COLLECTION “LA VIE CHRÉTIENNE”
publiée sous la direction de MAURICE BRILLANT
PAR
JEAN GUIRAUD
A PARIS
CHEZ BERNARD GRASSET
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : SEIZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 12 ET I A IV.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset, 1928.
Comment peut-on parler encore de l’Inquisition après tous ceux qui ont déjà traité cette question controversée : ennemis de l’Église dénonçant les rigueurs de l’inquisition pour ameuter les masses populaires contre un cléricalisme capable de toutes les cruautés ; apologistes leur répondant en lavant l’Inquisition de tous leurs reproches ; historiens de toutes nations multipliant, d’après de nouveaux documents, des études particulières sur ce sujet brûlant ? Ne risque-t-on pas de dire une fois de plus ce que connaissent les personnes averties, et si on veut porter un jugement sur cette institution, se classer ou, ce qui est pire, être classé malgré soi parmi ses avocats d’office ou ses détracteurs ?
Peut-on apporter une documentation nouvelle, des faits nouveaux ? et peut-on se flatter d’être objectif en pareille matière, et, dans la négative, pourquoi ajouter un numéro de plus à la bibliographie déjà si longue de l’Inquisition ?
Nous avons passé outre à ces objections, estimant que même si on a peu de documents nouveaux on peut s’efforcer de les mettre en meilleure lumière et invoquer le dicton bien connu : Non nova sed nove. Mais est-il vrai qu’il n’y ait rien de nouveau à dire ? Beaucoup d’archives qui étaient jalousement fermées ou ne s’entr’ouvraient que pour de rares privilégiés se sont largement ouvertes et ont été explorées depuis un demi-siècle ; et tout d’abord, les plus importantes qui soient pour l’histoire religieuse, les Archives du Vatican. Les érudits de toute nation qui y travaillent en ont tiré des documents et même des collections de documents qui précisent ou rectifient des solutions que l’on croyait définitives. Je n’en veux pour preuve que le Bullaire de l’Inquisition de la France au XIVe siècle, formé de bulles pour la plupart inédites que M. l’abbé Vidal a extraites des archives du Vatican. Nous avons tiré parti de ces documents pour saisir sur le vif le fonctionnement de l’Inquisition au Moyen-Age. Le même service a été rendu aux historiens par la publication que nous devons à Mgr Douais des documents sur l’histoire concernant l’Inquisition du Midi de la France.
Ces documents nouveaux permettent de réviser et parfois de corriger, sur plus d’un point, les Histoires générales de l’Inquisition au Moyen Age, qui sont à notre disposition, en particulier celle de l’Américain Lea, traduite en français par M. Salomon Reinach.
On ne saurait en contester l’érudition, mais il ne faut pas l’avoir trop longtemps maniée pour remarquer en elle deux graves défauts. On y chercherait en vain le lucidus ordo de la science française ; même après l’avoir longtemps pratiquée, il est difficile d’y retrouver ce qu’on se rappelle fort bien y avoir vu, tant elle est confuse et mal présentée. D’autre part, l’auteur en l’écrivant ne s’est pas dégagé de ces préjugés haineux contre l’Église catholique qui lui ont inspiré la plupart de ses œuvres historiques. Il s’est parfois efforcé de les dominer et nous-même nous rendons hommage aux jugements qu’il a portés sur certaines accusations lancées par ses amis et coreligionnaires contre l’Inquisition ; mais plus souvent, son récit dégénère en un réquisitoire passionné et injuste. Les nouvelles collections de textes récemment publiées permettent de distinguer dans l’œuvre de Lea ce qui est de la science et ce qui est du pamphlet.
Cependant c’est moins par la documentation que par la méthode employée que l’on peut, dans une certaine mesure, faire œuvre originale en parlant de l’Inquition. Presque toujours, ce sujet a été abordé avec des arrière-pensées étrangères et parfois contraires à l’esprit scientifique ; dès lors, plus on est objectif et plus on a de chance de le traiter avec originalité. Nous nous y sommes efforcé ; au lecteur de voir si nous y avons réussi.
Nous n’avons prétendu poser aucune thèse a priori ; et voilà pourquoi nous n’avons pas abordé la question de savoir si l’Église avait ou non le droit de réprimer par la force l’hérésie. Nous ne contestons pas l’importance de ce problème au point de vue théologique et canonique et même historique ; mais nous aimons mieux qu’il soit mis sous les yeux des lecteurs moins par un syllogisme scolastique que par le simple exposé des faits. C’est pour la même raison que nous nous sommes abstenus le plus possible de porter des jugements sur les hommes et les institutions, ne le faisant que lorsque nos conclusions n’étaient que le résumé de faits déjà racontés. En laissant ainsi la parole aux textes, nous avons voulu éviter les deux écueils d’une pareille étude, l’apologie ou le dénigrement du catholicisme ou de ses adversaires, de l’Inquisition ou de l’hérésie. Avant tout, nous nous sommes efforcé de faire œuvre d’historien.
C’est le seul moyen de connaître l’Inquisition et de la comprendre.
L’apologiste et l’accusateur risquent de n’apercevoir que certains aspects du sujet ; le premier ne verra dans les sentences de l’Inquisition que des jugements dictés par un intérêt surnaturel, et rendus en vertu d’un pouvoir transcendant, intérêt et pouvoir que les fautes et les erreurs individuelles ne sauraient dénaturer. L’accusateur ne verra que des actes de tyrannie et des crimes d’autant plus révoltants qu’ils étouffaient dans les supplices et le feu la liberté de l’esprit et la voix de la conscience en invoquant l’autorité divine.
L’historien, au contraire, groupe les faits pour en dégager ensuite les points de vue les plus divers, et réunissant ces aspects variés en une vue générale il fait fonctionner l’Inquisition sous les yeux du lecteur, la montrant non pas telle que se la figurent ses détracteurs et ses apologistes, pas même comme l’avaient conçue ses auteurs, mais telle qu’elle fut en réalité, et non pas seulement à un moment déterminé mais dans le cours sans cesse en mouvement de son évolution.
L’Inquisition était avant tout un tribunal ; or un tribunal c’est des accusés en face de juges et ces deux groupes sont en fonction l’un de l’autre. Les séparer, étudier les uns et négliger les autres, c’est altérer gravement l’institution que l’on prétend décrire, et risquer de ne la point saisir ; car les accusés font comprendre les juges et les juges les accusés.
Aussi nous sommes-nous efforcés de décrire en même temps l’Inquisition et les hérésies qu’elle réprimait, les doctrines des accusés et leur répression par les juges. Parlant de l’Inquisition du Midi de la France, nous avons exposé les prédications théologiques, morales, politiques et sociales des Cathares et de leurs adhérents, leur organisation et leur action, en même temps que nous montrions le tribunal qui allait les poursuivre. C’est d’après la même méthode que nous avons exposé la doctrine et l’action des Vaudois, des Spirituels, des fraticelli, et des lollards, des sorciers et des juifs, telles que la voyaient les juges du Saint-Office qui les poursuivaient. Un tel exposé fait comprendre les raisons d’ordre religieux, politique et social qui ont ainsi dressé l’une contre l’autre l’hérésie et l’Inquisition ; or l’historien ne doit pas se contenter de décrire les institutions, il doit encore les faire comprendre et leurs raisons d’être il doit les demander non pas à ses idées a priori mais aux faits eux-mêmes.
L’Inquisition est un tribunal ; mais les jugements de tout tribunal supposent, d’une part, une des lois d’une formule absolue et, de l’autre, des sentences en faisant une application adaptée à chaque cas particulier que le texte juridique ne peut pas prévoir ; une législation rigide et une jurisprudence essentiellement variable. C’est donner une idée tout à fait fausse de l’Inquisition que d’aligner les constitutions pontificales et les canons de conciles qui définissaient sa procédure et son code pénal. Si on veut serrer de plus près les faits, il faut aussi voir comment, en fait, le Saint Office fonctionnait et dans quelle mesure il s’en tenait à la lettre de la loi ou l’interprétait soit en l’élargissant soit en la restreignant dans l’application.
On nous dit, par exemple, que la procédure inquisitoriale refusait aux accusés le ministère d’un avocat et les ennemis de l’Église en tirent prétexte pour l’accuser d’avoir ainsi méconnu le droit de défense de l’accusé pour le livrer pieds et poings liés à la cruauté de juges fanatiques ; et certains apologistes de l’Église — tel Mgr d’Hulst, dans la chaire de Notre-Dame, — ont déclaré que le catholicisme doit jeter par-dessus bord l’Inquisition parce que, sur ce point capital, elle n’est pas défendable.
Et voilà que le procès de Jeanne d’Arc — qui est un procès d’inquisition — nous montre des inquisiteurs demandant à l’accusée si elle a fait choix de ses avocats ; et les comptes d’autres procès mentionnent les honoraires qui ont été versés pour les avocats des justiciables du Saint-Office ; preuve évidente que l’Inquisition admettait les avocats de la défense et que, dès lors, il faut distinguer la lettre de la loi qui, en effet, a parfois interdit le ministère des avocats et la jurisprudence, l’usage et la coutume qui le permettaient. On voit par cet exemple combien il est indispensable d’examiner en même temps le droit et le fait. C’est ce que nous nous sommes efforcé de faire en étudiant l’Inquisition non seulement d’après son code, mais aussi et surtout d’après son fonctionnement réel.
Enfin, l’Inquisition a été une institution humaine, et comme tout ce qui est humain, elle a évolué. Or l’erreur de presque tous ceux qui la condamnent et aussi de la plupart de ceux qui la défendent est de croire qu’elle fut toujours la même et qu’on peut porter sur elle un jugement d’ensemble, favorable ou défavorable. Tout au plus voit-on quelque différence entre l’Inquisition espagnole, celle de Torquemada, et l’Inquisition du Moyen-Age, celle qu’ils identifient avec saint Dominique et ses Prêcheurs. De là des appréciations qui laissent inexplicables certains contrastes comme celui-ci.
Si une institution, à ses origines, a été papale, c’est bien l’Inquisition médiévale. Ses premiers règlements lui ont été donnés, à Toulouse, au nom du Saint-Siège par un légat du pape, le cardinal Romain de Saint-Ange. Les inquisiteurs agissaient au nom du pape dont ils tenaient leurs fonctions, auctoritate apostolica ; et ils ne dépendaient que de lui, dans l’exercice de leurs fonctions. Mais alors comment expliquer que dans le procès des Templiers qui s’est poursuivi moins de cent ans après l’établissement de l’Inquisition, ce tribunal papal ait visiblement agi à l’encontre du pape Clément V et dans l’intérêt du roi de France Philippe le Bel ? Évidemment parce que, en moins d’un siècle, l’Inquisition avait tellement évolué que de tribunal papal défendant la foi contre l’hérésie, negotium fidei, elle était progressivement devenue, en réalité, sans que les apparences eussent changé, un tribunal de plus en plus politique, subissant l’influence du roi beaucoup plus que celle du pape. S’il en est ainsi, les appréciations que l’histoire porte sur elle et sur son action s’éclairent de jours bien différents et qui, en tout cas, doivent être singulièrement nuancés.
Une autre vue simpliste de l’histoire fait attribuer à l’Église seule l’institution de l’Inquisition et par conséquent tout l’odieux de ses jugements et de ses autodafés. Une étude plus approfondie des textes montre au contraire que plusieurs puissances ont concouru à la répression de l’hérésie au Moyen-Age.
Les ancêtres reculés des Cathares contre lesquels fut établie l’Inquisition du XIIIe siècle, les Manichéens, furent poursuivis, avec la plus grande rigueur, par l’empereur Dioclétien ; persécuteur encore plus cruel du christianisme, on ne saurait imaginer un instant que son bras ait été armé contre ces infidèles par l’Église. Sept siècles plus tard, les Néo-Manichéens d’Orléans furent frappés de sentences de mort ; et ce fut par le roi Robert et non par une juridiction ecclésiastique. Au XIIe siècle, des actes pontificaux édictèrent des peines sévères contre les hérétiques de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Allemagne ; mais ces interventions des papes avaient été réclamées avec insistance par les rois de France et d’Angleterre et par les empereurs germaniques ; et au XIIIe siècle, nous sommes en présence de décisions prises contre les hérétiques, en même temps par les principes séculiers, les évêques et les papes. De ces faits étudiés sans arrière-pensée, à la simple lumière des textes, que faut-il conclure ? Mais que l’Inquisition, c’est-à-dire la recherche des hérétiques et leur répression par des mesures pénales souvent rigoureuses ne fut pas l’œuvre exclusive de l’Église ; que l’autorité civile concourut à ces poursuites autant qu’elle et même la devança dans la personne d’un empereur païen, persécuteur par ailleurs du christianisme.
Et cette constatation nous conduit sur la nature même de l’Inquisition à des conclusions complexes que nous développons à la fin de ce livre. Qu’il nous suffise, pour le moment, d’opposer aux affirmations simplistes de certains historiens de l’Inquisition, les aspects très variés de la question et de leur rappeler que les ignorer ou les dissimuler c’est ne donner de la réalité qu’une image mutilée et dès lors inexacte. C’est le reproche que l’on peut adresser à la plupart de ceux qui ont écrit sur l’Inquisition, et c’est pourquoi ce sujet si souvent traité peut être renouvelé pour l’emploi de nouvelles méthodes : non nova sed nove.
Ce n’est pas une raison pour faire table rase de tout ce qui a été écrit jusqu’à ce jour sur l’Inquisition. Pour notre part, nous devons beaucoup à nos devanciers. Quelques soient les réserves que nous avons faites sur l’Histoire de l’Inquisition au Moyen-Age de Lea, nous l’avons lue et consultée maintes fois avec profit et nous en dirons autant de celle de M. de Cauzons, pseudonyme qui cache un prêtre qui, par désir d’impartialité, s’est montré d’une sévérité excessive à l’égard du Saint-Office. Nous avons aussi utilisé le volume de M. l’abbé Vacandard sur l’Inquisition, où se retrouvent cette documentation sérieuse et cette modération dans les jugements qui distinguent les écrits de cet historien.
Sur la procédure inquisitoriale on ne saurait se dispenser de consulter l’ouvrage de M. Tanon, sur l’Histoire des tribunaux de l’Inquisition en France et les études de M. Charles Molinus sur l’Inquisition toulousaine ; mais il faut les compléter et parfois les corriger par l’étude de Mgr Douais sur l’Inquisition et encore plus par les Documents qui ont été publiés par ce savant prélat dans la Collection de la Société de l’Histoire de France, pour servir à l’Histoire de l’Inquisition dans le Languedoc.
Ce dernier ouvrage nous a été particulièrement utile, parce que, publiant des sentences d’inquisiteurs, il évoquait à nos yeux leur procédure, non pas celle qui était édictée par les textes législatifs, mais celle qu’ils suivaient dans la pratique, et qui souvent différait de la première. Le Bullaire de l’Inquisition en France au XIVe siècle, réuni et commenté par M. Vidal, nous a rendu les mêmes services, parce qu’il nous a fait assister à la marche de plus d’un procès inquisitorial.
En même temps que l’Inquisition, nous avons étudié les hérétiques qu’elle poursuivait, avec leurs doctrines, leurs pratiques, et leur organisation.
Au XIIIe siècle, elle a surtout lutté contre les Cathares néo-manichéens, non seulement en Languedoc, mais encore dans le reste de la France, en Italie, dans la péninsule ibérique et en Allemagne. Pour faire connaître les Cathares du Midi de la France, plus connus sous le nom d’Albigeois, j’ai tout simplement résumé la longue étude que j’ai publiée moi-même, il y a une quinzaine d’années sur l’Albigéisme languedocien au XIIe siècle.
M’appuyant sur les Manuels des inquisiteurs et dépouillant les Registres de l’Inquisition qui pour la plupart ont disparu mais dont la collection Doat conserve des copies authentiques, je me suis efforcé, d’après les déclarations mêmes des hérétiques, de reconstituer les doctrines métaphysiques, théologiques, morales et sociales des Albigeois, leur organisation, leurs pratiques et leurs rites, et la place considérable qu’ils occupaient, avant l’établissement de l’Inquisition dans toutes les classes de la société et à tous les degrés de la hiérarchie sociale.
En d’autres pays, des études originales ou des collections de documents nous ont fait connaître, de la même manière, les Cathares et leurs adhérents : tel par exemple la publication du savant professeur de la Faculté de théologie de Munich qui devint, après 1870, l’un des chefs des Vieux-Catholiques, Dœllinger, publication qui a pour titre Beitraege zur Sektengeschichte des Mittelalters[1].
[1] J’ai donné des bibliographies détaillées du Catharisme à la fin de mon étude sur l’Albigéisme languedocien au XIIe siècle, p. CCCXLII et dans mes articles sur l’Inquisition et les Albigeois parus le premier dans le Dictionnaire d’apologétique de la foi catholique, le second dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques.
Quoique beaucoup d’hérétiques aient été arrêtés sous la double inculpation de catharisme et de vaudoisie, ces deux doctrines sont distinctes, comme le démontrait déjà en 1834 une thèse présentée devant l’Université de Leyde sous ce titre : Disputatio academica de Valdensium secta ab Albigensibus bene distinguenda par Jas. Cette distinction était marquée, dès le XIIIe et le XIVe siècle par les Manuels des Inquisiteurs, en particulier ceux de Moneta et de Bernard Gui ; et c’est sur leur témoignage autorisé que la secte vaudoise nous a été décrite par M. Comba dans son Histoire des Vaudois et plus récemment, par M. Marx dans son étude sur l’Inquisition en Dauphiné.
Au XIVe siècle et au XVe le Saint-Office poursuivit avec une persévérance inlassable tous les hérétiques Spirituels, Fraticelli, Bizocchi et Béguins qui voulurent imposer au peuple chrétien tout entier la pratique de la stricte pauvreté et annonçaient le prochain avènement de l’Esprit-Saint, venant compléter, en l’absorbant, l’œuvre du Christ. Ces doctrines ayant inspiré un grand nombre de controverses, au sein de l’ordre franciscain, d’une part, et de l’autre, entre catholiques et hérétiques, la bibliographie de ce sujet serait tellement considérable qu’elle réclamerait à elle seule un volume. Nous signalons à ceux qui s’intéresseraient particulièrement à cette question les études qui ont été consacrées aux défenseurs et aux propagateurs de ces doctrines, celles de M. Édouard Jordan sur Joachim de Flore dans le Dictionnaire de théologie catholique, du P. Callaey sur Ubertin de Casal, de Hauréau sur Bernard Délicieux et l’Inquisition albigeoise, les nombreux travaux d’ensemble qui ont été publiés sur l’ordre franciscain et les controverses qui le divisèrent si profondément au XIIIe siècle et dont le plus récent et l’un des meilleurs est le volume du P. Gratien sur l’Histoire de la fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères Mineurs au XIIIe siècle. Le cardinal Ehrle a consacré de nombreuses études aux Spirituels et aux Fraticelli. Signalons enfin l’ouvrage d’ensemble de Tocco sur l’hérésie au Moyen-Age (l’eresia nel medio evo) et la collection de textes sur les hérésies que publia, au XVIIIe siècle, du Plessis d’Argentré sous le titre de Collectio judiciorum de novis erroribus et qui mérite toujours d’être consultée.
Nous nous en sommes servis pour résumer les doctrines de Wicklef et de son disciple Jean Huss.
Pour montrer qu’à partir de Philippe le Bel l’Inquisition subit de plus en plus l’influence du pouvoir civil, en France et hors de France, nous avons donné un rapide aperçu de plusieurs procès inquisitoriaux qui furent inspirés et conduits plus par la politique que par le souci de l’orthodoxie, par exemple ceux de Templiers et de Jeanne d’Arc.
Pour le premier on peut se reporter aux actes mêmes du procès qui furent édités par Michelet puis plusieurs fois réédités, et on lira avec intérêt les biographies qui ont été consacrées dans l’Histoire littéraire de la France aux trois personnages qui en prirent la direction, au nom de Philippe le Bel, celle de Guillaume de Nogaret par Renan, celle du cardinal Bérenger Frédol et celle de l’inquisiteur de France Guillaume de Paris, par Lajard.
Quant au procès de Jeanne d’Arc, ses procès-verbaux ont été plusieurs fois édités et encore dans ces derniers temps par M. Pierre Champion et il a été longuement étudié par les auteurs de ces éditions et les nombreuses Histoires de Jeanne d’Arc qui ont été écrites dans ces cinquante dernières années.
Dans les pages qui vont suivre, dépourvues à dessein de tout apparat critique pouvant en gêner la lecture, on reconnaîtra facilement les textes et les livres que l’auteur a mis à contribution.
Sommaire. — Le dualisme cathare. — Christologie cathare. — Morale individuelle et sociale. — Nirvana des Parfaits. — Horreur de la famille. — Doctrines anarchistes. — Répression par les gouvernements païens et chrétiens antérieure à l’Inquisition. — Le catharisme tout puissant dans le Midi de la France. — Ses moyens d’action. — Parfaits et Croyants. — Faiblesse du catholicisme persécuté.
Le XIIe siècle vit s’épanouir en plusieurs pays, mais plus particulièrement dans le Midi de la France, une hérésie qui, par ses doctrines et le nombre de ses adhérents, devait constituer un grand danger pour l’Église catholique. Partant d’un pessimisme absolu, elle ne voyait en ce monde que mal et corruption, et dès lors, elle ne pouvait pas admettre qu’il fût l’œuvre d’un Dieu bon. La nature visible ne pouvait être que la création d’un être puissant sans doute mais essentiellement mauvais ; et cet être c’était Satan.
Mais au-dessus de ce monde, ces hérétiques en concevaient un autre, formé d’esprits incorruptibles et bienheureux, qui étaient les créatures d’un être essentiellement bon et infiniment puissant, Dieu.
Ainsi se dressaient l’un contre l’autre, à la tête de deux mondes opposés dont ils étaient les auteurs, deux principes contraires en conflit permanent : Satan prince de la terre et de la nature, Dieu, souverain des esprits et du ciel.
Étaient-ils également puissants et leur action devait-elle se combattre à jamais ? ou bien l’un d’eux, le principe mauvais, était-il inférieur à l’autre, le principe bon, et destiné à succomber sous les coups de sa puissance victorieuse, lorsque les temps seraient révolus ? Sur ce point essentiel comme sur les conclusions qui en découlaient, ces hérétiques se divisaient.
Ils se divisaient aussi quand ils voulaient expliquer l’origine de ces deux mondes opposés. Pour les uns, la matière était éternelle et le rôle du démon avait été de la tirer du chaos en séparant, pour les combiner entre eux, ses quatre éléments essentiels : le feu, l’air, l’eau et la terre. Dans ce cas, Satan n’avait été que l’artisan de la matière, le démiurge. D’autres, au contraire, disaient qu’il en avait été le créateur, l’ayant tirée du néant.
Mêmes hésitations quand il s’agissait d’expliquer le monde des esprits. Pour les uns, les esprits avaient existé de tout temps au sein de Dieu, et ils en étaient sortis par une série indéfinie d’émanations ou hypostases, analogue à celle par laquelle le Fils procède du Père. D’après les autres, au contraire, les esprits auraient été tirés du néant par un acte créateur du Dieu bon.
L’homme appartenait par sa double nature à l’un et l’autre de ces mondes opposés. Son corps, fait d’une matière corruptible, était l’œuvre et la propriété de Satan ; mais son âme, pur esprit, ne pouvait venir que de Dieu et lui appartenait. C’est par des récits mythiques que ces hérétiques expliquaient la première rencontre et l’union de l’âme et du corps dans l’être humain.
D’après les uns, Adam avait été un ange envoyé par Dieu pour voir comment Lucifer organisait la matière ; dès qu’il le vit épiant ainsi son œuvre, le démon se saisit de lui et l’enferma dans un corps fait de limon. « Rends ce que tu dois ! » lui dit-il, c’est-à-dire soumets-toi à la matière ! « Adam se jeta alors à ses pieds, le supplia d’avoir pitié de lui et de le délivrer de la prison ignoble dans laquelle il se trouvait enfermé lui promettant de se mettre désormais à son service. Le démon refusa et le força à lui payer sa dette en accomplissant avec Ève l’œuvre de chair. » Quand il l’eut accomplie, Adam fut engagé à jamais dans la matière, et avec lui tous ses descendants, parce qu’ils provenaient de l’acte le plus matériel qui se puisse imaginer, l’union de l’homme et de la femme.
D’autres hérétiques expliquaient le dualisme de la nature humaine d’une manière qui se rapprochait de la doctrine catholique. Avant la création de la matière, disaient-ils, Satan avait été l’auteur de la révolte des anges et de leur chûte. Mais en foudroyant les anges rebelles, Dieu leur avait procuré un moyen de se relever par l’expiation. Il avait permis à Satan de se servir d’eux pour animer les corps qu’il venait de former du limon, mais auxquels manquait l’esprit de vie. Satan s’en était réjoui parce qu’il croyait qu’emprisonnés ainsi par lui dans la matière, les anges rebelles lui appartiendraient à jamais ; mais dans sa courte sagesse il ne voyait pas qu’il ne faisait que préparer sa défaite en procurant dans la prison du corps aux esprits déchus l’épreuve et la pénitence qui leur permettraient, après la mort, de rentrer dans le paradis perdu.
Ce dualisme de l’homme, ces hérétiques le retrouvaient dans l’humanité et dans son histoire. L’âme, disaient-ils, était restée ignorante de sa nature, de sa chute au sein du corps et de sa destinée ; elle ne les avait connues que lorsque le Christ était venu sur terre pour les lui révéler. Dès lors, l’histoire du monde se divisait en deux grandes périodes : celle qui avait précédé la venue du Christ pendant laquelle Satan régnait sans conteste sur un monde ignorant, et celle qui l’a suivie au cours de laquelle l’empire lui est disputé par la doctrine qui arrache l’âme à sa captivité corporelle.
Dès lors, l’Ancien Testament avait été le règne de Satan ; le dieu qu’adoraient les Juifs charnels Jéhovah, était Satan lui-même et la Bible l’histoire de sa domination sur le peuple hébreu. « Les Cathares (c’est ainsi que se nommaient ces hérétiques) prenaient donc le contrepied de l’Ancien Testament et tout ce que celui-ci attribuait à Dieu ils le rapportaient à Satan. Les patriarches et les prophètes de l’Ancienne Loi n’étaient en réalité que des fils de Bélial, de vrais démons suscités par leur père pour maintenir son règne ; et dans leur nombre ces hérétiques comptaient Énoch, Abraham, qui reçut de Satan la circoncision, Moïse qui, étant lui-même mauvais, s’entretint à plusieurs reprises avec le démon, accomplit sur son injonction et avec son secours tous ses miracles, reçut de lui la Loi sur le Sinaï et édicta, sous son inspiration, tous les rites de la religion juive, pour se faire adorer comme un dieu ; enfin les prophètes qui furent suscités non par le dieu bon, mais par Satan pour activer, à la suite de Moïse, le culte du diable »[2].
[2] Jean Guiraud. L’Albigéisme languedocien au XIIe siècle, p. XLIX.
Entre tous ces prophètes, les Cathares distinguaient le dernier en date, Jean-Baptiste, pour lui témoigner une aversion particulière. Il avait été suscité par le démon, disaient-ils, comme le moyen suprême d’empêcher l’œuvre du Christ dont le Précurseur aurait été ainsi le plus puissant antagoniste. Le baptême matériel de l’eau qu’il prêchait et qu’il conférait aux masses était fait pour les détourner du baptême de l’esprit qu’apportait Jésus comme signe de sa doctrine purement spirituelle.
Ils n’ignoraient pas les nombreux passages du Nouveau Testament où le Christ et ses disciples parlent avec respect de l’Ancienne Loi, des patriarches tels que Abraham, des prophètes tels que David, l’ancêtre de Jésus lui-même, d’Élie et de tous ceux dont le Sauveur invoquait le témoignage. Mais ils déclaraient que, dans le Décalogue et dans l’ensemble de l’Ancien Testament, le démon avait habilement mêlé un peu de vérité à une masse de mensonges pour mieux tromper l’humanité.
Le Christ, disaient les Cathares, était venu sur terre pour sauver l’humanité et, sur ce point, ils s’accordaient avec les catholiques, mais ils s’en séparaient dès qu’ils définissaient la personne et l’œuvre du Rédempteur.
Ils l’appelaient souvent Dieu, mais ils donnaient de sa divinité des explications diverses mais toutes contraires à la conception chrétienne. Il était dieu parce qu’il était l’une des nombreuses émanations du Dieu bon et éternel. Certains attribuaient à Jésus, émanation ou éon, une dignité éminente sur tous les autres éons parce que seul d’entre eux il avait été adopté par l’Être suprême dont il était ainsi le Fils et qu’il pouvait appeler son Père.
Un ministre cathare, Guillaume Fabre, de Pech-Hermer, expliquait ainsi à ses fidèles la nature et la mission du Christ : « Voyant que son royaume s’appauvrissait sous l’action des esprits mauvais, Dieu demanda à ceux qui l’entouraient : « Qui de vous veut être mon fils, de sorte que je sois son père ? » Comme personne ne lui répondait, Jésus qui était son baile (homme de confiance), Christus qui erat bajulus Dei, lui dit : « Je veux être votre fils et j’irai partout où vous m’enverrez. » Et alors Dieu l’adopta pour fils et l’envoya dans le monde prêcher le nom de Dieu. »
Quelque différentes que fussent ces explications, tous les Cathares s’entendaient pour nier l’Incarnation. Puisque toute matière était foncièrement mauvaise et le domaine de Satan, comment un dieu aurait-il pu y demeurer en s’unissant à la chair ? Il se serait mis ainsi sous la domination de celui-là même dont il venait libérer l’humanité.
Le Rédempteur ne pouvait donc être que pur esprit ; mais comme d’autre part, il voulait tomber en ce monde sous les sens des hommes, il fallait qu’il prît les apparences d’un homme. Partant de ce principe, les Cathares faisaient de la vie terrestre du Christ une fantasmagorie perpétuelle.
La Vierge Marie n’avait été, elle aussi, qu’un pur esprit aux apparences humaines. Sa maternité n’était que l’union des deux esprits, qui formaient tout son être, le sien et celui de son divin fils. « C’est ce que voulait dire un docteur hérétique de Castelsarrasin, R. de Rodols, lorsque, prenant l’expression évangélique obumbrare dans son sens étymologique, il déclarait que le Sauveur était venu en ce monde comme une ombre et non dans la réalité d’un corps humain : « Deus non venerat in beata Virgine sed obumbraverat se ibi tantum[3]. »
[3] Jean Guiraud, op. cit., p. LXI.
Jésus avait grandi, avait mené la même vie que les autres hommes, mangeant, buvant, parlant ; pures apparences que tout cela, répondaient les hérétiques. « Omnia in similitudine facta fuisse. »
Il avait au moins souffert pendant sa Passion, pour racheter l’humanité par les douleurs de son sanglant sacrifice. Non ! répondaient-ils, car étant pur esprit il ne pouvait ni souffrir, ni mourir, ni par conséquent ressusciter : « non fuit passus in carne, non fuit mortuus corporaliter… non resurrexit vere quia mortuus non fuit. » Mais alors que penser des récits pathétiques de la Passion ? On les expliquait soit par la persistance de la fantasmagorie jusque sur la Croix, soit par la substitution au Christ disparu d’un homme réel expiant son propre péché. A Montesquieu, le ministre cathare Bonafos enseignait chez Guillaume de Villèle « que sur la Croix, le Christ avait été figuré par un voleur, aussi coupable que les deux larrons qui étaient à ses côtés. Dès lors, il n’y avait dans ce supplice rien de révoltant puisque celui qui représentait Jésus expiait ses fautes personnelles. D’après un autre hérétique, Limosus Nègre, cet homme avait déjà traversé plusieurs existences, en vertu de la métempsychose ; or dans l’une il avait commis des meurtres et des fornications. C’est pour cela, ajoutait-il, que le crucifié a été frappé de la lance : coupable d’homicide, il tombait sous le coup de la sentence qui condamne à périr par le glaive quiconque a tué par le glaive. Agents du démon, les Juifs avaient cru mettre en Croix le Fils de Dieu, mais ils n’avaient eu entre les mains qu’un vulgaire voleur ; sur le Calvaire comme au jour de la Création de l’homme, le Père du mensonge s’était trouvé dupé lui-même. » (P. LVII).
D’ailleurs, pour les Cathares, la Rédemption n’était pas une expiation, mais un enseignement ; pour libérer les âmes de l’emprise de Satan, il suffisait de leur apprendre comment elles pouvaient se libérer elles-mêmes de la prison de leur corps et redevenir de purs esprits retournant de droit à Dieu dès qu’elles retrouvaient ainsi leur nature spirituelle.
Ceux qui le savaient étaient les fils de l’Esprit et ils adoraient Dieu en esprit et en vérité. Ils formaient l’Église cathare. Les autres restaient sous l’emprise de Satan parce qu’ils continuaient l’erreur de l’Ancien Testament et ils demeuraient les sectateurs de Jéhovah puisqu’ils ne comprenaient ni la mission de Jésus, ni la signification du Nouveau Testament. Ceux-là formaient l’Église catholique et les autres églises chrétiennes. Ainsi le dualisme de l’humanité s’avérait dans l’opposition irréductible du Catharisme et du Christianisme.
De cette métaphysique et de cette théologie les Cathares tiraient leur morale individuelle et sociale. Pour se sauver il fallait séparer l’âme du corps, et on y parvenait de deux manières.
Les uns pratiquaient une vie d’ascétisme qui diminuant progressivement l’action du corps sur l’âme, finissait par établir entre eux un divorce de fait que la mort ne faisait que ratifier ; pour employer une expression de la mystique chrétienne, on mourait à soi-même avant de mourir à la vie de ce monde.
Le moyen d’y parvenir c’était de s’incorporer le moins de matière possible et par conséquent de se nourrir le moins possible ; de là cette abstinence qui était l’une des pratiques les plus rigoureuses de la morale cathare. Elle consistait dans un régime végétarien ; la viande des animaux, et tout ce qui provenait d’eux, comme le lait, le fromage et les œufs, étant considérés comme choses plus particulièrement matérielles. Ils permettaient cependant l’usage du poisson parce que cet animal à sang froid leur semblait moins matériel que les animaux à sang chaud.
A cette raison de s’abstenir de la viande, provenant de l’horreur que leur inspirait l’impureté de la matière, certaines sectes en ajoutaient une autre tirée de leur croyance à la métempsychose. « Ils ne tuent jamais ni animal, ni volatile, écrivait d’eux l’inquisiteur Bernard Gui, car ils croient que dans les animaux privés de raison et même dans les oiseaux résident les esprits des hommes qui sont morts sans avoir été reçus dans leur secte, par l’imposition des mains selon leurs rites. »
C’est à cette horreur de toute viande qu’on les reconnaissait. « Invité à Albi chez le marchand Golfier, l’hérétique Guillaume Payen refusa du poulet rôti qu’on lui présentait. Se doutant alors que son hôte était Cathare, Golfier lui fit servir du poisson et il en mangea. » Lorsqu’ils allaient de village en village visiter les adhérents dont ils voulaient réchauffer le zèle, on leur donnait ce qui était nécessaire à leur subsistance ; or ce n’était jamais de la viande, des œufs, de la graisse ou du laitage, mais des fruits frais ou secs, raisins, figues, amandes, noisettes, du blé ou des légumes, du vin, du miel, des fouaces ou gâteaux de farine de froment. »[4] Quand une personne était « consolée », c’est-à-dire recevait l’initiation cathare, on lui demandait : « Promettez-vous à Dieu, à l’Évangile et à nous de ne plus manger désormais de viande, de fromage, d’œufs, ni de tout autre aliment gras ? »
[4] Jean Guiraud. Questions d’histoire et d’archéologie, p. 63, 64.
L’acte qui était considéré comme le plus matériel, celui qui avait fixé dans le mal Adam et toute sa descendance, c’était l’acte de la génération. Coupable à cause de la souillure qu’il imprimait, il l’était aussi parce qu’en appelant de nouveaux êtres à la vie terrestre et matérielle, il étendait le règne de Satan. La chasteté perpétuelle s’imposait donc à tout Cathare.
Alimenter le moins possible la vie en soi et s’abstenir de la propager, c’était bien, mais ce qui était encore mieux c’était de la restreindre progressivement pour arriver un jour, en la détruisant, à libérer entièrement l’âme de sa prison corporelle. Parvenir à s’abstraire tellement de son propre corps qu’on n’use plus d’aucun de ses sens et qu’on perde complètement conscience de sa propre existence était considéré par les Cathares comme un degré élevé de perfection. Ils regardaient comme leurs modèles et leurs saints ceux qui atteignaient ainsi au nirvanâ tel qu’on le voit encore chez les fakirs de l’Inde. « Berbeguera, femme de Lobent, seigneur de Puylaurens, en Albigeois, alla voir par curiosité un de ces saints hérétiques. « Il lui apparut, racontait-elle, comme la merveille la plus étrange : depuis fort longtemps il était assis sur sa chaise, immobile comme un tronc d’arbre, insensible à ce qui l’entourait. » (P. 55)[5].
[5] Les références données ainsi dans le texte et ne portant pas le titre de l’ouvrage, se rapportent au livre déjà cité au bas de la page la plus proche.
D’autres brusquaient les choses, et pour libérer leur âme de leur corps, ils se donnaient eux-mêmes la mort. « Le suicide, écrit Mgr Douais, d’après les réponses des hérétiques aux interrogatoires de l’Inquisition, était pour ainsi dire à l’ordre du jour. On en vit qui se faisaient ouvrir les veines et se mouraient dans un bain ; d’autres prenaient des potions empoisonnées ; ceux-ci se frappaient eux-mêmes. L’Endura était le mode de suicide le plus employé : il consistait à se laisser mourir de faim. Les documents sur l’hérésie cathare qu’a publiés Dœllinger nous en présentent plusieurs cas. » Raymond Isaure racontait en 1308 aux inquisiteurs qu’aussitôt initié, Guillaume Sabatier se mit en endura dans sa maison de campagne ; il y resta sept semaines entières sans manger, puis mourut. Une femme du nom de Gentilis se condamna, dans les mêmes circonstances, au jeûne le plus absolu et mourut au bout de six jours. Une femme de Coustaussa, non loin de Limoux, ayant quitté son mari vint dans le Savartès recevoir l’initiation du Consolamentum. Aussitôt après, elle se mit en endura à Ax et mourut. Le témoin qui rapportait ces faits aux inquisiteurs déclarait avoir ouï dire par plusieurs hérétiques qu’avant de mourir, cette femme était restée à jeun environ douze semaines. Une certaine Montoliva se mit en endura « ne mangeant rien et ne buvant que de l’eau fraîche ; elle mourut au bout de six semaines. » Quelquefois, c’étaient les ministres cathares eux-mêmes qui condamnaient à la mort par le jeûne absolu ceux qu’ils venaient d’initier et dont ils assuraient le salut par une mort suivant immédiatement la purification de l’initiation. C’est ce que nous dit une déposition reçue par l’Inquisition vers 1242. « Le ministre défendit de donner désormais à manger à la malade qu’il venait « d’hérétiquer », ne dicta infirma perderet bonum quod receperat. » (P. 53).
Ces doctrines et ces pratiques n’étaient pas nées au XIIe siècle dans ces pays du Midi de la France ou du Nord de l’Italie où elles eurent tant d’adeptes. Elles étaient aussi anciennes, peut-être même plus anciennes que le christianisme dont elles niaient si radicalement le dogme et la morale. Dans le dualisme opposant le bon et le mauvais principe, nous reconnaissons les doctrines manichéennes qui propagées en Perse et dans tout l’Orient, se dressèrent contre l’Église naissante et traversèrent tout le Moyen-Age. Dans le système des hypostases tirant de la substance divine Jésus, Marie et une infinité d’esprits bienheureux, nous retrouvons la théorie des éons de la Gnose primitive.
Le système qui faisait de la vie terrestre et de la Passion du Christ une fantasmagorie, le docétisme, avait été enseigné, dès le IIe siècle, par le marcionisme et combattu par les Pères apostoliques, puis au IIIe par Tertullien et par saint Hilaire au IVe. L’adoptianisme qui faisait de Jésus le fils adoptif du Père, avait été enseigné semble-t-il vers 260 à Antioche par Paul de Samosate, et aux temps de Charlemagne par Félix, évêque d’Urgel. L’encratisme, c’est-à-dire la prohibition absolue de la génération et de toute nourriture animale, avait été prêché, bien avant les Cathares, par la Gnose et le marcionisme au IIe et au IIIe siècle, et encore au milieu du IVe siècle par des disciples extrémistes d’Eustathe de Sébaste que condamna, en 340, le concile de Gangres. Ainsi le catharisme du XIIe siècle nous apparaît moins comme une hérésie nouvelle que comme un syncrétisme d’hérésies ayant traversé tout le Moyen Age et finissant par se réunir en un système néo-manichéen.
Ce n’est donc pas par leur nouveauté que ces doctrines prirent une importance capitale, mais par le nombre de leurs adeptes. En se propageant dans les masses elles sortirent du domaine de la spéculation théologique pour pénétrer l’opinion publique et exercer une influence considérable sur la vie sociale.
C’est par sa morale sociale en effet beaucoup plus que par ses rêveries mystiques ou théologiques que le catharisme attira l’attention de plus en plus inquiète de l’Église et des gouvernements.
Tant qu’il demeure un acte individuel le suicide est assurément coupable, mais il n’est pas un danger social : il le devient si une doctrine le prêche et par la diffusion de plus en plus grande de ses enseignements en multiplie tellement le cas qu’il devient une épidémie. Il en fut ainsi de la doctrine de l’endura cathare, mais beaucoup plus encore de celle qui proposait au genre humain tout entier la virginité perpétuelle.
Les néo-manichéens du XIIe siècle ne se contentaient pas en effet de la prôner comme une forme supérieure, mais exceptionnelle, de la vie morale et religieuse comme l’avaient fait de tout temps les chrétiens ; leur pessimisme radical la présentait comme l’idéal de l’humanité tout entière parce qu’elle était le moyen d’en finir avec la vie. L’endura tuait la vie dans l’individu ; la virginité universelle devait la tarir dans le genre humain.
C’est ce qu’enseignaient formellement les Cathares en condamnant non seulement la fornication et la luxure, mais le mariage lui-même, et par le mariage la propagation de la race humaine.
Ils n’établissaient pas, comme le christianisme, une distinction essentielle entre la débauche et le mariage ; dans ce dernier, ils ne voyaient qu’une légalisation criminelle et sacrilège de la première. Leur intransigeance farouche leur dictait pour flétrir le mariage la formule dont se servent de nos jours ceux qui contre lui prônent au contraire la « liberté de l’amour » et l’union libre. « Matrimonium est meretricium, matrimonium est lupanar » disaient les Cathares du Moyen-Age ; « le mariage est un concubinat légal », disent les bolchevistes et les anarchistes d’aujourd’hui.
Après avoir entendu beaucoup de Cathares, l’inquisiteur Bernard Gui résumait ainsi leur doctrine : « Ils condamnent absolument le mariage entre l’homme et la femme ; ils prétendent qu’on y est en état perpétuel de péché ; ils nient que le Dieu bon l’ait jamais institué. Ils déclarent que connaître charnellement sa femme n’est pas une moindre faute qu’un commerce incestueux avec une mère, une fille, une sœur. »
Concevoir et mettre au monde un enfant c’était commettre un acte essentiellement démoniaque puisque c’était appeler à la vie de ce monde un être qui de ce fait serait la chose, le bien du démon. Se trouvant enceinte, Guillelma, femme d’un marchand de bois de Toulouse, reçut la visite de la Parfaite Fabressa. Celle-ci lui fit ses condoléances et sans doute aussi des reproches en lui conseillant « quod rogaret Deum ut liberaret eam a daemone quem habebat in ventro ». On devine facilement à quelles pratiques criminelles, même aux yeux de la loi civile, pouvaient conduire de pareilles condoléances et de tels conseils !
Quiconque recevait l’initiation cathare devait renoncer à jamais au mariage et s’il l’avait contracté, le rompre aussitôt, en quittant pour toujours son conjoint. « Décidé à recevoir le consolamentum, Guillaume de Raissac avertissait son beau-père qu’il allait lui renvoyer sa fille. Vers 1218, Bernard Pons de Laure était gravement malade à Roquefère-en-Cabardès ; sa femme Bermonde demanda à deux hérétiques de venir lui donner le consolamentum. Mais, avant de procéder à cet acte, ceux-ci exigèrent de Bermonde qu’elle renonçât à jamais à son mari et ce ne fut qu’après avoir reçu cet engagement qu’ils procédèrent à la cérémonie : « Post-modum, consolati fuerunt dictum infirmum. » Revenu à la santé, Pons de Laure abandonna l’hérésie, revint au monde et par la même occasion, reprit sa femme, oublieuse, elle aussi, de sa promesse. Mais bientôt, ce fut au tour de Bermonde d’être malade et de demander le consolamentum ; les deux hérétiques qui accoururent à son appel, n’agirent pas autrement que les premiers. Avant de commencer les rites de l’initiation, ils exigèrent que Pons de Laure renonçât à sa femme ; et après en avoir reçu la promesse formelle, ils le consolèrent : « Post-modum, dicti haeretici consolati fuerunt dictam infirmam. »
Dans leur aversion absolue du mariage, les Parfaits malgré leur farouche pureté, lui préféraient le libertinage ; il était plus grave, disaient-ils, facere cum uxore quam cum alia muliere. La raison en est facile à comprendre : les liaisons du libertinage étaient plus fragiles que celle du mariage et n’aboutissaient pas à la constitution d’une famille ; et à ce double titre elles étaient un obstacle moins grand à l’initiation qui comportait le vœu de perpétuelle continence.
Ainsi s’explique l’indulgence vraiment étrange que ces « purs » accordaient aux débordements de ceux de leurs adhérents qui « sympathisaient » avec leur secte sans en adopter toutes les doctrines et encore moins les pratiques, les Croyants.
Au vu et au su de tout le monde, Guillelma Campanha était la concubine d’Arnaud Mestre et cependant Parfaits et Parfaites descendaient chez elle quand ils passaient dans son pays, au Mas-Saintes-Puelles. Raymond de Na Amelha lui aussi, logeait chez sa concubine, Na Barona, les Parfaits qu’il protégeait et en particulier l’un des chefs de l’Église hérétique Bertrand Marty. Parmi les Croyants qui se pressaient aux prédications de Bertrand Marty à Montségur vers 1240, nous distinguons plusieurs faux ménages : Guillelma Calveta amasia Petri Vitalis ; Willelmus Raimundi et Arnauda amasia ejus ; Petrus Aura et Boneta, amasia uxor ejus ; Raimunda, amasia Othonis de Massabrac. La famille de Villeneuve, à Lasbordes, protégeait ouvertement l’hérésie ; or il y avait chez elle un bâtard, Adhémar, frater naturalis Poncii de Villanova, et l’on peut en dire autant d’autres seigneurs protecteurs de l’hérésie et amis des « Purs », les Unaud de Lanta, les sires du Vilar, les Mazeroles de Gaja.
En même temps que la famille, les doctrines et la propagande de ce néo-manichéisme sapaient à la base les institutions sur lesquelles s’élèvent toutes les sociétés civilisées.
Prenant à la lettre et dans son sens le plus rigoureux la parole du Christ déclarant que quiconque tue par l’épée, périra par l’épée, ils déniaient à la société et au gouvernement le droit de répression, les uns d’une manière absolue, car ils enseignaient « quod nullo modo facienda est justitia, quod Deus non voluit justitiam », les autres, plus opportunistes, en condamnant seulement la peine de mort.
L’un des « sympathisants » étant devenu Consul de Toulouse, l’hérétique Pierre Garsias lui rappela qu’il n’avait pas le droit de participer à un procès pouvant aboutir à une sentence capitale « quod nullo modo consentiret in judicando in mortem alterius ».
Du même principe « qu’en aucun cas on ne peut tuer, nullo casu occidendum », ils tiraient la condamnation de toutes les guerres, même défensives. Ennemis de la justice et de l’armée, ils étaient de vrais anarchistes, ne différant de ceux de nos jours que par le vêtement de leur pensée, car c’est au nom de leur théologie qu’ils sapaient la société, tandis que nos anarchistes modernes le font au nom de conceptions philosophiques ou libertaires.
Les gouvernements n’attendirent pas le XIIe siècle pour voir le danger que de semblables doctrines feraient courir à l’ordre social si elles gagnaient les foules et à plusieurs reprises, ils essayèrent d’en réprimer la propagande. Fait curieux et qui prouve que ce n’est pas l’Église qui a inventé la répression de l’hérésie par des lois pénales : ce fut un empereur païen, celui-là même qui entre tous a persécuté les chrétiens avec le plus d’acharnement, Dioclétien qui a porté les premières lois contre le Manichéisme, ancêtre direct, nous l’avons vu, du Catharisme. Par un décret de 287 qu’a enregistré le code Théodosien, il édicta contre tous les disciples de Manès, sans distinction de secte, la peine de mort ou tout au moins des travaux forcés aux mines, et ses successeurs Valentinien et Honorius ne firent que suivre son exemple lorsque, par une série d’édits réunis au livre XVI du Code Justinien, ils frappèrent d’exil et de confiscation plusieurs sectes hérétiques et de mort certaines sectes manichéennes estimées encore plus dangereuses ; ces peines furent renouvelées par l’empereur Justinien.
