du Mossi.
J’eus d’abord des relations fort amicales avec Naba Sanom, surtout les cinq ou six jours qui suivirent la distribution des cadeaux que je lui fis. Il m’offrit à plusieurs reprises des kolas et du dolo ; il me fit venir plusieurs fois pour voir mon fusil de chasse et une de mes armes de guerre. Ces relations semblaient devoir se continuer, lorsque, à la suite d’un entretien où je lui communiquai mon désir de continuer ma route vers le nord, il changea brusquement de procédés à mon égard et refusa même de me recevoir.
Interrogé par lui sur ce que je comptais faire dans le Yatenga, je lui fis expliquer que, ce pays étant un lieu important de production et d’élevage de chevaux, il serait intéressant pour nous de connaître les méthodes d’élevage afin de les mettre au besoin en pratique dans nos possessions de l’autre côté du Niger. Cette proposition ne semblait d’abord soulever aucune difficulté, lorsqu’il me fit dire, quelques jours après, que le Yatenga[117] lui appartenait, que c’était le même pays qu’ici et qu’il ne pouvait m’autoriser à y aller. Il refusa de même de me donner la permission de me diriger[466] vers l’est. Mieux que cela, un soir, sans raison, il m’envoya un bœuf et une petite captive de six à sept ans avec l’ordre de me disposer à quitter le lendemain Waghadougou.
Ici je dois entrer dans quelques détails rétrospectifs qui se rattachent à cet incident. Dès mon arrivée ici, je m’informai d’une bonne monture à acheter et de deux ânes destinés à remplacer les quatre ânes perdus à Ladio.
Dès que Naba Sanom apprit que j’avais besoin d’animaux, il m’envoya un nommé Idriza (Edrizi) pour me dire que je n’avais nullement à m’inquiéter de ces détails, qu’il était désireux de faire l’acquisition d’une coupe de soierie semblable à celle que je lui avais donnée, ce qui me permettrait de me procurer les cauries nécessaires à l’achat de mes animaux.
Je proposai à Idriza d’offrir cette soierie à Naba Sanom. Idriza protesta au nom de son maître, disant que le naba refusait d’accepter un autre cadeau. La pièce de soie fut évaluée à 300000 cauries, prix qui fut accepté. Le naba me remercia et me fit dire qu’il allait s’occuper de me procurer les animaux, et qu’ensuite nous compterions ; il serait facile de régler la différence de prix en cauries ou en marchandises.
Lorsque Naba Sanom m’envoya l’ordre de partir, il était donc mon débiteur d’une somme relativement forte. Le voyant agir d’une façon aussi peu délicate, je lui fis demander de vouloir bien me régler avant de partir ou de me rendre mes marchandises, afin de me permettre de me pourvoir ailleurs d’animaux. Le naba m’envoya alors l’imam pour protester de son amitié pour moi. « Jamais, dit-il, je n’ai envoyé l’ordre de partir à ce blanc, je ne puis tolérer qu’il aille vers le nord et vers le Haoussa, mais je lui donnerai, quand il m’en fera la demande seulement, un chemin à son choix sur Salaga. Je vais dès maintenant me mettre en mesure de le pourvoir des animaux que je lui dois. »
Hélas ! j’attendis vingt longs jours les deux ânes qu’on avait, disait-on, envoyé querir au loin, Naba désirant me donner deux bêtes splendides. Et quels ânes je reçus ! Deux misérables bêtes dont n’importe quel marchand se serait gardé de faire l’acquisition.
Je ne lui gardai pas rancune, nous étions même les meilleurs amis, je comptais sous peu que Naba Sanom signerait un traité avec moi, comme il me l’avait promis dans une entrevue au cours de laquelle je l’avais amené à demander notre protectorat, lorsque brusquement il m’envoya de nouveau l’ordre d’avoir à quitter Waghadougou. A partir de ce moment il me fut impossible de communiquer avec lui. Il refusait de me recevoir et me fuyait : j’étais devenu suspect. Il fallait me résigner à partir.
[467]On pourrait supposer que c’est parce que je suis Européen que Naba Sanom a agi de cette façon. Pas le moins du monde. Je n’ai tout simplement pas fait exception à ce principe du naba, que tout individu venant à Waghadougou avec des marchandises quelconques doit, outre des cadeaux, lui en laisser une partie.
Vient-il par hasard des marchands de chevaux du Yatenga, ou des marchands d’étoffe du Haoussa, vite il les appelle, achète ce qui lui convient sans regarder au prix (20 ou 30 captifs, cela lui est égal), puisqu’il ne règle jamais. Quelques-uns, en patientant six mois à un an, ont réussi à en tirer la dixième partie de ce qu’ils lui ont vendu ; ceux-là peuvent s’estimer très heureux. A ce propos je citerai l’aventure qui arriva à Karamokho Mouktar, chef de Ouahabou. Ce musulman envoya, il y a trois ans, à Naba Sanom 100 captifs pour recevoir en échange 30 beaux chevaux. Naba Sanom accepta les captifs, reçut fort bien les envoyés, les hébergea pendant quelques jours, puis les laissa de côté. Non seulement ces gens-là n’ont pas encore reçu un seul cheval, mais le naba les empêche de regagner le Dafina. Ces Dafing en ont pris leur parti ; ils font des lougans ici. « Peut-être, se disent-ils, quand ce chef sera mort, pourrons-nous nous en retourner ! »
Cette façon de procéder du naba est une des causes qui placent Waghadougou au second plan, et qui font de Mani la capitale commerciale du Mossi.
Parmi les raisons pour lesquelles on a refusé de me laisser continuer ma route, on m’a donné celle-ci : les uns me faisaient entendre que c’était parce que Boukary Naba se disait mon ami et m’avait donné un cheval. D’autres prétendaient que je me présentais devant le naba la tête couverte et sans me prosterner devant lui. Il y a certainement des personnes qui pourront m’accuser de fierté mal placée en cette occurrence. Peu importe ; j’estime qu’un blanc, quel qu’il soit, voyageant dans ces pays, ne doit pas se prosterner devant un roi noir, si puissant qu’il soit ; il faut que partout où un blanc passe il inspire le respect et la considération, car si jamais plus tard l’Européen doit venir ici, il devra y venir en maître, constituer la classe élevée de la société, et n’avoir pas à courber la tête devant les chefs indigènes, leur étant infiniment supérieur sous tous les rapports. Du reste un Européen vaut certes un musulman indigène, et ces derniers ne se prosternent pas devant le naba.
Pour moi, la vraie raison qui m’a empêché de continuer ma route est l’annonce de l’arrivée prochaine à Waghadougou d’une autre mission[468] européenne[118]. Ma présence ici faisait croire que j’étais l’avant-garde d’une forte expédition militaire, c’est ce qui a éveillé la méfiance de ce roi ignorant[119].
Le 10 juillet au soir, je quittais Waghadougou en compagnie de deux jeunes gens qui devaient me servir d’escorte. Comme on me fit prendre un chemin parallèle à celui que j’avais suivi pour venir, je m’informai auprès d’Idriza si Naba Sanom avait changé d’idée et ne désirait plus que je me rende à Salaga, comme il me l’avait toujours promis.
« Pas du tout, me répondit-il. En sortant de Waghadougou, ce chemin change de direction. Il va bien à Salaga. » Interrogé sur l’itinéraire que j’avais à suivre et les noms des villages à traverser, cette canaille eut l’audace de me citer une série de villages qui n’existent pas. Une demi-heure après, il n’y avait plus de doute pour moi : je faisais route sur la résidence de Boukary Naba.
Ma boussole et mon arrivée à Nakhla me le confirmèrent bientôt. Je n’avais qu’un parti à prendre, me soumettre à la décision de Naba Sanom et continuer ma route, bien heureux de ne pas me voir retenu indéfiniment à Waghadougou.
Le retard dans la végétation, que j’ai signalé, n’existe que pour Waghadougou, car dès qu’on est seulement éloigné d’une dizaine de kilomètres, l’aspect des cultures change complètement : au lieu de trouver le mil et le maïs à peine sorti de terre, il atteint déjà deux mètres de hauteur aux abords des villages. A Saponé le marché était plus amplement fourni de denrées qu’à Waghadougou ; je trouvai à y acheter une bonne provision de gombo[120] frais qui apportèrent pendant quelques jours un appoint nouveau à ma modeste table.
C’est bien tristement que je chemine sur la même route que j’ai parcourue[469] si plein d’espoir il y a un mois. Alors j’espérais qu’avec la protection du chef du Mossi je pourrais gagner le Niger ou au moins raccorder mes travaux à ceux de Barth, mais à présent je me demande ce que je vais devenir si, pour comble de malheur, Boukary Naba, pour plaire à son frère, me retire son amitié et me force à continuer ma route par le Gourounsi sur Ouahabou.
C’est dans cette disposition d’esprit que j’arrivais le samedi 13 juillet devant l’habitation de Boukary Naba. Il pouvait être environ huit heures du matin. Les captifs et le personnel, dès notre arrivée, évitèrent de parler à mes hommes ; quelques-uns se détournèrent de leur chemin pour ne pas avoir à nous saluer. Tout cela me paraissait de mauvais augure, d’autant plus qu’il y avait au moins une demi-heure que j’étais arrivé et que Boukary ne m’avait pas encore fait appeler. J’étais dans une pénible situation d’esprit et bien découragé, lorsque, à ma grande surprise, je reçus deux plats d’excellente viande chaude et une grande calebasse de lait aigre. De plus, Boukary me faisait dire de reprendre mon ancien campement, de m’y installer et d’aller le voir après m’être réconforté.
Dès que Boukary me vit m’avancer vers sa case, il vint au-devant de moi, me tendit les deux mains et, avec son gros rire, me dit : « Eh bien, lieutenant, comment trouves-tu Waghadougou et mon frère ? » Il me fallut lui raconter tout ce qui m’était arrivé depuis que je l’avais quitté. Boukary ne me cacha pas son étonnement quand il apprit que son frère avait refusé de me laisser continuer ma route.
Il en fut même très peiné, et comme il ne pouvait pas m’assurer de route vers le nord, il me promit de me faire gagner le Gambakha. Puis il m’informa qu’il n’exécuterait pas l’ordre de son frère qui lui prescrivait de me faire diriger, sans m’arrêter, sur Ouahabou. Sur ses instances je dus accepter l’hospitalité pendant quelques jours.
Durant mon séjour à Banéma, Boukary Naba ne se départit pas une seule fois de sa ligne de conduite, très digne de la part d’un noir, d’autant plus qu’il est excessivement rare de rencontrer un nègre assez indépendant d’idées pour ne pas renier ceux qui déplaisent au souverain. Il me traita avec beaucoup de bienveillance, et me fit parvenir tous les jours des vivres et de la viande. Ayant appris que j’aimais le gombo, il eut même la délicatesse d’envoyer tous les jours un cavalier en prendre à Dakay.
Un de mes deux chevaux étant mort en arrivant à Banéma, et comme Boukary savait que je n’avais pu me procurer de monture à Waghadougou, il me fit cadeau d’un deuxième cheval assez fort, d’une valeur d’environ 240000 cauries (380 francs).
[470]Il est très regrettable pour moi qu’à mon arrivée dans le Mossi je n’aie pas trouvé Boukary Naba au pouvoir, il m’aurait certainement facilité mon voyage vers le Niger ; et si jamais il arrive au trône, il aidera de tous les moyens dont il dispose le voyageur européen qui passera chez lui. Cet homme a les idées larges, il aime le progrès et serait tout disposé à écouter les conseils d’un blanc. Tout en étant d’une intelligence au-dessus de la moyenne chez les noirs, il se considère comme bien inférieur à l’Européen.
Pour un héritier du trône, puisque la succession dans le Mossi n’a lieu de père en fils que lorsque la ligne mâle collatérale est épuisée, Boukary n’a pas une position bien brillante. Naba Sanom, dans la crainte de le voir se créer quelque réputation par les armes et augmenter ainsi le nombre de ses partisans, ne l’a jamais nommé naba du moindre centre et ne lui a jamais confié une expédition. Bien mieux, quand le malheureux a résidé pendant quelques années sur une frontière, son frère le déplace pour l’envoyer ailleurs. Depuis dix-sept ans, Boukary mène une vie errante, n’ayant pour ainsi dire pas de chez-soi. Comme les sept autres nabiga ses frères, Boukary n’a pas de ressources et n’a même pas le bénéfice de recevoir, de temps à autre, les offrandes de quelques gros villages. Pour subsister et tenir un certain rang, il est forcé de vivre de pillage et même de brigandage.
Ses cavaliers, de temps à autre, font irruption dans la banlieue de quelque village du Gourounsi ou du Kipirsi et s’emparent par surprise des habitants occupés aux cultures ou à chercher du bois. Ses gens vont aussi isolément s’embusquer sur les chemins et font captif tout individu qui passe à leur portée. Cette façon de procéder a valu une mauvaise réputation à Boukary Naba. Cependant les gens qui réfléchissent lui pardonnent, connaissant la situation que lui fait son frère ; malgré cela, il a de nombreux partisans, et beaucoup le verraient avec plaisir arriver au pouvoir.
Les partisans de Boukary répètent à l’unisson que Naba Sanom, étant sans postérité, se soucie fort peu du gouvernement de son pays et de ce qui adviendra dans l’avenir, tandis que Boukary, avec ses nombreux enfants, offrirait plus de garanties.
Pendant mon deuxième séjour à Banéma, Boukary, connaissant mon horreur pour le pillage et l’esclavage, et craignant de me déplaire, fit partir de nuit et sans me prévenir deux expéditions : l’une dans l’ouest sur Nabouli et l’autre vers le sud sur Baouér’a. Dès dix heures du matin, le lendemain, le retour des cavaliers fut annoncé par des coups de fusil.[473] Bientôt après apparut une file d’esclaves des deux sexes attachés l’un derrière l’autre à l’aide d’une corde passée autour du cou. L’expédition de Nabouli ramenait dix-sept esclaves ; celle de Baouér’a, cinq seulement, et un âne chargé de sel et d’un peu de cotonnade. Dès l’arrivée de ces malheureux, on les fit boire, et, à l’aide de maillets, on leur retira les bagues et les anneaux de cuivre qu’ils portaient au bras et aux jambes ; ensuite eut lieu un classement en trois catégories :
1o Les hommes formèrent un lot destiné à être vendu de suite, de crainte qu’ils ne se sauvassent ; ils furent conduits, séance tenante, à Sakhaboutenga pour être échangés contre du sorgho pour les chevaux, du mil pour le personnel et de la poudre.
2o Un second lot, comprenant les femmes, fut mis en réserve pour acheter des chevaux.
3o Enfin un troisième lot, comprenant les enfants en bas âge, les jeunes filles et jeunes gens, fut réparti entre les guerriers et pris en charge par eux. Les gamins seront employés jusqu’à nouvel ordre comme palefreniers des guerriers ; ceux qui seront reconnus capables de rendre plus tard des services et réputés dociles seront conservés. Les autres seront revendus à la première occasion. Les petites filles sont données en mariage aux guerriers qui se sont distingués.
Dès le 18, je demandai à Boukary de me mettre en route, mais il me pria de différer mon départ de deux jours, désirant me faire faire connaissance avec son jeune frère, Salifou, qui devait arriver le surlendemain. Nabiga Salifou, comme Nabiga Masy, est un jeune homme très bien élevé. Dès son arrivée il me rendit visite, fit tuer un bœuf à mon intention et m’envoya quelques autres provisions. Ce jeune homme ne ressemble ni comme extérieur ni comme caractère à Naba Sanom ; la distinction de ces jeunes gens offre un contraste frappant avec les manières rustres de Naba Sanom, leur aîné.
Comme c’était convenu, Boukary Naba devait me diriger le lendemain par un chemin parallèle à la frontière du Gourounsi vers Béri, où je devais rallier le chemin Waghadougou-Gambakha. Salifou, en dissuada Boukary, l’informant qu’il avait appris en route que Naba Sanom avait donné l’ordre de me faire rebrousser chemin si j’essayais de gagner le Gambakha par cette voie. Boukary se vit donc forcé, à son grand regret, de me diriger sur Bouganiéna sans pouvoir satisfaire à mon désir de ne pas rentrer de nouveau dans le Gourounsi.
La veille de mon départ, il m’envoya trois jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans en exprimant le désir de me les voir épouser. Il s’excusa[474] près de moi de ne pas être assez riche pour me faire un plus beau cadeau. Passer brusquement du célibat à un triple mariage me parut un peu excessif ; je fis part de mes scrupules à Boukary Naba, et lui en renvoyai deux, n’en gardant qu’une pour faire la cuisine à mes hommes.