A la fin du Xe siècle, les Manichéens firent de tels progrès en Macédoine et en Bulgarie qu’on les appela en Occident Bougres, c’est-à-dire Bulgares, ou Bogomiles, du nom de l’un de leurs chefs. Mû par les raisons d’ordre public qui avaient inspiré les empereurs des siècles précédents, l’empereur Alexis Comnène fit arrêter et condamner au bûcher un grand nombre de ces hérétiques.
Au cours du même siècle, les chroniqueurs signalent en France des actes de répression semblables ; en 1017, dix chanoines de l’église Sainte-Croix d’Orléans, convaincus de manichéisme, étaient dégradés, excommuniés et brûlés par ordre du roi Robert, qui était cependant l’ami personnel de plusieurs d’entre eux. Si, la mort dans l’âme, le roi se montra aussi inflexible contre eux, c’est parce que, dit le chroniqueur Raoul Glaber, « il appréhendait de leurs doctrines à la fois la ruine de la patrie et la mort des âmes, tristis et mœrens nimium effectus, quoniam et ruinam patriae revera et animarum metuebat interitum ». On ne saurait mieux affirmer que la sévérité de Robert s’inspirait à la fois de raisons d’intérêt religieux et de défense sociale.
Malgré ces actes de répressions isolés, l’hérésie néo-manichéenne prit des proportions considérables au XIIe siècle, dans la France du Nord, en Allemagne, en Italie, mais plus particulièrement dans les pays au sud de la Loire. Au cours des missions qu’il dirigea contre elles en Aquitaine et en Languedoc, sans grand succès, saint Bernard faisait ces tristes constatations : « Qu’avons-nous appris et qu’apprenons-nous chaque jour ? Quels maux a faits et fait encore à l’Église de Dieu l’hérétique Henri ! Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans honneur et, pour tout dire en un mot, il n’y a plus que des chrétiens sans Christ. On regarde les églises comme des synagogues, les sacrements sont vilipendés, les fêtes ne sont plus solennisées. Les hommes meurent dans leurs péchés, les âmes paraissent devant le tribunal terrible sans avoir été réconciliées par la pénitence ni fortifiées par la sainte communion. On va jusqu’à priver les enfants des chrétiens de la vie du Christ en leur refusant la grâce du baptême. O douleur ! faut-il qu’un tel homme soit écouté et que tout un peuple croie en lui ! »
Dans la seconde moitié du siècle, le comte Raymond V de Toulouse faisait écho à ces plaintes douloureuses. « L’hérésie, disait-il, a pénétré partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la femme, le fils et le père, la belle-fille et la belle-mère. Les prêtres eux-mêmes ont cédé à la contagion. Les églises sont désertes et tombent en ruines. Pour moi, je fais tout mon possible pour arrêter un pareil fléau ; mais je sens mes forces au-dessous de ma tâche. Les personnages les plus importants de ma terre se sont laissés corrompre. La foule a suivi leur exemple, ce qui fait que je n’ose ni ne puis réprimer le mal. »
En recueillant ces plaintes désolées et ces aveux d’impuissance de la bouche d’un saint Bernard et d’un si grand seigneur ne croirait-on pas entendre les lamentations désolées du curé le plus découragé de l’une de nos paroisses les plus indifférentes ! Une foule de témoignages puisés aux archives de l’Inquisition méridionale nous prouvent combien étaient exactes ces tristes descriptions de la désolation religieuse du Midi de la France.
De Bordeaux à Marseille, des Pyrénées à l’Auvergne, les Cathares avaient partie gagnée ; ils prêchaient et pratiquaient leur culte publiquement. Tandis que les églises étaient désertes, leurs assemblées étaient suivies par l’immense majorité de la population. A Saint-Martin-la-Lande, en Lauraguais, « maxima pars hominum ibat ad praedicationem » (1215). A Caraman, à Lanta, à Verfeil, c’est le ministre hérétique et non le prêtre que les mourants appelaient à leur chevet pour recevoir l’initiation cathare, le consolamentum et non les sacrements : « pauci homines moriebantur apud Caramanhum, vel Lantarium, vel Viridefolium quin hereticarentur » (1215). A Castelnaudary, Cathares et Vaudois avaient leurs établissements publics et des couvents pour leurs Parfaits et leurs Parfaites ; ils allaient même chanter dans l’église, ce qui donnerait à croire soit qu’ils l’avaient usurpée sur les catholiques, soit qu’ils en partageaient l’usage avec eux, en vertu d’un simultaneum analogue à celui qui attribuait naguère aux protestants et aux catholiques l’usage du même édifice du culte en Alsace et dans l’ancienne principauté de Montbéliard.
Les deux sectes rivales des Vaudois et des Néo-manichéens étaient tellement puissantes qu’elles organisaient des meetings et des conférences contradictoires entre elles sur les places publiques ; les catholiques étaient si faibles et si découragés qu’ils n’osaient même pas s’y aventurer avant les prédications de saint Dominique. Le peuple était si familier avec ces controverses qu’elles alimentaient les conversations ; il discutait sur les doctrines hérétiques ou catholiques comme il le fait de nos jours sur les questions sociales et politiques. « Passant un jour par le chemin qui longeait l’hospice de Laurac, un écolier, Amiel Bernard, entendit deux truands, recueillis sans doute dans cet asile de mendicité, discuter sur l’Eucharistie. L’un d’eux prétendait que pourvu que l’on eût la foi autant valait communier avec une feuille d’arbre et même avec du crottin qu’avec les espèces consacrées ; l’autre truand le contestait. Dans sa simplicité ce fait est des plus curieux ; il nous prouve que l’esprit de libre examen en matière religieuse avait pénétré dans les couches les plus infimes de la société puisque même les mendiants ne craignaient pas d’exprimer publiquement des doutes et même des interprétations singulièrement hétérodoxes sur les dogmes les plus sacrés[6].
[6] Jean Guiraud. L’albigéisme languedocien au XIIe siècle, p. CCXXXII.
Toutes les classes de la société avaient été gagnées par le néo-manichéisme ; et tout d’abord la noblesse. « Les personnages les plus importants de ma terre se sont laissé corrompre », écrivait en 1177 Raymond V, comte de Toulouse, au chapitre général de Citeaux. Il aurait pu le dire de son propre fils Raymond VI. Tout en faisant des dons aux abbayes et en protestant de la pureté de sa foi catholique, ce dernier recherchait la société des Parfaits et se faisait toujours accompagner de l’un d’eux pour recevoir le Consolamentum en cas de maladie grave. Qui trompait-il, l’Église ou l’hérésie ? En tout cas cette duplicité dénotait chez lui un singulier opportunisme et les égards qu’il avait pour les Cathares, s’ils ne prouvaient pas sa foi en eux, lui étaient du moins inspirés par l’importance qu’il leur reconnaissait dans ses états.
Le comte de Foix Raymond Roger donna aux hérétiques une marque toute particulière de sa faveur lorsqu’il permit à sa femme Philippa de se faire Parfaite et par conséquent de renoncer à jamais à sa famille et à lui-même pour aller vivre avec eux. « En 1205, Philippa, comtesse de Foix, était établie à Dun où elle dirigeait une communauté de Parfaites, qui appartenaient elles-mêmes à l’aristocratie du pays. Pierre Guillaume d’Arvinha qui alla les voir dans leur couvent mentionne avec Philippa, Alamanda de Nogairol et sa propre mère Cécile d’Arvinha. Le comte de Foix était resté dans les meilleurs termes avec sa femme, puisque souvent il venait la voir à Dun avec son escorte et prenait ses repas avec elle et ses compagnes. Il semble même que Philippa ait fait, comme les Parfaits, des tournées d’apostolat, qui étaient de vraies missions… Le comte permit aussi à sa sœur Esclarmonde de recevoir le Consolamentum et, entouré de nombreux chevaliers, il assista à cette cérémonie qui se déroula en son château de Fanjeaux, en 1206. Une autre de ses sœurs offrit aux hérétiques sur ses propres terres un asile qu’elle croyait imprenable, sur une hauteur d’environ 1.200 mètres à Montségur ; elle les aida à y construire une forteresse escarpée et difficilement abordable qui devait les protéger de toutes les atteintes des croisés ».
Parmi les plus puissants feudataires du comte de Foix figuraient les seigneurs de Castelverdun. Le chef de cette maison combattit les Croisés et lorsque le traité de Paris de 1229 eut proscrit l’hérésie, il s’entremit pour qu’on lui laissât la liberté du culte à Montségur devenu pour elle comme une place de sûreté. Atteint d’une maladie mortelle chez sa parente Cavaers, châtelaine de Fanjeaux, il demanda deux Parfaits qui allèrent chercher ses deux amis, chevaliers comme lui, Hugues et Sicard de Durfort ; il reçut d’eux le Consolamentum et mourut dans l’hérésie.
A Montréal, place forte qui se dressait sur une hauteur aux larges horizons dominant, d’une part, tout le pays entre Castelnaudary et Carcassonne et de l’autre, le Razès, habitait une famille féodale puissante par ses possessions et ses alliances. Son chef, Aymeric, s’intitulait, en 1211, seigneur de Montréal et de Laurac-le-Grand ; sa sœur Guillelme possédait Lavaur qu’elle défendit vaillamment contre Simon de Montfort. Or tous les membres de cette grande famille étaient hérétiques.
En face de Montréal, s’accrochant aux pentes de la Montagne-Noire se voient encore les ruines majestueuses du château-fort de Saissac, avec les pans de mur qui furent de puissantes courtines et formaient avec leurs tours, un puissant système de défense et de domination. Le bourg qui l’entourait était lui-même solidement fortifié. Là habitait un seigneur qui avait étendu ses domaines sur tout le versant méridional de la Montagne-Noire, de Revel à Caunes. C’était vraiment le roi de la Montagne et telle était sa puissance qu’il fut choisi comme tuteur du jeune Trencavel, vicomte de Carcassonne et de Béziers. Or Bertrand de Saissac était hérétique si bien que la victoire des croisés lui fit perdre tous ses biens. L’une de ses parentes « tenait maison d’hérétiques », c’est-à-dire était supérieure d’un couvent de Parfaites à Hautpoul, l’une des possessions de la famille.
Plus importante encore que les ruines de Saissac sont celles qui se dressent sur les sommets du Cabardès, dominant la route qui coupe la Montagne-Noire, pour mettre en communication Carcassonne et Albi. Dans cette place formidable dont plusieurs tours crénelées et un magnifique donjon en ruines demeurent les majestueux témoins, habitait une puissante famille seigneuriale toute gagnée à l’hérésie. Son chef Pierre Roger recevait chez lui ostensiblement les Cathares ; un de leurs diacres, Arnaud Not, faisait des prêches dans le château et parmi ses auditeurs figurait toute la noblesse d’alentour : Grave, chevalier de Cabaret, Bernard de Miraval, Pierre Raymond de Salsigne, Pierre de Laure, Gaucelm de Miraval. La plupart d’entre eux reçurent à leur lit de mort le Consolamentum. Parfois la prédication était plus solennelle ; c’était l’évêque cathare Pierre Isarn qui la faisait lui-même.
Les vicomtes de Carcassonne et de Béziers de la maison de Trencavel eurent envers l’hérésie la même attitude que leurs suzerains les comtes de Toulouse. Tout en faisant des legs à l’Église, Roger II avait choisi comme tuteur de son fils le seigneur notoirement hérétique de Saissac ; sommé en 1173 de retirer sa protection aux Parfaits, il ne s’était pas exécuté et avait été excommunié par les légats du Saint-Siège. Fils d’un tel père, pupille de Bertrand de Saissac, Raymond Roger Trencavel se défendit d’être hérétique lorsqu’en 1209, il tomba aux mains des Croisés ; mais il reconnut que « les sectaires avaient trouvé protection dans ses villes et sur ses terres » et il en rejeta la responsabilité sur les hommes que son père avait désignés pour gouverner la vicomté et l’éduquer lui-même pendant sa minorité.
Les plus puissants seigneurs des hautes vallées de l’Aude et de ses affluents pyrénéens étaient les sires de Niort. Outre les châteaux-forts et les nombreux villages qu’ils possédaient sur les hauteurs du pays de Sault, dans les vallées de l’Aude, et du Rébentys et du côté de l’Ariège, dans le Donezan et le comté de Foix, les trois frères, Guiraud Guillaume, Bernard Oth et Raymond tenaient de leur grand’mère Blanche de Laurac d’importants domaines dans le Lauraguais. Ils avaient, d’autre part, contracté des alliances de famille avec Nunès Sanche, comte de Roussillon, et les rois d’Aragon.
Or ils étaient tous foncièrement hérétiques. « Dès sa plus tendre enfance, Bernard Oth avait été élevé par sa grand’mère Blanche dans le couvent d’hérétiques qu’elle dirigeait à Laurac. Il y avait, pendant quatre ans, vécu de la vie des cathares, mangeant à leur table de leur pain bénit, assistant aux prédications des diacres et adorant les Parfaits. » (P. CCLII).
Sous l’autorité de ces grands seigneurs féodaux se trouvait toute une noblesse de hobereaux possédant un ou plusieurs villages, quelquefois même se partageant avec plusieurs autres un fief ou certains droits. Avant la croisade des Albigeois, la ville et le territoire de Mirepoix se partageaient entre 35 coseigneurs, vassaux du comte de Foix. Or toute cette noblesse rurale et même paysanne était, comme ses puissants suzerains, presque entièrement gagnée à l’hérésie.
Il en était de même des classes populaires. Les Cathares leur en imposaient par leur austérité. C’est ce que faisait remarquer saint Dominique aux religieux cisterciens qui essayaient en vain de ramener à la foi catholique les populations du Languedoc. « Voyez les Cathares, disait-il, c’est par les apparences trompeuses de la pauvreté et par des dehors d’austérité qu’ils persuadent les simples…; triomphez d’une sainteté menteuse par une religion vraie. »
Les Parfaits, d’autre part, « allaient au peuple » en lui rendant les services qui pouvaient le mieux le gagner. « Il ne faut pas avoir habité longtemps la campagne pour savoir le prestige dont y jouissent les médecins, surtout s’ils semblent donner leurs consultations par une sorte de vertu mystique. Un curé médecin voit rapidement les foules se presser autour de lui et les soins que le prêtre peut donner au corps lui ouvrent facilement le chemin des âmes. C’est ce qu’avaient compris les Parfaits ; un grand nombre d’entre eux étaient médecins. » (P. CCIX). Plusieurs dignitaires de la secte exerçaient aussi la médecine, et de même beaucoup de Parfaites.
Les Cathares rendaient aussi des services d’argent grâce aux sommes considérables qui leur venaient par dons et legs de leurs adhérents. Ils fréquentaient les foires et les marchés et colportaient de porte en porte leurs marchandises ; ce qui leur permettait de pénétrer dans l’intérieur des familles et de s’y créer des relations qui, commerciales d’abord, pouvaient prendre bientôt un caractère religieux.
En beaucoup de pays, ils ouvrirent des ateliers, soit pour augmenter leur influence sur ceux qu’il employaient comme ouvriers, soit pour assurer des moyens d’existence à ceux qui avaient fait profession entre leurs mains, soit pour avoir des occasions, sous prétexte d’affaires, de pénétrer au sein des familles. A Fanjeaux, un certain Tardieu approvisionnait de toisons de moutons les artisans cathares. Dans le couvent de Parfaites que dirigeaient, à Cabaret, Auda et Finas, on tissait des pièces d’étoffe.
Parfois ces ateliers servaient moins à fabriquer des objets qu’à former des apprentis que l’on préparait ainsi, dès leur jeunesse, à entrer un jour dans la secte. « Un marchand de Fanjeaux, frère d’un dominicain, raconta aux inquisiteurs que dans sa jeunesse, il avait été apprenti chez des hérétiques et qu’en cette qualité, il les avait adorés. Or, ajoutait-il, son cas n’était pas particulier ; à Fanjeaux, beaucoup de jeunes gens avaient été ainsi placés chez des patrons hérétiques et n’avaient pas tardé à les adorer. P. de Gramasie travaillait chez des hérétiques de Fanjeaux vers 1205 et c’est ainsi qu’il entendit les prédications des Parfaits et finit par les adorer. » Ce prosélytisme par l’apprentissage était facile en un temps ou l’apprenti était intimement mêlé à la vie familiale de son patron, considéré comme le fils de la maison, élevé et formé avec les enfants de son maître.
Cet apostolat fut si fécond qu’il finit par gagner au catharisme la plupart des corps de métiers, dans le Midi surtout, mais aussi dans le Nord de la France, en Allemagne et en Italie. Dans le Languedoc, au début du XIIIe siècle, les deux termes de « tisserand » et de « Cathare » étaient synonymes, tant l’industrie textile comptait de patrons et d’ouvriers soumis à la direction cathare. Déjà en 1157, le Concile de Reims faisait remarquer que c’était surtout par les voyages de tisserands nomades, ancêtres des « Compagnons de France », que les doctrines néo-manichéennes se propageaient dans le pays tout entier, au sein du monde ouvrier.
Enfin les Cathares se servaient de l’enseignement comme d’un excellent instrument de prosélytisme, leur permettant d’amener à leurs doctrines, dès l’âge le plus tendre, les enfants qui leur étaient confiés. Plusieurs de leurs maisons étaient des écoles et même des internats où leur influence se substituait entièrement à celle des familles. « A Saint-Martin-la-Lande, deux Parfaites entrèrent un jour chez une veuve, Na Mazeus, et voyant son fils, Pierre Biure, un enfant d’une douzaine d’années sans doute, ils lui proposèrent de l’emmener avec elles pour apprendre les lettres. L’ayant rencontrée, une autre fois, chez un certain Cap-de-Porc, elles lui firent les mêmes ouvertures : s’il voulait quitter sa famille et venir chez elles, elles le feraient instruire ; n’en avait-il pas assez de garder les bœufs ?… Ce fut aussi sous couleur de l’instruire que les hérétiques de Verfeil se firent livrer, à Villemur, Matfred de Palhac. Ils lui enseignèrent la grammaire, espérant qu’il deviendrait une colonne de leur église, magna columna ecclesiae haereticorum.
Pour garder à jamais l’enfant qu’on leur confiait et le soustraire entièrement à l’influence de sa famille, les Cathares usaient de procédés étranges ; en voici un que rapporte Étienne de Bourbon. « Un jour, dit-il, une mère voulant livrer sa fille aux hérétiques, feignit, sur leur conseil, de se rendre avec son enfant en pèlerinage au tombeau d’un saint. Cependant, s’emparant de la jeune fille, les hérétiques la firent entrer dans une maison inconnue, la revêtirent de leur habit, puis rendant à la mère les vêtements qu’elle venait de quitter : « Vous pourrez, lui dirent-ils, affirmer à vos voisins que votre enfant a passé de ce monde en un monde meilleur, puisque elle est venue à nous et que reçue dans cette maison souterraine, elle est morte au monde. » La malheureuse femme suivit ces tristes conseils ; elle paya même au curé du lieu les droits de sépulture. Heureusement, la jeune fille, au bout de sept ans, parvint à s’échapper de sa prison, revint à la foi et révéla la ruse de sa mère. »
Dans d’autres cas, c’est à la suite de rapts que les enfants étaient conduits dans les maisons hérétiques pour y recevoir l’enseignement et l’éducation qui les prépareraient à l’initiation. En 1245, un certain Pons, d’Avignonet, racontait aux inquisiteurs que trente ans auparavant, soit en 1215, son fils lui avait été volé par les hérétiques et que, depuis, il n’avait pu le revoir.
Ce qui rendait l’hérésie encore plus forte et plus conquérante, c’était sa solide organisation ; elle formait une contre-Église avec ses fidèles, ses docteurs, ses couvents, sa hiérarchie et son culte.
Les foules qui lui appartenaient se divisaient en deux groupes d’importance numérique et d’influence inégales.
Les plus nombreux étaient les Croyants. C’étaient ceux qui, sans avoir fait profession, recevaient les directions de la secte et la favorisaient de tout leur pouvoir. Ils continuaient à vivre dans le monde sans que rien les en distinguât ; ils gardaient toutes les apparences du catholicisme, recevant à l’occasion les sacrements de l’Église, suivant ses offices et entretenant le plus souvent des relations correctes avec ses religieux, ses prêtres et ses évêques, prenant même part à des œuvres pies par leurs aumônes et leurs fondations. Mais au fond de leur cœur, ils préféraient à l’Église, l’hérésie, au clergé catholique, la hiérarchie cathare ; et leur foi chrétienne était précaire parfois même nulle.
S’ils ne demandaient pas le Consolamentum, cérémonie d’initiation qui aurait fait d’eux des hérétiques Parfaits, des Purs ou Cathares, c’était pour ne pas s’astreindre aux pratiques rigoureuses de la secte, l’abstinence, la rupture de leur mariage, la chasteté perpétuelle ; mais la plupart, croyant que le salut était dans le Consolamentum et non dans les sacrements de l’Église comptaient bien le recevoir à leur lit de mort, pour obtenir ainsi, sans avoir à mener une vie austère, le bénéfice de leur conversion. Ils renvoyaient à leurs derniers moments la réception du Consolamentum, comme aux premiers siècles du christianisme, beaucoup de païens, chrétiens au fond de leur cœur, ajournaient jusqu’à leur lit de mort leur baptême.
Beaucoup ne dissimulaient pas ce calcul. Un certain Bernard Bort étant gravement malade reçut la visite de deux Parfaits qui lui proposèrent le Consolamentum. Il refusa leurs services quoique étant leur partisan, « parce qu’il ne pensait pas mourir, quia non putabat mori. »
Mais ces Croyants ne manquaient jamais l’occasion, quand ils assistaient à quelque réunion hérétique, de manifester leur ferme désir de recevoir un jour l’initiation ; ils étaient ainsi des « hérétiques de désir ». Quand ils se trouvaient en présence des Parfaits, ils les saluaient en disant : « Bons chrétiens, donnez-nous la bénédiction de Dieu et la vôtre ; demandez pour nous au Seigneur qu’il garde notre âme de la mauvaise mort et nous conduise à une bonne fin. » « Or, ajoute l’inquisiteur Bernard Gui, ils appellent mauvaise mort la mort dans le giron de l’Église romaine et « bien finir par le ministère des bons chrétiens » c’est se faire recevoir, à son dernier soupir, dans la secte et l’ordre des hérétiques. » Ces engagements souvent renouvelés s’appelaient convenentia.
Une fois par mois, ils assistaient à un prêche des Parfaits appelé l’apparelhamentum. Ils y faisaient un examen de conscience à la suite duquel ils prononçaient ces paroles : « Tandis que la sainte parole de Dieu nous enseigne, ainsi que les saints Apôtres et nos frères spirituels nous le prêchent, que nous rejetions tout désir de la chair et toute souillure, nous serviteurs négligents, non seulement nous ne faisons pas la volonté de Dieu, mais le plus souvent nous accomplissons la volonté de la chair et nous nous asservissons aux soucis du monde, si bien que nous nuisons à nos esprits. »
Après avoir ainsi libéré leur conscience de ses remords, reçu la bénédiction des Parfaits auxquels ils avaient rendu l’hommage de « l’adoration », ils reprenaient leur vie habituelle, fréquentant, s’il le fallait, l’Église catholique qui était cependant, aux yeux de la secte, l’Église de Satan, exerçant tous les métiers, prenant les aliments défendus et menant le plus souvent une vie dissolue que toléraient (comme nous l’avons vu plus haut) les Parfaits. L’usage de la viande était criminel et cependant les documents signalent des bouchers Croyants. « Si au cours de leurs voyages, on offrait aux Parfaits de la viande, du gibier ou simplement des œufs, ils se gardaient d’y toucher ; mais ils n’avaient aucun scrupule d’en faire manger eux-mêmes à leurs Croyants. Vers 1231, plusieurs Croyants d’Avignon allèrent « adorer » deux Parfaits qui étaient de passage ; or au repas liturgique qu’ils prirent en leur présence, « ils mangèrent du lièvre et plusieurs autres choses que les Parfaits leur donnèrent ». Nous savons que la morale cathare interdisait formellement les rapports sexuels et mettait au même rang l’inceste, l’adultère et le mariage. Or les Parfaits les toléraient chez leurs Croyants qui, jusqu’à l’initiation complète du Consolamentum gardaient avec eux leurs femmes et leurs concubines et souvent les unes et les autres.
Les Croyants prenaient d’autant plus de libertés avec la morale humaine et cathare qu’ils étaient persuadés que le Consolamentum les purifierait, d’un seul coup, à leur dernière heure, de toutes leurs fautes, si graves fussent-elles, et de toutes leurs souillures.
Puisque la secte libérait ainsi les Croyants de toutes les obligations du catholicisme sans leur imposer les siennes, en les mettant d’ailleurs, par ses doctrines auxquelles ils adhéraient, au-dessus de toutes les lois humaines, on conçoit que le nombre de ces hérétiques honoraires ait été fort nombreux et ait formé comme un tiers-ordre de l’Église cathare.
Au-dessus des Croyants, objets de leur part d’une grande vénération et d’un vrai culte, les Parfaits, appelés aussi Cathares ou Purs, formaient la vraie Église néo-manichéenne. Ils en étaient les membres actifs puisqu’ils se proposaient de mettre leur vie de tous les jours en conformité avec ses doctrines. Ils étaient consacrés Parfaits par les rites du Consolamentum. Ils vivaient le plus souvent en commun comme des religieux et lorsqu’ils voyageaient, c’était deux à deux. Ils étaient soumis à une sévère discipline et à une étroite hiérarchie.
Certains auteurs leur ont attribué un chef suprême comme un pape ; mais il est possible qu’ils aient cru voir un pape cathare dans tel évêque de la secte dont l’autorité ne portait que sur une région déterminée. Il est plus juste de croire, à la suite de plusieurs inquisiteurs qui ont étudié de près le catharisme, que la secte se composait d’une fédération d’Églises. En France, on en comptait quatre, celles des pays de langue d’oil, de Toulouse, d’Albi et de Carcassonne.
Chacune de ces églises avait à sa tête un évêque. Dans la première moitié du XIIIe siècle, l’évêque cathare de Toulouse se nommait Gaucelm. Un jour de l’année 1203, Olivier de Cuc, seigneur d’Auriac, le rencontra dans une rue de Toulouse avec son compagnon Vidal de Montaigu ; pour leur faire honneur, il descendit de cheval et mit à leur disposition ses montures. Étant toujours évêque de Toulouse, en 1213, quand les croisés se furent rendus maîtres de cette ville, Gaucelm se retira à Lavaur.
Il semble qu’à la suite de la tourmente de la croisade albigeoise, plusieurs évêques cathares aient dirigé simultanément l’église hérétique de Toulouse, de 1223 à 1240. « Gaucelm vivait encore en ces temps-là puisque, en qualité d’évêque, il prêchait aux Cassès, près de Castelnaudary, et y présidait une cérémonie religieuse en 1228 ; et cependant, en 1215, Bernard de La Mothe, diacre de la secte, avait été élevé à la dignité épiscopale et pendant plus de vingt ans, devait exercer, lui aussi, son ministère dans le Toulousain, à Saint-Germain, à Lanta, à Toulouse enfin, près de la Croix-de-Baragnon, et chez Sicard de Gameville. Une déposition reçue en 1239 par les inquisiteurs, nous le montre faisant, de 1223 à 1225, de vraies tournées pastorales dans le haut Languedoc, signalé tour à tour à Villemur, Montauban, Moissac, Castelsarrasin, et Toulouse, où il rencontrait un autre évêque de la secte Guilabert de Castres ; dans le pays de Lanta, à Taravel, à Folcalvat où il était reçu chez une noble dame ; à Caraman où il descendait et passait un an chez un diacre hérétique Guiraud de Gordo ; à Labécède-Lauraguais où Guilabert de Castres, son confrère, lui offrait l’hospitalité ; à Laurac chez le diacre Raymond Bernard, où il était adoré par plusieurs seigneurs de la contrée ; enfin à Fanjeaux, où il donnait audience chez Guilabert de Castres à toute la noblesse cathare du pays.
De là, il entra dans le Carcassès et visita tour à tour Aragon, Montolieu, Saissac, Verdun, pour assister ensuite, dans le Razès, au concile de Pieusse et à l’ordination de Benoît de Termes. Il retourna ensuite dans le Lantarès et le pays de Caraman, ses résidences habituelles, en passant par le Mirepoix, le Savartès et les terres du comte de Foix.
Quoique le séjour de Toulouse fût devenu dangereux depuis que, par le traité de Paris, Raymond VII s’était engagé à réprimer l’hérésie, Bernard de La Mothe y exerça plusieurs fois son ministère chez de nobles Croyants, les Roaix, les Massos, les Bouquet, les Roqueville. Il reparut aussi, vers le même temps, à Avignonet, dans le Mirepoix et le comté de Foix. Vers 1240, on le perd de vue.
On peut suivre de la même façon les traces des autres évêques du Toulousain, Guilabert de Castres, Bertrand Marty, des évêques du Carcassès, Pierre Isarn, Guillaume Abit, Pierre Folha ; de l’évêque du Razès Benoît de Termes, qui fut élu dans une réunion d’une centaine de personnes qui se tint dans la maison des Cathares, à Pieusse, non loin de Limoux.
Partout où il se trouvait, l’évêque était le chef ; il présidait les assemblées et prenait toutes les décisions importantes ; il était assisté de deux Parfaits qui étaient comme ses vicaires généraux : le fils majeur et le fils mineur.
Au-dessous des évêques il y avait des diacres qui parcouraient sans cesse leurs régions respectives, se tenant en perpétuelle relation avec les Parfaits et les Croyants, prêchant et présidant aux différentes assemblées et réunions liturgiques de la secte. Dans notre étude détaillée sur l’Albigéisme languedocien au XIIe et au XIIIe siècles, nous avons dressé la liste de nombreux diacres cathares en mentionnant, d’après les Registres de l’Inquisition, leurs résidences et parfois leurs tournées (p. CXLI-CLIII).
Ainsi forte du nombre de ses adhérents et de sa solide hiérarchie, l’Église cathare n’avait en face d’elle qu’une Église catholique affaiblie et découragée, dépourvue, semblait-il, de toute force de réaction.
Tandis que les masses l’abandonnaient, désertaient ses sacrements, ses prédications et ses temples, le clergé catholique était battu en brèche par la noblesse. Les seigneurs du XIIe siècle comme les princes qui au XVIe siècle, donnèrent leur adhésion à la Réforme, en Allemagne, en Angleterre, dans les pays scandinaves et même dans certaines régions de la France, souvent favorisèrent l’hérésie moins par conviction que par l’avidité qui les poussait à faire main basse sur les biens ecclésiastiques, à la faveur de la crise que traversait le catholicisme. Ils ne voyaient pas que, dépositaires de l’autorité, ils favorisaient l’éclosion et le développement des ferments d’anarchie politique et sociale que portaient en elle les doctrines néo-manichéennes[7] et qui n’auraient pas manqué d’éclater sans la victoire de la Croisade et l’établissement de l’Inquisition.
[7] De même, les princes allemands qui favorisèrent les débuts de la Réforme pour dépouiller l’Église catholique de ses biens, ne prévoyaient pas les guerres sociales et les cataclysmes qui devaient déchaîner l’anabaptisme et les autres sectes issues des prédications de Luther.
Le comte de Toulouse Raymond VI donnait le premier l’exemple de cette curée des biens d’Église. Dans une lettre du 1er mars 1196, le pape Célestin III s’en plaignait amèrement : « Nous avons appris, lui disait-il, non sans une grande douleur, que vous n’avez aucun respect pour la juridiction des églises et des monastères. » Il lui reprochait d’avoir pillé les domaines de l’abbaye de Saint-Gilles et fait construire sur ses terres le château-fort de Mirapetra.
Lorsque, en 1224, Raymond VII, comte de Toulouse, se réconcilia avec l’Église, voici les biens ecclésiastiques qu’il dut rendre aux églises et aux abbayes parce qu’elles en avaient été dépouillées par son père et par lui-même : à la cathédrale de Vaison, la ville et le château de Vaison ; à l’évêque de Maguelonne, le château de Melgueil ; à l’évêque d’Agde, la ville d’Agde, Loupian et plusieurs châteaux ; à l’abbé de Saint-Pons, le château de Salvetat, Montouliers, Labastide-Rouairoux ; à l’abbé de Quarante, Cesseras ; à l’abbé de Saint-Tibéry, le Mas Saintes-Puelles ; à l’évêque d’Albi, la place de Vias ; à l’abbé de Gaillac, ses anciennes possessions de Gaillac ; à l’évêque d’Agen, tous ses anciens droits dans la ville et le diocèse ; à l’évêque de Rodez, Villeneuve avec tous ses droits ; à l’évêque de Toulouse, à l’abbé de Saint-Sernin et au prieur de la Daurade, dans la même ville, tous leurs anciens droits ; et nous arrêtons là la liste interminable de ces usurpations.
L’abbaye de Lagrasse s’était vu confisquer par le vicomte de Béziers et de Carcassonne et par ses vassaux : dans le Razès, Cépie, Malviés, Saint-Couat, Verzeilles, Montgradail, la moitié de Belvèze, Couffoulens, Leuc, Couiza, Luc-sur-Aude ; dans le Cabardès, Cabrespine ; dans le Carcassès, Blomac, Comigne, Cours, Comeilles, Alaric, Moux, Montlaur, Montclar, etc. D’autre part, Olivier de Termes lui avait pris tous les villages qu’elle possédait dans les Corbières et le Roussillon.
Un des seigneurs les plus hostiles à l’Église était ce seigneur de Saissac, Bertrand, qui gouverna comme régent la vicomté de Carcassonne et de Béziers pendant la minorité de son pupille Raymond Roger Trencavel. Pour mieux dépouiller l’abbaye d’Alet des biens qu’il convoitait, il y installa, comme abbé, une de ses créatures, par les procédés les plus odieux. Les moines ayant rejeté son candidat avaient élu un de leurs voisins, l’abbé de Saint-Polycarpe, Bernard de Saint-Ferréol. « En l’apprenant, le sire de Saissac se livra aux pires excès. Il se rendit à Alet, entra de force dans l’enceinte de l’abbaye et après un engagement entre ses hommes et ceux du monastère, il arracha violemment de son siège Bernard de Saint-Ferréol, l’enferma dans une étroite prison et l’y retint trois jours. Puis, cassant de sa propre autorité le choix qui venait d’être fait, il fit procéder à une nouvelle élection dans les circonstances les plus macabres. Pour effacer tout ce qui avait été accompli les jours précédents, il eut l’idée inouïe de faire présider le chapitre par l’abbé qui venait de mourir : il le fit déterrer et revêtir de ses insignes, puis l’installa sur son trône abbatial. Sous la présidence de ce cadavre en décomposition, les moines terrifiés votèrent et ce fut naturellement pour le candidat de Bertrand. Ainsi se fit l’élection de Boson. Arrachée par l’intimidation, achetée par la simonie (car plusieurs religieux avaient reçu de l’argent de Bertrand), accomplie dans les circonstances les plus étranges, elle aurait dû être cassée. Mais l’archevêque de Narbonne se laissa acheter, lui aussi, et donna sa confirmation à Boson. Avec un tel abbé, Bertrand de Saissac et Trencavel après lui, prirent de telles libertés avec les biens du monastère qu’ils furent rapidement dilapidés et l’abbaye réduite à la misère.
L’abbaye de Saint-Hilaire, près de Carcassonne, fut également dépouillée par la noblesse environnante, en particulier des biens qu’elle possédait à Limoux et de l’église Saint-Martin de cette ville.
Encouragé par les violences des seigneurs, le peuple se livrait à toutes sortes d’attentats contre les églises et les membres du clergé. « La soldatesque du comte de Foix commettait dans les églises et les monastères les plus odieuses profanations. Après la prise d’Urgel, « elles faisaient avec les bras et les jambes des crucifix des pilons pour broyer les condiments de leur cuisine. Leurs chevaux mangeaient l’avoine sur les autels. Eux-mêmes, après avoir affublé les images du Christ d’un casque et d’un écu, s’exerçaient à les percer de coups de lance, comme les mannequins qui leur servaient au jeu de la quintaine. Dans le diocèse de Toulouse, l’évêque ne pouvait plus faire ses visites pastorales parce que les populations lui étaient hostiles et il devait se faire accompagner de fortes escortes. A Béziers, les chanoines se retranchaient dans leur église transformée en forteresse, par crainte des habitants de la ville.
Quelques mois avant la Croisade, les moines de Montolieu voyaient se soulever contre eux la population de leur ville. Le monastère fut envahi, pillé et brûlé par les hérétiques, ses terres dévastées et sous la conduite de leur abbé, les religieux eurent à peine le temps de se réfugier à Carcassonne où Raymond de Capendu les recueillit.
L’évêque de Carcassonne, Bérenger, avait été, quelques années auparavant, persécuté par les hérétiques de sa cité épiscopale. Sur la fin de ses jours, il voulut prêcher contre eux et réfuter leurs erreurs en leur prédisant les maux qui devaient tomber sur eux. Loin de se convertir, ils le chassèrent de Carcassonne avec défense à n’importe quel habitant de la ville de rester en relations avec lui[8].
[8] Jean Guiraud. L’Albigéisme languedocien au XIIe et XIIIe siècle, pp. CCLXXIX-CCLXXX.
Un jour, au Mas Saintes-Puelles, dans la boutique de Pierre Gauta, il se passa un fait vraiment ignoble. Plusieurs personnes s’y trouvaient réunies et parmi elles était un certain Pierre Rigaud, qui étant acolythe, portait la tonsure cléricale ; une des personnes présentes devant toutes les autres commit une incongruité que seul le latin peut exprimer : « inductus propria voluntate, minxit super coronam ipsius testis qui est acolythus, in opprobrium et in turpitudinem totius ecclesiae catholicae. »
Parfois, c’était par l’assassinat, manqué ou accompli, que ces populations témoignaient leur haine aux gens d’Église.
Au cours de ses prédications saint Dominique faillit être massacré par les hérétiques. Pressentant quelque embûche, nous dit un de ses biographes du XIIIe siècle, il marchait intrépide et alerte, montant vers Fanjeaux. Du bord du sentier tombèrent sur lui des gens armés qui l’avaient attendu pour le tuer et ils n’y renoncèrent qu’en voyant avec quelle ardeur il désirait le martyre. « A quoi bon, se dirent-ils, faire son jeu ? » Encore de nos jours, en souvenir de ce fait ce sentier s’appelle le chemin du Sicaire et le lieu même où saint Dominique fut assailli est marqué d’une croix. Ce fut l’assassinat du légat Pierre de Castelnau, par des hérétiques, familiers du comte de Toulouse, qui déchaîna la guerre des Albigeois en déterminant le pape Innocent III à faire prêcher la Croisade.
En face de ces violences et de ces attentats de sectes qui se croyaient tout permis, le clergé catholique s’abandonnait, sans la moindre réaction, soit qu’il fut découragé, soit que plusieurs de ses membres fussent complices de l’hérésie, comme ces prélats et ces clercs du XVIe siècle, qui pactisèrent avec la Réforme.
Le métropolitain de tous ces diocèses que désolait l’hérésie, Bérenger, archevêque de Narbonne depuis 1191, appartenait par sa naissance à cette féodalité infectée de catharisme puisqu’il était le fils de Raymond Bérenger, comte de Barcelone, et oncle de ce roi d’Aragon, Pierre, qui devait trouver la mort à la bataille de Muret, en combattant les croisés. En 1204, les légats du Saint-Siège le dénoncèrent à Innocent III comme coupable « de montrer une extrême négligence dans les fonctions de son ministère et de n’avoir pas encore visité ni sa province ni son diocèse depuis treize ans qu’il occupait son siège, conduite, disaient-ils, qui n’avait pas peu contribué à l’accroissement de l’hérésie dans tout le pays. » De mœurs relâchées, pratiquant la simonie, il n’avait ni les moyens, ni même la volonté de s’opposer au mal ; il devait être déposé en 1212 après la victoire des Croisés.
L’année précédente, son suffragant, Bernard Raymond de Roquefort, évêque de Carcassonne, avait eu le même sort à cause de ses accointances avec la noblesse hérétique à laquelle il se rattachait par sa naissance et toute sa parenté ; il en fut de même de Raymond de Rabastens, évêque de Toulouse.
Nous avons vu plus haut quel singulier abbé, la violence du sire hérétique de Saissac imposa au monastère bénédictin d’Alet. Aussi n’est-il pas étonnant que le légat apostolique, Conrad, cardinal évêque de Porto, ait procédé contre cet abbé Boson et l’ait dégradé « comme favorisant les hérétiques ». Il est à croire que la grande majorité des moines ressemblait à l’abbé, puisque au lieu de donner à Boson, un successeur, le légat concéda l’abbaye et ses biens au chapitre de Narbonne, « parce que l’abbé et les moines du dit Alet soutenaient les hérétiques de la dite ville. »
On ne saurait affirmer que l’abbé de Saint-Volusien de Foix fût hérétique, mais son entourage comptait de nombreux Cathares. Il appartenait à une famille de haute noblesse, que le catharisme avait profondément pénétrée, la famille de Durban. « Vers 1224, son frère Bertrand reçut le Consolamentum à Pamiers, à son lit de mort, en présence de plusieurs seigneurs du pays de Mirepoix ; il légua aux Parfaits son cheval. Agnès, sa sœur, était, elle aussi, hérétique. Vers 1210, à Castel-Verdun, en présence de Raymond de Montlaur, frère de l’abbé de Saint-Antonin de Pamiers, elle déclarait qu’il n’y avait de salut que chez les Cathares, non erat salvatio nisi in haereticis. Elle éleva son fils Garcias Arnaud dans ces doctrines. En 1230, elle assistait à une cérémonie de la secte à Castelverdun, chez Pons Arnaud, seigneur du lieu.
Les Parfaits avaient des intelligences dans le monastère bénédictin de Sorèze ; ils envoyaient, un jour, une corbeille de cerises au moine Guilabert Alzeu (p. CCLXXXVII).
Quant au bas clergé, encore plus mêlé, surtout dans les campagnes, aux populations indifférentes ou fanatisées par les Parfaits, il était découragé et démoralisé ; il se résignait à son impuissance ou même entretenait de bonnes relations avec les hérétiques afin de n’avoir pas la vie trop dure. Il faisait, en somme, comme plus d’un curé de notre temps qui croit nécessaire de faire bon ménage avec son maire franc-maçon, telle famille radicale ou son instituteur socialiste parce qu’il serait dangereux de les combattre.
Les interrogatoires de l’Inquisition nous présentent plusieurs de ces curés qui entretenaient de bonnes relations non seulement avec les Croyants mais même avec les Parfaits. Tel celui de Saint-Michel-de-Lanès, en Lauraguais, maître Arnaud Baron : il aime tellement le jeu qu’il laisse mourir ses paroissiens sans sacrements et sans absolution plutôt que d’abandonner ses échecs et ses dés… et peut-être aussi, ajoutons-le, parce qu’on a trop souvent refusé son ministère. Entre un chrétien austère ne jouant pas et un hérétique Croyant bon joueur, il n’hésite pas : c’est ce dernier qu’il fréquente. Aussi par le jeu est-il fort lié avec les hérétiques et avec le plus important de tous, le sire de Saint-Michel, seigneur du lieu, son partenaire. D’une tolérance qui eût réjoui Voltaire, il accepte des invitations à dîner au couvent hérétique de Labécède, paroisse cependant assez éloignée de la sienne. Il a tellement la confiance des Parfaits qu’il assiste à leurs cérémonies, sans toutefois s’associer à leurs prières ou les adorer. « Lorsque les Croyants revenaient à l’Église il avait une singulière manière de les absoudre. L’un d’eux, Guillaume d’Issel, reçut de lui la pénitence dite des vendredis (penitentia de sextis feriis). Mais, peu après, prêtre et pénitent se mirent à jouer et la pénitence que le curé venait d’imposer fut l’enjeu de la partie. Guillaume d’Issel la gagna et la pénitence lui fut enlevée !
Un autre curé, celui de Cadenal, habita pendant deux ans, avec un Parfait, prenant avec lui tous ses repas. Il savait fort bien qu’il était le commensal d’un « hérétique vêtu », mais peu lui importait. « Un chevalier de Puylaurens, Sais de Montesquieu, alla entendre la prédication de deux hérétiques de marque, Bernard de la Mothe et Raymond de Carlipa ; il aperçut dans l’assistance Rocas, curé de Cuq-Tolsa ; et cependant c’était en 1225, alors que la Croisade des Albigeois avait porté de grands coups à l’hérésie. Un autre jour, il vit grande foule devant le château de Puylaurens où un Vaudois allait faire une conférence ; et comme il reprochait à plusieurs de ceux qui étaient ainsi assemblés de venir entendre un hérétique, ils lui répondirent qu’ils pouvaient bien le faire puisque leur curé était avec eux. Il y avait en effet parmi eux maître Bernard Adalbert, curé de la Crozelle.
« Les interrogatoires de l’Inquisition nous révèlent un fait tellement inouï qu’il est à peine croyable. La citadelle de l’orthodoxie, le couvent dominicain de Prouille, aurait compté, un traître en 1220, du vivant même de saint Dominique, et le propre fils de Simon de Montfort, qui avait été le chef de la Croisade et était mort en combattant l’hérésie, Amaury aurait eu un chapelain hérétique. C’est ce que déclarait à l’inquisiteur un habitant de Fanjeaux, Bernard Mir : « Dans ce bourg, chez Guillelme de Nabona, il alla entendre l’un des chefs des Cathares, Raymond Mercier et son compagnon ; il y avait là Peytavi Arveu, Guillaume Hugon, clerc, un autre clerc, Guillaume de Lanta, un convers de Prouille, Pierre Roger, et Gaubert, chapelain du comte de Montfort ; et tous adorèrent les hérétiques en fléchissant le genou et en disant : « Bons hommes, priez Dieu pour nous ! » (p. CCXC).
Sommaire. — Missions cisterciennes impuissantes, — Saint Dominique. — La Croisade des Albigeois. — La répression de l’hérésie par le pouvoir civil et l’Église avant l’Inquisition. — Constitution de Vérone. — Le concile de Toulouse. — Règlements de l’Inquisition toulousaine. — Prêcheurs et Mineurs. — Manuels des Inquisiteurs.
De toute évidence, l’Église ne pouvait pas compter sur un pareil clergé pour arrêter les progrès de l’hérésie et encore moins reconquérir sur elle le terrain perdu. Aussi, au cours du XIIe siècle, les papes avaient-ils fait appel au clergé du Nord de la France et surtout à l’ordre de Citeaux. A la demande du pape, saint Bernard était venu prêcher contre les hérétiques ; ni son éloquence, ni l’ardeur de son zèle apostolique, n’avaient réussi ; on l’avait tourné en dérision. En 1177, Pierre, cardinal de Saint-Chrysogone dirigea une mission dans les états du comte de Toulouse ; elle n’obtint aucun résultat appréciable. En 1181, Henri, abbé de Clairvaux, fit une nouvelle tournée accompagnée de mesures de répression puisqu’il déposa l’archevêque de Narbonne, Pierre d’Arsac. Il réunit plusieurs conciles pour réformer l’Église occitane et il s’empara de la ville de Lavaur qui était un repaire d’hérétiques. Malgré ces actes d’énergie, le Catharisme continua à faire de tels progrès que, dès l’année même de son avènement, Innocent III s’en préoccupa. Il organisa une troisième mission cistercienne à la tête de laquelle il mit deux religieux ; l’un d’eux, Raynier, étant tombé malade, fut remplacé par l’archidiacre de Maguelonne, Pierre de Castelnau, qui fit aussitôt profession dans l’ordre de Citeaux et devint moine de l’abbaye de Fontfroide près de Narbonne.
Munis de pleins pouvoirs par le Saint-Siège, ces nouveaux légats mêlèrent la répression à la persuasion. Ils firent des enquêtes ou inquisitions sur les hérétiques et leurs menées, exigeant, sans l’obtenir, leur répression du pouvoir séculier, qui le plus souvent, était gagné lui-même à l’hérésie ; ils menaçaient les endurcis de sentences d’excommunication et de confiscation de leurs biens.
En même temps, ils multipliaient les prédications et engageaient même avec les Parfaits des conférences contradictoires ; dans l’une d’elles qui eut lieu, en 1204, à Carcassonne, Pierre de Castelnau et Raoul, son collègue, se mesurèrent avec l’évêque cathare, Bernard de Simorre. Peine perdue ! en 1204, Pierre de Castelnau était tellement découragé qu’il demandait au pape Innocent III, sans l’obtenir, d’être relevé de ses fonctions.
Ce fut alors que traversant le Languedoc, Diégo, évêque d’Osma, et le sous-prieur de son chapitre, Dominique de Gusman, voyant le désarroi des prédicateurs cisterciens et la puissance de l’hérésie, abandonnèrent leurs projets de voyage pour se consacrer à leur tour à la lutte contre l’hérésie.
Pour gagner les âmes égarées ils employèrent deux moyens. Ils essayèrent de rivaliser d’austérité avec les Parfaits : renvoyant ses équipages en Espagne, Diégo, accompagné de Dominique, parcourut les campagnes, pieds nus, revêtu d’une robe de bure, sans argent, faisant contraste avec la magnificence des légats cisterciens. En même temps, ils multipliaient les prédications et les conférences contradictoires dans des réunions qui étaient présidées par un bureau mixte et se terminaient par le vote d’ordres du jour, comme nos modernes meetings.
Plusieurs de ces controverses furent brillantes. A Servian, près de Béziers, la réplique fut donnée à saint Dominique et à Diégo par un prêtre apostat, Thierry, et la discussion se prolongea pendant huit jours. De là les missionnaires allèrent à Béziers où les conférences contradictoires se poursuivirent quinze jours. Il en fut de même à Montréal où les plus illustres cathares, au nombre desquels était Guilabert de Castres, argumentèrent contre Diégo et Dominique.
Ces missions avaient les résultats les plus différents. A Verfeil, l’obstination hérétique fut telle que Diégo contre ce bourg renouvela la malédiction que lui avait déjà lancée, à la suite de son échec, saint Bernard : « Verfeil (Viridefolium, feuille verte), que le seigneur te dessèche ! » A Montréal, au contraire, saint Dominique semble avoir eu l’avantage : les arbitres qui appartenaient au clan hérétique, refusèrent de mettre aux voix l’ordre du jour et 150 conversions au catholicisme suivirent la réunion (1206). Une grande controverse eut lieu, l’année suivante, à Pamiers, entre les catholiques et les Vaudois ayant à leur tête Durand de Huesca. Le président de la réunion était du parti hérétique ; non seulement il se convertit avec ses compagnons vaudois, mais encore il forma avec eux la pieuse association des Pauvres catholiques qui faisaient vœu de mendier leur pain, de pratiquer la charité et de prêcher les hérétiques.
Le succès partiel de ces prédications excita la colère des Cathares qui, assurés de la complicité des seigneurs, multiplièrent leurs attentats contre l’Église. Aussi à plusieurs reprises, Innocent III fit-il appel au roi de France, Philippe-Auguste, et à ses barons du Nord pour obtenir leur protection en faveur des catholiques du Midi de la France. Le 8 mai 1204, il leur demandait de mettre leur puissance à la disposition des légats ; le 7 février 1205, il se faisait encore plus pressant : il écrivait à Philippe-Auguste et à son fils aîné, le prince Louis : « En vertu du pouvoir que vous avez reçu d’en haut, contraignez les comtes et les barons du Midi à confisquer les biens des hérétiques et usez d’une semblable peine envers ceux de ces seigneurs qui refuseront de les chasser de leurs terres. »
Comptant sur l’appui que le pape demandait ainsi au roi de France, Pierre de Castelnau reprenait courage et poursuivait énergiquement la lutte contre l’hérésie. Excommunié une première fois, à cause de la faveur qu’il accordait aux Cathares, le comte de Toulouse avait été absous en 1198 sur la promesse qu’il avait faite de les poursuivre ; il ne tint nullement sa promesse. A la fin de 1204, Pierre de Castelnau la lui rappela, le mettant en demeure de proscrire les hérétiques et de confisquer leurs biens. Raymond VI le promit ; il laissa déposer par le légat l’évêque de Toulouse, mais il ne fit rien lui-même. Le légat négocia la paix entre plusieurs seigneurs, les réunit ensuite dans une ligue contre l’hérésie, et demanda au comte Raymond de s’unir à eux. Raymond VI refusa et Pierre retourna contre lui la ligue nouvellement formée. Enfin il lança contre lui une sentence solennelle d’excommunication qui fut aussitôt confirmée par le Pape. « Si cette punition ne vous fait pas rentrer en vous-même, écrivait Innocent III à Raymond VI, nous enjoindrons à tous les princes voisins de s’élever contre vous comme contre un ennemi de Jésus-Christ et un persécuteur de l’Église, avec permission à chacun de retenir toutes les terres dont il pourra s’emparer sur vous afin que le pays ne soit plus infecté d’hérésie sous votre domination. »
Devant ces menaces, Raymond VI se soumit et obtint la levée de l’excommunication ; mais éclairé par Pierre de Castelnau, le Pape n’avait aucune confiance dans le comte de Toulouse et de même que pour suppléer le clergé du Midi, le Saint-Siège avait fait appel aux Cisterciens, de même il confia au roi de France et à ses barons la défense de l’orthodoxie que déclinaient le comte de Toulouse et les seigneurs du Midi. « Par une bulle datée du 17 novembre 1207, il invita Philippe-Auguste à venir dans le comté de Toulouse combattre les hérétiques et y rétablir l’orthodoxie ; à lui et à tous ceux qui prendraient part à cette expédition, Innocent III accordait les mêmes indulgences qu’aux croisés partant pour la Terre Sainte. Des bulles analogues étaient adressées aux comtes, barons, chevaliers et en général à tous les chrétiens du royaume de France, aux comtesses de Troyes, de Vermandois et de Blois, au duc de Bourgogne, aux comtes de Nevers et de Dreux et à Guillaume de Dampierre.
C’était la Croisade contre les Albigeois prêchée par le Pape à toute la France du Nord.
Retenu par sa guerre avec l’Angleterre, Philippe-Auguste répondit froidement à cet appel si solennel ; il mettait comme condition préalable à son intervention dans le Midi la conclusion d’une trêve avec l’Angleterre garantie par le Saint-Siège et une aide pécuniaire du clergé ; encore ne voulait-il s’engager que pour un an.
Au milieu de ces hésitations survint un événement imprévu qui précipita les événements : le 15 janvier 1208, au moment où il allait passer le Rhône après avoir eu, la veille, à Saint-Gilles, un entretien orageux avec le comte de Toulouse, le légat apostolique Pierre de Castelnau était assommé par un inconnu et aussitôt l’opinion publique désigna Raymond VI comme l’instigateur de ce crime : le meurtrier était de fait un de ses familiers. Ce fut aussi le sentiment de l’abbé de Citeaux et du Pape.
« A la nouvelle de cet assassinat, Innocent III manifesta la plus grande colère. » De l’affliction qu’il en eut, dit la Chanson de la Croisade, il tint la main à sa mâchoire et invoqua saint Jacques de Compostelle et saint Pierre de Rome. » Dès le 10 mars 1208, il envoya une lettre circulaire aux archevêques de Narbonne, d’Arles, d’Embrun, d’Aix, de Vienne et à leurs suffragants. Après avoir fait l’éloge de Pierre de Castelnau et décrit sa mort, il leur faisait un pressant devoir de poursuivre l’hérésie qui avait armé le bras du meurtrier. Quant au comte de Toulouse, il le désignait comme le complice de l’assassin et il l’excommuniait en déliant de leurs serments « tous ceux qui lui avaient promis fidélité, société ou alliance » ; il ordonnait à tout chrétien « de poursuivre sa personne et d’occuper ses domaines, sauf le droit du seigneur principal. » Les évêques devaient prêter leur concours le plus absolu aux deux légats Arnaud, abbé de Citeaux et Navarre, évêque de Couserans. Le pape ordonna en même temps à l’archevêque de Tours de ménager une trêve entre les rois de France et d’Angleterre, puis de se joindre aux évêques de Nevers et de Paris pour prêcher la Croisade dans les terres de Philippe-Auguste et de ses vassaux.
Aucune de ces mesures ne put faire sortir le roi de France de sa prudente réserve ; il se contenta, malgré toutes les instances du Saint-Siège, de permettre à ses barons de se croiser et c’est ainsi qu’en 1209, l’armée de la Croisade s’organisa sans l’intervention de Philippe-Auguste.
Elle se composait d’un grand nombre de seigneurs, de prélats et de paysans. « L’ost, dit la Chanson de la Croisade, fut merveilleuse : vingt mille chevaliers armés de toutes pièces, plus de deux cent mille vilains et paysans, sans compter clercs et bourgeois. » Pierre, abbé de Vaux-Cernay qui prit part à l’expédition avec les autres abbés cisterciens, réduit ces chiffres : il ne comptait que 50.000 hommes dans l’armée quand elle arriva sous les murs de Carcassonne.
Nous n’avons pas à raconter avec ses péripéties la Croisade des Albigeois, marquée tantôt par la victoire des armées du Nord, tantôt par des retours de fortune en faveur des seigneurs du Midi. La bataille de Muret dans laquelle fut tué le principal allié des Albigeois, le roi Pierre d’Aragon, sembla assurer la victoire définitive du chef des armées du Nord, Simon de Montfort, sur Raymond VI et ses troupes méridionales ; mais, cinq ans après, la mort de Simon sous les murs de Toulouse remettait tout en question puisque le commandement de la Croisade tombait aux mains du fils de Simon, Amaury, tout à fait inférieur à son père par l’intelligence et le caractère. En moins d’un an Raymond VI, aidé par la jeunesse entreprenante de son fils, reprenait une grande partie du terrain perdu.
La Croisade semblait compromise ; ce fut le moment que Philippe-Auguste choisit pour en saisir la direction afin d’en recueillir les fruits. Son fils Louis prit le commandement des troupes d’Amaury désemparées et à la suite de plusieurs campagnes qu’il poursuivit pendant son règne éphémère de trois ans (1223-1226), il prépara la victoire finale qui fut obtenue grâce à l’habileté diplomatique de sa femme Blanche de Castille, sous la minorité de son fils Louis IX. En 1229, Raymond VII, comte de Toulouse, demanda la paix qui fut signée définitivement à Paris en 1229.
Par ce traité, Raymond VII cédait au roi de France le bas Languedoc, qui forma les sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire ; il ne gardait pour lui que le Toulousain, l’Agenais, la Rouergue et une partie de l’Albigeois. Il donnait à un frère de Louis IX, Alphonse de Poitiers, sa fille unique Jeanne en mariage et par elle la succession éventuelle des domaines qu’il conservait.
Le cardinal légat Romain de Saint-Ange, négociateur du traité, fit insérer dans le texte des clauses concernant la répression de l’hérésie. Raymond VII s’engageait à faire ce que son père Raymond VI avait refusé avant la Croisade, à poursuivre les hérétiques et à les exterminer, c’est-à-dire à les expulser de ses terres après leur avoir confisqué leurs biens.
Pour agir ainsi, il fallait les rechercher avec d’autant plus de soin que ne pouvant plus compter sur la faveur des princes, ils allaient désormais se cacher en donnant à leur secte le caractère d’une société secrète.
Cette recherche (inquisitio) des hérétiques en vue de leur procès et de leur extermination fut l’Inquisition.
A vrai dire elle n’était pas une nouveauté.
Nous avons vu plus haut que, dès les origines même du christianisme, les princes, empereurs romains et byzantins, rois de France, avaient édicté des mesures sévères pour réprimer et punir l’hérésie à cause de ses doctrines anarchiques et antisociales. Les papes du XIIe siècle n’avaient fait que marcher sur leurs traces, lorsqu’ils avaient publié des ordonnances contre les hérétiques de plus en plus dangereux et ordonné aux souverains de les exécuter.
Dès 1139, le concile œcuménique de Latran présidé par Innocent III, s’exprimait ainsi dans son canon 23 : « Les hérétiques qui rejettent le sacrement du corps et du sang du Seigneur, le baptême des enfants, le sacerdoce et les autres ordres, condamnent le mariage, sont expulsés de l’Église de Dieu ; nous les condamnons et nous ordonnons au pouvoir civil de les réprimer ». Le concile de Reims qui se tint en 1148 sous la présidence du pape Eugène III, effrayé des progrès des Cathares dans le Midi de la France, renouvela ces sentences : « Personne, disait-il, ne devait défendre ou protéger les Cathares ; aucun seigneur ne devait les accepter sur ses terres sous peine d’anathème et d’interdit. »
Effrayés, comme l’avait été Robert le Pieux, par le caractère antisocial et anarchiste des doctrines et des organisations hérétiques, les princes sollicitaient de l’Église de semblables décrets et l’inclinaient vers la rigueur. Rien n’est plus curieux à ce propos que la discussion qui s’engagea, en 1162, entre le roi de France Louis VII et le pape Alexandre III.
Le frère du roi, Henri, archevêque de Reims, inquiet du progrès des Cathares, s’apprêtait à les poursuivre lorsque ceux-ci firent appel au Saint-Siège. Alexandre III répondit à leur attente en recommandant ainsi la douceur envers eux à l’archevêque et au comte de Flandre. « Mieux vaut absoudre les coupables que de s’attaquer par une excessive sévérité à la vie d’innocents… l’indulgence sied mieux aux gens d’Église que la dureté. » Et il appuyait son conseil sur ce texte de l’Écriture : « Noli nimium esse justus. »
Louis VII, à qui l’archevêque dut communiquer cette lettre, répondit au Pape pour plaider contre sa mansuétude la cause de la rigueur : « Notre frère l’archevêque de Reims, lui dit-il, parcourant dernièrement la Flandre, y a trouvé des hommes égarés par les plus funestes doctrines, adeptes de l’hérésie des Manichéens ; l’observation a prouvé qu’ils sont beaucoup plus mauvais qu’ils ne le paraissent. Si leur secte continue à se développer, ce sera un grand mal pour la foi… Que votre sagesse donne une attention toute particulière à cette peste et la supprime avant qu’elle puisse grandir. Je vous en supplie pour l’honneur de la foi chrétienne, donnez toute liberté dans cette affaire à l’archevêque ; il détruira ceux qui s’élèvent ainsi contre Dieu : sa juste sévérité sera louée par tous ceux qui, dans ce pays, sont animés d’une vraie piété. Si vous agissiez autrement, les murmures ne s’apaiseraient pas facilement et vous déchaîneriez contre l’Église romaine les violents reproches de l’opinion. »
Le pape qui chassé de Rome, s’était réfugié dans les états de Louis VII, s’inclina devant ses représentations ; il convoqua à Tours un concile qui réunit 12 cardinaux, 124 évêques, 314 abbés et une foule considérable et il prit des mesures énergiques contre « l’hérésie manichéenne qui, comme un chancre, s’était étendue à travers toute la Gascogne et dans d’autres provinces. » Tous les évêques et tous les prêtres avaient ordre de surveiller les hérétiques, de les faire chasser du pays où on les découvrirait, de surprendre leurs assemblées secrètes et de les faire condamner par les princes à la prison et à la confiscation de leurs biens.
Le roi d’Angleterre se montrait aussi rigoureux contre les hérétiques que le roi de France. Traqués en Flandre, en 1163, ceux-ci s’étaient réfugiés en Grande-Bretagne. Henri II les fit arrêter, marquer d’un fer rouge au front et exposer, ainsi défigurés, devant le peuple. C’est ainsi, nous dit le chroniqueur Guillaume de Newbridge, qu’il préserva totalement le royaume de la peste de l’hérésie. Les Assises de Clarendon rédigées par Henri II défendaient « de recevoir chez soi des hérétiques sous peine de voir sa maison détruite. » C’était l’extermination complète et radicale de l’hérésie et comme le fait remarquer Lea, dans son Histoire de l’Inquisition, elle était ordonnée par une loi exclusivement civile, poursuivie par des officiers laïques et une juridiction séculière, au nom d’un prince excommunié par l’Église à cause du soin qu’il prenait de la soumettre au pouvoir laïque.
Lorsqu’ils eurent signé la paix entre eux, Louis VII et Henri II entraînèrent le pape dans une action encore plus énergique. C’est sur leurs instances qu’Alexandre III, envoya en 1179, dans le Midi de la France la mission du cardinal de Saint-Chrysogone. « Henri II, dit le chroniqueur Benoît de Peterborough (1178), ne voulut pas passer la mer et rentrer en Angleterre avant de s’être entendu avec le roi de France pour envoyer de concert avec lui, dans le comté de Toulouse, des hommes d’Église et des laïques qui ramèneraient les hérétiques à la vraie foi par des prédications ou les réduiraient par les armes. »
Alexandre répondait à leurs vœux lorsque, rentré dans Rome, il convoquait le concile de Latran et devant les évêques qui le composaient, tout en rappelant que le clergé avait horreur des répressions sanglantes (cruentas effugiunt ultiones), il invitait les puissances séculières à édicter des sanctions pénales « contre les Cathares, les Publicani et les Patareni, qui en Gascogne, dans l’Albigeois et le comté de Toulouse, ne se contentaient pas de professer leur erreur en secret, mais la manifestaient publiquement. » Il déclarait anathème leurs protecteurs, quiconque les recevrait sur ses terres ou commercerait avec eux ; il appelait les princes et le peuple aux armes contre eux. Une indulgence de deux ans était accordée à tous les chrétiens qui répondraient à cet appel ; pendant leur séjour à l’armée sainte, leurs droits et leurs biens seraient sous la sauvegarde spéciale des évêques.
Cette décrétale d’Alexandre III proclamait, pour la première fois, la guerre sainte, la Croisade, contre les hérétiques.
Dès les débuts de son règne, Philippe-Auguste se montra aussi rigoureux contre l’hérésie que son père Louis VII. Dans sa Philippide, Guillaume Le Breton le félicite d’avoir poursuivi énergiquement ces êtres malfaisants « que le peuple appelle Popelicani, qui réprouvent le bonheur conjugal, déclarent défendre l’usage de la viande et répandent plusieurs autres superstitions. » Le roi les a fait sortir de leurs cachettes et après les avoir fait juger par ses tribunaux, les a « envoyés au bûcher, pour que le feu matériel leur soit un avant-goût des flammes de l’enfer ». Ainsi, dit toujours Guillaume Le Breton, le royaume a été totalement purgé de l’hérésie et nul ne peut y vivre s’il n’accepte pas tous les dogmes de la foi catholique ou s’il nie les sacrements.
Si un prince fut hostile à l’Église, ce fut Frédéric Barberousse, empereur d’Allemagne, qui suscita contre les Papes des antipapes, chassa par les armes le Souverain Pontife de Rome et le força à vivre plusieurs années en exil, se moqua des excommunications, fomenta des schismes et tenta d’asservir entièrement le clergé au pouvoir civil. Il fut, comme Henri II, Louis VII et Philippe-Auguste, un pourchasseur de l’hérésie. Ce fut lui qui, à l’assemblée de Vérone de 1181 réunissant autour du pape et de l’empereur des patriarches, des archevêques, des prélats et des princes venus de tout l’Empire, persuada au pape Lucius III de promulguer une nouvelle constitution, plus énergique encore que celle d’Alexandre III « contre les Cathares, les Patarins, ceux qui s’appelaient faussement les Humiliés et les Pauvres de Lyon ; les Passagini, les Josephini, les Arnaldistae. »
Cette constitution de Vérone, insérée plus tard par Grégoire IX dans le recueil des Décrétales, était, remarque l’historien Lea, « la plus sévère qui eut été encore fulminée contre l’hérésie. » « Elle excommuniait avec les chefs de l’hérésie, ceux qui les protégeaient, avaient reçu d’eux le Consolamentum, se disaient Croyants ou Parfaits. Ceux d’entre eux qui seraient clercs, seraient dégradés, dépouillés de leurs charges et de leurs bénéfices et livrés à la puissance civile pour être punis par elle. Les laïques seraient livrés de la même manière et pour le même objet au bras séculier, surtout s’ils étaient relaps. Tout archevêque ou évêque devait inspecter soigneusement en personne ou par son archidiacre ou des personnes de confiance, une ou deux fois l’an, les paroisses suspectes et se faire désigner sous serment par les habitants les hérétiques déclarés ou cachés. Ceux-ci devraient se purger par serment du soupçon d’hérésie et se montrer désormais bons catholiques. S’ils refusaient de prêter le serment ou retombaient ultérieurement dans l’erreur, l’évêque les punirait. Les comtes, barons, recteurs, consuls des villes et autres lieux devaient prêter serment d’aider l’Église dans cette œuvre de répression, sous peine de perdre leurs charges, d’être excommuniés et de voir l’interdit lancé sur leurs terres. Les villes qui résisteraient sur ces points aux ordres des évêques seraient mises au ban de toutes les autres ; aucune ne pourrait commercer avec elles. Quiconque recevrait chez soi des hérétiques serait déclaré infâme à jamais, incapable de plaider, de témoigner et d’exercer une fonction publique. Enfin, les archevêques et les évêques devaient avoir, en matière d’hérésie, toute juridiction et être considérés comme délégués apostoliques par ceux qui jouissant du privilège de l’exemption, étaient placés sous la juridiction immédiate du Saint-Siège. »
Lorsque Pierre de Castelnau sommait Raymond VI non seulement de rompre ses relations suspectes avec l’hérésie, mais encore de poursuivre Parfaits et Croyants et de les chasser de ses États, il invoquait, d’une part, la législation civile des rois de France et d’Angleterre, suzerains du comte de Toulouse et la législation canonique des conciles et des papes codifiée en quelque sorte dans la Constitution de Vérone.
Avant d’aborder l’examen des règlements qui furent édictés dans le Midi de la France à la suite de la Croisade des Albigeois, quelques remarques s’imposent.
Il est tout d’abord évident que le pouvoir civil s’est inquiété de l’existence et du développement des hérésies autant et plus peut-être que l’autorité religieuse. Celles qui le préoccupaient le plus ce n’étaient pas celles qui étaient purement théologiques ; car nous ne voyons pas qu’il se soit ému de la négation par Bérenger de Tours du dogme de la transsubstantiation. Celles qui l’effrayaient c’étaient celles dont l’erreur théologique se doublait de doctrines anarchistes et antisociales ; et voilà des princes excommuniés par l’Église qui les poursuivaient au moins autant que les papes, parce que dans leur triomphe éventuel ils voyaient, selon l’expression même de Robert le Pieux, « la ruine même de la patrie. »
A ce point de vue, la répression de l’hérésie fut une œuvre de défense sociale autant qu’une œuvre de défense religieuse.
Dans cette politique de répression le pouvoir civil devança l’Église puisque les plus anciennes lois frappant les Manichéens eurent pour auteurs des empereurs païens ; et dans les premiers siècles de cette lutte, le plus souvent, ce fut le pouvoir civil qui excita le zèle de l’Église et des papes, sollicitant de leur part des canons de conciles et des décrétales répondant à leurs édits et à leurs ordonnances.
Avant la Croisade des Albigeois, l’Inquisition religieuse était exercée par les évêques. C’étaient eux qui inspectaient les paroisses, recherchaient les hérétiques et instrumentaient contre eux et contre tous ceux qui, de quelque manière que ce fût, leur donnaient asile, aide et protection. C’étaient eux qui invitaient la puissance civile à leur prêter main-forte, et, selon l’expression usitée plus tard, invoquaient l’aide du bras séculier ou même la requéraient. Le pape n’intervenait que pour donner des règles générales, le plus souvent au sein des conciles, comme le firent Innocent II, Eugène III, Alexandre III et en dernier lieu Lucius III à Vérone, ou pour réveiller et exciter le zèle des évêques et des princes par des légations extraordinaires, des lettres personnelles et collectives, des monitions et des menaces, quelquefois même par des sentences d’excommunication ou d’interdit contre les princes, de suspense ou même de déposition contre des évêques ou des clercs. Mais dans son fonctionnement normal, l’Inquisition était épiscopale.
Elle était donc constituée et fonctionnait déjà avant la guerre des Albigeois ; et cependant c’est à la défaite des Albigeois et au traité de Paris que l’on attribue généralement l’établissement ou tout au moins l’organisation définitive de l’Inquisition. Quelle en est la raison ?
C’est tout simplement parce que, sans diminuer le rôle des Ordinaires dans la répression de l’hérésie, les Souverains Pontifes s’en occupèrent d’une manière plus directe et plus continue dans le Midi de la France, puis dans toute la chrétienté par le moyen d’inquisiteurs nommés par eux, et revêtus par eux d’une autorité qui dépassait celle des évêques puisqu’elle émanait directement du Pape. Désormais, trois puissances coopérèrent à l’œuvre de l’Inquisition : les évêques directement ou par leurs délégués ; les Souverains Pontifes par les inquisiteurs qu’ils prirent l’habitude de choisir dans les deux ordres que furent la milice du Saint-Siège au Moyen-Age, les dominicains ou Frères Prêcheurs, et les franciscains ou Frères Mineurs ; enfin la puissance civile mettant à la disposition de l’Église le bras séculier jusqu’au jour qui ne devait pas tarder, où elle allait se servir de la puissance redoutable des tribunaux de l’Inquisition pour ses visées politiques.
Le négociateur du traité de Paris, Romain, cardinal de Saint-Ange, avait fait signer à Raymond VII plusieurs engagements concernant la répression des hérésies cathare et vaudoise. Le comte de Toulouse promettait non seulement de punir les hérétiques, Parfaits et Croyants, avec leurs complices, mais encore de les rechercher dans la vie cachée qu’ils allaient désormais mener le plus souvent ; de suivre en tout point les instructions que promulguerait le légat, et de faire exécuter les condamnations portées contre eux par les Ordinaires ou tout autre autorité régulière.
Les instructions ainsi prévues — ce que nous nommerions aujourd’hui le règlement d’administration publique précisant l’application des lois — furent promulguées, en novembre 1229, par le cardinal Romain, au concile de Toulouse, en présence de Raymond VII et d’un grand nombre de seigneurs du Midi, du sénéchal royal de Carcassonne, des deux consuls de Toulouse, des archevêques de Narbonne, de Bordeaux et d’Auch et de nombreux prélats. « On y décida une inquisition générale des hérétiques ; les archevêques et évêques devaient la faire faire dans toutes les paroisses de leurs diocèses tant rurales qu’urbaines, par un prêtre ou deux ou trois laïques. S’il le fallait, on fouillerait toutes les maisons, une à une, même les caves et toutes les cachettes possibles, domos singulas et cameras subterraneas seu quecumque alia latibula, et on remettrait aux Ordinaires, aux seigneurs et à leurs baillis les hérétiques, Parfaits et Croyants, leurs adhérents et leurs hôtes pour être immédiatement punis. Les abbés devraient faire les mêmes recherches dans les terres exemptes de leurs monastères. Le seigneur qui sciemment donnerait aide à des hérétiques serait dépouillé de ses biens et remis au jugement de son suzerain. Le bailli négligent dans l’inquisition, serait révoqué et déclaré à jamais inhabile à exercer les mêmes fonctions. Toute maison dans laquelle un hérétique aurait été trouvé serait détruite. Le roi de France pourrait poursuivre les hérétiques dans le comté de Toulouse et le comte de Toulouse et ses vassaux dans les terres du roi.
« Le règlement précisait ensuite comment il fallait traiter les hérétiques qui se convertissaient de leur plein gré, par crainte ou toute autre cause, enfin les malades suspects d’hérésie. Il déclarait les hérétiques, les Croyants et les suspects incapables d’exercer les fonctions publiques et étaient suspects non seulement ceux qui avaient pactisé avec les Cathares et Vaudois, mais encore ceux qui ne se confessaient ni ne communiaient au moins trois fois l’an, à Noël, à Pâques et à la Pentecôte. L’article 8 avait soin de préciser que nul ne pourrait être condamné par le pouvoir civil comme hérétique avant d’avoir été déclaré tel par l’évêque ou tout autre juge ecclésiastique qualifié « afin d’éviter que l’hérésie fût un faux prétexte de condamnation[9] ».
[9] Mansi. Conciliorum amplissima Collectio, XXIII, p. 191-198.
Tel fut le premier règlement de l’Inquisition pour le Midi de la France ; plusieurs autres vinrent les préciser et les compléter. Comme il s’y était engagé, Raymond VII leur donna force de loi dans ses terres par une ordonnance du 18 février 1232 qui répétait mot à mot le règlement : le pape Grégoire IX confirma l’acte de son légat et félicita le comte du zèle avec lequel il le faisait observer.
Bientôt une bulle pontificale apporta une nouvelle assise à l’institution de l’Inquisition en lui fournissant un personnel stable investi de l’autorité papale. Le 20 avril 1233, Grégoire IX donnait mandat au provincial des Frères Prêcheurs de Provence, de désigner les religieux qui feraient, dans le Midi, une praedicatio generalis contre l’hérésie et auxquels serait confiée l’« affaire de la foi ».
Cette bulle ne donnait pas précisément aux dominicains le monopole de l’Inquisition, puisque les évêques conservaient toujours le pouvoir de l’exercer en vertu de leurs pouvoirs ordinaires ; mais en leur confiant d’une manière spéciale « l’affaire de la foi », Grégoire IX ouvrait la voie au rôle considérable que les Prêcheurs ont joué dans l’Inquisition dont la conduite générale par-dessus les évêques leur était confiée ; et voilà pourquoi l’un des plus célèbres inquisiteurs dominicains, Bernard Gui, voyait dans cette lettre le premier titre de son ordre à exercer l’Inquisition « in partibus Tolosanis, Albigensibus et Carcassonensibus atque Agennensibus. »
Presque en même temps, Grégoire IX associa l’ordre des Mineurs à celui des Prêcheurs dans cette affaire de la foi, non seulement dans le Midi de la France, mais dans la chrétienté tout entière. Le premier franciscain qui exerça l’Inquisition semble avoir été le frère Étienne de Saint-Thibéry de 1235 à 1242 et, d’après Frédéricq, la première bulle attribuant le pouvoir inquisitorial à l’ensemble de l’ordre de saint François fut celle d’Innocent IV du 13 janvier 1246.
Réunis en conciles provinciaux, les évêques précisèrent la procédure des tribunaux inquisitoriaux, et leur jurisprudence. En 1235, par exemple, celui de Narbonne exigea qu’une condamnation ne fût portée que sur un aveu formel de l’accusé ou sur des preuves décisives ; car il valait mieux, disaient les prélats, relâcher un coupable que condamner un innocent. A Béziers, en 1246, les évêques de la province de Narbonne, réunis sous la présidence de leur métropolitain Guillaume de la Broue, rédigèrent 37 articles sur la procédure : « qualiter sit in inquisitione procedendum contra haereticos. » Il en fut de même de plusieurs autres conciles qui se tinrent, au XIIIe et au XIVe siècle, en France, en Espagne et en d’autres pays du monde chrétien.
Enfin, les inquisiteurs eux-mêmes voulurent faire profiter leurs auxiliaires et leurs successeurs de leur expérience, et dans des manuels pratiques ou Directoires, ils précisèrent comment il fallait réprimer l’hérésie en rappelant la législation, la jurisprudence et aussi les moyens empiriques qui leur avaient réussi à eux-mêmes pour découvrir les hérétiques et obtenir leurs aveux. L’un des plus anciens de ces Manuels fut rédigé entre 1244 et 1254 par quatre dominicains qui, pendant ces dix ans, exercèrent les fonctions d’inquisiteurs en Languedoc, Guillaume Raymond, Pierre Durand, Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre. « Il contient des formules de lettres de citations collectives ou individuelles, d’abjuration avant l’interrogatoire, de réconciliation et de pénitence pour les convertis, de sentences livrant l’hérétique au bras séculier, de sentences posthumes contre ceux qui étaient morts dans l’hérésie. Le tout se termine par un avertissement sur la nature de preuves admises et la conduite à tenir par les juges qui entendent ne s’écarter en rien de la ligne tracée par les constitutions apostoliques[10]. »
[10] Douais. L’Inquisition dans le Midi de la France, p. CCXXXIV.
En Aragon, un travail du même genre fut préparé dans une conférence que présida à Barcelone, l’archevêque Pierre de Albalat, archevêque de Tarragone, et rédigé par le dominicain Saint Raymond de Pennafort, pénitencier du pape Grégoire IX et l’un des canonistes qui codifièrent les Décrétales.
Le plus connu de ces Manuels est la Practica Inquisitionis haereticae pravitatis que rédigea, dans le premier quart du XIVe siècle, Bernard Gui. Né dans le Limousin, à Royère, vers 1261, ce religieux avait fait profession dans l’ordre des Prêcheurs le 16 septembre 1280 et exercé les fonctions inquisitoriales dans le Toulousain à partir du 16 janvier 1307. Chargé de missions en Italie et en Flandre par la confiance de Jean XXII, évêque de Tuy en Galice en 1323, il demeura inquisiteur jusqu’en 1324. Transféré alors sur le siège de Lodève, il mourut au château de Lauroux le 30 décembre 1331.
M. l’abbé Mollat qui vient d’éditer, après Mgr Douais, la Practica de Bernard Gui, la décrit ainsi : « Elle est divisée en cinq parties. La première contient 38 formules ayant trait à la citation et à la capture des hérétiques ainsi qu’à la comparution de toutes personnes pouvant intervenir, à quelque titre que ce soit, dans un procès inquisitorial.
« Dans la seconde partie, figurent 56 actes de grâce ou de commutation de peine faits au cours et en dehors des sermons généraux prononcés par les inquisiteurs.
« La troisième partie renferme 47 formules de sentences rendues à l’occasion ou en dehors de ces mêmes sermons.
« La quatrième consiste en une « courte et utile instruction » concernant les pouvoirs des inquisiteurs, leur excellence, leur étendue, leur exercice, leurs fondements. Ce petit traité a été conçu sur le modèle des écrits scolastiques et juridiques du temps, c’est-à-dire qu’il est hérissé de divisions et de subdivisions et que le texte est noyé dans une masse d’extraits d’édits impériaux, de consultations de juristes, de constitutions apostoliques passées ou non dans le Corpus juris canonici.
« La cinquième partie constitue la pièce maîtresse de l’œuvre de Bernard Gui. Elle est intitulée « Méthode, art et procédés à employer pour la recherche et l’interrogatoire des hérétiques, des Croyants et de leurs complices ». On y retrouve un exposé méthodique des doctrines et des rites en honneur chez les Cathares, les Vaudois, les Pseudo-Apôtres, les Béguins et les Béguines ainsi que des exemples d’interrogatoires. L’auteur ne consacre que quelques pages aux Juifs convertis qui retournaient au judaïsme, aux sorciers, aux invocateurs des démons, aux devins. Il donne aussi le texte d’actes de procédure relatifs à ces diverses sortes d’hérétiques. »
Quelques années après Bernard Gui, un nouveau Manuel de l’Inquisition fut écrit par un autre inquisiteur dominicain Nicolas Eymeric. Né en 1320, il était entré à l’âge quatorze ans dans l’ordre des Prêcheurs ; en 1357, il avait succédé comme inquisiteur général d’Aragon à Nicolas Rossel créé cardinal par le pape Innocent VI. Son épitaphe dit qu’il fut « inquisiteur intrépide » et défendit la foi pendant quarante ans. Lorsque, poursuivi par la haine qu’avaient accumulée contre lui ses rigueurs, il se fut retiré à Avignon auprès de Grégoire XI et de Clément VII, il lutta encore contre les hérétiques par ses écrits en montrant comment il fallait les poursuivre. Il composa ainsi deux traités l’un sur « l’action de l’Église et des inquisiteurs contre les infidèles invoquant les démons », l’autre sur « l’action des inquisiteurs contre les infidèles en opposition avec notre sainte foi », enfin le Directorium inquisitorum qui fut composé en 1376.
« Non seulement il provient d’un praticien aussi expérimenté que Bernard Gui, mais écrit à la cour pontificale, dans l’intimité du pape Grégoire XI, dont Eymeric était le chapelain, il semble avoir un caractère encore plus officiel. Il est aussi le plus méthodique et le mieux composé des ouvrages de ce genre. Il comprend trois parties. La première donne un exposé large de la foi catholique et prépare la seconde qui fournit un rapide aperçu des hérésies et spécifie les délits relevant de l’Inquisition. Dans la troisième, sont développées des instructions très précises sur l’office des inquisiteurs, sur les règles de la procédure et la pénalité. Une connaissance profonde du droit éclate dans cette œuvre ; c’est un avantage dont elle jouit sur toute autre[11]. »
[11] Douais. Les sources de l’histoire de l’Inquisition dans le Midi de la France, p. 75.
Nous saisissons enfin sur le vif le fonctionnement des tribunaux de l’Inquisition dans les Actes de l’Inquisition, qui nous donnent, pour un grand nombre de procès, les procès-verbaux officiels des interrogatoires des accusés et des témoins. Dans la préface de sa publication des Documents pour servir à l’histoire de l’Inquisition dans le Midi de la France, Mgr Douais a dressé la liste des Actes concernant cette région qui nous restent du XIIIe siècle, avec l’indication des manuscrits qui nous en donnent l’original ou la copie.
Grâce à l’ensemble de ces documents nous pouvons reconstituer un procès type d’Inquisition.
Sommaire. — Les édits de foi et de grâce. — Constitution du tribunal inquisitorial ou Saint-Office. — Les inculpés. — Les inquisiteurs et leurs auxiliaires. — Dénonciations et témoignages. — La défense ; avocats, procureurs, témoins à décharge. — Les prud’hommes ou boni viri. — La torture. — Les sentences inquisitoriales. — Les auto-da-fé. — Pénitences du Saint-Office. — Peines afflictives. — Le bras séculier et le bûcher. — Procès et condamnations posthumes. — Proportion de ces peines. — Adoucissements et commutation de peines. — Grâces et amnisties.
M. l’abbé Vacandard, dans son volume sur l’Inquisition, distingue, au cours du procès, les étapes suivantes : temps de grâce, appel et déposition des témoins, interrogatoire des accusés, sentence de réconciliation des hérétiques repentants, sentence de condamnation des hérétiques obstinés. Ajoutons-y l’exécution de la sentence.
Lorsque la présence d’une hérésie était dénoncée dans un pays, l’inquisiteur nommé par le pape s’y rendait seul ou accompagné du représentant de l’Ordinaire, qualifié lui aussi, pour enquêter ; il était accompagné de tout le personnel qui constituerait le tribunal. Il visitait les autorités civiles pour leur présenter ses pouvoirs et leur demander leur concours et leur protection qu’elles devaient fournir sous peine d’excommunication, d’interdit et même de déposition. Puis il promulguait deux édits : par le premier, l’édit de foi, il ordonnait, sous peine d’excommunication, à quiconque connaîtrait des hérétiques ou des complices d’hérétiques de les lui dénoncer ; par le second, l’édit de grâce, il indiquait un délai de quinze à trente jours pendant lequel tout hérétique ou suspect pouvait obtenir le pardon, moyennant une pénitence canonique, s’il se dénonçait lui-même spontanément. Ces édits étaient portés à la connaissance du public, le plus souvent par un sermon.
Le délai passé, le tribunal était constitué. Il comprenait l’inquisiteur ou son délégué, ses commissaires, les boni viri, les officiers subalternes, les gardiens de la prison lorsque l’Inquisition en ayant une (à Carcassonne et à Toulouse par exemple), n’avait pas à emprunter celle de l’officialité diocésaine ou des autorités civiles ; le notaire, des scribes et des employés subalternes.
On devait rechercher 1o les hérétiques c’est-à-dire ceux qui avaient fait profession d’hérésie, en recevant l’initiation de la secte et en accomplissant toutes les obligations qu’elle comportait ; dans la secte cathare, les hérétiques étaient les Parfaits. 2o les Croyants, c’est-à-dire ceux qui avaient adhéré à l’hérésie sans s’être soumis à toutes ses lois et à toutes ses pratiques. 3o les suspects qui le plus souvent étaient des Croyants, ceux par exemple qui suivaient les prédications des hérétiques, fléchissaient le genou devant eux, priaient avec eux, leur demandaient leur bénédiction. On pouvait être suspect simpliciter, vehementer, vehementissime, selon le degré de zèle qu’on avait témoigné aux hérétiques. 4o les celatores, ceux qui s’étaient engagés à ne jamais dénoncer les hérétiques. 5o les receptatores, ceux qui avaient, au moins deux fois et sciemment, donné asile aux hérétiques, pour les mettre en sûreté ou leur procurer le moyen de prêcher, prendre leurs repas, faire en commun leurs prières et célébrer leurs rites. 6o les defensores, ceux qui avaient pris la défense des hérétiques, soit en paroles soit en actes ou tout simplement en déniant à l’Église le droit de les poursuivre ; quand la défense était flagrante on était fautor ; enfin 7o les relaps, c’est-à-dire ceux qui, après avoir abjuré, retournaient d’une manière quelconque à l’erreur.
Il est à remarquer que pour être coupable et punissable, il fallait avoir accompli un acte matériel ; tant que l’erreur ou l’affection pour l’erreur ne se manifestait pas en dehors de la conscience, il n’y avait pas matière à procès. Ce n’était pas l’erreur en elle-même qui était poursuivie ; mais la profession extérieure qu’on en faisait, et l’appui matériel que l’on donnait à sa diffusion.
Les plus grandes précautions étaient prises pour le choix des inquisiteurs et de leurs auxiliaires. Appartenant à des ordres religieux ils étaient à la fois sous la surveillance de leurs supérieurs et sous celle du pape informé par ses légats et les Ordinaires. D’autre part, tous ceux qui composaient un tribunal inquisitorial se devaient les uns aux autres la correction fraternelle et si elle ne produisait pas d’effet, ils devaient porter plainte au Saint-Siège contre celui qui n’avait pas tenu compte de leurs observations. Aussi les inquisiteurs furent-ils en général des hommes intègres.
Bernard Gui, dans son Manuel, trace de l’inquisiteur ce beau portrait qu’il essaya de réaliser lui-même dans ses fonctions inquisitoriales : « Il doit être diligent et fervent dans son zèle pour la vérité religieuse, le salut des âmes et l’extirpation de l’hérésie. Parmi les difficultés et les incidents contraires, il doit rester calme, ne jamais céder à la colère ni à l’indignation. Il doit être intrépide, braver le danger jusqu’à la mort ; mais, tout en ne reculant pas devant le péril, ne point le précipiter par une audace irréfléchie. Il doit être insensible aux prières et aux avances de ceux qui essaient de le gagner ; cependant, il ne doit pas endurcir son cœur au point de refuser des délais ou des adoucissements de peine, suivant les circonstances et les lieux… Dans les questions douteuses, il doit être circonspect, ne pas donner facilement créance à ce qui paraît probable et souvent n’est pas vrai ; car ce qui paraît improbable finit souvent par être la vérité. Il doit écouter, discuter et examiner avec tout son zèle, afin d’arriver patiemment à la lumière. Que l’amour de la vérité et la pitié, qui doivent toujours résider dans le cœur d’un juge, brillent dans ses regards afin que ses décisions ne puissent jamais paraître dictées par la convoitise et la cruauté. »
Les Souverains Pontifes se faisaient une idée aussi haute de l’inquisiteur, tel que le réclamaient ses graves fonctions. Ils exigeaient de lui des garanties d’âge : Clément V, au concile de Vienne, décida, après plusieurs de ses prédécesseurs, que le minimum d’âge requis d’un inquisiteur serait quarante ans. Garanties d’intelligence et d’honorabilité : Alexandre IV, en 1255, Urbain IV en 1262, Clément IV en 1265, Grégoire X en 1273, Nicolas IV en 1290 ont réclamé de lui les qualités de l’esprit, la pureté des mœurs, l’honnêteté la plus scrupuleuse. Garanties de science : on exigeait d’eux la connaissance approfondie de la théologie et du droit canon.
Quand les inquisiteurs étaient infidèles à cet idéal, les papes les frappaient parfois sévèrement. Innocent IV, le 13 janvier 1246, et Alexandre IV, le 13 mai 1256, ordonnèrent aux provinciaux et aux généraux des Prêcheurs et des Mineurs de déposer les inquisiteurs de leurs ordres qui par leur cruauté, soulèveraient l’opinion publique. A plusieurs reprises, les papes réprimèrent directement les inquisiteurs. « Dès les débuts de l’Inquisition (1234), le comte de Toulouse dénonça leurs excès à Grégoire IX et celui-ci chargea aussitôt l’archevêque de Vienne, son légat, de les réprimer. Il donnait des conseils de sagesse, de modération et de prudence aux évêques de Toulouse, d’Albi, de Rodez, d’Agen et de Cahors en leur recommandant « la pureté d’intention » et la « vertu de discrétion ». Après avoir félicité de son zèle, l’inquisiteur de France, Robert le Bougre, Grégoire IX apprit qu’il exerçait avec cruauté ses fonctions. Il ordonna aussitôt une enquête, et quand elle eut prouvé la vérité des faits incriminés, non content de révoquer Robert, il le condamna à la détention perpétuelle. Les inquisiteurs encouraient les sentences d’excommunication et par conséquent de déposition « s’ils poursuivaient quelqu’un injustement et pour des motifs impurs » ; et seul, le pape pouvait les relever de ces peines. Il en était de même « si l’inquisiteur poussé par l’avarice, se rendait coupable d’extorsions dans l’exercice de ses fonctions, avec une intention de lucre personnel. »
Les autres membres du Saint-Office, commissaires, notaires, scribes et employés subalternes étaient tenus, sous les mêmes peines, à la même intégrité. Un acte consistorial du pape Benoît XII du 18 février 1340 nous montre sur ce point la vigilance du Saint Siège. Lorsque le neveu de Jean XXII eut été nommé évêque d’Albi, cinq consuls de cette ville furent envoyés à Avignon pour présenter les hommages de leurs concitoyens au pape, aux cardinaux et à leur nouvel évêque ; l’un d’eux Giraud Coll en profita pour dénoncer au cardinal Fournier des injustices et des abus commis par les notaires de l’inquisition d’Albi.
Jean XXII mourut bientôt après et le cardinal Fournier lui succéda sous le nom de Benoît XII. Pour couper court aux plaintes du consul d’Albi, le commissaire de l’Inquisition de Carcassonne, Menet de Robécourt, chanoine de la collégiale de Montréal, entama une information contre Giraud Coll, lui reprochant de vouloir, par ses plaintes, entraver l’œuvre de l’Inquisition. Benoît XII évoqua à lui-même l’affaire, la confia à l’examen de deux cardinaux qui, après de longs débats contradictoires, se prononcèrent contre le commissaire de l’Inquisition. Portant lui-même la sentence définitive, Benoît XII condamna Menet de Robécourt qui fut révoqué de ses fonctions et dut rembourser à Coll, rétabli dans tous ses droits, tous les frais du procès et les dommages qu’il avait subis[12].
[12] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, p. 266.
D’autres faits de ce genre ont fait porter sur le personnel du Saint-Office ce jugement par un historien par ailleurs fort sévère pour l’Inquisition, M. de Cauzons : « Les faits de corruption que nous connaissons étant fort rares, tout nous fait supposer une honnêteté générale, jointe à une discipline rigoureuse, parmi le personnel inquisitorial[13]. »
[13] De Cauzons. Histoire de l’Inquisition, t. II, p. 86.
Le tribunal étant constitué, avec l’aide de ses commissaires, l’inquisiteur dressait la liste des personnes qui étaient suspectées d’hérésie ou en faisaient profession ouverte, qu’elles lui fussent désignées par le bruit public ou par des dénonciations. Dans l’édit de grâce qu’il avait promulgué, à son arrivée, l’inquisiteur avait, en effet, enjoint sous peine d’être excommuniés et de devenir à leur tour suspects d’hérésie, à tous ceux qui connaîtraient des hérétiques, des Croyants ou des suspects, de les lui dénoncer.
Les inculpés étaient aussitôt cités devant le tribunal de l’inquisiteur ou Saint-Office soit par trois monitions portées à domicile par le curé du lieu, soit par un avis lu au prône du dimanche ; la dernière citation était dite péremptoire. Certains inquisiteurs se contentaient d’une seule. Si le cité ne se présentait pas personnellement ou par procureur, il était déclaré provisoirement contumax. La contumace comportant l’excommunication et maintenant toujours le procès en suspens, était définitive au bout d’un an.
Parfois, l’inculpé était mis en état d’arrestation pour attendre en prison le jour du procès ; c’était apparemment quand il était important ou dangereux. Parfois, le Saint-Office procédait lui-même par ses sbires aux arrestations ; mais le plus souvent il en chargeait l’autorité civile ; car, d’une part, les Souverains Pontifes et les évêques faisaient un devoir aux magistrats civils de livrer les hérétiques, sous peine d’être eux-mêmes suspects d’hérésie ou de complicité, et d’autre part, presque tous les princes avaient, en acceptant l’Inquisition, enjoint « à leurs officiers ainsi qu’à ceux des comtes, barons et seigneurs, leurs vassaux, aux scribes, juges, baillis et sergents dépendant d’une autorité quelconque… de prêter aide et conseil aux inquisiteurs dans l’exercice de leurs fonctions et d’obéir à leurs ordres et réquisitions. »
Dès que, prévenus libres, ou détenus en prison préventive, les inculpés se trouvaient en présence du tribunal on leur donnait connaissance des soupçons, dénonciations et charges qu’on avait réunies contre eux. Beaucoup naturellement demandaient les noms des dénonciateurs ne fût-ce que pour discuter la valeur de leur témoignage. Dans ce cas, l’inquisiteur se trouvait en face d’une difficulté que la coutume a résolue dans des sens opposés.