Ce ne fut pas aisé de refuser la main de ces jeunesses, Boukary tenait absolument à cette union. On trouva cependant un terrain d’entente : il fut décidé que je ferais épouser les trois femmes par mes serviteurs les plus dévoués.
Ces malheureuses étaient complètement nues. On voyait cependant qu’elles avaient l’habitude d’être vêtues, car elles étaient toutes honteuses, et dès qu’elles eurent les mains libres, elles se couvrirent de feuilles. Une d’elles seulement était tatouée, toutes les trois avaient des incisions entre les seins, et les dents de devant limées. Elles appartenaient l’une à la tribu Gourounga-Kassanga et les deux autres à la tribu Gourounga-Youlsi.
Je leur distribuai à chacune trois coudées de guinée pour se faire un pagne et leur donnai un petit collier de perles.
Dans l’espoir de les voir s’évader la nuit, leur village n’étant éloigné que de 15 kilomètres de Banéma, je négligeai de les faire attacher et empêchai mes hommes d’exercer une surveillance sur elles.
Le lendemain, à ma grande stupéfaction, mes nouvelles pensionnaires, sans recevoir d’ordres, se mirent à chercher de l’eau et à préparer les aliments de mes hommes, absolument comme si elles avaient fait partie de mon personnel depuis un an.
Si ces pauvres femmes ont si promptement renoncé à leur liberté, c’est que dès leur arrivée elles ont été traitées avec bienveillance dans mon camp. Décemment vêtues et relativement bien nourries, elles n’en demandaient pas davantage. Elles ont très bien compris que nos hommes ne les traiteraient pas, comme cela a lieu par ici, comme des bêtes de somme, des brutes ou des animaux de production.
Je me mis en devoir de les marier et de les baptiser, car, ne les comprenant pas, il était difficile de savoir leur nom. A Fondou, le plus âgé de mes hommes, je donnai la femme kassanga, qui fut appelée Miriam ; à Birima, une Youlsi qui fut nommée Tenné (de altiné, « lundi »), et à Mamourou échut l’autre, qu’il demanda à appeler Arba (qui veut dire en arabe : quatre, et en mandé : jeudi).
Le mariage eut lieu séance tenante. Je fis successivement les fonctions de tuteur, de prêtre et d’officier de l’état civil. La publication des bans et autres formalités furent naturellement laissées de côté. Je les dotai de[475] quelques étoffes, une couverture, quelques grains de corail et de bracelets. Plusieurs milliers de cauries, une calebasse de kola et de la volaille permirent au personnel de faire le repas de noce.
Mon convoi se composait, avec ces nouvelles recrues, de sept hommes, les trois femmes et Haïda, la petite fille que m’a donnée Naba Sanom. Cette pauvre petite était d’une maigreur effrayante quand on me l’a amenée à Waghadougou. Pendant le premier mois, elle n’a fait que manger et dormir. Nous ne savions pas son nom et il était impossible de l’interroger ; je l’ai baptisée Aïda, nom que mes noirs ont transformé en Haïda.
[476]Comme la clef de toutes les langues, ou, pour mieux m’exprimer, le premier mot qu’il faut savoir est : Comment cela s’appelle ? ou : Quel est son nom ? cet interrogatif est essentiel. Je me demandai comment je pourrais l’apprendre dans la langue de la petite Haïda. J’eus l’idée de lui faire voir ma montre. Sa première parole en la voyant fut : O kan. J’ai supposé que c’était : Qu’est-ce que c’est ? Et, après lui avoir dit : Montre, à mon tour je lui ai fait voir plusieurs objets en lui disant : O kan. A chaque interrogation elle me donnait le nom de l’objet. J’ai ainsi pu constituer un petit vocabulaire comprenant les choses usuelles de la vie et lui apprendre assez rapidement à parler le mandé.
Dimanche 22 juillet. — Je n’ai pas voulu quitter Boukary Naba ce matin sans lui donner ma jumelle, qu’il envie depuis si longtemps. Jamais je n’ai vu un homme aussi heureux que lui. Il y regarde par le gros bout et assure, avec un sérieux comique, à son auditoire qu’à l’aide de cet instrument il voit tout ce qui se passe à Waghadougou !!!
Les adieux furent touchants et je reçus ses vœux de bon retour vers le Nasaratenga (pays des blancs). J’ai été accompagné à cheval par Salifou jusqu’au ruisseau de Banéma ; là nous dûmes décharger les animaux : le cours d’eau s’était changé en une véritable rivière, actuellement il n’y avait pas moins de 1 m. 50 d’eau. D’après les renseignements que j’ai recueillis à Bouganiéna sur la direction de son cours, cette rivière serait l’origine d’un grand affluent de la Volta que l’on nomme Baliviri[121], et qui sert de limite entre le Gourounsi et le Gambakha vers Oual-Oualé.
La route entre Banéma et Bouganiéna est entièrement déserte ; il ne se fait actuellement aucun commerce entre cette partie du Gourounsi et le Mossi. Presque toutes les communications ayant lieu par Baouér’a et Dakay, nous ne rencontrâmes des habitants que dans les cultures aux abords de Bouganiéna. Plusieurs me reconnurent. Mon ancien hôte Sénousi Sâfo, chez lequel je descends, me fait un excellent accueil. De toutes parts, les habitants viennent me serrer la main et m’inviter à m’installer chez eux, espérant, disaient-ils, que je passerai ici le restant de l’hivernage.
Telle n’était pas mon intention, et dès mon arrivée je cherchai un chemin vers Salaga et ensuite un compagnon de voyage. Comme j’acquis la certitude que Krauss, en revenant de Bandiagara, avait fait retour vers Salaga par Sati, Oua-Loumbalé et Oua, et qu’à Waghadougou on n’avait pas pu m’affirmer si ce voyageur était venu de Salaga par Oual-Oualé ou par Gambakha, j’étais très embarrassé sur la direction à suivre, voulant à tout[477] prix éviter de parcourir un itinéraire déjà connu. Comme il y avait doute pour Oual-Oualé, j’optai pour cette direction.
On me présenta d’abord cette entreprise comme téméraire, le chemin étant réputé impraticable depuis que quelques chefs de village ont pillé des marchands de kolas ; mais, sur l’avis de quelques anciens, on me traça un itinéraire qui m’évitait de passer par les villages hostiles et qui déviait de la route suivie habituellement. La difficulté consistait à trouver un individu qui m’accompagnât jusque dans le Dagomba. Je m’adressai à cet effet à une sorte d’aventurier, nommé Idrisa, dont j’avais fait la connaissance à Dallou. Ce dernier consentit à m’accompagner moyennant la valeur de trois captifs, moitié payable à Bouganiéna, moitié à mon arrivée à Oual-Oualé ; mais, une fois l’arrangement terminé, il se ravisa, quelques peureux lui ayant fait entrevoir ce voyage comme assez périlleux pour[478] qu’il n’en revînt pas. Je ne parvins plus à le décider, même en lui offrant le double de ce qui avait été convenu.
L’imam, sur ces entrefaites, me fit faire connaissance avec un jeune homme de Baouér’a, nommé Isaka, qui m’offrit de me conduire dans son village et de me faire recommander successivement par les chefs de village jusqu’à Koumoullou. Le départ fut fixé au mercredi 25 juillet.
On éprouve de grandes difficultés à se renseigner sur les routes et les distances dans le Mossi. Les indigènes comptent des étapes prodigieuses, de 35 à 40 kilomètres, et ils ont la réputation de les faire. En réalité, en voyageant avec eux j’ai pu constater qu’ils marchaient comme tout le monde, et qu’en somme une étape de 25 à 28 kilomètres était une grosse étape, même pour les Mossi.
Beaucoup de villages de culture, même assez importants, n’ont pas de nom et sont simplement désignés sous le nom de wouiri. Ils se servent aussi souvent du mot tenkaï pour le désigner ; cette appellation veut dire : « Ce n’est pas une résidence de naba » (ten, résidence de naba ; kaï, pas). C’est le Tanguï que Barth a noté à profusion dans ses itinéraires par renseignements à travers le Mossi. Une autre erreur de Barth, c’est d’avoir fait une différence entre l’appellation Natenga et Waghadougou, qu’il a pris pour deux endroits différents. Natenga est un terme dont on se sert très souvent pour désigner Waghadougou ; il veut dire « capitale » ; c’est l’abréviation du mot naba tenga, « village du souverain ». Ce même voyageur a aussi souvent confondu la frontière d’un pays avec sa capitale. Ainsi il donne les itinéraires partant du Mossi vers le Yatenga ou le pays de Kong comme aboutissant à une ville nommée Yatenga[122] et à une autre nommée Kong, tandis que son itinéraire s’arrête, d’une part, à un centre qu’il nomme Yatenga et, d’autre part, aux frontières des États de Kong.
★
★ ★
Le peu de temps que j’ai passé dans le Mossi ne me permet pas de rapporter autant de renseignements que j’aurais voulu en recueillir sur ce pays.
J’ai été en outre très mal secondé comme interprète. L’explorateur venant de l’ouest se trouve moins bien favorisé sous ce rapport que celui qui viendrait du sud (Salaga ou tout autre point), en ce sens que l’on peut considérer le fleuve de Boromo (la Volta Rouge) comme la limite extrême[479] des pays où l’on rencontre assez souvent des gens parlant le mandé, tandis que de Salaga au Mossi on peut se faire comprendre avec le haoussa, le mossi ou le foulbé.
En entrant dans le Gourounsi on se trouve en présence d’un autre groupe de langues et l’on n’y rencontre pas d’individus parlant le mandé. Il en est tout autrement quand on quitte Salaga. Là on peut trouver d’excellents auxiliaires auprès des Haoussa et des Mossi, de sorte qu’en entrant dans le Mossi on est déjà familiarisé avec cette langue. L’étude du mossi n’est cependant pas indispensable, car à peu près partout il y a des Haoussa et des gens du Bornou établis dans les villages un peu importants. Il suffirait donc, pour faire voyage utile de Salaga au Mossi, de savoir parler le haoussa, qui est une langue avec laquelle il est aisé de se familiariser, car on trouve en Europe d’excellents ouvrages sur le haoussa : Schœn, Barth, Leroux, Faidherbe, Tautain, etc.
Je tombais donc dans le Mossi sans interprète et sans savoir parler. Il fut encore très heureux de trouver à Waghadougou, parmi les hommes de Karamokho Mouktar qui y sont retenus prisonniers, un jeune homme du Dafina sachant s’exprimer en mossi et en mandé.
La situation difficile dans laquelle je me suis trouvé quand la défiance de Naba Sanom s’est manifestée à mon égard m’empêcha de faire beaucoup de progrès dans la géographie du Mossi. Vers la fin de mon séjour, cependant, je commençais à savoir m’exprimer suffisamment en mossi pour demander les choses indispensables ; j’ai réussi ainsi à noter plusieurs itinéraires et à me procurer les quelques renseignements que je donne ci-dessous.
Le Mossi ou pays de Mor’o, مُغوُ (mo, radical, nom du peuple ; r’o, affixe équivalant au ga ou ba du mandé qui veut dire, dans beaucoup de pays : gens de), est limité à l’ouest par le Gourounsi et le Kipirsi, dont nous avons déjà parlé.
Il est séparé au nord-ouest du Fouta macinien par le Yatenga.
Au nord, le Mossi touche au Djilgodi, à l’Aribinda et au Libtako, pays traversés par Barth, qui en a donné une remarquable description dans sa relation de voyage.
A l’est, ses limites s’étendent jusqu’au Gourma ou territoire des Bimba et au Boussangsi, dont il est séparé par la branche orientale de la Volta, et enfin, au sud, le Mossi touche au Mampoursi.
Le Mossi est divisé en de nombreuses confédérations plus ou moins indépendantes, dont les naba sont les vassaux de Naba Sanom.
Les principaux vassaux sont : les naba de Yako, de Mani, de Kaye, de Ponsa,[480] de Boussomo, de Djitenga, de Ganzourgou, de Béloussa, de Sakhaboutenga, de Dakay, de Doullougou, de Tiéfakhé, de Béri, de Tangourkou et de Yanga, etc.
Dans cette nomenclature, plusieurs postes de naba sont occupés par des frères ou fils de frères de Naba Sanom ; alors ils portent le titre de nabiga (nababiga, enfants de chef).
Le Mossi se trouve en relations avec les pays limitrophes par une série de chemins dont l’importance commerciale varie avec les centres et les pays qu’ils desservent.
La voie de communication la plus importante est celle qui alimente de sel le Mossi. De Waghadougou elle se dirige par Djitenga, Yako ou Mani sur Ouadiougué (capitale du Yatenga), pour de là se rendre par Bandiagara (capitale du Macina) à Sofouroula, le grand entrepôt du sel de Taodéni de la région, ou encore sur le Gharnata et le Djimbala.
Cette route est une des plus fréquentées ; elle est rarement soumise au pillage, mais elle n’est pas toujours praticable, à cause d’une sourde hostilité qui règne en permanence entre le naba du Yatenga et Naba Sanom, mais qui ne prend un caractère hostile qu’à certaines époques. Le meilleur poste d’observation pour les marchands est Mani ou Yako. Ils y séjournent toujours pendant quelques jours avant d’opter pour la traversée du Yatenga ou la route de Djibo et Douentsa. Cette route est aussi interceptée quelquefois, à cause des opérations militaires du Fouta et du Macina en général, contre le Djimbala et les incursions des Maures du Fermagha.
La route directe de Waghadougou à Douentsa et Tombouctou passe à Djitenga, Mani et Djibo. Une autre plus à l’est passe à Boussomo et Kaye, et rejoint la précédente à Sourgousouma.
Ce sont les voies commerciales naturelles du sel et du kola.
Plus à l’est, le Mossi se met en communication avec le Libtako, et Dôre par Boussomo et Ponsa ; à Marraraba, à trois étapes au sud de Dôre, la route se bifurque pour se diriger à l’est sur Dôre et à l’ouest sur Kora et Lamorde dans l’Aribinda.
Barth, dans ses itinéraires, dit que Marraraba veut dire, en haoussa : « à moitié chemin », et qu’il serait curieux de savoir quel est le lieu dont Marraraba est le point central et intermédiaire.
C’est une erreur.
Marraraba veut dire, en haoussa : « bifurcation, embranchement », c’est le mot mandé faraka, il veut dire, en arabe vulgaire, « divisé ». Il est plus que probable que Marraraba est le nom donné par les Haoussa, mais que les autochtones désignent ce village sous un autre nom.
[481]Le Haoussa est en relations avec le Mossi par une route fréquentée aussi, sur laquelle cependant je n’ai pu obtenir que des renseignements très vagues. Ce que je sais, c’est qu’elle passe à Ganzourgou et à Béloussa. A Zebbo (Yagha), elle rejoint l’itinéraire suivi par Barth quand le voyageur s’est rendu de Say à Lamorde.
Le Gourma ou territoire des Bimba (nom des indigènes du Gourma) communique de Noungou (capitale du Gourma) avec Waghadougou, par Bélounga et Koupéla. C’est une route peu fréquentée. Le caractère des Bimba est très belliqueux. Ce sont des peuples divers qui se rattachent ethnographiquement aux Mossi et aux Gourounga.
Vers le sud, reliant Waghadougou à Salaga, il n’y a pas de chemins bien définis, bien arrêtés. Les Gourounga sont pillards. La rapacité des chefs est excessive. Les marchands changent d’itinéraires très souvent ; les grandes escales sont cependant toujours à peu près les mêmes : ainsi Koupéla, Tangourkou et Yanga d’une part ; Béri, Surma, Souaga, d’autre part ; ainsi que Doullougou, Poukha, Pakhé ; et Baouér’a, Koumoullou, Pakhé, Korogo sont autant de centres qui jalonnent les voies de communication les plus importantes, sur lesquelles se dirigent indifféremment les marchands. On peut dire qu’ils sont comme les cases d’un vaste échiquier desquelles on gagne d’un point un autre en cherchant la sécurité pour se porter sur Oual-Oualé, Gambakha, Yendi et Salaga.
Les routes du Dafina, nous les avons décrites plus haut ; là aussi on cherche à louvoyer pour gagner, à travers le Dafina, Bobo-Dioulasou et Kong, ou encore Oua, Bouna, Kintampo et Bondoukou.
Le parcours de ces routes dépend essentiellement des incidents de la guerre ; le plus sage parti à prendre est de s’appuyer sur les tribus les plus fortes, c’est le seul moyen de passer. On ne peut pas dire qu’il existe une artère préférable à l’autre, elles se valent toutes ; la sécurité est un vain mot sur les chemins qui mènent au beau pays de Mossi.