Parmi les inquisiteurs, les uns refusaient de livrer les noms des dénonciateurs ; ce qui a indigné plusieurs historiens de l’Inquisition. « L’accusé, a écrit M. Lea, était jugé sur des pièces qu’il n’avait pas vues, émanant de témoins dont il ignorait l’existence. » M. de Cauzons leur répond en leur donnant la raison qui, dans certains cas, imposait aux dénonciations l’anonymat. « Cette coutume, dit-il, n’avait pas été imaginée pour entraver la défense des prévenus ; elle était née des circonstances spéciales où l’Inquisition s’était fondée. Les témoins, les dénonciateurs des hérétiques avaient eu à souffrir de leurs dépositions devant les juges ; beaucoup avaient disparu, poignardés ou jetés dans les ravins des montagnes par les parents, les amis, les coreligionnaires des accusés. Ce fut ce danger de représailles sanglantes qui fit imposer l’anonymat. Sans lui, ni dénonciateurs ni témoins n’eussent voulu risquer leur vie et déposer à ce prix devant le tribunal. »
D’autres inquisiteurs au contraire donnaient les noms des dénonciateurs et même les confrontaient avec les accusés. Lea lui-même nous le dit : « Lorsque Boniface VIII incorpora dans le droit canonique la règle de taire les noms, il exhorta expressément les évêques et les inquisiteurs à agir à cet égard avec des intentions pures, à ne point taire les noms quand il n’y avait pas de péril à les communiquer et à les révéler si le péril venait à disparaître. En 1299, les Juifs de Rome se plaignaient à Boniface VIII que les inquisiteurs leur dissimulaient les noms des accusateurs et des témoins. Le pape répondit que les Juifs, bien que fort riches, étaient sans défense et ne devaient pas être exposés à l’oppression et à l’injustice résultant des procédés dont ils se plaignaient ; en fin de compte, ils obtinrent ce qu’ils demandaient[14]. Il en était de même des confrontations ; elles n’étaient supprimées que quand il y avait, à les faire, péril pour les témoins. C’est ce qui explique que dans le procès de Bernard Délicieux, en 1319, seize témoins furent mis en présence de l’accusé.
[14] Lea. Histoire de l’Inquisition au Moyen Age, I, p. 494.
Dans le cas où l’anonymat des dénonciations et des témoignages à charge était observé, l’accusé n’était pas pour autant livré au bon plaisir de l’inquisiteur. Celui-ci devait communiquer les noms des dénonciateurs et des témoins aux notaires, aux assesseurs et à tous ses auxiliaires qui, nous l’avons vu, devaient contrôler ses actes et, ces derniers, s’il y avait des abus, avaient le devoir de les dénoncer à leur tour aux chefs religieux de l’inquisiteur, aux évêques et même au Souverain Pontife. Le 16 mars 1261, le pape Urbain IV ordonna de communiquer aussi ces noms aux boni viri dont nous allons voir le rôle, assez semblable à celui de nos jurés, et qui pouvaient suppléer au contrôle de la publicité.
D’autre part, les prévenus étaient invités à déclarer leurs ennemis mortels et la raison de leur intimité ; ces personnes, si elles figuraient parmi les dénonciateurs ou les témoins à charge, étaient aussitôt récusées par l’inquisiteur, ses assesseurs et les boni viri.
Enfin, M. Lea rappelle lui-même que « lorsqu’on démasquait un faux témoin, on le traitait avec autant de sévérité qu’un hérétique. » Après toutes sortes de cérémonies humiliantes, il était généralement jeté en prison pour le reste de sa vie. Quatre faussaires de Narbonne, en 1328, furent considérés comme particulièrement coupables parce qu’ils avaient été subornés par des ennemis personnels de l’accusé. On les condamna à à l’emprisonnement perpétuel, au pain et à l’eau, avec des chaînes aux mains et aux pieds. L’assemblée d’experts qui se tint à Pamiers, lors de l’auto-da-fé de janvier 1329, décida que les faux témoins devraient non seulement subir la prison, mais réparer les dommages qu’ils avaient fait subir à l’accusé (Lea, op. cit., p. 499).
Dans son Manuel de l’Inquisiteur, Bernard Gui enseignait que les procès du Saint-Office ne devaient pas suivre la procédure du droit commun. En vertu de son pouvoir discrétionnaire, « le juge devait procéder directement, de plano, sans clameur d’avocats ni figure de jugement. » Il devait passer outre à toutes les exceptions de droit, procédés dilatoires, exemptions de juridiction. C’est sans doute ainsi qu’avait agi Bernard Gui et il avait pu s’appuyer, pour cela, sur des textes canoniques. Le concile d’Albi de 1254 employait les mêmes expressions que lui dans son canon 23 : « ne inquisitionis negotium per advocatorum strepitum retardetur, providendo statuimus quod ab inquisitoribus non admittantur in processibus advocati. »
Bien que appuyée sur de sérieuses autorités, cette pratique était loin d’être universelle et dans un grand nombre de cas, nous voyons les tribunaux inquisitoriaux accorder aux inculpés des avocats non seulement pour plaider en leur faveur, mais aussi pour les assister dans toutes les phases de la procédure. Dans un procès fait à un moine de Saint-Polycarpe, au diocèse d’Alet, Raymond Amiel, par Guillaume Lombard, inquisiteur délégué par Benoît XII, le prévenu obtint du tribunal un avocat. Dans les comptes du procès d’Arnaud Assalhit se trouve cette note des honoraires dus aux deux avocats de l’accusé « Magistris Guillelmo de Pomaribus et Francisco Dominici advocatis, pro labore et patrociniis ipsorum. » Le procès de Jeanne d’Arc fut inquisitorial ; or, dès le début, les juges demandèrent à Jeanne si elle voulait le ministère d’un avocat ; elle le refusa.
Contredisant Bernard Gui, l’inquisiteur Eymeric, dans son Manuel, déclare « qu’on ne doit pas enlever aux accusés les défenses de droit mais leur accorder un avocat et un avoué (procurator) pourvu que ceux-ci soient probes, loyaux, non suspects d’hérésie, experts dans le droit civil et le droit canon et zélateurs de la foi. »
L’accusé était invité par les juges à se défendre lui-même soit en répondant aux questions de l’interrogatoire, soit en présentant lui-même des mémoires ou cédules préparées d’avance, soit en invoquant les défenses de droit. La plupart des procès portent cette mention : « On demanda à l’accusé s’il entendait se défendre des accusations portées dans l’enquête et il répondit oui. Requisitus si velit se defendere de his que in inquisitione inventa sunt contra eum, dixit quod sic. Parfois on leur fait cette demande trois fois consécutives : « iterum fuit requisitus semel, secundo et tertio si volebat aliud dicere ad defensionem suam vel aliquas legitimas exceptiones proponere. » Le prononcé du jugement commence toujours par rappeler que la défense est épuisée, expeditis defensionum processibus.
Le moine de Saint-Polycarpe, Amiel, ne se contenta pas de répondre oralement aux accusations dont il était l’objet ; il déposa contre l’acte d’accusation un mémoire démontrant l’illégalité de la citation qu’il avait reçue et plaidant celle de tout le procès.
L’inculpé avait le droit de produire des témoins à décharge et de les faire entendre en sa présence. Il pouvait enfin récuser des juges et l’inquisiteur lui-même en donnant de sa récusation des raisons dont l’inquisiteur était juge, sans doute, mais aussi le pape, en cas d’appel. Ainsi fit Jean l’Archevêque, sire de Parthenay, accusé d’hérésie par l’inquisiteur dominicain Maurice de Saint-Paul. Après de multiples péripéties, ses récusations finirent par être acceptées à la Curie d’Avignon et les nouveaux juges que lui donna le pape l’acquittèrent[15].
[15] Voir la longue procédure de cette affaire dans les documents officiels et le résumé qu’en donne l’éditeur, M. Vidal, dans son Bullaire de l’Inquisition française, pp. 75-84, 88-89, 93-97, 99, 106-110.
Pour protéger l’accusé contre l’arbitraire possible de l’inquisiteur et de ses commissaires, l’interrogatoire de l’accusé devait être fait en présence de boni viri, prud’hommes qui formaient un jury dont l’avis devait être demandé avant le prononcé de la sentence. C’est ce qu’ordonna une bulle d’Innocent IV du 11 juillet 1254 « parce que, disait-il, pour une accusation si grave, il fallait procéder avec les plus grandes précautions. » Le nombre de ces prud’hommes fut d’abord fixé à deux ; mais il ne tarda pas à s’augmenter considérablement. Même avant la promulgation de la bulle d’Innocent IV, les inquisiteurs toulousains Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre jugeaient « après avoir pris l’avis de beaucoup de prélats et autres prud’hommes qui avaient assisté à tout le procès : communicato multorum prelatorum et aliorum bonorum virorum consilio ».
Ces assesseurs, « experts dans l’un et l’autre droit » ne se contentaient pas d’être des personnages muets ; ils émettaient des consultations juridiques sur les procès qu’ils suivaient et les cas d’espèce qu’il fallait trancher. Mgr Douais, dans son livre sur l’Inquisition, nous décrit plusieurs de ces conseils de prud’hommes. Celui que réunit à Lodève, dans la salle capitulaire, l’inquisiteur Jean de Beaune (2 juillet 1323) comptait, avec les deux vicaires généraux de l’évêque, 23 personnes. Les 9-11 août, dans la chambre de l’évêque de Pamiers, eut lieu une réunion inquisitoriale de 39 probi viri. Les 22-23 février 1325, ils étaient 50 à Carcassonne, autour de l’inquisiteur Jean du Prat et de l’évêque. Mgr Douais nous donne les noms des personnes qui tinrent conseil dans la maison de l’Inquisition de Carcassonne sous la présidence de l’inquisiteur Henri Chamayou ; il y avait des commissaires de plusieurs évêques de la province de Narbonne, des chanoines, des curés, des religieux, mais aussi le sénéchal et les consuls de Carcassonne, des juges civils et un grand nombre de licenciés en droit ou en décrets, des docteurs-ès-lois, en tout 20 juristes laïques sur 51 personnes, sans compter les fonctionnaires royaux.
La présence de ces laïques dans ces conseils de l’Inquisition était pour les accusés une précieuse garantie. Elle assurait, tout d’abord, une quasi-publicité à leur procès, et mettait en présence des juges religieux, revêtus d’un pouvoir discrétionnaire, des conseillers habitués aux procédures de droit commun et pouvant s’en inspirer, dans leurs avis, quand les juges ecclésiastiques s’en écartaient trop.
Notons, d’autre part, qu’au XIIIe et au XIVe siècle, souffla dans beaucoup de villes, en particulier dans le midi de la France, un vent d’anticléricalisme, si l’on entend par ce mot non pas de l’hostilité contre la religion, mais une certaine opposition à la domination du clergé. A Narbonne, à Carcassonne et à Albi, par exemple, les magistrats municipaux furent parfois en conflit avec l’Inquisition elle-même et dénoncèrent ses abus. A Narbonne, ce fut pour contrecarrer la puissance du chapitre métropolitain qu’au XIVe siècle, les consuls entravèrent la construction de la cathédrale, restée jusqu’à nos jours inachevée. Or ces prud’hommes laïques qui furent adjoints aux tribunaux inquisitoriaux appartenaient à cette bourgeoisie de légistes, à ces familles investies de charges municipales et ils en partageaient les sentiments ; en eux les inculpés trouvèrent souvent une faveur plus ou moins affirmée, mais réelle.
Aux preuves émanant des témoignages et des débats contradictoires, les inquisiteurs préféraient les aveux des prévenus. Pour les obtenir, dit M. Mollat, analysant la Practica de Bernard Gui, « ils promettaient la vie sauve, l’exemption de la prison et de l’exil à toute personne qui avouait spontanément ses fautes ».
Quand les promesses demeuraient sans effet, on recourait à la rigueur, c’est-à-dire à la torture.
Les adversaires de l’Église ont exploité violemment contre elle les tortures de l’Inquisition. C’est le plus souvent sous l’aspect de moines présidant aux supplices les plus affreux afin d’extorquer des aveux, qu’ils représentent les juges du Saint-Office. Pendant longtemps, ils montraient à Carcassonne la chambre dite de la question, avec toutes sortes de récits accompagnés d’exhibitions d’instruments barbares plus ou moins authentiques. Tenons-nous loin de toute exagération tendancieuse et laissons parler les faits.
Pendant de longs siècles, l’Église s’était montrée hostile à la torture qu’admettaient les tribunaux laïques. Répondant au IXe siècle, à une consultation de Bulgares, le pape Nicolas Ier avait déclaré que ce moyen d’enquête « n’était admis ni par les lois humaines ni par les lois divines ; car l’aveu doit être spontané. » Reprenant la même formule, le Décret de Gratien, compilation de droit canonique du XIIe siècle, disait que l’aveu doit être spontané et non extorqué. Le développement du droit romain au XIIIe siècle, amena le rétablissement de la torture dans la justice séculière ; elle apparaît dans le code véronais de 1228 et dans les constitutions siciliennes de Frédéric II de 1231.
L’Inquisition l’adopta aussi ; car elle était pratiquée par le Saint-Office, dans le midi de la France, vers 1243. Avant cette année-là, un certain Arnaud Bordeler de Lauzerte fut mis sur le chevalet, mais on ne lui arracha aucun aveu, « fuit levatus in equleum sed nihil dixit nec potuit ab eo extorqueri. » Peu après, un certain Raymond de Na Richa, à Toulouse, « fuit tractus » et avoua[16].
[16] De Cauzons. Histoire de l’Inquisition, t. II, p. 233.
Le pape Innocent IV, par sa bulle Ad extirpanda du 15 mai 1252, permit l’usage de la torture, en précisant les cas et les conditions de son emploi par le Saint-Office. Il invoqua, pour cela, l’usage qui en était déjà fait dans les tribunaux royaux et seigneuriaux contre les voleurs et les brigands.
Alexandre IV, le 27 avril 1260, et Urbain IV, le 4 août 1262, permirent aux inquisiteurs eux-mêmes d’assister à la torture, de la diriger et de faire recueillir par leurs notaires les aveux émis au milieu des tourments.
Il semble bien que certains inquisiteurs se soient servis de ce moyen rigoureux d’une manière cruelle. Vers la fin du XIIIe siècle, Philippe le Bel les dénonçait lui-même dans des lettres à l’évêque, au sénéchal et à l’inquisiteur de Toulouse ; des plaintes analogues furent portées jusqu’au Saint-Siège par des bourgeois et des consuls. Accusé de complot contre le pape Benoît XI et Philippe le Bel et d’entraves à l’exercice de l’Inquisition, le franciscain Bernard Délicieux fut mis à la torture, en 1319, par le Saint-Office de Carcassonne, mais il n’avoua que son hostilité à l’Inquisition. Jean de Belegneyo, chanoine d’Autun, jugeant à Poitiers, au nom de l’évêque Fortius Daux, une femme accusée d’hérésie, fit poser sur des charbons ardents la plante des pieds de la prévenue. Sous l’action de la souffrance, cette femme « avoua des erreurs et des crimes horribles contre la foi catholique » et dénonça de nombreux complices qui furent, dans la suite, punis ; ce qu’elle n’aurait pas fait sans les tourments. Le chanoine déclara n’avoir ordonné le supplice que parce que les prud’hommes qui l’assistaient lui avaient dit que la torture était pratiquée par l’Inquisition de Toulouse, se asserebant vidisse examinari hereticos in partibus Tholosanis. Quelque temps après, cette femme mourut en prison, et comme la mort avait pu être provoquée ou hâtée par la torture, le juge en demanda l’absolution au pape Jean XXII dans une supplique relatant tous ces faits ; il l’obtint par une bulle du 28 juillet 1319[17].
[17] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, no 51.
D’autres inquisiteurs étaient moins rigoureux. Bernard Gui mentionne dans son Manuel la torture, mais rapidement ; ce qui permet de penser qu’il s’en est peu servi. Quant à Eymeric qui met en avant son « expérience », il ne croyait pas beaucoup à l’efficacité de la torture ; des inculpés, disait-il, les uns préféraient mourir plutôt que d’avouer ; les autres devenaient insensibles ; ceux-là, d’une nature faible, avouaient tout indistinctement. « La torture est trompeuse et inefficace, quaestiones sunt fallaces et inefficaces, » écrit-il dans son Directoire.
Eymeric n’est pas le seul à avoir pensé ainsi. Dans le midi de la France, où cependant l’Inquisition déploya une grande activité au XIIIe et au XIVe siècle, les procès-verbaux mentionnent rarement la torture ; c’est ce que remarque, non sans étonnement, l’historien américain Lea, si hostile à l’Inquisition. « Il est digne de remarque, déclare-t-il, que dans les fragments de procédure inquisitoriale qui nous sont parvenus, les allusions à la torture sont rares. » Il en est de même de l’Inquisition de Provence et de celle du Nord de la France.
Les papes avaient eu soin d’édicter des mesures limitant la dureté de la torture et les cas dans lesquels il était permis d’y recourir. Elle ne devait jamais être poussée « jusqu’à la perte d’un membre » et encore moins « jusqu’à la mort, citra membri diminutionem et mortis periculum. »
D’autre part, les Manuels de l’Inquisition, en particulier celui d’Eymeric, faisaient remarquer que la question ne devait être infligée que dans des cas graves et lorsque les présomptions de culpabilité étaient déjà fort sérieuses. « D’une manière générale, pour mettre quelqu’un à la torture, il était nécessaire d’avoir déjà sur son crime ce qu’on appelait une demi-preuve, par exemple deux indices sérieux, deux indices véhéments, selon le langage inquisitorial, comme la déposition d’un témoin grave, d’une part, et d’autre part, la mauvaise réputation, les mauvaises mœurs ou encore les tentatives de fuite de l’inculpé. » (De Cauzons, II, 237.)
Elle n’était infligée que lorsque les autres moyens d’investigation étaient épuisés. Enfin on ne laissait pas à l’arbitraire de l’inquisiteur, excité peut-être par la recherche de la vérité, le soin de l’ordonner à lui seul. Il fallait pour cela un jugement spécial et à ce jugement devait participer l’évêque ou son représentant. Cette mesure fut prise, en 1311, au concile de Vienne, par le pape Clément V.
Lorsque les débats du procès étaient terminés, la défense ayant dit son dernier mot, il n’y avait plus qu’à prononcer la sentence.
Elle n’était pas laissée à l’arbitraire de l’Inquisiteur et de ses commissaires, mais mise en délibéré dans un Conseil où l’inquisiteur prenait l’avis de ces probi viri, de ces boni viri qui avaient suivi les interrogatoires. C’est ce que porte le Manuel de Bernard Gui. L’inquisiteur, dit-il, « avait l’obligation de prendre l’avis des consulentes… Il faisait l’extrait des accusations et des aveux et le mettait sous leurs yeux ; il taisait le nom de l’inculpé pour écarter les partialités et prenait « l’avis sur la culpabilité et la peine. » C’est ce que nous dit le texte même des sentences d’acquittement ou de condamnation.
Le 4 juin 1329, à Béziers, Henri Chamayou, de l’ordre des Prêcheurs, inquisiteur du royaume de France en résidence à Carcassonne, avait à juger pour hérésie frère Pierre Julien de l’ordre des Mineurs. L’évêque et lui réunirent dans la Chambre épiscopale 33 boni viri dont les noms figurent dans l’acte du jugement, et ils interrogèrent chacun d’eux individuellement sur la réalité des faits, sur la culpabilité et s’ils les reconnaissaient, la peine à infliger : « praefati domini episcopus et inquisitor petierunt consilium super facto et culpa praefati fratris Petri Juliani inibi recitata et specificata, interrogando quemlibet divisim unum post alium. »
A titre d’exemple, voici les réponses de quelques-uns de ces jurisconsultes, telles que les donne le procès-verbal de la sentence.
Bernard Veyriaud, juge mage de Carcassonne, dit qu’il n’allait pas jusqu’à acquitter le frère Julien[18] de l’accusation d’être hérétique relaps, encore moins de le condamner à ce titre ; mais il estimait miséricordieux de l’emprisonner à vie au sein de son ordre.
[18] Contrairement à ce qui est dit plus haut, dans ce procès les « consulentes » avaient eu connaissance des noms des inculpés ; ce qui prouve combien était variable la procédure inquisitoriale et combien on se tromperait si on la jugeait non pas d’après la pratique, mais d’après les textes juridiques.
Jacques Berthomieu, licencié-ès-lois, avocat des causes fiscales du roi dans la sénéchaussée de Carcassonne et Béziers, dit qu’il ne croyait pas le frère coupable d’hérésie ni relaps, mais apostat de son ordre (en rupture de ban de son ordre) mais non de sa foi. Pour cela, il invoqua le texte du chapitre Accusatus extra de haereticis au Sexte du droit canon.
Invoquant le même texte et le commentant autrement, Friscus Richomanni, docteur en droit, dit qu’il croyait et réputait le dit frère relaps et punissable à ce titre.
La plupart des conseillers se partagèrent entre ces deux manières de voir.
Bernard Cabot, docteur en droit, official de Béziers, déclara que, vu les termes de l’abjuration de Pierre Julien et ceux du chapitre Accusatus du Sexte, il le croyait relaps ; mais vu la diversité des opinions des conseillers, il lui semblait raisonnable de ne le condamner qu’à la prison perpétuelle, après dégradation.
Lorsque les avis eurent été pris, en comprenant celui du frère Guillaume de Salvella, gardien des frères mineurs de Béziers, qui expliqua l’acte de l’accusé son confrère, l’évêque et l’inquisiteur, vu la diversité des opinions, ajournèrent le procès pour plus ample information et le jugement fut rendu, dit la sentence, « en présence de la plupart des jurisconsultes qui avaient opiné, sedentibus dominis episcopo et inquisitore et remanentibus in ipso loco magna parte ipsorum et majorum et peritorum, » et « vu les opinions diverses qui avaient été émises, deductis in discussione opinionum praedictarum multis rationibus hinc inde allegatis. »
Dans un autre procès qui eut lieu à Carcassonne, dans la « Maison de l’Inquisition », frère Chamayou inquisiteur, avait autour de lui 51 conseillers. Comme il fallait juger en même temps neuf personnes, on donna sur chacune l’avis collectif des juristes.
Après avoir entendu lire les extraits des aveux de Guillelme de Barbaira, et les avoir tenus en mains tous les conseillers jusqu’au seigneur Hugues de Cavrol (c’est-à-dire la grande majorité) la reconnurent Croyante des hérétiques et, à ce titre, digne de la prison perpétuelle.
Quant à Raymonde Jeunie, femme de Guillaume Jeunii de Saissac, diocèse de Carcassonne, sa fille Guillelme et son frère Pons, tous les conseillers, sauf maître Guillaume qui n’était pas encore arrivé, déclarèrent la mère et les enfants Croyants et, à ce titre, dignes de la prison perpétuelle, mais ils demandèrent, pour l’application de la peine, de l’indulgence en faveur des enfants : « omnes concorditer, excepto magistro Guillelmo qui nondum venerat, dixerunt eamdem matrem et liberos ejus fore Credentes errorum et heresis et tanquam tales perpetuo immurandos ; tamen cum liberis predictis mitius est agendum. »
La plupart des sentences inquisitoriales du midi de la France, au XIIIe et au XIVe siècle, portent dans leur préambule mention de cette délibération des juristes ou boni viri : « communicato multorum praelatorum et aliorum bonorum virorum consilio ; — communicato consilio multorum bonorum virorum peritorum tam in jure canonico quam civili et religiosorum plurium discretorum[19]. »
[19] Douais. L’Inquisition, p. 237.
C’est au vu de ces documents, que j’ai déjà écrit, dans une étude sur l’Inquisition[20] : « Ces conseils plus ou moins nombreux selon les circonstances et les pays, mais toujours obligatoires, étaient de vrais jurys, fonctionnant à peu près comme ceux de nos jours mais se prononçant non seulement sur la culpabilité, mais même sur les questions de droit qu’elle soulevait et sur l’application de la peine. Or, — on ne l’a pas fait suffisamment remarquer et même certains historiens, ennemis de l’Église, l’ont tu de parti pris — sur ce point, la procédure inquisitoriale était beaucoup plus libérale que celle de son temps ; elle a devancé les siècles et fait bénéficier ses justiciables d’une institution dont nous nous croyons redevables à la Révolution. Disons-le hautement : le jury a fonctionné sur notre sol français, comme d’ailleurs dans toute la chrétienté, cinq cents ans avant les réformes de 1789… et ce fut dans les tribunaux de l’Inquisition.
[20] Article Inquisition dans le Dictionnaire d’apologétique de la foi catholique.
« Le fonctionnement de ces conseils de jurés n’était pas seulement pour les accusés d’hérésie une garantie de premier ordre : leur intervention devait aussi s’exercer souvent dans le sens de l’indulgence ; car c’est la tendance générale de tous les jurys. De plus, des influences de famille, des recommandations de toutes sortes ne manquaient pas de se produire autour de ces prud’hommes, les amenant à tempérer les sentences que le zèle de l’orthodoxie et le respect superstitieux des textes juridiques auraient pu inspirer aux inquisiteurs. En tout cas, comme le voulait Innocent IV, le fonctionnement de ces conseils constituait une précaution dont l’importance était en proportion avec celle du procès : « in tam gravi crimine, cum multa oportet cautela procedi ».
« Après cela, que devons-nous penser de ces historiens de l’Inquisition qui prétendent que devant ces redoutables tribunaux, tout accusé était condamné d’avance ? « Pratiquement, affirme Lea, celui qui tombait entre les mains de l’Inquisition n’avait aucune chance de salut… La victime était enveloppée dans un réseau d’où elle ne pouvait échapper et chaque effort qu’elle faisait ne servait qu’à l’y impliquer davantage. » (I, p. 507). « Tous les moyens ordinaires de justification étaient à peu près interdits à l’accusé, dit de son côté M. Tanon… saint Pierre et saint Paul, s’ils avaient vécu de son temps et avaient été accusés d’hérésie, se seraient vus, affirmait Bernard Délicieux, dans l’impossibilité de se défendre et auraient été infailliblement condamnés[21]. »
[21] Tanon. Histoire des tribunaux de l’Inquisition en France, pp. 398-399.
Quand, au lieu de s’en tenir à cette boutade lancée par Bernard Délicieux à ses juges, on dépouille, comme l’a fait Mgr Douais, et nous à sa suite, les sentences de l’Inquisition qui nous ont été conservées, on voit combien il est faux de prétendre, avec Lea et Tanon, que devant les inquisiteurs tout prévenu était un condamné.
D’ailleurs, un inquisiteur qui a laissé une réputation de sévérité, Eymeric, prévoyait des cas et une procédure d’acquittement.
Si, dit-il, « l’accusé n’est convaincu par aucun moyen de droit, il est renvoyé, soit par l’inquisiteur, soit par l’évêque qui peuvent agir séparément ; car on ne peut faire attendre l’innocent qui bénéficie sans retard de la décision favorable de l’un ou l’autre de ses deux juges.
« Si l’accusé a contre lui l’opinion publique, sans que toutefois on puisse prouver que sa réputation d’hérétique soit méritée, il n’a qu’à produire des témoins à décharge, des compurgatores de sa condition et de sa résidence habituelle, qui, le connaissant de longue date, viendront juger qu’il n’est pas hérétique. Si leur nombre répond au minimum exigé, il est acquitté. »
Même quand il y avait des charges, pourvu qu’elles ne fussent ni graves ni péremptoires, l’inquisiteur se contentait d’une abjuration qui soumettait l’accusé à des pénitences canoniques et non à des peines afflictives. Sur 13 cas possibles de poursuites, Eymeric en prévoyait six où les accusés étaient simplement relaxés ou soumis à des sanctions purement spirituelles.
De 1308 à 1323, Bernard Gui prononça 930 sentences ; sur ce nombre, 139 étaient des acquittements et près de 300 n’imposaient que des pénitences religieuses, analogues à celles de la confession.
Les sentences étaient proclamées dans une assemblée solennelle et publique que l’on appelait sermo generalis et en Espagne auto-da-fé (acte de foi). Elle se tenait, sur convocation de l’inquisiteur proclamée dans toutes les églises de la ville, soit dans des églises, soit dans le palais épiscopal ou dans des cloîtres, soit dans la maison commune ou hôtel de ville. Jeanne d’Arc entendit sa première sentence de condamnation dans un cimetière, celui de Saint-Ouen de Rouen.
Le Manuel de Bernard Gui précise le cérémonial et l’ordre du jour du sermo generalis. M. de Cauzons le résume ainsi : « En dehors de l’évêque et du clergé, l’inquisiteur convoquait au sermon les autorités civiles ainsi qu’un certain nombre de parents, amis et compatriotes des condamnés, pour servir de témoins à leur châtiment ou à leur repentir, pour apprendre aussi par leur exemple terrible, à fuir l’erreur. Des archers et gens d’armes, envoyés par la municipalité ou le seigneur, veillaient au bon ordre, protégeaient le cortège, surveillaient les prisonniers.
« Tous ceux qui faisaient partie d’une confrérie quelconque revendiquaient leurs privilèges en ce jour. Ils prenaient rang dans les processions, qui des chapelles des confréries se dirigeaient vers le lieu du sermon… Là, sur des estrades, le clergé et les autorités civiles dominaient la foule ; ils faisaient face aux bancs ou à l’estrade des condamnés. »
Tel était le cadre ; voici les cérémonies qui s’y déroulaient.
Le plus souvent, quand la cérémonie avait lieu le matin, elle commençait par une messe ; puis, avait lieu le sermon qui donnait son nom à l’assemblée. L’inquisiteur ou un prêtre désigné par lui parlait sur la foi et réfutait l’hérésie, surtout celle contre laquelle on allait sévir. On promulguait ensuite les indulgences en faveur des assistants et l’excommunication contre quiconque s’opposait à l’exercice de l’Inquisition. Enfin on recevait les serments des autorités séculières promettant de prêter leur concours à la poursuite de l’hérésie.
On s’occupait ensuite des hérétiques. Ceux qui avaient accompli leur pénitence ou en avaient obtenu remise étaient rendus à la vie libre. Ceux qui venaient d’être condamnés à ces mêmes pénitences les entendaient proclamer et s’en voyaient imposer les signes sur eux et sur leurs vêtements ; aussitôt après, ils faisaient leur abjuration. Puis étaient lues les sentences portant des peines afflictives dont la plus terrible était celle qui livrait le coupable au bras séculier, c’est-à-dire à la mort, infligée par l’autorité civile sur condamnation portée par l’Inquisition.
Même quand l’Église poursuivait avec le plus de rigueur l’hérésie, elle ne perdait pas de vue la maxime que « Dieu veut non la mort du pécheur, mais sa conversion. » Aussi les juges de l’Inquisition préféraient-ils user de pénitences canoniques, suivies de la réconciliation du pécheur, que de peines afflictives et de supplices, punitions de sa révolte obstinée.
La réconciliation du pécheur exigeait, d’une part, l’aveu spontané de sa faute et la promesse formelle de n’y plus retomber et, d’autre part, une pénitence l’expiant. Voilà pourquoi le Saint-Office tenait un grand compte des aveux spontanés, suivis d’abjuration. Dans ce cas, les inquisiteurs se présentaient comme des médecins spirituels, selon l’expression de Guy Fulcodi qui devint le pape Clément IV ; ceux qui fuyaient leur contact leur semblaient redouter la médecine spirituelle qu’ils leur apportaient, medicinam sibi apponi metuentes salutarem, dit d’eux Nicolas Eymeric.
Les aveux spontanés procuraient l’absolution avec des pénitences variées selon la gravité du cas.
C’étaient d’abord des œuvres de piété. Bernard Gui en énumère plusieurs dans son manuel : réciter certaines prières, assister à la messe paroissiale les dimanches et y entendre le sermon, jeûner pendant l’Avent comme pendant le Carême, faire des dons déterminés aux églises, par exemple d’un cierge, d’un calice, d’un ornement, d’une somme d’argent, aider à construire un sanctuaire ; la visite annuelle et à vie de certaines églises, à des fêtes déterminées, par exemple des églises Saint-Étienne de Toulouse le 3 août, jour de sa fête patronale (Invention de saint Étienne), Saint-Sernin de Toulouse dans l’octave de Pâques, Saint-Nazaire, cathédrale de Carcassonne, le 28 juillet, sa fête patronale, Sainte-Cécile, cathédrale d’Albi, le 22 novembre, jour de sa fête.
Les pèlerinages étaient des pénitences plus graves à cause des longs voyages, des absences et des frais qu’ils causaient. Dans le Midi de la France, on distinguait les pèlerinages majeurs et les pèlerinages mineurs.
Les pèlerinages majeurs étaient hors de France ; c’étaient ceux de Rome, de Saint-Jacques de Compostelle en Galice, de Saint-Thomas de Cantorbéry en Angleterre, des Trois Rois Mages à Cologne.
Les pèlerinages mineurs dont la liste est intéressante parce qu’elle nous montre les sanctuaires les plus vénérés du Moyen-Age, dans la France méridionale, étaient Notre-Dame de Rocamadour, Notre-Dame du Puy, Notre-Dame de Vauvert, Notre-Dame de Sérignan, Notre-Dame des Tables à Montpellier, Saint-Guilhem du Désert, Saint-Gilles, Saint-Pierre de Montmajour, Sainte-Marthe de Tarascon, Sainte-Marie-Madeleine de la Sainte-Baume, Saint-Antoine du Viennois, Saint-Martial de Limoges, Saint-Léonard en Limousin, Saint-Seurin de Bordeaux, Notre-Dame de Souillac, Sainte-Foi de Conques, Saint-Paul-Serge de Narbonne, Saint-Vincent de Castres, auxquels s’ajoutaient des pèlerinages à des sanctuaires devenus nationaux : Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de Paris, Saint-Denis en France.
Les pénitents devaient partir pour ces pèlerinages dans un délai fixé par leurs lettres d’absolution, lesquelles leur servaient de sauf-conduits. A leur retour, ils devaient remettre aux inquisiteurs des certificats délivrés au lieu de leur pèlerinage et constatant qu’ils avaient rempli toutes les obligations de leur pieux voyage.
Quelquefois, à ces œuvres de piété s’ajoutaient des pratiques humiliantes. Ils devaient, par exemple, se présenter dans les églises devant une assistance souvent nombreuse dans une tenue de pénitence, en « cotte hardie » de tissu grossier, sans chapeau ou chaperon, nu-pieds, en simples chausses, un cierge à la main. Parfois aussi, ils étaient soumis à la fustigation après avoir présenté eux-mêmes les verges, et l’ayant reçue du prêtre officiant, ils déclaraient publiquement l’avoir méritée.
L’humiliation était plus grave encore parce que plus durable, lorsque l’on imposait à l’hérétique pénitent de porter sur ses vêtements des signes distinctifs, rappelant sa condamnation. C’étaient le plus souvent des croix en nombre variable. Elles étaient très visibles, tranchant par leur couleur rouge ou jaune sur le vêtement sombre. On en portait parfois deux, l’une devant, l’autre derrière, ou toutes deux sur la poitrine. Aux hérétiques Parfaits à qui on avait épargné la prison perpétuelle on ajoutait une troisième croix sur le chapeau ou sur le voile de la femme. On imposait aussi aux pénitents des vêtements de formes et de couleurs spéciales, une mante noire, un capuce orné de croix, enfin quelquefois un chapeau en forme de mitre : Jeanne d’Arc en portait une en allant au bûcher.
Il est curieux de constater que ces pénitences variées que nous décrivent les actes de l’Inquisition du XIIIe siècle et les Manuels du XIVe, Saint Dominique les employa, à la fois, comme délégué d’Arnaud de Citeaux, légat du Saint-Siège. Vers 1208, il donna l’absolution à un hérétique de Tréville, près Castelnaudary, Pons Roger. Il lui imposa la pénitence de la flagellation, « ut tribus dominicis aut festivis diebus ducatur a sacerdote, nudus in femoralibus, ab ingressu villae usque ad ecclesiam verberando » ; l’abstinence perpétuelle, sauf aux fêtes de Pâques, Pentecôte et Noël où il devait manger de la viande pour montrer qu’il n’était pas hérétique, « ut a carnibus, ovis et caseis seu omnibus que sementinam trahunt carnis originem, abstineat omni tempore, excepto die Paschae, die Pentecostes et die Natalis Domini in quibus, ad abnegationem erroris pristini, precipimus ut eis vescatur » ; le jeûne pendant trois Carêmes en un an, « tres quadragesimas faciat in anno, piscibus abstinens, et jejunet » ; mêmes abstinences et jeûne sans vin trois jours par semaine ; port de deux croix cousues sur des vêtements, rappelant par la forme et la couleur ceux des religieux, « religiosis vestibus induatur tum in forma, tum etiam in colore, quibus in directo utriusque papillae singulae cruces parvulae sint assutae » ; messe tous les jours ; messe et vêpres le dimanche, et partout où il serait ; récitation des prières répondant à l’office de nuit et de jour soit sept fois par jour, dix Pater, et à minuit vingt Pater. Tous les mois, Pons Roger devait montrer à son curé ces lettres de réconciliation et de pénitence, et le curé devait surveiller l’accomplissement de tous ces actes[22].
[22] Balme. Cartulaire de Saint Dominique, t. I, pp. 187 et suiv.
Ainsi les conciles de Toulouse et de Béziers et les bulles pontificales réglementant les pénitences du Saint-Office, ne faisaient que s’inspirer de pratiques plus anciennes.
Des condamnations plus sévères frappaient le coupable dans ses biens. On lui imposait des amendes, en ayant soin de ne pas les faire tourner en extorsions d’argent, mais de les assigner à des œuvres religieuses ou à des entreprises d’utilité publique. Les inquisiteurs Guillaume Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry imposèrent à l’hérétique repenti Pons Grimoardi l’entretien d’un pauvre toute l’année et le paiement de 10 livres.
Nous avons vu plus haut qu’avant l’organisation de l’Inquisition, plusieurs bulles pontificales et des ordonnances de rois et d’empereurs avaient ordonné la confiscation des biens et des seigneuries des hérétiques. Cette peine fut largement appliquée dans le Midi ; les biens des hérétiques ou encours furent mis sous séquestre par l’autorité royale, parfois donnés aux seigneurs du Nord qui avaient pris part à la Croisade, et rarement rendus à leurs anciens possesseurs ou à leurs descendants. C’est ainsi que la Croisade des Albigeois fit passer à des seigneurs du Nord un grand nombre de terres enlevées à des seigneurs du Midi. Ce ne fut pas seulement contre des seigneurs mais aussi contre des personnes de toute condition que l’Inquisition prononça ces sentences de confiscation.
Au lendemain de la Croisade, il avait été également édicté que toute maison où un hérétique aurait été reçu, serait détruite. Cette pratique fut conservée par l’Inquisition. Le concile de Toulouse de 1229 décréta en effet que toute maison où on trouverait un hérétique serait rasée de son emplacement et confisquée.
Cette mesure aurait accumulé trop de ruines si elle avait été rigoureusement appliquée ; aussi fut-elle souvent atténuée. M. de Cauzons signale des cas où des maisons ainsi confisquées furent plusieurs années après réclamées, preuve qu’elles n’avaient pas été démolies. Par ordonnance du 19 octobre 1378, Charles V défendit la destruction de maisons en Dauphiné, sauf dans des cas fort graves et avec le consentement du gouverneur.
Toutefois, on trouve souvent mention de maisons d’hérétiques démolies, avec défense de les reconstruire. « Leur emplacement devenait un dépotoir infect. Bernard Gui précise que cet endroit devrait rester à jamais inculte et sans clôture pour servir de dépôt d’ordures. On a un vivant commentaire de ces prescriptions dans une supplique d’Aymon de Caumont à Clément VI du 22 août 1343. On y voit qu’un de ces endroits maudits, situé dans le plus beau quartier de Carcassonne était devenu, à cause de l’infecte puanteur des immondices qui s’y accumulaient depuis des années, un tel foyer d’épidémies que les riches bourgeois du voisinage étaient contraints de déserter leurs hôtels. Afin de parer à ce danger permanent pour la santé publique, on voulut dresser autour de ce cloaque une clôture non pas de pierres, mais de piquets de bois : il fallut l’agrément du pape.
L’hérétique était frappé ipso facto d’incapacité civile et ecclésiastique et cette incapacité pouvait s’étendre à ses enfants et à ses petits-enfants. Elle les rendait inaptes à remplir certains actes de la vie civile, à occuper des charges et remplir des fonctions civiles et religieuses. Ceux qui en étaient revêtus les perdaient par la révocation, la déposition et la dégradation.
Ces pénalités sévères n’ont pas été inventées par l’Inquisition ; elles figuraient déjà dans la loi portée contre les Manichéens par les empereurs Arcadius et Honorius en 407, et dans le Code Justinien. Elles avaient été rappelées par les papes Lucius III et Innocent III dans les bulles qui ordonnaient la poursuite de l’hérésie et elles furent insérées par Grégoire IX dans les Décrétales.
Tandis que l’Église, de sa propre autorité, enlevait aux clercs leurs bénéfices et fonctions religieuses et leurs privilèges ecclésiastiques, en procédant publiquement dans les sermones generales à leur dégradation, l’État, de son côté, appliquait aux hérétiques, dans la vie civile, toutes les conséquences de l’incapacité. « L’hérétique non clerc, privé du droit de témoigner en justice, d’ester en aucune affaire comme demandeur, de contracter, acquérir ou transmettre à titre gratuit ou onéreux à quelque personne que ce fût, était encore dépouillé de ses fonctions, dignités et charges. Juge, ses sentences n’avaient plus de force ; avocat, il n’était plus admis à offrir ses services ; notaire, les instruments de sa main perdaient toute valeur… Les sujets d’un seigneur hérétique se trouvaient déliés de leur serment de fidélité ainsi que de toutes obligations envers lui. Les pères étaient déchus de leurs droits sur leurs enfants, le mari sur sa femme bien que le lien du mariage persistât… » (de Cauzons, II 315-316.)
Une ordonnance de Saint Louis du 14 octobre 1258 défendait expressément de donner des charges et des fonctions aux fils et petits-fils d’hérétiques et de Croyants et Philippe le Bel révoqua un notaire d’Avignon et Raymond Vital, dont l’aïeul avait été brûlé comme relaps.
L’emprisonnement à temps ou à vie figurait assez souvent parmi les pénalités infligées par les tribunaux de l’Inquisition. On n’a pas oublié le fameux tableau de Jean-Paul Laurens intitulé « les Emmurés de Carcassonne » ; les victimes de l’Inquisition y sont représentées entassées derrière un mur fermé devant eux et invoquant du Ciel leur délivrance. Il donne l’impression fortuite ou voulue que ces malheureux, littéralement « murés » et à jamais séparés de leurs semblables, étaient condamnés à mourir de faim dans leur isolement. En réalité « mur » était tout simplement synonyme de « prison » et « emmuré » de « prisonnier ».
Selon les cas, la prison était plus ou moins rigoureuse. On distinguait, en Languedoc, le mur large, régime relativement doux avec facilité de se procurer quelques aises et de se promener dans les cloîtres et les préaux de la prison, et le mur étroit, régime dur, désigné dans les sentences par ces mots : « le pain de douleur et l’eau de tribulation. » Parfois, le prisonnier soumis à ce régime était enchaîné, mis aux entraves, sans distraction autant que possible, en cellule séparée bien que l’encombrement des débuts ait nécessité l’internement dans les salles communes (de Cauzons, II, p. 370).
Rarement, les inquisiteurs avaient des prisons à eux ; le plus souvent, ils empruntaient, pour y enfermer les prévenus et les condamnés, les prisons seigneuriales, municipales et royales ou les prisons épiscopales.
Enfin, la condamnation la plus grave de toutes était la condamnation à mort par le bûcher. On a essayé d’en enlever la responsabilité à l’Inquisition en faisant remarquer que l’Église ne se reconnaissant pas le droit de prononcer des sentences capitales, c’était le juge séculier qui, en réalité condamnait à la peine de mort ceux que l’Inquisition livrait « à son bras » parce qu’elle désespérait de leur conversion. Dès le XIIIe siècle, un apologiste catholique raisonnait ainsi : « Notre pape ne tue ni n’ordonne qu’on tue personne ; c’est la loi qui tue ceux que le pape permet de tuer et ce sont eux-mêmes qui se tuent en faisant des choses pour lesquelles ils doivent être tués. » De nos jours, on a dit que dans les procès se terminant par l’exécution du coupable, l’inquisiteur n’agissait qu’à la manière d’un expert constatant le crime contre lequel le pouvoir civil avait déjà décrété la mort, et qu’en réalité le responsable de la mort c’était la juridiction qui l’avait ordonnée c’est-à-dire le pouvoir civil.
Ces raisonnements sont trop subtils ; en fait, l’Inquisition savait fort bien qu’en livrant l’hérétique au bras séculier, elle l’envoyait à la mort par le bûcher 1o parce qu’elle connaissait l’ordonnance civile qui allait infliger la mort ; 2o parce que elle-même forçait la puissance civile d’appliquer ces ordonnances de mort. Le pouvoir civil n’était pas libre de relaxer les hérétiques que lui livrait le Saint-Office ; le juge, le seigneur qui l’aurait fait se serait donné l’air de protéger l’hérésie et de ne pas seconder l’Inquisition et, à ce double titre, il serait devenu fauteur d’hérésie, suspect et en cela, justiciable à son tour du Saint-Office. Il était tenu de prononcer et de faire exécuter contre les hérétiques l’animadversio debita et par ces deux mots, on désignait la mort.
C’est ce qu’ont proclamé successivement plusieurs papes dans les Décrétales qui ont pris place dans le Corpus juris canonici de Grégoire IX et dans les bulles visées par les Manuels des Inquisiteurs. C’est Lucius III disant dans sa constitution de Vérone, en 1184 : « l’hérétique livré au bras séculier devra être puni par lui, « debitam recepturus pro qualitale ultionem » ; c’est Innocent III lui faisant écho, au concile de Latran de 1215 : « damnati vero principibus saecularibus, potestatibus aut eorum ballivis relinquantar, animadversione debita puniendi » ; c’est Innocent IV disant dans sa fameuse bulle Ad extirpanda : « Quand les individus auront été condamnés pour hérésie, soit par l’évêque, soit par son vicaire, soit par les inquisiteurs, et livrés au bras séculier, le podestat ou recteur de la cité devra les recevoir aussitôt et, dans les cinq jours au plus, leur appliquer les lois qui ont été portées contre eux. »
Ne faisons donc aucune difficulté de le reconnaître puisque les textes nous le prouvent : l’Inquisition a endossé la responsabilité des sentences que prononçait le pouvoir civil à la suite de son propre jugement. Ce que l’on peut ajouter cependant c’est que cette peine du bûcher qui révolte notre sensibilité n’a pas été inventée par l’Église mais par le pouvoir civil : par les empereurs romains contre les Manichéens, par Robert le Pieux contre les Néo-manichéens d’Orléans, enfin par l’empereur Frédéric II qui, dans sa constitution de 1224, édicta que l’hérétique déclaré tel par un jugement de l’autorité religieuse, serait brûlé au nom de l’autorité civile, « auctoritate nostra ignis judicio concremandus. »
Nous avons vu plus haut que l’autorité civile avait au maximum cinq jours pour prononcer et exécuter les sentences de mort contre les hérétiques ; en fait, ce délai pouvait être allongé ou diminué. Jeanne d’Arc, saisie par les soldats anglais aussitôt après la sentence du tribunal ecclésiastique, fut conduite immédiatement au bûcher préparé d’avance, sans être jugée par l’autorité séculière. Dans d’autres cas, c’était après le sermo generalis qu’avait lieu le procès civil condamnant à mort et le soir du même jour, le bûcher était allumé. Parfois aussi, on attendait une fête prochaine pour l’agrémenter d’un aussi terrible supplice.
L’Église, en livrant les condamnés au bras séculier, les recommandait à sa clémence et dans cette formule on n’a voulu voir souvent qu’une ironie de mauvais goût. Il n’en est rien ; en parlant ainsi, le juge ecclésiastique voulait empêcher ces supplices accessoires, qui précédaient la mise à mort et constituaient une cruelle aggravation de peine. Jamais elle n’admit ces applications de fer rouge, ces mutilations de membres, ces ruptures du corps par le supplice de la roue que pratiqua la justice séculière jusqu’au XVIIIe siècle et qui, à l’exécution de Damiens, excitèrent la malsaine curiosité des dames les plus délicates et les plus « sensibles » !