Les limites du Mossi ne paraissent pas s’être jamais étendues beaucoup plus au nord qu’actuellement, quoique Ahmed Baba mentionne qu’en 1329 (?) le roi du Mossi s’empara de Tombouctou et mit la ville à feu et à sang. Cette date, qu’il n’affirme pas, me paraît en effet erronée, car si c’est vers 1326 que Tombouctou fit sa soumission à Mansa Mouça, roi du Mali, il me paraît difficile que trois ans après, les Mossi aient réussi à s’en emparer ; d’autant plus que les Mandé paraissent y avoir fait un assez long séjour. C’est en effet sous le règne de Mansa Mouça qu’Isaac de Grenade éleva la grande mosquée, dite Djemmâa el-Kébira. Ce même roi y construisit également un palais dont l’emplacement est encore connu.[482] Cette résidence royale portait le nom de Madougou. Il est plus logique de supposer que les Mossi faisaient alors partie du sultanat de Mali, et que c’est vers 1326, avec les Mandé ou sous leurs ordres, qu’ils s’emparèrent de cette ville. Du reste, un peu plus loin le même écrivain dit que le roi du Songhay, Ali Killoun ou Killnou, se reconnaissait vassal du Mali, et que Tombouctou fut pendant cent ans sous la domination du Mali. Les Mossi ont dû rester assez longtemps après en contact avec les Touareg[123], puisqu’ils ont adopté en partie leur costume et qu’ils se servent comme eux du sabre à poignée en croix. Ils ont dû commencer à se retirer vers le sud sous le règne de l’Imoschar’A’Kil (1433), et compléter leur retraite devant l’arrivée des Songhay, sous Sonni Ali (1468) et surtout sous Askia, en 1498, qui battit Nassi, roi du Mossi, pilla et ravagea entièrement son pays.
Au moment de la prise de Tombouctou par les Mossi, il y avait probablement longtemps que des Mandé étaient fixés chez eux. Djenné n’est pas loin du Mossi, et sous Mari Diata ou Diara (1260) Djenné était presque exclusivement fréquenté et habité par des Mandé. Ce qui m’autorise à faire cette supposition, c’est qu’on trouve dans le mor’[124] quelques mots d’origine mandé ; on voit très bien qu’il y a eu contact.
Ils possédaient aussi déjà, au moment de la conquête de Tombouctou, la vilaine petite selle mandé avec toutes ses imperfections, car s’ils étaient arrivés sans chevaux, et par conséquent sans selles, chez les Touareg et chez les Songhay, ils n’auraient certes pas manqué d’adopter l’élégante selle en usage chez ces deux peuples et dont j’ai vu des échantillons chez les cavaliers songhay de Gandiari.
Après la guerre d’Askia contre le Mossi, Ahmed Baba ne parle plus de ce pays que pour mentionner qu’en 1533 les Portugais envoyèrent de la Côte d’Or une ambassade au roi du Mossi, en lutte à cette époque avec le roi du Mali, Mandi Mouça.
Quant à la légendaire histoire du Wolof Bémoy, que les Portugais amenèrent à Lisbonne, il n’y a pas à s’y attarder. Ce Wolof raconta à Lisbonne que les Mossi avaient beaucoup d’analogie avec les chrétiens et que le roi portait le titre d’ogane. Ce récit fut pris au sérieux par quelques personnes qui voulaient voir dans le titre d’ogane la corruption du mot Johannes, et en conclurent que le premier roi du Mossi devait être l’apôtre Jean.
[483]Il est peu probable que les Mossi, en dehors de l’expédition sur Tombouctou, aient fait d’autres guerres importantes ; ce qui tendrait à le prouver, c’est qu’eux-mêmes affirment qu’à part les Mandé musulmans qui vivent au milieu d’eux, ils sont tous de même race.
Ils s’en vantent en faisant remarquer qu’ils sont environnés de peuplades à demi barbares qu’ils n’ont pas voulu annexer parce qu’ils ne sont pas de même famille. Je ne crois pas que ce soit le sentiment de l’homogénéité qui les ait guidés, c’est un tout autre mobile et un mobile qui n’est pas flatteur pour eux. Le Mossi n’a jamais annexé le Gourounsi, tout simplement parce qu’il ne pourrait plus le ravager ; si au contraire il vit en hostilité avec lui, il y trouvera son profit, puisqu’il aura toujours la ressource de capturer ses habitants. Je ne puis trouver de meilleure comparaison qu’en appelant le Gourounsi « le vivier du Mossi ».
L’aspect général des pays mossi que j’ai traversés pour me rendre à Waghadougou est celui d’une plaine élevée (altitude 900 mètres) dans laquelle on ne remarque même pas un léger plissement ; le sol est uniformément plat et entrecoupé de temps à autre de terrains marécageux ou de petits biefs pleins d’eau sans écoulement apparent.
A proprement parler, le Mossi ne compte pas de fleuve ni de cours d’eau importants.
J’ai cherché vainement où pouvaient se trouver les sources de la Schirba, rivière que Barth a traversée entre Say et Zebba, et j’ai acquis la certitude que ce cours d’eau est d’une importance tout à fait secondaire. Au moment où Barth l’a traversée, le 2 juillet 1853, la rivière avait 6 mètres de profondeur, mais c’était presque en plein hivernage, il y avait eu vingt et une pluies, dont plusieurs de grande durée. La rivière était donc déjà fortement gonflée. Du reste, sa largeur est de 100 pas, dit-il, ce qui fait 30 mètres au lieu de 200 mètres, comme cela est indiqué sur plusieurs cartes.
Cette largeur n’implique donc pas un cours très étendu, et si elle passe près de Koupéla, c’est à l’état d’un infinie ruisseau ; c’est pourquoi personne ne me l’a signalée dans mes conversations avec les marchands.
Le sol consiste en quartz, fer, argile siliceuse et granit. Ce pays m’a paru être habité et peuplé depuis fort longtemps, car je n’ai nulle part rencontré ce que nous appelons la brousse. Partout ce sont des cultures en exploitation ou des terrains anciennement défrichés dont on a momentanément abandonné la mise en œuvre, la population en ayant tiré ce qu’elle a pu jusqu’à épuisement. C’est un pays de culture et d’élevage par excellence.
[484]Le petit gibier est très abondant partout. Les gazelles les plus communes sont l’espèce appelée koulou en mandé, et une variété un peu plus grande, rayée de larges bandes de poil blanc parallèles à l’échine, qu’on nomme siné dans la même langue. Dans les marécages il y a des caïmans d’une petite espèce, dont la longueur ne dépasse pas 2 mètres.
Le netté et le cé sont très répandus. Parmi les cés j’ai vu des arbres portant des fruits d’une forme oblongue à très petit noyau ; ils sont bien charnus et constituent un excellent dessert. Je n’ai encore rencontré cette variété nulle part ailleurs.
On cultive le petit mil (sanio) et le sorgho blanc (bimbiri). Les bas-fonds sont utilisés pour la culture du riz, qui vient très bien et est aussi beau que le riz Caroline.
Le maïs n’est cultivé qu’aux abords des villages. Il en est de même de l’indigo, du coton et du tabac. Il est regrettable que ces trois dernières cultures ne soient pas poussées avec plus de vigueur ; ce sont des produits relativement chers, à l’aide desquels les Mossi pourraient se créer des ressources, surtout avec le tabac, qui est d’une qualité supérieure aux variétés que j’ai vues jusqu’à présent.
Partout où j’ai passé, les noirs m’ont vanté la richesse de production de chevaux et d’ânes du Mossi. Avant d’entrer dans ce pays j’étais persuadé que tous les chevaux qu’on rencontre dans les États de Kong étaient des produits du Mossi. Ce que les indigènes ne me disaient pas, c’est que les chevaux, s’ils viennent du Mossi, y ont passé en transit, si l’on peut se servir de cette expression.
Ils viennent tous du Yatenga, qui en prend peut-être lui-même une partie dans le Macina, dont il est voisin.
Il est incontestable qu’il y a des chevaux dans le Mossi, mais il n’y a pas ou peu de juments. Nous avons vu Boukary Naba aller à la fête à Sakhaboutenga avec vingt chevaux, dont cinq ou six ne lui appartenaient pas.
Dans ce dernier village il y en a peut-être autant. A Waghadougou, y compris les chevaux de Naba Sanom, il n’y a pas quarante bêtes. Il est vrai que le climat de Waghadougou a la réputation d’être funeste aux chevaux, et qu’il y en a peut-être plus ailleurs. A Mani, par exemple, on peut trouver assez facilement des chevaux, ce village n’étant éloigné que de deux journées de marche du Yatenga ; mais, tout compte fait, nous sommes bien loin des deux mille chevaux par-ci, des trois mille chevaux par-là qui, sur un signe de Naba Sanom, viendraient à Waghadougou.[485] C’est une fable. Si l’on voit quelques chevaux[125] dans les grands villages du Mossi, c’est qu’ils ne coûtent pas cher dans le Yatenga : 3 ou 4 captifs, d’une valeur moyenne de 60000 cauries chacun.
Les chevaux provenant du Yatenga qu’on voit ici sont de deux races bien distinctes.
La plus commune a, sans en avoir les qualités, tous les autres caractères du cheval arabe : tête fine, encolure courte, membres grêles et croupe fuyante, crinière et queue très longues. Les robes qu’on rencontre le plus souvent sont bai, alezan, gris, isabelle et rouan ; ces trois dernières variétés ont toutes du ladre au chanfrein. Il est rare de rencontrer des chevaux sans balzanes. Dans cette race il y a beaucoup plus de chevaux de rebut que de bêtes de prix ; c’est le cheval arabe dégénéré. Quand le poulain atteint un an, il est monté, ne se développe plus, s’enselle et est hors de service à l’âge où en Algérie et en France il commence à rendre des services.
[486]Comme dans toutes les régions soudanaises, les robes et les balzanes entrent en ligne de compte pour la valeur des chevaux ; il est même très curieux de voir que pour cela ils ont les mêmes croyances que les peuples musulmans.
Car, si l’on en croit le Prophète :
Il en est de même pour les balzanes. Les Mossi, comme le général Daumas, disent :
L’autre race, que nous pouvons appeler, jusqu’à plus ample information, cheval du Yatenga, n’a rien du cheval arabe. C’est une belle et forte bête, ayant les caractères de notre cheval de dragons, environ 1 m. 57 à 1 m. 62. Il se distingue par une tête fine et bien attachée, les membres inférieurs forts, bien musclés, un sabot large et la corne bien consistante, un beau poitrail large, la crinière et les crins de la queue courts. Les robes les plus communes sont : différents bai et alezan. C’est un véritable cheval de guerre, une bête que nous devrions avoir dans notre Soudan pour remonter nos spahis. Je suis persuadé qu’on doit mettre beaucoup de soins à les élever et que les saillies ne sont pas l’effet d’un hasard, comme cela a lieu en général. Les poulains ne sont pas montés trop jeunes non plus, et tous ont un très beau dessus ; malheureusement ces chevaux ne subissent aucun entraînement. En permanence au piquet et entravés même quand on les mène à l’abreuvoir, ils ne sortent et ne sont montés quelquefois que tous les huit jours, et encore ! De sorte que quand une bête semblable doit faire campagne ou marcher tous les jours pendant deux ou trois mois, même sans fatigue pour un animal un tant soit peu entraîné, elle dépérit et meurt. Les produits de ces deux races mélangées donnent un petit cheval court et robuste ayant les caractères d’un petit cheval de trait d’Europe.
Les naba qui possèdent deux ou trois belles bêtes de la race yatenga les font entourer de soins. Chaque animal a son captif, gamin de dix à douze ans, qui ne le quitte pas, et le tient en main à l’aide d’un licol et d’une cordelette en crin. Ces petits palefreniers les bourrent de fourrages, toujours[487] des graminées vertes, qu’ils leur introduisent de force dans la bouche, leur présentent de temps à autre un morceau de sel à lécher, et leur préparent des barbotages au son de mil. A l’aide d’une palette en cuir, ils chassent les mouches ; ils reçoivent le crottin et les urines dans une calebasse. Avec des ciseaux fabriqués dans le pays, on fait les crins et coupe les poils des oreilles, mais on ne sait pas faire les pieds : jamais un sabot n’est rogné. Tous les deux ou trois jours, les animaux sont graissés au beurre de vache ou au beurre de cé.
Les médications en usage contre la constipation ou le manque d’appétit des chevaux sont de six espèces. Je les donne à titre de curiosité, leur efficacité n’étant pas absolument prouvée.
Pour le manque d’appétit, quand le cheval refuse le mil :
1o Poivre long avec la cosse, appelé en mandé kani[126] (environ 10 poignées).
Poivre renfermé dans une coque, appelé en mandé niamakou[127] (environ 30 noix), petit piment rouge appelé foronto ou mousso kani (2 poignées), sel, environ 600 à 800 grammes.
Le tout, pilé dans un mortier, est introduit dans le gosier du cheval, à l’aide d’une petite corne. L’animal est mis à la diète et ne reçoit à boire que six heures après.
2o Pilules de bouse de vache mélangée à de la cendre (environ 40 grammes).
3o 50 grammes d’un sel dont je rapporte un échantillon ; on le nomme baboé en mossi ; il provient du Bornou.
4o Pilules de farine de mil mélangée à environ 400 grammes de piment rouge et 500 grammes de sel.
On emploie contre la constipation :
1o Une purge d’un sel de provenance du Haoussa, nommé konri en mossi et en haoussa.
2o Infusion de l’écorce d’un arbre appelé seguéné en mandé.
J’ai usé de ces médicaments pour mes chevaux, ce qui ne les a pas[488] empêchés de mourir, jusqu’à présent, au bout de quatre ou cinq mois de travail. Les animaux, dès qu’ils font un peu de service, sont vite atteints de fièvre paludéenne, qui se change bientôt en accès pernicieux, ou détermine l’anémie, et les noirs n’ont pas de médicament pour cela.
Nous savons heureusement mieux qu’eux soigner nos animaux, et il n’est pas rare de voir un cheval indigène faire toute une campagne sur le Niger (dix mois), ce qui n’arrive jamais chez les noirs. J’ai vu les chevaux qui restaient à Samory au mois d’août 1887 devant Sikasso ; c’était leur cinquième mois de campagne, dont quatre mois de séjour sans fatigue devant Sikasso, et aucun d’eux n’aurait été capable de faire 100 kilomètres en 5 jours. Parmi eux, il y en avait même qui n’avaient que deux ou trois mois de service, Samory renouvelant ses chevaux au fur et à mesure de ses ressources en captifs.
Je suis persuadé que nos vétérinaires employés dans le Soudan français, en mettant en pratique les observations qu’ils ont faites ou feront pendant des séjours répétés dans notre colonie, arriveront à combattre victorieusement l’affection paludéenne chez les chevaux, et peut-être même à enrayer son développement ; de même que si on leur en fournit les moyens, ils arriveraient, en employant l’étalon du Yatenga, à nous créer une qualité de chevaux qui nous dispenserait de faire venir onéreusement des chevaux d’Algérie, qui ne résistent pas[128].
Quel est le peuple qui a importé le cheval au Yatenga ? Nos recherches nous l’apprendront peut-être plus tard ; toujours est-il incontestable que ce cheval a conservé le type arien. Si l’on en croit les savantes études de Piètrement[129], le cheval arabe ne serait même autre chose qu’un cheval arien ; si donc les anciens ont réussi à acclimater le cheval arien en Algérie et dans le Yatenga, nous devrions arriver à en faire autant, et même mieux, car il faut admettre que les connaissances vétérinaires sont plus étendues actuellement qu’elles ne l’étaient il y a vingt siècles. A-t-on essayé d’acclimater en Afrique, et en particulier dans le Soudan, des chevaux d’Europe ?
Si je me suis écarté de mon sujet en effleurant cette question, j’ai tenu simplement à soumettre mes propres observations aux gens compétents, mes connaissances n’étant pas assez étendues pour me permettre d’entrer[489] dans des détails plus techniques, c’est aux gens du métier à la traiter plus complètement.
★
★ ★
Si le Mossi produit peu de chevaux, il est incontestable que c’est un pays de productions d’ânes. Il semblait cependant jadis plus prospère qu’actuellement, si l’on s’en rapporte à Barth, qui signale à son passage à Dôre un convoi d’ânes considérable acheté par des gens d’Ahmadou, cheikh de Hamdallahi. Aujourd’hui, quoiqu’on trouve des ânesses dans tous les grands villages, il est moins facile de se procurer des ânes qu’à Bakel ou à Médine[130]. Leur prix est ici relativement élevé, il varie entre 30000 et 35000 cauries pour un mâle, et pour cette même somme on peut se procurer à Kong, Dioulasou, dans le Lobi et le Gourounsi environ 60 francs d’or ; ce prix ne diffère pas sensiblement de ce qu’on paye les ânes dans les postes cités plus haut, lorsqu’on les achète payables en guinée. J’ajouterai encore que les ânes du Mossi sont bien moins résistants que les ânes de Bakel. Dès qu’ils travaillent un peu, ils dépérissent ; j’en ai fait l’expérience dans la suite de mon voyage. Ainsi, sur cinq belles bêtes achetées à Oual-Oualé, j’en ai perdu quatre jusqu’à Salaga. La cause du peu de résistance de ces animaux tient à ce que jamais ils ne voyagent en hivernage et qu’en saison sèche leur entraînement se borne à un ou deux voyages de Oual-Oualé à Salaga. Toujours à l’abri de la pluie dans les villages, ces animaux ne sont plus propres à rien au bout de deux ou trois jours de route, et meurent infailliblement, n’étant pas habitués aux intempéries. L’âne du Mossi a en outre l’échine excessivement longue, il est moins ramassé que le bourricot court des Maures et de notre Soudan.