Quelquefois, l’Inquisition a fait des procès posthumes. Dans son Bullaire de l’Inquisition française au XIVe siècle, M. Vidal nous raconte celui qui fut instruit, de 1300 à 1319, par l’Inquisition de Carcassonne contre un habitant de cette ville mort en 1278. Bienfaiteur des franciscains, Castel Faure avait été assisté à ses derniers moments par six d’entre eux et enterré dans leur cimetière. Vingt-deux ans après, l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville apprit que cet homme qui avait laissé la réputation d’un chrétien pieux et charitable, avait reçu le Consolamentum cathare à son lit de mort et, par un avis qui fut lu dans toutes les églises de Carcassonne, il invita les parents et les amis de Castel à défendre auprès de lui sa mémoire. Les franciscains ne furent pas les derniers à le faire. Un appel au pape rédigé à grand peine par un homme de loi timide et placardé par surprise à la porte de l’inquisiteur, arrêta le procès et, peu après, Nicolas d’Abbeville fut destitué (1302). Le pontificat de Clément V amena une détente.
Mais après l’avénement de Jean XXII, plus énergique dans la répression de l’hérésie, l’inquisiteur Jean de Beaune reprit le dossier de l’affaire constitué par son prédécesseur. Une bulle de Jean XXII, du 15 mars 1319, publiée par M. Vidal nous apprend que l’inquisiteur avait condamné Castel Faure comme hérétique et ordonné d’exhumer ses ossements et de les brûler. Quarante ans après leur sépulture, on ne put pas les retrouver et on accusa les franciscains de les avoir mêlés à d’autres ossements pour rendre impossible l’exécution de cette condamnation posthume ; accusation qui aurait pu amener ces religieux, à leur tour, devant le Saint-Office. Mais une enquête ordonnée par Jean XXII les reconnut innocents. Castel Faure ne fut donc ni exhumé, ni brûlé après sa mort ; mais ses biens furent confisqués. Sa femme Rixende fut l’objet d’un procès et d’une condamnation posthumes semblables en 1329 ; son corps fut exhumé et brûlé. (Vidal, pp. 44-47.)
Vers le même temps, l’inquisiteur de Carcassonne fit un procès du même genre au père d’un dominicain de cette ville Guillaume Peyre ; l’accusé était mort depuis quarante ans ; il fut condamné (Ibid., p. 140).
Le 19 juin 1293, était remise à Bertrand de Clermont, inquisiteur de Carcassonne, une lettre d’Adam de Come, inquisiteur de la province romaine, lui demandant d’examiner, en son lieu et place, un dominicain de Carcassonne, Pierre d’Aragon, accusé d’hérésie. Pierre fut interrogé par l’inquisiteur de Carcassonne, assisté de son collègue de Toulouse, et reconnu innocent. Il mourut vingt ans après, sans avoir jamais été inquiété (1313). Mais dix-sept ans plus tard, vers 1330, l’inquisiteur Henri Chamayou reprit le procès et condamna le défunt à la confiscation de ses biens. Une maison qui lui avait appartenu et qui était sise à une lieue de la ville, entre Cazilhac et Cavanac, la Bastide, fut donnée par Philippe VI à son notaire Jacques de Boulay. Or le fils de Pierre d’Aragon Isarn était alors chanoine de Carcassonne et prévôt de l’église de Capendu ; en vertu de l’incapacité qui frappait les fils d’hérétiques, il se trouvait, du fait de la condamnation posthume de son père, inapte à garder son canonicat et sa prévôté. Jean XXII se montra bon prince : non content de répondre favorablement à sa supplique en lui maintenant ses bénéfices et en le reconnaissant apte à en obtenir d’autres, sauf l’épiscopat, il lui conféra le prieuré de Trèbes, entre Capendu et Carcassonne (Vidal, p. 147-148).
Le même inquisiteur Henri Chamayou, qui semble avoir exercé particulièrement son zèle contre les morts, se disposait, en 1330, à commencer des procès contre 18 personnes de Narbonne et de Carcassonne décédées depuis longtemps. Les dépositions remontaient à 40 et 46 ans (1284-1290) ; les délits à 47 et même 62 ans. La procédure avait été commencée par les inquisiteurs Jean Galand et Guillaume de Saint-Seine et par l’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, reprise, en 1309, par Geoffroy d’Ablis et, en 1320, par Jean de Beaune et jamais conduite à terme. Henri Chamayou voulut en finir et fit inviter les héritiers des défunts à présenter leur défense à partir du 17 septembre 1330 ; quelques jours après la Saint-Martin, l’instruction était terminée.
Sur les 18 accusés, il semblait prouvé que 15 avaient assisté à l’hérétication ou initiation d’autres Croyants et adoré les hérétiques et que trois avaient été eux-mêmes hérétiqués à leur lit de mort. Sur ce nombre on comptait cinq prêtres, trois femmes et un officier royal du château de Cabaret.
Leurs héritiers, apprenant les intentions de l’inquisiteur, se plaignirent amèrement au pape et lui remontrèrent le dommage qui résulterait pour eux de ces poursuites injustes, disaient-ils, et abusives. Jean XXII désira s’informer et, par la bulle du 18 décembre 1330, il ordonna de surseoir à toute poursuite contre les défunts non convaincus d’hérésie de leur vivant et de n’en entreprendre à l’avenir que sur l’avis favorable du Saint-Siège. En outre, il exigeait la remise intégrale des livres contenant les dépositions et la suite de l’instruction. (Vidal, op. cit., p. 158.)
Ces rigueurs inquisitoriales sont effrayantes et on s’explique que les ennemis de l’Église s’en soient emparés pour taxer de cruauté les tribunaux du Saint-Office. Mais la description qu’ils en font est incomplète et en cela injuste ; car ils s’en tiennent au texte de la loi pénale, sans se préoccuper de la manière dont elle était appliquée, et ils mettent en lumière tragique les exécutions sévères en taisant les mesures de mansuétude et de pardon. L’historien impartial, soucieux avant tout de la vérité, doit perpétuellement confronter la lettre des lois et leur application.
Une première question qui se pose c’est de savoir dans quelle proportion les différentes peines que nous avons énumérées, étaient infligées. Pour s’en rendre compte, Mgr. Douais a dressé le bilan, article par article, des condamnations qu’a portées, pendant la durée de ses fonctions, de 1308 à 1323, l’un des inquisiteurs les plus connus, celui qui a écrit le Manuel le plus pratique, pour ses collègues et ses successeurs, Bernard Gui. Au cours de 18 sermones generales, il prononça 930 sentences en 15 ans. Or voici comment elles se répartissent : 139 acquittements suivis de l’élargissement pur et simple : 132 impositions de croix, 9 pèlerinages en Terre Sainte, 143 services militaires en Terre Sainte, 307 emprisonnements effectifs, 17 emprisonnements platoniques, décrétés contre des défunts, 42 remises au bras séculier, 3 remises platoniques décrétées contre des défunts, 69 exhumations, 40 sentences de contumace, 2 dégradations, 2 expositions au pilori, 1 exil, 22 destructions de maisons, 1 talmud juif brûlé. Notez que beaucoup de ces pénalités pouvaient être cumulées.
Remarquons d’abord la rareté des condamnations à mort par le bras séculier : 42 en 15 ans, soit moins de 3 par an, en un temps où l’Inquisition fut particulièrement active, et 42 sur 960 procès, soit entre 4 ou 5 pour cent des prévenus. Au contraire, l’acquittement que certains historiens ont nié, est fréquent : 139 sur 960 procès soit un sur 6, et environ 18 pour cent. Les pénitences canoniques (275) n’étaient guère moins nombreuses que les emprisonnements et les peines afflictives (327).
Remarquons aussi que parfois l’Inquisition condamnait des crimes de droit commun soit parce qu’ils avaient été commis à l’occasion de l’hérésie, soit parce que leur énormité leur donnait l’apparence de sacrilèges. En 1324, à Pamiers, Pierre d’en Hugol, Pierre Peyre et plus tard Guillaume Gautier furent condamnés à la prison pour faux témoignage : ils s’étaient prêtés à une machination ourdie par Pierre de Gaillac, notaire de Tarascon, contre son confrère Guillaume Tron. Jaloux de ce dernier qui attirait tous les clients, Gaillac avait résolu de le charger du crime d’hérésie et Pierre d’en Hugol et Peyre lui avaient servi de faux témoins[23].
[23] Vidal, Le tribunal d’Inquisition de Pamiers, pp. 55-56.
Guillaume Agasse, chef de la léproserie de Lestang, fut condamné pour avoir empoisonné des fontaines et des puits ; Arnaud de Verniolle de Pamiers et Arnaud de Berdeilhac, pour avoir commis des crimes contre nature (ibid., pp. 127-128). Le 26 juin 1398, le pape d’Avignon Benoît XIII ordonnait à l’inquisiteur et à l’official de Besançon de poursuivre certains habitants de la paroisse de Morteau qui, sous le coup de censures ecclésiastiques, refusaient de s’amender et continuaient à commettre des adultères, des incestes et des crimes de stupre (Vidal, p. 469).
Sévères dans la teneur de la sentence, les peines inquisitoriales étaient souvent atténuées dans la pratique. Les prisonniers, même à vie, voyaient souvent s’adoucir leur captivité. Ils obtenaient parfois des vacances qu’ils allaient passer chez eux, sur la promesse qu’ils reviendraient au premier appel. « A Carcassonne, le 13 septembre 1250, l’évêque donnait à Alzais Sicre, emprisonnée pour hérésie, un congé jusqu’à la Toussaint avec permission d’aller partout où elle voudrait, en toute liberté, « quod possit esse extra carcerem ubicumque voluerit[24] ».
[24] Douais. Documents sur l’Inquisition, t. II, p. 132, no 29.
Une permission du même genre était donnée, pour cinq semaines, à Guillaume Sabatier de Capendu, à l’occasion de la Pentecôte. Raymond Volguier de Villar-en-Val qui avait eu un congé expirant le 20 mai 1251, le faisait proroger jusqu’au 27. Pagane, veuve de Pons Arnaud de Preixan, fut ainsi en vacances du 15 janvier au 15 avril 1251.
Les congés pour cause de maladie étaient fréquents. L’Inquisition mettait en liberté provisoire les détenus dont les soins étaient utiles à leurs parents et à leurs enfants. C’est ce qu’avaient décidé, en 1244, l’archevêque de Narbonne et ses suffragants d’Elne, Maguelonne, Lodève, Agde, Nîmes, Béziers, l’évêque d’Albi et les abbés de Saint-Gilles, de Saint-Aphrodise de Béziers et de Saint Benoît d’Agde.
Même les inquisiteurs fort sévères, tels que Bernard de Caux, accordaient ces permissions. En 1246, après avoir condamné à la prison perpétuelle un hérétique relaps, Bernard Sabatier, il lui permettait de demeurer auprès de son père, vieux et malade, pour le soigner jusqu’à sa mort, parce que le père du coupable était un bon catholique.
Les détenus malades obtenaient souvent la permission d’aller se faire soigner chez eux. Le 16 avril 1250, Bernard Raymond Clerc, de Conques, quittait sa cellule de Carcassonne, propter infirmitatem. Le 9 août suivant, même permission était donnée à Bernard Mourgues, de Villar-en-Razès, à condition qu’il rentrerait en prison huit jours après sa guérison. Le 17 août suivant, Raine, femme d’Adalbert de Couffoulens, était autorisée à demeurer hors de sa prison, « quousque convaluerit de egretudine sua. » Même permission était donnée, le 5 août 1253, à P. Bonnafous de Canecaude ; le 17 août, à Guillelme Gafière de Villemoustaussou ; le 2 septembre, à P.-G. de Caillavel, de Montréal ; le 15 novembre 1256, à Guillaume, clerc de Labastide ; Esparbairenque ; le 9 septembre, à Ber. Guilabert. Le 18 novembre, c’est une certaine Rixende, femme de Guillem Hualguier, qui obtenait de sortir pour faire ses couches et de ne rentrer qu’un mois après qu’elles auraient eu lieu.
La répétition de ces cas à des intervalles si courts, et parfois le même jour, prouve que nous sommes en présence, non de faits exceptionnels, mais de pratiques fréquentes au XIIIe siècle.
En 1317, le franciscain Bernard Délicieux s’était mis à la tête du mouvement des spirituels à Narbonne et à Béziers. Il fut aussitôt prévenu du crime d’envoûtement contre le pape Benoît XI, de conspiration contre le roi de France pour livrer Carcassonne, Albi et Cordes au roi de Majorque, enfin d’obstruction au libre exercice de l’Inquisition. Il fut jugé par une cour solennelle comprenant l’inquisiteur Jean de Beaune, Jacques Fournier, évêque de Pamiers (en 1332, pape sous le nom de Benoît XII) et Raymond de Mostuejouls, évêque de Saint-Papoul, du sénéchal de Carcassonne et des réformateurs royaux, Méchin, évêque de Troyes, et Jean, comte de Forez. Reconnu coupable de conspiration et d’obstruction à l’Inquisition, il fut condamné à l’emprisonnement perpétuel au pain et à l’eau (murus strictus) et dégradé.
Les procureurs royaux trouvèrent la peine trop faible et firent appel au pape ; l’inquisiteur, au contraire, l’atténua puisque, vu l’âge, et les infirmités de Bernard Délicieux, il le dispensa des chaînes et du jeûne[25].
[25] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, p. 50.
Dans sa Practica, Bernard Gui, signale d’autres cas de ce genre : c’est un mari dont la captivité a réduit sa femme et ses enfants à la mendicité et qui est remis en liberté provisoire ; même faveur est accordée à un père dont les filles ne peuvent pas se marier en son absence (Practica, éd. Douais, 54).
L’inquisiteur Bernard Gui, et après lui, Eymeric, dans leurs Manuels, proclamèrent le droit de l’inquisiteur de diminuer, atténuer, commuer et même remettre entièrement les peines des condamnés (Practica, 103). Les Actes de l’Inquisition nous en présentent de nombreux cas. Dès le milieu du XIIIe siècle, on commua en amendes au profit de la Croisade ou d’une œuvre pie la prison, le port de croix et autres signes d’infamie, les pèlerinages lointains. Tel fut le cas d’un certain Mathieu Ricard dispensé de croix à condition de payer une somme pour la construction du pont de Tonneins. De commutations de la prison en ports de croix ou en pèlerinages, on en relève deux à un sermo generalis de 1307 ; une à un sermo de 1310 ; trois en 1312, 56 en 1319, huit à un sermo generalis de Pamiers ; le tout dans le seul ressort de l’Inquisition toulousaine. Dans d’autres cas, le port des signes d’infamie était changé en visites à des églises ou en pèlerinages : 4 en 1300, 3 en 1310, 12 en 1312, 21 en 1319 pour la seule inquisition de Toulouse, 13 en 1322 à Pamiers (de Cauzons, II, p. 405). Le 3 septembre 1252, P. Brice de Montréal obtenait de l’Inquisition de Carcassonne la commutation de sa captivité en un pèlerinage en Terre Sainte. Le 27 juin 1256, c’est au contraire ce lointain pèlerinage qui était remplacé par une amende, le condamné pouvant difficilement voyager à cause de son âge, propter senectutem. Le 5 octobre 1251, un grand nombre d’habitants, de Preixan, Couffoulens, Cavanac, Cornèze, Leuc et Villefloure, aux environs de Carcassonne, obtinrent de remplacer le port de croix apparentes par des pèlerinages.
Malgré sa haine anticléricale, Lea reconnaît loyalement que « ce pouvoir d’atténuer les sentences était fréquemment exercé » ; et il en cite, à son tour, un certain nombre de cas. « En 1328, dit-il, par une seule sentence, 23 prisonniers de Carcassonne furent relâchés, leur pénitence étant commuée en ports de croix, pèlerinages et autres travaux. En 1329, une autre sentence de commutation, rendue à Carcassonne, remettait en liberté 10 pénitents, parmi lesquels la baronne de Montréal ». Après avoir cité d’autres cas empruntés aux sentences de Bernard Gui, Lea fait remarquer que « cette indulgence n’était pas particulière à l’Inquisition de Toulouse ».
Les papes engageaient les inquisiteurs dans cette voie, même lorsqu’ils les encourageaient à poursuivre l’hérésie. Innocent IV, celui qui autorisa l’emploi de la torture, permit, le 20 janvier 1245, aux inquisiteurs de la province dominicaine de Provence de commuer, du consentement des prélats, les pénitences infligées aux hérétiques ; le 9 décembre 1247, il donnait à l’archevêque d’Auch la faculté de commuer le port de croix ou la prison en pèlerinages en Terre Sainte. De Lyon, il mandait à l’évêque d’Albi, le 2 mars 1248, d’accorder la même faveur aux hérétiques emprisonnés, muro clausi, sur les terres de Philippe de Montfort et de son père. Un certain nombre d’habitants de Limoux condamnés pour hérésie, ayant imploré l’indulgence du pape, Innocent IV, ordonna aux juges de commuer leurs peines ; elles leur furent enlevées par les inquisiteurs qui se firent rappeler à l’ordre parce qu’ils avaient outrepassé les instructions reçues (1249). Les Registres d’Alexandre IV et de Clément IV portent plusieurs autres actes de commutation et d’adoucissement de peines, en faveur d’hérétiques condamnés.
Le Bullaire de l’Inquisition de France de M. Vidal nous en présente d’autres dus aux papes d’Avignon. Barthélemy Brugère, religieux de l’ordre de saint François, avait adhéré comme beaucoup de ses confrères à la secte des fraticelli et au schisme de l’antipape Pierre de Corbière. Dénoncé par deux frères Prêcheurs, il fut poursuivi par l’inquisiteur de Carcassonne Henri Chamayou et jugé le 9 septembre 1329, « in auta domus inquisitionis » en présence de 22 boni viri et condamné à la prison perpétuelle. Mais comme il accepta avec humilité et contrition son châtiment, l’inquisiteur commua sa captivité en pénitences canoniques, lui imposant de dire, pendant trois ans, chaque semaine, deux messes, l’une en l’honneur du Saint-Esprit, l’autre en l’honneur de la Sainte-Vierge. Aussitôt après, Brugère adressa au pape Benoît XII une supplique, demandant sa réintégration dans l’ordre franciscain et le pape non seulement la lui accorda par une bulle du 11 avril 1335, mais encore lui fit espérer que s’il s’acquittait fidèlement de sa pénitence canonique, pendant deux ans, elle lui serait enlevée (p. 220).
Ce dernier cas nous montre que les peines de l’Inquisition pouvaient être non seulement atténuées mais totalement remises. Elles étaient parfois la récompense d’une action dont l’Inquisition savait gré au condamné. Bernard Gui nous dit lui-même qu’il fit grâce de la confiscation des biens, du port des croix, et de la prison à un hérétique et à sa femme qui avaient procuré l’arrestation de trois autres hérétiques, à un condamné qui avait dénoncé un complot contre l’Inquisiteur, enfin à un prisonnier qui, en criant la nuit, avait empêché une évasion[26].
[26] Douais. L’Inquisition, p. 229.
Les Manuels des inquisiteurs avaient des formules de remises de peines, ce qui semble indiquer qu’on en accordait souvent ; en voici une tirée de la Practica de Bernard Gui : « Par grâce spéciale nous absolvons et amnistions telle personne de tel pays, ses biens présents et futurs devant revenir à ses héritiers, de tout pèlerinage, visite d’églises à elle imposés comme pénitence, pour crime d’hérésie, et de toutes les peines spécifiées dans la lettre de pénitence et en particulier de celle qui la rend inapte aux fonctions publiques. » (Practica, p. 56.) Une autre formule vise uniquement ce dernier cas, et permet à des descendants d’hérétiques condamnés « uti officio consulatus, si ad illud electus fuerit vel vocatus, et tenere bajulias et administrationes alias et quaecumque officia publica exercere. »
Les papes firent souvent remise de peines inquisitoriales. Le 24 juin 1245, par exemple, Innocent IV ordonnait aux inquisiteurs Guillaume Durand et Pierre Raymond d’absoudre Guillaume Fort, bourgeois de Pamiers, et le 5 août 1249, il ordonna à l’évêque d’Albi de réintégrer dans la communion de l’Église Jean Fenassa d’Albi et Arsinde sa femme, condamnés par l’inquisiteur Ferrier. Le 24 décembre 1248, il faisait mettre en liberté des hérétiques dont il estimait le châtiment suffisant. Le 25 mai 1248, il ordonnait à l’évêque de Lérida de proclamer l’amnistie pour tout hérétique qui voudrait rentrer dans le giron de l’Église, pourvu qu’il fît abjuration publique et donnât des garanties suffisantes de « fidélité pour l’avenir »[27].
[27] Élie Berger. Les Registres d’Innocent IV, no 3904.
Dans un passage de son livre intitulé Mansuétude du Saint-Siège (II, p. 290) Lea, traduit par M. Salomon Reinach, cite de même la décision par laquelle, en février 1286, « Honorius IV relevait les habitants de la Toscane, individuellement et collectivement, des pénalités encourues pour hérésie ainsi que de toutes les incapacités édictées par Frédéric II contre les hérétiques. » « Il semble, ajoute Lea, que cet extraordinaire privilège ait été respecté pendant un certain temps. »
L’un des châtiments de l’Inquisition qui semble le plus injuste c’est celui qui, punissant les enfants et les petits-enfants pour les fautes de leur aïeul ou de leur père, les frappait d’incapacité ecclésiastique et civile et de mort civile. Il faut ajouter que beaucoup en furent relevés par des dispenses des inquisiteurs et des papes. Voici quelques exemples de ces réhabilitations. Le 25 avril 1326, Jean XXII déclara le dominicain Guillaume Garric apte à enseigner, prêcher, confesser, être élu à toutes les autres fonctions comme les autres religieux de l’ordre, bien que la mémoire de son grand-père et de sa grand-mère eût été condamnée dans un procès posthume[28]. Semblable dispense était accordée, le 31 juillet 1329, pour la même raison, à un dominicain de Carcassonne, Guillaume Peyre[29]. Le 19 décembre 1330, deux frères et leur cousin, tous trois religieux, Trinitaires à Limoux, appartenant à la famille Embry, de cette ville, qui avait compté en son sein, au siècle précédent, des hérétiques zélés, condamnés par l’Inquisition, étaient de même réhabilités. Des dispenses pontificales semblables, rendaient des laïques, descendants d’hérétiques, aptes à toutes les charges et fonctions publiques ; une d’elles était accordée, le 25 juin 1352, par l’intermédiaire de l’archevêque de Narbonne à Raymond de Tournissan.
[28] Vidal. Bullaire de l’Inquisition de France, 115.
[29] Ibidem, 140.
Il y a d’ailleurs un cas de ce genre qui est assez célèbre pour qu’il nous dispense d’en citer encore d’autres. C’est celui du fameux légiste Guillaume de Nogaret. Il était petit-fils d’un Cathare des environs de Toulouse ; ce qui ne l’empêcha pas d’être professeur de droit à l’Université de Montpellier, juge mage de la sénéchaussée de Beaucaire, membre de la Cour du roi ; de faire fonction de chancelier ; d’être l’âme damnée de Philippe le Bel dans l’affaire d’Ansagni et dans le procès des Templiers ; et de posséder dans le Bas-Languedoc d’importantes seigneuries que lui procura la faveur du roi telles que Calvisson, Tancarlet et Marsillargues.
Sommaire. — L’hérésie cathare dans le Nord de la France. — Établissement de l’Inquisition en France, en Aragon et Castille, en Italie. — Saint Pierre martyr. — L’Inquisition dans l’Empire germanique. — Les Vaudois ; leurs doctrines, leur organisation. — L’Inquisition en Dauphiné. — L’inquisiteur François Borrel. — L’Inquisition en Corse.
L’organisation que nous venons de décrire n’était pas spéciale à l’Inquisition du Midi de la France ; elle fut étendue à tous les tribunaux inquisitoriaux qui, au cours du XIIIe siècle, s’établirent dans la plupart des nations chrétiennes.
Les hérésies cathare et vaudoise n’étaient pas en effet cantonnées dans les états du comte de Toulouse et plus particulièrement dans le pays albigeois dont elles finirent par tirer leur nom le plus connu. Les mesures prises contre elles par Robert le Pieux et Philippe-Auguste dans la France du Nord, Henri II en Angleterre, Frédéric Barberousse en Allemagne, les papes Alexandre III, Lucius III et Innocent III dans la chrétienté tout entière nous prouvent bien que, dès le XIIe siècle, et même avant, le néo-manichéisme et les autres hérésies plus ou moins apparentées à lui s’étaient répandues, non seulement dans l’Occitanie, mais aussi dans tout le monde chrétien.
Il est donc naturel que l’Église et le pouvoir civil, pour les poursuivre partout, aient institué, dans la plupart des nations, des tribunaux inquisitoriaux ressemblant, par leur organisation et leur procédure, à ceux que nous venons de décrire.
De 1108 à 1125, un certain Tanchelm propageait le néo-manichéisme dans la Nouvelle-Zélande, à Anvers et en Flandre, et à ses prédications se joignait une action politique et sociale. « Il faisait porter devant lui une bannière et un glaive, symboles de la puissance temporelle, et pour prouver qu’elle lui était conférée par Dieu, il leva une armée de 3.000 hommes qui appuya ses arguments par la violence. Marchant à sa tête, revêtu d’un manteau royal et le front ceint de la couronne, il s’empara de force de Bruges et s’établit en maître à Anvers. Après avoir déclaré que les églises devaient être réputées des lieux de débauche ecclesias Dei lupanaria esse reputandas, il les faisait profaner par ses partisans. Il empêchait par la force la levée des dîmes et faisait mettre à mort quiconque lui résistait : « resistentes sibi caedibus saeviebat », dit de lui le chroniqueur Sigebert de Gembloux[30].
[30] Monumenta Germaniae historica, VI, p. 449.
Les chroniqueurs de la fin du XIIe siècle nous montrent, sous le règne de Philippe-Auguste, le Centre de la France mis à feu et à sang par des hérétiques que l’on appelait Cataphryges, Arriens, Patarins et qui ressemblaient aux Cathares et aux Albigeois du Midi. Ils saccageaient et brûlaient les églises, infligeaient aux prêtres des traitements cruels et sacrilèges, foulaient aux pieds les objets sacrés et les saintes hosties. A l’appel des populations du Berry et du Limousin, Philippe-Auguste dut diriger contre eux une expédition qui en extermina, à Dun, plus de 7.000.
La chronique de Saint-Marien d’Auxerre marque, en 1200, dans la province de Sens, des progrès considérables de l’hérésie néo-manichéenne, haeresis populicana, qu’elle déclare la plus « puante » de toutes, omnium haereseon fetulentissima. L’abbé de Saint-Martin et le doyen de la cathédrale de Nevers qui y avaient adhéré furent déposés par le concile de Sens. « Le cardinal Pierre de Saint-Marcel fut envoyé dans ces pays pour la combattre ; il convoqua à Paris un concile devant lequel il cita le chevalier Evrard qui gouvernait le comté de Nevers comme dans le Midi l’hérétique seigneur de Saissac administrait les terres de son pupille le comte de Carcassonne et Béziers. Reconnu coupable par le légat, Evrard fut livré au bras séculier et brûlé à Nevers. A Paris, la place des Champeaux, près du Louvre, fut réservée, vers 1209, pour le supplice des hérétiques.
Cette poursuite de l’hérésie, ces procès aboutissant à des condamnations et même à des exécutions et conduits par un légat du pape, prouvent que l’Inquisition fonctionnait déjà dans le Nord de la France avant même qu’elle n’eût pris dans le Midi sa forme définitive.
Elle l’avait vers l’an 1232. Cette année-là, Grégoire IX nommait le prieur des dominicains de Besançon, Gautier et son compagnon Robert inquisiteurs du comté de Bourgogne (Franche-Comté). L’année suivante, le 13 avril 1233, il chargeait les Prêcheurs de la poursuite de l’hérésie dans tout le royaume de France « parce que les soucis de leurs multiples occupations permettaient à peine aux évêques de respirer. » Enfin, le 21 août 1235, il nommait inquisiteur général, per universum regnum Franciae, frère Robert, surnommé le Bougre, parce que, avant d’entrer dans l’ordre de Saint-Dominique, il avait été l’un de ces hérétiques Cathares que le peuple appelait Bulgari en latin et Bougres en langue vulgaire[31].
[31] Frédéricq. Robert le Bougre, premier inquisiteur général de France, p. 13.
Saint-Louis assura à l’Inquisition son concours le plus absolu. Dans sa Chronique rimée, Philippe Mousket affirme que l’inquisiteur Robert le Bougre agissait au nom du pape (l’apostole) et du pouvoir spirituel (estole) comme au nom du roi.
[32] Dom Bouquet. Recueil des historiens de France, XXII, p. 55.
Le Coutumier connu sous le nom d’Établissements de Saint Louis constate le même accord : « Quand le juge (ecclésiastique) aurait examiné (l’accusé), s’il trouvait qu’il fût bougre (hérétique), si le devait envoier à la justice laïque, et la justice laïque le doit faire ardoir (brûler). » Ce que répète un autre texte juridique important, les Coutumes du Beauvaisis de Beaumanoir : « En tel cas, doit aider la laïque justice à Sainte Église ; car quand quelqu’un est condamné comme bougre par l’extermination de Sainte Église, Sainte Église le doit abandonner à la laïque justice et la justice laïque le doit ardoir parce que la justice spirituelle ne doit nul mettre à mort. »
A la fin du XIIe siècle et pendant la Croisade des Albigeois, les souverains d’Aragon avaient été sinon les adeptes, du moins les protecteurs de l’hérésie dans le Midi de la France. Ils étaient apparentés aux seigneurs de Foix, de Carcassonne et de Béziers et aux comtes de Toulouse dont nous avons montré les perpétuelles collusions avec les Cathares et lorsque Simon de Montfort marcha contre eux, le roi Pierre d’Aragon vint à leur secours et même mourut en combattant contre les croisés à la bataille de Muret (1213).
Est-ce pour cette raison qu’oubliant les édits promulgués contre eux, en 1198, par ce même roi d’Aragon Pierre, les hérétiques de Languedoc cherchèrent, après leur défaite, un asile de l’autre côté des Pyrénées ? Vers 1226, leur nombre effraya les évêques aragonais et leur roi Jayme. Pour arrêter cette invasion de l’hérésie, ce dernier remit en vigueur les édits de 1198 contre « les hérétiques, leurs hôtes, leurs fauteurs et défenseurs ». Quelques années plus tard, il établit l’Inquisition dans son royaume.
Sur les conseils de son confesseur, le dominicain Raymond de Pennafort, il demanda à Grégoire IX de lui envoyer des inquisiteurs et par une bulle du 26 mai 1232, le pape chargea l’archevêque de Tarragone de faire, avec l’aide des Prêcheurs, une inquisition générale en Aragon et en Catalogne. L’année suivante, Jayme publia contre l’hérésie un code de répression reproduisant celui que le cardinal Romain de Saint-Ange avait promulgué à Toulouse, au lendemain du traité de Paris. Enfin en 1235, Grégoire IX lui envoya tout un traité de procédure inquisitoriale qu’avait rédigé Raymond de Pennafort, devenu pénitencier et canoniste du Saint-Siège. Dès lors, l’Inquisition était établie en Aragon, aux mains des dominicains et des franciscains et son action s’étendait sur la Navarre.
En même temps, le roi saint Ferdinand de Castille, cousin de saint Louis, l’organisait dans ses états. Le Fuero real promulgué par son successeur Alphonse X le Sage, en 1255, et les Siete partidas de 1265 reproduisaient les prescriptions qu’avait édictées Grégoire IX contre l’hérésie et que le pape Boniface VIII devait plus tard inscrire dans sa collection canonique, le Sexte.
Dès le XIe siècle, la Lombardie avait été un actif foyer d’hérésie. Vers 1040, un certain Girard prêchait aux habitants de Monteforte, près de Milan, des doctrines qui se rapprochaient du manichéisme par leur condamnation radicale du mariage et de la famille. L’archevêque de Milan, Héribert ayant fait aux gens de Monteforte une guerre victorieuse, emmena Girard prisonnier ainsi que plusieurs de ses adeptes. Il aurait voulu leur sauver la vie pour les amener ensuite à se convertir ; mais le peuple ne l’entendit pas ainsi. Il éleva un bûcher en face d’une croix, imposant aux hérétiques de choisir entre la mort par le bûcher ou l’abjuration devant la croix. N’ayant pas voulu abjurer, ils furent tous brûlés malgré l’archevêque.
Le feu ne consuma pas l’hérésie ; au XIIe siècle, elle avait fait des progrès considérables ; sous le nom de Patarins, les néo-manichéens étaient nombreux dans toute l’Italie du Nord. Vers le même temps, les prédications d’un caractère à la fois politique et théologique d’Arnaud de Brescia déchaînaient la révolution à Rome et des troubles dans une grande partie de l’Italie. « Les clercs qui ont des propriétés, les évêques qui tiennent des régales, les moines qui possèdent des biens ne sauraient être sauvés. Tous ces biens appartiennent au prince et le prince n’en peut disposer qu’en faveur des laïques. » En parlant ainsi, Arnaud appelait les princes à la curée des biens ecclésiastiques et à la révolte tous les sujets de seigneuries ecclésiastiques, à commencer par celle du pape. A Brescia même, l’évêque fut dépouillé de ses biens et chassé par les Arnaldistes ; et en 1146, le peuple romain, s’insurgeant à l’appel d’Arnaud, chassa Eugène III et proclama la République sous la suprématie de l’empereur allemand.
Attirée par les doctrines politiques de cet agitateur, dans la plupart des villes italiennes, la bourgeoisie gibeline, anti-papale et impérialiste favorisa Patarins et Cathares, comme le faisaient en Languedoc les seigneurs, et en se développant de plus en plus, l’hérésie devint un grave danger social. Un auteur du XIIIe siècle, Étienne de Bourbon, déclare que, de son temps, il y avait à Milan au moins dix-sept sectes hérétiques. Vers le milieu du XIIIe siècle, l’un des militants de l’orthodoxie catholique énumérait les différentes églises cathares des Marches et de la Lombardie.
Dans son Histoire de l’Inquisition, à tendances hostiles au catholicisme, Lea fait remarquer que les forces cathares et gibelines coalisées déchaînaient, en de nombreux pays, la guerre civile et sociale. En 1204, elles soulevaient Plaisance contre l’évêque qui était exilé avec son clergé. Ces derniers s’étant réfugiés à Crémone, la haine des sectaires les y poursuivit : elle souleva contre eux les Patarins qui expulsèrent, avec les réfugiés de Plaisance, l’évêque de Crémone et nombre de ses partisans. Ce ne fut qu’en 1207 que les catholiques de Plaisance purent rentrer dans leur cité et rétablir leur culte.
Les hérétiques étaient si puissants que certains pessimistes annonçaient que l’Église finirait par périr sous leurs coups. Dans son commentaire de l’Apocalypse, Joachim de Flore voyait dans les hérétiques les sauterelles armées du venin des scorpions surgissant, au son de la cinquième trompette, du fond de l’abîme. Il trouvait inutile toute résistance contre eux, surtout depuis qu’en 1195, ils étaient entrés en négociations avec les Sarrasins.
La puissance et le fanatisme de ces hérétiques italiens furent encore renforcés lorsque, vaincus chez eux par la Croisade de Simon de Montfort, les Albigeois vinrent se réfugier en masse dans l’Italie du Nord, tout en gardant des relations occultes avec ceux de leurs frères qui étaient demeurés dans leurs pays. Un complot permanent contre l’Église unissait les hérétiques d’Italie et ceux du Midi de la France.
Rien de plus suggestif, à ce sujet, que les réponses que fit, vers 1277, aux inquisiteurs, un de leurs prisonniers, Pierre de Beauville, d’Avignonet. Au lendemain du meurtre des Inquisiteurs toulousains, tués à Avignonet par des hérétiques cathares, avec la complicité probable du comte de Toulouse Raymond VII, Pierre de Beauville, se sachant suspect, se réfugia en Lombardie sur le conseil d’un serviteur du comte de Toulouse. Il alla à Cuneo où il demeura sept ans ; il fréquentait un atelier de corroyeurs que dirigeaient ouvertement un Toulousain réfugié Arnaud Poirier de Burgueto-Novo, et sa femme Béatrice, tous deux Croyants. Il y rencontra d’autres réfugiés Raymond de Baux, qui était venu de Toulouse, et Raymond Imbert de Moissac. Dans la ville, il trouva un drapier de Toulouse, Arnaud de Frezonis, Barthélemy Boyer, de la rue des Avocats de Toulouse, et beaucoup d’autres hérétiques du Lauraguais et du Carcassès.
Après ce séjour de sept ans à Cuneo, il passa à Plaisance où il vécut cinq ans avec des réfugiés de Saint-Paul Cadajous, puis à Crémone, où résidaient l’évêque des hérétiques de Toulouse et des réfugiés de Lanta, Goderville, Dreuille, Issel, Fanjeaux, Saint-Martin-la-Lande et Toulouse. Il se transporta ensuite à Pavie où il vécut 14 ans, y rencontrant aussi de nombreux réfugiés du Midi de la France et avec eux, un diacre des hérétiques de Catalogne, Philippe. Après un séjour à Alexandrie, à San-Quirico, près de Gênes, et en d’autres lieux, il eut sans doute la nostalgie de la patrie qu’il avait quittée quarante ans auparavant ; il revint à Avignon mais pour se faire prendre par l’Inquisition. Au cours de l’interrogatoire où il raconta son odyssée, il donna les noms d’au moins cent languedociens hérétiques, réfugiés en Italie, avec lesquels il s’était trouvé en rapports personnels[33]. Ce mouvement d’émigration se continua pendant tout le XIIIe siècle ; car la collection Doat nous donne des récits de voyages semblables à celui que nous venons de résumer et datés de 1271 et 1277.
[33] Bibliothèque nationale, fonds Doat XXV fo 297 et suiv.
Dans ces régions où l’hérésie, ayant le plus souvent la faveur des pouvoirs publics, se pratiquait publiquement et même lançait de violentes attaques contre les catholiques, on s’explique la forte organisation qui fut donnée par l’Église à l’Inquisition ; entre elle et les hérétiques ce fut une guerre à mort. Dès 1224, le pape Honorius III confia aux évêques de Brescia, de Modène et de Rimini le soin d’organiser la poursuite de l’hérésie. En 1228, Geoffroi, cardinal de Saint-Marc et légat du Saint-Siège en Lombardie, rendait obligatoires les lois qui ordonnaient la mise à mort par l’autorité civile des hérétiques que le tribunal ecclésiastique livrait au bras séculier. En Italie, comme ailleurs, Grégoire IX confiait la direction de l’Inquisition aux Prêcheurs et aux Mineurs ; il nommait, en 1232, Albéric, inquisiteur de Lombardie ; en 1233, Pierre de Vérone, inquisiteur de Milan et inquisiteurs de Florence, Aldobrandino Cavalcante, en 1231, et Ruggiero Calcagni en 1244 ; ils étaient tous dominicains.
Ces inquisiteurs furent munis de pouvoirs étendus ; outre ceux qu’ils reçurent du pape, comme leurs collègues des autres pays, ils furent soutenus par la législation très sévère qu’édicta contre les hérétiques l’empereur Frédéric II. Coup sur coup, furent promulgués, en 1231 et 1232, une loi impériale qui rendait exécutoire en Italie, comme en Allemagne, les mesures prises à Toulouse, en 1229, par le cardinal de Saint-Ange ; un édit publié à Amalfi déclarant l’hérésie crime de lèse-majesté, ce qui comportait la peine de mort ; enfin l’ordonnance de Ravenne qui étendait à tout l’empire l’édit d’Amalfi.
Plusieurs principautés et républiques municipales de l’Italie édictèrent aussi des lois particulières contre l’hérésie, et veillèrent à l’exécution de celles du Saint-Siège et de l’Empire. C’est ce que fit, à Rome, en 1231, le sénateur Annibaldi, gouverneur de la commune sous l’autorité du pape.
Rigoureuse, l’Inquisition fut combattue avec la dernière violence par l’hérésie puissamment organisée et disposant, comme nous l’avons vu, de forces considérables dans les masses populaires et la riche bourgeoisie gibeline et de la faveur de nombreux seigneurs. L’un des tyrans les plus redoutés de l’Italie, Ezzelin de Romano (mort en 1259) est présenté par les chroniqueurs de son temps comme un ennemi acharné de l’Église et un protecteur des Cathares : « inimicus ecclesiae, haereticorum refugium ; a fide catholica penitus alienus, ob hoc sicut perfidus haereticus ab ecclesia damnatus. » Or il possédait Vérone, Padoue, Vicence, Trévise, Feltre, Trente et Brescia.
La position des inquisiteurs fut souvent critique et les Prêcheurs payèrent parfois fort cher la mission qu’ils avaient spécialement reçue de poursuivre l’hérésie. L’un d’eux, Pierre de Vérone, fut assassiné comme le furent vers le même temps, sur les terres du comte de Toulouse, les inquisiteurs d’Avignonet ; il fut aussitôt canonisé et l’Église l’honore sous le nom de Saint Pierre martyr.
En 1279, l’Inquisition avait fait plusieurs exécutions à Parme ; la femme de l’aubergiste Ubertino Bianco, Tedesca, avait été brûlée, en même temps qu’une grande dame dont elle avait été la servante, Oliva de Fredulfi. Le menu peuple (popolani) qui était, sans doute, attaché à l’aubergiste, envahit le couvent dominicain où résidait l’inquisiteur, le saccagea, mit à mort un vieux frère, Jacques Ferrari, et à mal plusieurs autres. Les Prêcheurs durent quitter la ville sur laquelle le Pape lança l’interdit ; ils n’y rentrèrent que huit ans plus tard (1287), après de longues négociations[34].
[34] Muratori. Rerum italicarum scriptores, IX, 9, p. 35 (Chronicon Parmense).
Pour contrebalancer la force hérétique capable de provoquer de pareils soulèvements, l’Inquisition organisa des sociétés politiques et religieuses décidées à défendre à main armée l’orthodoxie. A Plaisance, entre 1260 et 1270, un de ces groupements, la société du Saint-Esprit, avait pour siège la maison de l’Inquisition, preuve évidente des relations étroites qu’il entretenait avec elle. Dans cette même ville et dans les environs se créa la Compagnie de la Croix pour tenir tête au chef du parti gibelin, Uberto Pelavicino, fauteur d’hérésie. Vers 1240, les dominicains de Bologne fondèrent, dans cette ville, la Société de Sainte-Marie et de Saint-Dominique contre les Patarins et les Sodomites. A Milan, l’inquisiteur Pierre de Vérone avait créé la Société des défenseurs de la foi dont Grégoire IX faisait un bel éloge en 1234. Le même pape louait de même les Frères de la Milice de Jésus-Christ de Parme et, comme il le faisait dans une lettre adressée à Jourdain de Saxe, général des dominicains, on peut supposer que les inquisiteurs dominicains n’étaient étrangers ni à la création ni à la marche de cette société. En 1261, se fondait une ligue catholique entre plusieurs seigneurs de Bologne, de Parme et de Reggio ; c’était le membre d’une famille entièrement dévouée aux dominicains depuis quarante ans, Lotteringo d’Andaló, qui en avait pris l’initiative.
Avec de tels appuis les Inquisiteurs purent poursuivre leur œuvre difficile. En 1273, ils osèrent s’attaquer à l’une des citadelles de l’hérésie, Sermione, près de Vérone. Là résidait un évêque cathare, Laurent, entouré d’un grand nombre de réfugiés de Bourgogne, de France et de Piémont. L’Inquisiteur, frère Tinnidio, évêque de Vérone, s’appuyant sur le podestat de la ville Andaló degli Andaló, fit arrêter un hérétique de Sermione qui lui échappa, ce qui amena une grande effervescence dans le pays. Il organisa contre Sermione une expédition militaire qui fut conduite par Albert della Scala, chef de l’illustre famille véronaise des Scaliger, et à laquelle il prit part en personne avec son auxiliaire dans l’œuvre de l’Inquisition, fra Filippo Bonaccorsi. La guerre se termina par la défaite des hérétiques ; 200 d’entre eux furent brûlés le 13 février 1278, dans les Arènes de Vérone. Ce fut l’une des plus cruelles exécutions de l’Inquisition italienne.
Il est probable que d’autres interventions armées contre le repaire hérétique de Sermione durent se produire dans la suite ; car le 27 juin 1289 — onze ans après — le pape Nicolas IV félicitait les Scaliger de la conquête de Sermione[35].
[35] Cipolla. Nuove notizie sugli eretici Veronesi (1273-1310), p. 9.
Les hérétiques étaient puissants, même dans les États de l’Église et l’Inquisition dut les y poursuivre. A Orvieto, par exemple, ils avaient à leur tête Tosti ; dès 1249, l’inquisiteur Roger condamnait comme hérétiques Christophe et Barthélemy de Ranuccio, membres de cette famille. Vingt ans plus tard, leurs descendants furent l’objet d’une semblable condamnation ; leurs demeures et les tours qui les défendaient furent rasées à la suite d’une série de sentences des 14, 20 et 30 mai, des 20 et 26 juillet, du 13 août, enfin du 22 janvier 1269, rendues par les inquisiteurs dominicains contre Ranuccio, Christophe, Rainier de Stradigittostesso, Rainier di Bartolomeo, et plusieurs de leurs cousins dont une femme, donna Tafura de Tosti[36].
[36] Le texte de ces condamnations a été publié par Theiner. Codex diplomaticus Sanctae Sedis.
Les inquisiteurs surveillaient les allées et venues des réfugiés qui leur étaient signalés des pays d’où ils venaient. Vers 1264, un certain Raymond Baussan, originaire de Laurac (près Castelnaudary), se rendit de Plaisance, où il avait d’abord émigré, dans les Pouilles « in quadam bastida que vocatur Lagarda-Lombart. » Il y vit l’évêque des hérétiques de Toulouse qui l’invita à dîner ; il descendit chez deux Cathares qu’il « adora », Pons Boyer de Saint-Rome, diocèse de Toulouse, et Raymond d’Andorre, et il s’y rencontra avec d’autres réfugiés de la région de Toulouse, en particulier Guiraud Unaud et Mathieu de Cerveria. Mais le roi Manfred les chassa, à la demande des inquisiteurs de Toulouse et du roi d’Aragon qui lui avaient dénoncé leur hérésie et leur présence[37].
[37] Doellinger. Beitraege zur Sektengeschichte des Mittelalters, tome II.
Manfred, roi de Sicile, qui proscrivait ainsi les hérétiques à la demande de l’Inquisition, était lui-même, au même moment, en lutte avec l’Église et excommunié par elle. Le pape Urbain IV cherchait à lui opposer un concurrent ; cette opération fut menée à bonne fin par son successeur, Clément IV, qui dressa Charles d’Anjou contre Manfred et elle fut consommée lorsque, vainqueur à Tagliacozzo, Charles fit tomber sous la hache du bourreau la tête de Conradin, fils de Manfred.
Excommunié par l’Église, pendant une grande partie de son règne, le père de Manfred, l’empereur Frédéric II, avait poursuivi avec une extrême rigueur les hérétiques, en parfait accord avec l’Inquisition ; ce qui semble indiquer qu’il obéissait moins au fanatisme religieux et à un sentiment de dévouement au Saint-Siège, qu’à des raisons d’ordre politique et social. Dans les hérétiques il poursuivait moins des adversaires du catholicisme que des révolutionnaires qui, par leur doctrine et leur action, menaçaient l’ordre établi comme devaient le faire plus tard, toujours en Allemagne, à la suite des prédications de Luther, les anabaptistes de Munzer.
Les empereurs du XIIe siècle avaient déjà montré une grande sévérité contre l’hérésie et nous avons vu, plus haut, la grande part qu’ils prirent aux mesures qu’édictèrent les papes contre elle, en particulier à la grande assemblée de Vérone.
Dès son avènement, Frédéric II suivit l’exemple de ses prédécesseurs. Dans sa bulle d’or d’Egra (12 juillet 1213), il promit au pape Innocent III, alors son protecteur, son concours le plus absolu pour l’extirper entièrement de ses états : « super eradicando autem haereticae pravitatis errore auxilium dabimus et operam efficacem. » Le jour de son couronnement (22 novembre 1220), il publia une Constitution dont les articles 5 et 6 étaient dirigés contre les hérétiques Cathares, Patarins, Spéronistes, Léonistes, Arnaldistes et Circoncis, renouvelant contre eux les mesures édictées par Alexandre III, par Lucius III à Vérone et par Innocent III au récent concile universel de Latran. Il ordonna à l’Université de Bologne d’expliquer cette constitution dans ses cours de droit. Quatre ans plus tard, en mars 1224, il publia, pour toute la Lombardie, une ordonnance frappant de la peine de mort les hérétiques, au nom du droit civil comme au nom du droit ecclésiastique, « utriusque juris auctoritate muniti », et de la plénitude de son pouvoir, parce que, disait-il, le Seigneur, en lui donnant la couronne impériale, l’avait établi gardien du corps de l’Église avec l’obligation de le préserver de la contamination des brebis galeuses.