Un de nos camarades, qui s’est occupé de zootechnie pendant son séjour dans le Soudan français, dit qu’il n’existe qu’une race d’ânes dans le Soudan, et qu’il est en train de s’en créer une autre par le croisement d’ânes algériens noirs avec des ânesses indigènes.
Je ne suis pas assez compétent pour affirmer le contraire, mais je me permets ici de faire remarquer que s’il n’existe qu’une race, il existe six variétés d’ânes qui diffèrent essentiellement entre elles par les qualités et le degré de résistance plus ou moins grande qu’elles offrent ; ces variétés sont connues de tous les indigènes qui voyagent. Je les énumère en classant les meilleures les premières :
[490]1o | Le bourricot | gris roux (rouan) appelé bala en mandé et | diabiyangué | en sonninké. |
2o | — | noir-brun, au-dessous du ventre blanc, | gombing-é | en mandé et en sonninké. |
3o | — | gris-souris, | sarfatté | — id. — |
4o | — | gris tirant sur le blanc, sale sakhanné ou | saguéné | — id. — |
5o | — | pie (noir et blanc), | fanto | — id. — |
6o | — | pie (gris et blanc ou rouan et blanc), | kaba | — id. — |
Parmi les trois dernières catégories on trouve rarement des animaux de choix ; ils sont toujours d’un prix moins élevé que les sarfatté, qui eux-mêmes sont moins chers que les bala et gombing-é. Ces deux dernières variétés sont des animaux de choix, d’un degré de résistance à toute épreuve ; ils se distinguent en outre par leur sobriété ; ceux qui ont été élevés chez les Maures, par exemple, n’ont pas besoin de mil, ce qui ne les empêche pas de travailler comme les autres.
Parmi les sarfatté, on trouve encore beaucoup de bons animaux, mais ils sont bien moins résistants que les bala et les gombing-é.
Quand on a soin de n’acheter que des animaux dont les deux crochets ont percé, on est à peu près sûr de ne pas en perdre[131]. Plus un âne a travaillé, meilleur il est ; il franchit sans hésitation les passages difficiles, les gués, et se laisse facilement charger. J’ai eu des âniers qui conduisaient jusqu’à trois ânes chargés à 70 kilos, à l’aide du bât indigène (tarfadé).
On trouve ces six variétés répandues, dans des proportions très variables, chez les Maures, à Bakel, à Médine, dans le Kaarta, le Bakhounou, le Ségou, le Macina, le Yatenga, le Mossi[132] et le Haoussa[133]. L’autre race, le dafing (bouche noire), n’existe que dans le Dafina, ou, pour mieux dire, je n’en ai vu que là.
On peut dire que le Soudan est un des pays qui produisent les ânes les plus remarquables.
Il y a deux espèces de moutons dans le Mossi, toutes les deux à poil ras, l’un est petit (valeur 3500 à 4000 cauries), l’autre est le grand mouton maure (valeur 6000 à 7000 cauries).
[491]Le bœuf le plus répandu ici est le zébu, dont j’ai vu des sujets remarquables par leur taille et leur bon état (valeur d’un bœuf moyen, 13000 à 15000 cauries).
Le Mossi a cela de commun avec la plupart des autres nègres soudaniens, c’est qu’il n’existe pas de type assez répandu pour qu’on puisse dire : « Voilà un vrai type mossi ». On y rencontre des gens ressemblant à s’y méprendre aux Wolof, aux Mandé des bords du Niger et même aux Haoussa. Il m’est donc bien difficile d’en faire le portrait.
Je me bornerai à rappeler que l’on peut diviser la population du Mossi en deux races. L’une, la plus nombreuse, non musulmane, est assez ancienne pour qu’on puisse la considérer jusqu’à un certain point comme[492] autochtone ; on distingue ses sujets sous le nom de Mor’o et Moss’i. L’autre, musulmane, d’origine mandé, est venue des bords du Niger à l’avènement du roi Bammana, Ngolo, entre les années 1754 et 1760. Elle est appelée par les Mor’o : ia dé r’a. Ces immigrants habitent en général les grands villages ; quelques-uns de ces centres ont même été créés par eux, tels sont : Mani, Yako, Waghadougou, dont l’étymologie est mandé. Ils ont les prénoms musulmans que l’on rencontre chez les Sonninké de Sâro et dans le Djenné. Exemple : Abd er-Rahman, Isaac, Yako, Seybou, Boubakar, Mouça, Alassane, Idriza, etc.
Les autochtones ont des noms de plantes, de choses ou d’animaux, comme les Siène-ré. Ils sont fétichistes, mais ont eu pour culte le soleil, qui porte encore aujourd’hui le même nom que Dieu : ils l’appellent Wouidi.
Ces deux peuples sont déjà fortement mélangés : il est impossible de les différencier aux tatouages, qui varient à l’infini. Je reproduis à la fin du volume ceux que j’ai eu l’occasion de relever pendant mon séjour. Ces différences marquent probablement, comme chez les Mandé (Bambara), les diverses tribus.
Le tatouage du Mossi consiste : 1o en cicatrices sur les joues, partant des tempes pour finir au menton ; 2o en cicatrices allant du nez à la joue ; 3o quelquefois en marques sur le front et le menton.
J’ai relevé onze séries, comprenant trente-trois tatouages différents, et je suis loin d’avoir vu des habitants de toutes les parties du Mossi ! J’ai constaté avec plaisir que quelques musulmans avaient pris résolument le parti de ne plus tatouer leurs enfants, ils ont fini par s’apercevoir que cette coutume barbare ne servait qu’à les défigurer et à les rendre encore plus laids qu’ils ne le sont réellement.
Le costume des hommes ne diffère pas beaucoup de celui des autres Soudaniens que nous connaissons ; j’ajouterai cependant qu’à côté des grandes coussabes et de la culotte ordinaire (doroké) des musulmans, on voit fréquemment un vêtement à taille, jupe et manches, sorte de tunique ample, ainsi que le large pantalon bouffant tombant jusqu’à la cheville, le lemta, le bonnet dit dioutougou, bordé de gris-gris, et les babouches — costume en partie emprunté aux Touareg[134]. Je n’ai pas vu porter d’étoffes de provenance européenne. Les vêtements sont tous confectionnés à l’aide de bandes de cotonnade blanche ou de couleur du Haoussa ; il n’y a que quelques turbans communs qui viennent de Salaga.[495] Les armes les plus répandues sont l’arc et la lance ; tout le monde porte en outre une sorte de canne-massue nommée doro. Les cavaliers portent un bouclier en peau de bœuf, dans le dos, pour parer les flèches que décochent les archers quand ils ont été dépassés par le cavalier qui les a chargés.
La femme mossi vit dans une condition d’infériorité très marquée ; elle est toujours misérablement vêtue ; le seul luxe que lui tolère son mari est de se charger jambes et bras d’anneaux en cuivre fondu et même souvent de grosses boules en cuivre creuses, ornements qui sont loin de rendre sa démarche gracieuse. Quelques-uns de ces anneaux sont fixés à demeure par le forgeron, d’autres se démontent à coups de marteau. Il n’est pas rare de voir des anneaux de pied peser 6 kilos la paire.
Les femmes qui ne sont pas assez riches pour se procurer des anneaux en cuivre portent des bracelets en bois ou en marbre, venus du Hombori par Douentsa.
A Waghadougou j’ai vu quelques femmes porter de petits bracelets en argent.
La coiffure consiste en un cimier, avec le reste des cheveux rasés, ou encore la tête entièrement rasée.
La femme mossi n’a pas de cauries à sa disposition, comme dans les pays mandé, où la femme sait toujours se créer quelques petites ressources destinées à acheter de quoi se parer.
Les femmes de naba seules portent des colliers de corail à très bon marché ou un collier de cornaline ; les autres doivent se contenter de colliers en rocaille bleue.
La femme salue et ne parle à qui que ce soit sans se prosterner et se tenir les joues avec les paumes des mains tournées en dehors, les coudes touchant terre. Elle porte son enfant en bandoulière, l’écharpe passant sur l’épaule droite. On voit encore par ici de nombreuses filles déjà grandes errer toutes nues.
Le peuple mossi m’a particulièrement paru en retard comme industrie. C’est à peine si l’on peut citer le tissage, car il ne se confectionne presque pas de cotonnade ici. Les districts sud et sud-est vers Béri et Koupéla ne fabriquent qu’un peu de koyo blanc très commun, qui est loin de suffire à la consommation locale[135]. Les autres tissus, que l’on peut appeler fantaisie, viennent du Haoussa et du Dagomba. Cette industrie du tissage n’a jamais été prospère et Barth a été induit en erreur, ou a oublié plusieurs[496] zéros en écrivant qu’à Koupéla un bon boubou coûtait de 700 à 800 cauries. Chez les noirs il n’existe pas de pays où un boubou revienne à ce prix, il faut toujours compter au moins le triple pour un vêtement très commun.
Le métier de teinturier n’est pas répandu non plus : à Waghadougou, il n’y a que deux teinturiers, un Songhay et un Haoussa.
Comme partout, on fabrique quelques nattes, un peu de vannerie ornée avec goût et des chapeaux qui paraissent avoir été tressés pour des géants, tant la tête est spacieuse (ils sont destinés à être portés par-dessus le turban).
Les Mossi savent travailler grossièrement le fer, le cuivre et l’argent ; ils connaissent la soudure, qu’ils tirent de Salaga. On fait aussi des babouches et quelques selles, mais il ne faudrait pas en conclure qu’on trouve ces objets tout confectionnés ; si vous avez besoin d’une selle, il faut commencer par acheter une ou deux peaux de mouton ou de chèvre, ou faire les avances en cauries à l’ouvrier. Peu à peu votre selle se confectionne et vous êtes servi au bout d’un mois quand on a fait diligence. Le mors se trouve ailleurs ; la bride, les étriers, chez un autre individu. C’est une laborieuse corvée que d’avoir à se procurer quelque chose chez les Mossi. Ces gens-là m’ont paru plus paresseux que les autres noirs en général ; ils saisissent le moindre prétexte pour chômer. Ces mots naïfs de Diawé le dépeignent bien : furieux de ne pas obtenir ce qu’il désirait, mon domestique se lamentait auprès de moi, et comme j’essayais de le calmer, il me répondit d’un air convaincu : « Tu as raison, jamais que moi qui miré paille comme ici : quand de l’eau qui tombe, tout qui halte ». Ce qui veut dire : « Jamais je n’ai vu de pays comme celui-ci : quand il pleut, rien ne va plus ».
La selle en usage est la selle mandé, mais on voit aussi la selle peule, dite selle du Macina et du Djilgodi. Je crois même qu’avant d’avoir adopté la selle mandé, ils ont connu la selle peule, car elle porte un nom peul : gari ; aujourd’hui la selle mandé est la plus commune. Quelques naba ont la selle songhay au dossier élevé, recouverte d’une housse élégamment capitonnée. Les étriers sont de la forme en usage dans le Haoussa, quelquefois ils se composent d’un simple anneau en fer qui est placé entre l’orteil et le doigt suivant.
Le commerce n’est pas plus prospère que l’industrie.
Le marché a lieu à Waghadougou tous les trois jours, comme partout dans le Mossi ; les autres jours il y a petit marché. Le grand marché ne diffère des autres que par le plus grand nombre de visiteurs et le vacarme[497] qui s’y fait. Comme dans le Follona, il s’y débite du dolo, et, en plus, le marché sert de rendez-vous à tous les griots de la région — et ils ne manquent pas. S’ils ne récoltent que peu de cauries, ils ont la satisfaction (?) d’être ivres le soir. Autour des urnes à dolo il est impossible de placer une parole, tous ces instrumentistes jouant à la fois du lounga[136], du doudéga[137], du gangang-o[138] et du ouér’a[139].
Après le dolo, par ordre d’importance, viennent les aliments préparés : riz, lakh-lalo, niomies, beignets de haricots, etc., puis les grains, mil, sorgho, riz, haricots, le savon, le beurre de cé, les condiments, un peu de sel, des kola. On y trouve aussi de petits lots de médicaments de charlatan contre la lèpre, les ophtalmies, le ver de Guinée, la maladie du sommeil, ainsi que des préparations érotiques, puis des chapeaux, des nattes, des paniers, de la viande, etc.
Mais ce que l’on trouve surtout en abondance sur les marchés du Mossi, c’est le kalgou, fabriqué avec les fruits du néré ou netté.
Le néré ou netté, Parkia biglobosa, est une très belle mimosée ; l’arbre atteint 10 à 15 mètres de hauteur dans le Mossi. Quand l’arbre fleurit, il est très curieux à voir : ses fleurs ressemblent à de beaux pompons d’un rouge écarlate.
Ses fruits sont des gousses étroites, longues de 20 à 40 centimètres, généralement disposées par grappes de cinq ou six gousses.
Elles renferment une pulpe farineuse jaune qui sert d’aliment et de boisson, et des graines.
C’est avec les graines que l’on fabrique la sauce dite soumbala en mandé, ou kalgou en mossi.
Les graines sont grillées, puis brisées et fermentées dans de l’eau. Pelées, elles constituent une pâte, dont on fait des boulettes de diverses grosseurs.
Le soumbala se conserve très longtemps. Partout on en trouve à acheter sur les marchés. Les ménagères s’en servent pour la confection de presque toutes leurs sauces.
On peut dire que le soumbala ou kalgou est la base de toutes les préparations de sauces, il est connu par tout le Soudan. L’Européen ne s’y habitue pas facilement. A la fin de mon séjour, je mangeais cependant ces sauces avec plaisir.
[498]
★
★ ★
De temps à autre, un marchand de captifs vient y conduire ses deux ou trois captifs.
Il ne s’y vend pas un seul article d’Europe, même pas un foulard ou une pierre à fusil.
Les marchés de Saponé, Tiéfakhé et Sakhaboutenga sont semblables. Il y vient un peu moins de monde ; on y débite également du dolo.
En dehors du marché, il existe un faible trafic permanent entre le sel, les ânes, les chevaux et surtout les captifs, qui sont la base de toute transaction dans le Mossi. C’est son seul produit ; c’est avec lui qu’il achète les chevaux, le sel, les kola. Les ânes sont échangés aux Haoussa pour des étoffes, ou à Salaga pour des kola avec quelques petits objets de provenance européenne, ou encore des étoffes de Kano.
Les kola valent ici de 25 à 50 cauries, suivant la grosseur. Le sel (la barre) coûte, suivant son poids (30 à 35 kilos), 30 à 35000 cauries.
Le captif adulte, de 50 à 65000 cauries ; le cheval, 2, 3 ou 4 captifs.
Il n’est pas possible de faire l’acquisition d’un cheval sans captifs, les cauries étant excessivement rares ici : il faudrait vendre pendant plus de six mois pour réunir les 250000 cauries nécessaires à l’achat d’un cheval.
Il n’y a peut-être pas dans tout Waghadougou un homme pouvant compter séance tenante 20000 cauries. Dès les premiers jours de mon arrivée je m’en suis rendu compte : je comptais beaucoup plus rapidement les cauries que les Mossi, tandis que les gens de Kong et les Mandé Dioula en général comptent avec une dextérité que je n’ai jamais pu atteindre. Un peu plus tard, l’imam et deux autres musulmans auxquels je croyais quelque aisance sont venus me supplier de leur acheter leur bague en or de la grosseur d’une petite ficelle ; ils en ont accepté chacun 1500 cauries. Je les ai payées au taux de Kong. C’est presque une preuve de misère, puisque l’or est excessivement rare dans le Mossi et qu’on ne s’en défait qu’à la dernière extrémité.
A partir de Kong et jusque dans le Mossi, on voit, en fait d’argent, le thaler à l’effigie de Marie-Thérèse, frappé au millésime de 1780, et quelques piastres mexicaines. Ces pièces d’argent ne sont jamais utilisées comme monnaie : les noirs s’en servent comme bijoux et en font faire des bracelets. Leur prix varie selon qu’elles sont plus ou moins neuves ; un thaler bien propre et neuf (valeur 5 fr. 50 d’argent) peut s’échanger contre 3500 à 4000 cauries. En chiffres ronds, 1 franc vaudrait[499] 800 cauries. Quant à la valeur de la piastre mexicaine, elle varie de 2000 à 2500 cauries. Il faudrait bien se garder de croire qu’il est possible de faire n’importe quel achat avec de l’argent. On pourrait au besoin arriver à se défaire de quelques pièces à ce prix, mais alors que rapporterait-on en échange ? des ânes ou des chevaux, du sel ou des captifs ? Le noir n’acceptera pas en payement rien que de l’argent : il en prendra bien huit ou dix pièces pour en faire des bijoux, mais pas davantage, car il craindrait de ne pouvoir s’en défaire sans perte et ne l’accepterait pas.
A Kong et à Djenné on compte par sira (200 cauries) et par ba (800 cauries). Dans le Dafina, quand on achète ou vend, on spécifie si c’est le ba et le kémé des Dioula ou bien le ba et le kémé du Mossi, car les Mossi ont le système décimal. Leur première grande unité est 100 (kouapakha ou kobchi) ; vient ensuite 1000 (toucéri).
Les étoffes de provenance haoussa n’arrivent pas toutes par le Libtako, mais surtout par Salaga. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elles se vendent moins cher ici qu’à Salaga. Ceci s’explique facilement : il suffit de se poser cette simple question : « Que vendent les Mossi à Salaga ? — R. Des captifs et des ânes », le sel gemme en barres revenant plus cher rendu à Salaga que le sel marin. Or, si les Mossi vendent leurs captifs et leurs ânes, ils se privent de leurs moyens de transport, ils sont donc forcés de ne prendre des kola qu’autant que les autres moyens de transport le leur permettent. Le reste des cauries qu’ils ont obtenues de leurs ânes ou captifs[140] étant trop lourd, ils le convertissent en étoffe, qu’ils revendent le même prix et souvent à meilleur marché dans le Mossi, sans pour cela éprouver de perte, puisqu’on leur a payé leur âne ou captif trois fois la valeur de ce qu’il vaut dans le Mossi et le Yatenga.
Voici la nomenclature et la description des tissus de Kano et de Sokoto qui arrivent par ces deux voies dans le Mossi :
1o Le karfo qui est une coussabe (boubou) teinte à l’indigo et brodée en lomas de même teinte. Il entre dans cette teinture une grande quantité de gomme, de sorte que le vêtement une fois battu et repassé[141] est très bien lustré. Une fois lavé, le lustrage disparaît peu à peu. Il vaut, suivant qu’il est plus ou moins luisant, de 10000 à 25000 cauries. Pour 15000 cauries, le boubou est déjà fort beau.
[500]Cet article ferait une concurrence très sérieuse à notre guinée de Pondichéry s’il arrivait jusqu’au Ségou et au Niger, car si les noirs savaient compter et comparer les cauries à l’argent, il arriverait ceci : un karfo de 15000 cauries représente à Waghadougou 15 francs en argent, au taux habituel, mais comme le possesseur recherche ce métal, j’admets qu’il n’en obtienne que 12 francs. Porté à Nyamina, Ségou ou Bammako, il pourrait céder ce vêtement au même prix qu’un boubou en guinée et même le vendre plus cher, puisqu’il est plus solide, plus joli, brodé et tout terminé.
Or, à Ségou, un boubou en guinée revient à :
Une demi-pièce de guinée | 12 | fr. » | |
Confection du vêtement | 2 | fr. 50 | (ba kili) |
Broderies (au moins) | 5 | fr. » | |
Total | 19 | fr. 50 | (en chiffres ronds 20 francs). |
2o Après le karfo, je citerai une autre coussabe, qu’on nomme noufa, également de provenance de Kano. Ce vêtement est confectionné en tissu teint à l’indigo, rayé de blanc ; de loin le dessin paraît gris, il est richement orné, sur le devant et dans le dos, de lomas brodés en soie blanche indigène. Le prix de ce vêtement varie entre 35000 et 50000 cauries, suivant la qualité de l’étoffe, les broderies étant toujours les mêmes.
3o Vient ensuite le pantalon ou culotte longue en noufa brodé et soutaché en soie verte ou rouge. Il vaut ici de 20000 à 30000 cauries.
4o Une jolie couverture rayée de bleu de diverses nuances, bien confectionnée, avec de très belles teintes ; elle se fabrique en deux ou trois largeurs de 60 centimètres chacune, et vaut 12000 cauries en deux largeurs et 15 à 18000 en trois.
Les Haoussa sont des gens très adroits et industrieux. Ces tissus sont relativement à bon marché, quand on songe au temps que met un noir à la confection de semblables effets. Ce qui m’a paru intéressant, c’est de voir que les Haoussa savent produire des tissus de 60 centimètres de largeur, tandis qu’à Kong même et à Djenné les largeurs maxima sont de 20 centimètres seulement. Toutes ces étoffes sont pliées avec goût et très uniformément, elles sont en outre emballées dans du papier et ficelées.
J’ai réussi, avec beaucoup de peine et à force de patience, à me procurer des échantillons de ces divers tissus et vêtements, ne sachant pas si j’irais ou non à Salaga.
Il n’y a pas beaucoup de ces étoffes dans le Mossi ; les mouvements vers Salaga sont momentanément suspendus à cause des cultures, et, d’autre part,[501] il m’est très difficile de me procurer des cauries. Je comptais beaucoup sur mes étoffes rouges de Kong, mais je n’ai pu m’en défaire que d’une partie, avec un bénéfice de 2 à 3000 cauries seulement par pièce. J’ai réussi aussi à me procurer des cauries avec du cuivre en barres, du bleu en sachets, un peu de corail à bon marché, de l’étoffe rouge pour bonnets et servant à recouvrir des gris-gris, quelques turbans à bon marché, du velours pour bonnets, un peu de coutellerie et des glaces. Comme je l’ai dit plus haut, la femme, qui ailleurs achète tant d’objets d’Europe pour se parer, ne peut s’en procurer que rarement dans le Mossi, de sorte que ce n’est qu’avec les plus grandes difficultés qu’on arrive à vendre quelques articles pour femmes.
Les Mossi ont la réputation d’être d’excellents tireurs d’arc ; leur arme est certainement la mieux conditionnée que j’aie vue jusqu’à présent. Encore actuellement ils ont fort peu de fusils. L’entourage des naba seul possède des armes à feu. La plupart d’entre elles sont de fabrication française (arme réglementaire à silex), modèle 1822, marquées Pellekerin, B... et Cie (maison de Saint-Louis).
Le Mossi est maintenant un pays engourdi, qui s’est laissé dépasser en civilisation par tous les peuples voisins qui l’environnent. Le Djenné, le Yatenga, le Macina, le Djilgodi, le Haoussa, le Dagomba, le Kong sont tous beaucoup plus avancés et plus prospères que le Mossi. Favorisés par la nature, qui leur offre un territoire presque en entier propre à la culture, les Mossi se reposent, cultivent ce qui leur est nécessaire pour vivre, mais pas plus, de sorte que, s’il n’y a pas de malheureux dans ce pays, on peut dire qu’il n’y a pas non plus de gens riches. Tout le monde vivote, pour me servir d’une expression vulgaire, mais qui peint bien la situation.
Ce pays pourrait être riche, sa population est très dense (environ 20 habitants par kilomètre carré). On peut dire qu’à part l’élevage des ânes et du bétail, le Mossi ne produit pas grand’chose. Il est tributaire de ses voisins pour tout, le commerce y est à peu près nul, ses habitants sont apathiques au dernier degré.
Ils n’ont presque pas de relations avec le Djilgodi et le Libtako, et Salaga est bien négligé.
Les produits du sol ne suffisent pas à donner la prospérité à un pays, il faut le commerce et l’industrie, chez les noirs comme chez nous. Partout où à côté de l’agriculture l’homme s’occupe aussi de commerce et d’industrie, le pays est prospère et se développe. Nous en avons deux exemples frappants dans le Soudan : le Mandé Dioula y prospère et le Peul y périclite.
[502]Naba Sanom crie si souvent par-dessus tous les toits qu’il commande à 333 naba et à plus de 10000 chevaux, qu’il finit par en être persuadé lui-même. La réalité est que Waghadougou est la plus grande agglomération du Mossi (5000 habitants au maximum, et les autres centres, Mani, Yako, Boussomo, Sakhaboutenga, Pisséla, Koupéla, Ganzourgou, ont au maximum 3000 habitants). Dans la majeure partie des autres villages, le chiffre de la population varie entre 50 et 500 habitants, ce qui est déjà fort beau pour un pays nègre. D’après mes calculs, cela donne en moyenne une densité de population de 15 à 20 habitants par kilomètre carré. Ses 333 naba, à part ceux des grands centres que je cite, sont de simples chefs de village, dont beaucoup n’ont même pas un cheval à monter. Quant aux 2000 chevaux par-ci et 2000 chevaux par-là, j’ai dit plus haut ce que j’en pensais. Comme situation extérieure, le Mossi a été longtemps à l’abri des incursions de ses puissants voisins, grâce à une ceinture de peuples inférieurs et en retard qui constituaient autour de lui une sorte de rempart. Cette situation ne peut se prolonger longtemps : Naba Sanom est un homme de trop peu d’esprit, trop faible et trop mal conseillé pour perpétuer une série d’années de paix qui, mises à profit, auraient pu apporter quelque aisance à son pays.
A son avènement, Naba Sanom a été forcé de gouverner le Mossi avec un despotisme sans bornes. De crainte de perdre le pouvoir il s’est laissé entraîner à prendre des mesures trop excessives, qu’il a été forcé de réduire. Quand ses grands vassaux ont vu cela, ils ont pris ces concessions pour de la crainte et ont commencé à travailler sourdement contre lui. Aujourd’hui les naba de Mani, de Boussomo, de Yako et de Koupéla sont des forces avec lesquelles Naba Sanom devra compter.
Avant peu, l’empire du Mossi se désagrégera, le pays s’organisera en confédérations à l’instar du Bélédougou et du Yatenga.
C’est du reste un événement que nous, Européens, ne pouvons voir que d’un bon œil. L’expérience nous a montré que dès qu’un chef nègre commande à plus de 20000 âmes, il rêve un empire, ses besoins augmentent, il cherche l’extension. Comme il n’a point de budget, tout est déficit, et pour le combler il lui faut faire la chasse à l’esclave. En confédération, les chefs arrivent moins rapidement. Dès qu’il y en a un qui s’élève, les autres confédérations peuvent s’allier et étouffer son ambition dans le germe. C’est le seul moyen de faire régner la prospérité.
Une des grandes fautes que Naba Sanom vient de commettre, c’est d’avoir fermé les yeux sur les agissements de Gandiari, qui lui créera plus tard de sérieux embarras.
[503]Ce Songhay a quitté il y a six ans le Zamberma pour passer le Niger à Say et recruter d’autres Songhay sur la rive gauche du fleuve, dans les régions désignées sur les cartes « Songhay indépendants ». Il se promettait d’expéditionner chez les Bimba, dans le Boussangsi ou chez tout autre peuple, suivant que l’occasion s’en présenterait.
Pour ne pas éveiller les soupçons et éviter de se faire fermer le pays, il ne prit que quelques compagnons de route et marcha pendant quelque temps à l’aventure, lorsque, sachant que le Mampourga Naba se préparait à châtier des villages du Gourounsi, entre autres Pou ou Poukha, Gandiari se dirigea à cheval sur Gambakha.
Il voyageait avec un ami nommé Alfa Hainou et n’était suivi qu’à plusieurs jours de marche par ses compagnons dévoués.
Mais en arrivant il apprit que le parti musulman, craignant sans doute que la guerre ne fît naître des difficultés encore plus grandes dans les transactions futures avec le Gourounsi, faisait tout son possible pour éviter une prise d’armes. Le Mampourga Naba s’était laissé d’autant plus persuader, que sans l’appui des musulmans de Gambakha et de Oual-Oualé il ne pouvait rien faire, ses forces n’étant pas assez nombreuses. Et enfin, raison majeure, cette guerre ne lui disait plus grand’chose, les musulmans, et par conséquent Dieu, ne lui prêtant plus d’appui.
Gandiari, après avoir sondé les musulmans de Gambakha et de Oual-Oualé, acquit la certitude qu’il n’y avait rien à faire de ce côté. On lui donna le conseil de partir pour Karaga, le naba de ce village, assez puissant, ayant formé, avec Daboya et Kompongou, le projet de détruire deux ou trois villages du Gourounsi, frontières du Dagomba. Gandiari et Alfa Hainou se rendirent donc à Karaga. Possédant chacun un cheval, ils furent agréés avec enthousiasme par le naba, et l’expédition fut organisée avec le concours des gens de Daboya.
Les Gourounga ne possèdent ni chevaux ni fusils, aussi furent-ils promptement réduits et la razzia de captifs fut considérable.
Une fois les quelques villages hostiles détruits, Daboya et Karaga considérèrent le but comme atteint et se retirèrent.
Sur ces entrefaites, plusieurs autres villages du Gourounsi firent des ouvertures aux chefs de colonne pour leur demander de les aider contre des villages voisins. Gandiari n’eut pas de peine à retenir quelques gens armés de Daboya et de Karaga, qui formèrent avec des Songhay Zaberma le noyau de sa future armée.
Un ou deux succès faciles et la quantité de captifs qu’il razziait lui valurent bientôt une réputation telle, que de toute part il lui arriva des[504] forces, constituées naturellement par des aventuriers d’origines mossi, dagomba, gondja, gottogo, puis des Mandé de tous les pays et des gens venant du Yorouba, mais principalement des habitants de Oua et de Bouna. Au fur et à mesure que les succès de Gandiari grandissaient, il lui arrivait des Songhay ; actuellement ils sont les plus nombreux.
A la mort d’Alfa Hainou, Gandiari prit un nommé Babotou comme lieutenant, et quand Gandiari lui-même mourut[142], il y a trois ans, Babotou lui succéda en prenant pour auxiliaire un nommé Isaka, dont je ne connais pas la nationalité.
Le souvenir que Gandiari a laissé est tellement vivace encore, que partout on désigne ses troupes par son nom : jamais personne ne se douterait qu’il est mort depuis si longtemps ; je crois même qu’il y a beaucoup de noirs qui l’ignorent.
A l’heure actuelle, Babotou est maître de tous les pays qui limitent le Mossi au sud et au sud-ouest. Le dernier centre de résistance du Gourounsi était le gros village de Sati, situé à trois étapes au sud de Ladio. Ce village pris, Moussa, son chef, fut décapité, et Sati est pour ainsi dire la capitale des pays conquis et le centre de rayonnement des colonnes qui vont piller. Sati est appelé par les Haoussa Camp de Gandiari, « Sansanné Gandiari ».
Babotou se lassera évidemment d’envoyer des cadeaux en captifs à Naba Sanom, et sous peu il deviendra pour lui un ami gênant.
Cependant ce dernier ne voit pas la situation, c’est un revenu en captifs que lui sert momentanément l’autre. Bien mieux que cela, il est assez aveugle pour convier Babotou à venir s’emparer de Lalé, gros village situé sur la frontière du Kipirsi (à une journée de marche de Waghadougou), devant lequel une attaque des Mossi, mal dirigée, a échoué.
Quoique Naba Sanom fasse administrer son pays par 333 naba, comme il le dit avec emphase, ses revenus ne sont nullement réglés. Il vit d’aumônes et d’offrandes qui lui sont portées en vue d’obtenir justice ou de lui faire quelque réclamation.
Il hérite dans certains cas, à défaut de postérité par exemple. Il envoie aussi quelquefois une bande de ses gens prendre quelques captifs dans le Kipirsi, ou bien il prête la main à des entreprises de Wouidi, des chefs du Djilgodi et de Babotou. Mais ces revenus ne sont pas suffisants, comme ceux de tous les chefs noirs, chez lesquels il règne un gaspillage qui va toujours en croissant. De sorte que ces souverains sont toujours forcés[505] d’user d’expédients pour se procurer des chevaux et d’autres ressources.
Si encore Naba Sanom groupait ses captifs dans les villages de culture, et qu’il les fît se livrer à un peu d’élevage, à l’instar de Tiéba, de Pégué et des gens de Kong, mais il s’en soucie peu. S’il ne reçoit pas assez de mil comme cadeaux, il fait vendre ses captifs pour s’en procurer.
En résumé, la situation du Mossi n’est pas prospère, mais sous une sage administration et avec un chef énergique elle pourrait le devenir.
Les terrains de culture sont nombreux et produiraient en abondance, outre les céréales : le coton, l’indigo, le tabac, les piments, la graisse de cé, tous produits plus rémunérateurs que le mil et le riz.