Les expressions que nous avons soulignées prouvent bien que, pour Frédéric II, la répression de l’hérésie était une attribution, un devoir même de la fonction impériale et d’ordre politique autant que religieux. Il développa lui-même cette considération dans une lettre qu’il adressa au pape Grégoire IX. « L’Église, lui disait-il, est déchirée intérieurement par de faux frères, comme par des vices cachés, et extérieurement par les attaques des rébellions politiques qui font des blessures visibles. A ces deux maux la Providence céleste a appliqué non pas deux remèdes mais un seul sous une double forme : l’onguent du ministère sacerdotal servant à guérir spirituellement les vices intérieurs des faux frères, vices qui souillent l’âme dans sa noble essence ; et la puissance du glaive impérial qui doit percer avec sa pointe les blessures extérieurement gonflées et, en abattant les ennemis publics, supprimer matériellement avec le tranchant ce qui est pourri et desséché.
« Tel est vraiment, Très Saint Père, le remède unique, quoique double, de notre infirmité ; et bien que ces deux choses, le Sacerdoce et le Saint-Empire, paraissent distinctes dans les termes qui servent à les désigner, elles ont réellement la même signification en vertu de leur même origine ; car toutes deux sont, dès le principe, instituées par la puissance divine…
« C’est donc à nous deux qui ne faisons qu’un et qui croyons assurément de même, qu’il appartient d’assurer de concert le salut de la foi, de restaurer les droits de l’Église aussi bien que ceux de l’Empire en aiguisant contre les destructeurs de la foi et les rebelles de l’Empire les glaives qui nous sont confiés. »
Ce qui ressort de cette lettre c’est que c’est moins comme mandataire de l’Église que comme représentant direct de Dieu que l’Empereur « de la plénitude de sa puissance » réprimait l’hérésie au for extérieur, le for intérieur étant seul réservé au Pape. On comprend, dès lors, que même en conflit avec le Saint-Siège, même excommunié, il ait exercé contre l’hérésie une œuvre de répression inhérente à la dignité et à la fonction impériales.
Ce fut le dominicain Conrad de Marbourg qui fut chargé d’appliquer en Allemagne les ordonnances impériales et les constitutions pontificales qui avaient créé l’Inquisition et en précisaient la marche ; il se montra fort rigoureux.
D’Allemagne, l’Inquisition s’étendit en Bohême, en Hongrie, et de là, dans les pays slaves et scandinaves. Quant à la Flandre et aux Pays-Bas, ils étaient soumis, dès 1233, à l’action de l’Inquisiteur de France, Robert le Bougre. Vers 1240, il y avait des tribunaux inquisitoriaux, confiés aux dominicains et aux franciscains, dans la plupart des pays chrétiens.
L’Inquisition finit par avoir raison de l’hérésie contre laquelle elle avait été instituée, le néo-manichéisme cathare. Au commencement du XIVe siècle, il avait perdu toute sa force dans le Midi de la France et même en Italie ; on n’en trouvait plus que des cas isolés.
L’hérésie vaudoise fut beaucoup plus tenace. Parce que l’Inquisition du XIIIe siècle la poursuivit en même temps que le catharisme, on la confond souvent avec lui ; en réalité, elle en différait beaucoup. « La doctrine vaudoise, écrit avec raison M. Jean Marx dans sa savante étude sur l’Inquisition en Dauphiné, innove peu en matière de dogme ; elle est surtout une négation de l’autorité de l’Église et de la valeur de ses œuvres. » Ce n’est pas chez elle qu’il faut chercher la survivance des hérésies des premiers siècles se rencontrant au sein du catharisme : le dualisme des manichéens, les émanations infinies d’hypostases de la gnose et du marcionisme, l’encratisme et le docétisme, que nous avons décrits en étudiant la doctrine cathare.
Les Vaudois voulaient, avant tout, revenir à la pauvreté évangélique, et ils condamnaient tout ce qui dans l’Église s’en écartait : la richesse des clercs, leurs principautés, leur autorité temporelle. Dans la hiérarchie ecclésiastique, ils ne voyaient plus une force sanctifiante ; la sainteté n’était à leurs yeux qu’individuelle et elle ne s’acquérait ni par des sacrements ni par des pratiques rituelles, mais par des œuvres personnelles.
Ils croyaient à la divinité du Christ et de ses enseignements et admettaient même avec l’Eucharistie, la Confession ; mais ils pensaient que tout homme juste pouvait continuer l’œuvre du Christ au milieu de ses frères, et par exemple, absoudre des péchés, consacrer l’Eucharistie, présider aux prières et annoncer l’Évangile. Ainsi, ce n’étaient pas seulement les richesses et la puissance temporelle de l’Église qu’ils rejetaient, mais toute la hiérarchie de l’Église. Nous pouvons nous les représenter comme des puritains protestants ayant encore conservé quelques dogmes spécifiquement catholiques et pénétrés d’un esprit de pauvreté, évangélique ou franciscain. En un temps où ce clergé qu’ils rejetaient depuis le pape jusqu’au dernier des clercs, jouissait de richesses et d’une puissance temporelle considérables, les Vaudois faisaient figure de révolutionnaires. Leur puritanisme ébranlait les fondements de la puissance civile. Ils faisaient du serment un péché ; ils s’élevaient contre toute guerre offensive ou défensive ; ils refusaient à la société tout droit de répression sanglante ; et par l’anarchie, ils rejoignaient les Cathares.
Ce qui faisait aussi qu’on les confondait avec eux, c’est qu’ils avaient, eux aussi, leurs Parfaits, leurs Purs. C’étaient des hommes ayant un tel renom de sainteté qu’on s’adressait à eux pour obtenir l’absolution des péchés par une cérémonie rappelant le Melioramentum des Albigeois.
Ces hommes particulièrement vénérés et influents, se nommaient barbes et comme les Parfaits cathares, ils menaient une vie beaucoup plus austère que les autres adhérents de leur secte. Bernard Gui nous la décrit dans sa Pratica. « Une fois qu’ils sont reçus dans l’ordre (car ils finissaient par former un clergé), ils promettent d’observer la pauvreté évangélique et la chasteté ; ils doivent vivre d’aumônes. Tous les ans, ils tiennent un ou deux chapitres généraux en secret, se rassemblant dans une maison louée pour la circonstance par un des leurs. C’est là que le majoral charge les frères de missions dans les divers pays. On lui rend compte des collectes et des dépenses qui ont été faites. » Au XIIIe et au début du XIVe siècle, les Pauvres constituaient une sorte de confrérie où l’on entrait par le diaconat. Le diacre subissait un examen préalable sur les Écritures, puis il allait étudier à l’école que la secte possédait à Milan ou dans quelque autre maison lui appartenant. L’ordination se faisait par le majoral ou par un autre supérieur au moyen de l’imposition des mains.
Quant aux autres membres de la secte, ils devaient se rapprocher le plus possible de la vie des Pauvres, mais sans être tenus à la suivre et partout où la pratique de leur foi était impossible, ils avaient la permission de se conduire extérieurement comme des catholiques plus ou moins pieux.
L’hérésie vaudoise semble s’être tout d’abord développée dans la région de Lyon ; c’est dans cette ville que vivait le riche marchand Pierre Valdo, qui donna son nom aux « Pauvres de Lyon, » parce qu’il avait fait un abandon total de ses biens afin de pratiquer la pauvreté absolue. Chassés de Lyon par l’archevêque, les Vaudois ou Pauvres de Lyon se répandirent dans la région lyonnaise, le Dauphiné, la Provence et même le Languedoc, où on les confondit avec les Cathares. Comme ces derniers, ils essaimèrent en Italie, dans l’empire germanique et jusque sur le littoral de la Baltique. Ils se cantonnèrent solidement dans les vallées alpestres du Dauphiné et du Piémont que l’on appela plus particulièrement les vallées vaudoises. C’est surtout là que l’Inquisition les poursuivit.
Dès le début du XIIIe siècle, en 1208, Innocent III nommait les évêques de Couserans et de Riez et l’abbé de Citeaux légats non seulement dans la province de Narbonne et d’Auch, mais aussi dans celles d’Aix, d’Arles, d’Embrun et de Vienne, pour y combattre l’hérésie, et en même temps, l’empereur Otton IV de Brunswick ordonnait à l’évêque de Turin d’expulser les Vaudois de son diocèse.
Dans le cours du XIIIe siècle, une série d’inquisiteurs procédèrent contre eux ; le dominicain Étienne de Bourbon qui parcourut le Lyonnais et le diocèse de Valence et décrivit leurs croyances et leurs mœurs dans ses Anecdotes historiques ; l’évêque d’Avignon, Zoen Tencarari, qu’Innocent IV envoya comme légat dans les provinces de Besançon, Tarentaise, Vienne, Embrun, Arles et Aix en 1243 ; les Frères Mineurs qu’Urbain IV institua, en 1263, inquisiteurs de Provence et de Forcalquier.
Malgré les efforts de l’Inquisition, l’hérésie vaudoise était fort puissante dans la région des Alpes, au commencement du XIVe siècle. En Piémont et dans la haute Lombardie, les hérétiques tenaient publiquement des congrès réunissant plus de 500 personnes.
Ils bravaient les inquisiteurs. En 1321, deux frères mineurs, Catelain Faure et Pierre Pascal, avaient été envoyés contre eux par l’inquisiteur en chef Jacques Bernard. Ils s’arrêtèrent à Montélier, au prieuré de Saint-Jacques. Dans le silence de la nuit, un groupe nombreux d’hérétiques armés pénétra dans le prieuré, brisant les portes de la chambre où reposaient les inquisiteurs. Ceux-ci furent massacrés et les meurtriers s’acharnèrent sur leur corps… Ils marchèrent, en 1332, contre l’inquisiteur Jean Albert, de Castellazzo et l’obligèrent à fuir et Guillaume, curé d’Angrogne, fut tué sur la place du village alors qu’il venait de célébrer la messe ; les Vaudois le soupçonnaient de les avoir dénoncés à l’inquisiteur. A Suse en 1365, à Buqueras en 1374, des inquisiteurs périrent ainsi. En 1383, en Dauphiné, les gens de Valpute attaquèrent rudement le châtelain Antoine Ruchier, qui fut même blessé. En 1474, l’inquisiteur Jean Veylet, accompagné d’un religieux et d’un secrétaire, fut assailli entre le mont Genèvre et Césane ; ses bulles, ses papiers et ses pièces de procédure furent enlevés ainsi que l’argent qu’il emportait pour aller à Rome. Quelques années plus tard, les hérétiques de Valcluson attaquèrent et pillèrent la maison de l’inquisiteur Blaise de Berra et tuèrent un de ses serviteurs. Les tentatives amiables d’Alberto Cattaneo, en 1487, furent accueillies assez mal ; les Vaudois du Valcluson, se rassemblèrent en grand nombre et parlèrent d’aller attaquer le commissaire apostolique[38].
[38] Jean Marx. L’Inquisition en Dauphiné, pp. 17-18.
C’était sans doute parce que l’hérésie était si puissante que parfois les gouverneurs et les magistrats hésitèrent à prêter contre elle main-forte à l’Inquisition. Le 19 octobre 1331, Jean XXII blâmait le bailli de Briançon et le châtelain de Queyras des obstacles qu’ils mettaient à la poursuite des hérétiques et les sommait en particulier de livrer à l’Inquisiteur ou à l’évêque du lieu deux d’entre eux qu’ils protégeaient[39].
[39] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, no 114.
Le successeur de Jean XXII, Benoît XII, activa de toute façon la poursuite des Vaudois. Dès la première année de son pontificat, il exhortait Humbert, dauphin du Viennois, à rechercher soigneusement les Vaudois et à les livrer aux inquisiteurs (16 juin 1335) et le même jour, il écrivait, dans le même sens, à Aymar de La Voulte, évêque de Valence. L’année suivante (13 avril 1336), à la demande du frère mineur Guillaume de Montrond, inquisiteur de Provence, il ordonnait aux prélats, aux inquisiteurs, aux seigneurs temporels et aux villes de Lombardie, de faire arrêter les hérétiques de l’Embrunois et des autres contrées de Provence, réfugiés chez eux (Vidal, no 149).
Ainsi donné, l’élan ne se ralentit pas. L’inquisiteur Pierre de Monts et l’archevêque d’Embrun faisaient brûler douze habitants de la Valpute en face de l’église d’Embrun ; en 1353, ils réconciliaient 150 Vaudois en leur imposant des Croix et 18 autres, l’année suivante. Les deux inquisiteurs franciscains, Hugues Cardillon et Jean Richard, parcoururent, en 1363, les vallées de l’Embrunois.
Leur zèle fut encore dépassé par François Borrel. Il était déjà à la tête de l’Inquisition dauphinoise avant l’avènement de Grégoire XI (1370). Ce pape lui maintint ses fonctions et, après le grand schisme, le pape d’Avignon Clément VII les lui confirma en 1381. Par une série de bulles, Grégoire XI lui assura le concours du gouverneur du Dauphiné, des seigneurs de Vinay, de Virieu, de Chateauvillain, du bailli d’Embrun et de Briançon, des sires de Clermont et de Roussillon. Après avoir énergiquement reproché leur faiblesse aux archevêques et évêques de Vienne, Embrun, Tarentaise, Valence, Viviers, Grenoble, et Genève, il leur mandait de se mettre à l’entière disposition du frère Borrel. Puis s’adressant à l’inquisiteur lui-même, il lui ordonnait d’envoyer dans toute l’étendue du Dauphiné, de la Savoie et de la Provence, des missionnaires des quatre ordres mendiants, dominicains, augustins, carmes, mineurs, pour prêcher les hérétiques (7 mai 1375). Cette énergique campagne de prédications et d’inquisition était appuyée par la présence d’un légat spécial du Saint-Siège, Antoine, évêque de Massa. Les gouverneurs et les magistrats accompagnaient Borrel dans ses tournées.
Les archives de l’Isère conservent « le cahier où Antoine Ruchier, châtelain de Valpute, a inscrit la liste des vacations consacrées par lui au service de l’Inquisition dans sa région.
« Il a secondé François Borrel, sur un mandement spécial de Charles de Bouville, gouverneur du Dauphiné. Le 20 juin 1381, il s’est rendu à Embrun où l’inquisiteur procédait à l’interrogatoire de Jean Lambert, un « maître » de la secte vaudoise ; trois hommes l’accompagnaient. En 1382, il assiste l’inquisiteur dans l’examen de plusieurs hérétiques ; ils vont ensemble à l’Argentière où 140 témoins sont interrogés. En juillet 1383, l’inquisiteur apprend que, parmi les gens de la Valpute qu’il a frappés de peines canoniques, certains se sont enfuis et d’autres n’observent pas leurs pénitences : il requiert donc le châtelain d’entrer avec lui dans la vallée… Cependant, l’inquisiteur a reçu de graves dépositions contre les gens du Valcluson ; à la demande du prévôt d’Oulx, du vibailli et du juge du Briançonnais, il s’en va prêcher la bonne parole aux gens de cette vallée, accompagné toujours par Antoine Ruchier. Mais arrivés dans la vallée, ils rencontrent une violente résistance ; le châtelain est blessé, il a les pouces démis. Néanmoins, il assiste l’inquisiteur dans divers procès qui se déroulent à Embrun ; plusieurs Vaudois relaps sont livrés au bras séculier.
« Sur les instances de l’inquisiteur, le gouverneur du Dauphiné et le Conseil delphinal ordonnent à Artaud d’Arces, bailli de Briançon, d’entrer à main armée dans le Valcluson ; l’inquisiteur et le bailli requièrent, le 26 octobre 1384, Antoine Ruchier de pénétrer dans la vallée avec le plus de forces qu’il pourra. L’expédition dure douze jours. Armand du Roussel et Jean Rousset chevauchent à côté du châtelain. Le 3 avril, l’inquisiteur porte à Oulx, une série de sentences contre nombre de Vaudois arrêtés… Les hommes d’armes Jean Faure, de Voreppe et Étienne de Blois, ont accompagné à cheval Antoine Ruchier qui, au cours de cette longue campagne, a procédé à un certain nombre d’exécutions capitales. » (Marx.)
Cette citation nous donne une idée de l’activité que déploya l’inquisiteur Borrel, pendant un quart de siècle, non seulement dans les vallées que nous venons d’indiquer, mais dans le Dauphiné, le Piémont et la Savoie. Le résultat de ses enquêtes fut la création de nouvelles prisons inquisitoriales, celles qui existaient auparavant ne suffisant plus au nombre de prisonniers qu’il avait arrêtés et condamnés. Dès le 7 octobre 1375, Grégoire XI s’inquiétait de l’entretien des prisonniers et il en donnait la charge aux évêques de leurs diocèses respectifs. Le 22 juillet 1376, il confirmait le projet élaboré par l’évêque de Missa et un certain nombre de personnages ecclésiastiques et laïques de Vienne, de la création d’une prison inquisitoriale dans un local de cette ville appelé le Palais Vieux, appartenant à la mense archiépiscopale. Quant au chapitre, il devait fournir une maison sise près de l’hôpital et qui serait l’hôtel de l’Inquisition (Vidal, nos 306 et 307). Le 15 août 1376, le Pape adressait un appel général à tous les fidèles, leur demandant de contribuer par leurs aumônes à l’entretien des hérétiques pauvres, prisonniers de l’Inquisition, « pro alimentis carceratorum hujusmodi », ce qui semble bien indiquer que quand ils le pouvaient, les « emmurés » devaient s’entretenir eux-mêmes.
Cette grande inquisition se poursuivit jusqu’en 1393 ; cette année-là, de nombreux hérétiques furent brûlés à Grenoble. Ainsi se terminèrent les fonctions de ce redoutable inquisiteur qui, devenu provincial des franciscains de Provence, eut pour successeur, comme inquisiteur, Antoine Alhaudi, nommé sur sa proposition par le pape le 1er juin 1393.
L’hérésie vaudoise ayant pénétré en Corse, l’Inquisition fut exercée aussi, à plusieurs reprises, dans cette île ; en 1340 et en 1369, sous la direction de franciscains ; en 1372, par un carme, évêque de Mariana ; en 1372, par l’évêque d’Ajaccio et le vicaire général des franciscains. Cinq ans après, Grégoire XI demanda à Léonard de Giffon, général des franciscains, de déléguer un inquisiteur en Corse et en Sardaigne, ces deux îles étant travaillées « de nombreuses hérésies » (24 juillet 1377 ; Vidal, p. XIII-XIV, et no 309).
Sommaire. — Joachim de Flore. — Les Spirituels de l’ordre franciscain. — L’Inquisition contre les Spirituels et les Fraticelli dans le Midi de la France. — Dans l’Empire germanique : Louis de Bavière. — L’Inquisition contre les Béguins en France, en Espagne, en Italie. — Les Lollards : Wicklef et Jean Huss ; leurs doctrines antisociales déchaînant les guerres sociales. — L’Inquisition contre les Lollards et les Hussites.
A côté des Vaudois, le XIIIe siècle vit naître et se développer plusieurs autres sectes exaltant la pauvreté et jetant le discrédit sur l’Église coupable, à leurs yeux, d’entasser des richesses et de posséder des principautés. Elles procédaient des écrits d’un ermite cistercien de Calabre, Joachim de Flore, abbé de Curace, mort dans les dernières années du XIIe siècle. Expliquant à la lumière de l’Apocalypse, la Trinité, il apercevait une évolution historique au sein des trois personnes divines et doublait ainsi sa théologie d’une philosophie de l’histoire se terminant elle-même en prophétie.
L’Ancien Testament, disait-il, avait été l’œuvre du Père, qui lui-même avait prédit l’œuvre rédemptrice du Fils. Le Nouveau Testament, œuvre du rachat de l’humanité, était le règne du Fils ; mais le Fils n’avait-il pas prédit à son tour l’avénement de l’Esprit qui achèverait et perfectionnerait son action, donnant ainsi au monde, après la rédemption par le Fils, cet amour infini, et cette charité qui absorbe en elle-même la foi et l’espérance parce que seule elle communique à l’homme la plénitude de la divinité ? Joachim de Flore décrivait les signes qui annonceraient l’avénement prochain de cet Évangile éternel de l’Esprit qui engloberait en lui les deux Testaments. Les générations qui le suivirent, commentant ses écrits comme des livres saints, placèrent vers 1260 l’année où commencerait le règne de l’Esprit.
Cette théologie, tellement risquée que son auteur la soumit spontanément au jugement du Saint-Siège, donnait naissance à une morale et à une politique sociales. Le premier règne, celui du Père, est celui du mariage, celui où la chair proche du péché primordial, l’emporte encore. Le mariage qui réglemente les passions charnelles, est alors le degré le plus élevé de la dignité humaine. C’est aussi celui de la crainte courbant l’humanité tremblante devant le Dieu jaloux. Le règne du Fils a porté à un haut degré la spiritualisation de l’homme ; c’est l’âge de la cléricature établie sur la continence absolue de la virginité. L’avénement du Paraclet prédit achèvera cette œuvre de spiritualisation, puisque le Paraclet est l’Esprit. « Les clercs ont commencé cette sublimation des instincts mais n’ont pas renoncé à la vie active ; ils sont restés dans le monde, n’ont pas rompu complètement avec le corps. Les moines porteront au plus haut degré, par la vie contemplative et le renoncement absolu, l’exaltation de l’Esprit. »
Dans ces oppositions de deux Testaments, de la chair et de l’esprit et dans l’annonce de cette victoire définitive de l’esprit, nous retrouvons — il est vrai sans trace de manichéisme — certaines doctrines cathares. D’autre part, ce détachement des choses matérielles, ce renoncement absolu, les Pauvres de Lyon, les Vaudois, les prêchaient aussi ; et les prêchait aussi, vers le même temps, celui qui s’était fiancé à dame Pauvreté, saint François d’Assise.
Aussi n’est-il pas étonnant que les visions apocalyptiques de l’abbé calabrais aient séduit à la fois, au cours du XIIIe siècle, des infidèles tels que les Cathares, des hérétiques tels que les Vaudois, et des orthodoxes, prétendant le demeurer même quand il leur arriva d’être condamnés par les papes, les franciscains.
Dès sa fondation, peut-on dire, et pendant tout le premier siècle de son existence, l’ordre de saint François fut profondément divisé par la question de la pauvreté. Les uns, plus près de leur saint fondateur, voulaient la pratiquer absolument et n’admettaient pas que leur ordre pût posséder ; les autres acceptaient les atténuations que, du vivant même de saint François, le Saint-Siège avait apportées à sa règle et à son idéal et demandaient que l’ordre pût posséder des biens et des richesses pourvu que chacun en usât en esprit de pauvreté. Les controverses sur cette question furent souvent violentes et déterminèrent des conflits pénibles et même des schismes au sein de la famille séraphique.
Les défenseurs de la pauvreté absolue se reconnurent dans ces disciples de l’Esprit ou Spirituels, qui devaient hâter l’avénement du Paraclet, décrit par Joachim de Flore, par la contemplation et le détachement absolu des choses de ce monde. La pauvreté selon l’idéal de saint François était pour eux le signe extérieur de l’homme vraiment spirituel. Aussi plusieurs d’entre eux firent-ils des commentaires des écrits de Joachim de Flore et on finit par les appeler tous des Spirituels. En 1247, ce fut un religieux à tendances joachimistes qui fut élu ministre général de l’Ordre, Jean de Parme ; il dut donner sa démission en 1257 lorsque le pape Alexandre IV eut condamné l’Introduction à l’Évangile éternel.
Vers le même temps un franciscain du couvent de Béziers, Pierre-Jean Olive (né à Sérignan, en 1248), exposait un joachimisme atténué qui fut désormais la doctrine des Spirituels. Rejetant la doctrine condamnée par l’Église du règne de l’Esprit se substituant à celui du Fils, il reprenait néanmoins la division de l’histoire du monde en trois âges et de l’histoire de l’Église en sept époques, imaginée par Joachim de Flore.
Le troisième âge du monde correspond à la sixième et à la septième époque de l’Église. La sixième est marquée non par la publication d’un nouvel Évangile, mais par le renouvellement de l’Évangile du Christ sur la base de la très haute pauvreté contenue dans la Règle de saint François, laquelle s’identifie avec l’évangile du Christ. De même que le deuxième âge du monde avait été caractérisé par la fermeté dans la foi à la divinité de Jésus, de même le troisième âge sera caractérisé par la fermeté dans la pratique de la pauvreté de Jésus. Saint François est comme une réapparition du Christ sur la terre.
« Son ordre, ou plutôt ceux qui s’inspireront de son esprit, seront vraiment des « pauvres évangéliques » ; ils seront persécutés par l’Église charnelle comme le Christ le fut par la synagogue ; et de même que le Christ fut enseveli, l’esprit de la Règle sera enseveli et étouffé par les commentaires, les dispenses et les adoucissements. Olive calcule que le troisième âge du monde doit durer 700 ans et commencer vers l’an 1300 avec le crucifiement des « Pauvres évangéliques » par l’Antéchrist qui trouvera ses principaux partisans dans l’ordre franciscain. Mais de même encore que le Christ est ressuscité, après ces épreuves viendra le triomphe. Olive devint aussitôt le grand théoricien, le saint, le prophète des spirituels[40]. »
[40] P. Gratien. Histoire de la fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères Mineurs au XIIIe siècle, p. 387.
Les franciscains Spirituels, après de nombreuses péripéties, crurent triompher avec l’avénement de Célestin V (1294). Ayant pratiqué lui-même la vie érémitique, dans la pauvreté, ce pape connaissait et estimait deux Spirituels, Pierre de Macerata et Pierre de Fossombrosse. Il les reçut, écouta leurs plaintes et les déliant de l’obéissance à leurs supérieurs franciscains, il les autorisa à vivre selon leur idéal d’absolue pauvreté dans des ermitages mis à leur disposition par l’abbé des Célestins. Leur joie fut de courte durée. Moins d’un an après, Célestin V abdiquait ; son successeur Boniface VIII cassait sa décision et favorisait les poursuites qui pourraient être dirigées contre les Spirituels. Ces derniers, sous l’influence de Pierre de Fossombrosse, qui prit dès lors le nom d’Ange Clareno, refusèrent de reconnaître l’abdication de Célestin V, estimant qu’elle avait été extorquée et l’élection de Boniface VIII fut jugée par eux schismatique ; ils continuèrent donc d’invoquer la décision de Célestin V, qui leur permettait de vivre entre eux et ils s’intitulèrent petits frères de la Vie Pauvre, Fraticelli. C’est l’un des noms sous lesquels on désigna, dès lors, les Spirituels.
Après la mort de Pierre-Jean Olive (1298), les Fraticelli se multiplièrent. Ils groupèrent eux-mêmes autour d’eux des laïques du Tiers-Ordre, qui voulaient, eux aussi, être les adeptes et les apôtres de la pauvreté ; on les appela Béguins et Béguines.
Boniface VIII, Clément V et Jean XXII essayèrent de supprimer ce mouvement qui de plus en plus faisait opposition à l’Église, lui reprochant ses richesses et ses principautés, comme le faisaient les Vaudois ; mais il trouva un défenseur énergique dans la personne d’un franciscain du couvent de Narbonne, fervent apôtre de la Pauvreté évangélique, Bernard Délicieux, et dans un autre Mineur qui continuait, dans ses écrits, l’œuvre d’Olive, Ubertino de Casal. Bientôt, les Spirituels se répandirent en Italie et dans le Midi de la France surtout à Narbonne et à Béziers ; dans ces deux dernières villes, ils furent si puissants qu’ils réussirent à chasser des couvents franciscains les religieux qui ne voulaient pas de la pauvreté absolue.
Après maintes remontrances et plusieurs procès inutiles, le pape Jean XXII voulut en finir avec eux et, le 17 février 1317, il ordonna aux inquisiteurs du Languedoc de traiter désormais comme des hérétiques les dissidents franciscains, quelle qu’en fût la dénomination : Spirituels, Fraticelli, Bizochi, Béguins. A la fin de la même année, une nouvelle bulle de Jean XXII (30 décembre) excommunia solennellement et supprima la secte des Fraticelli, frères de la pauvre vie, les Bizochi ou Béguins, qui « prétextant une autorisation de Célestin V », s’étaient établis et multipliés en Italie, en Sicile, en Provence, à Narbonne et à Toulouse. La Congrégation des Spirituels de Toscane qui avait pour chef Henri de Ceva, fut condamnée quelques semaines plus tard (23 janvier 1318) et les évêques eurent ordre de punir les rebelles[41].
[41] Ces bulles sont résumées par Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, nos 16 et 16 bis.
Dès lors, les Spirituels, les Fraticelli et les Béguins furent gibier d’Inquisition.
Jean XXII inaugura les poursuites. Le 27 avril, il manda aux officiaux de Narbonne et de Béziers d’instrumenter contre un certain nombre de Frères Mineurs, fauteurs de dissensions et de scandale dans leur ordre. C’étaient, pour Narbonne, Guillaume de Saint-Amans, Raymond Crivelier, Cervian, Bernard Parazols, Bérenger Tortel, Jacques de Portal, Guillaume Laurent, Jacques de Rieu, Laurent de Salses, Raymond Carlat, Bertrand Durand, Pierre Fabre, Bernard François, Guillaume Sautons, Jean Barrau, Guillaume Roger, Raymond Bordic, Arnaud Raymond, Bernard d’Alzonne, François Sysinus, Pons Roca, Jean Rasier, Bernard d’Antugnac, Guillaume Arnaud, Raymond Bels, Bérenger de Ferrals, Guillaume Toulza, Bernard Bonet, Bernard Tournier, Bertrand Grancarota, Jean Corvi, Pierre Austensii, Guillaume Pourcel, Jean Gleize, Raymond Ferrier, Jean Pruni, Raymond Borditi, Gentilis de La Marche, Bernard de Saverdun, Raymond Dejean, Raymond Maistre, Guillaume Rousset, Guiraud Marty, Pierre Vidal, Guillaume de Vesian, et Jacques de Montesquieu.
C’étaient pour Béziers : les religieux franciscains Bernard Marty, Pierre Dominique, Vincent Guiraud, Bérenger Juliol, Pierre Baysse, Pierre de Raymond Gontard, Pierre de Raymond de Mayrac, Bernard Andrieu, Bernard Pelhier, Bernard Guille, Béranger Cofi, Déodat Miquel, Jacques Séguin, Pons Porteneuve, Jean Fabre et Guillaume Raoul.
Ces religieux, convoqués en Avignon, parurent en consistoire devant le pape : ils avaient à leur tête Bernard Délicieux qui prit leur défense. Jean XXII les somma de se soumettre : quarante le firent ; mais les vingt-cinq autres, soutenus par Bernard Délicieux, refusèrent. L’Inquisition s’empara de leurs personnes et une bulle du pape du 8 novembre 1317 ordonna à l’inquisiteur de Provence et de Forcalquier, le Frère Mineur Michel Le Moine, d’instruire leur procès (Vidal, no 15). Quatre d’entre eux ayant persisté dans leur obstination, furent livrés au bras séculier et brûlés à Marseille, le 7 mai 1318 ; un fut condamné à la prison perpétuelle et les vingt autres à des pénitences légères. Dans les années suivantes, l’Inquisition condamna au bûcher un assez grand nombre de Fraticelli et de Béguins à Narbonne, Lunel, Lodève, Béziers, Capestang, Carcassonne et Toulouse (1319-1322).
Quant à Bernard Délicieux, il fut arrêté à l’issue de l’audience de Jean XXII de 1317, soumis à une enquête dirigée par Guillaume Méchin, évêque de Troyes, et Pierre Letessier, abbé de Saint-Sernin de Toulouse et jugé, au nom du pape par l’archevêque de Toulouse et les évêques de Pamiers et de Saint-Papoul. Au lieu de le poursuivre comme hérétique, on l’accusa d’avoir ameuté le peuple de Carcassonne contre les inquisiteurs et de l’avoir conduit lui-même à l’assaut et au pillage de la maison de l’Inquisition, les armes à la main. D’après l’acte d’accusation, résumé par le pape lui-même dans sa bulle du 16 juillet 1319, Bernard Délicieux aurait fait briser par la foule les portes de la prison inquisitoriale, mis en liberté les prisonniers, démoli les maisons de plusieurs habitants du bourg de Carcassonne, et mis au pillage leurs jardins et leurs biens. Il aurait aussi diffamé les procès de l’Inquisition et appuyé les hérétiques, leurs adhérents et ceux qui leur donnaient asile. Il aurait enfin tenté par trahison de faire passer Carcassonne, Albi et Cordes de la domination du roi de France à celle de l’infant de Majorque et contribué par ses envoûtements à la mort du pape Benoît XI, ennemi des Spirituels.
Les juges ne retinrent que la première accusation et condamnèrent Délicieux à la prison perpétuelle.
Contre cette politique de répression de Jean XXII les Fraticelli invoquaient des lettres de plusieurs de ses prédécesseurs, par exemple, la bulle de Nicolas III, Exiit qui seminat, insérée par Boniface VIII au Sexte qui déclarait que la règle de saint François était visiblement inspirée du Saint-Esprit et qu’en ordonnant la pratique de l’absolue pauvreté, elle ne fait que suivre l’exemple du Christ et des apôtres ; le canon Exivi de paradiso du concile de Vienne approuvé par Clément V et inséré dans les Clémentines, qui approuvait, dans une certaine mesure, les rigoristes. Pour en finir avec ces discussions, Jean XXII les rouvrit afin d’aboutir à une sentence définitive. Saisie par lui, une commission de théologiens condamna la thèse des Spirituels : mais le chapitre général des franciscains réuni par le général de l’Ordre, Michel de Césène, l’affirma une fois de plus, sous l’influence du général lui-même, de Guillaume Occam et de Buonagrazia de Vérone.
Jean XXII crut trancher définitivement le débat en publiant, le 12 novembre 1323, la constitution Cum inter nonnullos, où il condamnait comme hérétique la doctrine des Spirituels et des Fraticelli, affirmant que le Christ et les apôtres n’avaient jamais rien possédé en propre mais pratiqué l’absolue pauvreté ; il la fit insérer dans le Corpus juris canonici, à la section des Extravagantes.
Ce qui avait enhardi les Spirituels jusqu’à la révolte déclarée contre le Pape, c’est qu’ils avaient trouvé un protecteur fort puissant dans la personne de l’empereur allemand Louis de Bavière.
A la mort de Henri VII, une double élection avait attribué la couronne impériale à deux rivaux, Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière. Le pape voulut profiter de la circonstance pour affirmer, une fois de plus, sa suprématie sur l’Empire ; il se réserva de trancher lui-même le différend et en attendant, il affecta la plus stricte neutralité entre les deux adversaires, déclara l’Empire vacant et en confia le vicariat à Robert d’Anjou, roi de Naples, chef du parti guelfe italien (1317). Les deux rivaux n’en continuèrent pas moins à guerroyer l’un contre l’autre et, le 28 septembre 1322, Louis de Bavière fit prisonnier, à la bataille de Muhldorf, Frédéric d’Autriche.
Malgré cette victoire, Louis ne put pas obtenir la reconnaissance du Saint-Siège, sans doute parce qu’il ne voulut pas accepter les conditions qui en étaient le prix, et passant outre, il fit fonction de roi des Romains, nomma un vicaire impérial en Italie et réorganisa la ligue gibeline des seigneurs de Lombardie contre l’armée pontificale qui assiégeait Visconti dans Milan et dut se retirer.
Jean XXII lança aussitôt contre lui un monitoire, le sommant de comparaître en Avignon dans les trois mois, sous peine d’excommunication. Louis de Bavière n’ayant pas comparu, après plusieurs délais successifs, fut solennellement excommunié (1324). Cette condamnation de l’empereur bavarois coïncidait avec celle des Spirituels ; elle les unit dans une étroite solidarité contre Jean XXII.
Le 22 mai 1324, dans sa déclaration solennelle de Sachsenhausen contre le pape, Louis de Bavière prenait ouvertement le parti des Fraticelli et des Spirituels. « La méchanceté du Pape, disait-il, s’attaque jusqu’au Christ, jusqu’à la Très-Sainte-Vierge, jusqu’aux apôtres et à tous ceux dont la vie a reflété la doctrine évangélique de la parfaite pauvreté. Sept papes ont approuvé la règle que Dieu a révélée à Saint François et par ses stigmates, le Christ l’a comme authentiquée de son sceau. Mais cet oppresseur des pauvres, cet ennemi du Christ et des apôtres cherche par la ruse et le mensonge à anéantir la parfaite pauvreté. »
Dans sa savante étude sur Ubertin de Casal, le P. Callaey montre bien que plusieurs Fraticelli de marque collaborèrent directement à la rédaction de cet appel de Louis de Bavière contre Jean XXII ; l’un d’eux était un ancien franciscain devenu bénédictin, François de Lautern. Le 27 juin 1324, Jean XXII ordonna aux archevêques de Cologne, de Mayence et de Trêves, à l’évêque de Spire, au provincial et aux custodes franciscains d’Allemagne, de l’arrêter et de l’envoyer en Avignon où son procès serait instruit. Le provincial devait aussi se saisir de Henri de Thalheim qui, au chapitre général de Pérouse, avait contribué à faire triompher contre le pape la thèse de la pauvreté absolue et devait devenir plus tard chancelier impérial. Jean XXII renouvela plusieurs fois ses mandats d’arrêt contre François de Lautern ; le 8 janvier 1326, il ordonnait au custode de Ratisbonne de se saisir de lui à tout prix, « parce qu’il semait des germes de doctrines perverses, per diversa Alemanniae loca. »
Le ministre général Michel de Césène, bien que Spirituel, gardait encore une extrême réserve. Au chapitre de Lyon, tenu à la Pentecôte de 1325 — un an après l’appel de Sachsenhausen — il recommandait à tous les franciscains de ne parler qu’avec modération et respect de l’Église Romaine, du Pape et de sa définition sur la pauvreté évangélique[42], ordonnant à tous les supérieurs de punir de prison les délinquants.
[42] P. Callaey, op. cit., p. 247.
Poursuivant, malgré son grand âge, la lutte contre ses adversaires coalisés sur le terrain religieux et politique, Jean XXII condamnait solennellement l’un des principaux ouvrages de l’un des maîtres les plus vénérés des Spirituels, les Postilles d’Olive sur l’Apocalypse (8 février 1326). Il voulut aussi s’assurer de la personne de Michel de Césène et de Buonagrazia de Bergame et sous peine de déposition et d’excommunication, il leur fit promettre par serment de ne pas quitter la curie et Avignon sans sa permission. Michel et son compagnon savaient que leur procès allait s’instruire et les dispositions du pape ne leur laissaient aucun doute sur l’issue qui lui serait donnée. Aussi prirent-ils la fuite, de nuit, et allèrent se réfugier en Italie. Par une bulle racontant tous ces faits, Jean XXII prononça contre eux la déposition, conséquence de leur fuite et les inculpant d’hérésie, chargea l’inquisiteur de Provence, le franciscain Michel Le Moine, d’instruire leur procès (1er juin 1327). (Vidal, no 80.)
La lutte était ouverte entre le pape et la fraction de l’ordre franciscain qui, malgré la sentence d’excommunication et de déposition lancée par le pape contre Michel de Césène et Buonagrazia de Bergame, continuaient de reconnaître le premier comme leur ministre général et le second comme le procureur général de leur ordre.
Louis de Bavière, de son côté, accentuait son hostilité contre le pape. Sous l’influence des spirituels de son entourage, il accusait publiquement Jean XXII d’hérésie et en ne l’appelant plus que « Jean de Cahors », il montrait qu’il ne le reconnaissait plus comme pape. En même temps, il décidait de marcher sur Rome. Parti de Trente le 15 mars 1327, il entrait à Milan et y recevait le 31 mai, de l’évêque d’Arezzo, la couronne de fer. Il s’emparait de Pise, après un siège d’un mois (8 octobre 1327), et le 7 janvier 1328, faisait son entrée solennelle à Rome et dans la basilique de Saint-Pierre. Le 11 janvier, au Capitole, sur la proposition de l’évêque d’Aléria, le peuple le proclamait empereur. « Au matin du 17 janvier, un cortège pompeux conduit de Sainte-Marie-Majeure à Saint-Pierre l’empereur vêtu de soie blanche, monté sur un destrier blanc. Les évêques d’Aléria et de Castello célèbrent la cérémonie du couronnement, suivant le rite traditionnel ; puis Sciarra Colonna, l’insulteur de Boniface VIII, place, au nom du peuple romain, le diadème sur la tête de « l’oint du Seigneur ».
De son côté, Jean XXII avait successivement privé Louis du duché de Bavière et de tous ses fiefs impériaux ou ecclésiastiques (3 avril 1327) l’avait déclaré hérétique à cause de son adhésion à la doctrine des Spirituels (23 octobre 1327) et enfin il fit prêcher la croisade contre lui en déclarant nul son couronnement (31 mars 1328).
L’union de Louis de Bavière et des Spirituels se resserra à mesure que la lutte devenait plus acharnée. Ubertino de Casal, Buonagrazia de Bergame, Occam et Michel de Césène étaient à ses côtés à Rome et ils contribuèrent à la double démarche qui allait déchaîner une guerre inexpiable entre le pape et l’empereur et le schisme dans l’Église : le 18 avril 1328, dans l’atrium de Saint-Pierre, la déposition de Jean XXII pour cause d’hérésie proclamée dans une assemblée de clercs et de laïques, que présidait l’empereur Louis de Bavière ; le 12 mai, jour de l’Ascension, l’élection par la plèbe romaine d’un obscur Spirituel, Pierre de Corbara, comme pape sous le nom de Nicolas V.
Nous n’avons pas à raconter les péripéties du schisme qui se termina, en 1333, par la soumission de Pierre de Corbara à Jean XXII, ni celles de la lutte entre l’Empereur et le Saint Siège à laquelle mit fin, en 1347, la mort de Louis de Bavière ; ce qu’il importe c’est de voir la part importante qu’eut l’Inquisition dans la répression des Fraticelli.
Elle les poursuivit dans ces pays du Midi de la France où leur secte s’était tout d’abord développée. Le 10 octobre 1326, l’évêque d’Elne, Bérenger Batlle était chargé par Jean XXII d’une enquête sur les erreurs que professait, au sujet de la pauvreté absolue du Christ et des apôtres, un franciscain de Villefranche de Conflent, Guillaume Nègre. (Vidal, no 70). Pour échapper à l’Inquisition, un certain nombre de Béguins de Béziers et de Narbonne cherchèrent à partir en Terre-Sainte et en Grèce où nul ne les suspecterait, et l’un d’eux, Pierre Trencavel de Lieuran-Cabrières recueillit des fonds pour cette émigration. Il fut arrêté et condamné à la prison perpétuelle. Il réussit à s’évader de la prison inquisitoriale de Carcassonne ; arrêté une seconde fois, il fut détenu dans la prison de l’inquisiteur de Provence avec sa fille Andrée, « de crimine hujusmodi vehementer suspecta et etiam fugitiva ». Le 21 mars 1327, le pape ordonna à Michel Le Moine, inquisiteur de Provence, de remettre ces deux personnes à Jean Duprat, son collègue de Carcassonne, chargé d’instruire leur procès. Trencavel fut condamné, avec plusieurs de ses partisans : Étienne Gramat de Béziers, Blaise Boyer, tailleur à Narbonne, le prêtre Jean Roger et Bernard Maurin, prêtre à Narbonne.
Parfois, les hérétiques poursuivis se réfugiaient dans des églises et des couvents, où la force publique ne pouvait pas pénétrer pour les arrêter et ainsi, leur impunité était garantie par une sorte de droit d’asile. Jean XXII le leur enleva à la demande du roi de France, Philippe VI (25 mai 1328). Désormais, les agents de la puissance séculière purent se saisir d’eux jusqu’aux pieds des autels si l’évêque ou l’inquisiteur y consentait. De son côté, le pape demandait au roi de permettre aux inquisiteurs de faire justice des partisans de Louis de Bavière qui venant d’Italie en grand nombre, « multi Tusci », s’étaient réfugiés dans le royaume de France, apparemment dans les provinces de Provence et de Languedoc ; en même temps, il lui transmettait les actes du procès d’un certain Pochin Esburre que devait poursuivre l’Inquisiteur de Provence (30 juillet 1328)[43].
[43] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, no 81.
Philippe VI dut répondre favorablement à cette demande puisque, dans le courant de 1329, Jean XXII faisait instrumenter contre les Fraticelli jusque dans Paris. En février 1329, il chargeait Géraud de Campinulo, chanoine et chantre de Paris, de se saisir d’un Fraticello Cecco d’Ascoli ; en mai, de publier les sentences portées contre Louis de Bavière, l’anti-pape Pierre de Corbière et les juristes qui défendaient leur cause à Paris, Jean de Jandun et Marsile de Padoue ; enfin le 13 juillet, il chargeait le même Géraud, Hugues Michel de Besançon, évêque de Paris, et l’Université de faire arrêter Géraud Rostang de Gênes, partisan de Michel de Césène, dont il avait favorisé la fuite d’Avignon en Italie.
L’évêque de Paris exécuta les ordres du pape qui le félicitait de son zèle, le 28 février 1330, à l’occasion du procès d’un autre Fraticello nommé Conrad. Ce franciscain ayant accusé le pape d’hérésie, l’officialité de Paris l’avait arrêté et emprisonné. Son procès fut instruit par l’inquisiteur de France, Aubert de Châlons et l’évêque de Paris, d’après les prescriptions du Concile de Vienne. Les pièces de l’instruction et les moyens de défense de l’accusé furent transmis au pape qui les retourna à l’évêque et à l’official, en louant leur zèle et en les exhortant à poursuivre l’affaire (28 février 1330), selon l’avis qu’avaient émis les cardinaux Jacques Fournier et Pierre de Mortemart. Mais la reine de France, Jeanne, s’étant intéressée à l’accusé, le pape le fit relâcher, se contentant de son repentir.
D’autres documents nous montrent l’Inquisition d’Aragon et de Majorque instrumentant contre les Fraticelli. Le dominicain François Sala, lieutenant de l’inquisiteur, d’accord avec Gui de Terrena, évêque de Majorque, poursuivit Bernard Fustier, frère Mineur qui leur avait été dénoncé comme hérétique ; chez lui on trouva de nombreux écrits infectés d’hérésie, dont la plupart lui avaient été envoyés par un habitant de Girone.
Ces procédures et celles qui furent engagées contre un noble Roussillonnais, Adhémar de Mosset, inculpé lui aussi de béguinisme, avaient été provoquées par les lettres envoyées par Jean XXII, le 24 avril 1330, à l’évêque d’Elne et à l’inquisiteur de Majorque pour les engager à poursuivre énergiquement l’hérésie, et le 8 mai au roi de Majorque, Jacques II, pour lui demander de favoriser de tout son pouvoir l’action de l’évêque et de l’inquisiteur[44]. Le pape dut être content de l’Inquisition et du roi, car deux ans plus tard, il leur adressait à l’une et à l’autre ses félicitations.
[44] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, nos 96, 97 et 99.
Quoique chef du parti guelfe en Italie, le roi de Naples, Robert d’Anjou, montra moins de docilité. Sa femme la reine Sanche ne cachait pas sa sympathie pour les Spirituels et sous son influence, le roi prétendit s’opposer au procès inquisitorial que dirigea contre deux d’entre eux, Pierre de Cadenet et André de Galian, le général de l’ordre franciscain, nommé à la place de Michel de Césène, Géraud. Jean XXII repoussa énergiquement ses plaintes, le menaçant de dénoncer au monde entier la faveur que la reine accordait aux Spirituels. « Si la reine irritée contre le général des Frères Mineurs prétend le diffamer, écrivait-il le 13 mars 1332, au roi Robert, il sera obligé, lui et ses frères, de publier et d’écrire en divers pays pour leur justification que la reine favorise les schismatiques et les apostats de l’Ordre, que de quelque part qu’ils viennent, elle les reçoit et leur fournit avec abondance tout ce qui leur est nécessaire, tandis qu’elle persécute les frères fidèles. Elle ne souffre pas que le général ni même les inquisiteurs et les évêques fassent leur devoir contre les hérétiques ; elle a, au contraire, arraché aux prélats les lettres que nous leur avions adressées concernant l’office de l’Inquisition. »
Alliés de Louis de Bavière contre la papauté, les Spirituels prirent une grande importance en Allemagne, y faisant de nombreux prosélytes parmi les mystiques d’une part, et de l’autre, parmi les gibelins et les adversaires de la cour romaine. Aussi l’Inquisition les poursuivit-elle avec une énergie toute particulière dans tous les pays qui n’acceptaient pas l’autorité de Louis de Bavière.
Dans certaines régions ce furent les évêques qui dirigèrent la poursuite. Parmi les captures les plus importantes que fit, en 1322, l’archevêque de Cologne Henri, figurait un Béguin, Lollard Walter, Hollandais, qui exerçait une telle influence sur ses disciples que, adoptant son surnom, ils se nommèrent Lollards. Il prêchait et écrivait en langue vulgaire comme devait le faire, deux siècles plus tard, Luther. Arrêté, il refusa, malgré les supplices de la torture, de livrer les noms de ses partisans et mourut sur le bûcher. En 1325, ce furent des assemblées de Béguins qui furent découvertes ; 50 d’entre eux furent mis à mort, toujours par l’autorité épiscopale. L’action énergique de l’archevêque de Cologne fut imitée, en Westphalie, par ses collègues de Munster, d’Osnabruck, de Minden et de Paderborne et par celui de Metz ; dans cette dernière ville, plusieurs hérétiques furent brûlés.