Le tissage et la teinture devraient prendre également de l’extension, sans compter l’élevage des chevaux et des ânes.
Ils pourraient également trouver quelques ressources en créant l’industrie mulassière, mais les Mossi sont trop apathiques, trop engourdis et surtout trop mal gouvernés, pour que leur situation s’améliore. Je crains pour eux, dans un temps plus ou moins éloigné, leur anéantissement par les Songhay, qui commencent de nouveau à se réveiller après une somnolence de près de trois siècles. Babotou fera la guerre au Mossi.
★
★ ★
Quelques mots sur le Yatenga.
Contrairement à ce que Barth avait compris, il ne s’agit pas d’une ville : le Yatenga est une vaste contrée qui sépare le Macina du Mossi ; elle est limitée au nord et à l’ouest par les États foulbé du Macina et le territoire des Tombo : au nord par le Djilgodi à l’est par le Mossi, au sud par le Kipirsi, et à l’ouest par les Bobo-Oulé.
Ce pays est organisé en confédérations, à la tête desquelles sont des naba puissants, qui semblent reconnaître l’autorité de celui de Ouadiougué, le centre le plus important. Les autres résidences de naba sont : Toukhé, Kindi, Alasko, Kalanka et Kalsaka.
Le Yatenga est peuplé de races diverses. Le fond de la population est d’origine mossi, mais il y a de nombreux villages songhay, tombo, peul et bobo-oulé.
Quelques-uns de ces peuples ont des cases en pierre, m’a-t-on dit, mais les habitations sont aussi misérables que si elles étaient en briques séchées au soleil.
Le pays est peu arrosé, on ne trouve l’eau que dans des puits ; il y a peu ou point de marécages.
[506]C’est un pays d’élevage ; il fournit des chevaux au Mossi et au Dafina. Dans toute cette partie du Soudan, les chevaux du Yatenga sont renommés.
Le pays produit du tabac en grande quantité. Les habitants sont des fumeurs extraordinaires. Hommes, femmes, enfants ont toujours la pipe à la bouche.
Le Yatenga est en communication avec le Macina et le Mossi, par une route qui passe à Ouadiougué et se rend de Waghadougou à Bandiagara ; il est en relations avec le Dafina par un chemin se dirigeant sur la colonie foulbé de Baréni, résidence de Wouidi.
Il n’est pas rare de voir le Yatenga s’allier à Wouidi et aux contingents kipirsi pour faire des razzias d’esclaves dans les régions avoisinantes.
FIN DU TOME PREMIER
[1]Voir appendice II, la nomenclature des objets emportés.
[2]Titre religieux (imam).
[3]Matelots indigènes.
[4]Cotonnade teinte à l’indigo, fabriquée exclusivement à Pondichéry et à Chandernagor.
[5]Soldats indigènes.
[6]Caste de chanteurs et de musiciens.
[7]Vêtement en cotonnade, sorte de blouse ample.
[8]800 cauries font 1 ba, 80 cauries font 1 kémé, 1600 cauries ou 2 ba valent 5 francs en argent.
[9]Il y a en permanence dans les deux villages, y compris le transit : 30 charges de kolas de 25 kilogrammes, 50 barres de sel, 120 captifs de tout âge et des deux sexes, une trentaine d’ânes, 10 à 15 bœufs porteurs, et un chiffre variable de chevaux à vendre (de 3 à 10).
[10]Espèces d’arbres dont il est parlé plus loin.
[11]Voir pour renseignements complémentaires le chapitre Kong.
[12]Ouvriers en bois d’origine peule.
[13]Rek est un mot wolof que Diawé croit français ; il veut dire : « sans hésitation, sans restriction ».
[14]Notes sur les croyances et pratiques religieuses des Bammana, par le docteur Tautain, ex-médecin de la mission Gallieni. (Bulletin de la Société d’Anthropologie, 1880.)
[15]Comme on peut s’en assurer, ces renseignements, quoique vagues, sont empreints d’exactitude. Je les laisse subsister pour que l’on puisse comparer.
[16]Dans tous les manuscrits le nom est resté en blanc.
[17]Depuis j’ai appris que ce village est abandonné ; il est situé à quelques kilomètres au nord de Tiola.
[18]Posidonius, ap. Athenæus lib. IV. cap. 13.
[19]Voir le chapitre de Fourou pour leurs diamou (nom de famille ou de tribu) et pour les idiomes qu’ils parlent.
[21]La population totale des États de Samory s’élève à 280000 habitants ; quant à ses pays de protectorat, ils n’ont fourni que des contingents très faibles pendant cette guerre. Le Ouorodougou n’a pas fourni un homme et le Toma non plus.
[22]Sorte de tubercule, ayant le goût d’un mauvais navet.
[23]Sofa ou soufa, comme l’a dit le docteur Tautain, veut dire textuellement père du cheval, palefrenier. En principe ils n’avaient que cette fonction, mais par la suite on a étendu cette appellation à tout ce qui porte un fusil.
[24]J’ai vu un griot parcourir une ruine avec un piston d’enfant (jouet qui se vend 1 à 2 francs dans un bazar).
[25]Depuis, c’est-à-dire vers le 20 octobre, Tiéba s’était même emparé du diassa de Baffa et en avait exterminé la garnison.
[26]Sikasso est le nom par lequel les Mandé désignent le village, les Sénoufo le nomment Sikokana : so veut dire, en mandé, « village », et kana veut dire la même chose en sénoufo.
[27]J’ai vainement demandé depuis où était situé ce pays, personne ne le connaît ni n’en a entendu parler.
[28]Les patates et ignames en purée, mangées avec cette sauce, sont très bonnes ; c’est un plat recommandable pour l’estomac européen.
[29]Lenguésoro porte aussi le nom de Lensoro et Sorydianebara.
[30]Kouroudougou ne veut pas dire, comme son étymologie semble l’indiquer : pays des pierres ou des montagnes. Ce sont ses habitants qui portent le nom de « Kourou ».
[31]On apporte du Gantiédougou beaucoup de citrons à Tiong-i. Je les achetai toujours sur ce marché à raison de 1 caurie pièce, ce qui met le prix à 30 centimes le cent.
[32]Étant à Ouolosébougou, un brave Kouloubali de Nobougou (État de Ségou) vint près de ma case et offrit quelques cauries à un de mes hommes, lui demandant en échange de voir le toubab (Européen). Mon ânier lui dit que cela ne coûtait rien et qu’il allait lui faire voir le blanc tout de suite ; le Kouloubali demanda alors mon nom et on lui répondit, pour lui faire une farce : « C’est un Diara ».
J’avais entendu ce dialogue et je fis entrer cet homme ; il me salua par le mot Diara. Je me prêtai de bonne grâce à cette petite fumisterie et lui répondis par le mbati allongé de rigueur. Ce brave homme a dû répéter cela sur le marché, et ce diamou m’est resté ; beaucoup d’indigènes se figurent que c’est réellement mon nom.
Dans tout le Soudan, quand on connaît le diamou (nom de tribu) d’un individu, il suffit de le prononcer pour le saluer. Ainsi, un Sidibé rencontrant et voulant saluer un Konaté lui dira simplement : « Konaté », à quoi le Konaté répond : « Mbati, Sidibé ».
[33]C’est cet incident qui donna naissance au bruit de ma mort, qui fut colporté par les noirs avec un tel luxe de détails qu’il parvint à nos postes du Soudan français et en France, où cette fausse nouvelle plongea ma mère dans un cruel deuil de six mois.
[34]Depuis ma rentrée en France, j’ai eu l’occasion de revoir cette plante dans une exposition horticole. C’est le safran indien, le curcuma de la Martinique. L’orthographe indigène est سورن ; n’est il pas curieux qu’en écrivant safran سڢرن on y trouve les mêmes radicaux, avec cette différence que le point du fa a été omis et a ainsi donné naissance à un oua ?
On peut faire la même réflexion pour ڧڢ, café, et ڧو, caoua : là aussi il manque un simple point diacritique pour identifier les deux noms.
[35]Habituellement, avant de vendre de l’or, les marchands le font tremper pendant quelque temps dans la terre humide afin d’en augmenter le poids.
[36]Cette anomalie ne peut s’expliquer que par la configuration très boisée de la région traversée par le cours supérieur du Bagoé. Il roule ses eaux pendant 200 kilomètres au milieu d’une végétation des plus épaisses. Ces terrains boisés absorbent et retiennent facilement les eaux des pluies, qu’ils ne laissent échapper que d’une façon lente et continue. Le cours de la rivière est par suite régularisé, de sorte que son débit, tout en étant considérable pendant la saison pluvieuse, se maintient plus longtemps à un étiage élevé et ne diminue que lentement. Il en résulte que la branche orientale du Niger est moins considérable que le bras principal dans lequel elle se jette à Mopti.
[37]Dans les environs de Dôre, à l’époque du passage de Barth, 5000 cauries valaient 5 fr. 50.
[38]La guinée noire se vend ici (kémé dourou) 1 franc la coudée de 50 centimètres ; le calicot blanc (kémé ouoro) 1 fr. 20 la même coudée.
[39]Ces amulettes ont la vertu, disent les Siène-ré, de donner beaucoup d’enfants.
[40]Le Follona et non Foulouna, comme l’a écrit Barth, est un pays presque exclusivement peuplé de Siène-ré et de colonies dioula ; on n’y trouve pas de Foulbé, comme l’aurait pu faire supposer le mot Foulouna. Follona veut dire en siène-ré, chefs ici ou chefs dedans ; on l’appelle aussi Follokan et Folloklou (pays des chefs ou du chef).
[41]J’ignore si Fan est un nom propre ou si c’est seulement le titre par lequel on désignait le père de Tiéba. En tout cas, aujourd’hui encore le titre du souverain du Follona est fan follo.
[42]Les Tagoua font partie de la grande famille mandé et sont établis en grand nombre à Ngokho. Tatoués comme les Siène-ré, ils parlent soit le mandé, soit le siène-ré. Leurs noms de tribus sont Bamma, Traouré, Konné, Diarabasou ou Diarasouba ; il y en a qui sont musulmans, et d’autres fétichistes, ils ne diffèrent en rien des autres Mandé que je connais.
[43]De Léra, quand le chemin Sandergou est praticable, on met dix jours pour aller à Kong. Les principales étapes sont : Léra, Sandergou, Niandakhara, Dionkoso, campement sur la rive gauche du Comoë, Kapi, Lenguékoro, Kong.
[44]Cette nouvelle était fausse.
[45]La fonction de siratigui paraît être de création très ancienne et s’est maintenue dans cette partie des régions mandé jusqu’à nos jours. On avait donné comme étymologie que siratigui voulait dire « celui qui perçoit l’impôt » ; ici ce n’est pas absolument le cas. Dans cette région les siratigui sont sous les ordres des chefs qui commandent aux frontières ; ce sont eux qui ouvrent les communications avec les pays voisins et qui sont envoyés pour régler les questions de captifs évadés, etc. Par leurs relations avec les chefs des environs, ils sont connus et leurs hommes également. Accompagné par eux, les voyages sont plus faciles : leurs hommes sont de véritables sauf-conduits.
[46]La végétation est ici en avance de deux mois sur Niélé ; le néré, qui était seulement en fleur là-bas, est ici à maturité ; les cé sont déjà mûrs, tandis qu’à Bammako ils ne mûrissent qu’en juin et juillet.
[47]Quelques Sénégalais pensent que toubab vient du mot toubabé (l’homme qui porte un pantalon). Les Toucouleurs disent toubaco, de toubanké (également homme à pantalon). Mon avis est que ce mot n’est autre chose que l’altération du mot arabe thébib (médecin), car nous avons tous la réputation de professer la médecine, et il n’y a pas de jour où l’Européen qui voyage ne soit sollicité par le noir pour obtenir un remède quelconque.
[48]Cet arbre semble être le korgam de Barth. Ce voyageur le signale à son passage dans le Gourma, en quittant Say pour se rendre dans l’Aribinda et le Libtako.
[50]D’après une règle phonétique en pratique dans toutes ces régions, le g devant a ou o se dit b, et le k se prononce p. Ainsi Kong se dit Pon. Pour bien le prononcer il faut brusquement ouvrir la bouche. L’étymologie de Kong semble être « tête » (capitale) en mandé-dioula ; en soso, Kong veut dire : « bien habité ».
[51]Kokosou veut dire « village derrière le ruisseau ».
[52]Marrabasou veut dire « village des Haoussa, village des teinturiers » (car par ici les Haoussa exercent eux seuls cette profession).
[53]Grande mosquée.
[54]Les gens de Kong disent que Kong est plus grand et plus peuplé que Djenné ; les gens de Djenné eux-mêmes l’affirment. Caillié estimait la population de Djenné à 8 ou 10000 habitants. Le chiffre que je cite ne doit donc guère s’écarter de la vérité.
[55]Chemin de Moïse, chemin de Jésus, chemin de Mahomet.
[56]Petits pains d’épice faits avec du mil, du miel, des piments.
[57]Ces graines proviennent d’une plante ayant beaucoup de ressemblance avec celle qui produit la feuille à emballer les kola ; elles sont rondes, noires, très dures et de la grosseur des baies de genièvre ou de petits pois.
[58]Tout ce qui est en soie est appelé hanniki à Kong.
[59]Dans chaque quartier il y a un ou deux hommes sachant faire les burnous et vivant exclusivement de ce métier.
[60]Le mot daba vient d’un instrument aratoire dont on ne peut se servir que des deux mains (des 10 doigts).
[61]Mokho veut dire « homme ».
[62]Ponguisé veut dire « étoffe de Kong », et dadji « crachat » (de la couleur rouge du jus de kola).
[63]Dans toute la région de Kong, l’arbre à cé et l’arbre à néré restent stériles ; la limite de culture maximum sud est par 9° 30′ ; plus au sud, l’arbre pousse encore, mais ne donne plus de fruits. La vraie zone de culture pour ces deux arbres est comprise entre 9° 30′ et 12°.
[64]Le tintoulou est la graisse extraite du sarcocarpe fibreux qui enveloppe l’amande du palmier à huile.
[65]Le tingolotoulou (nté koulou toulou, l’huile du noyau du palmier) est l’huile extraite de la noisette du palmier à huile. (Voir le chapitre XV.)
[66]A raison de 28000 cauries pour un âne (56 fr. l’un) et 46000 pour les deux bœufs, dont un était en très mauvais état (46 fr. pièce).
[67]Il ne se passait pas de jour que je reçusse la visite d’un voisin venant me demander un écrit destiné à donner l’intelligence à ses enfants.
J’avais beau leur représenter que l’efficacité d’un tel remède était difficile à prouver, ils insistaient tellement, que je me vis forcé, à mon grand regret, de me prêter à plusieurs reprises à cette fantaisie.
Je m’en acquittai le plus loyalement possible en écrivant à l’encre sur les tablettes en bois qui leur servent d’ardoises :
« Que Dieu leur donne la lumière. »
La tablette était ensuite bien lavée, et l’encre, mêlée à l’eau qui avait servi au nettoyage de la planchette, était donnée à boire aux petits.
D’autres solliciteurs venaient me demander un écrit préservant des balles et faisant dévier ses propres projectiles, afin que de son côté il n’atteignît personne en guerre.
[68]Cependant, à mon second séjour j’ai cru surprendre dans une conversation qu’il existait ici des documents historiques sur lesquels on transcrivait les événements saillants, documents tenus à jour scrupuleusement.
[69]Kouroudougou ne veut pas dire « pays des pierres ou des montagnes », comme son étymologie pourrait le faire supposer ; Kourou est un nom de peuple.
[70]Cette appellation est absolument impropre. Le mot Bambara est à Kong le synonyme de kafir (infidèle), et comme toutes les peuplades des environs sont fétichistes, ils appellent Bambaradougou tous les pays qui ne sont pas musulmans.
[71]Homme âgé et vénéré.
[72]Note de M. O. Houdas, professeur à l’École des langues orientales, sur l’écriture des gens de Kong :
« L’écriture arabe employée par les gens de Kong est celle dont font usage tous les nègres du Soudan ; elle appartient au genre que j’ai appelé soudani et qui est une des variétés du type maghrebin. Ce qui caractérise ce genre d’écriture, c’est la ressemblance frappante qu’ont conservée bon nombre de lettres avec les caractères correspondants de l’écriture coufique telle qu’elle était usitée vers le IVe siècle de l’hégire. On y retrouve, en effet, la forme rectangulaire des lettres emphatiques qui, dans les autres genres d’écriture, a été remplacée par la figure d’une poire couchée ; les trois lettres djim, ha et kha sont représentées par une ligne brisée au lieu d’une demi-ellipse accompagnée de la partie correspondante de sa normale : le dal et le dzal ont trois branches au lieu de deux, etc.
« Il parait bien difficile, d’après ces observations, de ne point admettre que les gens de Kong, ainsi d’ailleurs que les autres musulmans du Soudan, n’ont pas tiré directement leur écriture du coufique à l’époque où ce dernier caractère était encore usité dans les livres liturgiques, c’est-à-dire au Ve siècle de l’hégire au plus tard. En outre, il est plus que probable que l’introduction de l’écriture arabe et celle de l’islamisme qui l’amenait à sa suite se sont faites directement de Kairouan et non du Maroc ou de l’Algérie, car dans ces deux dernières contrées l’usage du coufique paraît avoir cessé de fort bonne heure pour faire place à une écriture plus élégante et plus cursive. Il serait bien surprenant que les nègres eussent adopté un caractère lourd et disgracieux s’ils avaient eu connaissance d’un type, d’un tracé plus commode et d’une allure plus dégagée. »
[73]Komono veut dire « derrière le Comoé, derrière le fleuve Komo », no est un affixe qui signifie « après ». Nous en avons un autre exemple dans Tagouano, « derrière les Tagoua ». En effet le Tagouano est situé derrière, c’est-à-dire à l’est des Tagoua, qui habitent Ngokho, Mbeng-é et les environs.
[74]Partis le 19 mars, mes deux courriers sont arrivés à Bammako le 20 juin, c’est-à-dire trois mois après. Ils ont reçu partout l’accueil le plus bienveillant ; Pégué, Tiéba et Samory leur ont fait de nombreux cadeaux. Les populations qu’ils ont traversées étaient entièrement gagnées à notre cause. Partout mon passage avait laissé une heureuse impression. Ils ont fait ce voyage sans armes : mes lettres seules leur ont servi de sauf-conduit.
[75]Usage pris aux Mandé musulmans.
[76]Une charge de porteur, femme ou homme, pèse de 25 à 35 kilos.
[77]Les sadioumé sont des échassiers noirs et blancs qui, à l’approche de l’hivernage, viennent nicher sur les gros arbres des villages ; on les appelle vulgairement « oiseaux d’hivernage ».
[78]Pluriel de Peul. Synonymes de Poul, Foulla, Fellata, etc.
[79]Sur les premières éditions de la carte du Dépôt de la guerre, le Borgou était placé dans la région comprise au nord de Djenné entre Sokolo et le Niger.
[80]J’ai appris depuis que c’est Mounéri (frère d’Ahmadou de Ségou).
[81]Beaucoup de musulmans de Kong rendent la liberté à leurs captifs. J’ai eu l’occasion de voir à Kong des gens des deux sexes ayant obtenu la liberté de leurs maîtres. Je ne pense pas cependant qu’il faut attribuer cet acte à la clémence ou à la générosité du propriétaire, je crois plutôt que c’est un signe de pénitence, pour se faire pardonner quelque gros péché, ou encore que c’est suivant les conseils d’un kéniélala, ainsi que cela se passe fréquemment pour les ânes et les ânesses, qui sont exempts de travail et qu’on voit errer dans les villages. Quand un de ces animaux vient boire ou manger dans la calebasse d’une femme sans qu’il y soit convié, le fait est considéré par la brave femme comme une bonne fortune.
Par la suite j’ai appris de la bouche de notables musulmans que la libération des captifs était recommandée par les livres saints. Le Coran en effet contient un paragraphe dans lequel il est dit : « Quand un esclave te demandera sa liberté par écrit, tu la lui donneras, en y ajoutant une partie des biens que le seigneur t’a prodigués. »
J’ai du reste remarqué que tous les esclaves libérés avaient reçu une instruction religieuse assez complète et qu’ils savaient tous lire.
C’est une mesure très louable, puisque l’esclavage ainsi compris n’est qu’une mesure civilisatrice.
[82]Le colonel Archinard, depuis ma rentrée, a placé le territoire du Sâro sous notre protectorat.
[83]Mangha veut dire en poular : grand.
[84]Lakh lalo des Wolof.
[85]Doufiné, en bobo-niéniégué, veut dire « Dieu ».
[86]Les derniers que l’on rencontre en allant vers l’est.
[87]Textuellement : « homme faisant fonction de roi ».
[88]Pays indépendant, situé entre le Ségou et Djenné et placé sous l’autorité des Sonninké les plus influents de la région.
[89]Le couscous est préparé avec du petit mil (sanio) que l’on pile jusqu’à ce qu’il présente des granules grosses comme de la semoule, puis il est cuit à la vapeur dans un chaudron perce de trous qui sert de couvercle à une marmite pleine d’eau. Le couscous, une fois cuit, est séché au soleil et peut se conserver fort longtemps. Pour l’apprêter, il suffit de l’arroser avec un peu d’eau bouillante. Il se mange avec toutes les sauces, à la viande, ou simplement dans du lait frais ou caillé.
[90]Tombo (chenille), foroko (outre, peau de bouc), fani (étoffe : étoffe en outre de chenille).
[91]Le lomas est une broderie particulière, qui veut dire de « trois doigts de largeur ».
[92]Bouche noire.
[93]Comme cette étymologie me paraît hasardée, je la cite comme on-dit ; jusqu’à confirmation, je n’y crois pas.
[94]Peuple du Gourounsi.
[95]A Poura, m’a-t-on dit, les gens ont un peu plus de facilité pour se livrer à l’exploitation de l’or ; les orpailleurs lavent les alluvions d’un ruisseau dans lequel il y a de l’eau encore pendant quelques mois après la fin des pluies.
[96]Les Dafing et les Mossi de Boromo ne prononcent jamais di, ils changent partout cette diphtongue en z : ainsi ils disent Zoula au lieu de Dioula, a man zan au lieu de a man dian (il n’y a pas loin), Zabéré pour Diabéré, etc.
[97]On appelle aussi Gandiari : Diamberma, Zamberma ou Zaberma ; c’est ce dernier nom qui est le nom du pays d’origine de Gandiari et de ses guerriers. Ils viennent de Zaberma, rive gauche du Niger, au nord de Say et du Haoussa.
[98]Il n’a pas donné suite à ses projets de dévastation.
[99]Nom sous lequel on désigne certains ânes d’une robe couleur chair (voir chapitre Mossi).
[100]Nom sous lequel on désigne la nuance de certains ânes (voir chapitre Mossi).
[101]Mil tout préparé cuit avec de la patate pilée et du piment, que l’on mange en marchant.
[102]« Tu l’obtiendras, louange à Dieu ! Que Dieu te le donne ! Il n’y a pas d’inconvénients. Que Dieu te donne la paix ! » etc.
[103]Le kountan est un arbre ressemblant à un prunier sauvage, il atteint une assez grosse taille. Son fruit est de la grosseur d’une prune d’Europe ; il est blanc et sa chair est visqueuse. Le noyau est très gros, rugueux, réticulé et adhérent à la chair, dont il est excessivement difficile à détacher.
Cet arbre semble être le Chrysobalanus Icaco des Antilles.
Il existe un spécimen de cet arbre dans la cour du poste de Médine (Soudan français).
La boisson qu’on prépare avec cette prune n’est pas fabriquée comme le dolo de mil, de sorgho ou de maïs ; le fruit, fermenté, est cuit et recuit après avoir été séparé de son noyau.
Cette boisson enivre les indigènes : mais pour un Européen il faudrait en boire pendant plusieurs heures pour éprouver de l’ivresse. Il constitue pour lui un puissant laxatif.
Le noyau, séché, est conservé dans les greniers. En temps de disette et pendant les marches quand on ne peut se procurer d’autres vivres, les Gourounga en mangent l’amande.
[104]Le r’ remplace le غ arabe.
[105]Nattes tressées en gros roseaux.
[106]Voir chapitre X, t. II, pour les détails sur ses vêtements.
[107]Naba veut dire : roi, maître, chef.
[108]Nabiga veut dire en mossi : enfant de roi.
[109]Sakhaboutenga veut dire en mossi : Pays du to. Sakhabou est le mot mandé to, et tenga correspond à la terminaison mandé : dougou.
[110]Natenga, abréviation de nabatenga, résidence du naba, capitale.
[111]Waghadougou veut dire en mandé : village de la brousse ou, encore, pays des paniers.
[112]Ouor’odor’o, en mossi, veut dire : beaucoup de cases ; ouor’o, beaucoup ; dor’-o, case.
[113]Comme dans tous les pays soudanais que j’ai visités, on ne rapporte jamais la tête des lièvres dans le village : cela porte malheur, paraît-il.
[114]Les Mossi désignent les autres peuples voisins sous des noms particuliers, dont quelques-uns ont déjà été signalés par Barth. Ce voyageur, probablement par suite d’une mauvaise transcription, dit que les Mossi nomment les Haoussa : Sangoro, c’est Zang-ouér’o qu’il faut lire. Il convient aussi d’ajouter à cette nomenclature : les Tombo, qu’ils nomment : Kibga ; les Gourounga (habitants du Gourounsi) ; les Lakhama, qu’ils appellent Nokhorissé. Les Mandé sont appelés Tauréarga et encore Zauréarga ; les Peuls : Tchilmigo ; les Pakhalla : Kouakhallakha, et les Songhay : Marenga.
[115]La lettre r’, que j’aurai souvent l’occasion d’employer, représente un son très répandu dans le langage mossi. Ce son est moins dur que celui du خ arabe, que je représente toujours par kh ; il équivaut au غ arabe ; en commençant il est toujours prononcé avec difficulté par les Européens. Peu à peu l’oreille s’y fait cependant et l’on arrive à le prononcer assez aisément par la suite.
[116]Naba est un titre qui signifie en mossi : maître, seigneur, roi, chef ; pour se distinguer des autres naba, le chef suprême du Mossi porte le titre de naba sanom (roi or) ; il est désigné aussi souvent sous le nom de Mor’o naba (roi des Mor’o, des Mossi). Son prénom est Makha, et son nom de famille Gomma.
[117]Le Yatenga n’appartient pas à Naba Sanom : le souverain de ce pays est absolument indépendant, il réside à Ouadiougué et entretient des relations amicales avec le Mossi (pour plus de renseignements, voir la fin de ce chapitre).
[118]La mission dont il s’agit est vraisemblablement l’expédition du lieutenant allemand von François, qui remontait du Togo vers Gambakha.
[119]Pendant mon séjour à Oual-Oualé, plus tard j’appris, par des Mossi venant de Waghadougou, que pendant que j’étais chez Naba Sanom, la nouvelle de l’arrivée à Gambakha d’un blanc et de trente hommes armés troubla Naba Sanom ; le bruit se répandit bientôt que j’étais l’avant-garde de cette expédition. On conseilla au naba de me conserver à Waghadougou comme prisonnier en attendant les événements ; mais les musulmans influents, consultés, déclarèrent qu’il fallait me renvoyer et m’empêcher de rallier l’expédition de Gambakha. C’est pourquoi je fus dirigé vers Boukary Naba et le Dafina.
[120]Le gombo est un légume très mucilagineux et bienfaisant par excellence. Il pousse après de longues tiges, a la forme d’une corne d’abondance d’environ cinq à dix centimètres de longueur. L’extérieur est velu et l’intérieur renferme une grande quantité de grains ronds. Les indigènes s’en servent surtout pour les sauces. Ce légume est connu au Brésil, aux Antilles, aux États-Unis et en Turquie. Les Arabes l’appellent mouloukaïa.
[121]Volta Blanche.
[122]Il n’existe aucun centre désigné spécialement par le mot Yatenga, c’est le nom d’un pays assez vaste situé entre le Mossi et le territoire des Tombo. (Voir la fin de ce chapitre.)
[123]Ebn Batouta, qui visita Tombouctou en 1352, dit que la ville était alors principalement habitée par des gens de Mima et des Touareg (Massoufa) qui avaient un chef particulier.
[124]Langue du Mossi.
[125]En fait de cavaliers je n’ai à peu près vu que des gens du naba ; les autres personnages montent modestement une ânesse avec un coussin placé sur la croupe en guise de selle.
[126]Ce poivre est renfermé dans de petites cosses de 7 à 8 centimètres de longueur ; il croît en sol humide dans la zone de végétation dense entre le 8e degré et la mer. La plante est une liane qui se multiplie par boutures.
[127]Le niamakou est une plante à souche vivace ; sa fleur est rouge cramoisi dans le haut et jaune dans le bas ; elle pousse à l’état isolé dans plusieurs régions que j’ai visitées, mais on la tire surtout du voisinage du 8e degré de latitude nord.
Son fruit est une capsule coriace, bosselée, d’une couleur bistre quand elle est séchée. Elle renferme des graines noires un peu aplaties, qui sont mélangées à une pulpe incolore et acide.
Les indigènes pilent la coque avec la graine. La plante me semble n’être autre chose que l’Amomum melegueta.
[128]Les pays du Soudan où l’on trouve les meilleurs chevaux sont, de l’ouest à l’est : le Kingui, le Bakhounou, le Macina, le Yatenga, les pays songhay, le nord du Haoussa. Ce sont des pays de plaine, élevés, sans bas-fonds marécageux. Ils sont compris entre 13° et 18° de latitude nord ; dans toutes ces contrées on abreuve les chevaux aux puits.
[129]Les Chevaux dans les temps historiques et préhistoriques.
[130]On m’a affirmé qu’à Mani on pourrait trouver à acheter une dizaine d’ânes dans une journée.
[131]Sur les 18 ânes que j’ai eus à mon service et dont j’ai fait l’acquisition à Bakel, 2 sont morts à Ouolosébougou au bout de 4 mois de service (crochets non percés) ; 1 laissé au commandant de Bamakou (blessé au pied) ; 2 laissés à Tiong-i (devenus inutiles par suite de suppression de bagages) ; 3 vendus à Kong (10 mois de service) ; 1 vendu à Ouahabou (1 an de service) ; 4 volés dans le Gourounsi (18 mois de service) ; 2 morts à Oual-Oualé (16 mois de service) ; 3 morts à Salaga (18 mois de service). Tous ces animaux ont été constamment exposés aux intempéries et n’ont reçu de mil qu’à partir de Fourou, après 8 mois de service déjà.
[132]Les ânes mossi sont presque tous des sarfatté.
[133]Dans le Haoussa les ânes valent de 25000 à 30000 cauries (du temps de Barth, 5000) ; à Salaga, leur prix varie, actuellement, entre 90000 et 120000 cauries (du temps de Barth, ils valaient de 15 à 20000).
[134]Les Touareg sont aussi appelés Sorgou et Bourdammé par les Mossi. — Sorgou est le nom mandé et veut dire méchant, mauvais ; Bourdammé est le nom sous lequel on désigne les Touareg à Tombouctou.
[135]Ces districts exportent un peu de cotonnade blanche sur Oual-Oualé.
[136]Lounga, mot mossi qui désigne le tam-tam à cordes.
[137]Doudéga, sorte de violon à archet ; instrument peul.
[138]Gangang-o, tam-tam monté sur calebasse.
[139]Ouér’a, flûte.
[140]L’âne à Salaga atteint quelquefois le prix de 90 à 120000 cauries, le captif de 120 à 150000, mais son prix normal est de 40 à 45000.
[141]Le battage et le repassage se font à l’aide d’un tabouret et de deux petits maillets en bois, bien connus des Wolof, qui nomment le tabouret tabarka, et les maillets dom i tabarka (enfants du tabouret).
[142]Ces deux chefs sont morts de maladie ; quelques-uns disent empoisonnés.