L’épiscopat sentit la nécessité d’organiser des Inquisitions régulières et de les confier à des religieux. Aussi, vers 1340, nous voyons un religieux augustin, Jordan, instrumenter en Saxe, condamner au bûcher à Angermunde 14 hérétiques et un à Erfurt. Ce dernier qui se déclarait Fils de Dieu et annonçait qu’il ressusciterait le troisième jour, semble avoir été un fou plutôt qu’un hérétique.
Lorsque, après la mort de Louis de Bavière (1347), l’Empire eut à sa tête un chef, Charles IV de Luxembourg, si dévoué au Saint-Siège, qu’on le surnommait « l’Empereur des prêtres », l’Inquisition fut dirigée non plus par les évêques mais par le pape. En 1348 Jean Schandelang, dominicain de Strasbourg, fut nommé inquisiteur, au nom du Saint-Siège, pour toute l’Allemagne.
Le Saint-Office eut à sévir à la suite du mysticisme déréglé et révolutionnaire qu’allumèrent les horreurs de la Peste Noire et dont l’une des manifestations, en Allemagne comme en France, fut la multiplication des bandes errantes de Flagellants. Les mystiques en rupture de ban, les Frères du Libre Esprit, les Fraticelli, les Lollards, les Béguins, rejoignirent partout les Flagellants, surtout lorsque le pape Clément VI eut sévèrement condamné leurs pratiques. Aussi, à plusieurs reprises, les papes essayèrent-ils de nouveau de remettre en mouvement contre tous ces hérétiques l’Inquisition. En 1353, Innocent VI renouvela les pouvoirs de Jean Schandelang ; en 1366, un autre dominicain, Henri de Agro, exerçait les fonctions inquisitoriales dans la province de Mayence, le diocèse de Strasbourg, le diocèse de Bâle de la province de Besançon, aidé, comme l’avait décrété le concile de Vienne, par les représentants des évêques. En 1367, Urbain V nommait inquisiteurs toujours contre les Béguins, deux dominicains, Ludwig von Caliga et Walter Kerlinger, et par deux édits signés à Lucques, les 9 et 10 juin 1369, l’Empereur Charles IV ordonna à tous les détenteurs de l’autorité civile de donner leur concours le plus absolu aux Inquisiteurs ; en même temps, il remettait en pleine vigueur les ordonnances portées par les empereurs Hohenstaufen du XIIe et du XIIIe siècles, en particulier par Frédéric II, contre l’hérésie.
Ainsi organisée, la répression fut sévère ; à Magdebourg, Erfurt, Nordhausen, plusieurs Béguins furent brûlés. Elle fut efficace ; car l’Empereur déclara bientôt que l’hérésie était anéantie dans les provinces de Magdebourg et de Brême, en Thuringe, dans la Hesse et en Saxe et Grégoire XI ordonnait, en 1372, de poursuivre les hérétiques dans les pays de Brabant, de Hollande, de Poméranie et de Silésie, où ils avaient reflué vers les confins de l’Empire.
En affaiblissant l’Église partagée entre deux obédiences rivales, le grand Schisme ne paralysa pas l’Inquisition d’Allemagne. En 1392, un inquisiteur papal, nommé Martin, traversa la Souabe, réconcilia avec l’Église un grand nombre de Béguins et de Spirituels et en envoya aussi quelques-uns au bûcher ; la même année, à Bingen, 36 hérétiques étaient brûlés. Les années suivantes, 1393 et 1394, un autre inquisiteur papal, Pierre, provincial des Célestins, montra une grande activité. Il réconcilia un grand nombre d’hérétiques, se contentant de leur imposer des pénitences canoniques ; un de ses registres, dit M. Lea, ne contient pas moins de 443 affaires.
Ce qui amena cette recrudescence d’activité de l’Inquisition, même pendant le schisme, c’est que l’hérésie devenait de plus en plus redoutable. Toutes les sectes qui avaient pullulé à la suite du mouvement mystique des Spirituels s’étaient confondues les unes dans les autres ; d’autre part, l’hérésie vaudoise se réveillait à leur contact. Enfin, toutes ces sectes prenaient de plus en plus un caractère révolutionnaire.
Les Spirituels avaient dirigé déjà contre Jean XXII une offensive religieuse et politique à la fois, puisqu’ils l’avaient déclaré intrus et avaient fait cause commune avec son rival l’Empereur Louis de Bavière, pour le faire déposer et déchaîner le schisme. Les doctrines impérialistes des légistes furent propagées par les docteurs spirituels contre la papauté. Le théologien franciscain Occam fit cause commune avec les légistes impériaux, Marsile de Padoue et Jean de Jandun. A mesure que le mouvement s’accentua, il prit un caractère social, parce que c’était dans les masses populaires que l’hérésie se recrutait et bientôt, de social il devint socialiste et même anarchiste, avec les Lollards, Wicklef et Jean Huss.
En 1413, Jean Lucke tira des œuvres du premier 160 propositions qui furent, bientôt après, condamnées par le Concile de Constance ; or voici celles qui, dans le nombre, traitent des relations sociales.
« 1o Sans la grâce, l’homme ne saurait tirer un droit légitime de propriété ni des dépositions des témoins, ni des sentences des juges, ni de la possession matérielle, ni de l’hérédité, ni des mutations, ni même de tout cela réuni ;
« 2o Puisque Dieu a donné à l’homme tout bien, dès que l’homme en abuse, il ne peut plus se réclamer de la donation divine ; et si ce titre de propriété lui fait défaut, je ne sais quel autre il pourra alléguer ;
« 3o Tout homme injuste, occupant un bien de Dieu, ne saurait l’avoir que par vol, rapine et brigandage.
« 4o Toute communauté, toute personne ecclésiastique ayant coutume d’abuser de ses richesses, peut en être dépouillée par le pouvoir civil, quels que soient d’ailleurs les titres humains sur lesquels elle s’appuie.
« 5o Dieu ne peut pas donner à l’homme, ni pour lui-même ni pour ses héritiers, une puissance civile perpétuelle.
« 6o La succession n’est pas un titre suffisant pour légitimer une vraie puissance, s’il ne s’y joint la charité.
« 7o Toute personne en état habituel de péché mortel ne saurait exercer un pouvoir légitime.
« 8o Dans le cas où la patrie serait ravagée et dévastée, même par les barbares, mieux vaudrait tout souffrir humblement que de repousser avec courage l’agression.
« 9o Dieu exige du pouvoir civil la justice ; aussi quiconque est en état de péché mortel n’est maître de rien. »
Il n’est pas nécessaire d’examiner longuement ces propositions pour leur découvrir un caractère d’anarchisme mystique. D’après Wicklef, le pouvoir n’est qu’une communication faite par Dieu à l’homme de son pouvoir suprême ; or Dieu ne se communiquant qu’à ceux qui sont en état de grâce, quiconque est en état de péché mortel ne saurait entrer en communication avec Dieu, et partant, exercer une autorité légitime. Usurpateur en conséquence quiconque, en vertu des prétendues lois de succession, du consentement populaire, de la possession même, prétend gouverner sans la grâce de Dieu ! C’est un devoir pour tout fidèle de se dresser contre lui et de détruire une tyrannie d’autant plus odieuse qu’elle s’attaque à Dieu lui-même.
Sans doute, les théologiens de la théocratie avaient prêché aux siècles du Moyen-Age une doctrine qui peut être, par un certain côté, comparée à celle de Wicklef. D’après eux, l’orthodoxie la plus rigoureuse devait être exigée de tout détenteur du pouvoir et le prince qui se mettait en opposition ouverte avec l’Église, était, par ce fait même, privé de toute autorité. La déchéance du prince était la conséquence logique et immédiate de son excommunication ; et ainsi, si d’après Wicklef, il ne pouvait y avoir d’autorité légitime sans état de grâce, d’après Grégoire VII il n’y avait pas de pouvoir sans l’orthodoxie.
La ressemblance entre ces deux doctrines est toute superficielle. Ce qui les distingue profondément, c’est que la doctrine théocratique désigne le tribunal qui jugera les détenteurs de l’autorité, prévenus d’hérésie et, à ce titre, passibles de déposition, comme aussi la procédure qui précisera le crime dont la punition sera la déchéance. On peut trouver excessives ces prétentions, mais comme loin de détruire l’autorité, elles se contentent de la déplacer, en la centralisant aux mains du pape, on ne saurait les accuser d’anarchisme.
Dans la théorie de Wicklef au contraire, le vice qui détruit l’autorité n’est pas évident, car le péché mortel n’est pas un acte aussi caractérisé qu’une rébellion ouverte contre l’Église. Le prince peut en commettre dans sa vie privée, en secret, au sein même de sa conscience ; sa faute sera connue tantôt de lui seul, tantôt de ses familiers les plus intimes, tantôt d’un nombre plus ou moins grand de ses sujets ; elle aura ainsi une publicité très variable. Mais surtout, qui pourra dire, d’une manière certaine, si le péché est mortel. L’intention aggrave une faute, en apparence légère, ou atténue un péché en apparence mortel. Quel homme peut scruter les consciences au point de pouvoir deviner avec certitude chez le prince le péché mortel qui doit être suivi du retrait d’obéissance ? En toute logique, Dieu seul pourrait le faire, or Wicklef en reconnaît le droit à chacun ! C’est la révolte à tout propos, le signal de la révolte donné par le premier venu, à propos de n’importe quel acte, que Wicklef prône dans ces propositions extraites de ses œuvres. S’il ne nie pas l’existence théorique de l’autorité, en pratique, il en rend l’exercice impossible, et l’anarchisme est la conséquence nécessaire de ses erreurs théologiques.
Le communisme s’en dégage aussi avec une non moins forte logique. On peut résumer en deux propositions les idées de Wicklef sur la propriété : 1o sans l’état de grâce, la propriété c’est le vol ; 2o l’état de grâce donne droit à la propriété. Or ces deux propositions justifient toutes les convoitises et toutes les spoliations. A une dénonciation intéressée qui lui était faite contre un fonctionnaire accusé de carlisme[45], Louis-Philippe répondit finement que le fonctionnaire carliste était celui dont un autre convoitait la place. Ne pouvait-on pas dire, avec encore plus de raison, que le jour où le système de Wicklef aurait force de loi, les propriétaires dont on convoiterait les biens — c’est-à-dire tous — seraient immédiatement réputés en état de péché mortel ; ce serait l’anarchie dans la propriété. Et que signifie ce droit de propriété conféré par la grâce sinon le droit de chacun à la propriété ? car enfin, si les consciences sont plus fortement inclinées au mal qu’au bien, il n’est cependant pas interdit à personne d’atteindre, pour un temps plus ou moins long, l’état de grâce, c’est-à-dire le droit à la propriété et pour ménager à chacun l’accès à la propriété, le jour où la pureté de sa conscience le lui permettrait, il n’y aurait qu’un moyen, l’établissement du communisme.
[45] C’est-à-dire partisan de la restauration de Charles X.
Wicklef n’a pas reculé d’ailleurs devant ces conclusions et dans son traité sur le pouvoir civil (De civili dominio), il a formulé ce théorème collectiviste : « Tous les biens de Dieu doivent être communs et je le prouve ainsi. Tout homme doit être en état de grâce, et s’il y est, il est le maître de la terre et de tout ce qu’elle contient.
« Or cela ne pourrait pas s’accorder avec la multiplicité de la race humaine si les biens ne devaient pas être communs ; donc ils doivent l’être. »
Enfin l’idée de patrie était rejetée par Wicklef et par ses disciples ; car recommander une attitude toujours passive devant les attaques de l’ennemi, condamner le défenseur de son pays, voir en lui un coupable, n’est-ce pas rendre toute patrie impossible ? N’est-ce pas nier les devoirs que la patrie nous impose ; n’est-ce pas même les transformer en crimes ? Et voilà comment nous trouvons dans l’âme de ce prédicateur anglais du XIVe siècle les idées utopiques et antipatriotiques d’un Tolstoï, propagées par les socialistes et les anarchistes modernes. Ainsi anarchiste, communiste, « sans-patrie » apparut le système de Wicklef au Concile de Constance qui le condamna et à l’Inquisition qui en poursuivit les propagateurs.
Ces doctrines sortirent de la spéculation pure et donnèrent naissance à de graves troubles sociaux. En Angleterre, les Lollards se soulevèrent, saccageant les comtés d’Essex, de Kent, de Suffolk et de Norfolk, ouvrant les portes des prisons, massacrant les hommes d’Église, de loi et de finances. Le 13 juin 1381, jour de la fête du Saint-Sacrement, ils entrèrent à Londres et le lendemain, ils tuèrent l’archevêque de Cantorbéry et le grand prieur de Saint-Jean de Jérusalem, dont les têtes furent promenées, au bout de piques, dans toute la ville. Que Wicklef ait été sinon l’instigateur direct de ces atrocités, du moins l’inspirateur de ceux qui les commettaient, c’est ce qu’il est difficile de nier. Les Lollards et en particulier leurs chefs Wat-Tyler et John Bull se réclamaient de lui ; dans la suite, l’opinion publique fit remonter jusqu’à ses prédications la responsabilité de ces violences ; enfin il est impossible de ne pas reconnaître une étroite relation entre ses déclarations contre l’Église, sa richesse et son autorité temporelle et ces excès contre les clercs, les prélats, les financiers et les magistrats.
Jean Huss fut toujours présenté comme le disciple de Wicklef et son continuateur ; leurs contemporains n’ont pas établi de différence entre eux et c’est ensemble qu’ils furent condamnés par le concile de Constance. Cette étroite solidarité de ces deux hérétiques a été nettement affirmée par l’historien français qui a le mieux étudié Jean Huss et les hussites, Ernest Denis. Or tout en insistant de préférence sur les erreurs théologiques de Huss, les Pères de Constance ont marqué qu’elles étaient séditieuses et prêchaient la révolte au nom de la grâce ; ils en tirèrent cette proposition qui est du pur wickléfisme. « Tout homme en état de péché n’est ni prince temporel, ni prélat, ni évêque, Nullus est dominus civilis, nullus est praelatus, nullus est episcopus. »
Le concile ne la lui prêtait pas à tort, car plus tard, Æneas Silvius Piccolomini la retrouvait chez les Hussites. D’après eux, écrivait-il, quiconque était coupable de péché mortel devenait incapable de remplir n’importe quelle fonction civile ou ecclésiastique, et dans ce cas, la révolte contre lui était « le plus sacré des devoirs. »
Comme celles de Wicklef, les doctrines de Jean Huss devaient déchaîner le désordre et la guerre civile. En les condamnant avant le concile de Constance, l’Université de Paris avait prédit que cette « hérésie pernicieuse, féconde en lamentables crimes, ne pouvait qu’entraîner les peuples à l’insoumission et à la révolte et finirait par attirer sur le pays, assez malheureux pour les accueillir, la malédiction de Cham. »
Cette prédiction se réalisa à la lettre puisque, pendant une grande partie du XVe siècle, la Bohême fut ravagée par la guerre des Hussites. D’après les historiens anticatholiques, cette guerre avait été allumée par le bûcher qui consuma, à Constance, Jean Huss et Jérôme de Prague, malgré le sauf-conduit que leur avait donné le roi des Romains, Sigismond. D’autres attribuent, avec plus de raison, une cause politique à ces luttes ; ils y voient des aspirations slaves identifiées avec l’hérésie, contre le germanisme catholique. Mais il ne faut pas oublier tout ce qu’il y avait de socialiste et de communiste dans les revendications hussites ; et à ce point de vue, le mouvement révolutionnaire de Bohême, au XVe siècle, procédait directement des doctrines de Jean Huss et de Wicklef, syncrétisme de tout ce qu’il y avait d’antisocial dans les systèmes des Spirituels, des Bégards, des Vaudois et des Cathares.
Dans sa belle Histoire du peuple allemand, Janssen met en évidence cette vérité : « Par une adresse au Conseil de Prague, raconte-t-il, une fraction du parti hussite propose l’adoption de douze articles principaux. Ces articles réclament l’abolition de tous droits contraires aux commandements de Dieu. L’abrogation du droit existant était le premier pas à faire vers le but que l’on voulait atteindre : le libre usage des eaux, forêts et pâturages pour tous. Dans l’administration de la justice, tout devait être basé sur le droit divin. Les hommes étaient frères ; nul ne devait être soumis à qui que ce fût. D’autres voulaient la communauté des biens : personne ne devait plus posséder une propriété particulière. Celui qui gardait un bien pour lui seul était en état de péché mortel. »
Légat en Bohême, le cardinal Branda insistait, en 1424, sur le caractère antisocial des aspirations hussites : « La plupart de ces hérétiques, dit-il, veulent la communauté des biens et soutiennent qu’on ne doit aux autorités ni tribut, ni obéissance. Or par ces principes toute civilisation est détruite. Les Hussites regardent comme non avenus les droits divins et humains et ne songent qu’à s’en débarrasser par la violence. Les choses iront si loin que ni rois ni princes, dans les royaumes ou principautés, ni bourgeois dans leurs villes, ni particuliers dans leurs propres maisons, ne seront plus en sûreté ; car cette abominable secte ne s’en prend pas seulement à la foi et à l’Église ; dirigée par Satan, elle déclara la guerre à l’humanité tout entière dont elle attaque et renverse tous les droits. » Et il concluait en disant que le salut de la société humaine, conservatio societatis humanae, était intéressé autant que l’Église à la défaite des hussites[46].
[46] Ces trois dernières pages ont été empruntées à une étude signée de moi sur la Répression de l’Hérésie au Moyen Age et qui a paru dans mes Questions d’Histoire et d’Archéologie Chrétienne (Paris, Gabalda).
En parlant ainsi, le cardinal Branda faisait écho, à travers trois siècles, au roi Robert le Pieux. Quand ce roi mit à mort les néo-manichéens d’Orléans, il les accusait de préparer par leurs doctrines, « la ruine de la patrie et la mort des âmes, ruinam patriae et animarum interitum ». Branda voyait dans la défaite des Hussites le salut du genre humain, conservatio societatis humanae. Cette rencontre du roi du XIe siècle et du cardinal du XVe, n’est pas fortuite ; elle montre que dérivant plus ou moins les unes des autres, les grandes hérésies du Moyen-Age avaient un aspect antisocial, communiste, anarchiste et que l’un des objets poursuivis par l’Inquisition a été précisément de sauvegarder à la fois les intérêts sociaux et les vérités religieuses qu’elles menaçaient en même temps.
Sommaire. — Les Juifs et l’Église. — L’Inquisition contre les Juifs relaps. — Sorcellerie et Magie. — L’Inquisition contre la sorcellerie.
L’Inquisition eut aussi à s’occuper des Juifs, mais à un point de vue particulier.
Tant qu’ils restaient fidèles à leur religion ils échappaient entièrement à son action. En vertu du principe que, ne connaissant pas la loi chrétienne, ils ne pouvaient pas être jugés par elle, ils jouirent, pendant tout le Moyen-Age, d’une liberté de conscience à peu près complète. A maintes reprises, le droit canon proclame qu’aucun d’eux ne doit être amené par la force au baptême. Une constitution de Clément III défend à tout chrétien de conférer le baptême à un Juif qui ne voudrait pas le recevoir, de le tuer, de le blesser ou de lui enlever ses biens sans un jugement régulier de la société civile l’y autorisant, ni de le gêner dans la célébration de son culte. Ordre était fait aux fidèles de respecter la liberté individuelle des Juifs et leurs cimetières et de n’exiger d’eux que les contributions accoutumées. Clément III frappait d’excommunication ceux qui violeraient ces prescriptions et déclarait prendre les Juifs sous sa protection. Il ajoutait qu’en agissant ainsi il suivait l’exemple de Calixte II, Eugène III, Alexandre III et Célestin III, ses prédécesseurs du XIIe siècle.
En insérant cet acte pontifical dans le livre V de ses Décrétales, Grégoire IX faisait siennes ces prescriptions, au moment même où il organisait l’Inquisition contre les hérétiques, et il est à remarquer que le compilateur des Décrétales, celui qui y transcrivit la bulle de Clément III, Raymond de Pennafort, avait été, quelques années auparavant, un sévère inquisiteur en Aragon.
Les mesures édictées par le Corpus Juris canonici contre les Juifs ont été prises moins pour les persécuter que pour protéger contre leurs entreprises et leur puissance les chrétiens. S’ils ne pouvaient avoir ni esclaves ni serviteurs chrétiens, c’était pour préserver ces derniers de leur emprise ; et c’est pour la même raison que les chrétiens ne pouvaient pas servir chez eux et que les fidèles de l’Église ne devaient pas recourir à leurs médecins et à leurs chirurgiens, sauf dans des cas de grave nécessité. Il est à croire que ces cas se présentèrent souvent ; car les médecins juifs eurent de belles clientèles chrétiennes et furent souvent les médecins attitrés de papes et d’évêques.
Au même moment où l’Inquisition du Midi de la France poursuivait l’hérésie, il y avait des juiveries dotées de privilèges et d’une organisation particulière à Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Agde, Béziers, Montpellier, Lunel et Beaucaire. « La juiverie de Narbonne était située dans le domaine du vicomte de cette ville… Il y avait aussi, en 1276, quelques Juifs qui demeuraient dans celui de l’archevêque de Narbonne. Il y avait plusieurs Juifs à Pamiers, sous l’autorité de l’abbé et ensuite de l’évêque de cette ville et du comte de Foix qui en étaient seigneurs. »
Dans la plupart des villes, qu’ils habitaient, ils possédaient des synagogues où leur culte était libre et même parfois des écoles rabbiniques, et les biens de ces synagogues et de ces écoles étaient sous la garantie des lois de la société civile et de l’Église.
Dans les savantes études qu’il a consacrées, dans l’Histoire littéraire de la France aux « Écrivains juifs français » du XIVe siècle, Renan nous rappelle que, chassés de France par Philippe le Bel, désireux avant tout de s’approprier leurs richesses, malgré le droit canon, « les juifs trouvèrent un asile dans les terres qui allaient devenir papales (Avignon et le Comtat), dans le comté d’Orange, en Provence et en Catalogne. « Vers le milieu du siècle, ajoute-t-il, nous rencontrerons des étudiants juifs à Montpellier. L’arabe était enseigné par eux à Arles, à Tarascon, à Perpignan. Le roi Robert d’Anjou était l’instigateur de ce travail. Nous trouverons un grand nombre d’auteurs hébreux qui lui dédient leurs ouvrages (par exemple Schemariah de Nègrepont) ; c’est pour lui que Calonyme fit des traductions en latin. » Parmi ces Juifs, dont Robert d’Anjou était le mécène, figurait Lévi de Bagnols, auteur de plusieurs ouvrages de philosophie : « Les papes d’Avignon, dit Renan, faisaient grand cas de ses travaux astronomiques. »
Dans ces conditions, les inquisiteurs n’eurent à s’occuper des Juifs que lorsque, par leurs écrits, ils attaquaient l’Église ou bien lorsque s’étant convertis, ils devenaient par leur baptême des justiciables de l’Église pour tout ce qui regardait la foi qu’ils venaient d’adopter librement, et en particulier pour le cas d’apostasie.
Autant en effet l’Église reconnaissait aux juifs le droit d’être et de demeurer librement juifs, autant elle redoutait de les voir s’infiltrer chez elle sous le couvert d’une conversion simulée. Elle craignait d’être corrompue par cette immixtion sournoise d’éléments étrangers et d’exposer ses fidèles aux entreprises d’ennemis prenant les fausses apparences de frères. Aussi surveillait-elle la sincérité des Juifs convertis et quand elle avait des raisons d’en douter, elle leur appliquait les pénalités sévères qui frappaient les apostats ; car le Juif converti qui demeurait Juif dans sa foi était le renégat de son propre baptême, c’est-à-dire un apostat. Punition d’une tromperie, moyen de défense contre une sournoise pénétration juive, tel fut le caractère des mesures inquisitoriales qui furent portées contre les Juifs relaps.
Reconnaissons, d’autre part, que plusieurs de ces conversions étaient le fait non d’une simulation mais de la terreur. A maintes reprises, les populations médiévales, dans tous les pays, manifestèrent la haine la plus féroce contre les Juifs ; à la suite de crimes commis par tels d’entre eux ou d’accusations calomnieuses propagées par la crédulité, elles firent de grands massacres, des pogroms, dirions-nous, de juifs ; et beaucoup d’entre eux ne purent conserver la vie qu’en se faisant chrétiens. Que la paix revenue ils aient rejeté un christianisme qui n’avait été pour eux qu’un abri contre l’assassinat, on le comprend ; et dans ce cas, semble excessive l’application qu’on leur faisait des pénalités frappant les relaps.
En 1268, Clément IV ordonna aux Inquisiteurs de poursuivre les Juifs convertis retournés à leurs erreurs ; cette bulle fut renouvelée par plusieurs de ses successeurs, Grégoire X, Nicolas III et Nicolas IV. Elle était assurément appliquée puisque, en 1285, un dominicain, Guillaume d’Auxerre, s’intitulait « Inquisiteur des hérétiques et Juifs apostats de France. » Dans son Bullaire de l’Inquisition française, M. Vidal nous présente plusieurs procès engagés par l’Inquisition contre des Juifs convertis au christianisme, revenant au judaïsme.
Le 7 avril 1338, Benoît XII ordonnait à toute personne revêtue d’une autorité civile ou religieuse de prêter main-forte à Raimond Raboti, bénédictin du monastère de Saint-Eutychius, au diocèse de Spolète, et à Laurent Raimbert, citoyen d’Avignon, chargés par le sénéchal de Provence, Jean Badas, d’arrêter un espagnol nommé Alfonse Dias, « qui olim de judaismo ad fidem conversus, catholicam et sacri baptismatis gratiam consecutus, postmodum, instigante diabolo… in errorem judaicae caecitatis pristinum, tamquam canis ad vomitum… est subversus. » Dias s’était réfugié parmi les Juifs du Dauphiné ou de Savoie.
Une autre bulle de Clément VI (31 janvier 1343), nous montre un juif relaps achetant, pour arrêter son procès, le notaire et commissaire de l’Inquisition Menet de Robécour, chanoine de Montréal. Ce juif, Jean de Lombers, avait été dénoncé comme relaps par Amiel Massol, Durand Ros, Raymond de Ulmo, Jacques Matfredi de Graulhet, Jean de Cunho de Puybegon, Guillaume Texier et Jean des Breuils, clercs et laïques des diocèses de Castres et d’Albi. Cité, Jean de Lombers, au lieu de comparaître, avait acheté Menet, lequel incarcéra les délateurs et les soumit à la question pour leur faire retirer leur déposition. N’ayant rien pu obtenir de ces témoins, Menet avait interpolé le texte de leurs déclarations. C’est de leur prison où ils étaient détenus depuis la Noël que ces témoins en appelaient au Saint-Siège ; le pape ordonna à l’évêque de Carcassonne de les entendre. Il est à croire que la plainte de ces témoins ainsi emprisonnés, était fondée ; car ils furent mis en liberté et quelque temps après, Menet de Robecourt n’était plus commissaire et notaire de l’Inquisition ; mentionnant une procédure de lui, une bulle du 13 juin de la même année le désigne comme ayant été commissaire et notaire de l’Inquisiteur.
Le 30 septembre 1359, Innocent VI chargea le franciscain Bernard Dupuy, inquisiteur de Provence, de rechercher les Juifs relaps qui s’étaient réfugiés en d’autres pays. Ces pays c’étaient les royaumes de Castille et d’Aragon puisque c’est à leurs rois que le pape recommandait la mission de Pierre Dupuy. Une inquisition de même genre fut confiée par Urbain V, le 26 juin 1364, au successeur de Pierre Dupuy, le franciscain Hugues de Cardillon ; elle devait porter sur la région de Carpentras, la Savoie, le Valentinois et le Diois ; car c’est auprès des seigneurs de ces pays que le pape accréditait l’inquisiteur. En 1391, l’inquisiteur de Carcassonne, Pierre de Baucheyo, poursuivait toujours les juifs relaps puisque son vicaire, Bernard de Gaillac, en condamnait un à Montpellier. Enfin en nommant, le 30 août 1409, le franciscain Pons Feugeyron inquisiteur d’Avignon, du Dauphiné, de Provence et du Comtat Venaissin, le pape nouvellement élu au concile de Pise, Alexandre V, lui rappelait qu’il devait poursuivre les juifs convertis qui retournaient au judaïsme.
L’Église s’est toujours efforcée de réagir contre les poussées de haine qui entraînaient le peuple chrétien à des actes de violence contre les juifs. Les inquisiteurs pouvant être emportés eux-mêmes dans ce mouvement, le Saint-Siège leur rappela à plusieurs reprises les règles du droit à cet égard. En 1360, les juifs de Provence avaient, dans une supplique, signalé au pape Innocent VI un certain nombre d’abus de pouvoir commis par les Inquisiteurs à leur détriment. On ne leur permettait pas, par exemple, de recevoir copie, à leurs frais, des procédures dirigées contre eux ; on n’observait pas dans les procès où ils étaient impliqués, le décret du concile de Vienne imposant l’assistance d’un représentant de l’Ordinaire ; la prison préventive était pour eux aussi dure que l’afflictive, « duro carceri qui magis ad penam quam ad custodiam videtur tendere, presumitis mancipare. » Le pape prit en considération toutes ces plaintes et ordonna aux inquisiteurs de tenir beaucoup plus de compte désormais, à l’égard des juifs, des règles du droit et des lois de l’humanité.
Boniface VIII avait permis de donner aux juifs poursuivis, comme aux autres inculpés, les noms des témoins à charge quand l’anonymat n’était pas nécessaire à la sécurité de ces derniers ; il est à croire que parfois on ne tenait pas un compte suffisant de cette bulle. Grégoire XI en renouvela les prescriptions le 1er juin 1372. Quelques années plus tard, le 15 avril 1383, le pape d’Avignon retirait à l’Inquisition la connaissance des procès dans lesquels seraient engagés des juifs pour les confier aux Ordinaires apparemment plus cléments parce qu’ils étaient mêlés davantage au monde. Ce fut l’objet d’une lettre qu’il écrivit aux provinces ecclésiastiques de Sens, de Rouen, de Reims et de Lyon. D’autre part, il permit la présence de juifs parmi ces probi viri qui assistaient les inquisiteurs pour peser les témoignages et donner des consultations sur les cas litigieux.
Beaucoup d’hérésies versaient dans la sorcellerie et la magie, surtout celles qui, comme les Lucifériens, se vantaient de conjurer les maléfices de Satan en l’évoquant et en lui rendant un culte. Ces pratiques magiques se multiplièrent surtout lorsque traquées, les sectes devinrent occultes ; en leur sein, certains de leurs adeptes, hommes et femmes, essayaient de prendre un crédit tout particulier en faisant croire que des pratiques de magie les mettaient en rapports avec l’au-delà. Dans les milieux populaires la superstition attribua une puissance fort grande aux sortilèges et aux pratiques de magie ; de là, la multiplication des sorciers.
L’Église avait de tout temps poursuivi ces pratiques, car outre qu’elles étaient superstitieuses, elles tombaient facilement dans la plus grossière obscénité ; des scènes orgiaques et libidineuses avaient lieu souvent dans les réunions mystérieuses de ces sectes.
Une fois fondée, l’Inquisition partagea avec l’épiscopat la répression de la magie, des sortilèges et de la sorcellerie. Quand ce n’étaient que pratiques superstitieuses ou immorales, les curies épiscopales intervenaient, mais dès que quelque hérésie s’y mêlait, l’Inquisition instrumentait. C’est ce que précisa le pape Alexandre IV dans sa bulle du 9 décembre 1257. Jean XXII activa la guerre contre la sorcellerie qui avait pris un développement inquiétant. En son nom, le cardinal Guillaume Pierre Godin ordonna, le 22 avril 1320, à l’inquisiteur de Toulouse de poursuivre tous les devins, adorateurs des démons et autres faiseurs de sortilèges, et en 1330, le pape lui-même remit aux inquisiteurs des provinces de Toulouse et de Narbonne la répression de toutes ces pratiques criminelles : invocation des démons et conclusion avec eux de pactes sacrilèges, fabrication et baptême de petites images de cire, envoûtements et autres pratiques de sorcellerie, profanation des sacrements de l’Église et surtout de l’Eucharistie, dans les pratiques de magie. « Le pontife ne distinguait plus entre la superstition et l’hérésie ; tout était désormais considéré comme des attentats contre la foi, et c’est le châtiment des hérétiques qui était désormais réservé à tous les sectateurs de la sorcellerie. » Les nombreux cas de sorcellerie qui figurent dans le Bullaire de l’Inquisition française nous prouvent combien grande sur ce terrain était l’activité des inquisiteurs stimulés par les papes.
Le 28 juillet 1319, Jean XXII ordonnait à l’évêque de Pamiers, Jacques Fournier, qui faisait fonction d’inquisiteur dans son diocèse, de poursuivre « trois enfants de Bélial », Pierre Azéma, prêtre, Pierre Ricard, de l’ordre des Carmes et Galharde Enquede, de Montgaillard, inculpés de fabrication d’images superstitieuses, d’incantations, de consultations de démons, de fascinations, de maléfices et autres pratiques superstitieuses. Nous ne connaissons pas les péripéties de ce procès, mais on sait qu’un moine, Pierre Ricard, fut condamné pour sorcellerie, à Pamiers, le 17 janvier 1329. En juin 1320, un prêtre était inculpé de sorcellerie avec plusieurs complices et détenu à Carcassonne ; le pape enjoignit au sénéchal de les remettre à deux de ses familiers, Gailhard de Mazerolles et Pierre de la Penne, qui les lui remettraient pour être jugés, avec les pièces du procès fait à Carcassonne.
Le procès de Jean l’Archevêque, sire de Parthenay, qui fut commencé par l’inquisiteur de Tours et passionna l’opinion par les incidents qui s’y mêlèrent, était un procès de sorcellerie. On l’accusait de fabrication d’images de cire et d’incantations diaboliques pour gagner les faveurs d’une dame. En 1327, c’était un moine cistercien de Valmagne au diocèse d’Agde, Raymond Miquel, qui était accusé d’adorer le démon. Jean XXII évoqua le procès à la curie et demanda à l’évêque de Béziers d’y faire conduire ce moine sous bonne garde.
L’inquisiteur de Paris, Aubert de Châlons, rivalisait de zèle avec ses collègues du Midi. En 1330, il intenta une poursuite à maître Anselme de Gênes, chirurgien à Paris, et à Réginald de Cravant, clerc du diocèse d’Auxerre pour hérésie et sorcellerie.
Avant de succéder, en 1334, à Jean XXII, Jacques Fournier comme évêque de Pamiers puis de Mirepoix, avait fait plus que de s’intéresser à l’Inquisition ; il avait été inquisiteur en même temps qu’évêque et il s’était occupé des sorciers et des occultistes. Il n’est donc pas étonnant que, devenu pape sous le nom de Benoît XII, il ait donné une attention toute particulière à ces questions de magie. Le 24 avril 1335, il demandait à l’évêque de Paris, Guillaume de Chanac de lui envoyer tout le dossier d’un clerc originaire de L’Hay, Garin, incarcéré par ordre de Hugues de Besançon, prédécesseur de Chanac, et inculpé « super diversis horrendis sortilegiis, maleficiis et erroribus. » Sur les terres du comte de Foix, Gaston II, auxquelles il continuait de s’intéresser particulièrement, il faisait arrêter Pierre de Coarraze, Nicolas de Saint-Boé, Lespaylier de Solas et Divinus de Salies, vivement suspects de maléfices et invocations aux démons, et il demandait qu’on les lui envoyât en Avignon. Ils y étaient encore en prison l’année suivante ; l’inquisiteur Guillaume Lombard poursuivait leur procès.
Les montagnes de Béarn et de Bigorre devaient abonder en sorciers et en magiciens si nous en jugeons par les lettres qu’écrivait à leur sujet Benoît XII au comte de Foix et à l’évêque de Tarbes.
Il se passait des choses aussi étranges dans les montagnes de Limoux et de Pamiers. Un clerc de Rieux, Guillaume de Mousset, dit le bâtard de Mousset, et plusieurs cisterciens de l’abbaye voisine de Boulbonne, Raymond Fenouil, Arnaud Gifre, Bernard Aynier et Bertrand de Cahuzac, se livraient à l’alchimie pour qu’elle révélât un trésor à leur cupidité. Mousset leur apprit qu’il connaissait près de Limoux une montagne enchantée dans les flancs de laquelle il y avait un trésor enchanté, gardé par une magicienne.
Pour parvenir à cette montagne, gagner cette magicienne et enlever ce trésor, il fallait une statue de cire parlante que l’on devait baptiser. Cette statue, achetée par Guillaume, fut apportée à Pamiers, chez un certain Pierre Garaud et de chez Garaud, Raymond Fenouil la transporta lui-même au monastère de Boulbonne, où il la posa sur l’autel de Sainte-Catherine. Les moines qui n’étaient pas dans le secret l’y laissèrent, puis Raymond la rapporta à Pamiers chez Garaud. Ces religieux poussèrent l’audace jusqu’à confier à leur abbé Durand la statue enfermée dans une corbeille avec neuf aiguilles qui devaient servir à la transpercer. Raymond Fenouil garda plusieurs jours un rituel contenant le formulaire du baptême ; il le tenait d’un clerc de l’église de Montaut, auquel il demanda du Saint-Chrême de cette église, sans pouvoir d’ailleurs l’obtenir. Qu’advint-il de la statue de cire, des aiguilles et du baptême ? le fit-on et eut-on du Saint-Chrême ? mais surtout que devinrent la montagne enchantée, le trésor et la magicienne ? Nous ne le savons pas, car la lettre de Benoît XII ne parle que d’une enquête à faire sur ces faits, encore plus projetés que réalisés. Une lettre écrite, six mois après, par le pape à l’abbé de Boulbonne (23 juillet 1340) pour l’exciter à mener rondement le procès, ne nous renseigne pas davantage.
Sous Alexandre V, eut lieu un procès de magie qui était aussi curieux. Quoique bons catholiques, croyant à tous les articles de la foi, allant à la messe et recevant leur Créateur, une fois l’an, trois citoyens de Narbonne Pierre Olive, Jean Guillem et Arnaud Peynore exposaient au pape qu’ils avaient eu recours à un nécromancien ; mais c’était pour le bien commun. Ils voulaient, par des incantations, rectifier le cours de l’Aude qui longeait la Cité de Narbonne et passait sous le pont qui l’unit au Bourg, afin d’éviter de dangereuses incursions de l’Aude dans la ville ; ce qui nous prouve, en passant, que le cours d’eau était déjà un torrent, en 1411 et même bien longtemps avant.
Il fallait, pour y parvenir, briser un gros rocher qui obstruait le cours de la rivière et pour cette œuvre difficile mais utile, nos trois citoyens comptaient que le nécromancien leur procurerait le puissant concours du démon.
Mais l’Inquisition veillait à l’observation des bulles d’Alexandre IV et de Jean XXII ; elle cita en sa maison de la Cité de Carcassonne les trois citoyens de Narbonne. Obéissants, « ut filii obedientie », ils s’y rendirent tous les trois unanimiter : mais ils étaient aussi procéduriers qu’obéissants et quand l’inquisiteur les eut interrogés ils ne voulurent pas répondre, l’official de Narbonne étant seul qualifié pour connaître l’affaire, puisque aucune hérésie ne s’y trouvait impliquée.
L’inquisiteur ne fut pas de cet avis et il commença par extorquer aux comparants de l’argent pour payer la procédure déjà engagée. Mais ceux-ci n’entendaient pas payer toujours, en attendant que l’official et l’inquisiteur s’étant mis d’accord, l’affaire pût être réglée, et ils demandaient au pape de trancher la question de compétence. Alexandre V se montra débonnaire, plus assurément que ne l’eussent été Benoît XII et Jean XXII : il chargea l’abbé de Saint-Gilles de prononcer entre l’inquisiteur et l’official, et puis, d’absoudre ad cautelam les trois Narbonnais de la sentence d’excommunication, si elle tombait sur eux de l’official ou de l’inquisiteur.
Cette lettre d’Alexandre V, comme celle de Martin V introduisant un Juif parmi les probi viri dans les procès inquisitoriaux où leurs coreligionnaires étaient impliqués, marquent un singulier adoucissement de l’Inquisition. Elle est à son déclin vers 1430 et si elle persiste encore, condamnant encore des Fraticelli, en Italie, et Jeanne d’Arc, en France, ce n’est pas d’elle ni même de l’Église qu’elle tire sa vie, mais du pouvoir civil qui l’a accaparée pour en faire, à son profit, un instrument de domination.
Sommaire. — Philippe le Bel et l’Inquisition méridionale. — Bernard Délicieux. — Le procès des Templiers et l’Inquisition de France. — Le cardinal Bérenger Frédol. — Les Templiers à la question. — Procès inquisitoriaux au XIVe siècle. — Hugues Aubriot. — Procès de Jeanne d’Arc : Cauchon, les Anglais et l’Inquisition.
L’établissement et le fonctionnement de l’Inquisition, au XIIIe siècle, avaient suscité de sérieuses oppositions non seulement de la part des hérétiques, déclarés ou cachés, qu’elle menaçait directement, mais aussi de populations qui, même orthodoxes, avaient des relations avec les hérétiques, de magistrats civils qui voyaient à côté d’eux une organisation aussi redoutable, prétendant disposer d’eux, et même de communes craignant pour l’indépendance du pouvoir civil, la toute-puissance de cette nouvelle institution. De là des conflits et des troubles qui jalonnent, en France et en Italie surtout, mais aussi en d’autres pays, l’histoire de l’Inquisition.
Elle ne fonctionnait régulièrement que depuis huit ans lorsqu’à la suite d’exécutions ordonnées par les inquisiteurs Arnaud Cathala et Guillaume Pelhisso, plus de 300 personnes se révoltèrent contre eux à Albi. Deux ans après (1235), à Toulouse, les consuls eux-mêmes se mirent à la tête de leurs concitoyens pour expulser les Frères Prêcheurs et l’inquisiteur ; on fit de même à Narbonne où le couvent dominicain fut envahi et les registres de l’Inquisition déchirés. Une intervention de Grégoire IX auprès du comte Raymond VII, ramena les Prêcheurs à Toulouse en 1237.
Vers 1280, à Carcassonne, se forma contre l’Inquisition une violente opposition au sein de la bourgeoisie qui craignait pour les libertés communales et la liberté individuelle de chacun surtout depuis que quiconque s’opposait à la volonté des inquisiteurs, était considéré comme fauteur d’hérésie ou même hérétique et tombait sous la menace des peines réservées à ces catégories de personnes. Sous la conduite d’un haut dignitaire de l’Église, apparenté à la haute bourgeoisie de la ville, Sanche Morlane, archidiacre de Carcassonne, se noua un complot ayant pour objet de prendre et saisir les registres des inquisiteurs sur lesquels figuraient nombre de suspects pouvant, à ce titre, monter quelque jour sur le bûcher. Le projet fut éventé et l’un des conspirateurs avoua ; des poursuites furent engagées par l’Inquisiteur. Mis en cause, l’archidiacre paya d’audace et porta plainte au pape ; d’autre part, les consuls en appelèrent au roi. Sanche Morlane et les consuls reprochaient à l’Inquisition de ne pas se limiter aux poursuites contre les hérétiques, mais d’établir un régime de suspects en menaçant quiconque ne lui était pas dévoué.
Ces plaintes fournirent à Philippe le Bel l’occasion qu’il cherchait d’intervenir. Fier de son autorité royale et désireux de la défendre contre toute immixtion pontificale, comme allait le prouver son violent conflit avec Boniface VIII, il ne pouvait pas voir d’un bon œil ces tribunaux inquisitoriaux portant des jugements redoutables au nom de l’autorité spirituelle et obligeant, sous peine d’excommunication, l’autorité temporelle à les exécuter sans discussion. La domination du Saint-Siège que redoutait le roi, n’avait pas d’instrument plus redoutable que l’Inquisition, surtout depuis que le Catharisme étant définitivement vaincu, elle avait singulièrement étendu ses attributions et son action.
Abolir l’Inquisition était difficile ; à le tenter on risquait de passer pour fauteur d’hérésie. Plus habile, Philippe le Bel crut que le mieux était de mettre sur elle la main du roi, en la contrôlant, en prenant une part de plus en plus grande à ses jugements, en discutant leur exécution ; et lorsque ce serait accompli, faire un pas de plus et l’asservir au pouvoir royal pour faire de cette institution de la toute-puissance pontificale l’instrument des volontés royales. Les abus de l’Inquisition, dénoncés par la bourgeoisie et même le clergé séculier, allaient être exploités dans ce sens par Philippe le Bel.
Accueillant la plainte des consuls de Carcassonne, il fit défense à son sénéchal d’emprisonner personne à la demande des inquisiteurs à moins que ce ne fussent des hérétiques manifestes. Bientôt après, il annonça la prochaine arrivée en Languedoc d’enquêteurs royaux qui remédieraient aux abus. Puis, il décréta qu’aucun juif converti ne pourrait être arrêté comme hérétique ou relaps, sur réquisition des inquisiteurs, sans que les motifs de l’arrestation eussent été examinés par le sénéchal ou le bailli royal (1295).
Cette dernière mesure, extension des deux premières, équivalait à imposer l’exequatur royal comme condition préliminaire de toute poursuite inquisitoriale.
Gardons-nous d’expliquer cette politique par le désir de modérer les rigueurs de l’Inquisition ou de rendre plus libres les consciences. Ces sentiments étaient étrangers à Philippe le Bel, quelque « moderne » qu’on le suppose ; il ne recula jamais devant la brutalité quand il la crut utile à son gouvernement et, d’autre part, il était, non moins que son aïeul Saint Louis, le défenseur zélé de l’orthodoxie catholique. Ce qui le prouve c’est que, à plusieurs reprises, il manda à son sénéchal de Carcassonne de prendre des mesures de rigueur contre les juifs, les faisant tous arrêter et jeter hors du royaume, en 1306, et menaçant de mort ceux d’entre eux qui y rentreraient. Ce même prince qui, en 1295, faisait mine de vouloir modérer l’Inquisition, devait, en 1304, en renforcer la puissance et proscrire comme séditieuse toute ligue formée contre les Inquisiteurs. L’intervention de Philippe le Bel n’avait donc que des mobiles politiques.
Le pape Boniface VIII comprit la gravité de cette mainmise du pouvoir royal sur l’Inquisition et pour montrer à quel point il la repoussait, il ordonna, en octobre 1297, à l’inquisiteur de Carcassonne d’entamer des poursuites pour crime d’hérésie à plusieurs fonctionnaires royaux de Béziers. Ainsi le conflit qui mettait aux prises le pape et le roi, au sujet de la levée des décimes, se compliquait d’un autre conflit à propos de l’Inquisition.
Ce désaccord sembla s’apaiser l’année suivante. Pour prix de certaines concessions pontificales dans le domaine politique et fiscal, Philippe le Bel renonça momentanément à ses empiètements sur l’Inquisition. Dans le sixième livre (le Sexte) qu’il ajouta, le 3 mars 1298, au Corpus juris canonici, Boniface VIII réclama comme un droit absolu de l’Église de requérir le concours sans condition des fonctionnaires séculiers à l’action inquisitoriale, et par conséquent, condamna implicitement les prétentions qu’avait émises Philippe le Bel, en 1295, de ne faire exécuter les sentences de l’Inquisition que lorsque, examinées par lui, elles auraient eu son approbation. Or loin de protester contre cette bulle pontificale à laquelle Boniface VIII attachait une telle importance qu’il l’avait insérée dans le Code même de l’Église universelle, le roi ordonna à ses officiers de la respecter scrupuleusement (6 et 15 septembre 1298).
L’une des conséquences immédiates de ces deux actes fut la soumission des Carcassonnais qui, sous la direction de deux légistes, Guillaume Garric et Guillaume Brunet, maintenaient la vive opposition qu’avait dirigée contre l’Inquisition, les années précédentes, l’archidiacre Sanche Morlane. Dans une assemblée, réunissant les évêques, les abbés, les inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne et des « gens du roi » tels que Jean de Burlas, maître des arbalétriers et Lambert de Thury, seigneur de Saissac et lieutenant du sénéchal, ce dernier obtint de l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville le pardon des habitants de Carcassonne. Douze des meneurs, anciens consuls, avocats et notaires, reçurent des pénitences ; la ville dut ériger dans le couvent des Prêcheurs une chapelle en l’honneur de Saint-Louis, récemment canonisé, et les excommunications portées par l’inquisiteur furent levées. En somme, Philippe le Bel abandonnait ceux dont, quatre ans auparavant, il avait encouragé la résistance. Ainsi le comprirent les légistes carcassonnais et en particulier Guillaume Garric et Castel Fabre, qui avaient été sévèrement punis par l’Inquisiteur.
Cette entente entre Philippe le Bel et Boniface VIII fut de courte durée ; en 1300, commencèrent entre eux des négociations difficiles à propos de l’évêque de Pamiers, Bernard de Saisset, dont le roi poursuivait le procès malgré le pape. Aussi le roi reprit-il ses entreprises contre l’Inquisition, avec l’aide dévouée d’un certain nombre de légats et de prélats. L’un des plus acharnés fut un membre du conseil du roi qui devait devenir, en plusieurs affaires graves, le bras droit de Philippe le Bel, Guillaume de Nogaret. Il avait des raisons particulières de haïr l’Inquisition : il appartenait à une famille de cathares de la région de Carcassonne ; son grand-père avait été brûlé comme hérétique et si la législation spirituelle et civile frappant d’incapacité les fils et petits-fils d’hérétiques avait été observée, il n’aurait pas pu occuper les charges importantes qu’il détenait et toutes celles dont la confiance du roi allait le combler.
Les prélats du Languedoc furent, avec des nuances, partisans du roi, le soutenant les uns discrètement, les autres plus ouvertement contre le pape et les inquisiteurs. Leur métropolitain, Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne, était le chancelier de Philippe le Bel. Ce fut à plusieurs de ces évêques que le roi confia la surveillance de l’Inquisition. Dans son procès, Bernard Délicieux déclara qu’en 1300, Gaucelm, évêque de Maguelone, et Bérenger Frédol, évêque de Béziers, étaient délégués par le roi et les prélats pour examiner les procès de l’Inquisition, « erant deputati per regem et praelatos et suum consilium ad videndum processus dictorum inquisitorum. »
Ce changement de front du pouvoir royal ranima l’opposition contre l’Inquisition ; elle trouva un chef actif et énergique dans la personne d’un frère Mineur du couvent de Narbonne, Bernard Délicieux. Une députation conduite par lui partit pour Senlis où résidait la Cour ; elle apportait au roi les doléances des populations d’Albi, de Carcassonne et de Toulouse contre l’Inquisition. C’était le moment où le procès de l’évêque de Pamiers mettait de nouveau aux prises Philippe le Bel et Boniface VIII. Aussi le roi accueillit-il avec faveur la députation dont Délicieux fut le porte-parole. L’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, dénoncé comme ayant pris part aux cruautés de l’Inquisition, fut condamné à une amende de 2.000 livres ; le roi exigea et obtint des dominicains la révocation de l’inquisiteur toulousain Foulques de Saint-Georges, accusé de rigueurs excessives par la députation.
Puis survinrent plusieurs ordonnances qui, sous prétexte de combattre les abus, mettaient l’Inquisition sous le contrôle des évêques et du roi. Le 7 décembre 1301, Philippe le Bel rappelant que la prison inquisitoriale de Toulouse lui appartenait, décidait que son geôlier serait nommé par l’évêque et à son défaut, par le sénéchal ; que l’inquisiteur ne pourrait incarcérer personne sans l’approbation de l’évêque, de deux Mineurs, de deux Prêcheurs, de deux archidiacres et d’autres personnages ecclésiastiques avec lesquels il délibérerait.
Cependant le conflit devenait aigu entre Boniface VIII et Philippe le Bel. Par ses bulles Salvator mundi et Ausculta fili, le pape proclamait ses droits sur le roi et dressait la liste de ses attentats contre les libertés de l’Église et de son peuple. Bientôt après, il convoquait un concile à Rome pour le 1er novembre 1302 afin de délibérer « sur la réformation du royaume et la correction du roi ». Ce dernier devançait le concile, en réunissant, le 10 avril 1302, à Notre-Dame de Paris, les représentants de tous les ordres qui affirmèrent leur attachement au roi dans des déclarations qui furent envoyées à Rome. En novembre 1302, la décrétale Unam sanctam proclamait le droit de contrôle du pape sur le gouvernement royal et bientôt, parvenaient des menaces d’excommunication pour le roi et d’interdit pour le royaume. Le 7 mars 1303, Guillaume de Nogaret recevait mission de conduire la lutte et elle devenait encore plus âpre ; quelques jours après, ce descendant de cathare faisait le procès de Boniface VIII devant une assemblée réunissant au Louvre prélats et seigneurs. Le 14 juin, le roi ayant été excommunié, appel était fait au concile universel contre le pape dont on demandait le jugement et Guillaume de Nogaret et Sciarra Colonna organisaient l’expédition en Italie qui devait aboutir, le 7 septembre, à l’odieux attentat d’Anagni suivi, un mois après (11 octobre), de la mort de Boniface VIII.
C’est parallèlement à ces faits que se poursuivait, dans le Midi de la France, la campagne contre l’Inquisition. Bernard Délicieux parcourut le Languedoc pour prêcher une sorte de croisade contre elle ; à Alet, Caunes, Gaillac et Rabasteins, il souleva les populations par son éloquence de tribun. A Carcassonne, le 3 août 1303, il convoqua les habitants dans le cloître des Frères Mineurs et à la suite de sa harangue, la foule se porta contre les maisons des amis de l’Inquisition et les pillèrent. Peu de temps après, le vidame d’Amiens Jean de Picquigny et Richard Leneveu, enquêteurs royaux pour le Languedoc, vinrent à Carcassonne. Le peuple allant à leur rencontre les conduisit au couvent des Mineurs où étaient déjà réunis les députés de Cordes, d’Albi et d’autres villes ; on les supplia de confier aux consuls la garde des prisonniers de l’Inquisition et ils y consentirent ; et tandis que l’on vidait ainsi les prisons de l’Inquisition, la foule toujours excitée par Bernard Délicieux, se portait une fois de plus contre le couvent des Prêcheurs.
Excommunié, pour cela, par l’inquisiteur de Carcassonne, Geoffroy d’Abluses, le vidame d’Amiens retourna à Paris pour en référer au roi. Délicieux qui l’accompagnait toujours, essaya de gagner l’appui de la reine Jeanne dont le confesseur était franciscain ; mais le roi avant de se prononcer voulut faire un voyage en Languedoc. Il parcourut le pays accompagné par Guillaume de Nogaret, de retour de son expédition d’Agnani ; il fut harangué par les délégués de Carcassonne, de Cordes et d’Albi. Son voyage eut pour effet l’ordonnance royale publiée à Toulouse le 13 janvier 1304.
Philippe le Bel, y déclarait, dans le préambule, « qu’informé par les habitants de Carcassonne, d’Albi et de quelques autres villes du pays du scandale survenu à l’occasion des procès inquisitoriaux, d’où il pouvait survenir des troubles dans l’État, et voulant que l’office d’inquisiteur fût exercé à la louange de Dieu et pour l’accroissement de la foi, il avait jugé bon de se rendre lui-même dans le pays tant pour rétablir la paix et la tranquillité que pour réformer les abus. Il rappelait les conférences qu’il avait eues, sur ce sujet, avec les prélats, les princes et les barons du pays, avec Guillaume Peyre, provincial et vice-gérant de l’ordre des Prêcheurs, enfin avec les inquisiteurs. Il avait résolu de faire visiter les prisonniers de l’Inquisition par des commissaires royaux accompagnés des inquisiteurs, « non pas, avait-il soin de préciser, que nous voulions en cela usurper sur la juridiction ecclésiastique ou y mettre obstacle, mais pour apaiser le peuple, éviter le scandale et les périls et faire en sorte que l’office d’inquisiteur soit mieux et plus efficacement exercé. »
Cette ordonnance, concluant à la visite des prisons de l’Inquisition par les gens du roi et élargissant le rôle qui appartenait aux évêques dans la répression de l’hérésie, fut une déception pour Bernard Délicieux et ses partisans. Ils avaient cru que le roi détruirait l’Inquisition ; or il ne voulait que l’aménager à son usage, en la soumettant à son contrôle et en y établissant les évêques dont il se croyait, non sans raison, plus sûr que des dominicains. Cette déception se traduisit par un complot dirigé par Bernard Délicieux et qui avait pour objet de faire passer Carcassonne au pouvoir de l’infant de Majorque, fils du roi d’Aragon, procès qui amena Délicieux, en accusé cette fois, devant l’Inquisition qui lui fut indulgente.
La mort de Boniface VIII facilita la tâche de Philippe le Bel. Le nouveau pape Benoît XI montra quelque résistance. Il était dominicain et à ce titre, attaché à l’Inquisition. Lorsque le vidame d’Amiens se présenta devant lui, à Pérouse, pour recevoir l’absolution de l’excommunication lancée contre lui par l’Inquisition, Benoît XI eut un accès de colère : « Allez, chassez ce patarin de l’église, tandis qu’on y célèbre l’office divin ! » dit-il au maréchal du palais qui l’assistait (17 mai 1304). Le pape étant mort peu après (7 juillet), Bernard de Castanet, évêque d’Albi, Geoffroy d’Abluses, inquisiteur de Carcassonne, et Guillaume de Morières, inquisiteur de Toulouse, firent dresser, le 3 novembre suivant, par Jean, évêque élu du Spolète, un acte constatant que Jean de Picquigny n’avait pas pu recevoir l’absolution du pape défunt.
Les habitants de l’Albigeois ne se laissèrent pas décourager et ils eurent pour interprètes à la curie les chapitres de Sainte-Cécile et de Saint-Salvy d’Albi, l’abbé et le monastère de Gaillac. Prenant parti contre leur évêque, Bernard de Castanet, qui était à Pérouse pour prêter son appui à l’Inquisition, ces chanoines et ces religieux envoyèrent une supplique au Sacré-Collège gouvernant l’Église, sede vacante, après la mort de Benoît XI. Ils le suppliaient de s’interposer entre leur pays et l’inquisiteur, en mettant fin par une sage décision à des décisions préjudiciables au public et à l’Église : « Nostra patria quantis sit exposita praecipitiis et ruinis propter questiones et dissensiones quibus ad invicem se collidunt patria et inquisitores hereticae pravitatis, novit Ille qui nichil ignorat. »
Le pape qui fut laborieusement élu par le conclave, Clément V, n’avait pas la fermeté de Boniface VIII ni même de Benoît XI ; son pontificat marqua le triomphe de Philippe le Bel, en particulier dans l’affaire de l’Inquisition. Dès le 12 mars 1306, il chargea le cardinal de Saint-Vital, Pierre Taillefer de la Chapelle, ancien évêque de Toulouse, et le cardinal de Saints Nérée et Achillée, Bérenger Frédol, évêque de Béziers, d’ouvrir contre Castanet et les inquisiteurs l’enquête que demandaient les habitants d’Albi et de Cordes.
Le choix des deux enquêteurs était significatif. Bérenger Frédol était, depuis plusieurs années, l’ami de Bernard Délicieux ; ce religieux, arrêté par ordre de Clément V, à la demande de Philippe le Bel qui le trouvait trop agité, pouvait toujours compter sur la protection, à la curie, du cardinal. Il lui dut tout d’abord, une prison très douce, puis son élargissement. Les prisonniers de l’Inquisition étaient assurés de la sympathie de l’ami de Bernard Délicieux.
Après une séance toute protocolaire dans laquelle furent examinés les pouvoirs et les procurations, les deux cardinaux visitèrent les prisons de l’Inquisition de Carcassonne. Dans les geôles inférieures ils trouvèrent 40 « emmurés », presque tous de l’Albigeois ; après avoir reçu leurs doléances, « ils donnèrent immédiatement l’ordre de transporter plusieurs prisonniers ou malades dans les cachots supérieurs, dès que ces cachots auraient été mis en état. Ils décidèrent que toutes les provisions envoyées aux détenus leur seraient intégralement remises, que l’évêque de Carcassonne et l’inquisiteur pourraient leur accorder la permission de se tenir et de se promener per carrerias muri largi, c’est-à-dire dans les rues bordant la prison. Au gardien principal préposé par l’Inquisition, ils adjoignirent un second gardien qui serait nommé par l’évêque de Carcassonne. Enfin, ils ordonnaient la restitution et le remplacement de tous les agents. Chaque cachot aurait deux clefs, une pour chaque gardien. » Des mesures semblables furent prises à Albi. L’année suivante, Castanet, évêque d’Albi, était déclaré suspens au spirituel et au temporel.
Le pape trouva que Bérenger Frédol avait été trop favorable aux ennemis de l’Inquisition, et rendant ses pouvoirs à Castanet, il le transféra au Puy. Bérenger eut sa revanche au concile de Vienne. Il prit certainement une grande part à la rédaction de la constitution Multorum querela que promulgua le Concile et qui fut insérée dans l’appendice au Corpus juris canonici appelé Clementines. Cette constitution, comme le voulaient Philippe le Bel, les prélats et les adversaires de l’Inquisition, donnait aux Ordinaires un rôle important dans le fonctionnement du Saint-Office. L’inquisiteur ne pouvait pas instrumenter sans eux ; les prisons étaient sous leur surveillance et ils prenaient une part importante aux délibérations et aux sentences du tribunal. L’Inquisition devenait mixte, épiscopale presque autant que papale, et par les évêques entrait dans ces tribunaux l’influence du souverain qui avait barre sur l’épiscopat beaucoup plus que sur les ordres religieux. Cette constitution était la traduction ecclésiastique de ces ordonnances de Philippe le Bel contre lesquelles Boniface VIII avait protesté et qu’approuvaient, moins de dix ans après sa mort, son successeur Clément V et le concile œcuménique.
Du jour où l’Inquisition fut ainsi soumise à l’influence de Philippe le Bel, elle prit un caractère de plus en plus politique et, menée par un pouvoir civil qui s’imposait au pouvoir spirituel lui-même, elle fut entre les mains des rois sans scrupule un terrible instrument de domination et de tyrannie.
C’est ce que nous montre le procès des Templiers.
Il est fort probable que la destruction de l’ordre du Temple fut l’une des conditions qui furent mises par Philippe le Bel à l’élection de Clément V. Le roi de France était, d’une part, effrayé de l’influence politique que les Templiers tiraient de leurs immenses richesses et d’autre part, toujours besogneux lui-même, il désirait vivement s’enrichir de leurs dépouilles. Il suffisait pour cela de les faire condamner comme hérétiques puisque les législations canonique et civile s’entendaient pour frapper de la peine de confiscation le crime d’hérésie. Comme l’Inquisition était le tribunal compétent en cette matière, Philippe le Bel décida de leur faire faire un procès inquisitorial.
Clément V avait été élu le 5 juin 1305 ; or le 5 novembre 1306, il annonçait à Philippe le Bel l’envoi de deux cardinaux munis de sa pleine confiance qui prendraient part à un important conseil tenu par le roi. Cet envoi supposait donc une invitation à lui adressée au moins quelques semaines auparavant. Les événements qui suivirent prouvent que parmi les affaires graves qui allaient être discutées et qui, d’après les paroles mêmes du pape, intéressaient la chrétienté mais plus particulièrement la France, et tenaient à cœur au pape autant qu’au roi, figurait celle des Templiers.
Les cardinaux envoyés par le pape étaient Bérenger Frédol, qui s’occupait de l’Inquisition à Carcassonne et à Albi, et Étienne de Suisi, cardinal de Saint-Cyriaque in Thermis.
Bérenger Frédol avait déjà donné à Philippe le Bel tant de gages de sa soumission qu’il était bien l’homme qu’il fallait dans la circonstance. Après avoir été si avant dans la faveur de Boniface VIII que ce pape lui avait confié la rédaction du Sexte, il avait adhéré au terrible réquisitoire de Guillaume de Plaisians contre lui et, le 3 juillet 1303, avec les deux évêques d’Agde et de Lodève qui ne faisaient que le suivre, il avait signé une déclaration publique d’union avec le roi contre Boniface VIII, et d’appel contre ce dernier au concile universel. Au lendemain d’Anagni, il était à côté de Philippe le Bel et de Nogaret lui-même dans la tournée qu’ils firent dans le Midi. Plus tard, il devait être mêlé à l’absolution de Nogaret et, en décembre 1310, Clément V le présentait comme « un ami du roi et fort au courant de ses affaires ». Cette amitié, il la poussa bien loin lorsque, au cours de l’enquête ordonnée par Clément V sur les accusations portées contre Boniface VIII, devant la commission qui la dirigeait et dont il faisait partie, il se porta garant de la pureté d’intention du roi et affirma « n’avoir jamais entendu parler de l’arrestation du seigneur Boniface, ni en présence du roi d’insulte à faire au dit Boniface, ni n’avoir entendu de la part du roi ni en paroles ni en fait, rien de contraire aux bienséances contre ledit seigneur Boniface. »
De tout cela nous pouvons conclure que Bérenger Frédol, évêque de Béziers, cardinal prêtre des SS. Nérée et Achillée, puis cardinal évêque de Tusculum, était l’homme du roi.
Nous ne savons pas ce qui se passa dans le conseil extraordinaire de fin 1306, mais l’année suivante, les faits se précipitèrent grâce à un homme d’Église qui était encore plus l’homme du roi ; et cet homme d’Église était l’inquisiteur de France lui-même, Guillaume de Paris.
Lorsque le roi de France lui eut confié la direction de sa conscience avec tous les problèmes qu’elle posait, ce religieux dominicain était déjà probablement l’« inquisiteur général du royaume » et quand on connaît la politique de Philippe le Bel, il est permis de croire que l’une des raisons de son choix, ce fut de s’annexer en la personne de son confesseur l’Inquisition. Quoi qu’il en soit, dit M. Félix Lajard, dans la notice sur Guillaume de Paris, qu’il a écrite pour l’Histoire littéraire de la France, dans l’affaire des Templiers, « trop disposé peut-être à seconder les intentions de son royal pénitent, le grand inquisiteur se montra l’homme du roi plus que le ministre du Saint-Siège, dont il tenait les pouvoirs, et sans attendre l’autorisation du pape, il se mit à l’œuvre. » En même temps que le roi envoyait à ses officiers l’ordre de s’assurer de la personne de tous les Templiers demeurant dans le ressort de leurs gouvernements ou de leurs bailliages, Guillaume, par une circulaire du 22 septembre 1307, donnait commission aux inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne, aux prieurs, sous-prieurs et lecteurs de l’ordre des Frères Prêcheurs, dans tout le royaume d’interroger les Templiers sur les crimes dont ils étaient accusés.
Il est même à remarquer que, par un zèle vraiment excessif, il déclarait prendre lui-même l’initiative d’un acte qui lui était demandé par le roi ; l’inquisition qu’il ordonnait ainsi, il la faisait par une faveur spéciale du roi. Lui-même instrumenta aussitôt contre plusieurs Templiers pris dans le coup de filet général du roi, à Troyes, à Bayeux et à Paris dans le Temple même ; du 19 octobre au 24 novembre, il en interrogea 138 ; le dernier jour, le maître de l’Ordre, Jacques Molay, comparut devant lui.
Il avait reçu des instructions du roi qu’il communiqua à tous ses délégués dans la France entière. Les commissaires du roi devaient d’abord se saisir des biens de l’Ordre et en faire l’inventaire, mettre les chevaliers sous une sûre et bonne garde, puis les interroger. Ce n’est qu’après ce premier interrogatoire fait par les gens du roi que l’inquisiteur et ses commissaires commenceraient leurs interrogatoires « par torture, s’il en était besoin ». Pour exercer une forte pression sur les inculpés, les inquisiteurs devaient les mettre dans l’alternative d’être absous et relaxés, s’ils avouaient, ou d’être mis à mort s’ils persistaient dans leurs dénégations.
Guillaume de Paris et ses délégués tinrent le plus grand compte de ces instructions, comme le prouvent les procès-verbaux de leurs procédures qui ont été plusieurs fois publiés. Ils nous décrivent les interrogatoires faits en Champagne, Normandie, Quercy, Bigorre et Languedoc. Guillaume de Paris instrumenta à Paris, dans la maison même du Temple, en présence d’autres religieux, de conseillers du roi tels que Simon de Montigny, de greffiers, de bourreaux et d’un nombreux public.
La torture fut administrée avec cruauté. Vingt-cinq Templiers moururent des suites de leurs supplices ; ceux qui n’y furent pas condamnés furent préparés aux aveux par le régime du pain et de l’eau, auquel ils furent soumis pendant le mois qui précéda leur comparution. Malgré tout, quelques-uns n’avouèrent rien et défendirent jusqu’au bout l’honneur de leur Ordre. La plupart avouèrent, les uns d’avoir profané la croix, d’autres d’avoir pratiqué la sodomie, d’autres enfin d’avoir renié le Christ et accompli des rites sataniques.
Les commissaires de Guillaume de Paris procédèrent de même. « A force de géhennes », ils obtinrent les aveux qu’exigeait le roi. Mais dans la suite, la plupart des accusés rétractèrent leurs aveux, sans doute lorsqu’ils eurent la conviction que leur condamnation était déjà faite, parce qu’elle était nécessaire au roi. « Nos frères, écrivaient en 1310 plusieurs Templiers, ont dit ce que voulaient leurs bourreaux. » « Avez-vous été torturé ? demandait-on, en 1310, au frère Ponsard de Gisi. — Oui, trois mois avant ma confession, on m’a lié les mains derrière le dos si serré que le sang jaillissait des ongles et on m’a mis dans une fosse attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils soient courts ; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour l’honneur de l’Ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à petit feu, comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en prison. »
Lorsque, au printemps de 1308, le maître général de l’Ordre, Jacques Molay, comparut en présence d’une foule considérable réunie dans une église de Paris, devant les commissaires du pape, le cardinal Bérenger Frédol lui rappela les aveux qu’il avait faits au cours de son interrogatoire par l’inquisiteur, le 24 novembre précédent. « Molay découvrit ses membres décharnés, excoriés et fouillés par les instruments de torture, et ses os mis à nu. Ce geste expliquait éloquemment comment on avait pu lui faire dire à lui et aux frères qui l’entouraient tout ce qu’on avait voulu lui faire dire, et il avait crié à la foule son innocence et celle des Templiers. A ce spectacle les deux cardinaux (Bérenger Frédol et Étienne de Suisi) avaient, sans prononcer une parole, versé des larmes et renoncé à porter la sentence que le pape leur avait donné mission de prononcer. » En 1310, dans la seule ville de Paris, 546 Templiers emprisonnés, dont plusieurs avaient fait des aveux, déclaraient vouloir défendre l’Ordre, parce qu’ils n’y avaient jamais vu aucun mal.
Mais les aveux obtenus en 1307 par l’inquisiteur et ses commissaires étaient toujours là, mettant ceux qui les avaient faits dans l’alternative d’être punis gravement pour les crimes dont ils s’étaient accusés ou d’être brûlés comme relaps, s’ils reniaient leur confession. Ces aveux furent mis à profit jusqu’à la condamnation suprême des chevaliers et de leur Ordre. Le pape Clément V les rappelait lorsqu’il évoquait à lui l’affaire, nommant pour remplacer les inquisiteurs des commissaires enquêteurs apostoliques. Ils furent allégués dans les réunions solennelles qui eurent lieu devant le pape et à Paris à l’occasion des Templiers ; enfin les agents de Philippe le Bel et le plus important de tous Bérenger Frédol, cardinal de Tusculum, les apportèrent devant le concile de Vienne pour obtenir des Pères la suppression de l’Ordre, prélude du supplice de ses principaux religieux.
Avec l’inquisiteur confesseur du roi, le meneur principal de tout le procès fut l’homme qui, à Anagni, avait porté un coup terrible à la papauté et que Frédol se préparait à absoudre, le légiste qui, en ébranlant le droit canon, exaltait le droit monarchique, Guillaume de Nogaret.
Ce fut en effet pour le conduire qu’il avait reçu la garde du sceau royal, le 22 septembre 1307 ; car ce fut au lendemain même de sa nomination, que fut décidée par le roi l’arrestation de tous les Templiers (13 octobre 1307).
Guillaume de Nogaret était encore dépassé par un autre légiste, Pierre du Bois. Celui-ci semble avoir eu l’idée de faire porter sur tous les biens ecclésiastiques, même sur ceux du pape, la sentence de confiscation qui se préparait contre le patrimoine du Temple ; c’est Renan qui l’a fait remarquer. « Faire du roi de France le chef de la chrétienté, sous prétexte de croisade, lui mettre entre les mains les possessions temporelles de la papauté, une partie des revenus ecclésiastiques et surtout les biens des ordres voués à la guerre sainte, voilà le projet avoué de la petite école secrète dont du Bois était l’utopiste et dont Nogaret fut l’homme d’action. »
Retourner ainsi l’Inquisition contre la Papauté, en faire contre elle l’instrument de la royauté, n’était pas une entreprise banale.
Clément V, dont l’intelligence était supérieure au caractère, voyait la solidarité qui existait entre l’Église et les Templiers, menacés également par l’impérialisme politique et la fiscalité de Philippe le Bel ; il se rendait compte, d’autre part, que les accusations lancées par Guillaume de Nogaret, petit-fils d’hérétiques, et peut-être hérétique lui-même, de cœur sinon d’esprit, contre la foi et les mœurs du Temple, n’étaient qu’un prétexte pour le spolier et le supprimer. Aussi essaya-t-il de détourner le procès dont le projet lui avait été communiqué apparemment à la fin de 1306, à la suite du fameux conseil secret où il avait député les cardinaux Bérenger Frédol et Étienne de Suisi.
A la suppression projetée du Temple il opposa un projet de fusion des Hospitaliers et des Templiers dont le programme d’action et les règles avaient tant d’analogie. Il appela auprès de lui les maîtres des deux Milices et demanda à celui du Temple, sur ce sujet, un mémoire qui a été conservé. Ce n’était pas ce que voulait le roi ; aussi coupant court au contre-projet pontifical en préparation, il découvrit brusquement son plan. Clément V crut pouvoir en arrêter l’exécution en gagnant du temps et la mort dans l’âme, « non sine magna cordis amaritudine, anxietate et turbatione », il consentit à une enquête sur les Templiers. Philippe le Bel transforma aussitôt l’enquête en un procès confié à Nogaret et à l’inquisiteur de France, Guillaume de Paris.
Le premier, par l’arrestation générale des Templiers, le 13 octobre 1307, le second, par la commission générale d’instruire qu’il donna le 22 septembre 1307, et l’instruction qu’il poursuivit jusqu’au 24 novembre, soit en personne, soit par les commissaires qu’il avait délégués dans la France entière, mirent le pape devant le fait accompli : l’ouverture du procès, les interrogatoires des Templiers et les aveux qui en étaient résultés.
En apprenant toutes ces nouvelles, le pape éprouva un sentiment de colère et d’indignation qui lui dicta sa lettre du 27 octobre 1308 à Philippe le Bel et l’envoi au roi des deux cardinaux Bérenger Frédol et Étienne de Suisi, chargés de prendre sous leur garde les personnes et les biens des Templiers. Clément V annonçait ainsi l’intention de diriger lui-même l’enquête et il en dessaisissait l’Inquisition quelques semaines après (déc. 1308). Philippe le Bel lui fit une réponse cauteleuse d’où il résulta que les prisonniers seraient toujours à la disposition de l’Église, mais demeureraient dans les prisons royales et que, d’autre part, leurs biens ne serviraient qu’aux besoins de la Terre Sainte mais seraient séquestrés et administrés par Bérenger, l’homme du roi. Le procès entrait, dès lors, dans une phase diplomatique.
Pour réduire les velléités de résistance de Clément V, le roi usa envers lui de procédés d’intimidation constituant un vrai chantage ; il le fit menacer d’une campagne de pamphlets. « Que le pape prenne garde ! écrivait son âme damnée, le légiste du Bois, il est simoniaque ; il donne par affection du sang, les bénéfices de la Sainte Église à ses proches parents ; il est pire que Boniface qui n’a pas commis autant de passe-droits ; il faut que cela cesse ! »
Devant ces menaces, Clément V céda et renvoya l’affaire des Templiers à un prochain concile œcuménique ; en attendant, pour fournir des éclaircissements et des dossiers à l’auguste assemblée qu’il allait convoquer, il nomma des commissaires apostoliques à la tête desquels il mit toujours Bérenger Frédol, pour poursuivre l’enquête sur les Templiers. Nous ne la suivrons pas, car l’Inquisition n’y jouait aucun rôle officiel. Mais toute l’affaire avait été montée par elle d’accord avec « les gens du roi » et sur les instructions de Philippe le Bel.
Ainsi créée par les Souverains Pontifes, moins d’un siècle auparavant, pour instruire en leur nom les procès d’hérésie, cette institution était déjà devenue un instrument de règne aux mains du roi de France. C’est ce que reconnaît l’un de ses récents historiens, M. Ch.-V. Langlois écrivant dans l’Histoire de France de Lavisse : « Il n’a pas tenu au Garde des Sceaux de 1307 (Guillaume de Nogaret) que l’Inquisition politique, à la mode des pays du Midi, des princes guelfes d’Italie et des « Rois catholiques » d’Espagne, ne s’acclimatât chez nous. »
On ne saurait mieux dire que Philippe le Bel et Nogaret sont les précurseurs authentiques de Philippe II et de Torquemada.
Au cours du XIVe siècle, les rois de France firent de l’Inquisition, qui était tout d’abord un tribunal essentiellement religieux et pontifical, une juridiction bâtarde ecclésiastique et canonique par la composition de son personnel, mais séculière et légiste par ses rapports avec les Parlements, les « gens du roi » et l’influence prépondérante qu’exerçait sur sa marche la Couronne.
On le vit bien, en 1322, lorsque comparut devant l’Inquisiteur de Toulouse Amiel de Lautrec, abbé de Saint-Sernin. Il y était cité, non plus par l’inquisiteur, mais par le procureur du roi et, lorsqu’il fut acquitté par elle, le procureur du roi fit appel non pas devant le pape, chef suprême de l’Inquisition, mais devant la Cour royale la plus haute, le Parlement de Paris.
Lorsqu’en 1329, Guillaume de Villars, commissaire du roi, s’empara des Registres de l’Inquisition, le chef de cette dernière protesta non pas auprès de la Curie, mais auprès du Parlement considéré comme une sorte de tribunal d’appel de l’Inquisition.
La diminution de puissance que subit la papauté pendant son séjour à Avignon, et bien plus encore pendant le grand schisme, accentua l’asservissement de l’Inquisition à la monarchie des Valois. En 1385, à Reims, l’archevêque et les magistrats municipaux se disputant la connaissance du crime d’hérésie, finirent par signer entre eux une transaction, sans même penser qu’il existait, à côté d’eux, dans Reims, une Inquisition qui avait reçu du pape la mission de réprimer le blasphème et l’hérésie.
Pendant le grand schisme, l’Université de Paris finit par supplanter complètement le Saint-Office dans l’examen des doctrines et la connaissance des crimes d’hérésie. En 1362, prêchant à Châlons dans la cathédrale, puis dans les églises de Notre-Dame de Vallibus et de Saint-Alpin, le dominicain Jean dit l’Eschacier avait combattu la croyance à l’Immaculée Conception et la même doctrine malsonnante avait été aussi enseignée par un autre dominicain, Jacques de Bosco. Ils furent dénoncés par maître Nicolas de Vertus, augustin, et Jean de Saint-Médard, l’un et l’autre professeurs de théologie, et par plusieurs autres personnages ecclésiastiques et laïques.
Une enquête fut faite aussitôt, au nom de l’évêque, par Galhard Frozin, vicaire général, et frère Nicolas de Vassy, dominicain, subdélégué dans la ville et le diocèse de Châlons de l’inquisiteur général de France. Devant le chapitre, les deux inculpés reconnurent la vérité de l’accusation et ils furent condamnés au nom de l’évêque et de l’inquisiteur, agissant ensemble d’après la procédure du concile de Vienne.
Mais lorsqu’en 1387, un dominicain du couvent Saint-Jacques de Paris, Jean de Montson, eut professé les mêmes doctrines, ce ne fut plus l’inquisiteur qui le condamna, mais l’Université de Paris qui poursuivit tous les Frères Prêcheurs de Paris, ou d’ailleurs qui avaient adhéré à son opinion. C’est elle qui, appuyée par l’évêque et le Chapitre de Paris, mena l’affaire avec une telle vigueur que tous les principaux partisans de Montson et lui-même furent excommuniés par trois cardinaux au nom du pape d’Avignon, Clément VII. Au cours de ce procès, l’Inquisition n’intervint pas et cependant il s’agissait d’un religieux de l’ordre qui avait la charge de l’Inquisition ; ce qui nous indique à quel point l’Université l’avait supplantée dans son rôle de gardienne, contre toutes les hérésies, de l’orthodoxie.
En réalité, elle n’avait plus de vraie vie que celle que lui donnait le gouvernement royal ou le parti au pouvoir lorsque, pour mieux perdre un adversaire, ils estimaient utile de le faire tomber sous une condamnation pour hérésie portée par le Saint-Office. Nous en voyons un cas curieux dans le procès qui fut fait par l’Inquisition, en 1381, à l’ancien prévôt de Paris, Hugues Aubriot.
Le 21 janvier 1381, Aymeric de Magnac, évêque de Paris, Pierre Godefroy, official de la curie épiscopale, et le dominicain Jacques de Morey, inquisiteur de France, le citèrent devant le tribunal de l’Inquisition sous l’inculpation « d’hérésie, de bougrerie, d’être sodomite et faux chrétien ». Après avoir essayé de résister en s’appuyant sur la Cour, Aubriot se constitua prisonnier le 1er février suivant.
L’accusation fut soutenue avec acharnement par les délégués de l’Université de Paris, tandis que le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, oncle du jeune roi Charles VI, plusieurs nobles de Bourgogne et le premier président du Parlement, Philibert Paillart, le défendaient.
Finalement, le vendredi 17 mai 1381, devant le grand portail de Notre-Dame, sur un échafaud élevé pour la circonstance, Aubriot dut faire amende honorable en présence de 40.000 personnes, parmi lesquelles il y avait de nombreux étudiants ; puis il fut condamné à la prison perpétuelle par l’inquisiteur et ramené dans les cachots de l’évêché. Au mois de mars suivant (1382) l’insurrection des Maillotins le délivra et il s’enfuit auprès du pape d’Avignon, Clément VII, qui cassa la sentence de l’inquisiteur et le laissa en liberté.
Par la nature des crimes visés comme par la qualité des juges, cette cause semble intéresser la foi et les mœurs ; en réalité, si l’on considère les antécédents du prévôt, ses ennemis, les circonstances de son arrestation et de sa condamnation, on voit que l’Inquisition fut contre lui l’instrument d’un parti et lui fit un procès politique.
Aubriot avait été nommé prévôt royal de Paris, lorsque, après la tentative manquée d’Étienne Marcel, Charles V avait supprimé la charge élective de prévôt des marchands pour placer à la tête de la capitale un fonctionnaire royal nommé par lui et ne relevant que de lui. Pendant tout le règne de Charles V, il avait réfréné les aspirations communales des Parisiens soutenus par l’Université et il avait été l’homme du roi. Or il avait eu parfois la main dure et à plusieurs reprises, maîtres et étudiants avaient porté plainte contre lui au souverain.
Après la mort de Charles V (1380), sa puissance ne fut plus la même. Pendant la minorité du jeune Charles VI, le pouvoir passa aux princes, frères du feu roi qui s’empressèrent de renvoyer les petites gens avec lesquelles Charles V avait gouverné. Le chancelier Pierre d’Orgemont dut se retirer, dès septembre 1380, suivi bientôt de Jean Le Mercier, ancien trésorier des guerres et conseiller des aides.
Le moment sembla propice à l’Université pour satisfaire ses rancunes contre le prévôt royal. Elle commença par le traduire devant le Parlement de Paris, en se plaignant des violences qu’elle avait subies, de sa part, le jour des obsèques de Charles V ; mais s’étant aperçue de la faveur que lui témoignaient plusieurs membres de cette cour souveraine et surtout son président, Paillart, Bourguignon comme lui, elle crut plus habile de porter l’attaque devant l’Inquisition ; et elle lui intenta un procès d’hérésie.
De ce simple exposé il ressort que la mise en accusation de Hugues Aubriot, son jugement, sa condamnation et sa réhabilitation furent provoqués par la politique. C’était le prévôt de Paris, hostile à ses privilèges et immunités que l’Université poursuivait avec tant de haine ; c’était l’ami de Charles V que réhabilitait Clément VII. Dans cette affaire, comme dans celle des Templiers, l’Inquisition avait été l’instrument de haines politiques et non la gardienne de l’orthodoxie.
Le procès de Jeanne d’Arc est une nouvelle preuve de l’asservissement au pouvoir civil de l’Inquisition sur son déclin ; il rappelle, sur plusieurs points, celui des Templiers.
Quand Jean de Luxembourg se fut fait livrer Jeanne d’Arc par le bâtard de Wandomme qui l’avait faite prisonnière à Compiègne, il refusa tout d’abord de la livrer aux Anglais, l’Université de Paris la réclamant de son côté pour l’Ordinaire. Mais l’Ordinaire du lieu sur lequel la Pucelle avait été prise, Cauchon, évêque de Beauvais, insista pour qu’elle fût livrée aux Anglais et Jean de Luxembourg la vendit pour 10.000 florins. Qu’allaient faire les Anglais de cette femme qui leur avait fait tant de mal et qu’ils avaient tenu à avoir en leur pouvoir ?
Ils auraient pu la mettre à mort en invoquant n’importe quel prétexte ; ils aimèrent mieux lui faire faire un procès religieux aboutissant à une condamnation canonique portée au nom de l’Église et de Dieu lui-même ; car cette condamnation ferait tomber ce prestige merveilleux que la foi lui avait donné ; cette envoyée de Dieu, dépositaire des secrets du ciel, dont les foules baisaient les habits, ne serait plus, après sa condamnation, qu’une aventurière, en rupture de ban, déclarée coupable par l’Église d’avoir violé les lois les plus élémentaires de la morale divine et humaine.
Pour monter ce procès, ils avaient un homme tout trouvé, l’Ordinaire du lieu où Jeanne avait été prise, prélat tout dévoué à l’Angleterre, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais.
Il avait été toujours du parti bourguignon. En 1413, chanoine de Reims et de Beauvais, il s’était mis, à Paris, à la tête de l’émeute cabochienne. En 1414, il avait été, au concile de Constance, l’ambassadeur de Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, et y avait pris la défense du franciscain Jean Petit, l’apologiste de l’assassinat du duc d’Orléans. Il avait été comblé de bénéfices par l’intervention de l’Université de Paris, entièrement acquise au parti bourguignon. Élu évêque de Beauvais, sur la recommandation de l’Université, il fut installé dans son diocèse par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Lorsque le traité de Troyes eut fait du roi d’Angleterre l’héritier présomptif du roi de France, il servit le parti anglais ; ce qui lui valut d’être à la fois l’exécuteur testamentaire de Charles VI et le conseiller du jeune roi d’Angleterre, Henri VI. Lorsque les Français entrèrent à Beauvais (1429) il se retira à Rouen où il faisait partie du grand conseil du duc de Bedford, régent d’Angleterre et vice-roi de Normandie.
Les Anglais ne pouvaient pas confier à un prélat plus dévoué à leurs intérêts le procès de Jeanne d’Arc. Il en accepta la direction en se faisant donner par le chapitre de Rouen, le siège étant vacant, le pouvoir d’exercer à Rouen sa juridiction d’évêque de Beauvais sur Jeanne d’Arc (28 décembre 1430).
L’Inquisition s’était déjà intéressée à l’affaire. En apprenant que la Pucelle avait été faite prisonnière et était aux mains du duc de Bourgogne, deux agents de l’Inquisiteur de France, Le Fourreur et Hébert, avaient écrit à ce dernier pour lui demander qu’on la fît comparaître devant eux. « Usant des droits de notre office, de l’autorité à nous commise par le Saint-Siège de Rome, nous requérons instamment et enjoignons, en faveur de la foi catholique, sous les peines de droit, au dessusdit et à toute personne, de quelque état, condition, prééminence et autorité qu’elle soit, le plus tôt que sûrement et convenablement se pourra faire, d’envoyer et amener prisonnière par devers nous la dite Jeanne soupçonnée véhémentement de plusieurs crimes sentant l’hérésie, afin de comparaître devant nous contre le procureur de la sainte Inquisition et pour répondre et procéder comme de raison, au bon conseil, faveur et aide des bons docteurs et maîtres de l’Université de Paris et autres notables étant par de çà. »
D’après ce texte, dès le 26 mai 1430, l’Inquisition de France avait manifesté son intention de juger elle-même Jeanne à Paris avec les lumières et le concours des maîtres de l’Université. C’était donc en opposition formelle à cette prétention que Cauchon instituait le procès à Rouen, avec l’autorisation du Chapitre de cette ville.
Il le poursuivit pendant plusieurs audiences, nommant des assesseurs, ordonnant des enquêtes préparatoires sans paraître se soucier de l’Inquisition. La première séance ayant eu lieu le 9 janvier, ce ne fut que le 17 février, l’après-midi, que le vicaire général de l’Inquisition à Rouen fut invité par Cauchon à prendre part au procès. « Ce même jour de lundi, vers quatre heures de l’après-midi, sur notre requête, comparut dans notre maison d’habitation vénérable et discrète personne maître Jean Le Maistre, de l’ordre des frères Prêcheurs, vicaire du seigneur inquisiteur du royaume de France et par lui député en la cité et diocèse de Rouen. »
L’inquisiteur de France était alors Jean Graverent prieur du couvent Saint-Jacques de Paris. Au moment où s’ouvrait le procès de Jeanne, il en instruisait lui-même un autre à Coutances, celui de Jean Le Couvreur, bourgeois de Saint-Lô ; c’est pourquoi Cauchon appelait à sa place son délégué à Rouen, Jean Le Maistre.
Celui-ci semble avoir été peu empressé à répondre à l’appel de Cauchon. Il allégua que le procès relevant du diocèse de Beauvais, et ne se faisant à Rouen que par une permission spéciale de chapitre, il se demandait s’il pouvait y prendre part n’ayant aucune délégation de l’Inquisiteur pour Beauvais : Cauchon dut demander à Graverent pour Le Maistre une délégation spéciale pour le procès de Jeanne et il l’obtint ; aussi Le Maistre assista désormais aux audiences et prit part à la condamnation.
Ainsi le procès de Jeanne fut bien un procès inquisitorial dirigé d’après les prescriptions du concile de Vienne par l’Ordinaire, Cauchon, et l’inquisiteur Jean Le Maistre. Or ce qui frappe, quand on lit le procès-verbal du procès, c’est le rôle de second plan qu’y joue le vice-inquisiteur. C’est l’évêque de Beauvais qui dirige tous les débats et mène l’affaire et Jeanne le proclama elle-même, lorsqu’elle lui lança cette apostrophe : « Évêque, c’est par vous que je meurs ! » Dans les procès-verbaux des séances, Jean Le Maistre est mentionné simplement, sans rang spécial, au milieu des assesseurs et des docteurs formant le tribunal. Lorsque, le 13 mars 1431, ayant reçu commission régulière de Graverent, il a désigné le promoteur et le notaire de l’Inquisition chargés de suivre avec lui le procès, Jean Le Maistre choisit ceux-là mêmes qui avaient été déjà institués, à ce titre, par Cauchon : comme promoteur, d’Estivet, chanoine de Bayeux et de Beauvais, homme de confiance de son évêque, et Jean Massieu comme notaire. Ce fut seulement dans « le procès d’office » lequel commença le 26 mars que le tribunal fut dit présidé par Cauchon et par le vicaire de l’Inquisiteur. La citation à entendre la sentence définitive fut faite au nom de l’un et de l’autre et le jugement également rendu par l’un et par l’autre.
Ce qui est encore plus évident que le rôle secondaire du vice-inquisiteur dans un procès essentiellement inquisitorial, c’est l’influence qu’y exerça le pouvoir civil représenté par le duc de Bedford. Sans doute, il n’y parut pas officiellement, mais il le dirigeait par Cauchon qui joua dans le procès de Jeanne d’Arc le même rôle que l’inquisiteur Guillaume de Paris et le cardinal Bérenger Frédol dans celui des Templiers. C’est ce que proclame l’un de nos historiens qui se sont occupés de cette affaire et qui a une tendance marquée à en atténuer non l’injustice, mais l’irrégularité, M. Pierre Champion. « C’est le conseil anglais de Bedford, écrit-il, qui désigna Cauchon afin qu’il réclamât Jeanne comme sorcière, et qui fournit les 10.000 livres nécessaires à son achat. Encore que Bedford n’ait paru qu’une fois dans le procès et dans une singulière attitude pour un noble duc, encore qu’il semblât avoir passé la main au cardinal Beaufort, ce prélat violent et orthodoxe, il n’est pas douteux que Bedford ait conduit personnellement toute l’affaire. On reconnaît partout son esprit puissant ; on retrouve ses créatures parmi les juges : Pasquier de Vaux, son chapelain, Jean Ponchon, qui représentera le chapitre de Rouen en son nom, Jean Bruillot qui le haranguera afin qu’il ne sacrifiât pas le chapitre de Rouen à ses chers Carmes… Quand on voit le gouvernement anglais acheter à un prix considérable la Pucelle aux Bourguignons, faire les frais du procès, quand on sait que le 3 janvier 1431 le conseil écrit : « C’est notre intention de revoir et reprendre par devers nous icelle Jeanne, si elle n’était pas convaincue et atteinte des cas susdits », il est hors de doute que l’affaire que les Anglais feront instruire le sera bien en leur nom. »
Les cas de pression gouvernementale sur les juges qui n’étaient pas assez zélés sont prouvés ; un témoin Houppeville a dit des juges que « les uns agirent en faveur des Anglais et les autres par crainte. »
L’évêque de Beauvais se proclama lui-même l’agent direct du gouvernement anglais, lorsque, répondant à Jeanne qui le récusait, il déclara cyniquement : « Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le ferai ! »
Il suffit de citer cette parole pour montrer à quel point, au XVe siècle, l’Inquisition était devenue une institution plus gouvernementale que religieuse.
Introduction | |
Chapitre I. — LE CATHARISME AU XIIe SIÈCLE | |
Le dualisme cathare. — Christologie cathare. — Morale individuelle et sociale. — Nirvana des Parfaits. — Horreur de la famille. — Doctrines anarchistes. — Répression par les gouvernements païens et chrétiens antérieurs à l’Inquisition. — Le catharisme tout puissant dans le Midi de la France. — Les moyens d’action. — Parfaits et Croyants. — Faiblesse du catholicisme persécuté | |
Chapitre II. — L’ÉTABLISSEMENT DE L’INQUISITION | |
Missions cisterciennes impuissantes. — Saint Dominique. — La Croisade des Albigeois. — La répression de l’hérésie par le pouvoir civil et l’Église avant l’Inquisition. — Constitution de Vérone. — Le concile de Toulouse. — Règlements de l’Inquisition toulousaine. — Prêcheurs et Mineurs. — Manuels des Inquisiteurs | |
Chapitre III. — LE FONCTIONNEMENT DE L’INQUISITION | |
Les édits de foi et de grâce. — Constitution du tribunal inquisitorial ou Saint-Office. — Les inculpés. — Les Inquisiteurs et leurs auxiliaires. — Dénonciations et témoignages. — La défense ; avocats, procureurs, témoins à décharge. — Les prud’hommes ou boni viri. — La torture. — Les sentences inquisitoriales. — Les auto-da-fé. — Pénitences du Saint-Office. — Peines afflictives. — Le bras séculier et le bûcher. — Procès et condamnations posthumes. — Proportion de ces peines. — Adoucissements et commutations de peines. — Grâces et amnisties | |
Chapitre IV. — L’INQUISITION EN FRANCE ET DANS LE MONDE CHRÉTIEN AU XIIe SIÈCLE. — CATHARES ET VAUDOIS | |
L’hérésie cathare dans le Nord de la France. — Établissement de l’Inquisition en France, en Aragon et Castille, en Italie. — Saint Pierre martyr. — L’Inquisition dans l’Empire germanique. — Les Vaudois ; leurs doctrines, leur organisation. — L’Inquisition en Dauphiné. — L’inquisiteur Français Borrel. — L’Inquisition en Corse | |
Chapitre V. — L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE. — SPIRITUELS, BEGHARDS ET LOLLARDS | |
Joachim de Flore. — Les Spirituels de l’ordre franciscain. — L’Inquisition contre les Spirituels et les Fraticelli dans le Midi de la France. — Dans l’Empire germanique : Louis de Bavière. — L’Inquisition contre les Béguins en France, en Espagne, en Italie. — Les Lollards : Wicklef et Jean Huss ; leurs doctrines antisociales déchaînant les guerres sociales. — L’Inquisition contre les Lollards et les Hussites | |
Chapitre VI. — L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE. — JUIFS ET SORCIERS | |
Les juifs et l’Église. — L’Inquisition contre les Juifs relaps. — Sorcellerie et Magie. — L’Inquisition contre la sorcellerie | |
Chapitre VII. — L’INQUISITION ASSERVIE PAR LE POUVOIR CIVIL | |
Philippe le Bel et l’Inquisition méridionale. — Bernard Délicieux. — Le procès des Templiers et l’Inquisition de France. — Le cardinal Bérenger Frédol. — Les Templiers à la question. — Procès inquisitoriaux au XIVe siècle. — Hugues Aubriot. — Procès de Jeanne d’Arc : Cauchon, les Anglais et l’Inquisition |
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