Pages. | |
La Gironde à Dakar | 5 |
Le chaland pendant la tornade | 7 |
Mouça Diawara et Diawé | 11 |
Passage du Niger | 13 |
Saba, ntaba, ban | 15 |
Types de cases bambara | 17 |
Arrivée de Kali Sidibé à Ouolosébougou | 21 |
Les trois villages de Ouolosébougou | 24 |
Marché de Ouolosébougou | 25 |
Mutilation de trois voleurs | 37 |
La bonne aventure dans la case d’un kéniélala | 41 |
Le départ de Ouolosébougou | 45 |
Vue de Bammako | 47 |
Écroulement d’un pont sur la Koba | 49 |
Vue de Ténetou | 53 |
Plan de Ténetou | 55 |
Carte de l’emplacement probable de l’ancien Mali | 57 |
Morts et mourants sur les bords du Baoulé | 61 |
Dans la ruine de Toula | 67 |
Vue de Bassa | 76 |
Rencontre de deux griots | 77 |
Une rue de Kouroula | 79 |
Ustensiles employés à Kouroula | 80 |
Plan de Natinian | 83 |
Fragment de l’enceinte de Natinian | 83 |
Arrivée près de l’almamy | 85 |
Karamokho présentant le bœuf | 91 |
Un diassa | 93 |
Le tata de Sikasso | 95 |
Carte des environs de Sikasso | 97 |
Intérieur du camp de l’almamy Samory | 101 |
Un tabala et ses deux porteurs | 105 |
Mokho missi kou | 107 |
Types de Bambara et de Foula devant leurs cases | 113 |
Passage de la rivière sur le faîte des arbres | 115 |
Singes dans les ruines | 117 |
Le piroguier mis en joue par le domestique | 119 |
Sterculia cola ou Sterculia acuminata | 143 |
Femmes de Samory et leur surveillant | 157 |
[508]Vue de Bénokhobougoula | 161 |
Deux femmes du village apportent deux grandes calebasses de fonio | 164 |
Dans les grandes herbes aux abords de Kouloussa | 167 |
Ruines de Kouloussa | 168 |
Les cultures de Tiong-i | 169 |
Tiong-i | 171 |
Bivouac de nuit | 181 |
Dibi, type de cheminée des environs de Tengréla | 183 |
Basoma fait danser les petits enfants | 185 |
Vieillard buvant du dolo | 195 |
Croquis des trois villages de Fourou | 200 |
Un carrefour de Fourou | 201 |
Figures dans l’intérieur des cases et lit | 205 |
Un arbre fétiche | 213 |
Toumané | 217 |
Toumané enlevant des captifs | 220 |
Un enterrement chez les Siène-ré | 223 |
Le casque de Katon | 225 |
Vue de Diounanténé | 229 |
Ruines de l’ancien Niélé | 241 |
Obligés d’éteindre le feu des herbes | 243 |
Un togoda | 247 |
Parkia biglobosa | 249 |
Niélé | 255 |
Plan de Ngélé ou Niélé | 256 |
Hauts fourneaux et forgerons | 261 |
A Léra | 265 |
Plan de Léra ou Déra | 267 |
Indigènes buvant le dolo au marche de Wangolédougou | 271 |
Ali me présente à Iamory | 273 |
Femmes et enfants veillant sur les arbres néré | 275 |
Mosquée de Lokhognilé | 277 |
Une vue à Lokhognilé | 279 |
Finsan (Blighia sapida). 1. Rameau florifère. — 2. Coupe du fruit. — 3. Graine avec l’arille noire | 285 |
Arrivée à Kong | 289 |
Croquis à vue de la ville de Kong | 294 |
Une vue de Kong | 295 |
Une mosquée de Kong | 299 |
Écoliers chantant une prière dans la cour d’une maison | 301 |
Costumes et types de Kong | 305 |
Plantation de kola | 315 |
Fac-similé du sauf-conduit délivré par les gens de Kong | 331 |
Grandes cases des Komono | 337 |
La famille royale de Niambouanbo | 339 |
Campement d’une caravane dans la brousse | 345 |
Intérieur d’un village de Dokhosié | 349 |
Arrivée d’El-Hadj Moussa et types de Dokhosié | 351 |
Plans de deux habitations du rez-de-chaussée et du premier étage | 359 |
Habitations et magasins de mil des Tiéfo | 360 |
Aspect des hauteurs à parois verticales du plateau de Dasoulami et de Bobo-Dioulasou | 361 |
Des hommes sur les toits s’opposent à l’entrée du capitaine à Dioulasou | 367 |
Croquis de Sia ou Bobo-Dioulasou | 369 |
L’heureux loustic | 371 |
Barre de sel | 376 |
Promenade des dou | 379 |
Croquis de Kotédougou | 381 |
Habitations des Foulbé de Kotédougou | 383 |
Des femmes m’offrent de l’eau et du dolo | 397 |
Un marchand mossi | 399 |
[509]Hommes et femmes bobofing | 401 |
Sur les toits des habitations bobofing | 405 |
Croquis de Bondoukoï | 408 |
Je fus en un clin d’œil entouré par 200 hommes armés | 413 |
La mosquée de Ouahabou | 417 |
Les assistants rendant leurs devoirs à Karamokho Mouktar | 419 |
Sur les bords de la Volta Noire | 431 |
A la recherche des ânes | 437 |
La mosquée de Bouganiéna | 443 |
Soins de propreté | 445 |
Façon de saluer le naba | 451 |
Boukary et son escorte | 453 |
La bénédiction | 457 |
Résidence de Waghadougou | 461 |
Réception chez le naba de Waghadougou | 463 |
Retour des cavaliers ramenant des captifs | 471 |
Les trois femmes que m’envoie Boukary | 475 |
Boukary regarde ce qui se passe à Waghadougou | 477 |
Races de chevaux | 485 |
Anes | 491 |
Types et costumes de Mossi | 493 |
Chapitre I. — But et objet de la mission. — Préparatifs de départ. — Séjour à Saint-Louis. — Formation du convoi à Bakel et à Kayes. — Lettres de recommandation du colonel Gallieni. — Rencontre d’anciens serviteurs. — Séjour à Bammako. — Passage du Niger. — En route pour les États de Samory. — Arrivée à Ouolosébougou. — Entrevue avec Kali. — Misère des habitants. — Le marché de Ouolosébougou. — Difficulté de se renseigner. — Quelques mots sur les dioula et les marchands. — Passage d’un convoi de ravitaillement. — Mutilation de voleurs. — Du diala ou caïlcédra. — Dispositions malveillantes des gens de Samory. — Le kéniélala. — Nouvelle entrevue avec Kali. — Retour à Bammako. — Arrivée du courrier de Samory. — Retour à Ouolosébougou. — En route pour Ténetou. — L’arbre à beurre. — Visite à El-Hadj Mahmadou Lamine. — Le marché. — Les voyages d’El-Hadj. — Renseignements sur Mali. — Un peu d’histoire. — El-Hadj me donne deux lettres de recommandation. — Arrivée sur les bords du Baoulé. — Deuxième lettre de Samory. — Départ pour Sikasso | 1 |
Chapitre II. — Départ pour Sikasso, les ruines et les chemins encombrés de cadavres. — Passage du Banifing. — Ruines de Sékana. — Rencontre d’un convoi de ravitaillement. — Le Ménako. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Une lettre de Samory. — Kourila et les Siène-ré ou Sénoufo. — Industrie et mœurs des Siène-ré. — Siège de Natinian. — Arrivée au camp de Samory. — De la façon de voyager des Soudanais. — Portrait de Samory et son entourage. — Musulmans peu scrupuleux. — Familiarité de Samory et de son fils. — Le camp de Samory. — Les palanquements et le blocus. — Garnison des diassa ou palanquements. — Effectifs et personnel non combattant. — Du ravitaillement en vivres, en poudre. — Vente d’esclaves. — Organisation des troupes. — Dénominations et grades. — Des insignes de commandement, des sonneries et des batteries, des pavillons et emblèmes. — Le Mokho missi kou. — Les cris de guerre. — Pourparlers avec Samory. — Sotte vanité de Samory. — Situation des armées belligérantes. — Autographe de Karamokho. — Samory essaye de me garder devant Sikasso. — Sottes réflexions de Karamokho. — Je réussis à quitter le camp. — Route de retour sur Tiola-Saniéna et passage de la rivière de Tiékorobougou. — Arrivée à Komina. — Sur les bords du Bagoé. — Nous nous emparons par ruse d’une pirogue. — Arrivée sur les bords du Baniégué et entrée à Bénokhobougoula | 65 |
Chapitre III. — Limites, superficie, population, système orographique et hydrographique, productions, description des diverses régions qui constituent le domaine de Samory. — I. Région entre Niger et Milo. — II. Régions situées au nord du Ouassoulou. — III. Région située à l’ouest du Ouassoulou. — IV. Le Ouassoulou, grande route commerciale qui le traverse. — V. Provinces au sud du Ouassoulou ; un peu d’histoire. — VI. Provinces situées à l’est du Ouassoulou. — Ganadougou. — Provinces siène-ré ou sénoufo. — Le groupe sud Folou, Kabadougou, etc. — Itinéraires et région entre le Ganadougou et le Ségou. — VII. Provinces placées sous le protectorat de Samory — Le Toukoro, le Gankouna, le Toma. — Demba, mon esclave toma libéré, sa passion pour la viande de chien. — Le Ouorodougou et sa division territoriale. — Les chemins qui mènent au marché à kolas. — Quelques mots sur les Lô et le commerce du kola. — Le courtage dans cette région. — Difficulté de pénétrer dans cette région.[512] — Histoire de Samory. — Version de la cour. — Ma version. — Les débuts de la fortune de l’almamy. — Résumé succinct de ses conquêtes par ordre chronologique. — De la façon dont son pays est administré. — L’esclavage est florissant chez lui. — Son pays est à peu près ruiné. — Causes de la dépopulation. — Pourquoi il y a lieu de protéger les confédérations et de supprimer les grands États nègres | 121 |
Chapitre IV. — Séjour à Bénokhobougoula. — Cadeau à Samory et à ses femmes. — Le harem de l’almamy. — Le Baniégué. — Du tabac. — Nouvelles de la colonne : difficultés à se ravitailler. — Je me décide à quitter Bénokhobougoula. — Lettre à Samory. — Départ sans guide. — Égaré dans une ruine. — Arrivée sur les bords du Banifing. — Ouarakana et Caillié ; traces d’éléphants. — Tiong-i. — Départ pour Tengréla. — Accueil peu encourageant à Tintchinémé. — Conversation avec un Mossi. — Des poisons. — Menaces du chef de Tengréla. — Pourquoi l’on me nomme Diara. — Retraite de nuit sur Gongoro. — Position difficile de Tiong-i. — Population de Tiong-i. — Chasse aux iguanes. — Les Haoussa. — On cultive le safran indien. — Retour d’un courrier envoyé à Bammako. — Mort de ma mule. — Pourparlers avec Fourou. — Nouvelles de la colonne. — Industrie de Tiong-i. — Départ pour Fourou. — Le dolo, superstition de mon hôte. — Comment les noirs appliquent les préceptes et maximes. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Des termites comestibles. — Fourou, description de la ville, de ses fortifications. — Le culte des morts. — Les Soubakha. — Industrie. — Défiance de quelques habitants. — Le marché. — Nouveaux comestibles. — Histoire de Fourou. — Les habitants cachent leurs richesses. — Concours de beauté. — Du Peul et de l’élevage. — Le bois sacré. — Famine chez Samory. — Excursions aux environs. — Je réussis à me faire conduire chez Pégué, chef de Niélé (Follona) | 155 |
Chapitre V. — Départ de Fourou. — Les frontières de Samory. — Enterrement siène-ré. — Dioumanténé. — En route pour Niélé. — Un incident de route. — Tiéba et son histoire. — Ses États. — Ngokho. — Un peu d’histoire ancienne. — Itinéraires. — Les ruines du vieux Niélé. — Le baobab. — Je tombe malade. — Séjour au Togoda. — Vêtements et mœurs des Siène-ré. — Cadeaux à Pégué. — Pégué et les sorciers. — Histoire du Follona de Pégué. — Niélé et son marché. — Départ pour le pays de Kong. — Oumalokho. — Un musulman qui m’attendait. — Arrivée à Léra. — Les Mbouin(g). — Arrivée chez Iamory. — Lokhognilé. — Les Karaboro. — Les Dokhosié. — Le Comoé. — Arrivée chez Dakhaba. — En vue de Kong | 219 |
Chapitre VI. — Avantages et inconvénients des déguisements pour l’explorateur. — Entrée à Kong. — Réception des autorités. — Curiosité de la population. — Je suis obligé de parler en public pour dissiper les craintes que mon arrivée avait éveillées. — Bienveillance des Ouattara. — Discours des chefs. — Description de la ville. — Division administrative et répartition du pouvoir. — Mosquées. — Population. — Esprit tolérant des musulmans. — Le commerce à Kong. — Mœurs, divertissements, costumes masculins et féminins. — La numération des Mandé de Kong. — Crédit, valeur de l’or, de l’argent et des cauries. — Le kola me rend de grands services ; ses propriétés. — Limites de culture du kola. — Bénéfices que réalisent les marchands. — Du sel. — Des différents objets de commerce. — Lieux d’importation et d’exportation. — Le marché. — Achat d’un cheval et articles d’Europe que j’ai vendus. — Objets d’Europe qu’on m’a demandés. — Desiderata de Kong. — Superstition. — Avenir commercial de Kong. — Histoire de Kong. — Tableau généalogique de la famille régnante. — Rôle de l’imam. — Dispositions pour le départ. — Choix d’une route et d’un itinéraire vers le Mossi. — Comment je me procurai des informations géographiques. — Fac-similé et texte du sauf-conduit délivré par les autorités de Kong. — Départ et composition de la mission | 287 |
Chapitre VII. — Départ de Kong. — Flore des Komono. — Troisième traversée du Comoé. — Séjour dans la capitale des Komono. — Départ d’un courrier pour la France. — Comment les noirs de Kong connaissent le général Faidherbe. — En route pour le pays des Dokhosié. — Coutumes des Komono. — Arrivée chez les Dokhosié. — Hostilité de Sidardougou. — Accueil d’El-Hadj Moussa. — Arrivée à Dissiné. — Quelques mots sur les Dokhosié. — Arrivée chez les Tiéfo. — Vie accidentée des marchands. — Ascension de la montagne de Dioulasou. — Superstition des habitants. — Le vin de palme et les cultures. — Arrivée à Dasoulami. — Entrée à Bobo-Dioulasou. — Description de la ville. — Le marché. — Commerce sur la route. — Importance commerciale de Dioulasou. — Statistique. — Difficulté de voyager. — Arrivée à Kotédougou. — Désordre géologique. — Les dou. — Apparition des Foulbé. — Choix d’une route vers le Mossi. — Renseignements sur Djenné. — Peuplades de cette région. — Les Dafing. — Prospérité des Mandé ; décadence de l’élément peul. — Quelques mots sur les Foulbé ; leur origine | 335 |
[513]Chapitre VIII. — Second sauf-conduit. — Arrivée chez Sélélou. — Les Bobo-Dioula. — Quelques observations sur la phonétique. — Satéré. — Un jeu bien innocent. — Des Bobo en général et de leurs diverses fractions. — Habitations de transition. — Ils étaient troglodytes il n’y a pas bien longtemps. — Arrivée à Bossola. — Chasse à courre et pêche. — Départ pour Bondoukoï. — Rencontre du premier mulet. — Foulbé. — Un ami gênant. — Les collines du Niéniégué. — Caravanes. — Quelques mots sur Wouidi. — Arrivée à Yaho. — Difficultés avec les guides. — Bangassi. — Traces de terrains aurifères. — Arrivée à Ouahabou. — La mosquée. — Audience chez Karamokho Mouktar. — Choix d’une route vers le Mossi. — Réflexions sur les Dafing. — Industrie de la soie. — Des teintures. — Quelques mots sur les Niéniégué et les Bobo-Oulé. — Je renvoie un domestique. — Départ pour Boromo (colonie mossi). — Passage de la Volta Noire, chasse au caïman et à l’antilope. — Entrée dans le Gourounsi. — Habitations bizarres. — Départ de Diabéré, nous nous égarons pendant la nuit. — Arrivée à Ladio. — On me vole trois ânes. — Poursuites et vaines recherches sur les frontières du Kipirsi. — Nos soupçons se portent sur un malheureux que mes hommes veulent exécuter. — Départ de Ladio dans de pénibles conditions. — On ne nous attaque pas, mais la population est partout sur pied. — J’exécute un indigène. — Arrivée à Dallou. — Colonies mossi. — Bouganiéna. — Arrivée chez Boukary Naba. — Quelques mots sur la partie du Gourounsi que je viens de traverser ; sur les Nonouma et leurs mœurs. — Soins de propreté bizarres aux enfants. — Le dolo fait avec le kountan (prunier sauvage). — Les Somono. — Les Kipirsi | 395 |
Chapitre IX. — Chez Boukary Naba. — Manque d’interprètes. — Curieuses coutumes de la cour du Mossi. — Préparatifs pour une fête. — On attend l’apparition du croissant. — La fête à Sakhaboutenga. — On me confie à Isaka. — En route pour Waghadougou. — Séjour dans la capitale du Mossi. — Une audience chez Naba Sanom. — Difficultés avec Naba Sanom. — On me signifie de partir. — Retour chez Boukary Naba. — Nouvel accueil bienveillant. — Une rafle d’esclaves. — Boukary Naba veut me faire épouser trois jeunes femmes. — Mariage de mes hommes. — Retour à Bouganiéna. — Difficultés pour trouver des guides. — Géographie et état politique du Mossi. — Quelques itinéraires. — Flore et faune. — Chevaux. — Médication vétérinaire. — Anes. — Notes ethnographiques. — Costumes, richesse, état social. — Aliments. — Étoffes en usage dans le Mossi. — Guerres de Gandiari et des Songhay dans le Gourounsi. — Quelques mots sur le Yatenga | 449 |
21714. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9